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French Pages 314 [313] Year 1967
COLLECTION
D'ÉTUDES
ANCIENNES
publiée sous le patronage de l'ASSOCIATION
HISTOIRE CHEZ
GUILLAUME
BUDÉ
ET RAISON
THUCYDIDE PAR
JacqueziNe
de
ROMILLY
Professeur à la SofÓonne
Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique.
DEUXIÉME TIRAGE
SOCIÉTÉ
PARIS D'ÉDITION «LES BELLES 95,
BOULEVARD
1967
RASPAIL
LETTRES»
(Ὁ Societe d Edition Les Belles Lettres Premiere Edition 1956
1967
A
LA
MÉMOIRE
DE
LOUIS
BODIN
Ce livre est dédié à la mémoire de Louis Bodin; mais
un tel hommage est trop peu pour la dette de reconnaissance que j'ai contractée en l'écrivant: Louis Bodin, à erai dire, en est un peu l'auteur.
Il avait, pendant toute sa vie, étudié la composition de l’œuvre de Thucydide, relevé ses particularités, analysé la structure de chaque épisode, multiplié les remarques et les schémas. Or, l'ouvrage qu'il se proposait d'écrire, et qui devait être sa thèse de doctorat, n'a jamais été achevé; les idées en ont été indiquées dans des études de détail — conférences ou articles de mélanges; quant aux notes préparatoires, elles m'ont été généreusement léguées. La collaboration qui s'était instaurée entre nous en vue de l'édition de Thucydide s'est ainsi poursuivie au-delà de la: mort. Ses découvertes passées sont venues, pour moi, confirmer certaines conclusions et stimuler de nouvelles
recherches;
les questions
qu'il
s'était posées
_se sont d'elles-mémes posées à moi. Et je ne sais plus faire le départ entre son expérience et la mienne propre: ce que je trouve dans ses papiers m'avait, parfois, frappée de mon côté; ce que je découvre aprés lui se dégage pour beaucoup de ses notes. En tout cas, il est de fait que les particularités de détail, sur lesquelles se fonde cette étude et qui ont été à l'origine de cette réflexion, ont, le plus souvent été
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relevées par lui. à quelque titre j'aurais craint entreprise, dont
AVANT-PROPOS
Je n'ai pas que ce fût, d'engager le principe
osé la sa lui
néanmoins lui attribuer, paternité de l'ensemble : responsabilité dans une reste cependant étranger
et aurait pu même lui inspirer des réserves. Du moins importe-t-il de préciser que ses travaux m'ont, dans cette entreprise, fourni des éléments qui sont nombreux, et
qui, sans aucun doute, sont parmi les meilleurs. J.
R.
INTRODUCTION
La lecture de l’œuvre de Thucydide révèle immé-
diatement
des particularités de forme assez remar-
quables. Non seulement les discours, avec leur de formules et leur brève densité, mais le même, avec sa fermeté dépouillée et son théorème, suggèrent un art exceptionnel. Ce
entrelacs récit luiéclat de sont ces
particularités de forme et cet art que l’on voudrait ici contribuer à mettre en lumière. Mais, à vrai dire, il ne s’agit pas seulement de style et d'expression. L'expression, en fait, n'est qu'un signe. Dans ce qu'elle a d'original, elle révéle un élément plus intime : elle constitue, dans le récit, l'apport de l’auteur; elle indique la façon dont il pense les
faits, les’ aspects qu'il veut y montrer, la forme qu'il entend personnellement leur préter. Chercher à définir les caractéres que prend l'exposé chez Thucydide, c'est donc chercher comment, à partir des données diverses que lui apportent ses enquêtes, il arrive à
élaborer ce discours éminemment cohérent et personnel qu'est son récit; et les particularités formelles de J'eeuvre définissent, en somme, son attitude méme par rapport à l'histoire. — À une époque où l'histoire
en général se trouve l'objet d'une attention exception-
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THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
nelle, une telle étude peut donc revêtir un intérêt de plus. Après tant de travaux traitant soit de l'histoire elle-même, en tant que devenir humain, soit de la connaissance qui peut en être prise et de ses limites, l'analyse des procédés employés en fait par un historien comme Thucydide peut se présenter, en quelque sorte, comme un exemple et une application.
L'exemple fourni légié. Et il ne l'est d'un des premiers méme d'un des plus des caractéres que rendent
par Thucydide est méme privipas seulement du fait qu'il s'agit historiens dignes de ce nom, ni grands : il l'est justement à cause l'on signalait plus haut, et qui
particulièrement
sensible,
dans
son
œuvre,
le róle actif et constructeur joué par l'historien dans l'élaboration de l'histoire. Sans doute attend-on plutót qu'un historien s'efface, se tienne à l'écart, soit « objectif ». Mais, dans la pratique, qu'entendra-t-on par là? On dira évidemment qu'il doit être scrupuleux
dans
son enquête
et hon-
néte dans toutes les indications de fait qu'il fournit. On
dira
aussi
qu'ensuite,
en
écrivant
son
récit,
il
doit s'abstenir d'y méler, sous forme de commentaires, ses appréciations personnelles. Mais lui suffirat-d] de ces vertus pour atteindre à l'objectivité? Ce serait trop simple. Un historien ne cesse de choisir. Quand 1l définit son domaine, délimite son enquéte, se renseigne, il
choisit. Bien plus, entre les données, méme incomplétes, qu'il a réunies, entre les documents, méme hmités, qu'il a connus et retenus, il doit choisir encore. Dés qu'il établit une séquence, dés qu'il écrit une
INTRODUCTION
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phrase liant entre eux deux événements, il introduit une interprétation. C’est ainsi que l’on peut s’amuser à décrire, de façon apparemment objective, un événement pris au hasard, la chute d’un gouvernement par exemple, en n'énongant que des faits rigoureusement exacts dans leur ordre exact, mais en dégageant, selon l'humeur, un système d'explication ou bien un autre: une série mettra en relief la négligence d’un ministre, une autre les difficultés économiques, une troisième
quelque
des
intrigues
évolution
étrangères,
idéologique,
etc...
une
quatrième
L’historien
est
comme un photographe dont on attendrait une rigueur
parfaite, alors qu'on le chargerait de photographier un objet mille fois plus grand que le champ de son appareil et sans cesse en transformation. Dans une telle situation, il faut bien chercher les aspects les plus caractéristiques, puis en faire, aprés coup, un montage judicieux. Et d'aprés quels critéres? Certes, on exigera ici encore que l'historien se montre honnéte et scrupuleux. Mais encore faut-il qu'il se décide. Et lui accorderait-on méme, à l'origine, un certain domaine d'intérét, toujours plus ou moins fonction de l'époque à laquelle il vit, il reste qu'à l'intérieur de ce domaine il doit, en y appliquant toutes les qualités de son esprit, choisir et organiser selon sa pensée propre:
pour rejoindre l'objet, il fait œuvre de créateur. C'est précisément en quoi l'histoire de Thucydide présente une originalité particuliére et peut constituer un exemple privilégié. Cette histoire réunit, du point de vue de l’objectivité, des conditions exceptionnellement favorables.
12
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
Thucydide rapporte des faits contemporains, sur lesquels 1] lui était aisé de se renseigner avec minutie; et 1] se trouve qu'il l’a fait avec un soin et une impartialté universellement reconnus.
Il a, du reste, choisi
un sujet limité — l'histoire d'une guerre — ce qui lui permet une enquéte particuliérement compléte. En outre, dans la présentation de l’histoire, il a si hautement cherché l'objectivité qu'il a presque partout écarté l'analyse personnelle, laissant parler et
agir ses personnages avec une inflexible rigueur; et de trait ne surprend pas, quand on pense qu'ayant joué un róle dans les événements qu'il rapporte, il $e contente de se nommer à la troisiéme personne,
sans explication ni commentaire d'aucune sorte, prodédant en somme à l'inverse de ce que fera Xénophon. _ Quant
à son
interprétation,
à son
montage,
pour
. reprendre l'image employée précédemment, il est si . difficile d'y voir le reflet soit de goûts personnels soit d'idées a priori, que ses détracteurs lui ont reproché selon les cas d'étre trop en faveur des uns ou bien des autres, trop sévére ou trop indulgent. Cependant cette histoire, qui fournit de si hautes garanties, et qui tend de façon si émouvante à la parfaite objectivité du savant est bien celle où l'intervention de l’auteur est aussi la plus profonde. Tout y
est
construit,
voulu.
Chaque
mot,
chaque
tour,
chaque silence, chaque remarque, contribue à dégager une signification qui a été distinguée par lui et imposée par lui. ἢ l'a distinguée avec lucidité et avec clairvoyance; rien ne l’a guidé que son intelligence, rien ne lui 8
INTRODUCTION
13
servi de critére que sa raison. Mais enfin il a choisi, construit, refait l'histoire. Et s'il s’est effacé de son
œuvre
en tant qu'individu,
c'est pour s'y imposer
d'autant mieux en tant qu'interpréte et créateur. Nulle histoire ne saurait, plus que la sienne, respecter les documents, mais nulle n'est plus éloignée d'une simple série de documents. Et il a, en somme, réalisé ce paradoxe de faire servir l'objectivité la plus ngoureuse à l'élaboration la plus personnelle. C'est bien là ce qui confère à son œuvre cette force expressive qui ne peut manquer de frapper le lecteur;
et, pour cette raison, les procédés qui ont permis de l'atteindre méritent par eux-mémes d'étre analysés de facon approfondie. Mais en méme temps, dans la mesure où ils impliquent une attitude originale — audacieusement systématque et cependant inattaquable — ils suggérent la diversité des solutions que peut adopter l'historien et surtout la difficulté du probléme qui se pose nécessairement à lui, dés qu'il fait œuvre de créateur.
Α cet égard, plus l'étude de ces procédés sera précise, et méme technique, plus elle sera probante et présentera de portée. L'originalité n'apparait que de
prés. Il est bien évident, en effet, que tous les historiens organisent les données de leurs enquétes et interviennent, par une série de choix et de constructions pour rendre clair leur discours. Seul, le mode de cette intervention peut être instructif. Et, chez | Thucydide, l'étroite fusion, qui existe entre la narra-
tion proprement dite et l'interprétation, impose une minutie plus grande encore.
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THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
C'est pourquoi nous avons cru devoir considérer, dans chacune des études qui suivent, des exemples assez détaillés, que nous avons analysés non seulement dans leur structure, mais jusque dans les mots. Certes, ἡ nous n'avons pas la prétention d'avoir ici épuisé tous les problémes que posait le texte. Nous n'avons, à propos de chaque passage, ni considéré tous les aspects ni résolu toutes les difficultés, tant s'en faut. Encore moins peut-on prétendre que ces quatre bréves études
puissent rendre compte de la méthode dans la totalité de l’œuvre: l’entreprise à laquelle s'était consacré L. Bodin n'est en aucune manière réalisée ici. Du moins
avons-nous
tenté, en choisissant quelques
épi-
sodes caractéristiques, d'en dégager les caractéres les plus manifestes, et de définir ainsi, de proche en proche,
les traits les plus remarquables de la méthode adoptée par Thucydide. En outre, chaque fois que cela a été possible, nous avons essayé de rapprocher ces procédés du mouvement de pensée contemporain, cherchant ainsi en quoi Thucydide se distihguait de ses prédécesseurs pour élaborer des méthodes plus proches des nótres, en quoi aussi il se montrait fidéle à des habitudes anciennes, durables ou provisoires, qui aujourd'hui nous déroutent, justement parce qu'elles correspondent à ce qui, dans l'héritage de la Gréce classique, a été perdu ou abandonné. Un pareil projet entraîne évidemment des diffcultés de présentation. Des exemples analysés de trop prés
semblent
volontiers
lassants;
par contraste,
les
recherches d'équivalents prennent volontiers un air de digression. Surtout, les conclusions à tirer risquent
INTRODUCTION
45
de se répéter d’un exemple à l’autre. — Nous avons espéré remédier à ces inconvénients, dans une certaine mesure, en organisant ces analyses selon un enchaînement logique. Profitant de ce qu'il ne s'agissait point ici d'une étude exhaustive, nous avons essayé de caractériser la méthode de Thucydide en retenant, délibérément, quatre aspects successifs susceptibles d'en illustrer la démarche intime et d'en marquer comme les étapes, au fur et à mesure que la
poussée de l'intelligence s'exerce de façon plus sensible. Puisqu'il s'agissait de déterminer la part d'intervention personnelle et d'interprétation apportée par Thucydide dans l'élaboration de son récit, nous avons
cru devoir partir des exemples les plus simples. Pour cela, nous avons d'abord considéré Thucydide aux prises
avec
le probléme
de l'historien sous sa forme
la plus ordinaire, et examiné
une partie de l’œuvre
apparemment des plus objectives : nous avons en effet
isolé
un
épisode
ni analyse
d'opérations
leurs
purement
narratif,
ne comportant
ni discours,
et décrivant
une bréve
militaires,
importantes
sans
conséquences,
mais
doute
rigoureusement
série
par
délimitées
dans le temps et dans l'espace. L'exemple choisi a été celui
de
la
tentative
d'investissement
de
Syracuse
par les troupes athéniennes. Et il nous a paru possible de déceler, même dans un passage de ce genre, toute une série de choix, d'intentions, de moyens trés subtils destinés à charger le récit de significations, à le penser, l'organiser et le transformer en discours intelligible.
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THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Ce goût de l’analyse raisonnée, uni au goût de l’objectivité extérieure, devait amener Thucydide à dérouler devant son lecteur les raisonnements mêmes de ses
personnages. C'est ainsi que les discours jouent, chez lui, un rôle capital et bien compréhensible. C'est à eux que renvoie, en fait, tout le système d'interpré-
tation qui se dégage des divers épisodes. Se situant sur le plan de l'intelligence, ils sont, par excellence, le lieu des analyses: le rapport qui s'établit entre eux et le récit constitue done, chez Thucydide, la véritable
armature nous
avons
de l'exposé.
Pour en étudier le principe,
cru devoir, là encore,
partir d'exemples
simples et bien délimités. C'est pourquoi nous avons évité de considérer le rapport existant entre les discours politiques et l'action, souvent à long terme, qu'ils prévoient ou qu'ils préparent. Nous avons au contraire, choisi le cas du discours militaire et étudié
le rôle qu'il joue dans l'exposé, en le replaçant, pour cela, dans le cadre des récits de bataille en général.
L'originalité que montre Thucydide en la matiére, et qui distingue ses récits de tous ceux de ses devanciers, réside précisément dans le róle qu'y joue l'analyse préliminaire, qu'elle soit confiée à un exposé indirect, ou mieux, à un discours, ou, mieux encore, à deux
discours antithétiques, où se trouvent confrontés des raisonnements contraires, Mais, si telle est la limite vers laquelle tend le récit de Thucydide, il devenait dés lors naturel de consi-
dérer, en eux-mémes, les procédés de cette confrontation à l'état pur, c'est-à-dire de suivre Thucydide sur ce plan de la dialectique, où il entraîne son lec-
p
INTRODUCTION
teur, quand,
17
en préface à une action —
qu'elle soit
politique ou militaire — il lui propose un systéme de discours antithétiques. Dans leur sécheresse de ton, ceux-ci se répondent, se renvoient leurs arguments, leurs mots, avec une précision qui révéle une technique savante. Les habitudes du temps peuvent en expliquer
la vogue
dans
une large mesure;
mais
l'usage
qu'en fait Thucydide est si poussé, 81 subtil, si serré,
qu'il mesure,
mieux
que
tout
autre
trait,
l'effort
accompli par lui au service de la raison. Ainsi, partant de cet « objet » supposé, qui se confondrait à la limite avec une documentation exhaustive mais inorganique, on assiste à la pénétration de plus
en plus profonde et de plus en plus libre de l'interprétation rationnelle. On passe du fait repensé, au fait rapproché d'une analyse, puis à l'analyse pure. Il semblerait donc que cette dialectique doive constituer comme
la limite et l'aboutissement
de la méthode,
et par conséquent fournir sa matiére à la derniére de nos études.
Le rôle de l'interprétation rationnelle peut cependant être poussé plus loin encore; et c'est le cas lorsque, non content d'organiser, gráce à elle, des données qui lui sont, du moins, clairement et correctement connues
par des témoignages, l'historien demande à sa raison de lui fournir ces données mêmes. Grâce à la nature de son sujet et aux caractéres de sa méthode, le cas ne peut être, chez Thucydide, qu'exceptionnel. Il existe cependant. Et, pour étre unique, il n'en est pas moins caractéristique. Thucydide, en effet, lorsqu'il a mis en téte de son ceuvre un exposé indiquant
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THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
sous quels traits 1] fallait, d’après lui, se représenter l’évolution de la Grèce depuis les temps les plus reculés jusqu’à la guerre du Péloponnèse, s’est trouvé aborder délibérément
une
histoire
encore
mal
explorée,
sur
laquelle il n'avait presque aucun document qui fût direct et sûr. Il n’a pu le faire que grâce à sa confiance en la raison. Il n’a pu le faire que parce que celle-ci lui a paru capable non seulement d'organiser les données de fait, mais de les susciter et de suppléer même à leur absence, fournissant non plus seulement la trame,
mais
la substance
méme
de l'histoire.
Et
de méme qu'il organisait plus fortement et plus savamment que quiconque les résultats de ses enquétes, de méme, il s'est donné à cette táche différente avec une
conscience aigué des innovations intellectuelles qu'elle impliquait et qu'il a prodiguées plus qu'aucun autre. Une telle entreprise reste, chez Thucydide, isolée; et, en consacrant cette ultime victoire de la raison aux
prises avec les difficultés de l'histoire, elle atteint à une limite: la raison ne pourrait aller plus loin sans ruiner l'histoire. Mais cette limite méme est bien celle que le mouvement du reste de l’œuvre aurait pu, à lui seul, faire prévoir; et cette exception est bien celle qui pouvait le mieux confirmer la régle. Il va sans dire, d'ailleurs, que cette distinction et
cette gradation, ainsi établies entre les différents aspects par où se trahit l'intervention de la raison, ne correspondent qu'à une classification purement théorique et
ne se justifient que par les commodités de l'analyse. Dans l'élaboration de l’œuvre, il n'y a pas de progrès successifs: la souveraineté qu'exerce l'intelligence
INTRODUCTION
19
constructive sur les données de l'histoire est, toujours et partout, absolue. La façon dont elle se marque ne varie que selon les circonstances. À cet égard, les quatre études qui suivent n'ont pas entre elles un simple lien d’enchaînement : par la conclusion commune qu'elles dégagent, elles se confirment aussi l'une l'autre.
Note: Un certain nombre de ces analyses ont été ébauchées dans
des
conférences
ou des
essais antérieurs.
En
particulier,
le sujet de la premiére a fourni le théme d'un exposé présenté à Cambridge,
en aoüt
1951,
au Congrés
Triennal
de la Fédé-
ration des Associations anglaises d'études classiques; quatrième, sur l'Archéologie, utilise les remarques de réunies
dans
notre
thése
secondaire;
les
conclusions
et la détail en
ont,
d'autre part, étó esquissées dans des conférences diverses faites à Paris, à Copenhague et à Gand.
I LES
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
Ce qui frappe le plus, à la lecture de l’œuvre de Thucydide, c'est l'existence et la teneur des discours. Il y a là, dans l'histoire, un élément qui différe ouvertement des habitudes de la science moderne et qui, par les raisonnements dont 1] fait usage comme par la liberté qu'il implique, semble particulièrement propre à l'analyse personnelle. Toutefois, ni la présence
de
ces
discours,
éblouir à tel point, que tation leur soit réservée, paraisse, par contraste, la Ce n'est pas parce que les
ni
leur
densité,
ne
doivent
toute la fonction d'interpréet que le reste de l'exposé simple reproduction des faits. considérations générales font
défaut que l'élaboration historique est moins réelle ou moins personnelle. Il n'y a pas de simple reproduction des faits, et chez Thucydide moins que chez personne. C'est pourquoi 1] peut sembler légitime d'aborder l'étude de ses procédés par la considération d'un récit d’où les discours soient absents.
On aurait pu, pour cela, choisir n'importe quel paragraphe de l’œuvre. Peut-être l'exemple sera-t-il plus instructif s'il s'agit d'un épisode auquel Thucydide
peut avoir donné plus de soins : tel est le cas pour le
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THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
groupe de chapitres qui relate — sans discours mais non sans éclat — la tentative athénienne pour investir Syracuse et l'échec apporté à cette tentative par l’arrivée à Syracuse du Lacédémonien Gylippe (VI. 96 — VII. 9). Si l’on avait
d'autres
récits, dus
à des historiens
contemporains, la comparaison serait instructive: en fait, sa part est fort réduite, puisque ces événements n'ont Jamais été rapportés que par des bistoriens dont Thucydide était la source principale. En revanche, 1] est certain que cet épisode, gros de conséquences, méritait ici toute l'attention de l’auteur : le récit qu'il en fait risque donc de présenter des caractères assez marqués pour pouvoir, par lui-méme, donner de la méthode une idée qui soit particuliérement nette et complète. Il devra, dans ce cas, révéler comment
Thucydide choisit et exprime certains faits, qu'il désire retenir, comment aussi il en dispose le récit, dans un ordre plutót qu'un autre.
Dans une méme série de faits, connue par une méme information, deux historiens différents retiendront, évidemment, des éléments différents.
Entre l'arrivée des troupes athéniennes en Sicile, et leurs premiéres défaites, Euripide, nous dit Plutarque,
Plutarque
leur
attribuait
juge
d'ailleurs
huit
victoires,
insuffisant
chiffre
(Nic,
17).
que
Or,
PROCÉDÉS
il est,
sinon
impossible,
DU
du
RÉCIT
moins
23
fort
difficile,
de
reconstituer, d'aprés le récit de Thucydide, ce que purent étre ces huit victoires. Sans doute faut-il en reconnaître un certain nombre (cinq, semble-t-il) dans le groupe .de chapitres considéré ici. Mais la difficulté méme que l'on éprouve à les identifier révéle assez que Thucydide, moins occupé d'exalter les mérites des troupes que de rendre clair l’enchaînement des faits, n'a pas cru devoir les isoler comme événements. Elles sont, chez lui, prises, noyées, dans ce qui fait l'unité du texte, à savoir la tentative d'investissement
menée contre Syracuse et son échec. Athénes réussira-t-elle? Ses fortifications pourrontelles, à temps, isoler Syracuse? telle est l'unique question qui se pose et qui domine l'ensemble du récit. Une victoire athémenne n'intervient que comme la possibilité d'entreprendre ou de poursuivre la construction d'un mur; une victoire syracusaine devient seulement un moyen de la retarder ou de l'empécher.
Et c'est là ce qui donne au texte ce caractére de continuité et d'unité qui lui est propre, ce qui permet au lecteur de suivre pas à pas, dans le détail de sa pro-
gression,le déroulement d'une seule entreprise et d'un unique projet. Le passage commence avec le débarquement des Athéniens dans le voisinage de Syracuse. À l'avance, les Syracusains auraient voulu défendre le plateau des Épipoles, pour qu'il füt difficile aux Athéniens, méme victorieux, de les investir. Mais précisément les Athéniens, sitót débarqués, s'assurent les Épipoles et construisent un premier fort: la tentative d'inves-
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tissement,
THUCYDIDE :
HISTOIRE
souci majeur
ET
des deux
RAISON
adversaires,
est
alors commencée. Les travaux vont se poursuivre, et Thucydide en mentionne soigneusement le développement. Ils débutent avec la construction de l'ouvrage circulaire (98. 2 : ἐτείχισαν τὸν κύκλον); ils se continuent d'abord avec le mur nord (99. 1: ἐτείχιζον... τὸ πρὸς βορέαν τοῦ κύκλου τεῖχος), puis avec le début du mur sud (101. 1: ἀπὸ τοῦ κύκλου ἐτείχιζον ot ᾿Αθηναῖοι τὸν κρημνὸν τὸν ὕπὲρ τοῦ ἕλους), puis avec son achèvement (103. 1: ἀπὸ τῶν ᾿Επιπολῶν καὶ τοῦ κρημνώδους &pE&μενοι ἀπετείχιζον μέχρι τῆς θαλάσσης...).
À chacun de ces progrès correspond, du côté syracusain, une tentative d'opposition, marquée par la construction de murs transversaux. En premier vient la contre-approche de 99. 3 (ὑκοτείχισμα), entreprise au-dessous de l'ouvrage circulaire athénien'; elle répond à la construction, par les Athéniens, du mur nord; elle amène de leur part une intervention armée,
à la suite de laquelle ils la détruisent, à 100. 3 («fjv τε ὑποτείχισιν καθεῖλον). — La deuxième, qui répond aux premières constructions sud, est entreprise plus au sud, à travers le marais (101. 2); il s’agit, cette fois, d'un fossé et d'une palissade: les Athéniens l’attaquent à son tour et s'en emparent (101. 3).
Les Syracusains désespérent alors d'empécher l'investissement (102. 4). À ce moment, les Athéniens sont donc tout près de 1. Sur l'interprétation exacte de ces indications, cf. notre appendice topographique, ad loc., dans l'édition de la Collection des Universités de France.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
25
réussir : la mention des différents travaux le marque assez. Et cela donne sa valeur dramatique à l'interruption qui survient: il se trouve en effet que le Lacédémonien Gylippe, qui vogue au secours de Syracuse, apprend l'état de ces constructions (VII. 1. 1) et hâte son arrivée: bientôt il gravit à son tour les Épipoles. Quand arrive-t-il? Au cas où nous n'aurions pas prété assez d'attention aux étapes successives, pourtant si bien marquées par Thucydide, celui-ci précise l'état exact des travaux: « Son arrivée se trouva coincider ("Ἔτυχε δὲ κατὰ τοῦτο τοῦ καιροῦ ἐλθὼν...) avec le moment où, précisément,
sur une lon-
gueur de sept ou huit stades, les Athéniens avaient déjà achevé, réserve faite d’une courte section à laquelle on travaillait encore du côté dela mer, un double mur abou-
tissant au grand port; quant au reste de la muraille, celle qui, en haut de l'ouvrage circulaire, devait atteindre l’autre mer en direction de Trogilos, les pierres en avaient été amenées sur la majeure partie du tracé; on en avait même
laissé certains tronçons
à demi-construits, d’autres complètement. C'est dire combien Syracuse connut de prés le danger.» Ce résumé, technique et précis, puis ce commentaire, non dénué d'emphase, sont remarquables; de méme que chaque fait est, par lui-même, rattaché au progrès de l'investissement, de méme la péripétie est dégagée par rapport à lui: l'insistance est seulement plus grande dans la mesure où il va en être plus affecté. En effet, que peut faire Gylippe? Sous sa direction, les Syracusains, tout en attaquant un point faible du mur sud, commencent sur le plateau, au nord, un
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THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
nouveau mur transversal (VII. 4. 1); et celui-ci, juste à temps, arrive à couper le mur des Athéniens (6. 4). Le but des Syracusains est donc atteint; méme en cas de victoire athénienne, l'investissement de Syracuse est devenu impossible.
Ainsi l'ensemble de ces chapitres, en ramenant tout à un méme probléme et à la lutte entre deux intentions contraires, arrive à présenter une sorte de petit drame, pleinement cohérent, et où règne une parfaite
unité d'action. Ce résultat apparaîtra d'autant plus remarquable, si l'on songe que des auteurs venus aprés Thucydide et trouvant déjà chez lui une matière tout
organisée,
comme
Plutarque
ou
Diodore,
n'ont
pas su, parce que leur souci était autre, préserver cette clarté. Plutarque, en particulier, soucieux de montrer
la valeur
de son
héros,
cite comme
un
de
ses exploits d'avoir « entouré Syracuse de fortifications »; 1] précise seulement plus loin qu'il y a « presque entièrement » réussi et n'indique qu'au moment où arrivent les secours où en était, en fait, la situation.
Or ni la brièveté ni le souci de s'iptéresser au seul Nicias ne peuvent ici étre allégués comme explications, puisque l'on trouve chez Plutarque des détails étrangers à Thucydide et sans aucun rapport direct avec Nicias!. La vérité est plutót que Thucydide cherche, en ramenant tout à une seule idée, à rendre
clairs certains enchatnements, alors est animé par un souci différent. 1. Ainsi pour le combat
chos
singulier entre
(18. 3) ou les railleries dont
de la part des Athéniens (19. 5).
Gylippe
que
Plutarque
Callicratos et Lama-
est d'abord l'objet
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
27
On pourrait penser que, si Thucydide a choisi de tout centrer ainsi sur l’histoire du siège, c’est parce que celui-ci l’intéresse par lui-même. Historien d'une guerre, stratège lui-même, 1] porterait alors aux faits militaires un intérêt de technicien et les pages qui nous occupent traduiraient, de façon plus précise, son sens de la poliorcétique. — Une telle interprétation doit être écartée. Et la preuve en est aisément fournie par lexposé lui-méme: aucun détail technique n'y est donné; ni la nature ni l'emplacement des diverses constructions ne sont indiqués avec précision; et les opérations sont si incomplétement décrites qu'on trouvera méme, quelques chapitres plus loin (43. 4), trois camps dont il n'a nulle part été question. Par conséquent, s’il est vrai que les événements, quels qu'ils soient, ne sont rapportés qu'en fonction des progrès du siège, ce n'est pas parce que le siège, en tant que tel, intéresse Thucydide : c'est parce que
le siége est ce qui fait l'unité et l'enchainement ces divers événements.
de
Les uns se battent, les autres sont en mer; certains se montrent bons tacticiens, d'autres guerroient bravement, ou sont zélés pour leurs alhés. Mais aux
intentions particuliéres et aux mobiles isolés se superpose un mobile général en vue duquel, en définitive,
chaque action s’accomplit: les uns veulent, en fin de compte, investir, et les autres empêcher l'inves- | tissement. Et Thucydide ne retient que cela. Il ne donne
aucune
attention
au
détail
des
mobiles,
des
actions, des circonstances: ce qui l'intéresse, c'est l'intention derniére qui embrasse le tout. Et, si tout
28
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
se tient dans son récit, c'est justement parce que tout est rattaché à cette intention derniére. Mais ce caractére méme appelle une conséquence. Thucydide a choisi de rapporter tout son récit à l'intention la plus générale, parce qu'elle fait l'unité de tout ce groupe d'événements: il va de soi que, dans ce cas, cette tendance ne saurait se limiter à ce groupe
de chapitres;
celui-ci s'insére, à son tour,
dans un groupe plus large, et la γνώμη, qui en fait l'unité, n'est que l'émanation d'une autre, plus générale encore. L'idée, syracusaine, de constituer contre Athènes l'union des forces siciliennes peut en fournir un exemple. Dès le livre IV, le Syracusain Hermocrate l'avait exprimée (59-65). Au livre VI, Nicias s'en était inquiété (21.1); Alcibiade en avait discuté la possibilité (17. 4); Hermocrate et Athénagoras en avaient tous deux prévu la réalisation (33. 4-5; 37. 2); et, à Camarine, Hermocrate en avait rappelé l'urgence (77. 1), tandis que l’Athénien Euphémos avait essayé d'alarmer ses auditeurs à cet égard (85.3). Or, il est trés manifeste que Thucydide prend bien soin d'encadrer l'épisode étudié ici par deux mentions qui le rattachent entièrement à ce thème. Avant l'arrivée de Gylippe, en effet, c'est Nicias qui recoit des forces de Sicile: un
contingent rejoint les Áthéniens au ὃ 98, au moment où les Athéniens viennent de prendre pied sur les Épipoles. Juste avant l'arrivée de Gylippe, en plein succès athénien, Thucydide signale encore l'arrivée de nouveaux renforts. Mais Gylippe lui-méme arrive avec des troupes siciliennes et bientót, aussitot l'inves-
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
29
tissement empêché, il part pour la Sicile recruter de nouvelles troupes (7. 2). L'idée syracusaine commence donc à prendre corps. Et la lettre de Nicias commente
avec insistance cette circonstance, répétant jusqu'à quatre fois que Gylippe a levé des troupes, en lève, en lévera
(11. 2; 12. 1; 15. 1; 15. 2). La conclusion
de l'épisode est donc dégagée par rapport à cette idée. — Il en est de méme à travers tout le livre VII; chaque bataille, au cours de ce livre, est ainsi encadrée entre l'arrivée de renforts Gylippe, parti en quéte
siciliens et le départ de de nouveaux concours:
chaque départ, chaque retour — c'est-à-dire chaque progrés dans la coalition des forces — est mentionné
avec précision. Si bien que l'on suit le progrés de ce plan, comme on suit, dans l'épisode de Gylppe, le progrés de l'investissement; et, comme dans l'épisode, juste avant la péripétie, qui est ici l'arrivée de Démosthéne, Thucydide fait le point en ce domaine (33. 2: « Maintenant, en effet, la Sicile presque entière —
comprenant,
à la réserve
d'Ágrigente,
qui
restait
neutre, les autres cités jusque là dans l'expectative — venait à l'aide, faisant bloc avec Syracuse contre les
Athéniens »): 1] situe l'arrivée de Démosthéne par rapport à la coalition des forces comme il situait l'arrivée de Gybppe par rapport au progrès des murs. La seule différence est que, cette fois, l'arrivée de Démosthéne
ne change pas l'aspect des choses, car de nouveaux renforts ne cesseront d'arriver jusqu'à la fin (50. 1). L'idée de l'union sicihenne constitue donc une nou-
velle γνώμη, un nouveau fil directeur, d'une extension plus grande, mais d'un effet semblable. Comme le
30
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
projet d'investir Syracuse, celui de coaliser la Sicile est
un
élément
d'unification,
dont
Thucydide
suit
la trace pour cette raison méme. Et l'on pourrait, dans les livres VI et VII, en relever
bien d’autres. Si l'épisode de Gylippe se situe sur le chemin qui mène à l'union sicilienne, il se situe évidemment aussi sur un autre; non moins apparent, qui
méne à l'intervention de Sparte et par conséquent à l'organisation contre Áthénes d'une double guerre, en Sicile et en Grèce. Ce n'est point ici le lieu de rechercher toutes
les
étapes
par
où
ce résultat
est
progressi-
vement atteint!; mais il peut être intéressant de montrer que, dans l'épisode méme de Gylippe, Thucydide prend soin, quand ce ne serait que par ses silences, de laisser de cóté tous les détails adventices, qui brouilleraient l'attention et feraient perdre de vue le fil conducteur. En particulier, Thucydide dit simplement « Gylippe de Lacédémone » (104. 1), sans aucunement présenter le personnage, ni méme répéter le nom de son père *; cette discrétion * rend plus apparente
la
relation
entre
ces
événements
et
le
1. Nous avons eu l'occasion d'analyser, à cet égard, la structure des deux livres dans la Notice de notre édition; nous sommes
déjà trop souvent obligés de reprendre ici des idées qui y figurent ; nous espérons qu'on nous en excusera dans la mesure οὐ il s'agit d'indications de fait, dont les significations peuvent étre diversement dégagées. 2. Ce nom figure à 93. 2 mais sans qu'il y ait aucun détail ni aucune justification à la nomination du personnage. 3.
Elle a été relevée
et commentée
par L. Bodin
dans
une
communication faite au Congrés de Strasbourg de l'Association Guillaume
Budé,
en avril 1938,
sous le titre: Alcibiade
prète à Sparte de l'appel des Syracusains au Péloponnése.
inter-
PROCÉDÉS
discours
d'Alcibiade,
DU
RÉCIT
conseillant
aux
31
Lacédémoniens
d'envoyer en Sicile « un Spartiate pour exercer le commandement » (91. 4). Cependant, un historien, animé d'autres préoccupations, eüt pu tirer quelque enseignement de la personne méme de ce Spartiate !. Thucydide préfére la netteté d'un théme à la richesse des détails. Α
cóté
de ces deux idées, toutes deux relatives
à
l'intervention des États dans le conflit, on pourrait en suivre d'autres. Dans l'ordre militaire, par exemple, il est bien sensible que Thucydide néglige tout ce qui est épisodique ou anecdotique (ici, par exemple: le combat singulier entre Lamachos et Callicratos), mais s'attache à l'intention tactique. De là vient que les batailles livrées sur un méme théâtre peuvent s’enchaîner entre elles : ici méme, on voit Gylippe en personne tirer la leçon de son premier échec et s'adapter
aux circonstances du combat. Tout se suit. La technique
se perfectionne,
se rectifie. —
Or, la série des
différentes batailles livrées plus tard dans la rade de Syracuse apparaît, elle aussi, comme la réalisation progressive d'une semblable adaptation; leurs partieularités sont laissées de côté, mais la stratégie commune qui commande à leur déroulement est fortement dégagée *. 1. Beloch mentionne aussitót le róle joué par le pére de Gylippe à Thourioi (ce róle se tire de ce que dit Thucydide au passage, quand, à 104. 2, Gylippe invoque le « droit de cité jadis
reconnu
à son
pére
»; mais
les détails
anecdotiques
ne
se trouvent que chez d'autres; ainsi Diodore, XIII, 106, Polyen, II, 10). 2. Cf. chapitre suivant, p. 150 sqq.
32
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
Ainsi, un même épisode peut être situé par rapport à différentes idées, de portée plus ou moins générale. À la limite, elles se ramènent toutes au débat qui ' oppose l’impérialiste Athènes à ses adversaires. Si Thucydide
a si puissamment
marqué,
tout
au
long
de l’œuvre, les caractères de cet impérialisme, c'est précisément parce que la tournure de sa pensée l'entraîne à reconnaître dans tout événement les traits qui l'apparentent au plus grand nombre possible d'autres
événements.
En
tendant
à l'unité
la
plus
large possible, il tend aussi à l'interprétation la plus en profondeur. Il est d'ailleurs remarquable de constater que cette tendance l’entraîne à considérer des . ensembles toujours plus vastes, à remonter toujours plus loin dans le passé pour mieux expliquer le présent; il remonte d'abord jusqu'aux guerres Médiques
— dans la Pentékontaétie — puis jusqu'aux origines mêmes de la Grèce — dans l’Archéologie !: sollicité par son désir d'unité, Thucydide peut à peine se contenter du cadre même que lui fournit son sujet. Cette unité qui, de proche en proche, relie les événements entre eux, n’est jamais exprimée directement; et aucune interprétation ne semble s’ajouter à la stricte mention des faits. Mais le choix effectué par l'historien impose cette unité: les faits qu'il retient sont tels qu'ils en portent témoignage. Thucydide part du désordre des faits bruts, ou plus exac1. Celle-ci, en effet, n'est pas uniquement
destinée à faire
comprendre l'importance exceptionnelle de la guerre du Péloponnése: elle fournit une interprétation générale de l'histoire grecque;
cf. chapitre IV.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
33
tement — puisqu'il est difficile de faire intervenir une notion objective aussi suspecte — du désordre qui peut se manifester quand parviennent à l’historien des relations diverses, toutes incomplètes, et étabhssant des points de vue divers; sur ce désordre, on dirait qu'il pose une grille; cette grille dissimule tout
ce qui à ses yeux est adventice pour ne laisser transparaftre que des éléments liés entre eux par un rapport interne: à ce moment-là, comme un message s'exprime par une série de lettres quand on cache celles qui ne comptent pas, l'ensemble devient lisible, prend
un sens. Un autre historien aurait pu imposer une autre grille, et nous permettre de lire dans les faits un sens différent. Mais en le faisant, il aurait, du moins, emprunté à Thucydide sa méthode : celle qui consiste
à ne retenir que le plus continu, et à laisser cette continuité se dégager seule, aux yeux du lecteur, des parentés qu'il apercoit. | *
“4Δενκ
L'expression
encore.
rend
ces
parentés
plus
évidentes
Et si le principe consistant à dégager des
connexions et des enchaînements peut sembler traduire avant tout l'intervention de la raison, le pro-
cédé formel que Thucydide met au service de cette intervention est, lui, particulier. En effet, il ne s’est pas contenté de marquer entre les événements une parenté sommaire en les rattachant, en gros, à une idée commune: il a pris soin, dans le choix même des mots et des tours, de donner
34
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
à ces relations un caractère de rigueur presque mathé-
matique. Les éléments similaires prennent une forme similaire; les conclusions répondent aux projets. Ce qui est réussi ou manqué, répété ou modifié, s'impose donc exactement comme tel, sans qu'il soit besoin de le dire.
Ce que voudraient les Syracusains, au début, c'est
que les Áthéniens ne puissent les investir méme cas
de
victoire
(οὐκ ἂν ῥᾳδίως σφᾶς,
en
οὐδ᾽ εἰ κρατοῖντο
μάχῃ, ἀποτειχισθῆναι) ---- la conclusion à laquelle aboutit
l'épisode coincide textuellement τερηκέναι͵ £l καὶ κρατοῖεν,
avec ce vœu:
ἀπεσ-
μὴ ἂν ἔτι σφᾶς ἀποτειχίσαι.
Certes, Thucydide n’a pas cherché une identité stricte qui eût óté à son
œuvre
tout
caractère
naturel,
et
cela sans utilité: il lui a suffi d'employer
les deux
mémes
le méme
mots,
κρατεῖν
et ἀποτειχίζειν,
dans
rapport, pour faire sentir la rigueur de la correspon-
dance, sans donner à son intervention quoi que ce soit d'indiscret. Mais, pourrait-on dire, ces deux mots, et leur rap-
port, sont un élément indispensable de la pensée, tant à l'introduction qu'à la conclusion. — Si l'on observe le développement qui sépare cette introduction de cette conclusion, on peut, cependant, constater qu'une
telle rencontre n'a rien d'exceptionnel. Dans ce récit, l'essentiel est, on l'a dit, la construction, par les Áthéniens, de deux murs, l'un au nord,
l’autre au sud. Pour le cas où le caractère systématique de leur entreprise échapperait à l'attention,
Thucydide en exprime les deux tentatives en termes étroitement
similaires.
La
première
victoire
athé-
PROCÉDÉS
nienne amène comme
DU
RÉCIT
35
conséquence la première cons-
truction : « Le lendemain, les Athéniens travaillaient
au mur du côté nord. » Où cela? « Là où, du grand port à l’autre mer, le tracé était, pour leur circonvallation le plus court » (ἧπερ βραχύτατον ἐγίγνετο αὐτοῖς...). —
La seconde victoire amène de la même façon la construction du second mur : « le lendemain, les Athéniens
se
mirent
à construire.
» Et
où
construisent-ils?
« là où, à travers la plaine et le marais, leur circonval-
lation gagnait le port par le tracé le plus court » (ἥπερ αὐτοῖς βραχύτατον ἐγίγνετο). Les tentatives faites par les Syracusains n'ont pas un caractère moins semblabie.
« sortent
Lors de la construction
pour
construire
du mur
nord, ils
à partir de leur ville... »
(99. 3: ἐτείχιζον οὖν ἐξελθόντες ἀπὸ τῆς σφετέρας πόλεως
ἀρξάμενοι). Lors de la construction du mur sud, ils agissent juste de même (101. 2: ἐξελθόντες καὶ αὐτοὶ änsotabpouv αὖθις ἀρξάμανοι ἀπὸ τῆς πόλεως). Naturellement, les faits sont semblables,
et,
dès
l'instant que Thucydide entreprenait d'en suivre le détail, il ne pouvait s'exprimer de facon radicalement
différente. Il est cependant évident que, sans excés ni artifice, il a su donner à cette répétition une précision particuliérement frappante. La permanence des mémes intentions, de part et d'autre, en tire un caractére plus systématique, et le déroulement des faits une apparence presque nécessaire. Thucydide
aurait trés bien
pu, par exemple, indiquer, géographiquement, par où passaient les travaux athéniens : l'indication aurait été plus précise —
mais la continuité de l'entreprise
se serait moins nettement dégagée. Il aurait pu, aussi,
36
THUCYDIDE:
WISTOIRE
ET RAISON
exprimer plus rapidement la réaction des Syracusains.
L'Histoire Grecque de Gustave Glotz, tirant évidemment son récit de Thucydide, parle de la circonvallation en général et des deux contre-approches sans distinguer le mur nord du mur sud, ce qui Óte au
mécanisme
des
événements
cette
rigueur
qu'il
a
chez Thucydide.
Cette rigueur peut d'ailleurs permettre de dégager, à la faveur de ces similitudes formelles, la part des différences: la même difficulté des Syracusains à se ranger en bataille (VI. 98. 3: ὡς &épev... où ῥᾳδίως ξυντασσομένους— VII. 3. 3: δρῶν... où ῥᾳδίως ξυντασσομένους) amène ainsi les chefs syracusains à se replier,
mais Gylippe à se déplacer '. On dirait par là que chaque fait, ou chaque idée,
prend un caractère défini, ou même définitif, qui permet d'en reconnaître les traits en toute circonstance, méme à une distance de plusieurs pages. En effet le procédé ne se limite pas plus au contexte immédiat que les fils conducteurs dont il jalonne le tracé. Les mêmes mots servent, à travers des livres entiers, à travers l’œuvre entière, à caractériser les mêmes notions; ils attirent l'attention sur l’enchat-
nement des passages qui s’y refèrent. C'est ainsi que, dans l'épisode qui nous occupe, l'arrivée de Gylippe a pour effet de raffermir le moral
des Syracusains. (2. 2: érsppéctncav) : le méme terme, 1. De méme,
à la fin du livre VII, le mauvais
vouloir des
soldats Athéniens et Syracusains est le même (72. & : οὐχ ἤθελον; 73.2: οὐ δοχεῖν ἂν ῥαδίως ἐθελῆσαι), ce qui fait ressortir l'efficacité de la ruse adoptée per Hermocrate.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
37
ou du moins des composés du même mot ῥώμη, scandent, d'un bout à l’autre du livre VII, le développement de ce « moral ». La conclusion de notre épisode est que celui-ci est, chez les Syracusains, «grandement raffermi»
(7. 4: πολὺ ἐπέρρωντο) ; méme effet, quand ils l'apprennent, chez les Corinthiens (17. 3 πολλῷ μᾶλλον ἑπέρρωντο), et surtout chez les Lacédémoniens (18. 2: μάλιστα δὲ τοῖς Λακεδαιμονίοις ἐγεγένητό τις féun). Au contraire,
lorsqu'arrive Demosthéne, c'est au tour des Athéniens de reprendre courage (42. 2: ῥώμη τις ἐγεγένητο). Mais, comme son arrivée méme ne change rien, les Syracusains se rassurent (46. 1 : πάλιν αὖ ἀναρρωσθέντες) : cette fois, l'affaire est décisive, et Thucydide a recours
à un mot rare, qu'il n'emploie nulle part ailleurs. En tout cas, il est au moins curieux que la série se présente de facon si complète et qu'aucun composé de θάρσος, par exemple, ne vienne en rompre l'homogénéité. Si l'on ajoute à cela que le premier de ces composés se présente, avant l'épisode considéré, pour marquer le regain de confiance qu'apportent aux Lacédémoniens les conseils d’Alcibiade (VI. 93. 1: πολλῷ μᾶλλον ἐπερρώσθησαν), on ne pourra échapper à la conclusion que cette homogénéité a un sens: elle contribue, pour une large part, à rendre sensible la progression qui, d'étape en étape, conduit à l'effondrement d'Athénes, et, dans cette progression, la
péripétie qui put un moment faire douter du résultat. Au
reste,
ce dernier
exemple
révèle
assez
parallélismes d'expression ne marquent ment l'unité des grands fils conducteurs
que
ces
pas seuleet peuvent
être appliqués à autre chose qu'aux idées principales.
98
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
Le redressement du moral syracusain n’est pas un des thèmes majeurs du livre. Il consacre seulement, à chaque fois, l'importance du progrès accompli. Dans ce cas, le parallélisme fait apparaître une conséquence commune à deux événements différents. Il
marque une articulation dans le récit historique et non plus un théme. Dés lors, un vaste champ s'ouvre à la subtilité de l'auteur. Les rapprochements verbaux peuvent ne pas porter sur des mots importants ni sur des idées importantes; mais ils établissent toujours des relations, une unité : le rapprochement des tours grammaticaux,
quels qu'ils soient, marque donc des parallélismes et suggère des interprétations.
Juste aprés l'épisode considéré, on trouve ainsi le méme δὲ xal... ὅπως, pour passer des projets offensifs aux projets défensifs, tant du cóté athénien que du cóté péloponnésien (17. 2 — 18. 1): cette similitude dégage le mécanisme par lequel, ici, les deux γνῶμαι se réglent exactement l'une sur l'autre. De
méme,
l'aboutissement
de
ces
mesures,
en
ce
qui concerne les Peloponnésiens, se trouve étre l'occupation de Décélie. Et Thueydide, ne reculant pas, en l'occurrence, devant un mot de commentaire, écrit que « ce fut un coup de toute première importance
pour la situation athénienne » (27. 3: πολλὰ ἔθλατιτε τοὺς ᾿Αθηναίους kal £v τοῖς πρῶτον...
ἐκάκωσε τὰ Ttpáy-
ματα). Or, cette formule, qui contient une expression rare, en rappelle étrangement une autre, toute proche,
celle par laquelle Thucydide commente la prise du Plemmyrion par Gylippe, qui fut « le coup le plus grave, .
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
39
un coup de toute première importance, pour le corps expéditionnaire athénien » (24.3: ἐν τοῖς πρῶτον ἐκάκωσε). L'envoi de Gylippe est aussi fâcheux pour le corps expéditionnaire que l'occupation de Décélie pour la situation en Áttique. La similitude des commentaires aide à faire sentir comme apparentées les deux réalisations
des
deux
conseils
d'Alcibiade!;
et
ces
deux coups « de toute première importance » scandent la progression du désastre, autant que les progrés du « moral » ennemi. Or, l'effet est d'autant plus remarquable qu'il ne s'agit plus 101 de termes qui soient requis par les besoins de l'expression. La parenté n'est que dans la pensée de Thucydide. Elle n'est peut-étre pas
délibérée,
mais
elle est son fait; et, tout
en se
contentant d'exprimer directement des données exactes, elle devient donc, en un sens, encore plus personnelle. Quoi qu'il en soit, depuis les éléments voisins d'un récit simple jusqu'aux articulations distantes d'un récit complexe, on peut dire que l’œuvre de Thucydide est toute remplie d'échos, de rappels, de correspondances. C'est d'ailleurs ce qu'a bien montré J. H. Finley JF, lorsqu'il a cherché à établir par là l'unité de l’œuvre, du point de vue de sa genèse *. Il s'est, en effet, attaché, de façon trés heureuse, à suivre quelques-uns des 1. Ce rapprochement a été signalé et commenté par L. Bodin dans sa communication sur Alcibiade interpróéte..., cf. Actes du Congrès de Strasbourg de l'Association Guillaume Budé, p. 89. 2. Harvard Studies in classical Philology, vol. spec. I, 1940, 255-297. Les citations faites sont empruntées aux pages 267 et 284.
40
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
grands fils conducteurs qui jalonnent l’ensemble de l’œuvre, et a mis en lumière l’existence de parentés subtiles. Il parle de « recurrent and interwoven complex of ideas », de « progressive, interrelated statements »; et, affirmant que « l'unité de l’œuvre est révélée non seulement par la cohérence de ses analyses mais par une cohésion plus subtile dans le style et la maniére »,
il écrit: « On pourrait presque dire qu'il n'est pratiquement pas une page dans laquelle une phrase ne suggére, par la forme ou par le contenu, une autre phrase qui se trouve ailleurs. » Ce trait, qui implique à ses yeux une parenté chronologique, nous semblerait plutót l'aboutissement d'une méthode — celle-là méme qui tend à chercher avant tout l'unité, et à la rendre sensible par des similitudes verbales de plus en plus distantes ‘. Les caractères qui se sont marqués dès le début de notre analyse montrent assez que Thucydide, à aucun degré ni à aucun
moment,
n'eüt envi-
sagé de rapporter un fait sans procéder de la sorte. * *.
9
On pourrait, évidemment, admettre que cela se passe ainsi, en quelque sorte, à son insu. Et sans doute est-ce assez souvent le cas. C'est dans sa pensée que 1. Si l'évolution de Thucydide l'a amené non à se contredire mais à préciser et fortifier sa pensée, il a pu employer cette méthode sans tout écrire à la fois, mais en tenant compte, simplement, de ce qu'il avait écrit avant. Les œuvres les plus fermement composées ne sont pas toujours celles qui le sont en une fois.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
41
s'établit la parenté entre deux faits: il est naturel, alors, qu'il leur donne une expression voisine, et, la
raideur de son style aidant, on ne doit pas s'étonner de le voir exprimer sous une forme semblable ce qu'il
a précisément jugé tel. Dans ce cas, il a pu percevoir l'unité comme 1] la fait percevoir à son lecteur, mais n'étre pas plus conscient de la similitude verbale que n'en est ce méme lecteur. Il a fallu attendre, en effet,
les analyses de L. Bodin ou de J. H. Finley pour s'aviser de ces rapprochements curieux, de ces combinaisons, de ces rappels. S1 cette interprétation est vraie — et elle l'est certainement dans une large mesure — on devra donc considérer ces particularités comme involontaires. Elles n'en sont d'ailleurs que plus caractéristiques de la pensée de Thucydide. Et vraiment, si l'unité de celle-ci est si forte, que les expressions mómes en soient ainsi frappées au méme coin, si l'armature de leeuvre est si rigoureusement présente à l'esprit de l'auteur qu'involontairement les mots s'ordonnent en systémes et marquent d'un méme trait les articula. tions, c'est évidemment le signe que nul plus que lui ne pensa jamais le détail en fonction de l'ensemble,
et d'un ensemble presque mathématique par sa précision. Mais dans la mesure méme où cette tendance est poussée si loin, on peut aussi supposer qu'il y a là, au moins dans certains cas, une méthode délibérée et
intentionnelle. Les Grecs étaient subtils. Les Grecs aimaient avoir
recours à des procédés savants en vue de tel effet par-
42
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
ticulier. Les mesures du Parthénon nous les montrent capables de faire inégal ce qui devait sembler égal. Si l’on en croit M. J. Bousquet’, ils étaient méme capables de se plaire à introduire dans l'architecture les savantes nouveautés de la recherche mathématique. Or, dans le domaine littéraire, l'enseignement des sophistes implique qu'ils aient eu une conscience au moins aussi aiguisée des moyens à leur disposition. Et il faut ajouter que le procédé méme des rapprochements et des correspondances devait trouver en eux des auditeurs avertis et perspicaces — sans quoi les
parodies
quelques
littéraires,
parfois
faites
d'un
ou
de
mots, n'auraient pu avoir le succés qu'im-
pliquent les œuvres d’Aristophane et de Platon.
On peut méme auteurs
dire plus; et, si l'on considére les
grecs qui,
pour
une
raison ou une
autre,
se
retiennent d'exprimer directement la totalité de leur pensée ἦ, on peut constater que les reprises et les correspondances verbales sont précisément caractéristiques de leur procédé. Pour Pindare, entre autres, l'observation de ce fait a été, récemment, à l'ongine d'un renouvellement dans l'interprétation; M. Norwood explique, en effet,
les odes en leur attribuant une signification symbolique: or celle-ci se dégage en particulier de rapprochements verbaux, ou d'images répétées. Le symbole de la Ire Pythique
est la lyre, chantée dés le début;
or la notion d'harmonie se retrouve dans la σύμφωνος 1. Le Trésor de Cyréne (Fouilles de Delphes, II), 1952. 2. Sur cette idée
cf. ci-dessous p. 90 sqq.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
43
ἡσυχία du vers 70 comme dans l'évocation de l'ààaAaxéc des barbares, aussitót aprés; et la noirceur de Phalaris se reconnaít pour finir à ce que son nom n'est pas
associé à... la lyre! Il n'y a pas ici à entrer dans le détail de ces interprétations, parfois un peu audacieuses, mais souvent séduisantes; il suffit de marquer
que,
méme
dans
le détail,
les correspondances
ver-
bales semblent devoir fournir la clef de l'explication. La IIe Pythique, par exemple, raconte d'abord le mythe d'Ixion, qui, puni par Zeus de son amour pour Héra,
fut dupé
et s'unit à une vaine
nuée;
et, à la
fin, elle contient l'éloge du sage Rhadamanthe. Or, M. Norwood écrit : « Un parallélisme d'expression qui ne peut étre accidentel lie entre eux les passages décrivant l'illusion d'Ixion et celle évitée par Rhadamanthe: dans chacun, il y a des mots, qui ne sont pas parfaitement naturels, mais qui sont appropriés pour rappeler l'autre description ! .» D’après lui, si la nuée que Zeus présente à Lxion est appelée un « mensonge » (ψεῦδος) c'est à cause du rapprochement avec le cas de Rhadamanthe, apte à dépister les calomnies: inversement, le mépris de Rhadamanthe pour les tromperies se traduit par le verbe οὐ τέρπεται
qui rappelle plutót l'amour d'Ixion pour la nuée. — De
fait,
outre
cette
espéce
d'échange,
1] existe
un
parallélisme assez net dans les mots : on retrouve, en effet, d'un côté les « mains de Zeus », de l'autre « les
mains
des mortels,
colporteurs
de
médisances
et 75 : παλάμαις) : et à l'&tBpic ἀνήρ qu'est 1. Pindar,
» (40
Ixion, à ses
University of California press, 1945, p. 190.
44
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
μαινομάναις φρασίν (26), s'oppose la sagesse de Rhadamanthe qui φρανῶν ἔλαχε καρπὸν ἀμώμητον (73-74). On
pourrait ajouter que l’on a d’un côté la ruse de Zeus (δόλον), de l'autre le fourbe
citoyen
(δόλιον) —
Au
beau fantôme que caresse [xion (καλὸν πῆμα) répond le singe, qui est « beau pour les enfants » (καλός τοι πίθων παρὰ παισίν, αἰεὶ || καλός). C'est donc ici l'écho entre les mots qui fournit la clef du sens‘. Sans que sa portée soit la méme, cet écho se retrouve, avec
évidence,
chez
Platon;
et là, avec
quelle
fine
ironie les reprises scandent les étapes d'une démons-
tration ! Un exemple connu de tous est celui du Gorgias. Socrate y oppose, dans les mots mémes, le jugement suprême où 1] entend, lui, triompher, et celui d'ici-bas, où veut triompher Calliclés; il applique alors
à Calliclés tous les reproches que celui-ci lui adressait : « Je te blâme de ce que tu seras incapable quand viendra pour toi le temps de resteras bouche bée et la téte perdue », « à te voir en pleine déchéance, souffleté plus,
Socrate
semble
se
souvenir
des
de te défendre ce procés; tu tu t'exposeras * », etc... Bien mots
mémes
qu'employait Calliclées pour condamner les idées morales : « le reste », disait celui-ci, « toutes ces fan1. Dans la méme Pythique, nous pensons que l'obscur conseil donné à Hiéron au vers 72 (y&vov οἷος ἐσσὶ μαϑών) s'explique de même par le contraste entre ce ua8óv et le ἔμαθε δὲ σαφάς du vers 25, relatif à la leçon qu'Ixion apprit à ses dépens : Hiéron,
lui, n'a qu'à rester lui-même pour être fidèle à la leçon (qu'il s'agisse d'ailleurs, selon l'interprétation adoptée,
de celle faite
par Pindare, ou par la vie, ou même de la connaissance de soi). 2. 526 e-527 a = 486 bc: tous les mots frappants sont les -mêmes d'un passage à l'autre.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
45
tasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature, n'est que sottise et néant »: οὐδενὸς ἄξια (492 c). Or, la dernière phrase du Gorgias est une proposition très courte, toute simple; 1] s’agit des idées de Calliclés, que Socrate engage celui-ci à abandonner:
Rapproché
ἔστι
des
γὰρ οὐδανὸς
autres,
ἄξιος,
le rapport
ὦ Καλλίκλεις.
ne
paraît guère
être accidentel; il marque avec un amusement perfide le retournement des positions. Mais par là il constitue aussi
pour
nous
une
preuve
de
plus',
attestant
la
subtilité avec laquelle, pour des fins diverses, les Grecs de l'époque
classique
aimaient,
par des
rapproche-
ments verbaux souvent à peine sensibles.à nos yeux, faire apparaître des relations et marquer les articulations intimes d'un exposé. Chez Thucydide, il n'y a donc rien d'étonnant à ce que ce procédé soit employé pour marquer des relations entre les faits. Il est chez lui d'autant plus constant que le souci de marquer ces relations semble être la premiére de ses préoccupations. Quand l'acte luiméme, par sa répétition, traduit l'unité d'intention, il le rapporte en termes similaires. Quand 1] n'y a pas répétition, comme dans le cas de la prise de Plem-
myrion et de l'occupation de Décélie, c'est un détail adventice de l'expression, une similitude dans l'énoncé de l'effet produit, qui aide à suivre le fil conducteur.
De toute manière, l’unité est donc préservée, et fortement exprimée. 1. La tragédie connaît aussi des effets de ce genre : cf. ci-dessous, p. 95-96.
46
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
L
$
59
Cette tendance à l'umté est évidemment ce qui confére au récit de Thucydide son caractére d'intelhgibilité. À partir du moment où celui-ci dégage une intention,
commune à
divers actes, et reléve,
systé-
matiquement, tout ce qui peut en marquer la réahsation ou l'échec progressifs, d'une part, cette intention fournit une explication suffisante de l'acte, d'autre part, la cause de la réussite ou de l'échec se trouve, elle aussi, isolée et, en quelque sorte, lisible. La simple juxtaposition chronologique constitue, dés lors, une série cohérente et compréhensible. Cette série est d'autant plus claire que Thucydide en marque plus fortement l'unité. Elle est aussi d'autant plus évidente qu'il écarte plus résolument tout ce qui n'en reléve pas directement, c'est-à-dire le particulier, l'adventice, le détail concret. On a vu que, pour ces quelques
pages,
Plutarque
a trouvé moyen de nous transmettre des précisions omises par Thucydide. Or, le fait est constant. Combien de noms propres, combien de chiffres on peut aller puiser chez Plutarque ou chez Diodore! Thucydide, lui, n'a pas voulu en encombrer son récit. Impitoyablement, il a écarté tous les détails gratuits ‘. Sans doute, on trouve bien chez lui des notations 1. On peut citer comme exemple le récit de la troisième bataille dans la rade de Syracuse: Diodore (XIII, 13) donne six noms propres pour les chefs des différentes ailes de part et d'autre; il précise qu'Eurymédon perdit sept navires et que ce fut Sicanos qui tenta d'incendier les navires athéniens.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
47
concrètes; mais elles sont presque toujours ‘ destinées, soit
à
faire
comprendre,
directement,
un
procédé
technique ou bien les éléments d'une situation ?, soit à donner de lampleur à telle ou telle péripétie?; dans ce dernier cas, la couleur, le pittoresque, le pathétique, servent à mieux attirer l'attention sur
des éléments jugés importants, et contribuent done, indirectement, à dégager une analyse *. Le résultat est que le récit, ainsi ramené à ses lignes essentielles, devient non seulement plus clair, mais
encore plus rigoureux. Comme Thucydide élimine tout ce qui est adventice, pour ne retenir que ce qui sert à la progression d'une action,
et qu'inversement 1] s'attache à cette action
sans en négliger aucun élément, il semble que son récit s'érige en démonstration. Les conditions retenues 1. Peut-étre faudrait-il mettre à graphiques (comme 1.80, sur les le désir de rectifier des erreurs ou Thucydides, p. 108 et L. Pearson, phical Tradition, Cl. Q., 33 (1939) p. dant que les exemples pour lesquels
part certaines notices géoChaones), où perce parfois des ignorances, cf. Finley, T'hucydides and the geogra48-54. Nous pensons cepenaucune autre justification
n'intervient sont, en somme, des plus rares (en particulier, les $ II, 96-97, sur les Odryses, se justifient non seulement par
lexpérience propre de Thucydide, mais par limportance de Sitalcés lui-méme et de l'expédition tentée). 2. Sur
leur róle
dans
les récits
de
batailles,
et
cf. ci-dessous,
p. 165 sqq. 3. Cf. ci-dessous, p. 57. 4. C.F. Abbott juge qu'il y a dans le récit de l'expédition de Sicile, deux exceptions à l'habituelle retenue de l'auteur: le départ de la flotte et le récit de la derniére bataille; or, il est aisé de voir que ces deux exceptions correspondent aux deux
moments décisifs, non guerre elle-méme.
seulement
de l'expédition,
mais
de la
48
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
par lui sont, par rapport au résultat, nécessaires et suffisantes. On ne peut rien ôter, rien changer. Et la cohérence même qu'affecte le récit — des prémisses aux conclusions — prend un air de nécessité. Mais en outre, du fait que ces conclusions sont rattachées aux prémisses les plus simples, aux conditions les plus profondes, il semble que l'on tende vers une sorte de vraisemblance en soi, plus ou moins . sensible selon les cas. La tendance, qui existe chez Thucydide, à considérer chaque situation dans ce qu'elle a de général et à l'expliquer par référence à d'autres cas, se marque, " dans
notre
passage,
sous
une
forme
modeste,
mais
caractéristique. En effet, quand Nicias régle sa conduite sur le petit nombre de navires accompagnant Gylippe, Thucydide ajoute, à titre de commentaire explicatif : « exactement comme cela avait été le cas à Thourioi » (104. 3: ὅπερ καὶ ot Θούριοι ἔπαθον); or, un commen-
taire exphcatif de méme ordre figure déjà au paragraphe précédent; mais, cette fois, on passe de la simple répétition à la régle de probabilité: les discussions prennent place dans Syracuse « comme il était naturel de la part de gens dans l'embarras et . plus étroitement assiégés qu'auparavant » (103. 4: οἷα δὲ
εἰκὸς
ἀνθρώπων
&rtopoóvtov...).
