«Il fut, selon Pierre Viansson-Ponté, le recordman toutes catégories et sans challenger de la politique française.» Henr
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
DU MÊME AUTEUR
The French Radical Party from Herriot to Mendès France, with a Foreword by Pierre Mendès France, Oxford University Press, 1961, Greenwood Press, 1980.
FRANCIS DE TARR
HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
(1884-1970) Biographie
R LA TABLE RONDE 7, rue Corneille, Paris 6°
© Éditions de La Table Ronde, 1995. ISBN : 2-7103-0692-1.
À la mémoire de mes parents.
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Sommaire
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I. Les premières années corréziennes (1884-1902) ...........….
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Naissance à Neuvic. — Des ascendances auvergnates. — Du côté de sa mère. — Un père exemplaire. — Enfance à Neuvic. — Études au lycée de Tulle.
II. Étudiant en médecine, Paris et la Corrèze (1902-1908)...
36
Les débuts parisiens. — «Croquant? Moi?». — Un milieu politique à Paris. — Et la Corrèze. — Un tournant.
IT. Médecin de campagne, mariage et entrée en politique (1908: 1914) 2 PAT MERE RERO ARR
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Une entrée en scène. — Médecin de campagne. - Mariage. — Une voie toute tracée, mais bien encombrée. — «Envers et contre lui, le petit Queuille fait de la politique». — Le nouveau maire de Neuvic. — Conseiller général. — Un président de la République en visite. — Et de trois, mais péniblement : l’élection d’un député.
IV. Député de la Corrèze et médecin militaire (1914-1919)...
90
Initiation à la Chambre. — La guerre éclate. - Médecin militaire :Baccarat (1914). — Quatorze mois à la Chambre (1915-1916). — Retour à la guerre: Champagne, Verdun, Somme (1916). — Une percée parlementaire (1916-1919).
V. Coups d’audace et dividendes politiques. Sous-secrétaire d’État et président du conseil général (1919-1924)........ 119 Une période clé. — Stratégie politique et Comment on devient sous-secrétaire d’État année au gouvernement (1920-1921). — Une Un député dans les rangs (1922-1924). — Une
VI. Ministre de l'Agriculture GEO TO 28) Re
batailles électorales. — à l’Agriculture. — Une élection mystérieuse... — élection revanche.
d’Herriot et de Poincaré EE en GR ar en 151
La vie de ministre commence à quarante ans. — Dix mois avec Herriot. — Traversée d’un désert accidenté. — Ministre de Poincaré (19261928). — Pendant ce temps-là, en Corrèze.
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HENRI
QUEUILLE
EN SON TEMPS
VII. Député toujours, auteur d’un livre et ministre dix fois: Santé publique, P.T.T. et — surtout — Agriculture (19281935) its ee RE CC DEP RRRORE EE 176 Les années centrales. — Ministre de la Santé publique. — Auteur d’articles et d’un livre. — La ronde commence: ministre des P.T.T. d’Herriot. — La ronde continue, mais le ministre de l’Agriculture reste en
place. — Le «ministre inamovible » face à la crise agricole. — Queuille face à une épreuve cruelle: l'affaire Stavisky. — Suite et fin de série: ministre de la Santé publique et de l’Éducation physique.
VIII. Sénateur, ministre des Travaux publics, ministre de l’Agriculturetetprésidentiable:(1935-1939)5% ser 007. ot 204 Un recul pour mieux sauter. — Le nouveau sénateur de la Corrèze. — En marge du premier gouvernement Blum. — Ministre des Travaux publics de Chautemps et père de la S.N.C.F. — De retour à l’Agriculture sous Daladier. — Présidentiable, mais pas plus loin. — Vers la guerre.
IX. La guerre: ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement et exploitant forestier (1939-1943)... mrct enr 249 A l'entrée du temps des épreuves. — Un ministre dans la «drôle de guerre». — Et pendant l’agonie de la III° République: Paris, vallée de la Loire, Bordeaux, Vichy. - Repli en Corrèze : exploitant forestier. — Départ pour Londres.
X. Aux côtés du général de Gaulle (1943-1944) ................
339
Londres. — Londres: suite et fin. — Et à Alger. — Premiers mois algérois. — Retour «au pouvoir»: commissaire d’État. — Président par intérim du Comité français de la libération nationale. — Président par intérim du gouvernement provisoire de la République française. — Retour à Paris. — Une démission réfléchie.
XI. Une remontée politique (1944-1948) .........................
468
A l’orée d’un nouveau départ. - Une époque sombre. — « J’ai pris une drôle de baffe ». — Encore une défaite. — Rebâtisseur du Parti radical. — Une victoire essentielle. — Retour au gouvernement.
XII. Président du Conseil (1948-1949).............................
S22
Démarrage de «l’année Queuille». — La Marne du franc. — Le défi gaulliste. — Le défi communiste: la grève des mineurs. — Le monde extérieur. — Politique intérieure toujours. — Fin d’un gouvernement.
XIII. Président du Conseil (deux fois), vice-président du Conseil (cinq), ministre de l’Intérieur (quatre) et ministre d’État (trois) (1949-1954)4mtemr ts. Mens mb LE ©. 616 Bien placé, mais pour aller où? — De Queuille à Queuille. — Président
SOMMAIRE
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du Conseil éphémère. - De Queuille à Queuille, mais pour de vrai. — Un président du Conseil pour faire avaler la pilule. — Et gagner les élections. — Démissionnaire, mais avec un mort encombrant. — Dernières années au gouvernement (Pleven, Faure, Pinay, Mayer,
Laniel...). — De ne pas être président de la République.
XIV. Dernières années sur la scène politique nationale (1954OS) RO sd A An ne 704 Sur le déclin. - Mendès France et Faure, mais sans Queuille. - Réélu député, «mais dans une telle compagnie !». — Le pape du radicalisme dissident dans une République qui fait naufrage. — Vers la sortie: de Mobllet à de Gaulle. — Oui, aussi, au Parti radical. — «Le médecin que je suis... »
XV. Au soir d’une longue vie (1958-1970) ........................ La dernière étape. — «Dites surtout que je suis politique ». — La fin d’une lignée radicale. — «Le sa commune ». — De ne plus être maire de Neuvic: — La remise d’une médaille. — «C’est long, mon
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trop éloigné de la voilà tout entier à une sortie pénible. petit». — Dernier
retour au pays.
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Avant-propos
Pourquoi une biographie de Queuille? Tout d’abord parce que, parvenu au faîte du pouvoir au mois de septembre 1948 à un moment où la IV® République — confrontée à
une très grave crise politique, financière et sociale — paraissait faire naufrage, il a pu, comme certains le constateront plus tard, «sauver le régime ». Au cours des treize mois de «l’année Queuille», record de longévité gouvernementale à l’époque, il réussit à rétablir la confiance; juguler une inflation galopante; lever l’hypothèque communiste en faisant face, avec courage et sang-froid, à des grèves quasi insurrectionnelles; provoquer enfin un retournement dans lequel s’enlisera le défi gaulliste ;bref, étonner les experts. Ce sont, évidemment, des coups d’éclat qui méritent l’attention.… Mais Queuille restait et restera toujours peu connu, sinon mal connu, du grand public. Un peu par sa faute ? «II est important de ne pas se faire remarquer », disait-il à ses enfants. Il disait parfois aussi à ses collègues qu’une de ses ambitions dans la vie politique serait de pou-
voir passer inaperçu parmi ses concitoyens. Dans une certaine mesure même auprès de ceux dont on est en droit de supposer qu’ils connaissent l'Histoire, il y réussira: son nom n’entrera dans Le Petit Larousse, par exemple, qu’en 1989, presque deux décennies après sa mort...
Cependant — et il ne faut pas toujours tout prendre au pied de la lettre — sa longue carrière politique fut extraordinairement bien remplie. Né en 1884, la même année qu’Édouard Daladier, ainsi que de l'écrivain Georges Duhamel qui fut à la Belle Époque son condisciple à la faculté de médecine de Paris, Queuille mourut en 1970, la même année que de Gaulle. Élu maire de sa petite ville corrézienne de
Neuvic-d’Ussel en 1912, conseiller général en 1913 et député en 1914, Queuille fit une partie de la guerre de 1914-1918 en tant que médecin militaire, y compris à Verdun et dans la Somme. Entré au gouvernement pour la première fois en 1920, à l’âge de trente-cinq ans, devenu par la suite, comme on le dira, «le recordman du portefeuille », il sera surtout un ministre quasi inamovible de l’Agriculture,
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
passant en tout plus de huit années rue de Varenne, longévité jamais égalée. Ministre des Travaux publics en 1937, il sera le père de la S.N.C.F. Refusant de voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, il rejoindra de Gaulle à Londres en 1943. Puis, encore un coup du destin, l’homme qui avait failli succéder à Albert Lebrun à la présidence de la République en 1939, et qui sera un candidat virtuel à l'Élysée en 1953, fut — en 1944 — président par intérim du gouvernement provisoire de la République française, remplaçant de Gaulle à Alger, par exemple, lorsque ce dernier était en Angleterre lors du débarquement en Normandie... Je connaissais ces «détails » sur la vie de Queuille parce que je lui ai consacré la moitié d’un chapitre d’un livre que j’ai publié en 1961, Le Parti radical, d'Herriot à Mendès France. Je savais aussi qu’il était d’une rectitude et d’une modestie proverbiales — qualités qui ajoutent à l’intérêt qu’on peut porter à tout sujet d’étude. Mais pour moi, Queuille était surtout un radical de gestion, c’est-à-dire un homme de gouvernement qui pensait que l’intérêt national passait avant l’intérêt partisan, et qu’il pouvait être du devoir de sa formation politique de participer aux gouvernements de la France même au risque de contrecarrer certains points de son programme. «Que mes amis radicaux veuillent bien m’excuser : ce n’est pas comme représentant de leur parti que j'entends prendre la charge du gouvernement »,
déclara-t-il — une première fois — devant l’Assemblée nationale en accédant au pouvoir dans la situation catastrophique de septembre 1948. Radical de gestion chevronné, gouvernant dans un système politique où les gouvernements étaient de véritables parlements miniatures, Queuille se distinguera par sa capacité à maintenir sa coalition — combien fragile!— à flot. «Mon habileté — si j’en ai — réside en ce que j'ai essayé d’être loyal à l’égard d’une majorité qui rassemble des hommes de partis différents », dira-t-il huit mois plus tard devant les mêmes députés. «J’ai toujours dit à ces hommes, me plaçant audessus de mon parti, qu’ils devaient s’unir, leur union étant une des conditions qui permettraient d’atteindre certains objectifs, peut-être même de sauver le régime»... Ce fut d’ailleurs à cette occasion que, se tournant vers les députés de sa majorité, Queuille leur asséna une réplique qui — parfois abrégée — entrera dans le lexique politique de l’époque : « Vous devez servir ensemble, c’est une nécessité à laquelle vous êtes condamnés ». «C’est un terrible châtiment!» s’exclamera lun d’eux, un radical gaulliste. Mais dans le contexte politique qui
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prévalait alors, ce n’était qu’une simple vérité, comme devait le rappeler avec insistance Queuille. «La seule majorité qui peut se dégager de cette Assemblée, la majorité de gouvernement s’entend, c’est celle qui a bien voulu nous soutenir... » Gouverner dans de telles conditions était une tâche souvent ingrate, mais une tâche dans laquelle Queuille se montrait orfèvre. Après sa «grande année», il restera au gouvernement, c’est un autre record, sans discontinuité jusqu’en 1954. Il effectuera encore deux passages à Matignon, notamment en 1951 lorsqu’il complétera l’enlisement du mouvement gaulliste de l’époque en faisant adopter la fameuse loi dite des apparentements avant les élections législatives de cette année — une loi électorale souvent décriée et une loi, souli-
gnons-le, que René Pleven n’avait pas réussi à faire voter sous le gouvernement précédent qu’il présidait. Mais cela n’empêchera pas ce dernier, parlant dans un congrès politique, d’accuser le gouvernement auquel il n’appartenait plus de donner l’impression — le mot fit fortune — d’«immobilisme». Ce fut un coup bas à l’égard de Queuille compte tenu des circonstances politiques et constitutionnelles dans lesquelles tout gouvernement était alors appelé à diriger le pays. Pleven regrettera plus tard son mot «historique » dont il reconnaîtra lui-même l'injustice, mais le mal était fait. Pour le malheur de
Queuille, le mot d’«immobilisme » restera accolé à son nom — peutêtre aussi, hélas, du fait que depuis une chute de vélo pendant l’Occupation il souffrait de problèmes d’équilibre qui lui donnaient une démarche hésitante et incertaine. Sa vie fut, toutefois, tout sauf «immobile», comme je l’ai appris en écrivant ce livre. Car après plus d’un quart de siècle depuis cette
première esquisse de Queuille, et ayant participé à deux colloques lors du centenaire de sa naissance, le premier à Tulle et le second au Sénat, j'ai voulu aller plus loin. Ce ne sera pas une tâche facile, me disaient certains. «Il écrivait et parlait peu, maïs il écoutait très bien. Ses yeux, qui brillaient d'intelligence, parlaient pour lui.» Ce sont certes des appréciations intéressantes, mais en effet peu encourageantes, pour le moins, pour quelqu’un qui envisage d’écrire une
biographie. Mes problèmes ne viendront pas de là, loin s’en faut. Outre les innombrables discours, interventions, propositions de loi, et autres traces laissées par un homme politique on ne peut plus actif, Queuille
a publié de très nombreux articles, un livre sur l’agriculture qui fit référence — et même dès l’âge de vingt et un ans, avec des camarades
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
neuvicois, un livre consacré à sa région. Pendant les sept premiers mois de la Deuxième Guerre mondiale, membre du gouvernement, il dicta un journal au jour le jour. Mais plus révélateur encore fut le journal, beaucoup plus intime, qu’il tiendra à Londres et à Alger, journal riche en commentaires sur de Gaulle et ses autres collègues: il fournit le fond pour le plus long chapitre de ce livre. Queuille n’avait peut-être pas pris la pose pour l’histoire, mais il laissa quand même une grande quantité de papiers et de documents: plus de soixante-dix cartons sont conservés aux archives Henri Queuille au musée de la Résistance - Henri-Queuille, installé dans sa maison natale à Neuvic-d’Ussel. Il a laissé aussi beaucoup d’amis, qui, hélas! eux, disparaissent avec le temps. C’est à leurs témoignages, et à ceux de sa famille, que — outre les papiers déposés à Neuvic et les riches archives départementales de Tulle — je dois le plus. Témoignages qu’il fallait, dans la mesure du possible, recouper: mais les Corréziens peuvent être très méticuleux, comme je l’ai constaté en racontant le départ mouvementé de Queuille pour Londres en avril 1943. Beaucoup d’idées préconçues se sont évanouies sur ma route. Homme de terrain, affable, avec un sens du contact très poussé, Queuille pouvait être, à l’occasion, dur et cinglant. Pour ceux qui le connaissaient le mieux, il n’était pas du tout effacé. Homme prudent et mesuré, il sut parfois faire preuve d’une audace extraordinaire en menant ses campagnes électorales, celles-ci étant souvent marquées — à une époque où la faiblesse des lois sur la diffamation permettait tous les excès de plume — par une intensité féroce. C’était un homme qui se plaisait à dire qu’il s'était fait tout seul, alors qu’il avait des liens de famille dont il a su tirer profit, y compris lors de sa première élection à la députation. Dans un temps où le radicalisme s’identifiait à l’anticléricalisme, il ne fut jamais sectaire. Et radical, il ne fut jamais, comme tant de ses collègues, franc-maçon... A l’image de chaque homme, Queuille fut un produit de son temps. Celui-ci fut long, comme l’est ce livre... Formé pendant la
période triomphante de la III République, il sut, contrairement à tant de ses pairs, ménager la transition avec la IV° — après avoir surmonté avec succès l’épreuve de la guerre. Représentant d’un autre style politique, il avait, aussi, un sens de l’État très poussé. «Il n’aurait jamais toléré qu’un préfet, même détaché dans un cabinet, fût candidat à une fonction élective», dira, par exemple, un de ses collaborateurs, ancien préfet. Partisan de la séparation des Églises et de
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l’État, Queuille voulait également que l'Administration fût distincte de la fonction politique. «Le plus illustre des Corréziens », dira Jacques Chirac en parlant de celui à qui il avait succédé — neuf ans plus tard — comme député de l'arrondissement d’Ussel. « Henri Queuille fait partie de notre culture politique et appartient à notre Panthéon », affirma René Rémond en clôturant au Sénat le colloque qui lui était consacré lors du centenaire de sa naissance. Il fallait vraiment, pensais-je, tâcher d’aller plus loin. Je suis, donc, redescendu en Corrèze.
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CHAPITRE I*
Les premières années corréziennes (1884-1902) Naissance à Neuvic. — Des ascendances auvergnates. — Du côté de sa mère. — Un père exemplaire. — Enfance à Neuvic. — Études au lycée de Tulle,
Naissance à Neuvic C’est dans la rue du Commerce — les maisons de la petite ville de Neuvic-d’Ussel n'étaient pas numérotées et ne le sont toujours pas — à mi-chemin entre la mairie et l’église paroissiale qu’est né Henri Queuille, au domicile de ses parents, le 31 mars 1884. Son acte de naissance fut dressé le même jour par Pierre Gabriel Dellestable, maire de la commune, en présence de ses deux fils: François, médecin, et Rémy, avocat, alors âgés respectivement de trente et vingt-huit ans — deux hommes qui seront plus tard, pour lui, des adversaires politiques implacables. François Queuille, adjoint au maire, signa également, mais en tant que père. On choisit sa grand-mère paternelle, née Catherine Delmas, pour être sa marraine (elle signa, en grandes lettres, «Vve Queuille»); et comme parrain un cousin germain de son père, ainsi enregistré «Antoine Henri Collon oncle breton», qui lui transmit aussi ses prénoms, dont seulement le second, Henri, sera utilisé. Au milieu d’une contrée verdoyante (car bien arrosée), le site de Neuvic est beau. À 636 mètres d’altitude, entouré de forêts qui s’étendent à l’est jusqu’aux monts d'Auvergne et au sud vers la vallée de la Dordogne, il est situé en bas Limousin, maïs aussi à la lisière de l’Auvergne. De leur maison, au sud, les Queuille pouvaient voir le Cantal,
leur pays ancestral, à l’horizon. Comme l’attestent ses vestiges galloromains, son histoire est très ancienne, en dépit de l’étymologie de Neuvic (novus vicus, nouveau bourg), variante romane de Villeneuve,
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Au Moyen Age il dépendait du duché de Ventadour : le document le plus ancien que l’on ait à son sujet est une charte par laquelle, au début du xIv° siècle, Elbes de Ventadour accordait à Neuvic ses premières libertés. Ce ne fut évidemment qu’un début, et à travers les siècles les Neuvicois prendront l’habitude de défendre avec ténacité leurs «libertés » — et quand ce sera possible, de les accroître... Après la Révolution, leur petit bourg devint un chef-lieu de canton dans l’arrondissement d’Ussel (d’où son nom de Neuvic-d’Ussel, qui sert surtout à le distinguer d’autres Neuvic). Mais ils ne seront jamais très nombreux. Au moment de la naissance d'Henri Queuille, l’agglomération de Neuvic comptait quelque 1 200 habitants; la commune, environ 3 000; et le canton, un peu plus de 11 000. Ils étaient, pour la plupart, peu fortunés : quoique le sol aux alentours de Neuvic soit plus fertile que dans les régions plus montagneuses au nord, il est indéniable que Queuille arriva au monde dans un petit pays pauvrement doté sur le plan économique. Isolé des grands chemins (et des moins grands), il partageait avec les autres parties de la haute Corrèze un climat rigoureux marqué par de longs hivers. Leur existence étant étroitement liée à une vie rurale et agricole d’une rudesse exceptionnelle, les Neuvicois avaient l’habitude de peiner, de travailler et d'économiser. L’agriculture y était peu rémunératrice, et les autres moyens de subsister très limités. Dans un livre publié en 1891, un homme politique local et parent de Queuille observe avec tristesse: «Neuvic n’a point d’industrie, à peine y trouve-t-on quelques fabricants de galoches.. !. » Il était donc inévitable qu’une partie de la population participe au mouvement migratoire des régions déshéritées de la Corrèze vers Clermont-Ferrand, Saint-Etienne, Lyon et Paris. Ce mouvement ira en s’amplifiant tout au long du xix° siècle, mais cette émigration restait principalement saisonnière. Ceux qui partaient de Neuvic étaient surtout des marchands ambulants. Chaque printemps, le canton envoyait dans les départements plus riches un essaim de cordonniers, de ferblantiers, de marchands de draps ou de parapluies... Dans de telles conditions, la vie politique — et le pouvoir politique en particulier — peut prendre un caractère spécial. Quand les gens sont
pauvres et désireux d’améliorer leur existence, les récompenses du pouvoir peuvent être particulièrement attrayantes. Nombreux sont les Corréziens qui évoquent avec fierté les trois papes limousins — deux d’entre eux étant originaires de Rosiers-d’Égletons près de
LES PREMIÈRES ANNÉES CORRÉZIENNES
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Neuvic — lors de l’exil de la papauté en Avignon, et qui soulignent qu’une quarantaine de leurs compatriotes furent alors élevés à la pourpre cardinalice... Et Michelet d’écrire dans son journal de voyage publié en 1835, au sujet du bas Limousin, que «les noms des Ségur, des Saint-Aulaire, des Noailles, des Ventadour, des Pompa-
dour et surtout des Turenne, indiquent assez combien les hommes de ce pays se sont rattachés au pouvoir central et combien ils y ont
gagné... 2». Tout cela n’est guère spécifique au bas Limousin ou à la Corrèze; les électeurs partout sont sensibles au prestige et aux avantages que peut leur apporter le pouvoir. Mais certains le sont sans doute plus que d’autres. À un moment où le x1x° siècle tirait vers sa fin et qu’arrivait une autre époque porteuse de nouvelles espérances, il n’y avait pas de doute que Neuvic et la Corrèze allaient ainsi fournir un environnement — et un défi — exceptionnel au petit Neuvicois qui venait de naître et qui plus tard deviendrait, à son tour, leur plus illustre concitoyen.…
Des ascendances auvergnates Du côté paternel, le futur maire de Neuvic était neuvicois depuis trois générations, mais le berceau de la famille Queuille se trouvait, vingt-
cinq kilomètres au sud, dans la petite localité de Boulan-du-Vigean, de l’autre côté de la ligne qui sépare le Limousin de l’Auvergne. Peu peuplé — il ne compte que vingt-trois habitants de nos jours — Boulan fut longtemps un fief de l’abbaye de Mauriac, située quatre kilomètres plus au sud. Si Neuvic présentait certains inconvénients dus à sa situation géographique, Boulan en avait davantage encore. Sur un plateau rude et austère, sans forêts capables d’atténuer le vent qui y souffle en hiver, cette partie du Massif central est incontestablement belle, mais ce n’est guère un pays doux... Selon des documents préservés par leurs descendants, les Queuille y étaient établis en petits hobereaux à partir de 1475. L’orthographe de leur nom a changé plus d’une fois au cours des siècles: il fut «Ceulha » en auvergnat, et «Ceüille» figure dans les papiers conservés. Située sur une propriété comptant encore plus de soixante hectares, la maison familiale — une petite gentilhommière — existe toujours : au rez-de-chaussée, un salon Empire et surtout une grande cuisine; au premier étage, quatre chambres à coucher, toutes avec cheminées ; et
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
en haut, un grand grenier contenant surtout des malles, dont une (diton) appartenait à un Queuille qui avait participé à la bataille de la Bérézina en 1812 et à la retraite de Russie. A côté de cette «maison de maître »: une maison de ferme et une vaste écurie... Les Queuille habitèrent Boulan pendant plus de dix générations. Mais, dans les familles nombreuses, un seul hérite du siège familial... L’arrière-grand-père de Queuille, Jean Queuille (il fut maire du Vigean, commune dont fait partie Boulan), hérita de la propriété quand son père, François Queuille, mourut en 1804. Lorsque Jean décéda à son tour, en 1829, il laissa une veuve et dix enfants. Ses biens furent évalués à 30 000 francs, une somme considérable à
l'époque. Son deuxième fils, Antoine, avoué à Mauriac, reçut 7 500 francs, chiffre qui comprenait, aussi, la maison familiale. Tous les autres enfants, dont le grand-père de Queuille, Mathieu Queuille, reçurent 2 500 francs. Décidant de chercher fortune ailleurs, il alla à Neuvic…. Peu d’informations concernant Mathieu ont filtré jusqu’à nous. Selon une tradition familiale, il fut pendant un temps marchand, peut-être marchand de toiles. Lors de la naissance de François Queuille, en 1844, il était pharmacien, une profession que son fils, un petit-fils, et un arrière-petit-fils allaient exercer à leur tour. Mais d’un intérêt tout particulier pour Henri Queuille fut que son grandpère s’était marié avec une Delmas, ce qui, plus tard, allait procurer à
Queuille un cousin dont l'influence lui sera bénéfique: Arthur Delmas, longtemps maire de Meymac (1886-1919) et député de la Corrèze (1894-1914). En plus du grand-père de Queuille, un autre membre de la famille avait quitté Boulan pour s’établir en Corrèze. Après la mort en 1856 de son père Antoine, héritier de la propriété familiale, et son mariage avec la fille d’un juge de Lapleau (chef-lieu du canton avoisinant, au sud-ouest, celui de Neuvic), Jean-Célestin Queuille s’installa à La Chapelle-Spinasse, près d’Égletons, à environ vingt-sept kilomètres à l’ouest de Neuvic. Propriétaire d’une exploitation de bois, il
fut maire de la petite localité pendant de très nombreuses années. Contemporain du père de Queuille, «l’oncle de La Chapelle» servira de tuteur pour les enfants de ce dernier lorsqu’il mourut en 1895. Pour le jeune Henri, Jean-Célestin Queuille était «tonton » : il parlera souvent de lui au cours de sa vie. Les Queuille de la Corrèze entretinrent de fréquents rapports avec ceux qui étaient toujours à Boulan. La femme de Léon Queuille — son
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mari hérita de la propriété après la mort d'Antoine — fit souvent le voyage de La Chapelle et de Neuvic à cheval pour visiter ses cousins; après sa mort, une selle qui lui appartenait fut trouvée dans la maison des Queuille à Neuvic. Plus tard, Queuille se rendra à Boulan de temps en temps, comme le feront ses enfants et, dans leur prime jeunesse, ses petits-enfants. Mais, malgré ses ascendances auvergnates qui remontaient très loin dans l’histoire, il n’y eut jamais aucun
doute, pour Queuille ni pour ceux qui le connaissaient :il était avant tout, et pour toujours, un Neuvicois et un Corrézien.
Du côté de sa mère L’ascendance de Queuille du côté de sa mère comprenait quelques aïeux — et parents d’aïeux — plus «importants» que les petits hobereaux de Boulan. Ils allaient contribuer d’une manière significative au
complexe — parfois très complexe — réseau de relations familiales qui joueront un rôle capital dans les débuts de sa carrière politique. La mère de Queuille, née Marie Blanche de Masson de SaintFélix, vint au monde en 1854 dans le nord de la Corrèze à Sornac,
petit bourg proche de La Courtine (située, elle, dans le département de la Creuse). Sa mère, Marie-Joséphine, qui mourra peu de temps après l’avoir mise au monde, fut l’un des six enfants (dont un devint prêtre) de Mathieu Collon, greffier à La Courtine au moment de sa mort. Son père, Charles de Masson de Saint-Félix, était le fils de Louis de Masson de Saint-Félix, percepteur à Sornac, et Jeanne de
Fonmartin. Charles était, lui aussi, greffier à La Courtine lorsqu'il
décéda, en 1863, âgé seulement de quarante-trois ans, laissant deux jeunes enfants (la mère de Queuille avait un frère aîné). Les deux enfants ne furent pas laissés dans le besoin. Quand Marie Blanche de Masson de Saint-Félix épousa François Queuille treize années plus tard, en 1876, elle apportera une dot substantielle de 46 000 francs, avec en particulier une propriété à Saint-Rémy, village situé en Corrèze près de La Courtine: les revenus de cette propriété allaient plus tard aider à financer aussi bien l’éducation de ses fils que les premières campagnes électorales de Queuille... Son frère, Louis Dominique de Masson de Saint-Félix, fit ses études de médecine à Montpellier. Ils restaient très liés: écrivant à sa sœur et à son beau-frère en juin 1879 pour leur annoncer qu’il avait «enfin subi avec succès» son premier doctorat, Louis demanda: «Et ce neveu,
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
est-il en train de venir au monde?» Mathieu Queuille, le frère aîné d'Henri, ne naîtra que trois années plus tard... Mais, dans l’intervalle, un mois après avoir envoyé à sa sœur et à son beau-frère, en janvier 1880, ses vœux de bonne année, et après avoir signalé qu’il allait présenter à François Queuille «un chien dont tu seras probablement content», Louis de Masson de Saint-Félix mourut: il n’avait pas encore vingt-sept ans. D’autres, dans d’autres branches de la famille, feront également partie de l’important réseau familial dont Queuille saura tirer profit. La grand-mère maternelle de Queuille, Eléonore Angélique Dupeyrix, née à La Courtine en 1810, avait une sœur, Marguerite, qui épousa Jacques Coudert, adjoint au maire de Sornac avant sa mort en 1854. Leur fils, Yves Coudert (1845-1919), fut conseiller général de Sornac pendant douze années, et maire de Saint-Pardoux-le-Vieux, petit bourg situé entre La Courtine et Ussel, pendant dix-huit années. Son petit-fils, Jacques Coudert, sénateur de la Corrèze de 1971 à 1980, en sera le maire de 1944 à 1971, avant d’être lui-même remplacé par son fils aîné. Contemporain et ami de son «cousin», François Queuille, Yves Coudert ne manquera pas de faire bénéficier son fils de ses conseils (notons que le milieu politique des Coudert était nettement plus conservateur que celui des Queuille). Un autre fait déterminant pour Queuille sera que sa mère était membre de la famille de Masson de Saint-Félix. Elle appartenait, certes, à une branche cadette, à celle qui était allée «là-haut», à Sornac et à La Courtine. Mais ceux de «là-haut» étaient restés, quand même, en contact avec la branche aînée (et beaucoup plus aisée) qui résidait à Liginiac, bourg d’une commune limitrophe de Neuvic. L’histoire de la famille est ancienne. Selon une tradition familiale, le premier de Masson de Saint-Félix qui vint en Corrèze (la famille est d’origine rouergate) devint capitaine dans les mousquetaires noirs et rejoignit la cour du duc de Ventadour. La famille fut anoblie
sous
Louis XV,
en
1725, pour
faits militaires.
Enfin
le
mariage d’un membre de la famille avec Marie-Jeanne du Payet de
la Tour, grâce auquel la famille devint propriétaire de la Bastide, petit château situé à Liginiac, à côté de l’église et au milieu d’une propriété de 175 hectares, s’avéra non négligeable sur le plan local (depuis 1970, la Bastide sert de mairie et de bibliothèque municipale). Queuille, bien sûr, ne fut que vaguement lié à ce passé ancien. Notons également que, étant donné sa future carrière politique, il eut sans doute de la chance en héritant du nom de famille de son
LES PREMIÈRES ANNÉES CORRÉZIENNES
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père et non de celui de sa mère... Mais, encore une fois, ses relations
familiales allaient fournir des dividendes politiques. Sauf pour une brève interruption en 1871, la famille de Masson de Saint-Félix avait tenu la mairie de Liginiac depuis 1842. Emmanuel de Masson de Saint-Félix, né à Liginiac en 1851, était le troisième membre de la famille depuis trois générations à avoir exercé les fonctions à la fois de maire et de médecin. Conservateur mais très républicain, il fut un bon ami de François Queuille. Ce fut lui, d’ailleurs, qui avait arrangé son mariage avec «la cousine de là-haut ».. Doté d’une personnalité forte, toujours fertile en idées et en projets pour le progrès économique et social de ses concitoyens, Emmanuel de Masson de SaintFélix appartiendra, lui aussi, au milieu politique dans lequel évoluera le fils de son vieil ami.
Un père exemplaire Au cours d’une interview donnée à Neuvic à l’occasion de son quatrevingtième anniversaire, Queuille confiera que le souvenir le plus vivace de son enfance restait la mort de son père alors qu’il n’avait que onZe ans (et son père, quarante-neuf). «Il était à Neuvic, maire adjoint », rappela Queuille, «et il m’arrivait souvent d’entendre des conversations entre les élus locaux qui parfois évoquaient les luttes électorales du Second Empire. Les explications que je demandais à mon père m’apprirent un peu de l’histoire de la République. Ce sont, peut-être, ces souvenirs qui m’ont déterminé à m'intéresser
plus tard à la vie politique... *». Il existe bien des similitudes entre la vie de Henri Queuille et celle de son père, comme il y en avait eu, aussi, entre celle de François Queuille et le sien. Né à Neuvic en 1844, François n’avait que quatorze ans quand son père à lui, Mathieu Queuille, mourut en 1859, à
l’âge de cinquante-deux ans. En 1870, ayant complété ses études à Clermont-Ferrand (d’où il sortit de l’École de médecine-pharmacie comme officier de santé et où il reçut aussi son diplôme de pharmacien), François Queuille devint, comme son père l’avait été avant lui, pharmacien à Neuvic. Et, malgré les qualités que l’on prêtait parfois aux officiers de santé («ni officier ni médecin »), il sera un précurseur de son fils en faisant parfois, aussi, fonction de médecin — comme le faisait également, souvenons-nous-en, un autre «officier de santé » de
l’époque, Charles Bovary.. « Combien de malades ont trouvé auprès
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HENRI
QUEUILLE
EN SON TEMPS
de lui les consolations et les secours que le médecin, parfois trop lent à venir, tardait à leur apporter!» dira François Dellestable, alors maire et médecin lui-même, lors des obsèques de son adjoint. Mais ce fut dans leurs carrières politiques respectives, et dans les souvenirs qu'ils laisseront auprès de leurs concitoyens, que les similitudes entre Queuille et son père seront les plus marquantes. Comme son fils, François Queuille entra très jeune dans la vie politique. La première trace que nous trouvons de lui figure dans le procès-verbal de l'installation, le 31 août 1870, du nouveau conseil municipal de Neuvic. Agé de vingt-cinq ans, venant d’ouvrir sa pharmacie, François Queuille venait aussi d’être élu conseiller municipal. Avec les vingt et un autres membres du conseil municipal, il signa ce jour le serment alors obligatoire: «Je jure obéissance à la Constitution et fidélité à l'Empereur» (l’un des conseillers signa avec un «X»; la signature et l'écriture de François ressemblaient fortement à celles de son deuxième fils..). Mais, pendant les jours qui suivirent, l’histoire de France — et les carrières politiques de nombreux Français — prit un brusque tournant. Suite à sa capitulation à Sedan devant les Prussiens, le corps législatif déclara la déchéance de Napoléon III... Étant donné les nouveaux événements, le conseil municipal de Neuvic se réunit de nouveau le 11 septembre, en session extraordinaire. Au cours de celle-ci, et «au nom de la
souveraineté nationale », le maire «a proclamé la République »… Pendant les vingt-cinq années qui lui restaient à vivre, François Queuille aura une carrière politique marquée par une série de victoires électorales, par de nouvelles responsabilités politiques, et par son travail inlassable au profit de ses concitoyens. Lors des élections municipales de 1874, il arriva en quatrième position. En 1877, il fut élu maire adjoint, poste qu’il gardera jusqu’à la fin de sa vie. Dans l'intervalle, il s’était marié avec Marie Blanche de Masson de SaintFélix :leur premier enfant, Mathieu, naquit en 1882; Henri, en 1884; et Marguerite, en 1890. Aux élections municipales de 1892, il arriva
en tête, devançant François Dellestable, «maire-député, docteurmédecin», et Raoul Calary, président du conseil général. Cette même année, lorsqu'un second siège de conseiller d’arrondissement fut attribué au canton de Neuvic, François Queuille y sera élu sans opposition. Pendant les dernières années de sa vie, il occupera d’autres postes encore : il succédera à Pierre Dellestable dans les fonctions de suppléant de la justice de paix: il fera partie de la délégation de l'instruction publique et obtiendra les palmes d’officier d’académie; il
LES PREMIÈRES ANNÉES CORRÉZIENNES
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présidera une société musicale et comme son fils plus tard (mais à un niveau plus modeste), le comice agricole; signalons encore qu’il sera élu par acclamations, quelques jours avant sa mort, président du syndicat agricole communal. Suite à une maladie de plusieurs mois et à une lente agonie, François Queuille mourut le 8 mars 1895. Lui, qui avait si souvent fait des démarches auprès du sous-préfet et d’autres personnalités au nom des citoyens de sa commune, persista à travailler presque jusqu’à la fin. Le 8 janvier, par exemple, il écrivit au procureur demandant de la documentation pour un mariage; et le 15 janvier, moins de deux mois avant sa mort, il adressa une demande au commandant du recrutement à Tulle au nom d’«un de mes administrés parti pour
l'Algérie». Ce dernier, expliqua-t-il, voulait «les pièces nécessaires pour qu’il puisse contracter un engagement militaire à Alger... ». Dans une allocution éloquente prononcée lors de ses obsèques, François Dellestable, alors sénateur-maire, louait les qualités du disparu. «On le trouvait partout, toujours parmi les plus empressés, lorsqu'il s’agissait de faire preuve d’abnégation et de dévouement, et dans la foule qui s’empresse émue, autour de cette fosse, il est bien peu de personnes qu’il n’ait obligées et qui ne doivent à sa mémoire un souvenir reconnaissant.» Puis, parlant de ceux que François Queuille laissait derrière lui, il ajouta: «Nous reporterons sur les
enfants toute l’affection que nous avions pour le père et la prière que tu nous as adressée, mon cher François, sera entendue: ils peuvent compter sur notre vigilante amitié ®. » Parlant, lui aussi, avec émotion, le président du Comité républicain radical (dont François Queuille fut vice-président) déclara de son côté: «M. Queuille fut avant tout un républicain sincère et un homme de bien. Ceux qui l’ont approché savent avec quelle cordia-
lité, avec quel dévouement il se mettait sans cesse à la disposition de tous. Il aimait à rendre service, il se prodiguait pour être utile et n’était jamais las de faire le bien. Affable pour tous, il ignorait l’orgueil et le dédain, et les habitants de son canton qui trouvaient en lui un conseiller sûr, rencontraient par surcroît un ami fidèle et dévoué. » Tel fut le père, tel sera le fils. Henri Queuille n’avait pas, en fait,
tout à fait onze ans lorsque son père quitta le monde. Mais plus tard, en faisant son propre chemin dans la vie politique, il aura en lui un modèle.
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Enfance à Neuvic Au moment de la naissance de Queuille, son père était pharmacien à Neuvic depuis quatorze ans et maire adjoint depuis la moitié de cette période. Mais la résidence des Queuille (et l’endroit où le jeune Henri vit le jour) était alors bien modeste: ils vivaient au-dessus de la pharmacie du père dans un petit immeuble situé en face de la demeure
familiale — la maison où ils avaient habité jeunes mariés et où vivait toujours sa mère. Après la mort de celle-ci, ils s’y installèrent à nouveau, et ce sera la maison qu’Henri Queuille occupera durant toute sa vie. Ce ne sera pas sans d’autres péripéties encore. Après la Première Guerre mondiale, Queuille achètera la maison voisine en viager, et Mme Bredèche, la vieille dame qui y vivait, deviendra centenaire... Ce ne fut, donc, que vingt ans plus tard, après la Deuxième Guerre mondiale, que le projet d’agrandissement sera réalisé. Plus tard, l’histoire de la maison se compliquera encore : après la mort de Queuille,
la partie qu’il avait achetée en viager sera séparée de nouveau et mise en vente; l’immeuble qui avait été d’abord la maison de famille, fut complètement transformé et devint le musée de la Résistance - HenriQueuille. Mais, heureux retour au passé, ce fut dans cette maison,
qui avait appartenu autrefois à ses grands-parents, que le jeune Henri passa ses premières années, y accumulant des souvenirs d’enfance. Queuille fit ses premières études à l’école communale de Neuvic, alors (et toujours) située au rez-de-chaussée de la mairie. La construction de la mairie (un vaste édifice, du moins pour un bourg de la taille de Neuvic) avait été commencée une année après sa naissance. Elle est située place du marché, en haut de la rue du Commerce. Pour y arriver, Queuille devait passer devant d’anciennes demeures plus somptueuses que la sienne, notamment la belle maison avec une tour ancienne — la tour Veilhan — qui appartenait avec d’autres à la famille
Dellestable (celle-ci fut la résidence de François Dellestable ; celle de son frère, Rémy, se trouvait à côté de la mairie). En face de la mairie, on apercevait le château des comtes d’Ussel, dont le grand parc, avec pièces d’eau, bordait au nord la petite ville. En bas de la rue du Commerce se trouvait l’église paroissiale; et non loin, plus haut, la place Gambetta, avec sa fontaine en pierre de Volvic surmontée d’une statue de la République en pierre sculptée. Presque à la lisière de la forêt de Pennacorn vers l’ouest, Neuvic était peu éloignée, à l’est, de
la Triouzoune, un affluent de la Dordogne. La région de Neuvic
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n’était pas richement dotée peut-être au point de vue économique, mais elle offrait incontestablement un environnement sain et agréable pour Henri Queuille et ses jeunes camarades. Un enfant comme les autres (mais il avait, se souviendra-t-on, des
aptitudes particulières comme meneur de jeu, animateur, et aussi bricoleur), Henri se fit de très nombreux amis, dont certains allaient le rester toujours — et seront souvent importants pour la suite de notre
récit. Ceux-ci étaient les produits typiques d’une petite ville provinciale, petite ville repliée sur elle-même où tout le monde se connaissait. Parmi ses amis les plus proches, Élie Léonard Manzagol, né la même année que lui, et fils du propriétaire de la boulangerie située quelques maisons plus bas dans la rue du Commerce. Devenant boulanger comme son père non seulement à Neuvic mais également à Paris, Élie Manzagol sera conseiller municipal de Neuvic dans les années 20, et secrétaire de mairie au moment de sa mort en 1952. Lorsque Henri Queuille arrivera à Londres «anonymement» en 1943, il utilisera le nom de Manzagol pendant les premiers jours de son séjour. Un autre ami d’enfance, né lui aussi la même année que Queuille, fut Frézal Escure, descendant d’une famille farouchement républicaine
qui avait ses origines à Sérandon, à huit kilomètres au sud-est de Neuvic. Le père de Frézal, François Escure, armurier et horloger, était né à Neuvic la même année que le père de Queuille. Conseiller municipal de Neuvic pendant trente-huit ans et maire adjoint pendant plus de vingt, jusqu’à sa mort en 1919, François Escure allait jouer un rôle important dans les débuts de la carrière politique de Queuille. Le grand-père de Frézal, Antoine Escure, arquebusier et aubergiste de son état, avait été un républicain fervent pendant une époque plus difficile : on se souvient toujours de lui à Neuvic comme de l’homme qui, en 1870, avait jeté un buste de Napoléon III d’une fenêtre de la mairie. Frézal Escure et Henri Queuille fréquentaient la même classe à l’école communale. Leur instituteur fut un autre membre de la famille Escure :Georges Escure. Un frère aîné de Frézal, portant le nom prémonitoire
de Armand
Garibaldi
Escure,
avait été envoyé,
lui, à
Sérandon pour faire ses études: à l’époque il n’y avait toujours que l’école des frères à Neuvic, tandis qu’un instituteur était déjà arrivé à Sérandon (où un Escure lui avait offert une chambre dans sa maison où il pouvait dispenser son enseignement). Frézal et Henri, eux, étaient nés à temps pour pouvoir profiter de l’impressionnante — et
très républicaine — nouvelle école communale à Neuvic.
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Plus tard, comme nous le verrons, Frézal Escure se joindra à Queuille et à Georges Bayle (autre ami d’enfance et fils d’un épicier dont il prendra la suite) en organisant la fête de la Bruyère, la grande fête annuelle neuvicoise, et en publiant un livre illustré sur Neuvic et
ses environs. Le destin de Léon Monéger sera tout autre. Fils du forgeron Antoine Monéger, Léon naquit cinq années après Queuille. Les Monéger habitaient une petite maison jouxtant celle des Queuille. Les deux familles, comme leurs maisons, formaient un bloc. Conseil-
ler municipal pendant soixante-trois ans, jusqu’à sa mort en 1953, Antoine fut comme un père pour le jeune Henri; et Léon, comme un frère. Ils resteront toujours amis, à Paris où Léon étudiera dans une école technique et travaillera dans une usine, mais surtout à Neuvic où il s’établira comme garagiste. Ils seront proches surtout, comme nous le verrons, pendant les années sombres de 1940-1943. Chef de résistance, poursuivi par la Gestapo, Léon Monéger mourra le 22 janvier 1944; son fils Georges, compagnon de la Libération à titre posthume, sera fusillé par les Allemands le 1% août 1944. Grâce à ses relations familiales, le jeune Henri avait l'opportunité de fréquenter — et d’observer — d’autres milieux encore. Liginiac n’était pas loin, et son maire, le docteur Emmanuel de Masson de
Saint-Félix (le cousin très éloigné qui avait «arrangé » le mariage de ses parents), venait chaque semaine à Neuvic où il donnait ses consultations à l’hôtel Paupard, place Gambetta, et les deux familles se voyaient souvent. Des visites furent échangées également avec les Coudert de Saint-Pardoux-le-Vieux. En 1891, en visite chez eux, le
jeune garçon adressa une lettre à sa mère (la première lettre que nous ayons de lui; il avait alors sept ans). «Aujourd’hui nous irons à la chasse avec les cousins», annonça-t-il. Puis, ayant demandé:
«Comment va le papa?» il ajouta: «J’ambrasse [sic] aussi la petite sœur», avant de signer «Henry» — avec un «y»... Et, comme nous l'avons vu, des relations furent maintenues avec d’autres Queuille, «l’oncle de la Chapelle» et Mme Léon Queuille comptant, aussi,
parmi les visiteurs des Queuille de Neuvic. Bien sûr, ce ne fut pas tout. Maire adjoint et (après 1892) conseiller d'arrondissement, François Queuille comptait quand même parmi les notables de la petite ville. Aux élections municipales en 1892, il avait devancé non seulement François Dellestable et Raoul Calary, mais également un cousin de ce dernier, le docteur Émile Calary. Très aimé à Neuvic et bon ami de François Queuille, Émile Calary servira comme subrogé tuteur de Queuille après la mort de son père,
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Plus tard, l’histoire (comme si souvent) se compliquera : un neveu de Raoul Calary, Raoul Calary de Lamazière, devenu homme politique, trouvera Henri Queuille sur son chemin (notons que, en 1877, le
maréchal de Mac-Mahon avait signé un décret autorisant la famille à ajouter à leur nom celui de leur village près de Neuvic; mais tous ne le firent pas et pas toujours). Plus tard, la fille du neveu, la future maréchale de Lattre, qui passa une partie de son enfance à Neuvic dans la grande maison en face de l’église, contera des souvenirs sur Queuille, médecin et homme politique. Quant aux relations entre Queuille et les Dellestable, ce sera bien
plus compliqué encore. Famille prééminente à Neuvic, les Dellestable avaient été notaires royaux pendant plus de deux siècles; et, à l’exception des années 1874 à 1877, ils avaient tenu la mairie à partir de 1870. François Dellestable avait succédé à son père en 1884; il fut élu député l’année suivante, et devint sénateur ensuite, en 1894. En 1895, aux obsèques de François Queuille, nous l’avons vu, il avait affirmé que les enfants de son ami pouvaient «compter sur notre vigilante amitié». En enregistrant sa mort à la mairie, Rémy Dellestable — qui succédera à son frère aîné comme maire l’année suivante — signa en tant que «notaire ami» (l’autre signataire, Émile Calary, signa comme «médecin ami »). Mais les relations entre les Dellestable et les Queuille, aussi chaleureuses qu’elles aient pu être pendant la vie de François Queuille, allaient dégénérer d’une manière spectaculaire au cours des années à venir.
Études au lycée de Tulle En 1895, la famille Queuille avait des problèmes tout autres que politiques. François Queuille mourut le 8 mars; Henri allait avoir onze ans le 31; son frère aîné, Mathieu, treize ans le 17 du même mois. La «petite sœur», Marguerite, n’avait pas encore cinq ans. Veuve à quarante ans (et il ne lui restait que douze ans à vivre), Mme Queuille se trouvait face à maintes difficultés et ses ressources financières — elle vivait de ses rentes — étaient forcément limitées. Mais elle avait une priorité évidente: l'éducation de ses fils. Le 1° octobre 1895, Henri et Mathieu entrèrent au lycée de Tulle, Henri en sixième classique, et Mathieu, en quatrième. Les deux garçons furent inscrits comme pensionnaires libres;leur adresse : «Chez Mme veuve Queuille, à Neuvic». L’année suivante.
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pour ne pas avoir à payer la pension de ses fils, Mme Queuille, avec Marguerite à ses basques, loua un petit appartement dans le vieux quartier de Tulle. Près de la rue du Trech, l’une des artères principales de la ville (qui après avoir porté le nom du maréchal Pétain, porte maintenant celui du général de Gaulle), l'appartement se trouvait entre la préfecture et la cathédrale, et près d’une école normale de filles — où, comme nous le verrons, le maquis attaqua prématurément la garnison allemande en juin 1944, provoquant ainsi, en cruelles représailles, la pendaison de quatre-vingt-dix-neuf otages. Pendant les années à venir, les Queuille allaient partager leur vie entre Tulle, la capitale administrative de la Corrèze située spectaculairement dans une étroite vallée creusée par la rivière qui a donné au département son nom, et — surtout en été — la petite ville où ils avaient leur maison et leurs racines. Pour Queuille, le lycée de Tulle sera le centre d’une nouvelle existence: il lui donnera une ouverture sur un monde plus vaste et beaucoup plus compétitif que celui qu’il avait connu pendant ses premières années à Neuvic. Successeur du collège de Tulle, qui datait du XvI° siècle, le lycée avait été construit (comme la mairie de Neuvic) par des gens qui voyaient grand. Et de même que cette mairie, il était récent. Situé à mi-hauteur de la colline sur la rive droite de la Corrèze, et composé d’un ensemble de constructions sur une vaste terrasse, il avait ouvert ses portes en 1887, seulement huit années avant l’arrivée des deux petits Queuille. Près d’un siècle a passé depuis, et l’histoire est parfois difficile à
écrire. Dans un article publié après sa mort dans l’annuaire de l’Association parisienne des anciens élèves du lycée de Tulle, l’un de ses présidents d'honneur, Louis Verdier, parla avec émotion des études qu'y fit Queuille. «C’est au lycée Edmond-Perrier », déclara-t-il (en 1923, le lycée avait pris le nom d’un biologiste célèbre né à Tulle), «que des professeurs éminents et dévoués, Saisset, André, Marque, et combien d’autres, dont les noms sont dans notre mémoire, ont affermi son intelligence vive et brillante, exerçant par la version latine son esprit d'analyse, cultivant par les lettres et l’histoire l'amour inné chez lui de la France et l’idée de sa grandeur». Queuille,
conclura-t-il, «est notre gloire, la gloire de notre lycée.». Plus prosaïque sera le témoignage de Jean Périé qui, contemporain de Queuille, compléta ses études au lycée de Tulle quatre années après lui («Il était dans les grands, moi, dans les moyens», explique-t-il). Parlant de son ancien condisciple, en 1988, quelques semaines après
LES PREMIÈRES ANNÉES CORRÉZIENNES
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avoir atteint l’âge de cent ans, Périé résumera ses souvenirs avec une précision méritoire: Queuille avait été, affirme-t-il, «un très bon élève», quoique «un peu indiscipliné».. Que peut-on dire de plus? A
Son livret d’études n’a pas survécu, hélas! mais les prix et autres «récompenses » que remporta Queuille furent soigneusement inscrits dans les éditions successives des palmarès du lycée. En sixième classique, il remporta un premier prix de calcul et de sciences naturelles, un deuxième prix de dessin d’imitation, et un premier accessit de gymnastique. Ce fut un bon début, notamment dans les sujets qui l’intéressaient.. L’année suivante (sa mère étant arrivée à Tulle), il remporta un premier prix ex aequo de calcul, un deuxième prix de sciences naturelles, un quatrième prix de langue grecque, et un premier accessit de dessin d’imitation. Il fut également inscrit au tableau d’honneur, avec un prix. En quatrième, il récolta encore une moisson très respectable : deuxième prix de musique vocale, deuxième prix ex aequo de dessin d’imitation, cinquième prix de langue grecque, et un cinquième accessit ex aequo d’histoire et de géographie. Mais l’année suivante, en troisième, il y aura une baisse notable : seul un quatrième prix en version latine. En seconde, encore une fois, il ne remporta qu'un prix, mais, en revanche, il fut l’un des douze élèves inscrits au tableau d'honneur. Et au cours de son année de rhétorique, il fit encore mieux en obtenant un cinquième prix de version latine, un premier accessit de mathématiques, et un troisième prix ex aequo de récitation et de diction, et (avec quatre autres élèves) un accessit au
tableau d'honneur. Pendant sa dernière année, redevenu pensionnaire libre, il ne décrocha qu’un premier accessit ex aequo de dissertation et une mention en sciences physiques. Au cours de ses sept années d’études à Tulle, Queuille avait obtenu en tout vingt-deux récompenses, dont quatorze prix, sept accessits et une mention. Ce ne fut peut-être pas brillant, et ses récompenses dans les disciplines exigeantes — grec et latin — se révélèrent plutôt rares. Mais la formation acquise fut solide. Malgré les deux années qu’il avait passées un peu au ralenti, Queuille avait fait nettement mieux que la plupart de ses camarades. Beaucoup plus importants pour son avenir seront les examens cruciaux qui suivront. Queuille faisait déjà partie, évidemment, de ceux qui savent quand il faut se concentrer et travailler dur :en mai 1902, il obtint le baccalauréat de l’enseignement classique. Diplôme très convoité, ce fut une consécration que décrochèrent peu de ses camarades. Dans la première partie (rhétorique), seulement quatorze can-
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didats avaient été reçus, chiffre très modeste dans un lycée qui comptait (en tout) environ trois cents élèves. Parmi les quatorze, quatre (Queuille ne fut pas du nombre) obtinrent la mention « Assez
bien ». Dans la deuxième partie (lettres-philosophie), seulement quatre furent reçus, dont un seul avec mention (sans adjectif, cette fois….). La courte vie de ce dernier mérite, toutefois, une «mention » plus
détaillée:elle en dit long sur la dureté du monde dans lequel Queuille et ses camarades avaient été appelés à vivre. Elève exceptionnel, Albert Gannat fut aussi (et surtout) cité aux palmarès de 1902 pour avoir obtenu le «prix décerné à l’élève le plus méritant par son caractère, sa conduite, son travail et ses succès » (le premier élève qui avait reçu ce prix, en 1892, avait été Raoul Coudert, fils de Yves Coudert et
l’un des «cousins » de Saint-Pardoux-le-Vieux). Après avoir passé son baccalauréat de l’enseignement classique, et complété ses études au lycée (où son père était professeur), Albert Gannat entra dans l’armée. Douze années plus tard, lieutenant au 24° régiment d'infanterie, il sera l’un des quarante-trois anciens élèves du lycée de Tulle tués au cours de la première année de la Grande Guerre. Ses dernières «récompenses » : deux citations à l’ordre de la division... La vie que menait Queuille au lycée de Tulle ne fut pas toute consacrée, évidemment, à ses études et à la collecte de prix et autres accessits. À une occasion au moins, elle fut marquée par ce que l’on peut considérer comme une forme d’action politique. «Un peu indiscipliné ? » En répondant à cette question, Jean Périé racontera un souvenir qui, même après le passage de quatre-vingt-huit années, était toujours vivace. En 1901, dit-il, Queuille, alors interne et en tenue,
avait participé à une manifestation au cours de laquelle les perturba-
teurs annoncèrent leur intention de quitter le lycée. Pourquoi cela? «IT y avait trop de discipline, et puis la nourriture n’était pas bonne»... Mais ce ne fut qu’«une gaminerie», ajouta-t-il. «Un ins-
pecteur d'académie les a harangués, et les a fait rentrer dans l’ordre. » La vie, cela est clair, n’était pas toujours rose dans l’impressionnant lycée à mi-hauteur de la colline. Queuille rentrait, en tout cas, aussi souvent que possible à Neuvic,
y passant surtout ses longues vacances d’été. Tâchant d’exhumer d’autres souvenirs encore, Jean Périé se rappellera l’avoir accompagné, avec d’autres amis de la haute Corrèze (dont Clément Rambaud, futur maire de Meymac), à la gare de Tulle, où ils prenaient joyeusement le train pour Ussel — le «tacot», le petit train qui reliera Tulle à Ussel en passant par Neuvic, n’existait pas encore...
LES PREMIÈRES ANNÉES CORRÉZIENNES
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Lorsqu'ils étaient séparés, Queuille et ses amis neuvicois gardaient
le contact en s’écrivant. En juillet 1900, envoyant une carte postale à sa famille de Paris (où, avec son fils Frézal, il visitait l'Exposition universelle), François Escure prit le soin d’y inclure un message pour «Henri Q.». La première carte postale que nous ayons de la main de Queuille lui-même fut écrite à Tulle en mai 1902. L’adressant à Armand Garibaldi Escure, Queuille remercia son ami de lui avoir renvoyé son appareil photographique, et aussi de lui avoir fourni des instructions d’«une clarté remarquablement sûre ». Ces dernières, affirma Queuille, devraient lui permettre d’obtenir des «chefs-d’œuvre».…. «Si je n’y réussis pas, cette fois ce sera de ma faute. Je te serre la main. Henri.» La passion de Queuille pour la photographie était déjà évidente, comme son désir d’être toujours actif — et tourné vers le concret. Adolescent, il aimait aussi construire des villages en carton, où les
écorces de sapin remplaçaient les tuiles :pendant une de ses vacances scolaires, il construisit un modèle de Liginiac. Et déjà, avec ses amis, Queuille formait des projets pour attirer l’attention — et les touristes —
sur la petite ville et sur la région où ils étaient nés... En quittant le lycée de Tulle, Queuille était résolu à devenir médecin. Tourné vers le concret, il pensera surtout à son avenir. Ayant
complété ses études secondaires, il ne se retournera guère avec nostalgie sur la vie qu’il avait menée dans une ville où, plus tard, il se rendra si souvent pour assister aux réunions du conseil général. Le 18 juillet 1920, sous-secrétaire d’État à l’Agriculture, il reviendra dans son ancien lycée, cette fois en gloire, pour présider la distribution des prix”. Mais ce ne fut que l’année suivante, en 1921, que Queuille sera inscrit parmi les membres de l’Association amicale des anciens élèves des collège et lycée de Tulle (année au cours de laquelle la modeste cotisation annuelle de trois francs fut élevée à la somme, toujours modeste, de cinq francs). Albert Gannat, alors sous-lieutenant à Clermont-Ferrand, était inscrit, lui, depuis 1907...
Ce qui comptait pour Queuille fut que le lycée de Tulle lui eût fourni le diplôme nécessaire pour entreprendre la prochaine étape, une étape à laquelle il pensait depuis longtemps. Queuille était prêt à commencer ses études médicales à Paris à l’automne 1902. Il avait maintenant dix-huit ans...
CHAPITRE II
Étudiant en médecine Paris et la Corrèze
(1902-1908) Les
ébuts parisiens. — «Croquant ? Moi? ». — Un milieu politique à Paris. — Et la Corrèze... — Un tournant.
Les débuts parisiens Avec le passage du temps, les informations qui survivent concernant le séjour de Queuille à Paris comme étudiant en médecine sont — elles
aussi — parfois incomplètes. Mais certains faits et certains thèmes se font jour. Il suivit le cursus médical de son temps et, en 1908, obtiendra le diplôme de docteur en médecine et aura soutenu sa thèse. Il contracta des amitiés durables parmi ses condisciples dont l’un, Georges Duhamel, deviendra illustre (comme Queuille) en changeant de carrière. Certains de ses amis, poursuivant leur carrière médicale, deviendront des spécialistes éminents :Georges Heuyer, Paul Chevallier, Henri Delivet et René Miegeville. Queuille participait pleinement à la vie estudiantine du quartier Latin. Il fréquentait également des réunions politiques, et suivait des débats à la Chambre des députés. Et, comme toujours, il restait près de sa Corrèze: il continuait ses activités à Neuvic, et il jouait un rôle actif dans les associations corréziennes de Paris. Comme on pouvait s’y attendre, sa première année à Paris avait un aspect particulièrement corrézien : il partageait un petit logement dans le quartier Saint-Paul — un premier pas vers le quartier Latin — avec son frère Mathieu, étudiant en pharmacie et Frézal Escure (alors
élève à l’École des arts et métiers) !. Ce dernier avait une cousine à Paris qui avait trouvé un petit deux-pièces pour les trois jeunes Neu-
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vicois, et également une femme de ménage pour s’occuper de leur linge. Parfois d’autres Neuvicois les y rejoignaient, notamment Léon Monéger: un jour, Queuille, Frézal et Léon se firent photographier dans un studio de l’avenue de Clichy. Queuille fut l’entraîneur. Quoique plus jeune que Mathieu, il jouait déjà, paraît-il, le rôle de chef de famille. « Henri Queuille, jeune homme sérieux, s’occupa de son frère Mathieu. [...] A Paris c’est le cadet qui prend la direction des affaires. c’est-à-dire qu’il tient les cordons de la bourse et qu’il fait la cuisine », écrira un journaliste de La Dépêche du Midi après une visite
à Neuvic en 1949... 2. Plus tard, Queuille habitera rue Boutarel, dans l’île Saint-Louis;
puis rue d’Ulm, dans le quartier Latin (où il partageait un petit appartement avec Georges Heuyer, Paul Chevallier, Henri Delivet, et René Miegeville). Ce ne sera jamais le luxe, mais ses conditions de vie étaient toujours convenables, ou du moins acceptables. Dans une lettre qu’il envoya de Neuvic le 2 novembre 1902, Queuille avertit Delivet (déjà son ami) de son arrivée imminente à Paris. Il allait venir, annonça-t-il, «avec un de mes camarades étudiant en pharmacie» (sans doute Mathieu...). «J’emporte un lit de fer, lui aussi, et pour le reste nous nous meublerons comme nous pourrons. Les malles serviront de chaises un certain temps; enfin quand on n’est
pas des bôrgeois [sic]. ?. » Les études de Queuille étaient quasiment les mêmes, du moins dans un premier temps, que celles que poursuivait son ami Georges Duhamel. Nés la même année, ils avaient également terminé leurs
études secondaires en 1902. Ils achèveront leur certificat d’études des sciences physiques, chimiques et naturelles (le P.C.N.) au cours de l’année 1902-1903. Dans un texte qui date des années 30 (il en écrira d’autres, comme nous le verrons), Duhamel se souviendra avec émotion de cette partie de sa vie. « Dès l’automne de 1902», se rappela-t-
il, «je commençais le P.C.N. C’est, chez nous, l’année préparatoire à la médecine, celle où l’on aborde sérieusement les sciences physiques, chimiques et naturelles. Reçu externe des hôpitaux après une année d’études, je fus à ce point frappé par la partialité qui règne dans les concours que je décidai contre le vœu de mon père de ne pas préparer
l'internat.… À.» Reçu (comme Duhamel) externe des hôpitaux en 1903, Queuille entra à la faculté de médecine. La transition après l’année préparatoire était notoirement difficile. En parlant de cette année («cette année qui va de l’été 1903 à l’été 1904») dans sa Biographie de mes
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
fantômes 1901-1906, qu’il publiera en 1944, Duhamel la décrivit amèrement comme «cette lumineuse vingtième année» au cours de laquelle «j’ai poussé au plus loin l’art de me torturer moi-même... ». En s'inscrivant à la faculté, se rappela-t-il aussi, «j'ai retrouvé mes camarades et je ne peux les reconnaître. L’an dernier encore, ils avaient l’air de collégiens heureux, d’enfants gâtés, d’écoliers insouciants. Ils montrent désormais des visages crispés, des regards avides. Ils serrent les mâchoires. Les voilà soudain aux prises avec les difficultés de la profession. ». Et ce ne fut pas tout. Les perspectives que les jeunes étudiants en
médecine avaient devant eux étaient plus que passablement intimidantes — du moins selon le témoignage de Duhamel. Écoutons-le encore: «Il va leur falloir jouer des poings et des crocs, se faire une
place, la conserver et l’améliorer d’année en année. Il va leur falloir se choisir des patrons, ne plus les quitter d’une semelle et aventurer, sur ce choix, toute une carrière, toute une destinée. La médecine est une profession ordonnée selon d’anciennes coutumes. La hiérarchie est stricte et respectée de tous. L’étudiant qui souhaite parvenir sait qu'il lui faudra, par un patient effort, s’élever de grade en grade,
comme dans l’Église, comme dans l’armée. Il peut, par telle action d'éclat, voir certaines portes s’ouvrir avant l’heure: c’est une chance très improbable sur laquelle il serait imprudent de compter. L’ascension lente et méthodique est la règle, avec les épreuves exhaustives des concours, pour ceux qui n’entendent pas se contenter d’un diplôme et
quitter tout de suite l’école. Les succès, d’étape en étape, figurent des reposoirs, comme sur les chemins de croix. Et c’est pourquoi, dès qu’ils abordent les premières marches du Temple, les frais jouven-
ceaux qui, la veille encore, voyaient dans les études préparatoires un divertissement frivole, deviendront aussitôt des hommes.
Tous les
visages, en quelques semaines, vieillissent de plusieurs années. La lutte pour la vie commence, et, dès cette initiation, la lutte pour la précellence, pour le rang, pour la maîtrise. »
Queuille — comme Duhamel — ne connaîtra certains de ces problèmes qu’ensuite.. En 1903, Duhamel entre dans le service du professeur Paul Thiéry, chirurgien à l’hôpital Saint-Antoine, expérience qu’il raconte en détail. Plus court (mais plus encourageant) sera un témoignage laissé par Georges Heuyer (né, lui aussi, en 1884 comme Queuille et Duhamel). En 1972, alors professeur de médecine en retraite et membre de l’Académie de médecine, Heuyer se rappelle avoir rencontré Queuille alors que celui-ci «était externe du profes-
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seur Quénu à l’hôpital Cochin et que j'étais étudiant de première année». «C’est Queuille», ajouta-t-il, «qui m’a appris les premiers
rudiments de la médecine clinique... . » En 1904, après avoir achevé sa première année d’externe des hôpitaux, Queuille avait bénéficié d’un hommage plus terre à terre. La nouvelle fut annoncée discrètement (mais avec concision) dans la presse corrézienne : «Neuvic. — Par arrêté est nommé pour un an, à
dater du 1° novembre 1904, boursier près la faculté de médecine de l’université de Paris, le candidat au doctorat (deuxième année): M. Queuille (Henri-Antoine) bourse de 600 fr. La mère veuve à Neuvic,
trois enfants 6. » Le fait que Queuille était fils d’une «mère veuve» avec trois enfants avait peut-être compté dans l'attribution de cette bourse, mais le facteur décisif, sans aucun doute, fut le fait qu’il avait accompli deux années de bonnes et solides études. Maintenant il était lancé, et bien lancé, sur la route de son doctorat en médecine.
«Croquant ? Moi?» Ce fut dans une lettre envoyée de Neuvic en août 1904 à son ami Henri Delivet que Queuille nous donne le témoignage le plus direct et le plus vivant sur sa vie et ses préoccupations à l’âge de vingt ans — cette «lumineuse vingtième année» dont Duhamel parlait avec tant d’amertume. Sa narration est tout autre que celle de Duhamel. Mais, il est vrai, elle fut écrite à Neuvic et destinée à un copain... «Mon cher, Croquant?», s’exclama-t-il en entamant sa lettre ?. «Moi? et pourquoi? Parce que je ne t’écris pas?» L’explication de son retard fut — une première — politique: «Mais, mon cher, nous avions ici des élections et cela t’explique que tout mon temps était pris par des discussions, des engueulades plus ou moins idiotes. Tout est terminé aujourd’hui grâce à l’inertie coupable de quelquesuns, à l’attitude équivoque de bien d’autres, la réaction l’emporte. Le peuple qui... Je m’arrête car je n’écris tout de même pas à un journal. Enfin passons. » En 1904, donc, Queuille s’était déjà mêlé à une campagne électorale corrézienne... Il s’agissait de l’élection, le 31 juillet 1904, d’un conseiller d'arrondissement, les candidats qui se disputaient la place étant Raoul Calary de Lamazière et le docteur Emmanuel de Masson de Saint-Félix (ce dernier ayant succédé au siège de François Queuille
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HENRI QUEUILLE
EN SON TEMPS
en 1895). Il n’est pas difficile de déduire que Queuille se battait déjà contre son futur rival, Calary de Lamazière (âgé alors de vingt-cinq ans). Ce dernier dut se défendre avec énergie contre ceux qui l’accusaient d’appartenir à «la réaction». En fêtant sa victoire (rapporta L'Union républicaine, journal très ami) lors d’un déjeuner «sur la magnifique terrasse qui entoure sa maison à Neuvic, souvenir de nombreuses et belles traditions», et dans laquelle (mais cela semble un peu extravagant) «un millier de personnes ont ce jour-là franchi la grille », il trouvera bon de dénoncer, encore une fois, «les mensonges
et les calomnies de nos adversaires politiques qui sont allés jusqu’à mettre notre républicanisme en doute. ». Queuille parla ensuite —- modestement — de la photographie et d’un projet d’édition. «Les photos sont ratées ou presque et je ne t’en envoie pas, peut-être t’en enverrai-je un de ces jours. J’en ai fait ces jours-ci d’épatantes pour un guide illustré des environs de Neuvic auquel nous travaillons. Je t’envoie un de ces chefs-d’œuvre. Ce
n’est pas le plus chic mais il te donnera une bonne idée des rochers de chez moi. » Puis Queuille passe à des sujets plus importants: ses études (quand même), et (préoccupation majeure) la très mauvaise santé de sa mère. «Travailles-tu? moi un peu mais si peu, si peu qu’il sera temps de rentrer au mois de septembre si je ne veux pas me faire coller, j'espère que tu rentreras aussi de façon à ce que nous nous remettions à travailler comme des enfants bien sages. Je partirai pro-
bablement le 30 de manière à être à Paris pour le 1° à moins qu’il n’y ait des empêchements sérieux ce qui n’est pas probable. Ma mère va pour l'instant aussi bien que possible. Elle engraisse même un peu mais pour la jambe on ne peut rien faire et on ne fera rien. Je te reparlerai d’ailleurs de tout cela à Paris ou dans une prochaine lettre. » À vingt ans, Queuille avait, aussi, une autre préoccupation. « Pour le service militaire, j’ai vu mon sénateur qui m’a dit que je serai certainement ajourné et qu’il ferait son possible pour me faire verser dans l’auxiliaire. Priez les Dieux pour moi!» Son sénateur s'appelait François Dellestable… Après un message pour leur ami commun, Paul Chevallier («Che-
vallier du Grand Lucé devait être chez toi ces jours-ci, dis-lui de me
pardonner de n’avoir pas tenu mes promesses, je tâcherai de les tenir un de ces jours et lui enverrai au moins des photos»), Queuille
conclut sa lettre — la seule que nous ayons de sa vingtième année —
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avec sa salutation familière: «Sur ce je te la serre.» Et signa: «A bientôt la réponse. Ton copain, H. Queuille. »
Un milieu politique à Paris L'intérêt que portait Queuille à la politique pendant cette période n’était pas limité à sa participation — en tant que jeune étudiant en médecine en vacances — aux «discussions» et aux «engueulades plus ou moins idiotes » qui avaient marqué l’élection d’un conseiller d’arrondissement à Neuvic en 1904. En parlant de ses premières années parisiennes dans une conférence qu’il fit devant une réunion de Corréziens de Paris, par exemple, il se souviendra de ses visites à la salle du Trocadéro où il allait pour écouter les hommes politiques du jour, et notamment Jean Jaurès, orateur d’une puissance extraordinaire. «Dans cette salle du Trocadéro », observa-t-il, «à une période où on
n’avait pas de micro, un certain nombre d’orateurs avaient parlé qu’on n’avait pas entendus, mais il y en avait un qui remplissait la salle c’était Jaurès. » A cette même occasion en 1952, Queuille se souviendra également des discussions politiques auxquelles il avait participé lui-même, mais cela dans un cadre bien plus modeste... «Quand j'étais étudiant, il arrivait souvent que dans le petit bistro où nous nous réunissions — rue des Carmes — quelques camarades et moi pour déjeuner, on parlait politique. Il y avait là, en particulier, un étudiant en droit qui arrivait le plus souvent en retard pour déjeuner et qui, en ouvrant la porte de la cloison à mi-hauteur qui séparait la salle où était le comptoir du petit restaurant qui était à côté, disait : “C’est dégoûtant de vivre dans une époque pareille! Moi, j'aurais voulu vivre dans un temps où l’on faisait de l’histoire!” Eh bien, on a fait de l’histoire depuis ce temps-là. »
Mais, bien entendu, on faisait déjà de l’histoire à l’époque. C’était peut-être la Belle Époque (que l’on a coutume de faire commencer en 1900) quand Queuille faisait ses études à Paris, au moins en ce qui
concerne la France, mais «la montée des périls» n’était pas loin, ni dans le temps ni dans l’espace. En parlant du discours de Jaurès au Trocadéro, Queuille observa également que Jaurès parlait au moment «où il y avait déjà en Russie quelques difficultés, des manifestations qui avaient été sanglantes après la guerre qui avait opposé la Russie et le Japon » (en 1905). «Je vois encore Jaurès, avec un luxe d’images,
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
nous parler de cette guerre, de l’ours russe qui s’était avancé vers la ruche nippone et d’une nuée d’abeilles qui avait fait reculer l’ours, mais tout était magnifique dans cet exposé, surtout dans une salle de cette dimension. » Les événements qui se déroulaient en Russie passionnaient le jeune Queuille. Plus tard, il parlera souvent en famille de déjeuners qu’il prenait dans un restaurant — peut-être celui de la rue des Carmes ? — en compagnie d’un Russe « fabuleusement intelligent », un «socialiste extrême » avec qui il avait eu des «discussions violen-
tes ». Queuille se demandera si son interlocuteur avait été Lénine, qui au cours d’une période de sa vie (racontait Queuille) travaillait chaque jour à la bibliothèque Sainte-Geneviève après avoir fait le trajet de Montrouge en s’arrêtant en route pour boire un café avec des compatriotes à La Rotonde. Les dates des séjours de Lénine à Paris, selon des informations publiées depuis, ne confirment pas — hélas !— l’idée que Lénine aurait pu être l'interlocuteur de Queuille. Mais cela n’infirme en rien le fait que Queuille avait eu de telles rencontres dans sa jeunesse, et qu’il ne les avait pas oubliées. L'histoire se faisait en France, aussi, pendant ces années. Elle ne passionnait ni n’exaltait peut-être pas son ami étudiant en droit, mais Queuille ne manquait pas d'événements et de problèmes à suivre. L'affaire Dreyfus allait péniblement vers sa fin: une deuxième condamnation et un pardon s'étaient succédé en 1899; la révision du procès, entreprise en 1904, ne fut achevée qu’en 1906. Lorsque Queuille vint à Paris en automne 1902, Émile Combes — «le petit père Combes » — était président du Conseil depuis juin: il le restera jusqu’en février 1905 (période marquée par un militantisme laïque — ou anticlérical — avec la fermeture des écoles congréganistes et la rupture avec le Saint-Siège). Se succèderont ensuite des gouvernements d’une longévité plus courte, sous Maurice Rouvier en 1905-1906, Jean Sarrien en 1906. Georges Clemenceau, plus tard l’un des héros de Queuille, devint président du Conseil en octobre 1906 et le resta jusqu’en 1909, après le départ de Queuille de Paris. Les années qu’y passa Queuille ont fait partie, en effet, de la grande époque des radicaux (le Parti républicain radical et radical-socialiste avait été fondé, d’ailleurs, une année avant son arrivée..). Queuille s’intéressait, donc, à la vie politique nationale aussi bien qu’à la neuvicoise, mais son intérêt alors était seulement à titre privé. Contrairement à d’autres Corréziens de l’époque, par exemple Henry de Jouvenel et René Lafarge (député de la Corrèze, 1919-1928), qui
ÉTUDIANT EN MÉDECINE
jouaient des rôles influents dans la conférence
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Molé-Tocqueville,
Queuille ne s’affilia pas aux organisations qui constituaient des filières vers une carrière politique 8. Il était pourtant membre de l’Association corporative des étudiants en médecine rue Hautefeuille, et peut-être également d’une Union démocratique des écoles, celle-ci étant dirigée par César Campinchi. Mais rien n’a survécu concernant un rôle qu’il aurait pu jouer dans la première et, en ce qui concerne la seconde, rien sur l’organisation elle-même... Mais Queuille avait, en revanche, un accès privilégié aux drames politiques qui se déroulèrent au cours de cette période grâce à son cousin, Arthur Delmas, député de l’arrondissement d’Ussel. Cousin du côté de sa grand-mère paternelle, Delmas fut comme un père pour le jeune étudiant en médecine, qui l’appelait «mon oncle»; et ses fils étaient comme des frères. Dans sa conférence en 1952, Queuille parlera de «mon parent Delmas à qui me liaient toutes sortes de relations de famille et qui avait été, puisque j'étais orphelin, très souvent mon conseiller et presque mon tuteur ». Né en 1853 à Ambrugeat, dans le canton de Meymac, pharmacien et ensuite distillateur de liqueurs, Delmas fut maire de Meymac et conseiller général de 1886 jusqu’en 1919. Dans sa première course à la députation, lors d’une élection partielle en 1894 pour remplacer François Dellestable (qui avait quitté la Chambre des députés pour le Sénat), Delmas avait battu Yves Coudert, autre cousin de Queuille. Il restera député jusqu’en 1914. Avec un tempérament de batailleur, Delmas était un dreyfusard ardent, un franc-maçon inébranlable, et un ferme défenseur de la séparation des Eglises et de l’État. Traité comme un fils, Queuille prenait souvent ses repas chez les Delmas. Grâce à son «oncle» député, il pouvait assister aux débats à la Chambre quand il le voulait. Son milieu politique à Paris était, dans une mesure considérable, celui des Delmas, c’est-à-dire,
radical et républicain (Queuille, toutefois, ne sera pas tenté par la franc-maçonnerie). Mais le rôle que jouera Delmas dans la vie de Queuille ne se limitera pas à son influence intellectuelle. En se reti-
rant entre le premier et le deuxième tour des élections législatives de 1914, Delmas ne mettra pas seulement fin à sa carrière politique à l'échelon national. Il allait, aussi, ouvrir les portes de la Chambre
des députés à son jeune cousin — et cette fois les portes seront grandes ouvertes.
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HENRI
QUEUILLE
EN SON TEMPS
Et la Corrèze... Queuille ne s’engageait pas encore en politique, mais participait très activement aux organisations corréziennes — et limousines — à Paris, ce qui allait lui être très utile par la suite, car tout en se formant il s’y fit de nouvelles relations. De telles organisations ne manquaient pas. A l'instar de leurs voisins auvergnats, les Corréziens «émigrés» dans la capitale se distinguaient par leur empressement à se grouper et à s’entraider. Ils gardent toujours cette particularité, d’ailleurs, mais beaucoup moins
que pendant les dernières années du x1x° siècle et celles qui précédèrent la Grande Guerre (ce système aura moins de vitalité après une guerre où tant de Corréziens tomberont ; et aussi, inévitablement, les Corréziens se fondront de plus en plus dans la population parisienne.….). Queuille choisit d’appartenir aux deux plus importantes organisations littéraires et artistiques dans lesquelles les Corréziens de Paris se groupaient alors: la «Ruche corrézienne de Paris», et le «Groupe d’études limousines ». Créée en 1892, la «Ruche» avait pour but de grouper tous ceux qui voulaient «aider à faire renaître l’âme de leur terre natale et de leur race, d’étudier et de faire connaître l’histoire, la langue, la littérature, l’art, la musique, les sciences, les traditions
populaires...°». Le «Groupe d’études limousines », fondé en 1904 et composé
de jeunes universitaires,
avocats,
publicistes,
étudiants,
médecins et artistes, poursuivait des buts similaires : intéresser ses adhérents aux questions relatives à leur région d’origine, et traiter en des séances de travail et en des conférences les questions scientifiques, historiques, littéraires, artistiques, économiques et sociales concernant le Limousin. Le Groupe possédait une bibliothèque et tenait des réunions une fois par mois, aux Salons Voltaire, place de l’Odéon, et organisait des conférences publiques qui se déroulaient (grâce aux Limousins bien placés) dans les amphithéâtres du Collège de France (le professeur Arsène d’Arsonval), ou ceux du Muséum d’histoire naturelle (Edmond Perrier) ou de l’Institut Pasteur (Émile Roux).
Ces buts et ces activités étaient d’un intérêt certain pour le jeune Neuvicois «exilé» à Paris. Mais Queuille, toujours tourné vers le concret, ne s’intéressait pas seulement aux questions littéraires et artistiques en promouvant sa terre d’origine, il voulait, en particulier, y attirer des touristes. Lycéen à Tulle, il y pensait déjà. Étudiant en
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médecine, il allait être en première ligne dans ce combat, tant à Paris qu’à Neuvic, mais aussi au niveau limousin.
En juin 1905, le « Groupe d’études limousines » créa une association, «Vers le Limousin»:
dès sa formation, Queuille fut l’un des
quatre secrétaires de son bureau. Les buts qu’annonça cette nouvelle association reflétaient avec fidélité le point de vue que prônera toujours Queuille : «faire connaître le Limousin dans toutes ses parties, mettre en valeur, et au besoin protéger ses beautés naturelles et monumentales, ses aspects anciens, pittoresques, et d’y amener les touristes et les familles qui rechercheront des séjours d’agrément, de repos et de santé plus ou moins prolongés ». Une des tâches du nouvel organisme fut d’établir les fondements des syndicats d’initiative, un
projet dans lequel Queuille s’était déjà engagé !°. Avant la création de «Vers le Limousin», il avait représenté le Limousin, avec un collègue du syndicat d'initiative des gorges de la Dordogne (organisé en 1904 et composé de cantons riverains de la haute Dordogne, dont
Neuvic), Ferrand.
au III congrès des syndicats d'initiative à Clermont-
Queuille n’oubliait surtout pas Neuvic quand il s’agissait de mettre en œuvre sur le terrain les directives de l’organisation à Paris
dont il était membre du bureau. En 1905, par exemple, un journal local recevra (et publiera) une communication émanant de Neuvic où il fut dit que «la société Q.E.B. » (l’auteur ne crut pas nécessaire de donner le nom de ladite société) «a provoqué une réunion à laquelle assistaient notamment un grand nombre de commerçants de Neuvic, qui a eu lieu le 22 avril dernier, salle de la mairie, dans le but d’organiser la section neuvicoise du syndicat d’initiative de la Corrèze. Après que M. Henri Queuille eut exposé ce qu'était le syndicat, l’œuvre qu’il se propose d'accomplir, il a été procédé à la nomination des membres du bureau chargé d’administrer la section. Ont été élus: M. le sénateur Dellestable, président; MM. le baron de Bélinay et le
docteur de Masson de Saint-Félix, vice-présidents. !!». Queuille n’entrait pas dans la catégorie des élus, mais on ne peut pas dire que son rôle — celui de l’animateur — avait été caché... Les trois amis d’enfance qui avaient formé «la société Q.E.B. » (Queuille, Frézal Escure et Georges Bayle, que les Neuvicois appelaient parfois «les trois mousquetaires ») étaient, en effet, fertiles en idées et en projets. « Cela les occupait », observera une nièce de Frézal des décennies plus tard !2. La passion de Queuille pour la photogra-
phie sera récompensée lorsqu'ils publieront une série de cartes posta-
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
les montrant des vues de leur région (une des cartes fut attribuée à «Q.E.B.», exception qui montre peut-être l’ascendant du premier
nommé ?) #3, Mais une entreprise bien plus impressionnante reste la publication, en 1905, d’un livre de trente-six pages bien écrit (présenté avec de nombreuses illustrations) portant le titre Neuvic, gorges de la Dordogne, aux environs ; également sur la page du titre: «Q.E.B.» (en grandes lettres) et «Syndicat d’initiative des gorges de la Dordogne (section de Neuvic) ». Il fut publié à Paris à l’imprimerie « Le Papier », 60, rue de Flandre, et mis en vente à 1,25 franc. Parmi les noms cités
dans une note de remerciements figuraient «M. Dellestable, sénateur de la Corrèze », qui avait écrit « La pêche dans la haute Dordogne»; et M. le baron de Bonafos de Bélinay, membre du Club alpin (et propriétaire d’un château près de Liginiac), dont la contribution, «Vue d’ensemble sur le canton de Neuvic», fut conclue par un résumé sommaire mais incontestablement véridique : «‘“‘Far from the maddening crowd*”, dirait un Anglais». Queuille avait sans doute contribué aux illustrations, et les parties non signées furent sans doute préparées par lui et ses jeunes amis. En 1905, ils n’avaient, tous les trois, que vingt et un ans. Le livre est tombé dans l’oubli depuis longtemps, mais une autre initiative de «la société Q.E.B. » survit toujours : la fête de la Bruyère. De telles fêtes folkloriques avaient souvent eu lieu en Limousin, notamment les jeux floraux de l’Églantine institués à Tulle au xVI° siècle (ceux-ci avaient disparu en 1640 avant d’être restaurés en 1893 par la Ruche corrézienne en collaboration avec le Félibrige limousin). En principe, elles étaient célébrées une fois par an dans une ville ou bourgade différente. Mais Queuille et ses amis avaient d’autres idées en tête: qu’une fête ait lieu à Neuvic chaque été qui attirerait les touristes ; et qu’elle soit centrée autour d’un défilé de chars fleuris. En août 1908, lors de la troisième fête de la Bruyère (qui se confondit cette année avec la fête de l’Églantine), Queuille s’en expliquera : «Au début les quelques jeunes gens que nous étions [il n'avait toujours que vingt-quatre ans] pensaient seulement à chercher dans nos mœurs, dans nos coutumes, dans nos costumes, ce qui
pouvait plaire aux touristes, aux “étrangers”. Ils voulaient exploiter le
pittoresque local. 4,» Devenu docteur en médecine à Neuvic, il dominait alors l’organisation de la fête. Mais l'initiative, qu’il avait * Littéralement :«Loin de la foule qui rend fou. »
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partagée avec d’autres, datait de la période où il était toujours étudiant en médecine à Paris. Dans l'intervalle, la portée des initiatives que prenait Queuille en faveur du tourisme s’était également étendue. Ce fut lui qui, lors d’un des premiers congrès de l’Arbre et de l'Eau, à Limoges en juin 1907, jeta les bases de la Fédération des syndicats d'initiative du Limousin. Dans une longue intervention à la séance du 21 juin, sous le titre «L’action des syndicats d'initiative en Limousin: ce qu’elle peut être», il réclama avec force la création de structures d’accueil, la tenue de fêtes traditionnelles (telle la fête de la Bruyère), et la protection des paysages. Ses propositions furent résumées dans un texte publié à la fin du congrès: «Vœu de M. Henri Queuille, de Paris.» Tout en faisant de son mieux pour sa ville et sa région pendant ses vacances d’été, Queuille continuait ses activités corréziennes les autres mois de l’année. Le 15 novembre 1907, par exemple, son nom fut le
premier cité sur le programme de la réunion mensuelle du Bureau de travail et de recherches limousines (Salons Voltaire, place de l’Odéon). Son sujet : «Compte rendu de la fête de la Bruyère». A la séance du 20 décembre de la même année, il y eut une «communication de Henri Queuille » sur un sujet plus austère :«La société d’épargne corrézienne.. » Dans le même numéro du Bulletin trimestriel du Groupe d’études limousines qui fournit ces renseignements figure également une liste des nouveaux membres actifs pressentis aux réunions mensuelles 1. Parmi
Regard,
les noms
inscrits se trouve
par MM.
Queuille
«Saint-Félix
et Monéger»,
(de), 10, rue du
une juxtaposition
de
noms qui illustre bien la diversité du monde corrézien dans lequel Queuille et ses amis se mouvaient
et s’entraidaient..
Le «Saint-
Félix (de)» était sans doute Max, fils du docteur Emmanuel
de
Masson de Saint-Félix et un camarade de jeunesse de Queuille. Auteur très jeune d’un roman, Senteurs limousines, Miète (publié à
Tulle en 1908 et dédié à Raoul Calary de Lamazière), Max de Saint-Félix sera, en fin de carrière, gouverneur en Afrique. Le coparrain, «M. Monéger», était sans doute Léon Monéger, fils de forgeron et l’ami d’enfance qui, devenu garagiste, mourra poursuivi par la Gestapo.
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HENRI
QUEUILLE
EN SON TEMPS
Un tournant Malgré les sentiments de satisfaction qu’il pouvait tirer de ses activités corréziennes, l’année 1907 allait être une année noire pour Queuille. Quand il n’avait pas encore onze ans, il avait perdu son père ; lorsqu'il en eut vingt-trois, sa mère mourut, rongée par la tuberculose et souffrant d’une tumeur au genou. Année noire sur le plan familial, l’année 1907 marquera aussi un tournant (ou du moins le
début d’un tournant) dans la vie professionnelle de Queuille. Suite à la mort de sa mère, il décidera de renoncer à la préparation du concours de l’internat des Hôpitaux, de terminer ses études avec son diplôme de docteur en médecine, et de rentrer à Neuvic pour pratiquer la médecine — où, plus tard, il entamera sa carrière politique.
En 1904, comme l’avait écrit Queuille à son ami Henri Delivet, l’état de santé de sa mère était déjà plus que chancelant: «On ne peut rien faire et on ne fera rien.» En 1905, lorsqu’elle n’avait plus qu’un an et demi à vivre, Duhamel fit une visite à Neuvic dont il parlera dans sa Biographie de mes fantômes 1901-1906. En brossant un portrait — fort sympathique — de son ami à vingt et un ans, Duhamel confirma, en passant, ce pronostic plus que pessimiste. «Nous devions aller jusqu’en Corrèze pour y retrouver notre camarade
Queuille. J’ai plaisir à citer ici le nom de Queuille que la politique a rendu célèbre et qui, dans nos jeunes années, était un compagnon d’étude serviable et affectueux. Il habitait, avec sa mère, la petite ville de Neuvic. Il entendait nous montrer les gorges de la haute Dordogne, dont il parlait avec un pieux enthousiasme. [...] À Neuvic, nous attendait Queuille. Il avait le teint clair, de très beaux yeux, très grands et lumineux, un joli sourire qui tempérait bien le caractère arverne de l’ossature. Sa mère, que j’entrevis, était déjà mortellement malade. Il jouissait de ses vacances avec un peloton de joyeux gaillards dont nous fîmes la connaissance et en société desquels nous passâmes deux bonnes journées. Queuille nous montra, comme il le désirait, la Dordogne qui chemine en chantant dans une vallée rocheuse et boisée. Il aimait avec passion ce pays sauvage et il avait bien raison. Il n’eut pas de peine à nous le faire aimer aussi. » Mme Queuille décéda, dans la maison familiale de Neuvic, le 29 janvier 1907. Queuille reçut son diplôme de docteur en médecine en 1908; il rentra à Neuvic courant l’été de cette même année. Plus
tard, on dira — et écrira — qu’il dut abandonner la poursuite de ses
ÉTUDIANT EN MÉDECINE
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études médicales pour des raisons financières, et notamment pour subvenir aux besoins de sa famille. «Il fait de brillantes études et se prépare à l’Internat, lorsque, nouveau malheur, sa mère s’éteint à son tour», écrira (par exemple) l’auteur d’un profil biographique de Queuille, publié en 1949 dans La Dépêche du Midi. «I faut parer au plus pressé, la famille n’était pas riche, et Henri abandonne ses études pour s'installer comme médecin à Neuvic-d’Ussel.» L’auteur d’un article publié en 1953 fut plus spécifique :«Pour permettre à Marguerite Queuille de poursuivre ses études, son frère Henri abandonne
l’internat de médecine !f. » Qu'en était-il? Plus tard, Marguerite Queuille dira qu’elle avait fait de brèves études au couvent Saint-Alvre près des usines Michelin à Clermont-Ferrand, qu’elle avait dû interrompre quand sa mère devint gravement malade. Après la mort de cette dernière, elle reçut sa part de la succession (elle fut la bénéficiaire principale de la propriété à Saint-Rémy). En septembre 1909, toujours à Neuvic (et alors âgée de tout juste dix-neuf ans), elle se maria avec Célestin Queuille, son cousin germain et le fils de Léon Queuille qui avait hérité de la propriété de Boulan. Plus tard, Marguerite Queuille dira qu’elle avait vendu des objets de joaillerie afin d’aider à payer les études médicales de son frère... Quant à Mathieu, le frère aîné de Queuille, il avait hérité en 1907 de la maison où François Queuille possédait sa pharmacie. En octobre 1908, il se maria à Mauriac avec Marie Clauzet. Le
faire-part (avec une invitation à assister à la bénédiction nuptiale en l’église de Notre-Dame-des-Miracles) a survécu : il fut envoyé, du côté Queuille, par Mme et M. Queuille, maire de La Chapelle-Spinasse, et Henri Queuille, docteur en médecine. Mathieu y fut décrit comme pharmacien, carrière qu’il poursuivra à Mauriac jusqu’à sa mort en novembre 1949. Queuille lui-même, dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952, expliquera sa décision de terminer ses études et de rentrer à Neuvic. «J’avais en réalité l’ambition de faire, pendant un certain nombre d’années, carrière d’études à Paris, de préparer des concours. Des malheurs de famille ont fait que brusquement j’ai dû m’installer à Neuvic, et je suis revenu là-bas ayant dit et disant que je ne ferais jamais de politique.» Plus tard, en évoquant «les grandes étapes de sa vie», dans une interview en 1959, il parlera de la mort de sa mère et ajoutera, très simplement et avec précision: «Je faisais alors mes études de médecine et je mis les bouchées doubles pour obtenir mon
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
doctorat. À vingt-quatre ans, j'avais terminé et j’ouvrais mon cabinet à Neuvic.. » Queuille, certes, aurait bien voulu continuer jusqu'aux sommets de la carrière à laquelle il s’était consacré. Mais la route, comme l’écrira Duhamel, était longue, et il pouvait, quand même, se contenter d’avoir fait l’essentiel. «L’ascension lente et méthodique est la règle, avec les épreuves exhaustives des concours, pour ceux qui n’entendent pas se contenter d’un diplôme et quitter tout de suite l’école.» La perspective d’une telle ascension lente et problématique,
ajoutée à la mort de sa mère, aurait pu contribuer à un état d’esprit qui le poussait à couper court, et prendre un nouveau départ. Comme
Duhamel, Queuille manifestement avait d’autres pôles d’in-
térêt. En tant qu’«animateur » corrézien, ses activités avaient été impressionnantes. Et quoiqu'il ait dit parfois qu’il ne ferait jamais de politique, il n’avait jamais dit qu’il n’avait jamais pensé à une telle éventualité.. Duhamel, qui avait renoncé plus tôt à la préparation de l’internat, recevra son diplôme de docteur en médecine en 1909. Queuille reçut le sien une année avant. Sa thèse fut publiée également en 1908: Contribution à l'étude de l’anémie pseudo-leucémique de l'enfance. Et son traitement par la moelle osseuse, par le Dr Henri Queuille de la faculté de médecine de Paris, externe des Hôpitaux. La dédicace (aussi) fut écrite avec soin : «À la mémoire de mon père qui a laissé autour de moi tant de sympathies et tant d’amitiés ;à la mémoire de celle qui sut, toute
seule, assurer l’avenir de ses enfants, et celle à qui je dois tout: ma mère ;à mes parents et à mes amis. » Avant de quitter Paris, Queuille présenta un exemplaire de sa thèse à la bibliothèque du Groupe d’études limousines. Le numéro du Bulletin trimestriel, qui prit note de ce cadeau et de l’obtention par Queuille de son doctorat, rapporta aussi qu’à la réunion du Bureau de travail et de recherches limousines qui eut lieu le 11 juin 1908, Queuille et Johannès Plantadis (secrétaire général de la Ruche corrézienne de Paris depuis sa création en 1892) avaient été désignés pour représenter le Groupe aux fêtes réunies de la Bruyère et de l’Eglantine à Neuvic le 9 août. En été 1908, donc, Queuille était de retour à Neuvic, et sa nouvelle
existence commençait.
CHAPITRE III
Médecin de campagne, mariage et entrée en politique (1908-1914) Une entrée en scène. —- Médecin de campagne. tracée, mais bien encombrée. — « Envers et de la politique ». — Le nouveau maire de — Un président de la République en visite. — élection d’un député.
—- Mariage. - Une voie toute contre lui le petit Queuille fait Neuvic. — Conseiller général.
Et de trois, mais péniblement :
Une entrée en scène De retour au pays, Queuille ne tardera pas à installer son cabinet médical, mais tout d’abord il se préoccupa de la bonne tenue de la
fête de la Bruyère du 9 août 1908. Un immense succès, en grande partie le sien. Dans un long compte rendu publié dans l’hebdomadaire usselois Le Facteur, un correspondant neuvicois («Neuvic, on nous écrit. ») fit observer que la fête de la Bruyère avait eu lieu «avec un éclat tout nouveau». Mettant les points sur les i, il ne cacha pas que ce fut « grâce à l’initiative de notre jeune et distingué compatriote le docteur Henri Queuille que les différentes sociétés limousines et corréziennes avaient également choisi “notre petite ville” pour y célébrer la XIV® fête de l’Églantine ».. Dès la veille, Neuvic avait été ornée de guirlandes, de verdure, de bruyère fleurie, et pavoisée de drapeaux. Ce même soir, devant une assistance nombreuse réunie dans la grande salle de l’école des garçons, le docteur de Masson de Saint-Félix fit une conférence sur Neuvic et la terre du vicomté de Ventadour. «Pour aimer la grande patrie», déclara-t-il, «commencez par aimer votre patrie locale. » Le lendemain, poursuivit le correspondant du Facteur, «Neuvic était tout en fête», et «sa jeune musique faisait retentir dans les rues de
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HENRI
QUEUILLE
EN SON TEMPS
joyeuses fanfares». À huit heures (déjà !) il y eut une exposition de vieux objets à la mairie et, à dix heures et demie, une réception offi-
cielle. Le vice-président de l’école félibrige limousine y fit un discours en langue limousine; le maire, Rémy Dellestable, répondit en français;et «après les acclamations d’usage», toute l’assistance se rendit au banquet (également d’usage)... Le soir, «sur un théâtre de verdure improvisé sur le champ de foire», rapportera le correspondant du Facteur, «on nous a joué une charmante pièce de M. Eusèbe Bombal». Malheureusement, il y eut un petit contretemps: la nuit tombant, la lumière des torches de résine et des lanternes vénitiennes était insuffisante pour éclairer la scène. «C’est là où la bonne fée électricité aurait trouvé un emploi merveilleux... » Mais en attendant un avenir plus lumineux (Queuille s’en occupera), la fête continuait, bien sûr. « Un chœur nombreux nous a chanté, avec un goût parfait, la vieille chanson de Neuvic: Sur la montagne il fait bon vivre; C'est le pays du Ciel aimé, etc.» Et ce fut «aux accents de cette charmante mélodie, suivie immédiatement de la retraite jouée par la fanfare, sous l’éclat multicolore des lanternes vénitiennes, à la lueur un peu fumeuse des torches de résine que portaient les musiciens », que se termina «cette charmante fête
qui laissera un souvenir ineffaçable dans la mémoire de la population neuvicoise… ».
Du début à la fin, Queuille en avait été l’animateur principal. Mais la fête terminée, il avait d’autres préoccupations...
Médecin de campagne «C'était dur, croyez-moi, d’être médecin de campagne à cette époque», dira Queuille en parlant de la profession qu’il avait «exercée de 1908 à 1914!». Plus d’un demi-siècle s’était passé, mais ses souvenirs de cette période de sa vie étaient toujours très vifs: «Les chemins étaient épouvantables, il n’y avait pas le téléphone et il fallait se déplacer par n’importe quel temps, soit à pied, soit à bicyclette, soit à cheval! C’est souvent qu’on venait frapper à ma porte, en pleine nuit, à deux ou trois heures du matin, pour me demander de me rendre d’urgence à Soursac, à Lamazière-Basse ou à Sérandon. Ah! Il n’y a pas un carrefour, pas un coin de campagne, pas une maison auxquels je ne puisse accrocher un souvenir !» Les innombrables et parfois très difficiles déplacements que fit
MÉDECIN DE CAMPAGNE,
MARIAGE ET ENTRÉE EN POLITIQUE
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Queuille se perpétueront longtemps dans la mémoire collective des Neuvicois. Queuille devait souvent circuler la nuit, expliquera-t-on, parce que les paysans n’aimaient pas perdre du temps à aller chez le
médecin la journée. On le voyait à pied, et (surtout au début) à bicyclette, mais toujours habillé «en monsieur». En hiver, quand il y avait trop de neige dans les campagnes, il prenait son cheval, qui portait le joli nom de Coquet. Une nuit, paraît-il, se rendant chez un malade, il se versa avec sa monture en s’empêtrant entre les jambes de Coquet. Ce dernier étant heureusement d’humeur paisible, il put rentrer à pied en le tenant par la bride...?. Selon un autre témoignage, Queuille avait la mauvaise habitude de donner certaines instructions à
son cheval qui étaient à l’opposé de celles qu’on donnait habituellement. Un jour il le prêta à un chef de brigade de Neuvic, et l’inévitable arriva: quand ce dernier voulut s’arrêter, Coquet démarra à
grande vitesse. ÿ. Mais plus tard Queuille se déplacera surtout avec son «tilbury », un petit cabriolet attelé d’un cheval (probablement Coquet). Et son moyen de transport dont on se souviendra le plus à Neuvic fut l’automobile à moteur qu’il achètera par la suite: une Clément Bayard, rouge, avec deux places sous la capote. Pétaradante et fumante, elle ressemblait fort à l'automobile qu’on voit au premier acte de Knock de Jules Romains, et fut l’une des trois premières automobiles qu’on voyait dans les rues de Neuvic. Les deux autres apparte-
naient à Raoul Calary de Lamazière et au comte d’Ussel{ (ce fut ce dernier qui vendit le terrain où Léon Monéger installa son garage). Les spécialités dont faisait état Queuille sur son papier à lettres («Cabinet du Docteur H. Queuille ») étaient: «Bouche, nez, gorge, oreille». Mais il était, à vrai dire, un médecin généraliste qui devait faire face à tous les problèmes et à toutes les crises qui se présentaient. Son premier client, dira-t-on, fut Simon Pioche (le beau-père de Jules Demathieu, son futur maire adjoint). Le malheureux M. Pioche avait eu le ventre perforé par la corne d’un taureau. Queuille perdra son premier client quelques jours plus tard d’une péritonite. «Mais, observera-t-on avec philosophie, cela l’a fait connaître comme méde-
CHU» Pour les clients qui pouvaient (ou voulaient) venir jusqu’à lui, Queuille installa une petite infirmerie dans sa maison. En plus des accidents, il dut s’y occuper souvent — au cours des longs hivers — des engelures provoquées par le froid. Il donnait des consultations
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
également à Liginiac, où ses clients venaient le voir, en public, au café de l’hôtel Cululouse. «Certains le payaient avec, par exemple, des œufs. » Une de ses tâches principales était celle d’accoucheur : il fut présent lors de l’arrivée au monde de maints de ses futurs électeurs... A cette époque, le médecin de campagne se rendait toujours à la maison de la mère. Un natif de Liginiac se souviendra que, lorsqu'il avait environ treize ans et travaillait dans les scieries de sa petite ville, il fut envoyé à Neuvic à pied pour informer le bon docteur Queuille que sa présence s’imposait. Il fut bien reçu par Queuille, qui lui offrit un verre de porto (son premier), et également son premier voyage en voiture. Tout se passa bien, mais ce ne fut pas toujours le cas. Quarante ans après, Queuille gardera encore le souvenir d’une patiente qu’au cours d’un accouchement difficile, faute de concours, il n’avait pas pu sauver.
Queuille laissera également des souvenirs pour son travail de «dentiste» (ou du moins, pour avoir arraché des dents). Les médecins furent rares dans le canton de Neuvic (à part Queuille, il n’y avait que les docteurs de Masson de Saint-Félix et Émile Calary, tous deux approchant de l’âge de la retraite). Mais de dentistes, il n’y en avait point. Le seul praticien local, si l’on peut dire, fut un personnage redoutable. Conduisant un grand chariot, accueilli aux cris de: «C’est l’arracheur de dents! », ce dernier passait régulièrement à travers les villages et petites villes de la région. Pendant qu’il arrachaït des dents à l’intérieur de son chariot, un assistant battait du tambour afin de couvrir les cris des clients : il y avait, donc, un créneau à occu-
per... En plus, Queuille avait consacré une partie de son temps à Paris à l’étude de l’art dentaire (parmi les maîtres qu’il remercia en publiant sa thèse figurait «M. le Docteur P. Robin, Dentiste des Hôpitaux »). Ainsi ce fut en toute logique que Queuille se trouvera dans une autre fonction, au service de ses concitoyens.
Avec le passage du temps, les témoignages concernant «l’art dentaire» que montrait alors Queuille sont forcément rares. Parlant à plus de quatre-vingts années de distance, une de ses voisines de la rue du Commerce se souviendra d’avoir été tenue dans une couverture pendant que Queuille extrayait une de ses dents. «Il était très gentil», dira-t-elle$. Mais Mme Calary de Lamazière, qui avait eu une de ses dents extraite par Queuille pendant ses vacances d’été à Neuvic, en gardera pendant longtemps un souvenir moins favorable. Selon sa fille, la future maréchale de Lattre, elle dira souvent en
MÉDECIN DE CAMPAGNE, MARIAGE ET ENTRÉE EN POLITIQUE
parlant
de cette expérience:
«Comme
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il m’a fait souffrir, cet
homme... 7.» En tant que médecin, Queuille entrait en contact avec une variété de gens, qui pour la plupart faisaient partie de la population rurale et
paysanne de la région. Il ne l’oubliera jamais. «Cela vous permet de bien connaître un pays», dira-t-il, par exemple, en 1932. «J’ai connu les nuits noires où il faut faire des kilomètres sur des chemins défoncés, des pistes détrempées, des sentiers incertains pour aller soigner un malade. J’ai vécu la vie des gens de ce pays... 8.» Cette vie que menaïient les paysans ressemblait infiniment plus à celle de leurs ancêtres qu’à celle de leurs descendants :pour beaucoup, elle fut une vie de misère. Veuve du docteur André Belcour (médecin usselois, proche ami de Queuille et son directeur de cabinet à Alger), élevée dans un milieu très similaire à celui où Queuille entrait en 1908, Mme Renée Goudenèche Belcour fut à cet égard un témoin privilégié. Son père, le docteur Léon Goudenèche, avait été longtemps médecin dans la région (il sera aussi conseiller général et ami de Queuille) et — autre lien — sa sœur fut en pension à Clermont-Ferrand avec Marguerite Queuille quand Queuille était étudiant en médecine à Paris. En parlant de la vie qu’il menait comme médecin, elle se souvint surtout de la misère des gens auprès desquels il était appelé à travailler. La vie
à la campagne était dure, très dure, et les gens avaient peu de résistance aux maladies : ils mangeaient de la viande seulement le dimanche; les autres jours, soupe, légumes, et un peu de lard. Il n’y avait presque pas de routes, et elles étaient mauvaises ;les maisons étaient à peine chauffées; il n’y avait pas de conduites d’eau, et souvent il fallait aller à 300 mètres pour la chercher. Queuille gagnait peu d’argent comme médecin : les gens à la campagne avaient rarement de l’argent. «Le travail d’un médecin était gratuit plus que payant...» Dans son travail de médecin, comme dans le reste de sa carrière, ajouta-t-elle,
Queuille était «très sensible et très délicat ». Il fut également «désintéressé, un parfait honnête homme... ». Heureusement la vie matérielle de Queuille ne dépendait pas des paysans isolés et malades chez qui il se rendait à toute heure et par tous les temps. Son héritage et, plus tard, l’argent apporté par son mariage suppléaient à ses honoraires souvent si modestes. Quoique loin d’être riche, il pouvait mener une vie tout à fait respectable — avec sa Clément Bayard, deux bonnes, et un palefrenier, Paulin, qui
s’occupait de son cheval... ?. Mais ces années de médecin n’avaient pas de prix, surtout pour sa
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
future carrière politique. Son travail lui faisait rencontrer des gens dont le soutien fidèle s’avérerait essentiel. Il était plus que leur médecin: surtout à cette époque, les médecins de campagne étaient des personnages importants dont le rôle ne se limitait pas au traitement des maladies. Queuille, de l’avis de tous, était un médecin toujours prêt à discuter amicalement avec ses malades, à s’intéresser à leur
sort, et à leur servir de conseiller. Il était toujours prêt également à leur rendre des services, petits et grands, et qui ne furent pas oubliés. Un témoin presque centenaire, qui l’avait bien connu (elle naquit à Neuvic en 1891), se souviendra toujours que, lorsqu’elle était maîtresse à l’école communale de Liginiac, Queuille lui avait ramené dans le coffre de son automobile une cuvette et une garniture de toilette que sa mère lui avait achetées à Neuvic (puisqu'il n’y avait pas
d’adduction d’eau à Liginiac, les cuvettes étaient indispensables !°). Et quand sa directrice eut un enfant, se souviendra-t-elle également, Queuille l'avait fait accoucher à l’école... En tant que médecin de campagne, toutefois, Queuille faisait beaucoup plus qu’amasser de futurs supporters électoraux. Il apprenait des leçons qu’il n’allait jamais oublier. En traitant des malades si divers et si dispersés, il devait établir des diagnostics rapides et ensuite mettre en œuvre ses décisions sans délai, habitude qui lui sera de grande valeur plus tard. Mais également importante, du moins à plus court terme, fut la connaissance de première main qu’il obtint d’un milieu rural et paysan où il y avait des insuffisances tellement criantes. En entrant dans la vie politique, l’un de ses objectifs majeurs sera de tout faire pour améliorer les conditions de vie de ceux qu’il avait appris, jeune médecin «sensible et délicat », à si bien connaître.
Mariage Au printemps 1910, près de deux années après l’ouverture de son cabinet médical, Queuille envisageait une nouvelle étape importante dans sa vie: son mariage. Mais il voulait d’abord régler quelques questions d’ordre financier. Le 1° mai 1910, il se permit d’en parler à son «oncle» (et tuteur) Jean-Célestin Queuille, toujours maire de La Chapelle-Spinasse. «Cher tonton», lui écrivit-il, «voilà bientôt la
date que tu as fixée pour vendre Saint-Rémy et je viens te demander de tâcher d’en finir le plus tôt possible. Il nous tarde en effet à tous de régler nos situations réciproques, ce que nous ne pouvons faire
MÉDECIN
DE CAMPAGNE,
MARIAGE
ET ENTRÉE
EN POLITIQUE
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qu'après la vente de notre propriété. Si donc dans huit jours tu peux faire vendre au-dessus de 50 000 (ou même à 50 000) n’hésite pas, cela nous permettra de nous arranger et de désintéresser Marguerite, ce qu’il me tarde à faire.» Puis, sur une note bien plus personnelle, il ajouta: «Je voudrais bien de mon côté avoir une situation définitive car il est possible que je me marie sans tarder. Mais je te reparlerai de tout cela. » «Tonton» fit vite, et Queuille, également... Moins d’un mois plus tard, le 26 mai 1910, un faire-part fut envoyé annonçant les fiançailles de Marguerite Gratadour et du docteur Henri Queuille. Le mariage eut lieu six semaines plus tard, le 7 juillet, à Cenon, petite ville de Gironde, située un peu au nord de Bordeaux. La mariée, née Jeanne Françoise Marguerite Gratadour, fille de Jean-Baptiste Gratadour et de Anne de Sarrazin, était domiciliée avec ses parents à Cenon, mais elle avait vu le jour, vingt-trois années plus tôt, à Meymac. La rencontre du jeune couple (Queuille avait alors vingt-cinq ans) avait eu lieu à Neuvic au cours d’une réunion chez la famille Boudry, alliée à celle des Laumond. Comme cela avait déjà été le cas pour les parents de Queuille, le mariage fut «arrangé» (au moins en partie) par un intermédiaire. En 1952, parlant de l’aide que son cousin Arthur Delmas lui avait apportée lors des élections législatives de 1914, Queuille paya un tribut plus inattendu à l’ancien maire de Meymac. «Je devais beaucoup à Delmas. C’était lui qui avait fait pour moi une demande en mariage, et je ne lui en voulais pas, au contraire...» Autres temps, autres mœurs: des années plus tard, Mme Queuille confiera à l’épouse de son petit-fils qu’elle n’avait jamais été seule avec son mari avant leur
mariage. !!. Et comme son père l’avait fait avant lui, Queuille devint par son mariage membre d’une famille qui avait de solides (et multiples) origines corréziennes. Né à Meymac en 1855, le père de la mariée était
pharmacien par profession (interne à l’asile d’aliénés de Toulouse en 1864, il fut gratifié d’une récompense pour sa conduite courageuse lors d’une épidémie de choléra). Mais comme tant de Meymacois entreprenants, Jean-Baptiste Gratadour entra (grâce à son beaupère) dans le commerce de vin avec la Belgique. Les marchands de
vin meymacois avaient l’habitude d’étiqueter leurs bouteilles «Meymac, près Bordeaux», mais M. Gratadour fit mieux: après son mariage avec Anne de Sarrazin (elle apporta une dot de 66 000 francs), il acheta une propriété (avec un château et des vignes) à
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Cenon, incontestablement
«près Bordeaux»,
où il s'établit aussi
comme pharmacien. La propriété fut vendue en 1920, vente dont profiteront les campagnes électorales ultérieures du beau-fils. A cette même époque, partiellement paralysé par une hémiplégie, il s’installa avec sa femme à Neuvic, où ils vivront chez les Queuille. Il y mourut en 1926, elle, à Paris, en 1953. En plus de sa fortune personnelle, Mme Queuille avait également
apporté, du côté de sa mère, une lignée de famille très ancienne qui élargira encore le milieu social et politique dans lequel Queuille se mouvait. L'auteur de la troisième édition d’une histoire de la famille de Sarrazin, publiée en 1912, cite Ambroise Tardieu, historiographe de l’Auvergne, comme ayant écrit que «la famille de Sarrazin est
l’une des plus vieilles de la noblesse féodale de l’Auvergne !?». Il prit note également du mariage de Queuille avec un membre de la famille (catégorie XIV° degré bis) —- «M. Queuille, maire de La Chapelle-
Spinasse » fut parmi ceux dont les noms furent cités dans ses remerciements. À la famille est attribué le mérite d’avoir donné naissance entre autres à un chambellan du roi Saint Louis, quinze chanoines, un
député de la noblesse aux États généraux de 1789, et un grand nombre d’hommes d’armes tués au combat. Ajoutons que sur la devise de la famille figure «Honos ante Honores» — c’est-à-dire «l’honneur avant les honneurs » — une affirmation tout à fait dans le caractère de Queuille.. Le berceau de la famille de Sarrazin se trouvait (toujours selon l’historien de la famille) dans les montagnes occidentales de l’Auvergne. Mais la famille s'était divisée en deux principales branches depuis l’an 1436: l’une en Auvergne et en Poitou; l’autre en Limousin. Ce fut à cette dernière branche qu’appartenait la mère
de Mme Queuille, et plus précisément aux Sarrazin propriétaires de Grandrieux, une propriété située à la lisière de Meymac où elle naquit en 1863. Grandrieux était passée à sa famille lorsque son arrière-arrière-grand-père, Jean-Louis de Sarrazin, écuyer, seigneur de Nozières, et capitaine de la garde nationale de Meymac en 1790,
épousa Jacqueline de Gain de Montagrae en 1771 (arrêté en 1793, il sera emprisonné à Tulle pendant la Terreur). Le grand-père de Mme Queuille, François de Sarrazin (1835-1909), fit raser complètement le vieux château de Grandrieux après son mariage en 1861 et fit édifier une grande maison qui existe toujours. Elle sera vendue dans les années 1930 à un marchand de vin meymacois, mais dans
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l'intervalle Grandrieux servira de lieu de vacances et de rencontres à une génération de Queuille et à leurs parents et amis. Parmi ceux qui participent aux réunions de famille à Grandrieux figurait une personnalité corrézienne (encore une!) avec qui Queuille allait avoir des relations à la fois familiales et politiques — et très amicales. En 1892, la sœur cadette de la mère de Mme Queuille, Marie de Sarrazin, avait épousé Jean-Baptiste Laumond, notaire à Aubazine, petite ville pittoresque perchée sur une colline entre Tulle et Brive (en 1920, une de leurs filles épousera Henri Delivet, ajoutant encore aux liens familiaux...). Élu maire d’Aubazine en 1896, Lau-
mond devint conseiller général en 1909 (seulement quatre années avant l'élection de Queuille au conseil général). Membre du Parti radical, lui aussi, Laumond sera également député de la Corrèze, de 1928 à 1936. Nommé viguier de France en Andorre en 1937, il fut révoqué par le gouvernement de Vichy en 1940; il mourut à Aubazine en 1957 à l’âge de quatre-vingt-douze ans, une année avant le départ de Queuille de la scène politique nationale. Grâce à son mariage, donc, Queuille avait accru encore le réseau complexe de relations qui allaient faciliter sa carrière politique. Mais surtout, et cela deviendra de plus en plus évident au cours des années qui suivront, Queuille avait trouvé une épouse qui comptera pour beaucoup dans sa vie. Mme Queuille n’était pas seulement très fine et gracieuse: Danièle Breem, qui travailla auprès de Queuille lorsqu'il sera président du Conseil, dira qu’elle ressemblait à une «tanagra », une de ces statuettes grecques de l’Antiquité figurant une jeune femme d’une grâce simple. D’une discrétion totale, elle avait également une volonté de fer et un grand courage, qualités dont elle aura grandement besoin plus tard. Au début (surtout), elle acceptera mal la carrière politique de son mari, et en particulier les polémiques et combats politiques pénibles qu’elle comportait. Mais elle lui apportera toujours, et cela fut l’essentiel, son soutien loyal et dévoué. Elle n’aura vécu que pour lui et les siens... Le jeune couple fit son voyage de noces à Genève (destination un peu insolite: à part les années de guerre de 1943-1944, Queuille quittera rarement la France, et sa femme, presque jamais). Ensuite, ils s’installèrent à Neuvic, dans la maison familiale de toujours. Mme Queuille amena avec elle sa bonne, surnommée «Tate», qui avait été embauchée par ses parents au «marché des domestiques » à Meymac lorsqu’elle n’avait que quinze ans (et Mme Queuille, environ cinq ans de plus). Il y eut bientôt un deuxième mariage lorsque Tate
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épousera Paulin, le palefrenier au service de Queuille. Paulin mourra longtemps
avant
sa femme,
mais
Tate,
confidente
dévouée
de
Mme Queuille, s’occupera de la maison — et du bien-être de ses habitants — pendant de longues années encore. Devenu un homme marié avec de nouvelles responsabilités, Queuille reprit ses activités de médecin. Il continuait également à promouvoir la bonne renommée de sa région, tâche qu’il n’abandonnera jamais. Au troisième congrès de l’Arbre et de l’Eau, par exemple, tenu à Tulle et à Brive en juillet 1909, il fit (ce fut le prélude au congrès), dans la grande salle du théâtre à Brive, une conférence intitulée : «Les gorges de la Dordogne; par M. le Dr H. Queuille; Avec projections électriques.» Le congrès se terminera par une «excursion générale aux gorges de la haute Dordogne et de ses affluents». Celle-ci durera trois jours et passera par Neuvic, et cela (bien entendu) grâce à Queuille : «C’est lui qui a offert, dès l’annonce du congrès de Tulle, le concours de la section de Neuvic pour préparer et organiser l’excursion finale. » Mais en parlant des deux premières années qui suivirent le
mariage de Queuille, de vieux Neuvicois prennent toujours plaisir en évoquant un jeu de mots qui leur est cher: «Père en 11, maire en 12...» Le 14 juin 1911, Pierre Queuille, le premier-né de la famille, arriva au monde. Et moins d’une année plus tard, le 19 mai 1912, la
carrière politique de Queuille démarra en fanfare lorsqu'il réussit, après une bataille électorale épique, à déloger Rémy Dellestable de la mairie de Neuvic.
Une voie toute tracée, mais bien encombrée En entrant dans la vie politique, Queuille allait suivre — malgré ses affirmations en sens contraire — la nature des choses. Après son retour à Neuvic il devenait de plus en plus évident qu’il ne pourrait jamais se satisfaire d’une carrière de médecin de campagne. Il voulait — l’intensité de ses activités touristiques en témoignait — faire autre chose. En plus, le passage de la médecine à la vie politique était très fréquent à l’époque, notamment en Corrèze où les médecins consti-
tuaient (par exemple) la plus grande catégorie des membres du conseil général. Mais les motivations qui le poussaient vers un tel changement de carrière étaient multiples. Parmi celles-ci figurait assurément son désir
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d’aider ceux qu’il avait appris à connaître en tant que médecin. Plus tard, parlant de lui, un de ses amis (et concurrents) politiques citera, à ce propos, la maxime de Chateaubriand: «Quiconque a reçu des forces doit les consacrer à ses semblables .» Queuille ne se serait pas permis lui-même de s’attribuer un tel éloge, mais pleinement conscient de ses «forces»
(et de son désintéressement,
certainement,
comparé à la plupart de ses concurrents), il ne pouvait pas ne pas l’accepter.
Au moins aussi pertinent fut le fait — indéniable — que Queuille s’intéressait vivement à la politique. En 1904, étudiant en médecine, il s'était consacré avec entrain aux élections municipales à Neuvic. Huit années plus tard, ses rêves d’une brillante carrière médicale loin derrière lui, il était prêt à s’engager — en son nom propre — dans le combat politique. Il savait bien que l’arène politique où il entrait
n’était pas pour les gens pusillanimes, et qu’il lui serait nécessaire de payer de sa personne (et de sa poche). Sa belle-mère n’avait pas, en effet, totalement tort: la nature «peu convenable » de la vie politique
d’alors ressort clairement de la presse politique de l’époque (le ton virulent des polémiques — et leur nature souvent mesquine — y atteint un niveau à côté duquel la presse politique de nos jours semble écrite pour des enfants de chœur). Mais Queuille, comme nous le verrons, n’hésitera pas à se plonger dans la mêlée, à se défendre avec vigueur, et à échanger des accusations, polémiques ou non, avec ses adversaires. Queuille avait également, nous l’avons vu, la politique dans le sang. C’était dans la nature des choses pour le fils d’un maire adjoint, surtout un maire adjoint aussi aimé que François Queuille, de vouloir devenir maire. Dès son enfance à Neuvic, et puis à Paris, Queuille
avait vécu dans des milieux où la vie politique comptait pour beaucoup. Il avait de nombreux parents (et ancêtres) qui avaient occupé, ou occupaient des postes politiques au niveau municipal; son cousin Delmas était l’un des cinq députés que comptait alors la Corrèze. Queuille, donc, était, à sa façon, un modeste héritier politique aussi bien qu’un modeste médecin de campagne... Les «modestes» titres d’«héritier» dont il pouvait se targuer l’étaient surtout en comparaison de ceux détenus par les concurrents contre lesquels il allait devoir se battre pour gagner une place au soleil. Il profitera, certes, de son propre réseau familial, mais ce dernier était peu de choses face au puissant clan politico-familial Labrousse-Rouby-Dellestable, le fameux «syndicat des cousins» qui
régnait alors sur la vie politique corrézienne #.
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Leur influence était grande, et leurs titres multiples. Michel Labrousse (1847-1910), maire de Sainte-Féréole et médecin par profession, avait été conseiller général pendant trente-cinq ans et président du conseil général pendant dix ans, de 1901 à 1910; il fut
député en 1894 et sénateur de 1894 à 1910. Son fils, François Labrousse, né en 1878 et médecin lui aussi, sera maire de Sainte-
Féréole pendant quarante-sept ans, conseiller général pendant quarante, et sénateur pendant trente, jusqu’à sa mort en 1951. Hippolyte Rouby (1860-1920), également médecin, fut maire de Lapleau pendant trente-trois ans; élu conseiller général en 1889, il succéda à Michel Labrousse à la présidence du conseil général en 1911; et il fut également député de 1902 à 1907 et sénateur de 1907 à 1920. Son fils, Élie («Titi») Rouby, succéda à son père comme maire de Lapleau (la famille occupa la mairie pendant soixante-deux ans), et sera président du conseil général de 1945 à 1970. A partir de 1902, avec l'élection de Hippolyte Rouby à la députation, qui avait suivi celle en 1898 d’un autre cousin, Édouard Lachaud
(médecin, lui
aussi), le «syndicat» était très solidement en place. Il comptait deux des cinq députés du département (Delmas était considéré alors comme un député ami), et deux de ses trois sénateurs (Michel Labrousse et François Dellestable). Il avait, en plus, un réseau d’élus locaux qui s’étendait à tous les niveaux de la vie politique du département. Fief depuis longtemps de la famille Dellestable, Neuvic constituait l'un des points d’appui de ce réseau. Rémy Dellestable, né à Neuvic en 1851, y était maire depuis 1896 lorsqu'il avait succédé à son frère aîné François Dellestable, qui avait succédé, lui, à leur père, Pierre Gabriel Dellestable, en 1884 — l’année où les trois Dellestable avaient
signé l’acte de naissance de Queuille. Élu député en 1885 et sénateur en 1894, François Dellestable jouait pleinement son rôle: il sera critiqué pour la «nomination magistrale» de son père comme juge du canton et pour avoir fait obtenir (nomination plus modeste) un bureau de tabac à l’une de ses tantes !. En 1901, avec l’appui de son frère François (conseiller général d’Égletons depuis 1888), Rémy Dellestable fut élu conseiller général de Neuvic après la démission de
Raoul Calary pour des raisons de santé. Ainsi, à partir de 1901, le contrôle de Neuvic par les Dellestable semblait assuré...
