Histoire des féminismes français

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HISTOIRE DES FÉMINISMES FRANÇAIS

Du même auteur

JAURÈS ET SON ASSASSIN, Cercle du Bibliophile. JAURÈS, Librairie Académique Perrin, épuisé. Tom EST POSSIBLE! Les « gauchistes » français de 1929 à 1944, Denoël. L'ANTIMILITARISME EN FRANCE, faits et documents 18101975, Hachette.

Jean Rabaut

Histoire des féminismes français

Stock

Tous droits réscrv� pour tous pays. © 1978, Editions Stock.

Si vous saviez, ô hommes, combien vous serez plus heureux quand les femmes seront plus heureuses! NELLY

Rous.gn,.

Des femmes gauloises à la princesse de Clèves

Durant des siècles de siècles, les hordes humaines ont sur d'immenses parcours mené la vie nomade. La division des rôles entre les deux sexes a régné : l'un chassait et pêchait, l'autre vaquait au campement, à la cuisine, au soin des enfants. Différenciation non syno­ nyme d'oppression. Celle-ci naît avec la sédentarité, l'habitat établi dans un lieu fixé par l'homme. L'appropriation individuelle de la terre a pour conséquence celle de la femme : l'homme veut que les fruits du ventre de sa partenaire appar­ tiennent à lui seul. Ainsi se développent l'exigence de la fidélité, celle de la virginité. Ainsi commence, dans la nuit des temps, la dépendance du Sexe. Dépendance, il est vrai, non entière. Les femmes gauloises portent pantalon - des braies attachées à la chaussure - et suivent en chariot avec leurs enfants les hommes en expédition, elles sont admises à délibérer avec les mâles sur la paix et la guerre. Certaines images les montrent en travailleuses des champs, d'autres à cheval, sans selle ni bride, en guerrières. Quand elles se marient, elles apportent une dot, mais leurs époux doivent mettre dans la communauté un douaire qui, ainsi que cette dot, revient à la veuve quand l'homme meurt le premier. Il existe un mariage à l'essai, qui ne devient définitif que s'il y a progéniture, et un divorce par consentement mutuel. Mais le mari a droit de vie et Il

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de mort sur l'épouse 1, bien que les rapports entre sexes soient inscrits dans un· ensemble plus vaste que celui de la famille. La conquête romaine a pour résultat un amoindrisse­ ment des droits de la femme gauloise; devenue mère et matrone selon la loi du vainqueur, la voici en tutelle perpétuelle. Pourtant, alors que les druidesses n'étaient que des diseuses de bonne aventure, certains cultes importés d'Orient, tel celui de Cybèle, ont non seule­ ment des prêtres, mais des prêtresses, qui pratiquent l'inondation sacrée par le sang du taureau. L'apport du christianisme: l'égalité dans le ciel et l'émancipation par l'héroïsme

La seule chance nouvelle qu'offre à la femme le christianisme primitif est, nous dit Renan, celle de l'émancipation par l'héroïsme : Blandine en est le modèle. Mais il n'y a pas de femmes prêtres; l'Eglise a la peur du Sexe, comme elle a le mépris de la beauté. Certes, l'apôtre Paul, certes saint Augustin affirment l'égalité des deux sexes, comme à leurs yeux sont égaux entre eux les hommes de toutes races. Mais il s'agit d'égalité dans les chances de salut, non d'égalité dans le siècle. « Je veux, dit Paul, que vous sachiez que Christ est le chef de tout homme et que l'homme est le chef de la femme ... L'homme n'a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l'homme; l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme 2• » Dans la première communauté chrétienne, la femme avait le droit de témoigner et de prophétiser; elle le perd par la suite. L'idée du relèvement de la femme par la Vierge Marie, répandue par Luc et Jean, n'a pas pour effet d'introduire l'égalité dans le couple 3, laquelle l. A. Lehmann: Le Rôle de la femme dans l'histoire de la Gaule, pp. 25-52; A. Decaux: L'Histoire des Françaises, I, pp. 42-43. 2. Corinthiens, Il, pp. 3-9. 3. M. Bardèche : Histoire des femmes, 1, pp. 267-281. 12

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n'existe que dans le martyre, de même que la fécondité est un élément de rédemption, parce qu'elle implique douleur 4. Viennent les invasions barbares. Les Germains vivaient sans portion de terre individualisée, sans viager ni jardin; dès lors l'activité des femmes pouvait être semblable à celle des hommes, même quand il s'agissait de travaux guerriers 5• Ce n'est point hasard si bien des noms germaniques de femmes sentent la bataille : Gertrude (gaire-trudis) soit sûreté de javelot -, Bathilde (balte-hildis) soit bataille hardie 6• Tacite nous apprend que, lors du mariage, la femme recevait de l'homme non pas des bijoux mais des bœufs, un cheval bridé, un bouclier avec une framée et un glaive. Le mariage était régi par une coutume de monogamie, parfois tempérée au bénéfice des chefs pour des raisons politiques. La femme mariée, dûment ache­ tée par son mari, était assimilée au mineur et à l'esclave. La règle d'une des tribus franques, la loi salique, lui interdit jusqu'au vie siècle de recueillir l'héritage de la terre, tant en ligne paternelle qu'en ligne maternelle 7• L'adultère de la femme était puni de mort, et cela paraissait si naturel que le soin de l'exécution était remis à sa propre famille. Cependant, la condition des femmes dans les royaumes barbares diffère de celle des Gauloises en ceci qu'il y existe certaines formes d'égalité: l'amende due par le meurtrier d'une femme, le wehrge/d, est égale quand il s'agit d'une femme libre à celle qui est due pour un homme libre : 200 sous d'or. En outre, ce wehrge/d se monte à 600 sous pour le meurtre d'une femme en âge d'être mère, à 800 sous si elle est enceinte. La tutelle des enfants, selon les tribus, est ou n'est pas conférée à leurs vraies veuves 8, mais chez toutes la destinée conjugale est fixée par les parents.

4. 5. 6. 7. 8.

P. Grimal: Histoire mondiale de la femme, I, p. 481. A. Lehmann, op. cit., p. 5. P. Grimal, op. cit., Il, p. 45. P. Grimal, op. cit., Il, pp. 29-33. A. �hmann, op. cit., p. 42. 13

Cuirasse-de-bataille, sainte Radegonde. Berthe aux grands pieds

Du sombre horizon de ces temps obscurs émergent aux ve et vie siècles plusieurs figures de femmes de haut relief. C'est Geneviève, qui anima le courage des Parisiens contre la menace des Huns. C'est Clotilde qui convertit au christianisme son mari Clovis. C'est Frédé­ gonde, dont la beauté avait fait une concubine de roi, puis une reine, et qui assura sa puissance par le bon usage systématique de l'assassinat. C'est Brunehaut (Brune-Hildis : cuirasse de bataille) sa rivale et sa victime, organisatrice et colonisatrice, qui fait de l'Aus­ trasie un état féodal moderne. C'est Radegonde, petite Germaine élevée pour le plaisir du roi de Neustrie, devenue une lettrée passionnée. Epousée contre son gré par Clotaire, subissant malaisément la compagnie gros­ sière du roi, de ses autres épouses et de ses concubines, elle fuyait autant qu'elle pouvait leur compagnie, déser­ tait la couche royale, jouait les nonnes et non plus les reines. Elle finit par prendre la fuite, et s'en aller fonder à Poitiers un monastère de femmes, où la copie de manuscrits figurait parmi les tâches des · recluses et la confection des petits plats parmi leurs devoirs d'hospita­ lité. Elle y noue avec un poète venu d'Italie, Fortunat, aussi cultivé qu'il était gourmand, une amitié intellec­ tuelle et chaste. C'est encore, deux siècles après, Berthe aux grands pieds, veuve de Pépin le Bref, qui arbitre les conflits entre ses fils. La femme a-t-elle droit au nom d' « homme »?

Le droit romain, terriblement inégalitaire, le cède sur de larges territoires à la coutume germanique, au moins pour ce qui est de la possession des royaumes et des grands fiefs. Les reines des temps féodaux ont leur part dans la confection des lois, elles possèdent un sceau à 14

elles, elles contribuent à faire des. abbés et des évêques, elles disposent de leurs maisons et de leurs revenus particuliers. Il n'en est pas de même pour le commun des mortels. S'il est faux qu'un concile de Mâcon (585), beaucoup plus célèbre que vraiment connu, ait mis en question l'existence d'une âme chez la femme, un participant y a bel et bien demandé si elle pourrait avoir droit au nom d'homme (homo) dans le sens large du vocable 9• Les moines la voient comme une émanation du diable, agent responsable du péché originel. Elle figure, nue et décharnée, rongée par deux serpents suspendus à ses seins, sur les hauts-reliefs de nombreuses cathédrales du Midi et du Centre. Si elle s'adonne à la sorcellerie, et qu'on la punisse, son sexe est une circonstance aggravante. De façon générale, le droit canon la considère comme un être inférieur, dont la destination est d'obéir à l'homme comme l'homme obéit à Dieu. Fille, elle doit abandonner à ses frères tout l'héritage paternel; femme, elle est entièrement dans la main du mari, qui dispose comme il l'entend de sa fortune, a le droit légal de la battre, et, si elle le trompe, de la tuer. Notons pourtant que la ceinture de chasteté est tout juste l'invention d'expansion limitée d'un maniaque, non un instrument répandu. Mais toute l'organisation sociale du temps étant fondée sur la possession de la terre, la femme est absorbée dans le fief. Cet état de fait juridique a pour conséquence qu'à partir du XIe siècle, et en dépit du principe selon lequel la dévolution du fief est le paiement du service militaire du vassal, si le possesseur défuncte en l'absence d'héritier mâle, c'est sa fille qui hérite s'il laisse un enfant en bas âge, c'est sa veuve qui administre le patrimoine en son nom. L'important est de ne point laisser le fief revenir aux mains du roi ou du suzerain. Il en résulte que la châtelaine peut prêter hommage à celui-ci, siéger en cour de justice, au besoin conduire son contingent à l'ar­ mée 10• Dans les couvents, e� vertu du même principe, les abbesses ont pouvoir absolu et droit de justice sur

9. P. Grimal, op. cit., Il, p. 36. IO. L. Abensour : lA Femme et leféminisme avant la Révolution, Ill.

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ceux qui vivent sur leurs terres. E� sont représentées aux réunions ecclésiastiques par des avoués 11• L'application des règles inégalitaires n'est du reste pas exempte d'accommodements. Dans la plupart des régions de droit coutumier, la femme peut passer des contrats sans autorisation maritale; les effets de ces contrats sont cependant différés jusqu'au jour de la dissolution du mariage. La présence ou l'autorisation du mari ne sont exigées que pour les procès 12• Quand vient le temps des organisations municipales, si elles habitent une ville qui en possède une, les bourgeoises votent comme les hommes pour élire les procureurs qui les représentent aux états généraux. Les femmes du peuple, quand elles sont libres, participent dans certains cas aux assemblées de villes ou de villages. Quand elles sont jeunes, le mariage est réputé avoir même valeur que pour les libres, et elles ne doivent pas être séparées de leur époux. Pour ce qui est du droit de la première nuit, le jus primae noctis, si souvent évoqué, il n'est sauf rares exceptions ni plus ni moins qu'une taxe exigée du serf par le seigneur pour lui consentir l'autorisation de se marier 13• Droit au cocuage symbolique et royauté de la femme

Beaucoup de femmes accompagnent leurs maris aux Croisades. A certaines, Jes hasards de la guerre et des veuvages procureront des fiefs en Terre sainte. Les châtelaines découvrent aux Lieux saints une civilisation raffinée qui contribue à un changement de l'état des esprits. Alors que les chansons de geste exprimaient souvent une misogynie marquée (on y faisait un mau­ vais accueil à la naissance d'une fille, les femmes étaient traitées en objet de conquête militaire, vantées li. A. Lehmann, op. cit., 392. 12. P. Petot: « La famille en France sous l'Ancien Régime»,

in Sociologie comparée de la famille contemporaine, colloque C.N.R.S.,

p. 13. 13. Ibid, p. 196.

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seulement pour leur patience et leur soumission), le développement des cours seigneuriales s'accompagne d'un bouleversement des rapports entre homme et femme. C'est la naissance de la courtoisie dans le Midi et le Centre, là où s'est manifestée en premier lieu l'acces­ sion des femmes aux fiefs. Le foyer principal de la courtoisie est la cour d'Aliénor d'Aquitaine, successive­ ment reine de France et d'Angleterre, finalement fixée à Poitiers. Les rapports féodaux sont transposés dans les relations entre sexes : c'est la femme qui est située à un rang social supérieur, ou le postulant ne peut la rejoindre qu'à force d'amour 14• On rend hommage à la dame, on se met à ses pieds, on lui baise les mains. Il est entendu en principe qu'au bout du compte l'adultère car l'adoration ne s'adresse pas à la femme légitime ne sera pas consommé. L'asservissement volontaire du mâle est la première règle du jeu. Dans les cours d'amour, c'est une profusion de paroles soumises et d'exhibitions des services rendus; les couleurs de l'aimée sont portées aux tournois. Exprimant sa sensualité avec raffinement, l'homme ne la voile pas pour autant. Mais théoriquement, il s'ac­ commode de n'être point exaucé. A la limite, l'objet de la flamme devient une abstraction ou un pur produit du rêve. Le troubadour Jaufré Rudel s'embarquera vers le Levant pour tenter d'y trouver une princesse lointaine qu'il ne connaît que par les récits des pèlerins. Mais jusqu'à quel point la rhétorique des troubadours correspond-elle à une pratique réelle? L'empire des femmes s'exerce sur des hommes avec qui elles ne vivent pas, non sur ceux avec qui elles vivent•. Il arrive aussi qu'on triche, que la partenaire ouvre sa couche, et la nouveauté est que c'est souvent elle qui prend l'initia­ tive; souvent aussi les participants mâles aux délicates cours d'amour, peut-être chauffés à blanc par les 14. Biancotto, in P. Abraham et R. Desné: Manuel d'histoire littéraire de la France, p. 184.

• Georges Duby a pu même soutenir que « le seigneur est en réalité le meneur et, par la compétition dont sa femme est l'enjeu, tient en bride les jeunes de sa maison [...] La courtoisie, plus encore que le mariage, fait de la femme noble un objet. » (Le Fait féminin, sous la direction d'E. Sullerot, p. 424. Paris, 1978.) 17

ex�rcices qu'ils y pratiquent, s'adonnent ailleurs à des sensualités plus grossières, et d'humbles poètes adoratifs deviennent alors des dompteurs de femmes-objets. Le champ de cette révolution dans les rapports entre sexes-dont le langage traversera les siècles jusqu'à nos jours -- est, au surplus, limité : la littérature courtoise est faite parfois par des seigneurs, toujours pour les seigneurs. Cependant c'est dans le même Midi aquitain où est née la courtoisie qu'on voit les femmes accéder à l'égalité dans la prêtrise-la prêtrise cathare du moins : les femmes parfaites ont le pouvoir d'intégrer dans leur église croyants et croyantes par l'imposition des mains sur la tête, la bénédiction et le baiser de paix. C'est là que naît une poésie féminine, où s'exprime avec une remarquable liberté l'attirance exercée par l'amant, et la volonté délibérée avec laquelle on y cède. L'une parle de l'avoir « tout à son plaisir », l'autre précise : \

Combien je voudrais dans mes bras nus Tenir un soir mon chevalier! Il serait comblé de joie Pour peu que je lui fisse un coussin de ma poitrine 15•

Il arrive à une troisième de ces poétesses de manifester son exécration de son mariage et son bonheur adultère : Maudits soient mes parents Qui à ce jaloux me donnèrent Et de son corps me marièrent! Il ne pourra jamais mourir! [...] Mais d'une chose je suis bien consentante [...) Et le mien aussi n'a son amour détournée: Voyez le bel espoir à qui me suis donnée! En cet air je fais gentille ballade Et que la chante toute dame enseignée Du mien ami �ue tant j'aime et désire, Gentille suis 1 !

15. Béatrix de Die, citée par E. Sullerot: Histoire et Mythologie de l'amour, p. 59. 16. Anonyme du XIi- siècle, ibid, p. 58. 18

Christine de Pisan, la première féministe connue

Les fabliaux, qui ne ressortissent peut-être pas à la littérature populaire, mais constituent en tout cas une contre-littérature courtoise, placent eux, la femme en posture diminuée. Ils font d'elle un être paillard, menteur, perfide, dangereux. Une exception: Grisélidis; mais l'héroïne, qui a vécu en Cendrillon dans son ménage-prison, va jusqu'à accepter sa répudiation au bénéfice d'une femme jeune - soumission sans limites qui lui vaut son rachat. Paysans, bourgeois, artisans, ouvriers, rien n'indique qu'ils aient été contaminés dans leurs rapports avec leur conjointe par la délicatesse féodale. Les paysannes participent à tous les travaux des champs sans être exemptées des plus durs, tout en régnant particulièrement sur la basse-cour et le jardin. En ville, les femmes exercent quantité de métiers : un recensement fait au début du x1v e siècle en dénombre 125! Broderesses, chasublières, ferronnes, maçonnes, charretières, hongresses, lavandières de têtes... La production est essentiellement familiale; les femmes, dans les métiers masculins, peuvent accéder à la maî­ trise, mais sous la condition d'être veuves et de ne pas épouser en secondes noces d'étrangers à la profession. Les salaires des ouvrières sont inférieurs à ceux des hommes. Dans la bourgeoisie, commerçante ou de robe, les femmes, une fois mariées, passent sous la tutelle de leur mari, qui gère leurs biens et les représente en justice. Toutefois, il arrive fréquemment qu'elles interviennent dans les transactions relatives non seulement à leurs biens, mais à des biens communs; elles n'ont pas le droit cependant de tester sans l'autorisation de leur époux. Veuves. en revanche. elles ont les coudées franches; nombreuses alors sont les femmes d'affaires. Au reste, domaine et douaire sont préservés dans les partages successoraux, et les acquêts ne peuvent être aliénés du seul fait du mari - à qui il reste, il est vrai. le pouvoir de contraindre au consentement son épouse. Cette situation (relativement) avantageuse ne dure 19

pas. Dès l'approche du x1ve siècle on assiste à une dégradation progressive, quoique lente, de la situation de la femme. Elle perd le droit de se substituer au mari absent ou fou. Elle devient une incapable légale. Il est vrai que la coutume tempère souvent la rigueur des règles qui font du mari un tyran légalisé 1 7 • Significatives de cette régression sont les deux versions successives du Roman de la Rose. Commencé en 1225 par Guillaume de Lorris sous le signe du culte de la Dame, il est continué un demi-siècle plus tard par Jean de Meung d'une façon radicalement différente : il ne s'agit plus de gagner à force d'adoration tremblante la faveur d'une déesse inaccessible, mais de faire avec Ja· vigueur qui sied le siège de « messire Pucelage » Toutes êtes, serez et fûtes De fait ou de volonté putes. Le triomphe n'est plus celui de .la femme qui soumet tout à ses lois, mais celui de l'Amour, maître des créatures 1 8 • Vingt-cinq ans après, Les Quinze Joies du mariage, récit grivois, montrent la femme en maîtresse de tromperies, et l'homme servi par son épouse, sa belle­ mère et ses servantes. Les deux conceptions de l'amour ne se sont pas, certes, intégralement substituées l'une à l'autre, comme l'image de lanterne magique chasse d'un coup celle qui l'a précédée. La seconde manière du Roman de la Rose n'avait pas annulé · 1a première. La glorification de la séduction était simplement entrée en concurrence avec la représentation de l'amour pur et fidèle. Beau sujet de querelle littéraire 1 9 • C'est alors qu'entre en lice la première féministe française connue, Christine de Pisan. Les romans courtois avaient ouvert à la femme sa place dans la littérature comme personnage. La voici paraître auteur, femme de lettres, polémiste. Née en 1 364, fille de Thomas de Pisan, savant italien très en faveur à la cour de Charles V, elle a été instruite dans les lettres sacrées et profanes, et fait un mariage heureux. Elle perd successivement son père et son mari, 17. Petot, op. cit., p. 1 3. 18. M. Bardèche, op. cit. , II. pp. 65-66. 19. Huizinga, Le Déclin du Moyen Age, pp. 132-1 39. 20

ce dernier en 1389. Veuve et chargée de famille, elle utilise son don littéraire et entame en pleine guerre de Cent Ans une carrière d'écrivain pour nourrir sa nichée. Elle entend, de toutes les manières, laver et venger les femmes des accusations portées contre elles. Et c'est d'abord /'Epître au dieu d'Amour (1399). Des hommes de toutes conditions ont porté plainte audit dieu contre la perfidie des hommes. Epinglant au passage le Roman de la Rose, Christine fait raconter par le dieu les stratagèmes que les mauvais chevaliers emploient habi­ tuellement pour parvenir à leurs fins et leurs odieuses vantardises. Rendant sa sentence, le dieu donne raison aux dames : leur empire sera maintenu sur les camrs, sans qu'elles soient en rien coupables de fraude. Du reste, ajoute Christine de Pisan, elles ne sont pas comme les hommes coupables de cruautés, responsables des guerres ni des trahisons qui ensanglantent le royaume. Et ce sont les Epîtres sur le Roman de la Rose (1401), où Christine dénonce un amour qui est réduit à un appétit brutal, et l'homme qui spécule sur la sensibilité et la sentimentalité de la femme. Et c'est le Livre de la Cité des dames ( 1405), qui marque une progression dans l'illustration du Sexe. Il n'y est plus seulement question de la moralité des femmes (Christine elle-même est pleine de vertu et de prudhomie selon la morale du temps ; fidèle à la mémoire de son mari, elle s'est refusé le remariage) mais de leur capacité. Gloire à celles qui ont gouverné des Etats : Frédégonde, Blanche de Cas­ tille, la duchesse d'Anjou reine de Sicile... ! Et c'est, enfin, Le Trésor de la Cité des dames, traité de morale, « livre très utile et prouffitable pour l'introduction des roynes, Dames, Princesses, et autres femmes de tout estats, auquel elles pourront voir la grande et saine Richesse de toute Prudence, Saigesse, Sapience, Hon­ neur et Dignités dedans contenues ». C'est un guide de bonne conduite envers Dieu, une incitation à être honnête et chaste, assorti de la démonstration de la manière dont l'héroïne, la sage princesse entreprendra de mettre la Paix entre prince et baron. En même temps que Christine de Pisan aura fait un effort pour insérer la langue de son siècle dans la forme du style cicéro­ nien, elle fait descendre sur la terre un féminisme jusqu'alors niché dans les hauteurs du culte marial. 21

La « poussinière » de François /er et la dégradation de la condition des femmes Cette flambée ne dure pas. En 1348 comme en 1 31 6, aux deux seules occasions où elles ont pu y prétendre, les femmes avaient été exclues de la succession au trône par le moyen de la loi salique opportunément exhumée. Et Jeanne d'Arc, certes, sera suivie et honorée, mais en tant que pucelle, non en tant que femme ; et quand elle sera condamnée, le fait qu'elle aura porté pantalon, qu'elle sera sortie du rôle de son sexe, sera retenu comme charge supplémentaire contre elle. Au XVIe siècle se produit un mouvement double et contradictoire : la démographie, la loi civile, la loi religieuse, la vie de cour, la personne des rois se liguent pour faire régresser la condition féminine. En revanche, la civilisation maté­ rielle, l'expansion des belles-lettres fournissent au sexe les moyens et le goût de la protestation et il trouve des alliés chez les hommes. La cour de François 1er, vivante, somptueuse, est riche en femmes - sa « poussinière », disait le roi, c'est-à-dire son poulailler. Catherine de Médicis aura elle aussi à tous usages son « escadron volant » de belles filles. Les résidences des souverains attirent des châtelaines, qui délaissent leurs domaines pour y accourir ; la renaissance du droit romain aidant, il en devient plus facile aux hommes d'organiser la désuétude des prérogatives féo­ dales des femmes. Les guerres extérieures et intérieures tuent beaucoup d'hommes ; la course au mari en devient plus âpre, et les postulantes doivent baisser leurs prétentions. Plus largement, la famille se transforme, surtout dans les villes, les liens du ménage se distendent, l'autorité se concentre sur le mari. La régression générale de la condition des femmes n'épargne pas celles du peuple. Alors qu'à la fin du XIVe siècle la journalière en milieu rural gagne les trois quarts de ce que gagne l'homme, au XVIe siècle elle n'en gagne plus que les deux cinquièmes. Le concile de Trente (terminé en 1563), charte de la Contre-Réforme, vise à donner au mariage une organi22

sation stricte. Alors que jusque-là ta bénédiction nup­ tiale n'était guère qu'une formalité facultative, la seule opération qui comptait étant celle du contrat, le Concile fait de cette bénédiction, dûment précédée par trois semaines de publication des bans, l'acte essentiel de l'union 2 0 • C'est, en principe, la condamnation des liaisons déguisées en fiançailles, des enlèvements, des bigamies clandestines. Reste à faire passer la règle dans les faits : autre affaire ! On admire les spécialistes qui pensent pouvoir mesurer de près les effets du Concile au point de préciser que moins de dix pour cent des filles · ont couché avec leur fiancé... Dans la mesure où les Canons de Trente sont appliqués, ils protègent les femmes. Il n'empêche que les époux continuent d'at­ tendre d'elles qu'elles mettent les « pantoufles d'humi­ lité, la chemise d'honnêteté, le corset de chasteté, les jarretières de ferme propos, les épingles de patience 2 1 ». Comme auparavant, le mariage ne procure aux femmes la protection de la loi qu'à condition d'en sortir ; aussi les remariages de veuves sont-ils peu nombreux, et d'ailleurs régulièrement salués par les charivaris du voisinage. Reste aux femmes, confinées dans le ménage, la basse­ cour et le soin des marmots, la ressource de la religion, réformée ou contre-réformée. La lecture des Evangiles, la pratique de l'oraison, la fondation d'œuvres font soupirail à l'étouffement domestique. Les épouses ont ainsi une chance d'oublier qu'elles sont traitées comme la première des servantes. Les « conjonctions passa­ gères » ne sont, si elles sont le fait de l'homme, pas considérées comme des trahisons de la foi conjugale 2 2• Les résultats ne sont pas toujours beaux ; les guerres d'Italie ont procuré à la France la vérole; « un halo de sang et de fureur entoure l'adultère dans le monde nobiliaire de la Renaissance 23 ». Mais la femme cou­ pable, elle, est toujours passible de mort ; et la fille-mère, la veuve enceinte sont traitées sans ménagement : un 20. R. Mandrou : Introduction à la France moderne, p. 124. 21. O. de la Marche, cité par R. Maulde la Clavière : Vers le bonheur! Lesfemmes de la Renaissance, p. 159. 22. R. Mandrou, op. cit., pp. 121-122. 23. J. Solé : L 'Amour en Occident à l'époque moderne, p. 165.

