Peu de pays égalent l’Irlande dans sa réputation musicale. Car la musique irlandaise fascine : passée d’une petite île e
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French Pages 603 Year 2018
Cet ouvrage offre un panorama global de l’histoire de la musique irlandaise dans un style clair et accessible, et nous raconte ses ajustements constants et ses révolutions, d’une tradition ancienne jusqu’à son influence internationale aujourd’hui, via sa recréation et sa sauvegarde par des passionnés et des militants. Avec plus de trente-cinq ans de passion pour l’Irlande et sa musique, et d’un point de vue extérieur, l’auteur tente de combler un manque dans l’univers des études irlandaises en explorant les implications des mutations de la musique, de la danse et du chant irlandais, en replaçant continuellement la musique dans son contexte social, politique et historique.
Erick Falc’her-Poyroux est maître de conférences en anglais et directeur du département des langues de Polytech Nantes, en Bretagne. Il a complété un doctorat sur l’identité musicale irlandaise et a traduit ou rédigé plusieurs ouvrages sur l’Irlande et sur les Beatles. Il est l’auteur d’un documentaire sur la musique irlandaise en France et a collaboré avec les archives nationales de la télévision française (INA) pour un documentaire sur la danse irlandaise. L’Irlande est son pays d’adoption depuis les années 1980.
Histoire sociale de la musique irlandaise • Erick Falc’her-Poyroux
Peu de pays égalent l’Irlande dans sa réputation musicale. Car la musique irlandaise fascine : passée d’une petite île en marge d’un vieux continent à l’immense diaspora irlandaise, d’une profession aristocratique à une activité populaire, d’une existence essentiellement rurale à un engouement urbain, des petites cuisines aux scènes du monde, de la musique de danse aux compositions orchestrales, des musiciens irlandais expérimentés aux débutants japonais, sa capacité d’adaptation semble infinie.
Histoire sociale de la musique irlandaise Du Dagda au DADGAD
Erick Falc’her-Poyroux
ISBN 978-1-78707-563-4
www.peterlang.com
Peter Lang
Histoire sociale de la musique irlandaise
Histoire sociale de la musique irlandaise Du Dagda au DADGAD
Erick Falc’her-Poyroux
PETER LANG Oxford • Bern • Berlin • Bruxelles • New York • Wien
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Cover image: 3 iddlers, Fleadh Cheoil de Ballina, comté de Mayo, août 1998 (Photo: Erick Falc’her-Poyroux). Cover design: Erick Falc’her-Poyroux and Peter Lang Ltd. ISBN 978-1-78707-563-4 (print) • ISBN 978-1-78707-564-1 (ePDF) ISBN 978-1-78707-565-8 (ePub) • ISBN 978-1-78707-566-5 (mobi) © Peter Lang AG 2018 Published by Peter Lang Ltd, International Academic Publishers, 52 St Giles, Oxford, OX1 3LU, United Kingdom [email protected], www.peterlang.com Erick Falc’her-Poyroux has asserted his right under the Copyright, Designs and Patents Act, 1988, to be identiied as Author of this Work. All rights reserved. All parts of this publication are protected by copyright. Any utilisation outside the strict limits of the copyright law, without the permission of the publisher, is forbidden and liable to prosecution. This applies in particular to reproductions, translations, microilming, and storage and processing in electronic retrieval systems. This publication has been peer reviewed. Printed in Germany
Ann dianaf a rog ac’hanoun (« L’inconnu me dévore », Tour des Irlandais, Palais Dobrée, Nantes)
A Lisa et Tifenn
Table des matières
Liste des illustrations Remerciements Carte Prélude
ix xiii xv xvii
Chapitre I
Au temps de la société gaélique La musique dans la société celtique La harpe, instrument souverain La cornemuse et la musique de guerre Autres instruments antiques et médiévaux Aux origines du chant gaélique Conclusion
1 2 18 39 51 55 60
Chapitre II
Les traditions musicales populaires, 1600–1850 La in du monde musical gaélique Trois siècles de musique populaire Conclusion
65 67 101 141
Chapitre III
A la recherche d’une musique nationale, 1700–1920 Les grandes collectes des XVIIIe et XIXe siècles Le patriotisme culturel Les premiers revivalistes du XXe siècle Conclusion
147 148 160 183 191
viii Chapitre IV
De la campagne à la ville, 1850–1960 Une implantation rurale durable L’essor d’une musique urbaine en Irlande L’impulsion des années 1950 Conclusion
193 197 232 264 285
Chapitre V
Richesses musicales et engouement artistique, 1960–2015 Enthousiasmes et éruditions individuels Les compositeurs classiques liés à la tradition L’avènement des groupes Naissance d’une industrie Conclusion
287 289 295 309 350 378
Chapitre VI
Un univers de musiciens et danseurs Musique et économie Un renouveau volontaire Nouvelles pratiques Conclusion
381 382 400 441 472
Conclusion
475
Annexes
485 487 501 531 535
Annexe I : Glossaire Annexe II : Bibliographie Annexe III : Sitographie Annexe IV : Discographie succincte
Index général
547
Index des chansons, poèmes et tunes
577
Illustrations
Couverture Carte Figure 1. Figure 2. Figure 3. Figure 4. Figure 5. Figure 6.
Figure 7. Figure 8. Figure 9.
3 iddlers, Fleadh Cheoil de Ballina, comté de Mayo, août 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Carte d’Irlande (© E. Falc’her-Poyroux). Première représentation d’une danse en Irlande, sur la couverture d’un ouvrage de la famille Desmond-Fitzgerald (XVIe siècle). Lyre de Paule (Photo : Caroline Léna Becker). Reliquaire de St Mogue (IXe–XIe siècle), avec l’autorisation du Musée national de Dublin. Joueurs de harpe et d’instrument à vent, Croix de Muiredach (Xe siècle), Monasterboice, comté de Louth (Photo : E. Falc’her-Poyroux). La harpe de Trinity College et ses décorations, d’après les gravures de John Kirkwood, Dublin. Billet de IR£50 (1976–1993) d’après le tableau de James Christopher Timbrell “Carolan, he Irish Bard”, peint vers 1843. Avec l’autorisation de la Banque Centrale d’Irlande. Couverture de la méthode d’apprentissage de P. O’Farrell, A Pocket Companion for the Irish or Union Pipes, vers 1804–1810. New Year’s night in an Irish cabin, gravure de Topham parue dans he Illustrated London News, 30 décembre 1848. Douglas Hyde (1860–1949), co-fondateur de la Ligue gaélique et premier président de la République d’Irlande (avec l’autorisation de University College Cork).
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88 105 121
167
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Figure 10.
Figure 11.
Figure 12.
Figure 13. Figure 14. Figure 15.
Figure 16.
Figure 17. Figure 18. Figure 19.
Illustrations
Danse au carrefour, Knockmonlea, près de Youghal, comté de Cork, vers 1912, collection Horgan / Cork Co. Library, avec l’autorisation de Mary McAulife. Danse à Clogherhead, comté de Louth, 1935 (Photo : Maurice Curtin, National Folklore Collection, avec l’autorisation de University College Dublin). Leo Rowsome et ses élèves (Paddy Moloney est le 2e à gauche). Avec l’autorisation de Independent News and Media et the Irish Independent. Jane Ritchie enregistre Séamus Ennis, mars 1952 (Photo : George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway). Jeunes danseuses en costume, Fleadh Cheoil de Ballina, 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Jeunes musiciens déguisés en Wrenboys jouant du tambourin/bodhrán et de la lûte, le 26 décembre, Athea, comté de Limerick (Photo : Caoimhín Ó Danachair, 1947, avec l’autorisation de la National Folklore Collection, University College Dublin). La famille McPeake ( James, Francis II, Francis I), festival du Eisteddfod, Pays de Galles, 1964 (Photo de George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway). Ceoltóirí Chualann (avec l’autorisation de Gael-Linn). Dónal Lunny, Rennes, mai 1995 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Eileen Ivers au Festival de Lorient, 2003, et l’ingénieur du son en coulisses (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
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Illustrations
Figure 20. Figure 21. Figure 22. Figure 23. Figure 24. Figure 25.
Altan, 2009 (Photo : Colm Hogan, avec l’autorisation de Altan). Jeunes musiciens lors d’une session dans la rue, Miltown Malbay Summer School, 2017 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Stage de set dancing, Miltown Malbay Summer School, 2017 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Compétition de harpe, Fleadh Cheoil de Ballina, 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). he Bonny Men en concert au Festival de Lorient, 2012 (Photo : E. Falc’her-Poyroux). Session irlandaise au pub “he Old Dubliner”, Hambourg, 2012 (Photo : Hinnerk Rümenapf ).
366 393 410 453 463 466
Remerciements
Comme beaucoup avant moi, je tiens à remercier toute l’équipe de la Irish Traditional Music Archive, et plus particulièrement Nicholas Carolan. Go raibh míle maith agaibh Tomás O’Sullivan, Áine Moriarty agus Donal Moroney, arís. And to the people of Killorglin and Miltown, Co. Kerry, especially to the Moriarty family, the Hanain family, and Gabriel and Bernie Gallagher. A Jean Brihault, avec mon admiration. Merci à Jean-Pierre Pichard (Festival Interceltique de Lorient) et Bertrand Pinel (Festival d’Été de Nantes). To John, Paul, George and Ringo, he Without Whom. And thanks to Justina, for your love and support, hag evit tout an traoù. Doujañs zo e-barzh ar garantez :-) Pour les relectures, un grand merci à Serge Poyroux, Émmanuelle Müller et Yves Bourdaud. Tous les oublis et erreurs restent cependant de ma responsabilité, et les critiques constructives sont les bienvenues à l’adresse : [email protected]. Clóscríobhadh an méid seo go léir le dhá mhéar, arís. EFP www.falcher-poyroux.fr
Carte
Carte d’Irlande (© E. Falc’her-Poyroux).
Prélude
Tenter d’évoquer en seulement quelques centaines de pages la musique traditionnelle et sa relation à la société irlandaise pourra sembler une gageure, tant elle est intimement liée à l’histoire complexe du pays. Que ce travail soit, en outre, réalisé par un non-irlandais ne manquera pas d’étonner. Les avantages et inconvénients de cette vision extérieure sont cependant évidents : détaché des a priori inévitables auxquels serait confronté un Irlandais examinant sa propre société, je suis sans doute en proie à d’autres préjugés, diférents, proposant une vision singulière de la société irlandaise et son évolution au il des siècles – súil eile, un autre regard. Ma volonté de faire connaître l’Irlande et de partager une passion parfois envahissante s’accompagne également d’une interrogation sur l’image de la musique traditionnelle dans le monde, dont la seule évocation fait parfois sourire les plus intolérants. Cette cohabitation entre des musiques séculaires et d’autres que je qualiierai volontiers de « PPH »1 est d’ailleurs représentative des intenses conlits qui déchirent aujourd’hui les sociétés occidentales. Bien qu’ils n’en soient pas responsables, les principaux détracteurs des musiques traditionnelles se confondent souvent avec les foules anonymes, urbaines, déracinées ou récusant leurs racines pour diverses raisons, essentiellement liées au rejet d’une image de pauvreté ou d’inculture. Le reproche est d’ailleurs constant : « c’est toujours la même chose ! ». Exactement ce que disent les amateurs d’opéra sur le hip-hop. Et vice-versa. Au mieux, les musiques traditionnelles sont considérées avec une certaine condescendance bienveillante par les tenants d’une grande musique classique européenne, parfois appelée Art Music en Grande-Bretagne, et « Grande Musique » en France. Au pire, ces musiques traditionnelles se voient rebaptisées « Musiques Folkloriques » dans des festivals sans âme
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Les années 1960, tournant dans l’histoire de la consommation occidentale, nous ont ofert cet acronyme qui signiie « Passera Pas l’Hiver ».
xviii
Prélude
où des danseurs et musiciens costumés viennent représenter leur pays et participer à des compétitions : saisira-t-on un jour l’incohérence et l’ignorance que trahit une telle vision du monde ? Car ici, on ne cherche pas à comprendre cette musique, ni le contexte qui l’a produite. Le passé y est sacralisé, le futur éludé. Une musique traditionnelle est, au contraire, une musique enracinée produite dans un environnement spéciique : rural jusqu’au XIXe siècle dans la plupart des cas, aujourd’hui singulièrement urbain (et électrique). Sa fonction originelle est d’ailleurs simple : créer de véritables échanges sociaux au sein d’une communauté vivant ensemble toute l’année. Son inclusion récente dans le monde du spectacle relève donc d’une logique toute diférente, et c’est un véritable tour de force qui a été accompli : ce qui apparaissait parfois il y a quelques décennies comme une survivance anachronique est devenu l’un des nouveaux fers de lance de l’identité et de l’économie irlandaises, au travers de l’industrie musicale. De nombreuses musiques traditionnelles ont disparu durant ces deux derniers siècles, mais tel n’est pas le cas de la musique traditionnelle irlandaise, et il conviendra d’en expliquer les raisons. S’il est en efet indiscutable que la littérature et le théâtre originaires d’Irlande purent, dès la in du XIXe siècle, fonder une distinction culturelle entre l’Irlande et la Grande-Bretagne aux yeux du monde, nul ne peut aujourd’hui contester ce rôle à la musique traditionnelle. Un tel phénomène n’est pas le fait du hasard et plonge ses racines dans une histoire musicale aussi passionnante et mouvementée que celle de l’Irlande elle-même. Car la musique, qu’on la nomme traditionnelle, populaire, folklorique, world music, etc., englobe avec elle un ensemble symbolique de faits sociaux complexes, de communications, d’échanges, d’identiications auxquels chacun répondra plus ou moins directement et plus ou moins consciemment. Il est devenu banal aujourd’hui de dire que la réputation de l’Irlande est en grande partie fondée sur sa musique. Le renouveau depuis les années 1970 de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « musique celtique » l’a poussée sous les projecteurs du monde entier. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais le fait est là, et la pratique en amateur ne s’en porte apparemment pas plus mal. La musique irlandaise s’est donc vue associée – parfois réduite – à une image essentiellement touristique, le pub irlandais, souvent
Prélude
xix
accompagnée par une marque de bière brune. Les touristes aluent en Irlande par dizaines de milliers chaque année, cherchant cette soirée inoubliable qui restera gravée dans leurs souvenirs et sur leur page Facebook pendant de nombreuses années. Les musiciens irlandais sillonnent le monde des festivals, de Houston à Lorient, de Tokyo à Buenos Aires, et l’on ne compte plus les artistes que l’Irlande a oferts à la culture pop-rock internationale, de U2 aux Cranberries, en passant par Van Morrison, Rory Gallagher, hin Lizzy, he Undertones, Bob Geldof, Sinéad O’Connor, Clannad, Enya, Hot House Flowers, he Corrs, Boyzone, herapy?, Hozier et bien d’autres encore.2 Cet ouvrage a été conçu comme une somme résumée des connaissances actuelles en matière de musique irlandaise, car aucun travail de ce type n’existe actuellement, ni en français ni en anglais. Il ne pourra en aucun cas être considéré comme exhaustif tant le sujet est vaste, mais part d’un constat simple : le fait musical a ininiment plus à ofrir aux études universitaires que ce que l’oreille du musicologue peut percevoir, se faisant tour à tour acte esthétique, sociologique, historique, politique, économique, etc. La musique d’un pays relète donc nécessairement les fortunes et infortunes de la société qui la génère, non seulement parmi l’aristocratie et les plus hautes couches de la société, mais également parmi les classes sociales les moins présentes dans les documents dont nous disposons.3
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3
Ce à quoi il faudrait ajouter les innombrables artistes anglais d’origine irlandaise, dont Ed Sheeran est l’un des représentants récents les plus visibles et audibles (voir notamment la chanson très personnelle “Nancy Mulligan” enregistrée avec le groupe Beoga, sur l’album Divide, Deluxe edition, Asylum Records 0190295859008, 2017). On regrettera, de ce fait, l’absence globale de prise en compte de la musique traditionnelle dans les études majeures publiées en Irlande durant les deux dernières décennies : Gibbons, Luke, Transformations in Irish Culture (Cork : Cork University Press, 1996) ; Fallon, Brian, An Age of Innocence: Irish Culture 1930–1960 (Londres : Palgrave-Macmillan, 1998) ; Browne, Terence, Ireland, a Social and Cultural History, 1922–2002 (Londres : HarperCollins, 2011) ; Biagini, Eugenio et Mulhall, Daniel (dir.), he Shaping of Modern Ireland – A Centenary Assessment (Dublin : Irish Academic Press, 2016).
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Prélude
Je souhaite ainsi ofrir une vision claire et chronologique, base de travail globale inédite pour tous les chercheurs et étudiants francophones, mais également pour tous les amateurs et passionnés de musiques traditionnelles. L’ouvrage pourra paraître à certains égards plus descriptif que strictement analytique, mais une accumulation de faits parle souvent d’elle-même face à la mythiication dont a tant soufert la musique irlandaise depuis la in du XIXe siècle, et plus récemment en France. Les études irlandaises dans les pays francophones sont une source extraordinaire de richesse intellectuelle et de passions pour ce petit pays ; mais la musique traditionnelle, pourtant essentielle à sa compréhension, est quasiment absente de ces échanges et de ces débats – et le retard est considérable4 : on pourra donc considérer en premier lieu que la francophonie soufre d’un manque d’études et d’analyses critiques du fait musical irlandais ; mais, bien davantage encore et au-delà de la passion pour cette musique qui anime beaucoup d’entre nous, nous avons besoin d’un ouvrage de fond qui remonte autant que possible aux sources, vériie les informations maintes fois entendues et colportées, en présente le contexte et en fournit les détails existants. C’est un premier pas dans ce sens que propose cet ouvrage en français qui, je le répète, ne prétendra en aucune façon couvrir en si peu de pages tous les champs d’études possibles qu’ofre ce vaste domaine de recherche : chaque paragraphe pourrait d’ailleurs à lui seul justiier la rédaction d’un ouvrage ou d’une thèse de doctorat. J’espère cependant que, en partie grâce aux nombreuses pistes d’exploration recensées ici, l’étude de la musique irlandaise prendra enin toute sa place dans
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A ma connaissance, trois thèses de doctorat seulement ont été soutenues sur la musique traditionnelle irlandaise durant les vingt-cinq dernières années en France : L’identité musicale de l’Irlande, Erick Falc’her-Poyroux (1996) ; Le chant des mots. Ethnographie d’une pratique musicale irlandaise, Charlotte Poulet (2010) ; De Leitrim à Sligo : des sessions de musique traditionnelle instrumentale à danser irlandaise, Damien Verron (2012). A cela s’ajoute une thèse de doctorat sur le rock irlandais : Le groupe U2 et le développement de la culture rock irlandaise, Visnja Buskulic-Cogan (2003). Notons également quelques rares articles ici et là, notamment dans Dubost, hierry, et Slaby, Alexandra (dir.), Music and the Irish Imagination: Like a Language hat We Could All Understand (Caen : Presses universitaires, 2013).
Prélude
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le monde universitaire francophone et que les décennies à venir verront de nouveaux chercheurs et passionnés s’intéresser de très près à l’histoire de cet univers fascinant. Parcourir l’histoire de la musique en Irlande, c’est avant tout passer en revue l’histoire du pays, ainsi que les diférents éléments qui la composent et qui l’ont façonnée : les six chapitres de cet ouvrage suivent donc un développement aussi linéaire que possible, avec quelques chevauchements inévitables, tout en restant cadrés par des événements marquants. On retrouvera tout d’abord les premières strates de la culture irlandaise durant l’Antiquité : les inluences pré-celtiques et celtiques, puis romaines dans une moindre mesure (via l’île de Bretagne) et enin chrétiennes à partir du Ve siècle de notre ère ; viendront ensuite les invasions scandinaves du VIIIe au XIe siècle, l’emprise grandissante des Anglo-Normands à partir de 1169, qui devient plus spéciiquement anglaise à partir du XIVe siècle et qui s’accentue après la conversion au protestantisme du roi Henri VIII en 1534 à Londres. On considère généralement que la bataille de Kinsale (1601) est l’un des événements les plus importants de l’histoire irlandaise : le mode de vie gaélique, porté par quelques grandes familles aristocratiques irlandaises et survivant encore dans les régions les plus éloignées de Dublin, s’efondre après cette date, entérinant la in d’une organisation sociale celtique remontant à l’Antiquité. Presque un siècle plus tard, la in du XVIIe siècle est marquée par les derniers espoirs des catholiques de voir l’un des leurs monter sur le trône d’Angleterre (Bataille de la Boyne en 1690 et Bataille d’Aughrim en 1691), suivi au tout début du XVIIIe siècle par la mise en place de lois pénalisant lourdement les non-anglicans – non seulement les catholiques mais également les protestants presbytériens. Au XIXe siècle, la perte de près de 2,5 millions d’habitants durant les cinq années de la Grande Famine (1845–1850) par émigration ou par décès eut des conséquences sociales et culturelles encore mesurables aujourd’hui : l’Irlande reste notamment le seul pays d’Europe dont la population a nettement régressé depuis. Au XXe siècle, et après deux tentatives infructueuses à la in du XIXe siècle, un troisième projet de loi pour l’indépendance de l’Irlande fut entériné
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Prélude
par Londres entre 1912 et 1914, mais dut attendre la in de la Première Guerre mondiale pour être appliqué : le nouvel État Libre d’Irlande mit dès lors toute son ardeur à se diférencier du Royaume-Uni, notamment par sa neutralité durant la Seconde Guerre mondiale et par une politique fortement orientée vers l’isolationnisme économique et culturel. Celui-ci fut cependant de courte durée et, en 1959 sous l’impulsion de l’économiste T. K. Whitaker (1916–2017), l’Irlande rejoignit le concert des nations. Les pages qui suivent tenteront donc de montrer les évolutions qu’a connues la société irlandaise depuis ses origines et quelle part la musique y a pris en la resituant dans le contexte de sa création, essentiel à sa compréhension : cette synthèse tend ainsi à témoigner de la façon dont une musique a su constamment s’adapter aux évolutions de la société. En abordant de façon candide la musique en Irlande, on constatera que le sujet fascine et intrigue depuis le début du Moyen Âge. Et, autant le dire tout de suite, il sera impossible de fournir une déinition igée des termes « musique traditionnelle irlandaise ». L’histoire de l’Irlande est trop complexe et les échanges avec le reste du monde trop riches pour envisager qu’on soit en présence d’un bloc culturel uniforme. Loin de moi l’idée, donc, d’étudier ici une hypothétique musique irlandaise « pure », car si les Irlandais reconnaissent – parfois avec diiculté – que la langue anglaise est, tout autant que le gaélique, une langue légitime de l’expression culturelle en Irlande, de même admettent-ils à présent que les inluences extérieures font partie de la tradition irlandaise. Il n’y a donc pas de monolithisme musical irlandais, comme certains militants ou chercheurs zélés ont tenté de le faire croire, mais de multiples écoles de pensée et de nombreuses analyses divergentes sur la réalité de cet univers musical. Diférentes époques, diférentes classes sociales et diférentes régions ont créé un ensemble disparate qu’il est désormais convenu d’appeler la « musique traditionnelle irlandaise », que nous allons parcourir à présent. Et c’est justement cette diiculté de cadrage qui constitue le premier intérêt de cet univers musical, car il en démontre le caractère insaisissable et la vitalité perpétuelle.
Chapitre I
Au temps de la société gaélique1
Je ne crois pas qu’il y ait de population sans musique ; probablement il n’en a jamais existé. — Claude Lévi-Strauss, La Quinzaine Littéraire, no. 284, 1er août 1978
Ce premier chapitre de l’histoire sociale de la musique irlandaise couvre une période particulièrement longue, mouvementée et encore mal connue : l’île est sans doute habitée depuis environ 12 000 ans2 par des populations pré-celtiques dont nous ignorons tout, sauf leur prédilection pour les mégalithes : dolmens, menhirs,3 etc. Les Celtes arrivent sans doute 800 ans environ avant notre ère avec leur langue et leur culture,4 puis l’île 1
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Pour tout ce qui concerne les périodes de l’Antiquité et du Moyen Âge, on se référera en priorité au travail inestimable de Ann Buckley, et notamment “Music in Prehistoric and Medieval Ireland” in A New History of Ireland: Prehistoric and early Ireland, de heodore William Moody, Dáibhí Ó Cróinín, Francis X. Martin, Francis John Byrne et Art Cosgrove (Oxford : Oxford University Press, 2008). Ce chifre correspond aux dernières datations efectuées sur un fragment d’os d’ours portant des marques humaines, retrouvé dans une grotte près d’Ennis en 1903 et analysé à partir de 2010. Voir Dowd, Marion, et Carden, Ruth F., “First evidence of a Late Upper Palaeolithic human presence in Ireland”, Quaternary Science Reviews, vol. 139 (mars 2016). Les termes dolmens ou menhirs sont des inventions des chercheurs de la in du XVIIIe siècle, sur la base de croyances parfois erronées. Les termes bretons réels sont respectivement liac’h ven et peulven. L’arrivée des Celtes en Irlande reste un sujet de débats chez les historiens, linguistes et archéologues, tant sur la période concernée (sans doute entre le 9e et le 1er siècles avant notre ère, voire avant) que sur le processus (vagues d’invasions répétées ou lux migratoire constant).
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Chapitre I
est christianisée à partir du Ve siècle de notre ère, notamment par Saint Patrick. Contrairement au reste de L’Europe, l’Irlande ne connaît pas les invasions romaines ni l’organisation centralisée qu’elles engendrent et atteint son âge d’or au début du Moyen Âge, interrompu par l’arrivée des Vikings en l’an 800, qui sèment le trouble avant de créer les premiers ports et les premières villes. Les Anglo-Normands arrivent au XIIe siècle à la demande de Dermot MacMurrough (ou Diarmait Mac Murchada, 1110–1171), roi d’une partie de l’Irlande, et tentent de coloniser le pays, mais ils ne contrôleront jamais plus que la région de Dublin et la moitié est du pays : ils apportent cependant leur organisation administrative centralisée héritée des Romains, ainsi que leur prédilection pour les voies de communication. La conversion du roi Henri VIII d’Angleterre au protestantisme anglican en 1534 sera suivi de mesures de plus en plus répressives envers l’Irlande restée catholique, ainsi que de l’installation de fermiers protestants presbytériens venus d’Écosse à partir du début du XVIIe siècle, en particulier au nord de l’île : ce sont les plantations. C’est donc ce paysage constitué de strates successives qui constitue l’arrière plan pour l’examen du rôle de la musique, des instruments et des musiciens durant l’Antiquité et le Moyen Âge, au cœur de la société gaélique (sous-groupe ethnique et linguistique des peuplades celtiques),5 dont la culture et l’organisation peu centralisées prévaudront jusqu’au début du XVIIe siècle en Irlande.
La musique dans la société celtique La convention qui place le début de l’histoire à l’apparition de l’écriture pose problème en Irlande : la religion druidique, qui y fut importée par les peuplades celtiques, répugnait en efet à consigner son savoir par écrit 5
Pour l’apparition des termes « gaélique », « celte » et « celtique », voir le Chapitre III, ainsi que le glossaire en in d’ouvrage.
Au temps de la société gaélique
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et nous disposons donc de très peu d’informations sur cette période. Il est cependant possible d’appréhender ce qu’était cette ancienne culture gaélique en considérant que les structures fondamentales de la société irlandaise de l’Antiquité perdurèrent jusqu’au Moyen Âge, période pour laquelle nous disposons de traces écrites plus nombreuses. Cette société gaélique, comme un grand nombre des sociétés indoeuropéennes, était schématiquement divisée en trois compétences ou fonctions fondamentales (sacerdotale, guerrière, artisanale), selon les catégories sociales mises en évidence par l’historien des religions Georges Dumézil.6 En raison du caractère sacré qui lui est attribué dès l’Antiquité celtique, on retrouvera la musique au sein de la classe sacerdotale, qui comprenait trois branches (druide, ilí, devin)7 : les fonctions essentielles du ilí (pluriel ilid) étaient de chanter les louanges de son protecteur et de préserver la mémoire du clan et de sa généalogie, le plus souvent à l’occasion de banquets, mais également lors de funérailles. Certains de ces ilid, bardes chanteurs, pouvaient également être breitheamh (juge) et, après de longues années d’études dans les écoles bardiques, pouvaient accéder à la position supérieure de ollam (ou ollamh, pron. [olav]), l’équivalent d’un professeur d’université actuel. En dessous de cette catégorie des ilid, se situaient les bardes harpeurs8 (les cruitire, cf. l’irlandais moderne cruit, « petite harpe »), musiciens de cour accompagnant les poèmes du ilí ou, dans certains cas, du reacaire (le récitant). Le recueil de lois du droit Brehon9 indique que seul le cruitire pouvait faire de la musique sa profession et prétendre au statut de noble, lui conférant ainsi un droit de réparation en cas d’ofense. Cruit is e aen dan 6 7 8 9
Voir Dumézil, Georges, Mythe et épopée (Paris : Gallimard, 1968–1973). Voir De Putter, Eric, Les trois fonctions Indo-européennes et l’instrument de musique, thèse de doctorat en théologie sous la direction de Alfred Marx et Frédéric Rognon, Faculté de héologie protestante, université de Strasbourg, 2009. Le terme « harpeur » sera utilisé dans cet ouvrage pour désigner, comme le terme harper en anglais, les musiciens irlandais jouant de la harpe bardique ou celtique. Le terme « harpiste » sera utilisé pour désigner les musiciens de formation classique. Recueils de textes juridiques de la société gaélique rédigés dès l’Antiquité ou le haut Moyen Âge et théoriquement en vigueur jusqu’au XVIe siècle dans certaines parties de l’Irlande ; du gaélique ancien breitheamh, un juge.
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Chapitre I
ciuil indscin, dliges sairi cen imted la hordam ; sairi boareich tuise do (« la harpe est un art musical auquel est due la noblesse sans accompagnement d’un autre rang de noblesse. Il lui est dû la noblesse d’un possesseur de bétail [dont le prix de l’honneur est de quatre vaches] »).10 Son importance dans la société gaélique était certaine, allant dans certains cas jusqu’à prendre le pas sur celle du roi ou du chef de clan qu’il servait. Témoignage de la stabilité de l’ordre gaélique pendant de longs siècles, ces traditions perdurèrent jusqu’au XVIIe siècle dans certaines régions d’Irlande et l’on en trouve ainsi une description dans un texte rédigé vers 1642 sur les terres du Marquis de Clanricarde (1604–1657), dans le comté de Galway : he last Part to be done, which was the Action and Pronunciation of the Poem in Presence of the Maecenas, or the principal Person it related to, was perform’d with a great deal of Ceremony in a Consort of Vocal and Instrumental Musick. he Poet himself said nothing, but directed and took care that everybody else did his Part right. he Bards having irst had the Composition from him, got it well by Heart, and now pronounc’d it orderly, keeping even Pace with a Harp, touch’d upon that Occasion; no other musical Instrument being allowed for the said Purpose than this alone, as being Masculin, much sweeter and fuller than any other.11
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Atkinson, Robert, et Hancock, William Neilson (dir.), Ancient Laws of Ireland, vol. V (Londres, Stationery Oice, 1901), 106, cité et traduit par Guyonvarc’h, ChristianJacques, et Le Roux, Françoise, Les Druides (Rennes : Ouest-France Université, 1986), 143. Voir également O’Curry, Eugene, On the Manners and Customs of the Ancient Irish, vol. III (Dublin : Williams and Norgate, 1873), 265. « La dernière partie, c’est à dire l’action et la déclamation du poème, en présence du mécène, ou principale personne auquel il s’adressait, fut conduit avec grande cérémonie dans une union de musiques vocale et instrumentale. Le poète lui-même ne prit pas la parole, mais dirigea et veilla à ce que chacun procède comme convenu. Les Bardes, auxquels il avait préalablement conié sa composition, l’avaient parfaitement mémorisée et la récitaient maintenant méthodiquement, suivant même le rythme d’une harpe jouée à cette occasion ; aucun autre instrument n’est autorisé dans ces circonstances que celui-ci, étant masculin, plus doux et plus ample que tout autre. » de Burgh, Ulrick Earl of Clanricarde, Memoirs of the Right Honourable the Marquis of Clanricarde (Londres : Woodman, 1722) cité par Bergin, Osborne (dir.), Irish Bardic Poetry: texts and translations, together with an introductory lecture and a foreword (Dublin : Institute for Advanced Studies, 1970), 8. Cette partie du document aurait été rédigée par homas O’Sullevane, homme de loi au service du Marquis de
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Musique et mythologie L’écriture fait son apparition en Irlande, bien timidement, vers le IIIe ou le IVe siècle de notre ère sous la forme de l’écriture ogamique, c’est à dire d’encoches faites le plus souvent sur les arêtes de pierres funéraires. Nous ne possédons aucune autre trace écrite datant de l’Antiquité irlandaise, mais les références musicales dans la mythologie irlandaise, rédigée quelques siècles plus tard sur la base de récits anciens, conirment incontestablement l’importance de la musique : elle est ainsi l’un des attributs du Dagda, l’une des plus hautes divinités de la mythologie irlandaise, détenteur de la harpe magique dans laquelle sont enfermées toutes les mélodies. Transmise oralement de génération en génération, la mythologie irlandaise fut transcrite par les moines irlandais à partir du VIIIe siècle, mais les manuscrits les plus importants datent du XIIe au XVe siècles. Les historiens soulignent ainsi le fait que la Chrétienté, à l’origine de la disparition de cette « littérature orale » celtique, fut également la source de sa conservation : ce sont en efet les moines qui, quelques siècles plus tard, recopièrent soigneusement les grandes épopées. Pour comprendre cet ensemble, il peut être utile de le diviser par périodes (ou « cycles ») bien que les frontières ne puissent jamais être aussi claires que la théorie le souhaiterait12 : Le Cycle Mythologique est, sans aucun doute, le plus ancien et présente de manière tout à fait débridée les principaux dieux et demi-dieux du panthéon irlandais : le Dagda, Boann et leurs ils Aengus, Lugh ou Étain. Le Livre des Conquêtes (en gaélique ancien Lebor Gabála Érenn, partiellement contenu dans le Book of Leinster et sans doute rédigé au XIIe siècle), contient en particulier le récit des invasions que l’Irlande eut à subir depuis le Déluge,
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Clanricarde (territoire correspondant au XVIIe siècle approximativement à l’est et au centre du comté de Galway actuel). Voir O’Grady, Standish Hayes, Flower, Robin, et Dillon, Myles (dir.), Catalogue of Irish manuscripts in the British Museum, vol. 3 (Londres : British Museum, 1953). Toutes les traductions en français de cet ouvrage sont celles de l’auteur, sauf mention expresse. Certains critiques et érudits préfèrent, à ce classement par cycles, un classement par catégories de narration : destructions et raids, batailles, visions, voyages, banquets, sièges, invasions, sièges etc. Le choix des cycles présente cependant l’avantage de s’articuler autour des personnages principaux.
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notamment celles des Fomoire, des Fir Bolg, des Tuatha Dé Danann et des Milésiens (ou Goidels). Cúchulain (ils du dieu Lugh et mari de Emer) est la principale igure du Cycle d’Ulster, où il apparaît comme le héros noble et valeureux par excellence : ces sagas, pourtant violentes et individualistes, furent extrêmement populaires auprès des écrivains irlandais à l’heure du renouveau celtique de la in du XIXe siècle, notamment la Táin Bó Cuailgne (ou Razzia des Vaches de Cooley). Le Cycle des Rois, plus tardifs, s’articule essentiellement autour des luttes claniques pour le trône du Ard-Rí ou Haut-Roi d’Irlande. Bien que quelques éléments assurent un lien avec le Cycle d’Ulster, on s’éloigne ici du sacriice individuel d’un héros pour tendre vers la quête d’un trône. Le Cycle Fenian ou Cycle Ossianique (voire Cycle Romantique), fut développé sur une période plus longue que les autres et accéda en son temps à une popularité jamais atteinte par le Cycle d’Ulster, sans doute en raison du caractère plus humain de ses héros : Fionn mac Cumhaill (ou Finn Mac Cool, ils de Aengus) et ses Fianna (en gaélique : « guerriers ») ofrent en efet ici l’exemple d’une vie sociale et communautaire autour d’un meneur, dont la sagesse est immense. Le second personnage central est Oisín, ils de Fionn mac Cumhaill, célèbre pour son voyage vers Tir na nÓg (en gaélique le « Pays de la Jeunesse »). Enin, on considère parfois (dans le Cycle des Saints) les hagiographies irlandaises rédigées à partir du VIIe siècle13 comme partie intégrante de ce corpus mythologique, tant les moines copistes s’eforcèrent d’imiter le style et la forme des sagas païennes : le plus bel exemple est sans doute Le Voyage de Bran (Imram Brain meic Febail, VIIIe siècle), qui donnera plus tard naissance au célèbre Navigatio Brendani, ou Voyage de Brendan (Xe siècle).14 C’est dans le Livre des Conquêtes, rédigé à partir du XIIe siècle et classé dans le Cycle Mythologique, le plus ancien, que l’on saisira toute l’importance 13 14
Voir Stalmans, Nathalie, Saints d’Irlande – Analyse critique des sources hagiographiques (VIIe-IXe siècles) (Rennes : PUR, 2003). Voir Selmer, Carl (dir.), “Navigatio sancti Brendani abbatis” rom Early Latin Manuscripts (Dublin : Four Courts Press, 1989, 1ère édn 1959).
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de la musique dans cette mythologie et plus spécialement celle de la petite harpe. Le passage le plus instructif à ce sujet concerne la venue du dieu Lugh15 à la capitale Tara, dans la première variante de La Seconde Bataille de Moytura (Cath Maighe Tuireadh) : « Qu’on nous joue de la harpe », dirent les troupes. Le jeune guerrier joua alors un refrain de sommeil aux troupes et au roi la première nuit. Il les jeta dans le sommeil depuis cette heure-là jusqu’à la même heure du jour suivant. Il joua le refrain de sourire et ils furent tous dans la joie et la gaieté. Il joua le refrain de tristesse, si bien qu’ils pleurèrent et se lamentèrent.16
Deux autres allusions importantes à la harpe igurent dans le même manuscrit : en premier lieu lorsque trois épreuves, dont l’épreuve musicale jouée sur la harpe du Dagda, décideront Nuada à conier à Lugh l’organisation de la lutte contre le peuple des Fomoire, leurs ennemis. On assiste également à la libération par le Dagda de son harpeur Uaithne, privé de liberté par les Fomoire : Lugh, le Dagda et Ogme allèrent cependant à la poursuite des Fomoire qui avaient emmené avec eux le harpeur du Dagda, dont le nom était Uaithne. Ils atteignirent la maison du banquet (…). La harpe était là, accrochée au mur. C’était dans cette harpe que le Dagda avait lié toutes les mélodies et elles ne retentirent pas avant que le Dagda, par son appel, ne les ait nommées (…). La harpe quitta le mur, tua les neuf hommes et vint vers le Dagda. Il leur joua alors les trois airs par lesquels ils reconnaissent les harpeurs : le refrain de sommeil, le refrain de sourire et le refrain de lamentation. Il leur joua le refrain de lamentation et leurs femmes pleureuses pleurèrent. Il leur joua le refrain du sourire et leurs femmes et leurs jeunes garçons rirent. Il leur joua le refrain de sommeil et l’armée s’endormit.
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Lugh est l’un des rares dieux panceltiques que l’on retrouve aussi bien en Irlande qu’en Gaule, où il a notamment donné son nom à la ville de Lyon (Lugdunum). Son surnom est Lugh Samildanach, c’est à dire « aux multiples arts ». Harleian 5280 (Oxford), Cath Maighe Tuireadh, § 73. Traduction française de Guyonvarc’h, Christian-Jacques, Textes Mythologiques Irlandais (Rennes : OgamCelticum, 2e édn, 1978–1980), vol. 1, § 73, 52.
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Chapitre I C’est à cause de ce sommeil qu’ils purent échapper sains et saufs tous les trois de chez les Fomoire, bien que ces derniers voulussent les tuer.17
Dans une convention toute littéraire, les trois airs joués dans ces extraits par Lugh correspondent à une division que l’on retrouve dans plusieurs manuscrits18 : ce sont les Ge(a)ntraí(ge), ou musiques joyeuses ; les Goltraí(ge), ou lamentations ; les Suantraí(ge), ou berceuses. Pour autant que l’on puisse en juger, cette classiication de la musique en trois catégories semble cependant avoir été essentiellement théorique. D’autres musiciens surgissent également dans les manuscrits rédigés au Moyen Âge par les moines irlandais et il s’agit dans la très grande majorité des cas de harpeurs ou de dieux disposant de pouvoirs surnaturels : Craitine, le harpeur de Móen, voulut par exemple se venger de Cormac Cond Longes parce que celui-ci avait eu une aventure avec sa femme ; il l’endormit avec une musique merveilleuse ain que ses guerriers puissent venir le tuer. Dans un registre plus positif, le même Craitine permit à son protecteur Móen de s’ébattre tranquillement avec Moriath après avoir endormi les parents de la belle. Il participa également à la bataille de Dinn Rígh, endormant les défenseurs de cette place forte grâce à sa harpe, ain que les guerriers de son protecteur puissent remporter la victoire. Dans le même ordre d’idée, Aillén brûla la résidence royale de Tara après avoir endormi ses défenseurs grâce à une musique ensorcelée, à laquelle seul le héros Fionn mac Cumhaill put résister.19
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Harleian 5280 (Oxford), Cath Maighe Tuireadh, § 161. Traduction française de Guyonvarc’h, Textes Mythologiques Irlandais, 58. Elle apparaît principalement dans le Glossaire de Cormac (ou Sanas Cormaic), recueil encyclopédique d’environ 1400 mots gaéliques rédigé vers l’an 900 par Cormac mac Cuilennáin, évêque-roi du Munster, et que l’on retrouve dans plusieurs manuscrits jusqu’au XVIIe siècle. Voir Stokes, Whitley (dir.), et O’Donovan, John (trad.), Sanas Chormaic: Cormac’s Glossary (Calcutta : O. T. Cutter, Irish Archaeological and Celtic Society, 1868). Bodleian Library (Oxford), MS Laud Misc. 610 : folio 118Rb-121Va ; voir Meyer, Kuno, “Macgnimartha Find” in Revue Celtique, vol. 5 (1881), 195–204.
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C’est donc, de très loin, le refrain du sommeil qui apparaît le plus souvent dans la mythologie irlandaise, généralement utilisé comme moyen ultime de vaincre l’ennemi. Mais la musique peut également guérir, comme en témoigne la légende de Cormac mac Airt, dont la branche magique oferte par Manannán mac Lir portait des pommes d’or et produisait une musique qui guérissait les maladies et les blessures après chaque bataille.20 Enin, la musique peut également se contenter de charmer des êtres malveillants, comme le irent les guerriers Cas Corach et Caílte mac Rónáin pour se débarrasser des illes de Airitech qui, sous la forme de loups-garous, dévastaient leur région.21 Il ne fait donc aucun doute au vu de ces textes que la musique interprétée par les cruitire, les harpeurs de l’Antiquité, outre sa valeur magique attestée par les textes médiévaux irlandais,22 établissait un lien fondamental entre l’homme et les dieux : les traces laissées dans l’inconscient collectif irlandais par cette tradition aristocratique fondée sur la harpe sont de ce fait non négligeables aujourd’hui encore. Les musiciens Y avait-il d’autres musiciens professionnels durant l’Antiquité en dehors de la catégorie des ilid et des cruitire, souvent cités dans les textes mythologiques ? Quelle était l’importance de la pratique du chant dans la vie quotidienne durant tout le premier millénaire de notre ère, voire jusqu’au XVe siècle ? Les références et les documents nous manquent malheureusement et ces questions n’ont pas encore trouvé de réponses déinitives.
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Récit dans le Livre de Ballymote et le Livre Jaune de Lecan (Dublin : Royal Irish Academy, MS 23) : traduction dans Windisch, Ernst, et Stokes, Whitley, Irische Texte mit Wörterbuch, vol. 3 (Hirzel : Leipzig, 1897). Voir également Windisch, Ernst, et Stokes, Whitley, Irische Texte mit Wörterbuch, vol. 4 (Hirzel : Leipzig, 1900), 215–219. Voir O’Keefe, Karen M., he Relationship Between Music and the Supernatural as that is portrayed in Early Medieval Irish Literature, thèse de doctorat, université d’Édimbourg, 1995.
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Chapitre I
A partir du XIIe siècle et de l’arrivée des Anglo-Normands, les commentaires sur l’Irlande musicale se font plus nombreux, en particulier de la part de divers voyageurs et commentateurs non-irlandais : on comprend ainsi que le pays ne fut jamais coupé du reste du monde, bien qu’insulaire. La langue gaélique, notamment, a conservé depuis cette époque des traces de ces nombreux échanges économiques ou culturels avec des mots d’origine française sans doute importés par les Anglo-Normands, tels que garsún (garçon), muileann (moulin), ou prisùn (prison). Dès le XIIe siècle, la musique et les musiciens d’Irlande jouissaient d’une excellente réputation européenne et l’on trouve ainsi un certain nombre de témoignages attestant de l’admiration que leur portaient des observateurs, cependant davantage sur les instruments utilisés que sur les mélodies jouées ou les modes employés : l’historien et homme d’église anglais homas Fuller écrivait ainsi en 1639 dans son ouvrage portant sur l’histoire des Croisades (1096–1291) : “all the consort of Christendome in this warre could have made no musick if the Irish Harp had been wanting”.23 Mais le plus ancien et le plus célèbre de ces commentaires fut rédigé au XIIe siècle par Giraud de Barri, plus connu sous le nom de Giraldus Cambrensis (1146–1223) : In musicis solum instrumentis commendabilem invenio gentis istius diligentiam. In quibus, prae omni natione quam vidimus, incomparabiliter instructa est. Non enim in his, sicut in Britannicis quibus assueti sumus instrumentis, tarda et morosa est modulatio, verum velox et praeceps, suavis tamen et jocunda sonoritas.24
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« Toutes les assemblées de la Chrétienté dans cette guerre n’auraient pas pu jouer de musique sans la présence de la harpe irlandaise ». In Fuller homas, he Historie of the Holly Warre (Cambridge, 1647, 3e édn), 20. Le même paragraphe indique que les Irlandais ne se joignirent à la Guerre Sainte qu’à partir de leur rattachement au roi anglais Henri II (1169), pour la troisième et surtout la quatrième Croisades (1200–1291). « Je ne trouve chez ces gens de ferveur louable qu’en ce qui concerne les instruments de musique, qu’ils jouent incomparablement mieux que toute autre nation de ma connaissance. Leur style n’est pas, comme dans le cas des instruments britanniques auxquels nous sommes accoutumés, mesuré et solennel, mais vif et enjoué ; le son n’en est pas moins doux et plaisant. » “Topographica Hiberniae” in Brewer, J. S., Dimock, J. F., et Warner, G. F. (dir.), Giraldi Cambresensis Opera, Rolls Series, 21 (Londres,
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On estime généralement que les deux catégories, bien distinctes à l’origine, que formaient les musiciens et les bardes fusionnèrent peu à peu pour laisser la place à une corporation de poètes, vraisemblablement inluencés par la chanson courtoise provençale importée par les Anglo-Normands dès la in du XIIIe siècle.25 Et dès le XIVe siècle, il apparaît clairement que les musiciens jouaient autant pour les nobles d’origine irlandaise que pour ceux d’origine anglaise, comme en atteste ce poème en gaélique du XIVe siècle26 : Dá chineadh dá gcumthar dán i gcrích Éireann na n-uarán – na Gaoidhilse ag boing re bladh, is Goill bhraoininse Breatan
Il y a deux familles pour lesquelles de la poésie est composée en Irlande du frais printemps – les Gaels, pour la postérité et les Anglais de la douce île de Bretagne
I ndán na nGall gealltar linn Gaoidhil d’ionnarba a hÉirinn, Goill do shraoineadh tar sál soir i ndán na nGaoidheal gealltair
Pour les Anglais, notre poésie promet que les Gaels seront bannis d’Irlande, alors que pour les Gaels notre poésie promet que les Anglais seront chassés au-delà des mers.
Cette poésie mentionnant les Gaels et les Anglais (vocable qui remplace celui d’Anglo-Normands à partir du XIVe siècle) témoigne ainsi du début d’une longue histoire : dès cette époque, l’île connaissait une double culture dont les traces sont encore visibles et les implications nombreuses aujourd’hui en Irlande : elle est clairement perceptible aujourd’hui dans ses aspects les plus positifs à travers sa littérature et son théâtre – grâce à des sources d’inspiration variées – ou dans ses institutions, où deux langues oicielles se partagent quotidiennement le pouvoir.
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1861–1891), vol. V. L’ouvrage original de Giraldus Cambrensis est consultable à la British Library à Londres, Royal MS 13 B VIII. Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (Cork : he Mercier Press, 1971), 21. Les gaélophones trouveront également une étude plus détaillée dans l’ouvrage de Ó Tuama, Seán, et Kinsella, homas, An Grá in Amhráin na nDaoine (Dublin : An Clóchomhar, 1960). Poème de Gofraidh Fionn Ó Dálaigh (?–1387), cité par Knott, Eleanor, he Bardic Poems of Tadhg Dall Ó hÚigínn (1550—1591) (Dublin : Irish Text Society, 1920), introduction, XLVII.
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Chapitre I
La danse Comment imaginer une société où la musique tiendrait la place évoquée ici mais où la danse serait inconnue ? Le chercheur Breandán Breathnach évoquait ainsi la même idée au XXe siècle : he practice of sitting motionless during a musical recital is quite a late one and the irresistible urge to dance on hearing a music with a lit in it is one not wholly eradicated even ater 1,500 years of Christianity.27
Si les textes mythologiques nous ofrent quelques exemples d’activités musicales, aucun ne fait état d’une activité de danse. L’historien Patrick W. Joyce (1827–1914) fera cependant remarquer au XIXe siècle qu’une traduction de la Passion de Saint Jean Baptiste en gaélique datant du XIIe siècle utilisait trois termes diférents : clesaighecht ocus lemenda ocus opairecht (bonds et sauts et déplacements) pour rendre un seul terme latin, saltavit (« elle dansait ») durant la danse de Salomé.28 Cette étrange traduction a donné lieu à de nombreuses théories, mais elle ne signiie pas que la danse n’existait pas en Irlande à cette époque, comme le fait Joyce, ou comme le supposait Eugene O’Curry quelques décennies plus tôt : it is strange, and will, I am sure, appear to my readers almost incredible, that, as far as I have ever read, there is no reference that can be identiied as containing a clear allusion to dancing in any of our really ancient MS books.29
On peut cependant avancer plusieurs explications, car il semble plus probable que la notion irlandaise de la danse diférait de celle présentée 27
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« L’habitude consistant à se tenir immobile pendant un récital de musique est extrêmement récente et le besoin irrésistible de danser en entendant de la musique entraînante n’est pas encore totalement éradiqué, même après 1500 ans de Chrétienté. » Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (Miltown Malbay, Co. Clare : Dal gCáis, 1983), 10. Voir Joyce, Patrick Weston, A Social History of Ancient Ireland (Londres : Longman, Greens & Co., 1903), vol. III, chapitre XXIX, 445–446. « Il est étrange, et, j’en suis certain, cela apparaîtra comme presque impossible à mes lecteurs, que, dans toutes mes lectures, je n’ai pas rencontré la moindre référence qui puisse être identiiée comme faisant clairement allusion à la danse dans aucun de nos manuscrits anciens ». O’Curry, Eugene, On the Manners and Customs of the Ancient Irish, vol. III, lectures vol. 2 (1873), 406.
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ici, davantage tournée vers le spectacle que vers le rituel social ; on peut également considérer que la danse ne faisait pas partie des activités suisamment aristocratiques pour être évoquée dans ces récits. Il faut donc patienter encore quelques siècles pour trouver les premières rares références à la danse dans un contexte social irlandais. Un couplet extrait d’un texte anonyme du début du XIVe siècle et apparenté à la danse appelée le carol, est souvent cité pour évoquer la danse en Irlande30 : 31
Icham of Irlaunde And of the holy londe Of Irlaunde Gode sir pray ich Þee For of saynte charité Come ant daunce wyt me In Irlaunde31
Je suis d’Irlande Et de la sainte terre D’Irlande Je vous en prie, monseigneur, Par sainte charité Venez danser avec moi En Irlande
Très courant en Europe, le carol était une danse de groupe en ronde accompagnée d’une chanson d’amour, menée par un chanteur principal et reprise par tous. Sans doute originaire du continent, cette danse fut introduite en Irlande par les Anglo-Normands à la in du XIIe siècle ou au début du XIIIe siècle. Selon toute vraisemblance cependant, le poème ci-dessus fut rédigé dans le sud de l’Angleterre et il ne peut être considéré comme une preuve formelle de la pratique de la danse en Irlande à cette époque32 : La première description iable d’un carol en Irlande date donc du début du XVe siècle et igure dans un récit rapportant la visite du premier magistrat de la ville de Waterford au château des O’Driscoll, à Baltimore, comté de Cork, au soir de Noël 1413 : he Maior walked into the greate Hall, where O’h-Idriskoll and his kinsmen and friends, sitting at boordes made ready to supp (…). With that the said Maior toke
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Le poète William B. Yeats s’en inspira en 1931, pour son poème Word for Music Perhaps. Bodleian Library (Oxford), MS Rawlinson D.913 (SC 13679), fol. IV 22. Voir Greene, Richard Leighton, he Early English Carols (Oxford : Clarendon, 1977, 1ère édn 1935), lii. Voir notamment Burrow, J. A., “Poems without Contexts” in Essays on Medieval Culture (Oxford : Clarendon, 1984), 1–26.
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Chapitre I up to daunce, O’h-Idriskoll and his Sonne, the Prior of the Friary, O’h-Idrikoll’s three brethern, his uncle and his wife, and leaving them in their daunce (..) and so ater singing a carroll came away, bringing them aborde the said shipp the said O’hIdriskoll and his company, saying unto them they should go with him to Waterford to sing their carroll, and to make merry the Christmas.33
Dès cette époque cependant, ce terme de caroling commençait à être restreint au fait de chanter en groupe, sens qu’il a conservé jusqu’à nos jours, en particulier pour les chants de Noël à caractère religieux en Angleterre. C’est également au XVe siècle que l’on voit apparaître le terme gaélique de dam(h)sa, à l’évidence copié sur le substantif français « danse ». Il igure tout d’abord dans les Annales du Connaught, une liste manuscrite d’événements marquants rédigés par des moines entre 1224 et 1544. On y trouve ainsi, sans doute dans la deuxième moitié de l’année 1417 la mention de l’assassinat d’un notable : Piarrus mac Semais meic Emainn Butiler .i. adbur Iarla Urmuman do marbad adaig Initi a tig Donnchadha Oirig Meic Gilla Patraic ind Osraige la gabhaind Dondchada & siat oc denam damsa, & sepultus est his manestir Chuli iarom.34
Le même terme apparaît de nouveau dans un manuscrit vers 1510 sous la forme de questions : “Cidh na dena damsa frit cosaibh” (« Pourquoi ne danses-tu pas avec tes pieds ? ») et « Cidh dobeir ort gan damsa do
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« Le Maire s’avança dans la grande salle où O’Driscoll, les siens et ses amis, assis à des tables, s’apprêtaient à dîner (…). Ainsi le dit Maire emmena danser O’Driscoll et son ils, le Prêtre et le Moine, les trois frères de O’Driscoll, son oncle et sa femme (…) et après avoir chanté un carrol s’en alla, conduisant à bord dudit navire le dit O’Driscoll et sa société, déclarant qu’il leur faudrait aller avec lui à Waterford pour chanter leurs carrols, et pour célébrer Noël dans la joie. » Cité par Ó Tuama, Seán, et Kinsella, homas, An Grá in Amhráin na nDaoine (1960), 209. « Piers, ils de James, ils de Edmund Butler, qui aurait été Comte d’Ormond, a été tué dans la nuit de Mardi Gras dans la maison de Donnchad Oirech Mac Gilla Patraic à Ossory, par le forgeron Donnchad pendant qu’ils dansaient, et a été enterré dans le monastère de Cuil. » Freeman, A. Martin, Annála Connacht, A.D. 1224–1544: he annals of Connacht, A.D. 1224–1544 (Dublin : Dublin Institute for Advanced Studies, 1944), 1417.15.
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denum la do chosaibh? » (« Qu’est-ce qui vous a empêché de danser avec vos pieds ? »).35 Un autre terme, rince, encore utilisé aujourd’hui pour désigner la danse, apparaît à la in du XVIe siècle et est ici un emprunt à la langue anglaise : il apparaît pour la première fois en gaélique dans un texte à la gloire de Tomás Dubh, dixième Comte d’Ormond et date de 1588. On y apprend ainsi que les principaux plaisirs auquel peut goûter le Comte, outre l’amour et le vin, comprennent « raingce timcheall teinne ag buidhin tseinbmhir treinneartmhuir » (« une danse autour de brasiers par des personnes gracieuses, vives et vigoureuses »).36 On retrouvera sensiblement le même vocable dans le texte de Tadhg Ó Cianáin datant de 1609, Flight of the Earls, où il signiie « patiner sur la glace » mais également « danser » (lucht ciuil agus muissice agus raingee), indiquant par là même l’origine du terme ainsi que le glissement de sens auquel il s’est prêté.37 A partir du XVIe siècle, les références aux catégories de danses deviennent plus nombreuses : la première citée dans les textes dont nous disposons est la Hay (Haye, Hey ou Haie), qui tire sans doute son nom d’une igure. Plusieurs explications existent sur l’origine du terme : selon Breandán Breathnach, cette igure pourrait avoir comporté une ile de danseurs formant un « huit », d’où l’image de la « haie » empruntée au français ; il pourrait également s’agir de l’emprunt de l’interjection « hé ! », commune dans les chansons françaises. Quoi qu’il en soit, cette danse d’origine continentale
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Anonyme, Aisling Tundail, MS (Dublin : Trinity College, codex H. 3. 18, 95 et 122 [section 2]) in Friedel, V.-H., and Meyer, Kuno, La vision de Tondale (Tnudgal) (Paris : Champion, 1907). Carney, D. James, Poems on the Butlers of Ormond, Cahir, and Dunboyne (A.D. 1400–1650) (Dublin : Dublin Institute for Advanced Studies, 1945), 79. Breathnach, R. A., Cork Historical and Archaeological Society Journal, vol. LX no. 193 (1955). Voir également Brennan, Helen, he Story of Irish Dancing (Dingle : Brandon, 1999), 15–16.
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apparentée à la farandole aurait atteint l’Irlande vers 1500 via l’Angleterre et fut la seule danse à subsister en Irlande après la disparition du carol. Enin, en ce qui concerne les représentations iconographiques de danses irlandaises, la plus ancienne daterait du premier quart du XVIe siècle et l’on considère qu’il s’agit d’une hay. Elle igure sur une plaque en os de baleine retrouvée dans le comté de Dublin en 1850, aujourd’hui préservée au Musée national de Dublin et portant les armes des Desmond Fitzgerald : parmi les cinq hommes (représentant peut-être un groupe plus important), le premier et le cinquième tiennent chacun un chapeau à la main, tandis que les troisième, quatrième et cinquième forment une chaîne liée par des brins d’osier et celui du centre porte une épée. Le second sur la gauche ne porte aucun objet et est également le seul à ne pas bouger, les quatre autres semblant courir. Enin, tous portent un costume gaélique aristocratique : kilt, veste à manches boufantes, etc. Aucune description ou légende ne l’accompagne et nous en sommes réduits à des suppositions bien vagues quant au type de danse ou à son origine, bien qu’un extrait de l’ouvrage de Fynes Moryson (1566–1630), he Description of Ireland, fasse clairement référence à cette danse des brins et la danse de l’épée vers 1600 : [he Irish] delight in dansing using no artes of slow measures or loty Galliards but only countrey dances whereof they have some pleasant to behold as “Balrudry” and “he Whip of Dunboyne” and they danse about a fyer (commonly in the midst of a room), holding withies in their hands and by certain strayns drawing one another into the fyer and also the matachine dances with naked swords which they make to meet in divers comely postures; and also the matchines danse, with naked swords, which they make to meet in diverse comely postures. And this I have seen them oten dance before the Lord Deputy in the houses of Irish lords; and it seemed to me a dangerous sport to see so many naked swords so near the Lord Deputy and chief commanders of the army in the hands of the Irish kerne, who had either lately been or were not unlike to prove rebels.38
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« [Les Irlandais] aiment beaucoup danser, ne pratiquant pas l’art des mesures lentes ou des nobles gaillardes, mais seulement celui des danses paysannes, qui sont plaisantes à voir, comme « Balrudry » et « he Whip of Dunboyne », et ils dansent autour d’un feu (habituellement au milieu d’une pièce) tenant des brins d’osier dans leurs mains, et sur certaines parties se tirent vers le feu, et aussi les danses de matachine, avec des épées nues, qu’ils croisent en diverses postures avenantes. Et je les ai
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Figure 1. Première représentation d’une danse en Irlande, sur la couverture d’un ouvrage de la famille Desmond-Fitzgerald (XVIe siècle).
Ces danses de l’épée n’étaient bien entendu pas restreintes à l’Irlande et l’on en trouve des exemples dans le monde entier jusqu’à nos jours : elles trouvent sans doute leurs origines dans l’entraînement à la guerre et devinrent par la suite des éléments de spectacles populaires, symbolisant le plus souvent la vie et la mort, la vitalité et la fertilité.39
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souvent vus danser devant le Lord Deputy [représentant de la reine Élisabeth] dans les maisons des seigneurs irlandais; et il m’a semblé dangereux de voir tant d’épées nues si près du Lord Deputy et des principaux commandants de l’armée, entre les mains de soldats irlandais, qui s’étaient récemment rebellés ou pourraient assurément le faire. » Cité par Falkiner, Litton Caesar, Illustrations of Irish History and Topography (Londres : Longmans, 1904), 322. On trouvera l’original à Oxford, Corpus Christi College Library, MS 94. Voir également Phelan, Sharon A., Dance in Ireland: Steps, Stages and Stories (Newcastle : Cambridge Scholars, 2014), 63–64. On trouve notamment en Grèce à l’époque antique la danse pyrrhique, puis la danse Hasapikos au Moyen Âge. Sur les îles britanniques, on pourra citer le Morris dancing anglais ou les nombreuses danses des épées ou des couteaux en Écosse (Dirk Dance, Argyll Broadswords, Ghillie Callum, etc.).
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Chapitre I
La harpe, instrument souverain Cruit, harpe et cláirseach La terminologie est le premier obstacle auquel sont confrontés les spécialistes des harpes aujourd’hui, tant il semble que les termes aient été interchangeables et vagues, changeant parfois de sens selon l’époque ou l’endroit. En vieil irlandais (ca. 600–900), le terme cruit signiiait vraisemblablement une « lyre », instrument très présent dans toute l’Europe du Nord-Ouest jusqu’au Xe ou XIe siècle. Les lyres étant généralement de forme quadrangulaire, la diférence avec la harpe tient pour l’essentiel à l’absence de colonne fermant l’instrument sur le troisième côté : sur la lyre, deux « bras » ou « montants » (en anglais, arm) partent de la caisse de résonance (soundbox), reliés entre eux à l’autre extrémité par une « traverse » (crossbar) ; les cordes sont ixées entre la caisse de résonance et la traverse. Très appréciées des religieux itinérants, ces lyres étaient jouées à l’origine avec les doigts, puis peut-être avec un archet à partir du XIe ou XIIe siècle. Par la suite, le sens du terme cruit évoluera pour signiier en Irlandais moderne une petite harpe bardique, tandis que les lyres se faisaient beaucoup plus rares. Sur le plan étymologique, une racine indo-européenne *ker ayant pour signiication « courbé » en serait l’origine et l’un de ses dérivés, *kereb, serait à l’origine du terme « harpe ». La première occurrence écrite du terme « harpe » en latin (du Vieux Norrois « harpa », désignant apparemment l’ensemble des instruments à cordes) apparaît sur le continent à la in du VIe siècle. Dans l’un de ses poèmes, le futur évêque de Poitiers Venance Fortunat (v. 530–v. 600) loue le duc franc Loup de Champagne et symbolise au travers d’instruments les diférents peuples qu’il décrit : Romanusque lyra Plaudat tibi barbarus harpa,
Que le Romain te loue sur sa lyre, Le Barbare (Germain) sur sa harpe,
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Au temps de la société gaélique Graecus Achilliaca, Crotta Britanna canat
Le Grec à l’achiléenne, Le Breton sur sa crotta.40
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Après les IXe ou Xe siècle, les manuscrits médiévaux en latin continuent d’utiliser dans la majorité des cas le terme trompeur de cithara pour désigner les lyres et les harpes ; ceci provoquera des confusions y compris dans la langue anglaise entre ces deux derniers termes, dans certains cas jusqu’au début du XVIe siècle. Rappelons qu’en anglais, le terme zither désigne aujourd’hui une cithare (c’est à dire une caisse de résonance posée à plat sur laquelle sont tendus des cordes) ou un cymbalum (similaire, mais plus grand et frappé par de petits marteaux ; on dit aussi hammered dulcimer). L’apparition du terme harp en anglais daterait du XIIIe siècle, précédé par une version en Vieil Anglais hearpe, tout deux issus d’un terme germanique, *χarpυn. L’origine d’un dernier terme prête encore à polémique : le terme cláirseach serait d’abord apparu en Écosse au XIVe ou XVe siècle puis en Irlande au début du XVIe siècle. Il est possible qu’une distinction ait existé entre les deux termes cruit et cláirseach, puisqu’ils semblent avoir été tous les deux utilisés à la même époque, mais rien ne permet de le prouver de manière formelle actuellement. Aujourd’hui, le terme cláirseach (ou clarsach) est généralement utilisé pour désigner les grandes harpes à cordes métalliques, tandis que les petites harpes à cordes métalliques sont nommées cruit. Les origines des harpes Les harpes triangulaires,41 se rapprochant le plus de celles que l’on rencontrera au Moyen Âge en Irlande, font leur apparition au deuxième millénaire avant notre ère
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Cité notamment par Rimmer, Joan, he Irish Harp (Cork : he Mercier Press, 1977), 8–9, ainsi que Luiselli Fadda, Anna Maria, “Cithara barbarica, cythara teutonica, cythara anglica” in Romano Barbarica, vol. 10 (Rome : Herder, 1988–1989), 217–239, et Roberts, Michael John, he Humblest Sparrow: he Poetry of Venantius Fortunatus (Michigan : the University of Michigan, 2009), 56. C’est à dire pourvue d’une colonne rendant l’instrument plus solide.
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sur des tablettes d’argile et des sceaux assyriens trouvés en Mésopotamie (la majeure partie de l’Irak actuel). On en retrouve plus tard la trace vers l’an 600 avant notre ère, également en Mésopotamie, sur des reliefs taillés dans la pierre à Ninive. Mais avant l’invention de cette harpe à forme triangulaire, cet instrument n’était qu’une variante à plusieurs cordes de l’arc musical, d’où l’appellation de harpes arquées (ou cintrées). Les premières traces de ce type de harpes se trouvent dans une zone comprise entre l’Egypte, la Mésopotamie et les Cyclades (les îles grecques), dans une période allant du troisième au deuxième millénaire avant notre ère. Trois exemplaires de harpes arquées datant d’environ 2 500 ans avant notre ère ont ainsi été retrouvés dans le cimetière royal de Ur, à l’embouchure de l’Euphrate, en Mésopotamie ; en Égypte, des représentations de joueurs de harpes datant de la même période igurent également sur des fresques égyptiennes de la tombe de Saqqarah, près du Caire. On retrouve plus tard la trace de ces harpes arquées en Inde à partir du IIe siècle avant notre ère, ainsi qu’en Asie du Sud-Est au Moyen Âge. En Europe, quelques statuettes de musiciens en marbre datant sans doute du troisième millénaire avant notre ère ont été retrouvées dans les Cyclades, mais il n’est pas encore certain qu’il s’agisse efectivement de harpistes. Sur le continent européen, une statue en granit de 48 cm de haut retrouvée à Paule dans le centre Bretagne et aujourd’hui exposée au musée de Rennes est un bel exemple de l’importance accordée par les tribus celtiques, sans doute dès le IIIe siècle avant notre ère, à ces instruments à cordes : un barde assis tient dans ses mains un instrument à sept cordes de la famille des lyres et des cithares, ancêtres de la harpe. En Irlande, les recherches menées à l’occasion de travaux et d’excavations, en particulier dans les zones urbaines, n’ont à ce jour fait apparaître aucun exemplaire de lyres. Cependant, un nombre important de lyres a été mis au jour en Europe du Nord, en particulier en Scandinavie, en Allemagne et en Angleterre. Elles datent généralement des VIIe et VIIIe siècles, certaines remontant même au Ve siècle. Il semble ainsi tout à fait plausible de considérer que la lyre se propagea, entre autres, du Proche-Orient vers l’Occident, les pérégrinations de divers peuples l’amenant ensuite progressivement vers la Mer Noire, puis sans aucun doute au contact de peuplades proto-celtiques en Europe du Centre à partir de 1800 avant notre ère environ. Des périples tels que ceux de d’Alexandre le Grand (356 av. J.-C.–323 av. J.-C.) – qui se rendit au IVe siècle avant notre ère en Égypte et dans les plaines de l’Indus – ou de Pythéas (350 av. J.-C.–285 av. J.-C.) – qui parcourut à la même époque les mers du nord de l’Europe à la recherche de l’ambre et de l’étain – attestent en outre de la facilité avec laquelle les échanges pouvaient s’efectuer dans cette région du monde.
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Figure 2. Lyre de Paule (Photo : Caroline Léna Becker).
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L’instrument et ses représentations L’existence d’une forme sophistiquée d’instruments à cordes de la famille de la harpe et de la lyre en Irlande au IXe siècle semble être conirmée par les descriptions relativement nombreuses dans la littérature et par l’iconographie variée, bien que peu iable sur les plans technique et terminologique. En l’état actuel de nos connaissances, une présence iconographique ne constitue bien sûr en rien une preuve absolue, mais elle reste un témoignage de l’importance de la musique et des musiciens dans le contexte aristocratique médiéval irlandais. C’est le cas de ce qui constitue sans doute la plus ancienne représentation stylisée d’un instrument à cordes de la famille des harpes : dans le célèbre Livre de Kells, manuscrit irlandais rédigé par des moines vers l’an 800, la première page de l’évangile selon St Jean (folio 292r) comporte ainsi un personnage assis tenant dans ses mains ce qui s’apparente à une lyre et formant les deux dernières lettres de RINCI (extrait de la phrase latine In principio erat Verbum : « Au commencement était le verbe »).42 Ces instruments apparaissent cependant le plus souvent entre les mains de David, sans doute parce qu’ils représentaient, tout comme lui, l’harmonie et l’ordre. Parmi les plus beaux exemples, l’instrument dessiné par un moine du monastère de St Gall, en Suisse, dans le manuscrit de la in du IXe siècle qui porte le nom de ce religieux (le Psautier de Folchard) est de forme triangulaire et sans colonne43 : il semble probable que l’instrument dans sa forme triangulaire actuelle ait fait son apparition en Irlande au cours du IXe siècle, ou au plus tard au Xe siècle, mais dans le cas présent, comme dans beaucoup d’autres, les moines ne suivaient pas de très près l’évolution organologique, continuant à dessiner d’anciennes formes alors que de nouvelles étaient déjà apparues. David apparaît de nouveau dans un psautier issu de la collection de Robert Cotton (1571–1631), partiellement détruite par un incendie en 42 43
Le manuscrit en quatre volumes est consultable en ligne sur le site web spéciique de Trinity College : ; la page mentionnée ici fait partie du Gospel of John. Bibliothèque de St Gall, Stitsbibliothek, Codex Sangallenses no. 23, folio 12.
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octobre 1731 : parmi les documents sauvegardés, le folio 2 de ce psautier44 y révèle ce personnage en position typique de jeu, tenant entre ses mains un instrument à onze cordes : en raison de sa grande similitude avec une représentation similaire igurant sur les croix de Clonmacnoise et de Muiredach, à Monasterboice, comté de Louth, les deux principales spécialistes que sont Françoise Henry et Ann Buckley en ont déduit que le manuscrit datait vraisemblablement du Xe siècle.45 Une autre splendide représentation de David, jouant de la harpe et inspiré par un oiseau, igure sur une plaque du reliquaire de St Mogue (en gaélique Breac Maedhóc ou Breac Máedóic), de Drumlan, comté de Cavan, aujourd’hui exposé au Musée national de Dublin. Le reliquaire lui-même date du IXe siècle, mais la plaque ne fut ajoutée qu’au XIe siècle. La harpe triangulaire sans doute igurée ici est généralement considérée comme la première véritable représentation d’une harpe irlandaise non stylisée, mais avec ses huit cordes et douze chevilles elle est malheureusement loin d’être une évocation iable. Deux autres reliquaires, plus tardifs, nous ofrent également des portraits similaires de David musicien : le reliquaire de St Patrick46 (Fiacail Phádraig) et le reliquaire de l’évangile de St Maelruain (également appelé Stowe Missal), bien que conçus au XIe siècle, furent tout deux rénovés et re-décorés par le même orfèvre vers 1376–1381, dates auxquelles furent ajoutées les représentations de harpe.47
44 Psautier Irlandais, British Library (Londres), MS Cotton Vitellius F. XI. 45 Voir Henry, Françoise, “Remarks on the decoration of three Irish psalters” in Proceedings of the Royal Irish Academy, vol. LXI, sect. C, no. 2 (Dublin, 1960), 23–40 ; Buckley, Ann, “Music in Prehistoric and Medieval Ireland” in A New History of Ireland: Prehistoric and early Ireland (Oxford, 2005). Ce psautier est cependant considéré par la British Library comme datant de la seconde moitié du XIIe siècle. 46 Voir Buckley, Ann, “Musical instruments in Ireland from the 9th to the 14th centuries: a review of the organological evidence” in Gillen, Gerard et White, Harry (dir.), Irish Musical Studies, vol. I (Dublin : Society for Musicology in Ireland, 1990), 13–57. 47 Voir O’Floinn, Raghnall, “Irish Goldsmith’s work of the Later Middle Ages”, Irish Arts Review Yearbook, vol. 12 (Dublin, 1996), 35–44.
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Figure 3. Reliquaire de St Mogue (IXe–XIe siècle), avec l’autorisation du Musée national de Dublin.
Le croquis d’un instrument à douze cordes légendé Cithara Anglica (Harpe des Îles Britanniques) serait également apparu au XIIe siècle dans le manuscrit du monastère de St Blaise, conjointement à un autre instrument représenté sur la même page, la Cythara Teutonica (harpe allemande). Il ne nous est cependant parvenu que dans une copie réalisée six siècles plus tard par un autre moine de cette même abbaye de la Forêt Noire, Martin
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Gerbert.48 Courante dans toute l’Europe au Moyen Âge pour accompagner les trouvères, le nom employé ici indique sans aucun doute sa prévalence dans les Îles Britanniques. Le manuscrit original a malheureusement disparu et nous en sommes réduits à ces suppositions. Enin, parmi les plus célèbres représentations de l’époque igure he Image of Ireland de John Derricke, conçu en 1578 et publié en 1581. Pour cet ouvrage de propagande, les douze gravures sur bois racontent ainsi la victoire de Henry Sidney, Lord Gouverneur d’Irlande dont l’armée parcourut le pays de 1575 à 1578 pour recueillir les allégeances des chefs de clans à Élisabeth (1533–1603), reine d’Angleterre (1558–1603).49 On remarquera notamment, parmi les quelques représentations musicales de cet ouvrage, celle d’un harpeur assis sur le sol accompagnant un récitant durant un banquet ; cette image n’est malheureusement pas d’un grand secours sur le plan technique et tend uniquement à prouver que Derricke connaissait bien mal l’instrument, car celui-ci est dépourvu de caisse de résonance et les cordes sont ixées directement sur la colonne. Les quelques lignes rédigées par l’auteur et qui accompagnent ses gravures constituent cependant une aide précieuse, bien que tardive, pour comprendre le rôle et la fonction du harpeur dans la société gaélique :
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Now when their gutts be full then comes the pastyme in: he Barde and Harper mellodie unto them doe beginne
Et quand leurs ventres sont pleins vient le moment des divertissements : le Barde et le harpeur commencent pour eux un air.
his Barde he doeth report the noble conquestes done And eke in Rimes shewes forth at large their glorie thereby wonne (…)
Ce barde évoque toutes les nobles conquêtes et, de même, en rimes, illustre abondamment leur gloire ainsi conquise. (…)
Gerbert, Martin, De Cantu Et Musica Sacra (St Blaise, 1774), vol. II, T. XXXII. Voir Buckley, Ann, “Representations of Musicians in John Derricke’s he Image of Ireland 1581” in Katalinić, V. et Blažeković, Z. (dir.), Music, Words and Images (Zagreb : Hrvatsko muzikolosko drustvo, 1999).
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Chapitre I Both Barde and harper, is preparde, which by their cunning art, Doe strike and cheare up all the gestes, with comfort at the hart.
Le barde et le harpeur sont parés, par leur virtuosité touchent et amusent tous les invités le cœur est apaisé.
Une autre source importante de représentations concerne les nombreuses croix de pierres de certains monastères et églises en Irlande, où igure une riche collection d’instruments à cordes, bien que la datation soit plus hasardeuse car la période de production de ces croix va du VIIIe au XIIe siècle. Ici encore, tous les instruments gravés sont joués, vraisemblablement par David dans des représentations de la Bible et ne sont donc plus de simples motifs ornementaux. Les croix sont par ailleurs souvent trop abîmées par le temps pour que l’instrument soit précisément identiié, mais on pourra considérer qu’il s’agit de lyres et pas encore de harpes, qui ne semblent apparaître qu’à partir du Xe siècle en Irlande : la plus ancienne représentation, datant du VIIIe ou IXe siècle, se trouve sur la péninsule d’Inishowen, comté du Donegal, gravée sur une croix (face ouest de la colonne nord) près de la petite église de Carndonagh. D’autres représentations d’instruments à cordes, datant vraisemblablement de la même période (VIIIe ou IXe siècle), sont répertoriées sur les croix de Ullard (Graiguenamanagh, comté de Kilkenny) et la croix nord, face ouest de Castledermot, comté de Kildare, les vagues contours permettant encore de distinguer une forme quadrangulaire relativement rare. Dans le même registre des curiosités, une scène sculptée sur la face ouest de la croix de Patrick et Columba à Kells, comté de Meath, où igure un musicien jouant d’un instrument à cordes participant au Miracle des Pains de l’Evangile selon Saint Mathieu, évoque de nouveau l’association de la lyre ou de la harpe avec David. Il a également été suggéré qu’il pouvait s’agir d’une simple allusion à l’omniprésence de l’instrument dans les contextes festifs de l’Irlande médiévale. Un second groupe de représentations d’instruments de ce type sur des croix de pierre sont un peu plus tardives et date de la in du IXe ou du début du Xe siècle : sur la croix de Muiredach à Monasterboice, comté de Louth ; sur la croix des Écritures à Clonmacnoise, comté d’Ofaly ; à Killamery, comté de Kilkenny ; à Durrow, comté d’Ofaly ; sur la croix ouest de Kells, comté de Meath ; et sur la croix de Castletown and Glinsk, comté d’Ofaly.
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Figure 4. Joueurs de harpe et d’instrument à vent, Croix de Muiredach (Xe siècle), Monasterboice, comté de Louth (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
Quoi qu’il en soit, il convient d’examiner ces divers exemples avec la plus extrême prudence, même si Ann Buckley considère que ces représentations dans les manuscrits ou sur les croix de pierre peuvent être jugées comme suisamment cohérentes pour attester d’une utilisation locale spéciique. En tant qu’emblème de l’Irlande, la harpe fait son apparition sur l’Armorial de Wijnbergen, l’un des plus anciens qui nous soit parvenus, recueil de 1305 armoiries de vassaux de Louis IX (Saint-Louis, 1214–1270) et de chevaliers de Philippe III le Hardi (1245–1285), vraisemblablement compilé entre 1265 et 1285. Propriété de la famille van Wijnbergen et redécouvert seulement en 1930, il est représenté dans le travail de recherche de Léon Jéquier et Paul
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Adam-Even, Un Armorial Français du XIIIe siècle : l’Armorial Wijnbergen.50 La harpe légendée le.Roi.dirlande (harpe jaune sur bouclier bleu), possède efectivement une colonne courbée, typique de cet instrument en Irlande. L’instrument ne dispose cependant que de huit cordes, soit moins que les instruments sans doute en usage à cette époque, ce qui permet de douter de son authenticité. On sait, en outre, qu’il n’y avait pas de roi d’Irlande, ni de gouvernement irlandais central à cette époque. Il s’agit donc vraisemblablement d’une manière de représenter l’Irlande par un instrument qui lui était déjà associé, en particulier au travers des écrits de Giraldus Cambrensis ou de la participation irlandaise aux Croisades. On retrouvera d’ailleurs une autre illustration très similaire à celle-ci dans les dessins du cortège funéraire de la reine Élisabeth en 1603, ou la bannière de l’Irlande est portée par le Comte de Clanricarde.51 La première véritable représentation oicielle d’une harpe pour représenter l’Irlande date au plus tard de 1534 (sous le règne de Henri VIII) : la harpe apparaît alors sur deux pièces d’argent (valant respectivement 4 et 2 pence) et ne disparaîtra qu’en 1826 lorsque l’Irlande perdra son indépendance en matière de frappe de la monnaie. Enin, elle orne depuis 1862 le logo d’une prestigieuse entreprise nationale fondée par Arthur Guinness 103 ans plus tôt. Une telle tradition doit sa force à la persistance de l’ordre gaélique, au sein duquel les harpeurs jouèrent le même rôle de musiciens de cour jusqu’au XVIe siècle, voire jusqu’au début du XVIIe siècle. Sur le plan organologique, l’une des grandes chances de l’Irlande dans ce domaine est d’avoir conservé des instruments anciens, retrouvés et restaurés au il des siècles. Les plus anciens d’entre eux datent du XIVe siècle et ont tous en commun :
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Voir Jéquier Léon, et Adam-Even, Paul, Un Armorial Français du XIIIe siècle : l’Armorial Wijnbergen (Lausanne : Archives héraldiques suisses, 1951–1954). Un exemplaire est également consultable à la Bibliothèque royale de Bruxelles, Collection Goethals, MS 2569, folio 233. Voir le manuscrit supplémentaire MS 35324, f35r, British Library consultable sur ou dans Carty, James, Ireland rom the light of the Earls to Grattan’s Parliament (1607–1782): a documentary record (Dublin : Fallon, 1949).
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– une forme triangulaire, – une construction robuste, grâce à une colonne (forepillar ou pillar) en forme de T, – une caisse de résonance (soundbox) d’une seule pièce, taillée idéalement dans un tronc de saule évidé, – vingt-neuf à trente-neuf cordes de métal (vraisemblablement en laiton, et en acier pour les plus aiguës) rivées à la caisse de résonance en bas et ixées autour de chevilles accordables enfoncées sur la gauche d’une console renforcée par des plaques de métal, en haut, – une console (neck), La harpe irlandaise médiévale, grâce à sa petite taille, reposait sur les genoux du musicien : elle était généralement appuyée sur l’épaule gauche, les cordes graves jouées avec la main droite et les aiguës avec la main gauche. Mais avant tout, et contrairement au reste de l’Europe qui continuait à jouer avec la pulpe des doigts – technique adaptée aux cordes en boyaux – les musiciens irlandais jouaient avec des ongles longs, comme en témoigne cet extrait d’un poème attribué à Mestre homas, « la Geste de Kyng Horn », sans doute rédigé vers 1225 dans un dialecte du sud de l’Angleterre : 52
Þe Kyng com into halle Among his kniȝtes alle: Forþ he clupede Aþelbrus, Þat was stiward of his hus. “Stiward, tak nu here Mi fundling for to lere Of þine mestere, Of wude and of riuere, And tech him to harpe Wiþ his nayles sharpe, Biuore me to kerue, And of þe cupe serue.”52
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Le roi s’avance dans la salle parmi tous ses chevaliers Il appela Aþelbrus le serviteur de sa demeure « Serviteur, prends soin maintenant De l’enfant trouvé pour qu’il apprenne de ton maître les bois et les rivières Et apprends-lui à jouer de la harpe Avec les ongles longs, à se courber devant moi et à nous servir à boire. »
Ce poème de 750 couplets existe en trois versions dans trois manuscrits médiévaux diférents : Bodleian Library (Oxford), MS Laud Misc. 108 (v. 1300); Cambridge University Library, MS Gg.4.27.2 (v. 1300); et British Library, MS Harley 2253 (v. 1325). Voir Eckert, Kenneth, Middle English Romances in Translation (Leiden : Sidestone Press, 2015), 209.
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Les harpes irlandaises qui nous sont parvenues, en usage à partir du XIIIe siècle, relètent les trois étapes de l’évolution de l’instrument : trois modèles survivent du premier type, datant respectivement du XIVe, du XVe et du début du XVIe siècle. D’autres instruments du même genre ont vraisemblablement existé avant cette date, mais aucun exemplaire n’a survécu. Le plus ancien exemple encore en notre possession est la célèbre harpe de Trinity College, dite « de Brian Boru », qui date au plus tôt du XIVe siècle (Voir l’encadré infra). Les échanges entre l’Écosse et l’Irlande étaient si communs à cette époque qu’il est d’ailleurs diicile de déinir avec certitude l’origine de certains instruments. La harpe de la reine Marie et la harpe de Lamont (toutes deux propriétés du Musée national d’Édimbourg) datent du XVe siècle et sont très probablement originaires d’Écosse, mais elles sont organologiquement rangées parmi les « harpes irlandaises ».53 La taille de ces instruments (entre 70 et 95 cm de haut) leur vaut l’appellation actuelle de « petite harpe irlandaise à tête basse ». La harpe de Lamont est sans doute en noyer, tandis que la caisse de résonance de la harpe de la reine Marie est en saule, mais les bois utilisés pour la colonne et la console sont plus incertains. Enin, le nombre de cordes est compris entre vingt-neuf et trente-deux. Peu d’informations nous sont parvenues sur l’origine de ces harpes, mais on sait que la Harpe Lamont, par exemple, est répertoriée dès 1464 à l’occasion du mariage de Lillias Lamont, ille de Duncan Lamont, avec Charles Robertson de Lude (près de Blair Atholl, au cœur des Highlands d’Écosse) où elle fut conservée jusqu’à ce que le Musée national d’Édimbourg en fasse l’acquisition en 1914. La deuxième catégorie, comportant les harpes du XVIe au XVIIe siècle, est appelée aujourd’hui « grande harpe irlandaise à tête basse ». La troisième catégorie comprend les harpes fabriquées à partir du XVIIIe siècle, telles que celles de Turlough O’Carolan ou de Arthur O’Neill, appelées « harpes irlandaises à tête haute » (voir le Chapitre II). 53
Les recherches les plus récentes sur l’organologie de ces harpes seront trouvées dans Loomis, Karen A., Organology of the Queen Mary and Lamont Harps, thèse de doctorat, sous la direction de Edwin van Beek et Darryl Martin, université d’Édimbourg, 2015. Karen Loomis prépare également une étude de la harpe de Trinity College.
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La Harpe de Trinity
La harpe conservée au musée de l’Université de Trinity College, à Dublin est parfois appelée à tort « harpe de Brian Boru », en l’honneur du seul ard-rí ou « haut-roi » de l’Histoire de l’Irlande, vainqueur des Vikings à Clontarf en 1014 au prix de sa vie. Elle date cependant du XVe siècle, ou au plus tôt du XIVe siècle. En raison de leur extrême rareté, les instruments médiévaux de ce type font l’objet d’une attention toute particulière revêtant parfois un caractère de vénération : le chercheur du début du XXe siècle William Henry Grattan Flood, idèle à ses habitudes de surestimation, la datait du début du XIIIe siècle. Cette harpe est par ailleurs si semblable à la harpe de la reine Marie, fabriquée en Écosse, par sa construction, sa taille et ses décorations qu’il est vraisemblable qu’elles proviennent d’une même source écossaise : en efet, des traditions similaires existaient à cette époque dans les deux pays, et les échanges étaient extrêmement fréquents : il est donc tout à fait possible que l’instrument qui symbolise aujourd’hui l’Irlande sur tous les documents oiciels ait été conçu et réalisé en Écosse.
Figure 5. La harpe de Trinity College et ses décorations, d’après les gravures de John Kirkwood, Dublin.
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Très proche également de la harpe de Lamont sur le plan organologique, bien que plus petite, elle mesure environ 80 cm de haut, pèse un peu plus de 5 kg et comportait sans doute trente cordes à l’origine (du Do grave au Ré aigu). Il est devenu diicile de distinguer dans quel bois elle fut taillée, mais les spécialistes considèrent le plus souvent qu’elle fut sans doute reconstruite au XVIIIe siècle et que deux des trois pièces de bois qui la composent actuellement ne sont pas d’origine. George Petrie, qui l’examina au début du XIXe siècle, la décrivait ainsi : From recent examination it appears that this harp had but one row of strings; that these were thirty in number, not twenty-eight, as was formerly supposed; thirty being the number of brass tuning pins and of corresponding string-holes. It is thirty-two inches high, and of exquisite workmanship: the upright pillar is of oak, and the sound-board of red sallow; the extremity of the forearm or harmonic curved bar is capped in part with silver, extremely well wrought and chiselled. It also contains a large crystal set in silver, under which was another stone, now lost. he buttons or ornamental knobs at the sides of the curved bar are of silver. he string-holes of the sound-board are neatly ornamented with escutcheons of brass carved and gilt. he four sounding-holes have also had ornaments probably of silver, as they have been the object of thet. he bottom which it rests upon is a little broken, and the wood very much decayed. he whole hears evidence of having been the work of a very expert artist.54
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« Un examen récent a montré que cette harpe n’était dotée que d’un seul rang de cordes, au nombre de trente, et non de vingt-neuf, comme cela a été supposé auparavant, trente étant le nombre de chevilles d’accordage et de trous correspondant. Elle fait 32 pouces [81 cm] de haut et est le résultat d’un travail remarquable : la colonne est en chêne, et la caisse de résonance en saule pourpre ; l’extrémité de la console, ou barre d’harmonie courbée, est en partie coifée d’argent, superbement travaillée et ciselée. Elle comporte également un beau cristal serti dans de l’argent, sous lequel se trouvait une autre pierre, aujourd’hui perdue. Les boutons d’ornementations sur le côté de la barre courbe sont d’argent. Chaque passage de corde de la table d’harmonie est proprement orné d’écussons de cuivre travaillé et de dorures. Les quatre trous de la table d’harmonie comportaient aussi des ornements, sans doute en argent, car ils ont été volés. Le pied sur lequel repose l’instrument est un peu cassé et le bois est en très mauvais état. L’ensemble est à l’évidence l’œuvre d’un artiste expert. » Petrie, George, “Memoir of Ancient Irish Harp Preserved in Trinity College” in Bunting, Edward, he Ancient Music of Ireland: Arranged for Pianoforte (Dublin : Hodges & Smith, 1840), 43.
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Peu de choses sont certaines quant à son origine et à son parcours : plusieurs fois achetée ou reçue en héritage, elle aurait successivement appartenu à des familles du comté de Clare. Au début du XVIIIe siècle, elle fut sans doute donnée par Henry MacMahon (de Clenagh, comté de Clare) à un homme de loi de Limerick, Matthew MacNamara. C’est celui-ci qui permit au harpeur itinérant irlandais Arthur O’Neill (1734–1818) d’en jouer dans les rues de Limerick, en 1760 : When I let the County Kerry my next tour was towards Limerick and I met with nothing worthy of mentioning until I came to that city. I met a Counsellor Macnamara, then Recorder of Limerick, who invited me to his house about ive miles distant, called Castleconnell, where I was very well received. He had a house in Limerick in which was the skeleton of Brian Boru’s harp, and in consequence of the national esteem I held for its owner I new strung it and then tuned it. It was made of cedar. It was not strung for upwards of two hundred years before ; which when done Counsellor Macnamara requested me to strap it around my neck and play it through that hospitable city, which I agreed to do, being then young and hearty and had no care, as at that period I was not very rebunxious among the women ; and the irst tune I happened to strike on was the tune of “Eileen Óg”, now generally called “Savourneen Deelish” and “Erin Go Bragh”. I played several tunes besides and I was followed by a procession of upwards of ive hundred people, both gentle and simple, as they seemed to be every one imbibed with a national spirit when they heard it was the instrument that our celebrated Irish monarch played upon before he leathered the Danes at Clontarf out of poor Erin. he Lord be merciful to you, Brian Boru ! I hope in God I will tune your harp again in your presence in heaven. And if it should be the case, upon my honour and conscience I will not play the tunes of “July the First” nor “he Protestant Boys” ; but I would willingly play “God Save the King”, and that would be for yourself, Brian !55
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« Lorsque je quittai le comté du Kerry, je me dirigeai vers Limerick et ne trouvai sur mon chemin rien de notable jusqu’à ce que j’y arrive. J’y rencontrai un Conseiller du nom de Macnamara, alors greier de Limerick, qui m’invita chez lui, à quelque huit kilomètres de là, dans sa demeure appelée Castleconnell où je fus très bien reçu. Il avait une maison à Limerick dans laquelle se trouvait le squelette de la harpe de Brian Boru, et en conséquence de l’estime nationale que j’avais pour son propriétaire, je la recordai puis l’accordai. Elle était en bois de cèdre. Elle n’avait pas porté de cordes depuis presque deux cents ans et, lorsque ce fut fait, le Conseiller Macnamara me demanda de la porter contre moi et d’en jouer à travers cette ville hospitalière, ce que j’acceptai, étant alors jeune, plein d’élan et sans souci, car à cette époque je n’étais
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Par la suite, Matthew MacNamara la légua à Ralph Ouseley en 1778, qui l’ofrit en 1781 au Colonel Conygham, qui en it don en 1782 à Trinity College, qui n’était alors qu’une université et pas encore un musée. En 1961, elle fut partiellement recordée par Joan Rimmer et jouée par Mary Rowland pour un enregistrement de la BBC à l’occasion d’un exposition londonienne.56 Désormais considérée comme la plus belle pièce du Musée de Trinity College, elle ne sera sans doute jamais recordée en raison de son état. En revanche, de nombreux luthiers du XXe siècle s’en sont servi comme modèle, à commencer dans les années 1950 par Georges Cochevelou (1889–1994) qui, après de nombreux essais, a pu déduire son système d’accordage et réalisé des copies, jouées par son ils Alan Stivell (1944–).
La harpe dans les textes A partir du XIIe siècle, la harpe irlandaise apparaît dans les documents écrits, avec des citations pour la plupart élogieuses. La principale, déjà évoquée plus haut à propos des musiciens, est celle du Gallois Giraldus Cambrensis, ecclésiastique dont la famille participa activement à la conquête de l’Irlande à la in du XIIe siècle et qui s’y rendit lui-même à deux reprises, en 1183 et 1185. Bien que l’Irlande ne trouve guère grâce à ses yeux dans son Topographica Hiberniae (1188) et soit volontiers qualiiée de pays de
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pas trop impopulaire chez les femmes : et le premier air que je jouai fut “Eileen Óg”, généralement appelé “Savourneen Deelish” et “Erin Go Bragh” de nos jours. Je jouai plusieurs airs après cela et fus suivi en procession par près de cinq cents personnes de tous rangs, car tous semblaient imprégnés d’un esprit national après avoir entendu qu’il s’agissait de l’instrument joué par notre grand monarque irlandais avant d’écraser les Vikings à Clontarf et de les repousser hors de la pauvre Erin. Que le seigneur soit bon avec toi, Brian Boru ! Devant Dieu, je souhaite pouvoir de nouveau accorder ta harpe en ta présence au paradis. Et si cela se produit, sur mon honneur et ma conscience je ne jouerai pas “July the First” ni “he Protestant Boys” ; mais je jouerai volontiers “God Save the King”, et ce sera pour toi, Brian ! » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre III. Voir Treasures of Trinity College Dublin, An exhibition chosen rom the College and its library at Burlington House, London W1, 12 January-5 March (Dublin : Trinity College, 1961), 8 et ig.4.
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« barbares » par ce moine cultivé et éduqué à Paris entre 1169 et 1172, le développement concernant la musique en Irlande (et plus particulièrement la harpe) fait exception : Mirum quod, in tanta tam praecipiti digitorum rapacitate, musica servatur proportio; et arte per omnia indemni inter crispatos modulos, organaque multipliciter intricata, tam suavi velocitate, tam dispari paritate, tam discordi concordia, consona redditur et completur melodia. Seu diatessaron, seu diapente corde concrepent, semper tamen a b molli incipiund et in idem redeunt, ut cuncta sub iocunde sonoritatis dulcedine compleantur. Tam subtiliter modulos intrant et exeunt, sicque sub obtuso grossioris corde sonitu gratilium tinnitus licentius ludunt. Latentius delecttant, lasciviusque demulcent, ut pars artis maxima videatur artem velare. Tanquam si lateat prosit ferat ars deprensa pudorem. Hinc accidit ut ea que subtilius intuentibus et artis archana acute discernentibus internas et inefabiles comparant animi delitias; ea non attendentibus sed quasi videndo non videntibus, et audiendo non intelligentibus; aures potius honerent quam delectent, et tanquam confuso inordinatoque strepitu invitis auditoribus fastidia pariant tediosa. Notandum vero quod Scotia et Wallia hec propagationis illa commeationis et ainitas gratia, Hybernam in modulis emula imitari nituntur disciplina. Hybernia quidem tantum duobus utitur et delectatur instrumentis, cithara scilicet et timpano. Scotia tribus, cithara, timpano et choro. Wallia vero, cithara, tibiis et choro. Eneis quoque utuntur chordis, non de corio factis. Multorum autem opinione hodie Scotia non tantum magistram equiparavit Hyberniam, verum etiam in musica peritia longe praevalet et praecellet.57 57
« Il est admirable que, malgré un doigté si alerte, le rythme soit maintenu et que, par une discipline rigoureuse, la mélodie soit entièrement préservée, tant dans l’ornementation des rythmes que dans l’extraordinaire complexité des polyphonies ; avec une rapidité d’exécution si aisée, une telle égalité inégale, une telle harmonie inharmonieuse. Que les cordes produisent une quarte ou une quinte, [le musicien] commence cependant invariablement par un Si bémol et termine de même, de telle manière que l’ensemble se conclut dans une atmosphère générale plaisante. Ils introduisent et abandonnent les motifs rythmiques si subtilement, ils jouent les sons aigus des plus petites cordes au-dessus des sons tenus des cordes plus graves si aisément, ils prennent un plaisir si personnel et caressent [les cordes] avec tant de sensualité que l’essentiel de leur art semble être de le cacher, considérant peut-être que Ce qui est caché est boniié – l’art révélé s’avilit. Ainsi, ce qui cause ravissement intime et inefable aux personnes d’appréciation subtile et de in discernement, ne ravit pas mais accable ceux qui, tout en regardant
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Il va sans dire que cet extrait a de tout temps été abondamment cité et utilisé par les spécialistes de musique irlandaise dans leurs ouvrages. Le mot cithara, employé ici, est le terme latin utilisé au Moyen Âge pour désigner la harpe ; quant au tympanum, les experts ne sont pas tous d’accord, mais une illustration non légendée en bas de page de ce texte manuscrit nous fait pencher pour un instrument à cordes semblable à la cithare actuelle.58 Enin, le terme tibiae désignerait une sorte de cornemuse. Citons cependant une vision moins enthousiaste de la musique des harpeurs, celle de Richard Stanyhurst (1547–1618), dont le De Rebus in Hibernia Gestis fut publié en 1584 à Anvers : Non plectro aliquo, sed adunctis unguibus sonum elicit. Atque licet in musicis neque numeros expleat, neque modum, aut sonorum accentum observet (siquidem teretes scientis aures perinde ac sarræ stridor, facile ofendit: ita omni ordini obstrepit) tamen vulgus hominum rudi eius harmonia unicè delectatur.59
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ne voient pas, tout en écoutant ne comprennent pas ; à l’auditoire peu disposé, la délicatesse semble lassante et ne produit que sonorités confuses et désordonnées. Il nous faut remarquer que l’Ecosse et le Pays de Galles, ce dernier par volonté d’expansion, la première par ainité et contacts, dépendent tout deux de l’enseignement dans leur imitation et leur rivalité musicales avec l’Irlande. Celle-ci n’apprécie que deux instruments dont elle fait usage, la cithara et le tympanum. l’Ecosse en utilise trois, la cithara, le tympanum, et le chorus (crwth?). Le Pays de Galles utilise la cithara, le tibiae et le chorus (crwth?). Ils emploient également des cordes de cuivre, et non de cuir. Beaucoup pensent que l’Ecosse se fait aujourd’hui l’égale de l’Irlande, sa maîtresse, la devançant et la surpassant même en talent musical. » “Topographica Hiberniae” in Brewer, J. S., Dimock, J. F., et Warner, G. F. (dir.), Giraldi Cambresensis Opera, vol. V (1861–1891). British Library (Londres), MS13B VIII folio 26. « Il [le harpeur] n’utilise pas de plectre, mais pince les cordes de ses ongles, il ne s’appuie sur aucun rythme au cours de sa prestation musicale, n’accentue aucune note (de sorte qu’aux oreilles rainées d’un connaisseur le son en soit aussi déplaisant que le grincement d’une scie) ». Stanyhurst, Richard, De Rebus in Hibernia Gestis (Anvers, 1584) in Fletcher, Alan J., Drama and the Performing Arts in Pre-Cromwellian Ireland (2000), 513
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Mais on retiendra plus particulièrement les remarques du luthiste et compositeur Vincenzo Galilei (ca. 1520–1591), père de l’illustre mathématicien et astronome. Dans un essai resté célèbre, Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna (1581), il propose une synthèse entre la musique et la poésie qui aboutira à la création de l’un des premiers opéras à Florence en 1600. C’est dans ces mêmes pages que l’on retrouve cette longue citation sur l’introduction de la harpe en Italie : Harpa venuta à noi d’Irlande. (…) Fu portato d’Irlanda à noi questo antichissimo strumento (commemorato da Dante) doue si lauorano in eccellenza & copiosaméte: gli habitatori della quale isola si esercitano molti & molti secoli sono in essa, oltre all’essere impresa particolare del regno; la quale dipingano & sculpiscono negli ediizii pubblici, & nelle monete loro : adducendo per cagione di ciò, esset discesi dal Regio Profeta Dauid. Sono le Harpe che vsano i detti popoli, maggiote assai delle nostre ordinarie ; & hanno comunemente le corde d’ottone, & alcune poche d’acciaio nella parte acuta à guisa del Grauicembalo ; i sonatori delle quali costumano portare le ugne di ambedue le mani assai lunghe, acconciandosele artiitiosamente nella manicera che si vedono le penne ne saltarelli che dello Spinette le corde percuoteno ; & il numero di esse è cinquantaquattro, cinquantasei, & sino in sellanta. (…) la distribuitione delle corde della quale Harpa, hebbi à mesi passati (per mezzo d’un getilissimo Signore d’Irlanda) & dopo hauerla diligentemente essaminata, trouo esser l’istessa du quella che da pochi anni indietro, si è doppia di corde introdotta in Italia: quantunque alcune (contro ogni debito di ragione) dichino di haverla nouvamente ritrovate; cecando persuadere al volgo che altri che loro non la fanno sonare, ne intendono il suo temperamento del quale fanno tanto stima che l’hanno ingratamente negato à molti.60
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« Harpe venue à nous d’Irlande (…) Cet instrument des plus antiques arriva jusqu’à nous (comme s’en souvient Dante) par l’Irlande, où sa facture est excellente et abondante. Les habitants de cette île en jouent souvent et depuis fort longtemps, et c’est également l’emblème du royaume, présent et sculpté sur les édiices publics et sur la monnaie. On peut ainsi en déduire qu’elle provient du Prophète, le roi David. Les harpes utilisées par les Irlandais sont un peu plus grandes que les harpes ordinaires. Elles sont généralement pourvues de cordes en cuivre, certaines cordes parmi les plus hautes étant en acier, comme dans le cas du clavecin. Les musiciens jouent avec des ongles relativement longs à chaque main, les coupant avec soin comme les pointes des stylets qui frappent les cordes de l’épinette. On en dénombre cinquante-quatre, cinquante-six, voire soixante. (…) Il y a quelques mois (grâce aux bons oices d’un
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Il semble acquis aujourd’hui que les véritables harpes, peu courantes en Italie et au sud de l’Europe aux XIIe et XIIIe siècles, y arrivèrent grâce aux navigateurs phéniciens après avoir transité par l’Europe du Nord, dont l’Irlande. Les harpeurs pourchassés ? Selon l’un des mythes les plus persistants dans le monde de la musique irlandaise, les harpeurs auraient été pourchassés et leurs instruments détruits sous le règne d’Élisabeth : l’airmation provient en efet d’un ouvrage de William Henry Grattan Flood (1857–1928) publié en 1905, où il airme que le 28 janvier 160361 (soit deux mois avant la mort de la reine) : a proclamation was issued by the Lord President of Munster, by the terms of which the Marshal of the Province was strictly charged “to exterminate by marshal law all manner of Bards, Harpers,” etc. Within ten days ater said proclamation, Queen Elizabeth herself ordered Lord Barrymore “to hang the harpers wherever found, and destroy their instruments”.62
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gentilhomme irlandais particulièrement aimable), j’ai examiné avec attention le cordage de l’une de ces harpes. Il s’agit à mon avis de la même qui fut, avec deux fois plus de cordes, introduite en Italie il y a quelques années, bien que certains (à l’encontre de la raison la plus évidente) airment qu’ils l’ont inventée eux-mêmes, tâchant de persuader les personnes mal informées qu’eux seuls savent en jouer et savent l’accorder. » Galilei, Vincenzo, Dialogo della Musica Antica & della Musica Moderna (Florence, 1581), 143. Dans les îles britanniques jusqu’en 1752, les dates données correspondent au calendrier julien, auquel il faut ajouter dix jours pour obtenir la date selon le calendrier grégorien moderne. La France s’y était conformée dès 1582, suite à la demande du concile de Trente de 1542. « Une proclamation fut prononcée par le Lord President du Munster, selon les termes de laquelle le maréchal de la province a été strictement chargé “d’exterminer par la loi martiale toutes sortes de bardes, harpeurs”, etc. Dans les dix jours suivant cette proclamation, la reine Élisabeth elle-même ordonna à Lord Barrymore de pendre les harpeurs, où qu’ils se trouvent, et de détruire leurs instruments ». Grattan Flood, W. H., he Story of the Harp (Londres : Browne & Nolan, 1905), Chapter 18, 152.
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Nous sommes cependant en possession de deux documents qui correspondent approximativement à ceux mentionnés par Grattan Flood, mais qui ne conirment pas ces écrits : le premier date du 20 janvier 1603 et le second du 27 janvier. Dans les deux cas, il est indiqué qu’il convient de “execute by martial law in and throughout the whole province of Munster all Idle men, sturdie beggers, vagabonds, harpers, Rhymers, bardes”.63 Cette loi s’applique donc bien à l’ensemble des vagabonds qui ne sont pas en possession d’un laisser-passer et non uniquement aux musiciens. On remarquera, en outre, qu’il n’est pas question dans ces documents de détruire les instruments des musiciens. L’airmation de Grattan Flood ne peut donc être conirmée par aucun texte en notre possession et doit être considérée comme une exagération grossière à mettre sur le compte de l’enthousiasme nationaliste bien connu de cet historien.
La cornemuse et la musique de guerre Carnyx, cors et trompettes L’extraordinaire découverte en novembre 2004 de sept exemplaires presque complets de carnyx du Ier siècle avant notre ère sur le site du sanctuaire religieux gaulois de Tintignac (commune de Naves, Corrèze, France), semble témoigner du fait que ce long instrument à vent à tête d’animal est le premier qui soit commun aux tribus celtiques. Un autre exemplaire retrouvé en 1816 à Deskford, Banfshire, dans le nord-est de l’Écosse, date sans doute du IIe ou du Ier siècle avant notre ère : c’est le seul exemplaire en notre possession retrouvé dans les Îles Britanniques, mais sa présence conirme la large difusion de cet instrument en Europe parmi les tribus celtiques, puisqu’il comportait des décorations basées sur l’art picte, originaire du 63
« Exécuter par la loi martiale dans et à travers toute la province du Munster tous les oisifs, mendiants constants, vagabonds, harpeurs, rimeurs, bardes. » Voir ces documents reproduits dans Fletcher, J. Alan, Drama and the Performing Arts in Pre-Cromwellian Ireland (Martlesham : Boydell & Brewer, 2000), 185, 516.
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nord et de l’est de l’Écosse. Instrument également représenté sur le célèbre chaudron de Gundestrup (peut-être du IIe siècle avant notre ère et dont l’origine est sujette à caution), son usage ne semble cependant pas avoir dépassé le IIe siècle de notre ère. On ne sait cependant pas avec certitude si c’est efectivement cet instrument guerrier en bronze, sans doute joué en groupe, qu’évoquait l’historien Diodore de Sicile (90 av. J.-C–30 av. J.-C) au 1er siècle avant notre ère : Σάλπιγας δ´ ἔχουσιν ἰδιοφυεῖς καὶ βαρβαρικάς· ἐμφυσῶσι γὰρ ταύταις καὶ προβάλουσιν ἦχον τραχὺν καὶ πολεμικῆς ταραχῆς οἰκεῖον (…).οἱ δὲ τοῖς ὑπὸ τῆς φύσεως δεδομένοις ἀρκοῦνται, γυμνοὶ μαχόμενοι.64
Il est également possible qu’il s’agisse des trompettes et cors guerriers utilisés par les Celtes pour efrayer l’ennemi, comme l’écrivait déjà l’écrivain grec Polybe (200 av. J.-C–118 av. J.-C) à propos de la bataille de Télamon (Talamone), en Toscane, Italie : Tούς γε μὴν Ρωμαίους τὰ μὲν εὐθαρσεῖς ἐποίει τὸ μέσους καὶ πάντοθεν περιειληφέναι τοὺς πολεμίους͵ τὰ δὲ πάλιν ὁ κόσμος αὐτοὺς καὶ θόρυβος ἐξέπληττε τῆς τῶν Κελτῶν δυνάμεως. ’Ἀναρίθμητον μὲν γὰρ ἦν τὸ τῶν βυκανητῶν καὶ σαλπιγκτῶν πλῆθος. Oἷς ἅμα τοῦ παντὸς στρατοπέδου συμπαιανίζοντος τηλικαύτην καὶ τοιαύτην συνέβαινε γίνεσθαι κραυγὴν ὥστε μὴ μόνον τὰς σάλπιγας καὶ τὰς δυνάμεις͵ ἀλὰ καὶ τοὺς παρακειμένους τόπους συνηχοῦντας ἐξ αὑτῶν δοκεῖν προΐεσθαι φωνήν. Ἐκπληκτικὴ δ΄ ἦν καὶ τῶν γυμνῶν προεστώτων ἀνδρῶν ἥ τ΄ ἐπιφάνεια καὶ κίνησις͵ ὡς ἂν διαφερόντων ταῖς ἀκμαῖς καὶ τοῖς εἴδεσι.65
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« Ils ont des trompettes qui ont un son barbare et particulier, approprié au tumulte de la guerre (…). Certains, contents des avantages reçus de la nature, combattent nus ». Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, tome 1, livre V, XXX. Traduction d’après l’Abbé Terrasson (1787) et Ferdinand Hoefer (1851). Cet auteur grec a cependant tiré certaines de ses informations d’écrits plus anciens du philosophe et historien Posidonios (135 av. J.-C.- 51 av. J.-C.), dont nous avons perdu la trace. « Les Romains, pour leur part, prenaient courage à voir qu’ils avaient encerclé l’ennemi grâce à leurs deux armées ; mais, d’autre part, ils étaient terriiés par le bel ordre et le bruit terrible de ces troupes, en raison de la multitude des cors et des trompettes, auquel, toute l’armée ajoutait en même temps ses cris de guerre. Le tumulte était tel qu’il semblait que, non seulement les trompettes et les soldats, mais la région tout entière semblait joindre ses cris à ce concert. Tout aussi efrayants par leur apparence
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Si nous ne possédons pas de carnyx trouvé en Irlande, les fouilles ont en revanche livré plus de 120 cors (ou trompettes) répartis sur tout le territoire de l’île et sur une très longue période, allant du VIIIe au IIe siècle avant notre ère. Deux types de cors semblaient d’ailleurs cohabiter durant cette période : l’un dans lequel on soulait par une extrémité et l’autre par une embouchure spéciique sur le côté ; ce sont ces deux types qui ont été l’objet des principales découvertes de cors en bronze, à Drumbest et Drunkendult, dans le comté d’Antrim, au nord du pays, ainsi qu’à Dowris, près de Kilcormac, comté d’Ofaly.66 Les diférents instruments retrouvés n’ont cependant pas encore livré tous leurs secrets. En outre, les termes utilisés sont encore lous et la différence reste diicile à établir entre ce que nous appellerions aujourd’hui des cors et des trompettes. Voici par exemple un extrait d’une description poétique célébrant la très ancienne Foire de Carman (aujourd’hui Wexford) tirée du Livre des Conquêtes (Lebor Gabála Érenn, également appelé Book of Leinster), manuscrit datant vraisemblablement du XIIe siècle, dans la version reconstruite par le professeur O’Curry au XIXe siècle67 : 57 – Is iat a ada olla ; – Stuic, cruitti, cuirn chroes tolla, Cúisig, timpaig cen tríamna Filid ocus fáen-chliara,
57 – Et en voici les grands avantages ; Trompettes, harpes, cors à grande embouchure, [Cúisig], timpanistes sans fatigue Poètes et petits rimailleurs,
Ici encore, nous en sommes réduits à des hypothèses sur la fonction et l’utilisation des cors et trompettes durant l’Antiquité : les représentations
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et par leurs cris étaient les guerriers nus alignés en première ligne (…). » Polybe, Histoires, chapitre 6, livre II, 29. Traduction d’après Dom huillier (1836), Félix Bouchot (1847) et Pierre Waltz (1927). Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mot slogan vienne du gaélique irlandais et écossais sluagh ghairm, qui signiie « cri de guerre ». Tout d’abord utilisé sous la forme slogorn, le terme est passé dans la langue anglaise au XVIIe siècle, puis au XXe siècle dans la langue française. Voir notamment Coles, John M., “Some Irish Horns of the Late Bronze Age” in he Journal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, vol. 97 no. 2 (Dublin : RSAI, 1967), 113–117. O’Curry, Eugene, On the Manners and Customs of the Ancient Irish, vol. III (1873), vol. III, Appendix III, 523–547, couplets 57 et 63.