Rémy Dellestable étant maire et conseiller général de Neuvic, il occupait les deux postes dont Queuille avait le plus besoin pour se lancer dans une carrière politique. Mais ce ne fut pas tout. Raoul
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Calary de Lamazière, déjà conseiller d’arrondissement (et battu par Delmas lors des élections législatives de 1906), cherchait, lui aussi, une place au soleil. Et, comme Queuille, il allait se présenter contre Rémy Dellestable aux élections cantonales de 1913... Pour se lancer dans une voie tellement encombrée, sinon bouchée, il fallait non seulement être motivé mais aussi avoir de l’audace, beau-
coup d’audace.
«Envers et contre lui, le petit Queuille fait de la politique » C’est par ces mots que Queuille résuma, dans une lettre adressée à son ami Henri Delivet, sa victoire mouvementée aux élections municipales à Neuvic en mai 1912. Dans deux autres lettres écrites à la même époque, il parlera également — toujours avec verve — de sa famille, de ses autres activités, et aussi des perspectives qu’il entrevoyait pour lui, et cela parfois sur un ton que n’aurait pas renié sa belle-mère. 6, «Je t’embête », s’excusa-t-il dans la première où il le prévenait de l'envoi d’une de ses malades en consultation. «Mais tu n’auras qu’à venir m’engueuler ici et je te ferai admirer mon gosse qui naturellement est épatant à mon avis. Célestin qui est devenu mon beau-frère sera père en septembre. Mon frère a un gosse de deux ans et est pharmacien à Mauriac, actuellement il fait ses dix-sept jours. Moi je m'engraisse. Je fais suffisamment des affaires. Je plante des arbres, 2 000 pins cette année! Je m'occupe un peu moins de la Dordogne et si je n’écris pas régulièrement aux amis jy pense souvent.» Dans un post-scriptum, Queuille fit part également d’une activité plus inédite :«Lorsque tu viendras je te lirai trois actes — une pièce — de moi... qui t’intéressera au moins en attendant le Français, l’'Odéon... ou le tiroir» (la pièce en question, après avoir gagné le tiroir, n’a malheu-
reusement pas survécu...). Puis Queuille en venait — entre autres digressions — aux élections. «Moi je suis dans une phase d’ennuis, mon auto a une panne un peu sérieuse qui l’immobilise pour trois ou quatre jours, et me voilà pour la première fois depuis un an à refaire de la bicyclette et il faudrait politicailler !!! Nous allons entrer dimanche dans la période active — celle des papiers — de la campagne. Je me présente avec quelques autres en dehors de la liste officielle, sans vouloir chambarder tout...
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encore. Peut-être ramasserai-je une veste. Je ne le crois pas. Mais. Enfin je t’enverrai les ‘“‘explications” de notre liste. » Dans sa deuxième lettre, Queuille annonça sa victoire sur un ton à la fois exubérant et désabusé.
«Eh bien oui! C’est vrai, envers et
contre lui le petit Queuille fait de la politique. Je suis pris dans l’engrenage. L’horrible gueuse me serre dans ses bras. Je suis collé à elle. Comment à présent m’en décrocherai-je ? Je ne voulais pas être maire de Neuvic. Je me suis présenté à part, avec quelques amis, et notre premier papier inclus te montrera quelles étaient nos ambitions. Il a fallu que nous trouvions un courant qui brusquement nous a emportés au-delà du but. Je suis arrivé en tête avec 570 sur 640 votants, mes sept amis ont passé au premier tour, le maire est arrivé onzième avec les siens! Et ce furent des délégations, des attrapades, des insultes
jusqu’à ce que je me sois décidé, le jeudi suivant le deuxième tour, à chercher des candidats et à accepter la mairie. Mes candidats ont passé et par 15 voix sur 21 le jeune Queuille est devenu maire de Neuvic..» «Et maintenant ?», demanda-t-il, car Queuille pensait déjà à la prochaine étape. «Eh bien, maintenant il est candidat envers et contre lui, car il ne voulait pas faire de politique, il est candidat au
conseil général. Il serait paralysé ayant le conseiller général contre lui, il faut qu’il le foute par terre qu’il le veuille ou non. Raoul Calary ancien candidat à la députation, Dellestable ancien maire frère du sénateur, ou le sénateur lui-même, et le jeune et sympathique maire de Neuvic vont se trouver aux prises. Entre avaient lieu maintenant, il faudrait parier pour voilà, c’est dans un an.» En terminant sa lettre à son vieil ami, (autant que jamais) confiant en lui-même et
nous, si les élections ce dernier. seulement Queuille se montrera dans son avenir, sans
illusions quant à son nouveau métier (et cela en y allant un peu fort), et, comme il le sera toujours, fidèle en amitié. «Conclusion. Je suis entré dans une sale boutique, je ne veux pas en sortir, mais n’y
entre jamais. Je n’y ai trouvé que des embêtements, des saletés et des haines. Je ne sais pas où cela me conduira, il est possible que la fortune politique me souriant, je sois, un jour, candidat à autre chose qu’au titre de conseiller général. Mais même si cela arrivait et si ces espoirs que je laisse entrevoir ici (et que je te demande de ne pas crier car il y en a assez qui le disent pour moi) se réalisaient, même si tout allait très bien, eh bien! mon vieux il y a quelque chose qui vaut mieux que la politique et que tout cela je l’ai perdu hélas déjà. C’est
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mon bon estomac, ma tranquillité et les dernières illusions sur les autres, sur les autres qui ne sont pas vos très bons amis comme toi par exemple. »
Le nouveau maire de Neuvic Le règne de Queuille (il durera plus de cinquante ans) commença par un appel à la réconciliation, ce qui était tout à fait dans son caractère. Mais un tel appel était aussi dans la nature des choses, car la campagne électorale qui venait de se dérouler avait été très rude, et son
élection à la tête de la mairie plus que passablement dramatique — comme en témoigne sa lettre à Henri Delivet. Mais ajoutons quelques détails. Les vingt et un conseillers municipaux élus les 5 et 12 mai 1912 s’étaient réunis, le 19 mai, sous la présidence du doyen d’âge, François Escure, assisté du secrétaire de
séance, le plus jeune élu, Queuille 7. Le plus jeune élu était très lié au doyen d’âge mais, soulignons-le, ce dernier avait été élu sur la liste Dellestable. La première tâche des conseillers municipaux fut l’élection d’un maire. En plus des quinze bulletins déposés dans l’urne au nom de Queuille, et les cinq au nom de Rémy Dellestable, un bulletin portait le nom de François Escure. Ayant atteint la majorité absolue, Queuille fut proclamé maire et invité par le doyen d’âge à prendre la place jusqu’alors tenue par Rémy Dellestable, moment qui dut être aussi dramatique pour Dellestable que pour Queuille... Ensuite, François Escure fut élu premier adjoint, obtenant vingt voix (il y eut un bulletin blanc); puis, Baptiste Badiou, déjà collaborateur clé de Queuille, fut élu au poste de second adjoint, avec vingt voix également (une voix allant à Antoine Monéger, de la liste Dellestable). Ce fut alors que le nouveau maire s’adressa pour la première fois à ses collègues — message qui sera résumé et transcrit pour la postérité (par Queuille lui-même, l’écriture en témoigne) dans le «Registre de délibérations du conseil municipal», toujours déposé à la mairie de Neuvic. «Le maire remercie au nom de la municipalité le conseil municipal. Il dit que c’est avec émotion que l’homme tout jeune qu’il est prend la présidence de l’assemblée communale et attribue la grande part de l’honneur qui lui est fait au souvenir de son père. » Après cet hommage à un père qui, disait-on, n’avait pas d’ennemis à Neuvic (et cela lorsque les Dellestable régnaient en maîtres), Queuille en vint à l'essentiel. «La tâche du conseil municipal serait lourde si à
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l’activité des nouveaux conseillers ne s’ajoutaient l’expérience et la compétence des conseillers qui depuis plusieurs années travaillent pour Neuvic. Malgré la bataille récente une collaboration étroite s’établira, il en est certain, entre tous les éléments réunis par les électeurs sur ce terrain d’entente qu’est l’intérêt de la commune. » II termina son allocution en remerciant «enfin le conseil de lui avoir donné comme adjoint son ami M. Badiou et d’avoir placé à côté d’eux le vieux républicain qu’est François Escure.. ». Cet appel à la réconciliation fut renforcé, bien sûr, par le fait que Queuille, devenu maire, était désormais bien placé pour affermir son autorité. Mais déjà, avant la campagne électorale, Queuille savait qu’il devait gagner le soutien de ceux qui avaient jusqu'alors soutenu les Dellestable. Et comme en témoigne sa première lettre à son ami Henri Delivet, il était confiant de pouvoir le faire. Il ne manquait pas, en effet, de cartes à jouer. Mais il fallait les jouer avec soin aussi bien qu'avec audace. Du côté idéologique, il n’y avait vraiment pas de problèmes, la divergence doctrinale entre les «républicains radicaux» de Rémy Dellestable et les «républicains radicaux-socialistes» de Queuille n'étant guère perceptible. Comme la quasi-totalité des Neuvicois, ils étaient, des deux bords, républicains et radicaux (avec ou sans lettres majuscules)... Le «papier » électoral qu’envoya Queuille à son ami fut consacré, donc, en grande partie à des questions beaucoup plus terre à terre. L’hospice de Neuvic, y lisait-on, se construisait sans surveillance. Neuvic perdait l'avantage d’une entreprise locale d’éclairage et était obligé de faire des rentes à Meymac. Le port des dépêches payé pour la ville et non pour la campagne était une anomalie. Etc., etc. Ces
observations seront dûment réfutées dans un communiqué signé par «un groupe d’électeurs ». L’hospice, y lisait-on, était un modèle du genre, les quelques malfaçons inhérentes à tout travail seraient réparées, et, fort heureusement, l’État l’avait reconstruit sans que la
commune ait déboursé un centime. Neuvic bénéficiait, sans qu’il en résultât pour les contribuables la moindre charge et le plus petit inconvénient, de tous les avantages que retirait Meymac de la lumière électrique. A tour de rôle, les localités seraient dégrevées du port de télégrammes. Et ainsi de suite. De tels problèmes, ce fut évident, pouvaient être réglés «sur le terrain d’entente qu’est l'intérêt de la commune», comme le dirait — et dira souvent — Queuille. Il avait, donc, porté son effort principal
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à un niveau bien plus important, celui des personnes. La déclaration clé de ses explications électorales y était consacrée. Rédigée avec soin, et toute l’emphase nécessaire, elle fut d’une simplicité remarquable: «Nous n’avons jamais voulu faire une liste complète estimant qu'il y a dans l’ancien conseil des membres qui doivent être réélus.» À bon entendeur salut... Ce message fut entendu et compris. Des quinze conseillers élus le 5 mai, huit l’avaient été sur la liste patronnée par Queuille (sa liste au complet), et sept sur la liste Dellestable. Chaque liste emporta encore trois sièges le 12 mai. Queuille menait donc par onze contre dix, nombre suffisant — mais tout juste — pour emporter la victoire. Pendant les jours qui suivirent (ce fut la période des «délégations, des attrapades, des insultes »), Queuille réussit à débaucher quatre des élus qui étaient entrés en campagne sous la bannière Dellestable. Cela lui permettra, le 19 mai, de ne pas seulement être élu maire,
mais bien élu. Le scrutin du 19 mai fut, bien sûr, secret — ce qui valait sans doute mieux pour la bonne entente entre Neuvicois. Mais certaines tendances — et suppositions — étaient évidentes : personne ne pouvait ignorer que Queuille était bien placé pour attirer des sympathies et des voix... François Escure, élu sur la liste Dellestable, l'avait toujours traité comme un fils. Réélu triomphalement premier adjoint, le « vieux républicain » restera à son poste jusqu’à sa mort en 1919. Antoine Monéger, également élu sur la liste Dellestable, était le père de Léon, et lui aussi, comme un père pour Queuille. Et parmi les autres membres de la liste Dellestable, le docteur Émile Calary, ami de toujours, avait été son subrogé tuteur. Après son élection, Queuille poursuivra son effort de réconciliation — et de séduction — auprès de certains des quatre conseillers municipaux restés jusqu’au bout fidèles à Rémy Dellestable. La fille de Jean Daubech, l’un des quatre, n’oubliera pas le récit que fit son père en famille de la première conversation qu’il avait eue avec Queuille après le vote, récit qu’il répétera souvent par la suite. Rencontrant Queuille, il lui avait expliqué que, ayant été élu sur la liste Dellestable (il arriva en quinzième place au premier tour), il avait pensé qu’il était de son devoir de voter pour Dellestable. Le félicitant pour sa franchise et son honnêteté politique, Queuille lui déclara: «Vous avez bien fait. » Mais à un niveau supérieur, Queuille le savait bien, il n’y aurait pas de réconciliation — ou, encore moins, de séduction — possible,
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Entre lui et Rémy Dellestable, le combat allait continuer. Comme en témoigne le registre des délibérations, il sera souvent très pénible. Le 2 juin 1912, par exemple, lors de la première réunion du nouveau conseil municipal, Dellestable refusa la proposition que lui fit Queuille de devenir membre de la commission des travaux publics,
disant que «ce sont des nouveaux qui doivent en faire partie» (trois de ses colistiers, toutefois, dont le docteur Calary et Antoine Moné-
ger, acceptèrent). À cette même réunion, Dellestable protesta également contre son exclusion de la commission de l’hospice, «la seule dont il eût voulu faire partie». Ensuite, il «s’est étonné que l’on n'ait pas procédé à un inventaire». Un inventaire fut dressé deux jours plus tard, mais une note dut être ajoutée au registre : «M. Dellestable fait valoir que cet inventaire aurait dû être dressé lorsque M. le maire a pris la mairie le 19 mai 1912 et fait à ce sujet toutes réserves [dix-sept mots rayés nuls]... » Dellestable «s’est étonné » à nouveau trois semaines plus tard, à la
réunion du 23 juin, et puis encore à celle du 23 février 1913. Le dénouement final, dûment inscrit dans le registre des délibérations, sera annoncé à la séance du 28 juillet 1913: «M. le maire a reçu, pour être remis aux intéressés, les accusés de réceptions par M. le préfet des lettres de démission de MM. Dellestable, Calary Raoul et Lageron. Ces conseillers municipaux sont donc démission-
naïires et leurs démissions acceptées par la préfecture. » Queuille avait gagné: dorénavant il pouvait gérer sa mairie dans une paix relative. Mais un autre combat politique s’engageait déjà; le
premier tour des élections cantonales allait avoir lieu six jours plus tard, le 3 août 1913. Dans cette bataille cruciale pour son avenir politique, deux des démissionnaires seront ses adversaires :Raoul Calary (il avait choisi, à cette occasion, d’omettre «de Lamazière» de son nom), et, cherchant sa revanche, Rémy Dellestable…
Conseiller général La bataille pour chasser Rémy Dellestable de son poste de conseiller général de Neuvic avait commencé dès la prise de la mairie une année plus tôt — comme Queuille l'avait expliqué en écrivant (en termes familiers et en utilisant la troisième personne) à son ami Henri Delivet. «II serait paralysé ayant le conseiller général contre lui et il faut qu’il le foute par terre qu’il le veuille ou non...» Les événements qui
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s’étaient succédé depuis n’avaient rien fait pour diminuer la détermination — et la confiance — qui animait «le jeune et dynamique maire de Neuvic». Au contraire :Queuille le «voulait », et même de plus en plus... Il ne s’agissait pas, d’ailleurs, de seulement déloger Dellestable. Voulant avoir les mains libres (et la place pour lui), Queuille devait battre quiconque se mettrait en travers de son chemin. A cet égard, l'éventualité qu'avait envisagée Queuille d’une candidature de François Dellestable ne s’était pas concrétisée (la carrière politique de ce dernier était sur une pente déclinante: il n’était plus conseiller général d’Egletons, et il n’avait été réélu sénateur en 1912 qu’au deuxième tour). En tout cas, ce serait plus logique — ou du moins plus convenable — que le conseiller général en place, son frère cadet, défendît un siège qu’il tenait depuis 1901. L’autre adversaire de Queuille, comme ce dernier l’avait également prévu, sera le talentueux (et très ambitieux) Raoul Calary, portant pour l’occasion l’étiquette un peu pâle de «républicain démocrate». Sa candidature fut facilitée par le fait que son oncle du même nom (nom auquel il n’ajouta jamais «de Lamazière ») avait été conseiller général de Neuvic de 1871 à 1900, et un président respecté du conseil général pendant quatorze années. Queuille lança sa campagne officielle en publiant une profession de foi dans laquelle il fit entrer des déclarations beaucoup plus générales et politiques que celles utilisées dans ses «papiers» de l’année précédente. Tout d’abord, il se présenta en termes rappelant des valeurs que, en bon radical-socialiste, il allait toujours faire siennes. «Partisan d’une République meilleure, il croit à une évolution des êtres et des choses qui peu à peu conduira notre société vers moins d’injustice ; et sans se donner comme les collectivistes dont il se sépare, la formule d’un État de demain, il ne s’effraie d’aucune réforme qui est une conquête contre l’injustice sociale.» Cela dit, et après avoir observé que «la question politique se pose rarement devant le conseil général», il devint nettement plus précis dans ses
propositions. Une révision de la Constitution était nécessaire, et il serait également utile de promouvoir une réforme électorale qui «tout en donnant une représentation aux minorités restera majoritaire». Puis, regardant plus loin, il affirma qu'il était partisan de la simplification des rouages administratifs, de la décentralisation, «à laquelle on peut aboutir en accroissant les libertés communales et en individualisant davantage les régions ayant des intérêts communs » ; qu’il était partisan du statut des fonctionnaires et d’une réforme judi-
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ciaire complète ;qu’il «resterait fidèle aux lois de la défense laïque, et à l’école — impartiale parce que laïque — qui fera la France de demain»; et qu’il pensait «qu’il aurait un grand intérêt à voir se développer dans les milieux ruraux des associations et des syndicats auxquels, de plus en plus, l’État doit donner des capacités plus grandes et qui seront le noyau autour duquel se grouperont des œuvres d’assurance, de prévoyance et de mutualité ». S’étant ainsi muni d’un programme politique adéquat pour occuper une longue carrière politique (et plus d’une République), Queuille se tourna ensuite vers des questions d’un intérêt plus local. Une des tâches du conseiller général, souligne-t-il, serait d’aménager les chemins, «ces chemins impossibles [...] où l’hiver, comme vous autres, le médecin s’embourbe, et d’où il doit faire sortir sa voiture avec l’aide de vos vaches... ». Il envoya aussi quelques flèches à ses adversaires, la seule phrase qu’il fit imprimer en italique étant: « Républicain par tradition et dès son enfance (suivez mon regard), il est de ceux qui, jamais, même pour arriver, ne se préteront à une alliance ou à une compromission. » Puis, en concluant, Queuille réfuta les rumeurs, et
les qu’en-dira-t-on selon lesquels il était «sans appui et serait voué à l'impuissance», et que «cette lutte aura comme conséquence des haines terribles et que les représailles suivront ». Il avait de son côté, répliqua-t-il, la plupart des représentants de la Corrèze; et depuis un an à la mairie de Neuvic, «je crois que nous avons montré, mes amis et moi, que nous étions capables de travailler utilement ». Quant aux «haines terribles », il était «tolérant par caractère», et s’efforcerait de rester «celui qui toujours à tous tendra la main, même à ceux qui Pauront combattu, et qui, avec tous, sans arrière-pensée, luttera
pour défendre son canton ». Tolérant par nature, Queuille l’était, certes. Mais il n’hésitait pas à l’occasion à se livrer à des joutes oratoires, comme en témoigne le compte rendu (publié dans un journal conservateur) d’une «confé-
rence contradictoire et préparatoire » qui avait été tenue le 21 mai à Neuvic. Dans «un long discours», selon ce compte rendu, Queuille exposa d’abord son programme, se recommandant du «Parti radicalsocialiste, parti qui a eu l’honneur, dit-il, de faire voter toutes les lois laïques, qui a contribué à faire aboutir les retraites ouvrières, parti qui se propose de réaliser l’impôt sur le revenu... ». Mais ce ne fut que le début de sa présentation. «Puis il reproche à ses deux concurrents, M. Raoul Calary et M. Dellestable, leur fortune personnelle, ce nerf
de la guerre qui est aussi celui des campagnes électorales, à M. Del-
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lestable sa négligence dans les affaires communales, à M. Calary son éloignement de Neuvic. Enfin, il recommande à tous les citoyens présents ou absents de voter pour le petit médecin qui s’est élevé par son
travail, sans fortune et sans protection... !8, »
En répondant à Queuille, Raoul Calary exposa, lui aussi, son programme. Mais la réunion commençait à dégénérer. « Dès le début quelques voix plus ou moins éraillées l’empêchent de parler. Impassible, l’orateur tient tête — dans les grandes réunions de Paris il en a vu d’autres...» Enfin, grâce à l'intervention du bureau, Calary put se faire entendre. Relevant l’épithète d’«étranger», il déclara que les portes de sa maison étaient «toujours ouvertes à ceux qui viennent y frapper » ; que les propriétés qu’il possédait à Neuvic et dans les environs étaient «une preuve que je suis un enfant du pays»
; et que les
électeurs à deux reprises avaient voté en masse sur le nom de Calary. Ensuite, passant sur un autre terrain, il se réclama, lui, du Parti répu-
blicain, «c’est-à-dire du parti de toutes les libertés et non celui de la licence, de la délation et des fiches ». Puis, élevant le débat, il déclara
que ce fut le Parti républicain qui avait porté M. Poincaré, «l’homme national», à la présidence de la République, et que ce même parti voulait «la France forte à l’intérieur afin de pouvoir se montrer forte à l’extérieur, si les événements, hélas!, venaient à se compli-
quer ». Malheureusement,
constata l’auteur du compte rendu, «il nous
est impossible d’entendre la fin du discours... ». Mais la réunion dégénéra encore (et le ton du compte rendu aussi) lorsqu’un troisième
orateur essaya ses, assez du canton aurait Palisse, qui se
de se faire entendre. «II réussit à placer quelques phramoins pour faire conclure que cet étranger à notre mieux fait de garder ses oies à Tulle...» Le maire de permit de traiter Calary de «calotin », suscitera égale-
ment un vif commentaire de l’auteur du compte rendu. «Eh quoi,
citoyen Ralite, sont-ce les idées anticléricales que vous affichiez ces dernières années en Belgique? N'est-ce pas sous le couvert de la calotte que vous vous présentiez aux catholiques et au clergé belge pour vendre votre vin véritable cru de Palisse, canton de Meymac près Bordeaux !... » Rémy Dellestable n’avait pas participé à cette «conférence contradictoire et préparatoire», mais — comme Queuille et Calary — il mènera un combat très actif sur le terrain. «Les candidats voyagent le matin, à midi et le soir », notera le correspondant de La Croix de la Corrèze la veille du premier tour. « Les électeurs travaillent, plus sou-
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cieux de leurs récoltes que de la politique et on ne peut que les louer...» Quant à savoir lequel serait élu? «Ma foi, je n’en sais rien.» Puis, ajoutera-t-il (exprimant un sentiment très rare pour ce journal très catholique) :«En attendant, bonne chance aux trois candidats.. » Dans l'attente de savoir, Calary, dans une interview donnée à un journal qui lui était fidèle, fit une proposition qui dépassait, du moins en célérité, les idées de prévoyance et de mutualité dont Queuille avait fait état dans sa profession de foi. «J’ai longuement parlé des caisses paysannes contre la mortalité des bestiaux et la perte des moissons. J'y reviens : dès mon élection, si je suis élu, je créerai cette caisse à mes frais. » Afin que cela fût encore plus clair, il ajouta : «Mais tout cela demeure à l’état de projet tant que les électeurs n’auront pas décidé. [...] À eux de choisir dans la plénitude de leur indépendance l’homme
qui peut leur rendre le plus de service. !?. » De telles promesses n’étaient guère susceptibles de troubler la confiance qu'avait Queuille dans l’issue finale. L’engagement de Calary, en tout cas, venait à l’appui des arguments du «petit médecin
qui s’est élevé tout seul » à la différence de ses concurrents, détenteurs de fortunes personnelles. Mais rien n’était encore sûr. Dans une ana-
lyse publiée à trois jours du premier tour, le journal républicain tulliste Le Corrézien,
tout en faisant fi des chances
de Dellestable
(«cousin cousinant, déjà démoli comme maire par le sympathique docteur Queuille »), prévoyait un ballottage au premier tour suivi par une victoire de Queuille ou de Calary au second. Les deux concurrents de Queuille seront, l’un et l’autre, «démolis». Avec 1 019 voix sur 2 209, Queuille faillit gagner au premier tour. Malgré les prévisions du Corrézien, Dellestable arriva en deuxième position avec 677 ; et Calary troisième, avec 413.
même,
Queuille emporta
445 des 685 voix; Dellestable,
A Neuvic
161; et
Calary, 77. Le seul «triomphe» de Calary fut à Lamazière-Basse, berceau de sa famille, où il obtint 210 des 318 voix (lors des élections municipales de l’année précédente, son frère aîné, Marcel, en obtenu 223 sur 355). Au second tour, le 10 août, Rémy Dellestable sera écrasé. 1 736 bulletins déposés dans les urnes, Queuille en obtint 1 499: lestable, seulement 129; et Calary (qui n’était plus candidat),
avait
Des Del41... Ainsi, à l’âge de vingt-neuf ans, Queuille avait emporté avec éclat la deuxième élection cruciale pour son avenir politique...
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Un président de la République en visite Un mois plus tard, le 11 septembre dent dans l’histoire de la petite ville de la République vint en visite. Ce dent. Éluà la magistrature suprême
1913, un événement sans précéde Neuvic eut lieu:un président ne fut pas n’importe quel présiquelques mois plus tôt, Poincaré
s’imposait déjà comme une grande figure républicaine, et sa réputation ira en s’amplifiant au cours des années de guerre qui suivront. Plus tard, il sera l’un des héros de Queuille, son ministre de l’Agriculture en 1926-1928. En 1964, lorsqu'un journaliste lui demanda: «Quel est l’homme qui vous a laissé la plus forte impression au cours de vos mandats ministériels?» Queuille répondra sans hésita-
tion :«Le Président Poincaré... 2. » Mais leur rencontre en 1913 fut, pour le moins, inégale, et brève. Les préparatifs du voyage présidentiel en Limousin, Marche, Quercy et Périgord avaient commencé trois années auparavant, avec Henry de Jouvenel, alors animateur du syndicat d’initiative en Limousin (mais surtout rédacteur en chef du journal parisien Le Matin qui avait des ambitions politiques, notamment en Corrèze), jouant un rôle très actif — il accompagnera le Président. La route qu’allait suivre Poincaré et la durée de ses arrêts étaient devenues la source de
longues et pénibles discussions. Quand l'itinéraire fut publié en août 1913, le jeune maire (et nouveau conseiller général) de Neuvic fut furieux, et ne s’en cachait pas. Écrivant au préfet le 27 août, il s’écria: «L’itinéraire officiel de Monsieur le Président de la République vient de paraître et nous n’avons qu’un arrêt sans descente de voiture?! !» Queuille fut indigné en particulier par le fait que Lapleau, qui comptait presque trois fois moins d’habitants que Neuvic (mais parmi ceux-ci figurait son influent sénateur maire, Hippolyte Rouby), allait avoir droit à un arrêt important, avec un déjeuner. «Je viens vous prier monsieur le préfet de vouloir bien intervenir pour que l’on nous accorde dix minutes sur les deux heures d’arrêt de Lapleau.» Un tel traitement pour Neuvic, ajouta Queuille, «ressemble quelque peu à une punition et prend — à tort c’est entendu — mais prend, quand même, une signification politique». Ayant ainsi élevé l’affaire (avec diplomatie, certes, mais aussi avec netteté) à un niveau politique, Queuille souligne que le fait qu’«on nous sacrifie complètement à cette ville», et que «nous, qui avons fait peut-être le plus en Corrèze pour le développement du tourisme, nous soyons
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tout à fait maltraités », était «trop injuste». Puis, en concluant, il
souligne également que — moment bien choisi — le cortège de la fête de la Bruyère serait en train de parcourir Neuvic à l’heure même où passerait Poincaré... «Ne pourrait-on pas nous accorder un arrêt de dix minutes pour faire défiler le cortège ! » Il faut noter que les préparatifs du voyage présidentiel avaient été influencés par le fait que, parmi les honneurs qu’allait rendre Poincaré à la Corrèze, figurait l’inauguration de la ligne de chemin de fer qui, depuis mars 1913, reliait Ussel à Tulle. Il s’agissait du fameux «tacot», le petit train (sa vitesse moyenne était entre douze et quinze kilomètres à l’heure) que certains baptiseront le Transcorrézien. Un imposant viaduc près de Soursac, au sud de Neuvic (et proche de Lapleau), fournissait un site spectaculaire où Poincaré pouvait s’embarquer pour un court trajet inaugural jusqu’à Lapleau. Il faut noter aussi que le sénateur maire, en tant que président du conseil général, avait joué un rôle primordial dans la création de la ligne, prépondérance que Queuille, bien sûr, ne pouvait pas revendiquer. Notons également que le laps de temps prévu pour un déjeuner présidentiel était — surtout en Corrèze — déjà bien court. 22. Le déjeuner fut copieux (comme en témoigne le menu). Mais la visite de Poincaré à Lapleau vivra surtout dans la mémoire collective des Corréziens grâce à une histoire de chaise percée — histoire relatée par une lettre rassurante qu’envoya Rouby au préfet. Selon le programme, Mme Poincaré devait participer au déjeuner, et celui-ci allait avoir lieu à la mairie où certaines facilités étaient limitées. «Mais il est certain », écrivit le sénateur maire, «que si Mme Poincaré veut se reposer un instant ou arranger sa toilette, elle acceptera de
venir à la maison où tout sera mis à sa disposition. En tout cas, je ferai préparer, suivant votre désir, le cabinet du juge de paix. Il y aura une chaise percée derrière un paravent et un lavabo. Aucune difficulté
pour cela...» Il paraît que Mme Poincaré n’a pas eu à utiliser la fameuse chaise percée, mais plus de trois quarts de siècle plus tard il y a des Corréziens qui s’excusent dans certaines occasions en disant : «Je vais chez Rouby.….. »
Il y a aussi des Neuvicois — ou tout au moins des Neuvicoises — qui se souviennent toujours de la visite que fit Poincaré à Neuvic. Celle-ci, en effet très brève, eut lieu au cours d’une longue journée
de déplacements: partis de La Courtine à 7 h 45, Poincaré et son entourage devaient arriver à Tulle, après un voyage de 209 kilo-
mètres, à 18 heures. Selon un journaliste qui les accompagnait, «on
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brûle Neuvic, où on a organisé, à l’occasion du passage du Président, une gracieuse fête». Nous savons que la première «voiture automobile» arriva à Neuvic à 10 h 40, mais nous ignorons son heure de départ. Poincaré s’y arrêta, et y fut photographié. Mais descendit-il, au moins, de sa voiture?
Un témoin penchera, mais tout juste, pour l’affirmative. Au moment de la visite, elle venait de célébrer son cinquième anniversaire. Elle se souvint bien du grand défilé de chars traînés par des animaux, et en particulier du char sur lequel était montré un mariage limousin: elle jouait le rôle de la mariée. Son grand-père, Paul Combes, directeur d’école à Neuvic où il fut le premier instituteur de Queuille, avait trouvé de la bruyère blanche (fort rare en Corrèze) qu’elle devait présenter à Mme Poincaré. Et ce fut Poincaré lui-même qui l’avait soulevée pour lui permettre de faire la présentation. «Oui,
il est descendu de la voiture, je crois, mais pas pour longtemps. 24. » Un autre témoin, âgé de dix ans en 1913, se souviendra d’avoir été placé, par M. Badiou, sur le rebord d’une fenêtre de la mairie afin de mieux voir la scène. Malgré les nombreuses décennies qui s’étaient écoulées dans l’intervalle, elle pouvait toujours citer avec précision l'adresse que fit Poincaré aux Neuvicois (une adresse qui, comme la présentation d’un bouquet, est relatée par la presse de l’époque) : «Je remercie la population tout entière de Neuvic. Vive la République!» Après avoir observé que Poincaré, en tant que président de la République, ne pouvait pas dire «Vive la royauté !», elle ajouta, toujours aussi fermement : «Il est resté dans sa voiture. ?°. » Qu'il en soit ainsi ou non, et malgré des regrets que pouvait entretenir Queuille suite à cette première et modeste tentative politique à un échelon quelque peu national, il avait fait de son mieux pour faire rehausser la réputation de Neuvic. Rien n’a filtré sur des remarques qu’il aurait pu faire à Poincaré, mais une grande banderole dressée place de la Mairie parla pour lui: «Neuvic, centre du tourisme, salue et remercie le président de la République.» Et qu’il ait pu au moins approcher Poincaré est attesté par la signature de ce dernier en bas d’une phrase laconique inscrite dans le registre des délibérations du conseil municipal : «Le 11 septembre 1913, M. Raymond Poincaré, président de la République, a passé à Neuvic.» Collée sur la même page du registre est une brève lettre, datée du 30 septembre et adressée à M. le maire, dans laquelle le secrétaire général de la présidence déclara que le président de la République avait été «profondément ému de la délicate attention qu'ont eue
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HENRI
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les habitants de votre commune Mme Poincaré... ».
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en offrant une gerbe de fleurs à
Et de trois, mais péniblement : l'élection d’un député Des problèmes beaucoup plus sérieux que ceux d’une brève visite présidentielle se profilaient à l’horizon. Après sa victoire facile (sinon prédestinée) «envers et contre lui», sa prise audacieuse de la mairie de Neuvic, et son entrée triomphale au conseil général, Queuille devait maintenant affronter l’étape la plus importante de son entrée en politique: son élection de député. La voie était toujours très encombrée : parmi les six candidats présents au premier tour des élections législatives, le 26 avril 1914, figureront non moins de trois radicaux-socialistes, notamment le député sortant lui-même, Arthur Delmas, mentor, ami et cousin de Queuille. Dans une bataille où
des personnalités compteront inévitablement beaucoup plus que des programmes politiques, Queuille allait devoir jouer, encore une fois, un jeu très serré. Plus tard, dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952, Queuille parlera avec émotion de cette élection lointaine. En 1914, raconta-t-il, Delmas vint le trouver en lui disant: «Il faut que tu sois candidat à la députation. » C’était l’époque en Corrèze, explique
Queuille, où «entre représentants de mon parti, on pouvait se battre entre soi puisque nous étions sûrs d’être élus. On n’avait pas alors à se préoccuper des adversaires d’autres partis. C’était dans le parti qu’il fallait trouver des occasions de dispute et des occasions de discorde comme il y en a toujours au moment des élections, et les radicaux s’opposaient les uns aux autres. C’était précisément le cas et mon parent Delmas pensait qu’il allait y avoir une bataille très dure et il venait me demander — alors que je venais d’être élu, un peu malgré moi, maire de Neuvic et conseiller général — de poser ma candidature à la députation. » Queuille ajouta qu’il était lui-même hésitant, mais que Delmas insista. «J'ai résisté. J’ai résisté beaucoup, jusqu’au jour où il est venu me dire: “Je n’admets plus que tu hésites. Il faut que tu sois
candidat. Il y a demain une réunion à la foire de Peyrelevade, tu iras à Peyrelevade”… » Devant beaucoup à Delmas, et «obligé» de s’incliner, Queuille partit donc pour Peyrelevade. Il n’était «pas très fier », se demandant
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ce qui allait se passer dans «cette foire de Peyrelevade, où je ne connaissais personne sauf le conseiller général du canton, le docteur Pouloux, que l’on m'avait dit être favorable à ma candidature et M. Delmas me l’avait dit». En route, il fit un arrêt à Sornac où il
trouva une vieille tante qui, ayant entendu parler de sa candidature, voulait le mettre en garde: «Tu sais, petit, tu penses à être candidat mais dans ce pays tu auras affaire à des électeurs qui ne sont pas commodes. Et ils sont très rouges, beaucoup plus que toi. Tu verras quelle vie ils te feront. Je ne te conseille pas d’entrer dans cette carrière et de courir le risque de revenir ici. Ils pourraient même te porter de mauvais coups. » Mais ensuite, poursuivit Queuille, elle lui donna un autre conseil qui se révélera précieux pour la suite. «“Tu vas à Peyrelevade, il y a là un de nos parents qui est parmi les plus excités (appelons-le Durand). C’est Durand de tel village, il est parmi les
éléments les plus bruyants et les plus hostiles à tout ce qui est ami de l’ordre (elle n’était pas très avancée, ma tante). Tu ferais bien de le voir parce que, comme tu es de la famille, peut-être que cela arrangerait les choses.” Et elle m’avait expliqué le lien de parenté avec un nommé Durand. » En arrivant à Peyrelevade Queuille sentit qu’il avait «une chance extraordinaire et que le dieu électoral [lui] était favorable» car, ne connaissant personne, «la première chose que je vois c’est un homme de haute stature, avec un grand chapeau, silhouette très facile à individualiser : c'était le docteur Pouloux qui était sur la route comme s’il m’attendait». Lui disant d’abord de faire quelques visites (et lui indiquant les personnes qu’il devait voir), Pouloux l’amena ensuite déjeuner dans un hôtel. Au bout de la table d’hôte se trouvait «un monsieur qui discutait avec animation». Bien entendu, ce fut «Durand»,
et, bien entendu, Queuille le rattrapa à
la sortie. Expliquant qu’ils étaient parents avant de se présenter, Queuille s’entendit dire: «Alors, vous êtes candidat. Vous avez de la
chance, jeune homme, d’être de la famille. Vous allez voir tout à l’heure cette réunion, au cours de laquelle le citoyen Rambaud viendra exposer son programme. Ma foi, puisque vous êtes de la famille, je vous ménagerai et vous verrez comment J'arrange Rambaud. » (Camarade de Queuille au lycée de Tulle et présent dans la salle en 1952, Clément Rambaud, portant l’étiquette «républicain socialiste », fut l’un des concurrents de Queuille en 1914.)
Se souvenant qu’ils avaient été applaudis modérément («tu te souviens Rambaud ? »), Queuille déclara :« J’avais une supériorité sur toi.
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C’est que je n’ai pas parlé programme et que j’ai parlé simplement du médecin qui est entré dans toutes les maisons de campagne. Je me suis abrité de l’ombre protectrice du docteur Pouloux et, comme je n’ai fait qu’un petit discours sentimental, j’ai eu un avantage sur toi quant aux applaudissements parce que j'avais été moins net au point de vue politique. » Ensuite, parmi les sept orateurs inscrits qui monteront sur la tribune, il y eut
«Durand». Se tournant vers Rambaud, il lui demanda
s’il était préparé au métier de législateur. «Mais, citoyen, c’est mon droit. — Eh bien, je vais vous faire passer un petit examen. Voulezvous me dire ce que c’est la loi Métas. » Comme Rambaud ne pouvait répondre, «pas plus que je ne l’aurais pu moi-même», le citoyen «Durand» s’écria: « Vous ignorez ce que c’est la loi Métas! Eh bien, dans un pays de petite propriété, que quelqu'un ose se présenter à la députation sans savoir ce que c’est la loi Métas, c’est vraiment une audace trop grande! Il faut savoir ce que c’est cette loi. C’est la loi sur le bien de la famille insaisissable qui permet que les agriculteurs de cette région lèguent en toute hypothèse leurs biens à leurs enfants...» Votée par la Chambre, la loi était endormie «dans la poussière du Sénat», expliqua Queuille, mais «Durand» en parlait «comme d’une chose qu’il était criminel de ne pas savoir... ». En résumant, Queuille gardait — ce qui se comprend — un bon souvenir de sa campagne électorale en 1914. «Mais tout cela n’était pas antipathique et j’ai très bien senti malgré tout que, puisque la veine m'avait favorisé, que j'avais trouvé le docteur Pouloux à l’entrée de Peyrelevade, que j'avais trouvé Durand avec qui par bonheur j'étais parent, j'ai pensé que la période électorale ne devait pas être mauvaise et c’est comme cela que je suis devenu député de la Corrèze. » Mais ce fut, bien sûr, beaucoup plus compliqué que cela... Comme en témoigne la lettre qu’il envoya à Henri Delivet lors de son élection à la mairie de Neuvic, Queuille envisageait déjà, en 1912, sa candidature à la députation. Son élection au conseil général l’année suivante rendait cette étape encore plus inéluctable, et cela se savait. Le 16 septembre 1913, dans la première des sept lettres qu’il allait envoyer au préfet au sujet des élections législatives d’avril-mai 1914, le souspréfet d’Ussel analysait déjà ses chances. «De ce que j’ai entendu dire, il paraîtrait que M. Delmas serait assez disposé à se retirer et à laisser sa place à M. Queuille, conseiller général, maire de Neuvic, qui est son parent. Cette candidature, qu’on peut dès aujourd’hui consi-
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dérer comme certaine, me semble avoir de grandes chances de réussir. M. Queuille est très connu dans mon arrondissement et la présidence qu’il occupe au syndicat d’initiative de l’arrondissement d’Ussel ne
peut que le favoriser .» La situation, toutefois, était toujours loin
d’être limpide (elle le sera encore moins). «M. Delmas, malgré les intentions qu’on lui prête, n’a fait des confidences à personne, j'en suis certain, et pour l’instant quoiqu'il soit, à mon avis, bien diminué, je crois tout de même à sa réélection.» Mais, et cela à sept mois des élections, le sous-préfet classait déjà Queuille parmi les candidats et, en terminant sa lettre, comme le seul candidat, sauf pour Delmas, «qui pourrait avoir quelques chances de succès [...], à la condition, bien sûr, que M. Delmas se retire ». Delmas hésitait, et cela se comprenait. Agé de soixante ans, élu député pour la première fois en 1894, il ne dut sa réélection en 1910 — selon l’auteur d’une note préparée à la préfecture — «qu’à l’absence d’une candidature républicaine sérieuse» (il fut élu au second tour avec 6 646 voix sur 11 111). En 1911, il avait rompu avec le «syndicat» en se présentant contre Hippolyte Rouby pour la présidence du
conseil général: il fut battu par 18 voix contre 8. Dès cette même année (et ce ne fut pas une coïncidence), il devint la cible d’une campagne de presse dans laquelle il fut accusé d’avoir été responsable de la vente de la statuaire de saint Martin de l’église de Soudeille dans le canton de Meymac à un antiquaire belge... Aux élections sénatoriales de 1912, il s’était présenté contre François Dellestable, et fut battu. Puis, en août 1913, son candidat pour le poste de conseiller d’arrondissement fut battu par Clément Rambaud. Pour Queuille, l’état «diminué» de Delmas et ses relations personnelles avec lui constituaient la base de sa candidature et de ses espoirs. Quant à Delmas, il savait qu’il devait jouer, lui aussi, un jeu très serré. Une partie de son jeu, apparemment, était d'encourager — ou, du moins, de ne pas décourager — la candidature de son jeune cousin. « Présente-toi », il lui aurait dit.
«Au deuxième tour, tu me ramènes les voix de Neuvic. »
La situation était compliquée, aussi, par l’abondance d’autres candidats. En plus du «républicain socialiste» Clément Rambaud à gauche (mais nettement plus loin), se trouva Edmond Guillet, employé de chemin de fer et candidat du Parti socialiste unifié. Tout seul à droite fut le «républicain libéral» Maxime Lavergne, âgé de vingt-cinq ans et (selon une note préparée à la préfecture) «agriculteur, fils du docteur Lavergne, maire réactionnaire de la petite
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commune de la Tourette, canton d’Ussel; se dit candidat républicain mais il est patronné par La Croix et les journaux réactionnaires.. ». Puis, du côté radical-socialiste, et en plus de Delmas et Queuille,
figurait également un troisième (et très sérieux) candidat, Alphonse Chabrat, avocat usselois très en vue. Orateur passionné, ancien sémi-
nariste devenu franc-maçon, Chabrat était conseiller général d’Ussel depuis 1907 (lorsque, grande première dans ce fief du conservatisme, il délogea un républicain de droite). En 1912, il devint maire d’Ussel, battant le docteur Léon Goudenèche (qu’il battra à nouveau, mais de peu, aux élections cantonales de 1913). Plus significatif, Chabrat sera le candidat du «syndicat », et donc soutenu par les deux sénateurs de l’arrondissement, François Dellestable et Hippolyte Rouby. Il n’y aura pas, bien entendu, d’investiture officielle par le Parti radicalsocialiste. Comme l’expliquera Queuille en 1952: «Entre représentants de mon parti, on pouvait se battre entre soi puisque nous étions sûrs d’être élus. » En disant cela, bien sûr, Queuille pensait à la Corrèze, et surtout à
son arrondissement. Quant à l’échelon national, la campagne électorale sera dominée par le projet d’impôt sur le revenu et par le récent vote de la loi dite de trois ans, qui avait relevé la durée du service militaire de deux à trois ans. Dans sa profession de foi et dans ses discours, contrairement à la majorité des radicaux-socialistes, Queuille se prononcera clairement en faveur du premier : «promis par trois législatures successives », l'adoption d’un impôt global et
progressif sur le revenu était «une nécessité absolue ». Sur le second, qui allait par la suite lui poser un problème de conscience comme à d’autres députés, il sera parmi les partisans d’un retour progressif au service de deux ans. Mais de tels problèmes ne domineront pas le débat politique en Corrèze, un débat surtout entre radicaux divisés presque exclusivement par des questions plus personnelles : trois des
cinq députés corréziens, tous radicaux, partageront le point de vue de Queuille sur l'impôt sur le revenu, et tous les cinq, celui (moins clairement défini) sur la loi de trois ans. A l’approche du premier tour le sous-préfet d’Ussel s’activait de
plus en plus, sa confiance dans l’éventuelle réélection de Delmas augmentant avec chacun de ses rapports. Le 3 mars 1914, répondant à un télégramme du préfet, il affirma : «Je crois pouvoir vous assurer que
la réélection de M. Delmas peut être considérée comme certaine.» Au second tour, ajouta-t-il toutefois, la candidature de Chabrat serait «la
plus redoutable»
(le nom de Queuille ne fut pas mentionné). Le
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9 mars, en rendant compte d’une réunion publique et contradictoire à Bort, il observa que «le programme de M. Chabrat a consisté à attaquer particulièrement M. Delmas», toute sa dialectique étant de
«s’efforcer de montrer, sans y parvenir bien entendu, que le député était absolument un incapable, qu’il n’allait jamais à la Chambre et qu’il s’occupait bien plus de ses affaires que de son mandat». Mais de telles attaques avaient seulement eu l’effet «de soulever l’indignation des vieux et fidèles républicains». Puis, pour conclure, il affirma que «malgré l’accueil sympathique dont a été l’objet le programme clair et précis du docteur Queuille, tout l’exposé politique de chacun de ces candidats n’a fait, à la réunion de Bort, que plaider en faveur de M. Delmas » (qui n’était pas présent). Trois semaines plus tard, le premier tour étant alors à moins de quatre semaines (et Delmas, de retour de Paris, en train de se rendre dans «toutes les communes de l’arrondissement »), les prévisions du sous-préfet se précisaient encore, mais Queuille commençait à avoir
droit au chapitre.
«Mon député est enchanté du bon accueil qu’il
reçoit partout, il espère qu’il aura au premier tour un chiffre de voix assez considérable sur tous ses concurrents, même sur M. Queuille qui reste un redoutable compétiteur », écrivait-il le 31 mars 1914. Mais Queuille, ajouta-t-il, ne menaçait pas Delmas, car étant donné «la parenté qui existe entre M. Delmas et M. Queuille et de l’entente qui était intervenue entre eux, le danger n’est donc pas à craindre de ce côté-là ». Le 17 avril, à neuf jours seulement du premier tour, le souspréfet alla jusqu’à écrire que selon «des renseignements que m’ont fournis mes correspondants, il résulte que M. Delmas gagne chaque jour du terrain et qu’il se pourrait même qu’il sorte au premier tour ». Mais prudent, il ajouta : «Les adversaires étant tous de l’arrondissement et surtout très connus, personnellement je ne crois pas que mon
député échappe au ballottage. » Les deux dernières semaines qui précédèrent le premier tour furent marquées par un nouvel événement: l’intervention très active du sénateur François Dellestable dans la campagne aux côtés de Chabrat. En en parlant dans sa dernière lettre avant le premier tour, le sous-préfet émettra un avis pour le moins nuancé. Cette intervention, écrivit-il, «il faut le reconnaître, aura certainement une répercussion favorable pour M. Chabrat et enlèvera un chiffre respectable de voix
à M. Delmas», mais «en présence de la réelle stupéfaction qu’a soulevée cette intervention, il est permis de supposer qu’elle produira un effet tout à fait opposé à celui qui est escompté.. ». Cela dit, le sous-
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préfet ne changea point ses prévisions: «Pour ma part, j'ai l’intime conviction que cette intervention ne changera rien aux résultats que je prévois. » Il est fort peu probable que Queuille fût «stupéfié» par cette entrée du sénateur Dellestable dans la campagne. En tout cas, il réagit avec vigueur et sans attendre. Averti que Chabrat avait organisé une réunion à Liginiac le 16 avril sans avoir prévenu ses adversaires, Queuille s’y rendit et, en présence de François et Rémy Dellestable, y prit la parole. «J’ai tenu, mes amis, à venir à cette réunion de Liginiac non pas pour vous exposer mon programme,
vous le connaissez [..], mais pour me défendre au moment où des éléments nouveaux se jettent dans la bataille. Jusqu’à cette heure, nous avons laissé en dehors, et au-dessus de nos querelles M. le sénateur Dellestable. Il croit devoir rentrer dans la lutte, c’est donc lui qui déchire le premier les liens que le souvenir des amitiés passées avait pu laisser entre nous. Il le fait pour défendre un homme que hier encore il a combattu [..], et c’est la reconnaissance qui pousse le sénateur Dellestable à lutter contre le fils de son ancien ami François Queuille.» Soit, conclura Queuille avec force, «nous serons des adversaires.». Ensuite, Dellestable expliqua son attitude, mais dès ses premiers mots (selon Le Radical de la Corrèze, journal très proche de Queuille), une interruption le gêna : «Ce n’est pas ce que
vous disiez sur la tombe du père Queuille!» La réunion dégénéra encore lorsque Rémy Dellestable se mit de la partie, et se termina quand ce dernier, «furieux et perdant toute retenue, reprend contre notre ami Queuille des propos diffamatoires qui ne serviront pas la cause de M. Chabrat dans un pays où le conseiller général est connu, estimé et aimé». Dans une lettre ouverte publiée — sous le titre «La garde sonne» — dans Le Radical la veille du premier tour, Queuille fit encore allusion à ce passé ancien. Il pourrait dire, affirma-t-il à l’intention de Dellestable, que «certaines paroles prononcées par vous sur la tombe auraient dû vous empêcher de sortir contre moi». Mais il se battait surtout contre «les hommes qui ont la prétention de mener la Corrèze et de la faire voter à leur gré [...]. Vous êtes tous ligués contre ceux qui, républicains, ne font pas partie de votre bande [...]. Vous êtes tous d’un côté. Je suis de l’autre». Puis,
s’adressant plus directement aux électeurs, Queuille leur exprima sa confiance. «Il n’appartient à personne de diminuer votre souveraineté à vous le peuple souverain et c’est elle que vous affirmerez sur
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mon nom, à moi qui ne suis d'aucune chapelle, et qui par caractère, ne servirai jamais une haïne. » Au soir du premier tour, le 26 avril 1914, le choix éventuel (car il y eut ballottage) du peuple souverain de l’arrondissement d’Ussel ne fut pas évident. Chabrat arriva premier avec le score impressionnant de 3 004 voix ;Delmas, deuxième, avec 2 267 voix ;et Queuille troisième, avec 2 246 voix. Edmond Guillet, le «socialiste unifié», en obtint
1 858; Maxime Lavergne, le jeune candidat de la droite, 1 632; et Clément Rambaud, le «républicain socialiste», arriva dernier avec 1 065. La bataille, donc, ne venait que de commencer. En annonçant qu’il allait se maintenir (rendant inévitable une élection triangulaire), Guillet remercie les électeurs d’avoir «accordé au socialisme 2 923 suffrages », s’appropriant ainsi les voix accordées au «républicain
socialiste», Rambaud. Comme la plus grande partie de ses électeurs, Rambaud était beaucoup plus «républicain» que socialiste, mais dans une déclaration publiée dans le même numéro du Travailleur de la Corrèze, il s’exécuta en remerciant ceux qui avaient voté pour lui et «contre la politique radicale-cléricale-réactionnaire» — et cela (point essentiel) en leur demandant de voter pour Guillet au second tour. Quant au candidat «républicain libéral», Maxime Lavergne, il se retirera sans donner de consignes, fier d’avoir représenté, à l’âge de vingt-cinq ans, «autant de braves gens et de défenseurs de la liberté ». La situation était devenue un peu plus claire, mais la clarification la plus importante — entre radicaux-socialistes — était encore à venir. Ils avaient emporté les trois premières places et réuni plus de 62 p. 100 des suffrages exprimés. La seule certitude le soir du premier tour fut que Chabrat, arrivé en première position, resterait dans la course. Pour Delmas — et pour Queuille — le drame commençait.
Comment Queuille ? Le lui se trouve publié le jour
se déroula cet événement clé des débuts politiques de seul récit — contemporain des faits — que nous ayons de dans un court article, intitulé «M. Delmas et moi», du second tour dans Le Radical. Ce fut un commentaire
à la fois sans détour et fragmentaire. Tous les amis de Delmas savaient, affirma-t-il, que le soir du premier tour, le 26 avril, «je suis allé chez M. Delmas lui dire que je me désistais en sa faveur et que
j'étais prêt à faire campagne à ses côtés. Ils savent tous que c’est lui qui a ajourné sa décision, qu’à l’heure où il l’a prise, je lui demandais encore de la retarder ». Le 1% mai, Le Corrézien avait pu écrire: «On nous assure [...] que
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Delmas,
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à qui de nombreux
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amis
ont rendu visite mardi
[le
28 avril], se retirerait. Il est probable en ce cas qu'il fera tous ses efforts en faveur de M. Queille [sic].» Et déjà, le 29 avril, le souspréfet avait été au courant : «M. Delmas, quoique avantagé de quelques voix de plus que M. Queuille, a cru devoir se retirer en faveur de ce dernier.» Quant à Delmas lui-même, il annoncera son désistement en faveur de Queuille dans une lettre aux électeurs publiée le 2 mai: «Depuis trente ans, luttant pour la République, j'ai vu, dans ces dernières années, notre parti divisé, et il y a eu parmi nous, grâce à l'intrusion dans notre camp de faux républicains, des querelles auxquelles j'ai été mêlé. Il faut en finir, et c'est pourquoi je vous demande de vous grouper sur le nom de Queuille, qui arrive à la politique avec un passé intact et un caractère qui lui permettra de s'élever au-dessus des haines et des coteries…. » Un article («C'était prévu») publié le mème jour par Chabrat dans Le Démocrate présentera, évidemment, une toute autre version des faits : «M. Delmas, plus ancien, déjà député, ayant obtenu plus de voix que M. Queuille, semblait mieux désigné pour le second tour. Mais M. Queuille et ses amis n’ont pas perdu un instant. Pendant
deux jours et deux nuits, l’ancien député a été bloqué, isolé: on ne lui a laissé ni paix ni trêve; on l’a persuadé de son anéantissement ; et il a cédé. Il a tendu le cou, on l’a égorgé, sous des fleurs, avec des louanges et des sourires. Il n’est plus, et c'est M. Queuille qui l'a achevé... » Puis, le ton montera encore. Une semaine plus tard, toujours dans Le Démocrate, Queuille fut accusé d’avoir roulé Delmas «en le persuadant qu'il ne pouvait lui amener son canton de Neuvic, dont il prétend ailleurs disposer à son gré», et que pour consoler et rouler encore les Meymacois, «les gens de M. Queuille s'empressent de leur promettre que s’il est élu il fera nommer M. Delmas comme
sénateur» (le sénateur Dellestable étant alors réputé être en mauvaise santé). Plus tard encore, ce fut bien pire: une carte postale anonyme circulera informant «les délégués sénatoriaux» que «Arthur Delmas, député réformé, chevalier de Saint-Martin-de-Soudeilles», à la suite de fin de bail et forcé de quitter le Palais-Bourbon, «les suppliait de bien vouloir l'aider à déménager sa brocante au Luxembourg», et que Delmas s’engageait également «à vendre, moyennant 1 000 de remise [et] à faire passer en Amérique, tous les objets précieux classés de la Corrèze... ?7». Mais Delmas ne fut pas
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la seule personne visée: «En cas d’absence, s’adresser à son cousin et associé, de Ceuille, concierge à l'Hôtel des Téléphones, Paris.»
Cela volait parfois très bas en haute Corrèze. Il est compréhensible que le caractère vindicatif de telles attaques ait poussé Delmas à vouloir «en finir », mais également importante dans sa décision de se retirer fut sans doute son analyse de la situation électorale après le premier tour. Il était arrivé devant Queuille, mais il était incontestablement moins bien placé pour le second tour. Beaucoup plus jeune que son cousin, Queuille avait mené une campagne très vigoureuse et dépassé les prévisions de Delmas. En plus, après tant d’années dans arène politique, Delmas perdait le contact avec ses électeurs. «Sans être un camouflet, écrivit le sous-préfet le 29 avril, les résultats du
premier tour lui avaient montré que les électeurs n’approuvaient pas tout à fait ses façons de procéder.» Il était certain, ajouta-t-il, que «jusqu’à ce jour M. Delmas ne s’est guère donné la peine de rendre compte de son mandat et encore moins de se défendre des nombreuses attaques dont il a été l’objet », et que «cette sorte d’indifférence a évidemment indisposé pas mal de gens et le peu de voix qu’il a obtenu prouve bien qu'ils avaient arrêté d’y mettre un terme». Exit, donc, Delmas. Queuille avait eu la chance, à cette étape cruciale de ses débuts politiques, d’avoir eu son cousin pour «concurrent». Mais Queuille avait pris le risque de se présenter, et il avait joué ses cartes avec — le désistement de Delmas en était la preuve — toute l’habileté et tout le tact qui s’imposaient. Avec Delmas hors course, Queuille devint le favori — du moins aux yeux des observateurs les mieux informés. Dans sa dernière lettre au préfet, le sous-préfet d’Ussel estima que Queuille, malgré les 800 voix qui le séparaient de Chabrat, avait «les plus grandes chances d’être élu». Delmas avait décidé de le soutenir, et les huit dixièmes de ses voix, au moins, iraient à lui. Il ne pensait pas que le «geste » de Rambaud aiderait Guillet. Quant aux «réactionnaires » qui avaient voté pour Lavergne, le sous-préfet prédisait que les trois quarts de leurs voix iraient à Queuille, car «ceux-ci aujourd’hui déclarent qu’ils ne voteront jamais pour un franc-maçon et M. Chabrat l’est ». Sur le terrain, la bataille électorale — dorénavant presque exclusivement entre Queuille et Chabrat — fera rage jusqu’au bout. Personne ne sera épargné. Le 3 mai, Le Radical observa que Chabrat, «avec l'appui de MM. Dellestable frères », avait reçu seulement 57 des voix à Neuvic, et que malgré le fait que Chabrat se vantait d’avoir plus de deux cents cousins dans les communes de Neuvic, Liginiac et Séran-
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don, il n’avait obtenu que 266 voix dans le canton. Reprenant le même thème dans son numéro de la semaine suivante, Le Radical
ajouta qu’il faudrait «que les contribuables se débrouillent pour caser tous ces gaillards-là.. ». Dans l'intervalle, Le Démocrate s’était mis à parler des relations familiales de Queuille. Ce dernier ne pouvait pas nier, affirma le journal de Chabrat, que sa famille «avait soutenu à Saint-Rémy dans le canton de Sornac la politique nationaliste de son cousin Coudert et, à Neuvic, le Parti radical-socialiste représenté par son autre cousin M. Delmas... ». Et ce fut Queuille, d’ailleurs, qui
confondait famille et politique: «Il a pour sa famille, qui appartient de tous côtés à la noblesse, l’orgueil des anciens croisés pour leurs aïeux, et s’imagine que la question électorale doit rester sur le terrain dynastique, qu’il doit être le successeur de son parent Delmas, ayant été choisi par celui-ci comme exécuteur de ses dernières volontés. » Et toujours à l’attaque, Le Démocrate observera (dans un autre article): «Aux rouges, on déclare que M. Queuille est le plus avancé des radicaux [...]. Aux roses, on déclare que M. Queuille est le sauveur de la bourgeoisie [...]. Aux blancs, on souffle qu’il est le parent et l’allié de la plus ancienne noblesse. » Même les automobiles y passaient. Ouvrant une nouvelle escarmouche, Le Radical demanda aux «ouvriers et paysans, vous qui
peinez du matin au soir », si le républicain était «le bourgeois Chabrat, qui se prélasse dans les autos de luxe du millionnaire Dellestable », ou (au contraire) «le petit médecin de campagne qui vient à vous, conduisant lui-même sa modeste voiturette. ». La réplique publiée dans Le Démocrate ne se fit pas attendre : «C’est à pouffer de rire. Que dirionsnous dès lors de M. Chabrat, à qui des amis ont prêté quelquefois leur auto, et qui, le plus souvent, a utilisé une auto de louage.. »
Queuille sera mieux placé en répondant à ses adversaires lorsque, dans un dernier appel, Le Démocrate demanda aux électeurs s’ils allaient voter pour «l’arriviste incroyable, le jeune homme sans expérience, le candidat de l’indiscipline, qui n’a pas encore deux ans d’existence politique, qui n’a fait aucune preuve, que vous ignoriez hier presque tous, et qui, pris d’un insatiable appétit, veut cumuler d’un seul coup tous les mandats. » ? Cette fois, dans un bref commentaire qu'il signa dans Le Radical, Queuille cita Jaurès: «Je n’appelle pas arriviste celui qui si haut et si loin qu’il marche, marche d’accord avec ses amis et d’accord avec ses opinions...» Plus étoffée sera une autre réponse publiée dans le dernier numéro du Radical avant le second tour. Ceux qui connaissaient «la situation inextricable qu’il a dû
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débrouiller à la mairie de Neuvic lorsqu'il a remplacé M. Dellestable Rémy», y lisait-on, savaient que Queuille possédait «une expérience suffisante ». En tout cas, le métier d’avocat (qu’exerçait Chabrat) était moins approprié à la politique que celui d’un médecin «qui s’assoit au chevet du malade, qui risque sa vie, sa santé à chaque heure du jour ou de la nuit», et qui «découvre facilement quels sont les vrais besoins de ses malades et de leur famille». Quant à la jeunesse de Queuille (qui venait d’avoir trente ans): «L’âge ne signifie rien, passé trente ans, et M. Queuille n’est pas un enfant, tant s’en faut...» Dans son dernier numéro avant le second tour, La Croix publia
une lettre de Maxime Lavergne dirigée en grande partie contre Chabrat. Il ne mentionna pas le nom de ce dernier, mais il était facile de reconnaître sa cible :«Un vulgaire monsieur [...], ce grand calotin des Loges maçonniques, ce marguillier des chapelles souterraines du grand Crépuscule de France où est emprisonnée à trois tours de serrure la liberté...» Quant à La Croix elle-même, le journal catholique n’était pas certain si les catholiques devaient voter pour Queuille, «ce jeune médecin n’ayant pas de passé politique». En plus, Queuille «avait adopté le programme de Pau» (celui-ci, élaboré au congrès du Parti radical en 1913, prônait la création d’un impôt progressif sur le revenu), et il était en outre «le protégé de M. Delmas» — ce n’était pas «des recommandations». Mais le message en ce qui concernait Chabrat était encore plus clair :«Pas un catholique sérieux ne peut voter pour cette girouette », cet «ancien séminariste » qui «se vante d’être franc-maçon... ». Vint enfin le verdict des urnes: le 10 mai 1914, recueillant 5 726 des suffrages, Queuille fut élu député de la Corrèze. Chabrat arriva 1 503 voix derrière lui, avec 4 223; et Guillet en obtint 2 164. Confirmant le jugement de la vieille tante de Queuille («Ils sont rouges, très rouges »), Guillet avait obtenu un très bon score dans le nord du département, avec un total de voix supérieur à celui obtenu par Queuille et Chabrat dans le canton de Bugeat; il était également arrivé en tête dans le canton de Sornac. Chabrat, ce ne fut pas une surprise, arriva premier à Ussel. Mais Queuille avait emporté les trois autres cantons, avec des majorités plus que solides à Neuvic (1 559 sur 2 018 voix) et à Meymac, fief de Delmas (1 253 sur 1 906).
Comparé au premier tour, son score avait augmenté de 3 482 (de 1 713 si on ajoute les voix qu'avait obtenues Delmas); celui de Chabrat, de 1 219; et celui de Guillet, 305. Résultat tout à fait respectable
pour une élection triangulaire, Queuille avait reçu 47 p. 100 des voix,
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manquant la majorité absolue de 562. Et confirmant l’analyse de la préfecture, la Corrèze fut l’un des deux départements (le Cantal étant l’autre) où les radicaux avaient emporté tous les sièges. Les résultats, qui arrivèrent à Neuvic à 8 h 30 du soir, provoquérent un vif émoi. «L’enthousiasme devient du délire», rapportera le correspondant local de La Croix. «Le député est porté en triomphe et au roulement du tambour, au son du clairon, au milieu de nombreux vivats, il parcourt sur ce pavois improvisé les rues de la ville. Les suffragettes neuvicoises n’ont voulu céder en rien aux électeurs barbus...» Puis, son esprit neuvicois prenant le dessus, il opina: «Sans prendre parti pour M. Queuille, les articles précédents de La Croix en font foi, ses idées et son programme n'étant pas les nôtres, on est tout de même fier que dans notre petit chef-lieu nous ayons déjà un sénateur vénérable et un jeune député de trente ans, qui malgré son programme radical, saura, grâce à son intelligence et à sa probité, faire une politique honnête.» Enfin, revenant à un ton plus familier, il ajouta : «Ceci dit, nous sommes heureux de constater
que deux francs-maçons notables ont mordu la poussière. » Une autre célébration, qui eut lieu le même soir à Meymac, fut également animée. Selon un autre correspondant de La Croix, tout commença bien. «Au café Bellevue, le champagne a coulé. M. Queuille, très aimable pour tous, a produit sur tous ceux qui ne le connaissaient pas une charmante impression. » Mais l’ambiance se dégrada après le départ du nouveau député. «II y a eu vacarme, des coups furent échangés, du matériel brisé. M. Delmas dut user de son autorité municipale pour faire évacuer et fermer l’établissement.. » Même une célébration organisée quatre jours plus tard à Neuvic fut marquée par un incident fâcheux : l'immeuble dans lequel Queuille offrait un banquet à ses électeurs s’effondra... Un témoin, qui n’était pas électeur (il n’avait alors que treize ans), rappellera que les invités étaient tombés les uns sur les autres (il tomba dans un trou), mais que personne ne fut vraiment blessé. Queuille en sortit indemne *. Contrairement aux autres combattants, le candidat du Parti socia-
liste unifié n’avait pas un journal local à sa disposition. Mais le journal socialiste départemental, Le Travailleur de la Corrèze, ayant eu le temps de réfléchir, publiera un profil de Queuille le 31 mai qui sera repris avec délectation par La Croix. Intitulé «Le Panthéon corrézien» («Aux grands hommes, la Corrèze reconnaissante »), il constitue un portrait de Queuille vu par des adversaires: «Le benjamin, trente ans au plus. Un peu fluet, plutôt petit, mais de physionomie
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avenante: Ça fait plaisir aux dames. A poussé comme un champignon. N'était rien hier, et tout aujourd’hui: maire, conseiller général, député. La Famille en est verte. Doit son mandat législatif à M. Lavergne, un éphèbe comme lui, et à Saint-Martin-de-Soudeilles [...]. Né dans la boutique d’une pharmacie, initié de bonne heure aux
savantes mixtures, il a préparé son élection comme un médicament par des dosages méticuleux. Pas très riche, mais de bonne souche auvergnate, comme le cousin Delmas. Comme lui, saura se tirer d’af-
faire; car un Auvergnat, dit-on, roulerait trois Juifs. Celui-ci, pour son coup d’essai, a déjà roulé 5 726 Corréziens, sans excepter le cousin Delmas... » De telles attaques allaient continuer, certes, mais Queuille avait remporté sa plus importante bataille électorale. Sûr de lui, déterminé, très énergique, il avait joué ses cartes avec soin. L'expérience n’avait certes pas été toujours agréable, mais cela, aussi, faisait partie du jeu. En apprenant qu’il venait d’être élu, il était rentré chez lui pour annoncer la bonne nouvelle à sa femme. N’étant point une «suffragette neuvicoise» et déjà au lit, elle se tourna vers lui et — réflexion que Queuille se plaira à citer souvent en famille — fit le commentaire suivant : «Je le regrette. »
Mais ce n’était qu’un début, pour lui comme d’ailleurs pour elle. Député de la Corrèze, Queuille était maintenant fin prêt à commencer sa longue carrière sur la scène nationale.
CHAPITRE IV
Député de la Corrèze et médecin militaire (1914-1919) Initiation à la Chambre. — La guerre éclate. —- Médecin militaire: Baccarat (1914). — Quatorze mois à la Chambre (1915-1916). — Retour à la guerre :Champagne, Verdun, Somme (1916). —- Une percée parlementaire (1916-1919).
Initiation à la Chambre Le 3 juin 1914, Queuille fit son entrée à la Chambre des députés, l’un des plus jeunes de ses membres, Pierre-Étienne Flandin, à l’âge de vingt-cinq ans, étant alors le plus jeune. Avec trois de ses collègues corréziens, il s’inscrit au groupe radical-socialiste ;le cinquième, Fran-
çois Gouyon, député de Brive, choisit de s’affilier au groupe de la gauche radicale qui, malgré son nom, était situé plus à droite. Les députés ne tardèrent pas à réélire Paul Deschanel à leur présidence, mais — comme si souvent dans son histoire — la III République se trouvait sans gouvernement. Gaston Doumergue, après avoir présidé avec succès aux élections, venait de démissionner de son poste de président du Conseil et, repoussant les sollicitations pressantes de Poincaré, refusait de revenir sur sa décision. L’apprentissage parlementaire de Queuille commençait, donc, au milieu d’une crise gouvernementale. Il allait devenir orfèvre en la matière, mais cette crise, sa première, en lui imposant «un de ces drames de conscience comme les électeurs ne supposent pas que les parlementaires connaissent », allait lui fournir une leçon de devoir
politique qu’il n’oubliera pas. Après la démission de Doumergue, racontera-t-1l dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952,
Poincaré avait chargé René Viviani de constituer un ministère. Au moment où le Conseil des ministres était virtuellement formé, deux
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des collaborateurs pressentis, Justin Godard et Georges Ponsot, déclinèrent l’offre: «Nous ne pouvons pas accepter parce que vous ne prenez pas parti contre la loi de trois ans.» Mais Viviani, «qui connaissait les derniers télégrammes arrivés au Quai d'Orsay relatifs à la tension internationale, aux dangers de guerre», déclara :«Je sais bien, mais actuellement voilà comment la situation extérieure évolue
et, quelles que soient les promesses que nous avons faites, pouvonsnous laisser la France désarmée ou moins armée en face d’une attaque allemande qui est maintenant probable?» Viviani remit son tablier; Alexandre Ribot forma un gouvernement qui fut renversé le jour même de sa présentation; et, finalement, appelé de nouveau, Viviani «constitue le ministère, fait voter la loi de trois ans, et vous savez la suite. ». En votant l'investiture de Viviani, 142 radicaux-socialistes, dont
Queuille, s'étaient donc résignés au maintien d’une loi contre laquelle ils avaient pris parti pendant la campagne qui venait de se dérouler. En parlant de son «drame de conscience » à ses auditeurs en 1952, Queuille leur offrit une explication qui, au cours des
années qui se sont écoulées depuis, lui était devenue très familière: «Voyez-vous, on se présente comme candidat d’un Parti. On est bien convaincu que tel programme est sinon le meilleur au moins le moins mauvais [|]. Et puis il arrive qu’ensuite, lorsqu'on est élu, on s’aperçoit que certaines choses ont été promises qui ne peuvent pas être tenues sans sacrifier les intérêts de la nation et on est obligé [...] pour obéir à un devoir qui est celui de tous les Français: sacrifier ce qui n’est que secondaire à l’essentiel, de ne pas pouvoir faire ce que l’on avait promis de faire et, par devoir, de faire autre chose...» Dix jours plus tard, Queuille fera — moment important pour un nouveau député — sa première intervention dans un débat parlementaire. Ce fut sur un tout autre sujet. Le 15 juin, des orages d’une violence extraordinaire avaient éclaté sur Paris, crevant des égouts et amenant
des effondrements
dans les chaussées,
surtout sur Île
parcours de la ligne métropolitaine Trocadéro-Opéra alors en construction. Il y eut de nombreux accidents dont le plus spectaculaire place Saint-Augustin — où, selon Le Temps, «une voiture taxi-auto avec son chauffeur et ses voyageurs a disparu tout entière... l». Puis, apprenait-on, l’infortuné chauffeur, Pierre Cloups, n’était pas seulement corrézien (ils étaient nombreux dans la profession) mais
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un Corrézien de Saint-Setiers, dans l’arrondissement d’Ussel.…. Et
que, âgé de trente-huit ans, il laissait une veuve et cinq enfants. L’imprévoyance des hommes (et surtout celle de l'administration) ayant été mise bruyamment en cause, «les orages de Paris» furent suivis (toujours selon Le Temps) par «L’orage à la Chambre». Une interpellation fut déposée et un débat s’ouvrit le 26 juin, avec Queuille (qui avait tout de suite, cette fois selon Le Radical de la Corrèze, fait des démarches pour envoyer un premier secours à la malheureuse famille Cloups) parmi les orateurs inscrits. Cette première intervention fut indéniablement modeste mais, comme il allait le faire si souvent au cours de sa carrière parlementaire, Queuille fit une proposition éminemment pratique et marquée par le bon sens. Le ministre, déclara-t-il, avait expliqué que la question des responsabilités ne pouvait pas se régler avant un certain temps. Mais en attendant, «quelle sera la situation de ceux qui, dans ces accidents, ont perdu un soutien, le chef de famille, celui qui la faisait vivre ?». Immédiatement après l’accident, le ministre de l'Intérieur avait bien voulu envoyer certains secours d’urgence — «en particulier à mon compatriote Cloup [sic]. Je l’en remercie de nouveau». Mais, ajouta-t-il, «je demande que, sans souci des responsabilités [...], le Gouvernement répète ce geste de solidarité et de bonté qu’il doit à tous ces malheureux pour leur permettre de traverser la passe douloureuse qui s’ouvre devant eux». Son intervention fut suivie par des cris de «Très bien!, très bien», et dûment reproduite dans le numéro suivant du Radical. La recherche des responsabilités continuait, nota Le Temps deux jours plus tard: le ministre des Travaux publics «dit qu’il attend les conclusions de la commission et qu’il frappera les coupables s’il y a lieu ». Mais le 28 juin 1914, une autre nouvelle, cette fois venant de
loin, aura droit aux gros titres:l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie François-Ferdinand, et la duchesse de Hohenberg, venaient d’être assassinés à Sarajevo...
La guerre éclate L’engrenage d’une guerre dans laquelle la France sera inexorablement impliquée était en marche. Entre-temps, Queuille aura tout juste le temps de faire une autre modeste sortie sur la scène parlementaire: le 10 juillet 1914, il fut nommé secrétaire d’un groupe qui venait de se
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constituer à la Chambre pour la défense des intérêts des travailleurs de la voie ferrée, et notamment en faveur de cheminots qui avaient été révoqués. Mais, y compris pour les lecteurs du Radical (qui avait annoncé cette nouvelle dans ses colonnes), l'intérêt des Français se portait, de plus en plus, ailleurs. Le «drame de Sarajevo » se poursuivra en s’élargissant :le 28 juillet l’Autriche déclara la guerre à la Serbie; le 30, arriva l’ultimatum allemand à la France; le 1% août, la France annonça la mobilisation qui (affirma-t-on) «n’est pas la guerre» ; le 2, les troupes allemandes (passant à l’acte) franchirent les frontières françaises sur plusieurs points; et le 3, avec la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, la Grande Guerre, qui allait durer plus de quatre ans et coûter des millions de vies, avait commencé...
Réunies en session extraordinaire le 4 août, et après avoir écouté la lecture d’un message de Poincaré conviant tous les Français à réaliser P« Union sacrée », les Chambres votèrent à l’unanimité, et sans discus-
sion, tous les projets de loi présentés par le gouvernement. Lui laissant la place libre, elles décidèrent aussi de s’ajourner jusqu’à une date indéterminée (elles ne se réuniront à nouveau que le 22 décembre). Reprenant la parole à la fin de la journée, Viviani souligna qu’en décidant de s’ajourner, la Chambre maintenait sa session ouverte et marquait ainsi sa cohésion avec le gouvernement. Les dernières paroles du président du Conseil seront acclamées par tous les députés debout: «Maintenant, élevons-nous à la hauteur des souvenirs glorieux de notre histoire, faisons face à notre destin, soyons des hommes et, debout une fois de plus, acclamons la France immortelle.. 2. » Au cours de la dernière allocution éloquente prononcée à la Chambre lors de cette première journée de guerre, et avant de lever
la séance, Paul Deschanel salua chaleureusement les députés qui allaient rejoindre l’armée : 220 seront mobilisés pendant les jours suivants. Parmi ceux-ci figurait, devoir oblige, le nouveau député de la Corrèze. Moins de trois mois après son élection mouvementée, Queuille partait pour une épreuve d’une tout autre nature.
Médecin militaire :Baccarat (1914) Queuille verra la guerre de très près comme médecin militaire en 1914 et (pour une période plus longue) en 1916. Ses expériences militaires seront parfois difficiles à retracer. Mais il en parlera dans ses notes
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dictées au début des années 60, dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952, et en famille. Certaines seront aussi le sujet d’une histoire d’un régiment dont il fit partie. Et — encore plus contemporaines des faits — seront des lettres ou des cartes postales qu’il envoyaïit à ses amis, et des documents divers qu’il prit soin de garder parmi ses «papiers personnels ». Ses débuts militaires furent modestes. Le 8 août 1914, seulement quatre jours après avoir assisté à la séance historique de la Chambre, au «soldat Queille [sic], infirmier au H-Fiévreux » à l'hôpital du Valde-Grâce, fut accordée une permission permanente du 8 au 15 août,
sans doute pour se rendre à Neuvic. était médecin de garde, il fut averti — breux blessés allaient être évacués sur autorisé à faire les achats du matériel
Mais le lendemain, alors qu’il par une note — que «de nomle Val-de-Grâce », et qu’il était nécessaire. Puis, par un décret
en date du 18 août, «M. Queuille, soldat à la 22° section d’infirmiers
militaires, Paris », fut nommé au grade de médecin aide-major de 2° classe de réserve, parmi ceux «nommés ou réintégrés dans le cadre des officiers de réserve ou de l’armée territoriale, pour la durée de la guerre». Il fut également noté qu’il aurait «droit aux frais de route et à l’indemnité pour changement d’uniforme ». Trois jours plus tard, le 21 août, son ordre de mobilisation lui
parvint : il devait se rendre à Chaumont (Haute-Marne) pour être à la disposition du service de santé de la 21° région. Les instructions quant à son départ furent pour le moins précises : «il quittera son domicile ou sa résidence sans délai pour se rendre à la gare la plus voisine» (ce qui pourrait se révéler inefficace pour un habitant de Paris). Mais une fois à Chaumont, d’autres instructions tardaient à venir. Le 27 août, toujours aussi fidèle, Le Radical rapporta que «notre ami le docteur Queuille, député, vint d’être attaché au service
d’un train militaire comme médecin aide-major». Mais comme Queuille le confiera lui-même dans une lettre qu’il envoya à Henri Delivet en novembre: «Je suis resté là à ne rien faire, ou presque,
jusqu’au 14 septembre...» Lors de son séjour à Chaumont, il avait eu au moins le temps d’écrire à sa famille et aux amis, dont deux cartes à François Escure qui seront conservées : «Le plus joli coin de Chaumont où je suis pour quelques jours» [la carte montrait le square Philippe-Lebon]; et «Bon souvenir à tous et confiance. Donnez-moi par ma femme le n° du régiment d’Émile. Peut-être
pourrai-je le rencontrer. Bon courage. » Queuille écrivit régulièrement aussi à Baptiste Badiou, qui le rem-
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plaçait à Neuvic en tant que maire adjoint délégué. Venant de recevoir une lettre de Chaumont, Badiou parlera de Queuille en termes
émus à la réunion du conseil municipal du 6 septembre. «N’écoutant que son devoir, dit-il, Queuille avait pris du service comme engagé volontaire.» Il regrettait de ne pouvoir pas être présent alors que Neuvic traversait une situation difficile, mais en raison de son âge, il avait estimé qu’il ne devait pas seulement penser «à son petit coin de Neuvic, qui lui tient cependant tant au cœur, mais à la patrie tout entière à laquelle il apporte tout son dévouement pour soigner les
blessés. ». Le 16 septembre commencera l’expérience la plus satisfaisante professionnellement de Queuille en tant que médecin militaire: son affectation à Baccarat. La bataille de la Marne, qui faisait rage pendant qu’il s’impatientait à Chaumont, s’était terminée le 12 septembre. L’appel de Joffre aux soldats de «se faire tuer sur place plutôt que de reculer » avait été entendu, et Paris n’était plus menacé. Parmi les villes évacuées par les Allemands — le 14 septembre — figurait Baccarat, petite ville de Meurthe-et-Moselle connue pour sa manufacture de cristal. Le 15 septembre, Queuille reçut sa feuille de route («ordre
de transport pour isolé sans bagages et sans chevaux ») lui intimant de se rendre de Chaumont à Baccarat. Queuille décrira ses expériences qui suivirent dans des notes — «Voyage vers Baccarat» — qu’il dicta et corrigea de sa main au
début des années 60. La première étape par train jusqu’à Saint-Dié (Vosges) sera sans incident, mais à Saint-Dié il fut informé par le commissaire de gare qu’il pourrait faire à pied les vingt kilomètres de là à Baccarat.. Finalement, il put réquisitionner une voiture: il avait deux malles, et put-il signaler, il y avait des blessés à Baccarat à soigner. Mais en arrivant à destination, l’histoire se compliqua encore : il fut «un peu interloqué » de s’entendre dire — par un «médecin major à cinq étoiles » — qu’on n’avait pas besoin de lui, mais que,
finalement, il serait affecté à une ambulance à l’hôpital. Ensuite, le médecin-chef de l’hôpital, également peu accueillant, lui donna une chambre, lui dit qu’il pouvait manger à la popote, et lui fournit une note (que gardera Queuille) l’informant qu’il serait «employé à l’ambulance n° 12 jusqu’au jour du départ de cette formation ». Quelques jours plus tard, poursuivit Queuille, «nous entendîmes des bruits de canon assez précipités». Le médecin à cinq étoiles (qui était, lui, médecin-chef de la division) réapparut ; informa Queuille que les Allemands attaquaient l’espace libre qui était entre les lignes; et ajouta
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que, si ces derniers poussaient leur offensive, il rendrait l’hôpital à Queuille. L’offensive ne dura pas très longtemps, mais dans l’entretemps, Queuille devint — à titre très temporaire — médecin-chef de l'hôpital mixte de Baccarat.
Le « temporaire » allait pourtant durer trois mois, jusqu’à la fin de son séjour à Baccarat. Deux mois après son arrivée, il fit part de cette
expérience inattendue à son ami Henri Delivet. Écrivant sur le dos de cartes postales, il mit — fièrement — son adresse sur l’une d’elles: «Queuille, médecin-chef, hôpital mixte, Baccarat.» Au début, expliqua-t-il, il était «chef parce que tout seul». Un autre médecin, et puis des infirmières, avaient été envoyés de Chaumont, mais «ce médecin
est plus jeune que moi, de même un autre qui m’est arrivé hier soir, alors je reste médecin-chef d’une formation comprenant trois médecins, un sergent, quinze infirmières, dix sœurs et deux cent trente-deux
lits ». Puis, il parla de la vie qu’il menait. «Installation pour faire tout ce que l’on voudra bien. Je fais des pansements du matin au soir. Je suis empêché tous les deux ou trois jours par des huiles du service de santé. J’ai en moyenne cent trente malades, car étant sur la ligne de feu ou presque la consigne est d’évacuer. Heureusement que depuis huit jours j’ai des autos. Entre-temps quelques coups de chiens, l’hôpital se remplit, on reçoit d’un coup cent cinquante blessés, on reçoit l’avis que tout ce qui pourrait évacuer devrait filer parce que Baccarat risque un bombardement. Le 29 septembre j'ai failli être bombardé, l’ambulance me laissait des intransportables, et j’avais l’ordre de rester — les Allemands ont enfin été repoussés. » «Voilà mon vieux, ajouta Queuille, ce que je fais: mon métier de médecin et d’administrateur. J’ai eu la veine de tomber sur ce poste que je ne dois pas à l'intrigue, car à Chaumont les médecins ne voulaient pas venir à Baccarat. Ils préféraient rester loin du feu. Je suis bien mieux ici et ne souhaiterai qu’une chose, c’est que la nouvelle répartition te fasse passer à la 21° région et de là nous tâcherons de te réclamer pour Baccarat. » Plus tard, Queuille parlera souvent d’une tout autre expérience à Baccarat, «l’histoire de sœur Madeleine», une histoire qui l’avait fait beaucoup réfléchir. Ayant besoin d’un secrétaire, il avait demandé un volontaire parmi des infirmiers qui venaient d’arriver de Chaumont. «Un petit noiraud avec l’air dégourdi» et «un grand diable ayant près de deux mètres» se présentèrent. À la question: «Que faitesvous dans le civil?», le petit répondit: «menuisier », et le grand: «curé». Il est, observera Queuille (en 1952), «un peu ennuyeux,
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quand on est petit comme
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moi, d’avoir des collaborateurs qui ont
deux mètres, mais ce n’était pas un vice rédhibitoire». Le curé étant «le mieux indiqué pour le secrétariat », Queuille le prit. Quelques jours après, son nouveau secrétaire apporta à Queuille une note d’une division engagée devant Baccarat recommandant aux directeurs des hôpitaux de vérifier la nationalité de leur personnel, recommandation que le secrétaire, en tant que curé d’une paroisse près de Baccarat, trouvait bien ennuyeuse. « Voyez-vous, nous autres nous sommes une manière d’internationale noire, nous recru-
tons des religieuses de l’un ou de l’autre côté de la frontière. Et supposez que sœur Madeleine soit boche?» Pas d’histoire, répondit Queuille, et 1l lui dit de se rendre chez la supérieure et d’obtenir une attestation que tout le personnel était français. Ce fut «une bonne solution», le curé revint avec le papier dûment signé, «et nous ne parlâmes plus de sœur Madeleine ».… Mais quelques années plus tard, Queuille fut surpris de recevoir une lettre de sœur Madeleine dans laquelle elle affirma qu’elle avait honte d’admettre qu’elle n’avait jamais osé lui dire qu’elle était bavaroise, et que, avant de mourir, elle voudrait bien que « vous me fassiez la grâce de me faire naturaliser française ». Queuille transmit sa lettre au garde des Sceaux, alors Louis Barthou, «et sœur Madeleine obtint la légion d’honneur et la naturalisation. ». Plus tard encore, devenu ministre de l’Agriculture de Poincaré et rendant une visite à sœur Madeleine au cours d’un voyage officiel en Meurthe-et-Moselle, Queuille fut ému d’apprendre que chaque soir elle faisait une place pour lui dans ses prières. Mais la conclusion que gardera Queuille de cette expérience n’avait rien de sentimental. Comme ministre de l’Intérieur, lorsqu’on venait lui demander de rapporter des mesures d’expulsion en lui disant «nous pouvons nous porter garants », il leur racontait «l’histoire de sœur Madeleine » ! D’autres traces — plus contemporaines — demeurent de la période que passa Queuille à Baccarat. Écrivant une carte postale à François Escure (à qui il demandait des nouvelles de Frézal), il parla encore de la vie qu’il y menait. «Moi je m'occupe ici de médecine et même de l'administration, car c’est à moi qu’incombe la direction administrative de cet hôpital [...], heureusement qu’en temps de paix je m'étais un peu préparé! De temps en temps nous avons quelques alertes car l’on n’est pas très loin du front. Il y a deux jours encore les Allemands se sont rapprochés de 8 kilomètres environ... mais à présent tout est rentré dans le calme»... Le 23 octobre, l'état-major de la 71° division
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d’infanterie lui donna un laissez-passer, valable pour la journée, pour se rendre de Baccarat à Saint-Dié en automobile. Le 15 novembre, lors d’une réunion du conseil à Neuvic, Badiou déclara à nouveau que Queuille «regrettait de ne pas pouvoir collaborer avec nous», et qu’il envoyait à ses collègues ses meilleurs souvenirs. Badiou annonça également que depuis leur dernière séance (moins d’un mois plus tôt), il avait reçu notification du décès de douze «de nos braves Neuvicois morts au champ d’honneur », et que le 5 novembre, Neuvic avait reçu trente réfugiés du Nord (moins d’un mois plus tard, le 9 décembre, il aura à annoncer la mort d’encore quatre Neuvicois.….). Puis, le 13 décembre 1914, un télégramme fut envoyé par le directeur du service de santé à Chaumont informant Queuille qu’il serait «mis en congé à la date du 16 courant pour assister à la session parlementaire ». Le lendemain, il fut précisé que son congé commencerait le 17 et prendrait fin trois jours francs après la clôture de la session. En tant que député, donc, Queuille ne serait pas un médecin militaire comme les autres. Le Parlement se réunit pendant deux jours, les 22 et 23 décembre (les sièges de trois députés tués à l’ennemi furent marqués d’un crêpe). Le premier jour fut surtout consacré à des discours; au second, les
parlementaires votèrent tous les projets qui leur furent soumis (y compris un projet de loi ajournant toutes les élections jusqu’à la fin des hostilités). Ensuite les Chambres se séparèrent jusqu’au 12 janvier 1915, le gouvernement faisant connaître que les parlementaires mobilisés n’étaient obligés de rejoindre leurs unités que trois jours après que la Chambre aurait décidé, lors de la prochaine session, de suspendre ses séances. Queuille ne profita pas de ce geste du gouvernement et rentra, au moins brièvement, à son poste à Baccarat. Le 2 janvier 1915, il adressa — seule preuve que nous ayons de ce court séjour — une dernière carte postale à François Escure (elle montrait des ruines de guerre dans la rue Jules-Ferry à Raon-l’Étape, près de Baccarat). Présentant ses vœux de nouvel an à tous les Escure, il déclara : «Que bientôt dans la paix reconquise nous puissions nous retrouver à travailler pour notre Neuvic. A bientôt. Je vous embrasse tous. Henri. » La session normale de la Chambre commença quelques jours plus
tard et, en juin 1915, le gouvernement décida que le Parlement siégerait en permanence. Queuille, donc, ne rentrera plus à Baccarat. Mais
quatorze mois plus tard, la bataille de Verdun étant en cours (et la France ayant plus besoin de docteurs que de députés), Queuille
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aura l’occasion de reprendre, à nouveau, sa «carrière» de médecin militaire.
Quatorze mois à la Chambre (1915-1916) Cette première période relativement longue que passa Queuille à la Chambre des députés fut la conséquence de son propre choix, un choix qui ne fut ni facile ni évident. La décision de siéger en permanence avait laissé les parlementaires mobilisés dans une situation plutôt équivoque: ils étaient libres de choisir entre leur présence à l’armée et leur présence au Parlement. Beaucoup d’entre eux, surtout au début, choisiront de faire la navette, suivant l'importance des séances parlementaires. Quant à Queuille, il hésitait : le 7 février 1915, par exemple, lors de la première réunion du conseil municipal à laquelle il
assista après son retour de Baccarat, il se décrit comme «mobilisé et momentanément de retour à la Chambre des députés. ». Mais finalement, comme d’autres députés qui ne se contentaient pas du rôle effacé qu’ils jouaient depuis août 1914, Queuille décidera de donner la priorité à ses «devoirs parlementaires». La guerre «s’étant stabilisée», comme l’expliquera plus tard La Montagne dans un article publié à la veille des élections législatives de 1919, «il comprend qu’au Parlement il avait aussi des devoirs impérieux à remplir, que le pays, atteint dans ses forces vives par la terrible attaque allemande, avait besoin d’être soutenu et dirigé, qu’il fallait que les institutions parlementaires puissent fonctionner pour que l’ordre, la stabilité, le travail fussent à l’intérieur les seuls garants de la résistance à l’envahisseur. Il revient donc à la Chambre, mais lorsque la menace de Verdun se précise il repartit aussitôt reprendre son poste. ». Queuille reprit également, mais beaucoup moins intensivement, ses fonctions de conseiller général et maire de Neuvic. Au cours de l’année 1915, il participa aux trois réunions du conseil général: aux deux premières, le 25 janvier et le 12 avril, il soutint l’argument que des prisonniers de guerre allemands devaient être utilisés pour construire le chemin de rive de la Dordogne (le préfet s’y opposa); le 20 septembre, le plus jeune membre présent, il servit comme secrétaire provisoire. Des six réunions du conseil municipal qui eurent lieu pendant cette même année, Queuille en présida trois: le 7 février, le 18 avril, et le 28 novembre. Sa mairie continuera à fonctionner sous
la direction directe du loyal Baptiste Badiou — aidé, comme Queuille
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prit soin de le noter le 7 février, par Paul Combes et (surtout) Jules Demathieu. À cette même réunion, Queuille prit également soin de donner à ses collègues des instructions de nature nettement politique. «Cette guerre qu’on nous a imposée doit se poursuivre jusqu’au complet écrasement de nos ennemis; ce sacrifice est absolument nécessaire pour la France et s’il nous coûte présentement 1l assurera à nos enfants une paix bienfaisante et sans doute pour de très longues années. Il prie donc MM. les conseillers municipaux de propager ces idées dans toutes nos campagnes et d’être ses interprètes auprès de toutes les familles pour leur dire: courage et confiance. L’issue n’est plus douteuse, nos armées seront victorieuses, et la France en sortira
plus grande et plus glorieuse ». Six jours plus tard, Queuille aura des nouvelles plus personnelles à annoncer : son second enfant et seule fille, Suzanne, naquit à Neuvic le 14 février 1915. De retour à Paris, Queuille jouera à plein son rôle de député. Après sa brève «initiation» en 1914, l’année 1915 fut le début de son vrai apprentissage parlementaire : il interviendra dans de nombreux débats, présentera (avec d’autres) des propositions de loi, votera dans dix-sept scrutins, participera à des commissions, servira comme rapporteur, et (événement toujours redoutable) réussira avec éclat son premier discours à la tribune. Jeune apprenti, Queuille trouvait des créneaux souvent modestes.
Le 25 février, conjointement avec huit autres députés, il présenta «sa» première proposition de loi (elle était destinée à assurer le bon fonctionnement des cours d’appel et des tribunaux de première instance pendant la guerre). Le 2 avril, jouant un rôle plus en vue, il présenta et défendit un amendement à un projet de loi concernant la transcription des jugements et arrêts en matière de divorce. Des maires, déclara-t-il, «qui au moment
de leur élection, n’ont pas
toujours les connaissances nécessaires », ne devraient pas être tenus légalement responsables pour la transcription d’un «papier incompréhensible» préparé par un avoué. Malgré sa ferveur (« J’insiste pour l’adoption de cet amendement», ira-t-il jusqu’à dire!), son amendement fut repoussé par le rapporteur de la commission avec lPaccord du gouvernement. Mais Queuille eut droit, au moins, à des «applaudissements sur plusieurs bancs», et (toujours fidèle), Le
Radical consacrera un article ((M. Queuille défend les maires») à son intervention. Le premier discours que fit Queuille de la tribune de la Chambre viendra deux mois plus tard, le 29 avril, sur un sujet difficile. Depuis
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un mois, la Chambre discutait une extension de la loi de 1898 relative
aux accidents du travail. Prenant la défense des petits propriétaires, Queuille avait, avec trois collègues, proposé deux amendements. Le premier avait été adopté sans mal, mais le second suscitera une vive controverse. Exemptant les petits propriétaires de la nouvelle loi, et stipulant que «le concours accidentel prêté à un exploitant par des voisins» ne serait pas couvert, l'amendement fut combattu avec force par le rapporteur et par le gouvernement, et notamment par le
ministre de l’Agriculture, Fernand David, en personne. En plus, il était indéniable, depuis longtemps, qu’une telle mesure en faveur des ouvriers agricoles était nécessaire. «J'avoue que j’éprouve une certaine inquiétude à intervenir dans la discussion d’une loi qui a déjà soulevé des débats aussi vifs, mais j'espère que la Chambre voudra bien me prêter cette bienveillante attention qu’elle accorde à ceux qui abordent pour la première fois
la tribune», déclara Queuille dans une exhortation préalable accueillie par des cris de «Parlez! Parlez!». Puis il passa à l’attaque, utilisant des arguments parfois tirés de ses propres expériences. Dans des petites exploitations, des accidents entraînant la mort ou l'incapacité permanente étaient très rares, mais lorsque la loi serait votée, «vous
constaterez que tous les jours dans ces mêmes exploitations des écorchures, des entorses, de petits accidents qui sont parfois prétextes à certificats médicaux, à visites d’un médecin habitant à 20 kilomètres, d’où les frais considérables à la charge des petits propriétaires ». À un député qui s’exclama : «C’est charmant pour les ouvriers», Queuille répliqua : «C’est charmant pour le petit propriétaire, qui est aussi un ouvrier de la terre.» Mais Queuille, élevant son tir, concentra son attaque en grande partie sur le manque de clarté évident dans la nouvelle loi telle qu’elle
était proposée, sur son ignorance des réalités, et sur l’argument qu’elle profiterait surtout aux compagnies d’assurances (cible plus prometteuse que des ouvriers agricoles carotteurs). Les petits propriétaires, affirma-t-il, pouvaient difficilement aller à l’assureur, souvent très lointain, et ne pouvaient pas prévoir toujours qu’ils auraient à faire appel à la collaboration du voisin ou du salarié. La commission avait proposé de ne pas assujettir à la loi ceux qui faisaient appel occasionnellement à ce que la loi appelait la «collaboration occasionnelle », mais elle n’avait pas défini avec précision ce que ce terme signifiait.
«Seule la compagnie d’assurances aura bénéficié de l’obscurité de votre loi», déclara-t-il. Les compagnies pouvaient spéculer sur la loi,
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«mais le paysan doit savoir s’il est ou non sous le coup de responsabilités nouvelles ». Queuille (et les petits propriétaires) eut gain de cause. Avec l’accord du rapporteur, ce texte est renvoyé à la commission et un nouveau texte, déposé une semaine plus tard, sera adopté par la Chambre. En montant en épingle sa victoire, Le Radical pourra citer, cette fois, des articles publiés dans la presse parisienne. Le Matin: «.… défendu fort habilement par son auteur, ce texte est renvoyé à la commission.» La Lanterne: «.… le député de la Corrèze aura la bonne fortune de voir adopter sa conception.» Puis, plus précise, La France: «.… un jeune député de la Corrèze, M. Queuille, par un heureux début à la tribune, a d’un coup d’épaule démoli tout le travail effectué en faisant placer hors la loi de 1898 une immense catégorie de petits propriétaires ruraux.» Il n’y avait pas de doute: en emportant cette première victoire, Queuille n’avait pas seulement négocié une course d’obstacles difficile. Il s’était fait apprécier par un nombre important d’électeurs, et il avait commencé à se faire une réputation en dehors de la Corrèze, notamment parmi ses collègues à la Chambre. Sa première intervention à la tribune de la Chambre restera le moment clé de son apprentissage parlementaire, mais Queuille fut loin d’être inactif pendant les neuf mois qui suivirent. Le 15 mai 1915, en qualité de membre de la commission des comptes définitifs et des économies, et «afin de sauvegarder les droits des fonctionnaires mobilisés », il s’associait à ses collègues pour inviter le gouvernement à différer jusqu’à la fin des hostilités toute nomination ou promotion de fonctionnaires à titre définitif. Puis, le 20 juillet, membre
de la
commission de législation fiscale, il fut le rapporteur d’une proposition relative «aux titres de rente française laissés en pays envahis et volés par les Allemands », sujet important pour le député d’un arrondissement qui avait des relations commerciales avec la Belgique et le Nord, alors envahis (ses déclarations seront approuvées par 361 voix contre 185). Puis, le 23 septembre, en tant que membre du groupe de la défense des intérêts des cheminots, il soumit une question au ministre des Travaux publics, avec qui il échangera également des lettres. Mais l'initiative la plus importante à laquelle il prit part au cours de ces mois fut en faveur des veuves de guerre — et, encore une fois, contre les compagnies d’assurances. Le 28 décembre, avec deux collègues, il déposa une proposition de loi concernant la résiliation des contrats d'assurances dont les titulaires étaient morts en service. Il
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serait inacceptable, expliquèrent-ils dans leur exposé des motifs, de voir pendant la guerre les compagnies d’assurances s’enrichir aux dépens de veuves qui, par suite du décès de leur mari, étaient obligées de quitter les locaux qu’elles occupaient ou d’abandonner le commerce, l’industrie qui était le gagne-pain de leur mari. Par une loi votée le 15 février 1916 (un amendement proposé par Queuille étant accepté), le nécessaire fut fait: les contrats d’assurances en cours signés par un militaire décédé pouvaient être résiliés par la famille, les héritiers, ou les ayants droit, après un simple avis recommandé et sans qu’il y ait lieu à aucune indemnité. Mais ce ne fut pas sa seule démarche en faveur des veuves de guerre. Le 29 décembre, avec son ami Laurent Eynac (qui signait souvent avec lui), il déposa une proposition de loi modifiant le régime des bureaux de tabac et «tendant à attribuer les trois quarts de leurs revenus aux veuves et orphelins de militaires et civils morts au service de la patrie ». Cette proposition sur les bureaux de tabac deviendra par la suite une loi qui, très appréciée par les personnes concernées, entrera dans l’histoire (elle est toujours en vigueur, les bénéficiaires éventuels, hélas! ne manquant pas). Mais Queuille, répondant à des «devoirs impérieux » autres que parlementaires, ne fut pas présent à la Chambre pour la voter... Depuis son retour de Baccarat, la guerre s’était «stabilisée », en effet, sur le front d’où il était parti — mais ce fut en s’élargissant ailleurs : l’expédition des Dardanelles commença en mars 1915; l’Italie entra en guerre en mai; et les forces anglo-françaises débarquèrent à Salonique en octobre. Notons également qu’il y eut un raid de Zeppelin sur Paris le 29 janvier 1916. Mais ce ne fut que le mois suivant, le 21 février 1916, que les perspectives changeront radicalement pour tant de Français, dont Queuille : l’offensive allemande contre Verdun commençait... En juillet 1915, Queuille avait reçu, avec ses collègues parlementaires, un «laissez-passer permanent » qui lui donnait le droit de «circuler, par tout mode de locomotion, dans la zone des armées». Le 15 décembre, en tant que membre de la commission des comptes définitifs et des économies, il lui fut remis une lettre, «valable pendant toute la durée des hostilités», le désignant pour «s’enquérir des économies qui pourraient être réalisées dans le service de santé militaire». Nous ne savons pas quel usage fit Queuille de ces documents, mais le 23 mars 1916, un mois après l’ouverture de l'offensive allemande contre Verdun, «le médecin aide-major de 2° classe Queuille » recevra des ordres qui ne se discutaient pas. Il était affecté,
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apprenait-il, au 3° groupe du 83° régiment d’artillerie lourde, et devait se rendre «immédiatement et sans délai» à Vincennes, «où il se présentera à M. le général commandant le dépôt d’artillerie». Son apprentissage parlementaire ainsi interrompu, Queuille reprenait la route de la guerre.
Retour à la guerre: Champagne, Verdun, Somme (1916) Cette deuxième période comme médecin militaire — elle durera du 23 mars au 10 septembre — sera beaucoup plus mouvementée que celle que passa Queuille à Baccarat en 1914. Elle sera aussi plus difficile à suivre. Il participera, parfois de près, à deux des plus grandes batailles de la guerre: Verdun et la première offensive franco-britannique dans la Somme. Au cours de ces mois, il écrivait et recevait peu de lettres: aucune, du moins, ne viendra jusqu’à nous. Mais, par chance, un Historique des 83° et 283° régiments d'artillerie pendant la Grande Guerre (1915-1918), sous-titré Somme-Verdun, Oise et AisneChampagne-Belgique et publié en 1920, fournit des informations concernant les activités et les mouvements des unités dont il fit
partie. Particulièrement instructive à cet égard est une dédicace écrite (dans l’exemplaire envoyé à Queuille) par le chef d’escadron Gigout, sous les ordres duquel Queuille avait servi pendant son ser-
vice avec le 10° groupe du 83° régiment : «Affectueux souvenir pour votre précieuse collaboration à M. 7, à l’Équarrissage, à Bois-Bourus, à Charny et à [ilisible].» Dans ses fragments de mémoires dictés au
début des années 60, Queuille parlera de certaines de ses expériences et rencontres. Et, comme en 1914, Queuille conservera certains de ses
ordres militaires et notes de service, et (plus significatif encore) une citation qui lui fut décernée à la fin de ses cinq mois et demi de service. Formé le 21 février 1916 en pleine bataille de Verdun, le 3° groupe du 83° régiment d’artillerie lourde (dont Queuille sera le médecin)
avait déjà pris la direction de l’Est lorsque Queuille se présenta à Vincennes. Il le rejoignit à son lieu de cantonnement dans un petit bourg pas très loin de Vanault-les-Dames (Marne), entre Châlonssur-Marne et Bar-le-Duc. Le seul témoignage que nous ayons de ce premier bref séjour se trouve dans un passage de ses fragments de mémoires où Queuille parla surtout de caricatures d’hommes politi-
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ques, pendant longtemps l’un de ses passe-temps favoris. Dans la bibliothèque du petit chalet normand occupé par l'état-major du groupe, raconta-t-il, il eut la surprise un jour de découvrir «un
album de dessins à la plume tout à fait remarquables», et dont l’auteur — qui avait préféré rester anonyme — se disait être député. Luimême, ajouta Queuille, avait «acquis quelques expériences primaires pendant les séances où je suivais un débat. J'ai même l’amour-propre de mes croquis d’Aristide Briand et de Raymond Poincaré » (croquis remarquables, en effet, eux aussi, que fit Queuille quand la France
n’était plus en guerre). Cet intermède se termina le 16 avril lorsque Queuille reçut une note de service l’informant qu’il allait remplacer temporairement un
médecin aide-major de 1" classe au 10° groupe de son régiment. Formé le 1° février 1916, ce groupe — comme en témoigne une citation à l’ordre de la 2° armée datée du 2 janvier 1917 — sera très actif au cours de l’année 1916. «Sous le commandement du chef d’escadron Gigout», y lit-on, il «est arrivé sur le front de Verdun à la fin de mars 1916, a pris part à toutes les attaques qui ont eu lieu depuis
cette époque, changeant fréquemment de position, exécutant, sous les feux les plus violents, les tirs d’une précision remarquable et a largement contribué par les destructions qu’il a opérées aux succès du 24 octobre et 16 décembre. A toujours conservé un moral très
élevé.» Queuille ne sera présent qu’au début de cette période, mais son rôle fut formellement noté dans une attestation signée par le général Guillaumat, qui avait également signé la citation : « Le chef d’escadron Gigout, commandant du groupe C du 283° régiment d’artillerie lourde, certifie que le médecin aide-major Queuille a pris part aux opérations devant Verdun qui ont motivé la première des citations. » Comme l’écrira Gigout plus tard dans sa dédicace, Queuille fut présent à cinq endroits où le 10° groupe se battait. Deux d’entre eux
figureront dans l’Historique du régiment : la région de Bois-Charny et Bois-Bourrus, sur la rive gauche de la Meuse («Sur la rive droite, une butte, aux mains de l’ennemi, domine toute la région: c’est Montfaucon, d’où la vue s’étend jusqu’à l’arrière du champ de bataille»). Ce fut dans de tels endroits que Queuille établira une réputation de médecin militaire consciencieux et courageux. Les témoignages qu’en laissera Queuille seront peu triomphalistes. Dans un de ses fragments de mémoires, par exemple, il brossa un portrait de la vie près du front en parlant du retour au poste de can-
tonnement dans la nuit de la prise de Morsbach. « Après avoir vérifié
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l’état de nos masques avec le brigadier Bompard, nous prenons Île chemin du retour. La nuit est souvent interrompue par des fusées éclairantes qui font autour de nous des lueurs éclatantes, cependant que le bruit des canons et même des mitraillettes se fait entendre dans le lointain. Des ombres se dessinent et les silhouettes qui apparaissent ainsi et qui se découpent forment des êtres dantesques. Ce sont des soldats avec le masque et tout le barda qu’il faut transporter pour le disposer ensuite dans la nouvelle ligne que l’on occupera ». Le brigadier Bompard, «l’infirmier brancardier qui m’accompagne» (et «un électeur actif d’Édouard Daladier »), fut un interlocu-
teur très apprécié de Queuille. Un jour, lui faisant part de ses opinions plutôt désabusées sur les parlementaires qui se trouvaient aux armées, le brigadier lui donna un avertissement que n’oubliera pas Queuille. «Pour rejoindre l’unité où j'étais appelé par téléphone, et passant avec ledit Bompard sur une crête, d’un air goguenard il me dit: “Eh bien, docteur! cela ne va pas très bien aujourd’hui. Vous avez été énervé par certaines difficultés sanitaires du cantonnement. Mais pourquoi êtes-vous ici alors que vous pouvez rester au Parlement ? Sans doute, pensez-vous que vous devez prouver aux électeurs que vous avez fait votre part de la guerre. Moi qui connais les électeurs et qui jouissais dans mon pays d’une certaine influence, je puis vous dire que dans une période électorale, on affirmera que vous n’avez pas rejoint les armées. On ne le croira pas et si, par hasard, vous recevez un obus, blessé et même mort, on dira que vous ne l’avez pas voulu” ». Dans ses fragments de mémoires Queuille décrira également (autre aspect de la vie près du front) une offensive heureuse contre un brochet.. « Des obus de 120 long ont été posés sur les bords de la Meuse et des vieux abris construits lors de l’offensive de 1917 [sic] également. Mais il n’était pas impossible de les transformer. Pour atteindre ces abris, on utilisait un pont rustique sous lequel apparaissait un engin de pêche rouillé. En prenant un bain, on le souleva et on s’aperçut qu’il avait fait un prisonnier : un brochet qui était long et maigre comme une ficelle. Il eut un succès et le cuisinier d’un hôtel de la Méditerranée demanda immédiatement la permission d’aller acheter tout ce qu’il fallait pour faire une bouillabaisse. Deux jours après, cependant que les Allemands étaient tranquilles, nous avons mangé ce brochet maigre à une sauce bouillabaisse ». Le 6 juillet, le 3° groupe du 83° régiment d’artillerie lourde quitta Vanault-les-Dames pour s’installer à Saint-Hilaire, en Champagne et
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à 35 kilomètres à l’est de Reims: il avait été sélectionné pour participer à la grande offensive franco-britannique qui venait de commencer dans la Somme. Mais Queuille et ses camarades auront à attendre jusqu’à la fin du mois. En attendant, le député-médecin militaire, qui avait déjà eu de brèves permissions (il fut présent à une séance du
conseil général à Tulle le 1° mai, et le 16 juin il avait participé à un scrutin à la Chambre), assistera à des séances parlementaires les 25 et 28 juillet. Ce dernier jour, avant de quitter Paris, il reçut un petit mot de félicitations que Paul Deschanel, toujours président de la Chambre, lui envoya 130, avenue Mozart, son adresse personnelle (et où les Queuille habiteront jusqu’en 1933 lorsqu'ils achèteront un appartement rue du Cherche-Midi). «Je lis votre belle citation, qui me rend heureux et dont la Chambre sera fière! Permettez-moi de vous adresser mes vives félicitations, avec l’assurance de mon cordial dévoue-
ment.» Il s’agissait très probablement (mais ce n’est pas sûr) de la croix de guerre, l’une des seules décorations qu’allait porter — parfois — Queuille au cours de sa vie.
Le 1% août, de retour à son groupe, Queuille quitta Saint-Hilaire pour la Somme, un départ qu’il décrira dans un dernier passage de ses fragments de mémoires. «Le convoi de notre groupe d’artillerie, les vieux canons, le matériel automobile comprenant des camions, ne manquaient pas de pittoresque. » La suite, toutefois, sera moins «pittoresque ».. « Dès notre arrivée, nous reçûmes une affectation sur la
presqu'île de Frise. Nous étions là en position à côté de batteries anglaises et d’une batterie française de 155 schneider. Nous fûmes cependant l’objet d’une offensive d’artillerie allemande. Elle était justifiée par un déplacement de troupes. » Malheureusement Queuille ne laissera pas de témoignage écrit sur les six semaines qu’il passa ensuite avec son groupe, l’une des unités obscures qui participaient à l’épouvantable bataille de la Somme — et notamment aux combats qui faisaient rage sur la presqu'île de Frise et au Bois-de-Ham. Commencée le 1% juillet, jour où l’armée britannique avait perdu 60 000 hommes (chiffre record dans la longue histoire des guerres), la bataille de la Somme se termina dans la boue en novembre. Et cela après seulement quelques kilomètres d’avance sur le terrain, aucune victoire stratégique, et d'énormes pertes — dont plus de 400 000 Britanniques, environ 200 000 Français, et entre 400 000 et 500 000 Allemands. Entre-temps, les combats continuaient à Verdun, qui restait la priorité française. Comme le notera l’auteur de l’Historique du régiment dont fit partie Queuille, sept des douze
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groupes du régiment avaient été prélevés pour les opérations de la Somme «au détriment du front de Verdun ». Queuille ne sera pas de ceux qui rentreront à Verdun, et son service dans la Somme prendra fin le 10 septembre lorsque le commandant du 3° groupe reçut un «message téléphoné» (dont Queuille gardera une copie conforme): «M. Queuille, député, actuellement aide-major de 2° classe du 3° groupe du 83° A.L. devant être à la Chambre à la date du 12. Permission accordée sans délai. » Ce «message téléphoné» marquera, en effet, la fin de la carrière militaire de l’aide-major de 2° classe Queuille. Elle avait été beaucoup
plus courte, certes, que celles des médecins militaires qui n’étaient pas, comme lui, parlementaires. Son vieil ami, Georges Duhamel, restera cinquante mois aux armées — et calculera qu’il avait soigné plus de quatre mille blessés et opéré trois cents d’entre eux... La carrière militaire de Queuille fut, aussi, d’une toute autre nature que celles de tant de ses collègues qui entreront à la Chambre après la guerre, d’un Édouard Daladier, par exemple, qui avait passé toute la guerre dans l'infanterie, en Champagne, dans l’Est, et à Verdun. Mais Queuille, quoique n’étant pas de «la génération du feu » dans le même sens que
Daladier, avait quand même vu la guerre de très près, et il avait vécu, avec ses compatriotes, au milieu de la misère humaine. Et, comme eux, il ne l’oubliera jamais. Queuille ne laissera pas lui-même de témoignage écrit sur son séjour mouvementé dans la Somme, mais d’autres le firent pour lui. Le 12 septembre 1916, il fut cité à l’ordre de l'artillerie lourde du 7° corps d’armée: «Médecin excessivement consciencieux, absolument esclave de son devoir, n’hésite jamais à se rendre là où sa présence est nécessaire, soit de jour, soit de nuit, sans s’inquiéter des risques très sérieux qu’il peut courir ». Quatre jours plus tard, le 16 septembre, Queuille participera à un scrutin à la Chambre. Sa carrière parlementaire avait repris.
Une percée parlementaire (1916-1919) Queuille allait compléter son apprentissage parlementaire avec éclat au cours des trente-huit mois qui lui restaient de son premier mandat législatif. L’œuvre qu’il accomplira et l’autorité dont il fera preuve lui faciliteront plus tard son entrée dans le cercle des «ministrables », une belle prouesse pour l’un des plus jeunes députés de la Chambre.
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Avant la fin de la législature, il sera membre de la commission de l’armée, secrétaire de la Chambre, et président de la Commission de
rééducation de l’Office national des mutilés. Mais surtout, par ses très nombreuses et parfois importantes propositions et interventions, il parviendra à conquérir une place en vue parmi ceux qui lui seront — tant au niveau national qu’en Corrèze — essentiels dans les années à venir. Même avant son retour de la Somme, Queuille s’était associé à deux propositions. La première, présentée par de très nombreux députés le 22 avril 1916, stipulait que le vin — produit qui «n’est peut-être pas “indispensable”, mais il est assurément un superflu très nécessaire » — ne pouvait être soumis à la taxe pendant la seule durée des hostilités. «Boire du vin ne doit pas être le privilège des riches ».… Nettement moins populaire était une proposition de résolution que Queuille avait présentée avec Laurent Eynac le 23 juin: elle invitait le gouvernement à diminuer le nombre des officiers en service dans la zone de l’intérieur en en mettant d’office beaucoup — «les inutiles » —
à la retraite... Queuille ne perdra pas son temps. Le 15 septembre 1916, seulement cinq jours après avoir reçu le «message téléphoné » le rappelant à Paris, il demanda à interpeller le ministre de l’Agriculture sur les mesures qu’il comptait prendre pour reconstituer le plus rapidement possible les ressources forestières de la France, et pour enrayer l'exode rural et en particulier pour garder à la terre les paysans mutilés et les orphelins de guerre. Avec cette dernière question, Queuille s'était lancé sur un sujet qui, comme nous le verrons, sera l’une de ses préoccupations majeures. Ensuite, le 16 novembre, se levant pour placer «une petite observation» au cours d’une discussion sur la taxation des charbons, Queuille parlera d’un autre sujet proche de son cœur: les forces hydrauliques, et notamment celles de la haute Dordogne et ses affluents. Un mois plus tard, il revint à la charge: «Nous avons dans la Corrèze des trésors de force hydraulique complètement ignorés, qui n’ont jamais été recherchés et utilisés». Mais cette fois, Queuille s’était avancé trop loin. Il venait de recevoir, expliquera-t-il dans ses fragments de mémoires, une délégation d’Usselois qui avaient ensuite assisté à la séance en question. «C’est peut-être cela qui au cours du débat me fit demander la parole. » Il était, ajouta-t-il, «très heureux d’avoir fait cette petite démonstration devant ses auditeurs», mais en rentrant chez lui il trouva une carte du directeur géné-
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ral des Eaux et Forêts, carte dans laquelle ce dernier «protestait contre une attaque aussi légère». Un projet était à l’étude.... Queuille allait profiter, toutefois, de cet excès de langage: dorénavant le directeur général le tiendra au courant du dépôt du projet «et ses conversations me guidèrent utilement »… Pendant les mois suivants, Queuille se concentrera surtout sur les problèmes relatifs au personnel militaire. Le 11 décembre 1916, toujours fertile en idées, il soumit une proposition de résolution invitant le gouvernement à utiliser plus largement pour les travaux des armées la main-d'œuvre coloniale, notamment «les Noirs recrutés dans cer-
taines tribus, “non guerriers”, médiocres pour le combat, excellents
pour les corvées du génie»... Le 15 mars 1917, il défendit un amendement visant à interdire que l’on maintint dans l’intendance ou comme officiers d'administration les anciens sous-officiers aptes à devenir très vite officiers combattants. Le 22 mai, il invita le gouvernement à faire appliquer aux frères des militaires disparus depuis plus d’un an les mesures prises en faveur des militaires tués au feu — les frères de deux militaires tués par l’ennemi étant déjà exemptés... En juin 1917, il déposa un amendement stipulant que les hommes de troupes qui étaient pères de cinq enfants seraient affectés dans la zone de l’intérieur; et le même mois, cherchant toujours une répartition plus équitable des charges militaires, il proposa (avec deux collègues) que les anciens mineurs profitassent des dispositions prises par le gouvernement permettant aux jeunes mineurs de revenir du front. Vers la fin de cette même année, dans la nuit du 6-7 novembre
1917, Clemenceau arrive au pouvoir. Alors que Queuille s’activait à la Chambre, l’histoire avait marché à grands pas: l’abdication du tsar Nicolas en mars; l’entrée en guerre des États-Unis en avril; le remplacement du général Nivelle par le général Pétain en mai; les mutineries militaires en mai et juin; et la révolution qui éclata en Russie le 6 novembre. Appelé en catastrophe par Poincaré, Clemenceau fut investi triomphalement après un débat qui — pour Queuille — fut marqué surtout par l’intervention enflammée d’un jeune (il n’avait que vingt-neuf ans) député radical indépendant de la Marne, Pierre Forgeot. Pour Queuille, comme il l’expliquera dans sa conférence en 1952, Forgeot était l’exemple d’un jeune député cherchant le devoir. Se donnant pour tâche de poser «toute une série de questions parfaitement inévitables bien qu’on les passe sous silence», et quoique n’approuvant pas tous les choix de Clemenceau («à certains postes élevés,
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il est peut-être à craindre que la distinction des titulaires ne supplée pas le défaut de caractère»), Forgeot avait néanmoins terminé son discours par un vibrant appel: «A l’œuvre, monsieur Clemenceau, tous derrière vous!» Ensuite, poursuivit Queuille, Forgeot avait «pris à partie tous les chefs de groupe qui dans les couloirs attaquaient le ministère qui était au pouvoir mais qui ne disaient rien à la tribune, et il a fait un véritable jeu de massacre ». Queuille admirait le talent impétueux de son jeune collègue: il aurait sans doute voulu — mais ce n’était pas dans son caractère — agir de la même façon... Son admiration pour Clemenceau sera sur un tout autre plan: désormais ce fut vers lui, et son entourage, qu’il regardera en cherchant sa voie et son devoir. Il n’oubliera jamais le rôle que joua Clemenceau pendant ces dernières années de la guerre. «Comme
Churchill, ou Churchill comme
Clemenceau», dira-t-il en
1952 en comparant ces deux hommes hors série.
«Des hommes qui
mettent tout leur cœur, toute leur fougue, tout leur talent pour vous
faire atteindre les sommets de l’émotion et qui, quand vous êtes très haut, éprouvent par gaminerie, par souci de détente, le besoin brusquement de vous laisser et de vous ramener sur terre avec des gestes gavroches comme Clemenceau en avait quelquefois. » Queuille ne sera jamais un tel orateur, loin de là, mais plus tard, président du Conseil, il pourra prendre pour exemple un homme qui, ajouta-t-il, «connaissait admirablement le jeu parlementaire», qui était courageux et «capable de faire tous les efforts, même physiques», et qui, ne jouant pas le rôle d’un chef isolé, savait parler en toute franchise
aux parlementaires. «Il racontait au Parlement toutes ses inquiétudes, comment il avait envisagé certains problèmes, comment à certains moments il avait failli prendre des sanctions contre certains chefs et pourquoi il ne l’avait pas fait ». A son niveau alors modeste, Queuille continuait à accomplir — avec un zèle impressionnant — son travail de parlementaire, intervenant dans des débats souvent techniques et faisant de multiples propositions. Il prenait toujours soin d’appuyer celles-ci sur une documentation précise et un examen approfondi des faits. Le 10 janvier 1918, par exemple, deux jours après la rentrée parlementaire (occasion où Queuille, l’un des plus jeunes députés présents, prit place au bureau de la Chambre comme secrétaire d’âge), 1l en présenta, avec Laurent Eynac, deux. L’une concernait l’avancement rétroactif des instituteurs mobilisés (elle sera votée); et l’autre invitait le gouvernement à réquisitionner les stocks de pétrole et d’essence
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pour en assurer l’équitable répartition, notamment aux médecins et courriers postaux. Le 15 janvier, autre exemple, il intervint dans une discussion sur la modification des pensions militaires, et deux semaines plus tard il déposera un amendement stipulant qu’en aucun cas les hommes mobilisés ou mobilisables qui travaillaient dans des usines ne toucheraient une rente inférieure à celle à laquelle ils auraient droit s’ils étaient couverts par la loi des pensions militaires ». Sujets techniques et parfois arides, si l’on veut. Mais au cours de
cette même période Queuille commençait à se consacrer surtout à un problème plus dramatique : l’impérieuse nécessité de faire plus pour les paysans qui payaient un si lourd tribut à la guerre, et en particulier pour ceux qui rentraient du front mutilés et avec peu d’espoir de rester à la terre. Queuille ne fut pas, bien sûr, le seul homme politique à s’en préoccuper, mais il occupera bientôt une position en vue parmi ceux qui menaient le combat — dont Jules Siegfried, vice-doyen de la Chambre, Louis Nouhaud, Laurent Bonnevay, et Abel Gardey.