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édit de Henri II les oblige à faire une . déclaration de grossesse; si l'enfant meurt sans baptême la mère encourt la peine de mort par IX'.ndaison, alors que le séducteur va en paix. La brigade desfemmes 'auteurs Il n'empêche qu'impulsée par le progrès des sciences, la Renaissance est une époque . de révision générale des valeurs, de soif de liberté et de novation : là le féminisme retrouve sa chance, à commencer par l'entourage royal avec Marguerite d'Angoulême, sœur aînée de Fran­ çois 1er, épouse en 1 527 en secondes noces d'Henri de Navarre. Instruite en six langues, Marguerite protège l'aube française de la Réforme. Elle écrit l'Heptaméron; cette série de contes galants, dépourvus de toute gros­ sièreté, n'est qu'indirectement à la gloire des femmes, et ne cache point qu'il en est de rusées et de dange­ reuses. Mais le Sexe apparaît grandi par l'abnégation et le sens de l'honneur qu'ont les autres ; et les hommes ne semblent pas sympathiques ; Marguerite les montre contents d'eux-mêmes quand ils ont fait violence aux femmes. L'Heptaméron n'enferme pas le fin mot du féminisme de Marguerite de Navarre.. Si l'on s'en rapporte à un Discours docte et subtil adressé à l'auteur (présumé être le P. Loryot, s. j.) d'une Excellence des femmes, avec leur réponse à l 'auteur de /'A lphabet - une satire du Sexe en forme de dictionnaire - la reine a déclaré que, du fait que les femmes ont été faites après les hommes, elles sont plus parfaites et plus dignes. En foi de quoi, « puisqu'elle surpasse l'homme en toute sorte d'excel­ lence, de perfection et de dignité [... ], il faut dire que la femme avait été faite comme chef de toute la création du monde ». Enfin, Dieu l'a choisie pour mère de son fils, « honneur auquel le sexe de l'homme n'est point parvenu 24 ». 24. L'Excel/ence des femmes, avec leur réponse à l'auteur de /'Alphabet, p. 10. 24

Et Marguerite a des émules, toute une « brigade de femmes auteurs ». Ainsi, à défaut de veine poétfque, les vers de Marie de Romieu dans le Discours de l'excellence de la femme n'attribuent pas .seulement à son sexe l'avantage pour la modestie, la douceur, les vertus domestiques, mais aussi pour les productions de l'esprit, la capacité dans les affaires, la gloire des armes 2 5 • Louise Labé, lyonnaise, la Belle Cordière, épouse d'un bourgeois aisé, elle aussi fort instruite, « blonde, riche, élégante, danseuse, chanteuse, écuyère, italianiste », traîne après elle un flot d'admirateurs, de commenta­ teurs, de panégyristes, biographes, glossateurs. Ses poèmes expriment une sensualité à la fois franche et délicate. A l'occasion, elle conjure les femmes de ne point se laisser dépouiller de I' « honnête liberté » qu'elles ont péniblement conquise 2 6 • Révision d'un procès : celui du péché originel

La cause des femmes est également défendue par des hommes tel Guillaume Postel, un de ces personnages comme la Renaissance en produit beaucoup : auteur d'une grammaire arabe, d'un alphabet en douze langues - il se vantait d'aller « jusqu'à la Chine » sans interprète -; versé dans la Kabbale, il avait rencontré à Venise une vieille femme qu'il avait reconnue pour la Nouvelle Eve, mais cette fois sans péché, la Vierge appelée à régénérer le monde. Ce qui l'avait fait expulser de la Sérénissime République. Il publie en 1 553 Les Très Merveilleuses Victoires des femmes du Nouveau Monde, et comment elles doivent à tout le monde par raisons commander et même à ceulx qui auront la monarchie du monde viei/ 27 • Il y décharge Eve de la responsabilité du péché originel : « Le souverain mal du monde commis par le consentement que la Femme donne à Satan est

xvr

25. Feugère : Les Femmes poètes au siècle, p. 28. 26. R. Maulde la Clavière, op. cit., p. 561. 27. G. Postel : Les Très Merveilleuses Victoires c.u Nouveau Monde. 25

tourné par la miraculeuse puissance de Dieu [...] Dieu a délibéré que par la Femme soit réellement vaincu Satan. » Et l'on traduit et retraduit du latin un ouvrage du Rhénan Cornelius Agrippa : Traité de l 'excellence des femmes au-dessus des hommes par preuves théologiques, physiques, cabalistiques. Et Rabelais? Son génie foisonnant abonde en contra­ dictions. Le Tiers Livre de « Pantagruel » contient une discussion sur l'opportunité de laisser les femmes accé­ der aux grands débats; ailleurs, il donne son aveu à l'autorité unique de l'homm� dans le ménage ; dans I'Abbaye de Thélème, il pose en interlocutrices des mâles des dames d'égale et vaste C_jlture et d'identique liberté -utopie, il est vrai, élitique. Montaigne, pour sa part, avait son bon lot de misogynie : s'il consentait à accorder la lecture aux femmes, c'est à titre de distrac­ tion, de caprice valant après tout indulgence. Le féminisme apparaît donc à la charnière des xv1e et xvne siècles comme la protestation rhétoricienne et théologienne, souvent douloureuse, d'êtres qui se débattent sans grand espoir contre le milieu ambiant, ou le fait de rares hommes saisis d'esprit de justice. Aucune trace à cette époque de lutte concrète pour un change­ ment de condition. Fiançailles longues, cheveux courts : les Précieuses

Ce changement, des femmes vont le tenter : ce sont les Précieuses. Au départ, ce mouvement avait trouvé une inspiration dans L 'Astrée d'Honoré d'Urfé, parue en 1607 et dévorée par deux générations de lecteurs : les actes de Céladon, amant qui aimait « de pure amitié », sans désirer posséder, avaient alimenté une intense chicane galante renouvelée des cours d'amour 2 8 • L'As­ trée comblait la délicatesse des dames rebutées par les gentilshommes gascons, bruyants, puants et grossiers, venus à la cour à la suite de Henri IV. Donc, retranchée 28. J. Duché : Le Premier Sexe, pp. 309-3 1 1 . 26

dans le fond de sa chambre bleue, Catherine de Rambouillet - « l'incomparable Arthénice » -, mariée à douze ans, mère de sept enfants, ouvre son salon d'abord aux nobles ; c'est un foyer de critique aristocra­ tique à l'égard de la monarchie, où des nobles viennent chercher des consolations à la dégradation de leur influence politique. La Fronde se greffe sur cette opposition de ruelles. Elle apparaît comme un sursaut contre le déclin de la puissance de la noblesse. Les femmes, en nombre, surpassent les hommes en détermination, en ruse, en éclat, jouant les chefs de partis, commandant aux événements. Peut-être est-ce parce qu'elles sont, plus que leurs pères et maris, sensibles à la destruction des privilèges de leur caste, à l'atteinte portée à leur luxe ; d'où ces opérations militaires dirigées entre autres par une duchesse de Longueville, une duchesse de Che­ vreuse, une princesse de Gonzague. La défaite de la révolte nobiliaire marque la fin du féminisme héroïque, l'exclusion sans rémission des femmes de l'exercice direct du pouvoir. En contrecoup, comme nous avons déjà constaté plus tôt, une affirma­ tion théorique du féminisme naît comme une riposte à la régression de la condition féminine. La préciosité accen­ tue sa défense du Sexe. Témoin l'irritation douloureuse que Magdeleine de Scudéry prête à sa Clélie (1 555) : En quelle condition pouvons-nous trouver la liberté? Quand nous naissons, nous ne sommes pas seulement esclaves de nos parents, nous le sommes de la coutume et de la bienséance... Nous n'avons guère le cœur de nous contenter d'être seulement les premiers esclaves de toutes les familles... Nous n'avons pas même liberté de choisir nos maîtres, puisqu'on nous marie bien souvent contre notre inclination [...] Il faut qu'il y ait toujours quelqu'un qui puisse répondre de nos actions [...] De sorte que de la manière dont le monde est établi, nous naissons avec des passions qu'il faut toutes enchaîner : car il ne nous est pas permis de rien aimer ni de rien haïr. L'ambition nous est inutile, et l'obéissance seule est notre partage [... ) ; aussi vous puis-je assurer qu'il n'y a point de jour que je ne porte envie au sexe dont je ne suis pas 29• 29. Clélie, t. II. 27

Défense, et aussi riposte. Celle-ci consiste en l'organi­ sation de sa propre ségrégation. Pour libérer son sexe, on le nie. L'amour physique, imposé par des mariages sans amour, ceux-ci ayant pour seul correctif « la formàtion sexuelle accélérée » de la cour 30 , est tenu comme uniformément répugnant. On pense se valoriser en réservant son don physique. Cela n'empêche point, par exemple, Voiture, le poète favori des ruelles, d'être un chaud lapin, et qui s'assouvit allant « de la servante à la dame » : il pratique cependant dans l'enclos où règnent l'incomparable Arthénice et ses amies l'amour platonique dans les règles 3 1 • La loi précieuse impose des fiançaiIJes interminables: seize ans pour Julie, fille de Catherine de Rambouillet ! On n'ose point supposer que le prétendu, M. de Montausier, ait observé un si long temps de continence, et l'on ne voit pas ce que la future a gagné aux inévitables tromperies qu'un si long stage impliquait. Les Précieuses, de l'abbé de Pure, sont à la fois une galerie de tableaux et un panorama de motivations: Myrice « s'est généreusement désunie d'avec son époux, trouvant quelque honte à ne pas commander ». Une autre héroïne se fait couper les cheveux pour braver son mari et affirmer son indépen­ dance. Aracie n'admet le mariage et sa consommation que pour perpétuer la race: on s'épousera donc, mais on se séparera après la naissance du premier enfant, ce sera le père qui le gardera, la femme, pour prix de sa peine, recevra pension et retrouvera sa liberté 32 • Ninon de Lenclos, bel exemple' d'indépendance de corps et d'es­ prit, être de bonheur dans la liberté, qui disait : « Mon Dieu, faites de moi un honnête homme et jamais une honnête femme » qualifiait les Précieuses de « Jansé­ nistes de l'amour ». Quoi qu'il en soit, leur influence est considérable. L'instruction des femmes cesse d'être une question réservée aux moralistes et aux théologiens, elle occupe l'opinion publique, et elles prennent conscience de leur être et de leur valeur. 30. Solé, op. cit., p. 171. 3 1 . R. Bray ; La Préciosité et les Précieux, p. 1 3. 32. G. Reynier : La Femme au XVII" siècle, ses ennemis et ses défenseurs, p. 91. 28

Poul/ain de la Barre, « Perrette et le féminisme »

pot

au lait du

La théologie, à vrai dire, soucie assez peu les Précieuses. Mais pour d'autres féministes comme M 11e de Gournay, Pierre de l'Escale ou Poullain de la Barre, elle est un sujet de préoccupation intense et un arsenal d'arguments. La première nommée, « fille d'al­ liance » de Montaigne, est une vieille fille vertueuse, négligée, querelleuse et savante, à qui son comportement indépendant fait qu'on lui prête « une fricassée d'extra­ vagances et de chimères ». Elle reçoit ses visiteurs dans son « retrait » de la rue de l'Arbre-Sec, où l'on accède péniblement à l'aide d'une corde, et professe que les sexes sont faits, non « pour constituer une différence d'espèces, mais pour la seule propagation » : « Si l'Ecri­ ture a déclaré le mari chef de la femme, la plus grande sottise que l'homme peut faire, c'est de prendre cela pour passe-droit de dignité 3 3 • » Un certain Jacques Olivier a publié en 1617 un Alphabet de l'imperfection et malice des femmes, dédié à la plus mauvaise du monde. Les ouvrages de ce genre sont alors nombreux, mais ce dictionnaire des tares du Sexe réveille en des hommes au cœur généreux les passions de l'amour courtois. Parmi eux, un chevalier Pierre de l'Escale, qui riposte l'an d'après par un Champion des femmes : Considérant qu'un barbare incirconcis, un philistin réprouvé ose insolemment taxer votre honneur, et médira impudemment de votre sainte troupe tant chérie de Dieu, je ne saurais plus tenir mon silence ; il faut que je réponde, que j'éclate, que je crie.

Il défie son contradicteur de venir disputer avec lui

« en champ clos et à armes égales, dans quelque

chambre de monastère ou à la Sorbonne ». Et c'est en contre-alphabet lettre à lettre, de A à Z, la louange 33. Egalité des hommes et desfemmes, p. 27.

29

méthodique du « doux sexe, agréable espèce, trouble divin [...], -chef-d'œuvre de Dieu, modèle de la perfec­ tion, image de la divinité 34 • La moindre modification aux règles de l'institution conjugale eût mieux fait l'affaire des femmes. Poullain de la Barre, lui, n'endos­ sait pas la défroque morale du féodal : c'était au contraire un démocrate qui mettait en cause tout le système social : pourquoi les artisans, les laboureurs et les marchands étaient-ils moins estimés que les nobles qui ne faisaient rien? Où était le « premier âge du monde, où tous les hommes étaient égaux, justes et sincères »? Cartésien passionné, clerc défroqué, protes­ tant assez courageux pour avoir adhéré à la « Religion prétendue réformée » trois ans après la révocation de l'Edit de Nantes, et qui finit ses jours à Genève, il publie en 1673 un essai intitulé De l'égalité des deux sexes. Pour lui, l'idée de l'infériorité féminine est un préjugé du même ordre que celui qui fait voir le soleil tourner autour de la terre. « Savants et ignorants » sont les uns et les autres imbus de l'idée que C'est un effet de la Providence divine et de la sagesse des hommes de leur avoir fermé [aux femmes] l'entrée des services, du gouvernement, et des emplois, que ce serait chose plaisant de voir une femme enseigner dans une chaire l'éloquence ou la médecine, en qualité de profes­ seur, marcher par les rues, suivie de commissaires et de sergents pour y mettre la police, haranguer devant les Juifs en qualité d'avocat ; être assises sur un tribunal pour y rendre justice, à la tête d'un Parlement; conduire l'armée 35 . • .

« Toutes les lois semblent n'avoir été faites que pour maintenir les hommes dans la possession où ils sont. » Les femmes regardent leur condition comme étant naturelle. Poullain de la Barre a des vues qu'on dirait de nos jours anthropologiques. Autrefois, dit-il, hommes et femmes « qui étaient alors simples et innocents » s'em­ ployaient également à la culture de la terre et à la chasse, sur un pied d'égalité. Cela dura jusqu'au jour où les familles se groupèrent dans la même maison. « Le père 34. P. de l'Escale : Le Champion desfemmes, pp. 16-20. 35. Poullain de la Barre : De l'égalité des deux sexes, p. 8. 30

et la mère du père, les enfants des enfants, des aînés et des cadets. » Alors s'introduisirent entre parents et enfants, entre maris et femmes · des rapports de com­ mandement, ayant eux-mêmes pour conséquence une « différenciation des fonctions ». Quelques cadets mécon­ tents et plus fiers refusent alors de prendre le joug, se retirent et font bande à part, puis passent à l'attaque du bien d'autrui. Les vaincus doivent obéir; la condition des femmes en devient plus fâcheuse, car elles sont après cela contraintes de prendre pour maris des étrangers inconnus qui ne les considèrent que comme le plus beau du butin. Telles sont les origines de la situation d'infériorité faite aux femmes 36 • De cette subordination, Poullain de la Barre entend bien que le Sexe soit relevé; les femmes sont les égales des hommes devant les lumières. Elles peuvent être bons professeurs, bons médecins, voire secrétaires d'Etat, intendantes de finances... « Il ne faut pas plus d'application pour la conduite d'un royaume que les femmes n'en ont pour leur ménage et les religieuses pour leur couvent. » Jamais les défenseurs des femmes n'étaient allés, jamais durant deux siècles ils n'iront aussi loin que la « Perrette et le pot au lait du féminisme 37 »; notre Poullain, très lu du reste, et plusieurs fois réédité. La dernière partie du xvne siècle abonde tant en justifications de l'instruction pour les femmes (Eloge des illustres savantes, Apologie de la science des dames) qu'en pièces de théâtre d'inspiration chevaleresque (La cause des femmes, Arlequin défenseur du beau sexe). L'on aura vu des femmes de l'aristocratie et de la bourgeoisie assister ainsi à des conférences et à des cours, soit destinés à elles seules� soit mixtes. Un public féminin pour les belles-lettres se constitue, et pèse lourd dans les querelles des beaux esprits, prenant parti contre les Anciens. Aussi bien, Charles Perrault, protagoniste des Modernes, publie en 1694 une Apologie des femmes. Tout en y déclarant que « la femme en son époux aime à trouver son maître », il stigmatise la « conduite vicieuse » de ceux qui croient que s'il faut prendre une 36. Poullain de la Barre : op. cit., pp. 16-21. 37. L. Abensour, op. cit., p. 151. 31

femme pour avoir des enfants, il faut choisir une mâîtresse pour avoir du plaisir ; il conseille d'user avec le Sexe d'amour, de respect et d'estime. Certes, Molière, qui avait tant défendu les droits de l'amour dans le mariage et celui des filles au choix de leur partenaire, s'en prend à la soif de connaissances des femmes, et ne la tolère qu'à condition qu'elles aient « du savoir sans vouloir qu'on le sache ». Certes, Fénelon leur recommande « une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qui inspire l'horreur du vice ». Certes, Bossuet, interprète du Maître du monde, affirme Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et, sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu voulut y mettre. Mais le courant qui porte les femmes, exclues de la vie civile et bridées dans leur vie conjugale et leurs aspirations aux conquêtes de l'intelligence est d'autant plus fort qu'il englobe, avec l'aristocratie, la « bonne bourgeoisie » qui, délaissant la boutique et l'atelier dont elle est issue, vit désormais de ses rentes, de l'usure ou de charges publiques et s'emploie souvent à singer la noblesse. D'où pour les femmes un élargissement des horizons. Au surplus, la curiosité d'esprit chez le Sexe, malaisément admise, provoque cependant de la part des hommes moins d'hostilité que les théories des Pré­ cieuses, qui comportent un agaçant snobisme et la culture de la frigidité, bien que leur esprit ·se prolonge jusqu'aux abords du dernier quart du siècle, avec La Princesse de Clèves (1677), en abnégation cornélienne. Ces tendances à l'émancipation ont des limites préci­ ses : vers la même date, quatre Français sur cinq sont analphabètes : soixante et onze pour cent des hommes, quatre-vingt-six pour cent des femmes.

Première partie

La femme s'affirme comme une personne mais manque ses révolutions (Du

XVIIIe

siècle à 1 87 1 )

XVIII e

1 siècle : puissance et frustration du pouvoir derrière le trône

« La femme au xvme siècle est le principe qui gou­ verne, la raison qui dirige, la voix qui commande. » Signé : les Goncourt. « Les femmes sont capables de tout ce que nous faisons et la seule différence qu'il y ait entre elles et nous, c'est qu'elles sont plus aimables. » Signé : Vol­ taire. « Qu'importe à notre gloire qu'ils (les hommes] adorent les charmes que la nature nous a donnés s'ils veulent dénigrer les vertus et les talents que le ciel nous a départis ! » Journal des Dames, 1 774. Trois citations : trois aspects de l'évolution de l'opi­ nion des hommes sur les femmes et des femmes sur elles­ mêmes. La première définit un « pouvoir derrière le trône ». Le siècle commence, après les années moroses de la Cour à la fin du règne de Louis XIV, par le déchaîne­ ment de la Régence. Parmi les maîtresses du duc d'Orléans et de quelques autres, Mme de Tencin, Mme du Deffand. De ses petits soupers libertins, elles passeront à leurs propres salons, de la prostitution huppée à la magistrature littéraire in partibus. La Pompadour et la du Barry verront ramper des courtisans et des écrivains, feront et déferont des ministres. Mais les bureaux d'esprit, les lieux où se distribuent ministères et prébendes ne sont pas toujours des annexes des chambres à coucher. Mme Geoffrin, hôte et mécène des Encyclopédistes, qui correspond avec des 35

têtes couronnées, « ambassadrice de la pensée » reçue lors d'un voyage en Europe centrale avec des honneurs quasi souverains, est vertueuse quoique nantie d'un mari bonnet de nuit 1 • Toute sensualité mise à part, Marie­ Antoinette a un rôle politique : elle est auprès de son « pauvre homme » d'époux l'avant-garde du conserva­ tisme et la pointe du parti autrichien. A en croire les Goncourt encore, la femme est la cause universelle et fatale, l'origine des événements, la source des choses [...] Rien ne lui échappe, et elle peut tout, le roi et la France, la volonté du souverain et l'autorité de l'opinion 2 •

Incapables « par la seule raison du sexe... »

Si ces femmes des hautes régions sociales - à coup sûr beaucoup mieux connues et traitées des Goncourt que les autres - font, au prix ou non de leur vénalité, figure imposante dans le monde, elles sont « incapables, dit le juriste Domat, par la seule raison du sexe, de plusieurs sortes d'engagements et de fonctions ». Inca­ pables notamment d'être témoins dans les testaments et dans les actes passés devant notaire, bien que pouvant l'être devant les tribunaux civils ou criminels, mais, précise l'Encyclopédie, on a moins d'égards à leurs dépositions qu'à celles des hommes, car elles sont considérées comme « légères et sujettes à variations 3 ». Une fois mariée, la femme est dans la dépendance de l'époux - à moins que, s'agissant de ses biens propres, non compris dans la dot, une disposition spéciale du contrat n'en protège l'usage à son bénéfice. La femme ne peut s'obliger, elle ou ses biens, sans le consentement et l'autorisation de son mari. Elle ne peut, sans ladite autorisation, ester en justice, ni tester. Elle ne peut, à moins que son mari ne soit prodigue, furieux ou interdit, être curatrice que de ses propres enfants ou petits­ enfants. Est-elle convaincue d'adultère? Alors que son l. A. Decaux : Histoire des Françaises, p. 1 1.