Cette
référence
à un usage normal, humain, vraisemblable, est l'expli-
cation à laquelle tend toujours, de près ou de loin, l'histoire de Thucydide. Elle est exprimée directement dans un certain nombre de parenthéses, portant sur le comportement fréquent ou habituel des gens, comme dans les sentences des discours; mais elle est
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
49
toujours sous-jacente, dans les récits aussi bien que dans les discours. Les enchaînements que dégage son histoire échappent le plus possible à la contingence. Aussi bien les « intentions » que celle-ci met en lumière prennent-elles, autant que possible, une existence propre, indépendante des cas individuels. Sans doute, à l’origine, elles nous sont apparues comme représentant de véritables intentions présidant aux événements. Et 1] s’en suit que l’histoire de Thucydide est, dans une certaine mesure, psychologique. Fort adaptée au sujet politique et militaire qui est celui de son œuvre — sujet qui comporte une action, des événements, des volontés antagonistes, et
n'exige
pas
une
enquête
approfondie
sur les insti-
tutions, ou même les conditions économiques, sociales,
démographiques, etc.. — la méthode de Thucydide dégage d'abord des volontés et des raisonnements; et les événements y apparaissent d'abord tels que les acteurs qui y furent mélés peuvent les avoir perçus. Mais Thucydide ne s'en tient pas, ne pouvait pas s'en tenir à ce niveau; et, dans l'épisode méme que nous avons choisi pour exemple, on voit assez que la notion d' « intention » change peu à peu de signification.
Certes, quand il s’agit du désir d'achever le mur investissant Syracuse, on peut parler d'une intention,
et l'attribuer à un individu. Mais déjà l'on peut remarquer que cet individu n'est pour rien dans l'affaire: la personnalité de Nicias ni de Lamachos ne jouent point de róle; quant à celle de l'adversaire, Gylippe,
50
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Thucydide prend soin de n'y pas faire allusion. intentions
sont celles d'Athènes,
Les
ou bien des adver-
saires d'Athènes. Et encore ne le sont-elles que de loin. Quand 1] s'agit d'unir contre Athènes les villes de Sicile, chacun,
à Athènes et à Syracuse, a discuté de cette possibilité: Álcibiade comme Hermocrate, Athénagoras comme Nicias; i! n'y a rien de personnel dans la tentative, et la psychologie ni le génie des peuples n'intervient pas plus que celui des individus : dés lors que Syracuse
entendait
résister
à Athénes,
dés
lors
que
Sparte
entendait l'aider, elles devaient, logiquement,
songer
à agir ainsi. Bien plus, il n’était méme pas besoin qu'elles en prissent conscience — pourvu que Thucydide
lait
fait.
L'aveuglement
d'Athénes,
entraînée
vers de nouvelles conquétes, se lit dans les faits plus nettement qu'elle-méme ne le percevait; la parenté entre la prise du Plemmyrion et l'occupation de Décélie est sensible au lecteur plus clairement, sans doute, qu'elle ne le fut aux acteurs : au fur et à mesure qu'elle s'élargit et s'approfondit, la γνώμη qui fait l'unité des événements prend une portée plus générale. Elle cesse d'étre une intention pour devenir le principe d'une
série d'actions; elle cesse de se référer à une psychologie, quelle qu'elle soit, pour se rapprocher d'une analyse scientifique, établissant, par delà les acteurs et à leur insu,
des relations
, Et l'extréme clairvoyance
scóne
Thucydide
intimes
entre
des orateurs
s'explique sans doute,
les faits.
que
met
dans
en
une
large mesure, par l'artifice de style, en vertu duquel il attribue à ceux-ci, à l'avance, la claire conscience
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
51
des possibilités que, souvent, il a seul dû déceler dans
le cours incertain des événements. L'étre individuel se fond alors dans un système qui le dépasse et qui met en relation des conditions, des facteurs,
des forces, et leur fait à chacune
sa place:
l'explication ne cherche plus seulement à faire comprendre τί βουλόμενος (en vue de quoi) un personnage agit,
mais
πῶς
elkóc (en vertu
de quel enchaînement
normal) 1] est amené à agir de la sorte et à connaître tel succés.
Ainsi le sentiment de vraisemblance et de rigueur que
donne
l’œuvre
de
Thucydide
s'explique,
et de
deux façons, par la tendance à l'unité qui l'anime d'un bout à l'autre. Celle-ci donne aux enchaînements particuliers la rigueur d'un mécanisme infaillible. En outre, elle permet de déceler, sous les actes particuliers, l'existence de tendances, de raisons, d'enchai-
nements, de plus en plus profonds et lointains, dont la vraisemblance prend ainsi un caractére plus abstrait, plus indépendant des circonstances et des personnes : ces enchainements semblent d'autant plus susceptibles de se
répéter qu'ils sont plus fortement ramenés à l'essentiel. Certes, l'événement décrit reste particulier, mais sa
portée tend à devenir générale. De méme, un tracé peut figurer une formule mathémathique, avoir valeur universelle et étre en tous ses points nécessaires, sans
cependant cesser d'étre un dessin donné, ou méme de définir la forme d'un objet donné. Thucydide procéde à l'inverse : il dessine un objet, et le raméne si bien à l'essentiel que son tracé nous donne le sentiment d'une épure; Thibaudet l'a dit à plusieurs reprises.
52
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Cette vérité signifiante est à la fois vérité et clarté:
elle est ce que Thucydide appelle τὸ σαφές '. Ce « clair » est le fruit d'une intelligence active et perspicace. Mais le cardinal de Retz, lui aussi, traitait
les faits historiques de façon intelligente; et Tacite
également. La voie que suit Thucydide est tout autre: - ee n'est pas tellement celle de l'intelligence, que celle ' de la raison.
II Ainsi choisis et exprimés, les faits s'organisent d'eux-mémes, et il doit suffire d'en exprimer le développement chronologique pour en dégager le : sens. C'est précisément ce que fait Thucydide. Cependant, si l'on étudie la disposition adoptée dans l'épisode choisi pour exemple, on s’aperçoit bien vite que les choses ne sont pas, et ne pouvaient pas être, tout à fait aussi simples : l'intervention de Thucydide en ce domaine
se fait sentir de façon
non
moins
sensible
que dans l'autre, et non moins subtile. Sans doute, il est des cas où la simple consécution chronologique peut étre respectée dans le récit. Quand cela est, Thucydide ne manque pas de s'y tenir, sans
ajouter aucune espèce de commentaire. Néanmoins,
comme
l'articulation
entre
un
événe-
ment et le suivant doit se faire dans la pensée 1. Sur l'activité de l'esprit impliquée
des
par cette expression,
cf, Kl. Weidauer, T'hukydides und die hippokratischen Schriften, Heidelberg, 1954, p. 50-52.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
53
acteurs et traduire leur intention d'ensemble, il arrive que cette articulation ait besoin d’être précisée: on a alors une sorte de balancement régulier entre le domaine du fait et celui du jugement, auquel appartiennent les causes et les fins. Si le rapport est causal,
il s'exprime par un élément subordonné du type « se rendant compte que..., pensant que..., voyant que... » !; s’il est final, l'élément subordonné devient : « désirant que..., afin que... »*; souvent les deux sont joints et le fait est comme encadré par le jugement : le personnage, alors, « apprenant que... », fait telle ou telle chose, « afin que... »*.
Ce type de phrase, si caractéristique de la manière de Thucydide,
montre
bien
comment
les faits,
une
fois clanfiés par le choix, peuvent se préter à un exposé entiérement systématique, dans lequel tout s’enchaîne, pour reproduire le dialogue de deux intentions en opposition l'une avec l'autre *. La rigueur de ce dialogue est méme poussée si
loin que de nombreuses phrases, renchérissant sur ce 1. Ainsi, dans les premiers paragraphes de l'épisode: 96. 1:
ὡς ἐπύθοντο... νομίσαντες... : 98. 3: ὡς tépov..; 100. 1 : ἐπειδὴ... ἐδόκει... φοβούμενοι u..; 101. 5: δείσαντες
δὲ..;
101.
6:
ἰδὼν
δὲ..; 102. 1: ὥς ἑώρων... ; 102. 2: ὃς Epvo...; 102 &: ὁρῶντες... νομίσαντες... : 104. 8 : πυθόμενος... 2. Ainsi, dans les premiers paragraphes de l'épisode: 96. 1:
ὅπως μὴ; 96. 3: ὅπως ; 97. 5: ὅπως; 101. 2: ὅπως μή. 3. Ainsi 96. 1: 97. 5.
&. La continuité ainsi dégagée peut méme servir de lien entre deux ópisodes: ainsi Thucydide passe des événements de Corcyre à ceux de Potidée par l'intermédiaire d'un rapport
qui s'établit dans l'esprit des Athéniens (I. 56. 2: « Athénes, devinant leur hostilité... ») : les raisons particulières et la situation existant à Potidée ne viennent qu'ensuite.
δά
ΤἘΠΌΟΥΡΙ͂ΌΕΒ : HISTOIRE
procédé,
incorporent,
poursuivies,
dans
ET
RAISON
l'énoncé
celui des causes
des
qui seront
intentions pensées
par
l’autre (ou inversement); on a alors un élément subordonné du type: « afin que l'autre, pensant que... »*. ' Quoi qu'il en soit, suggéré ou exprimé, simple ou complexe, l’enchaînement psychologique est toujours apparent. Et, comme il exprime en général l'opposition de deux intentions, il n'est pas rare qu'au balancement propre à tant de phrases prises isolément, et faisant ainsi alterner acte et pensée, se superpose un autre
balancement,
plus
ample,
faisant
alterner
un
camp et l'autre: « Les Athéniens d'une part... les Syracusains d'autre part ». L'épisode considéré en offre des exemples fréquents: ils correspondent au duel méme des murs et contre-murs. Et 1l en est de même, dans l’œuvre, de tous les passages rapportant une lutte disputée de prés : le siége de Platée, en deux pages de l'édition d'Oxford, change six fois de sujet, passant réguhèrement des Platéens aux Péloponnésiens, et réciproquement. L'histoire de Thucydide est une antilogie en action. À vrai dire, ce procédé, qui consiste à suivre dans leur développement respectif et réciproque les intentions des personnages, peut, dans des cas de ce genre, paraître assez naturel; mais il se trouve que Thucydide la poussé à un degré exceptionnel, préférant ces séquences rigoureusement alternées à tout autre type d'organisation. 1. Cf. I. 52. 3; II. 90. 2; IIT. 22. 8, etc... 2.
Par
exemple,
101. 4-4-5-6.
96.3 - 97.1;
99.
1-2;
101.
1-2;
101.
2-3;
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
55
Déjà, dans l'épisode même de Gyhppe, il est bien certain que l'on pouvait grouper plus qu'il n'a fait l'action des Athéniens d'une part, des Syracusains d'autre part (le résumé méme que nous avons donné
de l'épisode au début de ce chapitre! peut assez le suggérer). Mais il faut ajouter que Thucydide reste fidèle à cette méthode dans des circonstances où l'avantage en est moins évident. On peut en citer deux
catégories:
le cas des indications intemporelles
et celui des actions paralléles. Or, l'épisode de Gylippe permet d'en juger, pour les unes comme pour les autres. Par indications intemporelles, nous entendons les renseignements d'ordre général — par exemple des précisions géographiques. Ayant à décrire le siège de Syracuse, la plupart des historiens hésiteraient sans doute entre deux solutions: ou bien donner ces précisions, briévement,
en téte du récit, ou bien alors les
supposer connues. Thucydide, lui, ne fait ni l'un ni l'autre. Le nom des Épipoles apparaft une premiére fois au ὃ 75, sans aucune explication; puis, à 96. 2, comme il s'agit de justifier la pensée des Syracusains
et leur désir de garder l'accés du plateau, Thucydide entre dans les détails descriptifs: « En effet, le reste du plateau est suspendu à ce point et forme une pente.. »: la géographie intervient donc, par un « en effet », à l'appui d'un raisonnement. Elle s'intégre dans
un
enchaînement
psychologique,
pour
le plus
grand bénéfice de l'unité d'action. Mais, pour toutes 1. Page 24.
56
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
les précisions de détail que les historiens postérieurs eussent aimé connaître, le cas est le même: si elles ne sont point intervenues pour expliquer une décision,
ils n'auront qu'à s'en passer '. Le second cas se présente lorsque Thucydide a à suivre une action qui se déroule sur plusieurs terrains à la fois. Et, ici, la solution adoptée semblerait, au premier abord, procéder d'un principe contraire. En effet, on pourrait s'attendre à le voir, fidéle à la
continuité psychologique, suivre le plus longtemps possible l'une des deux γνῶμαι, quitte à remonter ensuite dans le temps pour suivre l'autre. Or, il fait tout le contraire. Et il est manifeste que, même quand deux actions restent sans effet l'une sur l'autre, il ne
cherche nullement à achever le récit de l'une avant d'entamer celui de l'autre : il 165 entrelace volontiers,
avec une rigoureuse correspondance chronologique. L'épisode considéré peut en fournir à la fois la preuve et l'explication, nous aidant ainsi à résoudre cette apparente contradiction. Dans cet épisode, la facon la plus naturelle de procéder eût été, semble-t-il, d'exposer les événements de Syracuse, comprenant bataille, travaux d'investis-
sement et travaux de défense, jusqu'à l'arrivée de Gylippe, ou jusqu'au moment où Syracuse reçoit la nouvelle de cette arrivée prochaine; ce tournant 1. Comme on regrette que les personnages n'aient point eu à raisonner sur les possibilités d'accés à l'Euryélos, ou sur l'étendue du marais Lysiméléia! Au reste, le même principe peut amener des répétitions, ainsi pour la double présentation de certains personnages.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
57
franchi, le récit remonterait dans le temps pour expli-
quer cette arrivée en rapportant Je voyage méme de Gylippe. Tel est l'agencement que l'on trouve chez un ancien comme
Diodore, ou chez un moderne
comme
Beloch ‘. Thucydide, lui, se refuse à un tel groupement. Dès avant l'épisode, il a exposé les préparatifs du départ de Gylippe (93. 2-3). Puis, dans l'épisode méme, aprés avoir mené le récit des travaux jusqu'à un succès presque complet, il s'interrompt pour faire assister son lecteur au voyage de Gylippe (104. 1: « Cependant, Gylippe... »). Gylippe, à ce moment, ne songe pas à sauver Syracuse: il n'imagine méme pas que ce soit possible, puisqu'il croit la ville entiérement investie. Apprendra-t-il la vérité à temps? Le voici retardé, aux prises avec une tempête. Pour le lecteur, qui, grâce au récit précédent, sait parfaitement l’importance du temps qui passe, chacun de
ces retards
prend
toute
son importance,
toute
sa
signification; ils l’obligent à mesurer de quelles cir-
constances dépendit le résultat. Or, dans cette occasion, où, en somme, le hasard devient décisif, Thucydide, pour une fois, donne tous les détails concrets; l'historien épris de généralité multiplie les précisions : « Saisi, à la hauteur de la baie de Térina, par le vent, qui, dans ces parages, souffle régulièrement du nord, avec force?, il est alors emporté au large. Puis de 1. « Da im letzten Augenblick
Rettung. méme,
Schon
während des
alors, jusqu'à la demande
2. Même
kam
der bedrangten
Winters...
» (Beloch
Stadt
remonte
de secours).
dans ces contingences matérielles, Thucydide aime,
cependant, à relever des lois et des conditions prévisibles !
δ8
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
nouveau une tempête de la dernière violence le ramène près de Tarente. Là, ayant halé ceux de ses vaisseaux que la grosse mer avait éprouvés, il s'occupait à les faire réparer. » Ces détails tiennent en haleine un lecteur instruit de la situation à Syracuse; ils l'impatientent et l'inquiétent; ils constituent une péripétie du drame: donnés aprés le résultat, ils n'auraient plus eu le moindre sens. On voit donc que le principe, malgré les apparences, est le méme dans un cas comme dans l'autre: Thucydide tient toujours à présenter, dans toute sa netteté chronologique, l'action en train de se jouer. Il ne fournit de renseignements que ceux qu'elle exige, là où elle les exige; mais il ne manque pas, inversement, d'en
restituer
aussi
tous
les éléments,
dans
l'ordre
qu'elle exige, de facon que rien ne vienne fausser, aux yeux du lecteur, leur combinaison. Historien d'une guerre, ce n'est pas la réalisation d'une γνώμη qu'il suit, mais le débat entre deux γνῶμαι, Entre le
départ de Gylippe, les progrés de Nicias, les progrés de Gylippe, l'inaction de Nicias, l'arrivée de Gylippe, l'attention du lecteur se trouve ainsi sollicitée par deux domaines mais par une seule action; et seul le passage d'un domaine à l'autre peut rendre compte du résultat de facon à la fois dramatique et exhaustive. Grâce à lui, Thucydide fait apparaître dans l'action des relations qui échappaient aux acteurs eux-mémes — comme, dans une pièce de théâtre, les personnages
nouveaux-venus ignorent la scéne précédente, à laquelle se référe le spectateur et qui explique leur sort prochain.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
59
Qu'un tel souci soit, chez Thucydide, conscient et systématique,
c'est ce dont toute
l’œuvre
témoigne.
Dans le livre VII, par exemple, il est un autre cas où le probléme consiste à savoir si un renfort arrivera
à temps '. Cette fois, la situation est inverse : c'est le corps expéditionnaire athénien qui attend les renforts conduits par Démosthéne. Or les choses se passent comme pour l'arrivée de Gylippe. Là encore, la façon naturelle de procéder devait consister à bloquer en un ensemble toute l'histoire du voyage de Démosthéne; rien ne s'y opposait, méme dans les habitudes de composition de Thucydide, puisque ce voyage se déroule, avec les divers événements correspondants, dans l'espace d'une seule saison, d'avril à juillet. Une fois Démosthéne arrivé à Syracuse, le récit serait revenu en arriére pour rapporter les différentes batailles livrées entre temps dans la rade. Tel est l'agencement adopté, par exemple, par M. Finley, dans le résumé qu'il donne du récit fait par Thucydide *. On pouvait d'ailleurs aussi, par un procédé équivalent, suivre tous les événements de Syracuse jusqu'à larrivée
de
Démosthéne,
et revenir
alors
en
arriére
pour rapporter son voyage. C'est, en gros, ce que fait Diodore. Mais rien n'était moins naturel que de morceler ces événements,
toute
une
série
ce voyage, cette saison, en
d'épisodes
entrecroisés,
comme
l’a
1. Le mot φθάνειν, encadrant le récit du voyage, est employé à 25. 9 et 36. 1, exactement
comme
il l'était,
dans
l'épisode
de Gylippe (VI. 97. 2 et 99. 2; VII. 1. 2 et 6. 4).
2. Thucydides,
p. 238:
« By
the time
that
Demosthenes
reached Syracuse with his reinforcements in the early summer of 413, Nicias had already met two more defeats... »
600
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
fait Thucydide. Le voyage de Démosthène est, dans
son récit, interrompu par quatre passages, dont trois relatifs à la situation en Sicile ". Pourquoi ces inter-
ruptions? Sans doute, les événements des deux théât res
n'ont
guère
d'influence
réciproque;
et Thucydide
aurait pu, sans nuire à aucune des deux actions, les
suivre respectivement d’un bout à l’autre. Mais leurs effets se combinent cependant. Ils ne le font pas pour les acteurs, mais
pour le lecteur.
Pour lui, la claire
connaissance de toutes les conditions est un élément
utile, qui lui permet de mesurer l’urgence de la situation,
les chances et les risques. Il assiste à la progression, indépendante, de chacune des deux forces dont la conjonction sera décisive. Et aucun aspect de la réalité n’est arbitrairement sacrifié à l’autre, en devenant l'exph-
cation tardive d'une situation déjà acquise.
Un exemple non moins frappant est apporté par
le début
même
de l'expédition
de Sicile.
Celle-ci,
aprés qu'on en ait discuté à Athènes, prend. la mer
à VI. 32; Thucydide transporte alors son lecteur à Syracuse,
oà
l'on doute
encore
que
les
Athéniens
puissent nourrir un tel projet; aprés quoi, on revient
aux progrés de l'expédition (42), non sans rencontrer
bientót une nouvelle interruptión, consacrée aux pro-
grés des préparatifs syracusains (45). Évidemment,
Thucydide aurait pu réserver pour ce moment l'ana1. Les transitions employées sont bien caractéristiques de ce balancement. On revient ainsi à Démosthàne par les formules suivantes : 26 = καὶ ol μὰν ἐν τῇ Σικελίᾳ ταῦτα ἔπρασσον. 'O δὲ Δημοσθένη ; 33, ς. 3 -καὶ οἱ μὲν Συρακόσιοι... 6 δὲ Δημοσθένης... 85. 1 — καὶ ἡ μὲν ναυμαχία οὕτως ἐτελεύτα, ὁ δὲ Δημοσθένης... ;; 42.1 : καὶ ol μὲν... ἐν τούτῳ δὲ Δημοσθένης...
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
lyse des intentions syracusaines.
61
Mais aurait-elle eu
la même portée? Le plan audacieux d'Hermocrate et le doute d'Athénagoras dégagent sur l'imprudence athénienne un enseignement précieux; ils aident à en mesurer
plus
exactement
les risques;
or, ils corres-
pondent à une situation précise, créée par les premiéres nouvelles, dépassée dés que celles-ci se confirment; leur enseignement ne prend donc sa valeur que du temps où les discours sont prononcés. De plus, en dégageant cet aspect des choses à cet endroit du récit, Thucydide donne à la suite une valeur dramatique
plus grande, comme font les poètes qui, sur la scène, pratiquent l'ironie tragique: la confiance méme des acteurs
prend
alors,
à leur insu,
une
signification
menaçante. On pourrait multiplier les exemples. Le début de la guerre du Péloponnése montrerait ainsi la portée
du plan de résistance passive, qui est imposé par Périclès et déjoue les prévisions péloponnésiennes : cette relation ressort d'un récit qui passe de Sparte (10-12; 18-20) à Athènes (13-18; 21-23), selon le même procédé qu'ailleurs. Et M. A. W.
Gomme,
dans son
beau livre The greek Attitude to Poetry and History, a précisément décelé la même subtilité dans la façon dont Thucydide entreméle, au livre IV, les progrès
de Brasidas en Thrace et les projets d'Athénes en Béotie : l'aveuglement d'Athènes, qui aurait dû plutôt songer à défendre Amphipolis, ressort de ce savant contrepoint, M. Gomme l'a montré. Mais, pour l'expliquer, ce dernier recourt à une interprétation concrète, supposant que Thucydide rapporte les faits dans
62
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
l'ordre même où les Athémiens les ont effectivement appris: cette explication n'est valeble que si on la vide de tout contenu psychologique; en réalité, Thucydide les rapporte comme les Athéniens auraient pu ou dà les apprendre, comme il rapporte tous les faits,
c'est-à-dire
dans
l'ordre rigoureux,
selon lequel ils
devraient parvenir à un juge parfaitement informé, et, dés lors, susceptible d'y relever le contraste ou l'interférence ‘. Il est donc insuffisant de dire que Thucydide compose son Histoire par saisons, groupant à l'intérieur de chaque saison ce qui concerne chaque théátre d'opérations: partout où une action unique se joue sur plusieurs théâtres, partout aussi où un rapport s'établit entre des actions menées ici et là, Thucydide morcelle et fragmente l'exposé, autant qu'il le faut pour que les différentes forces en jeu aient chacune leur place exacte et les différentes relations toute leur portée. Et le morcellement a donc pour effet, dans tous ces différents cas, de préter à l'exposé des faits une signification plus complète. On peut alors se demander s’il en est de même pour le morcellement par saisons que Thucydide s'est partout imposé. Celui-ci a quelque chose de plus raide, de plus extérieur; aussi a-t-il souvent dérouté. Denys d'Halicarnasse a peut-être été le premier à s'en 1. University semble
des
of California
analyses
données
Press, dans
1954, ce
p. 134-137.
chapitre
est
en
L'enplein
accord avec nos remarques. La réserve formulée ci-dessous a déjà été indiquée dans notre compte rendu de cet ouvrage, paru
dans
la Revue de Philologie,
1955 p. 252.
plaindre , mais plaindre
PROCÉDÉS
DU
non
le dernier.
pas
véritablement,
RÉCIT
63
Et,
sans
s'en
M. Finley y voit un cóté de
l'esprit de Thucydide « which was concerned not with judgment but with fact alone »*. De fait, bien souvent,
la coupure de saison interrompt
un récit de
facon quelque peu artificielle, et Thucydide semble n'avoir guére cherché à y remédier. Il ne pouvait évidemment,
sans
risquer
suivre les opérations
d’être
obscur
et
confus,
du siège de
Platée,
étalées sur
trois années, et revenir après cela en arrière. Mais il pouvait peut-être grouper un peu plus fortement les événements
relatifs
récit, interrompus
à
Mytilène,
qui
sont,
dans
son
à plusieurs reprises (III. 7; 19-25;
26; 29-36) *; et il pouvait certainement ne pas couper le récit de la campagne d'Acarnanie par les bréves mentions de III. 103-4, ni le récit de Pylos par deux brefs chapitres sur la Sicile (IV. 24-25) *. Toutefois ces critiques appellent, nous semble-t-il, différentes réponses. D'abord, les cas oà ce morcellement ne se justifie
pas
en
lui-méme
partout, 1.
Sur
on
sont
s’aperçoit
Thucydide,
2. Thucydides,
9, Cf.
extrémement bien
vite
Gomme,
op.
que
rares: la
presque
complexité
cit.
p. 108.
3. Ces interruptions sont cependant, pour la plupart, amplement justifiées par la complexité méme des faits: les Mytiléniens ont demandé l'action des Lacédémoniens en Attique (15) et se réglent sur elle (18. 1), ce qui lie les deux théátres de guerre. En outre, tout ce qui concerne Alcidas se rattache
nécessairement était
à l'affaire
de cette
Mytilène,
pour
laquelle
il
parti.
^. Le cas est relevé par C.F. Abbott, qui croit qu'une révision amené
un regroupement. et
aurait
θά
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
des faits exigeait presque une telle disposition ‘. Dès lors, les exceptions ont aussi moins besoin de justification; car, si le principe d’une composition morcelée s'explique, en règle générale, par le désir de suivre l'entrelacs des actions dans leur dépendance réciproque, il était, pour Thucydide, légitime de rester fidèle à ce principe dans toute son œuvre: il devait respecter partout le cadre rigoureux qu'il s'était
une fois imposé. —
Enfin, dans la mesure
oü ces
coupures aboutissent à scander l'action en une série d'épisodes, elles nous invitent à considérer les choses sous un angle nouveau,
et à reconnaître dans la dis-
position adoptée par Thucydide un effort d'orgamsation supplémentaire. Celle-ci, délibérément, divise et découpe l'action. Elle se superpose à la rigueur chronologique sans lui nuire; elle la compléte en y introduisant une structure interne, selon des procédés qui doivent, eux aussi, étre étudiés.
Quand,
dans
ce chapitre,
nous
avons
parlé
d'un
« épisode », c'est dans l'existence d'une telle organisation que cette expression pouvait trouver sa justification.
séries ayant ment Les
Thucydide,
en effet, isole, à l'intérieur
des
chronologiques, des ensembles fortement liés, un commencement et une fin; et le morcelleméme de son récit l'y aide. événements qui vont de l'arrivée de Nicias sur
1. Cf. p. 63, n. 3.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
65
les Épipoles à l’envoi de la lettre relatant ses insuccès sont contemporains d'autres événements, qui ont lieu
en
Grèce,
et auxquels
Thucydide
consacre,
en
tout, trois paragraphes. Ceux-ci interviennent à leur placé chronologique rigoureuse: le premier « en ce méme printemps » (VI. 95), le second « à la même époque de cet été » (VI. 105), le troisième « sur la fin du méme été » (VII. 9). Mais ces expressions mêmes indiquent assez que la concomitance reste vague: Thucydide aurait pu insérer ces trois paragraphes à peu prés n'importe où, ensemble ou séparés, dans le récit principal ou à ses côtés. Or, en en plaçant un avant tout
le groupe de chapitres et l'autre aprés, il a obtenu pour effet que ce groupe füt isolé des autres, constituant un tout indépendant, un épisode. Le choix des faits à rapporter et la forme donnée à leur expression prétent à cet épisode son unité dramatique: la coupure qui marque son début et sa fin parachéve cette unité et la rend plus sensible. Le choix d'un commencement et d'une fin n'est pas, en effet, si simple: il implique un effort d'analyse et de composition. Cela est si vrai que, dans l'histoire de Thucydide, on voit assez souvent un méme fait intervenir deux fois, conclusion ici et prélude ailleurs. Le cas même de la lettre de Nicias peut en fournir la preuve : cette lettre est mentionnée, juste aprés l'échec athénien, comme le résultat de cet échec (« Comme en outre il voyait croftre de jour en jour, en méme temps que les forces de l'ennemi, ses propres embarras, il dépéchait,
lui aussi, à Athènes,
des
messagers
»)
Mais
66
THUCYDIDE:
MISTOIRE
ET
RAISON
après un paragraphe relatif à la Thrace, qui fait coupure et marque le changement d'épisode, on se
retrouve à Áthénes, au début de l'hiver, lorsque cette méme lettre arrive, et cette fois le texte en est donné. Elle joue en effet un róle nouveau et capital: elle
décide les Athéniens à envoyer Démosthéne avec des renforts.
À
ce
titre,
elle
s'insére
dans
un
ensemble
autre, où sont exposés, de facon parallèle, les divers
préparatifs effectués au cours de l'hiver dans chacun des deux camps. — Certes, d'un bout à l'autre des deux livres, 1] y a continuité : le discours d'Alcibiade détermine l'envoi de Gylippe, le succès de Gylippe détermine la lettre de Nicias, et la lettre de Nicias détermine l'envoi de Démosthéne. Mais cette continuité est assez fortement marquée par les fils conducteurs, dont on a, plus haut, relevé l'existence : ceux-ci permettent qu'elle apparaisse malgré des articulations
nettes, séparant
les moments
successifs
de l'action;
et le róle double joué, en l'occurrence, par une méme
démarche ces
a précisément
moments
successifs,
pour objet de créer, des
sortes
de
entre ponts,
conciliant ainsi une double exigence d'unité et d'analyse. C'est ce qui apparait bien si l'on considére un autre
exemple, celui des ambassades syracusaines qui vont, en
Sicile,
demander
des
renforts:
au
long
du
livre
VII, leur départ sert de conclusion à chaque victoire, leur retour de préface à chaque nouvelle bataille !. Ainsi, on ne peut
perdre
de vue ni la continuité
de
1. 7. 2]; [21. 1; 25. 9]; [32-3; 46]; [50. 1. CI. ci-dessus, p. 29.
PROCÉDÉS
DU
l'action diplomatique menée
RÉCIT
67
par Gylippe, ni le rap-
port existant entre cette action et l'action militaire :
les batailles
forment
des petits drames
complets
et
bien délimités, mais qui sont encadrés par des causes et des conséquences d'ordre diplomatique ‘. C'est en vertu du méme souci d'organisation que le projet de fortifier Décélie est mentionné une première fois, de façon encore incertaine, comme une conséquence du discours d’Alcibiade, puis, de façon plus précise, comme un élément des préparatifs d'hiver,
à VII. 18. 1. La premiére mention est des plus vagues (93. 2: « ils s'attachérent donc dés lors au projet de fortifier Décélie ») et n'est suivie d'aucune mesure pratique; aussi a-t-on pu se demander si elle n'avait pas,
à
cette
place,
un
caractére
un
peu
prématuré,
Thucydide ayant bloqué en une seule les diverses interventions d'Álcibiade et ayant dû, de ce fait, bloquer également leurs conséquences *. Inversement, la décision proprement dite est réservée pour l'analyse des préparatifs d'hiver, alors qu'elle dut étre prise entre temps, si l'on en croit Thucydide lui-
méme ?. S'il en était ainsi, l'exigence de composition, qui pousse Thucydide à mentionner la décision d'abord avec ses causes, ensuite avec ses conséquences, se solderait presque,
à force d’être impérieuse,
par une
atteinte à l'exactitude. 1. Au contraire, Plutarque, faisant surgir en surprise une armée de renfort à la fin de son $ 22, ne dégage ni continuité ni relation entre batailles et ambassades. 2. Cf. Notice de notre édition, p. xxxiv-xxxv. 3. Cf. VII. 18, et le róle qui est, en cet endroit,
aux événements
de VI. 105.
attribué
68
THUCYDIDR:
HISTOIRE
ET RAISON
Quoi qu'il en soit, le résultat est que, par des*pauses habilement ménagées, Thucydide emploie le morcel-
lement méme de sa narration pour y introduire des divisions logiques. On a vu, précédemment, que le récit des affaires de Mytiléne était peut-être plus éparpillé qu'il n'était nécessaire: mais 1] est manifeste que,
gráce
à cela,
ces
affaires
s'organisent
en
une
sorte de drame en cinq actes; on a d'abord « la révolte et Athènes » (2-6): la guerre se prépare; puis « la révolte et Sparte » (8-19): une ambassade mytilénienne obient le secours de Sparte, ce qui entrafne des heurts entre Sparte et Athènes; puis « Sparte encourage Mytiléne » (25); puis « Mytiléne capitule » (27-29) : Sparte, en effet, tarde trop; enfin « le sort de Mytilène » (36-50), avec débat à Athènes. Les coupures, qui nous étaient apparues comme l'inévitable conséquence d'un contrepoint riche de signifi cation, ont donc elles-mêmes une valeur positive et contribuent directement à dégager cette signification, dans la mesure où elles délimitent des ensembles plus faciles à saisir, et dont l'importance propre se détache nettement. On pourrait ajouter que la valeur dra-
matique;augmente d'autant : il en est, en effet, du récit de Thucydide
comme
de celui que fait le messager
dans les Perses, et que le dialogue vient séparer en tranches successives.
Ce procédé semble assez
constant pour que l'on
puisse expliquer de la méme facon des coupures en apparence surprenantes, comme celle qui, au livre VII, interrompt le voyage de Démosthéne pour racon-
ter la bataille d'Erinéos, livrée « vers la même époque »
PROCÉDÉS
(34), et n'ayant
DU
RÉCIT
avec celui-ci aucun rapport
69
direct;
sa place étonne ‘; mais, en fait, elle a pour effet d'allon-
ger en quelque sorte le voyage de Démosthène en isolant chacune de ses étapes, et plus particulièrement celle à laquelle il s’attarde alors, peut-être imprudemment : « ils demeurent dans le pays pour régler ces questions »?. On peut donc dire que la longueur des épisodes, leurs commencements,
leurs fins, semblent choisis en
vertu d’une véritable composition, qui, sans porter la moindre atteinte à la rigueur chronologique, l'organise cependant au rythme d'analyses toutes personnelles.
Mais cette composition ne se limite pas à la répartition en épisodes. À l’intérieur de chaque épisode, on a parlé de commencements, de fins: en fait, il est bien certain que, dans chacun d'eux, figurent des éléments d'ordre plus général que narratif, et ces éléments intervenant à leur tour, comme les pauses entre les épisodes, déterminent, en plus du commencement et de la fin, des parties. Dans l'épisode de Gylippe ces parties sont données de façon trés évidente par la nature méme des faits : 1. Il devait la (raconter en tout
cas,
quand ce ne serait
que pour les fameux « bossoirs renforcés » dont l'emploi devait étre décisif à Syracuse. 2. C'est' aussi le moment où Démosthéne vient d'accomplir le trajet que les navires d'Érinéos avaient pour fonction de faciliter à ses adversaires. Enfin, cette disposition permet de retrouver chaque fois le voyage de Démosthène, avant et après chaque événement: cf. p. 59-60.
70
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
il y, ἃ en effet deux groupes, séparés par le voyage de
Gylippe; Nicias,
ce sont, d'abord, ensuite,
l’arrivée
l'arrivée et les succès et
les
succès
de
de
Gylippe.
Mais 1l est manifeste aussi que Thucydide a fait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre particuliérement sensible l'existence de ces d'un parallélisme entre elles deux.
deux
parties
et
Il a, pour commencer, marqué ce parallélisme dans le choix méme des faits et des expressions — selon un procédé déjà analysé. C'est ainsi que Gylippe
répéte l'arrivée par l'Euryélos (VII. 2. 4 — VI. 97. 2) et l'installation au Labdalon (VII. 3. 4 — VI. 97. 5); Thucydide commente méme ces similitudes, en précisant (VII. 2. 4) : « exactement comme les Áthéniens au début ». Les succés de Gylippe répondent à ceux
de Nicias; son adresse s'oppose à la maladresse
des
anciens chefs svracusains !; ses constructions peuvent
donc
aboutir,
comme
auparavant. les
constructions
athéniennes. Mais 11 y ἃ plus, et, dans la disposition méme, il apparait que chaque partie a sa conclusion, et que ces deux conclusions s'opposent. La partie relative aux succés de Nicias s'achéve, en effet, par un tableau
en deux
volets,
présentant,
en contraste,
la réussite athénienne et le découragement
syracusain
(103); la réussite athénienne se traduit en particulier par l'arrivée de nombreux concours venus d'Italie ou de Sicile; le découragement des Syracusains se fonde principalement sur l'abandon οὐ on les laisse. Or, la partie relative aux succés de Gylippe se termine éga1. Cf. ci-dessus, p. 36.
PROCÉDÉS
lement
par
une
DU
conclusion
RÉCIT
71
double,
présentant,
en
contraste, la réussite syracusaine et le découragement
des Athéniens (VII. 7): la réussite syracusaine se traduit en particulier par l'arrivée de renforts venus de
Gréce
et la demande
de
renforts
en
Sicile';
le
découragement des Athéniens * se marque à ce qu'un secours leur parait désormais nécessaire. Les deux passages s'équilibrent donc trop bien pour ne pas faire sentir au lecteur, méme le moins attentif, l'unité de cet ensemble, et le retournement qui est intervenu. Naturellement, cette composition interne se marque
d'autant
plus aisément,
et d'autant
plus fortement,
que la part d'analyse est plus grande, et celle du récit
proprement dit plus réduite. C'est ainsi que l'exposé des préparatifs d'hiver, qui suit l'épisode de Gylippe,
offre un exemple de composition particulièrement élaborée. On y trouve, en effet, les projets offensifs, puis défensifs, prévus par les Athéniens d'abord, par les Péloponnésiens ensuite; et les formules mémes soulignent ce parallélisme ?. Mais l’ensemble de ces projets est encore suivi par un exposé des mesures
effectivement prises, par les Péloponnésiens d'abord, par les Athéniens ensuite. Le chiasme complète donc le parallélisme; et un ordre particuliérement formel préside ainsi à tout l'exposé. 1. Jusque dans le détail, les deux groupes sont parallèles; cf. l'élargissement final du succès à 103. 2 (xai πάντα προυχώραι αὐτοῖς ἐς ἐλπίδας) et à 7. 4 (καὶ ἐς τἄλλα πολὺ ἐπέρρωντο),
2. L'embarras des Syracusains τῶν)
a pour
corrélatif
exact
σφετέραν ἀπορίαν).
3. Cf. ci-dessus, p. 38.
celui
(103. 4: ἀνθρώπων des
Athéniens
ἀπορούν(8. 1:
τὴν
72
THUCYDIDE:
Mais, même
HISTOIRE
ET RAISON
si le cas ne peut toujours être réalisé,
et si l’organisation méthodique ne règne pas toujours seule, on peut dire que, souveraine ou subordonnée, elle est toujours présente, et de façon sensible. On s'étonnera alors que, dans l'épisode de Gylippe, Thucydide ne se soit pas servi du troisiéme paragraphe indépendant (l'actuel paragraphe 105) pour marquer plus nettement la coupure entre ces deux parties. Les événements rapportés dans ce paragraphe se placent simplement « vers la méme époque de l'été », et ils sont tout à fait indépendants des opérations devant Syracuse; Thucydide pouvait donc les exposer où il voulait: un historien comme Beloch n'hésite pas à les reculer jusqu'aprés la prise du Plemmyrion. Pourquoi alors les avoir rapportés à un endroit qui ne marque ni le début, ni le milieu, ni la fin de l'épisode? Cette bizarrerie ne ruine-t-elle pas les conclusions que l'emploi des deux autres paragraphes indépendants avait pu suggérer? En fait, au contraire, aucun de ces deux paragraphes n'est employé avec autant de sens ni d'utilité. Il suffit pour s'en assurer de considérer à quel endroit celui-ci établit une coupure, et vers quoi 1] oriente alors l'esprit du lecteur. La coupure intervient, non pas là où se placerait la division organique, c'est-à-dire entre les deux grandes parties, mais à la péripétie. Elle intervient, en effet, juste avant que Gylippe soit enfin tiré d'erreur et puisse se hâter vers Syracuse, juste au moment où le lecteur se trouve en suspens,
où en est la situation
sachant
à Syracuse,
exactement
et que
Gylippe
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
73
arrive, et que Nicias ne s’en doute pas, juste au moment
où les succès athéniens vont prendre fin. Et, dans une certaine mesure, la pause qui se fait alors correspond bien à la division organique; car, entre les deux groupes de chapitres relatifs aux succès de Nicias
puis à ceux de Gylippe, il y a comme un no man's land : le voyage
de Gylippe.
Celui-ci n'appartient évidem-
ment plus aux succés athéniens, mais il n'appartient pas encore aux autres, puisque Gylippe ne sait encore rien, ne compte pas} n'intervient pas: la seconde partie ne peut donc vraiment commencer que lorsque la
liaison s'est faite entre Gylippe et Syracuse, c'est-à-dire aprés notre paragraphe 105.
Et c'est ce qui améne cette circonstance étrange: Thucydide commence le récit du voyage, suit les progrés de Gylippe, et, soudain, au cours de ce voyage, s'interrompt, laisse là son récit, et passe à autre chose. Comment, dés lors, ne sentirait-on pas qu'ensuite on entre dans une phase nouvelle? Le changement de perspective s'impose ainsi avec netteté. — Cette pause, plus subtile que les autres, mais aussi plus dramatique, a été si fortement perçue que là, au milieu d'une année, d'une saison, d'un épisode, a été placée,
du coup, la séparation entre les deux hvres!. Elle prépare en effet le retournement que va amener 1. Les
livres
II, III,
IV et V
commencent
avec
un
début
d'année. L'expédition de Sicile constituant un épisode bien à part, le livre VI empiéte, pour quelques préparatifs, sur l'hiver précédent, et le livre VIII commence avec les conséquences
de l'expédition et la fin de l'été. Mais aucune coupure n'est aussi remarquable ni aussi « affective » que celle entre les livres VI et VII.
74
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
l'arrivée de Gylippe. Elle le fait attendre et ressortir. Et, en devenant comme la charnière autour de laquelle s'opposent les deux volets athéniens puis syracusains
représentant les succès devant Syracuse, elle
devient aussi celle autour de laquelle s'opposent les ambitions athéniennes du livre VI et le ,désastre athénien du livre VII. Il faut ajouter qu'en marquant un arrét à cet endroit, elle fait mesurer également la responsabilité de Nicias, qui, disent les derniers mots, « ne prenait
encore aucune mesure de défense »: l'importance accordée au retournement de situation. donne du relief à tout ce qui le concerne. Et enfin, si cette interruption est si décisive, il vaut aussi la peine d'en considérer le contenu. On
s’aperçoit alors qu'il pouvait constituer, aux yeux de Thucydide, une justification de plus. Certes, il s'agnt, dans ce paragraphe, d'événements indépendants du siége de Syracuse, puisqu'ils se déroulent en Gréce propre. Mais cette indépendance méme n'est que pro-
visoire, ou plutót n'est qu'un leurre. Il n'y a encore que des événements
à
la
première
qui semblent indépendants,
occasion,
ils
peuvent
se
mais,
rejoindre:
Athénes se trouvera alors en face d'une double guerre. Pour le cas où cette valeur d'avertissement passerait inapercue d'un lecteur trop hátif, Thucydide se
livre méme, pour une fois, à une sorte de commentaire, impliquant un retour en arrière : « Et ce furent ces vaisseaux », écrit-il, « qui portérent l'atteinte la plus
manifeste
au
traité
avec
Sparte.
Auparavant,
en effet, si les Athéniens [...] Mais cette fois, sous les
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
75
ordres de Pythodore, de Laispodias et de Démarate, ils débarquérent à Épidaure Liméra, à Prasies et sur quelques autres points du territoire, qu'ils ravagérent, permettant à l'avenir aux Lacédémoniens d'invoquer plus aisément, vis-à-vis d'Athénes, de bonnes raisons pour se défendre ». Cette idée d'une double guerre,
en Sicile et en Grèce, qui est si fortement marquée ici, constitue justement la perspective que prévoyaient Nicias et les Syracusains (10. 1; 34. 3; 36. 4); sa réahsation devait intervenir mais, au moment méme
changer
au cours de l'hiver suivant; oü les affaires de Sicile vont
de face, Thucydide
laisser
prévoir
tache
donc
l'imminence:
tout
l'épisode
a cru
bon
de nous
le paragraphe
à un
fil
105
en rat-
conducteur.
Il
semble parler d'autre chose, mais, en fait, juste à la péripétie, 1] rattache l'action à un domaine d'idées plus
générales,
—
exactement
comme,
au
méme
endroit d'une tragédie, pourrait le faire un chœur‘. Autrement dit, cet unique et bref épisode révéle,
à cóté de l'exactitude chronologique et en plus d'elle, toute une série d'interventions, par lesquelles Thucydide, jouant avec les quelques libertés que celle-ci lui laisse, arrive à dessiner non
seulement
mais
par
des
parties,
achevées
des
des épisodes,
conclusions
et
séparées par des pauses, le tout suggérant des paral-
lélismes ou des contrastes — et devenant donc signifiant par la place méme attribuée à chaque élément. Dés
lors,
1. Des
le dialogue
tout
pauses
rapprochement
significatives
philosophique:
se
peut
retrouvent
cf. ci-dessous
devenir de
méme
p. 98-99.
riche dans
76
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
de sens. Et c’est ce qui arrive, même entre épisodes. Le catalogue des alliés prend une valeur dramatique juste avant la dernière bataille; il prépare l'importance de celle-ci, d'abord en évoquant l'ampleur de la lutte, mais aussi en paraissant, par sa présence même à cet endroit, avertir le lecteur que dorénavant les jeux sont faits et la crise finale arrivée‘. De même le dialogue de Mélos a pu sembler composé en fonction de
l’expédition
de
Siciie,
dans
la mesure
où,
juste
avant, il analyse âprement l'entraînement impériahste et ses périls’. De même encore le récit de la peste peut sembler à certains une contre-partie cruelle à l'Oraison funèbre δ. De même enfin les digressions prennent parfois, en rapport avec le contexte, une valeur d'avertissement, de suggestion, d'explication *. Tout au moins, si la place de ces épisodes apparaît comme
liée,
de
façon
nécessaire
et inévitable,
aux
exigences de la chronologie, il reste que Thucydide était maître de leur donner l'ampleur qui lui conve1. Cf. d'ailleurs VII. 59. 1: « Dès ce moment,
chacun d'eux
avait toutes les siennes avec lui: ni l'un ni l'autre ne devait plus recevoir de renfort. » 2. F. M. Wassermann (Trans. of the Am. Phil. Ass.,
LX XVIII,
1947, p. 30) décèle même (avec une subtilité peut-être excessive) une ironie tragique dans la façon dont les Athóniens traitent la confiance dans le hasard, juste avant l'expédition au cours de laquelle leur général, Nicias, ne comptera plus que sur ce méme
hasard
3. Cf. Univ.
(VII. 61. 3; 77. 2).
Gomme,
The
Greek
Attitude
to Poetry
and
History,
of California Press, 1954, p. 144 : l'effet dramatique
est,
dit-il, « overwhelming ». 4. Cf. entre autres, sur les digressions: H. Münch, zu den Ezkursus des Thuk., Heidelberg, 1935, 84 p.
Studien
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
77
naît. Nicias avait envoyé bien des messages à Athènes (8. 1): Thucydide n'en cite qu'un, mais cette fois in extenso. De méme, l'épisode de Mélos ne tire son importance que du dialogue que lui consacre Thucydide'. L’historien reste libre de développer ce qu'il juge important en soi ou significatif par rapport au reste.
Cette possibilité rejoint celles dont dispose Thucydide pour distribuer les événements à l’intérieur de la séquence chronologique: elle les facilite et les renforce. Elle
lui permet
de mieux faire sentir certaines rela-
tions. Elle contribue donc à insérer, dans un simple exposé des faits, absolument objectif et rigoureux, une
pensée
constitue
analysée,
une
véritable
reconstruite,
qui,
au
total,
interprétation. * +
5
Celle-ci est à la fois nette, impérieuse et multiple. Et l'épisode considéré peut aisément en fournir la preuve.
ἢ] nous est arrivé, pour évoquer cet épisode plus rapidement, de l'appeler « épisode de Gylippe ». De fait, le róle décisif joué par ce personnage est fortement mis en lumiére par la composition méme du
récit.
D'abord,
la rigueur avec laquelle sont suivis
les travaux d'investissement fait mieux mesurer au lecteur l'exact degré du péril et, en fixant son atten1. L'ampleur attribuée au récit de la peste nous parait plus que justifiée par l'importance immédiate de l'épidémie; voir cependant Schmid, dans Gesch. d. Gr. Lit., I, V, II, p. 75, n. 3.
78
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
tion sur une seule action, le rend ainsi plus sensible
et à ce péril même et à la crise qui le dénoue '. D'autre part, la constitution de deux groupes paralléles, avec des conclusions symétriques, fait ressortir le retournement
de la situation;
et la présence
d'une
pause,
juste avant le moment où Gylippe est averti de la situation, suggére que telle fut la cause de ce retournement.
C'est donc
bien sur le róle de Gylippe
que
l'attention se concentre. Qui plus'est, dans le détail méme du récit, des procédés analogues ont pour effet de dégager toute l'importance de ses mérites: entre son expérience et l’inexpérience des chefs syracusains, la similitude des situations, rigoureusement marquée dans le texte?, fait apparaitre un contraste, qui est tout à son honneur; entre les deux engagements de
la bataille qu'il livre au
ὃ 5, la comparaison,
claire-
ment formulée dans un discours indirect ?, fait apparaître le progrès; et du méme coup on voit que
l'issue
de la
lutte était
vraiment
fonction
de
ses
talents.
Comment
s'étonner, dans ces conditions, que Plu-
tarque ait lu, dans le récit de l'épisode, un jugement? I] écrit en effet: « que tout le mérite en revienne à
Gylippe, c'est ce que dit non seulement 1. Thucydide,
il est vrai,
souligne
cette
crise
Thucydide, d'un
mot
de
commentaire (cf. ci-dessus, p. 25); mais celui-ci garde un caractére strictement objectif et laisse au lecteur le soin d'apprécier; il dit seulement : « voilà quelle fut la mesure
du péril ».
2. Cf. p. 36. 3. VII. 5. 3: Gylippe leur déclara « que l'échec ne venait pas d'eux mais de lui: par la position qu'il leur avait assignée... »
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
79
mais également Phihstos..' ». En fait, Thucydide n’a rien dit de ce genre; 1] n’a pas eu un mot, pas eu une remarque. jugement porté dans son récit personnel; et
méme
Mais Plutarque ne s’est pas trompé : le par l'historien se lit aussi clairement que s'il l'y avait exprimé en son nom l'objectivité de l'exposé lui confère
un caractère d'évidence encore plus affirmé *.
Cependant,
l'arrivée
de
Gylippe
aurait
pu
étre
empéchée soit par Nicias, soit par le hasard. Or, Thucydide, par la disposition de son récit, dégage avec une égale netteté le róle joué et par l'un et par l'autre. Nicias, qui a mené avec tant de bonheur les travaux d'investissement, ne commet ici qu'une
erreur, bien excusable d’ailleurs *: il ne se méfie pas de Gylippe. Et Thucydide le dit : il le dit juste avant la pause, juste avant le retournement, donnant ainsi sa pleine portée à cette unique négligence. D'autre part, en racontant de facon détaillée le voyage de Gylippe, à un moment où le lecteur en connaît l'urgence sans en savoir l'issue, il préte à tout ce qui le retarde une plus grande importance. Dans le drame
qui se joue devant Syracuse, Thucydide n'a donc pas seulement établi une unité d'action qui donne son prix à la péripétie: du fait que cette péripétie était 1. Nic., 19: ἐκείνου τὸ πᾶν ἔργον γεγονέναι φησὶν οὐ Θονκυδίδης μόνον, ἀλλὰ καὶ Φίλιστος... 2. De même il n'a pas besoin de dire, comme Glotz, « alors
la fortune change de camp »: son exposé le dit plus fortement. 3. La
remarque
de 104.
3 (« exactement
été le cas à Thourioi ») montre d'excuse
à
le charger.
Nicias:
comme
cela avait
cependant ce qui peut servir
manifestement,
Thucydide
ne
désire
pas
80
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
si clairement dégagée, il a aussi mis en lumière le rôle que jouent, par rapport à elle, les différents personnages. Il en est trois qui interviennent : Gylippe, Nicias et le hasard; de chacun le récit indique, avec un art consommé, l'exacte responsabilité. Les faits, par eux-mémes, auraient pu l'indiquer, mais
de façon
moins
nette, moins
franche;
ici, une
simplification a écarté tous les autres aspects (psychologiques ou purement mihtaires, économiques ou topographiques) qui risqueraient de tromper l'attention: l'épisode est devenu une épure, aux lignes simples et nécessaires, ne permettant aucun malentendu. Or, s’il est vrai
que,
par la disposition
méme
du
récit, Thucydide peut aussi faire apparaitre clairement la part incombant à chacun, le procédé par lequel il dégage, d'un épisode à l'autre, des fils conducteurs, fait que cette épure vient à son tour s'insérer dans une autre: aprés l’action immédiate, celle-ci: fournit de méme le schéma de la stratégie générale. Et, d'abord, du fait que Gylippe, malgré son importance, n'est présenté que comme l'homme venu de Sparte, tout se trouve bien élagué pour qu'il apparaisse, de façon rigoureuse, comme la vivante appli-
cation des conseils d'Alcibiade.
—
Le parallélisme
étabh plus loin entre la perte du Plemmyrion et l'occupation de Décélie renforcera encore cette armature. Celle-ci dégage un système stratégique, dont le principe est donné dans le discours d’Alcibiade. En même temps, elle fait apparaître une double responsabilité: celle d’Alcibiade, conseiller de Sparte, et
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
81
celle des politiciens athéniens, responsables de son exil. Le récit méme de ce bref épisode militaire n'est donc pas sans jouer son rôle dans le système d’explication que Thucydide a lui-méme indiqué au cha-
pitre ÍI. 65, en accusant les luttes intérieures d'avoir causé la défaite athénienne. . Enfin,
l'épisode
se rattache,
comme
on l'a vu,
à
deux autres fils conducteurs: dans la mesure méme où Gylippe est présenté comme l'homme de Sparte et son envoi hé à l'occupation de Décélie, le récit se situe sur le fil conducteur de la « double guerre »; dans la mesure où il marque les premiers progrès vers un groupement des forces siciliennes, il se situe sur le fl conducteur de « l'union en Sicile ». Ces deux aspects ne sont indiqués que de façon sobre et discréte dans l'épisode: l'important est qu'ils le sont également dans tous les autres. Comme, à chaque fois, Thucydide prend soin de relever ce qui peut concerner ces deux idées, prévues dés les premiers discours, on peut dire que chaque épisode contribue à dégager le mécamisme de leur réalisation et que Thucydide impose à son lecteur, de façon systématique, une telle explication des événements. Dés lors,
quand Athènes voit entrer en action contre elle, de proche en proche, les peuples menacés et le peuple rival, les risques courus par l'impérialisme et le procédé de destruction qui l'attend ressortent de façon inexorable. De méme que le róle de Gylippe semblait à Plutarque exprimé de facon claire dans le récit de l'arrivée de Gylippe, de méme, dans le récit de l'expédition de
82
THCCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Sicile, bien des lecteurs ont ressenti la logique rigoureuse qui mène Athènes vers sa chute. C. F. Abbott écrit ainsi à propos du livre VIT‘: « Depuis le début méme, tout contribue, sans que nous sachions cómment, à créer un vague sentiment de malaise, une
ombre qui flotte et s'étend à tout, devenant de plus en plus sombre et préparant nos esprits à l'inévitable
condamnation. » La raison de cette impression, en fait, ressort clairement : elle s'explique par une série de procédés dans le choix, l'expression et la disposition des faits; ceux-ci, plus ou moins consciemment
perçus
par le lecteur, le guident avec autorité dans un monde mis
en
ordre,
repensé,
peuse apparence
recréé.
Ce
monde
a la trom-
de l'objectivité; mais, les moindres
détails y sont révélateurs d'une intention ou au moins
d'une pensée, qui sont celles de son créateur. C'est pourquoi il ne nous parait pas facile de distinguer, comme
Thucydide,
certains le font ?, entre le récit pur, chez
et
les
parties
niéres comprennent
série
d'analyses,
d'interprétation;
ces
déjà, avec les discours,
de
commentaires,
de
der-
toute une
digressions.
En fait, on est vite forcé d'y joindre, avec M. Finley, un
certain
nombre
de
fils conducteurs;
car,
comme
il le dit: « a large number of recurrent themes great and small illuminate and bind together the advancing 1. Thucydides, A Study on Historical Reality, p. 204-5; derniers mots traduisent: « the inevitable doom ». 2. Finlev,
Thucydides,
p.
296-7
« Though
les
predomimantly
factual, the narrative itself often rises to the level of interpretation... » « All these passages perform an essentially different function
namely,
from
the
of direction
ordinary
factual
and interpretation.
narrative,
»
a
function,
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
83
narrative‘
». Dès lors, à y regarder de plus prés, on
s'apercoit
que, de proche en proche, il n'est pas une
partie du récit, qui ne soit organisée en vue de produire un certain effet et de dégager certaines relations. Le récit le plus simple conduit, directement, jusqu'aux interprétations les plus personnelles; mais,
inversement, on ne peut reconstruire l'interprétation sans y attirer bientót chaque mot du récit, en telle facon qu'il ne reste pas la moindre scorie, la moindre obscurité, la moindre matiére brute. Ceci n'est possible que gráce à cette particularité, tout à fait remarquable, de l'histoire de Thucydide, qui veut que l'interprétation et le jugement soient entiérement exprimés au moyen du seul récit, sans aucune intervention visible de l'auteur. Ce principe intervient, en effet, de deux façons.
Tout d'abord il exige de l'auteur une subtilité plus grande dans l'élaboration de ce récit, et l'améne à charger de signification tout le détail, pour faire comprendre son jugement. Mais il accroît aussi, dans la méme mesure, le champ de ses possibihtés : car on
peut
exprimer
en son nom
personnel
des
opinions
ou des théories isolées, mais non pas multipliées à l'infini; au contraire, à partir du moment où ces opi. nions et ces théories sortent des faits eux-mémes, 1. Parmi ceux-ci, M. Finley cite: la lenteur de Sparte, l'idée erronée qu'elle remporterait aisément la victoire, la révélation surprenante des forces athéniennes, le désir de conquêtes existant dans
la masse
athénienne,
l'importance
de la lutte.
Mais
lui-méme, dans l'article déjà cité des Harvard Studies (Supplt 1940),
décéle
bien d'autres
le récit est autrement étroit.
fils conducteurs,
dont
le lien avec
84
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
leur nombre n’est plus limité; elles peuvent s'entrecroiser,
s'englober,
se combiner,
selon
que
l'auteur
a poussé plus loin sa réflexion et sa minutie. Le récit de l'expédition de Sicile est sans doute un de ceux où cette élaboration a été le plus poussée: le livre VIII au contraire est de ceux où elle l'est le moins;
or, si
les événements y semblent plus obscurs qu'ailleurs, les commentaires personnels y sont aussi plus nombreux '. L'élaboration rend superflu le commentaire. En effet, l'histoire de Thucydide tend à laisser le plus possible les faits parler d'eux-mémes. Elle répugne aux analyses, aux explications. Là où il devient nécessaire de remonter jusqu'à une pensóe et
des
raisonnements,
des discours. méthode, au sément, que à lui consiste
elle
s'efface
encore
derriére
Et lorsque l'historien s'explique sur sa paragraphe I. 22, 11 ne considére, préciles actes et les paroles *. Toute sa part à les agencer, à les mettre en scène. Et
1. Cf. en particulier VIII. 24. 4 (modération de Chios); 27. 5 (intelligence de Phrynichos); 64. 5 (sentiments des cités); 86. 4 (service rendu par Alcibiade); 87. 4 (intentions réelles d'Alcibiade);
96. 5 (différences
entre Athéniens
et Lacédémo-
niens); 97. 2 (valeur du gouvernement des 5 000). Il ne semble pas qu'une révision eüt facilement supprimé ces remarques (d'ailleurs les autres livres en contiennent à l'occasion); mais elles peuvent correspondre à une période plus complexe, dans laquelle Thucydide n'est pas aussi bien arrivé à reconstituer un systéme cohérent rendant chaque détail évident. S'il en est ainsi, le procédé de Thucydide correspondrait non seulement à ses dispositions propres mais à son sujet, clairement
délimité. 2. Cf. Cornford,
Thucydides
p. 52-3; de méme Wassermann, p. 24.
Mythhistoricus,
Londres
1907,
Trans. Am. Phil. Ass., 1947,
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
85
c'est une des raisons pour lesquelles on a pu, souvent, comparer son œuvre à la tragédie. Toutes deux ont en commun ce principe. Elles ont aussi en commun certaines des méthodes qui en découlent. Fondées sur l’unité d’action, elles exercent,
de la même façon, une sorte de simplification profonde au bénéfice de cette unité: comme l’a très finement noté M. Finley, on ne connaît de Périclès que ceux de ses actes et celles de ses paroles qui ont trait au conflit, comme on ne connaît ren d'Ántigone ou d'OEdipe, en dehors du débat où ils sont engagés. De méme, pour permettre au lecteur ou au spectateur de suivre, en méme temps que les acteurs, leur action
en train de se faire, pour en marquer les temps, les péripéties, les raisons profondes, l'histoire de Thucydide et la tragédie ont toutes deux recours à des procédés
de disposition,
de contrastes,
d'allusions, bien
souvent comparables. Et le résultat en est un intérét de méme ordre attaché au déroulement de l'action. Mais, si cette similitude de principe et, souvent, de procédé, justifie une comparaison à laquelle aucune autre forme d'histoire ne se préterait de la même façon, il importe de ne pas oublier que ce principe lui-mème,
en interdisant à l'historien de méler quoi que ce soit aux
actes
et aux
paroles,
coincide
également
avec
celui de l'objectivité la plus stricte. Les actes et les paroles sont la matière de la tragédie, mais aussi celle de l'observation scientifique. Et la subtilité des moyens littéraires peut, dès lors, être employée au service de la vérité. 1. La comparaison se trouve dans son
Thucydides,
p. 323.
86
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
F. M. Cornford avait eu le mérite de signaler avec force les traits qui dide à la tragédie,
apparentent l’histoire de Thucyet la distingue des autres; mais
cela l’avait amené à oublier que ce trait peut s’allier avec l'exactitude et le souci du vrai. Lamb, Finley!, Gomme ont été de ceux qui ont pris soin de le rappeler. Le premier est ainsi amené à parler d'une histoire artistique pouvant transmettre la vérité de façon aussi sûre qu'une proposition d'Euclide*; et, tout récemment, Α. W. Gomme, aprés avoir parlé d'union
entre la science et l'art, pense qu'il s'agit, avec Thucydide,
non
pas
d'une
union
à proprement
parler,
mais de deux aspects d'une méme réalité *. En fait, l'analyse des procédés, telle que nous l'avons tentée à partir d'un exemple
précis, impose
des conclusions
qui se situent sur la méme voie. Elles montrent seu,lement
qu'on
peut
aller plus
loin encore.
Entre
les
' procédés « tragiques » de Thucydide et son objectivité historique, il y a plus qu'une coincidence et plus méme . qu'une cohésion intime : il y a, si l'on peut dire, un .lien de cause à effet. Le désir de se retirer de son ! histoire, d'en étre seulement l'ordonnateur, de laisser ! parler les faits avec une rigueur toute scientifique, —
δ désir exigeait de Thucydide le recours à de tels 'procédés. Ses jugements, ses opinions, ses théories
ont pénétré tout le récit, mais parce que
Thucydide
1. Thucydides, p. 325: « it would be incorrect, as some have done, to press this element of tragedy in the History too far... the substance of that pattern is the substance of history, not of drama ». 2. Clio Enthroned,
Cambridge,
1914,
p. 65.
