Héliogabale et le Sacre du soleil [converted ebook]
 9782226341976, 2226341978

Table of contents :
Page de Copyright
Sommaire
Avant-propos
Prologue
Chapitre premier - UNE DYNASTIE ISSUE DE BÉDOUINS : DU DÉSERT AU SACERDOCE ROYAL
Un chef arabe vainqueur des Séleucides
Entre Romains et Parthes
Croissance et grandeur d’Émèse
La cité du Soleil
Le temple d’Élagabal
Le bétyle
Une déité complexe
Chapitre II - L’AVÈNEMENT OU L’HEURE DES PRINCESSES SYRIENNES
Le remariage de Septime Sévère
Julia Domna, impératrice et philosophe
Julia Maesa, grand-mère ambitieuse et politique
Les deux sœurs rivales
Le complot de Maesa
La proclamation
Défaite et mort de Macrin
Chapitre III - L’EMPIRE DONT LE GRAND-PRÊTRE EST UN ENFANT
Les Émésiens à Antioche
Le bétyle en voyage
L’hiver à Nicomédie
Adventus Augusti
Rome au temps des Sévères
Religions orientales
Julia Domna et Philostrate
La gnose et les chrétiens
Chapitre IV - LE BA’AL D’ÉMÈSE AU PALATIN
L’Elagabalium du palais impérial
Exotisme audiovisuel
Détails insolites
La centralisation du sacré
Les Jardins du Vieil Espoir
Hiérogamies et théogamies
Théocratie totalitaire ?
Déification du prêtre ?
Adoption d’Alexianus
Échec du Soleil Invincible
Chapitre V - L’IMAGINATION AU POUVOIR
Une autre façon d’être empereur
L’art de jouir
La table et ses fantaisies fabuleuses
Espiègleries
Toutes ses femmes…. et ses hommes
Subversion impériale
Chapitre VI - UN CAS PSYCHANALYTIQUE ?
Les visages d’Héliogabale
Caractérologie
Homosexuel ou hétérosexuel ?
Obsédé d’androgynie ou de transsexualisme ?
Impuissant ?
Chapitre VII - MORT ET DÉFIGURATION
Inquiétudes de la grand-mère
Intrigues de la tante
Mutineries prétoriennes
Un Nouvel An mouvementé
Exil du Sénat ?
Mort dans une caserne
Épreuves d’un cadavre
Tiberinus, Tractaticius ou le « Tripoteur »
Épilogue
Réaction morale et sénatoriale
Le renvoi du Soleil à Émèse
Le retour du Soleil à Rome
Bibliographie
I. SOURCES ANTIQUES
II. TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE D’ÉMÈSE
III. HISTORIOGRAPHIE MODERNE
IV. PROBLÈMES PSYCHO-PATHOLOGIQUES
V. PROBLÈMES CULTUELS
Chronologie

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© Éditions Albin Michel S.A., 1985 ISBN : 978-2-226-34198-3

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Sommaire Page de titre Page de Copyright Avant-propos Prologue Chapitre premier - UNE DYNASTIE ISSUE DE BÉDOUINS : DU DÉSERT AU SACERDOCE ROYAL Un chef arabe vainqueur des Séleucides Entre Romains et Parthes Croissance et grandeur d’Émèse La cité du Soleil Le temple d’Élagabal Le bétyle Une déité complexe Chapitre II - L’AVÈNEMENT OU L’HEURE DES PRINCESSES SYRIENNES Le remariage de Septime Sévère Julia Domna, impératrice et philosophe

Julia Maesa, grand-mère ambitieuse et politique Les deux sœurs rivales Le complot de Maesa La proclamation Défaite et mort de Macrin Chapitre III - L’EMPIRE DONT LE GRAND-PRÊTRE EST UN ENFANT Les Émésiens à Antioche Le bétyle en voyage L’hiver à Nicomédie Adventus Augusti Rome au temps des Sévères Religions orientales Julia Domna et Philostrate La gnose et les chrétiens Chapitre IV - LE BA’AL D’ÉMÈSE AU PALATIN L’Elagabalium du palais impérial Exotisme audiovisuel Détails insolites La centralisation du sacré Les Jardins du Vieil Espoir

Hiérogamies et théogamies Théocratie totalitaire ? Déification du prêtre ? Adoption d’Alexianus Échec du Soleil Invincible Chapitre V - L’IMAGINATION AU POUVOIR Une autre façon d’être empereur L’art de jouir La table et ses fantaisies fabuleuses Espiègleries Toutes ses femmes…. et ses hommes Subversion impériale Chapitre VI - UN CAS PSYCHANALYTIQUE ? Les visages d’Héliogabale Caractérologie Homosexuel ou hétérosexuel ? Obsédé d’androgynie ou de transsexualisme ? Impuissant ? Chapitre VII - MORT ET DÉFIGURATION Inquiétudes de la grand-mère Intrigues de la tante

Mutineries prétoriennes Un Nouvel An mouvementé Exil du Sénat ? Mort dans une caserne Épreuves d’un cadavre Tiberinus, Tractaticius ou le « Tripoteur » Épilogue Réaction morale et sénatoriale Le renvoi du Soleil à Émèse Le retour du Soleil à Rome Bibliographie I. SOURCES ANTIQUES II. TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE D’ÉMÈSE III. HISTORIOGRAPHIE MODERNE IV. PROBLÈMES PSYCHO-PATHOLOGIQUES V. PROBLÈMES CULTUELS Chronologie

Avant-propos Héliogabale, qui régna sur le monde romain de 218 à 222, est le plus souvent nommé Élagabal. Si j’ai retenu le premier nom, c’est d’abord qu’il est traditionnel dans notre littérature historique, au moins jusqu’au début de ce siècle. De plus, ce sobriquet qui remonte à l’Antiquité (même si l’on n’en connaît pas d’attestation sûre avant e le IV siècle) combine ostensiblement, dans un à-peu-près frisant le jeu de mots, le nom grec du soleil avec celui du dieu syrien dont l’empereur s’est fait le missionnaire fanatique. Je réserve en propre à ce dieu indigène le nom d’Élagabal que les historiens et les numismates ont accoutumé de donner au « César fou » depuis une cinquantaine d’années. Il faut rappeler au lecteur qu’aucun texte officiel de l’époque ne nomme l’empereur « Élagabal ». Sur les monnaies, comme dans les inscriptions sur pierre, Héliogabale n’est jamais désigné que par les tria nomina de son prétendu père adultérin : Marcus Aurelius Antoninus. L’historien grec Dion Cassius, son contemporain, ne l’appelle jamais que « Sardanapalle » ou « Pseudo-Antonin ». Hérodien, autre historien du temps, le nomme simplement « Antonin ». Aujourd’hui, « Héliogabale » a l’avantage d’éviter toute espèce d’équivoque, puisque ce surnom s’applique à l’empereur et non pas à son dieu 1.

1. Cf. Lenain de Tillemont, Histoire des empereurs et des autres princes qui ont régné durant les six premiers siècles de l’Église…, III, Venise 1732, p. 145 : « … pour le nom, quoique les plus habiles de ce temps soutiennent que celui d’Élagabal est le véritable, nous croyons devoir suivre la manière qui est la plus usitée parmi nous, réservant l’autre pour l’idole dont il estoit prestre. »

Prologue 8 avril 217. L’empereur Marcus Aurelius Antoninus dit « Caracalla » fait la guerre au roi des Parthes Artaban qui lui a refusé la main de sa fille. Mais voilà qu’il se fait assassiner près de Carrhes en Mésopotamie. Curieux de cultes exotiques, il avait envie de voir le temple du dieu Lune (Mên-Lunus), à quelque distance de la ville. Il avait fait le détour avec une petite escorte. Mais en cours de route, il avait dû s’isoler pour une raison pressante ; et le centurion Martial, que l’empereur outrageait jusqu’à l’exaspération, en avait profité pour le poignarder à la gorge. Percé de coups par les cavaliers germains de la garde impériale, Martial avait emporté dans la tombe le secret des propos que lui avait tenus quelques jours avant de bouche à oreille le préfet du prétoire Macrin (Marcus Opellius Macrinus) pour l’engager à porter le coup fatal. Aussi Macrin peut-il se jeter sur le corps inerte de Caracalla en feignant le chagrin du désespoir, et il est proclamé empereur ! La mère du prince défunt cherche en vain à soulever les troupes stationnées à Antioche. Elle se donne la mort. Mais Caracalla a deux petits-cousins et surtout une vieille tante qui comptait bien sur la succession. Elle manœuvre si bien, si patiemment et psychologiquement, qu’un an plus tard, près d’Émèse e en Syrie, les soldats de la III légion « Gallique » (c’est-à-dire recrutée initialement dans les Gaules) jettent un manteau de pourpre

sur les épaules d’un enfant de quatorze ans et l’acclament imperator, parce qu’ils le croient fils de l’empereur assassiné (16 mai 218). Quelques jours plus tôt, l’enfant dansait en tunique talaire devant un bloc de basalte qui passait pour tombé du ciel et que ses compatriotes d’Émèse adoraient comme idole du Soleil. Il appartenait, en effet, par sa mère, à une dynastie de rois-prêtres qui se dévouaient depuis trois siècles au culte d’Élagabal, ce gros caillou noir. Les légionnaires qui venaient au temple faire leurs dévotions ne pouvaient honorer ce bétyle (bêt-el ou « maison du dieu »), sans admirer la beauté du jeune desservant. Ses partisans le disaient prédestiné par le tout-puissant Élagabal, et une fois proclamé l’enfant voudra rester le prêtre de ce dieu qui, théologiquement, coïncidait avec l’astre-roi, c’est-à-dire avec le parangon céleste de la souveraineté impériale. Une fois à Rome, il dansera de plus belle au Palatin, et loin d’abandonner les autels de ce Ba’al syrien – comme le souhaitait peut-être sa grand-mère –, il les multipliera dans la capitale de l’Empire, en prétendant faire prévaloir son culte sur celui même de Jupiter Capitolin. Il s’offrira aussi un luxe d’extravagances qui feront pâlir en comparaison les règnes de Caligula, de Néron ou de Commode. Mais son exaltation sacerdotale sera vraiment et surtout le sacre du Soleil. À ce titre comme à d’autres, Héliogabale est hors du commun. Et pourtant, cet adolescent couronné « qui vécut comme la plupart des hommes n’osent pas rêver » (G. Matzneff) incarne et cristallise pour ainsi dire les tendances ou les fantasmes d’une époque, en même temps que l’aboutissement d’une dense et lourde hérédité. Rome est alors un creuset où fermentent confusément les sectes et les croyances, un théâtre permanent où s’exhibent les liturgies les plus étranges, centre du pouvoir qui draine et sublime en faste

météorique les richesses de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie : une ville à la mesure de la démesure que voulut vivre le grand-prêtre d’un dieu arabe. Un homme, un événement : la rencontre des deux coïncide avec un moment de l’Histoire qui dépasse le règne éphémère d’Héliogabale. Car l’événement, – l’avènement – procède, certes, de circonstances locales et familiales très particulières, mais aussi d’un état des esprits, lequel est fondamentalement le « cœur de l’Histoire ».

Chapitre premier

UNE DYNASTIE ISSUE DE BÉDOUINS : DU DÉSERT AU SACERDOCE ROYAL Petit-neveu par alliance de l’empereur Septime Sévère et petitcousin de Caracalla, Varius Avitus Bassianus – le futur Héliogabale – naît en 204, peut-être à Rome où ses grands-parents ont une maison sur l’Esquilin et où son père, Sextus Varius Marcellus, a exercé certaines responsabilités importantes. Il n’est pas seulement apparenté par le mariage impérial de sa grand-tante, Julia Domna, aux souverains de Rome, mais lié par ascendance directe à une dynastie de roisprêtres syriens (tableaux généalogiques, p. 16). Le nom gentilice de Varius, qui a un air si authentiquement romain, ne doit pas faire illusion. C’est la forme romanisée du nom arabe de la Lune, Yari (Warh en arabe du Sud). Le surnom Bassianus – que porte également Caracalla – procède d’un titre sacerdotal indigène, latinisé en Basus ou Bassus : sacerdoce du Soleil, que la famille monopolisait de père en fils à Émèse, depuis quelque trois siècles. C’est du moins la période durant laquelle les données historiographiques nous permettent de la suivre.

Un chef arabe vainqueur des Séleucides Émèse n’émerge en effet dans l’Histoire qu’en 64 avant J.-C., à l’heure où s’effondre un dernier lambeau du royaume séleucide fondé, après la mort d’Alexandre, sur les ruines et le partage de son empire entre ses généraux, les Diadoques.

Pourtant sa position géographique lui assurait à priori des avantages évidents et lui promettait même un rôle éminent dans la circulation des hommes et des marchandises (carte I, p. 18). Située presque sur les

bords de l’Oronte qui s’écoule vers Antioche, au carrefour des deux grandes voies est-ouest et nord-sud qui reliaient l’oasis de Palmyre à la côte méditerranéenne d’une part, Damas à Alep d’autre part, nœud des relations entre la mer et l’arrière-pays comme entre la Syrie montagneuse de l’Anti-Liban et les plaines septentrionales, Émèse – l’actuelle Homs – se trouve aujourd’hui sur le passage d’un oléoduc qui achemine le pétrole irakien jusqu’à la côte. Cependant, cette position n’a fait sa fortune que du jour où les caravanes venues du golfe Persique ont cessé de contourner le désert syrien beaucoup plus au nord (notamment par Alep) et où Émèse est devenue une étape nécessaire entre Palmyre – qui commence à prospérer au premier siècle avant notre ère – et la mer Méditerranée. Les Palmyréniens ont organisé le commerce des produits de l’Inde et de l’Arabie avec l’Occident hellénistique, puis romain. Pour ce faire, ils avaient, dès la fin de l’empire séleucide, trouvé le moyen de mettre à leur service ou de contrôler une partie des nomades sans lesquels ce trafic était voué à l’échec. Parmi ces nomades vivaient des tribus comme celle des Émésiens, gouvernées par leurs cheikhs, et qui donnaient du fil à retordre aux derniers souverains de Syrie. On voit surgir, en effet, dans l’arrière-pays d’un royaume dont les Séleucides ne tiennent plus guère que la capitale – Antioche – des bandes de bédouins maraudeurs dont les chefs rançonnent et mettent en déroute leurs généraux. Ces bédouins tiennent et contrôlent le « bled » et les villes ou bourgs de l’intérieur. Antiochus XIII dit « l’Asiatique » est méprisé précisément par ses derniers sujets d’Antioche pour s’être laissé battre dans un engagement (simple opération de police) avec une de ces tribus. On lui préfère Philippe (petit-fils d’Antiochus VIII Grypos) que l’Arabe Aziz intronise dans la capitale. Antiochus XIII sollicite alors l’aide d’un autre chef bédouin, Sampsigéram, le cheikh d’Émèse. Mais les deux Arabes s’entendent pour trahir aussi bien Philippe qu’Antiochus, et pour les capturer.

Carte I. La Syrie romaine au temps d’Héliogabale.

Cependant l’ombre de Rome commence à peser lourdement sur l’Asie Antérieure. En apprenant l’arrivée de Pompée, vainqueur du grand Mithridate et de l’Arménien Tigrane, Sampsigéram relâche Antiochus qui supplie l’imperator tout-puissant de lui rendre le trône de ses pères. Chargé de régler les affaires d’Orient, le « grand » Pompée pourrait restaurer les Séleucides. Mais, après tout, pour quoi faire ? puisque Antiochus est incapable de défendre les Syriens contre les brigandages des Juifs et des Arabes ! Sampsigéram reprend alors son prisonnier et le met à mort sans autre forme de procès. C’est la fin des Séleucides et les commencements de la principauté d’Émèse : d’un coup de cimeterre, l’ancêtre d’Héliogabale fondait une dynastie. Née de la décomposition d’un royaume, elle incarnerait moins de trois siècles plus tard la déchéance d’un empire.

Entre Romains et Parthes Les chefs de tribus arabes (ou « phylarques ») se rallient à Pompée qui semble avoir agencé tout un système de clientèles locales, périphériques, et de petits États-tampons entre Rome et les Parthes. Sampsigéram devait compter parmi ces dynastes et « rois barbares » qui entouraient l’imperator, lorsque, en 64 avant J.-C., il réorganisa l’Orient devenu romain. Ces espèces de principautés frontalières ont une position souvent scabreuse et difficile face aux rois parthes, les Arsacides, qui revendiquent la domination de l’Asie au nom de la tradition achéménide. Les dynastes exposés à leur influence et à leurs pressions manœuvrent comme ils peuvent entre les deux « Grands ». Leur loyalisme peut apparaître souvent douteux. Mais Rome tient moins alors à annexer et occuper militairement qu’à s’assurer l’appui des cavaliers du désert. Et donc en 64, sous le couvert du protectorat romain, moyennant le versement d’un tribut et la coopération avec les légionnaires en cas de besoin, Émèse légitime grâce à Pompée son existence autonome, en tant que tout petit État dont dépend la ville d’Aréthuse (Er-Restan) et dont la fidélité importe à Rome en raison de sa position clé sur la route de Palmyre, face aux archers parthes. Durant les guerres civiles qui opposèrent César à Pompée, puis Octavien à Antoine, la situation du phylarque d’Émèse se compliqua davantage encore, mais du côté romain. Jamblique, qui avait succédé à Sampsigéram, se rallie d’abord à César avec son parent Ptolémée, dynaste du Liban. Mais il prend parti ensuite pour Caecilius Bassus – un ancien lieutenant de Pompée – qui, aidé par les Parthes, veut soulever la Syrie contre le dictateur. À la faveur d’une conjoncture longtemps trouble et incertaine, le roi des Parthes Pacorus pénètre en Syrie où il jouit d’une solide popularité, et Émèse suit le mouvement… Mais la ville aura des difficultés avec Marc Antoine. L’amant de Cléopâtre est si peu

sûr du loyalisme d’Émèse qu’il fait exécuter Jamblique, avant d’aller se faire battre à Actium avec la reine d’Égypte. Cependant l’ennemi d’Antoine, le futur Auguste, se défie tout autant de ces principicules condamnés à un double ou même triple jeu. Il commence par les dépouiller de leur souveraineté, d’ailleurs fictive et dérisoire. Alexandre, qui avait succédé à Jamblique comme phylarque d’Émèse, périt (sans doute étranglé) dans le Tullianum, après avoir figuré parmi les captifs dans le triomphe d’août 29 avant J.-C. Qui pouvait alors imaginer qu’un descendant de sa race régnerait un jour sur l’Empire romain ?

Croissance et grandeur d’Émèse Ultérieurement, Auguste est revenu à la politique de Pompée et, en 20, il rétablit la dynastie d’Émèse dans ses droits héréditaires au profit de Jamblique II, le fils de celui qu’Antoine avait fait mettre à mort. Après quarante ans de malentendus (imputables pour une large part aux confusions de la République agonisante), Émèse renoue de bonnes et désormais indéfectibles relations avec le pouvoir romain. Auguste restaure les petites principautés vassales qui offraient tant d’avantages à l’administration impériale, et le modus vivendi qui s’instaure alors dans les rapports avec les Parthes renforce l’équilibre bénéfique de cette politique réaliste. Mais dès que les hostilités reprendront entre Romains et Arsacides ou que la situation nécessitera la coopération de ses soldats, le loyalisme d’Émèse ne se démentira pas. Sous Néron, Sohaemus fera marcher ses troupes aux côtés des légions contre les Parthes. Outre les ornements consulaires, il recevra en récompense la Sophène, au sudouest de l’Arménie, avec les insignes royaux. Déjà son père, Sampsigéram II, avait été doté de la citoyenneté romaine. En 66, le même Sohaemus participe avec ses archers et ses cavaliers à une expédition contre Ptolémaïs-Akè (aujourd’hui Saint-Jean-d’Acre). Plus tard, il marchera avec Titus contre Jérusalem. De son mausolée pyramidal qui se dressait à la sortie d’Émèse sur le côté nord de la route menant à Tripoli, on pouvait encore voir les vestiges en 1911, date à laquelle on les détruisit à la dynamite pour y établir un dépôt de pétrole… er Durant tout le I siècle après J.-C., la dynastie noue des liens matrimoniaux avec plusieurs royaumes indigènes qui ont avec Rome des relations de clientèle, de vassalité ou de bon voisinage : Commagène, Cappadoce, Pont, Atropatène, Arménie et surtout Judée où règne la famille des Hérodiens. Aziz, roi-prêtre d’Émèse, épouse

Drusilla, sœur d’Agrippa II, roi des Juifs, et pour être agréé comme beau-frère il se fait circoncire – ce que fera plus tard Héliogabale, mais pour d’autres raisons. En dehors même de ce cas typique, il est notable qu’il s’agit d’États où le pouvoir temporel coïncidait souvent, comme à Émèse, avec des responsabilités religieuses. On a l’impression que ces dynastes se tissent tout un réseau d’alliances familiales pour resserrer leur solidarité. En fait, il faut d’abord donner des gages à Rome, et en 72 Sohaemus met ses cavaliers et ses archers au service du gouverneur de Syrie pour liquider le petit royaume de Commagène dont le dernier prince titulaire, Antiochus IV (celui que Racine met en scène dans Bérénice), était son cousin ! Moyennant quoi, la dynastie d’Émèse survit à toutes les autres. Son royaume n’a pas été annexé à l’Empire sous Domitien, quoi qu’on en ait dit sur la foi d’une monnaie douteuse ou d’interprétation problématique. Il se maintient plus ou moins obscurément jusqu’au règne de l’empereur Antonin le Pieux, époque à laquelle apparaissent les premières pièces romaines d’Émèse, à l’effigie exclusive de l’autokratôr. On perd la trace de la famille régnante dont l’arbre généalogique souffre d’un hiatus entre Sohaemus (mort sous Vespasien, vers 73) et Julius Bassianus, père d’une impératrice et d’une grand-mère d’empereurs : Julia Domna et Julia Maesa. Émèse a dû finalement être incorporée à l’administration impériale : nous ignorons dans quelles circonstances. Mais la prêtrise héréditaire du culte solaire assurait à la famille la continuité d’une dynastie religieuse. La ville dut jouir longtemps d’un régime particulier jusqu’au jour où Caracalla – descendant impérial de ses grands-prêtres – lui conféra le statut de colonie romaine, avec le droit « italique » qui lui garantissait une immunité fiscale fort enviée dans le monde romain. Cependant, la dynastie sacerdotale qui avait conduit les destinées d’Émèse jusqu’au trône des Césars ne s’éteindra pas avec le dernier des Sévères, Alexandre, en 235. Un descendant (peut-être en ligne collatérale), Uranius Antoninus, repoussera une attaque des Perses

avec son armée de paysans et se fera proclamer empereur sur les terres de sa seigneurie en 253. Un demi-siècle plus tard encore, le philosophe Jamblique, qui fera du néoplatonisme une théologie et une théurgie capables d’enthousiasmer l’empereur Julien, ne portera pas seulement le nom de deux rois-prêtres d’Émèse : il se réclamera de cette illustre ascendance.

La cité du Soleil Le prestige en était grand. Sampsigéram II qui régnait à l’époque d’Auguste et de Tibère (vers les années 10-20 de notre ère) s’intitulait dans les inscriptions officielles « roi suprême, le premier entre les dynastes de Syrie ». Les fouilles de la nécropole de Tell Abou Saboun – démolie pour faire place à un stade municipal – ont livré un mobilier funéraire d’une richesse exceptionnelle, des vêtements cousus de petites bractées d’or, des bijoux, des appliques en or d’un art raffiné et surtout un casque à visage, en fer revêtu d’argent, dont le décor représente un travail d’orfèvrerie tout à fait remarquable. On imagine un prince comme Sampsigéram II ou Sohaemus coiffé de la sorte lorsqu’il recevait l’hommage de ses sujets dans son palais ou à la tête de ses archers à cheval. Émèse se trouvait au milieu de vastes étendues impropres à la culture, sur un sol plutôt aride, mais assez propice à l’élevage des chameaux, des chevaux et du petit bétail. À certains égards, c’était une ville caravanière, et une monnaie frappée au nom de l’usurpateur Uranius Antoninus, l’un de ses derniers rois-prêtres, représente au revers un chameau de transport. Cet élevage renforçait les liens commerciaux avec Palmyre, comme celui des chevaux resserrait les liens militaires avec Rome. Car les cavaliers d’Émèse étaient fort appréciés. On les retrouve, par exemple, en Pannonie (Hongrie actuelle), à Intercisa où ils honorent fidèlement leur dieu national, Deus Patrius Sol Elagabalus. On les retrouve aussi en Afrique, à El Kantara. À douze kilomètres au sud-ouest de la ville, la présence d’un grand lac (Qadasha ou Bahret al-Qattiné) assurait aux troupeaux un réservoir d’eau suffisant, grâce à un barrage aménagé, semble-t-il, à l’époque romaine, sans parler du cours tout proche de l’Oronte dont les ondes désaltèrent aujourd’hui encore le pays grâce à un système d’irrigations.

La ville avait, en fait, une double vocation géographique qui fit sa fortune aux beaux temps de la paix romaine. Cité caravanière, en liaison directe et suivie avec le pays de Tadmor – Palmyre – que les Juifs appelaient « la Fiancée du Désert », Émèse appartenait à la Syrie terrienne, pays des grands espaces durs à la soif, de la chaleur exaltante et fanatisante, de l’absolu mystique. « Il est monothéiste, écrira Rémy de Gourmont à propos d’Héliogabale, comme tous ces émigrants orientaux, corrompus par l’hostilité de la nature, desséchés par le feu continu du Soleil. » En réalité, Émèse sut tirer parti économiquement de cette situation. Mais, même enrichie par une conjoncture géographique aussi favorable, la ville conservait la marque atavique des cavaliers du désert. Cependant la vallée de l’Oronte et la route de Tripoli lui ouvraient l’accès de la Syrie côtière : la Phénicie de Tyr, de Sidon et de Byblos, facile et sensuelle, où dominent les déesses de l’amour, où la liturgie pathétique des Adonies dramatise chaque année les alternances cycliques de la végétation, de la jeunesse et de la mort, comme ailleurs les fêtes isiaques ou le culte d’Attis. Ceux qui vivent de la navigation, des cultures fruitières ou céréalières, n’ont pas le même mode d’existence, de jouissance et de sensibilité que les bédouins qui pâturent toute l’année. Les mentalités religieuses qui en résultent se sont curieusement combinées dans la ville des rois-prêtres du Soleil. Ce double appel de la luxure et de l’ascèse, du plaisir inventif ou capricieux et de la dévotion intransigeante se déchiffre aussi bien dans le culte d’Élagabal que dans la personnalité si complexe de l’empereur qui portera son nom. Les princes d’Émèse avaient l’autorité prestigieuse que leur conféraient tout à la fois l’efficacité de leurs archers et de leur cavalerie, la prospérité économique de la cité caravanière, mais aussi et surtout son temple du Soleil. er Déjà au I siècle avant J.-C., Sohaemus s’affirme le patronus (c’està-dire le protecteur) d’une colonie romaine où le Soleil avait aussi un

temple illustre : la ville d’Héliopolis-Baalbek, dont les ruines gigantesques attestent l’importance. Qu’un roi indigène ait pu ainsi « patronner » une cité du peuple-maître, c’est un fait significatif de la place que tenait Émèse dans l’Orient romain. Elle se couvrait d’édifices étincelants qui éblouissaient de loin les voyageurs. Dans une page célèbre de sa Géographie en vers qui transcrit librement en latin le poème grec de Denys dit « le Périégète », écrit à l’époque d’Hadrien (vers 130 après J.-C.), Festus Avienus évoque ainsi la Cité du Soleil : Là où les feux du jour sortent de leur berceau, Émèse fait briller la hauteur de ses faîtes. Largement, elle étale ses flancs sur la terre. Ses palais aériens s’élèvent jusqu’au ciel. L’habitant s’y exerce l’esprit aux études Et les décurions plus encor s’en imprègnent. Enfin pour le Soleil, astre aux cheveux de flamme, Ils ont un culte ardent et de tous les instants. Le Liban fait surgir ses hautes frondaisons, Mais un faîte sacré rivalise avec elles. L’Oronte aux eaux d’azur fend la glèbe voisine Et son flot vagabond va traverser Antioche… On peut sourire de cette vision dithyrambique d’un temple qui surgit aussi haut que les cimes du Liban, sommets que les Émésiens apercevaient au loin vers le sud. Mais l’hyperbole traduit bien l’impression qui frappait les visiteurs arrivant de l’ouest ou du nord. D’autres témoignages confirment, en tout cas, le rayonnement de cette métropole solaire, notamment l’historien Hérodien : « Le dieu n’est pas adoré seulement par les indigènes. Tous les satrapes et les rois barbares des contrées voisines lui envoient à l’envi chaque année de magnifiques présents. » Comme beaucoup d’États-temples de l’Orient

anatolien et sémitique, Émèse bénéficiait donc d’une sorte de « dîme » annuelle qui comblait sa réussite économique.

Le temple d’Élagabal Ce temple du Soleil a disparu d’abord sous une église chrétienne consacrée à tous les saints, puis sous la grande mosquée d’Homs (Djami Ibn Lublada), où l’on a repéré de rares vestiges du soubassement de l’édifice païen. L’historien Hérodien – qui écrit à l’époque d’Héliogabale – en parle, semble-t-il, en témoin oculaire : « Un temple gigantesque, décoré d’une grande quantité d’or et d’argent, éblouissant de pierres précieuses… » Mais il ne donne aucune précision sur l’architecture, la structure et la fonction des bâtiments, non plus que sur l’aspect de l’autel. Ce sont les monnaies de Caracalla et d’Héliogabale, puis d’Uranius Antoninus qui nous aident à imaginer ce « temple gigantesque ». Il s’agit d’un vaste sanctuaire à plan rectangulaire et périptère (entouré d’une colonnade sur ses quatre côtés). Il s’élève sur un haut podium. On y accède par un grand escalier. Ce podium devait habiller en partie la butte où était primitivement érigé le bétyle du dieu, pierre noire à sommet conique dont l’image se discerne entre les colonnes, au centre de la façade et derrière un aigle (sur les pièces de Caracalla). Dans le tympan du fronton, on distingue souvent le croissant lunaire (fig. 1), mais aussi un motif rectangulaire (fig. 2) dont la signification nous échappe. Protégée par une balustrade, la pierre noire était exposée à l’adoration des fidèles entre deux parasols (ou deux espèces d’éventails grandioses, tout brillants de joyaux). Par devant cette idole aniconique, entre deux candélabres allumés, était dressée une table à offrandes sous laquelle les monnaies d’Uranius Antoninus nous montrent une grande et large amphore (fig. 3). Ce récipient devait contenir, plutôt que de l’eau sainte pour des aspersions, le vin qu’on puisait pour faire des libations sur les victimes et sur l’autel à l’heure du sacrifice.

D’autres monnaies (de Caracalla et de sa mère Julia Domna) nous font connaître un autel monumental (fig. 4-6) qui devait s’élever non pas dans la cella même du sanctuaire, mais au centre d’une vaste cour fermée qui servait d’area ou « parvis » au temple proprement dit et qui devait ressembler à celles qu’on trouve à Baalbek ou à Palmyre. En effet, les autels se trouvent toujours en plein air dans l’Antiquité, sauf dans le cas des cryptes mithriaques qui ne sont pas des temples à strictement parler. D’autre part, les danses autour du maître-autel et des autels secondaires dont fait état Hérodien, les évolutions et les liturgies théâtrales qu’il évoque à propos d’Héliogabale supposent l’accomplissement de pareilles cérémonies à l’intérieur d’une ample area comme celle qui précédait l’accès aux temples syriens. La masse quadrangulaire de l’autel s’élevait sur un soubassement à double gradin. Des colonnes d’angle à fût sculpté l’encadraient (semblet-il). Il était couronné par une corniche moulurée fortement saillante dont les angles paraissent hérissés d’acrotères. En façade, deux registres de niches à colonnes ou à pilastres abritaient six images de dieux ou « génies » (?) subordonnés au SoleilRoi. À supposer que les quatre flancs de l’autel aient porté le même système de décor, il faudrait restituer vingt-quatre niches illustrant la théologie d’Émèse. Les effigies sculptées devaient être rehaussées par la polychromie et impressionner les pèlerins ou les touristes, comme aujourd’hui le décor de certaines églises byzantines. Sur tels exemplaires de monnaies frappées à l’effigie de Julia Domna, les acrotères ont le profil de mufles léonins. Au-dessus de l’autel, on discerne la flamme du foyer. Mais plusieurs pièces nous montrent, au lieu de ce focus, deux sortes de niches jumelles qui appartiennent peutêtre à l’arrière-plan plutôt qu’à la structure même de l’autel. Dans ce sanctuaire, le sacerdoce est réservé aux hommes. Il est héréditaire. La succession se fait par ordre de primogéniture. Au moment de sa proclamation, Héliogabale détiendra la prêtrise en tant

que premier descendant mâle de Julius Bassianus qui n’avait que deux filles. Dans l’exercice de son ministère, le grand-prêtre porte une tunique de pourpre brodée d’or à longues manches qui tombe jusqu’aux talons. Ses jambes sont serrées dans un pantalon de couleur écarlate et cousu d’or. Quand il officie, sa tête est coiffée d’une couronne brochée de pierreries qui jettent les feux de mille couleurs multipliées par le rythme de ses gesticulations rituelles. Autour de lui, les desservants qui l’assistent pour parer l’idole, l’autel, les victimes conduites au sacrifice, pour présenter les offrandes et vaquer au détail du cérémonial ont des costumes à l’avenant, dont l’éclat multicolore contraste avec la blanche robe prétexte des prêtres romains. Il faut se représenter leur procession descendant solennellement les marches du temple pour contourner l’autel principal au centre de la cour et se ranger comme un corps de ballet bien cadencé au son des instruments variés. Le grand-prêtre lui-même évolue autour des autels en choreute expérimenté, accompagné par les flûtes, les trompettes et toutes sortes de percussions ou de cordes sonores. D’une voix ardente, il entonne ces chants « barbares » dont parle Dion Cassius et auxquels les gutturales sémitiques donnent parfois un accent terrible. Les desservants, et peut-être la foule des fidèles, participent à ces danses où s’extériorise et s’exalte leur piété fébrile, parmi les senteurs enivrantes des aromates et les fumées de l’encens.

Le bétyle Les premières monnaies impériales d’Émèse représentent un aigle debout sur un bloc à sommet arrondi ou conique. Un exemplaire du British Museum nous laisse voir une étoile sur le flanc du bétyle, et ce détail a son prix, car il complète et corrobore peut-être le témoignage historiographique d’Hérodien : « On ne voit pas, écrit-il, dans le temple, comme chez les Grecs et les Romains, de statue faite à l’image du dieu [c’est-à-dire anthropomorphique] par la main d’un artiste habile. On y remarque une grande pierre, arrondie à la base et qui se termine en pointe. Sa forme est conique et sa couleur noire. Les indigènes prétendent fièrement qu’elle est tombée du ciel. Ils y montrent certaines aspérités, certaines figures peu apparentes. Ils veulent que ce soit une image du Soleil qui n’est pas l’œuvre d’un homme et ils l’adorent comme telle. » L’étoile que porte l’aérolithe sur la monnaie précitée peut correspondre à l’un des symboles que les habitants et les dévots d’Émèse croyaient déchiffrer sur leur fétiche aniconique. La pluralité des figures sidérales reconnues sur la pierre noire dans les aspérités problématiques pouvait signifier que le Soleil avait la souveraineté du firmament, qu’il était le « chorège » des astres (comme disaient les Grecs), et le profil même du bétyle au revers de certaines monnaies ferait penser à une image de la voûte céleste (fig. 7). L’étoile est aussi, en Orient comme en Occident, le signe même du Soleil surtout lorsqu’il est associé au croissant lunaire (qu’on déchiffre dans le tympan du temple émésien sur les monnaies de Caracalla et d’Héliogabale). Par sa nature et sa forme, le bétyle rappelle les blocs qui tenaient lieu d’idoles à l’Aphrodite-Astarté de Paphos en Chypre, aux Artémis de Pergé, de Sardes, de lasos et tant d’autres pierres plus ou moins grossièrement anthropomorphisées soit par des détails sculptés dans le bloc, soit par le costume et les parures dont on les revêtait. On connaît

l’histoire de la pierre noire de Pessinonte et la fortune du culte de Cybèle en Occident. Même l’Artémis polymaste d’Éphèse, l’Héra de Samos et autres Mères méditerranéennes engainées dans leur hiératisme vertical n’étaient à l’origine que des pierres levées. Le Ba’al ou Zeus du mont Kasios était vénéré sous l’aspect d’un bétyle. Chez nous, les statues-menhirs et certaines idoles celtiques ou plutôt préceltiques correspondent également à l’anthropomorphisation de pierres adorées comme sièges d’une présence divine. L’aérolithe d’Émèse n’était pas le moins du monde « humanisé », et il avait une tout autre hérédité. Mais sa fonction initiale ne coïncidait-elle pas avec celle qui fondait, chez d’autres peuples, le culte des pierres en relation avec le Soleil ? La signification héliaque de certains mégalithes occidentaux est indéniable, même s’il faut se garder des analogies lointaines et du comparatisme théorique. e Au milieu du III siècle après J.-C., l’usurpateur Uranius Antoninus, grand-prêtre d’Élagabal, a fait frapper des monnaies d’or dont le revers porte l’image du bétyle habillé (fig. 8). La pierre est cerclée de trois guirlandes de feuillage entre lesquelles on discerne les aspérités dont parle Hérodien. Le sommet conique est constellé de pierreries et encadré de deux pointes plus petites qui doivent avoir une signification cultuelle ou théologique, puisque avec la pointe centrale elles forment une triade. Le tout est enveloppé dans un ample manteau qui s’ouvre par devant pour laisser voir un motif mystérieux que F. Lenormant interprétait comme le symbole de la nature « bisexuelle » d’Élagabal. Il croyait, en effet, pouvoir identifier l’organe féminin que les Grecs appelaient la kteis, tout juste dans l’axe vertical du cône médian qui correspondrait au phallus générateur. Plus récemment, R. Delbrueck a proposé de reconnaître, au-dessus du motif, les deux seins d’une « déité hermaphrodite ». Peut-être faut-il y distinguer tout simplement l’aigle d’une enseigne légionnaire… L’identification en reste problématique. En tout cas, il ne s’agit pas d’une simple agrafe, comme le pensait A. Dieudonné.

Il n’est pas évident non plus que la pierre noire d’Émèse ait porté l’image sculptée d’un aigle éployé sur sa face antérieure. L’aigle est un motif très souvent lié au bétyle solaire, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’oiseau de Zeus s’y trouvait figuré. Hérodien n’aurait pas omis de le mentionner dans sa description qui a la clarté concrète d’une chose vue et commentée par le guide indigène. De toute façon, l’association de l’aigle à Élagabal pose un problème qui touche au fond même du culte émésien et d’autres cultes solaires de l’Orient sémitique. Ce symbole de l’Empire et des légions qui en fondaient le pouvoir souverain était aussi propice à la romanisation du dieu syrien.