2. E. et J. de Goncourt : LA Femme au XVIII• siècle. 3. Encyck>pédie : article « Femme ».

36

époux peut la tromper sans inconvénient, elle encourt l'emprisonnement et la perte de ses biens. Témoin la diatribe mise par Voltaire dans la bouche d'une imagi­ naire grande dame portugaise traduite devant un tribu­ nal : L'Evangile a défendu l'adultère à mon mari tout comme à moi. Il sera damné coinme moi ; rien n'est plus avéré. Lorsqu'il m'a fait vingt infidélités, qu'il a donné mon collier à une de mes rivales et mes boucles d'oreilles à une autre, je n'ai point demandé aux juges qu'on le fit raser, qu'on l'enfermât chez les moines, qu'on me donnât son bien. Et moi, pour l'avoir imité une seule fois, pour avoir fait avec le plus beau jeune homme de Lisbonne ce qu'il fait tous les jours avec les plus sottes guenons de la cour et de la ville, il faut que je réponde sur la sellette à des licenciés dont chacun serait à mes pieds si nous étions tête à tête dans mon cabinet ; il faut que l'huissier me coupe à l'audience mes cheveux qui sont les plus beaux du monde ; qu'on m'enferme chez des religieuses qui n'ont pas le sens commun ; qu'on donne tout mon bien à mon fat de mari pour l'aider à séduire d'autres femmes et à commettre de nouveaux adultères. Je demande si la chose est juste et s'il n'est pas évident que ce sont les cocus qui ont fait les lois 4•

Devient-elle d'Eglise? Une femme peut être chanoi­ nesse, religieuse, abbesse d'une abbaye de filles; mais non posséder un évêché ni un autre bénéfice; non plus être admise aux ordres ecclésiastiques. S'il s'agit d'héri­ ter, elle est, en ligne collatérale, défavorisée par rapport aux hommes. Seule voie vers l'indépendance: la séparation de corps et de biens - prononcée souvent par le tribunal, selon l'équité, au bénéfice de la femme. Alors elle est « jouissante de ses droits ». « Un air d 'égalité par rapport aux hommes? »

Cette condition juridique rigoureuse est tempérée par la pratique. Bien loin désormais de la fidélité chevale4. Dictionnaire philosophique : article « Adultère ». 37

resque, les hommes de l'aristocratie et ceux de la bourgeoisie qui les imitent ne songent qu'à multiplier les conquêtes galantes, et à les publier. A l'inverse, il en résulte un large degré de liberté sexuelle pour les épouses : qu'importe aux grands seigneurs légers l' « hon­ nêteté » de leur femme, pourvu qu'ils gardent la disposition de leur dot? La Merteuil des Liaisons dangereuses trouve dans le libertinage l'occasion d'as­ souvir sa volonté de puissance, avant d'en être punie. Plus large et moins suspecte est l'égalité dont jouissent les épouses des bourgeois moyens : , commerçants, indus­ triels, médecins, avocats, fonctionnaires. Sébastien Mer­ cier, dans son Tableau de Paris, nous dit qu'elles « ne sont point astreintes à l'obéissance. Un air d'égalité règne entre eux. Persécuter sa femme serait chose odieuse [...] Les femmes de la bourgeoisie sont consul­ tées sur toutes les affaires. Sans une femme, aucune affaire ne se conclut ». Les boutiquières de Paris, sont les « plus gaies, les mieux portantes, les moins bégueules », l' « activité qu'elles déploient en fait les égales de leurs maris ». La paysanne est aussi, souvent, une associée pour son conjoint, du fait de l'apport de la dot ; les actes relatifs à la mise en valeur des terres sont souvent signés des deux époux. Et les ouvrières? Beaucoup de citadines étaient au travail hors de chez elles dès avant la révolution industrielle : épouses éprouvées par l'insuffisance du salaire marital, femmes seules: veuves, vieilles filles, filles séduites. Mais voici poindre l'ère des grandes manufactures essaimant dans les campagnes par le travail à domicile 5 : à Amiens et au voisinage, à Lyon, à Paris, en Normandie, en Languedoc. Le capitalisme adolescent pousse à la concentration vers les villes, éloigne les femmes de leur foyer, ajoute la besogne au­ dehors à celles de la maisonnée. Les ouvrières de mode seules échappent jusqu'à un certain point à cette sujétion générale. Elles quittent la maison familiale à la fin de leur apprentissage et prennent une chambre particulière. Un mari? Elles n'y tiennent pas toujours. Plutôt un galant qui leur permet d'assouvir leur passion de 5. M. Guilbert : Les Fonctions desfemmes dans l'industrie. 38

toilettes. Un galant -. ou plusieurs... Et l'on finit tout aussi bien maîtresse d'un duc et pair qu'en prison, cheveux ras, soumise au fouet, ou bien « à l'Amérique », à l'instar de Manon Lescaut, ou bien encore dans les couvents du Bon Pasteur, prisonnière de fait des sœurs qui, pieusement et rudement, vous inculquent I'obliga­ toire repentir 6• Contraception, avortement, enfants abandonnés Plus des quatre cinquièmes des femmes françaises sont analphabètes. Elles ont, en général, quatre, cinq, six enfants - on ne compte pas ceux qui sont morts en bas âge. Il en faut une douzaine pour donner droit à des exemptions de taille ou de corvée, ou bien à des pensions. Les naissances illégitimes, souvent produits de la forme sexuelle de la dépendance de classe, sont légion ; et la « fille-mère » est une réprouvée. Les « suborneurs » sont certes sujets à des peines allant théoriquement jusqu'à la mort, mais qui restent de principe, et ils sont protégés d'avance contre les plaintes par la vergogne et la crainte éprouvées par leurs victimes. Palliatifs à la profusion d'enfants, chez les pauvres: l'abandon, l'infanticide ; chez les riches : l'avortement, la contraception. Les abandons de progéniture sont chose courante. Il existe en nombre d'endroits à Paris, à l'hôpital Saint­ Louis - une « boîte pour les enfants » ; un « tour » : porte tournante où l'on dépose l'être indésiré sur une planchette sans être vu du préposé. Parfois, sur ce petit être, un avis : « il est de bonne famille, on viendra le retrouver dans six mois ». On y achemine les bébés depuis les provinces, les confiant à des voituriers ; souvent ils meurent en route. Rousseau, en exposant ses enfants - cinq ! - n'a fait que suivre un usage du temps ; simplement ce théoricien de l'éducation a-t-il tenu à donner de son acte de hautes raisons morales : 6. L. Abensour : la Femme et le Féminisme avant et pendant la

Révolution.

39

En livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans, plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortune, je crus faire un acte de citoyen et de père ; et je me regardai comme un membre de La République de Platon 7•

Les infanticides sont, bien sûr, sévèrement réprimés par la loi, mais n'en sont pas moins fréquents, bien que leur nombre régresse au profit des abandons. La mortalité infantile ayant baissé, on est conduit à limiter les naissances pour prévenir une augmentation de la taille des familles. D'où l'expansion de la contraception. Certes, elle n'était pas inconnue aux xv1e et xvne siècles, mais elle était surtout le fait de couples extra-conjugaux. L'Eglise la tolérait d'autant plus que les unions légales tendaient à devenir plus tardives, vu le souci qu'avaient les conjoints de mieux gérer leur ménage. Le plus couramment, le nouveau marié avait vingt-neuf ans, et vingt-sept ans la promise. Le xvme siècle voit s'accom­ plir le « transfert du comportement extra-conjugal dans les rapports conjugaux » 8 • C'est alors que se répand l'usage des artifices : la « redingote anglaise » - qui n'est pas venue d'Angleterre et que les Anglais appellent... french letter -, a été mise en circulation d'abord par des prostituées ; elle est faite en général d'intestin de mouton. On dira d'elle qu'elle est « une toile d'araignée contre la maladie, une cuirasse contre le plaisir ». D'autres procédés existent : une sorte de diaphragme, des préservatifs liquides : mais, avant tout, on pratique le coït interrompu. Il souffie sur les mœurs le même vent qui ébranle, jusqu'à les déraciner, les institutions sociales. La ten­ dance est à l'humanisation du ménage, à la prépondé­ rance du sentiment. Alors que précédemment « les poètes étaient grivois, les estampes étaient lestes, les romans parlaient de baisers dérobés, de gages mal défendus 9 », la vertu fait une arrivée en force. 7. J.-J. Rousseau : Confessions, Pléiade, p. 350. 8. A. Burguière : « De Malthus à Max Weber; le mariage tardif et l'esprit d'entreprise », Annales E.S.C., n° 4-5, juillet-octobre 1972, pp. 1 129-1 130. 9. M. Bardèche, op. cit., II, p. 243. 40

A la fin du siècle, il n'est plus officiellement ridicule d'aimer son conjoint, au contraire. On commence à admettre que les jeunes filles ·· êtres dont l'existence spécifique n'était jusqu'alors guère reconnue-aient des époux qu'elles aiment et partagent avec eux aspirations et idées 1 0• Manon Phlipon, fille d'un graveur pourra refuser un mariage de convenance voulu par son père. Son union avec Roland de la Platière ne résultera que de son libre choix. Cependant le mariage reste théorique­ ment impossible sans l'accord des parents, avant vingt­ cinq ans pour les filles, trente ans pour les garçons. On a, il est vrai, un moyen de forcer la main aux familles : « faire Pâques avant les Rameaux », provoquer la venue au monde d'un marmot pour amener mariage et baptême ensemble. « Nos petites filles réussiront »

Les mutations économiques, le bouleversement des biens familiaux, la révision générale des valeurs, l'im­ mense remue-ménage intellectuel de l'époque entraînent une interrogation intense à propos de la femme, un début de révolution des idées à son sujet. Au théâtre d'abord : les contemporains de Louis XIV n'y disputaient que du droit au savoir pour le Sexe. Au contraire, dans les Amazones modernes (1727), c'est toute la condition féminine qui est remise en cause. On y voit des femmes guerrières établir leur gouvernement dans une île lointaine. Les choses finissent par rentrer dans l'ordre établi par les mâles, mais cet ordre est tempéré par le droit des femmes à étudier, « parler grec et latin », commander les armées, diriger justice et finances. Et aussi, bien sûr, à se voir garantir la fidélité des maris : Dans La Colonie de Marivaux (1729), pièce à succès reprise et améliorée en 1750, c'est encore l'île déserte qui sert de théâtre au conflit des sexes. Les femmes ont voulu avoir part à la confection des lois, être admises 10. E. Sullerot : Histoire et mythologie de l'amour, p. 147. 41

aux emplois, faire du mariage une association libre entre égaux. Elles sont finalement victimes de la ruse des mâles et finissent par capituler et par se confiner dans les soins du ménage. Mais l'une d'elles a dit: « Quand même nous ne réussirions pas, nos petites-filles réussi­ ront. » L'idée d'égalité, le droit des femmes à la pensée personnelle apparaissent encore dans Les Philosophes amoureux de Destouches ( 1730), dans Le Préjugé à la mode de Nivelle de la Chaussée ( 1735) 1 1 • Les femmes ne remportent pas de succès qu'au théâtre. Elles conquièrent le droit à la présence dans les sociétés de pensée, si actives alors. Non pas dans la franc-maçonnerie proprement dite : celle-là leur refuse accès, de même qu'aux salariés (les « mercenaires »), aux comédiens et aux Juifs, parce que dit-on « la présence du Sexe pourrait altérer la pureté de nos maximes et de nos mœurs ». Ce qu'en termes d'une galante platitude exprime en 1753 le F:. Procope: Beau sexe, nous avons pour vous Et du respect et de l'estime, Mais aussi nous vous craignons tous Et notre crainte est légitime.

Hélas, on nous apprend pour première leçon Que ce fut de vos mains qu'Adam reçut la pomme, Et que sans vos attraits tout homme Serait peut-être franc-maçon 1 2 •

Les femmes ne sont pas, en revanche, exclues des sociétés de pensée, ou de mysticisme, où elles rencon­ trent les F:. En 1774, un an après la création du Grand­ Orient, on forme des loges d'adoption, « pour permettre à ce sexe charmant de participer à la charité et à la philosophie ». Loges distinctes, réservées aux femmes mais dépendantes des loges d'hommes, souchées sur elles, et dont les travaux sont effectués sous les ordres et le contrôle des officiers de l'atelier adopteur. Les noms des participantes ne sont pas suivis des trois points rituels (:.), mais de quatre points réunis par un trait. 1 1. G. Ascoli : Revue de synthèse historique, juillet-décembre 1906. 12. E. Brault : La Franc-Maçonnerie et /'Emancipation de la femme,

p. 10.

42

( :-:). Ces loges féminines sont orientées vers la bien­ faisance · et la philanthropie. Elles portent de beaux noms: loge des « Neuf Sœurs », loge de « La Candeur ». Elles sont fréquentées par des épouses de militaires et par des personnes de la haute noblesse : la princesse de Lamballe, Charlotte de Polignac. La reine leur témoigne de l'intérêt. Elles disparaîtront sous la Terreur et reparaîtront sous l'Empire.

Les philosophes : perplexité et générosité

Quarante et un ouvrages sur la querelle des femmes sont publiés de 1713 à 1787. En présence de la question, les « philosophes » sont en proie à des interrogations sans fin, à des réactions contradictoires, qui montrent en tout cas combien elle pèse lourd dans leur conscience. Ils ont rencontré dans les salons, dans les sociétés de pensée, des femmes brillantes par l'esprit, remarquables par l'appétit de savoir, au surplus gracieuses et dési­ rables. De certaines ils sont les obligés ; d'autres sont leurs amantes ; certaines cumulent. La savante Mme du Châtelet est durant dix ans à la fois l'intime intellectuelle et le grand amour de Voltaire. Diderot, avant de connaître avec Sophie Volland une entente parfaite, une confiante franchise des rapports allant jusqu'à l'aveu sans danger d'émois charnels provoqués par d'autres, confie son embarras ébloui à son ami Grimm: Sophie est homme et femme quand il lui plaît. [... ] Ah! Grimm, quelle femme ! Comme cela est tendre, doux, honnête, délicat, sensé! Le mal est que je ne sais quand on serait heureux. Cela réfléchit, cela aime à réfléchir. Nous n'en savons pas plus qu'elle en mœurs, en senti­ ments, en usages, en une infinité de choses impor­ tantes 1 3• Et ailleurs : « Quand on veut écrire des femmes, il faut 13. Lettres à Sophie Volland, I, p. 9. 43

tremper sa plume dans l'arc-en-ciel et secouer sur sa ligne la poussière des ailes de papillon 1 4• » La reconnaissance des capacités du Sexe a des limites : Voltaire a vu des femmes très savantes comme il en fut de guerrières, mais il n'y en a jamais vu d'inventrices 1 5 • Un certain Thomàs, prolixe historien de la condition féminine à travers les âges, consent que la femme ne soit pas inférieure à l'homme par quelques-unes des qualités et de cœur, mais les « images qui se pressent dans son esprit s'ordonnent rarement en tableau 1 6 ». En revanche l'amour de la science, la sensibilité - cette gloire de la fin du siècle - l'humanisme, l'esprit de justice se coalisent pour provoquer de la part des philosophes des dénonciations de l'arbitraire et des suggestions de réforme dont le faisceau a bel et bien valeur de programme d'émancipation. Et c'est Buffon qui ridiculise le préjugé de la virginité, la confusion de la pureté du cœur avec un objet physique. Et c'est Montesquieu qui, bien qu'écrivant que la nature « a · donné aux femmes des agréments et a voulu que leur ascendant finît avec ces agréments 1 7 », déclare d'autre part L'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie; elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent plus d'humanité et de raison [...] Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage; les forces seraient égales si l'éducation l'était aussi 1 8 . Et c'est Diderot, derechef, qui souligne que « dans presque toutes les contrées la cruauté des lois civiles s'est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature ». Nulle sorte de vexation que chez les peuples policés l'homme ne puisse _ exercer impunément contre la 14. « Critique de l'essai sur le caractère, les amours et l'esprit des femmes dans les différents siècles » par Thomas - Œuvres complètes de Diderot, p. 31. 15. Dictionnaire philosophique, XIX, p. 98, édition 1879. 16. Essai sur le caractère, les maurs et l'esprit desfemmes..• p. 208. 17. L'Esprit des Lois, XVI, chap. 2. 18. Lettres persanes, XXXVlli, édition Vernière, pp. 81-82. 44

femme 1 9 • C'est donc par un défi conscient à la pra­ tique séculaire que l'Encyclopédie définit le mariage une « union volontaire et maritale d'un homme et d'une femme, contractée par des personnes libres, pour avoir des enfants ». Elle enseigne aux épouses à utiliser pour leur défense les mécanismes de la loi : On peut donc soutenir qu'il n'y a point d'autre subordi­ nation dans la société conjugale que celle de la loi civile.

Il s'ensuit qu'une femme doit pouvoir faire accepter par son époux dans le contrat de mariage telle disposi­ tion qui lui convient : Ne doit-elle pas avoir, en vertu de la loi naturelle, le même pouvoir qu'a le mari en vertu de la loi du prince 20 ?

Ne doit-elle pas aussi pouvoir refuser la tyrannie des vœux perpétuels et du couvent, où « des femmes qui ont renoncé au monde avant que de le connaître sont chargées de donner des principes à celles qui doivent y vivre »? La clôture du couvent fait que les filles regardent le premier venu comme un libérateur à qui l'on se donne sans le connaître, avec qui l'on vit sans l'aimer. D'où s'ensuit, pour Diderot, qu'il faut faire des jeunes filles des êtres avertis, aptes à discerner les dangers, préparées aux devoirs maternel et civique, pourvues de notions étendues de science et de puéricul­ ture. Voltaire veut aussi qu'on donne à la jeune fille un solide bagage. Les filles-mères ont droit à sa sollicitude : on a pendu une femme pour crime d'infanticide, il écrit que, plutôt que de procéder par la répression, il eût fallu créer des hôpitaux où elles eussent pu accoucher secrètement 2 1 • Les philosophes sont partisans de l'institution du divorce. Elle a contre elle un ennemi capital : l'Eglise, et pour elle un front uni de partisans qui englobe de Montesquieu à Helvetius, en passant par Voltaire et Diderot. A la veille de la Révolution, la parution des ouvrages qui la préconisent s'accélère. Argument mas19. Diderot, op. cit., p. 41. 20. Encyclopédie : article « Femme 21. Cité par L. Abensour, op. cit.

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».

sue : la disproportion fréquente entre un mari impropre par son âge à accomplir le dessein de la nature et un tendron désireux de postérité. Le maréchal de Saxe, dans ses Rêveries sur la propagation de l'espèce humaine, n'a-t-il pas, dans cet esprit, proposé de limiter à cinq ans la durée des mariages? Persévérer dans le conjungo eftt alors, dans son projet, nécessité une dispense, accordée seulement aux couples féconds. De la sorte la population s'accroîtrait, et la femme porterait son cœur au gré de son inclination. Fantaisie bien sûr, mais non dépourvue de sens. Mais de même qu'ils hésitent à reconnaître aux femmes la totalité des qualités intellectuelles de leur propre sexe, la volonté réformatrice des philosophes a ses bornes. Clairs et fermes partisans de l'allégement des liens du mariage, ennemis sans rémission du cloître, désireux d'une extension de l'instruction donnée aux filles, ils sont parfaitement silencieux sur la participation > _Afan.:((~))!

La campagne pour la maternité heureuse . L'emblème-défi du féminisme radical contemporain ... qui s'insurge contre l'accumulation des corvées conjugales.

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Jamais plus de ''femme-objet! ''. (Photo Hughes Bach elot). Raconter , dénoncer , théoriser, dialoguer...

8 Le féminisme socialiste perd sur les deux tableaux (1880-1914)

Tandis que le mouvement bourgeois des femmes marque ses premiers et modestes succès, des théoriciens féministes essaient de rallier à leurs vues un mouvement ouvrier en plein travail interne, et qui prend des allures conquérantes. Mais, après une période d'affirmation doctrinale radicale, ce mouvement, en ce qui concerne les femmes, s'enlise dans une pratique conservatrice. Jean-Baptiste Clément, l'auteur du Temps des cerises, réclame dès 1878 qu'on s'occupe de l'émancipation des femmes avant toute chose, avant même la question des services publics; il s'en prend à Proudhon, et déclare que toutes les femmes doivent être mises à même de « devenir des Sand et des Staël». Mais il reste un isolé. Dans la mesure où elle est officielle, la doctrine du parti procède de Marx et d'Engels, principalement par l'intermédiaire du socialiste allemand Bebel et de Paul Lafargue, l'un des gendres de Marx. Des deux pères fondateurs, les disciples avaient retenu le procès fait au capitalisme destructeur de la famille, qui jetait les femmes et les enfants dans la production usinière; mais, · par un processus dialectique, dans l'avenir la grande industrie créerait une base nouvelle pour une forme supérieure de la famille et des relations entre les deux sexes. Fourier l'avait déjà dit: le degré de l'émancipation des femmes était la mesure naturelle du degré de l'émancipation humaine. 187

Le socialisme seul émancipateur de lafemme?

L'Allemand August Bebel avait publié un gros livre à succès, une somme vite et largement répandue dans d'autres pays par des traductions multiples. L'édition française, parue sous le titre La Femme et le Socialisme en 1891, avait été lue avec ferveur et commentée avec faveur. Le joug qui pesait sur la femme, disait Bebel, remontait à la nuit des temps. Pour la libérer il récusait totalement le féminisme bourgeois : quel intérêt y avait­ il à voir accéder aux études supérieures, à l'exercice de la médecine, à la fonction publique, quelques milliers de femmes de la classe privilégiée? C'est le socialisme seul qui donnerait à la femme l'égalité absolue et l'indépen­ dance complète. Elle aurait entière liberté dans le choix de son amour; son union serait l'effet d'une convention privée, sans l'intervention d'un fonctionnaire quelcon­ que : la satisfaction de l'instinct sexuel est chose aussi personnelle à chaque individu que la satisfaction de tout autre instinct naturel 1• Lafargue avait admiré le livre de Bebel et contribué à le propager. Lui-même élabore une théorie de la condition féminine dans ses rapports avec l'évolutio� générale de l'humanité. La femme a été, dit-il, entravée dans son développement quand l'humanité est entrée dans la période de la propriété privée; l'évolution de l'espèce s'en est trouvée ralentie : en dépit de l'extraordi­ naire accumulation de connaissances scientifiques acquises depuis, le cerveau du civilisé moderne ne dépasse pas en puissance et en capacité celui des Grecs de l'époque classique. La famille bourgeoise contempo­ raine? Parlons-en : aucun sentiment intime ne relie ses mèmbres. Le mari gourgandine à droite et à gauche, la femme cocufie son seigneur et maitre, histoire de tuer le temps qui parait si long[...] Le capitalisme n'a pas arraché la femme au foyer I. A. Bebel : la Femme et le Socialisme. 188

domestique et ne l'a pas lancée dans la production sociale pour l'émanciper, mais pour l'exploiter encore plus férocement que l'homme [... ] La femme supporte les misères du travailleur libre et porte en plus ses chaînes du passé. (...] Mais cette écrasante et douloureuse situation annonce la fin de sa servitude, qui a commencé avec la constitution de la propriété privée et qui ne peut prendre fin qu'avec son abolition[...] La technique de la production tend à supprimer la spécialisation des métiers et des fonctions et à remplacer l'effort musculaire par l'attention et l'habileté intellec­ tuelle, et plus elle se perfectionne, plus elle mêle et confond la femme et l'homme dans le travail social, plus elle empêchera le retour des conditions qui chez les nations sauvages et barbares avaient maintenu la sépara­ tion des sexes; la propriété commune fera disparaître l'antagonisme économique de la civilisation. Mais s'il est possible d'entrevoir la fin de la servitude féminine et de l'antagonisme des sexes, et de concevoir pour l'espèce humaine une ère d'incomparables progrès corporel et intellectuel, alors qu'elle sera reproduite par des femmes et des hommes d'une haute culture muscu­ laire et cérébrale, il est impossible de prévoir les rapports sexuels de femmes et d'hommes libres et égaux, qui ne seront pas réunis ou séparés par de sordides intérêts matériaux et par la grossière morale qu'ils ont engendrée.