3. The Greek attitude to poetry and history, p. 144.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
87
n'a pas douté qu'ils fussent inscrits dans les faits, et n'a pas admis de les dire si on ne devait les y voir. Le résultat est que son histoire peut étre lue de deux façons. Une lecture cursive en dégage des impressions générales, nettes et fortes, mais dont la justification n'apparaît pas toujours de prime abord. Une lecture plus attentive y révèle une série d'échos, de rappels, de contrastes, de suggestions, de relations, qui permettent de dégager des interprétations précises et complexes. L'œuvre est chargée d'intentions, d'interventions. Au reste, le fait ne doit pas surprendre, puisque tel
semble
bien
étre,
aux
yeux
des
spécialistes,
le
caractére méme de son style. M. Lamb, en étudiant certaines phrases de Thucydide, s'exprime comme nous le ferions en étudiant un épisode '. Ainsi, à propos de V. 16. 1: « de toutes les discussions et réflexions suscitées à ce sujet, il a dégagé cet aspect essentiel * comme le plus important à porter à notre connaissance; il a décidé de nous le faire saisir comme un ensemble unique;
une
et il a tenté
forme resserrée ». Ou encore:
à rapprocher
les deux groupes
à dégager, de façon chargés de sens... souvent, l'échec de purement formel et
dans
de l'exprimer,
le style.
de ce fait, sous
« Thucydide
tient
de deux hommes
et
immédiate, une série de contrastes » L'analyse des phrases marque, telles tentatives du point de vue les rudesses qu'elles introduisent
Elle témoigne
du moins
1. Clio Enthroned, p. 104-111. 2. « he has abstracted this essence
».
que le désir
88
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
d'organiser, de dégager, de rendre signifiant, se marquait tante, Au désire τῶν
chez Thucydide, de façon profonde et consparfois méme déroutante. lecteur plus attentif, à celui qui, véritablement, voir clair dans les événements (ὅσοι δὲ βουλήσονται
τε γενομένων
ποτὲ αὖθις...),
τὸ
σαφὲς
σκοπεῖν
ce caractère
de
kal τῶν
l’œuvre
μελλόντων
permet
une
compréhension plus approfondie des faits, de leurs relations, de leurs enchaînements. Et, dans la mesure
où ces relations et ces enchaînements y sont mis par Thucydide, il permet aussi au critique de remonter jusqu’à sa pensée. Il faut seulement, alors, distinguer ce qui est intentionnel ou non, personnel ou non. Dans le domaine des intentions, on ne peut jamais rien affirmer,
mais il en
est
ici
comme
des
simili-
tudes verbales: les pauses, les divisions, les correspondances marquent en tout cas la facon dont Thucydide percevait la réalité. La subtilité des rapports exprime la subtilité de sa pensée, leur netteté révèle sa force. ' Ce qu'ils ne sauraient traduire, c'est son originalité. Il y a, ici encore, des faits que Thucydide juxtapose, simplement parce qu'ils se succédérent dans le temps. Il y a des éléments qui font contraste, parce qu'ils faisaient contraste en réalité, et que ce contraste ne pouvait échapper à personne. Dans tous ces cas-là, i| n'y a pas de raison de nier le rapprochement, le contraste, la similitude. Mais il faut éviter d'en dégager des conclusions relatives à Thucydide; là est la seule difficulté; car la réserve qui l'a conduit à n'exprimer ses jugements que sous le couvert des faits a
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
89
aussi pour conséquence que le lecteur, engagé sur cette voie, risque de ne plus distinguer où finissent ceux-ci, où commencent ceux-là. L'œuvre de Thucydide mêle si bien l'historien à l’histoire que l’interprétation personnelle y revêt un air d'évidence et que, parfois, par contre-coup, les critiques ont le tort de prendre pour personnelles les données les plus nécessaires. Cette erreur même, dans la mesure où elle s'explique, n’est qu’une confirmation de nos conclusions : Thucydide,
en effet, invite à la subtilité,
et la subtilité
comporte ses périls. *
*
£s
Ce respect de l'objectivité extérieure, et cette adresse à y inclure des significations supplémentaires pour les lecteurs plus attentifs, sont deux traits par lesquels la méthode de présentation de Thucydide se rapproche d'un certain nombre d'œuvres grecques du vi? ou du v*? siècle. Cette concordance même peut contribuer à en faire admettre la présence chez lui. La tendance à représenter les faits par la mise en scène de personnages en train d'agir est la donnée méme de la tragédie; or, la tragédie est bien pour les Grecs l'euvre littéraire par excellence. Et il faut ajouter que l'épopée elle-même, pour narrative qu'elle
fût, était l'objet de déclamations plus ou moins mimées et expressives, qui la rapprochaient de la tragédie '. 1. Cf. Platon, Ion, 535 e et Eustathe, ad. Il., p. 6: ὑπεκρίνοντο δραματικώτερον.
90
THUCYDIDE:
Enfin on remarquera formes d'art cessent grande
partie
HISTOIRE
ET
RAISON
que, au iv? siècle, lorsque ces d’être les principales, la plus
des œuvres
exprimant
des
idées
poli-
tiques, morales ou philosophiques, sont présentées sous la forme de récits soi-disant historiques ou de dialogues mettant en scéne des personnages; Xénophon et Platon en sont la preuve. C’est par la même raison que l'éloge des grands hommes du passé est le meil-
leur véhicule aux projets de réforme. La pensée personnelle s'enrobe volontiers dans une apparente réserve.
Or, chez un certain nombre d'écrivains, cette tendance se conjugue avec une autre, non moins impor-
tante, qui rence tout accessibles plus haut, Thucydide,
consiste à suggérer, dans ce cadre en appaobjectif, des relations et des significations seulement aux plus attentifs. On a relevé en liaison avec le premier des procédés de un des moyens permettant de le faire, à
savoir l'emploi des similitudes verbales. Mais, pas plus
que chez Thucydide, ce procédé n'est, chez les auteurs mentionnés, le seul. En fait, chez les uns et chez les
autres, des ressources
de composition
et de disposi-
tion multiples viennent le compléter. Et ces différents traits s'expliquent par l'obligation, que, pour des raisons diverses, tous ces auteurs s'imposent, d'enfermer
dans leur œuvre part formulée.
une signification qui n'y soit nulle
La subtilité des moyens, que les rapprochements verbaux faisaient entrevoir, est donc plus grande
encore
qu'il
ne
paraissait.
Et
surtout
elle
chez le lecteur une subtilité de compréhension
appelle égale,
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
91
en lui laissant la charge de remonter seul jusqu’à l'intention de l'auteur. C'est ce dont presque toujours les genres littéraires nous fournissent des exemples assez frappants. Le plus remarquable est peut-être celui qu'apporte le lyrisme, avec Pindare. Pindare, d’ailleurs, n'a pas caché qu'il fallàt un esprit attentif et subtil pour comprendre ses odes. Le
passage égard,
célèbre de la 116 Olympique ne laisse, à cet aucun
carquois,
doute:
des
traits
« J'ai sous le coude,
rapides
en
grand
dans
mon
nombre;
ils
savent pénétrer les bons esprits (φωνάεντα συνετοῖσιν):
pour
atteindre
prétes.
la
foule,
il
est
besoin
d'inter-
»
Et le premier des traits à quoi doivent faire attention ces « bons esprits », c'est sans doute la composition. Celle-ci, à premiére vue, est étrange. Elle unit des thémes de circonstance, des mythes plus ou moins lointains,
qu'en
des
conseils
profondeur,
moraux:
à qui
l'unité
sait dégager
ne
se révéle
de chacun
de
ces éléments une intention générale commune. À. Croiset l'a bien montré en analysant quelques odes. Dans la Ire Olympique,
au
conseil
de
le mythe de Pélops fait ainsi écho
modération
que
Pindare
adresse
à
Hiéron, puisqu'il oppose la gloire des rois modérés et
pieux
au
sort
de
l’imprudent
Tantale:
« Dans
la
Ite Olympique, par conséquent, l'idée lyrique, l'idée génératrice du poéme se raméne aisément à un conseil
qu'on
peut exprimer
par cette proposition:
Unis
à
ta gloire, ὁ Hiéron, une modération pieuse. Hátonsnous d'ajouter que la pensée de Pindare ne prend pas
92
THUCYDIDE:
cette
forme
HISTOIRE
abstraite...‘
». De
ET
RAISON
méme,
dans
la
7115
Pythique, par exemple, l'histoire de Coronis et celle d'Esculape ont toutes deux pour fonction de suggérer à un malade qu'il doit se résigner. Mais parfois l'idée directrice est plus difficile encore à cerner: elle ne s'exprime plus en termes abstraits,
et c'est un symbole qui fait l'unité de l'ode. A. Croiset s’en était bien rendu compte à propos de la [re Pythique, dont, aprés Rauchenstein, il attribuait l'unité au symbole de l'harmonie et de la musique *. Et tel est bien le genre d'explication qu'a, depuis, généralisé G. Norwood. Certes, c'est un mode d'explication inquiétant, difficile à appliquer; mais il est de fait que, si l'on n'y a pas recours, l’enchaînement des thèmes est souvent fort obscur. Au contraire, il
s'éclaire, si l'on admet que, pour des raisons évidemment différentes, l'idée directrice se dégage, chez Pindare, à la rencontre des différents thémes lyriques, comme le jugement historique se dégage, chez Thu-
cydide,
à la rencontre
des
différentes narrations *.
Comme l'écrit A. Croiset à propos de la {re Pythique, la pensée générale réside dans la combinaison des thèmes : « Cette pensée n'est nulle part, et elle est partout ; elle n'est nulle part formulée de fagon abstraite, 1. Pindare, 1880, p. 338. 2. Cf. ci-dessus, p. 42. 3. Pindare présente d'autres parentés avec Thucydide, entre autres cette tendance à voir dans les cas particuliers l'illustration de lois générales (Croiset, p. 425), ou à parer l'écrit de mots abstraits (Croiset, p. 396-7). Cependant rien n'est moins rationnel que l’œuvre de Pindare ni plus rationnel que celle de Thucydide.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
93
et ne pouvait guère l'être: mais elle inspire tout le poème, car elle consiste essentiellement dans ce parallélisme,
si profondément
senti et rendu,
entre l’har-
monie sensible de la musique et l'harmonie supérieure de la vie morale: ou plutót elle est dans la superposition. de celle-ci à celle-là et dans l'aisance avec laquelle Pindare passe de l'éclat de la féte visible à la beauté invisible de la vertu... » Ce sont donc bien des
procédés
de juxtaposition,
des
paralléles
et
des
contrastes qui doivent livrer le sens profond de l’œuvre. Et l'on arrive ainsi à l'idée de moyens trés subtils, de significations volontairement dissimulées. Les indications, écrit G. Norwood, « s'avivent l'une l'autre gráce
à
une
parenté
de
signification
qu'on
leur
découvre »!; et, peu à peu l'esprit se joue en allusions et en sous-entendus déhicats, où se reconnaît le goût des Grecs pour l'énigme *. Le théátre ne peut
guére se permettre
cette
hau-
taine obscurité. Il doit, au contraire, diriger selon une voie unique l'intérét du spectateur. Mais 1] pro-
cède pourtant de méme, dans la mesure où il dispose savamment les épisodes et les thémes, afin de permettre à un spectateur, placé seul en face des personnages, de dégager de l'ensemble une idée maítresse, 1. Pindar, p. 99. 2. C'est ainsi par exemple que, dans la /V* Pythique, Pindare
se sert, pour soutenir la requéte du banni Damophile, d'un apologue: il célébre la beauté d'un grand chéne meurtri et taillé. Le chêne représente Damophile; un lecteur perspicace le comprendra; mais il faut étre perspicace; et l'apologue commence par un avertissement: « Maintenant, montre la
pénétration d'un CEdipe... »
94
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
que ces mêmes personnages ne sauraient embrasser. Eschyle en fournirait de nombreux exemples. Le plus célèbre, et le plus simple, est celui de l'Agamemnon. On y voit en effet que les idées et les sentiments exprimés
ceux du
par
les
personnages
que réclament drame,
mais
ne
sont
pas
seulement
leur situation et l'enchainement
que,
double,
15
dégagent, pas à pas, la culpabilité d'Agamemnon
et
font sentir sa mort
Sans
tant
parler
suggère
prenant
comme
un
sens
nécessaire.
du
monologue
une
menace,
du
la
Veilleur,
pièce,
dés
qui
pour-
le début,
évoque une série de crimes.
Le premier, et le plus grave, a marqué le début de l'expédition, et c'est vers lui que remontent aussitót les premiers mots du chœur: pour Hélène, « pour une femme qui fut à plus d'un homme », Agamemnon a déchainé une guerre meurtriére. Bien plus, 1] a, pour cela, 1mmolé Iphigénie; et c'est à quoi est consacré le premier chant. L'évocation est faite en deux temps,
séparés
par une
priére.
D'abord vient
le rappel
du
présage primitif, et la prophétie qui, à l'avance, condamne Agamemnon s'il sacrifie sa file; « car, préte à se redresser un jour terrible, une intendante
perfide
garde la maison,
et veut
venger
une
la Colére qui n'oublie
enfant!
». Le récit du
pas
sacrifice
vient alors confirmer, en quelque sorte, cette condamnation : « Et sous son front une fois ployé au joug du destin, un revirement se fait, impur, impie, sacrilége... 1. Les vers précédents font méme allusion avec précision à « un sacrifice monstrueux, qui fera naitre la discorde au sein des familles et ne respectera pas un époux ».
PROCÉDÉS
Il osa
sacrifier son enfant,
DU
RÉCIT
95
pour aider une armée
à
reprendre une femme, ouvrir la mer à des vaisseaux. » Le deuxiéme crime, lui, se situe au moment méme
de la victoire : c'est le sac immodéré de Troie. Clytemnestre l'imagine et ses vœux hypocrites laissent assez percer la menace : « Que leur piété respecte seulement
les Dieux nationaux du pays vaincu et leurs sanctuaires, et 115 n'auront pas à craindre la défaite aprés la victoire... Mais qu'un désir coupable ne s'abatte pas d'abord sur nos guerriers; qu'ils ne se livrent pas, vaincus par l'amour du gain, à de sacriléges pillages. Ils ont encore à revenir sans dommage à leurs foyers... » Après un tel avertissement, les paroles du chœur, célébrant la juste punition du coupable Páris, ne
semblent-elles spectateur,
pas au
non
s'appliquer moins
à
l'avance,
coupable
pour
le
Agamemnon?
C'est bien son crime que représente cette série de deuils, concluant l'évocation, et ces guerriers tombés « pour une femme qui ne leur était rien ». Aussi le chœur craint-il la gloire des conquérants; il connaît le péril: « Qui a versé des flots de sang retient le regard des Dieux » et i] ne voudrait pas de cette victoire: μήτ᾽ εἴην πτολιπόρθης. Dès lors, le spectateur est düment averti. Or, c'est à ce moment qu'arrive le héraut, et tout ce qu'il dit pour célébrer Ágamem-
non confirme alors cette double faute d'impiété et d'orguei, puisqu'Ágamemnon a su « détruire les autels et les temples des dieux », et qu'il est « de tous les vivants le plus digne d'un culte ». Dés ce moment, tout devient condamnation d'Agamemnon : les récits du
héraut,
qui
évoquent
souffrances
et
deuils, 7
les
96
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
condamnations du chœur à l'égard d'Hélène et de ces « palais d’or où commande une main souillée »; enfin, même les formules de respect du chœur, qui salue son souverain du titre qu'il écartait pour luiméme, celui de destructeur de villes: πτολίπορθα. Il n'est pas jusqu'au silence méme qui ne devienne accusateur, puisque la présence de Cassandre aux cótés du Hoi rappelle de facon concréte son coupable triomphe *. Encore convient-il que son orgueil s’aflirme en un troisième et dernier crime, qui est comme le symbole des autres, quand 1] accepte, pour rentrer chez lui, de marcher sur la pourpre. La portée de ce geste ressort bien clairement des hésitations mémes qu'il exprime avant de l’accomphr. Et ses derniers mots, lorsqu'il déclare: « Je rentrerai donc au fond de mon palais en marchant sur la pourpre », sont ainsi l'acceptation d'un destin trois fois inévitable. Le vœu de Clytemnestre énonce alors, de façon bien claire pour le spectateur, le résultat tout proche : « Zeus, Zeus par qui tout s'achéve, achéve mes souhaits et songe bien à l’œuvre que tu dois achever. » Certes, rien dans tout cela n'est obscur, loin de là.
Mais rien non plus n'est dit de facon directe. Eschyle
ne fait pas le procès d'Ágamemnon;
il n'invite pas
Clytemnestre à exposer ses motifs, ni ne les juge. Mais, en choisissant, en établissant des rapports ver-
baux, des contrastes, des pauses, des rappels, il ins1. Ses prophéties donneront plus de portée encore à l'enseignement de la tragédie, en unissant le lointain passé au dénouement tout proche.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
97
truit ce procès devant le spectateur d’une façon non moins subtile et non moins rigoureuse que ne fait Thucydide pour celui d'Athènes. D'ailleurs, si simples que soient les lignes d'une telle construction, elles exigent quand même du spectateur, s'il veut apprécier jusqu'au fond la portée et les prolongements du drame, une intelligence attentive, capable de faire les rapprochements, de saisir les allusions, de mesurer les contrastes. Et il convient de préciser que, dans la tragédie, les chœurs, dont le
hen avec l'action est en général présenté sous forme allusive, peuvent à l'occasion exiger de lui, à cet égard, un effort assez grand. Antigone en fournit un exemple célèbre. Il est peu de pièces, en effet, où le rapport entre l'action et les chœurs soit plus aisé
à percevoir, puisque ceux-ci célébrent: au début, la victoire; aprés la condamnation d'Antigone, le désastre ;
après la scène d'Hémon, l'amour; aprés les adieux d'Antigone, le souvenir de sorts cruels éprouvés par des femmes apparentées aux Dieux. Toutefois il en est un qui embarrasse. Après la scène dans laquelle on apprend que l'ordre de Créon a 6té enfreint, le chœur chante les progrès humains, mais montre que
ceux-ci n'ont point de sens s'il ne s'y joint le respect
des lois de l'État et celui de la justice voulue par les Dieux. Ce chœur condamne-t-il Antigone, ou Créon?
On en discute '. Et la vérité semble être que le chœur lui-même se trompe 1.
Cf.
Oxford,
en
dernier
V.
1954, p. 61-66.
dans l'application du principe: Ehrenberg,
Sophocles and
Pericles,
98
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
ignorant qui est le coupable de l’ensevelissement, 1] pense parler de celui-ci; mais ses mots, s'appliquant mal à Antigone, désignent malgré lui le roi qui « en ne songeant qu'à l'État, a en fait trahi son pays‘ ». Le chœur ne se doute pas que ses paroles doivent, en fin de compte, devenir paroles à double sens;
elles ne s'éclairent que pour le spectateur le plus attentif, à qui est laissé le soin de découvrir, en rapprochant
les scénes,
moment
une
signification
profonde,
sur
le
méconnue À.
Ce qui est ainsi le trait commun
du lyrisme et de
la tragédie se retrouve à un degré non moins remarquable dans l'expression philosophique et plus particulièrement telle que l’a pratiquée Platon. Ainsi
s'expliquent et les détails de composition qui peuvent surprendre, et le rapport méme entre pensée et dialogue.
En ce qui concerne la composition, 1] est aisé de voir qu'elle implique une organisation subtile, comportant des pauses, des contrastes, des relations suggérées.
Le Phédre en fournit de bons exemples. Et d'abord, pour prendre les choses de l'extérieur, que penser, dans un dialogue philosophique, d'un épisode comme le mythe des cigales? Évidemment il a une première 1. P. Mazon, tion,
tome
Notice pour Antigone dans Sophocle,
I {Les Belles-Lettres.
1950),
traduc-
p. 70.
2. Cf. Ehremberg, dans l'étude citée plus haut: « Although we can perhaps understand this song as the expression of a week and frightened chorus of ordinary old men, it gains ita full significance only when we realize that the poet, by way of his
famous
« irony
», made
the
chorus
say
things
of a far
wider and deeper meaning. » On rapprochera ce qui est dit des Héraclides dans Zuntz, The political plays of Euripides, Manchester Univ. Press, 1955, p. 43 et 48.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
99
fonction de parenthèse et d'interméde, séparant le deuxième discours de Socrate du débat sur la rhétorique. Mais, en même temps, il fond ensemble deux thèmes, l'un invitant l'àme à se détourner des joies physiques pour s'orienter vers le divin, l'autre précisant que la Muse souveraine, dont les cigales sont les interprètes, est celle de l'épopée et de l’éloquence:
il invite donc, de facon allusive, à reprendre l'étude de la rhétorique selon un esprit nouveau'. Cette valeur
préparatoire
et allusive
se retrouve
dans
les
deux passages qui ouvrent et ferment le dialogue, la « mythologie » et « l'invention de l'écriture »: le méme respect pour le divin, le méme effort intérieur vers le vrai y sont unis. Les digressions du Phédre, comme celles d'autres dialogues *, fournissent donc bien une transposition de l'idée, qui peut ainsi étre saisie dans toute sa profondeur.
Les différentes parties du dialogue ne s'organisent pas autrement entre elles. Celui-ci commence par des 1. On peut méme préciser davantage; cf. L. Robin (notice pour l'édition de la Collection des Universités de France, p. xxxvi): « La subordination d'Uranie, muse des choses du ciel, à l'égard de Calliope, suggére l'idée que la double fonction de celle-ci reléve en effet de quelque principe commun, qui ne peut étre que la philosophie. Il y aurait donc là, au moins pour ce qui regarde l'éloquence, une sorte de présage de l'existence
d'une
rhétorique
philosophique
et de sa relation
néces-
saire avec l'étude du ciel et de la nature entiére ». 2. Le R. P. Festugiére (Contemplation et Vie contemplative selon Platon, Paris, 1930, p. 410 sqq.), montre un rapport comparable entre l' « épisode » du T'héetàte et la démonstration : celui-ci la complète, car « deux formes de vie s'opposent en même temps
que divergent ces deux notions du savoir ».
100
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET RAISON
discours sur l'amour et s'achève par un débat sur la rhétorique: l'amour n'est-il qu'un exemple choisi plus ou moins gratuitement ‘? Une compréhension
plus intime révéle que l'amour y est présenté, au cours d'une série de discours se corrigeant progressivement, comme
une
véritable
initiation;
11 éveille,
en effet,
la réminiscence des réalités suprasensibles et un désir tout orienté vers le divin. Il est une psychagogie et
procède selon le mouvement même qui doit être celui de la dialectique”; celle-ci apparaît done comme l'aboutissement. Ainsi s'expliquent non seulement le lien intime entre les deux sujets du dialogue, mais
leur ordre *. L'enchafnement entre eux, qui est l’idée maftresse, se dégage, pour le lecteur, de cette savante
juxtaposition. Autrement dit, il existe dans le dialogue une unité organique profonde, bien conforme au vœu
que Platon y a justement inséré‘; mais cette unité n'est accessible qu'à un esprit pénétrant, capable de dépasser le texte et de continuer seul ]a route. 1. Les
anciens
discutaient
de méme
sur le vrai sujet
du
Gorgias, ou de la République. 2. L'union des deux thèmes se marque à la fin du discours de
Socrate:
ἁπλῶς πρὸς
ἔρωτα
μετὰ φιλοσόφων
λόγων
τὸν βίον
ποιῆται, Sur la parenté de rôle entre amour et dialectique, cf. 249 b, rapproché de 265 d. 3. Sur toute cette composition du Phédre, nous renvoyons
à l'excellent article d'E. Bourguet dans la Revue de Métaphysique et de Morale 1919, p. 335-351. &. 264 c: « tout discours doit δίχα constitué à la facon d'un être animé, avoir un corps qui soit le sien, de façon à n'être ni sans téte ni sans pieds, mais à avoir un milieu en méme
temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout » (trad. Robin); cf. 268 d.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
401
Aussi bien est-ce là, semble-t-il, le principe même du dialogue platonicien. À quoi, en effet, aboutit le retournement de positions du Protagoras, à quoi aboutissent les dialogues aporétiques en général, sinon à une conclusion située au-delà, qui n'est pas formulée, et que le lecteur seul peut et doit dégager?
Tel est le principe qu'a trés fortement mis en lumiére M. A. Koyré dans son petit livre Introduction à la lecture de Platon‘: « Le lecteur moderne a tort d'ou-
bher qu'il est le lecteur du dialogue et non l'interlocuteur de Socrate. Car si Socrate se moque bien souvent
de ses interlocuteurs, Platon ne se moque jamais de ses lecteurs .» M. Koyré le montre en dégageant la signification qui apparaft dans le Ménon, le Protagoras et le Théétète, sans y être jamais formulée; et
il explique
la raison
de
ce procédé:
c'est que la
science véritable ne peut être imposée
à l’âme du
dehors, « c'est en elle-même et par elle-même que celle-ci l'atteint, la découvre, l'invente ».
Aussi n'est-il pas étonnant que le dialogue platonicien puisse être considéré comme un système d'allusions à une pensée située au-delà. Car ce ne sont pas seulement
les
conclusions
d'ensemble,
c'est
tout
le
cheminement des idées, qui, le plus souvent, se dérobe à l'expression directe. C'est ce qu'a montré M. R. Schaerer?; et il en trouve l'explication dans l'idée méme que Platon se fait de la philosophie. Celui-ci dit, en effet, dans la VII? lettre, qu'elle ne 1. Brentano, 1945.
2. Le question platonicienne, Paris-Neuchatel, 1938, 272 p.
102
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
saurait être mise en formules; d’ailleurs, elle ne saurait
non plus être accessible à la masse: elle ne peut s'adresser qu'à « une élite, à qui il suffit de quelques indications pour découvrir, par elle-méme, la vérité » (341 e). Chez Platon, des vérités provisoires entraînent d'apparentes contradictions, des reprises, des détours. ἢ faut manier longtemps tous les modes de connaissance avant d'arriver à la science: « c'est pourquoi
tout homme sérieux se gardera bien de traiter par écrit des questions sérieuses »!. Et l’œuvre de Platon contiendra, non
pas un exposé
en forme,
mais
tout
un jeu d'allusions et de suggestions. Il ne
saurait
être
question
détail de ces procédés
d'entrer
ici
dans
le
et de ces difficultés: il suffit
de constater que non seulement
chez un poéte
aris-
tocratique comme Pindare, mais chez un dramaturge soucieux d'émouvoir la foule, et, qui plus est, chez un philosophe
tout pénétré
de pensée
mathématique
et
profondément épris de clarté, on retrouve les mémes subtilités de composition remplaçant l'exposé direct, le méme appel à l'esprit du lecteur ou du spectateur, chargé de parvenir seul au sens profond. On peut
appliquer à tous ce que M. Schaerer dit de Platon: « Il laisse beaucoup plus à deviner au lecteur que ne font les auteurs modernes
» ἢ.
On pourrait multiplier les exemples et les démonstrations. Pour le propos qui nous occupe ici, nous nous contenterons
d'ajouter que ce trait ne distingue pas,
1. Lettre VII, 344 c. 2. Op. cit., p. 77.
PROCÉDÉS
DU
RÉCIT
103
comme on pourrait le croire, un certain nombre d'auteurs exceptionnellement difficiles, parce qu'exceptionnellement subtils. Le plus simple des auteurs grecs, et le moins subtil, fut sans doute [socrate: aucun ne dit plus longuement, plus complétement, plus clairement ce qu'il a à dire. Et cependant il suffit de lire une œuvre comme le Panathénaique pour y découvrir la présence d'une complexité qui nous surprend. Déjà, la composition du discours proprement dit est loin d’être simple; et il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont sont répartis les différents thèmes à la gloire d' Athénes, et les différentes réponses aux objections tendant à louer Sparte. Quand on ajoute à cela que ce discours ne remplit pas toute lœuvre et se prolonge encore par un double débat avec un jeune laconisant, l’idée s'impose alors que cette composition d'ensemble obéit à d'autres soucis que ceux de la simple clarté. Mais le plus curieux de tout
est encore
l'hypothése
qui se présente
aussitót
à lesprit de ce jeune laconisant lorsqu'il entend le discours. Il pense qu'Isocrate, désireux de louer habilement
Athènes,
mais gêné de sembler se contredire,
a imaginé de paraître blâmer Sparte, tout en la louant sans que l’on y prit garde; ce pourquoi il chercha « des discours à double entente, qui peuvent autant convenir à la louange qu’au blâme et sur le sens des-
quels on peut disputer »'. Son but aurait donc été, d'aprés ce jeune homme, « de composer un discours d'une espéce toute particuliére, un discours que des 1. Panath., 240 (trad. Auger).
104
THUCYDIDE:
lecteurs
inattentifs
HISTOIRE
ET RAISON
trouvassent
simple
et
facile
à
entendre, mais qui, au jugement des lecteurs réfléchis et profonds, fût difficile à saisir, à la portée de peu de
personnes... »'. En en expliquant l'intention, on ôterait au discours la gloire que lui valent la peine et l'effort dépensés pour lui. Áussi ce discours s'adresse-
t-il « aux plus sages des Grecs, aux vrais hommes de lettres, véritablement dignes de ce nom ». — Isocrate
était-il capable de procéder avec cette subtilité?’ En laissant le jeune homme sans réponse, il révéle du moins qu'il compte, à l'occasion, sur le discernement de son lecteur; et l'hypothése méme qu'il envisage
est caractéristique
d'une
certaine
attitude
d'esprit
envers l’œuvre littéraire.
Cette attitude est confirmée par tout ce que nous savons sur la facon de lire Homére. Dans une telle atmosphère, celui-ci revêtait, en effet, des significa-
tions multiples. Le Banquet de Xénophon révéle ainsi qu'un jeune homme cultivé apprenait de Stésimbrote et
d'ÀAnaximandre
les
ὑπόνοιαι,
c'est-à-dire
cachés.
Et de fait, Platon semble
naturel
qu'on
voie
dans
tel
les
sens
considérer comme
épisode
des
poémes
homériques une allégorie *. Pour lui les poètes s'expriment par allégories, si ce n'est par énigmes *. Et comment s'en étonner, dans un peuple oü les Dieux eux-mémes se plaisaient à provoquer la finesse de 1. Panath., 246 (même traduction). Cf. en particulier: τοῖς δ᾽ ἀκριδῶς διεξιοῦσιν αὐτὸν καὶ πειρωμένοις κατιδεῖν ὃ τοὺς ἄλλους λέληθεν, χαλεπὸν φανούμενον καὶ δυσκαταμάθητον... 2. Hép., 378 d: οὔτ ἐν ὑπονοίαις πεποιημένας οὔτε ἄνευ ὑπογνοιῶν. 3. Rép., 332 c: ἠνίξατο ἄρα [...] ὁ Σιμωνίδης ποιητικῶς...
PROCÉDÉS
leurs interprètes.
DU
RÉCIT
Ce qu'Hérachte
105
dit de l'oracle de
Delphes vaut pour tous les textes que nous avons passés en revue : « il ne dit ni ne cache: il fournit un signe » (fr. 93: οὔτε λέγει οὔτε κρύπτει, ἀλλὰ σημαίνει),
Certes, il y a loin de la clarté rigoureuse de Thucydide à ces jeux ésotériques. Et, dans l’ensemble, les exemples que nous venons de rapprocher diffèrent
grandement,
et par l'intention
et par le résultat.
Chez Pindare, on trouve la liberté poétique alliée à un désir, sans doute délibéré, de difficulté. Dans la tra-
gédie, 1] n'est presque rien qui ne relève des conditions matérielles de l’œuvre et de la nécessité où l'auteur se trouvait de ne parler que par l'intermé-
diaire des personnages. Dans le dialogue platonicien, les caractères mêmes de la pensée expliquent la marge entre les idées formulées et les conclusions suggérées.
Mais ces différentes conditions aboutissent toujours à un art également complexe et subtil, à une confiance également exigeante dans la perspicacité du lecteur. Et il faut bien en conclure que cette perspicacité
existait, qu'il était naturel de compter avec elle ct de ne pas tout dire, puisqu'elle était habituée à comprendre, méme sans que l'on eût tout dit. Thucydide, lui, est un auteur difficile; et son style prouve assez qu'il ne redoutait pas de mettre, à l'occasion, son lecteur à l'épreuve. Cependant cette diffieulté n'est que dans l'expression: la netteté avec
laquelle il organise la matiére historique et le ratio1. Il y a d'ailleurs vraisemblablement des explications religieuses à l'origine de cette attitude;
pas Thucydide.
mais
elles ne
concernent
106
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
nalisme même qui marque son élaboration montrent assez que la clarté est, en histoire, le caractère vers lequel
il tend le plus naturellement. Et l’espèce d'évidence qui s'attache à son exposé témoigne bien qu'il y atteint. Mais
cette clarté et ce rationalisme
peuvent
eux-
mémes tirer parti des ressources que les habituelles exigences de perspicacité mettaient à sa disposition: ce sont elles, en effet, qui lui permettent de garder à son récit le ton le plus objectif, tout en laissant la signification se dégager, par delà ce récit, comme elle se dégage des œuvres que nous avons énumérées,
par delà leur déroulement extérieur. Il l'y enferme par les mêmes procédés et la laisse lire aux mêmes esprits. Mais, par là, il ne s'écarte nullement de cet idéal de clarté, tout au contraire. Simplement, au nom d'un scrupule d'historien, 1] se place de son plein gré dans des conditions analogues à celles oà se trouvait Eschyle; il s'abstient de commentaires personnels; il laisse parler les faits. Et, pour compenser cette abstention, il parvient,
par la süreté de sa composi-
tion, à faire qu'une clarté se superpose à une autre et que le déroulement du récit se double, sans en étre obscurci, d'une interprétation d'ensemble: en se penchant sur l'un, on découvre l'autre; et on la découvre d'autant mieux que l'on se penche avec plus d'attention.
Dans la mesure oü les Áthéniens pratiquaient l'allusion et la suggestion,
la signification historique devient,
chez Thucydide, ce à quoi les faits, dans leur objectivité, font allusion, ce qu'ils suggérent.
Elle est, net-
tement visible à qui sait lire, la solution de leur énigme.
Ii LES
RÉCITS
ANALYSE
Les mémes
DE
BATAILLES:
ET
NARRATION
habitudes de choix et d'interprétation
se retrouvent, naturellement,
dans
ce cas particulier
du récit qu'est le récit de bataille. Elles s'y présentent seulement
sous
un
jour
priviligié
puisque,
dans
ce
cadre étroitement défini, elles peuvent s'exercer avec une
exceptionnelle
rigueur.
En
outre,
elles
y sont
d'autant plus aisées à percevoir qu'elles se détachent par rapport à toute l'évolution d'un genre, dont les débuts furent bien différents. C'est pourquoi il peut étre utile de retracer d'abord
cette évolution,
avant
de déterminer quelle fut, en regard, l'originalité Thucydide et les caractéres de sa méthode.
de
* +
La
httérature
grecque
+
commence,
pour
nous,
avec
un récit de guerre, et l’Iliade relate avant tout une
suite de combats. Pourtant, une premiére réserve doit étre faite: l'Ilade, œuvre guerrière, ne contient pas à propre-
108
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
ment parler de récits de batailles. Il faut y regarder de près pour reconnaître, dans le poème, les quatre
journées de lutte qu'il relate. À l'intérieur même de ces quatre journées, l'évolution de la situation est, en général, difficile à retracer, et pose aux commenta-
teurs des problèmes délicats’. Et il ne saurait guère en étre autrement, puisqu'en fait nulle coordination ne semble régner. Hector, lorsqu'il est sur la gauche, ignore ce qui se passe sur la droite (A 498) et, lorsqu'il est au centre, ignore ce qui se passe sur la gauche (N 675): le fait méme de parler de « centre » ou de « gauche » semble un effort exceptionnel pour dominer
l'ensemble de la bataille *. Quant aux avis des généraux, ils se réduisent à peu de chose : en dehors d'un ordre donné par Dioméde invitant tous les Argiens « à se rallier ici », ils se raménent à deux avis de Poly-
damas,
signalant
l'obstacle
constitué
par
le fossé
(M 61) et l'opportunité d'attendre Achille en ville (E 254): ce dernier conseil n'étant d'ailleurs pas compris par Hector. 1. Le comme
combat
pour
un combat
les vaisseaux
se déroule
en rase campagne.
exactement
Ici, nous trouvons les
Troyens aux vaisseaux (O 389); vingt vers plus loin, ils n'y sont plus; ils s'y retrouvent au vers 653. Le fossé détruit à O 355 existe de nouveau à Τί 369; ce fossé arrête l'armée, mais n'arrête
pas Hector, qui est en char. Méme si ces difficultés tiennent aux conditions dans lesquelles l'Iliade fut composée, on peut noter
que les « arrangeurs » s'intéressaient peu à la stratégie. 2. De méme l'auteur du chant N connatt l'usage de la fronde, sait le peu de confiance que l'on doit faire aux archers « qui ne savent pas tenir en premiére ligne et qu'il faut masser à l'arriére » (713);
on cite encore sa description de la p
(125-135), qui figure également
au
chant [1 (211).
Sur
particularités, cf. P. Mazon, Introduction à l'Iliade, p. 192;
ces
RÉCITS
DE
BATAILLES
109
C'est dire que, s'il existait à l'époque homérique un rudiment d'art militaire, le poéte ne semble pas s'étre
soucié de le faire apparattre. L'ensemble de la bataille n'est jamais pour lui qu'une toile de fond. Au début d'un récit, l'évocation de la mélée sert surtout d'introduction!; elle est toujours fort courte; elle dit le bruit, les morts, la
poussiére; parfois il s'y ajoute une évocation métaphorique à grand effet, comparant la mélée à quelque phénoméne naturel oü se déchainent de grandes forces: c'est, au chant A (452 sqq.) le fracas des torrents, au chant A (150 sqq.) l'incendie qui ravage la forét, ou bien, au chant P (735 sqq.) celui qui dévaste
la ville; c'est encore, au chant O (379 sqq.) la mer en furie, ou bien, au chant [1 (765 sqq.) le heurt de deux vents. Le reste du récit est constitué par une série de combats singuliers, présentés à la suite. La série commence
volontiers
enchaînement
par
un
πρῶτος
δὲ͵ ἢ, Aucun
systématique ne préside à l'ordre de
ces rencontres, sinon qu'en général une série donnée est consacrée à la gloire d'un héros déterminé. Mais chaque rencontre est traitée pour elle-méme. S'il y a un art de la manœuvre, une technique du combat, chez Homère, c'est dans ces combats singuliers que l'on peut les trouver; car Homère dit toujours quel genre d'arme est employé, quel organe elle atteint, quel 1. Il arrive aussi qu'elle serve à conclure, et, aprés des exploits individuels, élargisse soudain le champ du regard. Mais son rôle de toile de fond est le méme dans les deux cas.
2. D figure quatre fois dans le seul chant n.
110
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
genre de mort en résulte; et il ne manque pas de relever les blessures curieuses, à effet spectaculaire et imprévu‘. L'intérêt de ces descriptions n'est donc pas seulement moral, mais aussi technique. Toutefois, dans un domaine comme dans l’autre, c’est à la valeur
de l'individu que s’attache toute l'attention. Encore
convient-il
d'ajouter
une
réserve;
car
ces
ἀριστεῖαι͵ que sont les combats homériques, sont faussées, à nos yeux, par une circonstance remarquable, c'est que celui qui met le courage ou la crainte
au
cœur
du
combattant,
ou la détourne, on
qui
dirige
la pique
est, bien souvent, un Dieu. Tout est
plein de miracle, quand
celui
croit
par conséquent aller
vers
un
de surprises ?, et,
résultat
certain,
on
découvre que cela « serait assurément arrivé, si à ce moment un Dieu... » n'était intervenu. Ce trait, d'ailleurs, contribue au pathétique, en nous aidant à mesurer la faiblesse des pauvres mor-
tels, si souvent joués. La « tête charmante » d'Hector roulant dans la poussière, le « pauvre fou » de Patrocle,
qui court au-devant de sa mort, attirent notre pitié sur
des
individus;
mais
l’atmosphère
méme
de
la
bataille, toute pleine de merveilleux, prend une valeur non moins émouvante. Elle traduit le sentiment de
l'homme dépassé par des forces supérieures: comme l'écrit
M.
1. Ainsi,
F. Robert, rien que
« dans
dans le chant
une
vraie
bataille,
on
M, aux vers 347, 405,
481,
sans compter le coup qui fait tomber les deux yeux par terre. 2. I] ne reste aiors à la victime qu'à répéter que c'est un grand prodige: cf. O 286 — Y 344 = ® 54: ὦ πόποι͵ À μέγα θαῦμα τόδ᾽ ὀφθαλμοῖσιν
ὁρῶμαι.
RÉCITS
DE
BATAILLES
111
chercherait en vain une explication différente »; c'est bien la lutte « où l'on avance et recule sans comprendre comment ni pourquoi » '. La bataille épique est donc, à tous égards, éminemment inintelhigible. Pour
trouver, dans la bataille, un certain ordre, il
faut passer à des genres nouveaux, et d'ailleurs contemporains, en gros : l'histoire, avec
Hérodote, et la tra-
gédie. Mais tous deux partent d'Homére. Hérodote connaít la tactique et la stratégie. L'on est, avec lui, dans le monde moderne des cités et de la démocratie, οὐ les armées servent d'instrument à
l'intelhgence des stratèges. Et il s'intéresse à la science qu'ont acquise les Grecs en matiére de combat *. Il insiste méme volontiers sur la supériorité que cette science leur donne par rapport aux barbares : ceux-ci ont pour eux le nombre, mais les Grecs ont l'habileté ; ils savent
combattre σὺν κόσμῳ et κατὰ τάξιν,
tandis
que les barbares ne font rien σὺν νόῳ ?. Aussi les Grecs peuvent-ils, étant peu nombreux, affronter les troupes du Roi, qui demeurent stupéfaites de ce qui leur 1. Homère, p. 23 et p. 25. 2. Pour
l'emploi
de
cette
science
sur
terre,
on
relévera
la
manœuvre décrite pour Marathon (VI, 111) et le mouvement effectué par les Lacédémoniens aux Thermopyles (VII, 211). Sur mer, on voit, à Ladé, le Phocéen Dionysios tenter d'enseigner la manœuvre aux loniens (VI, 12); il n'a pas de succès : les
Ioniens, qui n'aiment pas ces exercices, en tombent malades! Mais les Athéniens ne sont pas comme eux, et le récit des batailles navales implique une véritable expérience (cf. à l'Artémision, la formation avec poupes au centre, VIII, 11).
3. VIII, IX, 59.
86;
cf.
les
mêmes
termes
ἃ: propos
de Platée,
8
112
semble
THUCYDIDE : HISTOIRE
une folie'.
Du
ET RAISON
reste, ils savent
terrains tels que le nombre y
choisir des
soit inefficace, faute
d'espace. L'idée de manque d'espace (στενοχωρία) est marquée avec insistance pour les Thermopyles et l'Artemision *; et le résultat est, les deux fois, nette-
ment
dégagé:
les barbares, « combattant
espace étroit, ne pouvaient tirer aucun
dans
un
avantage
de
leur nombre» (VII, 211) et la flotte de Xerxés « s'incommodait elle-même par sa propre importance et par le grand nombre de ses navires, qui se gênaient mutuellement et se heurtaient les uns contre les autres » (VIII, 16). Il en est de même à Salamine, où, cette fois, l'idée est dégagée, dans la délibération qui précède,
par Thémistocle (VIII, 60). Il en est, enfin, de même à Platée, oà les généraux cherchent un emplacement tel qu'ils n'aient pas à souffrir de la cavalerie, et où Amompharétos est présenté comme assez ridicule de ne point vouloir faire mouvement avec les autres, parce qu'il craint de fuir devant des étrangers, ce
qui serait « déshonorer Sparte ». Aussi bien, on a pu montrer qu'en gros, les récits
de batailles d'Hérodote formaient des touts à peu prés intelhgibles.
Pourquoi, cependant, tant d'efforts pour le prouver? Et pourquoi, dans l'énoncé de ce résultat, tant de 1. Cf. le rapprochement
des
mots
ὀλίγοι et μανίη à VI, 112
(Marathon) et VIII, 10 (l'Artémision). 2. Dans le premier cas, l'idée de στενόν est répétée quatre fois dans le seul chapitre VII, 176; et l'effet escompté à VII, 177 (οὔτε πλήθεϊ ἔξουσι χρᾶσθαι ol Βάρδαροι) se réalise rigoureusement à VII, 211 (οὖκ ἔχοντες πλήθεϊ χρήσασθαι).
RÉCITS
DE
BATAILLES
113
réserves? Les uns et les autres s'expliquent par le caractére malgré tout sommaire des explications fournies par Hérodote'. Et ce caractère sommaire s’explique à son tour par le fait que ces manœuvres tactiques, dont 1] comprend le principe, dont il lui
arrive méme de dégager l'idée en téte du récit, par un style indirect ou par un discours, ne sont cepen-
dant
pas encore pour lui la véritable substance du
récit. Son modèle reste l'épopée. Et cela n'apparatt pas seulement dans le ton ou le style *, mais dans la structure méme du récit, qui laisse toute la place aux anecdotes et ἃ l'exaltation de hauts faits isolés. Aprés un mot rapide sur les événements militaires (qui a remplacé l'évocation homérique de la mêlée) suit toujours une gerbe d'anecdotes à la gloire des
plus braves, d'&p:wrsto. plus ou moins développées mais toujours présentes. Aux Thermopyles, c'est une liste de morts illustres (VII, 224) suivie d'une sorte 1. Le nombre des livres et articles sur la question est trop
grand pour que nous entreprenions de les résumer ici; signalons. l'appréciation portée par Ph. E. Legrand sur le récit de Sala-
mine: « Le récit de la bataille elle-même n'est guère que celui d'épisodes isolés et indépendants, dont la plupart se situent au moment οὐ déjà les Barbares sont défaits et fuient » (livre VIII, notice, p. 30).
2. On reconnaît ja parenté à une provocation comme celle de Mardonios
(IX, 48), qui songe au combat
singulier, à des
railleries comme celles de Polycrite contre Thémistocle (VIIT, 92), pour lesquelles Hérodote reprend le ἐπεκερτόμησε qu' Homére appliquait aux railleries de Patrocle envers Cébrion (1 744). Le rôle de l'honneur individuel est le même, et jusqu'à la formule que reprend Hérodote à Platée: οὔτε τις αὐτῶν ἀλκῆς ἐμέμνητο (IX, 70).
114
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
de distribution de prix : « Telle ayant été la commune
conduite des Lacédémoniens et des Thespiens, on raconte cependant qu’un homme les surpassa tous en bravoure, le spartiate Diénékès, qui... » (226); « Après lui, le prix de la bravoure revint à... » (227); « parmi les Thespiens se distingua le plus... » (ibid.); « De deux des trois cents, Eurytos et Aristodamos, on raconte ce qui suit... » (229). Cette partie est, de beaucoup, la plus longue du récit. Et on en trouverait l'equivalent Mycale:
à
l'Artémision,
à l’Artémision,
δὲ
homérique.
ces
κλέα &vôpov,
Quand
à Salamine, à Platée, à on retrouve méme le npâtoc
par
hasard
il s'en excuse;
c'est
Hérodote le cas
ignore à
Ladé
(VI, 14). $1 l'on ajoute à ces évocations les anecdotes qui précédent ou suivent le récit proprement dit (par exemple, les quatre anecdotes relatives au butin de Platée), les prodiges qui encadrent ou accompagnent la bataille (par exemple à Marathon, oü le récit est
introduit par l'histoire du réve d'Hippias, et s'achéve sur
la
mention
d'Épizélos
miraculeusement
devenu
aveugle aprés avoir vu dans le combat une sorte de spectre), on comprendra
que le récit, chez Hérodote,
n'est pas, avant tout, tactique. Chose plus grave, il est arrivé que ces hauts-faits ne se sont pas cantonnés à la fin du récit, ou aux deux bouts: à Salamine et à Platée, entre autres, Hérodote a voulu les organiser, dans le récit méme,
selon un ordre chronologique. ἃ Salamine, l'exposé de l'attaque est d'abord interrompu par des considérations sur la valeur des hommes; on arrive au succés
RÉCITS
DE
BATAILLES
115
de l'attaque, pour passer aussitót à une action d'Artémise, isolée; enfin, quand les barbares essaient de gagner Phalére, Hérodote mentionne les hauts faits des Éginétes et enchaîne avec l'épisode de Polycrite raillant Thémistocle en plein combat ', Cette facon
de procéder met sans doute de la variété et de la vivacité dans la narration, mais elle a pour effet de noyer
les vues d'ensemble. On sent que le récit hésite entre deux points de vue, cherche à mettre discrétement de l'ordre dans une matiére οὐ cependant l'individuel reste le principal centre d'intérêt. Toutefois, si l'on replace les récits d' Hérodote dans
l'histoire du genre, et si on les compare avec ceux de l'épopée, d’où ils sont sortis, ce n'est pas le caractère inachevé de la tranformation que l'on retiendra, mais la transformation elle-méme. Car, utilisant (du point de vue intellectuel, moral, littéraire) une structure épique, Hérodote l'a, en fait, modifiée profondément. Il y a introduit la notion de combats de masses, des indications déjà précises de stratégie, un moyen d'exposer les plans des chefs, l'idée enfin d'une intelligence qui commande les faits, qui triomphe du nombre, et qui parfois, il le devine, peut valoir mieux que le courage méme. Son effort n'est d'ailleurs pas isolé, en ce sens. Et il convient d'ajouter que nous connaissons à son ceuvre d'autres modéles que l'épopée, puisque Salamine, en 1. Ici aussi, d'ailleurs, on trouve, comme le signale justement Ph.-E. Legrand, un fantóme au chapitre 84, et une barque
mystérieuse qui apparait « envoyée par'les dieux », au chapitre 94.
116
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
particulier, avait été raconté avec éclat par Eschyle . Mais avant de considérer ce récit privilégié, il peut être opportun de considérer des récits tragiques postérieurs et moins importants: ceux-ci permettent
de mieux isoler ce qui appartient à la tragédie en général et ce qui appartient à Eschyle. Ce sont les récits des Héraclides, des Suppliantes, et des Phéniciennes. Mettant à part d’autres influences”, il est aisé de reconnaître dans ces récits, rapportant des combats mythiques, le souvenir d'Homére, mais un souvenir modifié, et autrement modifié que chez Hérodote.
Dans les trois récits d'Euripide, on retrouve (comme chez Hérodote) une narration générale aboutissant à des exploits individuels *. Or, dans les deux parties, l'imitation d' Homére est sensible.
Elle est trés nette dans le cas des exploits individuels, qu'il s'agisse d'Iolaos, qui bénéficie d'un véritable miracle, avec nuée enveloppant le char et rajeu-
nissement du héros, ou bien de Thésée qui, avec sa massue,
« fait voler les cous
et
les tétes,
fauchant
1. Ill va sans dire que nous ne faisons ici qu'envisager, en une revue rapide, les principales ceuvres littéraires conservées :
Hérodote avait à sa disposition bien d'autres récits, épiques, historiques et tragiques, ou encore lyriques, que nous ne mentionnons pas pour simplifier.
2. Il se peut en particulier que le récit des Perses ait influencé les autres récits tragiques.
3. Le passage
de l'un à l'autre
se fait: Héraclides,
844;
Suppliantes, 707; dans les Phéniciennes, le récit est sóparé en
trois parties: le combat en général (1090-1200), l'engagement singulier
(1217-1263),
(1356-1480).
enfin le combat
entre les deux
frères
RÉCITS
DE
BATAILLES
117
avec oe bois une moisson de casques »' ou surtout d'Étéocle et de Polynice, qui combattent en combat
singulier,
selon
la
meilleure
tradition
homérique.
Après des vœux qui rappellent l’Iliade *, ils ont droit
à 16 métaphore du sanglier, tout comme
Idoménée
au chant N (471), puis ils luttent, d'abord à la lance, avec blessure réciproque, ensuite en utilisant une
. pierre, un μάρμαρον πέτρον, tout comme chant
Patrocle au
Π (734), et enfin avec le glaive; les coups sont
décrits avec une minutie
digne d’Homère,
jusqu'à
cette « feinte thessalienne », et à ce double coup qui atteint le nombril de l'un et le foie de l'autre *. Alors, selon l'expression homérique, ils « mordent la poussiére * ». Dans la mêlée, les souvenirs d' Homère se retrouvent
également. Si celle des Héraclides est assez sommairement décrite, celle des Suppliantes évoque la « trombe
de poussiére immense qui montait vers le ciel », « les corps tirés en haut, en bas, par les rênes de cuir, le sang coulant à flot » et retrouve méme la comparai-
son sarcastique qu'Homére mettait dans la bouche de Patrocle, comparant sa victime à un « plongeur »*. Quant à la mêlée des Phéniciennes, elle réunit, en une 1. Suppliantes, 717; les casques sont les rvvtzt homériques. 2. Phéniciennes, 1375, cf. M 351. 3. Il est amusant
de noter qu'à force de vouloir homériser,
Euripide perd le ton juste et tombe dans l'invraisemblance : Etéocle, voyant libre l'épaule de Polynice, lui perce la poitrine,
cependant que Polynice n'est pas gêné pour combattre par sa jambe percée. &. Phéniciennes 1423, cf. X. 17. 5. Suppliantes 692, cf. MN 7&5; voir aussi Phéniciennes 1149.
118
THUCYDIDE :
sorte de bouquet,
HISTOIRE
ET
les « plongeurs
RAISON
», le passage
d’un
héros à l’autre, le prodige dont Capanée est l’objet, la mention que « la terre altérée s'abreuvait de ruisseaux de sang », et jusqu'à ce mélange de précision et de tendresse,
paraît
dans
l'évocation
si caractéristique
Cependant,
méme
dans
des blessures,
qui
d'Homiére'. ces
trois
récits,
si étroi-
tement fidéles à la tradition homérique, des nouveautés se font jour.
Par
définition,
le récit de la tragédie
dénoue une attente anxieuse, il s'adresse à des gens émus; il est fait par quelqu'un qui partage leur émotion, et l'éprouve d'autant plus vivement qu'il vient de participer à l'action ou au moins d'y assister. L'intérêt est donc, nécessairement, beaucoup plus centré, beaucoup plus orienté vers le résultat final. Et l'élément de pathétique nouveau, qui est ainsi introduit, devient du méme coup un nouvel élément d'ordre.
Le récit d'abord est préparé, tantôt par un chœur, tantót par un dialogue lyrique. Le messager est attendu : il doit d'abord répondre aux questions *. Et c'est ainsi dans une atmosphére de profonde participation que se détache son récit. Lui-méme, d'ailleurs, a été mélé aux émotions
des
1. Voir en particulier, 1159-1163. Dans le détail de l'expression les souvenirs homériques sont trés nombreux: 1105, cf. N 339; 1168; 1234 (νίσσεσθε); 1246 ἔσταν (et aussi χρῶμα οὐκ ἠλλαξάτην,͵, cf. N 279).
2. Dans les Phéniciennes, ce dialogue est trois fois recommencé (1075-1090; 1208-1217; 1335-1356), ce qui rend sensible le progrés dramatique du récit: les deux fréres vivent; ils vont se battre; ils sont morts.
RÉCITS
combattants, Les
DE
BATAILLES
119
et ne manque pas d’en rendre compte.
exhortations des généraux contribuent à les sug-
gérer (Héraclides, 838; Suppliantes, 701; 711); elles sont complétées par les réactions des uns et des autres, que ce solent les « lamentations mélées de plaintes » des combattants dans les Héraclides, 833, ou bien les
transports
du
je
d'allégresse
dansai
messager
lui-même:
« Moi
je hurlai,
et je battis des mains » (Sup-
pliantes, 719); quand la bataille n'est pas générale, ce sont les témoins de la bataille, qui « plus que les acteurs
sentaient
leur sueur ruisseler, tant
ils trem-
blaient pour leurs amis » (Phéniciennes, 1388-9). Comment imaginer qu'une telle tension, un tel émoi, se laisse égarer en notations désordonnées? Précisément parce que tous sont intéressés à l'issue de la lutte, celle-ci s'organise, et la narration s'ordonne. Les
phases
guées!; récit
des
de
la bataile
la disposition Suppliantes
sont
des troupes distingue
nettement
distin-
est expliquée:
ainsi
trois
armes
le et
deux ailes, raconte les engagements successifs de chars et de cavaliers, et montre enfin les deux ailes droites
l'emportant,
de chaque
cóté, cependant
que le chef
ne manque pas de se rendre sur le point où ses troupes faiblissent".. Dans les Phéniciennes, c'est même la
raison pour laquelle, cette fois, on passe d'un chef à l'autre:
Étéocle,
comme
Thésée, se rend, de porte
porte, sur les points où son armée
en
est en danger”.
1. Cf. Héraclides, 834-836 : τὰ πρῶτα μὲν... εἶτα... τὸ δεύτερον ét... 9. ἃ.
709: ἐς τὸ κάμνον οἰκείου στρατοῦ. 1163-4; 1170-1. De même la teichoscopie,
au
début
de
120
TEUCYDIDE : HISTOIRE
ET RAISON
Une sorte d'unité d'action, exigée par les conditions dans lesquelles intervient le récit, préside ainsi, plus ou moins parfaitement, à son ordonnance. Or, si l'on revient à l'exemple privilégié fourni par Eschyle, on constatera que ce méme caractére est bien celui qui donne au récit des Perses sa force excep-
tionnelle. Ici, l'intérét du récit et celui de la tragédie se confondent; et jamais on n'a poussé plus loin l'art
de soutenir l'émotion et de faire rebondir la narration, en y distinguant des phases successives, qui se révèlent l'une aprés l'autre. La piéce s'ouvre sur l'attente anxieuse de la reine
et du chœur. Et bientôt arrive le messager annonciateur de la catastrophe : στρατὸς γὰρ πᾶς ὅλωλε βαρδάρων ! Quarante vers plus loin surgit la surprise : Xerxès vit ! par contre-coup, intervient l’appel des morts. Dans le récit lui-même, le narrateur a groupé de
grandes masses bien charpentées : le combat — l'épisode de Psyttalie — la retraite. Et chaque fois, c’est dans un sursaut que se découvre le nouveau désastre. Quant aux troupes restées en Grèce, elles sont réservées pour un dernier épisode, rejeté beaucoup plus loin: la prophétie de Darius (798 sqq.) apportera ainsi comme le couronnement du désastre. Ces trois grandes masses représentent trois moments ayant chacun leur valeur affective. Des deux épisodes de lutte, le premier se conclut par une « plainte mêlée de sanglots qui règne seule sur la mer au large, jusqu'à l'heure où la nuit au sombre visage vient tout arrêter » la piéce, a une valeur pathétique, mais sert aussi à préciser la disposition des troupes.
RÉCITS
DE
BATAILLES
121
(426), et le second sur la « longue plainte » de Xerxès devant ce gouffre de douleurs, lorsqu'il « déchire ses vétements et lance un sanglot aigu » (465-8). On termine ainsi avec les combattants ce que l'on a vécu avec eux, en connaissant tour à tour leur crainte lorsqu'ils entendent puis voient l'armée grecque (391), leur sentiment que « ce n'est plus le moment de tarder » (407), puis leur affolement '. Et cet affolement méme nous est expliqué: ni Eschyle ni son messager n’ignorent le rôle joué par la ruse de Thémistocle, ou l'imprudence de Xerxés postant des troupes à Psyttalie; et ils ont soin de le
dire: Xerxès « ne soupçonne pas une ruse de Grec ou la jalousie des Dieux » (361-2), « il ignorait l'avenir que lui ménageaient les Dieux » (373), « c'était bien mal connaftre l'avenir » (454). Bien plus, ils ont vécu la bataille et savent dégager le principe qui en commanda l'issue : les Perses ont souffert d'étre une grande masse sur un espace étroit : « leur multitude s'amassant dans une passe étroite, où ils ne peuvent se prêter secours et s'abordent les uns les autres en choquant leurs faces de bronze, ils voient se briser l'appareil de leurs rames; et, alors, les triéres grecques, adroitement, les enveloppent, les frappent; les coques se renversent » (413-9). Le relief de la description qui suit, avec son 1. Tout cela est suggéré de facon si présente et si vive que l'on tombe dans une légère inconséquence, du fait que le récit
est prononcé par un Perse d'aprés les souvenirs d'un Grec : le barbare oublie qu'il est barbare, quand, en face de l'appel grec « Allez
enfants
des Grecs,
délivrez la patrie... », il évoque
ce
« bourdonnement en langue perse » qui répond de l'autre cóté (406).
122
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
asyndète et aussi sa métaphore (« comme s'il. s'agissait de thons, de poissons vidés du filet ») ne fait alors que donner plus d'éclat à un principe qu' Héro-
dote avait, lui aussi, bien compris,
et dégagé
dans
le discours de Thémistocle, avant la bataille.
Enfin, il convient d'ajouter que cette unité, cette progression, ce principe apparaissent d'autant plus fortement
que, dans tout ce long récit, il n'y a pas
un exploit individuel. Ce qu'ont fait Ártémise ou les Éginétes n'intéresse pas le grand drame qui se joue entre l'ambition
de Xerxés
et la volonté des
Dieux
— drame qui est celui du messager, de la reine et du cheur. Bien plus, Thémistocle lui-méme n'est pas nommé: l'unité affective et morale qui s'est établie a balayé tout le reste. À propos de la méme bataille, Hérodote et Eschyle fournissent
donc deux récits de structure
rente.
Du
point
de vue
aucun
des
deux
n'est
complet.
Mais
leurs
stratégique, faux,
aucun
procédés
ils se valent: des
sont
bien diffédeux
n'est
inverses.
Chez
Hérodote, nous voyons une tentative de récit historique, avec discours, explications, péripéties; mais sa
curiosité du particulier provoque un effet d'éparpillement. Chez Eschyle, l'anxiété des combattants introduit l'unité avec le pathétique. Hérodote, soucieux de traits notables, voit ses personnages de l'extérieur;
Eschyle nous méle à leurs sentiments. Et si le méme roi
Xerxés
réagit
aussi
vivement
chez
l'un
et chez
l’autre, son geste est l'objet, chez Hérodote, d'une remarque pittoresque, faite aprés coup (« On dit que durant
ses assauts, le Roi,
qui regardait la bataille,
RÉCITS
bondit pour
BATAILLES
123
par trois fois de son trône,
pris de crainte
son
armée »), mais
seule fois, cable
DE
marque,
à un moment
dans
l’évolution
chez
Eschyle,
une
de choix, un temps irrévode
la situation.
Hérodote
a
universalisé, expliqué la bataille; les tragiques l'ont unifiée et intériorisée. Le récit de Thucydide
se trouve à la rencontre de
ces deux procédés: en poussant jusqu'à son terme l'évolution commencée par Hérodote, il a en effet retrouvé tous les traits qui semblaient caractériser la manière tragique.
Le récit de bataille, chez lui, a forcément de l'unité. Il en a comme tous les autres récits et pour la méme
raison: comme
c'est
que
Thucydide
y
a
fait
apparaitre,
ailleurs, l'intention, la γνώμη, qui préside aux
opérations. Seulement,
ici, cette intention
prend
un caractére
extrémement précis et déterminé : elle devient le plan d'un général, qui se trouve aux prises avec un probléme donné, limité dans l'espace et dans le temps; elle fait intervenir non pas des intentions d'ensemble, mais un raisonnement précis sur des moyens à employer. En
outre,
cette
intention
doit
étre
exposée;
elle
seule peut rendre compte, dés le début, de la disposition des troupes. Elle doit aussi, pour étre compréhensible, comporter une justification plus ou moins détaillée. Par suite, à la différence de ce que l'on a pu voir au chapitre I, elle n'est plus simplement inscrite dans une série d'actes qui en révélent l'existence :
124
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
elle est exprimée en tête, sous la forme d’un projet que les faits se chargeront ou non de réaliser, et avec l’aide d’un raisonnement que les faits viendront ou
non confirmer, Comme la bataille est le type même de l’action dans laquelle deux adversaires s'affrontent avec des projets contraires, on peut même dire que les faits viennent, entre deux projets et deux raisonnements, donner raison aux uns contre les autres.
Le récit de bataille se distingue dès lors du récit en général. Il présente certes la même unité, la même
absence de tout ce qui est anecdotique, individuel, ou accessoire. Mais sa trame est plus sohdement élaborée
encore, et l’opposition des deux intentions y est aussi plus évidente, car le récit se compose de deux temps : prévision et épreuve, calcul et vérification, entre lesquels Thucydide n'a pas manqué de tisser ces hens
verbaux,
qui
rigueur. Le premier
donnent temps
à la confrontation peut
seulement
plus
prendre
de une
ampleur variable selon les cas. Et c’est ce qui explique que le récit puisse affecter des formes différentes, d’une complexité plus ou moins grande, qu’il est bon
de considérer tour à tour. Pour cela, les deux batailles successives de Patrai et de Naupacte, au livre Il, peuvent assez bien être choisies comme exemples, l’une d’un récit simple, l’autre d’un récit plus élaboré. Ce sont, en fait, les
premières batailles navalesde la guerre. Elles opposent des forces athéniennes expérimentées à des forces péloponnésiennes inexpérimentées mais beaucoup plus nombreuses. Les deux engagements se suivent presque
RÉCITS
DE
BATAILLES
125
immédiatement. Le récit qui leur est consacré occupe, dans le livre, les paragraphes 83 à 92. La bataille de Patrai est racontée dans les deux premiers, et l’analyse du récit est aisée à faire.
Il comporte, tout d'abord, un premier temps préliminaire (83. 1-4), dans lequel Thucydide explique comment s'engagea la bataille: les Péloponnésiens furent, dit-il, contraints de la livrer (ἠναγκάσθησαν).