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igurant sur les croix médiévales de Durrow, Clonmacnoise ou Old Kilcullen n’apportent pas davantage d’informations.68 Parmi les découvertes archéologiques, les quatre tubes en if retrouvés à Killyfaddy, près de Clogher, comté de Tyrone dans le nord du pays, rentrent dans la catégorie des trompes ou des cors car ils semblent pouvoir être insérés les uns dans les autres. Malheureusement, très peu d’informations ont été enregistrées lors de leur découverte en 1837 et ces tubes n’ont fait l’objet d’une réelle étude qu’à partir de 2001 : une datation au carbone les a ainsi placés à la in de l’Âge de Bronze, soit vers 300 ans avant notre ère. Voici la description qu’en faisait en 1857 William Wilde : Four pieces of wooden tubing, each averaging 28 inches in length, and about 2 inches in diameter, and so constructed as to it one into the other at their extremities. When played together they would form a tube 9 feet long and making two thirds of a circle. hey were formed (…) by irst splitting the wood, then hollowing out the centre, and aterwards bringing the sides together. he most curious circumstance connected with this instrument is the mode in which the sides were ingeniously joined by copper rivets, many of which still remain. It is said that, when found, there was a thin, ornamented brass plate extending along the joinings.69
L’année de cette publication, une première tentative fut réalisée par Robert Ball (1802–1857) pour construire un instrument de ce type : les essais dans un registre aigu provoquèrent malheureusement la rupture d’un 68 69
Il s’agit de la Croix des Écritures à Clonmacnoise, la grande croix de Old Kilcullen et de la Croix de Durrow. Ajoutons également à cette liste une scène de chasse du XVe siècle dans l’abbaye de Sainte Croix, comté de Tipperary. « Quatre pièces de tubes en bois, chacun mesurant en moyenne 28 pouces [71cm] de longueur, et environ 2 pouces [5 cm] de diamètre, et construits de manière à pouvoir s’insérer les uns dans les autres aux extrémités. Mis ensemble, ils forment un tube de 9 pieds de long [2,74 m] et les deux-tiers d’un cercle. Ils ont été formés (…) en divisant d’abord le bois, puis en creusant l’intérieur, puis en rapprochant les côtés. La circonstance la plus curieuse liée à cet instrument est la façon dont les côtés ont été ingénieusement joints par des rivets en cuivre, dont beaucoup subsistent. Il se dit que, lorsqu’ils ont été trouvés, il y avait une mince plaque de laiton ornée le long des joints. » Wilde, William. R., A Descriptive Catalogue of the Antiquities of Stone, Earthen and Vegetable Materials in the Museum of the Royal Irish Academy (Dublin : Royal Irish Academy, M. H. Gill, 1857), 245.
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vaisseau sanguin du chercheur et sa mort. Il semble désormais établi que l’instrument doit être joué dans un registre grave, peut-être en « soule continu » (ou « respiration circulaire ») comme avec un didgeridoo australien,70 et que la qualité de construction et les nombreuses décorations dénotent le statut social très élevé de l’instrument et de ses propriétaires : on retrouvera d’ailleurs ce type d’instrument sur le sceau du Lord Mayor de Dublin, datant de 1229, et le pavillon décoré de l’un de ces instruments a servi de logo à la Irish Traditional Music Archive, de sa fondation en 1987 jusqu’en 2017 : retrouvé en 1794 dans la tourbière de Loughnashade près du site royal de Emain Macha (Navan fort), comté d’Armagh, et datant sans doute du IXe siècle, c’est le seul survivant des quatre instruments découverts à cette occasion, car les trois autres ont été disséminés et ont malheureusement disparu. La façon d’en jouer reste sujette à caution car, si l’instrument est aujourd’hui assemblé (mais non exposé) en forme de C au Musée national de Dublin, il est possible qu’il ait été à l’origine assemblé en forme de S. Dans certains cas, ces cors en bronze pouvaient également avoir une valeur magique ou religieuse, comme le démontre un passage de la Táin Bó Fraích,71 où l’instrument peut tuer des adversaires, ou comme dans cet extrait d’un récit de voyage de Giraud de Barri datant de 1188 : De cornu quoque Sancti Patricii, non aureo quidem sed æneo, quod in partes istas ab Hibernia nuper advenit, haud dissimiliter obstupendum. (…) Vidimus quoque et in Gwallia, unde et vehementer admiramur, bajulum quemdam cornu quoddam aeneum, quod Sancti Patricii fuisse dicebat, pro reliquiis in collo gestantem. Dicebat autem, ob reverentiam sancti illius neminem ausum hoc sonare (…). Cum igitur, Hibernico more, circumstanti populo cornu porrigeret osculandum, sacerdos quidam, Bernardus nomine, de manibus ejus illud abripuit; et oris apponens angulo, aeremque
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En février 1994, Simon O’Dwyer fut invité par le Musée national à enregistrer avec sept de ces trompettes irlandaises antiques, et le résultat est disponible en CD : Coirn na hEireann, Horns of Ancient Ireland, Dublin, CNE 002, 1994. Voir également O’Dwyer, Simon, Cullen O’Dwyer, Maria, et Neumann, Astrid, Ancient Music and Instruments of Ireland and Britain (CreateSpace Independent Publishing, 2015). Récit du vol des vaches de Fraích, extrait du Livre des Conquêtes (XIIe siècle) et du Livre Jaune de Lecan (XVe siècle), traduit par Dottin, Georges, “La course de Findabair” in L’épopée irlandaise (Paris : La Renaissance du Livre, 1926), 86–101.
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Chapitre I impellens, sonarc coepit. Qui et eadem hora, multis astantibus, ore quidem auretenus paralytice retorto, duplici passione percussus est (….). De cornu quoque Patricii hoc equidem notabile censui, quod ad aurem apposito capite foraminis ampliore, dulcisonam audias per se sonoritatem emitti; qualis ex cithara nudata, aura leniter impulsa, melodia solet educi.72
Il est donc possible que l’arrivée de la Chrétienté en Irlande au Ve siècle, ait provoqué le transfert progressif de cet instrument, considéré comme symbolique du pouvoir et de l’autorité, vers une fonction plus religieuse et moins musicale. La cornemuse au Moyen Âge73 L’idée à l’origine de la cornemuse est très simple : pour jouer en continu d’une lûte ou d’une trompette, on remplit d’air un sac intermédiaire (par exemple la vessie d’un animal) en soulant dedans, et on envoie cet air vers un instrument à anches (le chalumeau, en anglais, chanter). Ceci permet d’obtenir
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« Un autre événement concernant la corne de St Patrick, non pas en or mais en cuivre, et récemment importée ici d’Irlande, provoque notre admiration. (…).Au Pays de Galles, et c’est pour moi une grande source d’émerveillement, j’ai vu lors d’un enterrement un homme porter une corne en bronze censée avoir appartenu à St Patrick, qu’il portait autour de son cou, comme une relique. Il airmait que, par respect pour le Saint, personne n’avait jamais osé souler dedans (…). Il tenait la corne de telle façon que les gens assemblés puissent l’embrasser, comme cela se fait en Irlande. A ce moment, un prêtre nommé Bernard l’arracha de ses mains, plaça l’extrémité dans sa bouche et soula dans le métal pour faire résonner l’instrument. Immédiatement, devant les personnes présentes, sa bouche fut paralysée et il soufrit également d’une autre aliction (…). Je dois également vous dire, concernant la corne de St Patrick, que, si vous tenez son pavillon près de l’oreille, vous entendrez jouer une douce mélodie, comme si vous aviez laissé le vent jouer avec les cordes d’une harpe, produisant une belle résonance. » Giraud de Barri, Itinerarium Cambriae, livre I, chapitre 2 (v. 1191). Voir Brewer, John S., Dimock, James F., et Warner, G. F., Giraldus Cambrensis Opera (1861), 26–27. Voir également pour cette section Donnelly, Seán, “he Warpipes in Ireland”, Ceol, vol. V no. 1 (1981), 19–24.
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un son ininterrompu, à condition que le sac soit suisamment étanche et que l’air entrant ressorte exclusivement par le chalumeau. Comme dans de très nombreuses régions d’Europe, d’Afrique et d’Asie, l’Irlande connut sans doute ce type de cornemuse « à bouche » dès la découverte d’une méthode de perçage du bois, mais elle resta ici considérée comme un instrument moins noble que la harpe. Elle pourrait être arrivée en Irlande après son introduction sur l’île voisine par les Romains, mais cette théorie pose aujourd’hui des problèmes plus politiques que musicaux à certains passionnés, étant donnée la très forte identiication de la cornemuse à l’Écosse et à l’Irlande. Les termes utilisés dans les textes anciens posent également quelques diicultés : il est en efet probable que les traductions utilisées aux XVIIIe et XIXe siècles dans les recherches menés par des Irlandais anglophones (pipes) correspondent en réalité à des lûtes et non à des cornemuses (bagpipes) ; c’est peut-être le cas par exemple de la référence qui igure également dans le poème du XIIe siècle sur la Foire de Carman cité ci-dessus, au couplet 63 (pípaí ou píopaí) ; c’est peut-être de nouveau le cas pour un texte oiciel en ancien français de 1367, les Statuts de Kilkenny, faisant interdiction aux Anglais d’accueillir parmi eux des feidanes, terme parfois interprété à tort comme des joueurs de cornemuses depuis la traduction donnée par James Hardiman en 1843 : XV. Item pour ceo que les ministres Irrois venutz entre Englois espient les privities manieres et innesses des Englois dont graundz maulx souvient en son advenuz Accorde est et defendu que nuls ministres Irrois assavoires feidanes slelaghes Babblers Rymers sertes ne nulle autre ministre Irrois viennent entre les Englois et que nul Englois les receivent ou faire don a eux (…).74
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« Également, puisque les agents irlandais qui viennent parmi les Anglais, espionnent les secrets, les plans et les politiques des Anglais, par lesquels de grands maux sont souvent advenus, il est convenu qu’il est interdit aux agents irlandais, c’est-à-dire [artistes, raconteurs?], parleurs, rimeurs ou tout autre agent irlandais de venir parmi les Anglais, et qu’aucun Anglais ne les accueillera ni ne leur fera de don ». Voir Hardiman, James, A Statute of the Fortieth Year of King Edward III: Enacted in a Parliament held in Kilkenny, A. D. 1367 (Dublin : Irish Archeological society, 1843), 54. Voir également Donnelly, Séan, he early history of piping in Ireland (Dublin : Na
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Chapitre I
Les premières représentations dont nous disposons pour les instruments du type des cornemuses sont très imprécises : elles igurent sur les croix en pierres irlandaises à partir du Xe siècle, notamment sur la Croix des Ecritures, dans la partie nord du monastère de Clonmacnoise, comté d’Ofaly, sur laquelle un ange joue d’un instrument muni d’un sac. De même, un manuscrit du début du XVe siècle, le Dindsenchas Érenn, contenu dans le Grand Livre de Lecan (Leabhar Mór Leacain), comporte une lettre initiale représentant un cochon jouant d’une cornemuse à deux bourdons, sans que l’on puisse en tirer de conclusions précises.75 Il faut donc attendre le début du XVIe siècle pour disposer d’une représentation claire d’une cornemuse dans un contexte irlandais, plus guerrier, et qui nous pousse à considérer que la première « cornemuse irlandaise à bouche », appelée désormais war pipes (cornemuse de guerre), ressemblait énormément à la grande cornemuse que nous connaissons aujourd’hui : l’ordinal (ou le missel) de l’abbaye cistercienne de Rosglas, Monasterevin, comté de Kildare, rédigé en 1501 par Donatus Okhellay (sans doute une transcription phonétique du nom Donnchadh Ó Ceallaigh) présente un jeune soldat casqué jouant sur une cornemuse dotée de deux bourdons dans un dessin marginal en couleur.76 Sensiblement à la même époque, une gravure du château de Woodstock, comté de Kilkenny, nous présente un dessin plus stylisé d’un musicien jouant d’une cornemuse également dotée de deux bourdons.77
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Píobairí Uilleann – RSPBA, 2001), 11. Son interprétation se base cependant sur une traduction en anglais erronée du texte, dont l’original n’existe qu’en français du XIVe siècle. Notons enin que ces statuts eurent peu d’inluence sur la vie quotidienne des Irlandais et des Anglais en Irlande, poussant en réalité nombre d’Anglais à choisir leur camp : celui de leurs voisins et alter ego, les Irlandais. Royal Irish Academy (Dublin), MS 23 P 2. Voir Breathnach, Breandán, “he Piping Pig”, An Píobaire, vol. II no. 2 (septembre 1978), 2. Bodleian Library (Oxford), MS Rawlinson C 32, folio 31v. Bien qu’associé à l’abbaye de Rosglas, cet ordinal a été rédigé à l’abbaye de Mellifont, comté de Louth, comme indiqué dans son introduction. Cette gravure, sur bois ou sur pierre selon les sources, semble avoir disparu. Breandán Breathnach (Folk Music and Dance of Ireland, 1971) indique qu’elle est en bois, comme de nombreuses autres sources depuis – y compris dans Vallely, Fintan (dir.), he
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Toujours en ce début de XVIe siècle, nous disposons par ailleurs de tableaux plus précis de joueurs de cornemuses peints vers 1514 par le voyageur et artiste bavarois, Albrecht Dürer (1471–1528) : l’un d’entre eux, exposé au Musée de Vienne, représente un musicien irlandais barbu portant une tunique et des chausses et jouant d’une cornemuse munie de deux bourdons et d’un chalumeau à grand pavillon. A partir du règne des Tudor (1485–1603), des textes oiciels font également mention de très nombreux pipers, terme utilisé à dès lors pour désigner spéciiquement les joueurs de cornemuse : ce sont les Fiants, lettres rédigées par la représentation royale en Irlande, dont certaines mentionnent les pardons accordés à des musiciens. En raison du très grand nombre de ces pardons accordés sous le règne d’Élisabeth,78 il est cependant clair que les pipers, comme les harpeurs, n’étaient pas considérés spéciiquement et uniquement en tant que musiciens dans ces cas-là, mais vraisemblablement dans un cadre beaucoup plus large que nos connaissances actuelles ne nous permettent pas encore de déterminer. Ainsi trouvera-t-on une mention des joueurs de cornemuse en 1537 dans un texte rédigé par un juge et proposant une vaste réforme possible : “Irish beggars, rhymers, bards, common women, pardoners, pipers, harpers, and the like, not to be sufered within the Pale”.79
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Companion to Irish Traditional Music (Cork : Cork University Press, 2010) – mais le site de l’association Na Píobairí Uilleann () indique qu’elle est en pierre. Voir les Fiants dans Appendix to the 17th report of the Deputy Keeper of the Public Records in Ireland (Appendix I à IV) (Dublin: Public Record Oice of Ireland, Alex hom & Co., 1885). Voir également Fletcher, Alan John, Drama and the Performing Arts in Pre-Cromwellian Ireland (2000). « Que les mendiants irlandais, les rimailleurs, les bardes, les femmes ordinaires, les prêcheurs, les joueurs de cornemuse, les harpeurs, etc., ne puissent être autorisés dans le Pale [la zone autour de Dublin, contrôlée par l’Angleterre]. » Rapport du juge homas Luttrell, voir Letters and Papers, Foreign and Domestic, Henry VIII, vol. 12, partie 2, juin-décembre 1537 (Londres : Her Majesty’s Stationery Oice, 1891), 20 septembre 1537, St. P. ii. 502. Voir .
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Il est certain, en revanche, que des joueurs de cornemuse irlandais participaient dès cette époque aux batailles, comme le montre cette description d’un escadron de mercenaires à la solde d’Henri VIII partant à la conquête de l’Écosse en 1544 : In the same moneth also passed through the citie of London in warlike maner, to the number of seauen hundred Irishmen, hauing for their weapons, darts, and handguns, with bagpipes before them.80
On trouve d’ailleurs de belles illustrations de ces joueurs de cornemuse dans le dernier quart du XVIe siècle, notamment dans un tableau du peintre lamand Lucas D’Heere (1534–1584) représentant des « Irlandois et Irlandoises comme ils alloyent accoustrés estans au service de feu Roi Henry » : jouée par un enfant, cette grande cornemuse est dotée d’un bourdon ténor et d’un grand bourdon, tout deux reposant sur son épaule gauche, comme cela se pratique encore actuellement. La position des mains, en revanche, est l’inverse de celle généralement utilisée aujourd’hui par les droitiers (et quelques gauchers). Il est cependant vraisemblable que D’Heere n’avait pas une connaissance directe de l’instrument, par ailleurs curieusement tenu à droite par ce jeune musicien.81 Les croquis les plus célèbres de cette période restent cependant ceux de John Derricke publiés en 1581, déjà cité plus haut pour la harpe, qui décrivent une scène de bataille de 1578 à laquelle participe notamment un joueur de cornemuse. L’ensemble de douze gravures sur bois raconte ainsi la victoire de Henry Sidney, Lord-Deputy d’Irlande sous le règne d’Élisabeth,
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« Ce même mois passèrent également dans les rues de la ville de Londres en formation guerrière, jusqu’à sept cents Irlandais équipés de lances et d’armes à feu, et précédés de cornemuses ». Holinshed, Raphael, Holinshed’s Chronicles of England, Scotland and Ireland (Londres : J. Johnson et al., 1808), 838. Cette illustration est l’un des 195 dessins présentés dans l’ouvrage « héâtre de tous les peuples et nations de la terre avec leurs habits et ornemens divers, tant anciens que modernes, diligemment depeints au naturel par Luc Dheere peintre et sculpteur Gantois », publié vers 1575 à Gand, et consultable sur le site de la bibliothèque de l’université de Gand : .
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face aux mercenaires irlandais venus voler du bétail.82 Les textes qui les accompagnent nous permettent également d’en apprendre un peu plus sur l’art de la guerre de cette période, bien que d’un point de vue anglais :
he Karne apace doe sweate : and bagge Pipe then in stead of Trompe, doe lulle the back retreat
Et les ennemis partent maintenant au combat Les soldats marchent et transpirent Et la cornemuse au lieu de la trompette sonne la retraite
Who eares the Bagpippe now, the pastyme is so hotte : our valiant Captens will not cease till that the feeld be gotte
Qui entend la cornemuse à présent l’heure est cruciale notre vaillant capitaine n’aura de cesse de conquérir ce champ de bataille.
Now goe the foes to wracke,
On saisira d’ailleurs l’importance de ces musiciens-guerriers en remarquant que, lors de la bataille inale, la défaite des Irlandais est symbolisée par la mort du pyper, seul personnage identiié dans ce tableau dont il occupe le centre, tandis que le gros des troupes irlandaises s’enfuit en courant. Et l’on apprend également dans ce poème que les Irlandais, contrairement aux troupes britanniques qui employaient des joueurs de trompettes, utilisaient efectivement la cornemuse à des ins militaires, vraisemblablement de la même façon que les Écossais à la même époque. Cette utilisation est d’ailleurs conirmée quelques années plus tard dans une description de l’instrument fournie par l’Irlandais Richard Stanyhurst, déjà mentionné pour ce qui concerne la harpe : he Irish also use instead of a trumpet a wooden pipe constructed with the most ingenious skill to which a leather bag is attached with very closely plaited (or bound) leather bands. From the side of the skin issues a pipe through which as if through a tube the piper blows with swollen neck and distended cheeks, as it is illed with air
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Un seul exemplaire complet subsiste de l’ouvrage he Image of Irelande, with a discouerie of VVoodkarne. Voir Quinn, David B. (dir.), et Derricke, John, he Image of Ireland; with a Discoverie of Woodkarne (Belfast : he Blackstaf Press, 1985). Il est également disponible à la bibliothèque de l’université d’Édimbourg et accessible en ligne .
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Chapitre I the skin swells: when it swells he presses it down again with his arm. At this pressure two other wooden pipes, a shorter and a longer, emit a loud and piercing sound. here is also a fourth pipe, pierced with several holes which by opening and closing the holes with nimble ingers the piper manages to elicit from the upper pipes a loud or low sound as he thinks it. he stem and stern of the whole afair is that the wind should have no outlet through any part of the bag except the mouths of the pipes. For if anyone (as is the practice of merrymakers when they want to give annoyance to these pipers) make even a pinhole in the skin the instrument is done for because the bag collapses. his sort of instrument is held among the Irish to be a whetstone for martial courage: for just as other soldiers are stirred by the sound of trumpets, so they are hotly stimulated to battle by the noise of this afair.83
C’est vraisemblablement ce caractère martial de la grande cornemuse en Irlande, également conirmé la même année par l’Italien Vincenzo Galilei (ca. 1520–1591) dans son essai Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna, qui est à l’origine de sa disparition, à mesure que l’Irlande passait sous le contrôle politique et militaire de l’Angleterre.
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« Les Irlandais, de la même façon, au lieu de la trompette, utilisent un pipeau en bois d’une conception particulièrement ingénieuse, auquel est rattaché un sac en cuir, scellé de manière très précise avec des lanières de cuir. Un tuyau est inséré sur le côté de cette peau par lequel le musicien, le cou et les joues gonlés, soule comme nous le ferions dans un tube. La peau ainsi emplie d’air commence à se gonler, et le musicien appuie dessus avec son bras. Deux sonorités puissantes et perçantes sont ainsi produites à travers deux pipeaux en bois de longueurs diférentes. Il y a également un quatrième pipeau, perforé en diférents endroits, que le musicien ouvre et ferme grâce à ses doigts agiles pour obtenir des pipeaux supérieurs des sons puissants ou doux. Tout est donc basé sur l’idée selon laquelle l’air ne doit pouvoir s’échapper par aucun autre élément de l’instrument que les embouchures des pipeaux. Car si quiconque (comme le font de joyeux lurons pour tourmenter les musiciens) fait un simple trou dans la peau de l’instrument, le sac se dégonle. Les Irlandais considèrent que cet instrument stimule leur courage au moment de la bataille car, de même que la trompette galvanise les soldats d’autres nations, c’est par ses sonorités qu’ils sont poussés à se battre. » Stanyhurst, Richard, De Rebus in Hibernia Gestis (1584) in Fletcher, Alan J., Drama and the Performing Arts in PreCromwellian Ireland (2000), 513.
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Autres instruments antiques et médiévaux Sur la foi des recherches de l’érudit Eugene O’Curry (1796–1862), William Henry Grattan Flood (1857–1928) considérait au début du XXe siècle84 que les instruments utilisés avant l’arrivée des Anglo-Normands au XIIe siècle pouvaient être classés en neuf catégories : mais ici encore il reste extrêmement diicile de déinir avec certitude les diférences entre les divers instruments médiévaux, les confusions étant nombreuses, les noms des instruments extrêmement variables d’un manuscrit à l’autre et les traductions en latin ou en anglais parfois approximatives. Breandán Breathnach estimait pour sa part dans les années 197085 que le nombre d’instruments dont l’existence est attestée est extrêmement restreint. Outre les harpes (cruit et cláirseach) et les premières cornemuses (cuisle cheoil et píopaí), le timpán serait un instrument à cordes, ancêtre de la famille des rebecs et des violons, alors que le buinne et le corn, seraient des trompettes guerrières, le cuiseach et le feadán, peut-être des ancêtres de la lûte. Parmi les instruments de musique plus rares en Irlande durant l’Antiquité et au Moyen Âge, un certain nombre reste encore mal déini et tout particulièrement les termes crann chiúil (« arbre à musique ») et craeb chiúil (« branche à musique ») : dans le premier cas, il semble qu’il s’agissait d’une lyre, tandis que la seconde expression désignait vraisemblablement une baguette ou une canne pourvue de clochettes et utilisée par des poètes pour attirer l’attention d’une foule.86
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Grattan Flood, William Henry, A History of Irish Music (Dublin : Browne & Nolan, 1927, 1ère édn 1905), chapitre III. Voir Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (1971), 6–7. Voir notamment Bergin, Osborn Joseph (dir.), Irish bardic poetry (1970), et Knott, Eleanor (dir.), A bhfuil aguinn dár chum Tadhg Dall Ó hÚigínn (1550–1591), he Bardic Poems of Tadhg Dall Ó hÚigínn, vols 1–2 (Dublin : Irish Text Society, 1922–1926).
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Les instruments à cordes rottées L’airmation de W. H. Grattan Flood en 1905 selon laquelle “We also have a record of the Fiddle being used in Ireland as early as the seventh century”87 est bien sûr une afabulation patriotique, car une confusion manifeste est entretenue entre un instrument antique et l’instrument actuel : il s’agit ici encore de la description de la Foire de Carman dans le manuscrit Lebor Gabála Érenn, sans doute rédigé au XIIe siècle et citée précédemment à propos des trompettes : 63 – Pípaí, idlí, ir cen gail Cnámhhir, ocus cuislennaig Slúag étig engach egair Béccaig ocus búridaig
63 – Cornemuses, violons, hommes sans armes Joueurs d’os et de lûtes Une foule bigarrée Crieurs et brailleurs
Il n’y avait donc pas de violons au VIIe siècle en Irlande, ni ailleurs, car cet instrument n’apparaît en Europe qu’au XVIe siècle. On sait également que l’archet, souvent considéré par les musiciens comme un instrument à part entière, est apparu en Europe vers le Xe ou XIe siècle, peut-être en provenance des plaines d’Asie Centrale. Mais c’est en Irlande qu’a été retrouvé le plus ancien exemplaire : datant du XIe siècle, cet archet en cornouiller a été mis au jour lors de fouilles archéologiques dans le centre de Dublin, près de la cathédrale de Christ Church, bien qu’il nous soit impossible de dire s’il était destiné à frotter les cordes d’une lyre ou celles d’un psaltérion. Plus intéressant encore, son style est fortement inluencé par l’art scandinave de l’époque, en particulier sa sculpture à tête d’animal, et atteste clairement de l’inluence culturelle viking sur l’art irlandais du Moyen Âge.88 Et sensiblement à la même époque, on trouvera une autre illustration sculptée d’un archet sur une pierre de la petite église du XIIe siècle (en ruine) de St Finan, située sur Church Island, au nord du lac de
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« nous possédons également une trace du violon en Irlande dès le VIIe siècle » in Grattan Flood, A History of Irish Music (1905), 25. Voir Buckley, Ann, “A Viking bow from 11th-century Dublin” in Archaeologia Musicalis, vol. I (Celle : ICTM-Moeck, 1987), 9–10.
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Currane, Waterville, comté du Kerry. Ici, l’instrument à six cordes semble appartenir à la famille des crwth gallois. Les premières lûtes Les premières lûtes (qui sont sans doute les premiers instruments conçus et joués par les humains) remontent, en l’état actuel de nos connaissances, à plus de 35 000 ans ;89 on peut donc aisément considérer qu’elles font leur apparition en Irlande avec ses premiers habitants, il y a environ 12 000 ans. Mais contrairement aux instruments à cordes, les instruments à vent de ce type apparaissent rarement sur les croix sculptées ou dans la littérature mythologique et il s’agit sans doute là d’un témoignage du caractère socialement supérieur des cordophones, alors que les lûtes étaient sans doute considérées comme des instruments plus adaptés aux divertissements populaires. Ceci est d’ailleurs conirmé par les fouilles archéologiques : six fragments de lûtes en os d’oiseaux ou en bois de sureau ont ainsi été découverts dans le quartier de la cathédrale de Christ Church à Dublin, datant des XIIe et XIIIe siècle, ainsi qu’à Waterford. En dehors des lûtes, il est également possible qu’ait existé une sorte de lûte triple, qui subsiste en Sardaigne sous le nom de launeddas. Elle igure ainsi sur le croix de Muiredach à Monasterboice comté de Louth et sur la croix des Ecritures à Clonmacnoise, comté d’Ofaly. Ici encore, il est extrêmement diicile de distinguer la façon dont cet instrument pouvait être joué et nous n’avons pas d’autres exemples précis permettant d’en déduire le contexte d’utilisation ou son association avec certaines activités sociales ou religieuses. La découverte la plus intéressante en Irlande concernant les lûtes remonte cependant à 2003, à seulement 25 km au sud de Dublin : à Greystones, comté de Wicklow, furent retrouvés six tuyaux en bois d’if.90 89 90
Voir Conard, Nicholas J., Malina, Maria, et Münzel, Susanne C., “New lutes document the earliest musical tradition in southwestern Germany” in Nature, vol. 460 (septembre 2009), 737–740. Tous les instruments préhistoriques retrouvés en Irlande sont en if.
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Mais ceux-ci datent du début de l’Âge de Bronze, soit plus de 2000 ans avant notre ère, ce qui en ferait le plus vieil instrument jamais trouvé en Irlande. Mesurant de 29 à 57 cm chacun et percés sur toute leur longueur, ils ne comportent pas de trous pour les doigts et il pourrait tout autant s’agir d’aérophones (instruments à vent) que d’idiophones (instruments à vibrations). Si cette utilisation musicale était conirmée, il reste cependant à déterminer exactement quel était leur agencement – alignés comme une sorte de lûte de pan, ou insérés les uns dans les autres ? Il nous faut de nouveau admettre que nos connaissances actuelles ne permettent pas d’être plus précis sur ce point ni sur leur contexte d’utilisation.91 Les cloches Des cloches en bronze du VIIe siècle avant notre ère, sortes de pendentifs sonores d’environ 12 cm de long dotés d’un anneau, ont été retrouvées à Dowris, près de Kilcormac, comté d’Ofaly dans le centre du pays et l’abondance des découvertes lors des fouilles sur ce lieu dans les années 182092 incite les spécialistes à estimer qu’il s’agit d’une d’ofrande, voire d’un lieu de culte religieux : ces cloches (appelées « crotales ») étaient d’ailleurs un attribut relativement courant des religieux dans le monde celtique, y compris jusqu’en Bretagne armoricaine, où elles seraient arrivées depuis l’Irlande93 : plus de soixante-dix exemples en fer ou en bronze ont ainsi été 91
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Voir Holmes, Peter, et Molloy, Bernice, “he Charlesland [Wicklow] Pipes” in Hickman Ellen, Adje Both, Arnd, et Eichmann, Ricardo (dir.), Studies in Music Archaeology V, Music Archaeology in Contexts. Archaeological Semantics, Historical Implications, Socio-Cultural Connotations. Papers rom the 4th Symposium of the International Study Group on Music Archaeology at Monastery Michaelstein, 19–26 September, 2004 (Rahden : Marie Leidorf, 2006), 15–40. Outre les quarante-huit crotales et les vingt-six cors ou trompettes en bronze, les fouilles mirent au jour quarante-quatre pointes de lance, quarante-trois haches, cinq épées, un chaudron en bronze, etc. Voir Bourke, Cormac, “Early Irish hand bells” in Royal Society of Antiquaries of Ireland Journal (Dublin : RSAI, 1980), 52–66, et Buckley, Ann, “And his voice swelled like a
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retrouvés dans tous le pays, mais si leur caractère sacré leur a souvent valu d’être sauvegardées, il n’est pas certain qu’elles jouissaient d’une valeur réellement musicale – de même que les clochers des églises chrétiennes n’ont pas tous un intérêt mélodique avéré.
Aux origines du chant gaélique En gaélique Sans doute héritée des traditions des récitants (les reacaire qui déclamaient les louanges de leur protecteur) et des ilid (les bardes chanteurs), la pratique du chant en gaélique en Irlande remonte également aux coutumes celtiques mentionnées par Diodore de Sicile au 1er siècle avant notre ère : “Εἰσὶ δὲ παρ᾿ αὐτοῖς καὶ ποιηταὶ μελῶν, οὓς βάρδους ὀνομάζουσιν. Oὗτοι δὲ μετ᾿ ὀργάνων ταῖς λύραις ὁμοίων ἄͺδοντες οὓς μὲν ὑμνοῦσιν, οὓς δὲ βλασφημοῦσι”.94 Nous savons que ces bardes laissèrent peu à peu la place à une corporation nouvelle de chanteurs-musiciens à partir du Moyen Âge, mais très peu d’informations concrètes nous permettent d’analyser cette évolution progressive en Irlande. Il est cependant vraisemblable que ces poètes furent inluencés par la chanson courtoise provençale, importée par les AngloNormands dès la in du XIIe siècle. Le chant a capella très ornementé, appelé depuis le début du XXe siècle sean-nós (« dans l’ancien style »), pourrait donc avoir été façonné en Irlande par une inluence provençale, propagée par les Anglo-Normands sur un substrat de poésie bardique ancienne en gaélique.
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terrible thunderstorm …: music as symbolic sound in medieval Irish society” in Irish Musical Studies, vol. III (Dublin : SMI, 1995), 11–74. « Ils ont aussi des poètes qu’ils appellent bardes. Ils s’accompagnent sur des instruments semblables aux lyres, chantant les louanges de certains ou blâmant d’autres. » Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre V, XXXI. Traduction d’après l’Abbé Terrasson (1787) et Ferdinand Hoefer (1851).
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Cette poésie chantée est également liée à la tradition médiévale des lais, dont l’origine reste obscure. Bien que la France, et plus particulièrement la Bretagne, soient généralement considérées comme les berceaux de cette forme de littérature courtoise médiévale du XIIe et du XIIIe siècles, l’Irlande pourrait également en être une source fondamentale en raison de l’inluence de sa rythmique poétique en gaélique. On retrouve d’ailleurs cette origine dans le substantif gaélique moderne laoi (« poème narratif ») et dans le verbe apparenté laoidh (« célébrer en chanson »). Nous ne possédons malheureusement aucune trace de notation musicale de cette époque pouvant conirmer ou inirmer cette théorie, cependant soutenue par les principaux spécialistes.95 En Irlande, les Fenian Lays (laoithe Fiannaíochta) constituaient une importante « littérature orale », également présente en Écosse et dans l’Île de Man. Sur une base antique96 peut-être davantage récitée que chantée, ces lais gloriiaient les exploits guerriers du héros mythologique Fionn mac Cumhaill (Finn Mac Cool), père d’Oisín et grand-père d’Oscar. Deux enregistrements de ces Fenian lays réalisés le 25 juin 1951 sur l’île écossaise de South Uist par le collecteur et anthropologue américain Alan Lomax (1915–2002) sont les exemples les plus connus de cette expression vraisemblablement transmise oralement pendant des siècles.97 D’autres lais, non liés à la tradition épique de Fionn, mais également composés sur des bases mythologiques anciennes, sont parvenus jusqu’à nous grâce à des enregistrements réalisés en Irlande entre 1945 et 1985, et témoignent d’une forme similaire de continuité dans la chanson gaélique irlandaise.98 95
96 97 98
Voir Aarburg, Ursula, “Lai, Leich” in Die Musik in Geschichte und Gegenwart (Kassel : Bärenreiter, 1960), vol. 8, 81–87 ; Maillard, Jean, “Lai, Leich” in Gattungen der Musik in Einzeldarstellungen: Gedenschrit Leo Shrade (Bern et Munich : Francke, 1973), 323–345. Voir Meyer, Kuno, Fianaigecht (Dublin : Institute for Advanced Studies, 1993, 1ère édn 1910), xvi, qui évoque une référence aux lais dans un manuscrit du VIIe siècle. Il s’agit de “Duan no Ceardaich” (par Angus MacMillan) et “he Triumph Of Bran” (par Duncan MacDonald). Ces enregistrements sont consultables auprès de la School of Scottish Studies and the American Folklife Center, Library of Congress. Il s’agit de “Laoi na Mna Móire” par Micheál Ó hIghne et Séamas Ó hIghne, à Glencolmcille, comté du Donegal, “Laoi Chlainne Uisnigh” par Máirtín Ó
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On retrouve enin des traces de cette tradition gaélique ancienne dans les diférentes catégories de lamentations en irlandais : la marbhna, ou élégie, était sans doute une poésie syllabique chantée pour des occasions commémoratives formelles ain de célébrer le souvenir du défunt, tandis que la caoineadh,99 en poésie accentuée, était sans doute une oraison plus informelle chantée lors des cérémonies d’enterrement. Des exemples anciens ont été consignés jusqu’au XIXe et au XXe siècles,100 mais il est cependant possible que ces deux formes distinctes aient fusionné au cours du Moyen Âge pour laisser la place à une forme de lamentation parfois instrumentale jouée à la harpe : Edward Bunting a ainsi collecté en 1792 auprès du harpeur aveugle Denis Hempson (ou Hemsey, 1695–1807) une mélodie jouée sur seulement six notes intitulée Deirdre’s Lament for the Sons of Usneach, souvent considérée comme l’une des plus anciennes mélodies irlandaises. Celle-ci fut tout d’abord publiée dans O’Farrell’s Pocket Companion for the Irish ou Union Pipes, vers 1804–1810 sous le nom Deirdre’s Lamentation avant d’apparaître en 1840 dans le troisième volume de l’ouvrage de Edward Bunting, he Ancient Music of Ireland.101 Langues gaéliques et brittoniques Presque toutes les langues européennes et un grand nombre de langues asiatiques actuelles sont issues d’un tronc commun préhistorique hypothétique, l’indo-européen,
Conaire à Ráth Cairn, comté de Meath, et “Laoi an Amadáin Mhóir” par Seán Bán MacGrianna. Ces enregistrements sont disponibles auprès de la Irish Folklore Commission. 99 D’où le verbe anglais to keen, « pleurer la mort d’un proche ». 100 Voir Henigan, Julie, Literacy and Orality in Eighteenth-Century Irish Song (Londres : Routledge, 2012), 65–110, et Joyce, P. W., A Social History of Ancient Ireland, vol. II (1903), 540–541. 101 Bunting, Edward, he Ancient Music of Ireland (vol. 1, Londres : Preston and Son, 1796 ; vol. 2, Londres : Preston and Son, 1809 ; vol. 3, Dublin: Hodges and Smith, 1840 ; he Ancient Music of Ireland: he Bunting Collections, Dublin: Waltons, 2002).
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Chapitre I sans doute parlé il y a 5000 à 7000 ans.102 Ces langues européennes se subdivisèrent ensuite en plusieurs branches, parmi lesquelles la branche germanique (dont sont issus l’allemand, le néerlandais, l’anglais, etc.), les langues italiques (qui engendrèrent le latin, puis l’italien, le français, l’espagnol, etc.), les langues balto-slaves (le russe, le polonais, etc.) et bien d’autres. Le rameau celtique est l’une de ces branches. On trouve ainsi logiquement des ressemblances frappantes entre certains mots des langues actuelles : « frère » se dit brother en anglais, brat en russe, bráthair en gaélique irlandais … La première famille chronologique des langues celtiques est constituée des langues celtiques continentales, toutes disparues aujourd’hui : il s’agit du gaulois, du celtoibérique, et du lépontique. La conséquence la plus visible aujourd’hui est le très grand nombre de racines celtiques dans les noms propres des leuves, des lieux et des villes de toute l’Europe. Toutes les langues celtiques encore en usage aujourd’hui sont issues du celtique insulaire, y compris le breton d’Armorique (aujourd’hui la Bretagne) : elles sont identiiées en Irlande à partir du IVe siècle av. J.-C., peut-être en provenance de l’ouest de la France actuelle ; cette onde linguistique se serait prolongée ensuite vers l’Île de Man, puis vers l’Écosse à partir du Ve siècle. Une autre vague se répandit vers ce qui constitue aujourd’hui l’Angleterre et le Pays de Galles, pour se propager au Ve siècle vers l’Armorique, époque où les langues celtiques continentales disparaissaient. Ces langues celtiques insulaires, sont généralement classées en deux familles : les langues brittoniques (en anglais Brythonic) comprennent le cornique (disparu au XVIIIe siècle), le breton et le gallois, ces deux dernières ayant longtemps été mutuellement compréhensibles, peut-être jusqu’au XVe siècle. Les langues gaéliques (en anglais Gaelic ou plus rarement Goidelic) comprennent aujourd’hui le mannois (quasiment éteint), le gaélique d’Irlande et le gaélique d’Écosse. Ces deux dernières partagèrent une norme littéraire commune jusqu’au XVIIe siècle, les échanges culturels, économiques et politiques étant très nombreux. Elles sont encore suisamment proches aujourd’hui pour être parfois mutuellement compréhensibles.
102 Les seules exceptions sont le basque, le hongrois et les langues inno-ougriennes (dont le innois).
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En latin On ne peut que supposer l’existence d’une forme particulière à l’Irlande de chant en latin avant le XIe ou XIIe siècle, car les traces écrites de pièces de musique y sont inexistantes avant cette période : le premier exemple dont nous disposons est le Missel de Drummond, sans doute rédigé par un (ou deux) moine(s) à l’abbaye de Glendalough, comté de Wicklow, ou au prieuré d’Armagh, au XIe ou XIIe siècle. Il contient la première notation de chants monacaux en Irlande, sous la forme de neumes adiastématiques (signes sans portée ni hauteur mélodique précise), et semble dénoter des inluences pré-grégorienne et une utilisation importante des mélismes (ornementations). Malheureusement, aucun spécialiste n’est parvenu à en déchifrer le contenu jusqu’à présent. En revanche, la plus ancienne collection de partitions de chants, contenue dans un ouvrage liturgique catholique du XIIe ou XIIIe siècle (le Graduel de Lismore, comté de Waterford) a révélé des polyphonies à deux voix et des inluences liturgiques anglo-saxonnes et normandes, alors que la conquête de l’Irlande par les Anglo-Normands n’avait pas encore débuté.103 Enin, une série de tablettes de pierre gravées en latin et anglais au milieu du XVe siècle, dont quatre comportent des partitions musicales, a également été retrouvée en 1959 à Smarmore, comté de Louth : découvertes dans les ruines d’une église médiévale, elles ont révélé des formules médicales, des notes diverses et des partitions, qui sont aujourd’hui préservées au Musée national de Dublin. Il reste cependant diicile de déterminer si ces notes de musique correspondent à une partition de chant ou à de la musique instrumentale car, ici encore, elles restent à ce jour indéchifrées. On peut toutefois considérer, de nouveau avec Ann Buckley, que les nombreux cantiques de la période irlandaise médiévale témoignent d’une lente agrégation entre la poésie latine et la versiication gaélique, dans une
103 Elle débutera en 1169 avec l’arrivée de Richard Strongbow, vassal du roi anglo-normand Henri II Plantagenêt.
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Chapitre I
forme associant une abondance d’allitérations, d’assonances et de rimes internes.104
Conclusion Entre l’Antiquité et la in du Moyen Âge, plusieurs transformations importantes de la société irlandaise engendrèrent des évolutions essentielles dans la fonction des musiciens professionnels, ceux pour lesquels nous disposons de suisamment d’informations à cette époque : le caractère sacré de leur profession, au statut social très élevé – et consigné dans la mythologie celtique transcrite par les moines chrétiens – disparaît graduellement au cours du Moyen Âge, et les harpeurs deviennent de simples musiciens de cour au service de leurs protecteurs, les chefs de clans de la société gaélique. Sous l’inluence anglo-normande à partir de la in du XIIe siècle, ces chefs de clans disparaissent peu à peu en tant que représentants de leur communauté, pour céder peu à peu la place à de petits propriétaires terriens, dans un premier temps à l’est du pays. La première tentative anglaise sérieuse visant à instaurer une séparation nette entre les populations anglaises et irlandaises date de 1367 (sous le règne d’Edouard III, 1312–1377) : les Statuts de Kilkenny, du nom de la ville où un parlement les promulgua, comportent trente-cinq articles dont les principaux concernent l’interdiction faite aux Anglais de parler la langue gaélique, d’utiliser un nom gaélique, de faire alliance avec les Irlandais par mariage ou de résoudre les conlits sur la base du droit Brehon. Ces statuts n’eurent cependant que peu d’inluence sur les échanges entre Irlandais et Anglais, si ce n’est l’inverse de l’efet souhaité. Le XVIe siècle en Irlande est, en revanche, une période de bouleversements beaucoup plus profonds : le roi Henri VIII (1491–1547) choisit à partir de 1532 de tourner le dos au pape Clément VII et de créer un 104 Pour les recherches les plus récentes concernant la musique liturgique médiévale en Irlande, voir Buckley, Ann (dir.), Music, Liturgy, and the Veneration of Saints of the Medieval Irish Church in a European Context (Turnhout : Brepols, 2017).
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protestantisme anglais (l’anglicanisme), tandis que l’Irlande reste fermement ancrée dans le catholicisme et dans une organisation politique morcelée. Peu à peu, cette organisation clanique cèdera le pas face à la monarchie anglaise, et notamment face à la reine Élisabeth, qui parviendra à contrôler la plus grande partie du pays en stimulant les rivalités internes. Seán O’Faolain, écrivain et essayiste du XXe siècle, expliquait ainsi les bouleversements provoqués par l’arrivée des Anglo-Normands, puis accélérés par les monarques Tudor (1485–1603) : Ever since the Norman invasion, the chietains had become more and more feudalminded, so that whenever they won back land from the Normans and their successors they did not treat it as tribal land but as personal property.105
Le règne des Tudor est également considéré comme la période la plus diicile pour les musiciens en raison des discriminations dont certains irent l’objet : il semble cependant que cette tentative de contrôle des personnes itinérantes ne visait en rien la musique elle-même et l’on apprend ainsi de la plume du Comte de Worcester qu’à la in du XVIe siècle : We are frolic here at court; much dancing in the privy chamber of country dances before the queen’s majesty; who is exceedingly pleased therewith. Irish tunes are at this time much liked.106
Et les musiciens eux-mêmes, s’ils passaient parfois pour des fauteurs de troubles ou des espions en raison de leur qualité de voyageur, étaient très appréciés des Anglais, grâce à leur style de jeu tout à fait particulier sur les
105 « Depuis l’invasion normande, les chefs tendaient à s’inféoder de plus en plus, de telle façon que, à chaque reconquête de leurs terres sur les Normands et leurs successeurs, ils s’en considéraient non plus comme chef de tribu, mais comme personnellement propriétaire ». O’Faolain, Seán, he Irish (Londres : Penguin, 1980, 1ère édn, Pelican 1947). 106 « La cour est très joyeuse ; on danse beaucoup dans les salons privés des contredanses devant sa majesté la reine, qui en est particulièrement ravie. Les airs irlandais sont très appréciés en ce moment ». Lettre du Comte de Worcester au Comte de Shrewsbury, cité par Nichols, John, he Progresses and Public Processions of Queen Elizabeth, vol. 3 (Londres : John Nichols & Son, 1823), 40.
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Chapitre I
cordes de métal jouées avec les ongles, comme en atteste cet extrait d’une lettre de Sir Arthur Basset à Sir Edward Stradling en 1583: I am hereby to request you to send unto me in Devonshire your servant homas Richards by the last day of this instant month, and to cause him to bring with him both his instruments, as well as that which is stringed with wire strings, as his harp, both those that he had when he was last in Devon. I have given some commendations of the man and his instrument knowledge, but chiely for the rareness of his instrument with wires, unto sundry of my good friends, namely to my cousin Sir Philip Sydney, who doth expect to have your man at Salisbury before the seventh of March next, where there will be an honorable assembly and receipt of many gentlemen of good calling. So hoping you will herein accomplish my request, do most heartily commend you to God’s good keeping. From London this sixth of February, 1583. Your very loving friend Arthur Basset.107
On sait également que la reine Élisabeth entretint elle-même au moins un harpeur irlandais à sa cour, et que le dernier, du nom de Cormac MacDermott (?–1618), fut à son service durant les treize années inales de son règne, avant de passer à celui de son successeur sur le trône, Jacques 1er (1566–1625) : le nom de ce harpeur igure d’ailleurs en mars 1607 sur la liste oicielle des musiciens “receiving annuities and fees from the court”.108 107 « J’ai le plaisir de vous demander de m’envoyer dans le Devonshire votre servant homas pour le dernier jour du mois courant, et de lui faire prendre ses deux instruments, dont celui monté de cordes en métal, sa harpe, qu’il avait toutes deux lors de son dernier séjour dans le Devon. J’ai fait certaines recommandations pour cet homme et sa grande connaissance de l’instrument, mais en particulier pour la rareté de cet instrument à cordes de métal, à quelques-uns de mes amis, à savoir mon cousin Sir Philip Sydney, qui l’attend à Salisbury au plus tard le sept mars prochain, où une honorable assemblée composée de nombreux gentilshommes le recevra. En souhaitant que vous puissiez accéder à ma requête, je vous recommande tout particulièrement à Dieu. A Londres, le sixième du mois de février 1583. Votre ami très dévoué Arthur Basset. » Cité par Woodill, Walter L., Musicians in English Society rom Elizabeth to Charles (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1953), 235–236. 108 « recevant annuités et appointements de la cour ». Voir Donnelly, Seán, “An Irish harper and composer – Cormac MacDermott” in Ceol vol. VIII ( July 1986). Voir également le CD Lawrence-King, Andrew, His Majesty’s Harper – Airs & Dances, Fancies & Farewells rom the Royal Courts of 17th-century England (Deutsche Harmonia Mundi / BMG, 05472 77504 2, 1999), pistes 18 à 21.
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La société gaélique survivra ainsi partiellement jusqu’au XVIIe siècle dans certaines régions de l’Irlande, mais sa désintégration inale sera précipitée par l’échec du soulèvement de Hugh O’Neill (1550–1616) dans le nord du pays, puis par la défaite de l’armée irlando-espagnole à Kinsale, comté de Cork, en 1601. Parmi les conséquences de cette défaite, la fuite des grandes familles irlandaises vers la France, les Flandres espagnoles et l’Italie en 1607, connue sous le nom de Fuite des Comtes (he Flight of the Earls), marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Irlande, ces derniers chefs de clans renonçant déinitivement à leurs terres et à leur mode de vie gaélique.109
109 Voir le récit qu’en it Tadhg Ó Cianáin à son arrivée à Rome : Ó Muraíle, Nollaig, (dir.), Turas na dTaoiseach nUltach as Éirinn: From Ráth Maoláin to Rome—Tadhg Ó Cianáin contemporary narrative of the journey into exile of the Ulster chietains and their followers, 1607–1608 (he so-called “Flight of the Earls”) (Rome : Pontiical Irish College, 2007). Le manuscrit original de Tadhg Ó Cianáin est consultable à Dublin, Ó Cléirigh Institute, University College Dublin, Archives Department, Franciscan MS A 21.
Chapitre II
Les traditions musicales populaires, 1600–1850
Je ne vois pas, dit-il, qu’il faille tant faire valoir l’Antiquité dans ceux qui portent la qualité d’Anciens. C’est un nom que nous méritons mieux qu’eux, parce que le monde est plus ancien maintenant qu’il n’étoit de leur têms, et que nous avons plus d’expérience qu’eux. — Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes (1596–1650), vol. II. p. 531
Dans toute l’Europe, la période qui s’étend du XVIIe au XIXe siècle forme la base de ce qui est aujourd’hui considéré comme la musique traditionnelle. En s’eforçant de retrouver les pièces d’un gigantesque puzzle, il est possible de mettre en évidence les évolutions permanentes que connut la musique irlandaise durant cette période, s’adaptant constamment au contexte qui la façonnait. Nous savons par exemple que les mouvements de population et les conlits des XVIIe et XVIIIe siècle provoquèrent de très nombreux échanges, établissant ainsi un paysage musical et chorégraphique pour plusieurs siècles. Il en va de même pour les instruments : la harpe tend à disparaître et une nouvelle cornemuse inluencée par les instruments continentaux fera son apparition pour des raisons sociales et politiques ; un instrument à cordes, le violon, déjà présent dans toute l’Europe, sera perfectionné sur le continent et trouvera dans la tradition irlandaise une place encore inégalée ; de nouvelles circonstances économiques et sociales conduiront à l’adoption de la lûte traversière ; les bouleversements technologiques et industriels provoqueront l’adoption de l’accordéon ; enin, un nombre considérable de mélodies sera composé, qui s’airmeront comme l’essence
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Chapitre II
de ce qui est aujourd’hui considérée comme la musique traditionnelle irlandaise. Un autre élément doit également être pris en compte concernant la période que nous abordons : toutes les informations dont nous disposons sur la musique traditionnelle irlandaise avant le XVIe siècle concernent essentiellement les musiciens professionnels, qu’ils soient résidents à la cour ou itinérants. Mais les écrits concernant la période qui s’étend du XVIIe au XIXe siècles, plus nombreux, nous ouvrent d’autres portes, celles des simples gens, des pauvres et de la musique populaire. A travers cette musique nous en apprenons ininiment plus sur la société irlandaise, sur ses mœurs, sa façon de naître, de vivre et de mourir. Ces deux traditions, aristocratique et populaire, vivent en parallèle depuis des siècles, l’une au grand jour, l’autre cachée ; la première va reculer et céder sa place à l’autre. Enin, c’est essentiellement durant la période considérée dans ce chapitre qu’apparaît le concept de tradition, qui semble être l’un des plus dificiles à déinir. Si le terme « traditionnel » ne it son apparition qu’au XVIIIe siècle en Europe, le terme « tradition » fut, pour sa part, introduit au XIVe siècle. L’étymologie nous ramène au latin tradere, léguer ou transmettre, ce qui sous-entend l’idée de legs, d’héritage, et par conséquent d’une dialectique nécessaire entre le passé et le futur, ou la vie et la mort : la religion joue d’ailleurs ici un rôle signiicatif. Ainsi, l’un des principaux sens du terme « tradition » est constitué par l’ensemble des croyances catholiques véhiculées oralement et non-mentionnées dans la Bible. On sait par ailleurs que le XVIe siècle marque le début de profonds bouleversements religieux, occasionnés par l’apparition du protestantisme en Europe du Nord. En matière scientiique occidentale, le discours copernicien soutenant dès le XVIe siècle la thèse d’un monde héliocentrique, ainsi que les écrits de Galilée au XVIIe siècle, constituent vraisemblablement la première grande rupture d’une tradition, elle-même fondée sur les Écritures bibliques. Cette révolution de la pensée humaine eut donc des conséquences philosophiques fondamentales pour l’Homme, qui cesse dorénavant de se considérer comme le centre du monde et entre progressivement dans ce qu’il est convenu d’appeler les Temps Modernes.
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La in du monde musical gaélique Répression et tradition clandestine Parmi les bouleversements que connaît la société irlandaise entre les XVIIe et XVIIIe siècles, la plus importante, celle à la portée la plus lointaine, est sans aucun doute l’arrivée imposée et l’assimilation incomplète d’une nouvelle population, protestante. Ce phénomène, appelé plantations, n’était pas un mode de conquête totalement inédit, puisqu’il avait déjà été employé à petite échelle et de manière relativement discrète au milieu du XVIe siècle : ce fut le cas notamment dans le sud-ouest du pays, avec des fermiers protestants anglais et gallois, dans le but de convertir paciiquement la population irlandaise. Les plantations du XVIIe siècle sont, en revanche, beaucoup plus agressives : le plus souvent déclenchées à la suite de rébellions des derniers chefs de clans gaéliques dans le nord du pays à la in du XVIe et au tout début du XVIIe siècles, elles voient les terres gagnées militairement redistribuées à des propriétaires terriens anglais, qui ont interdiction d’embaucher des fermiers irlandais : ils font alors appel massivement à des fermiers protestants anglais et écossais.1 Cette période est bien entendu à l’origine de la question d’Irlande du Nord2 telle que nous la connaissons encore au XXIe siècle, mais elle apporte également avec elle une nouvelle culture, que l’on retrouve aujourd’hui dans l’accent très spéciique des Irlandais du Nord, et bien sûr dans leurs styles musicaux particuliers (voir les Chapitres IV et VI, Les Styles). Parallèlement à cette conquête, on voit pourtant apparaître dans des recueils anglais au XVIIe siècle de nombreuses mélodies d’origine irlandaise, et il est vraisemblable que ces airs s’étaient frayé un chemin dans la société
1 2
Voir MacRaild, Donald, et Smith, Malcolm, “Migration and Emigration, 1600–1945” in Kennedy, Liam et Ollerenshaw, Philip, Ulster Since 1600: Politics, Economy, and Society (Oxford : Oxford University Press), 140–159. Voir Guifan, Jean, La Question d’Irlande (Bruxelles : éd. Complexe, 2006).
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anglaise dès le XVIe siècle, voire avant. La première référence à une mélodie irlandaise et à son titre en gaélique igure en efet dans le livre pour luth de l’anglais William Ballet, publié à Londres peu avant 1600 ;3 l’air y est intitulé “Callino Casturame” et on le retrouve également dans le Fitzwilliam Virginal Book, important recueil d’airs anglais du début du XVIIe siècle.4 Mais la plus connue de toutes ces références communes se trouve sans conteste dans la pièce de Shakespeare datant de 1599 environ, Henri V, lorsqu’un soldat anglais discute sur le champ de bataille avec un soldat français, son prisonnier (Acte IV, Scène 4 ) : Pistol : Soldat Français : Pistol :
Yield, cur ! Je pense que vous estes le gentilhomme de bonne qualité. Quality ! Callino, custure me ! (ou, suivant les versions : Qualitie calmie custure me! / Cality! Calen o custure me!) Art thou a gentleman? What is thy name? Discuss.
Des générations d’érudits se sont penchées sur cet énigmatique “Callino, custure me” et plusieurs gaélophones ont donné leur avis sur sa signiication. L’érudit shakespearien Edmond Malone indiqua ainsi dès le XVIIIe siècle qu’un ouvrage intitulé A Handfull of Pleasant Delites, publié en 1584, comportait une chanson intitulée “A Sonet of a Lover in the praise of his lady, to Calen O Custure Me : sung at every lines end”.5 Suivant cette piste, il fut démontré par le professeur Gerard Murphy en 19396 qu’il s’agissait de la prononciation approximative du refrain d’une chanson en gaélique : son titre original, “Cailín ó Chois tSiúre mé ”, signiie « Je suis une ille des rives de la (rivière) Suir ».7 3 4 5 6 7
William Ballet’s Lute Book, IE TCD MS408, Manuscripts & Archives Research Library, Trinity College (Dublin). Fitzwilliam Virginal Book, Music MS 168, olim 32.g.29, Fitzwilliam Museum, université de Cambridge, Angleterre. « Sonnet d’un amant à sa Dame, sur l’air de Calen o custure me, chanté à chaque in de couplet ». Voir la retranscription dans Arber, Edward (dir.), A Handful of Pleasant Delights (Londres : Southgate, 1878), 33. Murphy, Gerard, “Calen o custure me” in Éigse, vol. 1 (Dublin : NUI, 1939–1940), 125–129. Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (1971), 18.
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L’ouvrage de William Henry Grattan Flood A History of Irish Music (1905), donne également quelques pistes intéressantes sur la présence d’autres références à la musique irlandaise dans les pièces de Shakespeare, arguant avec raison de la grande popularité des airs irlandais en Angleterre au XVIe siècle8 et de la connaissance évidente qu’avait le dramaturge anglais de la vie irlandaise. Malgré les réserves que l‘on peut émettre sur nombre des recherches de Grattan Flood, certaines de ses explications sont plutôt convaincantes, en particulier sur les termes ou expressions gaéliques employés dans certaines pièces : les mots feere (« époux », du gaélique fear, un homme), kerne (« soldat », de l’irlandais moyen ceithern, une troupe), l’expression « cent mille bienvenues » employée par Melenius (Coriolan, Acte 2, Scène 1), etc. D’autres interprétations restent cependant moins probantes, en particulier lorsque le terme fading (he Winter’s Tale, Acte IV) est considéré comme une danse irlandaise, ce qui, encore aujourd’hui, reste l’objet de discussions enlammées entre spécialistes du dramaturge anglais. Mais le XVIIe siècle, qui vit la venue d’Oliver Cromwell (1599–1658) envoyé par le gouvernement anglais pour réprimer le soulèvement de 1641, est sans aucun doute le plus cruel qu’ait connu l’Irlande : la moindre résistance fut écrasée par son armée de 20 000 hommes poussée par sa mission considérée comme divine. L’Église catholique fut anéantie et des milliers d’Irlandais furent massacrés ou repoussés vers les terres pauvres à l’ouest du Shannon.9 Le poète gaélique Aindrias Mac Marcais (v. 1572–1625) exprimait ainsi le sentiment général de ce XVIIe siècle irlandais : 10
Gan gáire fá ghníomhradh leinbh, cosc ar cheoil, glas ar Ghaoidheilg.10
8 9 10
Il n’y a pas de rires aux jeux des enfants. Bannie la musique, enchaînée la langue irlandaise.
Grattan Flood, William Henry (1905), chapitre XII. L’expression de rejet to Hell or to Connacht (« en enfer ou dans le Connacht »), indûment attribuée à Cromwell et à ses troupes en 1652–1653 est un mythe plus tardif. Mac Marcais, Aindrias, Talamh Bánaithe, vers 1610. Voir Caball, Marc, Poets and politics: reaction and continuity in Irish poetry, 1558–1625 (Cork : Cork University Press/Field Day, 1998).
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La vie des musiciens mentionnés dans ces lignes, autrefois vénérés, désormais réduits au rang de clandestins itinérants, fut rendue encore plus diicile avec l’instauration des lois pénales qui pesèrent sur tout le début du XVIIIe siècle : en 1605, l’occasion fut fournie à la couronne d’Angleterre de sévir contre tous les non-anglicans lorsqu’un complot contre la Chambre des Lords au Parlement de Wesminster à Londres – le Complot des Poudres – fut organisé par des catholiques anglais en prévision d’un soulèvement. Celui-ci fut déjoué à temps, et dès 1607 les catholiques, mais également ceux qui appartenaient aux congrégations protestantes non anglicanes, furent bannis des postes dans l’administration ou dans l’armée. Les églises de ces congrégations furent conisquées et cédées à l’Église protestante anglicane, et les idèles se virent imposer une taxe s’ils n’assistaient pas à la messe anglicane. La religion catholique n’était pas interdite, mais tout était fait pour tenter d’anéantir la force politique qu’elle pouvait représenter. Tous les espoirs irlandais de voir un jour un monarque catholique sur le trône d’Angleterre furent déinitivement anéantis à la bataille de la Boyne (12 juillet 1690), à la bataille d’Aughrim, près de Galway (12 juillet 1691), puis par le Traité de Limerick (3 octobre 1691). Les années suivantes furent à nouveau le témoin d’un net durcissement législatif à l’égard des catholiques, en particulier au travers des Lois Pénales, édictées à partir de 1695 et qui, non seulement évinçaient les catholiques et les protestants non-anglicans des postes administratifs, mais leur niaient en outre le droit aux grandes propriétés. Le développement de la tradition orale en Irlande est l’une des conséquences de cette politique anglaise de répression à partir de 1695. Fortement associées à ces maîtres d’écoles, on assiste alors au développement des hedge schools, écoles rurales parfois illégales organisées par des maîtres itinérants catholiques, souvent poètes eux-mêmes.11 Déchu de sa fonction aristocratique
11
Voir McManus, Antonia, he Irish Hedge School and Its Books, 1695–1831 (Dublin : Four Courts, 2002). Pour une vision plus ancienne, voir Dowling, P. J., he Hedge schools of Ireland (Dublin : Mercier Press, 1968, 1ère édn 1935).
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héritée de la société gaélique – ou ordre gaélique – le barde n’est plus qu’un maître itinérant, parfois musicien, souvent anonyme et pourchassé. Porté par ces poètes-instituteurs, la in du XVIIe siècle voit naître un genre poétique plus politique et qui représente également l’aboutissement de l’apport savant oral : la aisling (en gaélique « rêve » ou « vision ») est une forme littéraire complexe spéciiquement irlandaise où se trouvent mêlés la poésie, le fantastique et la musique : on retrouve ici l’héritage des anciennes pratiques bardiques irlandaises, mais également des chansons d’amour allégoriques des XIIe et XIIIe siècle en France, les reverdies. La aisling connaît son apogée à la in du XVIIIe siècle et dépeint le plus souvent la promenade d’un homme qui rencontre une belle jeune femme (la spéirbhean, ou « femme du ciel »). Au terme d’un questionnement plein de délicatesse, elle lui révèle être la personniication de l’Irlande, attendant le retour sur le trône d’Angleterre d’un catholique, en la personne du “Bonnie Prince Charlie” (le Prince Charles Edouard Stuart, dit « Le Prétendant », 1720–1788), depuis que le précédent roi catholique Jacques II (1633–1701 dit “he Blackbird”) en a été dépossédé en 1688. Le poète Aogán Ó Rathaille (vers 1675–1729) excella dans ces compositions poétiques en usant d’une forme rythmique très proche des vieilles structures syllabiques : héritier lointain d’une famille de poètes et musiciens, il connut également la pauvreté dans sa région d’origine, le Sliabh Luachra, à cheval sur les trois comtés de Limerick, du Kerry et de Cork. Sa poésie se tourna par la suite vers l’allégeance à une riche famille de Killarney, les MacCarthy, et évoque immanquablement la grandeur disparue de l’Irlande. Voici l’une de ses aislingí, composée vers 1715, et sa traduction littérale : Maidean sul smaoin Titan a chosa do luaill Ar mhullach conic aoird aoibhinn do lodamar suas Tarrastar linn scaoth bhruinneal soilbhir suairc – Gasra bhí Sídh Seanadh, solasbhrugh thuaidh.
Un matin avant que Titan n’ait pensé à agiter ses pieds Sur la crête d’une belle colline j’étais péniblement monté J’y trouvais une joyeuse assemblée de demoiselles, Une troupe venue des beaux manoirs de Sídh Seanadh, au Nord.
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Chapitre II Fearastar scím dhraíochta nár dhorcha snua Ó Ghaillimh na líog lí-gheal go Corcaigh na gcuan : Barra gach crainn síorchuireas toradh agus cnuas, Meas daire ar gach coil, irmhil ar chlochaibh go buan.
Un voile enchanteur nous enveloppa, lumineux, De Galway aux rochers luisants jusqu’aux ports de Cork : De chaque cime d’arbre des fruits en abondance, Des glands dans chaque bois, du miel pur éternel sur les pierres.
Lasaidh sin trí coinnle go solus luaim
Trois chandelles elles allumèrent, d’une lumière incomparable, Sur les hauteurs de Cnoc Fírinne à Conallach Rua Puis je suivis ces femmes capées jusqu’à homond, Et les interrogeais sur cette diligente ferveur à leurs tâches.
Ar mhullach Chnoic aoird Fhírinne Conallach Rua, Leanastar linn scaoth na mban gcochall go Tuamhain, Is fachtaimse dhíobh díograis a n-oiige ar cuairt. D’hreagair an bhríd Aoibhill, nár dhocha snua : ‘fachain na dtrí do lasadh ar gach cuan, in ainm an rí dhíograis bheas again go luath I gceannas na dtrí ríochta, ‘s dá gcosnamh go buan’. As m’aisling do shlímbhíogas go hachomair suas Is do mheasas gurbh híor d’Aoibhill gach sonas dár luaigh ; Is amhlaidh bhíos timchreathach doilbhir duairc, Maidean sul smaoin Titan a chosa do luaill.12
Ainsi répondit Lady Aoibhill, lumineuse : « Elles devaient allumer trois chandelles au-dessus des ports Au nom du roi idèle qui viendra bientôt Pour gouverner et défendre éternellement le triple royaume. » De mon rêve, je m’éveillai en doux sursaut, Croyant que la bonne nouvelle d’Aoibhill était vraie. Mais me trouvais angoissé, abattu et morose Ce matin avant que Titan n’ait pensé à agiter ses pieds.
C’est également de cette époque que datent les noms allégoriques féminins donnés à l’Irlande, tels que Róisín Dubh, Caitlín Ní Uallacháin, An tSeanbhean Bhocht ou Cáit Ní Dhuibhir. 12
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Voir Ó Rathaille, Aogán, An Aisling in Ó Tuama, Seán et Kinsella, homas (dir.), An Duanaire, 1600–1900 – Poems of the Dispossessed (Dublin : he Dolmen Press, 1981), 152–155. Traduction d’après Ó Tuama et Kinsella.
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Durant la deuxième moitié du XVIIe siècle, Eoghan Ruadh Uí Súilleabháin13 (vers 1748–1782), perpétua dans la même région du Munster cette tradition poétique métaphorique, unissant le rainement prosodique le plus élaboré à l’expérience du petit peuple dont il était proche, étant luimême maître d’école (hedge school). Il fréquentait également volontiers les tavernes, ce qui lui sera malheureusement fatal. Parmi ses œuvres, “An Spealadoir” (« Le Faucheur »), “Im Aonar Seal” (« Seul un instant ») et quelques autres atteignirent un très haut niveau de popularité et la mémoire populaire le chérira encore très longtemps. Voici un extrait de son évocation allégorique de l’Irlande dans une aisling : 14
Mar laom-chuipe raoch-linne a héadan ‘sa píop, Is mar ghréin-ghloine tre chroistal léirighthe a gnaoi, Lér ghéilleadar éigse Inis Éilge dá mb’híor Tar Bhénus i bhioghair, i maise ‘s i gclódh14
Son visage, sa gorge, tels la mousse blanche sur la mer en tempête Son expression, pure comme le soleil traversant un cristal, Que nos poètes reconnurent comme plus achevée Que Vénus, par sa silhouette, sa beauté et ses traits.
Composé le plus souvent sur des mélodies déjà connues de tous par des poètes-instituteurs, ce nouveau genre de « littérature orale » se répandit ainsi dans toutes les couches de la population irlandaise, et fut particulièrement populaire dans la région du Munster, au sud-ouest de l’Irlande.15 Les poèmes les plus célèbres, bien que peu connus des non-gaélophones, y sont encore aujourd’hui très appréciés. Grâce à cette transmission orale, un fonds traditionnel ancien put ainsi être conservé, et s’enrichit même de nouveaux développements : contrairement à ce qu’airmèrent certains chercheurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui considéraient cette forme littéraire comme l’impasse dégénérescente d’un art aristocratique ancien,
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Son nom est parfois anglicisé en Owen Roe O’Sullivan. Voir Muldowney, Pat, Eoghan Ruadh Ó Súilleabháín – Na hAislingí (Millstreet : Aubane Historical Society, 2002). Voir un bel exemple ictif et tardif dans le roman de Flanagan, homas, he Year of the French (Londres : Macmillan, 1979).
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cette nouvelle expression n’avait rien de « décadent », et sa transmission jusqu’à nos jours en reste l’une des plus belles preuves.16 Le déclin de la tradition de harpe instruments et illustrations Les harpes irlandaises en usage à partir du XIIIe siècle sont généralement classées en trois catégories, relétant les trois étapes de l’évolution de l’instrument : le premier type appelé « petite harpe irlandaise à tête basse » fut vraisemblablement en usage du XIIIe au XVe siècle, la plus célèbre étant la harpe de Trinity College (voir le Chapitre I). La deuxième catégorie, comportant les harpes du XVIe au XVIIe siècle, est appelée aujourd’hui « grande harpe irlandaise à tête basse » : il s’agit pour l’essentiel de versions plus grandes des harpes de la première catégorie, comportant davantage de cordes, et dont les caisses de résonance se font plus profondes et plus étroites près des cordes aiguës, peut-être pour mieux s’adapter à une nouvelle façon de jouer. Les bois utilisés sont par ailleurs extrêmement variés : if, bouleau, aulne, saule et même poirier. Trois instruments complets nous sont parvenus : la harpe de FitzgeraldKildare, datant de la in du XVIe siècle, haute de 140 cm et sans doute dotée de trente-huit cordes ; la harpe de Otway, du XVIIe siècle, mesurant 112 cm et comportant trente-cinq cordes ; la harpe de O’Ffogerty, du XVIIe siècle, haute de 120 cm et dotée de trente-cinq cordes. Le plus ancien instrument serait cependant la harpe de Ballinderry, datant sans doute de la in du XVIe siècle, et dont ne subsistent que la console et une partie de la colonne. Elle mesurait environ 120 cm et était vraisemblablement dotée de trente-six cordes. Enin, la seule harpe dont la date exacte de construction soit connue est la harpe de Dalway (ou harpe de Cloyne, 1621), dont les fragments restants laissent à penser qu’elle mesurait 16
Voir notamment Corkery, Daniel, he Hidden Ireland (Dublin : Gill & Macmillan, 1989, 1ère édn 1924).
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environ 130 cm et était dotée de quarante-cinq cordes. Ce dernier point reste cependant une énigme car la tension devait dans ce cas être extrêmement importante, et nous ne possédons aucun exemple de harpe complète dotée d’un nombre aussi élevé de cordes. C’est sur cet instrument que l’on trouve plusieurs inscriptions en latin et en gaélique, dont les célèbres extraits suivants : IGE & EB ME FIEREI FECERUNT EGO SUM REGINA CITHARARUM Plecto vinco rego (…) monstra viros (…) musica Dei donum, distractas solatur musica dentes . ut sonus (…) transit sic gloria mundi. Vincit veritas. Donatus ilus hadei me fecit, spes mea in Deo17
La dernière catégorie, la plus récente, est nommé « harpe irlandaise à tête haute ». Elle comprend les instruments en usage au XVIIIe siècle, qui comportent une colonne plus rectiligne et davantage de cordes encore. La harpe de Denis Hempson (dite « de Downhill »), datant de 1702, est un exemple d’une période transitoire entre les deux catégories – elle comporte trente-deux cordes montées sur du bois d’aulne, et une autre inscription très célèbre y est gravée : IN : THE : TME : OE NOAH : IWAS GREEN AFTER : HIS : FLOOD : I : HAVE : NOT : BEEN SEEN VNTIL 17 HVNDRED : AND : 02 : I : WAS FOVND : BY : C: R : KELY VNDER GROVND HE RAISED ME VP TO THAT DEGREE : QVEEN OF MVSICK YV MAY CALL ME18
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« Je fus faite de par la volonté de IGE et EB. Je suis la reine des harpes. La musique console les esprits tourmentés. Tout comme le son (…) Ainsi passent les gloires de ce monde. La Vérité Triomphe. Donatus ils de hade me it. Mon espoir en Dieu ». « Aux temps de Noé j’étais verte, Après ce déluge on ne me vit plus, jusqu’en dix-sept cent deux, je fus trouvée, par C. R. Kelly sous terre, Il m’éleva à ce degré, reine de la musique on peut me nommer ». On considère généralement avec ce texte que le bois d’aulne utilisé dans ce cas provenait d’une tourbière ancienne, ce qui constituerait plutôt une exception dans la fabrication des harpes.
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On ne sait malheureusement presque rien des fabricants de harpes mentionnées ci-dessus, et bien peu de choses sur leurs confrères19 : outre Cormac O’Kelly, le luthier de la harpe de Hempson citée plus haut, et de la harpe de Otway en 1707, ou Conor O’Kelly (vers 1737–1816), cité par Arthur O’Neil dans ses mémoires (vide inra), quelques noms apparaissent très brièvement dans certains textes, sans que cela puisse nous éclairer sur leurs statuts, sur leur mode de vie ou de travail. C’est notamment le cas de Nicholas Dáll Pierse (vers 1651–1653) dans le comté du Kerry, qui aurait augmenté le nombre de cordes de l’instrument.20 C’est également le cas de plusieurs luthiers cités dans un poème du XVIIe siècle de Pierce Ferriter (Piaras Feiritéar, v. 1600–1653) :21
Is lámh-chrann i Lios Seantraoi Breastach mhaoth-lonn na gcleas gcorr Is caomh-chom ó Eas Éagonn.
J’ai reçu de Éamonn MacDonald Une harpe belle et bien faite Un joyau éternel, constellé de rouge et jaune, Harmonieuse, céleste. (…) Sa console vient des jolis bois de Magh nAoidh Sa colonne de Lios Seantraoi Un splendide instrument vivant, Sa caisse de Eas Eagonn.
Fuair mac Sithdhuill dá suidheacht Fuair Cathal dá ceardaidheacht Is fuair Beannghlan, mór an modh, A ceangladh d’ór ‘s a hionnlodh.21
Mac Sithdhuill la dessina Cathal la construisit Et Beannghlan, honneur à lui, Fit ses ixations d’or et ses incrustations.
Fuaras ó Mhac Mic an Daill Cláirseach allánach álainn, Seoid bhuan bhreac-lonach bhurdhe, Ealtonach nuadh neamhdhaidhe. (…) Fuair corr a cnuas-choill i nAoi
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Voir Billinge, Michael, et Shaljean, Bonnie, “he Dalway or Fitzgerald harp (1621)” in Early Music, vol. XV no. 2 (Oxford, 1987), 175–187. Voir Pierse, John H., “Nicholas Dall Pierse of Co. Kerry, harper” in Journal of the Kerry Archaeological & Historical Society, vol. 6 (Tralee, 1973). Feiritéar, Piaras, Iomdha iorradh ag Tulaigh Tuathail (Dublin : Royal Irish Academy, MS 23 G 20), 176–177. D’après la traduction publiée dans Muldowney, Pat, Dánta Phiarais Feiritéir: poems translated by Pat Muldowney (Millstreet, Co. Cork : Aubane Historical Society, 1999).
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Egalement dans cette troisième et dernière catégorie igure la harpe de Turlough O’Carolan, datant de la in du XVIIe siècle et dotée de trentecinq cordes : fait rare, elle est construite en sycomore, alors que la plupart des harpes étaient taillées dans le saule.22 C’est le cas de la harpe dite « de Arthur O’Neill » qui date du XVIIIe et, comme toutes ses consœurs, comporte une caisse de résonance d’une seule pièce sur laquelle sont montées trente-neuf (passages de) cordes. Trois autres exemplaires subsistent par ailleurs : la harpe de Sirr, également du XVIIIe siècle, mesure environ 167 cm et comporte trente-six cordes ; la harpe de Bunworth date de 1734 et comporte trente-six cordes ; enin, la harpe de Mullagh Mast date du début du XVIIIe siècle et comporte trente-trois cordes. Les illustrations et commentaires de cette période, plus nombreux, se font également plus techniques et nous apportent de nouvelles informations, parfois approximatives. Outre les gravures de John Derricke publiées en 1581 (voir le Chapitre I), les illustrations du pédagogue luthérien Michael Praetorius (1571–1621) dans son Syntagma Musicum (1619) nous ofrent un aperçu de la réputation européenne de ces harpes. Quoiqu’assez détaillées, elles sont malheureusement trop vagues et erronées sur certains points : les cordes, par exemple, sont ixées sur le côté droit de la harpe. Alors que l’instrument irlandais est toujours posé sur l’épaule gauche du musicien à cette époque, l’auteur avait sans doute adapté son illustration en fonction des harpes européennes, généralement posées sur l’épaule droite. Le croquis d’une « Harpe Irlandaise », est également accompagné d’une courte description : Irrlendische harf / Harpa Irlandica (…) hat ziemlich grosse dicke Messings Saitten : an der zahl 43. und einen aus der massen lieblichen Resonans.23
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Transférée de la Royal Irish Academy dans la collection Irish Antiquities du National Museum de Dublin en 1945, puis dans la collection Art and Industry en 1958, elle est actuellement conservée dans les réserves du Musée. « Harpe irlandaise, Harpa Irlandica (…) dotée d’assez grosses cordes en laiton, au nombre de quarante-trois, et d’une sonorité parmi les plus belles ». Praetorius, Michael, Syntagma Musicum, 2,1: De Organographia (Wolfenbüttel, 1619), 56.
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Enin, le grand philosophe anglais Francis Bacon (1561–1626) décrivit à plusieurs reprises la harpe irlandaise dans sa grande oeuvre Sylva Sylvarum, publiée peu après sa mort : 146. An Irish harp hath open air on both sides of the strings: and it hath the concave or Belly, not along the Strings, but at the end of the Strings. It maketh a more resounding Sound, than a Bandora, Orpharion, or Cittern, which have likewise Wire-strings. I judge the cause to be, for that open Air on both sides helpeth, so that there be a Concave; which is therefore best placed at the end (…). 223. he Harp hath the concave not along the strings but across the strings ; and no Instrument hath the sound so melting and prolonged, as the Irish Harp (…). 232 Tryal may be also made of an Irish Harp, with a concave on both sides, whereas it useth to have it, but on one side. he doubt may be, lest it should make too much resounding, whereby one Note would overtake another (…). 278. … some Consorts of Instruments are sweeter than others (a thing not suiciently yet observed): as the Irish Harp and the Base Vial agree well; the Recorder and Stringed Musick agree well; Organs and the Voice agree well. &c; but the Virginals and the Lute, or the Welsh-Harp and Irish-Harp, or the Voice and Pipes alone, agree not so well.24
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« Une harpe irlandaise a une ouverture de chaque côté des cordes ; et elle a une forme concave ou ventrue, non pas le long des cordes, mais au bout des cordes. Cela produit un son plus fort que la bandore, l’orpharion ou le cistre, qui ont également des cordes métalliques. Je pense que cela provient du fait qu’il y a une ouverture de chaque côté, ain qu’il puisse y avoir une forme concave ; qui est de ce fait mieux placée à l’extrémité des cordes. (…) La harpe a sa forme concave, non pas le long des cordes, mais de part et d’autre des cordes, et aucun instrument n’a un son aussi doux et prolongé que la harpe irlandaise. (…) On peut également essayer une harpe irlandaise, avec la forme concave de chaque côté, alors qu’elle ne l’avait autrefois que d’un seul côté. On peut redouter qu’elle sonne trop longtemps, et ainsi qu’une note en masque une autre. (…) Certaines associations d’instruments sont plus douces que d’autres : de même que la harpe irlandaise et la viole de basse vont bien ensemble, la lûte et les cordes, les orgues et la voix s’accordent bien, etc. mais le clavecin et le luth, ou la harpe galloise et la harpe irlandaise, ou la voix et les lûtes seules, s’accordent moins bien. » Bacon, Francis, Sylva Sylvarum (Londres : William Lee, 1670, 1ère édn 1627). Il ne semble pas exister de véritable traduction en français de cet ouvrage,
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Malgré ce regain d’intérêt et la reconnaissance incontestée en Europe d’une suprématie irlandaise en matière de harpes, ces instruments à cordes métalliques cessèrent d’être fabriqués vers la in du XVIIIe siècle, sans doute tombés en désuétude car représentatifs d’un ordre social et politique gaélique désormais en grande partie dominé et contrôlé par l’île voisine : cette longue tradition musicale s’éteignit donc graduellement au cours du XVIIIe siècle avec la disparition du contexte social qui l’avait créée. Mais, en écho, cette disparition donna parallèlement naissance à un nouvel intérêt patriotique pour cette musique : trois concours seront ainsi organisés dans la ville de Granard, comté de Longford, au cours des années 1780 et conduisirent au célèbre rassemblement de Belfast en 1792 (vide inra). les harpeurs itinérants des xviie et xviiie siècles Les harpeurs itinérants furent les derniers représentants de l’ancienne tradition musicale bardique : en vertu des pouvoirs divins accordés à cette musique, ils étaient les musiciens attitrés de l’aristocratie gaélique et ne jouaient pas pour les danseurs, mais pour le plaisir des oreilles ou pour accompagner une déclamation. Le XVIIe siècle verra pourtant le musicien de cour de l’ancien « ordre gaélique » se transformer en musicien itinérant au service de généreux bienfaiteurs prêts à l’accueillir. Le plus souvent, les harpeurs se produisaient dans ce que l’histoire irlandaise a appelé des Big Houses : de « grandes maisons » appartenant à de riches propriétaires ou marchands auxquelles étaient rattachées des terres, et autour desquelles se construisait la vie des paysans qui les travaillaient. Musiciens professionnels, ces harpeurs jouaient d’ailleurs indiféremment pour les riches protestants ou catholiques, pour les Irlandais ou pour les Anglais, qui les recevaient pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Il semble également, selon les souvenirs du harpeur itinérant Arthur O’Neill, qui vécut au XVIIIe siècle (vide inra), que les harpeurs bénéiciaient d’un statut social égal à celui de leurs hôtes, et que tout manquement si ce n’est le résumé dans Histoire naturelle de François Bacon (traduite en rançois par Pierre Amboise, sieur de la Magdelaine. (Paris : Antoine de Sommaville, 1631).
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à cette règle de vie appelait nécessairement une riposte de la part du musicien. Arthur O’Neill rapporte cette anecdote à propos d’un collègue harpeur nommé MacAleer, lorsque son hôtesse, Madame Stewart, se déclara déçue de sa prestation musicale : MacAleer, chagrined, started up and exclaimed, “Madam, as you were pleased to let me play in the hall I played you tailors’ and servants’ music, which would otherwise be diferent”.25
Bien que vivant de manière relativement aisée chez leurs hôtes, l’existence des harpeurs itinérants ne devait pas être des plus simples, ni des plus confortables : les voyages se faisaient presque toujours à cheval et dépendaient en grande partie de la météo. Arthur O’Neill explique ainsi : At length I stole away from him to the house of Patrick Brown of Croghan, County Roscommon, about seven miles or under, and got the most uncommon wetting I ever experienced, and Hannon (my guide) was crying with the wet and cold he suffered in that short journey. (… )I was shortly aterwards alicted with such a severe rheumatism that I lost the power of two of my let-hand ingers (…).26
A la in du XVIIe siècle cependant, l’inluence musicale européenne commence à se faire sentir plus nettement et les mélodies plus anciennes tendent à disparaître. La plupart des mécènes, désormais issus de la haute bourgeoisie, perdent également le goût de cette musique ancienne, préférant de plus en plus les mélodies en vogue dans toute l’Europe : le pianoforte, inventé au début du XVIIIe siècle, commence à faire son apparition dans les salons des plus riches d’entre eux. La musique des harpeurs irlandais 25
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« MacAleer, attristé, se leva brusquement et s’exclama, “Madame, puisqu’il vous a plu de me faire entrer dans la salle [des serviteurs], je vous ai joué de la musique de tailleurs et de serviteurs, ce qui sinon aurait été diférent” ». Voir O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre II, in O’Sullivan, Donal, Carolan – he Life, Times & Music of an Irish Harper, vol. 2, partie IV, 140–183. « Enin, je m’enfuyais vers la demeure de Patrick Brown de Croghan, comté de Roscommon, à un peu moins de sept miles de là, et ce jour-là je fus trempé comme jamais dans ma vie, et Hannon (mon guide) pleurait à cause du froid et de l’humidité (…) Peu après je fus frappé par un rhumatisme si sévère que je perdais le contrôle de deux doigts de la main gauche (…) ». O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI.
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constitue donc, à la in du XVIIe siècle, une sorte d’anachronisme dans l’Europe de cette époque,27 n’étant plus tout à fait la musique des classes privilégiées, et pas encore de la musique « populaire ». Confrontés à des diicultés matérielles, religieuses, sociales, politiques et musicales, les derniers harpeurs itinérants disparurent au début du XIXe siècle en même temps que disparaissaient leurs protecteurs et le contexte qui avait créé leur fonction : Denis Hempson, mourut en 1807, vraisemblablement à l’âge de 112 ans, et Arthur O’Neill mourut en 1816 alors qu’il avait presque 80 ans. les traditions galloises et écossaises Les indices d’une culture commune de la harpe entre l’Irlande et le Pays de Galles remontent au XIIe siècle, en particulier en ce qui concerne l’importance du harpeur : il bénéicie au Pays de Galles d’un statut spécial, codiié quelques siècles plus tard lors du festival du Eisteddfod de Caerwys, entre 1523 et 1567.28 Contrairement à l’Irlande, aucun instrument antérieur au XVIIe siècle n’a survécu au Pays de Galles, et nous ne connaissons la musique de harpe galloise que par les livres de loi (Hywel Dda, vers 950), ainsi que grâce aux textes du poète Iolo Goch (v. 1320–v. 1398) et du musicien Robert ap Huw (v. 1580–1665) : dans le premier ouvrage, le poète réprouve les tendances nouvelles en matière de harpe, regrettant notamment les anciennes cordes en crins de cheval. Le second est une collection de tablatures d’un genre unique en Europe, vraisemblablement pour harpe à cordes de boyau ixées à la console par des bray pins (litt. des « iches à braire » sur lesquelles les cordes frisaient légèrement). Le déchifrage est encore soumis à certaines discussions mais, comme en Irlande pour la musique de harpe, les mélodies semblent extrêmement complexes, utilisant un ensemble d’ornementations spéciiques et très variées appelées stoppings, où la main vient étoufer une corde avant de jouer une autre note. Ici encore, il semble que cette musique ait disparu avec l’ordre bardique à la in du XVIIe siècle.
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Hormis l’Ecosse où les harpeurs jouissaient encore de la même réputation qu’en Irlande. Voir Sanger, Keith, et Kinnaird, Alison, Tree of Strings: Crann nan Teud – a History of the Harp in Scotland (Londres : Routledge, 2015, 1ère édn 1992), chapitres 7, 10 et 11. Voir Harper, Sally, Music in Welsh Culture Before 1650: A Study of the Principal Sources (Surrey : Ashgate, 2007), partie 1, chapitre 4 : 47–74.
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La harpe triple, considérée depuis le début du XVIIIe siècle comme l’instrument gallois par excellence, est en fait un instrument baroque inventé au XVIIe siècle en Italie. Elle n’a cependant survécu qu’au Pays de Galles. Elle est dotée de trois rangs de cordes : deux accordés diatoniquement à l’unisson (dans la gamme de son choix) et le troisième permettant de jouer les accidents (les notes non-comprises dans la gamme). La structure de ces harpes devait donc être extrêmement robuste pour supporter une tension d’une centaine de cordes. Utilisée essentiellement par les musiciens itinérants, elle s’adapta aux nouvelles modes musicales du XIXe siècle telles que la polka, la valse ou les quadrilles. Largement concurrencée par la grande harpe de concert (utilisant les pédales pour jouer les accidents) dès le début du XIXe siècle, elle fut presque totalement abandonnée au XXe siècle, si ce n’est par quelques musiciens passionnés comme Nansi Richards Jones ou Robin Huw Bowen. Les relations musicales entre l’Écosse et l’Irlande ont, en revanche, été beaucoup plus constantes au il des siècles.29 On sait par exemple que le nom du pays provient d’une tribu irlandaise ayant envahi l’Écosse au Ve siècle (les Scotti) pour fonder le royaume Irlando-écossais de Dal Riada (ou Dál Riata). Comme en Irlande, les premiers signes de l’existence de harpes en Écosse se trouvent sur des pierres gravées des VIIIe au Xe siècle (Dupplin Castle, Perthshire, sur la côte est de l’Écosse), et les représentations de harpes triangulaires semblent faire leur apparition plus tôt en Écosse qu’en Irlande. Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné dans le Chapitre I, deux harpes classées dans la catégorie « petite harpe irlandaise à tête basse » sont peut-être originaires d’Écosse et datent du XVe siècle : la harpe de la reine Marie (dite Harpe de Lude) et la harpe de Lamont. Elles ressemblent d’ailleurs énormément à la harpe de Trinity College (voir le Chapitre I ). On en sait moins sur les musiciens qui jouaient de la harpe en Écosse que sur leurs homologues irlandais, et l’on n’est pas certain qu’il y ait eu une réelle distinction entre le harpeur, le poète et le récitant, contrairement à ce qui se pratiquait en Irlande. Le premier musicien pour lequel nous ayons une référence écrite est un abbé nommé Adam de Lennox, vers 1260, jouant essentiellement pour chanter sa foi sur une harpe vraisemblablement munie de cordes en boyau. Ce type de harpe était apparemment coniné aux Basses-Terres (les Lowlands) et associé aux classes dirigeantes de la société. Le terme clarsach (ou cláirseach) serait apparu en Écosse au XIVe ou XVe siècle pour désigner les grandes harpes à cordes en métal généralement associées aux Highlands,
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Voir Sanger, Keith, et Kinnaird, Alison, Tree of strings: Crann nan Teud – A history of the harp in Scotland (2015), chapitre 9.
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par opposition aux cruit, harpes bardiques plus anciennes et plus petites. Un autre terme spéciiquement écossais pour désigner la harpe, teud, est encore mal identiié. On sait que les harpeurs écossais étaient nombreux à la cour anglaise à l’époque médiévale, particulièrement entre 1494 et 1503, si l’on en juge par les archives du Trésor qui font référence à de fréquentes prestations de harpeurs pour les célébrations du nouvel an. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, les harpeurs des deux pays se côtoyaient souvent : l’Écossais Ruaidhri Dall Mac Mhuirich (Rory Dall Morrison) se rendait en Irlande pour parfaire sa maîtrise de l’instrument, et les Irlandais étendaient parfois leur territoire de voyage à l’Écosse, notamment Denis Hempson ainsi que l’auteur de “Da Mihi Manum” Rory Dall Ó Catháin (1570–1650). Arthur O’Neill précise à son propos que : He took a fancy to visit Scotland, where there were great harpers. (…) He composed several ine tunes in Scotland, particularly “Port Atholl”, “Port Gordon” (port means a lesson in music) and several others. he Ports are uncommon ine tunes. I played them once but now forget them. Roger died in Scotland in a nobleman’s house, where he let his harp and silver key to tune it.30 Comme en Irlande, l’évolution du système social et politique provoqua la disparition des harpeurs de cour qui se transformèrent en musiciens itinérants, avant que ceux-ci disparaissent à leur tour avec l’extinction des clans dans les Highlands au XVIIIe siècle. Il fallut attendre le XIXe siècle pour voir de nouveau des harpes être fabriquées par Robert Glenn, à la demande d’Archibald Campbell ain que soit organisée en 1892 une compétition de musique d’accompagnement, tous les instruments étant copiés sur la harpe de la reine Marie et dotés de cordes en métal. L’association Comunn na Clarsaich vit le jour en 1931 et les deux types d’instruments, à cordes de boyau et plus récemment à cordes de métal, connaissent depuis lors un succès qui ne s’est pas démenti, en particulier grâce à l’inclusion de la musique de danse dans son répertoire.
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« Il lui prit l’envie d’aller en Ecosse, où il y avait d’excellent harpeurs. (…) Il composa de superbes airs en Ecosse, en particulier “Port Atholl”, “Port Gordon” (port signiie une leçon de musique) et plusieurs autres (…). Roger [Rory] mourut en Ecosse dans la maison d’un gentilhomme, où il laissa sa harpe et la clé d’argent pour l’accorder ». [NB : en gaélique irlandais moderne “port” signiie une mélodie, et plus récemment une jig]. O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre IV. C’est également à Denis Hempson que fait allusion Lady Morgan (Sydney Owenson) dans son roman publié en 1806 he Wild Irish Girl (Londres : Routledge, 2000), 195–197.
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Il est enin possible que la musique de harpe, et surtout sa structure, ait survécu au travers de la musique de cornemuse ceol mor (ou pibroch). Il s’agit-là d’une musique écossaise complexe issue de la tradition orale savante basée sur les enchaînements thème-variation, et dont on ne connaît pas d’équivalent direct en Irlande.
le plus célèbre des harpeurs : turlough o’carolan (1670–1738) C’est curieusement durant une période particulièrement troublée de l’histoire irlandaise que vécut l’une des igures musicales les plus étonnantes de la Renaissance en Irlande, le harpeur Turlough O’Carolan (en gaélique Toirdhealbhach Ó Cearbhalláin).31 Né près de Nobber, comté de Meath vers 1670 dans une famille de petits fermiers qui déménagea en 1684 pour le comté de Roscommon, il devint aveugle à l’âge de 18 ans après avoir contracté la variole, et se tourna vers la musique, seule profession accessible aux gens de sa condition à son époque : It was and I hope will be the custom as was practised in my travels, that wherever any gentleman’s child, or simple man’s child, showed appearances of blindness, or other symptoms of losing sight, that to retain the national Irish music of the harp they (…) should be and always must be taught the harp, being the only instrument to retain real Irish taste and the real Irish instrument that is recorded on King George’s penny, halfpenny, etc., and his farthing.32
Contrairement à un grand nombre de ses confrères contemporains, ses trois ans d’apprentissage de la harpe sous la houlette d’un harpeur nommé MacDermott Roe, furent tardifs. Il épousa Mary Maguire, sans doute d’une
31 32
Son nom est parfois indiqué sous la forme Carolan, mais les musiciens utilisent souvent la forme O’Carolan. « Il était de coutume lors de mes voyages, et je souhaite que cela perdure, que tout enfant de gentilhomme, ou tout enfant de simple famille qui montrait des signes de cécité, ou tout autre symptôme démontrant qu’il perdait la vue, et ain de préserver la musique nationale de harpe en Irlande (…) qu’on devait et qu’on devra toujours leur enseigner la harpe, le seul instrument véritablement irlandais, et le seul igurant sur la monnaie du Roi George. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre II.
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condition supérieure à la sienne, et s’installa dans la commune de Mohill, comté de Leitrim. Ils eurent sept enfants (six illes et un garçon) mais il est peu probable que ses occupations oicielles lui aient laissé beaucoup de temps à la maison. Il ne devint musicien professionnel et itinérant qu’à l’âge de 21 ans, à une époque où l’ordre gaélique s’efondrait : face aux lois pénales visant l’aristocratie non-anglicane, un très grand nombre de catholiques se convertirent au protestantisme. Mais, comme tous ses collègues à son époque, O’Carolan jouait aussi bien pour des mécènes catholiques que pour des protestants, bien qu’étant lui-même catholique gaélophone. Il semble d’ailleurs qu’un grand nombre de ces protecteurs ait appartenu à l’aristocratie gaélophone car ses textes étaient souvent en gaélique. On sait également qu’il devint l’ami de l’écrivain irlandais et homme d’église protestant Jonathan Swit (1667–1745), auteur des Voyages de Gulliver (entre autres chefs-d’œuvre), et doyen de la cathédrale St Patrick à Dublin. Deux vieilles familles irlandaises du comté de Roscommon, cependant, restèrent tout au long de sa vie ses principaux mécènes, ceux vers qui il revenait toujours : les MacDermott Roe de Alderford et les O’Connor de Bellanagare. O’Carolan ne fut jamais de son vivant considéré comme un bon harpeur ; en revanche, il brilla dans sa maîtrise de la composition, compétence qu’il développa peut-être en raison des limites de sa technique, ayant appris trop tard. Selon Donal O’Sullivan, il se prit à composer dès 21 ans, lors de sa première visite dans une famille, les Reynolds à Letterian, comté d’Antrim.33 Sí Beag, Sí Mór fut sa première invention et il poursuivit ainsi toute sa vie dans cette voie, écrivant des mélodies puis cherchant à y adapter des textes célébrant les mariages ou les fêtes organisés par ses protecteurs.34 Cette prépondérance de la musique sur le texte marque une évolution majeure de la musique en Irlande, et une rupture avec la période précédente où la musique n’était qu’un support au texte du poète (le ilí) récité par le reacaire. Les textes de O’Carolan ne sont guère passés à la postérité, et la plupart sont désormais perdus, alors qu’il nous reste près de 200 de ses mélodies, 33 34
Voir O’Sullivan, Donal, Carolan – he Life, Times & Music of an Irish Harper, 39. Voir Ó Máille, Tomás (dir.), Amhráin Chearbhalláin: he Poems of Carolan (Londres : Irish Text Society, no. 17, 1916), et Ó Murchú, Liam P. (dir.), Amhráin Chearbhallá / he Poems of Carolan: Reassessments (Dublin : Irish Texts Society, vol. 18, 2007).
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dont Princess Royale, ou Mrs Power (Carolan’s Concerto) qui irent de lui une célébrité de son vivant même. Sur le plan musical, la tradition bardique constitue la base de son style, essentiellement parce que c’est dans cet esprit qu’il avait appris l’instrument. Une tendance plus populaire est également perceptible, indiquant la réceptivité de O’Carolan à son époque, et sa volonté de s’adapter à des goûts en perpétuelle évolution. Mais une troisième inluence paraît évidente dans l’ensemble de son œuvre, et apporte également la preuve indéniable de l’ouverture irlandaise sur le monde en matière culturelle : c’est l’inluence italienne baroque de son époque, en particulier celle des compositeurs italiens comme Antonio Vivaldi (1678–1741), ou Arcangello Corelli (1653–1713) et son élève Francesco Geminiani (1680–1762). On sait par exemple que ce dernier s’est souvent rendu à Dublin, où il mourut, mais on ignore toujours si les deux hommes se sont rencontrés. Selon toute vraisemblance, ce ne fut pas le cas, malgré ce que certains chercheurs ou écrivains des XVIIIe et XIXe siècle ont pu écrire par enthousiasme. Le terme planxty est associé à de nombreux airs, presque tous composés par O’Carolan (à l’exception de “Planxty Davis”, composé par son prédécesseur le harpeur homas Connellan, v. 1640–1698). Mais en réalité, O’Carolan n’utilisa jamais lui-même ce mot, dont l’usage se répandit par la suite chez ses éditeurs pour désigner certaines de ses pièces, surtout lorsqu’aucun titre n’était disponible. Le terme est aujourd’hui accolé aux airs qu’il composa en l’honneur d’une personne, le plus souvent l’un de ses mécènes. L’explication la plus répandue sur ce terme depuis Seán Ó Riada (1931–1971) est qu’il tire son origine du gaélique slainte (santé), utilisé pour porter un toast à quelqu’un. Mais selon certains chercheurs il pourrait également s’agir d’une déformation du latin plango (plangere, planxi, planctum), ou du gaélique planncaim : frapper, jouer. Le professeur Aloys Fleischmann y voyait d’ailleurs une analogie avec la toccata (de l’italien toccare, toucher ou jouer d’un instrument à cordes), par opposition à la sonata (de l’italien sonare, jouer sur un instrument à vent) ou à la cantata (de cantare, chanter).35 Dans l’état actuel de nos connaissances, aucune 35
Voir O’Sullivan, Donal, Carolan (1958–1959).
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explication du terme planxty n’est satisfaisante et toutes les théories restent sujettes à caution. Les premières traces imprimées de ses compositions apparaissent dans un ouvrage publié à Dublin en 1724 par John et William Neale (voir le Chapitre III) : A Collection of the Most Celebrated Irish Tunes contient quatre mélodies qui lui sont attribuées,36 démontrant ainsi son inluence prépondérante sur la musique de son époque, d’autant plus qu’un grand nombre d’autres mélodies de ce recueil sont sans doute également de sa composition.37 On sait également que, peu de temps après sa mort, son ami l’homme d’église Patrick Delany avait prévu une publication de ses mélodies en collaboration avec son ils, dont le nom nous reste d’ailleurs inconnu. Malgré une publicité publiée en 1748 dans le Faulkner’s Dublin Journal pour un ouvrage à paraître, ainsi qu’un document partiellement parvenu jusqu’à nous, il ne semble pas y avoir eu de publication.38 On dispose par ailleurs de collectages réalisés parmi des musiciens un demi-siècle plus tard par Edward Bunting (1773–1843), conservés à la Bibliothèque nationale de Dublin et comprenant plusieurs pièces attribuées à O’Carolan (voir le Chapitre III). Le document de Delany reste cependant très particulier, d’une part parce qu’il manque les premières pages et qu’en conséquence nous ne sommes pas absolument certains d’être en présence du livre préparé avec le ils de O’Carolan, mais également parce que le système de notation est assez différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. En outre, aucune mention
36 37
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“Luke Dillon”, “Grace Nugent”, “Fairy Queen” (humoristiquement attribuée à sigr Carrollini) et “Carollans Devotion”. Voir l’édition en fac-similé de Carolan, Nicholas, A Collection of the Most Celebrated Irish Tunes proper for the Violin German Flute or Hautboy (Dublin : Folk Music Society of Ireland, 1986 ; 1ère édn, Dublin : John and William Neale, 1724). Les autres mélodies qui lui sont généralement attribuées sont (dans la typographie originale) : Planksty Plunket, Plea Rarkeh na Rourkough, Counr MacDonoghs Lamentation, Capten MAGAN, Creamona, Tom Judge, MABLE KELLY, Cuckoo, Ishabel Burke, Seperation of Soul and Body, PLANKSTY [homas Burke], Ld Gallaways Lamentation, Lady St John, Morgan Mac gann, Sr Vlick BURKE, Fanny DILLON. Voir Dowling, Martin, Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives (Surrey : Ashgate, 2014).
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n’est faite des harmonies jouées sur les cordes graves, et seule la mélodie est notée. Il semble impossible que seules les mélodies aient été jouées à cette époque, mais plus probable que les collecteurs aient estimé que l’accompagnement allait de soi, ce qui n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui. Il est cependant certain que la formation musicale de O’Carolan n’était absolument pas académique, mais basée sur un apprentissage oral ; sa connaissance théorique de l’harmonie est généralement considérée comme approximative, surtout dans le contexte où il se trouvait, qui le poussait à intégrer les éléments d’une musique baroque italienne à la musique bardique irlandaise. Sa musique est donc tout à la fois personnelle, irlandaise et européenne, et doit être considérée comme une œuvre d’importance majeure pour la culture européenne de ces derniers siècles. Preuve de sa popularité, certaines de ses mélodies furent collectées auprès de musiciens traditionnels par Patrick W. Joyce (1827–1914, voir le Chapitre III) et Francis O’Neill (1849–1936, voir le Chapitre IV), dans des versions proches de ce qu’avait pu noter Bunting auparavant. Après avoir parcouru l’Irlande pendant près de cinquante ans, O’Carolan revint chez lui où, selon la légende, il sentit sa mort approcher, demanda du whisky à sa protectrice, Mme McDermott Roe, puis prit sa
Figure 6. Billet de IR£50 (1976–1993) d’après le tableau de James Christopher Timbrell “Carolan, he Irish Bard”, peint vers 1843. Avec l’autorisation de la Banque Centrale d’Irlande.
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harpe et composa Carolan’s Farewell to Music. Il mourut à Alderford une semaine plus tard, le 25 mars 1738 à l’âge de 68 ans, fut veillé pendant quatre jours et enterré dans le cimetière de Kilronan. les souvenirs d’arthur o’neill (v. 1737–1816) Les souvenirs d’Arthur O’Neill, déjà évoqués dans les pages qui précèdent, constituent un témoignage fondamental dans l’étude des harpeurs du XVIIIe siècle : Edward Bunting eut l’occasion de le rencontrer en 1792 au festival de harpe de Belfast (vide inra), et demanda par la suite à son assistant homas Hughes de l’aider à rassembler par écrit ses souvenirs, ce qui fut fait entre 1808 et 1813. Ceux-ci furent publiés en 1911 par Charlotte Milligan Fox, mais dans une version malheureusement très expurgée. Il fallut attendre 1958 pour que Donal O’Sullivan les inclue en annexe de son ouvrage sur O’Carolan dans une version intégrale. Né près de Dungannon, comté de Tyrone en 1734, Arthur O’Neill devint aveugle très jeune en raison d’un accident à l’œil droit, et fut naturellement orienté vers la carrière de musicien professionnel. Il débuta l’apprentissage de la harpe à 10 ans sous la tutelle d’un professeur nommé Owen Keenan, devint harpeur itinérant dès l’âge de 15 ans et se promena dès lors sur les routes d’Irlande, toujours accompagné par un jeune homme qui lui servait de guide et d’assistant. A l’âge de 19 ans, il rendit visite à un greier de justice nommé Matthew MacNamara, à Limerick. Dans sa maison se trouvaient les restes de la harpe aujourd’hui exposée à Trinity College, Dublin, et baptisée à l’époque “Brian Boru’s Harp”.39 Après qu’il l’eut recordée, il fut promené dans les rues de la ville pour en jouer, suivi par 500 personnes. Ses tournées duraient généralement plusieurs années, après quoi il rentrait chez lui à Dungannon, y restait quelques mois, puis repartait sur les routes d’Irlande. Si la première de ses tournées le mena dans tout le pays, il se cantonna par la suite aux comtés du Nord de l’Irlande et rencontra
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Comme nous l’avons indiqué dans le Chapitre I, les Irlandais étaient à cette époque persuadés que cette harpe avait vraiment appartenu au célèbre Brian Boru Haut-Roi d’Irlande, mort en 1014 à la bataille de Clontarf contre une alliance des forces vikings.
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souvent ses confrères au cours de ces pérégrinations, dont un grand nombre était aveugle : his hady [Elliott] was a mixture of every kind of devilment, such as drinking, swearing and an uncommon propensity for women, which we blind men in general are addicted to.40
Il semble également qu’une grande part ait été laissée au hasard dans son itinéraire comme en atteste cet extrait : I let Mr Bunting in Newry and went to Dundalk, where a gentleman, a Mr MacCann, accosted me on the street and asked me where I was going. I told him “to any place, being invited to no place”. He then took me to his own house in that town, where I remained a fortnight very agreeably (…).41
Les avis qu’il dispense sur les capacités musicales de ses collègues sont relativement drôles, traitant les moins mauvais de tol-lol, mais il mentionne également la jalousie qui existait entre eux, soulignant avec une certaine précision quels airs il avait appris d’untel et quel air il lui avait appris en retour. Il est par ailleurs surprenant qu’aucune référence à Denis Hempson n’apparaisse dans le texte, alors que les références à Turlough O’Carolan sont extrêmement nombreuses, tant sur l’homme que sur sa musique : He [Hugh O’Neill] is buried in the churchyard of [Kilronan], near Castle Tenison, and in the very grave where the celebrated Carolan was interred, and it is to me a melancholy relection that, notwithstanding these two celebrated characters were in their lifetime caressed by people of the irst description and rank, some subscription was not set on foot to establish a fund for the purpose of erecting a monument of some kind to record their memories and to point to any amateur or professor of
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« Ce hady [Elliott] était un mélange de toutes sortes de diableries, comme la boisson, les jurons et un fort penchant pour les femmes, une inclination très courante chez nous, les aveugles. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VII. « Je quittais M. Bunting à Newark pour me rendre à Dundalk, où un gentleman du nom de MacCann m’accosta dans la rue et me demanda où j’allais. Je lui répondis “n’importe où, n’étant invité nulle part”. Il m’emmena alors chez lui dans cette même ville où je passais une quinzaine de jours très agréables (…). » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI.
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music passing through that country the place of interment of alas ! poor Carolan and Hugh O’Neill.42
L’une des principales caractéristiques de ses hôtes semble avoir été l’empressement avec lequel il était reçu, partageant les meilleurs repas, restant parfois longtemps chez l’un d’entre eux (jusqu’à dix ans chez le colonel Southwell à Castle Hamilton, de 58 ans à 68 ans !). Bien entendu, la plupart de ses voyages se faisaient à dos de cheval, la harpe simplement attachée sur les lancs de l’animal, et il eut maintes fois l’occasion d’en faire les frais, soufrant parfois de la neige, parfois de la pluie, comme en avril 1792, quelques mois avant le grand concours de Belfast. Les rhumatismes que lui occasionna ce bout de chemin faillirent même lui faire renoncer à toute participation, mais il fut personnellement invité par l’organisateur de l’événement, James McDonnell : Dr. James McDonnell explained to me the nature and purport of this Ball, which was to show a specimen of patriotism and national ardour to the rest of the Kingdom.43
Il n’est pas du tout certain que ces arguments aient été prépondérants dans la décision inale d’Arthur O’Neill de prendre part aux joutes musicales, car la politique n’est aucunement mentionnée dans ses souvenirs, et les insurrections tendaient même à l’incommoder : In June, 1803 I took it into my head to visit Dublin. (…) My mind was miserable, in consequence of the City being like one universal barrack, such as the clashing of arms,
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« Il [Hugh O’Neill] est enterré dans le cimetière de [Kilronan], près de Castle Tenison, dans la même tombe que Carolan, et je trouve bien triste que, bien que ces deux personnages célèbres aient été en leur temps particulièrement appréciés de leurs contemporains de meilleures conditions et rangs, aucune souscription n’ait été lancée pour établir un fonds ain d’ériger une sorte de monument en leur mémoire et pour signaler à tout amateur ou professeur de musique passant dans le pays l’endroit où furent enterrés, hélas ! les malheureux Carolan et Hugh O’Neill. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VII. « Monsieur MacDonnell m’expliqua la nature et le but de ce bal, qui était de montrer un exemple de patriotisme et d’ardeur nationale au reste du Royaume. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI.
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Chapitre II sounding of bugle horns, beating of drums to arms and the like, in consequence of an unexpected insurrection amongst a parcel of country peasants, under the inluence of a Mr Robert Emmet and a few other leaders of less capacity and education.44
Il fut pourtant bel et bien obligé d’obtenir des papiers pour pouvoir circuler librement pendant les mois qui suivirent : (…) notwithstanding my being blind and of course incapacitated from being useful either in loyalty or treason, I had to get a pass ; and indeed without considering my incapacity the wiseacres on my way home demanded my pass almost every ive minutes. I would sometimes say “Here it is”, pointing to my harp; and because there was no crown on it I was oten in danger of being ill-used by the illiterate loyalists, who took pride in displaying their cautious conduct. But I must say that whenever I was examined by superior oicers they generally assisted me in facilitating my journey, until I got to Glenart to my brother Ferdinand’s.45
Après quoi, en 1808 et grâce à l’enthousiasme soulevé par les festivals de harpe des années précédentes, et sur la proposition d’Edward Bunting, Arthur O’Neill fut nommé professeur à la Belfast Irish Harp Society où il enseigna la harpe à de jeunes Irlandais :
44 « En juin 1803 (…) je me rendis à Dublin (…). J’y passais un moment fort triste, la ville n’étant plus qu’une gigantesque caserne, résonnant du bruit des armes, des trompettes, des tambours et ainsi de suite, à cause de l’insurrection inattendue d’une bande de paysans, sous l’inluence d’un certain Mr Robert Emmet et d’autres leaders de moindre intelligence et éducation. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI. 45 « bien qu’étant aveugle et ne pouvant de ce fait me rendre utile ni par loyauté ni par trahison, il me fallut obtenir un laissez-passer; et bien entendu sur le chemin du retour, sans considération pour mon handicap ces beaux esprits me le demandaient toutes les cinq minutes. “Le voici” répondais-je parfois en montrant ma harpe; mais il n’y avait pas de couronne dessus et je courais parfois le danger d’être maltraité par ces loyalistes illettrés, qui tiraient grande ierté de montrer la plus extrême prudence à mon égard. Mais je dois dire que, lorsque des oiciers supérieurs s’occupaient de mon cas, ils tentaient le plus souvent de me faciliter le voyage, jusqu’à mon arrivée à Glenart chez mon frère Ferdinand. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI.
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Mr. Bunting’s plan is that I shall reside in Belfast the remainder of my life, to instruct such twelve poor boys as have a capacity to learn and retain the national Irish music of the harp.46
L’entreprise se solda pourtant par un échec en 1813 et le collecteur George Petrie nota plus tard à propos de cette tentative que : he efort of the people of the North to perpetuate the existence of the harp in Ireland by trying to give a harper’s skill to a number of poor blind boys was at once a benevolent and a patriotic one; but it was a delusion. he harp at the time was virtually dead, and such efort could give it for a while only a sort of galvanised vitality.47
Mais O’Neill ne manifesta aucun regret ni aucun mécontentement : sa seule inquiétude concernant la musique tenait pour l’essentiel à la disparition des airs anciens et à la préférence de ses contemporains pour les airs modernes. here is a great deal of ancient Irish music lost in consequence of the attachment harpers latterly have for modern tunes, and which is what is now chiely in vogue : the national tunes and airs being conined only, I may say, to a few gentlemen in the diferent provinces I have travelled through.48
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« L’idée de M. Bunting est que je réside à Belfast jusqu’à la in de ma vie, pour instruire une douzaine de pauvres garçons qui ont la capacité à apprendre et à retenir la musique irlandaise nationale pour la harpe. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre VI. « Les eforts des gens du Nord visant à perpétuer l’existence de la harpe en Irlande en tentant de transmettre les techniques des harpeurs à de pauvres enfants aveugles, fut une action de bienfaisance autant qu’une entreprise patriotique, mais c’était une illusion. La harpe à cette époque était déjà presque morte et un tel efort ne pouvait que lui redonner momentanément une sorte de vitalité galvanisée. » O’Curry, Eugene, Manners and Customs (1873), 298. « Une grande partie de cette ancienne musique d’Irlande a été perdue en raison de l’attachement que les harpeurs ont développé récemment pour les airs modernes et qui sont aujourd’hui les plus en vogue ; les airs et mélodies de la nation ne sont plus préservés, me semble-t-il, que par quelques gentilshommes des diférentes provinces que j’ai visitées. » O’Neill, Arthur, Memoirs, chapitre III.