Quelle place pour la femme dans la cité future? Il est toutefois probable (poursuit Lafargue, qui pour lors devient datwinien) que les hommes seront obligés de faire la roue et d'exhiber toutes leurs qualités physiques et intellectuelles pour conquérir des amoureuses. La sélec­ tion sexuelle redeviendra un des plus énergiques facteurs du perfectionnement humain. La maternité et l'amour permettront à la femme de reconquérir la position supérieure qu'elle occupait dans les sociétés primitives, dont le souvenir a été conservé par les légendes et les mythes des antiques religions 2• 2. P. Lafargue : La Question de lafemme, 1904. 189

Jules Guesde, quant à lui, affirme également qu'une société socialiste favorisera des rapports sexuels « aussi libres, aussi variables et aussi multiples que les rapports intellectuels ou moraux entre individus de même sexe ou de sexe différent 3 ». Mais il est amené à insister surtout sur l'indépendance économique de la femme en tant que seul facteur de sa liberté vraie. Cette indépendance suppose avant tout qu'elle ne soit pas confinée au foyer, mais qu'elle puisse travailler au-dehors 4• Que si l'on objecte les obligations maternelles, Guesde répond que pendant la gestation et l'allaitement, les femmes fabriquent mieux que des produits, des produc­ teurs; elles doivent donc être socialement admises à jouir des produits du travail économique. Au surplus, les enfants seront pris en charge par la collectivité des hommes, comme autrefois dans les tribus primitives. « Elargissez Dieu», disait Diderot. Ce n'est pas Dieu, c'est la famille qu'il convient d'élargir, en l'étendant à toute la société, pour l'égale conservation et l'égal développement de tous les fils de l'homme sans distinc­ tion 5• Les disciples et amis de Guesde suivent-ils tous ses leçons? C'est vrai pour l'un d'entre eux, Charles Vérecque, auteur d'un Dictionnaire du socialisme et d'une Histoire de la famille. Vérecque, d'ailleurs porte sa conviction dans· l'arène électorale, d'où il s'adresse aux femmes : Mère, à ton fils, qui te dira: je t'aime, tu répondras: es­ tu socialiste? Epouse, à ton mari, qui te dira: je t'aime, tu répondras: es-tu socialiste? Jeune fille, à ton amant, qui te dira: je t'aime, t1'-.,répondras: es-tu socialiste? [...] A vos amants, à vos époux, à vos fils, possédant seuls le bulletin de vote, vous servirez de phares et vous leur montrerez le chemin de la transformation sociale 6• Mais Charles Bonnier, autre guesdiste, s'il est partisan du vote des femmes, qui contribuera à désintégrer la 3. J. Guesde : Essai de catéchisme socialiste, Bruxelles, 1878. 4. Le Socialiste, 9 octobre 1898. 5. Le Cri du peuple, 12juin 1884. 6. Vérecque : Histoire de la famille des temps sauvages à nos jours, 1914, pp. 254-258. 190

famille en ce qu'elle a de rétrograde, est hostile à la recherche de la paternité parce qu'elle serait un facteur de dépopulation! Il est d'avis qu'il faut écarter les femmes, non seulement de la fabrique, mais des ateliers, des magasins, de tous ces endroits nuisibles à leur santé : « Avant de penser à l'attraction passionnelle de Fourier, nous devons nous contenter de rendre à la femme sa mission et son milieu propres 7• » Quant à Lucien Deslinières, guesdiste aussi, mais franc-tireur dans sa tendance, il justifie son refus des revendications féministes par le « respect tendre et un peu mystique des anciens chevaliers» qu'il éprouve pour la femme, qu'il rêve « étrangère aux peines et aux soucis matériels dans un temple où la suivraient nos adora­ tions», où elle serait tout entière à l'accomplissement de ses fonctions augustes : l'amour et la maternité 8• Ce refrain, on le sait de reste, était familier aux conserva­ teurs. C'est un théoricien nommé Ernest Tarbouriech qui, en 1901, a dessiné avec le plus de précision la place et le rôle de la femme dans la cité socialiste future, qu'il conçoit comme un phalanstère régi de façon totalitaire. Hommes et femmes . se partageront sur un pied d'égalité et sans distinction de sexe les travaux domes­ tiques comme la production sociale; ainsi seront résolus du même coup les problèmes de la domesticité et de la femme au foyer. Aussi bien, la besogne domestique sera­ t-elle allégée par les progrès des techniques de l'éclairage et du chauffage, par la fabrication de vêtements à bas prix. Si l'on établissait la dispense du travail producteur seulement pour l'épouse, le mariage apparaîtrait comme le moyen de se dispenser du travail et resterait, sauf pour quelques âmes d'élite, la raison d'être de chaque existence féminine; la femme demeurerait la grande tentatrice, méritant les anathèmes des poètes. Alors la morale sexuelle du collectivisme ne vaudrait pas mieux que celles des régimes qui l'auraient procédée. Tarbou­ riech s'oppose à toute discrimination de droit entre les 7. Ch. Bonnier: La Question de /a femme, 1897. 8. L. Deslinières: L'Application du système collectiviste, 143 et 504. 191

pp.

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sexes pour la répartition des fonctions, tout en admet­ tant qu'au moins pendant une période transitoire les hommes s'emploieront de préférence dans l'industrie et les services de bureau. Disons à ceux qui nous parlent toujours de la « vocation maternelle» qu'elle trouvera à s'exercer comme aujour­ d'hui, plus facilement même, dans les crèches, garderies, classes enfantines; la femme qui préfère à toute autre fonction sociale l'élevage des enfants donnera ses soins à dix bébés au lieu de se consacrer exclusivement aux deux ou trois qu'elle aura mis au monde; elle ne les gâtera pas et utilisera mieux ses forces. Je connais des dames qui, à toute autre distraction intellectuelle ou mondaine, préfèrent l'entretien de leurs meubles. Je les nommerai gérantes d'une pension de famille, utilisant, en bon fouriériste, pour le bien de la collectivité cette passion aussi ardente qu'inoffensive; je leur permets de l'assouvir mieux que dans leur logement personnel(...] La femme au foyer, c'est trop souvent la femme oisive tuant les heures trop longues en cancanages ou prome­ nades dans les magasins(...] Les citoyens qui vivront solitaires, hommes ou femmes, feront leur cuisine ou leur lit, nettoieront leur logement et de même agiront ceux qui sont réunis, qu'il existe entre eux un lien de parenté. Il n'y a pas de raison a priori pour que les femmes supportent tout le poids du travail domestique pour le plus grand bien des hommes. La révolution sociale purgera de tout facteur écono­ mique les relations sexuelles; la naissance des enfants ne sera plus pour les parents une cause de perte matérielle, puisque leur. entretien sera à la charge de la commu­ nauté, ni une source de bénéfices, puisqu'il ne sera pas possible de détourner de leur destination la rente nationale et les subventions attribuées aux jeunes citoyens, encore moins de les faire travailler prématuré­ ment. Mais ces obligations. de la collectivité ont une contrepartie L'Etat aura le droit absolu comme le devoir rigoureux de mettre en œuvre tous les moyens propres à constituer des générations saines, fortes de coeps et d'esprit, capables d'un raisonnable rendement économique. En conséquence l' « union sexuelle permanente ou 192

passagère» sera permise seulement aux personnes dûment munies d'un casier médical. Si les autorités médicales l'estiment indispensable, la stérilisation sera pratiquée. L'Etat s'attribuera le pouvoir de supprimer les nouveau-nés « que l'observation scientifique révélera voués à la mort prématurée, à la maladie, au crime, à l'impuissance économique». Il emploiera pour cela, il est vrai, les « moyens les plus humains», tel le chloro­ forme... La puissance paternelle aura disparu [...] L'éducation, affaire d'Etat, sera réglée par l'Etat au mieux. Les médecins représentant la communauté confieront chaque enfant à la personne qui donnera les soins les plus tendres et les plus éclairés. La loi présume que cette personne est la mère, mais cette présomption si naturelle sera suscep­ tible de preuve contraire. [...] Par la bouche de magistrats ou de jurés, l'Etat déclarera que l'homme ou la femme qu'il a accepté ou choisi comme son collaborateur dans la mission d'élever tel futur citoyen ne remplit pas cette mission d'une façon convenable, et qu'il faut remplacer cet éleveur ou éducateur par un autre offrant plus de garanties. [...]

Les femmes mariées travailleront toutes et remettront leurs enfants à la crèche; les enfants y gagneront, car on y corrigera les effets d' « aveugles tendresses». La crèche sera, sauf dispenses accordées en connaissance de cause, aussi obligatoire que l'école 9• Tarbouriech sera, plusieurs années après cette publica­ tion, député du Jura et, d'autre part, vice.-président de la Ligue pour le droit des femmes. Il n'est pas représentatif pour autant du féminisme socialiste. La mutation de la famille, le mariage légal, la polygamie posent des problèmes dont les militants mesurent surtout la diffi­ culté et en présence desquels ils se dérobent. Au bout du compte, l'Encyclopédie socialiste affichera en 1913, sous la plume du guesdiste Sixte Quenin, une sagesse désabu­ sée, conservatrice: Le problème social sera suffisamment difficile à résoudre en s'en tenant à sa face sociale-économique pour qu'il ne soit pas nécessaire de le compliquer en y joignant les 9. E. Tarbouriech: La Citéfuture, 1902. 193

questions sexuelles.[...] L'amour libre doit être comparé à la libre concurrence et autres institutions économiques · semblables qui, sous le couvert d'une liberté trompeuse, assurent la domination des riches et des puissants.

C'est donc, selon Sixte Quenin, au maintien du mariage actuel, tempéré bien entendu par la possibilité du divorce, qu'aboutiraient très probablement les peuples le jour où la question des rapports sexuels serait posée; et comme la modification des conditions écono­ miques procurée par le socialisme ferait disparaître de cette institution les pires défauts qu'elle comporte actuellemènt, il est probable que la question ne se posera plus. Quant à la répartition des tâches domestiques, c'est la femme qui continuera à en assumer la plus grande partie; « cela cadrera mieux avec sa nature et ne diminuera nullement ses droits », puisque aussi bien elle bénéficiera de congés de maternité, d'une diminution de son temps de travail pour chaque enfant né, du maintien enfin à la mère de famille, de son salaire intégral 10• Candidatures et groupementsféminins socialistes

Quelles conséquences ont les prises de position doctri­ nales sur les résolutions - et sur les actes - des socialistes? Nous avons vu Hubertine Auclert l'emporter difficilement au Congrès de 1879. Au Congrès suivant au Havre, le 11 novembre 1880, l'affrontement se produit, suivi d'une rupture, entre les modérés mutua­ listes, qui professent que la « femme doit être l'âme de l'intérieur», et les adeptes de la lutte des classes, qui proclament que la femme doit posséder comme l'homme tous les droits civils, politiques et économiques, mais qu' « il est impossible d'espérer que les détenteurs injustes de la richesse sociale consentent jamais à les accorder ». En conséquence, ils « déclarent qu'ils 10. Encyclopédie socialiste : « Comment nous sommes socialistes » par Sixte Quenin, 1913, pp. 211-216. 194

n'attendent que de la Révolution sociale la consécra­ tion de l'égalité des sexes ». Texte ambigu : si l'égalité des sexes y est affirmée, il autorise en fait les socialistes à remettre la réalisation de cette égalité aux calendes révolutionnaires. Reste alors aux femmes socialistes à compter sur elles-mêmes, par des candidatures électo­ rales et par la formation d'organisations propres. En 1881, à Paris, Léonie Rouzade récolte 57 voix sur 1 122 votants. En 1885, les candidatures de femmes sont au nombre de 6, mais cette fois leurs voix ne sont pas dénombrées. A l'automne 1889 est créée une « Ligue socialiste des femmes». La principale des animatrices de cette Ligue est Eugénie Pierre, née en 1844, épouse d'un écrivain pacifiste nommé Potonié, mais adversaire théorique du mariage - et débordante de fraternité et de bonté tumultueuse. Une autre est Marie-Rose Astié de Val­ sayre qui, elle, bien qu'elle porte lorgnons, est une ardente d'un autre genre, vigoureusement patriote, s'exprimant tantôt en alexandrins sous le nom de Jean Misère, tantôt par le pamphlet, et même à l'occasion par le duel (elle a blessé de la sorte une Anglaise sur le site de Waterloo !) La Ligue socialiste des femmes cède la place en 1891 à la Solidarité des femmes, qui groupe, avec Eugénie Potonié-Pierre, Maria Martin, directrice du Journal des femmes, Léonie Rouzade et la communarde Natalie Le Mel. Cette dernière se signale, entre autres, par une hostilité vigoureuse à l'instauration de lois protectrices du travail des femmes qu'elle dénie aux hommes le droit d'édicter 1 1• La femme a déjà assez de concurrents : le travail des prisons, les ouvroirs catholiques, l'exagération de certains travaux à domicile, le travail des femmes qui pourraient vivre sans travailler, sans qu'on vienne encore nous interdire une foule de métiers, donnant pour raison notre faiblesse [...] Je suis toujours d'avis qu'il faut travailler à la diminution des heures de travail et à l'augmentation du salaire des femmes, mais c'est à elles-mêmes à y parve• 12 [ 1 mr ...

11. Ch. Sowervine, op. cit. 12. Cité par J. Bruhat, La Commune, 2• semestre 1975. 195

En octobre 1892, la « Solidarité des femmes» demande aux différents partis socialistes (ils sont cinq, en pleine progression) de présenter une femme aux élections législatives prochaines, dans une circonscrip­ tion de leur choix, même sans espoir. Sans succès; c'est alors sous sa seule responsabilité qu'elle présente des candidates. Dès lors ce groupement, bien que ses militants écrivent toujours épisodiquement dans les publications socialistes, s'absorbera dans le féminisme apolitique. Des femmes adhèrent néanmoins aux différentes fractions du parti socialiste : leur nombre ne dépasse pas 2 à 3 % du total des effectifs, et il en sera de même jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. En 1899 est fondé à Paris un nouveau groupe féministe socialiste. Ses deux animatrices sont Elisabeth Renaud et Louise Saumoneau. Née en 1846, Elisabeth Renaud est de la même génération que Léonie Rouzade et Eugénie Potonié-Pierre; elle a son brevet d'institu­ trice; un des fils de Jules Guesde épousera sa fille. Louise Saumoneau est de neuf ans plus jeune; elle est venue de Poitiers à Paris pour exercer son métier de couturière en chambre. Rebutée par un premier contact avec des féministes bourgeoises, elle décide de se donner à l'organisation des femmes qui travaillent. Son allure est plébéienne, son expression ingrate et sombre, son parler souvent rude. On ne lui connaît pas de relation masculine. Son dévouement désintéressé est sans égal. A partir du 1 er mars 1901, toutes deux publient un périodique : La Femme socialiste, qui affirme d'entrée de jeu qu' « entre les hommes et les femmes de la classe prolétarienne, il ne peut y avoir d'antagonisme ». La Femme socialiste s'est donné entre autres tâches celle de combattre l'influence cléricale : Pour vous soustraire aux robes noires, Venez à nous : · Soutanes aux sombres histoires Vous rendent fous 1 3 •

Les statuts du groupe précisent qu'il a été fondé pour « obtenir tous les avantages économiques et sociaux qui 1 3. ui Femme socialiste, septembre 1901. 196

peuvent apporter une amélioration dans sa situation et augmenter ses moyens d'action dans la lutte pour l'émancipation du prolétariat 14». Cette subordination du moyen féministe au but socialiste ira même jusqu'à la négation de la raison d'être du groupe. En 190 1 , le Parti ouvrier belge, engageant une campagne pour l'obtention du suffrage universel, décide, afin de gagner des suffrages, de laisser tomber la revendication du vote des femmes. Les femmes socialistes de Belgique sont d'accord pour mettre une sourdine à leur propagande pour leur droit de vote. Que fait La Femme socialiste? Elle félicite ses sœurs belges, l' « intérêt du Parti ouvrier belge étant en même temps celui des deux sexes 15 ». Le Groupe féministe socialiste essaime de petites formations dans différents arrondissements de Paris, sans parvenir à compter un nombre important d'adhé­ rentes. II disparaît en 1905, quand l'unité socialiste se constitue sur la base exclusive des sections territoriales. Sa reconstitution a lieu en 1913, favorisée par le Congrès de l'Internationale socialiste tenu à Copenhague en 1910, qui avait condamné toute alliance entre les femmes socialistes et les féministes bourgeoises et institué une Journée internationale des Femmes à célébrer chaque année. Le secrétariat du groupe est confié à Elisabeth Renaud, puis à Louise Saumoneau. Peu satisfaite de ce succès remporté par la lutte des classes sur la lutte des sexes, la « Solidarité des Femmes», maintenant dirigée par Caroline Kaufmann et par Madeleine Pelletier, reste à l'écart du groupe socialiste. Le groupe aura quelques bases en province ; ses effectifs ne dépasseront pas quelques dizaines, alors qu'en Allemagne la formation correspondante dénombre 130 000 membres. Mais pour y adhérer il est nécessaire de prendre sa carte dans une section du Parti. Louise Saumoneau refuse de participer à toute action menée par les féministes apolitiques même quand il s'agit de protester contre l'interdiction de travail pro14. L. Saumoneau : Propagande et Documentation, 3• année, n° 8, 1•• trimestre 1932. 15. La Femme socialiste, novembre 1901. 197

noncée par le Syndicat du Livre contre une femme, Mme Couriau. A son avis, les féministes bourgeoises sont « prêtes à tout abandonner, sauf leurs privilèges; ce sont des femmes « naïves, intrigantes, détraquées et hysté­ riques ». Le fait que les Julie Daubié, les Madeleine Brès, les Jeanne Chauvin aient forcé les portes d'un enseignement supérieur jusque-là interdit aux femmes « n'améliore en rien la situation des filles de la classe prolétarienne qui, devant se suffire de bonne heure sont exploitées par la petite, la grande et la moyenne bourgeoisie 16 ». Pour Suzanne Lacore - une institu­ trice du Périgord - l'esclavage du sexe n'est né que de l'intérêt économique. Faisons donc, dit-elle, par-dessus tout, dans les groupes féminins, de l'éducation socialiste, cette action englobe toutes les autres. Et dans le parti, où nous devrons entrer nombreuses, ce ne sera pas pour « batailler contre la toute-puissance des barbes et des moustaches » mais pour combattre le régime capita­ liste 1 7 •

Jaurès, Léon Blum et le fém inisme De la sorte, le groupe manque à gagner sur le terrain du féminisme. Il n'obtient pas pour autant des hommes socialistes le bénéfice de sa négation des aspirations particulières du Sexe. Les prises de position théoriques des leaders du Parti ne sont en effet jamais suivies d'actions véritables. Jaurès est membre d'une « Ligue d'électeurs pour le suffrage des femmes ». Il se trouve qu'en février 1912, la Fédération féministe du Sud-Est tient son Congrès à Lyon en même temps que la S.F.I.O. Elle demande qu'une délégation soit reçue. Sans succès. Alors, dans la rue, à la sortie d'une séance, un groupe de déléguées arrête Jaurès ; elles lui demandent, d'abord, que le - Congrès ne se sépare pas avant d'avoir renouvelé une 16. La Femme socialiste, 1er avril 1914. 17. L'Equité, 15 octobre 1913. 198

résolution antérieure sur l'émancioation des femmes ; ensuite, que les journaux socialistes ouvrent à l'avenir largement leurs colonnes à leurs revendications ; enfin, que le Congrès engage les membres du parti à attirer les femmes dans ses groupes d'études sociales 1 8 • Seul résultat, en dépit de la promesse de Jaurès d'agir selon leurs vœux : le vote sans débat par le Congrès socialiste de quelques lignes bien sèches : « Le Congrès invite les militants et les journaux du Parti à faire une plus large place dans leur propagande à la revendication des droits politiques et sociaux des femmes 1 9• » Le grand tribun ne s'est du reste, jamais exprimé de façon systématique sur la question : il a fallu une recherche dans la presse britannique pour qu'on ait connaissance, tout récemment, d'une déclaration de lui faite à un journal américain Si je ne fais pas erreur, le socialisme produira deux résultats immédiats dans le domaine du mariage. Il supprimera sans discussion possible des relations entre homme et femme toutes les restrictions légales ; mais, au même moment, il fortifiera les obligations morales de la fidélité, qui est l'idéal de la monogamie sincère et vraie. Quand je parle de l'élimination des restrictions, je ne veux pas dire du tout que cela introduira dans la société ce que nous appelons aujourd'hui l' « amour libre », qui consti­ tue en général uniquement un privilège répréhensible pour le plus fort, lequel prend avantage de la faiblesse de la femme, épouse un « être inférieur » et, ensuite, la jette dehors quand il a assez d'elle. C'est cela, en général, l'histoire des unions d'amour libre. Dans les relations entre sexes, comme dans les relations économiques, une liberté individuelle existe uniquement quand chaque partie jouit de certaines garanties contre les empiétements ou les abus de l'autre. L'individualisme de la classe dominante est un mal dans l'exploitation de la femme en tant que femme, comme il l'est dans l'exploitation du travailleur en tant que travailleur. Quand le nouveau socialisme donnera à la jeune fille et à la femme une éducation réelle et complète, et la rendra apte à subvenir à ses besoins elle-même par un salaire proportionné à sa force et à ses talents, alors le « sexe 18. La Française, 3 mars 1912. 19. Parti socialiste S.F.I.O., 9• Congrès national, Lyon 1912. 199

faible » sera à l'abri des surprises et des pièges, alors .la femme mariêe cessera d'être un être indépendant tenu en servitude par la crainte du besoin et de la misère, alors elle sera préservée des pires effets d'un lâche abandon. L'éducation et les lois du socialisme ne permettront pas à un père d'esquiver ses devoirs envers ses enfants en jetant simplement à la rue leur mère non mariée, comme cela peut se pratiquer dans ce beau pays de France 2 0•

On voit que Jaurès n'entendait nullement attenter à l'institution du mariage, . contrairement à Bebel et Guesde, et qu'il était absolument étranger à la mode de l'union libre, si répandue au début du siècle. Selon une de ses collaboratrices de l'Humanité, Blanche Vogt, à qui une liaison avec l'administrateur de ce journal, homme marié, procurait de sérieux ennuis, Jaurès aurait pris le parti de la morale régnante, et signifié à la jeune amoureuse que les « filles mineures ne sauraient disposer d'elles-mêmes 2 1 ». Il n'en était pas de même de son jeune ami Léon Blum, membre du Conseil d'État et critique littéraire, qui publie en 1908 son essai Du mariage. En un style élégant, un peu mondain, assorti de précautions oratoires, Blum soutient une thèse subver­ sive. Soulignant l'importance de l'entente physique dans le couple, il déclare que la jeune fille a un droit à l'amour égal à celui du jeune homme, et qu'il est souhaitable qu'elle ait des expériences diverses jusqu'au moment où en connaissance de cause elle choisira la fidélité et l'établissement dans un mariage fondé sur l'apaisement des passions. Le livre est accueilli en général par un silence offusqué, souvent aussi par l'indignation. La, Nouvelle Revue parle de « dévergon­ dage effréné 22 ». Un romancier nommé Claude Anet plaint l'homme d'avoir, si Léon Blum fait école, à supporter la « torture rétrospective, la certitude» que sa femme « a appartenu à un autre homme non par convention sociale et arrangements de famille, mais par 20. The IAbour Leader, Londres 25 décembre 1908, reproduisant l'lndependent de New York. 21. B. Vogt : « Un Jaurès inconnu » � Œuvres libres, n° 140, février 1933. 22. La Nouvelle Revue, 1•• avril 1908. 200

choix 2 3 ». Sultan craintif... Quant à Jules Lemaitre, il ajoute à l'objection . bien naturelle - du danger des enfants, le racontar de bonne femme selon lequel le rejeton d'une union ultérieure présente les traits non du mari, mais du premier homme qui ait eu les faveurs de la mère 24 . . . René Doumic, dans Le Gaulois, parle de « plaisanterie de mauvais goût »; Emile Faguet, dans La Revue latine, accuse Blum de vouloir développer chez les jeunes filles I' « instinct prostitutionnel » ; un nommé Jean Livry, dans Le Peuplefrançais traite l'auteur de Du mariage de « saligaud » et de « criminel ». En revanche, le livre trouve des laudateurs au Figaro ; qui l'estime « hardi, courageux, généreux », à La Revue de Paris qui qualifie son observation de « pénétrante », et, ce qui est plus facile à comprendre, à La Petite République, et à l'Humanité, qui déclare : « Les femmes aimeront ce livre qui pourra effrayer bien des hommes, mais où l'on ne trouvera pas moins de bonne foi que de courage. » Pourtant, Jaurès, paraît-il, avait été choqué par les thèses et le ton désinvolte de Léon Blum 2 5 • Le féminisme de Léon Blum avait du reste ses limites; cinq ans avant la parution de Du mariage, il pratiquait à l'endroit des femmes romancières une indulgence qui n'allait pas sans dédain Nous nous demandons, parfois, à quoi pourront bien s'occuper les femmes dans l'Etat socialiste. Je crois, quant à moi, qu'elles s'y acquitteront mieux que nous des tâches de bureaucratie, d'enseignement, de statistique, qu'elles seront meilleures maîtresses d'école et meilleures profes­ seurs de lycée. Mais cela est controversé, et nous savons au moins cette chose sûre : quand les femmes ne sauront que faire, elles feront des romans. C'est une fonction féminine, c'est une des formes naturelles de l'oisiveté, je n'ose pas dire de la vanité féminine.