Au cours d’un débat le 6 février 1918, Nouhaud souligna que, parmi les mutilés de guerre, 60 p. 100 étaient des agriculteurs. Intervenant à son tour, Queuille sera plus passionné. «Quand on pense, en effet, quels vides cette guerre a faits dans le monde des paysans, quand on sait qu’il faut compter par centaines de mille les ouvriers de la terre qui ont laissé sur les champs de bataille une partie de leurs facultés de travail, une partie d’eux-mêmes, on ne peut pas envisager sans angoisse l’avenir de l’agriculture française.» On pouvait dire sans exagérer, ajouta-t-il, qu’un demi-million de mutilés de guerre appartenaient au monde rural, et que, parmi eux, «à peine un millier a passé par les écoles de rééducation !». Les efforts de Queuille et de ses collègues mèneront à l’adoption de la loi du 9 avril 1918 donnant aux mutilés de guerre des moyens d’accéder à la propriété rurale (elle sera complétée, plus tard, par la loi du 28 octobre 1919 qui procurera les mêmes moyens aux ouvriers agricoles en général). Cette première loi portera — du moins selon La Montagne corrézienne — le nom de «la loi Queuille-Bonnevay». Les relations entre Queuille et Bonnevay, rapporteur de la commission d'assurance et de prévoyance, étaient, d’ailleurs, très solides. Le 19 décembre 1917, par exemple, acceptant un complément qu'avait suggéré Queuille à un amendement qu’il proposait, Bonnevay observa avec magnanimité: «M. Queuille a résolu un peu toutes les questions». Et, cette fois encore, Queuille n’aura pas droit seulement aux félicitations de la presse corrézienne. En louant «le discours pon-
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déré, ordonné, éloquent en beaucoup de ses parties» qu’avait prononcé Queuille en soutenant le projet de loi en faveur des mutilés de guerre, Le Temps ajoutera : «M. Queuille, jeune député de la Corrèze, s’est montré, depuis qu’il est arrivé à la Chambre, un esprit curieusement averti des choses de la politique et des problèmes de sociologie que la prolongation de la guerre a posés pour l’avenir de notre pays. » Queuille trouvait lui-même souvent l’occasion d’écrire des articles.
Entre le 8 avril et le 30 juin 1918, il en publia non moins de huit, dont quatre dans L'Homme
libre, trois dans La Montagne corrézienne, et
un dans Le Bulletin du Parti radical. Les sujets variaient :«Le relèvement des tarifs de chemin de fer»; «Notre nouvelle loi agraire » ; «Rééducation professionnelle, la réorganisation de l’enseignement » ; «La propriété a ses défenseurs » (sur le Crédit agricole) ;«Créons des écoles pour les orphelins de la guerre», etc. Un dernier titre ne s’appliquait évidemment pas à Queuille: «Le recensement des oisifs volontaires ou involontaires ».… Les activités que menait Queuille en faveur des mutilés de guerre lui valurent d’être nommé, en mai 1918, président de la Commission de rééducation à l’Office national de mutilés de la guerre. A ce titre, il était encore mieux placé pour promouvoir ses idées et ses projets, notamment la création d’écoles agricoles de rééducation. Mais en ce qui concerne Neuvic, il n’avait pas attendu. Déjà, à la séance du
17 août 1917, comme en témoigne le registre des délibérations du conseil municipal, il avait pu annoncer que, à la suite de son intervention, le ministre de l’Agriculture avait envoyé un inspecteur sur place, et que ce dernier avait proposé la construction d’ateliers sur les terrains communaux et l’aménagement de l’hôpital pour que le nombre de lits soit porté à soixante-dix. Plus impressionnant encore, il put lire à cette même occasion une lettre qu’il venait de recevoir du ministre de l’Intérieur, M. Malvy: « J’ai l'honneur de vous informer que je viens d’allouer à l’école de rééducation de Neuvic une subvention de 25 000 francs. J’ai tenu, en répondant ainsi à votre intervention, à seconder de mon mieux l’œuvre si intéressante que vous poursuivez et dont vous avez eu l’heureuse initiative». Un commentaire fut ajouté, concis mais triomphal: «L’école de rééducation agricole de Neuvic sera donc créée. » Queuille savait bien — et il saura toujours — que des victoires à Paris comptaient pour peu de choses s’il ne pouvait pas les transformer, du moins parfois, en gains pour ses électeurs. En 1919, «l’école pratique des industries rurales de Neuvic» (alors son nom) comptera
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cinquante mutilés et, aussi, vingt veuves de guerre spécialisées dans le travail du bois, notamment la fabrication de jouets. Autre exploit: à la séance du conseil municipal du 23 juillet 1919, il put montrer à ses collègues une lettre de Mrs. Grace Harper, chef de la Croix-Rouge américaine, à laquelle elle avait joint «un chèque de 65 000 francs afin de participer aux dépenses qu’exigera l’achèvement de l’école d'agriculture de Neuvic» (le chèque, en bons du Trésor, fut libellé au nom de Queuille). «Veuillez considérer notre don, ajouta Mrs. Harper, comme l’expression de l’amitié et de la sympathie du
peuple américain pour tous vos braves mutilés. » Queuille ne réservait pas, certes, de tels efforts à Neuvic: il fit
installer à Ussel une école du fer et de l’électricité destinée à permettre à l’école primaire supérieure de cette ville de devenir un centre d’enseignement professionnel; et il contribua à mettre au point l’école de Boulou destinée, elle, à la rééducation professionnelle des tuberculeux
de la guerre. Pendant toutes les dures années de pénurie, il fit aussi d'innombrables démarches afin d’obtenir des suppléments de denrées rares — farines, sucre, charbon, engrais — pour son arrondissement. En
cherchant à suppléer à la pénurie du charbon, il poursuivait toujours son combat, y compris au conseil général, pour l’utilisation de l’énergie hydraulique. Mais allant plus loin, il se fit également l’apôtre de l'utilisation de la tourbe, dont celle des tourbières du plateau de Millevaches, non seulement comme combustible mais aussi pour la fabrication des produits chimiques. Pendant ce temps-là, la guerre allait vers sa fin, mais non sans soubresauts sanglants. Dans une de leurs dernières grandes offensives, les Allemands reprirent Ham, l’un des endroits où Queuille avait été en 1916; et à la fin du mois de mai, il atteignirent la Marne, à moins de 60 kilomètres de Paris. Mais suite à la deuxième
bataille de la Marne en août, les Alliés passèrent à une offensive générale et, le 11 novembre, le monde était à nouveau en paix. Ce fut une journée inoubliable pour tous ceux qui la vécurent. Apprenant à la Chambre que l’armistice était sur le point d’être signé, racontera-t-il en 1952, Queuille avait traversé la Seine avec quelques amis: ils étaient près de la Madeleine lorsque les cloches retentirent. «J’ai vu Paris retrouver la joie. On avait perdu l’habitude de s’amuser, de rire, de s’embrasser, et il est venu un moment
où
vraiment, avec le souci uniquement de retrouver les joies de la vie et de vivre ces joies on ne savait que faire. Cela a duré quelques minutes, et puis ça a été les gens tombant dans les bras les uns des autres, des
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chants, Clemenceau appelé ensuite aux fenêtres du ministère de la Guerre et sa visite dans Paris le soir. Nous pensions bien qu’à tout jamais nous ne verrions pas la France envahie et la guerre recommencer. » A Neuvic, le 1° décembre, le conseil municipal rendit hommage aux responsables de la victoire en votant de «faire sien le vote au Parlement citant à l’ordre de la Patrie: les armées alliées et leurs chefs. Le gouvernement de la République et son chef, le citoyen Georges Clemenceau. Le maréchal Foch, généralissime des armées alliées ». Il adressa également «l’expression de sa profonde reconnaissance à nos vaillants “Poilus” ». Parmi ces derniers, pas moins de cent vingt-trois — chiffre énorme pour la petite ville — auront leurs noms inscrits sur le monument aux morts qui sera construit en face de la mairie. Notons également que parmi ceux morts pour la France figuraient aussi treize députés, dont onze tués au front. Une semaine plus tard, Queuille fit partie d’une délégation de plus de trois cents parlementaires qui participèrent à un voyage à Metz et à Strasbourg avec le président Poincaré et des membres du gouvernement (dont, après quelques hésitations, Clemenceau, qui n’aimait pas les seconds rôles). Avec ses collègues, Queuille sera reçu avec faste
— nous sommes
loin du bref passage de Poincaré à Neuvic “'1q
années plus tôt... A leur arrivée à Metz, pourtant, Queuille fut un
peu déconcerté: «Nous sommes arrivés devant cette gare énorme, massive, froide, écrasante, rébarbative, ‘“‘boche”” permettez-moi de dire exactement ce que je pense.» Mais, sur le Champ-de-Mars, poursuivit-il dans sa conférence de 1952, «nous avons trouvé tout un
peuple et vraiment c'était émouvant de voir combien de gens pleu- | raient parce que le sacrifice de nos soldats leur permettait d’être de nouveau français». L’émotion montera encore lorsque, après leurs discours, Poincaré tomba dans les bras de Clemenceau, ces «deux
hommes, que l’on dit être des adversaires, étant eux-mêmes rapprochés dans le bonheur de la paix retrouvée». A Strasbourg, où la fête fut également «magnifique», Queuille assistera à une scène qu’il considéra d’une «importance très grande». C'était, dit-il, «un parlementaire qui pleurait, que j'avais entendu au moment de la défaillance russe, quand Kerensky [sic] avait signé la reddition de la Russie, qui était revenu de Russie en expliquant au Parlement français qu’il avait prié ses amis russes de ne pas faire leur révolution dans le sang français, et ce député, qui pleurait à chaudes larmes de joie à Strasbourg, c'était Marcel Cachin». A son retour à Paris, toujours
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ému, lui aussi, Cachin écrira dans L'Humanité, en parlant de l’accueil
des Alsaciens: «C’est là le plus significatif et le plus probant des plébiscites. » Au cours de son voyage, Queuille envoya deux cartes postales à son fils Pierre, alors âgé de sept ans. De Metz, sur une carte intitulée «A Metz délivrée, la foule rend une dernière visite, très peu émue, à la
statue renversée de l’empereur Guillaume I», il écrivit: «Pour que tu te souviennes de l’entrée des Français dans Metz reconquise. Embrasse pour moi grand-mère et grand-père. Ton papa Henri.» Et de Strasbourg (une vue de la cathédrale): «Conserve cette carte que ton papa t'envoie le jour où Strasbourg reçoit après quarante-quatre ans le président de la République française. Tu apprendras plus tard que l’Alsace a souffert sous la domination allemande. Mais si tu avais pu voir les petits Alsaciens et leurs sœurs aujourd’hui, si tu avais vu leur joie, comme moi, tu saurais déjà combien il est bon d’être un Français... Je t'embrasse. Ton papa, Henri. » Un mois plus tard, à l’ouverture de la session parlementaire en
janvier 1919, Queuille fut proclamé secrétaire de la Chambre des députés, consécration importante pour un jeune député et témoignage du respect qu’il avait gagné auprès de ses pairs. Membre de plusieurs commissions, dont la plus importante était celle de l’armée, il participera à de très nombreux débats. Au cours de cette dernière année de son apprentissage parlementaire, il intervint — selon le Journal officiel — sur dix sujets entre février et octobre, proposant cinq amendements.
A seize reprises, par exemple, il parla de l’utilisation de l’énergie hydraulique — notamment près de la Dordogne... « Un jeune orateur qui défend avec force et avec art les intérêts de sa région, la Corrèze», dira de lui, le 5 juin, Le Temps. Autre commentaire parisien de cette époque: La France libre, journal des socialistes nationaux, observera (en janvier 1919) que Queuille faisait partie de «la jeune école radicale-socialiste», celle qui occupait en permanence une table à écrire
dans la salle Delacroix et dont les membres y «écrivent leur courrier et y tiennent cercle nombreux ».…
En plus du jour de l’armistice et de son voyage à Metz et à Strasbourg, Queuille se souviendra toujours de la signature, le 28 juin 1919, du traité de Versailles. Ce fut même, dira-t-il dans une interview
à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, la journée de sa longue vie politique qui l’avait marqué le plus *. En tant que secrétaire de la Chambre, il fit partie de la délégation de députés pouvant assister à la cérémonie. En outre, racontera-t-il en 1952, ce fut une sortie
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familiale. Lorsqu'un huissier de la Chambre arriva chez lui avec un soldat en armes et une voiture officielle, il l’informa que, puisqu’un autre secrétaire ne pouvait pas venir, le questeur avait dit que Queuille pouvait amener Mme Queuille. Cette dernière décida sur-lechamp qu’ils devaient amener également leur fille, alors âgée de cinq ans: «Il faut mettre dans sa mémoire le souvenir de cet important
événement.» Donc, pour la petite fille aussi, la journée sera inoubliable — en particulier les applaudissements de la foule qui bordait la route jusqu’à Versailles et les uniformes impressionnants des plénipotentiaires allemands. Queuille eut droit également à une autre marque d’estime pendant cette période. Réuni en son absence le 11 mai 1919, le conseil muni-
cipal de Neuvic décida que, pour faire pendant au bâtiment destiné à Patelier coopératif qui portait le nom de «Pavillon Wilson », il serait placé sur le bâtiment en face — l'atelier de sciage mécanique — l’inscription «Pavillon Queuille». Par ce geste, ajouta-t-on dans le registre, le conseil tenait à manifester «sa sympathie et sa reconnaissance à son très dévoué député-maire qui, par demandes nombreuses et pressantes, a réussi à faire créer à Neuvic une école de rééducation qui est actuellement une des meilleures de France». Non seulement «nos glorieux mutilés » allaient en tirer profit, ajouta-t-on encore, «mais aussi dans quelques mois tous les enfants de la région, puisque celleci leur ouvrira ses portes». Et ce ne fut pas tout: «La commune va donc bénéficier, grâce à son dévoué député, d'avantages spéciaux et sans qu'il en résulte un préjudice pour les deniers communaux»... A M. Badiou fut donnée la tâche de s’entendre avec un tailleur de pierres, et ce dernier fera du bon travail: les noms de Queuille et de son illustre vis-à-vis sont toujours très visibles à tous ceux qui passent par là. Les canons s'étaient tus, un traité de paix avait été signé à Versailles, et de nouvelles élections législatives allaient avoir lieu le 16 novembre 1919. Au cours de la guerre, Queuille avait passé, en tout, neuf mois comme médecin militaire. A l’image de tous ceux qui avaient vu la guerre de près, il restera toujours marqué par ses expériences: il gardera, par exemple, dans son appartement à Paris, une collection des numéros de L'’Illustration publiés pendant la guerre qu’il montrera parfois à ses petits-enfants. Mais son apport le plus important,
comme sa propre percée politique, avait été à la Chambre. Il avait pu y faire plus, en particulier pour ceux qui avaient souffert de la guerre, qu’il n’aurait jamais pu en tant que médecin. En parlant de cette contribution dans un article publié le 4 mai 1919, Le Journal n’avait
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pas tort en le décrivant comme le «docteur Queuille, qui a voué toute sa jeune énergie à la cicatrisation des grandes douleurs de cette guerre ». A l’approche de la fin de ce premier mandat législatif, donc, Queuille pouvait envisager, du moins le semblait-il, les prochaines échéances électorales — législatives, municipales et cantonales — avec un certain optimisme...
CHAPITRE V
Coups d’audace et dividendes politiques Sous-secrétaire d’État et président du conseil général (1919-1924) Une période clé. — Stratégie politique et batailles électorales. - Comment on devient sous-secrétaire d’État à l’Agriculture. — Une année au gouvernement (1920-1921). — Une élection mystérieuse... — Un député dans les rangs (1922-1924). — Une élection revanche.
Une période clé La période entre août 1919 et mai 1921 — et en particulier le début de cette période — sera cruciale pour l’avenir politique de Queuille. Il n’aura pas de difficultés lors des élections municipales de la fin du mois de novembre
1919, ni lors des cantonales du mois suivant.
Mais malgré la réputation qu’il s’était faite au cours de son premier mandat législatif, et en dépit de tous les services qu’il avait rendus à ses électeurs en Corrèze, sa réélection à la Chambre le 16 novembre
avait été tout sauf sereine. Parmi ses très nombreuses batailles électorales, celle-ci rivalisera en importance — et en audace — avec son élection à la mairie de Neuvic en 1912 et sa première élection à la députation en 1914. Prenant de gros risques et montrant un sangfroid impressionnant, il allait imposer sa stratégie à une diversité de collègues et rivaux politiques. Il arrivera ainsi à être réélu député tout en renforçant avec éclat sa position sur la scène politique corrézienne. Mais il passera, également, très près de l’élimination: la chance, aussi, sera de son côté. Deux mois plus tard, le 20 janvier 1920, encaissant les dividendes de sa percée parlementaire, Queuille entrera au gouvernement pour la
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première fois: il sera sous-secrétaire d’État à l'Agriculture pendant près d’une année, jusqu’au 12 janvier 1921. Quatre mois plus tard, encaissant cette fois les dividendes de sa stratégie électorale en 1919 (et de ses années de travail assidu), il franchira un autre pas important de son parcours politique en remplaçant son vieil adversaire, Hippolyte Rouby, à la tête du conseil général...
Stratégie politique et batailles électorales Puisqu'il n’y avait pas eu d'élections depuis la guerre, ce fut une saison riche en batailles électorales. En plus des trois dans lesquelles Queuille sera candidat, des élections sénatoriales allaient se dérouler le 11 janvier 1920 et, les deux assemblées étant alors renouvelées, l'élection d’un nouveau président de la République allait suivre une semaine plus tard. Mais les députés n’allaient pas seulement passer les premiers selon le calendrier électoral qu'ils avaient eux-mêmes fixé en octobre: ils allaient de plus le faire conformément à la loi électorale votée en juillet. Ils ne seront plus élus selon le familier scrutin d'arrondissement si cher aux radicaux, où la personnalité des candidats jouait un rôle si important, et où les radicaux arrivés en bonne position au premier tour pouvaient souvent compter sur la «discipline républicaine » — et en particulier l’appui socialiste — pour l'emporter au second. Ils allaient devoir faire face à un nouveau — et très compliqué (certains diraient diabolique) — système à un tour où se combinaient dans le cadre départemental le scrutin de liste et la représentation proportionnelle. Dans l'espoir de limiter les inconvénients du système proportionnel, la nouvelle loi établissait également une «prime à la majorité » selon laquelle tout candidat ayant obtenu la majorité absolue aurait un siège, les sièges restants étant attribués ensuite à chaque liste en nombre proportionné à la moyenne des suffrages obtenus par ses membres. Quant aux sièges non pourvus par ce fin calcul, ils seraient attribués en application du procédé de la plus forte moyenne. En plus, les électeurs pouvaient «panacher », c’est-à-dire composer eux-mêmes une liste en choisissant entre les candidats présents, les sièges étant attribués aux candidats qui, dans chaque liste, auraient réuni le plus de suffrages. Ce fut cette dernière modalité — en l’occurrence bien diabolique — qui faillit mener à l'élimination de Queuille. Queuille avait été de ceux qui votèrent cette nouvelle loi: son vote
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fit partie de ses promesses électorales. Mais maintenant, comme ses collègues, il devait faire face à de nouvelles règles du jeu. Il ne lui suffisait pas d’être bien implanté dans son arrondissement et un héros à Neuvic. Il fallait se présenter sur une liste de cinq candidats dans un département où son arrondissement ne comptait qu’un peu plus de quinze pour cent des électeurs. Mais tout d’abord, sur quelle liste? Dans la plupart des départements les radicaux prirent la décision d'entrer dans la coalition du Bloc national. Lancé par Clemenceau, mené à la bataille par Alexandre Millerand, et appuyé par le grand patronat, le Bloc national groupait les conservateurs, les modérés, et le centre. Sa force sera amplement démontrée par le fait que ses candidats emporteront plus des deux tiers des sièges. Queuille fut peut-
être tenté d’en faire partie: sa réélection aurait été assurée. Il n’y avait pas d’obstacles politiques majeurs: il était, quand même, clemenciste, et quelques mois plus tard sera nommé au gouvernement de Millerand. Il fut, aussi, l’objet de sollicitations pressantes. Dans une lettre publiée le 5 novembre dans Le Corrézien, l'un des membres de la liste du Bloc national, Philippe Vachal, rappellera, par exemple, que quelques mois plus tôt il avait été chargé de lui proposer la formation d’une liste d’union populaire, mais que Queuille, ne paraissant pas favorable, lui avait dit qu’il «consulterait ses amis». Un mois passa, poursuivit Vachal, et en août, quand «j'écrivis à M. Queuille pour avoir une réponse», ce dernier m’informa «que les conversations avec ses amis politiques continuaient et qu’il ne pourrait poser la question qu’à la fin de ces conversations». Cette réponse étant considérée (non sans raison) comme dilatoire, «la proposition était retirée ». Devant son refus, le Bloc national ira à la bataille en Corrèze non seulement sans Queuille mais contre Queuille. En tête de sa liste se trouva Charles de Lasteyrie, dont le père, Robert, avait été député de Brive de 1893 à 1898. Agé de quarante-deux ans, inspecteur des Finances, banquier, et conseiller financier au Traité de Versailles, de Lasteyrie ne manquait pas de titres — il était, aussi, comte. Avec deux de ses colistiers, Vachal et René Lafarge, il sera bientôt député de la Corrèze (et en 1922-1924, autre titre, jeune ministre des Finances). Son refus de se joindre au Bloc national avait démontré une considérable confiance de la part de Queuille, mais ses coups d’audace les
plus impressionnants viendront lors du choix de ses colistiers. Il dut d’abord faire face à la présence envahissante de Henry de Jouvenel
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qui venait d’arriver de Paris dans l’espoir de trouver un siège au Parlement. Membre d’une éminente famille corrézienne (parmi ses titres était celui de baron), de Jouvenel n’en était pas à son premier ou dernier coup d’essai. Au début de son séjour, il tenta de se joindre à la liste qu'était en train de former Queuille, tentative que ce dernier esquivera avec diplomatie. Ensuite, de Jouvenel envisagea de former une liste radicale dissidente, allant jusqu’à participer à une série de débats contradictoires. Mais à son regret évident, et au soulagement (également évident) de Queuille, il abandonnera ses efforts. Mais pas pour longtemps :deux années plus tard, de Jouvenel sera élu sénateur de la Corrèze, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1935 — et Queuille quittera la Chambre pour lui succéder. Jouvenel écarté, Queuille passa ensuite aux éliminations. En 1914,
il avait été le plus jeune des cinq radicaux élus, mais depuis il avait réussi à assumer une position dominante : les autres devaient négocier avec lui. De son côté, toutefois, il dut négocier avec le «syndicat familial». Ce dernier occupait encore une place non négligeable dans la vie politique corrézienne et pouvait toujours présenter une liste concurrente : les candidats potentiels ne manquaient pas... Mais Queuille était surtout résolu à écarter ses rivaux, y compris ceux qui pouvaient le devenir, et il voulait aussi donner une chance aux hommes nouveaux, des hommes de sa propre génération qui pourraient par la suite lui témoigner une fidélité personnelle. Un processus d'élimination, donc, s’imposait et il sera brutal :Queuille entreprit de
«débarquer» pas moins de trois députés radicaux sortants... Le premier à partir fut Édouard Lachaud, député de Brive depuis 1898. Le suivant :François Gouyon, également de Brive. Le troisième à être sacrifié sera Alphonse Mons de Tulle, un brave homme de soixante et un ans qui en sera mortifié. L’ascendant de Queuille fut consacré lorsque Hippolyte Rouby lui proposa un accommodement : le docteur Gustave Vidalin de Tulle, qui était également lié d’amitié avec Queuille, occupera la deuxième position sur sa liste, et un autre homme du syndicat, Eugène Peyrat de Brive, la — très symbolique — cinquième place. Sa stratégie politique étant de préparer l’avenir, Queuille choisit Jacques de Chammard comme troisième de sa liste, et Alexis Jaubert, quatrième. Agé de seulement trente et un ans, de Chammard était issu d’une vieille famille politique de Tulle: son père, Alfred, était alors maire, poste qu’occupera le fils à son tour de 1925 à 1943; son frère
aîné, Henri, était conseiller général. Sous-préfet en disponibilité (ou,
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plus précisément, «secrétaire de la préfecture de l’Ardèche en congé à Tulle»), de Chammard
avait accompli une très belle guerre: attei-
gnant le grade de capitaine, il fut blessé trois fois et, pour ses faits d'armes, avait reçu la croix de guerre avec sept citations. Il s’avérera être, toutefois, un candidat presque trop attrayant: sa popularité dans l’arrondissement le plus peuplé de Tulle faillit amener l’élimination du député sortant de l’arrondissement d’Ussel. On ne peut pas, évidemment, tout prévoir. Quant à Alexis Jaubert, il n’avait pas encore quarante ans et était, lui, beaucoup plus effacé. Ingénieur agronome, maire et conseiller général de Larche, il sera plus tard, comme de Chammard, député et sénateur. Mais contrairement à son colistier d’alors, Jaubert restera un fidèle compagnon de Queuille jusqu’à la fin de sa vie. La liste d'Union républicaine et radicale-socialiste fut dûment déposée à Tulle le 31 octobre 1919 et la bataille électorale s’engagea peu après. Grâce à Clemenceau et aux souvenirs de l’Union sacrée, les candidats du Bloc national étaient les favoris, mais les socialistes
fournirent plus que leur part d'animation. Même avant le début de la campagne, Le Travailleur de la Corrèze avait publié, le 26 octobre, un article intitulé « Noblesse radicale » dans lequel l’auteur assimilait avec verve les alliés d’autrefois avec les ennemis traditionnels. «Les candidats nobles pouvaient former à eux seuls une liste radicale»,
déclara-t-il avant de fournir à ses lecteurs une leçon d’histoire de nature pour le moins sombre. «Les ancêtres de ces messieurs, les Francs, ces Boches sortis de la Forêt-Noire, ayant conquis la Gaule notre patrie, sous la conduite d’une brute galonnée nommée Clovis et avec la complicité d’un archevêque nommé Rémi (le sabre et le goupillon !) l’ont gouvernée jusqu’en 89. Ils cherchent aujourd’hui à remonter
sur la bête, et ils trouvent des Gaulois naïfs ou madrés
pour leur faire la courte échelle.» Mais, ajouta-t-il, «les fils de nos conquérants» manquaient un peu d’allure. «II y a beaucoup de nobles truqués, sans parler de ceux dont l’origine se perd dans la nuit de l’office ou de l’écurie. Rappelez-vous “le roi s’amuse” : au milieu des huées, vos mères aux laquais se sont prostituées ».. Il était évident que Queuille et ses colistiers étaient loin de pouvoir dire, en ce qui concernait cette élection, qu’ils n’avaient «pas d’ennemis à gauche ».… La liste socialiste était menée par François Aussoleil, professeur à Brive. Mais pour Queuille, l’ennemi principal à gauche — celui qui, en tant que candidat communiste, allait s’opposer à lui maintes fois
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avant de lui succéder à la Chambre en 1936 après son départ pour le Sénat — était Marius Vazeilles, alors troisième sur la liste socialiste. Garde général des Eaux et Forêts, personnalité forte, autodidacte de
la géologie et de l’archéologie, Vazeilles avait été chargé de la mise en valeur du plateau de Millevaches en 1913. Il fut invité par son administration en 1918 à se rendre à Tulle, puis en avril 1919 à partir pour Bar-le-Duc (où sa compétence en matière de reboisement, disait l’arrêté, était indispensable pour la restauration des forêts dévastées). Mais Vazeilles avait décliné cette nomination — dont il attribuaïit l’origine à Queuille... — et s’était installé avec sa femme et ses quatre enfants comme pépiniériste et expert forestier à Meymac («où nous avons crevé la faim», dira sa fille soixante-dix années plus tard). Incontestablement «en disponibilité», Vazeilles avait commencé sa campagne très tôt, le sous-préfet rapportant le 3 septembre que l’essentiel de son activité consistait à mener «une campagne personnelle contre M. Queuille qu’il charge de tous les péchés d’Israël», dont celui d’avoir touché 500 000 francs de Pont-à-Mousson en récompense de la «vente des eaux de la Dordogne»... Notant que l’outrance du propos limitait le succès de ses efforts, le sous-préfet ajouta que la population savait que Queuille avait été «obligé de vendre des bois familiaux pour payer les frais de la campagne ».… Les radicaux, bien sûr, ne restaient pas de marbre. Le 9 novembre, dans un éditorial adressé aux électeurs de l’arrondissement d’'Ussel, La Montagne corrézienne rappela la manière dont Queuille s'était occupé avec «une activité inlassable de vos intérêts particuliers, de vos intérêts corporatifs, des intérêts du département tout entier». Mais, «bien plus, il a compris que le rôle d’un député devait dépasser la limite de sa circonscription et qu'aucun des grands problèmes de la solution desquels pouvaient dépendre l’ave-
nir et la prospérité de la France ne devait lui demeurer étranger ». Puis, après avoir parlé de l’œuvre qu'avait accomplie Queuille pour les mutilés de guerre et pour «l’utilisation des forces motrices de nos rivières », l’éditorialiste baissera son tir. «Vous ne voulez pas des “bolcheviks”, vous ne voterez pas pour la liste socialiste.» Quant à la liste de De Lasteyrie, «elle n’a ni opinion ni programme»: ce furent «de GRANDS BOURGEOIS ambitieux venus un jour de Paris, marquer aux Corréziens qu’ils se souviennent d’eux quand ils en avaient besoin». Dans un autre article paru dans le même numéro, La Montagne corrézienne de surenchérir : «M. le comte de Lasteyrie du Saillant [...] a aux yeux des électeurs un tort, celui d’appartenir à
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une caste sociale qui ne peut fournir de bons députés, parce que trop distante du peuple et trop ignorante de ses besoins. [...] C’est un Parisien si l’on veut, ce n’est pas un des nôtres. » Dans un article consacré aux socialistes publié ce même jour, La Montagne corrézienne observa que «les gens sérieux, les disciples de Guesde et de Jaurès», avaient été «débarqués sans ménagement et remplacés par de simples révolutionnaires » ; et que, s’il y avait beaucoup de socialistes sincères dans la population «cheminote » d’Ussel, «il y a peu de révolutionnaires». Et, encore une fois, les automobi-
listes y passaient. «Ces messieurs de la liste socialiste » étaient arrivés à Ussel «tous cinq installés dans une luxueuse limousine à conduite intérieure Rolland-Pilain et avaient plutôt, il faut en convenir, l’air de nouveaux riches que de simples révolutionnaires». Puis, le soir, ils avaient fait au cours de leur réunion le procès des «enrichis de la guerre». Mais tout le monde dans le département connaissait «l’honorable MD. le gros et riche marchand de bois qui, mis en sursis pendant la guerre, spécialement pour exercer son commerce, n’a pas dû s’y appauvrir, puisque tant se sont enrichis. Eh bien, c’est dans l'auto de M.D. que nos révolutionnaires se sont produits à Ussel ».. Tout en se battant contre le Bloc national et les socialistes,
Queuille devait également tenir tête à ceux dans son propre camp qui n’avaient guère apprécié la façon dont il avait formé la liste. Le 10 novembre, par exemple, à cinq jours des élections, une assemblée générale du comité radical-socialiste de Tulle vota à l’unanimité un ordre du jour dégageant sa responsabilité sur «la formation de la liste dite ‘“‘radicale-socialiste”, formation à laquelle il est resté complètement étranger, et dans laquelle ont été introduits des éléments qui ne lui inspirent aucune confiance ». Pire, le comité laissait à ses adhérents et à ses amis «le soin de choisir la liste qui leur paraîtra la meilleure ».. Queuille n’oubliera pas de telles prises de position: il restera toujours plus que tiède à l’égard de la création d’un vrai appareil du parti radical en Corrèze ; et les comités qui s’étaient opposés à lui en 1919 disparaîtront peu à peu au cours des années à venir... Queuille avait d’autres ennuis encore: pendant toute la campagne électorale, l’influent quotidien tullois, Le Corrézien, soutenait avec ferveur le Bloc national et critiquait, également avec ferveur,
Queuille. Dès le 24 octobre, d’ailleurs, il avait rapporté que Queuille était «très diminué», et qu’il n’avait pas «fait preuve de sens politique». Dans beaucoup de départements, poursuivit l’éditorialiste, «il n’y eut qu’une liste d’union républicaine», mais «M. Queuille a
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préféré diviser les républicains et a formé une liste qui ne satisfait même pas son parti». Le 15 novembre, dans son dernier numéro avant le scrutin, il déclara que Queuille voulait installer en Corrèze la république des camarades («selon la définition de M. Robert de Jouvenel») et, citant les appels de Clemenceau et Millerand pour l’Union nationale, affirma que «la liste Queuille essaie de faire revivre
les pratiques étroites, mesquines, dont la France a tant souffert ».….. Les appels de Clemenceau et Millerand furent entendus; et le Bloc
national triompha, 338 de ses candidats ayant été élus. En tout, 369 nouveaux députés entrèrent au Palais-Bourbon, dont — futurs présidents du Conseil — Édouard Daladier, Camille Chautemps, Paul Reynaud, Robert Schuman et, venant du Sénat, Édouard Herriot. Les socialistes baissèrent en nombre, mais le plus gros perdant fut le Parti radical-socialiste, dont 62 députés furent battus. En tout, seule-
ment 247 députés sortants avaient retrouvé leur siège. Queuille était parmi ceux-ci, mais cela ne fut pas évident tout de suite. Avec 40 p. 100 des voix en Corrèze, le Bloc national emporta,
grâce aux nouvelles règles du jeu, trois sièges; la liste radicale-socialiste, avec 30 p. 100, un; et les socialistes, avec 25 p. 100, également
un. Dans l’arrondissement d’Ussel, Queuille et ses colistiers avaient
triomphé: avec 31 251 voix, ils étaient loin devant les socialistes qui en avaient recueilli 17 379; et plus loin encore devant de Lasteyrie et les siens, qui n’avaient obtenu que 7 812. Dans le canton de Neuvic, la victoire de Queuille fut éclatante : 2 088 contre 358 aux socialistes et 228 au Bloc national. À Neuvic même, 647 des 708 suffrages exprimés le furent au nom du maire («sa plus belle élection», écrira quelqu’un sur un pointage que conserva Queuille). Mais Neuvic, manifestement, n’était pas la Corrèze... La liste menée par Queuille était arrivée à 33 511 voix derrière la liste du Bloc national dans l’arrondissement de Brive, et à 4 431 dans celui
de Tulle. Et ce ne fut pas tout: exerçant leur droit de panacher, les électeurs dans l’arrondissement de Tulle (dont sans doute certains des partisans des députés éliminés par Queuille) avaient choisi d'accorder 589 voix de plus à de Chammard qu’à Queuille. Ce résultat sera renforcé par les autres suffrages. Queuille obtint 534 voix de plus que son colistier dans l’arrondissement d’Ussel, et 213 de plus dans celui de Brive: il avait, donc, droit au seul siège attribué aux radicaux
grâce à une marge de 213 voix, ce qui est évidemment très peu sur 65 587 suffrages exprimés. Selon des chiffres publiés plus tard à Paris, l'écart avait été plus étroit encore: 152 voix... !
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Queuille eut peu de temps pour se remettre de cette victoire si hasardeuse, mais la suite se passera dans un climat électoral nettement plus serein. Deux semaines plus tard, le 30 novembre, sa liste emporta les élections municipales à Neuvic dès le premier tour, et il sera réélu maire le 11 décembre. Par la même occasion, Baptiste Badiou fut réélu premier adjoint et Antoine Monéger deuxième, remplaçant François Escure, le fidèle ami de toujours qui était décédé en avril après avoir été membre du conseil municipal durant trente-sept années et maire adjoint pendant trente-quatre. Ensuite, le 14 décembre, cette fois sans histoire, Queuille sera réélu conseiller général, également au premier tour. Ainsi réinstallé dans ses trois postes électoraux, Queuille avait fait l'essentiel. En contemplant les résultats des élections législatives, personne ne pouvait en conclure que la Corrèze était devenue son fief, mais Queuille y était, au moins, le chef de file des radicaux. Ce fut, certes, une file sans autres députés, mais de Chammard sera élu à la Chambre en 1924, et Jaubert en 1928. En 1919, année sui generis, Queuille aurait pu gagner facilement en s’alliant au Bloc national,
mais cela l’aurait, aussi, marqué à droite dans un département (et surtout un arrondissement) où — comme le montrait le succès relatif des socialistes — une partie importante de l’électorat restait fermement orientée à gauche. Ses coups d’audace et sa stratégie électorale avaient réussi, donc, sur plus d’un front. Queuille avait pris de gros risques, mais désormais il avait les mains libres et l’avenir restait ouvert. Il ne rentrait pas à Paris en gloire, mais en attendant la suite, il pouvait, quand même, l’envisager avec une confiance accrue.
Comment on devient sous-secrétaire d'Etat à l’Agriculture La dernière élection de la série — celle du président de la République — amena non pas Clemenceau mais Paul Deschanel à la magistrature suprême. Lors de l'élection présidentielle de 1887, Clemenceau avait conseillé aux parlementaires de voter pour le plus bête, phrase qui était restée dans les mémoires. Le 17 janvier 1920, apparemment jaloux de sa gloire, une coalition d’électeurs lui préféra un homme qui, quoique président de la Chambre, n’avait jamais été ministre. Deschanel n’était pas du tout «bête», ni ne manquait de cran: à la
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suite d’une discussion d’un projet de loi en 1894, il s’était battu en duel contre Clemenceau... Sa présidence, toutefois, sera aussi malheureuse que brève : à peine installé dans ses nouvelles fonctions, il donna des signes de dépression mentale; en mai, il tomba d’un train près de Montargis ; en septembre, on le retrouva nu dans un canal du parc du château de Rambouillet ;et ce même mois, il démissionna. Nous ne savons pas pour qui vota Queuille à Versailles :le scrutin
était secret. Mais il marqua
l’événement en envoyant une carte
commémorative à son fils Pierre, à Neuvic : «En souvenir de l’Assem-
blée nationale du 17-2 [sic]-20 et de l’élection du président de la République. Ton papa.» Clemenceau démissionna le lendemain, et le soir même Poincaré (avec l’accord de Deschanel) chargea Millerand de former un nouveau gouvernement. Le fondateur du Bloc national fit vite : moins de quarante-huit heures plus tard, son gouvernement était installé et avait emporté son premier vote de confiance. Et parmi ses membres se trouvait un jeune sous-secrétaire d’État du nom d'Henri Queuille…
Pourquoi Queuille, un homme qui s’était fait élire en se battant contre le Bloc national? Et cela dans un département où ce dernier avait trois élus tout à fait prêts pour un tel avancement (de Lasteyrie sera nommé ministre des Finances deux ans plus tard; Marc Doussaud était un spécialiste reconnu des questions agricoles)? Comment cela s’était-il passé? Queuille se posera lui-même ces questions lors de sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952. Écoutons sa réponse... «Comment Millerand a-t-il fait appel au jeune député de Corrèze que j'étais? Comment devient-on ministre ? Peut-être parce que sœur Madeleine prie pour vous, peut-être pour d’autres raisons. Toujours est-il qu’un beau jour je reçois la communication que me fait un des collaborateurs de M. Millerand, savoir que je ne dois pas m’absenter de Paris, qu'est-ce que cela voulait dire? Tout le monde parlait du ministère Millerand [...]. J’avais fait paraître dans une revue à laquelle s’intéressait Millerand quelques articles, mais enfin le jour où j'ai été
convoqué chez Millerand, je me suis dit: il constitue son ministère, il va probablement m’offrir un sous-secrétariat d’État — ou en tout cas, c’est possible, je vais chez lui pour passer une manière de petit examen — que peut-il bien m’offrir? J’ai cherché quelle était la rubrique que je pouvais accrocher à mon nom: de quoi étais-je déjà un peu le spécialiste ? J’ai pensé, parce que j'étais président de l’Office national des anciens combattants [sic] que c’était peut-être pour le ministère des Pensions. J’ai pensé, parce que j'avais écrit un certain
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nombre de choses sur l’administration locale, que c’était peut-être un sous-secrétariat au ministère de l'Intérieur. Et j'arrive chez le Président Millerand qui me dit: “Mon cher collègue, ne pensez-vous pas qu’actuellement le ministère de l’Agriculture doit prendre une importance particulière ?” Et il a fallu que je démontre que je connaissais un peu les questions agricoles. C’est quelques jours après que j’appris qu’on nommait ministre de l’Agriculture M. Ricard, qui n’était pas parlementaire, et que je devenais sous-secrétaire d’État à l’Agriculture ».
Il faut toujours recouper, surtout lorsqu’un «témoin» cite de mémoire quarante ans plus tard. Queuille était président de l’Office national des mutilés de guerre, et non celui des anciens combattants. Mais plus important, «quelques jours» ne s'étaient pas passés avant la nomination d’un ministre de l’Agriculture: comme nous l’avons vu, Poincaré appela Millerand le 18 janvier, et deux jours plus tard le gouvernement était déjà en place. Plus important encore, Queuille avait reçu, le 19 janvier, une lettre pneumatique qu’il gardera parmi ses papiers. Cette fois-ci, il s’agit d’un témoignage irrécusable: «Dimanche soir, J.-H. Ricard, 12, rue Valentin-Hauÿ, présente son bon souvenir et ses amitiés à M. Queuille, et l’attend chez lui, station métro : Sèvres-Lecourbe vers 10 heures. Après leur entretien, ils se rendront ensemble chez M. Millerand ». Ricard, donc, était sans doute présent lors du «petit examen » que passa Queuille ; et, ingénieur agronome, il avait sans doute apprécié l’expérience que Queuille avait acquise en matière agricole. Mais les deux hommes se connaissaient déjà: le bon souvenir et les amitiés qu'avait présentés Ricard à Queuille ne furent pas de simples formules de politesse. Comme Queuille, il était un membre de longue date du Groupe d’études limousines: encore une fois, Queuille encaissait les dividendes de son passé riche en activités diverses. La nomination de Queuille au gouvernement faisait également
partie d’un contexte politique plus large. Ricard était considéré comme très modéré, et la présence de Queuille à ses côtés donnerait l'impression de rééquilibrer le ministère de l’Agriculture à gauche. Mais les facteurs politiques les plus importants étaient ailleurs. Les radicaux n'étaient pas officiellement partenaires du nouveau gouvernement. Ils avaient été les grands perdants aux élections législatives, mais avaient maintenu leurs positions au Sénat où ils détenaient la majorité. Millerand, en tout cas, n’aurait pas voulu choisir ses collaborateurs uniquement parmi les modérés : il était tout à fait normal
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de vouloir élargir une majorité modérée vers le centre en y incluant des radicaux. Les ténors du groupe radical à la Chambre avaient décliné ses offres, mais d’autres radicaux, notamment au Sénat, avaient accepté :Théodore Steeg, par exemple, devint ministre de l’Intérieur. À son niveau modeste, Queuille avait les mains beaucoup plus libres que ses aînés. De plus, il était déjà très proche de Herriot, et ce dernier, qui avait été élu président du parti radical quatre mois plus tôt, ne répugnait sans doute pas à avoir un homme à lui au gouver-
nement. En bref, Queuille n’était pas seulement un jeune député qui avait attiré l’attention de Millerand et d’autres par son travail et ses réalisations. Il était, et ce ne sera pas la dernière fois, the right man in the right place — et cela au bon moment. Ainsi, malgré une bataille difficile contre les rivaux du Bloc national en Corrèze, il avait été choisi pour jouer un rôle dans un gouvernement formé par leur chef à Paris. Plus bref encore: en 1920, Queuille était, déjà, un radical de
gestion.
Une année au gouvernement (1920-1921) Queuille restera sous-secrétaire d’État à l’Agriculture de janvier 1920
à janvier 1921, durée tout à fait respectable par les temps ministériels qui couraient. Ce fut une période de crises, tant politique que sociale et financière. Après la démission de Deschanel en septembre, Millerand fut triomphalement élu président trois jours plus tard et, le lendemain, Georges Leygues, ancien ministre de la Marine, lui succéda
au poste de président du Conseil. Choisi par Millerand — qui comptait continuer à gouverner par personne interposée — pour sa fidélité personnelle et sa personnalité accommodante, Leygues gardera en place
les quatorze ministres et dix secrétaires d’État qui avaient été nommés par Millerand. Le maintien de Queuille, donc, fut automatique, comme le sera son départ lorsque Aristide Briand, qui attendait avec impatience, remplacera Leygues moins de quatre mois plus tard et amènera une nouvelle équipe ministérielle. La nomination de Queuille fut reçue, bien entendu, avec joie en Corrèze. L'influence des papes d'Avignon, des Turenne, et de tous les autres, était bien loin dans le passé. Plus à propos, seulement trois Corréziens avaient accédé au rang ministériel depuis la formation de la III République, dont aucun depuis 1900. Le poste qu’occupait
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Queuille était modeste, certes, mais il n’avait que trente-cinq ans: son
exploit ne sera égalé que quarante-six années plus tard lorsque Jacques Chirac, après un parcours politique tout autre, et âgé lui aussi de trente-cinq ans, sera nommé par Pompidou à un poste du même niveau... «Le département de la Corrèze et en particulier notre arrondissement gagneront, de toute évidence, à posséder un représentant actif et énergique parmi les membres du gouvernement», opina (le 25 janvier 1920) Le Démocrate de la Corrèze, le même hebdomadaire usselois qui avait si vivement attaqué Queuille en 1914. «Nous avons donc un ministre en Corrèze, on nous l’avait fait prévoir, mais. pas du même côté... » Dans un article publié le même jour («Une force nationale. Le Dr Henri Queuille, sous-secrétaire d’État à l’Agriculture), La Montagne corrézienne alla plus loin. « Enfin la Corrèze tient son ministre. Et La Montagne est heureuse et fière. [..] Eh oui! Henri Queuille est le vrai fils de cette terre limousine qui de la plaine de Brive à la montagne usseloise, voire parmi les bruyères de Millevaches, a produit une race admirable, saine et forte, âpre au travail, qui connaît la
valeur du labeur quotidien et des efforts persévérants pour arracher au sol parfois ingrat, à la nature parfois marâtre, le rendement indispensable à la vie matérielle du paysan, source première et solide de la prospérité nationale ».. Mais Queuille, poursuivit l’auteur de plus en plus inspiré, avait des qualités plus particulières. «Comme par tempérament il est un réaliste, c’est-à-dire un modeste, il a la sagesse de se contenter du résultat tangible, acquis sans tapage de bon aloi ou mau-
vais aloi, préférant en vrai fils de la terre une croûte substantielle, qui soit bien à lui, à la viande creuse de la gloire et aux couronnes de laurier que tresse savamment quelque grand régional». Quant à ses travaux parlementaires et à ses méthodes, Queuille «sait d’abord ce qu’il veut », et «il veut passionnément le bien de son pays, de la petite patrie comme de la grande. [...] Et telle est la puissance d’enthousiasme, de conviction de cet homme heureux, qu’il détermine le plus souvent son interlocuteur à le suivre dans la voie du progrès. Est-ce magie? Non pas! Son secret consiste dans cette clarté limpide de la pensée, comme
aussi dans la cordialité affable, parfois vibrante de
son exposé. On le voit, on cause et on est conquis peu à peu par ce sourire clair [...]. Il sait à tout moment être divers et plaire à chacun, au Parlement comme à la foire, sans cesser d’être lui-même et surtout de rester sincère [...]. N'est-ce pas lui qui par hasard a pris pour devise cette maxime: La suprême habileté, c'est l'honnêteté... »
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Comme Le Démocrate, La Montagne fit allusion également aux élections qui venaient de se dérouler. «D’aucuns ont pu s’y tromper il y a deux mois à peine lorsqu'une surprise — née de tant de fautes d’autrui et de défaillances trop explicables — parut avoir ébranlé sa jeune réputation.» Mais Queuille avait été sauvé par les électeurs de la haute Corrèze: «Paysans de la montagne, soyez fiers! Vous avez sauvé le 16 novembre votre porte-drapeau. Vous avez ce jour-là fait œuvre utile pour la Corrèze et pour la France, car vous avez conservé au pays un maître ouvrier pour l’œuvre de reconstruction nationale. Soyez tranquilles: il ne faillira ni à votre confiance ni à sa tâche!» Le «maître ouvrier» entamait son apprentissage ministériel pendant une période de vive tension internationale. En avril 1920, le gouvernement allemand ayant — sans l’autorisation des alliés — envoyé des troupes dans la Ruhr pour y maintenir l’ordre, Millerand ordonna l'occupation de Francfort et de Darmstadt. Il enverra également une mission militaire en Pologne pour aider à contrecarrer l’extension du bolchevisme — mission dont fit partie un jeune capitaine, Charles de Gaulle, que Queuille ne rencontrera que vingt années plus tard... Queuille n’était, bien sûr, qu’un spectateur privilégié de telles décisions, mais son baptême à la Chambre en tant que membre du gouvernement le sera aussi — presque — sur une question de politique
étrangère. Le 27 février 1920, renversement de son rôle habituel, 1l eut pour la première fois la tâche de répondre à une interpellation: un député voulait savoir ce que le gouvernement comptait faire au sujet de «la rafle systématique des chevaux et du bétail opérée par les maquignons suisses sur les marchés de l'Est». Ayant maintenant tous les moyens de l’État à sa disposition, Queuille put fournir une réponse sans appel: «Notre collègue a parlé de ces marchands au nom et à l’accent étranger qui [..] venaient acquérir des animaux dans des conditions suspectes [...]. Ces gens à l’accent étranger et qui ont l’air emprunté, ce sont des Alsaciens qui viennent sur les marchés acheter de quoi ravitailler l’Alsace. » Par ses fonctions, Queuille était surtout cantonné dans le domaine agricole — et 1l le sera souvent par la suite. Mais ce fut un domaine qui dépassait alors, et de loin, les limites que l’on pourrait lui attribuer. Les paysans représentaient plus de la moitié de la population française (à titre de comparaison, aujourd’hui ils comptent pour moins de 6 p. 100 des actifs, mais ils constituent toujours — qui pourrait le nier ? — un poids politique important..….). Le rôle du ministère de
l'Agriculture, donc, était aussi politique que technique et écono-
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mique. Sa tâche fut rendue encore plus difficile par le fait que, bien qu'environ 35 p. 100 de la population vivaient toujours de l’agriculture, leur part du revenu national ne représentait que 18 p. 100...2. En plus, l’agriculture ne fut pas seulement le secteur le plus important et le plus faible de l’économie: il était également celui qui avait été le plus durement frappé par la guerre. Dans les dix départements du nord de la France, plus de 300 000 maisons ou bâtiments agricoles avaient été détruits ou endommagés. Infiniment pire, près de la moitié des pertes humaines avaient été subies par les paysans. Selon un rapport parlementaire signé par Louis Marin, environ 3 700 000 agriculteurs avaient été mobilisés, dont 670 000 furent tués ; 500 000 autres, trop gravement blessés, ne purent pas reprendre une activité agricole. Notons enfin, mais ce n’est guère une surprise, que ceux qui étaient revenus à la terre étaient pleins de ressentiment et prêts à le faire savoir. Venant d’une région agricole pauvre, Queuille n’était que trop familier des problèmes rencontrés par les agriculteurs. Il avait déjà, en tant que député, fait de son mieux pour les aider. Au cours de cette première période au gouvernement, il tâchera de mettre en œuvre les idées et les projets qu’il avait avancés, notamment concernant l’électrification des campagnes, l’enseignement agricole, et le développement du crédit agricole. Mais ce ne sera, évidemment, qu’un début. Queuille savait qu’il devait penser aux moyens autant qu'aux objectifs et que la plupart de ces derniers ne pouvaient être atteints
qu’à long terme. Le 1° juin 1920, par exemple, dans un discours à la Chambre, il souligna qu’il fallait donner un rôle accru au service du génie rural. Un grand effort devait être fait pour remettre en état les chemins ruraux, entreprendre de grands travaux d'irrigation, cons-
truire des barrages réservoirs, et distribuer l’énergie électrique aux associations agricoles et aux communes riveraines à des tarifs très réduits. Mais, ajouta-t-il, «nous n’avons pas, à l’heure actuelle, un personnel technique qualifié suffisant pour réaliser un vaste programme. Nous sommes obligés d’avoir la politique de nos moyens ». Queuille aura souvent l’occasion d’utiliser cette dernière phrase au cours de sa longue carrière politique. Que faire alors? L’argent manquait et continuera à manquer, mais l’œuvre la plus importante que réalisera Queuille en 1920 fut sans doute dans le domaine de l’enseignement agricole. Il était évident depuis longtemps que beaucoup de cultivateurs en France, convaincus que leurs méthodes ancestrales étaient toujours parfaitement adé-
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quates, ne profitaient pas des progrès scientifiques qui auraient pu transformer leurs travaux: une campagne d’information s’imposait.
Profitant de son nouveau poste, et voulant préparer l’avenir, Queuille se mit, donc, à l’avant-garde de ceux qui estimaient que la première des réformes à réaliser était la réorganisation de l’enseignement agricole, et cela à tous les degrés. Queuille se mit également en avant — comme en témoigne une interview publiée le 22 juin en première page du Matin, le quotidien parisien dont Henry de Jouvenel était toujours le rédacteur en chef. «On sait avec quelle ardeur et quelle ténacité M. Queuille, sous-secrétaire d’État à l’Agriculture, s’occupe de la réorganisation de notre enseignement agricole si négligé, hélas! jusqu’à présent», fit-on remarquer d’entrée de jeu. En présentant son programme, Queuille souligne que ce n’était pas les programmes qui manquaïient : la législature précédente avait déjà voté «une loi compréhensive » le 2 août 1918. Mais «le malheur est que, votée depuis près de deux ans, cette
loi n’a pas encore été appliquée». Les législateurs, observa-t-il, avaient pensé «à poser des principes généraux, mais ils ont complètement oublié de fixer les détails de cette nouvelle organisation [...]. C’est pour réparer cet oubli que j’ai préparé un décret réglant le fonctionnement des écoles prévues par la loi de 1918 ». Queuille avait même trouvé une astuce pour aider à financer son projet. «J’ai dû recourir à un moyen détourné», avoua-t-il. Le 2 juin, la Chambre avait voté un projet de loi affectant aux établissements en question «le produit d’un prélèvement supplémentaire de 0,50 franc sur les fonds du Pari mutuel»... Queuille restera fier de sa loi et de cette astuce. Dans une très brève notice biographique préparée par le
Sénat après son élection en 1935, il fut noté: «Il organise l’enseignement agricole, et par la loi du 5 août 1920, le fait doter d’une subven-
tion prélevée sur les fonds du Pari mutuel... 5. » Sa loi sur l’organisation de l’enseignement agricole fut donc votée le 5 août 1920. Dans un livre publié en 1924, l’éminent historien et économiste rural, Michel Augé-Laribé, rendra à Queuille un hom-
mage rarement accordé à un sous-secrétaire d’État à l'Agriculture. «Le plan de cette organisation a été tracé d’une façon remarquable par M. Queuille lors de son passage au sous-secrétariat d’Agriculture.» Le projet, expliqua-t-il, montrait qu’on avait bien compris ce que devait être cet enseignement : essentiellement utilitaire et pratique et non spéculatif; et avant tout réaliste, souple, adapté aux milieux, et proscrivant avant toute chose l’enseignement livresque...
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Malheureusement, ajoutera Augé-Laribé quatre années plus tard, «le ministère des Finances a exigé dans nos budgets des compressions de crédits». Le prélèvement supplémentaire du Pari mutuel, bien sûr, n'avait pas suffi, mais une loi détaillée avait été votée, et sa mise en
œuvre était, quand même, en route. L'autre réalisation majeure de Queuille au cours de cette première année au gouvernement fut la réorganisation du crédit mutuel et de la coopération agricole, et notamment la création de l’Office national du crédit agricole (un établissement public possédant l’autonomie financière). Le rôle que jouera Queuille dans cette dernière organisation sera plus direct que celui qu’il joua dans l’enseignement agricole: en août 1926, Queuille étant ministre de l’Agriculture, l’Office national
du crédit agricole deviendra la Caisse nationale de crédit agricole, dont Queuille sera le président de 1935 à 1939 et, à nouveau, de 1948 à 1958... Beaucoup de projets, certes, restaient à réaliser. Dans un livre publié en 1938, un compatriote corrézien de Queuille se souviendra d’avoir été assis à côté de lui dans l’amphithéâtre de l’Institut agronomique le 20 septembre 1920 lors de la première séance de cinématographe appliqué à l’enseignement technique agricole (Queuille avait créé quatre nouvelles sections d’application dans cet institut). A l’issue de la réunion, qui n’avait pas duré moins de deux heures, il exprima à Queuille son étonnement de n’avoir vu à l’écran que des films étrangers. «On serait bien embarrassé pour montrer autre chose sur les travaux de la campagne», répondit ce dernier. «Il n’y a pas chez nous le moindre film traitant le sujet...» Les jours de Queuille au gouvernement étaient pourtant comptés: avec l’arrivée de Briand en janvier 1921 (il formait son septième gouvernement), Queuille dut céder sa place. Il ne reviendra que trois années plus tard, après la victoire du Cartel des gauches aux élections de mai 1924. En attendant, il avait toujours son siège à la Chambre — et le temps qu’il fallait pour se consacrer à la situation politique en Corrèze.
Une élection mystérieuse. Rarement en sommeil, la situation politique en Corrèze se trouvait dans un état d’agitation particulièrement aiguë au début de l’année 1921. Des élections sénatoriales devaient avoir lieu le 9 janvier — seu-
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lement trois jours, en l’occurrence, avant la chute du ministère Leygues et la fin de la première expérience gouvernementale de Queuille. La situation était encore compliquée par la mort, à Paris, de l’un des trois sénateurs sortants, Hippolyte Rouby, victime d’une maladie incurable. Pendant longtemps pilier de l’ancestral et puissant clan politico-familial Labrousse-Rouby-Dellestable que Queuille avait si souvent trouvé en travers de sa route, Rouby laissait derrière lui, en plus de son siège de sénateur, le très convoité poste de président du conseil général — et également un fils, Élie («Titi»), qui voulait faire, lui aussi, carrière politique. Premier acte, donc, les élections sénatoriales (le choix du nouveau président du conseil général n’aura lieu que le 2 mai, ce qui laissait près de quatre mois pour faire bouillir encore la marmite politique). Figure dominante parmi les radicaux depuis le succès de sa stratégie (sinon de sa liste) en 1919, et sans doute pensant à la suite, Queuille joua pleinement son rôle de «bouilleur ». Lors d’un congrès réuni le 10 décembre, il réussit à éliminer son vieil adversaire François Dellestable, l’un des sénateurs sortants, au profit d’un autre candidat radi-
cal, le docteur Pouloux, le conseiller général de Sornac qui l’avait aidé lors des élections législatives en 1914. D’autres radicaux, aussi, n’hésiteront pas à se présenter, dont Arthur Delmas, le cousin qui lui avait cédé sa place en 1914, et également trois autres anciens députés, Gustave Vidalin, Jean-Baptiste Delpeuch, et Alphonse Mons. Mais plus intéressantes pour la suite (car il s’agit de ceux qui vont gagner) furent les candidatures d’un autre radical, François Labrousse, et de deux «inclassables», Joseph Faure et Henry de Jouvenel. Quels étaient les sentiments de Queuille à leur égard? En ce qui concerne Labrousse, les indices, à première vue, ne sont
pas très clairs. Fils de Michel Labrousse, qui avait été député pendant huit ans et sénateur pendant dix-sept ans, il pouvait compter sur les restes du syndicat. Mais Queuille avait déjà dû à l’occasion négocier avec celui-ci, notamment en formant sa liste en 1919; il n’est pas exclu que les élections sénatoriales aient fait partie de ces négociations. Et, comme nous le verrons, Labrousse allait jouer, malgré lui
(ou en tout cas à contrecœur) un rôle dans l’élection de Queuille à la présidence du conseil général. Quant à Faure et à de Jouvenel, il y a moins de mystère: Queuille était en très bons termes avec les deux. Issu d’une très modeste famille paysanne, autodidacte, devenu président de la Fédération des associations agricoles corréziennes, et (comme de Jouvenel) très proche du
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radicalisme sur les questions de politique générale, Faure avait parlé de sa candidature éventuelle dans une lettre qu’il adressa à Queuille avant la mort de Hippolyte Rouby. « Dites-moi ce que vous en pensez et quelle serait votre attitude à mon endroit, au cas échéant.» On peut présumer que Queuille, voyant en Faure un allié bien placé pour influencer les électeurs paysans, ne tenta rien pour l’en dissuader. Queuille ne fit rien non plus pour s’interposer à de Jouvenel qui, participant cette fois à une élection indirecte où sa forte personnalité pouvait jouer pleinement, partait gagnant. Au contraire : le 5 décembre, par exemple, La Montagne corrézienne, toujours fidèle à Queuille, lui consacra un article très favorable.
Ces calculs se révéleront justes. Quand vint le verdict des urnes, de Jouvenel fut élu au premier tour, et (dans l’ordre) Faure et Labrousse au troisième : deux «inclassables » qui avaient l’agrément de Queuille; et un radical, héritier du syndicat qu’il avait combattu. Restait l’étape suivante: l’élection du président du conseil général. Cette fois, il n’y aura que vingt-huit électeurs. (Leur nombre fut complété en février quand Élie Rouby succéda à son père comme conseiller général de Lapleau — à vingt-huit ans, il avait le même âge que son père lorsque ce dernier fut élu au même poste en 1889.) Il y aura aussi un procès-verbal, précis à souhait mais allant seulement jusqu’à un certain point, là où les obscurités commencent. Écoutons-le. La séance fut présidée par Jean Laurier, Queuille étant coprésident et Alexis Jaubert, secrétaire. «Le scrutin est ouvert», annonce Laurier. Les résultats suivent: Laurier, dix-sept voix; Queuille, cinq; Labrousse, une; bulletins blancs, cinq. Laurier est
dûment proclamé président, mais son règne se termine dans le paragraphe suivant. Voulant «rester à son banc où, à son avis, il serait aussi utile qu’à la présidence », le président nouvellement élu demande au conseil général de procéder à l’élection d’un nouveau président... Puis, drame. Intervenant pour demander une suspension de séance, et cela «afin que le conseil général puisse s’entendre au préalable», Labrousse déclare: «Je n’admets pas que des combinaisons aient lieu en dehors des membres du conseil général ».. Ensuite, à la
reprise de la séance publique seulement dix minutes plus tard, Labrousse avait une autre déclaration à faire. «Avant l’ouverture du scrutin», dit-il, «je tiens à déclarer qu’il n’a jamais été dans ma pensée d’être candidat à la présidence du conseil général. Je prie donc ceux de mes amis qui auraient eu l’idée de voter pour moi de reporter leur vote sur un autre nom»... Lors de ce deuxième scrutin,
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dix-neuf bulletins portaient le nom de Queuille; deux, de Labrousse; et sept étaient blancs. Ainsi, à l’âge de trente-sept ans, Queuille devint
le huitième président du conseil général depuis la création de la ILI° République. Le nouveau président prononça ensuite un discours qui remplira quatre pages du procès-verbal. Véritable programme d’action détaillé pour les années à venir, il n’a pas du tout l’air d’un discours improvisé. Queuille, c’est évident, avait préparé son élection avec soin: ce n’est pas un mystère. Il est évident aussi que Labrousse aurait bien voulu être élu — comme l'indique son cri du cœur à l'égard des «combinaisons ». Queuille, en outre, avait sans doute monté l’opération Laurier afin de montrer à Labrousse combien il avait peu de soutien, mais le succès de cette démonstration semble presque trop spectaculaire. L’appel que fit Labrousse à ses amis de reporter leur vote «sur un autre nom» voulait sans doute dire, étant donné le résultat quelques moments plus tard, de le reporter sur Queuille. Ce ne fut guère un appel enthousiaste, mais il fut suffisant. Élucidant encore le mystère, il semble bien que le succès de
Labrousse aux élections sénatoriales avait été un facteur déterminant. Plus
de soixante
ans
plus tard,
son
fils, le professeur
Michel
Labrousse (qui contrairement à son père et à son grand-père ne fera pas une carrière politique) s’en expliquera. Il n’était pas du tout hostile, dit-il, à l’interprétation de ceux qui disaient qu’il y avait une compétition feutrée pour la présidence du conseil général en 19216. «Un jour, ajouta-t-il, Titi Rouby a dit à mon père: “Pourquoi n’as-tu pas voulu être président du conseil général de la Corrèze comme l’avait été ton père ?” Or, mon père a répondu à Titi: “Cher Titi, si j'avais voulu être président du conseil général comme mon père, je n'aurais pas été sénateur car, pour la circonscription de la Corrèze, Brive n’était pas suffisant pour être élu sénateur, il fallait l’appui des voix d’Ussel, beaucoup plus que les voix de Tulle...” » Queuille, dont la position était très forte dans l’arrondissement d’Ussel, avait sans doute fait le nécessaire; Labrousse avait été élu le 9 janvier; et le 2 mai, au cours de la brève suspension de séance, Queuille le lui avait sans doute rappelé... Queuille restera en assez bons termes avec Labrousse au cours des années qui suivront. Comme en témoigne une lettre qu’adressa Labrousse à Queuille seulement onze jours après l’élection de ce der-
nier à la présidence du conseil général, leurs relations furent proches sinon toujours confiantes. Lui rendant compte d’une mission difficile
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à Meymac où, essayant de former un comice, il avait proposé une «combinaison» qui incluait une clause secrète («deux de chaque côté»), Labrousse insista que si Queuille voulait «réellement la pacification à Meymac», il devait écrire d’urgence au «pharmacien dont la violence a dépassé les limites » et également à un autre personnage afin de les convaincre d’accepter «la combinaison projetée ». La vie politique en Corrèze était rarement simple. Certaines des tractations derrière l’élection de Queuille à la présidence du conseil général restent obscures. Mais ajoutée à la position en vue qu’il s’était faite à Paris, et aux avantages qu’en attendaient ses compatriotes corréziens, sa stratégie électorale avait permis à Queuille de réussir une nouvelle étape décisive dans sa carrière politique. Ministrable à Paris, il devenait, grâce à sa victoire, beaucoup plus solidement implanté dans le département dont dépendait, en grande mesure, son avenir politique.
Un député dans les rangs (1922-1924) Müinistrable, mais pas ministre. Les trois ans et demi qui se dérouleront entre la chute de Leygues et l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches et de Herriot en juin 1924 constitueront la période la plus longue que passera Queuille hors du gouvernement au cours de sa carrière politique — sauf pour ses dernières années sur la scène politique nationale en 1954-1958. Ce fut, d’ailleurs, dans la nature des choses. Lorsque Poincaré succéda à Briand en janvier 1922, les radicaux, sous l’égide de Herriot, refusèrent de se joindre à ce qu’ils considéraient un gouvernement du Bloc national. Il y eut trois exceptions, mais Queuille, pour sa part, ne se serait jamais permis d’aller à l’encontre des consignes de son mentor, même si on le lui avait demandé... La Corrèze, pour sa part, pouvait continuer à pavoiser,
Charles de Lasteyrie devenant ministre des Finances à l’âge de quarante-quatre ans. Avec presque tous ses collègues, de Lasteyrie perdra son poste lorsque Poincaré formera un nouveau gouvernement en mars 1924. Mais parmi les membres de ce dernier, qui durera jusqu’à la fin de la législature trois mois plus tard, se trouvera encore un Corrézien, Henry de Jouvenel, nommé ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et de l'Enseignement technique. De retour dans les rangs, Queuille sera loin d’être aussi prodigue en propositions de loi et autres initiatives parlementaires qu’il ne
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l'avait été lorsqu'il faisait sa percée à la Chambre: il se consacrera, au moins autant, à juger les travaux des autres. Ses interventions furent souvent en tant que rapporteur du budget de l’Agriculture, poste qu’il occupa en 1921 et 1923. Il participa activement aux travaux de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles, et publia de nombreux articles, notamment sur des questions agricoles. En plus, y compris comme membre d’une organisation extraparlementaire, la Ligue de la République, il fut de ceux qui préparaient la relève de 1924 et l’accession au pouvoir du Cartel des gauches. Spécialiste de l’agriculture, Queuille déposa, à la fin de 1921, une proposition de loi tendant à compléter la législation sur le remembrement de la propriété rurale — problème éternel dont la solution était, certes, très loin d’être «complétée». Mais son sujet de prédilection au cours de cette période fut plus particulier encore: les engrais, et notamment les engrais produits par les mines de potasse d’Alsace que la France avait reprises après la guerre. Il en parla dans un premier article publié le 5 février 1922 dans Le Parlement et l’Opinion, et à nouveau le 23 juillet dans Le Petit Troyen (journal où il publia, en tout, six articles en 1922 et 1923). Il était d’accord, disait-il, pour que les mines soient exploitées afin de livrer le plus possible à l’étranger, mais les intérêts de l’agriculture française — et pas seulement les intérêts financiers ou industriels — devaient être également sauvegardés. Ainsi, soulignait-il, les paysans français pourraient utiliser les engrais potassiques pour augmenter de façon considérable les rendements du sol de bien des régions françaises. Queuille ne limitait pas ses exposés sur les engrais potassiques aux articles qu’il publiait dans des journaux somme toute obscurs. En mars 1922, il fut l’un des deux députés nommés à la Commission interministérielle des engrais présidée par Jules Méline, l’ancien ministre de l’Agriculture qui, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, était alors sénateur — ce même mois, d’ailleurs, Queuille fut promu au grade de commandeur du Mérite agricole, ordre que Méline avait créé en 1883... Queuille parla également au cours d’une réunion, le 6 décembre 1922, des syndicats agricoles et associations similaires affiliées à la
Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles. Le compte rendu qui fut publié est louangeur: on y parle d’un «remarquable» et «éloquent» exposé, «qui constitue une complète mise au point de la question si complexe des engrais ?». Encore une fois, Queuille était un spécialiste reconnu comme tel par d’autres spécialistes.
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Ce «remarquable exposé» n’est qu’un exemple des multiples contributions de Queuille aux travaux de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles, organisation à laquelle il restera toujours très fidèle. Mieux connue sous l’appellation le «boulevard Saint-Germain » (elle est toujours, sous le nom C.N.M.C.C.A.,
située au 129 du boulevard parisien du même nom), ce fut la grande organisation de gauche, et surtout radicale, qui s’était spécialisée depuis 1908 dans les questions de coopération, mutualité et crédit agricoles — sa grande rivale, la Société des agriculteurs de France,
orientée nettement à droite, était connue par le nom de la rue où elle était située, la rue d’Athènes... En mai 1923, Queuille fut élu membre du comité central, section des Caisses du crédit (il occupait déjà le poste plus modeste de président de la Caisse de crédit agricole de Neuvic...). Au congrès de juin 1924, qui eut lieu à Montpellier, Queuille prit une part particulièrement active (le congrès étant consacré au problème de l’électrification des campagnes), et le 24 juin, en absence du président, il présida l’assemblée générale pour la première fois. Sa carrière au «boulevard Saint-Germain» était, d’une manière évidente, bien en marche. Ses relations avançaient sur d’autres plans aussi. Le 27 octobre 1922, par exemple, le président de la République, Alexandre Millerand, lui envoya un petit mot pour lui dire qu’il avait lu avec un grand plaisir le passage consacré à l’École des bergers de Rambouillet dans son rapport sur le budget de l’agriculture. Mais beaucoup plus importants furent ses liens avec Herriot, qui le considérait alors comme l’un de ses bons élèves. On trouve un exemple de leurs rapports étroits au moment de l’occupation de la Ruhr en janvier 1923 par les troupes françaises et belges — les Allemands avaient été déclarés en défaut dans leurs livraisons au titre de réparations de guerre. Après s’être abstenu dans un premier vote de confiance, Herriot (toujours suivi par Queuille) avait accordé un soutien mesuré au gouvernement. «L’opération de la Ruhr se jugera par son bilan», dit-il, mais alors que la France était engagée, «il ne s’agit pas du sort d’un gouvernement, mais du sort même du pays». Cette attitude, qui évoluera par la suite, lui donnait aux yeux de certains la stature d’un homme d’État, mais point du tout aux yeux du quotidien de Limoges, Le Courrier du Centre, qui continuera à attaquer Herriot — et Queuille — avec virulence. Le 23 février, Herriot réagira en adressant une longue lettre à son ami : «Notre patriotisme, vigilant et ferme, n’a besoin d’aucun certificat », dit-il. «Continuez, comme vous l’avez fait,
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à servir du même cœur la France et la République. Vous êtes, au Parlement, l’un des hommes les plus utiles [...]. Le fruit de votre effort demeurera: le reste, dans quelques mois, sera du passé.» Le futur «pape du radicalisme», qui signa « Affection, Herriot», consi-
dérait Queuille déjà — ce fut évident —- comme l’un de ses «élèves » les plus prometteurs. En travaillant avec Herriot, Queuille apportait sa contribution à l'accession au pouvoir du Cartel des gauches — et de Herriot — en 1924. Il le fit également, mais d’une manière plus aléatoire, en tant que membre de la Ligue de la République$. Formée en 1921, cette organisation réunissait des membres du parti radical, du parti socialiste et de la Ligue des droits de l’homme, ainsi que d’autres militants et personnalités de la gauche; elle fut financée surtout par le négociant en cognac Jean Hennessy. Ses buts étaient de coordonner les efforts dispersés des «républicains » contre le Bloc national, de créer un programme, et — objectif primordial — de réaliser l’Union des gauches afin d’aider à remporter les prochaines élections législatives. Présidée par Paul Painlevé (et du côté radical, patronnée par Herriot), la Ligue de la République fut dirigée par un conseil central de quatre-vingts membres : parmi ceux-ci, dès le début, figurait Queuille (François Labrousse en faisait partie aussi). Queuille participa surtout à ses travaux économiques. Georges Bonnet, l’un de ses membres les plus actifs, et qui deviendra son président en 1929 alors que la Ligue était moribonde depuis longtemps, écrira plus tard que Queuille, Daladier, et d’autres parlementaires se réunissaient avec Robert de Jouvenel (frère cadet d’Henry), des inspecteurs des Finances, et des membres du Conseil d’État. Ensemble, dit-il, ils «formè-
rent une sorte de commission des Finances extraparlementaire qui prit comme tâche l’étude du budget? » — tâche dans laquelle Queuille était, bien sûr, orfèvre. A une occasion au moins, la Ligue se fit connaître en Corrèze. Le 18 novembre 1923, L’Effort républicain pour l'union des gauches, un hebdomadaire très proche de Queuille, annonça que Painlevé ferait une conférence politique à Tulle sous les auspices de la Ligue, et que d’autres personnalités, dont Herriot, Daladier, Joseph Paul-Boncour,
Vincent de Moro-Giafferi, et François Albert viendraient également en Corrèze pour porter «la parole républicaine ». Herriot fut de ceux qui se déplacèrent, présidant une réunion à Brive le 2 mars 1924. Mais le rôle de la Ligue de la République, jamais très en vue, était doréna-
vant dépassé. Le Cartel des gauches avait été formé; les élections
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allaient avoir lieu dans deux mois; et, encore une fois, Queuille se
préparait à affronter son électorat corrézien.
Une élection revanche Tout en contribuant à la formation du Cartel des gauches au niveau national, Queuille devait également s’occuper de la création d’un Cartel des gauches — bien à lui — en Corrèze. Son combat ne sera pas limité à l’arrondissement d’Ussel, car le système électoral hybride utilisé en 1919, celui qui avait failli l’éliminer, était toujours en vigueur... Seul changement dans les règles du jeu, Queuille n’avait désormais qu’à former une liste départementale de quatre candidats. Redistribution — et dépopulation oblige —, la Corrèze allait perdre un de ses sièges. Mais la situation politique, elle, s’était transformée depuis 1919.
La législature s’achevait dans une atmosphère de malaise et de déception, et les trois députés corréziens élus sous la bannière du Bloc national étaient incontestablement vulnérables. Le moindre de leurs problèmes ne fut pas que Charles de Lasteyrie, avant de perdre son poste de ministre des Finances, eût fait voter — le budget comportant un déficit très important — une augmentation des impôts de 20 p. 100. Extrêmement impopulaire et, pour le moins, inopportun au point de vue électoral, le tant décrié «double décime» sera désastreux pour le Bloc national et une aubaine pour le Cartel des gauches et pour Queuille — qui, après une campagne aussi rude que celle qu’il avait subie en 1919, allait emporter, cette fois, une revanche électorale éclatante.
En préparant sa liste, Queuille trouva sans aucune difficulté un interlocuteur valable à sa gauche. Après la scission du parti socialiste en 1920, l’essentiel de ses forces corréziennes avait rejoint le parti communiste ; et ce qui en restait avait été pris en main par le jeune et talentueux Charles Spinasse, qui venait de le rejoindre. Alors âgé de moins de trente ans (il naquit à Égletons en 1893), Spinasse allait faire une carrière politique parfois agitée: protégé de Léon Blum, dont il sera le ministre de l'Économie en 1936-1937 et ministre du Budget en 1938, pétainiste pendant la guerre, il aura des ennuis à la Libération. Au début des années 20, quoique assez loin à gauche, il avait de fortes attaches avec le syndicat familial qui avait combattu Queuille. Mais qu’à cela ne tienne: pour Queuille, Spinasse représen-
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tait le parti socialiste qui, bien que faible en Corrèze, pouvait lui fournir un apport de voix non négligeable et, peut-être aussi important, une caution à gauche. Quant à Spinasse lui-même, mieux valait l'avoir avec soi que contre... Queuille, donc, entrait en contact avec Spinasse dès 1922. Comme
en témoigne une longue lettre que ce dernier lui envoya le 11 mai 1923, à une année des élections, leurs relations ne tardèrent pas à devenir amicales et confiantes. Rendant compte d’une visite que de Jouvenel venait de faire au préfet («dont les sympathies sont à droite»), Spinasse rapporta que la femme de ce dernier avait fait répandre le soir même, dans les salons de la ville, le bruit que de Jouvenel «avait promis à son mari de le maintenir à Tulle — envers et contre tous ». Puis, en demandant à Queuille de recevoir une tierce personne, Spinasse ajouta, déférent : «Maïs vous pensez bien que je ne ferai rien qui puisse vous gêner en quoi que ce soit dans cette affaire». Ensuite, parlant de l’importance de mettre en route un projet d’électrification avant les élections, il se fit «conseiller » : «Cela doit vous permettre de vous présenter dans l’arrondissement de Brive comme le réalisateur, en face d’adversaires qui sont déjà très diminués. » Spinasse ne disait pas encore «nous», mais lorsque Queuille formera la liste l’année suivante, il allait en occuper la troisième place. Des deux places qui restaient, l’une — finalement la quatrième — ira au fidèle Alexis Jaubert. L’autre fut plus difficile à adjuger: celle de Gustave Vidalin. Cet ancien député, qui avait été en deuxième position en 1919, ne voyait pas pourquoi il ne devrait pas l’être à nouveau. Mais il avait son âge contre lui aussi bien que de jeunes et ambitieux concurrents, dont le plus remuant, Élie Rouby, alla jusqu’à demander la formation d’une «organisation» qui pourrait faire le choix. Point enthousiaste, Queuille réagit à sa manière, organisant une consultation des cadres radicaux (conseillers généraux, conseillers d’arrondissement et maires) par le biais d’une urne promenée de villes en villages dans laquelle devaient être déposés les bulletins de compo-
sition de la liste !°. Raïllée par les journaux d’opposition comme «lurne en balade», celle-ci arrivera au port avec — pas de surprise — le nom de Rouby en dernière place des candidats à la candidature... Et, encore une fois, ce fut Jacques de Chammard, si bien placé dans
l'arrondissement de Tulle qu’il avait failli être élu en 1919 à la place de Queuille, qui fut choisi. La « “liste du Cartel des gauches”, Parti
radical-socialiste et Parti socialiste (S.F.I.O.)», comprenant Queuille,
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Jaubert, de Chammard et 1924, mais lorsqu'il s’agira de Chammard, Spinasse et Les listes concurrentes
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Spinasse, fut dûment déposée le 22 avril de voter, l’ordre en sera modifié : Queuille, Jaubert…. ne manqueront pas. Une seconde liste
radicale, conduite par Pierre Monzat, adjoint du chef de cabinet du ministre de la Guerre, André Maginot, se fit connaître. Sa présence
contribuera à l'animation de la campagne électorale, mais son succès se révélera tout relatif, comme le sera celui d’une «liste professionnelle, ouvrière, agricole et commerciale». Les rivaux les plus sérieux de Queuille seront, comme en 1919, Charles de Lasteyrie, secondé par René Lafarge et Marc Doussaud, tous trois députés sortants, et les
communistes, menés à la bataille par un autre député sortant, François Aussoleil, secondé par Marius Vazeilles, l’adversaire de toujours de Queuille. Ils avaient cru bon, toutefois, de trouver d’autres appellations, les anciens du Bloc national se présentant sur une «Liste d’union républicaine de défense agricole et sociale », et les communistes, sur celle d’un « Bloc ouvrier-paysan ». La campagne électorale commencera sans tarder, mais la pré-campagne, très dure, avait débuté depuis longtemps. Le 12 août, à neuf mois des élections, dans un article, intitulé «Manœuvres corréziennes» (le premier d’une série qu’il publiera dans L’Effort républicain pour l’union des gauches), Queuille s’était défendu avec force contre «des insinuations et des attaques d’adversaires ». Il avait, affirma-t-il, «l'habitude de recevoir des coups venant du camp communiste et des partis de droite », mais avec «la sérénité d’un homme déjà vieux dans les luttes politiques, même les calomnies — dont on use largement — ne m'émeuvent pas outre mesure». Ce fut sa fierté, ajouta-t-il, «de pouvoir me dire que, dans ma vie politique, je me suis consacré uniquement à l’exercice de mon mandat, et tandis que d’autres profitent de leur titre de parlementaire pour se mêler au monde des affaires ou améliorer leur situation professionnelle, j’ai consacré tous mes efforts à remplir la tâche qui m’avait été confiée par les électeurs corréziens ». En ce qui le concernait, dit-il encore, «les tentatives de division et les
manœuvres pour jeter le discrédit sur certains candidats se heurtent à ce fait que les hommes les plus qualifiés du Parti républicain —- Herriot et Buisson par exemple —- m’honorent de leur confiance et de leur sympathie ».
La pré-campagne s’était encore envenimée à propos d’une visite que Poincaré, futur héros de Queuille, effectua en Corrèze le 4 novembre 1923. En 1913, président de la République, 1l était venu
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en voyage touristique. Cette fois, président du Conseil, il venait, : annonçait-on, pour inaugurer le monument aux morts de Brive et l'Hôtel de la chambre de commerce
de Tulle. Mais, à six mois des
élections, la visite d’un chef de gouvernement avait, quand même, l'air d’une visite politique. La réaction de Queuille fut immédiate. Le 2 septembre, dans L'Effort républicain, il cita des «murmures » selon lesquels «le président du Conseil vient pour soutenir la liste de Lasteyrie et pour lancer le quatrième candidat de cette liste! !». Poincaré, ajouta-t-il, était «le représentant de la République, et à ce titre il a droit au respect de tous les citoyens français», mais «il est vrai que nous ne pouvons approuver la politique intérieure actuelle, avec ses applications dans notre département». Puis, il devint franchement agressif. «Ce sont les électeurs qui décideront, en 1924, s’ils veulent le maintien, en Corrèze, des hommes politiques réservant leurs relations et leurs faveurs pour les hobereaux royalistes ou cléricaux ; de ces hommes qui exigent des administrateurs prêts — en publiant les lois — à imposer l’autorité et les méthodes du 16 mai et de l’Empire! » Queuille baissera d’un ton par la suite, mais la campagne de presse contre Poincaré continuera. Six semaines plus tard, dans un billet publié à côté d’un article de Queuille dans L’Effort républicain, un auteur anonyme — il signait «Le Croquant philosophe» — ira jusqu’à décrire l’ancien président de la République comme «gonflé d’orgueil et de haine. Il est lorrain. Il travaille inconsciemment pour les guerres à venir. [...] Il est néfaste à son pays. Qu’on nous laisse en repos avec le patriotisme de M. Poincaré »… Finalement, Poincaré vint, avec de Lasteyrie — toujours ministre des Finances — dans son entourage. En tant que président du conseil général, Queuille avait fait voter une motion adressant au chef du gouvernement «un salut respectueux et des souhaits de bienvenue », mais il aura autant de difficultés à approcher Poincaré qu’il en avait eu dix années plus tôt à Neuvic. S’en expliquant une semaine plus tard dans L’Effort républicain, Queuille observa que, si les conseillers
généraux avaient reçu des invitations individuelles pour des réceptions aux mairies, on leur avait fait savoir le 28 octobre, «par lettre singulière», qu’on ne pouvait les inviter au banquet du 3 novembre faute de place, mais qu’en revanche «ils pourraient se faire inscrire au
banquet du 4 novembre en adressant leur cotisation». Ce fut évidemment trop: «On s’aperçut il est vrai, deux jours après, du caractère étrange de cette invitation et l’on fit aux conseillers généraux la charité d’une carte gratuite». L'assemblée départementale, toutefois,
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étant ainsi «oubliée», Queuille et Labrousse avaient «décidé de ne
pas participer aux manifestations d’où l’on les avait systématiquement exclus». Mais «désireux, malgré tout, de traduire le vœu de cette assemblée», Queuille et les autres membres du bureau, après avoir prévenu le préfet, se présenteront, quand même, sur le quai de la gare de Brive à 8 h 30 le 4 novembre, prêts à saluer le président du Conseil à son arrivée. La suite, poursuivit Queuille, ne fut guère édifiante. «M. le préfet voulut bien nous saluer, mais dès que M. Poincaré parut, il le dirigea de façon à lui faire éviter les représentants du conseil et ces derniers durent se porter précipitamment à la suite des diverses délégations pour être, enfin, admis à présenter leurs devoirs au chef du gouvernement. » Comme le lui avait écrit Spinasse en mai, le préfet avait des sym-
pathies à droite — ou du moins du côté du pouvoir en place, c’est-àdire, en ce qui concerne la Corrèze, de Charles de Lasteyrie. Et ce ne
fut pas seulement son rôle dans la visite de Poincaré qui irritait Queuille. L’accusant (dans un article publié le 9 septembre dans L’Effort républicain) d’avoir usurpé le rôle du conseil général dans l'attribution des subventions aux établissements d’enseignement, Queuille n’avait pas mâché ses mots. Pour servir la cause électorale du ministre des Finances, dit-il, «notre préfet se bornaïit à indiquer à certains maires intéressés que c'était l’intervention de M. de Lasteyrie qui pouvait accorder la subvention attendue». Plus tard, bien sûr, Queuille allait se rattraper en ce qui concerne l’appareil de gestion départementale, mais — peut-être en souvenir de telles expériences — il prendra toujours un très grand soin à ne pas donner prise à de telles accusations. Quant à ses relations avec Poincaré, il se rattrapera d’une manière nettement plus spectaculaire en devenant son ministre de l'Agriculture trois années plus tard. Rude pour Queuille, la campagne électorale le sera encore plus pour de Lasteyrie. L’auteur du «double décime» fournissait, en effet, une cible facile, et certains dans le camp de Queuille n’y allèrent pas de main morte. Pour avoir conduit la France de la République à la faillite, écrira, par exemple, un journaliste dans L’Effort républicain du 10 février 1924, «M. le comte de Lasteyrie subirait le même sort
que les ministres courtisans de Louis XIV [sic], de Calonne et de Brienne, qui conduisirent la France de l’Ancien Régime à la banqueroute». Puis, vingt-cinq paragraphes plus loin, toujours aussi virulent: «Si le Bloc national avait une justice, ce ministre félon serait
traduit en haute cour. Mais, hélas! cette Chambre servile ne réserve
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ses sévérités que pour les communistes, qui sont pourtant bien moins dangereux. » Mais de Lasteyrie ne fut pas la seule cible d’attaques et d’insinuations d’un goût douteux. En 1916, sur une crête près de Verdun, le
brigadier Bompard avait prédit à Queuille que, dans une période électorale, on affirmerait qu’il n’avait pas rejoint les armées. En 1924, ce sera chose faite. Le 2 septembre 1925, d’ailleurs, parlant de la vive réaction qu'avait eue Queuille à l’annonce de la visite de Poincaré, La Croix de la Corrèze s'était déjà permis de demander : «M. Queuille est un homme jeune frisant à peine la quarantaine — reprendra-t-il le casque et le sabre dont il fit un si glorieux usage pendant la guerre?» Ce coup bas sera suivi — événement rare — par une brève rectification publiée dans le numéro de la semaine suivante: «P.S. — Nous avons, au dernier numéro, plaisanté à propos du casque et du sabre de M. Queuille pendant la guerre, sans vouloir dire qu’il n’avait pas accompli son devoir.» Mais, le même jour, L’Effort républicain avait déjà riposté en demandant, lui, «où M. de Lasteyrie a combattu de 1914 à 1918?» et «si M. Lafarge n’a pas servi glorieusement... en siégeant dans un Conseil de guerre ». D’autres encore auront leurs activités pendant la guerre mises en question. Le 9 mars, par exemple, après avoir décrit Spinasse comme étant «un ami des Allemands après s’être bien battu contre eux», et ne mentionnant pas le très décoré de Chammard, La Croix se tourna vers le quatrième membre de la liste dont Queuille était à la tête: «Enfin M. Jaubert a gagné beaucoup d’argent pendant la guerre et c’est la principale explication de sa candidature ».. Mais l’attaque de loin la plus douteuse viendra dans le numéro que publia La Croix le 11 mai, jour même des élections. Affirmant que Queuille n’avait pas mérité les hommages que les mutilés lui avaient rendus, l’hebdomadaire catholique cita des extraits de lettres qui avaient été adressées «à une personnalité que nous connaissons » en janvier et mars 1916 par Hippolyte Rouby, mort en 1920. (Les lettres, quatre en tout, avaient été publiées en entier la veille dans le premier et apparemment unique numéro de L'Écho des Monédières, feuille imprimée à Ussel et consacrée exclusivement au dénigrement de Queuille et de ses colistiers.) Selon des extraits publiés par La Croix, Rouby avait écrit de Queuille que, «embusqué à la Chambre des députés, il n’a revêtu son uniforme d’aide-major que pour aller voir ses électeurs à Neuvic » ; que Henry de Chammard lui avait dit que, «affecté au 21° corps», Queuille était allé à Bourges toucher un traitement et «est revenu au
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Palais-Bourbon et n’a jamais paru dans un secteur du front...» : et aussi que, passant devant le conseil de révision, «M.
Queuille dit
qu’il était tuberculeux [...], et put de ce fait se soustraire à l’impôt du sang... ». Les rares lecteurs de L'Écho des Monédières apprenaient également que, «sur le coup d’une nouvelle visite», Queuille avait «coupé court en profitant de sa situation pour se faire affecter au Val-de-Grâce comme infirmier loin du front et des balles ». Elles étaient nettement moins outrageantes, mais Queuille devait également se défendre des attaques contre d’autres aspects de son passé, notamment de la part des communistes. Parlant de l’accession de Queuille au gouvernement, François Aussoleil, leur tête de liste, attribuera sa paternité ministérielle à de Jouvenel... Ce dernier, écrivit-il, «se repentit amèrement d’en avoir fait un sous-secrétaire d'Etat, comme Dieu d’avoir créé le monde : “Mon petit ministre d’occasion”, disait-il méprisant et menaçant ». Répondant à cette allégation [qu’il cita] dans L'’Effort républicain le 16 septembre 1923, Queuille déclara qu’il pouvait affirmer, «sans crainte d’être démenti», qu’il n’avait jamais demandé aucun service personnel à de Jouvenel et qu'il ne lui devait rien. «Je suis très fier d’avoir été sous-secrétaire d’État à l'Agriculture [...], mais plus fier encore de l’avoir été sans me mêler à aucune intrigue, et sans prier qui que ce soit de faire, à mon sujet, la moindre démarche. » Ensuite, bien sûr, Queuille contre-attaquera,
mais sur un plan
beaucoup plus général. «II y a, énonça-t-il, entre vous, les communistes, et nous, un grand fossé: vous niez la patrie et vous acceptez de recevoir le mot d’ordre de l’étranger, vous rêvez de nous donner un régime qui supprimerait toute propriété individuelle, et qui établirait une dictature de classe, de cela nous ne voulons pas et nous l’avons suffisamment écrit». Que Queuille était fermement opposé à toute alliance électorale avec les communistes devint encore plus clair deux semaines plus tard lorsqu'il publia un autre article, «Les communistes et nous», dans le même journal. Une alliance momentanée de tous les partis hostiles à la majorité actuelle, «qui aboutirait demain à un divorce et à des oppositions sur tous les grands problèmes nationaux et sociaux, serait, déclara-t-il, un crime». Mais heureusement des ordres étaient venus de Moscou l’interdisant : «Pour une fois, nous
sommes heureux de la décision des chefs bolchevistes. » La campagne électorale n’était pas, bien entendu, limitée aux échanges publiés dans des journaux partisans. De Lasteyrie avait profité de la visite de Poincaré en novembre ; Queuille bénéficiera de celle
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de Herriot en mars. Mais, surtout, les candidats faisaient leurs campagnes sur le terrain. Comme s’en souviendra Marcel Champeix,
futur sénateur et ministre mais alors un jeune homme de vingt-deux ans, Queuille ira, par exemple, dans sa petite ville de Masseret où son père, un radical, était maire. Conquis par son discours, Champeix
fera ensuite 10 kilomètres dans la neige pour l’écouter à nouveau à Benayes — attrapant en route un rhume pour lequel Queuille lui donna une ordonnance (le pharmacien en fut impressionné). Autre témoin, maître Georges Fargeas, qui plus tard sera président de l'Union des syndicats de la Corrèze, assista à une réunion électorale à Treignac où étaient présents tous les membres de la liste de Queuille. A seize ans, Fargeas fut surtout impressionné par Spinasse, incontestablement plus éloquent que sa tête de liste... Tout finira le 11 mai 1924, jour qui entrera dans l’histoire républicaine comme le 11 mai — avec l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches. Une surprise brutale pour le Bloc national à l’échelon national, les résultats constituèrent une débâcle pour leurs candidats en Corrèze. Des quatre sièges à pourvoir, trois allaient à la liste de Queuille, de Chammard et Spinasse emportant, comme Queuille, plus de 31 000 voix. Quant à de Lasteyrie, la «justice du peuple » fut particulièrement sévère. Arrivant premier sur sa liste avec 20 037 voix, son colistier René Lafarge fut élu au quotient électoral, et de Lasteyrie, avec seulement 19 419 voix, éliminé — comme Queuille avait failli l’être cinq années plus tôt. Avec environ 20 p. 100 des voix,
une baisse de seulement 4,5 p. 100 du score qu’ils avaient réalisé en 1919 avant la scission du parti socialiste, les communistes manifestement gardaient leurs chances pour l’avenir. Il était évident que beaucoup des voix que recevaient Queuille et ses colistiers provenaient des modérés qui avaient voté pour le Bloc national en 1919. Pour Queuille, en tout cas, ce fut une belle revanche. Il était arrivé premier en Corrèze, et deux des siens avaient été également élus. Et à Neuvic, virtuellement hors concours, il emporta 633 voix sur 726. A l’âge de quarante ans, douze années après son entrée en poli-
tique et dix après son arrivée au Parlement, bien positionné pour participer à la victoire du Cartel des gauches, Queuille avait atteint un nouveau point de départ dans sa carrière politique.
CHAPITRE VI
Ministre de l’Agriculture d’Herriot et de Poincaré (1924-1928) La vie de ministre commence à quarante ans. — Dix mois avec Herriot. — Traversée d’un désert accidenté. —- Ministre de Poincaré (1926-1928). — Pendant ce temps-là, en Corrèze.
La vie de ministre commence à quarante ans La France se réveilla à gauche le lendemain du 11 mai. Les cartellistes, cela se comprend, étaient euphoriques, mais comme la suite le démontrera amplement, leur victoire se révéla beaucoup moins que totale. Il leur faudra, pour commencer, les voix de la gauche radicale (centriste malgré son nom) pour gouverner... Mais de telles broutilles n’empêcheront pas Le Quotidien, l'organe officiel du Cartel, de lancer non sans candeur un mot d’ordre qui allait devenir célèbre: «les places, toutes les places et tout de suite». Aux yeux des cartellistes, la place la plus en vue — celle de président de la République — aurait pu très bien être attribuée à Paul Painlevé, mais ils devront se satisfaire de la démission forcée de Millerand (Herriot refusant le pouvoir tant que Millerand serait à l'Élysée), et de l'élection de Gaston Doumergue, moins marqué à droite. Ce pas accompli, Herriot forma un gouvernement le 15 juin 1924, le premier des trois seuls qu’il présidera. Il y trouva, bien sûr, une place pour son fidèle protégé. Nommé en toute logique ministre de l’Agriculture, Queuille devint aussi un «ministre plein », étape importante dans une carrière politique. D’autres jeunes espoirs radicaux qui plus tard seront, eux aussi, présidents du Conseil, faisaient également leur entrée sur la grande scène ministérielle. Et cela sans même être passés par l’étape de sous-secrétaire d’État: Camille Chautemps, âgé alors seulement de
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trente-neuf ans, fut nommé ministre des Finances ; Édouard Daladier, né la même année que Queuille, ministre des Colonies. Une relève se
pointait, et l’heure était à l’optimisme, y compris en Corrèze où Queuille fut fêté à son retour au pays. Les Corréziens avaient perdu
— ou plutôt éjecté — de Lasteyrie, mais dans ce département rural il était bien plus réconfortant d’avoir un ministre de l’Agriculture en activité qu’un ancien ministre des Finances responsable du «double décime ».. Mais face aux problèmes bientôt inextricables, cet optimisme ne durera guère. Queuille aura le temps, certes, de faire son apprentissage de «ministre plein», mais le temps sera mesuré, et les leçons — politiques — qu’il en tirera seront surtout négatives.
Dix mois avec Herriot Queuille aura notamment le temps de s’exercer dans l’art de gérer un grand ministère. Contrairement à tant de ses successeurs, il ne sera pas flanqué d’un secrétaire d’État. Mais il eut à ses côtés comme chef de cabinet Alexis Jaubert, son colistier en 1919 et 1924 et ingénieur agronome de formation — qui sera lui-même brièvement secrétaire d’État à l’Agriculture en 1932-1933. Cette année marquera également le début d’une longue association de Queuille avec Guy Boursiac. Né une année avant lui, à Castelsarrasin en Tarn-etGaronne, ancien chef de cabinet de Laurent Eynac, Boursiac sera son plus proche collaborateur et son ami dévoué pendant près d’un demi-siècle. En s’attelant à ses nouvelles tâches, Queuille continuera à faire siens les objectifs qu’il avait prônés comme secrétaire d’État, mais il prit en considération également une «Note pour mon successeur » préparée en mars 1924 par Henri Chéron, alors ministre de l’Agriculture de Poincaré. Ou du moins il en gardera une copie... Chéron y soulignait ce qu’il voyait comme la nécessité de «restituer progressivement à l’agriculture, dès que les circonstances vont le permettre, les libertés et la protection sans lesquelles il lui serait impossible de se développer et même de vivre». Ministre de l’Agriculture, Queuille restera réceptif à de tels arguments en faveur du protectionnisme, mais il se concentrera surtout sur d’autres moyens d'améliorer le niveau de vie — et la compétitivité — des agriculteurs, notamment par le désenclavement, la modernisation, la diffusion d’eau et de l’énergie électrique, et l’enseignement agricole.
MINISTRE DE L'AGRICULTURE
D’HERRIOT ET DE POINCARÉ
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De tels objectifs coûtaient de l’argent, bien sûr, et s'emparer d’une part équitable du budget, c’est-à-dire le maximum possible, constituera toujours une partie essentielle du travail d’un ministre. Queuille ne fit pas exception. En résumant ses réalisations lors d’un débat bud-
gétaire le 6 novembre 1925, sept mois après son départ, il pourra déclarer que «les crédits ouverts à son ministère avaient été augmentés de plus du quart par rapport aux années antérieures, que les crédits pour l’électrification des campagnes avaient été portés de douze à trente-sept millions de francs, que l’ensemble des subventions avait atteint quatre-vingt-dix millions au lieu de vingt, et que l’on avait ouvert de nouvelles écoles ou cours d’agriculture ! ». Queuille, et il en était fier, n’avait pas oublié ses propositions des années précédentes. Queuille avait gardé intacte également l’idée qu’il se faisait déjà de l’art de gouverner. «Monsieur Labatut, observa-t-il en répondant à un député socialiste au cours de ce même débat, ce n’est pas, certes, tout ce que nous voulons faire. Voyez-vous, quand il s’agit des œuvres humaines et qu’on en est simplement au plan, on peut concevoir une œuvre grandiose, mais quand on passe à la réalisation, quand on veut bâtir, on se heurte à certains obstacles. Il faut, en tout cas, compter sur des délais indispensables.» Puis, ajouta-t-il: «Mais je serais heureux qu’on voulût bien reconnaître que la majorité issue des élec-
tions du 11 mai a au moins amorcé la réalisation d’un programme agricole. » Le «au moins» ne fut pas de trop... Les réalisations du Cartel des gauches avaient été pour le moins décevantes, et Queuille aurait pu en effet adresser ses remarques — sur la nécessité de prendre en considération la dureté des réalités avant de concevoir une œuvre grandiose — au moins aussi bien à son mentor Herriot qu’à Labatut. Euphoriques
après leur victoire, les leaders du Cartel étaient arrivés au pouvoir avec une œuvre incontestablement vaste qu’ils se proposaient de réaliser, dont le retour à une stricte laïcité de l’État, l'extension aux trois départements de l’Alsace-Lorraine de la loi de la séparation des Eglises et de l’État, la suppression de l’ambassade du Vatican, l’évacuation de la Ruhr, le rétablissement des relations diplomatiques avec l'Union soviétique, la paix par la Société des nations, et l’amnistie
des déserteurs devant l’ennemi et des condamnés de la haute cour (dont Malvy et Caillaux). Essayant d’attirer les socialistes au gouvernement, Herriot avait également parlé d’étendre l’amnistie aux insoumis, d’abroger un décret sur le latin obligatoire dans l’enseignement
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
secondaire, et — encore un pas — de rétablir le monopole des allumettes. Quant à la situation financière, il en fut beaucoup moins question. Mais les dures réalités ne se firent pas attendre, comme le démontraient l’impossibilité de faire élire Painlevé, le passage de plus d’un mois avant la formation d’un gouvernement, et le fait que celui-ci, qui dépendait des voix modérées, avait été formé sans la participation des socialistes. Partenaires pendant la campagne électorale, ces derniers, et cela deviendra une habitude à laquelle Queuille aura souvent à faire face plus tard, avaient préféré se limiter à «une politique de soutien », qui deviendra, en novembre, un «soutien réservé»... Avec une majorité si fragile, Herriot n’avait pas, loin de là, les moyens de mener à bien une «œuvre grandiose ». Des places furent trouvées pour des amis, des hauts fonctionnaires étant remplacés par des hommes de gauche dans les préfectures, ambassades, et aux colonies. Il y eut des gestes symboliques, dont le plus grandiose fut sans doute le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon au son des trompettes d’Aida. La politique du Bloc national fut renversée avec la reconnaissance de l’Union soviétique, acte dont sera toujours très fier Herriot. Après des débats tumultueux, une amnistie fut votée. La France s’engagea à évacuer la Ruhr, à des conditions qui — inévitablement — ne satisfaisaient pas tout le monde. Herriot alla à Genève où fut signé un protocole qui, au nom de la trilogie «arbitrage, sécurité, désarmement », définit solennelle-
ment un nouveau droit international — protocole, toutefois, qui plus tard sera rejeté par l’Angleterre. De telles actions coûtaient parfois un prix politique important, mais le prix le plus lourd à payer vint lorsque le gouvernement s’aventura sur le terrain très miné de la laïcité. Avec les cardinaux et évêques en tête, les catholiques étaient bientôt en lutte ouverte contre le gouvernement et finalement, aucun des projets n’aboutira. Le concordat resta en vigueur en Alsace-Lorraine, et, après avoir fait voter la suppression des crédits pour l’ambassade au Vatican, le gouvernement dut annoncer qu’un chargé de mission y resterait pour les affaires d’Alsace-Lorraine, et des crédits nécessaires furent votés. Mais ce fut sur sa gestion économique et financière que le gouvernement allait tomber. L’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches fut suivie par une accélération de la chute du franc et de la hausse du taux d'inflation. La situation empira dramatiquement, les efforts du gouvernement pour y faire face se révélèrent plus aléatoires, tandis
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que les cartellistes, plus que jamais, se divisèrent. Dans l’une de leurs rares propositions économiques, ils avaient promis la suppression du tant décrié «double décime », mais ils durent le maintenir. Les socia-
listes étaient partisans de l’impôt sur le capital et de la consolidation forcée des bons du Trésor: il faut prendre l’argent là où il est, proclama l’un de leurs députés, Pierre Renaudel. Mais les radicaux, restés attachés pour l'essentiel aux formules du libéralisme, continuaient — avec de moins en moins d’optimisme — de mettre leurs espoirs dans la confiance des milieux d’affaires et de la Banque de France. Le manque de confiance, toutefois, devenait finalement presque total, y compris parmi les petits épargnants découragés par les hausses de prix. Des emprunts lancés par le gouvernement ne furent pas couverts, et la fuite des capitaux se précipita. Puis, en avril 1925, la Banque de France refusa de consentir les frais de trimestre du Trésor — comme elle le faisait jusque-là — sans révéler que le plafond
fixé par la loi avait été dépassé, c’est-à-dire, que l’État était en faillite. Le gouvernement fut renversé par le Sénat le 10 avril, mais ce ne fut qu’un coup de grâce. Il avait été mis «à bas», dira et redira souvent Herriot, par «le mur d’argent », la pression des milieux d’affaires. Queuille restera fidèle à son chef jusqu’au bout. Plus tard, Geor-
ges Bonnet écrira que, se rendant chez Herriot au lendemain de sa chute, il trouva à sa grande surprise — «l’ingratitude humaine » — pas plus de cinq ou six personnes, dont (en plus de Chautemps) Queuille...?. Mais, toujours fidèle en amitié, l'expérience de ce gouvernement du Cartel des gauches avait sans doute appris à Queuille comment ne pas conduire un gouvernement. À Labatut, il avait parlé de la nécessité de compter sur des délais nécessaires. Il aurait pu également parler à Herriot de la nécessité, par exemple, pour un chef de gouvernement de se concentrer sur l’essentiel ;de se garder de se faire inutilement des adversaires et de ne pas aller trop loin sur des sujets à l'égard desquels tant de ses compatriotes étaient très sensibles; et de ne pas oublier que de bonnes finances sont nécessaires au succès de tout gouvernement.
Queuille ne le fit sans doute pas, mais les leçons qu’il avait tirées de ces neuf mois avec Herriot — y compris sur l’importance d’avoir des partenaires socialistes dans un gouvernement et non en dehors — lui seront d’une grande utilité plus tard.
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Traversée d’un désert accidenté Ministrable, Queuille ne sera pas ministre, du moins pour de vrai,
pendant quinze mois. Au cours de ces quinze mois pénibles, qui seront marqués par l’agonie et la mort du Cartel des gauches, il n’y aura pas moins de cinq gouvernements menés par Painlevé ou Briand, mais aucun d’entre eux n’aura une place pour Queuille. Il avait attaché son étoile à Herriot, lequel verra ses desseins, l’un après l’autre, mis à mal. Ce ne sera qu’après un dernier échec de sa part et l’arrivée au pouvoir de Poincaré en juillet 1926 que Queuille pourra — l’histoire est ainsi faite — reprendre «sa » place au gouvernement, et cette fois ce sera pour de bon. En attendant ce dénouement inattendu (du moins en ce qui le concernait), et tout en participant aux multiples batailles politiques de l’époque, Queuille poursuivait ses activités habituelles de député à la Chambre, de président du conseil général à Tulle, et de maire à Neuvic. Les seules élections qu’il eut à affronter furent les élections municipales de mai 1925, où il emporta 586 voix sur 649 — et vit entrer au conseil municipal son ami d’enfance, Armand Garibaldi Escure, élu sur sa liste. Toujours très en vue à la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles, il assista à son congrès à Quimper en juillet 1925, y fit un discours et, trois mois plus tard, fut élu au poste de vice-président. Entre juin 1925 et mars 1926 il publia six articles, dont trois dans L'’Effort républicain et les autres dans Le Radical, Le Petit Troyen et La Montagne corrézienne, articles consacrés surtout à des sujets économiques. «Ne soyons pas trop pessimistes», déclara-t-il par exemple le 28 mars 1926 dans L'’Effort républicain. Le même jour, dans La Montagne corrézienne, il proposa
linstitution d’un plafond unique. En considérant, opina-t-il, que la dette flottante comportait les deux formes de papier, billets et bons, on pourrait indifféremment, sans changer la situation réelle, transfor-
mer les bons en billets. «Si cette mesure s’accompagnait d’un effort très sérieux pour l’amortissement de la dette et pour la stabilisation de notre monnaie, elle pourrait, à mon sens, être acceptée. Grâce à elle, le pays pourrait souffler. » Mais en ce printemps de l’an 1926, rien ne semblait marcher, le pessimisme s’accroissait, et le gouvernement — et le pays — s’essouf-
flait. Painlevé s'était succédé à lui-même en octobre 1925, et après avoir remplacé Painlevé le mois suivant, Briand dut former un autre
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gouvernement en mars. Puis, ayant été renversé à nouveau, Briand arriva à en former un autre encore — son dixième — en juin. Ce sera avant la formation de ce dernier entre la chute de Briand le 15 juin et son retour, neuf jours plus tard, que Queuille passera une nuit qui illustre bien ce que peut être la vie d’un ministrable en temps de crise politique aiguë. «J'ai été ministre de l’Agriculture dimanche jusqu’à 4 heures du matin, puis de 4 à 7 heures je suis passé à l’Intérieur !» confia Queuille le 17 juin 1926 en écrivant à son oncle par alliance, Jean-Baptiste Laumond. Ce ne fut pas, d’ailleurs, le sujet principal de sa lettre car il y parlait surtout des biens qu'avait laissés son beau-père, Jean-Baptiste Gratadour, qui venait de mourir. Ce dernier, observa Queuille, «avait assez écorné son capital: ce sont les petits rentiers qui suppor-
tent le plus durement la crise actuelle ». Il n’avait pas écrit plus tôt, nota-t-il encore, «car à mon retour à Paris j’ai été occupé par la crise actuelle ». Celle-ci fut une crise comme tant d’autres à l’époque. Briand n’ayant pas réussi dans un premier temps à former un nouveau gouvernement, Doumergue fit appel à Herriot — et ce que l’un de ceux sollicités d’en faire partie, François Piétri, décrira comme «une folle nuit » commençait . Piétri arriva chez Herriot au Palais-Bourbon vers 3 heures du matin; et Champetier de Ribes, tiré de son sommeil vers 6 heures, ensuite. Mais, devant leur refus (il s’agissait de trouver un
ministre des Finances), Herriot renonça — et Queuille ne devint pas ministre de l’Intérieur.. Il devra attendre près d’un quart de siècle, lorsqu'il sera un ancien président du Conseil, avant d’y accéder. Mais que Herriot ait déjà pensé à lui pour ce poste très politique en 1926 constitue un témoignage de la considération que ses collègues — ou du moins Herriot — avaient pour lui. Un mois plus tard, jour pour jour, Herriot aura une autre occasion de tenter ses chances. Briand étant tombé à nouveau, et cela
après une scène inédite où Herriot était descendu de son perchoir pour attaquer une décision de Caillaux, nouveau ministre des Finances, de soumettre à la commission des Finances un projet de pleins pouvoirs afin de stabiliser le franc par décret, Doumergue avait appelé Herriot encore une fois — mais ce fut surtout pour ouvrir la
voie à Poincaré. Encore une fois, il y eut la menace d’une catastrophe financière, avec de nombreux retraits dans les banques et les Caisses d’épargne, et le maximum des avances consenties par la Banque de France, atteint. Et encore une fois, les socialistes promettaient leur
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soutien mais non leur participation. Au cours de ses négociations, Herriot fit demander à Poincaré d’accepter le ministère des Finances, mais ce dernier refusa, disant que la situation était si grave que le président du Conseil lui-même devrait aller rue de Rivoli —- comme le fera Poincaré lui-même par la suite, ainsi que Queuille, n’oubliant pas cet exemple, en 1948... Le poste échouera finalement à Anatole de Monzie, Herriot s’adjugeant, par contre, le ministère des Affaires
étrangères. Herriot interrompit ainsi le beau record de longévité ministérielle qu’établira Briand en restant à ce poste, à cette exception près, pendant sept ans, de 1925 à 1932... Quant à Queuille, il fut nommé, à nouveau, ministre de l’Agriculture.
Ce ne fut pas long. Formé le 20 juillet 1926, le deuxième ministère Herriot tomba le lendemain. Queuille n’eut sans doute pas le temps de se rendre à son bureau rue de Varenne, ni Briand de quitter le sien au Quai d'Orsay... La suite immédiate fut également pénible. Massée aux abords du Palais-Bourbon, une foule menaçante accueillit par des applaudissements la nouvelle de la chute du gouvernement. Herriot et ses collègues durent attendre pendant des heures avant de pouvoir se rendre, sous les huées, à l’Élysée pour remettre leur démission. Doumergue ne fut pas, sans doute, mécontent de les voir arriver. «L’hy-
pothèque Herriot» était dorénavant levée, et Poincaré attendait son tour.
Ministre de Poincaré (1926-1928) L’animateur de l’Union sacrée en tant que président de la République pendant la guerre, l’artisan de l’Union nationale dans les années difficiles d’après-guerre, Poincaré avait des qualités qui allaient inspirer de très nombreux hommes politiques, dont (par exemple) Pierre Mendès France. Homme intègre, travailleur acharné, patriote intransigeant, sauveur du franc, républicain laïque et agnostique sans être anticlérical, Poincaré avait tout, certes, pour servir de modèle à
Queuille. Après ses deux brèves et si peu encourageantes rencontres avec lui en 1913 et 1924, Queuille allait servir à ses côtés comme son plus jeune ministre de juillet 1926 à novembre 1928, période la plus longue qu’il aura à passer dans un seul gouvernement. Queuille restera toujours fidèle à Poincaré et à sa mémoire. Déjà, en se présentant aux électeurs en avril 1928, il déclara que — au contraire de ce qu’affirmaient ses adversaires politiques — il estimait
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que «le grand honneur de ma vie sera d’avoir, à côté de six anciens présidents du Conseil, contribué depuis deux ans à accomplir une œuvre de salut public ». Son gouvernement, ajouta-t-il, «a assuré la stabilité du régime et
permis à la France, alors tout près de l’abîme, de reprendre sa place parmi les grandes nations». En 1964, Queuille dira que Herriot, son «chef vénéré », était l’homme qui avait le plus influé sur sa formation politique. Mais lorsqu’on lui demanda à la même occasion quel était l’homme qui lui avait laissé la plus forte impression au cours de ses mandats ministériels, sa réponse fut sans appel: «Le Président
Poincaré 4. » Il fut très étonné quand il devint son ministre. Non pas parce que Poincaré le lui avait demandé: il était, après tout, pleinement qualifié, et la présence de radicaux dans un gouvernement d'Union nationale éminemment logique. Mais la surprise — et elle était générale — venait de Herriot qui, malgré tout ce qui s’était passé, avait accepté, lui, d’en faire partie. «Comment refuser d’accourir au chevet de la mère malade?» expliqua ce dernier, sur la défensive, quelques jours plus tard. Sa décision avait permis, en tout cas, à trois autres radicaux
d’accepter des places: en plus de Herriot à l’Instruction publique, Albert Sarraut fut nommé à l'Intérieur, Léon Perrier aux Colonies, et Queuille à l’Agriculture. Ils l’étaient tous à titre individuel: lorsque la Chambre accorda son soutien au gouvernement le 26 juillet, quarante-neuf députés radicaux s’abstinrent. De telles manifestations de mauvaise humeur ne disparaîtront pas, loin de là, mais il y avait désormais un élément nouveau. « Dès que l’on sut, dira Queuille en dictant ses fragments de mémoires au début des années 60, que Poincaré était chargé de former le ministère et qu’il avait déclaré vouloir défendre et assurer la stabilité du franc, la réputation de l’ancien président de la République était telle, sa compétence en matière financière si solide, son patriotisme si reconnu, que le pays entier lui fit confiance. » Poincaré avait également la réputation d’être un homme froid, mais comme en témoigne aussi Queuille, il ne l’était pas toujours — et pas du tout en ce qui le concernait. «C’était vraiment un homme qui déconcertait parce qu’il apparaissait quelquefois comme sans cœur, observa-t-il en 1952, alors que, j’en suis témoin, il était au contraire
capable de s’attacher beaucoup à certains hommes, et, qu’en ce qui me concerne, alors que j'avais été son adversaire pendant un certain
temps, il a été d’une bienveillance particulièrement grande. »
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Que leurs relations aient été amicales — et que l’austère Poincaré ait eu des «moments de gaieté » — est illustré par un petit incident qui survint lorsque la Chambre, après la formation du gouvernement, discutait le budget de l’agriculture. La discussion, raconta Queuille, se déroulait d’abord assez vite, mais «suivant l’habitude », lorsqu’on
arriva à un chapitre concernant la Corse, «les députés corses prirent la parole et discutèrent longtemps ». Pendant que Queuille leur répondait le plus brièvement possible, Poincaré, à côté de lui, «noircissait un papier avec sa fine écriture». Finalement, un orateur ayant terminé, il le passa à Queuille en lui demandant son avis. Prenant le feuillet «timidement et avec beaucoup d'émotion», Queuille le lut: «Projet de loi portant un crédit supplémentaire sur l'année 1927. — ARTICLE UNIQUE. Il est alloué une prime de 1 000 francs à chaque député qui aura gardé le silence pendant la discussion du budget. II sera ouvert,
à cet effet, au ministère
de l’Intérieur,
un chapitre
Mémoire». Plus timide du tout, Queuille répondit que, le projet étant beaucoup trop important pour lui permettre de donner un avis sur l'instant, il allait réfléchir et lui donner un avis écrit. «Rendez-moi ce papier », le supplia alors Poincaré. «Ah non! je le garde, c’est mon petit bénéfice », répliqua Queuille. Ce dernier le remit dans sa serviette — et il est toujours parmi ses papiers à Neuvic. De tels «moments de gaieté » étaient sans doute rares au ministère de l’Agriculture où Queuille et ses collaborateurs faisaient de leur mieux pour faire face à la crise agricole, crise qui deviendra encore plus grave au cours des années à venir. Pendant ces vingt-huit mois d'affilée passés rue de Varenne, il sera toujours aussi actif, fidèle aux projets qu’il avait de tout temps soutenus, obtenant de nouveaux crédits, initiant un vaste programme de modernisation de l’agriculture (il n'ira pas loin), œuvrant pour ce qui deviendra plus tard l’Office du
blé, et aidant de son mieux ses amis qui représentaient des intérêts agricoles. Il fera également plaisir, entre autres, à son prédécesseur Henri Chéron. «J'ai protégé notre production agricole par des droits de douane majorés dès août 1926, un mois après mon retour au ministère», déclarera-t-il dans la profession de foi qu’il adressa à ses électeurs corréziens avant les élections législatives d’avril 1928. «C’est à moi que revient le mérite d’avoir, enfin, par une loi, doté l’agriculteur d’un statut douanier qui lui donne une protection égale à celle accordée à l'industriel». En même temps, soulignait-il à la même occasion, et autre pan d’un édifice difficile à construire, «il fallait par des
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traités de commerce, par des négociations internationales et préalables, arriver à obtenir que les autres nations reçoivent notre bétail sans le frapper à l’entrée de droits de douane qui auraient pratiquement empêché notre exportation». Plusieurs traités avaient été signés, devait-il noter, notamment avec l’Italie, la Belgique et l’Allemagne, «et ainsi j'ai pu assurer, dans la plus large mesure possible, ces débouchés extérieurs à notre bétail ».… Queuille put aussi se flatter d’avoir fait inscrire au budget des crédits considérablement accrus, notamment pour l’électrification des campagnes. De façon plus précise, La Montagne corrézienne rapporta, le 21 avril 1928, que les crédits consacrés à cette œuvre furent portés de 45 à 100 millions. «Si en France les campagnes bénéficient de la lumière électrique et de la force motrice, c’est à lui qu’elles le doivent. » Il avait aussi, dit Queuille, augmenté la dotation des services chargés de poursuivre la lutte contre la maladie des plantes; obtenu des fonds pour favoriser l’emploi des semences sélectionnées; et — sujet toujours d’un intérêt particulier pour ses électeurs — majoré les ressources affectées à la construction des chemins ruraux. Quant à son programme de modernisation de l’agriculture française, Queuille n’y consacrera qu’une phrase dans sa profession de foi, notant qu’il avait été approuvé par le Conseil national économique. Présenté en janvier 1927, le «programme d’intensification de la production agricole » était sans précédent quant à la portée de ses objectifs. Exposé à grands traits sur seize pages du Journal officiel, ce plan ambitieux incluait des chapitres consacrés à la production végétale et forestière, la production animale, les assurances mutuelles, la
main-d'œuvre, et l’enseignement agricole, avec en plus des notes annexes sur l’électrification des campagnes, l’hydraulique agricole, et
«la propagande en faveur du blé». Son but était d’accroître la production et la productivité agricoles sur un certain nombre d’années. II se proposait d’y consacrer un milliard de francs dont la moitié irait à la recherche et à l’éducation et l’autre à la modernisation de la production et de la commercialisation. Le plan envisageait également de fournir aux régions rurales un réseau d’agronomes qualifiés, au moins un par canton, et de subventionner des expériences telles que l’achat et l’usage collectifs de machines agricoles. Mais, comme l’écrira l’historien américain Gordon Wright, «bien que tout le monde fît mine
d’approuver ce projet, la subvention fut supprimée du budget de 1928, parce que la plupart des hommes politiques de l’époque étaient portés à la circonspection et doutaient fort que des fonds pussent être
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dégagés dans l’avenir pour un investissement aussi coûteux 5»... Cette : fois, malgré ses conseils au député socialiste Lucien Labatut, Queuille avait été du côté des «œuvres grandioses» et non des «délais indispensables». Mais il avait, au moins, eu un impact sur l’opinion politique, professionnelle et publique, et tracé des objectifs pour l’avenir. Un autre projet lancé par Queuille pendant cette période fut la création d’un Office des céréales panifiables. Installé à son ministère mais réunissant des représentants des intérêts agricoles, l’Office devait donner son avis sur des mesures à prendre devant la crise de la production du blé et la désorganisation du marché. Après un vif débat, le projet de loi le créant avait été voté par 418 voix contre 9, mais ce ne fut qu’une décennie plus tard — sous le Front populaire — qu’un puissant Office du blé prendra forme. Ministre de l’Agriculture, Queuille n’oubliait jamais les représentants des intérêts agricoles. En 1926, il contribua largement à empêcher la réduction de la subvention versée par la Banque de France au Crédit agricole — réduction envisagée par Poincaré pour des raisons budgétaires. En 1927 et en 1928, il présida des séances solennelles de l'Académie de l’agriculture, prononçant des discours qui furent dûment publiés. Il fit également des voyages officiels, se rendant par exemple dans le Calvados en septembre 1927. Henri Chéron lui écrira par la suite qu’il avait entendu à Caen et ailleurs les mêmes échos: «Le ministre est un homme aimable, simple, mettant les gens à l’aise,
parlant de choses qu’il connaît et il donne pleine confiance aux cultivateurs.» Queuille n’oubliait certes pas ses propres cultivateurs — et tous les autres — dans sa circonscription. Où, comme il le dit l’année suivante dans sa profession de foi: «Je me suis occupé activement des intérêts locaux. J’ai fait accorder de nombreuses subventions aux améliorations communales et jamais une municipalité ne s’est adressée à moi sans que j'aie fait tout ce qui était en mon pouvoir pour lui donner satisfaction. » Près de Poincaré, Queuille restait également près de Herriot. L’affabilité qui marquait leurs relations ressort, par exemple, d’un petit mot que ce dernier envoya à Queuille en août 1927. En tant que maire de Lyon, il venait de recevoir une note du directeur administratif des
abattoirs de sa ville l’informant qu’une loi avait été publiée au Journal officiel étendant la liberté d’exportation à tous les animaux de boucherie et de charcuterie. L’expédiant sur-le-champ à son ami, il commenta :«Queuille, vous êtes un misérable!» Deux semaines plus tard, en tant que ministre de l’Instruction publique, Herriot lui fit
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l’honneur d’inaugurer en sa compagnie l’école des métiers et d’artisa-
nat rural à Neuvic et, par la même occasion, les nouveaux locaux de
l’école d’agriculture — école qui près de soixante années plus tard portera le nom de «lycée agricole Henri-Queuille». Sa visite coïncida
— mais ce ne fut pas un hasard — avec la fête de la Bruyère et fut
également marquée par un grand banquet populaire auquel assistèrent, annonça-t-on, plus de six cents convives.