Une déité complexe Le nom Élagabal signifie le « dieu de la montagne », plutôt que « créateur » ou le « dieu Gabal » au sens de dieu du feu, héritier du Gibil accadien. Chez Hérodien, on le trouve sous la forme Elaiagabalos, qui transcrit en grec l’arabe du nord Ilah ha-gabal. De fait, le temple d’Émèse est situé sur une butte, et quand Denys le Périégète (traduit par Festus Avienus) en évoque le faîte qui touche au ciel jusqu’à égaler les sommets neigeux du Liban, il nous réfère symboliquement à l’essence primitive d’un culte de hauteur. Lié à une éminence, Élagabal s’apparente donc, en réalité, assez étroitement aux Ba’als syriens tels que le Zeus de ce mont Kasios que l’empereur Hadrien escaladait pour contempler le soleil levant. C’est le type même de ces dieux souverains et absolus d’États-temples qu’on trouve si tôt et si nombreux en Asie Antérieure. Le podium du sanctuaire et la forme même du bétyle confirment cette nature fondamentale du culte émésien. Mais quel rapport précis a cette religion de la montagne et de la pierre avec le Soleil ? Et surtout, comment expliquer qu’un culte à priori fixe, topique et bétylique ait été desservi, incarné par une dynastie issue de bédouins nomades ? La dévotion au Soleil est paradoxalement, mais typiquement, arabe. Un compagnon d’Alexandre, Aristobule, qui avait participé aux campagnes d’Asie comme officier du génie, avait souligné que parmi les astres du ciel les Arabes adoraient « notamment le Soleil, à qui l’humanité tout entière a les plus grandes et les plus manifestes obligations », donc comme un dieu souverain et tout-puissant. Cette omnipotence est caractéristique de la Syrie intérieure et du désert. Dans le monde hellénistique et romain, on relève plusieurs dédicaces consacrées au Soleil par des Arabes migrants. Les e Nabatéens sacrifiaient au Soleil sur leurs toits en terrasses. Au III siècle avant notre ère, le romancier hellénisé Iambulos qui décrivait la « Cité

du Soleil » située dans une île utopique de l’océan Indien porte un nom d’origine arabe (avec le même radical que celui des rois-prêtres d’Émèse appelés « Jamblique »). À l’époque romaine, des villes syriennes comme Édesse et Hatra se distinguent par leur religion héliaque. On disait de la seconde « Hatra de Shamash » pour bien marquer qu’elle était vouée au Soleil (Shamash), et l’aigle y est constamment solidaire de l’astre souverain. Les attributs que porte le Zeus ou Ba’al d’Héliopolis-Baalbek nous réfèrent également au culte solaire. À Émèse, le buste d’Hélios apparaît au revers des premières monnaies frappées à l’effigie d’Antonin le Pieux. Le nom même de Sampsigéram que portent plusieurs de ses rois signifie « le Soleil a décidé ». Dans les dédicaces grecques ou latines, officielles ou privées, gravées en l’honneur d’Élagabal le dieu est désigné comme « Soleil », « grand » et « invaincu » (ou « invincible »), Sol Invictus, comme Mithra. e Au milieu du III siècle après J.-C., le dernier prince sacerdotal d’Émèse, Uranius Antoninus (qui se confond très probablement avec le Sampsigeram dont fait état le chroniqueur byzantin Malalas), marchera contre l’envahisseur perse Sapor avec une armée de manants armés de frondes, mais aussi avec l’appui littéraire et psychologique d’un Oracle e sibyllin. Cet Oracle (le XIII de la série) prophétise (évidemment post eventum) les succès d’un « illustre invocateur, envoyé du Soleil » (heliopemptos). C’est aux abords de la « Ville du Soleil » (autrement dit : Émèse) que l’ennemi subira « la redoutable menace des Syriens ». Apparemment, la dévotion d’Émèse à l’astre brûlant exaltait, à l’occasion, les énergies du patriotisme local. Là où le soleil émerge d’un sommet, on conçoit qu’il finisse par se confondre avec un « dieu de la montagne », en admettant qu’il s’agisse de deux déités primitivement distinctes. L’astre semble naître de la cime, en émaner mystérieusement. On songe à Mithra, dieu iranien de l’aurore « qui se lève sur le mont Harâ ». Or Mithra, qui porte comme Élagabal le nom de Sol Invictus, est « pétrogène » ou saxigenus, c’est-

à-dire « né de la pierre ». Car le feu jaillit du silex, comme la lumière paraît sortir du pic rocheux. À Émèse, le Soleil était censé habiter le cône de basalte qui en constituait l’image divine, « non faite de main d’homme », comme l’écrit Hérodien. On peut trouver surprenante cette croyance qui rejoint, à certains égards, celle des adorateurs occidentaux de mégalithes. Au vrai, quand le soleil disparaît à l’horizon et même une fois la nuit tombée, la pierre qu’il a frappée tout le jour de ses rayons reste chaude et chauffe encore le sol environnant. On a donc l’impression que la puissance de l’astre s’est comme intégrée dans le roc et qu’elle y demeure présente mystérieusement. Ainsi paraît s’expliquer, au moins pour une part, le culte solaire des bétyles dont le nom signifie littéralement « maison du dieu ». Cette religion arabe du Soleil s’est fixée à Émèse quand les nomades du premier Sampsigéram connu de l’Histoire – vainqueur et exécuteur du dernier Séleucide – se sont eux-mêmes sédentarisés. Cumulant comme souvent chez les peuples sémitiques le pouvoir militaire et religieux, les ascendants lointains d’Héliogabale auront greffé leur culte solaire sur celui d’un Ba’al topique. Il est difficile de savoir si le bétyle même venait d’ailleurs. On l’a comparé à la Ka’aba de La Mecque qui contient une autre pierre noire, apportée (suivant la tradition) à Abraham par Gabriel, donc venue du ciel, comme celle d’Émèse. L’aérolithe d’Élagabal n’était pas intransportable, puisque son grandprêtre devenu empereur le fera voyager à sa suite pour l’introniser dans Rome sur le Palatin. Nous savons par les monnaies que d’autres bétyles étaient portés solennellement sur des brancards ou sur des chariots sacrés. Un bas-relief palmyrénien nous montre la procession à dos de chameau d’une idole qu’abrite un édicule voilé. Nous verrons aussi que chaque année Héliogabale organisait un cortège pour transférer la pierre noire dans un sanctuaire de la banlieue romaine. Il n’est donc pas impossible que ses ancêtres bédouins l’aient véhiculée avec eux, avant de s’enraciner à Émèse. Il est possible également que

ce lieu saint ait été depuis longtemps le port d’attache de leurs dévotions solaires. Quoi qu’il en soit de cette problématique des origines – toujours sujette à caution –, Élagabal avait un temple occupant l’emplacement d’un vieux culte de hauteur. Le Soleil s’y identifiait avec le dieu maître et souverain, un de ces Ba’als qui portent ailleurs en grec le nom de Zeus. C’est sans doute ce que veut signifier l’aigle qu’on trouve pareillement lié à Shamash dans l’iconographie héliaque d’Hatra. À Rome, les dévots d’Élagabal lui consacraient un aigle. Quand l’Histoire Auguste nous apprend qu’on ne savait pas très bien s’il fallait identifier ce dieu avec le Soleil ou avec Zeus, cette hésitation démontre bien que le ou les auteurs de ce farrago de biographies impériales interpolées (et souvent incohérentes) avaient en matière religieuse quelques informations authentiques sur l’essence complexe d’Élagabal. Outre les conditions historiques – à nous inconnues – qui ont pu favoriser, sinon imposer, la greffe solaire sur un dieu-montagne topiquement souverain, la religion sidérale et l’astrologie, qui ont si fortement imprégné les mentalités dès l’époque hellénistique, ont dû contribuer à renforcer cette soudure. La théologie solaire, dont F. Cumont analysait avec tant de pertinence les progrès étonnants dans le monde gréco-romain, faisait de l’astre-roi un souverain du Cosmos ou du moins l’image visible du dieu invisible, le « vicaire » du Dieu suprême avec lequel il avait tendance à se confondre. Le Soleil était au monde céleste ce que l’empereur était au monde humain : Sol Invictus imperator. Le jour où son grand-prêtre deviendrait empereur, on toucherait à une sorte d’aboutissement logique et théologique. Comme la plupart des Soleils arabes et comme les Ba’als syriens, Élagabal est un dieu mâle. Cette omnipotence masculine contraste à première vue avec les cultes de déesses de l’amour et de la fécondité – à la fois épouses ou courtisanes et mères – qui dominent l’Asie Mineure et la côte phénicienne.

Les spéculations développées sur la bisexualité d’Élagabal ne reposent sur aucun témoignage antique, écrit ou figuré, même si, en tant que générateur absolu, il avait une puissance qui dépassait le sexe : ce qui est tout différent. En fait, et en fonction même des relations que les gens d’Émèse avaient avec l’Oronte et la mer, Élagabal n’est pas resté seul, même s’il garde comme Soleil mâle une prééminence unique et singulière. Les Arabes honoraient une déesse guerrière, Allath, que les Grecs identifiaient avec Athéna. D’autre part, les Syriens avaient, à côté de leurs Ba’als, des Ba’alats comme Astarté, patronne de la prostitution comme de l’amour prolifique, mais aussi du ciel étoilé. Les Grecs reconnaissaient en elle Aphrodite Ourania. Or le dernier roi-prêtre d’Émèse s’appelait Uranius Antoninus, et le chroniqueur Malalas nous parle, à propos de cette contre-attaque victorieuse contre les Perses e que célèbre le XIII Oracle sibyllin, d’un certain Sampsigéram qui était « prêtre d’Aphrodite ». Il s’agit du même personnage qui a fait frapper des monnaies d’or au type de la pierre noire habillée et couronnée de trois pointes (fig. 8). Ce prêtre d’Élagabal, qui portait les deux noms théophores de Sampsigeram (« le Soleil a décidé ») et d’Uranius (c’està-dire d’Aphrodite Ourania), avait donc au moins un double sacerdoce. Mais le type monétaire du bétyle à triple pointe nous incite à conjecturer que le Soleil-Élagabal y représentait le sommet central d’une triade divine. De fait, une dédicace grecque de Cordoue honore solidairement Élagabal, Cypris (ou Aphrodite Ourania) et Athéna-Allath. Nous verrons que l’empereur Héliogabale prétendra marier son dieu avec la Junon Céleste de Carthage (qu’on assimilait à l’Ourania des Phéniciens), mais aussi avec Pallas-Athéna. Le décor des chapiteaux qui supportaient une architrave de l’Elagabalium (fig. 9) nous confirme le sérieux de cette histoire. Un linteau sculpté de Souweida, dans le Haourân, représente un dieu muni du sceptre et accompagné de l’aigle – donc souverain du ciel – entre Athéna et Aphrodite, une triade qui, sans coïncider avec celle de l’Elagabalium, relève du même schème

théologique. On se rappelle, enfin, que le tympan du temple figuré au revers des monnaies locales (fig. 1) porte à l’époque de Caracalla – donc avant les théogamies de son zélé petit-cousin – le motif du croissant : or la Juno Caelestis ou Tanit de Carthage, qu’Héliogabale voudra unir à son dieu, correspondait aussi à l’astre des nuits. N’a-t-on pas déchiffré également dans le gentilice Varius le nom arabe de la Lune ? Au travers de ce que les historiens grecs et latins moquent ou déplorent, on croit deviner en réalité le reflet ou la marque de traditions cultuelles indigènes. D’autres cultes gravitent peut-être autour du grand Soleil-Roi. Aziz, le prince d’Émèse qui se fit circoncire pour épouser la fille d’un roi juif au premier siècle de notre ère, portait le nom du « dieu fort », Azizos, qui personnifiait Lucifer, l’étoile du matin, et dont un autel atteste le culte à Homs même. On trouve aussi dans cette famille sacerdotale le e théonyme Monimos, nom de l’étoile du soir. Au IV siècle après J.-C., les païens d’Émèse adoraient encore l’idole d’un Dionysos androgyne, à poitrine sans doute fortement accusée, aux hanches féminines et aux formes délicates. On s’est demandé si ce dieu ne figurait pas sur l’arc romain des Changeurs (près de l’église Saint-Georges-en-Vélabre), érigé en hommage à Septime Sévère et Julia Domna, qui était d’Émèse… Au vrai, ce type de Bacchus hermaphrodite se rencontre ailleurs, et il n’y a pas lieu d’en tirer argument en faveur d’une hypothétique bisexualité d’Élagabal. On ne saurait affirmer que le culte de ce Dionysos eût une hérédité authentiquement indigène ni le moindre rapport avec celui de la pierre noire. La pluralité de divinités parèdres ou l’intégration de déités annexes ne se vérifie que tardivement. Mais le décor du maître-autel représenté au revers des monnaies de Caracalla et de Julia Domna (fig. 4-6), avec ses multiples idoles nichées sur deux étages de la face antérieure au moins (sinon sur les autres côtés), donne à penser que la dévotion hégémonique d’Héliogabale coiffait en quelque sorte et couronnait un panthéon plus ou moins foisonnant. Quoique nous ignorions tout de la

théologie qui sous-tendait les liturgies émésiennes, les données de l’iconographie et de l’épigraphie autorisent à supposer une tendance à l’absorption du polythéisme syrien dans une espèce de monarchie divine parallèle à la monarchie absolue, au « dominat » que devenait le principat sous le règne de Septime Sévère. Héliogabale n’a pas tout inventé des liturgies qui ont surpris, offusqué ou réjoui les Romains, en voulant magnifier l’omnipotence héliaque. Il était l’héritier, le propagandiste d’une longue tradition sur laquelle se sont entées des influences et des représentations syrohellénistiques. Mais il est évident aussi que cette obscure germination des croyances allait s’affirmer et s’épanouir dans la tentative révolutionnaire et avortée de l’empereur-prêtre que Septime Sévère avait peut-être vu naître en 204, après avoir fêté les derniers grands Jeux Séculaires de Rome, par lesquels l’Urbs était censée devoir obtenir des dieux un nouveau bail de cent dix ans.

Chapitre II

L’AVÈNEMENT OU L’HEURE DES PRINCESSES SYRIENNES « Le gouvernement dirigé par des femmes d’Émèse ! Un Baal affirmant cyniquement sa souveraineté à la barbe du Jupiter Capitolin ! Et le Sénat de Rome s’inclinant platement devant le dieu et devant son prêtre ! Quel romancier a jamais inventé de contrastes plus éclatants ? » écrivait voici un siècle J. Réville. Encore plus incroyables peuvent nous paraître les premières pages du roman. Toutes proportions gardées, il ressemble à ces mariages par petites annonces qui débouchent parfois sur un conte de fées.

Le remariage de Septime Sévère Au début du règne de Commode, vers 182, un jeune sénateur originaire d’Afrique, le Lepcitain Lucius Septimius Severus, est nommé e par l’empereur en Syrie, afin d’y commander comme légat la IV légion dite « Scythique ». Ce poste militaire était le plus prestigieux de la province romaine de Syrie. La IVe légion campait non loin d’Antioche – où siégeait le gouverneur – et contrôlait le pays de Massyas qui s’étendait de Chalcis (Qinnesrin) à Beroea (Alep) et jusqu’à Hamah, au sud-est d’Antioche (carte I, p. 18). C’était un commandement de confiance et de responsabilité. Le nouveau légat, petit-fils d’un suffète de Lepcis Magna (Lebda) en Tripolitaine, était imprégné de traditions puniques et de doctrines astrologiques. Il avait aussi des ambitions politiques. Descendant le cours de l’Oronte, il ne pouvait pas manquer, pour se rendre à Antioche, de voir Apamée et de s’y arrêter. Militaire dans l’âme, il avait assez de culture pour être touriste à l’occasion, voire curieux d’antiquités et d’exotisme religieux. Alors, sans doute, il consulta le fameux oracle de Zeus Bélos qui lui répondit en citant deux vers d’Homère (Iliade, II, 478-479) : Pour les yeux et le front, pareil à Zeus Tonnant, Il est ceint comme Arès et, quant à la poitrine, c’est un Poséidon ! Comparé de la sorte au chef des Achéens, Agamemnon, paradigme des rois de l’époque héroïque, il pouvait nourrir l’espoir d’une vocation souveraine : un avenir impérial ! Si l’histoire est authentique, Septime Sévère qui en parlait sans doute dans ses Mémoires (aujourd’hui perdus) se garda bien d’en souffler le moindre mot, car c’était s’exposer

à la vindicte de Commode et des lois sur les prédictions contraires à la sûreté de l’État. S’il remontait la vallée de l’Oronte, inévitablement cet homme que fascinaient les mystères et la royauté rendrait visite au Soleil d’Émèse, à son temple et ses liturgies troublantes. Conscient aussi de la fragilité du système défensif romain face aux Parthes (qu’il combattra plus tard), Septime Sévère savait sans aucun doute la place qu’occupait cet ancien protectorat sur l’échiquier des relations entre Rome et l’Orient du désert mésopotamien, par l’entremise de Palmyre. Il regarda la pierre noire, l’or et les pierreries, les danses sacrées qui lui rappelaient peut-être certaines dévotions bruyantes de son Afrique natale dont l’hérédité rejoignait celle des cultes syriens. La famille sacerdotale, dynastie romanisée depuis près de deux siècles, ne pouvait lui rester indifférente. Le grand-prêtre d’Élagabal, Julius Bassianus, avait deux filles. L’aînée avait épousé C. Julius Avitus Alexianus, qui faisait alors ses débuts dans la carrière équestre. La cadette n’était pas encore « en puissance de mari », comme disaient les Romains. Mais peut-être portait-elle déjà le surnom de Domna qui traduisait en latin celui de Martha ou « maîtresse, souveraine ». Son thème de géniture lui promettait, en effet, la chance d’épouser un roi !… Septime Sévère en était-il déjà informé ? Il eut très certainement un regard pour les grands yeux vifs, intelligents, énergiques de cette jeune fille royale de sang et d’avenir, pour son nez aquilin, sa bouche fine et ferme entre deux joues qui respirent une noble plénitude, une distinction saine et volontaire (fig. 10). Septime Sévère est marié à Paccia Marciana qui lui a peut-être donné deux filles, si l’on en croit l’Histoire Auguste (mais cette donnée est suspecte). Cette Paccia Marciana est de très bonne famille, si elle a bien quelque lien de parenté avec le proconsul d’Afrique Paccius Africanus. Pareille alliance avec les Paccii devait avoir des motivations sociales et politiques. Mais Septime Sévère a déjà probablement des vues à plus long terme.

Quelques mois plus tard, il est relevé de son commandement militaire en Syrie, presque aussitôt après le rappel de Pertinax (le futur empereur), victime comme tant d’autres du préfet du prétoire Pérennis. Après avoir servi la carrière du Lepcitain, les liens de Septime Sévère avec certains sénateurs plus ou moins influents, mais disgrâciés par le préfet, peuvent avoir contribué à stopper son ascension dans la hiérarchie du cursus honorum. Il en profite pour visiter Athènes et se faire initier aux mystères d’Eleusis, dont l’hiérophante est un rhéteur illustre, Apollonius, que Sévère a vraisemblablement entendu alors et qui dut lui faire impression. Mais la roue tourne. Pérennis est dénoncé pour complot contre la sûreté de l’État et exécuté, après une période de confusion qui fait réfléchir Sévère sur les précarités du régime impérial. En attendant, ce militaire réaliste profite de la faveur du nouveau préfet Cléandre, un ancien portefaix de souche phrygienne qui doit sa fortune à ses talents de confident comme chambellan de l’empereur. En 186, Sévère est nommé légat propréteur de la Gaule Lyonnaise. Il administre quelque chose comme un gros quart du territoire de la France actuelle, de Lyon à l’Atlantique et à la Manche, mais sans autre force armée qu’une cohorte urbaine d’un millier d’hommes. Il se déplace à travers ce secteur de la Gaule pour tenir ses assises dans les chefs-lieux des cités, y rendre la justice, fixer et faire rentrer les impôts, quand sa femme tombe malade et meurt. C’est alors qu’il fait entreprendre une enquête par ses « agences » de renseignements sur les horoscopes des femmes à marier. Il a un réseau d’informateurs qualifiés en matière d’astrologie, qui notent la date et l’heure de naissance des jeunes filles nubiles inscrites au « Who’s who » de l’Empire romain. Le jeu est dangereux, car on ne saurait s’occuper d’astrologie sans s’intéresser au thème sidéral de l’empereur, sans s’interroger sur la durée et donc la fin de son règne, ce qui revient à déstabiliser psychologiquement la dévotion à son pouvoir souverain, à son

« éternité », comme on disait alors… Septime Sévère a pratiqué les traités de mathématique céleste et consulté des genethliaci ou tireurs d’horoscopes. Lorsqu’il était légat du proconsul d’Afrique, quelque douze ans plus tôt, un astrologue ébloui d’abord par son thème de géniture lui dit : « Mais c’est l’heure de ta naissance que je te demande, et non pas celle d’un autre ! – C’est bien la mienne », répondit le légat du gouverneur. L’astrologue lui prédit alors l’avenir brillant qui l’attendait. Le spectacle de l’Empire des Antonins qui dégénère entre les mains peu sûres de Commode, plus soucieux de conduire ses chars dans le Grand Cirque que de tenir les rênes de l’État, ne peut que l’encourager à envisager d’être un jour le maître de Rome. Mais on dirait que Septime Sévère cherche l’assurance d’une contre-épreuve à l’instant de se remarier en fonction des horoscopes. Or il apprend (ou on lui confirme) que la fille cadette du grand-prêtre d’Émèse, vue ou entrevue à l’ombre du sanctuaire d’Élagabal, a le thème d’une fille destinée à devenir l’épouse d’un roi. Sans tarder, de son palais de gouverneur qui, sur la colline de Fourvière, domine le confluent du Rhône et de la Saône, avec un panorama qui par-delà le pays des Allobroges s’étend jusqu’aux sommets neigeux des Alpes, le légat de Lyonnaise peut, grâce aux services de la poste impériale, dépêcher des émissaires à ses amis pour faire demander à Julius Bassianus la main de Julia Domna. Ils font diligence, et Septime Sévère obtient la belle par procuration. Il la fait aussitôt venir en Gaule – toujours grâce à la poste impériale. Et il faut croire qu’ils ne perdent pas de temps, car elle lui donne un fils (le futur Caracalla) qui naît à Lyon le 4 avril 188. Elle lui en donnera un second – Géta – un an plus tard. C’est à Lyon que Caracalla aurait eu (nous dit l’apologiste Tertullien) une nourrice chrétienne : Syrienne ramenée par Julia Domna ou Lyonnaise recrutée sur place ? Autour du Confluent vivaient beaucoup d’immigrés originaires des provinces orientales de l’Empire romain, et notamment des chrétiens venus d’Asie Mineure.

Au moment d’épouser Julia, Sévère fait un rêve qui le confirme dans sa grande espérance. Il voit en songe la femme de Marc Aurèle, Faustine dite « la Jeune », qui leur apprête un lit nuptial dans le temple de Vénus et de Rome, proche du Palatin. Une autre fois, il rêve que d’un observatoire dominant la terre et les mers il fait vibrer les éléments, comme un organiste des harmonies cosmiques… En 189, grâce au préfet du prétoire, l’heureux père devient consul suffect (c’est-à-dire désigné pour un mois, après les consuls ordinaires qui donnent leurs noms à l’année). Son avancement continue sans accroc dans la hiérarchie sénatoriale, et aussitôt après son mois de consulat « subrogé », Septime Sévère est nommé proconsul de Sicile. Tout va bien. Mais tout finit aussi par se savoir. Les ennemis de celui qui était devenu le gendre fatidique du grand-prêtre d’Émèse l’accusent auprès de l’empereur Commode d’avoir consulté des devins, des « Chaldéens » (ou astrologues) pour savoir s’il a des chances de régner un jour… Heureusement pour lui (car la législation et les susceptibilités impériales ne pardonnent pas), Cléandre qui – en tant que préfet du prétoire – cumule les fonctions d’un ministre de l’Intérieur et de la Justice avec celles d’un Premier ministre, a classé le dossier, déboute l’accusateur et fait même crucifier le dénonciateur ! Quelques mois plus tard, Cléandre a la tête tranchée. Mais l’époux de Julia Domna a les astres pour lui. Bientôt, il rendra la justice sous un plafond constellé en façon de planétarium pour rappeler à ses sujets qu’il était prédestiné par les dieux du ciel. Il a une légitimité sidérale.

Julia Domna, impératrice et philosophe À partir de 189, les choses se gâtent pour Commode, et dans son esprit même : il se défie de tous et notamment de son entourage familial le plus proche, voire de ses plus intimes serviteurs, qui préfèrent prendre les devants. Avec l’aide de sa concubine chrétienne – la célèbre Marciana –, le chambellan Éclectus fait d’abord empoisonner (en vain), puis étrangler dans son bain le fils de Marc Aurèle, avant d’offrir l’Empire au préfet du prétoire, l’honnête Pertinax. On se rappelle qu’il était gouverneur de Syrie quand Septime Sévère prit le commandement de la e IV légion Scythique. Trois mois après, les prétoriens massacrent Pertinax et vendent la pourpre impériale aux enchères : épisode trop célèbre qu’un film américain à grand spectacle évoquait voici vingt-cinq ans comme une étape gravissime de la Chute de l’Empire romain. L’événement (28 mars 193) eut, de fait, un retentissement aussi considérable que, soixante-six ans plus tard, la déchéance de l’empereur Valérien capturé par le roi des Perses, Sapor. L’acquéreur de l’Empire à prix d’argent, le minable Didius Julianus, n’en profita pas longtemps. Quinze jours après cette vente à l’encan (emportée moyennant une prime de 25 000 sesterces – soit environ 15 000 francs – à chaque prétorien), les légions du Danube proclament Septime Sévère (13 avril 193), qui marche aussitôt sur Rome. Didius Julianus déclaré ennemi public est tué dans son lit par un soldat, peutêtre l’un de ceux qui l’acclamaient quelques semaines auparavant. Mais en Orient comme en Occident, le meurtre de Pertinax et le trafic sordide des prétoriens avaient suscité quelques remous. Le gouverneur de Syrie, Pescennius Niger, avait même été reconnu comme empereur par le Sénat, ce que Septime Sévère aura du mal à lui pardonner. Il doit désintéresser ou du moins neutraliser le gouverneur de Bretagne (l’actuelle Angleterre), Clodius Albinus, en lui offrant le titre de

« César », autrement dit de prince héritier associé à l’Empire, afin d’avoir les mains libres en Occident pour liquider Pescennius qui est battu et tué en novembre 194. Cependant, tandis que Sévère règle les affaires d’Orient, Clodius Albinus s’impatiente et se fait proclamer « Auguste » avec l’appui des Gaules et sans doute aussi du Sénat. Après la bataille de Lyon, où Clodius s’est retranché et suicidé (février 197), l’époux de Julia Domna est désormais seul empereur. Elle lui a donné deux héritiers. En assurant la perpétuation du pouvoir, la mère des futurs « Augustes » Caracalla et Géta fonde l’« éternité de l’Empire » (aeternitas imperii), pour reprendre la légende qui accompagne les bustes affrontés des deux princes sur des monnaies frappées en 200-201. Domna, la « Dame » (on dirait presque la Ba’alat de l’Empire romain), figure de face entre ses deux fils sur des monnaies d’or qui portent gravé le slogan « Félicité du siècle » (felicitas saeculi). Cette descendance garantit la paix intérieure du monde méditerranéen. Une mère et ses enfants incarnent la sécurité. Grâce à elle aussi, et parce qu’elle a une sœur avisée, la famille restera au Palatin – sauf le court intermède de Macrin en 217-218 – jusqu’en 235. Septime Sévère se réclame fictivement de la dynastie antonine en se donnant comme le frère de Commode, et la vision onirique de Faustine lui préparant son lit nuptial dans le temple de Vénus et de Rome renforce sa conviction d’une légitimité relevant de la providence divine et consacrée par les astres. Mais la fécondité de Julia Domna confirme pour l’avenir une légitimation dynastique. Quel crédit l’Auguste régnant faisait-il à l’Augusta ? Il semble qu’elle ait d’abord exercé sur lui quelque influence et qu’il l’ait écoutée. Cette Syrienne avait un sens éminemment politique, comme sa sœur aînée. Dion Cassius la dit fourbe et rusée. Septime Sévère avait d’abord songé à s’entendre avec Pescennius Niger et Clodius Albinus, pour en faire ses successeurs. Mais en mère réaliste et dépourvue d’illusions, Julia Domna le persuada d’éliminer ses deux

concurrents : après tout, elle lui avait enfanté deux fils qui régneraient un jour. Aucun compromis n’était possible avec ces redoutables compétiteurs. C’est à son instigation que Sévère désigna Caracalla comme Auguste devant l’armée en 198. Mais elle est bientôt supplantée dans la confiance de l’empereur par le préfet du prétoire Fulvius Plautianus, un Africain comme Sévère et peut-être son parent éloigné. On imagine les antagonismes qui peuvent couver sourdement au Palatin entre les clans syrien et africain. Les gens de la famille s’empressent de venir se réchauffer au soleil de l’homme qui a réussi. Une sœur de l’empereur arrive de Lepcis avec son dialecte punique et s’imagine que sa fortune est faite. Mais elle parle si mal le latin que Septime Sévère en a honte et la fait rembarquer sans tarder. Julia Domna, si fine et si cultivée, qui règne déjà dans un cercle où l’aristocratie de vieille roche se mêle sans trop de façons aux beaux esprits de l’Orient grec, ne dut pas être trop mécontente de cette affaire qui remettait une Lepcitaine à sa place !

1. Temple d’Émèse

2. Temple d’Émèse

3-3 bis. Avers et revers d’une monnaie d’Uranius Antoninus

4. Autel monumental d’Émèse

5-6. Même autel

7. Aigle sur le bétyle

8. Bétyle habillé

9-9 bis Chapiteau représentant le bétyle d’Élagabal

10. Julia Domna

Mais Plautianus tient bon. Compagnon assidu de l’empereur, « dans toutes les expéditions », comme le dit une inscription contemporaine, deux fois consul, il s’incruste dans la conscience de Septime Sévère comme l’indispensable favori, le collaborateur zélé, irremplaçable, qui se conduit

en fait comme un vice-empereur avec tous les abus imaginables. Sa fille Plautille épouse Caracalla. Il vit déjà au Palatin comme en pays conquis. Septime Sévère ferme les yeux sur tous ses méfaits. Il va jusqu’à écrire : « Je l’aime au point de souhaiter mourir avant lui ! » C’est la situation tragi-comique d’Orgon aliéné par l’emprise de Tartuffe. Et si Sévère mourait effectivement avant Plautianus… ? Pour le beau-père de Caracalla, Plautille n’est qu’un pion sur l’échiquier de son ascension politique. Il n’hésiterait pas à supprimer Domna la Syrienne et sa descendance. Parmi les collaborateurs attachés à sa personne et à ses intérêts, on voit alors émerger un ancien avocat du fisc qui, lui, deviendra empereur : le Maure Macrin. En attendant, la crainte qu’inspire Plautianus (comme Séjan sous Tibère) lui assure assez d’appuis pour qu’il envisage un avenir impérial. Mais la Syrienne veille au grain. Il le sait. Aussi s’emploie-t-il à ruiner le poids qu’elle conserve dans la confiance et le cœur de Sévère. Il l’accuse ou la fait accuser. Il fait mettre à la torture des femmes de sénateurs et courir des bruits infâmes (dont on retrouve l’écho dans l’Histoire Auguste) sur le commerce adultère de Julia Domna avec tel ou tel, voire de la mère avec le fils, Caracalla, ce terrible gendre qu’il songe peut-être à faire assassiner. Sans cesser de rester vigilante, Julia Domna renonce à convaincre un époux trop prévenu et entiché de l’Africain. Elle se consacre aux belles-lettres, à la philosophie, dans un salon où elle réunit des « sophistes », comme on disait alors : rhéteurs qui se piquent à la fois de style et d’érudition, savants, médecins, juristes, poètes. On y rencontrait Élien de Préneste, conteur intarissable d’anecdotes sur tous les sujets et notamment sur les animaux ; Sammonicus, féru d’antiquités, de géographie et d’histoire naturelle ; Galien, l’éminent médecin qui savait parler d’autre chose que de médecine, mais dont l’autorité scientifique était considérable ; les jurisconsultes Ulpien et Papinien ; Gordien qui tournait de jolis vers en attendant de devenir empereur (quarante ans plus tard) ; Oppien de Corycos, un Cilicien qui

versifiait les plaisirs de la pêche et de la chasse ; le Syrien Antipater de Hiérapolis, précepteur des princes ; enfin et surtout Philostrate dit de Lemnos, mais qui avait des attaches avec Tyr et la Syrie. Ce « sophiste » s’est fait le brillant biographe de ses confrères. On a pu dire que ses Vies des sophistes étaient les « Causeries du lundi » du e III siècle : c’est une chronique de la Seconde Sophistique et de la vie intellectuelle à l’époque antonine. Le même Philostrate rédige à la demande de l’impératrice une biographie du mage néopythagoricien Apollonius de Tyane, mort un peu plus d’un siècle auparavant, mais qui a laissé une impression profonde dans le monde gréco-romain. « Elle aimait et protégeait tout ce qui touchait aux lettres », écrit Philostrate de Julia Domna. La reine du salon impérial brille par sa beauté autant que par son esprit. Le poète Oppien la compare à Sélèné et à l’Aphrodite « assyrienne » (Astarté). On aurait pu lui appliquer les superlatifs dont François Ier gratifiera la duchesse d’Étampes : « La plus belle des savantes et la plus savante des belles. » Dans ce cercle, les Orientaux hellénisés dominent, semble-t-il. Julia Domna a reçu mieux qu’un vernis de culture grecque. Malgré son appartenance à une famille sacerdotale vouée au culte d’un bétyle honoré par des rites et des chants « barbares » (pour reprendre l’épithète que leur applique un autre Oriental, mais d’Asie Mineure, le sénateur Dion Cassius), l’impératrice parle le grec ; elle a été nourrie de culture classique ; elle goûte le beau style et la rhétorique, à en juger par une lettre que lui adresse son ami Philostrate. C’est elle qui l’exhorte à refaire les Mémoires de Damis, le compagnon d’Apollonius, pour valoriser l’histoire du thaumaturge de Tyane par une mise en œuvre littéraire. Philostrate l’appelle « Julie la Philosophe ». Ce titre doit être pris au sens large d’amie de la culture et des activités intellectuelles, passionnée d’idées et de littérature. Ce qui ne veut pas dire qu’elle y joue en dilettante et encore moins par snobisme. Dans l’introduction à son Apollonius, Philostrate justifie son propos en disant : « On ne

connaît pas au vrai quelle fut sa philosophie, si digne d’un esprit sage et d’une âme saine. » Il n’a donc pas écrit seulement pour faire un exercice de style, et Domna « la Philosophe » exigeait mieux encore qu’une élégante arétalogie. Son magistère qui, nous le verrons, intéresse l’histoire des idées et des religions au moins autant que celle de la vie mondaine est sollicité par ces discoureurs ambulants que sont les « sophistes », et malgré les méchantes cabales de Plautianus, elle garde assez de crédit pour faire attribuer à tel ou tel un poste avantageux. C’est grâce à elle, par exemple, que Philiscos obtient la chaire de rhétorique à l’université d’Athènes. Septime Sévère qui n’est pas étranger aux lettres fait probablement des apparitions dans le salon de l’impératrice. Plautianus perd du terrain dans son intimité et, le 22 janvier 205, il est mis à mort au Palatin, sous les yeux de l’empereur. En effet, un tribun de la garde qui, à force de flatteries, avait réussi à lui inspirer une confiance aveugle l’a fait tomber dans un piège en lui faisant mettre par écrit l’ordre d’assassiner l’empereur et ses deux fils. Or, ce tribun était un Syrien, et l’on ne peut s’empêcher de penser que Julia Domna l’aura « téléguidé ». Littérature et politique, philosophie et guerre des clans à la cour des Sévères… Le babil des beaux esprits servait de paravent à un dessein résolu, à des arrière-pensées dénuées de scrupules, mais commandées par une indéniable lucidité, que n’avait pas toujours l’Africain de Lepcis. Julia Domna et sa bru Plautille se regardent, se défient peut-être dans une chambre du Palais, durant ce règlement de comptes, quand surgit un serviteur qui leur jette un paquet de poils arrachés à la barbe du préfet égorgé, pour la plus grande joie de l’une et la douleur de l’autre : pauvre belle-fille sacrifiée aux ambitions masculines ! Ses monnaies nous font connaître un profil délicat, presque charmant. La belle trompait peut-être sa brute de mari, le rude Caracalla qui la relègue aux îles Lipari, avant de la faire assassiner. Quant au cadavre de son père, précipité d’une terrasse ou d’une fenêtre, il gît sur l’une des

voies d’accès au Palatin, comme une leçon à méditer pour quiconque serait tenté de l’imiter. La « Dame » d’Émèse reprend sa place à la tête du pouvoir. Septime Sévère n’aurait jamais dû oublier que leurs deux horoscopes étaient solidaires. Dès lors, aucun malentendu ne les séparera jusqu’à la mort de l’empereur. Elle l’accompagne en Écosse dans sa campagne contre les Calédoniens. Elle y raille inopportunément la femme d’un chef indigène à propos des mœurs sexuelles, évidemment grossières dans ce pays de sauvages… Mais elle s’entend répondre vertement : « Vous autres, Romaines, vous vous prostituez clandestinement avec les plus méprisables des hommes ! » Le reproche s’adressait moins à Domna qu’à certaines dames de l’aristocratie, voire de la famille impériale, comme Julia Soaemias. Quelques années plus tard, la sœur de l’impératrice, Julia Maesa, n’aura pas scrupule à invoquer les adultères de ses filles pour restaurer la dynastie. Sévère meurt à York, âgé de soixante-six ans, avec la douleur d’avoir vu son propre fils tenter de le tuer. Sa veuve a dépassé la quarantaine, mais garde belle et fière allure. Avec ses deux fils elle raccompagne à Rome l’urne contenant les cendres du défunt. Elle préside avec eux aux cérémonies consacrant l’apothéose de Septime Sévère. Elle voit son image en cire, couchée sur un lit funèbre, fondre sur l’immense bûcher à quatre étages que nous montrent les monnaies. Derrière les riches tentures brodées d’or, les panneaux peints et les reliefs d’ivoire, un monceau de fruits odorants, d’aromates et d’essences parfumées s’embrase et, du faîte de l’édifice, s’envole un aigle qui passe pour emporter l’âme du souverain déifié. Julia Domna règne désormais sans partage en impératrice-mère. Ni Caracalla ni Géta n’ont la capacité politique d’un vrai chef. Le premier n’est qu’un soudard qui aime à s’encanailler dans la vie des camps, avec les corps de garde. Le second affectionne le sport et l’érudition des grammairiens. Ils se sont toujours détestés et complotent l’un contre

l’autre, jusqu’au jour où un commando de prétoriens apostés par Caracalla assassine Géta dans les bras de sa mère. Le jeune homme « suspendu à son cou, attaché à sa poitrine et à son sein » criait : « Mère, mère, toi qui m’as enfanté, sauve-moi ! On m’égorge… » Et Dion Cassius, qui narre le massacre, peut écrire : « Elle reçut pour ainsi dire la mort de Géta dans ces mêmes entrailles où elle lui avait donné le jour. » Couverte du sang de son fils, elle est même blessée à la main par l’un des tueurs. Elle n’a pas le droit d’en pleurer. Caracalla fait observer, épier assidûment ses paroles, ses gestes, et jusqu’à la couleur de son visage. Elle avait une préférence pour Géta, et Caracalla s’en était rendu compte vraisemblablement. Elle avait peu d’affinités avec son fils aîné qu’elle paraît avoir abominé. Mais elle garde son sang-froid, pour continuer à régner. Julia Domna ne peut, certes, s’empêcher de reprocher à Caracalla sa démagogie militaire. Réaliste et soucieuse des deniers de l’État, elle déplore l’augmentation des soldes, les profusions en faveur des légionnaires et des prétoriens : « Ne t’en fais pas, lui répond Caracalla, tant que nous aurons ça (il lui montre son épée), l’argent ne manquera pas ! » Il est vrai que son père avait dit en mourant : « Payez les soldats et moquez-vous du reste ! » L’impératrice-mère est pourtant bien placée pour juger objectivement de la situation. Le fratricide lui abandonne, en effet, le contrôle et la haute direction des affaires administratives. Elle détient la responsabilité des registres et de toute la correspondance impériale, grecque ou latine. Aucun dossier ne lui échappe. Quand Caracalla décide d’aller guerroyer contre les Parthes pour gagner les lauriers d’un nouvel Alexandre, sa mère s’installe à Antioche pour y trier les dépêches et répondre d’office aux plus pressées. C’est elle qui gère l’Empire, pendant que son ferrailleur de fils joue les conquérants. Elle porte les surnoms de Pia et de Felix, jusqu’alors réservés aux empereurs, titres censés garantir le succès au nom de la piété impériale

et du charisme augustal. En tant que « Mère de la Patrie » et « Mère des Camps », elle patronne le monde romain. Mais les Alexandrins la traitent de « Jocaste » en plaisantant sur les relations qu’on lui impute avec Caracalla. D’aucuns, pour la dédouaner, prétendent d’ailleurs qu’il n’est pas son fils, mais celui d’un premier lit de Septime Sévère. Ces ragots n’ont pas plus de valeur historique que les insinuations des journaux à scandales. Ils germent des calomnies semées par Plautianus. La seule décision capitale du règne est l’édit qui confère la citoyenneté romaine à tous les sujets libres de l’Empire. Les juristes syriens du cercle de Domna ont joué sans doute un rôle dans cet événement symbolique qui justifiait, avec deux siècles d’avance, le vers célèbre de notre compatriote Rutilius Namatianus dans son éloge de Rome : Urbem fecisti quod prius orbis erat. « De ce qui était auparavant l’univers, tu as fait une cité ». L’universalisme de ces juristes orientaux allait de pair avec certaines tendances à l’unification religieuse qui inspireraient sept ans plus tard l’empereur Héliogabale. Il n’y a pas d’Empire supranational sans culte cosmique. On imagine volontiers que des idées de ce genre étaient débattues dans le salon de l’impératrice. Cependant Julia Domna reste minée par le deuil d’un fils massacré par son autre fils, qu’elle méprise au fond d’elle-même. Elle est minée aussi, probablement, par le souci même du pouvoir dont ce fils assassin est indigne, qui le dégrade et qu’il dégrade. Il n’a pas la stature ni la responsabilité d’un véritable imperator. Du moins est-elle convaincue qu’il a l’appui des soldats et qu’à l’abri de la toujours menaçante anarchie militaire – matée vingt ans plus tôt – elle peut gouverner l’État romain. Elle a d’ailleurs des petits-neveux qui ont le temps de grandir,

avant que Caracalla (qui n’a pas d’enfant) ou elle-même ne disparaissent… Aussi est-elle surprise, démoralisée et comme foudroyée d’abord en apprenant que ce fils à la fois maudit et nécessaire a été poignardé le 8 avril 217, lorsqu’il s’apprêtait à visiter le temple de Lunus, près de Carrhes, où en 53 avant J.-C. Crassus avait succombé sous les coups des Parthes. Elle pleure moins son fils, écrit Dion Cassius, que la condition privée à laquelle sa mort la réduit. Mais elle est encore plus déprimée de savoir que les soldats ont salué empereur le préfet du prétoire Marcus Opellius Macrinus, un arriviste médiocre, un Maure de basse origine qui a les oreilles percées. Il avait été l’intendant des biens de Plautianus : encore un Africain !… Désespérée, Julia Domna se donne alors rageusement des coups au sein – que ronge un cancer depuis quelque temps. Elle veut mourir de faim. Pourtant, Macrin affecte de grands égards envers l’Augusta qui n’a rien perdu de son prestige dans la conscience foncièrement loyaliste des légionnaires et des prétoriens. Il sait la force du sentiment dynastique dans cette armée que Caracalla comblait de ses faveurs. Aussi fait-il porter à l’impératrice-mère – doublement veuve, de son fils et du pouvoir – l’urne contenant les cendres de Caracalla, avec une lettre rédigée en termes obligeants et respectueux. Il maintient à ses côtés un détachement de la garde, ainsi que tous les honneurs attachés à son rang. Mais, bien loin d’assagir Domna en la rassurant, cette reconnaissance de sa dignité augustale l’excite et l’encourage de plus belle contre l’usurpateur méprisé qui a bénéficié du crime. Au lieu de répondre à Macrin, elle réunit et harangue les soldats de sa garde personnelle. Accablant d’injures l’ignoble parvenu, elle les pousse à la révolte en invoquant l’exemple de Sémiramis et de Nitocris, ces reines d’Orient qui sont presque ses compatriotes. Le détachement affecté à

sa protection est dérisoire. Mais à Rome même, dans le Sénat, dans l’administration et dans l’armée, elle a gardé un réseau d’amis et d’appuis qui menacent le nouveau pouvoir. Macrin ordonne alors à Domna de quitter Antioche pour aller où elle voudra, mais loin de l’armée et sans garde prétorienne ! Elle n’a pas sous la main les moyens de faire face. Des nouvelles de Rome lui apprennent d’ailleurs que beaucoup – surtout parmi les sénateurs – s’y réjouissent de la mort de Caracalla. Elle renonce alors, et se laisse périr d’inanition, affaiblie déjà par le cancer qui la travaillait depuis plusieurs années. Mais elle laisse une sœur, qui a deux petits-fils et à qui elle n’a pas besoin de faire la leçon.