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Arthur O’Neill se retira en 1813 à Dungannon, comté de Tyrone et mourut en 1816 (ou 1818 selon les sources) : il est enterré sur son lieu de naissance à Eglish, village voisin. les festivals de granard et de belfast A mesure que les harpeurs irlandais commencent à disparaître, on voit apparaître quelques tentatives pour faire revivre la musique ancienne des bardes, sans doute déjà considérée par certains comme représentative d’un hypothétique « âge d’or » du pays. Le premier rassemblement de ce genre eut lieu à Bruree, comté de Limerick en 1730, et s’intitulait « Le Concours des bardes » (“Contention of the bards”) mais la grande époque de ces manifestations se situe dans les années 1780 : Il y eut tout d’abord les concours (plus tard parfois appelés « bals » ou « festivals ») de Granard, organisés sur le modèle des concours écossais de musique grâce au mécénat d’un homme d’afaires irlandais de Copenhague nommé James Dungan, et qui écrivait : It’s to be lamented that persons placed in high situations, and who have in their power to do the most good by their rank or wealth for their own country are, I am sorry to hear, the least disposed to do it – I will not attempt to say by habit or by inclination. I am informed they know nothing of Irish music or Irish misery only by the name, so great are their desires to support and promote modern English music.49
Il it organiser trois concours dans sa ville natale de Granard en 1784, 1785 et 1786.50 Sept harpeurs se présentèrent devant un public de plusieurs 49
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« Il faut déplorer le fait que des personnes haut placées et qui, de par leur rang ou leur richesse, sont le plus en mesure de faire œuvre philanthropique pour leur propre pays sont, j’en suis navré, les moins disposées à le faire – Je ne tenterai pas de dire s’il s’agit d’une habitude ou d’une tendance. On me dit qu’elles ne savent rien d’autre de la musique et de la misère irlandaises que le nom, si grand est leur désir de promouvoir la musique anglaise moderne. » Lettre de James Dungan citée dans O’Neill, Arthur, Memoirs, voir O’Sullivan, Donal, Carolan : he Life Times and Music of an Irish Harper (1958), 162–163 Les dates sont parfois indiquées comme étant 1781, 1782 et 1783 [ou 1785], mais il a été démontré qu’elles étaient fausses. Voir Donnelly, Seán, “An Eighteenth Century Harp Medley”, Ceol – Irish Music, no. 1 (1993), 27–28.
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centaines de personnes lors du premier concours, et Charles Fanning (considéré par le harpeur Arthur O’Neill comme un musicien non-professionnel) fut déclaré vainqueur aux dépens du même O’Neill, selon ce dernier parce qu’il s’était trop bien habillé. Rose Mooney, la seule femme à concourir ce jour-là, fut déclarée troisième du concours. Ils touchèrent respectivement 10, 8 et 5 guinées, soit une somme relativement importante pour l’époque, chaque guinée valant plus d’une livre à une époque où un employé de bureau gagnait environ 50 livres sterling par an. La deuxième édition, en 1785, vit la participation de neuf harpeurs devant un public encore plus nombreux. Les vainqueurs furent exactement les mêmes, les prix étant cependant de 8, 6 et 4 guinées seulement. Mais déjà, l’atmosphère de Granard devenait tendue, l’un des concurrents (Hugh Higgins) refusant de participer parce que les modalités du concours ne lui convenaient pas. La troisième et dernière édition, en 1786, fut un véritable succès public, et onze harpeurs y participèrent devant plus de 1000 personnes. Pour la troisième fois, Fanning, O’Neill et Mooney remportèrent les trois premiers prix. Mais une quête fut organisée sur la proposition de O’Neill ain de récompenser les autres participants qui touchèrent ainsi plus d’argent que les vainqueurs. Malheureusement, une atmosphère lourde de jalousie provoqua l’exaspération du généreux donateur, James Dungan, dont les fonds avaient permis ces réunions. Il perdit dès lors tout intérêt pour ce mouvement de promotion de la culture nationale et mourut vers 1800. L’idée fut cependant reconduite à Belfast51 les 11, 12 et 13 juillet 1792.52 Il ne s’agissait plus à présent de la volonté individuelle d’un Irlandais amoureux des mélodies de son pays, mais de la volonté politique d’un groupe d’hommes menés par James McDonnell (1763–1845) et attachés à la résistance culturelle de l’Irlande. Entouré de Robert Bradshaw (1756–1819, secrétaire-trésorier), de Henry Joy McCracken (1754–1819), de homas Russell (1767–1803) et de Robert Simms (1761–1843), il fonda la Belfast Irish Harp Society et organisa ce désormais célèbre concours de harpeurs ain
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Voir Johnston, Roy, et Plummer, Declan, he Musical Life of Nineteenth Century Belfast (Surrey : Ashgate, 2015). Voir Yeats, Gráinne, Féile na GCruitirí Béal feirste 1792 (Dublin : Gael-Linn, 1980).
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qu’une trace demeure de l’héritage bardique. Voici dans quel état d’esprit se situaient alors les organisateurs de ces rencontres de harpeurs : Some citizens of Belfast (…) propose to open a subscription which they intend to apply in attempting to revive and perpetuate the ancient music and poetry of Ireland. hey are solicitous to preserve from oblivion the few fragments which have been permitted to remain as the monuments of the reined taste and genius of our ancestors. (…) When it is considered how intimately the spirit and character of a people are connected with their national poetry and music, it is presumed the Irish patriot and politician will not deem it an object unworthy [of ] his patronage and protection.53
Il est intéressant de noter que homas Russell et Henry Joy McCracken participaient à l’organisation du Festival tout en étant par ailleurs cofondateurs de la Société des Irlandais Unis (the Society of United Irishmen) avec l’avocat protestant heobald Wolfe Tone (1763–1798) qui se distinguera quelques années plus tard en persuadant le Directoire français d’envoyer une armée pour soutenir les tentatives de rébellion irlandaises de 1796 et 1798 qui, de nouveau, se soldèrent par des échecs. Les harpeurs de toute l’Irlande furent alors invités à concourir, les frais de voyage et de séjour étant payés, et des récompenses prévues pour tous les concurrents. Le texte suivant fut publié le 27 avril 1792 dans le Belfast News-Letter, avant d’être repris par les principaux journaux du pays : A respectable body of the inhabitants of Belfast having published a plan for reviving the ancient music of this country, and the project having met with such support and approbation as must insure success to the undertaking, Performers of the Irish Harp are requested to assemble in this town on the tenth day of July next, when a
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« Quelques citoyens de Belfast (…) se proposent d’ouvrir une souscription qu’ils entendent utiliser pour tenter de ranimer et de perpétuer les antiques musique et poésie d’Irlande. Ils désirent ardemment préserver de l’oubli les quelques fragments qui sont parvenus à survivre, monuments du génie et du goût rainé de nos ancêtres. (…) Si l’on considère combien intimement sont liés l’esprit et le caractère d’un peuple avec sa musique et sa poésie nationales, les patriotes et politiciens irlandais ne considéreront sans doute pas cela comme indigne de leur soutien et de leur protection ». Conclusion du prospectus de la Belfast Harp Society appelant au soutien à un grand festival de harpes, décembre, 1791, cité par Ferguson Lady Mary Catherine, Sir Samuel Ferguson and the Ireland of his Day, vol. 1 (Édimbourg et Londres : W. Blackwood, 1896), 48.
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considerable sum will be distributed in premiums, in proportion to their respective merits. It being the intention of the Committee that every performer shall receive some premium, it is hoped that no harper will decline attending on account of his having been unsuccessful on any former occasion.54
Dix harpeurs irlandais seulement se présentèrent, tous venus des comtés du Nord de l’Irlande : Denis Hempson (aveugle), 97 ans, du comté de (London)Derry ; Charles Byrne, 80 ans, du comté de Leitrim ; Daniel Black (aveugle), 75 ans, du comté de (London)Derry ; Hugh Higgins (aveugle), 55 ans, du comté de Mayo ; Arthur O’Neill (aveugle), 58 ans, du comté de Tyrone ; Charles Fanning, 56 ans, du comté de Cavan ; Rose Mooney (aveugle), 52 ans, du comté de Meath ; Patrick Quin (aveugle), 47 ans, du comté d’Armagh ; James Duncan, 45 ans, du comté de Down ; William Carr, 15 ans, du comté d’Armagh. Un Gallois nommé Williams participa également mais son style fut jugé trop diférent pour être classé avec les autres. Tous jouaient sur des harpes à cordes métalliques, six d’entre eux étaient aveugles, et la moyenne d’âge était de presque 60 ans. Les harpeurs du sud de l’Irlande, région très musicale mais éloignée de Belfast, faisant malheureusement défaut, nos connaissances en matière de musique de harpe et de styles de jeu au XVIIIe siècle – en grande partie due à ces rencontres – ne sont donc que partielles.55 Nous ne savons pas non plus dans quelles conditions les harpeurs furent jugés, ni sur quels critères, mais les résultats furent les mêmes que lors des trois concours de Granard : Fanning, O’Neill et Mooney reçurent respectivement 10, 8 et 6 guinées, les autres participants se voyant remettre des sommes non-mentionnées. Les seules impressions qui nous soient
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« Un nombre respectable d’habitants de Belfast ayant fait publication d’un plan visant à faire renaître l’ancienne musique de ce pays, et le projet ayant reçu un soutien et une approbation tels que le succès de l’entreprise est assuré; les joueurs de harpe irlandaise sont invités à s’assembler dans cette ville le dixième jour du mois de juillet, où une somme considérable sera distribuée en prix en proportion de leur mérites. Le comité souhaite que tous les participants reçoivent un prix et qu’aucun musicien ne décline l’invitation en arguant d’un mauvais classement à l’occasion d’éditions passées. » Ajoutons cependant que Bunting it plus tard quelques collectages dans l’ouest et le sud-ouest du pays ain de compléter son travail.
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parvenues sont celles de heobald Wolfe Tone, ici consignées succinctement dans son journal personnel : All go to the Harper’s at one; poor enough; ten performers; seven execrable, three good, one of them, Fanning, far the best. No new musical discovery; believe all the good Irish airs are already written.56
Faut-il en conclure que Wolfe Tone était un amateur éclairé conscient de la disparition d’une époque ou, au contraire, que son attitude blasée trahissait une incompréhension totale ? Nul ne peut le dire, et les très rares références à la musique dans son autobiographie ne permettent pas d’en apprendre davantage. Il est en revanche particulièrement heureux que le comité d’organisation ait chargé à cette occasion un jeune musicien de 19 ans, Edward Bunting, de noter par écrit toutes les mélodies jouées par les harpeurs lors de ces trois jours de compétition. Celui-ci ira même jusqu’à continuer à collecter des mélodies auprès d’autres musiciens et chanteurs jusqu’en 1809, dont le résultat allait constituer la matière première de ses trois publications, en 1796, 1809 et 1840 (voir le Chapitre III).57 l’ancienne technique de jeu des harpeurs Les commentaires élogieux sur les harpeurs irlandais depuis le Moyen Âge soulignent de façon récurrente deux éléments distinguant leur style et leur technique : ils jouent avec leurs ongles, et les cordes en métal produisent un son cristallin et prolongé.58
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« Tous chez les harpeurs à une heure ; plutôt médiocre ; dix musiciens; sept exécrables, trois bons, l’un d’entre eux, Fanning, de loin le meilleur. Aucune découverte musicale ; les meilleurs airs irlandais sont tous déjà écrits. » Wolfe Tone, William heobald, Life of heobald Wolfe Tone (Washington : Gales & Seaton, 1826), 11 July 1792, 155–157. Bunting, Edward, he Ancient Music of Ireland, vol. 1 (1796), 2 (1809) et 3 (1840). En dehors de l’Irlande et de l’Ecosse, les harpes sont jouées avec la dernière phalange des doigts et montées de cordes en boyau ou en crin de cheval.
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Ces caractéristiques, communes à toute l’Irlande et à l’Écosse au moins jusqu’au XVIe siècle, furent progressivement abandonnées à mesure que les harpeurs devenaient itinérants, peut-être précisément parce que ce mode de vie ne convenait plus aux nouveaux harpeurs. Ainsi, lors des rencontres de Belfast en 1792, un seul d’entre eux, Denis Hempson, jouait encore avec les ongles. De même les cordes en métal disparaîtront au cours du XIXe siècle, avant de connaître un renouveau notable à la in du XXe siècle. Comme indiqué précédemment, nos connaissances sur ces techniques tiennent pour l’essentiel aux notes prises en 1792 par Edward Bunting lors des rencontres de Belfast et publiées dans he Ancient Music of Ireland, avec notamment un glossaire de la terminologie musicale en gaélique, un descriptif du style de jeu et un index des noms des mélodies accompagnées de leurs traductions. On apprend ainsi que les harpeurs présents lors du concours de Belfast jouaient sur des harpes dotées d’environ trente cordes, accordées diatoniquement en Sol majeur ou en Do majeur, et dont les onzième et douzième cordes à partir de la basse étaient toutes deux accordées en sol, procurant une résonance en bourdon.59 La harpe reposait sur l’épaule gauche du musicien et sa main gauche jouait les cordes aiguës, avec le pouce et trois doigts. L’utilisation des ongles ne nécessitait pas d’enrouler le doigt autour de la corde comme dans les techniques modernes et permettait donc plus facilement la répétition rapide d’une note. Cette technique ancienne semble cependant disparaître dès le XVIIe siècle, et un prêtre catholique de Galway, également historien, airmait en 1662 : Porro cytharistæ peritiores et cultiores humeris lyræ cervicem cernui ut plurimum, nonnunquam erecti admoventes, ila œnea extremis digitis, non unguibus pulsant contra consuetudinem ut, aliqui scribunt, lyristis non ita pridem in Hibernia familiarem, quæ nunc vel in desuetudinem abiit, vel a rudioribus lyristis frequentatur, contendentibus, editiorem sonitum e chordis ideo elicere, ut eo domus tota personet.60
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Le terme na caomhluighe (« jumeaux » ou « aimants ») utilisé par Bunting pour ces deux cordes, rappelle le Cobhluigi mentionné par Eugene O’Curry, dans son Manners and Customs of the Ancient Irish (vol. 3, 249) dans le même sens de « cordes jumelles », et qui igure dès le XIIe siècle dans le manuscrit du Lebor na hUidre (poème attribué à Columcille, Amra Choluim-chille, Royal Irish Academy, MS 23E25), 8. « De plus, les meilleurs harpeurs, qui se penchent généralement sur la console de leur instrument mais se tiennent parfois droit, jouent sur leurs cordes de laiton avec le bout des doigts, et non avec leur ongles, contrairement à ce qui était la tradition
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Cette longue résonance est en efet la marque caractéristique des harpes irlandaises, dont le son très pur a parfois été comparé à celui du clavecin : dans le cas des harpeurs cependant, ce sont les mains qui devaient étoufer les cordes pour éviter les dissonances, et le choix de ces harmonies – ainsi que le choix des doigts qui les contrôlaient – étaient l’une des diicultés auxquelles ils étaient confrontés. Les mélodies publiées par Edward Bunting dans ses recueils sont en revanche d’un intérêt très limité pour ce qui concerne l’accompagnement, malgré son souhait de ne pas dénaturer ce qu’il entendait : he compiler of this volume (…) was particularly cautioned against adding a single note to the old melodies, which would seem to have been preserved pure and handed down unalloyed, through a long succession of ages.61 Malheureusement, ses précautions se limitèrent à la mélodie et, comme le titre complet de l’ouvrage (“arranged for the pianoforte”) l’indique, il fut essentiellement vendu en direction des personnes souhaitant jouer ces mélodies au piano : elles sont donc toutes arrangées et harmonisées à cet efet et, à l’exception de la “Scott’s Lamentation” notée auprès de Bridget O’Cahan, ne mentionnent pas les accompagnements originaux et restent impossibles à jouer sur les harpes accordées comme il les décrit.
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en Irlande il y encore peu selon certains, qui est maintenant tombée en désuétude, et n’est plus utilisée que par les musiciens les plus ignorants, ain d’en tirer les sons les plus puissants et de faire résonner leur mélodies dans toute la maison. » Lynch, John (Lucius Gratianus), et Kelly, Matthew (dir.), Cambrensis Eversus, vol. I (Dublin : he Celtic Society, 1848), 318–321. « Le compilateur de cet ouvrage (..) a pris grand soin de ne pas ajouter la moindre note aux anciennes mélodies, qui semblent avoir été préservées de façon inaltérée et transmises idèlement à travers les âges. » Bunting, Edward, he Ancient Music of Ireland: he Bunting Collections (Dublin : Waltons, 2002), préface.
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Trois siècles de musique populaire Les traditions instrumentales l’apparition de la cornemuse irlandaise : union pipes La cornemuse irlandaise telle que nous la connaissons aujourd’hui it son apparition au début du XVIIIe siècle. Comme toutes les cornemuses, il s’agissait d’un instrument rural et artisanal, dont la fabrication nécessitait à l’origine peu de matériaux et d’outils : l’air est retenu dans un sac grâce à une valve et passe selon la pression exercée sur ce sac dans le chalumeau (the chanter) faisant ainsi vibrer les anches (reeds). La sonorité de cet instrument irlandais tardif est d’ailleurs beaucoup plus douce que celle de la grande cornemuse,62 ce qui lui permet de jouer sur deux octaves (des clés furent ajoutées à l’instrument à partir du XIXe siècle par William Kennedy pour en étendre les possibilités). Aux deux bourdons (drones), avec lesquels elle avait semble-t-il été conçue initialement, vint s’ajouter un troisième, assez tôt dans son évolution. La transition d’une cornemuse « à bouche » à une cornemuse dotée d’un soulet latéral, remplaçant le soule de l’instrumentiste, n’est pas propre à l’Irlande et provient d’une technologie employée au départ pour les orgues et sans doute adaptée à un instrument à vent, le phagotum, vers 1521 par Afranio de Ferrara (v.1489–v.1565) ; on trouve également en France la musette de cour, petite cornemuse aux origines aristocratiques répandue dès le XVIIe siècle, qui devint un instrument plus populaire au cours du XVIIIe siècle et eut une inluence sur la naissance de la cornemuse irlandaise, vraisemblablement via un instrument appelé pastoral pipes.63
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Le chanter et les régulateurs sont pourvus d’anches doubles, moins rigides. Les bourdons utilisent des anches simples. Voir Carolan, Nicholas, “Cutting a Dash: Uilleann Pipes in the 1760s and 1770s” in An Píobaire, vol. 4 no. 35 (mai 2006), 18–23. La première méthode d’apprentissage de Pastoral pipes apparaît au milieu du XVIIIe siècle : Geoghegan, John, he Compleat Tutor for the Pastoral or New Bagpipe (Londres : John Simpson, 1745 ou 1746) : l’auteur
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Le nord de l’Angleterre et l’Écosse donnèrent enin naissance à plusieurs petites cornemuses jouées grâce à un soulet : le Northumbrian smallpipes, le Border pipes, et le Scottish smallpipes. On explique parfois l’émergence du jeu assis de la cornemuse irlandaise par une supposée interdiction des grandes cornemuses par les autorités du pays. Il semble incontestable que le nombre de musiciens visibles diminua au cours du XVIIIe siècle en raison de la répression dont ils furent parfois victimes. Mais, comme en Écosse, et malgré le mythe qui entoure cette période du milieu du XVIIIe siècle, la cornemuse ne fut jamais interdite.64 Le Act of Proscription de 1746–1747 qui suivit la rébellion Jacobite de 1745 mentionne efectivement l’interdiction du highland dress (le kilt) et du port d’armes parmi les Écossais, mais pas des instruments de musique. Il est exact, par ailleurs, que le tribunal de York condamna à mort pour trahison un joueur de cornemuse, John Reid, en 1747, en considérant qu’il s’agissait-là d’un instrument guerrier et que le musicien faisait partie de la garnison de Carlisle où il avait été arrêté en décembre 1745. Il s’agit cependant d’un cas isolé, qui ne peut pas être généralisé à toute l’Écosse, et encore moins à l’Irlande.65 On peut cependant considérer que la disparition d’une nécessité militaire rendit sans doute l’instrument à son origine populaire et domestique. La toute première référence supposée daterait de 1749, lorsqu’un certain Charles Lewis Reily du comté de Meath s’adresse à William Johnson aux USA ain d’être aidé dans sa recherche d’un emploi, citant en latin et en anglais ses compétences dans l’art des “tibiis Utricularibus / bagpipes” : Fintan O’Toole et Nicholas Carolan ont considéré récemment qu’il s’agissait
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y décrit un instrument joué par les Écossais et les Irlandais, et le répertoire proposé est essentiellement constitué d’airs populaires écossais, et quelques irlandais. Voir Gibson, John G., Traditional Gaelic Bagpiping 1745–1945 (Montréal : McGillQueen’s University Press, 1998). Ajoutons à cela que la rébellion Jacobite de cette époque en Écosse ne visait pas la libération du pays du joug anglais, mais la restauration d’un monarque catholique sur le trône d’Angleterre. Gibson, John G., Traditional Gaelic Bagpiping, 1745–1945 (1998), 32–35.
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sans doute d’une cornemuse irlandaise.66 On sait par ailleurs que les plus anciens instruments en notre possession datent des années 1760 ou 1770, avec un discret luthier nommé Egan.67 La popularité de l’instrument ne date cependant que du dernier quart du XVIIIe siècle. Dans une lettre datée de 1775 à Joseph C. Walker,68 l’historien anglais Charles Burney (1726–1814) considérait la cornemuse irlandaise comme un développement récent : he instrument at present in use in Ireland, is an improved bagpipe, on which I have heard some of the natives play very well in two parts without the drone, which I believe is never attempted in Scotland. he tone of the lower notes resembles that of a hautbois and clarionet, and the high notes that of a German lute, and the whole scale of one I heard lately was very well in tune, which has never been the case of any Scots bagpipe that I ever heard.69
Dotée de trois bourdons à anche simple et d’un chalumeau à anche double, on peut considérer cette cornemuse comme la plus sophistiquée et la plus complexe de sa famille en raison d’un développement plus tardif : les « régulateurs » (regulators). On nomme ainsi aujourd’hui un ensemble de trois excroissances ressemblant aux bourdons mais reposant sur la cuisse
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Voir O’Toole, Fintan, White Savage: William Johnson and the Invention of America (Londres : Faber and Faber, 2005) ; et Carolan, Nicholas, Seanchas – An Early Uilleann Piper in the New World in An Píobaire, vol. 4 no. 40 (avril 2007), 18–20, ainsi que les courriers échangés dans An Píobaire, vol. 4 no. 42 (septembre 2007), 29, et An Píobaire, vol. 4 no. 43 (décembre 2007), 29. Voir Carolan, Nicholas, “Egan of Dublin, an 18th-Century Maker of Irish Pipes” in An Píobaire, vol. 13 no. 3 (août 2017), 32–37. Auteur de Historical Memoirs of the Irish Bards (Dublin : Luke White, 1786; facsimilé : Whiterish, MT: Kessinger Publishing, 2008). « L’instrument aujourd’hui utilisé en Irlande, est une cornemuse améliorée, sur laquelle j’ai entendu certains Irlandais jouer de très belle manière en deux parties sans les bourdons, ce qui je crois n’a jamais été tenté en Ecosse. La tonalité des notes les plus graves ressemble à celle d’un hautbois ou d’une clarinette, et les notes aiguës à celle d’une lûte allemande [traversière], et toute la gamme sur l’instrument que j’ai entendu récemment est tout à fait juste, ce qui n’a jamais été le cas pour aucune des cornemuses écossaises que j’ai entendues. » Cité par O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (Cork : he Mercier Press, 1987, 1ère édn 1913), 43.
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du musicien (vers la droite pour les droitiers) et sur lesquels sont disposées des clés. Sensiblement à la même époque que ces régulateurs, on voit d’ailleurs apparaître le terme union pipes pour cet instrument jusqu’alors simplement appelé Irish bagpipes,70 dans une publicité pour un concert parue le 5 mai 1788 dans le journal londonien he World : il est donc avéré que le terme union n’a aucun lien avec l’Union de l’Irlande à la Grande-Bretagne au sein du Royaume-Uni, scellée par l’Acte d’Union voté en 1800 et qui prend efet le 1er janvier 1801. Plusieurs méthodes d’apprentissage furent publiées dans les premières années du XIXe siècle, dont celle d’un mystérieux P. O’Farrell, professeur de union pipes. L’illustration de couverture de cette première méthode, publiée vers 1804–1810,71 nous permet de découvrir que son instrument n’était apparemment pourvu que d’un seul régulateur à cette époque, à moins que l’artiste ait choisit de n’en représenter qu’un seul. Deux autres régulateurs furent sans doute ajoutés ou perfectionnés au début du XIXe siècle par un luthier nommé William Talbot (né en 1781). Ce développement est très intéressant car la musique irlandaise est souvent considérée comme un art de soliste, ne nécessitant aucun accompagnement rythmique ni harmonique. Le union pipes semble pourtant aller à l’encontre de cette théorie, et l’utilisation des régulateurs est d’ailleurs considérée comme le summum de l’art du piper : en appuyant sur ces petites clés à l’aide de son poignet ou du bord de la main (tout en continuant de jouer sur le chanter, le chalumeau) le musicien pourra produire un accompagnement à des ins harmoniques, parfois même rythmiques, à sa mélodie. On sait d’ailleurs que cet instrument était parfois utilisé au XIXe siècle par des prêtres protestants en lieu et place de l’orgue d’église, d’où son surnom de Irish organ. 70 71
Voir Carolan, Nicholas, Courtney’s “union pipes” and the terminology of Irish bellowsblown bagpipes (Dublin : Irish Traditional Music Archive, 2012) : consulté le 10 juin 2017. O’Farrell, Patrick, O’Farrell’s Collection of National Irish Music for the Union Pipes (vol. 1, Londres : McGow, v. 1804–1810, reproduit dans O’Neill, Francis, A Fascinating Hobby, Appendix A, 1910).
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Figure 7. Couverture de la méthode d’apprentissage de P. O’Farrell, A Pocket Companion for the Irish or Union Pipes, vers 1804–1810.
Le union pipes est, de l’avis des musiciens irlandais eux-mêmes, l’instrument le plus proche de la voix (avec le iddle) par ses diverses possibilités de modulation. Il n’existe pas moins de trois ornementations de base pour les mélodies de danse : le popping, le cranning et le rolling. Le cranning (la plus importante des ornementations pour les pipers) est une succession de notes d’ornement (grace notes), essentiellement autour du Ré, quelquefois du Mi ; le roll est une ornementation entre deux notes similaires, et se pratique en particulier pour les jigs chez les pipers jouant dans le style staccato,
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de même que le popping, qui est l’accentuation d’une note en soulevant le chanter (le chalumeau) pour jouer la même note à l’octave supérieure. Toutes ces ornementations sont utilisées pour les mélodies de danse, mais plus rarement dans les slow airs. Bien qu’elle ait failli disparaître au début du XXe siècle, la cornemuse irlandaise est désormais considérée comme l’instrument par excellence de la musique irlandaise. l’implantation réussie du violon, ou fiddle L’instrument et le terme « violon » apparurent en Europe au XVIe siècle, et les premières références igurent dans les archives du roi de France François 1er à partir des années 1520.72 Avec la France, l’Italie du Nord – autour de Milan et Venise – semblent cependant être le berceau le plus probable de cet instrument. Mais nous savons que la première indication de l’utilisation d’un instrument à cordes frottées en Irlande date du XIe siècle, un archet ayant été retrouvé lors de fouilles à Dublin (voir le Chapitre I). La langue anglaise nous permettra ici de diférencier le violon classique (en anglais, violin) du iddle populaire. Les deux termes sont issus d’une même racine, le vieil anglais iðele, peut-être lui-même issu du latin médiéval vitula et dérivé de vitulari, « célébrer / triompher », du nom de la Déesse de la victoire Vitula. En gaélique, le terme veidhlín apparaît dans le poème d’un prêtre anonyme à une jeune ille, “Nach Aoibhinn Do Na hÉiníní”, à la in du XVIIe siècle : 73
Is báine í na an lile, is deise í na an scéimh, is binne í na an veidhlín, ‘s is soilsí ná an ghréin;
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Elle est plus blanche que le lys, plus belle que la beauté elle-même, Elle est plus douce qu’un violon, et plus brillante que le soleil ;73
Voir Cazaux, Christelle, La musique à la cour de François Ier (Paris : Ecole nationale des Chartes, 2002), 113–116, 326. Cité par MacAoidh, Caoimhín, Between the Jigs and the Reels – he Donegal Fiddle Tradition (Manorhamilton : Drumlin, 1994), 24–25.
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La diférence faite entre violin et iddle n’est cependant que le premier relet d’une distinction sociale, l’instrument étant rigoureusement le même : seules varient les techniques et positions de jeu, ainsi que le répertoire. On peut de ce fait considérer que la tenue de l’instrument n’est assujettie à aucune autre règle que l’habitude du musicien, voire sa morphologie : contre la poitrine, contre ou sur l’épaule, sous le menton ou, plus rarement, contre la hanche. Le violon en musique classique connut son développement principal à partir de 1650, mais on sait, grâce à Eugene O’Curry,74 que des instruments à cordes frottées existaient déjà en Irlande sous le nom de timpán ou giga.75 Il est donc possible que le violon ait trouvé sa place en Irlande en raison d’une adaptation au nouvel instrument, et également grâce à une relative simplicité de construction : il n’est bien sûr pas question de supposer que la fabrication d’un grand violon de luthier est une opération élémentaire, mais plutôt de souligner qu’une simple boîte en bois pouvait tout à fait faire oice de « violon du pauvre ». C’est cette tradition et cette mémoire collective qui perdurera longtemps et dont témoigne Gearóid Cheaist Ó Catháin, le dernier enfant né sur la Grande Île Blasket, au large de la péninsule de Dingle : he tradition of making iddles on the island went back to 1894, when Peadí Mharas Ó Dálaigh, who was living on Inis Mhicileáin at the time and had a great interest in music, visited the lighthouse at an Tiaracht and met a lightkeeper there who played the iddle. Peadí took an outline of his iddle and made his irst violin with dritwood brought in by the sea, although the quality of the wood was poor.76
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O’Curry, Eugene, Manners and Customs (1873). On notera d’ailleurs qu’en allemand, le violon s’appelle geige, dont l’étymologie est liée à la danse appelée gigue baroque et à la jig irlandaise. « La tradition de fabrication de violons sur l’île remontait à 1894, lorsque Peadí Mharas Ó Dálaigh, qui habitait à l’époque sur la petite île de Inis Mhicileáin et s’intéressait beaucoup à la musique, était allé au phare de An Tiaracht et y avait rencontré le gardien, qui jouait du violon. Peadí avait dessiné le contour de son instrument et avait fabriqué son premier violon avec du bois que la mer avait apporté, même si la qualité du bois était assez mauvaise. » Ó Catháin, Gearóid Cheaist, et Ahern, Patricia, he Loneliest Boy in the World (Cork : Collins, 2014), 44.
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Dans le comté du Donegal, une approche diférente fut tentée et donna naissance à un instrument particulier, le iddle en métal (tin iddle), dont les avantages sont expliqués ici par Caoimhín Mac Aoidh : With children asleep in very close quarters to the hearth, the powerful volume of the modern iddle would have been highly disruptive. he incredible skills of the Donegal tinsmiths provided the ideal solution. hey made tin, and in one case brass iddle body which would be attached to wooden necks taken from damaged timber instruments. hese allowed iddlers to practise on an instrument which having such a muted volume did not disturb sleeping children or animals in the cottage. (…) if the instrument was mishandled it would only dent and not shatter as would normally happen with a timber instrument. Repairs if required were very simple.77
La forte popularité de l’instrument remonte donc sans doute au moins au XVIIe siècle en Irlande et l’écrivain irlandais Richard Head (v.1637v.1686) pouvait ainsi faire remarquer à ce propos dès les années 1670, dans une observation pour une fois très négative sur la musique irlandaise, que : heir Sunday is the most leisure day they have, on which they use all manner of sport; in every ield a iddle and the lasses footing it till they are all of a foam, and grow ininitely proud with the blear eye of afection her sweetheart casts on her feet as she dances to a tune, or no tune, played on an instrument that makes a worse noise than a key upon a gridiron.78
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« Avec des enfants qui dormaient très près du foyer, le volume puissant du violon moderne aurait été très gênant. Les fantastiques compétences des ferblantiers du Donegal apportèrent la solution idéale : ils fabriquèrent un corps de violon en étain, et dans un cas en laiton, sur lequel on grefait un manche en bois prélevé sur un instrument en bois endommagé. Ceci donnait la possibilité aux iddlers de pratiquer sur un instrument qui, grâce à son volume beaucoup plus faible, ne dérangeait pas les enfants endormis ou les animaux dans le cottage (…) Si l’instrument était maltraité, il ne subissait que de petits dégâts, sans se briser comme les instruments en bois. Les réparations étaient extrêmement simples. » MacAoidh, Caoimhín, Between the jigs and the reels (1994), 33. « Le dimanche est leur principal jour de repos, où ils ont toutes sortes d’occupations ; dans chaque pré il y a un violon, et les jeunes illes foulent le sol jusqu’à ce qu’elles soient en nage, très ières de voir leur amoureux porter un regard troublé sur leurs pieds, tandis qu’elles dansent, avec ou sans musique, accompagnées d’un instrument faisant un bruit pire que celui d’une clef sur un gril ». Head, Richard, A Western
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Le iddle est accordé en GDAE (Sol-Ré-La-Mi) et les mélodies le plus souvent dans les tonalités de Sol, Ré ou La. Les ornementations sont pour la plupart communes à la majorité des instruments joués en Irlande : les iddlers tentent ainsi souvent d’imiter des techniques de rolling ou de cutting propres au union pipes, mais disposent en outre du droning également utilisé en musique classique, où le musicien frotte simultanément deux cordes ain d’obtenir un bourdon sur la corde la plus grave tout en jouant la mélodie sur la corde la plus aiguë. En revanche, le vibrato si répandu en musique classique est quasiment absent, voire honni, en musique traditionnelle irlandaise. Enin, le style sera déini autant par le jeu de la main gauche qui produira les ornementations sur la touche lisse, que par les coups d’archet de la main droite, celui-ci étant tenu indiféremment très près ou très loin de l’extrémité, ce qui déinira parfois un style de jeu plus personnel que véritablement local (voir les Chapitres IV et VI, Les Styles). l’utilisation des flûtes Deux types de lûtes sont particulièrement répandus en Irlande : le premier, le plus commun, est le petit tin whistle ; le second est la lûte traversière en bois, avec ou sans clés. Le tin whistle La lûte à six trous est sans doute l’un des plus anciens instruments inventés par l’être humain, fabriquée dans des matériaux naturels comme le bambou, le bois ou l’os. Désignée dans le monde francophone par le vocable de « lûte irlandaise », parfois appelée « lageolet anglais » par les musicologues lorsqu’elle est en bois, la première de ces deux lûtes produit un son lorsque l’on soule directement dans l’embout, d’où le terme générique anglais de penny whistle : son nom anglais plus courant de tin whistle (souvent abrégé en whistle, d’où des erreurs de traduction) et en gaélique feadóg stáin provient du matériau Wonder (Londres : 1674), cité par MacLysaght, Edward, Irish Life in the Seventeenth Century (Dublin : Irish Academic Press, 1979, 1ère édn 1939), 36.
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autrefois utilisé pour sa fabrication, le fer blanc disponible en quantité à partir de 1785. Dès le début du XIXe siècle, des marchands ambulants anglais proposaient ces instruments bon marché : une plaque de fer blanc roulée en forme conique dans laquelle était inséré un bec en bois. L’un de ces marchands, Robert Clarke, se lança dans leur fabrication avec l’aide d’un voisin forgeron en 1843, à Coney Weston, Sufolk, Angleterre. Quelques années plus tard, il s’installa déinitivement dans une usine près de Manchester, où il commença à les produire en grande quantité et devint le plus important fabricant anglais. C’est à cette époque que l’instrument it son apparition sur le marché irlandais, mais il fallut attendre encore cinquante ans pour que les progrès technologiques rendent possibles les tin whistles cylindriques, et non plus coniques. Ce petit instrument symbolique de la musique irlandaise est donc à l’origine une invention anglaise, pur produit de la révolution industrielle du XIXe siècle. La lûte traversière en bois La lûte traversière ancienne, dotée d’une perce cylindrique et de six trous, connut un essor important grâce à des améliorations techniques à partir du XVIIIe siècle, et prit le nom de « lûte baroque ». Son corps est depuis lors divisé en trois ou quatre parties, non pour des raisons pratiques de transport, mais sans doute pour permettre un meilleur contrôle de la perce, désormais de section conique. Souvent accordée plus haut qu’aujourd’hui,79 elle fut également dotée d’un septième trou et d’une clé, puis d’un huitième trou et de plusieurs clés au cours des décennies suivantes. Le premier manuel d’apprentissage fut publié à Amsterdam en 1707 et est dû à un luthier et
79
La première réglementation en matière de diapason standard date d’un texte législatif français du 16 février 1859 ixant le diapason au La 435 Hz à 18° Celsius. En Angleterre il fut ixé arbitrairement à 452 Hz, puis à 439 Hz à partir de 1896. Le La 440 Hz fut considéré comme la norme internationale à partir de 1955, vraisemblablement au grand soulagement des luthiers et facteurs d’instruments.
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musicien de la cour de Louis XIV, Jacques-Martin Hotteterre (v. 1673– 1763).80 En Irlande, la première publicité illustrée concernant la lûte traversière parut en janvier 1747 dans le journal he Dublin Courant, et atteste de son implantation dans les milieux aristocratiques dès le XVIIIe siècle : George Brown, Musical Instrument Maker, dwelling at Mr Hyens’s, Cutler in Crane Lane, Dublin, has by his Skill and Industry, brought that Instrument called the German Flute to that Degree of Perfection, that the most Knowing in the Art can ind no Defect in them, and by a new Machine of his own Invention, Gentlemen may with the greatest Facility sound all the Notes of the said Instrument, from the highest to the lowest.81
Après bien des essais entre 1680 et le milieu du XIXe siècle, le perfectionnement inal de la lûte classique est l’œuvre de heobald Böhm (ou Boehm, 1794–1881) qui travailla particulièrement sur le mécanisme des clés et sur les possibilités de chromatisme entre 1832 et 1847. Il aboutit à une lûte en bois de perce cylindrique, avec une tête en métal de perce parabolique, et dotée de huit clés. Malgré la préférence de Böhm pour le bois, la lûte traversière devint une lûte en métal et remporta rapidement un grand succès, en particulier pour la simplicité des doigtés utilisés, permettant un meilleur contrôle sur la mélodie. Il écrivait d’ailleurs en 1871 à propos de la façon de jouer certaines ornementations à la lûte : Aus den Worten der Dichtung kann man auch Volkslieder anderer Nationen gut vortragen erlernen, z. B. schottische, irische, schwedische und slavische Lieder.82
80 81
82
Hotteterre, Jacques-Martin, Principes de la lûte (Amsterdam : Estienne Roger, 1707). « George Brown, fabriquant d’instruments de musique, résidant chez M. Hyen, coutelier dans Crane Lane, Dublin, a, grâce à ses compétences et sa diligence, porté cet instrument nommé Flûte Allemande à un si haut degré de perfection que les meilleurs connaisseurs en cet art n’y trouvent aucun défaut, et grâce à une nouvelle machine de son invention, les gentilshommes peuvent avec la plus grande facilité jouer toutes les notes dudit instrument, de la plus haute à la plus basse. » Dublin Courant, 12–16 January 1747/8, 3.Voir Lasocki, David, “New Light on EighteenthCentury English Woodwind Makers from Newspaper Advertisements”, he Galpin Society Journal, vol. 63 (mai 2010), 73–142. « la poésie des chansons populaires d’autres nations, comme les Écossais, les Irlandais, les Suédois et les Slaves, peut nous guider vers une bonne interprétation ». Boehm,
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La révolution technique initiée par Böhm allait être capitale pour la musique traditionnelle irlandaise, bien que les conséquences sociales ne se soient précisées que beaucoup plus tardivement. Elle eut également pour efet de faire quasiment disparaître la lûte à bec de la musique classique. La lûte traversière en bois, appelée concert lute, wooden lute ou timber lute, doit sans doute sa présence en Irlande à cette mutation technologique qui it que les musiciens classiques du XIXe siècle adoptèrent peu à peu la lûte traversière en métal, abandonnant de ce fait leurs lûtes en bois qui furent alors disponibles à des prix beaucoup plus abordables. Un amateur anglais s’exprimait ainsi à la in du XIXe siècle : I wish to caution my brother amateurs to pause before they purchase. I complain of these professors and lute makers telling us amateurs that all our old lutes are good for nothing ; (…) I have bought various expensive instruments of one of our best makers, and always had them warranted perfect ; as they have all along been working in the dark, they ought, now they have got illuminated on the mystery of lute perfecting, to return me my money, and take back my old lutes : but no, they say old ones are of no use. now to them ; buy a Boehm, price only sixteen (or more) guineas, and then how the tone will come out!!!, as an Englishman, think in our own home-made lutes, since Nicholson’s time, a national instrument, we have equalled, and perhaps excelled, all foreigners on this instrument.83
83
heobald, Die Flöte und das Flötenspiel in akustischer, technischer und artistischer Beziehung (Munich : Joseph Aibl, 1870), 24. « Je souhaite mettre en garde mes frères amateurs et les encourager à réléchir avant d’acheter. Je reproche à ces professeurs et luthiers de nous expliquer, à nous amateurs, que nos vieilles lûtes ne sont plus bonnes à rien (…). J’ai acheté plusieurs instruments coûteux à l’un des meilleurs luthiers et il me les a toujours certiié parfaits ; puisqu’ils ont toujours travaillé dans le noir, ils devraient, maintenant que toute la lumière a été faite sur le mystère du perfectionnement de la lûte, me rendre mon argent et reprendre ma lûte : mais non, ils disent que les vieilles lûtes ne leur servent plus à rien ; achetez une Boehm, pour seulement seize guinées (ou plus) et vous verrez quel son va en sortir !!! En tant qu’Anglais, pensez à nos lûtes fabriquées chez nous, depuis l’époque de Nicholson, un instrument national, nous avons égalé et peutêtre surpassé, tous les étrangers sur cet instrument. » Cité par Welch, Christopher, History of the Boehm Flute (Londres : Rudall, 1892), 326–327.
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Ajoutons à cette première explication celle de la production en masse des lûtes allemandes au XIXe siècle, ainsi que des conditions économiques plus favorables, et l’on comprendra plus facilement de quelle manière la lûte traversière en bois s’est introduite sur le marché irlandais durant cette période, créant des traditions et des styles plus particulièrement airmés dans les comtés de Sligo, Leitrim et Roscommon. La plupart des lûtistes irlandais jouèrent longtemps sur des modèles en bois anglais, si possible du début du XIXe, et les noms de Rudall & Rose, Potter, Boosey & Hawkes, Prattern ou Nicholson igurent parmi les marques les plus cotées. Mais les copies modernes sont aujourd’hui considérées comme aussi bonnes, sinon meilleures, et accordées sur un diapason basé sur le La à 440 Hz. Ces lûtes sont pourvues de peu de clés car, selon certains musiciens, elles entraveraient les techniques d’ornementations. Selon d’autres musiciens cependant, l’argument économique serait plus important, puisque chaque clé rajoute 5 à 10 pour cent du prix de l’instrument de base. Il serait cependant faux de croire que tous les lûtistes amateurs optèrent instantanément pour la grande lûte traversière dès le milieu du XIXe siècle, et bien peu de facteurs de union pipes semblent en avoir produit à cette époque, malgré les similitudes de fabrication. L’âge d’or de la lûte traversière irlandaise ne viendra donc qu’au XXe siècle. Les danses84 Comme les danses dont nous connaissons l’existence jusqu’au XVIe siècle, celles qui apparaissent à partir du XVIIe siècle sont des danses en lignes ou en cercles, donc toujours en groupe, et sans doute communes à l’Irlande, l’Allemagne, la France et l’Italie. Les country dances des campagnes devinrent à cette époque les danses de l’aristocratie et de la bonne société avant de se répandre par la suite sous des formes modiiées.
84
Deux ouvrages méritent d’être cités ici comme sources essentielles : Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (1983) ; Brennan, Helen, he Story of Irish Dancing (1999).
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Nous ne possédons que peu de textes apportant un véritable éclairage chorégraphique sur la rince (ou rinceadh ou rinnce) fada (en gaélique « danse longue »), bien que l’on sache qu’elle fut dansée à Dublin pour le Duc d’Ormond, le 27 juillet 1662 et à Kinsale pour le roi Jacques II, le 14 mars 1689 ; voici une description plus tardive de cette rince fada observée vers 1780 : hree persons abreast, each holding the end of a white handkerchief, irst moved a few paces forward to slow music : the rest of the dancers followed two by two, a white handkerchief between each. hen the dance began. he music suddenly changing to brisk time, the dancers passed with a quick step, under the handkerchiefs of the three in front, wheeled round in semi-circles, formed a variety of pleasing, animating evolutions, interspersed with entire chants or cuts, united and fell again into their original places behind, and paused.85
Depuis l’érudit Edward Malone, de nombreux experts ont considéré que cette même rince fada était également évoquée par Shakespeare dans la pièce de 1610 he Winter’s Tale : il mentionne en réalité le fading86 et
85
86
« Trois personnes torse nu, chacune tenant l’extrémité d’un mouchoir blanc, se déplaçaient tout d’abord de quelques pas en avant au rythme d’une musique lente : les autres danseurs suivaient deux par deux, un mouchoir blanc entre chaque. Puis la danse commençait. La musique devenait plus vive, les danseurs passaient d’un pas rapide sous les mouchoirs des trois devant eux, s’enroulaient en demi-cercles, formaient toute une série d’évolutions plaisantes et vivantes, émaillées de chants entiers ou de coupures, se retrouvaient de nouveau à leurs places initiales en arrière, et s’arrêtaient. » Walker, Joseph Cooper, Historical Memoirs of the Irish Bards (1786). “(…) he has the prettiest Love-songs for Maids, so without bawdrie (which is strange), which is such delicate burthens of Dildo’s and fadings (…)”. he Winter’s Tale, Acte IV, Scène 3, 191–195. Les traducteurs de Shakespeare ont toujours éprouvé de très grandes diicultés à rendre ce passage en français. François-Victor Hugo proposait en 1859 : « Il a les plus jolies chansons d’amour pour jeunes illes, et ça sans gravelures, ce qui est rare. Il a des refrains si délicats, des ding-dong, des larila (…) » (Paris : Pagnère, tome 4, 1859, 405) tandis que François Guizot préférait en 1863 : « il a les plus jolies chansons d’amour pour les jeunes illes, et sans aucune licence, ce qui est étrange ; et avec de si charmants refrains, de lon lon et lon lon la (…) » (Paris : Didier, 1863, tome 4, 374).
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les discussions entre spécialistes sur la signiication exacte du terme fading chez Shakespeare restent enlammées. On trouve efectivement la trace de cette danse dans un grand nombre de pièces de théâtre de l’époque, mais essentiellement en Angleterre. S’il est donc établi que ce type de danse existait, le rapprochement entre les deux termes (rince fada et fading) reste bien fragile dans l’état actuel de nos connaissances et sera pour le moins à préciser. En Irlande, cette danse était plus particulièrement associée aux fêtes du 1er mai (fête de Beltaine) pour le retour de l’été, et persista jusqu’au XIXe siècle,87 comme décrite ici en 1824 par homas Croton Croker : almost every tent had its piper and two or three young men and women dancing the jig, or a peculiar kind of dance, called the rinkafadah, which consists of movements by no means graceless or inelegant. he women invariably selected their partners, and went up to the man of their choice, to whom they iercely presented their hand. Ater the dance was concluded, the men dropped a penny, or, such as were inclined to display their liberality, something more, into an old hat which lay at the piper’s feet.88
Le terme de Trenchmore pour désigner une danse aurait fait son apparition au XVIe siècle en Irlande, mais le premier exemple en est publié en Angleterre en 1651, dans l’ouvrage de John Playford, he Dancing Master,89
87 88
89
Voir Guyonvarc’h, Christian-J., et Le Roux, Françoise, Les Fêtes celtiques (Fouesnant : Yoran Embanner, 2015), 99–111. « Presque toutes les tentes avaient un joueur de cornemuse et deux ou trois jeunes hommes ou femmes dansant la jig, ou bien une sorte assez particulière de danse appelée la rinkafadah, qui consiste en des mouvements qui ne sont en aucun cas gauches ou inélégants. Les femmes choisissaient toujours leur partenaire et allaient se présenter devant l’homme de leur choix, à qui elles tendaient ièrement la main. A la in de la danse, les hommes déposaient un penny ou, pour ceux qui étaient enclins à démontrer leur libéralité, un peu plus, dans un vieux chapeau au pied du musicien ». Croton Croker, homas, Researches in the south of Ireland (Londres : John Murray, 1824), 280. Playford, John, he English Dancing Master [rebaptisé he Dancing Master dans les éditions suivantes] (Londres : homas Harper, 1651). Voir le chapitre III, les premières publications.
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où igurent de nombreux airs irlandais : Breandán Breathnach estime qu’il s’agit dans ce cas d’une danse en ile à caractère libre. En ce qui concerne l’étymologie, W. H. Grattan Flood (1905), puis O’Keefe et O’Brien (1954) et Breandán Breathnach (1983) considèrent tous qu’il faut voir dans ce vocable une déformation des termes gaéliques rince mor (« grande danse »), une expression d’ailleurs encore utilisée de nos jours pour désigner certaines danses irlandaises. Outre ces quelques danses répertoriées, une autre référence du XVIIe siècle nous prouve l’existence de chorégraphies sans doute plus rares :90 Rinnce an ghadairigh ag aicme den choip sin Rinnce an chlaidhimh do dhlighe gach ordeir Rinnce treasach le malarthaibh ceolta Is rinnce fada le racaireacht ogbhan.90
La danse des brins par quelques compagnons La danse de l’épée qui exige de l’ordre La danse en rang avec changement de tempo Et la longue danse et le jeu des jeunes illes
Nous trouvons dans cet extrait d’une élégie datant de 1669, en dehors de la rinnce fada (danse longue) et de la rinnce an ghadairigh (danse des brins) déjà mentionnées,91 la rinnce an chlaidhimh (danse de l’épée) et la rinnce treasach (danse en rang), sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agissait efectivement d’une country dance, ancêtre des quadrilles venus du continent européen. Enin, ce poème composé quelques années plus tard, à l’occasion de l’intronisation de Jacques II (1685), fait également allusion aux mêmes danses de l’épée et des brins :
90
91
Extrait d’une élégie de Domhnall Garbh Ó Súilleabháin dont la première ligne est Cread an Fraoch So Air Spirthibh Eorpa, MS 23 N 12 (Dublin : Royal Irish Academy), f157, cité par Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (1983), 16. Traduction d’après Breandán Breathnach. Voir le chapitre I : la danse des brins igure sur la plus ancienne représentation iconographique, portant les armes des Desmond Fitzgerald.
Les traditions musicales populaires, 1600–1850 Deinidh rinnce is bidh go meannach Is teinnte chamh ó shraid go falla agaibh ; Ní nar sileadh trid gach sparra libh Rinnce an chlaidhim is rinnce an ghadaraigh.92
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Dansez et soyez heureux Allumez des feux de joie de la rue jusqu’au mur ; Une chose inattendue, hors des remparts de la ville La danse de l’épée et la danse des brins.
la musique de danse
92
Il semble que la principale musique de danse originaire d’Irlande soit la jig, dont la première référence igure dans un texte de l’archevêque de Dublin, Dr Peter Talbot (1620–1680), datant de 1666 et critiquant sévèrement la vie menée par Peter Walsh (v. 1614–1688) et ses disciples : Call you sufering to see your children (the Remonstrants) return home to you with money in your purses, and treat you and your Commissary (Father Redmond Caron) very splendidly at the sign of the Harp and Crown in Dublin, almost every night, with good cheer, dancing and danes [dána], or Irish Cronans; especially the famous Maquillemone, which was styled in a letter to Rome, Cantio barbara et agrestis; and called by the soldiers of the guard in Dublin (hearing it every night at midnight) Friar Walsh and Friar N. singing of psalms? Call you sufering to see your grave Remonstrants dance Giggs and Countrey dances, to recreat yourself and the Commissary, who was as ready and nimble as it as any collectors? but indeed it’s said you danc’t with a better grace than any of the company.93
92 93
Cité par Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (1983), 17. « Appelez-vous soufrance, de voir vos enfants (vos disciples), revenir à vous les poches pleines d’argent, et vous invitant avec fast avec votre Délégué (Père Redmond Caron) à l’enseigne de la Harp and Crown presque tous les soirs, avec force rires, danses, et Danes, et Cronans irlandais ; particulièrement ce célèbre Maquillemone ; qui fut désigné, dans une lettre à Rome, comme Cantio barbara & agrestis ; et appelé par les soldats de la Garde à Dublin (qui entendent cela tous les soirs à minuit) Frère Walsh et Frère N. chantant des psaumes ? Appelez-vous soufrance de voir vos dignes disciples danser des giggs et des contredanses, pour vous divertir, vous et le Délégué, qui y était tout aussi disposé que n’importe lequel de ses encaisseurs ? Mais on me dit qu’en vérité vous dansiez avec plus de grâce que tout autre. » Gilbert, John homas, A History of the City of Dublin (Dublin : Dufy, 1861), 196.
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Ajoutons à cela la remarque de Breandán Breathnach concernant la prétendue inluence de O’Carolan dans l’introduction de la jig : he word “jig” undoubtedly derives from the Italian, and it has been suggested that the music itself may also have an Italian origin, coming here from Italy through the harpers. his idea derives from the fact that Carolan, who was fascinated by the Italian music in vogue in his time in Dublin, concluded some of his compositions with a piece of sixteen bars to which the title jiga was preixed. But the only similarity between these pieces and the native dance music is in the number of bars, and they difer so radically in structure and idiom that one may dismiss the idea that one derives from the other.94
Sur le plan structurel, la jig n’est pas en réalité une catégorie unique, mais doit être scindée en trois grands types : les double jigs, les single jigs et les slip jigs (ou hop jigs). Il semble maintenant certain que la double jig en 6/8, qui reste la plus commune des jigs, provient d’une lente fusion entre plusieurs éléments, peut-être dès le XIVe siècle : d’une part un substrat sans aucun doute irlandais provenant peut-être des anciennes marches de clans et, d’autre part, quelques emprunts extérieurs, sans doute à l’Angleterre. Les mélodies reposent sur la répétition d’une phrase mélodique basée sur des triolets de croches pendant huit mesures. Cette première phrase (“the tune”) est le plus souvent répétée, avant que soit jouée la deuxième partie (“the turn”) qui suit le même schéma. La slip jig, également dansée par les femmes (avec des ghillies, des chaussures légères ou chaussons de danse), est une grande classique des danses
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« Le terme “jig” provient sans aucun doute de l’italien, et il a été suggéré que la musique elle-même avait une origine italienne, arrivant ici depuis l’Italie grâce aux harpeurs. Cette idée provient du fait que Carolan, qui était fasciné par la musique italienne en vogue à Dublin à son époque, concluait certaines de ses compositions par un thème de seize mesures auquel fut attribué le terme de “jiga”. Mais la seule similitude entre ces thèmes et la musique de danse irlandaise réside dans le nombre de mesures, et elles sont si radicalement diférentes de par leur structure et leur langage que l’on peut réfuter l’idée que l’une provient de l’autre. » Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (1971), 57. Voir également Breathnach, Breandán, “An Italian Origin for the Irish Jig”, Béaloideas, vols 39–41 (1971/1973), 69–78.
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en solo. Il s’agit d’une mélodie généralement en 9/8, dont la phrase n’est pas répétée. La single jig est, dans sa version lente, la préférée des danseurs de compétition, en particulier des femmes qui la dansent en chaussures légères également. Elle peut parfois être en 6/8, mais le schéma de base reste la succession noire-croche. La slide est une version très rapide de cette single jig, jouée pour les danses en groupe (les sets), en 12/8 (ou en 6/8). Elle est particulièrement courante dans la région du Sliabh Luachra, région à géométrie variable située autour de Ballydesmond et Rockchapel, dans les montagnes des comtés de Cork et Kerry, à l’est de Killarney et de Tralee. Bien que le voyageur anglais Arthur Young mentionne la jig dans ses souvenirs de voyage en Irlande entre 1776 et 1779, le reel et le hornpipe en sont absents.95 On sait également que les reels apparaissent dans les recueils en Écosse bien avant d’apparaître dans des publications similaires en Irlande : le reel (en 4/4) pourrait donc avoir été introduit en Irlande par les Écossais au milieu du XVIIIe siècle. Mais la fréquence de publication supérieure n’est pas un indicateur infaillible de l’absence des reels en Irlande et cette danse pourrait également être basée sur la haye, danse signalée en Irlande au XVIe siècle (voir le Chapitre I) mais pour laquelle nous ne possédons aucune partition notée. Les premières formes de reels publiées à la in du XVIIIe siècle à Dublin dans des recueils de partitions portent des noms comme “Miss McLeod” ou “Rakish Paddy”, et le reel est aujourd’hui l’archétype de la musique irlandaise, formant la majeure partie du répertoire des musiciens, ce que regrettent les danseurs qui souhaiteraient un peu plus d’intérêt pour les autres formes musicales. Les hommes le dansent en théorie en chaussures de ville, tandis que les femmes le dansent en chaussures légères, considérées comme plus appropriées pour des igures demandant une grande énergie. Le hornpipe (en 2/4 et au rythme particulièrement sautillant) est à l’origine une danse paysanne à trois temps importée d’Angleterre, qui tire peut-être son nom d’un instrument à vent fabriqué à partir d’une corne d’animal. Le célèbre recueil de John Playford de 1651 mentionné plus haut contient un grand nombre de ces pièces mais elles sont toutes à trois temps,
95
Young, Arthur, Arthur Young’s Tour of Ireland (1776–1779) (Dublin : Williams, 1780).
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comme le sont les hornpipes des compositeurs classiques. Ils sont souvent associés à la marine, peut-être parce que cette danse exigeait peu de place et pouvait être dansée sur les bateaux. En Irlande, une référence au hornpipe apparaît dès le début du XVIIIe siècle, dans un contrat passé entre le maître à danser Charles Stanton et William Bayly (vide inra). Ils ne prennent leur forme actuelle, sur un rythme plus lent et à quatre temps, que vers 1760 et sont mis en valeur par les maîtres à danser de l’époque, qui voient dans cette relative lenteur la possibilité de mettre en avant leurs talents de battering, les claquements de pied. Leur caractère pesant en faisait d’ailleurs une danse réservée aux hommes. La polka est une danse rapide en provenance de Bohême (en République tchèque actuelle), peut-être nommée sur la base du tchèque pulka, qui signiie « une / la moitié », en raison de sa mesure à 2/4 : la légende voudrait qu’elle ait été créée par un maître d’école, Joseph Neruda, après avoir vu une jeune servante tchèque danser, mais rien ne permet bien de valider cette option. Il est en revanche certain qu’elle it son apparition par écrit dans un article de 1835 et dans un dictionnaire en 1837,96 puis qu’elle parvint à Londres et Paris en 1840 et sans doute à Dublin peu de temps après, avant de se répandre dans les campagnes irlandaises. Ces polkas sont, avec les slides, l’emblème musical et chorégraphique du Sliabh Luachra. Elles sont également appréciées, bien que moins omniprésentes, dans les comtés de Sligo, Roscommon et Leitrim (nord-ouest). Les barndances se rencontrent surtout dans le nord du pays, où elles sont parfois appelées german, mais elles restent peu nombreuses. Elles sont dansées sur des mélodies en 4/4, et se distinguent des reels et des lings (appelés highlands dans les comtés du Donegal et du Fermanagh) par une rythmique plus marquée et légèrement sautillante. Les mazurkas au rythme ternaire, à l’origine appelées « polkas mazurkas » proviennent de Pologne, et plus précisément de la province de Mazurie, au nord de Varsovie (dans la partie nord-est du pays dans ses frontières actuelles). Elles datent sans doute du XVIe siècle, mais ne sont arrivées en Irlande que vers 1830. Bien que particulièrement populaires 96
Sanger, Jaroslaw, “České krakowáčky” in Časopis českého Museum (Prague : Nákladem českého Museum, 1835), 89–91 ; Jungmann, Joseph, Slownjk cesko-nemecký, vol. III (Prague : Fetterlowá, 1837).
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parmi les iddlers du Donegal, il serait diicile cependant d’en dénombrer plus d’une quinzaine datant d’avant le XXe siècle.97 Peu courantes en Irlande, les lings (ou highlands) sont également des mélodies à quatre temps qui peuvent se confondre avec des reels, mais ont un caractère plus swingué et un premier temps très marqué. Introduites dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Irlande, elles hésitent entre le hornpipe, avec lesquelles elles sont à l’origine associées, et le strathspey d’Écosse. Le single reel est également une danse rare en Irlande, mais autrefois très répandue dans le Donegal. Elle peut être considérée comme étant du 2/4 dont la première partie (“the tune”) et la deuxième partie (“the turn”) ne font que huit mesures, et tient à la fois de la polka et du reel.
Figure 8. New Year’s night in an Irish cabin, gravure de Topham parue dans he Illustrated London News, 30 décembre 1848.
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Voir MacAoidh, Caoimhín, From Mazovia to Meenbanad : he Donegal Mazurkas! (Ballyshannon : Ceo teo, 2008).
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les maîtres à danser La première référence à un maître à danser dans un contexte irlandais apparaît en 1718 sous la forme d’un contrat entre un gentleman de Ballincollig, près de Cork et Charles Stanton : An agreemt made Between William Bayly, gent, and Charles Stanton, dancing master the 21 of October, 1718. It is agreed that the said Charles Stanton shall teach the said William Baylies Children to the Number of four to dance untill they perfectly Understand Jygs. Minutes. Hornpipe and Country dances and such dances to dance very well, as one of understanding in that respect shall Adjudge. in Consideration whereof. the said William Bayly shall pay unto the said Charles Stanton the sum of 2 Gynnies, or six and twenty shillings, when taught perfectly as aforesaid and Not before. In witnesse whereof the parties above Named have Interchangeably set theire names and seales this day and yeare above written.98
Nous savons donc que les dancing masters jouèrent en Irlande un rôle social important au moins dans les classes privilégiées de la société, et ceci dès le début du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à la même époque où ils devinrent courants en Europe. On peut ainsi supposer que leur émergence était due à l’envie récente des populations aisées éloignées des villes d’apprendre les pas de danse de la bonne société des capitales européennes. Mais il est probable qu’il fallut encore attendre quelques années, voire quelques décennies, avant qu’ils ne proposent leurs services à toutes les couches de
98
« Accord entre William Bayly, gentleman, et Charles Stanton, maître à danser, 21 octobre 1718. Le dit Charles Stanton accepte d’enseigner aux enfants dudit William Bayly, jusqu’au nombre de quatre, à danser jusqu’à ce qu’ils comprennent parfaitement les jigs, menuets, hornpipes et contredanses, et de les danser de belle manière, comme pourra en juger une personne digne de foi en la matière. En considération de quoi le dit William Bayly paiera au dit Charles Stanton la somme de 2 guinées, ou vingt-six shillings, après que le contrat susmentionné aura été parfaitement rempli et pas avant. En témoignage de quoi les parties susmentionnées ont signé de leur nom et apposé leur cachet à la date susmentionnée. » Journal of the Royal Historical and Archaeological Association of Ireland, Fourth Series, vol. 8 nos 71–72 (juillet–octobre 1887), 212–213.
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la population. Cet extrait d’un ouvrage du voyageur anglais Arthur Young est la première référence aux dancing masters parmi la population en 1780 : Dancing is very general among the poor people, almost universal in every cabin. Dancing-masters of their own rank travel through the country from cabin to cabin, with a piper or blind iddler, and the pay is sixpence a quarter. It is an absolute system of education. Weddings are always celebrated with much dancing; and a Sunday rarely passes without a dance; there are very few among them who will not ater a hard day’s work, gladly walk seven miles to have a dance.99
Leur importance est attestée par le nombre considérable de références à leur fonction, ainsi que par la longueur de ces références. Cette omniprésence dans la vie irlandaise était due en grande partie aux eforts fournis par certains de ces professionnels du divertissement qui n’hésitaient pas à se rendre à Dublin ou Londres, voire Paris, pour se tenir constamment informés des nouvelles danses, et les enseigner dans leur territoire attitré, qui bien souvent ne dépassait pas quelques kilomètres carrés dans les régions comme le Kerry, où ils étaient particulièrement nombreux : on estime en efet le plus souvent que la fonction de dancing master en Irlande vit le jour dans le sud-ouest du pays. Ces hommes, car cette profession itinérante était sans doute jugée trop risquée pour les femmes, se livraient même parfois à des compétitions entre eux. Contrairement à ce qui se fait aujourd’hui, le vainqueur n’était pas celui qui avait su le plus plaire à un jury, mais celui qui connaissait le plus de pas (steps) diférents. Une autre citation, datant du milieu du XIXe siècle, de l’écrivain irlandais William Carleton, nous donne à comprendre la psychologie de ces personnages souvent hauts en couleur, toujours conscients de leur statut social : 99
« La danse est particulièrement répandue chez les pauvres. Presque universelle dans la moindre chaumière. Des maîtres à danser de leur rang traversent le pays de chaumière en chaumière, avec un joueur de cornemuse ou de violon aveugle ; et la solde est de six shillings par résidence. C’est un système d’éducation complet. Les mariages sont toujours célébrés avec beaucoup de danses ; bien rares sont les dimanches sans que les gens dansent ; et ils sont bien peu nombreux ceux qui, après une dure journée de labeur, hésiteraient à marcher dix kilomètres pour aller danser. » Young, Arthur, Tour of Ireland (1780), 250.
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Chapitre II Like most persons of the itinerant profession, the old Irish dance master was generally a bachelor, having no ixed residence, but living from place to place within his own walk, beyond which he seldom or never went. he farmers were his patrons, and his visit to their house always brought a holiday spirit along with them. When he came, there was sure to be a dance in the evening ater the hours of labor, he himself goodnaturedly supplying them with the music. (…) In return for this the “boys” would get up a little underhand collection for him amounting probably to half a crown or so (…). Indeed, the old dancing master had some very marked outlines of character peculiar to himself. His dress, for instance, was always far above the iddler’s. (…) he utmost limit of their ambition appeared to be such a jaunty neatness as might indicate the extraordinary lightness and activity which were expected from them by the people, in whose opinion the inest stocking, the lightest shoe, and the most symmetrical leg, uniformly denoted the most accomplished teacher100
Outre l’introduction des danses anglaises ou continentales et leur adaptation aux mélodies irlandaises, comme nous l’avons mentionné précédemment, l’une des principales innovations de ces maîtres à danser, il est vrai avec un certain nombre de soldats de retour des guerres napoléoniennes (1800–1815), fut l’introduction du quadrille qui arriva à Dublin en 1816 et se propagea petit à petit dans les campagnes irlandaises sous le nom de set dancing jusqu’à la in du XIXe siècle. Les meilleurs d’entre eux ne se contentaient d’ailleurs pas d’enseigner les pas, ils se transformaient à l’occasion en créateurs de nouveaux pas, ce qui accroissait à coup sûr leur 100 « Comme la plupart des membres de la profession itinérante, l’ancien maître à danser irlandais était généralement célibataire, sans domicile ixe, mais allant de maison en maison dans son périmètre de marche, dont il ne sortait guère ou pas du tout. Les fermiers étaient sa clientèle, et sa visite donnait immanquablement un air de vacances à leur maison. Lorsqu’il venait, il y avait toujours une soirée de danses après le travail, et il exécutait lui-même la musique avec entrain. (…) En échange, les “gars” réunissaient auprès des danseurs une petite somme se montant peut-être à environ une demi-couronne (…). Efectivement, l’ancien maître à danser possédait quelques traits de caractère bien particuliers. Son habit, par exemple, était toujours bien plus beau que celui du iddler. (…) La limite extrême de leur ambition semblait être cette propreté désinvolte qui indiquait l’extraordinaire légèreté et l’activité qu’attendaient d’eux les gens, pour qui le bas le plus in, le soulier le plus léger et la jambe la plus symétrique indiquaient sans hésitation le plus accompli des professeurs ». Carleton, William, Tales and Sketches, Character, Usages, Traditions, Sports and Pastimes of the Irish Peasantry (Dublin : James Dufy, 1854), 18.
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notoriété. Une autre occasion de briller et de démontrer leur habileté en tant que danseur leur était fournie grâce aux danses en solistes (step dances) qu’ils avaient apprises à cette occasion, mais qu’ils n’enseignaient que très rarement, sinon à leurs élèves les plus doués. Cependant, le succès des suites de quadrilles importés du continent fut si important que ces danses en solo (step dances) eurent tendance à disparaître, ainsi que les igures de groupes dont elles constituaient la base, sans doute au grand regret des dancing masters pour lesquels ces step dances représentaient l’essence même de leur technique. Témoignage de leur capacité à s’adapter aux danses en groupes et de leur profonde inluence, la fonction de dancing master perdurera jusqu’à la in du XIXe siècle et, dans certaines régions plus reculées, jusqu’au début du XXe siècle. Tomás Ó Criomhthain (1855–1937), premier des grands auteurs des Îles Blasket à l’extrême ouest du Kerry explique ainsi dans son autobiographie : A dancing-master came on a visit to us for a time, and he set up a dancing school for a month. Four shillings apiece was his fee (…). he noise was the best part of the proceedings – at irst, anyhow. Not many put their names down the irst day, for few were in a position to pay. Before long, however, they were coming to the school in ones and twos. he teacher was a very good man, and had no fancy for turning out blunderers at a wedding feast. He had pocketed my four shillings, and I certainly got its value pretty soon as far as dancing goes, for the house where he lodged was near ours, and he used to give me a lesson whenever I ran across him.101
Le dancing master, souvent accompagné d’un musicien dans ses pérégrinations, à moins qu’il ne soit lui-même musicien, pouvait également
101 « Un maître à danser vint nous rendre visite quelque temps, et il organisa une école de danse pendant un mois. Il se faisait payer quatre shillings par personne (…). Le bruit était ce qu’il y avait de mieux dans cette afaire, au moins au début. Nous n’étions pas beaucoup d’inscrits le premier jour, car peu pouvaient payer. Mais très vite ils arrivèrent, seuls ou par deux. Le maître était très gentil, et ne voulait pas que ses cours puissent produire de mauvais danseurs lors d’un mariage. Il avait empoché mes quatre shillings et j’en voyais rapidement l’intérêt pour ce qui concerne la danse, car j’habitais près de là où il logeait, et il me donnait un petit cours à chaque fois que je le rencontrais. » O’Crohan, Tomás, et Flower, Robin (trad.), he Islandman (Oxford : Oxford University Press, 1977).
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enseigner le savoir-vivre et le maintien, voire l’escrime. Mais le plus souvent il jouait le rôle de schoolmaster, le maître d’école. Il prenait généralement ses quartiers pour plusieurs semaines chez un habitant ; outre l’honneur que cela conférait aux hôtes, cela leur donnait droit à des leçons gratuites. Dans certains cas, l’hébergement se faisait par rotation chez les habitants d’une commune. Les leçons se payaient le plus souvent lors d’une beneit night, une soirée de bénéices tenue au bout de trois semaines. Après l’apparition des danses de salon telles que la valse, la polka, etc., qu’il tenta d’enseigner pendant quelque temps, sa silhouette disparut graduellement : ces nouvelles danses eurent efectivement une inluence dévastatrice sur la pratique des sets et half-sets, comme ceux-ci l’avaient précédemment eue sur les step dances. le step dancing102 Les step dances, ou danses de pas en soliste, furent durant le XVIIIe siècle, la raison d’être des dancing masters. La base de leur enseignement de danse était donc le pas, unité de huit mesures sur laquelle est construite la chorégraphie et sur laquelle s’articulent des mouvements du corps et des mouvements percussifs avec les pieds : c’est le battering. Durant la période où cette forme de danse émergea, sans doute à la in du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe, ils choisirent pour ce faire des musiques préexistantes et adaptèrent les pas appris ailleurs aux formes de musique disponibles localement. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la forme musicale qui leur convenait le mieux était le hornpipe, danse longtemps réservée aux hommes. Le rythme plus lent leur permettait de faire la démonstration de leurs talents de danseur : de la même manière qu’un musicien peut davantage ornementer sa mélodie si elle est jouée plus lentement, le dancing master pouvait plus facilement faire claquer ses pointes de pieds et ses talons sur le sol pendant ses démonstrations. Le sol des maisons n’étant pas toujours en dur, et donc peu propice aux efets de claquements, les meilleures surfaces étaient parfois fournies par une demi-porte sortie de ses gonds, ou une table : plus le danseur pouvait 102 Voir Foley, Catherine E., Step dancing in Ireland – Culture and History (Surrey : Ashgate, 2013).
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évoluer sur une petite surface, meilleur il était. Danser sur le sommet d’une barrique était une prouesse réservée aux meilleurs, lorsqu’ils se lançaient des déis entre eux. Parmi les types de step dancing, le terme de set dance est à considérer avec précaution, car il ne doit pas être confondu avec le set dancing (danse à quatre couples, vide inra) : ce set dance désigne une danse de pas à l’origine dansée par un soliste (bien qu’elle puisse parfois être dansée à plusieurs). Il s’agira dans ce cas précis d’une suite de pas composés pour une mélodie spéciique et de manière très codiiée (“the steps of the dance are set to a precise tune”, les pas sont établis sur une mélodie précise). Leur nombre en est très restreint et très peu de nouvelles chorégraphies de set dances sont composées. Les mélodies des set dances, pouvant dater du XVIIIe siècle, sont généralement constituées de deux parties : la première (appelée lead around) comprend huit à douze mesures, et la deuxième (appelée set) de douze à seize mesures. Mais certaines d’entre elles comme “he Downfall of Paris” (quarante-huit mesures) font exception, peut-être simplement parce qu’un dancing master du XIXe siècle103 décida un jour de régler des pas sur une mélodie particulière : “Planxty Drury” et “Planxty Davis” (de homas Connellan) en sont deux autres exemples. Les motifs historiques igurent parmi les thèmes récurrents de ces mélodies : ainsi, “Rodney’s Glory” est un poème composé par Eoghan Rua Ó Súilleabháin en 1782 en l’honneur du vice-amiral britannique Georges Rodney, à l’époque de son engagement dans la marine anglaise. “Madame Bonaparte”, “Bonaparte’s Retreat” ou “he Downfall of Paris” – mentionnée plus haut – rappellent les guerres napoléoniennes ; “he Blackbird” (surnom du catholique Jacques II dépossédé de la couronne britannique en 1690), fut composé au milieu du XIXe siècle par un dancing master de Limerick nommé Kiely. le set dancing Le terme de set dancing est ici appliqué aux danses sociales auxquelles prennent part quatre couples au moins dansant en quadrille (et non aux
103 Ou, plus récemment, une commission de danse du XXe siècle.
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danses des solistes, les set dances, vide supra). Il s’agit d’une déformation du français « suite (de danses) », et elles tirent leur origine des quadrilles français du début du XIXe siècle, eux-mêmes issus des contredanses (déformation de country dance), d’origine rurale mais dansées parmi la haute société anglaise au XVIIIe siècle. Le manuel de danse du français Roger Feuillet (1706) est le premier exemple noté de ces contredanses et, un siècle plus tard, le quadrille le plus célèbre est le Lancers’ set (le « Quadrille des Lanciers »), inventé à Dublin en 1817 et qui est encore très apprécié aujourd’hui. Il se dansait sur une suite de cinq igures, alternant jig, marche, jig, jig, marche. Déjà, entre 1776 et 1779, le voyageur anglais Arthur Young avait remarqué : Dancing is so universal among them, that there are every where itinerant dancingmasters, to whom the cotters pay six pence a quarter for teaching their families. Besides the Irish jig, which they can dance with a most luxuriant expression, minuets and country dances are taught ; and I even heard of cotillions coming in.104
Ces cotillons, danses en 6/8 adaptées aux double jigs irlandaises, sont les ancêtres directs des quadrilles, et il est aisé de comprendre à quel point leur assimilation fut facile lorsqu’ils furent introduits en Irlande au début du XIXe siècle par les dancing masters qui, avant cela, n’enseignaient que les danses de pas en solistes (step dances). Ces quadrilles devinrent – lorsque plusieurs igures furent ixées – des sets of quadrille, puis par la suite plus simplement des sets lorsque quatre couples dansaient, ou half-sets pour deux couples seulement. Breandán Breathnach (1983) cite un exemple concret de cette introduction et de cette adaptation réussie des quadrilles au XIXe siècle : he Knight of Glin gave orders that all dancing masters in his territory should teach the new dance, as it was performed in France and in Portugal. his they did but they also began to adapt and fashion ater their own liking. Originally the quadrille
104 « La danse est si répandue chez eux que les maîtres à danser itinérants sont omniprésents, auxquels les paysans payent six pence par résidence pour qu’ils apprennent les danses à leurs familles. Hormis la jig irlandaise, qu’ils dansent de manière particulièrement expressive, les menuets et contredanses sont enseignés ; et j’ai même entendu parler de l’arrivée des cotillons. » Young, Arthur, Tour of Ireland (1776–1779) (1780), 107.
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demanded a range of steps and movements but these, being beyond the ability of the vast majority of dancers, were reduced simply to a matter of walking and sliding. he dancing masters increased the pace to that of the native dances ; they also made use of the native steps in the movements. hus modiied, the quadrilles spread throughout the countryside, developing everywhere into particular local forms.105
On sait que le succès de ces quadrilles it reculer la mode des step dances, mais ils eurent également une conséquence particulièrement heureuse pour les musicologues modernes, car il est indéniable qu’un grand nombre de mélodies auraient disparu si elles n’avaient pas été adaptées à ces sets. Ils permirent également l’introduction de nouvelles mélodies et de nouveaux rythmes qui apportèrent un air frais au répertoire irlandais déjà conséquent. Les sets en Irlande gardèrent très longtemps un caractère très localisé. Quatre couples, en général, dansent une suite de igures (le plus souvent cinq ou six, mais parfois entre deux et neuf suivant les régions) sur des mélodies de reels, hornpipes, ou jigs. Mais dans le Kerry, par exemple, les polkas sont omniprésentes dans ces quadrilles. Certains comtés tendent à danser de manière très sobre, mais d’autres ont conservé certaines techniques plus élaborées de battement des pieds (le battering), directement héritées des step dances pour solistes enseignées par les dancing masters à partir du XIXe siècle. Parmi les principales danses longtemps éludées dans les études consacrées à la musique irlandaise igurent les barndances et les mazurkas du Donegal, ainsi que les polkas du Kerry. Les premières sont vraisemblablement originaires d’Écosse et furent sans doute importées par les premiers fermiers bénéiciant des fameuses plantations à partir de la in du XVIe 105 « Le Chevalier de Glin ordonna que tous les maîtres à danser sur son territoire enseignent la nouvelle danse, comme elle était pratiquée en France et au Portugal. C’est ce qu’ils irent, mais ils l’adaptèrent et la modiièrent également selon leur propre goût. A l’origine, le quadrille exigeait tout une gamme de pas et de mouvements mais ceux-ci, n’étant pas à la portée de la vaste majorité des danseurs, furent réduits à quelques pas marchés ou chassés. Les maîtres à danser s’inspirèrent des danses déjà pratiquées pour en accélérer le rythme ; ils irent également usage des pas déjà pratiqués dans les mouvements. Ainsi modiiés, les quadrilles se répandirent dans tout le pays, donnant à chaque fois naissance à des formes locales et particulières. » Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (1983), 28.
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siècle et du début du XVIIe. A l’image de ce qui s’est produit pour l’accent irlandais, relativement diférent dans le nord du pays, les musiciens du nord ont donc un répertoire et un style tout à fait distincts. les danses en couples Quelques danses en couples furent également importées en Irlande au XIXe siècle sur le modèle de ce qui se produisait dans le reste de l’Europe, quoique de façon moins nette. De façon générale, les danses de salon (ballroom dances, mais également appelées round dances) sont le résultat d’un croisement entre les contredanses paysannes anglaises, les danses françaises des classes aristocratiques, ainsi que les danses allemandes et autrichiennes du XVIIIe siècle. Dansées par toutes les classes, elles rencontrèrent un écho important dans la France post-révolutionnaire. Comme dans le reste de l’Europe, elles furent sévèrement critiquées en Irlande pour leur caractère jugé indécent pour l’époque. Musique et vie quotidienne fêtes et réjouissances paysannes Ce que nous connaissons de la vie quotidienne de la population à partir du XVIIe siècle repose ici encore sur les écrits que nous ont laissés les voyageurs étrangers : on y retrouve tous les éléments marquants des activités de loisir où la musique, le chant et la danse sont omniprésents. Malgré l’extrême pauvreté dans laquelle se trouvait la population, tous ces voyageurs s’émerveillent en constatant, comme l’Anglais homas Dineley en 1681 : hey are at this day much addicted (on holidayes, ater the bagpipe, Irish Harpe, or Jews Harpe) to danse ater their countrey fashion, the long dance one ater another of all conditions, master, mrs, servants.106
106 « Les Irlandais de nos jours rafolent (les jours de fêtes au son de la cornemuse, de la harpe irlandaise ou de la guimbarde) de la danse à la mode paysanne, c’est à dire
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Ou Arthur Young près de Killarney, comté du Kerry, lors de ses séjours entre 1776 et 1779 : All the poor people, both men and women, learn to dance, and are exceedingly fond of the amusement. A ragged lad, without shoes or stockings, has been seen in a mud barn, leading up a girl in the same trim for a minuet : the love of dancing and music are almost universal amongst them.107
Les noces se déroulaient souvent dans les jours précédant le carême (Shrovetide). Dans certains cas, des amis des jeunes gens, déguisés en costumes et chapeaux de paille leur masquant le visage (des strawboys) venaient animer les célébrations. Comme dans la plupart des pays, le cortège était généralement accompagné par des musiciens, à la cornemuse ou au iddle qui ne manquaient sans doute pas de jouer “Haste to the Wedding”, avant que la journée se inisse par un céilí, une soirée entre amis pour s’amuser et danser. Dans le calendrier irlandais, l’année ne commençait pas véritablement au 1er janvier, mais plutôt au 1er novembre (Samhain) qui marque l’arrivée de l’hiver.108 L’un des mois les plus musicaux était celui de décembre, associé aux Mummers et à la St Etienne (St Stephen’s Day, le 26 décembre). Ces Mummers, une survivance du Moyen Âge essentiellement rencontrée dans le comté de Wexford à l’origine, sont similaires à ceux que l’on trouvait en Angleterre : des groupes de jeunes gens déguisés, le plus souvent des garçons, allaient de maison en maison et jouaient une pièce historique en échange de quelques sous. Mais la musique, les danses et les chansons semblent plus présentes dans les célébrations du sud-ouest, qui pouvaient commencer une la longue danse, en ile, de toutes conditions, le maître, sa femme, les serviteurs. » Dineley, homas, Observations in a Voyage through the Kingdom of Ireland in the year 1681 (Dublin : M. H. Gill, 1870), 19. 107 « Tous les pauvres, hommes et femmes, apprennent à danser, et rafolent de cette distraction. On a vu dans une grange boueuse un garçon en haillons, sans chaussures ni bas, inviter une jeune ille pareillement vêtue à danser le menuet. L’amour de la danse et de la musique est omniprésent chez eux. » Young, Arthur, Tour of Ireland (1780), tome 2, chapitre XVI, 366. 108 Pour cette section, voir Guyonvarc’h, Christian-J., et Le Roux, Françoise, Les fêtes celtiques (2015).
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dizaine de jours avant Noël. Elles étaient dans ce cas associées aux Wrenboys, garçons déguisés sous des habits et chapeaux de pailles, particulièrement à Dingle, dans le comté du Kerry. Ils portaient de maison en maison un petit oiseau mort et chantait en particulier la chanson traditionnellement associée au lendemain de Noël et au roitelet. cette tradition perdura intacte jusqu’au XXe siècle et la voici présentée lors d’un concert en 1962 par les Clancy Brothers et Tommy Makem, évoquant leur enfance : (…) children can be very cruel, you know, and we used to do a very cruel thing coming on towards Christmas. We used to go out with big novelty sticks, out in the ields and kill a little bird called a wren – harmless little thing. And we’d put the corpse in the middle of a holly bush, and we’d decorate it with ribbons and colored papers and things like that. And then on the day ater Christmas, on Saint Stephen’s Day, we’d blacken our faces and dress up in women’s clothes and all sorts of mad things, and go around from door to door singing this song, and collecting money … for the funeral. And the song that we sang as we went ‘round from door to door was called “he Wren Song”.109 De nombreuses versions de cette chanson existent, et en voici un couplet extrait de la plus répandue d’entre elles : he wren, the wren, king of all birds, On St Stephen’s day was caught in the furze Although he is little, his family is great, Put your hand in your pocket and give us a treat.
Le roitelet, le roitelet, le roi des oiseaux, A la St Etienne fut pris dans les ajoncs, Bien qu’il soit petit, sa famille est grande, Mettez la main à la poche et faitesnous un cadeau
109 « (…) les enfants peuvent être très cruels, vous savez, et nous faisions quelque chose de très cruel vers Noël. On sortait avec de gros bâtons, dans les champs, et on tuait un petit oiseau appelé troglodyte – une petite bête inofensive. Nous mettions le cadavre au milieu d’un buisson de houx et nous le décorions avec des rubans, du papiers coloré et des choses comme ça. Et puis, le lendemain de Noël, le jour de la Saint-Étienne, on se noircissait le visage, habillés de vêtements de femmes et de toutes sortes de vêtement un peu fous et nous allions de porte en porte en chantant cette chanson … pour les funérailles. La chanson que nous chantions en allant de porte en porte s’appelait “he Wren Song”. » Clancy Brothers, he, et Tommy Makem, In Person at Carnegie Hall (he Wren Song, B3), Columbia CS 8750, 1963.
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La danse du gâteau (cake dance) était très souvent pratiquée après le carême, le plus communément le dimanche de Pâques (entre le 22 mars et le 25 avril) : après les quarante-six jours de restrictions, les réjouissances étaient à la hauteur de l’attente. Au milieu d’un champ (ou sous un abri si le temps n’était pas de la partie) un grand gâteau était placé pendant une compétition de danse, et le vainqueur l’emportait. En voici une description datant de 1682 : On the patron-day in most parishes, as also on the feasts of Easter and Whit-suntide, the more ordinary sort of people meet near the ale-house in the aternoon, on some convenient sporty of ground, and dance for the cake ; here to be sure the piper fails not of diligence attendance ; the cake to be danced for is provided at the charge of the ale-wife, and is advanced on a board on the top of the pike about ten foot high. (…) he whole number of dancers begin all at once in a large ring, a man and a woman, and dance round about the bush, so is this garland called, and the piper, as long as they are able to hold out; they that hold out longest at the exercise, win the cake and apples.110
Le 1er mai est également une fête très particulière dans le monde celtique, et appelée Beltaine en Irlande. Fête du renouveau et accueil de l’été, cette journée était également dédiée à la fertilité : des bouquets de leurs étaient accrochés aux murs, un mât était parfois érigé ou un feu allumé, autour desquels on dansait. William Wilde décrira plus tard l’une de ces célébrations en musique :
110 « Pour la fête de leur Saint Patron dans la plupart des paroisses, et également à Pâques et à la Pentecôte, les gens les plus ordinaires se rassemblent près de la taverne dans l’après-midi, à un endroit bien placé, et y dansent pour le gâteau ; et croyez bien que le piper ne manque pas d’y assister. Le gâteau qui est l’objet du concours est fourni par la tenancière, et placé sur une planche au sommet d’un piquet à environ trois mètres du sol. (…) Tous les danseurs commencent en même temps en formant un large cercle, alternant hommes et femmes, et dansent autour du buisson, comme on appelle cette guirlande, et le piper également, tant qu’ils peuvent tenir ; ceux qui durent le plus longtemps dans l’exercice, gagnent le gâteau et les pommes. » Piers, Sir Henry, A Choreographical Description of the County of Westmeath (1682), cité par Danaher, Kevin, he Year in Ireland (Cork : he Mercier Press, 1972), 80.
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Chapitre II he entire population of the district collected around the bush and the ire (…). Fiddlers and pipers plied their ingers and elbows; and dancing, shouting, revelry, and debauchery of every description succeeded, till, at an advanced hour of the night, the scene partook more of the nature of the ancient Saturnalia, than anything we can at present liken it to.111
L’été était bien entendu la période des récoltes, célébrées dans le calendrier celtique par la fête de Lú(gh)nasa. Les fermiers se regroupaient généralement à la façon d’une coopérative (meitheal ou cómhar) pour efectuer les moissons, et la in des récoltes était immanquablement l’occasion de danser : cet événement collectif, appelé “Harvest Home”, a donné son nom à l’un des plus célèbres hornpipes irlandais, et est décrit ici en 1847 : (…) we saw a motley company of men and women, with spades and baskets, some on foot and some on cars; following the sound of ife, lute, and drum ; and upon enquiry we found it was “the faction”. he custom of the peasantry, in this part at least of the country, has been to assemble in hundreds, and reap down a harvest, or dig a farmer’s potatoes, taking their musicians with them, who play through the day to amuse the laborers, and escort them at night.112
Les veillées mortuaires (wake) étaient parfois l’occasion de danser et de chanter, mais une autre forme de veillée l’était bien davantage : appelée American wake, elle consistait en une soirée d’adieu aux émigrants, le plus souvent en partance pour l’Angleterre ou les États-Unis. Un émigré avait
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« Toute la population se réunit autour du mat et du feu (…). Les doigts et les coudes des pipers et iddlers s’activaient ; les danses, les cris, la liesse et la débauche se succédèrent jusqu’à ce que, à une heure avancée de la nuit, la scène ressemblât davantage aux antiques Saturnales. » Wilde, William, Irish Popular Superstitions (Dublin : McGlashan, 1852), 48. 112 « (…) nous vîmes une troupe bigarrée d’hommes et de femmes avec des pelles et des paniers, certains à pied et certains sur des charrettes, et qui suivait les joueurs de ifre, de lûte et de tambour ; et après enquête, nous apprîmes qu’il s’agissait de “la faction”. La coutume de la paysannerie, dans cette partie du pays au moins, est de se rassembler à plusieurs centaines pour moissonner la récolte ou de ramasser les pommes de terre d’un fermier, en emmenant leurs musiciens avec eux, qui jouent toute la journée pour amuser les ouvriers, et les ramener le soir. » Nicholson, Asenath, Ireland’s Welcome to a Stranger (New York : Baker & Scribner, 1847), 95.
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en efet bien peu de chances de revoir sa famille et ses amis, à moins qu’eux aussi décident de le rejoindre. L’atmosphère était donc presque aussi triste qu’à une veillée mortuaire, ponctuée de danses et de chants, les voisins cherchant à égayer l’atmosphère jusqu’à ce qu’un invité ou un membre de la famille chante une chanson d’émigration, et la tristesse reprenait le dessus. A la suite de cette soirée, le (ou les) émigrant(s) étaient escortés jusqu’à leur train ou, plus rarement, leur bateau. Dans les campagnes irlandaises durant toute cette période, les foires et marchés furent longtemps l’occasion la plus courante de rencontres et de compétitions entre musiciens, danseurs ou maîtres à danser. Séamus Fenton décrivait ainsi l’une de ces compétitions, dans le village de Sneem, comté du Kerry, en 1855 : On the square of the town a number of large wooden doors were laid out side by side on which the dancing competition was held. It was the last time that Morty O’Moriarty adjudicated. He called out the names of the parishes and competitors. specifying the order of the dances. On his maximum of 100 “tips” we were surprised to hear the large number who were marked up in the high nineties. he inal decision was accepted without a murmur of complaint, a tribute to the honesty and eiciency of the Glenbeigh dancing-master.113
Ces traditions perdurèrent d’ailleurs jusqu’à la Seconde Guerre mondiale dans quelques villages irlandais, en particulier dans l’ouest et le sud-ouest. Seul véritable passe-temps social, hormis peut-être la taverne pour les hommes, la musique était donc omniprésente dans la vie de la population, y compris durant certaines fêtes religieuses ou le carême ; les fêtes religieuses 113
« Sur la grand-place, un grand nombre de portes en bois furent posées sur le sol les unes à côté des autres, ain que la compétition puisse s’y tenir. Ce fut la dernière adjudication de Morty O’Moriarty. Il appelait les participants de chaque paroisse et spéciiait l’ordre des danses. Sur un maximum de 100 points, nous fûmes surpris d’entendre le nombre de notes au-dessus de 90. La décision inale fut acceptée sans le moindre murmure réprobateur, témoignage de l’honnêteté et de l’eicacité du maître à danser de Glenbeigh. » Cité par Logan, Patrick, Fair Day (Belfast : Appletree Press, 1986), 134.
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locales elles-mêmes pouvaient être agrémentées de musique, en particulier les pardons irlandais (patterns), dont l’origine remonte sans doute au Moyen Âge : associés à l’origine aux processions autour de puits sacrés, ces patterns devinrent au cours du Moyen Âge des fêtes similaires aux foires de villages, et en conséquence se transformèrent en occasions de danses. Après les cérémonies religieuses, il n’était pas rare de voir les musiciens sortir leurs instruments et les jeunes se préparer à danser, et ceci jusqu’à la in du XIXe siècle. Le voyageur anglais Henry Inglis raconte ainsi ses souvenirs du Connemara en 1834 : It fortunately happened, that on the second day of my sojourn at Ma’am, a very celebrated pattern was to be held, on a singular spot, high up amongst the mountains, on a little plain … on an elevation of about 1,200 feet … (…) About half way up, we overtook a party of lads and lasses, beguiling the toil of the ascent, by the help of a piper, who marched before, and whose stirring strains, every now and then prompted an advance in jig-time, up the steep mountain path.114
religions et musique Dès le XVIIe siècle, la musique fut considérée d’un mauvais œil par les prêtres protestants. Le synode de Tuam, en 1660 considérait par exemple que “prohibentur tripudia, tibinices, symphoniae, commisationes et allii abusus in visitatione fonitum et aliorum sacrotum locorum, maxime tempore indulgentiarum”.115
114 « Par chance, le deuxième jour de mon séjour à Ma’am, une procession très connue devait y être célébrée, à un endroit tout à fait singulier, assez haut dans les montagnes, sur une petite plaine, à environ 400 mètres d’altitude. (…) A mi-chemin, nous vîmes un groupe de jeunes gens, cherchant à atténuer la diiculté de l’ascension grâce à un joueur de cornemuse qui marchait devant, et dont les refrains entraînants, de temps en temps, les poussaient à avancer au rythme de la jig sur les sentiers escarpés de la montagne. » Inglis, Henry, Ireland in 1834: A Journey hroughout Ireland (Londres : Whitaker, 1835), 46. 115 « Sont interdits la danse, la lûte, les groupes de musique, les réjouissances et tous les abus lors des visites aux puits et autres lieux sacrés, particulièrement en périodes d’indulgences ». Cité par Ó Danachair, Caoimhín, “he Death of a Tradition” in Studies: An Irish Quarterly Review, vol. 63 no. 251 (automne 1974), 222.
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La plus importante congrégation protestante en Irlande, les presbytériens, était en outre la plus respectueuse de ces préceptes stricts. Il n’y a cependant aucune raison de penser que les protestants dans leur ensemble aimaient moins la musique irlandaise que les catholiques : c’est bien la danse, et surtout les excès qui pouvaient l’entourer, qui attirait les foudres des hommes d’église. La vision protestante se propagea d’ailleurs peu à peu parmi les autorités catholiques. On trouve ainsi en 1670, dans un curieux ouvrage sans doute rédigé par un prêtre catholique de Cork et intitulé ironiquement “Parliament na mBan” (le Parlement des Femmes), une vigoureuse charge contre la danse, mais surtout contre les femmes, alliées du Diable : Women dancers are the cause of many evils, because it is they who bear arms in the army of the devil. (…) He compels them to gather on holidays for dancing, a thing which leads them to bad thoughts and evil actions. (…) So should the well reared and respectable women remain inside the day everybody is dancing and hopping around the dancer, bellower of the devil. (…) It is dancing that excites the desires of the body, in the dance the onset of evil enters the mind ; in the dance are seen frenzy and woe, and with dancing thousands go to the black hell.116
Lors du synode de Meath, en 1686, les évêques d’Irlande décidèrent d’interdire formellement toute activité musicale ou de danse lors des veillées funèbres, activité sociale très importante en milieu rural. C’est également à partir de cette époque que les autorités religieuses s’inquiétèrent des divertissements organisés autour des patterns, processions religieuses généralement dédiées à un puits sacré.
116 « Les femmes qui dansent sont la cause de bien des maux, car ce sont elles qui portent les armes dans l’armée du diable. (…) Il les pousse à se rassembler les jours chômés pour danser, ce qui les entraîne vers de mauvaises pensées et de mauvaises actions. (…) Ainsi, les femmes bien éduquées et respectables devraient rester chez elles lorsque tout le monde danse et saute autour du joueur de cornemuse, recruteur du diable. (…) C’est la danse qui excite les désirs du corps, c’est par la danse que le mal se fraie peu à peu un chemin dans les esprits ; c’est dans la danse que l’on voit la frénésie et le malheur, et c’est en dansant que des milliers rejoignent l’enfer noir. » D’après la traduction du gaélique en anglais de Breathnach, Breandán, Dancing in Ireland (1983), 36–37.
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Peu à peu, le puritanisme du XIXe siècle condamna ces rassemblements, considérés comme une occasion de débauche, mais également en raison des batailles rangées qui pouvaient s’y dérouler. Les joueurs de iddle et union pipes irent également les frais de ces ardeurs cléricales, parfois violentes. John Casey, curé à l’ouest de Dingle au début du XIXe siècle, était connu pour ses emportements. Son collègue John O’Sullivan de Dingle, raconte ainsi dans son journal une violente colère dont il fut témoin lors d’un baptême : he mirth and humour began to increase when Doctors Hickson and Fagan got up on a table to dance a jig on it, at which the shouting and cheering and laughing rose beyond all bounds so much so as to completely bother and confuse old Casey who was baptizing the child in the kitchen. He ran out in fury, with his stole on him and when he saw the two Doctors on the table, his whole parish again gathered about and beholding the profanation, his anger knew no bounds ; he rushed over, laid hold of the innocent but unfortunate piper, kicked, cufed and bet him unmercifully, broke his pipes and completely dispersed the whole assembly. We had to make a collection for the poor piper who freely admitted he wished them broke tomorrow again on the same term.117
Tous n’eurent pas la même chance et le collecteur Francis O’Neill raconte ainsi la triste in du union piper Peter “Bawn” Hagerty, dans le comté de Cork : Blind through smallpox since childhood, was an excellent piper, the best in West Cork. He had a “Patron” at Colomane Cross, was married and maintained he and
117 « La joie et la bonne humeur commencèrent à monter lorsque les docteurs Hickson et Fagan montèrent sur la table pour y danser une jig. Les cris, les rires et les encouragements s’élevèrent au point de déranger au plus haut point le vieux Casey, qui baptisait l’enfant dans la cuisine. Dans un accès de rage, il se précipita dehors, portant encore son étole, et lorsqu’il vit les deux docteurs sur la table, ainsi que toute sa paroisse assemblée dans la profanation, sa colère fut sans limite ; il se jeta sur le pauvre piper innocent, le frappa sans merci des pieds et des mains, brisa son instrument et dispersa l’assemblée. Il fallut faire une quête pour le pauvre piper, qui avoua honnêtement souhaiter le voir détruit de nouveau dans les mêmes termes. » Cité par Ó hAllmhuráin, Gearóid, “he Great Famine and Irish Traditional Music” in New Hibernia Review, vol. III no. 1 (Minnesota : université de St homas, Center for Irish Studies, 1999), 41.
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his wife in relative comfort, until a new parish priest, unlike his predecessor, having no ear for music or appreciation of peasant pastimes, forbade “Patrons” and dances of all kinds in the parish. he poor alicted piper, thus deprived of his only means of making a livelihood, inally took refuge in the poorhouse – that last resource of helpless poverty and misfortune – and died there.118
Pourtant, de nombreux témoignages nous indiquent qu’à cette même époque, une grande partie du clergé n’était pas du tout hostile aux activités de danse, comme en témoigne une voyageuse américaine en 1847 : A dancing, drawing, and music master weekly attended, dancing in Ireland being considered a necessary part of education, even by many of the church. None of the higher class ever omit it, and the lower so manage, that at an early age the peasantry spend much time in dancing to the bagpipe, or the discordant vocal performance of some rustic. “It’s all the sport the like of us have,” said one who invited me to a ield dance. Old and young, priest and people, participate, approve, or disapprove as the case may be.119
Mais l’opinion des clergés catholique et protestant évoluera fortement après la Grande Famine.
118 « Aveugle depuis l’enfance à cause de la variole, c’était un excellent piper, le meilleur du West Cork. Il jouait aux fêtes de Colomane Cross, était marié et vivait de façon relativement aisée, jusqu’à ce qu’un nouveau curé, goûtant peu la musique et les passetemps de la campagne, contrairement à son prédécesseur, interdise ces fêtes et les danses de toutes sortes dans sa paroisse. Le pauvre piper, ainsi privé de son seul moyen de gagner sa vie, init par trouver refuge à l’asile des pauvres, dernière ressource dans le dénuement et l’infortune, où il mourut. » O’Neill, Francis, Irish Folk Music – A Fascinating Hobby (Chicago, IL : Regan Printing House, 1910), 14. 119 « Un maître de danse, de dessin et de musique était présent durant la semaine, car danser en Irlande est considéré comme un élément nécessaire de l’éducation, même par beaucoup des gens d’église. Aucun des membres des classes supérieures n’y manque jamais, et les paysans passent, dès le plus jeune âge, beaucoup de temps à danser au son de la cornemuse ou à écouter les performances vocales dissonantes d’un rustique. “Nous n’avons pas d’autres plaisirs, ici”, déclara quelqu’un qui m’avait invité à un bal champêtre. Jeunes et vieux, prêtres et population, tous participent, approuvent, ou désapprouvent, selon le cas. » Nicholson, Asenath, Ireland’s Welcome to a Stranger (1847), 261.
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musique en ville Les premiers recueils de danses – comme celui de John Playford publié en Angleterre en 1651 et mentionné précédemment120 – peuvent être considérés comme la première indication d’une urbanisation de la musique, car ils étaient destinés à un public cultivé résidant essentiellement en ville. En Irlande, la première occurrence de musique urbaine est l’adaptation d’un phénomène au départ spéciiquement anglais : la vente ambulante sur feuilles volantes des textes de ballads, des chansons populaires. Ces imprimés étaient appelés broadsheets ou broadsides, du nom du format utilisé (38 cm × 61 cm), et Dublin exerça dès le XVIIIe siècle une grande inluence sur la production de ces ballads : le premier exemple commercial de feuilles volantes imprimées en Irlande date en réalité de 1626 ;121 mais la publication des textes et mélodies ne devint une véritable industrie qu’à partir de 1770, pour se poursuivre jusqu’au début du XXe siècle.122 Souvent associées aux débuts de l’industrialisation de l’Europe à partir du XVIIIe siècle, leur caractère urbain peut également s’expliquer par la présence plus importante d’imprimeurs dans les villes. Mais, surtout, l’utilisation de paroles en langue anglaise les place sans hésitation dans le contexte des centres administratifs du pays. A partir du XVIIIe siècle, les Musick Halls sont également un élément essentiel de cette transition, proposant une très forte activité de représentations musicales publiques : à l’origine tenues dans des pubs, celles-ci furent progressivement transférées dans ces salles de spectacles, plus appropriées. Dans le premier cas, les représentations étaient le plus souvent le fait de chanteurs de ballads, et le public était constitué des classes les moins fortunées de la société. Dans les Musick Halls, en revanche, les aristocrates et les nobles privilégiaient la musique classique, avec une nette préférence pour les musiciens italiens : et c’est dans l’un de ces Musick Halls, construit
120 Playford, John, he Dancing Master (1651). Voir le chapitre III. 121 “Mount Taragh’s Triumph” : voir Moulden, John, “Ballad” in White, Henry et Boydell, Barra (dir.), he Encyclopaedia of Music in Ireland (Dublin : UCD Press, 2013), 51b. 122 Voir Shields, Hugh, “Ballads, Ballad Singing and Ballad Selling” in Popular Music in Eighteenth-Century Dublin (Dublin : Na Píobairí Uilleann et Folk Music Society of Ireland, 1985), 24–31.
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en 1741 par John et William Neale dans Fishamble Street, à Dublin, qu’eut lieu la toute première représentation du Messie de Händel, le 13 avril 1742. Enin, les premiers signes d’une prise de conscience de l’urbanisation de la culture proviennent, à la in du XVIIIe siècle, de la volonté de certains membres des hautes classes de la société de vouloir préserver une musique qu’ils considéraient comme ancienne, et dont ils idéalisaient le caractère gaélique et rural. Ainsi en témoignent les titres General Collection of Ancient Irish Music ; A General Collection of the Ancient Music of Ireland ; Ancient Music of Ireland (Edward Bunting: 1796, 1809 et 1840) ; Ancient Music of Ireland (George Petrie, 1855) ; Ancient Irish Music ; Old Irish Folk Music and Songs (Patrick W. Joyce, 1873 et 1909). Ces collections marquaient déjà une rupture entre un monde rural et un monde urbain, les collecteurs n’étant pas eux-mêmes des musiciens traditionnels (voir le Chapitre III). Après une baisse très nette de l’activité musicale à Dublin à la in du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle en raison de la suppression du Parlement irlandais et de son rattachement à Londres,123 les années 1820– 1825 sont témoins d’une reprise et d’un engouement sans précédents, dont atteste le nombre de luthiers, éditeurs, imprimeurs et vendeurs.124 La mode pour l’opéra, qui arriva sans doute à Dublin dans le premier quart du XVIIIe siècle, it d’ailleurs beaucoup pour la sauvegarde de certaines mélodies, car de nombreux compositeurs utilisèrent des thèmes populaires irlandais dans leurs œuvres.
Conclusion Les évolutions de la musique irlandaise entre les XVIIe et le XIXe siècles nous mènent à considérer cette phase comme une période charnière dans la constitution d’un répertoire chanté, joué et dansé, tant pour les musiciens 123 Baisse de l’activité conirmée et ampliiée par l’Union de l’Irlande à la Grande-Bretagne au sein du Royaume-Uni par les Acts of Union de 1800. 124 Voir Boydell, Brian, “Music in Eighteenth Century Dublin” in Four Centuries of Music in Ireland (Londres : BBC publications, 1979), 35.
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professionnels que pour l’expression populaire amateur. Bien que la musique puisse, en apparence, être considérée comme un simple divertissement dont la fonction est purement ludique, nous percevons également au travers de ses évolutions à quel point elle reproduit en tous points la société qui la génère, ses évolutions et ses contradictions. Tous les éléments que nous avons évoqués dans ce chapitre sont depuis lors parfaitement intégrés dans le contexte social irlandais et correspondent à des fonctions sociales bien précises, pour les musiciens et danseurs professionnels, comme pour les amateurs. Il serait en conséquence bien dificile de soutenir que les musiques traditionnelles n’évoluent pas. Il serait tout aussi diicile de leur contester un caractère moderne étant donné le mouvement perpétuel qu’elles impriment aux sociétés qui les engendrent. Seules déclinent et meurent celles qui cessent d’évoluer. Durant la période que nous avons étudiée, la vision qu’ont les êtres humains de leur monde fut totalement bouleversée : sur le plan scientiique, le discours copernicien, les écrits de Galilée au XVIIe siècle, ou les recherches de Darwin au début du XIXe siècle, constituèrent la première grande rupture d’une tradition jusqu’ici fondée sur les Écritures bibliques : l’Homme cessait alors de se considérer comme le centre du monde. Mais on ne peut comprendre les bouleversements additionnels que connaît l’Irlande dans la deuxième moitié du XIXe siècle sans saisir l’impact fondamental de la Grande Famine (1845–1850), dont les conséquences sont encore visibles aujourd’hui, plus de 160 ans après : avec plus de 8 millions d’habitants en 1841 et un peu moins de 6,5 millions aujourd’hui, l’Irlande est la seule région d’Europe dont la population a diminué depuis les années 1840.125 En comparaison, la population de sa voisine anglaise (environ 13,6 millions en 1841) a presque quadruplé, pour atteindre environ 53 millions
125 Bien que les chifres restent controversés, on estime que – sur les 8 millions d’habitants que comptait le pays en 1841 – plus d’un million moururent de faim ou de maladies, et plus d’un million émigrèrent entre 1845 et 1851, en raison du laissez-faire économique du gouvernement britannique, de préjugés anti-irlandais, d’une planiication déiciente, de solutions inadéquates et de considérations providentialistes.
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aujourd’hui.126 Sans la Grande Famine, on estime que la population irlandaise pourrait aujourd’hui avoisiner les 15 millions d’habitants. Face à la tragédie et à l’immigration massive d’Irlandais pauvres et afamés vers la Grande-Bretagne, et notamment vers Liverpool, on assista dans la population britannique à une montée en puissance des préjugés visant les Irlandais127 : considérés à l’époque comme vraisemblablement responsable de cette famine, pour des raisons divines ou, plus simplement, de paresse, ils furent relégués au rang de sous-humains. Cette mauvaise image perdurera jusqu’au XXe siècle, et il n’est pas du tout certain qu’elle ait totalement disparu au XXIe siècle. Une chanson du XIXe siècle résume en quelques mots le sentiment irlandais devant la prolifération des caricatures d’Irlandais dans les magazines illustrés comme Punch à partir de 1841 ou le Illustrated London News à partir de 1842 : Now Mr Punch with his literature, he treats us very badly, And when he draws our caricatures, he depicts us rather sadly. With crooked limbs and villainous face, he thus depicts the Irish race. We think it is a sad disgrace, and we say so in old Ireland. Do me justice, treat me fair, And I’ll not be discontented, And I won’t be laughed at anywhere, but fairly represented.128
Il est d’ailleurs tout à fait remarquable que si peu de chansons en irlandais sur la Grande Famine aient survécu, compte tenu du nombre très élevé
126 Voir les sites de la République d’Irlande () et du Royaume-Uni (). 127 Notons que ces préjugés et stéréotypes existaient déjà à l’époque de Shakespeare. Voir notamment le capitaine MacMorris éméché dans Henri V, Acte 3, Scène 2 (vers 1599). 128 « Maintenant, M. Punch avec sa littérature nous traite très mal / Et quand il dessine nos caricatures, il nous dépeint bien tristement / Les membres crochus et le visage hideux, il représente ainsi la nation irlandaise / Nous pensons que c’est une triste disgrâce, et nous le disons dans la vieille Irlande : Rendez-moi justice, traitez-moi équitablement, et je n’en serai pas mécontent / Et l’on ne se moquera plus de moi nulle part, mais serai justement représenté. » Ballade anonyme du XIXe siècle, popularisé au XXe siècle par Len Graham.
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de gaélophones en Irlande à cette époque.129 Frederick Douglass, l’esclave afro-américain devenu militant abolitionniste qui inspira le ilm Twelve Years a Slave (2013), efectua une tournée en Europe dans les années 1840 et il évoque pourtant dans ses mémoires ce qu’il avait entendu durant ses deux mois passés en Irlande, le comparant à ses souvenirs de jeunesse : I have never heard any songs like those anywhere since I let slavery, except when in Ireland. here I heard the same wailing notes, and was much afected by them. It was during the famine of 1845–1846 (…). Nowhere outside of dear old Ireland, in the days of want and famine, have I heard sounds so mournful.130
Il a souvent été souligné par les commentateurs des années qui suivirent que la Grande Famine avait rendu le pays totalement silencieux pendant des décennies après 1850. Certaines régions, principalement dans le sud et l’ouest de l’Irlande, étaient devenues totalement désertes, et de nombreux musiciens appelés à une possible gloire disparurent à cette époque.131 George Petrie exprima ainsi sa tristesse dans l’introduction du volume paru en 1855 de he Ancient Music of Ireland : he green pastoral plains, the fruitful valleys, as well as the wild hillsides and the dreary bogs, has equally ceased to be animate with human life. he “land of song” was no longer tuneful; or if a human sound met the traveller’s ear, it was only that of the feeble and despairing wail for the dead. his awful unwonted silence, which
129 L’économiste et historien Cormac Ó Gráda suggère “an Irish-speaking igure of 3–3.5 million on the eve of the famine, an all-time high” (« un chifre de 3 à 3,5 millions de locuteurs à la veille de la famine, un record historique »). Ó Gráda, Cormac, Black ‘47 and Beyond: he Great Irish Famine in History, Economy, and Memory (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2000), 216. 130 « Je n’ai entendu nulle part ailleurs de chansons comme celles-ci depuis que je ne suis plus esclave, sauf en Irlande. Là, j’y ai entendu les mêmes notes plaintives, et en ai été très afecté. Cétait pendant la famine de 1845–1846 (…) Nulle part ailleurs qu’en Irlande, en cette période de disette et de famine, n’ai-je entendu des sonorités aussi tristes ». Douglass, Frederick, Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave – My Bondage, My Freedom (New York : Dover, 1855), chapitre 6. 131 Voir l’exemple du uilleann piper Paddy Conneely (1800?–1851) dans O’Brien Moran, James, Paddy Conneely – the Galway piper: he legacy of a pre-famine folk musician, thèse de doctorat, université de Limerick, 2006.
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during the famine and subsequent years, almost everywhere prevailed, struck more fearfully on their imaginations, as many Irish gentlemen informed me, and gave them a deeper feeling of the desolation with which the country had been visited, than other circumstances which had forced itself upon their attention.132
Peu à peu, l’Irlande cessa d’être cette source ininie de musiques et de chansons, en particulier dans les Gaeltachtaí, les régions gaélophones les plus pauvres, et une chanson traditionnelle du Kerry décrit ainsi ce changement soudain d’atmosphère dans les régions rurales :133 Ní bheidh in Éirinn ach daoine aosta I mbun stoic ag aoireacht cois fallaí i ndrúcht; Ní bheidh pósadh in aon bhall ná suim ina dhéanamh, Ach ‘tabhair dom an spré’ agus ‘rghad anonn’.