L'intention du général athénien Phormion était que la bataille eût lieu au large (8 γὰρ Φορμίων... βουλόμενος
ἐν τῇ εὐρυχωρίᾳ ἐπιθέσθαι): les Péloponnésiens n'avaient
pas prévu cela (οὐκ ἂν οἱόμενοι) ; mais quand ils s'apprétèrent à traverser le détroit, ils trouvèrent les Athé-
niens en face d’eux et furent ainsi contraints de combattre au milieu du détroit : κατὰ μέσον τὸν πορθμόν
confirme
ἐν τῇ εὐρυχωρίᾳ,
et ἀναγκάζονται
reprend
ἠναγκάσθησαν jeté en tête. Toutes les batailles n'ont pas ce premier temps, car tous les généraux n'ont pas l'art de Phormion
d'engager le combat à l'endroit même qui lui convient. Mais aprés ce premier temps — lui-méme bien caractéristique du schéma que nous venons de dégager —
on retrouve les cadres habituels du récit de bataille. L'analyse de la γνώμη
est lióe à la description des
dispositions tactiques. Du cóté péloponnésien, Thucydide, aprés avoir indiqué le nom des chefs, définit cette disposition
(ἐτάξαντο) : elle consiste à former un cercle, avec les embarcations légéres au milieu; son objet est double: interdire aux Athéniens les percées, et préparer un secours pouvant
se porter sur le point attaqué
(ce
120
THUCYDIDE:
double
objet
étant
HISTOIRE
exprimé
par
ET
RAISON
un
participe,
puis
par une proposition avec ὅπως). En regard de la disposition lacédémonienne
vient
alors la manœuvre athénienne. La disposition proprement dite n’est indiquée qu’en deux mots (κατὰ μίαν ναῦν τεταγμένοι), et la description du mouvement commence aussitôt (ce qui rend, ici encore, bien sensible le fait que l'initiative appartient à Phormion); mais elle est immédiatement interrompue par une
explication, raisons
de
indiquant ce
projet:
le projet de Phormion προείρητο
δ᾽
αὐτοῖς
et les
ὑπὸ
Φορ-
μίωνος... ἤλπιζε γάρ... Tandis
que
la γνώμη
des Péloponnésiens
tenait
en
deux mots et ne se rattachait qu’à la disposition tactique, celle de Phormion d'un raisonnement, dont
le déroulement fameuse
est exposée sous la forme la teneur commande tout
de l'action. Il compte
en effet que la
disposition tactique des Péloponnésiens
sera
ruinée par le désordre. Pour cela, deux causes interviendront. La première dépend de lui : il les obligera à se rapprocher trop prés les uns des autres; les Pélo-
ponnésiens, en effet, avaient fait un cercle le plus étendu possible, et, en tournant autour d'eux, les Athéniens, ainsi que Thucydide l'indique dès le début, les resserrent. L'autre facteur tient aux circonstances;
mais il est connu de ce général expérimenté, manque
pas
d'en
profiter:
c'est le vent,
qui
qui ne avait
l'habitude de se lever vers l'aurore pour souffler du golfe. Dans l'ensemble, Phormion fait donc appel à des probabilités; d’où les mots ἤλπιζε — ἀναμένων --ἐνόμιζεν.
RÉCITS
DE
BATAILLES
127
Or, ces probabilités vont être très rigoureusement vérifiées par le récit, et aux termes du discours répondent les termes comme
—
mémes
de la narration.
Le vent
se léve,
prévu (εἴ τ᾽ ἐκπινεύσειεν ἐκ τοῦ κόλπου τὸ πνεῦμα
ὡς δὲ τὸ πνεῦμα katiet) : le manque de place inter-
vient
(ξυνῆγον ἐς ὀλίγον --- ἐν ὀλίγῳ ἤδη οὖσαι) ; comme
prévu, les Péloponnésiens sont alors exposés à la fois au vent et au choc des embarcations du centre (τὰ πλοῖα ταραχὴν παρέξειν, εἴ τ᾽ ἐκπνεύσειεν... — On ἀμφοτέρων, τοῦ τε ἀνέμου τῶν τε πλοίων) ; le désordre s'en suit
(ταραχὴν
heurtent ναῦς
—
παρέξειν --- ἔταράσσοντο)
entre ναῦς
eux
(ξυμπεσεῖσθαι
les
πρὸς
τε νηὶ προσέπιπτε);
navires
se
ἀλλήλας
τὰς
l'nexpérience
des
Péloponnésiens les laisse en proie au trouble et à la confusion; c’est alors que le signe attendu peut enfin être donné (πρὶν ἂν αὐτὸς σημήνῃ parfaite
tion
est
concordance
ici
entre
soulignée
— σημαίνει): et cette
l’attente
par
et
l'emploi
la
confirma-
d'une
formule
emphatique : τότε δὴ κατὰ τὸν καιρὸν τοῦτον (σημαίνει).
En quelques
mots, Thucydide
la victoire des Athéniens;
peut alors expédier
personne,
en
effet, ne leur
résiste, à cause du désordre ainsi créé (ὑπὸ τῆς ταραχῆς) et le trophée qu'ils érigent conclut bientôt le récit. On voit donc que le récit de cet engagement est construit de façon parfaitement rigoureuse, et qu'aucun mot ni aucune construction ne semble étre employé au hasard !: la narration proprement dite est mise en 1. Il serait à souhaiter qu'une traduction rendit cette rigueur sensible. On regrette de voir ces effets se perdre entiérement dans une traduction moderne, oü l'on trouve: « rétrécissaient — sans espace; causeraient de l'embarras — se trouvérent 9
128
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
relation avec le plan dégagé en tête, les quelques lignes consacrées à l'évocation du désordre sont le seul élément descriptif qui vienne s'ajouter à cette épure !. Or, il serait aisé de retrouver le méme procédé dans bon nombre de récits consacrés par Thucydide à des combats de terre ou de mer. La bataille d'Olpé, au livre III en fournit un exemple trés simple. Thucydide indique au début les données : d'abord l'établissement des deux camps (107. 1 : στρατόπεδον
ἐποιήσαντο ; 107. 3: ἐστρατοπεδεύσαντολ)
; puis,
le jour du combat, la disposition des troupes (ἐτάσσοντο) ; cependant Thucydide n'insiste pas sur ce point, car
c'est précisément la considération des deux armées en présence qui inspire à Démosthéne, sur le moment, le plan qu'il va suivre *. Celui-ci est expliqué par un participe et une proposition avec ὅπως, Démosthéne a en effet prévu le danger qui le menagait : c'est celui d'étre enveloppé; et, pour parer à cette éventualité,
i| place
quatre
cents
hommes
en
embuscade,
qui
devront attaquer de dos. Thucydide expose alors la répartition des forces et passe à la narration : celle-ci gónós; se góneraient —
se bousculaient »; De méme,
en tradui-
sant: « il attendait donc cette óventualité en continuant à tourner », on transforme en une narration molle ce qui est un raisonnement précis: « c'est ce qu'il attendait en décrivant des cercles ». 1. Cf. ci-dessous, p. 159. 2. Le plan est ici donné avec la disposition tactique elleméme, et par un mouvement de phrase qui montre bien, chronologiquement,
la
formation
δΔημοσϑένης δείσας... λοχίξζει...
du
plan:
καὶ
(μεῖζον
γὰρ...) ὁ
RÉCITS
DE
BATAILLES
129
réalise exactement les prévisions de Démosthène, pour le risque comme pour le remède. Le risque, c'était:
περιέσχε
περιάσχον νώτου
et
et δείσας
ἐκυκλοῦντο.
γίγνωνται.
et
l’on
μὴ
κυκλώθῃ;;
Le remède, a:
or
l’on
c'était:
a:
κατὰ
κατὰ νώτου προσπίπτουσι.
Le dispositif a donc joué de façon rigoureuse; et il s’avère suffisant : malgré la victoire d’une aile ennemie, qui se retrouve isolée, l’effet moral de ce succès athénien décide de la bataille. Une trève et le trophée athénien concluent l'affaire le lendemain. À ce schéma strict, Thucydide ne joint, ici encore, que quelques mots : ils portent, au passage, sur les résultats obtenus par les divers contingents. Le
débarquement
athénien
a
Sphactérie,
au
livre IV (31-38), présente des caractères analogues. Cette fois, les Péloponnésiens ne se sont pas préparés à une bataille et Démosthène seul a un plan. Ce plan, d’abord indiqué par une proposition avec ὅπως, repose sur-un véritable raisonnement, que Thucydide exprime bientôt de façon directe et dont l'exposé occupe une dizaine de lignes'. Or, comme dans les exemples précédents,
le
raisonnement
est
présenté
sous
une
forme et en des termes qui vont fournir toute la trame de la narration proprement dite. L'idée de Démosthène consistait à faire occuper les hauteurs, pour que 1. Le plan de Démosthéne
est, comme
à Naupacte,
exposé
sous forme d'explication, une fois l'action engagée, car, comme
à Naupacte, le général athénien a toute l'initiative. Il agit méme ici par surprise, et c'est pourquoi les Péloponnésiens n'ont pas de plan à lui opposer : leur disposition méme n'intervient que pour expliquer ce que les Athéniens trouvent devant eux.
130
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
l'ennemi fût toujours pris entre deux corps hostiles, et à les faire occuper par des troupes légères, qui utiliserajent toutes sortes de projectiles mais seraient elles-mêmes impossibles à atteindre. Or les Lacédémoniens
se trouvent
les coups
d'éléments
pris, comme
1l le voulait,
hostiles placés
ἀμφίβολοι... ὑπὸ τῶν ἑκατέρωθεν γὰρ ψιλοὶ ἑκατέρωθεν βάλλοντες)
des deux
sous
cótés
παρατεταγμένων — ot ; ces troupes légères
constituent, comme 1] le voulait, un ennemi redoutable, impossible à poursuivre, prenant donc courage,
et
utilisant
toutes
sortes
de
projectiles
καὶ ἀκοντίοις καὶ λίθοις καὶ σφενδόναις
(τοξεύμασι
— ἔδαλλον λίθοις τε
καὶ τοξεύμασι καὶ ἀκοντίοις ὧς ἕκαστός τι πρόχειρον εἴχεν).
C'est
alors
que
se
place
une
évocation
concrète
et proprement descriptive du désordre, des cris, de l'obscurité: elle correspond à ce qu'était, dans le combat de Patrai, la description du désordre nautique;
elle termine la première partie du combat. — Cependant l'affaire, quoique pratiquement réglée, n'est pas encore
finie: un groupe important
de Péloponnésiens
se réfugie dans le fortin, où 115 ne peuvent être encerclés. I] faut alors une mise au point dans le plan athénien. Un commandant messénien vient révéler un chemin pour les prendre à revers (περιιέναι κατὰ νώτου αὐτοῖς); il y réussit (περιελθὼν ἔλαθε καὶ ἐπὶ τοῦ μετεώρου ἐξαπίνης
ἀναφανεὶς κατὰ νώτου), Dès lors, les Lacédémoniens sont, de nouveau, exposés à une double attaque, c'està-dire βαλλόμενοι ἀμφοτέρωθεν εἰ ἀμφίβολοι (36. 3). Les
chefs athéniens, massacre. Certes,
le récit
bientót, est
n'ont
ici moins
plus qu'à arréter le schématique,
moins
RÉCITS
DE
BATAILLES
131
simple, que dans les exemples précédents : d’abord, la confusion fait ici partie intégrante de la tactique, et doit être décrite de façon concrète !; ensuite, il se trouve que la bataille comporte un second temps, fait d'improvisation et reposant sur des moyens
concrets, qu'il est nécessaire de justifier * (précautions prises
par
le commandant
messénien,
raisons
pour
lesquelles le chemin ne se trouvait pas gardé ?, effet moral de la surprise). Mais si la narration se trouve,
de ce fait, plus détaillée *, il est bien manifeste que le schéma du
récit est, surtout pour la première partie,
identique aux précédents. Α ]a bataille de Potidée (I. 62-63), le rapport entre le plan et l'action est marqué de facon tout aussi nette, encore qu'il Joue 1c1 de fagon, en quelque sorte, négative. Thucydide. après avoir indiqué les noms des 1. Cf. ci-dessous, p. 169. 2. €f. ci-dessous, p. 167. 3. On peut à cet égard rapprocher le récit que fait le général Marbot
de
l'attaque
de
Busaco
(II,
XXXIV).
Beaucoup
de
circonstances sont les mémes: une attaque de front, pénible et meurtriére, l'annonce qu'il existe un chemin, le départ secret d'un contingent, l'armée ennemie tournée, le chemin non gardé
parce qu'on ne croyait pas qu'il füt praticable: le schéma si clairement dégagé par Thucydide se retrouve donc exactement ici, à travers tous les détails concrets, les considérations et les
regrets dont Marbot l'a enrichi. 4. En dehors des détails qui
viennent
d'étre
indiqués,
il
faut signaler la comparaison avec les Thermopyles, qui est le seul élément,s'ajoutant, de façon assez imprévue, au schéma
traditionnel. Thucydide semble avoir été frappé par l'existence de quelques situations désastreuses caractéristiques : une compafaison du méme genre rappelle précisément, à VII. 71. 7, la situation des Lacédémoniens isolés à Sphactérie.
132
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
chefs péloponnésiens, expose, avec la répartition tactique, leur plan (ἦν 8& À γνώμη τοῦ ᾿Αριστέως...). Ce
plan consiste à diviser leurs propres forces pour prendre les Athéniens à revers. Mais le général athénien annihile cette espérance (Καλλίας δ᾽ αδ...), car lui aussi divise ses forces, de façon à fixer celles de l'adversaire (ὅπως...). Ces deux plans occupent dix lignes. Suit alors une bataille des plus simples, au cours de laquelle les Péloponnésiens, victorieux sur une des ailes, perdent leur avantage en se laissant entraîner dans une poursuite trop lointaine. Mais Thucydide passe vite !; ce qui l'intéresse, c'est que, pendant ce temps, les troupes de cavalerie massées à Olynthe n'ont pas, comme elles le devaient, pris les Athéniens à revers. Elles ont bien entrepris, comme prévu, d'aller à l'aide (βοηθοὔντας — ὧς βοηθήσοντες) ; mais, comme prévu de l’autre cóté, la cavalerie ennemie leur a barré la route (ὅπως
εἴργωσι — ὡς κωλύσοντες): la prévoyance athénienne a déjoué les prévisions péloponnésiennes. Bien que les deux
γνῶμαι
se soient,
en quelque
sorte, paralysées,
c'est donc bien, 1ci encore, le rapport entre le plan et Paction qui constitue, chez Thucydide, la structure principale de l'exposé. I] peut méme arriver, ailleurs, que ce rapport fasse apparaitre une opposition: la confrontation entre le
plan et l'action permet alors de voir bien clairement 1. Il donne surtout les résultats, et ne s'attache avec quelques
détails qu'à l'embarras d'Aristeus (ἠπόρησε μὲν — ἔδοξε δ᾽ οὖν). Cet embarras oppose les deux directions, Olynthe et Potidée, et se rattache ainsi à l'échec de la manœuvre prévue à partir d'Olynthe.
RÉCITS
DE
BATAILLES
133
le motif de l’échec. C’est ce qui se passe pour le récit de la bataille de Mantinée (V. 71-73). Le plan d'Agis consistait, pour éviter que la gauche ne fût enveloppée, à déplacer certains contingents, et à combler avec d'autres le vide ainsi produit. Mais en fait, les deux
cohortes qui devaient combler le vide (διάκενον) n'exécutèrent pas l'ordre reçu; résultat: les ennemis pénétrent κατὰ τὸ διάκενον (72. 3); et, de ce fait, l'encer-
clement que l'on voulait éviter sur la gauche (κυκλωθῇ) se produit en cet endroit (κυκλωσάμενοι). Ici, c'est un échec que souligne la rigueur de l'exposé; et l'on voit
du méme coup la raison de cet échec: le plan n'a point été exécuté, faute d'une suffisante expérience. Ainsi
le calcul
d'Agis,
en
définitive,
s'avére
exact
et se vérifie: seulement ce sont ses craintes qui sont confirmées, et non ses espérances Mais le principe reste le méme.
ou
ses
volontés.
Certes, il serait exagéré de prétendre que ce principe s'applique toujours sans la moindre exception. I] y a des combats où aucun plan ne se fait jour !; il y en a aussi où l'action d'un général se marque essentiellement par une série d'improvisations ?; il y en a, enfin, où les mesures prises par lui sont trop diverses et trop concrétes pour pouvoir étre, avec clarté, exposées à l'avance. Toutefois, même dans ces 1. On peut citer comme exemple, parmi les batailles navales,
celle de Corcyre (I. 49), de Corinthe (IV. 43-44). à une disposition tactique au choc des deux lignes. 2. Ainsi à Délion (IV.
(IV. 127 - 128. 1).
et, parmi les combats de terre, celui Dans bien des cas, le plan se ramène des plus simples, et la lutte se réduit 96), ou dans la retraite de Brasidas
134
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
cas-là, on pourra remarquer que Thucydide s’arrange pour faire apparaître une idée commune et un facteur déterminant, commandant à toutes les dispositions particulières : on peut en juger d’après un cas limite et un engagement qui, n'étant d'ailleurs même pas une bataille à proprement parler, semble se prêter
aussi mal que possible aux analyses que nous venons de fournir; ce cas est celui de la sortie de Platée,
au
livre III (20 sqq.). Celle-ci correspond à un plan minutieux, qui devait tenir compte de toutes sortes de circonstances concrétes intervenant successivement. Or, Thucydide donne
toutes ces circonstances au fur et à mesure, pour expliquer le succés ou bien la difficulté de chaque étape de l'action. Mais, en tête, 1] a isolé ce qu'il a considéré comme le facteur le plus important, c'està-dire le mauvais temps (pluie et vent) allant avec
l'absence de lune (22. 1: τηρήσαντες
νύκτα
ὕδατι kal ἀνέμῳ xal ἅμ᾽ ἀσέληνον).
c'est
explication
qui
scande
Et
les principales
χειμέριον la
étapes
double
de la
réussite platéenne. Tout d'abord, leur tentative passe inapercue : l'ennemi ne les voit pas à cause de l'obscu-
rité, ne les entend pas à cause du vent (ἀνὰ τὸ σκοτεινὸν μὲν... ψόφῳ δὲ... ἀντιπαταγοῦντος τοῦ &vé£uov...); puis,
quand les sentinelles comprennent la situation, la confusion intervient. Pourquoi, si ce n'est à cause de l'obscurité et de la tempête: σκοτεινῆς νυκτὸς καὶ χειμῶνος ὄντος Or, cette insistance ! est d'autant plus 1.
Cf. encore, dans la suite, les autres avantages de l'obscurité
et de la tempête:
μετὰ λαμπάδων
£x ποῦ σκότους (23. 4); ἀνέμῳ, ὕδωρ (23. 5);
(24. 1).
RÉCITS
remarquable
DE
BATAILLES
135
qu'en fait, les Platéens ne se sont pas
reposés sur cette seule circonstance : ils ont, en parti-
culier, pris soin d'observer entre eux une certaine distance, pris soin aussi de déclencher d'un autre cóté une attaque destinée à tromper l'adversaire: Thucydide le dit, mais, à ses yeux, cela reste accessoire; 1l
introduit en effet ces indications par un ἅμα δὲ καὶ... ὅπως... (22. 2) et un xal ἅμα..., ὅπως... (22. 5), comme
il en introduit d'autres avec un simple ὅπως ou ἕνεκα, ou avec un participe'. Ainsi, chaque marque d'ingéniosité surgit bien (intention et acte), en face de chaque obstacle; mais, en préface à l'ensemble, Thucydide a dégagé ce qui lui paraît le plus général et le
plus proche d'un plan d'ensemble. Cependant, il demeure évident qu'un tel récit constitue, par rapport aux habitudes de Thucydide, une limite et une exception. Jamais ailleurs l'analyse
préliminaire n'est si brève ni les détails de la narration si divers dans
leur succession.
Au
contraire,
la
tendance normale du récit est plutót de faire que l'intention, le plan du stratége embrasse à l'avance la plus grande partie possible de l'action, et soit par conséquent exposé avec le plus d'ampleur possible. Au simple « afin que... », Thucydide préfère l'analyse plus raisonnée; et la plupart des exemples que nous 1. Ainsi, dans ne sont chaussés
le premier temps (l'approche surprise): ils que du pied gauche, par mesure de sécurité
à cause de la boue (22. 2) et on leur portait leur bouclier pour faciliter leur avance: ënwc... (22. 3); dans le second temps (la confusion) : ils avaient des torches toutes prétes, pour brouiller les signaux : $oc...
(22. 8), etc...
136
THUCYDIDR:
HISTOIRE
ET
RAISON
avons examinés (et dont on pourrait multiplier le nombre‘), comportaient, pour l'exposé du plan, un véritable style indirect. C'est pourquoi on ne s'étonnera pas de voir cet exposé, à l’occasion, prendre également la forme d’un discours au style direct. Thucydide trouvait à cet égard un modèle tout prêt chez Hérodote, et l'esprit même de ses récits voulait assurément qu'il y eût recours. Aussi bien l'a-t-il fait, chaque fois que le plan, ou la personnalité du général, le justifiaient. Le contraire eût été surprenant, et, en fait, toute la série des récits simples aboutit de
facon logique à l'introduction du discours; on passe de la première forme de récit à la nouvelle sans que rien soit changé au principe général. Il suffit d'un exemple
pour s'en assurer;
on peut
choisir celui de la bataille d'Amphipolis, au livre V (6-11); il peut, en effet, être traité exactement comme les précédents.
L'initiative de la bataille appartient à Brasidas, tout comme, à Patrai, elle appartenait aux Athéniens. Celui-ci,
en
effet,
prévoit
le
mouvement
de
Cléon
(6. 3: προσεδέχετο). qui se trouve en fait obligé de exécuter
(7.
1:
ἠναγκάσθη
ποιῆσαι
ὅπερ
8 Βρασίδας
προσεδέχετο). Puis, le méme Brasidas combine un plan de combat, reposant sur un artifice (8. 2: τέχνῃ). Cet artifice, étant subtil, est d’abord justifié auprès du lecteur par un style indirect, puis, comme 1] risquerait de ruiner le courage des soldats non avertis, il 1. Cf. par exemple les combats de Brasidas, IV. 73; IV. 126.
RÉCITS
DE
BATAILLES
137
est exposé dans une harangue aux troupes. Celle-ci leur présente un raisonnement, fondé sur des probabihtés (« je crois vraisemblable... il m’apparaît.. il est à prévoir... »). Le plan lui-même consiste à faire intervenir une double surprise, en attaquant à un moment inopiné et en deux temps. Pour cela, Brasidas guette donc le moment opportun (10. 5 : καιρόν)
et déclenche alors ses deux attaques successives. La première effraie, comme prévu, un ennemi qui, comme prévu, est sans ordre (9. 3: ἀτάκτως et 9. 7 : φοδοῦντα — 10. 6: πεφοδημένοις, ἐκπεπληγμένοις, ἀταξίᾳ), La deuxiéme tombe, comme prévu, à l'improviste (9. 7:
αἰφνιδίως — 10. 7: ἀδοκήτῳ καὶ ἐξαπίνης), Le résultat est la victoire escomptée : l’aile gauche est mise en fuite, puis l'aile droite, et enfin les hoplites de Cléon. L'exemple confirme donc bien ce que l'on a vu des autres récits, et Louis Bodin, dans son bel article sur Thucydide et la campagne de Brasidas en Thrace !, n'avait pas manqué de dégager ce caractére: « De nouveau aussi », écrivait-il, « mais de façon plus appuyée encore, le récit corrobore la harangue: d'avance, il a légitimé toutes les considérations (...) sur lesquelles s'appuie le plan de Brasidas; le combat engagé, il en confirme toutes les prévisions (...)... Tout est ainsi mis en œuvre pour faire ressortir la leçon, et, comme
]a
premiére fois, celle-ci vise le lecteur au moins autant 1. Dans
les Mélanges
Navarre,
Toulouse,
1935,
p. 47-55;
la
citation est empruptée à Ja page 49; l'exemple antérieur auquel elle renvoie est le combat raconté à IV. 125-128, dont il écrit : « qu'on lise là-dessus le récit, qui suit, de la bataille: il vérifie
trait pour trait, on dirait volontiers mot de la harangue ».
pour mot,
la thése
138
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
que les soldats ». Le principe est donc le méme, la rigueur est la méme '. Seule la forme donnée à l'analyse préliminaire différencie ce dernier exemple des autres, puisque le style direct ἃ remplacé l'exposé
indirect. Mais ce n'est là qu'un perfectionnement : dans tous les exemples précédents, en effet, l'élément le
plus
caractéristique
consistait
dans
l'importance
méme que Thucydide accordait à cette analyse préhminaire; or, cette importance n'a fait que s’accroître encore avec l'introduction d'un discours. Toutefois, si ce trait constitue, en somme, un simple élargissement du procédé employé ailleurs, il est impossible de ne pas reconnaître qu’il apporte par
lui-même des possibilités beaucoup accrues: c’est l'emploi du discours qui permet de passer de ce que nous avons appelé les formes simples à des formes plus complexes, — du récit de Patrai à celui de Naupacte.
Le discours diffère de l’exposé au style indirect en ce qu'il doit être convaincant, et peut s'employer à l'étre. L'indication de l'intention céde la place à celle
des justifications. Et, pour que l'intention apparaisse 1. Peut-étre les reprises verbales sont-elles ici moins frappantes: tout se passe comme si la présence d'explications plus détaillées, rendant mieux compte de la rigueur des prévisions, écartait la nécessité de liens plus extérieurs. — Peut-être aussi
y a-t-il dans le récit plus de détails concrets non en rapport avec les cadres théoriques: il peut n'étre pas sans intérét de noter que tous ont trait à la personne de Brasidas, ou bien à sa mort et à celle de Cléon.
RÉCITS
DE
BATAILLES
139
réalisable, elle doit s’appuyer sur un calcul de chances.
En outre, le discours doit, pour satisfaire à son objet, rassurer les courages
et écarter
les craintes;
c’est-à-
dire qu'il doit — et peut — non plus seulement fournir la hgne générale d’un projet, mais l’analyse complète d’une situation. D'autre part, 1] arrive en général que deux plans s’opposent l’un à l’autre ‘; dans ce cas, deux analyses différentes de la même situation se trouvent mises en parallèle : elles mènent toutes deux à des conclu-
sions opposées, puisque, des mêmes conditions, chaque adversaire doit tirer des raisons de croire à la victoire des siens. Dès lors, le lecteur aura sous les yeux, non
pas une analyse, mais deux, qui se complèteront mutuellement pour faire apparaître les chances exactes des
uns
et
d'autant
autres.
Cette
double
analyse
plus instructive que les argumentations
tiendront
mieux
des
de
plus
discerner
à l'autre. On arrive
prés,
et
que
la supériorité
leur
se fera
de l'une par rapport
ainsi à un résultat
alors que, dans les exemples
structure
sera
assez
remarquable :
précédents,
faisait apparaitre dans les événements
Thucydide
le déroulement
plus ou moins réussi d'un projet exposé en téte, nous découvrons maintenant que, dans le cas du récit à discours, ce projet est remplacé par une sorte de duel dialectique, dans lequel la bataille se joue à l'avance, sur le plan de l'intelligence. C'est une bataille d'argu1. Si un seul chef parle, c'est qu'il a seul l'initiative et la direction des opérations: cf. sur le silence de Cléon à Amphipolis, Bodin,
Mélanges
Navarre,
p. 50.
40
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
ments, dont le principe est la prévision : tel qui présente un système d'arguments plus complet apparaît comme le vainqueur. Mais cette victoire se voit encore
confirmée par la victoire de fait: les événements marquent les points, au crédit de l'un ou de l'autre; et la bataille réelle rend compte de la force des argu-
ments ; elle confirme tour à tour ce qui était prévu par l'un ou l'autre, et, en définitive, par l'un des deux. Dés lors, elle devient elle-méme plus complétement
intelligible, puisque le lecteur peut ainsi, par un systéme de confrontation, attribuer à chaque moment de l'action sa cause exacte, selon que l'événement rentre dans un des deux systémes proposés, ou dans l'autre,
ou dans aucun. L'explication des faits devient donc plus évidente, en méme temps qu'elle devient plus complète;
et
l'élément
antérieur
à l'action
se relie
plus étroitement à la narration en méme temps qu'il se fait plus ample.
Les
deux
discours
de Naupaete
doivent
nous
en
fournir l'exemple. L. Bodin les avait étudiés dans une communication faite, en 1914, à l’Association des Études grecques'. L'exemple qu'ils fournissent est,
en effet, particuliérement instructif et ne peut manquer, dés la simple lecture, d’apparaître comme tel. Manifestement, ils sont construits de façon antithétique et leurs arguments se répondent avec rigueur ?, 1. On dans
en
trouvera
la R.E.G.,
un
XXVII,
résumé, 1914,
malheureusement
p. xrix.
Le
trop
bref,
rôle différent joué
par les considérations morales et tactiques y est indiqué. 2. Cf. O. Luschnat, Die Feldherrnreden im Geschichtswerk des Thukydides, 1942, p. 26-32.
RÉCITS
DE
BATAILLES
141
D'un discours à l'autre l'ordre qu'ils affectent varie, mais ils se trouvent de part et d'autre, l'art de Phormion consistant précisément à retourner les arguments des chefs péloponnésiens. Leurs troupes, récemment vaincues à Patrai et connaissant toute l'expérience que possédait la flotte athénienne, devaient s'effrayer: aussi les chefs péloponnésiens avaient-ids avant tout tenté d'écarter ces craintes (87. 1: φοθεῖται, τὸ ἐκφοδῆσαι); pour cela,
ils avaient rappelé aux troupes quelle audace était la leur, et quelle supériorité numérique les favorisait. — Ces deux mémes éléments, inversement, pouvaient effrayer les Athéniens; et, par un mouvement similaire à celui de l'autre discours, Phormion essaie, lui
aussi, de rassurer la frayeur des siens (89. 1: πεφοθημένους, ἐν ὀρρωδίᾳ ἔχειν); pour cela, il montre que le nombre est, chez les Péloponnésiens, une simple preuve de défiance, et que le courage, en fait, n'est nullement
leur apanage. Donc les Áthéniens n'ont rien à craindre (89. 5: μὴ... δείσητε) : ce sont les Péloponnésiens qui ont peur (φόδον παρέχετε, πεφόβηνται), et ils ont même d'autant plus peur qu'ils voient Athénes les attaquer ainsi malgré leur nombre‘. Phormion a donc ruiné, dans son ensemble, l'argumentation péloponnésienne : c'est que, dans les deux considérations successives qui étayent le raisonne1. L'argumentation péloponnésienne ayant été écartée, Phormion pourra, tout à la fin de son discours, retrouver intacte l'idée que les Péloponnésiens s'étaient attachés à ruiner ou à compenser : leur défaite récente ne peut qu'effrayer les troupes péloponnésiennes (89. 11). Cf. ci-dessous, p. 197.
142
ment
THUCYDIDE:
—
remarques
HISTOIRE
celle du nombre
ET
RAISON
et celle du courage
—
ses
ont été plus subtiles.
À propos du nombre, il a retourné, en deux temps,
leur argument. Les Péloponnésiens avaient dit : n'ayez pas peur, puisque vous étes les plus nombreux. Lui répond alors : 118 ont peur, leur nombre le prouve. Et
1} ajoute : 115 ont d'autant plus peur que, si nous attaquons avec cette infériorité numérique, c'est que nous devons compter sur autre chose (autrement dit: ils ont d'autant plus peur que, précisément, 1ls sont plus nombreux ἢ!
À propos du courage, 1l en est de méme. Le probléme qui se posait aux deux adversaires était celui d'affron-
ter leurs mérites différents, les uns étant connus pour leur courage,
les autres
pour
leur science.
Déjà
les
Corinthiens, au livre Ï, lorsqu'ils avaient voulu montrer qu'Áthénes serait vaincue, avaient dü traiter ce probléme;
et ils avaient dit en substance
ceci: nous
avons, nous Péloponnésiens, une supériorité naturelle qu'ils ne peuvent acquérir, le ‘courage; ils ont, eux Athéniens, une supériorité acquise, que nous pouvons nous procurer, la science navale: en égalisant les chances là où cela est possible, nous obtenons donc lavantage?. — Le raisonnement des chefs péloponnésiens à Naupacte traite le méme probléme, appliqué à l’action immédiate, et il fournit une réponse plus subtile, puisqu'ils disent en substance ceci: Athènes a la technique, nous le courage; or, l'analyse psycho1.
Sur la rétorsion ainsi effectuée, cf. chapitre suivant, p. 210.
2. Sur le cóté arithmétique qui apparait ici, cf. p. 226.
RÉCITS
logique
DE
BATAILLES
143
montre que la technique est inefficace sans le
courage. — alors entre
Mais la réponse de Phormion, elle, tisse ces mêmes notions' une relation plus
subtile encore, reposant sur une analyse psychologique plus élaborée : le courage, dit-il, n'est en réalité que
la confiance due au succès, c'est-à-dire, en défi-
nitive, due à l'expérience * : les Péloponnésiens peuvent donc en bénéficier sur terre, mais non sur mer; la valeur naturelle n'existe pas.
Ce n'est point ici le lieu d'étudier dans tous les détails les régles d'une telle dialectique, ni ses principes. Mais on voit, dés le premier examen, que deux systèmes s'affrontent avec une exceptionnelle rigueur. Ils sont chacun dominés par une interprétation morale différente; la force d'áme domine dans le premier, l'intelligence dans le second, et il s’agit de savoir laquelle de ces deux qualités doit en pratique assurer la victoire. Or, 81 la discussion, en théorie, peut paraître assez malaisée à trancher, 1] se trouve
qu'en fait le récit fournit une réponse. La fin de la bataille donne raison à Phormion; et ce qui assure pratiquement la victoire, c’est qu'à la première surprise les Péloponnésiens s'effraient (91. 4 : φόβος) ; aussi se mettent-ils en désordre et commettent-ils des fautes 1. Des rapports verbaux trés nombreux soulignent, naturellement, l'étroite corrélation des thémes: L. Bodin reléve que les Péloponnésiens disent, pour le savoir athénien: fjv μάλιστα φοβεῖσθε, et Phormion, pour le courage péloponnésien : ᾧ μάλιστα πιστεύοντες...
2.
Dans cette rétorsion, comme dans celle relative au nombre,
Phormion établit une relation causale entre deux notions que les Péloponnésiens mettaient en balance : Cf. ci-dessous, p. 210. 10
144
(ἀτάκτως, reprennent
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ἀξύμφορον), confiance
Les
ET
RAISON
Athéniens,
(θάρσος):
ils
au
suivent
contraire, bien
les
ordres (ἀπὸ ἑνὸς κελεύσματος) ; dès ce moment, les Péloponnésiens sont perdus; Thucydide, en décrivant leur défaite, prend méme soin d'en répéter la raison, et l'on retrouve alors la mention de leurs fautes et de leur désordre (ἁμαρτήματα — ἀταξίαν). Certes, le récit ne saurait permettre de juger, dans toute leur profondeur, des deux analyses qui précédent; il ne fait guére que confirmer une des deux conclusions et peut-étre reproduire certains termes que les argumentations antérieures avaient présentés comme liés. Il ne peut faire plus; il n'est pas raisonné; i| ne peut rien prouver. — Mais, précisément parce qu'il est autre et se situe à un autre niveau, l'enrichis-
sement se fait en sens inverse et c'est lui qui en bénéficie. Les termes qu'il fournit isolés prêtent à des enchaînements déjà connus. À chaque moment de l'action, le lecteur, muni à l'avance des deux argumentations complémentaires, est mis en état d'ajouter à ce qu'il lit, de comprendre quels facteurs pouvaient intervenir pour empécher ou provoquer tel résultat, de distinguer en vertu de quelle relation, aisément compréhensible, ceux-ci ont dà, finalement, étre plus décisifs que ceux-là. Tout un systéme raisonné entoure ainsi chaque indication de fait et lui donne une nouvelle dimension.
L'action, dans ses moindres
détails, prend une portée plus large; la victoire athénienne à Naupacte devient d’elle-même aux yeux du lecteur la victoire de l'expérience sur la valeur naturelle; elle illustre les conséquences morales qui accom-
RÉCITS
DE
BATAILLES
145
pagnent le progrès technique. Et c'est là une qualité d'explication qu'un style indirect n’eùt pu atteindre,
ni un discours unique cerner si nettement. Cependant peut-on dire que le succès athénien était nécessaire, évident? Loin de là, puisque ce succès
failht bien ne pas être. C'est ce sur quoi Thucydide doit s'expliquer également. On peut remarquer, en effet, que le discours de Phormion
comporte
toute
une partie supplémentaire
qui ne répond à rien dans le discours des Péloponnésiens: c'est la partie purement tactique, concernant le plan de combat; elle occupe le chapitre 89. 8; et il est assez remarquable que cette analyse soit confiée à Phormion, car, en fait, ce n'est pas lui, ici, qui a
l'initiative des opérations, et il le sait: son exposé indique seulement pourquoi il est défavorable aux Athéniens de combattre dans un espace resserré; lui-même se borne à déclarer qu'il ne le fera pas de son plein gré.
Mais justement les Péloponnésiens peuvent le lui faire faire contre son gré; et le récit reprend ici encore les termes de l'analyse, mais pour confirmer les craintes
de Phormion: il avait déclaré qu'il ne combattrait pas de son plein gré (ἑκών) dans le golfe (ἐν τῷ κόλπῳ) ; or, le récit montre que les Péloponnésiens, voulant y faire entrer (ἔσω !) ses hommes contre leur gré (&xovτας) obtiennent en effet qu'il agisse contre son gré 1. "Eco reprend les mots ἐς τὸν κόλπον καὶ τὰ στενά, qui précédent; ceux-ci rappellent à la fois les conditions de fait et l'analyse
de
Phormion,
qui,
dans
son discours,
ἐν τῷ κόλπῳ, et bientôt : ἡ στενοχωρία.
disait d'abord
146
THUCYDIDE:
(ἄκων) et κόλπου).
se trouve
HISTOIRE
bientôt
ET
dans
RAISON
le golfe
(ἐντὸς τοῦ
Bien plus, le récit marque très rigoureusement cette
réussite des Péloponnésiens par des formules comme 90.3 : ὅπερ ἐκεῖνοι προσεδέχοντο et 90.4 : ὅπερ ἐδούλοντο
μάλιστα !', Et l'on peut remarquer que cette première partie du combat semble mener à une conclusion décisive, avec
morts
et prisonniers:
seule une petite
escadre échappe, en effet, au massacre *. La partie
tactique,
dans
le discours de Phormion,
s'explique en relation avec cette première phase; elle fait comprendre
pourquoi
le métier
peut
n'étre
pas
aussitôt décisif: c'est qu'il faut pour cela des conditions déterminées, qui ne sont pas toujours réunies. Cela, les deux adversaires le savent; aussi la crainte
des uns se confond-elle avec l'espoir des autres; chacun doit reconnaître que la supériorité navale d'Athènes apparait quand la flotte peut avoir le champ libre. La partie tactique du discours de Phormion, en déga-
geant ces conditions, explique le début du combat. Reste à savoir, alors, lequel des deux aspects l'emporte, autrement dit comment on passe d'une phase à l'autre. Puisque les Péloponnésiens ont le moyen de
contraindre Phormion à entrer dans le golfe, et que, là, la supériorité athénienne cesse, comment
se fait-il
que la victoire passe aux Athéniens? C'est 101 qu'inter1. On a vu la valeur éminemment intellectuelle de ces expressions,
qui
absolument
décrivent
la justesse
des
de l'esprit de Thucydide
prévisions.
C'est
s'écarter
que de les traduire sur
le mode affectif (par exemple : « ce qu'ils avaient tant souhaité »). 2.
Cf. d'ailleurs 91. 2: 5c veveenrôtes.
RÉCITS
vient,
dans
DE
la narration,
BATAILLES
une
147
circonstance
concrète,
que personne ne pouvait prévoir: la présence d’une embarcation au mouillage. Cet élément échappant à la prévision,
Thucydide
le présente nettement,
fran-
chement avec le verbe ἔτυχε, Cependant tout n'est pas hasard dans l’affaire : les navires athéniens mettent à profit
cette
circonstance,
mais
par la rapidité de leur manœuvre 91.
3:
les
Péloponnésiens,
sont
sauvés
surtout
(91. 1: φθάνουσιν;
φθάσασα καὶ περιπλεύσασα) ; au contraire, chez
la
première
surprise
déclenche
aussitôt la crainte: leur désordre se révèle soudain périlleux, et leur inexpérience les empêche alors de résister utilement.
À la faveur d’un hasard, c’est donc
bien la situation normale qui est rétabhe, telle que le débat
l'avait
considérée;
et la supériorité
ou
l'infé-
riorité des deux adversaires, jusqu'alors masquée par des circonstances exceptionnelles, se retrouve sans tarder, dés qu'il s'agit de s'adapter à un changement de situation.
C'est bien pourquoi, sans doute, les considérations tactiques sont attribuées à Phormion et traitées à part. S'il en avait été autrement, si les Péloponnésiens avaient déclaré compter sur le manque d'espace pour
paralyser l'expérience athénienne et que le hasard fût alors venu ruiner ce plan, la victoire athénienne aurait paru une surprise pure et simple. Or ce n'est pas sous
ce jour que la voit Thucydide. Ce qui était normal, à ses yeux, c'était que les Péloponnésiens fissent des fautes
et connussent
le découragement;
le moindre
coup du sort devait ruiner leur plan; et le manque d'espace représentait des conditions de lutte excep-
148
THUCYDIDE:
tionnelles
et
HISTOIRE
précaires.
En
ET
faisant,
RAISON
donc,
porter
le
débat sur ce qui était profond et durable, sur les conditions normales de la lutte, telles qu'elles devaient bien vite être rétablies, il dégageait la cause profonde, et donnait le résultat final comme plus nécessaire que fortuit. Ainsi, non seulement l'analyse, chez lui, met en
lumiére
et
les
les
raisons
éléments
de
son
en
issue,
cause
dans
elle
établit
la
bataille
encore
un
ordre de préséance entre les diverses explications, distingue l'essentiel et l'adventice, ordonne, choisit, commente. Le récit de la bataille est devenu une théorie. Ainsi s'explique, du méme coup, la teneur un peu surprenante,
qui est celle des discours
(militaires ou
politiques) : car ils doivent rendre compte des faits, mais au niveau choisi par Thucydide. Il est, en effet, diverses façons d'en rendre compte. Expliquer la manœuvre précise de la flotte, la disposition, les motifs de circonstance déterminant tel ou tel mouvement, constitue un premier niveau: Thucydide, dans la mesure où il a cru devoir s'y référer, l'a fait dans la
narration même. Montrer que la victoire athénienne a consisté à savoir exploiter l'imprudence des Péloponnésiens,
qui, dans
le succès,
s'abandonnaient
au
désordre, c'est le type d'explication stratégique simple, que Thucydide fournit dans les récits sans discours. Mais montrer quelles qualités s'affrontent de part et d'autre, déterminer dans quelle mesure le résultat de la bataille peut s'expliquer par des causes générales, susceptibles d'entraíner ailleurs les mêmes effets, chercher en quoi les réactions psychologiques des
RÉCITS
deux
adversaires
DE
étaient
BATAILLES
normales,
149
ou
nécessaires,
c'est ce que seuls les discours peuvent faire. De là leur caractére abstrait. Mais c'est ce qui explique aussi qu'ils donnent au récit une valeur exemplaire. Rattaché aux idées — courage et expérience, nombre et confiance, prévision et hasard — celui-ci peut éclairer désormais bien des traits généraux: τῶν μελλόντων ποτὲ αὖθις κατὰ
τὸ ἀνθρώπινον
τοιούτων
xal
παραπλησίων ἔσεσθαι (I. 22). Comme écrivait L. Bodin :
« Par l’énorme disproportion des forces aux prises, par le prodigieux revirement qui, au milieu de l’action, avait fait passer la victoire d’un camp dans l’autre, la bataille avait vivement frappé l’imagination des contemporains. Un tel revers, suivi d’un tel succès, contenait un enseignement... (Or,) un fait historique, pris à l'état brut est lettre morte. Il ne peut être proposé à la réflexion et devenir exemplaire que s'] a été préalablement soumis à l'analyse: l’analyse seule révèle ce qu'il contient de vérité éternelle. »
Ce róle est particuliérement remarquable
dans le
cas des harangues militaires. Celles-ci se trouvent, en effet, concilier deux exigences en apparence bien différentes. Dans la mesure où, à la différence des autres discours, elles sont en relation avec une narration
simple, qui leur sert d'épreuve immédiate, elles doivent reconstruire une explication qui épouse exactement les faits et s'adapte chaque fois aux circonstances. Mais, en méme temps, comme les autres discours, elles
ont pour fonction d'éclairer une situation en profondeur,
de compléter
une
analyse
générale
des
forces
150
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
en présence '. Elles partent de l'immédiat pour s'élever, dans le domaine des idées, au niveau des grands discours politiques.
reposant
sur un
plus ou moins définitive,
Et, grâce à elles, le récit de bataille,
avec
certain
connus
nombre
de
grands
antérieurement,
l’évidence
d’une
thèmes
se dégage,
en
démonstration.
Cependant il peut arriver, qu'outre ces références générales, la harangue renvoie encore à d'autres élé-
ments. Et c'est pourquoi nous devons envisager le cas où la forme du récit de bataille devient plus complexe encore, et ne se contente plus de deux discours avant la narration.
Ce cas se produit quand une série de batailles reposent sur des conditions semblables, qui commandent des mesures successives et renouvelées à chaque fois. C'est ce qui se passe pour les batailles livrées dans la rade de Syraeuse, au livre VII — en
particulier
pour
les trois
derniéres
rieures à la perte du Plemmyrion
batailles,
posté-
par les Áthéniens
(24. 3): elles sont, en effet, conditionnées toutes les trois par le fait que, dorénavant, Athènes ne dispose 1. C'est ce que démontre bien O. Luschnat, dans l'étude citée p. 140, n. 2 (cf. en particulier les pages 113-114). II considére principalement, pour cela, les parties d'exhortation, celles qui insistent sur l'importance de la bataille et sur la nature de l'enjeu. Ce sont celles qui sont le moins directement en rapport avec la narration, et sur lesquelles, par conséquent, nous insistons le moins ici (cf. la différence que lui-méme signale p. 72, entre son point de vue et celui de L. Bodin).
RÉCITS
DE
BATAILLES
151
plus d’un champ assez étendu pour pouvoir déployer ses talents maritimes. Le problème est donc celui-là même que soulevait la bataille de Naupacte; mais cette fois il se pose en
des termes plus graves : 1] s'agit, entre les deux cités, d'une lutte à mort; Athènes a trouvé un adversaire à sa mesure, puisque Gylippe a le génie du comman-
dement et les Syracusains l'expérience de la mer; enfin, arrétés l'un en face de l'autre de facon prolongée, les deux adversaires ont tout le loisir de cher-
cher des solutions et d'améliorerleurs moyens de combat. Aussi Thucydide a-t-il procédé d'une façon exceptionnelle:
i1 a dégagé
les conditions
générales
de la
lutte au moyen d'un style indirect, qui précéde la premuére de ces trois batailles. Pour celle-ci, le cadre du récit est le cadre simple: un plan, une narration. Et le plan est simple aussi, puisqu'il comporte essentiellement une innovation dans l'armement : les Syracusains, pour mieux profiter des conditions de combat,
raccourcissent et renforcent leurs proues. Mais l'analyse ne s'arrête pas là: cette innovation, en effet, est liée à la tactique, et la tactique elle-méme est liée au manque d'espace; or, par une considération qui vient boucler le raisonnement, ce manque d'espace est donné comme une condition assurée. Le passage est d'une structure et d'une teneur difficiles ‘, cela précisément parce que Thucydide a voulu 1. L. Bodin avait fait porter de grands efforts sur l'analyse de ce paragraphe VII. 36: nous nous sommes efforcés de résumer ses conclusions dans la note complémentaire de notre édition et nous les utilisons ici.
152
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
marquer, de façon particulièrement systématique, le caractère cohérent du projet syracusain : tout se tient, s'entrecroise; le texte indique comment armement, tactique et conditions topographiques réagissent les
uns sur les autres; et 1] indique aussi comment,
à
propos de chacun de ces termes, et en vertu même de cette interaction, les Syracusains l'emportent sur les Athéniens.
Pour
cela,
il mentionne
d'abord
l'arme-
ment (36. 3, début) et rappelle, à cet égard, la différence de tactique
(διὰ τὸ μὴ ἀντιπρῴροις...):
Athènes,
raisonnent les Syracusains, n'est pas équipée pour résister à leur nouvelle tactique. Puis 1] traite des conditions topographiques, liées elle aussi à la tactique
(ἀντιπρῴροις
Yàp...):
Athènes,
raisonnent
les
Syracusains, n'a pas de place pour répondre à leur nouvelle tactique par la sienne propre. Enfin vient la tactique en elle-même (τῷ ἀντίπρῳρον ξυγκροῦσαι), qui est, cette fois, liée aux conditions topographiques en général, sur terre aussi bien que sur mer: Athènes,
raisonnent
les Syracusains,
n'a pas
de place
pour
éviter leurs attaques gráce à des replis. Dés lors, le résultat ne peut qu'être décisif, puisque la manœuvre défensive des Athéniens risque elle-méme, en diminuant encore leur champ, d’accroître leur désordre et de les perdre. Tous les points de vue sont donc envisagés, toutes les possibilités athéniennes écartées. Contre elles, c'est un véritable systéme qu'ont dressé les Syracusains !. On dirait, en fait, que l'on a, non 1. Comme
toujours, les articulations sont marquées par des
reprises verbales, que L. Bodin avait relevées. C'est ainsi que l'on trouve,
aux
différentes étapes, les infinitifs:
οὖκ ἔλασσον
RÉCITS
DE
BATAILLES
153
pas un style indirect normal, mais comme le résultat d'un combat dialectique, dans lequel un des adversaires aurait
en tout
point
raison
de l’autre.
À
cet
égard, le style indirect de VII. 36 est sans équivalent dans l’œuvre: il se présente sous une forme dialectique pure et compléte. La raison en est assez évidente.
Et, si la bataille
de Naupacte, oà avait triomphé l'expérience athénienne, avait été soumise à l'analyse approfondie que l'on a vue, il est aisé de voir que les trois batailles de Syracuse constituent comme la réponse à Naupacte: dans le récit du livre II, on assiste à la victoire de
lexpérience de
athénienne,
1᾿εὑρυχωρία:
les
récits
à condition du
livre
qu'elle VII
dispose
montrent
la
victoire d'une tactique de résistance possible, à condition que l'on se trouve en στενοχωρία, Mais de ce fait on peut tirer une autre conséquence : c'est que cet extraordinaire style indirect ne prend son sens que s’il sert de γνώμη explicative, non pas seulement à la bataille qui suit immédiatement, mais à lenchainement des diverses batailles menant au désastre athémen. Seul cet enchaînement, d'ailleurs, mène à la confir-
mation finale. La première bataille est bien commandée par l’ana-
lyse; mais il se trouve qu'un contre-plan intervient: après un premier engagement qui n’est pas concluant, σχήσειν — πρὸς ἑαυτῶν ἔσεσθαι — πλεῖστον ἐν αὐτῷ σχήσειν, avec les corollaires
τοῖς
᾿Αθηναίοις
οὐκ
ἔσασθαι
οἱ οὐκ
᾿Αθηναίοις. Ces faits sont, ainsi que d'autres, notre édition.
ἔσεσθαι
mentionnés
τοῖς
dans
154
THUCYDIDE:
Nicias
a le temps,
HISTOIRE
ET
RAISON
en effet, de parer sur un point au
plan syracusain. Pour amener chez les Athéniens le désordre et le désastre, l'ennemi comptait sur les difficultés accompagnant le repli (τὴν γὰρ ἀνάκρουσιν.... καὶ... ἤν πῃ βιάζωνται... ταράξεσθαι) : Nicias les atténue
en faisant mouiller des chalands βιάζοιτο
ναῦς,
εἴη
κατάφενξις
(38. 3: ὅπως, εἴ τις
ἀσφαλὴς καὶ πάλιν
καθ᾽
ἡσυχίαν ἔκπλους). Cette mesure n'est pas sans effet. De fait, aprés un temps de désordre, dà à une ruse syra-
cusaine (nouveau plan de détail), le combat s'organise; et
il se déroule
justifie
en
pleinement
effet, l'armement
deux
temps.
le style
Le
indirect
premier
temps
syracusain;
en
syracusain ne tarde pas à montrer
son efficacité: le choc proue contre proue réussit (40. 5), ainsi que tous les moyens d'action ! employés alors contre les grands navires athéniens paralysés. Syracuse a la victoire. Mais la suite justifie le contreplan athénien; car, cette victoire, Syracuse ne peut
l'exploiter à fond : les chalands de Nicias arrêtent sa poursuite ?. L'arrivée de Démosthéne ne change rien à ces données;
au contraire,
l'échec qu'il rencontre
sur les
Épipoles achéve de décourager les Athéniens. Et c'est ainsi
que
s'engage
en reconnaît
la nouvelle
bataille.
d'ailleurs l'inconvénient,
Démosthéne
puisqu'il vou-
1. Ici figurent deux moyens de lutte qui n'ont pas été indiqués dans le style indirect: l'attaque par les soldats du pont et par les barques légéres. Comme
toujours, Thucydide
établit
une gradation, et ne retient dans l'analyse que le principe.
2. Cf. la reprise du mot κατάφευξις à 38. 3 et 41. 1, en méme temps que des mots concrets désignant les chalands et le mouillage.
RÉCITS
DE
BATAILLES
155
drait quitter Syracuse et combattre plus au large: οὐκ ἐν στενοχωρία, À πρὸς τῶν πολεμίων μᾶλλόν ἐστι
(49. 2): mais on ne l’écoute pas. Les conditions étant donc les mêmes, Thucydide ne fournit, avant la bataille, aucune nouvelle explication de tactique navale: il se contente d'exposer, dans une analyse au style indirect, le changement intervenu dans les dispositions morales, et le désir qu'ont maintenant les Syracusains
d'empécher
le
départ
des
Athéniens
(50.3 - 51.2). Du point de vue du déroulement de l'action, l'analyse du paragraphe 36, sans être exactement adaptée aux faits, se vérifie une fois de plus; et le récit montre
tout à la fois la justesse de leurs
prévisions et la raison qui empêche leur victoire définitive.
Tout
d'abord, en effet, une fausse
manœuvre
d'Eurymédon le fait tomber dans un cas qui — les rapprochements verbaux le soulignent — est en gros celui que prévoyait l'analyse syracusaine ! : ses unités
sont poussées trop prés de la terre et anéanties. Cependant
les Áthéniens
sont, cette fois encore, sauvés
du
désastre : cela parce que, sur terre, les leurs s'assurent un succés, qui permet aux marins de débarquer sans trop
de dommage hors de la zone normalement protégée". 1. 36.5:
ἐξωϑουμένοις... Eq τὴν γῆν;
cf.
52.
2:
πρὸς
τὴν γῆν
μᾶλλον, puis: £&tóBouv ἐς τὴν γῆν. Mais le cas n'est pas tout à fait le méme, puisque l'accident ne résulte pas du choc proue contre proue, ni d'un recul défensif. C'est sans doute pourquoi Thucydide est aussi avare d'explications sur cette bataille. 1. Les Syracusains avaient pensé que les Athéniens ne pourraient
reculer que
κατ᾽ αὐτὸ τὸ
στρατόπεδον τὸ ἑαυτῶν
sissent à se tirer d'affaire en débarquant καὶ τοῦ
ἑαυτῶν
στρατοπέδου
(53.
1).
: ils réus-
ἔξω τῶν σταυρωμάτων
156
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET RAISON
Après cette nouvelle victoire syracusaine, les conditions morales se modifient plus sensiblement encore (55-56) ; et, par suite, les Syracusains ferment le grand port. Tout indique que l'engagement va, cette fois, être décisif; et c'est bien pourquoi Thucydide le fait précéder du catalogue des alliés. Le récit lui-même est présenté avec une ampleur exceptionnelle.
I] comporte les éléments suivants: dispositions athéniennes (60) — discours de Nicias (61-64) — dispositions syracusaines (65) — discours des chefs syracusains et de Gylippe (66-68) — derniéres exhortations de Nicias (69) — le combat (70-72). Le systéme est donc, pour cette seule bataille, plus complet encore que celui de Naupacte. Sans examiner dans ses détails l'opposition des deux discours antithétiques, on peut faire à son sujet trois remarques principales. La premiére porte sur les raisons de confiance. Comme les Péloponnésiens à Naupacte, les Athéniens viennent ici d'étre vaincus. À Naupacte, les Péloponnésiens devaient compenser ce souvenir en s'expliquant les raisons de leur échec antérieur, et en se rassurant par la pensée de leur courage et de leur nombre. Les Athéniens de Syracuse, à côté du nombre,
ne peuvent invoquer que la chance. Du cóté syracusain, on sait, au contraire, que la nature de leurs échecs antérieurs doit décourager les Athéniens (66. 3), que leur nombre les génera (67. 3), et que leur crainte est, à vrai dire, du désespoir, puisqu'ils ne comptent que sur la chance. Les bonnes raisons tirées du passé sont donc maintenant du cóté syracusain, et la nature
RÉCITS
méme
DE
BATAILLES
des espérances athéniennes
lennemi,
tant elles sont
157
a de quoi rassurer
irrationnelles '. La faiblesse
de la position athénienne ressort et du discours, et de la comparaison entre les deux discours, et de la comparaison
méme
entre les deux débats.
La seconde remarque porte aur la question de l'enjeu. Alors que le plan des deux discours antithétiques est, en gros, paralléle, cette question vient en téte chez Nicias, et à la fin chez les Syracusains: c'est que la situation des deux adversaires est, à cet égard, bien
différente. Athènes, en effet, ne peut être stimulée que par la gravité du risque; mais les Syracusains le seront par les conséquences exceptionnellement heureuses d’une victoire éventuelle.
Ici encore, les argu-
ments s'opposent avec rigueur, mais pour laisser d'autant mieux voir la faiblesse de la position athénienne*! 1. De méme le discours du paragraphe 77 est fondé entiérement sur l'espérance (qui n'intervient, on le sait, que lorsque le calcul ne laisse plus rien à attendre) et sur 1᾿ εὐτυχία, c'est-
à-dire une τύχη que Nicias rapporte aux Dieux. Or le récit ne manque
pas de contredire le discours, au lieu de le confirmer
(par exemple à propos des marches forcées, ou de la fidélité des Sikéles): l'argumentation le laissait prévoir. 2. Ici encore, on trouve maint écho verbal. On peut même dire que, malgré un apparent parallélisme entre les débuts des deux discours, les premiéres phrases de Nicias et les derniéres des Syracusains se présentent comme rigoureusement inverses : Nicias
commengait
ὁ μὲν ἀγών
avec
une
remarque
étant suivis de l'indication
sur
d'un
l'enjeu,
double
les
mots
objectif
(τε .. καὶ) ; puis venait l'hypothèse du succès (ἣν γὰρ κρατήσωμεν), enfin l'indication de l'attitude à avoir (où χρή... ουδά). — Les Syracusains commencent leur conclusion par l'indication de lattitude à avoir (μὴ .. πρέπει .., μηδά); puis vient l'hypothèse du succés athénien (xal ἐὰν κρατήσωσιν), enfin l'indication du
double objectif (ta... kai) concluant sur l'enjeu (καλὸς ὁ ἀγών).
158
THUCYDIDE :
Reste,
enfin,
la
ET
RAISON
partie proprement
Nicias apporte
du
tour,
aux
s'adapter
HISTOIRE
nouveau, conditions
car
tactique.
il a voulu,
de combat
Ici,
à son
analysées
au paragraphe 36; il a changé le dispositif habituel : puisque le combat se fait sans manœuvres navales, il embarquera beaucoup d’hommes, qui combattront sur les ponts, et, puisque l’ennemi, avec ses bossoirs renforcés, se tire indemne des chocs proue contre proue, on se servira de grappins de fer pour l'immobi-
hser aprés ces chocs '. Comme renonce
à la tactique
navale
il le dit lui-même, il traditionnelle
chez
les
Athéniens : les conditions en interdisent l'usage; à la place, il adopte le principe du « combat de terre à bord »?. — Mais, de méme que pour tous les autres développements, ce projet trouve une réponse? dans le discours des Syracusains (67. 2-fin. Ceux-ci remarquent en effet que les Athéniens, en changeant
leurs habitudes, adopteront un procédé, qui est fami-
lier et normal pour leurs adversaires (ξυνήθη — οὐκ &v&puooto),
mais inhabituel pour eux (παρὰ τὸ καθεσ-
τηκός — χερσαῖοι... ἐπὶ v8vc); ceci, avec le nombre des navires, achévera de les paralyser. — Ainsi, alors 1. L'introduction place
dans
une
de
ce perfectionnement
progression
logique
vient
rigoureuse.
Áu
donc
à sa
contraire,
Diodore, écrivant aprés Thucydide, nous fait découvrir les crocs de fer par hasard, à un détour de phrase, dans le récit de la quatriéme
bataille
(XIII,
16).
2. Pour ce qui est du « recul », Nicias se contente d'une exhortation; il rappelle à cette occasion l'étroitesse du terrain dont
dispose Áthénes
(62. 4 — 36. 5; cf. la reprise à 63. 1).
3. La réponse aux grappins de [er sera les revêtements de cuir, mentionnés dans le récit, avec ὅπως (65. 2).
RÉCITS
que, dans arguments
DE
BATAILLES
159
les autres domaines, l'opposition entre faisait apparaître l’infériorité athénienne,
on dirait, ici, que la boucle se referme : pour s’adapter, les Áthéniens sont contraints de changer; et ce qui les perd, c’est précisément ce changement '. 81 bien que la bataille de Syracuse devient comme
une espéce de contre-épreuve de la bataille de Naupacte. Áprés de longs tátonnements, les Syracusains ont réussi ce que tentaient vainement les Péloponnésiens à Naupacte : ils ont interdit à Athènes l'eópvxopía, en limitant son champ, sur mer et sur terre; et ils l'ont par là amenée à modifier, progressivement, son armement, son dispositif guerrier, et le principe
méme de sa tactique; ainsi, dans le combat naval qui s'ouvre, Athènes n'a plus le bénéfice de son expérience. Dés lors, la bataille se déroule dans les conditions exactes que prévoyaient les Syracusains dans leur analyse du paragraphe 36, et qu'ils ont rapidement reprises dans le paragraphe tactique de leur dernier discours : le combat oppose des navires nombreux sur un
espace
et
perçées,
resserré ^; les manœuvres,
sont
rendues
telles que
impossibles,
reculs
et remplacées
par le simple choc ?; les soldats du pont ont pris une 1. Syracuse, elle, peut employer utilement un procédé autrefois condamné (36. 5), mais parce que c'est le sien: Athènes, dans la derniére bataille, doit renoncer à la fois à ses habitudes et à ses avantages. 2. 70. 4: ἐν ὀλίγῳ πολλῶν͵ renforcé par πλεῖσται... ἐν ἐλαχίστῳ, cf. 36.
τῶν
3: οὐκ ἐν πολλῷ
νεῶν
ἔσεσθαι
οἱ
πολλαῖς
67.
3;
ναυσὶν.
ἐν ὀλίγῳ
62.
γὰρ
1 : τὸν μέλλοντα
πολλαί.
Le
ὄχλον
terme
de
στενοχωρία est de même employé plus loin (70. 6) : cf. 36. ἃ (bis). 3. 70. 4; cf. 36. 4 et 5. 11
160
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
grande importance '; tout se passe au milieu d'un zèle et d'un désordre immenses; et l'on assiste, aprés une longue période d'acharnement, à la péripétie décisive
(πρίν γε 55...):
les
Athéniens
reculent
vers
Ja terre, et c'est le désastre.
Ici, la narration de la bataille est donc préparée, non plus seulement par un style indirect, ou par un discours, ou par une opposition de discours, mais par tout un ensemble? incluant une analyse primitive, qui commande une série de récits, et vaut pour les deux tiers d'un livre. On pourrait d'ailleurs étendre encore cette conclusion; car ce qui est vrai du point de vue tactique l'est aussi en ce qui concerne l'analyse des dispositions morales ou encore celle des groupements de forces en présence: dans ces deux domaines, comme dans celui que
nous
avons
considéré,
les textes
s'appuient
les
uns sur les autres, et les indications qui précédent la dernière bataille résultent elles-mêmes de toute une
préparation antérieure. Mais ce qu'il importe de retenir, c'est que, dans ce vaste ensemble, Thucydide ne se contente pas de marquer, comme ferait tout bon historien, chaque étape nouvelle et l'importance de chaque facteur: il pèse, compare, explique à l'avance. Quand son 1. 70. 5; cf. 40. 5, et n. 1 p. 154. 2. La seconde
exhortation
de Nicias, à la derniére bataille,
ne saurait entrer en ligne de compte: elle ne dégage aucun élément utile pour la compréhension de la narration, et figure
là pour rendre sensible l'exceptionnelle gravité de la situation. On pourrait en rapprocher la seconde exhortation de Brasidas, à V. 10. 5.