Julia Maesa, grand-mère ambitieuse et politique Informé aussitôt de la mort de Domna, Macrin dut être soulagé. Installé à Antioche, il en goûte les délices au lieu de gagner Rome pour s’y légitimer. Cette erreur d’appréciation sur la conjoncture ne passe point inaperçue, et lui sera fatale. Une Syrienne observait, en effet, de très près la situation : Julia Maesa, sœur aînée de l’Augusta défunte (fig. 11-12). D’abord fière de se marier la première et avec un chevalier romain, elle eut peut-être quelque dépit de voir que Domna la cadette épousait un sénateur, qui deviendra bientôt un empereur. Mais elle profite de cette promotion familiale. Avec son mari et ses filles, elle vient à Rome prendre sa part de la lumière qu’irradie l’astre augustal du Palatin. Et son mari bénéficie presque immédiatement de la situation. Caius Julius Avitus Alexianus (qui avait très probablement des liens de famille avec la dynastie d’Émèse) est anobli après l’avènement de son beaufrère. Il entre au Sénat et porte le titre de « clarissime », avant de e devenir préteur, légat de la IV légion Flavienne, puis gouverneur de Rétie (une province dont le territoire correspondait au Tyrol, aux Grisons et à une partie de la Lombardie), Il sera consul subrogé en 197, accompagnera l’empereur dans son expédition contre les Parthes, mais n’exercera son poste consulaire qu’après son retour d’Orient, comme préfet des fondations alimentaires en faveur des indigents (fonction qui équivaudrait aujourd’hui à celle d’un ministre des Allocations familiales ou de la « Solidarité »). Plus tard, il accompagnera Caracalla en Germanie, puis en Mésopotamie, après avoir gouverné la province d’Asie, mais avant de subir une sorte de disgrâce sous la forme d’une mission à Chypre qui l’éloigne de l’empereur et l’écarte des responsabilités que détient Julia

Domna à Antioche. Il meurt dans l’été 216, à un âge avancé pour l’époque (soixante-dix ans). Malgré ou à cause de ses liens avec la Domus Divina ou « famille sacrée » de l’empereur, il n’a jamais occupé de fonctions militaires importantes (il n’a jamais commandé plus d’une légion à la fois). Ses postes consulaires étaient toujours strictement civils. Lorsque Septime Sévère ou Caracalla quittent le Palatin pour faire la guerre sur les bords de l’Euphrate ou du Rhin, ils l’affectent à leur état-major et s’en font accompagner. Ils gardent ainsi l’œil sur lui. Ils ne tiennent pas à le laisser à Rome en leur absence. Craignent-ils certains agissements, certaines intrigues de la part de sa femme ? Sa carrière est curieuse et dénote, aussi bien de la part du beau-frère que du neveu (sans doute chapitré sur ce point par Julia Domna), une incontestable défiance qui visait peut-être surtout sa femme, Julia Maesa. La fille aînée du grand-prêtre d’Émèse s’est insinuée, pour ne pas dire incrustée très vite à la cour. Elle en connaît tous les dessous, tous les rouages officiels ou officieux. Elle sait sur le bout du doigt les tenants et les aboutissants de l’organigramme administratif, mais aussi tous les secrets de la famille. Les deux sœurs se connaissent trop bien pour que Domna n’ait pas aussitôt percé à jour les arrière-pensées, les espérances provisoirement refoulées de Maesa. Mondaine ardente et agissante, passionnée de pouvoir et de politique, Maesa cherche naturellement à pousser son mari. Mais on a vu que la carrière de celui-ci est – en raison même des pressions de sa femme – tout à la fois favorisée (les Sévères ne peuvent guère faire autrement) et freinée ou savamment graduée.

Les deux sœurs rivales Alors Julia Maesa pousse aussi les pions de ses deux filles, Julia Soaemias et Julia Mammaea. La première porte un surnom indigène qui rappelle celui de plusieurs rois-prêtres d’Émèse, notamment Sohaemus sous le règne duquel la dynastie a connu son apogée, de Néron à Vespasien. Ce surnom apparaît – en dehors des documents officiels – sous différentes formes qui correspondent vraisemblablement à des sobriquets : « Symiamira » dans l’Histoire Auguste, « Symiasera » ou peut-être « Symiasyra » (« Symia la Syrienne » ?) chez Eutrope. S. Ronzevalle y voyait tout simplement la transcription plus ou moins fidèle d’un complexe arabe signifiant « Sohémie princesse » ou « impératrice ». Pour P. Perdrizet, Symiamira transcrirait Simea-marat ou « Simea est maîtresse », Simea/Simia étant un nom de la Déesse Syrienne, qu’on retrouve dans celui de la fameuse Sémiramis dont Julia Domna voulut réincarner les vertus guerrières contre l’usurpateur Macrin. Si ces déformations sont bien contemporaines de celle qui mit au monde Héliogabale, elles dénonçaient en Julia Soaemias une Astarté, patronne irrésistible de l’amour et des femmes qui exercent « le plus vieux métier du monde ». Au revers des monnaies frappées à son nom sous le règne de son fils, figurera précisément Venus Caelestis, image romaine d’Aphrodite Ourania ou Astarté, protectrice, on l’a vu, du dernier roi-prêtre d’Émèse, Uranius Antoninus. Les portraits que nous donnent d’elle les pièces frappées après l’avènement d’Héliogabale, lorsqu’elle avait dépassé la trentaine, nous montrent un cou épais, le menton vulgaire, la bouche sensuelle, les lèvres avides, l’œil enjôleur, ardent et vicieux (fig. 13). Elle a un sourire engageant de séductrice sûre de son fait et de ses effets. Elle fait des œillades jusque sur les monnaies, comme une Vénus de carrefour, bien digne des surnoms théophores dont on l’affublait et de la chronique

scandaleuse à laquelle fait écho l’Histoire Auguste : « Une femme de la pire ignominie et digne d’avoir eu un pareil fils » (probrosissima mulier et digna filio). Soaemias épouse un chevalier, Sextus Varius Marcellus, originaire d’Apamée sur l’Oronte, grosse ville cosmopolite où fermentaient les croyances et les théosophies les plus disparates. C’est un Syrien et presque un compatriote. Son gentilice Varius romanise le nom arabe de la Lune. Lui aussi connaît une carrière assez particulière et qui soulève toutes sortes de questions. À la différence d’Alexianus son beau-père, il a bénéficié d’une certaine confiance de la part de Septime Sévère et de Caracalla, puisqu’il est vice-préfet du prétoire et de la Ville en l’absence des Augustes (alors en Bretagne ?). Mais il n’entre pas au Sénat avant 204-205. Julia Soaemias est citée en tête des femmes de rang équestre dans le procès-verbal des Jeux séculaires de 204, année où elle accouche d’un fils, Bassianus, le futur Héliogabale. Sous le règne de Caracalla, Marcellus sera gouverneur de Numidie. Il meurt vers 217, avant d’avoir vu la proclamation de son fils comme imperator. Il n’a pas profité de promotions sensationnelles ou, du moins, ses promotions ont été soigneusement graduées. En tout cas, la naissance er d’un héritier (qui dut réjouir Julia Maesa), le 1 octobre 204, n’a pas dû freiner les réticences de l’empereur envers la lignée de sa belle-sœur. Tout au contraire ! C’est alors que, significativement, la carrière d’Alexianus, l’heureux grand-père, semble temporairement stoppée. Maesa aura sans doute fait entendre un peu trop fort que sa descendance offre, elle aussi, de vivantes garanties… Son autre fille, Julia Mammaea (ou Mamaea sur les inscriptions officielles et les monnaies) ou « Mammée », sœur cadette de Soaemias, porte aussi un nom typique de la dynastie. Le roi de Pont Polémon II, d’abord marié en 48 à Bérénice (celle de Racine), avait épousé en secondes noces une Julia Mamaia qui était une princesse d’Émèse. La seconde fille de Maesa tenait visiblement de sa mère la ténacité intelligente et le réalisme politique, avec un peu moins de patience et de

subtilité peut-être. Elle épouse en premières noces un personnage de rang consulaire, ce qui la classe au-dessus de sa sœur aînée. On imagine la force de ces rivalités sociales et mondaines dans une famille grouillante d’ambitions personnelles (et surtout féminines). Ses effigies monétaires et ses bustes en marbre nous livrent d’elle un portrait énergique. Les lèvres ne sont pas moins avides que celles de Soaemias, mais plus serrées, la bouche moins ouverte et plus ferme. Son menton est court et résolu, l’œil ardent, et le nez aquilin (comme celui de Domna dont elle a certaines qualités politiques) renforce le sentiment d’un volontarisme dépourvu de scrupules (fig. 15). Malheureusement pour elle, ce premier mariage qui avait l’avantage d’être « consulaire » reste sans issue. Divorce ou veuvage ? Nous l’ignorons. Mais le veuvage prématuré est probable. Comme elle veut un héritier (et sait ce qu’elle veut…), elle se remarie presque aussitôt, faute de mieux, avec un chevalier, Gessius Marcianus, encore un Syrien, mais de Ptolémaïs-Akè en Phénicie (Saint-Jean-d’Acre). Il exerce les fonctions de procurateur, mais où ? quand ? dans quelle branche de l’administration ? Le détail de son cursus nous reste obscur. Mais Mammée cherchait un homme. Elle ne lui demandait que d’être un géniteur. De fait et sans tarder, elle enfante en 205 ou 206 (un ou deux ans après la naissance de son neveu Bassianus) un fils, le futur Sévère Alexandre, sur qui elle veille jalousement, comme si elle pressentait en lui le moyen de régner un jour. Ce fils qui porte alors le nom de son grand-père, Alexianus, donne à Mammée une sorte de légitimité dynastique face à sa sœur aînée dont le mari est devenu sénateur. Mais Mammée, quoiqu’épouse d’un procurateur équestre, tient à conserver le rang sénatorial de son premier mariage, et Caracalla lui accordera le privilège de rester clarissima femina, comme en témoigne un article du Digeste. Ainsi, son fils sera aussi honorable que celui de Soemias ! On sent une âpre et sourde compétition entre ces princesses syriennes qui veulent toutes le pouvoir, par des moyens différents. Mais en commun

elles ont l’art de se servir des hommes, pour les dominer un jour, chacune à leur manière.

Le complot de Maesa Du côté de Maesa et des deux sœurs rivales, on sait bien que Caracalla n’a pas d’héritier direct et n’en aura probablement jamais. L’égorgement de Géta les a sans aucun doute arrangées. On attend donc le moment où Caracalla décidera d’adopter un successeur : dans sa famille, évidemment ! Entre Émésiennes, on s’épie sans relâche et patiemment, lorsque le 8 avril 217 le cousin sur qui repose l’avenir de leurs enfants tombe sous les coups du centurion Martial, à l’instigation de Macrin qui est salué imperator et qui a malheureusement un fils, Diaduménien. Une autre dynastie s’installe au pouvoir. Et pour exploiter, capter la fidélité de l’armée envers la mémoire de l’empereur défunt, Macrin donne à ce fils le nom même d’Antonin que portait Caracalla ! Non content d’accaparer le pouvoir impérial, ce Maure de Cherchel usurpe le nom sacré des Antonins. Au vrai, Caracalla l’avait aussi usurpé en se donnant comme un nouveau Marc Aurèle : Marcus Aurelius Antoninus. Septime Sévère s’était fictivement relié à la dynastie antonine, car le nom d’Antonin avait fini par symboliser une sorte de légitimité par référence à un Âge d’Or. Les Antonins représentaient la « Belle Époque », et Septime Sévère, qui l’avait connue, prétendait récupérer cette espèce de nostalgie fondamentale à son profit, comme à la gloire de sa descendance. Macrin ne faisait rien d’autre. Mais ce parvenu n’avait pas fait ses preuves. Il ne s’était pas légitimé en restaurant l’Orbis Romanus meurtri et déchiré par les compétiteurs, comme le père de Caracalla, de 193 à 197. On conçoit l’indignation, la rage des quatre Julie, Domna, Maesa et ses deux filles, qui ne vivent que pour la conquête du Palatin. Tous leurs projets s’effondrent. Macrin est vieux, mais il a un enfant, un « Antonin » !

Julia Domna réagit, mais se laisse mourir de faim. Restent Maesa et les deux sœurs ennemies. Cou sec et solide, nez court et pointu, double menton résolu, mâchoires tendues sous des pommettes saillantes qui soulignent le creux d’un regard perspicace et fixe, orienté sur un point de mire qu’elle n’a jamais quitté : Maesa a sur les monnaies le profil d’une énergie implacable que rien n’arrête dans l’accomplissement du dessein qu’elle rumine depuis plusieurs années (fig. 11-12). Elle n’a plus de mari et n’en a plus besoin. Car elle a deux petits-fils. Macrin qui la connaît bien se méfie d’elle. Après le meurtre de Caracalla et surtout le coup d’État manqué de Julia Domna, il enjoint à Maesa (qui vivait à Rome) de retourner dans sa ville natale, à Émèse, où elle a des propriétés. Hérodien nous précise qu’elle « possédait d’immenses richesses, fruits de sa longue participation à l’autorité souveraine ». Elle dispose de deux atouts efficaces et redoutables. D’abord, elle et ses petits-fils ont la légitimité du sang. Ils appartiennent à une famille impériale, à la Domus Divina de Caracalla, considération qui importe au loyalisme dynastique des légionnaires et des prétoriens. Ensuite, elle a l’or et l’argent monnayés, les espèces sonnantes et trébuchantes propres à faire chavirer une armée que l’austère Macrin prétend réformer. En effet, ce prince qui prend le surnom de « Sévère », comme il usurpe pour son fils celui d’Antonin, veut renforcer la discipline tout en réduisant la solde des nouvelles recrues. L’armée d’Orient est alors perturbée par des mouvements de rébellion qu’encouragent à la fois le mépris des militaires pour un ancien administrateur civil et la peur qu’ils ont d’être déplacés, dispersés pour une mise au pas définitive. Les grands corps n’aiment pas être menacés de perdre leurs privilèges. Ils réagissent immédiatement, en risquant au besoin pour leur autodéfense la politique du pire. Des mutineries éclatent en Mésopotamie. Partisans et adversaires de Macrin s’entremassacrent.

L’empereur, qui sait ou sent bien que le temps ne travaille pas pour lui, cherche alors à conclure une paix honorable avec les Parthes que Caracalla avait inutilement provoqués en ravageant la Médie, pour singer le grand Alexandre. Il renvoie tous les captifs au roi Artaban V et tout le butin que son prédécesseur avait fait. Mais cette diplomatie ne lui réussit pas. Car le roi parthe y décèle un aveu de faiblesse, « méprisant Macrin comme un indigne parvenu » (Dion Cassius). Artaban inflige à l’empereur, près de Nisibe, deux défaites qui l’obligent à traiter plus défavorablement, mais il n’a pas le choix. Il séduit par des cadeaux les confidents d’Artaban et, moyennant quinze millions de sesterces, il règle la question d’Orient, du moins au plan extérieur. Car, et du même coup, il est beaucoup moins généreux avec ses troupes, que travaille déjà la sournoise et fructueuse propagande de la grand-mère émésienne. Macrin a beau conclure convenablement le contentieux arménien, en restituant à Tiridate, en même temps que sa mère captive, les terres que son père possédait en Cappadoce, et en le couronnant roi (signe de la suzeraineté romaine), il a perdu désormais le prestige de la nouveauté. En revanche, aux deux arguments de poids que constituent la légitimité dynastique et l’or, Julia Maesa en joint deux autres qu’elle saura faire jouer au bon moment. Quoique assignée à résidence dans le domaine de ses ancêtres, elle envoie et reçoit des messages de Rome. Elle n’ignore pas que, si la mort de Caracalla soulage bon nombre de sénateurs, l’extraction vulgaire de Macrin suscite les sarcasmes et le dénigrement. Les nouveaux préfets du prétoire, deux anciens policiers de Caracalla, sont très mal vus, et la nomination comme préfet de la Ville d’un certain Adventus, ancien bourreau, passe pour une provocation à l’égard du Sénat. D’autres parvenus, comme un certain Agrippa, naguère esclave, ancien garçon coiffeur au service d’une matrone, ou comme Triccianus, ancien portier, deviennent gouverneurs de Dacie et de Pannonie !

Maesa prend note de toutes ces réactions hostiles et encourage ses partisans. En effet, certains soldats, gradés et officiers de la garde prétorienne qui avaient avec elle de fidèles relations d’amitié nouées au Palais, dans les temps où Julia Domna y régnait sans partage, ont été bannis de Rome sur l’ordre de Macrin qui a probablement de bons motifs pour douter de leur loyalisme. Ils se retrouvent aux côtés de Maesa, en Syrie où quelques-uns d’entre eux ont sans doute aussi des attaches familiales (c’est le « clan syrien » qui aidait déjà Domna contre Plautien). Peut-être y a-t-il parmi eux des prétoriens qui faisaient partie de la suite de Julia Domna, lorsqu’elle vivait à Antioche, et que Macrin aura « limogés » en considération de leur attitude favorable à l’eximpératrice. Quoi qu’il en soit, tout ce petit monde de la résistance au nouveau pouvoir se regroupe à Émèse, autour de Maesa. On sait, on se répète de bouche à oreille qu’elle a de quoi payer les soldats, elle : des monceaux d’or dont Macrin ne l’a pas dépouillée et qu’il n’avait aucune raison flagrante de lui confisquer. Car la vieille est prudente… Elle n’aurait pas l’idée saugrenue de haranguer publiquement, comme sa e fougueuse cadette, les légionnaires de la III Gallica stationnés près d’Émèse, à Raphaneae (Rafniyeh, au sud-ouest d’Hamah). Maesa fait agir en sous-main ses amis de l’armée qui ont dû, comme elle, quitter Rome et qui n’ont, comme elle, qu’une hâte, y revenir, avec le pouvoir. Ils s’infiltrent dans cette IIIe légion « Gauloise » qui a depuis longtemps des liens avec Émèse et le temple d’Élagabal, c’est-à-dire avec la famille sacerdotale. Beaucoup de légionnaires connaissent Maesa, ont connu Domna, restent fidèles à la mémoire de Septime Sévère et de Caracalla. Ils savent que la dynastie émésienne des prêtres-rois a des héritiers : les fils de Julia Soaemias et de Julia Mammaea. Le premier, Bassianus, n’a pas encore quatorze ans ; le second, Alexianus, une douzaine d’années. Forcés de vivre à Émèse avec leurs mères et grand-mère (il n’est presque jamais question des pères dans

cette ambiance matriarcale, sauf lorsqu’une filiation sert d’argument politico-dynastique), ils exercent les fonctions de leurs ancêtres dans le temple du Soleil. Ce retour aux sources cultuelles confère aux deux enfants un charisme théocratique dont la grand-mère sait tirer parti dans la guerre psychologique engagée contre Macrin. C’est le premier des deux atouts supplémentaires dont elle joue efficacement. En effet, les soldats de la e III Gallica viennent à la ville « sous prétexte de remplir un devoir religieux » (Hérodien). Mais ils en attirent d’autres, et peut-être même se font-ils payer par la vieille dame indigne pour ce racolage liturgique… Le second atout de Maesa est la jeunesse, l’adolescence de Bassianus qui est alors dans sa fleur. En tant que fils aîné de la fille aînée de Maesa, elle-même fille aînée de Julius Bassianus, dernier héritier mâle de la dynastie sacerdotale, Varius Avitus Bassianus détient la grande-prêtrise d’Élagabal. Quand les soldats le voient danser autour de l’autel sur le parvis du temple, habillé de pourpre et couronné de gemmes étincelantes, ils sont dans l’extase. Bassianus fait penser à Bacchus. Et il se trouve qu’à Émèse, précisément, on adorait l’idole d’un Dionysos androgyne aimablement déhanché, qui scandalisera les chrétiens au IVe siècle. Les légionnaires ont comme une hallucination en contemplant cette fois une idole vivante qui évolue gracieusement aux accents des flûtes et des trompettes, parmi une foule de dévots échauffés par les cantiques indigènes et l’odeur forte des aromates qui brûlent sur l’autel monumental. e Le prestige d’un enfant a de quoi surprendre en ce III siècle de fer et dans l’armée romaine, chez ces légionnaires mal dégrossis et dont Caracalla affectait démagogiquement d’imiter la rudesse. Macrin avait cru pouvoir exploiter à son profit les charmes de l’âge tendre en produisant aux soldats son fils Diaduménien, qui n’avait que neuf ans et dont les monnaies nous font revivre le charmant profil. Plus tard, Alexianus (Sévère Alexandre) puis Gordien III bénéficieront de cette prime à la jeunesse. Les périodes de crise ou de décomposition

politique et morale, où les hommes ont comme un sentiment confus de la vieillesse du monde, affectionnent le rêve d’un enfant sauveur, espoir e d’un nouvel Âge d’Or, comme celui de la IV Églogue virgilienne. C’est alors que Julia Maesa renforce l’atout dynastique et liturgique au prix d’un mensonge qui ne ménage pas l’honneur et la pudeur de ses filles. Mais pour cette grand-mère pressée de revoir et de revivre les fastes du Palatin, peu importent les moyens d’agir sur l’opinion des soldats, qui détiennent la source du pouvoir impérial. A ceux qui regardent ébahis le prêtre-enfant, elle insinue que son père n’est pas celui qu’on croit (comme il est mort un an plus tôt, elle ne craint pas d’être contredite). Bassianus serait, en réalité, le fils de Caracalla, qui a d’ailleurs porté le même nom jusqu’en 196 : preuve qu’un lien singulier rattachait le premier au second ! Et, prévoyante, pour faire d’une pierre deux coups (ou pour avoir deux fers au feu), elle fait dire et savoir que ses deux filles ont eu commerce avec Antonin, lorsqu’elles « étaient dans l’éclat de la jeunesse et de la beauté ». La grand-mère calcule déjà, en effet, que si l’aîné des cousins ne fait pas l’affaire, l’autre – Alexianus – pourra éventuellement prendre le relais et servir ses desseins. Peu importe l’enfant (fils de Soaemias ou de Mammaea), pourvu qu’il passe pour issu des œuvres d’Antoninus Caracalla, qui offre lui aussi l’avantage d’être mort, de ne pas gêner la diffusion des faux bruits et d’incarner un capital de popularité militaire transmissible à des fils adultérins… Après tout, c’est une façon de le venger et surtout de sauver sa dynastie ! Mais il faut faire vite, avant que Macrin ne s’avise de gagner Rome, maintenant qu’il a les mains libres du côté des Parthes et de l’Arménie. Le bruit de la naissance illégitime – et pourtant légitimante, dynastiquement parlant – de Bassianus, grand-prêtre du Soleil, se répand dans l’armée, ravie d’apprendre que Septime Sévère avait un petit-fils, et que Maesa a de l’or à distribuer ! Des négociations s’engagent alors concrètement.

Dans ces contacts avec les légionnaires, deux hommes émergent qui jouent, semble-t-il, un rôle décisif en faveur des comploteuses : Valerius Comazôn (autrement dit « le Fêtard ») et Gannys Eutychianus. Le premier est un acteur ou danseur de pantomimes, vieil amant de Julia Maesa, homme habile qui sait cabotiner et manœuvrer en sousmain comme en public. Il a réussi à faire carrière dans l’armée, malgré certaines incartades qui lui ont valu d’être relégué parmi les rameurs lorsqu’il servait en Thrace. Mais en 218 il se trouve qu’il est préfet du e camp de Raphaneae, près d’Émèse (plus probablement que de la II légion parthique, comme l’a conjecturé H.G. Pflaum). Le second, Gannys, vit depuis longtemps dans les bonnes grâces de Julia Soaemias… Le vieil amant a pris soin de Bassianus dès son plus jeune âge. C’est en somme son « père nourricier ». Il a l’expérience des femmes et aussi des hommes. On fait valoir tout à la fois l’ascendance émésienne et sévérienne de l’enfant prédestiné, mais aussi on ne sait quel oracle du Soleil-Elagabal. Quoique le passage de Dion Cassius qui concerne la révolte soit fragmentaire et corrompu, on y discerne l’importance de cette argumentation religieuse. On savait peut-être aussi qu’à Rome de mauvais présages menaçaient le règne de Macrin : le Colisée frappé par la foudre, un débordement du Tibre, la naissance d’un cochon à quatre oreilles, deux langues et huit pattes… Mais une femme d’aspect farouche et superbe annonçait aussi que ces malheurs n’étaient rien en comparaison de ceux qui frapperaient ultérieurement les Romains, donc après la mort de Macrin ! Il y eut une éclipse de soleil, ce qui risquait d’assombrir la publicité élagabalienne. Une comète allongea sa queue d’ouest en est durant plusieurs nuits, plongeant dans l’angoisse les observateurs du phénomène qui se répétaient le vers d’Homère (Iliade, XXI, 388) : Le ciel immense a claironné autour d’eux la guerre…

Mais le jour où l’on lut au Sénat la lettre de Macrin annonçant sa proclamation comme empereur, une colombe vint se poser sur la statue de Septime Sévère – qui avait encore des petits-neveux.

La proclamation e

Les tractations secrètes ont abouti. Les soldats de la III légion « Gallique » s’entendent pour proposer à Maesa de lui ouvrir les portes du camp, à Raphaneae, de l’y accueillir avec ses filles et ses deux petits-fils, afin d’y proclamer Bassianus empereur et « fils d’Antonin ». Suivant une autre version des faits, Gannys aurait introduit l’enfant (le fils de Soaemias) dans le camp militaire à l’insu de la mère et de la grand-mère, ce qui paraît difficile à admettre. Mais Julia Maesa est très capable d’avoir laissé croire qu’on lui forçait la main, pour ménager l’avenir en cas d’échec… Hérodien, qui était sans doute sur les lieux et qui semble en parler en témoin direct, nous laisse entendre que la grand-mère eut au dernier moment quelque perplexité. Mais l’état de médiocrité, cette espèce de rétrogradation à quoi la condamne le règne de Macrin lui sont insupportables. Finalement, elle risque le tout pour le tout. Une nuit, elle sort discrètement de sa demeure émésienne, avec les deux Julie et leurs enfants, sous la conduite et la protection des militaires bannis qui avaient servi d’agents de liaison entre la grandmère et les légionnaires. Une voiture couverte les transporte à toute allure sur la rude voie romaine qui relie la Cité du Soleil à Tripolis. Mais après une heure de route environ, ils obliquent vers le nord par une voie secondaire en direction de Raphaneae. Gannys Eutychianus les accompagne qui, avec Valerius Comazôn, a minutieusement mis au point tous les détails de l’opération. De leur côté, les soldats de la légion rebelle ont, dans les jours qui précèdent, réuni auprès d’eux leurs femmes, leurs enfants, tout ce qu’ils possèdent dans les bourgs ou les champs du voisinage et surtout les provisions qui leur permettront de soutenir éventuellement un siège plus ou moins prolongé. Beaucoup sont des enfants du pays, ce qui explique d’ailleurs leur facile ralliement au projet de pronunciamiento.

Le convoi arrive avant l’aube sous les murs du camp. Eutychianus a pris soin de faire endosser à Bassianus des vêtements que Caracalla portait lorsqu’il était enfant : il faut à tout prix faire jouer un semblant de ressemblance ! Maesa a dû fouiller dans les affaires de sa sœur qu’elle a récupérées quelques mois plus tôt, à moins qu’elle n’ait pris ses dispositions à Rome même, dans les appartements du Palatin, quand Macrin l’a renvoyée dans ses foyers syriens… ? Le préfet du camp, qui n’est autre que Comazôn, est dans le coup. Les soldats ouvrent les portes, et ceux qui n’avaient jamais vu l’enfant sont charmés, convaincus par cette mise en scène (et en condition). Le 16 mai 218 au matin, les légionnaires jettent sur les épaules de Bassianus un petit manteau de pourpre et le proclament empereur sous les noms de son prétendu père : Marcus Aurelius Antoninus. Aux salutations rituelles de « César » et d’« Auguste », aux épithètes propices de « Pieux », d’« Heureux », s’ajoutent les vœux de longue vie, d’éternité, de santé sous la sauvegarde des dieux et, naturellement, de l’invincible Soleil-Élagabal. Macrin est à Antioche. Avec la nonchalance du vieillard arrivé qui croit avoir enfin son bâton de maréchal, il jouit du climat, du confort, des menus plaisirs de la grande métropole orientale. Il y soigne sa barbe et s’exerce à imiter les façons de Marc Aurèle, sans savoir qu’un jeune compétiteur en porte à nouveau les trois noms : toujours la même référence nostalgique à la Rome antonine ! Mais les soldats ont retrouvé un Antonin qu’ils croient authentique et qui les mobilise contre un roturier pingre et assassin. Macrin en est informé bientôt, mais son armée aussi. Les soldats qui l’entourent à Antioche ont appris à le mépriser. Il a beau singer la dignité aristocratique en marchant avec lenteur et en parlant d’une voix éteinte, ses manières n’en imposent à personne, non plus que ses agrafes d’or et les pierreries de sa ceinture. Les musiciens et les baladins lui font oublier les mauvais bruits qui courent sur son compte.

On sait bien désormais que le centurion Martial n’était qu’un instrument de l’attentat perpétré à l’instigation de Macrin contre un empereur que les légionnaires adoraient. La révélation d’un fils – même adultérin (peu importe !) – du regretté Caracalla est inespérée pour les soldats que le nouveau pouvoir à réussi à liguer contre lui. Elle exalte leur nostalgie et leurs énergies. Les transfuges vont en nombre grossir l’armée du camp révolté aux côtés de Julia Maesa. Cependant, Macrin ne prend pas l’affaire trop au sérieux. La rébellion d’une légion isolée n’a rien de catastrophique. Mais le vieillard minimise l’impact de la guerre psychologique qui mine depuis quelque temps son autorité. Au lieu d’intervenir en force, immédiatement et personnellement, il fait marcher contre le camp de Raphaneae l’un de ses deux préfets du prétoire, Ulpius Julianus, dont la nomination avait indigné l’opinion romaine. Julianus commence par s’en prendre à la famille de Maesa. Il met la main sur une fille et sur le gendre de Gessius Marcianus (le mari de Julia Mammaea), sans doute restés à Émèse, et les fait exécuter. Arrivé sous les murs du camp révolté, il hésite d’abord à donner l’assaut. Il compte en vain sur le « repentir » de quelques légionnaires qu’il espère amener à se rendre volontairement, ce qui lézarderait la résistance et entamerait le moral des assiégés. Mais, bien loin de lui déléguer un émissaire pour traiter de leur reddition, les soldats se barricadent en bloc, et les premières attaques de Julianus échouent lamentablement. Les rebelles contre-attaquent, mais psychologiquement. Du haut des remparts, ils montrent l’enfant, le pseudo-Antonin. Ils le promènent tout au long des murs. Ils montrent aussi, en même temps, aux assiégeants des portraits de Caracalla enfant : sous quelle forme ? des bustes en marbre ? ou des panneaux peints, assez grands pour être vus et reconnus de loin ? ce qui suppose que Gannys et Comazôn auront fait travailler des copistes durant les semaines qui précédaient ce pronunciamiento soigneusement monté… Bien entendu, ces peintres d’affiches publicitaires se sont conformés

aux instructions de Maesa en conformant leur Caracalla bambin à la ressemblance du jeune prêtre d’Élagabal. « Pourquoi donc vous battre contre le fils de votre bienfaiteur ? » crient les assiégés aux assiégeants, en leur présentant de loin les sacs bourrés d’espèces en or et en argent que Maesa vient d’apporter. Il s’agit de pièces frappées à l’effigie de Caracalla, précisément, leur « bienfaiteur », puisqu’elle a accumulé tout cet argent avant de quitter Rome. Effectivement, les soldats de Julianus trouvent qu’après tout, de loin, l’enfant a quelque chose des traits de l’empereur défunt. Et à l’appât du gain, à la perspective d’un donativum (ou don de joyeux avènement) ils ne sont pas non plus insensibles, surtout par comparaison avec l’avarice intangible de Macrin. Mais les centurions résistent et freinent le mouvement. Alors Eutychianus fait intervenir un ancien chambellan de Caracalla, Festus, qui s’introduit parmi les prétoriens de Julianus et les engage à tuer leurs officiers, en promettant même à chaque meurtrier le grade et les biens de celui qu’il aura tué : marché révolutionnaire, qui donne la mesure de l’état des esprits. Enfin, pour décider les derniers hésitants, Eutychianus fait de nouveau paraître sur les remparts le bel adolescent qui débite aux soldats une harangue apprise par cœur : Bassianus s’y donne comme le vengeur de son père assassiné par l’ignoble Macrin. Julianus ne peut plus résister au raz de marée. Les centurions récalcitrants sont aussitôt massacrés, Julianus égorgé et sa tête envoyée à Macrin. On ouvre alors les portes aux prétoriens, qui renforcent d’autant l’armée du pseudoAntonin. D’autres transfuges arrivent par petits groupes, mais tous les jours et sans relâche. On brûle de voir l’héritier de Caracalla, espèce d’enfant du miracle. Certains viennent d’abord par curiosité, puis se rallient d’enthousiasme, par une sorte de contagion ou de psychose irrésistible. Toutes ces adhésions et le bruit qu’elles font dans les villes, parmi les

légions de Syrie, amplifient le mouvement au point d’inquiéter enfin le Maure indolent.

Défaite et mort de Macrin Macrin se rend à Apamée sur l’Oronte où sont stationnées des e troupes d’élite : les soldats du Camp Albain (II légion Parthique) que Septime Sévère avait installés près de Rome et qui accompagnaient l’empereur en campagne. Macrin leur fait aussitôt proclamer empereur son fils Diaduménien (âgé de dix ans) et leur promet une prime exceptionnelle de cinq mille deniers – somme considérable, sur laquelle il leur fait compter immédiatement mille deniers. Il rétablit les avantages qu’il avait supprimés pour remettre l’armée au pas. Il offre au peuple un banquet pour fêter l’association de Diaduménien à l’Empire, sans souffler mot de la révolte. Mais l’affolement qui motive ces brusques et surprenantes générosités ne saurait échapper très longtemps aux Apaméens ni surtout aux soldats. C’est le retournement tardif d’un pouvoir aux abois. Justement, un légionnaire venu d’Émèse se présente soudain à l’empereur sous prétexte de le rassurer : « Il lui apporte (fortement serrée dans plusieurs linges) la tête même de Bassianus, le faux Antonin. » Macrin regarde le cachet qui a servi à sceller le colis si bienvenu : aucun doute ! C’est bien le sceau de son préfet Ulpius Julianus. Sans attendre l’ouverture du paquet inespéré, le soldat – mission accomplie – se retire à toute allure. Il a le temps de fuir, car on a bien pris soin de multiplier les tissus d’emballage. Tout joyeux de recevoir cette tête qui sauve la sienne et celle de son fils, Macrin ordonne en tremblant de défaire le paquet. Il presse fébrilement l’opération retardée par le sang séché qui colle aux étoffes… Mais – horreur – il reconnaît le visage crispé du préfet décapité ! On l’apprend. On le sait. Les soldats du Camp Albain abandonnent le vieillard haï et méprisé. Macrin rentre alors à Antioche, d’où il multiplie les messages à Rome, au Sénat, à tous les gouverneurs des provinces.