Toujours friand des «petits papiers» que les ministres s’envoyaient pendant leurs réunions, Queuille prit soin d’en garder un qui lui fut transmis au cours d’un Conseil des ministres en mars 1927 par — un autre ami — Louis Barthou, alors vice-président du Conseil et ministre de la Justice. En s’opposant assez vivement à un décret proposé par le ministre du Commerce, Maurice Bokanowski, Queuille s’était aperçu qu’il avait utilisé un mauvais argument qu’on pouvait retourner contre sa thèse. Le Conseil lui donna pourtant raison, et il était très satisfait sinon pas très fier. Mais, ensuite, lui
arriva le petit papier de Barthou: Au moment où va parler Queuille Mon esprit entier se recueille Car cet homme d'agriculture M'intéresse par sa culture Il sait très bien tout ce qu'il dit Et jamais ne se contredit. L.B. 26.3.27. Barthou mourra en octobre 1934 lorsque, ministre des Affaires
étrangères, il accueillait à Marseille le roi Alexandre I° de Yougoslavie, tous deux tombèrent sous les balles d’un assassin croate. Bokanowski aura, lui aussi, une mort violente, mais cela en 1928 lorsqu'il
était toujours ministre de Poincaré. Il avait été décidé, racontera Queuille en 1952, de fêter le soixante-neuvième anniversaire de Poincaré — et le deuxième anniversaire du gouvernement — en tenant un
Conseil des ministres chez Poincaré à Sampigny. Le voyage de Paris, en train spécial, fut très gai, Briand et Barthou en particulier racontant des plaisanteries ;mais Bokanowski, responsable également de l’aéronautique, vint en avion. A l’heure du départ, partisan enthousiaste de l’aviation et galant homme, il survola la propriété des Poincaré en laissant tomber des fleurs en hommage à Mme Poincaré. Puis, arrivant à la gare au moment où le train allait démarrer, il dit à Briand :« Vous voyez, monsieur le Président, j'ai demandé à la berline
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de voler très bas pour vous faire voir qu’elle est très bien équipée. Vous auriez bien dû accepter mon offre. Puisque vous allez à Genève après-demain, je vous aurais posé à Genève et vous vous seriez reposé au lieu de faire un voyage qui va être pénible.» A cette offre, Briand répondit, toujours selon Queuille: «Moi, mon cher, je suis trop vieux pour jouer les pigeons rôtis!»... Le lendemain, à la première heure, les ministres étaient avisés que l’avion, que Bokanowski avait pris à Sampigny, était tombé en flammes à Toul et que Bokanowski avait trouvé la mort... L’intrépide Bokanowski fut remplacé au ministère du Commerce par Henri Chéron, un nouveau poste de ministre de l’Air allant à Laurent Eynac, qui avait été sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique de 1921 à 1926. L'équilibre politique du gouvernement avait été maintenu, et son avenir semblait assuré. Les élections législatives en avril 1928 avaient été une victoire pour Poincaré, et son prestige dans le pays restait grand. Mais des pressions s’étaient exercées au Parti radical, à la tête duquel avait été élu Daladier en octobre 1927. Loin d’être un «élève» admiratif de Herriot, Daladier sera désor-
mais son rival implacable. Revendiquant un retour à la rigueur doctrinale, Daladier et ses amis du Parti radical appelaient de leurs vœux une nouvelle union des gauches et la disparition de l’Union nationale. Leur moment vint lorsque, le 2 novembre 1928, le Conseil des ministres fit —- du moins vu rétrospectivement — un faux pas en approuvant, à la demande de Briand, l’incorporation dans la loi des finances de deux articles autorisant des congrégations missionnaires enseignantes à ouvrir des noviciats en France. La laïcité, encore une fois, était en péril — ou au moins toute prête à servir comme cheval de bataille... Le coup fatal en ce qui concernait les radicaux au gouvernement fut porté quelques jours plus tard au congrès du Parti radical à Angers. Le 6 novembre, croyant que tout était réglé et leur maintien au gouvernement assuré, Queuille et ses trois collègues avaient quitté Angers pour rentrer à Paris. Mais, au cours d’une séance de nuit présidée par Caillaux, une phrase fut ajoutée à l’ordre du jour déclarant sèchement que le congrès «avait été unanime en considérant que l'exécution du programme ne pouvait être assurée avec la formule d’union nationale». En arrivant à Paris, les quatre ministres apprirent qu’ils venaient d’être, en effet, poignardés dans le dos. Ils adressèrent immédiatement leur démission à Poincaré, qui ensuite démissionna à son tour. Une crise, encore une, était ouverte.
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Elle durera cinq jours, Queuille jouant, du côté des radicaux, un rôle de premier plan. Parmi ces derniers, beaucoup étaient gênés par le procédé utilisé pour faire tomber le gouvernement. Incapables de choisir entre une motion ratifiant «le coup d’Angers » et une autre le désavouant, les députés du groupe radical dans la Chambre ne réussirent qu’à élaborer un communiqué dans lequel ils annoncèrent leur décision de «se réunir chaque jour afin de suivre l’évolution de la crise et de déterminer éventuellement l’attitude du parti». Queuille, lui, savait ce qu’il voulait, mais ses moyens pour l’atteindre étaient manifestement limités. Le 10 novembre, en compagnie de Herriot, il se rendit chez Poincaré, qui avait été chargé la veille de former un nouveau gouvernement. Ce fut, rapporta L'Écho de Paris, «pour lui demander dans quel sens il comptait modifier son programme pour obtenir, le cas échéant, la participation des radicaux ». Au surplus, ajouta ce même journal, «des négociations laborieuses ont été engagées par l’intermédiaire de MM. Queuille et Malvy entre M. Poincaré et le groupe valoisien » — Malvy étant l’un des radicaux opposés à la participation. Mais l’auteur d’un article publié par la suite dans La Montagne corrézienne, article également conservé par Queuille, sera plus détaillé — et plus louangeur — en résumant son rôle. «Souhaitant obtenir à nouveau la collaboration radicale, Poincaré appela M. Queuille et le chargea de transmettre de nouvelles propositions à son groupe. M. Queuille s’acquitta de la mission diplomatique qui lui avait été confiée : les offres de M. Poincaré ne furent pas jugées suffisantes et les radicaux rentrèrent dans l’opposition. Mais elles avaient été présentées avec tant de discrétion et de tact qu’on sut gré à l’ambassadeur de son intervention. » Le ministre de l’Agriculture sortant avait été, toutefois, plus qu’un «ambassadeur » : il était aussi partie prenante. Contrairement à Herriot, qui eut pour successeur à l’Instruction publique Lucien Lamoureux, l’auteur du mémorable communiqué, Queuille avait été l’un des quatre radicaux formellement sollicités par Poincaré de faire partie de son nouveau gouvernement — toujours comme ministre de l’Agriculture. Mais le groupe radical ayant, le 11 novembre, finalement voté contre la participation, il dut s’incliner. Formé le même jour, le cinquième et dernier gouvernement Poincaré survivra un peu plus de sept mois. Queuille regrettera de ne pas en faire partie, mais il avait déjà appris l’essentiel d’un homme imposant. Poincaré sera toujours son modèle, aussi bien sur le plan financier que sur le plan politique. Pour Queuille, la stabilité du franc et la
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recherche de l’union nationale incarnées par son chef en 1926-1928 resteront parmi ses objectifs les plus chers au cours des années et décennies à venir.
Pendant ce temps-là, en Corrèze Queuille n’oubliait pas ses électeurs, et réciproquement. D’un abord facile, il n’hésitait pas à écouter et à donner des conseils, et à l’occasion plus, y compris à titre individuel: il devenait déjà célèbre en Corrèze pour son talent dans l’art du «plaçou » — mot du patois voulant dire «une petite place». Faire obtenir un emploi, même très modeste, pour un compatriote qui en avait besoin était évidemment au moins aussi important pour la personne concernée que de pouvoir faire accorder, autre spécialité, une subvention à la commune. Tout cela comptait, bien sûr, mais restait néanmoins l’épreuve des urnes: en avril 1928, toujours ministre de Poincaré, Queuille dut
affronter ses électeurs corréziens pour la quatrième fois aux élections législatives. Cette fois, comme
en 1914, ce fut dans une circonscrip-
tion limitée à l’arrondissement d’Ussel — petit pays où, inévitablement, les gens se connaissaient parfois trop. Et où certains, cela ne deviendrait que trop évident, pourront donner libre cours, aussi, à la haine. Queuille sera élu au second tour, comme le seront trois de ses
collègues radicaux, et aussi, Spinasse — grâce à une augmentation du nombre des députés, et non, hélas!, de la population corrézienne, le
département avait repris un cinquième siège. Mais ce furent les élections les plus pénibles de sa longue carrière. Il fut calomnié par Pierre Dellestable qui, poussé sans doute par son père Rémy (et la mémoire de son oncle et son grand-père), lui livra une bataille féroce au premier tour; mis en ballottage, Queuille devra poursuivre son long combat
au second
tour contre
le candidat
communiste,
Marius
Vazeilles. Il fut amené à se disputer, encore une fois, avec Clément Rambaud, son camarade de lycée et futur ami très proche. Mais surtout, l’homme qui détestait le sectarisme sera la cible d’une mesquine guerre de religion de la part, entre autres, du curé de Neuvic et des milieux catholiques d’Ussel. Queuille en sortira vainqueur, certes, mais ce fut, dira sa fille, alors âgée de treize ans, la seule campagne électorale au cours de laquelle elle vit son père en larmes. Candidat cette fois «chez lui», ministre en exercice, Queuille devait être réélu sans difficulté. Ou, du moins, le pensait-on.. Le
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22 novembre 1927, par exemple, à cinq mois jour pour jour du premier tour, dans un rapport qu’il envoya au préfet (le seul qui sera conservé), le sous-préfet d’Ussel lui prédisait une victoire facile: «sa valeur indiscutée lui assurera une superbe élection au premier tour du scrutin». La situation du parti républicain dans la circonscription, expliqua-t-il, «est très forte, d’autant plus qu’aucun candidat local ne paraît être opposé à son représentant M. Queuille, dont la présence désagrégera même certains éléments modérés pour ne s’opposer en fin de compte qu’aux éléments nettement réactionnaires et au communisme ». Quant à ces derniers, le sous-préfet se trompera sur l’identité du candidat communiste : «Je ne pense pas que M. Vazeilles, candidat aux dernières élections, soit candidat dans l’arrondissement d’Ussel, son parti lui cherchera sans doute une circonscription où il aura plus de chances».
Mais, quant à une autre candidature éventuelle, celle
de Pierre Dellestable, les prévisions du sous-préfet étaient, si l’on peut dire, plus heureuses. « Licencié en droit, âgé de trente-sept ans, fils de l’ancien maire, ancien conseiller général de Neuvic, notaire à Neuvic et neveu de l’ancien sénateur Dellestable », ce dernier se présenterait «comme
socialiste indépendant, sans conviction d’ailleurs, dans le
seul but de porter ombrage à la personnalité du ministre qu’il voudrait diminuer ».. Ensuite, après avoir affirmé qu’il ne pensait pas que «cette candidature soit prise au sérieux malgré les moyens finan-
ciers dont dispose la famille Dellestable », le sous-préfet résuma sa pensée. «Je les voix des du ministre encore fait
crois que M. Dellestable pourra grouper sur son nom mécontents, celles des réactionnaires et celles des ennemis
qui se comptent à Ussel ville.» Dellestable n’avait pas acte de candidature officielle, nota-t-il encore, «mais il s’est cependant déjà montré dans quelques cantons et plus particulièrement à Ussel ». Dellestable continuera à se montrer à Ussel, où il lui était facile de ranimer de vieilles rancunes et jalousies contre Queuille. Utilisant les moyens financiers considérables dont disposait sa famille («On n’est
pas notaire pour rien», observera une vieille Neuvicoise plus de soixante années plus tard), il y lança un journal, L’Indépendant républicain socialiste, qui publiera neuf numéros entre le 4 février et le 28 avril 1928, tous d’une violence rare, même pour l’époque. Exhumant avec zèle de nombreuses attaques qui avaient déjà été publiées contre Queuille, faisant appel aux souvenirs et aux ragots d’un passé souvent obscur pour en dénicher d’autres encore, ce journal assaillera
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Queuille — et ses collaborateurs — sur un vaste front. Tout y passa: les «méfaits» de Queuille en tant que ministre de l’Agriculture ; l'argent en général et son salaire en particulier ; ses collaborateurs (et leurs services pendant la guerre); ses campagnes électorales ;sa gestion de la mairie de Neuvic; et même ses activités de médecin. Particulièrement «bien renseignée » fut une série d’articles sur « Le grand quartier général de M. Queuille». Le premier, où fut mise en épingle la montée rapide de M. Melox, directeur de l’école d’agriculture de Neuvic et de l’école d’artisanat, fut orné des extraits d’une lettre de Georges Bayle, ami d’enfance de Queuille mais évidemment pas un ami de M. Melox. « Vous vous étiez déjà débrouillé pour vous loger aux frais de la Marianne près de l’hospice, dans le pavillon qu’on réserve aux contagieux, vous y preniez vos repas. Comme moi vous portiez des pantalons élimés ». Le 3 mars, dans un article plus étoffé, ce fut le tour de Baptiste Badiou, «un officier de l’état-major de M. Queuille. qui n’a jamais été soldat ! ». Quoiqu'il ait été nommé chevalier de la Légion d’honneur l’année précédente sur la proposition du ministre de l’Agriculture, et cela «après trente-cinq ans de services civils» selon la citation publiée au Journal officiel, Badiou n’avait été élu conseiller municipal pour la première fois, signala l’auteur, qu’en 1912 : «Je compte quinze ans ».. Badiou était, en effet, un ancien coiffeur — ou, comme cela fut noté ensuite: « Jusqu’à la cinquantaine, il rasa et tondit l’électeur, avant de solliciter ses suffra-
ges.» Puis, après l’élection de Queuille à la Chambre en 1914, Badiou « déchargea son protecteur et ami de tous vains soins municipaux », tâche dans laquelle «une nuée de secrétaires (pour un simple chef-lieu de canton) lui prêtèrent main forte. même pour ses affaires personnelles ». Un certain secrétaire, d’ailleurs, «remplissait polices et avenants pour le compte de. Badiou, vaguement agent d’assurances ». Mais ce ne fut pas tout : Badiou était, en outre, un «sacré architecte entrepreneur» qui avait présidé à «la construction des pavillons!» Quant à Jules Demathieu, qui succédera à Badiou comme collaborateur le plus proche de Queuille à Neuvic (la salle de réunion à la mairie porte son nom), quatre des paragraphes de l’article — « Jules » — qui lui fut consacré commencent avec la phrase «n’a pas été soldat » ; et l’expression « fonctionnaire politicard » est utilisée deux fois. Cible principale, Queuille sera critiqué — d’une façon déroutante — au sujet de son passé lointain. « Nanti d’un vague diplôme de médecine», rapporta L'’Indépendant républicain socialiste le 31 mars,
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«Queuille vint, il y a quelque dix-huit ans, s’installer à Neuvic. Les clients étaient rares. Notre homme se fit arracheur de dents. Il a conservé de cette profession la détestable habitude de mentir systématiquement ». Mais, remontant le temps, le ministre de l’Agriculture fut aussi le sujet de critiques sévères. «Un fait que M. Queuille ne contestera pas, lit-on dans ce même numéro, était que la baisse du prix du bétail était telle que les agriculteurs de l’arrondissement avaient dû abattre et vendre au détail leurs animaux. Le fermier de l’ancienne ferme-école de Neuvic avait ainsi sacrifié dix taurillons. Deux ans plus tôt, le même cultivateur avait vendu des bovins identi-
ques à 1 300 francs la tête. Cette année-ci, à la foire de Bort, on lui offrait 400 francs»... La «liste des méfaits de M. Queuille contre l’agriculture » — dont «le vin cher » — était, d’ailleurs, «inépuisable ». Queuille recevait, en outre, trop d'argent: «le prix que lui et ses bureaucrates parisiens nous coûtent», déclara ce journal, s’élevait à 5 836 000 francs. Toujours méticuleux lorsqu'il s’agissait de l’argent, Queuille répondra, mais seulement après les élections, dans La Montagne corrézienne du 12 mai. En tant que ministre de l’Agriculture, dit-il, il recevait un salaire de 80 000 francs par an, lequel ne se cumulait pas avec l’indemnité parlementaire, et 12 000 de frais de représentation; les traitements de ministre étant, ajouta-t-il, les seuls qui n'avaient pas été relevés depuis 1921. Si on le voulait, ajouta-t-il encore, la question pouvait être portée devant un jury d’honneur. Queuille ne fut pas épargné non plus à propos de ses services pendant la guerre. Dans le deuxième numéro de L'’Indépendant républicain socialiste, l’auteur d’une lettre parsemée de phrases en patois — il signa «Jeancarnou» — expliquera aux lecteurs pourquoi Queuille avait «voulu son pavillon avec Wilson» à l’école des mutilés: «C’est qu'il a dit qu’il aimait beaucoup la paix... en temps de guerre.» Toujours à ce même niveau, Queuille fut décrit le 31 mars comme «très chic, fait la fortune de son tailleur. Sa garde-robe s’est enrichie pendant la guerre d’un admirable costume bleu horizon, qui n’a subi aucune détérioration ». Plus tard, ayant demandé à ses camarades de combat de témoigner sur ses propres expériences pendant la guerre, lesquelles avaient été impressionnantes («affecté du 92° Infanterie comme simple soldat, médaille militaire, croix de guerre, trois
fois blessé»), Dellestable tirera une dernière balle dans cette longue campagne électorale en observant qu’aucun appel de combattants du front en faveur de Queuille n’était apparu dans les colonnes de La Montagne corrézienne. «Des seules tranchées du Palais-Bourbon
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sont montées des louanges, à l’adresse du ministre provisoire de l'Agriculture. » Queuille et ses amis n’hésitèrent pas à riposter, y compris sur le plan personnel. Dans un numéro spécial de La Montagne corrézienne, par exemple, publié à la veille du premier tour, il y fut certes longuement question de l’œuvre qu'avait accomplie Queuille, une «œuvre suffisante pour honorer un député dont nos plus grands hommes
d’État n’ont pas hésité à solliciter la collaboration à une des heures les plus graves de notre histoire». Mais les adversaires (« Vazeilles: la révolution dans le désordre», et «Dellestable : la haine») en prirent pour leur grade, ou, en ce qui concernait Dellestable, pour les grades qu’il n’avait pas. A trente-sept ans, observa l’éditorialiste, répétant un argument souvent utilisé, Dellestable n’avait d’autre situation que celle que lui procurait la fortune de ses parents. «Jusqu'ici il a été un oisif, un inutile. Ayant des loisirs et de l’argent, il eût pu cependant s’intéresser à bien des choses. Il n’a vécu que pour lui»... (Notons que, dans une lettre publiée la semaine précédente dans L’Indépendant républicain socialiste, Rémy Dellestable avait déjà loyalement défendu son fils, plus connu comme bon chasseur et bon pêcheur que pour ses titres professionnels. Ce dernier, dit-il, avait
prêté serment d’avocat et, diplômé notaire depuis plusieurs années, «il gère en fait notre étude de Neuvic»...) Quant à l’entourage de Dellestable, l’éditorialiste fut sur un terrain incontestablement solide.
«On y voit de prétendus républicains, de soi-disant socialistes, des conservateurs, des sympathisants du communisme. Des francsmaçons notoires y donnent fraternellement la main à des catholiques militants [...]. Mais les plus tristes sentiments les unissent : la haïne, la jalousie et enfin la rancune issue d’ambitions déçues leur verdit parfois le visage, comme si tout leur fiel y remontait. » Pierre Dellestable était un candidat «témoin » remarquablement
haineux, et Queuille aura à livrer un combat singulier contre Vazeilles au second tour, mais les plus gros soucis qu’il eut à subir au cours de cette campagne électorale vinrent des catholiques militants — et des Ussellois de catégories diverses. Ces derniers se feront entendre avec vigueur, par exemple, lors d’une réunion publique contradictoire tenue le 15 avril, sous une pluie torrentielle, dans la cour de la mairie d’Ussel. Selon L'’Indépendant républicain socialiste, Queuille tenta de prononcer quelques phrases inintelligibles et incohérentes, mais il dut quitter la tribune sous des huées. Selon La Montagne corrézienne, il avait vraiment essayé de parler, mais ne pouvant se faire
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DE L'AGRICULTURE
D’HERRIOT
ET DE POINCARÉ
A
comprendre, avait continué la réunion au garage Jacquier.… Par la suite, le conseil municipal presque au complet ira jusqu’à produire
un manifeste dans lequel il exprima son hostilité contre Queuille. La Croix de la Corrèze nota, elle, le 22 avril, que «le Bonaparte de Neuvic est dans de très petits souliers». Pour sa part, La Montagne corrézienne continuera à parler en détail de tout ce qu'avait fait Queuille pour Ussel. S’engageant à leur tour, quinze personnalités locales, dont son vieil ami le docteur Goudounèche, conseiller général
d’Ussel, le premier adjoint au maire d’Ussel Charvas, ainsi que tous les maires des communes du canton, firent publier une «protestation » retentissante. Se disant «écœurés de la campagne conduite par certains membres de la municipalité d’Ussel contre Queuille, et indignés des agissements de cette municipalité qui n’a pas craint de favoriser le véritable traquenard » qui lui avait été tendu le 15 avril dans la
cour de la mairie, les signataires désapprouvaient «cette campagne», remerciaient Queuille de son «dévouement aux intérêts corréziens et aux intérêts de l’agriculture», et lui exprimaient leur estime et leur confiance. Quant aux agissements des «catholiques militants », Queuille eut à en faire les frais aussi bien à Neuvic qu’à Ussel. Il en fit les frais y compris, et peut-être surtout, sur le plan personnel, car le sectarisme — politique ou religieux — le hérissait profondément. Le fait qu’il n’était pas sectaire lui-même le rendait, d’ailleurs, encore plus vulné-
rable aux attaques de ceux qui l’étaient — ou, parfois, simplement à des malentendus. Queuiile, par exemple, ne fut jamais franc-maçon, mais près de vingt ans après sa mort un Tulliste présentera comme évidente une telle appartenance parce que, lors de ses séjours à Tulle, Queuille s’arrêtait souvent à une librairie fréquentée par des francsmaçons. Mais, plus simplement, la librairie en question est près de la préfecture, où se réunissait le conseil général — et Queuille était un acheteur et un lecteur de livres. A la même époque, un autre Tulliste,
qui avait travailié à ses côtés au cours de maintes campagnes électorales, soulignera — avec raison — que la non-appartenance de Queuille à la franc-maçonnerie constituait un handicap pour lui dans certains cercles du Parti radical... Quant à Queuille lui-même, il disait toujours, y compris en 1928, que, quoiqu'il n’ait jamais été francmaçon, il respectait ceux qui l’étaient.. Concernant ses propres croyances religieuses, les opinions et observations de tous ceux qui le connaissaient le mieux convergent. Queuille était, dira son fils, déiste, profondément déiste — c’est-à-dire,
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
il se plaçait parmi ceux qui admettent l’existence d’une divinité, sans accepter ni religion révélée ni dogme. Croyant en Dieu, il ne fut nullement «obsédé par la vie catholique». D’un côté, les Queuille, en famille, ne mangeaient jamais gras le vendredi saint ;d’un autre, principe plus strict encore, Queuille, en politique, n’avait jamais de l’argent reçu du clergé dans ses caisses. Des observateurs pouvaient constater que Queuille n’allait pas à la messe; d’autres, ou peut-être les mêmes, pouvaient aussi constater qu’il y avait un prie-Dieu libellé «Queuille» au premier rang à droite dans l’église paroissiale de Neuvic — sans doute placé là par sa mère, très pratiquante, comme l'était également la sœur de Queuille. Pas du tout «un homme du bénitier», comme le dira sa nièce, Queuille était indifférent aux
croyances religieuses des autres. «Il a laissé faire.» Baptisé à l’église, il vivait entouré de catholiques (et de francs-maçons), et lorsqu'il décéda, il eut droit à des obsèques religieuses. Comme tant et tant de compatriotes. Une telle indifférence, toutefois, faisait distinctement défaut parmi certains des adversaires de Queuille en 1928 — notamment le curé de Neuvic. Ce dernier, personnage malveillant (du moins selon ses adversaires), était sans doute derrière une décision de retirer les religieuses de l’hospice de Neuvic. Néfaste sur le plan local, cette décision — et les manœuvres qui la précédaient — eut aussi pour effet, dira sa fille, de réduire Queuille en larmes, moment sans doute le plus triste de «sa campagne électorale la plus difficile ». Plus tard, lorsque sa fille se mariera en septembre 1937, la cérémonie aura lieu à l’église de Neuvic, mais avec un autre prêtre, un père jésuite ami de Queuille, officiant. Plus tard encore, tout étant rentré dans l’ordre, Queuille sera heureux de pouvoir dire que, bien que radical-socialiste, il comptait le curé de Neuvic parmi ses électeurs — mais 1l ne s’agissait plus, bien sûr, du même. Ses expériences antérieures, pourtant, avaient laissé leurs traces, et elles ne seront pas oubliées. A Ussel, la campagne des militants catholiques fut plus diffuse,
mais pas toujours. Dans un article publié le 12 mai, après les élections, et intitulé «Avec qui ont voté les “purs” du café de Paris» (les «purs» des deux côtés avaient «leurs» cafés), La Montagne corrézienne fera état, par exemple, du contenu d’une lettre circulaire qui avait été adressée aux membres de l’Union catholique. «Le comité paroissial d’Ussel, y annonçait-on, est chargé de vous notifier la déci-
sion ci-dessus du comité diocésain de l’Union des catholiques. »
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Celle-ci fut claire: «Considérant que M. Dellestable se pose en adversaire du Cartel des gauches auquel se rattachent les autres candidats, cartel qui représente la politique antireligieuse, le comité diocésain estime que l’on peut voter Dellestable».. La Montagne corrézienne commenta qu'il serait bien intéressant de rechercher par quelles influences le comité avait pris Dellestable pour candidat, mais n’alla pas plus loin. «Nous ne sommes pas curieux et tenons à laisser de côté les questions de personnes. » Des querelles supplémentaires marquèrent également la campagne électorale, dont celle qui durait toujours entre Queuille et Clément Rambaud, maire et conseiller général de Meymac. Ce dernier l’ayant traité d’«administrateur déplorable», Queuille répliqua dans une lettre ouverte, publiée le 21 avril dans La Montagne corrézienne, que cinq présidents du Conseil avaient fait appel à son concours. «L’estime de grands citoyens comme M. Herriot et M. Poincaré, déclara-t-il, et la confiance de mes compatriotes qui trois fois m’ont élu malgré votre hostilité sournoise ou déclarée, ont plus de valeur que les méprisantes insultes d’un Clément Rambaud, l’homme qui ne se souvient même pas de ce qu’il dit». Plus tard, le 12 mai, dans une autre lettre ouverte, Queuille expliquera que Rambaud avait «osé affirmer» que, dans une période d’agitation électorale, il n’avait pas «à diverses reprises tenté un rapprochement avec moi » — et, par la même occasion, Queuille accepta la création d’un jury d’honneur, encore un... Plus tard encore, Queuille et Rambaud se rapprochèrent et deviendront, ou redeviendront, de bons amis — mais, en attendant ce dénouement heureux, Queuille encouragea le fils d'Arthur Delmas, Gabriel Delmas, à se présenter contre Rambaud aux élections cantonales d’octobre 1928, élections dont Rambaud sortira victorieux. Queuille fut élu en avril 1928, mais seulement au second tour. Au premier, il obtint 5 821 voix; Vazeilles, 3 609; et Dellestable, 2 960. Avec 47 p. 100 du total, Queuille était en ballottage, certes, mais très
bien placé pour la suite; Dellestable, avec 24 p. 100, éliminé de la course. À Neuvic même, Queuille avait reçu 497 voix (un réconfortant 73 p. 100); Dellestable,
148 (22 p. 100); et Vazeilles, dont les
prises de position avaient peu d’intérêt comparées aux querelles locales, seulement 37 (5 p. 100). Dellestable avait devancé Queuille dans seulement six des soixante et onze communes de l’arrondissement. Mais à Ussel même, il avait reçu 491 voix contre 477 accordées à Queuille; et Vazeilles, avec un impressionnant score de 526, y fit
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encore mieux. Premier de l’arrondissement, Queuille ne l’était pas,
évidemment, dans sa ville la plus importante. Dellestable avait été éliminé, mais — tout en profitant de l’occasion pour donner libre cours à son esprit de revanche — il avait contribué à mettre en ballottage l’homme qui, lui, avait éliminé sa famille de la mairie où elle régnait depuis des générations. Jouant derrière la scène, il avait aussi, sans doute, mais cela il ne le savait pas, contribué à le
mettre en larmes. Ce sera son unique sortie électorale. Dernier de sa lignée, il épousera une veuve en 1935, mère d’une fille qui, plus tard,
épousera un homme qui, poursuivi par la justice, se donnera la mort au cours d’un séjour en prison à Marseille — cela à une époque où Queuille, déjà trois fois président du Conseil, était, aucun rapport, ministre de l’Intérieur. Dellestable vivra jusqu’en 1977; âgé de près de quatre-vingt-six-ans, il mourut à Neuvic. Ses propriétés furent vendues, y compris le terrain boisé dont il était si fier — «plus boisé que celui des d’Ussel», dira une Neuvicoise. « Vidée de belles choses », sa maison, à côté de la mairie et en haut de la rue du Commerce où
naquit Queuille, fut achetée plus tard par l’office d’'H.L.M. de Tulle — mais elle restera longtemps inoccupée. Exit, de notre histoire, sur cette note triste, la famille Dellestable. Vazeilles restant en lice, le combat continuait. Il fut dur, bien sûr,
surtout en paroles, Queuille étant toujours accusé, par exemple, d’avoir fait perdre à Vazeilles son poste de garde général des Eaux et Forêts chargé de la mise en valeur du plateau de Millevaches.
Pour La Montagne corrézienne, Dellestable était un incapable haineux; Vazeilles, lui, représentait Moscou. «N'’était-il pas vrai, demanda ce journal dans son numéro spécial, que ce dernier avait déclaré à Sornac, le 4 avril, qu’il préférait servir quarante ans dans l’armée des Soviets qu’un an dans l’armée française ?» Tout finira, pourtant, le 28 avril 1928. Emportant sa quatrième élection législative, Queuille obtint 6 867 des 11 542 voix, soit 59,6 p. 100; Vazeilles, un très respectable 40 p. 100. Trente-sept des partisans les plus intransigeants de Dellestable rendirent leurs bulletins de vote nuls en y mettant son nom, mais beaucoup plus, sans doute, avaient voté pour Queuille. Les résultats ailleurs en Corrèze lui firent également plaisir, notamment les victoires, dans l’arrondissement de Brive, de son oncle par alliance Jean-Baptiste Laumond, et de son chef de cabinet et ami Alexis Jaubert, tous deux élus députés pour la première fois, et la réélection facile de Jacques de Chammard dans la deuxième circonscription de Tulle (comme Queuille, de
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Chammard n’avait pas d’opposant socialiste). Chef de file des radicaux en Corrèze, Queuille avait, donc, réussi. «Vous deviez vaincre et vous avez bien vaincu », lui écrira Louis Barthou après son élection. Alors ancien ministre, Camille Chautemps lui écrira aussi, mais ce fut surtout pour le remercier de son
«télégramme affectueux » — Chautemps avait été battu au second tour, «victime», expliqua-t-il, «d’une campagne effroyable» (mais victime aussi, faut-il le noter, du rétablissement du scrutin d’arrondissement que Chautemps lui-même avait proposé en tant que ministre
de l’Intérieur….). Le cours d’un destin politique, toutefois, peut être très accidenté. Moins de deux années plus tard, de retour au Parlement grâce à une élection partielle, Chautemps allait même devenir — la première fois, et quoique très brièvement — président du Conseil. Parmi ceux à qui il demandera de faire partie de son gouvernement: son bon ami, Queuille. Mais cela est une autre histoire... Avec sa solide (quoique pénible)
réélection en 1928, Queuille commençait, à l’âge de quarante-quatre ans, les «années centrales» de sa carrière — années qui le verront se placer parmi les «recordmen» attitrés de la vie politique française.
CHAPITRE VII
Député toujours, auteur d’un livre et ministre dix fois: Santé publique, P.T.T. et — surtout — Agriculture (1928-1935) Les années centrales. — Ministre de la Santé publique. — Auteur d’articles et d’un livre. —- La ronde commence: ministre des P.T.T. d’Herriot. — La ronde continue, mais le ministre de l’Agriculture reste en place. — Le «ministre inamovible » face à la crise agricole. — Queuille face à une épreuve cruelle : affaire Stavisky. — Suite et fin de série: ministre de la Santé publique et de l'Éducation physique.
Les années centrales Selon une comptabilité établie par un de ses collaborateurs, Queuille fut membre de vingt gouvernements entre 1920 et 1940. Selon une autre comptabilité (les chiffres en cette matière peuvent varier : fautil, par exemple, compter certains remaniements ?), quarante-sept gou-
vernements furent formés pendant cette même période !. De ceux-ci, Queuille appartint à vingt-deux — pas loin, donc, de la moitié... En tout cas, il fut ministre dans dix gouvernements entre 1928 et 1935 — y compris dans les huit qui, à la suite de nouvelles élections législatives, se succéderont entre juin 1932 et mai 1935. A cette date, il avait déjà été ministre de l’Agriculture dix fois; ministre de la Santé publique, deux fois; et ministre des P.T.T., une fois. Un beau record pour
Queuille, certes, à titre individuel, mais guère pour la France... Mais Queuille, soulignons-le, était appelé à jouer un rôle dans le contexte politique de son temps. Il n’avait pas, en outre, toujours les cartes — ou les règles de jeu — qu’il aurait voulues. Son « beau record », soulignons-le aussi, ne dépendait pas seulement de lui. Ministrable
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D’UN LIVRE ET MINISTRE DIX FOIS
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respecté, ses fortunes ministérielles étaient étroitement liées à son parti, aux prises de position que celui-ci adoptait (le départ forcé de ses ministres du gouvernement Poincaré n’étant qu’un exemple), et encore plus, à ses succès électoraux. En 1932, les radicaux emporteront une victoire retentissante, et son retour au gouvernement
sera
inéluctable. En 1928, quatre des cinq élus en Corrèze étaient radicaux mais,
à l’échelon
national,
le Parti
radical
n’aura
que
139 des
613 sièges dans la nouvelle Chambre: les électeurs, en approuvant «l’expérience Poincaré», ayant accordé environ trois cents sièges au centre droit. La nouvelle majorité manquait de cohésion, mais — à deux exceptions près — elle allait former, après la démission de Poincaré en juillet 1929 pour des raisons de santé, tous les gouvernements qui suivirent : trois menés par André Tardieu, ancien collaborateur de Clemenceau, et trois par Pierre Laval, né seulement une année avant Queuille, mais dont le destin sera si différent. Queuille fit partie des deux «exceptions »: le très bref (quatre
jours) gouvernement Chautemps, qui s'était glissé en février 1930 entre le premier et le deuxième ministère Tardieu, et le gouvernement que forma Théodore Steeg en décembre de la même année, gouvernement qui ne durera, lui, qu’un mois et demi. Queuille eut, donc, amplement le temps de se consacrer à ses autres activités, au Parlement et dans sa circonscription. Entre mars 1929 et avril 1932, il publiera au moins vingt articles; et, comme nous le verrons aussi,
son premier et unique livre, Le Drame agricole, sortira en 1932. Mais côté ministériel, Queuille eut au moins une nouvelle expérience car, en formant son gouvernement précaire, Steeg avait innové en choisissant de le nommer, non à l’Agriculture, mais au ministère de
la Santé publique.
Ministre de la Santé publique Dans ses nouvelles fonctions, Queuille pourra mettre à contribution son expérience de médecin. Mais il savait très bien, et cela dès le
début, que les jours lui seraient sévèrement comptés. Constitué le 13 décembre 1930, le nouveau gouvernement se verra abandonné par trois de ses membres avant même son premier vote de confiance six jours plus tard (vote qu’il emportera, d’ailleurs, par seulement 291 voix contre 284). Parmi ceux qui ne voulaient pas recueillir les
suffrages des socialistes, figurait un jeune député normand, René
178
(pe
HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Coty, qui venait d’être nommé sous-secrétaire d’État à l'Intérieur, son premier poste gouvernemental — et qui, vingt-trois années plus tard, coup dur pour Queuille, deviendra le dernier président de la
IV République. Ministre de la Santé publique pour la première fois (il le sera à nouveau en 1934-1935), Queuille trouvera le moyen d’augmenter les crédits consacrés aux habitations à bon marché et destinés à favoriser lPaccession à la petite propriété. Mais plus original sera un autre titre qui lui fut accordé, celui d’avoir été le premier ministre dans ce poste à avoir donné toute son attention au sort des handicapés mentaux. En tant que médecin, et surtout en tant qu’ancien médecin de campagne, il était fermement convaincu que beaucoup plus devait être fait pour les aider, et, en particulier les enfants dont beaucoup, consignés aux hospices pour aliénés, vivaient dans des conditions lamentables. Une loi, datant de 1905, sur l’assistance obligatoire aux vieillards,
infirmes et incurables, n’était applicable aux enfants qu’à partir de treize ans. Une autre loi, celle-ci votée en 1909, avait créé des classes pour arriérés, mais elle n’en faisait qu’une possibilité et non une obligation; et les classes en question étaient fort rares. Il y avait, donc, en plus d’un problème grave, un véritable vide juridique — et un créneau à occuper pour un nouveau ministre de la Santé publique, même
éphémère. Dès son arrivée en fonctions, Queuille fit faire une enquête. Pour la mener à bien, il choisit son ancien camarade le docteur Georges Heuyer qui, poursuivant une carrière brillante telle que Queuille en avait jadis ambitionné lui-même, deviendra — Queuille avait bien choisi — le premier titulaire de la chaîne de clinique neuro-psychiatrique infantile à la Faculté de médecine de Paris en 1949. Queuille choisit également maître Marcelle Kraemer-Bach, avocat au barreau de Paris et membre actif du Parti radical depuis 1924 (les femmes n’y étaient pas nombreuses), qu’il venait (autre innovation) de nommer chargée de mission dans son cabinet. Ensemble ils entreprirent — dans
une petite voiture à elle — une série de visites aux établissements pour handicapés mentaux, dont ceux de Moisselle et Le Perray-Vaucluse. Ils y virent, se souviendra Mme Kraemer-Bach près de soixante années plus tard, des «choses affreuses»: de «pauvres monstres », inconscients et à tête énorme, attachés sur des chaises percées; de petits pensionnaires se jetant sur la nourriture comme des animaux dans une auge... Convenablement soignés, beaucoup parmi ceux-ci, et bien d’autres encore, eussent pu mener une existence presque nor-
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male. Mais il était évident qu’ils étaient très peu aidés. Sur environ quatre-vingt mille enfants justiciables d’un traitement médico-pédagogique, conclurent-ils, deux mille peut-être, étaient soignés convenablement et récupérés. Muni de leur rapport, Queuille prépara une proposition de loi qui constituera un tournant important dans le traitement des enfants anormaux — et toute une législation suivra. Elle ne sera déposée, toutefois, qu’en décembre 1931, sept mois après son départ du ministère de la Santé publique (espace de temps qui vit également l’arrivée et la chute des deux premiers ministères Laval...). Mais, même à retardement, il avait pu, par cette initiative importante, y laisser sa trace.
D'un intérêt nettement plus éphémère, Queuille fit au cours de ce bref passage au gouvernement un voyage officiel à Lunéville pour inaugurer un hôpital militaire, non loin de l’hôpital mixte de Baccarat
où il avait été médecin militaire en 1914. Mais le jeune fils d’une mère neuvicoise s’en souviendra, lui, toute sa vie, car Queuille, portant toujours son pantalon rayé, se rendit chez sa famille où, le mettant
sur les genoux, il lui déclara: «Tu pourras dire: “J’ai sauté sur les genoux d’un ministre. C’est un homme comme les autres ?”...» Autre «amabilité», mais plus politique celle-là, Queuille contribuera à la réélection de Fernand Bouisson, socialiste éminent, à la présidence
de la Chambre en janvier 1931. Ce dernier était attaqué par des modérés en tant que socialiste, et par des radicaux en tant qu’ami personnel de Tardieu. Écrivant à Queuille le 14 janvier, après sa réélection, Bouisson le remercia pour ses félicitations, puis ajouta: «Je te remercie surtout pour l’effort que tu as fait auprès des radicaux pour les amener à voter pour moi. Je t’en garde une grande reconnaissance. » Queuille ne sera plus ministre la semaine suivante, le gouvernement Steeg, avec sa si fragile majorité, étant tombé à l’occasion de son premier débat important à la Chambre. Le ministre de l’Agriculture, Victor Boret, s’était permis, ce fut un désastre, de déclarer qu’il n’avait point caché en arrivant au gouvernement que son intention était de faire monter le prix du blé à 175 francs. «Le pain cher» n’était — et n’est — guère plus populaire que «le vin cher». Si Queuille, plus souple, avait été le ministre de l'Agriculture, le gouvernement aurait sans doute pu durer plus longtemps, mais par les temps qui couraient, pas beaucoup plus.
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
Auteur d’articles et d’un livre Pendant ses absences au gouvernement, surtout quand elles se prolongeaient, Queuille se mettait souvent à écrire. Entre la chute du premier gouvernement Herriot et son bref retour quinze mois plus tard, il avait publié, nous l’avons vu, au moins six articles, consacrés surtout aux problèmes économiques. Après son départ du gouvernement Poincaré, il publia, au cours de l’année 1929, trois articles encore dans
Le Petit Troyen: «Les pupilles de la nation et l’abandon des campagnes » ; «Les budgets locaux et la justice fiscale » ; «Une politique des engrais»; et un autre, «L’impôt sur le revenu et l’égalité fiscale », dans Le Radical. Puis, à partir d’avril 1930, et jusqu’à la fin de la législature deux années plus tard, il publiera une série de seize articles dans le journal bi-hebdomadaire Actualités, dont quatre avant d’être nommé ministre de la Santé publique sept mois plus tard: «Le problème du blé»; «Les finances locales et l’entretien des routes »; «L'Algérie et la crise viticole»; et «Réparation bien due» (il s’agissait des anciens combattants). L’allure s’accélérera après la chute du gouvernement Steeg, Queuille publiant douze articles dans Actualités entre avril 1931 et avril 1932. Avec l’exception notable de «Jules Ferry, réalisateur », publié à l’occasion du cinquantenaire des lois organisant l’enseignement primaire, et un autre sur « L’industrie et tourisme », ceux-ci sont presque exclusivement consacrés aux problèmes économiques et agricoles: «Finances départementales et gendarmerie»; «Les bolchevistes et le blé»; «La politique économique et le budget»; «Les départements et la loi sur l’outillage national»; «Le marché des céréales » ; « Une nouvelle politique économique, l’exemple de la Turquie»; «Un nouveau projet d’outillage national»; «La recherche d’une politique économique » ; «La Caisse de crédit aux départements et aux communes »; et, en dernier, «Les accords commerciaux
de
demain ». Le député-écrivain manifestement ne chômait pas. En outre, il tirera profit de ses travaux en publiant un livre qui, sous le titre Le Drame agricole, un aspect de la crise économique, sortira en juin 1932. Écrit dans un style direct et simple, publié par Hachette, il est présenté avec modestie. «Notre but, affirma Queuille, serait atteint si ce modeste ouvrage contribuait à mieux faire connaître les difficultés des temps présents et à convaincre les amis de l’agriculture française de la
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nécessité d’une politique économique mieux adaptée aux conditions actuelles.» Cet ouvrage, qui réunit les écrits déjà publiés, est divisé en trois parties. La première est la reproduction d’un rapport que Queuille avait fait à la vingt-septième conférence de l’Union interparlementaire, et les deux autres, «L’évolution de la crise agricole» et
«Un aspect de la crise agricole: le blé», sont constituées d’articles qu'il avait fait paraître pour la plupart dans Actualités. Pour Queuille, le «drame agricole » avait été engendré par le déséquilibre entre la production et la consommation, déséquilibre né, avançait-il, des circonstances de guerre. La crise agricole de 19191932, observa-t-il, ressemblait à celles qui avaient suivi les guerres
napoléoniennes et la guerre de 1870, et de telles crises étaient presque fatales. «Les guerres, en effet, limitent l’activité des populations rurales dans les nations combattantes. Elles ruinent pour des années certaines régions, tandis que, en assurant aux pays en paix la clientèle facile des armées et des nations belligérantes, elles leur donnent une sorte de prime à la production. Puis quand les agricultures nationales des peuples qui se sont opposés sont reconstituées, l'équilibre entre la production et la consommation se trouve rompu. » En analysant les efforts accumulés par les différents pays en proie à la crise, Queuille affirma que cette volonté s’était révélée en pure perte et annulée par des efforts inverses dans d’autres pays. Les traités de commerce, dit-il, «ne donnent plus actuellement aucune garantie aux nations qui les ont signés», et la protection douanière elle-même rencontrait des moyens qui permettaient de la tourner. Ainsi, «dans l’état d’anarchie de l’Europe et du monde, toutes les nations s’efforcent à la fois de favoriser leurs exportations par des procédés anormaux, et de restreindre ou de supprimer les importations ». Devant de tels résultats, ajouta Queuille, «il ne convient pas de s’attarder à des formules périmées et il faut rechercher d’autres solutions pour assurer des échanges plus normaux entre les nations ». Alors que faire? Pour Queuille, la meilleure méthode à suivre serait la superposition de la politique des importations contingentées
à celle de la protection douanière avec, comme conséquence ultérieure, l'établissement d’accords «compensatoires » pour les échanges contingentés de produits. Ces accords, prévoyait-il, seraient de plus en plus étendus quant au nombre des pays participants. Mais, souligna-t-il aussi, de tels accords ne devraient être «de plus
en plus étendus» qu’à l’échelon européen... D’un intérêt particulier, rétrospectivement, est l'importance que donnait Queuille à l’Europe,
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et à la nécessité des Européens de travailler ensemble, de consommer des produits européens, et d’envisager une forme d’unité. Il est revenu de nombreuses
fois à de tels thèmes. «Dans ces conditions, il faut
bien se rallier aux projets d’entente, d’union entre nations européennes, victimes les plus malheureuses de la surproduction née de la guerre. » L'union européenne, dit-il encore, «devrait s’établir suivant cette idée que l’Europe doit d’abord consommer les produits européens. [...] Enfin, nous devons être plus que jamais convaincus que l’Europe devrait s’organiser sur le terrain économique, si elle ne veut pas voir s’aggraver et se succéder, dans les différentes nations qui la constituent, des crises redoutables ». Puis, affirma-t-il aussi: «A la
faveur de négociations économiques nouvelles et d’accords commerciaux basés sur des échanges réciproques de produits admis par préférence, les nations d'Europe devraient pouvoir établir une sorte de priorité dans leurs approvisionnements, et ce pourrait être là le début de l’Union européenne. » Paroles à maints égards prophétiques. Plus tard, après encore une guerre, œuvrant toujours pour l’unité européenne, Queuille sera un compagnon de route efficace et estimé de Robert Schuman et Jean Monnet, parmi d’autres. En 1932, ses arguments européens ne furent
pas montés en épingle, mais son livre fut accueilli pour ce qu’il était: une contribution solide sur un sujet important écrit par un spécialiste et praticien qui savait de quoi il parlait. Queuille gardera dix des articles qui lui seront consacrés, ceux publiés, par exemple, dans Le Petit Parisien et La Dépêche de Toulouse, et aussi d’autres, évidemment moins lus, publiés dans La Dépêche de l'Aisne, La Petite Gironde et, bien entendu, Le Petit Troyen. D’autres encore figurent dans les collections de publications plus académiques et professionnelles, telles Annales, Revue scientifique et Associations agricoles. Tous, sans exception, sont favorables. Queuille n’avait pas écrit un best-seller, mais il eut, certes, un succès d’estime. «Dans cette œuvre de bonne foi, M. Queuille, ancien ministre de
l'Agriculture, montre comment la France doit se défendre dans la bataille économique mondiale », résume, dès le 28 juin 1932, un journaliste anonyme dans Le Petit Parisien. Comme le feront presque tous les autres, il félicitera Queuille pour la clarté de son livre: «Aussi, en un langage simple, direct, a-t-il réussi le prodige de rendre clairs les problèmes les plus compliqués.» Jamais, dit-il encore, «le pays n’a mieux mérité d’entendre cette voix sincère et de tels conseils d’action ».
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TOUJOURS,
AUTEUR
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Le compte rendu sans doute le plus prestigieux fut celui publié une semaine plus tard dans Associations agricoles par l’éminent spécialiste Michel Augé-Laribé. Pour ce dernier, Le Drame agricole était «un document historique que les économistes sauront apprécier ». Sa conclusion sera également élogieuse. « Bien que ce livre ne traite que de questions ardues, il est d’une lecture aisée, parce que tout y est dit clairement, avec simplicité ;bien qu’il traite d’un très vaste sujet, il est court. Ce sont les qualités d’un ouvrage utile, complément et prolongement d’une action que les agriculteurs ne doivent pas oublier. » Certains firent de leur mieux pour attirer des lecteurs éventuels. «Il faut lire ce livre», lira-t-on dans La Petite Gironde. «Savants, agronomes, agriculteurs tireront profit de la lecture des notes
de M. Henri Queuille», dira la Revue scientifique. Quant à Jules Hayaux, sénateur paysan, vice-président de la Confédération générale de l’agriculture, il fut probablement, du moins en partie, peu réaliste: «Un livre qui devrait être entre les mains de tous les cultivateurs et de tous ceux qui s’intéressent à l’agriculture ».… D’autres rendirent hommage surtout aux qualités qu’avait montrées Queuille en tant que ministre de l’Agriculture. «L’un des meilleurs ministres que l’Agriculture française ait eu à sa tête», déclara, par exemple, Marcel Nadaud dans La Cote Bodenheimer. Mais l’histoire ayant continué à faire son chemin, des élections avaient été gagnées ; Herriot avait formé son troisième ministère ; et l’auteur du Drame agricole avait été nommé — sans doute au grand dam de la plus grande partie de ses lecteurs — ministre des P.T.T.
La ronde commence : ministre des P.T.T. d’Herriot Les élections législatives de mai 1932 avaient été gagnées par les radicaux. Ce fut leur plus grand succès électoral pendant toute la période de l’entre-deux-guerres sans être pour autant un raz-de-marée. Recueillant les fruits de leur passage à l’opposition, ils avaient obtenu 19,2 p. 100 des suffrages exprimés au premier tour, lorsque soixante de leurs candidats, dont Queuille, furent élus. Au soir du
second tour, qui verra la réélection des trois autres candidats radicaux corréziens, le parti radical, avec 157 élus, était redevenu le premier parti à la Chambre. Les socialistes, qui avaient dépassé leurs alliés en voix au premier tour (20,5 p. 100), y arrivèrent en deuxième position avec 131 sièges. La majorité sortante ayant été battue sans appel,
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la Chambre était, pour la première fois depuis la victoire du Cartel des gauches en 1924, et au moins en principe, aux mains des radicaux et de leurs amis à gauche — un mélange non exempt d’ambiguïtés, on le sait. En Corrèze, cette fois, Queuille avait gagné sans difficulté, emportant 65 p. 100 des voix au premier tour, plus qu’il n’en avait reçu au second tour quatre années plus tôt; Vazeilles en obtint 26 p. 100, et un socialiste, 9 p. 100. Sans adversaires à sa droite, «réactionnaires » ou autres, Queuille remporta 60 p. 100 des voix à Ussel; dans le canton de Neuvic, un spectaculaire 88 p. 100. Ses collègues durent attendre, mais le dimanche suivant, le 8 mai 1932, Jean-Baptiste Laumond fut réélu avec le beau score de 67 p. 100; Jacques de Cham-
mard, à qui s'était opposé au premier tour son toujours tenace collègue radical, Élie («Titi») Rouby, gagna avec 60 p. 100; et Alexis Jaubert, avec 59 p. 100. Quant à l’ami socialiste, Charles Spinasse, son score fut moins impressionnant : 50,1 p. 100. Premier en Corrèze, mais à Paris? Restait la formation d’un nouveau gouvernement. Mais, aussi, le choix d’un nouveau président de la République. Paul Doumer, qui avait succédé à Doumergue en 1931, venait d’être assassiné — le 8 mai — par un émigré russe lors d’une vente de livres organisée par l’Association des écrivains combattants, vente que Doumer, qui avait perdu ses quatre fils pendant la guerre de 1914-1918, avait tenu à honorer de sa présence. Doumer sera remplacé, le 20 mai, par le courtois mais peu dynamique Albert Lebrun, qui lui avait déjà succédé, l’année précédente, à la présidence du Sénat — confirmant, encore une fois, la tradition qui
faisait du président du Sénat le candidat favori à l'Élysée. La personnalité de Lebrun, et le rôle effacé qu’il jouera dans son nouveau poste, auront des effets délétères sur l’histoire de France; et sa décision de se représenter en 1939, comme nous le verrons, aura un effet direct sur
les ambitions
présidentielles,
et donc
la carrière
politique
de
Queuille…
Une première tâche qui s’imposait à Lebrun fut le choix d’un nouveau président du Conseil. En toute logique, il appela Herriot, le chef du groupe le plus nombreux à la Chambre — et la ronde, ou du moins une nouvelle ronde, commençait. En formant son gouvernement, Herriot fit de son mieux, pourtant, pour empêcher ce qui était advenu après la victoire du Cartel des gauches en 1924. Cette fois, il voulait à tout prix garder la confiance de ses compatriotes en général, et des milieux d’affaires en particulier. Il savait bien que la présence
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des socialistes dans son gouvernement constituerait un fardeau trop lourd à porter lorsqu'il s’agirait de mettre en œuvre une politique prudente sur des questions économiques et financières — et, aussi, militaires. Les radicaux et les socialistes avaient été unis pendant les élections, mais ils n’étaient liés par aucun contrat sur un programme commun. De leur côté les socialistes étaient, au mieux, réticents. En leur laissant le temps d’élaborer des conditions inacceptables (notam-
ment sur les nationalisations), Herriot se donna le moyen de former un gouvernement
sans eux. En même
temps, essayant toujours de
rassurer les milieux d’affaires, il écarta également les membres de l’aile gauche de son propre parti. Autre geste, le poste clé de ministre des Finances alla à Louis Germain-Martin, membre de la gauche radicale (c’est-à-dire, à la droite du radicalisme), qui avait été, c’était rassurant, ministre du Budget sous Tardieu. Le sénateur Abel Gardey, membre, lui, de la gauche démocratique, et dont on avait
parlé pour le poste de ministre des Finances, fut nommé ministre de l'Agriculture. Mais Herriot fit appel surtout à ses collègues radicaux: treize ministres sur dix-huit, et huit sous-secrétaires d’État sur onze,
seront membres de son propre parti... Et son bon ami Queuille ? Que ce dernier fût, en plus, manifestement compétent et tempéré dans ses opinions, devait le rendre encore mieux placé dans la course. Le 27 mai, L’Intransigeant cita son nom parmi les quatre favoris pour le ministère de l’Intérieur, lequel était, ajouta le quotidien parisien, «l’un des deux portefeuilles » (avec la Guerre) «qui seront l’objet de compétitions particulièrement vives ». Mais Chautemps, dont le nom avait été cité aussi, fut nommé à un poste qu’il avait déjà occupé dans les deux précédents ministères Herriot, tandis que Queuille, qui l’aurait sans doute bien voulu (il garda l’article), dut attendre encore quelques tours de la roue ministérielle. Celle-ci s’arrêtant en ce qui le concernait au ministère des Postes, Télégraphes et Téléphone, il aura, au moins, encore de nouvelles
fonctions à remplir. Queuille restera à la tête des P.T.T. pendant six mois et dix jours. Il n’y laissera pas de traces indélébiles mais, tout en gérant son ministère, il arrivera à y introduire quelques innovations. Il essayera surtout d’étendre les bienfaits de récents développements industriels et scientifiques, en particulier, ce n’est pas une surprise, dans des régions rurales. Dès son arrivée en fonction, par exemple, Queuille prit la décision de mettre en construction plusieurs postes de radiodiffusion, dont
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«une puissante station émettrice» à Toulouse, laquelle «permettra une excellente audition dans toute la Corrèze», souligna La Montagne corrézienne le 7 juillet 1932, en annonçant une décision que «les sans-filistes de la région enregistreront avec plaisir». Dans un discours dont ce journal rendit compte dans la même édition, Queuille décrivit «le rôle important que peut jouer la radiodiffusion » dans des termes similaires à ceux qu’il avait utilisés jadis pour «la bonne fée électricité». C’est, dit-il, «l’un de ces progrès merveilleux dont l’histoire parera notre époque». En plus, ajouta-t-il avec une petite pointe de malice, la radiodiffusion «donne immédiatement à chacun une
diversion à ses préoccupations quotidiennes, surtout dans notre pays où la parole est de tous les moyens d’expression celui auquel nous sommes le plus sensibles ». Queuille hâtera aussi «la réalisation de la poste automobile », mais à un niveau plus moderne, il fit également de son mieux pour améliorer le réseau des communications téléphoniques. En juillet 1932, le mois suivant son entrée au ministère, des dispositions furent
votées modifiant le tarif des communications et mettant à la charge de l’État les frais d’installation des nouvelles lignes, une décision qui sera bien accueillie.
«Notre éminent voisin M. Queuille», écrira l’auteur
d’un article («La multiplication des cabines téléphoniques »), publié le 27 janvier 1933 dans Le Réveil du Cantal, «avait compris, lors de son passage au ministère des P.T.T., tout l’intérêt qui s’attacherait à mettre partout le téléphone à la disposition des populations rurales. Il fut le véritable protagoniste de cette vulgarisation qui, à l’heure actuelle, est en voie d’accomplissement.» Puis ajouta-t-il d’un ton ému : «Quelle joie pour un commerçant d’une grande ville de pouvoir appeler de temps en temps au bout du fil ses vieux parents restés au village et d’entendre leur chère voix pendant que l’éclair fait rage! ».. Dans l'intervalle, orages à la Chambre: le 14 décembre, à 5 heures du matin, le gouvernement est renversé. Herriot avait décidé de faire sa sortie en homme d’Etat: l’Allemagne avait interrompu son paiement des réparations de guerre, mais la France, insistait Herriot, hon-
neur oblige, devait néanmoins payer le versement de sa dette américaine dont l’échéance arrivait le 15 décembre. Il fut combattu par presque tous les modérés, à l’exception de Paul Reynaud parmi quelques autres, et par les socialistes en bloc, dont Vincent Auriol fut le porte-parole. Pierre Forgeot, celui que Queuille avait admiré pour son intervention lorsque Clemenceau arriva au pouvoir en 1917, fut l’un des rares à parler en faveur du remboursement de la dette,
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Herriot l’interrompant pour louer «son magnifique talent et son courage ». Mais d’autres raisons pouvaient expliquer sa chute. Les efforts qu'avait déployés Herriot pour rassurer les milieux d’affaires et gagner le soutien des modérés — qui ne voulaient pas être les seconds des radicaux — furent sans grand résultat. La situation n’était guère meilleure à sa gauche. Herriot ne pouvait pas prendre les mesures indispensables pour restaurer l'équilibre budgétaire — l'augmentation des impôts et la diminution des dépenses — sans le soutien des socialistes, une éventualité manifestement exclue. De surcroît, la gauche de son propre parti lui était ouvertement hostile, comme elle l’avait
montré avec éclat au congrès qui avait eu lieu le mois précédent à Toulouse. Il était évident depuis lors, sinon depuis bien plus longtemps encore, que son gouvernement était condamné.
La ronde continue, mais le ministre de l’Agriculture reste en place A partir de décembre 1932, Queuille allait rester près de deux années rue de Varenne, mais — aucun gouvernement ne réussissant à faire face aux graves problèmes économiques et politiques du temps — la ronde continuait de plus belle. Joseph Paul-Boncour succéda à Herriot;redevenu ministre de l’Agriculture, Queuille eut pour la première et dernière fois un sous-secrétaire d’État à ses côtés, son ami Alexis Jaubert ;mais le gouvernement fut renversé seulement un mois et dix jours plus tard, le 28 janvier 1933 — la France se trouvait ainsi plongée
dans une crise gouvernementale lors de l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le premier gouvernement Daladier restera en place jusqu’en octobre; et un gouvernement dirigé par Albert Sarraut, moins d’un mois... Chautemps formera alors son deuxième gouvernement, mais ce sera
en décembre, avec l’éclatement de l’affaire Stavisky, que la crise — crise qui, comme nous le verrons, n’épargnera pas Queuille — allait changer
de nature. En janvier 1934, Queuille était ministre de l’Agriculture depuis un peu plus d’une année. Il le restera encore sous Daladier pendant une semaine marquée par les émeutes sanglantes du 6 février 1934;et puis encore sous Doumergue jusqu’en novembre. Mais à un peu plus du mi-chemin de son séjour rue de Varenne, ses prises de position et sa
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politique en matière agricole étaient bien établies — comme l'était sa réputation d’inamovibilité.…
Le «ministre inamovible » face à la crise agricole Des cabinets passés, futurs Encore qu'ils tombent comme des feuilles, Le ministre de l’Agriculture C'est toujours lui, Queuille qui cueille !.…
Telle est l’appréciation d’un poète anonyme cité le 12 janvier 1934 par OBS (sous-titre explicatif: Objectif politique satirique, Feuille parlementaire agricole et de l'alimentation) dans un article consacré à «M. Queuille, ministre inamovible de l’Agriculture ». Le reste ne fut pas méchant, non plus. Les agriculteurs, leurs représentants, et la presse agricole en particulier avaient depuis longtemps un préjugé favorable à l’égard de Queuille. « Retour de l’enfant prodige », rapporta Le Figaro en parlant de la réaction de Jules Gautier, président de la Confédération nationale des associations agricoles, lors de sa nomination par Paul-Boncour en décembre 1932. «Le retour de M. Queuille est favorablement accueilli dans les milieux agricoles », observa de son côté La Volonté, ajoutant que Queuille, «très compétent et des plus éminemment sympathiques, ne compte
que des amis parmi les agriculteurs qui, tous, ont apprécié l’activité et le dévouement qu’il déploya pour la défense de leurs intérêts ». Autre exemple: «Ne nous occupons que des compétences. De ce point de vue, nul doute que le choix de M. Henri Queuille satisfasse la majeure partie des paysans», déclara Le Paysan de France en
employant le présent du subjonctif.. Et, toujours au cours des cinq jours qui suivirent sa nomination le 18 décembre 1932: «Personne n’ignore sa parfaite connaissance des affaires publiques, ni sa profonde compétence en matière de questions agricoles» (Le Jockey) ; et: «Il est, a-t-on dit, sans vain jeu de mots, le médecin lucide, au diagnostic sûr» (L'Information). Le Fermier, lui, mettant l’accent sur les problèmes que le nouveau ministre devait affronter, ajoutera: «Ce n’est sans doute pas sans avoir mesuré toutes ces difficultés, que M. Queuille a accepté le portefeuille de l’Agriculture. Mais les titres de reconnaissance qu'il s'était acquis auprès des agriculteurs ne
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lui faisaient-ils pas un devoir de ne pas renoncer à une charge aussi difficile. » Pierre Mendès France, montant à la tribune de la Chambre le 27 décembre 1932 pour y faire son premier discours de parlementaire, rendra hommage à Queuille dans des termes qu’aurait pu employer Le Paysan de France. Élu député d’une circonscription rurale de l'Eure en mai, il avait choisi un sujet agricole— un projet de loi relatif à l’organisation du marché du blé, à l’époque l’un des problèmes agricoles le plus difficile. «Monsieur le ministre, dit-il, nous connaissons votre compétence en matière agricole. Nous savons que, depuis de nombreuses années, vous avez consacré à ces questions le meilleur de vos efforts. L’agriculture française, dans ses misères actuelles, en dehors de toute question politique, vous donne sa confiance. [...] Nous savons que, dans des circonstances difficiles, dans le passé, et même dans un passé très récent, vous avez su faire montre de l’énergie nécessaire en pareille matière *.» Mais entre ces deux phrases, et tout en exprimant sa confiance, Mendès France n’hésita pas à déclarer à son aîné radical: «Cette confiance, vous devez la satisfaire». Aux
yeux du jeune député de l’Eure, le texte du gouvernement sur l’organisation du marché du blé — texte préparé par le prédécesseur de Queuille — ne protégeait pas assez les intérêts des agriculteurs et n’incitait pas suffisamment le crédit agricole à offrir ses crédits aux petits exploitants. Lorsque Queuille reprit les rênes rue de Varenne, la crise agricole s’aggravait et s’étendait dans le pays, et non seulement à propos du blé. Les producteurs de vin, de betteraves, de pommes de terre, de fruits. avaient aussi leurs doléances. Avec la surproduction provoquant un excédent de l’offre, les prix des denrées alimentaires, qui
avaient déjà fléchi en 1926, avaient connu une baisse accentuée après 1929. Mais entre 1932 et 1935, cette baisse allait s’accélérer fortement,
le quintal de blé passant de 117 à 74 francs, et l’hectolitre de vin de 128 à 64. Aux problèmes dus à la surproduction — et pas seulement en France — s'étaient ajoutés les effets néfastes de la crise économique mondiale et, aussi, la politique de déflation qu’essayait de suivre le gouvernement. Les producteurs étaient nombreux à demander une intervention accrue de l’État, mais les effets d’une telle intervention pouvaient facilement être contradictoires, à court comme à long terme. Un prix minimal pour le blé, par exemple, entraînerait inévitablement, pour un citadin, le «pain cher». En recherchant un équilibre entre de tels intérêts, le rôle de
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Queuille était de défendre les intérêts des agriculteurs («mes agricoles», disait-il parfois), tout en gardant à l'esprit, autant que possible, l'intérêt général. Ce ne fut pas une tâche facile. La «clientèle» du ministre de l'Agriculture n’était pas seulement insistante. Elle était, également, très nombreuse :en 1930, environ 30 p. 100 de la population française vivait toujours de l’agriculture. En outre, par ses attributions et sa structure, le ministre de l’Agriculture était autant un ministère des ruraux qu’un ministère s’occupant des problèmes uniquement agricoles et, malgré l’exode des campagnes, près de 50 p. 100 de la population restait toujours rurale. Ainsi, quoique le poste qu’occupait Queuille ne fût certes pas aussi politique que celui de ministre de l'Intérieur, il était, en tout cas, au moins aussi politique
que technique. Comme l’avait souligné la presse, Queuille était bien préparé pour les tâches qu’il avait à remplir. Il connaissait solidement les dossiers qu’il avait à traiter, et depuis longtemps. Elu des ruraux, il les connaissait bien et savait leur parler. Il était apprécié par les agriculteurs, et également par la grande partie des organisations agricoles. Ministre éprouvé et parlementaire averti, il savait faire marcher la machine gouvernementale. Il n’avait jamais ralenti ses efforts pour moderniser l’agriculture française et améliorer les conditions de vie des populations rurales. Dans ces efforts, il avait souvent réagi, nous l'avons vu, en homme d’avant-garde — ou, du moins, à la pointe du
progrès. Mais dorénavant, face à la crise des années 30, il allait surtout réagir en homme de son temps — un temps solidement ancré dans le passé. Et qui, d’ailleurs, se prolongera. Comme ses prédécesseurs et ses successeurs
face à la même
Queuille suivra une mesures destinées à cela dans le but de nationaux. L'homme
crise, ou dans d’autres circonstances,
politique qui résidait essentiellement dans des protéger et à organiser le marché français, et le réserver, autant que possible, aux produits qui s’était fait le héraut de l’organisation écono-
mique de l’Europe, envisageant même «le début de l’Union euro-
péenne», s'était placé en avance sur «son temps»: maintenant, devant la gravité de la crise, il devenait évident que le chacun pour soi, et non la coopération à l’échelon européen et international, était à l’ordre du jour. Tout le poussait dans cette direction, y compris des avertissements. «M. Queuille pourra-t-il revenir à la politique de Méline?» demanda Jacques Debü-Bridel dans un article publié après un dis-
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cours prononcé à Tulle en août 1933 — article que ce dernier gardera dans ses papiers. Nul ne mettait en doute ni son zèle ni son bon vouloir, écrivit Debü-Bridel, mais «les collectivistes et internationalistes »
n'étaient pas de «ceux qui comprennent, qui acceptent, et qui aiment les lois et les nécessités du terroir » — et ceux-là, déclara-t-il, mais ce
fut plus que douteux, « forment, hélas! l’aile marchante de la majorité
de M. Queuille “». Quant à Jules Méline, le prédécesseur le plus connu de Queuille, il entra dans l’histoire de France en 1892 lorsqu'il fit voter une loi protectionniste laquelle, quarante années plus tard, était toujours très prisée, même vénérée. Et cela, soulignons-le, pas forcément pour des raisons égoïstes : Méline et la grande partie de ses contemporains (pour ne parler que d’eux) étaient fermement convaincus que les agriculteurs et les petits propriétaires constituaient l’armature sociale et même morale du pays. Plutôt qu’un «chacun pour soi», il s’agissait, donc, d’une attitude plus altruiste de «chacun pour les agriculteurs », attitude toujours présente quoique un peu diminuée, et qui mettait — et met toujours — la barre encore plus haute pour le ministre de l’Agriculture. Queuille, donc, fera de son mieux pour protéger et «organiser » le marché français — tout en essayant dans la mesure du possible de limiter l’appétit de «ses» agriculteurs. Pour ce faire, il avait une panoplie de mesures à sa disposition car, depuis le temps de Méline, la longue tradition protectionniste en France s’était enrichie de nouvelles méthodes pour lutter contre la concurrence étrangère. Parmi les dernières en date, des surtaxes de change avaient été introduites à la suite de la dévaluation de la livre sterling en 1931. Mais beaucoup plus efficace — et toujours d’actualité — était le système des contingentements selon lequel la quantité de certaines importations était limitée par décret. En plus, essayant toujours d’organiser le marché afin de soutenir les prix, on avait eu recours — et Queuille aura recours — aux limitations de la production, du stockage, aux prix minima, et à l’échelonnement des ventes. Queuille dut batailler surtout sur le front du blé, problème agricole clé de cette période. La France consommait à l’époque environ 86 millions de quintaux de blé pour une récolte normale de 76 millions, mais en 1932, année faste ou plutôt néfaste, elle en avait pro-
duit beaucoup 105 millions
plus — certains
avançaient
même
le chiffre
de
En janvier 1933, Queuille étant de retour, une loi fut
votée qui reprenait le stockage-report; en avril, afin de réduire les
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excédents, des crédits furent votés pour la dénaturation, procédé malthusien équivalant à la distillation. Mais ce fut en juillet que la mesure la plus importante sera adoptée: la fixation d’un prix minimum de 115 francs l’hectolitre. Établi par un amendement que Queuille accepta — à contrecœur — au cours d’un débat, ce fut une «solution » qui ralliait alors presque tous les suffrages. Mais elle se révélera inopérante... Le prix minimal ne peut pas être tenu devant des excédents accrus (la récolte de 1933, elle aussi, sera excédentaire) et un finance-
ment inadéquat. En outre, le système employé pour le mettre en exécution se révéla inefficace: une masse de blé libre encombrait le marché, les producteurs manquaient de discipline, et les moyens de contrôle étaient insuffisants face à l’ampleur des transactions. Les textes furent aménagés, mais sans grand résultat, et le prix minimum sera abandonné en décembre 1934, à l’approbation de la majorité — dont Queuille qui venait de quitter le ministère de l’Agriculture pour celui de la Santé publique. En paroles, Queuille pouvait se révéler un défenseur éloquent des mesures protectionnistes en général. A la séance solennelle de l’Académie d’agriculture du 22 février 1933, par exemple, il affirma que «notre agriculture devait être fortement protégée. Cette défense n’a cessé d’être une inéluctable nécessité, elle sera maintenue». Puis, il alla plus loin en déclarant qu’une «protection efficace de l’agriculture est un chapitre essentiel, inflexible, indéracinable de toute politique économique rationnelle. Je dirai plus: la défense de l’agriculture puise sa justification dans les circonstances troublées de l’heure présente, dans le devoir patriotique lui-même * ». Le mois suivant, dans un discours au Comité républicain du commerce, de l’industrie et de l'agriculture, Queuille soulignera l’importance de rester vigilant. A peine au pouvoir, observa-t-il, Hitler avait fermé ses frontières à toute importation. En conséquence, des pays comme le Danemark et
la Hollande avaient essayé de détourner le surplus de leurs produits vers la France, et «il a fallu que le gouvernement se défende immédiatement contre cette nouvelle invasion f». Mais dans les actes, Queuille fut nettement plus réticent — et fit moins que beaucoup de ses compatriotes auraient voulu. A la Chambre comme au Sénat, il devait souvent se défendre contre ceux qui disaient qu’il ne faisait pas assez pour défendre les agriculteurs; que, par exemple, les frontières étaient encore trop poreuses. Chiffres à appui, Queuille répondait, point par point, toujours avec courtoisie mais aussi avec fermeté, aux nombreuses interpellations qui lui
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AUTEUR
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étaient destinées. Il prit également le soin de s’expliquer devant ses collègues du conseil général à Tulle, notamment lors d’une réunion en juillet 1934. A cette occasion, toutefois, faisant un exposé sur «la crise du bétail », il se permettra une réplique d’un ton plutôt frais. « Je réponds que relever les droits de douane, à l’heure actuelle, si les
importations sont réduites à zéro du fait des contingentements, c’est présenter une revendication sans utilité. » Queuille fit de son mieux pour limiter l’ampleur des demandes des agriculteurs, mais ce ne fut guère une tâche facile — comme le montre lanecdote qui suit. Dans un article qui lui fut consacré dans le numéro
de novembre-décembre
1933 d’une revue bi-mensuelle, La
France active, on rapporta que Queuille venait de déclarer que la loi
du blé à 115 francs serait
«maintenue et appliquée sans faiblesse »,
mais qu’il avait ajouté ensuite que, «à la veille des semailles, les paysans français doivent prendre la résolution de restreindre, dès à présent, les surfaces ensemencées en blé s’ils veulent continuer à bénéficier dans les années prochaines d’un cours du blé à l’intérieur supérieur au prix mondial». De tels espoirs, observa l’auteur, étaient peu réalistes. «Les paysans ne sont pas bêtes. — Parle toujours mon bonhomme, se sont-ils dit. Du moment que le cours du blé est fixé maintenant par la loi, que la loi est faite par la majorité parlementaire et que les députés ruraux sont le nombre, c’est nous les maîtres. On verra ce qu’on verra, emblavons toujours!» Et ayant emblavé, ajoutera l’auteur, «ils auront bu à la santé de M. Queuille, dont ils connaissent par ailleurs l’œuvre importante ». Queuille gardera sa réputation auprès des agriculteurs jusqu’au bout mais la crise agricole continuera, elle aussi. Au cours de ces deux années toutefois, il eut un répit mémorable: il fut l’un des délégués français qui participèrent à la conférence économique mondiale qui eut lieu en juin et juillet 1933 à Londres, ville que Queuille allait bien connaître dix années plus tard dans des conditions très différentes. Queuille y prit un plaisir évident, du moins selon une lettre qu’il envoya à sa femme trois jours après son départ de Paris. «De ma chambre, à mon lever, je t’écris avec sous les yeux la Tamise et un quartier de Londres.
C’est gris bleuté, fumeux, assez vivant mais
moins que Paris. Il est 7 heures, j'attends mon café servi somptueusement dans mon appartement de pacha.….. », écrivit-il de l'Hôtel Savoy, adresse prestigieuse. Accompagné de Paris par un jeune fonction-
naire, «qui paraît parler l’anglais à peu près comme Pierre [leur fils], mais chic et très bien élevé », il avait eu droit à un véritable accueil
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ministériel à Calais. «Là, la municipalité est venue me souhaiter bon voyage cependant qu’un commissaire spécial qui nous convoyait depuis Paris sans que nous le sachions nous passait en consigne à un de ses collègues à l'ambassade de Londres.» L’attaché s’était occupé de tout ;une voiture attendait ;et à l'hôtel, ce furent des retrouvailles.
«J'ai trouvé là magnifiques, se rendant à un dîner officiel, les collegues.. et après avoir dîné avec Lesage me suis sagement couché. » Ce changement dans son mode de vie habituel à Paris continuait. Un déjeuner à l’ambassade lui avait permis d'approcher le Premier ministre Ramsay MacDonald, «qui n’a pas l’air d’un homme gai et qui a toujours l’allure d’un pasteur en train d’officier ». Quant aux autres invités britanniques, le ministre de la Guerre avait «de beaux yeux bleus dans une face de moine», et le sous-secrétaire d’ État à la Guerre, voisin de table de Queuille, «très jeune, parlant français, connaissant la France, chic et gentil» — il s’agissait de sir Douglas Hogg (plus tard, lord Haïlsham) et d’Alfred Duff Cooper, que Queuille verra souvent à Alger en 1944 et qui, après la guerre, sera nommé ambassadeur à Paris /. Par la suite, avant de quitter l’Angleterre, Queuille sera invité par le roi et la reine à une réception dans les jardins du palais de Buckingham — comme le sera sa fille, qui étudiait l’anglais dans un couvent près de Londres. Celle-ci ne s’y rendra pas, n'ayant pas une robe qui convenait à l’occasion: «J'aurais dû en acheter une! » dira-t-elle avec regret plus tard. Les travaux de la conférence, quant à eux, furent loin de susciter
l'enthousiasme de Queuille :«Les séances de conférence d’hier ont été rasantes au-delà de ce qu’on peut imaginer ». Mais avant le déjeuner à l'ambassade, une décision avait été prise dans le bureau de l’ambas-
sadeur : «On décide de ne pas payer aux États-Unis l'échéance du 15 juin. » Et de son côté, Queuille s’activait. «Daladier me demande de voir mon collègue anglais pour essayer de leur faire accepter certaines de nos démarches jusqu’à présent repoussées. Je verrai demain... ou à un autre voyage.» Il avait eu aussi «des contacts intéressants avec d’autres délégués, en particulier un Italien haut fonctionnaire de la S.D.N. », et une petite réunion avec Léon Jouhaux,
secrétaire de la C.G.T., chez Raymond Patenôtre, sous-secrétaire
d'Etat à l'Economie. Plus significative fut une réunion de la délégation française où, écrivit Queuille, «j'avais pu faire accepter mes thèses sur notre position économique». Le soir du même jour, ajouta-t-il, il avait rencontré «le fils de Jouvenel » — Bertrand de Jouvenel, à Londres en tant que correspondant du journal radical, La
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République. « J'ai su que ce matin vous avez été particulièrement brillant et mené le jeu... », lui dit ce dernier. «Propos de journaliste, flatterie à l’usage des hommes politiques évidemment...», commenta Queuille. «Maïs j'étais moi-même assez content de moi. Cela n’empéche pas que je peux être coincé dans un jour prochain et placé devant mes agricoles en mauvaise posture. On verra bien»... Et puis il signa: «Bons baisers à tous, Henri. »
La conférence
économique
mondiale
de Londres
elle-même
échouera, son sort étant devenu plus qu’aléatoire lorsque — en pleine conférence — les États-Unis décidèrent de faire flotter (et donc de dévaluer) le dollar, répudiant ainsi la raison d’être de la réunion, la stabilité monétaire... Et Queuille rentra à Paris, et retrouva ses «agricoles ». Queuille gérera la crise agricole jusqu’en novembre 1934, y compris lorsque le régime parlementaire lui-même sera en crise aiguë. Il ne pourra jamais répondre aux inquiétudes de tous. Contrairement à ceux qui réclamaient toujours plus de protectionnisme, l’auteur d’un article publié dans l’hebdomadaire Homme du jour et le Journal du peuple, le 29 juin 1933, lors du vote du cours légal du bié à 115 francs, avait exprimé, lui, par exemple, et ce sera le mot de la fin, des inquiétudes d’une tout autre nature. «Alors qu’un minotier pourrait acquérir du blé australien à cinquante francs, dit-il, et cela “rendu Marseille”, les députés viticoles — “blancs, rouges et rosés confondus” — vont demander que les trois départements algériens soient considérés comme une terre étrangère dès l’instant qu’il s’agit d'importer chez nous le pinard du Sahel, rivai de l’Aramon ».. Puis avait-il ajouté : «Puisse M. Queuille être bien mieux que le ministre du blé à 115 francs! Sa compétence unanimement reconnue, son calme et tenace labeur, sa culture générale, son passé le désignent pour être l’organisateur de ja vie agricole de demain. Qu'il ose! sinon — révérence parler et pour conserver un langage horticole — il y a bien des chances pour que nous soyons dans les choux »..
Homme politique avisé et technicien averti, Queuille avait géré la crise agricole de son mieux. Il avait souvent montré du cran. Le 2 juillet 1933, par exemple, très à propos, il eut l’occasion de dire fermement aux députés viticoles qu’il n’était pas possible de porter atteinte à l’unité nationale. Mais ce ne fut pas suffisant ni pour devenir «l'organisateur de la vie agricole de demain», ni pour résoudre les
problèmes du jour. Lorsque Queuille quittait le ministère de l’Agriculture en novembre
1934, la France n’était pas «dans les choux»,
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mais la crise agricole, elle, persistait. Étant donné sa gravité, et le poids des traditions que l’histoire avait léguées, le contraire aurait été surprenant.
Queuille face à une épreuve cruelle: l'affaire Stavisky Il aurait été surprenant aussi — et même surhumain — que Queuille, en luttant contre la crise agricole au cours de la deuxième année de cette période rue de Varenne, n’eût pas eu parfois la tête ailleurs. Le 22 décembre 1933, premier indice des turbulences à venir, le directeur
du Crédit municipal de Bayonne fut arrêté pour l’émission de faux bons et détournements de deniers publics. Puis, le 8 janvier 1934, contrecoup dramatique: Alexandre Stavisky, un escroc connu des services de police mais pas encore du public, se suicida, peut-être «par persuasion», dans une villa à Chamonix. L’«affaire Stavisky », dont les répercussions allaient contribuer à la chute du gouvernement Chautemps moins de trois semaines plus tard, avait commencé... Cette affaire scabreuse, et l’agitation dans la rue dont elle était en grande partie le détonateur, contribuera également à la chute du très bref gouvernement Daladier, lequel démissionna après les pires violences de rue — les émeutes du 6 février 1934 — que la France avait connues depuis la répression de la Commune en 1871. Queuille restera toujours à son poste, y compris pendant «l’expérience Doumer-
gue» qui suivit. Mais dans l’entretemps, éclaboussé à son tour par une affaire qui menaçait le régime lui-même, Queuille aura à passer, comme il le dira avec émotion devant une commission d’enquête parlementaire, des jours extrêmement pénibles. En elle-même, l’affaire Stavisky n’était pas — la mort de son protagoniste à part — autrement spectaculaire. Dans l’affaire Panama un demi-siècle plus tôt, cent quarante députés, dont Clemenceau, avaient été compromis. Stavisky, lui, avait acheté l'influence de deux députés radicaux, Joseph Garat, le député-maire de Bayonne, et Gaston Bonnaure, député de Paris; et un ministre, Albert Dalimier, sera également impliqué. Mais pour l'opposition, ce fut une occasion peu glorieuse d’attaquer le gouvernement et sa majorité parlementaire, ce qu’elle ne manquera pas de faire. Sans preuve aucune, Tardieu dénonça Georges Bonnet, Pierre Cot et Abel Gardey comme étant parmi les «corrompus » (ils seront rapidement lavés de tout soupçon). La presse d’extrême droite fut plus virulente encore, le journal roya-
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liste L’Action française allant jusqu’à titrer, le 10 janvier 1934: «Camille Chautemps, chef d’une bande de voleurs et d’assassins.» Prélude à des événements plus graves, des manifestants descendirent dans la rue en poussant des cris hostiles, «A bas Chautemps! A bas les voleurs ! » et suivit une série d’émeutes. Mais lorsque le gouvernement Chautemps démissionna le 28 janvier, la cause directe en fut une autre démission et un autre scandale :le ministre de la Justice, Eugène Raynaldy, avait été compromis dans une escroquerie montée par un banquier véreux. Chautemps n’était pour rien, bien sûr, dans cette dernière histoire, et il sortira finalement indemne de l'affaire Stavisky. Mais des hommes parfaitement honnêtes peuvent être en contact avec des hommes qui le sont moins, et ces derniers avec d’autres qui ne le sont pas du tout. Il peut y avoir aussi des coïncidences familiales malheureuses : un frère de Chautemps avait été l’un des avocats de Stavisky ; et un beau-frère, en tant que procureur général, avait accepté pas moins de dix-neuf remises de son procès lorsque Stavisky avait été inculpé dans plusieurs affaires d’escroquerie.. En plus, quoique député habile, Chautemps s’était montré très maladroit en refusant la constitution d’une Commission d'enquête parlementaire, décision qui ne pouvait qu’ajouter aux conjectures de ceux qui le soupçonnaient — ou faisaient semblant de le soupçonner — de compli-
cité dans la mort de Stavisky. Paradoxalement, ce fut grâce à la formation par Daladier de la Commission d’enquête parlementaire qu'avait refusée Chautemps que Queuille sera atteint par l’affaire Stavisky. Ou, plus précisément, son nom y sera mêlé à cause de la hâte que montrera la commission à partager ses trouvailles — fallacieuses ou autres — avec le public. Parmi ces «trouvailles » figuraient des talons de chèques qu'avait émis Stavisky. Apparemment sans confronter les talons avec les chèques, ni vérifier qu'ils n’avaient pas été altérés, les enquêteurs les rendirent publics — et une série de casse-tête, sorte de jeu de société à laquelle tout le monde pouvait prendre part, s’ensuivit. Sur l’un des talons, par exemple, fut inscrit, apprenait-on, «Proust (Valois), 2 235 000 francs», chiffre évidemment énorme. Certains à droite en conclurent sans tarder que l’argent en question avait été transmis au Parti radical, situé rue de Valois, par Louis Proust, un député radi-
cal et alors président du Comité républicain du commerce, de lindustrie et de l’agriculture, organisation proche de ce parti. Mais finalement on apprendra que le chèque, pour le montant plus
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modeste de 235 000 francs, avait été touché par l’un des employés de Stavisky. Un talon compromettant Queuille fut plus convaincant, du moins en apparence. Pour la somme de 100 000 francs, son nom y était épelé impeccablement et l’exactitude de l’adresse semblait évidente: «Queuille, Agriculture». Mais il y avait pourtant — fort heureusement pour Queuille — encore un autre détail : le chèque était daté du 17 novembre 1934, date à laquelle Queuille, alors ministre des P.T.T.,
n’était pas, rare à l’époque, «à l’Agriculture ». Ce fut de justesse, car à peine un mois plus tard, le 28 décembre, il commençait son long séjour rue de Varenne... En plus, apprendra-t-on, mais ce fut plus long, le chèque avait été encaissé par un M. Depardon et l'argent remis à un M. Blanchard, haut fonctionnaire au ministère de l’Agriculture — le mot «agriculture», au moins, étant ainsi expliqué. «Quoique personne n’ait cru à cette histoire, dont il ne reste rien, elle vous a causé des ennuis », lui écrivit son collègue Louis Barthou le 5 mars — sept mois avant sa mort à Marseille. «C’est la seule raison pour laquelle je vous renouvelle la cordiale expression de ma haute
estime et de toute ma dévouée sympathie.» La réaction de Georges Mandel, adversaire politique de Queuille, avait été plus directe, exprimée cependant avec moins d’élégance que celle du ministre des Affaires étrangères: «Le nom de Queuille, là-dedans, c’est un faux®!» Queuille, donc, était hors de cause, mais son nom avait été traîné
dans la boue — et son calvaire n’était pas terminé. Le 15 mars, il dut se présenter à son tour devant la Commission d’enquête parlementaire. Sa déposition, longue et détaillée, est souvent émouvante. Le sujet de l'affaire du chèque, dit-il, «infiniment douloureux pour moi, m’a fait
vivre, je l'avoue devant la commission, des jours extrêmement pénibles et des nuits au cours desquelles je me suis demandé comment mon nom pouvait être mêlé à une affaire pareille. Je n’ai jamais vu M. Stavisky, je n’ai jamais vu un des hommes dont le nom est indiqué dans la liste des commensaux habituels ou de ceux qui ont fréquenté Stavisky. Je mène, du reste, à Paris, vous pouvez le vérifier, une vie extrêmement province et petit-bourgeois. Je n’aime pas sortir le soir. Je refuse généralement les invitations qu’on m'adresse et même au hasard d’un dîner je ne crois pas avoir rencontré quelqu'un qui approchait, même d’assez loin, Alexandre Stavisky ».
Puis, toujours aussi passionnel, Queuille fit monter le ton. «Pourquoi, demanda-t-il, mon nom est-il là? C’est la question à laquelle je voudrais que la commission apportât une réponse. [...] Mystère !Mys-
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tère infiniment douloureux. Peut-être s’est-on servi de mon nom comme d’un mot mnémotechnique qui devait rappeler quelqu’un d’autre. Je ne sais pas. Je voudrais bien qu’on sût un jour. [...] On m'a dit en plus que certains membres de la commission avaient eu l’impression que le mot ‘“Queuille” avait été ajouté après coup. Je vous demande de chercher. Je ne peux pas vous demander autre chose. Mais, messieurs, si vous cherchez la justice, la justice comporte, je crois, la sauvegarde de l’honneur des hommes. (Très bien ! très bien!) »
La commission d’enquête ne résoudra pas tous ces mystères, certes, mais la «conclusion» qu’elle émettra à l’égard de Queuille dans l’un de ses rapports fut fort claire :« Aucune conclusion défavorable à M. Queuille ne peut être dégagée et retenue, ni de l’examen des documents ni de l’ensemble des documents comptables ni de l’ensemble des dépositions recueillies par la commission »…. La presse n’avait pas besoin d’attendre ce rapport pour mettre laffaire — en ce qui concernait Queuille — au passé. Au lendemain de sa déposition, parlant de tout ce qu'avait dû subir Queuille depuis que son nom y avait été mêlé, La Dépêche de Toulouse commenta : «Ce fut pour lui, on le devine, une épreuve cruelle », épreuve infligée brusquement à «un homme, un Corrézien, dont la droiture est proverbiale ». Faisant le point, eux aussi, le 16 mars, les amis de Queuille à La Montagne corrézienne soulignaient que, jusque-là, ils avaient observé «un silence voulu en ce qui concerne l’essai de flétrissure, tenté ces jours derniers, dans une certaine presse contre notre ami». Il est de ces plaidoyers, ajoutèrent-ils, «qui ne se comprennent pas
quand il s’agit d’un homme comme Queuille, et il ne nous plaisait pas de prendre la défense de notre ami, sachant bien qu’il était incapable d’un acte pareil et que la vérité, en marche, se ferait bientôt jour». Puis, notèrent-ils encore: « Aussi bien, dans l’entourage de Queuille à Ussel, et dans l’arrondissement, parmi ses amis et même ses adversaires politiques, la nouvelle qu’il se fût abaissé à percevoir le prix misérable d’une vilenie, ne trouve aucune créance. » Queuille devra, toutefois, «subir » encore. Le matin du 17 mars, le
corps de Blanchard, le haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture (il était directeur des services agricoles de Seine-et-Oise), fut retrouvé en forêt de Fontainebleau, gisant et la gorge tranchée. Suspendu de ses fonctions, Blanchard avait déposé devant la Commission d’enquête deux jours plus tôt, le même jour que Queuille — au sujet duquel il avait affirmé en passant que, «dès qu’on a parlé de ce
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chèque, j’ai dit que je considérais M. Queuille comme
incapable
d’avoir touché un sou dans cette affaire». Mais, aussi, Blanchard
avait avoué être un employé de Stavisky; et, accusé d’avoir touché le chèque de l’escroc, il fut inculpé. Il mourra
le soir du 19 mars,
s'étant de toute évidence suicidé... Mais pas pour Henri Noilhan, secrétaire général du Parti agraire et paysan, porte-parole enflammé de son organe La Voix de la terre —
et avocat de Blanchard jusqu’à la mort de ce dernier. Une année plus tôt, dans une lettre ouverte qu’il publia le 15 février 1933, Noilhan avait exprimé son désaccord avec certaines des prises de position de Queuille, mais cela en des termes assez polis, lui donnant du
«Mon
cher ministre» et même «mon cher ami». Mais désormais ce sera la guerre totale. Le 29 mars, La Voix de la terre titra: «Quel est le bénéficiaire du chèque Stavisky : ‘“‘Bureau-Queuille-Agriculture” »… Il avait reçu, déclara Noilhan, une lettre qu'avait écrite Blanchard quelques heures avant sa mort. Il n’y avait pas de doute, affirma-t-il, que ce dernier avait été «sacrifié aux lieu et place des vrais coupables, qui se cachent encore dans l’ombre, mais qui, je l’espère, seront bientôt démasqués ». Deux semaines plus tard, Noilhan sera plus précis en titrant: «Allez-vous-en, monsieur Queuille!»... Un innocent, dit-il, avait été
sacrifié à la place du coupable, et c’était l’affaire de la justice de le trouver. «Nous l’y aiderons d’ailleurs ».. Ce qui est sûr, déclara-t-il encore, «c’est que désormais l’actuel ministre de l’Agriculture est moralement condamné dans l’esprit de l’opinion publique. Lui sait de quoi il retourne. [...] Déjà, il s’abstient depuis quelques semaines de paraître dans les réunions difficiles où sa fonction lui fait un devoir impérieux d’assister ». Puis, le 3 mai, Noilhan ira jusqu’à titrer «L'affaire Queuille-Stavisky »; et le 31 mai, rapportera que «Le cercle se resserre». Mais en juillet, l’argumentation fut plus faible: «Il n’y a pas de fumée sans feu»... Dans le prochain article qui lui fut consacré, le 20 septembre, Queuille ne figurait plus dans le titre, et Particle consistait surtout en extraits de l’hebdomadaire à scandales Charivari. En concluant, il fut toutefois ajouté que «l’affaire Blan-
chard n’est qu’à son début [..]. Rien n’arrêtera la justice en marche». Mais il était évident, même pour Noilhan et ses amis, que leur «affaire Queuille-Stavisky », elle, avait fait long feu. Queuille avait été calomnié dans le passé, notamment au cours de
ses nombreuses campagnes électorales — le niveau le plus bas ayant été atteint lors de la bataille que lui livra Pierre Dellestable en 1928.
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Mais de telles attaques avaient été, du moins, à l’échelon local — et souvent passablement folkloriques. Son épreuve en 1934, tellement injuste, fut infiniment plus difficile à supporter... Dans l’article qu’elle lui avait consacré l’année précédente, La France active avait rapporté — «lexpression est jolie» — que, au moment de son retour au ministère de l’Agriculture en décembre 1933, ses collègues l’appelaient affectueusement le «vieux ministre de moins de cinquante ans». Un peu plus de trois mois plus tard, lorsque Queuille eut en effet cinquante ans, 1l dut se sentir — à tous points de vue — considérablement vieilli.
Suite et fin de série: ministre de la Santé publique et de l'Education physique Queuille ne fut pas le seul homme politique français qui devait se sentir vieilli par les événements tumultueux qui marquèrent cette période. Mais — fait notable — il fut le seul à être membre de tous les gouvernements formés et remaniés au cours des années 1933 et 1934 par Chautemps, Daladier et Doumergue. Le 3 février 1934, lors des discussions où il fut question de démettre Jean Chiappe de son poste de préfet de police de Paris — «son préfet à coup d’État», disait Le Populaire — et de le nommer résident général au Maroc, Queuille fit partie, selon Jean Fabry (alors ministre de la Défense nationale), de la «meute » de ceux qui «chargent à fond » contre Chiappe®. Les autres incluant, toujours selon Fabry, Pierre Cot, Jean Mistler et Guy La Chambre, le «vieux ministre» de (tout juste) moins de cinquante ans était du même bord, à cette occasion du moins, que les «Jeunes
Turcs »… Le 9 février, le septuagénaire Gaston Doumergue ayant succédé à Daladier (grâce à un remaniement de dernière minute, Alexis Jaubert passa trois jours comme sous-secrétaire d’État aux Finances), et ayant formé un gouvernement d'Union nationale à l’exemple de celui de Poincaré en 1926, Queuille resta à son poste de ministre de l'Agriculture. Les grandes espérances suscitées par «l’expérience Doumergue» se soldèrent par un échec, et Doumergue tombera en novembre. L’insistance de l’ancien président de la République à s'adresser directement à ses compatriotes dans des discours radiodiffusés provoquera surtout la colère de la part des radicaux, et Herriot, finalement, mènera ses collègues radicaux à la sortie. «Je crois que les
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carottes sont cuites », écrivit-il à Queuille pendant l’une des dernières réunions du Conseil des ministres — «petit papier» que, bien sûr, Queuille gardera. c Formant l’unique gouvernement de sa carrière, Pierre-Etienne Flandin remplaça Doumergue le jour même de la chute de ce dernier, le 8 novembre 1934. Le maréchal Pétain, qui dans sa première expérience ministérielle avait été ministre de la Guerre sous Doumergue, fut parmi les nombreux partants. «Jamais plus je ne mettrai les pieds dans un gouvernement », dit-il — parlant trop tôt. L'arrivée la plus commentée fut celle de Georges Mandel, aux P.T.T. Quatre radicaux furent nommés dans un gouvernement qui comptait dix-neuf membres, et, parmi eux, Queuille — mais cette fois en tant que ministre de la Santé publique et de l'Éducation physique. Queuille restait au gouvernement, donc, mais la ronde ministé-
rielle qu’il avait entamée après les élections législatives de 1932 commençait à toucher à sa fin: ce sera son dernier tour avant la sortie. Dernier tour de cette série, il sera nettement plus paisible que les tours précédents, ceux où il était chargé de faire front à une crise agricole quasiment inextricable — et à l’égard de laquelle, d’ailleurs, Queuille allait pouvoir prendre du recul pendant près de trois ans et demi... Retrouvant un poste où il avait déjà fait un très bref mais fructueux passage, Queuille y restera, cette fois, près de sept mois. De tous ses séjours ministériels, pourtant, ce fut celui où il laissa le moins de traces — notamment dans ses papiers personnels. Parmi ces derniers figure une interview publiée par le journal L’Auto seulement trois jours après son entrée en fonctions. Interviewé en tant que «nouveau ministre de l'Éducation physique», fonction qui avait été ajoutée par Doumergue à celle plus traditionnelle de ministre de la Santé, Queuille adopta un ton enthousiaste, même exubérant — et
peut-être, surtout, sportif... «Je suis un sportif pratiquant », affirmat-il dans une déclaration liminaire. « Lorsque je débutai comme médecin de campagne, je fis de l’équitation, puis de la bicyclette pour l'exercice de mon métier avant que l’automobile vint s’imposer, dans ma Corrèze natale, aux médecins. » Cette dernière constatation ayant été enregistrée par le journaliste de L’Auto, le ministre «pratiquant » ira plus loin. «Nageur, j’eus mes succès. Oh! pas dans les compétitions officielles, mais contre mes amis, avec qui nous luttions pour le
plaisir du sport. Voilà deux ans — mais ne le répétez pas! — j'ai battu à la nage mon fils et ma fille » (alors âgés de vingt et un et dix-huit ans).
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Sur un plan plus général, Queuille soulignera ensuite qu’il y avait un terrain de sport à Neuvic «où évoluent, chaque dimanche, deux équi-
pes de rugby», un court de tennis, et que «d’autres aménagements sont en cours». Informé que toutes les fédérations seraient derrière lui s’il voulait aborder le problème des terrains de sport, Queuille revint solidement sur terre. «Il y a, rétorqua le ministre, mon collègue des Finances, maïs c’est un problème que j’étudierai, je vous le promets, et avec la ferme volonté d’aboutir dans la mesure du possible. » Autre témoignage sur cette période, L’Auto rapporta le 3 janvier 1935 qu’un tract de propagande venait d’être édité par «le ministre de l'Éducation physique » au sujet de la diffusion de la natation utilitaire à l’école. Il fallait donc, affirma L'’Auto, féliciter l’ancien soussecrétaire d’État, Hippolyte Ducos, « qui eut l’idée première», et «M. Queuille, qui l’a réalisée»... Le problème, évidemment, était important: «Des milliers de Français ne meurent-ils pas chaque année, faute de savoir nager?» Mais sa solution, aurait pu penser Queuille, était plus apparente que celle soulevée par la surproduction
du blé. Quant au blé, une loi fut votée le 13 décembre 1934 abolissant le
prix minimal qu'avait fait voter Queuille l’année précédente, et une chute verticale des cours du blé s’était ensuivie. Flandin fut brûlé en effigie en Normandie par des agriculteurs ; et les radicaux, qui avaient voté pour la nouvelle loi, s'étaient ravisés — dont plusieurs, notamment Daladier et les «Jeunes Turcs», se détachèrent de la majorité.
Attaqué sur sa droite et sur sa gauche, Flandin sera renversé le 31 mai 1935 sous le coup d’une panique financière, Paul Reynaud demandant une dévaluation, et Flandin, les pleins pouvoirs. Seulement quarante-cinq radicaux avaient voté pour le gouvernement, tandis que quatre-vingt-six votèrent contre, et seize s'étaient abstenus.
Il était devenu évident que des reclassements politiques étaient en train de se faire jour. Il y eut une poussée des partis de gauche aux élections municipales du mois de mai à laquelle les radicaux ne participèrent guère. Herriot était dans une phase descendante; Daladier, ascendante. Et Queuille, débarquant à son tour de la ronde ministé-
rielle, était prêt à prendre un «recul» qui, cette fois, ne se limitera pas aux problèmes agricoles.
CHAPITRE VIII
Sénateur, ministre des Travaux publics, ministre de l’Agriculture et présidentiable (1935-1939) Un recul pour mieux sauter. — Le nouveau sénateur de la Corrèze. —- En marge du premier gouvernement Blum. — Ministre des Travaux publics de Chautemps et père de la S.N.C.F. — De retour à l’Agriculture sous Daladier. — Présidentiable, mais pas plus loin. — Vers la guerre.
Un recul pour mieux sauter Ayant servi trois années de suite dans huit gouvernements successifs, des années qui avaient été marquées pour lui par la crise agricole et son implication si injuste dans l’affaire Stavisky, Queuille avait, puton le dire, bien le droit à un répit dans ses responsabilités ministérielles. Il en avait aussi besoin — pour s’occuper, par exemple, de sa situation politique en Corrèze. Mais le fait est que «son répit», ou si l’on veut sa période de «recul», coïncida avec la formation, l’arrivée au
pouvoir, et l'épanouissement du Front populaire, et ce n’est pas non plus une coïncidence si son retour au gouvernement eut lieu trois ans et demi plus tard lorsque, en juin 1937, Blum ayant annoncé une «pause» dans l’intervalle, les radicaux avaient pris en charge ce qui restait des espérances de 1936. Ce ne fut pas non plus une coïncidence que, de retour au gouvernement en tant que ministre des Travaux publics et négociateur
habile, Queuille réussisse à mettre en œuvre l’un des objectifs majeurs du Front populaire, la nationalisation des chemins de fer... Puis plus tard, en 1939, alors ministre de l’Agriculture depuis près de deux ans,
il aura une consécration d’un genre nouveau en étant l’un des « présidentiables » le plus en vue lors d’une élection à laquelle le président de la République en place décidera, finalement, de se représenter — ce qui
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fut probablement pour Queuille lui-même, du moins en ce qui concernait la suite de sa carrière politique, un dénouement heureux. Mais Queuille devait d’abord traverser les années turbulentes du Front populaire. En gestation depuis un an, celui-ci naît en juin 1935; emporte les élections législatives d’avril-mai 1936; entre en agonie après la chute du premier gouvernement Blum en juin 1937; et meurt en automne 1938 — un laps de temps au total de plus de quatre ans. L’attitude de Queuille à son égard n’est pas toujours facile à déterminer avec précision: ou «en recul» ou au gouvernement, il s’abstenait dans la mesure du possible de faire des interventions politiques, ce qui ne facilite pas la tâche de l’historien.. Une décennie plus tôt, pourtant, en envisageant un événement similaire, Queuille avait parlé, nous l’avons vu, avec une franchise notable:
«Une telle entente, qui aboutirait demain à un divorce et à des oppositions sur tous les grands problèmes nationaux et sociaux, serait un crime ». Mais la situation avait beaucoup évolué depuis. L’histoire — la grande crise économique, les émeutes sanglantes du 6 février 1934, une situation internationale de plus en plus inquiétante — était passée par là. Et peut-être surtout, le Front populaire n’était pas une éventualité. Il existait, et il fallait faire avec.
Queuille allait «faire avec» avec plus d’adresse et de succès que son mentor Herriot, dont il partageait sans doute la même attitude — celle d’une neutralité passive empreinte de réserve. Tiède à l’égard
du Front populaire dès le début, Herriot — qui contrairement à Queuille parlait abondamment
dans des réunions politiques — se
disait en outre viscéralement hostile à la notion de la lutte des classes, préférant l’Union nationale à des «fronts qui se combattent »,
opinions qu’aurait pu soutenir Queuille.. Et au contraire de Jean Zay, Pierre Cot, et (surtout) Daladier, Herriot ne s’associa pas à la grande manifestation populaire du 14 juillet 1935, de la Bastille à la porte de Vincennes. La présence de Queuille y aurait été encore plus surprenante. Commentant son absence de telles manifestations (il y aura toutefois une exception en août 1937, en Corrèze), Louis Salle, alors son plus proche ami à la préfecture à Tulle, expliquera plus tard, en le citant, l’attitude de Queuille:
II était, je crois, par-
tisan d’un rapprochement tactique mais pas idéologique avec les socialistes. Il désapprouvait le tumulte dans la rue, la multiplication des grèves et des occupations d’usines, en un mot ce qu’il considérait comme le désordre, un désordre de nature à aggraver une situation difficile. C’est ce qu’il me dit au cours d’une conversation
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que j’eus, à l’époque, avec lui. Il a toujours été défavorable aux
outrances |. » Partageant les mêmes idées que Herriot, Queuille ne fera pas pourtant le même trajet ministériel que son aîné — celui de Queuille étant beaucoup plus dans le sens de l’histoire, alors comme plus tard. Après la chute de Flandin, Herriot fut ministre d’État — comme le fut également Pétain, déjà de retour — dans un gouvernement, formé par Fernand Bouisson, qui ne durera que quatre jours (Pétain acceptera le même poste dans le quatrième ministère Laval, lequel restera en place un peu moins de huit mois). Élu président de la Chambre des députés en juin 1936, Herriot ne sera plus jamais ministre. Quant à Queuille, il reprendra sa longue route ministérielle avec éclat un an plus tard lorsque Chautemps — qui avait navigué d’une façon spectaculaire depuis l’affaire Stavisky — succédera à Blum en juin 1937. Mais plus important pour Queuille, du moins à court terme, fut le fait qu’en décembre 1935 — près de cinq mois avant les élections législatives qui virent le triomphe du Front populaire — il avait emporté une élection bien à lui. Profitant d’un coup du sort, et après avoir mûrement mais vite réfléchi, il était dorénavant confortablement ins-
tallé dans un siège au Sénat...
Le nouveau sénateur de la Corrèze Lors des élections législatives de 1919, Queuille avait forcé le destin en «débarquant» ou écartant des collègues et rivaux politiques — ce qui lui avait permis d’être réélu de justesse mais avec un éclat certain, et par la suite d’entrer au gouvernement et d’accéder à la présidence du conseil général. Parmi ses concurrents potentiels à l’époque (Queuille avait refusé de l’accepter comme colistier) figurait Henry de Jouvenel, lequel devint — avec la coopération bienveillante de Queuille — sénateur deux années plus tard, siège qu’il garda jusqu’à sa mort subite à Paris le 11 octobre 1935. Ce coup du sort bien malheureux pour de Jouvenel (il n’avait alors que cinquante-neuf ans) allait fournir à Queuille encore une occasion de forcer le destin. Homme du monde avec des allures de grand seigneur, très parisien mais avec des ascendances (et un château) en Corrèze, marié en secondes noces avec l’écrivain célèbre Colette, menant une vie fas-
tueuse, le baron (d’Empire) Henry de Jouvenel des Ursins avait un tempérament tout autre que celui du Neuvicois qui faisait une car-
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rière politique impressionnante tout en restant modeste et effacé. Mais — comme des lettres que gardera Queuille de son ami et collègue en témoignent — les deux hommes se respectaient, s’appréciaient, et à l’occasion travaillaient étroitement ensemble.
Dans une de celles-ci, par exemple, datée du 30 mai 1922, de Jouvenel informa Queuille en détail d’une démarche qu’il venait de faire auprès d'André Le Troquer — alors ministre des Travaux publics — concernant un projetà l’étude en Corrèze. « Je suis avec vous, dans la circonstance, quoi que vous décidiez».. Le 8 avril, autre exemple,
de Jouvenel lui écrivit de Rome avant les élections législatives : «Vous m'avez si bien dit que je ne pouvais servir à rien ni à personne en Corrèze, au moins au début de la période électorale, que cela m’a incité à venir faire un tour à Rome» et ajouta: «si par hasard vous aviez besoin de moi dans la semaine qui précédera le premier tour, dites-le-moi ou faites-le-moi dire. Je serai entièrement à votre disposition». Le 26 mars
1933, dans une autre lettre de Rome où il était
maintenant ambassadeur, de Jouvenel parlera des négociations en cours, et fera également état d’une visite qu’il venait de recevoir des
chevaliers du Mérite agricole. Mais plus révélatrice fut une lettre qu’il envoya après le retour de Queuille au ministère de l’Agriculture lors du bref gouvernement Paul-Boncour en décembre 1932: «Votre lettre m’a infiniment touché. Je n’ai pas perdu tout espoir de collaborer avec vous un jour d’une manière plus proche — et j'avoue qu’il m’eût été agréable de le faire dans un ministère où il y avait PaulBoncour et de Monzie [avec lesquels de Jouvenel avait été élève au Collège Stanislas]. Nous allons tout de même être de loin attachés à la même œuvre, ajouta-t-il, et la vôtre n’est pas plus facile que la mienne. J’ai pu admirer la preuve de courage en même temps que d’amitié pour Boncour que vous avez donnée en reprenant le dur ministère de l’Agriculture. » La mort de De Jouvenel fut soudaine. Rentrant à pied d’une exposition au Grand Palais, il tomba foudroyé par un arrêt cardiaque sur l’avenue des Champs-Élysées, non loin de l’endroit où est enterré le soldat inconnu, hommage que de Jouvenel, toujours fertile en idées,
avait proposé après la victoire de 1918. Son fils Bertrand racontera dans ses mémoires que son père lui avait dit, le jour même de sa mort, que Laval venait de lui offrir le ministère des Affaires étrangères, poste que cumulait Laval avec la présidence du Conseil, et qu’il allait accepter. «On n’a jamais le droit de se dérober ?.» Mais sa carrière avait été coupée net. Au niveau national, il laissait surtout un
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
destin inconnu et, en Corrèze, deux sièges à pourvoir: son poste de conseiller général de Saint-Privat,
Alphonse
Mons
où, à la demande
de Queuille,
lui avait cédé la place en 1930*; et celui, plus
convoité, de sénateur. Encore une fois, donc, mais cette fois à l’im-
proviste, les Corréziens allaient devoir se rendre aux urnes. Mais d’abord il fallait des candidats. Espèce certes prolifique en
Corrèze, ceux-ci ne manqueront pas à l’appel lors du scrutin partiel à Saint-Privat, lequel verra, le 24 novembre, la victoire de Jacques de Chammard au second tour. Quant au choix d’un nouveau sénateur, fixé au 8 décembre à Tulle, ils se feront toutefois rares, très rares,
lorsqu'on apprendra que Queuille lui-même s’était décidé à jeter son dévolu sur la portion la plus enviée de la succession politique de De Jouvenel. Pourquoi l’homme politique corrézien le plus éminent avait-il ainsi décidé de quitter la Chambre pour entrer au Sénat? Les raisons en étaient sans doute multiples. Prenant du recul depuis la chute de Flandin à la fin du mois de mai, Queuille trouve bien des motifs à être un peu inquiet. Réservé à l’égard du Front populaire alors en train d’émerger, il ne pouvait guère être conforté par les répercussions électorales que celui-ci avait eues sur les perspectives électorales en Corrèze. L’année précédente aux élections cantonales d’octobre 1934, son parti avait préservé sa majorité au conseil général, mais il y avait eu,
incontestablement, une percée communiste: l’ancien député Félix Vidalin, neveu d’Hippolyte Rouby, avait perdu son siège au profit d’un communiste, le premier à entrer au conseil général. Cette percée — la «poussée rouge » — avait été plus évidente encore aux élections municipales du mois de mai. En 1929, les radicaux avaient gagné dans quarante-neuf des soixante et une communes de l’arrondissement d’Ussel ;mais en 1935, ils ne l’emportèrent que dans trentesept. Dans le même temps, le score des communistes, qui avaient fait un raz-de-marée dans la zone montagneuse du nord de l’arrondissement, notamment à Bugeat, était monté de dix à dix-neuf. Les radicaux étaient, certes, toujours confortablement majoritaires dans le département, mais leur majorité — ce fut évident — s’effilochait. Mais concernant les élections législatives à venir, « poussée rouge » ou non, Queuille n’était pas lui-même, pouvait-il le penser, vraiment en danger dans un arrondissement où il était si bien implanté depuis si longtemps. Toutefois il était déjà manifeste que 1936 ne serait pas une répétition de 1932 où il avait gagné avec 65 p. 100 des voix au
premier tour, et où trois de ses collègues avaient été élus au second.
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Pourquoi, donc, pouvait-il penser aussi, ne pas se satisfaire d’une victoire facile au Sénat? Un tel désir aurait pu constituer un élément tout à fait compréhensible dans sa décision, comme l’aurait pu — pourquoi pas? — celui de se mettre un peu en marge des batailles politiques du jour. Mais si, plus simplement, Queuille avait tout bonnement envie d’entrer au Sénat? Le Sénat n’était pas à cette époque ce qu’il deviendrait plus tard. Aucune loi, par exemple, ne pouvait être votée alors sans son accord. Dans les années 30, d’ailleurs, il avait presque autant d'importance que la Chambre des députés. En plus, en devenant sénateur, Queuille suivait le cursus normal de la III° République — d’autres députés radicaux importants faisaient alors ce même trajet, dont Maurice Palmade, William Bertrand, Paul Jacquier, Joseph Paganon, et dans d’autres circonstances, Chautemps. Il y avait d’autres avantages encore. On y était bien et en bonne compagnie... Plus tard, à Alger, Queuille parlera souvent de ses collègues au Sénat comme «des gens remarquables, très cultivés *». Et puis, facteur très loin d’être négligeable, on y était élu pour neuf ans... Après son élection
en 1935, et une réélection facile en 1938, Queuille pouvait envisager d’y rester sans autre joute électorale jusqu’en 1947, et cela tout en poursuivant sa carrière ministérielle — et, faut-il l’ajouter, tout en étant bien placé pour obtenir un honneur plus exaltant. Car ce fut ce dernier avantage qui attirait peut-être le plus Queuille. Un sénateur de son calibre — et sa personnalité avenante — pouvait logiquement aspirer à devenir le premier parmi ses pairs. Jules Jeanneney, qui avait succédé à Lebrun lorsque ce dernier devint président de la République, avait vingt ans de plus que Queuille — et l’élection du président du Sénat avait lieu chaque année. Plus important, ou du moins plus à propos, la présidence du Sénat était le tremplin le plus utilisé pour accéder à la magistrature suprême — but naturel de tout homme politique, et certainement celui de Queuille. Sa décision prise, Queuille se mit à faire sa campagne électorale avec — déjà — un train de sénateur. Il prépara une profession de foi qu’il adressera aux sept cent cinq délégués sénatoriaux, et commençait à faire ses visites rituelles à travers le département. A tous, son élection semblait assurée, y compris à La Croix de la Corrèze. Toujours aussi acerbe, cette dernière dit de lui, le 17 novembre, qu’il «aurait pu être un digne médecin de campagne, honorable et res-
pecté. Il a préféré devenir député». Mais plus affirmatif au sujet de
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sa nouvelle candidature, le journal catholique ajoutera que, Îles communistes ayant déjà classé Queuille comme réactionnaire, «les modérés — bonnes poires — n’en demandent pas plus. N'est-ce pas leur rôle d’être bernés? M. Queuille sera élu. Vraiment, cet homme est aimé des dieux !». Dans sa profession de foi, Queuille parla d’abord de sujets très terre à terre, tels l’entretien des chemins vicinaux et ruraux, le désen-
clavement des bourgs et villages, et la réalisation des projets d’adduction d’eau et des réseaux ruraux de distribution électrique — sujets incontestablement importants dans un département rural. Quant aux
difficultés à l’échelon national, il assura les délégués sénatoriaux qu’il prendrait ses responsabilités «à l’occasion des questions politiques et des graves problèmes de l’heure présente»; et qu’une majorité se grouperait au Sénat «quand il s’agira de faire échec à toutes les entreprises de dictature». Mais la défense du régime, souligna-t-il, exigeait également «des sacrifices que les républicains doivent se consentir mutuellement pour constituer et soutenir des gouvernements capables de vivre et d’agir». Puis, dans un appel similaire, lui aussi, à ceux qu’il aura souvent l’occasion de faire plus tard, il déclara : «Je voudrais que notre République fût servie et sauvée, dans la crise actuelle, par l’union sincère, la collaboration sans réserve, de tous les hommes fidèlement attachés au régime démocratique et à toutes les lois républicaines.» Ensuite, autre thème qui lui sera toujours cher, Queuille parla de la nécessité d’assainir la situation financière, ajoutant qu’à son avis il fallait s’efforcer d’éviter la dévaluation. Ainsi, Queuille aura énoncé dans sa profession de foi des positions qu’il continuera à exprimer au cours de toute sa carrière politique — et cela en ne parlant point, du moins explicitement, du Front populaire. Sa victoire semblant tellement assurée, Queuille n’aura pas de concurrent pendant presque toute la campagne électorale. Mais finalement Marius Vazeilles, encore lui mais pour une fois très hésitant, se présenta. Se proclamant « Front populaire » dans son tract électoral, le candidat communiste critiqua sévèrement «la spéculation, les écumeurs de l’épargne, la honte des scandales et les menées des factieux : croix de feu et gens du désordre». Puis, se tournant vers son adversaire, Vazeilles accusa Queuille d’avoir été responsable de la «situation désastreuse de toutes les classes laborieuses ».. Non seulement trop à l’emporte-pièce, ses attaques furent trop tardives. Ce ne sera que dans son dernier numéro publié le jour même de l’élection, par exemple, que La Croix put annoncer : « Au dernier moment nous
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apprenons que M. Queuille aura un adversaire dans la personne du communiste Vazeilles.» Mais pour La Croix, comme pour tout le monde, les dés étaient déjà jetés. «Tulle a son sénateur, Brive le sien: il est logique qu’Ussel soit représenté au Sénat », déclara le journal catholique le même jour dans un article sans doute déjà rédigé. Ajoutons que La Croix n’avait jamais fourni un tel «appui» à Queuille dans ses campagnes législatives. L’arrondissement d’Ussel n’eut pas à attendre longtemps. Le 8 décembre 1935, à l’heure bien matinale de 8 heures, les membres du collège électoral étaient convoqués à la salle des assises du palais de justice de Tulle pour un premier tour de scrutin. Des 698 bulletins qu’ils mirent dans les urnes, 500 portèrent le nom de Queuille ;Vazeilles en avait reçu 195; trois allèrent aux «divers». En en rendant compte, le préfet rapportera : « Aucun incident.» Dans son numéro de la semaine suivante, La Montagne corrézienne commentera avec
satisfaction que Queuille avait été élu par «une imposante majorité jamais atteinte jusqu’à présent dans notre département ». Dès que les résultats furent connus, ajouta ce même journal, une manifestation touchante — «à laquelle fut très sensible M. Queuille » — se déroula aux abords du tribunal et sur les quais de la Corrèze... En dépit de son élection triomphale, le nouveau sénateur ne jouera guère un rôle mobilisateur dans les événements qui suivirent en Corrèze — et cela notamment lors des élections législatives de mai 1936. Quoique toujours chef de file des radicaux et président du conseil général, Queuille restera en retrait — en comparaison à son rôle dans le passé — sur le plan départemental, comme il l'était déjà depuis mai 1935 au niveau national. Ce sera, en tout cas, une époque très dure pour son parti. En 1932, nous l’avons vu, les radicaux
avaient emporté quatre des cinq sièges, tous ceux où ils avaient présenté des candidats; en 1936, ils ne présenteront des candidats que dans trois circonscriptions, dont trois à Brive-Sud simultanément (véritable suicide), et n’emporteront qu’un siège, celui de Brive-Nord où Alexis Jaubert fut réélu non sans peine. Mais encore plus remarquable, il n’y aura même pas un candidat radical dans l’arrondissement d’Ussel où le candidat communiste, Marius Vazeilles, prenant
enfin sa revanche, emportera un siège que les radicaux avaient tenu depuis 1885, et Queuille lui-même depuis 1914... Probablement plus illustratif de la personnalité de Queuille que des réalités politiques, est un épisode qui se passa à cette époque au sujet d’une candidature possible de Bertrand de Jouvenel, fils du pré-
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décesseur de Queuille au Sénat. En 1928, le jeune de Jouvenel avait été un candidat radical éphémère à Bolbec-Fécamp en Normandie, «là parce que mes beaux-parents y habitaient le château de Tancarville», écrira-t-il dans ses mémoires *. Comme
son père, mais dans
une manière bien plus unilatérale, il avait gardé le contact avec Queuille, lui écrivant des longues lettres toujours non datées. «Monsieur le ministre, dans une liste imprimée par les journaux du soir, vous êtes porté comme le ministre probable d’une justice qui serait alors certaine. C’est avec une joie extraordinaire que j'ai vu votre nom placé en regard d’une fonction si capitale, et associé à une qualité que vous possédez à un si haut degré». En 1934, il quitta le parti radical pour s’embarquer sur un itinéraire qui le mènera en 1936 au Parti populaire français, le parti ultra-nationaliste (et de plus en plus fasciste) de Jacques Doriot. En route, pourtant, il ne perdait pas de vue son projet de se présenter à nouveau à la députation. « Bien sûr, pas en Corrèze, écrira-t-il dans ses mémoires, puisqu'il ne pouvait s’agir d’être élu, ni telle n’était pas mon ambition si ce n’était faisable, m'inscrivant à la dernière minute; et je ne devais pas faire un score ridicule là où mon père laissait un si grand souvenir ». Mais beaucoup plus à propos — et sans doute plus conforme aux faits — est une lettre qu’adresse Bertrand de Jouvenel à Queuille en 1935 après une visite qu'il fit en Corrèze «pour le 11 novembre», donc juste avant l’élection de Queuille au Sénat: «J’ai pu constater combien l’on se réjouissait de vous avoir bientôt comme sénateur. » Il avait eu, rapporta-t-il, l’occasion de quelques conservations : «Reportant sur moi, comme
vous faites vous-même
avec tant de bienveil-
lance, un peu de l’amitié qu’ils avaient pour mon père, des Brivistes m'ont dit leur désir de me voir présenter, non pas à Ussel comme vous me l’avez si amicalement proposé — sous la réserve de circonstances favorables —, mais à Brive. J’ai voulu vous en référer aussitôt et c’est l’objet de cette lettre.» Puis, et toujours à propos, il affirma: «J'étais, lorsque vous avez bien voulu me parler de mai 1936, sans intention électorale. Vous m’avez fait sentir qu’il y avait une tradition à continuer et j'ai été infiniment touché de votre pensée. C’est pour-
quoi je voudrais votre avis quant aux ouvertures qui m'ont été faites.» En concluant, il ajouta qu’il pensait aller en Corrèze et qu’il serait «très heureux si je pouvais venir vous voir sans causer de dérangement ». Queuille, donc, en parlant amicalement avec le fils
de son ancien ami, lui avait apparemment «proposé» de se présenter à Ussel «sous la réserve de circonstances favorables», et toujours
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dans la même veine, avait évoqué «une tradition à continuer». Ce n’est pas sûr, mais ce geste, dans la mesure où il avait été fait, relevait très probablement de la politesse. En tout cas, il n’alla pas plus loin.
Faisant encore un détour dans son itinéraire politique, Bertrand de Jouvenel se présentera aux élections législatives de 1936, mais sous le sigle néo-socialiste et en Gironde — où il arrivera le quatrième de huit candidats. Quant à l’arrondissement d’Ussel, Queuille donnera finalement son appui à son vieil adversaire et futur proche ami Clément Rambaud, celui qui l’avait tant combattu dans le passé et qui, exclu du Parti socialiste en 1919 et devenant ensuite socialiste indépendant, n'avait jamais été, lui, membre du Parti radical... En mai 1935, Ram-
baud avait démissionné de son mandat de maire de Meymac en raison de ses trop nombreuses occupations... Mais le 8 mars 1936, La Montagne corrézienne annoncera que la fédération du Parti radical (c’est-à-dire, Queuille), après examen de la situation dans la circonscription d’Ussel, avait décidé de soutenir la candidature du «citoyen Rambaud, républicain-socialiste, dont le programme répond aux aspirations démocratiques et s’inspire essentiellement des doctrines du Parti républicain, radical et radical-socialiste ». Ayant ainsi béni la candidature de Rambaud, Queuille ne se mettra pas en avant dans une campagne électorale dans laquelle, en plus de Vazeilles et Rambaud, deux autres candidats se présenteront: François Var, le maire socialiste d’Ussel, et Alfred Parre, un radical
dissident du «Parti radical Camille Pelletan». Se tenant à l’écart sinon au-dessus de la mêlée, ne voulant pas sans doute s’associer de trop près à un échec prévisible, Queuille ne participera pas aux réunions électorales. Mais il prit position, et nettement, dans une affiche électorale, et surtout dans “ne «déclaration catégorique» publiée le 5 avril dans La Montagne corrézienne. Celle-ci, incontestablement,
«catégorique » — sinon pas très lue. Ceux qui voulaient «servir la République et non l’internationale des Soviets », y affirmait Queuille, ne pouvaient pas se rallier à la candidature de Vazeilles. «Les socialistes, ajouta-t-il, marchent la main dans la main avec ces mêmes communistes dont, il n’y a pas longtemps, ils condamnaient si violemment la politique.» En Corrèze, du reste, «ils font, non pas le Front populaire, mais le front commun socialo-communiste». Il est exact,
déclara-t-il encore, qu’en 1924 Rambaud ne fut pas favorable au Cartel. «C’est qu’il ne croyait pas à l’entente durable avec le parti S.F.I.O. Ce n’est peut-être pas lui qui s’était trompé». Sa conclusion
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fut sans équivoque : « La discipline, la logique, l’intérêt de l’arrondissement nous imposent de soutenir de toute notre énergie la candidature de Clément Rambaud.» Plus significative encore fut une phrase dans un article publié le 19 mars dans La Dépêche de Toulouse, article que reproduira La Montagne corrézienne dans son dernier numéro avant les élections. «Vous voterez pour Rambaud, dit-il. Ce sera comme si vous votiez pour moi. » Cela ne se passera pas ainsi. Rambaud arriva tout juste premier au premier tour avec 35,5 p. 100 des voix, mais — le «front commun socialo-communiste» oblige — il perdra devant Vazeilles au second lorsqu'il n’obtiendra que 43,5 p. 100. Dans le canton de Neuvic, où Queuille avait réuni 88 p. 100 des voix au premier tour en 1932, Rambaud n’eut que 37 p. 100. Et à Neuvic même, où Queuille triomphait toujours, Vazeilles obtint le score plus que respectable de 336 voix au deuxième tour, tandis que le candidat qui devait être soutenu «de toute notre énergie » en reçut 375... Plus d’un demi-siècle plus tard, la veuve de Léon Monéger, l’ami neuvicois de toujours de Queuille, parlera de 1936 comme «l’année quand Henri Queuille a fait passer Vazeilles ». En parlant de l’élection de son père, la fille de Vazeilles soulignera, elle, que les électeurs en
haute Corrèze votaient — et votent toujours — pour des personnalités et pas pour des partis politiques. « En 1936, ils ne pouvaient pas voter pour Queuille car il était sénateur. Alors ils ont voté pour Marius Vazeilles »… Il a aussi été avancé — «un plan digne de Machiavel » — que Queuille était surtout motivé parce qu’il ne voulait pas voir un candidat élu député devenir indéracinable ce qui lui poserait un sérieux problème dans l’hypothèse où il désirerait retrouver son siège — hypothèse qui va à l’encontre de l’argument, si on l’accepte, selon lequel il voulait tout simplement rester au Sénat. En tout cas, malgré sa «déclaration catégorique » publiée dans La Montagne corrézienne, on ne peut pas dire que Queuille lui-même s’était rallié très énergiquement à son propre appel à soutenir le candidat «républicain socialiste »… Cela ne fut guère meilleur ailleurs. La seule victoire radicale, celle d’Alexis Jaubert à Brive-Nord, fut remportée au deuxième tour grâce au désistement du jeune candidat socialiste (et futur ministre) Marcel Champeix, lequel était arrivé seulement 46 voix derrière Jaubert au premier tour. Jacques de Chammard, le député-maire de Tulle, plus marqué à droite, fut battu au second tour par un socialiste ;un socia-
liste gagna également à Brive-Sud; et Spinasse garda son siège à
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Tulle-Nord sans difficulté. Dans un département où quatre radicaux et un socialiste avaient été élus en 1932, il y avait dorénavant trois députés socialistes, un communiste et un radical. Pour ses collègues,
du moins, le «système Queuille» était manifestement détraqué. Mais quant à Queuille lui-même, son « système » continuera à bien fonctionner. Aux élections cantonales d’octobre 1937, il fut réélu sans
difficulté au premier tour ;et quoique son parti n’eût plus la majorité au conseil général, il fut réélu à sa présidence le même mois par 18 voix contre 7. Aux élections sénatoriales du 23 octobre 1938, il
sera le seul candidat en Corrèze à être élu au premier tour, emportant cette fois 453 des 704 voix. François Labrousse fut réélu au second tour, qui vit également la victoire de Jacques de Chammard. Mais ce dernier l’emporta malgré l’opposition de Queuille qui, rejoint par Labrousse, avait insisté pour faire liste commune avec le troisième sénateur sortant, Joseph Faure — lequel, après avoir été depuis longtemps indépendant, avait seulement adhéré à la fédération radicale
l’année précédente. Selon une décision du comité directeur de la Fédération départementale réuni à Tulle le 11 septembre 1938 (et objet d’un rapport d’un commissaire de police au préfet), Queuille et Labrousse avaient obtenu «la plus entière liberté» de faire liste commune avec Faure, mais «les seuls candidats» du Parti radical seraient «les deux sénateurs sortants et M. de Chammard»... Arrivant près de 100 voix derrière de Chammard au premier tour, Faure facilitera sa victoire, bien sûr, en se désistant devant lui au second.