RÉCITS
DE
BATAILLES
161
récit s'enrichit, c'est toujours la méme partie qui augmente: celle qui précède l'action; les faits ne sont pas plus détaillés: ils sont plus analysés, plus expliqués; un systéme dialectique de plus en plus poussé trace comme un schéma, où bientôt tout vient
s'inscrire. Dès lors, aucun aspect des faits ne peut plus étre mentionné dans la narration, qui n'ait immédiatement, aux yeux du lecteur, sa signification et ses causes, sa vraisemblance ou sa nécessité, sa gravité. Rien n'apparaitt dans les événements que la confirmation ou l'infirmation des calculs élaborés par l'intelhgence; rien ne s'y montre qui n'ait recu de l'intelhgence sa forme et son armature, qui ne soit transposé, qui ne soit idée. * s
9
Cela implique que la bataille perde tout caractére
anecdotique ‘; cela
n'imphque
pas
qu’elle
manque
soit de pathétique soit même de réalité concrète. Le récit même de la bataille de Syracuse, souvent cité à cet égard, suffirait à le prouver. Mais ce pathétique et cette réalité concréte prennent un caractére particulier. Chez Thucydide, comme dans la tragédie, le pathétique est lié à l'ordre; et le fait apparaît, entre autres, 1. Il est aisé de le montrer, pour le livre VII, en rapprochant
les récits de Thucydide de ceux de Pluterque, cf. chapitre I, p. 46. Quand une anecdote intervient dans un récit de combat chez Thucydide, on peut étre sár qu'il s'agit ou d'un personnage particuliérement important (ainsi pour la chute de Brasidas, blessé, à IV. 12. 1), ou d'une péripétie particuliérement importante (ainsi pour le suicide de Timocrate à II. 92. 3).
162
THUCYDIDE:
dans
HISTOIRE
les récits de bataille. Mais,
ET
RAISON
alors
que,
dans la
tragédie, c'est l'émotion du narrateur qui, trés naturellement, introduit l'ordre dans son récit, chez Thucy-
dide, c'est l'ordre du récit qui suscite l'émotion. Initié aux deux plans des deux adversaires, instruit de la portée de chaque événement avant méme qu'il se produise, le lecteur est amené, par une compréhension avertie, à charger le récit d'intérét, d'espoir et de
crainte. Il est mis à méme d'y participer. Bien plus, dans l'exemple priviligié qui vient d’être considéré, on peut constater que Thucydide ne se contente pas de créer le pathétique par cette rigueur de la préparation intellectuelle: 11 emploie, pour le rendre sensible, le procédé méme dont use la tragédie, en décrivant
affectés Leur priment, combat, encore.
la facon
dont
les assistants
se trouvent
par les événements!. angoisse, d'abord, correspond à celle qu'exdans la tragédie, les personnes étrangères au mais intéressées à son issue, qu'elles ignorent Les ultimes avertissements de Nicias jouent
ainsi, par rapport au lecteur, à peu prés le méme
róle
que jouent, pour le spectateur, les larmes de Jocaste ou d'Átossa, ou l'attente inquiète du chœur avant le récit.
Mais méme
surtout on voit intervenir dans le récit luil'évocation
de
réactions
affectives
chez
ceux
1. J. H. Finley indique avec beaucoup de précision que le récit de la bataille de Syracuse, chez Thucydide, rappelle plus les récits d'Eschyle ou d'Euripide que celui d' Hérodote (p. 321322) : on trouvera dans son livre des rapprochements nombreux et excellents;
nous
ne faisons
ici qu'étudier
leur signification
par rapport au probléme technique qui nous occupe.
RÉCITS
DE
BATAILLES
163
qui furent mélés au combat ou témoins de son déroulement. Dans la tragédie, c'était, ici, « les lamentations
mélées de plaintes »', là, « les témoins acteurs
sentaient
leur
sueur
ruisseler,
plus que les tant
ils trem-
blaient pour leurs amis »?; c'étaient surtout, dans les Perses, les cris et les appels retentissant dans les
deux camps, puis les deux plaintes, toutes deux mélées de sanglots, faisant écho aux deux phases du combat *. Or ces procédés, assez naturels dans le cadre du récit
tragique,
sont précisément
ceux auxquels
a recours
Thucydide.
Dans le récit de la bataille de Syracuse, en effet, on voit s'ajouter à la division du combat en deux phases (combat indécis puis recul des Athéniens vers la terre) une division supplémentaire : car chacune de ces deux phases est à son tour considérée, d'abord directement, puis indirectement, à travers les réactions des témoins (71. 1 : ὅ τε ἐκ τῆς γῆς πεζὸς ..., 71. 6:
ὃ δὲ πεζὸς...); les deux fois, les sentiments de ces témoins sont analysés (71. 1-2: lanxiété, la tension d'esprit,
la crainte
de
l'avenir;
71.
6:
ἔκπληξις,
la
panique); ils sont rendus sensibles par l'évocation des gestes (71. 3: « les mouvements mémes de leur eorps,
dans cet excés d'angoisse, suivaient les fluctuations de leur esprit »); et, surtout, ils s'expriment par des cris; ce sont d'abord les plaintes mélées de cris, correspon-
dant au spectacle d'engagements défavorables (71. 3: ὀλοφυρμῷ τε ἅμα μετὰ βοῆς), puis tout un concert d'excla1. Héraclides, 833, cf. ci-dessus, 2. Cf. ci-dessus, p. 119.
3. Cf. ci-dessus, p. 120-121.
p. 119.
164
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
mations, pour lequel Thucydide a retrouvé des effets de style et des asyndètes qui ne sont pas indignes d'Eschyle
(71. 4: πάντα ὅμοῦ ἀκοῦσαι, ὀλοφυρμός, Bof,
νικῶντες, κρατούμανοι, ἄλλα ὅσα ἐν μεγάλφ κινδύνῳφ μέγα στρατόπεδον πολυειδῇ ἀναγκάζοιτο φθέγγεσθαι), enfin
les grandes plaintes de la défaite, qui rappellent la longue plainte de Xerxès dans les Perses et son
sanglot aigu (71. 6: οἰμωγῇ τε καὶ στόνφ). Comme dans la tragédie, d’ailleurs, cette évocation contribue justement à scander les temps de la bataille, et oppose entre elles deux parties d'importance inégale: le long effort soutenu de part et d'autre, puis
la panique
rapide. Ce pathétique
en quelque
sorte
descriptif ne fait donc que rendre plus suggestif le pathétique- intime, résultant de la préparation intellectuelle.
Et de fait, même lorsque l'on n'a pas affaire à une bataille aussi exceptionnelle par son importance ou par les soins que lui consacre Thucydide, il semble bien que le récit soit présenté de maniére à guider l'intérêt du lecteur, et à laisser deviner, littérairement,
la valeur affective des différents progrès de l’action.
Bien que rien, dans le récit de la bataille de Naupacte, ne corresponde aux évocations visuelles et auditives du livre VII, comment douter que les commentaires logiques
ὅπερ ἐκεῖνοι τιροσεδέχοντο
et ὅπερ
ἐδούλοντο
μάλιστα n'aident, autant qu’un cri de joie, à rendre perceptible le succés péloponnésien de Naupacte? ou que l'opposition entre le péan, par oà se marque ce succés presque définitif, et le ἔτυχε δέ, qui surgit en tête de
phrase, n'attire l'attention sur cette circonstance et
RÉCITS
DE
BATAILLES
465
sur cette surprise? ou que des mots comme Φόβος et θάρσος,
qui interviennent alors dans le récit, ne tra-
duisent, en méme temps que la cause intelligible du résultat final, la valeur psychologique de la péripétie? Les sentiments ne sont pas, comme
à Syracuse, ceux
de témoins impuissants : ils font partie de l’action, où se lisent leurs causes et leurs conséquences; à ce titre, ils font partie d'un système rationnel; mais ils n'en prennent pas moins, sur le moment, une valeur affective immédiatement accessible ‘. Les analyses préliminaires donnent au récit sa transparence intellectuelle; mais cette transparence même,
projetée dans le temps par la narration, y prend le rythme de la vie, et se transpose alors en pathétique. De
même,
c’est
bien
le caractère
intellectuel
du
récit qui définit quand et de quelle façon la réalité concrète y trouve place.
Elle peut, évidemment, intervenir dans cas : c'est lorqu'elle fait partie intégrante c'est-à-dire quand celle-ci s'emploie soit le matériel employé, soit à suppléer à son Le premier
de ces deux
un premier de la γνώμη, à améliorer absence.
cas se rencontre souvent
dans les sièges : ceux-ci comportent plus de loisir que les batailles proprement dites et prêtent plus à de 1. Les sentiments des combattants sont évoqués de façon assez détaillée à la bataille de Pylos, et aussi leurs cris (IV. 34: τοῦ θαρσεῖν — καταφρονήσαντες καὶ ἐμβοήσαντες ἔκπληξις
— τῆς
βοῆς —
— τῆς μείζονος βοῆς --- οὖκ ἔχοντες ἐλπίδα --- ἔτι πλέονι
βοῇ τεθαρσηκότες͵ Mais c'est parce qu'ici, il s'agit d'une nouvelle manière de combattre : la confiance prise par les troupes légères leur permet de dérouter et d'épouvanter les Péloponnésiens par leurs attaques désordonnées et bruyantes.
166
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
semblables inventions. Le siège de Platée est, à cet égard, caractéristique. On y trouve bien, clairement raisonné et analysé, le dialogue entre les deux γνῶμαι des deux adversaires; mais, ici, ce dialogue n’a de sens que dans un détail concret parfaitement précis.
Thucydide commence par décrire assez longuement la construction de la terrasse édifiée par les Péloponnésiens devant le mur de la ville (« des troncs d'arbre, coupés sur le Cithéron, furent placés en long et en travers sur les deux flancs de cet ouvrage, pour prévenir les éboulements (ὅπως uj...) L'intervalle fut
rempli de bois, de pierres, de terre... »); ces détails s'expliquent
par
d'initiatives
pratiques.
terrasse, mur au truction (« ils la voisines;
le fait
qu'il
Pour
s'engage
là une
se défendre
lutte
contre
la
les Platéens commencent par surélever leur moyen d'une muraille de bois, dont la consnous est décrite avec la méme précision garnirent de briques, enlevées aux maisons les piéces de bois servaient de lien et empé-
chaient que... (τοῦ p^...). Ils suspendirent des peaux et des cuirs sur la face extérieure de la charpente, pour mettre les travailleurs et l'ouvrage à l'abri des
traits enflammés (Gocs...)... ») Mais en méme temps les Platéens se mettent à soutirer le remblai, qui sert à élever la terrasse. Que vont faire les Péloponnésiens?
ils inventent un nouveau dispositif constitué par des corbeiles de roseau emplies d'argile, pour empécher
qu'on ne retire la terre (ὅπως utj...). Comment parer à cet obstacle?
Les
Platéens
se mettent
à la retirer
par-dessous : ils inventent un nouveau procédé consistant à creuser, depuis leur ville, une galerie. En méme
RÉCITS
DE
BATAILLES
167
temps, ils commencent une nouvelle construction. Que
faire contre eux? les Péloponnésiens ont recours aux machines. Comment arréter le dommage des machines? Les Platéens ont l'idée d'employer des nœuds coulants, ou de lácher brusquement de grosses poutres qui venaient briser la tête du bélier (II. 76. 4 : «ils suspendaient
par les deux
bouts de
grosses
poutres
à des
chaines de fer, qui glissaient sur deux mátereaux inclinés en saillie sur le mur...» Les inventions et les tentatives se poursuivent ainsi de part et d'autre, et
les termes concrets foisonnent : c'est qu'il s'agit d'un concret organisé par l'intelligence en vue de certaines fins pratiques, il s'agit d'un concret technique. Et si, au lieu d'améliorer la technique, l'intelligence doit remédier à l'absence de moyens, l'évocation a le méme
róle;
elle se fait seulement
moins
savante
et
plus humaine: tel le geste des soldats à Pylos, qui suppléent à l'absence d'outils en choisissant leurs
pierres et à l'absence d'auges en portant le mortier sur leur dos: « en se courbant pour le maintenir, et
en croisant les mains derriére le dos pour l'empécher de glisser » (IV. 4. 2). Cette évocation si vivante se présente
avec les mémes
ὡς
et
ὅπως
que
toute
autre
γνώμη. En outre, sa présence est d'autant plus justifiée dans le passage, que précisément Thucydide insiste, pour tout l'épisode, sur le fait que le plan de Démosthéne n'a pu étre exécuté que gráce à un heureux
concours de circonstances où jouent la chance et la bonne volonté spontanée des soldats '. 1. Sur l'élément chance, lisme athénien, p. 151.
cf. notre
Thucydide
et l'Impéria-
168
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
On retrouve parfois ce genre d’indications dans les batailles proprement dites, mais assez rarement, les conditions ne se prétant guére à ce genre d'initiatives.
On a pu remarquer cependant, dans le cas d'une série de batailles sur place, comme
celles de Syracuse,
la
place que jouait la modification du matériel. En revanche, le combat comporte un
élément
qui,
lui, ne saurait se laisser réduire à l'intelligible, car il est justement dans sa nature de l'écarter; c'est le cas même d’où partait Homère, celui de la mêlée désordonnée. Chez Homère, elle servait de début; elle indiquait l'atmosphère par rapport à laquelle se détachait bientót la série des exploits individuels. Chez Thucydide, elle marque l'aboutissement, le résultat auquel méne lensemble bien calculé des raisonnements élaborés par les généraux ; elle constitue la conclusion. Seule, la bataille navale
de Leukimme
commence
tout de suite par une mélée désordonnée, accompagnée de 8ópu&oc (I. 49. 4: πανταχῇ μὲν οὖν πολὺς B6puBoc καὶ ταραχώδης ἦν ἡ ναυμαχία) ; mais c'est que
justement
1]
s'agit là d'une bataille à l’ancienne mode, où l’on combat « avec plus de cœur et d'énergie que de science». Autrement, attaquer ainsi est la caractéristique des barbares (IV. 127. 1 : πολλῇ Bof] kal θορύδῳ προσέκειντο) :
Brasidas consacre tout un discours (IV. 126) à dresser une opposition entre cette attitude et celle des Grecs toujours disciplinés et ordonnés. — Pour un Grec intelligent, le θόρυδος est, en effet, devenu un accident. Chacun s'efforce de le faire naître chez l'adversaire. Comme le dit Thucydide à propos du combat naval du Corcyre (III. 78. 1): : ἐπειρῶντο θορυθεῖν͵
RÉCITS
DE
BATAILLES
169
À ce titre, le désordre, qui ne peut être évoqué que dans
sa réalité
concrète
et son
incohérence
même,
trouve sa place dans un système rationnel; 1] est prévu par un des adversaires; il marque le succès d’un des raisonnements,
ou l'erreur de l’autre.
Il peut être entraîné par un mode de combat auquel
un des belligérants n'est point accoutumé, en particulier par l'emploi des troupes légéres. C'est le cas à la fin de n'aurait résultat harassés
la campagne d'Étolie, à III. 98. Démosthène pas dû s'exposer à une telle aventure '; le ne se fait pas attendre: « Les Athéniens, par la répétition des mêmes mouvements et
couverts de traits par les Étoliens, láchérent pied; et, comme leur guide, le Messénien Chromon, avait perdu
la vie, ils se jetèrent dans des fondrières infranchissables, dans des lieux inconnus, où ils trouvèrent la
mort. Les Étoliens, agiles et lestement équipés, atteignirent sur-le-champ plusieurs des fuyards et les per-
cèrent de javelots. La plupart des Athéniens manquérent la route, » etc... — Même situation à Pylos (IV. 34-35) : « Ils ne savaient où donner de la tête, incapables de rien voir devant eux et d'entendre les commandements, que couvraient les cris des ennemis. Accablés de toutes parts, ils n'entrevoyaient aucune espérance de se dégager en combattant. Déjà un grand nombre d'entre eux était couvert de blessures ἦ, » etc... 1. Il a en effet, commis deux fautes graves, que l'exposé laisse bien transparaître : 95. 1 — Μεσσηνίων χάριτι πεισθεὶς et 97. 2 — ὁ δὲ τούτοις τε πεισθεὶς καὶ τῇ τύχῃ ἐλπίσας.. 2. Les deux passages cités ci-dessus sont empruntés à la traduction
Bétant.
A
l'endroit
où
nous
arrétons
la citation,
170
THUCYDIDE:
Ailleurs, le même
HISTOIRE
ET
RAISON
effet est obtenu par la surprise ';
ainsi, lors de la sortie des Platéens (III. 22. 5-6, avec, en particulier : ἐθορυδοῦντο μὲν οὔν....), lors de l'entrée nocturne à Mégare (IV. 67-68), et surtout lors de la bataille d'Ámphipolis, où cet élément de surprise, qui constitue le facteur principal sur lequel compte Brasidas *, donne, dans la narration, tout le résultat escompté (V. 10. 8: ξυνέθη τε... θορυθδηθῆναι), Ailleurs encore, ce peut être une poursuite trop
confiante qui fait naître ce désordre”. En tout cas, l'exemple, de tous, le plus remarquable, est celui qui à ce dernier trait joint deux autres circonstances fort aggravantes : le fait que la bataille ait lieu dans un pays inconnu, et de nuit. Thucydide, sans doute,
insiste d'autant plus que ce combat si exceptionnel et si instructif est aussi celui qui, en faisant perdre aux Athéniens toute chance de prendre pied sur les Épipoles et de voir l'arrivée de Démosthéne
situation,
devait
changer
la
se révéler le plus lourd de consé-
quences (VII. 43-44). On passe là de l’âtaëta des vaincelle-ci semble avoir voulu ajouter encore au θόρυδος en traduisant ἀναστρέφεσθαι par « tournoyer sur place» (cf. Voilquin : « tournoyaient sans cesse sur eux-mêmes »); il s'agit seulement de se mouvoir
à l'étroit:
c'est, ici encore,
une indication
plus
logique que descriptive, et qui rappelle le principe de la στενοχωρία.
1. Parfois une attaque en surprise amène un premier désordre vite réparé: cf. VII. 3. 1: ἐθορυδήθησαν μὲν τὸ πρῶτον, τάξαντο δὲ. de même VII. 37. 3 et VII. 40. 3.
nape-
2. Cf. ci-dessus, p. 137. 3. Par exemple à Potidée
dans le domaine maritime, p. 147).
(I. 62, fin - 63, cf. supra, p. 132) et,
à Naupacte
(II. 91-92, cf. supra,
RÉCITS
queurs
DE
BATAILLES
171
(43. 7) à la ταραχή (44. 1)! puis au θόρυβος
(44. 4); et nulle part la description du désordre n'est
aussi
concréte,
ni aussi compléte:
la qualité
de la
clarté, le tumulte des voix, les mouvements en tous sens, sont évoqués en un chapitre qui n'occupe pas
moins de quarante-six lignes dans l'édition d'Oxford; le trouble
méme
des esprits est rendu
sensible dans
le récit *, jusqu'au moment où règne enfin la perturbation compléte, quand on les voit « les rangs une fois rompus, tombant. péle-méle les uns sur les autres,
amis contre amis, citoyens contre citoyens... » (44. 7), et que les fuyards eux-mémes perdent la vie en perdant leur chemin. Sur mer, le méme désordre peut avoir les mémes causes: des navires sont surpris avant d'avoir pris la mer; c'est le cas à la premiére bataille de Pylos, oü l’on voit les Lacédémoniens « s'élancer tout armés dans
la mer,
s'agripper
à leurs
navires
et tirer
en
sens inverse. Chacun croyait que rien ne pouvait aller sans qu'il s'en mélát lui-même *. Et le tumulte (θόρυβος) 1. L'idée de ταραχή
est répétée:
44. 1 — £v πολλῇ
44. 3: ἐτετάρακτο, 44. 7: ἐταράχθησαν. 2. πῶς ἄν τις σαφῶς τι ἥδει; — ἀπιστεῖσθαι
διαγνῶναι— ἐζήτουν τε σφᾶς αὐτοὺς
—
ταραχῇ;
χαλεπὰ
--- μὴ εἶναι ἄλλῳ τῷ
fiv...
Yvopi-
σαι.
3. La traduction Bétant : « chacun croit sa coopération nécessaire » ou méme celle de Voilquin: « chacun croyait que faute d'y
mettre
du
sien
tout
irait
mal
», extrómement
édulcorées,
n'expriment que des sentiments normaux chez des combattants, alors que la phrase de Thucydide
traduit un désarroi extréme.
De méme, dans le membre de phrase qui précéde, les mots « ressaisissent leurs navires et les raménent à eux » ou « saisirent les vaisseaux... et les ramenérent à eux » suggérent à tort l'idée d'un succès, bien contraire à la réalité.
172
THUCYDIDR:
HISTOIRE
ET RAISON
fut considérable ». Mais ce qui surtout peut empêcher les navires de manœuvrer, c'est d’être trop à l'étroit et de se gêner les uns les autres : c'est ce que l'on a vu se produire pour les Péloponnésiens à Patrai (gráce à une mancevre athénienne !), et, pour les Áthéniens,
à Syracuse
(grâce à toute une série de manœuvres
syracusaines);
de fait, on retrouve,
dans
cette
der-
nière bataille, évoquée avec éclat, la confusion d'un combat où le fracas est tel que l'on n'entend méme plus les appels des comites (70. 6). Le zéle des uns ou des autres, les sentiments et les manifestations des combattants ou des assistants s'intégrent en somme à cette description du θόρυδος et lui donnent son sens *. L'évocation concréte de la bataille, avec ses éléments
visuels
et auditifs
suggérant
une
réahté
psycholo-
gique, rejoint donc ce qui en fait le pathétique. Le 8óépv6oc, dans lequel les angoisses individuelles prennent le pas sur la discipline, marque le moment oà Thucydide ne peut se contenter de pure stratégie ou de pure intelligence.
Mais ce 8épufoc, dont la description ne peut être faite en termes intellectuels, n'a cependant de sens que par rapport à des analyses et à des raisonnements, dont elle marque l'aboutissement : reflet des angoisses individuelles, il est surtout le signe craint et espéré par le stratége, et intégré à sa γνώμη. 1. 11. 84. 3, cf. supra p. 126-7; la ταραχή avait été prévue par
le style indirect de Phormion:
84. 2 == ταραχὴν
84. 3: ἐταράσσοντο οἱ ὑπὸ τῆς ταραχῆς. 2. Cf. ci-dessus p. 163-164. Ici encore,
παρέξειν;
la ταραχή
avait
cf. été
prévue dans l'analyse de 36. 6 (ταράξεσθαι), et, de facon plus proche, dans le discours de Gylippe (67. 2: ταράξονται),
RÉCITS
DR
BATAILLES
173
* +
#
Ainsi le combat, tel que le raconte Thucydide, peut, sans être sec ni désincarné, se présenter avant tout comme
une leçon.
Il est, d’abord, une leçon aux stratèges : les causes
du θόρυδος sont assez nettement dégagées pour que ceux-ci apprennent à les éviter pour leur armée, à les susciter chez l'adversaire. Sans doute est-ce là un enseignement assez général. Xénophon et César, plus militaires et moins dialecticiens, fourniraient à cet égard des détails plus instructifs. Mais ce que
Thucydide
perd en précision technique, il le gagne
en évidence. H ne donne pas, comme César, d'indications sur le nombre des rangs, la conformation du terrain, ou les particularités de mouvements parfois complexes !; il simplifie, pour ne laisser voir que le
principe général, mais le laisser voir avec une parfaite, netteté. — En outre, ce principe général, il le dégage en téte, et s'arrange pour que tout l'exposé vienne en 1. La
bataille
de Mantinée
(V.
66-75)
est celle qui,
Thucydide, se rapproche le plus de ce type
chez
de récit. On y
trouve, sur les méthodes de l'armée lacédémonienne en général (66. 3-4; 73. 4), sur les chiffres et l'organisation des effectifs
(68. 3), enfin sur le róle de chaque corps dans le combat, bien des indications instructives,
mais étrangéres aux babitudes
de
Thucydide. Sans doute s'agit-il d'un combat de terre, exceptionnellement important: Thucydide a pu choisir cette occasion pour étudier l'organisation des Lacédémoniens pour le combat sur terre comme il étudie ailleurs celle des Athéniens pour la
lutte sur mer; mais le fait est que certains détails préparent déjà Xénophon.
174
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
infirmer ou en confirmer la valeur. C'est ce que ne font presque jamais les autres historiens '. Or, c'est justement ce qui donne aux legons de Thucydide leur caractére rationnel et privilégié : gráce au double
rapport
raisonnement
contre
raisonnement
et
rai-
sonnement en face d'action, le lecteur perçoit à chaque
instant, non plus seulement en vue de quoi chaque mesure est prise, mais pourquoi elle a connu tel ou tel succés. Et par là les leçons dégagées prennent une signification qui dépasse le niveau de la stratégie. Plus
que le triomphe de telle ou telle tactique, ce que nous montre Thucydide, dans une bataille, c'est, en effet, le triomphe de l'intelhgence. Précisément parce qu'une victoire militaire devient un raisonnement vérifié, il apparaít que l'intelligence peut et doit étre l'agent de cette victoire. L'art de prévoir, toujours essentiel chez
Thucydide,
trouve
donc
ici sa justification la plus
éclatante.
Sans
doute
les qualités
moräles
sont-elles
néces-
saires; mais nous les trouvons, chez Thucydide, subor-
données aux qualités intellectuelles. Le probléme que soulevait Hérodote à propos d'Amompharétos? est maintenant tranché; et Thucydide insiste, par la bouche de Brasidas, sur les mérites d'une stratégie fondée sur l'observation et la ruse. Le courage méme 1. Cf., chez César, le récit fort clair, mais nullement préparé, de la victoire de Sabinus (G. des Gaules, III, 17-19). Quand le
plan est indiqué à l'avance (bataille de la Sambre, ibid. II, 16 8qq.), le récit s’en écarte par mille complexités. 2. Cf. ci-dessus, p. 112.
RÉCITS
des
troupes,
qui
DE
reste
repose, en fin de compte, ligence. Par leur seule
BATAILLES
175
évidemment
indispensable,
plus ou moins, sur l'intelexistence, les harangues
impliquent que le soldat sera d'autant plus vaillant qu'il aura mieux compris les avantages de la situation !; en outre, on a vu que Phormion
écarte avec
netteté l'idée de vaillance naturelle, pour lui préférer celle d'une confiance en rapport avec l'expérience. Cette méme distinction se retrouve, ainsi que L. Bodin l'a bien montré, chez Platon (Protagoras, 351 a); mais
elle correspond surtout à une idée souvent défendue par Périclés ?. Alors que, chez Homére,les Dieux pouvaient
faire
varier
le
courage
d'un
homme,
chez
Thucydide celui-ci est hé à l'expérience, à la supériorité technique, à la connaissance. Ainsi tous les moyens humains se subordonnent en définitive à l'intelligence. Un seul élément reste en marge, c'est la τύχη. Thucydide en
reconnait,
souligne l'existence. De
ainsi tout ce
fait, il appelle
en
1. Le lacédémonien Brasidas s'excuse à deux reprises d'adresser à ses troupes cette διδαχὴ (IV. 126. 1 et V. 9. 2) : ces habitudes de raisonnement, ce principe du courage éclairé paraissent sans doute moins naturels pour un Péloponnésien que pour un Athénien. 2. II. 40. 3; II. 62. 4-5 (dans le premier cas, d'ailleurs, l'idée
est plus modeste: nous comprenons en effet, malgré L. Bodin, que la connaissance de ce qui est redoutable et agréable n'empéche pas les Athéniens d'aller au danger — non pas qu'elle leur permet de le faire). — On rapprochera de ces notions intellectualistes du courage la définition donnée par Nicias dans le Lachés (196 d). Thucydide cependant sait à l'occasion reconnaître l'importance de la bravoure (à V. 72. 2, elle compense le manque d'expérience, mais Thucydide ne le commente par aucune analyse). 12
170
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
qui ne pouvait pas être prévu par l'esprit le plus apte à l'analyse. Mais il apparaît précisément que,
même à ce titre, elle a sa place dans les calculs
des
chefs. Ils doivent lui faire la part la plus petite possible; et, pour cela, d’abord, envisager le plus de circonstances possibles, mais aussi veiller à lui laisser dans les faits le moins de rôle possible : chefs et soldats doivent
être,
comme
les
Athéniens
de
Naupacte,
suffisamment maîtres d'eux-mêmes pour ne pas se laisser décontenancer, suffisamment avisés pour improviser aussitôt une nouvelle solution. La τύχη est donc
ce par quoi la réalité différe du raisonnement, mais à quoi le meilleur raisonnement doit savoir se réadapter. On passe ainsi insensiblement des modestes leçons
aux stratéges à une leçon de portée infiniment plus large. La véritable bataille est celle de l'intelligence, toujours à la conquéte d'un réel, sur lequel elle exerce une puissance, qui ne peut jamais être absolue, mais
qui
s'efforce,
toujours
plus
rigoureusement,
de
le
devenir. On peut donc dire que les récits de combat, chez Thucydide, tendent vers une hmite idéale, et toujours hors d'atteinte, selon laquelle on verrait deux discours s'opposer entre eux, le récit n'apportant plus, par rapport à eux, le moindre élément nouveau. Cette tentative pour épuiser le réel et se rapprocher
le plus possible de l'intelligibilité absolue constitue évidemment l'originalité irréductible de Thucydide. On a vu, dans la premiére partie de cette étude, que la structure adoptée par lui pour les récits de batailles pouvait étre considérée comme l'aboutissement d'une
évolution partant d'Homére et tendant à rationaliser
RÉCITS
DE
BATAILLES
177
de plus en plus le combat. Mais 1] s’agit aussi d’un aboutissement définitif, et il est impossible d’aller plus loin en ce sens. Après Thucydide, tout change. Les faits peuvent en être en partie responsables. Et de méme que les batailles elles-mêmes, d'Homére à Thucydide,
sont,
en
fait, devenues
plus
pensées
et
plus systématiques, plus tributaires de l'intelligence et de la stratégie, de même il se peut que l'art de la guerre, en continuant à se développer, soit devenu inséparable d'un exposé plus détaillé, et moins simplifé: on peut analyser, en tête d'un récit, des principes généraux de stratégie, mais non pas les raisons de mouvements trop complexes, impliquant de part
et d'autre des connaissances. techniques particuliéres
et multiples '. En outre, l'ampleur même des batailles ultérieures rend plus difficile de les ramener au schéma
thucydidéen *. Mais, plus que les faits eux-mêmes, c'est l'histoire qur a changé.
Le probléme qui se pose à elle est, en effet, particulièrement net dans le cas de cette action concrète
et complexe qu'est une bataille: nul n'a tenté d'en 1. La facon dont Xénophon décrit, dans la Constitution des Lacédémoniens, les mouvements des armées de Sparte, montre bien que l'on peut s'intéresser aux actions militaires d'un point de vue moins général que celui de Thucydide. 2. S'il est vrai que la bataille, en devenant, depuis Homère, plus organisée et plus démocratique, se prétait mieux aux explications, il arrive inversement que les grandes batailles romaines ou napoléoniennes, ou même plus modernes, se dérouleront à une échelle telle que, pour presque tous, la marche en
sera incohérente: la bataille de Waterloo est la preuve bien connue.
chez Stendhal en
178
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
écrire le récit sans éprouver quelque difficulté à introduire
ainsi l'ordre dans
ce qui semble
tellement
en
manquer: il suffit de relire l'aveu que fait, sur ce point, Marbot : « Presque tous les auteurs militaires », écrit-il', « surchargent tellement leur narration de détails, qu'ils jettent la confusion dans l'esprit du lecteur, 51 bien que dans la plupart des ouvrages
publiés sur les guerres de l'Empire, je n'ai absolument rien compris à l'historique de plusieurs batailles auxquelles j'ai assisté, et dont toutes les phases me sont cependant bien connues. Je pense que pour conserver la clarté dans le récit d'une action de guerre, il faut se borner à indiquer la position respective des deux armées avant l'engagement, et ne raconter que les
faits
principaux
comment
que
choisir?
pratique
renoncer
et décisifs peut-on
Thucydide?
du
combat
aller jusqu'à
Peut-on
se
»
—
cette
Mais ascése
satisfaire
de
à tant de détails, de particularités, de pré-
cisions? et pourquoi? au nom de quelle obligation? À vrai dire aucun historien n'a été aussi loin que Thucydide dans cette voie, et n'a exigé autant d'intelligibilité : les deux notions d'intelligibihté et de prévisibilité ont, aprés lui, été dissociées; le récit a repris le pas sur la démonstration. L'effort de Thucydide, cet effort peut-étre déraisonnable,
qu'il a tenté pour
tout ramener à la raison, est resté exceptionnel. Mais c'est que peut-étre cette prétention à rendre compte du combat en termes de raisonnements ne
pouvait guère naître ailleurs que chez un esprit grisé
1. I. XXVI, p. 257.
RÉCITS
DE
BATAILLES
179
par la nouveauté même des méthodes scientifiques et de la rigueur dialectique. Le premier des historiens méthodiques et rationnels a aussi été, de façon assez compréhensible, celui que la méthode et la raison ont entraîné le plus loin. Et tout l'effort de rationalisation qui a exercé sa poussée depuis Homère peut donc, en dé finitive, rendre compte de ce caractère extrême, qui entraîne
alors
Thucydide
à refuser
les
compromis,
dont l’histoire, après lui, ne devait plus se passer.
ΠῚ LES
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
Si les récits de batailles écrits par Thucydide tendent à développer le plus possible la part de l'analyse, on
a vu que celle-ci n'y est nulle part plus riche ni plus compléte que lorsqu'elle se trouve exprimée dans un débat, par une confrontation de raisonnements. Le discours isolé dégage des idées: les discours antithétiques, en les opposant, les serrent de plus prés; ce sont eux qui permettent le mieux d'épuiser tous les aspects d'une situation. Le goüt marqué par Thucydide pour l'analyse en général devait donc l'amener à multipher ces débats et à y recourir à propos de décisions de tout ordre. De fait, sans méme compter le grand débat du livre I (où s'opposent quatre discours), on trouve dans l’œuvre toute une série de ces « antilogies », ou couples de discours. Au livre I, on a le débat entre Corcyréens et Corinthiens, puis celui entre Corinthiens et Périclés (dont les discours s'opposent sans être juxtaposés); au livre II, on a les deux discours de Naupacte; au livre III, le débat entre Cléon et Diodote, puis celui entre Platéens et Thébains; au livre VI, celui entre Nicias et Alcibiade,
DISCOURS
puis
celui
celui entre
entre
ANTITHÉTIQUES
Hermocrate
Hermocrate
181
et Athénagoras,
et Euphémos;
puis
au livre VII,
enfin, les deux harangues de la dernière bataille. Urie telle liste implique un emploi systématique, un goût profond pour ce procédé. Par là, Thucydide rejoignait une tendance très générale de son temps et presque une mode : l'áyóv λόγων, ou débat oratoire, a sa place presque partout; la contestation juridique en offre la forme la plus simple; mais tous les genres littéraires le pratiquent, depuis l'histoire d'Hérodote jusqu'à la tragédie, en passant par la comédie, dont elle constitue, en quelque sorte, le noyau. Cependant, ces débats n'auraient pas pu, dans l'euvre de Thucydide, contribuer à l'analyse comme ils le font — et comme le prouve l'exemple de Naupacte — s'ils ne s'étaient présentés chez lui sous une forme particuliérement rigoureuse, et si une méthode intellectuelle précise n'avait présidé à leur composition. Cette méthode, qui correspond à l'élaboration la plus poussée mais aussi la plus originale, mérite à ce titre d'étre examinée d'assez prés. Et d'abord on aimerait connaftre un peu ses origines. Car elle était sans doute, indépendamment de Thucydide et avant lui, l’objet d'un enseignement. On peut dire, à cet égard, qu'il n'est pas improbable que Protagoras lui ait fourni ses bases et son essor. Ou du moins, ce que l'on sait de son œuvre permet, semble-t-il, d'y déceler le principe d'une telle méthode. 1. On
trouve
un
bon
résumé
des
faits dans
L'éyóv dans la tragédie grecque, p. 1-37.
J.
Duchemin,
182
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
L'enseignement de Protagoras se caractérise en effet par deux idées que la tradition a bien retenues '. La première est la mieux connue et la plus claire. C'est qu'il existe sur toute question deux discours ou argumentations contraires. Les témoignages sont formels :
« Le premier, il a dit qu'il y avait à propos de tout deux discours opposés» (λόγους... ἀντικειμένους), écrit Diogéne
Laerce
(IX,
51); « Les
Grecs
prétendent,
à la
suite de Protagoras. que, par rapport à tout discours, il en existe un qui lui est opposé » (λόγον... ἀντικεῖσθαι), écrit Clément d’Alexandrie (Strom., VI, 65). Aussi n'est-on pas surpris que le méme Protagoras soit déclaré l’initiateur des ἀγῶνες λόγων (Diogéne Laerce), ni qu'il ait écrit une Τέχνη ἐριστικῶν et deux livres d’ävrudoyiôv?, ni enfin qu'il ait enseigné à ses dis-
ciples l’art de pratiquer, sur le même sujet, l’éloge et
le bláme *. L'expression de « discours doubles » (Atoaot λόγοι) illustre bien le principe d'une telle méthode. Employée dans un fragment de l’Antiope*, celle-ci sert parfois de titre à ces Διαλέξεις anonymes, qui nous ont été transmises avec les œuvres de Sextus Empiricus, et qui développent successivement la thèse 1. On peut se reporter, édités par Diels, au résumé avant Aristote, p. 48 sqq.; l'élément dialectique. Cf. chátel, 1948, p. 38-45.
en méme temps qu'aux fragments de O. Navarre, La Rhétorique grecque mais@elui-ci ne précise pas du tout aussi Dupréel, Les Sophistes, Neu-
2. On pourrait citer également les καταδάλλοντες ou Discours destructifs,
si ce titre était d'une
signification
plus
certaine.
3. Stéphane de Byzance, s. v. "A6ónpa, 4. Fr. 189 Nauck: ἐχ παντὸς ἄν τις πράγματος δισσῶν
ἀγῶνα θεῖτ᾽ ἄν, εἰ λέγειν εἴη σόφος.
λόγων
DISCOURS et l’antithèse
(Du
ANTITHÉTIQUES
bien
et du
mal,
du
183 beau
et du
honteux, etc...) '. Cette « invention » de Protagoras s'entend d'abord dans un sens large: dans cc cas, elle signifie alors que l'on peut soutenir, sur toutes les questions, des thèses
opposées. venant
Mais
en
tant
qu’invention,
d'un philosophe et aboutissant
elle devait
comporter
précisément, à une
Τέχνη,
aussi un sens plus spécialisé.
Dans ce cas, elle signifiait que, par rapport à tout argument précis, il existe une possibilité d'argumenter
en sens contraire.
Non
seulement
les deux discours
tendent à des conclusions opposées, mais, sur chaque
point particulier, l’un prend le contrepied de l'autre; ce sont des constructions systématiquement paralléles et inverses. L'art de la discussion consiste dés lors à trouver ces éléments mverses et à les rendre plus convaincants. Et ici intervient le second élément de l'enseignement de Protagoras. Aristote le mentionne dans la Rhétorique (II, 24 — 1402 a): « Rendre le plus faible de deux arguments le plus fort consiste précisément en cela; aussi s'indignait-on justement de la profession de foi de Protagoras; car c'est un leurre, un faux semblant de vraisemblance, qui ne se trouve dans aucun autre art que la rhéto-
rique et l'éristique. » Ici encore, on peut évidemment
entendre les mots
1. Elle sert d'introduction à chaque série antithétique : δισσοὶ λόγοι λάγονται ἐν τᾷ ᾿Ελλάδι ὑπὸ τῶν φιλοσοφούντων περὶ τῶ ἀγαθῶ καὶ κακῶ... — λέγονται δὲ καὶ περὶ τῶ καλῶ καὶ αἰσχρῶ δισσοὶ λόγοι...
184
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
au sens large, et il s’agit seulement de faire triompher la thèse la moins valable. C'est l'aspect qui se rencontre le plus facilement, et suscite aussi le plus aisément la critique. C’est celui auquel s'en prend Aristophane dans les Nuées (112 sqq.) : « Il y a chez eux, dit-on, à la fois deux raisonnements, le fort, tel quel‘, et le faible.
L'un
de
ces
deux
raisonnements,
le faible,
l'emporte, dit-on, en plaidant les causes injustes. * » Mais on peut également, ici encore, imaginer une signification plus précise. Si l'on donne à λόγος ]a méme valeur que plus haut, dans l'expression λόγφ
λόγον ἀντικεῖσθαι, et si l'on considère la portée logique d'une telle tentative, on risque de se faire une idée plus juste de l'enseignement de Protagoras, sous l'aspect technique qu'il ne pouvait pas ne pas pré-
senter. Il s'agit en effet d'affaibhr une argumentation au
moyen d'une autre, qui la réfute ou la compense directement. Ceci implique l'art, non pas seulement de faire valoir ses arguments, ce qui appartiendrait plutót à la rhétorique, mais d'opérer un certain mouvement de pensée, permettant de substituer à chaque idée upe idée de portée inverse. C'est, si l'on veut, une dialectique ?. 1. Nous traduirions plutôt « quel qu'il soit ». 2. De ces critiques on peut rapprocher, par exemple, Platon, République, 539 b. 3. Il y à eu toujours un certain flottement dans l'emploi de ces mots. Nous avons ici appelé logique la science des raisonnements, sous sa forme pure et désintéressée, dialectique une méthode d'argumentation appliquée, en l'occurrence, à la dis-
cussion, et rhétorique l'art de persuader, en particulier gráce
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
185
Certes, aucun texte théorique n'existe, qui permette de préciser davantage, ni d'imaginer les procédés de cet art. Du moins est-il aisé de classer a priori les moyens les plus susceptibles d'atteindre un tel but. Le plus simple, logiquement, est la réfutation proprement dite: quand l'occasion s'en présente, on montre que l'argument de l'adversaire repose ou sur des données fausses ou sur un raisonnement faux. Ce
cas, courant dans la pratique !, ne saurait guére étre fréquent, naturellement, dans les ensembles composés
exprès, de façon systématique, par des auteurs comme Thucydide ou Antiphon. Restent d'autres moyens. Parmi eux, le plus naturel est celui qui consiste à trouver un argument de compensation, qui vienne annuler celui de l'adversaire (mon adversaire a raison en ceci, mais moi en cela). Toutefois il ne saurait constituer une argumentation bien décisive. Les procédés les plus décisifs seront, au contraire, ceux qui consistent à retourner contre lui l'argument méme qu'employait l'adversaire: on montre alors que ce qu'il croyait lui étre favorable lui est, en fait, défavorable, ou méme vous est favorable à vous-méme. Dans un cas, c'est un renversement, dans l'autre une
rétorsion véritable:
celle-ci laisse l'adversaire entié-
rement désarmé *, à l'expression elle-même. Mais on passe de façon continue de l'une à l'autre, selon que croît le souci de la vérité ou celui de faire illusion. Cf. ci-dessous p. 216. 1. Il a, par suite, chez Aristote, une place considérable.
2. Ce
qui est vrai de l'argument
l'est également
de tout
jugement: on retourne de la méme maniére un avantage, un tort, une responsabilité...
186
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Que tous ces procédés aient été employés par Pro-
tagoras, nous ne sommes nullement en mesure de l’'affrmer. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu'ils découlent assez naturellement des principes posés par celui-ci. Il en a sans doute pratiqué un certain nombre.
— Et en tout cas, ce sont ceux qu'à des degrés divers, Thucydide et Antiphon semblent tous deux avoir pratiqués. En effet, si l'on étudie l'argumentation dans les antilogies de Thucydide, et 51 l'on fait le rapprochement avec les tétralogies d'Ántiphon, on ne peut échapper au sentiment qu'une technique précise et subtile — plus précise ct plus subtile encore chez
Thucydide — préside à leur composition. Pour s'en convaincre, le mieux semble être de partir d'un exemple bien concret et de l'analyser d'abord dans son ensemble; on pourra seulement alors chercher à organiser ces résultats et à dégager les caractères généraux de la méthode suivie par Thucydide, puis, à la lumiére de certains commentaires du temps, tenter d'en comprendre le principe et la valeur.
Si l'on veut étudier, d’après un exemple, la méthode
de Thucydide, les deux discours prononcés à Camarine par le Syracusain Hermocrate et l'Athénien Euphémos peuvent en fournir un assez clair. Ils se irouvent
point
au
livre
de vue
dans la mesure
VI,
75-88.
de l'analyse, méme
Et
un
ils présentent,
caractére
où Thucydide
du
privilégié,
pouvait,
histo-
DISCOURS
riquement,
en
effet,
de
savoir
ANTITHÉTIQUES
187
s’y sentir plus libre. Le débat réel était,
demeuré si
sans
Camarine,
conséquences: hésitante,
il s'agissait
allait
se
ranger
franchement du côté des Athéniens ou bien des Syracusains; or, l'issue du débat la laisse tout aussi partagée qu'avant. De plus, un des deux orateurs, Euphémos, était un personnage obscur, dont les doctrines
ou les habitudes personnelles n'avaient point à intervenir. Thucydide n'avait donc à se laisser arréter ni par l'action effective de tel ou tel argument, ni par des caractéres individuels. Et, en tout cas, 1] n'a pas pu, dans sa décision initiale, étre guidé par le désir d'en rendre compte: cette antilogie, plus qu'aucune
autre peut-étre, trouve sa justification dans l'analyse qu'elle fournit sr l'ensemble d'une situation. À ce titre, elle peut, du point de vue de la méthode,
s'avérer particuliérement instructive. Les
deux
théses
y
sont
rigoureusement
opposées.
Hermocrate accuse Athènes de vouloir attenter à la.liberté de tous les Siciliens. Euphémos répond qu'Áthénes cherche seulement sa sécurité et qu'elle défend les Siciliens contre les ambitions de Syracuse. Comme 1] est naturel, le discours d'Hermocrate consacre donc sa premiére partie, et la plus impor-
tante, à faire le procès d'Athénes. Tout d'abord, il se réfère à l'action des Athéniens en Grèce propre: les prétextes qu'ils alléguent pour intervenir en Sicile ne concordent pas, d'aprés lui, avec cette action (76. 2: où γὰρ δὴ εὔλογον) : au contraire, tout devient clair
si l’on reconnaît qu'ici et là-bas, leur procédé est le méme (76. 3: τῇ δὲ αὐτῇ t5£a...). Mais, s’il en est ainsi,
188
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
l’attitude à avoir est claire: il faut se grouper contre Athènes: on n’a raisonnablement le droit ni de se désintéresser dû sort de Syracuse (78. 1: καὶ εἴ τφ ἄρα vapíctnks...), ni de lui souhaiter égoïstement un peu de malheur
Camarine
(78. 2: εἴ τέ τις φθονεῖ ἢ καὶ φοδεῖται...) :
doit aider Syracuse.
—
Reste,
dans
une
derniére partie, à considérer les objections possibles. Hermocrate
en retient deux et traite ainsi successi-
vement la question de droit et celle de la sécurité (79. 1: Δειλίᾳ δὲ ἴσως τὸ Bixevv...-79. 3: … καὶ μὴ
φοδεῖσθαι). Puis, il n'a plus qu'à conclure, en montrant aux gens de Camarine les conséquences de leur
choix, selon que la victoire aura été à l'un ou à l'autre et que ce choix aura été bon ou mauvais. Dans la structure méme du discours, on peut déjà noter que l'art de la discussion joue son róle : à l'argumentation se mêle en effet la réfutation des objections possibles. Aussitôt aprés avoir accusé Athènes, Hermocrate s'attache à écarter les mauvaises solutions auxquelles on pourrait songer (se désintéresser de Syracuse — lui souhaiter un peu de malheur). Et aussitôt aprés les avoir écartées, il s'attache à réfuter les arguments que l'on pourrait lui opposer (arguments
de justice — arguments de sécurité). Ces deux derniéres réfutations, en particulier, sont caractéristiques. La premiére consiste à priver l'adversaire de son argument, à l'annuler: « Mais cette alliance, ce n'est
pas contre vos amis que vous l'avez contractée : c'est contre vos ennemis, pour le cas où l'un d'eux marcherait contre vous; et, quant aux Athéniens, c'est pour
les secourir s'ils subissaient un tort de la part d'autrui,
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
189
et non pas, comme c'est le cas, s'ils en causaient aux autres » (79. 1). La double opposition du positif au
négatif rend sensible cette annulation de l'argument... οὐκ... δέ —... dans
καὶ μὴ... Gorsp vOv...).
On la retrouve
la seconde réfutation et, cette fois, elle conduit
à un véritable renversement : « Celles-ci (les forces athémennes) n'ont rien de redoutable si nous sommes tous unis; elles le deviennent au contraire, si — comme les autres s'y appliquent — nous nous laissons désunir » (79. 3 : οὗ γὰρ tjv... ἀλλ᾽ iv, ὅπερ οὗτοι σπεύδουσι, τἀναντία
διαστῶμεν).
Mais c'est surtout dans le rapport entre ce discours et celui d'Euphémos
qu'intervient, naturelle ment,
la
dialectique. Comment, en effet, celui-ci, va-t-il répondre aux accusations formulées contre - Hermocrate avait commencé par d'Athénes était le m&me en Gréce non, répond Euphémos, ce qui est deux cas, c'est le motif (76. 3: τῇ
Athénes? dire que le procédé propre et en Sicile: semblable, dans les αὐτῇ ἰδέᾳ — 83. 4:
διὰ τὸ αὐτό) : ici comme là-bas, explique-t-il, Athènes cherche à assurer sa sécurité, et cet objectif semblable entraîne, dans des conditions différentes, des procédés
différents. Euphémos utilise donc pour sa justification les faits méme qu'on lui reprochait. Il prend d'ailleurs soin de le faire remarquer : « La preuve, nous la tirons des mémes faits qui sont, pour eux, matiére à nous calomnier,
et, pour
vous,
matière
à nous
suspecter
dans un sens qui vous alarme » (83. 3). Ainsi, c'est bien le souci de leur empire qui, d'aprés lui, explique la conduite des Athéniens en Sicile; mais ce souci
veut
qu'ils viennent
défendre
les Siciliens, et non
190
THUCYDIDE : IIISTOIRE
ET
RAISON
point les asservir. Il y a donc eu, bel et bien, renversement de l'argument. Qui terme
plus est, Euphémos ce
renversement,
exploite presque
pour
montrer
terme
la vanité
à des
affirmations d'Hermocrate. Celui-ci était parti de l'idée que la conduite athénienne n'était pas logique
(οὐ γὰρ δὴ εὔλογον); et il avait opposé entre eux deux aspects de cette conduite, là-bas et ici (τὰς μὲν ἐκεῖ...
τὰς δὲ ἐνθάδε), à l'égard des Léontins et à l'égard des Chalcidiens (καὶ Λεοντίνων μὲν... Χαλκιδέας δέ) : Euphé-
mos, lui, aboutit à l’idée que l’action athénienne
est
bel et bien logique (84. 2: eùloyov), précisément dans la mesure où elle diffère, là-bas et ici, et en particulier à propos des Léontins et des Chalcidiens (τὰς μὲν γὰρ ἐκεῖ kal αὐτοί... ἐνθάδε καὶ Λεοντῖνοι
kal ὃ Χαλκιδεύς... 1 —
καὶ ot ἄλλοι φίλοι͵..).
L'idée
τὰ δὲ d'inté-
rét, qui fait le lien entre les divers aspects de la politique athénienne, définit en effet la logique (85. 1: οὐδὲν ἄλογον ὅ τι ξυμφέρον).
Ce
renversement
une
fois
opéré,
Euphémos
se
trouve, si l'on veut, à égalité avec Hermocrate, en ce
sens qu'il a écarté son accusation. Mais voici qu'à son tour, 1l se mue en accusateur. Afin de donner de son interprétation une confirmation nouvelle, il analyse en effet la situation créée en Sicile par l'ambition
syracusaine.
Hermocrate
avait menacé
Camarine
de
l'impérialisme athénien et cherché à semer des soupçons : Euphémos veut écarter ces soupçons (85. 2: ἀπιστεῖν δὲ o0 χρή) mais, tout en les écartant, il s'en 1. Il y a même ici une référence formelle à l'autre discours : ὃν ἀλόγως ἡμᾶς φησι δουλωσαμένους τοὺς ἐνθάδε ἐλευθεροῦν.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
191
sert, opérant ainsi une véritable rétorsion : d'après lui, ces soupçons mêmes qu'Hermocrate veut faire naître à l'égard d’Athènes sont un moyen qu'emploie Syracuse pour mieux préparer sa propre domination (85.3: καὶ βούλονται
ἐπὶ τῷ ἡμετέρῳ ξυστήσαντες
ὑμᾶς ónónto...)!.
Il faut cependant ajouter une preuve: il le fait en rappelant un détail non encore mentionné : l'appel que les Siciliens ont adressé à Athènes”. Il peut alors conclure qu'il ne faut pas se défier des propos athéniens : au contraire, le soupcon doit se reporter contre Syracuse
(86.
2:
πολὺ
δὲ μᾶλλον
τοῖσδε
ἀπιστεῖν)
*,
Cette fois, l'accusation elle-même est donc entièrement
retournée, et de la façon la plus brillante. En outre, Euphémos se trouve répondre du même coup à la question
de la sécurité (cf. 85. 3: ἀρχῆς γὰρ ἐφίενται
ὑμῶν...) et à la question de droit (86. 2: καὶ νῦν où δίκαιον).
C'est
que,
Hermocrate Siciliens
dès
lors,
montrait
se sauveraient
1. De méme
tous
les rôles
qu'en
sauvant
eux-mémes
sont
inversés.
Syracuse,
les
(78. 3: λόγῳ μὲν
plus loin il rappelle que ces soupcons
moyen qui perdrait la Sicile (86. 5: ἣν εἰ τῷ ὑπόπτῳ
sont le
f... f...
ἔτι βουλήσεσθε καὶ πολλοστὸν μόριον αὑτῆς ἰδεῖν, ὅτε οὐδὲν ἔτι περανεῖ παραγενόμενον ὑμῖν, 2. De même plus loin, 87. 2: οὐκ ἄκλητοι, παρακληθέντες δέ.
Ce dernier trait répond en même temps au passage dans lequel, de façon purement hypothétique, Hermocrate envisageait un appel de Camarine à Syracuse (78. 4: δεόμενοι ἂν ἐπεκαλεῖσθε) et demandait aux Camarinéens de régler leur conduite actuelle sur cet appel hypothétique. 3. Cette crainte sur laquelle il joue était bien devinée par Hermocrate
que quelques
(78. 2), mais celui-ci n'y consacrait, et pour cause,
mots. 13
192
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
γὰρ τὴν ἡμετέραν δύναμιν σῴζοι ἄν τις͵ ἔργῳ δὲ τὴν αὖτοῦ
σωτηρίαν) : Euphémos
devient
maintenant
le
véri-
table sauveur (86. 5 : πολὺ δὲ ἐπὶ ἀληθεστέραν γε σωτηρίαν ἡμεῖς ἀντιπαρακαλοῦμεν) !,
De méme, Herinocrate avait évoqué les regrets que pourraient éprouver plus tard ceux qui ne soutien-
drajent pas Syracuse (78. 3: τάχ᾽ ἂν ἴσως καὶ τοῖς ἐμοῖς ἀγαθοῖς ποτε βουληθείη
αὖθις
φθονῆσαι) : Euphémos
se
plaît à reprendre le même thème (86. 5 : ἔτι βουλήσεσθϑε καὶ
πολλοστὸν
échec
μόριον
athénien,
dont
αὐτῆς
ἰδεῖν...).
il leur
laisse
D'ailleurs,
cet
entrevoir
les
ici
conséquences, 1l en a déjà joué dans toute sa démonstration,
éventuel
exactement
échec
comme
syracusain:
llermocrate
jouait
les participes
de
d'un
85.
3
(ἀπράκτων ἡμῶν ἀπελθόντων — ἡμῶν μὴ παρόντων) répon-
dent ainsi à ceux de 77. 2 et 78. 1 (τοῦ ἄπωθεν ξυνοίκου τιροαπολλυμένου — où προδιεφθαρμένου Euo0)?.
Sans chercher à déterminer quelles lois président à ce
retournement,
donc
deux
avec évidence.
faits
au
Le premier
moins
se
dégagent
est que le discours
d'Euphémos s'attache de tout près à celui d'Hermocrate, et en retourne non seulement les positions géné-
rales, mais jusqu'aux indications de détail. Le second est 1.
Il se référe ici à l'autre discours, cf. ci-dessus, p. 190, n. 1.
2. De
inême,
on peut
remarquer
qu'Hermocrate
allusion aux prétextes variés empruntés £x&cto:c);
la défense
d'Euphéinos
que c'est le traitement aspects de l'utilité (85.
par Athènes
aboutit
à montrer,
avait
fait
(76. 3: ὡς d'abord,
lui-méme qui varie, selon les divers 1: πρὸς ἕκαστα, 85. 2: ὡς ἕκαστοι):
ainsi tire-t-il de ce thème un élément rassurant (renversement);
puis il se plait à mentionner les occasions variées dont Syracuse, clle, se saisit (86. 3: ὅταν καιρὸν λάδωσιν ἑκάστου) (rétorsion).
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
qu'il s’attache, dans le choix méme
193
des mots et des
formes, à rendre ce rapport sensible.
Peut-étre méme encore
peut-on pousser un peu plus loin
l'observation.
En
effet,
si l'on
considère
la
structure de chacun des deux discours, indépendamment l'un de l'autre, on constate aisément qu'un certain nombre de mots, dépourvus, par eux-mémes, de signification forte, sont, dans chaque discours, employés de façon systématique pour en marquer les articulations. Or ces mots trouvent souvent un écho dans l'autre. C'est ainsi que l'attaque d'Hermocrate avait, dans la premiére partie du discours, rebondi sur deux expressions similaires (76. 1: 09... ἀλλὰ μᾶλλον, et 77. 1: ἀλλ᾽ οὐ ydp... πολὺ δὲ μᾶλλον);
ces
mots,
sans
appar-
tenir réellement à l'expression de la pensée, en marquaient les étapes. Or, on vient de voir que cette rectification au comparatif sert précisément au double rétablissement d'Euphémos à 86. 2 (πολὺ δὲ μᾶλλον) et 86. 5 (πολὺ δὲ ἐπὶ ἀληθεστέραν....).
Inversement,
les mots
l'accusation la plus précise
qui servaient d'Hermocrate
à introduire (76. 3: καὶ
τὰ ἐνθάδε vOv...) sont justement ceux qui, d'un bout à l'autre, marquent, par leur répétition, les articulations du discours d'Euphémos. Il est aisé de le constater, car la structure de ce dernier est claire. Dans la premiére partie (celle de justification directe) la
démonstration
se fait en deux temps:
19) justifica-
tion de l'empire en Grèce (aboutissant à un aphorisme : « on n'encourt pas l'envie à assurer son salut... »)
— 20) par
καὶ νῦν (83. 2), application à la politique
.
104
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
sicilienne (l'ensemble de tout le développement aboutissant à l'aphorisme: « Or, pour un tyran ou pour une cité maîtresse d'un empire... »). Vient alors la partie de dénonciation. Et celle-ci comporte, à son tour, deux temps: 19) le vrai peuple à soupçonner, c'est Syracuse (idée qui s'articule sur un xal vOv !, à
86. 2, et aboutit au retournement πολὺ δὲ μᾶλλον τοῖσδε ἀπιστεῖν) — 20) le vrai peuple sauveur, c'est Athènes (idée qui s’articule sur un καὶ νῦν͵ à 86. 4, et aboutit au retournement : πολὺ δὲ ἐπὶ ἀληθεστέραν....). De tels rapprochements ne sauraient être le fait du
hasard. Se joignant aux autres, ils permettent de mieux mesurer la subtilité de cette dialectique et l'étendue de ses moyens. Ceux-ci ne se limitent pas à l'argumentation
méme,
mais
portent
également
sur
la disposition, sur l'expression, sur les moindres détails. Par tous ces traits, le procédé de Thucydide suggére donc l'existence d'une véritable technique, savante et précise. * .»
9
Or, les conclusions qui se dégagent lorsque l'on étudie l'antilogie de Camarine peuvent étre étendues aux autres. Pour s'en convaincre, on peut d'abord se reporter aux remarques qui ont été faites, au chapitre précédent, à propos de l'antilogie de Naupacte, ou du style indirect de VII. 36. (construit, on l'a dit, comme une antilogie) *. On peut également se reporter 1. Le méme
xai νῦν figure encore au résumé
Ja conclusion, à 87. 2.
2. Cf. ci-dessus p. 152.
qui introduit
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
195
aux conclusions publiées par L. Bodin dans sa remarquable étude sur Cléon et Diodote, quelques aperçus sur la dialectique de Thucydide, Mélanges Radet, 1940, p. 36-52. Plus généralement, si l’on considère n'importe laquelle des antilogies mentionnées au début de ce chapitre, on constatera qu’à des degrés divers toutes présentent bien, dans la disposition, dars l’expression, dans le mode de l’argumentation, les mêmes traits
que l'antilogie de Camarine ‘, et que ces traits euxmêmes
les apparentent, souvent de façon étroite, aux
tétralogies d’Antiphon. Aussi bien ces traits s’expliquent-ils tous comme résultant d’une même
tendance à suivre le plus pos-
sible l'adversaire sur son propre terrain. En
ce qui concerne,
d'abord,
la disposition,
il en
résulte, généralement, un parallélisme d'ensemble entre les deux discours. On a vu qu'Euphémos réfute, pour commencer, l'atteque par laquelle avait débuté Hermocrate, puis rencontre, dans sa seconde partie, les considérations de droit et de sécurité qui faisaient la seconde partie d'Hermocrate. 1. Peut-être logie
De
méme,
et
Cléon
convient-il seulement
Hermocrate-Athénagoras,
deux plans Hermocrate nienne,
—
et
Diodote
de mettre
à VI.
33-41.
ont
à part l'anti-
Celle-ci
propose
d'action fondés sur des hypothèses différentes: annonce comme imminente l'expédition athéAthénagoras
refuse
d'y
croire;
ils n'ont
donc
pas
les mêmes hases de discussion. Cette circonstance exceptionnelle, tout en rendant compte des divisions régnant dans la ville, met en lumière le caractère déraisonnable du projet athénien; mais elle interdit aux deux hommes les procédés habituels de la dialectique.
196
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
tous deux une première partie relative au principe d'une nouvelle discussion (37-38 et 42-43), et une seconde partie relative au cas précis de Mytiléne
(39-40 et 44-47).
—
De méme
aussi,
Alcibiade
et
Nicias ont tous deux une première partie consacrée à l'examen de la situation en Sicile et en Grèce (VI.
10-11 et 17-18.4), puis une seconde consacrée aux attaques personnelles (12-13 et 18. 4 — fin). Cependant ce parallélisme n'a rien de strict; et les exigences mémes de la dialectique risquent d'y introduire certaines irrégularités. Tout d'abord, 1] pourrait arriver que le second discours, ayant, plus que le premier, à s'occuper de réfutation, se trouve de ce fait à la tête d'une matière,
en quelque sorte, double, la réfutation venant d'abord et se complétant ensuite par le retournement. Il y a là un trait, en somme, normal. Les tétralogies d’Anti-
phon, cependant si rigoureuses dans leur maniére de reprendre,
discours
elles aussj,
en discours!,
un théme
peuvent
aprés
un autre,
en fournir un
de
bon
témoignage; et l'auteur lui-méme en a conscience, quand il fait dire à l'accusateur de la deuxiéme tétralogie: « Je ne pouvais m'imaginer qu'il répliquerait
(ἀντειπεῖν) : autrement
je ne me serais pas borné à
une seule argumentation au lieu de deux, me privant 1. On peut s'en assurer en comparant, par exemple, les 2*, 3* et 4* discours de la troisième tétralogie: les mêmes idées sont reprises au fur et à mesure: la victime avait attaqué (B4
= y2 = 02);
elle
est
morte
plusieurs
jours aprés,
ce
qui
implique la responsabilité du médecin (f4 — v5 = 68); d'autre
part, c'est l'intention qui compte (85 = γᾷ == 84).
DISCOURS
ANTITIHÉTIQUES
197
ainsi de la moitié de l'accusation; et lui n'aurait pas, gráce à son audace, une supériorité du. double, ayant
pu à la fois répondre à une attaque par une défense et lancer des accusations non réfutées !. » Assurément,
le texte nous laisse entrevoir qu'un dialecticien avisé ne se laisserait pas surprendre de la sorte: il réfuterait à l'avance les arguments qu'on pourrait emplover
contre lux. Et c'est bien ce que fait presque toujours Thucydide. On a vu que, dans les harangues de Camarne, le premier discours prend déjà une valeur de réfutation, en s'attaquant aux objections ou aux critiques possibles. De méme les Corcyréens, par exemple, examinent successivement les critiques possibles
d’abord
envers leur attitude, puis envers leurs pro-
positions
(1.
34:
ἣν δὲ λέγωσιν ὧς οὐ δίκαιον...
36:
καὶ ὅτῳ τάδε ξυμφέροντα μὲν δοκεῖ λέγεσθαι, φοβεῖται δὲ...) De même aussi les généraux lacédémoniens examinent ce qui risque d'effrayer l'armée, etc... Néanmoins, il n'est pas rare qu'un argument, libéré par la discussion, ou méme entiérement nouveau, vienne achever le
second discours. Le premier cas se produit dans l'antilogie
de
Naupacte,
lorsqu'on
retrouve,
à la
fin du
développement, une idée que le discours des Péloponnésiens avait prétendu éliminer, celle de l'influence qu'exercera
sur les esprits le souvenir
de la bataille
précédente (II. 89. 11) *. L'autre cas est plus fréquent. 1. La restitution du début est conjecturale, mais la fin est süre, et bien claire. 2. Les possibilités
d'action
méme « libérées », à la discours de Périclés.
fin
de la flotte de
la
athénienne
discussion,
dans
le
sont
de
premier
108
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
C'est celui que l'on rencontre, par exemple, dans l’antilogie de Corcyre: les Corinthiens, aprés avoir réfuté et les attaques et les justifications corcyréennes, peuvent invoquer leur argument propre et réclamer le paiement d'un bienfait '. De méme encore les Thébains, aprés s'étre justifiés pour leur « médisme » et avoir renversé toutes les défenses
platéennes relatives
à la conduite
récents
de Platée
et
aux
événements,
introduisent, sous forme de preuve, une accusation nouvelle, fondée sur un fait nouveau: Platée a, au
cours de ces événements, violé les conventions (III. 66 sqq.). Enfin, il peut arriver également que ce double point
de vue
(réfutation
et attaque),
sans
entraîner
d'addition matérielle, se traduise par une sorte de décalage dialectique: les premiers. arguments, dans ce cas — qu'ils constituent une ou plusieurs parties — sont négatifs et tendent à la réfutation : seul le dernier est positif et peut ainsi servir de contrepartie à l'ensemble *. 1. Cependant
cet argument
ne
fait que
correspondre
à un
argument également indépendant dans l'autre discours: les Corcyréens attirent l'attention des Áthéniens sur la flotte qu'ils leur apporteraient; il est intéressant de voir que les deux théses
reposent ici sur des arguments d'ordre divers. Mais, en méme temps, la χάρις que réclament les Corinthiens est le retour-
nement de celle que promettaient les Corcyréens.