Mais le parti de Maesa est tout aussi efficacement organisé. La grand-mère et ses filles ont conservé d’utiles et solides relations à Rome même et dans tous les secteurs de l’administration. Dans les deux camps on s’active, on fourbit ses armes. C’est une guerre de vitesse pour leurs courriers respectifs, qui s’efforcent de rassurer ou de rallier les commandants des légions, les gouverneurs et les procurateurs. Le premier arrivé provoque soit l’exécution des rebelles à Macrin, soit la panique de ceux qui ont d’abord cru devoir sanctionner les partisans du pseudo-Antonin. Certains gouverneurs commencent par mettre à mort les messagers de Bassianus. Après quoi, apprenant la suite des événements et voyant arriver de nouveaux courriers du même Bassianus, constatant d’autre part un fort mouvement d’opinion en faveur du pseudo-Antonin, ils prennent la fuite, tel Basilianus, préfet d’Égypte. D’autres comme Marius Secundus, gouverneur de Phénicie, sont victimes de leur indécision et tombent sous les coups d’une poignée d’émeutiers. Qui est empereur ? Qui ne l’est plus ? Les communications sont lentes et incertaines ; l’intoxication est certaine. Mais à qui se fier ? Tout l’Orient est en émoi, sans connaître toujours exactement l’état de la situation militaire et politique. Macrin se décide à marcher contre les rebelles. Ils ont quitté le camp de Raphaneae, avec Bassianus à leur tête. Les deux armées s’affrontent à une trentaine de kilomètres d’Antioche, le 8 juin 218. Gannys a pris soin de poster des soldats pour bloquer les défilés qui donnent accès au village d’Imma, sur la route d’Antioche à Beroea (Alep). Il range les autres en tenant compte du terrain et des forces disponibles avec un bon sens tactique qui chez ce vieux débauché surprend les contemporains. Cependant les prétoriens de Macrin, qui les autorise à quitter leurs cuirasses d’écailles et leurs lourds boucliers courbés en façon de gouttières (les scuta), combattent allégrement et d’abord victorieusement. Les soldats du pseudo-Antonin commencent à mollir,

lorsque la mère et la grand-mère qui accompagnent l’enfant s’élancent de leurs chars pour supplier les fuyards, avec une fougue et des cris insoutenables. Poussé par une sorte d’inspiration divine, le jeune Bassianus surgit brusquement à cheval parmi eux, en brandissant sa petite épée, et ce spectacle exaltant de l’enfant-soldat suffit à retourner la situation. Les rebelles savent d’ailleurs qu’ils ne peuvent survivre sans être vainqueurs : ils foncent furieusement sur les prétoriens. Macrin n’insiste pas. Il prend la fuite, pendant que les soldats de sa garde soutiennent encore l’assaut des légionnaires fanatisés par Gannys et les Syriennes à la voix rauque. Ils finiront par se rendre et se rallier, en s’apercevant que Macrin les a lâchés et en acceptant les conditions honorables que leur offre l’état-major matriarcal. Il en est probablement aussi parmi eux que Maesa a connus naguère et reconnus. Macrin rentre précipitamment à Antioche en prétendu vainqueur. Mais on est vite informé de sa défaite qui suscite des troubles. Il abandonne alors son manteau de pourpre et ses insignes impériaux. Il se fait entièrement raser la barbe dont quelques semaines plus tôt on lui frisottait coquettement les poils. Il enfile à la hâte un vêtement de voyage en drap sombre, avec le capuchon rabattu sur la tête. À son affranchi Épagathos (ancien favori de Caracalla) il confie le soin de faire passer Diaduménien chez les Parthes. Puis, une fois la nuit tombée, il sort à cheval d’Antioche avec quelques amis sûrs, en s’arrangeant pour n’être pas reconnu. Il espère gagner l’Asie Mineure, puis passer en Europe par le détroit des Dardanelles. Arrivé en Cilicie, il monte sur un char et se fait passer pour un courrier militaire. Il traverse l’Anatolie et atteint la banlieue de Nicomédie. Il s’embarque dans l’espoir d’aborder à Byzance, d’où il pourra rouler vers Rome à bride abattue. Il approche du port, lorsque des vents contraires rabattent son bateau vers Chalcédoine, sur la côte d’Asie. Il se cache dans un faubourg de la ville ; mais, épuisé par le voyage et le mal de mer, il commet l’imprudence d’envoyer demander

de l’argent à l’un de ses procurateurs. Reconnu, il est arrêté et livré aux soldats que les services de Gannys et de Maesa avaient lancés à sa poursuite. On ramène Macrin en direction d’Antioche et sous bonne garde, lorsqu’il apprend que son fils a été pris et tué. L’empereur déchu et désespéré se précipite alors du char dans lequel on le transportait, et se brise l’épaule. On le traîne mourant jusqu’à Archélaïs (Akseraï) en Cappadoce, où le centurion Marcianus Taurus reçoit enfin l’ordre de l’égorger. On laissa son cadavre sur place, sans sépulture, afin que l’empereur pût le contempler, lorsqu’il prendrait le chemin de Rome. Macrin n’avait régné que quatorze mois. À Apamée, l’oracle de Zeus Bêlos lui avait appliqué deux vers d’Homère (Iliade, VIII, 102-103) : Ô vieillard, les jeunes combattants te donnent bien du mal ! Ta vigueur est brisée : la vieillesse ennemie va s’abattre sur toi. C’est ainsi, écrit Dion Cassius, qu’il fut « renversé par un gamin dont il ne connaissait même pas le nom auparavant ». Mais derrière les « jeunes combattants » que citait Zeus Bêlos, il y avait Gannys et Maesa, vieux routiers de la cour impériale ! Il y avait surtout l’autoritarisme borné de Macrin, ses cruautés d’ancien « petit chef » qui veut se venger sur les malheureux subordonnés des humiliations et des avanies subies naguère. Des soldats et des serviteurs de l’état-major impérial n’avaient pas oublié certains châtiments exemplaires (on racontera plus tard que, chez Macrin, le sang ruisselait comme dans un abattoir…). Son fils Diaduménien passait aussi pour encourager férocement la répression des opposants, et la divulgation de lettres y exhortant son père aurait contribué à lui aliéner l’opinion des milieux administratifs ou militaires.

Hérodien impute l’échec de Macrin au fait d’avoir trop tardé pour se rendre à Rome et s’y confirmer. Certes, Maesa s’est empressée d’exploiter cette faute. Mais l’arrivée de Macrin dans l’Urbs n’eût fait que retarder l’échéance, la déchéance de cet ancien avocat du fisc qui se mettait l’armée à dos, sans avoir d’appuis sociaux et familiaux. Les sénateurs ne lui pardonnaient pas d’être le premier empereur qui fût simplement « chevalier » ! Et c’est bien ce que Dion Cassius reproche à ce parvenu. Quant à Maesa, elle aurait tout fait, de toute façon, pour retrouver sa place au Palatin. La vieille dame avait vaincu là où Domna, tout aussi subtile et intelligente, mais plus intellectuelle et moins patiente, avait renoncé. Ce n’était plus le règne d’une femme, mais des femmes – elles sont trois – sous la haute autorité de la grand-mère qui n’avait poussé l’enfant que pour retourner à Rome et régenter le Palais. Cependant, elles aiment trop le pouvoir pour longtemps régner ensemble ou pour attendre leur tour. Au surplus, l’empereur-enfant – qui a jusqu’à présent bien joué le rôle qu’on lui dictait – entend profiter du pouvoir qu’on a fait semblant de lui donner pour en faire ce qu’il veut.

Chapitre III

L’EMPIRE DONT LE GRAND-PRÊTRE EST UN ENFANT Au lendemain de sa victoire, le fils de Soaemias fait à Antioche une entrée triomphale (9 juin 218). Il promet à ses soldats une prime de cinq cents deniers chacun (environ douze mille de nos francs 1985), moyennant quoi ils ne pillèrent point la ville, comme ils s’en promettaient le plaisir. Bien entendu, les habitants furent invités à verser une contribution correspondant au montant de ces largesses !

Les Émésiens à Antioche Les Syriennes s’installent avec leurs enfants au palais du gouverneur. L’atelier monétaire est aussitôt mobilisé pour la gravure et la frappe de nouveaux aurei, de nouveaux deniers à l’effigie du jeune prince, car il faut d’abord payer les troupes avec des espèces où elles reconnaîtront l’empereur légitime. On refond à cette fin les pièces apportées par les contribuables antiochiens, qui préfèrent encore se faire rançonner par l’État plutôt que par la soldatesque. Ces premiers portraits monétaires (fig. 16-19) nous montrent un profil de gamin à joues plutôt bouffies sur certains exemplaires, à lèvres épaisses et insolentes d’enfant capricieux, avec de gros yeux ronds et presque inquiétants. Si le graveur est un « grand artiste » (comme le croit et l’écrit M. Thirion), l’effigie a valeur de document réaliste, sinon vériste. Mais H. Mattingly conteste la qualité de cette portraiture antiochienne, rude et malhabile. Le plus frappant, c’est que le jeune imperator n’y ressemble pas précisément à Caracalla, ni surtout à Caracalla enfant. Il faut croire que les portraits exposés aux prétoriens de Julianus du haut des remparts de Raphaneae, pour les dissuader de combattre un petit-fils de Julia Domna, étaient passablement retouchés. Mais on ne pouvait déformer pour les soldats d’Antioche les traits d’un prince qu’ils voyaient tous les jours. Avec Gannys et Comazôn, Julia Maesa met au point le texte d’un message que le nouvel empereur se doit d’adresser au Sénat. Bassianus devenu « Antonin » y dénigre Macrin et ses origines, l’usurpateur qui, n’étant pas de rang sénatorial, était indigne de l’Empire et n’y était parvenu qu’en assassinant celui dont il avait la garde : arguments auxquels les Pères Conscrits ne peuvent qu’être très sensibles ! Le petit-fils de Maesa promet de suivre l’exemple d’Auguste et de Marc Aurèle dont il porte les noms.

Cette référence antonine est caractéristique, on l’a vu, d’une génération qui a le sentiment d’une rupture avec le siècle « d’or », mais s’y raccroche fictivement et désespérément. Plus curieuse est cette façon de se réclamer d’Auguste. Mais les rédacteurs le faisaient évidemment en connaissance de cause, en invoquant la jeunesse d’Octavien lorsqu’il assuma le pouvoir, pour venger son père adoptif (comme Bassianus vengeait son père adultérin), mais aussi pour rétablir la paix civile, après les troubles sanglants qu’avait endurés la République agonisante. Au même titre que tous les profiteurs des coups d’État réussis, le pseudo-Antonin se présentait à l’opinion comme un restaurateur de l’ordre public, voire comme un redresseur de torts. Il réincarnait en tout cas le sang de Domna et donc, en un sens, celui de Caracalla. Mais il se conformait assez peu aux traditions d’Auguste et de Marc Aurèle en prenant de son propre chef les titres d’imperator, de César et d’Auguste, les surnoms de Pieux et d’Heureux (Pius Felix) – que lui e avaient donnés oralement les soldats de la III légion « Gallique », il est vrai ; en s’attribuant aussi d’emblée les prérogatives du commandement proconsulaire et de la puissance tribunicienne, sans attendre la ratification du Sénat, suivant les convenances que les vrais Antonins avaient scrupuleusement respectées. Cette désinvolture qui choquait les plus vieux membres de la haute assemblée consacrait une étape dans l’évolution du césarisme. Désormais, malgré les déclarations d’intention inhérentes à cette espèce de « discours du trône » que constituait l’adresse impériale ouvrant le règne, on ne ménageait même plus les apparences, ni la respectabilité du Sénat. La veulerie de ce corps, que deux siècles plus tôt déjà Tibère avait appris à mépriser, ne méritait pas d’égards. Les mêmes Pères Conscrits qui avaient loué Macrin traînaient désormais son nom dans la boue (avant d’insulter le cadavre de son successeur), et ceux qui voulaient naguère déclarer Caracalla ennemi public faisaient maintenant des vœux pour que son « fils » lui ressemblât. Mais on avait besoin d’eux

pour se légitimer dans l’opinion, fictivement, comme aujourd’hui les présidents autocrates font voter leurs propres lois par un parlementcroupion. De son quartier général d’Antioche, la grand-mère organise et dirige l’épuration des cadres administratifs ou militaires. Nestor, ex-préfet du prétoire, Fabius Agrippinus, ex-gouverneur de Syrie, et les principaux collaborateurs équestres de Macrin sont mis à mort sans tarder. Un gouverneur d’Arabie qui ne s’était pas déclaré sur-le-champ pour Bassianus subit le même sort. L’ancien mime et bouffon Valerius Comazôn prend le commandement des cohortes prétoriennes et il n’a garde d’oublier les injures passées. Claudius Attalus, gouverneur de Chypre, l’avait jadis (en punition d’une faute grave) relégué parmi les rameurs de la flotte militaire. Comazôn le fait arrêter et exécuter. On se défie également des militaires de carrière qui tiennent strictement et trop solidement leurs hommes en main : tel Triccianus, ce gouverneur de Pannonie sous Macrin, qui est supprimé sans autre forme de procès. D’une façon générale, les Syriennes semblent se défier de certains cadres sénatoriaux suspects d’hostilité à un fils de Caracalla. Elles les remplacent par des amis sûrs, de rang équestre. Parmi eux, on voit émerger alors Timésithée, futur beau-père d’un empereur : Gordien III (238244). On a parfois minimisé les effets de cette épuration, limitée aux mesures nécessaires et imposée par la situation encore incertaine des provinces gréco-orientales. J. Stuart Hay a prétendu qu’Héliogabale était un garçon gentil, affectueux, dépourvu d’instincts sanguinaires… Quelles que soient les responsabilités directement imputables à la camarilla des Syriennes, il faut bien reconnaître que l’enfant n’a pas inauguré son règne par la clémence. Parmi ceux-là même qui, dans son entourage immédiat, ont assumé leur part des décisions sanglantes, il y aura bientôt une victime de marque. Le pouvoir a déjà un goût de despotisme oriental.

Le bétyle en voyage Cependant Maesa n’a pas pris le pouvoir par petit-fils interposé pour rester en Syrie. Elle est pressée, impatiente de revoir Rome et la cour des Césars. Cette vieille orientale élevée dans l’adoration de la pierre noire n’a pas envie de croupir à l’ombre du temple d’Émèse. Mais Bassianus, ce jeune Eliacin d’Élagabal, ne veut pas quitter son dieu. Il l’a servi avec trop de charme et de succès pour ne pas continuer. Convaincu – et c’est en grande partie vrai – qu’il lui doit le pouvoir suprême, la pourpre impériale, il ne renoncera pas à la pourpre de sa tunique sacerdotale, non plus qu’à la couronne de joyaux qui reflète l’éclat du « Soleil Invincible », Sol Invictus. Après tout, cette prêtrise est le gage de charismes qui ne peuvent que rehausser le prestige religieux de l’imperator. Gannys et Maesa ne découragent pas l’enfant. Ils savent que, sous un nom ou sous un autre, le Soleil a beaucoup d’adorateurs à Rome et dans le monde romain, que les cavaliers et les archers émésiens y ont fait connaître Élagabal et que l’Urbs est hospitalière à tous les cultes orientaux. Mais il n’est d’empereur qu’à Rome. Il ne faut pas faire comme Macrin qui s’en est avisé trop tard. Héliogabale fera donc le voyage avec son dieu. On se met alors en route, après avoir chargé le bétyle et l’aigle qui l’accompagne sur un char sacré que traînent quatre chevaux richement harnachés, comme le quadrige du Soleil. La pierre est soigneusement coussinée, précieusement habillée et parée pour le voyage. Quatre parasols l’entourent et lui font comme une garde d’honneur (fig. 20). À leurs bords frangés pendent des pierreries qui, en s’agitant sous les rayons du jour, font l’effet d’un vrai feu d’artifice. On a l’habitude en Orient de ces processions de fétiches tapissés de brocarts. On véhicule rituellement des bétyles en chariot ou sur des civières (fercula) à l’occasion de certaines fêtes : à Sidon, à Tyr et

ailleurs. Quoique le culte d’Élagabal soit lié à un lieu, il n’est pas inamovible, et quand son ministre attitré devient imperator, quoi de plus normal que de l’implanter à Rome, centre du pouvoir ? Ainsi le dieu arabe du Soleil renouait avec la tradition bédouine d’où procédait la dynastie de ses rois-prêtres. On songe ici encore à ce bas-relief palmyrénien où un cortège accompagne le chameau chargé de la qoubba ou chapelle portative abritant le dieu nomade. On songe aussi à l’idole voilée de soie figurant la Déesse Syrienne, que ses prêtres ambulants font porter par un âne, dans l’évocation pittoresque d’Apulée au livre VIII de ses Métamorphoses. Aucun historien ne nous donne l’itinéraire détaillé de ce long et lent voyage, ni les noms de toutes les villes qui ont offert un reposoir au météorite sacré. Mais les monnaies et les inscriptions de celles où le convoi a séjourné fournissent quelques indices assez précis qui, conjoints aux données assurées par Hérodien et Dion Cassius, autorisent à reconstituer approximativement les étapes de la pérégrination, voire à en proposer une carte (cartes II et III pages 90 et 91). Parti d’Antioche (en juillet-août 218), Héliogabale a d’abord pris la route directe d’Alexandria (Alexandrette-Iskanderun), puis d’Issus, avant de remonter vers le nord en direction d’Hiérapolis-Castabala, dont les monnaies nous montrent de face le quadrige du char sacré qui porte le bétyle surmonté d’un aigle. Castabala était célèbre pour son culte d’Artémis Perasia, déesse de la nuit étoilée qui donnait ainsi l’hospitalité au Soleil, dans une cité où elle avait déjà Zeus comme dieu parèdre et où l’aigle (figuré sur les monnaies) signalait sa présence comme souverain du ciel. Ensuite, Héliogabale a dû passer par Flaviopolis pour obliquer vers l’ouest et gagner Anazarbus, où son séjour est illustré par les revers monétaires, et où il sacrifie devant le trophée érigé en 216 pour une victoire de Caracalla sur les Parthes. Revenu vers le sud, il s’est arrêté à Mopsueste (Messis), comme en témoignent des pièces qui

représentent l’empereur radié, à cheval, et saluant de la main droite. Les villes où Héliogabale avait daigné se reposer en divine compagnie tenaient évidemment à commémorer l’événement. Il aura pris ensuite la route d’Adana, puis de Tarse, avant de remonter vers le nord jusqu’à Faustinopolis-Halala (près de Pasmakci), où Marc Aurèle avait fait élever un temple en hommage à sa femme, dans la ville même où elle était décédée en 175, et où (d’après l’Histoire Auguste) Héliogabale aurait substitué le culte de son dieu à celui de la Diva Augusta. En fait, Faustine y étant, semble-t-il, identifiée avec la Lune, l’empereur aura déjà marié son Soleil d’Émèse à l’astre nocturne : une théogamie qu’il rééditera deux ou trois ans plus tard à Rome même, et de façon spectaculaire. Faustinopolis se trouvait au sud-est de Tyane en Cappadoce, la ville natale du fameux thaumaturge qui hantait l’imagination de Julia Domna et de Caracalla. Son « fils » ne pouvait faire moins que le détour par le pied du Taurus, pour honorer la cité qui avait vu naître un si prestigieux adorateur du Soleil. Héliogabale n’aura pas manqué non plus de passer par Archélaïs, où gisait le cadavre de Macrin (dont la vue le réjouit, paraît-il). Il aura continué par Ancyre (Ankara), puis tourné vers l’ouest pour s’arrêter à Juliopolis (ancienne Gordiukomè) dont les monnaies célèbrent le séjour du bétyle. Une inscription atteste la réception que lui a réservée Prusias ad Hypium (Uskub), en Bithynie, d’où Héliogabale a gagné Nicomédie. Cet itinéraire sinueux à travers l’Anatolie paraît avoir été motivé en partie et commandé par des préoccupations cultuelles. Il n’est pas sûr ni évident que la grand-mère en ait approuvé la lenteur et les complications. Elle dut redouter les complots, les mutineries qui risquaient de compromettre son œuvre avant la présence et la reconnaissance physiques de son pseudo-Antonin dans la Ville éternelle. Elle avait raison, et ce n’est pas erronément (comme on l’a cru) que l’Histoire Auguste situe alors les premières réactions de l’armée contre

le nouveau prince. Car pendant que le grand-prêtre processionnait à travers l’Asie Mineure, le légat de la légion même qui l’avait proclamé près d’Émèse, un certain Vérus, conspirait contre lui, de même que le e légat de la IV légion Scythique (jadis commandée par Septime Sévère). Ils sont suppliciés. Mais un fils de centurion et un ouvrier en laine dont l’histoire n’a pas retenu les noms cherchent à soulever les mêmes e légions. La III « Gallique » – celle de l’avènement – est alors dissoute.

Carte II. – Étapes probables du voyage d’Héliogabale

Carte III. – L’Empire romain au temps des Sévères

Les bouleversements dont l’Orient était témoin depuis plus d’un an ruinaient la notion de légitimité, perturbaient les mentalités et encourageaient les tentatives les plus folles. C’était le signe d’une grave détérioration de l’esprit public, de l’idée impériale, dont l’anarchie e militaire du III siècle allait développer toutes les conséquences.

L’hiver à Nicomédie Le voyage avait duré d’août à octobre. On entrait dans la saison où la mer est « fermée ». Il n’était pas question pour le convoi de franchir le Bosphore et de traverser la Thrace en hiver. On s’installe donc à Nicomédie (Izmit), l’ancienne résidence des rois de Bithynie, dont e l’empereur Dioclétien fera sa capitale à la fin du III siècle. Maesa et son état-major règlent les affaires de cette cour ambulante en se disant (comme Claudius Pompeianus, le gendre de Marc Aurèle, le rappelait à Commode) que « Rome est là où est l’empereur ». Quant à Héliogabale, il se consacre à l’expression corporelle de son culte émésien. Dans son costume palmyrénien qui « tenait le milieu entre la robe sacrée des Phéniciens et l’habillement somptueux des Mèdes » (Hérodien), il ressemblait davantage à quelque symposiarque de marzéah ou thiase syrien qu’à un empereur romain. Vêtu de pourpre et d’or, un lourd collier au cou, des bracelets aux bras et aux poignets, la tête coiffée d’une sorte de tiare où brillent les gemmes et le métal jaune – symbole du Soleil –, il danse autour des autels, marche au son des flûtes et des tambourins, chante et gesticule devant l’aérolithe enguirlandé. Sa tiare fait penser à celle que portent les desservants du dieu Bêl à Doura-Europos. Il revêt le consulat d’office, sans consulter le Sénat ni attendre son inévitable agrément. Mais le jour des vœux, en janvier 219, il refuse d’endosser (suivant l’usage) la toge triomphale ! Héliogabale déteste, en effet, comme grossiers et indignes aussi bien de ses dévotions que de sa sensualité, les vêtements de laine que portent les Grecs et les Romains. Il n’apprécie que les tissus syriens en fine étoffe brodée ou la soie de l’Orient lointain que rapportent à travers le désert les caravaniers de Palmyre : ce qui lui vaudra le sobriquet d’Assyrien. Ce piétisme expansif truffé de volupté et d’euphorie lascive va de pair avec les dérèglements qu’on reproche au prêtre d’Élagabal.

Déjà cet adolescent si sensible au moelleux des étoffes raffinées se complaît aux attouchements non pas (ou pas seulement) des femmes, mais des éphèbes et d’amants dont il se veut « l’amante ». Son tuteur et « nourricier » Gannys ne l’a pas dressé à l’exercice de la vertu et n’est pas lui-même un modèle à suivre. Il a vécu dans la mollesse et la corruption, profitant à la fois ou successivement des bonnes grâces de Maesa qui l’a élevé et de Soaemias dont il est devenu, pour ainsi dire, le concubin attitré. Héliogabale l’aime bien. Il apprécie sa complaisance et son efficacité, à telle enseigne qu’il songe à régulariser sa cohabitation avec Soaemias, voire à le faire proclamer « César », c’est-à-dire prince héritier. Ainsi on fixerait la succession dans la famille, en cas d’accident, et Soaemias resterait impératrice… perspective qui ne peut que faire grincer de rage Julia Mammaea, soucieuse de « caser » son fils au plus vite ! Mais Gannys est réaliste. Il en a administré la preuve dans le complot réussi d’Émèse et dans les opérations militaires qui ont suivi. Héliogabale lui doit tout (du moins au plan humain) et, à l’occasion, il sait l’écouter. Aussi Gannys, inquiet des mauvais effets que ses débordements risquent d’avoir sur l’opinion romaine, s’efforce-t-il de lui en faire comprendre les inconvénients. De son côté, Julia Maesa supplie son petit-fils de prendre la toge ou la cuirasse, de revêtir un costume romain, qu’il soit civil ou militaire, mais impérial. Il ne faut pas qu’à Rome on le prenne pour un étranger, pour un barbare efféminé… Non seulement les sénateurs de la vieille garde réactionnaire, mais les chevaliers, les gens du peuple vont être choqués, indignés de le voir arriver dans cet accoutrement syro-phénicien : ce qui s’imposait dans le temple d’Émèse, en fonction du rituel indigène, est indécent dans l’Urbs ! Et Gannys revient aussitôt à la charge. Pour un éducateur, c’était bien mal connaître son « nourrisson ». Exaspéré, un jour que Gannys redouble de remontrances en présence

des soldats, Héliogabale dégaine un glaive et le frappe. Gannys se défend et retourne l’épée. Aussitôt les prétoriens interviennent et achèvent l’imprudent tuteur. Ce meurtre soulève une profonde émotion chez ceux-là même qui n’aimaient pas Gannys. Le « César fou » commence à affoler ses plus chauds partisans. La grand-mère se le tient pour dit. On s’inquiète. D’autres, au contraire, flattent les vices du gamin et en profitent, ou escomptent un profit le jour où Héliogabale s’installera au Palatin. En attendant, on a mis la main sur Basilianus, l’ancien préfet d’Égypte que Macrin avait préposé à son prétoire en remplacement d’Ulpius Julianus et qui avait mis trop de zèle à châtier les envoyés du pseudo-Antonin, après sa proclamation. Basilianus avait dû fuir. Débarqué en Italie, il s’était caché près de Brindes. Mais trahi par un ami de Rome à qui il avait adressé un message de détresse pour demander des vivres, il avait été arrêté, puis expédié à Nicomédie où Héliogabale le fit égorger. Dans le port de Cyzique (Balkiz), tout près de Nicomédie et presque à la barbe de l’empereur (qui n’en a pas encore), un homme harangue les marins de la flotte militaire pour les pousser à la révolte. Il est immédiatement exécuté. Tous ces faits, les conjurations manquées des légats légionnaires et de quelques autres apportent de l’eau au moulin de Maesa qui ronge son frein sur les bords de la Propontide (mer de Marmara) : il faut gagner Rome ! Elle n’insiste plus sur le costume. L’empereur veut bien admettre, d’ailleurs, la surprise qu’il risque de causer aux Romains. Aussi a-t-il décidé de les y préparer. Il fait exécuter son portrait en pied, avec la robe sacerdotale qu’il porte dans l’exercice de sa fonction majeure, à l’occasion des cérémonies émésiennes, face au bétyle d’Élagabal. On enverra le tableau à Rome ; on le fixera dans la curie sénatoriale, audessus de la statue de la Victoire que les Romains avaient jadis rapportée de Tarente. C’est devant celle-ci qu’on fait chaque année des vœux pour le salut de l’Empire et de l’empereur, qu’on prête serment de

fidélité aux nouveaux princes. C’est sur son autel qu’on brûle des grains d’encens et qu’on verse des libations avant l’ouverture de la séance. Ainsi les sénateurs ne manqueront pas, en entrant, de regarder le prêtre d’Élagabal dont l’image est associée au culte de la Victoire. Ils s’y accoutumeront en la vénérant. On imagine la grand-mère hochant la tête, mais finissant par acquiescer. Elle se résigne au compromis. La vieille dame est trop pressée de revoir Rome et d’en jouir pour faire rebondir les discussions et les incidents. Elle n’a garde d’oublier l’exemple de Gannys… Au printemps de 219, on se remet en route. Une fois franchi le Bosphore, après avoir débarqué à Byzance, le convoi impérial traverse le nord de la Thrace par Hadrianopolis (Andrinople) et Serdica (Sofia), puis la Mésie par Naïssus (Nish), la Pannonie par Sirmium (Srijemska Mitrovica) en Yougoslavie. De Sirmium, une grande voie militaire mène Héliogabale et son dieu à Aquileia d’où, par Padoue, Bologne (?), Arezzo (?), ils arrivent enfin à destination au plus tôt en juillet 219. Cette marche religieuse sur Rome avait duré un an !

Adventus Augusti Dans la population bigarrée de l’Urbs, on attendait l’empereur avec une impatiente curiosité qui confinait à l’enthousiasme. Comme dans l’armée, le sentiment dynastique restait vivace ou du moins toujours prêt à renaître spontanément, avec une confuse aspiration à la stabilité, dans cet Empire qui fonctionnait depuis deux siècles et demi sans constitution ni la moindre loi de succession. Même chez les chevaliers et les sénateurs, qui avaient franchement détesté Caracalla, mais sourdement réprouvé en Macrin l’arrivisme réussi d’un ancien fonctionnaire, on n’était pas mécontent (semble-t-il) de retrouver le petitneveu de Septime Sévère. Certains connaissaient bien les Syriennes, mais n’avaient peut-être pas fait grande attention aux enfants. On avait hâte de voir celui qu’on disait fils adultérin de « Tarautas » (surnom donné à Caracalla en souvenir d’un gladiateur à la fois petit et sanguinaire, comme le fils aîné de Septime Sévère). Pourtant, quelques mauvaises langues commençaient à dauber sur le premier nom – Varius – d’un empereur dont la naissance « varie » d’une année à l’autre, sans compter que sa mère a eu et a encore beaucoup d’amants… et que l’enfant peut passer pour être l’œuvre de fécondations « variées » !… Mais elles restaient rares. Le message au Sénat, qu’avaient méticuleusement concocté Maesa, Gannys et Comazôn, avait plutôt rassuré les Pères Conscrits par ses références à Auguste et au sage Marc Aurèle. Enfin, après une période fertile en coups d’État et de théâtre, en règlements de comptes plus ou moins sanglants, on avait l’impression de pouvoir souffler quelque temps. La jeunesse d’Héliogabale, à l’ombre de la prudente Julia Maesa, semblait devoir garantir l’avenir. A priori, cette jeunesse incarne l’espoir et suscite la sympathie. Celle du pseudo-Antonin avait l’attrait de la nouveauté, d’un redépart au lendemain des incertitudes et des tourments qu’elles engendrent. En même temps, et à la grande

différence de Diaduménien, il faisait revivre une dynastie. Il était, en somme, de la bonne race des Sévères, et c’est évidemment par contraste avec la « roture » de Macrin que les monnaies vantent sa Nobilitas. Pour la première fois depuis longtemps, il y avait donc une sorte d’unanimité romaine. Les sénateurs retrouvaient un Marc Aurèle, le peuple un Antonin, les soldats l’héritier de Caracalla ! Suivant l’usage, quand le prince approcha de Rome, les sénateurs et une délégation de chevaliers sortirent processionnellement à sa rencontre, avec une partie du peuple tenant des guirlandes de fleurs et des branches de laurier. L’arrivée dans l’Urbs se passa dans une euphorie débordante. Le char sacré qui promenait la pierre noire depuis Émèse et depuis un an piquait la curiosité de tous les regards, mais beaucoup moins que l’enfant de quinze ans qui personnifiait désormais l’ordre romain. Hérodien nous dit qu’il fit son entrée dans son costume sacerdotal et que les Romains, familiarisés par le tableau adressé en avant-goût au Sénat, n’y virent rien d’insolite. Mais les monnaies commémorant cette entrée, avec la légende Adventus Augusti (« arrivée de l’empereur »), nous le montrent à cheval, en habit militaire et la lance à la main : de sa dextre levée, il salue comme un nouveau Soleil levant. Maesa aurait-elle obtenu de lui cette concession vestimentaire ? Ou les monnaies ne fixent-elles de l’événement qu’une vision conventionnelle, propre à ne point choquer l’opinion provinciale ? À une époque où les espèces monétaires diffusaient les slogans officiels, on conçoit que l’imagerie de propagande ait pu servir à maquiller la vérité. Quoi qu’il en soit, suivant la tradition, Héliogabale fit en signe de joyeux avènement des remises d’impôts et des distributions d’argent au peuple comme aux soldats. Il offrit aussi aux Romains des jeux, des spectacles, des courses de chars et des combats de bêtes, avec une magnificence qui confirmait les optimistes dans leur préjugé favorable. Mieux : le nouveau prince s’abstint de sévir contre les auteurs d’écrits

ou de propos hasardés naguère à ses dépens, et que d’aucuns lui dénonçaient courageusement. Il est vrai que ses « managers » avaient déjà procédé en Orient à des sanctions radicales qui permettaient à l’enfant-prêtre de singer la clémence ! Peut-être – et pour donner un gage de bonne volonté à la grandmère – Héliogabale alla-t-il jusqu’à sacrifier à l’usage, c’est-à-dire à Jupiter Capitolin, comme d’autres empereurs à leur avènement… ? Nos sources n’en disent rien. En revanche, elles sont unanimes à évoquer l’empressement qu’il met à introniser son bétyle au Palatin. Il ne veut pas entendre parler d’affaires provinciales, d’administration civile ou militaire, de responsabilités politiques. Une seule préoccupation le motive immédiatement et souverainement : installer Élagabal dans un temple approprié, à côté des appartements impériaux ; organiser et célébrer son culte, le faire connaître et pratiquer aux Romains avec faste et prééminence. Pendant ce temps, Julia Maesa – qui n’a vécu et agi que pour cela – pourra gouverner à la place ou du moins au nom du jeune imperator. C’est ici que l’historiographie romaine traditionaliste situe un épisode qui faisait crier au scandale. Tout nouvel empereur se présente habituellement devant le Sénat pour y faire ou confirmer un discoursprogramme. Héliogabale, qui ignore tout des institutions romaines et des « ficelles » politiques, n’a garde de se rendre dans la Curie sans sa grand-mère. Il exige qu’elle y soit convoquée, puisqu’elle est mieux que lui au courant des affaires et qu’elle a jusqu’à présent assuré une sorte de régence. Julia Maesa siège donc sur le banc des consuls et contresigne le procès-verbal de la séance ! C’est du moins ce que prétend l’Histoire auguste, et si c’est bien vrai, le fait est unique, inouï dans les annales du Sénat romain. En tout cas, Julia Soaemias est qualifiée, elle, par une inscription de « Mère du Sénat ». Au Palatin, les Syriennes ont la haute main sur l’administration. Elles se concertent et font salon avec les matrones de l’aristocratie ou de la

chevalerie romaine qui leur agréent. Ces réunions de femmes font naître la légende d’un sénat matronal qui aurait tenu des séances à jours fixes, comme celui des pères conscrits. La législation élaborée en faveur des femmes qui, comme Julia Mammaea, s’étaient unies à un chevalier après avoir été veuves d’un sénateur, faisait jaser les vieux Romains qui s’amusaient de ces querelles de préséance : le « sénat des femmes » passait pour traiter gravement des distinctions, des rangs, des titres appropriés à telle ou telle matrone. Sous la présidence de Julia Soaemias, cet organe d’un « MLF » à la romaine aurait voté des sénatusconsultes pour trancher ces litiges : qui se fera véhiculer en carrosse ? qui à cheval ? qui à dos d’âne ? qui en chariot à mules ? qui en char à bœufs ? qui en chaise à porteurs ? Qui aura droit à une chaise garnie de peau, ou d’or, ou d’ivoire, ou d’argent ? Qui aura aux pieds des chaussures agrémentées d’or ou de pierreries ? Voilà donc les questions qui excitent ces dames ! L’Histoire Auguste qui les énumère en rajoute, en visant peut-être (comme on l’a supposé) certaines femmes patronnesses de la Rome chrétienne dont se gaussera saint Jérôme. Soaemias préférait très probablement jouir de ses charmes et vivre sa vie plutôt que de tenir des parlotes, même féministes ! Ce qui reste vrai, ou du moins vraisemblable, c’est que les dévotions d’Héliogabale laissent aux Syriennes tout le loisir de régenter ou d’intriguer. Elles ne sont d’ailleurs pas seules à exploiter la situation. Le pantomime Comazôn, devenu préfet de la Ville, a la haute main sur Rome et le Sénat. Les esclaves et les affranchis du Palais auront vite fait aussi de sentir l’étendue de leur pouvoir. Pour Héliogabale comme pour l’historien d’aujourd’hui, le grand acte du règne est l’intronisation du Soleil émésien dans l’Urbs et la volonté impériale de le promouvoir au premier rang des dieux, sinon d’évincer tous les autres. Mais aussi bien la tentative que l’échec de l’empereurprêtre ne se comprennent que dans le contexte et les mentalités de la Rome sévérienne.

Rome au temps des Sévères Couvrant une superficie qui devait dépasser deux cents hectares, Rome a, vers 220 après J.-C., une population qui atteint peut-être ou même excède le million d’habitants (encore que ces évaluations restent sujettes à caution). À côté des résidences publiques ou privées, palais et villas, des monuments officiels, cultuels, honorifiques où brillent tous les marbres de la Terre, se sont bâtis et entassés des immeubles de rapport qui font quatre ou cinq étages, voire davantage, comme le « gratte-ciel » de Felicula auquel le polémiste chrétien Tertullien (vers 207-209) compare le monde des Valentiniens : ces sectaires de la gnose imaginent, en effet, entre Dieu et les hommes une infinie superposition de lieux célestes emboîtés les uns dans les autres, encastrés comme les niveaux d’une bâtisse de « HLM ». Déjà au milieu du siècle précédent, le rhéteur Aelius Aristide, ébloui par la masse et la hauteur de cet habitat urbain, écrivait non sans exagération que, si tous les étages étaient séparés et juxtaposés, ils s’étendraient jusqu’à Hadria (aujourd’hui Atri), près de la mer Adriatique ! Cette concentration va de pair avec un cosmopolitisme que les grandes agglomérations modernes nous laissent imaginer et que confirme l’épigraphie. Aussi bien dans la domesticité des particuliers qu’au palais impérial pullulent les esclaves et les affranchis de souche africaine ou gréco-orientale : Maures, Numides, Libyens, Gétules, Égyptiens, Arabes, Syro-Phéniciens, Anatoliens, Thraces… Des pays rhénans et danubiens viennent aussi des soldats, des cavaliers de la garde personnelle du prince. Des Gaulois se font aussi dans l’Urbs leur place au soleil. Comme toutes les grandes villes, Rome attire des commerçants, des gens d’affaires, des intellectuels, poètes et rhéteurs ambulants, astrologues, magiciens, charlatans de tout poil, prêtres mendiants, qui cherchent à s’introduire ou se faire introduire dans les

grandes maisons, voire à la cour impériale. Des courtisanes arrivées d’Asie exhibent leurs appas et leur mitre bariolée du côté du Grand Cirque. Des Juifs ambulants campent sur leurs couffins, en attendant mieux, sous les arcades de la porte Capène… Au Sénat même, les vrais Romains d’origine sont plutôt rares. Depuis un siècle, la Curie s’est assez largement ouverte aux provinciaux et, à l’époque sévérienne, les Africains et les Orientaux sont majoritaires. Rome est devenue le rendez-vous du genre humain. Le rhéteur Aristide y voit un « abrégé du monde habité » où sont installés des ressortissants de tous les peuples : un jour entier ne suffirait pas pour énumérer les cités ajointées dans cette « ville-univers » (Ouranopolis) ! « Le monde est dans la Ville », écrivait Ovide au temps d’Auguste. C’est encore plus vrai deux cents ans après. Tous les cultes y ont droit de cité, sauf celui des chrétiens qui le pratiquent cependant entre deux persécutions et qui ne sont guère dérangés par les pouvoirs publics depuis 202 (sauf en Afrique). Dans l’Urbs on trouve aussi bien des adorateurs de la déesse gauloise Épona ou des « Mères » rhéno-danubiennes que les dévots d’Isis ou des Ba’als syriens. Pour les dieux tutélaires de sa ville natale, Hercule et Bacchus de Lepcis, Septime Sévère a fait bâtir un temple colossal. Les religions à mystères surtout attirent à la fois les Romains qui s’interrogent sur le sens de la vie et les immigrés, les déracinés qui y cherchent un port d’attache ou de salut, une évasion ou des révélations, une identité et l’immortalité. Depuis le scandale et la répression des Bacchanales (en 186 avant J.-C.), le dionysisme a depuis longtemps repris pied à Rome et s’est sagement ritualisé. Des membres de l’aristocratie sénatoriale organisent et président l’initiation aux mystères qui intègrent de nouveaux membres à la joie du thiase, en leur promettant un sort bienheureux dans l’audelà. L’organe phallique est exalté cultuellement comme symbole de la vie et de la régénération. La renaissance de Dionysos démembré par les Titans garantit celle des bacchants qui fêtent dans l’ivresse et la

danse leur dieu immortel en même temps que l’accueil des nouveaux adeptes. Les sarcophages de l’époque sévérienne illustrent leur espoir de félicité posthume par l’image exaltante de Bacchus triomphant des Indiens rebelles au vin ou réveillant Ariane du sommeil de la mort. Le style des reliefs contemporains d’Héliogabale respire l’enthousiasme frénétique de ces thiasotes qui sortent d’eux-mêmes (c’est le sens propre du mot grec ekstasis) pour s’unir à leur dieu. La mobilité du dionysisme l’avantageait, par exemple, aux dépens des mystères d’Éleusis liés à un lieu et à un temps de l’année. Les bacchants initient toute l’année, un peu partout, dans les vignes, hors des villes.