Tout en confessant son scrupule à imputer « à une disposition naturelle des femmes ce qui pourrait être une conséquence de la condition présente de l�ur sexe», il 23. C. Anet : Notes sur l'amour, pp. 212-213, 1908. 24. Revue bleue. 25. J. Lacouture : Léon Blum, pp. 1 13-114. 201

déclarait que « dans un roman de femme, il y aura toujours absence ou excès d'invention, absence ou excès de poésie », mais, en revanche, traces de « déséquilibre moral », ou de « paresse boudeuse 26 ». De toute façon, Du mariage se situe en marge de l'activité du parti socialiste, à l'écart de laquelle Léon Blum vivait après 1905 ; le ton de l'œuvre la destinait seulement à un public bourgeois ; elle ne devait trouver un écho important, mais indirect, qu'au lendemain de la Première Guerre mondiale. Rien n'indique que les femmes socialistes lui aient prêté attention. Elles étaient peu soucieuses de s'exprimer politiquement sur un tel sujet, et trop occupées à tenter de forcer l'attention des instances du parti à leurs autres problèmes. L'apathie du parti socialiste Leurs efforts n'ont guère de résultats. Malgré les décisions de Congrès sur l'égalité des sexes, la question féminine est presque totalement absente des programmes électoraux de la S.F.I.O. En 1893, un militant du Nord, le guesdiste Ghesquière, dédie à la femme une brochure de propagande, où il lui présente le socialisme comme le « Messie véritable qu'elle doit adorer », et son entrée dans les branches du travail où elle prend la place de l'homme comme un malheur, où aussi il ne lui promet pas d'autre droit de vote que pour les conseils de prudhommes 2 7 • • • De même, le réformiste Georges Renard, dans une Lettr,e aux femmes publiée en 1895 se garde bien de revendiquer pour elles une « égalité chimérique ». C'est une « équivalence légitime » qu'il préconise ; ce qu'il attend des femmes, c'est qu'elles exercent sur les hommes l'influence de leurs conseils, de « leurs sourires », qu'elles élèvent leurs fils et leurs filles « dans la volonté d'être justes avant tout ». Une femme, Aline Valette, est élue en 1893 au Conseil national et en 26. L'Œuvre de Léon Blum, 1891-1905. (Article de 1903.) 27. Ghesquière : u Femme et le Socialisme, 1893. 202

1896 sociétaire; permanente du Parti ouvrier français. Plusieurs années de suite, elle se joint aux manifestations ouvrières du 1cr mai, en déposant dans les mairies des « cahiers des doléances féminines ». Elle professe une théorie contraire aux vues des fondateurs du Parti sur sa libération par le travail, et le partage entre homme et femme de l'éducation des enfants. Cette théorie, qu'elle appelle le sexualisme, vise à promouvoir le retour de la femme à son rôle naturel, conçu essentiellement comme étant la reproduction : le capitalisme a dégradé les femmes dans leur rôle sexuel, non dans leur rapport avec le capital comme travailleuses, maig dans leur rapport avec l'élément mâle, qui a déformé l'évolution humaine et l'a rendue stérile. « De même que le capitaliste détient les titres légaux des produits de l'activité du travailleur, l'homme détient ceux des produits de sa femme, c'est-à­ dire ses enfants. » Aline Valette n'obtient du P.0.F. d'autre décision que celle, prise en 1897 ... d'élaborer un programme pour les femmes, qui ne sera pas exécutée. En 1902, le Congrès du parti socialiste français (jaurésiste) adopte un programme où figure l' « abroga­ tion de toutes les lois qui établissent l'infériorité c:ivile des femmes et des enfants naturels ou adultérins 28 ». Mais, en 1913, la réforme électorale est à l'ordre du jour des débats de la Chambre; aux féministes qui demandent qu'on s'occupe du vote des femmes, le socialiste Sembat répond que la question doit passer après la réalisation de la répartition proportionnelle des suffrages ; et la proportionnelle ne sera pas votée avant la guerre... Dans les Congrès, le nombre des déléguées (femmes) varie d'un minimum de 1 sur 214 à 11 sur 254, les deux tiers d'entre elles accompagnent un mari 2 9• Jetterons-nous un coup d'œil sur la librairie du parti? Sur 189 livres ou brochures qu'elle propose en 1907, un seul titre concerne le Sexe : La Question de lafemme, de Lafargue. On conçoit que, dans ces conditions, des femmes qui s'affirment socialistes mais aussi féministes préfèrent rester hors du parti. D'autres, tout en étant dans la 28. Parti socialiste français, 4• Congrès général, pp. 358, Tours 1902. 29. C. Sowerwine, op. cit., p. 204. 203

S.F.I.O., seront actives surtout dans les organisations féministes « apolitiques », qu'à l'occasion soutiennent les rares parlementaires du Parti que ce genre de question intéresse. C'est le cas de Marie Bonnevial, plus tard de Venise Pellat-Finet, professeur, d'Hélène Brion, Marthe Bigot, Lucie Colliard, institutrices, toutes membres de la Fédération féministe universitaire, de Maria Vérone, institutrice qui deviendra avocate. D'autres enfin, refusant d'accepter la doctrine qui estompe le conflit des sexes derrière la lutte de classes, se battent en lionnes dans le Parti pour faire admettre leur point de vue. De toutes ces militantes, c'est Madeleine Pelletier qui a le plus de relief. Née en 1874 près des Halles de Paris dans la maison d'un fruitier, elle a nourri dès l'enfance un ressentiment inextinguible contre le sort fait aux femmes: le « champ de bataille de l'homme est le monde», mais « le champ de bataille de la femme est l'homme», et les « hommes n'ont en général pour les femmes que de l'indifférence et de la haine». Il faut que cela change. Madeleine Pelletier fera donc un métier considéré alors comme masculin: la médecine, elle embrassera une spécialité où elle sera la première femme admise au concours des hôpitaux: la psychiatrie. Les vêtements de femme sont la livrée de la « servitude», ils indiquent qu'on est un « sexe» et non un « individu»: sa vêture sera donc carrément masculine, au moins jusqu'à la taille: cheveux courts, exceptionnels à l'époque, faux col et cravate, canne, chapeau mou. Ainsi habillée, elle se manifeste dans les journaux et par des brochures, elle se fait admettre dans la maçon­ nerie, on la voit dans les réunions publiques, et aussi dans les congrès du Parti. A Limoges ( l er_4 novembre 1906): On invoque les lois de la nature. Mais nous avons supprimé Dieu, est-ce pour le remplacer par le législateur Nature? [...] C'est la nature qui donne à la femme les charges de la reproduction humaine, mais est-ce la nature qui a décrété qu'elle ferait la soupe, et raccommoderait les chaussettes, qu'elle n'aurait d'autre horizon que la cuisine et la chambre à coucher 30 ? 30. Parti socialiste S.F.I.O. Congrès national, Limoges, 1906. 204

A Nancy (1 1-14 août 1907) : Ah ! On dit que le féminisme fait de la lutte de sexes ... Hélas. Je regrette qu'il n'en fasse pas, parce que da.ns cette lutte il puiserait une énergie qui lui manque, et le mouvement acquerrait une force inconnue dans les condi­ tions actuelles 2 1• Il arrive à la doctoresse Pelletier, pour combattre le préjugé masculiniste, d'employer des arguments mieux explicables par la « protestation virile » que par une connaissance médicale approfondie de la physiologie des mâles. L'homme, à l'en croire, éprouverait, « du côté de son ardeur sexuelle, des empêchements notables à l'activité élevée de son intelligence » : « Combien de jours et de nuits Vénus enlève-t-elle à Minerve? » Et s ur la prostitution C'est un progrès lorsque l'homme est fait à l'idée de ne plus imposer à la femme l'acte sexuel, mais à le lui payer. C'est déjà un premier degré d'affranchissement de la femme qui n'est plus violable à merci, mais exige de l'argent contre le prêt de son corps. Plus surprenante encore, pour une socialiste, et socialiste d'extrême gauche, est sa méfiance affichée en tant que féministe à l'égard du prolétariat. A son avis, si l'avènement du collectivisme se produisait tout de suite, il constituerait un recul relativement à la condition de la femme. Bien qu'inférieure encore à celle de l'homme, la condition de la femme des classes cultivées est de beaucoup, abstraction faite même de la vie matérielle, supérieure à celle de la femme prolétaire. L'avènement du prolétariat au pouvoir généraliserait donc à toutes les femmes la situation morale que le prolétaire fait à la sienne, car les quelques velléités plus larges des socialistes cultivés seraient vite noyées dans les volontés contraires de la masse. La femme médecin, la femme professeur de sciences ne seraient plus qu'un souvenir. Certes, la femme pauvre gagnerait au socialisme en bien-être matériel, elle n'aurait plus faim et froid comme aujourd'hui ; mais le joug du mâle s'étendrait sur toutes, en dehors de l'amour et de la maternité, il n'y aurait plus de place pour la 3 1 . P.S. (S.F.I.O.) Congrès national, Nancy, 1907. 205

femme dans la · société. Il est donc indispensable que l'émancipation de la femme se réalise dans l'état social actuel, car ainsi la société de l'avenir se trouvera en présence du fait accompli 32 •

Pourtant, Madeleine Pelletier sera candidate avec l'investiture du Parti, en 1910 aux élections législatives dans le VIIJC arrondissement, en 1912 aux élections municipales dans le vne, récoltant, dans ces deux circonscriptions sacrifiées par les socialistes, un peu plus de 300 voix. La doctoresse aura l'occasion de défendre le droit de la femme à l'amour physique hors du mariage; et le droit à l'avortement : l' « enfant qui est né est un individu, mais le fœtus au sein de l'utérus n'en est pas un; il fait partie du corps de la mère 3 3». Elle en viendra à déclarer qu'au besoin elle serait partisane du service militaire pour les femmes s'il avait pour contrepartie une extension de leurs droits. Toute la propagande, toute l'activité de la doctoresse Pelletier sont la preuve par le contraire de l'insuffisance du parti socialiste en matière de féminisme. S'il n'est pas niable, certes qu'il avait, à l'inverse de tous les autres groupements, affirmé l'égalité des sexes, admis les femmes dans ses rangs, il se disait cependant, comme l'écrira rétrospectivement une militante, « partisan du sufîrage des femmes un peu comme ces bourgeois d'Abbeville pendant la guerre de Cent Ans, qui décla­ raient : « Nous obéirons les Anglais des lèvres, mais nos cœurs n'en mouvront 34•» De même, chez les militants des syndicats ouvriers, plus fidèles encore à la tradition de la femme au foyer des débuts de l'Internationale, le problème féminin disparaît progressivement des ordres du jour des congrès. Nous aurons même l'occasion de constater, dans certaines organisations, l'existence de courants parfaitement réactionnaires.

32. M. Pelletier : Revue socialiste, janvier et avril 1908. 33. M. Pelletier : L'Emancipation sexuelle de la femme, 19 1 1. 34. M. Bigot : « Cent ans de féminisme », in La Révolution proléta­ rienne, août 1948.

9 La « Belle Époque », apogée du féminisme bourgeois (1 890- 1 9 14)

Les femmes socialistes, donc, piétinent. Et pas plus que du côté de leur parti, elles n'ont de succès auprès des organisations féministes qui se veulent apolitiques. Pour celles-ci aussi, c'est la Belle Epoque. Le 5 sep­ tembre 1900 s'ouvre à Paris, à l'occasion de l'Exposi­ tion, un « Congrès international de la condition et des droits des femmes» : plantes vertes, tapis rouges, dames élégantes, subvention de la Ville de Paris. Le député socialiste Viviani vice�préside. L'on est social, que diable! Outre les vœux habituels concernant la généralité du Sexe, on propose un texte en faveur de la limitation à huit heures de la journée de travail. Combien de patrons d'industrie sont présents? Fort peu. Le vote passe facilement. Mais les deux animatrices du Groupe féministe socialiste, Elisabeth Renaud et Louise Saumoneau, sont là bien que non invitées. Et voici qu'Elisabeth demande qu'on assimile, au regard des conditions de repos et d'hygiène, les domestiques aux autres travailleurs : autrement dit, qu'on rende obligatoire pour elles le repos du dimanche. Quelqu'un s'y oppose. Ce quelqu'un s'appelle M me Wiggishof, c'est une habituée de ces sortes d'assem­ blées. Elle est vice-présidente de la Société pour l'amélio­ ration du sort de la femme et la revendication de ses droits, fondatrice de la Loge « Le Droit humain» et du patronage « Les Amis de l'adolescence», elle sera en 1901 membre fondatrice du Conseil national des femmes françaises. Son mari est maire du XVIIIe arrondissement 207

de Paris. Elle trouve la proposition d'Elisabeth Renaud impraticable : Où iront, si elles sont libres, des jeunes filles de quinze ou seize ans? Elisabeth Renaud : Chez vous ! M'"e Wiggishof : Alors, j'aurai fait à déjeuner pour ma bonne? Je ne suis pas une sainte, et il est plus que probable que son déjeuner ne sera pas prêt. Cela n'est pas pratique. 1 10 voix contre 70 - sur 500 congressistes - adoptent néanmoins le vœu imprudent. Encore y joint-on un autre, complémentaire : qu'on organise une inspection des mineurs pour contrôler leurs heures de travail. Mais M me Avril de Sainte-Croix, autre féministe chevronnée, chargée de responsabilités et d'honneurs, juge nécessaire d'avertir : Si vous protégez les mineurs, personne ne voudra les employer et il y aura des masses de jeunes filles que vous pousserez à la prostitution. Bien sûr, le vœu d'Elisabeth Renaud restera lettre morte. Et quand elle propose un autre texte invitant les travailleurs des deux sexes à se syndiquer et encore un autre réclamant l'institution pour eux d'un minimum de salaire, elle échoue sans rémission. On entend un participant déclarer qu'on n'est pas ici « pour faire du communisme ni du socialisme », mais « pour s'occuper du droit des femmes 1 ». La discussion sur l'octroi aux bonnes du repos hebdomadaire se prolonge dans la presse féministe. Pourquoi, demande une personne au grand cœur, ne pas les installer dans une sorte de grande pension où elles pourraient respirer un peu dans un cadre agréable et calme? La réplique fuse indignée : « Et si nous avons besoin d'elles la nuit? » Quelqu'un d'autre suggère de les loger dans l'appartement des maîtres. Sur quoi vient la réponse : « Qu'elles se lavent d'abord, notre nez pourra alors les supporter. » Manifestement, l'idée ne venait pas aux dames fémi­ nistes qu'elles pourraient laisser à leurs domestiques la l. Congrès international de la condition et des droits des femmes, Paris 1900. 208

. si tant est qu'elles en disposition de leur salle de bains eussent une, ce qui n'était pas le cas général à l'époque. Elles voulaient être les égales des hommes, mais cer­ taines femmes étaient plus égales que d'autres dans leur esprit... L'appel du travail au-dehors

Ce congrès sera la dernière occasion de contact collectif entre les féministes socialistes et les féministes bourgeoises ; cependant plusieurs femmes membres du parti socialiste militent à titre individuel dans le fémi­ nisme « apolitique». Dans quel cadre social se situe alors le mouvement? Le nombre annuel des mariages reste dans la période envisagée, sensiblement égal à lui-même : aux environs de 300 000. Mais le taux des naissances tombe, entre 1872-1875 et 191 1-1913, de 26 à 18 °/oo; il est vrai que cèlui des décès est lui aussi descendu à ce dernier chiffre. Autre fait capital : l'exode rural passe de 463 000 per­ sonnes, soit 0,50 % de la population en 1876, à 772 000, soit 0,69 % en I 91 1 2 • Les progrès de l'urbanisa­ tion provoquent celui du rôle du sentiment dans le mariage. La dégradation de la valeur des dots entraîne la diminution du nombre des contrats. Enfin l'espérance de vie, augmentant nettement davantage pour les femmes que pour les hommes, constitue une raison supplémen­ taire pour celles-ci de se tourner vers le travail au­ dehors. Bien que le consentement paternel soit légale­ ment indispensable jusqu'en 1907, le mariage contracté par la famille fait place au mariage contracté entre individus et l'on se marie de plus en plus jeune 3 • L'autorité du mari dans le couple n'en est cependant diminuée que par l'effet de sa bonne volonté: il se trouve par exemple un tribunal pour juger qu'un époux peut ouvrir le courrier de sa femme afin d'y chercher la 2. A. Armengaud : La Populatwnfrançaise au XIX° siècle.

3. J.-B. Duroselle : La France et les Français 1900-1914, p. 11 sqq.

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preuve d'une « atteinte à son honneur» ou de « graves manquements aux obligations du mariage dont sa femme pourrait être coupable 4». Et, bien qu'on enseigne aux futures épouses à jouer le rôle d'objet sexuel, les travaux du lit restent dans bien des éducations des motifs de culpabilité ou de honte simulée. Dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, une vieille « demoiselle de Saint-Papoul» apprend à sa nièce que ce que l'homme fait en la femme, « ç'est une ordure». Et il se trouve des moralistes, médecins, révérends pères ou pieux commentateurs pour dénoncer le clitoris facteur de volupté, condamnable à la cautérisation ou à l'ablation 5 • Le nombre de naissances illégitimes diminue, d'une part, en raison d'un meilleur contrôle des naissances, d'autre part, parce que les légitimations ont crû en nombre. Le sort des « filles mères» n'en est pas amélioré. Une dame va-t-elle au bureau de placement pour demander une nourrice? On lui offre une céliba­ taire pour 20 F de moins qu'une femme mariée. Emu de pitié, l'écriv�in Pierre Louys propose - en vain - que durant le temps de la grossesse et pendant trois mois après l'accouchement les ouvrières et servantes à gages soient garanties contre toute possibilité de renvoi, à moins de faits délictueux ou criminels dûment consta­ tés 6 • Autre conséquence des mutations économiques : pour celles qui, venues de la campagne à la grande ville, n'en restent pas moins des « femmes au foyer», c'est le malaise. Elles pouvaient, participant au travail de la ferme et de la boutique, se sentir des productrices; les voici confinées aux tâches domestiques, aux simples services; et la prévention des naissances laisse le plus souvent vides leurs bras maternels 7 • Une raison de plus pour aller travailler au-dehors. D'autres viennent les · rejoindre, boudées par une besogne à domicile (cartonnage, bimbeloterie, couture, 4. Bidelman, op. cit., p. 12, citant S. de Gramont : The French, Portrait of a people, p. 400. 5. Guerrand : Libre maternité, pp. 17-21. 6. Grand-Carteret, op. cit., citant Pierre Louys, Archipel. 7. Y. Knibiehler, Annales E.S.C., juillet-aoOt 1976. 210

broderie d'art, enluminure des estampes, décoration de boîtes ou d'éventail...) dont elles vivotaient jusqu'alors 8 • Les femmes du monde, déçues par une « action domes­ tique » qui « appartient de plus en plus à l'industrie », par une « action mondaine » qui a perdu de son ampleur, éprouvent le besoin de retrouver leur « valeur d'unité sociale » par une activité nouvelle 9• La France devient le pays d'Europe occidentale où la proportion des femmes mariées participant à la popula­ tion active est la plus forte : 20 % en 1906. S'agissant des ouvrières, le progrès technique, transformant la manu­ facture en usine, provoque leur déqualification. En revanche, le nombre des femmes occupées dans ce qu'on appellera plus tard le tertiaire augmente : en 1906, leûr pourcentage dans le total des femmes actives est de 39 : le tournant du siècle voit la naissance de la dactylo. On se dispute les emplois aux P.T.T. (200 places de téléphonistes pour 5 000 candidates), à la Banque de France (20 à 25 places par an pour plusieurs milliers de concurrentes), à la Compagnie d'Orléans (7 places pour 626 postulantes) 1 0• En 1912, il y aura 155 000 fonction­ naires femmes, dont 7 1 000 institutrices. Si l'on s'en rapporte à l'opinion qu'expriment au nom du Sexe les femmes écrivains et les féministes militantes, le travail au-dehors - ou, comme on dit sottement tout court, le « travail » des femmes, est considéré comme un mal inévitable plus souvent que comme un moyen de libération adopté dans la joie 1 1 • Séquelles du féminisme radical du X/xe siècle

C'est cette nouvelle vague - employées de bureau, postières, institutrices - qui fournit une matière aux travaux des juristes - le nombre des thèses de droit 8. Michelaine, Pages libres, 5 janvier 1907. 9. J. Misme, La Revue, 1 er juillet 1913. 10. Comte d'Haussonville : Salaires et Misères defemmes. 1 1. La Française : « Enquête sur le préjugé du travail féminin », du 13 octobre 1910 au 12 mars 191 1. 211

consacrées aux femmes pa$se de 14 en 1884-1885 à 30en 1894-1895 et à 51 en 1904-1905 12 en même temps que prolifère une littérature féminine abondante : on a repéré dans les catalogues 738 noms de femmes de lettres 1 3 • Les romans dus à ces auteurs tantôt étalent les joies de la découverte du corps, et sont fréquemment saphiques, tantôt traitent des difficultés nées du conflit entre la culture et les ambitions acquises nouvellement par les femmes et leur environnement familial et social, tantôt encore du heurt entre l'affirmation de soi par les femmes et un • amour non déshabitué à leur dépendance qui fond sur elles à l'improviste. La jeune fille y est présentée -· peut-être prématurément - du moins si elle est parisienne, comme ayant conquis sa place individuelle, non seulement dans la famille, mais dans la société 14 • C'est aussi cette nouvelle vague qui procure une base aux dames dignitaires d'un nouveau féminisme. Non que Maria Deraismes, morte en 1893, n'ait laissé des continuatrices; non plus qu'Hubertine Auclert ait délaissé le combat. On a vu se fonder à la fin du siècle une Ligue pour l'amélioration du sort de la femme, spécialement consacrée à ses conditions de travail, et à la propagande pour l'arbitrage entre les nations; parmi ses fondateurs figurent Hubertine Auclert, Aline Valette, Eugénie Potonié-Pierre, M me Vincent; la dernière nom­ mée fonde également une société appelée « L'Egalité». En est membre aussi Mme Virginie Griess-Traut, qui est passée par l'école fouriériste. Eugénie Potonié-Pierre, encore, et Maria Martin créent en 1891 une Fédération française des sociétés féministes, à tendances socialistes: premier emploi connu du mot féministe, celui de féminisme ayant paru en 1837. De 1895 à 1897 paraît La Revue féministe, dont les animatrices principales sont Clotilde Dissard, une sociologue, et Maria Chéliga­ Loewy, une Polonaise également rédactrice du Bulletin de L'Union universelle des femmes dont ses confrères vantent le « charme slave». Hubertine Auclert a suivi en 1888 son mari Antoine Lévrier, magistrat, nommé en 12. Bidelman, op. cit., p. 102.

13. A. Decaux, op. cit., II, 1969, citant Jean de Bonnefon. 14. J. Bertaut : La Jeune Fille dans la littératurefrançaise.