2. C'est ainsi qu'au chapitre vir. 36, la dernière branche de l'argumentation
parachéve
les manœuvres
athéniennes
le retournement, doivent,
en
en montrant
fin de compte,
que
perdre
les Athéniens. Le plan dialectique (en deux parties) ne coincide pas exactement avec le plan linéaire (en trois). L. Bodin retrouvait cette particularité tiche qu'en fait Platon.
chez
Protagoras,
dans
le
pas-
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
199
Cependant, de tels décalages n'affectent pas beaucoup le parallélisme de l'ensemble, et ne font que le compléter. Plus sensibles sont, au contraire, les dépla-
cements d'arguments à l’intérieur méme
des parties.
Dans le détail du raisonnement, en effet, les idées se présentent selon un rapport nouveau: leur ordre doit donc, le plus souvent, se trouver modifié. A l'intérieur de leurs premières parties respectives,
Nicias et Alcibiade commencent, l'un par la Grèce propre, l'autre par la Sicile, c'est-à-dire chacun par le domaine dont la considération lui semble déterminante et favorable à sa thése. De méme, alors que les Corinthiens envisageaient les moyens d'acquérir une flotte, puis se débarrassaient assez rapidement de la question financière (I. 121. 5), Périclés, lui, s'attache longuement à montrer les difficultés financiéres qui menacent les Péloponnésiens (141.3- 142.2), pour écarter ensuite l'hypothése qu'ils aient une flotte, hypothése, à ses yeux, exclue (142. 5-9). En outre, ces déplacements trés manifestes et trés naturels en entraînent bientôt d'autres. Il ne faut pas négliger, en effet, que l'argumentation doit reprendre
à l'adversaire le plus possible de ses faits, de ses 1dées, de ses mots, de ses distinctions : il arrive donc infailliblement que ceux-ci soient utilisés, à l'intérieur du
nouveau systéme, à des endroits différents. Et peutétre est-ce là un des traits qui contribuent le plus à égarer le lecteur moderne de Thucydide: des formules
jumelles
indépendantes.
interviennent,
en effet, à des
places
Et, par suite, tout l'ordre qui sem-
blait présider à l'ensemble se perd, dés que l'on consi-
200
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
dère le détail, en un fouillis inextricable de relations complexes. On peut en trouver la preuve dans le même discours de Périclès, cité précédemment. Celui-ci reprend, en effet, bien des thèmes qui figuraient dans le discours des Corinthiens : ici, c’est l’opposition entre les Péloponnésiens, qui paient de leurs personnes, et les Athéniens, qui s'appuient sur l'argent (I. 121. 3 — 141. 5); ailleurs, c'est lopposition entre une guerre longue et une guerre courte (121. 4 — 141. 6), etc... Mais chacune de ces notions intervient dans un contexte différent, avec un róle nouveau, qui les subordonne autrement à l'idée maîtresse. Dans un cas comme dans l'autre, ce sont les exigences d'une dia-
lectique plus serrée qui exercent leur influence. Mais,
du
méme
coup,
le
dernier
exemple
révéle
assez que l'expression, elle aussi, se ressent de cette dialectique : ce qu'elle óte à la régularité extérieure de la composition est compensé par ces liens verbaux, qui se tissent d'un discours à l'autre, de façon subtile. Ceux-ci
sont
de différentes
natures.
On
a vu,
en
effet, à propos des harangues de Camarine qu'il existait d'abord des mots-charniéres, correspondant, dans chaque discours, aux articulations générales; que
d'autre part ces mots pouvaient étre repris d'un discours
à l'autre; et naturellement
1] en est de méme
pour tous les mots, toutes les expressions, toutes les distinctions qui font directement partie de la pensée méme. Ces faits ont été signalés à propos de Naupacte
ainsi que du chapitre VII 36‘ et L. Bodin a insisté 1. Ct. p. 143 et n. 1, p. 152 et n. 1.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
201
spécialement sur ces correspondances verbales dans son article sur l'antilogie Cléon-Diodote (p. 36). On pourrait en dire autant pour toutes les antilogies. Citons par exemple deux petites curiosités dans l'antilogie corcyréenne: on y trouve en effet la reprise des mots-charniéres; ainsi, les Corcyréens distinguent entre un avantage maximum et minimum, dans leur
attitude et celle d'Athénes : I. 32. 1 ἀναδιδάξαι πρῶτον μάλιστα μὲν ὅτι... el δὲ μή, ὅτι ve...
— 35, 5 : ἀλλὰ μάλιστα
μὲν εἰ δύνασθε... εἰ δὲ μὴ ... (cf. 35.4: ἢ... ἢ... μάλιστα δὲ...); or les Corinthiens établissent la même distinc-
tion dans l’ordre de la justice: 40. 4: δίκαιοί γ᾽ ἐστὲ μάλιστα μὲν .. εἰ δὲ uh... -— Mais on trouve également la reprise de mots propres à la pensée : les Corcyréens, au début, faisaient valoir
leur isolement : αὐτοὶ κατὰ
μόνας ἀπεωσάμεθα Κορινθίους (1. 32. 5); or, les Corinthiens reprennent la même expression pour décrire
l'égoisme coupable de Corcyre : ὅπως κατὰ μόνας ἀδικῶσι (37. 4). De la simple conjonction à l’idée déjà élaborée, tous les éléments d'un discours semblent donc devoir être repris par l'autre, de façon que ces petites transpositions de détail ne laissent bientót plus rien subsister de la construction originelle.
S'attacher à les relever toutes et à rendre compte du mécanisme, qui préside à leur enchaînement, était la táche que s'était fixée L. Bodin — táche peut-étre inépuisable, dans la mesure où certains de ces rapprochements peuvent avoir été fortuits, et d'autres gratuits, entendons : surajoutés à la faveur de l'occasion. Cependant, en cherchant cette explication exhaustive,
202
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
on peut du moins mesurer la subtilité de cette dialectique, et la variété de ses applications. Le problème qui nous occupe aujourd’hui est autre et plus simple; car, si les applications sont variées, il semble bien que le principe fondamental, lui, soit toujours le même.
Aussi bien, tous les échos verbaux, quelle que soit leur nature ou leur place, relèvent, comme la compo-
sition même, de cette même tendance qui veut que, par annulation, renversement, ou rétorsion, on 86 tienne le plus près possible des arguments de l’adversaire tout en arrivant à des conclusions opposées. Le plus intéressant est donc en définitive ce mécanisme dialectique, et c'est sur lui que repose l'originalité de la méthode. Les procédés
qui y sont appliqués varient et sont
d'une inégale subtihté; mais leur principe commun est aisé à dégager : il consiste avant tout, en considérant les mémes événements, à modifier le point de vue. La forme simple, par excellence, est celle qu’Antiphon
enseigne
aux futurs plaideurs
dans
sa seconde
tétralogie. Un méme fait— en l'occurrence, la mort d'un jeune homme, tué au gymnase par un coup de
javelot —
y revét successivement des significations
différentes,
selon qu'on en révéle tel aspect
ou bien
tel autre. Le jeune homme est mort de ce coup (a 1); oui, mais c'est lui qui était venu se placer dans le champ assigné au javelot (B 4); oui, mais il obéissait en cela au pédotribe, et ce n'était donc pas le moment
de lancer le javelot (Y 6). — Les orateurs de Thucydide ne procédent pas autrement.
DISCOURS
Le
plus
souvent,
ANTITHÉTIQUES
c’est
le moment
203
considéré
qui
change, d’un discours à l’autre.
S'il s’agit d’un projet, on en considère ainsi, tour à tour, la cause et la conséquence: Nicias, au début du livre VI, construit son argumentation sur l'idée: si nous échouons, ce sera terrible (ici et là-bas); et
Alcibiade répond: mais nous n'avons aucune raison d'échouer (mi là-bas ni ici). Il se place à un moment de la durée antérieur à celui que considére Nicias. De méme, à propos des soulévements, Cléon en considére la naissance, Diodote l'évolution ultérieure.
Une politique indulgente, dit Cléon, encourage les soulévements (III. 39. 7); mais, rétorque Diodote, si l'on admet que le soulévement doive avoir lieu, une politique de sévérité risque d'en rendre les suites plus
graves (46. 2): car les gens n'espéreront plus ni pardon, ni distinction finale entre coupables et innocents; aussi ne voudront-ils plus céder!. Les conclusions varient donc selon le moment de lavenir que l'on considére. S'il s’agit du passé, i] en va de méme. Et 1l est courant de voir les orateurs de Thucydide — tout comme Antiphon dans l'exemple cité plus haut — remonter plus ou moins dans le passé, pour y découvrir des responsabilités différentes et des explications contraires. 1. Diodote se fonde sur deux considérations, exprimées, comme L. Bodin l'a bien relevé (op. cit., p. 52), par deux σκέψασθε
jumeaux; la premiére est qu'à Mytiléne la sédition a échoué; la seconde est que le peuple a, en définitive, fait volte-face. Cléon le savait, mais n'insistait pas: chacun retient des faits l'aspect qui lui est favorable.
204
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Ainsi les Corcyréens, apparemment coupables de rébellion envers Corinthe, leur métropole, expliquent: mais c'est qu'ils étaient, eux, (auparavant), en faute à notre égard, puisqu'ils nous maltraitaient (I. 34. 1). Α quoi les Corinthiens répondent: mais c'est qu'ils étaient, eux, (auparavant), des colons ingrats, qui nous manquaient d'égards (38). Dans le méme débat, les Corcyréens avancent pour
preuve de leur bonne foi qu'ils demandaient un arbitrage. À quoi les Corinthiens répondent: oui, mais vous aviez (auparaeant) commis vos injustices, ce qui Ótait tout sens à cette proposition (39. 1). Le principe est le méme au livre III, quand les Thébains, accusés d'avoir attaqué Platée en pleine paix, répondent : mais c'est vous, Platéens, qui faupa-
ravant) nous aviez appelés, nous n'avons fait que suivre. Par là, ils dégagent leur responsabilité (65. 2: ol yàp
ἄγοντες
παρανομοῦσι
μᾶλλον
τῶν
ἑπομένων) ' et
contribuent à toute la rétorsion par laquelle Platée devient, à cet égard, la pire coupable *. Inversement,
dans la méme
antilogie, les Platéens,
accusés d'avoir conclu alliance avec Athènes, répondent : mais c'est vous, Péloponnésiens, qui (auparavant) nous aviez repoussés. Par là ils dégagent aussi leur
responsabilité (III. 55. 1: ὑμεῖς δὲ αἴτιοι...). 1. Par une élégance rare, ils reprennent cette distinction au discours méme des Platéens, lorsque ceux-ci s'excusent d'avoir suivi Athènes : voir la citation du passage (III. 55. 4) ci-dessous,
p. 206. 2. Cette rétorsion
fait
au cours
Elle
de l'action.
intervenir
la conduite
fait suite à une
des Platéens
autre, qui,
relative au grief de « médisme »: cf. ci-dessous, p. 207.
elle, est
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
205
D'ailleurs, dans l'ensemble de cette méme antilogie, on peut remarquer qu'interrogés sur leur conduite au cours de la guerre, les Platéens remontent aussitót aux guerres médiques, qui leur fournissent un terrain plus favorable: à leur tour, les Thébains remontent encore plus haut, jusqu'à la fondation de Platée, de maniére à rattacher tous les faits invoqués par les Platéens à des causes différentes. Ils font penser, les uns et les autres, à l'Héléne d'Euripide, renvoyant à
Hécube laccusation dont celle-ci l'a chargée, et lui reprochant d'étre cause de tout, puisqu'elle a donné le jour à Páris. Mais, en méme temps, ce petit Jeu des responsabilités rejetées marque bien qu'en considérant un moment différent de l'action, les orateurs veulent surtout en présenter la cause comme différente. Or,
ils peuvent aussi le faire directement, et ils n'y manquent pas. On passe alors de « oui, mais auparavant... » à « oui, mais parce que... ».
Il en existe des exemples simples et faciles. Ainsi, la neutralité de Corcyre est un fait. D'aprés les Corcyréens, elle tendait à éviter de « se méler aux périls d'une alliance étrangére selon le gré d'un autre » (I. 32. 3-5). Aux yeux des Corinthiens, c'était « le goüt de mal agir qui guidait leur politique, et point la vertu » (37. 2) '; la situation géographique de l’île leur en fournit une preuve complémentaire *. 1. Sur le rapprochement verbal qui s'y joint, cf. ci-dessus, p. 201. 2. Dans la méme antilogie, la possibilité, pour les neutres, de se rallier à tel ou tel camp est accordée ou refusée selon le motif
(cf. 40, 25.
206
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
De même, les Platéens ont agi contre Sparte, c’est un fait. Mais ce fait, d’après eux, ne traduit pas une hostilité envers Sparte : 1] résulte de leur fidélité envers Athènes. Leur conclusion est donc qu'ils ne sont pas responsables (III. 55. 4: οὐχ ot ἑπόμενοι αἴτιοι... ἀλλ᾽ ot ἄγοντες
ἐπὶ
τὰ
μὴ
ὀρθῶς
ἔχοντα);
et
cet
argument
leur permet d’opérer un brillant retournement, puisque ce qu’on leur reproche
devient ainsi leur plus grand
mérite (56. 6: « nous craignons aujourd'hui de périr pour nous étre conduits d'aprés les mémes principes, c'est-à-dire pour nous être attachés aux Athéniens selon la justice, plutót qu'à vous selon l'intérét »). En effet, bien appliqué, ce type de raisonnement permet aisément le retournement. On l'a vu déjà dans l'antilogie de Camarine, lorsqu' Hermocrate accusait Athénes d'étre venue poursuivre, en Sicile comme en Gréce, par un méme procédé (76. 3: τῇ δὲ αὐτῇ ἰδέᾳ...) ses ambitions
impérialistes : Euphémos répon-
dait, en gros, « on se trompe sur le motif; Athènes tend, ici et là-bas, par des procédés différents, à poursuivre un méme avantage, qui est la sauvegarde de sa sécurité ».
|
Or, pour répondre aux Platéens, les Thébains du livre III utilisent par deux fois, dans la partie relative au « médisme», une argumentation singuliérement voisine. D'abord il s'agit de cette fameuse fierté des Platéens,
qui,
eux,
n’ont
pas
collaboré.
Sans
doute,
4. Cf. la citation de III. 65. 2, un peu plus haut. Les mots ἄγοντες et ἑπόμενοι sont pris dans un sens légèrement différent, mais
l'argumentation
est bien
la même.
DISCOURS
répondent
ANTITHÉTIQUES
les Thébains,
207
mais pourquoi?
parce qu'ils ont, ici comme
en toutes
simplement
circonstances,
suivi les Athéniens (62. 2: διότι οὐδ᾽ ᾿Αθηναίους). Dès lors
leur
conduite
présentes:
ne
saurait
excuser
leurs
erreurs
c’est elle, au contraire, qui, par compa-
raison, prend un sens fâcheux. Procédant à leur égard comme
Hermocrate
ahgnent
l'ensemble
pour
Athènes,
de la conduite
les
des
Thébains
Platéens
sur
un modèle unique, qui est défavorable (62. 2 : τῇ μέντοι αὔτῇ ἰδέᾳ ὕστερον ἰόντων ᾿Αθηναίων μόνους αὖ Βοιωτῶν ἀττικίσαι). Reste
doute,
que les Thébains,
répondent-ils,
ἐπὶ τοὺς “EAnvac
eux, ont « médisé
mais,
ici,
1]
faut
»! Sans
distinguer:
seule, l’oligarchie est responsable d’une politique à laquelle le peuple ne s’est point associé : et la preuve, c'est la conduite méme qu'eut la ville lorsqu'il s'agit de défendre la liberté des Grecs menacée par Athènes. On a donc une argumentation de justification, qui, elle, peut étre rapprochée de celle qu'Euphémos opposait
à Hermocrate.
Comme
Hermocrate,
les Thébains
établissalent, contre Platée, une série cohérente reposant sur un motif commun; comme Euphémos, ils établissent, pour se justifier eux-mémes, l'existence de
distinctions, correspondant
à des circonstances autres.
1. En cela ils procèdent exactement à l'inverse des Platéens. Pour justifier leur conduite pendant la guerre, ceux-ci avaient invoqué les guerres médiques (nous avons suivi Áthénes dans cette guerre, comme nous l'avions fait contre le Méde) : à présent, pour rabaisser leur conduite pendant les guerres médiques, on rappelle leur conduite pendant la guerre (ils ont suivi Athènes
contre
le
Méde,
comme
ils
l'ont,
cette
fois,
contre les Grecs). 14
suivie
208
THUCYDIDE:
MISTOIRE
ET
RAISON
Le résultat de cette double transposition est que les róles se trouvent renversés: Platée n'a plus rien à voir avec la liberté grecque, dont Thébes devient le vrai défenseur. Et la formule de rétorsion est ici aussi nette que dans le disc^ - d'Euphémos, lorsque, comme celui-ci, les Thébains passent à l'aceusation !;
ils le font à 63. 1: « C'est vous, plutót, qui étes coupables envers la Grèce ct méritez les derniers châtiments Sans les deux cas, de
». doute faut-il expliquer ces parallélismes entre antilogies par le fait qu'il s'agit, dansles deux discuter une accusation et de trancher un
procés. Mais ils nous renseignent, avant
tout, sur le
procédé méme de la rétorsion. À chaque fois, en effet, le principe en est le méme (τῇ αὐτῇ ἰδέᾳ, dirait Thucy-
dide !); il consiste toujours à partir du fait utilisé par l'adversaire, et à lui préter une autre signification : de favorable, fournir à une le point faible. Cependant, résultat, et le deux éléments
1] devient défavorable et, au lieu de thèse son argument fort, il en devient le meilleur moyen, pour arriver à ce plus élégant, est encore d'établir, entre donnés, utilisés par l'adversaire, un
rapport autre et, 51 possible, inverse.
Dans ce cas, le
1. On peut ajouter que, dans le développement accusateur qui suit, on trouve encore une réfutation et un retournement de méme type: ce n'est pas pour assurer leur sécurité que les Platéens ont suivi Athènes pendant la guerre, car l'alliance lacédémonienne aurait suffi à les protéger (63. 2); et, d'autre part, s'il y avait de la honte à trahir Athènes, il y en avait bien plus encore à trahir les Grecs au profit de cette derniére (63. 3).
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
209
glissement à un autre point de vue est à peine sen-
sible. On n'a pas à attirer l'attention sur un moment différent ou sur une cause nouvelle : on ne retient que les termes mêmes dont l'adversaire tirait sa force, et on écarte entre eux la relation qu'il y voyait, ruinant
ainsi son argument
de facon inexorable.
Au lieu de
« Oui, mais... », on lui répond, cette fois, « Au contraire,
puisque... » La forme la plus caractéristique de cet argument consiste, quand l'adversaire a opposé entre elles deux
notions, à montrer qu'elles se conjuguent en vue d'un but unique. On dira, par exemple, que d'anciennes bonnes actions, au lieu de vous racheter, vous rendent plus
coupables. Les Thébains n'hésitent pas, vers la fin de leur discours, aprés tant de savantes attaques, à décocher ce nouveau trait: ils parlent des anciennes vertus, qui, « pour de honteux criminels, doivent valoir un double chátiment (διπλασίας ζημίας) parce
que leurs crimes démentent leur conduite passée »'. Or, c'était l'argument dont déjà s'était servi Sthénélaidas contre les Athéniens : « Cependant, s'ils se sont
bien conduits alors contre le Méde, et mal aujourd'hui vis-à-vis de nous, ils méritent deux fois plus d’êt:e punis (διπλασίας ζημίας), pour étre ainsi passés du bien au mal. *»
À cette forme, simple entre toutes, on peut opposer 1. III. 67. 2, trad. Voilquin. 2. I. 86. 1. Cf., plus tard, Démosthéne, Contre Timocrate, 127: o9 τοσούτῳ μᾶλλον αὐτὸν ἔδει δεδέσθαι, εἰ χρηστοῦ πατρὸς ὧν τοιοῦτος ἦν.
210
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
l'aspect le plus élaboré, tel qu'il figure, à deux reprises, dans l'antilogie de Naupacte. Les Péloponnésiens disaient : ils ont de l'expérience, mais nous avons, nous, du courage (II. 87. 4: ὑμῶν δὲ οὐδ᾽ ἡ ἀπειρία τοσοῦτον
λείπεται ὅσον τολμῇ προύχετε).
L'analyse de Phormion établit en regard, par une analyse brillante, que le courage est en réalité fonction de l'expérience (II. 89. 3 : ἐπεὶ εὐψυχίᾳ ye οὐδὲν τιροφέρουσι, τῷ
δὲ ἑκάτεροί τι εἶναι ἐμπειρότεροι Üpaaótepot ἐσμεν).
— Accessoirement, on remarquera qu'une telle argumentation repose sur une distinction rigoureuse de la
valeur des mots, bien conforme à l’enseignement de Prodicos. Or, Antiphon procède de même lorsque, dans
la troisième tétralogie (Y 4), il précise: ἔστι δὲ ἡ μὲν ἀτυχία τοῦ πατάξαντος,
fj δὲ συμφορὰ τοῦ παθόντος.
De même, les Péloponnésiens disaient : nous avons été vaincus, c'est vrai, mais notre nombre donner
confiance
doit nous
(87. 6 : περιγίγνεται δὲ ὑμῖν πλῆθός
τε
νεῶν...). Le discours de Phormion établit ici encore un rapport de causalité entre ces deux éléments opposés : le nombre des navires péloponnésiens ne s’explique que par leur défaite antérieure (89, 2 : οὗτοι γὰρ πρῶτον μὲν διὰ τὸ
προνενικῆσθαι
καὶ...
τὸ πλῆθος
τῶν
νεῶν...
παρεσκευάσαντο).
Mais Périclès, déjà, ne procédait-il pas de même, lorsque, répondant aux projets des Corinthiens, il reprenait les termes de leurs analyses, pour les présenter
dans
un
rapport
nouveau
et méme
inverse?
1. ᾿Ατυχία désigne ici le cas de celui qui a le malheur de man-
quer son but; il est lié à ἁμαρτία — au contraire, συμφορά désigne le cas de la victime qui subit.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
211
C'est ainsi que, les Corinthiens ayant suggéré qu'ils pourraient s’entraîner' afin de compenser la supériorité navale athénienne, il répond que cet entraínement méme leur sera, en fait, interdit, par ladite supériorité navale?. Ici encore, deux idées, destinées
à se compenser, dépendent, en définitive, l’une de l'autre. Et le résultat est, 161 encore, que ce qui devait faire la force des Péloponnésiens n'aboutit, en fin de compte, qu'à mieux révéler leur faiblesse. Encore une fois, nous trouvons donc un procédé exactement commun on
peut
remarquer
à deux antilogies; et, ici encore, qu'elles
appartiennent
au
méme
type, puisqu'il s'agit, dans l'un et l'autre cas, d'un débat délibératif portant sur des forces en présence *. 1. Cet entraînement même était pour eux l'heureuse conséquence d'une guerre longue; selon Périclés, au contraire, une guerre longue aurait pour effet de faire éclater le manque d'unité existant du cóté péloponnésien. La guerre longue, de favorable,
est
devenue
défavorable,
gráce
à
un
changement
de point de vue. 2. et
1.121. 4 : μελετήσομεν καὶ ἡμεῖς ἐν πλέονι χρόνῳ τὰ
142.
6-9:
οὐδὲ μελετῆσαι
ἐασόμενοι
διὰ τὸ
09"
ναυτικά,
ἡμῶν πολλαῖς
ναυσὶν αἰεὶ ἐφορμεῖσθαι. De même, les Corinthiens affirment que
la puissance des Péloponnésiens repose sur leurs personnes et celle d'Athènes sur l'argent: ils y voient pour Athènes un facteur de fragilité, puisque l’on débauchera ses marins. — Or, Périclès reprend la même distinction; mais il y voit pour le Péloponnése un facteur de fragilité, puisqu'il sera menacé par la géne financiére; inversement, le prétendu risque couru par Athènes est illusoire: sa supériorité navale elle-même empéchera ses marins de se laisser débaucher. 3.
En
fait, il s'agit même,
dans
les deux
cas,
des moyens
d'atteindre la puissance navale athénienne — comme il s'agissait, plus haut, de juger Athènes et ceux qui avaient agi comme
elle.
212
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
Mais cette rencontre nous aide également à saisir plus nettement ce qu'est la rétorsion dialectique sous sa forme la plus parfaite. Aussi bien est-ce dans cette
catégorie qu'il conviendrait de ranger l'argument, de tous, le plus caractéristique — celui que l'on pourrait appeler
« de
la
vraisemblance
raisonnée
»
Étant
donné un rapport entre deux idées, constituant une première vraisemblance, il suffit, en effet, pour inverser ce rapport, de supposer un sujet qui en soit averti. | Aristote, dans le passage déjà cité plus haut (Hhét.
II. 1402 a), en cite un exemple classique: « C'est », écrit-il, « des applications de ce lieu que se compose la Techné de Corax: si un homme ne donne pas prise à l'accusation dirigée contre lui, si, par exemple, un homme faible est poursuivi pour sévices, sa défense
sera qu'il n'est pas vraisemblable qu'il soit coupable; mais si linculpé donne prise à l'accusation, si, par exemple, il est fort, sa défensesera qu'il n'est pas vrai-
semblable qu'il soit coupable, parce qu'il était vraisemblable qu'on le croie coupable. Il en est pareillement des autres cas; car nécessairement ou l'on donne prise ou l'on ne donne pas prise à l'aecusation; or les deux cas paraissent vraisemblables; mais l'un est réelle-
ment vraisemblable, l'autre est vraisemblable non pas absolument, dite. »
mais
dans
la
mesure
que
nous
avons
Sans doute l'exemple était-il célèbre. Il] ne fait que raffiner sur l'exemple plus simple cité par Platon dans le Phédre 273 b et attribué à Tisias : « S'il arrive, a-t-il
écrit, qu'un homme sans vigueur et hardi en ait rossé
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
213
un autre, vigoureux et lâche, le grand argument auquel il recourra,
comme ce cas double Or la
c’est: Comment
me
serais-je,
moi, fait
je suis, attaqué à lui, fait comme il est? » Sur type, existe dorénavant une vraisemblance et contraire. seconde forme, celle qui est la plus subtile et
que décrit Aristote, se trouve, précisément, chez Anti-
phon et chez Thucydide. Pour Ántiphon, les deux exemples, que l'on cite volontiers, sont tous deux empruntés au deuxiéme discours de la première tétralogie. Dans l'un et l'autre, la haine de l'accusé pour la victime crée une vraisemblance, qui, 81 l'on tient l'homme pour averti, se retourne : « De fait », dit l’accusé, « si la violence de ma haine est à vos yeux un indice vraisemblable, il
est plus vraisemblable encore que j'aie prévu, avant d'agir, le soupçon qui s'attacherait à moi: si même j'avais su qu'un autre préméditát le meurtre, j'aurais
dà l'en empêcher, bien loin de le commettre moi-même et de m'exposer volontairement à des soupçons trop certains d'avance » (3); et plus loin: « Ou bien ceux qui ne le haissaient guère moins que moi — il y en avait beaucoup, — ne sont-ils pas, avec plus de vraisemblance que moi, ses meurtriers? Il était évident pour eux, en effet, que le soupcon se porterait sur moi, tandis que je savais trés bien que je serais incriminé à leur place. » (6) L'antilogie de Naupacte ne procéde pas autrement lorsqu'elle utilise, elle aussi, la psychologie, pour retourner la vraisemblance. Déjà, on l'a vu, le nombre ne signifie rien, du fait que les Péloponnésiens ont
214
THUCYDIDE:
conscience que de leur faiblesse des Áthéniens ponnésiens: ils
HISTOIRE
ET
RAISON
ce nombre s'explique par le sentiment '. Mais, qui plus est, l'infériorité méme doit, en définitive, effrayer les Pélose diront qu'Athénes, pour attaquer
dans de telles conditions, doit avoir de bien grands motifs de confiance: « C'est vous, au contraire, qui
leur inspirez une crainte beaucoup plus grande et plus fondée: d'abord vous les avez déjà vaincus; ensuite ils pensent que vous ne leur tiendriez pas tête 81 vous ne comptiez atteindre un résultat à la mesure
d'une on
telle différence?; quand
attaque,
en
général,
fiant à sa puissance
comme
les forces
se valent,
c'est leur cas,
en
plus qu'à ses sentiments;
se
mais
quand on part de forces trés inférieures, et qu'en méme temps rien ne vous y oblige, il faut avoir quelque grande assurance au cœur pour payer d'audace contre ladversaire. C’est ce qu'ils se disent; et ils vous
craignent plus pour cette invraisemblance que si les forces engagées étaient normales (89. 5). » Ainsi, sans que rien soit changé aux faits, tout le systéme d'explication se trouve renversé. Et l'on comprend que la découverte de telles possibilités ait frappé les contemporains d'admiration et d'inquiétude. On peut donc dire que l'on trouve, et chez Antiphon, et surtout chez Thucydide, des formes trés diverses de réfutation,
plus
simples
retournement
jusqu'aux
et rétorsion,
plus
1. II. 89. 2, cité ci-dessus, p. 210. 2.
Texte
et sens
douteux.
subtiles,
depuis
toutes
les
ayant
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
215
pour effet d'obtenir, au prix de la différence la plus faible dans les données, le renversement le plus grand dans les conclusions '.
Une tendance aussi constante, servie par des procédés
aussi
élaborés,
table technique. enseignement,
représente
donc
bien
une
véri-
Celle-ci fut sans doute l'objet d'un puisque
lon
en
trouve
maint
tenant et aboutissant dans des textes contemporains, mais Thucydide semble l'avoir poussée à son point extréme
de perfection,
à son
ἀκμή,
Pourquoi, chez Thucydide, ce goüt, cet empressement? Que vient faire, dans son œuvre d'historien,
cet art un peu suspect? Peut-on croire qu'il reproduit seulement, par un souci de fidélité historique, des habitudes qui étaient celles de son temps? Il semble cependant difficile qu'il les ait pratiquées avec un éclat si constant, s’il n'y trouvait, pour son œuvre, un avantage.
Quel
est donc
cet avantage?
Celui de
briller, d'abord; et ces jeux sophistiques le lui permettent, au méme titre que les figures de style, par exemple.
Mais, pas plus que pour ces dernières, cette
explication n'est la seule: s'il renchérit encore sur ses contemporains, c'est que, ici aussi bien que là, quelque chose dans sa propre pensée l'y poussait; c'est donc qu'il se satisfaisait, intellectuellement, de
cette mode dialectique. Pour juger de ses raisons, il
1. Hl faut ajouter qu'à défaut d'argument particulier, les positions elles-mêmes se retournent: le fait même d'accuser trahit la noirceur de l'accusateur: Thucydide VI. 85. 3 (ct. ci-dessus)
et Antiphon
III, 5, 7 (de même,
ὃ, 11).
216
THUCYDIDE : HISTOIRE
importerait
de
pouvoir,
ET
d'une
RAISON
façon
générale,
en
saisir plus exactement l'esprit et la portée.
Et tout d'abord, si l'on veut juger équitablement la méthode, il. convient de ne pas trop déprécier les petites recettes sur lesquelles, apparemment, elle
repose. Certes, ces arguments types, que l'on devine derriére tous ces retournements, ne semblent guére a priori pouvoir constituer une méthode rationnelle sérieuse.
L'instrument
méme
est inquiétant.
Et l'on
est plus prés avec lui de la rhétorique que de la logique ‘. En tout cas, tous les inconvénients d'un tel mélange sont bien perceptibles.
D'abord, l'argument peut aussi bien être spécieux. La rhétorique lui demande de convaincre, c'est tout. Qui plus est, dans la mesure où il y aura technique, on cherchera les résultats surprenants, inattendus; on cédera au désir de briller; et ainsi la porte s'ouvrira
au cortége des paradoxes et des sophismes. La dialectique aboutit, sur cette voie, à l'éristique.
Et de cet
enseignement naissent ces λογίδια, dont Isocrate déclare avec mépris qu'ils « causeraient aussitót une 1. Chaque
fois qu'il
s'agit
d'inventer
un
argument
ou
de
procéder à une réfutation, on fait appel à une science du raisonnement. Mais cette science est encore, ici, entravée par ses fins utilitaires. En outre, conformément au double sens du grec λόγος, elle ne dissocie pas le fond et la forme, la réflexion et l'art de convaincre. Les τέχναι des sophistes et les tétra-
logies d'Antiphon
appartiennent à la rhétorique.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
217
foule de maux à quiconque y resterait fidèle dans la pratique » (Contre les Sophistes, 20). D'autre part, ces λογίδια, fussent-ils méme moins criticables, présentent toujours, du point de vue intel-
lectuel, l'inconvénient de n'étre que des exemples. Une série de formules, même légitimes, ne constitue jamais une science du raisonnement. Aussi Aristote fera-t-il observer, à la fin du De Sophisticis Elenchis, qu'avant lui, les maîtres d'éristique fourmissaient des types d'arguments qui leur permettaient un enseignement rapide,
mais
non
scientifique (ταχεία μὲν ἄτεχνος δ᾽),
puisqu'ils communiquaient, au lieu d'une science, des applications, comme quelqu'un qui promettrait d'enseigner l'art du cordonnier et se contenterait de fournir diverses sortes de chaussures (XXXIV, 7). Tous ces traits expliquent assez le caractère hybride
d'un tel enseignement et les critiques qu'il suscita. Isocrate fut le premier à vouloir en débarrasser la rhétorique: 1] s'en prit aux sophistes, aux « auteurs de traités », aux maîtres d'éristique; et, pour lui, les recherches dialectiques furent ramenées au rang d'exercices propédeutiques, à ne pas prolonger trop longtemps (Sur l' Échange, 261-268). Mais le tri définitif ne devait étre effectué que par Aristote. C'est alors que tout prit sa place: la rhétorique fut distinguée de la dialectique; et, de la dialectique, fut écartée la sophistique, aux intentions impures. Ainsi, l'art de raisonner put être traité de façon scientifique: Aristote dégage des régles qui sont les Topiques et rattache ces T'opiques à une
analyse
du
raisonnement
fournie dans les Analytiques.
pur
et
rigoureux,
218
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Néanmoins, si le progrès ainsi accompli était grandement nécessaire et si l’enseignement d’Aristote se définit par opposition avec ce qui précéda, il n’en est pas moins vrai qu'il en est aussi la suite et qu'il lui doit d'avoir pu étre. L'évolution qui méne à la logique d'Aristote commence avec les dialecticiens du v? siècle.
D'eux à lui, il y a transformation, mais continuité. La notion méme de lieu commun, telle qu'on la voit évoluer depuis les antilogies de Protagoras jusqu'aux traités d’Aristote, montre assez ce double rapport.
Déjà,
l'antiquité
faisait
remonter
à
Protagoras
l'invention de ces lieux communs. Cicéron le dit formellement ‘, et l'expression qu'il emploie désigne, à n'en pas douter, des développements tout faits, pouvant s'appliquer à des cas multiples et démontrer à leur sujet le pour ou bien le contre. Dans l'ensemble, des développements de ce genre étaient enseignés par les maîtres d'éristique. Et c'est contre la façon un peu simpliste dont ils procédaient que s'éléve Isocrate dans le Contre les Sophistes (en particulier, 16 sqq.). Il] emploie, lui; le terme α᾽ ἰδέαι ?; et l'on traduit selon les cas « procédés », « thémes généraux », « lieux communs ». ll est clair en tout cas que, dans son esprit,
il s'agit toujours là de développements-types, à appliquer selon les circonstances. Cependant, le sens tend 1. Brutus, 12, 46: scriptasque fuisse et paratas a Protagora rerum illustrium disputationes, quae nunc communes appellantur loci. Le passage est inspiré d'Aristote (Teyvàv συναγ., fr. 137 R) cf. aussi Quintilien III. I, 10 et 12. 2. Cf. Contre les Sophistes, 16 et Échange, 183.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
219
à devenir plus général; et, dans certains exemples,
1]
faut manifestement comprendre des « genres de développement », tels que l’éloge, la comparaison, le rappel du passé, etc... ; tel est le cas, en particulier, dans le Philippe, 143, et dans la lettre aux enfants de Jason, 8.
Pour marquer une généralité encore plus grande, Aristote, lui, emploie le mot de τόπος. Le « lieu » est, chez lui, ce sur quoi porte l’enthymème et qui le fournit (Rhét.
11, 26: ἔστιν γὰρ στοιχεῖον καὶ τόπος εἷς 8 πολλὰ
ἐνθυμήματα ἐμπίπτει), Encore doit-on convenir qu’en fait, Aristote n’emploie pas le mot sans un léger flottement. Certains des lieux sont encore définis par un contenu de valeur générale; le lieu consiste à « dire que... »; ainsi, celui de III, 2, 3: « Les mêmes choses accompagnées de plaisir sont préférables à ces mêmes
choses sans plaisir. » D'autres sont déjà définis par leur principe; le lieu consiste à « examiner si... »; ainsi celui de II, 2, 1: « Un premier lieu pour l'acci-
dent, c'est d'examiner si l'on n'a pas donné comme accident un attribut qui appartient au sujet à tout autre titre. ! » Ainsi, cette expression de «lieu commun »,
qui s'emploie si couramment aujourd'hui pour désigner un
développement
de
caractére
banal
et
connu,
employé en des circonstances trés diverses ἢ, arrive-t1. ἐπιδλέπειν εἰ... (trad. Barthélemy St Hilaire). 2. Cet emploi est pleinement légitime. Il faut seulement prendre garde de ne pas confondre le lieu commun, pris en ce sens, avec la sentence ou l'aphorisme. L'un et l'autre avaient leur róle chez les anciens dialecticiens, et bien différent. L'aphorisme, dont Thucydide fait un usage constant, intervenait comme une référence au connu, comme le renvoi à un théorème déjà démontré.
I] définissait, en somme,
cet ἔνδοξον, auquel on
220
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
elle à désigner aussi, techniquement, une règle logique, définissant les possibilités d'emploi de l’enthymème, et appartenant à une science qui, si elle n'est pas celle du
raisonnement
pur,
est
du
moins
clairement
et
strictement établie '. Certes, il y a loin de l'Analytique aux Topiques, et plus loin encore des Topiques aux Δισσοὶ Λόγοι. Mais, de méme que l'on peut, en ce qui concerne Aristote lui-même, réhabiliter, en quelque sorte, la topique, et y voir déjà une science au sens moderne du mot ?, de n.ême on doit prendre conscience que cette science a ses racines dans les exercices à la fois sophistiques et dialectiques du v? siècle. La rigueur et la subtilité déployées par Thucydide dans
ses
antilogies
appartiennent
donc
bien
à
un
effort dont l'aboutissement sera d'instaurer la logique. Cela ne veut pas dire nécessairement que l’instrument logique ainsi inventé ait été, à cette époque, employé à bon escient. Et il reste à savoir dans quelle mesure la méthode méme consistant à opposer toujours le pour et le contre, sous forme de deux discours
suivis,
diamétralement
tuellement,
une
bonne
opposés,
peut
étre, intellec-
méthode.
voulait assimiler telle ou telle idée. Il concluait un argument, auquel
le lieu commun
fournissait son modèle.
1. Cf. Eric Weil, Revue de Métaphysique et de Morale, 1951, p. 313, n. 1: « Nous ne parlons pas des règles logiques au sens étroit du terme, c'est-à-dire des loci communes mêmes. »
2. C'est ce qu'a entrepris de faire Eric Weil, dans l'article cité
ci-dessus,
et
ce,
Lien
qu'Aristote
ne
puisse,
E.
Weil
reconnaît, séparer absolument sophistique et dialectique.
le
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
221
Ses inconvénients, ses dangers, apparaissent d'emblée, et les contemporains les ont bienfperçus. Dans la mesure oü elle donne le sentiment que tout peut
étre
lesprit
également
de
paradoxe.
défendu,
C'est
elle
méne
le moment
d'abord
où
à
Hélène
devient l'incarnation de l'innocence et accuse Hécube, où Pasiphaé accuse Minos !, etc...: toutes les valeurs
risquent par là de changer de sens. Comme la rhétorique de Gorgias, il faut donc considérer cette technique comme un moyen en tout cas dangereux, qui peut étre employé au bien ou au mal, selon les inten-
tions de celui qui le manie : « On doit user de la rhétorique avec justice, comme de toutes les armes. » Mais, qui plus est, par sa nature méme, la technique qui consiste à toujours discuter, réfuter, retourner les
arguments, risque de faire perdre le sentiment méme de la vérité. C'est là un danger auquel Platon était bien sensible, et qu'il a plusieurs fois dénoncé. Il a, en particulier, décrit dans le Phédon (90 bc) le scepticisme qui se développe chez les habitués des antilogies (ol
περὶ
τοὺς
ἀντιλογικοὺς
λόγους
διατρίψαντες);
et,
dans la République (538 d e), il s’est plaint de l'influence
exercée par la dialectique sur les jeunes gens, qui ne cherchent plus qu'à contredire (ἀεὶ εἰς ἀντιλογίαν χρώμενοι).
Cependant on pas précisément selon l'esprit de opposées qu'elle
peut aussi se demander si ce n’est dans la mesure où elle sert ainsi, Protagoras, à défendre deux thèses trouve sa véritable justification. Car
1. Cf. J. Duchemin,
L'ayàv.... p. 207 et n. 11.
222
THUCYDIDE:
le principe
HISTOIRE
ET
RAISON
de l’antilogie, c’est que les deux
thèses
soient juxtaposées, qu'elles soient toutes deux présentées, toutes deux défendues, toutes deux entendues.
Soutenir ou bien renverser une thèse mène seulement au succès de celui qui s'y emploie: soutenir puis renverser une thése est le moyen,
qui semblait
alors
le meilleur, de faire apparaître à l'auditeur la vérité. I] peut y avoir deux interlocuteurs, deux théses, deux discours, quatre discours — comme il y aura plus tard un dialogue; mais il y a toujours deux aspects complé-
mentaires. Et ce qui était artifice oratoire ou sophistique, considéré du point de vue d'Hermocrate ou d'Euphémos, devient une puissante méthode d'analyse et de découverte, considéré au niveau de Thucydide ou du point de vue de son lecteur. Le principe de l'antilogie a toujours paru aux Grecs la condition méme de la sagesse et de la compréhension. L'antilogie, c'est la délibération. C'est peser le pour et le contre. Et telle est bien, selon Hérodote, la meilleure méthode de discernement: « O Roi »,
dit son
Ártabane,
« si des avis
contraires (γνωμέων
ἀντιέων) n'ont pas été exprimés, il n'est pas possible de faire choix du meilleur pour l'adopter, et force est de s'en tenir à celui qui est seul exprimé; mais, s'ils l'ont été, c'est possible; il en est comme pour l'or; on ne reconnaît pas l'or pur en le considérant isolément, c'est en le frottant sur la pierre de touche à côté d'un autre or qu'on reconnaît le meilleur » (VIE, 10). De là cette habitude de toujours vouloir entendre les deux thèses adverses, aussi fortement présentées
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
223
que possible; c’est ce que l’on fait en justice; c’est ce que l'on fait à l'assemblée. Et du rapport entre les deux
discours
inverses
peut
sortir la vérité.
Le
procédé est si naturel qu’on le retrouve à l’occasion chez un homme aussi éloigné des antilogies que Platon. Son Glaucon n’a pas été content de la discussion entre Socrate et Thrasymaque : il va donc reprendre l'argu-
mentation de Thrasymaque et soutenir ainsi de toutes ses forces une théorie qui n'est pas la sienne : « C'est pourquoi je vais mettre tous mes efforts (κατατείνας) à louer le sort de l'homme injuste, aprés quoi je te montrerai de quelle façon je voudrais à mon tour (αὖ) t'entendre blàmer l'injustice et louer la justice »!. Ceux qui critiquent un peu sommairement l’éristique oublient, en effet, que le but de l'antilogie est en définitive la confrontation des deux théses. Comment cette confrontation est-elle possible? Le témoignage
de
Platon, ici encore,
peut nous
aider à
le comprendre. Au reste, le principe en est fort simple: c'est celui de la mesure,
de l'addition et de la sous-
traction, bref, de l'arithmétique. C'est ce qui apparait bien lorsque Platon l'analyse, pour le critiquer, au livre I de la République (348 a) : aprés avoir entendu Thrasymaque énumérer les avantages de l'injustice, Socrate propose, une fois de plus, de remplacer l'antilogie par le dialogue, et résume ainsi le principe de lantilogie:
« Si
donc,
dis-je,
ramassant
nos
forces
1. République, 358 d; cf. 367 b: « Pour moi, je ne veux pas
te le cacher, c'est pour t'entendre soutenir la thése contraire que j'ai soutenu la mienne avec toute la force dont je suis capable (κατατείνας) ».
15
224
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
et opposant discours à discours, nous énumérons tous les avantages qu’à son tour comporte la justice, et qu'il réplique et que nous répondions, il nous faudra compter les avantages et mesurer ce que nous aurons dit l'un et l'autre dans nos deux discours respectifs,
et il nous faudra des arbitres pour trancher le débat. Si au contraire... ». On reconnaît ici le principe de la tétralogie: on a eu un discours, et on aurait la réponse (a9), puis, de
nouveau, un discours dans chaque sens (καὶ αὖθις οὗτος καὶ ἄλλον ἡμεῖς). Le discours de réponse s'alignerait sur celui auquel il répondrait (λόγον παρὰ λόγον);
et chacun des deux fournirait l'argumentation la plus serrée possible (ἀντικατατείναντες ). Or, ce qui resterait à faire pour dégager la vérité est exprimé par deux mots bien caractéristiques: compter (ἀριθμεῖν) et mesurer (μετρεῖν).
Malgré la critique impliquée dans ce témoignage, ces deux mots éclairent la valeur méme de la méthode et montrent comment elle pouvait devenir, plus qu'un simple jeu rhétorique, un véritable instrument intellectuel.
En
effet, ce compte
et cette
mesure
peuvent
d'abord s'appliquer à de simples unités. Dans ce cas, l'antilogie dresse deux listes, énumérant, par exemple, les avantages divers que l'on aura selon que l'on agira de telle ou telle façon : il suffit de dire quelle liste est la plus longue ou présente les avantages les plus grands.
Telle est la forme, assez naturelle et sans malice, que 1. On remarque le même mot que dans la citation donnée ci-dessus du livre II et dans le résumé de 367 b. L'emploi de
αὖ dans les deux premiers cas est également naturel.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
225
prend souvent l’antilogie dans la tragédie, ou dans la comédie,
ou
encore,
pour
citer un exemple
célèbre,
dans l'apologue d'Héraclés entre le Vice et la Vertu. — Mais la comparaison sera, en fait, d'autant plus probante
que
les
éléments à comparer
seront
plus
semblables, que les mémes unités se retrouveront de part et d'autre : pour cela, il faudra en quelque sorte ramener les termes à un commun
dénominateur, faire
qu'entre une liste et l'autre existent les rapports les plus étroits et les parallélismes les plus nets. Bien plus, si les orateurs eux-mémes préparent le calcul, en soustrayant à l'adversaire ses arguments, en les compensant,
ou
en
les annexant,
ils rendront
plus
évident le résultat, plus facile la conclusion, plus sûre la victoire : les subtilités de la dialectique se justifient en liaison avec le caractére comparatif et arithmétique de la méthode; elles lui donnent sa véritable rigueur.
Or,
on
a vu
qu'elles
constituaient
précisément
le
trait original et distinctif des antilogies de Thucydide. Cette rigueur, qui tend à transformer tous les éléments de l'argumentation en données comparables,
propres à l'addition et à la soustraction, voire inter- . changeables, se marque en fait, chez Thucydide, dans
le détail méme de l'expression. Dans ses antilogies, le discours ne cherche pas à obtenir la précision par l'emploi d'une méthode déductive. Il ne cherche pas non plus à exercer une efficacité directe par la syn-
thèse tend
d'un
ensemble
d'indications
au contraire à isoler chaque
convergentes. terme;
non
Il sans
quelque raideur, il veut conférer à tout argument la
-
226
THUCYDIDE:
netteté un peu
HISTOIRE
schématique
unités, et procéder,
ET
RAISON
qu'auraient
de simples
avec ces unités, comme
on pro-
céderait avec des chiffres : l’antilogie, dans la mesure où elle s’efforce d’être rigoureuse, devient une arithmétique des arguments. Le fait est très net dans les antilogies relatives à
des analyses de forces. C’est ainsi que les Corinthiens, au livre I, parlent d’égaliser la connaissance du métier et de dépasser alors les autres en courage (I. 121. 4: ὅταν
τὴν
ἐπιστήμην
ἐς
τὸ
ἴσον
καταστήσωμεν,
τῇ
γε
εὐψυχίᾳ δήπον περιεσόμεθαλ) : ceci pourrait être figuré par
une opération arithmétique, consistant à éliminer de part et d'autre les éléments communs ἡ. Au reste, cette idée d'élimination est bien marquée par le commentaire qui suit : « car l'avantage que nous devons à la nature ne peut se communiquer à eux par l'effet d'un enseignement, mais la supériorité qu'ils doivent à leurs connaissances peut, pour nous, être éliminée avec de lentrainement ». Éliminer (καθαιρεῖν), remettre à
égalité (ἐς τὸ ἴσον), avoir la supériorité (περιεσόμεθα), tous ces termes sont peut-étre des termes de combat; mais ils expriment, par là méme, ure comparaison entre forces plus ou moins grandes; ils traduisent
sous forme active et concréte ce que l'opération arithmétique
traduit
sous
forme
intellectuelle ?. Et tous
1. L'idée était familiére aux Grecs, cf. Démosthéne, Couronne, 231, où est employé le mot ἀντανελεῖν. Sur toute la méta-
phore employée dans ce passage, cf. la note ci-dessous. 2. Il en est de méme, dans les exemples cités plus loin, pour
ἀντιτάττειν
et même
pour
qui, lui, est franchement
ἀπώσασθαι
(cf. ci-dessous
militaire à l'origine.
p. 231),
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
227
peuvent aussi bien convenir à l'expression d'une telle opération '. Or ce méme aspect de confrontation et de calcul se retrouve
à
Naupacte.
C'est
le
cas,
tout
d'abord,
lorsque les chefs péloponnésiens, rangeant un argument en face d'un autre, estiment que le surplus est en leur faveur : « Comptez donc, en face de leur plus grande expérience, votre plus grande audace (πρὸς μὲν οὖν τὸ ἐμπειρότερον αὐτῶν τὸ τολμηρότερον ἀντιτάξασθε), et, en regard des craintes dues à nos revers,
le fait que nous nous trouvions alors mal préparés : il reste alors à votre crédit (περιγίγνεται δὲ ὑμῖν) la supériorité numérique des navires et la perspective d'un combat naval prés d’une côte qui vous est amie... »
(II. 87. 5). Ici, les mots
mêmes
décrivent les deux
colonnes paralléles (ἀντιτάξασθε), permettant la claire vision du résultat arithmétique (περιγίγνεται); comparatifs neutres correspondent bien aux tages de l'un et l'autre camp. En fait, quelques plus haut, on trouve ces avantages respectifs 1. Le fait est connu pour les deux derniers, le premier: un mot comme ἀναιρεῖν présente acceptions. Le rapprochement avec Thucydide, le jour que nous avons dit, nous parait éclairer
et les avanlignes direc-
probable pour bien ces deux considéré sous le passage de
Démosthéne, Sur la couronne, 227, pour lequel le manuscrit S donne: ὅταν οἰόμενοι περιεῖναι χρήματά τῷ λογίζησθε, àv καθαίρωσιν al ψῆφοι καὶ μηδὲν περιῇ συγχωρεῖτε. Pour καθαί-
ρῶσιν,
la vulgate
καθαιρεθῶσιν,
a καθαραὶ
conjecture
ὦσιν,
que Weil
et Rauchenstein déclare
avait un exemple de ce verbe employé
proposait
« excellente,
dans
le sens
s'il y
de &vat-
ρεῖν ou de &vtavaipeiv », Il nous semble qu'ici aussi, il s'agit d'éliminer de part et d'autre des éléments qui se correspondent, et qu'une forme du verbe καθαιρειν est donc fort à sa place.
228
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
tement comparés: « Dans votre cas, linexpérience même ne joue pas autant contre vous que l’audace en votre faveur » (87. 4 : ὑμῶν δὲ οὐδ᾽ À ἀπειρία τοσοῦτον
λείπεται ὅσον τόλμῃ προύχεατε). Or, dans la réponse de Phormion, on retrouve exac-
tement le méme
trait, lorsque celui-ci discute, jus-
tement, ce fameux courage péloponnésien : « Mais c'est
là un trait qui, en bonne justice doit compter plutôt à
notre
avantage
(μϑλλον νῦν περιέσται),
s'il
vaut
pour eux dans l'autre domaine; car, pour ce qui est de la valeur naturelle, ils n'ont aucune supériorité (οὐδὲν npopépoua), et c'est pour avoir, les uns ou les autres, plus d'expérience, que nous avons aussi plus de confiance » (89. 2). C'est là, en plus subtil, en plus poussé, le méme
calcul que l'on trouve déjà chez Antiphon, lorsqu'il écrit, dans
le dernier
discours de la troisième
tétra-
logie : « $i nous sommes à égalité sur ce point, notre adversaire et nous, sur tout le reste nous l'emportons ». (3: κοινοῦ δὲ τοῦ τεκμηρίου
ἡμῖν ὄντος (xal) τούτῳ,
τῷ
παντὶ προέχομεν). D'autre part, en l'absence même d'une opération arithmétique aussi élaborée, il arrive souvent que l'on trouve, chez Thucydide, exprimée sous sa forme
simple, l'idée de mesure et de comparaison. Les argu-
ments, dans ce cas, sont évalués comme des quantités. C'est ce qui arrive, par exemple, dans le discours des Platéens, oü l'on retrouve l'idée d'éléments placés en regard, mais, cette fois, d'importance différente (III. 56. 5): « Il est juste que notre faute actuelle, si vrai-
ment il y a eu faute, soit placée en regard (ἀντιθεῖναι)
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
229
de notre dévouement d'alors: vous trouverez ainsi qu'en comparaison celle-ci est plus petite et celui-là plus grand (καὶ μείζω καιροῖς ofc...).
τε πρὸς ἐλάσσω εὑρήσετε
καὶ ἐν
Avec des expressions moins caractéristiques, la même idée de comparaison entre des quantités se retrouve constamment. Ainsi, lorsque Périclès envisage l'effort de chacun des deux peuples en un domaine qui n'est pas le sien, il dit : « Car notre expérience du domaine maritime nous en donne, malgré tout, une plus grande (πλέον) sur terre, que celle du continent ne leur en donne, à eux, en matiére maritime»
(I. 142. 5).
Ou bien, lorsqu'il dégage en une formule la supériorité athénienne,
être exempte et en compter,
1] dit: « Notre
situation me
semble
des traits que j'ai critiqués chez eux, en dehors de cela !, pour lesquels ils
ne sont pas à égalité (οὐκ ἀπὸ τοῦ toov), et qui sont appréciables » (143. 3). Et aussitót, faisant allusion aux possibilités athéniennes, il explique: « dés lors,
ce ne sera plus la méme
chose (οὐκέτι ἐκ τοῦ ὁμοίου
ἔσται) que la mise au pillage d'une partie du Péloponnése, ou celle de l'Attique tout entiére » (143. 4). Aussi bien, le principe méme du retournement ne consiste-t-1l pas, précisément, à montrer, chez l'adversaire, une infériorité plus grande, des torts plus grands, des difficultés plus grandes? On a ainsi rencontré, 1. Dans les deux temps marqués par la phrase successivefent, l'aspect négatif puis positif de la reconnait d'ailleurs les deux temps de l'opération haut, élimination puis apparition de l'avantage
et relevant, question, on décrite plus positif. Sim-
plement, ici, l'élimination implique déjà un avantage.
230
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
dans l'antilogie de Camarine, l'emploi du comparatif
avec πολύ : les Syracusains méritent « beaucoup plus » la défiance
(VI. 86. 2); il y ἃ « beaucoup
plus » de
vérité dans le salut qu'apportent les Áthéniens (86. 5). Mais c'est là un trait que l'on retrouverait dans presque tous les débats. A Naupacte, Phormion dit à ses hommes: « ne craignez donc pas leur audace; c'est plutót vous qui leur inspirez une crainte beau-
coup plus grande et plus valable » (II. 89. 5: πολὺ δὲ ὑμεῖς
ἐκείνοις
πλείω
φόδον
παρέχετε
kal πιστότερον).
Platée, le même tour revient plusieurs les Platéens μᾶλλόν
fois: ce sont
qui ont fait plus de tort aux
méritent plus un châtiment τε ἠδικήκατε τοὺς
À
Grecs
et
(III 63. 1: ὡς δὲ ὑμεῖς
"EJAnvag
καὶ ἀξιώτεροί ἐστε
πάσης ζημίας); ce sont eux qui ont agi de façon « beaucoup
plus » honteuse
et coupable
(πολὺ δέ γε αἴσχιον
καὶ ἀδικώτερον : enfin, pour les événements récents, ils sont « au moins aussi » coupables que les Thébains (65. 1 : où νομίζομεν οὐδ᾽ἐν τούτοις ὑμῶν μᾶλλον ἁμαρτεῖν).
I] n'est pas jusqu'à la pitié pour laquelle on ne compare ses titres
(67.
3:
kal
yàp
ἡμεῖς
ἀνταποφαίνομεν
τιολλῷ
δεινότερα παθοῦσαν....).
Le principe sur lequel repose la méthode de l’antilogie apparaît donc bien nettement. Et, s’il est dans la tradition grecque d’assimiler les deux valeurs du verbe λογίζεσθαι ou du substantif Aoytouéc, en identifiant le calcul et la réflexion, ce trait s'illustre de façon particulièrement sensible dans la méthode en
question, telle du moins que l’a pratiquée Thucydide. I] semble en effet que celui-ci, dans son goût bien connu pour l’abstraction et la rigueur, se soit parti-
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
231
culièrement plu à manier ainsi les notions comme des quantités mathématiques. Volontiers, chez lui, elles s'additionnent, se multiplient. Les Syracusains, avant la dernière bataille, déclarent : « Nous, au contraire, notre actif initial... — cet actif avec quoi, bien qu'encore
ignorants
du
métier
marin, nous
avons
payé
d'audace — se trouve présentement affermi, et, comme
la conviction s'y est jointe(npooyey«vnu£vnc) d’être les plus forts, puisque nous avons vaincu les plus forts,
c'est pour chacun son attente doublée (διπλασία) » (VII. 67. 1). Les éléments
comparables
sont dégagés
par des neutres, qui peuvent s'opposer entre eux avec
plus de rigueur (III. 44. 4 : καὶ οὐκ ἀξιῶ ὅμᾶς τῷ ednpertet τοῦ ἐκείνου λόγου τὸ χρήσιμον τοῦ ἐμοῦ ἀπώσασθαι).
différents
aspects
d’une
situation
se combinent
Les
en
propositions mathématiques (III. 37. 3: ἀμαθία τε μετὰ σωφροσύνης
ὠφελιμώτερον ἢ δεξιότης
μετὰ
ἀκολασίας).
Les formules, les formes mêmes de la pensée semblent donc relever naturellement de cette tendance. Et à ce trait on reconnaît non seulement l'accord qui semble s'établir entre une forme d'expression alors en vogue et les dispositions intellectuelles propres à Thucydide, mais encore l'élaboration qu'il a fait subir à cette forme d'expression. On peut en effet dire qu'il lui appartenait de la pousser le plus loin possible dans le sens de la précision et de la netteté scientifiques; et sans doute est-ce pour cela que ses antilogies laissent au lecteur une telle impression de rigueur dans l'analyse. Cette rigueur, évidemment, ne va pas sans raideur.
232
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
Et peut-être est-ce ce qui explique que ce mode d’analyse ait en fait connu une courte apogée. Au reste, avec les tétralogies d'Antiphon, qui, sans prétendre ni à la méme
cependant antilogies techniques traiterait
richesse ni à la méme
subtilité,
sont
la forme rhétorique la plus voisine, les de Thucydide gardent parfois — les plus du moins — une sorte de rigidité que l'on volontiers d'archaique. Comme les statues
aux pieds joints et aux bras verticaux, leur beauté semble entravée par des liens invisibles, enfermée dans une fixité, à laquelle plus tard on devait renoncer. On peut se demander toutefois si les raisons d'un tel abandon,
et les critiques —
explicites
ou impli-
cites — sur lesquelles il repose, auraient quelque titre à étre invoquées contre Thucydide. Cet abandon fut double. ue
Dans la rhétorique, l'évolution se fit sans heürt. La méthode
de l'antilogie n'avait servi, en ce domaine,
qu'à fournir des cadres ou des arguments particuliers : on remarque seulement que ces cadres s'assouplissent
de plus en plus. La partie consacrée à la réfutation cesse de constituer un élément indépendant. Peut-être sous
l'influence
de
Socrate,
Isocrate
introduit
des
habitudes de composition plus libres, épousant avec plus de facilité le contenu méme de la pensée '. Démosthène reste d’abord plus fidèle à la tradition ancienne; et le discours Pour les Mégalopolitains montrerait qu’au début de sa carrière, il en suivait les préceptes 1. Sur
ces
p. 271-273.
faits,
cf.
O.
Navarre,
La
rhétorique
grecque...,
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
233
jusque dans le domaine de l'éloquence politique‘; mais la liberté d'allure des grands plaidoyers poli tiques renonce bientôt à ces nréthodes?: le débat gagne en aisance ce qu'il risque de perdre en rigueur formelle. Inversement, dans le domaine de la philosophie, Platon dénonce les dangers de la méthode par antilogie du point de vue intellectuel. Celle-ci, en effet, ne lui semble jamais conduire qu'à une fausse rigueur, dépourvue de toute valeur constructive. La critique la plus nette est contenue, précisément, dans le texte de la République cité plus haut. Elle repose sur l'idée que le bon usage de cette méthode réclame toujours une troisiéme personne, un auditeur, un juge. En la suivant, dit Socrate, il nous faudra
dés lors des arbitres pour trancher le débat. Si au contraire nous
examinons
les choses
comme "tout
à
l'heure, en nous mettant d'accord, nous serons nous1. Le discours se déroule comme une série de réponses à des objections de contradicteurs: 6 — ᾿Αλλὰ νὴ Aia... φήσομεν — 11 =
ἔστι τοίνυν τοιοῦτός
τις
λόγος
πχρὰ
τῶν
ἀντιλεγόντων
—
14 — θαυμάζω τοίνυν καὶ τῶν λεγόντων τοῦτον τὸν λόγον ..5α[ 19 τὰ ᾿Αλλὰ μήν, E vk φασιν πεπρᾶχθαι... Et, dans presque chaque cas, on se trouve en présence d'un retournement plus ou moins
complet : On ne doit pas s'allier avec ceux πρὸς οῦς παρεταττόμεθ᾽}
Si, puisqu'on
τάξασθε (10). —
On
préservera
ainsi la paix ὕπερ
ἧς... παρε-
doit se ménager l'amitié lacédémonienne
pour recouvrer Oropos? Non, car le prétendre, c'est justement condamner Lacédémone. — Athènes paraîtrait changeante? non, c'est l'ambition des autres qui est cause de ces changements. 2. Aussi bien Démosthène fait-il remarquer que le raisonnement politique n'est pas un calcul de jetons : οὗ τιθεὶς Ψήφους" οὗ γάρ ἐστιν ὁ τῶν πραγμάτων οὗτος λογισμός (Couronne, 229).
234
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET RAISON
mêmes à Ja fois juges et avocats »'. Aussi bien, s'il s’agit de rechercher la vérité, la personne dont l’assentiment serait le plus souhaitable n'est-elle pas l'auditeur, mais l'nterlocuteur lui-même. C'est seulement si on le convainc, au lieu de le vaincre, que l'on peut
espérer dépasser le monde du désaccord et de l'incertitude. Alors, au heu de deux personnes plus ou moins dans l'erreur et d'un jugement final obtenu par à peu prés, on peut accéder à une méthode permettant de progresser ensemble, d'éliminer, de distinguer le
vrai du faux avec fermeté. À la joute dialectique succède donc le dialogue *. Au lieu que toute une série d'arguments, dans un sens puis dans l'autre, soit donnée sans contróle, chacun est pesé, adopté ou rejeté toujours en vertu d'un accord; 1] n'y a plus place pour l'argument fallacieux : à l'adoption du dialogue correspond l'abandon de la sophistique.