Ainsi, dans ce qui sera la dernière campagne électorale à laquelle prit part Queuille sous la IIT° République, les candidats «officiels » de son parti avaient — malgré lui — emporté tous les sièges. Queuille était alors sénateur de la Corrèze depuis près de deux ans, et pendant ce temps-là, à Paris, beaucoup d’eau avait coulé
sous les ponts.
En marge du premier gouvernement Blum Une débâcle en Corrèze, les élections législatives d’avril-mai 1936 avaient été une défaite pour les radicaux à l’échelon national — et une victoire pour le Front populaire dont ils faisaient partie. Devancés (de peu) par les communistes au premier tour, et loin derrière les socialistes, ils ne reviendront à la Chambre qu’avec 106 sièges, contre 149 aux socialistes et 72 aux communistes. Et logiquement, ce fut
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Léon
Blum
comptera
qui forma
pas moins
son
premier
gouvernement.
de trois sous-secrétaires
Celui-ci
ne
d’ État à l'Éducation
nationale et trois également à la Santé publique — et en tout, quatorze radicaux. Herriot ne fut pas du nombre: déclinant le ministère des Affaires étrangères, il préférera se faire élire président de la Chambre, poste qu’il occupera jusqu’en 1940. Queuille ne fut pas du nombre non plus. En réserve plus qu’à l’écart (Blum avait essayé d’attirer les radicaux modérés au moins autant, mais avec moins de succès, que ceux de l’aile gauche du parti), Queuille allait s’occuper, lui, de ses nouvelles tâches au Sénat. Queuille maintiendra, en effet, un profil bas pendant les douze mois que durera ce premier gouvernement Blum. Au Sénat, son nom est souvent cité dans les procès-verbaux des séances de la Commission de l’agriculture, dont il faisait partie. Le 10 mars 1937, par exemple, il appela l’attention de ses collègues sur «la question du ravitaillement de l’agriculture en engrais azotés dont l’emploi est particulièrement nécessaire cette année»... L’ancien «ministre inamovible» de l’Agriculture ne voulait pas gêner son jeune successeur Georges Monnet, qui était un ami, ni surtout s’opposer à un gouvernement dans lequel son parti jouait un rôle si important. Ce fut notamment le cas lors de la discussion au Sénat de la loi créant l’Office du blé. Se faisant le porte-parole du «boulevard Saint-Germain » (il avait été élu président de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles le 15 mars 1935), Queuille demanda à Monnet qu’on laissât aux coopératives et au Crédit agricole — dont la nouvelle loi alourdissait les charges — une certaine liberté; et qu’on n’étouffât pas les coopératives «sous les honneurs dont on les charge». Monnet, d’ailleurs, acceptera des aménagements à sa formule. En plus, grâce aux mauvaises récoltes de 1936 et 1937, Monnet aura la chance de ne pas avoir à affronter le problème de surcharge des stocks, qui ne resurgira qu’en 1938, au moment précisément où il sera relayé par Queuille. Au cours de cette année, Queuille eut aussi l’occasion d’aller, mais
tout juste, à l’étranger ; et également d’ajouter encore un titre à sa liste de présidences. Le 17 septembre 1936, son ami Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères, lui envoya une lettre dans laquelle il le félicitait pour sa nomination comme délégué adjoint à la dix-septième assemblée de la Société des nations — et à un niveau plus pratique, l’informait que pendant son séjour à Genève il recevrait une
indemnité journalière de 215 francs versée par les soins du consulat
SÉNATEUR, MINISTRE ET PRÉSIDENTIABLE
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général... Son rôle, apparemment, n’y était pas très astreignant, la principale documentation qui en survit étant une lettre très affectueuse qu’il adressa à sa fille à l’occasion de son vingt et unième anniversaire — lettre qu’elle gardera toujours sur elle... Quant à sa nouvelle présidence, ce fut en février 1937 que le gouvernement Blum le nomma président de l’Office national des mutilés, combattants, victimes de la guerre et pupilles de la nation — ultime consécration pour un homme qui comme jeune député s’était tant dévoué à ces infortunés, et signe que Queuille, quoique en marge, était toujours encore bien en cour. Pendant ce même mois de février 1937, dans un discours radiodiffusé, Blum décréta une «pause» dans les projets que poursuivait son gouvernement: «Nous avons accompli, expliqua-t-il, une œuvre législative qui dans des temps normaux aurait pris des années de travail. Après une course aussi rapide, il est naturel de souffler un peu. » Tout en essayant de faire face à de multiples crises, arrivant au pouvoir lorsqu'il y avait deux millions d’ouvriers en grève et des usines occupées, le nouveau gouvernement avait fait voter une cascade de réformes, dont les lois sur les congés payés, la semaine de quarante heures, la réforme du statut de la Banque de France, la nationalisation de certaines industries d’armement, et l’obligation scolaire jusqu’à quatorze ans. Mais le prix à payer était évidemment élevé: une baisse de production augmentait l’inflation, et la hausse des cours intérieurs rendit les exportations plus difficiles. La fuite des capitaux — encore une fois — s’amplifia et, le 25 septembre 1936, le franc avait été dévalué, mais selon des experts trop tard et trop peu. La situation internationale restait également tout aussi inquiétante : le monde extérieur était toujours là, et il n’y avait pas, par exemple, la semaine de quarante heures dans les industries d’arme-
ment en Allemagne... Crise plus immédiate, Blum avait répondu à la guerre civile en Espagne, déclenchée en juillet 1936, par une politique officielle de non-intervention, politique qui eut le soutien de la majorité des radicaux. Mais les députés communistes, voulant une ligne plus dure, s'étaient abstenus le 4 décembre 1936 lors d’un vote sur la politique étrangère du gouvernement — première faille dans une majo-
rité déjà chancelante. L’agitation sociale continuait aussi, comme l'agitation tout court, y compris de la part de ceux qui avaient tant fait pour provoquer les émeutes sanglantes du 6 février 1934. Poussé au suicide par une campagne calomnieuse de la presse d’extrême droite qui l’accusait de désertion pendant la guerre, Roger Salengro,
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HENRI QUEUILLE
EN SON TEMPS
ministre de l’Intérieur, se donna la mort le 15 novembre
1936... Les
temps n'étaient pas «normaux », comme le disait Blum en annonçant la «pause». Mais ils étaient en tout cas durs, très durs. Blum fut aussi l’objet d’attaques méprisables, mais les raisons de sa chute en juin 1937 viendront surtout de l’incapacité de son gouvernement à faire face aux problèmes économiques et financiers de plus en plus dramatiques. En plus, et cela se comprend, le gouvernement était manifestement usé: l’enthousiasme qu’il avait soulevé à son arrivée au pouvoir s'était évanoui depuis longtemps. Déjà, lors de leur congrès à Biarritz en septembre 1936, les radicaux s’étaient inquiétés de l’absence de l’autorité de l’État; mais l'agitation, dans laquelle leurs «partenaires» communistes jouaient un rôle actif, avait continué. Le 10 juin, au bout du rouleau, le gouvernement demanda les pleins pouvoirs jusqu’au 39 juin, afin de prendre les «mesures nécessaires au redressement des finances publiques, ainsi
qu’à la protection de l’épargne, de la monnaie et du crédit public». Malgré des doutes largement répandus que le gouvernement püût accomplir de tels objectifs, et encore plus de doutes à l’égard des «mesures nécessaires », la Chambre
accordera sa confiance à Blum
par 346 contre 246, soixante-huit radicaux votant pour, vingt-deux contre, et neuf s’abstenant. Mais certains de ceux qui avaient accordé leur confiance l’avaient sans doute fait assurés que leurs col-
lègues au Sénat — où aurait lieu le vote décisif — exprimeraient leurs vrais sentiments. Ils le firent, du moins au moment du vote. Dans un Sénat dominé en nombre par les radicaux mais mené à la bataille par Caillaux qui ne l’était pas, Blum fut renversé par 168 voix contre 96. Trente-six sénateurs choisirent de ne pas prendre part au vote, dont Queuille et ses collègues corréziens François Labrousse et Joseph Faure — Alexis Jaubert s'étant déjà abstenu à la Chambre. En marge depuis le début de ce premier gouvernement Blum, et tout en tâchant de maintenir de bons rapports avec tous ses collègues, Queuille était donc resté à l'écart jusqu’à la fin. Certains avaient eu un comportement nettement plus ambigu: parmi les autres sénateurs qui avaient préféré ne pas prendre part au vote renversant Blum figurait l’un de ses propres ministres d’État — devenu son héritier présomptif - Camille Chautemps..
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Ministre des Travaux publics de Chautemps et père de la S.N.C.F. Le 22 juin 1937, jour même où démissionna Blum, Chautemps constituera son troisième gouvernement — un ministère Chautemps-Blum,
ce dernier occupant le poste de vice-président du Conseil sans portefeuille. Le Front populaire continuait, mais il était dorénavant à direction radicale. Il était, aussi, indéniablement édulcoré, notamment
par l’arrivée de Georges Bonnet aux Finances, lequel succédait à Vincent Auriol, nommé
ministre de la Justice. Daladier restait à la
Guerre, Delbos aux Affaires étrangères, Jean Zay à l'Éducation nationale, et Georges Monnet à l’Agriculture. Gaston Monnerville, à l’âge de quarante ans, entra au gouvernement pour la première fois, en tant que sous-secrétaire d’État aux Colonies. A l’âge de cinquante-trois ans, Queuille allait figurer dans un gouvernement pour la dix-septième fois. Avec son ami Chautemps aux commandes, sa présence était inévitable. Mais cette fois il était évident qu’il n’aurait pas son poste habituel: déjà en place, Monnet était, en plus, un protégé du vice-président du Conseil. Il fallait donc regarder ailleurs. Mais où? «Imaginez-vous que j’ai failli, à la veille de la guerre, être nommé ministre de l’Air dans le ministère Chautemps », racontera Queuille en 1952 dans sa conférence aux Corréziens de Paris. La tradition voulait,
ajouta-t-il (en exagérant un peu), que les nouveaux sénateurs ne devenaient ministres qu'après un stage sénatorial plus long que le sien. Mais, dans les couloirs du Sénat, son ami Alexandre Israel, celui qui quelques années plus tôt avait publié ses articles dans Le Petit Troyen, vint vers lui. «Tu ne t’absentes pas? lui demanda Israel, ami aussi de Chautemps. — Non, pourquoi ? — Parce que Chautemps veut te faire appeler. — Mais il a complètement tort », dit Queuille, lui expliquant qu’il vaudrait mieux, s’il prenait des sénateurs, prendre des gens chevronnés, puisque dans cette maison il fallait l’être pour être ministre. «Ah! dit Israel, ce n’est pas ce que Chautemps pense. Je vais même te dire qu’il est en ce moment-ci avec Pierre Cot qui ne veut pas rester au ministère de l’Air, qui lui dit que c’est une maison
dans laquelle il faudrait mettre de l’ordre, et ils ont pensé qu’il valait mieux qu’on mette là quelqu’un qui a la réputation d’être un administrateur. — Je ne veux pas être ministre de l’Air», insistait Queuille —
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notant dans ses fragments de mémoires dictés au début des années 60, qu’il était «trop ignorant des questions aéronautiques ». Quelques minutes plus tard, raconta Queuille, il reçut son coup de téléphone, se rendit chez Chautemps, et déclina l’offre du ministère de l'Air. Le prenant alors dans un coin, Chautemps lui fit, dit-il, la
«petite déclaration» suivante: «J'aurai des difficultés, jai besoin d’avoir de bons amis à mes côtés qui aient un peu le sens politique. Il faut absolument que tu entres dans le Cabinet. Avec toi je peux faire ce que je ne ferais pas avec un autre, voici la liste des portefeuilles qui sont actuellement libres, choisis ce que tu voudras.» Chautemps lui demanda alors d’être présent à ses côtés lorsqu'il recevrait une délégation socialiste qui venait pour savoir quels portefeuilles seraient réservés à la S.F.I.0. Quand la discussion arriva aux Travaux publics, Chautemps l’offrit à Paul Faure, secrétaire général de la S.F.I.O. depuis la scission de Tours et ministre d’État sous Blum. «Non, je ne veux pas aller aux Travaux publics », lui déclara Faure. «Je serai obligé de faire la S.N.C.F., ce ne sera pas possible. Il faut mettre là quelqu’un qui soit assez malin pour ne pas vous créer des ennuis.» Alors, Chautemps répondit immédiatement: «Mais j’ai votre affaire. Queuille, tu es ministre des Travaux publics.» «C’est comme cela, conclut Queuille, que je suis devenu ministre des Travaux publics et que j'ai fait la S.N.C.F.» «Tu es en train de faire le tour complet de la table, et je ne doute pas qu’un de ces jours ce ne soit toi qui prennes les leviers», lui déclara Pierre Cathala dans une lettre de félicitations — ancien ministre de l’Agriculture de Laval, Cathala sera à nouveau ministre de Laval à Vichy en 1942... Queuille ayant décliné le ministère de l’Air, Pierre Cot y restera, mais seulement jusqu’en janvier 1938 lorsque Chautemps, formant son dernier gouvernement, le remplacera par Guy La Chambre, lequel s’y maintiendra jusqu’en mars 1940. Comme sous-secrétaire d’État aux Travaux publics, Queuille eut Paul Ramadier, déjà en place sous Blum dans son premier poste ministériel. Nommé ministre du Travail en janvier 1938, le futur président du Conseil sera alors remplacé par Alexis Jaubert, qui terminera ainsi sa carrière ministérielle. Dans la perspective de difficiles négociations avec les compagnies de chemin de fer, Queuille forma son cabinet personnel avec un soin
particulier. Au poste clé de directeur du cabinet, il nomma Paul Devinat, alors âgé de quarante ans. Agrégé d’histoire et de géographie, s'intéressant vivement aux problèmes internationaux, Devinat avait
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déjà occupé le même poste lorsque Laurent Eynac fut ministre des Travaux publics sous Laval en 1935-1936. Faisant plus tard sa propre carrière politique, Devinat sera député de Saône-et-Loire pendant toute la IV° République et restera toujours proche de Queuille, qui le nommera secrétaire d’État à deux reprises. Ensuite, pour l’aider plus particulièrement dans ses négociations, Queuille fit appel à Jean Filippi et Jean Bichelonne. Inspecteur des Finances, Filippi restera lui aussi proche de Queuille, entrant à nouveau dans son cabinet personnel en 1949; et comme Devinat, il fera une carrière politique — élu sénateur de da Corse en 1955, il sera nommé secrétaire d’État par Guy Mollet. L'avenir de Bichelonne, toutefois, sera tout autre: sa carrière ministérielle commencera et finira sous Vichy. Quant au poste de chef de cabinet, il n’y eut pas de changement: le fidèle Guy Boursiac y fut nommé à nouveau. Queuille innovera pourtant lorsqu’il nomma le très jeune Jean Vaujour attaché parlementaire chargé des relations avec le Sénat. Consulté à propos de l’avenir de celui-ci par Georges Cosson, ami proche de Queuille à la préfecture de Tulle et grand ami du père de Vaujour, Queuille avait
déclaré : «Orientez-le vers une carrière préfectorale. Je m’occuperai de lui.» En 1937, Vaujour étant alorsâgé de vingt-trois ans, licencié en droit et diplômé de l’École des sciences politiques, Queuille le chargea de fréquenter le Sénat, dont l’ambiance était pour le moins peu juvénile. Lorsqu’on lui disait que des sénateurs trouvaient qu’il leur avait envoyé un gamin, Queuille commentait fermement, se souviendra
Vaujour, qu’il était très fier de faire voir à des sénateurs chevronnés qu’il y avait des jeunes Corréziens à qui un ministre corrézien n’hésitait pas à confier une telle mission. «La France n’a pas que des vieillards. Il faut donner des places aux jeunes ».. Comme tant d’autres appelés à travailler à ses côtés, Vaujour restera toujours un proche de Queuille — ensuite comme rédacteur au ministère du Ravitaillement en 1940, mais surtout, comme nous le verrons, sous l'Occupation, à Alger, et après la guerre.
Son équipe formée, une véritable course contre la montre s’engagea, course qui culminera au cours de cet été 1937 avec la création de la S.N.C.F. En grande partie due à Queuille, qui menait les négociations au nom du gouvernement, celle-ci constituera sans doute son
plus beau succès au cours des années 30. Il dut faire vite car, doté des pleins pouvoirs financiers le 30 juin, le nouveau gouvernement
avait le droit de légiférer par décrets seulement jusqu’au 31 août. Il y avait, certes, des difficultés plus immédiates (la Bourse avait même
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
dû être fermée entre le 28 juin et le 1° juillet). Mais le gouvernement avait décidé de profiter de ce délai pour essayer, aussi, de résoudre le délicat problème de l’avenir des compagnies de chemin de fer, pro-
blème resté en suspens depuis des années. La situation de ces dernières devenait désastreuse pour de multiples raisons: les destructions de la guerre de 1914-1918 ; la concurrence croissante de l’automobile; des investissements ruineux au profit de lignes secondaires; et plus récentes, les conséquences de la loi de quarante heures. Les compagnies étant toutes en déficit, elles ne se maintenaient plus qu’avec les subventions croissantes de l’État. Des réformes avaient été proposées, mais rien n’avait été en fait résolu. Pour beaucoup à gauche, surtout
dans un climat de Front populaire, la seule solution était la nationalisation. Blum, lors d’une conversation avant le vote des pleins pouvoirs avec le nouveau ministre des Finances, Georges Bonnet, avait
donné son accord pour la création d’une Société des chemins de fer. Mais, comment y arriver? Le 8 juillet, le Conseil des ministres nomma une Commission interministérielle chargée de préparer la réorganisation des réseaux. Elle préconisa la remise de la gestion des chemins de fer à l’État, avec la mise à la charge de celui-ci de l’amortissement et du service des obligations et des actions émises, et surtout la création d’une
société où l’État détiendrait la majorité avec le maintien de la propriété du domaine privé aux compagnies. Cette commission comprenait Chautemps, Blum, Queuille, Bonnet et les ministres du
Commerce et du Travail, mais en fait ce fut Queuille auquel incombaïit la charge de diriger les travaux. En face de lui comme représentant des compagnies se trouvait René Mayer, administrateur de la puissante Compagnie du Nord, dont le président était le baron Edouard de Rothschild. Gros travailleur, autoritaire et parfois brusque, Mayer allait être un redoutable adversaire pour Queuille — et comme lui, président du Conseil pendant la IV République. A part quelques exceptions du côté des compagnies, les deux parties étaient d’accord dès le début concernant la création d’une société unique à laquelle les réseaux apporteraient leurs exploitations. Mais une longue litanie de problèmes restait à régler, dont la fixation du montant global de l’indemnité d’éviction due aux anciens réseaux, et comment seraient désignés ses dirigeants. Avec de pareilles différences, d’ailleurs évidentes dès le début, un aboutissement heureux était
loin d’être assuré: les grandes questions seront toujours en suspens
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dans les derniers jours du mois d’août, et les négociations serrées continueront jusqu’au bout. D’après tous les témoignages, Queuille conduisait les négociations — et son équipe — à sa façon, c’est-à-dire, d’une main ferme, avec de la ténacité et de la discrétion, et en prenant grand soin des détails. Sa première décision fut d’écarter de son ministère le secrétaire général Cyrille Grimpret, qui était de surcroît le gendre de Blum... Sachant, selon Devinat, que Grimpret prétendait à la présidence de la nouvelle société, et le trouvant trop cassant, Queuille lui affirma qu’il n’avait jamais eu besoin d’un secrétaire général, et qu’il n’avait pas l’intention de commencer — en contrepartie de son départ, Grimpret fut nommé à la présidence du conseil général des Ponts et Chaussées... ?. Quant aux autres, écrira Devinat en 1973, «le ministre réunissait
chaque soir son équipe pour faire le point des discussions de la journée. Il se faisait expliquer avec soin chaque proposition, chaque texte. Il mettait à se faire une opinion le soin d’un médecin établissant un diagnostic. Rien ne lui échappait. Suivant son penchant naturel, il interrogeait ses collaborateurs, recherchant leurs critiques et tenant compte de leurs observations.
Sa mémoire, qu’il avait excellente, le
servait. Il méditait les réponses à faire, les arguments à opposer. Jour après jour, les problèmes se résolvaient dans son esprit#». Queuille et Mayer se battront jusqu’à la fin, quoique ce fût au sujet d’une cause qui au cours des négociations leur devenait de plus en plus commune. En même temps, ils devaient aussi tenir tête à leurs propres collègues. «Mon avis est loin d’être partagé par tous», et notamment par «le baron Édouard», écrira Mayer dans un récit succinct qu’il laissera des négociations ?. Le 16 août, ajouta-t-il, «l’Orléans jure sur les poignards qu’il ne signera pas; son conseil se dégagera le 18, après une séance dramatique». Du côté de Queuille, Blum se montra souvent impatient et pointilleux. «Est-il vrai que les difficultés s’élèvent sur les clauses des statuts relatives aux assemblées générales?» demanda-t-il dans une longue lettre qu’il adressa à Queuille le 21 août. «En tout cas, c’est un point sur lequel il est impossible de céder. » Finalement les compagnies accepteront le principe d’une «majorité d'intérêt général » à l’intérieur de la nouvelle société, l'Etat devenant propriétaire à 51 p. 100, et la réduction de leur indemnité de
2 milliards à 700 millions. Mais les «détails» restaient à régler, et des négociations homériques continuaient. «Ai-je jamais dévoré tant de sandwichs, bu tant de bière, d’eau minérale et de café», écrira plus
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tard l’un des adjoints de Mayer. Ayant cité cette observation dans un document qu’il laissa sur la création de la S.N.C.F., un autre adjoint de Mayer, André Moreau-Néret, parlera d’un rafraîchissement plus substantiel. «Le ministre Henri Queuille ayant pitié de la fatigue des négociateurs fit un jour interrompre les négociations pour que chacun ait, dans le jardin du ministère, avec un excellent porto, un moment
de détente 1°, » Les pourparlers culmineront la nuit du 30 au 31 août, les négociateurs siégeant en permanence au ministère des Travaux publics tandis que les présidents et vice-présidents des réseaux étaient réunis chez le baron de Rothschild dans son hôtel de la rue Saint-Florentin. Selon Moreau-Néret, Mayer fit la navette entre les deux groupes durant toute la nuit. L’adjoint de Mayer ne décrira pas les différends qui subsistaient, mais Jean Filippi se souviendra que Mayer demandait toujours des concessions à 2 heures du matin — et qu’il lui avait dit que, quoique Queuille fût «vieux», lui, Filippi, était jeune (il avait trente-deux ans), et pouvait rester là toute la nuit. En tout cas, ajouta-t-il, Mayer fut informé que le décret était déjà imprimé ;‘et lorsque ce dernier formula une exigence aussi importante qu’inattendue, elle fut retirée devant la menace de nationalisation par voie d’autorité. Le bref passage que consacrera Mayer à cette dernière nuit des négociations fut très différent, mais encore plus dramatique. «Dans la nuit du 30 au 31 août, Queuille, revenant sur certaines concessions
faites par lui-même pour la liquidation du contentieux pendant, je ferme mon dossier et quitte son cabinet en claquant la porte...» Puis, ajouta-t-il sans autres détails : «La convention créant la Société nationale des chemins de fer français est signée le 31 août au matin, au ministère des Travaux publics.» Queuille gardera une page avec des signatures: il signa le premier en grande écriture ;Mayer signa le dernier, également en grande écriture. Dans une déclaration faite le lendemain après une réunion du Conseil des ministres, Chautemps exprima sa satisfaction «que le problème de la réorganisation des chemins de fer, qui était depuis si longtemps et vainement débattu, ait pu être réglé par nous, non par les voies de la coercition, mais par la méthode pacifique de la convention». Ce résultat, déclara-t-il, «est dû principalement à la souple intelligence et à la ténacité de mon ami Henri Queuille, qu’on ne saurait trop louer pour la façon magistrale dont il a conduit ses discussions avec les réseaux, représentés eux-mêmes par un négociateur spécialement avisé». Écrivant long-
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ET PRÉSIDENTIABLE
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temps après, Moreau-Néret arrivera à une conclusion similaire — à quelques nuances près. «Pour ceux qui ont vécu cette époque, déjà lointaine, René Mayer est, avec le ministre des Travaux publics, le
véritable fondateur de la S.N.C.F.» Blum, aussi, félicitera Queuille. Selon Devinat, qui accompagna
son patron lorsqu'il alla chez Blum pour lui faire connaître le résultat de leurs travaux, Blum se fit expliquer avec soin le texte établi, et puis offrit à Queuille ses plus vifs compliments. Blum, observa Devinat, «avait apprécié chez Henri Queuille des qualités nouvelles. Il lui témoigna une amitié, nuancée d’une certaine admiration». Ce fut dans la voiture qui le conduisait chez Blum, d’ailleurs, que Queuille choisit le nom du président de la nouvelle société, Pierre Guinand,
secrétaire général au ministère de l’Air. Blum, toujours selon Devinat, «fut très chic et approuva cette décision». Jean Filippi, lui, en sera nommé le secrétaire général. Queuille restera toujours fier du rôle qu’il avait joué en créant la S.N.C.F., et gardera de très bons rapports avec elle. «Vous savez quelle déférente affection attache le monde cheminot au père de la S.N.C.F. et combien nous vous sommes reconnaissants de votre constante sollicitude pour le chemin de fer », lui écrira en avril 1954 Louis Armand, alors et depuis longtemps à sa tête. Mais celui qui sera le plus fidèle en se souvenant des négociations ardues — sinon du claquement de portes — fut René Mayer. Le 31 août 1962, par exemple, choisissant ses mots avec autant de précision que la date, Mayer lui écrivit qu’«il y a aujourd’hui vingt-cinq ans que nous avons pour la première fois apposé, vous et moi, nos signatures sur un document : c'était la convention créant la S.N.C.F. ». Il ne voulait pas, ajouta-t-il, «laisser passer cette date sans l’assurer de sa pensée, très proche, j'en suis sûr, de la vôtre ce jour». Leur amitié s’était affirmée vingt-cinq années plus tôt, répondit Queuille, et depuis ils avaient quitté, tous les deux, la politique active, et «en ce qui vous concerne je l’ai regretté, pour le pays»... Le 31 août 1967, Mayer lui adressa encore un message, cette fois par télégramme «Aujourd’hui, trente ans après je
pense à vous avec une respectueuse affection.» Mais cette fois, hélas! Queuille, mourant, n’était pas en état de répondre... La suite des événements — en 1937 — allait être infiniment moins riche en réalisations de ce genre. Le plus haut point pour Queuille au
cours de cette période, la création de la S.N.C.F. l’était également pour Chautemps à une époque où le régime s’enlisait de plus en plus dans l’inertie et la discorde. Après sa chute en janvier, Chautemps
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arrivera à former son quatrième et dernier gouvernement, Queuille restant en place; mais il tombera à nouveau le 10 mars — un jour, coïncidence de très mauvais augure, avant l’entrée des troupes allemandes en Autriche. Queuille ne fera pas partie du très bref — vingtcinq jours — gouvernement Blum qui suivra. Fidèle à lui-même et au rôle qu’il avait choisi, ses yeux sans doute fixés sur l’avenir, et malgré ses bonnes relations avec Blum, Queuille ne pouvait, en toute logique, que prendre ses distances à nouveau — même si on lui avait demandé de faire le contraire. Et le 8 avril 1938, lorsque Blum sera à nouveau
renversé par le Sénat, cette fois par le score écrasant de 214 voix contre 47, Queuille fut l’un des trente-sept sénateurs qui ne prirent pas part au vote.
En quittant le ministère des Travaux publics en mars 1938, Queuille avait été remplacé par Jules Moch, nommé pour la première fois au gouvernement. En écrivant ses mémoires, ce dernier décrira la scène lors de son arrivée. «J’ai au préalable serré la main de mon prédécesseur, Queuille. Sans doute ai-je pris un air de circonstance, car il me dit : “Pourquoi cet air de deuil ? Je ne me frappe pas: c’est la
vingt-troisième fois que cela m’arrive !!”.» Ce fut, moins approximativement, la dix-septième fois. Mais un mois plus tard, Blum (et Moch) étant partis, et l’hypothèque du Front populaire définitivement levée, Queuille sera de retour au gouvernement, et pour longtemps — jusqu’à la défaite de la France et la formation d’un gouvernement par le maréchal Pétain à Bordeaux en juin 1940...
De retour à l’Agriculture sous Daladier Nommé à la tête du gouvernement en avril 1938, Daladier avait fait un remarquable retour aux affaires depuis son bref et désastreux gouvernement en 1934. L’homme
du 6 février, «le fusilleur » selon ses
pires critiques, ministre de la Défense nationale depuis près de deux ans, ayant forgé en plus une image de force, Daladier était, espéraiton, l’homme qu’exigeait la situation, un chef qui pourrait se révéler, pourquoi pas, un nouveau Poincaré ou Clemenceau. Il n’aura pourtant pas un tel destin, entrant dans l’histoire surtout, malheureusement, comme l’homme qui signa les accords de Munich en septembre 1938... Mais, du moins, contrairement à tous ses prédéces-
seurs qui s'étaient succédé depuis la démission de Poincaré en 1928, il
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restera en place pendant près de deux ans, jusqu’en mars 1940. Ce «gouvernement de défense nationale», comme le qualifia Daladier en le présentant à la Chambre, verra la désintégration complète du Front populaire, une nette évolution vers la droite (Paul Reynaud fut nommé ministre des Finances en novembre 1938), et en plus de Georges Bonnet aux Affaires étrangères, comptera parmi ses membres Queuille — de retour, lui, au ministère de l’Agriculture après une absence de trois ans et cinq mois. Ainsi s’ouvrait une nouvelle phase dans la carrière ministérielle agricole de Queuille. Celle-ci durera, dans un premier temps, jusqu’à l’arrivée de la guerre seize mois plus tard, lorsque, comme
nous le
verrons, l’homme qui avait du mal à «écouler les moissons» devra ensuite s’occuper surtout à trouver du ravitaillement pour ses concitoyens. Ce premier temps, aussi, sera marqué, comme nous le verrons également plus tard, non seulement par le rôle restreint qu’il
jouera dans les sombres événements internationaux du jour, mais en plus par sa participation active dans la campagne qui précédait l’élection présidentielle de 1939. Cela dit, ses premiers seize mois de retour rue de Varenne ne furent pas de tout repos. Présentant un programme agricole ambitieux lors d’un discours à Brive, Queuille fera de son mieux pour le mettre
en œuvre,
notamment,
mais pas seulement,
pendant
une
période de sept semaines au cours de laquelle le gouvernement avait la possibilité de légiférer par décrets-lois. A propos de l’une des propositions qu’il eut à soutenir, il aura à se quereller — guerre scolaire oblige — avec l’un de ses collègues parlementaires, l’abbé Desgranges. Mais plus éprouvante, pour le moins, sera une polémique relevant du
problème du blé: à cette occasion, fait unique dans sa carrière de ministre, un journaliste ira jusqu’à parler de se battre avec lui en duel! Ce fut en présidant le vingt-sixième congrès de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles en juin 1938 que Queuille définit son programme. Celui-ci fut aussi détaillé qu’ambitieux : étendre les allocations familiales aux agriculteurs ;améliorer le marché de la viande en développant l’industrie du froid ;modifier la loi sur la tuberculose bovine; faciliter l’accession à la petite propriété pour les mutilés et anciens combattants; améliorer la situation du Crédit agricole; construire de nouveaux égouts; et fournir des crédits pour les agriculteurs victimes de calamités naturelles 12, De nouvelles
mesures seraient également nécessaires, soulignait-il, pour traiter le
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problème du blé qui, nous l’avons déjà noté, allait être excédentaire pour la première fois depuis la création de l'Office du blé en 1936. Du pain sur la planche, donc, et du moins en ce qui concerne le pain luimême, si l’on peut dire, même trop. Déjà, le 24 mai, Queuille avait fait voter le décret qui lui tenait le plus au cœur et dont il sera le plus fier. Celui-ci créa le système de livret de «domaine retraite», lequel permettait aux souscripteurs de disposer, selon leur choix et leurs moyens, des montants versés quand ils le désireraient, avec un taux de capitalisation de 10 p. 100 pour les plus de cinquante-cinq ans l. Pour ne pas créer d'organismes nouveaux, les caisses de Crédit agricole furent chargées de la gestion des livrets. De plus, les biens ruraux acquis ou améliorés au moyen du «domaine-retraite » pouvaient être constitués en biens de famille insaisissables. Les objectifs du décret furent nombreux: contribuer à la
lutte contre les taudis; rendre l’habitat personnel et collectif des populations des villes comme des campagnes attrayant et sain; assurer dans la plus large mesure possible l’accession des vieux travailleurs
à la petite propriété rurale; et combattre l’exode des campagnes. Ou, comme le dira Queuille avec plus de lyrisme dans un discours qu’il fit six mois plus tard à Pithiviers, il avait institué son projet «pour permettre aux travailleurs des villes, à ceux que les nécessités de la vie ont exilés dans le royaume du bruit et des fumées malsaines, de revenir au terroir natal». Il souhaitait, ajouta-t-1il, «qu’avant d’y mourir dans la paix, ils puissent y trouver la joie d’un travail fécond, et que leur apport enrichisse nos campagnes trop désertées ». Queuille réalisa un autre de ses objectifs avec le passage des décrets-lois du 31 mai et du 14 juin 1938, lesquels étendirent la législation des allocations familiales de 1932 aux exploitants. Il aura, pourtant, plus de difficultés avec un décret-loi sur l’apprentissage scolaire. Apparemment préparé lorsque Georges Monnet était à la tête du ministère, le sujet de ce décret lui était cher. Son passage, toutefois, allait soulever des passions sectaires et Queuille sera appelé, non
pour la dernière fois, à jouer un rôle conciliateur dans l’éternelle querelle en France entre l’État et l’Église. Son collègue parlementaire, l’abbé Desgranges, laissera un récit très détaillé de cette affaire dans son journal, publié plus tard sous le
titre Journal d'un prêtre député. Le 1° juillet 1938, y raconta-t-il, lisant une copie du décret-loi alors à l’étude, et concluant immédiatement que son passage amènerait «purement et simplement le mono-
pole pour tous les adolescents de quatorze à dix-huit ans se destinant
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à l’agriculture», il avait bondi au téléphone pour dire son fait à Queuille. Ce dernier, dit-il, l’assura qu’il l'avait mal lu; qu’un décret d'application préciserait la pensée du gouvernement; qu’il le verrait mardi; et qu’ils mettraient la chose au point. L’abbé pensa par la suite que le texte avait été préparé par Paul Devinat, à nouveau directeur du cabinet de Queuille, et «un catholique». Ce dernier, se demandait l’abbé, «n’a-t-il pas été utilisé par un fin matois?». Mais ensuite, apprendra-t-il, le texte avait été «élaboré par le cabinet de Monnet. L'histoire est si difficile à écrire ». L'histoire se compliquera encore, dira l’abbé Desgranges, Queuille étant «débordé», Devinat «buté» et un directeur de l’agriculture ami, «trop mou». Puis, encouragé par les cardinaux Verdier et Gerlier, l’abbé verra Daladier, qu’il décrit comme furieux — et compréhensif. Et finalement, le 24 juillet, le Journal officiel publiera un rectificatif du décret-loi, et l’abbé fut satisfait. Queuille l’était beaucoup moins, car les «importantes satisfactions» qu’il avait données
pouvaient apparaître comme imposées — le jour précédant la publication du rectificatif, le général de Castelnau avait publié un article virulent dans L'Époque critiquant avec âpreté son décret-loi. «Le général de Castelnau, commenta l’abbé non sans verve, carabinier d’Offenbach, arrive lorsque le feu est éteint et marche sur mes plates-bandes avec ses grosses bottes»... Mais tout finira bien. Lorsque l’abbé se rendra chez Queuille le 3 août, ce dernier l’accueillit en demandant : «Venez-vous m'apporter l’absolution ?.. — Avec mes bien sincères remerciements et ceux du cardinal», répondit son visiteur. Queuille, probablement « débordé », mais en tout cas harcelé par ce «prêtre député », avait fait, donc, le nécessaire. Dans cette dernière conversation, d’ailleurs, toujours selon l’abbé Desgranges,
Queuille
convint que son texte «pouvait être mal interprété», et avait expliqué que ses «lenteurs » en le modifiant étaient dues au fait qu’il avait fallu obtenir l’agrément d’autres ministres. D’autres initiatives virent le jour plus tranquillement. Le Crédit agricole fut autorisé à compléter les prêts qu’il accordait déjà aux communes pour le financement des adductions d’eau potable et pour les grands travaux d’équipement rural; et un décret-loi fut voté permettant aux caisses régionales d’accorder des prêts à long terme pour financer le logement des paysans. Mais plus novatrices furent les actions de Queuille dans le domaine de la recherche scientifique, notamment un décret du 26 janvier 1939 créant au ministère un
Conseil de direction de la recherche scientifique vétérinaire, et pré-
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voyant des missions de recherche et l’attribution de bourses et d’allo-
cations destinées à la valorisation de la recherche !{. Enfin, la loi du 17 juin de la même année, sur l’exercice de la médecine vétérinaire,
sera déterminante pour l’avenir de cette profession. la profession fut subordonné au diplôme de docteur limites à l’exercice de la profession furent fixées. A un niveau plus immédiat, le problème du l'abondance de la récolte de 1938, restait l’un des
Le droit d’exercer vétérinaire, et des blé, exacerbé par soucis majeurs de
Queuille — et l’existence même de l’Office du blé, mais surtout le coût
élevé qu’entraînait le stockage, de plus en plus contesté. Déjà très difficile en lui-même, le problème s’envenimera pour Queuille lorsque Henri Guichou, directeur d’un journal professionnel, Le Petit Meunier,
partira en guerre contre lui. Cela commença le 9 février 1939 lors d’un débat à la Chambre. Un député socialiste du Gers, Paul Saint-Martin, ayant déclaré que Paul Reynaud n’avait pas hésité à rompre la solidarité gouvernementale en lançant dans un discours la formule «l’Office du blé est un 420 braqué sur la Banque de France», Queuille lui demanda à quelle date le discours avait été prononcé. Citant Le Petit Meunier comme sa source, Saint-Martin ajouta que les paroles en question avaient été prononcées à «la fin d’un banquet», remarque qui suscita des rires. Queuille observa alors qu’il n’était pas encore ministre des Finances dans le cabinet actuel, mais que Reynaud faisait maintenant partie d’un gouvernement dont les membres étaient solidaires — «et dont, je puis le dire, l'Office du blé n’a pas eu à se plaindre». Puis, ajouta-t-il, premier élément dans le dossier que constituera Guichou (et toujours selon le Journal officiel) : «Quand on prend des décisions de cette nature, quand on donne à l'Office du blé de telles facilités, peu importe qu’un journaliste, qui avait le devoir de donner des références précises, rappelle un propos de polémique prononcé dans le passé!» Dans un autre numéro du Petit Meunier, le 2 mars 1939, Guichou
critiquera l’Office du blé avec sa vigueur habituelle — «42 000 000 de Français paient un impôt de 0,75 franc par kilo de pain pour assurer l'écoulement de la récolte de 1 600 000 cultivateurs ».. Il fournit également «des références à l’intention de M. le ministre de l’Agriculture», mais cela sur un ton pour le moins désabusé. Reynaud, dit-il, avait prononcé les paroles en question au cours d’une discussion avec Vincent Auriol. «Si j'avais devant moi les loisirs de certains rédacteurs de votre ministère, je me ferais un plaisir de vous donner le numéro de la page, de la colonne et de la ligne du Journal officiel», mais, ajouta-t-il, «je n’ai malheureusement pas le temps »..
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«L'affaire» faillit ne pas en devenir une, Guichou passant à un autre sujet d’attaque le 16 mars. Au cours d’un discours le 22 février devant l’Académie d’agriculture, dit-il, en parlant de la nécessité de multiplier le nombre de foyers ruraux, Queuille avait envisagé la possibilité d’établir «sur notre territoire des éléments de l’extérieur venus des villes ou, au besoin, de l’étranger». Puis, se référant aux nombreux étrangers qui se pressaient aux frontières, Queuille avait
demandé: «Est-il possible, avec ces éléments hétérogènes, de faire un peuplement agricole?» Dans le contexte, on pourrait en déduire que Queuille appelait de ses vœux un retour à la terre par ses compatriotes, mais Guichou prit ses remarques autrement. «Ministre de
l'Agriculture, tonna-t-il, ancien ministre de la Santé publique, représentant au Sénat d’un département de braves gens chez lesquels coule le sang français le plus pur, comment avez-vous osé proférer des monstruosités pareilles ? » Mais, sur ces entrefaites, Guichou fit une découverte qu’il partagera avec Queuille dans une lettre ouverte, encore une, qu’il publiera le 13 mars. Il s’était procuré, annonça-t-il, une copie du compte rendu sténographique reproduite dans l’Analytique, document réservé à l'usage intérieur, de l’intervention qu'avait faite Queuille le 9 février. Au lieu d’avoir dit «peu importe qu’un journaliste qui avait le devoir de donner des références précises rappelle un propos de polémique dans le passé», Queuille avait dit, en fait: «il importe peu qu’un journaliste d’une conscience professionnelle qui peut être contestable vienne rappeler un écrit passé »… Puis, montant sur ses ergots, sa «conscience professionnelle » ainsi mise en question, Guichou jeta le gant. «Je vous prie, déclama-t-il, de vouloir bien me faire savoir si ce sont là les paroles que vous avez prononcées à mon endroit. Sans réponse de vous dans un délai que je vous demanderai aussi rapproché que possible, je considérerai votre silence comme une confirmation des paroles reproduites dans l’Analytique. En ce cas, j'aurais l’honneur de vous adresser mes témoins »… Rien de tel ne se passera, bien sûr. Mais comme en témoigne un petit dossier intitulé «L'affaire du Petit Meunier », dossier que gardera Queuille, le défi lancé par Guichou ne fut pas ignoré. Sur une feuille de papier ministériel sont inscrits dans l’écriture de Boursiac les noms, adresses et numéros de téléphone d’un avocat et, plus mystérieusement, d’un journaliste. Plus révélateur est un long mémorandum, celui-ci de l'écriture de Devinat, résumant l'affaire et
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présentant des recommandations. Il fut apparemment préparé en vue d’un entretien avec un avocat. Devinat y est catégorique en notant qu’il avait lui-même joué un rôle dans l’affaire: «C’est moi qui ai apporté corrections » (à l’Analytique). Devinat fut catégorique, aussi, en affirmant qu’il était hors de question pour Queuille de recevoir les témoins de Guichou.. Mais quelqu’un d’autre, sans doute Devinat lui-même, pourrait le faire, «pour donner des explications courtoises, mais pas autrement». En venant «au fait», Devinat affirma qu’il était compréhensible que Queuille ait cru que ce fut le journaliste et non Saint-Martin qui avait fait erreur en disant que Reynaud avait fait sa remarque lorsqu'il était ministre des Finances, et donc que c'était le journaliste qui avait commis une faute professionnelle. Il souligna aussi, sur un terrain plus solide, que c’est le Journal officiel et non l’Analytique qui fait foi. Et, souligna-t-il encore, si Queuille avait employé un «mot désobligeant », cela avait été «très naturel, mais pas sa faute». En plus, Queuille avait été «scrupuleux» en fournissant «une correction à l’Officiel de son texte original ».…. La vie d’un ministre — et celle de ses collaborateurs — n’était certes pas toujours de tout repos. Et comme le disait l’abbé Desgranges, l’histoire peut être difficile à écrire: il n’est pas connu si l’argumentation de Devinat dut être employée, ni comment le différend entre
Queuille et son censeur jusque-là acharné fut cas, cela est certain, ils n’allèrent pas sur le pré Pour le reste, les activités de Queuille en l'Agriculture furent nettement plus routinières. fit des discours, et répondit aux démarches. La
résolu. Mais en tout pour le faire... tant que ministre de Il géra son ministère, seule lettre qu’il gar-
dera de Daladier, datée du 5 juillet 1937, lui recommandait, pour le
poste de directeur des Eaux et Forêts, un candidat dont les qualités incluaient le fait d’avoir été un militant de «notre parti depuis plus de dix ans», et un «républicain sincère». A Belfort en juin 1939, où il présidait encore un congrès de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles, Queuille parla des exigences de la défense nationale qui faisaient du ministre des Finances «un homme encore plus malheureux que moi», et dans ce même discours fit applaudir le nom de Daladier. Toujours en juin, il assista — sinistre présage — à une messe à Notre-Dame à la mémoire de l’équipage d’un sous-marin, le Phénix, disparu en mer. En juillet, il alla dans le Rhône pour présider la dernière journée des fêtes en l’honneur d’Olivier de Serres, un célèbre agronome.
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Queuille, donc, avait continué à remplir les multiples tâches d’un
ministre de l’Agriculture. Mais au cours de l’hiver 1938-1939, et au début du printemps qui suivit, beaucoup de ses pensées furent consacrées à un autre sujet — la possibilité de succéder à Lebrun le 5 avril 1939 comme président de la République...
Présidentiable, mais pas plus loin L'élection présidentielle d’avril 1939 ne fut certes pas aussi embrouillée que celle de décembre 1953, laquelle verra René Coty — et non Queuille — émerger comme le candidat de compromis qui sera élu au treizième tour de scrutin. Mais elle fut loin d’être simple, l’issue finale ne devenant évidente qu’à la veille de l’élection et après plusieurs mois de campagne souvent feutrée et de manœuvres diverses. À première vue, on pourrait penser que la réélection de Lebrun était réglée d'avance, le président en place restant à son poste pendant une période de graves crises internationales. Mais pour y rester Lebrun devait rompre avec une tradition républicaine devenue immuable à l’époque depuis la démission forcée de Jules Grévy en 1887, suite à la découverte du trafic de Légions d’honneur auquel son gendre se livrait à l'Élysée, aucun président n’avait recherché un renouvellement de son mandat. Pour convaincre Lebrun de faire le contraire, il fallait
l’encouragement, dira-t-on, du roi et de la reine d'Angleterre lors d’une visite de Lebrun à Londres pendant la dernière semaine de mars 1939; une démarche faite par un groupe de sénateurs, dont Coty, le 30 mars; et, surtout, l’empressement de Daladier. Dans l’intervalle, de nombreux candidats avaient fait connaître leur désir d’accéder à la magistrature suprême — poste dont la durée, mais personne ne pouvait le savoir, ne serait que de seize mois. Parmi ceux-ci figurait Queuille qui, tout en insistant toujours qu’il ne serait pas candidat si Lebrun, Jeanneney, Herriot ou Daladier se présentaient était, non seulement en bonne position, mais pour beaucoup, le candidat
favori... Queuille fut l’un des premiers candidats éventuels à faire parler de lui, son nom ayant été cité dans la presse dès décembre 1938. On parlait également de Herriot, Jeanneney et Daladier. Mais on parlait aussi de personnalités moins connues qui, elles, ne cachaïent point leurs aspirations :Justin Godart, sénateur radical du Rhône et délégué permanent au Bureau international du travail; Henry Berenger,
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président de la commission des Affaires extérieures au Sénat et ancien ambassadeur à Washington; et personnage plus obscur, Henry Roy,
sénateur du Loiret. «On ne vit jamais un roi présider une république», commentera La Corrèze républicaine et socialiste à l’égard de ce dernier... Puis un candidat beaucoup plus sérieux entrera dans la course : Fernand Bouisson, l’ancien président de la Chambre qui avait été brièvement président du Conseil en 1935. Ami politique et personnel de Pierre Laval (il avait été le témoin de Josée Laval lors de son mariage avec René de Chambrun), son élection éventuelle était envi-
sagée surtout comme destinée à rendre possible le retour de Laval au pouvoir. Mais le candidat que Queuille allait considérer comme son rival le plus sérieux émergera — du centre droit — dans les premiers jours de février 1939. Député influent de la Corse, François Piétri avait été ministre de nombreuses fois entre 1928 et 1936. L’idée de poser sa candidature, racontera-t-il dans un article publié en mai 1966 dans La Revue des deux mondes, lui était venue de René Coty, encore lui, au nom de plusieurs membres de son groupe parlementaire. Pendant qu’il y réfléchissait, ajouta-t-il, «de nombreux radicaux se portèrent sur la personne d’un des leurs, Henri Queuille, sénateur de la Corrèze, homme de fort bon conseil, connu pour sa modération et très en cour dans l’une et l’autre Assemblée ». Ce ne fut qu’«une raison de plus»,
diront ses amis. Mais avant d’aller plus loin, Piétri vit Laval et Bouisson et, avec eux, parvint à un accord selon lequel celui des deux, Bouisson ou Piétri, qui recueillerait le moins de voix au premier tour, se désisterait pour l’autre aux tours — hypothèse considérée comme certaine — qui suivraient. Piétri vit également Joseph Caillaux dont, dit-il, il avait toujours suivi l’avis depuis le début de sa carrière. Ce dernier «approuva de grand cœur ma position, tout en me signalant le péril qui, à son avis et avec raison, me viendrait — l’entrée en lice des “‘papables” mise à part — du comportement des partis de gauche, au cas où un second ou un troisième tour me laisserait en face de Queuille ».
Queuille allait, lui aussi, parler de sa candidature éventuelle avec Caillaux et — beaucoup plus brièvement — avec Laval. Mais ce fut, comme il le dira dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952, malgré lui. Montant un jour le grand escalier dans l’aile droite du Sénat, il se trouva face à face avec Caillaux — «cet homme redou-
table pour les ministres et respecté par eux». Caillaux lui demanda pourquoi il ne lui avait pas fait de visite. «Mais pourquoi donc, mon-
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sieur le Président?— Eh bien, vous êtes candidat à la présidence de la République. — Non, je ne serai candidat que dans certaines conditions. [...] Si je vous avais fait une visite, ce que je ne manquerai pas de faire si ma candidature s’affirmait, j'aurais été pour l’instant incorrect vis-à-vis du Président Lebrun et ceux devant qui je m'’efface volontiers. — Bon, je comprends cela, lui dit Caillaux, mais nous pouvons bien parler un peu ».. Caiïllaux, toujours selon Queuille, n’avait qu’une question à lui poser. «On raconte ici que si vous êtes président de la République, vous ferez appeler pour constituer le ministère le président Léon Blum. Est-ce exact?» La réponse que lui fit Queuille sera constitutionnellement impeccable : «Je ne sais pas ce que je ferai. Le rôle du président de la République c’est d’interpréter les volontés souveraines du pays. S’il y a une majorité de socialistes élue en France, le président doit appeler un socialiste. Si ce n’est pas de ce côté-là qu'est la majorité, il doit chercher ailleurs un président du Conseil. Le président de la République est arbitre mais il n’a pas à choisir, il a à inter-
préter la volonté du corps électoral. » Apparemment satisfait de ce petit exposé, Caiïllaux commenta : «Pas mal répondu » —- commentaire, signala Queuille à ses auditeurs,
qui allait très bien avec l’habitude qu’avait Caïllaux de donner des leçons aux membres du gouvernement... Caillaux ira ensuite plus loin en amabilité en partageant avec Queuille ce qui était sans doute un secret de polichinelle. «C’est Laval qui raconte toutes ces histoires »… Ce dernier, ajouta-t-il, «veut que Bouisson arrive, Bouisson est un ancien socialiste». Et tout en tenant cette conversation, Caïllaux conduisait Queuille dans la salle des conférences.
«Il y avait là, poursuivit Queuille, accoudé contre la grande table, le président Laval qui était en train de discuter certainement des élections à la présidence de la République. Je fais observer à Caillaux que j'aime autant ne pas entrer dans cette discussion. Il me dit: “Nous n’allons pas de ce côté-là”, mais me tenant toujours par le bras il me conduit vers le groupe. Laval l’abandonne, vient vers moi, et me dit: “Ah! nous parlions justement de ces élections à la
présidence de la République. Tu es soutenu par les socialistes et ici tu n’auras pas beaucoup de voix si tu es candidat.” » Queuille lui répondit, dit-il, que si quelqu'un avait eu des relations avec les socialistes, et avait une vie politique qui était loin d’être aussi modérée que la politique radicale, c ’était bien lui. Caillaux le prit alors
par le bras en lui disant: « Écoutez, Queuille, Laval veut démontrer
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— il a peut-être raison — que vous comme moi nous ne sommes pas assez intelligents pour changer de parti.» Cela dit, et faisant demitour, Caillaux reconduisit Queuille dans une autre direction — les «conversations»
de Queuille avec Caillaux et Laval s’étant ainsi
terminées. Mais Laval n’avait pas complètement tort, tout au moins en ce qui concerne les bonnes relations qu’entretenait Queuille avec les socialistes. «Je me souviens, dira même Blum dans un article qu’il publiera dans Le Populaire une décennie plus tard, le 18 octobre 1949, qu’au moment où le septennat de M. Albert Lebrun allait expirer, je m'étais ingénié avec quelques amis à lui donner pour successeur M. Henri Queuille ».. Et témoignage contemporain des faits, dans un article publié dans Match le 30 mars 1939, pendant que la campagne était toujours en cours, Blum fut cité comme ayant dit que «Queuille est intelligent, il est très bien avec Herriot, très bien avec Chautemps. Il a le sens de la mesure. Ce serait un arbitre excellent ». Bien vu des socialistes, dont le soutien lui serait indispensable dans un scrutin dans lequel il serait opposé à un candidat sur sa droite, Queuille l'était aussi, bien sûr, auprès de ses amis radicaux.
Certains de ceux-ci, d’ailleurs, commençaient à le voir sous une lumière nouvelle. «Nous avons pensé à Queuille pour remplacer Lebrun», écrira par exemple Anatole de Monzie, alors ministre des Travaux publics, à la date du 5 avril 1939 dans son livre Ci-devant. «Il y a chez Queuille une perfection du Français moyen: ceci pour la présentation extérieure. Pour nous il y a plus: une gravité de conscience, un sens des responsabilités qui va au raffinement, une absence totale, permanente, de cette vanité d’homme d’État qui fut le vice de tant d’élus d’en haut. Pour moi, ce que j’aime en Queuille, c’est cet instinct paysan de la paix qui, en dépit des liaisons politiques, l’a rangé avec nous dans toutes les dernières épreuves de l’esprit. De mois en mois, je l’ai senti se libérer des chaînes de la camaraderie. Un arbitre doit être libre: l’homme est libre. » Apprécié par ses pairs, Queuille était bien placé dans la course — mais cela en attendant les décisions de ceux devant lesquels il avait toujours dit qu’il s’effacerait. Lebrun ne fera part de sa décision que le 3 avril, mais jusque-là, la quasi-totalité des observateurs le tenait pour non-candidat. Dans son livre posthume, Souvenirs et solitude, Jean Zay observa que Lebrun était tout à fait sincère en considérant
qu’un deuxième mandat serait contraire à la Constitution. Lebrun évoquait aussi, paraît-il, des motifs de santé et de fatigue. Selon
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Piétri, Lebrun fut le premier à l’encourager dans sa candidature, cela dans l’hypothèse où ni Jeanneney ni Herriot ne décideraient de se présenter. Jeanneney, malgré des encouragements de Reynaud, parmi d’autres, et bien placé en tant que président du Sénat, déclinera d’être candidat pour des raisons de santé. Herriot, lui, avait soutenu
Queuille depuis le début, et dès janvier 1939 il fut évident qu’il ne voulait pas lui-même tenter l’aventure. Queuille, toutefois, restait prudent. «Je ne sais pas encore ce qui se passera, comment finalement l’élection se présentera et ce que je déciderai alors», écrivit-il le 21 février 1939 à son ami intime et
futur directeur du cabinet à Alger, André Belcour. «Mais la question ne sera (peut-être) pas posée puisque Lebrun, Jeanneney, Daladier, Herriot peuvent encore être candidats. Cela réglerait tout. Dans le sens contraire, je prendrai une décision vers le 25 mars». Quant à Daladier, il restait toujours aussi économe en paroles, mais peu d’observateurs pensaient qu’il se résoudrait à quitter la présidence du Conseil. Puis, au lendemain du 15 mars, une délégation de sénateurs et députés l’ayant averti qu’ils ne voteraient les pleins pouvoirs qu’il demandait que s’il prenait l’engagement de ne pas être candidat à l’Élysée («Nous voulons être sûrs de vous garder »), Daladier fit savoir qu’il resterait à la tête du gouvernement. La voie semblait donc libre, ou presque. En tout cas, la campagne s’animait, campagne au cours de laquelle Queuille fera beaucoup parler de lui. Le 19 mars, par exemple, Le Petit Méridional rapporta un «fait nouveau», qui ne l'était guère: Queuille avait annoncé à quelques-uns de ses amis qu’il serait candidat à l’élection du 5 avril, cela «dans des conditions bien déterminées toutefois » — toujours les mêmes, d’ailleurs. « Dans son parti comme à la Chambre et au Sénat, M. Queuille s’est toujours également éloigné des positions extrêmes, s’abstenant à dessein d’interventions purement politiques : aussi jouitil de l’estime et de la sympathie. » D’autres articles furent plus louangeurs encore. «M. Henri Queuille. Homme de bon sens», titra La Réplique le 25 mars, le «bon sens » étant d’aimer la simplicité, de rechercher la conciliation, et de préférer le compromis à la querelle. Même sa physionomie y passait: «Moyen de taille mais carré, le teint rosé et le cheveu blond, brachycéphale, comme disent les pédants, il appartient à cette rude et forte race montagnarde qui, du témoignage de César, composait déjà le vrai cœur de la Gaule»... Le 31 mars, Le Temps ira plus loin encore en le décrivant. «De taille moyenne, d’allure fort jeune,
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M. Henri Queuille, ministre de l’Agriculture, apparaît comme un homme posé, très simple, courtois et distingué. Le visage reflète l’intelligence, la droiture, la finesse, et il y a dans ses gestes et dans son maintien une aisance et une naturelle élégance qui séduisent. C’est un Français de bonne race. » En plus, ajouta le grand quotidien parisien, «ses intimes vantent le charme de son intérieur familial, sa vaste
culture, l’agrément de sa conversation, la sûreté et la délicatesse de ses goûts artistiques et ses talents de dessinateur ». Mais quant à ses chances d’emporter l’élection? Pour Match, qui lui consacra sa couverture le 30 mars, Queuille était le «recordman des portefeuilles et candidat numéro 1 ».. «Pour devenir président de
la République il faut savoir trinquer avec ses électeurs. Voici M. Queuille dans son département de la Corrèze», annonça le grand hebdomadaire populaire en présentant de nombreuses illustrations. L’une de celles-ci montre la «charmante demeure» que possédait Queuille au pays natal, demeure qui était, en fait, l’impressionnante résidence de Charles Spinasse à Seugnac, près de Rosiers-d’Égletons. Le texte de l’article, toujours favorable à Queuille, conclut toutefois
avec un petit avertissement : « Du côté de Lebrun et de M. Herriot, un coup de théâtre n’est pas impossible. Mais il est peu probable. »
D’autres ne croyaient pas du tout à cette possibilité, dont le journaliste parlementaire Georges Gombault. Lebrun, écrivait Gombault le 31 mars dans La Lumière, journal proche des socialistes, avait «formellement décliné toute candidature, et sous une forme telle
qu’il ne saurait plus revenir, sans se couvrir de ridicule, sur sa décision. [...] M. Lebrun, s’il ne veut pas s’infliger à lui-même un démenti pénible, rentrera chez lui»... Les pointages, nota Gombault, prévoyaient qu’au second tour resteraient en présence Queuille, Bouisson et Piétri, ou bien Queuille et Bouisson, l’hypothèse d’une candidature nouvelle étant réservée. Dans un tel combat, indiquait Gombault très fermement, les socialistes seraient derrière Queuille — ou plus précisément, contre Bouisson et Piétri.
Mais cela n'ira pas jusque-là. Dans son numéro publié le 5 avril, jour même de l’élection, Vu, les yeux du monde publiera de très nombreuses photographies de Queuille, et fournira également sept raisons — humoristiques — pour lesquelles «M. Lebrun ne se représente pas ». Mais
sur
la couverture,
à la dernière
minute,
l’hebdomadaire
populaire dut publier une photographie intitulée: «Le Président Lebrun ».….
Pourquoi cette décision de la dernière minute? Il n’est pas facile
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de quitter un poste prestigieux, surtout si l’on vous demande de rester — et Lebrun avait reçu de très nombreuses lettres de ses concitoyens
lui demandant de ne pas quitter l’Élysée pendant cette période de graves crises internationales. Une visite qu’il fit à Londres les 21-24 mars l’avait aussi sans doute fait réfléchir. Selon Piétri, qui cite sa femme (laquelle avait accompagné Mme Lebrun au cours du voyage), une soirée fut offerte où Sacha Guitry lut un compliment dans lequel il souhaitait que Lebrun comblât les vœux des Français en revenant sur sa décision de prendre sa retraite. À ce moment, ajouta Piétri, le couple royal s’était empressé d’insister sur la joie qu’en éprouverait la nation britannique elle-même, qui y verrait un heureux resserrement de l’union des deux pays. Sur une note moins auguste, Georges Bonnet, qui était du voyage en tant que ministre des Affaires étrangères, racontera dans ses mémoires qu'avant leur départ le Premier ministre Neville Chamberlain lui avait indiqué, «avec infiniment de délicatesse et toutes les réserves qui conviendraient », que le gouvernement anglais se féliciterait de voir Lebrun réélu président. «Nous avons l’habitude de travailler en confiance depuis un an avec M. Daladier et vous-même. Nous désirons continuer. Et la stabilité gouvernementale nous semble particulièrement indispensable à la France en des moments si tragiques [les Allemands venaient d’entrer à Prague]. » Bonnet ajouta qu’il fit part aussitôt de cet entretien à Lebrun, «qui avait reçu la même confidence du Premier ministre »… Tout cela était sans doute impressionnant pour un homme qui avait toujours le temps de changer d’avis. Lebrun sera également l’objet, le 30 mars, d’une démarche d’un groupe de sénateurs, dont René Farjon, Anatole Manceau, et René Coty, lui demandant d’accepter le renouvellement de son mandat. Mais malgré tout le respect qu’on doit aux autorités éminentes d’un pays ami, même lorsqu'ils se permettent — «avec infiniment de délicatesse et toutes les réserves » — de s’immiscer dans les affaires d’un autre, et l’importance qu’il faut accorder aux lettres d'encouragement et aux démarches nombreuses, l'impulsion principale derrière la décision de Lebrun de se représenter était très probablement venue de Daladier. Un président du Conseil ne pouvait que s’intéresser à la personnalité et aux opinions de celui qui nomme les présidents du Conseil, et Daladier ne fit pas exception. «Il importait que le successeur de Lebrun ne lui fût pas hostile, ni ne le tînt pas dans l’avenir écarté du pouvoir, si possible, qu’il lui dût son élection», écrira Jean Zay.
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Bouisson, ajouta-t-il, s'était engagé à garder Daladier, «mais pour combien de temps vaudrait pareille promesse?» — surtout étant donné le fait que le «manager» de Bouisson, Laval, détestait Dala-
dier.… Apparemment, envisageant un face-à-face entre Bouisson et Queuille, Zay passa ensuite à ce dernier. «Quant à Queuille, ministre de Daladier, plus jeune que lui [à vrai dire, Queuille avait trois mois de plus, mais comme le disait Le Temps, il était alors «d’allure fort jeune »], membre du même parti, son avènement eût porté ombrage à son chef. Sa docilité était douteuse. Il fallait écarter ces deux hommes ». Protégez-moi de mes amis. Queuille s’attendait plutôt à un faceà-face avec Piétri, mais son animosité s’adressait surtout à Bouisson, ou plus exactement à son «manager ». Laval n’avait pas seulement fait courir le bruit que Queuille nommerait Blum à la présidence du Conseil. Il avait aussi fait dire, paraît-il, que Mme Queuille était juive, ce qui, rapportera La Corrèze républicaine et socialiste, «fait sourire notre sénateur et rigoler toute la Corrèze !» — et cela pendant le mois où l’ineffable Guichou menaçait de lui envoyer ses témoins. Mais ce fut Lebrun et Daladier qui mettront fin à sa candidature. Zay avancera même le moment précis. Il est probable, écrivit-il, que Lebrun se résolut au cours d’un tête-à-tête avec Daladier en rentrant à Paris d’un voyage officiel en province trois jours avant l'élection. Zay, l’un des ministres qui l’accompagnaient, notait que leur dialogue fut d’une longueur inaccoutumée. La veille, observa-t-il, «le chef de
l’État avait redit à certains d’entre nous sa volonté de ne pas se représenter. Le lendemain matin, de bonne heure, un communiqué Havas
annonçait qu’il cédait aux sollicitations dont il avait été l’objet ». La victoire de Lebrun deux jours plus tard fut loin d’être l’élection de l’union nationale que Daladier et d’autres prévoyaient. Sur 904 suffrages exprimés au premier tour, il en reçut 506, nettement moins qu’en 1932. «On m'a trompé! dit-il selon Zay, lequel ajoute que dans la soirée Lebrun voulut rédiger une lettre de démission. Le candidat socialiste, Albert Bedouce, en obtint 151 ; le communiste Marcel Cachin, 53; et Justin Godart, qui avait maintenu sa candidature, 50. Signe d’un malaise évident parmi les radicaux, Herriot, qui n’avait
jamais été candidat, en reçut 53. Bouisson et Piétri, qui avaient retiré leurs candidatures, obtinrent 16 et 10. Et Queuille, à qui cinq jours plus tôt avait été accordé le titre de «candidat numéro 1», fut de toute évidence pris au mot: il n’en reçut aucun. Queuille l'avait très probablement échappé belle, car le destin lui
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avait évité d’être le dernier président de la III° République. Comme celle-ci, Lebrun connut une fin de carrière désastreuse. Le destin sera
également plus favorable à Queuille qu’à ses deux principaux adversaires : après la défaite, comme nous l’avons déjà noté, Bouisson s’empressera de rejoindre son ami Laval; Piétri, après avoir été brièvement ministre sous Vichy, finira sa carrière comme ambassadeur de Pétain à Madrid. Et annonçant l’arrivée de Queuille à Londres quatre ans plus tard, l'hebdomadaire britannique The Sunday Dispatch affirma que l’élection de Queuille à la présidence de 1939 «aurait pu changer l’histoire de son pays». Queuille ne dira jamais rien de pareil, contrairement à Bouisson qui, à Vichy en juillet 1940, prétendit que s’il avait été président, la guerre n’aurait pas été déclarée... Mais ce qui est certain,
c’est que le fait que Queuille n’ait pas accédé à la présidence en 1939 lui permettra de poursuivre son chemin politique. Dans son numéro du 9 avril 1939, La Montagne corrézienne observa avec philosophie que «la continuité de la France s’est affirmée à Versailles». Mais un autre article, publié dans les colonnes voisines et beaucoup plus long et détaillé, fut consacré à un second événement important: «M. Queuille préside le banquet des originaires de l’arrondissement d’Ussel. » Après avoir erré autour du sommet pendant plusieurs mois, Queuille était, bien solidement, de retour sur terre.
Vers la guerre Pendant que Queuille se préoccupait de décrets-lois, de démarches d’un prêtre député, des menaces d’un journaliste qui parlait de lui envoyer ses témoins, de ses propres aspirations présidentielles, et de tous les innombrables problèmes auxquels un ministre de l’Agriculture pouvait être appelé à faire face, la France était en train de glisser, mois par mois, sur la pente de la guerre. A part quelques négociations dans le domaine du commerce extérieur, Queuille n’avait jamais eu, au cours de sa longue carrière ministérielle, des responsabilités directes dans des questions de politique internationale. Il n’en parlait pas régulièrement dans ses discours. Il participait certes à des réunions où la politique étrangère était discutée et des décisions prises; et d’autres enregistreront, mais rarement et parfois contradictoirement, ses atti-
tudes présumées sinon ses prises de position. Contrairement à certains
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de ses collègues, tels de Monzie et Jean Zay, il ne consignait pas luimême ses observations et ses opinions dans des notes qui, remaniées ou non, seraient publiées plus tard en livre — ou comme Blum, hors du gouvernement depuis mars 1938, le faisait au jour le jour dans le
journal de son parti, épreuve autrement redoutable. Les opinions de Queuille à l’égard des grands événements internationaux du jour sont, donc, difficiles à décrire avec précision ou en détail. Essayons au . moins de les cerner un peu. Était-il «munichois» ou «antimunichois »? Ou, pour utiliser des termes un peu moins marqués par l’histoire, était-il parmi les durs ou les mous? Parmi les pacifistes ou les bellicistes? Les résistants ou les conciliateurs ? Les partisans de la fermeté ou ceux des concessions? De Monzie, qui ne cachait point son désir de voir aboutir un «compromis» avec l’Allemagne et surtout l'Italie, classait Queuille dans son camp lorsque, comme nous l’avons déjà noté, il le louait pour «cet instinct paysan de la paix qui, en dépit des liaisons politiques, l’a rangé avec nous dans toutes les dernières épreuves de l’esprit».. Mais de Monzie rangeait Jean Zay aussi avec ceux de ses collègues qui étaient accessibles à son raisonnement, Zay qui était — comme en témoignent ses écrits — parmi les résistants convaincus. Le 30 septembre 1938, lorsque Daladier revint de Munich où, en compagnie de Chamberlain, Hitler et Mussolini, il avait signé des accords qui évitaient — pensait-on — la guerre, mais qui scellaient aussi le sort de la Tchécoslovaquie, la grande majorité de ses compatriotes étaient «munichois». Daladier lui-même, dira-t-on, fut parmi ceux qui ne s’enthousiasmaient pas. «Quels c... », aurait-il murmuré en voyant les foules venues l’acclamer à l’aéroport... Allant ensuite au
ministère de la Guerre où ses ministres, tous présents, le congratulèrent, Daladier se rendit à l'Élysée où, avec tous les ministres autour de la table, chacun, selon Bonnet, «s’associa à l’œuvre accomplie ».
Le 4 octobre, la Chambre approuva à son tour les accords de Munich, seulement soixante-quinze députés votant contre, dont soixante-treize communistes, le très indépendant Henri de Kérillis, et un socialiste qui par la suite rectifia son vote à la demande de Blum — Daladier ayant demandé aussi les pleins pouvoirs en matière économique et financière, les socialistes s’étaient abstenus. «Il n’y a pas une femme et pas un homme en France pour refuser à M. Neville Chamberlain et à Edouard Daladier leur juste tribut de gratitude», avait
déjà écrit Blum dans Le Populaire. Le sacrifice de la Tchécoslovaquie
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consommé, ce dernier allait exprimer aussi, par la suite, son «lâche soulagement ».
Cette belle unanimité avait été moins évidente dans le gouvernement au cours des semaines qui précédèrent Munich. D’un côté, nota de Monzie le 4 septembre, se trouvait Paul Reynaud qu’appuyaient dans la coulisse Mandel et Champetier de Ribes, le ministre des Anciens Combattants. De l’autre, Georges Bonnet, «qui pouvait compter sur Marchandeau et Guy La Chambre, mais compte maintenant sur les deux nouveaux membres du cabinet — Pomaret et moi» (Charles Pomaret venait de remplacer Paul Ramadier au ministère du Travail). Chautemps, ajouta de Monzie, «encourage Georges Bonnet, mais pas de façon ostensible : il se réserve toujours un rôle arbitral». En plus, dit-il, Chautemps exerçait «une décisive influence sur ses collègues radicaux ; Queuille subit cette influence, Rucart et Zay à peine moins ». La première délibération ministérielle formelle sur le problème tchécoslovaque n’eut lieu que le 19 septembre, mais il fut discuté aussi lors d’une réunion du Conseil des ministres tenue au lendemain du discours violent que fit Hitler le 12 septembre à Nuremberg — et, cette fois, la participation de Queuille sera notée par le correspondant du Manchester Guardian, Alexander Werth. Très diligent en consultant ses nombreuses sources, Werth écrira que ce fut le moment décisif de la crise. Est-ce que la France allait résister ou s’incliner ? Deux hommes, affirma-t-il, étaient pour la résistance, Reynaud et Mandel.
Ils étaient soutenus, dans une certaine mesure, par Champetier de Ribes et Campinchi, le ministre de la Marine militaire — «et à un degré moindre, par M. Zay, le ministre de l’Education, et
M. Queuille, le ministre de l'Agriculture !°». Mais les «pacifistes », poursuivit Werth, avaient la majorité, dont Bonnet, de Monzie,
Pomaret et Chautemps. Daladier hésitait, mesurait le pour et le contre, et décida finalement qu’il n’y aurait pas de mobilisation — «pas encore ». Sur le rôle qu’a pu jouer Queuille le 19 septembre, les témoignages manquent.
Zay, dont le livre Carnets secrets s’ouvre à cette date,
parle des interventions que firent sept de ceux qui étaient présents, mais ne mentionne pas Queuille. Puis, le 22 septembre, il nota: «Chacun approuve la position de Daladier.» Le 25 septembre, de Monzie écrivit: «Aucun accrochage entre nous.» Mais il affirma, aussi, à cette même date: «Guy La Chambre répète en particulier à
Georges Bonnet ce qu’il a dit le 19 à propos de notre aviation insuffi-
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sante et des contestations du colonel Lindbergh: “à aucun prix !”. Chautemps, Queuille, Marchandeau se joignent à nous dans cette conjuration. » Selon de Monzie, donc, Queuille n’était pas seulement en dehors du camp des résistants, mais il faisait partie, de l’autre côté, de ce qu’il appelait une «conjuration ». Une dernière réunion du Conseil des ministres eut lieu le 27 septembre, à deux jours de l’ouverture de la conférence à Munich. L’appellation «mou» serait trop faible pour décrire l’état d’esprit de Bonnet à cette occasion. «Jamais la situation diplomatique n’a été pire et nous n’avons pas d’aviation», dit-il à ses collègues selon son propre témoignage. «Il est impossible de faire la guerre. Je suis contre la mobilisation générale. A tout prix il faut trouver un arrangement. Je subis une très vive opposition de la plupart de mes collègues. La question de ma décision est incontestablement posée. » Selon Zay, les plus hostiles à Bonnet furent Reynaud et Campinchi. Zay ne mentionne pas Queuille; et dans son passage consacré à ce jour, de Monzie ne mentionne même pas la réunion. La guerre avait été écartée à Munich, mais ce ne fut qu’un sursis. Prochaine étape dans l’engrenage, les troupes allemandes entrèrent à Prague le 15 mars 1939, événement qui amènera incontestablement un nouveau tournant dans l’évolution de l’opinion publique en France. Dans l'intervalle, dans ses discours, Queuille s’était mis à parler du
danger d’une nouvelle guerre. Ministre de l’Agriculture, parlant devant des auditoires agricoles, il le fit surtout en tant que représentant de la France rurale. «Quand le trouble s’empare des esprits et que l’anxiété grandit dans les cœurs, c’est, en tous pays, dans les campagnes que se trouve la réserve de sang-froid, de raison et de sagesse accumulée au cours du siècle », déclara-t-il par exemple à Pithiviers le 27 novembre 1938. «Ce n’est pas assez de dire que la France est une démocratie, il faut dire qu’elle est une démocratie paysanne. » A cette même occasion, Queuille fit une envolée qui pourrait être assimilée à d’autres qui deviendront familières par la suite: il y a, quand même, des accointances entre tous les régimes qui se succèdent... «Aux heures difficiles de son histoire, la France a toujours su se retrouver, quelles que fussent les pertes, quels que fussent les deuils. De même, lorsque l’orage a détruit le fruit de son travail, le paysan sait retrouver, sans songer au sort contraire, la trace de son sillon, et semer dans le sol à nouveau remué les joies futures des récoltes triomphantes »… Et toujours dans cette même veine, le 22 février, devant l’Académie d’agriculture : «Si la France meurtrie par la guerre
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a perdu sa vitalité, ce n’est que pour un temps. Le sol qui la supporte est assez riche pour lui rendre la vigueur et ses enfants sont trop fiers pour ne pas accepter vaillamment ses sacrifices nécessaires, pour le soustraire à toutes les servitudes. » Puis, dans ce même discours, définissant son propre rôle, Queuille fait penser, cette fois, surtout au philosophe radical Alain. « Un ministre de l’Agriculture, ce n’est pas au fond autre chose qu’un jardinier attentif, vigilant, qui met en œuvre la terre avec un constant amour. »
Le «jardinier vigilant », comme il se devait, restait vigilant aussi en défendant les intérêts des agriculteurs français partout où leurs intérêts pouvaient être mis en jeu. Cette vigilance amènera Queuille, au cours de l’hiver 1938-1939, à intervenir directement contre un projet qu'élaboraient certains de ses collègues afin d’essayer de contrebalancer la progression économique de l’Allemagne en Europe centrale et orientale, où les Allemands étaient en train d’établir une
hégémonie économique complète. Présidée par Hervé Alphand, alors directeur des accords au ministère du Commerce et de l’Industrie, une
délégation se rendit en Roumanie, Bulgarie et Yougoslavie. À dominante agricole, ces pays ne pouvaient exporter, pour rééquilibrer leur commerce extérieur, que des produits agricoles — produits que les Allemands, qui en avaient besoin, étaient prêts à acheter, avec leurs produits miniers et, en plus, à des prix qui dépassaient souvent de
30 à 40 p. 100 les cours mondiaux... Mais du côté français, où on avait des excédents agricoles à écouler, le ministre de l’Agriculture était, pour le moins, peu enthousiaste. La délégation rentra à Paris en décembre et une première commission interministérielle, sous la présidence de Daladier, fut réunie le 13 janvier, la réunion décisive ayant lieu le 30. Le 17 janvier, Queuille avait déjà fait connaître à Daladier son «opposition totale», disant que la France ne pouvait réexporter 4,5 millions de quintaux à un moment où les stocks mondiaux exportables s’élevaient à 150 millions, et, en outre, qu’une telle décision mécontenterait les ÉtatsUnis et les Dominions. «Il est singulier que les représentants des Affaires étrangères n’aient pas paru avoir conscience de ces risques » et en plus qu’ils avaient «fait preuve de légèreté en omettant de nous consulter »… Reynaud, qui dès le début avait approuvé l’idée de refondre les accords commerciaux et les accords de paiements et également d’accroître les achats français, s'était par contre fermement opposé à un autre point du programme, point clé pour un ministre des Finances, «l’accroissement de nos fournitures aux gouvernements
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de l’Europe centrale par l’octroi de crédits de règlements étendus ». En tout cas, à la réunion du 30 janvier il fut seulement décidé que l’intendance accroîtrait ses stocks de blé, et qu’un projet de loi serait préparé permettant des ristournes à un certain nombre de pays. La
«contre-offensive économique » avait manifestement fait long feu — et cela avec un grand coup de main de Queuille. Mais le feu continuait à se propager ailleurs. En mars 1939, Hitler s'empare de la Tchécoslovaquie, menaçant Dantzig et le couloir polonais. En avril, l’Italie commençait sa conquête de l’Albanie, et, en mai, l'Allemagne et l’Italie conclurent une alliance militaire et politique. Puis, le 23 août, alors que les tensions montaient à la frontière entre la Pologne et Dantzig, vint le coup de tonnerre de la signature à Moscou du pacte de non-agression germano-soviétique. Son plus grand adversaire à l’est soudainement transformé en partenaire, Hitler était prêt à se mettre en marche contre la Pologne. Et à Paris, les mêmes ministres se réunissaient. Mais leur pouvoir de décision était désormais sévèrement limité : le 31 mars, la France et
la Grande-Bretagne s’étaient formellement engagées à venir en aide aux Polonais si l'Allemagne entrait en action contre eux — et les Bri-
tanniques restaient fermement résolus à respecter leur parole. Du côté français, ceux qui voulaient éviter la guerre en cherchant un compromis illusoire ne pouvaient que traîner les pieds ou, au plus, participer à de vains efforts de la dernière minute de «sauver la paix», ce que certains ne manqueront pas de faire. De Monzie jouera un rôle d’appoint dans une de ces tentatives et, à un point important, écrira-t-il, en parla avec Queuille. Le 31 août 1939, jour où les Allemands allaient envahir la Pologne, de Monzie déjeunait avec l’ambassadeur d’Italie lorsque Bonnet lui téléphona pour l’informer que Mussolini avait proposé qu’une conférence à quatre soit tenue le 5 septembre — conférence au cours de laquelle on étudierait «les clauses du Traité de Versailles qui sont la cause des troubles actuels» Bonnet ajouta qu’il croyait pouvoir obtenir l’agrément du Conseil des ministres en vue d’une acceptation d’une telle conférence, et que « Chautemps est d’accord». Rentrant à son bureau, de Monzie avait ensuite reçu successivement les visites de trois de ses collègues: Pomaret, Jean Zay et Queuille. Il refit à chacun, dit-il, sa démonstration : «La médiation italienne est la der-
nière chance de la paix: il ne faut pas compter sur une entente germano-polonaise. » Il ne s’efforçait guère, ajouta-t-il, de convaincre Pomaret, qu’il sentait «gagné par les thèses de Reynaud et désireux
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d'éviter un succès de la politique italienne». Mais Zay, «plus acces-
sible à mon raisonnement», se déclara partisan de l’acceptation à condition — quand même capitale — «de rester absolument en accord avec l’Angleterre ». Et Queuille ?Selon de Monzie, « Queuille hésite à formuler une totale adhésion, mais il opine dans son cœur pour tout ce qui peut sauver la paix ». Queuille avait bien fait d’hésiter.… Lors d’une réunion du Conseil des ministres qui eut lieu plus tard ce même jour, Bonnet et de Monzie seront les seuls à prôner l’acceptation de la proposition italienne, Daladier exprimant sa ferme opposition. Mais, comme ce fut si souvent le cas dans des réunions du Conseil des ministres de l’époque, une décision claire n’avait pas été formulée — et Bonnet se croira autorisé à poursuivre le lendemain ses efforts pour promouvoir une telle conférence, et cela malgré le fait qu’un événement nouveau soit intervenu dans l'intervalle, l’invasion par les Allemands de la Pologne... Mais de tels efforts ne pouvaient que retarder — un tout petit peu — linévitable. Dimanche, le 3 septembre 1939, à 11 heures du matin, alors que le combat se poursuivait en Pologne depuis trois jours, la Grande-Bretagne déclara la guerre à l’Allemagne; et, six heures plus tard, le gouvernement français prenait la même résolution. La Deuxième Guerre mondiale avait commencé.
Queuille avait été parmi ceux qui avaient été prêts à essayer de préserver la paix, mais pas à n’importe quel prix. Comme la plupart de ses collègues, il avait soutenu les accords de Munich, mais avec réserves, et non — comme certains — avec satisfaction. Comme tant
de ses compatriotes, il était pleinement conscient du prix élevé qu'avait payé la France en 1914-1918, et il partageait le soulagement
général pensant qu’une nouvelle guerre avait été écartée, au moins provisoirement. Il fut toujours très hostile aux démarches de ceux prêts à tout faire pour éviter la guerre, notamment les dirigeants du Comité France-Allemagne. Proche de De Monzie, il était également toujours très proche de Herriot qui, lui, prônait une politique de fermeté à l’égard de l’Allemagne. Il était respecté par Zay, qui (malgré de Monzie), figurait, lui aussi, parmi les «résistants». Avec la majorité dite «pacifiste» au moment de Munich, il ne joua vraiment pas un rôle dans les efforts de dernière minute de ceux qui cherchaient à arrêter la marche vers la guerre, sauf — selon de Monzie — d’opiner dans son cœur pour tout ce qui pouvait sauver la paix... Sur une échelle de un (Reynaud, Mandel) à dix (Bonnet, de Monzie), on pourrait conclure que Queuille, selon les jours, se plaçaïit entre trois (si l’on
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suit Werth) et six (si l’on suit de Monzie, mais pas totalement). S'il fallait lui appliquer une étiquette, on pourrait, si l’on veut, lui accoler celle de «conciliateur », mais cela en ajoutant toutefois : «avec réser-
ves, beaucoup de réserves ».
CHAPITRE IX
La guerre :ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement et exploitant forestier (1939-1943) A l'entrée du temps des épreuves. - Un ministre dans la «drôle de guerre ». — Et pendant l’agonie de la IIT° République: Paris, vallée de la Loire, Bordeaux, Vichy. — Repli en Corrèze : exploitant forestier. — Départ pour Londres.
A l'entrée du temps des épreuves Les guerres constituent toujours un temps d’épreuves, et pas seulement pour-ceux qui sont à l’âge de partir au combat. C’est encore plus le cas lorsqu'une guerre est accompagnée par la défaite et l’occupation. Au cours des années qui suivirent 1939, le courage moral, lui aussi, allait avoir une valeur particulière en France, y compris pour les responsables politiques. Ces derniers pouvaient être appelés, souvent avec peu de temps pour réfléchir et dans des situations drama-
tiques, à formuler des jugements et à faire des choix qui pouvaient, en ce qui les concernait personnellement, faire avancer leur carrière à court terme, mais y apporter plus tard une fin ignominieuse. Leurs vies, aussi, pouvaient être même en jeu. Comme tous ses collègues, Queuille, en 1939, s’embarquait pour un très difficile temps des
épreuves. Lorsque la France entra en guerre, Queuille avait cinquante-cinq
ans. Il était — toujours important — en excellente santé. Le Temps l’avait décrit quelques mois plus tôt comme étant «de taille moyenne », «d’allure fort jeune », ayant «dans ses gestes et dans son
maintien une aisance et une naturelle élégance qui séduisent ». Plus prosaïquement,
il fut décrit dans son passeport comme
mesurant
1,64 mètre avec des cheveux châtains, des yeux marron clair, et le
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teint légèrement coloré. L'homme qui sera plus tard parfois appelé «le petit père Queuille » était, pour ses contemporains qui le connaissaient bien, de taille moyenne... « Moi, je suis petit», dira fermement Daniel Mayer à titre de comparaison. Autre comparaison, Staline, né cinq ans avant Queuille, parfois surnommé «le petit père des peuples», mesurait, lui, 1,65 mètre. Plus à propos, et pour en finir, sur des photographies officielles, Queuille apparaît un peu plus grand que son collègue Paul Reynaud... «D'’allure fort jeune», du moins selon Le Temps, Queuille était
déjà grand-père. Françoise Gallot, premier enfant de sa fille Suzanne et du jeune avocat parisien Jean Gallot, était arrivée à temps pour avoir sa photographie — elle se tenait dans les bras de sa grand-mère — publiée en mars dans Match. «Sera-t-elle petite-fille de président ?» sous-titra ce dernier. Le fils de Queuille, Pierre, se mariera après la
guerre, guerre au cours de laquelle, après avoir été mobilisé en 19391940, il entrera très tôt dans la résistance, s’engageant dans les Forces françaises libres dès mars 1941. Il avait fait, avant 1939, de solides études : doctorat en droit, licence ès lettres, diplôme de l’École des
sciences politiques, et un certificat d’études supérieures de sciences. À un niveau plus pratique, il avait servi — souvent à titre bénévole — comme attaché ou chef du secrétariat particulier dans les cabinets ministériels de son père, en 1933-1934 et en 1937-1939. Comme son frère, Suzanne Queuille avait aussi fait de très sérieuses études, notamment dans les sciences. Elle allait poursuivre ses activités scientifiques :parmi ses publications figurera l’un des premiers volumes de la série «Que sais-je?», consacré aux vitamines. Mais, lorsqu'elle était étudiante et avait exprimé le désir de devenir médecin, son père avait réagi en homme de son temps et de son milieu — y compris son ancien «milieu ». Il connaissait trop bien, lui disait-il, la vie des étu-
diants en médecine, et il ne serait pas du tout convenable pour elle d’être parmi «ces gens-là »… Queuille n’était pas riche, ne le sera jamais, et ne cherchera jamais à l’être, l’argent n’étant pas, loin de là, une chose primordiale dans sa vie. On n’en parlait jamais, par exemple, à table, dans la famille
Queuille. La plus grande part de l’argent dont il avait hérité — et dont sa femme avait hérité — avait été dépensée dans ses campagnes électorales. Son salaire devait suffire pour couvrir leurs dépenses. A partir du début des années 30, grâce à son traitement ministériel, les Queuille pouvaient mener une vie plus facile, non luxueuse certes, mais avec une certaine aisance. En 1932, ils purent quitter le petit
LA GUERRE:
MINISTRE ET EXPLOITANT FORESTIER
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appartement qu’ils louaient 20, avenue Mozart, au bout du 16° arrondissement, et en acheter un, un peu plus grand, 100, rue du Cherche-
Midi dans le 6°. Celui-ci restera la résidence de Queuille à Paris jusqu’à sa mort. Leurs enfants, en particulier, furent heureux de ce déménagement. Suzanne avait dorénavant une chambre à elle: avenue Mozart, elle dormait dans la salle à manger. Quant à Pierre, qui avait occupé une chambre de service avenue Mozart, il occupera toujours une chambre de service, mais il se plaisait d’être
indépendant et sa sœur et lui étaient heureux d’être près des facultés où ils poursuivaient leurs études. A Neuvic, Queuille gardait et gardera toujours la vieille maison familiale rue du Commerce; et il avait acheté en viager, au nom de son fils, la maison mitoyenne. L’occupante devenant centenaire, les
deux maisons ne seront réunies qu'après la guerre; ni l’une ni l’autre n'avait le chauffage central. Queuille avait aussi un bois dit Bois-duFleix, près de Neuvic, qu’il donna à sa fille en dot en 1937 lors de son mariage. Lorsque Queuille sera déchu par Vichy de la nationalité française et de son mandat de sénateur en juin 1943, tous ses biens, droits et intérêts dans l’arrondissement d’Ussel seront, comme nous le
verrons, séquestrés. Parmi ceux-ci, en plus de ses propriétés, figurait un solde créditeur à la sous-agence du Crédit lyonnais à Ussel pour le montant bien modeste de 5 385 francs... En ferme croyant dans l'égalité des êtres, Queuille traitait tout le monde sur un pied d'égalité, parlant au boucher avec la même courtoisie qu’il accordait au président de la République. Avec ses enfants, il évitait de mentionner les titres ou les fonctions de ceux dont il parlait, préférant évoquer leurs mérites intellectuels. A l’occasion, il pouvait être très gai en société, et faire rire en racontant des histoires drôles. Il aimait la poésie et — cela plutôt en famille — prenait du plaisir en déclamant des poèmes de la période romantique, notamment ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny, tels Le Pénitent et
La Mort du loup — pas du tout le genre de poésie qu’écrivait son ami Duhamel lorsqu'ils étaient étudiants... Toujours très habile de ses mains, chirurgien «manqué », il continuait à exercer son talent de dessinateur et de caricaturiste. Parmi ses nombreux collègues qui posèrent pour lui — le plus souvent à leur insu — figuraient Briand, Blum, Barthou, Doumer,
Tardieu, Mandel, Poincaré, Painlevé, et
Bonnet. Bien doté mentalement et physiquement, capable et prêt à consacrer de très longues heures à son travail, voulant réussir dans tout ce
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qu’il entreprenait, Queuille avait tiré profit, autant que possible, de toutes les occasions qui s’étaient présentées à lui. Parmi ses pairs et contemporains, il était devenu, comme
le disait Match, le «record-
man des portefeuilles». Mais il n’avait pas accédé au premier rang. Parmi ses collègues qui avaient presque le même âge que lui, Daladier et Chautemps avaient, chacun, formé trois gouvernements ; Laval, quatre ; et Flandin, âgé de cinq ans de moins, un. Jamais appelé à s’asseoir à la tête de la table, Queuille avait été surtout ministre de l’Agriculture. Cela avait peut-être nui à sa carrière — malgré l'importance politique de ce poste, notamment à l’époque. Il avait aussi fait ses preuves dans d’autres postes ministériels, à la Santé publique, aux P.T.T., et en particulier aux Travaux publics. Mais aucun de ces postes ne faisait partie de la liste des ministères les plus prestigieux et recherchés. Il était passé de près, maïs il n’avait jamais été, par exemple, ministre de l’Intérieur, poste qui aurait pu être déterminant pour sa carrière. Mais Queuille avait surtout pris pour point de mire la présidence de la République. Ne faisant pas partie de ceux dont on parlait pour le poste de président du Conseil, il s’était fait — dessein sans doute bien arrêté — un profil de «présidentiable ». Il avait quitté la Chambre pour le Sénat. Au gouvernement et en dehors, il s’était tenu volontairement et autant que possible à l’écart de la politique pure. Homme souvent audacieux, comme en témoignaient parfois ses stratégies électorales en Corrèze, et homme prudent aussi, comme en témoignaient
son attitude à l’égard du Front populaire et les positions qu’il adoptait (ou n’adoptait pas) lorsque son pays s’acheminait vers la guerre, Queuille restait, dans la mesure du possible, un homme de méthode qui ne laissait rien au hasard. Le hasard, toutefois, a toujours droit au dernier mot. Lebrun se
représentant, Queuille ne devint pas président de la République. Il n'avait certes pas été président du Conseil. Mais, depuis son arrivée au Parlement vingt-cinq années plus tôt, il avait déjà eu une carrière politique tout à fait honorable et riche en accomplissements. Vers la fin de sa vie, il citera parmi ses réalisations les plus importantes l’électrification rurale, les coopératives agricoles, et la création de la S.N.C.F. — réalisations qui datent toutes de la III° République. En 1939, donc, Queuille n’avait pas gravi tous les échelons du cursus politique. Mais il avait beaucoup appris, et son avenir restait ouvert. Il était prêt, autant qu’il pouvait l’être, pour le temps des
épreuves.
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Un ministre dans la «drôle de guerre » L’une des premières actions de Queuille après la déclaration de la guerre fut d'accomplir un geste de nature tout à fait personnelle. Sans doute à l’insu de sa famille, il remit à la Caisse autonome de la défense nationale un don de 5 000 francs — à peu près la même somme qu’il aura dans son compte en banque à Ussel en partant pour Londres au mois d’avril 1943... En retour, il reçut une lettre de remerciement, datée du 15 septembre, le félicitant de «ce beau geste » — lettre qui sera consignée par la suite dans un amas de papiers intitulé: «Lettres avant 1939 (divers), intérêt local »… D'une portée tout autre, du moins pour ceux qui s’efforcent d’écrire l’histoire, fut une deuxième décision que prit Queuille au cours de ces premiers jours de la guerre. Le 7 septembre 1939, il commença à tenir un journal, petite tâche supplémentaire qu’il s’imposera jusqu’au 8 juin 1940, moment où — la guerre devenant une débâcle — le gouvernement quittait Paris pour se replier vers le sud. Dicté au jour le jour à sa fidèle secrétaire et cousine, Marie-Antoinette Collon, souvent en style télégraphique, transcrit avec une abondance de points d’exclamation, et accompagné de procès-verbaux et de correspondances, ce journal constitue un vif témoignage des réactions de Queuille face aux événements — presque toujours frustrants — de sa vie quotidienne. Il a aussi l’avantage, contrairement à tant de «mémoires » de la période, de n’avoir jamais été remanié, ni même,
pendant des décennies, touché. Enfin publié en 1993, d’une manière très soignée, il constitue évidemment le document clé pour cette
période de la vie de son auteur. Ces «petits prétentieux », ces «sous-ministres» et autres «types impossibles » des Finances, ces «moules » (cela à propos de l’inspection générale des subsistances), Queuille ne fut guère affable en dictant ses opinions concernant ceux qui entouraient ses collègues. Il ne le fut pas à leur égard non plus, surtout Reynaud — avec lequel il eut des affrontements particulièrement orageux. La plupart des épreuves qu’aura à subir Queuille pendant ces huit mois de drôle de guerre — la «vraie» guerre, elle, commencera le 10 mai 1940 avec l'offensive allemande contre la Belgique et la Hollande — viendront, en effet, de ses collègues, tant civils que militaires. Chargé d’assurer la coordination du ravitaillement, Queuille défendra son terrain et ses opinions avec une ténacité extrême, notamment en ce qui concernait la politique des
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prix et le rationnement, dont il voyait surtout les désavantages. Interlocuteur très vif et parfois antagoniste de Daladier comme il l’était de Reynaud, il assistera de très près en mars à la chute du premier et à l’arrivée au pouvoir du second. Se voyant offrir par Reynaud le por-
tefeuille du Commerce et — par personne interposée — celui de l’Intérieur, il choisira de garder le Ravitaillement tout en cédant l'Agriculture, mais cela en restant dans son bureau rue de Varenne. Notant ses activités au jour le jour, Queuille parlera souvent de ses coups de téléphone et de ses rencontres, dont un déjeuner mémorable qu’il eut avec le général Gamelin à son quartier général au château de Vincennes. À un autre niveau, il aura à s’occuper de son «ennemi intime » et successeur à la Chambre, Marius Vazeilles, inculpé avec d’autres députés communistes et obligé de résider, lui, à la prison de la Santé. La soi-disant «drôle de guerre» ne l’était pas toujours pour ceux qui étaient aux armées; elle ne le fut pas non plus pour d’autres, comme Queuille, restés à l’arrière.. Déjà préoccupé par ses propres activités, Queuille ne mentionnera pas un important remaniement ministériel qui eut lieu le 13 septembre. Celui-ci vit le départ tant attendu de Georges Bonnet du ministère des Affaires étrangères (nommé ministre de la Justice, il restera pourtant au gouvernement pendant encore six mois). Quoique surmené, Daladier prit le portefeuille lui-même — en plus de celui de la Défense nationale qu’il avait depuis 1936... Ce remaniement fut également marqué par la création de deux ministères avec lesquels
Queuille aura à travailler, Raoul Dautry étant nommé ministre de l Armement et Georges Pernot, ministre du Blocus. Queuille aura à
faire face à beaucoup de problèmes suite à la nomination deux jours plus tard de Daniel Serruys au poste de haut-commissaire à l’Économie nationale. Rattaché à la présidence du Conseil, Serruys fera partie — au dire de Queuille — des «sous-ministres des Finances qui tendent à se poser comme dictateurs des temps présents !». Il y eut aussi des départs, dont celui de Jean Zay — parcours unique, Zay quittait le ministère de l'Éducation nationale pour servir comme sous-lieutenant. L’une des dernières visites qu’il fit, écrira-t-il dans un ultime et révélateur témoignage, fut «à Queuille, très affectueux, qui croit au blocus, compte sur la révolution allemande et croit que la guerre durera un an..?». La confiance dans l'efficacité à long terme du blocus était largement répandue parmi les spécialistes, mais le point de vue que la guerre serait de courte
durée ne l'était guère — le jour précédent, Daladier avait prédit à
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Zay que celle-ci durerait sept ans. Sa conviction que la guerre serait
courte allait inévitablement influencer certaines des prises de position de Queuille et contribuer à ses différends avec ceux de ses interlocuteurs qui étaient, eux, fermement convaincus du contraire — et qui, est-il besoin de le noter, avaient en cette matière raison. Mais guerre longue ou guerre courte, les problèmes immédiats auxquels Queuille devait faire face prédomineront toujours. Jouant son rôle à plein, il envoya dès le 17 septembre la première d’une
série de notes à Daladier. Utilisant son titre complet, «le ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement général», il y déclara que le ravitaillement de la population et celui des armées ne pouvaient être traités séparément entre services qui «s’ignorent et souvent se concurrenceront de la meilleure foi du monde». Il proposa donc la réunion d’une conférence hebdomadaire sous sa présidence, à laquelle prendraient part les représentants des principaux services concernés, proposition qui fut acceptée. Deux jours plus tard, sujet principal des premiers jours de son journal, il put mettre fin à une première escarmouche en obtenant le remplacement de l’un de ses principaux collaborateurs militaires, l’intendant général René Lévy — lequel avait été averti dès le 7 septembre qu'aucune affaire importante ne devait être traitée «sans que les dossiers ne me soient soumis ». D’autres controverses seront plus difficiles à régler. Lévy était quand même un subordonné, mais la hiérarchie militaire à laquelle il appartenait aussi continuera souvent, au grand dam de Queuille, à agir comme bon lui semblait. Ses plus gros ennuis, toutefois, viendront toujours du ministère des Finances — différences sur le fond souvent, rivalités d'autorité encore plus. Au début, pourtant, les relations entre Queuille et Reynaud furent relativement bonnes. Le 20 sep-
tembre, par exemple, après une réunion du Conseil des ministres, Queuille nota avec satisfaction que Reynaud avait fait approuver un projet de réorganisation des services du Ravitaillement, et que le Conseil était d’accord « pour ne pas instituer la carte d’alimentation » — pour la première fois Queuille mentionne dans son journal ce sujet clé. Ensuite, le 28 septembre, un certain nombre de questions (blé, motoculture) furent réglées sans problèmes; et lors d’un rendez-vous le 2 octobre, «l’accord semble se réaliser sur l’ensemble du décret-loi établi par moi». Au Conseil des ministres du 13 octobre, nota-t-il encore, «j'ai fait signer le décret qui interdit la viande de boucherie le lundi et la viande de bœuf le mardi ». Puis, après une conférence au ministère des Finances le 23 octobre au cours de laquelle des crédits
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pour plusieurs projets avaient été accordés, Queuille s’exclamera même : «Nous trouvons un Paul Reynaud en or!» Mais cela n’allait pas durer, car les problèmes de base — prix, importations, rationnement — devenaient, par leurs effets cumulatifs, de plus en plus pénibles, Reynaud devenant un adversaire de plus en plus coriace. Les questions en litige — et les intérêts en jeu — ne furent certes pas d’un abord facile, pas plus pour Queuille que pour ses
interlocuteurs. Prenons, par exemple, le problème des prix. Ces derniers avaient été bloqués au 1° septembre, sans exception, et ne pouvaient être augmentés que sur autorisation du Comité national de surveillance des prix, lequel était placé auprès du haut-commissaire à l'Économie, Daniel Serruys.. Sans autorisation, un relèvement de prix, aussi justifiable qu’il soit, était une «hausse illicite » et réprimée comme telle. Rien d’aussi général n’avait été décrété en France depuis la loi «du maximum» sous la Révolution, loi qui avait laissé le souvenir d’un échec complet. Cette réglementation sévère s’appliquait aux prix agricoles à la production, ce qui était, bien sûr, très mal accepté par les représentants des agriculteurs. En plus, le monde agricole avait tendance à régler lui-même ses propres affaires. Queuille incarnait tout à fait cet état d’esprit, estimant notamment que «les Finances » n’avaient pas les qualités requises pour donner des avis sur des questions qu’elles étaient supposées mal connaître. Chargé du Ravitaillement, Queuille avait en outre constitué des commissions qui s’occupaient de la disponibilité des produits et des achats de l’armée, et aussi des prix de ces achats, et il n’admettait pas que ceux-ci eussent dû, formellement, respecter les décisions du Comité national de surveillance des prix à partir du moment où lui-même et ses services en avaient arrêté le montant avec les services acheteurs *. Il y avait, donc, de belles batailles en perspective... Mais notons aussi que, tout en défendant «le monde agricole », Queuille pouvait à l’occasion parler très rondement avec ses représentants. Membre du gouvernement, 1l devait représenter, lui, l’intérêt général... Le 18 octobre, lors d’une réunion avec la commission d'Agriculture du Sénat, il fut, comme il se devait, prévoyant. «Enfin l’on palabre au sujet de la politique des prix agricoles qui ne doivent pas être comprimés. Je réponds et donne des précisions et de l’eau bénite».. Mais le lendemain, lorsqu'il reçoit «les betteraviers et les sucriers», et lorsque le représentant des producteurs «s’embarque dans un long rapport des difficultés soulevées par les industriels, Queuille ne mâchera pas ses mots: “J’interromps ces messieurs, en leur disant que je n’accepte
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pas, dans les circonstances que nous connaissons, qu’ils continuent leurs querelles passées et sur ce ton inadmissible [...]. J'ajoute que je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails...” » Mais le ministère des Finances était toujours la cible principale de l’aversion de Queuille, comme en témoigne, par exemple, un incident qui eut lieu le 18 novembre, incident qui illustre bien son état d'esprit et son caractère. Après avoir reçu une délégation du Comité national des prix, Queuille notera que la délégation avait l’air d’accepter une majoration des bénéfices du commerce, mais que «le représentant des Finances me dit que M. Adéodat Boissard l’avait chargé de faire des réserves et qu’il doit m’entretenir de la question» — Boissard étant l’adjoint direct du secrétaire général du ministère, Yves Bouthillier (lequel sera plus tard ministre des Finances de Reynaud, puis de Pétain...). Très à cheval sur les principes, notamment lorsqu'il s’agissait de l’autorité d’un ministre, Queuille fut outré par cette manière de procéder. « Je lui dis que cette affaire ne m’intéressait pas et que seuls les prix de production avaient un intérêt pour moi, et qu’il dise à M. Adéodat [sic] d’aller voir le président du Conseil ».… Le «représentant des Finances » en question était un jeune inspecteur des Finances, Claude Tixier, lequel sera une décennie plus tard le directeur du cabinet de Queuille lorsque Queuille sera lui-même ministre des Finances aussi bien que président du Conseil. Tixier n’oubliera pas cette première rencontre avec son futur patron, ni la suite immédiate. Pendant que ce dernier rentrait à pied rue de Rivoli, Queuille téléphona à Reynaud pour lui dire qu’il n’était pas imaginable qu’il ait
des comptes à rendre à Boissard, et que le représentant des Finances devait faire son rapport au ministre...
Ce dernier n’était pas un homme à se laisser faire, lui non plus. Six jours plus tard, le 24 novembre, Reynaud tirera une première bordée contre Queuille par le biais du chef du gouvernement... «A 6 heures le président du Conseil me téléphone », nota Queuille. Offensive de Paul Reynaud qui voudrait que les prix fixés par la commission fussent soumis au Comité national de la surveillance des prix. Tout cela à propos du vin. Sa réplique fut claire et sans appel: «Je réponds: si M. Paul Reynaud veut s’occuper du Ravitaillement il n’a qu’à tout prendre, mais je n’admettrai pas de garder mes responsabilités sous le contrôle de Paul Reynaud ou de tel autre! !» Queuille ne tardera pas à lancer ses propres contre-offensives, tout d’abord à un niveau légèrement inférieur. Apprenant le lendemain que Serruys avait critiqué «la hausse admise pour les produits agri-
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coles par le ministre de l’Agriculture», Queuille lui adressa une lettre de remontrance, laquelle fut «immédiatement suivie d’une conversation téléphonique au vinaigre». Plus tard le même jour, ayant été prévenu que Reynaud avait signé un décret «sur les wagons-réservoirs dont personne ne lui avait parlé», ce fut pour Queuille loccasion de passer «un savon soigné » à Adéodat Boissard, qui avait dit à l’un des subordonnés de Queuille que Reynaud étudiait le dossier luimême depuis quelques jours. «Ou vous avez menti, ou Paul Reynaud a menti! », s’exclama Queuille. Le ton, en effet, montait….
Il montera encore. Rentrant chez lui le 25 novembre, Queuille rédigea un projet de lettre à Reynaud afin de préciser — phrase déjà citée — «ma position à l’égard des sous-ministres des Finances, qui tendent à se poser comme dictateurs des temps présents!» Trois jours plus tard, apprenant qu’on allait discuter du plan d’importation de viande dans le cabinet d'Yves Bouthillier, Queuille fit auprès de celui-ci des observations «qui pour être par téléphone n’en sont pas moins vives». Le plan d'importation, lui dit-il, «ne doit pas être discuté par d’autres organismes que par le comité interministériel !».
Constatant alors qu’il était «en état de crise», Queuille demanda à voir Daladier plus tard ce même jour, juste avant la réunion du Comité interministériel en question. Arrivant chez Daladier, Queuille vit Reynaud qui attendait, lui aussi. «Il me dit avec le sourire n’avoir jamais reçu de lettre aussi mauvaise que celle que je lui ai adressée. Il ajoute qu’il va me donner satisfaction...» Mais entrant à son tour auprès de Daladier, Queuille se fit toujours aussi insistant: «Je le ramène à mon sujet, c’est-à-dire: Paul Reynaud»... Ainsi, Queuille emporta ce premier round: Daladier lui accordera que les tarifs d’achat ne pouvaient pas être discutés par le Comité de surveillance des prix, reconnaîtra que les renseignements qui lui avaient été donnés pour les vins étaient inexacts — et en plus, remarquera «qu’il y a autour de Paul Reynaud des types impossibles »… Puis, lors de la réunion interministérielle qui suivit, Reynaud lui annoncera, en effet, quelques concessions.
«Je
suis d'accord pour les wagons-réservoirs, d'accord pour les droits de douane sur les bovins, sur le remplacement des directions des services agricoles », dit ce dernier en remettant à Queuille un papier consacrant ces accords de principe. Mais malgré ces victoires somme toute relatives, et comme ce sera si souvent le cas au cours de ces mois, Queuille fut surtout sur la défensive pendant cette réunion interministérielle du 25 novembre.
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L'essentiel de la discussion, rapporta-t-il dans son journal, tournait autour de l’idée qu’il fallait restreindre les achats en dollars, et pour cela faire des restrictions. « Comme on agite la question du café, je dis que c’est une question de gouvernement, mais que les mineurs de De Monzie et les ouvriers de Dautry se passeront difficilement de café. Il est simplement décidé qu’on laissera le cours monter et que je devrai chercher à faire des achats en d’autres monnaies que le dollar!»
Quant à la viande, Queuille fut plus négatif encore: «Je
m'élève contre l’idée saugrenue d’un de ces petits prétentieux qui siègent au ministère des Finances voulant imposer leur loi et leur autorité aux ministres et qui ont parlé de la carte de viande! ».. Celle-ci, insista Queuille, défendant ainsi un point de vue qui ne sera pas validé par l’histoire, «est impossible pour des raisons techniques, de contrôle, de fait». Mais déjà, il le fallait bien, Queuille pensait aux
concessions à faire. «Par contre, dans quelques semaines, quand la fabrication des pâtes alimentaires sera en route et la pêche maritime remise en cours, je ferai vraisemblablement un jour sans viande. » Cette opposition tenace que manifestait Queuille au rationnement sera parfois critiquée par ceux qui écriront sur cette période. «La France est le seul belligérant à ne pas prévoir le rationnement», observera dans un livre publié en 1972 le célèbre économiste et statisticien Alfred Sauvy, lequel était membre du cabinet de Paul Reynaud en 1939-1940. Sauvy alla beaucoup plus loin, pourtant, lorsqu'il ajouta que: «non moins prévoyant que les industriels, H. Queuille pense lui aussi à l’après-guerre, disant à qui veut bien l’entendre qu’étant le seul ministre du Ravitaillement en Europe à refuser de rationner la population, il sera président de la République»... Boutade, peut-être. Plus probant est l’argument que Queuille était motivé par son désir de défendre un libéralisme contrôlé et de protéger autant que possible les intérêts des paysans et de la France rurale — et cela tout en évitant à «la population » des tracasseries qu’il considérait inutiles. Tout en bataillant avec certains de ses interlocuteurs, Queuille eut
l’occasion — en 1939 — de défendre ses thèses devant un plus grand public en polémiquant avec les Allemands. Après avoir vu un cercle de fumée au-dessus de Paris au cours de la nuit du 23-24 novembre, il
apprit le lendemain qu’un aviateur allemand avait jeté des tracts dont l’objet évident était d’irriter les Français contre les Anglais — mais dont l’une des allégations eut surtout l’effet d’irriter Queuille.. Les stocks en marchandises de toutes sortes étaient plus importants en
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Allemagne qu’en France, y lisait-on, et sous peu les Français constateraient que les fournitures de guerre et les aliments manqueraient.….. Six jours plus tard, Queuille riposta en faisant circuler sa propre petite brochure. Intitulée « Aucun aliment ne manque en France», présentée comme «un entretien avec le ministre M. Queuille», celleci incluait aussi un portrait flatteur (on était en temps de guerre) du «chef suprême du Ravitaillement en France » — et fut également illustrée d’une photographie de ce dernier en train de téléphoner. «C’est un homme de petite taille, très courtois. Il est médecin, comme l'était Clemenceau. Il a l’intelligence très vive, et un grand talent d’organisateur » — et en particulier, fut-il ajouté, «des connaissances approfondies en ce qui concerne l’alimentation ».. Les lecteurs avaient droit aussi à un petit résumé. «Réponse à une brochure allemande. Pas de carte de distribution. Un excédent de blé, suffisamment de
beurre et de sucre pour deux ans. La situation meilleure qu’en 1914, quand les départements du Nord étaient occupés. » En exposant ses thèses dans l’interview qui suivit, Queuille se faisait surtout rassurant. Grâce aux « récoltes extraordinaires » de 1938, les stocks en France étaient très importants. En plus, dit-il, «nos colonies nous fournissent de la viande, du café, du cacao, des huiles,
qui couvriront une grande partie nos besoins». En outre, « beaucoup de conserves de viande avaient été reçues de Madagascar, et 1 200 000 moutons de l’Afrique du Nord. Comme vous le savez, ajouta-t-il toutefois, afin de conserver autant que possible le bœuf pour nos soldats, j'ai décrété un jour sans bœuf, ce qui est parfaitement suffisant ». L’interviewer anonyme fournira ensuite quelques informations importantes. «Cette abondance dont dispose la France donne la possibilité de ne pas établir des cartes pour des produits alimentaires et lui permet également de laisser le commerce presque entièrement libre.» Des mesures sévères, ajouta-t-il, «empêchent la hausse injustifiée des cours, mais l’autorité n’interviendra pas aussi longtemps que l'initiative privée assure le ravitaillement de la population civile d’une façon satisfaisante». Sa conclusion sera du «pur Queuille », sinon pas de la main de Queuille lui-même : «Puisque les aliments ordinaires, et “même les aliments de luxe”, ne manquaient pas, nous ne verrons pas de sitôt les cartes, si jamais on les voit ».. La France allait avoir des cartes d’alimentation, bien sûr, mais
cela seulement après la défaite, et donc dans des conditions tout autres. Si Queuille n’avait pas été là, elle les aurait eues certainement plus tôt. Comme «le chef suprême du Ravitaillement en France »
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l’affirma non sans fierté lors d’une intervention le 17 janvier 1940 devant la sous-commission permanente de la commission du Commerce et de l’Industrie, il avait pris sur lui-même d’inverser la politique officielle du gouvernement. Des «instructions qui ont force de loi», déclara-t-il aux députés, avaient été préparées qui prévoyaient l'institution, dès le début de la guerre, d’une carte de l’alimentation générale, dont le résultat aurait été de «briser les cadres qui font normalement la répartition des produits». Mais la situation des approvisionnements en France était telle au début de la guerre, pour les produits essentiels, «que j’ai pensé que je pouvais me dispenser, au moins pour les premiers mois de la guerre, de la carte d’alimentation et de la mise en route des organismes qui se seraient substitués aux répartiteurs normaux, c’est-à-dire aux commerçants ». Queuille gardait toutefois — et gardera toujours — ses options ouvertes. «Je ne dis pas que je ne la reprendrai pas pour certains produits — si la guerre dure», ajouta-t-il. Mais défenseur du libéralisme, il voulait conserver autant que possible les circuits normaux. «Un de mes soucis a été de maintenir ainsi l’activité normale du pays et de laisser le commerce jouer son rôle.» Tout en faisant confiance au commerce, déclara-t-il encore, il disait aux commerçants
qu’il ne fallait pas profiter de certaines périodes délicates dans l’approvisionnement du pays pour constituer des stocks anormaux. Il serait possible de recourir au rationnement pour certains produits de première nécessité, mais « la carte est un outil très difficile à manier », et «vous pouvez aboutir au résultat inverse de celui que vous cherchez». Appuyant cette affirmation avec un exemple auquel un statisticien n’aurait sans doute pas pensé, il observa qu’il connaissait des campagnes, notamment dans le Centre, où 40 p. 100 de la population ne prenait pas de café, «où on ne boit du café que le dimanche». Mais le jour où il y aura la carte de café, prédit-il, tout le monde voudra sa ration. «Et si faible que vous la fixiez, vous aurez une répartition supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. » Ce combat que menait Queuille contre le rationnement ne fut pas facile ni sans contretemps. Le 1° février 1940, par exemple, après une réunion du Conseil des ministres, Queuille notera qu’il avait été «sur la sellette» pendant une heure et demie, mais qu’il avait l’impression qu’une grande partie du Conseil était d’accord pour reconnaître l’impossibilité de la carte de viande ou de la carte de beurre. Cependant les journaux du lendemain matin, «comme ayant reçu un mot d’ordre», continuaient une campagne commencée la veille en faveur de la
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carte d’alimentation — ce qui était, selon Queuille, un moyen de pous-
ser au stock individuel. «Ma fureur s’accroît en conséquence... », ditil. Puis, au lieu de répondre à une question à la Chambre plus tard ce même jour, Queuille ira dans les couloirs promener son « dégoût d’appartenir à un gouvernement qui ne sait pas ce qu’il veut et qui fait annoncer les restrictions lesquelles devraient être préparées dans le étant quand même assez exceptionnel. Et tout en poursuivant son combat, Queuille devait continuer parfois à jeter du lest. «On décide finalement de s’en tenir au rationnement de l’essence », nota-t-il après une réunion d’un Comité interministériel à Matignon le 26 avril, réu-
nion au cours de laquelle Queuille avait à nouveau résumé sa pensée en la matière: «Faut-il faire souffrir le pays, et le punir en quelque sorte, pour que le Français prenne une mentalité de guerre, ou bien faut-il maintenir le plus possible la vie normale, qui nous permettra de supporter le plus longtemps la guerre?» Poser la question ainsi, c'était, en effet, y répondre... Mais une fois une décision prise, Queuille fera toujours de son mieux pour que des mesures restrictives fussent respectées par tout le monde. Ce ne fut pas toujours facile, surtout lorsque ses collègues prirent sur eux de s’en mêler. «La foire de Lyon pose le problème de dérogation à admettre pour les jours sans viande et sans confiserie», nota Queuille le 13 avril à propos d’un problème rendu encore plus difficile par le fait que son ancien mentor était maire de Lyon... «Herriot insiste, le Comité interministériel a cependant refusé hier d’admettre des dérogations — coup de téléphone de la présidence du
Conseil —, on demande de céder. C’est là un précédent regrettable, qui fera vraisemblablement craquer toutes les restrictions.» Mais à cette occasion, du moins, son esprit de conciliateur — et son talent de
gestionnaire — prenant le dessus, Queuille trouvera finalement un accommodement, qu’il décrira en utilisant, cette fois, un chiffre record de points de suspension : «On modifiera les jours sans viande dans la semaine de la foire. Ainsi durant cette semaine pour passer au régime nouveau il n’y aura pas de jours sans viande... » Quittons ce sujet de rationnement si capital pour Queuille en notant que ce coup de téléphone de la présidence du Conseil n’émanait aucunement de la part de Daladier. Mis en minorité et ayant démissionné, Daladier avait été remplacé par Reynaud le 21 mars, trois semaines plus tôt... Etroitement associé aux deux hommes,
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obligé de passer par eux pour atteindre une partie importante de ses objectifs, les voyant souvent, Queuille fut appelé à participer de très
près aux événements qui menèrent à la chute de l’un et à l’arrivée au pouvoir de l’autre. Tout en continuant à raconter avec verve les problèmes et rencontres qu’il eut avec eux, Queuille apportera aussi, au fil de son journal, son témoignage sur les relations, plus difficiles encore, qu’ils entretenaient. Prenons par exemple son compte rendu de sa rencontre la plus orageuse avec Reynaud. Celle-ci eut lieu le 19 janvier 1940. Trois jours plus tôt, Queuille était déjà en état de crise aiguë, comme il le disait: «Décidément tout va mal... et me voilà en bataille avec Dautry, Reynaud et l’Intendance! J’en arrive à envisager mon départ de cette maison»... Le 17, il était allé voir Daladier pour lui demander des explications sur «la lettre tendancieuse, me faisant procès d’intention, au sujet du café que je refuse de livrer à l’armée» — les responsabilités de Daladier étaient évidemment plus qu’évidentes. Puis, convoqué par Daladier le 19, Queuille pensait qu’il s’agissait du ravitaillement, mais ce fut au contraire pour discuter la politique des prix, et cela à une réunion proposée par Reynaud et avec la participation de Serruys. Deux papiers avaient été préparés, l’un par l'Économie nationale et l’autre par les Finances — ce dernier, affirma Queuille, ayant été rédigé avec «le parti pris évident de réduire la hausse sur les produits agricoles », et, en plus, avec «la
mauvaise foi des statisticiens qui ne connaissaient rien à la vie rurale. N’avait-on pas fait figurer en effet parmi la hausse des prix agricoles celle du cacao, du café et des huiles! !». Plutôt qu’une rencontre, ce sera un bel affrontement — et cela d’entrée de jeu. « Dans l’antichambre du président du Conseil un pre-
mier choc violent m’oppose à Paul Reynaud! Il est de telle qualité que je dis à Serruys: “Vous voudrez bien aviser le président du Conseil que je suis malade et dorénavant dans l’impossibilité de continuer une collaboration avec P. Reynaud” ». Ce fut sur ces prémices, dit Queuille, que la conversation s’engagea dans le cabinet de Daladier : «Ces messieurs s’accrochent à mon veston pour m'empêcher de partir avant l’audience, mais je reste sur ma position de démissionnaire pendant une heure et demie»... Queuille aura à la longue, toutefois, gain de cause. «On appelle le statisticien Sauvy à la rescousse,
mais on finit par reconnaître que si le prix des produits agricoles n’a augmenté par rapport à l’année dernière que de 10 p. 100 dans l’ensemble, on doit nous laisser la paix!» Finalement, Chautemps étant
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arrivé en conciliateur et ne pouvant que constater que les points de vue ne paraissaient pas très éloignés, Queuille consentira, à la requête de ses collègues, «à demander à sa santé chancelante de se forcer encore un peu pour maintenir des rapports avec le ministre des Finances, avec l’engagement pris par Paul Reynaud que ces messieurs de la Rue de Rivoli ne se considéreraient plus comme la bonne chargée de garder l’enfant de la Rue de Varenne ».. Tous ces hommes étaient évidemment exténués, Daladier sans doute le plus — le 7 janvier il s’était même cassé le pied en tombant d’un cheval... au lendemain de leur confrontation du 19 janvier, cela allait déjà mieux entre Queuille et Reynaud. «Je trouve le financier très apaisé et je n’ai pas besoin d’élever le ton pour lui faire confirmer notre accord en ce qui concerne la hausse possible des produits agricoles, qui avaient été chargés de tous les péchés par ses collaborateurs tendancieux.» Mais les relations entre Queuille et Daladier deve-
naient plus tendues — le 1° février, comme nous l’avons vu, Queuille ira dans les couloirs promener son dégoût d’appartenir à un gouvernement qui ne sait pas ce qu’il veut... Lorsque Chautemps viendra le voir le 6 février, toujours en conciliateur, Queuille l’informa qu’il en avait assez, et qu’il ne pouvait pas supporter «les indécisions de la politique du gouvernement». Puis, convoqué chez Daladier le lendemain, Queuille y alla, dit-il,
«avec la volonté bien arrêtée de ne pas
me laisser faire» — et de démissionner si ses demandes n'étaient pas satisfaites.