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Algérie. Là elle s'intéresse au sort des femmes arabes et réclame qu'on ouvre pour enes des écoles. Ene dénonce le mariage, c'est-à-dire le viol des petites filles mariées à huit ou dix ans. A la mort de Lévrier, en 1892, elle revient à Paris et reprend sa campagne pour le suffrage; el1e réclame ]a création de jurys mixtes : « Un jury exclusivement composé d'hommes peut-il, par exemple, pénétrer tous les replis de l'action d'une fille mère qui tue son enfant?» Toujours anticléricale en 1904, elle presse le ministère Combes d'accorder Je droit de vote aux femmes, de manière que les « femmes républi­ caines» puissent jouer leur rôle de « meilleures auxi­ liaires » dans l'action pour la Séparation des Eglises d'avec l'Etat. Puis, prenant acte de « la dégénérescence» et de I' « impuissance » des hommes, elle déclare que le moment est venu d'appeler au gouvernement I' « armée de renfort», savoir les femmes. En 1908, elle culbute l'urne électorale à la mairie du IVe; en 1910, elle est encore une fois candidate. Outre les articles spécifique­ ment féministes de son programme, e11e préconise l'institution de commandites de travailleurs, traitant directement avec les patrons et répartissant entre eux les gains. Mais elle a répudié toute illusion sur ]es effets de la prise du pouvoir par les socialistes Si le capital et la propriété étaient socialisés avant que les femmes soient électeurs, elles ne récupéreraient point en la société nouvelle ce qui leur aurait été pris et seraient encore, plus que maintenant, bêtes de somme et bêtes de plaisir 1 5• Hubertine demeure isolée; en 1904 sa Société du suffrage des femmes n'a que 1 25 adhérents. Elle mourra en 1914. Un quotidien entièrement fait par des femmes : « La Fronde » Dernier feu de paille du féminisme républicain ancien style : un quotidien entièrement rédigé, imprimé et administré par des femmes : La Fronde. J 5. H. Auclert : La Femme au gouvernail. 213

La Fronde est l'œuvre de Marguerite Durand. Grande, belle, blonde et pulpeuse, Marguerite Durand a d'abord été comédienne, au Français. Elle a été mariée à un parlementaire nommé Laguerre, dont les opinions et fréquentations l'ont amenée à tenir durant quelque temps le rôle de muse du Boulangisme. Séparée de Laguerre, et devenue l'amie de Périvier, directeur du Figaro, et tâtant du journalisme parce qu'elle était lasse des couronnes de carton du théâtre, elle se convertit brusquement au féminisme en assistant à un Congrès international en 1896. Elle a alors trente-deux ans. Le lancement de La Fronde s'opère en grand : un hôtel particulier a été construit pour le journal. Le premier numéro, sorti le 9 décembre 1897 est tiré à 200 000 exem­ plaires 16 • Le journal est conçu à la fois pour exposer et défendre les revendications des femmes, et pour leur fournir l'essentiel des nouvelles qu'elles trouveraient dans les quotidiens ordinaires : il est donc à la fois un journal d'information, un journal féminin et un journal féministe. Il n'y manque ni le menu du « dîner de famille» (comportant neuf services), ni le courrier du cœur, ni la rubrique de la Bourse, ni le débat sur la reconnaissance de paternité. Parmi les primes aux abonnées figure un bon pour douze bains « à prendre gratuitement au superbe établissement de l'Opéra ». Plusieurs collaboratrices, pas toutes, sont des femmes de gauche. Quand 'éclate l'Affaire Dreyfus, La Fronde· prend parti pour le condamné. La campagne est menée principalement par Caroline Rémy, qui signe Séverine. Séverine est née en 1855, sa vie sentimentale a été orageuse, son talent est généreux et habile à toucher la corde sensible ; elle a été la collaboratrice de Jules Vallès; la première femme à être rédactrice en chef d'un journal Le Cri du Peuple; on la surnommera mécham­ ment « Notre-Dame de la larme à l'œil ». Ses appari­ tions dans le mouvement proprement féministe sont du reste traversées d'intermittences, alors qu'elle ne cessera de mener dans la presse d'opinion des campagnes humanitaires d'intérêt général. Au plan social. La 16. S. Cesbron : Un journal féministe en 1900 : La Fronde (1897-

1903), pp. 4-6.

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Fronde est éclectique; elle contient par exemple côte à côte, le 12 mars 1898, un article sur une grève des batteuses d'or, très favorable aux grévistes, et un compte rendu respectueux d'une vente de charité placée sous le patronage de la femme de Casimir Perier, président réactionnaire de la République. A côté du journal, Marguerite Durand a monté une série d'entre­ prises annexes, dont nous rendrons compte plus loin. Tout cela est coûteux, d'autant plus que La Fronde, de l'aveu de sa directrice, n'a jamais eu assez d'abonnées pour assurer même quinze jours de son existence 17 • Aussi fait-elle peau de chagrin : de quotidienne elle devient le t er octobre 1903 hebdomadaire, le 1er mars 1905 d'hebdomadaire mensuelle, avant de disparaître, et de ne revenir au jour pour quelque temps qu'après la Première Guerre mondiale sous l'aspect d'un journal non spécialement féministe, avec des rédacteurs des deux sexes. Les dames du féminisme sage

Au tournant du :xxc siècle, voici pour environ soixante ans le féminisme d'un style crâne et virulent, radical à tous les sens du terme, éclipsé par un autre féminisme, prudent et socialement conservateur, animé par une génération de dames de bonne compagnie, qui souvent distinguent mal la revendication de la philanthropie et de la charité. Déjà en 1891, Maria Martin, douce personne d'ori­ gine anglaise, qui a collaboré avec Eugénie Potonié­ Perrier, prend le tournant en publiant Le Journal des femmes. qui durera vingt ans, et qui évite toute prise de position politique. Mme Jeanne Schmahl, au « visage de coupe anglo-saxonne», aux « maxillaires énergiques», « féministe comme la mondaine de saint François-de­ Sales est dévote, sans renoncer à une seule de ses coquetteries 18 », reproche à Maria Deraismes et à 17. S. Cesbron, op. cit., p. 95. 18. Dossier Jeanne Misme, Bibliothèque Marguerite Durand. 215

Hubertine Auclert d'avoir fait de la politique. Le socialisme et l'irreligion de ses devancières ont, pense­ t-elle, fait fuir aux femmes le mouvement féministe. « Jusqu'à ce qu'elles soient libérées, les femmes ne doivent être ni républicaines ni monarchistes 1 9• » Elle a fondé en 1894 L'Avant-Courrière, organisation qui limite délibérément ses objectifs à deux : le droit pour les femmes de servir de témoins dans les actes publics et privés, et celui pour les femmes mariées de toucher sans obstacle le produit de leur travail et d'en disposer librement. Parmi ses auxiliaires figure la duchesse d'Uzès, grande dame d'activités diverses, naguère bail­ leuse de fonds du général Boulanger, première femme à posséder le permis de conduire, sculptrice sous le nom de Manuela, et musicienne. La duchesse ne manque pas de rappeler à l'occasion que sous la monarchie certaines femmes votaient... Quand une vieille compagne de Maria Deraismes, M me Vincent (les documents omettent son prénom) se montre aux réunions « moustachue, virile, ardente, costumée avec une intrépidité d'imitation masculine qui n'a reculé que devant la substitution du pantalon à la jupe 20», elle inquiète, on escamote ses propositions. Celle qui donne le ton, Sarah Monod, se défend même d'être féministe: « féminine » lui suffit. Membre de la célèbre tribu protestante, dont elle porte le nom, elle est « vêtue en quakeresse : bonnet noir, longue veste et jupe ronde·· invariables». Vingt œuvres féminines ressortent de sa direction. « Elle seule possède les moyens de réunir et de gouverner à certaines heures tous les soldats de la bataille féminine 2 1 • » Tous les ans, sous sa houlette, se tient au printemps, dans le parc d'une femme de banquier, la « conférence de Versailles», vouée essen­ tiellement à la charité. En 1901 est créée par fusion entre les éléments du Congrès international de la condition et des droits des femmes déjà cité, et ceux du Congrès international des œuvres et institutions féminines, tenu en juin 1900, trois mois avant le premier nommé, le 19. Dossier Jeanne Misme, op. cit. 20. Ibid. 21. Ibid. 216

Conseil national des femmes françaises (C.N.P.F.) : des associations intitulées « L'Abri », l' « Association pour le développement de l'assistance aux malades », la « Fédération des cantines maternelles » y côtoieront des sociétés proprement féministes. « Le but du Conseil », est-il dit dans un rapport présenté à la première assemblée générale, le 17 mai 1903, « c'est de procurer aux femmes de tous pays l'occasion de se rencontrer pour discuter ensemble les questions relatives au bien public et à la sécurité de la famille. » Et plus loin : Que vienne l'heure de la souffrance, l'heure du malheur, l'heure de l'épreuve, l'homme nous trouvera à son côté. Nous n'oublierons jamais que Je plus beau privilège de la femme a toujours été et reste encore celui d'aimer, de secourir et de consoler 22 •

Le Conseil se divise en huit sections : sections d'assis­ tance; d'hygiène ; d'éducation ; de législation ; du travail; du suffrage; des sciences, lettres et arts; de la paix. La première présidente est Sarah Monod, qui déclare que le « meilleur féminisme doit être le plus féminin ». Elle aura pour successeur en 1912 une autre protestante, M me Jules Siegfried, épouse d'un parlementaire républi­ cain modéré, et mère du futur père de la politologie française. La secrétaire générale des débuts est M me Avril de Sainte-Croix, qui s'intéresse particulière­ ment au relèvement des prostituées. Une des vice­ présidentes, Mme de Witt-Schlumberger, petite-fille de Guizot - encore une protestante - se penche elle sur le sort des détenues libérées. Au départ, les différentes sociétés du C.N.P.F. groupent en tout 20 000 membres, ils seront 100 000 en 1912 2 3 • Le C.N.P.F. a un organe officieux, qui sort en 1906, après l'effacement de La Fronde comme quotidien, et qui, lui, paraîtra hebdomadairement jusqu'après la Première Guerre mondiale. Sa directrice est Jeanne Misme, femme de bonne bourgeoisie, épouse d'un architecte et gérant d'immeubles. Au départ, le journal 22. Conseil national des femmes françaises, l" Assemblée générale, 17 mai 1903. 23. La Française, 31 décembre 1902. 217

s'interdit « toute polémique politique et religieuse 24 ». Jeanne Misme mettra du reste un an avant de se prononcer pour le suffrage des femmes. Même refus affiché de toute préoccupation politique ou religieuse dans l' « Union française pour le suffrage des femmes », fondée en 1909. La présidente est M me de Witt-Schlumberger. La secrétaire générale, Cécile Brunschvicg, est issue d'une famille d'industriels du textile, juifs alsaciens ; son mari est le philosophe Léon Brunschvicg, théoricien de l' « idéalisme critique », et c'est lui qui a orienté sa femme vers le féminisme 2 5 • L'Union française pour le suffrage des femmes série ses revendications, elle réclame l'électorat et l'éligibilité aux conseils municipaux à titre de première étape. Elle déclare en 1912 a voir 6 000 adhérentes réparties en seize groupes, plus 3 000 membres appartenant à des sociétés affiliées 2 6 • La « Ligue française pour le droit des femmes », résurgence de la vieille organisation de Léon Richer, a pour présidente Maria Pognon. Mais c'est surtout à Maria Vérone, sa secrétaire générale depuis 1904, qu'elle doit son rayonnement. Née en 1874, dans un milieu populaire, Maria Vérone est en 1889, à quinze ans, secrétaire du Congrès international de la Libre Pensée. Institutrice suppléante à Paris, elle est menacée de radiation pour ses activités civiques. Elle collabore à La Fronde, puis passe ses examens de droit, et se fait inscrire au barreau en 1907. Elle y fera une carrière éclatante, parlant d'une voix nette et simple, sans déclamation, avec une grande force logique. « Petit bout de femme alerte, brave, avec sa toque en bataille sur des cheveux un peu fous 2 7 », elle sera la première femme à plaider aux Assises, et contribuera à la création des tribunaux pour enfants. Elle est mariée à un confrère, Me Georges Lhermitte. Elle est et reste membre du parti socialiste jusqu'à la scission de Tours. Ce fait contribue 24. La Française, 3 avril 1910. 25. Témoignage de Mm• Adrienne Weill, fille de Mm• Brunschvicg,

novembre 1976. 26. La Française, 10 mars 1912. 27. Eloge funèbre de M• Vérone par M• de Moro-Giafferi : Droit desfemmes, juin 1938. 218

à donner à la Ligue française pour le droit des femmes une tonalité légèrement plus avancée qu'à l'Union française pour le suffrage des femmes, où l'on accuse d'ailleurs volontiers Maria Vérone d'être difficile à vivre. Outre les employées nouvellement appelées à la pro­ duction, la base principale du recrutement des organisa­ tions féministes est fournie par les institutrices et les professeurs et directrices des écoles normales primaires et des écoles primaires supérieures. Celles-ci ont du mal et du mérite à secouer les préjugés de l'opinion et à ne pas flancher devant l'arbitraire administratif. Jusqu'à la fin du x1xe siècle, il est des départements où le mariage d'une institutrice passe pour un scandale 2 8 • Pour échapper à la critique, écrit une universitaire en 1905, la femme professeur devrait renoncer à toute vie extérieure, se cloîtrer, tenir le moins de place possible. Ses opinions doivent être modérées, neutres, et ses toilettes sombres. On devine quelle source inépuisable pour les notes secrètes que sont les potins des petites villes. Une directrice fait appeler un professeur pour lui dire que ses chapeaux sont trop voyants ou son corsage trop ouvert.

Une solution trop fréquente à cette situation, ajoute la femme professeur auteur de ce tableau, consiste à se marier avec le premier venu. Encore cette issue est-elle rare : sur 10 femmes professeurs, 2 sont mariées avec un collègue, mais 6 sont célibataires 2 9 • Du fait au surplus que le traitement des enseignantes est, à travail égal, inférieur à celui de leurs collègues hommes, le féminisme se développe dans leur milieu. Ainsi se fonde en 1903 la « Fédération primaire d'études et d'action féministes » (secrétaire générale Marie Gué­ rin), qui deviendra la « Fédération des groupes universi­ taires féministes », et rien d'étonnant donc à ce qu'on trouve à sa direction, en 1913, aux côtés de la secrétaire M me Méo, qui a succédé à Marie Guérin, Marthe Bigot et Marthe Pichorel qui s'illustreront plus tard dans l'action syndicale. 28. J. Ozouf : « Les instituteurs de la Manche et leurs associations au début du xx:e siècle », Revue d'histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1966. 29. Duroselle, op. cil., p. 127. 219

Le féminisme s'organise aussi, partiellement, sur le plan régional ; une Fédération féministe existe dans le Sud-Est, avec 5 000 adhérentes en 1914, la même année une autre est fondée dans le Sud-Ouest. Il faut mention­ ner encore la vieille Société pour l'amélioration du sort de la femme ; l'Union fraternelle des femmes ; le Groupe d'études féministes de Mme Oddo-Deflou ; l'éphémère Cri desfemmes, qui durera quelques semaines de mars à juillet 1914, enfin le Combatféministe de la tumultueuse « Arria-Ly », qui présente ouvertement cette particula­ rité, singulière à l'époque, de mener contre le sexe mâle en bloc une campagne à résonance homosexuelle. Arria­ Ly finira du reste par se suicider. Avec prudence vers l'égalité dans la dissemblance

Plutôt qu'une classification professionnelle détaillée pour laquelle les documents font défaut, on peut dresser une liste des situations familiales et psychologiques qui nourrissent le recrutement des féministes de base. Il suffit de se reporter à un échantillonnage établi par La Française. Ce journal . distingue, d'une part, les fémi­ nistes par principe (épouses ou vierges fortes), de l'autre, les féministes devenues telles par les épreuves de leur vie personnelle : celle dont la mère a vécu humiliée par le père; l'institutrice condamnée à perdre sa nationalité, donc son poste, parce que fiancée à un étranger; la fille qui n'a pas voulu convoler parce que sa mère, mal mariée, est sous la dépendance juridique de son mari ; la divorcée qui n'a jamais su ce qu'était devenue sa dot ; celle qui toujours a été sacrifiée à son frère ; la créole de la Réunion, qui vivait en métropole d'une pension versée par son mari et qui, étant allée le rejoindre, perd ses ressources parce qu'elle le trouve vivant en ménage avec une autre ; la libre penseuse qui vit séparée d'un mari pratiquant qui lui refuse le divorce ; celle enfin qui, séduite et mère d'une fille, l'élève dans les principes du féminisme 3 0 • 30. La Française, 16 mai 1914. 220

Quelle déclaration de principes fait-on au nom de ces femmes, quelle stratégie leur offre le même journal, le plus lu de tous les périodiques féministes du temps? Il s'en explique en mai 1914 en jetant un coup d'œil rétrospectif sur l'action passée: « Une absolue neutralité politique et religieuse, une abstention totale envers les écoles ou les personnes représentatives de l'union libre, de l'antimilitarisme, du néo-malthusianisme. » On ajou­ tera que ce n'est pas avant 1908 que la revendication du vote a été mise en avant par les grandes organisations féministes; du reste l'Union française pour le suffrage des femmes a tenu à sérier les revendications : vote municipal d'abord. Quand, en 1 914, se fonde la Ligue nationale pour le vote des femmes, La Française lui reproche d'aller trop vite de vouloir « obtenir dare-dare le droit à l'isoloir parlementaire» et de risquer ainsi de compromettre le succès de la revendication 3 1 • Pour tout dire, on répugne carrément aux méthodes employées par celles des féministes anglaises qui utilisent le scandale et les moyens physiques; on est des suffragistes, oui, mais des suffragettes, point : l'esprit de l'Union française pour le suffrage des femmes lui interdit l'emploi, dans ses campagnes, « de tout moyen d'action contraire au droit et à la légalité 32 ». Pas question de « louise miche1er» 3 3 • On n'est pas davantage des ennemis de l'homme, sauf l'excentrique Arria-Ly, qui arbore dans la manchette de son journal un appel virulent ., Guerre à Masculina ! Ce sexe fort... ; vicieux et34supersti­ tieux tant qu'il sera pervers, vaniteux et perfide • Non; « toute institution qui ne porte pas l'empreinte de la dualité humaine ne sera ni viable, ni durable». Le féminisme ne vise pas à l'identité avec l'homme, mais à l'égalité dans la dissimilarité, la femme apportant au couple constructeur et à la vie publique ses qualités propres 3 5 • 31. 32. 33. 34. 35.

lA Française, 8 octobre 191 1 . Bulletin trimestriel de l'U.F.S.F., n° 2, 3 octobre 1913. lA Nouvelle Mode, 1913. Combatféministe, n° 1 . Bidelman, op. cit., p. 350. 221

Que devient dans tout cela la galanterie séculaire? Les avis diffèrent à ce ,sujet. Pour les unes, il faut la combattre, « la galanterie c'est le gant de velours qui voile la poigne du plus fort enserrant l'existence et la liberté du faible 36». Pour d'autres : l'homme devra éternellement à la femme des égards spéciaux uniquement parce qu'il est homme et parce qu'elle est femme, parce qu'ils sont à eux deux l'humanité et que l'intérêt de la race leur est commun. La nature, qui impose à la femme le fardeau de l'enfant, ordonne à l'homme la protection de la vie nouvelle qu'ensemble ils ont créée. [...] Ainsi, qu'on l'appelle d'un nom ou d'un autre, ce qui fut la galanterie est d'essence immortelle. C'est une dette naturelle de l'homme qui ne peut s'y soustraire sans se dégrader 37 •

Comment s'établit donc le statut de la femme tel que le rêvent et le veulent nos féministes bourgeoises? En premier lieu sera changé le sort de l'épouse. Le mot citoyenne figurera dans le titre de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La femme sera devant les enfants l'égale de l'homme. Celui-ci a un droit de correction qui consiste éventuellement à faire emprison­ ner un rejeton récalcitrant : on envisage de revendiquer ce droit pour la femme, finalement on se résout à demander sa suppression. Elle sera aussi l'égale devant l'adultère, sanctionné de la même manière pour les deux sexes. Réclamera-t-on l'institution du divorce par consentement mutuel? Oui, mais aussi du divorce par décision d'un seul? Non : « Faites attention, la femme n'est jamais la première à se détacher du mariage 38 • » Non sans débat, on se prononce pour la suppression de la séparation de corps, dont le maintien était réclamé par des femmes catholiques. Mais aucune divergence n'existe sur le fait que le régime de la communauté devra être remplacé par celui de la séparation de biens. La femme mariée disposera librement de son salaire. Elle n'aura plus besoin de l'autorisation maritale pour ester en justice. Elle gar36. Journal desfemmes, avril 1894. 37. J. Misme, la Française, 29 novembre 1913. 38. Congrès international des droits civils et du suffrage des femmes, 26-27-28 juin 1908, p. 89-90.

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dera sa nationalité, si elle le désire, si son mari est un étranger. Et pourquoi ne garderait-elle pas aussi son nom de jeune fille? On rappelle qu'elle en a parfaitement le droit; porter le nom de son mari n'est que l'effet d'un usage. Donnera-t-on d'autre part l'appellation de « Ma­ dame» aux célibataires? La chose a de nombreuses partisanes ; une seule adversaire, Arria-Ly, qui déclare : Le mariage n'est en réalité qu'une pure déchéance [...). Rien ne rendra jamais à la femme mariée le prestige à jamais perdu de sa pureté de vierge 39•

Sera protégée, aussi, la femme séduite. On instaurera la recherche de la paternité; la mère abandonnée recevra une pension alimentaire, au besoin prélevée par saisie­ arrêt sur le salaire du séducteur. Pourtant, les « filles mères» n'ont pas que des amies dans les rangs des féministes qui, en plein congrès parfois, ne se font pas faute de dire leur mépris et leur méfiance à leur endroit. La Française est plus nuancée Une femme qui se donne hors du mariage est coupable. Mais il n'existe aucune proportion entre la nature d'une telle faute et le jugement dont le monde la flétrit [...] Et l'odieux de la honte infligée à la mère naturelle et à l'enfant s'accroît de l'absolution donnée au père 4°.

Protéger les filles mères ne veut point dire d'ailleurs qu'on ne tienne pas à l'institution du mariage. Nous avons vu que l' « union libre» était réprouvée. A l'époque, cependant, c'est plus qu'un sujet de débat à la mode : une forme sociale qui a la faveur non seulement d'écrivains d'esprit libertin ou subversif, mais d'hommes politiques de gauche : Viviani, en 1899, déclare qu'elle peut « égaler le mariage lui-même par sa moralité», bien que par elle la femme soit livrée sans défense aux caprices masculins 4 1 • En 1908, Alfred Naquet, le « père du divorce », appelle de ses vœux le moment où les hommes n'auront plus besoin de faire intervenir la société dans les unions des sexes, même au titre de 39. lA Femme affranchie, janvier 1905. 40. lA Française, 6 décembre 1913. 41. Cité par Grand-Carteret, op. cil., p. 273. 223

simple enregistrement 42 • Il se trouve même des juristes pour proposer de la codifier : Lucien Le Foyer imagine à cet effet une « union de parentalité », degré supérieur d'une « union d'amour et d'enfantement » ainsi qu'un mariage à durée déterminée, dénonçable un an au plus et six mois au moins avant le terme 43 • Le président Magnaud, le « célèbre bon juge » de l'époque, imagine un « mariage libre » constaté par l'officier de l'état civil et source de « droits familiaux 44 ». Tout ce remue­ ménage n'a guère écho chez les féministes bourgeoises, sinon pour leur faire dénoncer l'union libre comme le « plus grand ennemi de la femme 45 ». Retirer à l'homme la « permission de mauvaises mœurs »

Le même rigorisme se constate souvent dans les discussions relatives à la « double morale » : celle qui autorise l'exercice de la sexualité hors mariage chez l'homme, et qui l'interdit chez la femme. Evidemment, on réclame le rétablissement de l'équilibre, mais très rares sont les féministes qui le conçoivent par l'octroi au sexe opprimé des mêmes droits qu'à l'autre. Au contraire, on retirera à l'homme la « permission de mauvaises mœurs qui lui fut donnée ». L'éducation sexuelle, dont on réclame l'institution, sans être d'accord sur le point de savoir si c'est l'école ou les mères qui la dispenseront, devra pénétrer les garçons des bienfaits de la continence. Les mères devront même écarter d'eux ces livres abominables qui, sous prétexte de littérature, pervertissent les meilleures volontés et même au besoin en purgeront leurs maisons par une destruction complète. Peu ou pas de romans; ou presque pas de théâtre pour nos fils 46 • En attendant que cette éducation ait 42. Institut national d'études démographiques, cahier n° 18, p. l l l. 43. Institut national d'études démographiques, citant la Revue de morale sociale, 1901-1902, pp. 281-285. 44. Ibid., p. 307. 45. Congrès féministe international, 1906. 46. Mme Oddo-Deflou, La Française, 29 janvier 191 1. 224

porté ses fruits .: « Mère,, gardez vos filles auprès de vous, surveillez-les étroitement, car les avertissements, quoique non négligeables, ne suffiront pas, ne suffiront jamais 47 ! » Si l'on est hostile à la �rostitution réglementée, c'est, bien sûr, d'une part, parce que l'arbitraire policier qu'elle favorise est attentatoire à la dignité féminine, mais aussi par l'effet de l'animosité séculaire que nourrissent les femmes « honnêtes» à l'égard de celles qui constituent des partenaires pour les polygames, payants ou non. On veut à la fois libérer les prostituées et se défendre contre leur emprise. Rigorisme encore que l'attitude des féministes à l'égard de la « licence» des rues, des écrits et des spectacles. Ainsi, on voit La Française donner son appui en 1912 à un « Congrès national contre la pornographie» organisé par la « Ligue de la moralité publique», et dont les ténors sont le sénateur Bérenger, le « père la Pudeur» bien connu, qui d'autre part est hostile à la recherche de la paternité, et le professeur Paul Bureau, bien qu'il ne veuille pas entendre parler de travail au-dehors pour les femmes 48 • Déjà, en 1888, Mme Griess-Traut avait protesté contre la décoration accordée à Zola, accusé de « battre monnaie avec les vices, en oubliant les vertus de la classe travailleuse 49 ». Une enquête conduite par La Fronde montre comme faisant exception à ce rigorisme nombre de femmes artistes et écrivains, « déclassées qui vivent en marge du code so », lesquelles sont aussi indulgentes pour les frasques des hommes que libérales envers elles-mêmes. Un problème parfois évoqué est celui de la tyrannie de la mode. En ce temps de plissés, de ruches, de volants, de poufs bâtis sur tournure, de corsets, finalement de jupes entravées, il arrive que des féministes aspirent à des vêtures moins contraignantes, moins significatives de l'infériorité du Sexe, plus faciles à porter dans le travail. On relate avec intérêt une campagne menée en Grande41. La Française, l i juin 191 1. 48. Ibid., 10 et 24 mars 1912. 49. La Citoyenne, novembre 1888.