Religions orientales Cependant, à Rome même, les cultes d’origine orientale tendent à occuper le terrain au préjudice des cultes romains et italiques. Comme l’affirmait Juvénal un siècle plus tôt, « l’Oronte s’est déversé dans le Tibre », et l’Oronte coule tout près d’Émèse ! Rome est devenue presque étrangère à elle-même. C’est l’inévitable rançon de son hégémonie. Cette immigration des dieux dans l’Urbs ne date pas des temps sévériens, ni même de Juvénal. On sait qu’à la fin de la seconde guerre punique, en 204 avant J.-C., le Sénat avait fait venir de Pessinonte en Phrygie la pierre noire de Cybèle, déesse de l’Ida et des Troyens, ancêtres mythiques du peuple romain. Servie par des eunuques – les galles –, cette « Grande Mère des Dieux » avait son temple au Palatin, tout contre le palais de Tibère (Domus Tiberiana), non loin du temple d’Apollon et de la cabane de Romulus, dans le contexte sacré du patrimoine ancestral de la Roma Quadrata. D’abord cantonné strictement dans l’enceinte du sanctuaire, l’exercice du culte métroaque (ou « de la Mère ») se déploie officiellement chaque année depuis Claude (41-54) dans les rues de Rome, en mars. Le 15 du mois défilent les porteurs de roseaux (ou cannophores) qui évoquent la végétation bordant le fleuve où Cybèle avait trouvé Attis. Après un temps d’abstinences, le 22 mars, les « dendrophores » portent processionnellement un pin coupé représentant le jeune dieu, mort pour s’être mutilé à cause de la déesse. Puis le 24, « jour du sang », les dévots dansent au son des flûtes et des tambourins, se flagellent et se blessent pour offrir leur sang, avant de se châtrer avec un silex pour devenir des galles ou de nouveaux Attis. Mais le 25 on explose de joie : Attis est ressuscité ! Les fêtes continuent le 27 par une sorte de carnaval et un cortège accompagnant l’idole de la Mère

jusqu’aux bords de l’Anio, afin de l’y baigner. Des spectacles occupent les premiers jours d’avril devant le temple du Palatin. On offre aussi à la déesse des « tauroboles » en son sanctuaire du Vatican (tout près de l’actuelle basilique Saint-Pierre) : ce « baptême » du sang, reçu dans une fosse au-dessus de laquelle on égorge un taureau, consacre notamment les archigalles qui, étant citoyens romains, ne peuvent être châtrés et bénéficient donc d’un sacrifice de substitution (c’est à l’animal qu’on arrache les testicules). Autre Mère anatolienne implantée à Rome depuis l’époque républicaine : Mâ-Bellone, dont les prêtres armés de glaives et de haches se tailladent les bras en tournoyant comme des derviches, aux accents lugubres des trompettes que double le rythme saccadé des tambourins. Vêtus de tuniques sombres, ces « fanatiques » (fanatici) éclaboussent de leur sang l’idole et l’assistance. Eux aussi déroulent leurs processions à travers les rues de Rome, escortés de « portelances » et de cistophores. La Déesse Syrienne, ou Atargatis, a également ses dévots fanatiques qui lui consacrent leur virilité, lorsque leur frénésie est au paroxysme de l’exaltation, et qui courent ensuite à travers la ville, leurs testicules sanglants dans la main, jusqu’au moment où entrant dans une maison ils seront gratifiés de vêtements féminins. Ils se passent les yeux au crayon gras, se couvrent les joues de céruse et, comme les galles de Cybèle, retiennent leurs cheveux dans une résille. Le sexe et le sang jouent dans ces sacerdoces un rôle dominant. Cette Déesse syrienne possède un temple au Janicule, où son culte est associé à celui d’Hadad et de Jupiter Héliopolitain. Une calotte crânienne découverte dans ce sanctuaire, sous une statue de dieu assis, fait songer aux sacrifices humains que requéraient les rites de fondation. Comme Cybèle, Atargatis est flanquée de lions. C’est une Mère qu’on identifie avec Aphrodite « Céleste » (Ourania) ou Astarté. Sa mitre voilée porte le croissant lunaire. On l’invoque comme « toute-puissante et toute féconde » (omnipotens et omniparens).

La Dea Caelestis de Carthage ou Tanit (qu’on appelait aussi Junon ou « Vierge Céleste ») a la même hérédité proche-orientale. Comme la Cybèle du Grand Cirque, elle figure à dos de lion. C’est également une déesse de la Lune et du ciel nocturne. Introduite à Rome par Scipion Émilien au terme de la troisième guerre punique, elle a un temple au Capitole et connaît un regain de prestige sous Septime Sévère qui la fait représenter au revers de ses monnaies. Héliogabale voudra la marier à son dieu. Les dieux syro-phéniciens ont depuis longtemps débarqué en Italie et abordé dans l’Urbs, notamment le Ba’al de Damas et Jupiter Héliopolitain, Hadad (dont on interprétait le nom comme signifiant « un, un », avec des préoccupations évidemment monothéistes). On célèbre la mort et la résurrection d’Adonis par des manifestations aussi pathétiques, aussi bruyantes que les fêtes de mars en l’honneur d’Attis. Héliogabale s’y associera en mimant la douleur de Salammbô, son amante. Marnas, le dieu de Gaza, est si bien naturalisé qu’à Ostie on fête le Maiumas en plongeant dans la mer et en s’éclaboussant joyeusement, un peu comme à Naples pour la Sainte-Lucie. Il y a moins d’excitation dans le culte du Ba’al de Doliché, Jupiter Dolichenus, dieu de la foudre qu’on voit debout sur son taureau, audessus d’un aigle (attribut de tous les souverains du ciel). Honoré par les commerçants et les soldats sur les bords du Rhin et du Danube, il a trois temples à Rome même. Ses fidèles l’adorent en participant à des processions et à des banquets sacrés. Sa parèdre, Juno Dolichena que porte une biche, tient le miroir des déesses syriennes de l’amour. Comme celles-ci, elle est aussi reine du ciel. Dans le Trastevere, quartier cosmopolite de Juifs, de Syriens, d’Anatoliens, on rencontre les dieux palmyréniens Malakhbêl (dieu solaire) et Aglibôl (dieu lunaire). Le premier porte le costume indigène, tunique à manches et pantalons. On adore dans leur sanctuaire le « très saint Soleil », qu’on voit soulevé par un aigle ou emporté par un quadrige de griffons sur les faces d’un autel conservé au musée

Capitolin. On y reconnaît aussi le cyprès qui, en Syrie, est un symbole sacré de l’astre diurne. Il y aura lieu d’en tenir compte pour comprendre certains détails du culte émésien. Élagabal n’a pas encore « pignon sur rue » au centre de Rome avant la proclamation de son grand-prêtre comme empereur. Mais dès e la fin du II siècle après J.-C., sous le règne de Septime Sévère, il a un prêtre et des fidèles. Ce desservant romain de Sol invictus alagabalus (sic) s’appelle Titus Julius Balbillus, nom qui l’apparente à une famille d’astrologues. Il a des relations avec le préfet de l’annone (ou ministre du ravitaillement) Claudius Julianus. Il dédie un aigle à Sol Alagabalus qui devait alors s’abriter dans une chapelle du Trastevere, comme d’autres dieux syriens. Mais il ne semble pas que Julia Domna ait tout spécialement favorisé la religion de ses pères. Toutefois, nous verrons qu’elle peut avoir songé à faire une place à cet « Alagabal » dans le syncrétisme solaire, qui ne lui fut pas indifférent. Cependant, en dehors même de leurs dévots naturels (leurs compatriotes), ces dieux syriens n’ont pas une expansion, une emprise aussi profonde ni aussi large sur les masses urbaines et dans toutes les couches de la société romaine que l’égyptienne Isis. Elle occupe à Rome même une bonne douzaine de temples. Le plus impressionnant est le sanctuaire du Champ de Mars, Iseum Campense, que Domitien a reconstruit, agrandi et embelli à la fin du Ier siècle, tout près de l’actuelle église Santa Maria sopra Minerva. On y accédait par une avenue bordée de sphinx, de cynocéphales, de crocodiles et autres statues du culte nilotique, qui devaient donner aux Romains un sentiment d’exotisme et de dépaysement à l’intérieur de la ville. Au fronton semi-lunaire du temple flanqué d’idoles hiératiques, on apercevait Isis emportée par le chien Sirius dans un ciel constellé. Par une cour, on communiquait au sud avec le temple de Sérapis, qui avait aussi plusieurs sanctuaires à Rome, mais qui – malgré ses fonctions de dieu guérisseur – était moins populaire que la déesse. Pourtant Caracalla lui voue un culte privilégié et lui consacre sur le Quirinal (à

l’emplacement de la Villa Colonna) un temple gigantesque, soutenu par des colonnes dépassant vingt mètres de haut et deux mètres de diamètre, sur une surface de treize mille mètres carrés. Ce Serapeum caracallien s’élevait assez haut pour paraître narguer le vieux temple de Jupiter Capitolin ! « Reine du ciel », comme l’appelle Apulée (regina caeli), Isis captait tous les élans mystiques et sentimentaux que la religiosité méditerranéenne suscite depuis toujours envers les vierges mères et épouses des dieux morts. On l’identifie avec Cybèle comme avec Vénus, avec l’Artémis d’Éphèse comme avec la Déméter d’Éleusis, Junon, Hécate, Minerve, Bellone… Elle est la déesse « aux dix mille noms » (myrionyma), la Mère initiale et universelle. Comme Salammbô, elle a souffert, mais réussi à faire revivre son époux Osiris. Chaque année, du 28 octobre au 3 novembre, des cérémonies miment et commémorent la passion, la mort, la résurrection du « dieu bon ». Elles sont inscrites au calendrier officiel sous le nom de « découverte d’Osiris » (Inventio Osiridis), et toute la population – même certains empereurs – y participe par des lamentations rythmées, suivies d’exclamations joyeuses qu’accompagnent les fifres et les sistres stridents. Revêtus de lin blanc, le crâne rasé, les fidèles défilent dévotement derrière leurs idoles étranges et zoomorphes. Certains portent le masque d’Anubis, dieu à tête de chien ou de chacal qui passe pour avoir aidé Isis à retrouver les membres épars de son époux déchiqueté. Ces cortèges spectaculaires bouleversent la sensibilité des Romains et surtout des Romaines. Le mythe y sous-tend et y légitime la mise en scène audiovisuelle. Mais d’autres raisons expliquent le succès des mystères isiaques et osiriens. Outre l’attrait de l’inconnu et le besoin d’être reconnu personnellement, adopté par la divinité, outre les abstinences et les continences rituelles, la dénutrition qui favorise les hallucinations, la joie et la fierté de revivre les épreuves du dieu souffrant, tout le scénario initiatique a de quoi exciter et enthousiasmer les gens déçus par la

routine glaciale des cultes officiels. Surtout, et malgré l’exaltation quasiment hénothéiste de la déité suprême, l’initiation jette un pont entre le Ciel et la Terre, entre les dieux (immortels et bienheureux) et les hommes (mortels et malheureux). En médiatisant cette dichotomie foncièrement hellénique, épicurienne et gnostique, les religions à mystères de l’époque romaine contribuaient à rééquilibrer les dépressifs. Les mystères de Mithra répondent également à leurs interrogations. Mais les communautés qui les organisent sont des sociétés rigoureusement masculines, à la grande différence de celles qui se consacrent à l’adoration des dieux égyptiens. Une hiérarchie initiatique y soutient la ferveur des mystes que soudent et renforcent hebdomadairement (le dimanche, jour du Soleil), sinon quotidiennement, des repas consécutifs à un sacrifice. Ce sacrifice réédite celui du taureau que Mithra mit jadis à mort pour revitaliser par son sang généreux la création du dieu suprême, Ahura Mazda ou Oromasdès. Le repas réactualise celui qui avait réuni le Soleil et Mithra sur la dépouille de la victime. Ici encore, la liturgie illustre et prolonge un mythe que l’on commente en une sorte d’instruction, par des lectures de textes sacrés, avant le sacrifice, face aux panneaux peints ou aux basreliefs illuminés. Dans leurs cryptes voûtées à l’image du firmament, les fidèles de ce culte persique renforcent chaque fois les effets de l’acte salutaire, conscients de prendre part à un combat comme des soldats aguerris et, d’ailleurs, habilités par les épreuves sévères de l’initiation. Ils honorent un « Soleil Invincible », comme celui d’Émèse, mais avec une morale et une religion bien différentes… Tous ces cultes orientaux ou d’origine orientale ont fait leur aggiornamento en fonction de la science et des idées. Le dernier mot de la science, à l’époque, c’est l’astrologie. Les hommes se croient gouvernés et déterminés dans une large mesure par les planètes et les étoiles. On a vu la place que tenait l’astrologie dans la vie de Septime Sévère qui donne audience à ses sujets sous une carte du ciel et fait

bâtir à l’angle sud-est du Palatin une façade monumentale où figurent étagées les personnifications des sept sphères planétaires, le Septizonium. Sans l’horoscope de Julia Domna, Héliogabale n’avait aucune chance d’être salué imperator ! Aussi les Mères orientales, Cybèle, Atargatis ou Astarté, Isis (qui, dans les hymnes arétalogiques, se vante d’avoir enseigné l’astronomie à l’humanité et qui affranchit ses mystes du Destin), la Dea Caelestis de Carthage se donnent-elles comme souveraines du firmament. Jupiter Héliopolitain porte sur sa gaine les bustes des divinités astrales. La tiare d’Attis, où brillent les ors et les pierreries comme sur la couronne du grand-prêtre émésien, est un symbole du ciel étoilé. Peintures et reliefs nous montrent le sacrifice de Mithra dans l’orbe du zodiaque ou sous les personnifications de l’hebdomade planétaire, et chacun des sept grades de l’initiation à ses mystères est sous la tutelle d’un astre. C’est alors que s’impose la désignation des jours de la semaine, telle que nous l’avons gardée, malgré l’intermède révolutionnaire. Ces cultes étrangers à la tradition latine reflètent aussi le mouvement des idées religieuses et notamment la théosyncrasie solaire. Sérapis aussi bien qu’Attis sont coiffés des rayons héliaques. La mort et la résurrection d’Osiris sont expliquées en rapport avec la révolution du Soleil, de même que la « passion » d’Attis dont la reviviscence coïncide avec l’équinoxe de printemps et la renaissance annuelle de la végétation (les premières violettes passaient pour être écloses de son sang). On applique le même schéma exégétique au mythe d’Adonis. Quant à l’histoire de Mithra, elle s’achève par l’ascension du dieu sauveur dans le char céleste d’Hélios dont il assume désormais les fonctions : aussi l’identifie-t-on avec Sol Invictus. Le culte impérial évolue dans le même sens. Le prince est à la terre habitée ce que le Soleil est au ciel. Il est chez les hommes le vicaire de l’astre souverain, Sol invictus imperator : invaincu comme le chorège des planètes qui triomphe chaque jour et chaque année des ténèbres et de la mort.

Julia Domna et Philostrate Cette théologie paraît avoir intéressé Julia Domna et son fils Caracalla qu’une dédicace honore sous le nom de Philosarapis (« aimé de Sérapis ») et de Kosmokratôr (« souverain universel »). C’est ce dernier titre que donne à Sérapis une inscription syncrétiste et apparemment monothéiste qu’abritait le Mithraeum aménagé sous les Thermes de Caracalla : « Zeus Sarapis Hélios souverain universel, invaincu (ou “invincible”) ne sont qu’un seul et même dieu. » Fille d’un grand-prêtre du Soleil émésien, l’impératrice Domna avaitelle des arrière-pensées d’ordre héliolâtrique en commandant à Philostrate son Apollonius ? Si Apollonius de Tyane ne nous était pas constamment présenté, loué comme un néopythagoricien de stricte observance (c’est-à-dire végétarien et hostile aux sacrifices sanglants), on pourrait croire qu’il y a chez lui du mithriaste. Il adore le Soleil trois fois par jour, à l’aurore, à midi et le soir, en secret, suivant des rites mystérieux. Il est curieux des lieux, des offrandes, des rites consacrés en Orient au Soleil. Il s’intéresse aux Indiens qui chantent quotidiennement à midi et à minuit des prières au feu solaire. La triple invocation diurne fait évidemment penser à la trinité que personnifie Mithra, Soleil triomphant de midi, entre Cautès et Cautopatès, Soleils respectivement ascendant et descendant. D’autres détails du roman nous réfèrent à l’imagerie gréco-orientale des pays syriens. Philostrate évoque les peintures indiennes qui représentent l’astre personnifié sur un char attelé de quatre griffons, comme Malakhbêl sur l’autel – approximativement contemporain – des dieux palmyréniens trouvé au Trastevere, et nous retrouverons les griffons dans le décor de l’Elagabalium… Le Soleil apparaît dans cette arétalogie romancée comme la manifestation la plus claire et la moins discutable du dieu suprême,

l’expression sensible du dieu ineffable, comme il est l’image visible du Bien dans la République de Platon. Mais l’Apollonius de Philostrate n’est pas non plus simplement un manifeste en faveur du confusionnisme gréco-oriental. Le biographe édifiant y dénonce et y critique les cultes égyptiens, la zoolâtrie nilotique. Il y défend le respect des cultes traditionnels et des rites propres à chaque cité grecque. Il y réprouve certains débordements qui dénaturent les liturgies ancestrales. Philostrate que l’on dit parfois « de Tyr » s’y montre plus hellène que syrien d’esprit, et le problème se pose de savoir s’il n’a pas rédigé son Apollonius au moins en partie sous le règne d’Héliogabale. Car l’absence de dédicace à celle qui lui avait demandé de l’écrire donnerait à penser qu’elle était morte lorsqu’il l’eut achevé. Et ce livre ne porte-t-il pas en filigrane une condamnation de la tentative d’Héliogabale ? Nous y reviendrons. Il reste qu’Apollonius professe une sorte d’hénothéisme solaire qui correspond aux convergences religieuses de l’époque. On a prétendu qu’avec Philostrate il n’y a plus confrontation entre le monothéisme chrétien et le polythéisme païen, mais entre deux formes de monothéisme. On a mis l’accent sur la structure du roman, sur les étapes significatives de la vie missionnaire du sage païen comme sur les détails qui soulignent allusivement une analogie avec le Christ. Certains « miracles », certains propos, le thème du Juste victime du pouvoir tyrannique et persécuteur peuvent sembler faire écho à tels récits ou à tels « kérygmes » des Évangiles. Mais Philostrate ne vise pas plus le christianisme (qu’il fait mine d’ignorer) que les liturgies irrationnelles, pathétiques et frénétiques qui foisonnent dans la Rome des Sévères. Son Apollonius s’attache à concilier le ritualisme païen traditionnel des cultes locaux avec un idéal religieux du plus pur hellénisme philosophique. Julia Domna peut avoir réfléchi au problème que posait l’unité spirituelle et religieuse d’un Empire romain universel, qui coïncidait avec le monde civilisé, mais que divisaient les croyances, les pratiques et les

tempéraments. Le culte du souverain, des empereurs défunts et régnants, était certes bien fait pour rassembler les loyalismes, les individus et les collectivités conscientes d’un vague intérêt commun à la romanité, mais non pas les âmes avides de surnaturel ou angoissées par le mal existentiel de vivre dans la contrainte ou la précarité. La monarchie – surtout à l’échelle du monde méditerranéen – a besoin d’une théologie qui la légitime et la sacralise. Le Soleil pouvait être le symbole d’une éventuelle réunification des consciences en fonction de l’ordre cosmique et compte tenu des syncrétismes qui poussaient différents cultes majeurs à se reconnaître dans l’astre vivifiant.

La gnose et les chrétiens Mais dans cette Rome sévérienne, où coexistent pêle-mêle et sans aucune incompatibilité les superstitions les plus hétérogènes, il y a pourtant des irréductibles. Les chrétiens d’abord qui, malgré le biblique « Soleil de Justice », la théologie johannique de la Lumière et du Christ Lux mundi, ne sauraient substituer la créature au Créateur. Les gnostiques ensuite qui, loin de valoriser le Cosmos, en font l’habitacle des démons, des dieux secondaires et oppresseurs. À cet égard, ils rejoignent les pessimistes païens de certains milieux hermétiques héritiers de l’ancien orphisme et des doctrines qui font du corps la prison de l’âme.

11. Julia Maesa

12. Julia Maesa

13. Julia Soaemias

14. Julia Paula

15. Julia Mammaea

16. Héliogabale

17. Idem

18-19. Idem

20. Le bétyle en char

21. L’Élagabalium du Palatin

22. Héliogabale sacrifiant

23. Même scène

24. Amphitheatrum Casirense ; à l’arrière-plan, à droite, on aperçoit le clocher de l’église S. Croce in Gerusalemme

25. Effigie “cornue” d’Héliogabale

On se méprendrait gravement, en effet, sur la vérité humaine et historique, si l’on opposait radicalement les chrétiens ancrés dans leur orthodoxie aux païens servant tous les cérémonials du polythéisme le plus disparate. Beaucoup de païens, certes, passaient d’un culte à l’autre et, comme le rhéteur Apulée, collectionnaient les initiations, friands qu’ils étaient de rituels troublants et surprenants, en quête de visions et d’émotions inédites, quittes à finir par le suicide, comme Pérégrinos qui

s’immole un jour publiquement par le feu… Mais beaucoup de chrétiens aussi n’avaient pas rompu toutes les amarres avec l’idolâtrie de leur environnement social et familial, voire de leur archétype mental : c’est précisément ce que condamnent à l’envi les Pères de l’Église et, plus tard, les conciles ! L’un des meilleurs connaisseurs du paganisme grécoromain, le dominicain A.-J. Festugière, disait justement « l’homme éternellement païen, parce que le paganisme est enraciné dans sa nature même ». Dans la Rome sévérienne, en particulier, il faut tenir compte des multiples courants théosophiques, des liturgies marginales et des sectes intermédiaires entre le christianisme de la grande Église – elle-même en proie aux antagonismes d’exégèses ou de personnes – et le polythéisme foisonnant. Il s’agit de la « gnose » que nous font connaître le traité d’Hippolyte contre les hérésies (Refutatio ou Philosophoumena) et les peintures de tombeaux comme l’hypogée du Viale Manzoni, qui abritait les sépultures de chrétiens hétérodoxes encore dominés par certaines représentations païennes. Ce gnosticisme est tout aussi innombrable et divers que le paganisme gréco-oriental. Mais dans ses ramifications les plus étranges, il reste marqué au coin d’obsessions typiques. À la racine de l’angoisse gnostique, compte en tout premier lieu le sentiment d’exister en ce bas monde comme un étranger, un exilé, un enfant abandonné et déchu de sa noble origine. Sur ce point, l’admirable « Chant de la Perle » qui, dans les Actes de Thomas, nous conte l’aventure du petit prince jeté sur la route de Babel pour aller prendre au Serpent d’Égypte le joyau unique, nous livre un témoignage émouvant et révélateur. La vie est une épreuve, que les réincarnations multiplient dans certaines doctrines comme celle des Carpocratiens ou des sectaires du Viale Manzoni, jusqu’à la restauration ou apocatastase dans le « Plérôme » ou Perfection du Royaume. En attendant, l’homme est coupé du ciel, du « Père Inconnu », que séparent de lui les astres

malveillants, les sphères planétaires et le Démiurge, ce dieu méchant qui a fait l’univers. Cette réaction anticosmique (si hétérogène à la sagesse grecque classique) procède indirectement de la littérature orphique. Dans cette perspective, l’individuation, l’incarnation continue des êtres aggrave la rupture de l’unité fondamentale, en même temps que l’engoncement de l’âme dans le corps et le monde matériel l’adultère jusqu’à l’aliénation. Le gnostique vit dans le mal de vivre, la douleur de la déchirure et de l’impureté, la nostalgie du Paradis perdu. Paradoxalement, plusieurs sectes gnostiques exaltent et adorent le serpent. Il est vrai qu’il promet la science et la déification au premier couple humain dans la Genèse, et que la gnose n’a pas d’autre finalité. Il est vrai aussi que le serpent s’oppose ainsi au Dieu de la Bible que les gnostiques identifient avec le Créateur maléfique, distinct et ennemi du Dieu suprême. Le serpent en vient à incarner l’Esprit qui résiste aux effets de l’incarnation. On l’identifie avec le Fils sauveur, avec le Logos ou Verbe de Dieu. Les Ophites ne célèbrent l’Eucharistie qu’en compagnie d’un serpent qui rampe entre les pains avant qu’on les distribue aux communiants… Il faut dire que le serpent occupe une place importante dans l’imaginaire religieux et les rituels païens de l’époque. Ouroboros (c’està-dire « se mordant la queue »), il signifie le cycle du devenir et de l’éternel retour. On comparait à ses circonvolutions les révolutions du soleil dans l’écliptique, et c’est pourquoi on déchiffre les signes du zodiaque entre les spires du serpent qui enlace le dieu mithriaque du Temps (à Arles, par exemple). Le serpent intervient dans les mystères de Bacchus, et, dans l’initiation au culte de Sabazios, on fait passer un reptile sur la poitrine des mystes. Au moment où Héliogabale fait son entrée à Rome, le foisonnement des liturgies et des théosophies est à l’image même des esprits qui cherchent confusément, et qui frappent, si j’ose dire, à toutes les portes du surnaturel. Mais souvent c’est pour rejeter la nature, aussi bien celle

de l’homme que celle du monde. Les cultes naturistes et même cosmiques ne sauraient rallier les adeptes de la gnose valentinienne ou basilidienne. Si évidente que puisse nous paraître l’adoration du feu solaire, source de vie et de lumière, elle ne faisait pas l’unanimité dans une société urbaine de prospérité, et déjà de consommation, où souffraient d’exister les consciences malheureuses.

Chapitre IV

LE BA’AL D’ÉMÈSE AU PALATIN Julia Maesa, qui n’était pas étrangère au salon de sa sœur Domna, ni aux idées qui s’y agitaient, peut avoir discerné dans le sacerdoce héliaque de son petit-fils l’occasion de fixer la cristallisation des convergences théocosmologiques qui favorisaient le syncrétisme solaire. Elle peut avoir flairé, dans cette espèce de légitimation religieuse qui doublait la légitimité dynastique, le moyen de répondre à une attente profonde dans cet Empire hétérogène et perturbé mentalement ou du moins inquiet. Peut-être même a-t-elle d’abord encouragé dans ce sens le jeune descendant des rois-prêtres d’Émèse et inspiré à Gannys l’idée d’un oracle solaire qui prédestinait Bassianus à l’Empire. Mais la vieille dame, affranchie depuis longtemps des dogmes hérités de sa tradition familiale, se sert de la religion comme d’un tremplin pour accéder au pouvoir. Certes, elle participe aux cérémonies e du culte bétylique, mais comme une femme du XVIII siècle qui préside aux processions de sa seigneurie pour la fête du « Saint » local. Elle n’en fait pas, comme Héliogabale, sa raison de vivre et bientôt de gouverner l’Empire. Pour l’enfant, qui prend au sérieux sa prêtrise d’Élagabal, le pouvoir est le moyen de rendre au monde romain une sorte d’unanimité dans la ferveur solaire.

L’Elagabalium du palais impérial À l’imperator adolescent qui n’a pas quinze ans, Maesa fait épouser sans tarder Cornelia Julia Paula (fig. 14). On suppose qu’elle est la fille du fameux juriste Paul, une autorité, une compétence reconnue par l’aristocratie sénatoriale. C’est un mariage politique, qui est censé devoir sceller une manière d’alliance ou de contrat moral entre les classes dirigeantes de l’Urbs et la maison impériale. C’est aussi un moyen de fixer l’adolescent et – qui sait ? – de préparer l’espoir d’une descendance qui garantira pour longtemps l’avenir de l’Empire, même si la soeur rivale de Soaemias ne veut pas y croire… Célébrées sans doute en juillet 219, les noces d’Héliogabale et de Paula sont l’occasion de libéralités envers le peuple et les soldats, mais aussi envers les sénateurs et leurs femmes, les chevaliers et les fonctionnaires. On cherche visiblement à faire l’unanimité autour du fils présumé de Caracalla. On offre des combats de gladiateurs et de bêtes. On exhibe notamment un éléphant et cinquante et un tigres massacrés le même jour, ce qui (paraît-il) ne s’était jamais vu jusqu’alors. Mais pour l’instant Héliogabale pense à autre chose qu’aux fauves ou aux femmes. Il a hâte d’abriter son dieu dans un temple approprié, à part entière. Il veut l’avoir tout près de lui, au Palatin, tout contre les appartements de la Domus Augustana construite par Domitien et complétée par le grand-oncle Septime Sévère. Au nord de ce palais, une vaste plate-forme domine le flanc oriental de la colline. Elle était occupée par les Jardins d’Adonis (Adonaea). C’est là qu’en de grands vases d’argent ou des jardinières en vannerie, on provoquait la floraison accélérée et l’épanouissement éphémère de plantes rituelles (orges, mauves, fenouils ou laitues), avant de les jeter au fleuve. C’est là que les femmes venaient pleurer avec Salammbô sur la mort d’Adonis.

Le temple d’Élagabal sera bâti sur ce terre-plein (aujourd’hui occupé par l’église San Sebastiano, dans l’ancienne Vigne Barberini), non loin du mundus, un trou carré où Romulus avait jeté les prémices de la prospérité agricole pour la fondation de Rome, mais dont les profondeurs étaient consacrées désormais aux dieux Mânes. Quand on l’ouvrait, on croyait que les morts et les dieux infernaux risquaient d’en émerger pour tourmenter les vivants. Pour un vieux Romain attentif aux signes fatidiques, ce « temple d’Orcus » (dieu des Enfers) et les Jardins d’Adonis n’étaient pas un présage de longévité ! L’archéologie et les monnaies nous aident à imaginer la physionomie générale du sanctuaire (plan I, p. 122). Entouré d’une colonnade sur ses quatre côtés ou « périptère », le temple proprement dit avait une façade octastyle. Au fronton, dans le tympan, on pouvait voir l’aigle de Sol Invictus Elagabal. Une colonnade intérieure, en marbre, y doublait les parois des longs côtés, elles-mêmes plaquées de marbres polychromes. Couvrant une surface de deux mille quatre cents mètres carrés, ce temple s’ouvrait par un profond pronaos au centre d’une vaste cour – à la syrienne – dont la superficie devait atteindre quinze mille mètres carrés. Une telle surface était bien nécessaire pour le déploiement des processions et des gesticulations collectives que requérait la liturgie élagabalienne. Intérieurement, l’enceinte de cette cour était doublée d’un portique qu’abritait une toiture garnie de tuiles (peut-être en bronze doré). L’entrée du sanctuaire donnait sur la montée du Palatin (clivus Palatinus) qu’on prenait pour gagner la grande salle d’audience du palais impérial. C’était une porte monumentale à trois baies que flanquaient quatre niches encadrant des statues et auxquelles on accédait par des escaliers. Au revers d’une très rare monnaie en bronze qui doit correspondre à une émission exceptionnelle (peut-être programmée pour l’inauguration de l’Elagabalium), on discerne deux colombes perchées sur les toits des deux portiques latéraux et, au-dessus de l’entrée, les statues des Dioscures, Castor et Pollux (fig. 21). Les colombes nous réfèrent à

l’Aphrodite Ourania des Syriens. Les Dioscures personnifient les deux hémisphères célestes. Toute cette iconographie renforçait donc la signification cosmique du culte élagabalien. Malheureusement, l’étroitesse du champ monétaire ne permettait pas au graveur de préciser tous les détails avec une indiscutable évidence.

Plan I. – L’Elagabalium du Palatin (d’après F. Castagnoli)

Mais on a retrouvé au Forum, près du temple de Castor et Pollux, un chapiteau d’ante richement sculpté (fig. 9) où, parmi les acanthes, apparaît la pierre conique d’Émèse, sur son socle et derrière son aigle, telle que nous la montrent les monnaies contemporaines. Le bétyle figure entre deux déités féminines, à côté d’un taureau qu’immole la Victoire. Au-dessus des volutes surgissent les griffons, qui appartiennent à la faune fabuleuse d’Apollon et du Soleil. Or, sur un autre chapiteau du même style et de même provenance, on reconnaît la silhouette d’Hélios en char, accompagné de l’aigle. Ces chapiteaux ont un décor approprié à l’Elagabalium. Ils peuvent en avoir été détachés après la mort d’Héliogabale, lorsque le temple fut désaffecté et reconsacré en l’honneur de Jupiter. Ils peuvent aussi avoir été maltraités plus tard par les chrétiens qui les auront fait dévaler du Palatin, avec d’autres débris du sanctuaire honni. Autour du temple, dans l’area, devaient être érigés plusieurs autels, outre le principal qui s’élevait face au pronaos, dans l’axe de l’entrée. Héliogabale dut presser les travaux et inaugurer le sanctuaire peutêtre dès 220, en tout cas au plus tard en 221. La dédicace du temple fut marquée, comme toujours en pareille circonstance, par des libéralités et des spectacles tant au Grand Cirque et dans les théâtres publics que dans l’amphithéâtre Flavien ou Colisée, quoique celui-ci n’eût pas encore été restauré intégralement après l’incendie qui l’avait endommagé sous Macrin. Mais cette dedicatio dut être surtout l’occasion de sacrifices impressionnants, à en juger par la liturgie quotidienne qu’Héliogabale célèbre désormais dans la cour du sanctuaire. Les monnaies, les inscriptions officielles l’exaltent comme grand-prêtre, « suprême » ou « sublime » de l’invincible dieu Soleil Élagabal.

Exotisme audiovisuel Chaque matin, l’empereur sort du palais pour immoler des hécatombes de taureaux et une énorme quantité de brebis sur les multiples foyers qui entourent le maître-autel orienté face au temple, c’est-à-dire au soleil levant. On y fait brûler un luxe inouï d’aromates apportés d’Orient, comme le dieu qu’ils honorent de leurs exhalaisons étourdissantes (nous verrons qu’Héliogabale est très sensible aux parfums). On verse sur les autels fumants et sur les victimes, avant le coup de grâce, des amphores de vins rares et capiteux dont le bouquet vous monte à la tête. Le sang des animaux sacrifiés se mêle à celui de Dionysos avec une profusion exaltante qui réjouit à elle seule le cœur du prince. Les monnaies nous le montrent faisant couler le contenu d’une coupe sur l’autel allumé près duquel est couchée la victime : un taureau, parmi d’autres. Chaussé de hautes bottines, il porte sous un long manteau une souple tunique dont les plis nombreux forment des courbes élégantes et que barre à la taille une large ceinture (fig. 22-23). C’est l’étoffe fine et délicate dont nous parlent les textes. Sur son bras droit, l’empereur tient une épaisse branche de cyprès (qu’on a prise à tort, quelquefois, pour une massue), et l’on sait qu’en Syrie c’est l’arbre consacré au Soleil. Le vert sombre du végétal doit trancher sur la pourpre du costume sacerdotal. Sur l’as précité (fig. 21), on voit Héliogabale en train de sacrifier devant le nouveau temple, mais en compagnie de trois desservants. Malgré l’état médiocre de ce revers monétaire, on reconnaît dans la silhouette de l’empereur (à droite de l’autel) son accoutrement caractéristique. Mais voici qu’il se met à danser autour des foyers sacrés avec les femmes de son pays. Il a le visage fardé, les joues peintes, le tour des yeux passé au khôl. Il porte la robe rouge et les anaxyrides

palmyréniennes, l’or et les bijoux, les colliers, les bracelets, les pierreries qui faisaient son succès à Émèse et à Nicomédie. Son costume est constellé d’amulettes (des centaines, paraît-il). Avec sa mère et sa grand-mère (car Julia Mammaea commence à garder ses distances), il entonne des chants « barbares » (Dion Cassius), en langue syrienne, ceux qu’il a appris à Émèse en servant le dieu indigène. Ses compatriotes font vibrer les cymbales et les tambourins, tirent des sons aigus de leurs chalumeaux phéniciens, poussent des cris rituels avec une ardeur, un déchaînement qui effarent les sénateurs et les chevaliers rangés en cercle dans la cour, sur des banquettes étagées en manière d’amphithéâtre. Certes, un jour ou l’autre, ils ont croisé dans les rues de Rome les fidèles isiaques désespérés par le démembrement d’Osiris, les fanatiques de Bellone ou d’Atargatis. Ils ont même vu au Palatin, devant le temple de Cybèle, des galles frénétiques tourbillonnant aux accents lugubres des flûtes courbes avant de s’entailler les chairs. Mais ils n’ont jamais eu lieu de contempler un empereur dans cet appareil et dans ces fonctions, ni d’assister à de pareilles prodigalités en l’honneur d’un dieu arabo-syrien dont personne ou presque dans l’aristocratie n’avait jamais entendu parler avant la proclamation du jeune Bassianus ! Commode, assurément, s’exhibait dans les manifestations du culte égyptien et s’y déchaînait même en forçant les dévots d’Isis à se meurtrir la poitrine avec des pommes de pin. Il allait jusqu’à assommer ses coéquipiers avec la tête en bois du dieu Anubis qu’il portait à l’occasion des fêtes de mars ou de novembre ! Mais on avait l’impression qu’il s’en amusait. Il n’y croyait pas. Au contraire, Héliogabale se donne à ses liturgies avec une passion déconcertante. Enfin, on ne voyait pas l’Auguste régnant se trémousser en robe exotique et clamant des litanies sémitiques… Plutôt que d’en être effarés et scandalisés, les réalistes, les opportunistes suivent le mouvement. Ils entrent dans la danse. Ceux qui portent sur leur tête les parfums enivrants du désert et les vases d’or contenant les entrailles des victimes ne sont pas des esclaves ou des

affranchis levantins, mais d’anciens ou futurs légats de l’armée romaine, des dignitaires de Rome et de la cour vêtus suivant la mode syrophénicienne de robes traînantes à manches longues, ceinturées de tissus écarlates ; ils sont chaussés de pantoufles en lin propices aux ébats fébriles de ce corps de ballet liturgique. Ainsi attifés, ils ressemblent à l’on ne sait quels devins ou mages orientaux. Mais c’est désormais un honneur, une faveur notable que d’être admis à assister le grand-prêtre dans cet accoutrement qui aurait fait hurler le vieux Caton !

Détails insolites Héliogabale se fait circoncire et s’abstient de manger du porc. On a vu que parmi ses ancêtres comptait un certain Aziz qui avait consenti à la circoncision, mais afin de pouvoir épouser une princesse juive de la maison d’Hérode. Il n’est pas évident que la dynastie d’Émèse ait adopté cet usage, ni que l’abstinence de viande porcine ait un rapport avec le culte d’Élagabal. Mais dans ce dernier cas, il peut s’agir d’une tradition ancestrale qui, comme les tabous judaïques, irritait les Romains et déconsidérait l’empereur. Plus tard, on prétendra que le grand-prêtre d’Élagabal s’est fait châtrer, comme les galles de Cybèle et d’Atargatis, ou comme les Mégabyzes d’Artémis éphésienne. L’Histoire Auguste affirme seulement qu’il se fit lier les testicules, apparemment pour ressembler aux galles, compte tenu du contexte. On s’interroge sur d’autres bizarreries. Pourquoi, outre le bétyle émésien – qui n’est pas, comme la pierre noire de Pessinonte, serti dans une idole à visage humain –, Héliogabale enferme-t-il dans la cella du temple une petite ménagerie : un lion, un singe et un serpent vivants ? Le lion qui accompagne certaines divinités syriennes peut avoir un rapport avec la symbolique du feu céleste et donc avec le Soleil. Le serpent qui enlace les idoles mithriaques à tête de lion peut aussi, à la rigueur, figurer allégoriquement le circuit hélicoïdal du Soleil dans l’écliptique : la littérature gréco-romaine en fait foi, et nous avons constaté l’importance du serpent dans l’imaginaire gnostique. Mais que peut bien signifier le singe ? Il est vrai qu’à Hiérapolis-Bambykè, en Syrie, on voit vivre en liberté, dans la cour du temple consacré à Atargatis, des aigles, des ours, des lions qui ne font aucun mal aux visiteurs : ils sont tous sacrés et apprivoisés. Or ce que les Romains prennent pour folles aberrations peut fort bien procéder de traditions locales importées par Héliogabale. Mais Atargatis est, comme beaucoup de Mères orientales, une

« maîtresse des fauves » (potnia thèrôn, disaient les Grecs), ce qui ne paraît pas être le cas du Soleil émésien. La petite ménagerie de l’Elagabalium s’explique en fonction d’Héliogabale et non pas de son dieu. Les familiers du prince retrouveront des fauves… à sa table et sur les coussins où ils devront passer la nuit ! On apprend aussi, non sans une réaction de dégoût, que l’empereur a fait jeter dans le temple certaines parties viriles dont on ignore l’origine. Mais au palais on fait châtrer de jeunes esclaves pour leur conserver un semblant de féminité, comme la Rome pontificale aura plus tard ses précieux castrats de la Sixtine et de l’opéra… Cependant, ce curieux dépôt sacré donne à penser. Car enfin Élagabal n’est pas Cybèle. Son culte n’est pas desservi par des eunuques ! Faut-il mettre cette information en rapport avec celles qui prêtent à l’empereur l’intention de se mutiler ou de faire semblant, et interpréter l’acte en question comme un sacrifice de substitution ? Mais dans cette hypothèse les virilia auraient dû être consacrés dans le temple de la Grande Mère, et non pas dans l’Elagabalium. Ici encore l’individu Héliogabale est en cause plutôt qu’Élagabal. Cet individu a de quoi inquiéter. Quand les Romains regardent la fureur sauvage qui paraît mettre l’empereur et ses acolytes hors d’euxmêmes, comme des bacchantes échevelées, quand ils constatent ce goût du luxe et du sang, cette espèce de sensualité bestiale qui anime les acteurs de la fête émésienne, ils n’ont pas besoin d’appartenir à la vieille garde réactionnaire pour éprouver une certaine perplexité. Alors des bruits courent. Ceux qui ont lu, parmi les œuvres attribuées à Lucien – ce voltairien avant la lettre qui écrivait cinquante ans plus tôt –, un reportage sur la Déesse Syrienne (qui n’est pas de Lucien), savent qu’Atargatis agrée les victimes humaines : des enfants qu’on enferme dans des sacs, avant de les jeter du haut des portes monumentales du sanctuaire. Et ce n’est pas un cas isolé dans le monde sémitique. On connaît les sacrifices molk ou « à Moloch » des Phéniciens et des Carthaginois, l’immolation

des premiers-nés chez les Hébreux. En Syrie, le Ba’al Hamman se propitie de la sorte. Or Héliogabale passe pour se livrer clandestinement à des pratiques du même genre… A cette fin, il fait enlever, à Rome même et à travers l’Italie, des enfants nobles, d’agréable figure, qui ont encore leurs père et mère : car il faut que le sacrifice soit cruel et douloureux ! En fait, nous savons que le choix d’enfants ayant leurs père et mère vivants (patrimi et matrimi) relevait d’un impératif strictement religieux, et non pas d’un sadisme raffiné. On chuchote que l’empereur fait égorger ces innocentes victimes, afin de déchiffrer l’avenir dans leurs entrailles palpitantes. Mais beaucoup de sorciers en font autant dans les arrière-fonds de la société romaine. On prétend, justement, qu’autour d’Héliogabale gravitent des devins de tout acabit ; que tous les jours, et conformément aux rites atroces de son pays, ces sacrifices contre nature satisfont son goût du sang et ce besoin maladif d’interroger les viscères… Mais Hérodien, qui n’est guère prévenu en faveur du grand-prêtre, n’en dit rien. Après tout, les dionysiastes et les chrétiens ont essuyé les effets des mêmes ragots malveillants. F. Studniczka a voulu jadis reconnaître une illustration de ces infamies dans une statue trouvée à Carnuntum, près de Vienne (Autriche). Le personnage qu’elle représente porte un costume féminin et tient sur le bras un bébé. Comme il n’a pas une poitrine bien prononcée et qu’Héliogabale s’habillait quelquefois en femme, on a pu e être tenté de faire le rapprochement. Mais la statue se date du IV siècle et n’a rien à voir avec le pseudo-Antonin.