Cette évolution allant de l'antiloge au dialogue n'était pas étrangère à l’éristique *; et elle est sensible à l’intérieur méme de l’œuvre de Thucydide, puisque, le jour où il voulut pousser son analyse plus loin et plus haut qu'il n'en avait l'habitude, il se vit amené
à opposer entre eux, non plus deux discours,
1. République, 348 b. 2. Les dialogues de aussi, à un « troisième
Platon s'adressent évidemment, eux homme », .le lecteur; et ils lui laissent
le plus souvent une partie du chemin à faire seul. Mais ils lui fournissent pour cela un certain nombre d'éléments sürs, qu'il a été contraint d'admettre, et qu'il lui reste à organiser. 3. En fait les Topiques d'Aristote traitent du dialogue, non des discours antithétiques.
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
235
mais chaque argument, pied à pied: il écrivit alors le dialogue de Mélos. Toutefois, le dialogue de Mélos n’a rien d’un dialogue platonicien, et pour cause. Les buts que se proposait Platon ne pouvaient en effet avoir ni signification ni correspondants dans l'histoire. Déjà, par le fait méme qu'il s'agit de politique concréte, on ne saurait attendre des orateurs un accord sur des évidences: même entre le réel Euphémos et le réel Hermocrate, aucun dialogue platonicien n'était de mise. Ils étaient d'aileurs là pour soutenir des théses opposées, non pour se mettre d'accord. Et, à plus forte raison, Thucydide, en tant qu'historien,
a-t-il pour tâche, non pas de nous livrer une réflexion sur les différents points de vue, mais de nous mettre dans les meilleurs conditions possibles pour en juger nous-mémes objectivement. L'histoire de Thucydide s'adresse par définition à ce tiers, à cet arbitre, que, d'aprés Platon, réclame l'antilogie. Et si cette méthode,
que nul n'a pratiquée de facon plus systématique, était quelque part justifiée, 1] se trouve qu'en fait c'était précisément dans son œuvre. Cette forme d'expression, et celle-là seule, lui permettait de satisfaire à la fois aux deux exigences qui semblent commander à son œuvre — exigence d’objectivité et de rationalisme. En
effet,
discours son
nom
en
présentant
antithétiques personnel,
successivement
les
deux
sans intervenir nulle part en Thucydide
respectait
la
régle
d'exactitude et d'impartialité qui doit être celle d'un historien. — Mais, d'autre part, cet effacement était
236
THUCYDIDE :
HISTOIRE
ET
RAISON
aussitôt corrigé par la structure même aux
deux
discours.
en opposant
En
argument
les mesurant
à argument,
qu'il donnait l'un à l'autre,
en utilisant, en
faveur de chacun, toutes les ressources d'une dialectique experte, en soulignant, par la forme méme, ce
qu'il pouvait y avoir dans chaque thése d'incomplet ou d'ambivalent, en permettant, par des parallélsmes, des échos, des reprises, de suivre pas à pas le progrés
des
réfutations
ou
des
retournements,
il
facilitait au maximum la tâche de cet arbitre qu'est son lecteur, et lui indiquait en clair soit les points litigieux soit la portée des différentes justifications. Avant que les plans des orateurs connussent l'épreuve des faits, ils connaissaient
ainsi l'épreuve du raison-
nement. Ávant que leurs justifications eussent abouti à un verdict, elles s'étaient affrontées dans l'esprit du lecteur. Et cette épreuve ou cette confrontation étaient d'autant plus rigoureuses qu’elles étaient poussées plus à fond et paraissaient, de l'extérieur, plus artificielles. Ainsi s'explique l'extréme subtilité que Thucydide a apportée à ses antilogies: ressortissant de la logique, celles-ci lui permettent de diminuer encore l'écart séparant les faits bruts du domaine de la raison. S'il adopte la mode et renchérit encore sur les autres, c'est parce que cette mode sert son intention profonde. Et si tels sont, dans l'ensemble, les caractéres des antilogies chez Thucydide, il n'est peut-être pas
imprudent
d'en
tirer
quelque
conclusion
sur
leur
authenticité. D'abord, tous les discours ne sont pas constitués
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
237
en antilogies, et toutes les antilogies ne sont pas également riches en procédés dialectiques tels que ceux que nous avons vus. Les exigences de la fidélité historique, les besoins d’une analyse précise, bien en rapport avec les faits, passent donc, chez Thucydide, avant le goût de la dialectique. Cependant, dans toute la mesure où cela paraît avoir été possible !, il a fait usage de ces procédés. Or; 1l est vrai que ceux-ci n'avaient de sens qu'appliqués à la véritable intention des personnages et à la façon exacte dont ils se représentaient les faits; mais on peut dire aussi qu'une telle mensuration intellectuelle ne pouvait étre préparée dans sa perfection par aucun des orateurs : elle ne pouvait l'étre que par quelqu'un qui füt en état d'organiser un discours par rapport à l'autre, d'éliminer tout élément adventice et de recons-
truire l'ensemble δὰ mieux des régles dialectiques. Aussi, quand on lit l'excuse invoquée par Thucydide au chapitre I. 22, où il précise qu'il était « bien difficile de reproduire avec exactitude la teneur des discours, autant pour lui quand il les avait personnellement entendus que pour quiconque les lui rapportait de telle ou telle provenance », on doit penser que cette
exactitude,
eüt-elle
été
aisée
à atteindre,
ne
définissait pas tout son idéal ?, Sans doute ne recons1. Nous avons examiné, au cours de ce chapitre, des exemples particulièrement caractéristiques; mais on trouve toujours, dans les débats de Thucydide, au moins tel parallélisme, telle reprise de formules,
tel retournement
au passage,
eto...
2. Il pouvait tout au moins souhaiter connaître ce texte intégral pour reconstruire, à partir de là, les antilogies les plus conformes à la ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων,
238
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
truit-il pas les discours en y faisant figurer les arguments, à ses yeux, les meilleurs, comme le disent les partisans de la liberté de composition. Mais on ne peut pas non plus admettre qu'il touche seulement à la qualité littéraire, comme l'exigent les partisans de l'authenticité '. L'expression,
fait qu'un
dans
avec l'agencement
meileur
agencement
ἐδόκουν
μοι ἕκαστοι περὶ
les antilogies,
des arguments.
possible représente: τῶν
αἰεὶ παρόντων
Et
ne
le
ὡς δ᾽ ἂν τὰ
δέοντα
μάλιστ᾽ εἰπεῖν. I] est possible de le réaliser sans s’écarter, pour la pensée générale, des paroles réellement prononcées (ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης
τῶν ἀληθῶς λεχθέντων).
Mais
ce meilleur
agencement
possible est aussi celui qui, en confrontant les thèses de façon plus subtile, plus rigoureuse, plus systématique, les établit, aux yeux du lecteur, dans leur rap-
port vrai et rationnel. Grâce à cette marge de liberté, en apparence toute
formelle, Thucydide peut donc, en fin de compte, conduire la transposition rationnelle encore un peu plus loin; et toutes ces roueries dialectiques ne tendent pas seulement au brillant; elles ont une fonction précise dans son histoire : elles lui permettent, sans quitter pour autant son habituelle objectivité, d'y introduire une analyse plus serrée, dont ses orateurs font les frais, mais dont son exposé tire une clarté accrue. Et
1. Cf.
Gomme,
Commentary...,
ad loc.: « If he was
to give
a speech as such at all, the words, the style, that is the literary quality (as opposed to the historical content) must be his own » (les mots en italique le sont dans le Commentary).
DISCOURS
ANTITHÉTIQUES
239
le méme effort, qui permettait à l'historien de faire apparaître, au sein d’une narration ordinaire, des relations
bien
voir,
dans
entre
le calcul
méthode
nettes
entre
les faits, puis
un récit plus complexe, et l’action,
en apparence
trouve
de
laisser
un lien évident ainsi,
dans
futile, son véritable
cette
couron-
nement.
16
IV L'ENQUÉTE SUR LE PASSÉ : L' « ARCHÉOLOGIE »
Les trois études précédentes ont tenté de montrer par quels procédés Thucydide fait apparaître, dans
lexposé
des
faits, une
série de relations
logiques,
qui, sans porter atteinte aux régles de l'exactitude historique, conférent néanmoins à ceux-ci un carac-
tére d'intelligibilité toujours plus grand et fournissent,
à leur sujet, les éléments implicites d'un jugement. Un tel résultat ne vaut évidemment que dans la mesure
où ces faits sont au préalable établis avec rigueur. Thucydide affirme, au chapitre I. 22, avoir mis tout son zéle à se renseigner de facon valable, pour tous les événements de la guerre; et rien n'a jamais permis de le juger en faute sur ce point. Il faut reconnaître d'ailleurs qu'il était, à cet égard, un historien privilégié, puisque les possibilités de documentation étaient pour lui, inépuisables. Toutefois, 11 ne s'en est pas toujours tenu à ce rôle d'historien du présent. En particulier, on trouve dans son œuvre un exposé historique, portant sur des faits
plus anciens, et plus difficiles à établir. Cet exposé,
L'ENQUÉTE
appelé
la
SUR
LE
PASSÉ
241
en général l' « Archéologie », traite de toute
période
l'époque
allant
des
origines
contemporaine.
Le
but
de la Gréce en
est
de
jusqu'à montrer
que la guerre du Péloponnése fut plus importante que tout ce qui précéda : car, dans les époques antérieures, « rien ne prit de grandes proportions, les guerres pas plus que le reste ». Or, une telle thèse a besoin d’être démontrée.
Et,
pour la démontrer, il faut savoir ce que furent ces époques. Comment Thucydide l'aurait-il su? Où puiser? Sa méthode d'enquéte zélée ne vaut plus; les documents
mémes
lui font défaut.
Sans doute, 1]
disposait de sources: à cóté de l'épopée, 1l pouvait vraisemblablement consulter les logographes et les annales locales, les Κτίσεις πόλεων et les Généalogies. Mais, outre que ces ouvrages étaient incomplets et tous plus ou moins suspects, il faut reconnaître qu'ils ne traitaient guére la méme matiére que lui. La premiére des originalités du texte — et non la moindre — est en effet de renouveler la matiére méme de
l'histoire.
Noms
de
héros,
exploits
mémorables,
tel était, avant lui, l'objet qu'elle se proposait; et Hérodote écrit encore « pour empécher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de la mémoire
et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les barbares que par les Grecs, ne cessent d'étre renommés ». Or, dans l'Archéologie, c'est à l’état de civilisation que s'intéresse Thucydide: au commerce, au mode de vie, à l'habitat, à la marine. Pour cela, aucune source contemporaine ne lui
apportait
rien, au
moins
de façon systématique
et
242
THUCYDIDE:
descriptive. passé
La
thèse
fût traitée
Thucydide,
sous
HISTOIRE
ET
impliquait un
jour
RAISON
que
l’histoire
nouveau
pour le faire, n'avait
d'autre
du
et positif:
arme
que
le raisonnement.
Il a lui-méme eu trés fortement conscience de cette difficulté et de cette originalité. Il rappelle l'une et l'autre au commencement età la fin de son exposé. Au commencement, il écrit: « on ne pouvait guère, vu le recul du temps, arriver à une connaissance parfaite, mais, d'aprés les indices (τεκμηρίων) qui, au
cours des recherches les plus étendues, m'ont permis d'arriver à une conviction... » (1. 2). Et il le répète en terminant:
« En
ce domaine,
il est bien difficile
de croire tous les indices comme ils viennent » (20. 1). « Cependant, on ne saurait se tromper en se fondant sur les indices ci-dessus (τεκμηρίων) et en jugeant, en somme, de cette façon les faits que j'ai passés en revue... » (21. 1). Le corps méme de l'exposé n'est pas moins caracté-
ristique.
Les mots rappellent
sans cesse qu'il s'agit
d'une thése personnelle (δοκεῖ à 3. 2; 3. 3; 9. 1: 9. 3; 10. 4), fondée sur des vraisemblances (εἶκός à 4; 9. 5; 10. 3 bis; 10. 4), et étayée par tout un systéme d'argumentations
et de preuves (τεκμηριοῦν à 3. 3 et 9. 3;
δηλοῦν à 3.1; 5. 2; 11. 3; σημεῖον à 6. 2 et 10. 1; mapáδειγμα à 2. 6, sans compter les γάρ, γοῦν, δ᾽ ov et autres
‘particules fortement logiques qui fleurissent avec une exceptionnelle abondance). Ces chapitres présentent donc, dans l’œuvre, ce caractère privilégié de nous montrer le rationalisme constructif de Thucydide aux prises, non plus avec
L'ENQUÉTE
des problémes
SUR
LE PASSÉ
243
de présentation historique, mais avec
la recherche méme
de la vérité.
Cela ne veut pas dire que l'on puisse ici dissocier l'une de l'autre. Au
tuelles qui retrouvent,
contraire, les méthodes
intellec-
marquent partout ailleurs l'exposé, se dans ces chapitres, de façon identique.
Elles sont seulement poussées encore plus loin que dans les autres parties de l’œuvre. Elles pénètrent sa substance méme. Elles lui donnent son existence.
Ainsi, l'exposé porte doublement, si l'on peut dire, le poids de cet effort rationaliste; il présente même des bizarreries d'ordre logique, voire philologique, propres à lui valoir parfois les critiques des érudits : le travail intense d'élaboration que recouvre le texte rend compte de leur présence.
C'est ce qui ne saurait manquer d'apparaítre si l'on essaie
de
dégager
les
différents
raisonnements
qui
l'étayent. Et, ici, la nature méme de la matière traitée par Thucydide permet de procéder à cette étude de deux façons successivement : d'abord, en considérant ces raisonnements de façon directe et en eux-mêmes, ensuite en les considérant dans leurs conclusions et à la
lumière de ce que la science moderne a cru pouvoir établir.
Il se trouve, en effet, que
ces raisonnements
tendent à reconstituer des faits, et que, soit par comparaison, soit gráce aux découvertes archéologiques, 1] est aujourd'hui possible de critiquer, dans une certaine mesure, les résultats de cette tentative. En le faisant, on a quelque chance de mesurer avec plus d'exactitude
encore les mérites et les risques de la méthode suivie par Thucydide,
ou en tout
cas ses caractéres
originaux.
244
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Les procédés par lesquels Thucydide entend établir la vérité nnpliquent, à tous les degrés, l'activité dc la raison. Et cela est si évident, si constant, si forte-
ment
traduit dans
l'expression elle-méme,
qu'à
cer-
tains égards le texte éclate, en cette fin du νϑ siécle,
comme
un véritable manifeste.
Et, tout d'abord, il faut reconnaître que, dans une
large mesure, le texte inaugure certaines méthodes sur lesquelles vit encore l'histoire: c'est du moins ce qui se
produit
à
la
premiére
étape
des
raisonnements
élaborés par Thucydide, c'est-à-dire dans l'utilisation qu'il fait des sources et des documents. Il arrive, 1] est vrai, qu'il se référe tout simplement
et sans commentaire à quelque donnée précise; mais c'est surtout quand
guerre
de Troic'.
1l s’agit de faits postérieurs
Pour
la période antérieure,
à la
1] est
bien obligé d'avoir recours aux poétes; et ceux-ci lui
inspirent une légitime méfiance. Même le crédule Hérodote éprouvait déjà des scrupules et, rapportant 1. Il semble tenir pour connues la date de la guerre de Troie et un grand nombre de dates postérieures. Il connaît le Corinthien Ameinoclés et le développement des diverses marines. Il se contente méme d'aílirmations dans des cas où il semblo pourtant en contradiction avec les traditions qui nous sont connues, ainsi sur le développement tardif des marines d'Égine et d'Athénes. — Pour la période antérieure, il rappelle la difficulté qu'il y a à trouver des sources süres et il sait choisir entre elles, cf. 9. 2: « d'aprés les récits de ceux qui ont, sur le
Péloponnése, recueili des générations tions les plus certaines... ».
antérieures
les
tradi-
L'ENQUÊTE
SUR
LE
PASSÉ
245
quelque circonstance étonnante, ajoutait gentiment: « si l'on peut avancer quelque chose en s'autorisant des poétes épiques » (II, 120). Thucydide, lui, pousse plus loin la circonspection. Il soupçonne les poètes en tant que tels et son exposé est en partie tourné contre eux; l'interprétation qu'il donne de la guerre de Troie, en tout cas, s'oppose à l'idéalisme d' Homére '; il note méme au passage : « sans doute est-il vraisem-
blable qu'étant poéte il l'a embellie pour la grandir » (10. 3); et il répàte à la conclusion : « on croira moins volontiers les poétes, qui ont célébré ces faits en leur prétant des beautés qui les grandissent... » (21. 1). Comment, dans ces conditions, utiliser leur témoignage? Thucydide multiplie les précautions et fonde ainsi une méthode critique, sur laquelle, méme aujourd'hui, on ne trouverait rien à redire. Il n'utilise, en effet, les poètes que lorsque ceux-ci
le renseignent de facon en quelque sorte involontaire. Il peut s'agir de faits trés généraux, représentant pour
le poéte
et ses contemporains
de simples
évi-
dences. Par exemple, ce sera l'emploi d'un nom, pour lequel toute l’œuvre sert de témoignage; ainsi à 3. 3: « Ce qui le prouve le mieux, c'est Homére: lui qui vécut à une époque encore bien postérieure à la guerre de Troie, 1] n'a nulle part appliqué le nom d’Hellènes à lensemble; il ne l'applique qu'aux compagnons d'Achille, venus de Phthiotide, qui furent précisément
les premiers
1. 9. 3: οὐ
χάριτι
᾿Ατρείδῃσι φέροντες.
Hellénes; τὸ πλέον
ἢ
et 1] emploie, φόβῳ,
cf.
€
dans
306-307:
ses χάριν
246
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
poèmes, les termes de Danaens, d’Argiens, d’Achéens.
I] n'a du reste pas davantage employé le mot de barbares. » (3. 3). Dans ce cas, l'interprétation de Thucydide,
s’exerçant sur une donnée constante, fait
apparaître une condition profonde de la vie politique,
le manque d'unité. Il peut s'agir aussi d'un trait de mœurs, comme la piraterie, dont l'existence est impliquée, non plus par toute l’œuvre, mais du moins par des passages multiples : « de méme les anciens poétes, qui adressent partout la méme
question aux
voyageurs qui débarquent, leur demandant s'ils sont des pirates: d'aprés cela, les gens interrogés ne désavouaient
pas
plus
cette activité
que
ceux
en quéte
d'information n'y attachaient de bláme » (5. 2); l'interprétation de Thucydide dégage donc d'un détail courant l'existence d'un usage. Ailleurs, il s'agira du caractére d'une puissance, caractére qui apparait dans plusieurs témoignages. Pour prouver qu'Ágamemnon possédait une puissance maritime, Thucydide utilise de la sorte deux témoignages; l'un est une simple indication de fait, aussi joint-il une réserve : « On voit, en effet, qu'il vint lui-méme avec les navires
les plus
nombreux
et en fournit
encore
aux Arcadiens: Homère l'a marqué, si les indices qu'il fournit peuvent paraître valables » (9. 3); mais 1. En fait, la question mentionnée par Thucydide ne figure que deux fois dans l'Odyssée (y 72; t 253) et une fois dans
l'Hymne
à Apollon
(452). Mais on peut y joindre & 230 où
Ulysse se donne lui-méme comme pirate; et surtout Thucydide lisait d'autres poèmes « homériques » que nous ne connaissons plus.
L'ENQUÉTE
SUR
LE PASSÉ
247
ce témoignage est confirmé par un autre, qui, lui, ne nous renseigne que de facon indirecte, par l'intermédiaire d'une véritable déduction: le texte, de nature assez générale, parle d'îles, et Thucydide conclut
(o0v) de la présence des îles à l'existence d’une flotte (9. 4). Ce principe, en effet, se retrouve à plusieurs reprises dans l'exposé: Thucydide raisonne sur les données de l'épopée afin d'en tirer des renseignements qu'elle ne fournissait pas et auxquels le poéte ne pouvait songer. L'exemple le plus admirable par sa lucidité et sa fermeté est le raisonnement par lequel Thucydide met en lumiére le róle joué par le probléme des approvisionnements, d'aprés l'attitude des Grecs qui « cultivérent la Chersonése et exercérent la piraterie, faute d'approvisionnements » (11. 1). S'ils avaient pu étre libérés de ce souci, ils auraient été beaucoup plus forts pour vaincre‘. Un autre exemple encore plus élaboré est celui qui porte sur le nombre d'hommes envoyés contre Troie, au paragraphe 10. Thucydide se livre là à un calcul savant en partant de deux indications isolées, qui paraissent (ὡς ἐμοὶ δοκεῖ) pouvoir étre raisonnablement (γοῦν) les deux extrémes, et 1] fait la moyenne entre elles, non sans avoir établi,
d’après
des
vraisemblances
(εἶκός),
qu'il
n'y
avait
1. Dans le méme chapitre, un autre raisonnement établit l'existence d'une victoire en se référant à la construction d'une fortification. Mais, là, nous sommes génés par l'ignorance oü nous sommes de ce qu'était cette fortification, dont il était sans doute notera du
question dans des poémes aujourd'hui perdus. On moins l'organisation, ici, de raisonnements mul-
tiples, cf. ci-dessous p. 257.
248
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
pas d'autres éléments à faire entrer en ligne de compte '.
Le plus surprenant, d'ailleurs, dans ce petit raisonnement, c'est qu'il semble là bien peu justifié. Thucydide, en effet, donne toutes les étapes du calcul, mais non pas le résultat: il conclut seulement que cela
donne un chiffre peu élevé. Or son calcul, si on le fait, donne, pour l'armée grecque, 102.000 hommes, c'està-dire un chiffre fort considérable, plus considérable que le site ne permet de le croire, plus considérable que celui des armées pharaoniques envahissant la Svrie. Méme s'il n'y a pas contradiction entre ce chiffre
et l'appréciation
donnée
par Thucydide?',
on peut
donc dire au moins qu'il est peu concluant; et la méthode est ici plus originale que son résultat. Cette originalité, d'une facon générale, semble un trait dont Thucydide a bien conscience. Aussi bien ses innovations se trouvent-elles, dans divers cas, à
l’origine
de
véritables
sciences
historiques,
aujour-
d'hui encore vivantes.
La première fait de lui l’initiateur de l'archéologie. Sans doute n'a-t-il pas procédé à des fouilles: il 1. Le raisonnement, s'il n'a jamais été aussi méthodique, n'a jamais été plus imprudent; outre qu'il admet des hypothéses, il utilise ici des chiffres. Mais aussi Thucydide prend bien soin de préciser que c'est un résultat relatif, valable en tant qu'opinion d'Homére, c'est-à-dire plutôt embelli: « méme ainsi » (10. 3), le chiffre obtenu est inférieur. 2. C'est ce que nous croyons, malgré A. W. Gomme. Hérodote parle de 110.000 hommes à Platée; et l'indication ὡς ἀπὸ πάσης τῆς ᾿Ἑλλάδος κοινῆ πεμπόμενοι interdit toute comparaison avec
des
expéditions
de cités
isolées,
füt-ce
Athènes.
Pour
comparer, il faudrait additionner toutes les forces engagées des deux côtés au cours de la guerre du Péloponnèse.
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
249
s'est contenté d'utiliser les données qu'avait mises au jour la purification de Délos. Mais, ici encore, il a raisonné
en
insistant
de
façon
bien
sensible
sur
la
méthode méme. Il écrit en effet à 8. 1: « Quand on fit disparaitre toutes les tombes qui se trouvaient dans l'ile, on s’aperçut que plus de la moitié étaient des
tombes
cariennes;
guerrier accompagnant sépulture
que
cela
se reconnut
le mort, comme
pratiquent
encore
à l’attirail
au mode
aujourd'hui
de les
Cariens. » Il explique donc le principe de son raisonnement. Or ces explications n'étaient nullement nécessaires: i| pouvait être utile de prouver l'existence de la piraterie; 1] pouvait être bon de préciser qu'elle était surtout pratiquée par les insulaires; mais le fait qu'ils
fussent
Cariens
n'y changeait
rien; et ce
n'était méme pas une nouveauté !. En outre, si Thucydide tient ainsi, sans y étre contraint, à fournir ses preuves, on doit remarquer qu'il en donne seulement le principe général: il ne dit ni quel était cet « attirail », ni quel était ce « mode » de sépulture ὃ; 1.
Hérodote
fait venir les Cariens
des iles (I, 171)
et les pré-
sente comme des pirates (II, 152). Thucydide ne se sópare de lui que sur la date de leur départ, qu'il fait remonter bien plus haut; or sa démonstration ne peut porter sur la date. 2. Pour la σκευῇ τῶν ὅπλων, il ne peut s'agir des particularités décrites par Hérodote I, 171, puisqu'elles s'étendirent bientôt à tous les Grecs; on en est donc réduit aux hypothèses (cf. par exemple Ed. Meyer,
Gr. Gesch. 11° 276; F. Poulsen, Monuments
Piot, 1909, 25-37). Quant au τρόπος, faut-il entendre par là simplement l'orientation (cf. Plutarque, Solon, 10)? On ne voit pas comment elle permettrait une identification si précise: on ἃ donc le choix, parmi les divers modes de sépulture préhelléniques (cf. entre autres, Tsountas, 'E$. 'Apx., 1889, 129 sqq., pour certaines tombes avec armes et bijoux).
250
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
il ne permet donc aucunement à son lecteur de contrôler ses dires. Le procédé de démonstration passe donc
encore une fois avant la chose démontrée. Si, au lieu d'utiliser les documents
archéologiques,
la démonstration fait appel à des faits observés ailleurs, c’est de la méthode comparatiste qu’elle jette les bases; et Thucydide a, là aussi, insisté sur cette nou-
veauté. Sans doute ne faisait-il pas — ici pas plus qu'ailleurs — œuvre entièrement originale : Hérodote savait, à l’occasion, conclure du présent au passé : 1]
le fait pour la langue parlée par les Pélasges : « S'il convient
de
former
une
conjecture
(τεκμαιρόμενον)
d’après ce qui subsiste encore de nos jours des Pélasges... » (I, 57); maisil s'agissait, en l'occurrence, d'un fait isolé, et d'un cas où la continuité semblait
évidente. Au contraire, Thucydide recourt fréquemment au méme procédé, n'hésitant pas à rapprocher les Grecs d'autrefois et les barbares de son temps; c'est ainsi qu'en deux chapitres on lit, pour’la piraterie: « C'est ce que montrent, aujourd'hui encore, certains peuples du continent, chez qui on s'honore
à la bien pratiquer » (5. 2) — pour le pillage sur terre: « Ils pratiquaient aussi le pillage sur terre; et, jusqu'à
nos jours, une grande partie de la Gréce vit à la maniére ancienne,
du
côté
des
Locriens
Ozoles,
de l'Étolie,
de l'Acarnanie et des pays continentaux situés dans cette région » (5. 3) — pour l'habitude de porter des armes:
« ces parties
de la Grèce,
où l'on vit encore
ainsi, nous renseignent sur les pratiques qui jadis s'étendaient à tous indistinctement » (6. 2) — enfin, pour l'habitude de pratiquer les sports autrement
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
251
que nus: « il y a peu d'années que cela a cessé; et aujourd'hui encore certains barbares... » (6. 5). Or, dans chacun de ces cas, il s'agit de preuves accessoires ou bien de faits secondaires. Et Thucydide semble
surtout avoir tenu à indiquer comment ment
pouvait
intervenir
en ce domaine.
le raisonneCela est si
vrai qu'il n'hésite pas à ajouter, en une sorte de parenthése bien révélatrice, un commentaire de portée générale, dégageant comme une loi: « En fait, bien d'autres traits montreraient que le monde grec ancien vivait de manière analogue au monde barbare actuel ». Le manifeste, ici, apparaît franchement. C'est un manifeste rationaliste dans tous les sens
du mot, puisque les diverses méthodes qu'il instaure impliquent à la fois rigueur critique, déduction logique, et méme, grands
dans une certaine mesure, établissement de principes
généraux
permettant
la
compa-
raison et l'analogie '.
Mais, dans l'histoire telle que la congoit Thucydide, l'activité de l'esprit, le zàle rationaliste, ne s'arrétent
pas là. Ces diverses méthodes, d'une valeur scientifique réelle, fondent à chaque fois tel ou tel argument 1. On peut ajouter qu'en établissant des rapports raisonnés entre la fertilité et l'instabilité (2), entre la piraterie et le port
des armes (6), entre le commerce et l'emplacement des villes (7], il jette les bases de bien d'autres sciences modernes, depuis la géographie politique jusqu'à réflexion rationnelle sur ces
la sociologie. Toutefois, si une rapports l'améne à préparer la
voie à ces sciences, il ne commet pas l'imprudence d'en appliquer les conclusions à l'établissement des faits.
252
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
de détail; mais cet argument lui-même est à son tour utilisé dans une démonstration organisée. Seul, il serait souvent peu concluant: il ne prend sa valeur qu'à l'intérieur du systéme présenté par Thucydide.
Là, il en rejoint d'autres; il est lui-méme confirmé, corroboré, vérifié.
Et, dés lors, Thucydide semble entraîné par le plaisir méme de démontrer. Sa démonstration se gonfle de proche en proche. Le jugement sur la guerre de Troie, annoncé à 3. 5, est ainsi différé par une série de parenthéses contenant des preuves. La plus longue
occupe les paragraphes 4 à 8; mais elle n'est pas la seule; car, à peine a-t-on retrouvé la guerre de Troie à 8. 4, qu'intervient une nouvelle parenthèse sur le pouvoir
d'Ágamemnon;
puis,
au
moment
où
l'on
s'appréte enfin à juger l'expédition (9. 5), on s'arréte encore pour écarter, non plus méme une doctrine erronée, mais une mauvaise justification de ce que Thucydide tient cependant pour vrai: « Et, sans doute, s'il est vrai que Mycènes était petite..., on ne saurait en tirer une indication sûre pour mettre en doute... »: c'est donc l'argumentation
elle-méme
que
l'on redresse; c'est elle seule qui compte. Une telle accumulation de preuves et de raisonnements ! ne va pas toujours sans difficulté. Car, peu à peu, le systéme se complique; et la clarté, qui était précisément le but visé par ces considérations multiples, finit, en fait, par en souffrir. 1. Ce caractère du texte a été bien vu par N. G. L. Hammond, The Arrangement o[ the thought in thé proem and in other parts of Thucydides I, Cl. Q., 1952, 127 sqq.
L'ENQUÉTE
De là viennent rentes
du
plan.
SUR
LE
PASSÉ
253
d'abord certaines difficultés appaLa
longue
parenthése
des chapitres
4 à 8 en fournit une preuve bien nette. Le cadre en est cependant rigoureux. Thucydide déclare, au paragraphe 4 que Minos chassa les Cariens des îles et travailla à supprimer la piraterie. Il démontre alors, d'abord, l'existence de la piraterie (5-8), puis son exercice par les Cariens alors habitants des íles (8. 1). Et il revient enfin à Minos (8. 2). La démonstration se fait donc en chiasme,
et l'on se retrouve
exactement au point d’où l'on était parti. Mais le corps méme de cette démonstration gonfle
bizarrement.
L'existence
de
la
piraterie
se est
d'abord établie par deux preuves, l'une empruntée à la méthode comparatiste, l'autre à l'interprétation des poétes. Puis, à ces deux preuves viennent se
joindre
deux
signes
concordants,
tous
deux
assez
longuement exposés : le port des armes (6) et l'emplacement des villes (7). Or, le port des armes n'est pas le fait de la seule piraterie, mais du brigandage en général. Thucydide allait-il donc laisser passer cet argument supplémentaire? Certes non: 1l a préféré élargir l'idée, et, par une sorte de parenthése, englober dans sa démonstration ce nouveau fait; d’où l'exten-
sion notée à 5. 3: « Ils pratiquaient aussi le pillage sur terre. » Après quoi, l'exposé revient de lui-même, parce que c'est le plus important, au cas particulier de la piraterie (7), et, enfin, au cas, plus particulier
encore, des insulaires (8. 1: « Plus spécialement, la piraterie était le fait des insulaires, Cariens et Phéniciens »). Pour mieux grouper tous les signes conver-
254
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
gents, Thucydide n'hésite donc pas à se perdre en quelques détours, et à introduire méme une sorte de flottement,
en dépassant,
à l'occasion, les limites de
la thése à démontrer. Ce flottement se marque dans le texte par des bizarreries, sur lesquelles se sont mépris certains éditeurs, lorsqu'ils ont voulu, un peu naivement, remettre de l'ordre, là où le désir de mieux
démontrer avait semé un apparent désordre: pour Steup, c'est tout le groupe allant de 5. 3 à 8 qui serait hors de sa place !, et qui « von dem Herausgeber des Werkes sehr ungeschickt eingefügt worden ist »! Or, le détail des phrases reproduit souvent un procédé
de pensée
comparable.
Il en résulte,
la conci-
sion se mélant avec l'insistance, des gaucheries qui, cette fois, se font sentir dans l'expression elle-méme. Les remarques du paragraphe 3 sur le nom des Grecs peuvent en fournir un premier exemple. Ces remarques sont, par elles-mêmes, une parenthèse!: elles apportent
un
corollaire,
ou une
démonstration
a fortiori, prouvant que les Grecs n'ont rien fait d'important en commun avant la guerre de Troie: ils ne
possédaient
méme
pas
un
nom
qui
leur
fût
commun. Or, dans l'énoncé de cette idée, Thucydide s'exprime de façon singulièrement heurtée. La phrase commence par un δοκεῖ δέ μοι, qui est sans influence sur le premier membre de phrase (styev), joue ensuite, 1. Il considère ces paragraphes comme une addition tardive mal aménagée
dans le contexte, et destinée à l'étre mieux;
ils
constituent plutót une addition intellectuelle, le souci démonstratif bousculant, ici, celui de la régularité 2. Cf. 3. 4: δ᾽ οὖν.
formelle.
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
255
dans le second, comme verbe personnel puis impersonnel (avec εἶναι et παρέχεσθαι), et reste enfin sans effet sur le dernier verbe (ἐδύνατο). Cette oscillation grammaticale est si anormale que l’on a, ici encore, voulu en innocenter Thucydide en procédant à des
corrections ‘. Mais en fait, on peut remarquer que, précisément, la démonstration elle-même s’infléchit selon le même mouvement. On a d’abord une idée assez facile à établir : le nom de Grecs ne s’appliquait
pas à l'ensemble. Seulement Thucydide ajoute aussitôt toute une théorie, plus hypothétique, sur le fait qu'à Porigine cette appellation n'existait pas du tout et sur la facon dont elle se développa. Et il ne revient qu'en fin de phrase au domaine plus sür du début,
avec l'extension du nom à tous les Grecs. La démonstration la plus longue, celle du milieu, est donc consa-
crée à l'hypothése la plus hardie, et aussi la moins indispensable à la thése: c'est aussi sur elle que δοκεῖ pése d'un poids plus lourd. Et l'irrégularité des modes refléte ainsi le détour intellectuel par lequel Thucydide, au milieu méme
plus loin une concordante ?. Comme
de sa phrase, s'en va chercher
confirmation
les remarques
incertaine,
sur le nom
mais
bien
des Grecs, celles
sur le pouvoir hérité par Agamemnon, au paragraphe 9, 4. εἶχεν:
ἔχει,
Reiske | ἐδύνατο
om. M, dell. Van
der Mey,
Jones.
2. On pourrait rendre compte
de cette nuance
par une tra-
duction, peut-étre forcée, telle que: « Et, me semble-t-il, méme ce nom ne s'employait pas pour la désigner dans l'ensemble: au
contraire,
lation
n'aurait
avant
méme
Hellen,
fils de
pas existé
du
Deucalion,
tout...
une
telle appel-
» 17
256
sont,
THUCYDIDE:
dans
une
HISTOIRE
certaine
ET
mesure,
RAISON
une
parenthèse ':
elles ne font en effet que confirmer, a fortiori, l’idée qu'un
progrès
dans
le sens de la puissance
intervint
entre l'époque de Minos et celle de la guerre de Troie. Et ces remarques engagent Thucydide dans une phrase des plus fácheuses : « Eurysthée, en effet, mourut en
Áttique sous les coups des Héraclides; or Atrée était je frère de sa mère; aussi Eurysthée avait-il. ». Les circonstances, les explications, se multiphient au détri-
ment
de
la régularité
formelle.
On
a d'abord
génitifs absolus (dont le sujet est tantôt tantôt Eurysthée), puis une subordonnée
des
Atrée (dont
et le
sujet est de nouveau Atrée), et là-dessus des explications (dont l'une a pour sujet les Mycéniens) : il faut tout cela, tout ce dédale, pour rendre compte
rôle joué Atrée,
par
d'abord,
régence
en
puis
royauté.
explications et en
chacun
— de
de la
Mais,
accessoires,
les subordonnant
en au
la régence
exercée
transformation
à
force
les
par cette
d'accumuler
laissant
reste,
de
on
du
les
accessoires
aboutit
à une
phrase gauche jusqu'à l'obscurité, et qu'il est vain de vouloir corriger *. En outre, ce désir de tout expliquer est ici d'autant plus remarquable qu'il entraîne, de 1. L'idée
qui se soudele plus directement
à ce qui précède
est celle de sa flotte. L'héritage des Pélopides est à la fois moins original et moins important pour la thése. Nous nous sommes déjà expliqués sur les paragraphes 9-11 dans les Mélanges Jacob (Revue du Nord, XXXVI, 1954, p. 105-109). 2. On a cependant proposé quelques corrections, depuis
plus admissibles nables
(Ἀτρεῖ del. Gomme)
(βουλομένων
damn. Steup).
καὶ
τῶν
Μυκηναίων
les
jusqu'aux plus déraisonφόθῳ
τῶν
᾿Ηρακλειδῶν
L'ENQUÉTE
la part de Thucydide,
SUR
LE
PASSÉ
257
un procédé inaccoutumé : lui,
d'ordinaire si attentif à éviter les détails de fait, sur-
tout incertains, multiplie soudain les noms propres et les précisions géographiques; il adopte une version inconnue Mycénes,
à Homère, faisant d'Eurysthée le roi de et utilise des traditions accessoires comme
la lutte contre les Héraclides ou le meurtre de Chrysippos. On dirait donc que les besoins d'une démonstration forte ont eu raison à la fois et de la correction de sa phrase et de sa réserve à l'égard des traditions. Devant ces besoins, tout céde: les paragraphes 3 et 9 l'ont montré en ce qui concerne la structure des phrases; on pourrait le constater aussi pour ce qui, mieux que tout, traduit leur mouvement,
c'est-à-dire
les particules. Le paragraphe 11 en fournit un bon exemple. Ce paragraphe répond au paragraphe 9. Ni lun ni lautre ne jugent l'expédition; tous deux ajoutent au Jugement un commentaire plus ou moins libre: de méme que le premier expliquait par la puissance d'Ágamemnon la possibilité de la guerre de
Troie, celui-ci explique par l'insuffisance des ressources financiéres le caractére malgré tout limité que cette guerre devait garder. Cette nouvelle thése personnelle
se fonde sur une preuve, tirée d'un raisonnement sur Homére
et accompagnée
d'une contre-épreuve hypo-
thétique. Or déjà cet appel à Homére fait ici difficulté ', au point que certains ont voulu corriger, pour mettre
le
texte
en
rapport
1. Cf. ci-dessus, p. 247, n. 1.
avec
nos
connaissances
258
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
actuelles '. On peut cependant fort bien admettre qu'il s’agit ici de quelque témoignage qui ne nous soit pas parvenu: Thucydide le retient d'autant plus volontiers qu'il sert mieux sa démonstration, mais le mentionne d'autant plus briévement qu'il s'agit d'une confirmation plus secondaire; 1] y fait allusion plutót que de renoncer à une preuve de plus; il est bref par insistance. Mais dés lors on ne saurait s'étonner que la phrase, elle aussi, en souffre. Il se passe dans le paragraphe ce qui se passait dans le groupe 4-8. L'idée à démontrer
est en
effet
s'explique
par
que
la faible
le manque
importance d'argent.
y ajoute aussitôt une idée annexe, le méme
manque
des
Mais
effectifs
Thucydide
et concordante:
d'argent eut encore pour effet que
ces effectifs ne purent méme
pas étre tous employés
à la guerre; certains durent veiler aux approvisionnements en faisant du pillage ou de la culture. Or
c'est cette idée annexe que le paragraphe s'emploie à démontrer; c'est elle qui, par une sorte de rebondissement, vient prendre la place de la premiére et en aggrave la portée. Et cette déviation se marque dans les particules. Thucydide use, en effet, pour introduire cette idée annexe d'une liaison irrégulière : à τε, qui implique deux éléments paralléles, répond, non pas un τε ou un καί, comme le voudrait la correction, mais un δέ, plus approprié pour un élément différent,
indépendant.
—
Bien
plus,
comme
la dis-
1. ἐκράτησαν : ἐκρατήθησαν Cobet, Thiersch, Humphreys, Earle, etc..
{{ἐτειχίσαντο : ἔτει κι΄ ἐτειχίσαντο
ἐτειχίσαντο
post χρησάμενοι
transp.
Robertson
Lucas.
||
δῆλον
9€.
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
259
tinction entre les deux idées doit être fortement marquée, quand ce ne serait que pour souligner leur coexistence méme,
et comme
en outre, chaque détail
ayant besoin d'étre prouvé, la subordonnée se trouve séparée de la principale par une parenthése explicative, Thucydide répéte ce δέ au débutde la principale,
en
vertu
d'un
tour,
correct
sans
doute,
mais
rare: il ne l'emploie nulle part ailleurs. Pour le premier δέ comme pour le second, des corrections ont été proposées ‘: tous deux correspondent au mou-
vement méme de la pensée, toujours en quéte de confirmations, et préte à se détourner pour les accueillir. On citerait bien d'autres exemples de ces rudesses ?. Celles qui ne se traduisent que par l'emploi d'une particule
au
lieu
d'une
autre
peuvent
étre
le fait
d'une erreur de copiste; mais, au total, le mouvement
qui
brise
la régularité
des
membres
de
phrase
est
aussi celui qui rompt la suite normale dans l'enchainement
des
chapitres:
c'est
celui
d'un
esprit
qui,
engagé dans une démonstration, céde au plaisir d'y joindre une preuve nouvelle tirée d'un fait concordant et d'établir ainsi une sorte de système, où chaque élément reste distinct, mais s'insére dans un tout à chaque fois plus plein et plus convaincant. 1. Bekker proposait de corriger le premier δὲ en te; Earle,
de supprimer le second δέ. 2. Pour que
nous
les particules, avons
admis
on peut
citer
l'emploi
dans notre édition, au
de καὶ... τε,
$ 9. 3, où il est
donné par tous les manuscrits. Cette liaison peu correcte correspond là à l'introduction de l'idée la plus neuve et la plus importante: Ágamemnon avait aussi une flotte. Elle marquerait bien le passage à une idée différente mais concordante.
260
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
* +
Mais,
s'il en est ainsi,
ce caractère
même
atteste
la présence, dans ces pages, d’un autre mode de raisonnement, qui s’y exprime peut-être de façon moins directe, mais non pas moins sensible. Ce raisonnement relève d'une vraisemblance assez générale, qui réside dans l'accord méme des faits entre eux et dans leur cohérence — c'est-à-dire, pour une part, dans leur conformité avec l'interprétation d'ensemble présentée par Thucydide. À ce niveau, la vraisemblance interne passe avant les preuves; et la vérité de chaque fait est établie, non
plus
seulement
par
tel ou
tel argument
parti-
culier, mais par la possibilité qu'il présente de prendre place dans un ensemble.
Cet ensemble est beaucoup plus précis, et aussi plus remarquable que la simple thèse ‘posée à l’origine, selon laquelle, dans les époques antérieures, « rien ne prit de grandes
proportions, les guerres
pas plus
que
le reste ». Rares sont les paragraphes qui servent directement à l'établissement de cette thése. Sur les trois qui sont relatifs à la guerre de Troie, on a vu que, seule, la fin du paragraphe 10 s'attache à en calculer l'importance. Au reste, cette thèse ne fait pas la véritable originalité de Thucydide'. Et, s’il n'avait été animé que par le souci de la démontrer, on ne voit pas quel besoin 1] aurait eu de s'attarder à décrire, 1. Hérodote dit bien qu'autrefois « l'ensemble de la nation grecque était faible » (I, 143).
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
261
à prouver méme, et parfois contre l'opinion courante ', l'importance que prirent l'empire de Minos, la richesse et la puissance maritime d'Agamemnon. Le fait est que la thése compte peu sans la théorie: il ne s'agit pas de montrer que les époques antérieures furent
moins considérables que le présent, mais de montrer pourquoi. Et, pour cela, Thucydide entend rendre compte de toute l'histoire grecque, depuis les origines
jusqu'à
la guerre du
Péloponnése,
en s'attachant à
ce qui, selon lui, fait l'importance des guerres comme de tout le reste, c'est-à-dire aux ressources financières et maritimes. Tous les paragraphes de l'exposé contribuent directement à montrer que l'importance des entreprises est liée à celle de ces ressources, et aux progrés successifs qu'elles connurent dans l'un et l'autre domaine. À la base d'une telle construction, il y a, de la part de Thucydide, une théorie assez élaborée de la puis-
sance. Qu'Athénes lui en ait fourni le modéle semble peu douteux, puisque les deux termes sur lesquels 1] asseoit toute puissance, dans le ceux-là mémes sur lesquels s'est d'Athénes, à savoir la flotte et le ces deux termes, tout le systéme
pas à se retrouver;
monde grec, sont construit l'empire trésor. Autour de athénien ne tarde
et l'analyse, qui en explique le
processus, se développe de facon rigoureuse.
En effet, la flotte permet le commerce. Le commerce apporte des revenus. Les revenus donnent naissance à un trésor. Le trésor, d'autre part, est hé à la stabilité, 1. Cf. ci-dessous p. 274-275.
262
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
laquelle entraîne l'existence de remparts. Et ces trois termes,
flotte-trésor-remparts,
permettent
alors
à un
État d'en grouper d’autres, plus nombreux, sous sa domination, et d'acquérir la force. Sans doute Thucydide ne donne-t-il nulle part une telle analyse sous forme générale et absolue : il procéde comme à l'accoutumée, en faisant apparaitre sa pensée par des rapprochements, des reprises, des similitudes ; mais ces rapports sont marqués avec tant de force que l'interprétation s'impose inévitablement. Construit sur quelques mots-clefs, toujours les mêmes, le texte semble poser les bases d’une interprétation systématiquement réahste de l’histoire. Du méme coup, on comprend que tout ce qui rentre dans ce systéme soit de ce fait tenu pour vraisemblable,
et aussi pour important. Au début, tout manque. Et les deux premières phrases du paragraphe 2 groupent en un ensemble négatif tous les mots clefs sans exception. La faiblesse des époques anciennes repose essentiellement sur une double insuffisance marnime et financière:
il n’y avait ni commerce ἐμπορίας
οὐκ
οὔσης
ni relations sûres (τῆς γὰρ
οὐδ᾽ ἐπιμειγνύντες
ἀδεῶς
ἀλλήλοις
οὔτε κατὰ γῆν οὔτε διὰ θαλάσσης), et il n’y avait pas de
réserves
en
argent
(περιουσίαν χρημάτων).
trait est joint au manque
Ce
dernier
de remparts (ἀτειχίστων).
L'ensemble explique l'instabilité générale dans laquelle
vivait la Grèce
(οὐ πάλαι βεβαίως οἰκουμένη),
et, par
suite, l'absence de groupements et le manque
de force
(kal δι’ αὐτὸ
τῇ ἄλλῃ
τιαρασκευῇ).
οὔτε
μεγέθει πόλεων
ἴσχυον
οὔτε
L'ENQUÉTE
SUR
LE PASSÉ
263
Ce tableau entiérement négatif va servir,
dés lors,
de point de départ et de comparaison. Le progrès annoncé à la fin du paragraphe 3 est exclusivement maritime (« Et cette expédition méme
ne les réunit qu'à un moment où l'usage de la mer était déjà plus développé» : θαλάσσῃ ἤδη πλείω χρώμενοι) ; mais,
en
fait,
les
différents
termes
ment
liés; et c'est ce que révèlent
restent
étroite-
les paragraphes
suivants.
Avec le paragraphe 4, on assiste en effet au premier des progrés. Or, le texte, qui est trés court, est exactement encadré par les deux mots décisifs, rappelant la marine et l'argent : « Minos est en effet le plus ancien
personnage connu par la tradition qui ait eu une flotte et conquis, pour la plus grande partie, la maitrise de la mer aujourd'hui grecque »... et il purgea la mer des pirates de ses revenus ». Les
chapitres
qui
« pour suivent
mieux
assurer
forment,
la rentrée
on l'a vu,
une
parenthése. Mais, dans le cours de sa démonstration, Thucydide est conduit à évoquer, à propos de l'emplacement
des
villes,
la différence
entre
les
conditions
anciennes et récentes : la facon dont il le fait introduit
à nouveau
le méme
couple
flotte-argent,
auquel
se
joignent, cette fois, les remparts : « Quant aux villes,
celles qui furent fondées tard, à une époque de navigation plus développée, et qui avaient dans une plus large mesure de l'argent en réserve (περιουσίας... χρημάτων), elles étaient alors construites, avec des remparts, en bordure méme de la mer » (7. 1).
Le
méme
progrés
est enfin
exprimé
directement,
264
THUCYDIDE : HISTOIRE
quand,
aprés ce détour,
ET
RAISON
l'exposé revient
à Minos
et
aux conséquences de son action. Le groupe des deux notions majeures s’accompagne alors, non seulement des remparts, mais de la stabilité: « Puis, une fois constituée la flotte de Minos, la naeigatton se développa
de peuple
à peuple...
Alors les habitants
des côtes,
se mettant davantage à acquérir de l'argent (τὴν κτῆσιν τῶν χρημάτων), adoptérent une vie plus stable (BeBaétepov); certains méme, se sentant devenir riches, s'entouraient de remparts » (8. 3). Et à cet ensemble se rattache une conclusion importante: c’est que la puissance se concentre entre les mains des plus riches. Par une insistance subtile, Thucydide indique même, au passage, comment le facteur économique joue, en l'occurrence, de facon double, fournissant à la fois un
motif aux faibles et un moyen
aux forts ': « Aussi
bien, cédant à l'appát du gain, les plus faibles admet-
taient-ils de s'asservir aux plus forts, tandis que les plus puissants, qui avaient de l'argent en réserve (περιουσίας), cités
attiraient
dans
leur. sujétion
les petites
».
Comment s'étonner, dés lors, de l'allure que prend la partie relative à la guerre de Troie? Les deux paragraphes 9 et 11, dont on constate l'insistance, relévent
tous deux de ce
système
d'explication.
Le premier
explique comment la concentration de forces impliquée
par la guerre de Troie fut rendue possible par le double caractére de la puissance d'Agamemnon: l'héritage 1. Cf. ci-dessous p. 267 sqq. — D'ailleurs l'état hiérarchisé né de la richesse tendra à se développer de plus en plus et aménera un nouveau
développement
de la richesse (cf. 15. 1).
L'ENQUÉTE
d'une Pélops:
double
lignée
SUR
(avec,
πλήθει χρημάτων)
LE
PASSÉ
265
à l'origine,
et
la
force
l'argent
maritime
de (καὶ
ναυτικῷ τε ἅμα ἐπὶ πλέον τῶν ἄλλων ἰσχύσας). cette inter-
prétation, réaliste et originale !, non seulement valait le détour d’une démonstration, mais était presque indispensable par rapport
au système d'interprétation
Thucydide. — Il en est de même le chapitre 11, et qui en est lanalyse positive, Thucydide sur l'élément maritime: dans insiste surtout sur l'élément
de
pour celle que contient la contre-partie; dans avait insisté surtout l'analyse négative, il
financier; en effet, si la
concentration de forces ne put étre plus considérable, la cause en était, écrit-il, « moins la pénurie d'hommes
que le manque d'argent » (11. 1). Après cette explication négative,
on
aborde
la
période postérieure à la guerre de Troie; et le lecteur
mesure à nouveau le progrès à accomplir: :l fallut longtemps à la Gréce avant qu'elle possédát la stabilité (12. 4: βεδαίως). Le progrès par lequel elle s'y achemine est exposé à partir du paragraphe 13; et, naturellement, il est double: la Gréce « s'occupait encore
plus qu'auparavant d'acquérir la richesse » (τῶν xpnμάτων τὴν κτῆσιν) et l'on voit la tyrannie s'y développer « avec l'augmentation des rentrées en argent »
τῶν προσόδων); de plus, la Gréce « mettait au point ses forces navales, en s'attachant davantage à la mer ». Cette dernière idée introduit alors un long déve-
loppement sur l'histoire des thalassocraties successives; et la théorie a 51 bien pris le pas sur la thése 1. Cf. ci-dessus, p. 245 et n. 1.
266
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
initiale que les guerres interviennent dès lors dans la mesure
où
elles peuvent
fournir
des indications
sur
la marine '. Cette histoire des thalassocraties conclut à un nouveau progrès de la richesse et à une nouvelle concentration de la puissance: « elles apportèrent malgré tout à ceux qui se soucièrent de les développer
une force peu négligeable, en leur donnant des revenus et la domination sur d’autres » (15. 1). — A l'horizon apparaít déjà la puissance d'Athénes, qui prend naissance avec sa flotte (18. 2) et que complète, tout à la fin de l'exposé, le tribut (19). Ainsi interprétée, la suite de l'histoire devient donc un systéme intelhgible et chaque argument, en venant y prendre sa place, revét par là méme une évidence accrue. Il n'est
point
douteux
que
ce système
grande originalité de Thucydide.
ait été la
Aussi bien posait-il
là les bases d'une histoire non seulement critique et
raisonnée,
mais
positive et réaliste au sens le plus
moderne du terme: celle-ci, en effet, se fonde sur une analyse, et place au premier rang les facteurs économiques — dans un domaine et à une époque où il y
avait quelque audace à le faire. Et i| n'est pas moins certain que lui-même a eu fortement conscience de cette originalité : l'insistance
qu'il apporte
à faire apparaître
la charpente
de sa
doctrine est, à cet égard, révélatrice.
Mais précisément on ne devra pas s'étonner que cette insistance, à son tour, pése sur l'expression, au 1. Ainsi
Corcyréens.
à 13.
4, sur le combat
naval
entre
Corinthiens
et
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
267
point d'y introduire, elle aussi, des bizarreries. D'ailleurs, si Thucydide marquait, avec tant de fierté, les caractères de sa méthode, s'il multipliait, aux dépens
même
de la clarté du plan ou de l'équilibre de la
phrase,
les preuves
et les confirmations,
sans
doute
est-ce, en définitive, parce que la théorie qu'elle étayait, justement, lui était chère. Et l'on peut comprendre
que,
lorsqu'il
s’est
agi
d'en
dégager
la
structure méme, il ait été moins prét que Jamais à en sacrifier la clarté à de quelconques exigences formelles.
Le
malaise
du
apparemment
lecteur
superflus
ou
devant mal
en faire remarquer la présence.
certains
venus
éléments
peut
servir à
Or, il est caractéris-
tique que, sur une suite de six paragraphes,
rité des critiques se soit exercée au moins
la sévé-
cinq fois
sur des mots que nous avons appelés les mots-clefs. et
qui correspondent à l'essence méme de la doctrine. Au paragraphe 8. 3, lorsqu'il s’agit des premiers groupements
de
puissances
et de
l'autorité
que
les
puissants prennent sur les petites cités, ce sont ainsi les
mots
περιουσίας ἔχοντες
(«
ayant
de
l'argent
en
réserve ») qui ont paru à certains une addition superflue. « Περιουσίας ἔχοντες ist nicht zu erklären », ht-on dans l'édition. Classen-Steup; d’après le commentaire
donné dans cette édition, le simple δυνατώτεροι suffit, en effet, à expliquer l'établissement d'une domination, et, si l'on voulait donner un sens à περιουσίας, 1] fau-
drait supposer la chute d'un mot comme χώρας: autre-
ment, faibles,
l'élément
financier, qui sert déjà de but aux
intervient,
maladroitement,
sous
un
double
208
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
aspect à la fois. — Cependant, ni l'insistance de Thucydide, ni ce double aspect de l'élément financier ne doivent surprendre. L'insistance n'est ici que précision; elle correspond à une doctrine bien nette : c'est que toutes les entreprises dépendent
argent.
Périclés
l'expose
réserves
(περιουσίαι)
qui
des réserves en
fortement:
« Ce
sont
soutiennent
les
guerres
dit-il, « plus que les contributions
arrachées
les »,
par la
force (I. 145. 5); ou encore: « À la guerre, ce sont principalement le jugement et les réserves d'argent (χρημάτων περιουσίᾳ) qui donnent le succés. » Dans l'Archéologie méme, le mot est assez souvent répété
pour que limportance de la notion ne puisse étre mise en doute ‘. Et le fait d'établir un rapport double, dans lequel l'argent soit à la fois mobile et moyen, n'est nullement étranger aux habitudes d'esprit de Thucydide. Lorsqu'il parle de la formation de l'empire athénien,
il se plaít,
de la méme
facon,
à montrer
qu'en acceptant de payer un tribut au lieu de faire campagne, les alliés d'Athénes préparaient une inégalité de condition expliquant tout à la fois les défections et la facilité avec laquelle Athénes pouvait les réduire ?: on entrevoit ainsi comme
un effet de boule
de neige, la domination athémenne causant les défections qui, en définitive, aboutissent à la renforcer. Le
principe
cela
du
s'explique,
raisonnement
puisque,
dans
est donc
les
deux
le méme;
cas,
et
l'idée
1. Cf. aussi la place du mot à 11. 2. 2. I. 99. La première phrase se propose d'expliquer les défections. Les deux suivantes lors de ces défections.
concluent
à
la
faiblesse
des
alliés
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
269
fondamentale est la méme: elle consiste à montrer le rôle joué par la supériorité économique dans le développement de la dominatior !. — A tous égards, par conséquent, la présence des mots περιουσίας ἔχοντες, à 8. 3, est légitime : s'ils sont, dans une certaine mesure, superflus, c'est parce que Thucydide, précisément, eutend insister; et s'ils établissent une relation double,
celle-ci ne fait que rendre plus sensible encore l'importance qu'il attache à ce facteur économique. C'est à lui, de méme, graphe
11,
les
mots
τῆς
que se rapportent, τροφῆς
ἀπορίᾳ.
au paraL'idée
du
manque de réserves pour les approvisionnements domine tout le passage, qui est empreint, d'ailleurs, d'une logique inpérieuse. Thucydide y pose d'abord la thése: le
manque d'argent explique la faiblesse relative de l'expédition contre Troie — puis il en fournit la preuve (double): c'est faute d’approvisionnements que les effectifs se trouvèrent limités; et, s'ils furent peu effi-
caces, c'est également faute d’approvisionnements.
La
contre-épreuve est que si l'armée avait eu des réserves
pour son approvisionnement, elle aurait aisément pris Troie. Et la conclusion établit que c'est bien le manque d'argent,
qui,
là
comme
auparavant,
entrava
les
1. De façon moins sensible, mais nette cependant, la fin du $ 2, dans l'Archéologie méme, établit, elle aussi, un rapport double:
on y voit,
en
effet,
que
l'Attique
doit
à son
aridité
de n'étre pas dévastée par les séditions; mais, par un effet complémentaire, elle reçoit de plus les habitants des cités en proie aux séditions, ce qui contribue encore à l'accroitre (μείζω ἔτι). Steup trouve, ici encore, ce rapport double si déroutant qu'il en conclut que toute cette section 2.6 : « zu dem Hauptteil unseres Kap. nachträglich hinzugefügt worden ist »!
270
THUCYDIDE:
Grecs.
Le
chapitre
HISTOIRE
est
encadré
ET
par
RAISON
ἡ äxpnuatia
et
δι’ ἀχρηματίαν; et, à chaque degré de la démonstration,
on retrouve:
τῆς γὰρ τροφῆς ἀπορία — τῆς τροφῆς
ἀπορία --- περιουσίαν δὲ... τροφῆς. Or, la seconde men-
tion de ce défaut d’approvisionnement ἃ paru à plusieurs éditeurs devoir être écartée (ainsi Van Herwerden, Stahl, Croiset). En effet, la première mention, donnée en tête, aurait dû, étant donné la place de la
particule, valoir pour l'ensemble: les mots sont donc superflus,
non
seulement
pour
la pensée,
mais
pour
le bon équilibre de la phrase. Cependant on a vu que cet équilibre avait déjà subi, sous l’effet de la poussée des arguments, bien d’autres atteintes, en particulier
dans
l'emploi
méme
des
particules '. Si la seconde
partie de la preuve se présente comme plus ou moins indépendante de la première, si elle constitue une addition, un détour, comment s'étonner que Thucydide ait cédé à la tentation d'y répéter les mots qui constituent l'élément essentiel de,sa pensée? La régu-
lanté formelle n'a jamais été son fait et la reprise des termes lui a toujours été chère. En tout cas, l'impor-
tance du facteur économique
ressort plus fortement
grâce à cette rupture et à cette répétition *. Un peu plus loin, au début du paragraphe 13, ce sont deux groupes de mots que Krueger et Van Herwerden veulent éliminer d'une méme phrase : « Comme
la
Grèce. s'occupait
[encore
plus
qu'auparavant]?
1. Cf. ci-dessus, p. 258-259. 2. La place des mots a en outre été bien justifiée par N.G.L. Hammond dans l'article cité p. 252. 3. ἔτι : tt ou ἤδη Krueger, Earle ἢ ἢ τπιρότερον dell. Krueger, Van Herwerden.
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
271
d'acquérir la richesse, on vit en général des tyrannies s'établir dans les cités [avec l'augmentation des rentrées en argent|' .» Il serait vain d'entrer dans le détail;
une
fois de
plus,
on
reproche
à Thucydide,
d'ordinaire si concis, de s'exprimer avec trop d'insistance: une fois de plus, les points sur lesquels il insiste sont, d'une part, la progression de l'évolution
(dans le sens de la richesse), d'autre part, l'importance du facteur économique qui explique ici, non sans ori-
ginahté ἢ, les qu'il précise sous laquelle mique? Les
faits politiques. — Et comment s'étonner et le degré de l'évolution ?, et la forme intervient, cette fois, le facteur éconoréserves permettent les grandes entre-
prises,
les revenus
mais
permettent
élévent
un
individu
et lui
de s'ériger en maître *.
Aussi bien, dans le méme
paragraphe,
évoquant
le
développement de la puissance corinthienne, Thucydide retrouve-t-il, dans des conditions identiques, une insistance comparable. Il vient de parler d'une époque ancienne, où, grâce à leur position privilégiée pour le commerce sur terre, les Corinthiens étaient « puissam1.
τῶν
werden,
προνόδων
μειζόνων γιγνομένων
post ᾿Ελλὰς
dell.
Krueger,
van
Her-
transp. Müller, προσόδων (τισὶ τῶν εὐδαι-
μόνων) μειξόνων γιγνομένων conj. Steup.
2. On peut comparer, par exemple, avec ce que diront de l’origine de la tyrannie Platon et Aristote. 8. ἔτι μᾶλλον ἢ πρότερον renvoie à 8. 3: μᾶλλον ἤδη τὴν κτῆσιν τῶν χρημάτων
ποιούμενοι.
4. Il est exact que l'établissement de la tyrannie correspond au grand développement économique des vii? et vi? siécles; sur le processus méme, cf. P. N. Ure, The Origin of Tyranny, Camb.,
1922,
374
p., et, sur l'importance
de l'argent
tyran, cf. Œdipe Roi, 542. 18
pour
le
272
THUCYDIDE : HISTOIRE
ment
ET
RAISON
riches » (χρήμασί τε δυνατοὶ ἦσαν).
Il en arrive
alors à l’époque de la navigation et montre que Corinthe devint une grande place de commerce maritime : elle fut dés lors « puissamment riche de revenus » (δυνατὴν
ἔσχον
χρημάτων
προσόδῳ
τὴν πόλιν).
Certes,
l'expression ne marque pas grande différence entre cette période et la précédente. Mais faut-il, pour cela, corriger, et écrire, avec Steup δυνατωτάτην, ou, avec Maddalena, $vvatv μᾶλλον On n'oserait l'affirmer si l'on songeait à la précision qu'apporte, en d'autres
passages, la notion de revenus ou de trésor: l'acquisition d'un nouveau marché, plus développé, donne à la richesse de Corinthe un caractére plus régulier, et, en quelque sorte, plus actif. Quoi qu'il en soit, et même s'il y a lieu de corriger tel ou tel de ces
paragraphes,
là aussi, la similitude méme un argument : mots qui se signalent vent de méme ordre; Thucydide
on
peut
penser
que,
entre les cas constitue par ellece ne peut étre un hasard si les ainsi à l'attention sont si souet c'est bien l'interprétation de
qui impose ainsi sa présence et son poids
à tous les détails de l'expression. Celle-ci
constitue
le troisiéme
et
dernier
progrés
accompli par la raison dans la poursuite de la vérité. Aprés l'activité critique, qui fondait les méthodes scientifiques, aprés l'activité logique, construisant des systémes
de preuves,
elle représente
l'activité
orga-
nisatrice, qui reconstitue un ensemble cohérent. Elle est évidemment à l'origine méme de chacune des hypothéses retenues par Thucydide; elle renforce de ses vraisemblances chacune des démonstrations isolées ;
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
273
enfin, elle permet d'attribuer à chaque donnée de fait, outre son évidence, sa signification. Que Thucydide, pour déployer en
pages
une
activité rationnelle
ces
aussi intense,
quelques
ait eu
des maítres et des alhés, on ne peut guére en douter.