50. Réponse de Marcelle Tinayre, La Fronde, 3 mars 1898. 225

Bretagne en faveur d'une tenue composée d'un corsage, d'un petit jupon court, de guêtres très hautes, de « bons souliers rationnels », d'un « chapeau toréador brun 5 1 ». On signale des démonstrations de « costumes ration­ nels » faites au Congrès féministe international de Chicago en 1 893: jupes courtes, pantalons bouf­ fants 5 2 • • • En novembre 1899, une dame Tylicka soutient en Faculté de médecine une thèse sur - et contre - le corset, instrument de torture et vêtement anti-hygié­ nique. L'esprit de réforme ne va guère plus loin. Jeanne Misme constate avec colère, en 1913, que les partici­ pantes à un congrès féministe « se résignent à porter, comme tout le monde, des robes et des chapeaux insensés 5 3 ».

La guerre née de la cruauté envers la femme

En matière de droits civiques, les organisations se résolvent à demander un accès progressif au suffrage, limité pour commencer aux élections municipales, bien qu'il se trouve quelqu'un pour proposer un droit de vote limité et aux hommes et aux femmes ayant fait preuve de capacité 54• Certains hommes objectent que c'est le service militaire qui justifie la participation au scrutin ; on leur rétorque La femme française paie les impôts et contributions de guerre qui furent de tout temps une forme de particip� tion à la défense nationale. La maternité est son champ de bataille de tous les jours 5 5•

En vertu de quoi, La Française publie des articles d'information sur l'administration municipale et sur les modes de scrutin législatifs. On réclame également la :,1. 52. 53. 54.

1A Citoyenne, 1 er février 1891. Journal desfemmes,juillet 1893. 1A Française, 1 er novembre 1913.

Ibid., 9 mars 1910.

55. Combatféministe, janvier 1913.

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participation des femmes aux jurys d'assises. Mme Hya­ cinthe Bélilon, du Groupe français d'études féministes, crée même en 1905 un jury féminin qui se réunit pendant les sessions d'assises, et qui rend sur les affaires en cours des jugements pas toujours plus favorables, du reste, aux femmes impliquées que ceux des jurys mâles officiels. Les féministes luttent contre l'alcoolisme, réclament la « co-éducation des sexes» ; un de leurs arguments, c'est que « depuis que la Faculté de médecine admet des étudiantes, maint heureux ménage s'y est formé 56 ». Elles revendiquent un enseignement identique pour les garçons et les filles : il n'y a pas deux manières d'en­ seigner l'histoire, les maths, les sciences, les langues 5 7 • Elles considèrent comme faisant partie de Jeurs attri­ butions l'action pour la paix, action comportant avant tout la diffusion de l'idée de l'arbitrage, et donnant une justification supplémentaire au droit de vote féminin. Déjà, Hubertine AucJert avait expliqué l'origine des guerres par l'oppression origine11e du Sexe : Pour les motifs les plus futiles, les humains finiraient par mutuellement s'exterminer, si l'on ne mettait un frein à la cruauté envers la femme, qui engendre toutes les autres cruautés et fait de l'homme un fauve pour ses sem­ blables. [... ] Devant son égale, l'homme réprimera la férocité que la loi a développée en lui, et du• foyer pacifié sortiront des êtres doux qui feront succéder à la discorde l'entente et l'harmonie 58 •

Des militantes participent ainsi à une Ligue des femmes pour le désarmement international 5 9 , à une Corporation universe11e des femmes pour la paix et le désarme­ ment 6 0, à une Ligue des mères et des éducatrices pour la paix, e11es font écho aux travaux d'une Ligue internatio­ nale de la paix et de la liberté,. elles sont membres de la Société française pour l'arbitrage entre nations. Ce pacifisme, d'institutions et non de révolte, s'ac56. lA Française, 8 novembre 1913. 51. Journal desfemmes, mai 1894. 58. H. Auclert : Les Femmes au gouvernail, p. 373. 59. Almanachféministe, 1899.

60. J. Misme : lA Française, 24 mai 1913. 227

commode, quand le danger se précise, de la participation à la défense nationale Le féminisme est en principe pacifiste (... ] mais on n'a point le droit de prétendre aimer son pays si on fait un geste, si on dit un mot qui puisse le faire paraître affaibli dans sa défense (... ] Il faut de toutes ses forces participer à la propagande pacifiste. Mais sachons que la grève militaire est un moyen de propagande criminel.

On n'hésite pas, en conséquence, pour parer à l'argumentation antiféministe selon laquelle c'est le service militaire qui donne droit au suffrage, à réclamer l'accès des femmes aux services auxiliaires de l'armée, en ajoutant que cet accès aurait l'avantage subsidiaire de dégager des hommes pour le service armé 6 1 • Droits au travail et conflits sociaux

Mais la préoccupation principale est celle du travail extérieur. Il est devenu difficile de marier sa fille. Telle qui, voici une vingtaine, une trentaine d'années, trouva preneur à 5 000 F, ne marierait point aujourd'hui sa fille escortée de la somme double 6 2•

Il faut donc que les femmes conquièrent leur' place dans la fonction publique, nonobstant l'opposition qui leur est faite à l'entrée de certains ministères sous le motif qu'elles n'ont pas fait de service militaire, et quitte à ce que les jeunes gens « pleins de vie et de santé » qui encombrent les bureaux aillent « se créer de bonnes positions au loin 6 3 »: Mais aussi qu'elles entrent dans les « métiers productifs » : commerce et industrie, et qu'elles cessent de s'y présenter en humbles solliciteuses qui acceptent n'importe quoi à n'importe quel prix et 6 1. Congrès national des droits civils ou du suffrage des femmes, 26, 27 et 28 juin 1908. 62. La Fronde, 29 mars 1898. 63. Congrès 1908, op. cit., pp. 132-139. 228

qui se sentent les obligées de leur employeur. On recommande donc l'orientation professionnelle, et on publie des monographies détaillées sur les métiers qui sont féminins ou qui peuvent le devenir. Les femmes soucieuses de travail ressentent avec irritation l'interdiction qui leur est faite de certaines occupations et de certains horaires ; de fait, la loi qui leur ferme l'accès à des travaux qui se terminent tard dans la nuit n'empêche pas certaines d'entre elles d'en commencer certains autres à 3 heures du matin, chose encore plus pénible. Et la loi interdisant le travail de nuit a jeté des milliers de femmes au chômage. « On ne peut dire qu'on prenne une mesure humanitaire lorsqu'on substitue la faim à la fatigue 64• » Marguerite Durand dénonce donc ces lois « dites de protection que nous appelons lois d'oppression» qui ont pour effet d' « aggraver cette plaie sociale qu'est le travail à domicile ». Elle en rend responsable la philan­ thropie, qui crée et multiplie les œuvres de bienfaisance où les ouvrières sont exploitées, lesquelles font concur­ rence aux entreprises normales, et qui entretient le mythe dangereux et détestable du « salaire d'appoint» 6 5 • Mais l'hostilité à la philanthropie n'est pas contradic­ toire avec le paternalisme (ou maternalisme) et avec le prêche de la collaboration. C'est ainsi qu'en 1900 on entend les professeurs Henri Berr et Marie Dugard, au IJC Congrès des œuvres et institutions féminines, expli­ quer que « c'est surtout aux femmes qu'il appartient de concilier les classes», prédisposées qu'elles sont à jouer un rôle de médiatrices et d'éducatrices, et l'on vote un vœu tendant à ce qu'une place plus grande soit faite dans l'éducation des jeunes filles aux questions concer­ nant leurs devoirs envers les domestiques, les dangers du luxe, et la nécessité pour toutes de se préoccuper activement des œuvres d'union sociale 66• Les ouvreuses des théâtres parisiens sont en conflit en octobre 1910 avec leurs employeurs: La Française appelle le syndicat jaune à s'entremettre pour résoudre le 64. Lettre de Maria Martin à Jules Guesde, citée par Li Dzeh Djen :

La Presse féministe en France de 1869 à 1914, p. 133. 65. Congrès 1908, op. cit.

66. II• Congrès des œuvres et institutions féminines, II, pp. 309 sqq.

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conflit 6 7 • La même Française organise l'année suivante une réception en l'honneur de Mme Paquin, la grande couturière, sous la présidence de la duchesse de Rohan, dont on apprend à ce propos que, non contente d'être poète, écrivain, peintre, elle a réalisé « un nouveau 4 Août». Mme Paquin offre à certaines de ses ouvrières, anciennes dans la maison, des séjours de huit jours à la mer. Et Séverine de conclure en louant « Mme Paquin d'avoir plus fait pour la cause des femmes que nous toutes, les revendicatrices, en prêchant d'exemple 68». En octobre 1910, les fileuses de soie cévenoles font grève. Ne pourrait-on pas s'entendre ? demande w Française. Pourquoi affoler les ouvrières jusqu'à les pousser à la grève, qui dresse un mur de haine entre la main qui distribue les salaires et celle qui les reçoit ? Le même journal, le 28 mai 191 1 , relate l'intervention, survenue à New York, des femmes de la bourgeoisie riche dans un conflit opposant les confectionneuses à leurs employeurs. Il salue l' « accroissement formi­ dable de la puissance féministe au détriment de la puissance révolutionnaire». Ces vues de Bibliothèque rose sur les rapports de classes ne sont pas, il est vrai, les seules exprimées dans l'éclectique hebdomadaire. On y trouve aussi, sous la signature d'Hélène Brion, une institutrice syndicaliste et socialiste, des appels à la solidarité à l'égard des grévistes. En 1913, une grève de femmes aux sucreries Lebaudy a provoqué une souscription destinée à mar­ quer une « profonde sympathie pour leur misère, et au richissime employeur à quel point vous trouvez blâ­ mable son geste de millionnaire disputant quatre sous à des femmes ». Hélène Brion remarque à ce propos qu'il s'est trouvé des hommes pour ramener leur femme au travail à coups de fouet ! Le Conseil national des femmes françaises - section du travail, dirigée par Mme Brunschvicg - publie en 1 908 une brochure pour la suppression des veillées dans la couture, où il dénonce 67. La Française, 23 œtobre 1910. 68. Ibid., 23 octobre 191 1.

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l'inconscience des clientes qui contraignent les cousettes à ces veillées, et aussi les dissimulations des patrons aux inspectrices du travail. Religions et matérialisme syndical

Un nombre appréciable de syndicats féminins est cependant de nuance collaboratrice, c'est-à-dire d'obé­ dience religieuse ou maternaliste. Ainsi, le syndicat de l'aiguille mixte, groupant patrons et ouvriers, créé par le R.P. du Lac, a pour antichambre l'association Jeanne d'Arc. Il est destiné, selon son fondateur, à créer des « rapports d'estime et de charité fraternelle [... ] entre les ouvrières, les employées et les patrons [... ]. Par la femme, on atteint le père et le mari, on le pacifie. De même le syndicat « le Genêt», des gens de maison; les « syndicats Rochebillard», à Lyon : « au-dessus de tous les tarifs du monde, quand on voit toujours Dieu, quand on comprend son " Pater ", on est très fort, on ne désespère jamais de la question sociale»; les syndicats parisiens de la rue de l'Abbaye, fondée par la sœur Milcent 6 9 . Marguerite Durand, divorcée et laïque, crée pour sa part plusieurs syndicats, en les soutenant de son argent; ceux des fleuristes-plumassières, des sténodactylos, des sages-femmes, enfin celui des femmes typographes. Ce dernier est pourvu d'un fanion, dédié à la gloire de la fondat.rice où l'on voit une blanche marguerite, dardant ses pétales comme une étoile rayonnante sur un fond de velours vert couleur espérance. Un jour, Marguerite Durand annonce qu'elle a reçu 2 000 F d'une personne s'intéressant au féminisme (c'est un Rothschild), et elle partage l'argent entre les quatre syndicats qu'elle patronne. Peu après, les responsables syndicaux sont sollicités de lui offrir un objet d'art en donnant 125 F chacun. Ils refusent et se bornent, à la place, à offrir un bouquet 7 0 • Maternalisme... 69. Zylberberg-Hocquard : Féminisme et syndicalisme en France avant 1914, pp. 310-330. 70. C. Sowerwine, op. cit., pp. 191-192. 231

Fondé en 1899 autour des dix-huit femmes typos de La Fronde, le syndicat de Marguerite Durand devait affronter un conflit grave en 1901 avec celui de la C.G.T., qui avait refusé d'admettre les femmes. Survient une grève à Nancy, à l'imprimerie Berger-Levrault. Trouvant l'occasion bonne d'occuper les emplois qu'on leur refusait, les femmes du syndicat Marguerite Durand se comportent en jaunes. Du coup, leur organisation est exclue de la Bourse du Travail de Paris, qu'elle ne réintégrera qu'après une longue procédure 7 1• En 1906, la Chambre vote le principe de la création d'un Office du travail féminin au ministère du Travail. Marguerite Durand s'empare de l'initiative en convo­ quant du 25 au 27 mars 1907 un Congrès du travail féminin. Elle y convie, sans grand succès, les syndicats affiliés aux Bourses du travail, mais 77 syndicats non affiliés sont présents. Il y a deux ministres au milieu de dames huppées; Marguerite Durand arbore une toilette de tulle noir avec de larges manches en dentelles et un chapeau garni de roses. Des participants s'élèvent contre l'idée de fonder des syndicats féminins là où des syndicats masculins existent. Cette réunion, mal vue par les cégétistes qui accusent la fondatrice de La Fronde de vouloir substituer la lutte de sexes à la lutte de classes, a du moins pour résultat de stimuler la Centrale, qui annonce la création d'une Ligue féminine syndicale d'action.

Couriau, « Dreyfus typographique », exclu pour n 'avoir pas empêché sa femme de travailler Cette Ligue n'existera guère que sur le papier, et l'antiféminisme persistera dans les syndicats confédérés. On y condamne le travail des femmes en régime capitaliste, souvent en présumant qu'en régime socialiste les femmes n'auront pas besoin de travailler. La Fédéra71 . Zylberberg-Hocquard, op. cit., pp. 350 sqq. 232.

tion de l'alimentation prend cependant en 1903 une position empruntée aux guesdistes : S'il est un mal en régime capitaliste, le travail industriel ouvert à la femme sera, lorsque le temps du travail aura été considérablement réduit, et les profits patronaux supprimés, un bien pour la femme en l'enlevant à la dépendance économique de l'homme et en lui permettant, puisqu'elle vivra par elle-même, de vivre pour elle-­ même 72 . Mais on peut lire dans 1A Bataille syndicaliste, organe de la C.G.T., que le vote des femmes aboutirait à faire augmenter le nombre des prostituées, et aussi que ce droit, inutile aux hommes du point de vue du syndica­ lisme révolutionnaire, l'est tout autant pour les fem­ mes 7 3 • Georges Dumoulin, membre du bureau confédé­ ral, estime que l'égalité des salaires ne doit exister que dans les métiers où le travail n'est pas dur 74• Cette façon de voir n'est pas générale, les syndiqués du sexe fort demandant le plus souvent l'égalité des salaires pour aboutir à l'élimination des femmes des métiers tenus pour masculins par la tradition. Un cas particulièrement aigu est fourni par l'affaire Couriau, « Dreyfus typographique». Typographe et syndiqué chevronné ainsi que sa femme Emma, Couriau, arrivé à Lyon en 1913, se voit refuser son adhésion au syndicat local en vertu d'une décision qui interdit à tout adhérent de laisser exercer le métier à son épouse. La Fédération féministe du Sud-Est prend l'affaire en main et, de concert avec la Ligue des droits de l'homme, mène grand tapage. La presse se passionne pour le sujet. Un meeting à Paris, le 15 décembre 1913, réunit femmes féministes, femmes socialistes, ligueurs et le secrétaire du syndicat des correcteurs, qui prend parti pour le droit des femmes au travail. Tout ce qu'on obtient de la Fédération du Livre, c'est de porter la question à son prochain Congrès ... en 1915 - date à laquelle, évidem­ ment, la question se trouvera dépassée. A l'approche de la guerre, les leaders syndicaux se 72. Cité par M. Guilbert, op. cit. , p. 51. 73. Cité par Zylberberg-Hocquard, op. cit., pp. 334-335. 14. Voix du peuple, 8-14 juin 1914. 233

préoccupent de la situation des ouvrières. Péricat invite les militants à cesser de « parler en maîtres à celles qui doivent être, avant tout, nos compagnes 7 5 ». Pouget, Yvetot, poussent à l'organisation des femmes. Mais ce souci ne va pas jusqu'au souci de leur formation professionnelle. Les difficultés à la syndicalisation des femmes sont grandes : beaucoup d'entre elles travaillent dans de petits ateliers, elles sont absorbées par le ménage et le soin des enfants, elles sont, notamment dans la haute coqture, soumises à une surveillance patronale sévère. Surtout, elles ont souvent peur de la Bourse du travail : Beaucoup d'entre elles se la représentent comme une sorte _de mauvais lieu où des hommes aux propos violents s'efforcent de fomenter une révolution qui les épou­ vante 76• Dans ces conditions, on comprend que si la propor­ tion des femmes dans les syndicats « mixtes » (patrons et ouvriers) est de 16 %, elle n'atteigne que 5,26 % en 1900 et 8,7 % en 1914 dans les syndicats de classe, alors que les femmes représentent 36 % de la population active non agricole. Leur participation aux Congrès est sen­ siblement plus faible que cette proportion des cotisantes, leurs interventions sont rares et ne portent que très peu souvent sur des sujets généraux. Egalement inférieur au pourcentage des femmes dans la population active est celui des grévistes ; pourtant les grèves faites uniquement par des femmes et parfois violentes ne sont pas rares, des corsetières de Limoges en 1895 aux ouvrières du parapluie d'Aurillac en 1914. L'activité professionnelle des femmes ne détermine guère d'orientation particulière dans la politique syndicale. Pourtant, on constate une évolution des campagnes syndicales pour la réduction · des temps de travail. Ainsi dans La Voix du peuple du 1er mai 1905 : « Du bonheur pour ta femme? La malheureuse n'a jamais eu de toi les douces caresses d'amour. Tu n'en avais pas le temps. Elle n'a jamais pu, avec toi, savourer 15. Bataille syndicaliste, 28 avril 19 12. 76. L.-M. Compain : « L'instruction sociale de la femme », la Grande Revue, 1913, citée par Zylberberg-Hocquard, op. cit., p. 273.

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les beautés du printemps. Ton maigre salaire exigeait qu'elle aille en journée 77 . . . » Au total, constate-t-on, la place de l'ouvrière est presque inexistante « dans le double mouvement qui entraîne aujourd'hui la femme vers son émancipation intégrale et l'ouvrier à la conquête de l'égalité écono­ mique 7 8 ».

L'assagissement politique du féminisme bourgeois

On a vu que le féminisme de la Ille République avait à- ses débuts une coloration anticléricale et une allure d'avant-garde marquées. Après Maria Deraismes, on retrouvait. Marie Bonnevial, Maria Vérone, Mme Ed­ wards-Pilliet - la première femme interne des hôpitaux - dans les Congrès de la libre pensée; la Fédération de la libre pensée, le groupe Etienne-Dolet, faisaient partie en 1 891 de la Fédération française des sociétés féminis­ tes 7 9 • Au congrès international de 1889, on ne voyait presque que des protestantes et des israélites; celui de 1 896 faisait dire aux catholiques qu'il avait un caractère « sectaire et antireligieux 80 ». En 1 898, à l'occasion de la campagne législative, Maria Pognon, présidente de la Ligue française pour le droit des femmes, réclame la laïcisation de 8550 écoles de filles qui sont encore sous la direction des religieuses; les candidats radicaux et socialistes sont les seuls à se prononcer pour l'égalité des sexes 8 1 • En 1901, quand se constitue le Conseil national des femmes françaises, les organisations catholiques se tiennent volontairement à l'écart. Mais, progressivement, le féminisme bourgeois se dégage de ses origines. Ses revendications, déclare 77. M. Guilbert, Le Mouvement social, avril-juin 1968. 78. M.-L. Compain : Les Femmes dans les organisations ouvrières, citée par Zylberberg-Hocquard, op. cil., p. 8. 79. Bidelman, op. cit., p. 328. 80. Re'Vlll politi(JIII! et parlementaire, octobre 1896. 81. Ùl Fronde, 22 mai 1898. 235

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Jeanne Misme, n'auraient de chances d'être généralement comprises et acceptées « que lorsque sa propagande, . dégagée de toute attache politique, philosophique ou religieuse montrerait clairement ce qu'il est : une cause d'.intérêt général 82 ». Cet assagissement s'étend au vocabulaire et à la tenue. Dès 1 906, un journaliste de province peut constater que le « féminisme a trouvé son chemin de Damas » : « Aux femelles cyniques, plus ou moins russes, qui commençaient par l'athéisme, conti­ nuaient par le socialisme révolutionnaire et finissaient par l'amour libre» a succédé « une élite de femmes infiniment sérieuses, intelligentes, pratiques, et persévé­ rantes 8 3 ». Ainsi s'esquisse un chassé-croisé, relatif du moins au droit de suffrage, qui placera dans les rangs conservateurs les partis de gauche et de l'autre côté leurs adversaires après la Première Guerre mondiale.

Naissance duféminisme catholique Certes, les catholiques auront à revenir de loin. Mgr Dupanloup avait tonné, en 1875, contre un enseignement qui pouvait conduire à l'exercice d'un métier, non à une . formation morale qui ferait de la jeune fille une vraie mère chrétienne 8 4 ; il avait invité, six ans après, ses auditrices à se pénétrer de l'esprit de sacrifice et à. se résigner à leur destinée 8 5 • En 1899, on traduit en français l'ouvrage d'un religieux autrichien, le Père Rosier, chargé par la société catholique de Saint­ Léon de réfuter Bebel, et voici, entre autres, ce que cela donne : Oui ! l'effort de l'émancipation féministe menace terrible­ ment la société, car il tend à la destruction de la famille, à la dissolution du mariage, au triomphe de l'amour libre, au rejet de tout ce qui fait Je mérite et Je charme de la femme, à l'abaissement de la dignité et des droits de la 82. La Française, 28 Jum 19 10. 83. Havre-Eclair, 18 juin 1906. 84. Mgr Dupanloup : La Femme chrétienne et leféminisme. 85. Id. : Grande Conférence aux femmes chrétiennes. 236

mère, à l'anéantissement complet de l'ancien ordre de choses dans la société humaine 86.

En 1904, Marc Sangnier répète que le rôle de la femme est de souffrir 87 • La venue du xxe siècle voit certains animateurs des œuvres sociales catholiques, dont les équipages encom­ braient certains jours en grand nombre les rues de la rive droite, se préoccuper de ne pas abandonner à leurs adversaires le monopole de l'influence sur les mutualités et les œuvres syndicales féminines. L'Action sociale de la femme affirme la nécessité de « reconstituer la fa­ mille 88», dénonce le projet des retraites ouvrières parce qu'il entraînera la ruine des institutions privées de prévoyance 8 9, et les « théories creuses et vides que le socialisme préconise 90 ». Brunetière, professeur et cri­ tique en renom, déclare que la revendication du suffrage des femmes est de celles pour lesquelles il ne conseille à personne de se faire égorger; au sujet du droit de la femme de disposer de ses biens, il fait remarquer que ce serait un acheminement vers la rupture du lien conjugal et, quant à celui de disposer du fruit de son travail, il déclare qu'il faut prendre garde au fait que souvent les femmes ne travailleraient que pour payer leur coquette­ rie. Pour ce qui est d'admettre le Sexe dans les Universités, il en est partisan... parce qu'au bout d'une ou deux générations, les femmes s'apercevront elles­ mêmes qu'elles n'ont rien d'autre à faire qu'à quitter les « hauteurs » pour revenir à leurs occupations ordinaires. La maternité avant tout 9 1 ! Les syndicats « indépendants » organisés d'abord dans la région lyonnaise, par Marie-Louise Roche­ billard, à laquelle succède Andrée Butillard, ne pro­ cèdent pas d'un esprit différent; de même ceux de la rue de l'Abbaye à Paris, les uns et les autres évoqués

86. Père A. Rôsler : La Questionféminine examinée au point de vue de

la Nature, de /'Histoire et de la Révélation, p. 389. 87. Action sociale de lafemme, 20 novembre 1904. 88. Ibid., 10 mai 1902. 89. Ibid., 10 juin 1902. 90. Ibid., 10 septembre 1902. 91. Ibid., 20 janvier 1904.