La centralisation du sacré D’autres empereurs ont eu des lubies religieuses. Néron a « flirté » avec la Déesse Syrienne, Caligula et Domitien avec les cultes égyptiens, Commode avec les mithriastes. Mais ils n’étaient pas les prêtres attitrés de ces cultes exotiques. Ils restaient Grands Pontifes et assumaient leurs charges civiques en dépit ou à côté de leurs caprices cultuels. Qu’Héliogabale reste fidèle à son Soleil émésien, rien de plus normal. Mais en tant qu’empereur, il tient son pouvoir de Jupiter Capitolin. Les Romains admettent volontiers dans l’Urbs – et quoi qu’en dise Juvénal avec sa mauvaise humeur extrémiste – toutes les dévotions du monde. Mais le Grand Pontife doit ses premiers hommages aux dieux de l’État. Or, Héliogabale veut conférer à son dieu la prééminence. Quand il consent à présider des sacrifices publics (au nom de la Res Publica) ou lorsque des magistrats en célèbrent au nom de l’empereur, il faut invoquer Élagabal avant tous les autres dieux. La hiérarchie du panthéon officiel est bouleversée. On a beau dire et répéter aux récalcitrants que le Soleil d’Émèse est un Zeus, un souverain du ciel comme le Jupiter romain (à preuve l’aigle conjoint, à la pierre noire), ce n’est pas le grand dieu capitolin, haut protecteur de l’Urbs ! Puis Héliogabale découvre ou redécouvre (et Maesa le lui rappelle) que les Romains ont un certain nombre de fétiches, un patrimoine religieux de reliques et d’objets sacrés qu’un Grand Pontife (même venu de Syrie) n’a pas le droit d’escamoter. Ce patrimoine fonde leur calendrier liturgique, leur théologie de l’État et leur équilibre mental lié au juridisme cultuel. Le temple de Cybèle abrite la pierre noire de Pessinonte, le sanctuaire de Vesta renferme le Palladium (une grossière idole de Pallas Athéna qu’Énée passe pour avoir rapportée de Troie) et d’autres « gages » secrets de l’éternelle hégémonie romaine (pignora

imperii). Dans la Curie des Saliens, au Palatin, on conserve douze boucliers échancrés dont un, tombé du ciel (comme le bétyle d’Élagabal), garantit magiquement aussi l’avenir de l’Urbs. Un empereur romain ne peut en faire abstraction, ni les minimiser ou même les minorer. Alors pour Héliogabale le problème est tout simple. Il faut centraliser dans le sanctuaire du Soleil Invincible toutes les potentialités divines que peuvent renfermer mystérieusement ces gages sacrés de l’Empire. L’enfant-prêtre ne nie pas que ces fétiches portent une charge surnaturelle : tout au contraire, c’est parce qu’il en est convaincu qu’il tient tant à ce projet. Dans la famille sacerdotale d’Émèse, cette croyance aux idoles imprégnées du divin est traditionnelle. Moins d’un siècle plus tard, le néoplatonicien Jamblique – qui se rattache à la dynastie – publiera Sur les statues, un traité enseignant que les idoles sont « remplies de la présence divine », notamment les idoles « tombées du ciel » (il usait du même adjectif grec, diopétès, qu’Hérodien applique au bétyle d’Élagabal). Donc, si de Jupiter Capitolin émanent toutes les grâces, toutes les bénédictions dont profite le peuple romain (pour peu qu’il reste fidèle à son patrimoine cultuel), Élagabal, maître de l’univers, dieu souverain qui s’identifie avec celui de l’Olympe, est le gardien approprié de ces gages divins. En somme, le foyer inextinguible de Vesta procède du feu céleste, du Soleil Invincible : sa place est donc aussi tout indiquée dans l’Elagabalium plutôt qu’en la petite rotonde du Forum que la grand-tante Julia Domna fit restaurer voici une quinzaine d’années ! Le rassemblement de tous les sacra autour du bétyle ne peut qu’en renforcer le potentiel et l’efficace… L’adolescent est logique à sa manière et croit même l’être au point de vue purement romain. On l’accuse de prétendre abolir les cultes ancestraux. Mais en les concentrant, il est persuadé qu’il les confirme en les sublimant ou en les rénovant, conformément aux tendances du syncrétisme contemporain. Il va sans dire qu’en tentant d’expliquer cette

révolution théologique, nous surinterprétons peut-être les intentions réelles et profondes d’Héliogabale. Mais il est sûr que sa « logique » – s’il en avait une – ne s’accordait pas avec celle des traditionalistes de l’Urbs. L’idée de faire de son Elagabalium un musée sacral suscitait des réactions ou des résistances, dont l’écho est amplifié dans l’Histoire Auguste. Les fétiches porteurs des grâces divines réservées à Rome sont liés à des lieux consacrés et n’ont d’efficace qu’à ce prix. Claude avait échoué à vouloir transplanter dans l’Urbs les mystères d’Éleusis, inamovibles et impensables ailleurs qu’aux lieux saints visités par Déméter. Quoique Grand Pontife (c’est-à-dire chef de la religion romaine) ou plutôt parce qu’il est Grand Pontife, Héliogabale ne peut pas violer les règles du culte public. Son intervention dans le sanctuaire de Vesta fera donc scandale. On l’accusera d’avoir tenté d’en éteindre er les feux « perpétuels » (qu’on rallume en fait chaque année le 1 mars). Mais pour lui il n’y a de feu éternel que celui du Soleil Invincible, ce qui ne l’empêche assurément pas de reconnaître la sacralité des rites qui assurent magiquement la sacralité de Rome. Le Palladium de Vesta est intangible. On ne l’avait déplacé qu’une fois en 241 avant J.-C., lors d’un incendie qui en menaçait l’existence matérielle : encore le Grand Pontife de l’époque, Métellus, avait-il perdu la vue (d’où son surnom de Caecus, « l’aveugle ») pour avoir tiré l’idole des flammes car, quoique Grand Pontife, il n’avait pas le droit de la voir et d’y porter les mains ! Le sacrilège ne fait pas peur à Héliogabale. Il s’empare sans façons du Palladium… Mais lui a-t-on livré le vrai ? L’Histoire Auguste donne à penser qu’en pénétrant quasiment par effraction dans le temple de Vesta, il emporte une statue qu’il croit correspondre à la vénérable idole et qu’avec des liens d’or il enchaîne solidement dans son Elagabalium. Hérodien, en revanche, affirme que c’est bien le Palladium authentique qu’il installe dans sa chambre à coucher (peut-être avant l’achèvement de l’Elagabalium)…

Mais l’empereur sait (ou on lui fait savoir) que Vesta recèle d’autres fétiches. Alors un beau jour il fait irruption chez les Vestales avec ses acolytes, que l’historiographie sénatoriale nous dit souillés de tous les vices. Les « gages de l’Empire » (pignora imperii) sont dissimulés au regard des profanes dans une resserre dont seule la Grande Vestale connaît les secrets, paraît-il. Héliogabale use de ses prérogatives de Grand Pontife pour y pénétrer. Mais il n’y trouve que quelques vieux pots du genre de ceux où les Vestales avaient caché jadis – avant l’arrivée des envahisseurs gaulois dans l’Urbs, en 390 avant J.-C. – les reliques du peuple romain. La Grande Vestale donne le change au prêtre d’Élagabal en lui désignant une vieille jarre patinée par les siècles. L’empereur la fouille, la vide et, furieux de n’y rien trouver peutêtre que de la terre ou des cendres, il la jette à terre et la brise. Tout comme les boucliers de Mars ou ancilia qui étaient douze, mais dont un seul était réellement tombé du ciel (croyait-on), les pontifes avaient fait fabriquer plusieurs vases du même type, afin de tromper les voleurs sacrilèges. Mais Héliogabale tenait le Palladium ! La pierre noire de Cybèle n’était pas facile à extraire et déplacer. Elle se trouvait sertie, en effet, dans l’idole cultuelle qui trônait dans son temple, non loin de la Cabane de Romulus et de la Maison dite « de Livie ». À lire l’Histoire Auguste (qui fait seule état de cette tentative), il semble qu’Héliogabale n’ait pas songé à déporter cette idole, mais à en retirer le précieux aérolithe qui relevait de la même famille bétylique que son dieu de basalte et qui passait aussi pour un météorite. Alors, pour pénétrer dans l’adyton ou « saint des saints » du temple métroaque, il feint d’être galle ou archigalle. La Vita Heliogabali nous le montre balançant la tête et tournoyant avec les dévots de Cybèle pour s’intégrer à la garde sacerdotale, pour avoir ses entrées dans le sanctuaire et en connaître les secrets. Peut-être a-t-il joué au galle en se ligaturant les testicules… ? J’ai déjà évoqué les histoires de castration brodées probablement sur certains propos ou projets de l’empereur. Mais ici interviennent les problèmes sexuels dont nous

reparlerons. Le sexe et le sang ont préoccupé cet adolescent qui a mal grandi. En l’occurrence, l’Histoire Auguste ne fait de l’assimilation (extérieure et fictive) aux galles qu’un moyen de se glisser dans le temple pour y dérober la pierre de Pessinonte : manigance de collectionneur qui se déguiserait en gardien pour voler l’objet convoité dans un musée… Il aurait reçu (toujours à cette fin) le « baptême » sanglant du taurobole, qui permettait au futur archigalle de s’identifier rituellement avec Attis en émasculant un taureau. Mais on a l’impression que le biographe de basse époque a extrapolé arbitrairement sur cette affaire. D’après lui, Héliogabale aurait effectivement emporté son butin du temple métroaque pour le déposer dans l’Elagabalium. Il semble que le personnage ait fait travailler les imaginations. Ni Cybèle ni Attis n’occupent la moindre place au revers de ses monnaies. On ne trouve la Grande Mère que sur quelques rares as et sesterces frappés à l’effigie de sa mère Soaemias. Mais cette imagerie n’y réfère qu’à la maternité impériale allusivement parallèle à la maternité divine, puisque le fils de Soaemias est appelé à devenir après sa mort – si le Sénat l’en juge digne un divus. L’impératrice-mère est donc assimilée à une « mère des dieux ». Mais cette imagerie ne concerne pas précisément le culte phrygien. e Au IV siècle (ou plus tard ?), on racontait qu’Héliogabale voulait transférer dans l’Elagabalium certaines pierres sacrées dites « divines », notamment l’idole d’Artémis Taurique (celle d’Iphigénie en Tauride) que l’on conservait à Laodicée en Syrie. Mais il peut s’agir d’un « bobard » tardif, greffé sur l’histoire des immolations d’enfants, puisque les autels de cette Artémis étaient primitivement arrosés de sang humain. On racontait aussi que l’empereur envisageait d’intégrer dans le culte de son dieu non seulement les rituels juif et samaritain, mais encore la dévotion des chrétiens à leur Dieu unique « afin que le sacerdoce d’Élagabal fût détenteur du secret de toutes les liturgies ». Certes Héliogabale s’était fait circoncire, ce qu’on pouvait interpréter

comme le souci de donner une satisfaction de principe à ceux dont il annexait la religion. Mais ce programme utopique et démentiel que lui prête l’Histoire Auguste relève aussi de l’anachronisme polémique. À e e une époque (fin du IV – début du V siècle) où les chrétiens maltraitaient les synagogues et où la législation impériale sévissait contre les juifs, il était piquant de souligner que les uns et les autres pouvaient avoir été victimes d’une politique monothéiste. En somme, seul le transfert du Palladium est historique et e indiscutable. Aussi parlera-t-on encore au IV siècle du Palladium Palatini, et la topographie médiévale en conserve la trace dans Santa Maria in Pallara, Sant’Andrea de Pallara et Sancti Sebastiani Palladia.

Les Jardins du Vieil Espoir Mais l’aire de l’Elagabalium du Palatin ne suffit pas aux déploiements de foules et aux pompes festives dont le « prêtre suprême » rêve pour son dieu à Rome. La véhiculation du bétyle en char avait été un triomphe depuis Émèse, en passant par Hiérapolis et Nicomédie. Ce voyage d’Orient en Occident (l’Italie s’appelait jadis « Hespérie », pays du soir et du couchant) s’était fait à l’image de celui que Sol Invictus accomplissait chaque jour. L’arrivée du jeune imperator à Rome avait véritablement fait figure d’orient lumineux, Oriens Augusti, ou de Soleil levant. Il ne fallait pas immobiliser Élagabal dans son musée du Palatin, parmi les fétiches de la Rome archéologique. En Syrie (comme aujourd’hui encore en Sicile, en Sardaigne et en Italie même), les idoles se promènent portées sur des chariots ou sur des brancards à dos d’hommes. À Rome, les statues des dieux égyptiens circulent processionnellement sur les épaules des pastophores ou des anubophores à l’occasion du « Navire d’Isis » (en mars) et de l’« Invention d’Osiris » (en novembre). Le 22 mars, c’est l’arbre d’Attis qui entre dans la Ville (Arbor intrat) ; le 27, la Grande Mère des dieux va prendre son bain rituel dans l’eau de l’Almo. Élagabal aura donc, lui aussi, les honneurs d’une grande fête populaire à travers la Ville, et la foule, les corporations, les corps constitués, le Sénat et le peuple romain lui feront cortège. Il faut que la célébration illustre massivement, en mouvement, le rassemblement des dieux et des hommes autour du Soleil unique. À la périphérie de l’Urbs, dans ce qu’on appelait les « Jardins du Vieil Espoir », l’empereur se fait aménager une grande résidence secondaire dont on a conservé d’importants vestiges. L’église SainteCroix-de-Jérusalem occupe les murs de l’atrium du palais d’été, vaste salle rectangulaire où les prétoriens montaient la garde et où le grand-

prêtre donnait audience à ses sujets. Cette salle ouvrait par cinq portes arcaturées sur un corridor carrossable long de quelque trois cents mètres, qui faisait communiquer un amphithéâtre de cour (amphitheatrum castrense, toujours visible : fig. 24) avec le cirque d’Héliogabale (Circus Varianus), qui s’allongeait sur six cents mètres parallèlement à l’aqueduc de Claude (plan II, p. 137). Le corridor était couvert. C’était une sorte d’hippodrome où l’empereur pouvait cavalcader ou rouler en char, à l’abri de la pluie ou du soleil. On a pu comparer cette résidence appelée Sessorium ou Palatium Sessorianum (littéralement : le palais où « siège » l’empereur) à la Maison Dorée de Néron ou à la Villa Adriana de Tivoli. Elle annonce aussi à certains égards le palais de Constantinople. Un siècle plus tard, elle sera occupée – moyennant certains remaniements comme l’aménagement de nouveaux thermes et l’adjonction d’une salle à abside – par la propre mère de Constantin, premier empereur chrétien. C’est dans ce palais « Sessorien » que chaque été le fétiche solaire sera solennellement transporté, puis de là reporté au Palatin. À vrai dire, les travaux de construction et de décoration demandaient quelque délai. La mise en chantier de la résidence impériale avait, certes, dû commencer au début du siècle, sous le règne de Septime Sévère ou de Caracalla. Mais Héliogabale a imprimé au plan d’ensemble la marque de son caprice et son goût du luxe. Même si les équipes d’abord mobilisées pour l’Elagabalium du Palatin ont travaillé ensuite « tambour battant » pour le Sessorium, celui-ci n’a guère pu être prêt que pour 221. La cérémonie du transfert rituel n’eut donc lieu qu’une fois peutêtre dans tout son éclat, avant la mise à mort du grand-prêtre en mars 222. Mais ce fut un grand jour, assez spectaculaire pour en laisser aux contemporains un souvenir indélébile.

Plan II. – Le palais Sessorien (d’après E. Nash)

Où se trouvait le temple destiné à accueillir temporairement le dieu d’Émèse ? Quel aspect avait-il ? Ni les archéologues ni les spécialistes de la topographie romaine n’en ont repéré l’emplacement exact. Aucun monument figuré n’en conserve l’image. La procession se fit au plus fort de l’été, à l’époque de la Canicule où le Soleil, entré dans la constellation du Cancer, semble s’arrêter sur l’équateur pour manifester sa puissance maximale. Nous ignorons la date précise de la célébration qui devait correspondre à une fête importante du calendrier liturgique d’Emèse. Mais si elle se situait, comme l’historien Hérodien nous autorise à l’inférer, au mois de juillet, elle coïncidait approximativement avec l’anniversaire de l’entrée du grand-prêtre à Rome (Adventus Augusti), en juillet 219. Héliogabale peut avoir tenu à cette correspondance, pour solidariser le culte de Sol

Invictus avec le loyalisme impérial. L’événement fut glorifié par les monnaies de Rome et d’Alexandrie. Le bétyle était placé sur un char « étincelant de lames d’or et des pierres les plus précieuses » (Hérodien). Il trônait sur un socle tapissé d’étoffes frangées d’or, derrière un aigle en or massif, entouré de parasols dont la courbe hémisphérique bordée de joyaux pouvait évoquer la voûte étoilée du ciel. Un attelage de six (d’après Hérodien) ou (d’après les monnaies) de quatre chevaux tirait le véhicule sacré : des chevaux blancs de haute taille, au profil élancé, « sans tache, tout brillants d’or et magnifiquement caparaçonnés ». Héliogabale en tient les rênes, non pas sur le char qui est strictement réservé au dieu, mais devant le char, face à l’aérolithe qui est censé conduire mystérieusement son propre attelage. Revêtu des ornements sacerdotaux, l’empereur court à reculons sans quitter du regard son Soleil Invincible. Bien entendu, des desservants marchent tout près des chevaux pour éviter au dieu tout fâcheux accident ou détour inutile ; d’autres encadrent le grand-prêtre et le soutiennent au besoin pour lui épargner tout dérapage (ce qui serait d’un affreux présage !). Tout au long de l’itinéraire, on a répandu à foison du sable doré pour assurer ses pas contre les chutes ou les glissades, mais aussi pour que cette « route du Soleil » ait la couleur même de l’astre-roi et scintille merveilleusement de reflets lumineux. De part et d’autre du char, le peuple court joyeusement en agitant des torches ou en jetant sur cette chaussée étincelante des fleurs coupées ou tressées en guirlandes. En tête du défilé, comme dans les triomphes, marche le cortège des dieux et des déesses subordonnés au feu céleste. Leurs statues ou leurs symboles, les offrandes qu’on leur a consacrées depuis des siècles, les reliques précieusement conservées jusqu’alors dans le trésor de leurs temples sont portés sur de somptueux brancards par les prêtres ou les fidèles. La cavalerie et l’infanterie de la garde prétorienne en grande tenue les accompagnent. Les dieux semblent ainsi ouvrir la voie, frayer le chemin sacré de leur

souverain. Conformément au protocole romain – toujours observé dans l’Église catholique – c’est le plus éminent en dignité dans la hiérarchie divine qui ferme la marche. Arrivé avec son dieu dans le sanctuaire suburbain du Vieil Espoir, Héliogabale y installe la pierre noire comme en un reposoir, aux accents exaltés de ses chantres exotiques, parmi les fleurs et l’encens. Face au temple, dans une grande cour fermée comme celle de l’Elagabalium palatin, il prodigue en libations des amphores de vins précieux et fait égorger des taureaux par dizaines. Avec sa mère et sa grand-mère, ses acolytes syriens et ses musiciennes, il gesticule et vocalise autour des autels fumants. Mais sa générosité ne comble pas seulement le dieu d’Émèse. Tout le peuple de Rome est convié à une fabuleuse distribution de cadeaux. On a construit pour l’occasion d’énormes tours qu’A. Von Domaszewski a rapprochées de celles qui flanquent le temple du Soleil à Kasr Raba en Arabie. Du haut de ces tours Héliogabale jette pêle-mêle à la foule avide des vases en or ou en argent, des vêtements et des étoffes de prix, des animaux vivants (domestiques ou sauvages) de toutes espèces, sauf des porcs naturellement, puisqu’il s’interdit d’y toucher, comme à une chair impure. Héliogabale aime à pratiquer cette profusion de présents disparates (nous les retrouverons dans ses banquets). Quand il revêt solennellement le consulat aux calendes de janvier, il fait donner au peuple non pas des monnaies d’or et d’argent, comme c’était l’usage, mais des ânes, des cerfs, des chameaux que les gens s’arrachent furieusement. Mais les libéralités déversées au nom d’Élagabal sur la foule en liesse ont des effets sanglants. Les pauvres bêtes précipitées des tours sont démembrées, déchiquetées… Mais surtout on s’écrase, on s’entretue pour avoir sa part du butin. Le service d’ordre est débordé, et beaucoup de malheureux s’embrochent sur les piques des prétoriens qui se tiennent en arrêt.

Des réjouissances, des spectacles attrayants et variés, des courses de chars, des concerts, des festins en plein air, des nuits d’orgie et de plaisir font oublier les morts dans les Jardins du Vieil Espoir. Héliogabale est ravi. « Voilà ce que j’appelle être empereur », se plaît-il à répéter aux esprits chagrins qui n’applaudissent pas à ces prodigalités ruineuses et meurtrières. La grand-mère Maesa et la tante Mammée ne sont pas les dernières à faire des réserves. Mais Rome est riche alors. Elle vit l’apogée de son pouvoir et de son luxe, dans une joie de vivre débridée, en communion et complicité temporaires avec son « César fou ». Et puis le jet de ces gratifications animales du haut des propylées est un rite oriental qui réjouit, par exemple, l’Atargatis de Hiérapolis-Bambykè. C’est la continuation du sacrifice au dieu Élagabal, et les victimes humaines du pillage collectif lui agréent peut-être, comme à d’autres Ba’als les sacrifices d’enfants… !

Hiérogamies et théogamies Cependant la greffe du culte émésien transplanté dans l’Urbs avait du mal à prendre. Il y avait au départ des réactions de rejet, notamment dans les milieux sénatoriaux. Mais le poids mort de l’indifférence religieuse compromet davantage, même dans les masses, l’avenir romain d’Elagabal. Certes, et malgré les morts qui endeuillent les familles des faméliques victimes des générosités impériales, le peuple appréciait les festivités, les largesses effarantes, les libéralités et la liberté de cet empereur qui mène sa liturgie comme un carnaval, avec ses Phéniciennes, ses eunuques et ses histrions. Mais ce peuple est-il touché par la grâce du Soleil Invincible ? En dehors des célébrations audiovisuelles ou des processions du genre « son et lumière » assorties de banquets plantureux, il ne se passionne guère pour le bétyle. Il faut donc réchauffer son zèle par d’autres cérémonies sensationnelles, après avoir réglé leur compte aux réprobateurs. Silius Messala et Pomponius Bassus sont mis à mort sur l’ordre du Sénat, mais en réalité pour satisfaire l’empereur. Il est vrai que Pomponius a une femme que convoite maintenant Héliogabale… Un certain Seius Carus, petit-fils d’un préfet de Rome, grand et intelligent (paraît-il), aurait poussé la légion d’Albe à la révolte. Sa cause est entendue dans le Palais, où il est égorgé. Un autre, Valerianus Paetus, aurait fait graver des médaillons à sa propre effigie pour la parure de ses maîtresses, et ce Galate aurait même eu l’intention de gagner l’Asie Mineure pour y soulever l’armée contre le grand-prêtre d’Élagabal. On l’exécute. L’opposition sénatoriale est donc ainsi terrorisée, mais non pas convertie – non plus, d’ailleurs, que la plèbe hétérogène de Rome qui ne manque pas de dieux ni d’occasions cultuelles de se distraire.

En épousant Julia Paula aussitôt après son arrivée à Rome, Héliogabale avait dit vouloir être père. N’en eut-il pas le temps, ne pensant et ne se consacrant qu’à son bétyle ? Peut-être croyait-il que l’influx divin de la pierre conique féconderait mystérieusement la femme d’un grand-prêtre ?… En tout cas, le mariage ne donna rien et ne fut même peut-être jamais consommé. Marcus Aurelius Antoninus répudie donc Cornelia Julia Paula, sous prétexte qu’elle a une tache sur le corps (à la différence des chevaux qui ont l’honneur de tirer le char d’Élagabal !). Il lui ordonne de vivre désormais dans son coin, discrètement, dépouillée du titre d’Augusta et de tous ses honneurs (automne 220). C’est alors, nous raconte Hérodien, qu’il feint d’être pris d’amour pour une vierge consacrée à Vesta, Aquilia Severa, dont les monnaies nous font connaître le profil aimable et gracieux. Elle appartient à l’une des grandes familles de Rome : ce peut être la fille d’un Severus qui deviendra préfet de la Ville en 224. Héliogabale l’enlève, l’arrache au « saint asile de vierges » qu’était la maison des Vestales au Forum, tout près du temple où elles entretiennent les flammes du foyer public. C’est un mariage par rapt. Il ne devrait pas déplaire aux descendants de Romulus qui, pour peupler sa ville, avait organisé l’enlèvement des Sabines. Mais les Vestales sont tenues à une chasteté absolue jusqu’à la quarantaine (recrutées vers l’âge de dix ans, elles doivent trente ans au service de la déesse). Domitien avait fait emmurer vive une Grande Vestale accusée d’avoir manqué à son vœu. En tant que Grand Pontife, l’empereur a pleine autorité sur les prêtresses du feu sacré. Déjà Néron avait fait violence à la Vestale Rubria. Mais en tant que grand-prêtre d’Élagabal, Héliogabale a d’autres motivations que le caprice ou le droit du seigneur : c’est du moins ce qu’il veut faire entendre. Car en informant officiellement le Sénat, Héliogabale se justifie. Assurément, il fait valoir la passion irrépressible que lui inspire la jeune fille. Mais surtout il invoque des raisons hautement religieuses et

hiérogamiques : il veut que d’un Grand Pontife et d’une Grande Vestale naissent des enfants divins. Après tout, le mariage d’un prêtre et d’une prêtresse n’a rien que de logique et louable ! En l’occurrence, effectivement, Vesta déifie le feu de l’État romain qui, uni au feu solaire d’Élagabal, par prêtre et prêtresse interposés, devrait rééditer le mariage cosmique de la Terre et du Ciel, chanté aussi bien par Virgile que par les mythologies orientales. L’idée d’associer les feux perpétuels de Vesta aux feux éternels du Soleil Invincible n’était point absurde, d’autant que certains théologiens syncrétistes reconnaissaient dans les premiers l’élément suprême que les Perses honoraient en Mithra, autre Sol Invictus… Mais c’était presque un rêve d’enfant de chœur égaré par une sorte d’exaltation mystique. Ce deuxième mariage n’est pas plus fécond que le premier, malgré un programme aussi enthousiasmant. Héliogabale renvoie la Vestale, pour épouser une arrière-petite-fille de Marc Aurèle : Annia Faustina, la veuve de ce Pomponius Bassus qu’il avait fait mettre à mort pour crime d’opposition (août 221). Annia Faustina a bien alors la quarantaine, à en juger par ses effigies monétaires. Héliogabale lui interdit de pleurer l’infortuné Bassus. Ce mariage a des motivations apparemment dynastiques. Si les époux (que séparent une bonne vingtaine d’années, outre de possibles incompatibilités psychosomatiques) ont par chance des enfants, ils seront fils d’un Marcus Aurelius et descendants du vrai Marc Aurèle. Julia Maesa a dû ménager des entrevues et faire ce calcul en préparant l’affaire, ce qui autoriserait à lui imputer l’idée de faire périr Pomponius Bassus (elle en était capable). Mais elle a fait ce calcul en vain. La mort de Pomponius n’aura même pas servi à renforcer par le sang cette dynastie pseudo-antonine. Alors, faute de fécondité hiérogamique ou dynastique, Héliogabale songe à une théogamie, c’est-à-dire à un mariage entre divinités mêmes.

Il tient le Palladium, autrement dit : Pallas ou Minerve. Vesta, en tant que feu terrestre, n’a pas d’image. Mais son temple abrite l’idole troyenne d’Athéna, et l’empereur dut considérer que c’était le fétiche du feu sacré. Peut-être connaissait-il des théurges chaldéens comme ceux qui enseignaient que Pallas, vierge armée, était invoquée comme « fleur du feu » … ? Quoi qu’il en soit, Héliogabale veut désormais marier le Palladium au bétyle d’Émèse, dieu du feu céleste. C’était un acte pie, qui devait faire merveille et, en tout cas, faire de bons et beaux enfants ! On conçoit l’effarement des contemporains : ou bien l’empereur était stupide, ou bien il « raisonnait » en vertu d’une logique magicoreligieuse qui échappait aux Occidentaux, même honnêtement cultivés. Mais, enfermés dans l’Elagabalium, l’aérolithe et le Palladium n’ont pas d’enfants. Héliogabale impute cette stérilité et cette incompatibilité au Palladium : une déesse guerrière et constamment armée ne saurait plaire au dieu solaire ! L’empereur affecte alors des airs antimilitaristes, disant aux sénateurs : « Je n’ai que faire de surnoms rappelant la guerre et le sang ! Il me suffit d’être appelé Pieux et Heureux. » Il faut dire que l’armée commence à le voir d’un très mauvais œil : il y a toujours chez l’empereur-prêtre une espèce ou un semblant de naïveté puérile qui va de pair avec le caprice intolérant et la cruauté tyrannique. Pallas est donc mal assortie avec Élagabal. Mais l’empereur ne se décourage pas. Le rapt de la Vestale et du Palladium a indisposé l’aristocratie, sans aboutir à la divine progéniture escomptée. L’hiérogamie doublée de théogamie reste inféconde. Héliogabale renvoie Pallas au nom de son dieu, comme il a répudié Aquilia Severa. Il a maintenant d’autres vues. Aucune épouse, en effet, n’est mieux appropriée au Soleil que la Lune. Le grand-oncle de l’empereur, Septime Sévère, figurait vingt ans plus tôt sur les monnaies d’or avec la couronne radiée, et sa grand-tante Domna dans un croissant lunaire : le couple impérial était symboliquement assimilé à celui des deux grands luminaires. Tout au

e

long du III siècle, cette iconographie déifiante caractérisera l’effigie des empereurs et des impératrices sur les doubles deniers d’argent (ou Antoniniani) et les doubles as (ou dupondii). Julia Domna avait été aussi et plus précisément identifiée avec la Caelestis de Carthage, dont la dynastie syro-africaine avait renforcé la popularité à Rome même. Cette « Vierge » y bénéficiait d’un culte officiel au Capitole, avec des processions très suivies de « portecorbeilles ». Elle y avait de nombreux fidèles et non pas seulement parmi les immigrés venus de Proconsulaire. À Carthage même, les prophéties de Caelestis étaient écoutées du gouverneur, et c’est un oracle de la déesse qui, sous le règne d’Antonin le Pieux (138-161), avait annoncé un futur huitième « Antonin », celui qu’on appellerait Héliogabale. Caelestis y avait un temple vénéré par toute l’Afrique punique et une idole qui passait pour avoir été consacrée par Didon ellemême, lorsqu’avec les lanières découpées dans la peau d’un bœuf écorché elle avait délimité l’enceinte de Karthadda, la « Ville neuve ». Elle était déjà conjointe à Ba’al Hammon ou Hamman, un dieu solaire dont le culte sacralisait en Phénicie des sortes d’obélisques ou de pierres coniques analogues au bétyle d’Émèse. On appelait Astroarchè ou « maîtresse des astres » la sainte patronne de Carthage. Cette Tanit était la Lune qu’Héliogabale voulait marier à son Soleil, et comme Sévère en épousant Domna avait engendré son prétendu père Caracalla, l’empereur comptait bien que cette théogamie serait génératrice d’enfants divins… Sa mère Soaemias était d’ailleurs implicitement assimilée à une autre Caelestis, Vénus ou la syrienne Astarté qui patronnait l’amour. Ses monnaies portent au revers l’image de la déesse, et une inscription de Deir el-Qala’a semble confirmer cette identification. Il faut ajouter que le culte de la déesse punique offrait l’avantage d’intéresser les origines troyennes de Rome. Les noces de Tanit et d’Élagabal réconciliaient Carthage et l’Urbs, Didon et Énée, l’ancêtre de tous les Romains.

On fait donc venir l’idole de la grande métropole africaine, accompagnée de sa dot, c’est-à-dire de tout l’or, de tout l’argent que renferme son temple, sans parler de deux lions en or qui devaient flanquer la déesse, comparable en ce point comme en d’autres à la Déesse Syrienne et à d’autres Mères orientales. Outre ce butin, Héliogabale exige des présents de noces pour son dieu. Les sénateurs, les villes, les provinces sont invités à lui faire cet hommage avec un maximum de générosité. De fait, l’empereur a grand besoin d’argent pour renflouer le trésor public qu’épuisaient les constructions, les solennités, les profusions élagabaliennes ! Le mariage de l’Émésien et de la Carthaginoise est célébré en grande pompe, plus richement – il va de soi – que des noces impériales. Nous en ignorons les modalités rituelles. On enferma l’idole de Tanit avec le bétyle d’Élagabal dans son temple du Palatin, en attendant une fois de plus que l’union des deux présences divines fît merveille. Il y eut probablement des hécatombes dans la cour de l’Elagabalium, ainsi que les danses et les chants accoutumés auxquels étaient tenus d’applaudir les sénateurs et les chevaliers rangés sur les gradins des tribunes officielles. On fit peut-être aussi participer aux liturgies nuptiales les desservants indigènes de la déesse dont les hymnes ou mélopées puniques avaient des accents analogues à ceux de la manécanterie émésienne. Le clan des Africains avait enfin sa revanche. Sa réconciliation religieuse avec le clan syrien doublait donc celle de Rome et de Carthage. À Rome et en Italie, toute la population est conviée à fêter l’événement, à s’abandonner aux joies de l’amour et de la table. L’empereur offre au peuple des jeux et des festins. Nombreux sont dans l’Urbs et dans les ports les Gréco-Levantins qui crient rituellement « Hymen, O Hymenaie », avec l’espoir que l’avenir du monde est désormais assuré ou du moins en feignant de le croire, pour complaire au pouvoir, avec le cabotinage adulateur dont ils sont coutumiers. Pour

sa part, Héliogabale doit être convaincu que cette théogamie sacralise la restauration d’un ordre cosmique. Elle eut dans l’Empire un certain retentissement. On s’est demandé si plusieurs lampes datées de la première moitié e du III siècle après J.-C., et dont le décor associe l’effigie de la Lune à celle du Soleil, n’illustraient pas l’écho de ces noces divines dans les provinces. En fait, cette association est fréquente dans l’art romain comme symbole de l’éternité, et sur les monnaies officielles dès la fin du er I siècle. Mais ce symbolisme peut n’avoir pas été entièrement étranger aux motivations d’Héliogabale qui avait tout intérêt à exploiter un motif familier à l’imaginaire gréco-romain. En qu’en pensaient les chrétiens ? A. Dieterich a cru jadis qu’une inscription de Hiérapolis en Phrygie, gravée au nom d’un certain Aberkios, exprimait l’émerveillement d’un contemporain, adepte de Cybèle, qui aurait vu à Rome les cérémonies grandioses du mariage d’Élagabal avec Caelestis. Mais il s’agit de l’épitaphe en vers d’un évêque, et personne ne retient plus rien aujourd’hui de cette exégèse : les noces dont il est question sont bien évidemment celles de l’Église avec Dieu. Si les vieux Romains et les sénateurs attachés au mos majorum (ou « tradition des ancêtres ») s’indignaient ou se gaussaient en sourdine, le spectacle de ces mascarades ne pouvait que faire sourire les chrétiens et les confirmer dans leur antipaganisme, bien loin de les rallier au culte du Soleil unique. Ce qui ne les empêchait pas de se concilier éventuellement la bienveillance impériale : ainsi le Syrien Bardesane d’Édesse aurait dédié à Héliogabale son traité Sur le destin (mais l’Antonin dédicataire pourrait aussi être Caracalla). On a supposé jadis que la Severina à qui le prêtre Hippolyte de Rome – l’ennemi acharné du pape Calliste, le pourfendeur des hérésies gnostiques – dédiait son livre sur la résurrection, s’identifiait avec la Vestale Aquilia Severa que ses malheurs auraient convertie au christianisme… En réalité, il est douteux qu’Hippolyte ait eu ses entrées

à la cour d’Héliogabale. Il s’entendait mieux avec la tante Mammée. La Severina dédicataire du traité devait être une dame de la bonne société ouverte aux chrétiens, et n’a pas lieu d’être confondue avec Severa. En tout cas, les chrétiens ne semblent pas avoir enduré la moindre persécution sous le règne du « César fou », ce qui n’est pas une raison pour leur imputer des relations privilégiées. La tradition historiographique nous présente la théogamie avec Caelestis comme une alternative, après une première tentative avec Pallas. Or nous avons vu qu’un chapiteau, probablement arraché à l’Elagabalium, nous montre le bétyle entre deux déités mutilées, décapitées (comme toutes le images de « démons » païens, que les e chrétiens du IV siècle massacraient aussi allégrement que les révolutionnaires de 1793 guillotinaient les saints des cathédrales). Malgré l’état dégradé de ce document exceptionnel, on y déchiffre à gauche – grâce à l’égide – l’idole de Pallas-Minerve ; à droite, celle de Junon, c’est-à-dire de Caelestis (fig. 9). Autrement dit, en faisant bâtir et décorer l’Elagabalium du Palatin, Héliogabale envisageait bien déjà d’associer à son dieu les deux déesses. Il y songeait peut-être en fonction des cultes syriens qui unissaient au Ba’al solaire (nommé Zeus par les Grecs) une Aphrodite ou une Héra « Céleste » (Ourania) en même temps qu’une Allath armée en qui l’on reconnaissait Athéna. Or, avec ses deux parèdres féminines, Élagabal formait une triade qui coïncidait par syncrétisme avec la triade capitoline (Jupiter-Junon-Minerve). Sur sa butte, Jupiter Capitolin « Très Bon et Très Grand » était, lui aussi, un « dieu de la montagne », ElGabal ou Ilah ha-Gabal ! On s’explique alors beaucoup mieux l’entêtement du grand-prêtre à vouloir cette double théogamie qui visait à supplanter sur le Palatin la vénérable, mais froide et poussiéreuse triade consacrée, depuis l’occupation étrusque, sur la colline d’en face. On comprend aussi et du même coup l’exaspération de sénateurs attachés au mos majorum, comme Dion Cassius qui, n’étant pas alors à Rome, ne paraît pas avoir

bien saisi tout le processus théologique et toutes les modalités de cette révolution religieuse manquée. Il n’en retient – et c’est important – que le souci de détrôner Jupiter Capitolin. Mais le sens des théogamies lui échappe, tout autant qu’à Hérodien, qui semble pourtant avoir été présent dans l’Urbs et témoin de détails significatifs. Il faut dire que les intentions profondes d’Héliogabale ne s’élucident pas d’emblée, surtout si l’on tient compte de toutes les données littéraires relatives à son règne, qui fourmillent d’informations piquantes, mais brouillent quelque peu nos idées.