Seuls les anciens resteront en Irlande Gardant les troupeaux à la rosée près du mur, Plus de mariages, ça n’intéresse plus, Sauf « donnez moi la dot » et « Je vais partir ».133
132 « Les vertes plaines champêtres, les vallées fertiles, tout comme les coteaux sauvages et les mornes tourbières, ont cessé d’être animées par la vie humaine. Ce « pays de chanson » n’était plus en harmonie; et si un son humain touchait l’oreille du voyageur, il ne s’agissait que d’une faible plainte désespérée pour les morts. Ce silence terrible et inhabituel qui, pendant la famine et les années qui suivirent, a presque partout dominé, a frappé avec plus de forces leurs illusions, comme de nombreux gentlemen irlandais me l’ont indiqué, les confrontant à un sentiment plus profond encore de la désolation qui avait frappé leur pays, que tout autre contingence ayant attiré leur attention. » Petrie, George, he Ancient Music of Ireland, vol. 1 (1855), 21. 133 Cité par Ó Gráda, Cormac, Black ‘47 and Beyond (2000), 226.
Chapitre III
A la recherche d’une musique nationale, 1700–1920
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For the Great Gaels of Ireland Are the men that God made mad, For all their wars are merry And all their songs are sad.1 — Gilbert K. Chesterton (1874–1936) Ballad of the White Horse, 1911
For the young Gaels of Ireland Are the lads that drive me mad, For half their words need footnotes And half their rhymes are bad.2 — Arthur Guiterman (1871–1943) he Young Celtic Poets, 1915
Le concept de tradition orale évoqué au Chapitre II (Répression et tradition clandestine), selon lequel une musique est transmise exclusivement d’un musicien à un autre, sans intermédiaire, évolue peu à peu avec la parution des premiers recueils de musique irlandaise durant la période allant de 1700 au début du XXe siècle, dans le but de sauvegarder un patrimoine musical en voie de disparition. On distinguera d’une part, parmi les collections écrites, les ouvrages d’amateurs ou d’érudits passionnés (s’adressant plus particulièrement à un public lettré ou intellectuel) ; et, d’autre part, les recueils rédigés par des musiciens pour des musiciens, généralement plus proches des mélodies d’origine.2 La période que nous abordons à présent se caractérise donc, dans un premier temps, par la volonté de quelques passionnés de sauvegarder les traces d’une culture populaire instrumentale et chantée. L’engouement est alors si important dans toute l’Europe que la musique populaire est l’un 1 2
« Car les grands Gaels d’Irlande / sont les hommes que Dieu it fou / car toutes leurs guerres sont joyeuses / et tous leurs chants sont tristes ». « Car les jeunes Gaels de l’Irlande / sont les hommes qui me rendent fou / car la moitié de leurs textes ont besoin de notes de bas de pages / et la moitié de leurs rimes sont mauvaises. »
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Chapitre III
des principaux ils conducteurs du mouvement romantique. En Irlande, ce mouvement conduit cependant certains érudits à reconstruire un passé idéal imaginé dans l’unique but de se démarquer de l’île voisine. Après le sport, la mythologie et la langue gaélique, la musique sera également utilisée par ces nationalistes dans ce but, jusqu’à l’obtention d’une indépendance partielle de l’île, en 1920. La très grande majorité des auteurs d’ouvrages sur l’histoire de la musique traditionnelle irlandaise insistent efectivement sur le rôle essentiel que jouèrent les collecteurs dans sa survie, à partir du XVIIIe siècle. Pourtant, les nationalistes de la in du XIXe siècle, partisans d’un idéal gaélique puriié et qui gloriièrent ces sauveurs de la tradition, omirent systématiquement de noter que ces premiers adeptes d’un patriotisme culturel étaient tous d’origine anglo-irlandaise, et le plus souvent des protestants d’ascendance anglaise. La recherche identitaire en Irlande était également, dès cette époque, une question posée aussi bien par la communauté protestante – présente dans tout le pays – que par la communauté catholique se réclamant de l’héritage gaélique : dans une large mesure, les premières manifestations d’un nationalisme culturel en Irlande sont donc le fait d’érudits protestants.
Les grandes collectes des XVIIIe et XIXe siècles Les premières publications3 C’est en Angleterre que l’on trouve les premières traces de musique irlandaise imprimée : en efet, de nombreux airs irlandais se sont vraisemblablement frayé un chemin dans la société anglaise dès le XVIe siècle, voire avant cette période, comme nous l’avons indiqué au Chapitre II :
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Pour cette section, voir Fleischmann, Aloys, Ó Súilleabháin, Micheál, et McGettrick, Paul (dir.), Sources of Irish Traditional Music c. 1600–1855: An Annotated Catalogue of Prints and Manuscripts, 1583–1855 vols I–II (New York : Routledge, 2016 ; 1ère édn, Londres : Garland, 1998).
A la recherche d’une musique nationale, 1700–1920
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plusieurs références à un air intitulé “Callino Casturame” apparaissent presque simultanément : dans un recueil anglais de mélodies pour luth antérieur à 1600, dans le recueil anglais du Fitzwilliam Virginal Book, et dans une pièce de Shakespeare vers 1599, Henri V (voir le Chapitre II, Répression et tradition clandestine). he Dancing Master de John Playford (1623–1686), dont la première édition fut publiée à Londres en 1651,4 est un recueil d’instructions pour la danse accompagnées des mélodies de chansons en vogue à cette époque : plusieurs éditions furent imprimées jusqu’en 1728 en raison de son succès. Playford était lui-même imprimeur à Londres et enseignait « l’art terpsichoréen », du nom de la déesse de la danse. Bien que les airs contenus dans ce recueil soient globalement considérés comme contemporains de l’auteur, certains d’entre eux étaient transcrits dans la première édition dans une gamme modale ancienne, ce qui laisse penser qu’ils datent au plus tôt du XVIe siècle. Deux mélodies contiennent le terme Irish dans le titre, ce qui ne signiie pas pour autant que leur origine irlandaise soit attestée, notamment pour “he Irish Lady”. La deuxième, “Irish Trot”, pourrait en revanche faire référence à la danse médiévale connue en Irlande sous le nom de hay, puisque l’expression alors en vogue était “to trot the hay”. Henry Playford, son ils, publia également vers 1698 le premier des six volumes d’un recueil de chansons intitulé Wit and Mirth, or Pills to Purge Melancholy, que homas D’Urfey (ou Tom Durfey) compléta jusqu’en 1719 avec, cette fois-ci, quelques airs irlandais.5 Dans le cas des chansons, des textes anglais récents étaient toujours substitués aux paroles gaéliques par les collecteurs ; sauf cas exceptionnel, on ne connaît donc malheureusement pas les paroles originales. Les éditeurs anglais publiaient également des recueils indiquant l’origine des airs, toujours attribués à l’Angleterre ou à l’Écosse : c’est le cas dans he Caledonian Pocket Companion, recueil en douze volumes publiés par James Oswald 4
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Playford, John, he English Dancing Master (1651). C’est également dans ce recueil que l’on trouve pour la première fois le fameux Greensleeves, dont les origines irlandaises restent incertaines : voir Dowling, Martin, Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives (2014), 32–40. d’Urfey, homas, Wit and Mirth, or Pills to Purge Melancholy (New York : Cyrus L. Day, 1959, facsimilé de l’édition originale, Londres : Playford, 1699).
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(1710–1769) à Londres entre 1745 et 1760. Il est pourtant possible que certaines de ces mélodies soient en réalité irlandaises, parvenues en Écosse à l’époque où les harpeurs allaient et venaient entre les deux pays. Il s’agit là d’un débat musicologique qui n’a pas ini de faire couler de l’encre et à propos duquel le collecteur Francis O’Neill (1848–1936, voir le Chapitre IV, L’Essor d’une musique urbaine en Irlande) faisait en 1910 une remarque qui reste tout à fait d’actualité : he music of Ireland and Scotland was comparatively the same up to within comparatively recent time; and it was owing to this circumstance that the origin or ownership of so many melodies, claimed by diferent countries, has been the subject of interminable disputes since the beginning of the nineteenth century.6
En Irlande, la toute première “collection” composée uniquement d’airs irlandais est due à John (le père) et William (le ils) Neale, parfois appelés Neill, voire O’Neill : ils eurent de nombreuses cordes à leur arc musical, se faisant tour à tour vendeurs d’instruments, luthiers, organisateurs de spectacles ou éditeurs, notamment du recueil A Collection of the Most Celebrated Irish Airs publié à Dublin en 1724.7 Ils publièrent également en 1726 leurs propres airs, A Choice Collection of Country Dances et irent construire en 1741 le grand Musick Hall de Fishamble Street où fut donnée la première représentation du Messie de Händel, en 1742. Sensiblement à la même période, un flûtiste irlandais nommé Burk humoth (1720–1747) publie à Londres entre 1742 et 1746 deux recueils (Twelve Scotch and Twelve Irish Airs et Twelve English and Twelve Irish Airs) avec transcriptions pour lûte traversière, violon et clavecin8 :
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« Les musiques d’Irlande et d’Ecosse furent fondamentalement les mêmes jusqu’à une période récente, et c’est pour cela que l’origine ou la paternité de tant de mélodies, revendiquées par plusieurs pays, est l’objet de disputes interminables depuis le début du XIX siècle. » O’Neill, Francis, Irish Folk Music (Chicago, IL : Regan Printing House, 1910), 232. Voir Carolan, Nicholas (dir.), he Most Celebrated Irish Airs (1986). humoth, Burke, Twelve Scotch and Twelve Irish Airs (Londres : Simpson, pas de date) et Twelve English and Twelve Irish Airs (Londres : Simpson, pas de date).
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très peu de détails sur sa vie et son parcours sont malheureusement parvenus jusqu’à nous.9 L’opéra prend à cette époque le relais de l’intérêt pour les mélodies irlandaises, puisant pour cela dans quelques collections, comme celle de J. et W. Neale, mentionnée ci-dessus. Vers 1729, Charles Cofey (?–1745) compose le Beggar’s Wedding uniquement avec des airs irlandais, sur le modèle de L’Opéra des Gueux (the Beggar’s Opera) de John Gay (1685–1732) : certaines des versions qui apparaissent à cette occasion sont les premières connues (“Eileen Arroon”, “Cruskeen Lawn”). Entre 1728 et 1730, Daniel Wright compose son Aria di Camera empruntant quelques airs à John et William Neale, ainsi que des airs anglais et écossais. En 1782, le compositeur anglais William Shield 1748–1829), avec l’aide de son librettiste John O’Keefe (originaire de Dublin) donne son opéra he Poor Soldier où la grande majorité des airs sont irlandais : le poète homas Moore (1779–1852) en utilisera plusieurs plus tard pour son recueil Irish Melodies publié en 1808 à l’intention des salons de la bourgeoisie européenne (vide inra). Les années 1780 laissent entrevoir la véritable prise de conscience des trésors « nationaux » qui allait bientôt se produire. Edmund Lee publie en 1774 et sous le titre Jackson’s Celebrated Irish Tunes une collection de treize mélodies composées par Walker Jackson, célèbre piper de Limerick mort en 1798. En 1786 paraît Historical Memoirs of the Irish Bards de Joseph C. Walker, ouvrage qui marquera son époque : quarante-trois airs sont publiés, dont un seul est déjà connu. L’ensemble est accompagné par plusieurs essais sur l’histoire de la harpe et sur la musique ancienne d’Irlande.10 En outre la langue gaélique est correctement orthographiée, ce qui jusque là n’était jamais le cas. A Édimbourg, John Bryson publie également A Curious Selection of Fity Irish Airs en 1790, et B. Cooke une Selection of 21 Favourite Original Irish Airs à Dublin vers 1793.
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Voir Highill, Philip H., Burnim, Kalman A., et Langhans, Edward A., A Biographical Dictionary of Actors, Actresses, Musicians, Dancers, Managers & Other Stage Personnel in London 1660–1800, vol. 14 (Carbondale et Edwardsville : South Illinois Press, 1991), 428–429. Walker, Joseph, Historical Memoirs of the Irish Bards (1786).
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Citons également, parmi les travaux de collectage de moindre importance réalisés à cette époque, les deux volumes de Smollett Holden (Collection of Established Irish Slow and Quick Tunes et Collection of the Most Esteemed Old Irish Melodies) publiés à Dublin vers 1800, ainsi que les deux volumes de Mulholland publiés à Belfast vers 1810 (Collection of Ancient Irish Airs). Edward Bunting (1773–1843) Edward Bunting est l’un des premiers grands collecteurs de musique irlandaise au XIXe siècle. En juillet 1792, alors âgé de 19 ans, il se vit conier la tâche de noter tous les airs que joueraient les harpeurs lors du concours organisé à Belfast (voir le Chapitre II, Les festivals de Granard et de Belfast). Né en 1773 dans le comté d’Armagh, au Nord de l’Irlande, d’un père anglais et d’une mère irlandaise, il avait étudié la musique à partir de l’âge de 7 ans et avait été rapidement considéré comme un élève particulièrement doué. A l’âge de 11 ans il commença son apprentissage de facteur d’orgues et de pianos auprès de William Ware, à l’église Ste Anne de Belfast. Ayant une connaissance très supericielle de la musique irlandaise, sa nomination comme chroniqueur oiciel du Festival de Belfast tient essentiellement au fait qu’il logeait chez les Joy McCracken, dont l’oncle Henry fut l’un des instigateurs du festival de Belfast.11 Après le collectage efectué auprès des harpeurs durant le festival de Belfast, il publia un premier recueil de mélodies en 1796. Ce qui n’était au départ qu’un emploi temporaire devint rapidement une passion, et il n’eut de cesse d’en collecter dans toute l’Irlande et auprès de tous les harpeurs qu’il lui était donné de rencontrer, allant bien au-delà des espoirs qui avaient été placés en lui par les organisateurs des rencontres de Belfast.
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Henry Joy était également l’un des révolutionnaires fondateurs du mouvement des Irlandais Unis (he United Irishmen), regroupement de catholiques et de protestants visant à débarrasser l’Irlande de l’inluence britannique, qui vit le jour à Belfast le 14 octobre 1791.
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Comme ceux qui poursuivirent son œuvre par la suite, et comme de nombreux explorateurs de l’identité irlandaise à cette période, Bunting était anglo-irlandais et ne parlait pas gaélique, mais il est considéré comme le premier collecteur à avoir retranscrit directement les mélodies et le jeu de musiciens en action. La présence de Bunting lors des trois journées à Belfast a considérablement changé le cours des événements pour les chercheurs postérieurs, et l’ensemble de son œuvre constitue aujourd’hui l’essentiel de nos connaissances sur les techniques des harpeurs du XVIIIe siècle. Ici encore, plusieurs des airs notés ces jours-là seront repris par le poète homas Moore – sans citer ses sources – pour le premier volume de ses Irish Melodies. Le premier volume du jeune Edward Bunting, A General Collection of Ancient Irish Music (…) adapted for the Piano-Forte (…), parut donc en 1796 et comportait soixante-six airs notés pendant les compétitions de Belfast quatre années auparavant auprès des dix harpeurs.12 Il décida alors de se lancer dans une véritable « tournée » de collectage dans les provinces du Connaught (à l’ouest) et du Munster (au sud-ouest). Il sera cette fois le premier à compléter quelques partitions par les paroles d’origine des chants, bénéiciant à partir de 1802 de l’aide d’un gaélophone, Patrick Lynch. Des chansons aussi connues que “Casadh an tSúgáin” ou “Seán Ó Duibhir a’Ghleanna” furent collectées à cette occasion. En 1809, il met un terme à ses périples de collectage et publie un deuxième volume comportant soixante-dix-sept airs, précédés d’une introduction : A General Collection of Ancient Music of Ireland (…). Malheureusement pris par les usages de l’époque, et sans doute stimulé par le succès de homas Moore, il présente vingt airs traditionnels accompagnés de paroles composées par quelques amis « poètes ».
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Voir Bunting, Edward, he Ancient Music of Ireland, vol. 1 (1796), 2 (1809) et 3 (1840). Voir également Moloney, Colette (dir.), he Irish Music Manuscripts of Edward Bunting (1773–1843): An Introduction and Catalogue (Dublin : Irish Traditional Music Archive, 2000) ; ainsi que O’Sullivan, Donal, et Ó Súilleabháin, Mícheál, Bunting’s Ancient Music of Ireland (Cork : he Mercier Press et Cork University Press, 1983, 1ère édn 1960). Les manuscrits de Edward Bunting sont par ailleurs consultables à la bibliothèque de la Queen’s University, à Belfast.
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Il épouse alors Mary Ann Chapman en 1820, s’installe à Dublin, devient organiste de l’église St George et semble cesser toute activité de collectage. Répondant peut-être à l’insistance de ses amis, dont George Petrie (vide inra), un troisième et dernier volume de 151 mélodies paraît malgré tout en 1840 : he Ancient Music of Ireland. Essentiellement composé de matériaux collectés avant 1809, l’ensemble est précédé d’une longue introduction portant sur la harpe et de quelques explications musicales. Mais très peu de mélodies sont transposables directement à la harpe irlandaise ancienne sans altérations et les textes sont considérés comme de piètre intérêt. Il semble qu’il préparait une version revue et corrigée des autres mélodies notées à cette époque, lorsqu’il mourut brutalement le 21 décembre 1843, léguant une collection impressionnante de manuscrits, dont les mémoires du harpeur Arthur O’Neill.13 Bien entendu, de telles notations écrites étaient pour la plupart dépourvues des ornementations sans doute complexes dont les musiciens agrémentaient toujours leurs prestations ; en outre, la récente propagation d’une gamme dite « tempérée » grâce au travail de Andreas Werckmeister (1645–1706) et de Jean-Sébastien Bach (1685–1750) gommait partiellement les particularités des musiques fondées sur les gammes dites « modales », et dont fait partie la musique traditionnelle irlandaise.14 L’habitude était donc courante à cette époque de modiier et d’arranger les mélodies pour les adapter aux modes majeurs et mineurs de la musique classique : certaines des mélodies (“An Chúilhionn”) sont ainsi écrites dans des tonalités impraticables par les harpeurs que côtoyait Bunting. Par ailleurs, comme la plupart des collecteurs à cette époque, Bunting considéra que l’accompagnement allait de soi et ne le it pas igurer dans son premier recueil en
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Bunting l’avait lui-même convaincu de dicter ses souvenirs, qui ne furent inalement publiés qu’en 1958 par Donal O’Sullivan en annexe de son ouvrage sur le harpeur O’Carolan (voir le Chapitre II). Les gammes modales ne se limitent pas aux gammes majeures et mineures (qui restent usuelles en musique irlandaise et peuvent être appelées respectivement mode ionien et mode aéolien) : on trouvera également de nombreuses mélodies irlandaises en mode dorien et en mode mixolydien. Il existe par ailleurs les modes phrygien, lydien et locrien, moins utilisés en Irlande.
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1798, avant de retravailler à sa manière les harmonies pour son deuxième (1809) et surtout pour son troisième recueil (1840). C’est là un reproche souvent fait a posteriori à Bunting et à ses successeurs, parfois accusés d’avoir altéré la musique irlandaise pour l’adapter à un autre public, plus adepte de la musique classique occidentale et, surtout, à une frange de la société pouvant acheter ses transcriptions et ainsi mieux rentabiliser son travail. Il n’est cependant pas impossible que Bunting ait tenté de retranscrire idèlement ce qu’il entendait, adaptant maladroitement mais inconsciemment les mélodies au clavier du piano : car ce sont bien des transcriptions pour piano qu’il publia, et non pour harpe. On peut également considérer qu’il s’agissait d’une adaptation des mélodies à son époque, à ses humeurs et à ses goûts, comme cela s’est toujours fait : Bunting se conformait à un marché, celui des classes favorisées de la société, intéressées par des partitions d’une musique généralement transmise oralement. Seule une harmonisation au piano pouvait emporter l’adhésion de ce public. Si l’on considère qu’une musique qui ne s’adapte pas n’a aucune chance de survivre, soyons donc heureux que la musique irlandaise ait survécu, même si ces altérations constituent efectivement une perte importante pour les historiens et pour les musicologues. Des enquêtes nombreuses Le début du XIXe siècle est marqué par la publication entre 1805 et 1810 par P. O’Farrell, originaire de Clonmel, comté de Tipperary, d’un ouvrage en quatre volumes intitulé O’Farrell’s Pocket Companion for the Irish or Union Pipes qui comporte, parmi 374 airs, la première version connue de “he Fox Chase”.15 Ces volumes publiés à Londres sont destinés à l’apprentissage du union pipes, selon la terminologie en vigueur jusqu’au début du XXe siècle. Cette publication constitue un véritable événement car O’Farrell est lui-même musicien traditionnel et professeur de cornemuse irlandaise : sa vision est donc radicalement diférente de celle des collecteurs issus des 15
O’Farrell, Patrick, O’Farrell’s Pocket Companion for the Irish or Union Pipes (vol. 2, Londres : Goulding, D’Almaine, Potter & Co., c. 1804–1810).
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milieux aisés de Dublin. Il s’agit tout simplement du premier ouvrage rédigé par un musicien pour des musiciens : sa retranscription des ornementations en particulier est intéressante, car elle tend à prouver que les techniques étaient déjà bien établies à cette époque, et qu’elles ont peu varié depuis. Entre 1840 et 1850, William Forde (1795–1850), de Cork, put réunir près de 2000 airs, essentiellement des chansons. Musicien de profession, il s’intéressait non seulement à la musique irlandaise, mais également à d’autres musiques d’Europe et d’Asie, donnant parfois quelques conférences sur le sujet. Ses voyages de collectage le menèrent, outre dans la région de Cork, dans les comtés du Connaught. Sa méthode, totalement novatrice, impliquait une approche comparative entre les diférentes versions collectées. Bien que de nombreux éditeurs aient été intéressés par ce travail, la recherche de 250 souscripteurs payant une guinée chacun ne rencontra pas le succès escompté, et l’ouvrage ne fut jamais publié. Il émigra à Londres où il mourut en 1850. Des recherches récentes ont montré que plus d’un quart des mélodies de cet ouvrage potentiel sont efectivement inédites, les autres provenant d’autres collections ou manuscrits.16 Patrick W. Joyce utilisa plus tard les manuscrits de Forde pour son ouvrage Old Irish Folk Music and Songs publié en 1909,17 ainsi que ceux de John Edward Pigot (1822–1871), membre de la Society for the Preservation and Publication of the Melodies of Ireland, qui s’intéressa particulièrement au nationalisme culturel et participa au mouvement Jeune Irlande, fondé en 1841 (vide inra). Il émigra à Bombay en 1865 et revint cinq ans plus tard fortune faite, mais mourut en 1871.
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Voir Carolan, Nicholas, “he Forde-Pigot Collection of Irish Traditional Music” in Cunningham, Bernadette et Fitzpatrick, Siobhán (dir.), Treasures of the Royal Irish Academy Library (Dublin : RIA, 2008) ; Bonield, Caitlín, “Manuscript Irish Music in the Library of the Royal Irish Academy” in Fleischmann, Aloys (dir.), Music in Ireland: a symposium (Oxford, 1952), 322–332. Version révisée et mise à jour en 2008 par Siobhán Fitzpatrick. Joyce, P. W., Old Irish Folk Music and Songs (Dublin : RSAI & Hidges, Figgis & Co., 1909). Voir Uí Éigeartaigh, Caitlín, “Patrick Weston Joyce: he Collector as Editor” in Éigse Cheol Tíre. Irish Folk Music Studies, vol. 2 (Dublin : Folk Music Society of Ireland, 1974–1975), 5–14.
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A la même époque, Henry Hudson (1798–1889) et son frère William Elliot (1796–1853), de Dublin, tentèrent de partager leur passion pour la musique au travers du magazine he Citizen (1840–1841), qui devint par la suite le Dublin Monthly Magazine, et dont Henry Hudson lui-même était le critique musical attitré. Dentiste de profession et comptant parmi ses amis homas Davis, co-fondateur du journal he Nation (vide inra), la musique ne représentait pour lui qu’un passe-temps et une passion, comme pour une grande majorité des collecteurs du XIXe siècle ; il avait cependant l’avantage sur beaucoup de ses confrères de parler gaélique. Les résultats de ses collectes, près de 900 mélodies, n’ont jamais été publiés en recueil. Mais on sait qu’il s’amusa beaucoup à faire passer ses propres compositions pour des airs irlandais traditionnels, essentiellement pour contrer les dires de Edward Bunting qui estimait que les seules vraies mélodies irlandaises de caractère étaient anciennes. La plus grande partie de sa collection semble cependant avoir été authentiquement collectée. Le violoniste Richard Michael Levey (de son vrai nom O’Shaughnessy, 1811–1899), fut l’un des rares musiciens classiques amoureux de la musique traditionnelle et collecta une centaine de mélodies, qui furent publiées à Londres entre 1858 et 1873.18 Professeur du compositeur Charles Villiers Stanford (1852–1924), il est, grâce à ces publications, l’auteur de la première collection uniquement consacrée à la musique de danse. James Goodman (1828–1896), originaire de Dingle, comté du Kerry, est le premier véritable gaélophone de naissance à avoir collecté, essentiellement entre 1860 et 1866. Homme de contraste et homme d’église protestant d’ascendance anglaise, il jouait de la cornemuse irlandaise et ses sources semblent avoir été uniquement des musiciens du Munster (sud-ouest). Sur les 2000 mélodies notées dans ses quatre volumes de manuscrits, un premier volume en comprenant 515 a été publié en 1998 par Hugh Shields et la Irish Traditional Music Archive et un deuxième volume publié plus récemment contient une étude plus complète des manuscrits et de la musique, les textes des chansons et un index général.19 18 19
Levey, R. M., he Dance Music of Ireland : the Levey collections (Dublin : Waltons, 2003). Shields, Hugh (dir.), Tunes of the Munster Pipers, Irish Traditional Music rom the James Goodman Manuscripts, vols 1–2 (Dublin : ITMA, 2013, 1ère édn 1998, et 2016).
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George Petrie (1790–1866) et Patrick W. Joyce (1827–1914) Né à Dublin et d’ascendance écossaise, George Petrie est l’un des principaux collecteurs de musique irlandaise au XIXe siècle. Il s’intéressa tout d’abord à la peinture, puis étudia plus particulièrement l’archéologie irlandaise en tant que membre de la Royal Hibernian Academy et de la Royal Irish Academy, poussant cette dernière à acquérir tous les manuscrits de collectages musicaux à partir de 1827. Il fut également l’un des principaux rédacteurs du Dublin Penny Journal, pour lequel il rédigea de nombreux articles sur la musique irlandaise. Ingénieur de l’Oice de Cartographie (Ordnance Survey), Petrie avait souvent l’occasion de parcourir la campagne irlandaise et de rencontrer des musiciens auprès desquels il réalisait ses collectes. Mais son premier rélexe fut de conier les mélodies ainsi collectées à d’éminents spécialistes comme Edward Bunting ou homas Moore : il n’avait pas encore 20 ans et manquait sans doute de l’expérience nécessaire pour difuser lui-même le résultat de sa passion. Lors de ses collectages, il prenait notamment soin de consigner un grand nombre d’informations sur l’origine des mélodies et, lorsqu’il était accompagné par son ex-collègue cartographe, l’historien Eugene O’Curry (1794–1862), comme ce fut le cas sur les Îles d’Aran en 1857, les paroles des chansons étaient également notées. Cependant, comme Bunting avant lui ou Charles Villiers Stanford plus tard, il n’était malheureusement pas un musicien traditionnel et arrangea lui aussi les mélodies selon l’air du temps. Petrie fut l’un de ceux qui poussèrent Bunting à poursuivre son œuvre et collabora à l’édition de 1840. Après la mort de ce dernier en 1843, et sous l’impulsion de Petrie, fut fondée la Society for the Preservation and Publication of the Melodies of Ireland, dont il devint le premier président en 1851. Malgré tous ses eforts et les espoirs exprimés par sa Society, seul un volume de 147 airs avec harmonies de son Ancient Music of Ireland fut publié de son vivant, en 1855,20 et la Society fut dissoute peu de temps après. Après la mort de Petrie en 1866, Francis Hofmann publia 200 de ses mélodies arrangées pour piano sous le titre Selected rom the Petrie Collection 20
Petrie, George, he Petrie Collection of the Ancient Music of Ireland (Dublin : M. H. Gill, 1855).
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en 1877 – mais dépourvues de toute note ou commentaire – et un autre volume de trente-neuf airs suivit en 1882, seize ans après sa mort. Il fallut attendre le début du XXe siècle pour voir l’ensemble des manuscrits de Petrie, soit 2148 airs, conié à Sir Charles Stanford (1852–1924) qui en publia 1582 entre 1902 et 1905 sous le titre de he Complete Petrie Collection.21 Comme le it justement remarquer le collecteur Francis O’Neill22 au début du XXe siècle, Petrie fut l’un des premiers à noter que la musique évoluait en fonction du lieu et de l’époque, alors que son prédécesseur Bunting considérait fermement que la musique du peuple, et sans doute plus généralement la culture populaire, était immuable et éternelle : ce point de vue perdurera ainsi jusqu’au XXe siècle. Cette passion transmise de Bunting à Petrie fut ensuite perpétuée par un jeune collecteur nommé Patrick Weston Joyce du comté de Limerick (1827–1914). Sa connaissance du monde de l’édition étant au départ fort réduite, il ignorait si les mélodies qu’il connaissait depuis son enfance et qu’il avait mémorisées pouvaient présenter un quelconque intérêt. Il s’était donc rapproché de la Society for the Preservation and Publication of the Melodies of Ireland, à qui il avait ofert un grand nombre des airs appris dans sa jeunesse. De nombreuses mélodies furent ainsi imprimées dans l’ouvrage de Petrie en 1855, ainsi que dans les collections parues après la mort de Petrie, en 1866. Joyce décida à cette occasion de publier lui-même quatre volumes : tout d’abord Ancient Irish Music en 1873, contenant 100 mélodies avec explications et arrière-plans ; puis deux petits volumes, Irish Music and Song et Irish Peasant Songs. Enin, en 1909, son œuvre principale Old Irish Folk Music and Songs contenant 842 airs, dont certains d’origine écossaise ou anglaise, fut publiée par la Royal Society of Antiquaries of Ireland.23 Elle comprend pour moitié le résultat des ses propres collectages, ainsi qu’une
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Stanford, Charles Villiers, he Complete Petrie Collection (Londres : Boosey & Co., 1902–1905). O’Neill, Francis, Irish Folk Music (1910), 241–242. Joyce, P. W., Old Irish Folk Music and Songs (1909).
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partie des collectages de John Pigot et de William Forde.24 Egalement auteur d’un ouvrage historique essentiel, Irish Social History,25 il mourut à l’âge de 87 ans, alors qu’il travaillait encore à la publication d’un autre volume. Généralement plus proche de la mélodie que ses prédécesseurs, il pécha néanmoins par sa propension à altérer les paroles, parfois même remplacées par des vers de son frère. Cette tendance, très répandue au XIXe siècle comme nous l’avons vu, est sans doute l’un des éléments nuisant le plus à la culture populaire, la dénaturant sans volonté de la desservir mais sans véritablement la comprendre.
Le patriotisme culturel Dans la volonté irlandaise d’airmer une identité celtique26 distincte de sa voisine britannique, il faut reconnaître que la musique était, au départ, davantage un outil qu’une in en soi. La première pierre de l’édiice fut la constitution du mouvement politique et culturel des Jeunes Irlandais (Young Irelanders) : cette association irlandaise émergea au milieu du XIXe siècle dans le sillage du mouvement mené par l’avocat catholique Daniel O’Connell (1775–1847) pour l’abrogation de l’Union entre l’Irlande et le Royaume-Uni. Ce collectif très actif doit beaucoup au jeune homas Davis (1814–1845), sa principale igure politique, qui fut particulièrement 24 25 26
Voir Hegarty, Catherine, A thematic index and analytic investigation of the Joyce MSS (Dublin : National Library, nos 2982–2983, 1966), mémoire pour le diplôme de Master of Arts, National University of Ireland, Dublin. Joyce, P. W., A Social History of Ancient Ireland (1903). Comme le terme « gaélique », les termes « celte » et « celtique » apparaissent timidement au début du XVIIe siècle avec les prémices de la linguistique historique, en français puis en anglais. Voir Pezron, Paul-Yves, Antiquité de la nation et de la langue des celtes (Paris : Boudot, 1703) et Lhuyd, Edward, Archaelogia Britannica (Oxford, 1707). Ces termes connaissent leur véritable essor au XIXe siècle avec la fondation à Paris de l’Académie celtique et en Irlande de la Kilkenny Archaeological Society en 1849 (vide inra l’encadré : Patries et musiques).
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inluencé par le romantisme ambiant durant son voyage en Allemagne en 1840. On lui doit par exemple cette envolée lyrique propre à cette époque et publiée dans le journal he Nation : No enemy speaks slightingly of Irish Music, and no friend need fear to boast about it. It is without a rival. Its antique war-tunes, such as those of O’Byrne, O’Donnell, MacAllistrum and Brian Boru, stream and crash upon the ear like the warriors of a hundred glens meeting ; and you are borne with them to battle, and they and you charge and struggle amid cries and battle axes and stinging arrows.27
Le renouveau d’une culture gaélique La question identitaire en Irlande apparut, comme les pages précédentes en témoignent, sous l’impulsion de nationalistes tant catholiques que protestants au XIXe siècle. Elle se situait dans une mouvance générale qui faisait suite aux bouleversements qu’avaient connus le centre et l’est de l’Europe au début de ce même siècle. Giuseppe Mazzini (1805–1872), fervent partisan de l’unité italienne et sans doute inluencé par le mouvement révolutionnaire français de la in du XVIIIe siècle, fut l’un des premiers à rechercher une certaine unité des mouvements européens dits nationalistes au XIXe siècle. Il fonda ainsi le mouvement Jeune Italie en 1831, ceux de la Jeune Allemagne et de la Jeune Suisse en 1835, puis tenta de fédérer ce mouvement en une Jeune Europe, et fonda la Ligue Internationale des Peuples en 1847 à Londres où il se trouvait en résidence forcée : cette source d’inspiration essentielle pour les Irlandais,
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« Aucun ennemi ne parle de musique irlandaise sans respect, et aucun ami ne doit craindre de s’en gloriier. Elle est sans rivale. Ses antiques marches guerrières, telles que celles des O’Byrne, O’Donnell, MacAllistrum, et de Brian Boru ruissellent et s’abattent sur nos oreilles comme la rencontre de guerriers venus de centaines de vallées ; et elles vous portent à la bataille : elles et vous chargez et bataillez au cœur d’un combat fait de cris, de haches et de lèches acérées ». Davis, homas Osborne, “Irish Music and Poetry” in Literary and Historical Essays (Dublin : James Dufy, 1846), 216.
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qui cherchaient à faire valoir leur identité culturelle distincte de l’Angleterre, survint au plus fort de la Grande Famine irlandaise (1845–1850). Pourtant, la Ligue Internationale des Peuples n’incluait pas de représentants du mouvement Jeune Irlande dans son conseil et le rapport de Mazzini ne mentionnait pas l’Irlande dans la liste des nations du futur, ce qui provoqua logiquement les récriminations des nationalistes irlandais. Bien que sensible à la demande irlandaise d’y être représentée, et à la “just consciousness of human dignity, claiming its long violated rights”,28 il refusa l’adhésion de l’Irlande, oiciellement parce que le pays “[did not] plead for any distinct principle of life or system of legislation, derived from native peculiarities, and contrasting radically with English wants and wishes”.29 Cette vision sans aucun doute faussée de l’identité irlandaise cachait cependant une vraie habileté diplomatique, car il admettait oicieusement cette même année dans un courrier à un ami que “Non abbiamo nel Consiglio irlandesi, perché verrebbe in campo la questione del Repeal che ci riuscirebbe fatale”30 : basée à Londres, la Ligue Internationale des Peuples avait en efet beaucoup plus à gagner d’un rapport amical avec le gouvernement britannique qu’avec les nationalistes irlandais. Ce refus inspira dès lors des citoyens irlandais venus d’horizons très divers, et de plus en plus nombreux, mouvement encore ampliié par les ravages de la Grande Famine. C’est donc à partir de cette date que ceux-ci, déjà convaincus que l’airmation d’une diférence culturelle avec l’île voisine représentait le seul avenir possible pour l’Irlande, se mirent à la recherche des éléments les plus marquants de la personnalité irlandaise, arguant tout d’abord de la position géographique de l’île, ou mettant en avant ses particularités linguistiques. Ces mouvements se fondaient souvent sur les
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La « juste conscience de la dignité humaine, revendiquant ses droits longtemps violés ». Cité par King, Bolton, Mazzini (Londres : Dent & Sons, 1902), 106. « (…) ne prouvait pas un principe vital ou un système législatif distincts, découlant de particularités internes et contrastant radicalement avec les besoins et les désirs de l’Angleterre ». Cité par King, Bolton, (1902), 106–107. « Nous n’avons pas d’Irlandais dans le Conseil parce que cela soulèverait la question de l’Abrogation [de l’Union], ce qui nous serait fatal » : lettre à Giuseppe Giglioli, mars 1847, in Menghini, Mario (dir.), Scritti Editi ed Inediti di Giuseppe Mazzini (Edizione Nazionale), vol. XXXII (Imola : Paolo Galeati, 1933), 65.
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recherches efectuées par des sociétés savantes telles que la Irish Archeological Society, fondée en 1840, et la Celtic Society, fondée en 1845. Le but était ainsi de donner un visage concret à la culture irlandaise ain que le monde extérieur puisse la reconnaître et l’identiier. Des historiens amateurs aux idéalistes romantiques, et des chanteurs aux linguistes amateurs, les décennies qui suivirent allaient être consacrées à une reconstruction romantique et idéalisée de l’histoire et de la littérature irlandaises, grâce à une volonté consciente et constante de se diférencier de l’Angleterre. Malgré l’existence d’une Ossianic Society soutenant l’utilisation de la langue gaélique, les militants politiques de l’époque ne jugèrent pas l’élément linguistique comme essentiel, la langue anglaise étant déjà fortement associée à l’idée de progrès et n’ayant pas encore attiré l’attention des partisans du renouveau. Même Daniel O’Connell, grand militant de la cause catholique du début du XIXe siècle, lui-même originaire d’un petit village du Kerry et gaélophone, n’était pas un fervent partisan de la langue gaélique. Son idèle assistant William J. O’Neill Daunt (1807–1894), rapportait ainsi ses propos dans sa biographie : I am suiciently utilitarian not to regret its gradual abandonment. A diversity of tongues is no beneit; it was irst imposed upon mankind as a curse, at the building of Babel. It would be of great advantage to mankind if all the inhabitants of the Earth spoke the same language. herefore though the Irish language is connected with many recollections that twine around the hearts of Irishmen, yet the superior utility of the English tongue, as the medium of all modern communication, is so great that I can witness without a sigh the gradual disuse of Irish.31
La création des premières écoles primaires à l’échelle nationale à partir de 1831 renforça encore davantage l’inluence de l’anglais, langue scolaire 31
« Je suis suisamment pragmatique pour ne pas regretter son abandon progressif. La diversité linguistique n’est pas un atout ; elle a été imposée à l’humanité comme une malédiction, à Babel. Il serait très proitable pour l’humanité que tous les habitants de la Terre parlent la même langue. Par conséquent, bien que la langue irlandaise soit liée à de nombreux souvenirs très chers aux cœurs des Irlandais, l’utilité supérieure de l’anglais comme moyen de toute communication moderne est si grande que je peux considérer sans regret l’abandon progressif de l’irlandais. » O’Neill Daunt, William Joseph, Personal Recollections of the Late Daniel O’Connell, vol. 1 (Londres : Chapman and Hall, 1848), 14–15.
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obligatoire pour tous, et il fallut attendre la in du XIXe siècle pour voir les nationalistes s’intéresser à la défense du gaélique, au sein de la Ligue gaélique, fondée en 1893. Contrairement à ce qui se passait dans de nombreux pays européens cependant, la musique ne fut considérée que beaucoup plus tard comme un élément d’airmation identitaire en Irlande. La Grande Famine (1845–1850), la mort de Daniel O’Connell (1847), ainsi que l’échec du soulèvement du mouvement des Young Irelanders à l’été 1848 mirent un terme à cette période d’efervescence militante en Irlande, parfois considérée comme une « première renaissance irlandaise ». La deuxième vague nationaliste en Irlande au XIXe siècle, si l’on excepte le soulèvement manqué des Fenians en 1867,32 se lève dans les deux dernières décennies du siècle et est marquée par l’importance du sport. La première des organisations gaéliques se nomme le G. A. A. (de son nom anglais Gaelic Athletic Association, ou en gaélique Cumann Lúth-Chleas Gael), fondée dans le Hayes Hotel de hurles, comté de Tipperary le 1er novembre 1884 par le sportif Maurice Davin (1842–1927), le républicain Michael Cusack (1847–1906) et l’archevêque de Cashel homas Croke (1824–1902), dans le but de « restaurer » les sports nationaux. En réalité, et comme cela a souvent été souligné, le principal objectif était de contrer les quatre sports considérés comme « anglais » : le cricket, introduit en Irlande vers 1792, le rugby, introduit vers 1850, le football, introduit en octobre 1878, et le hockey, sport plus ancien. Ain d’établir une « identité » sportive irlandaise et d’instaurer cette stricte distinction culturelle considérée comme nécessaire entre les deux pays, il fut d’ailleurs longtemps interdit aux membres des clubs de sports dits « gaéliques » de pratiquer ces quatre sports « non-irlandais ».33
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Grâce à une aide inancière et logistique venue pour la première fois des USA, dans le sillage du ressentiment laissé par la Grande Famine, le soulèvement des nationalistes radicaux irlandais de 1867 se solda de nouveau par un échec, essentiellement en raison d’une mauvaise organisation. Ils tirent leur nom (Fenians) du héros mythologique Fionn mac Cumhaill (Finn McCool, voir le chapitre I, Musique et mythologie). En décembre 1938, Douglas Hyde (vide inra), premier Président de la République d’Irlande et lui-même co-fondateur de la Ligue gaélique, fut rayé de la liste oicielle des
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On it également remonter les origines du hurling (ou hurley au XIXe siècle) aux héros mythiques tels que Cúchulain ou Fionn mac Cumhaill, grâce à quelques interprétations très libres des textes mythologiques. Il est ici intéressant de constater que cette première grande association à but identitaire en Irlande s’appuya, non pas sur de grands idéaux intellectuels, mais sur un centre d’intérêt naturel de tout peuple, à forte valeur émotionnelle et culturelle : le sport. Cette deuxième vague militante s’appuya également en grande partie sur la mythologie irlandaise, considérée à juste titre comme une littérature fondatrice, mais dont les textes furent alors savamment édulcorés pour être en adéquation avec l’époque et pour mieux s’adapter aux exigences de l’Église catholique, dont l’inluence en Irlande avait décuplé après la Grande Famine. Les années 1890 furent ainsi témoins du grand renouveau littéraire de l’Irlande, et virent l’émergence de sa igure emblématique, William B. Yeats (1865–1939), qui résume à lui seul toute cette période : fasciné par sa rencontre avec l’ancien leader des Fenians John O’Leary en 1885, il s’attacha dès cette époque à retrouver les anciennes légendes celtiques et à les rendre accessibles : il publia en 1888 Poems and Ballads of Ireland et Folk Tales of the Irish Peasantry, puis en 1889 he Wanderings of Oisín and Other Poems. Dans le domaine du théâtre, il créa en 1892 he Countess Cathleen and Various Legends and Lyrics, puis Cathleen Ni Houlihan en 1902 où une vieille femme symbolisant l’Irlande se métamorphose soudain en belle jeune femme « aux allures de reine », en hommage aux aislingí (visions poétiques du XVIIIe siècle, voir le Chapitre II). Yeats fut également le fondateur en 1891 à Londres de la Irish Literary Society, de la National Literary Society à Dublin en 1892, du Irish Literary heatre et du Abbey heatre de Dublin entre 1899 et 1904 avec Lady Augusta Gregory (1852–1932). Enin, il fut sénateur de 1922 à 1928, et prix Nobel de Littérature en 1923. On comprend
bienfaiteurs de la G. A. A. pour avoir assisté à un match de football entre la Pologne et l’Irlande, en tant que Président. Et en ce début de XXIe siècle, la G. A. A. continue d’interdire – via la « règle 42 » et la « règle 5.1(b) » – qu’un sport non-gaélique soit joué dans « ses » stades, dont le mythique Croke Park de 80 000 places à Dublin, hormis de très rares exceptions longuement négociées. Depuis la in du XXe siècle, en revanche, les concerts de rock ne posent aucun problème.
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donc que la littérature et le théâtre tiennent une place essentielle à partir de cette période, en Irlande plus qu’ailleurs, tant fut grande la contribution des écrivains et des dramaturges à la vie intellectuelle et politique du pays. La troisième étape culturelle de la reconquête culturelle irlandaise, celle de la langue, n’aurait pu se produire sans cette savante reconstruction des mythes irlandais engagée dans la décennie précédente, en grande partie par Yeats et Lady Gregory. L’entreprise était cette fois beaucoup plus ardue, tant la langue gaélique était associée à la vie misérable des campagnes de l’ouest de l’Irlande. La création en 1876 d’une Society for the Preservation of the Irish Language échoua en 1879, mais conduisit à la constitution de la Gaelic Union, dans laquelle se distingua bientôt le jeune Douglas Hyde (1860– 1949), qui s’airma rapidement comme un leader naturel, en soutenant dans un discours resté célèbre, prononcé le 25 novembre 1892 devant la National Literary Society de Dublin, qu’il était devenu nécessaire de « désangliciser » l’Irlande, ajoutant même sans sourciller dans un élan nationaliste outrancier : What we must endeavour to never forget is this, that the Ireland of to-day is the descendant of the Ireland of the seventh century, then the school of Europe, and the torch of learning. It is true that Northmen made some minor settlements in it in the ninth and tenth centuries, it is true that the Normans made extensive settlements during the succeeding centuries, but none of those broke the continuity of the social life of the island.34
Ecrivain de renom, protestant et gaélophone, Douglas Hyde est l’auteur sous le nom de plume “An Craoibhín Aoibhinn” (« la belle petite 34
« Ce que nous ne devons jamais oublier, c’est que l’Irlande d’aujourd’hui est l’héritière de l’Irlande du VIIe siècle, qui devint l’école de l’Europe et porta le lambeau de l’érudition. Il est vrai que des hommes venus du Nord se sont timidement installés aux IXe et Xe siècles, il est exact que les Normands se sont installés plus largement au cours des siècles suivants, mais aucune de ces invasions n’a interrompu la continuité de la vie sociale sur cette île. Discours de Douglas Hyde, « he Necessity for De-Anglicising Ireland », 25 novembre 1892 prononcé devant la National Literary Society de Dublin in Dufy, Charles Gavin, Hyde, Douglas, et Sigerson, George, he Revival of Irish Literature (Londres : Fisher Unwin, 1894), 126.
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branche ») de plusieurs recueils de récits populaires, de pièces de théâtre, d’une histoire de la littérature gaélique, et d’une étude sur les chansons d’amour du Connaught qui reste un ouvrage de référence.35 La Ligue gaélique (vide inra) fut créée à la suite de son discours cité ci-dessus, et il devint en 1938 le premier président de l’État Libre d’Irlande devenue Éire, lorsque la nouvelle constitution en créa la fonction.
Figure 9. Douglas Hyde (1860–1949), co-fondateur de la Ligue gaélique et premier président de la République d’Irlande (avec l’autorisation de University College Cork).
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Hyde, Douglas, he Love Songs of Connacht: Being the Fourth Chapter of the Songs of Connacht (Dundrum : Dun Emer Press, 1904).
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Plus tardivement, la musique et la danse furent également utilisées par la Gaelic League dans des festivals, les feiseanna cheoil (ou « Fêtes de Musique », sing. feis cheoil) ou pour le grand rassemblement annuel du Oireachtas na Gaeilge (« l’assemblée du gaélique »).36 Bien que la Ligue gaélique soit davantage associée à la défense de la langue irlandaise, elle suscita donc un mouvement qui proita par la suite à la musique. La première étude de grande envergure concernant la musique traditionnelle irlandaise et son association à la culture gaélique est due à William Henry Grattan Flood qui publia en 1905 A History of Irish Music. Il présente ainsi sa recherche : Although Erin is symbolical of Minstrelsy, there has never yet appeared anything like a trustworthy History of Music in Ireland – that is to say of genuine Celtic-Irish and Anglo-Irish Music. We have absolutely no compact record of the “divine art”, wherein the Celts of Ireland pre-eminently excelled.37
L’insistance, dans ce paragraphe d’introduction de l’ouvrage, sur l’origine celtique de la culture irlandaise témoigne à elle seule de la prédominance de la in sur les moyens : il importait essentiellement, en réalité, de démontrer que la culture irlandaise n’avait subi aucune inluence depuis l’Antiquité et que l’Irlande était parvenue à rester purement celtique. Les apports vikings ou anglo-normands notamment étaient simplement niés. D’autres chercheurs, tel que Eugene O’Curry (1794–1862), gardaient davantage leurs distances avec cette culture gaélique idéalisée. Ce dernier travaillait aux services de cartographies de l’État et se spécialisa dans l’étude des noms de lieux. Mais il put surtout, par l’intermédiaire de son collègue George Petrie, rencontrer un grand nombre de poètes et musiciens. Il
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Festival d’arts et de culture organisé depuis 1897 par la Ligue gaélique dans une ville diférente chaque année. « Bien que la verte Erin soit l’incarnation de la chanson populaire, il n’est encore paru aucune histoire de la musique en Irlande digne d’intérêt – c’est-à-dire de la véritable musique irlandaise celtique et de la musique anglo-irlandaise. Nous ne possédons pas le moindre document résumant cet « art divin » dans lequel les Celtes excellaient ». Grattan Flood, William Henry, A History of Irish Music (1927, 1ère édn 1905), préface de la 1ère édition, V.
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développa tout d’abord un intérêt pour la langue gaélique, et publia quelques articles dans le journal he Nation, devenant l’un des grands spécialistes de la langue gaélique ancienne : en 1852, une commission oicielle lui conia l’étude du Senchus Mór (ou Senchas Mór, Seanchus Mór, Senchas Már), recueils de lois disséminés dans plusieurs manuscrits des XVe et XVIe siècles, et détaillant le droit Brehon gaélique de l’Antiquité et du Moyen Âge. Puis une chaire d’histoire et d’archéologie irlandaises fut créée pour lui à l’Université catholique de Dublin en 1854 : son étude de la littérature mythologique ancienne et son système de classement chronologique et thématique des sagas forment ainsi la base de nos connaissances actuelles. Sa principale contribution à l’étude de la musique irlandaise tient dans une compilation des cours donnés peu de temps avant sa mort et publiée seulement en 1873 sous le titre Manners and Customs of the Ancient Irish : les 200 pages des chapitres intitulés “Musical Instruments of the Ancient Irish” de cet ouvrage fondamental tentent d’interpréter les textes disponibles à l’époque de O’Curry : les instruments cités dans les manuscrits sont répartis en catégories et leurs noms expliqués lorsque cela est possible, la musique vocale est analysée de façon très précise, ainsi que les modes vraisemblablement utilisés. Il examine enin les rapports entre la musique et la société gaélique, bien que la danse soit abordée de manière plus succincte (voir le Chapitre I). Surtout, à l’inverse de ses prédécesseurs et de ses contemporains, O’Curry tenait à établir une histoire irlandaise débarrassée de toute intolérance et basée sur des faits concrets. Cette idée très en avance sur son temps est ainsi expliquée dans l’introduction par W. K. Sullivan, à qui fut conié le soin de diriger la composition de cet ouvrage posthume : Like other departments of ancient Irish history and archaeology, the study of music has sufered from the views of those who attributed every vestige of civilization to the Phenicians, or of those who believed Ireland to have been in ancient and medieval times an isolated corner of the world, unafected by neighbouring nations, and in return exerting no inluence on them.38
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« Comme dans d’autres domaines de l’histoire et de l’archéologie de l’Antiquité irlandaise, l’étude de la musique a soufert des vues de ceux qui attribuaient tous les vestiges de la civilisation aux Phéniciens ou de ceux qui considéraient l’Irlande
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Le poète homas Moore (1779–1852) Fils d’un marchand, homas Moore fut l’un des premiers catholiques admis à Trinity College, Dublin, université jusque-là réservée aux protestants. Il sympathisa dès sa jeunesse dublinoise avec les membres du mouvement politique et culturel des Irlandais Unis, mais partit s’installer à Londres en 1799. Après la publication de son premier ouvrage en 1800 dédié au Prince de Galles (Odes à Anacréon), il était à 21 ans un poète déjà apprécié par l’aristocratie irlandaise et anglaise. Après quelque temps passé à voyager, entre autres aux États-Unis, qu’il détesta, Moore revint à Londres et travailla – à la demande des éditeurs James et William Power – à un projet de poèmes sur les airs collectés par Bunting, dont le premier volume avait été publié en 1796 (vide supra). Ces premiers poèmes, publiés en 1808, évoquent les gloires passées ou les révolutions manquées et sont un exemple parfait de cette littérature romantique appréciée dans les riches salons du XIXe siècle, utilisant tous les artiices de l’émotion et de l’emphase, associant toujours la harpe et la tristesse. En voici le quatrain le plus célèbre, introduisant « La Harpe de Tara » :40 39
he Harp that once through Tara’s halls he sound of music shed, Now hangs as mute on Tara’s walls as if that soul were led39
La harpe qui autrefois à Tara40 Faisait résonner la musique, Est aujourd’hui muette, accrochée à ses murs Comme si cette âme s’était enfuie.
L’aspect politique n’en était cependant pas totalement absent, et les textes peuvent parfois être lus comme une invitation faite aux Anglais à se pencher sur les problèmes de l’Irlande. Moore publiera d’ailleurs quelques
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durant l’Antiquité et le Moyen Âge comme une contrée isolée du monde, à l’abri des inluences des nations avoisinantes, et en retour n’exerçant aucune inluence sur elles. » Sullivan, W. K., in O’Curry, Manners and Customs of the Ancient Irish, introduction, vol. I (1873), cccclxxxiii. Voir Moore, homas, Irish Melodies (Bruxelles : E. Paul & Co., 1822), 7–8. La colline de Tara, à 40 km au nord-est de Dublin, est le site mythologique et historique des Haut rois d’Irlande et symbolise l’ordre gaélique disparu.
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ouvrages plus ouvertement polémiques (Corruption and Intolerance en 1808, ou Intercepted Letters en 1813), mais ne s’engagea pas davantage sur ce terrain. Le succès phénoménal de ses Irish Melodies, dont il publiera dix volumes entre 1808 et 1834, lui valut durant des décennies le statut de héros national. Il poursuivit cette idée en publiant entre 1818 et 1828 six volumes de mélodies collectées dans d’autres pays européens sous le nom de National Airs. Le principal reproche fait à homas Moore, cependant, est d’avoir idéalisé l’Irlande de son époque ; mais il faut admettre à sa décharge qu’il ne prétendit jamais faire œuvre d’authenticité en matière historique, sauf dans un ouvrage en quatre volumes sur l’histoire de l’Irlande (1835–1846) pour lequel il avoua plus tard qu’il n’était pas suisamment qualiié. Un autre reproche, plus justiié, est d’avoir utilisé les mélodies collectées par Bunting et quelques autres sans jamais citer ses sources.41 L’écrivain Séamus Deane (1940–) l’a logiquement considéré comme “a minor poet but a major phenomenon”,42 mais son inluence fut – et reste pour de nombreux Irlandais – considérable, à travers les œuvres que ses Melodies inspirèrent, tant en Irlande avec he Wanderings of Oisín de William B. Yeats, qu’à l’étranger avec la « Variation à 4 mains sur un air national » (1828) de Frédéric Chopin (1810–1849), ou les Lieder op. 25 nos 17–18 (1840) de Robert Schumann (1810–1856). L’une des conséquences indirectes les plus importantes fut également le mouvement de renaissance de la harpe, à la in du XIXe siècle, et l’invention d’une nouvelle tradition. Le renouveau de la harpe Malgré le relatif échec à court terme des manifestations de Granard et Belfast entre 1783 et 1792 (voir le Chapitre II), dû en grande partie à des
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Voir Hunt, Una, Sources and Style in Moore’s Irish Melodies (Londres : Routledge, 2017). « un poète mineur, mais un phénomène majeur ». Deane, Séamus, A Short History of Irish Literature (Londres : Hutchinson, 1986), 65.
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querelles de personnes, un pas important avait été franchi pour la sauvegarde de la musique traditionnelle irlandaise, essentiellement au travers de l’image de la harpe. L’instrument fut utilisé comme emblème de la Society of United Irishmen, mouvement politique et culturel associant catholiques et protestants pour parvenir à l’indépendance de l’Irlande, et mené par le nationaliste protestant heobald Wolfe Tone (1763–1798). Fort de cette image, le mouvement prit ainsi comme devise “It is new strung and shall be heard” (« elle est recordée et se fera entendre »). Comme nous l’avons évoqué plus haut, Edward Bunting tenta de promouvoir l’enseignement de la harpe à Belfast entre 1808 et 1813, craignant la disparition totale de l’instrument, de sa musique et de ses techniques. La tentative fut cependant un échec et la harpe à cordes de métal disparut pour de longues années. S’inspirant des derniers modèles de harpe de concert à pédale tels que ceux conçus en 1811 par Sébastien Erard, John Egan et son neveu Francis Hewson la irent renaître au début du XIXe siècle sous deux formes diférentes pour satisfaire la demande de particuliers ou de clubs revivalistes. Bien que construites selon des proportions s’approchant des anciens modèles à tête haute, ces nouvelles harpes étaient de facture plus légère et plus ine, et leur technologie plus proche des grandes harpes à pédales, utilisées en musique classique. Elles ne rencontrèrent pas un grand succès, le son des cordes de métal étant selon Joan Rimmer “peculiarly unattractive, rather like that of an ancient and decrepit piano, and the sound is excessively long-lasting, unless damped”.43 Le deuxième type construit à partir de 1819 est une « harpe portable » en Mi bémol de 92 cm de haut. Les deux particularités en sont des cordes de boyau et un mécanisme permettant le chromatisme actionné à la main et séparément sur chaque note (alors que sur la harpe classique à pédale une note est altérée sur toutes les octaves à la fois par le mécanisme). C’est cet instrument, adoptée par le poète homas Moore pour s’accompagner, qui est à l’origine de ce qui fut appelé dans la deuxième moitié du XXe 43
« particulièrement déplaisant, proche de celui d’un vieux piano fatigué, et le son en est exagérément long si on ne l’assourdit pas. » Rimmer, Joan, he Irish Harp (1977), 67.
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siècle la « Harpe Celtique » ou « Harpe Irlandaise », ou parfois NeoIrish Harp en Irlande. Le musicien et universitaire Mícheál Ó Súilleabháin (1950–) résume ainsi les multiples évolutions de la harpe irlandaise au cours des deux derniers siècles : he changes which came over the harp testify to a signiicant process : from itinerant to settled, rural to urban, male to female, non-literate to literate, wire strings to gut strings, ingernail technique to ingertip technique, let-hand treble to right-hand treble, right shoulder to let shoulder.44
Il faudrait également ajouter à cette liste déjà longue un autre bouleversement majeur : dans le répertoire traditionnel irlandais, la harpe a adopté depuis cette époque toutes les musiques de danses (jigs, reels, hornpipes, etc.), ce qui était inconcevable il y a deux siècles. Enin, comme le note Mícheál Ó Súilleabháin, l’instrument s’est efectivement féminisé à partir du XIXe siècle : n’étant plus réservée à une population itinérante, donc essentiellement masculine, jouer de la harpe devint peu à peu un loisir susceptible de remplir le même rôle que le piano dans les autres salons bourgeois européens. Mais l’une des principales évolutions regrettées par les amateurs de musique irlandaise ancienne tient à son utilisation comme instrument d’accompagnement (également sur le même modèle du piano de salon utilisé en accompagnement des chants) et non plus comme instrument soliste auquel son rang aristocratique devait le réserver.
44 « Les évolutions de la harpe attestent d’un processus signiicatif : du musicien itinérant au musicien sédentaire, rural à urbain, masculin à féminin, d’une transmission orale à une transmission écrite, des cordes en métal aux cordes en boyau, d’une technique d’ongles à une technique de doigts, de la main gauche sur les aigus à la main droite sur les aigus, de l’épaule droite à l’épaule gauche. » Ó Súilleabháin, Mícheál, “All Our Central Fire: Music Mediation and the Irish Psyche” in Brown, Ken et McGuinness, Carol, he Irish Journal of Psychology, vol. 15 nos 2–3 (Dublin : Psychological Society of Ireland, 1994), 338.
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Patries et musiques aux XIXe et XXe siècles en Europe Le XIXe siècle vit dans toute l’Europe l’explosion d’un passe-temps apparu quelque temps plus tôt au sein de l’aristocratie, et qui constitue la base du nationalisme culturel encore omniprésent de nos jours : le collectage de chants et mélodies populaires. Parmi les plus grands noms de cette période igurent Charles Perrault (1628–1703) qui publia dès 1696 en France ses célèbres Contes de ma Mère l’Oye, tandis qu’en Suisse Johann Jakob Bodmer (1698–1783) découvrait les chants d’amour courtois (Minnesang) de Parzival et des Nibelungen (vers 1200), et que Johannes Müller (1752–1809) écrivait une Histoire de la Confédération Suisse prenant en compte les légendes populaires. En Allemagne, Johann Gottfried Herder (1744–1803) découvrit ce qu’il nomma « L’Esprit du Peuple » (Volksgeist), Ludwig Achim von Arnim (1781–1831) et Clemens Brentano (1778–1842) publièrent les trois volumes du recueil Des Knaben Wunderhorn (1806–1808), et les Frères Jacob (1785–1863) et Wilhelm Grimm (1786–1859) les trois volumes des célèbres Kinder- und Hausmärchen (1812–1814). Le succès de ces vastes collectages fut tel que des oeuvres populaires retravaillées par d’habiles écrivains furent également publiées, leur succès ne s’amoindrissant pas, même après de longues querelles publiques : en Finlande, les runes du Kalevala furent d’une certaine manière « reconstruites » par Elias Lönnrot (1802–1884) ; en Grande-Bretagne, homas Percy (1729–1811) publia en 1765 les Reliques of Ancient English Poetry ; en Bretagne, les chants du Barzaz Breiz (1839) collectés par héodore Hersart de la Villemarqué (1815–1895) furent sans doute exagérément admirés puis exagérément critiqués. Ajoutons à ces quelques exemples la plus éclatante supercherie, les célèbres Fragments of Ancient Poetry publiés en 1760 par le poète préromantique écossais James MacPherson (1736–1796) sous le pseudonyme d’Ossian. Ce vaste engouement trouva une concrétisation et une systématisation en France dès 1804 grâce à la fondation de l’Académie Celtique, qui devint en 1815 la Société des Antiquaires et organisa des collectages ain d’analyser ces connaissances populaires. Deux motifs essentiels conduisaient l’action de ses membres, ainsi que de la grande majorité des collecteurs en ce début de XIXe siècle : les siècles précédents avaient été témoins d’avancées importantes dans les domaines intellectuels, mais ils avaient néanmoins laissé dubitatifs de nombreux admirateurs de la sagesse populaire. Les premiers « ethnologues » estimaient – contrairement aux philosophes du Siècle des Lumières qui considéraient comme pur non-sens tout ce qui touchait aux superstitions ou croyances – qu’il s’agissait là de vestiges des temps passés, tous respectables et dignes d’étude. La seconde particularité de ces premiers chercheurs est d’avoir conféré très rapidement un caractère sacré et immuable à ces survivances du passé, faisant d’eux des patriotes exaltés défendant un patrimoine éternel.
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Le problème qui restait à résoudre concernait le nom que devaient porter ces nouvelles études. Un discret écrivain du nom de William John homs (1803–1885) proposa en 1846 le terme anglais de folklore dans un courrier au magazine anglais Athenaeum.45 Construit sur des racines germaniques, il signiie la « connaissance du peuple » et remplaça à partir de cette période les termes de « littérature populaire » ou « d’antiquités » utilisés tant en français qu’en anglais. Après une courte heure de gloire dans le milieu scientiique, il fut rapidement abandonné car galvaudé, puis adopté par le grand public dans son acception actuelle, plus large et moins académique. On le rencontre – ainsi que l’adjectif « folklorique » – encore aujourd’hui pour décrire des musiques traditionnelles, utilisé plus souvent par ignorance que par condescendance. Dans le même temps, un grand nombre de compositeurs ressentirent le besoin de marier racines populaires et art classique. S’il existait déjà des tendances musicales diférentes d’un pays à l’autre, engendrant ce qu’il est convenu d’appeler des « écoles » de composition, ce XIXe siècle fut témoin d’un véritable engouement pour une expression identitaire plus marquée, notamment au travers de la musique. Cette tentative de diférenciation fut en grande partie une réaction à l’uniformisation subie depuis le XVIIe siècle sous l’inluence de la musique italienne. Ici encore, l’inluence du nationalisme politique fut prépondérante, mais l’Irlande ne igura pas parmi les précurseurs, bien au contraire. Ces caractéristiques dites « nationales » s’implantèrent tout d’abord dans les pays de l’Europe de l’Est, longtemps en proie aux grandes guerres napoléoniennes, et confrontés à la domination extérieure. La question de l’identité tchèque se posa ainsi de manière aiguë en Bohême, où František Škroup composa dès 1826 Le Chaudronnier (Dráteník), premier livret en langue tchèque de l’histoire de la musique. En outre, de nombreuses mélodies utilisées dans ses oeuvres proviennent du fonds musical populaire bohémien. Par la suite, Bedřich Smetana (1824–1884) ou Antonín Dvořák (1841–1904) se irent, entre autres, les chantres de la musique aux accents « slavistes », tous deux faisant preuve d’une grande passion pour leur patrie et pour ces sources populaires tchèques. Le premier ne traita que des livrets en tchèque et évoqua son leuve préféré, La Moldau, dans un cycle de poèmes symphoniques intitulé Má Vlast (« ma patrie ») ; le second composa deux splendides séries de huit Danses Slaves. En Hongrie, les principaux animateurs de l’esprit musical patriotique furent Béla Bartók (1881–1945), et son ami et collègue Zoltán Kodály (1882–1967). Le premier parcourut son pays, mais également les Balkans, la Turquie, et l’Afrique du Nord, à
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Voir Dundes, Alan (dir.), he Study of Folklore (New Jersey : Prentice-Hall, 1965), 4–6.
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Chapitre III
la recherche de mélodies populaires ; tous deux créèrent ensemble une importante série d’études, d’anthologies et d’arrangements sur les thèmes musicaux populaires collectés. Le Hongrois Franz Liszt (1811–1886) emprunta également aux thèmes populaires de son pays, quoique de façon moins constante, et composa pour sa part dix-neuf Rhapsodies Hongroises, plus véritablement tziganes que hongroises. Elles devinrent célèbres tout autant pour leur sonorité particulière que par la sympathie qu’éprouvaient certains Européens à l’égard des Hongrois, en lutte contre les Prussiens et les Autrichiens durant le XIXe siècle. De son côté, Frédéric Chopin (1810–1849) n’oublia pas ses origines et composa, outre ses célèbres et brillantes Polonaises, de nombreuses Mazurkas. En Russie, Alexandre Borodine (1833–1887) créa les Danses Polovtsiennes pour son opéra Le Prince Igor et utilisa régulièrement une thématique populaire. Nicolaï Rimsky-Korsakov (1844–1908) utilisa également des thèmes populaires pour certaines de ses oeuvres et harmonisa 150 airs populaires russes. Ils participèrent en outre tous deux à la fondation du célèbre « Groupe des Cinq » qui comprenait également Mily Alexeïevitch Balakirev (1837–1910), César Cui (1835–1918) et Modest Petrovitch Moussorgski (1839–1881). Très inluencés par le Russe Mikhaïl Ivanovitch Glinka (1804–1857),46 par l’Allemand Robert Schumann (1810–1856), par le Français Hector Berlioz (1803–1869), ainsi que par le romantisme alors en vogue, ils n’en combattirent pas moins les excès du nationalisme politique russe. Dans une moindre mesure et malgré d’épuisantes controverses sur le sujet du nationalisme musical, le compositeur Piotr-Ilitch Tchaïkovski (1840–1893) sut parfois exprimer des spéciicités musicales nationales, de la Danse Russe du ballet Casse-Noisette à son Capriccio Italien. En Roumanie, Georges Enescu (1881–1955) s’inspira des possibilités harmoniques et modales des mélodies populaires de son pays pour composer, et fut également le maître du violoniste virtuose Yehudi Menuhin (1916–1999), dont le profond attachement aux musiques traditionnelles du monde entier était connu. Bientôt, le reste de l’Europe suivit la tendance amorcée par l’Europe de l’Est, et certains compositeurs furent sensibles à la ibre nationale, parfois héritée du romantisme. En Allemagne, on sait avec quel brio le compositeur Johannes Brahms (1833–1897) s’inspira de danses populaires hongroises collectées : il ne leur attribua d’ailleurs pas
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On pourra également relever l’inluence du dublinois John Field (1782–1837), qui fut le professeur de Mikhaïl Glinka, dans la naissance du Nocturne en tant que forme musicale (vers 1812). L’inluence qu’eut sur lui l’Irlande reste cependant objet de débat car il émigra déinitivement à l’âge de 11 ans, d’abord pour Londres, puis Paris, Vienne, et enin Saint-Pétersbourg où il s’installa déinitivement à l’âge de 20 ans.
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de numéro d’opus contrairement à l’habitude, indiquant peut-être ainsi qu’il ne les considérait pas comme ses propres compositions. Richard Wagner s’inspira également de thèmes populaires pour ses plus grandes oeuvres, parmi lesquelles Parsifal (1882) ou L’Anneau du Niebelung (1860–1876). En Norvège, Edvard Grieg (1843– 1907), inluencé par le jeune compositeur Richard Nordraak (1842–1866), partit à la recherche du génie populaire que l’on retrouve dans ses Danses Norvégiennes ou dans la musique de scène de Peer Gynt. En Finlande, Jean Sibelius (1865–1957) s’inspira du folklore inlandais pour créer sa première oeuvre célèbre, Kullervo, en 1892, et devint ainsi la igure emblématique du patriotisme culturel inlandais, prolongeant son oeuvre avec des symphonies telles que Finlandia en 1900. En Espagne, Isaac Albéniz (1860–1909), Enrique Granados Y Campiña (1867–1916) Manuel De Falla (1876– 1946), entre autres, tentèrent de retrouver le génie populaire espagnol, le premier à travers son Iberia, ses Chants d’Espagne ou sa Rhapsodie Espagnole, le second dans ses Zarzuelas et dans ses Danses Espagnoles pour piano, le troisième également dans des Zarzuelas, mais essentiellement dans ses Goyescas et ses sept Chansons Populaires. Les musiciens européens furent nombreux à reconnaître l’inluence de l’Espagne, du Capriccio Español de Nicolaï Rimsky-Korsakov (1844–1908) à la Rhapsodie Espagnole de Maurice Ravel (1875–1937), en passant par l’España d’Alexis Emmanuel Chabrier (1841–1894), la Périchole d’Ofenbach (1819–1880), El Contrabandista de Liszt ou Carmen de Georges Bizet (1838–1875). Quelques oeuvres rendent également hommage à l’Italie, du Capriccio Italien de Tchaïkovski susmentionné, à la Suite Italienne (1934) d’Igor Stravinsky (1882–1971), ou à la Symphonie Italienne de Felix Mendelssohn Bartholdy (1809–1847), qui composa également une Symphonie Écossaise. En Grande-Bretagne, on sait que les XVIIe et XVIIIe siècles connurent une grande mode pour les airs populaires irlandais, généralement insérés dans des opéras (Voir le Chapitre III). Au début du XIXe siècle, un éditeur écossais du nom de George homson (1757–1851) demanda à de grands compositeurs, dont Ludwig van Beethoven (1770–1827), d’arranger des airs « écossais ». En réalité, un certain nombre de ces airs étaient notoirement irlandais, comme “Merrily Kissed the Quaker”, “St. Patrick’s Day”, “Garryowen” ou “Paddy O’Raferty”. Ces partitions pour piano, violon et violoncelle en gardent la trace, bien qu’il ne s’agisse sans doute pas de la meilleure production de Beethoven. Dans cette même veine celtique, mais en Grande-Bretagne, citons également le Mai Dun (1923) de John Ireland (1879–1962) et, plus récemment, l’un des plus célèbres compositeurs britanniques tentés par la musique populaire : Sir Arnold Bax (1883– 1953) vécut en partie en Irlande à partir de 1902 sous les pseudonymes de Dermot McDermott ou de Dermot O’Brien. Il composa des oeuvres aux titres aussi évocateurs
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Chapitre III
que Cathleen Ní Houlihan (1905), ou In the Faery Hills (1909), ainsi que Into he Twilight et In Memoriam, cette dernière oeuvre étant dédiée à Patrick Pearse (1879– 1916), le héros du soulèvement de Pâques 1916 à Dublin. Il retourna plus tard en Angleterre et fut fait chevalier par le Roi George VI en 1937, puis devint Maître de la Musique du Roi en 1941. En France, on retiendra essentiellement des oeuvres teintées de celtisme telles que les neufs mélodies du cycle Irlande (1829) d’Hector Berlioz (1803–1869) l’Elégie (1874) de Henri Duparc (1848–1933) d’après homas Moore, Le Roi d’Ys (1875– 1878) d’Edouard Lalo (1823–1892), Viviane ou Le Roi Arthus (1886–1895) d’Ernest Chausson (1855–1899), l’opéra Myrdhin (1902–1909), la Suite Bretonne (1903), ou la Rhapsodie Gaélique (1909) de Paul Ladmirault (1877–1944), ou encore Le Pays (1912) et Rhapsodie sur 2 Noëls populaires de la Haute-Bretagne (1917) de Joseph-Guy Ropartz (1864–1985), élève de César Franck. Les compositeurs irlandais s’essayèrent donc plus tardivement à la célébration patriotique, suivant en cela l’exemple de leurs confrères européens : citons notamment la Fantasia on Irish Airs (1872) de Sir Robert Stewart (1825–1894) ; une Irish Symphony (1866) de Sir Arthur Sullivan (1842–1900) ; une autre Irish Symphony (1887) et six Irish Rhapsodies (1922) de Sir Charles Stanford (1852–1924) ; encore une Irish Rhapsody (1892) de Victor Herbert (1859–1924) ; un poème musical With the Wild Geese (1911), une orchestration du célèbre Londonderry Air et encore une Irish Symphony (1904), de Sir Hamilton Harty (1879–1941). Citons également les opéras Muirgheis (1903) de Butler O’Brien (1870–1915) et Eithne (1909), le premier véritable opéra en gaélique, de Robert O’Dwyer (1862–1949).47 Mais le plus important personnage de cette époque est sans conteste Carl Hardebeck (1869–1945) : né à Londres de parents allemand et gallois, puis fortement inluencé par les idées et les idéaux de la Ligue gaélique, il remporta ainsi onze prix de composition lors de Feis Ceoil48 successifs entre 1897 et 1908, collecta des dizaines de mélodies auprès de chanteurs du Donegal, avec la conviction intime que la langue gaélique, qu’il avait apprise, n’était pas un héritage du passé mais bel et bien une langue vivante quotidienne.
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La dernière représentation de Eithne eut lieu en 1910, avant d’être de nouveau programmé par le National Concert Hall et difusé en direct par RTÉ le 14 octobre 2017. Compétition de musique organisée depuis 1897 à l’instigation de membres de la Ligue gaélique.
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Il organisa également à Belfast une chorale gaélique dont l’inluence sur la population catholique fut considérable et durable, puis devint en 1922 le premier professeur de musique irlandaise de l’Université de Cork. Il termina malheureusement sa vie dans le dénuement avant d’être passagèrement oublié après sa mort. Son oeuvre est presque entièrement dédiée à l’Irlande et à sa musique, et on notera parmi ses compositions originales les plus célèbres son Deirdre’s Lament (1904), ainsi que son oeuvre pour chœur masculin Ratery, the Poet (1913).
La constitution d’un répertoire de ballades : he Nation (1842–1848) Le journal he Nation, fondé en octobre 1842 par un protestant d’origine anglaise, homas Davis, et deux catholiques, Charles Gavan Dufy (1816– 1903), et John Blake Dillon (1814–1866), est l’un des exemples fondateurs du nationalisme culturel en Irlande au XIXe siècle. Gavan Dufy fut parmi les premiers nationalistes à prendre conscience du caractère éminemment symbolique, bien qu’anodin en apparence, de la musique et des chansons dans le contexte irlandais du XIXe siècle. Il demanda ainsi aux lecteurs de he Nation de composer de nouvelles ballades sur des thèmes musicaux familiers : les pages du journal se remplirent bientôt de centaines de ballads patriotiques et celui-ci connut dès lors une très grande popularité, atteignant les 10 000 exemplaires par numéro à une époque où la presse populaire n’existait pas encore. Les résultats des rédacteurs du journal dépassèrent leurs espérances, amorçant de ce fait un renouveau, voire une renaissance de la ballade irlandaise : he ballads of the Nation are an important part of the oicial nationalist balladry in Ireland to-day. hey form an integral part of every parading band’s repertoire, and one of them, “A Nation Once Again” was very nearly adopted as the national anthem. hey are taught in the schools as the great songs of our nationalist tradition, and, even yet, few ballad sessions do not include at least one of them.49
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« Les ballades de he Nation constituent une part importante de la chanson nationaliste de l’Irlande contemporaine. Elles font partie du répertoire de tout orchestre de parade, et l’une d’entre elles, “A Nation Once Again”, fut presque adoptée comme
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Ainsi, de 1842 à 1845 furent publiées plus de 800 ballads, dont environ quatre-vingt composées par homas Davis lui-même, et l’on perçoit clairement que, selon les auteurs des chansons, les classes supérieures devaient concourir à l’éducation des classes défavorisées. Desmond Kenny explique à ce propos : hus, many of the Ballads [of he Nation] are in the imperative, such as « Bide your Time » and « Be Patient », or a ballad would have a moral to it, such as « Aid Yourself and God will Aid You ». Here, he Nation is talking down to, rather than singing with the people, and we are conscious of its implicit feeling of superiority (…). he historical ballads of the Nation were also written with a very deinite aim in mind, and quite oten the teaching of the lesson was more important than the telling of the story.50
Nous touchons ici au problème sensible des classes sociales à une époque où les classes moyennes, dans ce cas représentées par Dufy, Davis et Dillon, se sentaient vraisemblablement plus proches culturellement de “l’Ascendancy” aristocratique que du petit peuple gaélophone. Le succès incontestable rencontré par ce projet, qui consistait à utiliser des mélodies connues pour communiquer un message, ne saurait faire oublier que seul un public lettré, anglophone et conscient de l’importance de la culture y prit part. Toutes les nouvelles ballads furent d’ailleurs composées en anglais, langue considérée à l’époque comme un élément à part entière de la culture
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hymne national. Elles sont enseignées dans les écoles en tant que représentantes éminentes de notre tradition nationaliste chantée, et, encore aujourd’hui, peu de soirées musicales se passent sans que l’une d’entre elles au moins soit chantée. » Kenny, Desmond, “he Ballads of he Nation” in Cahiers du Centre d’Etudes Irlandaises, no. 3 (Rennes : Presses Universitaires, 1978), 31–45. Voir également la compilation he Spirit of he Nation (Dublin : Gilbert Dalton, 1981, 1ère édn 1845). « Ainsi, de nombreuses ballades [de he Nation] sont à la forme impérative, comme par exemple “Attendez votre Heure” et “Soyez Patient”, ou encore une ballade pouvait comporter une morale, telle que “Aide-toi et Dieu t’aidera”. Dans ce cas de igure, he Nation s’adresse de façon condescendante au peuple, au lieu de chanter pour lui, et nous percevons le sentiment implicite de supériorité (…). Les ballades historiques de he Nation furent également écrites dans un but bien déini, et bien souvent la leçon à donner était plus importante que le récit lui-même. » Kenny, Desmond, “he Ballads of he Nation” (1978), 43.
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irlandaise, et l’on connaît peu d’exemples de ballads patriotiques en gaélique publiées par la suite. C’est de cette époque que datent les grands classiques tels que “he West’s Awake” ou “A Nation Once Again”, qui constituent depuis l’essentiel du répertoire militant en Irlande. Du union-pipes au uilleann pipes Les explications concernant le nom de la cornemuse irlandaise sont aussi complexes que celles relatives à son développement. Tous les musiciens depuis le début du XXe siècle la nomment uilleann pipes, sur la base inconsciente des explications fournies en 1905 par W. H. Grattan Flood.51 Dans l’enthousiasme patriotique de l’époque, celui-ci considéra en efet au début du XXe siècle, en voyant apparaître le terme uilean dans un courrier privé de 1786,52 que le terme union pipes couramment utilisé était une déformation de woollen bagpipes, expression que l’on trouve dans la pièce de Shakespeare datant de 1600 « Le Marchand de Venise » (Acte IV, Scène I, l. 55). Il poursuivit en expliquant que ces termes seraient eux-mêmes une corruption du gaélique uilleann (uill signiie le « coude », et son génitif uilleann signiie « du coude »). Les spécialistes considèrent pourtant qu’il serait diicile d’expliquer l’anglicisation du mot uilleann en woollen au XVIe siècle, puis son adaptation en union au XVIIIe siècle. Et il serait encore plus diicile de prouver que Shakespeare, mort en 1616, ait pu entendre parler d’un instrument inventé dans le meilleur des cas un siècle plus tard. Nous laisserons à Breandán Breathnach (1912–1985) le soin de répondre sur le fond, mais sans le nommer, à Grattan Flood : It is quite fanciful to suggest that in the “woollen” pipes of Shakespeare we have a misreading of uilleann, and on that surmise to place the origin of these pipes as far back as the sixteenth century. No explanation is ofered as to how an Irish word uilleann could be corrupted into the English “woollen” in sixteenth-century England
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Grattan Flood, William Henry, A History of Irish Music (1927, 1ère édn 1905). Courrier du Colonel Valancey à Joseph C. Walker : voir Walker, Joseph Cooper, Historical Memoirs of the Irish Bards (1786), 75–76, et Carolan, Nicholas, “Shakespeare’s uilleann pipes” in Ceol, vol. 5 no. 1 (1981), 4–9.
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Chapitre III and anglicised into union in eighteenth-century Ireland. However the term uilleann is so widely used at present, even among pipers, that it is pedantic to object to it.53
Le collecteur autodidacte Francis O’Neill qui avait également constaté l’erreur manifeste de Grattan Flood dès 1913, mais n’avait ni le crédit ni l’aplomb nécessaire pour le contredire, expliquera même sans citer de source que le terme uilleann pipes datait du XVIe siècle et faisait référence à la « grande cornemuse ». Mais ce terme est bel et bien une invention de William Henry Grattan Flood. Rappelons de nouveau ici que l’instrument existait déjà au moment de l’union politique et administrative de l’Irlande au sein du Royaume Uni en 1800 (voir le Chapitre II, L’apparition de la cornemuse irlandaise : union pipes). L’explication la plus rationnelle sur son nom tient donc à l’alliance des régulateurs et du chalumeau, qui constitue une union entre deux types de sons produits à volonté (contrairement aux bourdons), ce qui lui valut également au XIXe siècle le surnom très répandu de organ pipes. Sur un plan plus musicologique, la tonalité généralement utilisée depuis le début du XXe siècle est le Ré, mais il s’agit là d’un développement relativement récent sans doute dû à l’utilisation du uilleann pipes par des immigrés irlandais dans de grandes salles de spectacle américaines dès la in du XIXe siècle – avant l’invention et la généralisation des microphones – mais également pour faciliter le jeu de groupe. Certains uilleann pipers comme Patsy Touhey (1865–1923) étaient très appréciés aux États-Unis au tournant des XIXe et XXe siècles, et jouaient sur scène devant un public assez nombreux. Auparavant, les modèles étaient généralement accordés dans des tonalités plus graves et donc au volume sonore moins important : 53
« Il est assez extravagant de suggérer que dans l’expression “woollen” pipes de Shakespeare nous avons une mauvaise interprétation de uilleann et, sur cette hypothèse, de faire remonter l’origine de cette cornemuse au XVIe siècle. Aucune explication n’est fournie sur la façon dont le gaélique irlandais uilleann a pu se corrompre pour donner l’anglais “woollen” dans l’Angleterre du XVIe siècle, puis comment il s’est anglicisé en union au XVIIIe siècle. Cependant, le terme uilleann est si largement répandu aujourd’hui, même parmi les joueurs de cornemuse, qu’il serait prétentieux de s’y opposer ». Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (1971), 77. Voir également Carolan, Nicholas, “Shakespeare’s uilleann pipes” in Ceol Tíre, vol. V no. 1 (juillet 1981), 4–9.
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en Do ou en Si bémol (dans ce cas les instruments sont appelés des lat sets), jusqu’à l’évolution en Ré généralement attribuée à William Taylor (vers 1830–1901), fabriquant de cornemuses originaire de Drogheda, entre Dublin et Belfast et ayant émigré à New York en 1872 avant de s’installer déinitivement à Philadelphie en 1874.
Les premiers revivalistes du XXe siècle Encore arrimée au monde de la campagne et à travers celui-ci associée à la langue gaélique, à la pauvreté et au retard industriel, la musique irlandaise prend le bateau à Queenstown (aujourd’hui Cobh) ou à Dublin dans les bagages des immigrants en partance pour l’Amérique à partir du XVIIIe siècle. Elle entame ainsi un processus de déracinement et se trouve plongée dans un environnement totalement nouveau, souvent plus urbain, auquel elle s’adaptera bientôt. Mais, en Irlande même, quelques individualités continuent de soutenir, parfois de manière artiicielle, cette musique d’origine rurale, en essayant tant bien que mal de battre en brèche son image désuète. L’activité de certaines associations nées à la in du XIXe siècle se poursuit ainsi au début du XXe dans l’attente de jours meilleurs, qui ne viendront qu’à partir des années 1950. La Ligue gaélique Après l’engouement soudain suscité par le collectage massif de mélodies, un certain nombre d’Irlandais décidèrent de se regrouper à la in du XIXe siècle ain de poursuivre et de prolonger l’action des collecteurs et de favoriser le développement des diverses facettes de la musique traditionnelle irlandaise : ainsi naquirent les diverses associations ayant pour objet la promotion de cette musique. La plus importante d’entre elles, la Ligue gaélique (Conradh na Gaeilge ou Gaelic League) fut fondée le 31 juillet 1893 par Eoin McNeill (1867–1945) et Douglas Hyde (1860–1949), en grande partie à la suite du discours de ce
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dernier sur la nécessité de « désangliciser l’Irlande » (vide supra) : son but n’était d’ailleurs pas uniquement de retrouver toute la vitalité de la langue, mais également de redonner à tous les Irlandais suisamment coniance en leur culture pour qu’ils n’en aient plus honte. Leur slogan durant cette période, basé sur une chanson publiée dans le journal he Nation (vide supra) était “Sinn Féin, Sinn Féin amháin” (« nous-mêmes, seulement nous-mêmes ») et l’une de leurs grandes inventions fut le port du kilt pour les activités culturelles, parfois même dans leur vie quotidienne, croyant en cela retrouver une ancienne tradition.54 En 1897 fut organisé pour la première fois un festival national strictement gaélophone appelé Oireachtas na Gaeilge (« L’assemblée du gaélique »), qui existe encore au XXIe siècle. Des compétitions de danse et de musique furent tenues et le chant en gaélique y fut inclus à partir de 1903, bien qu’un certain nombre de chanteurs ait préféré utiliser une voix de ténor, sans doute très diférente de ce que l’on entendait alors dans les campagnes (voir le Chapitre IV, le chant). La Gaelic League organisa à Dublin, également en 1897 et grâce à Annie Patterson (1868–1934), compositrice, universitaire et activiste, une première feis cheoil (« fête de la musique »), entièrement dédiée à la musique. Le collectage de mélodies était également l’une des préoccupations essentielles des organisateurs et certains musiciens furent même enregistrés sur cylindres lors du concours de mélodies inédites. On sait également que John McCormack (1884–1945) remporta le concours dans la catégorie Ténor en 1903, avant de devenir une immense célébrité dans le monde entier, et que l’écrivain James Joyce (1882–1941) y fut classé 3e en 1904.55
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Rappelons ici que la tradition du kilt en Ecosse est également en grande partie une construction nationaliste inventée en 1707. Voir Trevor-Roper, Hugh, “he Highland Tradition of Scotland” in Hobsbawm, Eric, et Ranger, Terence, he Invention of Tradition (Oxford : Oxford University Press, 1983), 15–41. Joyce aurait pu remporter le premier prix s’il n’avait pas refusé la partie de l’épreuve consistant à chanter une partition à la première lecture. Voir Ellmann, Richard, James Joyce – New and Revised edition (Oxford : Oxford University Press, 1982), 151–152.
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Bien que la musique traditionnelle irlandaise ait été sa principale raison d’être à l’origine, cette manifestation – qui se déroule toujours à Dublin, excepté en 1898 et 1900, où elle se tint à Belfast – est aujourd’hui en grande partie consacrée à la musique classique. Mais grâce à ce type d’actions, le succès de la Ligue gaélique ne resta pas coniné aux classes favorisées de la population, contrairement à ce qui s’était souvent produit jusqu’à cette période pour les ardents défenseurs de la culture gaélique. Le nombre de sections de la Ligue gaélique augmenta très rapidement durant la première décennie du XXe siècle (227 sections en 1901, 600 en 1904 et jusqu’à 819 en 1922), mais connut un fort déclin dès l’accession à l’indépendance avec seulement 139 sections en 192456 : non pas que l’on puisse considérer cette baisse comme un désintérêt général des Irlandais pour la promotion de la langue gaélique, mais simplement parce que, pour beaucoup d’Irlandais, l’objectif était désormais atteint ; et sans doute également parce que les principales personnalités du mouvement prenaient à présent des responsabilités politiques plus importantes, délaissant de fait la Gaelic League. Outre la création de son journal An Claidheamh Soluis (« l’épée de lumière »),57 Il faut également mettre à l’actif de la Ligue gaélique dans ses actions en faveur de la culture irlandaise un développement qui allait avoir un très grand retentissement dans le monde de la danse par la suite. En 1897, la Gaelic League cherchait à ajouter d’autres activités à celles qu’elle promouvait déjà, comme la langue ou la littérature, et une visite de son secrétaire londonien Fionán MacColuim à une soirée de danses appelée céilí et organisée par les immigrés écossais en Angleterre leur fournit l’idée. Il fut alors décidé de concevoir une soirée similaire pour les Irlandais de Londres, le 30 octobre 1897, au Bloomsbury Hall, près du British Museum, pour marquer la fête celtique de Samhain (la Toussaint). Consciente de l’importance de l’événement, la Gaelic League lui donna un grand retentissement, en n’acceptant que des danseurs conviés sur invitations et en faisant ouvrir la soirée par un sonneur de grande cornemuse, croyant à tort 56 57
Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History, 1922–2002 (2011), 53–55. An Claidheamh Soluis fut dirigé de 1903 à 1909 par le célèbre révolutionnaire Patrick Pearse.
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qu’il s’agissait là d’une ancienne tradition irlandaise. Ne sachant pas a priori quelles danses convenaient à la circonstance, les musiciens (parmi lesquels des Écossais et des Gallois) proposèrent des double jigs, des quadrilles et des valses. Une préoccupation importante ce soir-là fut également de donner une bonne image des Irlandais, dont la réputation était ternie tous les 17 mars par leur façon de célébrer bruyamment la St Patrick, avec force boissons, y compris et surtout à Londres. Le terme céilí (pluriel céilíthe),58 qui fut utilisé pour la première fois ce jour-là dans un contexte musical irlandais, n’était pas très répandu à l’époque en Irlande, sauf dans la province d’Ulster, au nord, là où l’inluence linguistique écossaise était la plus nette et où le mot dénotait une simple soirée entre amis. Le mot céilí fut donc retenu essentiellement pour sa consonance similaire à une autre activité organisée par la Ligue gaélique de Londres : seilgí, les randonnées. Comme beaucoup d’associations durant cette période dominée par le nationalisme culturel, il faut donc admettre que la recherche d’une hypothétique pureté irlandaise idéale l’emporta bien souvent sur la recherche d’une fusion culturelle équilibrée entre les diférents apports : des règles et des normes arbitraires furent alors déinies pour mettre en avant une version édulcorée de la musique, symbole d’un peuple pur et d’une jeunesse parfaite. Le développement des céilíthe Devant le succès remporté par cette soirée du 30 octobre 1897, les organisateurs furent confrontés à un autre problème : quelles danses étaient acceptables dans un contexte de reconstruction culturelle ? La section londonienne de la Ligue gaélique étant de très loin la plus active, un dancing master du Kerry résidant à Londres, Patrick Reidy, fut mis à contribution, puis une tournée de collectage des types de danses fut organisée dans deux comtés du sud-ouest : Cork et Kerry. Parmi les participants se
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L’orthographe semble variable pour ce terme venu du gaélique écossais, que l’on trouvera également sous la forme céilídh au singulier et céilídhe au pluriel
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trouvait Arthur O’Brien (1872–1949), coauteur avec James George O’Keefe (1872–1956) d’un petit livre intitulé A Handbook of Irish Dances publié en 1902 et qui reste l’un des grands classiques de la danse irlandaise.59 Un autre volume résultant de ces collectages fut également publié la même année par John J. Sheehan sous le titre A Guide to Irish Dancing.60 Les premières décennies du XXe siècle furent témoins d’un débat très violent sur l’authenticité des danses proposées par la Ligue gaélique, en particulier dans les colonnes de son journal An Claidheamh Soluis : certaines danses comme les quadrilles, les highland lings et les barndances furent interdites lors des céilíthe par le Coiste Gnótha (le Comité exécutif ), car considérées comme des « danses étrangères ». Les set dances, basés sur les anciens quadrilles venus du continent, connurent à partir de cette époque un recul très important, avant de revenir à la mode dans les années 1970 grâce aux danseurs du sud-ouest. Bien entendu, « étranger » à cette époque signiiait essentiellement « anglais ». De la même manière que des sports gaéliques avaient été réinventés par la Gaelic Athletic Association (G. A. A.) quelques années plus tôt pour contrer l’arrivée du football ou du rugby, la Ligue gaélique espérait ainsi recréer des danses « purement » irlandaises. Il fallut attendre la in de la première décennie pour que les choses se calment un peu et que l’on admette que ces danses « étrangères » pouvaient parfaitement être dansées en Irlande sans menacer l’intégrité ethnique du pays, non sans quelques derniers échanges enlammés. Helen Brennan cite ainsi dans son ouvrage sur la danse irlandaise quelques courriers particulièrement éclairants, dont celui d’un membre éminent de la Ligue gaélique : English dancing may be carried on by decent, sober, self-respecting people without perhaps any harm but among rough, ignorant folk, and with country youths bubbling over with animal spirits, they will never be conducted decently.
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O’Brien, Arthur, et O’Keefe, James George, A handbook of Irish dances : with an essay on their origin and history (Dublin : Donohue & Co., 1902). Sheehan, John J., A Guide to Irish Dancing (Londres : John Denvir, 1902).
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Chapitre III
alors qu’un lecteur du journal An Claidheamh Soluis se demande pour sa part, à l’inverse : Is a Frenchman the less French because he dances a waltz, a pas de quatre or an Irish jig? No, certainly not. hen an Irishman is no less Irish because he dances a waltz or joins in a set of lancers … As regards the statement that Irish dances are superior in grace, science, modesty, life and mental efects, for my part I do not believe it. here is not much science about the see-saw movement in the Irish reel or the jumping about in the jig.61
Un terrain d’entente fut cependant trouvé et les céilíthe se répandirent sous la forme de soirées privilégiant les danses de igure, à tel point que des petits orchestres plus spécialisés dans ce genre d’occasion se créèrent au début des années 1920, générant le terme nouveau de Céilí Bands. Malgré l’engouement pour ces danses, les militants de la Ligue gaélique eux-mêmes portèrent donc un coup d’arrêt à l’évolution d’une majorité de ces danses en interdisant toutes celles considérées comme « étrangères », ne retenant qu’une partie de ces sets. Pourtant, un grand nombre de membres de la Ligue gaélique ne manquèrent pas de faire remarquer que les danses sélectionnées et autorisées étaient, elles aussi, dérivées des quadrilles venus du continent. Sur un plan plus positif, le développement des compétitions prôné par la Ligue gaélique créa une émulation certaine, permettant d’assister rapidement à une nette amélioration de la technique des danseurs et surtout à leur plus grande difusion et à une ampliication de l’intérêt populaire pour ces danses. 61
« La danse anglaise est peut-être une activité tout à fait adaptée à des gens convenables, sobres et iers, sans que cela n’occasionne de grand dommage, mais parmi un peuple inculte, ignorant, et avec une jeunesse qui bouillonne d’un esprit animal, elles ne seront jamais décemment menées. » ; « Un Français est-il moins français parce qu’il danse une valse, un pas de quatre ou une jig irlandaise ? Non, certainement pas. Et donc un Irlandais n’est pas moins irlandais s’il valse ou s’il danse un set des lanciers … En ce qui concerne l’airmation selon laquelle les danses irlandaises sont supérieures en grâce, science, modestie, vie et efet mental, pour ma part je ne le crois pas. La science n’a pas grand chose à voir avec le mouvement de va-et-vient du reel irlandais ou les sautillements de la jig. » Cité dans Brennan, Helen, he Story of Irish Dance (1999), 36–37.
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Mais lorsque la Ligue gaélique souhaita, quelques années plus tard, reprendre l’enseignement des danses qu’elle avait auparavant rejetées pour cause d’origine « étrangère », beaucoup d’entre elles avaient entre temps disparu, abandonnées pour l’essentiel à cause de sa propre désapprobation. La Commission pour la Danse Irlandaise Grâce aux succès que connurent les soirées de céilí, la Ligue gaélique créa au cours des années 1920 des écoles de danse irlandaise : des programmes furent alors établis et des professeurs nommés, à la condition expresse qu’ils ou elles soient dûment agréé(e)s par la Ligue gaélique et qu’ils ou elles parlent gaélique. Cela excluait d’emblée un grand nombre des anciens maîtres à danser qui, bien souvent, étaient exclusivement anglophones. Par ailleurs, le développement des compétitions de danses en groupes ou en solo engendrait désormais de nombreux désaccords, dégénérant parfois en conlits ouverts. La Ligue gaélique décida donc, lors de son ArdFheis (son congrès annuel) de 1929, de créer une commission nommée An Coimisiún le Rincí Gaelacha (Commission pour la Danse Irlandaise), qui publia en 1931 un rapport recommandant l’établissement de règles claires et uniformes. Cette commission devint dès lors une association indépendante et statua sur tout ce qui concernait l’enseignement et les concours de danses irlandaises, avec interdiction formelle pour les membres de la Ligue et pour les participants aux concours de critiquer publiquement ses décisions. Ceci eut bien sûr pour efet de renforcer le caractère uniforme des danses, la commission préconisant certaines attitudes aux dépens d’autres, sans doute tout aussi valables : la Commission, en particulier, avait une tendance très marquée à refuser de considérer comme irlandaise toute danse un peu trop énergique, souvent d’origine urbaine. Les Pipers’ clubs de Cork et Dublin En grande partie sous l’inluence de la Ligue gaélique fut fondé à Cork par Seán Wayland (1868–1954) et William Phair (1847–1912) le Cork Pipers’
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Chapitre III
Club en 1898, absolument unique en son genre à l’époque. Le but était, comme de coutume, non seulement de promouvoir la musique mais également, à travers elle la langue gaélique, et plus largement la culture irlandaise. Tombé en désuétude, le uilleann pipes n’attirait plus les musiciens et il fallut convaincre d’anciens instrumentistes de retrouver le chemin du chalumeau et des régulateurs. L’émigration de Seán Wayland en Australie semble pourtant avoir porté un coup fatal au club qui mit la clé sous la porte en 1930. A Dublin, les pipers décidèrent deux ans après leurs collègues de Cork, et également sous les auspices de la Ligue gaélique, de se constituer en club sous le nom de Cumann na bPíobairí (« Association des Sonneurs de Cornemuse »), dont l’un des fondateurs était Éamonn Ceannt (1881–1916), secrétaire de l’association, et l’un des futurs leaders de la rébellion de 1916. Très lié au mouvement nationaliste de l’époque, le club de Dublin eut régulièrement des diicultés inancières, cessant parfois son activité pendant quelque temps, notamment entre 1915 et 1921. Il est également possible que l’ainité notoire de ce club de musiciens avec les nationalistes l’ait poussé à garder une attitude très discrète durant les périodes diiciles précédant et suivant immédiatement l’indépendance. Il ferma de nouveau ses portes en 1925, pour les rouvrir en 1936 grâce à Seán Reid (1907–1978), Jack Wade (1913–1967), et surtout Leo Rowsome (1903–1970), qui fut élu premier président de cette association renouvelée : malgré quelques éclipses, elle existe encore aujourd’hui. Bien qu’en apparence restreints à l’intérêt unique des pipers, ces clubs n’en représentent pas moins l’une des facettes essentielles de la transmission du savoir d’une génération à l’autre pour l’ensemble de la musique traditionnelle irlandaise. Sans eux, des mélodies aujourd’hui célèbres ou des savoirs aussi essentiels que la fabrication des anches auraient pu être irrémédiablement perdus. En outre, c’est sous leurs auspices que fut créé en 1951 le Comhaltas Ceoltóirí Éireann (l’Association des Musiciens d’Irlande, voir le Chapitre V). Ils demeurent également représentatifs de l’une des évolutions essentielles de la musique irlandaise : l’urbanisation de la tradition musicale, annonciatrice de la deuxième partie du XXe siècle, et de son adaptation à un nouveau contexte mondial, essentiellement citadin (voir le Chapitre IV).
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Conclusion Le XIXe siècle irlandais, comme dans le reste de l’Europe, vit souler un vent de romantisme et de nationalisme précédé par une prise de conscience des trésors inestimables légués par la tradition orale irlandaise, suisamment marquante pour être parvenue jusqu’en Angleterre. Les collectes réalisées dans un premier temps par des passionnés – sans autre justiication que l’amour de cette musique – transformèrent ainsi un savoir populaire transmis exclusivement oralement en une nouvelle tradition adaptée aux normes de l’époque : détachés de la tradition musicale irlandaise, la plupart des collecteurs choisirent d’adapter cette musique modale à la musique tonale en mode majeur ou mineur, considérant qu’ils corrigeaient ainsi des « erreurs ». En outre, très peu d’entre eux parlaient gaélique et les paroles des chansons furent généralement ignorées, ou remplacées par des paroles en anglais sans rapport avec le propos original. Enin, la grande majorité de ces érudits considéraient cette musique populaire comme igée et n’envisageaient pas qu’elle puisse évoluer avec le temps et selon le contexte. Une seconde phase du regain d’intérêt pour les musiques anciennes en Irlande fut dotée d’une visée plus consciemment nationaliste. Portée par la mouvance européenne générale, cette vague militante – lancée autant par des protestants que par des catholiques – comportait également quelques spéciicités irlandaises dues au contexte ; entre 1850 et le tournant du siècle, l’Irlande connut des bouleversements dont très peu de pays ont fait l’expérience : une langue autrefois rayonnante devint synonyme de pauvreté et de dénuement et le pays perdit, en moyenne, 20 pour cent de sa population. Dans ce processus, les zones rurales de l’île soufrirent d’une dislocation de leurs communautés traditionnelles, d’une fragmentation de leur identité et d’une perte de leur structure sociale. Dans les années et les décennies qui suivirent la Grande Famine, la création de nouveaux sports, la renaissance ou l’invention de traditions gaéliques, la redécouverte de la mythologie du pays, la re-création et l’adaptation d’une littérature nationale, furent autant d’outils mis au service d’une cause nationaliste, à laquelle la musique et les musiciens participèrent également bon gré mal gré.
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Chapitre III
Dans ce besoin de reconnaissance d’une identité distincte de l’Angleterre, la musique irlandaise fut sacralisée par bon nombre de ces prosélytes, et deux instruments emblématiques furent incorporés dans cette ré-écriture de l’histoire : la harpe, instrument aristocratique par excellence, vit son organologie et sa fonction métamorphosés, tandis que le union pipes, instrument populaire, fut rebaptisé uilleann pipes dans un élan inventif extravagant. A l’inverse, et comme pour la langue gaélique, la musique irlandaise fut dès lors considérée par la majorité de la population comme symbolique d’un passé dont elle souhaitait se débarrasser pour embrasser un nouveau futur, plus anglophone et plus urbain. C’est dans ce contexte qu’émergèrent au début du XXe siècle des associations dont le soutien artiiciel – grâce aux concours de danse, de chant et de pratiques instrumentales – allaient permettre à la musique irlandaise de franchir le cap de l’urbanisation en l’adaptant à un nouvel environnement social, politique et économique.
Chapitre IV
De la campagne à la ville, 1850–1960
Eppur’, si muove — Galilée (1564–1642)
Le début du XIXe avait vu l’apparition de témoignages de voyageurs sur les activités populaires en Irlande, et la Grande Famine irlandaise (1845–1850) suscita une curiosité nouvelle dans le monde entier, parfois une compassion, puis une lassitude et un rejet en Grande-Bretagne.1 Les descriptions durant le siècle qui suit se font alors plus précises et les commentateurs ne sont plus seulement des observateurs passifs : ils participent également aux événements de danse ou de musique qu’ils décrivent, et conduiront bientôt des Irlandais à nous ofrir des autobiographies, sources de témoignages primaires plus intéressants encore. Les décennies qui suivirent la Grande Famine furent également une période de grande expansion pour l’Église catholique romaine en Irlande,2 tant sur le plan de l’autorité locale des prêtres que pour l’inluence culturelle auprès des élites nationales. Le nombre d’églises en construction augmenta rapidement, ainsi que leur fréquentation.3 La Grande Famine elle-même 1 2
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Egalement en raison de la création de magazines populaires à fort tirage comme Punch en 1841, le Illustrated London News en Grande-Bretagne en 1842, ou L’Illustration en France en 1843. La construction de nouvelles cathédrales catholiques dans l’ensemble du RoyaumeUni, notamment, ne fut rendue possible que par le Roman Catholic Relief Act de 1829. De façon représentative, sur les vingt-sept cathédrales en activité actuellement dans toute l’île d’Irlande, onze d’entre elles furent consacrées entre 1855 et 1892. Voir Ó Gráda, Cormac, he Great Irish Famine (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), 65–66.
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Chapitre IV
avait parfois été considérée comme une intervention divine par le gouvernement britannique, et la hiérarchie catholique n’avait pas tenté d’en dissuader la population irlandaise, mettant à proit ce drame pour appliquer une approche plus stricte du catholicisme,4 notamment une attitude plus sévère envers les anciennes croyances et célébrations païennes, mais aussi une condamnation des fêtes, de la danse, du jeu, de la boisson, etc. En 1864, le pape Pie IX frappa d’interdiction les polkas et autres danses dites « rapides » (mazurkas, gavottes, bourrées …),5 même si cela ne semble pas avoir eu de répercussions immédiates en Irlande, peut-être parce que ces danses de salon jugées dangereuses pour les mœurs étaient beaucoup moins répandues que les set dances, considérées comme acceptables en comparaison. Bientôt cependant, les danses irlandaises furent à leur tour la cible de la hiérarchie catholique et de ses représentants dans les villages irlandais. Protestants ou catholiques, tous les Irlandais dansaient sur les rythmes des reels et des jigs dans tout le pays, des polkas et des slides dans le Kerry, des barndances, des mazurkas et des highland lings dans le nord, etc. Mais face à une condamnation de plus en plus ferme de la part du clergé, les soirées de danses et les crossroads dancing – ces occasions festives de danser aux carrefours des routes – devinrent plus rares à la in du XIXe siècle, disparaissant même pendant quelque temps dans certains villages. Privés de leur unique source de revenus, bon nombre de musiciens itinérants devinrent de simples mendiants ou émigrèrent aux États-Unis : le sujet fut considéré comme si important par le collecteur Francis O’Neill (1848–1936) qu’il décida de lui consacrer un chapitre complet de son ouvrage “Irish
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On en retrouve la trace dans la chanson du XIXe siècle “Amhrán na bPrátaí Dubha” qui se distingue par un ton de protestation sociale et politique résumé dans les termes suivants : “Ní hé Dia a cheap riamh an obair seo, Daoine bochta a chur le fuacht is le fán” (« Ce n’est pas l’œuvre de Dieu, d’envoyer les pauvres vers le froid et l’errance »). Ce vers gravé sur plusieurs mémoriaux commémorant les victimes de la Grande Famine, de Limerick à Melbourne, explique en partie pourquoi cette chanson fut très rarement entendue et enregistrée jusqu’au milieu du XXe siècle. Voir Donnan, Hastings, et Magowan, Fiona, he Anthropology of Sex (Oxford : Berg, 2010), 59.
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Minstrels and Musicians” pour démontrer l’innocence de telles distractions, expliquant en 1913 : To many, dancing appears to be a frivolous waste of time and energy, while others regard it merely as an exhibition of tolerated childishness. To the straight-laced and puritanical, its practice is demoralizing and it was this attitude which worked such a radical change in the social customs of Ireland in the last half of the nineteenth century. (…) Such pastimes never interfered with religious devotions, for before the reformation only the hours for divine service were held sacred, and the rest of the day “could be spent in sports if people so chose”.6
L’attitude de l’Église catholique romaine en Irlande envers les activités de danse et de musique ne changea qu’à partir des années 1930, lorsqu’elle put efectivement contrôler ces soirées (vide inra, le Public Dance Halls Act). L’émergence d’une culture nationaliste crispée sur des valeurs catholiques en Irlande à la in du XIXe siècle peut donc, dans une certaine mesure, s’expliquer par une riposte aux préjugés anti-catholiques venus de GrandeBretagne. Elle peut également s’expliquer par l’émergence à la même période d’un mouvement protestant unioniste radicalement opposé à l’indépendance du pays : celle-ci fut débattue au parlement de Westminster à Londres à partir de 1886,7 mettant en évidence des lignes de démarcation très claires et des positions très éloignées entre catholiques et protestants.
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« Pour beaucoup, la danse ne semble être qu’une futile perte de temps et d’énergie, tandis que d’autres la considèrent simplement comme une exhibition puérile tolérée. Pour le puritain et le collet monté, sa pratique est un vice, et c’est cette attitude qui opéra un aussi profond bouleversement dans les pratiques sociales en Irlande durant la dernière moitié du XIXe siècle. (…) De tels passe-temps n’ont jamais empêché les Irlandais de faire leurs dévotions car, avant la réforme, seules les heures du service divin étaient sacrées, et le reste de la journée pouvait être passé à se divertir si les gens le souhaitaient. » O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (Chicago, IL : Regan Printing House, 1913), chapitre XXVIII. Deux propositions de “Home Rule” (autonomie) pour l’Irlande faites par le gouvernement de William Gladstone (1809–1898) échouèrent à la Chambre des Communes en 1886 puis à la Chambre des Lords en 1893. Une troisième tentative par Herbert Hasquith (1852–1928) en 1912 fut votée mais suspendue jusqu’en 1914, puis repoussée jusqu’à la in de la Première Guerre mondiale.
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Chapitre IV
Peu à peu, le passé gaélique – ou pseudo-gaélique – du pays devint associé à ses héros catholiques, et ses sources culturelles reconstruites furent considérées par les militants nationalistes comme la seule alternative à la domination britannique, entérinant une seule et unique vision du passé – pourtant multiculturel – de l’Irlande sous la bannière sectaire d’une Irish Ireland (« une Irlande irlandaise »), au détriment d’une diversité culturelle née de fusions et d’assimilations. L’un des partisans les plus radicaux de cet état d’esprit anti-anglais fut le journaliste David P. Moran, qui considérait que tous les habitants du pays qui n’étaient pas d’origine gaélique très ancienne étaient des “resident aliens” et que “the foundation of Ireland is the Gael, and the Gael must be the element that absorbs”8 ain que l’Irlande reste purement catholique. Avant le tournant du siècle, les principaux dirigeants des mouvements politiques et culturels étaient protestants, comme Isaac Butt (1813–1879) ou Charles Parnell (1846–1891) ; mais après 1900, la plupart d’entre eux étaient catholiques, comme John Dillon (1851–1927), John Redmond (1856–1918), ou Charles Griith (1872–1922). Conscient du décalage grandissant avec les motivations premières d’harmonie politique, sociale et religieuse, Douglas Hyde lui-même démissionna en 1915 de la Ligue gaélique (dont il était l’un des fondateurs) après la conférence annuelle de Dundalk, où les éléments radicaux liés à la Irish Republican Brotherhood (ancêtre de l’IRA, Armée Républicaine Irlandaise) avaient fait voter une motion en faveur d’une indépendance totale vis-à-vis du Royaume-Uni. Mais cette période qui commence en 1850 voit également apparaître une nouvelle inluence majeure sur la musique irlandaise : celle venue des USA. C’est de là que proviennent le banjo et la mandoline, et c’est également de là que nous viennent les premiers enregistrements et la sauvegarde de nombreuses mélodies. En Irlande, qui devient partiellement indépendante en 1922, les autorités montrent de leur côté un intérêt très limité pour les activités musicales en voie de disparition, étant bien davantage préoccupées par une 8
« Des étrangers en résidence » ; « les fondements de l’Irlande sont le peuple Gaël, et les Gaëls doivent être l’élément qui absorbe ». Moran, David P., he Philosophy of Irish Ireland (Dublin : UCD Press, 2006, 1ère édn 1905), 36–37.
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désafection profonde pour la langue gaélique et par un marasme économique favorisant une forte émigration, qui atteindra son plus haut niveau dans les années 1960.9
Une implantation rurale durable Musique et danse les lieux de musique et de danse La maison fut certainement pendant des siècles le lieu privilégié pour les longues soirées d’hiver entre amis, pour écouter un conteur (un seanchaí) ou simplement pour discuter entre amis : on parlait dans ce cas de cabin hunting, ou en gaélique de céilí dans la région de l’Ulster et de cuaird dans le reste du pays.10 La musique y était sans doute également présente, bien que peu de commentaires de voyageurs sur les loisirs musicaux en amateur puissent le conirmer jusqu’au XVIIe siècle. Une soirée de danses dans ces conditions était simplement baptisée house dance au début du siècle mais, selon les régions et les circonstances, pouvait également être appelée spree, swaree (du français « soirée »), ou prinkum (du gaélique princeam, « pirouettes ») lorsqu’une cagnotte commune permettait à des gens plus démunis de faire face aux dépenses occasionnées.
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La population irlandaise sur toute l’île en 1851 est de 6,5 millions ; elle tombe à seulement 4,2 millions en 1961 (2,8 en République d’Irlande et 1,4 en Irlande du Nord). Voir les sites du Central Statistics Oice – Ireland () et de la Northern Ireland Statistics and Research Agency (). Le terme siamsa, qui signiie, « divertissement » était également utilisé. Voir Arensberg, Conrad, he Irish Countryman, An Anthropological Study (New York : he Natural History Press, 1937), 118–135, et MacManus, Seumas, Rocky Road to Dublin (New York : Devin-Adair, 1947), 66–67.