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ci-dessus. Ces « syndicats » ont tous à quelque degré le caractère d'organisations de charité, d'instruments de collaboration de classe, de sociétés d'évangélisation. Le syndicat, déclare un rapport de congrès, est un moyen excellent de parvenir auprès des ouvrières malades qui en font partie ; on les visite, on leur apporte un secours sur la caisse syndicale ; puis, sans difficulté lorsqu'elles sont en danger, on obtient que le prêtre les visite, et jusqu'ici aucune de nos syndiquées n'est plus sans le secours de la religion.

Encore en 1911, les Cercles féminins de Paris n'assi­ gnent pas à la femme d'autre mission que d'être la « collaboratrice de son mari et l'éducatrice de ses enfants 92 ». Mais on s'est aperçu chez les catholiques qu'on a eu tort de traiter le féminisme à la légère. De l'avis d'une comtesse Marie de Villermont, qui publie en 1900 et 1904 les deux volumes d'un ouvrage intitulé Le Mouvement féministe, ses causes, son avenir, solution chrétienne, il faut prendre en compte les données techniques et économiques qui ont créé de nombreux emplois pour les femmes, souvent rendu le travail de l'homme insuffisant à nourrir une famille, et amené la confection au-dehors à des prix plus avantageux qu'en ménage de produits d'utilisation quotidienne. De la sorte un féminisme vrai sera la « plus intéressante, la plus humanitaire des questions sociales». Mais tout en revendiquant pour la femme la person­ nalité civile et le droit de vote, Marie de Villermont lui conseille de garder la discrétion, de ne pas parler en public, de ne pas pratiquer « un dévêtement moral qui ne lui convient pas». L'éducation de la femme telle qu'elle existe ne l'a pas rendue « capable». Une nouvelle éducation est nécessaire, mais elle ne doit pas conduire à faire de la femme un « homme déséquili­ bré». Que la femme vote, qu'elle fasse de la médecine ou des mathématiques, mais qu'elle soit avant tout bonne fille et bonne mère, tout est là 93 • Marie Maugeret publie à partir de 1896 un périodique 92. Chronique sociale de France, 15 juin 191 1. 93. M. de Villermont : Le Mouvement féministe, ses causes, son avenir, solution chrétienne, I et II. 238

appelé Féminisme chrétien. Pendant un temps, elle dirigera l'imprimerie de La Fronde, puis se brouillera avec Marguerite Durand. Jeanne Misme la dépeint « sans prétention de mise, en lunettes, avec des clins d'yeux béats, des gestes bénissants, la parole onc­ tueuse», faisant « songer à quelques vieux et paisible curé de campagne 94». « Les libres penseuses, dit Marie Maugeret ne sont qu'une minorité infime, c'est nous, les femmes chrétiennes, l'immense majorité des femmes françaises, qui seules pouvons faire aboutir le fémi­ nisme 9 5 • » Et de revendiquer le droit à se préparer « à toutes les carrières compatibles avec nos facultés physiques et morales», celui de disposer de son salaire, de sa fortune dans le mariage, la fin du droit pour l'homme de disposer seul de la dot de son épouse. L'émancipation de la femme n'apparaît point à la Société des féministes chrétiennes « comme une chose très désirable en soi». Mais la façon dont l'homme se conduit rend l'action pour cette émancipation inévitable, parce qu'il sera plus facile de la réaliser que de le réformer, lui. D'ailleurs, on ne défendra pas les droits de la femme sans lui parler aussi de ses devoirs. Marie Maugeret double en 1 898 son militantisme de féministe chrétienne d'une activité à la tête d'une Union nationaliste des femmes françaises, qui joue sa partie dans le concert antidreyfusard. En 190 1 est fondée une Ligue des femmes françaises dominée par les royalistes, et de laquelle se sépare l'année suivante une Ligue patriotique des Françaises, dont le but affiché est de défendre « les libertés qui intéressent particulièrement les femmes, notamment la liberté de conscience et la liberté d'enseignement 96». Un bilan des résultats Les efforts sans tapage des féministes ne sont pas sans résultats, grâce en partie à la poignée d'amis qu'elles ont 94. Dossier J. Misme, op. cit. 95. Féminisme chrétien, 1 er mai 1896. 96. Archives nationales, F7 13 215. 239

au Parlement dans tous les partis (entre autres Viviani, -Beauquier à gauche, Louis Marin à droite). Esquissons un bilan, en rappelant que nous avons déjà traité de la création des lycées de filles, des Ecoles normales de Fontenay et de Sèvres, et de la loi du divorce Dans l'ordrefamilial :

- la suppression de l'interdiction d'épouser sa ou son « complice» en cas de divorce (1904), la conversion automatique de la séparation de corps en divorce au bout de trois ans (1908) ; le plein exercice de la capacité civile à la femme mariée s'il y a séparation de corps ; - la tutelle des enfants naturels (1907), la recherche de la paternité des enfants naturels ( 1907) ; - la légitimation possible des enfants adultérins par mariage subséquent. Dans l'ordre du travail :

- l'entrée progressive dans les administrations centrales des ministères (la première est en 1900 celle du Commerce), mais ce n'est en réalité qu'une atténua­ tion de la discrimination exercée contre les femmes, non une suppression totale, et au début les sténodac­ tylos, les employées femmes n'ont pas droit à la retraite, on considère qu'elles · ne tarderont pas à quitter le métier; - la limitation de la journée de travail des femmes et des enfants à onze heures en 1900, puis à dix heures trente en 1902, à dix heures en 1904 (mais, nous l'avons vu, les féministes sont réservées à l'égard de mesures qui peuvent donner prétexte à leur élimina­ tion des ateliers) ; - l'obligation pour les employeurs de mettre des sièges dans les magasins et bureaux où travaillent des femmes (1900) (mais il faudra conquérir réellement le droit de s'y asseoir); - le droit au congé de maternité - quatre semaines en 1909, puis huit semaines en 1910 - mais sans 240

rémunération ; en 1910, les institutrices obtiendront deux mois à plein traitement, suivies l'année d'après des postières ; - l'électorat aux tribunaux de commerce (1898) ; - l'électorat et l'éligibilité aux conseils du travail pour les femmes âgées de plus de vingt-cinq ans et ayant six ans de métier (1900), l'électorat (sans éligibilité) aux conseils de prudhommes ( 1907) ; - la fixation d'un minimum de salaire pour les ouvrières à domicile (1913). Dans l'ordre des droits civils et économiques :

- le droit d'avoir un livret de caisse d'épargne (1881), mais le mari peut s'opposer au retrait des fonds ; - le droit de s'affilier à une caisse de retraite sans l'autorisation du mari (1886) ; - le droit à la libre disposition de son salaire par la femme mariée (1897), mais elle se heurte souvent à la mauvaise volonté des banques, et l'époux a le pouvoir de faire annuler ce droit; - le droit d'être témoin dans les actes d'état civil et les actes notariés (1897) ; - le droit d'ester en justice de paix, sur l'autorisation du juge (1904), mais seulement en justice de paix, où les litiges sont peu importants ; - la participation aux administrations des établisse­ ments publics d'assistance (1898) et des caisses des écoles, mais dans ces dernières c'est à condition que les femmes n'y soient pas en majorité. Dans l'ordre du droit au savoir et aux professions, entre autres :

- succès à l'externat des hôpitaux de Paris (1881, M 11e Edwards), puis à l'internat (M 11e Klumpke, 1886) ; - au concours des Beaux-Arts (1900) ; - accès à la chaire de physique générale à la Sorbonne (M me Marie Curie, 1906) ; 24 1

- premier plaidoyer d'une femme (Me Jeanne Chauvin 1 907) ;

- premier grand prix de Rome de sculpture (Lucienne Heuvelmans, 1911); - 1914 : doctorat ès lettres (M11e Duportal). Uneflambée à la veille de la guerre

Les moyens employés pour atteindre l'opinion étaient restés dans l'ensemble classiques et sages : la réunion publique, l'affiche, le prospectus, la carte postale. Cependant, en 1897-1898, une brève tentative de théâtre féministe avait été faite, sous la direction de Maria Chéliga ; on y avait représenté des pièces plus hardies que les publications des organisations féministes 97 à défendre la liberté amoureuse des femmes. Mais, au printemps de 1914, un effort de persuasion de grande ampleur se déploie. L'initiative ne vient pas des leaders féministes, mais du quotidien Le Journal. A l'occasion des élections législatives, Le Journal lance l'idée d'un vote sur le droit des femmes au suffrage. Elles sont conviées à déposer le jour du scrutin, le 26 avril 1914, dans les urnes spéciale­ ment établies par Le Joùrnal, un bulletin « Je désire voter». Réticentes au début, les organisations féministes participent à la campagne ; une série de mots d'ordre est lancée, ils sont choisis pour leur caractère populaire : « Je désire voter pour combattre l'alcool, pour lutter contre la vie chère, pour que soient évitées les guerres, pour que les petits malheureux ne deviennent pas de jeunes criminels. » Les opérations s'accompagnent d'une manifestation dans le jardin des Tuileries, à la gloire de Condorcet. Un directeur d'une agence de publicité a permis de disposer sur son balcon un panneau de huit mètres sur trois portant les slogans du jour. Au total, 83 572 votes favorables auraient été recueillis à Paris, 505 912 pour l'ensemble de la France 9 8 • 91. Revue d'art dramatique, octobre 1901. 98. La Française, 2 mai 1914. 242'

Au mois de mars, un conseiller municipal socialiste de Paris, Marcel Cachin, s'était taiJJé un beau succès en s'adressant à ses auditrices lors d'un meeting par le nom de « Citoyennes». Une proposition d'amendement était en attente devant la Chambre, accordant aux femmes le vote municipal. L'an 14 était celui de l'espoir.

10 Les anarchistes, le natalisme et la bataille perdue de la « maternité consciente » (1 882- 1920)

Les organisations féministes, les féministes dans les partis de la Ille République se sont penchés sur le sort des filles mères, sur celui des mères en général. Mais les rares parmi elles et parmi eux qui avaient, au début, mis en cause la morale familiale admise ont depuis long­ temps cessé de le faire. L'idée qu'on exhibe publique­ ment de la limitation des naissances interdit qu'on lui porte d'intérêt autrement que de façon clandestine. Les ambiguïtés des anarchistes La « maternité consciente » est, en revanche, le thème d'une campagne difficile et vigoureuse d'un groupe d'hommes et de femmes recrutés dans les rangs de l'anarchisme ou à ses lisières. Non que l'anarchisme soit dénué, en présence de l'affirmation féministe, des ambi­ guïtés qui caractérisent l'ensemble de la gauche. Louise Michel, elle-même, comme nous l'avons vu, estime que les « femmes ne doivent pas séparer leur cause de celle de l'humanité, mais faire partie militante de la grande armée révolutionnaire 1 ». Certes, elle annonce, le 8 août 1882, la constitution d'une Ligue des 1. L. Michel : Mémoires. 245

femmes, qui aurait pour but que l' « homme regarde sa compagne non comme une esclave, mais comme une égale», mais La Ligue ne se donne pour but que d'enrôler les femmes contre la guerre et la prostitution, et elle disparaît avant d'avoir vraiment vécu 2 • Les continuateurs de la bonne Louise, militants et théori­ ciens influents, tel Christian Cornélissen dans son ouvrage En marche vers la société nouvelle, s'abstiennent totalement de parler du problème féminin. Plus fré­ quents encore sont un certain ton protecteur (les compagnons anarchistes se veulent des « durs», des « vrais mâles »), une pitié dédaigneuse à l'égard de la femme. Ne lui a-t-on pas inculqué des habitudes de sauvage? Comme les sauvages, elle aime les dorures, les verroteries, la parure inutile et encombrante [... ]. Elle porte des plumes sur la tête, comme les sauvages (et nos géné­ raux) [... ]. Comme les sauvages elle a le goût des peintures corporelles, enlumine ses yeux, ses joues, ses lèvres [... ]. Elle doit prendre conscience qu'il lui faut la liberté 3 [... ].

Ou encore : La femme est l'ennemie de tout effort pour l'affranchisse­ ment individuel ou social. Elle est l'ennemie de la révolte et de la propagande. Elle est l'ennemie du perfectionne­ ment moral et intellectuel, l'ennemie de l'éducation, de la vie plus consciente 4•

D'où un appel à la Femme pour qu'elle s'affranchisse, mais point d'invitation aux mâles à changer leurs habitudes. Il est, certes, une revendication constante chez les libertaires : c'est celle de la suppression du mariage ; on ne veut pas que la « femme soit déclarée meuble conjugal», on ne veut pas qu'il soit question « de minuter la sincérité sur papier timbré, de plomber la tendresse avec les cachets de la douane 5 • « Parce qu'une 2. E. Thomas : Louise Michel, la Velléda de l'anarchie, p. 219. 3. R. Chaughi : l.A Femme esclave. 4. A. Lorulot : Notre Ennemie lafemme. 5. E. Reclus : Le Mariage tel qu'il fat et tel qu'il est.

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femme a eu des relations avec un homme, la morale courante voudrait qu'elle fût condamnée à n'avoir des relations qu'avec lui. Pourquoi 6 ? » Il est à se demander si cette ardeur à dénoncer le mariage tel qu'il existe, c'est-à-dire monogamique, n'est pas davantage conforme aux vœux du mâle habité par la papillonne que favorable à la libération de la femme. Une militante de la même famille intellectuelle et sociale que nos libertaires, Madeleine Vernet, pourra écrire que l' « amour libre a été interprété comme la brève ren­ contre sans amour, ou comme le droit pour un homme d'abandonner femme et enfant 7 ». La Camaraderie amoureuse d'Emile Armand devait produire des conséquences du même ordre. Emile Armand, né en 1872, était un anarchiste individualiste qui reconstituait de son mieux les « milieux libres » en vogue au tournant du siècle, en leur ajoutant l'attrait des relations sexuelles multiples. Il publiait un périodique appelé L'en dehors où il avertissait ses abonnés qu'ils n'aient pas à s'étonner qu'il les prie d'avance d'exercer à son égard une « hospitalité complète 8 » : Une association de camaraderie amoureuse est une coopérative de production et de consommation amou­ reuse. Dans une coopérative agricole, on produit et on consomme des produits agricoles. Dans une coopérative de chaussures, on produit et on consomme des chaus­ sures. Dans une coopérative de camaraderie amoureuse, on produit et on consomme de la camaraderie amou­ reuse. [...] Nous n'admettons pas du coopérateur, tant qu'il est èoopérateur, sauf cas de force majeure, le refus de production ou l'abstention de consommation, nous n'admettons pas qu'on encaisse les profits et qu'on évite les charges. Dans le cas qui nous occupe, le principe de la réciprocité a sur « la loi des cœurs » l'avantage d'équili­ brer la production et la: consommation, de supprimer le privilégié de l'apparence le privilège du « beau gosse » ou de la coquette, le monopoleur sentimental ou érotique. [...] Nous ne concevons une « coopérative de production et de consommation de camaraderie amoureuse » qu'à l'usage 6. J. Grave : 14 Sociétéfuture, p. 335. 7. M. Vernet : L'Amour libre, p. 49. 8. Dictionnaire J. Maitron, X : article « E. Armand », pp. 157- 158. 247

de ceux qui considèrent les rapports sentimentalo-sexuels bien plus relativement à ces rapports eux-mêmes que relativement aux producteurs de ces rapports pris indivi­ duellement. [...] En ce qui concerne la rupture du contrat de coopération, [... ] j'insiste pour qu'un préavis précède la rupture du contrat de manière à ce que les autres co-contractants puissent pallier à temps aux inconvénients (sic) qui résultent de la carence de leur camaraderie. [... J On ne conçoit pas qu'il y ait de privilégiés dans une coopérative 9• • •

La « Camaraderie amoureuse » n'est pas représenta­ tive de l'ensemble du courant d'idées anarchistes. On voit, en revanche, les libertaires répudier la revendica­ tion du droit de suffrage pour les femmes, en donnant pour raison qu'ils dénoncent le vote aussi bien pour les hommes. Quant à l'accès des femmes au travail profes­ sionnel et à la « concurrence intersexuelle », c'est, disent-ils, un souci convenable à celles qui ambitionnent les carrières libérales, mais « leurs sœurs » enfermées dans les usines et les bureaux, « y renonceraient avec joie contre la certitude de pouvoir être femme, simple­ ment 1 0 ». Et, les différentes revendications féministes prestement balayées, on conclut par le langage si souvent tenu par le pharisaïsme de certains socialistes :

L'affranchissement consiste [... ] dans la délivrance [... ] du joug économique de la propriété, maintenu sur nos fronts par l'Etat. Ce n'est pas à conquérir certains droits civils et politiques que les femmes devraient déployer tant d'acti­ vité, mais à tenter, de concert avec nous, de renverser l'organisation despotique 1 1 •

On voit du reste un militant anarchiste, Frédéric Stackelberg, de Nice, soutenir, à côté de considératiollS effectivement révolutionnaires, qu'il ne convient pas d'établir la recherche de la paternité, que n'oserait provoquer la femme honnête timide, et dont au contraire profiterait l'aventurière retorse 1 2 • 9. E. Armand, V. Livinska, La Camaraderie amoureuse ou chiennerie

sexuelle.

10. Ch. Albert : L'Amour libre, pp. 287-288.

1 1 . A Girard : Dictionnaire la Châtre, article « Féminisme ». 12. F. Stackelberg : La Femme et la Révolution, pp. 4-5.

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« Mère humaine et non femelle animale»

Quoi qu'il en soit, c'est des milieux anarchistes qu'est sorti le mouvement néo-malthusien - malthusien parce qu'il entendait lutter contre le danger de l'excédent de population, néo parce qu'à l'inverse de Malthus il préconisait pour ce faire non la continence, mais la contraception. Le fondateur s'appelle Paul Robin. Il est né en 1 837 d'une famille bourgeoise. Normalien, mais non agrégé, il adhère à l'Internationale en Belgique et en Suisse, et est emprisonné quelque temps à Paris. Un moment profes­ seur à l'université de Londres, en contact avec les malthusiens anglais, il publie ensuite, en 1 878, La Question sexuelle. En 1 880, il devient directeur d'une institution d'enseignement, à Cempuis (Oise), où chose extraordinaire et scandaleuse pour l'époque - on reçoit des enfants des deux sexes, ce qui la fait traiter de « porcherie» par les bien-pensants. En 1894, il est révoqué. Il constitue, deux ans après, la Ligue de la régénération humaine, il publie un périodique intitulé Régénération, et un opuscule: « Moyens d'éviter les grandes familles ». Il reçoit des adhésions d'anarchistés, de socialistes, de radicaux. Il considère que c'est à la femme que revient le choix de procréer ou non. Il entreprend une action concrète, excluant toutefois les facilités à l'avortement, mais vendant des préservatifs et des pessaires au siège de sa revue. D'autre part, il bouillonne d'idées à réaliser : une agence pour unions libres, un syndicat de prostituées... Partisan de changer la vie de toutes les manières, il est également barbu comme un prophète, végétarien, antialcoolique et adver­ saire du tabac. Robin est l'inventeur des papillons qu'on colle sur les murs; les siens disent: « Dieu (?) bénit les nombreuses familles, mais ne les nourrit pas. Ayons peu d'enfants! » Et: « L'avortement est dangereux. La prévention de la grossesse facile. Ayons peu d'enfants! » Et encore : « Plus de filles mères abandonnées si les femmes savent n'être mères qu'à leur gré. » 249

Sa Ligue n'aura jamais plus de 150 adhérents; cepen­ dant, Robin se fait entendre dans les Loges, les universités populaires, les syndicats. Ses thèses trouvent sporadiquement un écho favorable dans certains jour­ naux de gauche et dans La Fronde, en dépit d'un accueil tumultueux qui lui a été fait au Congrès féministe international de 1896. Le problème de la maternité consciente est évoqué dans des romans : Maternité de Brieux, Féconde de Daniel Riche, Vénus et Sésame ou la maternité consentie de Michel Corday, L 'ensemencée de J.-H. Caruchet ... On en débat dans la Chronique médi­ cale, où il se trouve une majorité de praticiens pour être favorable à la contraception. Le collaborateur principal de Robin est Eugène Humbert, né en 1870. Fils naturel d'une cigarière illettrée et d'un officier qui ne l'a pas reconnu, enfant miséreux, adolescent anarchiste, il devient en 1902 le gérant de Régénération. En 1908, il rompt avec Robin, qui est décidément difficile à vivre, et publie la revue Génération consciente. Chaleureux et bienveillant, Hum­ bert attire auprès de lui, outre les militants anarchistes et les ennemis déterminés de la génération incontrôlée, des poètes comme Apollinaire. Son ami Jean Marestan, libertaire, publie en 1910 une Education sexuelle qui est vendue à 100 000 exemplaires. Une anarchiste, Lauren­ tine Souviaz dite Louise Silvette, répand de son mieux des objets anticonceptionnels avec la manière de s'en servir 1 3 • En août 1914, Eugène Humbert file en Espagne... Le néo-malthusianisme trouve aussi un appui dans un groupe dè femmes, d'un féminisme intégral et déterminé, dont la plus éminente est Nelly Roussel. Née en 1878 dans la bourgeoisie catholique, épouse d'un sculpteur, mère de trois enfants, Nelly Roussel a un beau regard, une couronne de cheveux noirs, un corps mince et fragile, une prenante voix grave. Son mari, libre penseur, l'amène à se détacher de ses croyances familiales, à participer à la fondation des universités populaires ; puis 13. Pour tout ce développement, v. R.-H . . Guerrand : La Libre . Maternité et F. Ronsin : « Mouvements et courants néo-malthusiens en France ». (Thèse 3e cycle, Paris Vil) 250

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·>. Elle veut bien être solidaire, dit­ elle, des revendications des grévistes, mais elle appelle une intervention moins molle du gouvernement contre 26. H. Brion : La Voie féministe, p. 19. 27. A. Kriegel : Aux origines du communismefrançais, l, p. 158. 270

ceux qui voulaient provoquer une « désorganisation qui eût imposé la suspension des hostilités 28 ». La première révolution russe, celle de Février, est saluée par les féministes bourgeoises avec enthousiasme, porteuse qu'elle est, à la fois, d'une justification supplé­ mentaire pour la guerre démocratique et d'une promesse de vote des femmes dans ce pays. La seconde, celle d'Octobre, au contraire, suscite une hostilité motivée officiellement par la paix « prématurée » de Brest­ Litovsk. A partir de cette date, d'ailleurs, l'opposition spécifiquement féministe tend sinon à s'effacer, du moins à se fondre avec celle des hommes, premier noyau du communisme en France. Ainsi une journaliste nom­ mée Marcelle Capy, belle, grande, distinguée, douée d'une voix prenante, après avoir publié en 1916 Une voix de femme dans la mêlée, et donné à La Bataille syndicaliste des articles sur la condition des ouvrières, participe avec son ami Pierre Brizon à la fondation de La, Vague, où se traduisent dans les lettres du front la lassitude et la révolte des soldats. Le refus du suffrage des femmes au Sénat Les féministes n'avaient cessé d'espérer que leur effort patriotique aurait sa récompense les hostilités une fois finies. Elles s'étaient défendues de participer à toute guerre des sexes, et même de vouloir empiéter sur le domaine des hommes ; elles avaient souligné au contraire que ce qu'elles ambitionnaient, c'était de s'occuper de la protection de la femme, des enfants, du foyer, et de s'associer à la défense nationale. A côté cependant des grandes organisations, un Comité d'action suffragiste s'était constitué. On n'y retrouve pas les noms des militantes chevronnées du pacifisme internationaliste, sauf ceux de Marthe Bigot et de Gabrielle Duchêne, mais ceux de militantes peu connues du socialisme, du syndicalisme et du pacifisme. 28. La Française, 28 juillet 1917.

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Jeanne Misme les avait accusées d'avoir dans leurs rangs des partisanes de la « paix à fout prix 2 9 ».