«Mais j'ai affaire à un malin», constatera Queuille après son entretien avec le président du Conseil ce 7 février 1940. Dès le début de leur conversation, Daladier l’avait accroché en lui disant: «C’est entendu, nous partons tous. Je suis moi aussi fatigué, mon pied me fait souffrir, je ne trouverai comme toi jamais une occasion aussi
favorable de m’en aller »… Il irait, dit-il, devant la Chambre ;parlerait quelques minutes contre le comité secret ;puis serait renversé et assez diminué pour aller remettre sa démission à Lebrun... Les préoccupations qu'avait Queuille ainsi reléguées loin en arrière, ce dernier rétorqua : «Tu seras alors bien obligé de reformer le cabinet.» Évidemment d’accord, et passant tout de suite à sa préoccupation principale, Daladier répondit que la difficulté du «remaniement après la démission » serait, pour lui, le remplacement du ministre des Finances, dont il fit alors «le procès». Reynaud, déclara Daladier, était soutenu par les socialistes «parce qu’il a renfloué deux fois Le Populaire*» ;Reynaud avait des idées sur la conduite de la guerre «abso-
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lument folles » ; et son plan militaire avait «rendu le général Bourret
absolument furieux », car il «parle d’attaquer de front la ligne Siegfried.. ». Puis, parlant toujours d’un remaniement, Queuille lui indiqua, prédiction peu sibylline, que le départ de Reynaud pouvait créer des difficultés. «Ne pourrais-je pas le faire filer à l’Air??» demanda Daladier.
Finalement, revenant avec diplomatie à sa propre situa-
tion, Queuille lui offrit à nouveau de s’en aller, cela «pour faciliter son replâtrage ». La réponse fut tout à fait dans le style de Daladier : «Il a Pair de hausser les épaules et nous nous séparons.. » La dégringolade du gouvernement continuera, marquée — toujours selon les notes que dictait Queuille au jour le jour — par de très rares événements positifs. Lorsque la Chambre était réunie en comité secret les 9 et 10 février, Daladier y fit, nota Queuille, un «discours excellent», et cela dans une «atmosphère d’union sacrée qui s’exprime
dans l’ordre du jour et le vote unanime». Rencontrant Daladier en quittant la Chambre, Queuille lui déclara qu’il devait profiter de l’occasion pour faire un ministère d'Union nationale — idée toujours chère à Queuille.. Puis le 7 mars, il y eut une impressionnante victoire parlementaire pour le gouvernement — et pour Queuille. La note que ce dernier y consacra fut pourtant laconique : « Interpellation.» Mais ce jour à la Chambre, à la suite des débats dans lesquels de nombreuses interpellations avaient été présentées sur la politique agricole, un ordre du jour avec signification de confiance avait été voté à l’unanimité par les 517 votants.
Recevant Queuille le lendemain, Daladier
le complimenta. Ce ne furent que de rares exceptions, comme en témoignent les autres notes de Queuille. Le 15 février, par exemple, au cours d’une «conversation amicale», Reynaud lui avait manifesté «sa mauvaise
humeur contre le président du Conseil qui aurait désigné Georges Bonnet comme
son successeur ». Le 21 février, au cours d’une entre-
vue «très cordiale » avec Daladier, celui-ci «critique son ministre des Finances qui est odieux, se fait une publicité anormale avec les fonds secrets et lui a envoyé vingt-deux projets de décrets-lois qui lui donneraient autorité sur huit ministres». Puis, lors d’une réunion du Conseil des ministres le 24 février, Queuille se rangera dans le camp
de Daladier. «I1 s’agit de savoir si Paul Reynaud va devenir le président du Conseil pour toutes les questions économiques et quel sort on va réserver à ses entreprises véhémentes.» Au Conseil des ministres du 28 février, il y avait, nota Queuille, «de l’électricité dans l'air»; et dans une conversation à part, Reynaud lui marqua sa mauvaise
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humeur en disant que tous ses collègues voudraient le voir partir et peut-être encore plus le président du Conseil. Reynaud eut pourtant un mot gentil pour Queuille lorsqu'il ajouta que, dans cette hypothèse, il garderait un bon souvenir du ministre de l'Agriculture, «qui a bien défendu les intérêts dont il a la garde». Cet état d’esprit ne durera pas longtemps, car à la réunion du lendemain Reynaud revint sur les prix agricoles en insistant «pour que l’on adopte son
papier». La réaction de Queuille était maintenant bien rodée. «Je
regimbe vigoureusement en indiquant que si l’on donne satisfaction à Paul Reynaud, il faut aller jusqu’au bout et rattacher les services de la Rue de Varenne aux Finances. » Président du Conseil harcelé de tous côtés, Daladier avait certes des problèmes d’une tout autre nature que ceux de Queuille. Il lui était reproché par certains d’avoir déclaré la guerre, il lui était reproché par d’autres, beaucoup plus nombreux, de ne pas la conduire avec
assez de fermeté. Le 6 mars, Queuille lui parla des inquiétudes qu'avait Herriot en raison de l’inaction de la France devant le drame de la Finlande. Pour le moins circonspect, Daladier lui répondit qu’on attendait l’appel de la Finlande — envahie le 30 novembre par l’Union soviétique, se défendant avec beaucoup de courage mais
désespérément, la Finlande s’inclinera le 12 mars, quatre jours après cette conversation. Puis, lorsque Queuille suggéra la nomination d’un
ministre de l’Information, Daladier lui donna l’impression qu’il voulait toucher le moins possible au Cabinet actuel. « Toujours les mêmes incertitudes et la même indécision », conclut Queuille. Mais la chute du gouvernement n’était pas loin. Le 15 mars, nota Queuille, «le remaniement paraît de plus en plus certain». Au cours du week-end qui suivit, il n’y eut «rien à signaler, sauf que la crise entre dans sa voie active ». Puis, le 19 mars, «après-midi et nuit de débat parlementaire, qui se termine par un vote, ne donnant que 230 voix au cabinet Daladier » — trois cents députés, dont dix radicaux, s’étant abstenus.. Le lendemain, un nouvel acte s’ouvrait. «Daladier refuse de former
un nouveau ministère et c’est Paul Reynaud qui est appelé. On attend...» L’attente ne sera pas longue — la France était, quand même, en guerre. Le 20 mars, à minuit, Queuille se trouvait chez Reynaud. «Il est tout miel et me dit qu’il a absolument besoin que j’entre dans le ministère et m'offre le Commerce», proposition que refusa Queuille. Puis, Reynaud ayant expliqué qu’il lui avait offert le Commerce parce qu’il voulait couper l’Agriculture et le Ravitaille-
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ment, et lui demandant s’il accepterait l’un ou l’autre portefeuille seul, Queuille négocia avec sa minutie habituelle. C’est au Ravitaillement qu’il lui rendrait le plus de services, dit-il, mais il faudrait «étendre
[ses] attributions du côté de l’Intendance», et en outre nommer un
ministre de l’Agriculture «avec lequel je puisse m’entendre et atte-
Mais il y avait une autre possibilité dans l’air, car Reynaud lui avait dit aussi, en passant, qu’il était ennuyé pour l'Intérieur. «Il y a comme une offre implicite, nota Queuille, mais je laisse tomber. » L'offre se précisera pourtant lorsque Queuille reçut la visite d’un
proche de Reynaud, le ministre de la Marine militaire. «Campinchi vient me voir à 10 heures du matin pour m’offrir de la part de Paul Reynaud le ministère de l’Intérieur en insistant vigoureusement. » Mais Queuille le coupa net. «Je lui objecte que je ne suis pas assez méchant pour tenir cet emploi en temps de guerre...» L’interprétation que l’on pourrait donner de cette réponse n’est pas facilitée par la pléthore des points de suspension. Mais notons que Reynaud voulait nommer Mandel à ce poste clé; que les radicaux le voulaient pour l’un des leurs; et qu’il ira finalement à «l’obscur» sénateur du Loiret, Henri Roy, ancien aspirant à la présidence de la République, et très peu «méchant ».…. Queuille, donc, deviendra — ou redeviendra — ministre du Ravitail-
lement. « Je me laisse faire », nota-t-il ce même 21 mars après un coup de téléphone de Reynaud dans lequel ce dernier lui demanda s’il pouvait accepter Paul Thellier au poste de ministre de l’Agriculture. De quinze ans plus jeune que Queuille, élu député du Pas-de-Calais en 1934, très brièvement ministre de l’Agriculture sous Sarraut en 1936 (son seul poste ministériel), Thellier allait se montrer, notamment dans ses relations avec Queuille, pas méchant du tout... Quelques jours suffiront. « Thellier laisse percer son désir de me voir quitter l'Agriculture », nota Queuille le 23 mars. «Il est gentil, mais un peu gonflé...» Puis, trois jours plus tard, après un séjour en Corrèze:
«Journée tranquille. J’ai l'impression que Thellier voudrait que je quitte le ministère, mais les Finances présenteront certainement une résistance en raison des dépenses envisagées. » Avec de tels arguments
et son ascendant évident, Queuille eut vite gain de cause sur ce front. Ce sera de même quant à leurs attributions respectives, Queuille gardant, par exemple, la direction des Eaux et Forêts mais laissant à
Thellier la fixation du prix du blé... Plus important pour Queuille furent deux décrets créant son ministère, dont l’un relatif à l'extension
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de ses attributions sur les services de l’Intendance. Reynaud ne vou-
lant les signer qu'après des débats à la Chambre, Queuille dut monter encore une fois au combat, utilisant à cette occasion une menace d’un
genre inédit :«J’appelle Paul Reynaud pour lui proposer la solution de [me] mettre en congé, ce qui permettra à Thellier de faire l’intérim du Ravitaillement », nota-t-il le 2 avril. «Il me répond que les deux décrets paraîtront demain à l’Officiel»… Comme Daladier avant lui, Reynaud avait bien d’autres préoccupations. Formé le 21 mars, son gouvernement faillit tomber le lendemain dès son premier vote de confiance. Séance «pénible», nota Queuille. «Paul Reynaud isolé à son banc et dans des conditions tellement anormales que je prends place à ses côtés. Chambre divisée et hostile, on considère le ministère comme foutu !! Il s’en tire avec une
voix de majorité...» Lors d’un conseil de cabinet le soir, poursuivit Queuille, «on sent que Paul Reynaud est furieux contre Daladier et ses amis. Il pose la question: que va faire désormais le Parti radical?». Daladier et Chautemps répondant qu’il faudrait d’abord savoir ce que va faire le ministère, et que c’était seulement si le gouvernement ne démissionnait pas que la question de l’attitude des ministres radicaux et du Parti radical pourrait se poser, Reynaud
«laisse percer son désir de rester ».… Ensuite, se réunissant à part, les ministres radicaux décidèrent «de ne pas prendre la responsabilité de la chute du ministère et de rester à nos postes... ». Le gouvernement avait démarré, mais tout juste. Ce gouvernement — remanié trois fois — sera celui de la défaite. Comportant vingt-deux ministres et quatorze sous-secrétaires d’État, il était très nombreux pour l’époque. «Pour la première réunion plénière de cabinet restreint, M. P. Reynaud a loué le Vélodrome d’hiver», ironisa Le Canard enchaïné. Mais Reynaud avait fait — et fera encore — des choix qui auront des effets néfastes lors des dernières semaines tragiques de ses trois mois au pouvoir, choix fâcheux, évidents aux historiens qui viendront après, mais évidents aussi à certains contemporains. La veille de la chute de Daladier, Jules Jeanneney, par exemple, après avoir prévu dans son journal l’arrivée au pouvoir de Reynaud, affirma que ce dernier prendrait sans doute avec lui «les hommes vigoureux du cabinet: Mandel, Rio», et «les honnêtes bien orientés: Pernot, Queuille, Campinchi, Champetier de Ribes », excluant ceux qui, «dans le cabinet dit de guerre, sont ouvertement rebelles à conduire la guerre :Bonnet, Chautemps, de Monzie,
etc.». L’étiquette d’«honnête bien orienté» convenait tout à fait à
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Queuille.. Reynaud prit dans son gouvernement, d’ailleurs, tous ceux cités dans cette catégorie sauf pour Pernot, lequel dut céder sa place à Georges Monnet, et il prit également Mandel et Rio. Mais, malgré ce
qu’attendait de lui le président du Sénat, Reynaud prit également Chautemps et de Monzie.. Et par la suite il fera appel à d’autres encore qui se révéleront plus tard, eux aussi,
«ouvertement rebelles
à conduire la guerre». Notons aussi, sur un autre plan, que parmi les sous-secrétaires d’État entrant au gouvernement pour la première fois figuraient Robert Schuman et Joseph Laniel, qui seront tous deux présidents
du Conseil pendant la IV° République ; et Louis Jacquinot, futur collègue et ami de Queuille à Londres et à Alger, qui continuera, lui aussi, sa carrière ministérielle après la guerre. Mais plus important pour Queuille en ce printemps de 1940 fut le fait que Reynaud se fit remplacer aux Finances par Lucien Lamoureux, que Queuille connaissait bien, et que Lamoureux choisit comme directeur du cabinet Jean Filippi, l’adjoint de Queuille lors de la création de la S.N.C.F. Queuille, donc, n’aura plus à se plaindre des «sous-ministres » et des «petits prétentieux » des Finances; et en plus, après être venu dîner à la popote chez Queuille dans la semaine qui suivit sa nomination, Filippi ne manquera pas de le tenir au courant des affaires qui l’intéressaient. Au cours de tous ces mois, d’ailleurs, Queuille n’avait pas cessé de
recevoir un flot de visiteurs. Jean Monnet, alors chargé de mission à Londres, vint le voir cinq fois entre octobre et décembre 1939, surtout pour faire des démarches. «I1 ne conçoit pas que M. René Mayer, par exemple, supervise à Londres l’action des missions techniques, alors que c’est cela qui semblait décidé. » Puis, le 20 novembre: «Il désirerait que M. Laurent, inspecteur des Finances, fût nommé chef de mission. Je lui dis que le président du Conseil est juge.» Mais les deux hommes apparemment s’entendaient bien. «Visite de Jean Monnet avec lequel je suis de plus en plus d’accord sur la coordination franco-britannique » (2 novembre). René Mayer, lui, vint le voir le 13 novembre, et lui envoya un collègue britannique le mois suivant. Il avait également des rencontres plus politiques. Lors d’un déjeuner le 6 janvier, la guerre de Finlande faisant alors rage, son ancien
concurrent dans l’élection présidentielle, François Piétri, affirma: «Nous devrions avoir une attitude plus franche à l’égard de la Russie et lui déclarer la guerre». Plus tard, après la formation du gouvernement Reynaud, Queuille reçut la visite de Paul Baudouin,
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nouveau sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, secrétaire du cabinet de Guerre, secrétaire général du Comité interministériel économique — et futur ministre de Pétain. Baudouin lui fit une excellente impression. « C’est vraiment un type de talent, très compréhensif et très pratique.» Autre exemple, lors d’un déjeuner le 30 mars, le nouveau ministre de l’Information, L.-O. Frossard, lequel contrairement à Baudouin était déjà connu pour ses idées défaitistes, fut peu encourageant en parlant de celui qui venait de le nommer au gouvernement : «Daladier est un animal politique, je suis un animal politique, Paul Reynaud est un monsieur qui fait de la politique. » Du côté militaire, la conversation qui laissera la plus profonde impression sur Queuille — surtout rétrospectivement — fut celle qu’il eut lorsque le commandant en chef de l’armée, le général Maurice
Gamelin, l’invita à déjeuner le 14 décembre dans son quartier général du château de Vincennes. Sur le plan personnel, celui que Queuille appelait «le grand chef» l’impressionna assez favorablement.
«Gamelin est certainement un homme très méthodique, très intelligent, très calme. Il a la coquetterie de teindre ses cheveux qui tirent un peu sur le vert!! Mais il se dégage de sa personne une autorité considérable que ne diminue pas son regard infiniment doux.» Les deux hommes parlèrent d’abord du ravitaillement, Queuille ne cachant point ses revendications. Il fallait, expliqua-t-il à Gamelin, lui donner du monde (c’est-à-dire les agriculteurs des anciennes classes) pour les emblavures, et également le personnel réclamé par les services du ravitaillement général. Il ne faudrait pas que l’armée continue à majorer ses commandes en vivres et produits. «Sur ce dernier point Je lui indique l’exagération des commandes de café et très certainement de viande.» Et il était indispensable, conclut Queuille, qu’une liaison s’établisse entre la direction de l’armée et le ministre du Ravitaillement alors qu’on dresse le programme mensuel... Gamelin ayant exprimé son accord et ces affaires étant réglées du moins pour le moment, ce fut au cours du déjeuner qui suivit que Queuille eut l’occasion d’entendre le «grand chef» parler des questions stratégiques. Dans son journal, Queuille notera seulement qu’il avait tiré la «conclusion très ferme» que Gamelin «souhaitait la bataille en Belgique et qu’il l’espère encore » — et que, lorsque Gamelin «a laissé percer cette espérance il s’est transformé et a paru un homme d’action ». Plus tard, la «bataille en Belgique » étant arrivée avec les résultats que l’on sait, Queuille sera plus prolixe en parlant de
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cette conversation. Il avait demandé à Gamelin si la menace d’invasion de la Belgique lui paraissait sérieuse (racontera-t-il dans un article qu’il publia à Londres le 8 juin 1943 dans le journal France), parce que quelques jours plus tôt on avait trouvé dans les papiers d’un aviateur allemand, atterri sur le territoire belge, des indications qui permettaient de supposer que les Allemands préparaient l’invasion de la Belgique. Gamelin, dit-il, lui avait répondu, d’un ton ferme et
confiant, qu’il déplorait que les Allemands ne soient pas entrés en Belgique cinq jours plus tôt, «car je crois pouvoir vous affirmer qu'aujourd'hui nous aurions déjà une belle victoire française». Le commentaire
de Queuille, en 1943: «Comment
ne pas éprouver
quelque amertume à mesurer l’écart qui séparait la réalité de la prévision du chef»... En 1952, dans sa conférence aux Corréziens de Paris, Queuille en tirera une autre conclusion: «Hélas! Au lieu de la vic-
toire cela a été la défaite avec après, ce qui arrive très souvent, les attaques contre les civils qui sont destinées à couvrir les échecs des militaires qui, comme tous les hommes, peuvent à certains moments être vaincus car ils ne savent pas ce qu’ils auront en face d’eux. » Queuille ne quittait guère Paris au cours de ces mois de la drôle de guerre. Il allait parfois à Meaux pour voir des membres de sa famille, son fils, Pierre, et son gendre, Jean Gallot, étant mobilisés dans cette région. Quant à la Corrèze, Queuille n’y allait que rarement. Absent
d’une réunion du conseil municipal à Neuvic le 15 octobre, il présida celle du 18 février, prenant l'initiative d’envoyer «un salut affectueux» aux Neuvicois mobilisés. Contrairement aux vœux exprimés pendant la Première Guerre, ce «salut» fut peu dramatique. «Il forme des vœux pour que leur retour ne se fasse pas trop attendre et que la guerre ne leur impose pas trop de sacrifices »… Les 6-7 mai, à la veille de la grande offensive allemande, Queuille présidera pour la dernière fois une réunion du conseil général à Tulle. Un rapport y fut donné sur les chemins vicinaux ; un long débat eut lieu sur la question des allocations militaires; et la date d’ouverture de la chasse — «si elle a lieu » — fut fixée au 22 septembre. Les affaires marchaient normalement — ou presque...
Queuille n’allait pas souvent en Corrèze, mais la Corrèze vint à lui en la personne de son «ennemi intime» et successeur à la Chambre, Marius Vazeilles — pour lequel la vie était devenue tout sauf «normale». Vingt et un députés communistes avaient démissionné de leur parti après la signature du pacte germano-soviétique, mais Vazeilles faisait partie de ceux, cinquante et un en tout, qui formèrent
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à la Chambre le Groupe ouvrier et paysan français — et dont deux envoyèrent une lettre à Herriot le 1° octobre dans laquelle ils dénoncèrent, au nom du groupe, «une guerre du capitalisme qui dresse l’un contre l’autre l’impérialisme anglais et l'impérialisme allemand». De nombreux tracts furent également distribués préconisant le sabotage des fabrications de guerre; Thorez déserta son unité et quitta la France le 4 octobre; et d’autres chefs communistes
s'étaient aussi
mis à l’abri. Mais trente-trois députés et responsables communistes — dont Vazeilles — se retrouveront en prison...
Avec discrétion, Queuille tâchera de l’aider. Les relations qu’entretenait Queuille avec la plupart de ses collègues étaient remarquablement bonnes, et, malgré tous les combats que les deux hommes s'étaient livrés dans le passé, Vazeilles ne fit pas exception. «Je rentre du pays où j'ai passé quatre jours sans faire suivre mon courrier et je trouve votre lettre », écrivit par exemple ce dernier à Queuille le 27 juin 1939. «En attendant que je vienne vous remercier de vive voix, je vous prie de croire à mes meilleurs et distingués sentiments. » S’inquiétant du sort de Vazeilles, Queuille adressera dès le 7 septembre
une lettre au préfet à Tulle dans laquelle il lui demanda — formulation discrète — des renseignements au sujet des inculpations relevées contre des membres du Parti communiste. Aucune inculpation n’avait été formulée contre Vazeilles, nota le préfet dans sa réponse. Mais un mois plus tard, ce fut chose faite : le 9 octobre, Vazeilles fut inculpé
devant le conseil de guerre de Paris.
«Me voici donc en prison», écrivit Vazeilles à Queuille dans une lettre à la fois fière et pathétique qu’il lui envoya le 27 octobre de la prison de la Santé. Il n’avait pas été inculpé, expliqua-t-il, à cause de la lettre que ses collègues avaient envoyée à Herriot car il n’était pas encore membre du nouveau groupe, mais plutôt par «une solidarité d’homme foncièrement honnête qui croirait se déshonorer à ses yeux en ne subissant pas le même sort que ses camarades ». Il était de ceux, insista-t-il, «qui obéissent aux lois de leur pays, même si elles ne leur conviennent pas, et qui n’admettent que la lutte dans la légalité». Puis, sur une note plus personnelle : « Avec le souci de ma mère très âgée (quatre-vingt-quatre ans) et mes quatre gars au front, peut-on admettre que je reste en prison?» Son propre état de santé, ajoutat-il, était défaillant. « Veuillez excuser mes ratures. Je suis malade. Le médecin m'a fait recoucher»... Puis, en demandant son concours,
Vazeilles évoquera aussi leur passé commun: «Je fais appel à ma conduite loyale, correcte près de vous depuis que je suis député.
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Nous avons appris à nous mieux connaître et, depuis, j'ai regretté bien souvent que des politiciens nous aient il y a vingt ans éloignés au lieu de nous laisser travailler, pour la région, chacun avec notre tempérament, mais ensemble. Je fais appel à vous, cher ami, avec toute la force que me donne notre collaboration de plusieurs années. [...] Vous faites partie du gouvernement en ces heures très difficiles et vous êtes un de ses membres les plus sérieux. [...] J'ai confiance en vous afin que je ne sois pas le plus écrasé (moi le plus faible), et pour que je puisse continuer avec courage, près des miens, dans notre Corrèze, le travail pacifique que j’ai à cœur d’y poursuivre.»
Queuille n’avait évidemment pas de pouvoir direct en la matière, mais il put au moins agir sans délai et à un niveau élevé. Deux jours plus tard, il envoya une version de la lettre — soigneusement abrégée — à Daladier En expliquant son intervention en faveur de «M. Vazeilles, député communiste, contre lequel je me suis battu, pendant vingt ans, sur le terrain politique», il cita uniquement des raisons de santé, déclarant (ce qui n’était pas tout à fait le cas...) qu’«il faut qu’il soit dans un état physique défaillant pour qu’il m'écrive pour la première fois, en me donnant le titre d'ami»... Mais, ajouta-t-il, «sa lettre m’a tout de même ému, car je le crois
malade». Puis, ajouta-t-il encore, dans la dernière période électorale qui les avait opposés (les élections sénatoriales de 1938), «il a dû s’aliter à la suite d’une affection pulmonaire. [...] Ma conscience me demande donc de le faire examiner au point de vue médical et, s’il est souffrant, de prendre des mesures que justifierait son état de santé ».… Quelques jours plus tard, recevant la visite de l’une des filles de Vazeilles, Queuille lui parla de sa démarche en lui expliquant qu’il ne
pouvait pas intervenir — du moins davantage — dans une affaire de justice. Mais comme en témoigne le dossier qu’il gardera de l’affaire, il continuera à se tenir au courant. Vazeilles lui écrira de nouveau le 19 janvier ; et le 23 janvier, l’un des collaborateurs de Queuille, ou peut-être Queuille lui-même, recevra la visite d’un avocat de la cour
au sujet de «l’affaire Vazeilles ». Finalement, le 20 mars, lors d’un procès tumultueux, Vazeilles — dont le sentiment de solidarité avait évolué — fut l’un des trois accusés qui bénéficièrent des circonstances atténuantes après avoir confirmé leur reniement à l’audience. Avec Renaud Jean, qui lui aussi avait écrit à Queuille de la prison de la Santé, ils furent condamnés à quatre ans de prison avec sursis, tandis
que vingt-cinq de leurs collègues furent condamnés, eux, à cinq ans de prison ferme. Mais, malgré son sursis, Vazeilles fut interné adminis-
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trativement. Libéré le 1° mai 1941 sous la condition qu’il ne se fixe pas en Corrèze ni en Haute-Vienne, Vazeilles résidera dans le Puy-deDôme, ne venant à Meymac que sur autorisation pour y passer de
courts séjours — cela à une époque où Queuille lui-même, comme nous le verrons, gagnait sa vie à Neuvic comme exploitant forestier. Dans l’entre-temps, la grande offensive allemande vers l’ouest — et la fin de la drôle de guerre — approchait. Cette dernière, d’ailleurs, devint déjà moins «drôle» lorsque les Alliés, poussés par Reynaud, entreprirent de mettre en marche une stratégie hardie destinée à couper l’Allemagne de la Scandinavie, où se trouvaient ses principales sources d’approvisionnement de minerai de fer. «La route du fer est coupée », proclamera-t-on lorsque, le 8 avril, les Alliés commencèrent à mouiller des mines le long de la côte norvégienne. Mais le lendemain, comme le notera Queuille dans son journal, «les Boches entrent
en Norvège et au Danemark ».. Onze jours plus tard, le 20 avril, des troupes françaises et anglaises débarqueront à leur tour en Norvège, mais elles durent se retirer après deux semaines — ce qui donnera lieu à des répercussions inévitables à Paris. «Après le Conseil, nous sommes quelques-uns à échanger des propos pessimistes à la suite de
l'échec de Norvège », nota Queuille le 3 mai. «Il semble bien que les jours du gouvernement soient comptés et que l’on se trouve à la période de changement dans le monde diplomatique comme dans le Le 9 mai, ce fut — presque — chose faite. Rendant Gamelin responsable de l’insuccès en Norvège, et déterminé à mettre fin aux fonctions d’un homme qu’il considérait incapable de remplir ses tâches, Reynaud se trouvait fermement opposé à Daladier, toujours ministre de la Défense nationale. «Dramatique exposé de Paul Reynaud sur l’affaire de Norvège pendant deux heures et demie», nota Queuille en rendant compte d’un conseil de cabinet qui eut lieu ce jour du 9 mai. «Il a le souci de démontrer l’accord de Daladier sur l’affaire de Norvège et fait une charge à fond contre le commandement. Daladier
répond, défend ce dernier. On enregistre un désaccord qui va entrafner la démission du cabinet ».. Mais, comme l’indiquera Queuille le lendemain dans son journal, l’histoire et les Allemands en décidèrent autrement. «Après une alerte de nuit on apprend aux premières heures l’invasion de la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg. Cet événement se produit alors que le gouvernement est virtuellement démissionnaire et alors que le président du Conseil met en cause le commandement!!!»
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La confusion continuera a régner au sein du gouvernement français, mais un fait au moins fut désormais évident à tous: l’offensive allemande vers l’ouest ayant commencé, la drôle de guerre était terminée.
Et pendant l’agonie de la III° République : Paris, vallée de la Loire, Bordeaux, Vichy Née après la défaite ignominieuse de l’armée de Napoléon III à Sedan en 1870, la IIT° République allait s’effondrer par suite d’une autre invasion allemande. Six semaines d’une guerre éclair suffiront pour écraser une armée qui avait tenu bon pendant quatre ans en 1914-1918, et une soixantaine de jours en tout pour abattre un régime en déroute. Venant après la drôle de guerre, la campagne de France — version 1940 — fut indéniablement une vraie guerre, quoique entre forces inégales. Du côté français, il y eut 92 000 morts ;les Allemands en eurent 45 000. Mais l'effet de surprise jouant à plein, les avancées allemandes furent foudroyantes. Le 16 mai, leurs avant-gardes approchaient de Laon et de la vallée de l’Oise — au nord, les troupes néerlandaises avaient capitulé en rase campagne le jour précédent. Le 18 mai, lorsque le général Weygand — âgé de soixante-treize ans — remplaça Gamelin, les Allemands avaient déjà crevé le front français à Namur et à Sedan; le 20 mai au soir, ils atteignirent la Manche. Une semaine
plus tard, il était évident que les armées françaises et britanniques n’allaient pas pouvoir rétablir un front continu, et le sort de la campagne fut scellé. Convaincu que la fin était en vue, Mussolini entra en guerre à son tour le 10 juin. Quatre jours plus tard, les troupes allemandes entrèrent dans un Paris qui ne fut pas défendu, et le 18 juin — jour que l’histoire française retiendra pour d’autres raisons — Hitler lui-même y viendra et dansera une gigue, ou du moins aura l’air d’en danser une, sur l’esplanade du Trocadéro. Queuille vécut ces événements à Paris jusqu’au 11 juin, date à laquelle il partit en Touraine où le gouvernement avait choisi de se replier. Ce ne fut qu’une première et brève étape qui finira seulement
cinq jours plus tard à Bordeaux avec la démission de Paul Reynaud, la formation d’un nouveau gouvernement par Philippe Pétain, et la
décision de demander un armistice. Par la suite, lors du vote à Vichy le 10 juillet qui sonna le glas de la IT° République, Queuille choisira,
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en s’abstenant volontairement, de ne pas voter les pleins pouvoirs à Pétain. Il n’était alors qu’un parlementaire parmi d’autres, mais pendant les jours et les nuits qui précédèrent la démission de Reynaud, il fut l’un de ceux qui participèrent à des décisions qui eurent un impact profond sur le sort de la France. Queuille parlera par la suite de cette période, notamment dans les réponses qu’il fournira aux questions qui lui seront transmises en mai 1945 par la commission d’instruction près la Haute Cour de justice chargée de préparer les procès contre Pétain, Laval et autres inculpés de trahison, mais ne tenant pas son journal depuis le 8 juin, il ne laissera pas — hélas! — un témoignage contemporain de ces délibérations. Comme nous le verrons, d’autres feront parfois état de ses prises de position et de ses points de vue. Mais comme ce fut déjà le cas lors des débats qui précédèrent la guerre, il sera le plus souvent difficile de décrire ceux-ci avec précision. Mais intéressons-nous d’abord aux quatre semaines qui ont précédé le départ du gouvernement de Paris, période pour laquelle Queuille laissera, en tenant son journal au jour le jour, un témoignage souvent dramatique. «La grande bataille est déclenchée », nota-t-il avant de parler de l’arrivée des flots de réfugiés qui en résultait — et dont le sort sera l’une des préoccupations majeures du ministre du Ravitaillement. La veille, «un ménage belge, quatre gosses », étaient même arrivés à son ministère — parents de la cuisinière de la popote, ceux-ci avaient fait 80 kilomètres à pied pour aller prendre le train à Namur. Ensuite, il enregistra une nouvelle encore plus inquiétante. «Hannotin a vu arriver son père, sénateur des Ardennes, du côté de Charleville et Sedan évacué!!!» Puis, revenu du Nord et du Pas-deCalais, Thellier lui raconte que dans ce dernier département il y avait
plus de quarante morts civils. «Une maison de Lens complètement détruite par les bombes a perdu tous ses habitants, mais on trouve sous les décombres une petite fille morte en costume de communiante avec une poupée dans ses bras. » Cette journée du 14 mai sera assez caractéristique de celles que vivait Queuille en tant que ministre du Ravitaillement pendant une guerre qui tournait mal. «On parle d’évacuer la population civile de la zone A du Pas-de-Calais. Cela pose pour moi le problème de l’évacuation du blé et du sucre. » Et les problèmes ne venaient pas que du Nord. «D’autre part l’invasion mussolinienne remet en question le ravitaillement de la Corse dont nous nous étions préoccupés au début de la guerre. Campinchi me téléphone à ce sujet.» De toute
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évidence le système de distribution y laissait à désirer. «La farine envoyée par moi à la Corse a été livrée sans qu’on n’ait récupéré la valeur !!! J’ai secoué les représentants de la Corse mais prends la décision d’envoyer d’urgence des denrées alimentaires, surtout de la farine, à l’intendance d’Ajaccio.» Ensuite, Queuille fournira des explications utiles à Thellier venu lui parler de «l'évacuation de ses blés ». Prenant l'affaire en main, Queuille téléphona au ministère des Finances où Filippi lui donna l’accord de Lamoureux d’approvisionner un compte spécial, lequel permettrait d'acheter 200 000 quintaux de blé du Nord, la même quantité du Pas-de-Calais, et d’en envoyer la moitié vers Rouen afin de les faire partir pour l’Angleterre — si celle-ci acceptait de nouvelles livraisons. Mais le prix, insista Queuille, devrait être correct. «Les Anglais nous offrent un prix ridicule, 150 francs, alors que le blé leur revient à 192 francs. Ils devraient nous le payer au moins 180 francs [...].» Et lors du déjeuner, nota-t-il enfin, un capitaine de l’état-major lui avait donné une impression plutôt optimiste sur la bataille de la Belgique, mais avait indiqué aussi que dans les hauts de la Meuse les Allemands auraient ouvert deux ou trois passages. Très vite ce sont bien plus que «deux ou trois passages» qui furent ouverts par les Allemands et, deux jours plus tard, Paris apprendra que le front lui-même avait été enfoncé... Cette journée — le 16 mai — entrera dans l’histoire comme celle où le désordre des esprits atteignit son paroxysme. La panique régna dans les services ministériels ; des archives furent brûlées dans les jardins du Quai d'Orsay (Churchill, en visite à Paris, en fut témoin) ; et le gouvernement se demandait s’il fallait quitter Paris. Comme en témoigne son journal, ce fut pour Queuille — comme pour tant d’autres — une journée longue, souvent dramatique, et surtout confuse. À une heure du matin, il fut réveillé par son secrétaire général, Charles Brasart, qui était accompagné par le président du conseil d'administration d’une sucrerie de l’Aisne. Ce dernier, arrivé
au ministère avec sa femme, était affolé parce qu’on venait de lui téléphoner que les Allemands seraient à Montcornet, petite ville dans le nord du département, et qu’il était nécessaire d’évacuer le personnel de la sucrerie. (Notons que Montcornet entrera dans l’his-
toire le lendemain lorsqu'elle devint le lieu d’une contre-offensive menée par le général de Gaulle, qui avait pris le commandement de la 4° division blindée cinq jours plus tôt.) Queuille téléphona au préfet de l’Aisne, qu’il connaissait bien, apprit que la population était en
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effet affolée, et que le sous-préfet de Vervins s’était replié. Ensuite, il réveilla Thellier pour lui conseiller de prendre ses enfants dans le Pasde-Calais («Il part à 4 h 30 du matin»). À 9 heures, Queuille téléphona de nouveau au préfet, qui lui dit que la situation paraissait s’éclaircir (son sous-préfet avait rejoint son poste). Mais ensuite,
Queuille reçut «un coup de téléphone affolé» d’un député qui lui déclara que «les Boches » seraient à Laon et à Reims, et qu’il fallait prendre d’urgence des mesures pour évacuer la Chambre. Lorsque Queuille lui fit part de ses propres coups de téléphone au préfet à Laon, le député l’informa qu’il avait eu confirmation de ses renseignements par la présidence du Conseil... La situation, tout en devenant de plus en plus dramatique, restera confuse jusqu’à la fin de la journée. Essayant de s’informer, Devinat eut d’abord, nota Queuille, des renseignements plutôt favorables, mais ensuite son directeur de cabinet apprit que les ministères devaient se préparer à partir. À ce moment, de Monzie, alors ministre des Transports aussi bien que des Travaux publics, téléphona à Queuille: «Combien vous faut-il de camions pour votre matériel ? — Quatre. — Je vous en envoie trois à 4 heures. — Combien de personnes
à évacuer? — 2 000. — On vous donnera l’heure du train. » Queuille en avisa Thellier, et ils décidèrent de charger de quoi continuer à Loches sans qu’il y ait arrêt de services à Paris, et qu’ils ne partiraient que sur ordre (ville d’Indre-et-Loire, Loches était alors désignée comme leur point de repli). Mais à 1 heure de l’après-midi, coup de téléphone dramatique de la présidence du Conseil. «Brûlez vos archives, soyez prêts à évacuer dans les deux heures!!!» Surpris, Queuille était également consterné. «Comme le bruit du repliement du ministère court, notamment dans les couloirs de la Chambre, cela fait un effet déplorable.» Des mesures d’évacuation de la Chambre furent alors prises, et cela fut confirmé par un coup de téléphone à Boursiac — mais la séance à la Chambre eut lieu quand même, et «on s’est un peu repris». Et l’histoire de cette journée sera alors un peu remaniée. «La présidence du Conseil téléphone qu'être prêt à partir ne veut pas dire que le départ soit prochain». Enfin, après avoir écrit dans son journal qu’ils préparaient une évacuation susceptible d’être réalisée en deux heures, Queuille conclut sur une note plus sereine: «A minuit, Barrière rapporte de la Guerre des nouvelles plus rassurantes. »
Paris allait connaître en effet un bref répit car l’armée allemande, au lieu de se diriger vers Paris, obliquait en fait vers l’ouest. Le lende-
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main, le 17 mai, Queuille sera quelque peu tranquillisé en parlant au téléphone avec Chautemps, toujours vice-président du Conseil. «II est peu informé, mais il reconnaît qu’hier on s’est un peu affolé. La suite d’inquiétudes serait venue du commandement qui envisageait comme possible l’entrée des Allemands à Paris à minuit. Aujourd’hui les choses semblent être un peu tassées. Espérons que cela continuera... » Mais Queuille restait, comme toujours, prudent: «Pour éviter la pagaille en cas d’alerte, nous maintenons cependant les points de la consigne en cas d'évacuation. »
Après avoir échappé ainsi à l’évacuation, le gouvernement fut remanié deux jours plus tard, le 18 mai — il l’avait déjà été le 10 mai. Cette fois, le maréchal Pétain fut nommé ministre d’État et vice-président du Conseil; Reynaud put enfin prendre le portefeuille de la Défense nationale, déplaçant Daladier aux Affaires étrangères ; et Georges Mandel, «méchant» à souhait, devint — mieux vaut tard que jamais — ministre de l’Intérieur. Le matin, avant même que les nominations ne fussent annoncées, Queuille apprit que ce dernier
était déjà installé au ministère de l’Intérieur. Ses premières réactions à l’égard de Pétain seront également bonnes. « Conseil des ministres à 7 heures, nota-t-il deux jours plus tard. Il semble avoir pour but de présenter le maréchal Pétain à ses nouveaux collègues. Ce dernier est impressionnant par son calme et la clarté de son expression. C’est évidemment une belle figure réconfortante. » Mais la situation en ce qui concernait la guerre, loin d’être réconfortante, se dégradait de jour en jour. Le 18 mai, Chautemps demanda à Queuille d’envoyer des vivres à de nouveaux réfugiés qui venaient d’arriver dans la région de Compiègne et dans l’Oise. Les
moyens manquaient, mais Queuille avait déjà pris pour que les stations magasins et l’armée disposent mentaires — et ses relations avec les militaires étaient rodées. « Je téléphone à l’intendant général Bernard
des dispositions de vivres supplémaintenant bien
qui me confirme
que toutes les dispositions sont prises. Il a distribué et distribue des rations et me demande de le couvrir.» Mais de mauvaises nouvelles
continuaient à affluer, parfois fausses et le plus souvent au conditionnel. Tard le 18 mai, par exemple, un rapport arriva selon lequel le préfet du Nord s’attendait à ce que les troupes allemandes entrent dans Lille dans vingt-cinq minutes Le préfet rappellera Thellier à 2 heures le lendemain matin pour le rassurer : le renseignement était inexact.. Le 20 mai, Queuille fera état d’autres nouvelles inquiétantes. «Saint-Quentin serait pris, peut-être Valenciennes et Péronne. »
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Weygand ayant remplacé Gamelin la veille, Quentin ajouta pourtant un commentaire moins pessimiste :« Espérons que Weygand va pouvoir redresser la situation. » Mais il était déjà trop tard, et les réalités allaient bientôt dépasser les rumeurs les plus pessimistes. «On annonce que Le Havre est en feu à la suite de bombardements », nota Queuille le 22 mai... Mais la machine gouvernementale continuant à tourner, Queuille eut l’occa-
sion, ce même jour, de parler, encore une fois, du rationnement.
«L’Officiel a publié ce matin un décret sur la carte de sucre et un décret, chef-d'œuvre de Moreau-Néret et des Finances, réglementant le commerce de la boucherie. Je considère ce dernier comme à peu près inapplicable. Je l’ai signé sous toutes sortes de réserves et c’est sur ma demande qu’est prévu à l’article 5 un arrêté de dérogation ».… De plus en plus préoccupé par le ravitaillement des réfugiés, Queuille fut toutefois heureux de pouvoir consigner, également ce même jour, que 2 millions d’œufs cuits durs, réquisitionnés à Rouen, avaient «pris la direction de Vernon et des lieux de passages ».. Dans la soirée du 27 mai, la nouvelle tombait que la Belgique capitulait après dix-huit jours d’un combat sans espoir. Queuille partagera pleinement la consternation — et en France la fureur — que suscitait une capitulation qui était somme toute inévitable, et qui devait être, ou aurait dû être, facilement prévue par le haut comman-
dant français. «En fin de soirée, communication téléphonique annonçant le Conseil des ministres pour ce soir 10 heures. Des renseignements pas très favorables sur les armées du Nord m’avaient déjà donné de grandes inquiétudes, ce Conseil imprévu fait naître un peu d’angoisse. Il y avait de quoi! puisque nous sommes tous réunis pour apprendre la trahison du roi des Belges!» Mais le nouveau commandant en chef français fut rassurant : «Le général Weygand qui assistait au Conseil fait heureusement, en raison de son calme,
un effet réconfortant. Comme
on lui demande s’il pourra rester sur
la Somme, il lança cette belle formule : “Si je vous disais que j'espère, je n’exprimerais pas la certitude qui est dans mon cœur” ». Comme il le fit pour sa conversation avec Gamelin, Queuille citera cette phrase — par trop optimiste, elle aussi — dans l’article qu’il publiera trois années plus tard à Londres: «Paroles de grand général, et de lettré,
paroles destinées à rétablir la confiance dans une période déjà critique, mais paroles dont il importera de savoir comment elles s’accordent avec l'attitude prise ensuite par le général en chef»... Tout en suivant l’évolution de la situation militaire avec une
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anxiété croissante, Queuille continuera, aussi, à s’occuper des réfugiés
et du ravitaillement — et, à l’occasion, à faire part des soucis qu'il entretenait à l’égard de la petite ville choisie pour l'évacuation éventuelle de son ministère... Le 29 mai, avec un collègue militaire, il essaya de fixer le nombre de réfugiés. «On parle de 3 ou 4 millions. La première évaluation donnerait un nombre de 1,5 million.» Et le même jour : KOffre des Etats-Unis pour participer au ravitailiement des réfugiés.» Déjà, le 24 mai, il avait soulevé la question du lieu choisi pour l’évacuation de son ministère avec le nouveau ministre
de l’Intérieur :«Visite à Mandel. En cas de repliement du ministère, nous ne pourrons pas nous loger à Loches et nous demandons Pougues. Cela ne semble pas impossible à cet homme d’action» (Pougues-les-Eaux, situé dans la Nièvre et ville d’eau comme l’indique son nom, était beaucoup mieux loti en chambres d’hôtel que Loches). Le 31 mai, dernier jour d’un mois où les drames n’en finissaient pas, Queuille se rendit chez l’homme qui se trouvait, comme l’écrira plus tard ce dernier, au cœur de la mêlée. «Visite à Paul Reynaud que je trouve calme, mais tout de même inquiet. Il vient de recevoir une lettre de Poncet [André François-Poncet, alors ambassadeur à Rome], et croit possible l’intervention de l’Italie; d’autre part, il n’est pas douteux que nos pertes dans le Nord seront sévères. Je lui signale intérêt qu’il y a à pousser la récupération (du matériel) à l’arrière du front.» Quant aux problèmes posés par Loches, Queuille put noter: «Pour le repliement des ministères, des décisions nouvelles vont être
prises incessamment. » Le mois de juin sera bien pire. Pour la population de Paris, il commença d’une manière particulièrement violente — le 3 juin, un raid aérien allemand, dirigé sur les usines Renault et Citroën, fit deux cents victimes civiles dont quarante-cinq tués. «Pendant que nous déjeunions à la popote, on donne l’alerte, et c’est la plus belle canonnade que nous avons connue jusqu’à ce jour, nota Queuille. Des bruits d’arrivée semblent être perçus. Mais on ne s’émeut pas et on termine le repas tranquille.» D’autres l’étaient moins, dont la belle-mère de sa fille: «A peine sommes-nous installés à notre travail qu’un coup de téléphone de Mme Gallot mère nous apprend que des bombes sont tombées boulevard Suchet, que son appartement a été bousculé, son auto enterrée dans un trou de bombe... » Ensuite, pour-
suivit Queuille, «les nouvelles se succèdent, nous apprenons le bom-
bardement d'Auteuil, l’incendie de Citroën à Javel, une bombe au
lycée Molière, une bombe rue Poussin, etc.». Plus tard ce même
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jour, Queuille apprendra que son vieux collègue et ami Laurent Eynac, alors ministre de l’Air, l'avait — avec des invités — échappé
belle.
«Comme on m'indique que le ministère de l’Air a été bom-
bardé, je veux prendre des nouvelles d’Eynac que je n’ai au fil qu'en fin d'après-midi. Il avait invité à déjeuner l’ambassadeur des ÉtatsUnis, [avec] des industriels américains. Ils prenaient le porto au moment de l’alerte et n’ont quitté l’appartement du ministre qu'après
les premières bombes; bien leur en a pris car une bombe a détruit l'étage supérieur où ils se trouvaient.» Dans un télégramme qu’il envoya à Washingon, l'ambassadeur américain en question, William Bullitt, rapportera qu’une bombe était tombée précisément sur le toit de la salle de réception où les invités s’étaient retirés, mais qu’elle n’avait pas explosé; que de grosses bombes étaient tombées sur tous les côtés du ministère ;et que deux des voitures des invités avaient été détruites dans la cour située à l’entrée du ministère... Deux jours plus tard, le 5 juin, une nouvelle grande offensive allemande fut lancée, cette fois vers le sud — ou, comme le nota Queuille dans son journal, «l’offensive boche est de nouveau déclenchée de la mer à la route de Laon à Soissons ». Le même jour, Reynaud remania
son gouvernement pour la troisième et dernière fois.
«Remanier ? On
ne fait que cela », commentera Jeanneney, très peu enthousiaste. Cette fois, le président du Sénat observera qu’il y avait pourtant «des bonnes volontés à tendre et à exploiter dans le cabinet (Rio, Queuille, Laurent-
Eynac) ». Le sortant le plus notable fut Daladier, lequel finissait ainsi sa longue carrière ministérielle. Prenant les Affaires étrangères pour lui-même, Reynaud s’adjoignit Baudouin comme sous-secrétaire d'Etat. Lamoureux fut remplacé par Bouthillier, et de Monzie par Frossard, auquel succéda, à l’Information, Jean Prouvost, directeur
de Paris-Soir et de Match. Puis, parmi les nouveaux, figurait un général de brigade à titre temporaire, Charles de Gaulle, nommé soussecrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre... Queuille, toujours ministre du Ravitaillement, commenta briève-
ment ces changements le lendemain dans son journal. Il était, dit-il, «assez surpris du débarquement de Lamoureux qui avait toujours été dévoué à Paul Reynaud; on l’avait, dit-on, soupçonné de tendances défaitistes ». Son successeur fut peu enthousiaste: «Je ne vois pas bien Bouthillier ministre des Finances!!! » Quant à son vieux collègue Anatole de Monzie, il observa : «Le reproche de faire de la politique personnelle est adressé à de Monzie. » En dictant son journal, Queuille n’avait point parlé du nouveau
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sous-secrétaire d’État à la Défense et à la Guerre. Mais un ancien membre de son cabinet, son jeune protégé Jean Vaujour, se souviendra de lui avoir demandé ses impressions sur «ce général de Gaulle » lors d’une visite qu’il fit à Paris dans les premiers jours de juin — l’un de ceux pour lesquels la drôle de guerre ne fut guère «drôle», Vaujour avait été blessé au combat en décembre 1939. «Mon petit Vaujour, d’abord ce n’est pas un général, c’est un colonel, lui répondit Queuille. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux lui confier une division. Sa place est sur un champ de bataille, pas dans un gouvernement. Un homme politique définit une politique de la nation, et les militaires exécutent les missions qui leur sont confiées. Nous avons besoin de chefs de sa qualité pour mener le combat sur le terrain... » Les hauts et les bas qui allaient marquer les relations entre Queuille et de Gaulle avaient commencé, du moins selon ce témoignage, avec un bas. Le gouvernement Reynaud n’avait alors que onze jours à vivre, dont six seront passés à Paris. Queuille et ses collaborateurs firent de leur mieux pour remplir leurs tâches, mais ce sera de plus en plus difficile. Le 4 juin, par exemple, le deuxième bureau à Bordeaux avait envoyé une note pressante concernant l’importation des attelages de mules d’Espagne et du Portugal, lesquels étaient destinés à
l'armée. Personne ne pouvait savoir que le ministre du Ravitaillement lui-même serait bientôt à Bordeaux, mais avec bien d’autres
préoccupations. S’agissant toujours des animaux, Queuille réagira avec émotion lorsque, le 7 juin, un collègue du sous-secrétaire d’Etat aux Réfugiés, Robert Schuman, proposera d’évacuer le bétail de la Seine-Inférieure. «L’armée seule dispose des moyens de transport, surtout dans cette région et il est probable qu’à l’heure actuelle elle a d’autres emplois», nota Queuille dans son journal. Puis, ajoutat-il, «on ne doit (pas) évacuer le bétail si l’on n’évacue pas les personnes, une femme vaut plus qu’une vache!!! et un gosse plus cher qu’un mouton...» Notons que Queuille avait ouvert son journal ce même jour en enregistrant que sa fille avait quitté Paris pour la Bretagne: «Départ de Suzanne pour Roscoff» (il l’avait accompagnée à la gare de Montparnasse; requise civile à la recherche scientifique depuis septembre 1939, elle partait avec l’ensemble du laboratoire dont elle faisait partie). Le lendemain, le 8 juin, Queuille adresse une note à Reynaud citant des estimations selon lesquelles les grossistes et détaillants parisiens possédaient en général une dizaine de jours d’approvisionne-
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ment normal, ajoutant toutefois que «leurs stocks sont sans doute plus importants qu’ils ne l’ont signalé». Mais ce même jour, la bataille qui faisait rage dans la Somme se terminait, contrairement à celle qui s’y était déroulée en 1916, par la déroute complète des forces alliées. Les blindés allemands passaient la Somme en amont d’Abbeville, et un second groupe de chars piquait droit au sud vers la région parisienne. Vers midi il fut provisoirement décidé que la plupart des départements ministériels quitteraient Paris au plus tard le lendemain. Et ce fut ainsi que Queuille achèvera son journal :«Pendant le déjeuner, Thellier reçoit un coup de téléphone de Mandel duquel il semble résulter que certains ministères, dont l’Agriculture, vont être repliés
incessamment. On verra si cette affirmation se confirme au Conseil des ministres de ce soir. » La décision de quitter Paris ne fut prise — comme l’observera Queuille dans sa déposition faite en 1945 — que lors d’une deuxième réunion le soir du 9 juin. Confirmé le 10, lors du dernier Conseil des ministres qui se tint à l'Élysée, le départ fut accepté par chaque membre du gouvernement. La percée décisive des troupes allemandes en Champagne avait eu lieu; l’armée française était en déroute; Paris menacé par l’ouest, par le nord, et par l’est; et l'Italie avait annoncé sa décision d’entrer dans la guerre à minuit. L’évacuation du gouvernement commença donc la nuit même, et fut complétée pendant la matinée du 11. Une nouvelle étape dans l’agonie de la IIT° République était en marche... Elle fut brève. L’armée allemande menaçant, le gouvernement n'allait passer que deux jours et demi en Touraine, période au cours de laquelle les tâches de Queuille et de ses collègues étaient, pour le moins, particulièrement difficiles, aussi bien matériellement que politiquement. Suite à la décision du gouvernement de quitter Paris, rappela Queuille dans sa déposition de 1945, il était « dans l’obligation de prendre d’extrême urgence toutes les dispositions pour installer à Pougues-les-Eaux les importants services de Ravitaillement » — obligation, ajouta-t-il, qui «fait que j'étais peu informé en dehors de ce que j'ai pu apprendre aux Conseils des ministres». En plus, ces derniers se tenaient à la résidence provisoire du chef de l’État au château de Cangé, situé à Saint-Avertin près de Tours, tandis que les ministres étaient dispersés le long de la vallée de la Loire, Queuille étant parmi les plus éloignés. « Je devais faire 200 kilomètres pour aller à Cangé et à Tours pour assister aux réunions du Conseil des ministres », observa-t-il — en fait, Pougues-les-Eaux se trouve à 211 kilomètres
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de Tours, et le château de Cangé, à une dizaine de kilomètres au sud
de Tours... Sillonnant les routes de la vallée de la Loire, Queuille participera au premier Conseil des ministres à Cangé le soir du 12 juin, et au second l’après-midi du 13. Ce ne furent certes pas les seules réunions importantes qui eurent lieu au cours de ces jours. Un cabinet de guerre, auquel participèrent Churchill, Eden et les généraux Ismay et Spears, aussi bien que Reynaud, Pétain et Weygand, se tint le 11 près de Briare (Churchill y déclara que, quoi qu’il arrive, l’Angleterre continuerait la lutte); et un deuxième conseil de guerre, à Tours le 13. Mais ce fut au deuxième Conseil des ministres à Cangé que Weygand — comme le dira Queuille en 1945 — «parle pour la première fois d’une nécessité de déposer les armes». Son attitude, ajouta-t-il, était «bien différente de celle qu’il avait lors des premiers Conseils ».… En proposant de demander un armistice, Weygand lançait un débat qui allait culminer quatre jours plus tard — mais qui continue toujours. Aucun procès-verbal ne fut dressé des discussions qui se succédèrent, mais une demi-douzaine de comptes rendus furent écrits par des participants, lesquels sont souvent contradictoires, et seront suivis par d’innombrables mémoires et d’autres commentaires, plus contradictoires encore. Le témoignage qu’en laissera Queuille — entre autres sa déposition de 1945; son article, «Quelques souvenirs », publié à Londres en 1943; le texte d’une allocution, « Cérémo-
nie du 18 juin 1943 », qu'il fit dix jours plus tard; et des papiers divers qu’il gardera — est en grande partie fragmentaire. En tâchant de cerner ses prises de position, donc, nous utiliserons — évidemment avec beaucoup de prudence — les témoignages de ceux de ses collègues qui participaient, eux aussi, aux débats. Au Conseil des ministres du 12 juin, une « grande majorité» des participants (dira Lebrun *) s’opposa à l’armistice — et sur ce point, pour une fois, tous les témoignages convergent. Seul Pétain se solidarisa avec Weygand. En témoignant en 1945, Queuille affirmera que, quoique Pétain n’était pas apparu comme un défaitiste courant mai, son attitude avait changé dès le Conseil des ministres du 4 juin — « dès lors, on a le sentiment qu’une opposition dirigée par le maréchal Pétain se dresse contre la politique de résistance qui est celle du président du Conseil». Appuyant Reynaud dans son refus de demander un armistice, ajouta Lebrun de son côté, plusieurs ministres — groupés autour de Mandel, Campinchi et Marin — le rejoignirent en préconisant la résistance à outrance, d’autres opinant «dans le même sens
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tout en étant moins énergiques». Baudouin, dont la position en faveur d’un armistice ne deviendra évidente que le lendemain, est à la fois plus précis et plus nuancé. «MM. Queuille, Rivière, Chichery, exposent leurs sentiments d’une façon assez imprécise d’où il ressort cependant qu’ils sont hostiles à un armistice, étant donné l’impréparation de l’opinion publique. Ils ne se prononcent ni pour ni contre le
départ du gouvernement. Ils paraissent accablés et hésitants 6.» Dans le même sens, Bouthillier qui, lui aussi, se prononcera le lendemain en
faveur d’un armistice, affirmera que plusieurs ministres, notamment Marin, Dautry, Campinchi et Georges Monnet, avaient repris en tout ou en partie les thèmes de Reynaud, alors que Queuille, Chichery, Rivière et Ybarnégaray parlaient «d’une façon plus flottante ? ». Le Conseil des ministres du 13 juin, lequel constitua pour certains un tournant, fut plus agité encore. «La division dans le Conseil se précise», se souviendra Queuille en 1945. «Bouthillier et Baudouin tentent dans des conversations particulières de convaincre leurs collègues, Pétain les dirige et affirme sa solidarité avec le généralissime. » Ybarnégaray, qui avait été nommé au gouvernement le 10 mai, se rangea avec éclat du côté de Weygand et de Pétain; et Frossard (selon Reynaud) pria les partisans de l’armistice d’attendre la réponse à la demande que Reynaud devait présenter quelques heures plus tard à Roosevelt$. Puis, Pétain ayant manifesté sa volonté de ne pas quitter le sol de la métropole, Pomaret fut l’un de ceux qui (selon Bouthillier) l’approuvèrent «avec des nuances diverses de la pensée ». Dans sa déposition en 1945, Queuille sera particulièrement sévère à l'égard du rôle que jouait Weygand à Cangé, mélangeant parfois ces deux réunions du Conseil des ministres. «C’est maintenant le général qui explique sa défaite en reportant la cause sur le régime qu’il déteste. Il a même ce mot: “La France est un pays qui ne peut grandir que dans la défaite” ».. Queuille rapportera également un incident, resté célèbre, opposant Weygand à Mandel et Reynaud. «Pour impressionner le Conseil, le général Weygand fit en effet état d’une information d’après laquelle un gouvernement révolutionnaire se sera formé à Paris sous la présidence de Thorez. À ce moment, Mandel quitta la salle. Quand il revint quelques instants après, il déclarait: “Je viens de téléphoner au préfet de police qui m’assurait que l’ordre
régnait à Paris et qu'aucune tentative révolutionnaire ne s’était produite.”’» Cette fausse information, ajouta Queuille, «l’âpreté avec
laquelle le général Weygand défendait son point de vue, une intervention passionnée de Campinchi, déterminaient une atmosphère parti-
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culièrement échauffée. Le président du Conseil répondit en effet avec beaucoup d’autorité aux pressions qui s’exprimaient ainsi. » Le Conseil des ministres du 13 juin se termina avec l’accord qu'aucune décision au sujet d’un armistice ne serait prise — conformément à ce qui avait été convenu entre Churchill et Reynaud — avant de recevoir une réponse de Washington. L'appel partit le lendemain, Reynaud conjurant Roosevelt de «déclarer publiquement que les États-Unis accordent aux Alliés leur appui moral et matériel». Le Conseil prit également une décision moins aléatoire: de quitter la Touraine le lendemain, et d’attendre la réponse de Roosevelt à Bordeaux. La prochaine étape, donc, allait commencer. Il était temps... Les Allemands entreront à Paris pendant que Queuille et ses collaborateurs quittaient Pougues-les-Eaux — et ils arrivèrent trois jours plus tard à Nevers, 11 kilomètres plus au sud... «Les ministres partent ce matin pour Bordeaux avec vingt collaborateurs », apprit Queuille en lisant un «Message du ministre de l’Intérieur » daté du 14 juin à 10 h 45 — message dont Queuille gardera une copie pour la postérité. Il était prévu une installation à Pau pour une partie de ses collaborateurs, mais «ceux qu’on ne pourra pas amener devront être licenciés avec deux mois de traitement », les personnels militaires étant «immédiatement renvoyés à leur dépôt». Queuille prit soin de transmettre une copie à «M. le directeur des services financiers qui prendra immédiatement toutes les dispositions pour exécution » de ce paragraphe.
La plupart des autres ministres gagneront directement Bordeaux, mais Queuille fit un crochet pour passer par la Corrèze. Durant un court arrêt à Ussel, il fit envoyer par son ami à la sous-préfecture, Léon Marouteix, un message au préfet de Tulle, message destiné à ses collègues restés à Pougues-les-Eaux. Ensuite, à Neuvic, il prit en charge sa femme qu’il conduira dans une confortable maison de campagne, «la Barde », située en Charente, à Gurat au sud d'Angoulême. Celle-ci appartenait à sa nièce, Anne Queuille Villatte (fille de Marguerite Queuille et de Célestin Queuille) et à son mari — Queuille avait été témoin à leur mariage à Bordeaux en 1936. Puis, il se rendit à Bordeaux où il logera, chez sa sœur, à une adresse au nom prédestiné — 44, cours de l’Intendance.….
Encombrée de réfugiés, la ville offrait un spectacle fiévreux. Les ministres devaient se mettre aussitôt au travail dans des conditions disparates. Lebrun logea à l’hôtel du préfet, rue Vital-Carles, et ce
fut là que se tiendront les Conseils des ministres. Reynaud s'établit à
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l'Hôtel Splendid. Pétain logea dans une villa, mais comme Laval — qui n’était pas au gouvernement mais entrait en scène avec force — Pétain se rendait parfois aux moments critiques à l'hôtel de ville où siégeait Adrien Marquet, maire de la ville et complice de Laval. La plupart
des ministères étaient dispersés dans les facultés et les lycées. Mais ceux du Ravitaillement et de l'Agriculture avaient une adresse qui, quoique peut-être à propos, n’était guère de bon augure: les nouveaux abattoirs de Bordeaux, quai de Palutade. «Dès mon arrivée à Bordeaux je dus faire face à des difficultés particulières à mon ministère», dira Queuille en 1945 en expliquant
pourquoi il lui était difficile de répondre à une question concernant les interventions faites par l'ambassadeur d'Angleterre, sir Ronald Campbell,
au sujet de la flotte. «La
situation du ravitaillement,
ajouta-t-il, était en effet très inquiétante et des mesures d'urgence s'imposaient.» Les traces qui restent de ces mesures, cela se comprend, sont rares. Citons-en deux. Le 15 juin, à 10 heures du
matin, une dépêche télégraphique fut envoyée aux intendants directeurs du ravitaillement général dans tous les départements leur ordonnant de cesser immédiatement toutes expéditions à neuf stations magasins, lesquelles étaient évidemment
en d’autres mains.
Puis,
dans une autre dépêche télégraphique datée du même jour, le ministère demande d’urgence à «Armagnac, postes 13 et 14» (les mots «intendant général directeur» étant rayés) des renseignements concernant, entre autres, l'expédition des avoines et des «petits vivres». Le travail journalier d’un ministère du Ravitaillement dans
un pays en déroute continuait, mais il était très ingrat. Au niveau politique, ce fut pire, les réunions du Conseil des ministres des 15 et 16 juin étant marquées surtout par des controverses et la confusion. Une réponse sympathique, mais manifestement insuffsante, arriva de Washington le 15. Au matin du 16, le gouvernement
britannique rendit le gouvernement français libre de son engagement de ne pas conclure une paix séparée — à condition que la flotte française rejoignit les ports britanniques. Mais le Conseil des ministres ne fut pas informé de cette décision car, peu de temps après, une proposition britannique d’union de la France et de la Grande-Bretagne — proposition qui fut rejetée sans avoir été étudiée — vint l’annuler. Plus âpres furent les confrontations qui se déroulaient dans le camp français même, Weygand et Pétain s’opposant, avec un acharnement accru, à un Reynaud de plus en plus isolé. En outre, l’initiative qui occasionnera le plus de confusion, y compris pour ceux qui
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tâcheront plus tard d’identifier la position que certains ministres adoptèrent à son égard, fut d’origine tout à fait française — la «proposition Chautemps ». Reprenant une idée lancée par Frossard, cherchant comme toujours à jouer un rôle de conciliateur, Chautemps proposa le 15 juin que le gouvernement, avant de prendre une décision définitive, demande aux Allemands leurs conditions pour un armistice — et cela avec l’accord du gouvernement britannique, stipulation que certains finiront par oublier. Pire, en faisant ses calculs avant de démissionner le 16 juin, Reynaud aljait ajouter à la confusion en comptant ceux de ses collègues qu’il considérait favorables à la proposition Chautemps comme étant, aussi, en faveur d’un armistice — ce qui n’était pas, nécessairement, le cas... Quelle fut la contribution de Queuille à l’histoire de ces derniers
événements ? Répondant aux questions de la commission d’instruction de 1945, il témoignera que, le 14 juin déjà, il lui «arrivait d’apprendre que, d’après certains bruits, Pétain, en liaison avec Laval et Marquet, s’efforçait d’obtenir la démission de M. Paul Reynaud». Puis, répondant à une question au sujet des entretiens entre Reynaud et Weygand le 15 et le Conseil des ministres qui suivit, il affirma que l'opposition entre les deux hommes était manifeste. «Le général Weygand, disait-on, s’exprimait en termes sévères contre le gouvernement qui fuyait ses responsabilités en ne demandant pas l’armistice, en faisant couler inutilement le sang français, et le maréchal Pétain était manifestement d’accord avec le général.» Le bruit courait, ajouta-
t-il, «que le Maréchal allait démissionner si l’armistice n’intervenait pas dans un très court délai». Sa réponse à une question concernant la «suggestion » lancée par Chautemps ne fait qu’ajouter à la confusion car, de toute évidence, celle-ci fut présentée le 15. «Quant à la suggestion Chautemps, je ne l’ai connue qu’au cours de la réunion du 16 juin ».. Queuille fut moins bref en déposant au sujet de la réunion du 16, la dernière du gouvernement Reynaud. Racontant une anecdote dont il avait déjà fait état dans son article publié à Londres, il apporta, par exemple, son témoignage sur une lettre de démission que lut Pétain à cette occasion, lettre qui constituait une ultime pression contre Reynaud. « Dès le début de la réunion, le Maréchal demande la parole, se lève et lit d’une voix mal assurée sa lettre de démission. Celle-ci, moti-
vée par les retards à demander l’armistice et à faire cesser le combat. Je n’ai pas vu cette lettre et ne puis dire si elle était ou non écrite de la main du Maréchal; mais, comme immédiatement après le Conseil, je
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me rendais à mon cabinet, un officier de l’Intendance me posa la question: “Alors le Maréchal est démissionnaire?” Je répondis : “Comment le savez-vous ?” sur un ton de dénégation. Et mon interlocuteur de dire: “La lettre que le maréchal Pétain doit lire au Conseil des ministres aurait été rédigée hier soir à la mairie de Bordeaux, MM. Marquet et Laval étant présents.” » Parlant de la suite, Queuille fournira un témoignage — qui est loin d’être toujours très clair — sur l’idée que certains ministres au moins se faisaient de la proposition Chautemps, et également sur la question de savoir si, et à quel sujet, il y eut un vote. «C'est au cours d’un de ces Conseils du 16 juin, dit-il, que M. Chautemps fit la proposition d’une consultation préalable des Allemands sur les conditions éventuelles d’un armistice» (en se souvenant qu'il y eut plus d’une réunion du Conseil des ministres ce jour — «il y en eut deux je crois» —, Queuille se trompait, la seconde ayant été annulée en raison de la démission de Reynaud). «La proposition Chautemps, déclara-t-il ensuite, comportait par ailleurs le départ de tout ou partie du gouvernement pour l'Afrique du Nord où la résistance pourrait être organisée. Cette proposition donna lieu à une discussion assez confuse. Elle fut effectivement soutenue par M. Froissard. Des résistants y virent un moyen d’obtenir le départ immédiat du gouvernement». Puis, affirma Queuille: «II n’y a pas eu par contre de vote favorable à l’armistice.» Cette dernière déclaration est, de
toute évidence, sans équivoque, maïs elle n’est pas non plus sans mystère. Que veut dire, en effet, ce «par contre»? D’autres témoins
insisteront sur le fait qu'il n’y eut pas de vote du tout, et certainement pas de vote formel. En tout cas, il semble bien que, si vote il y a eu, formel ou non, il n’aurait pu être question pour Queuille que d’un vote sur la proposition Chautemps. Répondant toujours aux questions de la commission d’Instruc-
tion, Queuille affirmera que «la démission du maréchal Pétain plaçait le gouvernement et M. Paul Reynaud dans une situation dramatique en raison de l’opinion publique». Il eût fallu, dit-il, «que le gouvernement quitte la France pour pouvoir organiser la résistance et déli-
bérer en toute indépendance » — donnant ainsi l’interprétation qu'il venait de formuler de la proposition Chautemps? ou peut-être, tout simplement, son point de vue en 1945? En tout cas, pour ceux qui prônaient la résistance, l'ambiance à Bordeaux ne pouvait guère être pire. KA l’extérieur, la propagande en faveur de l'armistice se déve-
loppait en effet sous l’autorité du Maréchal et grâce à l’action de
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Laval et de ses amis qui se répandaient dans tous les milieux.» La commission lui ayant demandé ensuite son opinion sur les mobiles de ceux qui paraissaient avoir été solidaires à «un degré ou à un autre» dans «ce travail systématique de désagrégation », Queuille répondit que «la haine du régime républicain s’exprimait dans la bouche des chefs militaires». Appelé enfin à commenter l’hypothèse — avancée par certains — que le «travail systématique de désagrégation » fut l’«exécution d’un plan préalable, consécutif à une obédience inconnue : cagoule ou synarchie», Queuille s’en tirera avec un rappel historique. «Je ne sais s’il y avait eu plan préalable établi sur une défaite escomptée en vue de détruire la République; mais la suite des événements démontre au moins que dans ce but on s’est servi de la défaite. » Dans ses réponses, pas plus qu'ailleurs, Queuille n’avait point parlé de ses propres prises de position à Cangé et à Bordeaux, la commission d'instruction ne lui ayant pas posé de questions à ce propos. Ce furent, quand même, «Pétain, Laval et autres inculpés de trahison» qui allaient passer en jugement... De plus, Queuille ne
sera pas appelé à témoigner devant la commission d’enquête sur les événements survenus en France de 1933 à 1945, dont les procès-verbaux constituent une source particulièrement riche en renseignements — celle-ci siégea de 1948 à 1953, période pendant laquelle Queuille fut sans interruption membre du gouvernement. Avant de faire appel à de tels témoignages de première main -— mais à posteriori — de ses collègues, prenons note de trois autres témoignages où il est question de l’attitude de Queuille aux premiers jours des délibérations. Georges Mandel, qui ne sera plus là après la guerre pour témoigner lui-même, fut sans doute le premier à dresser une liste censée donner les positions de ses collègues, liste qu’il montrera au général Spears après la deuxième réunion du Conseil des ministres à Cangé?. Dans la catégorie des «mous» figuraient Delbos, Ybarnégaray, Chautemps, Bouthillier, Prouvost, Baudouin et Pomaret. Queuille et Chichery, ajouta Mandel (toujours selon Spears), étaient «faibles, hésitants, et donc mous»... Mais selon un deuxième témoignage, Mandel modifera sa liste par la suite. «Nous sommes quatorze ministres partisans de la résistance en Afrique, contre dix... », dira Mandel à Tony-Révillon le soir du 15 juin après la première réunion du Conseil des ministres à Bordeaux. Puis, dans une note en bas de page, l’ancien ministre redevenu sénateur mettra le nom de Queuille parmi les quatorze ministres qui étaient contre l’ar-
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mistice... Tony-Révillon fera également état d’une conversation qu'il eut ce même jour avec Queuille. «Il y a une petite majorité au Conseil en faveur de la poursuite de la guerre», lui aurait dit ce dernier. «Mais la situation est très délicate. Il y a conflit entre le président du Conseil et les chefs de l’armée Pétain et Weygand. On essaie de trouver une solution. Je crois que le sort du cabinet se décidera demain.» Finalement, témoignant dans le même sens, Léon Blum rapportera que, arrivant à Bordeaux le 14 juin, il réussira à «contacter» Mandel, Queuille, Campinchi, Eynac et son ami Georges Monnet ainsi que Herriot et Jeanneney, et que «tous ces hommes
s’élevaient avec la même décision contre l’attitude des chefs de l’armée — mais que l’attitude de Monnet paraîtrait faiblir le soir
du 1510». Passons ensuite aux témoignages de ceux qui participaient aux débats. Celui qui sera le plus prolixe en présentant sa version des faits fut Paul Reynaud lui-même, et la liste qui fera le plus de bruit,
et donnera naissance au maximum de confusion, fut celle qu’il avait dressée, dit-il, pendant la réunion du Conseil des ministres le
15 juin !!, Ce fut cette liste, insistera-t-il toujours, montrant six ministres pour lui et treize contre, qui lui fit dire à Lebrun qu'il était démissionnaïire, décision qu'il reporta ensuite au lendemain. Souvent citée par Reynaud, son existence fut confirmée par Lebrun lorsque ce dernier déposa devant la commission d’enquête le 17 juin 1948. «Je vois encore sa feuille avec une ligne au milieu, et des noms de ministres de part et d’autre.» L’ayant finalement retrouvée, Reynaud la publiera avec éclat en 1963 dans un tome de ses mémoires au titre évocateur de Envers et contre tous. Et en bonne position dans la colonne à droite, après Pétain et avant Eynac, Thellier et Julien, figurait «Queuille
(négocier) ». Notons tout de suite qu'Eynac, Thellier et Julien faisaient partie
de ceux qui étaient hostiles à un armistice — et là, tous les témoignages convergent. Il paraît donc évident que, voulant sans doute justifier sa démission, Reynaud avait mélangé ceux de ses collègues qu’il voyait soutenir la proposition Chautemps avec ceux qui étaient incontesta-
blement opposés à la continuation de la guerre et donc à sa politique. Notons également que Reynaud, soulignant l'influence de Chautemps, citera le nom de Queuille une deuxième fois. « Chautemps entraîne ses collègues: Queuille qui reconnaît que nous serions amenés à négocier, Chichery et Julien.» Mais Reynaud conviendra également que la proposition Chautemps était pour le moins peu
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claire lorsqu'il ajouta que Léon Blum, témoignant devant la commission d’enquête, «a dit qu’il croyait la proposition Chautemps-Frossard sincère». L’analyse que fournit Blum à cette même occasion, également citée par Reynaud, est celle, d’ailleurs, que retiendra l’histoire. «L’erreur terrible, fatale qu’ils [Chautemps et Frossard] ont commise, c’est d’avoir supposé qu’on pouvait jouer avec cette idée d’armistice [...]. C’est de ne pas avoir compris qu’à partir du moment où on mettait le doigt dans cet engrenage, on y était pris et, ce qu'a eu de fatal la proposition, c’est que c’est elle qui a déplacé la majorité du Conseil des ministres.» Mais en juin 1940, l’histoire restait à écrire. Disons que Reynaud, en défendant sa démission, attachera sans doute trop d’importance à cette affaire; que Queuille et d’autres — «entraînés » par Chautemps — avaient mal compris l’enjeu; et que la question des attitudes de ces mêmes restait, à l’égard d’un armistice, malgré tout ouverte. Qu’en diront les autres ministres qui participaient aux débats? Pour Louis Marin, ministre d’État depuis le 10 mai et l’un des plus fermes partisans de la continuation de la guerre, l'attitude de Queuille ne faisait pas de doute. « J’ai eu toujours, par ses conversations, la certitude que Queuille n’aurait jamais voté pour la demande d’armistice», écrira-t-il, par exemple, dans «Contribution à l’étude des prodromes de l’armistice», article qu’il publia en juin 1951 dans la Revue d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Ajoutons que, le 15 janvier 1945, Marin avait déjà adressé une lettre circulaire à Queuille dans laquelle il proposait de réunir les anciens ministres qui avaient rejeté l'armistice, lettre dont le contenu allait directement à l’encontre des thèses que soutenait Reynaud. «Inutile de vous rappeler que, le soir du 16 juin, à Bordeaux, quatorze ministres du cabinet Reynaud (contre 10) étaient hostiles à l’armistice, à la trahison de la parole donnée par la France, à l’abandon de l’Angleterre, à toute collabora-
tion avec l’Allemagne, qu’ils voulaient la continuation de la lutte aux côtés de nos alliés et pour cela, le départ du gouvernement en Afrique du Nord, hors de l’emprise de l’ennemi. » Laurent Eynac, Rio et Dautry opineront — avec moins de passion — dans le même sens. Lorsque, le 8 février 1949, la commission d’enquête lui demanda : «M. Queuille était-il contre l’armistice?» Eynac répondit: «Il avait exprimé son sentiment contre l’armistice, nettement.» La réponse de Dautry, le 18 janvier 1948, fut également précise: «… il était contre l’armistice.» Le témoignage de Rio fut pourtant plus circonstanciel. Déposant le 16 décembre 1948, lors
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d’une séance présidée par Marin, Rio fit état d’une liste de noms relevée sur une copie de Gringoire, liste
«où on nous clouait, vous,
Marin, comme moi au pilori pour avoir bataillé contre l’armistice » — Queuille figurait en troisième position sur cette liste, après Reynaud et Marin et avant Mandel. Le témoignage de Pomaret — qui avait été, lui, pour l'armistice — est plus nuancé. En déposant devant la commission d’enquête il mit Queuille parmi trois ministres qui étaient «hésitants, penchant plutôt contre l’armistice». Bien plus tard, dans un ultime témoignage qu’il publia en 1969 dans son livre, Le Dernier Témoin, Pomaret affirmera encore :«Je place Henri Queuille parmi les hésitants plutôt favorables à la continuation de la lutte.» Puis, ajouta-t-il: «Selon Dautry, Rio, Laurent Eynac qui siégeaient dans les Conseils des ministres de cette époque, c’est parmi les adversaires de l’armistice qu’il faut ranger
Queuille, et je me rallie assez volontiers à leur avis. Le président Queuille, si sensible, si humain, était visiblement angoissé par les pertes de l’armée française et se demandait si tant de morts étaient encore nécessaires. Mais il est évident que si Paul Reynaud avait mis ses ministres en demeure de se prononcer nettement, si le président de la République, usant d’un droit évident en une période aussi impor-
tante de la vie nationale, avait fait voter, Henri Queuille qui, par aïlleurs, subissait aisément l’influence de son grand chef de file Herriot,
se serait rangé au côté des adversaires de l’armistice ».… Quant aux autres témoins, leurs contributions sont pour la plupart peu concluantes, Frossard penchant nettement pourtant — dans un article publié le 15 juin 1941 dans Mot d'ordre — en faveur du point de vue que Queuille était favorable à un armistice. «Selon toute vraisemblance, Georges Pernot et Queuille s’y seraient ralliés.» Déposant devant la commission d’enquête le 12 juillet 1949, Baudouin penchaïit dans l’autre sens. «Il ne s’était prononcé ni dans un sens ni dans l'autre; mais je pense qu’il aurait suivi l’opinion de son président du Conseil.» Georges Monnet fut d’un avis similaire. «Il est de ceux dont mon souvenir ne me permet pas de situer la position exacte. Etait-il enclin à suivre Chautemps? Je ne me souviens pas qu’il ait manifesté avec évidence ni dans un sens ni dans l’autre. Rien ne permet de dire qu’il n’aurait pas soutenu Reynaud.» Et Louis Rollin, le 20 janvier 1949, parlant lui aussi de la proposition Chautemps, ne «penchaït » pas du tout. «Franchement, je n’ai pas de souvenir pour M. Queuille. Je ne me souviens pas que M. Queuille soit intervenu. Je le dis en toute loyauté... »
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Pour la plus grande partie de ses collègues, donc, Queuille faisait partie des ministres hostiles à l’armistice — et cela malgré les hésitations dont parlait Pomaret avec éloquence. Mais il est incontestable, aussi, que tous ces témoignages ne sont pas exempts de la reconstitution a posteriori... Rapportons-nous donc aux actes, qui peuvent être beaucoup plus «concluants »… Suite à la démission de Reynaud le 16 juin, huit de ses ministres «votèrent» pour l’armistice avec leurs pieds, si l’on peut dire, en rejoignant le gouvernement que forma Pétain le soir même. Queuille votera dans le sens contraire — cette fois, sans ambiguïté et, de toute évidence, sans hésitation. Dès même la sortie de la réunion où les ministres apprirent que Reynaud était démissionnaire, racontera devant la commission d’enquête le 12 juin Matteo Connet, l’un des plus proches collaborateurs de Campinchi, « deux groupes distincts se forment. :ceux qui étaient autour de Paul Reynaud (Mandel, Campinchi, Louis Marin, Queuille, Rio, etc.), puis les autres qui étaient autour de Chautemps». Queuille lui-même racontera la scène dans l’article qu’il publia à Londres en 1943. En accueillant ies ministres, dit-il, Lebrun annonça que Reynaud était démissionnaire, et que Pétain s’était chargé de constituer le cabinet. «Celui-ci, nous dit le Président, va faire appel au concours de certains d’entre vous; il est actuellement en conférence avec M. Camille Chautemps.» La réaction de Campinchi fut
immédiate.
«Campinchi se tourne vers moi et un de nos collègues:
“Nous pouvons sortir, je crois’”’». À ce moment précis, ajouta Queuille, Chautemps sortit du salon dans lequel il conférait avec Pétain. «Il paraît très inquiet, très sombre, et il nous dit avec tristesse :“Il voudrait appeler Laval, Paul Faure...” Et comme nous sortons, nous rencontrons l'amiral Darlan, et j'entends encore mon pauvre ami lui dire: “Alors, amiral, vous allez gravir le dernier échelon et devenir ministre de la Marine ? J’ose croire que vous ne permettrez jamais qu’un seul bateau de notre flotte puisse servir contre nos alliés.” Et l’amiral de répondre: “Mes ordres sont donnés, vous le savez, nous ne ferons rien qui soit contraire à l’honneur”.…..» Parmi les huit ministres de Reynaud qui entraient dans le gouvernement Pétain dès le 16 juin figurait Albert Chichery, lequel succéda — jusqu’au 12 juillet — à Queuille aussi bien qu’à Thellier. Chichery sera abattu en août 1944 par des inconnus ;Thellier sera tué le même mois par «la Gestapo “française” » 2... Trois des sous-secrétaires d'Etat de Reynaud entraient également au gouvernement, Schuman et Bau-
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douin le 16 juin, et André Février, le 27. Son quatrième sous-secrétaire d’État, de Gaulle, votant également avec ses pieds mais d’une manière plus inédite, s’envola pour l’Angleterre le 17 juin... Queuille, lui, ne tardera pas à quitter Bordeaux, mais pour retourner en Corrèze. N’étant plus ministre pour la première fois depuis deux ans et demi, il reprenait sa place au Sénat — mais celui-ci... La plupart des sénateurs et députés se trouvaient dans leur circonscription, et il n’était guère question de réunir le Parlement. «Le gouvernement du Maréchal n’allait pas faire ce que n’avait pas fait celui de Paul Reynaud», écrira Paul-Boncour dans ses Mémoires. «Mais nous étions quelques ‘“‘entêtés” qui, chaque matin, nous réunissions dans le cinéma poussiéreux, qui nous avait été attribué. » Il semble exclu que Queuille fût de ceux-là. En tout cas, le 19 juin, il lui fut accordé un laissez-passer important. «Le ministre de l’Intérieur prie les autorités civiles et militaires de vouloir bien laisser circuler librement M. Henri Queuille, sénateur, ancien ministre, qui se rend à Gurat (Charente) pour y prendre Mme Queuille et Mile Françoise Galot [sic], et les conduire à Neuvic (Corrèze). »
Ce même jour, la réponse allemande à la demande des conditions d’un armistice arriva — celles-ci étant beaucoup plus dures que les partisans de la proposition Chautemps auraient pu craindre... Puis, dans la nuit qui suivit, Bordeaux fut la cible d’un bombardement qui fit soixante-trois morts et cent quatre-vingt-cinq blessés — une bombe tombant dans la rue Judaïque, près du «cinéma poussiéreux », où les sénateurs se réunissaient. Le 20, des parlementaires partaient pour Perpignan — où, le matin, le gouvernement avait décidé de se déplacer. Mais le soir du 20, d’autres parlementaires, à la suite d’une autre décision que le gouvernement avait prise avec l’accord des présidents des deux Chambres, s’embarquaient sur le Massilia pour le Maroc. Parmi eux figuraient Daladier, Campinchi, Mandel, Delbos, Jean Zay, et Mendès France. Un seul sénateur, Tony-Révillon, fit partie du voyage. Paul Thellier, redevenu député, monta à bord mais changea d’avis et revint sur le quai. Exemple extrême... Mais le choix du chemin à suivre était difficile pour d’autres aussi. Pour Queuille, toujours tellement attaché au sort de ses compatriotes corréziens, il l’était sans doute moins. «Comme beaucoup de Français, je me demandai alors où était le devoir », dirat-il dans l’allocution qu’il fit à Londres le 18 juin 1943. « J’avais perdu le seul espoir, un moment entrevu, de voir poursuivre la lutte dans le nord de l’Afrique. Je pensais alors que je devais rentrer dans mon
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département, dans ma commune, pour m’y trouver lors de l’arrivée des Allemands. A défaut d’une autre action possible, c'était, me semble-t-il, mon devoir de maire et de président du conseil général. » Le voyage de Bordeaux à Neuvic fut pénible. «Je n’ai jamais vécu
d’heures plus douloureuses que celles de ce voyage », raconta Queuille devant le même
auditoire. « Sur toutes les routes encombrées,
les
troupes se repliaient en désordre, souvent abandonnées par le commandement. Du matériel de toute nature était laissé sur place, et dans les plus petits hameaux, des civils en fuite cherchaient un toit et quelque nourriture.» Conduit par son fidèle chauffeur, Madeleine, Queuille s’arrêtera à Gurat, comme prévu, pour prendre en charge sa femme et sa petite-fille. «Tout est perdu», dit-il à son arrivée, se souviendra sa nièce qui l’avait accueilli. «La guerre, et maintenant avec Laval...» Elle se souviendra aussi, signe des temps, qu’un
masque à gaz avait été oublié à Bordeaux. Deux jours plus tard, Queuille arriva à Neuvic. « L’affolement de ma petite ville était à son comble», se souvient-il. «On avait du pain pour un seul jour. La population était déjà triple de celle du temps de paix. Des réfugiés, dont le nombre augmentait à chaque minute, étaient cantonnés dans tous les locaux disponibles. Les femmes pleuraient. Les Allemands allaient arriver. On signalait leur présence à 50 kilomètres. » Et, guère surprenant, il y avait déjà des répercussions sur le plan politique. « Dans ce pays qui m'avait donné tant de preuves de confiance et d’attachement, je trouvai mes compatriotes
frappés de stupeur devant l’étendue de la défaite, prêts à subir son malheureux destin, mais incités hommes qui le représentaient. » Le nouveau régime n’en était l'armistice qui entra en vigueur deux avec — une bonne nouvelle
à mettre en cause le régime et les
alors qu’à ses premiers débuts. Selon le 25 juin, la France fut coupée en du moins — la ligne de démarcation passant au nord et à l’ouest de la Corrèze. Quoique désormais éloigné des affaires, Queuille ne fut pas complètement oublié par ses anciens collaborateurs. Le 26 juin, veille de l’arrivée des premières troupes allemandes à Bordeaux, Charles Brasart, resté secrétaire général du Ravitaillement, eut la délicatesse de jui envoyer la copie d’une lettre qu’il envoyait à Robert Schuman, toujours sous-secrétaire d'Etat aux Réfugiés, avec le relevé des différentes denrées expédiées pour le ravitaillement des réfugiés. Le 29, le gouvernement quitta Bordeaux
pour Clermont-Ferrand, avant de s’établir à Vichy le 1° juillet. Ce fut ensuite, dans la nuit du 3 au 4 juillet, qu’un communiqué
du
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ministère de l’Intérieur, transmis par la voie de la presse et de la radio, invita les membres du Parlement à s’y rendre d’urgence. Queuille et ses collègues allaient être appelés à voter cette fois formellement, dans un scrutin engageant l’avenir de leur pays. Les journées que passeront Queuille et ses collègues à Vichy ont souvent été décrites. Les parlementaires — ils seront quelque sept cents — y arrivèrent surtout sous le choc. Leur pays avait été battu, divisé,
et humilié. L'épreuve douloureuse de Mers el-Kébir s’était déroulée le 3 juillet :une partie de la flotte avait été détruite par les alliés d’hier, avec de très grosses pertes humaines, et le gouvernement avait coupé les relations avec la Grande-Bretagne. Devenu un très remuant viceprésident du Conseil, Laval était convaincu — comme tant d’autres — que cette dernière serait bientôt vaincue à son tour. Il était convaincu en outre que, pour traiter avec les nouveaux maîtres de l’Europe, il fallait s’aligner sur leurs méthodes de gouvernement, et que pour rebâtir la France et réparer les erreurs passées, il fallait donner un chèque en blanc au vieux maréchal qui, lui, avait fait «don de sa
personne» à la France. Et cela en toute légalité: les parlementaires eux-mêmes devaient voter leur propre évincement. Pour Léon Blum, comme pour d’autres, le sentiment qui dominait était tout simplement celui de la peur. « J’ai vu là, pendant deux jours, dira-t-il le 27 juillet 1945 au procès de Pétain, des hommes s’altérer, se corrompre à vue d'œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui
agissait, c'était la peur ; la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Alle-
mands qui étaient à Moulins. Et le bruit qu’on faisait courir, c’est: “Ceux qui ne voteront pas ne coucheront pas dans leur lit ce soir.” » Comme Blum, Queuille n’était qu’un parlementaire parmi d’autres. Il se fit remarquer pourtant lors de l’arrivée de Reynaud. Ce dernier, sa tête enveloppée de linges, venait d’être sérieusement
blessé dans un accident de voiture, qui avait coûté la vie à sa maftresse, la comtesse de Portes. Visiblement mal en point, Reynaud ne restera pas longtemps, ne votera pas et, pendant son court séjour à Vichy, fut traité en pestiféré par certains. Considérant sa présence comme une «provocation», Tixier-Vignancour alla jusqu’à déclarer qu’on devait lui interdire de prendre sa place. Mais Queuille, lorsqu’il le vit, se dirigea vers lui et, ostensiblement, lui serra la main...
Deux scrutins eurent lieu. Dans le premier, le 9 juillet, il ne s’agissait que d’accepter le principe d’une révision constitutionnelle. Réunis dans une salle de l’Académie de médecine (les deux Chambres sié-
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geaient séparément), 229 sénateurs, dont Queuille, votèrent en faveur — seul le marquis de Chambrun, frère du beau-père de Josée Laval, votant contre. Du côté des députés, la majorité fut presque aussi écrasante : 395 pour et 4 contre. Le vote «historique » vint le lendemain, le 10 juillet 1940, lorsque,
réunis en Assemblée nationale, les députés et sénateurs furent appelés à voter un texte donnant «tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer,
par un ou plusieurs actes, une nouvelle Constitution de l’État français». Le texte stipulait, en plus, que la Constitution en question devrait «garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie»,
et qu’elle serait «ratifiée par la nation et appliquée par les assemblées qu’elle aura créées ». Ce fut, en effet, un chèque en blanc, ou du moins il pouvait — et
sera — interprété comme tel. Le gouvernement allait avoir, du moins juridiquement, «tous les pouvoirs »: on entendra beaucoup parler du travail, de la famille, et de la patrie; et il y aura un « État Français ». Mais la «nouvelle Constitution », elle, ne verra jamais le jour... Tout
cela, bien sûr, n’était pas évident pour ceux appelés à voter le 10 juillet. Les perspectives deviendront déjà beaucoup plus claires le lendemain lorsque seront publiés quatre «actes constitutionnels » dans lesquels «Nous, Philippe Pétain, maréchal de France», s’attribuait le titre de chef de l’État et organisait lui-même ses fonctions et ses pouvoirs. Mais en votant pour le texte dont Laval était l’instigateur, on votait pour la fin de la démocratie parlementaire telle que la France l’avait connue depuis soixante-dix ans. Le vote eut lieu à la fin d’une séance présidée par Jules Jeanneney, mais où Laval était visiblement le maître de jeu. Herriot réussit à lire
une déclaration défendant les parlementaires retenus en Afrique du Nord, compensant ainsi, un tout petit peu, celle qu’il avait faite la veille devant les députés — et qu’il regrettera vivement par la suite.
«Autour du maréchal Pétain, dans la vénération que son nom inspire à tous, notre nation s’est groupée en sa détresse. Prenons garde à ne pas troubler l’accord qui s’est établi sous son autorité». Il n’y eut pas d’explications de vote, et le résultat escompté ne se fit pas attendre: 569 parlementaires avaient voté pour; seulement 80 contre; et 20, dont Queuille, «se sont volontairement abstenus». En outre, 147 «n’ont pas pris part au vote»; 30 (dont Reynaud) «n’ont pas
pris part au vote comme étant excusés de ne pouvoir assister à la séance » ; le questeur du Sénat était «retenu à Paris par le devoir de
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sa fonction»; Jeanneney ne votait pas car il présidait la séance; et finalement, catégorie inédite et humiliante, «trois ne peuvent pas prendre part au vote» — leurs circonscriptions étant en cours d’incorporation à l’Allemagne. Que peut-on dire du choix qu’avait fait Queuille? D’abord, certes, il ne figurait pas parmi «les quatre-vingts » qui votèrent contre, et qui en tireront gloire — après la guerre il sera même suggéré (par l’un d’eux) qu’ils devinssent des parlementaires «inamovibles ». Mais, et sans doute surtout, il ne faisait pas partie non plus des 569 parlementaires qui avaient voté pour. Après la guerre ceux-ci se verront déclarés inéligibles, ce qui n’empêchera pas, d’ailleurs, beaucoup d’entre eux de faire leur rentrée politique par la suite — René Coty devenant président de la République, et Schuman, Laniel et Pinay, présidents du Conseil. Allons plus loin en soulignant que le choix que fit Queuille signifiait nettement plus qu’une simple abstention, et — aussi — qu’il n’était devenu une possibilité que juste avant le vote fatidique. Lors des scrutins qui avaient eu lieu le 9 juillet, les services n’avaient pas fait le départ entre les absents et ceux qui s’étaient volontairement abstenus. Mais le 10, Fernand Bouisson, lequel manœuvrait à l’unisson de Laval, réclama que les noms des présents qui ne voteraient ni oui ni non fussent portés au Journal officiel comme abstentionnistes. Comme l’écrira Paul-Boncour, devenu président des quatre-vingts après la guerre, Bouisson voulait «mener rondement les choses et terroriser ceux qui voulaient se réfugier dans l’abstention ». Faisant remarquer que le bureau de l’Assemblée ne possédait pas la liste rigoureuse des présents, Jeanneney proposa alors que les abstentionnistes volontaires viennent en faire la déclaration, laquelle serait mentionnée au Journal officiel. Peu en profitèrent, comme le notera PaulBoncour : «17, dont je pense ne pas trop solliciter les intentions, en les annexant aux 80 protestataires. » En assimilant ainsi aux fameux «quatre-vingts » les dix-sept abstentionnistes volontaires originels (ils devinrent vingt lorsque trois des «n’ont pas pris part au voté», dont Herriot, rectifièrent leur vote), Paul-Boncour allait sans doute trop loin. Dans chaque catégorie, les motivations — et les états d’esprit — variaient considérablement.
Notons que parmi ceux qui votèrent avec Queuille, trois avaient été, comme lui, membres du gouvernement Reynaud: Jules Julien était contre
l’armistice;
Albert
Sérol,
hésitant;
et Georges
Monnet,
d’abord résolument contre mais finalement hésitant. En évoquant
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cette journée du 10 juillet, Jules Moch, qui succédera à Paul-Boncour à la présidence des quatre-vingts, écrira que «Monnet tremble un peu, nous fuit, et s’abstiendra ».
Pour Daniel Mayer, le vote de
Monnet fut une lâcheté et une trahison, «alors que pour Henri Queuille ce fut par contre un acte de courage, étant donné le point de départ de l’un et de l’autre». Notons également que d’autres membres du gouvernement Reynaud, dont Rollin, Rio et Laurent Eynac, qui s'étaient toujours exprimés contre l’armistice, avaient figuré, eux, parmi les 569 qui votèrent les pleins pouvoirs à Pétain. La suite sera encore plus confuse — et pour certains, tragique. L’un des quatre-vingts, le socialiste Isidore Thivrier, acceptera plus tard un poste de membre du Conseil national, organisme créé par Vichy — et plus tard encore, ayant rendu de grands services à la résistance, sera déporté à Dachau où il mourut... Deux autres socialistes, Raymond Gernez et Louis Sibue, qui figuraient, eux, parmi les 569, rejoignirent presque aussitôt la résistance. «Nous les considérions comme s'ils étaient parmi les quatre-vingts», dira plus tard Daniel Mayer, qui était chef du Parti socialiste clandestin pendant la guerre. Quant à Paul Thellier, tué par la «Gestapo ‘‘française”’» en août 1944, il avait voté, lui aussi, avec les 569 en juillet 1940. Le vote qu'avait exprimé Queuille lui permettra chemin dans le sens qu’il choisira. En s’abstenant avait refusé — dans des conditions difficiles — les Pétain. Il aurait pu, autre choix possible, se joindre et discrets, qui «n’ont pas pris part au vote» —
de poursuivre son volontairement, il pleins pouvoirs à à ceux, nombreux comme le fit, par
exemple, le jusque-là très résistant Louis Marin. Queuille était allé nettement plus loin... Le fait qu’il ne faisait pas partie des quatrevingts lui sera, certes, reproché après son arrivée à Londres — mais pour André Maroselli et Paul Antier, qui avaient accordé leur soutien à Pétain, la réprobation fut bien plus grande. Les mémoires s’estomperont par la suite, et pas seulement à l’égard de ceux figurant dans cette catégorie. Allant plus loin encore que Paul-Boncour, Le Populaire, dans un article qu’il consacra à Queuille en 1970 après sa mort, le mentionnera comme ayant été « parmi les 80 parlementaires à voter contre le maréchal Pétain»... Ce ne fut certes pas rigoureusement exact, mais Queuille avait choisi, très ostensiblement, de ne pas voter pour Pétain, et ce fut là l’essentiel. Ainsi, après avoir accompli un dernier devoir parlementaire et surmonté ce nouvel obstacle, Queuille retournera chez lui en Corrèze
pour y prendre ses distances.
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Repli en Corrèze : exploitant forestier Queuille restera en Corrèze pendant deux ans et neuf mois — jusqu’à son départ pour Londres en avril 1943. «Ce fut une dure épreuve.
Étroitement surveillé par Vichy, je me mis alors à m’occuper de ma forêt et à faire du charbon de bois pour gazogène », racontera-t-il plus tard en évoquant ce qui fut sans doute l’époque la plus insolite de sa longue vie . Rentrant au pays, il devait, en effet, se soucier d’assurer ses moyens d’existence, et trop d’années s'étaient écoulées pour lui permettre d’envisager de reprendre sa profession de médecin. Devenu donc exploitant forestier, travaillant lui-même sur son chantier (il en aura éventuellement un deuxième), vivant sa vie de Neuvicois loin des palais ministériels, Queuille sera — pour la première fois depuis ses expériences de médecin de campagne et de médecin militaire — en contact direct et quotidien avec des gens ordinaires et parfois très défavorisés. Pendant une année, jusqu’à sa révocation comme maire de Neuvic en juillet 1941, Queuille continuera également à administrer sa commune. Objet de rapports préparés à la préfecture, désormais sous surveillance de la police, dénoncé plus d’une fois aux autorités de Vichy, vivant dans une région qui devint très tôt un centre de résistance (résistance dans laquelle ses amis, ses parents et son fils jouaient des rôles importants), Queuille — «chef de tribu» — devra rester constamment sur ses gardes et, toujours, très discret. Il ne quittera que rarement Neuvic. En mars 1941, pourtant, il fit un voyage à
Paris pour participer à une réunion où il était question de fusionner les deux grands groupements agricoles, réunion au cours de laquelle Queuille et ses associés refusèrent de se plier aux souhaits des nouveaux tenants du pouvoir. Voyage autrement redoutable, vers la fin de 1941 (les dates comme les autres faits de cette période restent parfois obscurs), fut celui qu’il entreprit à Vichy à la demande de Pierre Pucheu, alors ministre de l'Intérieur. Celui-ci lui parlera, entre autres sujets, de la succession du ministre de l’Agriculture. Puis, juste avant son départ pour Londres, Vichy viendra jusqu’à lui en la personne de son ancien collaborateur Jean Bichelonne, devenu ministre de Vichy. De plus en plus mêlé à la résistance, il échangera, mais rarement, des lettres avec ses collègues et amis d’autrefois, dont Labrousse, Ramadier et Herriot, lesquels vivaient eux aussi dans l’isolement — une lettre qu’il
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envoya à Herriot au printemps de 1942 étant particulièrement révélatrice. Finalement, un an avant son départ, s’obstinant à mener pleinement une vie qui n’était pas du tout celle d’un ancien ministre, Queuille allait être victime d’une chute de vélo en se rendant à son
chantier dont les suites auront des effets néfastes sur sa carrière politique ultérieure. Ce fut le 10 septembre 1940, exactement deux mois après son vote à Vichy, que Queuille se lança dans sa nouvelle entreprise. « Voici une demande officielle, présentée par le propriétaire que je suis, qui veut essayer de mettre au point la fabrication du charbon de bois », écrivitil ce jour-là au directeur général des Eaux et Forêts à Clermont-Ferrand. « Je ne demande, bien entendu, aucune de ces faveurs, qui, sous le régime passé, commandaient, paraît-il, les décisions et les actes des ministres, mais je voudrais obtenir, si possible, ce qu’on accorde aux autres forestiers », ajouta-t-il non sans malice à un fonctionnaire qu’il connaissait, à coup sûr, très bien. La suite ne se fit pas attendre,
administrateur des Eaux et Forêts lui louant la demi-douzaine de fours à carboniser dont il avait besoin. Son but — faire du charbon de bois afin de remplacer l’essence qui manquait — correspondait tout à fait aux idées qu'avait prêchées Queuille en tant que ministre de l’Agriculture. Il avait pourtant été difficile de faire accepter celles-ci. Son propre chauffeur, par exemple, dont on s’attendait à ce qu’il donnât l’exemple, s’était révélé très peu enthousiaste : il trouvait sa nouvelle voiture ministérielle difficile à mettre en marche et à nettoyer. En tout cas, le «propriétaire forestier» qui projetait de devenir «exploitant» avait à sa disposition, pour commencer, les quarante-deux hectares du Bois-du-Fleix — la propriété qu’il avait héritée du côté maternel de sa famille, les de Masson de Saint-Félix, et qu’il avait donnée en dot à sa fille lors de son mariage en 1937. A partir de septembre 1940, voulant se documenter, il adressa de nombreuses lettres à son ami Jean-Baptiste Fleckinger, alors directeur honoraire de l’Agriculture à la Fédération des mutuelles de la Corrèze, lui envoyant des demandes d’inscription aux assurances sociales, s’informant au sujet des allocations familiales, et posant une foule de questions techniques. «Je vous ennuie toujours mais je suis obligé de faire mon éducation de petit patron», lui écrivit-il, par exemple, le 17 octobre. Mais à cette date, avec l’arrivée des fours à carboniser et avec l’aide d'ouvriers espagnols réfugiés et de la main-d'œuvre locale, Queuille s’était déjà mis au travail — un travail qui sera, comme nous le verrons, le plus souvent ingrat.
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Tout en mettant en marche son «Exploitation forestière et carbonisation, charbons pour gazogènes et poteaux de mines» (titre qui ornait son nouveau papier à lettres), Queuille se consacrait également à ses fonctions de maire. Réuni le 22 septembre 1940 pour la première fois depuis la débâcle, le conseil municipal de Neuvic parlera surtout des réfugiés — car dans cette commune qui en temps normal comptait 3 000 lits, 3 500 réfugiés ont séjourné au début du mois de juillet, et
entre 400 et 450 y résidaient encore... «Après en avoir délibéré», futil noté dans le registre, le conseil municipal adressa ses compliments à ceux qui avaient «brillamment contribué à la tâche d’accueil et de solidarité qui s’imposait ». Le nouveau régime se mettant en place y compris dans les endroits reculés de la zone dite libre, les conseillers municipaux allaient avoir des préoccupations d’une tout autre nature. Celles-ci commencèrent lorsque, au cours de la séance du 16 février 1941, Queuille leur donna lecture d’un arrêté qu’il venait de recevoir du préfet de la Corrèze, Fernand Musso
(celui-ci, nommé
le 25 septembre
1940, restera en
place jusqu’au 1° août 1943, après le départ de Queuille). Selon cet arrêté, lequel faisait suite à une loi promulguée à Vichy concernant la «réorganisation» des conseils municipaux, Queuille était nommé maire de la commune de Neuvic, mais il devait soumettre sans délai à l'approbation du préfet une liste de trente-quatre noms parmi lesquels dix-sept conseillers municipaux seraient choisis et nommés par
décision préfectorale.. En outre, il fut stipulé que deux adjoints seraient désignés de la même manière, et que tous les adjoints et membres du conseil municipal en service cesseraient leurs fonctions à la date de leur remplacement.
Face à l’annonce de mesures qui comportaient la désagrégation du conseil municipal tel que celui-ci avait été élu, la réaction de Queuille fut ferme. «Il expose, rapporte le registre, qu’il lui semble impossible de faire des propositions qui peuvent avoir pour résultat d’éloigner de l’assemblée municipale les conseillers municipaux qui lui ont toujours apporté, certains depuis près de trente ans, une collaboration loyale et amicale. » Cela dit, et suite à «une longue délibération en séance privée», Queuille et ses collègues arriveront à définir une ligne d’action qui, toujours ferme sur les principes, laissait ouverte la possibilité d’un accommodement. « Le conseil unanime exprime [...] le désir de voir le maire rester en fonctions, faire des propositions conformément à la loi: toutefois si, dans les désignations qui seront faites, apparaît la volonté systématique de briser la solidarité qui a
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dans intérêt de la commune uni les membres du conseil municipal, celle-ci ne manquerait pas de s’exprimer par un refus général de col| laboration. » Cette prise de position se révélera efficace — du moins dans un premier temps. Un mois plus tard, le 18 mars 1941, le préfet envoya un nouvel arrêté selon lequel tous les membres du conseil municipal restaient à leur place... Mais en été, tout allait changer. Un autre arrêté daté du 16 juillet 1941 et émanant cette fois du ministre secrétaire d'Etat à l'Intérieur, nomma une délégation spéciale de quatre personnes chargées d’administrer la commune. Queuille était révoqué et le conseil municipal dissous... Le 28 juillet, à 9 heures du matin, Queuille et ses deux adjoints participèrent à la remise des services de la mairie, un inventaire étant dûment dressé. La délégation spéciale, présidée par Roger Lageste, un fonctionnaire qui gardait son modeste poste de receveur de l’enregistrement du ministère des Finances, allait rester en place pendant près de trois ans. Considéré comme apolitique, Lageste laissera — du moins — le souvenir de n’avoir jamais dénoncé personne. Pourquoi ce changement entre mars et juillet 1941 ? Par les temps qui couraient, l’éviction de Queuille et de ses collègues allait certes dans le sens de l’histoire. Mais on citera aussi le fait que certains Corréziens avaient été «indignés » lorsque, en organisant une visite du chantier en construction du barrage de l’Aïgle pendant l’été de 1941, la chambre de commerce de Tulle avait eu « l’impudence » d’inviter Queuille, un défenseur du régime abhorré, à un déjeuner à Soursac. 4, Ce furent les adversaires de Queuille qui purent exercer alors une influence décisive ; et le temps des rancunes, toujours vivaces en Corrèze, était devenu, aussi, celui des revanches.
L’attitude de la préfecture — et du préfet — était nettement plus nuancée, et le restera. Dans un rapport qu’il adressa à Vichy le 12 janvier 1941, six mois avant la révocation de Queuille de sa mairie, Musso avait observé que «l’ancien président du conseil général de la Corrèze reçoit peu et parle peu. [...] Personnellement au cours des deux seules visites qu’il m’a faites, il m’a toujours professé le plus grand respect pour le gouvernement et la personne même du maréchal Pétain ».… Essayait-il ainsi de rendre service à la personnalité la plus marquante de son département ? En tout cas, Musso n’inclura pas, évidemment, le nom de Queuille dans la liste des huit personnalités qu’il enverra à Vichy le 28 septembre en proposant de les nommer au Conseil national.
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Le rapport de loin le plus complet et précis préparé sur Queuille a la préfecture sera celui rédigé par les Renseignements généraux lorsque, le 30 janvier 1942, le préfet leur demanda de dresser des notices concernant les personnalités «ayant joué un rôle politique ou exercé une influence morale dans le département ». Celle consacrée à Queuille est remarquable en son genre. « Un propriétaire de situation de fortune peu importante, fut-il noté, catholique et radical-socialiste
à tendances modérées », Queuille «ne milite en faveur d’aucun parti» et «observe une neutralité apparente ». En ce qui concerne son «loyalisme à l’égard du Maréchal», il avait une attitude «réservée». Sa «position à l’égard du gouvernement» était également «réservée » ; et ses rapports avec le préfet «très rares et courtois». Quant à son influence à l’intérieur du département, il «jouit d’une influence certaine dans les milieux ruraux et continue à être honoré et respecté ». Sous la rubrique «observations générales », il fut rappelé que «ses tendances modérées au sein du Parti radical-socialiste lui valurent certains reproches lors de l’avènement au pouvoir du Front populaire». Et en conclusion, et toujours aussi précis: «Depuis juillet 1940, il se tient sur une prudente réserve. Évitant de se compromettre de quelque manière que ce soit, il ne manifeste ouvertement aucun sentiment et semble se consacrer entièrement à la petite exploitation de carbonisation qu’il a créée. Sollicité de donner son adhésion à la Légion des combattants, sans donner un refus catégorique, il a laissé entendre qu’il préférait attendre encore. Les milieux ruraux du département lui témoignent une reconnaissance certaine pour les œuvres sociales et professionnelles dont il a pu les combler durant l’exercice de ses mandats.» Trente-six notices furent envoyées au préfet le 20 mars. Sauf pour une erreur de détail (il avait été dit que Queuille était chevalier de la Légion d’honneur, ce qui n’était pas le cas et ne le sera jamais), Queuille aurait pu contresigner la sienne lui-même... Lorsque ce rapport fut préparé, Queuille avait bien raison de se tenir sur une très prudente réserve. Il avait déjà été dénoncé, et,
depuis le milieu de 1941, était sous la surveillance de la police. Il restait menacé, à tout moment, du sort réservé à d’autres hommes
politiques, emprisonnement ou résidence surveillée. Et, comme nous le verrons, il était déjà proche — et non seulement par l’esprit — de la résistance qui était alors en train de se former en haute Corrèze. Mais avant de parler de ces développements, faisons état d’abord de deux déplacements que fit Queuille en 1941 : l’un à Paris, et l’autre à Vichy, ce dernier effectué à la demande de Pierre Pucheu.
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Le premier est nettement mieux connu que le second. En vertu d’une loi signée par le maréchal Pétain le 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture, tous les organismes professionnels concernés devaient constituer une organisation unique par branche d’activité, menant ainsi à la création de la Corporation paysanne. Cela impliquait, évidemment, la dissolution de toutes les organisations agricoles existantes, y compris les Caisses nationales groupées au sein de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles, organisation dont Queuille était — titre précaire — toujours le président. Avec cinq de ses collègues du «boulevard Saint-Germain», il fut donc appelé à se rendre à Paris le 14 mars 1941 pour participer à une réunion avec ses pairs de la «rue d’Athènes ». De tels voyages n'étaient pas toujours faciles à effectuer à l’époque, mais celui que fit Queuille ne fut marqué, paraît-il, que par un petit contretemps. Ce qui pouvait lui arriver assez facilement lui arriva encore une fois : sur le laissez-passer qui lui fut remis, son nom avait été mal épelé, erreur qu’il ne manqua pas de signaler au secrétaire général du ministère de l’Agriculture, Robert Préaud. En lui répondant le 5 mars, ce dernier, qui avait déjà occupé le même poste sous Queuille, remercia d’abord son ancien patron de l’accueil qu’il avait bien voulu lui réserver à Neuvic au mois de décembre et de lui exprimer «les sentiments d’affectueuse gratitude qui m'’attachent si fidèlement à vous». Puis, il minimisa l’affaire avec tact. Il avait, lui
aussi, fit remarquer Préaud, un nom difficile à épeler, surtout pour les bureaux allemands qui dactylographiaient les « Ausweiss ». Il avait pourtant circulé en septembre et en octobre avec un papier au nom de Picaud, puis en décembre avec un autre au nom de Péraut.. Mais cela n’avait aucune importance car la seule vérification faite au passage de la ligne de démarcation concernait l’identité du numéro de la carte personnelle reportée sur l’« Ausweiss». Cela dit, Préaud lui envoya sous le même pli un autre laissez-passer — et, en terminant sa lettre, exprima l’espoir que l’occasion lui serait donnée de le voir à Paris dans le courant du mois. En plus de la lettre de Préaud, Queuille gardera, bien plus importante, une copie du mémorandum qu’il signa — le premier — avec ses cinq collègues au lendemain de leur rencontre. Daté du 15 mars 1941 et rédigé avec diplomatie, celui-ci ne constitue en fait qu’une fin de non-recevoir. Les participants, y nota-t-on, avaient «discuté dans l'atmosphère la plus franche et la plus cordiale des conditions dans
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lesquelles pourrait être réalisée la fusion des deux maisons». Ils avaient «marqué de la façon la plus nette leur volonté formelle de déférer, dès que possible, au vœu de la loi du 2 décembre» et «au
désir de M. le ministre de l’Agriculture de voir se réaliser très rapidement à l’amiable la fusion des deux gouvernements à circonscription nationale de la mutualité agricole. Toutefois ils ont constaté que les
circonstances ne se présentaient pas actuellement à cette fusion amiable et ils ont exprimé l’espoir de voir se créer très prochainement un climat plus favorable à la suite de leurs pourparlers»... Ensuite, dans une autre déclaration, les mêmes signataires se permettaient de présenter au ministre secrétaire d’État à l’Agriculture une série de suggestions et de demandes, d’où il ressortait encore moins d’enthousiasme... Tout cela, bien sûr, ne pouvait convenir
aux nouveaux
détenteurs du pouvoir, mais des échanges polis continuèrent. Le 24 mars, par exemple, une lettre fut envoyée à Queuille par le directeur du cabinet du ministre, lettre dans laquelle il fut invité, au nom
du ministre, à venir à Vichy le 4 avril pour une rencontre avec Henri Gindre, président de l’Union centrale de la mutualité et de la coopération. «Je vous serais très reconnaissant de m'indiquer quand vous comptez arriver à Vichy, afin que je puisse vous faire retenir une chambre à l’Hôtel Albert-I*.» Nous ne savons pas si Queuille s’est déplacé à cette occasion. En tout cas, la loi du 2 décembre ne tardera pas à entrer en vigueur — et la Corporation paysanne à devenir une réalité. Plus tard, au cours de cette année 1941, Queuille se rendra bien à Vichy mais cette fois convoqué par Pucheu. Ce dernier, ministre de l’Intérieur entre août 1941 et avril 1942, était l’un des plus dynamiques «technocrates» du gouvernement de Vichy. Se sachant suspect aux yeux d’un régime qui l’avait révoqué de sa mairie, proche de ceux qui entraient dans une résistance de plus en plus ouverte, Queuille fut, cela se comprend, très inquiet en recevant une telle convocation. Selon des témoignages oraux, peu avant de s’y rendre, il consulta son vieil ami Léon Monéger, lequel était déjà devenu, comme nous
le verrons, un pilier de la résistance à Neuvic!$. Est-ce qu'il fallait avancer pour se couvrir? S’il partait, est-ce qu’il pourrait revenir? Finalement, Queuille partit — et revint. Pucheu, raconta-t-il à son retour, l’avait assuré que, s’il manifestait son soutien au gouvernement, il y aurait des «compensations ». Il pouvait avoir, façon de parler, «la tête du préfet», et n’importe quel poste de son choix — offre, bien sûr, qu’il avait refusée.
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Il reste également un témoignage écrit sur cette visite à Vichy.
Queuille était revenu à Neuvic, et partira plus tard pour l’Angleterre. Pucheu, dont le destin sera tout autre, rompra avec Vichy et, voulant reprendre du service comme capitaine de réserve, passera en Afrique du Nord en mai 1943 — mais il sera traduit devant un tribunal militaire sous l’inculpation de trahison et fusillé à Alger en mars 1944... Alors commissaire d’État au Comité français de la libération nationale, et recevant à ce titre, comme
nous le verrons, des cartes pour
assister au procès de Pucheu, Queuille y enverra son directeur de cabinet et ami intime, le docteur André Belcour. Ce dernier, tenant un journal, consacrera un passage aux confidences que lui fit Queuille le 12 mars 1944 sur la rencontre qu’il avait eue avec celui qui allait être fusillé huit jours plus tard... Citons-le en entier, car de tels témoignages sont rares : {H.Q. me raconte la visite qu’il lui fit en 1941 à Vichy. Pucheu lui dit sa certitude que les Allemands gagneraient la guerre et qu’il faut collaborer avec l’Allemagne. Cette supériorité se voit surtout en zone occupée lui dit-il, à quoi H.Q. lui répond que cette supériorité pour évidente qu’elle soit, à ses dires, n'empêche pas une résistance de plus en plus forte. Il lui parle ensuite de lui, et lui lit le rapport de l’Inspecteur divisionnaire qui n’est pas d’avis de l’arrêter puis cynique: “Alors vous ne voudrez pas de la succession de Caziot” » — Pierre Caziot étant alors ministre de l’Agriculture. Époque compliquée. Objet d’un rapport d’un inspecteur divisionnaire révoqué de sa mairie mais sollicité à la tête d’un ministère — fût-ce avec cynisme — par un homme avec lequel il parlait avec une apparente franchise de la guerre et de la résistance, Queuille jouait un peu serré. Mais se départissant rarement de sa prudente réserve, il n’était guère surprenant que Queuille, malgré son vote à Vichy, était toujours bien vu et respecté par certains des hommes du nouveau régime — comme l’atteste, autre exemple, une lettre que lui adressa, le 21 janvier 1941, son ancien collègue Georges Bonnet. Lors de son dernier passage à Vichy, dit-il, il a rencontré l’amiral Darlan, qui venait d’être nommé vice-président du Conseil et était devenu le successeur désigné de Pétain. « Je lui ai dit toute l’amitié que j'ai pour toi. Et j'ai vu avec plaisir qu’il te tenait en haute estime. » Estimé ainsi par certains à Vichy, montrant un esprit ouvertement récalcitrant lors de sa brève sortie à Paris, se consacrant toujours à sa petite exploitation de carbonisation, Queuille restait, disait-on toujours, réservé et prudent envers le nouveau régime. Mais que peuton penser, malgré sa discrétion naturelle et compréhensible, de l’évo-
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lution, qui devenait également évidente, de ses pensées à l’égard de Vichy? L'évolution de son attitude est certes difficile à suivre, mais certains indices subsistent :les témoignages que laisseront ses proches, certains détails de sa vie quotidienne, le milieu très particulier dans lequel il vivait, les rares lettres qu’il échangeait avec des amis, et aussi certains de ses actes — dont plus tard, ultime et concluant «témoignage », son départ pour Londres pour rejoindre de Gaulle... Selon son jeune protégé du corps préfectoral, Jean Vaujour, lequel eut — tout en étant en poste à Vichy — plusieurs longues conversations
avec Queuille au cours de cette période, le tournant le plus important dans l’évolution de son attitude à l’égard de Vichy survint très tôt avec la nouvelle de la rencontre de Montoire du 24 octobre 1940,
rencontre qui s’était conclue par une poignée de mains entre Pétain et Hitler. Ce fut, peut-être, un tournant qui prit du temps à mûrir dans son esprit. Mais, premier témoignage écrit de sa part, Queuille parlera lui-même de son état d’esprit un peu plus de deux mois après, le 8 janvier, lorsqu’il enverra une lettre de vœux à son collègue et ami, le sénateur Labrousse, l’un des quatre-vingts qui avaient voté contre Pétain. «Nous faisons, j'en suis sûr, les mêmes rêves. Nous avons les mêmes réactions devant certains actes, certains faits. »
D’autres aussi faisaient des rêves pareils. Mais la grande masse de l'opinion à cette époque, en Corrèze comme ailleurs, s’était groupée derrière la personne du maréchal Pétain, dont le prestige restait — et restera longtemps — grand. L’apogée du pétainisme en Corrèze sera la visite que le vieux maréchal y fit en juillet 1942, visite au cours de laquelle il fut chaleureusement acclamé à Ussel comme à Tulle... Mais le régime qu'il présidait ne suscitait point une telle ferveur. Vivant dans un présent précaire et difficile, hostiles en très grande majorité aux Allemands et à la politique de collaboration, les Corréziens s’inquiétaient surtout de leur avenir. La plupart, incontestablement, se réfugiaient alors dans un prudent attentisme.. Pas tous. Edmond Michelet, qui sera plus tard déporté à Dachau, rédigea son premier tract à Brive dès le 17 juin 1940... Mais très tôt également, dès la fin de 1940 et le début de 1941, la haute Corrèze — endroit privilégié par la nature pour de telles activités — devenait un
important lieu de refuge pour ceux qui étaient obligés de vivre dans la clandestinité, et un centre de la résistance alors en train de naître. Etant donné sa position en vue, Queuille devait rester infiniment
plus prudent que d’autres, mais même «prudent et réservé», sinon «attentiste», Queuille — leader incontesté de son petit pays depuis si
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longtemps — se trouvera mêlé de très près à la résistance, y compris par sa famille. Parmi les premiers résistants figurait, par exemple, son propre fils, Pierre. Dès le début de 1941, ce dernier travaillait avec Robert Lence-
ment et Fred Scamaroni (dont le père, autrefois sous-préfet à Brive, avait été un ami de Queuille). Ils organisèrent alors à Vichy un réseau de renseignements militaires, lequel parvint à transmettre ses informations à Londres par radio et deviendra le réseau Copernic !f. A Ussel, un rôle important dans ce réseau, et plus tard dans le réseau Alliance, sera joué par Jean Vinzant, un cousin des Queuille que Pierre Queuille avait mis en contact, dès «les mois de mars-avril 1941 », avec Lencement, qui le prit comme adjoint. Événements obscurs d’une époque obscure... Mais le fait que Queuille lui-même n’était pas toujours très «prudent» dans sa vie de «chef de tribu» sera attesté plus tard par Jean Vinzant. Il connaissait Henri Queuille, écrira-t-il, «non seulement comme parent mais aussi pour avoir étroitement travaillé avec lui dans la Résistance en Corrèze dès la première
heure !?». Mais les relations qu’entretenait Queuille avec la Résistance furent loin d’être seulement familiales. Vivant de nouveau parmi ses amis neuvicois, il était en contact direct avec ceux qui en faisaient partie. Chaque matin, de très bonne heure, il se rendait chez son ami d’en-
fance Léon Monéger pour discuter de ce que la B.B.C. avait annoncé la veille ou de bien d’autres sujets brûlants. Ce furent en effet, diront les Monéger, des «conférences ». Léon Monéger, garagiste, était surtout, durant ces années noires, un chef de résistance locale à Neuvic, et son garage constituait une plaque tournante — il reçut d’ailleurs la visite de la Gestapo à trois reprises en 1943 et en 1944. A sa suite, comme lui, toute sa famille et ses quatre ouvriers joueront des rôles dangereux. En 1944, l’un de ses ouvriers, André Chaumerliac, sera arrêté par la Gestapo et mourra au camp de Dora; un autre, Paul
Feydal, tombera au combat à Saint-Rémy ; et son fils, Georges Monéger, arrêté à Neuvic le 31 juillet 1944, sera fusillé le lendemain par les Allemands — il sera fait compagnon de la Libération à titre posthume par le général de Gaulle. Ces derniers événements se dérouleront évidemment plus tard, mais Léon Monéger avait fait ses débuts dans la résistance lorsque Queuille était toujours présent à Neuvic — et même, à une occasion, sous son parrainage. Situé nettement plus à gauche que Queuille sur le plan politique et d’un tempérament bien plus passionné,
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Monéger ne partageait point sa discrétion !8. Le 28 juillet 1941, jour de l’installation
de la délégation
spéciale
qui remplaçait
Queuille et le conseil municipal, il présenta sa démission de lieutenant des pompiers en signe de protestation — et toute sa compagnie, sauf un homme,
l’imita. L’année suivante, le 14 juillet 1942,
il se rendit avec toute sa famille sur la place de la République à Neuvic où, sortant son clairon, il joua La Marseillaise. Mais déjà,
et depuis longtemps, il avait commencé
ses activités clandestines.
En juin 1941, lorsque eut lieu le premier parachutage organisé par Londres dans le bas Limousin, des armes légères furent amenées à Neuvic. Monéger cacha celles-ci dans son garage, Queuille étant parmi ceux qui étaient au courant. Plus tard, à la requête de Jean Vinzant et avec l’aide d’une organisation de travailleurs étrangers mise sur pied avant la guerre par le Parti communiste, Monéger installa, dans les gorges de la Dordogne à l’est de Neuvic, ce que certains qualifieront plus tard comme le premier maquis de France.