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Le terme de bal (en anglais ball) n’était guère utilisé, sinon pour certains cas particuliers, comme les Biddy balls où un groupe de jeunes gens battait la campagne pour danser et chanter devant chaque maison en échange de quelques pièces. Certaines maisons possédaient parfois un instrument, souvent hérité d’un grand-père – rarement une grand-mère – musicien, et l’un des membres de la famille devait savoir suisamment en jouer pour animer la soirée. Certains villages pouvaient même compter quelques musiciens bénéiciant d’une plus grande réputation musicale, ce qui suisait à faire d’eux les premiers invités de tout événement social : baptême, mariage, décès, veillée, American wake, etc. Mais les plus grandes occasions étaient suscitées par la venue d’un musicien itinérant ou d’un dancing master (voir le Chapitre II), chaque famille se battant pour avoir l’honneur d’héberger l’hôte et d’organiser les festivités. Si les musiciens ou les instruments manquaient, il était toujours possible de faire danser l’assemblée avec la voix grâce au lilting. Et à partir des années 1920, à condition d’être un peu plus riche et un peu moins exigeant sur la qualité sonore, un disque soixante-dix-huit tours ou la radio.11 En revanche, la variété des sources s’en trouvait considérablement ampliiée. Les maisons étant petites, et le temps hivernal pas toujours favorable aux festivités en extérieur, la cuisine servait sans doute de salle de danse, car c’était généralement la plus grande pièce, parfois dotée d’un sol dur, bien plus agréable pour les danseurs. Même en poussant les meubles contre les murs, il était diicile d’y faire entrer plus de quelques amis et voisins, et les musiciens inissaient parfois la soirée juchés sur une table, éclairés à la bougie. On entendait alors le fear an tí ou la bean an tí (« l’homme / la femme de la maison », c’est à dire en réalité le maître de cérémonie) s’exclamer de façon presque rituelle “Round the house and mind the dresser!” (« c’est parti pour un tour et attention au bufet ! »).12
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Les soixante-dix-huit tours deviennent un produit de consommation courante au cours des années 1920 et la radio irlandaise oicielle (2RN, qui devint en 1933 Raidió Athlone puis Raidió Éireann en 1938) émet régulièrement à partir de 1926. L’expression a laissé son nom à un reel bien connu (ou une slide selon les cas), composé par le iddler Charlie Lennon.
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Des salles communes étaient parfois construites dans les villages : ces rambling houses servaient simplement de points de rencontre pour la communauté, particulièrement en hiver, et permettaient également d’organiser des événements plus importants, certains de ces lieux de rencontre étant plus propices à la musique et à la danse que d’autres.13 En voici une évocation littéraire un peu plus tardive par le conteur Éamonn Kelly (1914–2001) : If you look out that window and up the rising ground towards the foot of the hills you’ll see a house, and when I was a small boy there were two brothers living there. Fine storytellers they were, for what one’d leave out the other one’d put in. And signs by it was a great rambling house, with not enough chairs in the kitchen for the crowd every night. A place where the afairs of the day were debated, where entertainment mingled with education, and where what you heard was genuine, for those two brothers knew their history. A man said to me there on that loor, “Look, Ned Kelly, there are professors above in the University of Cork and if they had half their knowledge the devil in hell wouldn’t stand them!”14
Jusqu’au milieu des années 1930, et lorsque le temps le permettait, les rencontres de danseurs, souvent les plus jeunes, se passaient aux carrefours des petites routes de campagnes le dimanche après-midi (le crossroads dancing). Là encore, le sol rendait diiciles les évolutions des danseurs, et un plancher rehaussé était parfois installé. Les voitures étant encore très rares, on se contentait quelquefois de la route dans les régions les mieux loties dans ce domaine. En voici une description datant de 1901 par la romancière américaine Kate Douglas Wiggin (1856–1923), dans le comté du Kerry :
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Voir Foley, Catherine E., Step Dancing in Ireland: Culture and History (2013), 107–111. « Si vous regardez par la fenêtre au-dessus du terrain et au pied des collines, vous verrez une maison, et quand j’étais petit, il y avait deux frères qui y vivaient. Et de bons conteurs, car ce que l’un oubliait l’autre l’ajoutait. C’était vraiment une belle maison pour ça, qui manquait toujours de chaises dans la cuisine tous les soirs. Un endroit où l’on débattait des afaires du jour, où le divertissement se mêlait à l’éducation, et où ce que l’on entendait était authentique, car ces deux frères connaissaient leur histoire. Un jour, un homme là-bas m’a dit : “tu sais, Ned Kelly, il y a des professeurs à l’université de Cork, s’ils savaient la moitié de ce que ces frères savent, le diable en enfer ne les supporterait pas!» ». Kelly, Éamon, Ireland’s Master Storyteller: he Collected Stories of Éamon Kelly (Cork : Mercier Press, 1998), 204.
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Chapitre IV One of our favourite diversions is an occasional glimpse of a “crossroads dance” on a pleasant Sunday aternoon, when all the young people of the district are gathered together. heir religious duties are over with their confessions and their masses, and the priests encourage these decorous Sabbath gaieties. A place is generally chosen where two or four roads meet, and the dancers come from the scattered farmhouses in every direction. (…) When a young man wants a partner, he steps across the road and asks a colleen, who lays aside her shawl, generally giving it to a younger sister to keep until the dance is over, when the girls go back to their own side of the road and put on the shawls again. Upon our arrival we ind the “sets” already in progress; a “set” being a dance like a very intricate and very long quadrille. (…) When the sets, which are very long and very decorous, are inished, sometimes a jig is danced for our beneit. he spectators make a ring, and the chosen dancers go into the middle, where their steps are watched by a most critical and discriminating audience with the most minute and intense interest. Our Molly is one of the best jig dancers among the girls here (would that she were half as clever at cooking!); but if you want to see an artist of the irst rank, you must watch Kitty O’Rourke, from the neighbouring village of Dooclone. he half door of the barn is carried into the ring by one or two of her admirers, whom she numbers by the score, and on this she dances her famous jig polthogue, sometimes alone and sometimes with Art Rooney, the only worthy partner for her in the Kingdom of Kerry.15
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« L’une de nos distractions préférées est d’aller regarder un “bal de carrefour” par un beau dimanche après-midi, lorsque tous les jeunes du district se rassemblent. Ils ont accompli leur devoir religieux à la confession et à la messe, et les prêtres encouragent ces occasions joyeuses tout à fait convenables pour le Sabbat. On choisit généralement un endroit où deux ou quatre routes se rencontrent, et les danseurs viennent de toutes les fermes avoisinantes. (…) Quand un jeune homme veut inviter une partenaire, il traverse la route et demande à une jeune ille, qui enlève son châle et le donne généralement à une petite sœur jusqu’à ce que la danse soit terminée, puis les illes retournent de leur côté de la route et remettent leurs châles. À notre arrivée, un set est en cours, c’est-à-dire une danse qui ressemble à un long quadrille très complexe. (…) Lorsque les sets, qui sont très longs et tout à fait bienséants, sont terminés, une jig est parfois dansée pour notre plaisir. Les spectateurs forment un cercle, et quelques danseurs distingués y rentrent, où leurs pas sont examinés par un public très critique et exigeant, et dont l’attention est des plus minutieuses et des plus intenses. Notre Molly est l’une des meilleures danseuses de jig parmi les illes de la région (Ah, si elle pouvait être aussi bonne cuisinière !); Mais si vous voulez voir une artiste de grande classe, il vous faut voir Kitty O’Rourke, du village voisin de Dooclone. La demi-porte de la grange est posée au milieu du cercle des spectateurs par un ou deux de ses admirateurs, qui sont légion, et elle y danse la célèbre jig de
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Figure 10. Danse au carrefour, Knockmonlea, près de Youghal, comté de Cork, vers 1912, collection Horgan / Cork Co. Library, avec l’autorisation de Mary McAulife.
A partir des années 1920, des salles furent construites dans un but commercial, les dance halls. Les années 1920 sont bien entendu les premières années de l’indépendance : un sentiment de liberté s’emparait alors de la population et la danse passait d’un contexte privé à un contexte public. Mais cette décennie marque également le début d’une guerre civile très dure en Irlande (1921–1923) entre partisans et adversaires de la partition.16 En accédant à l’indépendance, l’Irlande se trouvait également confrontée à une guerre économique âpre avec la Grande-Bretagne, qui dura jusqu’à l’entrée dans la Communauté Européenne en 1973. Durant cette période de tension qui dura un demi-siècle et face à la demande croissante des
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Polthogue, parfois seule et parfois avec Art Rooney, le seul partenaire digne d’elle dans tout le Royaume du Kerry. » Douglas Wiggin, Kate, Penelope’s Irish Experiences (Boston, MA : Houghton, Milin and Co., 1901), chapitre XIII. Dans le contexte irlandais, le terme partition signiie l’instauration à partir de 1921 d’une frontière entre l’État Libre d’Irlande, indépendant, et l’Irlande du Nord, qui reste rattachée au Royaume-Uni.
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jeunes générations pour des occasions de divertissements, quelques personnes entreprenantes construisirent ce qui n’était souvent qu’un plancher recouvert d’un semblant de toit : ces dance halls étaient cependant un vrai luxe pour l’époque, et les musiciens professionnels appréciaient également d’être mieux payés, tandis que les musiciens locaux étaient le plus souvent payés en « liquide malté », c’est à dire en boissons. Lorsque le Fox-Trot et le Quick-Step arrivèrent des États-Unis, pourtant, la hiérarchie catholique fut prompte à y voir l’œuvre du diable et obtint en 1935 l’interdiction pure et simple du house dancing et du crossroads dancing (vide inra). Interdisant du même coup toute rencontre musicale informelle entre amis, dans une ferme ou sur les routes de campagne. Cette législation très stricte mais dont les efets ne se irent pas sentir immédiatement, poussa parfois certains musiciens, privés de leur scène naturelle, à abandonner la partie et à émigrer. Dans le cas précis des récoltes, la in des travaux (“Harvest Home”)17 était célébrée par la coopérative des fermiers réunis pour une campagne réussie. La grange était alors préparée pour la fête, et le plancher du grenier était généralement considéré comme plus adapté que le sol en terre de ces abris. Enin, depuis la in du XIXe siècle, la musique traditionnelle irlandaise a également franchi le pas qui la sépare de la scène : aux États-Unis d’abord, puis en Grande-Bretagne et en Irlande, certains musiciens traditionnels comprirent que leur art n’avait rien à envier aux formes musicales plus savantes, et réalisèrent également qu’une complémentarité pouvait s’établir entre les disques et les prestations scéniques (voir le Chapitre VI, Musique et économie). En revanche, il faudra attendre les années 1960 pour que la musique irlandaise pénètre dans les lieux publics par excellence que sont les pubs, d’abord à Londres puis en Irlande (voir le Chapitre VI, pubs et sessions). les styles locaux Lorsque l’on parle de styles en musique irlandaise, on pense généralement aux diférents styles locaux ou régionaux qui se formèrent au cours du XIXe 17
“Harvest Home” est le titre d’un très célèbre hornpipe. Voir le Chapitre II, Fêtes et réjouissances paysannes.
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siècle et trouvèrent leur apogée au début du XXe siècle. Le style dépend en réalité d’un nombre très important de variables : le uilleann pipes et la harpe, par exemple, n’ont jamais eu de styles régionaux, contrairement à la lûte traversière ou au iddle. En revanche, des connotations sociales pouvaient leur être attribuées. Une liste plus exhaustive des paramètres à prendre en compte pourrait s’établir ainsi : – il existe tout d’abord un style relativement commun à toutes les musiques irlandaises (vide inra : principes d’interprétation) ; – chaque style régional peut également être subdivisé en particularités locales plus restreintes ; – le musicien lui-même appose bien sûr son empreinte personnelle sur la mélodie ; – certaines mélodies ont des aires très restreintes et impriment un style local particulier ; – il faudra encore davantage prendre en compte le mode d’interprétation : lûte ou iddle, uilleann pipes ou accordéon, voix ou tin whistle … – l’instrument personnel du musicien peut également inluencer la façon dont il jouera ; – et, dernier point, n’oublions pas le contexte public ou privé dans lequel la musique sera produite. Alors que les mélodies semblent avoir toujours circulé librement, les styles étaient efectivement restreints à des territoires relativement petits, à l’échelle d’un comté ou d’une partie d’un comté, bien qu’ils puissent parfois déborder plus largement. On distingue ainsi très schématiquement quatre ou cinq grands styles régionaux distincts pour la musique instrumentale : Sligo (dans le nord-ouest), est et ouest Clare (dans l’ouest), Donegal (dans l’extrême nord-ouest), Sliabh Luachra (Kerry/Cork, dans le sud-ouest). Dans certains cas, un style peut être associé à un instrument spéciique, comme par exemple avec le iddle dans le Sliabh Luachra. On pourra également ajouter à cela certains styles plus discrets comme le Est Galway (à l’ouest) et le Antrim/Tyrone (dans le nord-est). Certains musiciens parlent également d’autres styles nés en Angleterre, aux USA, etc., et qui font aujourd’hui partie intégrante de la tradition, bien que le fait soit parfois
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contesté par les puristes qui ne jurent que par l’Irlande. Et que dire désormais des styles personnels développés par les musiciens allemands, français, japonais, etc. ? Il est probable qu’à l’origine ces styles locaux se soient développés à partir des idiosyncrasies techniques d’un maître de musique à la personnalité plus marquée que les autres, et dont les élèves ont fait des émules plus qu’à l’accoutumée : même si tous les musiciens ou chanteurs ne sont pas d’accord sur le fait, le iddle est parfois considéré comme l’instrument qui révèle le mieux ces diférences régionales, qui sont bien évidemment le résultat d’un relatif isolement musical au cours des XVIIIe et XIXe siècles, parfois dû à la géographie (montagne ou rivière). De la même manière, les danses importées du continent furent toujours adaptées à des styles locaux – les danseurs ne connaissant en général que leur unique variante locale – et les chants connaissent généralement des variantes locales basées sur différentes ornementations, généralement plus marquées dans la région du Connemara (Ouest Galway) que dans les comtés de Cork ou du Donegal. Pour le iddle, et à titre d’exemple, ces styles se distinguent donc essentiellement par le type de jeu d’archet (le bowing) et par la fréquence des différentes ornementations. Parmi celles-ci, une région se détache de nouveau très nettement des autres : en raison de l’inluence écossaise, la musique jouée dans le nord – comme la langue anglaise et la langue gaélique parlées dans le nord – est très diférente du reste de l’île : cela vaut aussi pour ce qui concerne le iddle. Plus précisément, on considère le style du Donegal comme généralement plus énergique, plus rapide, avec des coups d’archet plus vifs, plus rapides, d’où un jeu un peu détaché. Ce style très particulier, ainsi que les mélodies propres au nord (highland lings, mazurkas, barndances) a longtemps joué en défaveur des musiciens du Donegal dans les compétitions où les autres styles étaient considérés dans leur globalité comme « la norme ». Un peu comme certains professeurs d’anglais en France – de plus en plus rares, espérons-le – considèrent encore le Queen’s English ou le BBC English comme « la norme ». Toujours pour le iddle, les deux principaux autres styles sont ceux du comté de Sligo et de la région du Sliabh Luachra : le premier est le plus connu de tous en raison des nombreux musiciens ayant enregistré aux États-Unis (vide inra, l’inluence américaine). Le style du Sligo est également rapide,
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mais léger, sautillant et très legato, comme en témoignent les enregistrements de Michael Coleman (1891–1945), Paddy Killoran (1903–1965) et James Morrison (1893–1947) efectués dans les années 1920 et 1930 aux États-Unis. Le comté de Sligo est peut-être plus connu encore pour le style associé aux lûtistes, dont le plus célèbre, John McKenna (1880–1947), est pourtant originaire du comté voisin de Leitrim. Le style du Sliabh Luachra résulte à l’évidence de son éloignement des principales routes de passage, cette région étant située dans les (petites) montagnes entre les comtés du Kerry, de Cork, et de Limerick. C’est une région assez peu habitée, centrée autour de Ballydesmond et située entre Castleisland, Killarney, Millstreet, Kanturk et Rockchapel. Mais sa notoriété acquise durant la deuxième moitié du XXe siècle grâce à des légendes comme Padraig O’Keefe (1887–1963), Denis Murphy (1910–1974) ou Julia Cliford (1914–1997) (voir le Chapitre V) pousserait parfois certains musiciens des régions contiguës à en élargir la supericie. L’accordéon est considéré comme un instrument majeur de cette région, mais le iddle en reste le roi : le style y est particulièrement dicté par la récurrence des slides (en 12/8) et des polkas (2/4) et, pour la musique de danse, est également considéré comme luide et allègre ; mais c’est surtout la forte proportion des slow airs joués ici qui attire l’attention. Dans le comté de Galway en revanche, et en particulier dans sa partie Est, la musique est jouée de manière plus posée, et la mélodie logiquement plus ornementée. On lui attribue souvent le qualiicatif de eerie (« étrange, surnaturelle »), peut-être parce que certains musiciens apprécient plus qu’ailleurs les mélodies jouées dans des tonalités très rares comme le Mi bémol ou le Si bémol. Le style historique du comté de Clare était également plus posé, et donc plus ornementé, et les sonorités étranges y étaient particulièrement appréciées, mais la tendance depuis quelques décennies porte davantage les musiciens vers un style plus efréné. Le monde de la musique traditionnelle en Irlande considère de manière unanime que ce sont les styles régionaux du iddle qui se sont estompés les premiers, en particulier dès lors que les musiciens irlandais commencèrent à disposer des enregistrements de Michael Coleman, Paddy Killoran, James Morrison et quelques autres, efectués dans les années 1920 aux États-Unis.
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Le style des comtés de Sligo fut de ce fait longtemps considéré comme la « norme » de la technique violonistique irlandaise, ce qui déplait fortement aux musiciens du Sliabh Luachra ou du Donegal dont les styles sont également très marqués. On peut cependant considérer que, si les musiciens restèrent globalement à l’abri des inluences extérieures à leur région jusqu’au début du XXe siècle, ils en vinrent graduellement à se forger un style beaucoup plus inluencé par un caractère personnel ou un goût propre que par une région ou une école stylistique. principes d’interprétation Apprécier la musique irlandaise implique d’en comprendre le fonctionnement de base, et éviter ainsi de s’exclamer « c’est toujours la même chose ! ». Il est exact que toute tradition musicale implique des cadres, que l’on parle de musique baroque, de jazz, de rock’n’roll, d’opéra, de hip-hop, etc. La musique irlandaise n’échappe pas à cette règle permettant à deux musiciens qui ne se sont jamais rencontrés de pouvoir jouer ensemble, en considérant que l’essentiel de la transmission de cette tradition et de ses techniques se fait oralement, et non pas par écrit. Il faut donc constamment garder à l’esprit qu’une mélodie de musique irlandaise ne se joue pas en suivant une partition mais en écoutant diférentes versions et en se l’appropriant. De même, un musicien ne jouera jamais la même mélodie de la même façon deux fois de suite, ajoutant ou retirant à chaque fois quelques ornementations, et reprenant son soule à des moments diférents en fonction des circonstances, de sa technique ou de son imagination. De façon très schématique, une mélodie de type jig, reel, hornpipe, etc. sera le plus souvent composée de deux parties : la première partie de huit mesures est appelée “the tune” (A) et suivie de sa répétition parfois légèrement diférente (A’) ; la deuxième partie de huit mesures, appelée “the turn”, monte souvent à l’octave supérieure (B) et est de même suivie de sa répétition parfois légèrement modiiée également (B’). On obtient donc de façon générale une structure de type AA’BB’, qui est généralement répétée une deuxième fois, voire une troisième fois. Certaines mélodies sont cependant loin de ces normes et, peuvent monter jusqu’à cinq, six ou, à l’extrême, sept parties diférentes pour la jig intitulée “he Gold Ring” (AA’BB’CC’DD’EE’FF’GG’). Les choses ne s’arrêtent pourtant pas là car, à l’exception des mélodies particulièrement longues citées ci-dessus, les musiciens tendent à enchaîner deux ou trois mélodies de
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suite, leur art résidant dans la capacité à trouver des enchaînements qui produisent une dynamique nouvelle à chaque changement de mélodie, parfois accompagné d’interjections et de compliments : “good man!”, “lovely !”, “maith thú”, “mo cheol thú” (plus rarement au pluriel “maith sibh” et “mo cheol sibh”), etc.
musique et genres Comme dans toutes les sociétés européennes à la même époque, les rôles respectifs de l’homme et de la femme en Irlande jusqu’au milieu du XXe siècle sont clairement déinis, comme l’expliquent ici deux sociologues américains dans une étude majeure de la société irlandaise rurale réalisée dans les années 1930 : he country districts recognize only vaguely the right of a woman to hold property. he patrilineal identiication of family and land is incompatible with it. Whatever farm a woman works or controls is regarded as a trust for a son or brother of her husband or father.18
L’histoire apporte son lot d’explications, justiiant de manière plus ou moins convaincante l’invisibilité (et non l’absence) des femmes dans la musique en Irlande19 : la fonction de harpeur (cruitire) aurait été inaccessible aux femmes durant l’Antiquité, si ce n’est réduite à celle de prophétesse (banfáith) ou de poète (banile) ; l’absence de musiciennes dans les récits mythologiques irlandais peut être considérée comme une validation de ce point de vue, même si l’on ne peut pas totalement écarter la possibilité 18
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« Les collectivités locales ne reconnaissent que vaguement le droit d’une femme à être propriétaire. L’identiication patrilinéaire de la famille et de la terre rend cela incompatible. Quelle que soit la ferme sur laquelle une femme travaille ou qu’elle dirige, elle est considérée comme un bien qui lui est conié au nom d’un ils ou d’un frère de son mari ou de son père. » Arensberg, Conrad M., et Kimball, Solon T., Family and Community in Ireland (Cambridge, MA : Harvard University Press, 1940), 133. Pour une analyse de cette invisibilité, voir Slominski, Tes, “he Queen of Irish Fiddlers: Intelligibility, Gender, and the Irish Nationalist Imagination” in Ethnomusicology Ireland, no. 2/3 (juillet 2013), 1–20.
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que les scribes du Moyen Âge, moines catholiques, aient modiié les cycles mythologiques dans ce sens. Soulignons cependant le fait que Brigit, la principale divinité féminine celtique, est considérée comme la mère de tous les ilid (la caste des poètes) et plus particulièrement des trois frères Goltraiges, Gentraiges et Suantraiges, dont les noms désignent les trois modes musicaux régissant, en théorie, la musique traditionnelle en Irlande : le sommeil, la joie et la tristesse. La harpe irlandaise est également, à l’origine, un instrument foncièrement masculin. Comme nous l’avons vu (Chapitre III), sur les dix harpeurs présents au grand rassemblement de Belfast en 1792 iguraient neuf hommes et une seule femme, Rose Mooney, qui obtint la troisième place.20 Il faut sans aucun doute voir là, outre le caractère essentiellement masculin des métiers ambulants, l’inluence lointaine mais persistante des fonctions religieuses et militaires dans la tripartition fonctionnelle telle qu’elle a été proposée par Georges Dumézil (voir le Chapitre I).21 L’instrument symbolique de l’Irlande ne s’est donc féminisé qu’à partir du XIXe siècle et on décèle ici l’inluence d’une vision aristocratique et classique où la musique était en grande partie réservée au passe-temps des femmes et des jeunes illes de bonne famille.22 Cette transformation inluença par la suite la harpe celtique qui devint également un instrument féminin lors du regain d’intérêt qu’elle suscita à la in du XIXe siècle, puis à l’heure de sa renaissance, vers le milieu du XXe siècle. Une telle airmation surprendra les coutumiers d’une occurrence aujourd’hui familière, la belle harpiste en robe longue, que l’on rencontrera plus particulièrement en Irlande dans certains banquets pseudo-médiévaux, comme celui du château de Bunratty, comté de Clare. 20 21 22
Voir O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (1913), 83–93. Voir Dumézil, Georges, L’Idéologie Tripartite des Indo-Européens (Bruxelles : Latomus, 1958), ainsi que Guyonvarc’h, Christian-Jacques, et Le Roux, Françoise, Les Druides (1986), 42–43 et 142–143. Ceci vaut également pour le piano. Pour cette partie, voir Davis, Leith, Music, Postcolonialism, and Gender: he Construction of Irish National Identity, 1724–1874 (Chicago, IL : Notre-Dame University Press, 2006) ; voir également O’Shea, Helen, “Deining the Nation and Conining the Musician: he Case of Irish Traditional Music” in Music & Politics, vol. III no. 2 (été 2009).
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La cornemuse, instrument essentiellement militaire à l’origine, ne pouvait, de ce fait, être jouée par les femmes. Bien que rapidement débarrassée de ses origines militaires, la version moderne de la cornemuse irlandaise (le union pipes, bientôt appelé uilleann pipes) qui apparut au XVIIIe siècle, continua de n’être jouée que par des hommes, et les archives ne recèlent que bien peu de noms d’uilleann pipers féminins pour cette période, sauf peut-être au sein du Cork Piper’s Club au début du XXe siècle, comme en attestent les portraits de Mollie Morrissey et May McCarthy dans l’ouvrage de Francis O’Neill, Irish Minstrels and Musicians.23 La lûte traversière it son entrée en musique traditionnelle irlandaise au début du XIXe siècle et demeura longtemps un instrument essentiellement masculin. De nombreux chercheurs estiment en efet que le succès de la lûte en Irlande est dû en grande partie aux fanfares, dont le répertoire était essentiellement composé de marches (jouées sur des ifres, puis sur des lûtes) dans un style également très militaire : les femmes n’y étaient donc pas admises. Longtemps également, la lûte eut la réputation de ne pouvoir être jouée par des femmes, en raison d’une supposée capacité thoracique nécessaire, problème qui fut résolu par les avancées technologiques du XIXe siècle. Enin, le concertina (vide inra, L’arrivée des accordéons) est souvent considéré en Irlande comme un instrument féminin depuis le début du XXe siècle, particulièrement dans le comté de Clare. Les illustrations, historiques ou récentes, mentionnées aux chapitres précédents, conirment cette distinction entre les rôles dans la musique en Irlande, où les femmes sont moins des instrumentistes que des chanteuses ou des danseuses.24 Pour ce qui concerne la danse, les step dances (« danses de pas ») furent dès leur apparition, réservées aux hommes, restriction peut-être due au caractère ambulant de la profession de maître de danse. D’autres explications parfois avancées incluent la complexité des igures des reels et des jigs efectuées par les hommes, les pas féminins restant coninés au
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O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (1913), 333 et 335. Ceci n’est cependant pas une particularité de la musique traditionnelle et se retrouve également dans les musiques jazz et rock (avec peu de femmes jouant de la guitare ou de la batterie), voire en musique classique à certains égards (où les instruments portables les plus lourds sont souvent joués par des hommes).
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simple et au léger : les hornpipes, par exemple, furent longtemps l’apanage des hommes en raison de l’énergie requise, quoique le comté de Cork ait fait exception à cette règle, les femmes y ayant accès depuis plus longtemps.25 Dans le répertoire chanté, deux catégories historiquement associées aux femmes en Irlande sont les berceuses et les chants funèbres. Ces derniers (les caoineadhnte, d’où l’anglais keen), en gaélique pour la plupart, sont relativement nombreux dans la tradition populaire, quel que soit le pays considéré. On en retrouve de discrètes traces dans la littérature irlandaise, notamment lorsque l’écrivain Synge en donne une description après avoir assisté à un enterrement vers 1900 sur les Îles d’Aran : While the grave was being opened the women sat down among the lat tombstones, bordered with a pale fringe of early bracken, and began the wild keen, or crying for the dead. Each old woman, as she took her turn in the leading recitative, seemed possessed for the moment with a profound ecstasy of grief, swaying to and fro, and bending her forehead to the stone before her, while she called out to the dead with a perpetually recurring chant of sobs. All round the graveyard other wrinkled women, looking out from under the deep red petticoats that cloaked them, rocked themselves with the same rhythm, and intoned the inarticulate chant that is sustained by all as an accompaniment.26
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Pour une rélexion sur les instruments et les danses, voir Schiller, Rina, “Gender and Irish Traditional Music” in Vallely, Fintan, Hamilton, Hammy, Vallely, Eithne, et Doherty, Liz (dir.), Crosbhealach an Cheoil – he Crossroads Conference 1996 (Dublin : Whinstone, 1999), 200–205. « Pendant que l’on creusait la tombe, les femmes s’assirent parmi les pierres tombales, bordées d’une pâle frange de fougères précoces, et entonnèrent la keen, ou pleurs pour les morts. Chaque femme à son tour prenait le récitatif principal et semblait à cet instant possédée et transportée par un profond chagrin, se balançant d’avant en arrière, et s’agenouillant pour coller son front sur la pierre devant elle, tout en appelant le mort dans un sanglot chanté perpétuel. Tout autour du cimetière, d’autres femmes ridées, levant leur regard, la tête protégée par leurs jupons d’un rouge profond, se balançaient en rythme et marmonnaient ensemble ce chant continu d’accompagnement. » Synge, John Millington, he Aran islands (Boston, MA : John W. Luce, 1907), 64. Voir également Porter, Gerald, “Grief for the Living: Appropriating the Irish lament for songs of emigration and exile” in Humanities Research, One Common hread: he Musical World of Lament, vol. XIX no. 3 (2013), 15–25.
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On trouvera également cinq exemples musicaux notés de keen dans la collection de P. W. Joyce Old Irish Folk Music and Songs (1909), ainsi que dans la pièce de théâtre de George Fitzmaurice (1877–1963), he Magic Glasses (1913).27 Les berceuses faisaient, et font encore, partie des occupations quotidiennes des parents, et principalement des femmes jusqu’au XXe siècle, mais ce genre ne semble pas aussi représenté qu’en Écosse, notamment. La garde des troupeaux était vraisemblablement une occupation également réservée aux femmes sans, pour autant, en posséder les mêmes implications sociales : débarrassé de ses obligations rythmiques, ce type de chansons pastorales présente généralement des mélodies beaucoup plus travaillées et ornementées, car plus lentes. Les chansons d’amour semblent être fort nombreuses depuis le XVIIIe siècle ; force sera pourtant de constater que la vaste majorité des chansons en anglais du début du XXe siècle parlent des femmes vues par les hommes, mais ne sont pas des compositions de femmes. De même, nous disposons de peu d’exemples irlandais de chansons de travail centrées sur les activités féminines, essentiellement constituées par le ilage et le tissage.28 Carmel Ó Boyle releva dans les années 1980 cette pénurie de chansons pour femmes, notant avec regret que “Irish women were not encouraged in the past to sing, but rather to listen”.29 Faut-il en conclure que le répertoire fait défaut, ou que sa difusion a été freinée pour diverses raisons ? Nous n’avons pas de réponse déinitive à cette question qui reste à étudier, comme de nombreux aspects du rôle des femmes dans la musique irlandaise. Pourtant, quelques personnalités féminines émergent, comme Margaret Barry (1917–1989), qui mérite d’être signalée tant son inluence fut grande sur la génération suivante : née à Cork dans une famille de gens du voyage 27
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Voir Fitzmaurice, George, “he Magic Glasses” in Owens, Cóilín D. et Radner, Joan N., Irish Drama, 1900–1980 (Washington, DC : Catholic University Press, 1990) ; Joyce, Patrick W., Old Irish Folk Music and Songs (1909), no. 162, p. 82; no. 259, p. 124; no. 483, p. 267; no. 647, p. 327; no. 655, p. 330. Voir notamment Arensberg, Conrad M., et Kimball, Solon T., Family and Community in Ireland (1940), chapitre XI, “Familism and Sex”. « Autrefois, on n’encourageait pas les Irlandaises à chanter, mais plutôt à écouter » Ó Boyle, Carmel, he Irish Woman’s Songbook (Cork : he Mercier Press, 1986), 4.
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musiciens, elle quitta le foyer à l’âge de 16 ans pour devenir chanteuse de rue, s’accompagnant elle-même au banjo : au gré de ses pérégrinations dans les villes et villages d’Irlande, elle développa un style si puissant qu’elle pouvait se passer d’ampliication, même devant des salles de plusieurs milliers de personnes.30 Elle fut remarquée en 1951 à Dundalk par l’ethnologue américain Alan Lomax qui la propulsa vers une célébrité qui lui valut le surnom de Queen of Gypsies (« Reine des Gitans »), notamment dans les clubs folk en Angleterre, où elle vécut durant les années 1960, avant de retourner en Irlande.31 Plus récemment, le développement des sessions dans les pubs en GrandeBretagne puis en Irlande à partir du milieu du XXe siècle a également eu pour conséquence une domination masculine du genre : la présence des femmes dans ces lieux de socialisation publique y était mal considérée, hormis dans les recoins soustraits à la vue qui leur étaient réservés (les snugs), dans certains cas jusque dans les années 1980. Dans de nombreux cas, les musiciennes semblent cependant n’avoir laissé de traces que dans les archives familiales, et ces ressources inexploitées pourraient sans doute révéler des trésors : désormais, plus rien ne semble pouvoir limiter la place des femmes dans la musique en Irlande mais, comme dans de nombreux pays et de nombreuses expressions culturelles, l’histoire pèse encore suisamment pour que le milieu musical reste foncièrement masculin.32 On remarque cependant de plus en plus de femmes à de hauts niveaux de recherches universitaires et à des postes importants : si Annie Patterson (1868–1934) est la seule femme a émerger à ce titre à la in du XIXe siècle, on peut aujourd’hui citer de nombreux noms tels que Ann Buckley, Ríonach Uí Ógáin, Sandra Joyce, Helen Phelan, Grace Toland, etc. 30 31 32
Le micro était une nouveauté à cette époque : rappelons que le premier Français à l’utiliser sur scène fut Jean Sablon à partir de 1936. Barry, Margaret, Songs of an Irish Tinker Lady, Riverside Records RLP 12–602, 1956 ; I Sang hrough the Fair, Topic Records 12T123, 1965. A titre d’exemple représentatif des musiciens émergents, le prix du Gradam Ceoil pour le meilleur jeune musicien de l’année entre 1998 et 2018 a vu quinze hommes l’emporter sur vingt-et-une années, soit 71 pour cent de gagnants masculins.
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Notons enin une exception : en 1992, le disque le plus vendu en Irlande fut “A Woman’s Heart”,33 compilation de cinq chanteuses et d’une musicienne irlandaises aux styles plus ou moins traditionnels et, surtout, belle réussite commerciale d’une maison de disques lairant les thèmes porteurs34 : l’album se transforma rapidement en phénomène de société, dans le sillage du discours d’investiture de Mary Robinson (1944–) à la présidence de la République d’Irlande, en 1990, sur le thème de Mná na hÉireann (en gaélique irlandais « Femmes d’Irlande »).35 des musiciens de références A partir du début du XXe siècle, la vie des musiciens les plus importants en Irlande nous devient familière, grâce à l’attention qui leur est portée, mais aussi grâce aux enregistrements. Certains ont laissé une trace importante dans l’héritage musical irlandais, ainsi que dans la mémoire collective de certains comtés et villages.
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A Woman’s Heart, Dara-RTÉ, DARTE158, 1992, s’est vendu à plus de 750 000 exemplaires, et reste à ce jour la meilleure vente de disques en Irlande. Avec Mary Black, Dolores Keane, Sharon Shannon, Eleanor McEvoy, Frances Black, Maura O’Connell. Il fut suivi d’un Woman’s Heart 2 (Dara Records, 063, 1993), avec les mêmes personnalités (sauf Eleanor McEvoy), ainsi que Sinéad Lohan, Mary Coughlan, Sinéad O’Connor et Maighread Ní Dhomhnaill. Un album anniversaire parut également pour les dix ans, puis un autre pour les vingt ans, accompagné d’un documentaire radio : Murphy, Kiara, Our Women’s Hearts, RTÉ1, 28 avril 2012. La chanson titre “Only a Woman’s Heart” provoqua à cette époque une polémique à la hauteur du phénomène. L’auteur des paroles (“my heart is so low as only a woman’s heart can be” : « Mon cœur est si triste, ce que seule le cœur d’une femme peut connaître »), Eleanor McEvoy, se vit accusée de sexisme anti-homme. Pour sa défense, elle dut évoquer le fait qu’il s’agissait d’une chanson sur les menstruations féminines : voir l’interview par Colm O’Hare, he Real McEvoy, Hot Press, 11 août 1993. Sur la base d’un poème rédigé au XVIIIe siècle par le poète du Nord de l’Irlande Peadar Ó Doirnín (v. 1700–1769). Plus récemment une association de joueuses de uilleann pipes a constitué un groupe Facebook sous le nom Mná na hUilleann.
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Dinny Delaney (1841–1919) L’un des premiers d’entre eux est le union piper Denis (Dinny) Delaney, né en 1841 à Ballinasloe (comté de Galway), qui était déjà à l’époque le site d’une importante foire aux chevaux annuelle. Selon Francis O’Neill, il excellait dans l’évaluation de la valeur d’un animal mais, chose surprenante pour un aveugle, il était également déménageur de profession ! Il a surtout laissé dans l’imagination populaire l’image d’un homme doté d’un grand humour et d’une technique incomparable à la cornemuse irlandaise. Il se targuait d’ailleurs d’avoir remporté vingt-neuf fois la première place des concours de union pipes organisés à partir de 1897 lors des Feis, les festivals de la Ligue gaélique. Mais il ne se consola pas d’avoir perdu en 1912 lors du Feis de Dublin et quitta précipitamment l’assemblée.36 On peut avoir un aperçu de sa technique et de son style grâce à un enregistrement de la single jig “he Old Hag in the Kiln” réalisé sur un cylindre Ediphone lors du Feis Cheoil de 1899, qui laisse percevoir un style très expansif.37 Dinny Delaney, par ailleurs musicien professionnel, était un animateur apprécié lors des événements communautaires que représentaient les fêtes, mariages, baptêmes, soirées et après-midi de danse, etc. Il était également estimé par l’aristocratie, mais plus encore par les autres musiciens en raison de son style très particulier, quelquefois qualiié de mélancolique, et qui tenait sans doute à l’utilisation d’un chanter (chalumeau) en Si bémol, plus grave que le chanter en Ré déjà répandu à l’époque. Il mourut en 1919 à l’âge de 68 ans, dans un hospice de pauvres à Ballinasloe, comté de Galway, non sans avoir été arrêté par la police en 1916 lors d’une foire, pour avoir joué « des airs séditieux » durant cette période agitée.
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Voir O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (1913), 305–308. Enregistrement consultable à la Irish Traditional Music Archive, à Dublin.
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Mrs Crotty (1885–1960) L’une des rares femmes à être entrée dans le cercle fermé des légendes de la musique irlandaise est Mrs Crotty, née Elizabeth Markham en décembre 1885 près de Cooraclare, comté de Clare. Dans une famille d’agriculteurs, musiciens à leurs heures perdues, elle apprit très jeune à contribuer grâce à son concertina à la vie musicale de sa région, l’une des plus désolées d’Irlande, et fut bientôt réclamée pour toutes les occasions, qu’elles soient joyeuses comme les après-midi et les soirées de danse (crossroads dances et house dances), ou tristes comme les American wakes, veillées d’adieux aux immigrés en partance pour l’Amérique. En 1914, elle épousa Miko Crotty et partit avec lui vers le village voisin de Kilrush tenir le Crotty’s pub. Celui-ci devint au il des années l’un des hauts lieux de la musique en Irlande, à une époque où les femmes jouaient très rarement en public, encore moins dans un pub. Le comté de Clare est particulièrement connu pour son association avec le concertina (de type « anglo ») dont jouait déjà sa sœur Maggie, mais c’est Liz Crotty qui devint sans conteste l’ambassadrice de l’instrument dans toute l’Irlande, dans un style peu ornementé mais très enlevé, sans aucun doute dû à son habitude de jouer pour des danseurs depuis de nombreuses années. Sa réputation resta longtemps coninée à un rayon de quelques kilomètres, seuls les musiciens des autres comtés connaissant le Crotty’s pub. Mais elle devint beaucoup plus célèbre durant les années 1950, essentiellement grâce aux enregistrements réalisés sous la houlette de Ciarán Mac Mathúna (1925–2009) par Raidió Éireann, la radio nationale irlandaise (qui devint plus tard RTÉ, Raidió Teilifís Éireann) : la première tournée du studio mobile en 1955 emmena celui-ci vers le comté de Clare où il enregistra Mrs Crotty jouant sur son Lachenal à trente boutons des airs qui devinrent déinitivement associés à son nom, comme “he Wind that Shakes the Barley” et “he Reel with the Beryl”, ainsi que la chanson “An Droighnean Donn (he Blackthorn Stick)”. Elle fut également la première présidente du comité régional du Comhaltas Ceoltóirí Éireann et participa activement à l’organisation du Fleadh Cheoil de Ennis en 1956. Elle ne proita malheureusement pas longtemps du renouveau musical irlandais et mourut le 27 décembre 1960 à
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Kilrush, où un festival est organisé chaque année en son honneur, et où elle a été presque élevée au statut de sainte. Johnny Doherty (1895–1980) Lui aussi né dans une grande famille de musiciens (son père et son frère, entre autres, étaient des iddlers réputés), John Doherty est devenu l’une des grandes références en matière de iddle du comté du Donegal. Né à Ardara vers 1895, il fut reconnu dès son adolescence comme un musicien particulièrement doué, et donc très demandé. La principale occupation de sa famille était la vente ambulante, activité qu’il reprit à son compte par la suite, y associant ses tournées musicales : un séjour dans une localité durait de quelques jours à quelques semaines, durant lesquels John jouait les ferblantiers et les marchands le jour, puis se transformait en musicien le soir, soit pour l’enseignement, soit pour la danse. Son style, que l’on a parfois considéré à tort comme un exemple parfait du style du Donegal, devait en réalité tout autant à son environnement musical et à ses pairs qu’à son propre caractère, et peut être considéré globalement comme staccato. Sa réputation locale et régionale n’était plus à faire dès 1920 mais, malgré quelques succès obtenus par John lors de compétitions, son style venu du Donegal resta longtemps considéré comme une déviance de la norme par les organisateurs de concours nationaux, car trop inluencé par le iddling écossais. Il tendait en outre à éviter les micros qui souhaitaient l’enregistrer, soit par timidité, soit parce qu’un musicien itinérant, bien que respecté dans sa fonction d’animateur de house dances, l’était moins lorsqu’il jouait pour être écouté : jouer dans un pub était encore mal considéré. Il fallut attendre les années 1940 pour que son renom atteigne tous les auditeurs de la radio irlandaise, une fois de plus grâce aux collectages enregistrés. La reconnaissance vint également d’un grand nombre d’enregistrements commerciaux réalisés au il des décennies38 et d’un documen38
Doherty, John, Pedlar’s Pack, EFDSS Records LP 1003, 1964 ; Johnny Doherty, Comhaltas Ceoltóirí Éireann, CL-10, 1975 ; John Doherty, Gael-Linn, CEF 073, 1978 ; Bundle And Go, Topic Records, 12TS398, 1984.
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taire que lui consacra la chaîne de télévision UTV en 1972.39 Il mourut en janvier 1980, à l’âge de 85 ans. Le Kilfenora Céilí Band Le début du siècle est également la période qui voit naître les premiers Céilí Bands, ou groupes de musique traditionnelle. Certains sont toujours en exercice après plusieurs décennies, dont le Tulla Céilí Band et le Kilfenora Céilí Band, sans doute les plus célèbres d’entre eux. Le village de Kilfenora est situé dans le Burren, paysage lunaire à quelques kilomètres des falaises de Moher, dans le comté de Clare. C’est aussi le lieu de naissance d’un Céilí Band parmi les plus anciens d’Irlande. Créé en 1907, à l’époque où ce terme n’existait pas encore, ain de réunir des fonds pour l’Église, il se transforma petit à petit en un groupe d’animation de soirées. Le caractère communautaire était bien sûr omniprésent dans l’esprit de ces formations qui, très souvent, étaient composées autour d’une ou deux familles de musiciens extrêmement soudées. Le Kilfenora Céilí Band comprenait déjà à l’origine les principaux ingrédients qui allaient faire son succès durant les décennies suivantes : accordéon, lûte, violon, concertina, mais également banjo, et piano. Il est d’ailleurs probable que ces deux derniers instruments furent popularisés par les Céilí Bands à l’époque où l’ampliication électrique n’existait pas encore, et où le volume sonore nécessaire pour faire danser une salle entière réclamait la présence de nombreux musiciens. Jouer pour des danseurs n’est d’ailleurs pas toujours chose aisée, et les critiques étaient prompts à déclarer tel ou tel Céilí Bands inapte ; mais le Kilfenora Céilí Band fait partie de ces rares groupes sachant faire plaisir autant aux danseurs qu’aux oreilles attentives. On peut ainsi considérer que les premiers exemples de musique de groupe dans la tradition irlandaise datent de l’invention du Céilí Band, qui apportait aux airs de danses traditionnelles une rythmique inluencée par le jazz du début du siècle, avec batterie et piano. La grande mode des Céilí dances n’apparut que dans les années 1920, et fut consolidée au milieu des
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Doherty, Johnny, Fiddler on the Road, Joe Lyttle, UTV, 1972, 40 minutes.
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années 1930 grâce à une législation interdisant la musique en dehors des salles oicielles, souvent paroissiales. Ces soirées de danses constituèrent dès lors la première distraction de la population irlandaise rurale jusque dans les années 1960. Les principaux Céilí Bands furent créés dans les années 1940, à une époque où la politique menée par le Taoiseach (premier ministre) Éamon de Valera durant la Deuxième Guerre mondiale correspondait à un repli sur soi et à une recherche des valeurs rurales, considérées comme absolument fondamentales par le gouvernement. Mais cette période correspond également à une stagnation économique dangereuse pour l’Irlande. Les élections de 1957, puis la nomination de Éamon de Valera au poste honoriique de président de la République, alors remplacé au poste de premier ministre par Seán Lemass, allaient orienter l’Irlande vers un horizon tout à fait diférent, beaucoup plus ouvert sur le monde extérieur, et peutêtre également plus urbain. Après deux décennies de gloire et de règne absolu avant la Seconde Guerre mondiale, les Céilí Bands cédèrent leur place dans les dance halls aux show bands, les groupes de variété irlandais de l’époque. Le chant le chant en gaélique sean-nós La voix, et plus particulièrement le chant a capella, est généralement considérée comme la base de la musique irlandaise. Tomás Ó Canainn (1930– 2013) explique ainsi l’importance capitale de cette forme musicale dans la perception de la musique traditionnelle irlandaise aujourd’hui : No aspect of Irish music can be fully understood without a deep appreciation of sean-nós (old style) singing. It is the key that opens every lock. Without a sound knowledge of the sean-nós and a feeling for it a performer has no hope of knowing what is authentic and what is not in playing and decorating an air.40
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« On ne peut véritablement saisir tous les aspects de la musique irlandaise sans une profonde estime pour le chant sean-nós (ancien style). C’est la clé qui ouvre toutes les
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Mais cette vision est parfois considérée comme exagérée par d’autres chercheurs qui estiment qu’il s’agit-là d’un : (…) fairly prescriptive account of aspects of Irish folk (here called “traditional”) music (…). some shortcomings of method must be pointed out. It is unreasonable, and rather old-fashioned. to assume that singing in Irish is automatically “traditional” (for all?) because it is in Irish. Especially unfortunate is the tendency to present the lrish as “diferent” and their music as that of an esoteric club. to state that “Without a sound knowledge of the séan-nos and a feeling for it a performer has no hope of knowing what is authentic and what is not in playing and decorating an air” (p. 49). Pi-jaw (…).41
Dans le sean-nós, qui désigne ce chant en gaélique, une syllabe peut correspondre à plusieurs notes chantées : les musicologues nomment cette suite de notes un mélisme, du grec μελισγα « mélodie », d’où l’appellation « chant mélismatique ». Certains musiciens considèrent que les ornementations ne sont possibles que dans un contexte de production en solo, d’où l’airmation parfois émise selon laquelle la musique traditionnelle irlandaise est une musique de solistes, et non de groupes. On estime également qu’elle est basée sur la métrique de la poésie gaélique, et qu’une nouvelle corporation de poètes fut inluencée par la chanson courtoise provençale importée par les Anglo-Normands dès la in du XIIIe siècle (voir le Chapitre I).
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portes. Sans une bonne connaissance et un véritable amour du sean-nós un musicien n’a aucune chance de savoir ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas lorsqu’il joue ou ornemente un air. » Ó Canainn, Tomás, Traditional Music in Ireland (Londres : Routledge et Kegan Paul, 1978), 49. « Une description assez normative des aspects da la musique populaire (ici appelée « traditionnelle ») irlandaise (…). Certaines lacunes de la méthode doivent être soulignées. Il est déraisonnable et plutôt démodé de supposer que le chant en irlandais est automatiquement « traditionnel » (pour tous ?) parce qu’il est en irlandais. Il est particulièrement regrettable de voir les Irlandais présentés comme “diférents” et leur musique comme celle d’un club ésotérique ; de lire l’airmation selon laquelle “sans une bonne connaissance et un véritable amour du sean-nós un musicien n’a aucune chance de savoir ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas lorsqu’il joue ou ornemente un air” (p. 49). Quel discours moralisateur ! » Shields, Hugh, recension de Ó Canainn, Tomás, Traditional Music in Ireland (Londres : Routledge et Kegan Paul, 1978), in Ethnomusicology, vol. 24 no. 3 (septembre 1980), 595.
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Nombre de ces poètes étaient d’ailleurs également des musiciens itinérants, voire enseignants dans les hedge schools. L’un des derniers d’entre eux, Antoine Ó Raiteirí (1784–1835), également chanteur et joueur de violon dans sa région natale du comté de Mayo, s’exprimait ainsi au début du XIXe siècle :42 Mise Raiteirí, an ile, lán dóchais is grá le súile gan solas, ciúineas gan crá, ag dul síos ar m’aistear le solas mo chroí, fann agus tuirseach go reireadh mo shlí; tá mé anois lem aghaidh ar Bhalla ag seinm cheoil do phócaí folamh.
Je suis Raiteirí, le poète, Plein d’espoir et d’amour, Les yeux sans lumière, un calme sans peine, Suivant ma voie, la lumière de mon cœur, Faible et las à la in de ma route : Regardez-moi, tourné vers Balla, Jouant de la musique à des poches vides.42
Ces lignes considérées par Seán Ó Tuama comme révélatrices d’une évolution vers un style plus populaire,43 nous rappellent que la fameuse aisling (ou « vision ») des poètes en gaélique irlandais du XVIIIe siècle, plus hermétique, était l’héritière d’une tradition très ancienne. Ces poètes devinrent par la suite ces chanteurs itinérants que l’on pouvait encore rencontrer au début du XXe siècle dans les villes et les villages d’Irlande. Le terme de sean-nós pour décrire le chant soliste en gaélique non-accompagné serait apparu au tout début du XXe siècle,44 à l’occasion des compétitions 42
D’après la traduction en anglais de homas Kinsella, voir Ó Tuama, Seán, et Kinsella, homas, An Duanaire – 1600–1900 – Poems of the Dispossessed (1981), 252–253. 43 Voir Ó Tuama, Seán, et Kinsella, homas, An Grá in Amhráin na nDaoine (1960). 44 Voir Costello, Éamonn Seosamh, Sean-nós singing and Oireachtas na Gaeilge: Identity, Romantic Nationalism, and the Agency of the Gaeltacht Community Nexus, thèse de doctorat, université de Limerick, 2015, sous la direction de Sandra Joyce et Niall Keegan. Voir également Ó Súilleabháin, Donncha, Scéal an Oireachtais: 1897–1924 (Dublin : An Clóchomhar, 1984), ainsi que Ó Laoire, Lillis, National identity and local ethnicity – he case of the Gaelic League’s Oireachtas sean-nós singing competitions, Memorial University of Newfoundland’s International Phenomenon of Singing Symposium, St John’s, Newfoundland, 2000, 160–169.
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de chant organisées par la Ligue gaélique lors du festival du Oireachtas. Voici la description de l’une de ces compétitions de chant, donnée par Henry Fagan en 1903 après avoir assisté à plusieurs spectacles durant un Feis régional à Galway en 1902 : But the items that took me most were the songs sung by two peasants, irst and second prizemen. Out he came, tripped and recovered with a little hop, steadied himself, and then seeing the audience, instantly gave a little bow, which the hand, brought nicely and naturally towards the head with a smile, helped much. He was ine-looking boy, about thirty, cleanly built, strong and hearty, a bit stif, perhaps, in his “Sunday best,” but very pleasing. He was somewhat nervous, but no trace of fear in his manly face. He began when he was told. Oh, dear me! It was like a blackbird at the far end of a wood, just venturing ater heavy summer rain. He had a lovely voice. he house was hushed. He felt it, and rose to it. he eye kindled, the hands could hardly be kept quiet; the body, too, swayed slightly. Some one in the gallery said one word in Irish – one word. Its efect was magical on the singer and on the house, and the aterpart was one long enthusiastic scene. But when he clamoured for an arís it was beautiful to see the great pleased handsome boy waiting like a child to know from the managers what he was to do.45
Il est donc vraisemblable que l’expression ar an sean-nós, c’est-àdire « (chant) dans l’ancien style », fut inventée peu de temps après cet
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« Mais ce qui m’intéressa le plus furent les chansons de deux paysans, premier et deuxième prix. Il arriva, trébucha et se rattrapa d’un petit saut, retrouva son équilibre puis, voyant le public, salua immédiatement en s’inclinant, son sourire et sa main portée simplement et naturellement à sa tête y faisant beaucoup. C’était un bel homme, d’environ trente ans, de belles proportions, vigoureux et robuste, un peu raide, peutêtre dans ses « habits du dimanche », mais très agréable. Il était certes nerveux, mais pas la moindre appréhension sur son visage d’homme. Il commença au signal. Oh, mon Dieu ! C’était comme un merle chantant du fond du bois, s’aventurant après une forte pluie d’été. Il avait une très belle voix. L’assistance silencieuse était fascinée. Il le sentit et en fut galvanisé. Le regard aiguisé, les mains tout aussi éloquentes ; son corps, également, se balançait légèrement. Un spectateur lança un mot en irlandais, un seul mot. L’efet fut magique sur le chanteur et sur l’assistance, et le reste de sa prestation prolongea cet enthousiasme. On réclama un bis, mais tout le charme de ce beau jeune homme satisfait ressortit lorsqu’on le vit attendre comme un enfant les ordres des organisateurs pour savoir ce qu’il devait faire. » Fegan, Henry, “A Feis” in he Irish Monthly, vol. 31 no. 362 (Dublin : Irish Jesuit Province, 1903), 466.
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événement, vers 1905 ou 1910 au plus tard. Comme pour toutes les activités de la Ligue gaélique, l’expression utilisée pour les concours fut simplement traduite en gaélique et devint amhrán ar an sean-nós46 : il s’agit donc avant tout d’une déinition émanant des anglophones, et non pas du nom qu’en donnaient eux-mêmes les gaélophones, qui ne connaissait sans doute pas d’autres façons de chanter en irlandais. De façon surprenante pourtant, aucune référence à cette expression culturelle irlandaise ne igure dans les principaux ouvrages de W. H. Grattan Flood (A History of Irish Music, 1ère édn 1905, révisé jusqu’en 1927) ou de Francis O’Neill (Irish Minstrels and Musicians, 1913). Le sean-nós fut-il volontairement ou inconsciemment ignoré par ces premiers chercheurs ? Le fait est étrange lorsqu’on sait à quel point les auteurs du XIXe siècle s’évertuèrent à placer les termes Ancient ou Old dans les titres de leurs recueils de collectages. La langue irlandaise constituait peut-être une barrière infranchissable pour certains, mais c’est plus vraisemblablement le caractère hermétique de ce chant au premier abord qui en rebuta beaucoup : le sean-nós est en efet l’antithèse de l’expression musicale sentimentale du XIXe et du début du XXe siècle, davantage portée vers les voix de ténors, d’où certaines incompréhensions : Our country musicians are possessed of the talent of music and have in their minds the idea of the beautiful in it, but they cannot reproduce them, for they lack the technical means of doing so (applause). Were they reasonably educated they would produce a race of musicians worthy of our history (…). Because a singer or player, through lack of technical means, sang or played with a total disregard of any correctness of intonation, that did not qualify them to claim that they were using a scale of unusual construction. he majority of them did not adhere to the accepted musical scale, not that they used any other form of scale, but that their ear being totally untrained, they involuntarily produced a music not in any one scale, but in an ininity of scales of impossible construction (laughter and applause).47
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Cette expression ar an sean-nós fut quelques décennies plus tard également appliquée à un style de danse en solo assez relâché, originaire du Connemara, où les bras ne sont pas strictement collés au corps comme dans les compétitions. « Nos musiciens des campagnes sont doués pour la musique et ont le sens du beau, mais ils ne savent pas le reproduire [applaudissements]. Avec une éducation raisonnable, ils produiraient une famille de musiciens digne de notre histoire (…). Qu’un
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On peut cependant considérer que les compétitions eurent un efet bénéique sur le sean-nós, en sauvegardant une grande partie du répertoire au cours du XXe siècle, ainsi que les diférents styles régionaux, y compris celui du Donegal.48 Mais les tendances plus récentes sont malgré tout à l’établissement de certaines normes aux dépens des styles régionaux et des styles individuels, pourtant très importants dans ce contexte. Le tempo, notamment, est le plus souvent extrêmement lent en concours pour faciliter la production d’un très grand nombre d’ornementations propres à impressionner le jury, comme cela s’est également produit à partir du début du XXe siècle pour les concours de musique et de danse. Sur la forme, le sean-nós est en apparence d’une simplicité absolue : une voix non travaillée ; aucun accompagnement, aucune harmonisation ; pas de vibrato dans la voix ; pas de rythme ixe ; pas d’émotion apparente hormis dans les ornementations qui mettent en valeur la poésie et le lyrisme ; pas d’efet de dynamique forçant la voix ; une mélodie très luctuante. Ajoutons à cela une voix parfois nasalisée, une prise de respiration qui évite la in des vers, une accentuation des consonnes l, m, n, r pour rythmer la mélodie, et un dernier vers le plus souvent non chanté, mais simplement récité. Diicile à trouver pour le touriste de passage (irlandais ou non), il peut également être diicile à appréhender dans toute sa beauté et sa pureté par le non-initié, mais des chansons telles que “An Buachaillin Ban”, “Róisín Dubh” ou “Una Bhán” ne peuvent manquer de frapper par leur beauté : Sean-nós singing has the subtlety of a real art and does not easily reveal its secrets to the casual listener : for the secrets are all of small dimension, whether they be
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chanteur ou un musicien, par manque de moyens techniques, chante ou joue sans le moindre respect pour une intonation juste ne lui permet pas d’airmer qu’il utilisait une gamme inhabituelle. Leur oreille n’étant absolument pas formée, ils produisent sans le vouloir une musique qui n’appartient à aucune gamme, mais plutôt à une ininité de gammes impossibles [rires et applaudissements]. » Voir le Freeman’s Journal sur la conférence de Mr Darley, 21 octobre 1908, cité dans Brennan, Helen, he Story of Irish Dance (1999), 38. Comme pour la musique instrumentale, le style de sean-nós du Donegal est considéré comme très diférent des autres car sans doute plus inluencé par le style écossais : il est ainsi moins ornementé et plus régulier rythmiquement.
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Chapitre IV concerned with variation, ornamentation or stylistic devices. he performer is only partly aware of them himself and is not at pains to make them obvious to the uninitiated listener. He has a kind of detachment which invites the listener to pay no attention to the performer who is, ater all, only the medium by which the message is conveyed, but rather seems to ask him to concentrate his attention on what is being said and on the manner of its saying.49
Il ne semble pas que les chansons qui existaient en gaélique à cette époque aient été traduites en anglais, mais plus vraisemblablement qu’une nouvelle catégorie ait émergé, sur un ton parfois humoristique, et qui mélangeait les deux langues : le Irish macaronic verse. Le terme « macaronique », utilisé en Europe depuis le XVIe siècle, signiie à l’origine une poésie parodique mêlant une langue vernaculaire au latin et, par extension, à une langue plus internationale. Son étymologie est incertaine, sans doute de l’italien macaroneo, « poème burlesque » (dérivé plaisant de macarone), mais il s’agit bien entendu d’un mode d’expression courant de toutes les communautés plurilingues du monde. Ce genre, d’abord littéraire, trouva sa place en Irlande grâce aux moines, puis dans la chanson grâce aux hedge schoolmasters qui, bien souvent, connaissaient le latin (voire le grec) et le pratiquaient également, soit pour l’enseignement, soit pour airmer leur supériorité intellectuelle. La maîtrise de l’anglais en vint également à représenter un signe de pouvoir au XIXe siècle, qui représente l’apogée des macaronic songs, plus répandues dans le Munster que dans le reste de l’Irlande. Si la partie en gaélique ne se contentait d’ailleurs pas toujours de traduire le texte anglais, avec l’intention de se moquer plus ou moins
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« Le chant sean-nós a la subtilité d’un véritable art et ne révèle pas facilement ses secrets à l’auditeur inattentif : car les secrets sont inimes, qu’il s’agisse de variations, d’ornementations ou de procédés stylistiques. Le chanteur n’en est d’ailleurs que partiellement conscient, et ne cherche pas à les rendre plus évidents à l’oreille de cet auditeur inattentif. Son attitude quelque peu détachée invite l’auditeur à ne pas prêter attention au chanteur qui, après tout, n’est que le porteur du message, mais lui demande en revanche de concentrer son attention sur ce qui est dit et sur la manière de le dire. » Ó Canainn, Tomás, Traditional Music in Ireland (1978), 75.
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ouvertement des anglophones, la plupart des chansons restent relativement innocentes, simples et directes :50 Yesterday morning, ar maidin inné I spied a young damsel, is thug me dí spéis D’hiostruigh mé den bhruinneall, but she went away Is d’hág sí faoi bhrón mé, I’m sorry to say. Is trua gan mé is í straight going away Ar dtriall san loing adaidh over yon sea Gan ios ag aonduine where we were going to stay A Rí nár dheas an dóigh é should I live but one day.50
Hier matin, hier matin Je vis une belle demoiselle, et je m’épris d’elle Je lui parlai, mais elle s’éloigna Et m’abandonna à mon chagrin, je le dis avec peine. Quel dommage qu’elle et moi ne partions pas aussitôt En voyage sur ce bateau là-bas de l’autre coté des mers Sans que personne ne le sache, nous allions y vivre Oh ! Roi (Seigneur) ! Quelle heureuse vision, même si ma vie ne durait qu’un jour.
la transition linguistique Avant même la Grande Famine irlandaise (1845–1850), et ses conséquences dévastatrices sur la langue et la culture en Irlande, la création en 1831 des premières national schools (les écoles primaires subventionnées par l’État) – dont l’objectif était de construire des institutions non confessionnelles où l’anglais serait la seule langue utilisée – eut des efets irréversibles sur la langue gaélique. Dans un grand nombre de pays d’Europe, la mise en place d’un système éducatif gratuit dispensant un premier niveau d’alphabétisation fut bien entendu une avancée majeure, mais la résonance en Irlande fut particulière : progressivement, tous les enfants de langue gaélique commencèrent à utiliser l’anglais quotidiennement et à l’associer à une forme supérieure de culture, voire avec l’unique ouverture vers la modernité. On trouve ainsi, dans le cadre des leçons de géographie accompagnant le programme
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Cité par Carson, Ciarán, Last Night’s Fun (Londres : Jonathan Cape, 1996).
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scolaire oiciel de 1859, les commentaires suivants du révérend presbytérien James Carlile (1784–1854), Commissaire général à l’Éducation : he island of Great Britain, which is composed of England, Scotland, and Wales, and the Island of Ireland form (…) the British Empire in Europe. he people of these islands have one and the same language (all at least who are educated).51
L’irlandais était alors considéré comme un moyen de communication inférieur doté d’une grammaire et d’une prononciation diiciles, inutile en dehors de l’Irlande, et peu adapté au monde moderne urbain. Un nombre insigniiant de livres en irlandais fut d’ailleurs imprimé avant et après la famine : bien que les presses à vapeur nouvellement inventées aient considérablement simpliié le processus d’impression, elles proitèrent surtout à la langue dominante, l’anglais. Cependant, et contrairement à ce que l’on entend parfois dans les milieux militants irlandais aujourd’hui, aucune règle oicielle ne fut jamais établie pour interdire la langue irlandaise dans les écoles : les parents d’élèves gaélophones étaient si désireux que leur progéniture apprennent l’anglais que de nombreux maîtres d’école adoptèrent par eux-mêmes un système pour empêcher les enfants de parler leur langue maternelle. De nombreux auteurs ont décrit l’utilisation du Bata-Scóir porté autour du cou par des enfants qui avaient prononcé quelques mots en irlandais, et où une encoche était faite à chaque nouvelle infraction.52 La langue gaélique se vit ainsi rejetée pour des raisons culturelles, économiques et sociales, et la révolution industrielle venue d’Angleterre à la in
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« L’île de la Grande-Bretagne, composée de L’Angleterre, de l’Ecosse et du Pays de Galles, et l’île d’Irlande forment (…) l’Empire britannique en Europe. Les habitants de ces îles ont une seule et même langue (tout ceux, cependant, qui sont éduqués). » Carlile, James, McArthur, Alexander, et Whately, Richard (dir.), Fourth Book of Lessons for the Use of Schools (Dublin : Alex hom & Sons, 1859), 52. Le même système fut également mis en place en France sous la IIIe République dans certaines régions pour rabaisser les langues régionales au rang de « patois », sans qu’aucune loi ne l’impose aux instituteurs : Bretagne, Corse, Pays basque, Provence, etc.
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du XIXe siècle accentua encore ce processus, consacrant la langue anglaise comme la langue administrativement et économiquement prépondérante. Un dernier élément, le rôle du clergé et de la hiérarchie catholique, doit également être pris en compte dans cette disparition de la langue gaélique : le principal séminaire où étaient formés les prêtres, à Maynooth, comté de Kildare, ouvrit en 1795 grâce à des inancements du gouvernement britannique. Tous les séminaristes y étaient donc formés en anglais, peut-être également parce que les missionnaires irlandais pouvaient être appelés à partir dans le monde entier. Mais quelle que soit la raison, l’Église catholique resta au mieux indiférente, et parfois hostile à la langue irlandaise, et le professeur Máirtín Ó Murchú pouvait écrire rétrospectivement : he dominance of English in the domain of religious practise attributable to the establishment of Maynooth College must have been the greatest single blow to the Irish language. here is ample evidence to show that the Catholic Church became a major force of de-ethnicisation and Anglicisation.53
Avec l’intensiication de l’émigration vers l’Angleterre et les États-Unis, l’anglais devint la principale clé pour s’échapper du pays : les amis ou les proches déjà partis insistaient sur le fait que la « nouvelle langue » devait être apprise avant de venir. Une lettre d’un père émigré à son ils, écrite en irlandais, soulignait : “I gcuntas Dé, múin Béarla do na leanbháin, is ná bídis dall ar nós na n-asal a teacht anseo mac”.54 Et le géographe britannique d’origine allemande E. G. Ravenstein faisait remarquer dès 1879 :
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« La domination de l’anglais dans la pratique religieuse, que l’on peut attribuer à la fondation du séminaire de Maynooth, fut sans doute le principal coup porté contre la langue irlandaise. De nombreux éléments montrent que l’Église catholique devint l’une des causes principales de dé-ethnicisation et d’anglicisation ». Ó Murchú, Máirtín, Urlabhra agus Pobal / Language and Community (Dublin : Comhairle na Gaeilge Occasional Papers 1, 1971), 28–29. « Pour l’amour de Dieu, enseignez l’anglais à vos enfants et ne soyez pas aveugles comme ces ânes qui viennent ici. » Lettre fournie par Seán Ó Dúbhda lors de l’enquête menée par la Irish Folklore Commission de l’Université UCD à Dublin en 1955, cité par Karen Corrigan, “I gcuntas Dé múin Béarla do na leanbháin: eismirce agus an Ghaeilge sa naoú aois déag” (“For God’s sake teach the children English: Emigration
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Chapitre IV It is the national schools in which only English is taught, which have proved to be the great extirpators of Irish (…) probably not 5,000 persons throughout Ireland are able to read an Irish book (…) not a single Irish newspaper is being published. (…) he localities where at present day Irish continues to be the language of the majority, are remote, their area is comparatively limited, and their population less dense than in the more fertile English speaking districts of the island.55
Cet état de fait évolua peu au XXe siècle et les régions où la langue gaélique était utilisée quotidiennement, historiquement considérées comme les plus pauvres d’Irlande, furent placées en 1956 sous tutelle ministérielle ain d’en défendre l’identité et d’y faciliter le développement économique et culturel. Appelées gaeltachtaí (sing. gaeltacht), ces régions gaélophones regroupent une partie des comtés du Kerry et de Cork (au sud-ouest), les côtes des comtés de Galway et de Mayo (à l’ouest), ainsi qu’une grande partie du comté du Donegal (au nord). Elles ont malheureusement tendance à se rétrécir d’année en année, le nombre de locuteurs quotidiens y étant en baisse régulière. le chant en anglais Essentiellement répandue dans les villes avant la Grande Famine (1845– 1850), la langue anglaise gagna peu à peu les campagnes et, en raison de son universalité, n’a jamais été remplacée depuis. De façon encore très surprenante, la majorité des ouvrages récents traitant de la chanson en Irlande s’intéresse principalement à la langue irlandaise, comme pour mieux gommer la réalité de la langue anglaise, encore parfois vécue comme un apport
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and Irish in the Nineteeth Century”) in O’Sullivan, P., he Irish in New Communities (Leicester : Leicester University Press, 1992), 150–151. « Les écoles primaires d’État, dans lesquelles seul l’anglais est enseigné, se sont avéré être les principales sources d’élimination de l’irlandais (…) il y a sans doute moins de 5000 personnes dans toute l’Irlande qui peuvent lire un livre en irlandais (…), pas un seul journal en irlandais n’est publié. Les régions où l’irlandais continue à l’heure actuelle d’être la langue de la majorité sont reculées, leurs étendues relativement limitées, et leurs populations moins denses que dans les districts anglophones de l’île, plus fertiles. » Ravenstein, Ernst Georg, “Gaelic Languages in the British Isles” in Journal of the Statistical Society of London, vol. 42 no. 3 (septembre 1879), 581–582, 587, 590.
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« étranger ». Cette attitude, par son extrémisme, ne peut que renforcer les incompréhensions. Le type de chanson communément associé à la langue anglaise est bien entendu la ballad, qui se répand progressivement en Europe à partir du XVe siècle. Chant à l’origine de tradition orale, son contenu est généralement narratif, ce qui le diférencie des chansons en gaélique dont le contenu est davantage lyrique et centré sur les sentiments. On trouvera dans ce répertoire en anglais des chansons d’amour, de travail, de célébration, d’émigration, des chansons comiques ou des chansons à boire ; et, en Irlande plus qu’ailleurs, bon nombre d’entre elles sont également des chansons patriotiques aux connotations militantes : cette catégorie fut efectivement développée par la volonté des activistes du mouvement nationaliste Jeune Irlande dans le journal he Nation, fondé en 1842 (voir le Chapitre III). Elles font aujourd’hui partie du patrimoine chanté irlandais et, même si l’on en connaît souvent les auteurs, sont considérées comme des chansons traditionnelles. Bien que décrivant à l’origine un chant à danser, la ballad anglophone (du provençal ballada, chanson à danser – voir l’espagnol bailar, l’anglais ball et le français bal) est aujourd’hui essentiellement un récit mis en musique : he ballad as it exists is not a ballad save when it is in oral circulation (…). he ballad is a folk-song, and is subject to all the conditions of production and transformation peculiar to folk-song, though it is distinguishable in respect of content and purpose. Deined in the simplest terms, the ballad is a folk-song that tells a story. (…) What we have come to call a ballad is always a narrative, is always sung to a rounded melody and is always learned from the lips of others rather than by reading.56
La ballad est donc un genre commun à toute l’Europe, dont les prémices en Irlande datent du XVIIe siècle sans doute en provenance de
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« La ballade telle qu’elle existe aujourd’hui n’en est pas une sauf si elle circule oralement (…) La ballade est une chanson populaire, et ainsi soumise à toutes les conditions de production et de transformation propres à cette catégorie, bien qu’elle s’en distingue par le contenu et par l’objet. Déinie de la façon la plus simple, la ballade est une chanson populaire qui raconte une histoire. (…) Ce que nous appelons aujourd’hui une ballade est immanquablement un récit, est toujours chantée sur une mélodie circulaire et est toujours transmise oralement plutôt que par écrit. » Gerould, Gordon H., he Ballad of Tradition (New York : Galaxy Books, 1957, 1ère édn 1932), 3.
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Chapitre IV
Grande-Bretagne, et peut-être grâce à l’alux de colons écossais durant les plantations (voir le Chapitre II). Bien peu de ballads de cette première phase sont originaires d’Irlande, peut-être en raison de l’existence préalable des lais, chansons (ou récitatifs) épiques datant du Moyen Âge, mais elles s’adaptèrent suisamment pour que certaines aient survécu jusqu’au XXIe siècle. A partir du XVIIe siècle, des textes nouveaux furent composés, le plus souvent sur des mélodies connues, décrivant les réalités irlandaises du moment, racontant les joies et les peines des simples gens, les événements et les personnages marquants d’une époque, etc. Particulièrement employées par le mouvement des Irlandais Unis de heobald Wolfe Tone à la in du XVIIIe siècle, les feuilles volantes furent bientôt concurrencées par les journaux au XIXe siècle. Les ballads se sont perpétuées jusqu’à nos jours, mais n’acquirent le sens de chanson douce qu’à partir de la in du XIXe siècle. C’est également dans la deuxième moitié du XIXe siècle que ce type de chansons généra une activité importante à travers la vente des partitions et des paroles. On connaît d’ailleurs le parcours de l’un des plus célèbres chanteurs et raconteurs de rue de Dublin, Michael J. Moran, plus connu sous le nom de Zozimus (1794–1846) : né dans le quartier central des Liberties, sa grande silhouette vêtue de son long manteau et coifée de son vieux chapeau hanta les rues de Dublin pendant des décennies où, bien que totalement analphabète, il it proiter les habitants de sa mémoire phénoménale et de son répertoire sans in. On lui doit également plusieurs ballads connues, dont le célèbre “St Patrick was a Gentleman”. Particulièrement populaire en son temps, il mourut pourtant relativement pauvre et son nom aurait pu totalement disparaître de la mémoire collective sans une biographie anonyme (mais peu iable) publiée en 1871,57 ainsi qu’un article du poète William B. Yeats dans le National Observer, en 1893, qui expliqua plus tard son inluence sur son oeuvre et sur le théâtre irlandais en général.58 57 58
Gulielmus Humoriensis Dubliniensis, Memoir of the Great Original Zozimus (Michael Moran) (Dublin : McGlashan & Gill, 1871). Yeats, William B., “he Last Gleeman”, he National Observer, 6 mai 1893. Publié dans “he Last of the Gleemen” in Celtic Twilight (Londres : Bullen, 1893).
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I had found an old Dublin pamphlet about the blind beggar, “Zozimus”, and noticed that whereas the parts written in ordinary English are badly written, certain long passages in dialect are terse and vivid. I pointed this out to Lady Gregory, and said if we could persuade our writers to use dialect, no longer able to copy the newspapers, or some second-rate English author, they would become original and vigorous.59
Après un demi-siècle d’oubli, Zozimus réapparut brièvement dans un ouvrage de Colm Ó Lochlainn en 1950,60 avant d’être redécouvert et réhabilité durant les années 1960 : une tombe lui fut taillée au cimetière de Glasnevin grâce au groupe les Dublin City Ramblers, puis son oeuvre fut citée dans l’ouvrage de Frank Harte Songs of Dublin (1978) et dans diverses anthologies irlandaises.61 Notons, pour conclure sur le chant en Irlande sur cette période, que dans certains cas, aucune langue spéciique n’était requise pour des chants à danser tels que jig, reel, hornpipe, etc., et seules des syllabes sans signiication mais fortement rythmiques étaient prononcées : dum, deedle, da … Comme le puirt a beul (ou « musique de bouche ») en Écosse, cette technique appelée lilting (ou jigging) doit son origine à des milieux ou des occasions, sans doute rares, où aucun musicien n’était disponible pour faire danser les invités.
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« J’avais trouvé une ancienne brochure dublinoise sur le mendiant aveugle « Zozimus », et je remarquais que, si les parties en anglais ordinaire sont mal écrites, certains longs passages en dialecte sont clairs et vifs. Je le is remarquer à Lady Gregory et indiquais que, si nous pouvions persuader nos écrivains d’utiliser le dialecte, sans tenter de copier les journaux ou des auteurs anglais de second ordre, ils deviendraient originaux et solide. » Yeats, William B., in Johnson, Colton (dir.), he Collected Works of W. B. Yeats, vol. X: Later Article and Reviews (New York: Scribner, 2000), 159. Ó Lochlainn, Colm, Anglo-Irish Song-writers since Moore (Dublin : he hree Candles, 1950), conférence donnée devant la Bibliographical Society of Ireland en 1947. Harte, Frank, Songs of Dublin (Dublin : Gilbert Dalton, 1978) ; également McDonnell, Hector, Ireland’s Other Poetry: Anonymous to Zozimus (Dublin : Lilliput, 2007).
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Chapitre IV
L’essor d’une musique urbaine en irlande Un contexte mondial La période qui précède et suit immédiatement la Première Guerre mondiale représente l’un des plus profonds bouleversements qu’ait connu l’Europe depuis longtemps. Ce basculement vers un monde plus industriel, plus urbain, nécessita une reconstruction complète de la culture européenne et de ses modes de pensées. On ne sera donc pas surpris de constater que cette refondation ait également été l’occasion d’un « coup de balai » culturel ; ce qui reste frappant à l’étude de cette époque est d’ailleurs cette volonté de raccrocher ces nouvelles valeurs à des idéaux plus anciens, quitte à le faire de manière tout à fait artiicielle. On assiste entre 1870 et 1914, comme l’a montré Eric Hobsbawm, à un mouvement de grande ampleur se caractérisant par l’invention de nouvelles traditions dans toute l’Europe.62 L’exemple des sports gaéliques vient en premier à l’esprit pour ce qui concerne l’Irlande (voir le Chapitre III, le renouveau d’une culture gaélique). Les romantiques enthousiastes irlandais, célébrant et vénérant à partir de la in du XIXe siècle un hypothétique âge d’or rural, n’acceptèrent qu’avec une extrême réticence cette urbanisation et cette industrialisation, souhaitant même la freiner. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le Taoiseach (premier ministre) Éamon de Valera (1882–1975), ainsi que son parti le Fianna Fáil, considéraient la campagne comme la seule image réelle de l’Irlande : he ideal Ireland that we would have, the Ireland that we dreamed of, would be the home of a people who valued material wealth only as a basis for right living, of a people who, satisied with frugal comfort, devoted their leisure to the things of the spirit – a land whose countryside would be bright with cosy homesteads, whose ields and villages would be joyous with the sounds of industry, with the romping of sturdy children, the contest of athletic youths and the laughter of happy maidens, whose
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Hobsbawm, Eric, “Mass-Producing Traditions – Europe, 1870–1914” in Hobsbawm, Eric et Ranger, Terence, he Invention of Tradition (Cambridge : Cambridge University Press, 1983), 263–307.
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iresides would be forums for the wisdom of serene old age. he home, in short, of a people living the life that God desires that men should live.63
Ce discours resté célèbre fut ainsi analysé quelques décennies plus tard par le chercheur Terence Brown : hey celebrated a version of Irish pastoral, where rural life was a condition of virtue in as much as it remained an expression of an ancient civilization, uncontaminated by commercialism and progress. In so doing, they helped to conirm Irish society in a belief that rural life constituted an essential element of an unchanging Irish identity. (…) [the writers] naturally highlighted those aspects of that life which suggested an undying continuity, an unperviousness to change, an almost hermetic stasis that transcended history. In so doing they were popularizing a notion of tradition that ignored the degree to which Irish rural life by the early-twentieth century was as involved with the processes of history and social change as any other.64
Soufrant à la fois d’une émigration rurale vers les États-Unis ou la Grande-Bretagne, et d’une émigration interne vers ses grandes villes,
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« L’Irlande idéale que nous souhaitons, l’Irlande dont nous avons rêvé, serait celle d’un peuple qui considérerait la richesse matérielle simplement comme la source d’une vie saine, d’un peuple qui, se satisfaisant d’un confort sommaire, consacrerait ses loisirs aux oeuvres de l’esprit – un pays dont les maisons accueillantes feraient resplendir les campagnes, dont les champs et les villages résonneraient des cris joyeux des habitants au travail, des ébats d’enfants robustes, des jeux de notre jeunesse athlétique et des rires de demoiselles heureuses, dont les soirées au coin du feu seraient des forums pour la sagesse sereine de nos anciens. Un pays, en somme, d’un peuple vivant la vie que Dieu souhaite pour lui. » On Language and the Irish Nation, discours radiophonique du premier ministre Éamon de Valera, Raidió Éireann 17 mars 1943. « Ils célébraient une pastorale irlandaise où la vie rurale était synonyme de vertu dans la mesure où elle demeurait l’expression d’une civilisation ancienne, non altérée par le mercantilisme et le progrès. De ce fait, ils contribuaient à conirmer dans la société irlandaise la certitude que la vie rurale constituait un aspect essentiel d’une identité irlandaise immuable. (…) [les écrivains] soulignèrent naturellement ces aspects d’un mode de vie qui suggérait une continuité éternelle, une résistance au changement, une stase quasi hermétique transcendant l’Histoire. De ce fait, ils propageaient une conception de la tradition ignorant à quel point l’univers rural irlandais du début du vingtième siècle était tout aussi engagé dans un processus historique et une évolution sociale que tout autre. » Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History (2011), 66.
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l’Irlande s’urbanisa également rapidement, quoiqu’un peu plus tard que le reste de l’Europe. Les statistiques pour l’Irlande du Sud indiquent ainsi que 32,27 pour cent de la population vivaient en zone urbaine en 1926, et déjà 41,44 pour cent en 1951.65 Du point de vue musical, l’urbanisation implique un certain nombre d’apports nouveaux, technologiques ou sociaux qu’il est utile d’énumérer ici : comme nous l’avons indiqué au Chapitre II, elle débute au XVIIe siècle avec les broadside ballads, feuilles volantes imprimées et vendues dans les rues des villes ; puis apparaît l’accordéon, instrument né de la révolution industrielle, de par sa technologie de fabrication industrielle et sa production en masse (vide inra). L’électricité joua par la suite un rôle considérable dans l’évolution des musiques mondiales à partir du début du XXe siècle. Les premiers phonographes étaient mécaniques et ne nécessitaient pas de courant électrique, mais la idélité sonore bénéicia de l’invention par Joseph Maxield en 1925 d’un nouveau système reproduisant mieux les fréquences basses, dont le iddler irlandais Michael Coleman bénéicia dès septembre 1925 aux États-Unis. C’est au célèbre guitariste de jazz américain Les Paul que revient le mérite d’avoir révolutionné le son musical du XXe siècle en inventant en 1941 une guitare de bois plein ampliiée (solid body), dont les premiers modèles produits industriellement sortirent des usines Gibson de Kalamazoo en 1952. Les Paul fut également l’un des premiers à expérimenter de nouvelles techniques d’enregistrement, et c’est donc à lui que l’on doit l’apparition des concerts ampliiés et l’essor du rôle des studios. En ce qui concerne la danse, l’ère urbaine s’ouvre avec le tango, qui naquit vers 1880 dans les maisons closes des faubourgs malfamés de Buenos Aires et fut plus tard édulcoré pour être exporté dans les villes du monde entier. L’Amérique du Nord est cependant le plus grand exportateur de musiques urbaines au début du XXe siècle : le jazz, également issu de maisons closes, fut d’abord l’expression musicale de la Nouvelle-Orléans avant d’être entendu dans le monde entier sous diférentes formes, toutes
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Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History (2011), 117.
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fondamentalement urbaines. Toujours en Louisiane, le cajun et le zydeco représentent les deux faces ethniques d’une même musique, la première étant la version blanche et la seconde la version noire. Le blues, quoique d’origine rurale, trouva à Chicago une résonance urbaine considérable, également relayée dans le monde entier. On ne saurait non plus oublier le rock’n’roll et ses nombreux descendants, à partir des années 1950. En France, le bal musette, activité champêtre à la in du XVIIIe siècle, devient vers 1910 une fusion entre un folklore auvergnat et une logique urbaine et industrielle, symbolisée par l’instrument-roi, l’accordéon. Un tel phénomène généralisé, relayé par les États-Unis, ne pouvait pas rester sans inluence sur l’Irlande : à partir des années 1930, le pays commença à ressentir dans ses campagnes une inversion du comportement relatif au lieu de vie, poussant les autorités à s’interroger sur les nouvelles valeurs portées par l’émigration massive des populations rurales : Up to the late 1930s, most commentators are agreed, emigration relected in its paradoxical way a commitment to rural life, or at the very least to the protection of the inherited plot. From that date onwards the historian, with repeated frequency, comes on reports and surveys, on literary and dramatic portraits, which agree in the discovery of a universally demoralized rural scene, where emigration has begun to represent an outright rejection of rural life.66
L’arrivée des accordéons Si l’œil du profane se contente généralement d’identiier une variété d’instruments à vent dénommés « accordéons », les spécialistes et passionnés distinguent pour leur part un nombre si vaste de variantes qu’ils s’y
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« Jusqu’à la in des années 1930, la plupart des commentateurs s’accordent à considérer que l’émigration relétait d’une façon paradoxale une adhésion à l’univers rural, ou du moins une protection du système d’héritage des terres. A partir de cette date l’historien rencontre de plus en plus fréquemment des rapports et des études, des portraits littéraires et dramatiques, qui s’accordent sur la découverte d’un univers rural absolument accablé, où l’émigration en vient à représenter un rejet total de la vie rurale. » Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History (2011), 141.
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perdent parfois eux-mêmes. Le plus petit commun dénominateur est que l’air est propulsé, grâce aux soulets activés à la main, sur des anches libres métalliques.67 l’accordéon Le tout premier brevet pour accordion fut déposé le 6 mai 1829 par le facteur d’orgues et de pianos Cyrill Demian (1772–1847) et ses ils Carl et Guido à Vienne, en Autriche. L’instrument, oiciellement breveté le 23 mai de la même année, représentait en fait l’aboutissement de recherches menées durant de longues années sur divers « orgues à bouches » apparus en Europe au début du XIXe siècle et qui donnèrent naissance, entre autres, à l’harmonica. Plusieurs inventeurs proposèrent diverses améliorations, car cet accordéon de la première génération comportait un seul clavier à boutons pour la main gauche, tandis que la main droite actionnait un soulet à trois plis. L’accordéon à clavier ne fut inventé qu’en 1852 à Paris par Philippe Joseph Bouton. Rapidement, les accordéons se scindèrent en deux types : ceux produisant une note diférente selon que l’on tire ou que l’on pousse sont appelés « accordéons bisonores » (technologie dite « à action simple ») et permettaient à l’origine de jouer dans deux gammes tonales seulement : une majeure et sa relative mineure. Les accordéons produisant la même note quel que soit le mouvement sont appelés « accordéons monosonores », et pouvaient dès l’origine jouer toutes les notes, et donc toutes les gammes ; ils sont généralement plus gros et la technologie pour ce type d’instrument (appelée « à action double ») n’apparut que vers 1880. Apprécié tout d’abord dans les salons de la bourgeoisie européenne dès le milieu du XIXe siècle, l’accordéon devint l’un des instruments les plus utilisés au sein des musiques populaires du monde entier grâce à son coût
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On pourra consulter pour cette partie : Ní Chaoimh, Máire (O’Keefe), Journey into tradition: a social history of the Irish button accordion, thèse de doctorat, université de Limerick, sous la direction de Mícheál Ó Súilleabháin, 2010.
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relativement modeste pour les modèles les plus simples.68 On le retrouve ainsi aux États-Unis et c’est un musicien écossais, Peter Wypers (1861–1920), qui enregistra le premier des mélodies écossaises et irlandaises dès 1903 ; c’est ensuite le musicien d’origine allemande John J. Kimmel (1866–1942) qui se forgea un répertoire presque exclusivement irlandais sans doute appris parmi la communauté irlandaise de Brooklyn, à New York. Le premier Irlandais à avoir fait des enregistrements d’accordéon aux États-Unis fut Peter J. Conlon (1885–1954) pour le label Columbia en 1917.69 Parfois ramené en cadeau par les émigrants de retour au pays, parfois acheté pour la maison commune d’un village – la House Dance – il se fraya lentement un chemin en Irlande.70 Populaire aux États-Unis et en GrandeBretagne, l’accordéon diatonique ne igure pourtant dans aucune des études du début du XXe siècle, en particulier celles de W. H. Grattan Flood et de Francis O’Neill. La production de masse de l’accordéon, qui fut dès 1905 l’apanage de la irme Hohner en Allemagne, nécessitait désormais un matériel technique de précision pour sa fabrication, où plusieurs milliers de pièces étaient mises en œuvre. On constate ainsi que dans plusieurs pays européens71 l’accordéon prit la place d’autres instruments populaires et à l’origine produits de manière artisanale : les cornemuses et, dans une moindre mesure, le violon. Symbole musical de la révolution technologique et industrielle de la in du XIXe siècle, et résistant peut-être mieux aux changements climatiques, l’accordéon est également l’un des rares instruments à s’être implanté aussi bien dans les milieux ruraux (Irlande, France, Europe de l’Est …) que 68 69 70
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Une publicité parue dans le Freeman’s Journal du 22 décembre 1855 indique un prix de 6s., soit moins de 50€ en ce début de XXIe siècle. Voir Vallely, Fintan (dir.), he Companion to Irish Traditional Music (2010), 2. “he Humors Of he Whiskey / he Wind hat Shakes he Barley” – Peter J. Conlon (1917 Columbia E3896). Voir Spencer, Scott, “Wheels of the World: How Recordings of Irish Traditional Music Bridged the Gap between Homeland and Diaspora” in Journal of the Society for American Music, vol. 4 no. 4 (Cambridge : Cambridge University Press, 2010), 437–449. On pense notamment, outre à l’Irlande, à la France, à l’Italie, ou à la Suisse, mais également à Malte ou à la Bulgarie.
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dans les milieux urbains (les bals musette à Paris, le Mbaqanga en Afrique du Sud, la musique cajun en Amérique, le Norteño au Mexique et bien d’autres encore). Il est d’ailleurs possible que ce phénomène ait facilité le passage entre ces deux univers pour la musique traditionnelle irlandaise au XXe siècle. Les diférences techniques établies entre les instruments par les musiciens irlandais se basent sur plusieurs critères : la technologie des anches (« action simple » ou « action double »), le nombre de rangées de boutons, et le style utilisé. Mais la terminologie courante reste parfois loue, d’autant plus qu’elle varie d’un pays à l’autre. Le terme de melodeon en Irlande désigne en théorie l’instrument utilisé depuis le milieu du XIXe siècle et populaire jusque dans les années 1950, généralement accordé en Do ou en Sol, et pourvu de deux notes basses à la main gauche. C’est en quelque sorte le premier type d’accordéon diatonique à boutons, popularisé par les enregistrements de John J. Kimmel (vide inra). La mélodie est jouée de la main droite sur une seule rangée de dix touches mélodiques pouvant produire vingt notes (mais certains modèles sont parfois dotés de plusieurs rangées). Le deuxième modèle de mélodéon est le plus souvent appelé button accordion : très utilisé par les Céilí Bands à partir des années 1930, il est pourvu d’une gamme de basse étendue et de deux rangées de vingt-et-un ou vingt-trois boutons mélodiques, ce qui en fait un instrument chromatique. Ces notes supplémentaires sont d’ailleurs davantage utilisées pour les ornementations que pour la mélodie, qui est généralement diatonique. Notons au passage que cette deuxième rangée ne comprend pas les mêmes notes dans le système irlandais et dans le reste de l’Europe, car les ornementations ne sont pas les mêmes. En Irlande, cet instrument est le plus souvent accordé en Si/Do depuis que Paddy O’Brien (1922–1991) de Nenagh, comté de Tipperary, en a démontré toutes les possibilités dans ses enregistrements de 1954,72 suivi par
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Voir O’Brien, Eileen, he Deinitive Collection of the Music of Paddy O’Brien 1922–1991 (Troon, Ayrshire: JDC Publications, 2009).
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Sonny Brogan (1908–1965) au sein de Ceoltóirí Chualann (voir le Chapitre V, Seán Ó Riada) et de Joe Burke (1939–). D’autres musiciens préfèrent cependant les modèles en Do#/Ré, notamment dans le sud-ouest pour jouer des slides et des polkas ou plus généralement pour imprimer un rythme plus sautillant. On trouvera parmi ses adeptes Joe Cooley (1924–1973), Jackie Daly (1945–), ou Máirtín O’Connor (1955–). Mais tous les musiciens s’accordent à dire que le choix de l’un ou de l’autre inluence très fortement les diférentes techniques de phrasé, le style de jeu et les tonalités les plus pratiques : ainsi Sharon Shannon (1968–) joue indiféremment sur les deux types en fonction du son recherché. Enin, le piano accordion est pourvu de touches, et non de boutons comme les deux types précédents. Peu associé à la musique traditionnelle irlandaise dans l’esprit du grand public non-irlandais, l’accordéon reste malgré tout l’un des instruments favoris des écoles de musique de l’association Comhaltas Ceoltóirí Éireann (vide inra) dans certaines régions de l’ouest et à Dublin. Et bien que très populaire en Écosse, cet instrument est souvent considéré avec un certain dédain par les musiciens irlandais : il est d’ailleurs plus courant dans le Nord de l’Irlande que dans le reste du pays, selon l’inluence de l’Écosse dans cette partie du pays, déjà évoquée. le concertina Le concertina, de la même famille d’instruments que l’accordéon, fut inventé la même année que son grand frère, en 1829, par le physicien anglais de renom Charles Wheatstone (1802–1875), et certains musiciens irlandais se plaisent à faire remarquer qu’il s’agit-là du seul instrument jamais inventé par un anglais. De section généralement hexagonale (mais parfois octogonale, voire davantage), le concertina est un petit accordéon également subdivisé en plusieurs types, toujours suivant le principe de « tirer-pousser ». L’invention de Charles Wheatstone était à l’origine un instrument relativement complexe pour la production duquel son inventeur ouvrit une usine et se lança dans les afaires : cet instrument chromatique, aujourd’hui appelé concertina « anglais », produit la même note que l’on tire ou que l’on pousse et
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est doté d’environ cinquante boutons, répartis en quatre rangés par côté. Son cousin diatonique fut développé vers 1834 par l’Allemand Carl Uhlig (1789–1874), et produit des notes diférentes selon que l’on pousse ou que l’on tire : perfectionné par des fabricants anglais, il prit le nom de concertina « anglo-allemand » (ou « anglo »).73 Il comporte généralement trente boutons, trois rangées de cinq par côté, tous utilisés pour la mélodie car l’instrument n’est théoriquement pas conçu pour l’accompagnement. C’est ce modèle doté de soixante anches métalliques qui est aujourd’hui le plus courant en Irlande, de préférence en Do/Sol, et de marque Suttner ou Lachenal si le budget le permet, voire d’anciens Wheatstone ou Crabb. Bien que considéré au départ comme un instrument bourgeois, car relativement cher dans sa version « anglaise », il fut produit en masse en Angleterre et en Allemagne dès le milieu du XIXe siècle et connut un succès rapide aux États-Unis, peut-être grâce à sa notoriété parmi les marins européens qui l’emportaient souvent en voyage ou en campagne de pêche. Il acquit à cette période une réputation d’instrument populaire et fut abandonné par les classes supérieures, gagnant dans le grand public l’image d’un instrument de cirque en raison de sa grande vogue chez les clowns américains. En Irlande, il se répandit sur toute l’île dans les milieux populaires urbains grâce à son bas prix, mais est aujourd’hui associé au comté de Clare où sa légèreté en a fait un instrument féminin depuis le XIXe siècle (d’ou son surnom en gaélique, bean chairdín, c’est-àdire « l’accordéon des femmes »), tandis que l’accordéon restait surtout pratiqué par les hommes. Tout le monde n’était cependant pas enthousiasmé par la propagation du concertina, comme en témoigne cet avis du célèbre uilleann piper Patsey Touhey : In Ireland they were adopting everything English or foreign – concertinas, melodeons and the like, and all kinds of trashy music and songs, and here they seem to think it is the right thing to drop Irish music and dances and the pipes and everything altogether, as if they were ashamed of them.74 73 74
Il convient donc de bien diférencier les deux appellations proches, « anglais » ou « anglo ». « En Irlande, ils adoptaient tout ce qui était anglais ou étranger – concertinas, mélodéons et autres, et toutes sortes de musique et de chansons sans intérêt, et pour
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Relativement discret en session aujourd’hui et dans la discographie irlandaise, il a pourtant connu quelques grandes igures telles que William Mullaly (1894–1955) dans les années 1920, qui fut l’un des premiers à graver des soixante-dix-huit tours, suivi dans les années 1950 par Elizabeth Crotty (vide supra).75 L’inluence américaine Les premiers enregistrements de musiciens irlandais ont été réalisés aux USA, où homas Edison (1847–1931) inventa son phonographe en 1877, présenté dans un modèle amélioré à l’exposition universelle de Chicago en 1893. On sait que le union piper et acteur de vaudeville Patrick « Patsy » Touhey (1865–1923) se procura l’une de ces machines pour vendre par correspondance ses propres enregistrements sur cylindres, plutôt que d’accepter un contrat chez Edison, moins lucratif que ses prestations scéniques.76 De son côté, Edison trouva un autre joueur de union pipes pour ses enregistrements, en la personne de James C. McAulife (1859–1925?), qui it vingtet-un enregistrements à New York entre septembre 1899 et septembre 1903 (dont deux pour Columbia) et trois autres enregistrements à Londres en janvier 1904 : James C. McAulife est donc vraisemblablement le premier musicien irlandais à avoir été enregistré par l’une des grandes compagnies
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certains ici il est de bon ton d’abandonner la musique et les danses irlandaises et la cornemuse, etc., comme s’ils en avaient honte. » “Interview with Mr Patrick Touhey, the celebrated Irish American piper” in Irish World Newspaper, samedi 13 juillet 1901, cité dans An Piobaire, vol. 9 no. 5 (décembre 2009), 27. Voir Worral, Dan M., he Anglo-German Concertina, A Social History, vol. 1 (Fulshear, TX : Concertina Press, 2009). Cette collection d’enregistrements (dite « Busby-Carney ») est consultable à la Irish Traditional Music Archive à Dublin, mais on ignore si elle représente l’ensemble de sa production. Le collecteur Francis O’Neill se procura également un phonographe rapidement et enregistra plusieurs de ses amis musiciens, dont Patsy Touhey (vide inra l’encadré sur Francis O’Neill).
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de l’époque, peu avant William Andrews (1873–1939) à Londres par Edison dans les années qui suivirent.77 Mais les cylindres furent graduellement abandonnés au proit des enregistrements sur disques horizontaux, brevetés en 1887 par l’Allemand Émile Berliner à Washington, USA. La commercialisation de ce support d’enregistrement plus pratique et de leurs machines de reproduction (les gramophones) débuta aux États-Unis à partir de 1893 et les grandes compagnies américaines de disques se lancèrent dès lors à la conquête de nouveaux marchés. Avec l’invention du soixante-dix-huit tours – qui prit déinitivement le pas sur les cylindres et les autres formes de disques à partir des années 1920 – elles purent s’adresser plus précisément aux immigrants arrivés durant les dernières décennies : musiques italiennes, irlandaises, yiddish, françaises, chinoises, etc., destinées à des populations toutes très nostalgiques de leur pays d’origine78 : he early recording companies – Victor, Edison and Columbia – had, from their beginnings issued material aimed at the Irish emigrant market, but this was usually performed by Irish imitators of the stage-Irish variety. But a change for the better came about in 1916 through the courage and determination of Cork-born emigrant Ellen O’Byrne who, with her husband, managed the O’Byrne-DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop on New York’s third avenue. Ellen’s belief was that records of Irish music and song made by real Irish performers would sell, if they were made available. (…) hese records were eagerly bought and were an immediate success. he Irish traditional music record industry was launched.79
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Voir la discographie de homas Johnson : , consultée le 19 juillet 2017. De façon très étonnante, James C. McAulife ne igure pas dans les musiciens cités par Francis O’Neill dans ses ouvrages. Voir Stefen, David J., From Edison to Marconi: he First hirty Years of Recorded Music ( Jeferson, NC : McFarlan, 2005). « Les premières compagnies de disques – Victor, Edison et Columbia – avaient depuis leurs origines publié des enregistrements visant spéciiquement le marché des émigrés irlandais, mais ceux-ci étaient généralement le fait d’imitateurs irlandais de la catégorie “irlandais de scène”. Un changement positif intervint en 1916 grâce au courage et à la détermination de Ellen O’Byrne, émigrante originaire de Cork qui, avec son mari, dirigea la O’Byrne DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop sur la Troisième Avenue de New York. Elle était persuadée que des disques de musique et de chansons irlandaises par de vrais artistes irlandais se vendraient si on les rendait
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Hormis le célèbre ténor John McCormack (1884–1945) qui it des dizaines de séances d’enregistrements de 1904 à 1942,80 les principaux exemples de « marketing ciblé » concernent le iddle et la lûte : les igures prédominantes des années 1920 sont sans conteste Michael Coleman, Paddy Killoran et James Morrison,81 tous trois originaires du comté de Sligo, ainsi que le lûtiste John McKenna (1880–1947), originaire du comté de Leitrim. Aidés par la multiplication des petits labels82 à partir de l’été 1900 grâce à la in du monopole sur les techniques de pressage,83 puis par le perfectionnement du microphone électrique en 1925,84 ces musiciens devinrent les premières stars de la musique irlandaise : aux États-Unis tout d’abord, puis dans toute l’Irlande où leurs disques circulaient et servaient également de « professeurs » à de nombreux musiciens.85 Le succès des enregistrements irlandais aux USA ne s’interrompit pas avec la grande crise de 1929, contrairement à la mode du théâtre vaudeville irlandais, et c’est ainsi que l’uniformisation des styles vint s’ajouter à celle du répertoire, déjà stimulée par les publications de Francis O’Neill (vide inra) : quelques musiciens éblouissants inluencèrent dès lors leurs homologues aux USA et
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disponibles. (..) Le succès de ces disques fut immédiat. L’industrie phonographique de la musique traditionnelle irlandaise était née. » Voir le livret pour la compilation Michael Coleman 1891–1945 par Bradshaw, Harry (Dublin : Viva Voce, 1991), 47–48. Sa technique incomparable et son vaste répertoire, de l’opéra à la chanson populaire irlandaise ou pseudo-irlandaise, lui valurent d’être le plus célèbre ténor de son époque dans le monde entier, à la suite de Enrico Caruso (1873–1921). Voir le CD James Morrison et Paddy Killoran, From Ballymote to Brooklyn, Coleman Heritage Centre CHC 007, 2002. Voir Sutton, Alan, Recording the Twenties – he Evolution of the American Recording Industry, 1920–1929 (Wilmington, DE : Main Spring Press, 2013), chapitres 3 et 5. Les principaux labels locaux (et non nationaux) étaient Emerald, Gaelic, Keltic, New Republic, O’Dowd, Shamrock Store, Shannon. Voir Howland Kenney, William, Recorded Music in American Life: he Phonograph and Popular Memory, 1890–1945 (Oxford : Oxford University Press, 1999), 113. Voir Sutton, Alan, Recording the Twenties (2013), chapitre 15. Voir les chapitres 3 et 4 de Hamilton, Samuel. C., he Role of Commercial Recordings in the Development of Irish Traditional Music 1899–1993, thèse de doctorat, université de Limerick, 1996, sous la direction de John Baily et Mícheál Ó Súilleabháin.
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en Irlande qui, oubliant parfois leurs propres styles locaux, s’empressèrent de copier les maîtres reconnus jusqu’aux plus petits détails. On peut également considérer que les enregistrements novateurs de groupes de musique irlandaise réalisés aux USA grâce au microphone à partir de 1925,86 dans le sillage de la mode pour le jazz, eurent une inluence considérable sur la naissance en Irlande des Céilí Bands à la in des années 1920, copiant ainsi les groupes irlando-américains animant les grandes salles de danse dans les villes de la côte est des USA depuis la in du XIXe siècle.87 Toutes ces évolutions amorcèrent un renversement progressif de l’image rurale et arriérée colportée jusque là par la musique traditionnelle, conduisant les Irlandais à envisager leur musique avec le même sérieux que la littérature et le théâtre. De même, les chansons pseudo-irlandaises telles que “Mother Machree” (Young/Olcott-Ball, 1910) ou “When Irish Eyes are Smiling” (Olcott-Graf/Ball, 1912),88 bien que s’appuyant uniquement sur la nostalgie d’une Irlande idéalisée par les émigrants, changèrent grandement l’image de la chanson irlandaise89 : sous l’inluence de ces musiciens et chanteurs irlandais émigrés aux USA, la musique irlandaise devint peu à peu plus urbaine, c’est-à-dire essentiellement jouée par des musiciens ayant grandi ou vécu en zone urbaine, en Irlande ou en terre d’émigration. Cette évolution fut encore renforcée à partir de 1961 par le succès phénoménal des Clancy Brothers aux USA (voir le Chapitre V, Les années 1960).
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On pensera notamment au Dan Sullivan’s Shamrock Band, à Packie Dolan and His Melody Boys, Paddy Killoran’s Pride of Erin Orchestra, O’Leary’s Irish Minstrels, au Pat Roche’s Harp and Shamrock Orchestra, et à bien d’autres encore. Voir Moloney, Michael (Mick), Irish music in America: Continuity and change, thèse de doctorat, université de Pennsylvania, 1992. Toutes deux enregistrées par John McCormack sur Victor, respectivement le 17 mars 1911 (réf. Victor B-10069) et le 20 septembre 1916 (réf. B-18387). Pour une autre image de la chanson irlandaise aux USA, voir Moloney, Mick, Far rom the Shamrock Shore (Cork : Collins, 2002).
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Francis O’Neill (1848–1936) Le principal artisan du renouveau de la musique irlandaise au XXe siècle fut un Irlandais originaire du comté de Cork et arrivé à New York à l’âge de 18 ans, Francis O’Neill : les collectes qu’il réalisa auprès de ses amis et collègues à Chicago et les publications qu’il en it au début du XXe siècle forment aujourd’hui encore la base du répertoire de la majorité des musiciens irlandais dans le monde. Né le 28 août 1848 dans une ferme à Tralibane, à l’ouest du comté de Cork, il échappa aux ravages de la Grande Famine et proita grandement de l’atmosphère musicale qui régnait dans sa famille : (…) when a dance was given in my father’s house, I was sent upstairs to be out of the way. he fascination of the music kept me awake, and young as I was, two of the tunes heard on that night still haunt my memory.90 Il s’intéressa alors à un instrument moins omniprésent en musique irlandaise à cette époque, la lûte traversière, dont il apprit à jouer grâce à un « fermier gentleman », Timothy Downing. Bien qu’attiré par une carrière religieuse, il décida en 1865 de tenter sa chance sur les mers du globe et voyagea ainsi en Méditerranée, dans les Dardanelles et en Mer Noire. En juillet 1866, il se rendit à New York, d’où il repartit pour le Japon. Après un naufrage au milieu du Paciique et quelques péripéties dignes de Robinson Crusoe, il rentra aux États-Unis et devint berger dans les montagnes de la Sierra Nevada, puis enseignant dans le Missouri et marin sur les Grands Lacs. Mais c’est à Chicago qu’il allait s’installer déinitivement en 1871, l’année du Grand Incendie qui ravagea la ville. Deux années plus tard, il devint policier et monta rapidement dans la hiérarchie, devenant sergent en 1878, lieutenant en 1890, capitaine en 1894 et chef de la police de la ville en 1901. C’est dans ces conditions qu’il it la connaissance de très nombreux compatriotes grâce auxquels il commença à enrichir sa collection personnelle de mélodies : Within the city limits, a territory comprising about two hundred square miles, exiles from all of Ireland’s thirty two counties can be found. (…) Among Irish
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« (…) alors que tout le monde dansait dans la maison de mon père, on me it déguerpir. La fascination pour cette musique me tint éveillé et, bien que je fus jeune, deux des airs entendus ce soir là restent encore ancrés dans ma mémoire ». O’Neill, Francis, Irish Folk Music (1910), 15.
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and Scotch music lovers, every new arrival having musical taste or talent is welcomed and introduced to the “Crat”.91 On estime qu’à cette époque, 40 000 Irlandais vivaient à Chicago, soit 13 pour cent de la population irlandaise.92 Il était d’ailleurs notoire que tout musicien irlandais souhaitant s’y installer pouvait facilement se faire incorporer par O’Neill dans ses services. C’est ainsi que fut embauché dans la police en 1884 un iddler nommé James O’Neill, quinze ans plus jeune que Francis, mais sans lien de parenté. Contrairement à Francis, James savait lire et écrire la musique. A la in des années 1880, l’idée de sauvegarder le plus grand nombre de mélodies irlandaises commença à germer dans l’esprit du sergent Francis O’Neill, et les années qui suivirent le virent aller à la recherche de toutes les sources, aidé par ce nouveau jeune collègue : ses propres souvenirs tout d’abord, mais également ceux de ses amis, parents, collègues, etc. Peu à peu, son projet devint connu, et des personnalités irlandaises lui ofrirent leur soutien et quelques mélodies. La Ligue gaélique exprima également son soutien. Jour après jour, sa collection retranscrite dans ses carnets devint un véritable monument, et il songea quelque temps à publier une encyclopédie intégrale des mélodies irlandaises. Il se rendit cependant vite compte qu’un tel projet était tout à fait illusoire, mais après une quinzaine d’années de travail et aidé par James O’Neill, il put publier en 1904 le plus important recueil de mélodies de danse irlandaises jamais édité, comprenant 1850 mélodies classées par catégories.93
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« A l’intérieur de la ville, sur un territoire d’environ 300 km2, on rencontre des émigrés des 32 comtés d’Irlande. (…) Parmi les amateurs de musique irlandaise et écossaise, tout nouvel arrivant ayant quelque goût ou talent en matière de musique est le bienvenu, et rapidement formé à notre art. » O’Neill, Francis, Irish Folk Music (1910), 15. Carolan, Nicholas, A Harvest Saved (Cork : Ossian Publications, 1997). La collection d’enregistrements de cinq grands musiciens irlandais du début du XXe siècle (Patrick Touhey, James Early, John McFadden, Edward Cronin, Bernard Delaney), réalisés par Francis O’Neill sous la forme de trente-deux cylindres de cire (appelée la « Dunn Family Collection ») est aujourd’hui hébergée par la Wards Irish Music Archive de Wauwatosa près de Milwaukee dans le Wisconsin. Elle a été numérisée par Harry Bradshaw en 2010 et est disponible sur la page de la WIMA : consultée le 18 juillet 2017.
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Malgré la tendance de cette époque à considérer la musique traditionnelle irlandaise comme une activité rurale et désuète, l’accueil fut excellent chez les musiciens, tant aux États-Unis qu’en Irlande. Mais les opinions furent beaucoup plus négatives parmi les érudits et les lettrés : à Cork en particulier, son comté natal, le père Edward Gaynor (1850–1936) accusa O’Neill d’avoir publié des airs non-irlandais ou d’avoir laissé des doublons et des variantes sans intérêt. Surtout, il fut accusé d’avoir eu recours à des mélodies déjà publiées dans les recueils de George Petrie, homas Moore ou P. W. Joyce, sans véritablement citer ses sources. Il est vraisemblable que la jalousie joua un rôle non négligeable dans ces critiques très partisanes et peu justiiées, mais il est cependant exact que Francis O’Neill ne mentionne nulle part dans ses écrits un ouvrage fondateur publié en 1883 à Boston par William Bradbury Ryan, et dont il s’était vraisemblablement inspiré : Ryan’s Mammoth Collection, 1050 Reels and Jigs, Hornpipes and Clogs. D’autres reproches étaient cependant peu fondés : Francis O’Neill s’était d’ailleurs expliqué sur les raisons qui l’avaient parfois poussé à inventer un nom pour une mélodie, à changer une tonalité ou à fusionner sous un seul nom plusieurs parties issues de mélodies diférentes dont certains éléments manquaient. En 1905, Francis O’Neill, alors âgé de 57 ans, décida pour des raisons politiques d’abandonner sa carrière dans la police et de se consacrer à sa passion. En 1907, et à la demande générale, il publia une version remaniée et moins onéreuse de son recueil, n’y incluant que 1001 mélodies dont 140 nouvelles : c’est cette édition qui, publiée sous de multiples formes et par de nombreux éditeurs sans interruption depuis des décennies, est aujourd’hui considérée comme la référence absolue des musiciens irlandais, et parfois appelée “he Book” (« La Bible »). Avec une seule petite ombre au tableau : le recueil se répandit à tel point qu’on a pu lui attribuer la disparition de variantes locales de certaines mélodies. Encouragé par le succès de ces deux premiers ouvrages, et disposant de davantage de temps, Francis O’Neill se lança dans la rédaction d’un véritable ouvrage sur la musique traditionnelle irlandaise. Tirant proit de son impressionnante collection d’ouvrages sur le sujet, il rédigea plusieurs articles basés sur ses recherches portant sur les instruments, en particulier sur le uilleann pipes. Publié en 1910 sous le titre Irish Folk Music, A Fascinating Hobby, l’ouvrage rassemblant ces articles contenait également quelques biographies de musiciens irlandais. C’est dans cette même optique qu’il se plaça pour rédiger un second ouvrage qu’il publia en 1914 : Irish Minstrels and Musicians, recueil d’environ 300 biographies de
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musiciens, tendait malheureusement à oublier les chanteurs. Mais, contrairement au précédent, il reçut un accueil très mitigé y compris chez les musiciens irlandais, et les ventes furent décevantes. A l’évidence ces ouvrages étaient critiquables par leur nature approximative et, peut-être surtout, en raison de la distance qui séparait O’Neill de son sujet d’étude. Mais ils constituent encore aujourd’hui une somme inégalée de connaissances et d’anecdotes sur le monde de la musique irlandaise de la in du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Parfois excessivement méprisé pour son manque de discernement ou d’érudition, O’Neill vécut une profonde désillusion durant ses dernières années : I was music mad, but the fever has subsided considerably. In fact I’m cured. Now I’m only angry, disgusted, and pessimistic. he Irish have frittered away their artistic heritage, and in this generation have come to be regarded by the world at large as nonentities in the arts for which they were most distinguished.94 Rendu progressivement sourd et aveugle avec l’âge, il mourut d’un arrêt cardiaque le 28 janvier 1936 à Chicago, à l’âge de 88 ans. Signe de son indignation face au peu d’intérêt manifesté en Irlande pour son travail, il légua sa collection de 1500 livres à une bibliothèque américaine, l’Université de Notre-Dame, dans l’Indiana. De nombreuses années s’écoulèrent avant que sa contribution soit véritablement reconnue en Irlande, et qu’un musée de la musique irlandaise lui rende hommage à Dublin, le Chief O’Neill Ceol Centre, ouvert en 1999… avant que l’idée soit rapidement abandonnée et que le bâtiment devienne un hôtel de luxe. Chaque année en septembre depuis 2013, centenaire de la publication de son ouvrage Irish Minstrels and Musicians, le Chief O’Neill Festival à Bantry, comté de Cork, célèbre la mémoire de ce collecteur, sans doute le plus respecté de tous les musiciens irlandais aujourd’hui.