Les sophistes, avec leur logique et leur positivisme, les médecins, avec leur recherche du diagnostic, les Athéniens du v® siècle en général, avec leur confiance dans les possibilités humaines, tous font à cette entreprise un entourage propice et stimulant. Mais dans aucun texte le triomphe de la raison, sous toutes ses
formes, n'apparait aussi absolu. C'est ce qui explique l'allure un peu conquérante que prend, à juste titre, l'exposé.
II L'inconnu, en effet, a été dominé. Et, dans la mesure où il nous appartient, à nous modernes, de jouer le rôle
d'arbitres, force nous est de constater que, sur tous les points essentiels, la reconstitution faite par Thucydide s'est avérée
non
seulement
valable,
mais lumineuse.
Et, d'abord, on ne remarquera jamais assez à quel point elle est affranchie de tout ce qui est mythique, ou méme simplement suspect. À la suite des « fils de Zeus » sont sortis de l'histoire bien des individus plus ou moins fictifs comme Pelasgos ou méme Lycurgue;
et Thucydide a su tirer ses conclusions sans s'engager dans
aucune
précision
dangereuse
sur
pélasgique ou le « retour » des Héraclides.
la
« race
»
274
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Ayant fait table rase de tout cela, il a reconstruit, avec un bonheur étrange, les étapes principales.
L'existence grandes
d’un
état
migrations,
nomade ne
laisse
au
début,
puis
de
aujourd’hui
plus
de
doutes : sans parler des preuves indirectes, qui sont multiples, 1] suffirait de citer ces razzias régulières dans le delta, qu'évoquent les tablettes de TellelAmarna.
Et il n'en reste pas davantage sur les deux
grands moments que distingue Thucydide dans la série des progrès accomplis, c’est-à-dire les deux thalassocraties crétoise et mycénienne.
Peut-être la lec-
ture toute nouvelle des documents mycéniens apportera-t-elle bientôt des lumières précieuses sur ces époques encore mal connues; mais d'ores et déjà on en sait assez pour illustrer l'existence de ces deux thalassocraties. Les fouilles des Cyclades ont si largement confirmé l'importance de la premiére qu'il n'y a plus lieu aujourd'hui d'insister sur ce point. Et, si les fouilles archéologiques permettent plutót de définir l'extension de la civilisation mycénienne que les pouvoirs du roi Ágamemnon, du moins les textes non grecs,
qui nous invitent à reconnaître dans l’Ahhiava son empire et, sur les tablettes de Boghaz-Koy, le nom d'Atrée,
attestent assez l'existence d'une puissance importante, entretenant des relations avec divers rois hittites et exercant un rayonnement réel au delà des mers.
Or, dans les deux cas, l'exceptionnelle clairvoyance de Thucydide se marque d'autant mieux qu'elle implique un désaccord avec Hérodote. Celui-ci, en effet, ne connaít, comme thalassocratie historique, que celle de Polycrate. Certes, il y a bien aussi Minos,
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
275
mais il appartient aux temps légendaires; quant à Agamemnon, il ne semble pas entrer à cet égard en ligne de compte: « Polycrate est en effet le premier des Grecs, à notre connaissance, qui songea à l'empire
des mers, — je laisse de cóté Minos de Cnosse et ceux qui avant lui, s'il y en eut, ont régné sur la mer, —
le premier, dis-je, du temps des hommes » (III, 122). Thucydide n'avait certainement aucune donnée de fait que n'eüt pas Hérodote. Il connaît, lui aussi, Minos, par la tradition et fournit méme moins de détails qu' Hérodote sur l'homme et sa parenté (I, 173). Quant à Mycènes, il pense que c'était une petite cité.
Mais l'interprétation différente qu'il donne des mémes sources mesure justement l'opposition de leurs points
de vue et de leurs méthodes : c'est, en effet, grâce à ses recherches que Thucydide a su déceler ce qui, dans la tradition, comptait; et ce sont elles qui, dans un cas comme dans l'autre, lui ont permis d'étre, à bon droit, plus affirmatif que ses prédécesseurs. Ce n'est pas porter atteinte à l'éclat de cette réussite
que de remarquer, néanmoins, quelques petits détails, par lesquels cette méthode révéle ses limites, ou ses risques. Thucydide n'y pouvait rien. Il ἃ été aussi prudent, aussi audacieux, que le comportaient le probléme qui se posait à lui et les armes dont 1l disposait. S1 parfois nous pouvons, aprés coup, le taxer d'inexactitude, c'est qu'en définitive la raison ne saurait à elle seule mener à sa perfection une telle entreprise. Critiquer, à la lumière des faits, les affirmations de l'Archéologie,
c'est donc,
dans
une
certaine
faire le procés du rationalisme en histoire.
mesure,
276
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
Thucydide n’a jamais versé dans une erreur sérieuse. Mais on peut dire que son exposé des faits risque, justement,
d’être
trop rationnel,
dans
la mesure
où
il procède à une sorte d'unification de l’histoire.
Même crétoise quelques Minos
dans la description des deux thalassocraties et mycénienne, la systématisation jette ombres légères. a bien eu une flotte; 1] a bien acquis la mai-
trise de la mer Égée. A-t-il « établi sa domination sur
les Cyclades (ἦρξε) et installé dans la plupart les premiéres
colonies
(οἰκίστης)
»?
Certes,
l'économie
cré-
toise, à laquelle les Cyclades furent soumises, ne pou-
vait s'exercer sans que la Créte s'assurát des gages et des avantages; la légende du Minotaure semble refléter le souvenir de quelque dure réquisition, et les
jarres innombrables de Cnossos suggèrent une prestation en nature. Mais on ne peut écarter le sentiment que
les
mots
conviennent
mêmes,
employés
par
Thucydide,
plutôt à la réalité athénienne
que
cré-
toise. Nous ignorons si celle-ci fut un empire; en tout cas, nulle part les restes minoens ne se montrent aussi
nombreux que dans le pays sans doute le plus indépendant, c'est-à-dire l'Égypte. On dirait que Thucydide n'a pu s'abstenir de préciser, de compléter, de projeter dans le passé l'image du présent. Le fait se marque méme à une petite curiosité de détail : Steup, observant que le début de la phrase relative à Minos (παλαίτατος ὧν ἀκοῇ ἴσμεν) ne va plus avec le
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
277
dernier membre, relatif aux Cyclades, qui est trop précis, en conclut que ce dernier membre est une addition tardive et maladroite ! : on peut en conclure plutôt que la pensée de Thucydide, en effet, se précise et l’amène à voir la première thalassocratie sous les traits d’un premier empire. — Peut-être même, par les προσόδους de la fin du paragraphe, faut-il entendre, en dépit de ce que dit Hérodote”, un véri-
table tribut *. Quoi qu'il en soit, le cóté « moderne » de la description est indéniable. Dans celle de la puissance exercée par Agamemnon, ce trait est encore plus net. L'ensemble des légendes que retient Thucydide s'organise selon des schémes d'allure récente: Átrée, comme un démocrate, sait
flatter le peuple (τεθεραπευκότα); et Agamemnon
méme,
lorsqu'il contient les autres
lui-
par la crainte,
selon l'interprétation si neuve et si réaliste de Thucydide, agit bien comme
comme un homme,
un chef d'État
du
v? siècle,
à l'ongine, égal aux autres, dans
1. Steup ajoute un autre argument: l'absence de l'explication (donnée plus loin) sur la piraterie exercée par les Cariens. I] n'en est que plus caractéristique de voir que Thucydide a tenu à préciser aussitót les formes de cette domination, sans entrer dans les détails, méme les plus opportuns. 2. Hérodote précise qu'aprés enquéte il n'a pas trouvé trace d'un tribut payé par les Cariens (I, 171). Il est vrai que, selon Thucydide (peut-étre parce qu'il ne les y trouvait plus chez Homère) les Cariens ne sont plus dans les îles; et quant à Hérodote, il ne prétend pas que nul ne payait de tribut à Minos et reconnaît que celui-ci s'était soumis de vastes territoires (ibid. : κἀτεστραμμέάνου
γῆν πολλήν),
3. Il peut s'agir aussi de commerce, Thucydide ne précise pas. Mais le commerce n'exigerait pas l'installation de ses propres fils comme souverains.
278
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
un monde où les gens auraient l'esprit libre de tout sauf de leur intérêt. Or, si la puissance d’Agamemnon est trés évidemment établie ', on a pu se demander si, à ce surcroît de puissance, ne s'ajoutait pas une autorité propre et particulièrement solennelle, celle-là méme qui le rend, comme 1] dit, βασιλεύτερος par
rapport à Áchille*. Nilsson et Ed. Meyer ont pensé que cet autre aspect, qui déjà se perd dans l'épopée, permettait d'y déceler le souvenir d'un systéme antérieur, comparable à celui des royautés teutoniques.
S'il en était ainsi, le réalisme de Thucydide risquerait presque d'avoir été trop réaliste, et d'avoir imposé au passé, avec trop de rigueur, les formes du présent.
Aussi bien reléverait-on
dans presque tous les cha-
pitres de l'Archéologie la méme tendance; et, dans la mesure oü son exposé en général peut préter à la
critique, centré
on lui reprocherait
sur la seule Áthénes
sans
doute
d’être trop
et trop prét à admettre
une progression tendant toujours vers un seul but.
Moins qu'à des erreurs, le premier trait risque de se marquer à des omissions; ou plutót — car Thucydide est encore trop rigoureux pour rien omettre d'important — il se marque dans l'importance relative qu'il attribue aux divers éléments de l'exposé. 1. Cf., dans l'Iliade méme,
outre
l'inégalité dont se plaint
Achille au chant A, des témoignages
comme À 185; 281; B 577;
580; I 97; Π 54. 2. 1 160; cf. Allen, The Homeric Catalogue, p. 65 sqq.
L'ENQUÊTE
I] ne s'occupe, compare
la liste
SUR
d'abord, des
LE
que
PASSÉ
279
de la Grèce. Si l’on
thalassocraties
qui
figure
chez
Eusèbe avec le résumé donné par Thucydide au paragraphe 13, on constate qu'à la différence d'Eusébe, Thucydide commence par Corinthe, mais néglige toutes les thalassocraties antérieures au vit? siècle, que relevait la
tradition:
Lydiens,
Pélasges,
Thraces,
Rhodiens;
Phrygiens, Cypriotes, Phéniciens, Égyptiens, Cariens. Sans doute, dans cette liste, tout n'est-il pas à retenir, et
beaucoup d'indications semblent ne provenir que d'un travail
tardif
et de
seconde main.
Mais
le fait que
Thucydide ait délibérément écarté tout ce qui n'était pas grec est cependant caractéristique. A l’intérieur méme du monde grec, il ne s'intéresse guére qu'à la péninsule, et au groupe des pays qui vivent une histoire vraiment commune. Assurément, il n'gnore pas la Sicile; mais chacune des mentions
qu'il en fait se présente sous forme d'un repentir et de facon plus ou moins
C'est ainsi
gauche.
qu'au
paragraphe
17,
parlant
de
la
tyrannie, il expose les raisons pour lesquelles les tyrans ne se livrérent à aucune grande entreprise: « 1] ne s'accomplit rien de notoire sous leur direction, hormis les actions les opposant à leurs voisins ». Et il ajoute: « ceux de Sicile arrivérent au plus haut degré de puissance » (ot γὰρ ἐν Σικελίᾳ ἐπὶ πλεῖστον
ἐχώρησαν δυνάμεως), tement
rattaché,
Le membre de phrase, semble
viser
une
maladroi-
exception‘.
Or,
1. On comprend parfois : « je ne parle pas de ceux de Sicile, car eux du moins... ». Ce sens atténuerait la gravité de l'omission
mais
parait
difficile
à
admettre:
le
y&p
d'omission
est
280
THUCYDIDE:
celle-ci est de des tyrans de d'expéditions est s1 sensible
HISTOIRE
ET
RAISON
taille, si vraiment toute la puissance Sicile se trouve ramenée à la mesure mineures contre des voisins. Cette gêne que certains ont voulu corriger le texte
de diverses façons, et que la plupart ont cru devoir,
purement et simplement, éliminer tout le membre de
phrase ! : l'objection relative à la Sicile se serait présentée, non pas à l'esprit de Thucydide, mais à celui d'un lecteur prompt à interpoler*. — Il parait cependant raisonnable de limputer à Thucydide et de considérer ce petit désaccord dans le texte comme révélateur de son orientation d'esprit. Áussi bien, un remords analogue se fait jour au chapitre suivant, lorsque, mentionnant lexpulsion des tyrans, Thucydide écrit que la plupart — « les derniers, à part ceux de Sicile » — furent chassés par Sparte. Ainsi, le domaine sicilien est en dehors, et, pour quelque raison, il semble
auxquelles courant,
mais
loin,
d'établir des règles générales
il constitue
de l'omission trop
possible
une
doit introduire,
exception,
normalement,
— exception une
justification
(je ne parle pas de ceux de Sicile, car ils sont
car
leur
puissance
fut
éphémére,
différent; non pas: car je devrais en parler!)
car
Nous
leur
cas
est
entendons :
« je fais cette réserve, car ceux de Sicile, évidemment...
»
1. Au lieu de ol γὰρ, Cobet propose μόνοι γὰρ ol, Parmi les partisans de la suppression, on peut citer Wex, Krueger, BóhmeWidmann, Van Herwerden, Stahl, Hude, Delachaux, Maddalena. 2. Celui-ci l'aurait tirée d'Hérodote III,
Classen, 125:
Steup,
« n'étaient
les tyrans qui régnèrent à Syracuse, aucun autre tyran hellénique ne mérite d'étre comparé à Polycrate au point de vue de la magnificence ». Mais Hérodote fait seulement allusion à des faits connus
le premier.
de tous, et, naturellement,
de Thucydide
tout
L'ENQUÉTE
SUR
LE PASSÉ
capitale, et cependant, pour le négligeable. Mais l'effort de simplification dide ne s'arréte pas là : méme à propre, il semble parfois laisser
281
propos de Thucydide, accompli par Thucyl'intérieur de la Grèce un peu dans l'ombre
tout ce qui concernerait plutót Sparte et la puissance
continentale. Déjà, dans
la fagon
dont,
au
paragraphe
15, il
déprécie l'importance des guerres et des dominations sur terre (« aucune guerre n'intervint qui ait apporté
quelque puissance; toutes celles qui eurent lieu étaient dirigées contre des pays limitrophes »), on peut remarquer qu'il omet la domination de Phidon sur le Péloponnése, et les guerres lacédémoniennes, d’où va sortir tout à coup, à 18. 1, la confédération du Pélo-
ponnése '. Cette omission peut surprendre au premier abord; elle se justifie à peu prés si l'on songe que Thucydide pense à l'importance de guerres comme la guerre du Péloponnése; pour qu'elle devienne pleinement compréhensible, il faut songer que c'est la puissance athénienne qui représente pour lui le type même de la grande puissance. Et l’on arrive ainsi à ce résultat que l'existence de Sparte se révèle soudain dans une parenthèse (18. 1 : ñ γὰρ Aaxksdaluov...),
Dans cette parenthèse, Thucydide doit remonter jusqu'à linvasion dorienne et présenter à son lecteur une forme de puissance nouvelle pour lui, puisqu'elle repose, non plus sur une flotte et de l'argent, mais sur l'ordre intérieur: « Il] y a, autant qu'on puisse 1. Cf. Gomme,
ad. loc. Pour d'autres omissions,
cf. Táubler,
Die Archaeologie des Thukydides, Leipzig, 1927, p. 83.
282
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
dire, quatre cents et quelques années entre la fin de notre guerre et le moment depuis lequel les Lacédémoniens observent le même régime; de là cette puis-
sance qui leur faisait régler les affaires des autres cités ». On dirait qu’au dernier moment Sparte a été soudain raccrochée à l’exposé, comme par hasard et en surprise, sans que rien ait préparé ou justifié sa prédominance. Celle-ci,
dès
lors,
peut
être
considérée
comme
acquise. De fait, l’on découvre bientôt qu’au moment des guerres médiques, les Lacédémoniens « l'emportent en puissance », puis, qu'avec les Áthéniens ils s'étaient «révélés les plus puissants, la force des uns étant sur
terre, celle des autres étant peut
conclure
sur une
maritime ». Et l'exposé
image
antithétique
des
deux
peuples qui vont bientót s'opposer l'un à l'autre. Encore n'est-il pas bien sür que la part de chacun des deux, dans cette conclusion, soit égale. On s'est demandé,
phrase.
en
Selon
effet,
de
les uns,
qui
parlait
la toute
derniére
le pronom
désigne,
conjoin-
tement, Áthéniens et Lacédémoniens, et le sens est: « Áussi leurs armements propres (à chacun) se trouvérent-ils, au seuil de cette guerre, dépasser ce qu'avait représenté le plus haut épanouissement qu'ils aient
connu au temps où leur alliance était encore intacte. » Selon d'autres, il ne s'agit que des seuls Athéniens, plus forts, à eux seuls, qu'ils ne l'étaient auparavant,
lors
du
plein
épanouissement
de
leur
hégémonie ‘.
1. En faveur de la première interprétation, on peut citer: Classen, Grote, Herbst, Croiset, Delachaux, Taübler, Gomme, Maddalena; en faveur de la seconde: Stahl, Steup, Forbes,
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
283
À vrai dire, seule la première interprétation s’accorde avec le mouvement
du texte; elle coïncide,
en effet,
avec l’idée générale exprimée au début de l’Archéologie, selon laquelle la guerre du Péloponnèse est plus importante
que
celles qui l’ont précédée,
parce
que
« les deux peuples » l’ont abordée en se trouvant « dans le plein épanouissement de toutes leurs forces ». La dernière phrase ferait. ainsi écho à la première, et la rigueur que Thucydide montre dans tout cet exposé se reconnaîtrait à ce nouveau trait. Si l’on a hésité,
c'est qu'inversement, du point de vue historique, la phrase s'appliquerait mieux à Athènes seule. C'est surtout elle qui s'est développée jusqu'à la guerre; et Thucydide le sait parfaitement: dans un autre passage, traitant plus directement d'Athénes, il oppose ses progrés à l'inertie de Sparte (118. 2). Cela est si vrai que, méme lorsqu'il parle des deux cités, dans l'Archéologie, il est manifeste qu'il pense surtout à Athènes: à la fin du paragraphe 18, il leur prête à toutes deux des progrés, mais il explique qu'elles les firent « traitant puis guerroyant, soit entre elles, soit avec leurs alliés dissidents », explication qui, de toute évidence, convient mieux au cas d'Athénes
qu'à celui de Sparte. Peut-étre en est-il de méme ici. En tout cas, quelle que soit l'interprétation adoptée, Hauvette, Marchant. A l'intérieur méme de ces deux systèmes d'explication, on peut varier sur la facon de comprendre τῆς ξυμμαχίας (alliance entre Sparte et Athènes
— groupe des alliés
de Sparte et Athènes — groupe des alliés d'Athènes) et méme sur celle de comprendre μετά (avec l'apport de — au temps où ils avaient) : six solutions différentes ont, en fait, été présentées.
284
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
il est certain que la pensée d'Athènes, dans la phrase, l'emporte : ou bien c'est d'elle seule que Thucydide entend
parler,
ou
bien,
si c'est
des
deux
cités,
cet
équilibre n'est qu'apparent, et ce qui devrait étre une réflexion d'ordre général dévie involontairement dans le sens athénien. Il semble donc que, pour retracer cette évolution si cohérente et systématique, Thucydide ait, en somme, plus ou moins consciemment, élagué et écarté tout ce qui risquait d’être extérieur au système. Ce n'est pas un hasard si, au paragraphe
12, il présente de la
colonisation en Asie une image simplifiée, omettant tout ce qui n'est pas la colonisation ionienne, et, dans la colonisation ionienne, tout ce qui n'est pas d'origine athénienne : tel est bien le mouvement par lequel il sacrifie tout ce qui ne se rattache pas à son centre d'attention principal. Au delà de ce qui prépare la thalassocratie athénienne, il n'arréte son regard ni sur le systéme lacédémonien, ni, encore moins, sur les États situés aux limites du monde grec, ni, à plus forte raison, sur les États non grecs: tout se passe
comme si, profondément pénétré des doctrines sur la thalassocratie que venait d'élaborer la démocratie athénienne, Thucydide, pour rechercher dans le passé la formation des puissances, se conformait à un schéma et se limitait à un cadre, tous deux définis par ces doctrines.
Cette simplification et cette unification se retrouvent dans le mépris
où 1] tient les
barbares.
La méthode
comparatiste, sur laquelle il insiste tant, consiste à identifer les Grecs d'autrefois avec les barbares
L'ENQUÉTE
contemporains,
comme
définition,
retard
en
SUR
si
LE PASSÉ
les barbares
sur
les
Grecs;
285
étaient, et
par
certaines
remarques ne s'appliquent guére à des pays comme l'Égypte ou la Perse : c'est ce que note A. W. Gomme à propos de 6. 1 (« vivre sous les armes était une habitude constante, comme
chez les barbares »).
Ce point de vue risque d'expliquer certaines opinions de détail, peut-être discutables. C'est ainsi qu'à ses yeux le χιτών est passé d'Athénes en Ionie: aux yeux d'Hérodote, ce vétement venait d'Ionie et était méme, à l'origine, carien; et cette hypothése s'accorderait avec l’origine sémitique du mot, comme avec le fait que le lin est une culture d'Asie !; mais Thucydide n'est pas un voyageur assez curieux de détails concrets pour s'étre fait ainsi une idée sur la question, et sa raison, qui n'a aucun motif d'imaginer des influences asiatiques, le porte plutót à voir dans ce qui est grec, et surtout athénien, le principe de ce que
l'on voit. ailleurs. Une seule histoire l'intéresse : celle qui mène de la barbarie ἃ l'empire athénien. * +
+
De la sorte, parce qu'il est trop centré et trop un, l'exposé se simplifie aussi dans ses lignes. Non seulement il laisse dans l’ombre le fait que d’autres civi4. En définitive, d'ailleurs, quoiqu'il s'agisse d'Athènes, c'est bien en Asie Mineure que l’on nous parle d’abord des "Ἰάονες ἑλκεχίτωνες (Iliade, N, 685). C'est pourtant ce dernier témoignage qui a pu guider Thucydide.
286
THUCYDIDE:
hsations
HISTOIRE
coexistent : il néglige
ET
RAISON
également
que,
dans
une certaine mesure, elles se succèdent. Et, en écartant les influences extérieures, il écarte bien davantage les hauts et les bas, les fins et les recommencements.
En particuher, il ne permet nullement de deviner ce que les fouilles ont révélé, c’est-à-dire les hauteurs atteintes par la civilisation crétoise et la chute qui suivit la fin de l’époque mycénienne.
De la façon dont il présente les faits, il y a d'abord l'instabilité et la piraterie, puis le progrès marqué par Minos.
Mais
pouvait-il
se douter
de
ce
que
fut
ce
progrès? S'il avait connu, comme nous, les fastes de la Crète, aurait-il pu dire, au paragraphe 6, que les Athéniens furent les premiers à déposer les armes, que
rendait
nécessaires
l'existence
de
la piraterie?
S'il
avait connu, comme nous, les ports de la Créte!, aurait-il, sans réserve, donné les villes maritimes
comme postérieures aux villes de l'intérieur? Ces deux erreurs
—
si erreur n'est
pas
un
mot
trop
fort
—
s'expliquent par la facon méme dont il se représente l’évolution théorique. En réalité, les découvertes archéologiques ont montré qu'à l'époque minoenne le commerce était florissant dans la mer Égée, et qu'in1. Déjà pour la Grèce propre, bien qu'il ne s'agisse pas de grands centres on pourrait citer des établissements anciens en bordure de la mer: ainsi à Brauron, Éleusis, Épidaure, Nauplie. Mais surtout, en Créte, les ports abondaient: ainsi Mochlos, Pseira, Zakro, Palaikastro; si Cnossos est à 5 km de la mer,
Mallia n'en est séparée que par une mince bande de pays, habitée à l'époque minoenne, et Gournia est dans une petite vallée largement ouverte à la mer.
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
287
versement la fin de l'époque mycénienne et l'époque de linvasion dorienne — si mal connues qu'elles soient — furent marquées par des désordres, qu'accompagna certainement un renouveau de la piraterie. « Les
xi& et x? siècles », écrit A. W. Gomme à propos de 12. 3, « furent, à en juger par leurs restes matériels, une époque de pauvreté et de désordre, bien moins civilisée que les siécles précédents, avec trés peu de ces libres communications entre les différentes régions,
qui sont si caractéristiques de la fin de l'áge du bronze ». Mais comment Thucydide pourrait-il se faire une idée de ces modifications successives? N'utilise-t-il pas, pour prouver l'existence de la piraterie avant Minos ' des textes empruntés à Homère? Son exposé implique une évolution à peu prés constante, menant de la piraterie au commerce, évolution dans laquelle les progrés successifs, sans étre 1mmédiatement acquis et généralisés, préparent du moins la suite et ne s'en différencient pas profondément. On
peut
méme
se demander
dans
quelle
mesure
une telle progression n'est pas, d'un bout à l'autre, admise par Thucydide. Elle existe, en tout cas, 'dans chacun des deux groupes de chapitres allant, l'un, des origines à la guerre de Troie, l'autre, de la guerre de Troie à l'époque moderne.. Entre ces deux groupes, l'enchainement est plus discutable. Et selon que l'on y voit une suite ou un recommencement, la structure 1. Il semble que, d'aprés lui, la piraterie fut un usage constant jusqu'aux thalassocraties modernes, usage qui décrut progressivement, de façon plus ou moins régulière (sur la régularité, cf. ci-dessous]. 19
288
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
de l'exposé, et du méme coup celle de l'histoire, apparaissent sous un jour assez différent. Il n'est pas douteux, évidemment, que la guerre de Troie constitue la fin d'une époque et le début d'une autre. C’est méme probablement à la distinction
entre ces deux époques que correspond l'expression de 1. 2, juxtaposant « la période antérieure et les époques plus anciennes encore » (τὰ γὰρ πρὸ αὐτῶν καὶ
τὰ ἔτι παλαίτερα). De toute manière, la période allant jusqu'à la guerre de Troie appartient au domaine de la légende, et Thucydide s'y fonde sur le témoignage
des poétes; la et les faits y est d’ailleurs puisque, dés précise que ce précédant
période suivante appartient à l'histoire sont datés avec précision. La coupure bien marquée dans l'exposé méme, le début du paragraphe 3, Thucydide qu'il va dire vaut pour toute la période
la guerre
de
Troie
(πρὸ γὰρ x&v Τρωικῶν):
il rappelle ce « terminus » à la fin du méme paragraphe et à la fin de 8, puis insiste sur l'expédition contre Troie jusqu'à la fin du 11; aprés quoi, une transition appuyée marque le début d'une nouvelle période ἐπεὶ kal μετὰ τὰ Tpotká...?,
En fait, on ne saurait être
surpris de retrouver là une distinction fort naturelle aux historiens et souvent admise par eux ?. 1. La migration des Béotiens en Béotie et l'invasion dorienne sont les deux premiers faits datés et aussi les deux premiers mentionnés aprés la guerre de Troie. 2. Cette coupure figure dans les analyses, d'ailleurs différentes, données par les scholies à 4 et 12. Son importance a été contestée par Classen et Steup, mais reconnue par Schadewaldt et E. Täubler (op. cit.). 3. Cf. Diodore IV, 1: « Éphore de Cumes, disciple d'Isocrate,
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
289
Bien au contraire, on a parfois voulu lui préter une
importance plus grande encore:
E. Täubler a ainsi
entrepris d'étabhr que toute la seconde partie reprenait la premiére, et qu'en particulier le paragraphe 12 reprenait trés exactement le paragraphe 2. Le fait est que les parallélismes sont singuliers.
Comme
le paragraphe 2, le paragraphe
12 traite de
l'instabilité : à μεταναστάσεις de l'un correspond μετα-
νίσταντο dans l'autre; et à où πάλαι βεβαίως du premier
μόλις τε ἐν πολλῷ χρόνῳ... βεθαίως dans le second. Comme au paragraphe 2, cette instabilité fait obstacle au développement de la Grèce : à μὴ ὁμοίως αὐξηθῆναι de l’un correspond
μὴ ἡσυχάσασα αὐξηθῆναι dans
l’autre.
Enfin, comme au paragraphe 2, l'idée de cette instabilité amène un aperçu conduisant jusqu'à la colo-
nisation : à ἀποικίας ἐξέπεμψε de l'un correspond, trés rigoureusement,
Faut-il
ἀποικίας ἐξέπεμψε
donc
croire
que
dans l'autre.
Thucydide,
loin
d’être
insensible à la chute qui marque la fin de l'époque Mycénienne, en a si fortement pris conscience qu'il a fait recommencer
son histoire à cette chute, intro-
duisant ainsi tout ce que l'on a appelé le Moyen Age grec entre la fin du paragraphe 11 et le début du paragraphe 12? Un examen plus approfondi du texte suggére une autre explication.
D'abord, il importe de ne pas trop se laisser arrêter ayant entrepris d'écrire une histoire universelle passe sous silence tout ce qui tient à la mythologie ancienne, et il ne commence
son ouvrage
qu'au retour des
aussi Callisthéne et Théopompe... »
Héraclides.
De méme
290
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
aux parallélismes. Que les thèmes reviennent ne saurait surprendre: on a tenté d'établir ici que c'était au contraire la régle constante dans toute l'Archéologie. De plus, si l'on veut y regarder de prés, on s'apercoit que, par exemple, la colonisation du paragraphe 2 ne fait écho à celle du paragraphe 12 que
parce que c'est la méme: elle ne figure au début que par allusion, par anticipation, dans une remarque sur le développement d'Athénes.Les parallélismes qui se rencontrent ici ne sont donc pas trés différents des
autres ! et il ne faut pas conclure trop vite du retour dialectique d'un théme au retour en arriére de l'histoire. Une
telle
explication
est,
en
effet,
difficilement
conciliable avec l'ensemble du texte. Rien n'y marque le
recommencement,
tout
la
continuité:
au
para-
graphe suivant, parlant de l'acquisition de la richesse, Thucydide dit, non pas que la Gréce s'occupait à nou-
veau de l'acquérir, mais qu'elle s'en occupait « encore. plus qu'auparavant ». Et dans le paragraphe 12 luiméme, il n'est que de voir les mots d'introduction : ce sont ἐπεί et καί ?; ἐπεί lui donne incontestablement une valeur causale, et καί marque non moins incontes-
tablement
l’idée
d'une
continuité.
S'il. avait
voulu
marquer l'idée d'un recommencement, il n'aurait pas écrit ἐπεί, et, au lieu de καί, il aurait écrit αὖθις ou 1. De méme,
dans la suite, les deux évolutions
que Täubler
met en paralléle ne coincident qu'à peu prés. 2. De
méme,
pour
les mots
de
conclusion:
πάντα
δὲ ταῦτα
ὕστερον τῶν Τρωικῶν ἐκτίσθη semble bien indiquer qu'à l'époque de la guerre de Troie (avant, pendant, juste aprés) de telles installations eussent été impossibles.
L'ENQUÉTE
SUR
LE PASSÉ
291
τιάλιν ; ou du moins on trouverait bien l'un ou l'autre
de ces mots quelque part dans l'exposé.
Ceux qu'il emploie s'expliquent au contraire de la facon la plus claire si l'on veut bien considérer le mode
d'argumentation
qui préside
à la composition
de l'ensemble. Le texte, en effet, n'est pas un
récit; et, par-delà
tous les raisonnements dont on a pu retrouver la présence au cours de l'exposé, il en est encore un, le dernier, qui n'est peut-étre pas le moins hardi, et qui commande la démonstration en général. Ce raisonnement consiste à prouver chaque fois l'infériorité
d'une
époque
par les progrés
qui furent
accomplis ensuite. Sans doute Thucydide donne-t-il, au début, quelques indications directes sur la faiblesse de la Gréce aux époques tout à fait anciennes; mais,.dés
la
fin du
paragraphe
3, il mentionne
les
progrès qui durent être accomplis jusqu'à la guerre de Troie: et les chapitres qui suivent servent à en prouver l'existence: « Cette expédition méme ne les réunit qu'à un moment oü l'usage de la mer était déjà plus développé. Minos, en effet... ». Cette fonction de l'exposé est rappelée à deux reprises: au moment
oü l'on atteint la guerre de Troie (8. 4: « Et ces conditions étaient encore plus marquées lorsqu'eut lieu, dans la suite, l'expédition de Troie »), et au moment oü l'on s'appréte à en apprécier l'importance (9. 5: « Or cette expédition doit nous donner quelque idée sur ce qui précéda »). Les caractères propres
à
la
Grèce
ancienne
se
déduisent donc des progrés accomplis entre l'époque
292
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
la plus reculée et la guerre de Troie. Mais 1] en est de même dans la suite. La guerre de Troie n’est en effet qu'un relais: Thucydide déclare qu’elle fut plus importante que les précédentes, mais inférieure à celles d’aujourd’hui (10. 3); et, pour le prouver, 1] montre d’abord ses limites par une analyse directe (10 et 11),
puis,
exactement
comme
auparavant,
il
y joint une preuve tirée des progrès restant à accomplir (12 : ἐπεὶ καὶ μετὰ τὰ Tpoié...),
dont
l'énoncé
com-
mence au paragraphe 13. Encore cet exposé ne le mènera-t-il pas jusqu’à l'époque moderne, puisqu'il aboutit, lui aussi, à la
fin du paragraphe 17, à lidée de nouveaux progrés à accomplir: « Voilà comment toutes sortes de raisons retinrent longtemps la Grèce... Puis... ». Le raisonnement consiste donc toujours à caractériser ce qui précéde par un contraste avec ce qui suit, faisant ainsi alterner, pour chaque période successivement, le point de vue positif et le point de vue négatif. L'époque ancienne est jugée par l’œuvre de Minos et celle d'Ágamemnon — les infériorités de la guerre de Troie et les années suivantes apparaissent par la considération du développement maritime qui suivit — et ce développement méme est ramené à ses justes proportions d’après les derniers progrès
accomplis à l'époque moderne. Ce raisonnement
est d'ailleurs si naturel à Thucy-
dide que l'on en trouve le reflet à l'intérieur méme de la démonstration. En particulier, l'histoire du développement maritime est à deux reprises interrompue par une conclusion restrictive, montrant que l'on
L'ENQUÉTE
SUR
LE
PASSÉ
293
n'en était pas encore à l'époque moderne: on
voit
que
ce
développement
à 14. 1,
comportait
encore
(ἔτι) peu de triéres !; ceci amène l'histoire du développement des triéres; et, de nouveau, à 14. 3, on voit
le caractère à la fois tardif et retardataire (οὕπω) des principales
flottes
grecques,
à commencer
par
celle
d'Athénes *. Le
sentiment
de
cette
progression
de
l'histoire
explique diverses particularités du texte et permet peut-être de justifier le tour pris ici par l'exposé. On s'est étonné, en effet, que l'Archéologie descende si bas dans le temps. Thucydide rappelle et à l'introduction et à la conclusion la difficulté qu'il avait à enquéter sur ces faits mal connus: méme en corrigeant la premiére phrase?, on doit encore expliquer comment Thucy-
dide peut grouper sous une' conclusion qui traite des « faits anciens » (20. 1: τὰ παλαιά) et rappelle la diffi1. Et Thucydide, comme dans la première partie, prend bien soin de rappeler, au moment oü s'achéve ce premier progrés, que sa fonction est de mieux mettre en lumiére l'insuffisance
de l'époque précédente;
et de méme
que l'énoncé des progrés
menant à la colonisation se terminait par le rappel: πάντα δὲ ταῦτα ὕστερον τῶν Τρωικῶν ἐκτίσθη, de méme l'énoncé des progrés
maritimes est accompagné
du
rappel: πολλαῖς γενεαῖς ὕστερα
γενόμενα τῶν Τρωικῶν.
2. Le ὄψετε de 14. 3 joue le même rôle par rapport à l'argumentation que les indications de 3.5 ; 12. 4 et 14. 3. 3. Sur les corrections ,proposées pour τὰ γὰρ πρὸ
αὐτῶν,
cf. note complémentaire de notre édition; nous avons admis
que
l'on pouvait conserver le texte, en considérant que le membre de phrase relatif à la diffculté d'information se rapporte surtout à τὰ ἔτι παλαίτερα
qui suit.
294
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
culté de l'information (21), un exposé allant, en fait, jusqu'à l'époque contemporaine. Méme en admettant qu'il pense surtout à la période héroique et à la guerre de Troie, le décalage reste, malgré tout, un peu gros. Steup l'a bien senti et en a conclu que les paragraphes 18 et 19 ne sont point là à leur place *. Ceci serait vrai, si ces paragraphes étaient donnés, dans le texte, comme appartenant directement au
sujet, à la thèse. Mais, si l'on observe la façon dont ce texte est construit, 1] devient évident qu'ils y jouent un róle, en quelque sorte, indirect. Ils servent de preuve pour l'époque de la tyrannie, qui elle-méme
sert de preuve pour l'époque antérieure, et ainsi de suite. Ils appartiennent à la démonstration, non à la thése démontrée.
sur la période donné
plus
Aussi bien, le véritable jugement
à laquelle
loin,
de
ils se rapportent
façon
directe:
on
sera-t-il
le trouve
au
paragraphe 23. Eux-mémes ne servent que de témoignage
pour
une
époque
autre.
La dernière des apparentes bizarreries de l'Archéologie sert donc ainsi, à son tour, à attirer notre atten-
tion sur le dernier des raisonnements qui en forment l'armature. C'est peut-être le plus naturel de tous, mais c'est aussi le plus dangereux. En effet, 1] implique qu'en l'absence de renseignements contraires, on
préte à l'histoire une progression allant toujours dans le méme
sens. Celle-ci peut connaitre des oscillations,
des moments
privilégiés, puis des périodes d'attente
1. « Hieraus ergiebt sich mit Notwendigkeit, dass die c. 20 und 21 nicht immer durch c. 18 und 19 von c. 17 getrennt gewesen
sein kónnen
».
L'ENQUÉTE
ou méme
SUR
LE
PASSÉ
295
de régression; Minos avait détruit la pira-
terie : les Corinthiens la détruisent à leur tour. Mais,
dans l'ensemble, et à ne considérer que les grandes lignes, elle évolue dans une direction unique. Sans doute une telle représentation est-elle la plus normale; et, lorsque l'esprit n'a point de références assez nombreuses, il est légitime qu'il trace entre les points connus la courbe la plus simple possible. Pour-
tant, moins les faits dont il s'agit sont bien établis, moins une telle attitude est prudente: la disposition d'esprit qui suscite ce manque de prudence est le rationalisme. Hérodote, qui n'était pas trés curieux d'établir de grandes lignes d'évolution, ayant pour guide sa seule curiosité et pour source d'information ses seules enquétes, s'était fait, à coup sür, une idée de
l'histoire assez différente; le préambule de son œuvre s'achéve, en effet, sur ces mots : « Et j’avancerai dans
la suite de mon récit, parcourant indistinctement les grandes cités des hommes
et les petites; car, de celles
qui jadis étaient grandes, la plupart sont devenues petites; et celles qui étaient grandes de mon temps étaient petites autrefois; persuadé que la prospérité humaine ne demeure jamais fixée au méme point, je ferai donc mention également et des unes et des autres ».
Thucydide, certes, ne prétendrait pas le contraire; 1] sait que l'histoire connaît, pour chaque cité, des hauts
et des
bas;
i| n'ignore
pas
que
Mycénes
fut
puissante et imagine aisément la fin des deux puissances lacédémonienne et athénienne. Toutefois, tandis
que l'histoire d'Hérodote ouvre sur le sentiment cette diversité imprévisible, celle de Thucydide
de se
296
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
situe, dès l’abord, à un niveau assez général pour admettre une continuité: en considérant non plus telle ou telle cité mais la Grèce, non plus tel ou tel
événement mais les conditions matérielles d'existence et de puissance, il écarte d'emblée la diversité au profit de l'unité. — Comment avec sa seule raison aurait-il pu remonter jusqu'à ce qui, par nature, échappe à cette dernière? * »
+
Les critiques que l'on peut faire à la reconstitution de Thucydide se raménent donc toutes à une seule; et c'est 16 méme rationalisme qui touche au passage tel ou tel terme d'une lueur trop moderne, qui choisit, s'oriente, fait la lumière où il lui plaît, endigue, canahse, estompe l'éclat des civilisations barbares ou la différence entre le rayonnement crétois et l'obscurité
de la période post-mycénienne. Cependant
le total de ces critiques reste bien peu
considérable. La seule objection réelle concernerait justement cette absence de différence entre les moments successifs de l'évolution. Mais, s'il est vrai que Thucydide pouvait ne pas suggérer — ou laisser supposer —
une continuité sur laquelle il n’était pas renseigné, il lui eüt été en tout cas impossible de deviner une diversité
sur laquelle 1] ne l'était pas
plus.
La
pire
des critiques reste donc négative. Elle porte sur une lacune; elle décéle une impossibilité. Avec quelques renseignements de plus, Thucydide ne s'y füt point exposé.
L'ENQUÉTE
SUR
LE PASSÉ
297
Autrement dit, la nature méme des critiques montre que, si la méthode de Thucydide ne pouvait, à elle seule, lui permettre de reconstituer un réel sur lequel il n'avait pas elle devait étre enquête venait tout le reste de avec la rigueur περὶ ἑκάστου
de données suffisantes, inversement souverainement valable dés qu'une la compléter, et en particuher dans l’œuvre, où cette enquête a été menée que l'on sait: ὅσον δυνατὸν ἀκριβείᾳ
ἐπεξελθών͵
C'est parce qu'elle agit seule, et sans grande infor-
mation, que la raison rencontre ici des périls, qu'elle ne rencontre pas ailleurs. C'est aussi pour cela qu'elle se présente ici sous une forme
si insistante.
Précisé-
ment parce qu'elle est seule à la tâche et qu'elle risque de ce fait une aventure neuve et rare, elle donne ici libre cours à toutes ses possibilités, à toutes ses res-
sources; et elle ne craint pas d'en affirmer hautement lexistence. Le texte accumule les raisonnements et les recherches méthodologiques : c'est bien ce qui lui donne son prix, ce qui fait de lui, en un sens, un si
noble témoignage; c'est aussi, du moins nous en a-t-il paru ainsi, ce qui explique toutes ses bizarreries et ses difficultés. Mais
si, par
ce double
trait, l'Archéologie
diffère
du reste de l’œuvre, il faut bien reconnaitre que la différence est, en définitive, seulement de degré. Les raisonnements sont plus neufs, plus nombreux; mais le principe se retrouve ailleurs. On a vu, en effet, dans les chapitres précédents que, pour construire son récit, Thucydide choisit de faire apparaitre des rapports, des lignes d’explication, des enchaînements.
298
THUCYDIDE:
HISTOIRE
ET
RAISON
La relation des récits aux discours et des discours entre eux ne fait assurément que renforcer ces lignes d'explication et leur donner plus de rigueur. Mais dans le choix même de ces lignes, comment Thucydide pourrait-il procéder, sinon de la méme facon que dans l'Archéologie? Quand il expose les causes de la guerre, 1] fait apparaitre des facteurs, dont l'Archéologie recherche à grands traits les origines dans un passé insuffisamment connu: la présence de détails nombreux rend la méthode plus süre mais non pas autre dans son principe; elle éclaire le choix mais ne le supprime pas. Et l'exposé, qui rencontre, chemin faisant, tous les relais de l'exactitude, reste pourtant la construction, l'hypothése, la démonstration de Thucy-
dide. L’Archéologie
révèle
donc,
à une
puissance
supé-
rieure et comme intensifiés, les traits qui caractérisent le procédé et le tour d'esprit propres à ThucydideCelui-ci
à son tour
présente
à une
puissance
supé-
rieure ceux qui caractérisent l'histoire en général. S'il en est ainsi, ce court texte, avec ses bizarreries, ses audaces et ses lacunes, peut représenter comme la
pointe extréme du genre historique dans cette direction, au moment
où, tendant
à réduire
entièrement
l’objet à ses lois, la raison arrive à projeter enfin, dans un supréme effort, une image entre toutes nette
et éclatante — une image d'elle-méme.
CONCLUSION
Plus on considère de près l’œuvre de Thucydide et plus
sa structure
révèle
une
organisation
subtile.
Il
semble qu'aucun mot n'y soit mis au hasard; partout, les actions s'organisent en ensembles cohérents, les hgnes se précisent, les projets sont confrontés avec les réalisations; les arguments s'aiguisent, se retournent, dégageant peu à peu un jugement rigoureux; les raisonnements s'entrelacent au service d'une vérité,
dont on ne sait plus dire s'ils la découvrent ou s'ils linventent. Or, ces procédés divers ont toujours pour objet de faciliter la transposition par laquelle, de proche en proche, tout prend un sens, chaque élément
venant
s'insérer
dans un
systéme
clair
de
relations intelligibles, oà le comment et le pourquoi s'inscrivent
avec une égale
précision.
Cependant, ce caractére dominant ne doit pas faire oublier que l’œuvre de Thucydide reste avant tout une histoire. Et le plus grand mérite de la transposition qu'il effectue est précisément qu'elle puisse ainsi se faire dans le cadre d'un récit, sans y rien forcer ni fausser. La rigueur, en effet, n'exclut ni la couleur, ni la souplesse. Dans les récits de Thucydide, il y a des étres, des faits, des gestes, tous bien individuels.
300
Les
THUCYDIDE :
cadres
prévus
HISTOIRE
pour
l'exposé
ET
RAISON
s'adaptent
au
gré
des circonstances. Telle bataille n'est pas racontée comme telle autre, ni tel discours composé comme son
voisin. Et, surtout, jamais on ne passe du récit à la démonstration, du fait isolé à la loi générale. Le récit prend une évidence de démonstration, le fait isolé suggére la répétition possible; mais Jamais Thucydide n'affirme rien lui-même; jamais, par conséquent, il ne risque de dire trop. L'intelhgibihté absolue est la limite vers laquelle, à ses yeux, doit tendre l'histoire, mais qu'elle ne prétend pas, pour autant, pouvoir jamais atteindre.
Et ce double caractére de l'euvre historique, de l'historia rerum gestarum, peut aussi définir son attitude à l'égard du développement historique, des res gestae. Certes, toute l'euvre de Thucydide implique son caractère rationnel. Les relations qu'étabht son récit existent sans doute à ses yeux entre les faits eux-mémes, indépendamment de la pensée qui les saisit. Quand il dégage avec rigueur un système exhaustif de causes et de conséquences, il admet, évidemment, que le réel était régi par ces enchaînements. On peut méme dire plus. Car les éléments, qu'il s'efforce de classer,
ne viennent pas, comme par surprise, exercer un rôle que l'on puisse seulement constater. Áutant que possible, Thucydide leur fait une place dans un ensemble dialectique. I} indique dans quelle mesure on pouvait à l'avance en faire le compte, en prévoir l'action, en utiliser ou en corriger l'intervention. Et, pour cela,
il admet
qu'il puisse
exister un certain
nombre
de
CONCLUSION
301
règles, de constantes, auxquelles doivent normalement obéir. La question de savoir dans quelle telle que la conçoit Thucydide, est à ces régles, impliquerait une étude moins une double remarque peut ici Tout d'abord, il est évident que
les
événements
mesure l'histoire, même de dégager spéciale. Néanêtre formulée. Thucydide tend
à les retrouver le plus possible. Ses discours sont tout émaillés de considérations générales, depuis les sen-
tences, dans leur banalité, jusqu'aux grandes analyses politiques.
Le récit reçoit le soutien
de ces analyses;
en outre, il contribue, par sa teneur même, à dégager
des relations générales, puisque, en étant retracés dans leurs lignes essentielles et rattachés à leurs causes les plus profondes, les événements prennent d'euxmêmes valeur d'exemples, et que leurs enchaînements deviennent susceptibles de répétition. Une méme nécessité politique donne son unité à une large série
de
faits;
une
méme
difficulté
stratégique
explique
toute une série d'événements militaires; sans compter
qu'un méme caractére se retrouve dans toute l'évolution de la Gréce aux époques anciennes. Le devenir humain a donc des lois; et il est possible de trouver,
entre ses diverses crises, des parentés, qui prétent au classement et sont susceptibles de fournir à l'action de meilleures bases. Cependant, si, par ces traits, le récit de Thucydide semble parfois s'orienter vers une sorte de sociologie, il est bien évident aussi qu'aucune de ces régles
ne
prétend
enchainements
jamais qu'il
atteindre dégage
à
Jl'universalité.
peuvent
correspondre
Les à
302
THUCYDIDE : HISTOIRE
ET
RAISON
une probabilité — qu'il n'a méme pas franchement formulée: ils ne sauraient en tout cas prétendre à plus. Ils ne permettent donc à aucun degré de prévoir l'avenir, ni l'avenir lointain, ni l'avenir proche, ni méme l'issue de telle situation, qui, éventuellement, rappellerait les conditions réunies dans le récit. Le
hasard des concomitances et la liberté des individus conservent toujours leur rôle. Et méme les conditions les plus durables (comme celles que met en lumiére l'Archéologie) n'ont aucune raison de ne pas changer
un jour. Il ne faudrait pas en conclure que la raison, si souveraine à l'égard du passé soit, à l'égard de l'avenir,
dépourvue
d'efficacité.
Elle ne peut
le connaître
ni.
le prévoir, mais elle peut y collaborer. Méme si elle n'est pas süre du résultat, elle doit, semble-t-il, s'efforcer d'utiliser tous ses moyens en vue d'une action
plus éclairée. C'est du moins ce qui ressort avec éclat de l'euvre de Thucydide. Car, en se livrant à des analyses si rigoureuses aprés coup, il enseigne assurément à s'y livrer avant d'agir. Toute son histoire n'est méme, en somme, qu'une série d'expériences,
par où se fait le départ entre des calculs plus ou moins justes; elle admet l'existence d'une intelligence et politique et militaire, capable de réduire dans une large mesure la part de l'incertain. Et c'est bien aussi le sens des belles déclarations que fait Périclés dans l'Oraison funèbre lorsqu'il affirme la valeur de la discussion : « la parole n'est pas à nos yeux un obstacle à l'action: c'en est un au contraire que de ne s'étre
pas
d'abord
éclairé
par
la parole
avant
d'aborder
CONCLUSION
303
l’action à mener» (II. 40. 2). Et Diodote reprend plus tard la même idée : « Quiconque prétend que les paroles
n'éclairent pas les actes est ou sot ou intéressé; 1] est sot s'il croit qu'il y ait un autre moyen de s’expliquer sur ce qui est à venir et incertain » (III. 42. 2). Mais ces raisonnements mêmes, dont on aura ainsi discuté,
peuvent toujours être surpris; Périclès, qui est, dans toute l’œuvre, le plus admirable exemple d’un homme sachant raisonner sa politique et calculer toute sa conduite, finit pourtant par un échec; et cela ne leüt point tellement surpris, car c'est lui aussi qui rappelle: « l'événement qui intervient peut à l'occasion prendre un tour non moins imprévu que les dispositions mémes de l'homme; c'est bien pourquoi, dés qu'une chose déjoue le raisonnement, nous avons pour coutume d'incriminer le sort » (I. 140. 1). Dans sa fagon d'envisager l'action comme dans sa méthode historique, Thucydide montre donc les mémes tendances conjuguées: 1} place avant tout le reste les droits de la raison et tend par tous les moyens
à les assurer autant que possible; mais la foi méme qu'il apporte à le faire est d'autant plus digne d'admiration qu'à aucun moment, dans aucun domaine, 1] n'oublie pour cela leurs limites.
20
INDEX
I.
PASSAGES CITÉS
OU
DE
L'ŒUVRE
COMMENTÉS
Note justificative. —
Deux
DANS
DE
THUCYDIDE
CET
OUVRAGE.
chapitres, le chapitre 1 et le cha-
pitre 1v, reposent sur le commentaire détaillé de quelques paragraphes de l’œuvre de Thucydide: aucun index de détail n'a été établi à propos de ces paragraphes, dont l'analyse revient de page en page. Ils sont, dans !& liste ci-dessous, marqués d'un
astérisque. Les indications en caractéres gras renvoient, d'une facon générale, aux études suivies consacrées à un passage.
Livre *1I-21 ....... 82 .......... 22.1.........
I.
82.2......... 22.4......... 42.1......... 32.8-b ...... 82.5......... 84.1... ...... 96.4-b ...... 7.2........ (|. 47.4......... 88 .......... 39.1.........
240-298. 240. 237-238 et notes. 297. 88; 149. 201. 205. 201. 197; 204, 201. 205 et n. 1. 201. 204. 204.
40.2.........
205, n. 2.
40.4.........
201.
4l .......... 49 .......... 62.3......... 62-68 .......
198 et n. 1. 133, n. 1; 168. 54, n. 1. 131-132; 170, n. 3. 209 et n. 2. 283. 200. 200; 211 et n. 1 et 2; 226. 199. 303. 199. 200. 200; 211, n. 1. 199; 211 et
86.1......... 118.2........ 121.8........ 121......... 121.0........ 140.1........ 141.3-142.2 .. 141.6........ 141.6........ 142.6-9 .....
n. 1 et 2.
906
ΙΝΌΕΧ
142.5........ 143.34 ..... 1434........ 145.5........
299. 229etn.2. 197. 268.
Livre II.
10-23 13.2......... 40.2......... 40.3......... 47-52 .......
gt 268. 303. 175, n. 2. 76; 77, n. 4.
62.4-5
475, n. 2. -
......
37.3......... 39.7......... 42.2......... 444......... 46.......... 471.........
231 203. 303. 231 203 203, n. 1
55.4......... 66.5......... 56.6......... 62.9.8 ...... 63.1......... 63.2.........
204, n. 1; 206. 228-229. 206. 207 et n. 1. 208: 230. 208, n. 1.
56.1.........
204.
75-76 ....... “2.
54: n. 166-167. 47. 4.
63.3.........
208, n. 1; 230.
83-84 .......
125-198.
057 IHE
204) 206, n. 1.
86-92 ....... 87-4 ........
140-148; 164165 210.
PESE 67.3......... 78.1 951
87.6.........
210.
84.2.8
......
874-5 ......
172 et n. 1.
227-228.
89.2.........
210:214:228
89.11........
197
89.3......... 89.5......... 90.2.........
9192 .......
240. 914; 430. n.
54,
65.1......... 5, 2H
rie
230. 209.
9 77 97.2......... 98
230 168 n. 4 169 n 169, 169 n. 1
^L... 44. 0Ὁὃῦῦ9ὃ5ξ ῦὃὅ]᾽
“
pape ee 107-108 .....
Livre
1
63. 128-129. IV.
92.3.........
161,
170, n.n. 13
49..........
467.
96-97
47
12.1
161,
2r.
Livre
,
n
1
ns
14... «νον νος 24-25 .......
III.
31-38
.......
2-50 ........ 15.......... 18.1......... 20-24 ....... 22.5-6 ......
63; 68 63, n. 3 63, n. 3 134-135 170.
43-44 59-65 66-109 67-68
....... ....... ...... .......
32.8.........
54,
96 ..........
37-48 .......
n. 1.
196; 201
34-35 .......
125-128 .....
n.
1.
171 et n. 3. 63. 129-134.
165, n. 1; 169 et n. 2 133, n. 1 28. 61-62. 170. 133, n. 2.
137, n. 1.
307
INDEX
126 ......... 126.1........ 127-128.1 ...
168. 175, n. 4. 133,n.2.
127.1........
168.
Livre
Livre V.
6-11 ........
DD... 10.5.........
136-137.
175, n. 1. 160, n. 2
72.2.........
*1-9.........
21-106
EF
170, n. 1
11:1... {6{π
29; 66
4
18.1.........
38;
475, n. 2
211.........
66, n. 1
170. 173,
85113 07
VII.
71 38
10.8.........
90133 00007
30, n. 2; 67. 24-106.
17-18. ....... 17.2.........
66-75
NNNM
93.2......... *96-fin.......
133
n
76.
IT...
183......... 243. ...... 25-26
.......
37. 37.
67
et n. 3
39; 150
60 et n. 1.
25.9.........
59, n. 1.
VI.
27.3
38
9-19 ........ 10-1 ........ 174......... 211......... 30-31 ....... 32 .......... 33-41 ....... 33.45 ...... 34-35 ....... 343......... 364.........
196;:199;203. 75 28 28... 47, n. 4 60. 195, n. 1 28. 60 et n. 1. 75. 75
86.1......... 86.6......... 37-41 ....... 87.3......... 40.3. ........ 40.5.........
66, n. 1 29. 60 et n. 1. 68-69. 151-453; 159; 194; 198, n. 2. 59, n. 1 172, n. 2 153-154 170, n. 1 470, n. 1 160, n. 1
87.2........,
28
41-42
60 et n. 1
Livre
42 .......... 45 .......... 72.d.........
75-88 ....... ZEN 76.3......... 77.1........ ' 85.3......... 86.2 et 6..... 914.........
60 60.
36, n. 1.
186-194. 55. 206 98. 98: 215, n. 1. 230. 31.
........
32-83 ....... 33.2......... 38.3......... DEMNM 36 ..........
.......
42.2......... 43-44 ....... 434......... 46.......... 46.1......... 49-54 ....... 60.1......... 57-58 ....... 59.1.........
37. 170171 notes.
27. 66, n. 1 37. 154-155 66, n. 1 76. 76, n. 1
et
308
INDEX
60-72 ....... 61.8......... 67.1......... 67.2......... 70-72 .......
456-100 76, n. 2 231. 172, n. 2. 47, n. 4; 12 et n. 2. 36, n. 1. 76, n. 2 37.
78.2......... 77.2......... 93.1.........
II.
PASSAGES CITÉS
OU
Livae
244......... 84, n. 1 27.6......... » 604.......... » 86.4. ...... 2.0» 874......... » 96.5......... » 97.2......... »
D'AUTRES COMMENTÉS
VIII.
AUTEURS DANS
CET
ANCIENS
OUYRAGE.
ANTIPHON
Tétralogies
1, 83et 6
................
Il, a1 .................... 85 .................... 12... 196 eese III ........................ β7 .................... γὙά eI $3 ................o... 811 ...................
ARISTOPRANE, Nuées, 112 sqq
............
213. 202. 202. 196-197. 202. 196, n. 1. 215, n. 1 210. 228. 215, n. 1.
184.
ÁRISTOTE,
Réfutation des sophistes, 34, 7. ........... Rhétorique, 11, 24 ..................... 26 .....................
217. 183; 212. 219.
Topiques
234, n. 3.
............................. 11,2,1:111,2,3.......,.......
Teyvéiv avvay., fr. 137, R
...............
César, Guerre des Gaules, II, 16 sqq.; III, 17-19 ... leue eee hh nnn CicÉnonN, Brutus, 12, 46 ..........,....... DÉMOSTHÈNE, Sur la Couronne, 227 .................. 229 ..................
219.
218, n. 1. 175, n. 1. 218, n. 1. 227, n. 1. 233, n. 2.
INDEX Pour les Mégalopolitains
...............
Contre Timocrate, 127 .................. Denys d'Hazicarnasse, Sur Thucydide, 9 . Dropore nE Sicize, IV,1.............. XIII, 13 ............. 16........,,... 106 ............ EscnvLE,
Agamemnon
..........................
Perses....................,..........,
309 232; 233 et n. 1. 209, n. 2. 62-63. 288, n. 3. 46, n. 1. 158, n. 1. 31, n. 1
94-98. 68; 120-123; 163
EURIPIDE,
Antiope, fr. 189 Nauck ................. Héraclides, 784 sqq. ................... Phéniciennes, 1 067 sqq................. Suppliantes, 634 8qq.................... HÉnacriTE, fr. 93 ...,....................
182. 116-120. » » 105.
Ἡέπονοτε,
1,14...................,............ 1,5... ses. 1,57... I 183..................,........... 1,474......................,....... 1,173...................,.......... IL 120 .............................. 11,452..................,......,..... 1I1,1422.......................,.......
111,125.....................,........ Batailles de Ladè, Marathon, Thermopyles, Artémision, Salamine, Platée ........ VII, 10............................... HonERE, Récits de batailles dans l'Iliade.......... Iliade, À 185; 281..................... B 577; 580 ..................... 1351 ......................... 197; 160 ...................... N 279; 339....,.............,... 411 RER 685 .........................
241 295 250. 260, n. 1. 249, n. 1 et 2; 277 et n. 2. 275 245 249, n. 1 235.
280, n. 2. 111-118; 122-123. 222. 107-144. 278, n. 1. 278, n. 1. 117, n. 2. 278, n. 1 et 2. 118, n. 1. 117 285, n. 1
910
INDEX
73% eee Th sisehn nn 785... ss. K17..............,.......... Odyssée, Y 72 ......................... € 306-307 .…............,.......
117. 113, 117, 117, 246, 245,
n. n. n. n. n.
2. 5. 4. 1 1.
1250: E 230 .................. Ilymne à Apollon, 452 ................. IsocRATE,
246, n. 1. 246, n. 1
V (Philippe), 143 .................. XII (Panathénaïque).................. XIII (Contre les Sophistes), 16 .......... 20 ..........
219. 103-104. 218, n. 2. 216.
XV
(Sur l'Echange), 261-268
..........
183 ............... Lettre 6 (aux enfants de Jason), 8 .......
217.
218, n. 2. 219.
PiNDARE,
Olympique Pythique
I II, Δ IL I1, II IV,
........................ 91-93 ................. . ΞΕ ...................,,... 25; 72 ................, ........................ 263 sqq. ................
91. 91. 42-43; 92. 43-44, 45, n. 1 92. 93, n. 2
PLATON,
Gorgias, 456
€ ........................
486 be ....................... 4926 ........................ 526-527 ............ essessssse
221.
45. 49. 45-45
Jon, 538 e ...........,............,...
89, n. 1.
Lachés, 196 d ......................... Lettre VII, 341 b-344 d ................ Phédon, 90 be ........................ Phèdre ...............:.........,...., 273 b .........................
175, n. 2 102 221. 98-100. 212
Protagoras, 351a
......................
175.
République, 332 €
.....................
104.
348 ab
....................... .
223-224 et notes;
233. 358d
....,....................
223
ΙΝΡΕΧ
311
378 ἃ ......................... 538 de ........................ 539b .........................
104 221. 184, n. 2.
PLUTARQUE,
Nicias, 17 ................,.,......... 183 .......................... 19.................,,.,,...... 22 ............................ Solon, 10 ............................. PoLyen,
IL, 10
.....................,...
ProTAGoRAs, fragments, témoignages QuiNTiLIEN,
......
III, 1, 10 et 12.,..,..........
SoPHOCLE, Antigone, 332 sqq.
....................
Œdipe Roi, 542...........,.......,....
22. 26, n. 1. 26, n. 1; 78-79. 67, n. 1. 249, n. 2. 31, n. 1.
182-186. 218, n. 1.
97-98.
271, n. 4.
XÉNOPHON,
Banquet, 3,6 ......................... Constitution des Lacédémoniens ..........
104. 177, n. 1.
Les traductions citées sont, sauf indications spéciales, celles de la Collection des Universités de France.
TABLE
DES
AVANT-PROPOS...
seen
INTRODUCTION...
νυν εν
I. Les
MATIÈRES
u renoue s
she
νυν εν γεν νυ κεν
t
s
εν κεν νον
PROCÉDÉS DU RÉCIT ......................... I. L'unité. — Choix des éléments et fils conducteurs, 22. — Correspondances verbales, 33. —
L'habitude Grèce,
40.
des —
correspondances
Intelligibilité
II. La disposition. —
verbales
et généralité,
en 46.
Ordre chronologique rigou-
reux et morcellement, 52. — Organisation interne,
pauses et rapprochements, 64. — significations, 77. — L'art des implicites en Grèce, 89. II. Les
Intentions et significations
RÉCITS DE BATAILLES: ANALYSE ET NARRATION Introduction. — Avant Thucydide (Homère, Hérodote, les tragiques), 107.
107
Les formes simples : Patrai et récits comparables, 123. Un récit avec débat: Naupacte, 138. Un récit trés complexe: Syracuse, 150. Le
pathétique
et le concret,
l'intelligence, III.
Les
niscoURS
161. —
Le
hasard
et
173.
ANTITHÉTIQUES
.,....,....,.......
Protagoras et les origines de la méthode, 181. L'antilogie de Camarine, 186. Caractéres des antilogies, 194 (disposition, 195 — expression,
200.
—
argumentation,
Principe des antilogies, 216 (l'instrument,
202).
216 — la
180
314 méthode, ments
chez
TABLE
DES
220
l'arithmétique
—
Thucydide,
MATIÈRES 225 —
des
raisonne-
place
de la mé-
thode dans l'histoire de la pensée et dans l'œuvre de Thucydide, 231. IV.
L'ENQuÉTE SUR LE PASSÉ: Introduction, 240.
L'ARCHÉOLOGIE
........
I. La méthode. — Les sciences historiques, 244. — Les raisonnements entrelacés, 251. — L'interprétation d'ensemble, 260. II. Les résultats. — Réussite
et défauts,
273.
—
Minos et Agamemnon, 276. — L'unité de l'exposé, 278. —
La continuité,
285.
La méthode en général, 296. UONCLUSION
.......eeecees cessere
nnn
240
Réimpression Photomécanique LES PROCÉDÉS DOREL PARIS
Dépôt légal n° 1415