Théocratie totalitaire ? S’il est vrai qu’« Héliogabale alla jusqu’à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome, et ôter tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien » (Montesquieu), moins d’un siècle plus tard, Constantin, d’abord gagné (comme son père Constance « Chlore ») au culte du Soleil, commencera d’imposer à l’Empire comme religion d’État celle du Christ et du Dieu unique. e Or les derniers païens du IV siècle finissant ou des premières années du Ve siècle feront éditer dans l’Histoire Auguste une « Vie d’Héliogabale » dont les lecteurs ne pourront pas revivre la tentative unitaire du grand-prêtre héliolâtre sans songer au premier empereur chrétien. D’où certaines affirmations ou interpolations du ou des éditeurs qui ressemblent à des notes marginales ultérieurement intégrées au texte, avec des remaniements tendancieux et peut-être anachroniques. On a vu qu’Héliogabale aurait voulu annexer les cultes judaïque, samaritain et même chrétien à son Elagabalium. C’est apparemment une extrapolation arbitraire greffée sur l’image du maniaque de la centralisation religieuse et du monothéisme fanatique dont les empereurs chrétiens réincarnaient la nocivité aux yeux des polythéistes récalcitrants. Quand le même biographe d’Héliogabale (ou le rééditeur) affirme qu’il entreprit d’abolir les rites de la religion romaine et qu’il n’avait qu’une seule idée en tête, imposer partout dans le monde le culte de son dieu, on pense bien évidemment aux lois de Constantin, de ses fils et de Théodose qui interdiront une à une toutes les pratiques païennes. L’extinction des « feux perpétuels » de Vesta dont le projet est attribué au même Héliogabale fait songer à la suppression des Vestales sous Théodose. Enfin et surtout, lorsque l’Histoire Auguste lui prête le

dessein d’exclure de Rome toute autre religion que celle d’Élagabal, elle en fait un précurseur de l’Empire chrétien. Mais on a l’impression qu’un lecteur ou relecteur a renchéri sur certaines données en les surinterprétant à des fins polémiques, pour régler leur compte à certains princes contemporains ou héritiers d’une politique religieuse qui révulsait les païens. Et cette historiographie risque de fausser notre vision du personnage. La figure et le comportement d’Héliogabale varient assez sensiblement d’un auteur, voire (chez un même auteur) d’une phrase à l’autre. Tantôt l’empereur semble revendiquer pour son dieu l’hégémonie cultuelle, une sorte de prééminence. Tantôt il apparaît animé de motivations syncrétiques ou synthétiques, lorsqu’il rassemble tous les supports sacrés du divin autour du bétyle, en donnant à entendre qu’ils appellent tous solidairement la même dévotion, voire que la triade élagabalienne correspond à la triade capitoline. Tantôt il est censé vouloir imposer l’adoration d’un dieu unique. Hénothéisme ? syncrétisme ? ou monothéisme ? En dénonçant l’intolérance monothéiste d’Héliogabale, le biographe interpolateur de l’Histoire Auguste réverbère sur le grand-prêtre du Soleil la rancune des païens contre Constantin, ancien adorateur d’un autre Sol Invictus, mais converti au christianisme. Or, cette conversion procédait d’une vision dont l’inspiration solaire est incontestable, et que les polythéistes comparaient à celle d’Aurélien avant sa victoire sur Zénobie, reine de Palmyre, non loin d’Émèse… Au vrai, plusieurs détails de la Vita Heliogabali paraissent viser Constantin. En refusant de monter au Capitole pour y formuler les vœux traditionnels en janvier 222, Héliogabale préfigurait Constantin irritant le Sénat et le peuple romain, lorsqu’en 315 ou 325, il ne voulut pas s’associer à la procession annuelle de l’armée sur la colline consacrée à Jupiter. La manie de dépouiller les sanctuaires païens de leurs reliques, de leurs statues, de leurs trésors pour la plus grande gloire du Soleil unique annonçait chez le grand-prêtre d’Émèse les spoliations que

Constantin fera subir aux temples, et l’inventaire de leurs biens qui, en 331, infligera aux païens maintes vexations. En apprenant par une biographie dédiée à Constantin (!) qu’Héliogabale avait détérioré des sépultures au Vatican pour y parader dans un quadrige d’éléphants comme les Césars déifiés et triomphants, les lecteurs de l’Histoire Auguste ne pouvaient pas oublier le triomphe de la Croix que consacrait à cet endroit l’édification de la basilique Saint-Pierre, au-dessus et aux dépens d’une nécropole païenne. Il n’était pas jusqu’à la mère de Constantin qui ne rappelât l’influence de Soaemias sur Héliogabale (à en croire l’Histoire Auguste). L’une et l’autre sont déconsidérées, dénigrées par l’historiographie sénatoriale. Or, Hélène s’installera dans le palais Sessorien du Vieil Espoir qu’avait occupé Héliogabale et où il avait donné le spectacle de ses déportements ! La naissance de Constantin, fils d’une concubine de Constance Chlore, pouvait presque passer pour aussi douteuse que celle du fils « adultérin » de Caracalla. Enfin, Constantin lui-même n’avait pas la réputation d’un parangon de vertu. Dans son Banquet des Césars, l’empereur Julien nous le montre tombant dans les bras de la Mollesse qui le pare de vêtements aux couleurs chatoyantes et le recommande à la Débauche… Toutes ces analogies, présentes à l’esprit des derniers païens, sont de nature à nous expliquer qu’on ait alors passablement dénaturé les intentions d’Héliogabale avec des arrière-pensées politico-religieuses. Mais cette polémique visait moins, au fond, l’empereur païen que l’empereur chrétien. En jouant sur le nom du premier qui pouvait signifier « pendard (gabalus) du Soleil (Helio-) », on moquait le renégat chrétien du culte solaire. Les minorités clandestines n’ont pas d’autres signes de reconnaissance et d’expression que l’humour allusif et corrosif, que l’ironie déformante ou simplificatrice. C’était le cas des polythéistes attardés qui publièrent la Vita Heliogabali. La tentative d’Héliogabale n’avait rien de monothéiste au sens rigoureux du terme, et le décor même du chapiteau précité (fig. 9) –

sans parler de l’imagerie monétaire de son règne – démontre le contraire, tout comme les excentricités théogamiques dont se gaussent ou s’indignent les chroniqueurs contemporains. Il y a, certes, chez les Ba’als de la Syrie sémitique un vieux fonds de dévotion exclusive, sinon exclusiviste, au Souverain unique et toutpuissant. Il apparaît aussi qu’Héliogabale n’avait d’yeux que pour son dieu en reculant devant son char ou dans l’accomplissement des sacrifices quotidiens. Mais le char d’Élagabal suivait une longue théorie de dieux gréco-romains ! Et en admettant même que l’empereur eût la conviction intime, mais peut-être confuse, d’un monothéisme solaire (comme ses ancêtres arabes du désert), tout son comportement et ses extravagances mêmes (ou ce qu’on prenait pour tel) – en particulier les épousailles syro-carthaginoises – n’illustrent pas indiscutablement la volonté d’imposer le culte d’un seul Dieu. Mais ne conviendrait-il pas plutôt de parler, comme l’écrivait R. de Gourmont, d’un « culte unique fait de toutes les religions du monde » ? C’est évidemment ce que donne à penser l’histoire du regroupement des fétiches romains dans l’Elagabalium. Mais ni Hérodien, ni Dion Cassius (qui sont tous deux contemporains du scandale) n’en font état. Hérodien n’incrimine que le rapt du Palladium, qu’Héliogabale aurait d’ailleurs installé non pas dans le temple de son dieu (peut-être inachevé ?) mais dans sa propre chambre à coucher, avant d’essayer de marier Pallas au Soleil. Les analyses critiques de l’Histoire Auguste ont conduit les spécialistes de cette littérature à déceler, ici encore, une amplification probablement erronée et tendancieuse des données authentiques. Ni les boucliers de Mars, ni l’idole ou l’aérolithe de Cybèle, ni l’Artémis Taurique et les pierres sacrées de Laodicée ne paraissent avoir réellement rejoint au Palatin on ne sait quel musée sacral. Seules Minerve et Caelestis ont sûrement accosté le bétyle, comme le chapiteau élagabalien en administre la preuve, pour faire pendant à la triade capitoline. De part et d’autre du feu céleste, elles personnifiaient

l’amour et la guerre, deux puissances qui procèdent du créateur souverain, qui en prolongent l’action permanente, irrésistible et totale. Mais cette association distinctive n’impliquait rien moins qu’une confusion monothéistique, non plus que la religion d’un dieu unique en trois personnes. Naturellement, Élagabal bénéficiait à Rome du syncrétisme solaire. Les Palmyréniens étaient incités à y reconnaître leur Malakhbêl ; les Héliopolitains, leur Zeus armé du fouet et cuirassé des bustes planétaires ; les mithriastes, leur « Soleil Invincible » ; les isiaques, leur Sol sarapis ; les néopythagoriciens, Hélios-Apollon. Les contemporains hésitaient sur l’identification du Ba’al émésien avec le Soleil ou avec Jupiter (puisqu’il était maître du ciel), et cette ambiguïté ne pouvait que favoriser d’autres identifications. Mais même là où tel dieu (comme Attis) assume les attributs de tel autre (comme Hélios), il s’agit d’un annexionnisme au profit du premier plutôt que d’un pluralisme conciliant et accueillant envers tous les cultes. Rien n’est plus difficile à cerner que le syncrétisme, surtout dans la fermentation religieuse de l’époque sévérienne. J. Réville croyait pouvoir opposer un syncrétisme populaire, occasionnel et irréfléchi, presque spontané, au syncrétisme des philosophes qui débouche tantôt sur un « monothéisme accommodant » ou libéral, tantôt sur un « polydémonisme panthéistique ». Il discernait aussi une différence fondamentale entre le syncrétisme des cultes orientaux, qui aboutit à l’identification des dieux, dénominations diverses d’une même divinité, et le syncrétisme gréco-romain qui « tend au contraire à un polydémonisme vague… où la personnalité du dieu devient flottante… ». Ces distinctions intellectuelles restent contestables, voire simplistes, quand elles ne sont pas purement verbales. Lorsqu’un dédicant associe plusieurs noms divins dans la même foi ou la même action de grâces, la nature de son polythéisme nous échappe. Mais quand le héros de l’Ane d’or du romancier africain Apulée, le pieux Lucius, identifie Isis avec

toutes les déesses ou presque du monde gréco-romain, c’est Isis qui demeure au premier plan comme la vraie reine du Ciel et de la Terre : elle émerge seule du monceau de noms et d’épiclèses érigé à sa gloire. De même, à supposer que, pour Héliogabale, Mithra, Sérapis, Apollon, Hélios et Zeus n’aient été que dénominations différentes du même dieu qu’il servait, il ne les confondait pas. On ne soupçonne chez lui ni « monothéisme accommodant », ni à fortiori le moindre « polydémonisme panthéistique ». Il exaltait et privilégiait son dieu, souverainement, sinon exclusivement. Il faut donc parler plutôt d’hénothéisme. C’est, en effet, la suprématie qu’Héliogabale revendique pour Élagabal, et non pas du tout la vague tolérance d’un syncrétisme verbal, formel ou théologal. La même Histoire Auguste qui l’accuse d’avoir prétendu instituer à Rome le culte d’un seul dieu lui fait dire (contradictoirement) que « tous les dieux sont les serviteurs du sien ». Il s’amusait, paraît-il, à qualifier les uns de « camériers », les autres de « domestiques » affectés à tel ou tel emploi. Plaisanteries d’une irrévérence presque voltairienne. Mais c’est, en somme, travestie en boutade, la doctrine stoïcienne des dieux « puissances » ou agents du dieu suprême, qu’on retrouve dans le traité pseudo-aristotélicien Du monde et dans la littérature hermétique comme chez le païen Celse. Cette théologie, courante à l’époque antonine et sévérienne, transposait dans l’univers divin, à l’échelle cosmique, la hiérarchie et l’organigramme de la monarchie impériale : le pluralisme des fonctions humaines et subordonnées au souverain du monde habité était exactement parallèle à celui des fonctions divines qui dépendaient du dieu suprême. C’est aussi l’exégèse du paganisme que retiendront les derniers néoplatoniciens pour en donner une légitimation logique et rationnelle. Pour les philosophes polythéistes, Dieu n’est pas grandi par son unicité ni par sa solitude. Tout au contraire, il n’est vraiment grand et transcendant qu’à condition de régner sur d’autres dieux et d’être par

conséquent un vrai souverain. « Ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multipliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est connaître la puissance de Dieu, capable, en restant ce qu’il est, de produire des dieux multiples qui se rattachent à lui, existent par lui et viennent de lui », lance aux chrétiens gnostiques le néoplatonicien Plotin, une quarantaine d’années après Héliogabale (Enneades, II, 9,9, traduction E. Bréhier). Son disciple Porphyre (un Phénicien de Tyr) écrira un traité sur le syncrétisme solaire. Ainsi Héliogabale a fait prévaloir son dieu, comme Apollonius de Tyane honorait éminemment Hélios, sans pour autant ignorer ou nier les autres dieux. Mais l’empereur fait régner Élagabal sur ces autres dieux, comme il règne lui-même sur les autres hommes. D’où l’émotion d’un Dion Cassius choqué de le voir détrôner Jupiter ! A cet égard, la plaisanterie que rapporte l’Histoire Auguste sur les dieux fonctionnarisés au service du Soleil Invincible est corroborée par le cérémonial de la procession annuelle aux Jardins du Vieil Espoir. Les dieux, les déesses et leurs symboles précèdent le bétyle, comme les dignitaires marchent dans l’ordre ascendant devant l’imperator, comme les enfants de chœur, les sous-diacres, les diacres, les prêtres et les archiprêtres marchent devant l’évêque. Invincible, Élagabal l’est comme Soleil triomphant à chaque aurore des ténèbres et de la mort. Il l’est aussi en tant que suprême protecteur de l’Auguste régnant contre toutes les puissances réfractaires et maléfiques. Il garantit à l’empereur la victoire en même temps que le pouvoir souverain sur le monde habité et civilisé. Son culte a partie liée avec le culte impérial. Ce qui ne veut pas dire qu’ils se confondent. Héliogabale n’est pas vraiment le précurseur de Constantin. Il n’en est que la caricature journalistique malicieusement crayonnée par les e pamphlétaires antichrétiens du IV siècle. L’Histoire Auguste lui impute un monothéisme intolérant et totalitaire pour déconsidérer par comparaison le premier empereur gagné à la foi nouvelle. Surtout, la

Vita Heliogabali voulait donner à penser que la déchéance morale allait de pair avec le défi aux traditions religieuses de Rome.

Déification du prêtre ? On a pu écrire d’Héliogabale que l’ivresse de la prêtrise lui était « montée à la tête » (J. Réville). Mais parler de folie, c’est avouer souvent qu’on ne comprend pas ou refuser de comprendre. On a dit et cru qu’Héliogabale s’était pour ainsi dire assimilé à son dieu pour renforcer en faveur de sa personne les charismes du culte impérial. Aucun témoignage n’autorise à l’affirmer catégoriquement. Sans doute avait-il fait accrocher son propre portrait au-dessus de la Victoire et de l’autel curial sur lequel les sénateurs brûlaient l’encens avant d’entrer en séance, si bien qu’en honorant la déesse ils rendaient du même coup hommage à l’empereur. Mais Héliogabale y figurait en prêtre sacrifiant, face à son dieu, dans l’accomplissement d’un acte cultuel, et non pas dans l’apparat transcendant de celui qui en bénéficie. L’Histoire Auguste l’accuse d’avoir institué le rite de l’adoratio au palais impérial : les Romains admis à l’audience devaient faire une génuflexion comme devant un dieu et baiser non pas même la main du prince, mais un pan de son manteau de pourpre. Ici encore, c’est le cérémonial de la cour chrétienne qui est visé ! Et, de toute façon, ce rite d’adoration à la mode persique n’assimilait pas l’empereur à un dieu. Aucun texte contemporain d’Héliogabale ne confirme cette imputation. Une dédicace – malheureusement fragmentaire – de la corporation des pêcheurs du Tibre le concerne peut-être, qui le qualifie de « dieu… (envoyé d’en haut) par les astres… maître du tonnerre sur le monde entier ». Mais la terminologie de cette inscription, qui a dû être victime d’outrages exercés contre la mémoire de l’empereur honni, caractérise e en général le culte impérial du III siècle après J.-C., et non pas singulièrement Héliogabale dont le dieu émésien n’est pas mentionné dans ce qui nous reste de la dédicace. On pourrait également faire valoir la statue d’or consacrée à l’empereur, d’après Dion Cassius, statue « remarquable par le nombre

et la variété de ses ornements », c’est-à-dire des attributs sacerdotaux. L’or est assurément le métal solaire par excellence, mais Héliogabale devait figurer en prêtre, comme sur les monnaies. Dion Cassius ne dit pas qu’il s’agissait d’une idole qui l’aurait représenté en dieu. Aucune inscription n’identifie Héliogabale avec Élagabal. L’épigraphie officielle et monétaire en particulier célèbre son suprême sacerdoce (amplissimus ou summus sacerdos), et non pas sa divinité. Sa gloire est d’être le grand-prêtre du Soleil, connaisseur attitré des rites, une sorte de médiateur entre la Terre et le Ciel. Dans les processions d’été jusqu’au palais sessorien, il est seul à regarder Élagabal les yeux dans les yeux, comme s’il reflétait seul en son regard cerclé de khôl le pouvoir émanant du bétyle. Mais ce pouvoir divin ne se confond pas avec celui de l’empereur : sinon, l’empereur ne serait pas le premier acteur de ses liturgies ! Une épithète met Héliogabale au-dessus des hommes et le hausse en un sens au niveau de son dieu, celle même qui qualifie aussi bien Mithra que le Soleil d’Émèse : Invictus (Invictus Sacerdos sur les monnaies). Commode la portait déjà en tant qu’empereur, comme Hercule, comme Sérapis et le dieu iranien. Mais Héliogabale la porte en tant que grand-prêtre, pour des raisons sacrales et fonctionnelles, à cause des relations personnelles qui le lient au Soleil invincible. Dans les dédicaces officielles, cette prêtrise a la préséance sur le grand pontificat. Elle compte davantage que tous les autres sacerdoces. Élagabal est le « dieu saint » qui protège tout spécialement, qui « conserve » l’empereur (Conservator Augusti), alors que traditionnellement c’est Jupiter Capitolin qui a cette prérogative. Sur de nombreuses effigies monétaires à partir de 221, Héliogabale porte au front une sorte de petite corne courbée en avant comme une mèche rebelle (fig. 25). On a supposé qu’elle symbolisait les rais solaires émanant de la tête impériale, comme la lumière rayonnant de la face de Moïse après son entrevue avec Yahvé. Aucun texte n’élucide ce détail exceptionnel, dont l’identification même en tant que « corne »

n’est pas d’une évidence absolue. Il s’agit apparemment d’un attribut sacral et sacerdotal, mais qui n’apparaît pas sur les premières monnaies du grand-prêtre, et dont l’exacte signification nous échappe. Héliogabale ne s’identifie pas avec Élagabal. On lui a donné le nom de son dieu comme un sobriquet, et non pas en raison du fait qu’il aurait prétendu se faire adorer comme l’incarnation de Sol Invictus.

Adoption d’Alexianus Mais Héliogabale se consacre si passionnément (et quasi exclusivement, en dehors des plaisirs ou des maladies du plaisir) au service religieux d’Elagabal que le régime semble virer à la théocratie. Alors, toujours soucieuse de garder le pouvoir et sentant les allergies que provoque l’exotisme émésien, même et surtout chez les soldats, légionnaires ou prétoriens qui détiennent les clés de l’Empire, Julia Maesa engage son petit-fils à adopter son cousin germain Alexianus (le fils de Mammée) comme fils, à le déclarer « César » – autrement dit, prince héritier – en l’associant aux responsabilités du Palatin. Il portera dès lors le nom d’Alexandre, en souvenir de son prétendu père, Caracalla, admirateur maladif du conquérant de l’Asie. Habilement, la grand-mère flatte la manie sacerdotale de l’empereur : il faut qu’il puisse se consacrer intégralement au ministère du grand dieu familial. « Il se doit à la joie de ses fêtes, à ses saintes orgies, à ses obligations divines… » Un autre – son cousin – le déchargera des soucis de l’autorité souveraine. En fait, Maesa en assumera le cher fardeau ! Humains ou divins, les mariages n’ont rien donné. Faute de mieux, le pseudo-Antonin se contentera donc d’une descendance fictive, aussi fictive que son ascendance antonine : celle d’un fils adoptif. « Tous les sénateurs, sans craindre le ridicule, décrètent à l’unanimité qu’Antonin, âgé de seize ans environ, est le père d’Alexandre qui entrait dans sa douzième année », écrit Hérodien. En fait, Alexandre avait au moins quatorze ou quinze ans, ce qui rendait la filiation encore plus risible que ne le dit l’historien grec. Héliogabale avait à ses côtés Soaemias et la grand-mère. Il se félicita, paraît-il, officiellement (et sans rire) d’être tout à coup devenu père d’un enfant de cet âge : « Il n’avait plus besoin désormais d’autre fils pour que sa race survécût sans inquiétudes » (Dion Cassius). Mais il se réclamait

d’Élagabal son dieu, qui lui aurait inspiré cette conduite. C’est encore et toujours en grand-prêtre de Sol Invictus, avec des préoccupations religieuses et cultuelles, qu’il a consenti à cette adoption. En effet – et sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Maesa paraît s’être méprise quant aux motivations de son petit-fils – seule importait à Héliogabale la succession sacerdotale, et non pas la succession politique. C’est pourquoi, sans du tout suivre le projet de sa grand-mère qui lui conseillait d’abandonner ses responsabilités impériales au gentil cousin (ou plutôt à elle-même assistée de la tante Mammée), Héliogabale n’a qu’une hâte : initier plus précisément Alexandre à ses compétences liturgiques, lui apprendre à danser, à tourner, à chanter devant le bétyle, à s’habiller de tuniques flottantes et bigarrées, à se peindre les joues et le tour des yeux – ce qui n’est pas du goût de la tante Mammée ! Et ce malentendu prépare au grandprêtre des lendemains qui le feront déchanter. Soaemias et même la grand-mère ont joué le jeu de l’animation cultuelle. Elles ont chanté pour Élagabal dans leur langue indigène. Mais l’une ne vit que pour l’amour, ses amours ; l’autre, pour le pouvoir sur les hommes. Quant à Mammée, elle n’a que mépris pour l’exotisme élagabalien. Elle est consciemment romanisée. Elle ne veut pas renouer avec ses racines émésiennes et trouve inopportune la transplantation du bétyle, qui ne peut que compromettre les chances de la dynastie. Délibérément et vigilamment, avec la préoccupation aussi d’être approuvée par les membres les plus autorisés du Sénat, elle contrecarre l’endoctrinement que son neveu entreprend d’inculquer à son fils. On imagine l’embarras d’Alexandre pris entre deux feux, celui d’une mère trop attentive et celui d’un père adoptif dont le pouvoir impérial se double d’une mission spirituelle ! Mais Alexandre n’a jamais su et ne saura jamais résister à sa mère. Héliogabale ne parvient même pas à se faire un disciple dans la personne de son cousin, que la tradition familiale appelait pourtant à recueillir et faire valoir un héritage sacerdotal.

Échec du Soleil Invincible De fait, la transplantation n’a pas réussi. L’idée fixe et unique du règne n’a trouvé aucun écho favorable dans cette Rome sévérienne pourtant largement ouverte à toutes les dévotions, même sanglantes, répugnantes et délirantes. Tacite déplorait déjà que l’Urbs fût au temps de Néron le « confluent de toutes les horreurs et de toutes les infamies ». Quinze décennies plus tard, l’exotisme bruyant et provoquant d’Héliogabale ne tranchait guère sur les cultes afroasiatiques. Les liturgies métroaques, les dramaturgies isiaques, les orgies dionysiaques étaient tout aussi étrangères à la tradition romaine. Les fêtes de Cybèle qui s’achèvent en mars par un explosif et débordant carnaval sont même très officielles, et nous savons par exemple que l’empereur Commode y participait. Mais on ne voit pas qu’un prince ait jusqu’alors poussé l’audace et le scandale jusqu’à endosser la robe des prêtres syriens, ni que la suprématie de Jupiter Capitolin ait jamais été bafouée aussi crûment et impérialement par le fétiche d’une lointaine tribu arabe. Les chevaliers et les sénateurs peuvent assister impassibles ou avec des applaudissements de commande aux prestations quotidiennes du grand-prêtre. Ils n’en pensent pas moins. Avec des rires étouffés ou des grincements de dents, ils traînent les pieds dans les processions obligées. On a vu ce qu’il en coûtait d’improuver ouvertement le pseudoAntonin. Tout ce qu’on chuchote sur les immolations d’enfants (les plus beaux et les plus nobles de préférence !) incite à la prudence et à l’opportunisme ceux qui en ont. Mais Héliogabale n’a pas fait de conversions, même dans les masses populaires qui profitent volontiers de l’affaire, qui se goinfrent et s’amusent dans les Jardins du Vieil Espoir, sans pour autant adhérer à la nouvelle foi solaire. D’une façon générale, on ne constate pas qu’une

multiplication des dédicaces à Sol invictus Élagabal atteste à Rome même un succès notable. Les opposants ne manifestent pas personnellement. Mais les pamphlets anonymes, les pasquinades ou graffiti caustiques – si chers à la tradition romaine – doivent pulluler dans la Ville. Le sénateur Marius Maximus, un ancien consul qui était préfet de Rome sous Macrin (et qui observe pour cette raison une sage réserve), prend des notes discrètement, en vue d’une publication des Vies impériales qui feront un jour les délices de l’aristocratie sénatoriale. Mais le culte solaire d’Émèse devrait intéresser Philostrate, cet ami de la grand-tante Julia Domna, qui a certainement encore ses entrées au Palatin… En fait, l’examen de son Apollonius en autorise une lecture antiélagabalienne. Quand Philostrate évoque les folies de Néron chantant nu dans un cabaret attenant au gymnase et faisant des baigneurs les plus efféminés sa compagnie préférée, le tableau est conforme à ce que nous savons du dernier Julio-Claudien. Mais les contemporains du romancier faisaient probablement aussi des rapprochement avec le fils de Soaemias. Surtout, si Apollonius voue bien, comme Héliogabale, un culte passionné au Soleil, les différences sautent aux yeux et surgissent comme autant de critiques implicites. L’hénothéisme d’Apollonius n’est pas imposé à autrui massivement, politiquement et audiovisuellement. Le sage de Tyane fait ses dévotions en privé. Il s’isole même pour prier Hélios, dans le secret. Il ne s’en fait pas le missionnaire fracassant ni le chantre tapageur de sa prééminence. Loin de bousculer ou de minorer les rites particuliers aux cités, il les valorise chacun à sa place. Il les fait revivre et respecter. Le traditionalisme local n’est pas donné par Apollonius comme incompatible avec une religion épurée et transcendantale, pas plus que dans le christianisme multiséculaire le culte des saints n’est en contradiction avec la foi en un seul Dieu.

Héliogabale, à l’inverse et paradoxalement, veut « supranationaliser » en quelque sorte un culte indigène aux dépens des autres cultes locaux. Pour un théosophe néopythagoricien, c’est évidemment absurde et contre nature. Philostrate insiste trop clairement sur ces points fondamentaux pour que son Apollonius n’ait pu apparaître aux lecteurs de son temps comme une expression du rejet de la révolution élagabalienne. On peut s’étonner qu’à une époque et dans une ville où les religions d’origine levantine avaient (semble-t-il) tant d’impact sur les consciences et les sensibilités, le Soleil d’Émèse n’ait eu que des adeptes occasionnels et « festifs ». En vérité, les liturgies publiques orchestrées pour la plus grande gloire d’Élagabal offraient aux foules avides de spectacle des sensations aussi fortes, sinon plus surprenantes, que les autres cultes étrangers. Mais toute cette théâtralité restait assez extérieure. Or la force des religions importées de l’Orient hellénisé était d’intérioriser les émotions suscitées par des mises en scène pathétiques, de faire participer affectivement les fidèles aux épreuves de divinités qui avaient souffert, qui avaient connu la mort et un renouveau de vie, comme Dionysos, Attis, Adonis ou Osiris. Un mythe y justifiait le rituel et la sympathie intime qui liait les adeptes à leur dieu. Un rituel mystérique les consacrait à son culte et leur conférait des titres, des fonctions qui les associaient à l’accomplissement d’une finalité divine, non pas anonymement mais personnellement, et souvent au service d’une divinité personnelle. Le bétyle d’Émèse est typiquement impersonnel. S’il a un mythe (la pierre tombée du ciel), celui-ci est pauvre et limité. Il n’était pas propre à mobiliser, à galvaniser l’énergie des adorateurs. Il ne les unissait pas au dieu suprême par le sens tragique de la vie, comme la geste de Zagreus, d’Osiris ou d’Attis. Il ne les confortait pas, comme celle de Mithra, dans la résolution de combattre pour la sauvegarde de la création divine. Il n’établissait pas une sorte de passage des mortels aux

Immortels, de la précarité à la félicité : grande nouveauté des mystères hellénistiques. Le culte d’Élagabal ne comporte pas d’initiation (sauf l’instruction sacerdotale que l’empereur veut communiquer à son cousin, mais qui n’a rien de mystérique à proprement parler). Il ne scelle pas de contrat entre le myste et la divinité qui l’adopte et lui assure un statut privilégié. Il ne garantit pas non plus (semble-t-il) à ses dévots une sécurité dans ce monde et dans l’autre, contre le destin ou les démons de l’au-delà, contre les puissances du ciel et de l’enfer. Il n’a pas d’eschatologie, et n’offre apparemment aucune perspective de survie. Héliogabale – qui n’était qu’un ancien enfant de chœur enthousiaste et perverti dans la pourpre impériale – n’a pas tenu compte de l’état des esprits, de l’ardeur à quêter les révélations, du pullulement des groupuscules initiatiques dans la gnose chrétienne comme dans la gnose païenne. Les gens éprouvent le besoin de ritualiser leur accès graduel au surnaturel, en méritant le privilège des grâces divines et la déification posthume moyennant une série d’épreuves. Il paraît évident que le Soleil d’Émèse ne répondait pas à cet appel. Tout au contraire, sa suprématie céleste transcendait de très haut la misère des mortels, sans leur offrir la moindre « échelle de Jacob », même rituelle et fictive, ni un accès quelconque au bonheur des dieux. Il est vrai qu’il s’agit d’un grand dieu cosmique, et les exégètes élucubraient peut-être sur les inégalités du cône en basalte. Mais Hérodien n’en dit rien qui implique une cosmologie. Or c’était un atout majeur du phrygianisme et surtout du mithriacisme. Comme l’isiasme, ces religions ne touchaient pas seulement les yeux et les oreilles, le cœur et l’affectivité. Elles donnaient à leurs fidèles une raison de vivre et de mourir, une explication du monde et de la création. Elles réintégraient l’individu dans un ordre divin et cosmique. Curieusement, ce culte syrien d’Émèse n’avait rien des sagesses et des théologies orientales qui concurrençaient alors victorieusement l’indigence du ritualisme romain traditionnel.

Il avait l’avantage apparent des liturgies de masse. Mais, dans un milieu de concentration urbaine et cosmopolite comme celui de la Rome sévérienne, l’exaltation commune des grandes kermesses organisées et animées par Héliogabale ne pouvait satisfaire aux exigences fondamentales des âmes inquiètes et « déboussolées ». Elle ne pouvait pas motiver les individus intensément et singulièrement, comme les religions de petits groupes qui partageaient le même pain, les mêmes secrets, à l’ombre des cryptes mithriaques ou dans telle annexe du sanctuaire isiaque. Les consciences angoissées et souffrant du mal de vivre retrouvaient une identité, une espérance, dans les communautés intimes de certains cultes à mystères. Elles risquaient de les perdre dans l’hystérie collective et totalitaire de la fête élagabalienne. Cependant les mœurs, le comportement, la personne même de l’empereur ont sans doute contribué davantage à l’échec du Soleil émésien. Souvent, une religion est desservie par ceux qui la servent. L’immoralité d’Héliogabale a rejailli sur Élagabal. L’indignité du grandprêtre a déconsidéré son dieu.

Chapitre V

L’IMAGINATION AU POUVOIR Ce slogan de 1968 est l’expression juvénile et gauchiste d’un préjugé moderne qui s’affiche en contradiction flagrante avec la sécurité sociale et l’étatisation des responsabilités humaines. Notre société d’assistés prétend valoriser la « créativité », l’audace, l’aventure, au moment même où elle en décourage l’exercice. Il faut tout inventer ou réinventer en art, en littérature, en politique, en morale ou en économie. Pour vanter un programme ou un produit, on dit qu’il est « révolutionnaire ». Telle n’était pas la doctrine des Romains de Rome qui, attachés à leurs traditions ancestrales, se référaient constamment aux exemples du passé ou qui, philosophes comme Marc Aurèle, croyaient à l’éternel retour d’un ordre cosmique intangible. Novation était pour eux synonyme de subversion. Aussi les hommes d’Etat réformateurs se réclamaient-ils du passé pour faire accepter leur souci d’adapter la Res Romana aux exigences du présent. C’est ainsi qu’Auguste a instauré la monarchie impériale en se donnant l’air de restaurer la République. Durant son histoire (déjà presque millénaire au temps d’Héliogabale), Rome avait digéré bien des révolutions. Elle avait même intégré au patrimoine de son ritualisme des pratiques foncièrement étrangères, sinon contraires à l’esprit de sa tradition religieuse, comme les fêtes d’Attis et le délire sanglant des galles métroaques. Mais elle avait constamment assimilé les apports extérieurs en les romanisant, sans perdre sa vocation ni son identité historique.

Ce problème ne préoccupe d’aucune manière Héliogabale. Non seulement il est étranger au vieux fonds d’idées romaines qui finit par dominer même des sénateurs originaires d’Asie Mineure comme Dion Cassius (voire les Syriennes Maesa et Mammée), mais il innove jusqu’à la provocation : on l’a vu en matière de religion, même et surtout lorsqu’il semble prendre en compte le patrimoine cultuel de l’Urbs, pour l’annexer et le subordonner indûment aux dévotions émésiennes. Mais il ne s’en tient pas là. Il ne respecte rien du mos majorum. Son caprice débordant et déconcertant bouscule les hiérarchies humaines, sociales et morales. Et cette désinvolture va de pair avec la démesure de la luxuria, dans tous les sens du terme latin : luxe et luxure. C’est du moins la vision que nous en donne l’historiographie, car rien ou presque de la documentation monétaire – si précieuse pour l’étude de l’Empire romain – ne nous laisserait soupçonner les désordres du règne. À ne considérer que les slogans inscrits sur les espèces frappées à son nom et la typologie des revers, la numismatique d’Héliogabale ne tranche guère sur les autres que par le motif du bétyle en char ou l’image exotique du grand-prêtre déhanché sous les fluides étoffes de son costume syro-phénicien mollement ceinturé. On retrouve sur ses monnaies beaucoup de légendes et de figures conventionnelles qui célèbrent la concorde des soldats, leur loyalisme, Jupiter Vainqueur et Conservateur (qui sauvegarde la personne de l’empereur), le « bonheur des temps présents », Mars Vainqueur, la Paix, la Piété, les libéralités impériales, mais aussi la Liberté du prince (fig. 26), sa Félicité, son souci du ravitaillement populaire (Annona) et les soucis qu’inspire au peuple romain sa santé (Salus Augusti), la Providence des dieux, la « Sécurité du Siècle ». Un denier rappelle aussi la Nobilitas qui distingue si radicalement du vil Macrin le « petit-fils » de Septime Sévère. Apparemment, sauf au plan religieux – encore que Jupiter et Mars et la déesse Rome gardent leur place dans la publicité monétaire, sans parler de Pietas dont la représentation n’a rien que de traditionnel avec

sa boîte à encens face à un autel allumé – tout se passe comme d’habitude. Le Soleil apparaît très souvent au revers des deniers et des sesterces que le pouvoir émettait en énormes quantités pour les distributions festives, mais c’est le type gréco-romain bien connu de Sol anthropomorphisé, saluant de la main droite et tenant de la gauche son fouet d’aurige céleste. Tout semble se passer comme d’habitude ou, du moins, comme sous les règnes que ne perturbent ni guerres ni invasions. Les dieux sont avec Héliogabale, qui assurent à l’Empire l’abondance et la joie de vivre, Laetitia publica. Significative pourtant est la fréquence du slogan « Liberté de l’empereur » (Libertas Augusti, fig. 26) : la sienne et celle qu’il prétend donner aux Romains. Dans la législation, on ne vérifie rien de saillant. Aucune loi ne date du règne d’Héliogabale dans le corpus des décisions impériales (mais la condamnation de sa mémoire peut avoir entraîné l’élimination de son nom ou la validation de certains édits sous le nom de son successeur). Les juristes célèbres du temps, Ulpien, Papinien, Paul (son beau-père ?) n’interrompent vraisemblablement pas leur activité. Mais l’empereur faitil appel à leurs services ? Les chrétiens ne sont pas inquiétés. Les annales ecclésiastiques n’imputent aucune espèce de vexation au pseudo-Antonin. Le monde semble heureux sous l’autorité sacerdotale et pacifique de celui que les historiens ou chroniqueurs dénonceront comme un monstre d’immoralité. Mais plus heureux encore se veut le prince dont les inscriptions vantent la vaillance, la félicité, plus fortes que celles de tous les autres empereurs : super omnes principes ! Il est « Pieux » et « Heureux », suivant les deux épithètes corrélatives de la titulature impériale ; « Heureux », parce qu’il est « Pieux », puisqu’il s’est voué au culte du Soleil Invincible. Mais heureux aussi parce qu’il vit et fait vivre à sa guise. Comme il arrive, le pouvoir a déchaîné dans Héliogabale certains instincts dont une autre condition eût sans doute limité les élans

et les effets. Il a défoulé chez l’empereur une liberté sans frein qui générait à foison les scandales.

Une autre façon d’être empereur Durant son séjour hivernal à Nicomédie, le pseudo-Antonin avait donné des signes inquiétants d’anticonformisme. Mais arrivé à Rome, il révolutionne les usages administratifs et sociaux à faire hurler. On sait qu’il y avait deux façons de faire carrière au service de l’État, suivant qu’on appartenait à la classe des sénateurs ou à celle des chevaliers. En fait, des passerelles assurées par la grâce impériale et le mérite personnel permettaient aux chevaliers de remplir des fonctions sénatoriales. Le bon vouloir du prince transcendait souvent ces discriminations. Mais on constate que sous Héliogabale la confusion des deux filières s’aggrave à en juger par certains cursus, et des promotions fameuses illustrent ce désordre despotique. L’empereur avait déjà comme préfet du prétoire l’ancien danseur Valerius Comazôn qui s’était si efficacement dévoué à son avènement. Il en fait un préfet de la Ville (sommet de la carrière sénatoriale !), avant d’en faire un consul. Comme préfet des vigiles (chargé des pompiers et de la police de nuit), il prend un cocher de cirque, Cordius (on a retrouvé sa caricature en graffiti sur un mur du paedagogium, au Palatin). Comme préfet de l’annone (ministre des approvisionnements), il recrute son ancien coiffeur. Il tire du théâtre ou de l’amphithéâtre des acteurs, des gladiateurs pour leur conférer des fonctions de confiance et d’importance. Hérodien cite le cas d’un comédien chargé de contrôler le Sénat et les chevaliers comme « préfet des mœurs » ! Même des fonctions techniques (mais fort bien rétribuées), comme la direction de l’impôt sur les héritages – qui offrait aux titulaires des moyens de pression –, sont attribuées par exemple à un muletier, à un coureur, à un cuisinier ou à un serrurier. Des eunuques bénéficient du goût que l’empereur inverti porte à ces êtres hybrides : ils sont promus à des postes de confiance et deviennent trésoriers, procurateurs ou intendants de certains services palatins.