Musique et politique A partir de l’indépendance irlandaise, en janvier 1922, l’opinion publique se scinda en deux, et l’Irlande dût faire face à une guerre civile de juin 1922 94
« J’étais fou de musique, mais la ièvre a considérablement reculé. D’ailleurs je suis guéri. Il ne me reste maintenant que la colère, le dégoût et le pessimisme. Les Irlandais ont gaspillé leur héritage musical, et cette génération en est venue à être considérée comme totalement insigniiante aux yeux du monde dans les arts où elle se distinguait le plus. » Cité par Carolan, Nicholas, A Harvest Saved (1997), 51.
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à juin 1923 entre deux tendances : une partie de la population refusait la nécessité d’une frontière entre le nord et le sud, se reconnaissant dans les hommes qui fondèrent en mai 1927 un parti appelé Fianna Fáil (« les guerriers de la destinée »). Mais la majorité acceptait cependant le traité signé avec la Grande-Bretagne accordant l’indépendance au prix d’une amputation de six comtés de la province d’Ulster. Elle se reconnaissait dans le parti Cumann na nGaedheal (« la société des Gaels », qui devint en 1933 le Fine Gael la « famille gaélique »), qui remporta les élections générales de 1922 à 1932.95 De 1932 à 1948, le pays fut dirigé par le même homme, membre fondateur du Fianna Fáil, Éamon de Valera, ancien membre de l’IRA. Il fut de nouveau chef du gouvernement (Taoiseach) de 1951 à 1954, et de 1957 à 1959, après quoi il devint président de la République de 1959 à 1973, poste plus honoriique. En résumé, les cinquante premières années de l’Irlande indépendantes sont profondément marquées par la personnalité d’un homme, dont l’action politique basée sur une vision idéalisée du pays a été souvent remise en cause depuis par les Irlandais eux-mêmes. L’ensemble de la classe politique irlandaise des premières années d’indépendance chercha tout d’abord à se démarquer de la Grande-Bretagne dans un contexte de guerre économique et de conlit culturel. Toutes les formes d’expression furent utilisées à des ins nationalistes, et toute idée de brassage culturel bannie, ain de tendre vers cette uniformité peut-être nécessaire à l’airmation d’une identité irlandaise. La chanson “he Soldier’s Song” (« la chanson du soldat ») écrite en anglais vers 1907 par Peadar Kearney (1883–1942) sur une musique de Patrick Heeney (1881–1911) et adoptée par les militants nationalistes entre 1912 et 1916 donne un bel exemple de ces textes guerriers : We’ll sing a song, a soldier’s song Impatient for the coming ight Our fathers fought before us We’re children of a ighting race
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Nous chantons une chanson de soldat (…) Avides de batailles (…) Nos pères ont combattu avant nous (…) Nous sommes les enfants d’un peuple de combattants.
Le Fianna Fáil et le Fine Gael restent les deux principaux partis irlandais au XXIe siècle.
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C’est cette chanson qui sera adoptée en 1926 comme hymne national de l’État Libre d’Irlande, après avoir été traduite en irlandais en 1923 par Liam Ó Rinn (1886–1943) sous le nom de “Amhrán na bhFiann”. La vision d’une Irlande pure défendue par le parti de Éamon de Valera, le Fianna Fáil, héritier des idéaux du XIXe siècle eut pour principale conséquence l’isolement économique et culturel de la population irlandaise jusqu’en 1959 : [Fianna Fáil] was to erect new barriers around “our people” who, from now on, would be protected, industrially by tarifs, culturally by censorship and morally by prohibitions on divorce, contraception and crossroads dancing.96
Ainsi fut votée en 1929 une loi sur la censure extrêmement sévère, dont furent victimes des auteurs comme James Joyce, Samuel Beckett et bien d’autres, pour atteindre une supposée pureté originelle de ce qu’il était convenu d’appeler « L’Esprit Irlandais », dans tous les domaines. La musique traditionnelle irlandaise était désormais considérée comme un élément immuable et inaltérable de la culture irlandaise éternelle. Les intellectuels qui, comme George Russell (dit Æ, 1867–1935), se battaient pour que les inluences extérieures soient enin reconnues, prêchaient dans des chapelles vides : We wish the Irish mind to develop to the utmost of which it is capable, and we have always believed that the people now inhabiting Ireland, a new race made of Gael, Dane, Norman and Saxon, has ininitely greater intellectual possibilities in it than the old race which existed before the stranger came. he union of races has brought about a more complex mentality. We can no more get rid of these new elements in our blood and culture than we can get rid of the Gaelic blood.97
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« [le parti Fianna Fáil] allait ériger de nouvelles barrières autour de “notre peuple” qui, dorénavant, serait protégé, industriellement par des taxes, culturellement par la censure, et moralement par l’interdiction du divorce, de la contraception et des bals aux carrefours ». Walsh, Dick, he Party, Inside Fianna Fáil (Dublin : Gill & Macmillan, 1986), 46. « Nous souhaitons que l’esprit irlandais se développe autant qu’il en est capable, et nous avons toujours cru que la population actuelle de l’Irlande, une nouvelle ethnie composée d’apports gaéliques, scandinaves, normands et saxons, possède des capacités
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La musique traditionnelle fut cependant envisagée dans un premier temps avec moins d’intérêt que les autres créations culturelles par les différents gouvernements irlandais : la première subvention à l’Irish Folklore Society, fondée en 1926, ne fut octroyée qu’en 1930 et devint du fait de cette subvention le Irish Folklore Institute. En 1935 elle fut renommée Irish Folklore Commission, avec à sa tête Séamus Ó Duilearga (1866–1980), professeur à UCD (University College Dublin), ainsi qu’un archiviste, Seán Ó Súilleabháin (1903–1996), et plusieurs chargés de collectages, dont Liam de Noraidh (1888–1972) et le jeune Séamus Ennis (1919–1982, voir le Chapitre V, Enthousiasmes et éruditions individuels). Leurs collectages réalisés dans les années 1940 dans les régions du Munster, du Connaught et de l’Ulster constituent la principale richesse de cette institution, qui fut inalement admise au sein de l’Université de Dublin (UCD) en 1971 sous le nom de Department of Irish Folklore ; l’ensemble compte une centaine d’airs de danse et environ 1000 chansons en gaélique, auxquels s’ajoutent les paroles de milliers de chansons collectées depuis quelques décennies par ce département universitaire. La Irish Folklore Society en fait également partie et sa mission plus globale est de collecter toute forme de culture traditionnelle et de développer l’intérêt du public pour ses travaux à travers son journal annuel Béaloideas (1928–2011). Toutes ces collections sont consultables à la Bibliothèque de University College Dublin. La Deuxième Guerre mondiale fut pour les Irlandais l’occasion de se démarquer encore davantage de la Grande-Bretagne en aichant une neutralité militaire oicielle durant le conlit, source de tensions très importantes entre le Taoiseach (premier ministre) irlandais Éamon de Valera et le premier ministre britannique Winston Churchill. Sur proposition de de Valera, il fut d’ailleurs interdit aux journalistes d’aicher une quelconque opinion sur
intellectuelles ininiment plus grandes que l’ancienne ethnie qui existait avant la venue de l’étranger. L’union d’ethnies a produit une mentalité plus complexe. Nous ne pouvons pas plus nous débarrasser de ces nouveaux éléments dans notre sang et notre culture que nous ne pouvons nous débarrasser du sang gaélique. » Russell, George, he Irish Statesman, 5 octobre 1929, 87, cité par Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History (2011), 122.
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une œuvre d’un des pays en guerre, même cinématographique ou musicale, de peur de montrer le moindre soutien à la Grande-Bretagne. En réalité, la très grande majorité des Irlandais était pro-britannique ou, pour le moins, anti-allemande, ce qui conduisit certains commentateurs à se demander : « contre qui sommes nous neutres ? ». Cette neutralité oicielle permit cependant à l’Irlande d’établir un inventaire culturel et un bilan de son histoire récente, à défaut de pouvoir évoquer les cultures étrangères dans les colonnes de ses publications. Cette introspection fut essentiellement conduite dans le plus important magazine de l’époque, he Bell, créé en 1940 par l’écrivain Seán O’Faolain (1900–1991). Celui-ci donna leur première chance à un grand nombre de jeunes écrivains,98 et envoya de nombreux journalistes sur les routes d’Irlande pour commenter une vie culturelle très dense, en démontrer la vitalité et, pour la première fois sans doute, faire découvrir aux Irlandais les diférents événements qui se produisaient dans les autres régions de leur pays. La législation de 1935 : le Public Dance Halls Act L’une des principales caractéristiques de la vie rurale en Irlande au début du XXe siècle était sa vie communautaire très développée, centrée autour de loisirs suscitant de véritables échanges sociaux. Ces activités se déroulaient pour l’essentiel le samedi ou le dimanche, et la danse en était l’un des fondements. Les céilí dances, organisées par le mouvement revivaliste de la Ligue gaélique et symbolisant un idéal culturel irlandais, n’avaient pas encore rencontré le succès qu’elles allaient connaître dans les années 1930 et 1940. En revanche, un sentiment de plus en plus fort se développait parmi l’élite militante du pays contre d’autres types de distractions : soirées organisées chez un particulier pour une célébration ou pour réunir des fonds durant une période diicile (house dances), rencontres d’été en extérieur pour les crossroads dances et “Harvest Home” pour la in des récoltes, ou toute l’année dans des petites salles appelées dance halls, récemment aménagées pour faire face à une demande croissante. 98
Notamment Patrick Kavanagh, Flann O’Brien, Frank O’Connor ou Brendan Behan.
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Cette forte demande, provoquée par les modes du jazz et du fox-trot arrivées d’Amérique peu de temps auparavant, représentait en efet, pour une partie des dirigeants du pays, la menace d’une inluence étrangère face à la pureté intellectuelle, culturelle et morale souhaitée pour l’Irlande. Cette attitude de dénigrement culmina vers 1927, ainsi exprimée par l’industriel homas H. Mason : he old man was a great dancer and astonished us by his agility when, in response to loud requests he “took the loor” for a jig. Every Sunday aternoon his house was thrown open to the youth of the district. hey danced “Maggie,” “he Stack of Barley” and other jigs, reels and sets. It was delightful to see the wholesome enjoyment of those present, and I could not help contrasting the scene with a modern dance-room in any of our cities where girls with painted lips and powdered faces, and men with plastered hair, indulge in negroid dances to the music – if it can be called music – of jazz.99
Mais les plus critiques les plus vives vis-à-vis de ces nouvelles modes furent exprimées par les instances de la hiérarchie catholique cette même année : hese latter days have witnessed, among many other unpleasant sights, a loosening of the bonds of parental authority, a disregard for the discipline of the home, and a general impatience under restraint that drives youth to neglect the sacred claims of authority and follow its own capricious way. (…) he evil one is ever setting his snares for unwary feet. At the moment, his traps for the innocent are chiely the dancehall, the bad book, the indecent paper, the motion picture, the immodest fashion in female dress – all of which tend to destroy the virtues characteristic of our race.100
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« Le vieil homme dansait extrêmement bien et nous étonna par son agilité quand, à la demande générale, il se mit à danser la jig. Tous les dimanches après-midi, sa maison était ouverte aux jeunes du district. Ils y dansaient “Maggie”, “he Stack of Barley” et d’autres jigs, reels et sets. Il était réjouissant de voir le plaisir sain que tous prenaient, et je ne pouvais pas m’empêcher de comparer cette scène avec une salle de danse moderne dans nos villes où les illes aux lèvres peintes et aux visages poudrés, et les hommes aux cheveux gominés, s’adonnent aux danses négroïdes sur la musique – si on peut appeler cela de la musique – de jazz. » Mason, homas H., he Islands of Ireland (Londres : Batsford, 1938), 114. 100 « Ces derniers temps ont vu, entre autres choses déplaisantes, un relâchement de l’autorité parentale, un irrespect pour la discipline en famille, et une impatience
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Chapitre IV
Figure 11. Danse à Clogherhead, comté de Louth, 1935 (Photo : Maurice Curtin, National Folklore Collection, avec l’autorisation de University College Dublin).
L’Église catholique se lança, avec les mouvements revivalistes comme la Gaelic League, dans une grande campagne visant à interdire ces soirées organisées en dehors de toute structure oicielle, dans les maisons privées ou aux carrefours : les raisons oiciellement avancées étaient le manque d’hygiène et une moralité défaillante. Par ailleurs, la lutte contre la distillation illégale du poteen – l’alcool de pomme de terre irlandais – était une générale sous la contrainte qui pousse les jeunes gens à négliger les droits sacrés de l’autorité et à emprunter des voies bien capricieuses. (…) Le malin lance éternellement ses ilets sous les pieds imprudents. En ce moment, les innocents sont essentiellement victimes de la salle de bal, du mauvais livre, de la revue indécente, du ilm, de la mode féminine impudique – et de tout ce qui tend à anéantir les vertus caractéristiques de notre peuple. » Cité par Brown, Terence, Ireland, a Social and Cultural History (2011), 40.
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préoccupation importante du gouvernement. Une autre raison, plus politique celle-ci, a également été avancée : certaines soirées auraient été des soutiens inanciers à des organisations paramilitaires comme l’IRA, dont le gouvernement de Dublin cherchait désormais à se débarrasser par tous les moyens, mais rien ne permet de l’airmer formellement. Après plusieurs années d’intenses débats sur les excès supposés de la population irlandaise, le gouvernement nomma une commission dirigée par William Carrigan.101 Après dix-sept séances durant lesquels trente-neuf témoins furent entendus, huit résolutions furent présentées dans le rapport inal de 1931 transmis au gouvernement, dont de longs paragraphes sur le rôle de la musique et de la danse : In the course of the Inquiry no form of abuse was blamed more persistently for pernicious consequences than the unlicensed dances held all over the country in unsuitable buildings and surroundings, for the proit of persons who are liable to no control or supervision by any authority. he scandals that are the outcome of such a situation are notorious. hey have been denounced in pastorals, exposed in the Press, and condemned by clergy, judges and justices, without avail. Before us the Commissioner, speaking for the Civic Guard, said these dance gatherings in many districts were turned into “orgies of dissipation, which in the present state of legislation the police are powerless to prevent.” In short, there is no efective legislation to put down this nuisance. (…) We accordingly recommend that no house or building, garden or other place, into which admission is obtained by payment of money, or for money consideration, shall be kept or used for public dancing without being duly licensed annually by the District Justice of the district. No dance licence should be granted unless the licensing authority is satisied of the good character of the applicant, and the suitability of the premises, and that in the circumstances of each case it is desirable in the general interest of the place or district to increase the facilities for public amusement by granting a licence. No holder of a
101 Voir Smith, James M., “he Politics of Sexual Knowledge: he Origins of Ireland’s Containment Culture and the Carrigan Report (1931)” in Journal of the History of Sexuality, vol. 13 (2004), 208–233.
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Chapitre IV publican’s licence should be eligible for a dance licence, and no such licence should be granted for premises adjacent to a publichouse.102
Les recommandations de ce rapport furent promulguées en 1935 sous le gouvernement Fianna Fáil de Éamon de Valera par le Public Dance Halls Act, loi restreignant oiciellement l’organisation de ces occasions de divertissements. En pratique cependant, les soirées non-oicielles perdurèrent quelque temps et le clergé continua de sillonner la campagne, se transformant souvent en collaborateur ou en suppléant de la police. On vit également des curés faire pression auprès des juges pour limiter le nombre d’autorisations du samedi soir, de peur de manquer de idèles le dimanche matin, ou pour restreindre l’accès d’une salle aux seuls villageois
102 « Au cours de l’enquête, aucune forme d’abus n’a été blâmée de manière plus persistante pour des conséquences pernicieuses que les bals non autorisés qui se déroulent dans tout le pays dans des bâtiments et des lieux inappropriés, pour le proit de personnes qui ne sont soumises à aucun contrôle ou supervision par une quelconque autorité. Les scandales qui résultent d’une telle situation sont notoires. Ils ont été dénoncés dans les pastorales, exposés dans la presse, et condamnés par le clergé et les juges, sans succès. Le commissaire, parlant pour la garde civique, a indiqué que ces rassemblements de danse dans de nombreuses régions ont été transformés en “orgies de dissipation, que la police est impuissante à prévenir dans l’état actuel de la législation”. En résumé, il n’y a pas de législation eicace pour supprimer cette nuisance. (…) Nous recommandons donc qu’aucune maison ou bâtiment, jardin ou autre lieu, dans lequel l’admission se fait par paiement d’argent ou pour des considérations inancières, ne continue d’être le cadre de bals publics sans être dûment autorisé annuellement par le juge du district. Aucune licence de bal ne devrait être accordée à moins que l’autorité compétente ne soit satisfaite de la bonne moralité du demandeur et de l’adéquation des locaux et, dans chaque circonstance où cela serait souhaitable dans l’intérêt général du lieu ou du district, nous recommandons d’augmenter le nombre de lieux destinés au divertissement du public en accordant une licence. Aucun titulaire d’une licence de pub ne devrait se voir accorder une licence de bal et aucune licence de ce type ne devrait être accordée pour des locaux adjacents à un pub. » « Rapport Corrigan » au Ministre de la Justice, 20 août 1931, article C28 “Dance Halls”.
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des alentours, alors qu’une salle attirait parfois des danseurs potentiels ayant parcouru 20 ou 30 km à vélo.103 Ain de lutter plus eicacement encore, le clergé construisit lui-même des salles paroissiales dans de nombreux villages et organisa lui-même des soirées de céilí dancing, poussant ainsi ses détracteurs à considérer que cette loi avait été votée pour permettre à l’Église de multiplier ses rentrées d’argent. Peu à peu, toutes les formes illégales de danses furent sévèrement réprimées, y compris les bals de in de récolte ou les soutiens aux familles en diiculté, ne laissant plus la place qu’à des soirées encadrées par une morale catholique omniprésente. Les musiciens, plus habitués à jouer dans le cadre privé d’une fête entre amis, devinrent des animateurs de représentation publique faisant face à de grandes salles : les petites formations disparurent, l’accordéon devint l’instrument-roi et les Céilí Bands commencèrent à s’imposer comme le seul type de formation pouvant animer ce genre d’événements. Voici un aperçu de ce phénomène qui perdura jusque dans les années 1960, décrit en 1941 par l’écrivain Flann O’Brien : If the hall is small and the crowd enormous (and this is the normal situation) the parties quickly lock themselves into a solid mass and keep shuling and sweating for ten minutes in the space of a square foot, like a vast human centipede marking time. If the hall is roomy and the crowd small, the dancers shule about in great circles and can travel a considerable distance in the course of an evening. If a lad cycles twenty miles to a dance and twenty miles home and does another ten miles in the hall, he is clearly in earnest about his dancing.104
103 Voir Ó hAllmhuráin, Gearóid, “Dancing on the hobs of hell: rural communities in Clare and the Dance Halls Act of 1935” in New Hibernia Review (St Paul : St homas University, 2005), 11. 104 « Si la salle est petite et la foule énorme (ce qui est la situation normale), les participants se trouvent rapidement transformés en une masse solide qui tourbillonne et transpire pendant dix minutes sur une surface de trente centimètres carrés, comme un immense mille-pattes humain marquant la mesure. Si la salle est spacieuse et la foule clairsemée, les danseurs décrivent de larges cercles et peuvent parcourir un nombre considérable de kilomètres au cours de la soirée. Un jeune qui parcours 30 kilomètres pour venir danser, 30 autres pour retourner chez lui et 15 kilomètres quand il danse,
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Chapitre IV
Leo Rowsome (1903–1970) Plusieurs uilleann pipers ont illuminé le XXe siècle, mais peu autant que Leo Rowsome, né à Dublin en 1903 dans une famille de musiciens : son père William et son grandpère Samuel jouaient tous deux du uilleann pipes et les fabriquaient également.105 Leo allait devenir, à partir de 1922, l’un des facteurs de uilleann pipes les plus réputés du XXe siècle (avec son frère William), mais également – combinaison rare – l’un des meilleurs musiciens de sa génération, contribuant en grande partie à redorer le blason d’un instrument qui provoquait, au mieux, de l’indiférence et, parfois même, une déiance associée aux uilleann pipers itinérants et pauvres du tournant du XXe siècle. Doué dès son plus jeune âge, il apprit avec son père à jouer de l’instrument (et à le réparer) et il entra à l’âge de 17 ans à l‘École Municipale de Musique de Dublin106 en tant que professeur, où il enseigna jusqu’à sa mort en 1970.107 En 1926, il remporta également le premier prix du Feis Ceoil de Dublin, devant Séamus Mac Aonghusa ( James Ennis, père du célèbre Séamus Ennis), et commença à enregistrer à Londres pour le label Edison Bell Winner, qui publia son premier soixante-dix-huit tours en 1925. En 1926 il enregistra pour le label Columbia et fut le premier uilleann piper à jouer à la radio nationale irlandaise 2RN (avec Frank O’Higgins, Mícheál Ó Duinn et son frère John aux iddles), puis le premier musicien irlandais à jouer pour la BBC durant ses premières expérimentations, le 17 mars 1933. Habitué des studios de radio, il y jouait sous le nom du All Ireland Trio avec ses amis Séamus O‘Mahony au iddle et Neilus Cronin à la lûte, mais à la mort de ce dernier en 1930 il décida d’expérimenter en lançant un quatuor d’uilleann pipes avec son frère Tom, Eddie Potts et Michael Padian. Le quatuor poursuivra sous cette forme jusque dans les années 1950 et comptera dans ses rangs d’autres grandes igures tels que Willie Clancy (1918–1973), Tommy Reck (1921–1991), ou Leon Rowsome (1936–1994), le ils de Leo.
prend vraiment la danse à cœur. » O’Brien, Flann, “he Dance Halls” in he Bell, vol. 1 no. 5 (février 1941), 49–50. 105 William Rowsome est mentionné par Francis O’Neill – avec une photographie – dans Irish Folk Music – A Fascinating Hobby (1910), 318–319, ainsi que dans Irish Minstrels and Musicians (1913), 161–163, avec plusieurs membres de la famille, 297–305. 106 Cette école deviendra en 1962 le Dublin College of Music, puis en 1996 le DIT Conservatory of Music and Drama (Conservatoire de Musique et de héâtre de l’Institut Technologique de Dublin). 107 Il compta notamment parmi ses élèves Paddy Moloney ou Liam Óg O’Flynn.
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Jusqu’à cette époque, tous les musiciens résidant en Irlande allaient enregistrer à Londres, et Leo Rowsome y fut un invité régulier, généralement en soliste mais parfois – comme en mars 1933 – accompagné de musiciens avec des arrangements assez innovants pour l’époque. En 1937, la irme EMI décida d’ouvrir – après ses studios d’Abbey Road à Londres en novembre 1931 – les premiers studios irlandais, et Leo Rowsome fut l’un des premiers à y enregistrer cette année-là, puis de nouveau en 1938 et en 1944, pour des soixante-dix-huit tours publiés avec le label His Master’s Voice. On y entend en particulier son style extrêmement luide et énergique, ainsi que son penchant pour l’utilisation constante des régulateurs, soulignant le rythme de certaines mélodies ou en harmonisant d’autres de manière parfois très novatrice, démontrant ainsi son immense virtuosité et conirmant la pertinence du surnom parfois donné à cet instrument, « l’orgue irlandais » : If Leo used the regulators more than other pipers, it was because he liked the sound of sweet harmonies and because of the sheer exuberance and joy that rose in his heart as he played.108 Ses derniers enregistrements commerciaux datent de 1959 et 1966, et furent publiés par le label Claddagh, créé peu de temps auparavant par l’un des élèves, Garech de Brún (ou Browne). L’album de 1959 enregistré aux studios de Peter Hunt à Dublin reste parmi ses meilleures productions, utilisant simplement son surnom comme titre : “Rí na bPíobairí” (« le Roi des Joueurs de uilleann pipes »). Parallèlement, il démontra de grandes qualités d’organisateur et de pionnier en recréant le Dublin Pipers’ Club en 1936 sous le nom de Cumann na bPíobairí, dont il devint le premier président, puis créa en 1950 avec son frère Tom le Cumann Ceoltóirí Éireann, qui devint en 1951 le Comhaltas Ceoltóirí Éireann, l’Association des Musiciens d’Irlande dont les activités de soutien à la musique restent nombreuses et variées aujourd’hui (vide inra, Le Comhaltas Ceoltóirí Éireann et le Fleadh Cheoil).
108 « Si Leo utilisait les régulateurs plus que tout autre joueur de uilleann pipes, c’était parce qu’il aimait le son doux des harmonies et à cause de la pure exubérance et de la joie que jouer lui procurait ». Reid, Seán, Classics of Irish Piping – Volume 1, Topic Records, 12T259, 1976.
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Chapitre IV
Figure 12. Leo Rowsome et ses élèves (Paddy Moloney est le 2e à gauche). Avec l’autorisation de Independent News and Media et the Irish Independent. Il mourut dans l’exercice de son métier et de sa passion, le 20 septembre 1970 dans le comté de Sligo, alors qu’il était membre du jury pour le concours du Fiddler Of Dooney : le jeune Paddy Glackin venait de terminer sa prestation et Leo Rowsome s’efondra, victime d’une crise cardiaque, à 67 ans seulement. Il laissait cependant derrière lui un immense héritage musical et technique. Son ils Leon et son petit-ils Kevin poursuivirent cette tradition, désormais parvenue à la cinquième génération et qui pourrait se poursuivre encore.109
109 Voir Harper, Colin, et McSherry, John, he Wheels of he World-300 Years of Irish Uilleann Pipes (Londres : he Jawbone Press, 2015).
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L’adoption du piano Le piano, inventé sous le nom de pianoforte au début du XIXe siècle, mit plus de temps qu’ailleurs à être adopté en Irlande, peut-être parce que la harpe y jouait déjà ce rôle d’instrument aristocratique, rôle renforcé par son élévation au rang d’instrument national. Symbole de la bourgeoisie montante, Gustave Flaubert (1821–1880) y faisait déjà référence au milieu du XIXe siècle dans son Dictionnaire des idées reçues : « Piano. Indispensable dans un salon »,110 et son importance accrue était également notée dans un quotidien à Manchester en 1915 : I was told that in this purely working-class town the sellers of pianos on the hire system are doing the trade of their lives. he piano, of course, is the token of respectability in every artisan household.111 Depuis le début du XXe siècle, il est communément fait usage du piano en musique traditionnelle irlandaise en accompagnement rythmique. S’il est particulièrement utilisé par les Céilí Bands depuis les années 1920, il semble que ce soit les joueurs de iddle qui, à l’origine, souhaitèrent se voir accompagner ainsi sur les premiers enregistrements efectués aux États-Unis, bien que dans de nombreux cas leur avis ait été de peu d’importance. On en retrouvera de ce fait la trace sur les soixante-dix-huit tours de Michael Coleman, de James Morrison ou de Paddy Killoran dans les années 1920.112 Le mode d’accompagnement proprement dit était généralement peu original et principalement fondé sur le pumping style (on dit de même en français d’un musicien de bar qu’il “fait la pompe”). Les critiques à l’égard du piano ont été parfois fort virulentes, notamment de la part de Seán Ó Riada (1931–1971) qui expliquait au début des années 1960 que l’utilisation du piano était : (…) a scar, a blight on the face of Irish music and displays ignorance on the part of those who allow or encourage it. he reason for it is easy to see. It is a truism to say that we sufer in this country from a national inferiority complex.
110 Flaubert, Gustave, Dictionnaire des Idées Reçues (Paris : Conard, 1913). Ouvrage inachevé publié à titre posthume. 111 « On me dit que dans cette ville purement ouvrière, les vendeurs de pianos en location-vente font des afaires en or. Le piano, bien sûr, est le symbole de la respectabilité dans toute maison d’artisan. » Article “Gaity heatre, A New Play by a Manchester Author”, he Manchester Guardian, 2 novembre 1915, 10. 112 Voir notamment les compilations he Wheels Of he World (Early Irish-American Music), vols 1–2, Yazoo, 7008 & 7009, 1997 (trente-trois tours originaux, 1976).
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To combat it we have developed a number of tricks which we hope will fool others into thinking we are better than we are – while we are fooling only ourselves. he piano is such a “trick”. It has become a symbol of respectability. he house that has a piano looks down the house that hasn’t, even if the piano is never played.113 Même si la violence de ce passage n’est plus de mise aujourd’hui, il apparaît très clairement que l’intérêt premier du piano n’était pas musical, mais bel et bien social ; instrument éminemment bourgeois, il confère à la musique une certaine respectabilité et pallie ce complexe d’infériorité mentionné dans la citation précédente. A l’image de la harpe, le piano, instrument de salon lourd et diicilement déplaçable, avait acquis un caractère aristocratique qui faisait alors défaut à la musique traditionnelle irlandaise après la disparition déinitive des harpeurs de cour : en l’introduisant, les musiciens du début du siècle cherchaient sans doute inconsciemment à remplacer la harpe et à redorer le blason bien terni d’une musique pluriséculaire aux origines en partie aristocratiques.
Le collectage au début du XXe siècle Au début du XXe siècle, les collections importantes se font plus rares qu’aux siècles précédents, et leur impact est moindre, pour la vaste majorité d’entre elles, hormis dans le cas de Francis O’Neill (voir encadré supra). On trouvera tout d’abord la réédition de la collection de George Petrie, publiée en 1903 sous la direction de Charles Villiers Stanford (1852–1924),
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« Une balafre, une plaie sur le visage de la musique irlandaise, qui révèle l’ignorance de ceux qui l’autorisent ou l’encouragent. Il est aisé de comprendre pourquoi. Il est évident que nous soufrons dans ce pays d’un complexe national d’infériorité. Nous avons élaboré, pour nous en débarrasser, un certain nombre de procédés qui sont censés faire croire aux autres que nous sommes meilleurs que nous le sommes en réalité – mais nous ne trompons que nous-mêmes. Le piano est l’un de ces “trucs”. Il est devenu un symbole de respectabilité. La maison qui en possède un toise celle qui n’en a pas, même si personne n’en joue jamais. » Ó Riada, Seán (Kinsella, homas et Ó Cannain, Tomas [dir.]), Our Musical Heritage (Portlaoise : he Dolmen Press, 1982), 58.
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et quelques collections publiées tardivement par Patrick W. Joyce (Irish Peasant Songs en 1906 et Old Irish Folk Music and Songs en 1909).114 La Gaelic League publia également en 1914 et 1917 deux tomes de collectages réalisés à partir des enregistrements faits entre 1897 et 1900. Le journal he Northern Constitution de Coleraine publia pour sa part entre 1923 et 1939 une série aujourd’hui appelée la Sam Henry Collection, du nom de son collecteur (1878–1952) et rééditée en 1960 et 1990 par Gale Huntington (1902–1993). On notera enin, parmi les recueils de chansons, les travaux de Liam de Noraidh (1888–1972), qui fut employé par la Irish Folklore Commission à partir de 1940 pour collecter dans sa région natale du Munster, et qui vit le fruit de son travail publié en 1965.115 Il fallut attendre l’introduction de la radio en Irlande, le 1er janvier 1926, pour voir les travaux de collectage enregistrés commencer à faire leur apparition, tant en Irlande qu’aux États-Unis ou dans tous les pays ayant accueilli la diaspora irlandaise. Les collectes plus organisées, efectuées en prévision de difusions radiophoniques, ne virent cependant le jour qu’à la in de la Seconde Guerre mondiale. C’est sans doute à Séamus Ennis et Ciarán Mac Mathúna (1925–2009) que revient le mérite d’avoir pris l’initiative dans ce domaine radiophonique. Et ici encore, il faut admettre que l’exemple venait des États-Unis, à l’image de Jean Ritchie (1922–2015), célèbre musicienne et ethnologue américaine qui vint dans les années 1950 enregistrer de nombreux chanteurs ou musiciens renommés, de Sarah Makem (1900–1983) à … Séamus Ennis lui-même.
114 Joyce, Patrick W., Irish Peasant Songs in the English Language (Dublin : M. H. Gill & Son 1906) ; Old Irish Folk Music and Songs (1909). 115 de Noraidh, Liam, Ceol ón Mumhan (Dublin : An Clóchomahr, 1965).
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Figure 13. Jane Ritchie enregistre Séamus Ennis, mars 1952 (Photo : George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway).
L’impulsion des années 1950 Après le repli sur soi du début du XXe siècle culminant dans la neutralité adoptée durant la Seconde Guerre mondiale, l’État Libre d’Irlande connut une période économique très diicile en raison d’une volonté politique d’autonomie totale, essentiellement vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Mais l’échec de cette politique se traduisit par une émigration de plus en plus
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forte, en particulier dans les zones plus défavorisées de l’ouest. Les recensements réalisés tous les dix ans indiquent que le chifre le plus bas fut atteint en 1961 avec 2,81 millions d’habitants en République d’Irlande116 : conscient que la situation n’était pas tenable, le gouvernement de Seán Lemass de la République amorça un virage économique radical en 1959, en particulier grâce à son conseiller aux Finances, homas Whitaker. Cette période marque donc un renouveau relativement important sur le plan économique, mais également sur le plan culturel, avec la création d’associations, de nombreux groupes, etc. Le Comhaltas Ceoltóirí Éireann et le Fleadh Cheoil Depuis 1951, chaque année, les musiciens traditionnels irlandais se réunissent le dernier week-end d’août pour désigner le All-Ireland Champion, le meilleur musicien, chanteur, groupe ou danseur, dans chaque discipline. Ils sont rejoints depuis quelques décennies par les musiciens sélectionnés en Grande-Bretagne, aux États-Unis, etc. Ce Festival de musique d’Irlande, en gaélique Fleadh Cheoil na hÉireann (plus communément appelé he Fleadh, pron. « laa »), représente la plus grande réussite d’une association de musiciens créée à l’occasion de sa première édition en 1951, le Comhaltas Ceoltóirí Éireann (ou CCE). Comme l’économie irlandaise, la musique irlandaise se trouvait alors au creux de la vague, et le festival était bien loin de constituer l’un des moments essentiels de la vie de nombreux musiciens : la plupart des associations fondées au début du siècle avaient disparu, et la musique traditionnelle gardait aux yeux des Irlandais une image rurale et arriérée, comparable à celle qui marqua longtemps la langue gaélique. II fallut toute l’énergie et la vivacité de quelques musiciens de Mullingar et de Dublin, dont le célèbre Leo Rowsome co-fondateur du Pipers’ Club de Dublin (vide supra), pour que soit déinitivement décidé, en janvier 1951, un rapprochement entre tous les musiciens d’Irlande, organisé sur le modèle de la Ligue gaélique. L’association fondée à cette occasion, tout d’abord appelée Cumann Ceoltóirí na hÉireann (Association des musiciens 116 Et 1,4 millions en Irlande du Nord, soit un total d’environ 4,2 millions dans toute l’île.
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d’Irlande), se réunit pour la première fois de manière formelle à Dublin, le 14 octobre 1951, dans la résidence appelée Arus Ceantt – en l’honneur de Éamonn Ceantt (1881–1916), joueur de uilleann pipes et héros posthume de la rébellion de 1916 – pour élire ses premiers dirigeants, dont le révérend John Kyne (1904–1966) à la présidence. La création d’un festival exclusivement consacré à la musique, qui se déroulerait en marge du Feis (le festival de la Ligue gaélique) fut également discutée et décidée le 4 février 1951, dans le Midland Hotel de Mullingar (comté de Westmeath). L’association devint, le 6 janvier 1952, au St Mary’s Hall de Mullingar, le Comhaltas Ceoltóirí Éireann117 (la Fraternité des Musiciens d’Irlande), et elle est considérée comme l’un des éléments déterminants du renouveau de la musique irlandaise dans la deuxième moitié du XXe siècle. Le premier Fleadh Cheoil na hÉireann se déroula logiquement dans cette même ville de Mullingar, lors du week-end de la Pentecôte 1951, en présence d’un nombre relativement restreint de participants, en comparaison des foules d’aujourd’hui. Celui d’Ennis, dans le comté de Clare, en 1956, représente de ce point de vue un tournant dans l’histoire de la musique en Irlande, essentiellement en raison de l’engouement national dont il révéla les premiers signes. Comhaltas Ceoltóirí Éireann dut cependant patienter jusqu’en 1968 pour qu’une première subvention de l’État lui soit attribuée. Désormais, les inales du grand Fleadh Cheoil na hÉireann attirent plus de 400 000 personnes, et des petites villes comme Ennis ou Drogheda se retrouvent plongées durant un long week-end dans une atmosphère de gigantesque fête grâce à la présence de milliers de musiciens, curieux, touristes et amateurs divers. La première constitution de Comhaltas Ceoltóirí Éireann fut rédigée en 1956 et déinissait les buts de l’association comme suit : – promouvoir la musique traditionnelle irlandaise sous toutes ses formes, – faire renaître la harpe et le uilleann pipes,
117 De nombreux Irlandais prononcent le premier mot kiolteus, croyant à tort que l’étymologie est basée sur le terme gaélique ceol, la musique. En réalité, la prononciation est approximativement kolteus kioltori éranne.
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– créer des liens entre les amateurs de musique irlandaise, – coopérer avec toutes les associations pour reviviier la culture irlandaise, – établir des sections dans tout le pays et à l’étranger. La promotion de la danse et du chant, ainsi que la promotion de la langue irlandaise, ne furent ajoutées que quelques années plus tard. Sur le plan administratif, un Conseil exécutif central fut mis en place dès cette époque sous la direction d’un Secrétaire national, puis des Conseils furent institués dans chacune des quatre provinces et dotés de constitutions propres. L’association compte actuellement près de 500 sections dans le monde, dont plus d’une centaine hors d’Irlande. Elle édite également des disques depuis les années 1970, organise de très nombreuses tournées pour les vainqueurs des compétitions, et gère depuis 1974 des archives nationales accessibles au Cultúrlann na hÉireann, l’institut culturel irlandais, situé à Monkstown près de Dublin. Elle publie depuis 1967 un magazine, Treoir, et a fait rapidement son entrée sur Internet en 1995. A l’évidence, la dimension éducative impulsée par quelques individus au sein du Comhaltas Ceoltóirí Éireann est pour beaucoup dans le formidable renouveau que connaît l’Irlande depuis le milieu des années 1990, tant sur le plan culturel que sur le plan économique. Il semble donc diicile de comprendre, dans ces conditions, qu’une quelconque hostilité puisse régner à leur égard chez de nombreux musiciens en Irlande, amateurs et professionnels. Et pourtant, cette hostilité existe bel et bien, et de manière très marquée aujourd’hui, en particulier en raison d’une certaine rigidité de fonctionnement, voire de raisonnement de cette association. Une des premières critiques formulées porte sur la notion même de compétition : s’il ne fait aucun doute que le niveau technique a fortement progressé durant ces cinquante dernières années grâce à ce système d’émulation, le classement qualitatif n’a plus guère de signiication dès lors que l’on tente de comparer des styles diférents, qu’ils soient régionaux ou individuels. Les jurés des concours ont la plupart du temps, qu’ils l’admettent ou non, une préférence pour une certaine façon de jouer, et les résultats s’en ressentent nécessairement. On sait, par exemple, que des musiciens
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aujourd’hui renommés n’ont jamais réussi à atteindre la première place,118 ou bien que quelques participants s’eforcent pendant des années d’appliquer à la lettre les desiderata de tel ou tel membre du jury au détriment d’une interprétation personnelle, dans le but avoué de s’attirer louanges et lauriers. On sait également que toute tentative de comparaison passe inévitablement par l’établissement de normes, par des déinitions plus ou moins restrictives, parfois ixées par des amateurs sincères ou par des patriotes enthousiastes. Mais, une absence certaine de connaissances en matière de styles locaux joua longtemps (et joue encore quelquefois) en défaveur des musiciens représentant des styles particuliers comme celui du Donegal. La deuxième source de critiques envers Comhaltas Ceoltóirí Éireann est justiiée par la façon dont sont dispensés les cours et les connaissances musicales. Bien que l’enseignement de la danse en groupe soit une invention relativement récente au sein de la musique irlandaise, c’est de cette manière qu’elle est difusée grâce aux nombreuses compétitions organisées dans toute l’île. De ce fait, les membres de l’association apparaissent à la fois comme les instigateurs et comme les acteurs d’un renouveau indéniable, mais également comme les seuls juges de la qualité et de la valeur de toute musique dite irlandaise. Une telle hégémonie déplaît donc fortement aux tenants de traditions musicales et dansées libres de leurs mouvements et de leurs évolutions. Parallèlement, si l’association prêche un strict apolitisme et une indépendance religieuse théorique,119 certains de ses membres furent oiciellement soutenus par l’organisation lors d’élections, à grand renfort de publicités dans les colonnes de leur magazine Treoir. Dans le passé, le Fleadh Cheoil de 1971 fut également annulé en signe de protestation contre les événements d’Irlande du Nord, et la loi sur l’avortement fut vigoureusement
118 On pourra notamment évoquer Junior Crehan (1908–1998) au iddle en 1955 (bien qu’il ait remporté le prix de composition en 1963). 119 “An Comhaltas shall be non-political and non-denominational” (« An Comhaltas est apolitique et non confessionnel ») : Constitution du Comhaltas Ceoltóirí Éireann, Section 1–3.
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combattue dans les colonnes du même magazine en 1983, sans que le lien avec la musique ou la danse puisse apparaître clairement dans ces deux cas. Cette contradiction manifeste entre les buts aichés et les tendances réelles semble expliquer actuellement la désafection de nombreux jeunes musiciens et danseurs dès lors qu’ils parviennent à l’âge adulte (outre, bien entendu, leur entrée dans le monde du travail). Ce ressentiment à l’égard du Comhaltas Ceoltóirí Éireann a d’ailleurs peu de chances de faiblir si l’on en juge par les réactions virulentes et justiiées au rapport publié au début de l’année 1999 par son Directeur général à vie, le sénateur Labhrás Ó Murchú,120 à la demande d’une institution gouvernementale, le Conseil des Arts (Arts Council), qui souhaitait déterminer un mode de distribution équitable de ses subventions. Ce rapport tenta, avec une maladresse rare, d’accréditer l’idée selon laquelle le CCE serait seul responsable de la bonne santé musicale actuelle de l’Irlande et le seul qui mériterait d’être subventionné. C’est, fort heureusement, très loin d’être le cas, et l’on rencontre logiquement de nombreux Irlandais qui pensent, comme Breandán Breathnach dans un élan de cynisme tout irlandais, que “Comhaltas Ceoltóirí Éireann is an organisation with a great future behind it”.121 Il n’en reste pas moins que l’association est l’une des plus importantes en Irlande, et qu’elle forme chaque année de très nombreux musiciens à la pratique d’instruments très variés, pour atteindre d’excellents niveaux.122
120 Labhrás Ó Murchú est le Directeur général non-élu de Comhaltas Ceoltóirí Éireann depuis 1967 – soit depuis plus de cinquante ans – rédacteur en chef du journal Treoir, et fut sénateur du parti conservateur Fianna Fáil de 1997 à 2016. Sa femme Una Ó Murchu fut nommée en 1998 par Síle de Valera, alors ministre Fianna Fáil des Arts, du Patrimoine, de la Gaeltacht et des îles, parmi les quinze membres de ce même Arts Council chargé de distribuer les subventions aux associations culturelles. 121 « Comhaltas Ceoltóirí Éireann est une organisation avec un bel avenir derrière elle. » Breathnach, Breandán, “As We See It” in Ceol, vol. II no. 3 (1964), 61. 122 Voir .
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Histoire des costumes de danse Le principal élément introduit pour et par les concours de danse est le costume porté par les concurrents, qui a énormément évolué depuis son apparition durant la « Renaissance Celtique », dans les années 1890 : aucun costume n’existait alors et les militants de la Ligue gaélique se mirent à la recherche des vêtements les plus représentatifs des Irlandais, choisissant généralement ce qui pourrait être considéré comme les « habits du dimanche » des régions rurales. Préconisé dès cette époque ain d’encourager une prise de conscience nationale dans tous les domaines, le costume irlandais ne devait pas être porté uniquement pour danser, mais surtout pour montrer quotidiennement son adhésion aux idées nationalistes : “he man who has the Irish language on his lips will wish also to have Irish clothes on his back” déclarait en 1911 un responsable de la Ligue gaélique dans son journal An Claidheamh Soluis.123 Le but était d’ailleurs autant d’aicher une identité culturelle que de soutenir l’industrie irlandaise du textile : une règle adoptée en 1901 par la Ligue gaélique interdisait qu’un prix soit attribué à une personne ne portant pas des vêtements fabriqués en Irlande : he Irish Costume solves everything. It is beautiful; it is suitable for every occasion; it can be worn morning, aternoon or evening. It is specially adapted for use as a working garb and it is pretty enough to wear at any social function. he most conscientious Irish Irelander may now be blissfully happy.124 Pour les femmes, une robe verte ou blanche, parfois tenue à la taille par une corde, ainsi qu’une grande cape à capuchon, furent à l’origine considérées comme les éléments les plus distinctifs de cet « habit gaélique ». Prônés par la Ligue gaélique en référence aux vêtements des femmes de la campagne, ils constituèrent également les premiers
123 « Celui dont les lèvres portent la langue irlandaise, souhaitera également porter des vêtements irlandais sur son dos » : An Claidheamh Soluis (journal), vol. XIII no. 43 (30 décembre 1911), 7. 124 « Le costume irlandais résout tout. Il est beau ; il convient à toutes les occasions ; on peut l’utiliser le matin, l’après-midi ou le soir. Il est particulièrement adapté pour être utilisé au travail et est suisamment joli pour être porté lors d’une réception. L’Irlando-Irlandais le plus consciencieux peut désormais être totalement heureux. » Sinn Fein (journal), vol. 1 no. 17 (5 mars 1910).
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costumes de danse : fort heureusement, cette cape fut abandonnée par les danseuses dans les années 1920, laissant la place à un simple châle rectangulaire, attaché au costume par une broche. C’est ainsi que l’on vit apparaître les premières copies de la broche de Tara, ornement symbolique datant du début du VIIIe siècle et découvert au cours de fouilles dans le comté de Meath au XIXe siècle. Les femmes adoptèrent également dès cette période le kilt ou la robe à larges plis, décorés de motifs celtiques brodés. Ces décorations sont un autre élément renvoyant à une perception mythique de l’Irlande : apparues dans l’industrie du textile en 1885 à Londres lors d’une « Exposition des Inventions », ces broderies s’inspiraient des recherches sur les vêtements irlandais antérieurs à l’arrivée des Vikings et des Anglonormands : ainsi, les célèbres entrelacs zoomorphes proviennent de manuscrits tels que le Livre de Kells. Très discrets au début du XXe siècle, ils connurent leur véritable essor dans les années 1950. Les écoles de danse les plus importantes ont depuis développé leurs propres motifs, permettant de les distinguer plus aisément, à la manière des grands sports de compétition par équipes. Mais on note depuis les années 1980 un besoin des danseurs solistes de tendre vers des costumes plus personnels, diférents du costume de leur école. Les couleurs sont généralement très vives : de préférence le vert, le blanc et l’orange, couleurs du drapeau irlandais mais moins de rouge, trop emblématique de l’Angleterre, malgré la popularité de cette couleur en Irlande pour les costumes de femmes au XIXe siècle. Outre les broches, les médailles furent longtemps portées avec ierté par les meilleurs concurrents, avant d’être interdites dans les années 1980 par souci de simplicité. Depuis 1924, les danseuses bénéicient de chaussures souples (ghillies) pour danser les reels, les jigs et les slip jigs, semblables aux chaussons de ballet. C’est grâce à ces chaussures que la slip jig devint une danse plus légère et est aujourd’hui considérée comme une danse féminine. Les hommes utilisèrent également ces chaussures souples pendant quelques décennies, mais sont revenus à des modèles plus rigides depuis les années 1960. Toutes ces chaussures suivent de près les évolutions technologiques, et diférentes sortes de talons (en ibre de verre ou « à bulles ») furent inventées dans les années 1980 ain de produire un cliquetis beaucoup plus marqué durant la prestation : mais chacune de ces inventions a également vu une nouvelle législation lui barrer le chemin : It is possible, indeed probable, that in the future new construction techniques for shoes will evolve and/or new materials become available which will require
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a review of these directives. However, at no time in the future should new materials other than those listed above be used in shoes.125 Le principal « problème » auquel sont confrontées les autorités au début du XXIe siècle est le port d’une perruque bouclée rousse par des jeunes illes qui, souvent poussées par leur maman, souhaitent ainsi « faire plus irlandais », surtout aux États-Unis. A de nombreux égards, ces costumes et ces accessoires très coûteux sont au centre d’une industrie extrêmement lucrative, et l’on est parfois bien loin de l’idée originelle du « costume gaélique authentique ».
Figure 14. Jeunes danseuses en costume, Fleadh Cheoil de Ballina, 1998 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
125 « Il est possible, et même probable, que dans le futur de nouvelles techniques de fabrication pour les chaussures évoluent, et/ou que de nouveaux matériaux soient disponibles qui nécessiteront une révision de ces directives. Cependant, aucun nouveau matériau autre que ceux mentionnés ci-dessus ne pourra être utilisé pour les chaussures dans le futur. » “Rules Regarding Composition and Dimensions of Dancing Shoes”, l’article 4.2.6 du livret des règlements de An Coimisiún Le Rincí Gaelacha – émanation de la Gaelic League créée en 1927, avril 2016.
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Pour les hommes, aucun costume particulier ne peut être distingué jusque dans les années 1920. Jusqu’à cette période, les danseurs les plus élégants se produisaient à la manière des anciens dancing masters, en queue de pie et chaussures à boucles métalliques. Certains pouvaient également porter des culottes courtes, mais ce vêtement désuet fut abandonné lorsqu’il en vint à symboliser le personnage irlandais caricatural, le stage Irishman dans les journaux satiriques anglais et américains. Quoi qu’il en soit, le costume masculin n’a jamais arboré de décorations, de motifs celtiques, etc. En revanche, une très large ceinture était parfois utilisée, le plus souvent pour exhiber les médailles glanées dans les concours. Sous l’inluence des joueurs de grande cornemuse, les culottes et le pantalon furent peu à peu remplacés à partir des années 1920 par le kilt, considéré à tort comme irlandais. Celui-ci devint dans les années 1940 le principal costume masculin et il est d’ailleurs possible que ce vêtement soit partiellement à l’origine de la désafection des jeunes hommes dans les concours de danse dans la seconde moitié du XXe siècle. Depuis le milieu des années 1990 cependant, il a de nouveau été abandonné au proit du pantalon. Hormis lors des concours, les costumes de danse sont aujourd’hui particulièrement visibles sur les scènes du monde entier grâce aux spectacles comme Riverdance, Lord of the Dance, etc. Après le développement excessif des broderies celtiques dans les années 1980, ce spectacle a mené à des costumes de concours plus légers et plus sobres : le noir uni est de plus en plus courant et la tendance est en outre à des jupes plus courtes. Dans ce domaine également, la Commission de la Danse Irlandaise a notamment été amenée à légiférer pour garder une longueur minimum à cette jupe lors des concours ou pour prévenir toute tentative jugée trop sensuelle.126
126 Voir l’article 4.4.11 du livret des règlements de An Coimisiún Le Rincí Gaelacha, avril 2016 : “Body suits should be of premium fabric and not showing the body contour in detail” (« les justaucorps doivent être de première qualité et ne doivent pas montrer les contours du corps dans ses détails ») ; et l’article 4.4.12 : “Skirts worn over bodysuits should be the same length as full costumes and sit at the dancer’s mid-thigh at the back” (« les jupes portées sur des justaucorps doivent avoir la même longueur que les costumes complets et inir au milieu des cuisses de la danseuse à l’arrière »).
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Banjos et mandolines Le banjo est un instrument d’origine africaine qui it son apparition au XVIIe siècle dans le Nouveau Monde sous les termes de banza, banshaw, banjar, etc. et y devint populaire à partir de 1840. Cette popularité ne cessa de croître et devint considérable vers 1890, date à partir de laquelle nous savons que les musiciens irlandais étaient nombreux aux États-Unis. Par la suite, ce banjo comportant cinq cordes (c’est-à-dire le banjo en Sol des Appalaches) fut supplanté par le banjo ténor à quatre cordes, au manche plus court, que l’on trouve en Irlande depuis les années 1920, en particulier dans les Céilí Bands. C’est toujours ce dernier qui a la faveur des musiciens. Il existe dans l’esprit des musiciens irlandais d’aujourd’hui une distinction formelle très nette entre ces deux types de banjo : le second des deux jouit d’un statut plus envié que le premier, de nouveau utilisé par les musiciens de blue-grass depuis la Seconde Guerre mondiale (essentiellement sous l’inluence de Pete Seeger, 1919–2014) et généralement considéré comme « plus américain ». Il it cependant une entrée remarquée en Irlande grâce au succès des Clancy Brothers & Tommy Makem aux États-Unis à partir de 1961, date à partir de laquelle la victoire de John F. Kennedy aux élections présidentielles rendit tout élément irlandais digne d’intérêt. L’utilisation du banjo jusqu’à cette époque était cependant essentiellement rythmique ; il fallut encore attendre quelques années et des musiciens tel que Barney McKenna (des Dubliners) pour assister au développement d’un style soliste et pour voir le banjo associé quasi systématiquement à la mélodie “he Mason’s Apron” grâce à la virtuosité de ce barbu emblématique. Mick Moloney (né à Limerick en 1944 et universitaire aux ÉtatsUnis) en a également fait l’un de ses instruments de prédilection, à côté de la mandoline. Plus récemment, Kieran Hanrahan (1957–), Gerry “banjo” O’Connor (1958–), Séamus Egan (1969–), Angelina Carberry ou Enda Scahill127 perpétuent l’utilisation du banjo ténor dans la musique traditionnelle irlandaise.
127 Enda Scahill est l’auteur du Irish Banjo Tutor vol. I & II ( June McCormack, 2008 et 2012).
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Ici encore, l’inluence des États-Unis apparaît manifeste : il semble que les tout premiers enregistrements de musique irlandaise soient le fait de musiciens de jazz américains. Et l’habitude prise dans les années 1960 de jouer dans les pubs avantagea sans aucun doute cet instrument au timbre caractéristique et qui peut se faire entendre dans le pub le plus bruyant. Enin, les musiciens irlandais comprirent rapidement que tout instrument, quelle que soit son origine, peut être accordé selon ce que l’on souhaite en faire, indépendamment de toute théorie ; les quatre cordes du banjo furent alors accordées comme celles du violon (Sol-Ré-La-Mi), engageant de ce fait un processus qui se répéta par la suite pour d’autres instruments à quatre cordes. La mandoline, petit instrument doté de quatre chœurs de deux cordes, est une version courte de la mandole, instrument ancien et récemment remis au goût du jour ; elle connut d’abord une forte popularité en Italie où elle apparut à la in du XVIe siècle sous le nom de « mandore » et où l’on en distingue deux sortes : la mandoline à dos plat (dite « milanaise », la plus courante à l’heure actuelle en Irlande) et la mandoline à dos rond (dite « napolitaine »). Il apparaît diicile aujourd’hui de dater l’arrivée de la mandoline en Irlande, mais il semble établi que, comme pour le banjo en 1971, son adoption par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann pour ses compétitions du Fleadh Cheoil annuel à partir de 1979 ait facilité son développement. Elle doit également sa popularité à un volume sonore conséquent, quoique moindre que celui du banjo, et à son accord identique au violon. Courante en session, il faut pourtant constater que, contrairement aux instruments reconnus, peu de musiciens célèbres l’utilisent comme instrument principal, et qu’elle apparaît peu comme instrument prédominant dans la production discographique récente. On notera parmi ses principaux utilisateurs, Mick Moloney, Andy Irvine ou, plus récemment, Martin Murray et Pádraig Carroll, dont la méthode d’apprentissage he Irish Mandolin parue en 1991 continue de se vendre.128
128 Carroll, Padraig, he Irish Mandolin (Fenton : Mel Bay, 1991).
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L’harmonica L’harmonica (souvent appelé mouth organ ou blues harp en anglais, bien que le mot harmonica existe également) est de la même famille que les accordéons, car il fait aussi partie de la famille des anches libres, mais ne comporte pas de soulet. Il fut d’ailleurs inventé à la même époque en Allemagne et, comme son grand cousin, certains instruments ne jouent que dans une seule gamme (harmonicas diatoniques), tandis que certains sont munis d’un poussoir et permettent de jouer sur des gammes chromatiques. En irlandais, il est parfois appelé “idil hrancach”, c’est à dire le « violon français ». L’une des raisons de sa présence en Irlande est extrêmement simple : lorsque le Comhaltas Ceoltóirí Éireann s’eforça de relancer l’intérêt pour la musique traditionnelle irlandaise dans les années 1950, l’un des principaux axes de soutien fut de la rendre accessible à tous, essentiellement en privilégiant les instruments les plus simples : après le tin whistle (la petite « lûte irlandaise à six trous) dès les premiers concours, l’harmonica trouva une place modeste mais sûre à partir du “Fleadh Cheoil” de 1966, bien que son apparition en sessions reste rare en raison de son faible volume sonore. Sur disque, hormis quelques apparitions au début du siècle (en 1928 sur un disque des Flanagan Brothers aux États-Unis), puis avec Andy Irvine dans les années 1970, quelques musiciens se sont fait une spécialité de l’harmonica, qui convient très bien à la musique irlandaise de danse : Phil Murphy (1912–1989) et ses ils John (1955–) et Pip (1961–), du comté de Wexford, Don Kavanagh (1928–2016), ainsi que Eddie Clarke (1945–2004) dans le comté de Cavan, Noel Battle du comté de Westmeath et, plus récemment le néo-zélandais Brendan Power (1956–) l’Américain Rick Epping (1951–) ou le Français Jean Sabot.129
129 Voir notamment les enregistrements de Murphy, Phil, John et Pip, he Trip to Cullenstown CC55CD (Claddagh, 1991) ; Clarke, Eddie, Crossroads CSIF1030 (Green Linnet, 1981) ; Graham, Mark, Natural Selections, FHR-037 (Front Hall, 1987) ; Kavanagh, Don, A Dubliner and His Harmonica (auto-produit) ; Power, Brendan, he New Irish Harmonica, GLCD 3098 (Green Linnet, 1994) ; Iron Lung (Brendan Power, Rick Epping, Mick Kinsella), Triple Harp Bypass (auto-produit,
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Divers instruments Autre instrument percussif, moins courant que le bodhrán, les bones (à moins que l’on n’opte pour une traduction directe du terme en français : les « os ») sont, à l’origine, deux côtes de mouton ou de vache que l’on entrechoque et qui produisent un claquement rythmique qui n’est pas sans rappeler celui des castagnettes. Les os sont tenus respectivement entre l’index et le majeur, et le majeur et l’annulaire, mais parfois entre le petit doigt et l’annulaire d’une part, et l’index et le majeur d’autre part, ils sont parfois remplacés par des plaques en bois, voire en plastique. Quelques musiciens aussi aventureux les ont parfois remplacé par de simples cuillères (spoons) et parviennent à en tirer des rythmes intéressants ; pourtant, qui n’a jamais eu à subir une soirée entière dominée par ces ustensiles métalliques bruyants ne peut comprendre pourquoi elles font fuir les musiciens : ce sont ces craintes qui sont retranscrites dans une célèbre chanson de Con “Fada” Ó Drisceoil, “he Spoon’s murder”, décrivant les réactions des habitués d’une session de musique irlandaise où intervient inopinément un joueur de spoons indélicat : Our feelings by now were quite bloody And politely we asked him to quit We suggested a part of his body Where those spoons might conveniently it.130
Ajoutons enin que la cornemuse écossaise (ou Highland bagpipes) fut une occurrence rare en Irlande jusqu’au XXe siècle : elle it son entrée oiciellement à la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, lorsque des musiciens d’Irlande du Nord et de l’État Libre d’Irlande se rencontrèrent à Belfast le 25 avril 1946 : le premier All-Ireland Pipe Band Championship
2002) ; Battle, Noel, Music rom the Reeds, CCÉ-M-001 (CCÉ, 2006) ; Sabot, Jean, et Dacquay, Laors, Harmonica & Violon (Escalibur, 2001). 130 « Nos esprits commençaient un peu à s’échaufer / Et poliment, nous lui demandâmes de partir / Suggérant une certaine partie de son corps / Où ces cuillères trouveraient une place naturelle ». Ó Drisceoil, Con, he Spoons Murder And Other Mysteries (Castlebar : Checkpoint Press, 2013). Livre avec CD.
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(championnat de Pipe Bands de toute l’Irlande) se déroula à Dublin le 24 août 1946, puis à Belfast l’année suivante, et les championnats se tiennent depuis alternativement au nord et au sud. Padraíg O’Keefe (1887–1963) et ses élèves Padraíg O’Keefe est l’un de ces musiciens presque inconnus du grand public irlandais, mais dont la vie eut une inluence considérable sur le renouveau de la musique traditionnelle irlandaise, quelques décennies seulement après sa mort. Né le 8 octobre 1887 à Glountane (entre Castleisland, comté du Kerry, et Ballydesmond, comté de Cork), il fut l’un des derniers iddlers itinérants du Sliabh Luachra, cette petite région située à cheval sur les comtés de Cork, de Limerick et du Kerry. Comme le Donegal, le Sliabh Luachra est une région un peu perdue au fond de l’Irlande, et il est probable que les styles régionaux y perdurèrent plus longtemps qu’ailleurs. Étant l’aîné d’une famille de neuf enfants, il fut élevé par son oncle maternel Cal dans le village de Doon, comme le voulait l’ancienne tradition gaélique du fosterage. C’est dans ce contexte familial où la musique était très présente qu’il commença l’apprentissage du violon, dès l’âge de 4 ans, sous la tutelle d’un vieux iddler itinérant aveugle, Corney Drew. Après ses études secondaires, il fut envoyé à Dublin car son père était le principal instituteur du village et poussait son ils à prendre sa suite. Il revint en mai 1915 pour devenir le directeur de l’école de Glountane à la mort de son père. Les années qui suivirent lui prouvèrent malheureusement ce qu’il savait déjà : sa vocation n’était pas dans l’enseignement mais dans la musique et, comme il se plaisait à le répéter, le violon était sa « maîtresse ». Les deux occupations n’étaient pas incompatibles, mais sa deuxième compagne quotidienne était la boisson, et sa carrière d’enseignant en soufrit bien davantage. Dès 1916 il fut averti que son travail n’était pas à la hauteur des attentes de son employeur, l’archevêché. Les menaces se irent plus précises en 1918, et un dernier avertissement en 1919 ne fut pas suivi d’amélioration notable. En juin 1920, et après seulement cinq ans d’exercice, il fut renvoyé de l’enseignement scolaire à l’âge de 32 ans. Cette révocation était exceptionnelle pour l’époque, fortement marquée par la pauvreté en milieu rural : bien peu d’enseignants abandonnaient les privilèges rares
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d’un statut élevé, d’un poste stable et bien rémunéré, et d’une pension de retraite. Mais Padraíg était à l’évidence une personnalité bien à part, comme en témoigne l’anecdote selon laquelle il aurait répondu à un curé s’étonnant de son absence à la messe : “every ive minutes in a church feels like an hour, and in a pub an hour goes every ive minutes”.131 Il se consacra dès lors à l’enseignement de son instrument fétiche, mais on sait qu’il n’en possédait pas lui-même : il utilisait simplement celui de la maison ou du pub ou il se présentait, et l’on trouve aujourd’hui de nombreux iddles ayant prétendument « appartenu » à ce musicien de légende. Comme tous ses collègues, Padraíg devint un musicien et iddle master itinérant, et exerça dans sa région d’origine entre Castleisland, Rockchapel et Rathmore. Sa silhouette et sa casquette restent gravées dans les mémoires locales, car il se déplaçait presque toujours à pied, plus rarement à vélo, parcourant parfois plusieurs dizaines de kilomètres dans une journée, souvent précédé par son chien. Méprisé par une grande partie de la population, il fut pendant quarante-trois ans l’un des virtuoses anonymes de ce qui pourrait s’apparenter à un conservatoire itinérant de la musique irlandaise, ignoré et dépourvu de ressources et de locaux pendant des décennies, un pilier exemplaire de la transmission de cette musique, mais également un célibataire endurci. L’un des points forts de Padraíg O’Keefe était son système de notation très novateur pour l’époque, et qui aujourd’hui est l’un de systèmes les plus répandus : les espaces entre cinq lignes déinissaient les quatre cordes, et les numéros portés indiquaient quel doigt jouait, et donc quelle note était jouée. C’est à travers ce système qu’il put transmettre près d’un millier de mélodies, faisant payer 6 pence à chaque élève qui désirait en apprendre une. Sans lui, un grand nombre d’entre elles serait tombé dans l’oubli, mais on sait également que plusieurs dizaines ou centaines d’autres restèrent gravées dans sa mémoire sans qu’il ait jamais eu l’occasion de les recopier dans un cahier. A travers ses très nombreux disciples, son style léger et luide eut une inluence considérable sur la région tout entière : il savait très bien jouer pour les danseurs, mais répugnait à servir de simple métronome et préférait jouer pour être écouté. Son
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« Cinq minutes dans une église, c’est comme une heure. Mais une heure dans un pub passe en cinq minutes ». Haniin, Dermot, Pádraig O’Keefe – he Man and his Music (Castleisland, 1995), chapitre X.
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riche répertoire de slides et polkas, particulièrement apprécié dans cette région, lui permettait de faire face à n’importe quelle occasion festive, mais c’est surtout dans les slow airs qu’il excellait, en particulier “Lament for O’Neill”, “Lament for O’Donnell”, “he Banks of the Danube” et celui célébrant le grand poète Aodhagán Ó Rathaille “O’Rahilly’s Grave”. Parmi ses innombrables élèves, deux devinrent extrêmement célèbres : Denis Murphy (1910–1974) et sa sœur Julia Cliford (1914–1997)132 furent longtemps les principaux représentants du style du Sliabh Luachra au violon : posé et ample. Tous les deux durent malheureusement émigrer aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans les années 1940 pour échapper aux conditions économiques devenues trop diiciles, avant de revenir dans les années 1960 lorsque l’Irlande abandonna sa politique de repli économique. Padraíg O’Keefe fut enregistré tardivement par la Irish Folklore Commission133 et par la radio nationale irlandaise, Raidió Éireann, à partir de 1948 : il avait déjà atteint la soixantaine et son jeu avait malheureusement perdu en luidité et en éclat, et la radio n’avait pas encore pris toute sa place dans la promotion de la musique irlandaise. Il mourut donc discrètement le 22 février 1963 à l’âge de 75 ans, mais son enterrement attira une très grande foule. Considéré aujourd’hui comme le héros musical du Sliabh Luachra, son buste en bronze orne désormais la place principale de son village natal de Scartaglen et un festival célèbre sa mémoire depuis 1993 chaque année à la in du mois d’octobre, à Castleisland, comté du Kerry.134
Tentatives de déinition Un premier terme désignant les cultures occidentales considérées comme « non savantes » en anglais, puis bientôt en français, est particulièrement révélateur de l’évolution terminologique de ces derniers siècles : le mot 132 Voir Padraig O’Keefe, Denis Murphy, Julia Cliford – Kerry Fiddles, Topic Records 12T309, 1977. 133 Institution gouvernementale fondée en 1935, voir le Chapitre VI. 134 Voir Cranitch, Matt, Pádraig O’Keefe and he Sliabh Luachra Fiddle Tradition, thèse de doctorat, université de Limerick, 2006 ; Browne, Peter, “he Sliabh Luachra Fiddle Master Padraig O’Keefe (1887–1963)” in Ceol na hÉireann; Irish Music, no. 2 (1994), 61–78 ; Feeley, Pat, “Pádraig O’Keefe: he Last Fiddle Master” in he Old Limerick Journal, Winter Edition (2002), 53–59, réédité dans Journal of the Kerry Archaeological & Historical Society, série 2, vol. 2 (2004), 22–42.
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folklore fut utilisé pour la première fois en 1846 par un illustre inconnu nommé William John homs ; il est construit sur des racines germaniques et signiie la « connaissance du peuple ». Après une courte heure de gloire dans le milieu scientiique, il fut rapidement abandonné car galvaudé, puis adopté par le grand public dans son acception actuelle (voir le Chapitre III, Patrie et musique). L’une des premières tentatives oicielles de déinition des musiques « non savantes » date de 1955 et est due à l’International Folk Music Council, selon lequel : Folk Music is the product of a musical tradition that has been evolved through the process of oral transmission. he factors that shape the tradition are : (i) continuity that links the present with the past; (ii) variation which springs from the creative impulse of the individual or the group; and (iii) selection by the community which determines the form or forms in which the music survives. (…) he term does not cover composed popular music that has been taken over ready-made by a community and remains unchanged, for it is the re-fashioning and the re-creation of the music by the community that gives it its folk character.135
Les ouvrages sur la musique traditionnelle irlandaise publiés au cours du XXe siècle sont, dans la plupart des cas, restés particulièrement discrets ou vagues sur ces questions de déinitions. Celles-ci ne sont notamment pas examinées dans le premier ouvrage du XXe siècle sur le sujet, publié en 1905 par W. H. Grattan Flood. En 1913, le deuxième ouvrage important traitant de la musique traditionnelle irlandaise s’attacha essentiellement aux termes de « musique populaire » (folk music), largement utilisés jusque dans les années 1960. Son auteur, Francis O’Neill, se bornait alors à expliquer :
135 « La musique populaire est le produit d’une tradition musicale. Les facteurs qui la constituent sont : (a) la continuité reliant le passé au présent ; (b) les variations émergeant d’une pulsion créatrice individuelle ou de groupe ; et (c) la sélection par la communauté, qui détermine la forme ou les formes sous lesquelles la musique survit. (…) Ce terme ne comprend pas la musique populaire composée et qui aurait été adoptée sans modiication par une communauté, car c’est le remodelage et la recréation de la musique par la communauté qui lui confère son caractère populaire. » Déinition ixée lors de son congrès de São Paulo et publiée dans le Journal of the IFMC, vol. VII (1955), 23.
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Chapitre IV Folk music then is the true national melody handed down traditionally for centuries with surprising idelity, until in the more civilized and cultured time, it has been interpreted into musical notation. 136
Dans les années 1950, le professeur Donal O’Sullivan publia un petit ouvrage à la demande du gouvernement où il exprime ainsi sa conception de la musique irlandaise : What exactly is folk music ? (…) Every country has its own body of folk music and verse, and they are all, in some mysterious way, an emanation of the people : the result, no doubt, of a corporate urge for self-expression. Nobody knows who composed them. (…) he people who created the great body of Irish traditional music and song were the men and women of Irish-Speaking Ireland.137
Il faudra attendre les années 1960 pour voir apparaître dans ce contexte le terme de « traditionnel », utilisé par Seán Ó Riada : By “traditional” I mean the untouched, unWesternized, orally-transmitted music which is still, to the best of my knowledge, the most popular type of music in this country.138
L’expression folk music continua cependant d’être utilisée dans les années 1970, en particulier par Breandán Breathnach qui l’emploie dans
136 « La musique populaire est ainsi la véritable mélodie nationale transmise traditionnellement pendant des siècles avec une idélité surprenante, jusqu’à ce que, à une époque plus civilisée et plus cultivée, elle soit interprétée sous forme de notation musicale ». O’Neill, Francis, Irish Minstrels and Musicians (1913), 101. 137 « Qu’est-ce exactement que la musique populaire ? (…) Chaque pays possède un corps musical et poétique qui est toujours, d’une façon un peu mystérieuse, l’émanation du peuple : sans aucun doute le résultat d’un besoin social d’expression. Personne ne sait qui l’a composé. (…) Les gens qui créèrent le vaste corps de la musique et de la chanson traditionnelle irlandaise sont les hommes et les femmes de l’Irlande gaélophone. » O’Sullivan, Donal, Irish Folk Music Song and Dance (Cork : Cultural Relations Committee of Ireland – he Mercier Press, 1969, 1ère édn 1952), 7. 138 « Par “traditionnelle” j’entends la musique inaltérée, non-occidentalisée, transmise oralement qui est encore, à ma connaissance, le type de musique le plus apprécié dans ce pays. » Ó Riada, Seán, Our Musical Heritage (1982), 19.
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la totalité de ses ouvrages. Ses explications, bien qu’encore imprécises sur certains points, sont plus complètes : Folk-songs have been described as the songs of the people. If one were to make a collection of the songs of the Irish people, one would hardly hesitate about including he Last Rose of Summer et Silent, Oh Moyle (…). If the collection were to be restricted to folk-song, however, all these would have to be discarded (…). he term “songs of the people”, then, is too wide for our purpose (…). What makes these terms unacceptable is that they include songs which, though they may express the sentiments of the people, are the work of known writers, and on that account must be ruled out. his suggests that folk music and song are the product of the folk and, accordingly, anonymous (…) 139
Il resterait cependant, ce que n’envisage pas la citation précédente, à classer les oeuvres composées par des artistes célèbres mais constamment réinterprétées par la population, à tel point qu’elles peuvent dans certains cas n’avoir qu’une vague ressemblance avec l’original. Les divers ouvrages publiés en Irlande au cours des années 1980 et 1990 n’apportèrent aucun élément nouveau au débat, se contentant dans la plupart des cas de noter de manière toujours aussi évasive que : he adjective traditional implies that something in the music is being passed from one generation of performers to the next. Most of them are aware of the traditional process to some extent, and of their place in it, but would ind it diicult to deine what exactly they mean by traditional. (…) he music has certain features of melody,
139 « Les chansons populaires ont été considérées comme les chansons du peuple. Si l’on devait réunir des chansons du peuple irlandais, on n’hésiterait guère à y inclure he Last Rose of Summer et Silent, Oh Moyle, extraites des Irish Melodies de Moore (…). Si cette collection devait être restreinte à la chanson populaire, cependant, celles-ci devraient être écartées (…). Le terme “chanson du peuple” est donc trop vaste pour notre objet (…). Ce qui rend ces termes inacceptables est qu’ils incluent des chansons qui, bien qu’elles puissent exprimer les sentiments du peuple, sont les oeuvres d’écrivains connus et pour cette raison doivent être éliminées. Ceci suggère que la musique et la chanson populaires sont le produit du peuple et, par conséquent, anonymes. » Breathnach, Breandán, Folk Music and Dances of Ireland (1971), 1.
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Chapitre IV rhythm, structure or, perhaps, even phrasing, which put it, for them, in the traditional category. 140
Ainsi, seuls semblent apparaître évidents au travers de ces quelques déinitions les caractères d’oralité et d’anonymat de la tradition musicale : notons cependant qu’une vaste majorité du grand public irlandais utilise aujourd’hui tous ces termes sans véritable discernement. En revanche, les musiciens semblent faire une distinction nette entre le folk et le traditional : de manière très schématique, le premier terme désignera généralement ce qui se rapporte aux ballads et aux chansons accompagnées, alors que le second se verrait plutôt associé à un style instrumental ou chanté aux racines plus anciennes. Il va sans dire que ces distinctions arbitraires n’existent que dans les livres et qu’elles n’ont pour ambition que d’ofrir un point de départ. Mais, en déinitive, on ne saurait considérer comme contradictoire le fait que les musiciens irlandais ne peuvent pas (ou ne savent pas) déinir la tradition dont ils sont eux-mêmes dépositaires. Il importe simplement, pour l’ensemble de ces musiciens, qu’ils soient conscients du rôle de transmission qui leur est imparti, sans que leur perception du phénomène les conduise à analyser leur rôle individuel : here is a general feel to this music which distinguishes it from the traditional music, of, say, Scotland, or the Eastern United States. But there are many similarities between Irish traditional music and the traditional music of Scotland and the Eastern United States .141
140 « L’adjectif traditionnel implique que quelque chose dans la musique est transmis d’une génération de musiciens à la suivante. La plupart d’entre eux sont, dans une certaine mesure, conscients du processus traditionnel et de leur place au sein de celui-ci, mais seraient bien en peine de déinir ce qu’ils entendent exactement par traditionnel. (…) La musique possède certaines caractéristiques de mélodie, de rythme, de style ou, peut-être même, de phrasé, qui les placent, à leurs yeux, dans la catégorie traditionnelle. » Ó Canainn, Tomás, Traditional Music in Ireland (1978), 1. 141 « Il y a dans cette musique des éléments qui la distinguent des autres musiques traditionnelles, par exemple d’Ecosse ou de l’est des Etats-Unis. Mais il y a beaucoup de similitudes entre la musique traditionnelle irlandaise et les musiques traditionnelles
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Conclusion L’implantation rurale forte de la musique en Irlande se retrouve au milieu du XIXe siècle dans le modèle social centré autour des musiciens itinérants, qui ont souvent marqué certaines régions et laissé des traces indélébiles sur le style, notamment dans des régions isolées comme le Donegal, le Sliabh Luachra, etc. La répartition des rôles féminins et masculins fut également très claire jusqu’à une époque récente, que ce soit pour les instruments, pour les types de danses ou pour les chants liés aux activités ; la femme, mariée ou non, apparaît par ailleurs comme une igure du domaine privé et ne pénètre pas dans les lieux publics réservés aux hommes, comme les public houses (c’est-à-dire les pubs). Mais les années qui suivirent la Grande Famine (1845–1850) occasionnèrent dans les zones rurales de l’île une dislocation des communautés traditionnelles, une fragmentation de leur identité et une perte des repères sociaux établis. L’Église catholique utilisa rapidement cet afaiblissement pour airmer son autorité, notamment en proscrivant les danses, bien que cette condamnation n’ait pas toujours eu de conséquences immédiates : mais, peu à peu, les occasions de danses entre amis dans une maison particulière ou à un carrefour se virent accusées de tous les maux avant d’être interdites peu après l’indépendance par le Public Dance Halls Act de 1935, au proit de soirées de danses oicielles organisées le plus souvent sous l’égide de l’Église catholique : celle-ci conirmait ainsi son emprise sur une culture populaire révisée et assainie, fer de lance du nationalisme culturel. Cette image de respectabilité fut également renforcée par l’invention de costumes de danses strictement réglementés, ainsi que par l’adoption d’un instrument emblématique de la culture bourgeoise européenne du XIXe siècle, le piano.
d’Ecosse ou de l’est des Etats-Unis. » Carson, Ciarán, Irish Traditional Music (Belfast : he Appletree Press, 1986), 5.
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Chapitre IV
D’un point de vue plus structurel, plusieurs éléments éloignent progressivement la musique et les pratiques musicales de leurs fondements ruraux durant la période entre 1850 et 1960 : si la langue irlandaise était essentiellement associée aux sean-nós, chant en gaélique sans doute très ancien, elle cédait désormais la place à l’anglais pour un genre d’origine britannique, plus récent et plus urbain : la ballade. Le gaélique irlandais disparut graduellement à partir de cette époque, victime de son image obsolète en ces temps d’émigration massive, face à la langue anglaise considérée comme universelle et conquérante, pour laquelle un vaste corps chanté militant s’était constitué et allait se développer en Irlande (voir également le Chapitre III : La constitution d’un répertoire de ballades : the Nation). Dans un contexte plus international, la musique irlandaise fut également métamorphosée par les avancées technologiques que représentent l’invention d’instruments typiques de l’ère industrielle comme l’accordéon, ainsi que par l’invention de l’électricité et de l’une de ses multiples conséquences : les enregistrements. Cette sauvegarde, réalisée dans un premier temps aux USA, fut sans aucun doute l’une des principales sources de préservation de cette musique, enregistrée à l’origine par intérêt purement économique par les grandes compagnies de disques. En revanche, c’est uniquement la passion qui guidait, également aux USA, l’un des principaux acteurs de cette sauvegarde, Francis O’Neill, dont le collectage sert encore de base à une très grande partie des activités musicales en Irlande aujourd’hui. L’inluence américaine est donc prépondérante au XXe siècle, notamment grâce à sa diaspora irlandaise, mais également par l’introduction en Irlande de nouveaux instruments comme le banjo ou la mandoline, et plus globalement par l’introduction de nouveaux modèles musicaux comme le jazz. Après le repli sur soi engendré par la neutralité irlandaise durant la Seconde Guerre mondiale, cet efort de préservation se prolongea en Irlande, très timidement à partir des années 1950 : ce fut le cas notamment grâce aux collectages enregistrés par la radio d’état (R2N), mais également grâce à quelques personnalités marquantes et à la création d’une association dynamique et déterminée, mais au sein de laquelle la culture restait fondamentalement liée à la politique.
Chapitre V
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If you know your history then you would know where you’re coming from. — Bob Marley, “Bufalo Soldier”, 1983 (Album Conrontation). Tuf Gong, Island Records, ILPS 9760
Depuis son indépendance en 1922, l’État Libre d’Irlande – qui devient oiciellement la République d’Irlande en avril 1949 – s’enfonce dans un protectionnisme économique voulu par le principal dirigeant irlandais de cette période, Éamon de Valera (1882–1975), ce qui pousse le pays chaque jour davantage vers un isolationnisme politique et culturel voué à l’échec. Mais en 1959, le nouveau gouvernement Fianna Fáil dirigé par Séan Lemass (1899–1971) se saisit du rapport rédigé l’année précédente par un haut fonctionnaire du ministère des Finances, homas Kenneth Whitaker (1916– 2017), et en fait son Programme for Economic Expansion ain d’inverser totalement la tendance.1 L’importance de ce document dans l’histoire économique et culturelle de l’Irlande est telle que Whitaker est depuis lors surnommé le « Père de l’Irlande moderne » et que, quarante ans plus tard, il sera désigné comme 1
Dans les six années qui suivirent, l’Irlande rejoignit l’Association européenne de libreéchange et le GATT, présenta sa candidature pour rejoindre le Marché commun, signa un accord de libre échange unique avec le Royaume-Uni, développa l’attractivité iscale du pays en direction des entreprises étrangères grâce à la Industrial Development Authority, et soutint la modernisation des entreprises agricoles et des industries locales, notamment celles orientées vers l’exportation.
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Chapitre V
« Irlandais du XXe siècle » lors d’un sondage commandé par la télévision irlandaise en 2001.2 Logiquement, la courbe de la population irlandaise s’inversa à partir de ce tournant économique, avec 4,2 millions d’habitants sur toute l’île en 1961 et environ 6,6 millions en 2017.3 Revigoré par cet état d’esprit inédit, un enthousiasme nouveau réveilla le monde de la musique en Irlande, initialement grâce à des musiciens et hommes de médias marquants, tels que Séamus Ennis (1919–1982), Breandán Breathnach (1912–1985) ou Seán Ó Riada (1941–1971), dans des styles pourtant très diférents. L’inluence des États-Unis fut de nouveau prépondérante : après l’élection en 1960 du premier (et unique) président catholique d’origine irlandaise, John F. Kennedy (1917–1963), le succès des Clancy Brothers à New York puis à la télévision américaine procura aux Irlandais un immense sentiment de ierté et de coniance, contrastant avec le complexe d’infériorité dont le pays soufrait depuis des décennies, voire des siècles. Dans le sillage de Bob Dylan (1941–), lui-même fortement inluencé par la musique irlandaise, l’engouement pour la chanson folk aux USA et au Royaume-Uni durant les années 1960 eut une inluence déterminante sur les groupes pionniers irlandais, puis sur la grande vague des années 1970, qui attira dès lors des dizaines de milliers de touristes étrangers chaque année, en dépit des « évènements » tragiques en Irlande du Nord. Malgré un intérêt moindre pour la musique traditionnelle en Irlande et à l’étranger dans les années 1980 – érosion cependant compensée par l’explosion du rock irlandais – les années 1990 connurent une déferlante mondiale connue sous le nom « musique celtique », transformée depuis en véritable industrie de la musique.
2 3
Voir Chambers, Anne, T. K. Whitaker: Portrait of a Patriot (Dublin : Doubleday, 2014), ix–x. 1961 : 2,8 millions en République d’Irlande et 1,4 millions en Irlande du Nord ; 2017 : 4,7 et 1,9. Voir les sites du Central Statistics Oice – Ireland () et de la Northern Ireland Statistics and Research Agency (). On reste cependant loin des presque 9 millions estimés en 1851.
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Enthousiasmes et éruditions individuels Séamus Ennis (1919–1982) La légende voudrait qu’un gentleman soit une personne sachant jouer de la cornemuse mais s’y refusant : Séamus Ennis est pourtant l’exemple typique du gentleman qui savait en jouer, qui en jouait, et qui recueillait l’admiration de tous. Musicien, mais également collecteur, homme de radio et conteur, Séamus Ennis est né à Finglas, alors commune rurale au nord de Dublin et aujourd’hui dans les quartiers nord de la ville. Son père James, fonctionnaire du Ministère de l’Agriculture, était également un danseur et un musicien accompli, membre du Fingal Trio dont les passages à la radio irlandaise étaient réguliers. Dès l’âge de 3 ans, Séamus connaissait déjà de nombreux airs ainsi que leurs noms. L’un de ses premiers souvenirs le ramène au soir où, s’étant endormi pendant que son père jouait, il n’avait pas pu entendre la in de la jig “Munster Buttermilk”.4 L’apprentissage de son principal instrument, le uilleann pipes, débuta à l’âge de 13 ans sous la direction informelle de son père qui lui transmit alors son set (son instrument) et se contenta de l’aider à déchifrer les partitions dans le recueil de Francis O’Neill. Séamus eut également l’occasion d’apprendre le gaélique à l’école ou dans le Connemara en vacances. On ne sait pas s’il développa immédiatement son jeu si particulier, mais il est certain que le son de Séamus Ennis est entre tous reconnaissable, par exemple par le vibrato de son avant-bras sur certaines notes (et non pas seulement avec les doigts), ou par sa connaissance intime des chansons qu’il jouait en slow air comme s’il les chantait : comme pour tous les grands musiciens, une mélodie jouée par Séamus Ennis ne ressemble jamais à la même mélodie jouée par un autre piper.
4
Carroll, Patrick, “Séamus Ennis, Sketch of a Master”, he Living Tradition, no. 103, (août/septembre 2014).
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Après des études de commerce, il trouva un emploi en 1938 dans l’imprimerie he hree Candles appartenant à Colm Ó Lochlainn (1892–1972), un ami de la famille. Il y resta pendant quatre ans et y approfondit, entre autres choses, son écriture de la musique et son amour de la langue gaélique grâce à Colm, qui dirigeait à cette époque une chorale chantant uniquement en gaélique, An Claisceadal, et publia un recueil de chansons irlandaises.5 Malgré la neutralité irlandaise, la Seconde Guerre mondiale mit malheureusement un frein aux industries du papier et en 1942, âgé de seulement 22 ans, il fut engagé par une institution gouvernementale, la Irish Folklore Commission, pour collecter par écrit dans toute l’île le vaste répertoire chanté. Pour 3 livres sterling par semaine, il partit battre la campagne avec sa plume, son carnet et son vélo et collecta sa première chanson dans l’ouest de l’Irlande auprès d’un homme qui travaillait au bord de la route entre Oranmore et Galway.6 Les cinq années qui suivirent l’emmenèrent dans les comtés du Kerry, de Galway, de Cavan, du Mayo, du Donegal, et même en Écosse en 1946. La facilité avec laquelle il s’adaptait aux dialectes régionaux, ainsi que son excellente connaissance de la musique irlandaise, faisait de lui le collecteur idéal et un personnage partout bien accueilli : les résultats de ses collectes, des centaines de chansons souvent en irlandais, des textes et des enregistrements, igurent aujourd’hui parmi les principales références du Department of Irish Folklore de l’Université de Dublin (UCD). En août 1947, il fut engagé par la radio irlandaise (Raidió Éireann) et devint membre de l’équipe chargée d’aller collecter des enregistrements sonores dans toute l’Irlande. A ce poste, il enregistra pendant quatre ans des dizaines de musiciens et produisit plusieurs émissions de radio : lors d’un séjour dans le comté de Clare en 1949 il eut l’occasion de rencontrer des noms qui allaient devenir célèbres en partie grâce à lui : Willie Clancy (1918–1973), Bobby Casey (1926–2000), Micho Russell (1915–1994), etc. Également grâce à lui, un musicien irlandais pouvait entendre jouer, souvent pour la première fois, ses confrères amateurs et anonymes des autres comtés grâce à la magie de la radio. 5 6
Ó Lochlainn, Colm, Irish Street Ballads (Dublin : he hree Candles, 1939). Voir Ríonach Uí Ógáin (dir.), Going to the Well for Water: he Seamus Ennis Field Diary 1942–1946 (Cork : Cork University Press, 2009).
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Il ne mit un terme à cette expérience que pour faire équipe avec Brian George en 1951, puis avec Peter Kennedy en 1953 ain d’entreprendre la même tâche de collectage au proit de la BBC : il déménagea alors pour Londres et put ainsi produire et présenter une nouvelle émission du dimanche matin, As I Roved Out, qui devint la référence en la matière. Cette expérience s’arrêta en 1958, date à laquelle il retourna en Irlande et travailla plus ponctuellement pour la radio irlandaise, avec des émissions telles que An Ceoltoir Sidhe et Seamus Ennis sa Chathaoir, mais également pour la télévision. Il reprit également son activité de musicien à l’occasion de concerts, de stages, de conférences et de festivals durant les années 1960, puis fut l’un des fondateurs de l’association des joueurs de cornemuse irlandaise, Na Píobairí Uilleann, à Bettystown, comté de Meath, en 1968 aux côtés de Breandán Breathnach (1912–1985). C’est à cette époque qu’il rencontra le jeune uilleann piper Liam Óg O’Flynn (1945–), avec qui il partagea un appartement à Dublin pendant près de trois ans, et fonda le groupe Half Penny Bridge Quartet avec Tommy Grogan à l’accordéon, Sean Keane (1946–) au iddle, et lui-même au iddle également. Séamus it par ailleurs proiter l’autre groupe de Liam, Planxty (vide inra), de son vaste répertoire, tissant des liens si forts avec son disciple qu’il lui légua par la suite son set de uilleann pipes, fabriqué par Coyne à Dublin au début du XIXe siècle, et acheté par son père en 1908 chez un antiquaire de Londres, en pièces détachées et dans un sac. En 1975, il décida de rentrer dans sa région natale, à Naul près de Dublin, et s’installa sur les anciennes terres de ses grands-parents dans un mobile-home qu’il baptisa “Easter Snow” (du nom du slow air) où il vécut jusqu’à sa mort en 1982 à l’âge de 63 ans, non sans avoir joué une dernière fois à la Willie Clancy Summer School et au festival de Lisdoonvarna. De façon assez surprenante, sa discographie est assez limitée car il prit trop peu souvent le temps de s’enregistrer lui-même, mais une compilation de 1997 réalisée par Peter Browne (he Return rom Fingal)7 retrace la carrière de cette formidable personnalité irlandaise, dont la
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Ennis, Séamus, he Return rom Fingal (RTÉ, 1997), RTECD199. Voir également la réédition de l’album de 1978, he Fox Chase (Tara, TARACD 1002/9, 1995).
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mémoire est également célébrée au Séamus Ennis Arts Centre au nord de Dublin.8 Breandán Breathnach (1912–1983) Breandán Breathnach restera sans aucun doute comme le plus grand érudit qu’ait connu le XXe siècle en matière de musique irlandaise. Né en 1912 au nord de Dublin, il s’intéressa à la musique grâce à son oncle Joe, préférant tout d’abord la grande cornemuse avant de se mettre au uilleann pipes ; mais comme tous les musiciens de son époque, il dut se trouver un « vrai » métier et se tourna vers la fonction publique et le Ministère de l’Agriculture en 1930. Durant ses loisirs, son premier objet de recherche fut l’industrie du tissage, le métier de son père, auquel il se consacra dès la in des années 1940. Mais sa fréquentation assidue des milieux musiciens de Dublin, ainsi que son habitude de noter les mélodies qu’il entendait, le conduisirent rapidement à un examen minutieux des sources déjà disponibles et à un classement méthodique de ce qu’il amassait : sans doute grâce à des qualités tirées de son activité professionnelle, il créa un nouveau système d’indexation qui est encore en usage aujourd’hui et arriva à la conclusion que la musique irlandaise devait comprendre environ 7000 mélodies de danse. Les années 1950 représentent certainement un renouveau important dans l’histoire de la musique traditionnelle irlandaise, avec la fondation en 1951 du Comhaltas Ceoltóirí Éireann, dont Breandán it partie un premier temps ; la publication du premier ouvrage de sa collection Ceol Rince na hÉireann en 1963 constitue une étape au moins aussi fondamentale, car elle marque le renouveau du collectage de grande envergure en Irlande, dont la tendance était plutôt à la baisse au début du XXe siècle. Ce travail gigantesque réalisé sur plusieurs décennies se poursuivit avec deux autres volumes de Ceol Rince na hÉireann en 1976 et en 19859 : elle marque la 8 9
Breathnach, Breandán, Ceol Rince na hÉireann, vol. 1 (1963), vol. 2 (1976), et vol. 3 (1985) (Dublin : Oiig an tSoláthair – Government Publication Oice). Deux autres volumes furent publiés en 1996 et 1999 par Jackie Small.
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naissance d’un nouveau regard sur la musique irlandaise, plus impliqué et moins passif. Cet ouvrage connut un succès très important dans un contexte plus favorable que dans les décennies précédentes, et rendit son auteur célèbre audelà des frontières du pays. En revanche, sa création quelques années plus tard d’un label pour la promotion de la musique irlandaise et de la langue gaélique, Spól, passa inaperçue et il disparut après une seule publication.10 Le magazine Ceol (A Journal of Irish Music), qu’il fonda en 1963 et dirigea jusqu’à sa mort, eut également un impact considérable durant les vingt-cinq ans de son existence à travers ses vingt-deux numéros, en grande partie écrits par Breandán Breathnach lui-même : It was Breandán’s pulpit for his attacks on institutions like RTÉ and CCÉ and for the promotion of his vision. In its volumes will be found the characteristic features of his style: the aphoristic incisiveness, the wide range of reference, the particularity of reference, the humour, the pugnacious tone, the coat-trailing, the sturdy self-reliance, the enthusiasm utterly free from the cant that oten bedevils writings on Irish music.11
L’importance de sa contribution à la recherche musicale fut bientôt comprise et en 1964 il fut transféré au Ministère de l’Éducation où tout son temps pouvait désormais être consacré à ce qui n’était plus un loisir, mais un véritable domaine de recherche scientiique. Cette transition fut
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Whyte, Aggie, et O’Loughlin, Peadar, Seancheol ar an Sean-Nós (Dublin : Spól, 1963) ; ré-édité en 2011 sous le label de Na Píobairí Uilleann, NPU CD 020. « C’était la tribune de Breandán pour ses attaques contre des institutions comme la radio irlandaise RTÉ et l’association CCÉ, ainsi que pour la difusion de sa pensée. On y trouvera les traits caractéristiques de son style : ses aphorismes incisifs, son savoir immense, la précision des références, l’humour, le ton pugnace, la provocation, une solide autonomie, un enthousiasme totalement libre de l’hypocrisie qui ternit souvent les commentaires sur la musique irlandaise. » Voir l’interview de Nicholas Carolan, RTÉ Radio 1, Millennium series – A Giant at My Shoulder, produite pour RTÉ par Digital Audio Productions et Marian Richardson, RTÉ, 27 août 1999, in Carolan, Nicholas, “‘Because it’s our own’: Breandán Breathnach 1912–1985”, Journal of Music (2005) .
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d’ailleurs considérée par lui comme “moving from pigs to jigs” (« passer des cochons aux jigs »). En opposition forte à la politique de l’association Comhaltas Ceoltóirí Éireann, il décida de faire sécession en 1968 et de fonder Na Píobairí Uilleann (« les joueurs de cornemuse irlandaise ») avec Séamus Ennis ain de promouvoir plus activement l’instrument au plus près des utilisateurs. Président de l’association jusqu’à sa mort, il assura la publication de son journal, An Píobaire, qui publia cinquante-six numéros sous sa direction, et eut une inluence considérable dans l’acquisition de l’immeuble du 15 Henrietta Street comme siège social, qui donna enin à l’association l’espace nécessaire pour développer ses activités et consolider sa réputation. Il créa également la Folk Music Society of Ireland en 1971 avec Hugh Shields (1929–2008), Tom Munnelly (1944–2007) et Seóirse Bodley (1933–), et dirigea les divers bulletins qu’elle produisait (Irish Folk Music Studies, Éigse Cheol Tíre, Ceol Tíre). Puis, en 1972, il obtint la création d’archives nationales de la musique traditionnelle, avant d’être nommé en 1974 directeur du secteur Irish Folk Music du Department of Irish Folklore de l’Université de Dublin (UCD) où ses archives furent transférées. Ses espoirs furent cependant déçus après quelques années, lorsqu’il s’aperçut que les moyens mis à sa disposition n’étaient pas à la hauteur de cette immense tâche qu’il considérait comme vitale pour la sauvegarde de la culture irlandaise. Il prit sa retraite en 1977 à l’âge de 65 ans et consacra les huit dernières années de sa vie à rédiger un nombre impressionnant d’ouvrages et d’articles, à proposer des cours à l’Université de Dublin (TCD) ou des conférences dans tout le pays et à l’étranger, mais également à solliciter inlassablement l’État ain qu’il mette en place une réelle politique de sauvegarde de la culture, ou enin à critiquer le traitement de la musique irlandaise dans les médias : It is no exaggeration to say that the people interested in Irish Music are bitterly disappointed with Teilifís Éireann. When we say people interested in Irish Music, we are not referring to a small group of people with a taste very diferent from that of the general public.12
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« Il n’est pas exagéré de dire que les gens intéressés par la musique irlandaise sont fortement déçus par Teilifís Éireann. Lorsque nous parlons des gens intéressés par
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Et comme si tout cela ne suisait pas, il participa activement à la création de la Willie Clancy Summer School à Miltown Malbay à partir de 1974, devint membre du Arts Council, président du Comité Consultatif chargé de préparer l’établissement d’Archives Nationales, rédacteur du journal musical Soundpost, rédacteur à la revue du comté de Clare Dal gCais, tout en contribuant à bien d’autres périodiques. Parmi ses innombrables publications, on retiendra essentiellement des ouvrages fondamentaux comme Folk Music and Dances of Ireland (1971, accompagné d’une cassette) et Dancing in Ireland (1983), ainsi que sa contribution au New Grove Dictionary of Music and Musicians (1981). Bien d’autres projets qui lui tenaient à cœur n’ont jamais vu le jour et de nombreux ouvrages réalisés à partir de ses travaux ont été publiés après sa mort sous la direction de ses amis et disciples, parmi lesquels Tom Munnelly au sein du Department of Irish Folklore, de l’Université de Dublin, Hugh Shields, Jackie Small, Terry Moylan ou Nicholas Carolan.13
Les compositeurs classiques liés à la tradition Les compositeurs classiques irlandais au milieu du XXe siècle Le XXe siècle irlandais vit naître un courant signiicatif d’œuvres classiques d’inspiration traditionnelle, en grande partie sous l’inluence de John F. Larchet (1884–1967), qui enseigna la composition à University College Dublin et au Royal Irish Academy of Music à partir de 1920 et pendant près de quarante ans. Nommé directeur musical de l’Abbey heatre en 1907, il subit lui-même l’inluence du renouveau gaélique du début du siècle
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la musique irlandaise, nous ne faisons pas référence à un petit groupe de personnes dont le goût difère profondément de celui du grand public ». Breathnach, Breandán, Ceol – A Journal of Irish Music, vol. 2, no. 1 (Dublin : Na Píobairí Uilleann, 1965), 3. Voir également he Man & His Music: An Anthology of the Writings of Breandán Breathnach (Dublin : Na Píobairí Uilleann, 1996).
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orchestré par William B. Yeats et Lady Gregory, et poursuivit dans cette voie jusqu’à ce qu’il abandonne ce poste en 1934. Il composa de nombreuses œuvres chorales, orchestrales ou vocales directement issues de l’idiome traditionnel dont les plus connues sont sans doute “An Ardglass Boat Song” (1920), “Diarmuid’s Lament” (1937) et “MacAnanty’s Reel” (1940). Hormis Seán Ó Riada (vide inra), les trois principaux compositeurs irlandais du XXe siècle ont en commun d’avoir efectué leurs études pour partie en Irlande et pour partie en Allemagne. C’est le cas de Aloys Fleischmann (1910–1992) qui restera sans doute comme l’une des principales personnalités musicales ayant tissé des liens entre musique classique et musique traditionnelle. Né à Munich, il it ses études en Allemagne et en Irlande, puis devint professeur de composition à l’Université de Cork (UCC) en 1934, où il resta pendant quarante-six ans. Dès sa nomination, il ressentit la nécessité de fonder un orchestre symphonique, qu’il dirigea jusqu’en 1990. Ses premières compositions marquaient déjà son attachement à l’Irlande et à la langue gaélique, à tel point qu’il utilisa parfois le pseudonyme de Muiris Ó Rónáin pour cacher ses origines germaniques. Outre des arrangements et un hommage à Turlough O’Carolan, il composa la première œuvre pour orchestre et grande cornemuse (Clare’s Dragoons, 1945) qui fut également jouée en Grande-Bretagne en 1957, mais ne connut pas un grand succès en raison d’un texte considéré comme ofensant pour le public britannique. Deux œuvres apparaissent également proches du style populaire : he Planting Stick (1957) et Song of the Provinces (1965) dont la particularité est de comporter une partition pour le public auquel on demande de chanter le refrain trois fois. Il initia également le projet monumental de réunir dans un seul ouvrage toutes les mélodies de musique irlandaise collectées du XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle : il y consacra près de quarante années et l’idée fut menée à son terme grâce à l’aide de Mícheál Ó Súilleabháin et de Paul McGettrick qui publièrent l’ouvrage après sa mort sous le titre Sources of Irish Traditional Music (1998, voir le Chapitre VI). Ami et collègue du précédent, Brian Boydell (1917–2000), né à Dublin, it ses études dans les Universités de Cambridge au Royaume-Uni et de
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Heidelberg en Allemagne, ainsi qu’à la Royal Irish Academy of Music de Dublin, avant d’être nommé professeur à Trinity College, Dublin, en 1962. Fondateur de la Music Association of Ireland, directeur-fondateur du Dowland Consort, il fut également pendant plus de vingt ans le chef d’orchestre du Dublin Orchestral Players, et souvent appelé à la tête de l’orchestre symphonique de la radio-télévision irlandaise, le RTÉ Symphony Orchestra. Contrairement à un grand nombre de ses confrères durant la seconde moitié du XXe siècle, il ne tenta pas d’imiter la musique populaire ou de l’utiliser dans ses œuvres, se méiant des rapports trop artiiciels entre musique et politique en Irlande, mais démontra une conscience aiguë des rapports avec les musiciens amateurs et travailla avec Breandán Breathnach et Hugh Shields (1929–2008) à la parution d’un ouvrage consacré à son siècle de prédilection : Popular Music in Eighteenth Century Ireland (1985). Ses compositions très variées comprennent notamment des quatuors à cordes et de nombreuses œuvres orchestrales, ainsi qu’une mise en musique de poèmes de William B. Yeats à la demande de la radio-télévision irlandaise (1966). Seóirse Bodley, né en 1933, it également ses études en Irlande et en Allemagne (à Dublin et Stuttgart) avant d’être nommé professeur à l’Université de Dublin (UCD) où il exerça jusqu’en 1998. Ses oeuvres font de lui l’un des compositeurs irlandais les plus éclectiques de son époque, passant sans diiculté de la musique électronique à la musique traditionnelle irlandaise : il est d’ailleurs membre de la Folk Music Society of Ireland depuis sa création et publie régulièrement dans son journal. Ses oeuvres basées sur des arrangements souvent sombres sont donc en grande partie inluencées par la musique irlandaise, comme l’attestent des titres comme A Small White Cloud Drits Over Ireland (1975), Aislingí (1977) ou Ceol: Symphony No. 3 (1980). L’un des compositeurs les plus productifs de cette époque est Archie Potter (1918–1980), né à Belfast et élevé en Angleterre, où il étudia la musique sous la direction de Ralph Vaughan Williams (1872–1958). Il décida rapidement de s’installer à Dublin et, après son doctorat soutenu en 1953, il fut nommé
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professeur de composition à la Royal Irish Academy of Music. Il remporta deux fois consécutivement le Prix Raidió Éireann – Carolan en 1952 et 1953, et devint par la suite un animateur radiophonique très apprécié. Ses principales œuvres sont la Missa Brevis “Lorica Sancti Patricii” (1936) qui reçut en 1951 le Prix du Festival de Grande-Bretagne (Irlande du Nord) et l’opéra télévisé Patrick, commandé par la Radio-Télévision Irlandaise (RTÉ) en 1962. Il composa également des arrangements autour de thèmes populaires et de nombreuses œuvres pour chœurs ou orchestres. Citons également Walter Beckett (1914–1996), musicien et critique musical au quotidien irlandais he Irish Times qui composa une Suite of Planxties ; Arthur Duf (1899–1956) et sa Irish Suite for Strings ; Gerard Victory (1921– 1995) qui fut directeur musical à la radio-télévision irlandaise et composa une symphonie intitulée hree Irish Pictures (1980) ; enin, Frederick May (1911–1985) qui composa une Suite of Irish Airs (1953) mais dont les œuvres ne rencontrèrent que très peu d’échos dans les milieux classiques européens : en efet, l’un des principaux problèmes rencontrés par ces compositeurs résidait dans la déinition de la tradition musicale irlandaise et dans une apparente inadaptation à la musique classique. Joseph J. Ryan, chercheur et musicien, explique à ce propos que la structure même de la musique irlandaise, son caractère linéaire et sommaire voue toute tentative de conversion en musique classique à l’échec : he principal and predictable problem faced by those ambitious to fashion a distinctive music founded on a folk idiom was that the very constitution of the tradition, with its linear character and small structure, let it unsuited as the basis of extended composition; folksong is simply not the stuf of extended composition; it fails the essential criterion that it is not capable of development.14
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« Le problème essentiel, et prévisible, rencontré par les personnes souhaitant façonner une musique distincte fondée sur un idiome populaire, était que la composition même de la tradition, de par son caractère linéaire et sa structure sommaire, la rendait inadaptée à la création d’une composition de grande ampleur ; la chanson populaire ne peut pas être adaptée aux compositions de ce genre ; il lui manque un critère essentiel : l’aptitude au développement. » Ryan, Joseph J., “Nationalism and Irish Music”, Music and Irish Cultural History (Irish Musical Studies), no. 3 (Dublin : Irish Academic Press, 1995), 110.
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On ne sera cependant pas obligé de partager ce point de vue. Une autre raison peut également être invoquée, car ce problème avait été intelligemment contourné par Johannes Brahms, Franz Liszt et bien d’autres : l’histoire relativement récente de la composition en Irlande s’est longtemps mesurée à un public restreint, dont sortait un nombre d’élèves des conservatoires proportionnellement réduit en comparaison avec le reste de l’Europe. En conséquence, le regard critique en matière de musique classique en Irlande est longtemps resté modéré, et peu de musiciens prétendront que le niveau de composition en Irlande est parmi les meilleurs au monde. Un compositeur, pourtant, sut contourner ces diicultés et proposer aux Irlandais des arrangements classiques de musique irlandaise emportant l’adhésion de tous : Seán Ó Riada. Seán Ó Riada (1931–1971) Né à Cork en 1931 d’un père oicier de police et d’une mère jouant du concertina, John Reidy débuta l’étude du piano très tôt et peut être considéré comme un talent précoce dans une famille très musicale : My father had a wonderful store of music, I remember him telling me that he would walk seven miles, and do a day’s work, to learn a tune.15
Bien que tenté par l’apprentissage du iddle, il s’orienta vers la musique classique qu’il étudia à travers le violon et le piano avant d’obtenir une bourse d’études à l’Université de Cork (UCC) en 1948, où il étudia la musique sous la direction du professeur Aloys Fleischmann (vide supra). Après l’obtention de son diplôme (B. Mus.) en 1952 et son mariage avec Ruth Coghlan en 1953, il fut nommé directeur musical assistant de la radio irlandaise (Raidió Éireann). Il quitta alors son poste en 1955 pour rejoindre la radio française à Paris, mais le mal du pays le it rapidement revenir à 15
« Mon père avait un très grand répertoire. Je me rappelle qu’il me disait pouvoir marcher dix kilomètres et travailler toute une journée pour aller apprendre une mélodie. » Voir Ó Canainn, Tomás, Seán Ó Riada, His Life and Work (Cork : he Collins Press, 2003).
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Dublin, avouant “I’d rather be breaking stones in Ireland than be the richest man living in Europe”.16 Durant cette période, il travailla d’abord sur les arrangements des Raidió Éireann Singers et devint pendant huit ans le directeur musical du Abbey heatre, tout en reprenant son activité de directeur musical à la radio irlandaise. Il réalisa à ce titre en 1962 une série d’émissions sur la musique traditionnelle irlandaise, Our Musical Heritage, où il fustigeait l’évolution de l’Irlande : la disparition des styles régionaux, en particulier au iddle, symbolisait pour lui cette dégénérescence culturelle.17 C’est à cette période qu’il adopta la forme gaélique de son nom, Seán Ó Riada, et qu’il composa ses principales œuvres pour orchestre symphonique ou pour orchestre de chambre. Il produisit ainsi entre 1957 et 1967 une série d’œuvres sous le titre général de Nomos (terme grec signiiant « mode musical ») : on peut en retenir essentiellement Hercules Dux Ferrariae (Nomos N°1) et Five Greek Epigrams (Nomos N°2). Il travailla également sur des musiques de ilm, dont les plus connues restent sans conteste celles des documentaires de George Morrison, Mise Éire (« Je suis l’Irlande », 1959) et Saoirse? (« Liberté ? », 1961), consacrés à la lutte pour l’indépendance irlandaise acquise en 1921, où il utilisait des thèmes populaires comme Róisín Dubh arrangés au format classique. En 1961, une version ilmée de la pièce de John Synge Le Baladin du Monde Occidental rendit son nom encore plus célèbre dans toute l’Irlande et it considérablement évoluer la perception qu’avaient les Irlandais de leur culture. Après sa collaboration avec la radio irlandaise, il contribua au quotidien he Irish Times depuis sa nouvelle résidence dans le sud-ouest du pays. C’est là qu’il décida de s’installer déinitivement en 1964, après sa nomination comme enseignant à l’Université de Cork (UCC), choisissant la région gaélophone de Cúil Aodha (Coolea) d’où était originaire sa
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« Je préfère casser des cailloux en Irlande qu’être l’homme le plus riche d’Europe. » Notes pour l’autobiographie de Seán Ó Riada, par Bill Bruder, cofret de trois CDs Seán Ó Riada – Pléaráca An Riadaigh, ORIADACD04 (Dublin : Gael-Linn, 2008). Ó Riada, Seán, Our Musical Heritage (1982). Il s’agit d’une transcription des émissions de radio proposées de juillet à octobre 1962 sur Radio Éireann, publiée de façon posthume.
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mère. Il y fonda une chorale (Cóir Chúil Aodha) et y écrivit un requiem et deux messes en gaélique mêlant sean-nós et plain-chant : Cúil Aodha (1965) pour le chœur du village du même nom (Coolea) et Glenstal (1968) pour les moines de l’abbaye éponyme du comté de Limerick18 : le but de Seán Ó Riada était évidemment de réhabituer les oreilles irlandaises à un langage musical propre au pays : sa messe, choisie par la hiérarchie catholique pour la liturgie irlandaise, n’a jamais été remplacée depuis. Son attachement à la musique irlandaise lui it également écrire plusieurs centaines d’arrangements pour groupes traditionnels, une centaine d’arrangements pour chœur et quelques dizaines d’arrangements pour orchestre classique. L’inluence de Seán Ó Riada sur les dix premières années d’un groupe phare de la musique irlandaise, notamment, est primordiale : en 1959, alors directeur musical du Abbey heatre, il cherchait des musiciens pour une pièce de Bryan McMahon (1909–1998), he Song of the Anvil, et eut l’idée de réunir des musiciens traditionnels sous le nom de Ceoltóirí Chualann (« Les musiciens de Chualann »).19 Grâce au succès rencontré, Seán Ó Riada décida de former une sorte de petit orchestre de chambre folk, et en 1960, il obtint pour ses protégés une série d’émissions sur Raidió Éireann appelée Reacaireacht an Riadaigh qui les it connaître dans toute l’Irlande : ce petit groupe devint par la suite les Chietains, sans doute la plus célèbre de toutes les formations de musique irlandaise dans le monde depuis lors (vide inra). C’est donc à lui que l’on doit cette nouvelle forme musicale irlandaise où un groupe ne se contente pas de jouer à l’unisson une mélodie, mais propose une suite arrangée laissant la place à chacun des instruments, aux harmonies et, plus important peut-être, aux ornementations propres à la musique irlandaise.
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Ce travail fut rendu possible par les nouvelles dispositions liturgiques adoptées par la constitution du Concile Vatican 2 de 1964 (articles 36, 40 et 54) où, notamment, la langue latine n’était plus la seule autorisée pour la célébration de la messe. La première de la pièce eut lieu le 12 septembre 1960 au Abbey heatre de Dublin. Voir MacAnna, Tomás, “At the Abbey heatre” in Harris, Bernard et Freyer, Grattan, he Achievements of Seán Ó Riada (Ballina : Irish Humanities Centre et Keohanes, 1981), 75.
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On lui doit également la ré-introduction du bodhrán, percussion à l’époque cantonnée à quelques comtés (le sud-est et le sud-ouest) et à quelques occasions (le 26 décembre ou les moissons). Il préconisa, sans grand succès, l’utilisation du clavecin, y voyant un remplacement intelligent de la harpe à cordes en métal, tombée en désuétude. Ses prises de position sur les instruments sont d’ailleurs sans nuance : il considérait l’accordéon comme totalement incompatible avec la musique irlandaise et décrivait le piano comme “a scar, a blight on the face of Irish music (…). It has become a symbol of respectability.” ; enin, les Céilí Bands ont, selon lui, “as much relation to music as the buzzing of a bluebottle in an upturned jamjar”.20 Il n’eut cependant pas le temps de poursuivre son œuvre puisqu’il mourut en octobre 1971 à l’âge de 40 ans. Il reste, grâce à ses idées novatrices, l’un des principaux artisans du renouveau de la musique traditionnelle irlandaise et de sa métamorphose en une forme artistique acceptée et respectée. Son ils Peadar poursuit désormais les mêmes buts musicaux dans la région de la gaeltacht de Ballyvourney, où son empreinte est restée très forte. Le bodhrán Le bodhrán (prononcer bowrann) est l’un des instruments dont l’histoire est la moins limpide et son utilisation – ou sa ré-invention – est généralement attribuée à Seán Ó Riada lors de la création du groupe Ceoltóirí Chualann. Les percussions étant utilisées dans le monde entier, il est évident que son aire d’utilisation n’est pas restreinte à l’Irlande, où il était simplement appelé « tambourin » avant les années 1960 et souvent pourvu de « cymbalettes » en métal – mais dépourvu des deux barres centrales croisées utilisées aujourd’hui pour renforcer le cadre autant que pour maintenir l’instrument contre soi. 20
« une balafre, une plaie sur le visage de la musique irlandaise (…). Il est devenu un symbole de respectabilité » ; « autant de rapport avec la musique qu’une mouche dans un pot de coniture retourné ». Ó Riada, Seán, Our Musical Heritage (1982), 58 et 74.