Queuille en fut, sans doute, informé!?. En tout cas, lorsque Monéger entrera dans le réseau Alliance à la suite de Jean Vinzant dans les derniers mois de 1942, ce fut par l’intermédiaire de Queuille — l’adjoint de Vinzant, Paul Humel («Cocker ») lui ayant demandé de lui indiquer des résistants susceptibles de devenir des agents de
confiance. 20, Le garage Monéger ne fut pas le seul pôle de résistance à Neuvic où Queuille avait ses entrées. Il y avait aussi la pharmacie de Jean et Claire Bertrandy, également ses amis. À Ussel, le docteur Belcour fut l’un des animateurs du mouvement Combat, et chef de l’armée secrète
de la haute Corrèze dès 1942. Les opinions de Queuille n'étaient pas ignorées, ni par ses amis ni par certaines personnes qui ne l’étaient pas. Il fut dénoncé une première fois, paraît-il, en septembre 1940, des accusations ayant été portées contre lui aux Renseignements généraux à la sous-préfecture d’Ussel.. Son chantier, aussi, devint un centre d'intérêt. «La, j’ai eu toutes sortes de visites», racontera-t-il
aux Corréziens de Paris en 1952. Certaines étaient «agréables», ditil, comme celle que lui fit un jour le général Cochet, lequel — toujours à Vichy mais travaillant pour la résistance — était venu voir «le réprouvé que j'étais, dans un endroit où on avait bien certaines activités clandestines ».… Puis, observa Queuille: « J’ai reçu d’autres visites qui étaient moins sympathiques, celles de commissaires divisionnaires qui venaient enquêter sur mes activités coupables. » Parmi les autres «visiteurs », se souviendra-t-on à Neuvic, se trou-
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vaient de jeunes réfractaires que Queuille aidait à se cacher. Après le départ de son mari, Mme Queuille continuera — à sa manière — cette tradition en donnant des vêtements au maquis. Un pilote canadien, John Hartley Watlington, après avoir sauté de son avion en flammes près d’Amiens en juin 1943, et s’étant par la suite réfugié en Corrèze,
partira pour les Pyrénées muni d’un «magnifique pardessus de minis-
tre» qui avait appartenu à Queuille.….?!. Mais l’ancien ministre n’avait guère eu besoin de ce pardessus élégant pendant son séjour en Corrèze, période au cours de laquelle sa vie variait très peu et était tout, sauf luxueuse. Avec sa silhouette familière, il arpentait de bonne heure les rues de sa petite ville, un fume-cigarette aux lèvres, et portant une culotte de cheval, un feutre noir à bord roulé, et un foulard blanc. Toujours très matinal, vers 6 heures il était déjà dans la cuisine des Monéger où il y parlait des nouvelles
annoncées
par la B.B.C., mais c’était chez sa voisine,
Mme Hourtoule, qu’il les écoutait le soir : les Queuille n’avaient pas de radio chez eux à l’époque... Propriétaire d’un petit magasin de tissus en face de la grande maison qui avait appartenu au sénateur Dellestable, Mme Hourtoule habitait une petite maison qui jouxtait celle des Queuille. «Nous allions les uns chez les autres.» Puisqu’elle pouvait faire du troc avec ses tissus, elle pouvait aussi, à l’occasion,
les ravitailler un peu. L’après-midi, ajouta-t-elle, Queuille partait à vélo, «une belle bicyclette en aluminium », pour gagner son chantier. Il rentrait tard et, charbon de bois oblige, très sale. «Mme Queuille le débarbouillait. » Queuille, certes, ne payait pas de mine dans sa nouvelle existence. Écoutons aussi le témoignage de Charles Clair, qui rencontra Queuille pour la première fois lors d’une visite qu’il fit à Neuvic, en été 1941 avec Jean-Baptiste Fleckinger à qui il venait de succéder comme directeur de la Mutualité agricole à Tulle: « Arrivés devant la mairie de Neuvic, M. Fleckinger se mit à bavarder avec un homme que je ne connaissais pas et je me tenais un peu à l’écart pour ne pas les déranger quand il m’a appelé pour me dire: “Je vous présente, mon cher Clair, le président Henri Queuille.” Ma sur-
prise était totale car je me trouvais en présence d’un homme ayant, me semblait-il, dépassé la cinquantaine, mal rasé, la cigarette aux lèvres, vêtu d’une tenue de travail largement usagée et chaussé d’espadrilles. C’était très loin de ce que je m’imaginais devoir être un per-
sonnage de cette importance ??!» Queuille, sans doute, revenait de son chantier.
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Queuille lui-même parlera de la nouvelle vie qu’il menait — et de ses pensées et de ses espoirs — dans une lettre qu’il adressa à Herriot au printemps de 1942, lettre dont il gardera une première rédaction. «Croyez bien que si je ne vous ai pas écrit déjà, ma pensée est souvent allée vers vous», affirma-t-il à son vieux mentor.
«Mais dans les
moments présents, ne faut-il pas se demander si l’on a le droit, sans le compromettre davantage, d’écrire à un homme tel que vous. Aux yeux de certains, ne suis-je pas, moi aussi, un suspect qui un moment a été menacé de connaître un séjour à Vals» (Queuille rayera cette référence à un lieu de détention à Vals-les-Bains dans l’Ardèche...). Puis, après avoir noté que Herriot vivait alors dans une propriété que ce dernier avait achetée dans l’Isère, Queuille raconta sa vie. «Quant à moi, je suis revenu vers une forêt que j'avais déjà exploitée dans ma jeunesse — au temps où orphelin et chef de famille je devais trouver des ressources pour que mes frères [sic] et moi puissions poursuivre nos études. Avec une dizaine d’ouvriers je vis là tous les jours. Le soir, j'apprends la géographie à ma petite-fille de quatre ans qui met un peu de joie dans notre foyer... Mais bien souvent dans de longues marches, solitaire, je bâtis ce que peuvent être les jours à venir, des hypothèses, et évoque ce que seront les problèmes d’alors, et les solutions qu’il conviendra de leur apporter. Ce n’est pas que je regrette mon métier d’autrefois. Je vivrais avec satisfaction mon métier de forestier si la paix et l’indépendance étaient enfin rendues à notre malheureux pays. J’ai confiance qu’il en sera ainsi, bientôt. J'aurais alors le bonheur de vous dire à nouveau ma respectueuse et fidèle amitié. » «Votre lettre me surprend agréablement », lui répondit Herriot le 12 mai 1942. «II est doux de conserver, parmi tant de mufñles, quelques amis », déclara-t-il. Fier des traitements dont il avait été l’objet, il vivait, lui aussi, une vie très simple :« Je me suis mis à l’agriculture, au jardinage ; j’abats du bois avec tout ce que mes soixante-dix ans me laissent de force. Vous pourriez m’embaucher pour vos travaux forestiers, si vous manquez de main-d'œuvre.» Ne voulant plus rentrer dans ce Lyon qui le tenait pour mort, dit-il encore, il avait retenu son dernier coin de jardin dans le village tout proche. « J’espère bien ne pas disparaître avant de vous avoir revu et d’avoir vu notre pays délivré.» Puis, ayant envoyé sa «pensée bien affectueuse et bien fidèle », 1l ajouta : «Je me promettais tant d’aller chercher des cèpes avec vous!» Et signa: «Votre vieil ami, Herriot»... Queuille n’ou-
bliera pas ce dernier vœu car cinq mois plus tard, le 21 octobre,
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alors en résidence surveillée, Herriot lui écrira derechef : «Merci pour votre gentil envoi de champignons. Mais, hélas, ils sont arrivés complètement décomposés. Je vais très bien dans ma situation nouvelle »… Les deux amis ne se reverront qu’après le retour d’Herriot de captivité en avril 1945... Queuille recevait également des lettres chaleureuses d’autres anciens collègues, notamment de Paul Ramadier — lequel avait été, comme Labrousse, l’un des quatre-vingts qui votèrent contre Pétain. Retiré dans sa ville de Decazeville, Ramadier écrivit une première fois, le 21 janvier 1941, à celui qu’il considérait toujours comme son «cher patron». Voici longtemps, dit-il, «que je voulais vous envoyer un petit mot pour vous dire que dans ma solitude lointaine, je n’oublie pas le charmant patron que vous fûtes et les mois de labeur que nous avons passés ensemble boulevard Saint-Germain». Le 28 janvier 1942, en évoquant cette fois le présent, Ramadier sera encore plus ému: «J’ai songé à votre sagesse et à votre retraite dans vos bois, à votre patience, à la dignité de votre silence, à vos espoirs secrets.» Ses vœux, ajouta-t-il, étaient faciles à former. « Comme ils vont, j'en suis sûr, au-devant de vos pensées, de vos tristesses, de
votre volonté. » Le passé — et un certain présent — s’imposa également à Queuille lorsque, au printemps de 1943 et alors qu’il se préparait à partir pour Londres, il reçut une visite extraordinaire, celle de Jean Bichelonne.
Ce dernier, ministre des Travaux publics et de la Production nationale depuis avril 1942, était venu dans le Cantal pour visiter le chantier du barrage de l’Aigle. Devenu l’un des complices de Laval (qui disait de lui, paraît-il: «Quand Bichelonne est avec moi, je n’ai pas besoin de dossiers»), Bichelonne n’avait pas oublié l’homme pour lequel il avait travaillé lors de la création de la S.N.C.F. — et sur son chemin de retour il tint à rendre, en secret, une visite à son ancien
patron. Son secrétaire particulier, Roger Gaillochet, qui l’accompagnait, écrira plus tard un compte rendu de leur rencontre, compte rendu que Queuille aura l’occasion de commenter. Mais écoutons d’abord Gaillochet. Selon celui-ci, après avoir réussi à se séparer de leur suite, ils cachèrent leur voiture dans une rue latérale près de l’église de Neuvic. Queuille lui-même leur ouvrit sa porte avec l'air surpris et heureux de voir son ancien collaborateur. Assis dans le salon, Gaillochet étant toujours présent, Bichelonne exposa en détail à Queuille les difficultés qu’il rencontrait et l’esprit dans lequel il avait entrepris sa tâche. Ensuite, Queuille lui posa cordialement une foule
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de questions et lui parla à son tour de la vie calme et retirée qu’il menait et de l’affaire de charbon de bois pour gazogènes qu’il avait montée. Et finalement, toujours selon Gaillochet, Queuille avait dit à Bichelonne, au seuil de la porte: «Je vous plains, mon pauvre ami, car je connais votre tâche ingrate. Je sais aussi avec quel cœur vous l’accomplissez. Continuez dans cette voie et ne perdez pas courage ! » Prenant connaissance de ce compte rendu plus tard, Queuille tien-
dra à préparer lui-même une note pour y apporter des rectifications. Ce n’était pas lui qui avait ouvert sa porte: ce fut la bonne. Puis, et surtout!, tandis qu’il avait bien dit: «Je vous plains», la suite de ses
paroles avait été tout autre. « Voici à peu près exactement ce que j'ai dit: “Mon cher Bichelonne, en d’autre temps, je me serais félicité de voir un homme comme vous être ministre des Travaux publics, mais je ne peux pas le faire en ce moment, car je vous plains d’être ministre dans la maison où je vous ai connu et apprécié pour faire ce que vous êtes obligé d’y faire” ». A quoi Bichelonne répondit, dit-il: «Je sais bien qu’à faire, comme vous dites, ce que je suis obligé d’y faire, je cours le risque d’y laisser la peau »… La conclusion de leur conversation et notamment les événements qui allaient justifier cette «prévision» de Bichelonne, soulignera Queuille en terminant sa note, «sont assez dramatiques pour que j'aie sur ce point des souvenirs absolument précis». Le destin de Bichelonne fut, en effet, aussi hors du commun que l’avaient été sa carrière et sa personnalité. Fidèle à Pétain jusqu’au bout, à Sigmarin-
gen et au-delà, il mourut en décembre 1944 au cours d’une opération chirurgicale dans un hôpital S.S. en Prusse-Orientale. Queuille n’oubliera pas son ancien subordonné ni leur dernière rencontre. En une occasion à Neuvic, il dira que ce fut la seule fois qu’un homme de Vichy lui avait dit la vérité et lui avait donné des réponses précises à toutes ses questions. En racontant cette visite dans sa conférence aux Corréziens de Paris en 1952, il ajoutera une note plus personnelle : «Il ne faut pas oublier tout de même qu’il avait gardé pour son ancien patron, à qui beaucoup de gens tournaient le dos, ses sentiments qui ont fait qu’il avait osé me faire une visite alors que j'étais un réprouvé, et je déplore l’erreur qu’il a commise, hélas! »… Sur le plan «professionnel», Queuille décida de déployer ailleurs son affaire de charbon de bois. Il ne fut jamais plus qu’un «petit patron ». Mais il faisait quand même des ventes. Son ancien camarade au lycée de Tulle, Jean Périé, se souviendra d’un voyage qu’il fit de
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Tulle à Neuvic pour acheter du charbon de bois pour ses camions. En septembre 1942, autre exemple, le secrétaire général de la questure de la «Chambre des députés », celle-ci étant alors située à Châtelguyon, envoya une commande plus importante. Mettant sous le même pli «des bons représentant 800 kg de charbon de bois, valables pour le mois de septembre», il posa également une condition. «Je vous confirme que l’emballage devra être effectué par vos soins, aucun sac ne pouvant, à mon regret, être mis à votre disposition. »
Dès l’été 1942, Queuille pensait au transfert et à l’agrandissement de ses opérations. Le bois de Bois-du-Fleix n’était pas inépuisable, et Queuille savait que le grand domaine du château de Mialaret, situé quelques kilomètres à l’ouest de Neuvic, était disponible. Encore une fois, des souvenirs et des relations du passé allaient resurgir. L’impressionnant château de Mialaret avait été, en effet, construit par Raoul Calary de Lamazière, celui qui avait été candidat malheureux contre Queuille aux élections cantonales de 1913 et à nouveau aux législatives de 1924... Par la suite, le château — et le domaine — avait été acheté par Alexandre Lafond, entrepreneur des travaux publics à Paris. Proche de la Résistance, anglophile, Lafond était devenu un bon ami de Queuille, lequel avait été un camarade de son frère cadet, André, au lycée de Tulle...
Méthodique comme toujours, Queuille prépara — en y mettant une date, le 27 août 1942 — une « Note sur l’exploitation de la forêt », note qu’il intitula aussi «affaire Mialaret-Lafond ». Son projet, c'était évident, serait difficile à mettre en marche. Il pouvait se renseigner, se dit-il, auprès du groupement interprofessionnel. Il aurait des difficultés de main-d'œuvre. Afin de voir des fours à carboniser permettant la récupération des goudrons, il envisageait de visiter d’autres installations, dont celle de Élie Rouby en Haute-Vienne. Il lui faudrait aussi trouver des «débouchés certains et avantageux » avant de passer à l'aménagement. Si l’affaire était mise sur pied, il pouvait acheter à son compte le matériel, Lafond fournissant les planches pour les abris et ateliers nécessaires. Pour ne pas avoir des difficultés, «qui me seraient particulièrement pénibles », il conviendrait d’établir pour régler les rapports du propriétaire et exploitant un contrat, ou de vente, ou d’association.
Dans ce dernier cas, affirma Queuille en
concluant, l’achat du matériel serait par participation égale, avec les «bénéfices répartis par moitié sauf une mensualité réduite correspondant à ma contribution active... ». En outre, avait-il noté aussi: «Je puis acheter une tronçonneuse. »
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Queuille ne commencera à transférer ses opérations du Bois-duFleix au domaine du château de Mialaret que dans les tout premiers mois de 1943. Les conditions d’un contrat, si contrat il y eut, ne sont pas connues, mais Lafond, un ami et un homme du genre grand seigneur, ne fut pas sans doute un associé difficile. Ce qui est certain, en
tout cas, est que Queuille, «mensualité réduite » ou non, continuera à apporter sa «contribution active » jusqu’au bout de sa participation — et de ses forces. Mal lui en prit. En reprenant brièvement ces mêmes activités après la guerre, faisant marcher lui-même la tronçonneuse qu’il avait achetée, Queuille se tranchera le bout du majeur de sa main droite et se
fendra l’index. « C’était un peu par ma faute», dira plus tard son chef charbonnier, Alphonse Gout. «D’habitude nous préparions le bois le moins dur pour lui — du bois sans nœuds. Il aimait bien scier le bois. Mais quel travail pour un ancien ministre!» Queuille se rétablira de cet accident sans trop de mal, mais avec deux doigts coupés il ne pourra plus se consacrer comme avant à l’un de ses passe-temps favoris, à savoir le dessin-portrait pris sur le vif. Sa chute de bicyclette subie pendant sa principale période de «petit patron» fut infiniment pire, surtout vue rétrospectivement. Les circonstances de celle-ci sont obscures. Alphonse Gout et Mme Gout, qui s’occupait des étiquettes, étaient sur place lorsque Queuille arriva à son chantier du Bois-du-Fleix. C’était, se souviendront-ils, au printemps de 1942, «en mars ou avril», vers 14 heures. «Je suis tombé», leur dit Queuille. Il avait mal à la tête, mais ne se
plaignait pas beaucoup. En parlant de sa chute, qui s’était produite sur un petit chemin qui a été noyé depuis par le lac artificiel de Neuvic, Queuille leur expliqua qu’il avait eu «un petit malaise ».
D’après M. Gout: «C'était peut-être un caillou. » Selon son épouse: «Il était préoccupé; c’est pour cela qu’il est tombé. » Peut-être. Il n’en resta pas moins que, «petit» ou non, ce malaise a eu de fâcheuses conséquences. Souffrant de douleurs à la tête, il fut soigné par le docteur Chaumeriac, membre d’une famille neuvicoise et professeur agrégé de la faculté de médecine à Clermont-Ferrand, qui détecta des troubles cérébraux. Queuille avait, paraît-il, un traumatisme cérébral, avec un début de tumeur qui aurait pu être cancéreuse.
Elle ne l'était pas, fort heureusement, mais les canaux semi-circulaires de l’oreille moyenne étaient lésés. Pour son malheur, Queuille allait souffrir de ce symptôme que l’on appelle le vertige de Ménières, des troubles du labyrinthe qui affectent l’équilibre. Il aura, surtout lors-
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qu’il sera fatigué, une démarche hésitante et incertaine, ce qui l’obligera plus tard à utiliser une canne. Il faudra du temps pour que cette incapacité se manifeste sérieusement, et encore plus pour que Queuille se rende compte de sa nouvelle condition physique — et l’accepte. Mais plus tard ce sera un handicap difficile à surmonter notamment lorsqu’il s’agira de briguer une fonction comme celle de président de la République... En 1942 et au début de 1943, Queuille avait bien d’autres soucis. Sa carrière somme toute insolite d’exploitant forestier avait continué, comme nous l’avons vu, ainsi que toutes les autres activités qu’il menait. Mais surtout, et cela depuis le départ de 1943, il se consacrait avec sa vigueur habituelle à préparer son départ pour Londres...
Départ pour Londres La route que suivra Queuille pour rejoindre de Gaulle à Londres sera longue, souvent dramatique, et toujours semée d’embüûches devra même s’y prendre à deux reprises. De ses expériences, de péripéties, il reste de nombreux témoignages — fournis par compagnons de route, par ceux qui l’aidaient, et par Queuille
— il ces ses lui-
même. À quelques détails près, ces témoignages se recoupent. Il sera relativement facile aussi d’identifier les principales raisons pour lesquelles il fut sollicité de rompre avec la légalité formelle et de se joindre à la France Libre. Mais il n’en est pas de même en ce qui concerne le fait qu’il ait accepté de partir. Ce ne fut pas du tout une décision qui allait de soi. Queuille sera, en effet, le seul ministre de Paul Reynaud (avec deux sous-secrétaires d’État, Louis Jacquinot et de Gaulle lui-même) à franchir la Manche en temps utile — ou si l’on veut, le Rubicon... De Gaulle pourtant, et cela dès son appel du 18 juin 1940, ne se
faisait pas faute d’essayer d’attirer d'anciennes personnalités politiques. Mais vers la fin de 1942, il avait de nouvelles raisons pour le faire. L'histoire avait fait son chemin : le 8 novembre 1942, des trou-
pes anglo-américaines avaient débarqué au Maroc et en Algérie. Les enchères montaient, et de Gaulle avait besoin de consolider et de
montrer sa légitimité, surtout aux yeux des Alliés qui lui reprochaient l’absence à ses côtés d’hommes politiques éprouvés. Il a même été soutenu que le nom de Queuille fut avancé du côté américain — suggestion faite par Alexis Léger ou Camille Chautemps à l'entourage de
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Roosevelt 3. A l’appui de cette thèse, on a dit aussi que de Gaulle aurait parlé de Queuille une fois, dans un aparté, comme «l’homme des Américains ».…
Mais la réalité est très probablement beaucoup plus simple. En 1942 et 1943, voulant consolider sa légitimité ou du moins «élargir son assiette», de Gaulle invita et fit venir à Londres plusieurs parlementaires et syndicalistes — et Queuille en faisait partie... Pour bien des raisons, de Gaulle ne regrettera pas son choix, mais au début ce fut probablement la caution de la représentation parlementaire qu’il cherchait surtout en invitant Queuille. Pour de Gaulle, selon son proche collaborateur Pierre Lefranc, Queuille était «un démocrate indiscutable » qui lui apportait «une caution républicaine ». Corroborant cette assertion, Jean Monnet écrira dans ses mémoires que ce fut sur «le bon sens de parlementaires confirmés comme Henri Queuille » que de Gaulle «appuyait sa nouvelle légitimité 2». En tout cas, en ce qui concerne l’origine de l'invitation, elle fut formulée, comme nous le verrons, suite à une rencontre fortuite entre Queuille et l’un des collaborateurs le plus proche de De Gaulle, Claude Hettier de Boislambert, dans la maison de Léon Monéger à Neuvic, un endroit très
éloigné de Washington... Les raisons qui poussèrent Queuille à accepter sont plus difficiles à discerner. L’évolution de la guerre fut sans doute un facteur. Queuille, comme de Gaulle, pouvait constater que le débarquement
allié en Afrique du Nord constituait une grande étape: l’avenir se précisait. Le mois de décembre 1942 avait suscité, en outre, un tournant dans sa famille. Sur le point d’être arrêté, Pierre Queuille s’envola pour l’Angleterre le 2 décembre. Récusé pour l’aviation comme fils d’une personnalité en vue, ce dernier s’engagea dans la marine de la France Libre. Loin d’être aussi exposé que son fils, Queuille courait également des risques accrus. Les Alliés avaient débarqué en Afrique du Nord, et les Allemands, eux, occupaient la zone jadis «libre » et se trouvaient maintenant en Corrèze. Puis, sujet plus difficile à analyser avec exactitude, Queuille cherchait sans doute où se trouvait la voie de son devoir. Sur ces entrefaites, à la fin de cette année 1942, Claude Hettier de Boiïslambert arriva en haute Corrèze. Très activement recherché par la police, il venait — grâce au réseau Alliance — de s’évader d’une prison près de Vichy où il purgeait une peine de travaux forcés à
perpétuité par suite de son rôle dans la malheureuse expédition de Dakar en septembre 1940. Emissaire personnel de De Gaulle auprès
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des militaires vichyssois qui s’y trouvaient, il avait été chargé, avec Fred Scamaroni, de les rallier — mission qui s’était révélée impossible à accomplir. En juillet 1943, lors d’une autre mission hasardeuse, Sca-
maroni sera capturé en Corse par des Italiens et soumis à la torture: pour ne pas révéler les noms de ses camarades, il se donnera la mort. Boislambert, plus chanceux, survivra à la guerre et finira sa carrière comme chancelier de l’ordre de la Libération. Le séjour que fit Boislambert en Corrèze fut plutôt court — il s’envolera pour l’Angleterre de Thalamy, près d’Ussel, pendant la nuit du 14 au 15 janvier 1943. Mais il devait changer de «planque» assez souvent et, par l’intermédiaire de Jean Vinzant, il ira jusqu’à Neuvic où, pendant la semaine de Noël 1942, il se cacha dans la maison du père de Claire Bertrandy — et où, dînant un soir chez les Monéger, comme il le racontera avec verve dans ses mémoires, il fit la connais-
sance de Queuille. « Cette famille possède un garage, une belle affaire, une situation enviable. N’empêche que tout le monde est jusqu’au cou
dans la Résistance.
Les Monéger sont un des pivots du réseau
Alliance dans toute la région. Nous dînons très tranquillement chez eux, quand on frappe à la porte. Le fils des Monéger va l’ouvrir, revient et me demande, en m’assurant que cela ne présente aucun risque, si je veux voir M. Queuille. Je suis, bien entendu, enchanté de rencontrer celui qu’on appelle déjà le père Queuille, bien qu’il soit extraordinairement actif. Queuille est un de ces vieux parlementaires blanchis sous le harnais de la République, parfait honnête homme et très solide patriote. Il soutient moralement et activement la résistance dans son coin. Ses conseils de sagesse sont précieux. En attendant de faire mieux, il joue les marchands de charbon, et surtout de charbon de bois pour les gazogènes. Nous bavardons longuement au coin de la table, sous la lampe, dans une atmosphère d’amicale
complicité que nous n’oublierons ni l’un ni l’autre ?.» Vue rétrospectivement, cette longue conversation marqua l’entrée de Queuille dans le gaullisme: ce fut à partir de là qu’il devint convaincu qu’il fallait travailler avec celui qui avait continué le combat. L'un de ceux qui étaient présents, Pierre Bodin, gendre de Léon Monéger, restera même persuadé que Boislambert et Queuille
avaient plus que seulement parlé du départ éventuel de Queuille pour Londres. «Ils étaient tout de suite d’accord.» Comme son fils Georges (celui qui avait ouvert la porte), Léon Monëéger (lequel avait sans doute préparé la rencontre) ne survivra pas à la guerre pour témoigner :poursuivi par les Allemands, il quittera Neuvic en octobre 1943,
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mais rentrera clandestinement pour y mourir d’un cancer de l’estomac en janvier 1944, Mme Monéger se souviendra, elle, que Queuille ne mangea pas. «D'ailleurs, il ne mangeait pas aux dîners. Il parlait tout le temps, et fumait. » En tout cas, tous les convives purent constater que les deux hommes avaient fait un large tour d’horizon. Queuille lui-même indiquera combien variés furent les sujets dont ils
parlèrent lorsque, écrivant un mémorandum sur «Les mystères du comte de Paris à Alger », il cita Boislambert comme l’une de ses sources. «D'autre part, à Neuvic, Bois Lambert [sic] m’avait dit que le comte de Paris aurait pu jouer la carte de se joindre au mouvement de Londres, qu’on le lui avait fait savoir et qu’il avait refusé. » Pour sa part, Queuille ne refusera pas. Mais il hésitera et, dès le premier contact venant de Londres, il posera des conditions. Ce premier contact eut lieu avec l’arrivée chez les Queuille d’un visiteur
mystérieux en janvier 1943, suite au retour de Boislambert à Londres. Queuille racontera cette visite dans un fragment de mémoires — intitulé «Mémoires du président Queuille, son départ pour Londres » — qu’il rédigea en janvier 1952. Rentrant de son chantier, dit-il, il aperçut sa femme derrière la porte. Elle lui dit, à voix basse, qu’il y avait là «un monsieur » qui prétendait apporter des nouvelles de leur fils, et qu’il savait que celui-ci était en Angleterre. Ne sachant pas à qui il avait affaire, Queuille affirma que son fils n’était pas à Londres. «Il vous attend », lui répliqua le visiteur. Après cinq minutes de conversation, Queuille constata qu’il «s’agit bien d’un représentant de notre organisation de Résistance de Saint-Étienne dont les dirigeants étaient, du reste, venus à Neuvic un jour que mon fils était là. Il travaillait avec cette organisation et c’étaient eux, je le savais, qui l'avaient fait partir en avion ». Le visiteur, qui s’appelait «Maréchal » dans la clandestinité, l’informa que son fils était sur le point de s’embarquer sur une vedette, et qu’il allait bien. Mais il ajouta que ce n’était pas pour cela qu’il était venu. «Nous avons, en effet, reçu, il y a quarante-huit heures, un message de Londres ainsi rédigé : “Prière de donner toute priorité au départ en avion du père de Pierre”, suivi de l’indicatif de mon fils: ‘“‘le général souhaite sa venue de toute urgence.”» Ensuite, ajouta «M. Maréchal»: «Je viens donc vous chercher ». «Je lui réponds que mon départ est tout de même un peu plus compliqué que celui de mon fils», raconte Queuille dans un fragment de mémoires, «car je suis chef de tribu et je dois penser à ce que deviendront les miens. Puis j'ajoute que je ne suis pas absolument
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fixé sur la grande entreprise de Londres — que je puis être en désaccord avec ceux qui l’animent et que mon départ ne peut être envisagé que si j'ai la certitude: 1° Qu’on ne donnera pas de publicité à mon arrivée à Londres ;2° Que l’on prend l’engagement de me reconduire en France si j’en exprime le désir. » Queuille parlera de ces mêmes conditions — et des raisons qui l'avaient poussé à partir et de ses doutes et de ses espoirs — en ouvrant le journal qu’il commencera le 19 avril 1943, cinq jours après son arrivée à Londres. Ne citant pas sa conversation avec Boislambert, il note que la question de son départ avait été posée depuis janvier... Puis, dans un passage qui reste obscur, il révéla que d’autres l’avaient encouragé à rejoindre de Gaulle. «Collaborateurs d’autrefois, amis étrangers ou des milieux français de Genève, me conseillaient de partir, me disaient que mon action pouvait être utile. Mais cela n’était-il pas la conséquence d’amitiés trop bienveillantes, trop partielles ?» Paul Devinat, lequel avait occupé des postes à Genève, semblerait être l’un des collaborateurs et amis dont il est question, mais d’après Devinat lui-même, Queuille l'avait surtout mis au courant de son projet. « En attendant son départ définitif, il me fit signe », écrirat-il plus tard. « Je le retrouvai, un soir, tout seul, sur la route de Mau-
riac. Il m’apprit sa décision et me demanda de demeurer en liaison
avec lui, grâce au réseau auquel j’appartenais 6, » «Puis dans la tourmente présente, poursuivit Queuille dans son journal, un “ci-devant” comme moi n’était-il pas a priori un suspect aux yeux des hommes nouveaux qui ont eu le mérite de “maintenir”
la France quand tant d’autres la croyaient définitivement écrasée, aux yeux aussi des éléments de résistance de Londres, d'Alger ou de France. Mais l'invitation au départ se précise. Elle se conjugue avec menaces d’arrestations, et je finis par répondre: si l’on pense que je puis encore être utile et servir je dois être à la disposition, mais je
demanderai : 1° Pas de publicité à mon arrivée; 2° Un temps pour m’informer ; 3° Éventuellement possibilités de retour.» Et le «chef de tribu» d’ajouter une note plus personnelle: «Ma pauvre femme qui pense surtout à mon arrestation possible est d'accord, et comme j'objecte : “Mais toi”, elle ne veut rien entendre... » Queuille aura des assurances concernant ses «conditions » dans la «feuille de route» qu’il reçut dans le mois qui suivit la visite de
«M.
Maréchal».
Envoyée par l'intermédiaire de René Brouillet
(lequel devint pendant cette même année directeur du cabinet de
Georges Bidault, nommé président du Conseil national de la Résis-
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tance), celle-ci arriva sous la forme d’un papier commercial à en-tête «Les Câbles de Lyon», société industrielle bien connue. Datée du 16 février 1943 et adressée à «Monsieur Queuille, exploitant forestier à Neuvic d’Ussel, Corrèze », son contenu était à la fois énigmatique et clair. «Nous avons l’honneur de vous accuser réception de votre commande et vous en remercions vivement. Nous pouvons dès maintenant vous confirmer notre accord sur les modalités que vous avez énumérées. Nous comptons vous livrer dans le courant du mois prochain. Nous nous efforcerons de vous donner toutes précisions sur ce point d’ici une quinzaine de jours [sans doute par l’intermédiaire du syndicat de la Diègel]. » Queuille avait sa «feuille de route » et les assurances qu’il voulait, mais le chemin pour aller à Londres allait être bien compliqué et tortueux. Sa première tentative eut lieu le mois suivant, pendant la pleine lune de mars. Un jeune homme, raconte Queuille dans son fragment de mémoires, vint le chercher pour le conduire à Lyon devant la gare de Perrache. De là, un autre le conduisit chez une dame devant laquelle il devait se présenter comme «l’oncle de Claude», un garçon qui logeait chez elle. Ensuite, il fut conduit dans un hôtel près de la gare de Brotteaux, avec la consigne de se trouver dans la salle d’attente à 8 heures du soir. Il y retrouva un de ses guides de la journée qui lui confia une lampe électrique de manière à répartir le lot de lampes nécessaires pour jalonner le terrain où l'avion devait se poser. Après avoir quitté le train à Ambérieu-enBugey, dans l’Ain, ils prirent un tramway, puis une camionnette, «et on arrive chez de braves gens qui ont tué une bête pour ravitailler ceux qui leur avaient été annoncés » — c’est-à-dire, outre Queuille, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Laroque, et Georges Buis-
son. Après leur repas, les «candidats au départ» furent répartis dans des villages, Queuille et Buisson, alors secrétaire adjoint de la C.G.T., étant relégués dans une ferme près d’une route qui menait vers une commune au nom prédestiné — pour un Neuvicois — de Neuville-surAin. Puisqu’ils ne disposaient que d’un seul lit, ils durent le partager. «J'ai couché avec la C.G.T. pendant douze jours» se souviendra Queuille. A Londres, Queuille fera état de ses impressions successives et contradictoires à l’égard de Buisson: «d’abord prévenu manifestement contre moi, puis détendu, puis amical». Mais leur nouvelle amitié allait durer comme en témoigne un passage qu’écrira Queuille dans son journal après une nouvelle rencontre à Alger : «Mon cama-
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rade de lit Buisson. Avoir couché ensemble est une chose que l’on n'oublie pas. Il est vraiment touchant d’amitié, d’affection. » Leur attente campagnarde fut paisible mais vaine. Ils écoutaient la radio. Pour varier le menu, ils faisaient des échanges de génisse contre du mouton, l’abattage clandestin étant ici alors bien organisé. Les enfants de la ferme qui les appelaient « pépé » et «grand-père », devinrent des amis, et Queuille s’en réjouissait. «Il y avait, heureusement, dans cette famille, un petit garçon qui était de l’âge de ma petite-fille et que Buisson et moi entraînions dans nos petites promenades à travers bois et pour lequel j’ai fabriqué quelques petits jouets — je ne suis pas trop maladroit de mes mains.» Mais un représentant de l’organisation qui les avait pris en charge vint les voir les onzième et douzième jours avec une mauvaise nouvelle. Le terrain sur lequel l’avion devait se poser venait d’être occupé par les troupes italiennes et, dans ces conditions, ils ne pouvaient plus partir. Il fallait donc rentrer à Lyon... La suite fut loin d’être paisible. Cette première tentative de
départ ayant échoué, Queuille était en quelque sorte lâché dans la nature. Mais il retrouvera toujours sur son chemin — et parfois à son insu — des gens pour l’aider. La première étape, jusqu’à Lyon, se passera finalement bien, mais non sans émotion. Ayant attendu la nuit pour quitter seul la ferme, Queuille prit le tramway pour Ambérieu. Arrivé à la gare, il trouva celle-ci pleine de monde : «Les Boches vérifiaient l’identité des voyageurs lorsqu'ils prenaient leur billet. » Queuille éprouva de l’inquiétude, mais trouva une astuce. « J'avais heureusement, comme ancien ministre des Travaux publics et comme
fondateur de la S.N.C.F., une carte de circulation.» Il alla
donc directement à la sortie sur les quais et la mit sous le nez de l’employé du chemin de fer. «Il me salue respectueusement et le Boche qui était en face me salue non moins respectueusement, mais j'étais passé. » Queuille ne passera qu’une nuit à Lyon, et cela comme «patiente » dans une maternité... Il y fut conduit en voiture par quelqu'un qui l’attendait près de la gare de Brotteaux et qui, l’heure du couvre-feu étant arrivée, partagea sa chambre. Son nouveau compagnon lui donna des consignes: l’organisation de Saint-Etienne allait s’occuper
de lui, et plus précisément, celui qui connaissait son fils et qui était venu à Neuvic — Bornier, alias «M. Maréchal». Pour le rejoindre, Queuille n’avait qu’à suivre une jeune fille qui, elle aussi, irait chez Bornier.
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Le lendemain matin, donc, dans la salle d’attente de la gare, on
indiqua à Queuille «une jeune et jolie fille» qu’il fallait suivre — ce qu’il fit, ajouta Queuille, «à une distance plus que respectueuse, car elle portait des documents très compromettants». Finalement, à Saint-Étienne, ils arrivèrent devant un grand immeuble en face d’une caserne militaire. Bornier y habitait, au sixième étage. Après l’avoir accueilli en ami, Bornier le mit au courant d’un nouveau projet: «Vous n’êtes pas parti, je sais pourquoi, mais maintenant, nous vous ferons partir peut-être sur le terrain d’aviation qui a été utilisé par votre fils. Je pense que d’ici deux jours nous pourrons vous conduire chez un de nos confrères, un médecin du Périgord ou des Charentes qui vous fera passer la ligne de démarcation, car l’avion se posera en zone occupée » — se référant ainsi à un passé récent où toute la France métropolitaine n’était pas encore occupée. Ce nouveau projet de départ n’allait cependant pas se réaliser, et le séjour que faisait Queuille à Saint-Étienne commencera à lui sembler long. Mais il ne fut pas complètement inactif. Le lendemain de son arrivée, racontera-t-il toujours dans son fragment de mémoires, il apprit la venue imminente de deux parachutistes qui étaient tombés au milieu d’un village à 30 kilomètres de Saint-Étienne. Ils faisaient une marche rapide les nuits pour venir, et l’un d’eux était blessé. Queuille offrit ses services comme médecin. Puis, quelques instants plus tard, les deux jeunes hommes arrivèrent, «dans ce sixième étage qui domine la caserne dans laquelle on voit des troupes allemandes manœuvrer et à la porte de laquelle s’arrêtait le tramway qui conduisait des officiers allemands et ceux qui avaient à faire avec nos chefs de l’organisation de la Résistance stéphanoise ». Queuille examina le blessé :«Il s’agit simplement d’une fracture incomplète d’une côte. Le parachute l’avait un peu brutalement envoyé contre une barrière qu’il avait du reste démolie.» Queuille passera «trois ou quatre» jours avec ces jeunes hommes et se souviendra avec vivacité et tristesse de lun d’eux, un avocat lyonnais qu’il reverra plus tard: «Un beau
jeune homme aux cheveux noirs frisés, des yeux bleus magnifiques, séduisant, cultivé. Je le retrouverai, puisque c’est lui qui sera le chef de l’opération lors de mon départ réussi. Il sera fait prisonnier par les Allemands et mourra déporté en Allemagne. » Le séjour de Queuille à Saint-Étienne se poursuivra chez des amis de Bornier. Ceux-ci étaient également des amis de son fils, «dont un, M. Naudin, frère de l’ancien sous-préfet de Brive, particulièrement
gentil». Mais Queuille se faisait du souci. « Très bien reçu à Saint-
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Étienne, J'étais tout de même, là, dans une situation invraisemblable,
d’autant que j'avais le sentiment d’avoir été reconnu par plusieurs personnes dont un ancien préfet.» Et peut-être surtout, Queuille avait le mal du pays. Ne pouvait-il pas aussi bien, se demandait-il, attendre la pleine lune à Neuvic? A sa demande, «le brave Maréchal» prit sa motocyclette pour aller voir sur place. «I1 voit là-bas Léon Monéger, le chef de l’organisation de Résistance neuvicoise, qui lui dit: “Mais il vaut mieux que Queuille rentre, comme cela tous les bruits qui ont couru sur son départ en Angleterre seront démentis”.» C'était, bien sûr, la réponse que voulait Queuille. «Je reviens donc chez moi. »
Et ce fut un tollé! Mais pas parmi ses amis et voisins neuvicois, dont très peu seront au courant de son retour. Lorsque Queuille était parti pour sa première tentative, par contre, presque tout le monde le savait. Il avait, par exemple, confié sa collection de timbres à Mme Hourtoule, qui l’avait cachée dans son grenier. La veille de son départ, un dîner d’adieu avait été commandé
à L’Escargot,
l’hôtel-restaurant le plus en vue de la petite ville. Queuille dîna avec son parent et ami Marcellin Bardèche — agent voyer des Ponts et Chaussées, venu de Meymac à Neuvic avec sa famille en 1931; un autre invité, de Limoges, sans doute Élie Rouby, fut empêché de faire le voyage. Queuille s’était éclipsé le lendemain, mais on peut supposer que la plupart des Neuvicois furent bientôt mis au courant. Le «tollé », et celui-ci sera discret, viendra de fonctionnaires à Vichy, Tulle et Ussel qui faisaient de leur mieux pour l’aider. Ce sera cette fois à son insu, mais Queuille lui-même avait prévu qu’une telle aide lui serait probablement nécessaire un jour. En 1943, il gardait toujours des amis bien placés dans les allées du pouvoir — par exemple, son jeune protégé Jean Vaujour. En août 1940, quand Vaujour lui demandait :«Qu’est-ce que je fais ? » Queuille lui rappela qu’il
dépendait du ministère de l’Intérieur. Deux mois plus tard, lorsque le poste de secrétaire adjoint au secrétaire général du personnel fut offert à Vaujour, Queuille lui conseilla d’accepter. «Il faut y aller. Restez là. Ne faites pas de vagues.» Et puis, ajouta-t-il: «S'il le
faut, je ferai appel à vous.» A la fin de 1940, Scamaroni lui ayant proposé de l’accompagner à Londres, Vaujour consulta Queuille à Neuvic.
Et encore une fois Queuille fut, toujours selon Vaujour,
d’avis contraire. «Il ne faut pas que tous les Français partent à Londres. Il y a fort à faire ici. Vous occupez un poste clé» — sousentendu: pour sauver des préfets de l’arrestation. Et en février 1943,
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lorsqu'il parla à Vaujour — devenu secrétaire du secrétaire général du personnel — de sa conversation avec Boislambert, et l’informa qu’il allait «peut-être» à Londres, Queuille fut intransigeant en affirmant que Vaujour lui-même ne devait pas envisager un tel voyage. «Le jour où vous ne pourrez plus tenir, ajouta-t-il toutefois, vous me le ferez savoir et alors vous me rejoindrez. » Vaujour fut, donc, un fonctionnaire de Vichy bien informé de ses
projets. Un autre fonctionnaire, Léon Marouteix, lequel était beaucoup plus en retrait, était également toujours très dévoué à Queuille. Entré dans l’administration en 1901 dans le modeste poste d’expéditionnaire à la sous-préfecture d’Ussel, celui-ci y fera, grâce à Queuille, toute sa carrière. La sous-préfecture sera formellement supprimée en 1926 et ne sera officiellement rétablie qu’au mois de novembre 1943; et Marouteix lui-même prit sa retraite en 1936. Mais rappelé en activité après la déclaration de la guerre, l’éternel «chef de bureau délégué à Ussel» — et toujours «sous-préfet» pour les gens du pays — continuera à bien servir, comme nous le verrons, celui qui l’avait si souvent aidé dans le passé. Les relations qu’entretenait Queuille avec la préfecture de Tulle ne furent pas de même nature. Mais en plus de la bienveillance de presque tous ceux qui y travaillaient, Queuille allait tirer profit pendant cette période dramatique du dévouement de son bon ami Charles Cosson, chef du service départemental des travaux publics et de l’électrification.
Ce petit «réseau» préfectoral était déjà venu en aide à Queuille avant sa première tentative de départ en l’informant qu’il était en danger d’être arrêté. A l’insu de tous sauf de Jean Vaujour, l’avertissement était venu d’une source des plus autorisées, René Bousquet, secrétaire général de la police et le vis-à-vis du patron de Vaujour. Rentrant d’une réunion du Conseil des ministres en mars 1943, Bous-
quet, lequel avait travaillé dans des cabinets radicaux avant la guerre, fit venir Vaujour à son bureau. Son message fut bref: «Je sais que
vous aimez bien Henri Queuille. Débrouillez-vous pour le prévenir qu'il faut qu’il quitte Neuvic. Sinon, il sera arrêté.» Vaujour téléphona immédiatement à Cosson: «Je vous demande, de la façon la plus instantanée, de prendre votre voiture et de venir à Vichy. Je vous en prie, venez.» Cosson arriva le soir même. L’informant que Queuille risquait d’être arrêté, Vaujour lui dit d’aller à Neuvic et de amener
ailleurs. Sa source, souligna-t-il, était sûre. « Arrêté par les
Allemands?» demanda Cosson. «Peut-être pas. » fut la réponse. Près d’un demi-siècle plus tard, Vaujour se souviendra que son
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message était bien arrivé jusqu’à Queuille — fait que le recoupement de témoignages permettra de confirmer par la suite. Raymond Pestourie, un jeune fonctionnaire alors à la préfecture de Tulle qui deviendra plus tard un conseiller d’État, se rappellera, en effet, qu’il
avait accompagné Cosson à Neuvic en mars 1943 pour avertir Queuille — mais qu’il n’avait pas su que l’avertissement était venu de Vaujour. Et Robert Fleckinger, fils de Jean-Baptiste Fleckinger, se souviendra d’avoir accompagné son père de Tulle à Neuvic ce même mois pour voir Queuille, et d’avoir trouvé ce dernier en conversation avec Cosson, qu’il connaissait bien, et quelqu'un d’autre de la préfecture qu’il ne connaissait pas personnellement. Quittant ses visiteurs, Queuille vint vers les Fleckinger et leur dit: «L’air est mauvais »… L’air sera pire encore le 1° avril lorsque Queuille, ayant écourté son séjour à Saint-Étienne, rentra inopinément à Neuvic. Apprenant la nouvelle le jour même, Cosson téléphona à Vaujour: «Tu sais, il est rentré! Tâche de venir à Tulle.» Vaujour ne pouvait pas s’absenter de son poste, mais d’autres s’activaient.
Marcellin Bardèche,
celui avec qui Queuille avait dîné la veille de son départ et qui, fort
heureusement, écrira un «journal de bord » du 1° au 14 avril, date de l’arrivée de Queuille en Angleterre, fut convoqué à Ussel ce même
jour par Léon Marouteix ?”. Ce dernier lui dit que l’arrestation de Queuille était imminente et qu’il devait quitter Neuvic au plus tôt. En sortant de très bonne heure le lendemain
matin, comme
il le
racontera dans son fragment de mémoires, Queuille fut accosté par Mme Bardèche. « Et comme je m'étonne de la voir à cette heure dans les rues, elle me répond: “Mais je vous cherche! Car il faut absolument que vous disparaissiez dès aujourd’hui. Mon mari a l’auto qui est prête. Ne dites pas au revoir à Mme Queuille — je m’en charge — et allez vous cacher, je vous en supplie.”» Ensuite, et cette fois selon le concis et tout à fait contemporain journal de bord de Marcellin Bardèche: «M. Queuille part immédiatement à travers champs pour gagner la route de Mauriac où je vais le rejoindre en auto et le conduis chez Eyboulet. » Car, encore une fois, Queuille avait été prévoyant. Avant son premier départ, il avait pris le soin d’organiser un plan de repli pour une telle éventualité avec un de ses ouvriers, Armand Eyboulet. Ce dernier n’oubliera pas la démarche confiante que Queuille avait effectuée auprès de lui un jour au chantier :«Est-ce que vous auriez une cham-
bre pour cacher quelqu'un? Et si ce quelqu’un c’était moi ? Le général
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m'appelle à Londres...» Eyboulet acquiesça, dit-il, tout de suite. Sa mère venait de mourir et il vivait seul, ce dernier fait étant sans doute
un élément important dans le choix qu'avait fait Queuille. Sa modeste maison, de laquelle — autre élément sans doute important — on peut voir la route, est située à Vent-Haut, un petit village à 7 kilomètres au sud de Neuvic. En 1943, Queuille y séjournera dix jours, du 2 au 11 avril. Selon Eyboulet, il ne sortait presque jamais. Il écoutait la radio, et, le soir,
au fil de longues conversations, il passait sa vie en revue — dont celle qu’il menait comme jeune médecin et sa vie ministérielle. Il raconta, par exemple, l’histoire de la mort de Maurice Bokanowski et cita le mot prémonitoire d’Aristide Briand: «Maïs, mon cher, je suis trop vieux pour jouer les pigeons rôtis!» En l’écoutant, Eyboulet ne pensait pas du tout, dira-t-il, au fait que son interlocuteur s'attendait justement à partir dans un petit avion. Les souvenirs qu'Henri Queuille a conservés de son séjour à Haut-Vent sont similaires, à la nuance près qu'ils signalent également comme passe-temps la lecture. «Pendant douze jours [sic], je suis resté chez mon ami Eyboulet, dans un village où je connais tout le monde, sans que personne ne soupçonnât ma présence, sortant simplement un peu la nuit et n’ayant,
pour me distraire, qu’un livre de la vie romancée de la duchesse de Berry que j'ai lu quatre fois pour m'occuper.» Mais, ajouta-t-il, «il fallait sortir de là ». D’autres y pensaient et continuaient à s’activer. Le 6 avril, à 5 heures du soir, Marouteix vint à Neuvic pour dire à Bardèche
qu’on s’occupait du départ de M. Queuille. Une heure plus tard, toujours selon son livre de bord, Bardèche vit Queuille chez Eyboulet. Le 7, à 4 heures du matin, Mme Bardèche (Marthe) partit pour Limoges
pour voir Elie Rouby lequel, futur président du conseil général et compagnon de la Libération, perdra ses deux jambes en combattant à Royan en 1944. Elle manqua le premier train, mais s’entretint avec Rouby le soir. Après avoir passé une nuit à Brive, elle se rendit à Tulle pour voir Cosson, le vit à 13 heures, et lui dit d'envoyer un laissez-passer à Rouby. Le 9, à 11 heures du matin, Bardèche reçut un coup de téléphone de Rouby annonçant «la livraison de charbon pour le 9 au soir ou le 10 au plus tard». La «livraison » aura lieu le 10, à 21 h 45; «Vu camionnette sur route pour Mauriac en direction de Limoges», nota Bardèche. Le lendemain, 11 avril, à 8 heures du matin, Bardèche reçut un coup de téléphone de Marouteix le prévenant de sa visite. Mais, à 11 heures, ce furent un certain «M. Kurz»
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et M. Mazaud, d’Ussel, qui arrivèrent. Ils demandèrent l’adresse de Queuille et partirent ensuite pour Limoges. Au cours de leur visite,
«M. Kurz» annonça le départ de Queuille pour le 12 ou 13 «au plus tôt » — il s’envolera le 13. Eyboulet se souviendra, lui, que ce fut le docteur André Belcour qui vint à Haut-Vent pour informer Queuille de son départ imminent. Et que, juste avant de partir, Queuille avait trinqué et laissé un peu d'argent sur une table. «Mais je ne l’ai pas fait pour cela !» Eyboulet dira aussi que Rouby, après avoir malencontreusement confondu Vent-Haut et Vent-Bas, arriva dans une voiture à gazogène. Jean
Périé se rappellera, toujours vert à cent ans passés, que c’est lui qui a fourni la voiture, «une 7 CV Fiat», donnée à Cosson pour être conduite par Rouby, son ami de régiment pendant la guerre de
14-18. Queuille lui-même, en parlant de son départ de chez Eyboulet et de son voyage jusque chez Rouby, sera bref:
«Mon ami Rouby,
président du conseil général, est venu me chercher un soir. Nous avons failli ne pas arriver à Limoges, nous sommes arrivés après le couvre-feu… » En ce qui concerne le voyage à Limoges, le «chauffeur » luimême, mieux informé, allait être plus loquace. A Uzerche, racontera Rouby, ils eurent une panne de dynamo. « Nous étions un samedi, et à partir de 23 heures aucune circulation n’était tolérée par les Allemands. Sachant qu’il m'était impossible de rentrer avant cette heure, je pris le risque de rouler et j’arrivai vers minuit à mon domicile, impasse Montalembert dont la Gestapo occupait l’un des plus importants immeubles. En faisant le moins de bruit possible, je pénétrai dans mon garage. Après dix minutes de guet, tout étant calme, le président Queuille et moi sortions du garage et nous nous glissions
dans ma maison £. » Queuille y restera deux nuits. Puis, selon Rouby, arriva un jeune résistant envoyé de Lyon qui lui dit, un peu naïvement: «Je viens chercher le ministre.» Ayant peur d’être en face d’un agent provocateur, Rouby jouera d’abord la comédie de l’étonnement. Puis, devant
l'affolement du jeune homme, qui croyait manifestement s’être luimême trompé, et après avoir obtenu quelques précisions complémentaires, Rouby ouvrit la porte en disant: «Eh bien, voilà le ministre. » Le jeune homme, ajouta Rouby, «ne savait pas encore qu’il s’agissait d'Henri Queuille ». Ensuite, tout se passera très vite. Si vite — racontera la fille de
Rouby, Mme Rouby-Thorne — que Queuille oublia dans sa chambre
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sa chemise de nuit et le livre qu’il lisait.
«Papa lui rendit les deux
après la Libération 2°.» Le soir même, Queuille sera dans une petite auberge, Au goujon friand, située à environ 3 kilomètres de Sénozan, petit village de Saône-et-Loire — où il attendait la prochaine et dernière étape. Les autres candidats au départ y arrivèrent après lui: Emmanuel d’Astier de la Vigerie; Jean-Pierre Lévy, patron de Franc-Tireur ; et Daniel Mayer, secrétaire général du Parti socialiste clandestin et futur ministre du Travail de Queuille. Après avoir pris un bon repas et s'être un instant reposés, ils quittèrent l’auberge vers minuit. Le terrain d'atterrissage — «Marguerite » — se trouvait de l’autre côté de la Saône. « Revolvers au poing, racontera Mayer, quelques hommes ouvrent la marche *°. » Ils traversèrent la rivière sur un bac, et arrivèrent sur le terrain. Il n’y eut pas, soulignera Mayer, d’énervement chez personne. Mais laissons témoigner Henri Guillermin, lequel dirigeait l’équipe de réception. Ce dernier n’avait, bien entendu, aucune idée de l’identité réelle des passagers, mais il avait noté la présence dans le groupe d’un voyageur dont l’âge l’avait surpris et auquel ses compagnons de voyage manifestaient une déférence qui l’agaçait un peu. «Qu'est-ce que ce vieux voyageur peut bien faire à Londres? s’interrogeait-il. Ce n’est pas à son âge qu’il va combattre dans la France Libre. Pourquoi utiliser une place d’avion pour lui au lieu de donner priorité complète à un pilote de chasse par exemple. Et, in petto, je me dis que l’on pourrait plutôt penser à moi qui désire rejoindre de
Gaulle!» Sur le terrain, Guillermin insistera fermement sur l’interdiction de se tenir debout et sur celle de fumer. Il s’inquiétait aussi d’une nappe de brouillard qui se levait. «S’étendra-t-elle jusqu’à nous? Si oui, il nous faudra rentrer penaud car évidemment les atterrissages deviennent alors impossibles.» La nappe de brouillard se cantonnera heureusement dans son coin mais, nota Guillermin, «un froid humide nous transperce». Ce qui allait advenir n’aurait pas surpris Mme Monéger. «Et voilà que mon passager âgé ne peut pas résister à la tentation de griller une cigarette.» Il y eut alors, et cela se comprend, un peu d’énervement chez Guillermin.…. « Je lui intime l’ordre d’éteindre. Bien! Il obéit facilement, mais quelques instants plus tard il s’élève et fait quelques pas. Je le suis des yeux, peu enclin à être aimable avec lui, mais acceptant de lui permettre de se dégourdir les
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jambes.» Puis s’ensuivra ce qui fut probablement la dernière conversation qu’aura Queuille pendant longtemps sur la terre française: «Assis, comme tout le monde! — Mais il y a trop de rosée et ça mouille.
— Je m'en fous, il ne fallait pas vouloir partir. «Et il s’assied mais je tiens à continuer la conversation. — Qu'est-ce que tu vas foutre en Angleterre? — On m’a demandé de rejoindre Londres.
— Qu'est-ce que tu fais dans le civil? — Je suis ministre. — Oh! pardon, monsieur le ministre. » Le petit groupe perçut enfin le bruit d’avions, mais ceux-ci étaient trop nombreux — après leur arrivée en Angleterre, les voyageurs apprendront qu’il s’agissait de dizaines d’avions qui allaient bombarder La Spezia.. Ensuite, ils furent surpris — racontera Mayer — par un léger bruit, «d’abord doux comme celui d’un oiseau». Cette fois, ce
furent — Queuille reprenant le récit — les avions qu’ils attendaient. «C’est celui-là ;non il ne fait pas de signes; ah si! c’est cela!» Et un premier petit avion descendit. «L’avion se pose à 20 mètres de l’endroit où l’on m’avait dit de prendre mes valises, capot qui se relève, deux voyageurs clandestins qui arrivent en France, deux qui montent dans l’avion. » Les deux qui montèrent furent Queuille et d’Astier de la Vigerie (Mayer et Lévy partiront dix minutes plus tard). De très petits avions monomoteurs à ailes hautes, très maniables mais à faible vitesse, les Lysander offraient, tout juste, de la place pour deux passagers maïs point de sièges. Le vol ne fut pas, apparemment, trop difficile. Mais en décrivant le sien («un tir de barrage de routine entre Deauville et
Le Havre»), Mayer dira que celui de ses collègues n’avait pas été de tout repos. «Le Lysander qui transporte d’Astier et Queuille connaftra des ennuis plus graves puisque ce tir classique les obligera à changer de route. Ils arriveront quelques minutes après nous. » Le pilote, Hugh Verity, lequel publiera un livre sur ses aventures et celles de ses camarades, n’en était certes pas à son premier vol — en février, par exemple, il avait failli se tuer en ramenant Jean Moulin d’un terrain près d’Issoudun.. Pour Verity, son vol du 14 avril fut presque de la
routine, sauf en ce qui concernait ses passagers *?. «Je me posai à 1h 50. Nous avions chacun déposé un agent et six paquets et ramené deux passagers et une quantité de valises. Il n’y avait eu aucun incident. Il semble qu’à cette opération d’avril nous ayons
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transporté de vrais VIPs.» Avant de publier l’édition française de son livre, Group Captain Verity, D.S.O., D.F.C., apprendra leurs noms et qualités. Arrivés un peu après 5 h 45 (heure anglaise) dans un aéroport militaire à Tangmere, près de Chichester dans le sud de l’Angleterre, les voyageurs furent accueillis par le bilingue capitaine Johnson. Né à Chantilly mais s'exprimant avec un fort accent «parigot», ce dernier leur dit, un peu à la façon d'Henri Guillermin au départ: « Alors, les gars, vous avez fait bon voyage?» Ensuite, après un petit déjeuner solide — des haricots blancs sur du pain grillé — avec des officiers au mess, ils partirent en voiture pour Londres #. Ce même jour, le 14 avril 1943, à 13 h 30 (heure française) Marcellin Bardèche écoutait Radio-Londres chez lui à Neuvic. Tout d’un coup, il entendit un message tant attendu: «Les canards vont par deux.» Ce qui signifiait que Henri Queuille était arrivé, et qu’il y avait maintenant deux Queuille qui avaient rejoint de Gaulle. Très content, et concis comme toujours, Bardèche termina ainsi son livre de bord : «Je me précipite chez Mme Queuille où je me rencontre avec
Léon Monéger. Nous buvons à la santé des absents et à leur prochain retour. »
Pour Queuille, donc, une nouvelle étape avait commencé — et
presque dix-sept longs mois allaient se passer avant son retour en Corrèze...
CHAPITRE X
Aux côtés du général de Gaulle (1943-1944) Londres. — Londres: suite et fin. — Et à Alger. — Premiers — Retour «au pouvoir»: commissaire d’État. — Président Comité français de la libération nationale. — Président par vernement provisoire de la République française. — Retour démission réfléchie.
mois algérois. par intérim du intérim du gouà Paris. — Une
Londres Le séjour de Queuille à Londres — il y passera quatre mois — sera une des périodes les plus pénibles de sa vie. Plus tard, à Alger, il occupera le poste prestigieux de commissaire d’État chargé des commissions intercommissariales et sera président par intérim du gouvernement provisoire de la République. A Londres, le poste le plus en vue qu’il occupera sera celui de président d’un groupe d’études au nom prometteur (mais aux pouvoirs bien limités) de commission de débarquement. Mais souvent pendant ces quatre mois londoniens, Queuille le dira lui-même avec tristesse, il se sentira surtout comme un exilé, un
émigré, ou un «ci-devant » (comme on le disait pendant la Révolution des nobles dépossédés de leurs titres). Mais, ayant été invité formellement à Londres, il refusait avec fureur l’appellation plus dédaigneuse encore de ci-devant en quête d'emploi. Souffrant de l’exil, il se tourmentait pour les siens restés en France et pour son fils qui sera souvent en mer. Malgré ses craintes pour sa famille, il acceptera de sortir
de son anonymat après deux semaines. Il le fera avec panache — parlant à la radio aux paysans de France, prononçant des discours, donnant des conférences de presse, et écrivant des articles. Ecœuré des intrigues qui se multipliaient autour de De Gaulle, il se consacra surtout à la tâche de promouvoir l’unité de tous les Français résistants,
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et en particulier un accord entre de Gaulle et Giraud. Et ses relations avec de Gaulle, avec lequel il se montrera toujours loyal, seront au centre de sa vie. Il défendra de Gaulle en public, mais il sera très franc avec lui en privé, n’hésitant pas à le sermonner avec tact mais aussi avec vigueur — et surtout dans une longue lettre écrite à la fin de son séjour londonien. Queuille montrera moins de respect pour d’autres avec lesquels il sera appelé à travailler, critiquant (en plus de leurs intrigues) leur manque de sérieux et de compétence. Pendant tout son séjour, Queuille continuera de voir, aussi, énormément de monde dans des milieux très divers. Et il tiendra presque quotidiennement, écrivant à grande allure et dans une écriture très fine, un journal dans lequel il parlera sans fard de ses réactions, de ses pensées et de ses opinions. Il y fera état aussi, mais laconiquement, de ses problèmes de santé qui seront parfois (il ne le dira pas) préoccupants. Après sa chute en se rendant au Bois-du-Fleix et les aventures éprouvantes de ses départs pour Londres, il n’allait plus très bien. En le rencontrant juste après son arrivée, Hervé Alphand le décrivit dans son journal comme «si rapetissé, si amoindri, si abattu, qu’il me semble l’apparition même de
la France sous le joug». Un mois plus tard, un journaliste du Yorkshire Post écrira que «M. Queuille, l’un des arrivants distingués nouveaux
arrivés
à Londres,
n’a
pas
l’air
de
sa
soixante-dizaine
d'années». Ce fut, en effet, une période pénible pour Queuille: au printemps de 1943, il avait tout juste cinquante-neuf ans. Ses premières journées londoniennes furent particulièrement mouvementées. Promptement «libéré» du Patriotic School — lieu de passage britannique rituel pour les nouveaux arrivants — par son collègue parlementaire Jean Pierre-Bloch, lequel l’accueillit au nom du général de Gaulle, Queuille s’installa à l'Hôtel Vanderbilt. Le lendemain, le
15 avril (date officielle de son arrivée en Angleterre selon le tampon de l'officier de l’immigration), Queuille eut la joie de retrouver son fils, qui lui annonça, tout de suite et sans ambages, son nouveau nom... «Tu m'as donné ton nom au moment de ma naissance, eh
bien, moi, je vais te donner le mien. Tu ne t’appelles plus Queuille mais maintenant tu t’appelles Manzagol», nom «emprunté» à une vieille famille neuvicoise (qui avait déjà fourni aux deux Queuille des
amis nés les mêmes années qu’eux...). L’après-midi même, «M. Manzagol» (Queuille gardera la fiche portant son nouveau nom) fut reçu,
pendant une heure et demie, par le général de Gaulle. Cette première rencontre — que Queuille racontera longuement
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dans son journal — sera importante pour la suite. Queuille fut très favorablement impressionné par la personnalité de De Gaulle, et il sortira de leur entretien plus que jamais convaincu de la justesse de
sa décision de se mettre à sa disposition. Queuille put constater aussi (mais ceci lui semblait probablement normal) qu’il pouvait parler à sa guise avec de Gaulle, c’est-à-dire très franchement. Et de Gaulle, malgré la vivacité de certains des propos de son interlocuteur, fit mieux qu’ouvrir un dialogue qui se prolongera en maintes occasions : il fit au nouveau venu des propositions qui furent plus que de la routine. Selon le rituel habituel employé par de Gaulle qui recevait les arrivants de France, Queuille parla le premier — et de la France. Après avoir brossé un tableau triste («les souffrances d’un pays qui voit avec désespoir déporter sa jeunesse»), mais aussi parfois trop optimiste («le magnifique redressement moral, le patriotisme retrouvé »), Queuille aborda ce qui sera son thème majeur pendant les mois à venir. « Et je souligne la volonté du pays de voir se réaliser lunion des grands chefs et autour d’eux celle de tous les Français résistants.» Cette division des «grands chefs», expliqua-t-il, fut déconcertante pour ceux «qu’unit actuellement la grande espérance de la libération». Elle rappelait les divisions politiques d’avantguerre et pouvait préparer, ajouta-t-il, de tristes lendemains sur le plan intérieur. Après cet avertissement somme toute irrécusable, Queuille alla beaucoup plus loin dans son analyse: «Alors que les
communistes proclament la nécessité de cette union, on sent instinctivement que certains ont des buts politiques et envisagent des revanches, une restauration monarchique ou je ne sais quel régime totalitaire ! » Sans doute beaucoup mieux accueillie que cette observation (qui pouvait être comprise comme visant certains dans l’entourage londonien de De Gaulle) fut une estimation trop optimiste que Queuille avança ensuite et qu’il allait très souvent répéter à ses interlocuteurs : «80 p. 100 des Français au moins suivent le général de Gaulle »… En parlant ensuite de l’autre « grand chef», Queuille nota qu’il y avait des «officiers en retrait d'emploi » qui sont plutôt tournés vers le général Giraud, ajoutant sobrement que celui-ci portait «égale-
ment » les espérances de certains éléments de l’extrême droite... D’autres obstacles à l’union, déclara Queuille, venaient d’un «léger reste de la mystique Pétain» et de «doctrinaires de la politique de gauche». Ensuite, toujours direct, Queuille observera que dans cer-
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tains clans politiques on redoutait les dangers d’un gouvernement militaire présidé par le général de Gaulle, «qui pouvait devenir une sorte de dictateur...» Toutes ces divisions étaient susceptibles d’engendrer une guerre civile et de «nous donner lors de la libération trois ou quatre gouvernements présomptifs, l'opposition des chefs conduisant à la bataille des troupes...» Et puis, élargissant la portée de son analyse (et s’approchant au plus près des préoccupations de De Gaulle), Queuille conclut en déclarant :«Et cela dans un moment où il y aurait à assurer à la France une place convenable à la table de la paix: ce que ne souhaitent sans doute pas certains de nos alliés. » Cela dit, ajouta Queuille, «je répète au général que je suis à sa disposition pour toute tâche qu’il voudra me confier... » De Gaulle répondit, nota Queuille avec enthousiasme, par «un
exposé de la situation fait avec une simplicité, une clarté vraiment impressionnantes». Le résumé que Queuille en fournit fut toutefois bref: de Gaulle souhaitait l’union avec Giraud: il avait déjà fait des efforts dans ce sens ; le général Catroux négociait, mais on se heurtait à la prétention de Giraud — «moi, premier consul ».. Mais en parlant de De Gaulle lui-même, Queuille fut plus long et encore plus élogieux : «C’est incontestablement un grand seigneur, un grand monsieur.» Queuille fut, peut-être surtout, rassuré. «Il ne s’agit pas dans son cas d’un chef militaire qui, emporté par son patriotisme, veut sentimentalement la revanche, et fait acte de cou-
rage et de foi. C’est cela, certes, pour une part, mais c’est aussi le chef qui a conscience des problèmes multiples que pose la situation présente et qui au-delà des faits militaires cherche à préparer l’avenir du pays.» Et, toujours élogieux, il ajouta : «Cette recherche est faite avec un souci de rectitude, à l’égard du pays dont il a pris en charge les intérêts, qui force l’admiration. » Mais en réfléchissant Queuille tempérera quelque peu — déjà — son enthousiasme en confiant quelques pensées de plus à son journal. «Vieil homme politique, habitué à connaître les imperfections des individus, et des peuples, je ne puis me défendre contre la crainte que cette volonté de pureté et de vertu n’exclue de ses possibles cette monnaie courante des négociations que sont les manœuvres, les feintes, les habiletés diplomatiques avec ce qu’elles couvrent parfois de
déloyauté... » Avec de telles «craintes », son franc-parler et ses convictions, Queuille n’allait pas être, manifestement, un subordonné commode. Mais, à la fin de leur longue conversation, de Gaulle avait montré qu’il avait été, lui aussi, favorablement impressionné.
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En mettant fin à leur entretien, il demanda à Queuille de «voir et d'informer» Anthony Eden et l’ambassadeur des États-Unis — et
cela en plus (ce qui allait de soi) des commissaires et des parlementaires. Et toujours d’après le journal de Queuille, de Gaulle lui proposa aussi — mais finalement ce sera pour plus tard — d’entrer dans le Comité national, le pouvoir exécutif de la France Combattante, appellation officielle de la France Libre depuis juillet 1942. Le séjour de Queuille à Londres, de toute évidence, commençait sous de bons
auspices. En quittant de Gaulle, Queuille passa chez René Massigli, lequel avait rejoint de Gaulle trois mois plus tôt et occupait le poste de commissaire aux Affaires étrangères. Les deux hommes sympathisèrent («Massigli est aussi un partisan acharné de l’union »), et Massigli prit sur lui la tâche d’arranger les rendez-vous désirés. La tournée de visites (et de retrouvailles) commença tout de suite. En cette fin d’après-midi, après avoir vu deux de ses collègues parlementaires (Félix Gouin et André Maroselli), Queuille rendit visite à René Cassin, commissaire à la Justice et à l’Instruction publique; à Hervé Alphand, alors conseiller diplomatique; et au général Catroux, «un général diplomate, tout en nuances, extrêmement sympathique ». Ensuite, il dîna avec André Philip, commissaire à l’Intérieur et au Travail, lequel venait de rentrer d’un voyage retentissant à Washington où il avait trouvé, nota Queuille,
«un Roosevelt très désinvolte à
notre égard». Le lendemain, Queuille revit Claude Hettier de Boislambert avec qui il évoqua des «souvenirs neuvicois» (avant de partir en mission africaine la semaine suivante, Boislambert lui offrira un porte-cravate en souvenir de l’accueil qu’il avait reçu à Neuvic...). Mais, surtout, Queuille revit de Gaulle qui l’avait invité à dîner chez lui, avec André Philip. Cette deuxième rencontre en deux jours fut, comme la première, un succès. Queuille apprécia le cadre qui fut, nota-t-il, d’une «élégante simplicité». Mais il apprécia surtout les qualités de son hôtesse, qui sans doute lui remémorait celles de sa propre femme. « La générale me rappelle ces Françaises si attachantes qui vivent avant tout la vie, les angoisses de leur mari et dont le jugement instinctif sur les hommes et les choses doit être particulièrement juste. » Queuille parla moins de son hôte. «Impression du chef ce soir, je crois que nous arriverons à l’union. » Queuille déjeunera le lendemain, samedi 17 avril, avec René Mas-
sigli, qu’il trouva «très détendu» par rapport à ce qu’il était lors de leur première conversation. Deux jours plus tôt, nota Queuille, Mas-
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sigli était «en effet décidé, si l’union ne se faisait pas, à se retirer. ». En plus de cet exemple d’un état d’esprit en dents de scie caractéristique du milieu dans lequel Queuille entrait à Londres (et qu'il allait partager à son tour), le commissaire aux Affaires étrangères fournira, aussi, quelques «informations intéressantes ». La position d’Alexis Léger à Washington, expliqua-t-il, était que «la France doit pour l'instant être absente». Jean Monnet, ajouta-t-il, jouait un rôle important aux États-Unis et en Algérie: «Ce serait lui qui aurait rédigé les derniers papiers du général Giraud.» Et René Mayer serait à Alger (ce qui devrait, nota Queuille, améliorer l’atmosphère). Ensuite, pour la première fois depuis fort longtemps, Queuille prit un peu de repos. Comme il allait le faire souvent pendant son séjour en Angleterre, il passa son week-end à la campagne. Queuille avait de la chance : un ami et cousin lointain, Max de Saint-Félix (qui possédait le château de la Bastide à Liginiac) s'était marié avec une Anglaise dont les parents — les Maud — avaient une villa au nord de Londres, dans le paisible comté de Hertfordshire. En plus, les Maud
étaient très accueillants. Leur maison devint vite un havre de paix très apprécié où Queuille retrouvait — «et c’est infiniment doux » — l’atmosphère de la famille. Queuille profitera, aussi, de cette première visite pour mettre son journal à jour. Il était en Angleterre depuis tout juste cinq jours. Queuille s’installera progressivement à Londres. Le 23 avril, il aura un bureau — au 3, Saint James Square — et une secrétaire. Puis,
le 10 mai, il trouvera un tout petit appartement — une pièce — au 23, Saint James Street. Le jour où il obtint son bureau, il mentionne,
toujours dans son journal, qu’il préparait une note pour de Gaulle sur les besoins de la France au moment de la libération. Mais «M. Manzagol» (dont l’existence ne durera que quinze jours en tout) passera le plus clair de son temps en voyant du monde et en s’angoissant.. Au journal France, par exemple, on lui fit le procès de De Gaulle pendant deux heures. « Vraiment là, constata Queuille, on ne se rend pas compte du désir frénétique d’union qui existe dans la France qui souffre.» L’ambassadeur des États-Unis, John Winant, lui
fit un accueil cordial. Mais celui-ci voulait surtout parler des questions agricoles, tandis que Queuille essaya de lui parler du problème de l’union des chefs résistants qui devait être réalisée à tout prix, souligna-t-il, dans l'intérêt de la Résistance et des Alliés. Un soir, il dîna au Ritz en compagnie de Clement Attlee, un personnage clé du gouvernement britannique. Queuille ne fut pas seulement gêné d’être le
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seul présent à ne pas comprendre l’anglais. «Je file à l’anglaise derrière les ministres anglais. Je suis fourbu et ai incontestablement un peu de bronchite. » Auprès de ses collègues, ce ne fut guère mieux. Le 19 avril, Queuille participa pour la première fois à une réunion du groupe parlementaire, le précurseur de l’Assemblée consultative qui verra le jour à Alger en novembre 1943. Il ne fut pas enthousiaste : «petites discussions sur diverses questions secondaires en raison des absences ». Lors de la réunion suivante, deux jours plus tard, il eut le plaisir de retrouver Mendès France. « Émotion commune. État d’esprit excellent dans l’ensemble.» Mais Mendès France avait, ajouta Queuille, «un point de vue un peu différent en ce qui concerne l’unité à mon sens nécessaire ». Et quand les deux hommes se rencontrèrent par hasard plus tard le même jour, Mendès France s’étonna de le voir «partisan de l'union à tout prix ». Queuille lui précisera que s’il considérait l’union comme indispensable, cela ne voulait pas dire qu’il voulait subordonner le gaullisme au giraudisme. La France était gaulliste à 80 p. 100, déclara-t-il toujours, mais il fallait «causer et accepter pour l’union certaines transactions ». Queuille reprit cette explication ensuite avec André Diethelm, alors commissaire aux Finances, à l'Économie nationale et à la Marine marchande. Mais sans plus de succès: comme Mendès France, Diethelm le croyait «susceptible d’admettre la subordination de De Gaulle à Giraud...!!». Le soir, écœuré par tant d’incompréhension, Queuille donnera libre cours à son découragement en écrivant dans son journal: « Milieu d’émigrés, milieux de potins et d’intrigues!!!» Mais, malgré tout, Queuille y entrera de plain-pied quelques jours plus tard — par coïncidence, ce fut le jour même, le 27 avril, où il reçut sa carte d’identité au nom de Manzagol... Il déjeunait chez René Pleven, alors commissaire aux Colonies. L'ambiance y fut très accueillante et amicale, mais la pression montait visiblement, Queuille percevant que l’on s’étonnait un peu de son désir de rester camouflé.
«Dans ce milieu d’intrigues, on doit penser à une réserve non très orthodoxe. [...] Je finis par dire que l’on fasse de moi ce qui paraîtra le plus utile.» En rectifiant un peu son récit, Queuille ajouta que ce fut surtout lors d’une conversation ultérieure avec Jacques Soustelle, le commissaire à l’Information, que la pression pour annoncer sa venue se fit plus forte. «Je le quitte à 6 heures en lui disant que je laisse au Général le soin de décider.» La suite ne se fit pas attendre.
Le lendemain, ce fut en lisant le journal France qu’il apprit «l’arrivée
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de Queuille à Londres!». Ses premières pensées furent pour sa famille :«Que va-t-il se passer pour les miens?» Il y aura de nombreuses réactions à l’annonce du ralliement de Queuille à la France Libre, y compris par ses compatriotes qui se trouvaient outre-Atlantique. En apprenant la nouvelle, Henri de Kérillis (qui fera copieusement état de ses opinions dans un livre inti-
tulé De Gaulle dictateur) et Geneviève Tabouis lui envoyèrent un télégramme dans lequel ils déclarèrent: «Notre journal Pour la Victoire et nous-mêmes de cœur avec vous» — un soutien qui pouvait pour le moins le compromettre aux yeux de nombreux gaullistes.. Mais plus «compremettant» encore fut un télégramme que son ami Camille Chautemps, très critiqué dans les milieux gaullistes pour le rôle qu’il avait joué à Bordeaux, lui envoya de Bethesda, la ville près de Washington où il habitait : «Apprends avec joie que tu es libre. Chaleureuses félicitations. Vœux sincères et fidèle affection.» Comme les autres télégrammes, il fut envoyé au 4, Carlton Gardens, la célèbre adresse de la France Libre. Queuille apprit l’existence du télégramme le 3 mai, trois jours après son arrivée. Mais ce ne sera que le 10, et après en avoir parlé avec Gaston Palewski, le directeur du cabinet de De Gaulle (et l’ancien directeur du cabinet de Paul Reynaud), qu’il recevra une copie, avec une lettre d’excuses. « Deuxième bureau d’en-
fants!! », s’exclama-t-il dans son journal... En tout cas, personne dans l’entourage de De Gaulle n’aurait pu se plaindre de l’impact d’une longue conférence de presse que donna Queuille le 11 mai 1943. Le premier paragraphe d’un télégramme expédié le lendemain de Washington (et distribué par le Commissariat
national à l’information) y fut consacré. Après avoir rapporté que «la conférence de presse de Queuille est bien reproduite dans le New York Times et le New York Post», le télégramme ajouta que, dans le premier journal cité, ce fut sous le titre «La popularité de De Gaulle gagne en France, les paysans et radicaux-socialistes se rallient aux Français combattants, dit Queuille »; et dans le second, «L’opinion vire vers de Gaulle ». La presse britannique, elle, consacraïit ses titres surtout aux problèmes du ravitaillement et des conséquences éventuelles du manque de nourriture, dont Queuille avait parlé longuement. «Envahissez bientôt, ou les Français faibliront», résuma, par exemple, en très grandes lettres, le titre du Daily Mirror. Plus détaillé, le compte rendu publié dans France rapportera, aussi, les paroles que Queuille avait prononcées au sujet du Parti
radical. En expliquant qu’il n’était pas venu à Londres en tant que
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représentant de son parti comme l’était venu Félix Gouin pour représenter le Parti socialiste, Queuille observa que le Parti radical n’avait jamais eu l’organisation du Parti socialiste. «C’est plutôt un parti de cadres qui, dans les périodes d’élections, trouvait son appui parmi les gens qui recherchent une transaction entre un idéal avancé et ce qui est matériellement possible». Puis, en ajoutant que son parti avait recruté ses partisans dans les régions rurales, Queuille parla longuement des paysans — de ceux dont on a coutume de dire qu’ils sont «les maîtres silencieux de la France». Unis dans la bataille pour la libération du pays, ceux-ci n’étaient pas seulement prêts à résister passivement, mais le jour où on leur demandera une collaboration plus directe à la lutte, «les paysans n’hésiteront pas à courir tous les risques ». Cinq jours après sa conférence de presse, Queuille s’adresse directement aux paysans de France dans une émission transmise sur les ondes de la B.B.C. Enregistré le 15 mai et diffusé le lendemain dans le cadre de l’émission « Honneur et Patrie », son appel (car cela en fut
un) le sortira — ainsi que sa famille — définitivement de tout reste d’anonymat qu’il aurait pu garder jusque-là en France. Bien plus, ce fut un véritable — et éloquent — appel à la résistance :«Chers amis de France, arrivé sur cette terre anglaise en liberté, j’éprouve à vous parler une profonde émotion, déclara-t-il en prenant la parole. Tant d’images familières ou récentes évoquent en moi le souvenir de notre patrie torturée et souillée par l’ennemi! Je revois la modeste petite ville où je suis né, êtres et choses toujours si proches de moi et aux-
quels m’attachent tant d’amitiés, tant d’amour. Je revois cette contrée du Massif central dont je connais les moindres hameaux, les amis chers là-bas, avec qui je reste en complète communion d’idées et d’espérance. » Tous ces souvenirs, affirma Queuille, ne se succédaient que pour «se confondre en une vaste et grandiose image de la France qui
a fait définitivement face à l’envahisseur et qui ne cédera pas ». En parlant ensuite de la longue route «que doivent, avant de quitter leur patrie, suivre les candidats proscrits », Queuille exprima son admiration et sa reconnaissance aux membres des organisations de Résistance qui «combattent et meurent en soldats». Mais sa pensée allait aussi, souligna-t-il, «à ces paysans qui nous ont accueillis, mes camarades et moi». Ici Queuille fournira un témoignage qui ne pouvait que plaire à son nouveau chef: «Aussitôt une place nous était faite au foyer familial, les cœurs se livraient et il était facile de mesurer
combien la paysannerie de France s’était donnée aux idées que nous
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représentions, à quel point elle était acquise au chef qui, le premier, avait proclamé que la France n’était pas vaincue, au général Charles de Gaulle. » Ce fut alors que Queuille, au nom de la France Combattante, lança son appel aux paysans. Il le fit d’une manière à la fois ferme et lyrique : « Vous, les “maîtres silencieux” de la nation, êtes indomptablement résolus à la résistance: la patrie, vous la sentez dans cette terre qui se retourne chaque jour sous vos soins minutieux; vous la sentez dans ce coin de France, prairie entourée de bois, chaumière qui fume entre deux vallons, pour lequel vous avez vécu et sur lequel vous mourrez; vous la sentez dans les vastes étendues qui s’ouvrent à vos yeux par-delà les champs de labour et que ponctuent au loin des bourgades et des clochers.» Puis Queuille exprima le fond de sa pensée... «Alors, du fond de vous-mêmes s'affirme cette certitude que cette terre, pétrie de vos peines et de vos joies, est vôtre, et que l'Allemand ne l’aura pas. Acquis à tel but, qui nous dépasse et nous exprime, paysans de France, vous agirez. » Ensuite, Queuille transmit deux consignes à «ses» paysans: aider les jeunes gens menacés de déportation, et faire leur possible pour procurer aux familles urbaines des modestes réserves alimentaires. Personne, dit-il, ne pouvait dire avec certitude quand la date de la délivrance finale viendrait. Mais au spectacle des innombrables convois militaires qui parcouraïient les cités anglaises, en voyant le ciel de Grande-Bretagne sillonné d’avions modernes, en découvrant les réalisations industrielles des Nations unies, et en apprenant la puissance effective des armées alliées, «comment ne pas éprouver une magnifique et réconfortante impression ? ». Patience,
donc, leur demanda-t-il,
«et faites en sorte — dans les
tâches les plus héroïques comme dans les plus humbles — de contribuer, vous aussi, à la libération qui vient. La France Combattante vous le demande ». Mme Hourtoule, écoutant sa radio à Neuvic, entendit l’appel de Queuille. Elle fut surtout impressionnée par la description qu’il présenta des forces alliées et pensa: «Venez vite!» Mais, commenterat-elle plus tard, «ils n’étaient pas pressés ».… L’appel de Queuille parvint même à Brazzaville. Selon une écoute radiophonique diffusée par
le commissariat national à l’Intérieur, «un poste ennemi d’origine inconnue » déclara que sieur Henri Queuille, «ce roi des moules, cet empereur de ballots, s’est adressé aux paysans qui le mettaient jadis régulièrement en boîte, le conspuaient, l’accueillaient par des cris
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d’animaux et lui conseillaient charitablement de retourner à ses bocaux de pharmacien [sic] ».. De Gaulle, qui s’y connaissait en appels, fut favorablement impressionné, bien sûr. Le lendemain de l'émission de Queuille, il lui envoya, avec la mention «urgent», une courte et aimable lettre: «Monsieur le ministre, j’ai entendu hier votre émouvant et éloquent appel à nos paysans. Laissez-moi vous en féliciter et vous en remercier. Que la France soit compacte! C’est le salut. Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes sentiments très distingués et dévoués. » Aussi difficile à satisfaire que Mme Hourtoule, Queuille fit un bref commentaire dans son journal à propos de la lettre de félicitations qu’il venait de recevoir. «‘‘Que la France soit compacte, c’est le salut!” D’accord mais fait-on le nécessaire ? ».… Évidemment que non, continuera de penser Queuille, de dire et de confier à son journal. Mais pendant qu’il sortait avec éclat de son anonymat,
il s'attendait avec impatience,
aussi, à s’atteler à des
tâches à sa mesure — à sortir enfin d’un désœuvrement tout relatif sans doute, mais qui lui était peu habituel. Cela allait prendre un certain temps. Le 29 avril, Queuille fut invité (son invitation porta le nom de «M. Manzagol») à un déjeuner à l'Hôtel Savoy offert par les de Gaulle en l’honneur de l’ambassadeur du Brésil — et il fut placé à gauche de Mme de Gaulle. Après le repas, de Gaulle, «très aimable», lui dit: «Il faudrait venir me voir pour que nous parlions de votre situation maintenant que vous n'êtes plus Manzagol.» Queuille lui fit une réponse dorénavant rituelle : «Je suis à vos ordres.» Queuille dira à peu près la même chose le lendemain quand André Diethelm, en tant que commissaire aux Finances, lui demandera si éventuellement il accepterait la présidence d’une délégation française qui se rendait aux États-Unis pour participer à la conférence de Hot Springs sur des problèmes agricoles. Mais puisqu’un accord avait déjà été conclu entre de Gaulle et Giraud sur le nom d'Hervé Alphand, la réponse de Queuille allait presque de soi. «Je ferai ce que l’on voudra. Je suis aux ordres, mais au moment où l’on cherche l’union
qui conduira à des modifications du Comité national, ou à une organisation nouvelle, ne vaut-il pas mieux laisser les choses en état sur le plan des personnes... ?» Diethelm, ajouta Queuille, «est finalement de mon avis ». La «situation » de Queuille se clarifiera au cours du mois de mai — il devint président de la Commission de débarquement. La décision
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fut prise dès le 8 mai lorsque de Gaulle reçut Queuille en audience — une «audience» que Queuille, encore une fois et à sa manière, allait
vite transformer en confrontation d’idées. Mais cette fois de Gaulle parla le premier car il tenait à aborder tout de suite, comme Queuille l’écrira dans son journal, «la question de ma situation personnelle ». De Gaulle fut bref mais précis. «Comme convenu déjà il vaut mieux attendre pour votre entrée dans le Comité national que soit fixée la situation avec Alger. Mais en attendant je vous demanderai de vous occuper, comme président de commission, de questions encore mal étudiées et importantes. Toutes les questions ayant trait au débarquement, au ravitaillement, à la reprise de la vie normale sur l’arrière front. » Queuille accepta tout de suite, bien sûr, cette proposition — «Je
réponds que je suis “aux ordres” ». Mais il n’hésitera pas un instant à élargir le sujet. «J’accroche immédiatement la question de l’union, nécessaire, même pour l’étude qu’on me demande et surtout pour l’action à conduire lors du débarquement. » Et puis Queuille poussa le bouchon beaucoup plus loin, et sur un terrain très sensible: « J'ajoute que cette union est aussi nécessaire pour les négociations à entreprendre avec les Alliés car ayant besoin d’eux nous ne pouvons
pas nous isoler. Le splendide isolement très beau un moment ne résisterait pas aux critiques que soulèveraient certains échecs. » Queuille ayant sans doute exprimé des doutes aussi sur une éventuelle épuration des cadres giraudistes, le ton monta encore lorsque le général lui dit: «Je ne puis pas parce que l’opinion ne comprendrait pas que je garde les traîtres., etc. Puis en Algérie l’opinion est pour nous. Vous ne me demandez pas de décourager nos amis fidèles. » Puis Queuille, devenant plus conciliant, parla à son tour: «Ce qui est difficile en politique, au gouvernement, c’est de concilier des aspirations contradictoires : le peuple de France est gaulliste fervent jusqu’à concurrence de 80 p. 100 parce que vous avez relevé le drapeau de la Résistance, et parce que vous lui permettrez de restaurer un régime de liberté. Il veut le châtiment des traîtres, il n’a pas confiance en Giraud dont l’entourage lui paraît vichyste.. Mais en même temps il
ne comprend pas que les chefs soient divisés alors qu’il est uni. Il faut donc travailler à l’union en faisant toutes les concessions possibles. » A la demande de Queuille, de Gaulle parlera ensuite de la situation militaire. Queuille en profita pour repasser à l’attaque... «Si la guerre dure ne craignez-vous pas que votre position soit diminuée par
rapport à celle de Giraud dissident? Ce dernier aura une armée de
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plus en plus nombreuse. Votre armée à vous — les organisations de résistance — se seront effritées par des déportations, des fusillades. Et si les Anglais et les Américains vous lâchent davantage, vous coupent
crédit, vous suppriment asile.» De guerre lasse (ou l’auteur du journal devenant fatigué), de Gaulle — qui voulait «l’union » autant que quiconque, mais autour de lui — répondit brièvement. «I1 croit, résuma Queuille, que cela n’est pas possible, l’armée évoluant vers le gaullisme »… Queuille continuera sa campagne pour l’unité entre de Gaulle et Giraud, comme nous le verrons, avec vigueur et ténacité. Et on conti-
nuera de lui parler de sa situation future. Déjà, le 7 mai, le jour précédant son audience avec de Gaulle, Queuille nota dans son journal que, «après compliments à mon égard », Georges Boris, alors directeur au commissariat à l’Intérieur, avait dit à André Dulin, lequel
était directeur de l’Agriculture et du Ravitaillement et un proche de Queuille, que «l’on envisageait pour moi la présidence du Comité consultatif». Et ce même jour, ajouta Queuille, Palewski, beaucoup mieux informé en tant que directeur du cabinet de De Gaulle, «a parlé de mon entrée dans les commissariats lorsque l’accord serait réalisé», tandis que «Diethelm, Pleven me souhaiteraient vite à Washington si la conférence économique prend de l’ampleur ». Bientôt Palewski ira plus loin — dans ses mémoires, ce dernier témoignera qu’il admirait «les efforts intelligents de M. Queuille pour concilier un passé radical-socialiste avec les consignes énergiques et droites de la France Libre». En lui parlant le 21 mai de l’organisation qui suivrait une entente avec Alger, Palewski déclara : « Faites-nous des suggestions. Au reste vous devriez voir le général plus souvent... » Beaucoup plus modestement, et selon un décret signé par de Gaulle le 14 mai et par André Philip le 25, Queuille fut nommé, à
compter du 1% mai, «conseiller auprès du commissaire à l’Intérieur et au Travail». « Excusez-moi si j’ai l’air de vous subordonner à moi. », lui dira Philip en expliquant que ce fut seulement pour lui permettre de présider la commission de débarquement. «Je m’en
moque pourvu que je puisse travailler….», répondit Queuille. Et enfin, le 24 mai, succédant d’ailleurs à Philip à ce poste, Queuille assuma ses nouvelles fonctions. Créée dès octobre 1942, la commission de débarquement fut chargée de l’étude des mesures à prendre, relatives à l’organisation des
territoires métropolitains et nord-africains libérés. Quoique strictement consultative, la portée de ses préoccupations fut vaste, englo-
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bant à la fois des problèmes militaires, politiques et économiques. Outre son président, la commission avait neuf membres, dont Soustelle, Alphand, Pierre Tissier (maître des requêtes au Conseil d’État), et cinq militaires, dont Pierre Billotte. Sous la présidence de Philip, juriste de formation et professeur de droit, ils avaient surtout élaboré des textes légaux qui devaient être appliqués, au fur et à mesure que cela devenait possible, derrière le front des armées. Beaucoup, évidemment, restait à faire — et dépendra surtout (en plus de la guerre) des relations entre de Gaulle et les Alliés. Les États-Unis ne reconnaîtront son mouvement officiellement, et seulement de facto, que le 25 août 1943. Et de leur côté, les Alliés, aussi, faisaient faire des
études. En juillet 1943, après les débarquements alliés en Sicile, ils y établiront une administration militaire dont le nom — A.M.G.O.T.,
ou «gouvernement militaire allié des territoires occupés » — signifiait précisément ce que les gaullistes (dont Queuille) ne voulaient pas du tout voir en France... La commission, ce fut évident, avait beaucoup à faire. Mais, plus exactement, quoi, et comment ? Avec l’arrivée de Queuille à la présidence de la commission, un
gestionnaire chevronné succédait à un juriste. Et le gestionnaire ne fut pas content — y compris avant d’entrer en fonctions. Le 15 mai, le jour qui suivit sa conversation avec Philip, il fit part de ses inquiétudes à Palewski et à Pierre Laroque (qui, après avoir partagé avec Queuille le faux départ en mars, venait d’arriver à Londres où il allait travailler avec lui à la commission). «Il faudrait», leur déclara Queuille, «préciser les attributions de la commission de débarquement.» Le lendemain, on lui envoya les textes qui devaient être discutés le jour suivant la première réunion à laquelle Queuille devait assister. Ils ne correspondaient pas, conclut-il, «aux nécessités auxquelles on peut avoir à faire face». Et du reste, ajouta-t-il, il ne fut pas toujours en mesure de tirer au clair les attributions de la commission. « Absence de cadres, d’esprit pratique, de méthode... », fut son verdict. Queuille n’attendra pas non plus son entrée officielle en fonctions pour faire part de ses opinions à ses nouveaux collègues — et leur
parler en chef. A la réunion du 17 mai, son «règne» avait déjà commencé... «Je pose à l’occasion des discussions la question de méthode: vous avez préparé des textes relatifs à des organisations pour ravitaillement, travaux publics, etc. Il serait bon je crois de voir comment ces textes joueraient dans les diverses hypothèses possibles: tête de pont, zone élargie, France totalement libérée. Il faudrait
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en outre tirer de l’examen de ces situations différentes des conclusions relatives à ce qui n’a pas encore été prévu». Il fut entendu, ajouta Queuille, «que l’on examinera cela pour la tête de pont à la première réunion ». Pendant les deux mois qui suivirent, du 24 mai au 30 juillet, Queuille présidera onze réunions de la commission — laquelle, de plus en plus active et mieux étoffée, reprendra ses travaux à Alger à partir du 24 août. Queuille sera un peu mieux fixé (sinon satisfait) dès le 24 mai quand il nota qu’il «semble que la commission ne peut prendre de décisions de principe». Mais le 10 juin, après avoir refait les mêmes observations qu’il avait déjà formulées, il signera un «Projet de motion et de plan de travail». Soulignant d’emblée que la principale attribution de la commission était de «rechercher les problèmes qui se poseraient dans les différentes hypothèses qui peuvent être faites au sujet d’un ou plusieurs débarquements», ce projet cita ensuite les trois hypothèses dont Queuille avait déjà parlé... Et, sous l’égide de son nouveau président, la commission continuait son travail. Il y aura, parmi bien d’autres sujets, des discussions (et parfois des projets) consacrées aux problèmes du ravitaillement, à la nécessité d’avoir de la monnaie ayant cours légal lors des débarquements, aux «équipes de débarquement » qui comprendraient des spécialistes des principales administrations publiques françaises et aux officiers de liaison français qui seraient attachés au commandement allié. Queuille ne sera jamais satisfait des conditions de travail ni des méthodes employées. Après la réunion du 15 juin, par exemple, il nota dans son journal qu’il fallait «sortir des palabres inutiles et du désordre dans lequel on patauge», et ajouta qu’il avait rabroué «un peu vertement » Laroque et «même Tixier » (Adrien Tixier dirigeait la délégation de la France Libre à Washington). Mais, du moins, Queuille avait maintenant un poste — et un poste qui lui permettait d’exercer une influence, limitée mais réelle, sur les événements à venir. Tout en pensant aux problèmes d’avenir, Queuille continuait de vivre dans un milieu surtout préoccupé des problèmes et des défis du présent. Pendant toute cette période, en effet, de Gaulle jouait — et il continuera de jouer — un jeu très serré avec ses compatriotes à Alger
et avec les Alliés. Après l’assassinat de Darlan en décembre 1942 et son remplacement par Giraud, de Gaulle avait — le 28 décembre — proposé à Giraud une coalition de toutes les forces françaises. Mis en présence par le président Roosevelt à la conférence de Casablanca en janvier, les deux généraux s’étaient serré la main, mais tout juste,
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et leurs négociations — et les crises — perduraient. Sa présence en Afrique jugée «indésirable» (comme Eisenhower le déclara le 6 avril), ce ne fut que le 30 mai 1943 que de Gaulle — accompagné par Massigli, Philip, Palewski, Billotte et Charles-Roux — arriva en Algérie. « L'unité française» fut enfin établie le 3 juin avec la formation du Comité français de libération nationale (C.F.L.N.), sous la coprésidence de De Gaulle et de Giraud. Mais cette unité sera bien précaire, et il faudra de longs mois à de Gaulle pour éliminer un coprésident qu’il trouvait plus qu’encombrant, un processus devant l’évolution duquel Queuille sera plus tard — comme nous le verrons — un témoin privilégié. Et il faudra bien plus longtemps encore à de Gaulle pour mener à bien son jeu auprès des Alliés. Les manœuvres, les intrigues et les crises, donc, allaient se poursuivre — et les accès de désespoir de Queuille, aussi. Pour l'essentiel à l’écart durant son séjour à Londres du grand jeu que jouait de Gaulle, Queuille tâchera de l’aider et exprimera son soutien aux moments les plus difficiles. Ce fut le cas, par exemple, pendant les jours de crise qui précédèrent le départ de De Gaulle pour l’Algérie à la fin du mois de mai. Le 18 mai, en allant voir Pleven pour «sonner la cloche d’alarme pour l’union» («toujours même disque», comme le notera Queuille), il eut la surprise de s’entendre dire — «confidentiellement » — que si l’entente était impossible de Gaulle serait prêt à tous les sacrifices, «même celui de reprendre un commandement » ; et qu’au reste de Gaulle était convaincu que «dans cette hypothèse on reconnaîtra ensuite que son point de vue non accepté était le bon». Le commentaire que fit Queuille sur cette «nouvelle » illustre bien où en étaient maintenant les convictions du sonneur d’alarme pour l’union.…. «C’est évidemment très émouvant, très beau. Mais la solution serait mauvaise car la mystique gaulliste est la seule base d’unité qui existe en France». Et, sur-le-champ, Queuille fit une proposition à Pleven: il pouvait écrire à Jean Monnet et à René Mayer, tous les deux alors membres de l’équipe de Giraud, pour les informer de la nécessité de travailler à l'unité autour de De Gaulle. Son interlocuteur l’encouragea. «Pleven croit que je ferai bien. Je vais y réfléchir. » Le soir, Queuille en parla à Boris, en se demandant si son idée serait du goût de Carlton Gardens, c’est-à-dire du quartier général de De Gaulle. Et de son côté, Boris proposa une autre idée: les parlementaires devraient prendre position et écrire aux dirigeants anglais et américains pour leur faire part de leur opinion et pour préciser leur position. Queuille ne saisira
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pas la balle au bond. «Je sens que nous bénéficions d’une sorte de considération nouvelle, mais je ne me sens pas l’autorité pour faire actuellement pareille tentative autrement — et c’est déjà fait — que dans des conversations avec les représentants des pays alliés.» Mais, en écrivant dans son journal ce même jour, Queuille montrera qu’il commençait à mieux comprendre de Gaulle et le jeu qu’il jouait. A la réflexion, Queuille constata que l’attitude de De Gaulle («Je préfère reprendre un commandement si ma présence est un obstacle à lunité ») pouvait non seulement être émouvante et belle mais pouvait, aussi, être habile. Et, exprimant encore une fois la conviction sans ambages qu’il allait répéter autour de lui, Queuille ajouta :«Car il est impossible actuellement — quelles que soient les difficultés à venir — de
faire l’unité française sans de Gaulle à la tête. » Queuille écrira sa lettre — ou plutôt un projet de lettre. Datée du 22 mai, il l’adressa seulement à Monnet, tout en ajoutant un postscriptum dans lequel il affirma que s’il le jugeait opportun, Monnet pouvait la communiquer à Mayer — «qui fut pour moi, dit Queuille, un sympathique adversaire lors de la création de la S.N.C.F. ». Finalement, étant donné le cours précipité des événements, la lettre ne partira pas. Mais elle constitue néanmoins une déclaration où Queuille signalera sa position et ses préoccupations, et cela dans une forme qui aurait reçu, cette fois, l’imprimatur du Carlton Gardens — Palewski, avec
l’accord de Queuille, y apportera même une contribution. En écrivant à son ancien collègue, Queuille évoqua d’abord les rapports amicaux qu'ils avaient eus «durant la guerre», Monnet comme président du comité de coordination et lui comme ministre du Ravitaillement. Puis Queuille rappela qu’il avait quitté la France seulement un mois auparavant — «Ce pays de France... émouvant dans sa décision, définitivement immuable, de résistance, et dans sa résolution de concourir à sa propre délivrance les armes à la main ».. Ensuite, venant à l’essentiel, Queuille énonça avec force sa conviction : «Que ce peuple ait été, dans son immense majorité, attiré vers l’homme qui, le premier, a proclamé sa foi dans la victoire finale des Alliés et dans la restauration des libertés démocratiques, c’est incontestable. J’ajouterai même: il est heureux qu’il en soit ainsi. » A la faveur de cet enthousiasme, affirma Queuille, l’union s’était
réalisée par-dessus les frontières des anciens partis. Cette union, ajouta-t-il, en s’affirmant et en se développant, «deviendra le meilleur et peut-être le seul rempart qui puisse être opposé aux éventuelles secousses intérieures que risquerait d’éprouver une France trop
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livrée à elle-même». Puis Queuille donna libre cours à des soucis qui continueront longtemps à le préoccuper — et qui expliqueront en partie, aussi, l'espoir qu’il plaçait en de Gaulle. «Qu’au contraire, nous demeurions divisés, que les partis extrémistes reprennent leur liberté d’action, que les gouvernements présomptifs s’opposent les uns aux autres, que les chefs nouveaux apparaissent, alors le désir populaire de châtier les traîtres s’exprimera dans l’anarchie; et la guerre civile viendra ajouter ses maux à ceux de la défaite. Comment pourrions-nous sans angoisse nous laisser entraîner vers de tels lende?» mains Après avoir parlé ensuite du spectacle que les Français donnaient à l'étranger (la concurrence à «l’embauche » entre gaullistes et giraudistes, l’inaptitude à conclure des accords avec les Alliés..), Queuille déclara : «Vous direz sans doute: “C’est la faute de Londres”, et ici
l’on dit: “C’est la faute d’Alger.” » Mais il était trop facile, affirma Queuille, de rejeter sur autrui la responsabilité d’un désaccord. Et alors vint l’affirmation — bien gaullienne — que Palewski avait ajoutée, et que Queuille avait acceptée, en se disant que «sur le plan personnel» elle était exacte. «Mais, impartialement, ne doit-on pas recon-
naître que le général de Gaulle a déjà fait un immense sacrifice personnel à l’unité en acceptant le partage du pouvoir?» C’était donc aux autres de faire le nécessaire. «Ne devrait-on donc pas à Alger faire de nouveaux efforts de conciliation pour conclure des négociations dont je ne puis envisager l’échec. » Même sans l’additif de Palewski (qui fut bien partiel quand même), il est fort douteux qu’une telle lettre aurait pu influencer le cours des événements.
Tenu à l'écart, Queuille était très loin de
connaître tous les éléments du dossier. Jean Monnet, qui les connaissait tous du côté de Giraud, parlera de ce difficile mois de mai dans ses mémoires.
De Gaulle, y notera-t-il, avait refusé une offre de
Giraud de le rencontrer à Biskra ou à Marrakech afin de mettre au point leur accord avant de se rendre ensemble à Alger. Ce fut cette querelle, ajouta Monnet, qui retarda d’un mois l’arrivée de De Gaulle à Alger. Monnet y affirmera ensuite que de Gaulle, qui venait de
recevoir l’appui du nouveau Conseil national de la Résistance créé par Jean Moulin, était convaincu que le temps travaillait pour lui et qu'il pouvait commencer, «par un jeu subtil d’attaques publiques et de négociations secrètes alternées, à désarçonner son rival». Et, finalement, ce sera Monnet qui enverra — en juillet — un télégramme à Queuille. Queuille y répondra le 13 juillet, par une lettre qui, cette
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fois, sera expédiée. Après avoir affirmé qu'il avait gardé, lui aussi, un excellent souvenir de leur collaboration passée, Queuille donna un avis plutôt désabusé à son ancien (et futur) collègue : « A ma connaissance, il n’a pas été établi de programme positif en matière de ravitaillement, comme en beaucoup d’autres matières. Hélas ! » De Gaulle parti, Queuille espérait partir aussi rapidement que possible, lui aussi, pour Alger — où dorénavant l’action principale se déroulera. Mais les places à son niveau y étaient rares (ou non encore créées), et les offres, en ce qui concernait Queuille, toujours au conditionnel ou dans un futur bien indéfini. De Gaulle lui avait parlé, comme nous l’avons vu, dès son arrivée et plus d’une fois depuis, de son entrée dans le Comité national — tout en ajoutant, le 8 mai, que «comme convenu », il fallait mieux attendre que soit fixée la situation avec Alger. Le 22 mai, Palewski lui répéta que de Gaulle comptait toujours sur lui pour l’exécutif.. ou pour la présidence du Comité consultatif. Ce dernier poste n’intéressera jamais Queuille — «la présidence du parlement-croupion que sera le Comité consultatif », comme il le notera avec dédain après que Palewski lui en eut reparlé trois jours plus tard. «Je réponds que je ferai ce que l’on voudra. Et même je resterai en dehors de tout. » Cela dit (et ce fut clair), Queuille n’hésitera pas à faire des suggestions — pour d’autres — au cours de ces journées fiévreuses («atmosphère de crise ministérielle », commentera-t-il en connaisseur). « Je dis à Palewski que la formule du duumvirat va comporter pour les membres de l’exécutif une situation bien pénible quand les deux chefs seront en désaccord. Il serait bon, à mon sens, qu’il y ait un ministre coordinateur qui pourrait limiter les chocs des deux généraux, être un amortisseur. Catroux ferait très bien cela, je crois, mais il est général. Peut-être Massigli. » La réponse de Palewski à cette proposition n’en fut pas vraiment une, quoique tout à fait logique: «La meilleure formule serait évidemment le départ de Giraud ». Mais toutes proportions gardées, et lorsqu'il n’y aura plus de duumwvirat, ce sera, à peu près, le poste auquel Queuille sera nommé six mois plus tard. En attendant, la situation à Alger (sinon plus «avec» Alger) était toujours loin d’être fixée. Le jeu continuait et Queuille, tout en s’occu-
pant de la commission de débarquement, restait sur la touche. II avait encore trois mois — et ils seront pénibles — à passer dans son exil londonien.
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Londres: suite et fin En dehors de ses autres activités, et malgré sa réticence à être l’éventuel président d’un éventuel «parlement-croupion», Queuille continuera de participer fidèlement aux réunions du groupe parlementaire — lequel s’était donné en avril le titre sans équivoque de «Groupe parlementaire adhérant à la France Combattante à Londres». Il était présidé depuis sa formation en mars par Félix Gouin, qui sera élu en novembre président de l’Assemblée consultative, et qui plus tard — en janvier 1946 — aura la surprise de succéder à de Gaulle comme président du gouvernement provisoire. Mais Queuille, qui avait le passé politique le plus éminent de tous ses pairs à Londres, ne cessera pas d’y jouer un rôle de premier plan — comme conseiller, défenseur, pondérateur, et inspirateur. Ce ne fut pas toujours facile. Comptant une vingtaine de membres en mai, le groupe fut à la fois
hétéroclite. et vulnérable. Un de ses membres — André Philip — fut commissaire à l'Intérieur. Avant d’avoir rejoint de Gaulle, quatre de ses membres — Paul Antier, Lucien Gallimand, Max Hymans et André Maroselli — avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain. Trois seulement, comme
Jules Moch le constata amèrement le 10 mai en
se joignant au groupe (il avait failli le boycotter, ajouta-t-il), figuraient parmi «les 80 » (Gouin, Philip et lui-même). En outre, le groupe parlementaire devait opérer dans un environnement où l’antiparlementarisme fut souvent de règle — et où les parlementaires de la III République, en particulier, n’étaient pas, pour le moins, en odeur de sainteté. Peu enthousiaste lors de la création du groupe, de Gaulle discuta presque mot pour mot avec Gouin le nom que les parlementaires devraient adopter, et il s’intéressa de très près aux prérogatives qu’ils pouvaient espérer exercer. Il y aura, dans certains milieux gaullistes, de très vives attaques lancées contre eux. Le 6 juin, par exemple, l’hebdomadaire gaulliste La Marseillaise publia un article violent à leur égard sous le titre peu flatteur «Les émigrés » — signé «Un de 1940», il fut apparemment écrit par Christian Fouchet. Il y était question d’une émigration du «nouvel ancien régime», l'auteur parlant de «grands ou petits dignitaires, qui ne représentent plus que des noms», et de «ces nouveaux “ci-devant”, qui n’ont pas oublié les règles de leurs jeux », et qui «s’imaginent aujourd’hui parce que le pétainisme s’écroule et parce qu’ils sont dans l’opposition,
qu'ils sont qualifiés pour lui succéder».
Ensuite, et après avoir
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fourni un historique fort peu amène d’un «régime miné du dedans », l’auteur appela Robespierre à la rescousse: «A combien de ces anciens bénéficiaires, si effacés et si craintifs au moment de la chute,
et qui sont aujourd’hui pleins de zèle, ne pourrait-on jeter, en la modernisant, la fameuse réponse de Robespierre: “C’est donc ce régime écroulé que vous voulez venger. Lâches, que ne l’avez-vous pas défendu ?” » Indigné par ces propos, Gouin envoya de longs extraits de l’article à de Gaulle avec — après l’avoir soumise à Queuille — une lettre vive de protestation au nom du groupe. Rappelant les actions passées de ses collègues et défendant leurs motivations, Gouin ajouta — entre autres déclarations — que ce fut par «le biais de l’antiparlementarisme que le fascisme a miné, depuis vingt ans, les institutions démocratiques ». Nous pensons en avoir assez dit, conclura-t-il, «pour que désormais on s’exprime avec plus de mesure, de tact, et aussi avec plus de justice, sur les comptes des émigrés parlementaires qui, certes, ne demandent point à être traités en citoyens privilégiés, mais qui ne sauraient accepter cependant d’être considérés comme des citoyens diminués ». De Gaulle répondra par un télégramme qu’il adressera non à Gouin mais à René Cassin, lequel venait de perdre à son grand regret son poste de commissaire à la Justice et fut dorénavant «chargé de la direction des affaires courantes des administrations civiles en Grande-Bretagne »… Minimisant l’affaire, de Gaulle s’appuiera sur une citation qu’il n’aura pas besoin de moderniser : « J’ai reçu la
lettre de Félix Gouin. Je suis d’accord avec lui et le prie de penser que, suivant le mot de Talleyrand, ‘Tout ce qui est exagéré ne compte pas...” » Dans ces querelles entre gaullistes intransigeants qui voulaient remodeler la France et parlementaires traditionnels pour qui la République et la démocratie parlementaire faisaient un tout indivisible, Queuille lui-même exagérait parfois — mais cela en privé et en se confiant à son journal. S’il refusait pour lui-même — et avec raison —
l'appellation de «ci-devant en quête d’emploi », il n’hésitait pas à l’occasion de gratifier d’autres — et à tort — de l’appellation encore plus désobligeante de «néofasciste»… Il l’appliquait non seulement, comme bien d’autres, au colonel Passy, lequel dirigeait le B.C.R.A., le bureau de Renseignement de la France Libre, mais aussi à son adjoint le socialiste Pierre Brossolette et, plus surprenant encore, à Georges Boris et à André Philip... Que voulait donc dire Queuille en parlant de «néofascistes »? Il
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s’en expliqua en partie — mais en n’employant pas le terme — quand, le 7 mai, il parla «des socialistes comme
Philip, Brossolette et même —
c’est le mieux des trois — Boris, qui pensent à des disciplines autoritaires (les deux premiers à un parti unique)». Queuille fut plus explicite le 24 mai quand, après avoir observé, avec raison, que Philip était mal vu à Alger dans les milieux giraudistes, il ajouta : «Ici même, on lui fait quelques reproches dont celui d’être avec Brossolette un néofasciste. Il veut en effet un parti unique, des idées invraisemblables. » Disciplines autoritaires, parti unique... Mais plus fondamental fut probablement le fait que Queuille confondait facilement ceux qu’il appelait «néofascistes » et ceux qui souhaitaient — démocratiquement — l'installation d’un État plus fort en France après la Libération. Cette interprétation — et la fidélité de Queuille à l’égard de De Gaulle — ressort d’un passage du journal de Queuille le 23 juin. Un accord très provisoire venait d’être réalisé selon lequel de Gaulle et Giraud garderaient chacun leurs armées sous leurs ordres. Cela voulait dire, conclut amèrement Queuille, que «l’étranglement du gaullisme » était commencé car «Giraud commandera la grande armée française qui débarquera », et «de Gaulle aura au plus 20 000 hommes et équipés comment ? Puis que va devenir le B.C.R.A. et l’action en France dont les néofascistes Philip, Brossolette, Passy et d’autres espéraient qu’il leur permettrait d’instituer le pouvoir fort?» Le moral de Queuille ce jour-là, faut-il le noter, fut même plus bas que d’habitude. En se lamentant qu'il fallait «s’attendre à de nouveaux désaccords qui achèveront de discréditer les généraux, et surtout celui à qui on ne permettra pas de se battre», Queuille était même allé jusqu’à s’exclamer : «Je suis vraiment dégoûté et pense que le mieux est pour moi de reprendre du service comme médecin militaire »… En employant le terme «néofasciste», Queuille exagérait, certes. Mais aux moments importants, lorsqu'il ne s’agissait pas de donner libre cours à ses inquiétudes dans l’intimité de son journal, ce fut autre chose. Quand cela comptait, y compris quand il parlait devant ses collègues, Queuille abondait plutôt en déclarations soulignant la nécessité d’aider de Gaulle... Par exemple, à la première réunion du groupe parlementaire tenue après la publication de l’article dans lequel La Marseillaise leur accolait le titre d’«émigrés», Queuille déclara à ses collègues que «ce qui importe par-dessus tout, c’est de ne pas donner l’impression au général de Gaulle qu’il est désavoué par nous». Il leur servait aussi d’aiguilleur : les procès-verbaux des réunions du groupe sont très éloquents à cet égard, témoignant que
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Queuille — avec ses conseils et ses propositions — fut presque toujours au milieu des débats. En rendant compte de cette même séance, le rapporteur notera aussi que «Queuille pense également que le groupe doit avoir son mot à dire dans l’organisation du comité consultatif. Nous devons donc agir avec rapidité et en même temps avec fermeté ». Les «propositions Queuille » dont on parlera le plus dans les réunions du groupe parlementaire seront faites au cours d’une crise — encore une — entre de Gaulle et les Américains. Ses propositions feront long feu, mais elles mettent en lumière le rôle actif que Queuille jouait parmi ses pairs — et, en plus, la difficulté qu’il avait d’agir sur des événements sur lesquels il avait peu de prise et d’informations.. Le 21 juin, convoqué avec Giraud par Eisenhower et s’entendant dire que Giraud devait rester comme commandant des forces françaises, de Gaulle avait quitté la réunion et — tout en continuant son jeu — menaçait de démissionner du Comité de libération. Le lendemain, prenant la parole sur la démarche d’Eisenhower devant ses collègues du groupe, Queuille se demanda (selon le procès-verbal) s’il ne serait pas opportun de solliciter une audience de l’amiral Harold Stark pour «signaler le danger que comporterait, pour la Résistance et pour l’appui qu’elle peut apporter aux Alliés, l’élimination plus ou moins complète du général de Gaulle» (Stark, avec qui Queuille avait eu une longue et amicale conversation le 8 mai, était le représentant américain auprès des gouvernements en exil à Londres). Mais après discussion, Queuille se ravisa en déclarant qu’il lui paraissait «plus sage de ne pas insister sur la proposition qu’il a faite» (dans son journal, il s’en expliquera : «car le Comité d’Alger s’est réuni cet après-midi »...). Malgré ce virage, le rapporteur conclura le procèsverbal en affirmant que, «à l’unanimité, le groupe se range finalement à l’avis de Queuille »… Mais la crise s’aggravait. Le 29 juin, une dépêche de l’Associated Press annonça que — «étant donné l’imminence en Méditerranée de grandes opérations » — le gouvernement américain avait fait entendre qu’il était prêt à soutenir Eisenhower jusqu’au bout dans «toutes les mesures qu’il jugerait nécessaire de prendre pour écarter tout ce qui, sous forme de discussions politiques entre les deux généraux de Gaulle et Giraud, risquerait d’en compromettre le succès ». Ce même jour, à la réunion du groupe parlementaire, Queuille prit la parole à plusieurs reprises. D’abord, il cita d’autres motifs qui pouvaient expliquer la dépêche (agitation à Dakar, voyage de De Gaulle à Tunis...).
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Puis, reprenant l’idée qu’il avait émise au cours de la précédente séance, il proposa, de nouveau, une démarche auprès des Américains. Mais, cette fois, il choisit comme interlocuteur éventuel H. Freeman Matthews, le ministre (et numéro deux) de l’ambassade des ÉtatsUnis. Observons que Queuille choisissait en connaisseur. Spécialiste des affaires françaises, Matthews avait été en poste à Paris en 19371939 et à Vichy en 1940-1941 ; et Queuille était bien renseigné sur ses sentiments. Après une première conversation avec Matthews, le 17 mai, il avait noté, avec satisfaction :«Ce diplomate parle français. Impression de France unie autour de la mystique gaulliste, magnifique dans la Résistance. » Et la portée de la démarche que Queuille proposait à ses collègues fut plutôt limitée. «Nous pourrions, leur expliqua-t-il, parfaitement demander à M. Matthews des renseignements et des explications, sous une forme prudente, et je crois qu’il pourrait résulter de cette démarche un certain nombre de conséquences heureuses pour la France.» Ou, comme Queuille confia à son journal: «Je propose de faire une démarche d’information et d'émotion à Matthews ».. Queuille emportera la décision en faveur d’une telle démarche au cours de la réunion du groupe parlementaire le lendemain, 30 juin. Jules Moch fut d’un avis contraire, estimant qu’il n’appartenait pas aux parlementaires de demander des renseignements à l’Amérique qui pourrait, déclara-t-il, «nous rétorquer que nous n’avons qu’à les réclamer au Comité de Libération». Mais Moch fut le seul de cet avis. Après Jacquinot, Hymans «approuve également la proposition émise par Queuille»; Mendès France, «reprenant de nouveau la parole, indique qu’il se rallie à la proposition Queuille, tout en déclarant que nous avons eu tort de rester silencieux depuis deux mois »; Antier et Gouin «pensent, l’un et l’autre, qu’il serait sage de se rallier à l’opinion émise par Mendès » ; Pierre-Bloch «maintient la nécessité impérieuse d’une démarche » ; Gallimand «se rallie sans hésitations à la proposition de M. Queuille » ; et Fernand Grenier (qui était arrivé à Londres en janvier comme représentant du comité central du Parti communiste et qui fut, dira Pierre-Bloch, «de nous tous, le plus gaul-
liste»), «se rallie à son tour à cette proposition qui, finalement, est adoptée ». En tant que président du groupe, Félix Gouin fut chargé de prendre un rendez-vous, soit avec Matthews, soit avec l’amiral Stark. Mais entre-temps, les relations entre de Gaulle et les Américains se
calmèrent et Gouin n’aura pas à faire de démarche... Et ce fut
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Queuille qui, le 7 juillet, ira voir Matthews, mais cela à la demande de ce dernier. «Il désire s’informer», nota Queuille dans son journal,
sans ironie... Leur conversation durera pas moins de trois heures et demie. En expliquant sa «position présente» à Matthews, Queuille insista sur le fait que la nécessité de l’union rendait nécessaire l’acceptation du Comité de libération qui était enfin constitué. Il serait regrettable, déclara Queuille, «que celle-ci fût troublée par des attaques contre le gaullisme quelles que soient les erreurs commises et qu’il faut mettre sur le compte de l’inexpérience..., etc. ». Quand Matthews s’étonna que les parlementaires ne fissent pas partie du Comité de libération, Queuille lui expliqua que si celui-ci comprenait des représentants de l’opinion, il faudrait que le Parti communiste y fût présent. «L’union de Thorez à Marin est justifiée pour l'instant», déclara-t-il. On verra plus tard, ajouta Queuille, «ce que fera tel ou tel parti. Il faut d’abord franchir avec le maximum d’unité les passes difficiles de la Libération». Et quand Queuille lui parla de l'intérêt à son sens de la création rapide du comité consultatif, Matthews lui dit que les parlementaires devraient être à Alger, «et s’apprête même à leur offrir les moyens de transport... » L’attente du départ (surtout le sien) restera un des soucis majeurs de Queuille — en plus de ses inquiétudes pour «l’union», le sort de De Gaulle, les relations avec les Alliés, et la situation en France lors de la Libération. Mais il avait d’autres soucis plus personnels. Ses problè-
mes de santé continuaient : une baisse de tonus générale et, plus inquiétants, des troubles de l’équilibre. Parfois il tombait: une fois, alors qu’il était toujours à l’hôtel, il tomba dans sa chambre et fit venir son fils. Et ce ne fut pas la seule manifestation de cette nature — il y en avait d’autres, parfois pires, son fils et ses proches s’inquiétaient. Queuille ne parlait pas de tels incidents dans son journal, mais c’est évident qu’il allait parfois mal. Le 1° juillet, par exemple, le jour suivant l’adoption de sa proposition de faire une démarche auprès des Américains, il avait noté: «Je suis depuis la veille mal fichu — crise d’entérite — donc peu en forme. » Les 2 et 3 juillet, il écrira «repos à la chambre », et le 5, de nouveau, «repos ».…. Le souci personnel qui accablait prioritairement Queuille concernait les membres de sa famille qu’il avait laissés en France. Victimes
de sa décision de rejoindre de Gaulle, ils étaient manifestement exposés à des représailles. Angoissés, Queuille parla souvent dans son journal de sa famille, et de ses craintes. Passant le week-end de Pâques à la campagne chez les Maud, il nota par exemple: «A
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Neuvic la famille est réunie. et nous voilà exilés, Pierre et moi, pour
combien de temps. Reverrons-nous les êtres et les choses qui tiennent tant de place dans nos cœurs?» Ensuite, parlant tour à tour de sa femme, de sa petite-fille, de sa fille et de son gendre, Queuille nota:
«Pauvre chère Marguerite si courageuse, si belle dans le sacrifice! Françoise! Suzanne... Et celle-ci, son mari ne vont-ils pas pâtir de mon départ?» Tout cela, ajouta Queuille, «serait infiniment plus triste encore en ces jours de fête s’il n’y avait pas cet accueil des Maud que jamais je n’oublierai ». Queuille aura très peu de nouvelles de sa famille pendant son séjour à Londres, Le 3 mai, un visiteur lui ayant dit qu’il cherchait des nouvelles de sa sœur et de sa nièce (lesquelles avaient tenté de se replier vers Égletons, le beau-frère étant poursuivi par la Gestapo), Queuille lui indiqua qu’il n’avait pas, lui non plus, de nouvelles des siens. Ce ne sera que le 16 juin, deux mois après son arrivée à Londres, que Queuille en recevra. Ce fut son cousin éloigné, Jean Vinzant, devenu chef de secteur de la région Centre du réseau Alliance, qui les lui apportera en personne — avec le concours, cela semble évident, de Paul Devinat. Queuille en fut heureux, mais restait sur ses
gardes. «J. Vinzant arrive. Nouvelles du pays, des miens. Celles-ci transmises par D. remonteraient à huit jours. Tout était normal. Espérons. » Dix jours plus tard, en lisant France, Queuille allait apprendre une nouvelle beaucoup moins agréable: selon un petit entrefilet en première page, Radio-Montpellier avait annoncé que Queuille et le général Georges avaient été «dénationalisés» par le gouvernement de Vichy... Sa première pensée, bien sûr, fut pour les siens. «Que va-t-il
se passer à Neuvic? à Paris?» Un tel événement faisait partie, évidemment, des risques du métier pour ceux qui avaient rompu avec la légalité traditionnelle. De Gaulle, lui, avait été condamné par contumace en août 1940 à la peine de mort et à la dégradation militaire, avec confiscation de ses biens, meubles et immeubles. De Gaulle avait sa femme et sa fille avec lui en Angleterre, mais un de ses frères,
une sœur et son mari, et une nièce furent déportés. Queuille avait tous les siens (sauf son fils) en France et s’inquiétera beaucoup — et cela se comprend — des conséquences que sa «dénationalisation» pourrait avoir pour eux. Son attente sera longue. Ce ne sera qu’au mois de novembre, à Alger, qu’il verra un extrait du décret le condamnant, extrait qui lui sera envoyé — «avec l'expression de tout mon respect » — par le direc-
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teur des affaires civiles du commissariat à la Justice. Daté du 21 juin, signé par Pierre Laval en tant que chef du gouvernement, et décrétant que Queuille était déchu de la nationalité française à partir du même jour, le décret fut publié le 25 juin 1943 dans le Journal officiel de l'Etat français. Un autre décret, émis plus tard, le déchoira de son
mandat de sénateur. Les suites judiciaires elles-mêmes, au cours desquelles le «cidevant » à Londres sera gratifié du titre supplémentaire de «sieur Queuille Henri, déchu de la nationalité française», prendront plusieurs mois — comme en témoigne le dossier complet qu’obtiendra Queuille en Corrèze à son retour. Son compte en banque au Crédit lyonnais à Ussel (5 927,21 francs) fut placé sous séquestre en octobre. Mais la procédure fut plus compliquée pour ses propriétés à Neuvic, c’est-à-dire, «une maison d’habitation avec deux jardins et un terrain attenant » — la maison appartenait à Queuille et les deux jardins et le terrain, acquis ultérieurement, à Queuille et à Mme Queuille. Queuille
aura la désagréable surprise d’apprendre que la communauté des biens des «consorts Queuille » avait été dissoute, comme le signala le procureur de la République à Tulle à son collègue d’Ussel, par l’application du titre III de la loi du 19 janvier 1942... En janvier 1944, donc, à la suite d’une lettre impérative du procureur à Tulle, le président du tribunal d’Ussel, M. du Fayet de la Tour, avait signé une ordonnance prononçant la dissolution de la communauté existant entre Queuille et Mme Queuille et, à la même occasion, avait ordonné la mise sous séquestre de «tous les biens, droits et intérêts que M. Queuille peut posséder dans l’arrondissement d’Ussel et de tous
autres sans assiette déterminée ». Ce faisant, il devait confier la gestion des biens communs en question au directeur départemental de l'administration de l’Enregistrement et des Domaines à Tulle. Ce qui s’est passé ensuite a été, du moins dans un premier temps, un peu plus méritoire. En février 1944, Roger Lageste, le «successeur » de Queuille qui présidait avec discrétion la délégation spéciale à la mairie de Neuvic, écrira à Mme Queuille, à Paris — mais sous son
titre encore plus ronflant de «receveur-contrôleur principal de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre à Neuvic (Corrèze)». Le directeur général des Domaines, annonça Lageste, était disposé à consentir à Mme Queuille, si elle était d’accord, la location de la maison et des jardins... Son gendre, Jean Gallot, avocat à la cour, se
chargea de répondre. Sa belle-mère, déclara-t-il, ne pouvait qu’accepter la proposition, et elle tenait à exprimer à M. Lageste ses remercie-
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ments pour la courtoisie avec laquelle il s’était acquitté d’une mission «dont l’objet heurte si profondément en elle ses sentiments d’épouse et de Française»... Mme Queuille ne rentrera à Neuvic qu’en avril 1944. Mais ce ne sera, comme nous le verrons, que pour repartir se cacher, avec ses deux petits-enfants, dans un endroit reculé au nord du département... Toujours dans l’attente de telles nouvelles, s’inquiétant à juste raison pour les siens, Queuille continuera à poursuivre ses multiples activités. Le 27 mai 1943, il avait fait une conférence à l’Université de
Londres sur la Résistance, plus spécialement celle des paysans. «Ça va à peu près, nota-t-il dans son journal. Je me retrouve un peu mais trois ans de forestier m’ont bien rouillé.» Le 8 juin, il fut l'invité d’honneur au déjeuner mensuel de la Chambre de commerce française. Parlant de «quelques aspects de la Résistance française » après le repas, il prit pour thème, en citant beaucoup d’exemples : le peuple de France dans la Résistance est magnifique d’unité. «Mon discours assez désordre est cependant bien accueilli», nota-t-il succinctement dans son journal. «Un compte rendu aimable», écrira-t-il le lendemain, fut publié dans France, et ses hôtes en publieront le texte presque in extenso en juillet dans leur revue mensuelle. La semaine suivante, Queuille prononça une allocution à la cérémonie du 18 juin qui eut lieu à Albert Hall. Ce jour-là — comme tant d’autres pour Queuille à cette époque — fut long et pénible. Venu lui parler de son voyage aux États-Unis, Alphand avait des nouvelles déprimantes à raconter. On parlait d’un nouvel accrochage à Alger. «Churchill a fait une première fois l’union», nota Queuille. «Le voyage du roi a sans doute déterminé une deuxième fois l’accord »,
ajouta-t-1l (avec moins de raison). «Cette fois faudra-t-il envoyer la reine ? » Manifestement morose, Queuille ira plus loin encore : «Tout cela fait Bolivie, république Argentine. nous déconsidère et chaque général accuse l’autre de fascisme! Décidément, je ne sais plus ce que l’on doit penser de l’un et de l’autre et quels sont leurs arrièredesseins.» Tout en déclarant qu’il ne connaissait pas les arrière-desseins de De Gaulle (il n’était pas le seul), Queuille n’oubliera pas en ce jour anniversaire les sentiments profonds qu’il gardait envers lui. «A 5 heures, nota-t-il ensuite dans son journal, cérémonie commémorative du très grand acte de De Gaulle du 18 juin. Quelles que soient les erreurs commises depuis, les illusions dangereuses de son entourage,
la position regrettable à l’égard des Alliés, il y a là vraiment un sou-
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venir qui placera l’homme très haut dans l’histoire.» Dans son allocution, Queuille évoquera, comme
nous l’avons relaté ci-dessus, ses
souvenirs du sombre mois de juin 1940. Plus tard, en rendant compte de sa journée dans son journal, sa morosité revint. De Gaulle absent («est-ce parce qu’il n’est pas là?»), la salle fut, déclara-t-il, aux trois quarts vide, et la cérémonie, «ennuyeuse et trop longue». Et, ajouta-t-il: «Il est à noter qu’il n’y a pas de représentants officiels des Alliés ! » Finalement, le 19 juillet, Queuille recevra une bonne nouvelle: à son retour d’un week-end à la campagne chez les Maud, un coup
de téléphone de Cassin lui apprit qu’il était «réclamé par Alger». Son plaisir fut un peu mitigé par le fait que Jean Vinzant lui avait dit savoir par Boislambert qu’il serait réclamé avant l’arrivée de Giraud — ce dernier, en route de Washington à Alger, arrivait à Londres pour une visite de quelques jours. «Toujours la concurrence à l’embauche!» s’exclama Queuille. Il apprendra deux jours plus tard que de Gaulle avait «confirmé» par télégramme son désir de le voir venir. En fait, le télégramme avait été envoyé le 16, avant le week-end: «Je voudrais voir venir à Alger dès que possible MM. Queuille, Gouin et Jacquinot. Je vous prie de le leur dire de
ma part en ajoutant que les démarches nécessaires à leur départ d’Angleterre sont faites ici aujourd’hui.» Ce qui fut vite dit. De Gaulle formulait ses vœux, mais d’autres disposaient des moyens de les mettre en œuvre. Une première étape importante
avait été franchie, mais Queuille aura encore six longues semaines à attendre. Dans l'attente de son départ, Queuille aura l’occasion de faire la
connaissance de «l’autre général». Le 20 juillet, Giraud reçut le Groupe parlementaire, chose que de Gaulle avait toujours refusé de faire («pas de délégations», disait-il, selon Queuille). En consignant ses réactions après cette première rencontre, Queuille brossera un tableau plutôt favorable du concurrent de De Gaulle: «Impression sur Giraud: un soldat obsédé par les problèmes militaires. Il nous parle assez longuement de la nécessité de coordonner les plans anglo-américains et les plans russes. IL paraît TaDpOrter des ÉtatsUnis l’impression— grave — qu'aucune coordination n’a été établie. Un petit rire parfois désagréable, déconcertant, presque enfantin, mais des questions astucieuses: “Que faites-vous ici monsieur
Viénot? Chef de la délégation à Londres? Délégation de quoi? de qui?” A Bloch: “B.C.R.A.? Qu'est-ce cela? ” Ce simple apparem-
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ment n'est-il pas un faux naïf, plus astucieux qu’il ne paraît à premier examen ?»
Trois jours plus tard, Giraud recevra Queuille en tête-à-tête. Lui donnant du «monsieur le ministre » («l’autre jour, avec les parlementaires, je n'étais que monsieur le sénateur»), Giraud expliqua qu’il voulait lui demander son avis sur divers sujets, et d’abord sur ce qu’il pensait des milieux français de Londres. Un long échange de vues s’ensuivra, Queuille parlant aussi franchement avec Giraud qu'il avait l’habitude de parler avec de Gaulle. Ce fut, pour commencer, son «disque» familier. Quand il avait quitté la France, déclara Queuille en préambule, l’opinion française était attirée à 80 p. 100 vers le gaullisme, lequel symbolisait la résistance; les cadres de l’armée dissoute allaient eux de préférence vers Giraud. «Mais jusqu’à concurrence de 95 p. 100, tous les Français réclamaient l’accord des deux grands chefs, de De Gaulle et du général évadé, grand soldat que vous êtes.» Il avait, par exemple, entendu réclamer cette union chez lui par un des anciens camarades de Giraud au collège Stanislas, un homme de droite, et également par un sympathisant communiste, chef de la Résistance. Connaissant son départ prochain, ils lui avaient demandé, l’un et l’autre, «d’indiquer cette volonté française au général de Gaulle comme à vous-même si je le pouvais ». Et ce fut à cette occasion, ajouta Queuille, «que j’ai pris contact avec le milieu d’émigrés dans lequel j’ai vécu depuis trois mois ». Arrivé ainsi au centre de la question que Giraud avait posée, Queuille allait vider son sac avec vivacité. Dans ce «milieu d’émigrés », dit-il, il avait eu la surprise de rencontrer des oppositions, des résistances. «L’union pourquoi, et avec qui? questionnait-on, l’union sans conditions? alors qu’autour du général Giraud il y a des traîtres et des fascistes.. » Ensuite, tout en élargissant sa pensée, il entra dans le vif de son sujet: «En vérité, il y a toujours autour des grands chefs politiques et militaires des clans qui se constituent. Vous en avez autour de vous, me dit-on. Le général de Gaulle en a autour de lui. Politiciens, ne comprenant rien aux devoirs qui s’imposent à eux. Excagoulards ou vaincus de la politique passée qui veulent avoir leur revanche, ralliés de la première heure au mouvement gaulliste qui considèrent avoir acquis des droits définitifs sur la gestion des affaires de la France. Une vieille garde, a écrit quelqu'un, “qui considère que c’est une manière de trahison que de ne pas subordonner tout à l’homme qui est par son acte du 18 juin très haut dans notre histoire”.
Ces sentiments de fidélité nobles en eux-mêmes excluent tout juge-
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ment politique, ou jugement sain.» Puis, vidant son sac, Queuille parlera plus directement de son propre cas. «On en arrive à considérer comme traîtres, les hommes qui parlent de transaction nécessaire,
soit pour réaliser une union voulue par le pays, soit pour maintenir, resserrer, des accords avec les États-Unis et la Grande-Bretagne; comme suspects les gens qu’on a fait venir mais qui sont là seulement depuis peu de temps. » Ainsi lancée, leur conversation se poursuivit sur le même ton. Dans un bref commentaire après le cri du cœur de Queuille, Giraud en rajoutera — prenant comme exemple un général bien connu pour ses convictions gaullistes.. «C’est bien cela, acquiesça Giraud. J'ai connu cette mentalité ailleurs, même chez un de mes officiers que j'aime beaucoup...» Leclerc, car il s’agissait de Leclerc, lui avait demandé un jour: «“Quand vous subordonnez-vous à de Gaulle ?”? Il a du reste ajouté: “Nous dresserons des guillotines dans tous les villages.” C’est fou!» Giraud parlera aussi des «préventions personnelles » que Roosevelt avait contre de Gaulle, Tixier, Philip et Pleven. «Il faut que nous soyons sages, nous entendre avec eux, ne pas faire de politique à vue lointaine.» Puis, toujours aux antipodes de De Gaulle, Giraud ajouta: «Au reste, moi, je ne fais pas de politique, j'ai mes idées religieuses mais je n’ai pas d’arrière-pensées ni même de pensées politiques »… Répliquant à Giraud qu’il était bien obligé d’avoir des idées politiques, ne serait-ce que pour éliminer des risques, Queuille déclara qu’il y en aurait de sérieux lors de la Libération. Giraud fut d’accord: «Il faut éviter la guerre civile et pour cela maintenir l’ordre. » L’ordre et l’union, affirma Queuille, ne pouvaient se faire qu’avec une participation des gaullistes, «et même si possible des communistes ». Plus tard dans leur conversation, ils auront un échange d’amabilités sur la débâcle de 1940. «L’armée a de grosses responsabilités dans la défaite», dit Giraud. «Le Parlement ou les gouvernements en ont également », répondit Queuille, également avec raison. Mais, toujours aussi méfiant à l’égard des militaires, Queuille ajouta :« L’armée ne doit pas faire de politique, c’est sa grandeur et aussi sa servitude; or, vous avez actuellement dans les grands postes des chefs militaires qui ne cachent pas leurs opinions et leurs rêves. Il en est autour de vous comme autour de De Gaulle. » Giraud le rassura : «Oui, oui, dit
le Général, l’armée prétorienne soyez sûr que ce n’est pas moi qui la formerai, je ferai tout pour l’éviter.» Puis, prévenu que l’heure de son départ était arrivée, Giraud demanda à Queuille quand il partait pour
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Alger. Queuille répondit que Jacquinot et lui étaient réclamés. Giraud — aimable jusqu’au bout — lui dit qu’il allait s’occuper du départ des parlementaires. Giraud aura bien d’autres soucis en rentrant à Alger, et la plupart des parlementaires de Londres n’arriveront que plus tard. Bien que
beaucoup mieux placés sur la liste que ces derniers, Queuille aura
largement le temps de se voir offrir un poste dont il ne voudra à aucun prix: celui de président d’une commission d’enquête sur les «événements de Tunisie» (où un repli des Forces françaises avait permis aux Allemands de débarquer renforts et matériel). Quand on le lui offrira le 26 juillet, Queuille répondra fermement qu’il faudrait mettre à la tête de cette commission un homme ayant la pratique du droit. Jacquinot et Grenier ayant été pressentis d’en faire partie (Grenier demanda à réfléchir), Queuille nota dans son journal qu’il lui paraissait «fou» de constituer ainsi une manière de tribunal. «Les avocats auront beau jeu à opposer militaires et politiques. Je vois l’un d’eux soutenant que le Parti communiste a, au début de la guerre, commis des fautes plus graves que celles reprochées aux militaires : “C’est vous et vos amis, monsieur Grenier, qui devriez être jugés !”’» Et plus désabusé encore, Queuille ajouta: «Maïs n'est-ce pas cela que l’on désire?» Cassin, juriste éminent, fut du même avis, et quatre jours plus tard un télégramme partira : «Queuille et Jacquinot estiment que la commission envisagée doit être composée de juristes et de militaires pour raisons qu’ils donneront dès leur arrivée à Alger.» Les journaux anglais et la radio annonceront le 6 août que
Queuille avait été nommé au poste de président de la commission d’enquête (et le décret de nomination paraîtra au Journal officiel). Mais Queuille maintiendra son refus jusqu’au bout (ainsi que Jacquinot), et ce sera encore un sujet de désaccord entre de Gaulle et lui après son arrivée à Alger. En cette fin du mois de juillet 1943, les sujets de désaccord entre Queuille et de Gaulle ne manquaient décidément pas. Depuis son arrivée à Londres, comme
nous l’avons vu, ils s'étaient accumulés.
Queuille avait eu (et aura) souvent, comme il le dira plus tard, mal à son gaullisme. Il continuait et continuera à défendre de Gaulle à l’extérieur avec loyauté, mais aussi, parfois, avec résignation. Le 29 juillet, par exemple, après un dîner chez un fonctionnaire du Foreign Office et sa femme, passionnément antigaulliste, Queuille confiera à son journal: «Il faut plaider, défendre le Comité de libération, pouvoir usurpateur certes au point de vue constitutionnel, mais le devoir
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est de l’accepter pour éviter la bataille entre plusieurs gouvernements présomptifs.» Mais pourquoi pas des parlementaires, «d’hommes ayant l’expérience? Vous?», lui avait demandé la dame. «Parce qu’il faut des hommes nouveaux, et puis ne soyez pas plus difficile
que nous », répondit Queuille.… Queuille sera infiniment plus franc avec de Gaulle lui-même en lui adressant une longue lettre — quatorze pages — à la fin de son séjour londonien. Datée du 31 juillet, mais probablement rédigée aussi pendant les jours qui suivirent, Queuille ne la remettra à de Gaulle qu'après son arrivée à Alger (elle accompagnera un compte rendu des travaux et des propositions de la commission de débarquement). À travers cette lettre, expliqua-t-il, il voulait lui exprimer, en toute franchise, son opinion, ses réflexions et ses inquiétudes sur divers sujets. « Je pense, ajouta-t-il par précaution, que vous serez convaincu que j’agis, inspiré par le seul souci de servir.» Dans sa lettre à de Gaulle, Queuille prendra date — et le fera avec subtilité, sans agressivité, mais aussi sans mâcher ses mots. Il commença en parlant de lui-même, de son engagement, et de ses inquiétudes personnelles. « Tout d’abord, permettez-moi de vous rappeler que j'ai quitté la France sur votre invitation pressante. Il avait été formellement convenu alors qu’on ne donnerait pas de publicité à ma venue, et qu'’éventuellement on me fournirait les moyens de rentrer dans notre pays. Cependant, vous avez jugé utile, pour la France Combattante, d'annoncer mon arrivée à Londres et de me faire adresser un appel aux paysans français. Je me suis incliné. » Mais ce ne fut pas sans un prix. «J’ai ainsi augmenté les risques que pouvaient
courir ceux des miens qui sont restés en France et il s’est posé pour moi — à l’abri du danger — grâce à vous — un grand cas de conscience. » Et ce ne fut pas tout. « Ensuite, ajouta Queuille, j'ai eu le sentiment que c'était essentiellement pour cette publicité que l’on m'avait fait venir. Mais n’ai-je pas le droit de m’étonner des critiques, écrites ou verbales, répandues contre les parlementaires émigrés représentés ici comme des “ci-devant en quête d'emploi”. Vous voudrez bien reconnaître qu’en ce qui me concerne — et il en va de même, je crois, pour mes collègues — c’est le contraire de la vérité.» Puis, en défendant la démarche qu’il faisait, Queuille ira plus loin : «Je n’en suis pas moins rallié à la France Combattante. A ce titre, aux yeux de mes amis, pour les agriculteurs et les anciens combattants — dont je présidais de grands groupements — et peut-être pour mon parti, je reste
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associé dans une certaine mesure, si modeste soit-elle, à votre action. J'ai donc le devoir d’exprimer les inquiétudes que j’éprouve; je le ferai sans fard, avec l’espoir que vous voudrez bien apprécier ma franchise et ne pas me faire reproche de ma loyauté. Au reste est-il mauvais que vous soyez informé par d’autres que les représentants d’un seul parti politique, ou par des hommes qui ont quitté la France depuis longtemps déjà ?» Ensuite, tout en prodiguant des louanges appuyées à de Gaulle, Queuille passera aux conseils et aux avertissements non moins insistants. «Le destin veut, lui déclara-t-il, qu'aux moments dramatiques de la vie des nations surgissent parfois des chefs qui parviennent — ou contribuent — à écarter de graves dangers.» Poincaré et Clemenceau, affirma Queuille, furent de ceux-là, et de Gaulle, encore plus. «Dans
des heures plus sombres encore que celles qu’ils connurent, vous avez, en fait, pris en charge l’honneur, l'intérêt et l’avenir de la patrie.» Depuis son geste du 18 juin, les Français, dans leur immense majorité, lui avaient fait confiance. De Gaulle avait, donc, de grandes responsabilités. «Il en est résulté, pour vous, des devoirs nouveaux que vous ne pouvez méconnaître, que vous ne pouvez éluder. » Tressant alors une couronne républicaine — mais un peu au conditionnel — à son interlocuteur, Queuille déclara que de Gaulle aurait pu, en conscience, se demander si, en vue de contrecarrer pour l’avenir les erreurs et les fautes commises dans le passé, il ne convenait pas
d'imposer à la nation les plans de reconstruction lui paraissant les meilleurs. Mais de Gaulle ne l’avait pas fait. «Vous avez, heureuse-
ment, pensé n’en avoir pas le droit. Bien mieux, vous avez voulu affirmer, solennellement, votre foi en la démocratie. Et la France, si
ardemment républicaine, s’est encore rapprochée de vous. » Jusque-là, cela aurait pu passer, mais Queuille se permit ensuite d’ajouter une
phrase qui allait faire tiquer le susceptible destinataire de sa lettre: «Comment
pourrait-on, du reste, demanda-t-il, rêver d’instituer je
ne sais quel régime national-socialiste ou fasciste dans un pays comme le nôtre, où le peuple est traditionnellement réfractaire aux formules d’autorité, et à l’heure où les pays totalitaires sombrent dans l’effroyable tragédie qu’ils ont eux-mêmes déclenchée ?» En tant que chef civil du pouvoir provisoire, poursuivit Queuille, de Gaulle avait l’ingrate obligation de gouverner, «c’est-à-dire de sauvegarder tous les intérêts de la nation». Dans le cadre de ces hautes fonctions, ajouta Queuille, il convenait certes de mettre au
point des plans généreux de reconstruction. Mais, demanda-t-il en
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gestionnaire chevronné, et en pensant à ses expériences à Londres, «n'est-il pas certain que ces plans seraient inutiles, dans le cas où leurs auteurs perdraient leur autorité pour avoir manqué de prévoyance dans des tâches plus humbles mais plus immédiates ?». Puis, donnant encore un avertissement, Queuille prévint de Gaulle qu’il serait imprudent de trop faire fond sur les manifestations de l'enthousiasme populaire ou sur la reconnaissance des masses et des élus. «Les exemples de Thiers, de Clemenceau le démontrent comme le démontrent aussi d'innombrables cas dans la récente histoire des pays étrangers. » Ensuite, l’homme de gouvernement qu’était Queuille alla au fond de sa philosophie politique, la philosophie qui guidera ses pas quand il sera au pouvoir lui-même cinq ans plus tard. «Gouverner, c’est prévoir, mais aussi, et, surtout, ne pas trop décevoir. Or, les gouvernants sont aux prises avec des obligations contradictoires. Il en résulte, fatalement, et l’abandon de certains rêves, et la nécessité des transactions avec l’idéal. Ces abandons, ces transactions, auxquels ils
sont condamnés, soulèvent évidemment des critiques. L’on ne manque et l’on ne manquera jamais d’opposer les solutions adoptées à celles qui auraient pu être retenues, ces dernières gardant le mérite de n’avoir pas subi l’épreuve du fait. » Passant aux dangers immédiats, et comme toujours très préoccupé des débordements prévisibles lors de l’épuration qui suivrait la Libération, Queuille parla de deux «graves menaces » : celle d’une guerre civile, et celle d’une occupation militaire par les armées alliées. Ceux qui auront durement souffert auront la légitime volonté de voir châtier les traîtres, déclara-t-il, «mais comment se fera cette œuvre d’épuration ?». Si elle se faisait dans le désordre, sans discipline, sans
garanties de justice, «il est à redouter qu’elle ne soit prétexte à l’assouvissement de rancunes personnelles, qu’il survienne des émeutes sanglantes, aboutissant à la création de pouvoirs locaux ou de plusieurs gouvernements présomptifs ». Les armées alliées ne tolérant pas de tels désordres, «nous risquons ainsi de supporter, après les horreurs de la guerre civile, l’humiliation d’une occupation militaire et d’une administration étrangère ». Précisant sa pensée et ses craintes, Queuille ajouta : « Voilà l’avenir, sanglant et humiliant qui peut être appréhendé si sont maintenues, sans être précisées, certaines consignes données à des Français résistants : “A l’heure de la Libération, vous devez prendre d’assaut les préfectures, les mairies et vous assurer du pouvoir.” »
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HENRI QUÉEUILLE EN SON TEMPS
En parlant des travaux de la commission de débarquement en
général et des problèmes du ravitaillement en particulier, Queuille sera toujours aussi sombre. Trop peu avait été fait, souligna-t-il, et il avait été, lui-même, parfois peu informé ou pas du tout des initiatives prises par d’autres. Affirmant qu’une des premières tâches était d’être en mesure d'améliorer le ravitaillement des populations libérées, Queuille observa que la plupart des pays occupés avaient obtenu certains engagements de la part des Alliés, arrêté des programmes, et parfois effectué des achats de vivres. Mais la France, elle, « jusqu’à ces dernières semaines, n’a rien fait dans ce domaine, à ma connais-
sance du moins». Et ce fut, ajouta Queuille, par hasard qu’il venait d’apprendre que le Comité de libération avait été saisi, «il y a trois semaines environ», d’un projet de convention internationale relatif à «l'institution de l’administration de l’assistance et du secours des Nations unies». Et ce fut par un message radiodiffusé le 28 juillet qu’il avait appris que «le Comité français travaille à préparer les approvisionnements qui ranimeront la vie du pays dès que les premiers soldats apparaîtront sur le sol»... «Cette information m'a apporté un léger apaisement, ajouta Queuille avec un zeste de litote. Mais n'est-il pas imprudent de faire naître des espérances qui ne pourront, hélas, être pleinement satisfaites?» Puis, l’ancien ministre du
Ravitaillement résuma, ainsi, le fond de sa pensée: «Le peuple français n’en jugera pas moins, pour une part certaine, l’action du Comité de libération par la façon suivant laquelle sera obtenue, après le Débarquement, une amélioration de la situation alimentaire. » Queuille donnera également son avis sur d’autres problèmes — dont le statut de la marine marchande, le paiement dans les zones libérées des traitements et des retraites de fonctionnaires, et la situation économique d’après-guerre. «Sans doute dois-je m’excuser, mon général, de discuter librement votre point de vue, déclara-t-il. Ce n’est pas, je crois, dans les habitudes de ceux qui vous entourent. Mais ne doit-on pas plutôt considérer que c’est la meilleure façon
d’être utile que celle de dire très franchement son opinion sur des questions que l’on a quelque peu étudiées ?» Tout en présentant ses opinions, Queuille mit l’accent, comme toujours, sur la nécessité impérieuse de l’unité française — condition inéluctable, selon lui, pour obtenir la reconnaissance officielle des Alliés, ce qui était également une nécessité impérieuse. «Quelle que soit la position adoptée sur ces derniers sujets, il est certain qu’elle pourra pleinement s’affirmer, seulement, lorsque la France aura
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retrouvé son autorité à la faveur d’une reconnaissance largement accordee a ses representants.» Et pour parvenir à ce but, soulignat-il, «il importe évidemment que le Comité de libération apparaisse aux yeux des moins indulgents comme /e mandataire accepté par la communauté des Français, eux-mêmes réunis dans un strict esprit de concorde ». En expliquant à de Gaulle comment promouvoir cette indispen-
sable unité française, Queuille défendra la République. Il lancera quelques piques, aussi, mais presque toujours avec un brin de politesse. Les discordes d’Alger, déclara-t-il, «si nobles et si solides
qu’en soient les raisons », devraient cesser d’apparaître au dehors et ne plus servir d’aliment à des controverses publiques. En outre, demanda-t-il, «est-il opportun de paraître proclamer la République seule responsable de notre défaite, et de prendre comme plaisir à dénoncer des erreurs ?». Tout en faisant des concessions, Queuille
persistera dans la défense de la République qu’il a si longtemps servie : «Je me garderai bien de ne pas reconnaître ses faiblesses. Je crois que des réformes importantes doivent être accomplies dans le régime démocratique français. Mais proclamer cette nécessité de réforme ne doit pas nous conduire à faire, sans répit, le procès de la France républicaine, alors que les constitutions des pays alliés ont aussi laissé commettre des fautes, alors que des critiques trop exclusives peuvent faire naître des controverses et qu’il est primordial de retrouver par la dignité de notre attitude l’audience des nations.» Ensuite, en brodant sur ces mêmes thèmes, Queuille élargira leur
portée: «Plus généralement, il faut admettre que l’heure n’a pas sonné d’engager des discussions et de prononcer des paroles qui portent en germe des oppositions de classes et de partis. Sans doute, j'affirme et je répète que la France de demain doit avoir une structure différente de celle d’avant-guerre. Il serait coupable de ne pas prévoir cette évolution indispensable par des réformes appropriées. Mais — je le pense du moins — l’heure n’a pas sonné, et dans notre souci de présenter un front uni aux regards étrangers, nous devons appréhender tout ce qui peut diviser la France et affaiblir l’autorité du Comité d'Alger.» Puis vinrent quelques piques contre ceux auxquels Queuille reprochait de mettre en danger — par leurs paroles et leurs desseins outranciers — l’unité française tant nécessaire. «J’ai entendu un jour, raconta-t-il, l’un des “planistes”, collaborateur d’un des commissaires
nationaux, me dire que “le petit commerce n’existe plus en France et
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HENRI QUEUILLE EN SON TEMPS
devrait être sacrifié.” » Une voix, plus autorisée encore, avait déclaré publiquement: «Les paysans devront être matés lors de la Libération.» Et puis, «on a fait autour de nous, souvent, le procès de la
bourgeoisie défaillante». Il savait, concéda Queuille, que la haute bourgeoisie avait eu dans son ensemble une attitude douteuse, sinon coupable. «Mais, supposez un régime démocratique institué demain en France et faites l’addition des Français petits commerçants, petitsbourgeois, vous arriverez ainsi à un total qui représente la majorité des électeurs. » Venant ensuite aux syndicats et aux partis politiques, Queuille affirma qu'il était inquiétant, pour ceux qui souhaitaient que «l’Union sacrée» survive au moins un certain temps à la Libération, de voir les syndicalistes proclamer qu’ils reprendraient alors leur indépendance. Le Parti communiste, ajouta-t-il, faisant de même, et des
fractions du Parti S.F.I.O. — «cependant largement représenté auprès de vous » — adoptaient une position de réserve. En plus, l’union était devenue plus difficile par le fait de certaines manœuvres comme il en avait vu à Londres — «les unes s’insinuer, les autres s’étaler, largement». Tout en les résumant, Queuille les plaça dans un contexte plus encourageant... «Il n’empêche! Les calomnies, les mouchardages, les suspicions, les batailles de clans relèvent à peine du mépris au moment où la France républicaine est si belle, si émouvante et si grande dans sa bataille occulte de tous les jours! » Après avoir affirmé que la bonne entente entre les Français était la condition préalable à des relations à la fois dignes et harmonieuses avec les grandes nations alliées, Queuille insista longuement sur l’importance de tenter d’établir de tels rapports — «même si notre légitime fierté devait en souffrir ». Il en coûtait certes, déclara-t-il, «à cette fierté et au sentiment que nous avons de la justice de voir la place
qui est réservée à notre pauvre pays». Il est profondément injuste «de n'être pas considérés, au moins, comme les égaux de la Chine, nous qui pouvons accepter d’être comparés avec n’importe quel pays, si le bilan est fait de la gloire et des sacrifices de chacun, de cette
longue lutte contre l’Allemagne commencée en 1914. Mieux encore, nous aurions droit de nous considérer, et de nous faire valoir, comme
victimes en 1939 et 1940, d’abord, des dente guerre et, ensuite, des errements depuis 1918. Sans doute avons-nous Etats-Unis sont-ils sans reproche, eux, 1918, contrairement aux engagements
sacrifices subis dans la précédes politiques anglo-saxonnes commis des fautes. Mais les qui nous ont abandonnés en pris par le Président Wilson?
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Et la Grande-Bretagne n'est-elle pas responsable, elle qui a adopté plus que nous-mêmes une politique imprévoyante à l’égard du Reich menaçant ? ».
Ce rappel historique par quelqu’un qui avait vécu de près les événements dont il parlait — comme médecin militaire, parlementaire, et ministre — ne fut, bien sûr, qu’un préambule pour ce qu’il avait à dire. «N’importe! Il convient de tout faire pour établir des rapports confiants avec les deux grandes démocraties anglo-saxonnes comme nous devons nous efforcer d’améliorer nos rapports avec la Russie. » L’admonestation qu’adressera alors Queuille à de Gaulle sera sans fard et sans ambages. «Sans doute, à d’autres époques, eût-il été possible de jouer un autre jeu plus complexe. Nous sommes actuellement trop faibles pour y réussir. Nous irriterions sans être agissants. » Et ce ne fut pas son seul conseil. «Des bruits sans doute tendancieux », ajouta-t-il, circulaient à Londres selon lesquels le désaccord entre les
États-Unis et le Comité de libération aurait pris la forme d’une sorte de conflit personnel entre Roosevelt et certains membres du Comité,
et il en aurait été de même pour Churchill. «Il importe», Queuille avertit de Gaulle, lequel était, malgré tout, le premier personnage visé, «de dissiper ces malentendus et de créer des courants de sympathie, de provoquer le climat opportun». Queuille terminera sa longue lettre à de Gaulle en parlant de l’avenir, de l’Europe et de lui-même. En scellant un front commun marqué de sincérité et de dignité, déclara-t-il, la France pourrait figurer avec autorité dans les assemblées où la destinée des nations serait peut-être infléchie pour des siècles. Et il n’y aurait plus lieu de «redouter à l’intérieur du pays que soient suscités par la fiction de l’illégalité ces gouvernements présomptifs qui seraient envisagés en France ou à l’extérieur par certains, me dit-on». Son autorité ayant grandi, il deviendrait possible au Comité de libération de remplir, aussi, «cette sorte de mandat pour lequel il est sollicité: être le porte-parole des nations occupées actuellement par l’ennemi commun, la Belgique, la Hollande, et tous les peuples amis des Balkans qui espèrent en nous pour les défendre à la table où sera négociée la paix, grâce à la constitution en quelque sorte préétablie d’une entente européenne ». Puis, sur un ton bien plus personnel, Queuille ajouta: «Sans doute, mon Général, ai-je tort d’écrire cette lettre, vous ne pouvez
cependant m’en tenir rigueur. Je m'étais retiré dès juin 1940 dans une petite ville du centre de la France, je menais là-bas la vie d’un exploitant forestier. C’est vous qui avez voulu me mêler à l’action de
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la France Combattante. Je m’en crois autorisé, je l’espère du moins, à donner librement mon opinion. Quel que soit l’intérêt que vous accordiez à celle-ci, je vous prie de la considérer comme l’expression renou-
velée du dévouement qui m’a fait répondre à votre appel.» Et il signa : «Henri QUEUILLE, sénateur, ancien ministre. » Ayant ainsi préparé un compte rendu — somme toute extraordinaire — de ses pensées et de ses conseils pour son «chef», Queuille fut plus que jamais prêt à le rejoindre à Alger. Le 27 juillet 1943, il avait participé pour la dernière fois à une réunion du groupe parlementaire. La dernière réunion à Londres de la commission de débar-
quement avait eu lieu le 28 — la suite de ses travaux étant reportée à Alger. Déjà, le 22 juillet, Boislambert lui avait envoyé une longue note lui expliquant les démarches à faire pour préparer «un départ éventuel à dater du 10 août »: passeport, visa de sortie, inspection des bagages, etc. — «résistants et bien fermés», les bagages ne devaient pas dépasser 400 kg... Le 5 août, le médecin-chef de la place, le lieutenant Abaza, lui signa un papier certifiant que son état de santé ne lui permettait pas d’effectuer une vaccination «antityphoparatyphoïdique» par injections (le nécessaire serait fait par voie buccale à son arrivée en Afrique du Nord, ajouta le médecin-chef). En attendant son départ, Queuille continuait à voir du monde. Le 4 août, par exemple, il reçut la visite de l’amiral Muselier, «très excité contre de Gaulle». Mais Queuille s’impatientait surtout, notant le lendemain : «La comédie du départ continue. On inscrit avec le n° 4 ou 5 la petite amie du colonel B. Nous ne partirons que quand nous pourrons. Il est vrai que Couve de Murville attend toujours » (alors proche de Giraud, et de passage à Londres après une visite à Washington, Couve de Murville était venu voir Queuille le 4 août pour une longue conversation). Mais l’intendance suivait quand même — et elle était américaine. Queuille n’écrira plus dans son journal à Londres à partir du 6 août, mais — incontestablement impressionné — il racontera l’histoire de son
départ en reprenant son journal après son arrivée à Alger. Ce fut le 9 août, à 5 heures du soir, dit-il, que Jacquinot et lui furent avisés qu’ils devraient se rendre à l’ambassade américaine. Là, ils apprirent qu'ils partiraient le lendemain et que, à 3 heures du matin, ils devraient être avec leurs bagages dans un local près de l’ambassade. L’intendance était bien américaine mais, comme pour toutes les intendances militaires du monde (surtout en temps de guerre), il sera néces-
saire de se plier à la vieille tradition de «se dépêcher et attendre»... A
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3 heures du matin du 10 (une «journée d’affolement », résumera Queuille), ils étaient pesés ainsi que leurs sacs, et on leur donna rendez-vous à 7 h 30 du soir. A cette heure, un car les conduisit à la gare. Son fils était présent : «Pierre m’ accompagne très ému.» Et la première étape commença : «Départ, direction Écosse où l’on arrive au petit jour sur le terrain d’aviation. » Où, bien sûr, ils attendront encore. Mais, même sur un terrain d’aviation dans la lointaine Écosse, Queuille trouvera une attache
corrézienne. «Je découvre un lieutenant anglais ami du fils Dalègre de Saint-Exupéry où il a passé quelques jours. Cela nous facilite les formalités de censure, contrôle de l’exportation de livres, examen des bagages ».. Et ils attendent. «Nous devons être fixés sur le départ à 7 h 30. A cette heure, on nous dit de revenir au service compétent à 8 heures, puis à 8 h 30.» Et comme ce fut déjà le cas lorsqu'il quitta la France, Queuille ne fut pas seulement impatient. «Il fait un froid de chien, on a dû allumer du feu toute la journée !» Enfin, à 9 heures, on leur remit des vêtements de sauvetage qu’il fallait endosser. «Nous
prenons ainsi l’allure de crabes; et l’on se dirige vers l’avion, un magnifique quadrimoteur. Et la vue de l’avion — si grand comparé au petit Lysander qui l’avait amené en Angleterre — ne fut pas la seule apparition qui l’aura impressionné ce jour-là. «Nous donnons un dernier coup d’œil au terrain sur lequel dans l’après-midi se sont posés plus de cinquante avions arrivant directement des États-Unis et qui n’ont plus qu’à être armés... » Le vol de l’Écosse au Maroc — la prochaine étape — fut paisible. L'avion transportait surtout du matériel («d’énormes caisses lourdes solidement amarrées »), mais il y avait deux banquettes pour les sept passagers, dont les deux Français. «Comme on est mal sur les banquettes, et suivant une tradition constante, paraît-il, nous utilisons les ceintures de sauvetage comme coussins puis comme matelas.» Après un temps magnifique au départ, le temps se couvrit, mais ensuite ils auront une vue sur «les îles anglaises » et sur un coin de l'Irlande.
«Pas de secousses, souligna Queuille, on a vraiment l’impression d’une sécurité absolue. » Pourtant on leur avait remis au départ une
boîte de pastilles et autres aliments concentrés vitaminés — «sans doute pour le cas où nous ferions un atterrissage forcé dans le lointain désert». Après s’être dirigés d’abord vers l'Amérique, «c’est en plein océan que l’avion prendra la direction de Marrakech ». Queuille dormira quelques heures, et ils y arriveront vers 8 h 30. Là, «une
liaison de jeunes sous-officiers très aimables» s’occupa d’eux, et ils
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auront une voiture à leur disposition pour visiter Marrakech — où sa fille et son gendre, se souviendra-t-il, étaient venus après leur mariage. Et, comme ce fut le cas si souvent, Queuille aura une pensée pour les siens restés en France. «Je revois à l’occasion de ce souvenir tous ceux qui en France pensent à moi, ma pauvre femme, mes petits. » L’après-midi, ils montèrent dans un autre avion — encore un quadrimoteur, mais celui-ci avait des fauteuils — et mirent le cap, cette
fois, sur Alger...
Et à Alger Queuille restera un peu plus d’une année à Alger, du 12 août 1943 jusqu’au 29 août 1944. Il sera beaucoup plus en vue qu’à Londres. Quittant la touche pour passer avec éclat en première ligne, il sera nommé commissaire d’État aux commissions intercommissariales un peu moins de quatre mois après son arrivée. Jouant dorénavant un rôle de tout premier plan, il sera appelé à remplacer de Gaulle pendant ses absences, d’abord comme président par intérim du Comité de libération, et ensuite comme président par intérim du gouvernement provisoire de la République française. Il occupera aussi d’autres postes, dont celui de président de la commission de débarquement pendant tout son séjour, et (plus brièvement) sera président du Comité économique et président du Comité supérieur du Ravitaillement.
Queuille apportera à toutes ses tâches des qualités de gestionnaire qui étaient bien rares à Alger. Comme le dira son ancien copassager de Lysander, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, en évoquant ses collègues du Comité de libération, ils étaient tous «suffisamment intelligents, consciencieux et honnêtes », mais ils étaient tous des amateurs — «sauf M. Queuille !». Et de Gaulle lui-même, en parlant de ses ministres à Alger dans ses mémoires dix années plus tard, dira que Queuille (cité le premier) apportait tout ce qu’il possédait «par nature, de bon sens et de prudence, et tout ce qu’il a acquis d’expérience, sous la IIT° République, comme membre de douze gouvernements?». Environ huit gouvernements manquaient à un compte difficile à établir avec précision, mais il est évident que l’expérience —
et les qualités — de Queuille furent bien utiles à de Gaulle. Plus explicite, Edgar Faure, qui fut un adjoint de Louis Joxe au secrétariat général du Comité, affirmera dans ses mémoires:
«Le général de
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DE GAULLE
ST
Gaulle lui faisait grande confiance, lui remettait son intérim et se déchargeait sur lui de tout le “détail” du gouvernement ».. En outre, de Gaulle trouvera toujours en Queuille quelqu’un qui n’hésitera pas à lui tenir tête, et pas seulement sur des points de «détail». Inquiet des événements qui pourraient advenir au moment de la libération de la France (une épuration sanglante, une guerre civile, des difficultés politiques de toutes sortes), Queuille fut un partisan résolu de la clémence. Il défendra son vieux collègue Flandin qui, comme
ancien ministre de Pétain, sera arrêté en décembre, et il
sera affligé par l’exécution de Pucheu en mars. Il défendra aussi, et toujours, les institutions républicaines de la IIT° République — qu’il était prêt à voir aménagées mais non à voir transformées. Mais malgré ses multiples doutes, Queuille restera fidèle à de Gaulle qu’il continuera à considérer comme l’homme indispensable à l’unité française. En décembre et en janvier, par exemple, il rejettera avec force et détermination les intrigues de ceux qui pensaient déjà à la formation d’un gouvernement présomptif en métropole (plus tard, certains penseront à lui pour occuper l'Élysée avant l’arrivée des Alliés à Paris). Bien entendu, il tiendra de Gaulle au courant du peu qu’il apprendra de ces manœuvres. Mais Queuille ne sera pas seulement combatif. Cherchant toujours le chemin du devoir sur lequel il avait «tant d’incertitudes », manifestement mal à l’aise dans un gouvernement provisoire, incrédule devant l’ampleur des crises successives («De quoi demain sera-t-il fait?» se demanda-t-il à maintes reprises), Queuille sera souvent, aussi, très découragé. Dès le mois de mai en tout cas, et probablement bien avant, il sera déterminé à prendre sa liberté dès son retour en France. Mais, en attendant, il remplira son «contrat» jusqu’au bout. Inquiet sur le devenir de la France, Queuille le sera encore plus pour sa famille qui — du fait de sa prééminence croissante — sera de plus en plus menacée de représailles. Il aura très peu de nouvelles (avec parfois de fausses nouvelles) pendant son séjour, et il apprendra tardivement que sa femme et ses petits-enfants avaient fui Neuvic pour se cacher et que son frère avait été interné. Comme d’habitude, Queuille mènera une vie personnelle très simple — pendant les dix mois qui précéderont l’arrivée à Alger de sa fille et de son gendre, il logera chez ses amis les Dulin, où il se contentera d’un canapé dans un salon comme chambre à coucher... Sans sa famille, Queuille réus-
sira quand même à recréer autour de lui une ambiance corrézienne, et il aura, comme à l’accoutumée, un entourage qui lui sera très fidèle et
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dévoué. Comme ce fut le cas à Londres, il aura des ennuis de santé, maintenant aggravés par une chaleur dont il souffrira beaucoup. Plus inquiétant, ses problèmes d’équilibre se manifesteront de nouveau. Queuille remplira son contrat jusqu’au bout, mais, après une année dans la marmite algérienne, il sera, et il le dira, très, très fatigué.
Premiers mois algérois Son séjour à Alger commença mal. Quand l’avion transportant Queuille et Jacquinot se posa à l’aéroport, et malgré l’ordre de faire prévenir par téléphone Dulin de Marrakech, personne ne les attendait.. Dulin n’avait pas été averti... «Nous sommes furieux », notera Queuille dans son journal. Après avoir téléphoné «au prix de difficultés inouïes », et la voiture annoncée n’arrivant pas, ils durent demander «aux Américains» de les conduire en ville, à l'Hôtel Aletti (un hôtel au centre d’Alger). Là, ils furent «repêchés» par André Diethelm et un de ses collaborateurs qui les emmenèrent à l'Hôtel de Nice, où ils seront hébergés. Ensuite ils furent invités à dîner sur le bord de la mer par des amis de Jacquinot. Le hasard voulut que Palewski s’y trouvât. Queuille en profita pour lui parler avec force des conditions de leur arrivée. «Je ne crois pas qu’il ait souvent été secoué comme je l’ai fait», notera Queuille. Impressionné, Jacquinot se souviendra de cet éclat plus de quarante ans plus tard: «C’est à Alger que j'ai connu la fermeté de caractère du président Henri Queuille », déclarera-t-il. Queuille avait tenu à Palewski «un discours d’une rare violence, car il estimait que les parlementaires français venus à Alger devaient être reçus correctement *». Queuille profita aussi de l’occasion pour dire à Palewski ses inquiétudes sur «l’œuvre des apprentis sorciers qui ne semblent pas voir les risques de demain ». Puis il lui parla de sa lettre à de Gaulle. Il désirait, ajouta-t-il, être reçu après que de Gaulle en aura pris connaissance. Deux jours plus tard, ce fut chose faite. L'accueil réservé à Queuille par de Gaulle lors de cette première rencontre à Alger fut décidément frais. Sa lettre, nota Queuille, et qui aurait pu s’en douter, l’avait manifestement froissé, de Gaulle «tiquant» surtout, bien sûr, sur le passage relatif aux rêves totalitaires. «Alors vous semblez insinuer que je les ai faits ces rêves ?», déclara de Gaulle. «Je dis au contraire que: “vous ne les avez pas faits !”», répondit Queuille. «Pour le reste, vous enfoncez les portes
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ouvertes, continua de Gaulle. Je sais bien les risques que nous courons, guerre civile...» Et Queuille de répondre: « Je le pense, mais je ne crois pas que l’on fasse le nécessaire pour les éviter, et c’est cela qui m'inquiète.» Mais il fut impossible de discuter plus avant, ajouta Queuille, car de Gaulle avait une idée: lui faire accepter la présidence de la commission d’enquête sur les événements de Tunisie... Queuille n’en éprouvait aucun plaisir et, ostensiblement, il n’était plus du tout aux ordres. «Je maïintiens mon refus après m’être
étonné que ma nomination ait été faite après les télégrammes de refus envoyés de Londres quand on m’avait pressenti.» Et il s’en
expliqua de nouveau: il fallait à la présidence un homme ayant la pratique du droit; il n’avait pas les qualités de l’emploi et la commission de débarquement lui donnait beaucoup de travail; et ce serait une faute politique de courir le risque d’une bagarre politique par suite de la présence d’un communiste à qui les accusés reprocheraient l'attitude de son parti en 1939. Bien plus, ajouta Queuille, «on devrait obtenir de tous les partis une trêve jusqu’à la période qui précédera les élections ». Les communistes devraient être sollicités à souscrire à cette trêve, et — et ceci restera un des thèmes immuables de Queuille à Alger — «un communiste devrait être associé à l’œuvre du Comité...» Restant inflexible, de Gaulle minimisa le rôle de la commission, déclara qu’il s’agissait d’une simple enquête historique qui demanderait peu de jours, et pro-
posa à Queuille de revoir les attributions de la commission. «Je ne puis refuser », confia Queuille à son journal, ajoutant qu’il donnerait sa «réponse définitive, qui sera sans doute un refus, dans trois ou quatre jours ». Queuille réitéra son refus quatre jours plus tard — il avait conclu, après une conversation avec le commissaire à la Justice, que la commission d’enquête l’occuperait pendant des semaines, et que ses attributions étaient loin d’être seulement «historiques». Il avait pensé faire part de sa décision à Palewski, maïs celui-ci, raconta Queuille toujours dans son journal, avait dû prévenir de Gaulle car, dès qu’il arriva chez le directeur du cabinet, «le général ouvre la porte, feint la surprise, me fait entrer chez lui». Cette deuxième rencontre, évidemment préparée par de Gaulle, sera encore plus pénible
que la première, de Gaulle prenant «très mal» son refus, ainsi que celui de Jacquinot. «Je pensais, déclara de Gaulle, que je pouvais compter sur le dévouement de ce dernier, j’envisageais un jour d’élargir le Comité et de lui demander...» Cela fut trop pour Queuille, qui
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interrompit de Gaulle en lui disant : «Maintenant il est frappé d’indignité pour refus d’obéissance. Je dois du reste penser qu’il en est de même pour moi, et que cela vaut aussi pour la commission de débarquement que le Comité m’a demandé de prendre.» La réponse de De Gaulle ne fut guère encourageante : «Non pas pour cette commission». Et la suite le fut encore moins : «Nous échangeons quelques mots presque désagréables ». Queuille rendra compte seulement des siens : «Je ne vous demande rien; je suis venu parce que vous me l'avez demandé; vous n’avez pas respecté l’engagement pris de me laisser servir sans dévoiler ma venue, j’ai donné ainsi une preuve de dévouement que vous avez tort d'oublier. en tout cas, c’est la preuve que je ne suis pas venu faire carrière. J’ai l'honneur de vous saluer... » Queuille s’en alla, mais son départ aura, quand même, un côté positif. «Au lieu de me faire sortir directement, il me fait passer chez Palewski, qui essaie de rattraper un peu»... Les premiers contacts de Queuille à Alger ne furent pas limités, bien sûr, à de Gaulle et Palewski. Jean Monnet, par exemple, lui adressa une lettre le lendemain de son arrivée et offrit de mettre son
appartement à sa disposition: «Comme je couche à la campagne, vous serez absolument libre et certainement plus confortable que vous ne l’êtes à votre hôtel» (Queuille déclina l'invitation). Monnet exprima aussi son «plus vif désir » de le voir rapidement. Il le conduisit à Tipasa le dimanche suivant, et les deux hommes allaient rester en contact étroit pendant les mois qui suivirent. Queuille verra aussi Giraud, qui lui écrivit le 17 août, cinq jours après son arrivée. Il avait appris que Queuille voulait le voir; il partait le lendemain à l'aube, expliqua-t-il, «pour une inspection importante » ; mais est-ce que Queuille voudrait lui «faire l’amitié» de venir déjeuner samedi? «Nous pourrons causer », ajouta Giraud, qui signa: « Bien cordialement à vous.» Giraud recevra Queuille le 1° septembre, mais ce sera dans son bureau, et pour présenter des idées que Queuille trouvera
«inacceptables » : l'établissement de liaisons militaires à l’échelon des régiments et non pas des divisions ((manque d’hommes», objecta Queuille), et la reconstitution des bureaux militaires près des mairies
et des préfectures tels qu’ils avaient fonctionné en 1940 (où ils furent «lamentables », d’après Queuille).…. Les rapports entre Queuille et de Gaulle avaient une tout autre importance — surtout pour Queuille. Il ne cherchait pas, avait-il dit, à faire carrière à Alger, mais le rôle qu’il y jouera dépendait du chef
de la France Combattante — l’homme à qui il venait de tenir tête le
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18 août, et ceci après lui avoir envoyé une longue lettre qui l’avait visiblement agacé. Mais de Gaulle, homme de caractère, ne dédaignait pas ceux qui, à l’occasion, en montraient aussi. Et de Gaulle
savait, en outre, que Queuille pouvait être utile — à cause commune. Le 20 août, donc, Queuille recevra un tant à dîner quatre jours plus tard aux Oliviers, chez Mme de Gaulle (la mention «R.S.V.P. » fut rayée, ainsi
lui, et à leur carton l’invile Général et que l’adresse,
4, Carlton Gardens, S.W. 1...).
De Gaulle, ce fut aussi dans son style, ne faisait pas les choses à moitié quand il s’agissait de se montrer réconciliateur. Le dîner du 24 août fut un «grand dîner », nota Queuille, avec Giraud, Massigli, Tixier et le général Koenig parmi les invités. De Gaulle, ajouta Queuille, «est très aimable avec moi», et — geste très clair — «on me réserve, me donnant le pas sur les commissaires, la gauche de la générale» (avec Giraud à sa droite). Conclusion de Queuille : «II semble qu’il ne s’est rien passé entre le général et moi.» Son refus de se plier devant la volonté de De Gaulle était apparemment oublié, ou du
moins accepté, et Queuille pouvait de nouveau envisager la possibilité de jouer un rôle de premier plan à Alger... Queuille avait pourtant encore plus de deux mois à passer avant d’être nommé commissaire d’État — une période qui sera riche en crises, rumeurs et activités diverses. Dès son arrivée, il avait repris son poste à la tête de la commission de débarquement, où le travail deviendra vite «fébrile» («on parle d’une action sur la Corse»). Il s'installa au palais d'Hiver («bureaux convenables et considération plus que distinguée des militaires avec qui je travaille»). Mais le 8 septembre, il dut céder la place et s’installer, avec ses subordonnés, villa Rougement.
«On m'a réservé un petit bureau. Ce dernier,
très suffisant, je passe ma journée à l’installer, la photo de ma femme et de Françoise [sa petite-fille]... Cela va très bien.» Queuille fera même des recherches sur l’histoire contemporaine. « Depuis mon
arrivée, nota-t-il le 30 août, j'ai essayé de m’informer
sur le
débarquement américain, le complot royaliste. Tout cela est bien compliqué et vraiment on a peine à découvrir la vérité. On pourra un jour écrire un livre sur “les mystères du comte de Paris.”» Queuille n’écrira pas un livre, mais il continuera son enquête, interrogeant les acteurs et analysant des dossiers — et rédigera finalement une note de cinq pages à laquelle il donnera ce même titre. Sa conclusion, après avoir étudié les événements fort embrouillés de novembre et de décembre 1942: «Le comte de Paris avait incontes-
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tablement dans le [milieu] nord-africain depuis des mois des “services” travaillant pour son accès au trône.» Comme à Londres, Queuille continuera à voir beaucoup de monde. Le 23 août, par exemple, il rencontra pour la première fois Harold Macmillan, alors ministre résident auprès des états-majors alliés en Afrique du Nord. Le 27, il se rendit chez Catroux. « Rien de bien sensationnel», notera-t-il dans son journal, ajoutant quand même que Catroux lui avait appris que l’attaque aérienne contre Alger quelques heures plus tôt — «qui nous a valu dans la nuit un feu d’artifice magnifique et un boucan infernal » — avait fait quelques victimes, et que trois avions avaient été descendus. Ses contacts avec Monnet se succéderont, Queuille observant (en août) que Monnet
«joue le rôle du grand politique qui veut enlever toute possibilité de fascisme à l’entreprise présente », et puis (à la fin de ce même mois) que Monnet «est un peu dégoûté de voir ses efforts de raccommodeur de porcelaine être toujours vains. Il travaille beaucoup en coulisse, voit les organisations de Résistance, mais commence à se rebuter». Les deux hommes se revirent de nouveau les 1% et 3 septembre, Monnet mettant son ami au courant de ce qui fut discuté au Comité de libération, et Queuille donnant «quelques avis » sur la constitution
de l’Assemblée provisoire du gouvernement provisoire. Ils déjeuneront ensemble le 5 et passeront l’après-midi à Tipasa, parlant surtout du B.C.R.A. et de l’Assemblée consultative; et ils se verront encore
le 17 lorsqu'ils parleront de l’idée de procéder à «une manière de référendum» après la Libération — une idée qui laissa Queuille très sceptique... Ce sera lors d’un dîner avec Diethelm, le 11 octobre 1943, que
Queuille aura la confirmation d’un remaniement qui — mais il ne le savait pas encore — fixera son destin à Alger. «L’Assemblée consultative se réunirait bien le 3 novembre et on s’appuierait sur elle pour le remaniement. Seraient menacés Massigli, Couve... même Pleven, sans
parler de Georges et de Giraud. » Il y aura de la place pour Queuille.…. Quant à l’Assemblée consultative, il y sera également. Une ordonnance datée du 17 septembre le nommera parmi les vingt membres du Sénat et de la Chambre des députés désignés pour faire partie d’une assemblée qui, avec quatre-vingts membres, sera surtout composée de représentants des organismes de Résistance. Dans l'intervalle, les crises se succédaient, surtout entre de Gaulle et Giraud. Queuille se rapprochait de plus en plus de celui qu’il avait rejoint à Londres cinq mois plus tôt, mais cela tout en exprimant ses
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doutes et ses inquiétudes. Recevant Queuille de nouveau le 30 août, cinq jours après leur dîner de réconciliation, de Gaulle lui avait parlé de ses problèmes dans le Comité de libération : «On ne peut avoir là des vichystes. Il ne faut pas non plus qu’il y en ait dans le Comité (ni) surtout que le commandant en chef fasse une politique intérieure différente de celle du Comité de libération.» Queuille répondit que c'était évident, mais ajouta toutefois qu’il serait «inopportun que le redressement nécessaire fût fait en force et se traduise par une rupture ou un désaccord bruyant»; que «la France en souffrirait dans son unité intérieure»; et que «les intérêts français seraient compromis à l’extérieur, la reconnaissance étant, ou pouvant être, remise en question». Queuille s’inquiéta aussi de retrouver un «mépris des Américains » dans la réponse de De Gaulle. « Décidément, au point de vue de la politique étrangère, c’est inquiétant, très inquiétant.» Queuille tâcha également d’avertir de Gaulle sur le plan intérieur. « J'essaie de faire naître des craintes. Les vichystes, les giraudistes, les communistes, les syndicalistes, cela fait une masse qui peut vite détruire une mystique.» Mais ce fut sans grand effet, lui sembla-t-il. «J’ai l’impression que cela ne porte pas. Le Général me parle de l’accueil qu’il a reçu au Maroc... Je quitte les Glycines assez préoccupé. Que nous réserve demain? » «Demain » leur réservait en effet beaucoup, y compris des événements qui allaient permettre à Queuille de mieux comprendre — l’ineptie politique de Giraud aidant — les méthodes subtiles que de Gaulle employait pour forcer le destin. En ce qui concerne le déroulement de la guerre, ce sera la capitulation de l’Italie le 8 septembre, suivie un
mois plus tard par la libération de la Corse. Mais à l’échelon du Comité de libération, ce fut surtout «l'affaire de Corse »: à l’insu et
au grand dam de De Gaulle, Giraud avait réussi à regrouper les organisations de Résistance en Corse et à établir avec les Alliés le processus de la libération de l’île. Apprenant le 6 octobre ce qui se tramait, Queuille en tira tout de suite les conclusions qui — du point de vue gaulliste — s’imposaient. Giraud, nota-t-il dans son journal, avait mis la Corse à la disposition des Alliés dans les conditions prévues aux termes des accords Clark, et la Corse allait être en effet «libérée par nous». Mais cela sans en avoir parlé à personne. Voilà encore un drame en perspective, observa Queuille, «avec le tort du côté de Giraud ». Poursuivant son analyse, Queuille en vint plus directement à de Gaulle, un homme qu’il commençait à bien connaître. «Cela va per-
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mettre à de Gaulle de poursuivre son destin, prédit-il. C’est vraiment un homme curieux, des impulsivités, des éclats, puis à la réflexion un mouvement d'arrêt, de recul, l'apparence d’un changement d’attitude, mais dès l’occasion favorable il reprend la route qu’il s’était fixée. Manifestement il veut de plus en plus éjecter Giraud, faire disparaître certains membres du Comité de libération, et l’on va voir se développer la manœuvre. Puisque les commissaires sont responsables devant le Comité, il va s’assurer des majorités pour remplacer celui-ci, puis tel autre... manger l’artichaut ».… En attendant que cela se réalise, Queuille restait quand même inquiet — surtout en ce qui concernait le long terme. Deux jours plus tard, le 8 octobre, il consignera ses craintes dans son journal. «Dans les jeux qui s’opposent dans l’ombre, qui triomphera s’il y a bataille?» se demanda-t-il. Selon son énumération, les forces en présence restaient fort nombreuses: «Gaullisme tiraillé en des sens contraires, giraudisme avec un entourage détestable, communisme, néofascisme socialiste-gaulliste, peut-être demain non gaulliste, organisations de Résistance dont les ambitions des chefs ne correspondent sans doute pas aux opinions et aux aspirations — si diverses — des troupes...» Tout cela, ajouta Queuille, «fait un sérieux levain de guerre civile». Et puis, après avoir exprimé ces pensées moroses, Queuille forma un vœu qui le caractérisait bien: «Espérons que la France sera assez lasse d’héroïsme pour se reposer un peu et que le calme régnera dans tous les camps au moment de la libération!» Et, bien entendu, Queuille ne restait pas inactif. «En attendant —
pourvu que cela dure ! — je suis toujours occupé par la commission de débarquement », nota-t-il le 4 octobre. La commission abordaïit alors des problèmes délicats: elle avait pour tâche de définir le délit de collaboration : «Si l’on prenait le texte proposé par les organisations de Résistance, observa Queuille avec stupeur, le commerce avec l’ennemi
pourrait permettre de poursuivre et de frapper durement 90 p. 100 des Français!» Et il cita des exemples: «ceux qui ont travaillé dans des usines travaillant pour l’Allemagne ; ceux qui ont vendu des produits, même aux commissions de réquisition ». Puis Queuille eut une pensée pour un cas bien plus particulier :«La brave Mme Voland qui m'abritait à la Route et qui vendait des œufs à une patrouille allemande !!» Le Queuille qui tenait un journal à Alger ressemblait souvent, en effet, au Queuille qui défendait avec force et vigueur ses idées et ses positions en tant que ministre du Ravitaillement à Paris... La libération de la Corse par des forces françaises sera suivie par
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le rétablissement de l’administration française. Elle sera également suivie par la victoire de De Gaulle dans la bataille franco-française qui faisait rage à Alger, car il s’avérera bien — de Gaulle menant le jeu — que le fait que Giraud avait omis d’informer ses collègues de l’entreprise, dont il avait pris l’initiative, rendra inévitable son départ du Comité de libération. Mais les derniers actes de son départ seront très pénibles — avec Queuille, y compris en tant qu’interlocuteur de
De Gaulle, y assistant de près. Pendant une semaine, Queuille eut, pour commencer, trois entre-
tiens avec de Gaulle. Le premier eut lieu le 20 septembre, non dans son bureau aux Glycines, «mais à sa villa des Oliviers dans laquelle il s’est retiré » — ce fut, pour de Gaulle, un de ses moments de «recul ».…
Après avoir parlé, «suivant sa méthode», de l’accessoire («Que devient la commission de débarquement ?»), de Gaulle aborda le grand sujet: «Le duumvirat est impossible, dit-il. Le Comité de libération est sans autorité. Qu'est-ce donc que ces ministres responsables devant personne? Je ne puis gouverner. Donc, Giraud ou moi. Je suis décidé à me retirer, si je n’ai pas le pouvoir de gouverner, alors que le peuple de France me considère comme responsable.» Répondant en conciliateur, Queuille affirma qu’il était incontestable que Giraud avait eu tort de préparer une proclamation aux Corses résistants sans se mettre d’accord préalablement au moins avec de Gaulle, et que son état-major faisait de la politique et ne jouait pas toujours franc-jeu. Mais, déclara-t-il, «vous n’avez pas le droit de vous retirer en ce moment. La France ne comprendrait pas». Implacable, de Gaulle alla au bout de sa logique: « Alors, que Giraud s’en aille.» Et toujours conciliateur, Queuille insista : «Il faut chercher comme toujours la transaction qui évitera la rupture, qui serait grave, elle aussi, sur le plan intérieur et sur le plan extérieur. » Leur conversation laissera Queuille perplexe. « Je me demande en le quittant pourquoi il a voulu me consulter et est-ce qu’il est bien résolu à aller jusqu’au bout dans ‘“‘l’éjection” de Giraud?» Et Queuille trouva que de Gaulle avait eu une réaction «antiaméricaine » lorsqu'il lui avait dit que la position internationale de la France et du Comité de libération s’améliorait. «Parbleu, avait conclu de Gaulle, parce que la France retrouve sa grandeur ».. Queuille nota aussi avec intérêt mais sans surprise la sévérité que de Gaulle avait montrée en parlant des commissaires. «Ils ne font rien — on ne gouverne pas... etc.» Pendant les trois journées qui suivront, les crises — et les rumeurs — continuèrent. Déjà le 20 septembre, après sa conversation avec de
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Gaulle, Queuille avait entendu dire que Catroux deviendrait commis-
saire de la Guerre, et qu’il «serait question de moi pour le gouvernement général». Queuille ne fut guère enthousiaste: «Merci du
cadeau. Je veux rentrer en France le plus tôt possible». Le 21, il vit d’autres «indications». Quatre commissaires seraient démissionnaires, Catroux essayait de raccommoder,
et de Gaulle était arrivé au
Comité avec des textes débarquant Giraud et créant — pour Soustelle — un poste de commissaire adjoint à la présidence. Le commissaire à la Guerre, apprit-il aussi, «serait Legentilhomme, pour l’instant, avec la pensée qu’il serait bientôt remplacé par le président lui-même». Et en concluant ses notes pour la journée, Queuille reprendra un leitmotiv qui deviendra de plus en plus familier. «De quoi demain sera-t-il fait?» Le lendemain, le 22 septembre, Queuille entendra dire que Giraud aurait déclaré à des délégations ouvrières, c’est-à-dire à des syndicalistes : «Dans la France de demain plus de capitalistes, partage des bénéfices, mais plus de meneurs qui vivent à vos dépens ».. Il apprendra ensuite que de Gaulle aurait été mis en minorité par sept voix contre six sur un projet de décret visant un seul chef civil et un commandement subordonné au civil (Monnet, Mayer, Georges, Couve de Murville, Massigli, Henri Bonnet et Catroux votant,
paraît-il, contre). De Gaulle avait été très calme lors du vote, avait appris Queuille, «mettant Massigli, Catroux en demeure de se prononcer, et déclarant in fine :‘Nous reprendrons tout cela lundi quand le général Giraud sera de retour”». (Ce même jour, à Londres, Mendès France nota dans son journal en parlant d’un remaniement : «EÆEntreraient éventuellement : Queuille, Jacquinot, Grenier», ce qui sera exact, mais pour Grenier à plus long terme). Et le lendemain, sur place, Queuille notera : «La crise continue. Elle se serait même aggravée.» De Gaulle avait refusé de recevoir Catroux, et Catroux «refuserait de lâcher le gouvernement général et n’a pas soutenu de Gaulle». Et, ajouta-t-il, «les renseignements sur la Corse semblent bien confirmer le succès des communistes ». Puis, le 24 septembre, Queuille fut convoqué de nouveau par de Gaulle qui, cette fois, entamera la conversation en posant une colle:
«Que pensez-vous de la situation?» Répondant de son mieux, Queuille déclara: «Je ne suis pas exactement informé. D’après Radio-Trottoir, Radio-Aletti et quelques indiscrétions, vous avez une majorité pour l'institution d’un commissaire à la Guerre, et vous ne pourrez par contre éjecter Giraud de la coprésidence »…
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Pour Queuille, la conclusion à en tirer allait de soi. «Si c’est cela qui est vrai, vous obtenez donc satisfaction sur un point important et vous devez accepter cette transaction. La France ne comprendrait pas votre départ. Ce serait une désertion dans son combat.» L’attitude de De Gaulle n’avait pas, non plus, changé: s’il ne pouvait pas gouverner, déclara-t-il, la France lui ferait des reproches... Mais Queuille sentira que de Gaulle s’orientait vers la transaction lorsque celui-ci lui demanda s’il fallait, à son avis, désigner un civil ou un militaire dans le cas où on nommerait un commissaire à la Guerre. «Il y a déjà trop d’étoiles dans le Comité», répondit Queuille, ajoutant qu’il «faudrait donc, si le choix se porte sur un militaire, s’orienter vers Catroux.. mais». Catroux, répliqua fermement de Gaulle, était «pris par le drame algérien, et il ne peut en être question». Affirmant qu’il valait mieux d’ailleurs nommer un civil, Queuille observa qu’il n’y avait guère que Jacquinot qui connaissait les questions militaires. Mais de Gaulle coupa court à cette suggestion : «Oui, mais il est à la fois jeune et trop militaire.» Alors, conclut Queuille, «il faut que vous preniez à l’intérieur du Comité »… Les interlocuteurs tournaient manifestement autour du pot, car Queuille savait depuis quelque temps qu’on parlait de lui pour le poste de commissaire à la Guerre... Mais la conversation deviendra plus directe lorsque de Gaulle lui dit:« Je voudrais aussi vous demander si éventuellement vous accepteriez de rentrer au Comité et où...» Dans sa réponse, Queuille fit monter les enchères : «Mon entrée ne pourrait avoir un intérêt que si elle s’accompagnait de l’entrée d’un communiste et d’un modéré.» Mais de Gaulle n’était manifestement pas sur ce plan, nota Queuille, et «raconte qu’il faut attendre la création de la commission consultative pour avoir un climat politique propice à pareille opération». Puis, de Gaulle persista : «Si vous entriez un jour, où?» Et Queuille de se dérober: «Je pense qu’en tout état de cause je dois rester à la commission de débarquement où je crois être utile.» De Gaulle ayant exprimé son accord, Queuille s’avança quand même. «Pour le surplus, donnez-moi une tâche technique, j'essaierai de me débrouiller.» De cet échange, Queuille conclura : «C’est évidemment cela qu’il voulait savoir aujourd’hui. » Mais comme d’habitude il restera perplexe. «Pourquoi?, se demandera-t-il. Pour remplacer Diethelm si ce dernier va à la Guerre? Pour m'offrir peut-être le commissariat à la Guerre?» Et, peu rassuré, il ajouta: «Ce serait gai entre Giraud et lui. » L'affaire du commissariat à la Guerre (pour ne parler que d’elle)
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se compliqua — et finalement devint plus claire — durant les jours qui suivirent. Et elle montrera, s’il en était besoin, que les crises et manœuvres politiques qui marquaient la brève histoire du Comité de libération à Alger ne le céderaient en rien aux nombreuses crises ministérielles que Queuille avait connues sous la IIT° République. Après avoir quitté de Gaulle le 24 septembre, Queuille vit Diethelm. Il «attaqua» ce dernier en lui disant: «Alors vous passez à la guerre?» Diethelm rétorqua : «Pensez-vous, jamais Giraud n’accepterait. C’est plutôt vous qui... du reste, vous seriez accepté par tout le monde.» Voilà, conclut Queuille, l’explication de sa conversation avec de Gaulle. Dulin, souvent bien informé, lui dira ensuite que
son entrée à la guerre avait été envisagée. « Tixier seul aurait protesté et m'aurait, une fois de plus, traité... comme un simple Roosevelt. » Puis Queuille ira plus loin en analysant l’affaire. «Si j’interprète bien, de Gaulle proposera Diethelm ou même Tixier et accepterait la transaction Queuille proposée par un giraudiste complice... !» Queuille ira encore plus loin le lendemain quand René Mayer lui aura raconté ce qui s’était passé à la réunion du Comité du même jour. Giraud — «et c’est lui cette fois qui a eu sa crise» — avait refusé la combinaison envisagée la veille, et en plus, «de Gaulle aurait dit qu’il m'avait vu, que je ne voulais entrer au Comité qu'avec un communiste et un modéré, qu’au surplus je ne voulais pas du commissariat de la Guerre». Queuille précisa alors pour Mayer sa version à lui — «pour rétablir la vérité» — en l’appelant «du billard à six bandes! ». Et, ajouta-t-il, «si de Gaulle me disait que le devoir était d’accepter, je finirais bien — avec un peu de peine — par accepter ». Queuille verra ensuite Monnet qui insistera pour qu’éventuellement il ne maintienne pas sa position, en ajoutant: «Si Giraud s’en va, il faut pour les Anglo-Américains que vous entriez car vous serez par eux bien accueilli. » Queuille fit la même réponse qu’à Mayer... De Gaulle convoquera Queuille encore une fois le surlendemain, le 26 septembre — cette fois en lui disant qu’il voulait avoir son avis sur l’Assemblée consultative. «Toujours la même méthode», nota Queuille. Puis leur conversation «s’élargit, devient cordiale», et de Gaulle lui demanda s’il serait candidat à la présidence de la nouvelle Assemblée — et ceci avec des compliments pour «mon autorité, etc. ». Mais ce poste n’intéressera jamais Queuille. «Je réponds qu’étant donné l’état d’esprit des organisations de Résistance, ou plutôt de leurs chefs, je ne pense pas opportun de poser ma candidature. » Ils reparlèrent ensuite d’un sujet qui, lui, l’intéressait :l’élargissement du
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Comité après la réunion de l’Assemblée. En somme, notera Queuille, la conversation fut «manifestement plus libre que d’habitude, cordiale, presque confiante». Mais au moment où Queuille allait partir, de Gaulle entra dans le vif du débat en lui disant brusquement : «Votre nom peut venir dans la discussion au sujet du commissariat de la Guerre, dans ce cas vous accepteriez.» Tout en disant qu’il acceptait si on lui en faisait un devoir, Queuille maiïntint ses conditions: entrer avec un communiste et un modéré, et n’être pas proposé par Giraud, «c’est-à-dire brûlé d’avance dans son clan». Il n’y aura pas, donc, du «billard à six bandes ».. Deux jours plus tard, Queuille apprit la nomination de Legentilhomme. «Je pousse un soupir de soulagement », fut sa réaction. Queuille apprendra ensuite que de Gaulle avait d’abord proposé Tixier (la première bande?) ; qu’après
une réaction très vive, Giraud avait proposé Jacquinot; et qu'après «une bataille », pour en finir, de Gaulle proposa Legentilhomme. Puis ils avaient décidé que l’élargissement du Comité aurait lieu dans quelques semaines, Catroux demandant alors que la désignation de Legentilhomme soit provisoire... «Mon nom, relèvera Queuille, n’a pas été prononcé sauf au moment où il a été question de l’élargissement du Comité. » Le mois d’octobre sera un mois d’attente — du moins en ce qui concernait l'élargissement du Comité de libération. Mais Queuille ne restait pas inactif, et — aussi — continuait à observer de Gaulle de près.
Le 9 octobre, par exemple, il eut des réactions diverses à un discours que ce dernier venait de faire en Corse: « Très bien au point de vue Italie, mais à l’occasion de la mer latine, il est question du chemin naturel qu’elle ouvre ‘vers notre alliée naturelle, la chère et puissante Russie”. Puis l’indication que pour le présent nous devons rester au côté des Anglo-Saxons.» Encore une fois, Queuille demeurera perplexe. «Évidemment ce n’est pas là de la diplomatie de “gouvernements couchés”, ainsi qu’il le disait parfois. Est-ce habile? Est-ce imprudent ? Qui peut le savoir après tout. Moi, je n’oserais pas, n’aije pas tort?» La commission de débarquement continuait ses travaux, s’occupant (par exemple) d’un projet d'ordonnance relatif à l’estampillage de billets lors de la Libération. Le 22 octobre, le Conseil supérieur de l'office d’approvisionnement se réunira pour la première fois — Queuille en sera nommé vice-président et aura l’impression que Diethelm voudrait qu’il le préside régulièrement. Le même jour il apprendra qu’André Belcour et les frères Vinzant seraient en Espagne (il en
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aura la confirmation trois jours plus tard). Et le soir :« Dîner chez de Gaulle. Rien.» Le 25, il dînera chez Massigli en compagnie de Le Troquer, trouvant ce dernier «dynamique, un peu péremptoire, sym«On envisage pathique cependant». Les convives furent optimistes: comme possible la fin de la guerre prochaine.» Le 27, Queuille nota que Jean Vinzant, «arrivé avant-hier », avait apporté des nouvelles de son fils. «I1 m’annonce que Pierre est embarqué et bourlingue entre l'Islande et l'Écosse. » Le 29, il notera qu’il y avait des «possibilités de débarquement à Naples, dont le port ne sera en état que dans une dizaine de jours et pourra alors recevoir tout ce qui est nécessaire à la 5° armée américaine ». Le 30, il y eut une réunion du groupe parlementaire chez Gouin: «Jacquinot, Lévy, communiste, Gouin et moi.» Et le 31, invité à déjeuner par Gouin, Queuille «retrouve là Jacquinot, Billoux et des socialistes résistants». Il ne s’en réjouira pas. «Atmosphère Front populaire. Le plus raisonnable est Billoux! Jacquinot a une altercation avec Le Troquer, péremptoire et définitif, et avec un résistant ».… Les jeux — et les joutes — parlementaires reprendront de plus belle lorsque l’Assemblée consultative provisoire, pour lui donner son nom officiel, entrera en scène — Queuille, qui attendait surtout l’élargissement si longtemps annoncé du Comité de libération, se tenant à l'écart. Au début, ce fut un peu — mais seulement un peu — malgré lui. «Ce qui frappe en ces jours, écrivit-il en parlant des premiers jours de novembre, c’est qu’on semble être en présence d’une entreprise de mainmise sur l’Assemblée par les S.F.I.0. Le Troquer joue le grand metteur en scène. On semble avoir fait venir par priorité les militants. On rend doyen mon camarade de lit Buisson pour éviter Cuttoli qui se fait porter malade. On est pur et dur.» Et, encore une fois, Queuille fut amené à penser à son «abstention volontaire» à
Vichy. «Par crainte sans doute de me voir poser ma candidature à la présidence, on m’attaque au Conseil de la Résistance : “je me suis abstenu à Vichy”. On rejette Hymans et autres votant pour (Pétain), sauf Antier.» Et, pensait-il, l'entourage de De Gaulle avait des doutes similaires. «Les Glycines sont un peu, beaucoup ennuyées de l’éjection de Vallin, un peu beaucoup de l’orientation Front populaire. Puis il y a Marty, Moch, dont on dit qu’“ils font mal” dans le tableau. » Mais de Gaulle, accompagné encore par un Giraud bien plus dépaysé que lui, jouera son rôle d’une manière impeccable lors de la séance d’ouverture qui aura lieu, comme prévu, le 3 novembre 1943.
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Queuille, bien sûr, sera à sa place. «Cérémonial scrupuleusement calqué sur celui de la Chambre des députés», notera-t-il. «Mais nous sommes quarante en séance, classés comme à la Chambre, la Résistance confondue avec les S.F.I.O. Les communistes en recul sur ces derniers, Grenier défend Giraud, comme Billoux!» Et le vieux parlementaire qu'était Queuille appréciera la prestation fournie par de Gaulle. «Discours du Général, bien, très bien même. Buisson a,
lui, amorcé l’attaque contre Giraud: “pouvoir civil subordonné au pouvoir militaire”, mais son discours est, dans l’ensemble, excellent. » Et maintenant, en ce début du mois de novembre 1943, des tournants importants allaient arriver dans les existences de Giraud, de De
Gaulle — et de Queuille. Giraud fut finalement «éjecté » du Comité de libération. Chose plus incompréhensible que surprenante, ce sera Giraud lui-même qui ouvrira une brèche béante devant ses adversaires. Le 6 novembre, tous les membres du Comité, y compris Giraud,
signèrent une déclaration demandant à de Gaulle de procéder à «tous changements» dans le Comité qu’il jugerait nécessaires pour assurer sa représentativité et, également, pour assurer «la séparation complète du pouvoir de gouvernement et de l’action du commandement militaire, ainsi que la subordination de celui-ci à celui-là ».… Giraud mettra un peu de temps pour comprendre ce qu’il avait fait et ce qui allait, inévitablement, s’ensuivre — comme en rendra compte Queuille dans son journal quelques jours plus tard. «La crise s’est dénouée facilement en apparence. En réalité il reste la grosse difficulté Giraud. Ce dernier avait accepté de signer un papier donnant tout pouvoir pour réformer le Comité, assurer la suprématie du civil sur le militaire. Maintenant il dit que cela ne visait pas la coprésidence. Il démissionne, mais sa lettre n’est pas publique.» Mais Queuille en tirera des conclusions plus directes deux jours plus tard, le 17 novembre, en parlant avec un visiteur qui se disait envoyé par Giraud — et qui lui parlait de la nécessité de former un gouvernement civil d’union sacrée, basé sur l’Assemblée. «Je l’arrête en lui disant que Giraud ferait bien de n’avoir comme objectif que celui d’entrer à Metz avec un régiment de spahis, que pour le reste il ne s’occupe de rien»... Quant à de Gaulle, il aura dorénavant lès mains libres pour former un Comité de libération à son gré. Surtout, il n’aura plus besoin d’y subir la présence d’un coprésident : le «duumvirat» avait vécu — quoique l’ancien «coprésident », de plus en plus isolé, restera un commandant en chef nominal jusqu’en avril 1944... La composition du nouveau comité sera annoncée le 9 novembre, cinq des dix-
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sept commissaires issus surtout des organisations de Résistance: Emmanuel d’Astier de la Vigerie, nommé à l’Intérieur ; René Pleven, aux Colonies; René Capitant, à l'Éducation nationale; André Diethelm, au Ravitaillement et à la Production; et Henri Frenay, aux
Prisonniers, Déportés et Réfugiés. Cinq étaient des «techniciens » : René Massigli, aux Affaires étrangères; Henri Bonnet, à l’Information; René Mayer, aux Communications et aux Transports; Jean
Monnet, en mission chargé des négociations relatives à l’Approvisionnement et à la Reconstruction; et le général Georges Catroux, commissaire d’État chargé des Affaires musulmanes. Des sept mem-
bres issus des partis politiques, trois étaient socialistes: André Le Troquer, à la Guerre et à l’Air, André Philip, chargé des rapports avec l’Assemblée consultative, et Adrien Tixier, au Travail et à la
Prévoyance sociale ;un démocrate chrétien, François de Menthon, à la Justice ;et un modéré, Louis Jacquinot, à la Marine. Et finalement, deux radicaux: Pierre Mendès France aux Finances; et Henri Queuille, commissaire d’État chargé des commissions interministérielles. Il n’y aura pas de communistes, de Gaulle entendant choisir luimême ses «collaborateurs», et le Parti communiste, lui, désigner ses
«représentants ».
Retour «au pouvoir »: commissaire d'Etat De Gaulle victorieux, Giraud «éjecté», et Queuille? Morose, du moins en se confiant à son journal quelques jours plus tard: «Une semaine agitée pour moi, puisque me voici commissaire d’État avec des attributions assez vagues. Jamais je n’ai été aussi peu impressionné, aussi préoccupé lorsqu’il m’est arrivé ‘‘d’accéder au pouvoir”. De quoi demain sera-t-il fait ?» Peu impressionné, Queuille? Le titre de «commissaire» (même d’État) n’avait certes pas la même résonance que celui de « ministre », surtout pour un ancien ministre.
Le nouveau
commissaire
d° État
s'était même autorisé à mettre le «pouvoir » auquel il venait «d’accéder» entre guillemets — ces derniers, d’ailleurs, foisonnaient à l’époque. Et le comité auquel il venait d’être nommé ne se targuait pas encore d’être un «gouvernement », même «provisoire ». Mais aux yeux de beaucoup il portait l’honneur sinon le destin de la France dans ses mains, ce qui n’était déjà pas si mal. Queuille avait rejoint la France Libre pour y être utile et non pour
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faire carrière: il l’avait dit à maintes reprises, y compris à de Gaulle lui-même. Mais il restait ambitieux, comme toujours dans sa vie, et sa
raison d’être d'homme politique était de participer efficacement au pouvoir: autant apporter sa contribution, donc, au poste où il aurait le maximum de moyens à sa disposition. Il était peu impressionné par sa nomination, peut-être, et très préoccupé pour l’avenir, certes — tant en ce qui concernait le sort de son pays que celui de sa famille. Mais Queuille devait être passablement content (et incontestablement fier) de sa montée en grade impressionnante — même s’il ne le disait pas. Arrivé «au pouvoir », Queuille s’installe avec les autres commissaires au lycée Fromentin, le lycée de jeunes filles situé en haut de la ville où siégeait le Comité de libération — et où avait été réservé pour Queuille et son équipe le pavillon des Pins, petit pavillon utilisé auparavant comme infirmerie. Ensuite, tâche importante, Queuille commença à former son cabinet. Le premier à qui il fit appel fut André Belcour, son excellent ami usselois. «Je prends avec moi le docteur Belcour qui vient d’arriver à Alger. Notre rencontre nous a beaucoup émus l’un et l’autre.» Belcour sera son directeur de cabinet jusqu’à la fin de leur séjour à Alger. René Plas, Corrézien d’origine et alors juge d’instruction à Blida, sera son chef de cabinet. Plas, à son tour, amènera Henri Lagaillarde, un avocat qui avait son cabinet à Blida et qui deviendra chargé de mission (son fils Pierre, futur député, se fera un nom au moment de l’affaire des barricades vingt-sept ans plus tard). D’autres viendront dans les mois qui suivirent et, avec leurs collègues, formeront — comme nous le verrons, et comme ce fut
toujours le cas chez Queuille — une équipe très loyale et dévouée. Tout en se préoccupant de ses «attributions assez vagues», Queuille se mit au travail. Le 19 novembre, il présida pour la première fois le Comité interministériel économique: quatre des autres commissaires y assistèrent en personne. Deux jours auparavant, des collaborateurs de Monnet étaient venus l’informer des questions dont
il aurait à connaître comme
président de ce comité important.
Comme d’habitude, Queuille fut sceptique. «Gens de valeur, ils me paraissent travailler sur des plans un peu théoriques, et aussi sur des plans de bataille contre Diethelm.» Et son sentiment, clair. «II est pourtant simple de se dire: première question; avoir à la disposition de la France des stocks pour le ravitaillement. Hélas! » Un décret fixant les attributions du commissaire d'Etat chargé des commissions interministérielles sera adopté par le Comité de libéra-
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tion dans sa séance du 11 décembre 1943, mais ces attributions resteront toujours vagues — ce qui ne gênera finalement en rien le rôle que
Queuille allait jouer. Selon le décret, le nouveau commissaire d'Etat aurait pour mission de «seconder le président du Comité de la libération dans sa tâche de coordination de l’action gouvernementale » et de présider, par délégation du président, «les commissions permanentes ou temporaires constituées en vue d’étudier les questions d’intérêt
général communes à plusieurs commissariats», et notamment la commission de débarquement et le comité intercommissarial de l’économie. S’occupant directement lui-même, bien sûr, de la préparation du décret, Queuille en avait envoyé un avant-projet à Mendès France le 17 novembre. En répondant, le nouveau commissaire aux Finances, qui venait d’arriver à Alger, lui proposera seulement de changer un paragraphe relatif au personnel permanent dont le commissaire d’État disposerait — et ceci en lui donnant par avance son accord sur les chiffres et les catégories d’agents qu’il avait envisagé de recruter. Notons qu’un tableau général des services daté du 14 juillet 1944 atteste que huit personnes étaient employées par les services de
Queuille, comparés aux 232 de ceux, par nécessité plus étoffés, du commissariat des Finances... Les relations entre les deux radicaux du Comité resteront bonnes, d’ailleurs, Queuille notant dès le 2 décembre, après une réunion du Comité: «Mendès France fait des débuts brillants au sujet d’un accord avec les Anglais. » Mais bien plus important que les détails concernant les attributions du nouveau commissaire d’État sera un événement qui surviendra le 25 novembre: de Gaulle absent, Queuille présidera pour la première fois une réunion du Comité de libération. Queuille en parlera laconiquement dans son journal: «Je remplace le Général grippé comme président du Comité à la séance de ce matin. » Mais le fait fut significatif. Queuille n’était pas encore «président par intérim du gouvernement provisoire», mais il avait franchi une étape importante. Loin de ses débuts à Londres, l’ancien «ci-devant» siégeait maintenant en haut de la table et dirigeait, à son tour, les débats. Et il resta toujours le même homme, avec les mêmes convictions, les mêmes aspirations, et les mêmes intérêts. Pendant cette semaine, Queuille participait — coïncidence — au XXVIII* congrès de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles qui eut lieu à Alger les 24-26 novembre. «Congrès agricole, très bien. », «le congrès agricole est un succès», nota-t-il. Le rapporteur lui rendit hommage comme «un des deux grands chefs » (l’autre étant Fernand
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David) d’une élite qui s’était «consacrée à une meilleure organisation du monde rural». Queuille faisait parler de lui dans d’autres milieux aussi. Le mois précédent, le 16 octobre, l’hebdomadaire à tirage relativement important T4M avait été encore plus élogieux en présentant une interview de «l’animateur de la Commission de débarquement » — et ceci dans le meilleur style de la III République. «Nous n’avons pas revu sans émotion cet homme
aimable, simple, lucide, modeste et
souriant, bien fait pour incarner — et dans une large mesure — la dignité d’un passé que trop de “collaborateurs” de propagande et d’ignorance prétendent condamner presque en entier. Mais on ne tue pas aisément la France humanitaire de Jaurès, la France intransigeante de Poincaré, la France héroïque et farouche de Clemenceau, la France rayonnante et cordiale d’Herriot, ni la France laborieuse, discrète, sage et imperturbable de Queuille. » Il est quand même pas-
sablement étonnant que le sujet de tels éloges, un homme qui incarnait si bien «un passé condamné», ait pu se faire accepter à un si haut niveau par ceux — et surtout celui — qui rêvaient d’une autre France...
L’homme censé incarner un tel passé glorieux vivait toutefois décidément dans le présent, sinon dans l’avenir (par exemple, à la commission de débarquement). Il n’avait plus besoin «d’informateurs» pour savoir ce qui se passait, du moins à l’échelon du Comité de libération. Là, ses débuts de commissaire d’État furent marqués par le drame libanais de l’époque, drame qui constitua un tournant dans le rôle de la France dans cette partie du monde. Le 8 novembre 1943, sous la couverture de la présence britannique, le Liban avait abrogé le mandat français sur le Levant. Cinq jours plus tard, et sans en référer à de Gaulle, l'ambassadeur Helleu (le successeur de Catroux au Levant) y avait mis son veto, tout en faisant arrêter le
Président libanais et le Premier ministre. Mais écoutons le témoignage qu’en laissera Queuille. Suivant la situation de près, il nota, le 18 novembre 1943, que de Gaulle menaçait de démissionner : «Le Général prend la position: “Les Anglais se conduisent presque en adversaires, en tout cas ils ont une attitude qui peut nous condamner à abandonner le Liban. S’il en était ainsi je quitterais le pouvoir, car je ne veux pas que la position de la France soit diminuée, moi étant président du Comité de libération !” ». Le 20,
le Comité décida que Catroux, qui avait été envoyé sur place, pouvait limoger Helleu «si c’est nécessaire, mais en restant solide sur une position de résistance française contre une entreprise anglaise! ». A
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la réunion du 21, reculade inévitable. «I1 résulte de la consultation générale que l’on est d’accord pour céder : rappeler Helleu et le prési-
dent de la République pour libérer les ministres. Ce n’est évidemment pas brillant, mais que faire?» Mais le 23, les Anglais ayant exigé la remise en place des ministres libanais, fureur de De Gaulle (et l’origine probable de la «maladie » qui permettra à Queuille de présider la réunion suivante)... «Le Général n’encaisse pas le coup de pied que nous venons de recevoir au sujet du Liban et il soutient “qu’il n’a pas voulu cela et que c’est notre faiblesse qui...”. Violente attaque contre Catroux “qui cède toujours, contre Massigli qui est trop doux, alors qu’il faudrait parler dur...”. Le grand éclat. Massigli offre sa démission. Le Général quitte la salle sans dire au revoir à personne...» Mais le 30, retour au calme, du moins pour le moment. «Le Général est rétabli. Il est très détendu. Très bien. Comité très serein.» Aïnsi allait la vie — et parfois les crises — à Alger. Informés sur le Liban où la France était directement engagée, Queuille et ses collègues le furent parfois beaucoup moins sur ce qui
se passait ailleurs — et notamment chez les Alliés. Précédée par une rencontre entre Roosevelt et Churchill au Caire, la conférence de Téhéran — où Roosevelt, Churchill et Staline décidèrent qu’il y aurait deux débarquements sur les côtes françaises en 1944 — eut lieu les 2-6 décembre 1943. Le 18 novembre, Queuille rapporta dans son journal que Churchill était «en route vers Le Caire et peut-être vers la Russie». Le lendemain, il ajoutera: «Churchill aurait bien passé à
Alger et son bateau s’est arrêté en rade; mais il ne s’est pas arrêté et a reçu seulement. Georges!!» (Une convocation que de Gaulle «encaisse mal», notera-t-il.) Le 20, Queuille confirma que Churchill «est bien parti pour Le Caire», tout en ajoutant que «la conférence des trois est brusquée ». Mais ensuite il se mettra à citer des rumeurs obscures. «Et Schacht serait au Caire ou en route pour Le Caire. On dit même qu’il y a une dizaine de jours lorsque l’alerte a été donnée à Alger, trois avions auraient déposé des officiers allemands chargés de mission auprès des Alliés!» Et il en tirera une conclusion pour le moins prématurée : «J’insiste au Comité pour que nous prenions l’ini-
tiative de demander à être partie à une convention d’armistice.. » De Gaulle fut, paraît-il, d'accord. «11 demande que l’on pousse l’étude des démarches à présenter pour une convention d’armistice allemand », rapportera Queuille dix jours plus tard... Le 7 décembre 1943, «les trois» s’étant finalement rencontrés en
Iran, Queuille se demandera ce que signifiait la déclaration de Téhé-
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ran (Nous accueillerons les peuples qui choisissent d’entrer dans la famille»). Cela pouvait être, spécula-t-il, «la conséquence des négociations officieuses dont Radio-Trottoir a si abondamment parlé ». Mais une conversation téléphonique avec Massigli lui donna «une interprétation différente», et plus plausible. «Alors? Faut-il retenir comme l'indication d’un deuxième front, l’attaque annoncée à l'Ouest?» Avec l’avenir de la France en jeu, tout cela fut bien pénible — et Queuille le dira le lendemain. Après un dîner avec Massigli, un dîner qui avait suivi une réunion du Comité «où le Général a marqué — encore — son anglophobie», Queuille confiera à son journal: «Évidemment, il est pénible de voir la France absente à Téhéran, Le Caire. » Vivant dans un présent turbulent et souvent obscur, préoccupé pour l’avenir, Queuille devait aussi, à l’occasion, faire face aux problèmes provenant des passés politiques parfois encombrants de cer-
tains de ses anciens collègues. Le télégramme de «chaleureuses félicitations» que Chautemps lui avait envoyé à Londres avait soulevé des remous. En octobre 1943, ce dernier adressa une longue lettre au délégué du Comité de libération à Washington, lettre que Massigli fera diffuser aux membres du Comité — mais celle-ci ne concernait pas directement Queuille qui notera simplement, le 14 décembre, «lettre de Chautemps ». Queuille fut, par contre, directement visé — et dut réagir — lorsqu’un message reçu de France par «les Services anglais de Londres » lui fut transmis le 11 décembre: «Lamoureux demande prévenir ministre Queuille que parti attend libération et reste favorable à Résistance, raisons supérieures, maïs n’a pas encore mandaté Rucart
pour le représenter.» Sa réaction fut immédiate. «Curieux. Sans doute une de ces entreprises que l’on prépare en France», nota-t-il dans son journal tout en préparant une lettre qu’il donnera le lendemain à de Gaulle en lui remettant une copie du message. « Je ne puis de mon côté, lui déclara-t-il, qu'être surpris étant donné que M. Lamoureux n’a pas qualité, je crois, pour parler au nom du Parti radical et que mes relations avec lui n’ont jamais dépassé celles de la camaraderie parlementaire.» Ensuite il fit part à de Gaulle de son analyse, laquelle allait se révéler finalement exacte. «II se peut, donc, que nous nous trouvions en présence d’une manœuvre, dont je n’aper-
çois pas immédiatement la portée, en rapport avec certaines entreprises politiques dans la métropole. » L'affaire du message «curieux » fut close par une lettre que Palewski lui envoya le 28 décembre:
«Mon
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cher président, si le général de Gaulle ne l’a pas fait de vive voix, je viens vous accuser réception de la lettre que vous avez bien voulu lui adresser le 11 décembre en lui transmettant l’énigmatique message du sieur Lamoureux.» Mais de telles intrigues allaient continuer — et constituer une source d’ennuis, encore une, pour Queuille.. «L'affaire Flandin » fut tout autre. Entrés ensemble à la Chambre en 1914, Queuille et Flandin — deux députés d’avenir — avaient commencé leurs carrières ministérielles en 1920 sous l’égide d’Alexandre Millerand (dont Flandin, nettement mieux «pistonné» que Queuille, avait été le secrétaire jusqu’en 1914...). Flandin dépassera Queuille en accédant à la présidence du Conseil en 1934, mais —
comme
tant de contemporains
de Queuille — il s’était fourvoyé
quand arriva l’épreuve de la guerre. Il lui sera vivement reproché d’avoir envoyé des télégrammes de félicitations à Hitler, à Mussolini et à Chamberlain (mais surtout à Hitler) au lendemain de la signature des accords de Munich. Pire, il succédera brièvement à Laval comme ministre des Affaires étrangères en décembre 1940 (avant d’être rem-
placé par Darlan en février 1941). Gagnant l’Afrique du Nord dès 1942, Flandin sera bien vu par les Anglais et les Américains — passant, par exemple, une partie du jour du débarquement en novembre 1942, en compagnie de Robert Murphy, le représentant américain. Mais le 23 décembre, sur une décision de De Gaulle et avec l’autori-
sation du Comité de libération, Flandin sera arrêté et mis en prison — ainsi que Marcel Peyrouton, proche collaborateur de Darlan à Alger et ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, et Pierre Boisson, ancien gouverneur général à Dakar. Une tempête, encore une, s’éleva entre de Gaulle et les Alliés. Churchill fut furieux (son fils Randolph, qui
avait fait la connaissance de Flandin deux jours avant le débarquement, témoignera éloquemment en sa faveur à son procès en 1946). Et Roosevelt, avant les arrestations, alla même jusqu’à ordonner à Eisenhower d’informer le Comité de libération que, «en raison de l’aide apportée aux armées alliées pendant la campagne d’Afrique, vous avez l’ordre [sic] de ne prendre aucune initiative contre eux °». Chez Queuille, ce fut l’angoisse — du moins en ce qui concernait Flandin, qu’il avait toujours admiré, et admirait toujours, le considérant comme un homme remarquable. En plus, Queuille fut — et sera toujours — hostile à une épuration excessive qui porterait atteinte à l’unité française. Son angoisse sera agissante, quoique à la longue peu efficace — et affectera durablement l’opinion qu’il gardera de De Gaulle,
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Dès le début de l’affaire, Queuille avait fait de son mieux, avec quelques collègues, pour éviter l’arrestation de Flandin. Le 13 décembre, il en rendit compte dans son journal: «Mayer me téléphone pour me dire que Le Troquer serait d’accord pour ne pas engager l’ordre d'informer contre Flandin. Malgré Jacquinot et moi, le contraire avait été décidé. [...] Je vais voir Massigli qui confirme. Il a vu Eden, assez bien. Puis un Américain important et le fils de Churchill, violents :on fait ici de la politique, on ne fait pas la guerre. Sans doute réaction avec, comme
origine, le bruit des arrestations possibles.» Le 16, Le
Troquer lui «confirme» qu’il avait ajourné l’ordre d’informer contre Flandin. Mais les arrestations auront lieu, et on en parlera à la réunion du Comité le 23. «L'affaire Flandin, Peyrouton, Boisson provoque des réactions assez vives de la part de Macmillan et Wilson» (Edwin Wilson, le successeur de Murphy). «Naturellement, par réaction, la position de De Gaulle se raidit.» Mais Queuille et d’autres dans le Comité réussirent à faire passer ce qu’ils croyaient être un compromis. «Cependant après une longue et confuse discussion nous arrivons à faire préciser que les procès pourront être reportés à la Libération si des éléments du dossier manquent, que les prisonniers seront bien traités jusqu’à la fin de l’information, que le juge pourra éventuellement décider la mise en liberté provisoire.» Et ce même jour, Queuille apprit que Mme Flandin avait demandé à le voir. Queuille ne parlera pas dans son journal d’une rencontre avec Mme Flandin, mais il fera ensuite plus d’une démarche auprès de De Gaulle. Le 11 février, par exemple, il le vit avant une réunion du Comité (de Gaulle étant malade, Queuille allait le présider). « Couché, il est vraiment fatigué, très fatigué. Il voudrait voir améliorer par Le Troquer le sort de Flandin, Peyrouton, Boisson. Je lui rappelle qu’à plusieurs reprises je l’avais demandé, que l’arrestation de Flandin est une erreur.» Le 12 février, Queuille revit Le Troquer, lequel «espère trouver une maison convenable pour les trois ci-dessus. J’insiste de mon mieux». Et le 14 février, Queuille en discutera de nouveau avec de Gaulle. « J’amorce la discussion sur la nécessité du pardon, mais le climat n’est pas encore très favorable, malgré la déclaration de Dakar et le fait qu’il insiste pour que Flandin, Boisson, Peyrouton soient mieux traités. » Cinq ans plus tard, un proche collaborateur de Queuille, Pierre Chaussade, recueillera de son patron d’autres commentaires sur les démarches qu’il avait faites en faveur de Flandin — et en ce qui concerne les idées reçues, les souvenirs peuvent évidemment compter
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au moins autant que des témoignages contemporains, même des témoignages que la personne concernée avait écrits elle-même... Son collaborateur lui ayant dit qu’un jour ou l’autre, étant donné les difficultés que traversait la France (nous sommes en 1948-1949), on allait devoir faire appel à de Gaulle, Queuille répondit d’une manière très incisive : «Eh bien, mon petit, j’ai fréquenté beaucoup d’hommes. Je n’en connais pas qui aient eu autant que le général de Gaulle un pareil mépris des hommes, qui aient eu un pareil orgueil, et qui soient à ce point dépendants de leur confesseur.» Pourquoi « dépendants de leur confesseur » ? Queuille se mit alors à parler de l’affaire Flandin. Il avait à plusieurs reprises, raconta-t-il, insisté auprès de De Gaulle pour que Flandin soit au moins transféré dans une cellule plus grande (très grand, Flandin dépassait largement le lit). Puis, se rendant chez de Gaulle un jour, Queuille vit un père jésuite dans l’escalier. À son arrivée, de Gaulle lui annonça que Flandin allait être transféré dans une autre prison — et Queuille fut convaincu, et restera convaincu, que ce fut le père jésuite qui avait persuadé de Gaulle de prendre cette décision. Se non e vero Queuille le crut et le dit... Le 14 juin 1944, toujours à Alger, Queuille notera dans son journal: «Résidence surveillée pour Flandin et Peyrouton. Je rendrai compte. et espère que l’on respectera l’ordonnance.» Mais la suite se fera attendre. À son procès en juillet 1946, après ce qu’il décrira comme vingt-cinq mois passés en prison, Flandin fut condamné à la peine de cinq années de dégradation nationale pour avoir été coupable d’appartenir «au gouvernement de fait dit gouvernement de Vichy». Mais en même temps, «vu les actes de résistance ci-dessus retenus », ses juges le relèveront de l’indignité nationale. Donc, Flandin sortira enfin blanchi. «De quoi demain sera-t-il fait?» L’année 1943 finissante, Queuille avait bien d’autres soucis que l’affaire Flandin. Inquiet des effets de l'attitude intransigeante de De Gaulle envers les «Anglo-Saxons », il sera par contre satisfait «en grande partie» quand le projet de l’Assemblée provisoire sera discuté au Comité le 14 décembre. «Pas de modification de la Constitution par le gouvernement provisoire» (ce dernier, notons-le, n’existait pas encore...). «Massigli me dit que ce projet peut améliorer notre position auprès des Américains. Le Général très bien, contre référendum.» Après une longue discussion avec de Gaulle et Massigli le 20 décembre, de Gaulle lui demanda de mettre ses suggestions sur papier et ajouta qu’il réunirait les commissaires intéressés. Le 24, d’Astier de la Vigerie, son bouillonnant collè-
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gue (et co-passager du petit Lysander neuf mois plus tôt), vint le voir. «Il est toujours pressé, a des rendez-vous. N’a pas le temps de me parler longuement, voudrait que je l’aide pour des tâches urgentes. » Queuille ne sera pas favorablement impressionné. «A quoi cela se résume-t-il? Un projet d'ordonnance sur les pouvoirs des préfets régionaux promus commissaires de la République viendra en discussion incessamment, voudrait avoir l’accord des commissaires, et voudrait que je cherche à l’obtenir. Mais cela s’accompagne d’indications un peu inquiétantes. Lesdits commissaires seraient désignés par la Résistance. Je veux bien s’il s’agit de personnes capables d’administrer, mais autre chose est d’être un héros, autre chose de diriger les affaires d’une région. D’Astier me dit: “Mais ils feront administrer”’.… Pour faire travailler les autres, il faut savoir travailler soimême. » C’est tout Queuille.. Le lendemain, le jour de Noël, toujours aussi travailleur, Queuille notera : «C’est la tristesse d’un jour sans travail : “Il n’est pire misère qu’un souvenir heureux dans un jour malheureux.” » Le 28, le général de Lattre vint le voir. «Dynamique, très officier de cavalerie, fier de son passé il a tendance à critiquer tout en assurant qu’il s’est mis aux ordres. Un élément nouveau est entré dans la grande tourmente militaire. Il commanderait un corps français qui aurait [sa] tâche définie ce matin au Comité de libération, mais trouve le plan admis discutable.» Le 30, Queuille présida le Comité pour la deuxième fois, durant trois quarts d’heure pendant que de Gaulle recevait le général Eisenhower. «Entrevue excellente, rapporta Queuille. Le général Eisenhower semble reconnaître qu’“il s’est trompé”, et qu’il doit collaborer avec nous. Au reste les télégrammes Monnet redeviennent favorables. Espérons.» Et pendant cette même séance on adoptera l'ordonnance sur les pouvoirs des préfets régionaux. «C’est le texte que nous avons révisé avec Mayer qui est finalement adopté. Frenay propose des commissaires de salut public pour les contrôler : “Bien que gaulliste, dit de Gaulle, je n’accepterais pas, si j'étais préfet, d’être contrôlé par un supergaulliste.” » A la date du 31 décembre - 2 janvier 1944, Queuille notera: «Fin d’année triste infiniment sur le plan personnel, pas de nouvelles de France» (il avait reçu une lettre de son fils, Pierre, le 28). De tous ses soucis à Alger, ceux concernant sa famille — son journal en témoigne — furent les plus angoissants. Il avait reçu quelques nouvelles après son arrivée. Le 3 septembre, par exemple: «Je reçois enfin! des nouvelles de Neuvic par le B.C.R.A. Mais de quand date cette
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lettre, sans doute juillet. [...] Quand retrouverai-je tout mon monde? J'ai aussi aujourd’hui des nouvelles de Pierre par un de ses amis venu de Londres en avion.» Le 8 septembre, apprenant la capitulation de l'Italie, il rapporta: «Je pense à mes amis de Neuvic réunis ce soir autour des postes, à ma pauvre femme à qui j'ai promis mon retour.» Puis, le 14 octobre: «Je reçois par un soldat américain des bonnes nouvelles de ma famille envoyées par Devinat. Cela fait du bien car j'avais le cafard. » Et le 26 novembre: « Je reçois des nouvelles de Neuvic par Mimi Paulin, mais de quand? Une lettre de Pierre. » Puis rien. Le 5 décembre: «Toujours pas de nouvelles. Attaque de convois vers l'Islande où se trouve peut-être Pierre !» Et, le 14 décembre :«Toujours pas de nouvelles de la Corrèze, de Paris, de Londres ? Ma chère femme, les enfants ? Ne recevant rien, je me demande si l’on
me cache quelque chose... Je n’avais vraiment jamais connu le malheur. » Puis, le 21 :
«Toujours pas de nouvelles de Neuvic, de Paris. Je
suis bien malheureux !» Et cela allait continuer. Fin d’année triste sur le plan personnel, mais sur le plan national, résuma Queuille, «les choses vont mieux ». De Gaulle avait pu entrer dans le jeu militaire. «On ne disposera pas de nos divisions sans accord avec le Comité de libération. Cela est déjà un peu de la “reconnaissance”. Eisenhower est allé le voir et semble avoir emporté de cette conversation une opinion d’autant plus favorable que de Gaulle paraît lui avoir fait sur le plan technique une grosse impression : ‘On a eu tort de faire de l'inflation de divisions au lieu d’organiser à fond progressivement celles qui étaient possibles.” » Cela allait mieux, donc, sur le plan «militaire». Mais sur le plan politique et diplomatique, cela laissait toujours à désirer. Queuille essayait souvent de jouer un rôle modérateur auprès d’un chef intransigeant et maintenant plus confiant. Un de Gaulle, avait noté Queuille, qui lors de la réunion du Comité le 18 décembre, avait déclaré : «Mais nous sommes forts, nous avons le peuple avec nous; nous nous imposerons quand même ou ce sera la révolution dont les
Alliés ont peur.» Le 1° janvier 1944, de Gaulle déclinera une invitation de Churchill à venir dîner le 3 janvier à Marrakech — où le Premier ministre était en convalescence. Macmillan s’activant toujours pour faire accepter une invitation, Queuille fera une démarche auprès de De Gaulle le 2. «A la réception qui a lieu le soir aux Oliviers, J'essaie, dans une conversation où je suis seul avec lui, d’accrocher l’idée d’une visite du Général à Marrakech, mais je ne trouve pas un climat très favorable.» Finalement, bien sûr, de Gaulle acceptera
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une invitation (la rencontre aura lieu le 12), et annoncera sa décision au Comité le 4. « J’ai hésité; aller là-bas sans objet de conversation, on ne sait pas où cela peut conduire, peut-être au contraire de ce que l’on désire. Macmillan a insisté, il a fini par me dire que Churchill “en réparation à Marrakech” désirerait me voir, mais que si je refusais, il [Churchill] n’en ferait pas une affaire”. Macmillan paraissait très nerveux, il va quitter Alger, il voudrait bien avant de partir, etc. Alors j'ai accepté. J'irai là-bas incessamment.» Queuille aura, toutefois, droit au mot de la fin — du moins selon son compte rendu: «Le Comité — Le Troquer, Catroux — dit: “Nous sommes heureux qu’il en soit ainsi”, et comme le Général fait presque geste de doute et de reproche, je conclus avec le sourire :“Que voulez-vous, nous sommes des mous” »…. En cette fin d’année, Queuille continuait à se préoccuper aussi des «entreprises politiques » que l’on préparait en France dans l’hypothèse d’un armistice. Déjà, le 8 décembre, il avait reçu à ce sujet «une information curieuse » de la part de Massigli. «Un M. Châtain, ex-collaborateur de Monzie, dit-on, aurait en Espagne tenté d’engager des conversations en vue de l’entente possible d’Alger avec d’autres candidats au gouvernement présomptif qui existeraient en
France. A ce sujet, un seul nom aurait été donné, celui de Monzie. Il doit y avoir erreur. Frossard dans la coulisse, mais on n’en parle pas. Ledit Châtain aurait parlé avec les Américains et partirait peut-être pour les U.S. » Plus tard, le 20 décembre, Queuille notera que Massi-
gli croyait possible « Vichy jouant le rôle d’intermédiaire pour une paix rapide et touchant ‘‘des épingles”, comme on dit en Corrèze, en restant (comme Darlan) au pouvoir ». Queuille n’en fut pas tout à fait convaincu, mais s’inquiétait quand même. « Je crois peu à cela, mais il y a le télégramme Lamoureux, le voyage à Madrid du représentant de Monzie.. et certainement des choses qu’on ne dit pas.» A la fin de l’année, il en causera encore en notant qu’il semblait que les partis extrêmes en France avaient des arrière-pensées. «Les ex-cagoulards espèrent beaucoup en l’armée de l’armistice, en l’organisation d’un grand parti anticommuniste. De ce côté-là subsistent encore bien des inquiétudes, car ce ne serait pas le moment de jouer avec des oppositions de partis.» Ces «entreprises politiques » culmineront en août 1944, à la veille de la libération de Paris, lorsque Laval mettra en route son plan mirifique de réunir les Chambres, de faire installer Herriot à Matignon, et — plus mirifique encore— de voir Queuilleà l'Élysée. Le moment venu,
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Laval parlera de cette dernière possibilité à, parmi d’autres, de Monzie..%. D’autres aussi parleront de Queuille — dans les premiers jours d’août, le docteur Bernard Ménétrel, le médecin particulier de Pétain, assurera Jean Tracou, le chef de cabinet de ce dernier, que le
futur gouvernement était déjà formé... et que «Queuille serait prési-
dent de la République ? ». Laval ne fut pas le seul, d’ailleurs, qui préparait de tels projets. Une vingtaine de sénateurs résistants fignolaient dans l’ombre depuis des mois — disait-on — une Constitution et délibéraient pour savoir qui, de Louis Marin ou de Queuille, serait chef de l’'État8. Mais ce fut Laval, comme on sait, qui passa à l’action. Le 12 août, il sortit Herriot de l’asile où il était interné et l’amena à Paris — mais après des conversations confuses, Herriot fut arrêté par les Allemands et déporté en Allemagne. Queuille, lui, sera occupé ailleurs à cette époque. Lors de la libération de Paris qui verra le triomphe de De Gaulle, il le remplaçait à la tête du gouvernement provisoire de
la République à Alger. Loin de toutes ces intrigues du mois d’août, Queuille y sera mêlé un tantinet — bien malgré lui — en janvier. Le 13 janvier 1944, pendant qu’il déjeunait «à la popote», Jacquinot et Rucart étant parmi les
convives, quelqu’un sonna à la porte. Ce fut, raconta Queuille dans son journal, un certain Detang, «qui fuit lorsqu'il voit que des étrangers sont invités. Je le rejoins sur le palier. Il me dit que dans sa voiture se trouve une jeune fille qui a un pli pour moi, sans doute des nouvelles de ma famille. Je descends plein d’espérance et reçois — décacheté — le pli mystérieux ci-joint.» Il s’agissait d’une lettre datée de Madrid le 4 janvier, lettre dans laquelle le signataire, Michel Slezkine, lui annonçait qu’il venait d’arriver de France avec «un message extrêmement important pour vous de la part de mon éminent ami Paul Devinat». Slezkine espérait «être à Alger dans le plus bref délai et repartir pour Londres immédiatement après avoir commu-
niqué à vos anciens collègues demeurés en France votre réponse au message Devinat». Puis, ajouta-t-il: « La situation politique est devenue extrêmement grave, et j'ai été chargé d’établir sans délai la liaison entre vous et Paris. J’ai toutes les possibilités matérielles pour le faire mais il importe que mon arrivée à Alger soit tenue secrète et ceci de
façon absolue, car la moindre indiscrétion risque d’avoir des échos en France et de compromettre ma mission. Si vous deviez me répondre je vous serai infiniment reconnaissant de bien vouloir remettre votre lettre à la personne qui présentera la mienne.» Et, toujours mysté-
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rieux, Slezkine ajoutera encore : « J'espère que vous avez reçu le télégramme que M. Devinat vous a envoyé de Suisse. » Queuille ne fut pas du tout content. « Je réponds que je n’ai pas de réponse à faire. Que signifie cette cuisine? Je remonte furieux et mets les invités au courant. On ne sait jamais. Intrigue, Lamoureux, Devinat, Monzie...? Ces gens-là feraient bien de me laisser tranquille. » Mais un jour plus tard, Detang revint pour lui dire qu’un «émissaire venu d’Espagne» voudrait le voir. Cette fois, Queuille fournira une réponse toujours aussi négative, mais plus argumentée. «Je réponds que je ne veux participer à aucune intrigue. 1° Parce que je ne l’ai
jamais fait et c’est contraire à mon caractère. 2° Parce que toute intrigue contre de Gaulle est à mon sens contraire à l’intérêt français.» Le lendemain, le 15 janvier, Queuille vit de Gaulle. Leur conversa-
tion aborda plus d’un sujet — notamment dans le problème des offres d'emplois. «Ravitaillement si je coiffe il faut que je suive l’exécution etc.» Et puis, plus insolite. «Il m’apprend que l’accord débarquement semble certain, qu’il faudrait avoir à côté d’Eisenhower un ministre membre du Comité “connaissant” bien l’administration qui, ainsi que ministre belge, hollandais, serait en accord avec le Q.G. les affaires civiles. Connaissant bien l’administration : qui? Ce qui est curieux, c’est qu’il revient à deux reprises sur ce ‘connaissant bien”. Je ne réagis pas. Au reste comment pourrais-je superviser le ravitaillement et aller à Londres?» Ce sujet épuisé pour le moment, ils parlèrent du cours de la guerre. «Il croit que les Allemands feront tout pour faire échouer le Débarquement et ensuite traiter. » Ce fut alors que, sans entrer dans les détails, Queuille mettra de Gaulle au courant des avances des intrigants. « Je lui indique que l’on tente de France de prendre des contacts avec moi, que je repousse ces tentatives.» De Gaulle n’en fit pas une histoire. «Il a un geste d'approbation, puis part dans un développement: “Il est temps que la guerre finisse car actuellement elle se pourrit.” » Deux jours plus tard, Queuille recevra quand même le mystérieux émissaire. «Un monsieur me téléphone qu’il est chargé d’un message pour moi de Devinat. Je lui demande quand il l’a vu. Il y a un mois. Comment allait ma famille? Bien, mais comme je lui demande des précisions sur Jean [Gallot], il n’en a aucune! C’est un peu suspect. On va voir. » Le visiteur arriva. «C’est bien le messager annoncé — un Russe naturalisé — par la lettre qui m’a été apportée que je reçois » (le lendemain, Queuille notera son nom et ses qualités: «Slezkine Michel. Fils d’un grand chambellan à la cour de Russie; naturalisé
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français. Diplômé des Sciences politiques»). Et le visiteur parla. «II me donne — enfin! — des nouvelles. Tous les miens allaient bien fin novembre. Puis c’est l’exposé de la situation en France, dramatisé sans doute, pour conclure: “Il serait nécessaire d’avoir des contacts avec vos anciens collègues qui sont alarmés par les activités commu-
nistes et la mésentente du Comité avec les Alliés.” » Queuille répétera alors son point de vue directement au «messager » — sans ambages.
«Je fais les rectifications sur ces deux points et ajoute: 1° Que de Gaulle me paraît le seul homme capable de réaliser le maximum d’union entre les Français résistants. 2° Que tout autre entreprise entraînerait la division et serait criminelle. » Ensuite, il envoya Slezkine à Diethelm, «à qui il transmettrait informations économiques ». Le 20 janvier, Queuille notera encore: «Revisite du M. ci-dessus;
c’est lui qui m’avait donné des nouvelles de ma famille de la part de Devinat. Il s’agit vraiment d’un type assez mystérieux, qui établit je ne sais quelles liaisons. Je suis ultra-prudent. » Queuille le restera. Et ce sera tout...
Ferme sur l’essentiel, Queuille gardait toutefois, lui aussi, des
inquiétudes sur la
«mésentente » avec les Alliés — une mésentente qui
empêchait, ou du moins retardait, la reconnaissance du Comité de
libération comme gouvernement de la France. Mais il fut encouragé par la rencontre entre de Gaulle et Churchill à Marrakech: les deux hommes étaient redevenus des interlocuteurs tout à fait valables sinon toujours très aimables. A la réunion du Comité le 14 janvier, rapporta Queuille, de Gaulle en fournit un compte rendu. «Déjeuner quelconque avec un homme, qui à la fin du déjeuner démontrait ‘assez d’agressivité pour pouvoir continuer sa carrière”. Il avait manifestement le désir de rétablir avec moi des rapports personnels normaux. Mais évidemment rien de définitif.» Puis de Gaulle avait parlé haut.
«J'ai gagné la partie. Le Comité de libération peut seul à l’arrivée en France, etc.» Ce fut alors le tour de Churchill d’être franc, mais aussi conciliateur. «Maïs vous voulez trop vous disputer entre Français au lieu de faire seulement la guerre. Quoi qu’il en soit il faut nous enten-
dre, l’Amérique est loin, la Russie bien forte alors pour l’Europe occidentale notre entente nécessaire.» De Gaulle, toutefois, avait tenu à
parler du passé récent. «Mais pourquoi, si vous pensez ainsi, l’ultimatum du Liban?» A cette question, Churchill avait «bredouillé une réponse vague...». Et en terminant son compte rendu, de Gaulle
ajouta :«Nous avons ensuite ensemble passé la revue des troupes. Il était en maréchal de l’Air. Avait-il droit à cet uniforme? »
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Queuille n’avait pas réagi quand de Gaulle lui avait parlé en termes vagues mais flatteurs des problèmes du ravitaillement (et de la nécessité d’avoir un ministre du Comité à côté d’Eisenhower). Mais deux jours plus tard, le 17 janvier, Queuille sera consterné d'apprendre que de Gaulle, lui, avait agi de son côté. «Je reçois le papier joint qui fait de moi le dictateur aux vivres. C’est une catastrophe...!» Le «papier joint» était une lettre signée par de Gaulle. «La Commission économique que vous présidez [..] me paraît devoir être réorganisée pour être en mesure de se saisir de toutes questions ayant pour objets: 1° L’approvisionnement militaire (armée territoriale, corps expéditionnaire). 2° L’approvisionnement des populations civiles, y compris le premier ravitaillement des territoires libérés. 3° La coordination de l’emploi des ressources de l’Empire en matière de ravitaillement. 4° Les négociations avec les autorités alliées autres que celles qui sont menées par M. Monnet, commissaire en mission aux États-Unis.» Bien moins grandiose dans sa portée, une autre phrase dans la lettre attira inévitablement l’attention de ce ministre «connaissant bien l’administration » qu'était Queuille. «Il vous appartiendra, en collaboration avec le secrétaire général, de prendre en mon nom l'initiative des questions à lui soumettre et de fixer avec mon accord l’ordre du jour de ses travaux et de suivre l’exécution des décisions. » Queuille ne fut pas dupe. Se retranchant derrière ses positions, il s’en expliquera dix jours plus tard dans son journal: «On veut toujours sous prétexte de superviser me donner la responsabilité du ravitaillement, sans que j'aie le pouvoir de contrôler, d’exécuter, de négocier. Du moins, c’est le sentiment de Diethelm qui est pris d’une activité fébrile, et rectifie son tir. Il convoque les Alliés, leur
donne ce qu’il avait refusé, s’agite...» (Rappelons que Diethelm portait le titre de commissaire au Ravitaillement et à la Production...) Et Queuille? « J'essaie, ajouta-t-il, de faire le travail qui me paraît utile en ménageant les susceptibilités. Ce n’est pas très commode.» Queuille poursuivra ce même chemin, y compris lorsque la situation deviendra encore moins commode, tant sur le plan personnel qu’institutionnel. En mars, d’ailleurs, la Commission économique sera remplacée par un Conseil supérieur du Ravitaillement, lequel sera, à son tour, remplacé en avril par un nouveau Comité économique — créant ainsi une confusion institutionnelle qui affligera beaucoup le ministre «connaissant bien l’administration ».
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Président par intérim du Comité français de la libération nationale Les ennuis que devra supporter Queuille sur compteront peu comparés au rôle qu’il allait bien sûr, mais de plus en plus souvent — à la 25 novembre 1943, il avait pour la première
le plan jouer — tête de fois, en
administratif par intérim, l’exécutif. Le l’absence de
De Gaulle, présidé une réunion du Comité de libération. Sa «consécration», beaucoup plus spectaculaire, viendra le 24 janvier 1944 — journée capitale dans son existence algéroise. De Gaulle partant pour une tournée de dix jours en Afrique noire, où il se rendra à la conférence de Brazzaville où furent posés les fondements de l’Union française, la présidence sera confiée à Queuille par un décret daté du même jour et publié au Journal officiel trois jours plus tard. «M. Henri Queuille, commissaire d’État [...] est chargé par intérim de la présidence du Comité français de la libération nationale pendant l’absence du général de Gaulle. En conséquence, il aura notamment qualité pour signer les ordonnances et décrets prévus aux articles 8 et 9 du décret du 2 octobre 1943°.» Queuille — et cela se comprend — sera fier du témoignage d’estime que de Gaulle lui accordait ainsi. En août, montrant une enveloppe avec sa nomination à Jean Vaujour, alors membre de son cabinet, Queuille lui déclara avec satisfaction:
«Vous voyez, le Général n’a pas confié cette mission à un de ses plus fidèles lieutenants, mais à l’homme politique et républicain que je suis...» Mais toute médaille a son revers. Ou, comme le notera Queuille le 2 février : «Pourvu que la vedette : ‘président du Comité
par intérim”, ne cause pas de difficultés aux miens! !» Ce premier intérim se déroulera sans incidents majeurs, mais il sera parfois un peu mouvementé. En prenant congé de Queuille avant de quitter Alger, de Gaulle ne fut guère prolixe. «Le Général, le matin de son départ (24 janvier), me passe les consignes : surveillez la radio, moyens de correspondre avec lui.» Et puis ils parlèrent d’un projet sur l’Assemblée provisoire. «Nous ne sommes pas tout à fait d’accord, car 1l parle d’une Assemblée tripartite: résistance, parlementaires, délégués des municipalités. Philip lui a sans doute dit que c'était là ce que désirait l’Assemblée.» Ensuite, l’intérim commença : «Départ à 1 h 1/2 — sans incident.» Queuille présidera deux réunions du Comité. Le 25, «sans incident». Le 27, «rien de
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