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Son association avec les fêtes des moissons dans certaines régions de l’est reste diicile à expliquer, bien que certains pensent qu’il pouvait servir à vanner le blé. Egalement associé avec les commémorations de la Toussaint (Samhain) dans les comtés de Clare et de Limerick, il resta longtemps attaché pour la plupart des Irlandais aux Wrenboys de la St Etienne (St Stephen’s Day, le 26 décembre) dans tout le sud-ouest de l’Irlande. Ce jour-là, et uniquement ce jour-là, des garçons du village se promenaient de maison en maison, chantant et dansant en échange d’un peu d’argent. Hormis à Dingle, à l’ouest du comté du Kerry, cette tradition est généralement tombée en désuétude.21
Figure 15. Jeunes musiciens déguisés en Wrenboys jouant du tambourin/bodhrán et de la lûte, le 26 décembre, Athea, comté de Limerick (Photo : Caoimhín Ó Danachair, 1947, avec l’autorisation de la National Folklore Collection, University College Dublin).
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On trouvera d’ailleurs une belle description de l’Irlande rurale, des musiciens et du clergé des années 1950 dans cette région du Kerry dans Keane, John B., he Bodhrán Makers (Dingle : Brandon, 1986).
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Son utilisation en musique irlandaise reste cependant très rare sur les enregistrements avant les années 1960 : c’est ce tambourin que l’on entend par exemple joué par John Reynolds sur un enregistrement de Tim Morrison en 1927, et par Neil Smith sur un enregistrement du iddler Packie Dolan à la in des années 1920 à New York.22 Quoiqu’il en soit, il paraît exagéré de faire remonter l’utilisation moderne du bodhrán au-delà des années 1960, et tous les amateurs de musique irlandaise auront remarqué, dans le ilm de James Cameron Titanic (1997) ou dans la pièce de Brian Friel Dancing at Lughnasa (1990), des utilisations bien anachroniques de l’instrument. L’instrument aurait pu disparaître au milieu du XXe siècle s’il n’avait pas fait une apparition dans Sive (Acte 1, Scène 3), une pièce du dramaturge irlandais J. B. Keane (1928–2002) jouée à Listowel en février 1959, et quelques mois plus tard à Dublin pour le Abbey heatre, où Seán Ó Riada (1931–1971) était à l’époque directeur musical. Il créa peu de temps après un groupe musical pour une autre pièce (vide inra) et eut l’idée de remettre l’instrument à l’honneur, joué par David Fallon ; ce groupe (qui devint les Chietains) eut par la suite comme joueur de bodhrán Peadar Mercier jusqu’en 1979, puis Kevin Connef. Le succès fut ensuite relayé par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann qui l’accepta dans ses compétitions du Fleadh Cheoil en tant qu’instrument purement irlandais.23 Le bodhrán, instrument plus complexe qu’il n’y paraît à première vue, a quelques véritables virtuoses reconnus comme Johnny “Ringo” McDonagh (ex-De Danann, ex-Arcady). C’est également l’instrument principal de Tommy Hayes, Steafan Hannigan, Mel Mercier ou Gino Lupari, et l’un des instruments de prédilection de Christy Moore ou de Dónal Lunny, qui continuent de le frapper uniquement avec la main.
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Voir le CD From Galway To Dublin – Early Recordings Of Irish Traditional Music, Rounder Records, CD 1087, 1993 (piste 8 : “Dunmore Lasses; Manchester Reel; Castlebar Traveler”). Packie Dolan & His Melody Boys furent enregistrés par le label Victor en mai 1928 : voir sur la compilation he Wheels Of he World (Early Irish-American Music), vol. 2, Yazoo, 7009, 1997 (trente-trois tours original, 1976), piste 1 : “he Lasses Of Donnibrook – he Keel Row / Love Will You Marry Me”. Voir Ó Súilleabháin, Mícheál, “he Bodhran”, parties 1 et 2, in Treoir 2 et 3 (Dublin : Comhaltas, 1974), 4–7 et 6–10.
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L’utilisation d’un bâtonnet (le stick ou tipper) constitue pourtant l’une des particularités irlandaises de cet instrument : en le maintenant debout sur les genoux, le musicien (s’il est droitier) tient le bâton comme un crayon dans la main droite et frappe la peau en utilisant les deux extrémités alternativement, uniquement grâce aux mouvements du poignet. Lorsque l’on sait faire « rebondir » l’extrémité haute du bâton sur la peau, les rythmes obtenus peuvent être particulièrement complexes, de nombreux musiciens se servant de leur autre main pour nuancer davantage le son en étoufant la peau par derrière avec la main gauche (toujours pour les droitiers). Depuis la in du XXe siècle cependant, les jeunes joueurs de bodhrán comme Colm Phelan, John Joe Kelly, Aimee Farrell Courtney, Niall Preston, Joseph McNulty ou le très jeune Brendan O’Connell utilisent une technique très diférente qui consiste à utiliser un bâtonnet souvent plus in et plus long, tenu pendu par le haut, et dont le bas seulement frappe l’instrument : c’est le top-end style, souvent utilisé sur des bodhrán plus petits et sans barres croisées à l’arrière. La preuve de la vitalité de l’instrument est encore apportée par les multiples façons d’en jouer observables en Irlande aujourd’hui. Certains musiciens préfèrent l’utiliser le plus simplement et le plus sobrement possible, frottant et appuyant plus ou moins avec la main gauche (pour les droitiers) à l’intérieur de la peau ain d’en varier la tonalité, tout en laissant la main droite se confondre avec la mélodie. D’autres, plus extravertis, cherchent (avec parfois quelques succès) à imiter les batteurs de jazz ou de rock en se servant des arêtes ou des côtés de l’instrument qu’ils frapperont avec toutes sortes d’objets, des plus communs (des balais de batterie « jazz ») aux plus insolites (brosse à cheveux …). Certains luthiers ont également développé des systèmes d’accordage parfois complexes (voir le Chapitre VI, Les luthiers contemporains). D’apparence simple, le bodhrán attire donc de plus en plus de musiciens désireux de s’intégrer aux sessions de pubs sans pour autant s’investir dans une démarche d’apprentissage trop fastidieuse à leur goût ; en outre, les batteurs de rock irlandais sont également de plus en plus nombreux à pouvoir également jouer de cet instrument, ierté nationale oblige. On peut considérer cette tendance comme une illustration du grand vent de renouveau qui soule sur la musique traditionnelle irlandaise depuis les années 1970, ainsi qu’un indice intéressant soulignant de nouveau les connivences manifestes entre la musique rock et les musiques traditionnelles. Un festival autour de l’instrument, ainsi qu’un « championnat du
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monde » de bodhrán s’est même tenu à Miltown et Killorglin, comté du Kerry, de 2006 à 2010. Nous n’oublierons cependant pas de mentionner ici une expérience quotidienne des joueurs de bodhrán : les moqueries. Leur origine tient sans doute à la période où l’instrument était considéré comme facile, permettant aux musiciens débutants de participer rapidement à une session de musique traditionnelle. C’est à cette époque que le grand uilleann piper et homme de média Séamus Ennis aurait, selon la légende abondamment colportée depuis, airmé que la meilleure façon d’en jouer était “with a penknife” (« avec un canif »). L’origine du terme bodhrán (qui en gaélique moderne signiie « personne sourde » ou « assourdisseur »), peut être comprise comme une explication de ce sentiment et de sa mauvaise réputation dès l’origine. Il faut efectivement avouer que de nombreux apprentis-musiciens des années 1950 et 1960 ne connaissaient absolument rien à la musique traditionnelle et encore moins aux morceaux qu’ils tentaient d’accompagner, ce qui est pourtant essentiel. C’est encore parfois le cas aujourd’hui, bien que le cas soit de moins en moins courant, heureusement. Mais les blagues de ce type continuent de sévir : Un joueur de bodhrán, lassé des moqueries, décide un jour d’apprendre à jouer d’un vrai instrument. Il entre dans un magasin de musique, observe quelques minutes les instruments exposés, puis s’adresse au vendeur : – Bonjour. Je voudrais acheter cette cornemuse et cet accordéon, s’il vous plaît. – Dites-moi, Vous jouez du bodhrán, n’est-ce pas ? – Euh … oui … Mais comment le savez-vous ? – Ma foi, je veux bien vous vendre l’extincteur, mais le radiateur ne pourra pas partir d’ici.
La in du XXe siècle Les compositeurs irlandais les plus récents tendent à tirer parti de façons très diférentes des nouvelles possibilités musicales ofertes, qu’elles s’orientent vers les médias ou vers la scène. L’un des premiers à exploiter les nouvelles possibilités scéniques d’ampliication fut Shaun Davey, né à Belfast en 1948, et résidant désormais à Dublin. Il obtint un immense succès populaire en
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1980 avec sa suite orchestrale pour uilleann pipes, he Brendan Voyage, puis par la suite avec he Pilgrim (1983), Granuaile (1985) et he Relief of Derry Symphony (1990). Par ses compositions, il se propose essentiellement d’interpréter l’histoire irlandaise à travers une fusion des instruments traditionnels et classiques sur les scènes des plus importants festivals du monde entier, en particulier grâce à ses collaborations durables avec le uilleann piper Liam Óg O’Flynn et le Festival Interceltique de Lorient. Il est également l’auteur d’un Concerto pour uilleann pipes (1986), d’un Concerto pour Deux Harpes et Orchestre (1992), d’un Requiem (1997) et est très demandé pour les musiques de ilm et de séries télévisées. Mícheál Ó Súilleabháin, né en 1950 à Clonmel, est à l’heure actuelle l’un des compositeurs les plus proliiques et les plus inventifs dans le domaine des combinaisons entre musique classique et musique traditionnelle irlandaise. Ethnomusicologue de formation, il it ses études à l’Université de Belfast (Queen’s) où il rédigea une thèse sur la musique du iddler Tommy Potts sous la direction de John Blacking, ainsi qu’à l’Université de Cork (UCC) avec Seán Ó Riada, où il fut nommé en 1975. Il est également pianiste, compositeur et arrangeur à la recherche permanente de nouvelles possibilités de fusion, non seulement entre la musique classique, la musique irlandaise et le jazz, mais également entre les musiques traditionnelles du monde entier. Ses principaux enregistrements sont Cry of the Mountains (1981), he Dolphin’s Way (1987), Oilean/Island (1989), Gaiseadh/Flowing (1992) et Becoming (1998) ; il est par ailleurs président de la Irish Traditional Music Archive de Dublin, membre directeur du Irish Chamber Orchestra et fondateur en 1994 de la Irish World Academy of Music and Dance de l’Université de Limerick. L’une des principales raisons de sa notoriété dans le grand public depuis 1995 est cependant la série télévisée A River of Sound sur les interactions musicales entre États-Unis et Irlande, ainsi que les polémiques qui suivirent lors de débats télévisés, notamment durant la célèbre émission hebdomadaire, he Late Late Show.24
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Ó Súilleabháin, Mícheál, A River of Sound: he Changing Course of Irish Traditional Music (RTÉ/BBC/Hummingbird Productions, 1995). Le Late Late Show, présente
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Bill Whelan (1950–), après un court passage dans le groupe Planxty à la in des années 1970 et quelques productions d’enregistrements (notamment U2 en 1983), produisit l’une de ses premières compositions – Timedance, à l’entracte du concours de l’Eurovision, treize ans avant Riverdance – sans soulever de réel enthousiasme, malgré la présence du groupe Planxty. Sa première grande œuvre orchestrale en 1987 rendait un hommage aux musiques de ilm de Seán Ó Riada et fut jouée par le Irish National Symphony Orchestra sous la direction de Elmer Berstein. En 1989, il fut nommé directeur musical du Festival International William B. Yeats, pour lequel il a depuis composé une quinzaine de partitions originales. Après la fortune mitigée de sa Seville Suite pour l’exposition internationale de 1992, il composa la symphonie he Spirit of Mayo (1993), puis connut à partir de 1994 un succès sans précédent grâce à ses compositions pour le spectacle Riverdance (vide inra), axées en grande partie sur la recherche de fusions entre diverses musiques traditionnelles, dont la musique irlandaise, et sur le renouvellement de l’aspect scénique de la danse traditionnelle irlandaise. Il est également compositeur de musiques de ilm et a travaillé avec Jim Sheridan et Terry George pour Some Mother’s Son (1996) ou Pat O’Connor pour la version ilmée de la pièce de Brian Friel, Dancing at Lughnasa (1998). Plus récemment, il a souhaité dans son oeuvre he Connemara Suite, créer une fusion entre le Irish Chamber Orchestra et des musiciens traditionnels, notamment Zoë Conway au iddle, Colin Dunne à la danse percussive ou Michelle Mulcahy à la harpe.
chaque vendredi soir sans discontinuer depuis 1962, est la plus célèbre émission irlandaise, mélange de divertissements, de débats et d’actualités, sans doute la plus ancienne émission de ce type au monde.
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L’avènement des groupes Les années 1960 la famille mcpeake Les années 1960 apparaissent comme une période d’efervescence musicale discrète qui portera pleinement ses fruits durant la décennie suivante, et de nombreux musiciens se sont imposés comme de très grands noms de la musique, encore actifs au XXIe siècle. C’est le cas d’une famille de musiciens précurseurs et fondateurs, mais qui sont méconnus – ou oubliés – du grand public : au tournant des années 1950 et 1960, la famille McPeake de Belfast jouissait d’une grande renommée, initialement à l’échelle régionale ; le groupe était réuni autour de la personnalité du grand-père Francis “Da” McPeake (1885–1971), au uilleann pipes, qui avait l’étonnante particularité de jouer et de chanter tout à la fois (ce que Séamus Ennis savait également faire). Son ils Francis « II » (1917–1986), jouait aussi du uilleann pipes et son petit-ils James (né en 1936) de l’accordéon puis de la harpe. C’est ce trio qui connut un grand succès à la in des années 1950 et durant toutes les années 1960, emportant trois fois le prix du concours gallois Eisteddfod en 1958, 1960 et 1962.25 Plus tard rejoints par Kathleen, Francis III et Tom McCrudden, les McPeake irent une tournée de deux mois aux États-Unis en 1965 à l’instigation de Pete Seeger, alors que Francis « Da » avait déjà 80 ans, et jouèrent à la Maison Blanche devant le président Lyndon B. Johnson. En 1977, Francis II et Francis III fondèrent la Clonard Traditional School (désormais la McPeake Music School) à Belfast, et le dernier-né de la famille, Francis IV (1970–), est également uilleann piper au sein de la formation qu’il a créée en 2007, MCPEAKE. Mais le principal legs de cette famille à la tradition irlandaise est sans doute la chanson “Will You Go, Lassie Go”,
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Parmi les musiciens qui jouèrent avec Les McPeake à cette époque, Tomás Ó Canainn (1930–2013) créa Na Filí en 1969 avec Matt Cranitch et Réamonn Ó Sé.
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généralement considérée comme traditionnelle mais peut-être composée par le grand-père Francis, car les faits restent sujets à débats.
Figure 16. La famille McPeake ( James, Francis II, Francis I), festival du Eisteddfod, Pays de Galles, 1964 (Photo de George Pickow, avec l’autorisation de la James Hardiman Library / NUI Galway).
les clancy brothers Aux États-Unis, l’émergence du groupe he Clancy Brothers & Tommy Makem en 1961 provoqua un enthousiasme sans précédent pour les groupes de ballads. Plus important encore, leur immense succès provoqua un bouleversement total, bien que lent, dans l’esprit des Irlandais, quelques mois
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seulement après l’élection en novembre 1960 à la présidence des États-Unis d’un catholique petit-ils d’émigrés irlandais, John F. Kennedy : les Irlandais abandonnaient petit à petit leur image de citoyens de seconde zone, de pauvres immigrés ruraux et arriérés, pour devenir les représentants de la culture américaine moderne. Nés à Carrick-on-Suir, comté de Tipperary, les frères Tom (1923–1990), Pat (1923–1998) et Liam Clancy (né en 1936) grandirent dans une famille de 11 enfants et dans une atmosphère plus musicale que la moyenne. Après un passage dans la Royal Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale et quelques expériences dans le théâtre, Pat et Liam émigrèrent en 1947 à Toronto, puis en 1948 à Cleveland et à New York. En Irlande, leur frère Liam participa à la collecte de chansons de l’Américaine Diane Hamilton (1924–1991) dans toute l’île et rencontra à cette occasion la chanteuse du comté d’Armagh Sarah Makem (1900–1983) ainsi que son ils Tommy (1932–2007) : c’est avec ce dernier qu’il partit rejoindre ses frères à New York en 1956. Pat et Liam dirigeaient alors le Cherry Lane heatre de Greenwich Village, et se considéraient eux-mêmes comme des acteurs avant tout, mais s’intéressaient à la scène musicale par nécessité : dans ce quartier où allait naître le folk revival des années 1960, ils comprirent rapidement que leur théâtre pouvait donner lieu à des spectacles musicaux, et qu’ils pouvaient également s’y produire, ce qui s’avéra beaucoup plus rentable : payés $40 par semaine pour jouer la comédie, mais $125 pour jouer dans les cabarets, ils irent rapidement leur choix.26 Musicalement, le groupe était cependant limité : Liam jouait de la guitare, Pat de l’harmonica, Tommy du banjo et du tin whistle, et tout le monde chantait. Le quartier de Greenwich Village avait également pour avantage de ne pas être trop fréquenté par les Irlandais, leur permettant de développer un style à l’écart des courants à la mode à l’époque ; ils adoptèrent ainsi un style beaucoup plus énergique et joyeux que la plupart des autres musiciens irlandais. Les décennies passées avaient favorisé les chansons irlandaises nostalgiques et larmoyantes (“I’ll Bring You Home Again Kathleen”,
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Voir Clancy, Liam, he Mountain of the Women: Memoirs of an Irish Troubadour (New York : Broadway Books, 2002).
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“Mother Machree”, …), mais les Clancy Brothers allaient dynamiser tout cela. En 1956 ils enregistrèrent le premier de leurs cinquante-cinq albums, Irish Songs of Rebellion, sur le label Tradition Records de Diane Hamilton, puis un deuxième, Fill Your Glass With Us. Ils furent ensuite invités au festival de Newport, au prestigieux club Blue Angel de New York et, consécration suprême, à l’émission nationale de Ed Sullivan le 17 mars 1961 et au Carnegie Hall le 3 novembre 1962. C’est également cette année là que Bob Dylan (1941–) enregistra son premier album et connut ses premiers grands succès, initiant de ce fait le folk boom des années 1960, et le ballad boom en Irlande. On sait d’ailleurs que l’une des chansons les plus célèbres de Bob Dylan, “With God on our Side”, est une adaptation d’une chanson de Dominic Behan (1928–1989),27 qu’il entendit chanter dans les cabarets de Greenwich Village par les Clancy Brothers. Le premier homme de radio irlandais à passer leurs disques fut Ciarán Mac Mathúna (1925–2009) dans sa célèbre émission A Job of Journeywork (1957–1970). Il fallut pourtant un certain temps avant que l’Irlande accepte totalement cette nouvelle image d’elle-même, plus citadine et moins inhibée. Historiquement, si Seán Ó Riada avait montré qu’il était possible de faire de la musique traditionnelle irlandaise une expression culturelle recevable dans une Irlande urbaine, les Clancy Brothers faisaient de même pour la chanson « folk ». Beaucoup d’Irlandais voyaient cependant en eux des rebelles et des communistes à la solde du chanteur engagé Pete Seeger (1919–2014). Mais, symbole de la nouvelle inluence des médias, leur passage au Ed Sullivan Show fut pour eux une véritable bénédiction, et toutes les réserves furent déinitivement abandonnées lorsque le groupe reçut une invitation pour
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La chanson de Dominic Behan, “he Patriot Game”, est elle-même inspirée de la mélodie de “One Morning in May”, également connue sous d’autres titres (“he Nightingale Song” “Wild Rippling Waters”, “he Merry Month of May”) et collectée à de nombreuses occasions dans les îles britanniques et aux USA. Voir Sharp, Cecil J. (Karpeles Maud), English Folk-Songs rom the Southern Appalachians vol. II no. 145A, April 25 1917 (Honolulu, HI : Loomis House Press : 2012).
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jouer à la Maison Blanche en 1963, où ils chantèrent ironiquement “We Want No Irish Here”. Une autre conséquence du phénomène Clancy Brothers, et non des moindres, fut le début d’une mode – qui ne s’est pas interrompue depuis presque soixante ans – pour les pulls d’Aran. Une lettre du 13 décembre 1960 de Johanna, la mère de trois frères Paddy, Liam et Tom Clancy explique : I wanted to get four pullovers made so ye’d have them for Christmas, but the woman codded me and made only one. hen I got Peggy Drohan to make two and the lads [the girls] to make Tommy’s. I sent them of two days ago. hey are all diferent sizes so ye can swap.28
Encouragés par leur manager, Marty Erlichman, ils utilisèrent ces pulls sur scène, puis pour leur passage au Ed Sullivan Show : c’est sans doute la seule raison pour laquelle, depuis des décennies, les touristes américains reviennent de leurs vacances en Irlande avec une cargaison de pulls d’Aran pour toute la famille. En 1969, Tommy Makem décida de poursuivre une carrière solo, et le groupe se sépara déinitivement en 1975, malgré une grande tournée de réunion en 1984 aux États-Unis et en Irlande, puis quelques concerts d’adieux. Il est aujourd’hui étonnant que l’image des Clancy Brothers reste celle d’un groupe tonitruant chantant dans les pubs, plutôt que d’acteurs sachant tenir une scène : il s’agit là sans doute là d’une conséquence des innombrables (et souvent mauvaises) imitations dont ils furent victimes. Il serait cependant injuste de conclure que les Clancy Brothers eurent peu d’inluence sur la musique irlandaise : à l’inverse, leur professionnalisme reconnu it beaucoup pour l’image des Irlandais aux USA et en GrandeBretagne, et fut soigneusement pris en compte par les meilleurs musiciens des années suivantes, donnant notamment naissance à des groupes comme
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« Je voulais vous envoyer quatre pulls pour que vous les ayez pour Noël, mais je me suis fait berner par cette femme, qui n’en a fait qu’un seul. Alors j’ai demandé à Peggy Drohan d’en faire deux et aux illes de faire celui de Tommy. Je les ai envoyés il y a un ou deux jours. Ils sont de tailles diférentes, et vous pourrez les échanger. » Lettre de Johanna Clancy, 13 décembre 1960. Voir Clancy, Liam, he Mountain of the Women: Memoirs of an Irish Troubadour (2002).
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les Dubliners. C’est également les Clancy Brothers que Bob Dylan prit en exemple en 1984 lorsqu’il fut interviewé par Bono, le chanteur de U2, pour lui exprimer son intérêt pour la musique irlandaise : Irish music has always been a great part of my life because I used to hang out with the Clancy Brothers. hey inluenced me tremendously. (…) hey were playing clubs as big as this room right here and the place – you couldn’t put a pin in it, it would be so packed with people.29
le mouvement folk anglais Le mouvement folk en Angleterre trouve son origine première dans la Folk-Song Society, fondée à Londres en mai 1898 dans le but de collecter des “Folk-Songs, Ballads and Tunes, and the publication of such of these as may be deemed advisable”.30 Avec un comité, des réunions oicielles, des séances de chant et un journal, la Société commença à se développer sous la direction de Lucy Broadwood (1858–1929), secrétaire, rédactrice en chef et plus tard présidente, qui chercha à étendre l’intérêt de l’association vers les répertoires écossais, irlandais, mannois, voire français ou canadiens. Le collecteur et historien anglais Cecil Sharp (1859–1924) est généralement considéré comme le pionnier du renouveau du folk anglais. Après dix ans passés en Australie comme employé de bureau, il décida de consacrer sa vie à la musique en revenant en Angleterre en 1892, et commença bientôt à collecter des chansons et à les publier dans un but éducatif. Grâce à sa formation classique et à son expérience professionnelle, il s’assura rapidement le soutien du gouvernement ain de sauvegarder les chansons populaires
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« La musique irlandaise a toujours été très importante dans ma vie, parce que j’ai beaucoup fréquenté les Clancy Brothers. Ils m’ont beaucoup inluencé. (…) Ils jouaient dans des clubs grands comme cette salle ici, c’était plein à craquer. » Hot Press, vol. 8 no. 14 (27 juillet 1984). « Des chansons traditionnelles, des ballads et des mélodies, ainsi que leur publication lorsque cela est approprié. » Article 1 du règlement de la Folk-Song Society, 1898, voir Journal of the Folk-Song Society, vol. II, 1ère partie (Taunton : Barnicott & Pearce, Athenaeum Press, 1905).
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et de les propager dans une langue anglaise normalisée pour « éduquer » les masses populaires. Ayant découvert le Morris dancing31 en 1899, il fonda la English Folk Dance Society en 1911, parfois considérée comme l’expression de sa rivalité avec la Folk-Song Society. Ces deux sociétés fusionnèrent cependant après sa mort, sous le nom de la English Folk Dance and Song Society, fondée en 1932 et qui existe encore aujourd’hui. Les années 1930 virent l’émergence d’un mouvement folk très politisé, où le renouveau s’ailiait parfois à des visions politiques extrémistes : l’identité culturelle nationale était également à l’ordre du jour en Angleterre et Henry Rolf Gardiner (1902–1971) en particulier obtint certains soutiens en haut lieu quand il chercha à promouvoir une version autoritaire de l’identité anglaise, basée sur le Morris dancing, la domination masculine et le fascisme. Après la Seconde Guerre mondiale, la musique populaire et les instruments américains irent leur entrée en force dans les spectacles musicaux de Londres, bientôt relayés par les radios américaines dans toute l’Europe, à l’origine au proit des militaires américains : Hughie Leadbelly, Woody Guthrie et Big Bill Broonzy32 devinrent rapidement des noms familiers dans les maisons anglaises. Lonnie Donegan avec sa reprise folk de “Rock Island Line” de Leadbelly (1954) fut le premier disciple britannique de skile, style britannique unique mêlant le folk et le rock’n’roll. C’est à cette époque que les préoccupations sociales devinrent une caractéristique majeure de la chanson folk anglaise, inluencée par des chanteurs américains comme Pete Seeger (1919–2014) ou Alan Lomax (1915– 2002), très populaires en Grande-Bretagne mais cibles du FBI aux USA pendant les années anti-communistes du McCarthyisme (1947–1954). Ceci ne it cependant que renforcer ce mouvement de contestation exprimé dans les chansons folk urbaines des années 1960 par Ewan MacColl (1915–1989),
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Le Morris dancing est une forme de danse anglaise rituelle d’origine ancienne, dansée exclusivement par des hommes portant des clochettes, dans des chorégraphies élaborées. Voir notamment le ilm Morris: A Life with Bells On, de Lucy Akhurst (2009). Big Bill Broonzy a très souvent été cité par John Lennon et Paul McCartney comme une inluence musicale majeure lorsqu’ils formèrent leur premier groupe de skile en 1956, les Quarrymen.
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Albert Lancaster Lloyd (1908–1982), mais également grâce à des chanteurs tels que John Strachan (1875–1968), Jeannie Robertson (1908–1975), Flora MacNeil (1928–2015) et Jimmy MacBeath (1894–1972) ou des collecteurs tels que Hamish Henderson (1919–2002) et Calum McLean (1915–1960). Dorénavant, ceux-ci ne se contentaient plus de copier l’Amérique, mais exploitaient le vaste répertoire britannique et partageaient leur passion et leurs découvertes dans le réseau des clubs folks britanniques, en pleine expansion. De cette scène musicale anglaise allaient bientôt émerger des talents musicaux tels que ceux de Fairport Convention, Davey Graham, John Renbourn, Pentangle, Steeleye Span, Anne Briggs, Sandy Denny, Dick Gaughan, etc. Mais c’est également de ce même circuit folk anglais qu’émergèrent des chanteurs et groupes irlandais tels que Margaret Barry (1917– 1989), the Johnstons, the Dubliners, Sweeney’s Men, Emmett Spiceland, Parnell Folk ou, plus tard Christy Moore (1945–) et bien d’autres.33 les dubliners L’histoire des Dubliners se confond naturellement avec le pub du centre de Dublin où ils débutèrent en 1962, le O’Donoghue’s, plaçant la musique irlandaise dans un décor foncièrement urbain. Quatre musiciens y jouaient sous le nom du Ronnie Drew Folk Group : Ronnie Drew (1934–2008), ancien enseignant, à la guitare et au chant ; Luke Kelly (1940–1984) au chant et au banjo à cinq cordes ; Ciarán Bourke au chant et à la guitare (1935–1988) ; et Barney McKenna (1939–2012) au banjo ténor : Barney used to join Luke and me there and then Ciaran Bourke, who was an agricultural student in university, he used to come in. In those days you had to seek permission to play a tune. I think it was around about Christmas one time Barney and I said to Paddy O’Donoghue could we play a tune and from that day to this we never stopped playing.34
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Voir par exemple : Electric Muse: he Story Of Folk Into Rock, Transatlantic Records & Atlantic, Folk1001, 1975. « Barney nous rejoignit, Luke et moi, et puis Ciaran Bourke plus tard, qui était étudiant en agriculture à l’université, et qui venait aussi. A cette époque, il fallait
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Ils furent parmi les premiers à combiner un répertoire instrumental et un répertoire chanté sur disque et sur scène.35 C’est donc ce mélange de chanteurs et d’instrumentistes doués qui it immédiatement la renommée du groupe, ainsi que leur répertoire énergique, leur style débridé et, bien sûr, la voix de Ronnie Drew, particulièrement grave et rocailleuse. Grâce à Barney McKenna, le banjo devint également l’autre élément phare du groupe et gagna une place légitime dans la musique irlandaise à partir de cette époque. Cette force leur permit de mener le ballad boom des années 1960, puis de rester sur le devant de la scène folk pendant plusieurs décennies : à l’occasion d’un passage au festival d’Édimbourg en 1963, ils rencontrèrent le directeur des disques Transatlantic avec lesquels ils signèrent un premier contrat d’enregistrement ; entre temps, Ronnie Drew avait décidé de changer le nom du groupe et proposé le titre du recueil de nouvelles de James Joyce, Dubliners. En 1964, Luke Kelly décida de devenir professionnel et prit seul la route de l’Angleterre. Il fut remplacé par Bobby Lynch (1935–1982) à la guitare et au chant et John Sheehan (1939–) au violon, à la mandoline et à l’administration. Après un disque enregistré en concert en décembre 1964 à Londres et plusieurs albums pour le même label, ils rencontrèrent – grâce à Dominic Behan – le directeur du label Major Minor, avec qui ils signèrent en 1965 un nouveau contrat leur permettant de devenir professionnels. Et Luke Kelly revint parmi eux, remplaçant Bobby Lynch qui ne souhaitait pas prendre ce risque. Une caractéristique importante des Dubliners, parfois cachée sous des dehors faciles, était leur engagement politique, en particulier celui de Luke Kelly dont l’attachement à la Connolly Association de tendance socialiste donnait un relief particulier aux chansons du groupe. Mais leur première
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demande l’autorisation pour jouer. Je crois que c’était autour de Noël, Barney et moi avions demandé à Paddy O’Donoghue si on pouvait jouer et, depuis, on n’a jamais arrêté. » Interview de Ronnie Drew dans le magazine Village (Dublin : Ormond Quay, décembre 2006). Margaret Barry et Michael Gorman peuvent également prétendre à ce titre, quoiqu’avec une notoriété bien moindre (voir le Chapitre IV).
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grande chance fut, en 1967, d’enregistrer en disque quarante-cinq tours une version en anglais d’une chanson apprise auprès du chanteur de sean-nós Joseph Heaney (Seosamh Ó hÉanaí, 1919–1984), Seven Drunken Nights. Bien que la version en gaélique n’ait jamais soulevé le moindre tollé, celle-ci fut immédiatement interdite en Irlande et connut du même coup les honneurs de Radio Caroline, la radio pirate stationnée sur un bateau au large de l’Angleterre. En quelques mois, le groupe devint célèbre dans le monde entier, fut invité à l’émission anglaise Top of the Pops et vendit suisamment de disques pour être No. 5 dans les hit-parades anglais et engranger ainsi quelques disques d’or. Comme les Clancy Brothers auparavant – et peutêtre partiellement grâce à eux – ils furent invités au Ed Sullivan Show aux États-Unis en 1968, avant d’entamer une tournée en Nouvelle-Zélande et en Australie. Cet enchaînement de tournées fut sans doute pour beaucoup dans les nombreux changements de musiciens que connut le groupe : en 1974, Ciarán Bourke quitta le groupe après un accident cérébral sur scène. Luke Kelly fut victime en 1980 d’une rupture d’anévrisme, mais resta partiellement dans le groupe jusqu’à sa mort en 1984 et fut remplacé par Seán Cannon (1940–). Ronnie Drew lui-même quitta le groupe pour tenter sa chance en solo la même année, remplacé jusqu’à son retour en 1979 par Jim McCann (1944–). Leur second départ fut donné en 1987, pour leur vingt-cinquième anniversaire, à l’occasion duquel ils enregistrèrent le disque quarante-cinq tours he Irish Rover avec les stars folk-punk de l’époque, he Pogues. Le succès les mena de nouveau vers les sommets des hit-parades et leur ouvrit les portes d’un nouveau public européen, plus jeune et plus continental. Ils furent également rejoints par Eamonn Campbell (1946–2017) et reçurent les hommages d’une grande émission spéciale du Late Late Show durant laquelle des artistes aussi diférents que Christy Moore, les Pogues, U2, Stockton’s Wing et les Furey Brothers vinrent témoigner de leur inluence. Une autre collaboration avec les Pogues vit le jour en 1990, suivie en 1992 d’un album réalisé avec le groupe rock Hot House Flowers, le guitariste Rory Gallagher (1948–1995) et le groupe traditionnel De Danann (vide inra). Après plus de trente ans de bons et loyaux services, Ronnie décida en 1995 de quitter déinitivement le groupe, remplacé par Paddy Reilly (1939–),
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et leur cinquantième anniversaire en 2012 fut l’occasion pour la BBC de leur remettre un grand prix d’honneur pour l’ensemble de leur oeuvre à l’occasion des Radio 2 Folk Awards, et pour le groupe de prendre sa retraite déinitive après le décès du banjoïste Barney McKenna. les wolfe tones Le groupe les Wolfe Tones tire son nom du dirigeant protestant du mouvement antibritannique he United Irishmen de la in du XVIIIe siècle, heobald Wolfe Tone (1763–1798). Formé en 1963 à Dublin, il comprend depuis l’origine les frères Derek (1973–) et Brian Warield (1946–), Noel Nagle (1945–) : Brian et Noel avaient fréquenté ensemble le Pipers’ Club de Dublin et Derek jouait de la mandoline grâce à son père. Voyageant et jouant dans la rue dans toute l’Irlande, ils eurent à Killarney la chance de plaire à un producteur canadien qui préparait un documentaire sur l’Irlande. Le but à cette époque était essentiellement de s’amuser et de fréquenter les pubs, mais l’aventure leur plut et ils décidèrent alors de devenir un vrai groupe, tout en continuant de travailler par ailleurs. Leur spécialité : les ballades en anglais à forte connotation républicaine anti-britannique. En 1964, au Fleadh Cheoil de Nephin, comté de Roscommon, ils rencontrèrent Tommy Byrne (1944–) qui se joignit à eux, et prirent la décision de partir en Angleterre pour devenir professionnels. L’aventure s’avéra fructueuse en termes d’expérience, mais le retour en Irlande s’imposa au bout de quelque temps. Un premier album vit le jour en 1965 (he Rights of Man / he Foggy Dew) sur le label Fontana-Philips, puis un second en 1966 (Up the Rebels!) grâce auxquels ils eurent accès à la télévision et aux premières places du hit-parade irlandais. Après une tournée aux États-Unis, ils produisirent un troisième album en 1967 et furent dès lors considérés comme l’un des principaux groupes en Irlande, efectuant alors des tournées dans toute l’Europe, et se réservant deux mois par an pour les ÉtatsUnis. Plus de cinquante ans après leurs débuts, ils continuent, sous diverses appellations en raison de dissensions vigoureuses entre les membres du groupe, à remplir les salles des festivals où ils passent et à produire des albums toujours anti-britanniques. Pourtant, à vouloir ne considérer la musique que sous l’angle du message partisan, ce groupe a perdu une grande partie de sa popularité en Irlande où une telle attitude est considérée comme l’expression d’un extrémisme démagogue et opportuniste, heureusement en cours de disparition et ainsi résumée :
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Chapitre V he Irish love to sing. (…) Sadly, this latter delight in communal singing has been much exploited in recent times by politically motivated singers (…) – jingoistic “rebel songs” for barstool patriots – have unfortunately come to represent Irish singing to the more casual listener.36
ceoltóirí chualann et les chieftains De leur aveu même, les Chietains sont à la musique traditionnelle irlandaise ce que les Rolling Stones sont à la musique rock : des ex-révolutionnaires aux allures tranquilles, parcourant le monde de tournée en tournée sans savoir où s’arrêtera leur aventure. Si les puristes des années 1960 réprouvaient cette musique irlandaise jouée en groupe, ceux d’aujourd’hui ne voient en eux que de vieilles vedettes du show business. Mais leur carrière va bien audelà de cette vision supericielle : elle mêle les vies de dix musiciens à plus de quarante albums, des créations pour le théâtre et le cinéma, des œuvres symphoniques, des albums en solo, des métissages musicaux, des millions de kilomètres parcourus, des récompenses internationales prestigieuses, un concert devant plus d’un million de personnes, etc. Et surtout, une réputation incontestée pour leur enthousiasme permanent, de la scène à la ville, depuis plus de cinquante ans : la carrière des Chietains marque donc un tournant décisif dans l’histoire de la musique irlandaise, qui se professionnalise. C’est un musicien de formation classique, Seán Ó Riada (vide supra), qui eut l’idée de réunir des musiciens traditionnels sous le nom de Ceoltóirí Chualann (« Les musiciens de Chualann ») : comme indiqué précédemment, Ó Riada, alors directeur musical du Abbey heatre de Dublin, cherchait des musiciens pour la pièce he Song of the Anvil du dramaturge Bryan McMahon en 1960. Paddy Moloney (1938–), qui n’avait que 21 ans, 36
« Les Irlandais adorent chanter (…) malheureusement, ce plaisir social du chant a été particulièrement exploité ces derniers temps par des chanteurs aux motivations politiques ; des chansons “rebelles” cocardières pour patriotes de comptoir en sont fâcheusement venues à symboliser la chanson irlandaise pour les auditeurs occasionnels ». Kavana, Ron, notes pour la pochette du disque Hurry the Jug, Irish Globestyle, CDORBD 090, 1995, 2.
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fut appelé à participer avec son ami Seán Potts (1930–2014) au tin whistle, Sonny Brogan (1930–2014) à l’accordéon et John Kelly à la lûte. Grâce au succès rencontré, Seán Ó Riada décida de former un petit orchestre de chambre jouant du folk irlandais en leur adjoignant un violoniste de formation classique, Martin Fay (1936–2012). En 1960, il obtint pour ses protégés une série d’émissions sur Raidió Éireann appelée Reacaireacht an Riadaigh qui leur ouvrit les portes de tous les foyers irlandais. Mais la musique irlandaise ne suisait pas encore à faire vivre un groupe à plein temps, et tous les membres de Ceoltóirí Chualann avaient par ailleurs un emploi stable : les Chietains resteront d’ailleurs des amateurs jusqu’en 1975.
Figure 17. Ceoltóirí Chualann (avec l’autorisation de Gael-Linn).
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Les vrais débuts du groupe arrivèrent avec la proposition faite en 1962 à Paddy Moloney par son ami Garech Browne (ou de Brún) d’enregistrer pour son nouveau label Claddagh. Un autre ami de Paddy, le lûtiste Michael Tubridy (1932–), fut également invité, ainsi qu’un un vieux fermier du Westmeath, Dave Fallon, qui ressortit son bodhrán pour l’occasion. Paddy Moloney ne souhaitait pas se contenter d’un enregistrement de quelques musiciens réunis pour une soirée, et les répétitions durèrent six mois. Le premier disque du groupe, qui n’était à l’origine qu’un projet unique, fut publié en 1963, en stéréo.37 L’approche de Paddy Moloney privilégiant les arrangements, sans aucun doute sous l’inluence de Seán Ó Riada, se trouvait également à mi-chemin entre deux attitudes alors considérées comme incompatibles : les musiciens classiques jouaient en orchestre des musiques basées sur des harmonisations tandis que les musiciens traditionnels jouaient en solo une musique basée sur les ornementations. Les premiers groupes de musique irlandaise, les Céilí Bands apparus au début du XXe siècle, jouaient quant à eux toujours à l’unisson. Bien que ne sachant ni lire ni écrire la musique, Paddy Moloney réussit une synthèse entre ces deux mondes musicaux, sans oublier un clin d’œil peut-être inconscient au jazz, où les interprètes s’expriment tour à tour, tendance qui s’accentuera par la suite au sein des Chietains. Hormis l’énergie de Paddy Moloney, c’est la détermination de Garech Browne, fondateur des disques Claddagh, qui it beaucoup pour la réussite de ce disque, et rien ne fut laissé au hasard : le nom du groupe, par exemple, fut retenu sur une suggestion du poète et directeur des disques Claddagh John Montague, dont l’un des livres portait le titre “Death of a Chietain” (« La mort d’un chef »). On mesure aujourd’hui l’évolution de l’industrie discographique irlandaise en constatant que ce premier disque se vendit seulement à quelques centaines d’exemplaires, chifre considéré comme très encourageant à l’époque. Bien que déroutant et révolutionnaire pour beaucoup de musiciens traditionnels irlandais, le premier album des Chietains fut l’occasion pour
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he Chietains, he Chietains, Claddagh records, CC2, 1963.
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la critique de découvrir les talents des musiciens. De façon surprenante, l’une des rares notes discordantes vint de Seán Ó Riada lui-même qui, dans le magazine Hibernia, exprima un jugement mitigé et presque condescendant : he record is, generally speaking, splendid. However, perhaps a more detailed criticism would be of interest and possible use, not only for the potential buyer, but also to the musicians generally. (…) To sum up, then, a most enjoyable record and if I have enumerated some few blemishes as they appear to me it is only because I hope Paddy’s next record will be even better and that this is but the irst of a series.38
Bien que très proches, Paddy Moloney et Seán Ó Riada eurent régulièrement des périodes de mésentente. En partie grâce à ce disque des Chietains, le Ceoltóirí Chualann de Seán Ó Riada obtint auprès de Raidió Éireann une nouvelle série de vingtdeux émissions en 1964, intitulée Fleadh Cheoil an Raidió (« Le festival musical de la radio »). Les compétitions organisées pour les retransmissions révélèrent un jeune iddler de 17 ans nommé Seán Keane (1946–), qui fut engagé dans le groupe de Seán Ó Riada tout en poursuivant ses études en télécommunication, tandis que Paddy était nommé directeur des disques Claddagh en 1968. Quelque temps plus tard, Peadar Mercier (1914–1991) vint remplacer Dave Fallon au bodhrán. Une limite plus ou moins loue semble s’être établie à cette époque entre Ceoltóirí Chualann, qui se produisait essentiellement à la radio, et les Chietains, dont le nombre de concerts augmenta lentement : sur ce plan également, l’exigence de Paddy Moloney sur la qualité des salles était absolue. La première apparition télévisée des Chietains date de 1965 et fut enregistrée lors d’un concert à Belfast pour être difusée sur la chaîne britannique Ulster TV. On peut d’ailleurs noter que pendant près de vingt ans,
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« Ce disque est, dans l’ensemble, admirable. Cependant, une critique plus détaillée pourrait être intéressante et utile, non seulement pour l’acheteur potentiel, mais également pour les musiciens en général. (…) En résumé, donc, un disque très agréable et si j’ai énuméré quelques petits défauts selon moi, c’est uniquement parce que j’espère que le prochain disque de Paddy sera encore meilleur et que ce n’est que le premier d’une série. » Cité par Glatt, John, he Chietains – he Authorized Biography (Londres : Century, 1997), 57.
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les médias britanniques furent plus réceptifs aux prestations des Chietains que la télévision irlandaise : créée au premier jour de janvier 1962, celleci ne saisissait peut-être pas l’intérêt de présenter des images de musique traditionnelle irlandaise jouée par des amateurs. Les albums suivants (Chietains 2 et Chietains 3) furent enregistrés respectivement à Édimbourg en 1969 et à Londres en 1971, Paddy Moloney souhaitant travailler avec les technologies les plus avancées du moment. On mesure là encore le chemin parcouru par les studios irlandais qui igurent aujourd’hui parmi les meilleurs au monde, quel que soit le type de musique. Pour Chietains 2, Paddy Moloney poussa ses explorations musicales un peu plus loin avec “he Foxhunt”, une descriptive piece où le musicien imite tour à tour les chiens, les chevaux, le renard, les cors de chasse, etc. Il en it une véritable œuvre orchestrale de plus de 5 minutes, et prit ensuite sa veste d’homme d’afaires pour faire la promotion du disque aux ÉtatsUnis. Son omniprésence, tant sur les plans techniques et musicaux, que pour le marketing ou le management, le fait quelquefois passer pour un personnage très autoritaire, mais durant les années 1960, le respect pour les musiciens (quels qu’ils soient, et peut-être davantage encore pour les musiciens traditionnels) était bien loin de celui d’aujourd’hui, qui n’est pas non plus irréprochable : I was always very strict and l have my own little rules. I was very particular about how we were treated and if people didn’t treat us properly I didn’t want to know them. Money or no money. I learned the hard way that you had to watch your step on contracts and who was promoting what and how.39
L’album Chietains 2 fut également un succès commercial dans toutes les îles britanniques, et les journaux américains commencèrent à s’intéresser sérieusement à eux. Une fois de plus la surprise vint de Ó Riada qui, en mars
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« J’étais toujours très strict et j’ai mes propres règles. Je savais exactement comment je voulais que le groupe soit traité et si on ne nous traitait pas correctement, je ne discutais pas avec eux, quelle que soit la somme proposée. J’ai appris à mes dépens qu’il faut savoir où on met les pieds pour les contrats, et qui promeut quoi et comment ». Cité par Glatt, John, he Chietains – he Authorized Biography (1997), 96.
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1970, annonça qu’il mettait in aux projets de Ceoltóirí Chualann, et qu’il ne voyait aucun avenir aux Chietains dont il trouvait la production limitée. En 1974 pourtant, après quelques collaborations avec l’orchestre symphonique de la BBC en Irlande du Nord, son harpiste Derek Bell (1935–2002) décida d’intégrer déinitivement le puzzle musical que Paddy Moloney avait à l’esprit depuis les débuts du groupe et devint ainsi le septième membre du groupe : leur première véritable tournée aux États-Unis à l’automne de la même année révéla leur très grande popularité auprès d’un public plus familiarisé avec la musique pop-rock des années 1970 qu’avec la musique traditionnelle irlandaise : une grande partie de ce public était sans doute d’origine irlandaise, surtout dans des villes comme Boston ou Los Angeles, mais cela n’était pas la seule explication à leur notoriété grandissante. Comme pour les tournées suivantes, l’une des grandes réussites de Moloney fut de viser un public jeune pour efacer, grâce à la musique, la mauvaise image des Irlandais aux États-Unis. Leur situation de musiciens amateurs devenait relativement absurde, mais il était encore hors de question pour la plupart de ses membres d’abandonner des emplois stables dans une situation économique précaire, alors que tous excepté Derek Bell avaient des enfants. C’est à cette époque que Paddy Moloney rencontra Jo Lustig, célèbre imprésario américain, qui organisa pour eux en 1975 un concert à Londres dans l’une des plus prestigieuses salles anglaises, le Royal Albert Hall et ses 6000 places. En deux semaines, toutes les places furent vendues et la musique irlandaise connut l’un de ses premiers véritables triomphes internationaux : les Chietains furent sacrés groupe de l’année par le magazine anglais Melody Maker, devant les Rolling Stones et Led Zeppelin et, après quelques hésitations, tous acceptèrent d’abandonner leurs emplois pour devenir professionnels, après une carrière de presque quinze années pour certains d’entre eux. L’attitude très stratégique qui s’ensuivit – dix-huit mois consacrés sans interruption aux scènes et aux médias britanniques, américains, européens, australiens et néo-zélandais ain de conquérir tous les marchés potentiels – bien qu’acceptée aujourd’hui par tous les musiciens professionnels irlandais, était très novatrice à l’époque. Le marché irlandais étant notoirement trop petit pour faire vivre décemment les musiciens irlandais, ceux qui n’optaient pas pour l’émigration devaient tirer parti de leur accès privilégié aux pays
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anglophones, en particulier les États-Unis et la Grande-Bretagne. Peadar Mercier, qui avait cependant du mal à soutenir ce rythme, décida de se retirer en 1976, remplacé par Kevin Connef, tandis que Seán Potts et Michael Tubridy retournèrent à leur emploi d’origine en 1979, remplacés par un ami de longue date, Matt Molloy, l’ancien lûtiste de Planxty et du Bothy Band. Cette année-là vit également l’événement le plus marquant de leur carrière, lorsqu’ils jouèrent le 29 septembre 1979 au Phoenix Park de Dublin pour une messe en plein air célébrée par le pape Jean-Paul II. Plus d’un million de idèles y assistèrent, le public le plus important jamais réuni pour une cérémonie en Irlande. Les innovations incluses sur les disques de cette époque illustrent abondamment une recherche consciente de nouveaux horizons : la première plage du disque he Chietains 5 nous permet d’entendre pour la première fois un timpán (ou tiompán), une sorte de dulcimer à marteau peut-être utilisé au Moyen Âge en Irlande, bien que le fait soit encore discuté. La deuxième face du disque, à cette époque du vinyle, ofrait également quelques mélodies bretonnes en témoignage de l’afection de Paddy Moloney pour ses amis bretons, avec en tête le collecteur et musicien Polig Montjarret (1920–2003). Entre deux tournées, Paddy Moloney trouva le temps d’orchestrer une nouvelle version de la mélodie de Seán Ó Riada “Mná na hÉireann” (« Femmes d’Irlande ») pour le ilm de Stanley Kubrick Barry Lyndon. Mélange de musique classique et de musique des Chietains ; reprise par d’innombrables musiciens depuis sous des formes très variées,40 cette mélodie valut à la bande son du ilm la première grande récompense internationale pour le groupe et pour la musique irlandaise en 1976 : l’Oscar de la meilleure musique de ilm dans sa catégorie. Les musiques de ilm composées par Paddy Moloney, incluant de plus en plus souvent des orchestres symphoniques, devinrent également l’une des principales activités du groupe : après Barry Lyndon en 1975, on peut
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Souvent considérée à tort comme une mélodie traditionnelle, c’est en réalité une composition de Seán Ó Riada sur un poème du XVIIIe siècle de Peadar Ó Doirnín (v. 1700–1769)
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les entendre dans des productions aussi diférentes que Un Taxi Mauve de Yves Boisset en 1977, la série historique franco-irlandaise L’Année des Français en 1982, le ilm canadien he Grey Fox en 1983, le documentaire Ballad of the Irish Horse en 1985, le dessin animé he Tailor of Gloucester en 1988, ou le ilm américain Treasure Island en 1989. Parallèlement, Paddy Moloney trouvait le temps de développer des projets en collaboration avec le monde de la musique rock : en 1979, il participa aux enregistrements d’un autre musicien qui, dans un style diférent, réalisait des collages musicaux suivant le même esprit. Cet album de Mike Oldield (1953–) portait d’ailleurs le titre de Ommadawn, prononciation anglicisée du gaélique irlandais amadán, le « fou ». Il participa également à un disque de Paul McCartney et fut invité sur le premier album solo de Mick Jagger, Primitive Cool (1987). Véritable phénomène de société, Paddy Moloney reçut un doctorat honoris causa de l’Université de Trinity, Dublin, en 1988. L’une des plus grandes réussites commerciales communes des Chietains à l’instigation de Paddy Moloney reste cependant les très nombreuses collaborations enregistrées sur leurs propres disques durant les années 1980 et 1990 : après une collaboration avec des musiciens chinois en 1984 pour he Chietains in China et un album de musique bretonne en 1987, Celtic Wedding, un album de Noël en 1991 parut avec la participation de musiciens ou chanteurs aussi diférents que Marianne Faithfull, Elvis Costello, Jackson Browne, Nanci Griith ou Ricky Lee Jones ; en 1992, Another Country, enregistré à Nashville, explorait les liens de l’Irlande avec la musique country américaine, avec la crème des musiciens du genre : Chet Atkins, Emmylou Harris, Willie Nelson, Kris Kristoferson, Bela Fleck ou Ricky Skaggs ; en 1995, l’album he Long Black Veil accueillait les Rolling Stones, Sting, Sinéad O’Connor, Van Morrison, Mark Knopler, Ry Cooder, Marianne Faithfull et Tom Jones. En 1996 le disque Santiago, réalisé en grande partie avec le joueur de gaïta galicien Carlos Nuñez (1971–) it la part belle aux musiques de Galice, du Pays basque, du Mexique et de Cuba. Un hommage fut rendu aux musiciens canadiens en 1997 avec Fire in the Kitchen et aux femmes musiciennes en 1999 sur Tears of Stone avec la participation de Joni Mitchell, Loreena McKennitt, Sinéad O’Connor, Bonnie Raitt, Eileen Ivers et le groupe he Corrs. Enin, le disque San Patricio, enregistré en 2010
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avec Ry Cooder, Moya Brennan, Linda Ronstadt, Carlos Nuñez et bien d’autres, commémorait la participation d’un bataillon irlandais aux côtés des Mexicains dans la guerre les opposant aux États-Unis (1846–1848). Le succès commercial et médiatique sans précédent de ces albums fut couronné presque systématiquement par des Grammy Awards, et les révéla à un public encore plus nombreux dans le monde entier. Mais à chaque nouvelle étape internationale, les critiques se faisaient encore plus sévères de la part des puristes qui ne comprenaient pas ce besoin de repousser continuellement les limites et voyaient la musique traditionnelle irlandaise transformée en produit de masse. Une critique distincte, et peut-être plus recevable, concerne le manque de spontanéité en concert, où les prestations trop bien rôdées utilisent les mêmes efets de scènes et les mêmes plaisanteries depuis des décennies. Un bref coup d’œil porté sur la carrière des Chietains reste pourtant impressionnant : les modes et les groupes passent, mais les Chietains sont toujours là. Malgré le décès de certains membres, le groupe continue de se produire sur les scènes du monde entier et les albums récents démontrent que les années et les collaborations n’ont entamé ni leur fraîcheur ni leur enthousiasme. Cette longévité peut surprendre, mais s’explique sans aucun doute par une rigueur minutieuse sous des apparences trompeuses d’amateurisme, associée à de grandes qualités humaines et à un contact très simple dû en grande partie au tempérament de Paddy Moloney : leur réputation auprès des professionnels de la musique et des médias reste exceptionnelle. Une autre raison, plus étrange, peut expliquer cette pérennité : durant les longues tournées, leurs activités restent toujours séparées ain de préserver une atmosphère détendue et une certaine sincérité sur scène. Ils ne sortent jamais ensemble, ne dînent pas dans les mêmes restaurants, dorment à diférents étages du même hôtel, etc. et ne se retrouvent vraiment que dans leurs loges. Ces cinquante années de carrière représentent enin, par-delà la dimension musicale, l’une des images les plus idèles de l’évolution de la société irlandaise depuis les années 1960 : l’évolution d’un pays jeune vers une nouvelle coniance, l’émergence d’une génération plus citadine, débarrassée du complexe d’infériorité dont soufraient leurs parents et grands-parents qui, trop souvent, étaient forcés à l’exil.
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L’attitude presque conquérante de personnalités artistiques comme les Chietains est sans doute pour beaucoup dans les changements de comportement, en particulier sur le plan économique, l’un des points forts de l’Irlande contemporaine. Enin leur carrière témoigne à elle seule de cette airmation d’une identité culturelle débarrassée des excès de certains nationalismes. Les années 1970 Portés par l’élan des années 1960, les groupes irlandais de la décennie suivante proitèrent également d’un mouvement de retour aux musiques acoustiques, appelées depuis cette époque « musiques folk ». Celles-ci s’inscrivaient également dans une phase d’urbanisation globale : grâce à son adaptation aux grandes villes en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la musique traditionnelle irlandaise résista mieux que la plupart de ses congénères, dont la disparition au cours du XXe siècle est sans doute due à cette absence d’adaptation à de nouvelles fonctions. A titre de comparaison, on sait que les musiques africaines ayant le mieux survécu sont celles qui se sont adaptées ou se sont développées durant le XXe siècle dans un contexte de villes telles que Dakar au Sénégal (le Mbalax), Soweto en Afrique du Sud (le Mbaqanga) ou Oran en Algérie (le Raï), etc. Cette urbanisation n’apparut sans doute pas consciemment aux musiciens irlandais de cette période, mais c’est bien cette idée que le groupe breton Tri Yann évoqua, de son côté de la Manche, en illustrant son disque Urba (1978) d’un lit clos breton dont la porte ouverte ofrait une vue plongeante sur le centre-ville de Nantes. Invités dans les festivals, en Europe et aux États-Unis principalement, les Irlandais commencèrent au cours des années 1970 à dévoiler leur savoirfaire musical et à en percevoir les potentialités. Les techniques d’enregistrement, en second lieu, permettaient à présent d’ofrir un son plus soigné, des arrangements plus élaborés. Transplantée dans les villes et, dans une large mesure détachée de l’accompagnement des danses, elle pénétra dans l’univers des musiques à écouter, provoquant ainsi une accélération globale des tempos, regrettée par certains, mais que l’on peut également considérer comme une inluence urbaine.
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Une autre conséquence de cette dissémination de la musique traditionnelle irlandaise fut sa formidable capacité à intégrer de nouveaux éléments, que ce soit un instrument comme le bouzouki (vide inra), ou des rythmes et des sons nouveaux, comme la musique bulgare pour le groupe Planxty, chinoise chez les Chietains, baroque ou rock chez De Danann (vide inra). C’est aussi à cette époque que les instruments électriques irent leur apparition en musique traditionnelle irlandaise avec le groupe Sweeney’s Men, fondé en 1966. Mais la véritable révolution arriva en 1972, avec “Johnny’s Wedding”, un disque quarante-cinq tours de Horslips mêlant musique traditionnelle et instruments électriques (vide inra), sensiblement à la même époque qu’Alan Stivell en Bretagne. Le musicien et producteur irlandais P. J. Curtis résume ainsi le bouleversement inhérent aux années 1970 : A good analogy of this urbanisation of a traditional rural music can be found in the evolution of American Blues, from its early acoustic rural Delta roots to its electriied, high-powered, high-energy urban ofspring to be heard in Memphis, Detroit or Chicago.41
planxty et le bothy band Les deux groupes phares des années 1970 en Irlande sont bien sûr Planxty et le Bothy Band, qui eurent en commun, outre certains musiciens, d’ouvrir la musique irlandaise à un très large public sans jamais la dénaturer. Planxty est dû en grande partie à la réunion de musiciens en 1972 pour l’album Prosperous de Christy Moore (né en 1945) : on y retrouve son ami d’enfance Dónal Lunny (né en 1947), Liam Óg O’Flynn (né en 1945) et Andy Irvine (né en 1942), ainsi que Kevin Connef (futur membre des Chietains, vide inra), Dave Bland et Clive Collins.
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« Une bonne analogie de cette urbanisation d’une musique traditionnelle rurale peut être entrevue dans l’évolution du blues américain, de ses premières racines rurales dans le delta du Mississippi à ses descendants urbains, électriiés, puissants et énergiques que l’on rencontre à Memphis, Detroit ou Chicago. » Curtis, P. J., Notes rom the Heart (Dublin: Torc, 1994), 29.
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Grâce au contrat rapidement passé avec les disques Polydor, ils enregistrèrent deux albums en 1972 (Planxty) et 1973 (he Well Below the Valley), tirant leur nom d’une catégorie musicale associée au harpeur Turlough O’Carolan, généralement écrite en l’honneur d’un mécène. La combinaison de musiciens d’origines très diverses est sans doute à l’origine du succès de la formule : le charismatique Christy Moore au chant, à la guitare et au bodhrán apportait sa simplicité ; Liam Óg O’Flynn, au uilleann pipes et tin whistle, représentait l’héritage traditionnel légué par son père spirituel Séamus Ennis ; Andy Irvine, grand voyageur et ancien membre du groupe Sweeney’s Men, apportait avec sa guitare, son bouzouki et sa mandoline, le vent du large et la profondeur de ses chansons ; Dónal Lunny, enin, aux guitares, bouzouki, bodhrán et synthétiseur, était doté d’un instinct d’arrangeur hors du commun. Les enregistrements eux-mêmes représentaient une synthèse de plusieurs facettes de la musique irlandaise de l’époque : une approche traditionnelle teintée de folk et d’arrangements hérités de la musique pop, mais également pour la première fois sur disque et en concert l’enchaînement d’une chanson et d’un instrumental, dès l’ouverture de la première face (“Raggle Taggle Gypsy – Tabhair Dom Do Lámh”), ce qui était révolutionnaire : les trois albums produits pendant cette période furent à chaque fois consacrés « album folk de l’année » par le magazine anglais Melody Maker. En juillet 1973, Dónal Lunny céda sa place à Johnny Moynihan (1946–) et en 1974 Christy Moore à Paul Brady (1947–), mais le groupe sous cette forme n’enregistra qu’un seul album (Cold Blow and the Rainy Night, 1974). Après un dernier concert à Londres en octobre 1975, l’aventure sembla s’arrêter. Cinq ans plus tard et sur l’instigation de Christy Moore, ils se reformèrent cependant sous leur forme originale augmentée de Matt Molloy : l’album Ater the Break parut en 1979 et contient sans doute la première mélodie bulgare enregistrée par un groupe irlandais, grâce à Andy Irvine : “Smeceno Horo”. he Woman I Loved so Well parut en 1980 avec la participation de Noel Hill (concertina) et Tony Linnane (iddle), puis Words and Music (1982) avec James Kelly et Nollaig Casey (iddles). On retrouve enin sur ce dernier album le bassiste Eoghan O’Neill et le joueur de clavier Bill Whelan (1950–).
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L’aventure fut alors déinitivement interrompue au proit du nouveau groupe de Moore et Lunny, Moving Hearts (vide inra), tandis qu’Andy Irvine et Liam Óg O’Flynn se lançaient dans des carrières individuelles. Leurs six albums sont encore aujourd’hui considérés comme des références musicales, bien que les compliments excessifs les aient toujours embarrassés. L’arrivée du Bothy Band sur la scène musicale irlandaise en 1974 it l’efet d’une petite bombe : jamais aucun groupe n’avait joué une musique acoustique avec autant d’énergie. En trois ans et quatre albums ils modiièrent totalement la vision que le jeune public avait de la musque irlandaise grâce à une approche presque « rock’n’roll » de cette musique, ce qui fut peutêtre aussi à l’origine du caractère éphémère de leur existence. Formé à l’origine pour le vingt-et-unième anniversaire des disques GaelLinn sous le nom de Seachtar (« sept [personnes] »),42 le groupe décida de devenir professionnel, à l’exception de l’accordéoniste Tony MacMahon (1939–) et du iddler Paddy Glackin (1954–). Dónal Lunny (bouzouki, guitare, synthétiseur), Micheál Ó Domhnaill (1951–2006, guitare et voix), Tríona Ní Dhomhnaill (voix et claviers, 1955–), Matt Molloy (lûte), Paddy Keenan (uilleann pipes et tin whistle, 1950–) furent rejoints par Tommy Peoples (iddle, 1948–). Ce dernier fut lui-même remplacé par Kevin Burke (1950–) en mai 1976, dans un style peut-être plus posé. Tirant son nom des abris utilisés par les ouvriers saisonniers en Écosse (les bothies), le groupe bénéicia également du nouveau label Mulligan, cofondé par Dónal Lunny, sur lequel ils enregistrèrent leur premier album éponyme en 1975. Comme pour Planxty, la diversité des musiciens était la clé de voûte du groupe : à la diférence de Liam Óg O’Flynn dans Planxty, le uilleann piper du Bothy Band, Paddy Keenan, venait d’une tradition de musiciens itinérants, dont le style legato tend vers l’exubérance. et 42
On peut également considérer le groupe 1691 comme le précurseur du Bothy Band, avec un album rare, publié uniquement en France par Tríona Ní Dhomhnaill, Matt Molloy, Tommy Peoples, Liam Weldon et Peter Browne : 1691, Irish Folk Songs, Arfolk SB313, 1973.
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donnait au groupe une vitalité et une puissance acoustique encore inégalées aujourd’hui, conirmées par les deux albums suivants (Old Hag You Have Killed Me, 1976, et Out of the Wind, 1977). L’apport de Tríona Ní Dhomhnaill43 se retrouve essentiellement dans la richesse des chansons dont elle avait hérité de sa tante Neillí, de Rannafast, comté du Donegal. La section rythmique, constituée de Dónal Lunny et Micheál Ó Domhnaill, appelle également une explication sur un phénomène nouveau : l’accompagnement. Comme de nombreux musiciens à son époque, Lunny se demanda souvent, en tant qu’arrangeur et musicien, s’il était légitime d’accompagner la musique irlandaise avec une guitare ou un bouzouki, et donc s’il était légitime d’harmoniser cette musique. Après mûre rélexion il considéra que cette possibilité ouvrait de nouveaux horizons très intéressants et n’enlevait rien à la qualité même de la musique : les harmonies et contrepoints du premier album en sont le résultat.44 Sur le dernier album du groupe, il tenta également d’introduire un instrument non-acoustique, un synthétiseur dont il développa plus tard le rôle avec Moving Hearts. Le groupe n’a jamais oiciellement annoncé sa séparation, mais après un dernier disque enregistré en concert à Paris (Aterhours) et un dernier concert lors du festival de Ballysodare, comté de Sligo, en août 1979, les membres suivirent des voies diférentes. Outre la dynamique musicale, cette aventure a cependant laissé parmi les musiciens du groupe une certaine amertume vis-à-vis du peu de bénéices inanciers qu’ils en ont tirés au regard de l’immense réputation du Bothy Band.
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Ní indique un descendant féminin, tandis que Ó indique un descendant masculin. Ainsi, le frère de Tríona Ní Dhomhnaill est Micheál Ó Domhnaill. 44 Pour les questions sur l’accompagnement en musique irlandaise, voir l’ouvrage de Scahill, Adrian, Accompaniment in Irish Traditional Music (Surrey : Ashgate, 2017), tiré de sa thèse de doctorat, “he Knotted Chord: Harmonic Accompaniment in Printed and Recorded Sources of Irish Traditional Music”, université de Dublin (UCD), 2005.
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Figure 18. Dónal Lunny, Rennes, mai 1995 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
clannad La région gaélophone de Gweedore (Gaoth Dobhar, « l’estuaire de la Dore »), dans le comté du Donegal, est l’une de celles qui regorgent de musique. Elle vit naître le groupe Clannad au début des années 1970 dans une famille de neuf enfants : le père Leo Brennan (1926–2016) jouait de la clarinette, du saxophone et de l’accordéon dans le Big Band qu’il dirigeait et la mère, Máire “Baba” Duggan, jouait de l’orgue et enseignait la musique. Fatigué des tournées et sentant le vent musical tourner, Leo décida de s’installer en 1968 dans un pub musical de Meenaleck qu’il nomma Leo’s Tavern. Peu à peu, les enfants accompagnèrent leur père sur la petite scène, et en premier lieu les frères Braonáin (ou Brennan) à partir de 1970. Dans cette atmosphère familiale et musicale, l’aînée, Máire Ní Bhraonáin, née en 1952 et élevée au couvent des Ursulines de Sligo, avait appris la harpe, le chant et la danse irlandaise. Le groupe se forma donc autour de Ciarán
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à la contrebasse et au chant (né en 1954), Pól aux lûtes (né en 1956), et Máire au chant et à la harpe, pour un répertoire principalement composé de chansons des années 1960. Ils furent également rejoints par deux jumeaux, leurs oncles Noel et Pádraig Ó Dúgáin (nés en 1949), respectivement à la guitare et à la mandoline. Evoluant peu à peu d’un style pop vers un style plus ancré dans la musique traditionnelle irlandaise, le groupe se heurta cependant à quelques incompréhensions : When we did cover versions it was great. When we’d do a Gaelic song they wouldn’t clap. Strangers would clap, but it was seen as a poor man’s language, really. It was in the poorer areas that Gaelic was spoken, so by speaking Gaelic it was as if you were letting yourself down. But the music intrigued us, and the more we got into it the more beautiful the melodies became and the more interesting the stories behind them.45
Le groupe saisit sa première chance en 1970 lorsqu’il remporta à Letterkenny le Slógadh, concours en gaélique organisé depuis 1969 par les disques Gael-Linn, avec leur chanson “Liza” : ils irent alors leurs débuts chez Polydor-Philips en 1973 sous le nom de Clannad (abréviation de Clann as Dobhar, « la famille de Dore »), tandis que Máire commençait à enseigner la musique, car tous restèrent des amateurs jusqu’en 1976. La même année, ils tentèrent également de reproduire le succès du Slógadh de 1970 ain de représenter l’Irlande pour le concours de l’Eurovision, mais ne parvinrent pas à se qualiier. Leur deuxième album, distribué en 1974 par Gael-Linn les poussa enin à devenir professionnels en 1975 lorsque l’ancien ingénieur du son de Planxty, Nicky Ryan (1949–), et le journaliste Fachtna O’Kelly décidèrent de les diriger.
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« Quand on faisait des reprises, tout allait bien. Mais si on faisait une chanson en gaélique, les gens n’applaudissaient pas. Les étrangers applaudissaient, mais c’était vraiment considéré comme la langue du pauvre. Le gaélique était parlé dans les régions les plus pauvres, donc en parlant gaélique, c’était comme si on se rabaissait. Mais la musique nous intriguait, et plus on s’y intéressait, plus les mélodies nous semblaient magniiques et les histoires qui les accompagnaient également. » Brennan, Máire, interview de Clannad, magazine Record Collector, no. 202 (Londres : Diamond Publishing Ltd, juin 1996).
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Ils irent également plusieurs tournées en Allemagne et en Suisse, dont l’album Clannad in Concert est une illustration tendant à montrer déjà les penchants du groupe pour les arrangements jazzy. Dulamán (1976) fut également enregistré pour Gael-Linn, avec la participation de Tríona Ní Domhnaill et Michéal Ó Domhnaill, du Bothy Band. En 1979, le groupe fut rejoint par le septième enfant de Leo et Baba, Eithne qui participa aux albums Crann Ull (1980) et Fuaim (1982). Elle quitta le groupe en 1983 pour poursuivre une carrière en solo, emportant dans ses bagages l’ingénieur du son, Nicky Ryan.46 Le deuxième palier fut franchi en 1982 lorsqu’un producteur leur proposa d’écrire la musique pour une série télévisée se déroulant en Irlande du Nord : inclus sur l’album Magical Ring (1983) le thème éthéré de Harry’s Game, titre de la série télévisée britannique, les propulsa à la cinquième place des hit-parades anglais, et reste à ce jour leur plus grand succès auprès du grand public, également relancé en 1992 lorsque la chanson fut de nouveau utilisée pour la musique du ilm Patriot Games, avec Harrison Ford. Les compositions de Clannad se faisaient également plus mystiques et plus électroniques à cette époque, et leur ofrirent une passerelle vers les scènes du monde entier. Dans cette même veine, la musique pour une autre série télévisée britannique (Robin of Sherwood, 1984–1986) fut d’ailleurs leur premier album à sortir aux États-Unis (Legend 1984). En 1985, Macalla annonçait des orientations nouvelles et ofrait un duo avec la nouvelle star du rock : Bono, de U2. La recherche de nouveaux horizons se poursuivit avec Sirius (1988) qui représente un véritable tournant : les chansons en anglais et l’atmosphère résolument rock-pop détournèrent peu de fans de la première heure, même si l’identité irlandaise de leur musique devenait chaque jour moins évidente. A la in de l’année 1989, Pól quitta le groupe pour travailler avec le label de Peter Gabriel, Real World, laissant la place aux compositions des autres membres du groupe qui poursuivent depuis une carrière dans un style dont ils sont parmi les principaux créateurs et artisans : le Celtic New Age. L’album Nádúr (2013), premier véritable travail
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Eithne Ní Bhraonáin anglicisa alors son nom en Enya, de même que sa sœur Máire Ní Bhraonáin anglicisa par la suite son nom en Moya Brennan.
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de studio depuis 1998 marquait une véritable renaissance du groupe, mais le décès de Pádraig Ó Duggan en 2016 semble les avoir poussés à une pause provisoire. de danann / de dannan Frankie Gavin (1956–) est ce que l’on peut appeler sans hésiter un véritable surdoué de la musique. Né à Corrandulla, comté de Galway dans une famille très musicale, il it ses premiers pas à la télévision à l’âge de 6 ans et joua en famille pour le président américain John F. Kennedy lors de sa visite à Galway le 29 juin 1963. A 17 ans, il remportait deux concours majeurs du Fleadh Cheoil, à la lûte et au iddle, et en 2010 il it son entrée au Livre Guinness des Records après avoir joué le “Fox Hunter’s Reel” à la vitesse extraordinaire de 150 bpm. Le groupe De Danann se forma autour de lui en 1973 à l’occasion de sessions au Hughes’ Pub de Spiddal, petit village gaélophone à l’ouest de Galway : avec Alec Finn au bouzouki, Johnny (Ringo) McDonagh au bodhrán, Charlie Piggott (1948–) au banjo et Dolores Keane (1953–) au chant, ils produisirent leur premier album en 1975 sous la houlette de Dónal Lunny. Particulièrement inluencé par les musiciens irlandais ayant enregistré au début du XXe siècle aux États-Unis (Michael Coleman, James Morrison, he Flanagan Brothers, John McKenna, Joe Derrane, etc.), Frankie Gavin dispose à lui seul d’un répertoire immense et d’une gamme très vaste de styles régionaux que l’on retrouve en particulier sur l’album he Star-Spangled Molly (1978). Ses collaborations lui permettent également d’explorer des styles aussi diférents que le rock (avec les Rolling Stones), le jazz (avec Stéphane Grappelli) ou la musique classique (avec Yehudi Menuhin). Cette grande variété d’inluences est également à l’origine de la place particulière qu’occupe encore aujourd’hui De Danann dans la musique irlandaise : ils furent les premiers à proposer des arrangements irlandais de chansons telles que “Hey Jude” ou “Let It Be” des Beatles, de « L’arrivée de la Reine de Saba » de Händel, mais également de Jean-Sébastien Bach dans “he Rambles of Bach”. L’album Half Set in Harlem (1991) produit sur leur propre label Bee’s Knees, propose également des mélanges avec le gospel et la musique yiddish.
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Chapitre V
Le second pilier du groupe, Alec Finn, est né en 1944 en Angleterre de parents irlandais, et fut d’abord un amateur de rock et de blues, ce qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé d’être. Fasciné par la guitare puis par le bouzouki, il décida de s’installer à Galway où la musique irlandaise lui permit de rencontrer Frankie Gavin. Il joue encore aujourd’hui d’un singulier bouzouki à trois chœurs de deux cordes. En près de trente ans et seize albums, le groupe a vu passer dans ses rangs la crème de la musique irlandaise : au chant, Dolores Keane céda la place à Mary Black (1955–), puis Maura O’Connell (1958–), Eleanor Shanley, Tomie Flemming (1971–), ou plus récemment Michelle Lally (1970–). Parmi les musiciens, on a pu voir parmi eux sur scène ou sur disque Andy Irvine (1942–), Johnny Moynihan (1946–), Jackie Daly (1945–), Mary Bergin (1949–), Aidan Cofey (1962–), et bien d’autres encore. Des dissensions entre les deux partenaires historiques du groupe à partir de 2003, ont cependant poussé Frankie Gavin a reprendre seul la route en 2009 sous le nom De Dannan (avec deux N au milieu), sans Alec Finn. En raison de ces très nombreux changements de musiciens, le style du groupe est logiquement déini intégralement par l’énergie et la technique de son leader, et il se dit d’ailleurs chez les musiciens traditionnels que Dieu se prendrait parfois pour Frankie Gavin. les débuts du rock irlandais Dans les années 1960, et face au géant anglais, la scène pop-rock irlandaise se mit à bouillonner grâce à un phénomène typiquement irlandais, les showbands. Ces groupes de variété jouant les succès de l’époque perdurèrent jusque dans les années 1970, adulés par le grand public mais souvent méprisés par les musiciens, y compris au sein des showbands eux-mêmes. Cet épisode n’étoufa pourtant pas totalement les ambitions plus internationales de musiciens comme Van Morrison (1945–) ou Rory Gallagher (1949–1995) : le premier, né à Belfast, débuta sa carrière dans un showband nommé he Monarchs avant de créer en 1965 les éphémères hem dont le tube Gloria (1965) lui ouvrit les portes d’une belle carrière individuelle en 1967. Le second, né à Cork, it quelques tournées avec le Fontana Showband avant de devenir l’un des meilleurs guitaristes rock-blues de la planète, dont la carrière fut malheureusement écourtée par une dépendance à l’alcool. Comme dans la plupart des pays, cette arrivée massive
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de groupes aux allures rebelles ne se it pas sans heurts : en 1972, le National Stadium fut interdit à la musique rock et en 1973 une émeute dans une petite salle de Sligo fut largement commentée par la presse et provoqua un certain trouble dans le grand public. Le début des années 1970 vit également les débuts de Phil Lynott (1949–1986) et Gary Moore (1952–2011), membres du groupe de hard-rock hin Lizzy (1970– 1983) qui proposa en 1973 une version rock de la chanson traditionnelle “Whiskey in the Jar”, ce qui leur valut leur premier passage dans les hit-parades anglais et une notoriété durable, malgré la mort de Phil Lynott il y a plus de trente ans.47
horslips, inventeurs du rock celtique Le groupe qui a sans doute inventé à lui seul le « rock celtique » fait son apparition en 1970, tout d’abord pour la composition de musique de publicités, de documentaires ou de pièces de théâtre. Formé autour de trois collègues graphistes Charles O’Connor (1948–), Eamonn Carr (1948–) et Barry Devlin (1946–), ils furent bientôt rejoints par Jim Lockhart (1948–) puis par Declan Sinnott (1950–), lui-même remplacé rapidement par Johnny Fean (1951–). Une première porte s’ouvrit en 1971 grâce à un passage régulier dans le magazine hebdomadaire de la télévision irlandaise Fonn, puis ils enregistrèrent “Johnny’s Wedding”, leur premier disque quarante-cinq tours mêlant reel traditionnel, violon, mandoline, batterie et guitares électriques qui grimpa immédiatement dans les charts irlandais en mars 1972. Enregistré quelques mois plus tard, leur premier album, Happy To Meet … Sorry To Part (1973), avec huit instrumentaux sur quatorze plages, resta longtemps l’album le plus vendu en Irlande48 : ce nouveau mélange des genres, qui provoqua sans doute quelques apoplexies parmi les puristes de la musique traditionnelle, fut rapidement surnommé le « rock celtique ». Outre leurs tenues de scène glamrock conformes à l’esprit de l’époque, l’un des principaux apports de Horslips à la musique irlandaise est donc son électriication : tous les Irlandais de cette génération se souviennent avoir
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« Philo » est commémoré à Dublin par une statue en bronze sur Harry Street. Horslips, Happy To Meet … Sorry To Part, Oats, MOO 3, 1972.
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entendu pour la première fois la mélodie traditionnelle “O’Neill’s March” soudainement transformée en rif électrique sous le titre “Dearg Doom”.49 Mais Horslips était également bien davantage que cela : dès leur création, ils formèrent leur propre maison de disques, Oats Records, chose courante désormais mais inédite à l’époque ; ils maîtrisaient donc leur propre communication, réalisaient leurs propres graphismes très soignés, écrivaient les textes des pochettes de disques, signaient leurs contrats de distribution, organisaient leurs propres tournées et restèrent idèles à l’Irlande alors que bon nombre de leurs collègues musiciens préféraient résider à Londres. Et malgré le regard initialement très critique des musiciens traditionnels, il est incontestable que de nombreux jeunes irlandais prirent goût aux musiques acoustiques en écoutant les versions électriiées de Horslips. Leur succès commercial fut cependant limité à cette époque, peut-être en raison d’un style trop en avance sur son temps, hésitant parfois entre folk, hard-rock et pop sur des albums concepts complexes évoquant notamment la mythologie celtique : le groupe mit in à ses activités en 1980 après dix albums et des tournées incessantes, mais un regain d’intérêt croissant à partir des années 2000 lui it reprendre du service en 2004 : le groupe se produit ponctuellement en concert ou à la télévision et a ressorti ses albums en gérant lui-même toute la chaîne de production.50
l’irlande du nord Depuis les années 1970, le nationalisme musical irlandais semble s’être concentré sur les six comtés d’Irlande du Nord bien que les deux communautés, protestantes et catholiques, aient longtemps partagé les mêmes musiques et parfois quelques chansons. La première diiculté réside ici dans les déinitions de deux communautés : nous ne sommes pas précisément en présence de deux groupes religieux, mais de deux parties de la société qui se cherchent une (ou des) identité(s) : les catholiques d’une 49 50
La génération suivante proita de ce rif grâce à son inclusion dans la chanson oicielle de l’équipe de football irlandaise pour son épopée durant la Coupe du Monde FIFA de 1990, en Italie, souvenir encore très marquant pour nombre d’Irlandais. Voir Cunningham, Mark, Horslips: Tall Tales – he Oicial Biography (Dublin : he O’Brien Press, 2013).
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part (qui ne sont pas tous républicains, nationalistes ou Hibernians), les protestants d’autre part (qui ne sont pas tous loyalistes, unionistes ou orangistes).51 Une distinction entre d’hypothétiques traditions divergentes au sein de la société nord-irlandaise s’est donc, comme dans d’autres domaines, opérée progressivement à partir des années 1970. Cette théorie culturelle séparatiste est en réalité un mythe créé et entretenu par certains politiciens des deux confessions. La première utilisation politique de la musique se produisit en août 1969 à (London)Derry lorsque des militants catholiques créèrent un festival de musique, surnommé le Bogside Fleadh Cheoil (« le festival de musique du Bogside ») d’après le quartier catholique de la ville dans lequel il se situait. Des musiciens venus spontanément de toute l’Irlande participèrent à cette édition unique. Puis en août 1971 l’association Comhaltas Ceoltóirí Éireann (voir le Chapitre IV, Le Comhaltas Ceoltóirí Éireann et le Fleadh Cheoil), dont nous avons pourtant indiqué le caractère oiciellement apolitique, annula toutes les compétitions du Fleadh Cheoil annuel en signe de protestation contre l’internement de nationalistes d’Irlande du Nord par le gouvernement britannique. Ce tournant radical suscita une polémique extrêmement vive et associa sans doute déinitivement la musique au républicanisme irlandais. L’inluence de ces deux événements se fait encore sentir aujourd’hui car la grande majorité des musiciens traditionnels en Irlande du Nord est catholique, ainsi que la quasi totalité des membres du Comhaltas Ceoltóirí Éireann. On se souviendra également que quelques musiciens issus de Planxty et he Bothy Band, groupes phares des années 1970 (vide inra), se retrouvèrent en 1980 pour enregistrer un disque dont les droits d’auteurs furent versés aux familles des prisonniers politiques de l’IRA : I’m ninety miles from Dublin Town I’m in a H-Block cell To help you understand my plight this story now I’ll tell
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Pour une biographie d’un acteur important de la scène musicale de cette période, voir Sands, Tommy, he Songman (Dublin : he Lilliput Press, 2005).
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Chapitre V I’m on the Blanket Protest my eforts must not fail I’m joined by men and women in the Blocks and Armagh Gaol.52
Christy Moore renouvela d’ailleurs l’expérience en 1984 avec la chanson “Back Home in Derry”, sur un texte de Bobby Sands (1954–1981), le premier gréviste de la faim à décéder dans les H-Blocks, la prison de Long Kesh, Maze, comté de Down, en Irlande du Nord, en mai 1981.53 Comme la langue gaélique et les sports gaéliques quelques décennies avant elles, la musique et la chanson devinrent donc en quelques années un vecteur militant, leur donnant leurs titres de noblesse pour certains, mais les rendant profondément antipathiques pour d’autres. Certains protestants ont donc ini par croire à cette théorie des cultures séparées. Les plus extrémistes d’entre eux trouvant là une nouvelle façon de se déinir a contrario pour mieux se rattacher à la culture britannique. Ainsi s’exprimait en 1991 Lewis Singleton, de la Ulster Society54 : As far as we’re concerned, we feel that there has been a failure to recognise that there are two ethnic traditions (…) and I feel that a mistake has been made in that we have been talking about Irish traditional music. (…) once you recognise there are two ethnic traditions, that there is music which is solely peculiar to those traditions, then the
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« Je suis à quatre-vingt-dix milles de Dublin, je suis dans une cellule des Block H / Pour vous aider à comprendre mon sort, je vais vous raconter cette histoire / Je participe à la Protestation des Couvertures*, et mon efort ne doit pas échouer / D’autres hommes et femmes des prisons d’Armagh se joignent à moi », “Ninety Miles from Dublin”, sur l’album Music for H-Block, v. 1980, HBLP.101 B-1. Avec notamment Christy Moore, Donal Lunny, Matt Molloy, Mick Hanly, Tony Linane, Noel Hill, etc. Les droits furent reversés au “Relatives Action Committee”. * La « Protestation des Couvertures » consistait notamment, pour les membres de l’IRA à partir de 1976, à refuser d’utiliser les vêtements fournis par les autorités pénitentiaires ain de protester contre les conditions administratives de détention, en tant que prisonniers de droit commun et non plus comme prisonniers politiques. Moore, Christy, Ride On, WEA – IR 0407, 1985. Organisation créée en 1985 “with the aim of promoting and preserving the distinctive culture and heritage of the Ulster-British in all its rich and varied forms” (« Dans le but de promouvoir et de préserver la culture et le patrimoine distincts des Britanniques d’Ulster dans toutes ses formes riches et variées »).
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task is to ind common ground between the two musical traditions and concentrate on that. But you can’t force it all into one tradition.55
Cette vision d’un pays culturellement coupé en deux se trouve malheureusement renforcée par certains hommes politiques eux-mêmes et l’on a pu entendre Bill Clinton, alors président des États-Unis, déclarer maladroitement lors de sa visite en Irlande du Nord en novembre 1995 : Here in Northern Ireland, you are making a miracle – a miracle symbolized by those two children who held hands and told us what this whole thing is all about. In the land of the harp and the iddle, the ife and the lambeg drum, two proud traditions are coming together in the harmonies of peace.56
Certains catholiques, peut-être poussés par ce sentiment venu des ÉtatsUnis, ont malheureusement pu inir par croire également à cette diférence culturelle, et à la supériorité de leur culture musicale, vendue à des millions d’exemplaires dans le monde et se produisant sur toutes les scènes du globe. Dans cette perspective, tout le monde peut se considérer comme satisfait, tout le monde trouve son compte et chacun reste chez soi. Mais la réalité est tout autre. La tradition des ballads, bien ancrée en Irlande du Nord, est l’un des éléments attestant des échanges possibles, comme en témoigne cet 55
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« Pour notre part, nous considérons que la diférence entre les deux traditions ethniques n’est pas suisamment reconnue (…) et je pense que c’est une erreur de parler comme nous l’avons fait de musique traditionnelle irlandaise. (…) Si l’on reconnaît qu’il existe deux traditions ethniques, que certaines musiques sont propres à ces traditions, il convient alors de trouver les points communs entre ces deux traditions musicales. Mais il est impossible de les mettre de force dans le même panier. » McNamee, Peter, Traditional Music: Whose Music? (Belfast : Institute of Irish Studies, 1992), 89. « Ici, en Irlande du Nord, vous faites des miracles, symbolisés par ces deux enfants qui se tenaient la main et nous ont dit ce qu’il fallait comprendre : au pays de la harpe et du violon, du ifre et du tambour Lambeg, deux ières traditions se rejoignent dans l’harmonie de la paix ». Discours du président des États-Unis Bill Clinton, lors de sa visite à Belfast, le 30 novembre 1995, usine Mackie, communiqué de presse oiciel. Voir également Dowling, Martin, Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives (2014), chapitre 5 : “Traditional Music and the Peace Process in Northern Ireland”.
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exemple situé dans le comté d’Armagh, cité par le collecteur et chanteur Peter Kennedy : Jim O’Neill was aged 27; a weaver with Parnell side-whiskers, Gaelic football supporter and a drummer in the village band. Although himself a Republican, he learned many of his songs from his local publican, who was a staunch Orange man and master of the Lambeg Drums.57
L’une des principales caractéristiques des chansons engendrées par les événements d’Irlande du Nord tient tout d’abord à la pérennité d’un style de ballade utilisant le moindre incident, la moindre histoire, pour la composition de nouveaux couplets sur des mélodies le plus souvent préexistantes : parmi les événements les plus célébrés, les évasions de prisonniers républicains en novembre 1971, janvier 1972, octobre 1973 et août 1974 générèrent de très nombreuses chansons. Elles perpétuent en cela les habitudes établies au XIXe siècle, mais ne tendent plus à apporter une quelconque « bonne parole » au peuple, et se contentent de relater un fait, parfois de manière très partisane et humoristique : on pensera bien sûr en premier lieu à la célèbre chanson “he Helicopter Song” de Seán McGinley, racontant l’évasion de trois membres de l’IRA de la prison de Mountjoy à Dublin le 31 octobre 1973 et qui, enregistrée par les Wolfe Tones, se hissa trois semaines plus tard en tête du hit-parade irlandais, où elle resta pendant un mois malgré son interdiction sur les ondes nationales de la RTÉ. Une diférence majeure s’impose cependant : si les chansons nationalistes se contentent généralement de chanter les louanges de leurs héros, les chansons orangistes cherchent parfois à ridiculiser la religion catholique elle-même. Ici encore la recherche identitaire passe par une opposition et un dénigrement de l’identité de « l‘autre » et non pas par une valorisation des caractéristiques propres à sa culture. Une plainte fut d’ailleurs déposée
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« Jim O’Neill, alors âgé de 27 ans, était un tisserand portant des favoris à la Parnell, un passionné de football gaélique et qui jouait du tambour dans la fanfare du village. Bien que républicain, il a appris de nombreuses chansons grâce au propriétaire de son pub préféré, un orangiste farouche passé maître dans l’art du tambour Lambeg. » Kennedy, Peter, notes pour l’album Traditional Songs of Ireland, Saydisc CD-SDL 411, 1995, 6.
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par la NICRA (Northern Ireland Civil Rights Association) et le Alliance Party contre l’éditeur du recueil Orange Loyalist Songs 1971 en vertu du Prevention of Incitement to Hatred Act (Loi de prévention contre l’incitation à la haine). Mais l’éditeur échappa à la condamnation. La production républicaine enregistrée fut cependant très importante durant les années 1970, mais les studios étant peu nombreux, il est vraisemblable que tous ces enregistrements furent réalisés dans les mêmes locaux.58 Le succès commercial le plus important dans ce domaine fut sans doute celui de la chanson “he Men Behind the Wire” de Paul McGuigan en 1971,59 mais d’autres musiciens participèrent également à ce mouvement : les répertoires de groupes ou de personnalités comme les Wolfe Tones, les Dubliners, Christy Moore, Moving Hearts, etc. en portent quelques traces. Qu’elles soient catholiques ou protestantes, ces ballads exaltent toutes les héros de l’histoire irlandaise pour inspirer l’unité depuis l’apparition de ces chansons populaires au XVIIe siècle.60 Toutes utilisent des termes pour déinir le « camp adverse » : ainsi, les croppies et les papists sont des termes argotiques pour désigner les catholiques, tandis que ces derniers appellent les protestants des proddies, ou prods. Dans les pubs à travers le pays, ces chansons politiques ne représentent cependant le plus souvent aujourd’hui qu’une petite partie du répertoire irlandais. Une nouvelle fois, la question posée ici, et sur laquelle repose toute identiication, est celle de la déinition de la musique traditionnelle irlandaise. Il ne sera bien sûr pas question de délimiter une « musique d’Ulster », mais plutôt de reconnaître que la musique dans le Nord de l’Irlande revêt un caractère particulier : fusion passionnante de traditions écossaises, irlandaises
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On retrouvera une description de cet univers dans la pièce de Parker, Stewart, Catch Penny Twist (Dublin : Gallery Books, no. 56, 1980). Barleycorn, “he Men Behind the Wire”, Outlet Records, RCL 3001, 1971. A titre d’exemples : “Mo Ghile Mear”, écrite par le poète Seán Clárach Mac Domhnaill (1691–1754), chante les exploits de Charles Edward Stuart, prétendant catholique aux trônes d’Irlande, d’Angleterre et d’Ecosse, tandis que “he Sash (My Father Wore)” commémore la victoire du roi protestant Guillaume d’Orange III sur les Catholiques en 1691.
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et anglaises, elle n’en est pas moins pleinement irlandaise et fut longtemps l’un des rares symboles d’une intégration réussie, jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle. On peut donc considérer que les deux communautés partagèrent très longtemps cette musique sans arrière-pensées : dans le comté de Down, par exemple, les iddlers sont dans leur grande majorité des protestants, et les soirées organisées par les Orangistes comportent de très nombreux quadrilles, qui ne sont rien d’autre que du set dancing. A Portglenone, comté d’Antrim, la section locale du Comhaltas Ceoltóirí Éireann fut fondée en octobre 1973 par une iddler catholique – Ann (née Quinn) O’Brien – et un lûtiste protestant – Willis Patton – et la vie musicale se développa grâce aux seuls lieux neutres que connaissaient l’Irlande du Nord : le pub.61 Certains musiciens connus et reconnus, comme John Kennedy (1928–) de Cullybackey, comté d’Antrim, sont aussi à l’aise dans un milieu protestant que dans un milieu catholique : protestant lui-même, il débuta comme joueur de ifre dans un Orange band et remporta le concours du Fleadh Cheoil dans la catégorie des chanteurs, avant de devenir l’un des meilleurs professeurs de musique irlandaise de sa région, aussi bien auprès des classes du Comhaltas Ceoltóirí Éireann qu’auprès des lute bands protestants.62 D’ailleurs, les marches jouées par ces lute bands protestants dans la plupart des villages d’Irlande du Nord sont souvent des jigs revues et corrigées dans une autre forme musicale, moins ornementée et plus militaire : he skeletons of many of the so called “Orange” tunes resemble those in the so-called “Green” family cupboard. “he Boyne Water” is precisely the same tune as “Rosc Catha na Mumhan” (he Battle-cry of Munster), alternatively known as “Marchechaid na
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Voir l’émission Nationwide de Bernard Falk à Portglenone, difusée le 11 novembre 1974 sur BBC One, “Music is what Matters”. Toutes les salles de la commune appartenant à l’une des deux communautés religieuses, le Wild Duck pub fut le lieu de naissance neutre de cet univers musical, qui se développa également dans une petite salle au-dessus de la boutique de Brian Quinn. Ann O’Brien est la mère de Eoghan et Kate, du groupe Déanta. Voir Vallely, Fintan, Together in Time: he Life and Music of John Kennedy of Cullybackey (Antrim : Loughshore Traditions Group, 2001), accompagné du CD LS001.
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Buinne” [“the cavalcade of the Boyne”]. Tunes, of themselves, have no ideological message, and what constitutes a “party” tune depends on verbal labels and the perception of the hearer.63
On constate donc que, non seulement les traditions musicales d’Irlande du Nord n’ont jamais connu de développement séparé, mais en outre qu’il serait un peu ridicule de comparer et d’opposer une prétendue « musique celtique joyeuse » et une « musique martiale » des Marching Bands ou, selon l’expression parfois entendue Catholics dance, Protestants march (« les Catholiques dansent, les protestants déilent ») : les catholiques ont également leur musique martiale, et les protestants de très grands iddlers. Mais c’est paradoxalement cette homogénéité culturelle en Irlande du Nord qui pourrait dans certains cas représenter un danger, car la volonté de se diférencier pousse certains membres des deux communautés à fabriquer artiiciellement de la diférence et par conséquent de la haine : moins la diférence existe et plus la verbalisation d’une diférence est exagérée et outrancière. Le musicien et chercheur Fintan Vallely a ainsi montré dans son ouvrage Tuned Out64 que la musique en Irlande du Nord a simplement été artiiciellement instrumentalisée et mise au service de deux idéologies extrêmes : les Républicains et leurs chansons anti-britanniques d’une part, les Loyalistes et les déilés anti-catholiques d’autre part. Les uns comme les autres se déinissent uniquement par opposition à un ennemi fabriqué de toutes pièces et l’on ne peut que souligner l’inanité d’un tel enfermement en se demandant à qui il proite.
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« La trame de très nombreux airs considérés comme « orangistes » ressemble à ceux du placard de la famille “verte” [ndt : catholique]. “he Boyne Water” est exactement le même air que “Rosc Catha na Mumhan” (le cri de guerre du Munster), également connu sous le nom “Marchechaid na Buinne” (« la cavalcade de la Boyne »). Les mélodies en elles-mêmes n’ont pas de message idéologique, et ce qui est considéré comme un air partisan, dépend d’étiquettes verbales et de la perception de l’auditeur. » Carson, Ciarán, Last Night’s Fun (1996). Voir Vallely, Fintan, Tuned Out – Traditional Music and Identity in Northern Ireland (Cork : Cork University Press, 2008).
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le tambour lambeg et le fifre65 L’un des principaux apports musicaux de la communauté protestante en Irlande, particulièrement dans le comté d’Armagh, est une énorme percussion appelée le « tambour Lambeg ». C’est le mouvement protestant militant des Orangistes, fondé en 1796, qui l’introduisit dans la musique militaire ponctuant ses commémorations : la plus importante d’entre elles célébrait la victoire du protestant Guillaume d’Orange à la bataille de la Boyne en 1690 sur le catholique Jacques II, le vainqueur remportant le trône d’Angleterre. Plusieurs théories existent sur l’implantation de ce tambour : il serait peut-être venu de Hollande à l’occasion de cette bataille avec les troupes du Duc de Schomberg, le principal aide de camp de Guillaume. Le nom de l’instrument vient efectivement du village de Lambeg, prés de Lisburn dans la périphérie de Belfast, où l’on sait que Guillaume d’Orange est passé pour se rendre à cette bataille de la Boyne. Mais il est tout aussi possible que le premier tambour Lambeg ait été construit pour la bataille de Diamond, un siècle plus tard, en septembre 1795. Quelle qu’en soit l’origine, c’est à l’issue de cette deuxième bataille que fut fondé l’Ordre d’Orange et c’est depuis cette époque que l’instrument est particulièrement associé à la musique des protestants unionistes et à leurs déilés. Lord Gosford, de Markethill, écrivait en 1796 au Lord Lieutenant Lord Camden, resté à Dublin, ce qu’il avait vu dans le comté d’Armagh : I have the honour to acquaint your excellency that the meeting of Orangemen took place in diferent parts of this county. One party, consisting Of thirty companies with banners, lags, etc’., ater parading through Portadown, Loughgall, and Richhill came towards this place (…) he party had one drum and each company had a ife and two or three men in front with painted wands in their hands who acted as commanders.66
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Pour cette partie, voir Hastings, Gary, With Fife and Drum (Belfast : he Blackstaf Press, 2003). « J’ai l’honneur de porter à la connaissance de votre excellence que le rassemblement des Orangistes s’est déroulé dans plusieurs parties de ce comté. L’un d’entre eux, consistant en 30 compagnies avec bannières, etc. après avoir déilé dans Portadown, Loughgall et Richhill, est venu ici. Il disposait d’un tambour et chaque compagnie avait un ifre et deux ou trois hommes à l’avant portant une baguette peinte et faisant oice de commandant. » Lettre de Arthur Acheson (v.1742–1807), Markethill, comté d’Armagh à Lord Camden, 13 juillet 1796 : Gosford Papers, D/1606/1/188, Public Record Oice of Northern Ireland, Belfast.
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Il est probable que la tradition des ife bands et des lute bands, sorte de fanfares de type militaire que l’on retrouve dans toute l’Irlande au XIXe siècle, et dans les deux communautés, débuta également à cette époque. Elles n’ont survécu que dans les milieux orangistes d’Irlande du Nord. D’un diamètre d’environ 1 m et pesant approximativement 20 kg, le tambour Lambeg connut un essor très net dans les années 1870 dans le comté d’Armagh, mais encore une fois sans distinction de conviction religieuse. Jusqu’au milieu du XXe siècle, ces tambours étaient couramment utilisés par le Ancient Order of Hibernians67 et les vols entre groupes n’étaient pas inconnus. Dans le meilleur des cas, les musiciens se prêtaient même les instruments, un changement de peau suisant à en changer l’identité. Dans les années 1930 et 1940, on pouvait rencontrer plusieurs centaines de joueurs de Lambeg lors des rassemblements par comté ; ce chifre a depuis été divisé par quatre, sans doute en raison de l’intérêt musical limité de l’instrument. Des compétitions sont pourtant organisées de façon très régulière et plusieurs dizaines de musiciens y participent. Le ifre est une petite lûte traversière en bois (en anglais ife) qui apparut en Angleterre au XVIe siècle et fut utilisée dans l’armée britannique jusqu’à la in du XVIIe siècle, lorsqu’elle fut remplacée dans les orchestres militaires par les cuivres, plus puissants. Très proche de la lûte piccolo, elle est utilisée depuis le XIXe siècle dans les ife and drum bands de type militaire généralement associés aux rassemblements politiques. Ces fanfares participèrent jusque dans les années 1960 aux événements locaux dans toute l’Irlande. Elles pouvaient être associées aux rencontres de football gaélique organisées par la Gaelic Athletics Association, ou aux manifestations liées au Ancient Order of Hibernians, deux mouvements clairement pro-catholiques. Mais dans le nord, le même type de fanfare, parfois plus élaboré et comprenant également de vraies lûtes traversières, était associé à l’Ordre d’Orange, mouvement protestant. La plupart de ces fanfares disparurent après la Seconde Guerre mondiale, mais l’Irlande du Nord en a conservé l’usage, exclusivement dans les milieux protestants unionistes du mouvement orangiste. Dans ce cas-là, il est particulièrement associé au Lambeg drum. L’instrument est souvent accordé en Do dièse (ou en Si bémol), tonalités rares, ce qui explique également sa relative rareté en session. Il est doté de six trous et parfois de quelques clés et peut parfaitement jouer le rôle d’une lûte traversière, s’il est bien joué. Dans le cas contraire, le son est considéré comme trop puissant et trop perçant pour convenir à la musique irlandaise, particulièrement en session.
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Mouvement militant fondé à New York en 1830, pendant catholique de l’Ordre d’Orange protestant en Irlande.
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Naissance d’une industrie Les années 1980 et 1990 confiance et commercialisation Musicien de cour, déconsidéré sous le règne Tudor, relégué au rang de personnage itinérant dans bien des cas, le musicien professionnel aurait pu disparaître si l’histoire de l’Irlande ne l’avait pas transformé en artiste de scène. Le milieu du XXe siècle fait de la musique irlandaise une musique de groupe, ce qui ne va pas sans soulever un certain nombre d’interrogations : tout d’abord, la musique irlandaise étant à l’origine une musique ornementée, le jeu en solo semble beaucoup plus approprié ; or, jouer en groupe masque systématiquement les ornementations. En second lieu, ce mode de jeu implique des arrangements, des répétitions, une certaine organisation linéaire de la musique, alors que les musiciens traditionnels prennent normalement tout leur plaisir à improviser et à ne jamais jouer le même air de la même façon d’une fois sur l’autre. Par ailleurs, jusque dans les années 1950, les enregistrements n’avaient représenté qu’une tentative plus ou moins idèle de reproduire le son de prestations individuelles ou en petits groupes. Cette tendance s’inversa pourtant à partir du milieu des années 1960 pour s’airmer pleinement durant les années suivantes.68 A partir des années 1980, la musique irlandaise initie un mouvement d’airmation culturelle décomplexée ; c’est aussi l’époque où les Irlandais, 68
Si l’on considère trois catégories aussi diférentes que la musique classique, le pop-rock et la chanson française, on constate que le pianiste canadien Glenn Gould décida en 1964 de ne plus se produire en concert et de ne plus dispenser sa passion musicale que grâce aux enregistrements ; deux ans plus tard, le 29 août 1966, les Beatles donnèrent leur dernier concert public au Candlestick Park de San Francisco, avant de se consacrer uniquement aux enregistrements de studio et à la révolution sonore que l’on connaît ; en France, Jacques Brel annonça cette même intention le 10 octobre 1966. Ces choix eurent une importance capitale dans l’histoire de la musique et eurent des répercussions dès la décennie suivante en Irlande.
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minés par une économie au creux de la vague, commencent à réagir. En 1984, le musicien dublinois Bob Geldof (1951–) résidant en Grande-Bretagne se met en tête d’aider les victimes de la famine en Ethiopie avec ses amis du show-business international : deux disques quarante-cinq tours voient le jour sous le nom de Band Aid, en Grande-Bretagne puis aux États-Unis (“Do hey Know It’s Christmas?” en 1984 et “We Are he World” en 1985), et deux gigantesques concerts sont organisés simultanément à Londres et Philadelphie le 13 juillet 1986. Dans le sillage du succès phénoménal de cette organisation caritative, d’autres projets voient le jour dans le monde entier, comme le concert du Farm Aid aux États-Unis pour venir en aide aux agriculteurs en diiculté, mais également en Irlande où une vaste campagne contre le chômage nommée Self Aid est lancée. Un disque quarante-cinq tours est enregistré (“Make it work”, c’est à dire « on peut y arriver ») et tente de redynamiser la population, en visant notamment les jeunes : North and south of this island, Four hundred thousand – they’re on the line, Four hundred thousand dream of a future A future that’s yours and mine. What we need are plans for people, Not for power, not for gain, So let’s take hold of this moment Let’s make it work …
Au nord et au sud de cette île Quatre cent mille – dans la ile d’attente Quatre cent mille rêvant d’un meilleur futur Un futur qui nous appartient. Nous avons besoin d’idées pour les gens, Pas pour le pouvoir ou l’argent, Alors saisissons cet instant On peut y arriver …
Dans la foulée, le 17 mai 1986 à Dublin, le plus grand concert jamais organisé en Irlande fut retransmis devant une audience télévisée record : trente groupes, presque tous irlandais, se relayèrent pendant plus de 14 heures : U2, Clannad, les Chietains, Moving Hearts, Christy Moore, les Boomtown Rats, hin Lizzy, Van Morrison, Chris Rea, les Pogues, Chris de Burgh, Elvis Costello, et bien d’autres irent de ce jour un moment marquant de l’histoire musicale de l’Irlande, et de l’histoire du pays. C’est de cette période que date le renouveau économique irlandais, y compris dans le domaine de l’industrie musicale : bien que l’inluence des techniciens sur l’évolution de la musique traditionnelle irlandaise ne
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puisse être considérée comme un élément primordial, elle n’en reste pas moins l’un des principaux facteurs de développement depuis la in du XXe siècle. Les studios irlandais furent longtemps en retard sur leurs homologues européens et américains, le premier d’entre eux n’ouvrant qu’en 1937 pour EMI. Mais ils se forgèrent au cours des années 1980 et 1990 une solide réputation internationale, en particulier les Studios Windmill Lane depuis 1978, situés à l’origine près des quais dans le centre de Dublin. Généralement spécialisés dans le rock,69 ils sont également très appréciés par certains musiciens traditionnels. Le nombre de studios en Irlande connut une expansion vertigineuse à partir de la in des années 1980 en grande partie grâce à l’introduction en 1984 d’un programme de soutien iscal à l’investissement dans les studios d’enregistrement (le Business Expansion Scheme for Music, révisé en 1996).70 Cette augmentation, ici comme ailleurs, allait de pair avec la démocratisation du matériel, permettant à un nombre toujours croissant de musiciens de s’ofrir des « maquettes » dignes de ce nom. Bien que le chifre soit diicile à préciser, il y aurait aujourd’hui une centaine de locaux d’enregistrement plus ou moins oiciels en Irlande, sans compter les studios noncommerciaux (chez les particuliers ou intégrés aux entreprises) ainsi que les studios de Raidió Teilifís Éireann et des autres radios. Sur scène, la in de « l’ère acoustique », se traduisit par une nouvelle façon de se produire grâce à l’arrivée de ce qui est nommé « retour de scène ». Un problème de qualité d’écoute se pose efectivement à tout groupe se produisant sur une grande scène : comment entendre ce que joue le musicien à 10 m de soi ? Ces « retours de scène » permettent, certes, de s’entendre, mais ne remplaceront jamais le contact oculaire.71 69
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Les studios les plus célèbres d’Irlande ont accueilli, entre d’autres, les premiers enregistrements du groupe U2, mais également des séances des Rolling Stones, de David Bowie, Depeche Mode, Metallica, AC/DC, Carole King, New Order, Lady Gaga, etc. Loi de Finances 1984, section 16 : voir Bielenberg, Andy, et Ryan, Raymond, An Economic History of Ireland Since Independence (Londres : Routledge, 2013), 115–116. Les musiciens les plus pointus feront également remarquer que, dans ce cas de igure, le son met 33 millisecondes à aller d’un musicien à l’autre, car le son circule à 300 m/s, ce qui annihile une grande partie du « swing » originel de cette musique, qui
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Ce mode de fonctionnement, introduit au milieu des années 196072 mais qui ne se développa pas véritablement avant les années 1980, est à ce point poussé que tout concert d’un groupe traditionnel comme les Chietains, Altan, etc., nécessite (comme un concert de rock ou de pop) une double sonorisation : une ampliication dite « de façade » (en anglais Front of House ou F. O. H.) est gérée par la table de mixage placée dans la salle, et permet au public d’entendre les musiciens ; une seconde ampliication, totalement indépendante de la première et ininiment plus complexe, est pilotée par une table de mixage placée en coulisse, uniquement tournée vers les musiciens. En efet, le son présenté au public se contente de mixer les instruments pour les rendre tous audibles, mais il n’est pas rare qu’un groupe, traditionnel ou non, exige plusieurs mixages diférents pour les retours de scène : ainsi le harpeur préférera-t-il se baser sur le iddler, tandis que celui-ci préférera se baser sur le chanteur ou sur le lûtiste. Un groupe de cinq musiciens peut ainsi exiger cinq mixages diférents dans ses moniteurs de scènes : à chacun son mixage personnalisé. Et bien évidemment, les musiciens n’ont aucune idée de ce qu’entend réellement le public. On comprend donc l’importance des responsables techniques d’un concert et, depuis cette époque, le peu de diférence existant entre une prestation des Chietains et celle de U2, hormis la puissance de la sonorisation. Les exigences dans les contrats sont d’ailleurs extrêmement précises sur le nombre et le type de micros, leur placement, le type de console de mixage, etc. : le document fourni (en anglais a rider – et c’est souvent le mot utilisé en français également dans les milieux musicaux) par John Cutlife pour Altan à partir de l’année 2007, par exemple, précise la marque et le modèle des consoles de mixage préférées (et les marques non souhaitées), le nombre de retours de scène et le nombre de mixages diférents dans ces
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doit être récréé diféremment. Par comparaison, le son fourni par les retours de scène circule à la vitesse de la lumière, soit environ 300 000 km/sec. L’une des raisons de ce développement fut la possibilité oferte aux Beatles de s’entendre jouer pour la première fois depuis longtemps, le 18 août 1965. Il doit être crédité à Duke Mewborn, qui installa des retours de scène lors de leur concert dans l’enceinte du stade d’Atlanta.
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Figure 19. Eileen Ivers au Festival de Lorient, 2003, et l’ingénieur du son en coulisses (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
retours, les caractéristiques du matériel d’ampliication, d’égalisation, d’efets sonores, de réduction de bruit, etc. Il indique également : he sound company must provide Altan with tripod-base MIC stands only, in excellent condition, with no missing or damaged parts, and lexible clips for the vocal MICS. Round-base stands will not be suitable. (…) Artist does not supply a monitor engineer. Buyer will provide, at his sole expense, a monitor engineer experienced in acoustic music, to work under the supervision of the artist’s F. O. H. engineer. No “Hells Angels” type with attitude need apply.73
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« L’entreprise de sonorisation doit fournir à Altan des pieds de micro à trépieds, en excellente condition, sans aucune pièce manquante ou endommagée, avec des clips lexibles pour le micro de chant. Les pieds à base ronde ne conviennent pas. (…) Les artistes ne fournissent pas de technicien son pour les retours. Le client fournira, à ses frais exclusifs, un technicien son pour les retours, ayant une expérience en musique acoustique, qui travaillera sous la supervision de l’ingénieur du son principal de
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Au début des années 1990, des magazines comme Hot Press, auparavant plus intéressés par le rock-pop, commencèrent à publier des articles sur la musique irlandaise et sur son importance tant sur le plan culturel que sur le plan économique. La limite entre musique traditionnelle et musique pop devint alors extrêmement loue : en mars 1995, le Trophée de l’Industrie Musicale Irlandaise pour le meilleur album folk-traditionnel fut remis à la jeune accordéoniste traditionnelle Sharon Shannon pour son album Out the Gap.74 Cette récompense fut pourtant accueillie avec quelques sourires par certains musiciens car cet album comprenait de la musique cajun, reggae et inlandaise. Mais c’est ainsi que naquit en Irlande, sous l’impulsion militante de Eoin Holmes, l’idée d’une campagne visant à intensiier l’aide et le soutien de l’État à la musique. Cette campagne, relayée par certains médias tels que le magazine Hot Press en 1993 et simplement intitulée Jobs in Music, pressentait déjà ce que pourrait être une véritable industrie de la musique, dans un contexte mondial porteur : here is absolutely no doubt that additional wealth, and jobs, can be created in the music industry in Ireland (…). At the risk of being repetitious, music is one of this country’s greatest natural resources. South Africa has its diamonds, the Middle-East its oil, France its food – we have our music. (…) Irish bands, songwriters and artists have proven that they – that we – are very good at this thing. Without any kind of government strategy an enormous amount has been achieved. Much more can be.75
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l’artiste. Les techniciens de type “Hell’s Angels” aux airs supérieurs ne sont pas les bienvenus. » Cutlife, John, Altan contract rider – International Music Network (web rider version), 19 juillet 2007 . Shannon, Sharon, Out he Gap, Solid Records ROCD 14, 1994. « Il ne fait absolument aucun doute que des emplois supplémentaires et des richesses peuvent être créés dans le domaine de la musique en Irlande. Au risque de nous répéter, la musique est l’une des grandes ressources naturelles de ce pays. L’Afrique du Sud a ses diamants, le Moyen Orient son pétrole, la France sa cuisine – nous avons notre musique. De grandes choses ont été accomplies sans la moindre stratégie gouvernementale. Il reste encore beaucoup à faire ». Crumlish, Niall, “Industry Special : Irish Music – he Blueprint”, Hot Press, vol. 17 no. 16 (25 août 1993), 43.
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moving hearts Le groupe Moving Hearts représente l’aboutissement des idées de Christy Moore et de Dónal Lunny et, pour beaucoup de jeunes Irlandais des années 1980, ce qui les amena à la musique traditionnelle : en 1981, les deux musiciens invitèrent le guitariste Declan Sinnott (1950-, ex-Horslips) à se joindre à eux, puis le uilleann piper Davy Spillane (1959–), le bassiste Eoghan O’Neill, le batteur Brian Calnan et le saxophoniste Keith Donald (1945–). Le style mêlant musique irlandaise, rock et jazz obtint immédiatement l’oreille de nombreux Irlandais peu intéressés par les musiques acoustiques et leur premier album, enregistré aux studios Windmill Lane de Dublin, sobrement intitulé Moving Hearts, grimpa directement à la première place des hit-parades irlandais : au-delà des expérimentations musicales voulues par Dónal Lunny, les textes chantés par Christy Moore exprimaient un engagement beaucoup plus fort sur des sujets aussi divers que la guerre nucléaire ou les multiples invasions de l’Irlande. Les Troubles d’Irlande du Nord étaient par ailleurs souvent évoqués en concert et les grévistes de la faim des H-Blocks en 1981 (Bobby Sands, etc.) étaient soutenus dans leur action. Leur deuxième album, Dark End of the Street (1982), fut enregistré peu de temps après, sans Brian Calnan remplacé par Matt Kelleghan. Christy Moore, également lassé par une certaine complexité, laissa sa place à Mick Hanly en 1982 pour l’album Live Hearts en 1983, puis à Florence Sweeney en 1984. Mais le groupe fut également rejoint par un deuxième uilleann piper, Declan Masterson, et par un percussionniste, Noel Eccles. De son côté, Declan Sinnott laissa la place à Anthony Drennan (1958–). Dans cette période de forte commercialisation, le groupe faisait igure de pionnier car organisé en coopérative. Mais l’utopie fut de courte durée et il dut revenir aux dures réalités économiques des années 1980 : face à de graves problèmes inanciers ils se séparèrent à la in de l’année 1984, laissant de lourdes dettes et un album instrumental considéré comme leur chef d’œuvre, he Storm, publié en 1985. Les concerts de réunion sont cependant réguliers depuis lors, parfois avec Dónal Lunny, mais rarement avec Christy Moore.
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les pogues Les Pogues, groupe folk-punk composé de jeunes anglais issus de familles d’origine irlandaise, est un cas à part dans la musique traditionnelle irlandaise : bien qu’ayant beaucoup fait pour attirer l’attention du grand public sur cette musique, ils restèrent en partie incompris d’une grande partie des musiciens traditionnels. C’est en 1982, dans l’ambiance post-punk de Londres, que le groupe fut formé avec Shane MacGowan au chant (Londres, 1957–), Spider Stacy au tin whistle (Eastbourne, 1957–), James Fearnley à l’accordéon (Manchester, 1954–), Jem Finer au banjo (Dublin, 1955–), Andrew Ranken à la batterie (Londres, 1953–), et Cait O’Riordan à la basse (Nigeria, 1965–). Leur nom original, Pogue Mahone, fut choisi parce qu’il était compréhensible uniquement par les anglo-irlandais : en gaélique póg mo thóin signiie efectivement « embrasse mon cul », injure courante en anglais (plus qu’en gaélique). Devant la réticence de leur maison de disques Stif Records et des médias britanniques lorsqu’ils prirent connaissance de cette signiication, ils devinrent les Pogues à partir de 1984 et de leur premier album Red Roses For Me. Shane MacGowan y faisait ses débuts d’auteur compositeur dans un environnement où rien n’était sacré, surtout pas la musique irlandaise, qu’ils maîtrisaient très approximativement. Mais leur réputation sur scène grandissait autour de Londres, où leur public se situait quelque part entre les fans de folk et les fans de punk. Au départ peu appréciés par les Irlandais émigrés, sans doute vexés d’être associés à cette image simpliste d’alcooliques bruyants, la tendance s’inversa en 1985 avec l’arrivée de Philip Chevron (né à Dublin en 1957) et le succès de leur deuxième album Rum, Sodomy and the Lash, produit par le musicien anglo-irlandais Elvis Costello (de son vrai nom Declan MacManus, né en 1954). Leur premier passage en Irlande à l’été 1985 révéla la personnalité charismatique de Shane MacGowan, dont les textes conirmaient un goût prononcé pour la poésie : des chansons comme “he Old Main Drag” y faisaient entendre une tonalité nouvelle dans les chansons d’émigration. Mais ce deuxième album fut surtout pour eux l’occasion de faire irruption dans les hit-parades de toute l’Europe, avec le titre “Dirty Old Town”, un classique écrit quelques années plus tôt par le vétéran de la chanson écossaise Ewan MacColl (1915–1989), et qui devint rapidement leur emblème. Terry Woods (né à Dublin en 1947), ancien banjoïste des Sweeney’s Men et du groupe anglais Steeleye Span, les rejoignit en 1986, tandis que Cait O’Riordan laissait sa place à Darryl Hunt (né à Bournemouth en 1950). En 1987 ils rendirent hommage aux Dubliners en enregistrant avec eux le disque quarante-cinq tours de leur
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vingt-cinquième anniversaire, “he Irish Rover”, et en 1988, leur troisième album, If I Should Fall From Grace With God produit par l’illustre ingénieur du son Steve Lillywhite pour le label Island, les plaça indéniablement parmi les meilleurs groupes de leur génération avec des chansons qui restent gravées dans la mémoire collective, comme “Fairytale of New York” ou, dans un autre genre, “Fiesta”. Cette réussite commerciale ne les empêchait pourtant pas d’airmer leurs opinions en matière de politique, au contraire : un clip vidéo dut être modiié pour ne pas les voir cracher sur une aiche du premier ministre Margaret hatcher, et la chanson “Streets Of Sorrow / Birmingham Six”, en référence aux six Irlandais emprisonnés à tort pendant seize ans après un attentat de l’IRA, fut censurée par la BBC. Au sommet de leur popularité, les Pogues durent cependant faire face à l’alcoolisme prononcé de Shane MacGowan, de plus en plus souvent remplacé au chant sur scène par Spider Stacy et Jim Finer. En septembre 1991, après deux albums réussis mais plus discrets commercialement, le groupe lui demanda de laisser sa place à l’ancien membre des Clash, Joe Strummer (1952–2002), qui ne resta que neuf mois. Ils continuèrent à tourner dans le monde entier, et produisirent encore deux albums, Waiting For Herb en 1993 et Pogue Mahone en 1995. Mais la magie avait disparu et le groupe se sépara en 1996.
les droits d’auteurs Les premières polémiques sur le passé et l’avenir de la musique traditionnelle irlandaise naissent à partir des années 1990, et l’un des débats les plus importants de cette époque porte sur la question des droits d’auteurs, dont l’existence même s’oppose à la conception d’une culture populaire ou traditionnelle. L’idée de droits d’auteurs connut ses prémices en 1709 en GrandeBretagne lorsque fut voté le « Statut d’Anne »76 reconnaissant pour la première fois au monde un droit aux auteurs littéraires de réclamer un paiement pendant quatorze années renouvelables pour l’utilisation de leur œuvre. La plupart des pays suivirent au cours du XVIIIe siècle mais il fallut attendre 1886 pour que la convention de Berne ixe des règles 76
he Statute of Anne (ou Copyright Act), An Act for the Encouragement of Learning, 8 Ann. c. 21, avril 1710. Voir Feather, John, “he Book Trade in Politics: he Making of the Copyright Act of 1710” in Publishing History, vol. 19 no. 8 (1980), 39 (note 3).
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internationales, et le début du XXe siècle pour que la musique soit prise en compte.77 Diverses organisations furent alors créées au cours du XXe siècle : pour l’Irlande, les droits de reproduction des enregistrements furent gérés depuis Londres à partir de 1910 par la Mechanical Copyright Licences Company Ltd (MECOLICO) qui devint en 1924 la Mechanical-Copyright Protection Society Ltd (MCPS). Malgré l’indépendance politique de l’État Libre d’Irlande, les musiciens continuèrent longtemps à dépendre de cet organisme. Les droits de représentation furent pour leur part couverts par la Performing Rights Society (PRS) fondée en 1914. Il fallut attendre 1989 pour que celle-ci cède sa place à un organisme irlandais, la Irish Music Rights Organisation (IMRO), mais les rapports avec les musiciens traditionnels n’ont pas toujours été faciles, comme en témoigna la discussion mouvementée lors de l’édition de 1996 des Crossroads Conferences sur le thème Tradition and Change en présence de représentants du Arts Council, du Arts Council of Northern Ireland, de IMRO et des départements concernés des Universités de UCD, Maynooth, TCD, UCC, UCL, Queen’s University Belfast.78 Depuis 1999, les musiques récemment composées en Irlande sont protégées par IMRO pendant soixante-dix ans après la mort du compositeur, pratique internationale courante. Bien qu’ils s’en défendent, cette position pourrait pousser de nombreux musiciens traditionnels à déclarer leurs compositions, ce qui n’est quasiment jamais le cas aujourd’hui : les albums récents de musique irlandaise sont remplis de compositions nouvelles mais pas toujours référencées sous le nom de l’auteur réel.79 Car les 77 78 79
La convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques fut signée le 9 septembre 1886 et appliquée à partir de 1887. Vallely, Fintan (dir.), Crosbhealach an Cheoil – he Crossroads Conference 1996 (1999). Pour n’en citer que quelques-unes parmi les mélodies les plus connues des musiciens traditionnels : “he Trip to Gort” (reel de l’accordéoniste Máirtín O’Connor), “he Trip to London” et “he Golden Stud” (jig et reel du iddler Maurice Lennon), “Dinny O’Brien’s” (reel de Paddy O’Brien de Nenagh), “he Roaring Barmaid” et “Exile of Erin” (jig et reel du banjoïste Tony Sullivan), “he Beautiful Goldinch” et “he Linnett’s Chorus” (valses du lûtiste Marcus Hernon), “Farewell to Whalley Range” et “he Trip to Hervé’s” (slip jig et reel du lûtiste Mike McGoldrick), et d’innombrables autres mélodies qui n’ont jamais été déclarées oiciellement par leurs auteurs légitimes. Voir également le Chapitre VI, Le répertoire des musiciens.
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musiques populaires ou traditionnelles n’ont pas de propriétaires, elles n’ont pas d’auteurs au sens économique du terme, contrairement aux musiques pop, rock, jazz, etc. La seule raison pour laquelle des critères ont dû être ixés est une raison commerciale : pour l’administration, l’auteur est le premier propriétaire, au sens économique du terme. Pour les musiciens, l’auteur est le créateur, au sens artistique du terme, mais n’a aucun droit particulier sur sa création, qui appartient à la communauté tout entière si elle se l’approprie et en assure d’une certaine façon l’homogénéité culturelle. Peu de gens savent, par exemple, que la célèbre mélodie intitulée “Mná na hÉireann”, popularisée par les Chietains, est une composition de Seán Ó Riada, sur la base d’un poème du XVIII siècle (vide supra). En 1990 pourtant, elle fut reprise sous un autre nom par un groupe pop anglais (he Christians) et déclarée à l’administration comme “trad. arr. H. Priestman”, cette dernière appellation permettant au musicien cité de toucher des droits d’auteur pour les arrangements. Les musiciens traditionnels, à l’inverse, ont une tendance plus marquée à citer leurs sources lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur scène ou sur disque, rendant ainsi hommage à la continuité de la transmission par un simple “I learnt this song from the singing of …” ou par un “I learnt this tune from the playing of …” (« j’ai appris cette chanson / cet air par l’intermédiaire de … »). On observe donc que l’orientation récente vers une culture économiquement individualisée encourage de facto l’invention culturelle, mais laisse peu de place à un système culturel basé sur la propriété collective de la musique, fondement du sentiment d’appartenance à une communauté. Les marchés internationaux le phénomène riverdance Outre une courte scène du ilm Titanic (1997) dans laquelle un couple danse au son de quelques musiciens irlandais, l’un des éléments ayant le plus fait pour la popularisation internationale de la musique irlandaise depuis
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le milieu des années 1990 est sans aucun doute le spectacle Riverdance. Celui-ci est à l’origine fondé sur l’intermède chorégraphique et musical proposé au public lors de l’émission télévisée du Concours Eurovision de la Chanson, le 30 avril 1994 à Dublin. Devant l’enthousiasme suscité par ces 7 minutes de spectacle, il fut décidé de développer l’idée autour de la personnalité de Michael Flatley (1958–), chorégraphe et principal danseur, et de la musique de Bill Whelan. Le succès remporté à partir de 1995, tant en Irlande qu’en Grande-Bretagne puis aux États-Unis et dans le monde entier, fut phénoménal, mais les critiques parfois féroces. Le spectacle, qui ne prétendait en aucun cas présenter de la musique et de la danse irlandaises traditionnelles, doit cependant sa réussite à l’utilisation de ces ingrédients dans un contexte totalement revigoré. Les danseurs vedettes, tous deux Américains d’origine irlandaise, symbolisaient respectivement la terre et l’eau. Mais pour la vaste majorité des Irlandais, Michael Flatley et Jean Butler (1971–) symbolisaient avant tout le retour de la séduction dans la danse irlandaise. Outre une évolution vers des costumes féminins beaucoup plus sobres, noirs et courts, la danse irlandaise débarrassée de son unique inalité compétitive pouvait être qualiiée de « sexy » par les Irlandais eux-mêmes, ainsi qu’en atteste cet échange entre un journaliste du magazine irlandais Hot Press et Michael Flatley : HP:
MF:
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But wasn’t it also an assertion of sexuality (..) in a way that deied the old moral code imposed by those Dancing Masters and, later, the Gaelic League, who clearly preferred to pretend there was no sexual dimension to Irish dancing at all? Well, in terms of using my arms, that’s always been the way I danced. (…) And from working with our troupe I realised they were dying to do it too. (…) It was that assertion of energy people were scared of, whether you want to call it sexual or spiritual (…).80
« HP : Mais n’était-ce pas également une airmation de la sexualité d’une manière qui déiait l’ancien code moral imposé par ces maîtres à danser et, plus tard, par la Ligue gaélique qui préférait clairement prétendre que la danse irlandaise ne comportait aucune dimension sexuelle ? MF : Eh bien, pour ce qui est de l’utilisation de mes bras, j’ai toujours dansé comme cela (…). Et en travaillant avec notre troupe j’ai pris conscience du fait qu’il y avait également une très forte envie dans ce sens. C’est
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Même si ce spectacle avait été précédé par des tentatives similaires par lui-même ou d’autres troupes, c’était efectivement une petite révolution pour le grand public irlandais. Dès 1995 cependant, Michael Flatley décida de quitter le spectacle pour des raisons inancières et créa sa propre troupe et son propre spectacle, Lord of the Dance. Puis en 1997, son remplaçant au sein de Riverdance, Colin Dunne (1968–) décida à son tour de créer une troupe indépendante avec Jean Butler, Dancing on Dangerous Ground, avec cependant une réussite plus éphémère. Plusieurs troupes sur le même modèle se mirent dès lors à sillonner la planète, proposant diverses visions de la danse irlandaise dans tous les pays du monde. Mais était-ce vraiment de la danse irlandaise et de la musique irlandaise ? Sur le plan musical, les arrangements de Bill Whelan autour de thèmes irlandais ou bulgares furent malheureusement jugés pour ce qu’ils n’étaient pas : de la musique traditionnelle irlandaise. Mais il faut bien admettre que le compositeur n’était en aucun cas responsable de cette erreur de jugement. Les chorégraphies et la mise en scène, y compris les costumes, furent également considérés comme hollywoodiens. On oubliait pourtant que ces costumes n’étaient ni plus ni moins artiiciels que ceux utilisés jusqu’alors. D’autres critiques condamnèrent l’alignement de danseurs et danseuses, alors que ce type de danse irlandaise avait jusqu’à présent été un art de solistes. Enin, les puristes hurlèrent au scandale et se déclarèrent choqués par cette récupération mercantile de leur musique. Mais quoi qu’on puisse en dire, l’énergie était indéniable, l’impact saisissant, et le succès de la vente des cassettes vidéos, puis des DVD de Riverdance ne laisse pas le moindre doute sur l’opinion des Irlandais et des spectateurs du monde entier : ils sont une très grande majorité à aimer ce spectacle, avant tout pour l’air frais insulé à la danse irlandaise, poussant un très grand nombre d’adolescents à se précipiter dans les cours de danse irlandaise, en Irlande et dans toute la diaspora irlandaise en GrandeBretagne, aux États-Unis, etc. La danse irlandaise, considérée jusqu’à cette cette airmation d’une énergie qui faisait peur aux gens, qu’on la qualiie de sexuelle ou de spirituelle ». Flatley, Michael, interview par Joe Jackson, Hot Press, vol. 20 no. 8 (1er mai 1996), 13.
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époque comme assoupie parce que igée dans l’esprit du début du XXe siècle, se réveillait enin. la mondialisation Depuis l’avènement des enregistrements et de leur large difusion dans les médias, la musique est devenue un objet commercial à grande échelle, quelle que soit son origine. Le uilleann pipes notamment, après une période de défaveur qui lui fut presque fatale, est redevenu depuis les dernières décennies du XXe siècle l’instrument traditionnel et populaire par excellence, poursuivant l’aventure de son développement, la musique se diversiiant et les instrumentistes devenant plus éclectiques ; durant les années 1980, les musiciens de rock se prirent de passion pour la musique irlandaise, et en particulier pour cet instrument : le uilleann piper Paddy Moloney (1938–) fut invité en 1975 sur deux albums de Mike Oldield (1953–), puis joua avec Paul McCartney (1942–) et Mick Jagger (1943–). Liam Óg O’Flynn (1945–) igure pour sa part sur un album de Kate Bush (1958–) et participe régulièrement aux compositions de Shaun Davey (1948–) depuis sa première symphonie pour uilleann pipes et orchestre (le “Brendan Voyage”) créée au Festival Interceltique de Lorient en août 1980. Davy Spillane (1959–) s’imposa peu à peu comme le nouveau champion du uilleann pipes, participant entre autres à des albums de Gerry Raferty (1947–2011), Bryan Adams (1959–), Céline Dion (1968–) ou Mike Oldield (1953–).81 81
Paddy Moloney joue sur deux albums de Mike Oldield (Ommadawn, 1975 ; Five Miles Out, 1982), le single de Paul McCartney (“Rainclouds”, face B du disque quarantecinq tours “Ebony and Ivory” avec Stevie Wonder, 1982), et un album de Mick Jagger (Primitive Cool, 1987) ; Liam Óg O’Flynn igure sur l’album Hounds of Love (1985) de Kate Bush et collabore à toutes les compositions de Shaun Davey ; Davy Spillane, igure notamment sur North & South (1988) de Gerry Raferty, Voyager de Mike Oldield (1996), MTV Unplugged de Bryan Adams (1997). Essentiellement connu pour son tube planétaire “Baker Street” (1977), ce dernier (né d’un père irlandais et d’une mère écossaise) est à l’origine un membre du groupe folk he Humblebums (1965–1971) et l’auteur du premier « tube » des Furey Brothers (“Her Father Didn’t Like Me Anyway”, 1972).
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Chapitre V
A l’intérieur de l’Irlande, le uilleann pipes s’est ainsi peu à peu hissé au rang de nouvel emblème musical, symbole d’une certaine coniance retrouvée, évoquant une ruralité idéalisée dans des vidéos touristiques, illustrant des publicités pour le beurre Kerrygold et la compagnie nationale d’électricité ESB ou symbolisant le pays dans la chanson emblématique de l’équipe irlandaise de football depuis 1990.82 Il fut ensuite utilisé dans des ilms à gros budget comme Wuthering Heights de Peter Kosminsky (1995), Rob Roy de Michael Caton-Jones (1995), Braveheart83 de Mel Gibson (1995), Titanic de James Cameron (1997) et Gangs of New York de Martin Scorcese (2002). La harpe dite « celtique » semble quant à elle plus en retrait, mais connaît malgré tout la consécration internationale dans diférents styles de musique avec des artistes comme la Canadienne Loreena McKennitt (1957–), l’Américaine Deborah Henson-Conant (1953–), le Suisse Andreas Vollenweider (1953–) ou l’Allemand Rüdiger Oppermann (1954–). En retour, on constate que, si les musiciens irlandais de la première moitié du XXe siècle avaient soudain eu l’immense privilège de disposer chez eux des exemples musicaux des plus grands musiciens irlandais grâce aux gramophones, leurs homologues depuis la deuxième moitié du même siècle peuvent apprécier les musiques traditionnelles du monde entier, des Esquimaux Inuits aux Pygmées d’Afrique Noire. A titre d’exemple, on a pu assister depuis les années 1970 à une forte inluence de la musique bulgare sur les musiciens irlandais, qui a trouvé son expression la plus concrète en 1992 dans l’enregistrement d’un disque par quelques-uns des meilleurs musiciens d’Irlande.84 Au-delà du phénomène de mélange des traditions acoustiques, ces musiciens, comme la grande majorité des musiciens du monde, ouvrent grand les portes, brisent les barrières désormais dénuées de sens et écoutent toutes sortes de musiques, du baroque au rap, en passant par l’opéra, le blues, le jazz et le rock. 82 83 84
Voir he Republic Of Ireland Football Squad, “Put’Em Under Pressure”, Son Records, BUACD 901, 1990. Le titre resta treize semaines en tête du hit-parade irlandais. L’action de ce ilm étant pourtant censée se dérouler en Ecosse au XIIIe siècle. Irvine, Andy, et Spillane, Davy, East Wind, Tara Records CD3027, 1992, avec Bill Whelan, Rita Connolly, Mícheál Ó Súilleabháin, Máirtín O’Connor, etc. Ce disque est un véritable hommage à l’inluence de la musique des Balkans sur l’évolution de la musique traditionnelle irlandaise.
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Cependant, si l’intérêt pour la musique traditionnelle en Irlande augmente, l’île est loin de pouvoir subvenir aux besoins de tous les musiciens professionnels, avec un marché d’environ 6 millions d’habitants aujourd’hui.85 Les débouchés se situent bien sûr en Grande-Bretagne, mais surtout en Europe continentale ou aux États-Unis, où les marchés potentiels sont beaucoup plus importants, et les albums en concert de Clannad en Suisse en 1978 ou du Bothy Band à Paris en 1979 en sont les premières illustrations. Dès la in des années 1990, des groupes comme Patrick Street (fondé en 1986 par Andy Irvine, Kevin Burke, Jackie Daly et Ged Foley) ne jouaient déjà quasiment plus en Irlande, et on retrouve leurs traces sur des compilations de festivals européens, tels que la tournée allemande Irish Folk Festival en 1991, le Festival Interceltico de Porto (1997), etc. Plus récemment, le groupe Beoga, formé en 2002, prévoyait trente-trois concerts entre juillet et octobre 2017, dont cinq en Irlande, huit en Angleterre et vingt-et-un en Allemagne.86 Mais dans la plupart des cas, les groupes irlandais tentent leur chance aux USA, où ils trouvent des concerts bien rémunérés et abondant durant certaines périodes de l’année : Danú’s calendar for the past dozen or more years, has hinged around the month of March. For many acts touring the international circuit, March is both busy and pivotal, the (…) World wants a good Irish band for St Patrick’s Day. Benny says you have to “follow the work”. When Danú became successful, the good money and the big gigs were in America.87
altan et dervish En 1983 deux jeunes instituteurs, Mairéad Ní Mhaonaigh au iddle (1959–) et Frankie Kennedy à la lûte (1955–1994) enregistrèrent l’album Ceol Aduaidh 85 86 87
Environ 4,3 millions d’habitants sur toute l’île en 1950 et 6,2 millions en 2015. consulté le 25 juin 2017. « Le calendrier de Danú pour les douze dernières années voire plus, s’est articulé autour du mois de mars. Pour de nombreux groupes sur la scène internationale, mars est un mois à la fois occupé et central, le (…) monde veut un bon groupe irlandais pour la Saint-Patrick. Benny explique qu’il faut “aller là où il y a du travail”. Lorsque Danú est devenu célèbre, l’argent et les grands concerts étaient en Amérique. » Interview de Danú par Séan Lafey, Irish Music Magazine, no. 265, septembre 2017, 16.
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(« Musique du Nord »). Née dans la même région du Donegal que les membres de Clannad (la gaeltacht de Gaoth Dobhair/Gweedore), Mairéad a grandi dans une famille extrêmement musicale : elle a appris à chanter avec sa mère Roise, et sa passion pour le iddle lui a été transmise par son père, Proinsías Ó Maonaigh, iddler réputé dans la région. Son mari Frankie, originaire de Belfast, s’immergea parfaitement dans ce style particulier après avoir découvert la musique irlandaise avec les disques de Horslips et de Planxty. Cette rencontre fut le point de départ d’un des groupes les plus respectés en Irlande depuis cette période : Altan (qui tire son nom d’un lac près du Mont Errigal, dans le Donegal). Le premier véritable album du groupe ne vit le jour qu’en 1987, après d’innombrables sessions avec le joueur de bouzouki Ciarán Curran (1955–), du comté de Fermanagh. Une première tournée aux États-Unis les encouragea à quitter l’enseignement pour devenir musiciens professionnels, bien que les deux nouveaux membres du groupe, le iddler Paul O’Shaughnessy et le guitariste Mark Kelly, aient préféré garder leur emploi habituel. Le début des années 1990 vit une succession de tournées à l’étranger, essentiellement en Allemagne, en Angleterre, en Écosse et aux États-Unis. Mais Paul et Mark, trop dépendants de leur situation, décidèrent de quitter le groupe pour laisser la place à Ciarán Tourish (1967–) et Dáithí Sproule (1950–), l’ancien guitariste du groupe Skara Brae. En 1994,
Figure 20. Altan, 2009 (Photo : Colm Hogan, avec l’autorisation de Altan).
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l’accordéoniste Dermot Byrne fut également invité à rejoindre le groupe, avant d’être remplacé en 2014 par Martin Tourish. Le décès de Frankie Kennedy en 1994 fut un tournant dans leur histoire mais ne changea pas foncièrement le style musical et n’entama pas leur énergie. En 1996, ils devinrent le premier groupe irlandais traditionnel à signer un contrat avec un grand label mondial, Virgin Records. Avec les disques d’or et de platine, les tournées devinrent encore plus nombreuses : le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou Hong Kong igurent désormais à leur menu annuel et les tournées aux États-Unis du printemps et de l’automne sont devenues des rituels auxquels on ne peut déroger. Ils trouvent malgré tout le temps de produire de superbes albums, dont Blackwater (1996), Runaway Sunday (1997), Another Sky (2000), he Blue Idol (2002), Local Ground (2005), he Poison Glen (2012), he Widening Gyre (2015). Ce dernier a d’ailleurs vu le jour en partie grâce au inancement collaboratif via internet, et le projet he Gap of Dreams devrait également germer grâce à ce système, qui fédère des soutiens inanciers de particuliers dans le monde entier. Le cas de Dervish est tout aussi probant : originaires de Sligo, Liam Kelly, Shane Mitchell, Martin McGinley, Brian McDonagh and Michael Holmes furent invités en 1989 à enregistrer un album destiné à être vendu localement. Ils furent rejoints en 1991 par la chanteuse Cathy Jordan et Shane McAleer (en remplacement de Martin). La force et la maturité de leur premier album leur valut immédiatement une forte présence dans les médias irlandais et une forte demande dans les festivals européens, repoussant le deuxième album Harmony Hill à 1993. Ils signèrent à cette époque un contrat avec le label américain Kells Music, et se lancèrent en 1996 dans une succession de tournées pour promouvoir leurs albums, jouant dans des festivals aux dimensions beaucoup plus impressionnantes, comme à San Francisco. Ils s’envolèrent également pour Hong Kong, la Chine et la Malaisie avant d’enregistrer à l’improviste un double album en concert à Palma de Majorque en 1997 : Live In Palma est d’ailleurs une très grande réussite, dans la lignée des albums en concert de Clannad ou du Bothy Band, cités plus haut. En 1998, Séamus O’Dowd remplaça Shane Mitchell, et après six semaines passées aux États-Unis, ils irent leur première véritable tournée en Irlande. Enin, Tom Morrow ajouta un deuxième iddle au son du groupe, resté totalement acoustique, pour le cinquième album publié en 1999, Midsummer’s Night.
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Leur statut de groupe majeur de la musique irlandaise fut par la suite conirmé par la régularité de leur production musicale de studio – avec Spirit (2003), Traveling Show (2007), he hrush in the Storm (2013) – ainsi qu’avec des albums en concert (Live At Johnny Fox’s en 2008 et From Stage to Stage en 2010) et des compilations (Decade en 2001, A Healing Heart en 2005 et A Celebration en 2014). Les dernières années n’ont pas vu sortir de production importante du groupe, mais il continue de tourner sur les scènes du monde entier : un rapide tour d’horizon de leurs concerts durant ces quinze dernières années montre d’ailleurs une évolution sensible de leurs publics. En 2001 Dervish faisait état d’environ soixante-dix dates : quatorze en Irlande (20 pour cent), dix-neuf aux États-Unis (27,1 pour cent) et trentedeux en Europe continentale (45,7 pour cent), dont onze en Allemagne (15,7 pour cent), neuf en Espagne (12,8 pour cent), et douze dans le reste de l’Europe.88 Enin, cinq concerts (7,2 pour cent) se déroulèrent dans le reste du monde : trois en Israël, et deux concerts au Brésil pour le festival Rock in Rio devant plus de 200 000 personnes. En 2016 cependant, si l’Amérique du Nord restait largement en tête avec vingt-six concerts sur cinquante-quatre (soit 48,1 pour cent), la GrandeBretagne représentait dix-sept dates (31,5 pour cent), l’Amérique du Sud trois dates (en Colombie) et l’Europe seulement trois dates également (5,5 pour cent chacun), au festival Celticîmes en France. On constate donc une très nette désafection de l’Europe pour ce groupe, et sans doute plus largement pour cette musique, mais également une baisse très sensible en Irlande, avec seulement cinq concerts (9,2 pour cent).89
88 89
Deux en Hollande, en Suisse, en Italie et en Suède ; un au Luxembourg, en Belgique, en Grèce et en Grande-Bretagne. Voir . Sur la même année 2016, le groupe Altan présentait un proil sensiblement équivalent, avec soixante-deux concerts dans le monde : vingt-sept en Amérique du Nord (43,5 pour cent), quatorze en Grande-Bretagne (22,5 pour cent), onze en Europe continentale (17,7 pour cent ; dont huit en Allemagne), quatre au Japon (6,4 pour cent) et seulement six en Irlande (9,6 pour cent). Voir consulté le 15 septembre 2017.
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la musique celtique Depuis la grande vague de renouveau des années 1970, et plus encore depuis la deuxième vague des années 1990, la musique irlandaise est englobée dans une vaste catégorie appelée « musique celtique », ainsi appelée en raison de la parenté linguistique réelle ou supposée des pays ou régions dont ces musiques sont originaires (Irlande, Écosse, Île de Man, Pays de Galles, Cornouailles, Bretagne, mais également Galice et Asturies). Aux États-Unis, l’expression est soit synonyme de « musique New Age », soit monopolisée par les musiciens irlandais : Enya, ancienne chanteuse et musicienne de Clannad, est l’un des exemples qui viennent immédiatement à l’esprit. Son premier album fut d’ailleurs composé pour la musique du documentaire historique de la BBC, he Celts. D’autres formules ont également été proposées, notamment le spectacle « L’Héritage des Celtes » : autour de Dan Ar Braz (né en 1949, ancien guitariste de Stivell et de Fairport Convention dans les années 1970), étaient réunis des artistes prestigieux de Bretagne, d’Écosse, d’Irlande, du Pays de Galles, de l’Île de Man et de Cornouailles britannique pour une super-production donnée en clôture du soixantedixième festival de Cornouailles à Quimper, le 24 juillet 1993, puis dans de nombreux festivals, essentiellement en Bretagne et en Écosse. En France, deux trophées des Victoires de la Musique (en 1996 et 1998) viendront récompenser les enregistrements qui suivirent ces tournées. L’engouement pour la « musique celtique » fut tel à cette époque que le compositeur japonais Nobuo Uematsu it même appel en 1991 à plusieurs artistes irlandais pour illustrer la musique du jeu vidéo Final Fantasy IV Celtic Moon, dont la musique fut publiée en album séparé.90 Plus récemment, les éditions Keltia de Quimper ont pris le risque commercial de publier un ouvrage ambitieux sur la musique celtique dans la collection « Pour les Nuls ».91
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Uematsu, Nobuo, Final Fantasy IV Celtic Moon, N30D-006 (1991). Musique arrangée par Maire Breatnach, avec Cormac Breatnach, Ronan Browne, Noreen O’Donoghue, Sharon Shannon, Niall O’Callanáin, Tommy Hayes et Mark Kelly. La Musique Celtique Pour Les Nuls, avec un double CD (Quimper : Keltia Musique, KMCD 514, 2009). Fondé en 1978 par Hervé Le Meur, le magasin Keltia, repris par
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Il semble cependant diicile, sinon impossible, de donner une déinition unique et igée de cette « musique celtique », et le musicien breton Alan Stivell est l’un des rares artistes à tenter une approche apparemment théorique, comme ici en 2010 lors d’un entretien avec Erwan Chartier où il citait dix caractéristiques de cette « musique celtique » : – Gammes défectives (certaines notes de la gamme diatonique-touches blanches du piano sont évitées au moins dans une partie d’un morceau), ceci davantage que dans les musiques plus « normalement européennes »). – Intervalles non-tempérés ou suivant d’autres tempéraments (chose qui s’est perdue dans la musique occidentale classique, puis dans une bonne partie de la musique populaire d’Europe). – Une façon particulière de donner l’impression de se jouer du tempo mélodie ou marche traditionnelle bretonne, interprétation du séan-nos ou chant traditionnel gaélique). – Importance du « tuilage » (débuts et ins de phrases se croisant, faisant perdre un peu l’impression qu’il y a un début, une in) sous diférentes formes. – Rythmes pas strictement binaires ou ternaires, basés sur des fractions plus subtiles. – Structures le plus souvent simples (huit temps, etc.) – Mais cycles rythmiques complexes et superposés, superpositions rythmiques dans l’interprétation (ceci peut donner l’illusion de mesures composées). – Esthétique des timbres : plus grande mise en valeur des harmoniques et des aigus (biniou kozh, bombarde, cornemuse écossaise, harpe cordes métal). – Le principe du bourdon inluence fortement les mélodies celtiques, avec les intervalles non-classiques. – L’inluence de langues de même famille. Des rythmes, des syncopes sont nés notamment sous l’inluence des langues celtiques. On retrouve par exemple au pays de Galles certaines syncopes cousines de syncopes écossaises, comme les langues sont cousines, avec les intervalles non-classiques, cela inlue sur l’harmonisation moderne.92
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son ils Alain a malheureusement fermé déinitivement ses portes en 2016. Keltia fut longtemps le principal fournisseur de disques de musique irlandaise en Bretagne, avant internet. Chartier, Erwan, La construction de l’interceltisme en Bretagne, des origines à nos jours : mise en perspective historique et idéologique, thèse de doctorat sous la direction de Michel Nicolas, Université Rennes 2 – Haute-Bretagne, 2010, 546–547 (entretien de l’auteur avec Alan Stivell le 23 mars 2010). Voir également le forum de discussion animé par Alan Stivell : consulté le 15 juillet 2017.
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Sans rentrer dans des détails trop musicologiques, ces descriptions restent cependant bien vagues et très peu convaincantes : avec une surabondance de termes approximatifs (certaines, davantage, normalement, particulière, un peu, souvent, complexes, l’illusion, esthétique, non-classiques …), elles pourraient sans doute convenir à la description de bon nombre de traditions musicales, européennes ou non. On reconnaîtra donc avant tout dans la volonté d’Alan Stivell de promouvoir une musique « celtique » une conviction profonde de l’artiste et de sa famille. Mais l’idée se révéla également être un coup de maître en termes de marketing, dans un contexte mondial de renouveau du « folk ». Ce fut également un coup de maître pour la survie de cette musique traditionnelle qui sut ainsi s’adapter au formidable coup d’accélérateur que connut la culture mondiale à partir des années 1970. En d’autres termes, sans cette évolution et cette adaptation, les musiques traditionnelles des pays de langues celtiques auraient pu disparaître. Il n’existe donc pas de déinition unique et igée de ces diférentes musiques, mais une multitude d’éléments constitutifs, tous représentatifs d’une des facettes de ces sociétés : la musique n’est pas seulement un produit ini et empaqueté, mais avant tout un processus constitué de l’ensemble des éléments qui la façonnent. Tenter de déinir la musique celtique revient donc à tenter de déinir des sociétés en mouvement. Comme le notait très justement he Penguin Encyclopedia of Popular Music : Folk music revival always seems to be happening; in fact folk music never goes away: it just requires a new deinition every decade or so.93
Parmi les nombreux termes utilisés pour déinir ces musiques et qui attestent de ce caractère insaisissable, notons par exemple : folklorique, traditionnelle, populaire, nationale, ethnique, acoustique, typique, métissée,
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« Il semble toujours y avoir un renouveau de la musique “folk” ; en fait, la musique “folk” ne disparaît jamais : elle a simplement besoin d’une nouvelle déinition à peu près tous les dix ans. » Clarke, Donal (dir.), he Penguin Encyclopedia of Popular Music (Londres : Penguin Books, 1990), 423a.
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pittoresque, authentique, folk, roots, world music, musique du monde, sono mondiale, musique vivante, voire dans certains cas new age ou unplugged. L’expression « musique celtique » représente donc une solution simple pour regrouper de façon sommaire (pour les médias et le grand public) des réalités musicales issues de régions voisines et culturellement proches, mais qui ne sont inalement qu’un ensemble disparate de musiques très diférentes. Signalons également qu’il en va de même pour les termes « musique écossaise », « musique galloise », « musique bretonne » ou « musique irlandaise » qui, dans chacun des cas, recouvrent des réalités très nombreuses et très variées. Et même si peu d’éléments concrets unissent véritablement ces musiques, on notera avec intérêt que les oreilles non accoutumées tendent généralement à confondre très facilement musique bretonne et musique irlandaise, de la même manière que les néophytes ne distinguent pas les œuvres de Jean-Sébastien Bach, de François Couperin et de Antonio Vivaldi, tous issus de la période baroque. Une tendance, heureusement rare, consiste dans certains cas à considérer la musique celtique comme une airmation identitaire extrême. En se basant sur la théorie musicale des gammes non-tempérées utilisées dans de nombreuses musiques traditionnelles européennes, certains feraient de la musique celtique une musique européenne blanche restée pure depuis des millénaires.94 Enin, d’autres théories souhaiteraient la rattacher à l’Orient et à l’Asie, en se basant sur l’analyse des techniques de chant : il est cependant manifeste que tout chant non-accompagné tend à devenir ornementé, d’où d’évidentes ainités. Mais considérer, comme le font certains, que la musique celtique contemporaine est issue de traditions restées pures et intactes pendant des millénaires, c’est par déinition nier à ces musiques leurs capacités d’évolution ; c’est également leur refuser toute capacité d’adaptation au milieu
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Une conférence donnée par le compositeur breton Maurice Duhamel en 1912 intitulée « la Musique celtique, expression de la race », fut ainsi citée en 1941 par l’hebdomadaire collaborationniste et antisémite L’Heure Bretonne du 12 avril 1941, 3. Notons cependant que Maurice Duhamel lui-même était opposé aux idéaux du national-socialisme.
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dans lequel elles vivent, en contradiction lagrante avec ce que nous avons pu observer au il de l’histoire de la musique irlandaise. Poussées à leur extrême, de telles rélexions ne peuvent conduire qu’à une conclusion : l’inadaptation de ces musiques igées aurait dû les mener à la disparition totale. Tel n’est pas le cas. Accepter que les musiques traditionnelles évoluent, c’est accepter qu’il n’existe pas de phénomène culturel pur. C’est aussi comprendre que la musique celtique contemporaine n’a rien à voir avec les musiques jouées à l’époque médiévale dans les cours des chefs de clans et des rois et, a fortiori, en des périodes plus reculées. Les faits ainsi présentés devraient nous mener à en déduire l’inexistence d’une « musique celtique ». Ce serait pourtant faire abstraction des déinitions communément admises de l’identité, reconnaissant parmi les éléments pertinents le sentiment d’appartenance, tel que le symbolise le Festival Interceltique de Lorient depuis 1971. Quoi qu’on en pense, le terme « celtique » est donc en train de changer de sens dans plusieurs directions, et dans l’attente d’une meilleure solution l’expression « musique celtique » reste parfois utile. Après tout, les clubs de football de Glasgow et Belfast s’appellent Celtic respectivement depuis 1888 et 1896, et le uilleann piper Tom Ennis nommait déjà son théâtre musical new-yorkais le Celtic Club au début du XXe siècle ! Un tel sentiment de cohérence et d’unité délibérément recherchée depuis plus d’un siècle et demi, tel que nous l’avons décrit ici, est une preuve de cette « volonté de vivre ensemble » dont parlait déjà Ernest Renan (1823–1892) dans une conférence donnée en 1882.95 Qu’elle soit fondée sur des réalités ou des symboles, elle ne se discute donc pas. Aux yeux des ethnologues, malgré une hétérogénéité avérée, ce miroir tendu équivaut
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« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » Renan, Ernest, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882 (Paris : Calmann Lévy, 1882), chapitre III, 16.
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à un véritable équilibre et peut être considéré dans une certaine mesure comme un marqueur d’identité : la « musique celtique » a beau être une iction culturelle, elle s’airme pourtant comme une réalité économique.96 Il serait cependant regrettable que les Irlandais, Bretons, Écossais ou Gallois s’attribuent la propriété exclusive des termes « musiques celtiques », imitant en cela les musiciens classiques qui ont une fâcheuse tendance à s’approprier le terme de « musique », comme en attestent les nombreux ouvrages intitulés « Histoire de la Musique » ou « Encyclopédie de la Musique » et qui traitent en réalité essentiellement de la musique savante occidentale.97 le rock irlandais Depuis U2 et le milieu des années 1980, le rock irlandais aiche une forme éclatante, presque insultante pour ses voisins anglais : avec dix fois moins d’habitants, l’Irlande pouvait s’enorgueillir dès la in des années 1970 de compter presque autant de formations punk, avec les Radiators From Space (1976–1981) ou les Vipers (1977–1980) à Dublin. L’Irlande du Nord et son contexte particulièrement violent furent par ailleurs mis en musique par des groupes comme les Undertones (1974–1983), Stif Little Fingers (1978–1983, reformé en 1988) ou hat Petrol Emotion (1984–1990). C’est cependant à Dublin que le mouvement punk-new wave donna ses premiers signes de maturité internationale : les Boomtown Rats (1975–1985) décrochèrent leur premier passage dans les hit-parades britanniques avec “Looking Ater Number One” et s’airmèrent en 1978 avec leur premier No. 1, “Rat Trap”. Dans une veine beaucoup moins punk, leur disque quarante-cinq tours “I Don’t Like Mondays” (1979) eut le même succès en Europe, et entra dans les hit-parades américains. C’est la personnalité atypique de son leader Bob Geldof, brillamment dévoilée dans son
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On pourra voir dans cette réalité économique un prolongement du nationalisme issu de la révolution industrielle, tel que proposé dans Anderson, Benedict, Imagined Communities: Relections on the Origin and Spread of Nationalism (New York : Verso, 2006, 1ère édn 1983). Voir par exemple Jollet, Jean-Clément, et Carrillo, Olivier, Histoire de la musique pour les Nuls (Paris : First-Gründ, 2011) ; Wade-Matthews, Max, et hompson, Wendy, he Encyclopedia of Music : Musical Instruments and the Art of Music-Making (Londres : Lorenz, 2017).
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autobiographie98 qui it de lui le héros de tous les Irlandais après son investissement dans le projet Live Aid pour l’Ethiopie en 1984–1985 (vide supra) et son anoblissement par la reine d’Angleterre en 1986. Nul ne contestera cependant la première place dans le panthéon du rock irlandais à U2 : formé en 1977 par quelques amis de lycée, il fait partie de ces très rares groupes dont les membres n’ont jamais changé. Après des débuts anodins dans un style new wave peu convaincant, ils commencèrent en 1979 une riche carrière d’enregistrement : malgré de grandes qualités, leurs premiers albums (Boy, 1980 et October, 1981) ne comportaient pas de mélodies inoubliables, mais leur permirent de mettre un pied aux États-Unis. Leur troisième album (War, 1983) les consacra dans le monde entier avec “New Year’s Day” et “Sunday, Bloody Sunday”, une allusion aux événements d’Irlande du Nord. Malgré la présence d’un uilleann pipes et d’un iddle sur leurs deuxième et troisième albums, le lien avec la musique irlandaise était tout à fait anecdotique, à tel point que leur chanteur Bono expliquait à Bob Dylan en 1984 : What I envy of you is that my music, and the music of U2 is like, it’s in space somewhere. here is no particular musical roots or heritage that we plug into. In Ireland there is a tradition, but I’ve never plugged into it. It’s like as if we’re caught in space. here’s a few groups now who are caught in space .99 Et c’est Bob Dylan qui introduisit ce jour-là le groupe à la musique de la famille McPeake : Dylan: You have to reach! here’s another group I used to listen to called the McPeake Family. I don’t know if you ever heard of them? Bono: he McPeake Family! I’d love to have heard of them, with a name like that. Dylan: hey are great. Paddy Clancy recorded them. He had a label called Tradition Records, and he used to bring back these records; they recorded for Prestige at the time, and Tradition Records, his company.
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Geldof, Bob (avec Vallely, Paul), Is hat It? (Londres : Sidgwick & Jackson, 1986). « Ce que je t’envie, c’est que ma musique, celle de U2, lotte un peu dans l’espace. Il n’y a pas de racines particulières ou d’héritage auquel nous raccrocher. En Irlande il y a une tradition, mais elle ne m’a jamais intéressé. C’est comme si on existait dans le vide. On est plusieurs groupes comme ça ». Interview de Bob Dylan et Bono, Hot Press, vol. 8 no. 14 (27 juillet 1984).
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Chapitre V hey were called he McPeake family. hey were even more rural than the Clancy Brothers.100
Cette prise de conscience donna au groupe l’occasion d’entamer un « voyage musical » qui donna naissance en 1987 à l’album Rattle and Hum. Leurs racines irlandaises sont également à l’origine de leur engagement marqué dans les grandes causes humanitaires et politiques, vécues comme essentielles dans un pays où la famine de 1845–1850 a laissé des traces indélébiles. Bien que le groupe n’aie jamais interrompu ses activités, sa musique semble aujourd’hui moins omniprésente, mais leur inluence sur la prise de coniance des Irlandais durant les années 1980 fut fondamentale.101 A ce jour, U2 a vendu plus de 150 millions de disques dans le monde. D’autres musiciens irlandais connaissent également un succès à l’échelle mondiale, comme la chanteuse-claviériste Enya, qui a su proposer sur disque depuis 1985 un style New Age qui compensait peut-être l’atmosphère efrénée des années 1980. Dans un autre style, plus proche de Bruce Springsteen, le groupe Hot House Flowers (1987–1991) fut l’un des tout premiers groupes irlandais à donner des interviews en gaélique par la voix de son chanteur, Liam O’Maonlaí (né en 1964). Sinéad O’Connor, qui débuta sa carrière dans diférents groupes dublinois avant d’enregistrer à seulement 19 ans l’album he Lion and the Cobra (1987) commença sa carrière par des disques en forme de manifestes personnels, mais ses nombreuses prises de positions parfois peu nuancées au début de sa carrière et ses diverses frasques depuis
100 « Dylan: Il faut explorer ! Il y a un autre groupe que j’écoutais, qui s’appelait la famille McPeake. Je ne sais pas si tu as déjà entendu parler d’eux ? Bono: La Famille McPeake ! J’aimerais avoir entendu parler d’eux, avec un nom comme ça. Dylan: Ils sont géniaux. Paddy Clancy les a enregistrés. Il avait un label qui s’appelait Tradition Records, et il ramenait des disques; Ils ont enregistré pour Prestige à l’époque, et Tradition Records, son label. Ils s’appelaient la famille McPeake. Ils étaient encore plus ruraux que les Clancy Brothers. » Hot Press, vol. 8, no. 14 (27 juillet 1984). 101 Voir notamment la série télévisée en six parties de Dave Hefernan, From a Whisper to a Scream, RTÉ, 2000.
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lui ont souvent valu les foudres des médias et du public.102 Elle demeure cependant l’une des voix les plus fortes et émouvantes que le rock irlandais ait produit depuis de nombreuses années, capable d’interpréter les musiques punks les plus sauvages et de reprendre sans rougir le célèbre “My Heart Belongs to Daddy” de Marilyn Monroe. Les Cranberries émergèrent de Limerick en 1990 et connurent les sommets des hitparades américains en 1993 avant de séduire les publics irlandais et britanniques. A peine âgés de 18 ans, ils enregistrèrent leur premier album (Everybody Else Is Doing It, So Why Can’t We, 1993) qui se vendit à 7 millions d’exemplaires, puis un deuxième (No Need to Argue, 1994) qui se vendit à 16 millions d’exemplaires, en grande partie grâce à la chaîne musicale MTV. Mais l’attitude défensive de la chanteuse Dolores O’Riordan (1971–2018) face aux médias, ainsi que des tentatives de commentaires sociaux peu abouties leur ont valu quelques revers de fortune, avant un retour en force dans les médias et sur scène depuis 2009, interrompu par le décès de leur chanteuse en janvier 2018. Dublin reste cependant la « ville aux mille groupes » célébrée par le ilm d’Alan Parker he Commitments (1991) où l’on peut apercevoir plusieurs membres de ce qui allait devenir les Corrs : les trois sœurs (Andrea, Caroline et Sharon) et un frère ( Jim) sont en réalité originaires de Dundalk, à 50 km au nord de Dublin. Formé en 1991, leur musique proche de la variété mais utilisant des thèmes irlandais se vend très bien dans le monde entier depuis qu’ils ont joué en première partie de Céline Dion en 1996. En 1998, leur album Talk on Corners fut la plus forte vente de disques en Grande-Bretagne, mais ils sont avant tout extrêmement populaires en Irlande, comme le fut également le « Boy’s Band » le plus célèbre des années 1990, Boyzone, dont les cinq membres furent recrutés par le manager Louis Walsh en 1993 sur une formule de marketing ouvertement annoncée. Enin, c’est toujours à Dublin que fut formé le groupe ayant inventé le concept du « folk métal celtique », Cruachan, autour de son
102 En août 1990, elle refusa de jouer dans une salle du New Jersey si l’hymne national américain clôturait son concert (elle eut gain de cause mais fut par la suite interdite de concert dans cette salle) ; en février 1991, elle refusa de participer à la cérémonie de Grammy Awards et refusa le prix de meilleur concert de musique alternative ; en octobre 1992 elle déchira une photo du pape Jean-Paul II en direct à la télévision américaine durant une émission à très grande écoute (Saturday Night Live). Chacune de ces actions provoqua un tollé en Irlande et aux USA. Plus récemment, elle a critiqué la chanteuse Miley Cyrus dans une lettre ouverte en octobre 2013 en lui indiquant qu’elle n’avait pas besoin de se prostituer pour vendre ses disques et a qualiié le lancement de l’album de U2 Songs Of Innocence (2014) de « terroriste ». Ses remarques causent désormais beaucoup moins de vagues en dehors de l’Irlande.
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Chapitre V
guitariste Keith Fay depuis 1992, et leur succès ne se dément pas depuis cette époque dans les festivals du monde entier. Le marché de la musique venue d’Irlande se porte toujours aussi bien au XXIe siècle avec la suite des carrières de U2 ou des Cranberries, mais également avec quelques nouveaux artistes comme Hozier ou he Script : ce marché est ainsi évalué par la Irish Music Rights Organisation à près de 500 millions d’euros par an, employant plus de 10 000 personnes en Irlande.103
Conclusion Le retournement de tendance qui suivit le changement de politique économique après 1959 en Irlande eut des répercussions bien au-delà des sphères politiques et inancières, et accompagna les projets de quelques grands musiciens et personnalités travaillant à la difusion de leur passion vers le grand public irlandais : après une longue période en tant qu’employé de la radio irlandaise 2RN chargé du collectage (voir le Chapitre IV), Séamus Ennis devint l’un des premiers et principaux présentateurs d’émissions consacrées à la musique irlandaise ; Seán Ó Riada fut responsable de la création du premier groupe de musique irlandaise, Ceoltóirí Chualann, et développa également les contacts entre musique irlandaise et musique classique ; en parallèle, Breandán Breathnach fut un infatigable créateur de revues, d’ouvrages historiques, de publications de collectages, fondateur de l’association Na Píobairí Uilleann et initiateur du plus important système d’indexation de la musique irlandaise.
103 Voir le rapport de la Irish Music Rights Organisation (IMRO, Dublin et Deloitte, Londres), he Socio-Economic Contribution of Music to the Irish Economy, 18 février 2015. Les chifres proposés par l’IFPI sont cependant diférents, avec 44 millions d’euros en 2010 et 30 millions en 2014 (rapport de la International Federation of the Phonographic Industry / Statista, Recording Industry in Numbers 2015, 77).
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Les efets dans la décennie qui suivit furent nombreux, en particulier le développement d’une intense activité musicale centrée sur une formule issue du monde des musiques jazz, folk et pop-rock des pays anglophones, le groupe : l’inluence des USA fut de nouveau prépondérante dans ce cas, avec en premier lieu le succès des Clancy Brothers, et la vague folk américaine et anglaise engendra en Irlande des groupes plus urbains comme les Dubliners, ou aux thématiques plus spéciiquement irlandaises comme les Wolfe Tones. Les Chietains, issus d’une tradition irlandaise instrumentale, développèrent de leur côté un goût prononcé pour les arrangements sur le modèle du jazz. Cette tendance se prolongea dans les années 1970, attirant un public de plus en plus jeune, notamment grâce à des groupes comme Planxty et leur contribution technique et innovatrice (en particulier l’accompagnement et l’introduction du bouzouki), puis avec la puissance et l’énergie incomparable du Bothy Band, l’apport gaélique de Clannad dans le Donegal ou la virtuosité de De Danann à Galway. Trois autres éléments viennent compléter l’arrière plan de ce développement : la musique pop-rock, d’une part, it ses débuts en Irlande grâce aux showbands dont sont issus de nombreux grands noms du genre durant les années 1970 à 1990 ; l’Irlande du Nord, d’autre part, attira tous les regards et les événements politiques attisèrent les divisions culturelles imaginaires entre deux communautés partageant une tradition musicale commune ; enin, après une quinzaine d’années d’euphorie économique, l’économie irlandaise stagna – comme dans la plupart des pays occidentaux après la réduction de la production de pétrole par l’OPEP en 1973 – et le chômage progressa fortement jusqu’au milieu des années 1990. La musique en Irlande jouera cependant les fers de lance dans les décennies qui suivront grâce à une vaste industrie musicale dynamique et lorissante, portée par la mode de la « musique celtique » et le renouveau économique de l’Irlande, essentiellement imputable à une iscalité très avantageuse pour les grandes entreprises de haute technologie, notamment américaines : c’est la période du fameux « Tigre celtique » qui durera jusqu’en 2009 et verra les groupes et spectacles de musique irlandaise envahir les scènes, les studios et les écrans du monde entier, écartant d’un seul
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Chapitre V
coup le sentiment prééminent d’infériorité économique et culturelle dont soufraient les Irlandais jusqu’alors. On peut cependant regretter de ce point de vue que l’Irlande, dans un nouvel élan qui tend parfois vers le complexe de supériorité, se tourne davantage vers les USA que vers l’Europe dans sa conquête économique et culturelle, et que la propriété collective d’une tradition musicale d’intégration cède peu à peu la place à l’individualisation de la propriété musicale.
Chapitre VI
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here seems to be a curious delight in the feeling that the stranger knows far more than oneself and yet – being a stranger – understands nothing. — Conor Cruise O’Brien, States of Ireland (Londres : Hutchinson, 1972), 56
Les chapitres précédents nous ont permis de parcourir un itinéraire musical ininterrompu, partant des rares connaissances à notre disposition sur la musique en Irlande durant l’Antiquité jusqu’aux plus récents développements économiques et techniques, via des périodes de répression et de rejet, des tentatives de préservation parfois couronnées de succès, une émigration de masse vers le Royaume-Uni et les USA et un nationalisme culturel très développé. Tous ces éléments ayant façonné ce que nous considérons aujourd’hui comme la musique irlandaise sont parfaitement représentatifs de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le nouveau paradigme irlandais : concrétisée par les excès d’une période de splendeur économique de l’Irlande entre 1995 et 2008, cette transformation culturelle profonde fut parfois considérée comme une revanche sur sa voisine la Grande-Bretagne. Un nouvel univers musical est ainsi apparu durant les dernières décennies qui fait la part belle au rôle économique de la musique : le tourisme en est l’un des exemples les plus frappants ; les pubs irlandais à Dublin ou sur la côte ouest le savent bien, qui tentent par tous les moyens d’attirer les touristes chaque soir par des annonces prometteuses : “Music Tonight”, “Traditional music every night”, etc. Les festivals et les stages de musique ne sont pas en reste, dans toutes les régions du pays et en toutes saisons, portés par des associations établies depuis des décennies et soutenus par une politique culturelle oicielle d’un pays désormais conscient de ses atouts.
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Chapitre VI
De nouvelles pratiques ont donc vu le jour et qui concernent des aspects chaque jour plus variés de la musique irlandaise : la danse connaît désormais une popularité jamais égalée et les luthiers rivalisent d’invention et d’exigence pour proposer des instruments anciens améliorés ou de nouveaux instruments ; les musiciens s’autorisent à sortir des terrains battus pour proposer des mélodies ou des sons inédits ; des archives nationales créées en 1987 sont en passe de réunir en un même lieu l’ensemble de la création musicale irlandaise connue à ce jour ; plus important encore, la musique irlandaise est désormais jouée dans le monde entier par des musiciens n’ayant aucun lien historique ou familial avec l’Irlande.
Musique et économie Le tourisme A partir des années 1950, le tourisme fut considéré en Irlande comme l’une des sources potentielles de revenus les plus importantes pour le pays. Bord Fáilte Éireann (l’Oice de Tourisme de l’Irlande, renommé Fáilte Ireland depuis 2003) vit le jour en 1955 grâce au Tourist Traic Act et le budget alloué par la République d’Irlande augmenta très rapidement : de 384 000 livres irlandaises en 1956–1957 à 2 671 000 livres irlandaises en 1966–1967, soit une augmentation de près de 700 pour cent durant les dix premières années.1 L’intérêt de la musique se manifesta dès les années 1970 avec les premières coopérations entre Bord Fáilte et l’association Comhaltas Ceoltóirí Éireann. Il apparut également évident à tous les touristes dès cette époque, et à tous les Irlandais dans les régions propices à ce développement économique. Gearóid Cheaist Ó Catháin, né sur la grande île Blasket, fut rapatrié avec sa famille sur la Péninsule de Dingle par le gouvernement en 1953, et ses
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An Bord Fáilte, “Ireland of the Welcomes”, in Meally, Victor (dir.), Encyclopaedia of Ireland (Dublin: Figgis, 1968), 304–307.
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parents ouvrirent peu de temps après des chambres d’hôtes à Dunquin, à la pointe ouest de la péninsule de Dingle : Dad turned into a night owl and stayed up half the night playing the iddle and entertaining the guests, who danced gaily to his tunes. In those times, music was played for dancers and was never played merely for listeners. Holiday-makers from other guesthouses poured in too, as well as from Kruger’s bar, which he had built onto the shop. hey joined in the set dancing and step dancing or played a few tunes.2
Depuis l’adhésion de la République d’Irlande à la Communauté Européenne (1973) et l’arrivée plus massive de touristes venus du continent, on assiste à une évolution régulière mais disparate de la musique traditionnelle irlandaise entre les comtés les plus touristiques (Clare, Cork, Kerry, Sligo, Donegal, Dublin …) et les régions sortant des sentiers battus. Le village de Doolin, comté de Clare, considéré par certains comme la Mecque de la musique traditionnelle irlandaise, est en passe de devenir une véritable « réserve pour musiciens » que beaucoup de touristes visitent comme un zoo, cherchant avec frénésie l’emplacement du McGann’s ou du O’Connor’s, leur petit guide touristique à la main. Dans certaines régions, la pression est telle que, dans certains pubs, les musiciens se comportent parfois davantage comme de gentils organisateurs de soirée que comme de vrais musiciens traditionnels irlandais s’adonnant à leur passion. Par contraste, l’inluence économique est moins forte dans le centre et l’est du pays, régions moins touristiques et moins associées à la musique traditionnelle, et les musiciens sont proportionnellement moins nombreux : on y trouvera logiquement moins facilement de la musique dans les pubs. On proitera donc dans les meilleures conditions possibles de la musique traditionnelle irlandaise dans certains villages plus reculés de l’ouest de
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« Papa se transforma en oiseau de nuit et restait debout la moitié de la nuit, à jouer du violon pour divertir les hôtes qui dansaient joyeusement sur ses airs. A cette époque, la musique était jouée pour les danseurs et jamais simplement pour être écoutée. Des touristes d’autres maisons d’hôtes venaient aussi, ainsi que ceux du Kruger’s bar, qu’il avait construit au-dessus du magasin. Ils se joignaient au set dancing et aux danses de solistes, ou bien jouaient quelques morceaux. » Ó Catháin, Gearóid Cheaist, et Ahern, Patricia, he Loneliest Boy in the World (2014), 125.
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l’Irlande, comme le Sliabh Luachra (aux conins des comtés du Kerry, de Cork et de Limerick) : ici, les musiciens semblent moins sollicités par les propriétaires de pubs pour jouer en sessions et attirer les touristes. On assiste enin depuis les années 2000 au développement d’un nouveau genre de tourisme, davantage tributaire du contexte économique mondial, où de grandes igures de la musique irlandaise comme Mick Moloney et Gearóid Ó hAllmhuráin organisent des excursions en Irlande pour des touristes passionnés et/ou des étudiants en histoire et musique irlandaises sur des thèmes spéciiques pour une découverte culturelle de haut niveau. Ils sont bien sûr imités par d’autres agences, mais ne peuvent être égalés. Pubs et sessions Si la musique représente pour la grande majorité des touristes un aspect essentiel de leur séjour en Irlande, elle représente pour beaucoup d’Irlandais un aspect non négligeable de l’essor économique des années 1990, bien que diicile à chifrer. Cette relation a eu de nombreuses répercussions sur la musique elle-même. Mais elle a, ici encore, conforté les Irlandais dans l’idée que leur musique est digne d’intérêt, y compris pour les étrangers non-spécialistes. Dans sa monumentale étude de la musique irlandaise à Londres, Reg Hall souligne cependant que les premières rencontres régulières de musiciens irlandais dans les pubs se produisirent sans doute en Angleterre et non pas en Irlande, dès les années 1940 : he irst regular weekly pub sessions in London, according to two informants who were involved at the time, took place in the Devonshire Arms at 33 Kentish Town Road, Camden Town. his practice was established at least by 1948, which is when one regular participant, Johnny Vesey, is known to have let London.3
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« Les premières sessions hebdomadaires dans les pubs de Londres, selon deux informateurs qui y participaient à l’époque, se déroulèrent au Devonshire Arms, au 33 Kentish Town Road, Camden Town. cette pratique était établie avant 1948, date à laquelle on sait qu’un participant régulier, Johnny Vesey, avait quitté Londres. »
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Mais il ne s’agissait sans doute pas d’une pratique très répandue, y compris dans le quartier de Camden, où résidaient beaucoup d’Irlandais. En Irlande, le phénomène se développa vraisemblablement à la même époque de façon très discrète, bien que les témoignages précis manquent : il semble cependant établi que le passage d’une interprétation musicale en soliste à l’interprétation en groupe se développa lentement à partir du début du XXe siècle grâce à l’amélioration des conditions sociales et économiques durant les décennies qui avaient précédé.4 Indéniablement, le pub est devenu durant la seconde moitié du XXe siècle le principal lieu où la musique s’échange, mais également le lieu où elle se fait produit touristique. Il fallut en efet attendre le début des années 1960 pour voir la musique traditionnelle s’iniltrer dans ces public houses, lorsque ceux-ci devinrent de véritables lieux de rencontres et de socialisation au même titre que les maisons particulières. A la même époque, les Céilí Bands furent évincés des salles de bal par les show-bands, groupes de variétés pop-rock reprenant les tubes du moment. Les sessions, où les musiciens viennent par plaisir et non pour le gain, ne sont en réalité que de simples réunions de musiciens. On pourra, au passage, remarquer que le terme session n’était pas au départ réservé à la musique, mais peut tout aussi bien s’appliquer à une réunion de personnes pour bavarder, les talking sessions. Notons enin qu’elles sont parfois appelées seisúin par les citadins depuis les années 1990, ce néologisme anglo-gaélique dû à l’organisation Comhaltas Ceoltóirí Éireann leur conférant peut-être le caractère nostalgique d’une ruralité idéalisée.5
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Hall, Reginald R., Irish music and dance in London, 1890–1970: a socio-cultural history, thèse de doctorat, université de Sussex, 1994, 315–316. Voir Hamilton, Colin, he Session: A Socio-Musical Phenomenon in Irish Traditional Music, mémoire non publié (MA), Queen’s University Belfast, 1978. On ne considérera pas dans la même catégorie musicale les groupes irlando-américains aux USA au tournant du XXe siècle, ni les Céilí Bands en Irlande dans les années 1930 et 1940, qui se produisaient en spectacle, ce qu’une session n’est pas. De même que les Irlandais urbains ont inventé le terme néo-gaélique craic pour réécrire l’expression très utilisée en Irlande the crack, qui signiie le plus souvent the fun. Voir Ó Muirithe, Diarmaid, Words We Use: he Meaning of Words And Where hey Come From (Dublin : Gill & Macmillan, 2006), 154–155.
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Ce sont donc ces sessions qui sont aujourd’hui considérées comme le centre de la transmission orale de la musique traditionnelle irlandaise, comme le reconnaît le Arts Council (Conseil des Arts de la République d’Irlande) dans un document récent : here is a widespread perception that the practice of performing traditional arts in public houses is essential to the traditional arts. Not only does the informal nature suit many artists, but the “paid session”, in which two or three anchor musicians are paid to perform on a regular basis in a venue, can also be a welcome source of income.6
On reconnaîtra facilement les sessions musicales destinées davantage à un public local qu’à une population de passage : les instruments et les voix n’y sont pas ampliiés, tout le monde peut y contribuer, et les participants (plus nombreux à mesure qu’approche l’heure de fermeture) ne se sentent pas obligés de jouer ou de chanter sans discontinuer. De telles conditions sont suisamment faciles à reproduire pour que les propriétaires de pubs des régions touristiques organisent en été des sessions où un noyau de quelques musiciens sera payé plusieurs fois par semaine. Autour d’eux viendront se grefer leurs amis au gré de leurs disponibilités, et pour leur part sans autre rémunération que quelques pintes ofertes par le pub. Ces sessions représentent une source de revenus importante pour les propriétaires de bars (les publicans) et pour les musiciens, les retombées étant également très intéressantes pour toute l’économie locale. Il suira de se promener en début de soirée dans une petite ville touristique comme Clifden ou Dingle durant l’été pour saisir l’importance qu’elles revêtent pour les touristes. En termes inanciers, on peut estimer que chacun des deux ou trois musiciens payés lors d’une session organisée par un pub reçoit un paiement en espèces équivalent à une vingtaine de pintes de bière. A raison de cinq sessions par semaine en été, un musicien apprécié peut ainsi se constituer 6
« On considère généralement que la pratique de l’art traditionnel dans les pubs est essentielle aux arts traditionnels. Non seulement leur caractère informel convient à de nombreux artistes, mais les « sessions payées », dans laquelle un noyau de deux ou trois musiciens est payé pour jouer régulièrement dans un lieu, peut également être une source de revenus bienvenue. » Towards a Policy for Irish Traditional Arts (Dublin : Arts Council, 2014), 3.
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chaque mois un pécule relativement important dont le percepteur n’entendra jamais parler, et la plupart des musiciens des régions touristiques considèrent à juste titre la musique traditionnelle comme une importante source de revenus. Il arrive malheureusement que l’un d’entre eux se fasse épingler par l’administration et soit victime d’un redressement iscal pour défaut de déclaration de revenus ; mais ce sont des expériences rares dont aiment peu parler ceux qui espèrent ne pas être le prochain. Cette chance oferte aux jeunes musiciens qui trouvent dans ces sessions une activité estivale lucrative et sympathique constituent de ce fait un marché parallèle établi depuis les années 1970 qui reste bien diicile à cerner. La conséquence de ce développement, outre les pertes évidentes pour l’État irlandais en termes d’impôts, est l’hypertrophie de la vie musicale dans certains villages et dans certaines régions. Ainsi succéda à l’explosion musicale irlandaise des années 1970 une période plus calme où les Irlandais eux-mêmes semblaient saturés de musique traditionnelle dans les pubs. Le renouveau économique des années 1990 à 2000 avait relancé ce mouvement, mais une baisse se fait nettement sentir depuis le milieu des années 2010, mise sur le compte de la crise économique et de l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics. Bien qu’organisées, ces sessions d’été peuvent se révéler aussi bonnes que celles, plus improvisées, se déroulant l’hiver : si la session idéale n’existe pas, il sera cependant agréable de ne pas voir un iddle ou un uilleann pipes lutter seul contre une armée d’accordéons, beaucoup plus bruyants. On espérera également entendre quelques lûtes, tout en souhaitant que le joueur de bodhrán sache être sobre, et que les joueurs de « cuillères » (les spoons) et « d’os » (les bones) soient très discrets, voire absents. On attendra patiemment la possible intervention d’un chanteur de sean-nós en gaélique, en espérant que les clients soient attentifs, tout en sachant que l’on aura plus de chances d’entendre une ballade en anglais. On s’interrogera sur la diférence entre les banjos, mandolines, bouzoukis, cistres, etc. Quant à la harpe, mieux vaudra ne pas y compter : l’instrument garde un esprit aristocratique et l’atmosphère surchaufée et agitée des pubs ne convient guère à sa délicatesse, hormis lors de certains festivals. Le spectateur extérieur peu familiarisé n’y verra la plupart du temps qu’une suite de rythmes binaires ou ternaires peu variés et joués de manière
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aléatoire. Le hasard n’y joue pourtant pas un grand rôle, car les musiciens y respectent quelques règles tacites de savoir-vivre, qu’il est convenu d’appeler the session etiquette. Il est, par exemple, naturel qu’un musicien, peut-être plus âgé ou plus respecté, joue le rôle de coordinateur de la session, sans pour autant régenter toute la soirée ; au contraire, chaque musicien pourra à son tour proposer un tune de son choix, soit de sa propre initiative, soit à l’invitation de ce coordinateur. Il saura faire court si les autres musiciens ne connaissent pas cet air et se fera un plaisir de le leur apprendre : chacun proposera, suivant l’humeur, un tune connu pour que tout le monde participe, même les plus jeunes, ou une mélodie rare qui fera le bonheur des plus habitués. Dans la majorité des cas ce tune sera joué deux ou trois fois, puis on enchaînera sur un autre, puis un troisième. Une petite hésitation se fera sentir au passage entre les morceaux, sauf si la liste a été décidée à l’avance ou, comme c’est souvent le cas, si l’habitude dicte l’enchaînement. En cas d’hésitations, le meneur repartira sur le thème de son choix, ou quelques brefs échanges de coups d’œil et de paroles suiront aux musiciens pour se recaler. On les entendra ensuite discuter d’une variante rare ou de l’origine supposée d’un air nouveau, que l’un d’entre eux tient peut-être d’un ami du grand-oncle ; Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’improvisation. Même la structure d’un air, si elle n’est pas déjà évidente, pourra se contenter d’un rapide accord entre musiciens sur le nombre de répétitions de chaque partie. Les sessions sont donc devenues en quelques décennies le centre de gravité de la musique irlandaise, son principal vecteur de transmission et de convivialité, et par extension l’un des points de repères d’une communauté, comme l’explique la musicienne et chanteuse Muireann Níc Amhlaoibh (1978–) : I started playing with [my dad] in sessions when I was about nine. I would go with him on a Friday. [In situations like that] you learn the etiquette of the sessions, and you learn to respect who you got the tunes from. Also, you learn to relate to people who are not your contemporaries in school – all sorts of people, from all around the world, not just Irish people – being part of a session regularly is a complete life education. here is so much more there than just tunes, and more than you get from learning formally in classes, or from books.7
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« J’ai commencé à jouer avec [mon père] en sessions à l’âge de neuf ans. J’allais avec lui le vendredi. [… dans ce genre de situations ], on apprend l’éthique des sessions,
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L’habitude de se réunir dans les pubs est désormais bien ancrée chez les musiciens irlandais. Mais le phénomène touristique n’est sans doute pas l’élément principal : on pourra rencontrer dans ces sessions des musiciens professionnels réputés dont la venue tient également à une nouvelle fonction de transmission du savoir musical, ainsi résumé par un musicien lors d’une discussion sur Internet : One “teacher” tells me to play with more punch, another advises me on how to move through repeats, still another laments the passing of the old style, and gives me some pointers on how to play that way. As a result, I’ve never had a formal teacher, but instead, enjoy the guidance of a number of traditional teachers.8
Les festivals Les années 1970 et 1980 ont vu leurir une multitude de petits et grands festivals, la plupart extrêmement intéressants. Presque tous sont associés au nom ou à la région d’un musicien, parfois aux deux : outre le grand Fleadh Cheoil de Comhaltas Ceoltóirí Éireann (voir le Chapitre IV), le principal d’entre eux honore la mémoire de l’illustre uilleann piper Willie Clancy (1918–1973, voir encadré). Mais le Comhaltas Ceoltóirí Éireann concentre
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et on apprend à respecter de qui on tient les morceaux. Et on apprend à être plus proche de personnes qui ne sont pas de votre génération à l’école – toutes sortes de personnes, du monde entier, pas seulement des Irlandais – participer régulièrement à une session est une forme complète d’éducation à la vie. On apprend tellement plus que la musique et plus qu’en cours ou dans les livres. » Níc Amhlaoibh, Muireann, entretien avec Fiona Heywood in he Living Tradition, no. 120 (août–septembre 2017), 35. « Un “professeur” me dit de jouer avec plus d’énergie, un autre me suggère une façon de jouer les répétitions, un autre encore déplore la disparition de l’ancien style et me donne quelques indications pour jouer de cette façon. Je n’ai donc jamais eu de professeur au sens strict du terme mais, en revanche, je bénéicie des conseils de plusieurs professeurs traditionnels. ». Corrigan, Chris, discussion Internet de la liste [email protected], : “Re: Why do we play so many instruments ?”, 19 décembre 1995 ( consulté le 26 juin 2017).
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Chapitre VI
principalement ses activités d’enseignement depuis 1972 sur la Scoil Éigse, une semaine de stages et de rencontres organisée la semaine précédant le Fleadh Cheoil, dans la même ville que celui-ci. Le Slógadh, organisé depuis 1970 par Gael-Linn, joue le même rôle que le Fleadh Cheoil mais est réservé à la découverte de jeunes talents, essentiellement dans les domaines du théâtre ou de la musique, et encourage l’utilisation de la langue gaélique. C’est d’ailleurs dans cette compétition que fut remarqué en 1970 un jeune groupe du Donegal, Clannad. De nombreux festivals bénéicient de l’association à un musicien célèbre : la célébrité du harpeur aveugle Turlough O’Carolan est ainsi partagée entre son village natal d’une part, Nobber, comté de Meath – qui organise depuis 1988 un week-end d’octobre autour de compétitions, concerts, soirées de danse, récitals, conférences ou sessions – et le village de Keadue, comté de Roscommon, d’autre part, qui lui rend également hommage de la même façon durant un long week-end d’août. On trouvera en outre des festivals à Gurteen, comté de Sligo (le James Coleman Traditional Festival), ou à Drumshanbo, comté de Leitrim (la Joe Mooney Summer School). Enin, certains festivals célèbrent un style particulier, notamment la South Sligo Summer School à Tubbercurry ou le festival de Feakle, comté de Clare. Parmi les festivals plus récents, très nombreux, on remarquera particulièrement celui consacré à la mémoire de l’ancien lûtiste du groupe Altan, Frankie Kennedy (1955–1994), se déroulant depuis 1994 à Gweedore, comté du Donegal, pendant une semaine autour du nouvel an et sans doute appelé à une longue vie : c’est la Frankie Kennedy Winter School, rebaptisée la Scoil Gheimhridh Ghaoth Dobhair / Gweedore Winter School (« le stage d’hiver de Gweedore ») depuis 2014. La grande joueuse de concertina Elizabeth (Liz) Crotty a également un festival à son nom depuis 1998, le Éigse Mrs Crotty, rebaptisée la Crotty Galvin Traditional Weekend, chaque année durant un long week-end d’août à Kilrush, comté de Clare. Enin, les universités s’intéressent également à ce nouvel élan, et celle de Limerick organise en juillet la Blas Summer School depuis 1997. Dans la plupart des cas, l’élément économique tient une place prépondérante dans l’esprit des organisateurs, et l’on commence à comprendre depuis quelques années quels événements peuvent attirer l’attention des
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dizaines de milliers de touristes présents en Irlande durant l’été : c’est le cas de la Pan-Celtic Week, festival culturel des six nations celtiques organisé chaque année par Fáilte Ireland (l’Oice du Tourisme Irlandais) à Pâques. Celui-ci, après s’être longtemps déroulé dans la ville de Killarney, comté du Kerry où il fut créé en 1971, a été proposé à d’autres villes car l’engagement inancier et publicitaire n’était pas à la hauteur des espérances de Fáilte Ireland : il s’est déroulé à Carlow en 2016 et 2017, puis à Letterkenny en 2018. Deux types de festivals cohabitent ainsi, en Irlande comme ailleurs. Les premiers, plus anciens, jouent le rôle de regroupement et de rassemblement de musiciens pour le simple plaisir de participer à une fête ; les seconds plus récents mais plus nombreux, ont dans la plupart des cas une fonction de vitrine culturelle et économique d’une région. Notons cependant que ces deux catégories peuvent parfaitement coexister sous les auspices d’un seul et même festival et par conséquent remplir les deux fonctions, comme c’est le cas par exemple du Fleadh Cheoil de Comhaltas Ceoltóirí Éireann ou, hors des frontières du pays, du Festival Interceltique de Lorient. Willie Clancy (1918–1973) et la Willie Clancy Summer School Willie Clancy, originaire de Miltown Malbay dans le comté de Clare, grandit dans une famille très musicale, elle-même héritière de la tradition du uilleann piper aveugle Garret (Garrett) Barry (1847–1899) du village voisin de Inagh. Après s’être essayé très tôt à la lûte, il opta déinitivement pour le uilleann pipes à partir de 1938 après avoir entendu le musicien itinérant Johnny Doran (1907–1950) : il se classa d’ailleurs premier du concours du Oireachtas na Gaeilge en 1947, mais dut émigrer à Londres pour des raisons économiques entre 1953 et 1957, où il retrouva Séamus Ennis, ainsi que d’autres musiciens irlandais expatriés tels que Bobby Casey, Michael Gorman, John Potts, Margaret Barry, etc. A son retour, il enregistra et publia ses premiers enregistrements en soixante-dix-huit tours pour le label Gael-Linn, dans un style alliant les qualités de travelling pipers tels que Garrett Barry et Johnny Doran avec celles de gentlemen pipers comme Séamus Ennis : et comme ce dernier, il utilisait peu les régulateurs. Surtout, il généra dans
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sa région de Miltown Malbay un intérêt renouvelé pour la musique traditionnelle irlandaise à travers des soirées musicales ou des ateliers de fabrication d’instruments ou d’anches, et il fut rapidement réclamé par la radio et la télévision irlandaises.9 A sa mort, en janvier 1973, un comité local se forma à Miltown Malbay, réunit autour de musiciens locaux : Junior Crehan (1908–1998), Mhuiris Ó Rócháin (1944–2011), Martin Talty (1920–1983) et Harry Hughes (1947–) notamment, créèrent une fondation et, dès l’été suivant, l’argent réuni permit d’organiser une première édition de cette « université d’été », du 28 juillet au 4 août 1973 : A meeting was held in Miltown Malbay on Saturday with a view to founding a Willie Clancy memorial fund in order to pay him tribute and to perpetuate the memory of a great musician. At the meeting an interim committee was formed pending the formation of a National Committee. he interim committee decided to institute a fund, out of which a lasting memorial to Willie Clancy, taking the form of a sculpture of Willie and a Summer school for musicians, in Miltown Malbay, where the main emphasis would be on piping.10 Depuis cette époque, les musiciens traditionnels du monde entier se retrouvent dans cette petite ville du bord de mer pour célébrer sa mémoire pendant une dizaine de jours au début du mois de juillet, dans ce qui constitue sans doute l’un des meilleurs événements musicaux irlandais de l’été : contrairement au Fleadh Cheoil qui se concentre sur les concours, l’accent est mis ici par l’association Na Píobairí Uilleann sur l’enseignement et la transmission du savoir, à travers des ateliers et des cours. Bien entendu, cette longue semaine est également l’occasion pour tous les musiciens de se retrouver l’après-midi, le soir (et souvent toute la nuit) dans les pubs de la ville ou d’assister aux récitals des plus grands iddlers, uilleann pipers, lûtistes, harpeurs, etc.
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Voir Clancy, Willie, he Pipering Of Willie Clancy (Volume One & Volume Two), Claddagh Records, CC32 & CC39 (1980 et 1983) ; voir également Clancy, Willie, et Mitchell, Pat, he Dance Music of Willie Clancy (Cork : Mercier Press, 1976). « Une réunion s’est tenue ce samedi à Miltown Malbay ain d’établir une fondation Willie Clancy pour lui rendre hommage et perpétuer la mémoire de ce grand musicien. Lors de la réunion, un comité provisoire a été créé en attendant la formation d’un comité national. Le comité provisoire a décidé d’instituer un fonds dont un mémorial durable à Willie Clancy, sous la forme d’une sculpture de Willie et d’un stage d’été pour musiciens, à Miltown Malbay, où l’accent serait mis sur le uilleann pipes. » “Willie Clancy Memorial Fund”, he Clare Champion, 16 février 1973.
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Figure 21. Jeunes musiciennes lors d’une session dans la rue, Miltown Malbay Summer School, 2017 (Photo : E. Falc’her-Poyroux).
Un soutien oiciel Malgré l’importance de la musique dans l’esprit des militants de la in du XIXe siècle et du début du XXe, la République d’Irlande ne prit oiciellement la mesure de l’enjeu culturel qu’avec la fondation du Arts Council (ou Chomhairle Ealaíon), institution oicielle subventionnée par l’État, créée en 1951 ain de promouvoir la connaissance et la pratique de tous les arts dans le grand public. Le gouvernement it également publier en 1952 un petit opuscule sur la musique traditionnelle irlandaise, rédigé par le professeur Donal O’Sullivan de l’Université de Trinity College, Dublin11 : une vision très patriotique y perdurait et la musique traditionnelle irlandaise y était déinie comme un élément homogène, représentatif de la vision irlandaise
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Voir O’Sullivan, Donal, Irish Folk Music Song and Dance (1969, 1ère édn 1952).
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du monde, à l’exclusion de toutes les catégories hybrides, tant sur le plan de la forme (certaines ballades) que sur le fond (le jeu en groupe).12 Au milieu du XXe siècle également, les universités commençaient à organiser des départements de musique où la musique traditionnelle irlandaise faisait partie des sujets de recherche. Ainsi, la Folklore of Ireland Society (née en janvier 1927), devenue en 1930 le Irish Folklore Institute, puis en 1935 la Irish Folklore Commission, fut incluse en 1971 dans le Department of Irish Folklore de l’Université de Dublin (University College Dublin), et l’aide du Ministère de l’Éducation permit en 1972 la mise en place de la National Archive of Folk Music. Depuis lors, des départements de musique se sont ouverts dans de nombreuses villes et il est désormais possible d’étudier la musique irlandaise jusqu’au doctorat dans toutes les universités du pays, en Irlande du Nord comme en République d’Irlande. L’une des principales actions de l’État en faveur des artistes fut la mise en place de la célèbre Artists Exemption sur la taxation des revenus : elle fut entérinée dans la section 2 de la Loi de Finances promulguée par le gouvernement Fianna Fáil de Charles Haughey en 1969, mise à jour en 1994 et en 1997 sous l’égide du Arts Council et du Ministère des Arts, de la Culture et de la Gaeltacht.13 Grâce à celle-ci, les artistes de toutes nationalités résidant en Irlande peuvent proiter d’une exemption totale de l’impôt sur le revenu provenant de leurs oeuvres, à condition que celles-ci soient reconnues comme originales, créatives et dotées d’un mérite culturel ou artistique dans l’une des cinq catégories proposées : les musiciens sont classés dans la section (c), « une composition musicale ». La liste fournie par le Ministère des Finances indique d’ailleurs que plus de 4500 artistes en bénéicient en 2017, dont moins de 600 musiciens.14
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Voir également à ce propos Slaby, Alexandra, “Ireland’s Music Policy” in Dubost, hierry et Slaby, Alexandra (dir.), Music and the Irish Imagination (2013), 57–70. Après quelques modiications de nom parfois éphémères, il est aujourd’hui appelé Department of Arts, Heritage and the Gaeltacht (« Ministère des Arts, du Patrimoine et du Gaeltacht »). consulté le 26 juin 2017. On y trouve peu de noms connus, hormis Glen Hansard ou Janet Harbison et, côté français, Jean-Félix Lalanne.
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Dans les années 1970, et à la suite de la formidable explosion de la musique traditionnelle irlandaise, on vit naître un certain regain d’intérêt dans les milieux gouvernementaux, et le célèbre iddler Paddy Glackin (exBothy Band) fut même nommé Traditional Music Oicer auprès du Arts Council en 1980, remplacé en 1986 par Dermot McLaughlin. En 1987, la Irish Traditional Music Archive réclamée depuis des décennies fut enin créée (vide inra) : après une longue période d’attente, l’Irlande et sa classe politique semblaient prêtes à saisir les enjeux de la scène musicale irlandaise. Ciarán Benson, professeur de Psychologie à University College, Dublin et président du Arts Council de 1993 à 1998, était le premier à le reconnaître : It certainly is true that the area of music as understood by the Arts Council didn’t include the traditional music until the late 1970’s. And it was not until the late 1980’s that it included popular music. And now we’re targeting jazz (…). But let’s not forget that the Arts Council is only one element of State support. I would love to see local authorities coming in strongly in this respect.15
Autre point noir : un efort important reste à faire en matière d’éducation artistique, en particulier sur le plan scolaire, bien qu’une telle intervention paraisse diicile étant donné le peu d’inluence du Arts Council sur les programmes scolaires et sur les instances éducatives en général.16 Dès 15
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« Il est indéniable que le domaine de la musique tel qu’il était entendu par le Conseil des Arts ne comprenait pas la musique traditionnelle, et cela jusqu’à la in des années soixante-dix. Et nous visons maintenant le jazz (…) Mais n’oublions pas que le conseil des Arts n’est qu’un élément du soutien de l’Etat. J’aimerais beaucoup voir les collectivités locales intervenir plus énergiquement à cet égard. » Benson, Ciarán, interview par Joe Jackson, Hot Press, vol. 19 no. 21 (1er novembre 1995), 15. Cette question a donné lieu à une abondance de débats et de publications au tournant du XXIe siècle. Voir Burgess, Barry, “Irish music in education – a Northern Ireland perspective” in Vallely, Fintan (dir.), Crosbhealach an Cheoil – he Crossroads Conference: Tradition and Change in Irish Traditional Music (1996), 45–51 ; Vallely, Fintan, Crosbhealach an Cheoil – the Crossroads Conference 2003: Volume 2: Education and Traditional Music (Dublin : Whinstone Music, 2013). ; Heneghan, Frank, Ireland’s Music Education National Debate: Rationalization, Reconciliation, Contextuality and Applicability of Global philosophies in Conlict, thèse de doctorat sous la direction de Caroline van Niekerk, université de Prétoria, 2004 ; Ó Súilleabháin, Mícheál, MEND Document 120 Ref. I P/DN Irish Traditional Music in Education (Dublin :
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l’indépendance en efet, le gouvernement avait mis l’accent sur les chansons en irlandais, ce qui eut d’ailleurs pour efet de multiplier le nombre de collectages dans ce sens. Mais l’enseignement de la musique ne trouva véritablement sa place qu’à partir de 1982, avec la création du premier Ministère des Arts et de la Culture. En 1985, un rapport du Arts Council sur le contexte européen et judicieusement nommé Deaf Ears (« La sourde oreille ») concluait que l’Irlande était à la traîne en matière d’enseignement de la musique à l’école,17 poussant les observateurs à remarquer : he idea of ofering serious performance for voluntary uptake to all school-going children would be viewed in Ireland as bordering on the surreal, if not the ridiculous.18
Pourtant, un rapport de 2014 du Central Statistics Office de la République d’Irlande indiquait que, selon une enquête menée auprès des collégiens, 45 pour cent d’entre eux jouaient d’un instrument de musique, le tin whistle irlandais (avec 13 pour cent) venant en troisième position après le piano et la guitare.19 Des eforts importants ont été réalisés depuis, même s’il semble que les politiques menées aient favorisé un soutien important en direction des professionnels des disciplines artistiques, au détriment du monde des amateurs, moins visible mais omniprésent, et vital pour l’avenir. C’est d’ailleurs ce que soulignait Dermot McLaughlin dans son rapport de 2004 en tant que
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Dublin Institute of Technology, 2004) ; Johnston, homas J., he Bloom of Youth – Conceptualising a heory of Education Experience for Irish Traditional Music in PostPrimary Education in Ireland, université de Limerick, sous la direction de Sandra Joyce, Jean Downey et Mícheál Ó Súilleabháin (2013). Herron, D. (dir.), Deaf Ears? A Report on the Provision of Music Education in Irish Schools (Dublin : Arts Council, 1985). « L’idée d’ofrir à tous les élèves la possibilité de pratiquer sérieusement les Arts du Spectacle serait considérée en Irlande comme quasiment surréaliste, voire ridicule. » Voir “Music in Ireland – Performance in Music Education” in Pine, Richard (dir.), Music in Ireland, 1848–1998 (Cork : Mercier Press, 1998). Voir CSO statistical release, CensusAtSchool 2013 N° 20160218094801, 16 octobre 2014, page 2. Malgré nos recherches, il n’a pas été possible de trouver d’autres statistiques sur la pratique musicale amateur des Irlandais. Il est beaucoup plus simple en revanche de savoir combien d’ordinateurs possède chaque maison en Irlande.
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Music Oicer, qui proposait une ambitieuse politique en faveur du monde amateur des arts traditionnels, déinis de façon très large en reconnaissant leur rôle prépondérant dans la société irlandaise. Ce rapport proposait notamment une forte augmentation des subventions dans cette direction : he Committee considers this action necessary in order to begin to relect the centrality of the traditional arts to Irish life, to correct the current inadequate support by the Government for these art forms, to begin to assure traditional artists that they have a place at the Arts Council table, and to airm that they are valued as artists and contributors to the cultural life of this country.20
En ce qui concerne les milieux musicaux professionnels irlandais, l’une des idées les plus répandues depuis les années 1990 consiste à considérer la musique en Irlande comme l’une des principales industries de l’île, tant les groupes célèbres de musique pop-rock qui en sont originaires sont nombreux. L’organisation Music Network fut ainsi fondée en République d’Irlande en 1986 par le Arts Council ain de faciliter l’accès aux musiques traditionnelles, classiques et jazz, plus particulièrement hors de Dublin. Music Network, qui est également subventionnée par le Arts Council of Northern Ireland, constitue depuis une entité indépendante et promeut les artistes irlandais contemporains en encourageant les initiatives locales, l’enseignement de la musique, ainsi que l’organisation de concerts et de tournées, notamment à travers une tournée annuelle mettant en lumière des talents reconnus.21 Durant les années 1990, la forte volonté des musiciens et des industriels de valoriser ce secteur de l’emploi fut conirmée par les six rapports remis au 20
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« Le Comité [consultatif ] considère que cette action est nécessaire pour commencer à reléter l’aspect central des arts traditionnels dans la vie irlandaise, pour réviser le soutien actuel du gouvernement, insuisant pour ces formes d’art, pour commencer à donner la garantie aux artistes traditionnels qu’ils ont une place à la table du Conseil des Arts, et airmer que leur valeur en tant qu’artistes et contributeurs à la vie culturelle de ce pays est prise en compte. » Rapport du Arts Council, Towards a Policy for the Traditional Arts (2004), 16. Voir Making Live Music Happen – Music Network Strategic Plan 2014 / 2017, Music Network, Dublin 2014.
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gouvernement entre 1993 et 199822 : une commission fut créée par Michael D. Higgins, alors ministre des Arts, de la Culture et de la Gaeltacht, qui publia en 1995 un rapport sur le développement des potentiels d’emploi dans l’industrie de la musique. Incluse dans cette vaste conquête du marché mondial, la musique traditionnelle irlandaise se vit peu à peu hissée au rang de produit commercial, le but restant essentiellement de développer l’image d’une Irlande culturelle dynamique et idèle à sa tradition de « pépinières d’artistes ». Le second objectif, avoué de plus en plus ouvertement par les acteurs de la scène culturelle irlandaise, était d’améliorer sensiblement la balance commerciale. Le président du Arts Council, Ciarán Benson, pouvait ainsi déclarer très simplement au magazine Hot Press en 1995 : he function of the Arts Council is to create the conditions for more money to come in, both for the artists and for the arts community. And going back to the origin of the Arts Council in Ireland, the point is that when this money comes in, it has to be free from Government interference.23
En in de compte, cette tendance à l’exportation de la musique et de la danse irlandaises est également le résultat d’un fait économique incontournable : le marché irlandais, avec ses 6 millions d’habitants (si l’on prend en compte l’ensemble de l’île), ne peut pas suire à faire vivre un si grand nombre 22
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Voir : International Federation of the Phonographic Industries (IFPC), he Music Industry in Ireland (Dublin, 1993) ; Howarth, Simpson Xavier, A Strategic Vision for the Irish Music Industry (Dublin, 1994) ; Coopers & Lybrand, he Employment and Economic Signiicance of the Cultural Industries in Ireland (Dublin, 1994) ; Stokes, Kennedy Crowley, A Report on the Irish Popular Music Industry (Dublin, 1994) ; Irish Business and Employers Confederation, Striking the Right Note (Dublin, 1995) ; Clancy, Paula, et Twomey, Mary, he Irish Popular Music Industry: An Application of Porter’s Cluster Analysis (Dublin : NESC, 1997) ; BBC Music Industry Group, Raising the Volume: Policies to Expand the Irish Music Industry (Dublin, 1998). « La fonction du Conseil des Arts est de créer les conditions pour que l’argent arrive en plus grande quantité, autant pour l’artiste que pour la communauté artistique. Et, pour en revenir aux origines du Conseil des Arts en Irlande, il faut que, lorsque cet argent arrive, il soit libre de toute interférence gouvernementale. » Benson, Ciarán, Hot Press (1er novembre 1995), 14.
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de musiciens. La solution à ce problème de population fut longtemps l’émigration, c’est aujourd’hui l’exportation. Pour Ted Barrington, l’ambassadeur de la République d’Irlande en Grande-Bretagne de 1995 à 2001 : he degree of social change taking place, partly through demography, has meant that along with youth culture has come a climate of experimentation and the workingout of ideas about what it means to live in Ireland today (…). In the Seventies and Eighties, there was a huge outlow of emigrants, but now more people are returning than leaving, especially from the USA and Canada, and they bring an international pop culture back with them.24
La question qui reste posée en ce qui concerne la musique traditionnelle irlandaise est donc, d’une part, celle du soutien à une pratique en amateur, et d’autre part, celle des échanges possibles avec d’autres cultures : l’intérêt des moyens de communication actuels, qu’ils soient physiques (tournées de musiciens, tourisme …) ou virtuels (radio, télévision, internet …) tient essentiellement à la réciprocité des inluences, car l’on sait maintenant que la musique traditionnelle irlandaise a autant donné qu’elle a retiré de l’accélération du phénomène médiatique mondial depuis la in du XXe siècle. La musique est donc tout autant l’émanation directe des Irlandais et de leur culture qu’une partie du patrimoine artistique mondial puisqu’elle est répertoriée, classée, enregistrée, difusée : dans notre cas, on peut considérer qu’elle appartient efectivement aux Irlandais en premier lieu, mais désormais également à tous ceux qui l’apprécient.
24
« L’importance de l’évolution sociale, en partie due à la démographie, signiie que parallèlement à cette culture de la jeunesse se développe un climat d’expérimentation et de foisonnement d’idées sur ce que cela signiie de vivre en Irlande aujourd’hui (…). Dans les années 1970 et 1980, l’émigration était énorme, mais aujourd’hui il y a plus de gens qui reviennent que de gens qui partent, surtout des USA et du Canada, et ils ramènent avec eux une culture pop internationale. » Barrington, Edward J. (“Ted”), in Johnson, Phil, “Why Irish culture leads by a head”, he Independent, Londres, 24 mars 1999.
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Un renouveau volontaire Des associations et institutions plus solides Comme nous l’avons indiqué, la première reconnaissance de la musique par un gouvernement irlandais (dirigé à cette époque par le parti Fianna Fáil) est marquée par une subvention octroyée en 1930 à un comité qui prit le nom de Irish Folklore Society, lui-même issu de la Folklore Society et de la Royal Irish Academy, fondée en 1785 par des folkloristes protestants. Cet organisme devint en 1935 une organisation gouvernementale sous le nom de Irish Folklore Commission et fut intégré dans le giron de l’Université de Dublin (UCD) en 1972 sous le nom de Department of Irish Folklore. Un Folklore Of Ireland Council (Comhairle Bhéaloideas Éireann) fut également institué pour indexer et publier le résultat des collectages systématiques de tous les éléments constitutifs de la vie irlandaise rurale. Pour tout ce qui touchait spéciiquement à la musique, un secteur Irish Folk Music fut créé en 1974 à la demande de Breandán Breathnach (vide inra et Chapitre V). Des prouesses furent réalisées en termes quantitatifs et de nombreux enregistrements publiés, mais il reste encore beaucoup à découvrir dans les milliers d’heures d’archives sonores. Outre les cours dispensés aux étudiants, le département ouvre également ses archives photographiques et sa vaste bibliothèque au public : on y trouvera des milliers de manuscrits (soit près de 2 millions de pages), des milliers d’heures d’enregistrement, 43 000 ouvrages, 40 000 photographies, et bien d’autres choses. L’association Cairde na Cruite (« les amis de la harpe ») fut fondée en 1960 sur une proposition du politicien et homme de loi Cearbhall Ó Dálaigh (1911–1978), qui devint par la suite président de la République d’Irlande (1974–1976). C’est l’une des associations de promotion de la harpe en Irlande et elle propose bien sûr des cours dans plusieurs villes de l’île : Dublin (London)Derry, Wexford, Nobber et Mullingar. Pour cela, elle a publié en 1975 l’ouvrage he Irish Harp Book de Sheila Larchet Cuthbert,25 25
Larchet Cuthbert, Sheila, he Irish Harp Book: A Tutor and Companion (Dublin : Carysfort Press, 1975).
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édite régulièrement des recueils d’apprentissage de l’instrument (Sounding Harps), organise des concerts et des stages, dont le plus important se déroule chaque année en juillet à Termonfeckin, comté de Louth (An Chúirt Chruitireachta) depuis 1985. Son activité s’est grandement développée depuis ses débuts et elle publie aujourd’hui des bulletins réguliers, commande des œuvres pour harpe à des compositeurs contemporains, et travaille avec des associations galloises, écossaises et américaines. Elle fut longtemps présidée par Gráinne Yeats, désormais remplacée par Sheila Larchet Cuthbert, et rassemble une quarantaine de harpeurs.26 La Historical Harp Society of Ireland, fondée en 2002 par Siobhán Armstrong, est également très active à travers la Scoil na gCláirseach, une « université d’été » qui se tient chaque année à Kilkenny pour l’enseignement de la harpe, mais insiste particulièrement sur une vision historiquement documentée de la pratique de l’instrument.27 Son but est donc de créer les conditions d’un soutien oiciel renforcé pour l’instrument et sa pratique, de multiplier les ressources et de les difuser, de construire des répliques d’instruments et de faciliter leur disponibilité, en s’appuyant sur des recherches universitaires interdisciplinaires.28 Notons également le travail réalisé depuis de nombreuses années par Janet Harbison (1955–) au sein de son Irish Harp Centre et avec le Irish Harp Orchestra.29 C’est en grande partie en raison de divergences avec le Comhaltas Ceoltóirí Éireann que fut fondée par Breandán Breathnach et Séamus Mac Mathúna le 26 octobre 1968 l’une des principales organisations musicales en Irlande : Na Píobairí Uilleann (« Les Joueurs de Cornemuse irlandaise ») comptait alors cinquante musiciens, dont Leo Rowsome, Séamus Ennis, Paddy Moloney, Pat Mitchell et Seán Reid. Ce regroupement fut vécu comme 26 27
28 29
Voir . Les musicologues utilisent ainsi l’expression historically informed performance (ou HIP), tandis que certains chercheurs préfèrent trouver un équilibre et une complémentarité entre la practice-led research (la recherche fondée sur la pratique) et la research-led practice (la pratique fondée sur la recherche). Voir . Voir . Janet Harbison est depuis 2016 enseignantchercheur invitée à l’université d’Ulster, à (London)Derry.
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une véritable sécession par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann et son président Larbhás Ó Murchú vint en personne leur demander d’abandonner ce projet. Mais la prise en compte insuisante des musiciens amateurs dans cette proposition it rejeter la requête. Na Píobairí Uilleann dispose depuis 1975 d’un véritable local, et s’est déinitivement installée dans un immeuble au 15 Henrietta Street à Dublin en 1979. L’enseignement est sa principale activité dans toute l’île grâce à des nombreux partenariats, mais également dans les pays de la diaspora irlandaise, ainsi qu’en France, en Hollande, en Allemagne, et dans une quarantaine de pays où l’association est active. Elle regroupe plus de 800 joueurs de uilleann pipes (dont environ 500 en Irlande) et organise, outre ses nombreux cours et stages, un rassemblement annuel (Tionól), un grand concert annuel au National Concert Hall (he Ace and Deuce of Piping) et une Journée du uilleann pipes (Uilleann Piping Day). Elle propose également des récitals mensuels (Session with the Pipers), des conférences et des expositions, et publie des périodiques (An Píobaire), des enregistrements, ainsi que des ouvrages d’étude sur la musique traditionnelle irlandaise, en grande partie consacrés au uilleann pipes. Elle est par ailleurs organisatrice ou co-organisatrice d’événements commémorant la mémoire de Breandán Breathnach et de Leo Rowsome, ainsi que des grands festivals d’été comme la Willie Clancy Summer School à Miltown Malbay, comté de Clare, la South Sligo Summer School à Tubbercurry, comté de Sligo ou la Joe Mooney Summer School à Drumshanbo, comté de Leitrim. Elle est enin très ière d’avoir multiplié par dix le nombre de luthiers spécialisés dans l’instrument, qui sont aujourd’hui une cinquantaine.30 Caoimhín Mac Aoidh est à l’origine de la principale association pour la promotion du iddle en Irlande, Cairdeas na bhFidléirí (« Les amis du Fiddle »), bien qu’il s’agisse en réalité d’un rapprochement de iddlers du Donegal. Fondée au début des années 1980 elle est extrêmement dynamique et son activité est basée autour de l’enseignement et des stages : la Donegal Fiddlers’ Summer School à Glencolmcille chaque année en août et
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Voir .
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le grand rassemblement de Glenties durant l’automne, tous les deux dans le comté du Donegal. L’une de ses principales caractéristiques est également son intérêt pour la transmission du savoir des iddlers du Donegal31 et, à travers cette démarche, la volonté de revitaliser la société rurale irlandaise en lui redonnant coniance en elle.32 La Irish World Academy of Music and Dance (à l’origine Irish World Music Center), l’une des composantes de l’Université de Limerick, a été créée en 1994 lorsqu’une une chaire de musique y fut instituée et coniée à Mícheál Ó Súilleabháin, son directeur durant deux décennies. Une quinzaine d’enseignants-chercheurs y travaillent et une centaine d’étudiants venus de quinze pays diférents y poursuivent des études musicales, essentiellement sur les questions d’échanges culturels et d’innovation dans la musique irlandaise, en Irlande ou dans la diaspora.33 Parmi les nombreux programmes oferts dans le cadre du département de musique, l’université propose des diplômes de deuxième et troisième cycles : on trouve d’ailleurs parmi les musiciens ayant rédigé leur thèse ici sous la direction de Mícheál Ó Súilleabháin des noms connus comme Colin “Hammy” Hamilton, Matt Cranitch, Liz Doherty, Desi Wilkinson, Paul McGettrick, Máire O’Keefe, etc.34
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Voir notamment la série de trois CDs : he Fiddle Music of Donegal, Cairdeas Recording, CNF 001/2/3, 1996–2002. Voir . Voir . Hamilton, S. C., he Role of Commercial Recordings in the Development and Survival of Irish Traditional Music 1899–1993 (1996) ; Doherty, Elizabeth, he Paradox of Periphery: Evolution of Cape Breton Fiddle Tradition c. 1928–1995 (1996) ; Wilkinson, Desi, he world of traditional dance music in Brittany : an exploration of the political, cultural and socio-economic reality of traditional dance music in Brittany 1992–1999 (1999) ; Cranitch, Matt, Pádraig O’Keefe and he Sliabh Luachra Fiddle Tradition (2006) ; Ní Chaoimh, Máire (O’Keefe), Journey into tradition: a Social History of the Irish Button Accordion (2010) ; Mercier, Mel, he Mescher bones playing tradition: syncopations on the American landscape (2011) ; Keegan, Niall, he art of juncture – transformations of Irish traditional music (2012) ; Cotter, Geraldine, Continuity and Change in the Teaching and Learning of Irish traditional Music Performance in Ennis, County Clare 1950–1990 (2013).
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D’importants projets de recherche sponsorisée et des programmes d’échanges pour étudiants et personnels avec le Ithaca College de New York font de ce centre l’un des plus dynamiques dans son domaine. Un ouvrage majeur y a d’ailleurs été publié en 1998 : commencé il y a une trentaine d’année par Aloys Fleischmann à Cork, Sources of Irish Traditional Music c. 1600–1855 présente l’ensemble des mélodies de musique irlandaise notées entre 1583 et 1855, soit près de 7000 entrées. Le centre propose régulièrement des déjeuners musicaux gratuits et accueille chaque année en juillet une « université d’été » de la musique traditionnelle irlandaise intitulée Blas, et consacrée au chant, à la musique et à la danse. La Irish Traditional Music Archive A la mort de Breandán Breathnach en 1985, la question d’un rapprochement de toutes les ressources disponibles en matière de musique irlandaise était déjà posée au Arts Council. En 1987, sur la proposition de Nicholas Carolan (1946–) et de Harry Bradshaw (1947–), cette institution décida de subventionner un service public chargé de préserver les enregistrements et les écrits : la Irish Traditional Music Archive fut créée en 1987 et trouva des locaux à sa taille au 63 Merrion Square, Dublin en 1991, date à laquelle ses collections devinrent librement accessibles au public, dont la principale d’entre elles est constituée du fonds légué par Breandán Breathnach. Elle est désormais hébergée au 73 Merrion Square, Dublin, depuis 2006. Les fonctions de cette institution inancée tant par le Arts Council de la République d’Irlande que par le Arts Council of Northern Ireland, ont été déinies comme le collectage et l’acquisition de tous les éléments entrant dans une déinition très large de la musique irlandaise, leur préservation pour le futur, leur classement en vue de consultation, et leur difusion la plus large possible.35 Dirigée par Nicholas Carolan de 1987 à 2015, et par Grace Toland depuis cette date, elle abrite la plus importante collection de ressources sur la musique, la danse et le chant en Irlande : le contenu de tous les enregistrements, de toutes les collections de chansons et des musiques de danses a d’ailleurs été indexé de façon électronique et est accessible sur ordinateur. Un index thématique de 5000 airs de danses est également disponible et un studio d’enregistrement audio-vidéo est ouvert depuis 1993. Ces archives sont bien sûr une
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Voir .
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aide inestimable pour tous les musiciens amateurs et professionnels, mais également pour les chercheurs en Irlande comme à l’étranger. Ses propres activités d’édition comprennent la publication d’ouvrages, en premier lieu des rééditions de manuscrits, et également des collaborations avec la RTÉ (la Radio-Télévision Irlandaise) pour la série documentaire d’archives télévisées Come West Along the Road depuis 1994,36 ainsi qu’avec la British Library de Londres, la Bodleian Library de Oxford, la BBC, la Bibliothèque du Congrès Américain, etc. En résumé, la Irish Traditional Music Archive est, par la qualité de ses ressources et de son personnel, la première institution vers laquelle se tourne la majorité des chercheurs aujourd’hui.
Le collectage depuis 1950 Les collections imprimées comportant des matériaux inédits sont beaucoup plus rares depuis le milieu du XXe siècle : on citera comme principale oeuvre d’envergure les trois recueils de Ceol Rince na hÉireann (« Musique de Danse d’Irlande ») publiés par Breandán Breathnach en 1963, 1976 et 1985 (voir le Chapitre V). Les collectes de l’écrivain Máirtín Ó Cadhain (1906–1970) ont également été publiées grâce au travail de Ríonach Uí Ógáin, de University College, Dublin, qui continua avec Tom Munnelly (1944–2007) ces recherches dans l’ouest de l’Irlande. Un efort important a également été porté sur des collections anciennes par des chercheurs réputés, comme Hugh Shields (1929–2008) avec la collection Goodman,37 Nicholas Carolan pour l’ouvrage de John et William Neale de 1724,38 et John Moulden (1941–) pour la collection Sam Henry.39 Mais de l’avis de tous les musiciens irlandais, aucun partition ne pourra jamais rendre toute la saveur et tout le swing d’une mélodie irlandaise. C’est donc grâce aux enregistrements que l’Irlande vit éclore au milieu du XXe siècle une génération de musiciens et chanteurs reconnus dans tout le pays : car, contrairement à de nombreux pays, où les collectages ne servaient qu’à 36 37 38 39
Voir “Come West Along the Road”, RTÉ, RTEDVD99, 2005. Shields, Hugh (dir.), Tunes of the Munster Pipers, Irish Traditional Music rom the James Goodman Manuscripts, vols 1–2 (2013 et 2016). Carolan, Nicholas, he Most Celebrated Irish Airs (1986). Sam Henry’s “Songs of the People” (Athens, GA: Georgia University Press, 2010).
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alimenter des archives nationales silencieuses, les radios irlandaises utilisaient systématiquement les enregistrements pour les difuser, à commencer par la radio oicielle de l’État Libre d’Irlande. Dès son inauguration en 1926, les services radiophoniques mirent à l’honneur la musique irlandaise, mais dans un style cependant très formel et très urbain.40 Á partir de l’été 1947, la radio irlandaise (Raidió Éireann) engagea une équipe chargée de collecter des enregistrements sonores dans toute l’Irlande, dont Séamus Ennis (1919–1982), Seán Mac Réamoinn (1921–2007) et Joe Lacey : équipée d’enregistreurs sur disques acétates, puis de magnétophones à bande, cette unité mobile décupla le nombre d’enregistrements réalisés loin de Dublin et permit enin de difuser ce que jouaient les chanteurs et musiciens du pays, pour la plupart amateurs. Pour l’Irlande du Nord, une première émission régulière débuta à la BBC en 1953 sous la houlette de Peter Kennedy (1922–2006) de la English Folk Dance and Song Society : pendant cinq ans, As I Roved Out et son célèbre générique chanté par Sarah Makem (1900–1983) irent proiter l’ensemble des îles britanniques des enregistrements réalisés sur le terrain. Séamus Ennis participa également à ce travail mais concentra sa recherche sur les comtés de Munster et du Connaught, tandis que Peter Kennedy et Séan O’Boyle (1908–1979) se consacraient à l’Ulster. C’est de cette époque que date la vaste majorité des enregistrements de la BBC Folk Music Collection. Les années 1950 virent arriver les magnétophones, et un collectage plus organisé en République d’Irlande. Au il des années, les nombreuses campagnes pour Raidió Éireann réalisées par Proinsías Ó Conluain, Ciarán Mac Mathúna, Seán Mac Réamoinn, Aindrias Ó Gallchóir, Seán Ó Riada et d’autres accumulèrent des documents sonores ; jusqu’au début des années 1990, tous ces enregistrements n’étaient malheureusement pas accessibles au grand public, et restaient encore diiciles d’accès pour les chercheurs : ils le sont désormais grâce à la Irish Traditional Music Archive de Dublin (vide supra).
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Voir Carolan, Nicholas, From 2RN to International Meta-Community: Irish National Radio and Traditional Music, pour les homas Davis Lectures “Radio in Ireland”, RTÉ Radio 1, 9 avril 2001.
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Des mentions spéciales doivent également être décernées à plusieurs émissions : Céilí House, idèle au poste de radio irlandais depuis le milieu des années 1950, a été animée par de nombreux musiciens, dont Kieran Hanrahan récemment, tous les samedis soirs sur RTÉ Radio 1 ; et Ciarán Mac Mathúna (1925–2009) a dirigé sans interruption chaque dimanche Ceolta Tíre de 1955 à 1970, A Job of Journeywork de 1957 à 1970 puis Mo Cheol hú pendant plus de 35 ans, de 1970 à 2005. Plus récemment encore, deux émissions de télévision se sont imposées comme les grands classiques du genre : he Pure Drop,41 produite par (le quelque peu dogmatique) Tony MacMahon (1939–), a été présentée au il des années par de nombreux musiciens renommés, dont Paddy Glackin (1954–), Iarla Ó Lionáird (1964–) ou MacMahon lui-même. Come West Along the Road42 sur la chaîne RTÉ1 et sa version en gaélique Siar an Bóthar sur TG4, présentées par Nicholas Carolan d