L’appartenance à une lignée sénatoriale ne suffit plus aux candidats tentés par les « honneurs » (cursus honorum) pour obtenir la questure qui ouvre les portes de la Curie. Le futur empereur Gordien II ne la doit qu’à ses talents aimables d’aristocrate raffiné, qui sait jouer au sybarite. Héliogabale ne s’embarrasse pas de bons usages ou de préséances. Il fait entrer au Sénat non seulement sa grand-mère (sinon sa mère Soaemias), mais qui bon lui semble, sans tenir compte de l’âge, de la fortune ou de la naissance. Il lui arrive aussi de vendre les emplois, les postes de tribuns militaires, de légats, de généraux, les charges et offices de la cour. Vespasien l’avait fait, mais par concubine interposée, la célèbre Caenis qui reversait le produit du trafic au trésor impérial. Héliogabale ne cherche même pas à donner le change ni à sauvegarder les apparences. Il est vrai que ses prodigalités coûtent cher et exigent des rallonges budgétaires. Aussi son ministre des finances Aurelius Euboulos (un compatriote d’Émèse) a-t-il carte blanche pour confisquer à tour de bras, afin de combler le déficit ! Cette démocratisation des charges favorise la mobilité de l’emploi et la promotion des affranchis du palais impérial pour qui le règne d’Héliogabale est une ère de Saturnales. Des domestiques, des favoris complaisants et tarés deviennent gouverneurs, consuls, chefs d’armées… Tout dépend de la « grâce impériale » (Indulgentia Augusti) que vantent les monnaies. Aussi les inscriptions officielles qualifientelles Héliogabale d’indulgentissimus : « le plus généreux » des princes ! Mais comme beaucoup de gouvernements « généreux », il ne donne aux uns qu’en dépouillant les autres. Il est vrai qu’il innove aussi en matière monétaire, instituant d’énormes espèces en or correspondant à nos « grosses coupures », c’est-à-dire des pièces dont le format quadruple, décuple, voire centuple la valeur de l’aureus traditionnel. Cette « information » de l’Histoire Auguste falsifie sans aucun doute la réalité, mais on ne prête qu’aux riches ! En fait, le poids moyen du denier (monnaie d’argent) s’abaisse assez sensiblement sous son règne pour autoriser l’hypothèse d’une

dévaluation de fait, non avouée officiellement. Il fallait bien régler la facture des profusions quotidiennes, sans renoncer aux libéralités que commémore la propagande monétaire : une tous les ans en moyenne (il y en eut quatre en quatre ans). Cependant, la prodigalité et le trafic des emplois, la valse des charges au gré du prince et au mépris des compétences caractérisent d’autres règnes. Ce qui est plus original et nouveau sous Héliogabale c’est qu’il faut inventer pour attirer l’oeil du prince, mais inventer dans un certain genre. « Pour peu qu’un de ses esclaves ou de ses affranchis se distinguât par quelque turpitude d’éclat, écrit Hérodien, il l’investissait du proconsulat dans une province de l’Empire. » Au vrai, certaines aptitudes physiques sont encore plus précisément recommandables. On bénéficie alors de promotions, de nominations, de faveurs spéciales en fonction de la grosseur du sexe. Des agents de l’empereur prospectent à Rome, en Italie, dans les provinces, à la recherche de beaux gars bien membrés dont l’avenir est désormais assuré. C’est un critère de recrutement qui rompt avec la routine, et qui n’est pas pire – après tout – que celui de l’acoquinement politique dans les démocraties modernes. Pour créer des emplois et caser tous ces jolis sujets, Héliogabale décentralise à sa manière. Il subdivise topographiquement les responsabilités de la préfecture urbaine : au lieu d’un préfet, il y en aura quatorze, autant que d’arrondissements ! Domitien y avait songé. Mais le pseudo-Antonin veut affecter à ces postes ses compagnons de plaisirs. Il révolutionne le Palatin en y ouvrant un bain public, des cabarets, des lupanars où il joue à la prostituée « tirant le rideau attaché à des anneaux d’or et invitant les passants avec la voix molle et brisée des courtisanes » (Dion Cassius). Il s’intéresse tout singulièrement à cette catégorie sociale. Un jour, il rachète des prostituées aux proxénètes pour les affranchir. Il les fait

rechercher dans tous les quartiers de Rome, aux alentours du Grand Cirque, des stades et des théâtres, dans les thermes et autres mauvais lieux pour les réunir en assemblée générale dans un grand bâtiment public. Il les harangue en les appelant « camarades » et aborde aussitôt leurs problèmes professionnels : comment faut-il procéder ? se tenir ? dans quelle posture et pour quel plaisir ? Héliogabale convoque à ces réunions les proxénètes, les grands spécialistes de la débauche, pour des conférences techniques. Il se présente à eux habillé en femme et le téton à l’air, pour présider ces congrès de la prostitution. Une nuit, sous une cape de muletier, il rend visite à toutes les courtisanes de Rome. À toutes, sans faire l’amour, il donne une pièce d’or en disant : « Chut ! Que personne n’en sache rien : c’est un cadeau d’Antonin… » Il rachète, dit-on, pour cent mille sesterces une prostituée très belle et très connue qu’il respecte comme une vierge, sans jamais la toucher. Il veut même donner aux courtisanes de l’Urbs la provision de blé mise de côté pour les nécessiteux qu’entretient l’État. Il s’agit d’une réserve considérable accumulée par Septime Sévère et Caracalla pour une période de sept ans. Elle profitera non seulement aux protituées de la Ville et de la banlieue, mais aux invertis, aux travestis de la vie nocturne et à leurs employeurs ! Il ne s’agit probablement que d’un projet ou d’une boutade. Mais imaginons qu’aujourd’hui le ministre des Affaires sociales consacre son budget aux activités du trottoir… Il est vrai qu’il n’a pas sept ans d’avances. Cette sollicitude pour les filles de joie est inédite dans les annales de l’Empire et ne se reverra jamais plus. De nos jours, Héliogabale aurait créé un ministère de la Prostitution. Ce garçon a des lubies, des compassions inattendues. Un jour, par hasard, il déambule dans un marché. Le contraste entre les marchandises à vendre et les gueux faméliques qui tendent la main le bouleverse. Il s’apitoie au spectacle de la mendicité publique. Il pleure sur la misère humaine. Un autre jour, il s’interroge sur le nombre de

gens qui souffrent à Rome d’une hernie. Aussitôt, il ordonne une enquête, les fait rassembler au Palatin, les invite à se baigner avec lui dans la piscine impériale et reconnaît parmi eux des gens honorables, sénateurs ou chevaliers, qu’il a déjà vus à la cour, mais non pas dans leur plus simple appareil ! Il aime voir les gens en liberté et plaisante volontiers ceux qui se drapent dans leurs prérogatives ou leur dignité. Il inaugure pour les esclaves l’usage de dauber contre leurs maîtres à l’occasion des vendanges, en l’honneur de Bacchus ou Liber Pater, dieu de la liberté et des libertaires. Son effronterie s’affiche tout particulièrement aux dépens des graves et vieux sénateurs qu’il se plaît à désarçonner par un interrogatoire digne de consultations psychanalytiques…

26. Libertas Augusti

27. Camée

28-30. Héliogabale ; monnaies frappées à Rome vers 220

31-33. Monnaies frappées en 221-222

34-34 bis. Médaillon frappé en 222 ; au revers, le bétyle en char, derrière l’aigle

35. L’Élagabalium du Palatin désaffecté au profit de Jupiter Ultor

36. Même représentation

On a vu qu’il innovait même en matière de libéralités. Au lieu d’inonder la foule d’or et d’argent, de friandises ou autres menus cadeaux, il lui arrive de faire balancer des animaux vivants. Mais, à l’occasion, il inverse aussi les rôles en sollicitant le peuple. Quand il conduit des chars en habit vert (celui d’une faction de cochers), il demande humblement son salaire en or, comme un compétiteur ordinaire, en s’inclinant avec respect devant les arbitres et les soldats.

Car une autre façon d’être empereur, c’est jouer à ne pas l’être. Rome a connu des empereurs auriges, chanteurs, gladiateurs. Mais Héliogabale, à la différence de ceux qui s’exhibaient dans le cirque, sur le théâtre ou dans l’arène du Colisée, joue constamment, en dehors même des édifices à spectacles. Qu’il réponde aux saluts des visiteurs qui s’attroupent au Palatin, qu’il parle au peuple ou qu’il sacrifie aux dieux, toujours il cabotine, il se dandine, il danse en faisant des mines ou des mimes. Souvent, au Palais ou dans les Jardins du Vieil Espoir, il fait l’acteur dans les rôles féminins. Par exemple, il joue le Jugement de Pâris – pantomime très populaire depuis l’époque antonine, comme en témoigne Apulée au livre X de son Ane d’or. Mais Héliogabale y tient le rôle de Vénus, les joues et les yeux peints (comme pour les sacrifices à Élagabal, avec d’autres couleurs peut-être). Soudain, son voile glisse à ses pieds et, une main sur les seins, l’autre sur le sexe, HéliogabaleAphrodite s’agenouille expressivement sous son séducteur… L’empereur chante accompagné par d’aimables flûtistes. Il joue de la trompette, de la pandore (une espèce de banjo). Comme Néron, il aime à faire vibrer l’orgue hydraulique. Le théâtre lui colle à la peau et, s’il se prête aux obligations du pouvoir – pour complaire à sa grand-mère et garder les moyens de jouir –, Héliogabale ne peut y satisfaire qu’en acteur ou en baladin, en empereur-artiste qui se divertit en divertissant ses sujets. Dans la conversation ou devant le peuple, son jeu vire immanquablement au cabotinage obscène. C’est plus fort que lui : il joint le geste aux mots infâmes, sans la moindre retenue. On a parlé de « l’État-spectacle ». Le pseudo-Antonin est un homme-spectacle. Il adore les exhibitions, les déguisements, les travestis. Il se réinvente constamment, se maquille en rôtisseur, en aubergiste, en parfumeur, en proxénète… Naturellement – et suivant les tendances déifiantes de l’iconographie impériale – il s’affuble du costume et des attributs que les peintres prêtent aux dieux de la Fable. Héliogabale se produit tantôt sur un char attelé de quatre chiens ou de quatre grands

cerfs, tantôt (déguisé en Cybèle) sur un bige de lions apprivoisés, tantôt sur un bige de tigres ou un quadrige d’éléphants, dans l’appareil de Bacchus triomphant des Indiens. C’est l’époque où le dionysisme s’épanouit sculpturalement sur les sarcophages de marbre que les « clarissimes » et les hauts fonctionnaires se choisissent comme ultime demeure. L’empereur affectionne singulièrement ce dieu « libre », Liber Pater, dont les fêtes lui donnent l’occasion de défouler les vieillards de la Curie. Mais Héliogabale se fait aussi traîner en char par des femmes nues, et un camée de la Bibliothèque nationale (fig. 27) fixe peut-être le souvenir de cet exploit. Comme Sarah Bernhardt, cet original a le goût des fauves et des animaux exotiques. Il n’en nourrit pas seulement dans sa ménagerie sacrée de l’Elagabalium. Il en fait ses animaux de trait, écurie fabuleuse et bigarrée. Il aime la compagnie des serpents égyptiens. Il élève un crocodile, un rhinocéros, des hippopotames, sans parler des félidés ou des plantigrades dont il réserve la surprise à ses commensaux. Ces animaux dévorent des fortunes. Héliogabale gave ses chiens de foies d’oies, ses chevaux de raisins d’Apamée, ses lions de faisans et de perroquets. Son jardin d’acclimatation sert parfois à d’autres usages qu’aux mises en scène d’un milliardaire. Se couchant tard, il est gêné par les gens qui, au pied du Palatin, se rassemblent avant l’aube aux portes du Grand Cirque pour être sûrs d’y avoir des places. Héliogabale, agacé par le brouhaha, fait lâcher sur la foule des serpents marses qui mordent et jettent la panique. C’est plus original ou plus drôle que de les chasser à coups de bâton, comme l’ordonnait Caligula.

L’art de jouir Pour cet adolescent couronné, comme dans le rêve de nombreux autres qui n’y arriveront jamais, le pouvoir c’est d’abord celui de jouir. Avant même d’accéder à l’Empire, l’enfant – nous le savons par l’Histoire Auguste – appréciait déjà les étoffes lourdement tissues d’or. Mais quand on a le pouvoir, le plaisir devient bon plaisir ; et ce pouvoir, non content de réaliser l’imagination, la suscite ou la ravive. Héliogabale aime à répéter qu’il n’y a de vraie vie que dans la quête de voluptés nouvelles. Le désir s’use à force d’être assouvi. Il faut donc accroître, renforcer ou varier les plaisirs, inventer d’autres jouissances, inlassablement. Le fils de Soaemias s’y entend, et s’il n’avait pas fait parler de lui pour la plus grande gloire de son dieu, il aurait laissé un nom dans la galerie des Césars sybarites. On aimerait pouvoir raconter sa vie quotidienne. Mais il n’y a pas de vie « quotidienne » pour qui veut faire de chaque jour une délectation inédite. Primairement s’affiche la jouissance du luxe en soi, qui peut être une jouissance des yeux, du pur éclat des choses, mais plus communément aussi de la valeur, et une façon de s’affirmer impérialement. Le premier, Héliogabale a des réchauds d’argent, des chaudrons, des lits en argent massif, aussi bien pour manger que pour dormir. Mais comme déjà l’argent sert à plaquer des voitures, les siennes seront plaquées d’or et incrustées de pierreries. D’or aussi sera le récipient où il se déleste des excès de table. Il urine dans des vases en onyx ou dans ceux qu’on appelle « murrhins » et qui passent alors pour les plus précieux de la vaisselle impériale : porcelaines importées de Chine ? en fluorine, agate ou sardoine ? Nous l’ignorons, mais chaque pièce valait une petite fortune. Héliogabale fait saupoudrer d’or et d’argent une galerie de son palais, regrettant de ne pouvoir y semer de l’ambre. Il porte un vêtement dont chaque fil est d’or. C’est le métal impérial par excellence et

l’apanage du dieu solaire dont le char ne roule que sur du sable doré, quand il pérégrine jusqu’aux Jardins du Vieil Espoir. Mais l’empereur a une prédilection pour les joyaux. Dans sa garderobe étincelle une lourde tunique « perse » faite de pierreries. Quand l’empereur la porte, il se dit épuisé par « le poids du plaisir ». Les pierreries brillent sur sa tête auréolée d’un diadème ; elles brillent sur ses pieds : ses chaussures en peau fine sont constellées de gemmes gravées. On sait qu’il affectionne aussi les bracelets et les colliers. Il veut voir des bijoux partout. Dans les plats, il fait mêler aux légumes et autres aliments des pièces d’or, des marcassites, des grains d’ambre ou des perles à foison. Parmi les produits rares dont l’importation contribue au déficit extérieur du commerce romain compte la soie venue d’Extrême-Orient. Les plus huppés des sénateurs et leurs femmes se contentent d’étoffes retravaillées avec des fils de lin ou de coton. Mais Héliogabale, si sensible au moelleux et à la délicatesse des robes orientales, porte le premier (paraît-il) des tuniques de soie pure et ne les porte qu’une fois ! Pas question de remettre sur sa peau voluptueuse du linge lavé : « C’est bon pour les mendiants ! » dit-il, et la pauvreté lui fait horreur. Il ne remet jamais non plus les mêmes chaussures, anticipant à cet égard sur un usage de la cour impériale d’Autriche qui fatiguait la pauvre jeune « Sissi ». Il n’enfile jamais deux fois au doigt le même anneau. Il ne se baigne jamais deux fois dans les thermes qu’il fait bâtir ici ou là à grands frais, avant de les démolir. Il en allait de même (raconte l’Histoire Auguste) pour des villas, des palais, des appartements de luxe qui, comme tels, ne devaient servir qu’une fois ! Cet amour de l’unique et du neuf va de pair avec le goût de l’inédit perpétuel. Le gaspillage est une forme de jouissance. Aussi Héliogabale se plaît-il à déchirer des vêtements de prix ou à couler des navires chargés de marchandises. Aux censeurs chagrins, il répond que c’est un « acte de grandeur » ! Il n’y a de vrai luxe que dans la prodigalité paradoxale et sans limite, dans la gratuité prohibitive du gâchis. Mais

quand l’empereur jette en pâture au peuple des vases d’or ou d’argent, des habits précieux ou des animaux de toute espèce, il jouit aussi de la curée comme d’un spectacle insolite. Les recherches du confort attestent plus de raffinement. Héliogabale ne s’étend volontiers que sur des canapés bourrés de poils de lièvre ou de duvet arraché sous l’aile des perdrix, et pour mieux en jouir, il change plusieurs fois de coussins durant la soirée. Il est singulièrement et significativement sensible aux senteurs, « toujours assis parmi les fleurs et les parfums de prix » (Histoire Auguste). Ses salles à manger, ses portiques, ses lits de table sont jonchés de roses. On y trouve d’ailleurs aussi des lis, des jacinthes, des violettes ou des narcisses. Un jour qu’il a convié à déjeuner des personnalités éminentes du Sénat romain, le lit semi-circulaire est saupoudré de safran : « Le foin est à la mesure de votre dignité ! » se plaît-il à leur dire. Ses piscines sont parfumées d’onguents, de safran, préparées au vin rosat ou bourrées de roses. Il y fait même verser du vin aromatisé à l’absinthe pour boire l’eau de son bain… Le nard embaume dans les lampes à huile du Palatin ou du palais Sessorien, pour que la lumière en soit de plaisante odeur. L’hiver, pour chauffer ses appartements, il fait brûler à foison des aromates de l’Inde. Il humecte ses couvertures d’essences de raisins sauvages qui enchantent ses rêves… On prétend qu’un jour il offrit au cirque des compétitions navales dans un bassin rempli de vin ! Mais, ici encore, la passion des odeurs fortes et des exhalaisons enivrantes – encouragée par les liturgies élagabaliennes – ne va pas sans le goût sadique du spectacle que lui offrent ses sujets. Comme Néron, il a des salles à manger à plafonds coulissants d’où brusquement s’effondre une masse de fleurs, violettes et autres espèces, qui asphyxient les malheureux convives, incapables d’émerger du tas en rampant…

Jouir, c’est vivre autrement, sans égard aux conventions de l’humanité moyenne et surtout de la romanité. Héliogabale vit la nuit et dort le jour, comme les fêtards désaxés dont parle Sénèque. Il se lève donc le soir et reçoit alors les salutations des sénateurs, et dans son lit ! Il faut défier l’espace aussi bien que le temps. C’est pourquoi Héliogabale aménage au beau milieu des terres certains bassins d’eau salée où vivent des poissons de mer. C’est pourquoi il fait transporter en plein été dans son parc des montagnes de neige. Il veut même goûter par avance le luxe de sa mort, en faire une œuvre d’art ou un exploit somptueux. Tout est prévu pour le cas où il devrait mettre fin à ses jours, car il faut que cette mort soit conforme à ses goûts et aussi soignée que ses moindres plaisirs. S’il faut s’étrangler, il aura fait tresser des cordons en fins fils de soie, de pourpre et d’écarlate. S’il doit se frapper, il aura sous la main de splendides glaives en or massif. Faudra-t-il périr par le poison ? Héliogabale en a serti la matière dans une collection prestigieuse de bijoux (améthystes, émeraudes, fulgurites) qui réjouiront sa vue avant l’instant fatal. Mais si le poison est trop lent ? le coup d’épée trop faible ? ou la strangulation inachevée ? Des prêtres syriens, ses compatriotes, lui prédisent une mort violente… à frémir ! Un sybarite ne saurait laisser à d’autres le choix et les modalités de sa mort. Alors le grand-prêtre du Soleil fait bâtir une tour au pied de laquelle on disposera des tables en or incrustées de pierreries : le moment venu, il s’y précipitera, le regard ébloui par un dernier vertige. Il dit que sa mort même doit avoir du prix, une mort unique en son genre et comme on n’en verra jamais ! On doit peut-être aussi déchiffrer dans ce projet macabre une arrière-pensée cultuelle. La procession d’été qu’il fêtait en l’honneur d’Élagabal s’achevait, on s’en souvient, par la chute de riches présents que l’empereur lançait au peuple du haut des tours. Les animaux jetés vivants y rappelaient certains types de sacrifices hiérapolitains, et la mort des gens qui se les disputaient faisait tourner la fête au carnage

rituel. Mais l’or des tables est aussi la couleur du Soleil, et les joyaux peuvent y évoquer un ciel étoilé. Tout se passe comme si Héliogabale voulait faire de sa mort un sacrifice en même temps qu’un acte somptuaire, une satisfaction au dieu en même temps que des sens. Il est d’une race chez qui l’exaltation religieuse est foncièrement solidaire d’une sensualité débordante. Il veut jouir de sa mort, comme il jouissait du culte de Sol Invictus. Là où d’autres cherchent un art de vivre, il imagine un art de mourir en beauté ou dans la volupté. Les prétoriens ne lui en laisseront pas le loisir. En attendant, rien n’égale en matière d’opulence inventive les féeries de sa table.

La table et ses fantaisies fabuleuses Avant même de devenir empereur, il se dit l’émule d’Apicius, cet illustre gastronome du temps de Tibère, dont la Cuisine (De re coquinaria) bénéficia dans l’Antiquité de rééditions mises à jour et au goût du jour. Aussi certaines recettes ignorées d’Apicius, mais connues d’Héliogabale, voire inaugurées à sa table, ont-elles été intégrées au texte qui est truffé d’interpolations. Une fois au pouvoir, le grand-prêtre, qui prodigue à son dieu les meilleurs crus et les plus grasses victimes, n’est pas moins impérial envers ses convives. Il rivalise avec Néron, Othon, et Vitellius (qui ne vivait que pour le ventre). Héliogabale veut surprendre, « épater » tant par la profusion (voire le gâchis) que par la rareté inouïe, la trouvaille inédite, le piquant des « farces et attrapes ». Le luxe est de rigueur. L’empereur ne veut pas dîner pour moins de cent mille sesterces (cinq ou six cent mille de nos francs actuels !), même si en fait plusieurs de ses banquets lui coûtent trente fois moins cher à l’occasion, surtout lorsqu’il offre à ses invités – mais toujours pour les étonner – un repas de légumes ou de fruits ! Il est vrai aussi qu’il aime à majorer le prix des plats, en disant que « ça excite l’appétit ». Mais, au besoin, après avoir émerveillé ses amis par les plateaux qui défilent, il en fait jeter le contenu par les fenêtres. Pour faire plus riche également, il fait servir des petits pois assaisonnés de pièces d’or, des lentilles poivrées aux pierres précieuses, des fèves parsemées d’ambre, du riz aux perles (on en trouve aussi dans la sauce des poissons ou des champignons). Parmi les fleurs qui jonchent la table ou les lits, on découvre des joyaux que les convives ont le droit de prendre et d’emporter. Certains repas comptent jusqu’à vingt-deux services, avec des plats énormes où s’étagent en monceaux les entrailles de surmulets, les cervelles de flamants, les œufs de perdrix, les têtes de perroquets, de

faisans et de paons. Un autre jour, il fera présenter des talons de chameaux, des crêtes arrachées à des coqs vivants (il paraît que c’est meilleur), des langues de paons ou de rossignols : et l’impérial amphitryon de commenter médicalement les vertus souveraines de ces gourmandises qui préservent, dit-on, de la peste !… Un soir, il offre à ses convives six cents têtes d’autruches en rappelant savamment qu’il est prescrit aux juifs d’en manger, ou plus exactement d’en déguster les cervelles (ce qui est manifestement faux). Les barbes de surmulets frites ou rôties servent d’assaisonnement ou de garniture, en guise de cresson ou d’herbes aromatiques. À la fin du règne, il offrira dans tous les repas le plat dit « sybaritique », à l’huile et au garum (cette liqueur d’entrailles de poissons dont raffolent les Romains). Nous en ignorons la recette exacte, mais les Sybarites passaient pour l’avoir mise au point l’année même de leur effondrement sous les coups de Crotone : mauvais présage… Il invente, paraît-il, des plats qui ont fait depuis leur chemin : quenelles ou hachis de poissons divers, de crustacés (langoustes, homards, squilles ou mantes de mer) et même d’huîtres variées (ordinaires ou à écaille lisse). Le principe était trouvé des beurres d’écrevisse et des terrines poissonneuses qui agrémentent les menus de la cuisine lyonnaise. Le grand-prêtre amoureux de la pourpre et de l’or affectionne les couleurs dans leur authenticité vivante. Il savoure les poissons cuits dans une sauce vert bleuté comme l’eau de mer, où leurs écailles conservent leur teint glauque et séduisant. L’été, Héliogabale donne des banquets que différencient leurs dominantes vert foncé, vert de mer ou vert azuré. Le linge, le décor, les coussins, les plats et la sauce y composent des harmonies délicieuses sous les palmes et parmi les essences plantées dans les Jardins du Vieil Espoir. D’autres dominantes ont moins de charme et frisent la monotonie mécanique. Héliogabale imagine des dîners où tout est faisan ou de faisan (sous diverses formes), autruche, poulet, tel ou tel poisson. Ou

bien tout est fruit, légume, pâtisserie ou laitage. Plus originale est l’idée de figurer et façonner en croûte, en pâte ou en crème tous les mets censés composer un repas de gala, ce qui est encore une manière de traiter ses hôtes en végétariens. Il n’est pas question de grosses pièces de viande ou de gibier dans les menus du grand-prêtre. Il préfère la fantaisie sophistiquée, l’orfèvrerie, au sens propre et figuré du terme, puisque les bijoux servent parfois d’ingrédients ! Le goût du paradoxe réveille le goût tout court et renouvelle constamment les effets. On ne mangera pas du poisson au bord de la mer : Héliogabale n’est pas « Monsieur Tout-le-monde » ! Les produits marins ont plus de saveur loin des rivages, en pleine campagne. L’empereur en fait servir – et des plus rares – aux paysans du lieu, les gavant de laitances de murènes et de loups de mer. Il invente des recettes de vins parfumés : au pouliot (sorte de menthe) ou à la résine de lentisque. Il nuance le vin rosat avec des graines de pin broyées. Mais la recherche infatigable et passionnée du « neuf » s’épuise avant d’épuiser le prince. Une manière de surprendre à une table où tout change tous les jours est précisément de ne pas changer quelquefois : ainsi pendant dix jours Héliogabale offrira trente tétines de truies avec leur vulve, invariablement ! Mais il n’a garde d’insister. Alors, faute de pouvoir varier davantage les effets, les repas ou les mets, il a l’idée d’en varier le cadre, le lieu, avec autant de stations que de services. Déjà Vitellius avait accoutumé de s’attabler trois ou quatre fois le jour et jusqu’à la nuit, en s’invitant successivement chez plusieurs sénateurs. Héliogabale renchérit sur cet exemple et organise des repas itinérants : on mangera les hors-d’oeuvre chez l’un, une entrée chez l’autre, un plat chez un autre, au Capitole, au Caelius, dans le Trastevere ou ailleurs. Entre les différents services, on prendra le bain… et des femmes. Une journée entière n’y suffira pas, mais le mouvement et le reste exciteront les appétits blasés.

On a vu que certains dîners étaient dominés par une couleur, d’autres par une chair de poisson ou de volatile. Héliogabale imagine de varier aussi les convives d’un jour à l’autre, sous différentes rubriques. Les soupers familiers étant de neuf couverts, il invite un soir huit chauves, le lendemain huit borgnes, un autre soir huit podagres ou huit sourds, huit nègres, huit grands ou huit gros (qui, tenant avec peine sur les sofas en demi-cercle de la table impériale, suscitent par leur gêne l’hilarité générale). Il propose à ses convives des concours gastronomiques pour l’invention de nouvelles sauces et de nouveaux assaisonnements. Quand une recette a l’approbation du jury, l’inventeur y gagne une robe de soie. Mais si la recette a déplu, le candidat malheureux est condamné à consommer son plat jusqu’à ce qu’il en ait trouvé un meilleur. Héliogabale comble ses hôtes de cadeaux, fidèle en ce point à la tradition romaine des apophoreta. Mais sa générosité et son ingéniosité gamine le singularisent plus ou moins agréablement. Parfois, il donne aux invités tout le service d’argenterie qui est sur la table, les vases, les coupes et le reste. Il offre aussi des eunuques, des mulets, des chevaux tout caparaçonnés, des litières ou des voitures richement décorées. Certains convives repartent avec mille pièces d’or ou cent livres d’argent. L’empereur promet jusqu’à mille livres d’or, à défaut d’un phénix, cet oiseau d’Égypte qui passe pour renaître de ses cendres et qui, sur les monnaies, symbolise l’éternité. C’est un adorateur mythique du Soleil, dont rêve peut-être l’adorateur mystique de Sol Invictus… Aujourd’hui, on promettrait un merle blanc. Toujours en quête d’animation et de largesses éblouissantes ou décevantes, Héliogabale institue des loteries. Les lots sont inscrits sur le dos des cuillers : on tire dix chameaux ou dix mouches, dix livres d’or ou… de plomb, dix autruches ou dix œufs de poule ! Il en fait autant avec les spectateurs les jours où il préside des jeux au théâtre, au cirque ou à l’amphithéâtre : on y gagne dix ours ou dix loirs, dix livres

d’or ou… dix laitues ! Les acteurs tirent au sort une livre de bœuf ou cent pièces d’or, mille pièces d’argent ou cent de bronze, ou bien des chiens crevés ! Héliogabale rit aux éclats et tout le monde s’amuse. Le peuple est ravi. Les repas sont par eux-mêmes divertissants, sans préjudice des distractions dont l’empereur les assortit. Ce cabotin couronné a besoin de spectacles et de sensations fortes. Dans son amphithéâtre de cour, au palais Sessorien (fig. 24), il se fait dresser une salle à manger où il peut savourer à la fois ses poissons en sauce « eau de mer » et la vue des condamnés qui s’entretuent ou des chasseurs qui affrontent les fauves d’Afrique. Il lui arrive aussi de s’offrir des combats de gladiateurs ou d’athlètes avant le repas, pour se mettre en appétit. Enfin, souvent dans les Jardins du Vieil Espoir, il mange en regardant des courses de chars. Et comme cela ne suffit pas à créer des surprises, pour mettre encore un peu plus d’imprévu dans le spectacle, il enjoint brusquement à un convive (sénateur et âgé de préférence) de descendre sur la piste, afin de participer à la compétition.

Espiègleries S’il aime éblouir ses hôtes – et sans compter – il aime encore davantage s’amuser à leurs dépens et s’offrir le spectacle de leur déconvenue ou de leur panique. Certains repas sont assaisonnés d’humour ou plutôt de drôleries, voire de bouffonneries que les convives jouent parfois sans le savoir, pour la plus grande joie du grand enfant. Mais Héliogabale a également, comme certains enfants, le goût de la farce cruelle et même criminelle. Il fait installer des lits soutenus par des outres pneumatiques que ses esclaves ont ordre de dégonfler pendant le dîner : si bien que certains convives se retrouvent pour finir au pied de la table ! Un commentateur a relié ce genre de plaisanterie symposiaque à la coutume orientale (voire extrême-orientale) de manger assis par terre… Habitués aux raffinements les plus exquis, les hôtes du Palatin font la grimace à l’empereur quand il leur fait présenter sur d’énormes plateaux d’argent un monceau de rats, de souris ou de belettes… Il innove aussi volontiers par des repas fictifs. Quelquefois, en effet, on débute par des mets qui font saliver. Mais, au second service, les invités se voient servir des viandes ou des poissons en cire, en bois, en terre cuite, en ivoire, en verre, en marbre ou en calcaire (comme jadis les convives de Caligula avaient droit à des pains en or), pendant qu’Héliogabale se régale de plats bien réels et savoureux. Les malheureux n’osent protester. Ils ont au moins le droit de boire et de se laver les mains après chaque service, comme s’ils avaient mangé ! Dans certains cas, ils n’ont droit qu’à des images de plats alléchants, des tablettes peintes en façon de natures mortes, comme celles qu’on trouve sur les fresques pompéiennes. Parfois aussi, ils doivent se contenter d’admirer des sujets brodés ou tapissés sur de luxueux napperons où figurent tous les mets d’un dîner somptueux.

Quand l’empereur ne jouit pas malignement de leur fringale, il se réjouit de leur frayeur. Tout commence normalement (c’est-à-dire brillamment), lorsqu’au deuxième ou troisième service, les convives voient arriver plusieurs hôtes de dernière minute : des lions ou des léopards qui viennent gentiment se coucher à leurs pieds ou leur en lécher les doigts. Il s’agit de bêtes soigneusement dressées par les dompteurs du palais, mais qui n’en coupent pas moins l’appétit aux invités ! Une nuit, quand ils sont bien gavés et noyés dans l’ivresse, Héliogabale les fait enfermer dans une chambre voisine où les dompteurs lâchent les fauves au beau milieu de la nuit : lions, léopards, ours bruns, tous inoffensifs naturellement. Mais quand l’odeur, l’haleine ou le rugissement de ces grosses bêtes les réveillent en sursaut, beaucoup se trouvent mal et en meurent d’émotion. Une autre fois, l’empereur boucle ses amis dans un gîte nocturne en compagnie de négresses décaties, après leur avoir promis des heures merveilleuses en compagnie des plus belles femmes. Il y a du sadisme chez cet enfant gâté pour qui le pouvoir est un gros jouet. D’après l’Histoire Auguste, il aurait eu l’idée d’attacher certains de ses « parasites » (habitués de la table impériale, mais souvent de condition modeste) à la roue d’un moulin qui les faisait alternativement plonger sous l’eau et remonter en l’air. Il les appelait ses « chers Ixions », en souvenir du séducteur de Junon que Jupiter avait condamné à tourner sans relâche dans les Enfers. Héliogabale a des plaisanteries moins cruelles, mais tout aussi déconcertantes pour ceux que font vivre ses faveurs. On sait que les riches protecteurs ou « patrons » pensionnent leurs « clients » par des cadeaux en argent ou en nature, et nous avons vu que l’empereur versait volontiers dans la libéralité folle, par vanité ou divertissement. Mais, à titre d’émoluments annuels, il envoie éventuellement à ses « parasites » des bocaux de grenouilles vivantes, de serpents ou de

scorpions ! A cette fin, il fait mettre en conserve et en vases des mouches qu’il appelle ses « abeilles apprivoisées ». Un jour, il lui prend fantaisie de rassembler au Palatin toutes les toiles d’araignées qu’on trouvera dans la Ville. Des esclaves impériaux sont commis à cet emploi. Ils sont chargés d’en apporter moyennant récompense des ballots entiers. On prétend qu’Héliogabale réussit à en faire entasser jusqu’à dix mille livres romaines (soit plus de trois tonnes). Ce qui lui donne lieu de proclamer : « On peut juger par là de la grandeur de Rome… ! », façon de moquer les vieilles barbes de l’opposition traditionaliste, mais spectacle assez peu ragoûtant pour les convives.

Toutes ses femmes…. et ses hommes Varier les plaisirs, c’est aussi changer de femme. Il en a répudié une première en 220. On a vu que, transporté d’amour pour la Vestale (peut-être entr’aperçue à l’occasion du « holdup » des reliques), il se flattait d’en avoir un jour des enfants divins : coup de foudre sans lendemain et sans effet. Aquilia Severa est renvoyée à son tour au profit d’Annia Faustina qui descend de Marc Aurèle, mais qui devait sentir sa bréhaigne quadragénaire. Elle ne tient pas longtemps non plus. Héliogabale en prend une autre, ou deux, avant de revenir à Severa. Si l’on en croit Dion Cassius (qui n’en parle que par ouï-dire, puisqu’il se trouvait alors en Asie Mineure), le grandprêtre aurait eu cinq femmes en moins de trois ans et se serait marié six fois, puisqu’il renoue avec sa Vestale. D’après Hérodien, il n’en connut que trois. Cependant le remariage avec Severa autorise au moins à lui imputer la moyenne honorable d’un mariage par an ! Mais les épouses ne le contentent pas. Selon son biographe de l’Histoire Auguste, jamais il ne couche deux fois avec la même femme (sauf la sienne). Il fait rechercher les plus belles de Rome et d’Italie pour se faire tirer nu en char par deux, trois ou quatre femmes également nues. Il se baigne en leur compagnie ou avec d’autres. Il tient à les épiler lui-même avec un onguent qui sert ensuite à lui faire la barbe. Il ne se déplace qu’avec un équipage de voitures, par centaines (diton), qui véhiculent un peuple de courtisanes et d’entremetteuses, sans parler des mignons ou des favoris bien membrés. À cet égard, le voyage du bétyle jusqu’à Rome avait pu faire figure de bacchanale, en avantgoût de celles dont Héliogabale et sa mère passent pour avoir fêté quotidiennement les orgies nocturnes, au Palatin ou dans les Jardins du Vieil Espoir. La chronique scandaleuse de la Vita Heliogabali lui attribue l’aménagement de lupanars au palais impérial. Si le prince ouvre ses

thermes privés au public, c’est évidemment pour voir du monde dans le plus simple appareil et sélectionner au besoin quelques beaux sujets. Dion Cassius l’accuse de s’enfermer avec toutes sortes de femmes pour y cultiver tous les raffinements de la turpitude. L’Histoire Auguste met à son compte l’imagination de débauches qui surpassaient de très loin les « spintries » de Tibère, de Caligula ou de Néron, mais sans assortir ces ragots de références à des faits précis. Il est vrai que le sujet est trop scabreux pour qu’on ait cru devoir y insister. En pareil cas, les sousentendus en disent plus long que les gravures graveleuses d’une édition illustrée. Mais toutes ses femmes ne suffisent pas à l’insatiable adolescent, ou plutôt il voudrait pouvoir être à toutes et à tous. On lui prête l’idée que « l’avantage majeur de la vie est de paraître digne et capable d’assouvir la débauche du plus grand nombre possible… ». Quel programme ! Un programme d’une générosité vraiment « démocratique ». On comprend l’intérêt qu’il porte aux prostituées. Curieusement, Dion Cassius affirme qu’il n’avait pas besoin des femmes qu’il enfermait avec lui dans les chambres du palais, qu’il ne les désirait pas, mais qu’il s’initiait à leurs manières « pour imiter leurs actes en couchant avec des galants ». Alors une cour d’homosexuels, qui se vantent d’avoir des « maris », s’agglutine autour de l’empereur sous prétexte de l’informer et de le conseiller. Héliogabale se veut à la fois « époux et épouse ». Il tombe amoureux d’un esclave carien, Hiéroclès, ancien mignon de Cordius (l’aurige devenu préfet des vigiles). Il assistait aux courses de chars dans le cirque, lorsqu’il voit Hiéroclès culbuter au tournant de la piste : son casque roule à terre, mettant à nu un beau visage fin et glabre encadré de cheveux blonds. C’est encore un coup de foudre. On fait venir la mère de l’aurige qui compte désormais parmi les femmes de consulaires. Hiéroclès devient non seulement favori en titre, mais mari du prince et mari jaloux. L’empereur lui embrasse le sexe en déclarant

qu’il célèbre ainsi les Floralies (fête des courtisanes). Mais il joue à la femme dévergondée, pour le plaisir d’entendre des injures et même de se faire battre. Il porte la marque des coups autour des yeux et il en fait étalage. Il en chérit davantage Hiéroclès qu’il veut nommer « César » : rien de moins que prince héritier ! On conçoit l’affolement de la grand-mère qui risque d’y perdre le pouvoir chèrement reconquis à Émèse… On imagine aussi le dépit de la tante Mammée qui compte bien succéder à la grand-mère ! Maesa ne peut s’empêcher de faire à l’empereur des remontrances. Il rétorque par des menaces, et le souvenir du pauvre Gannys incite la vieille dame à réfléchir en gagnant du temps. Héliogabale joue donc à l’épouse, le visage fardé comme une fille de joie, les cheveux délicatement serrés dans une résille et ornés d’un diadème à pierreries, le corps soigneusement épilé et dans le travesti qu’il revêt pour haranguer les courtisanes en assemblée générale. Il se fait appeler « impératrice » et porte désormais le nom de Bassiana. Mais voilà qu’Hiéroclès a un rival dans la personne d’Aurelius Zoticus, fils d’un cuisinier. C’est un athlète que les prospecteurs de sujets bien membrés, envoyés en mission dans les provinces, lui ont déniché à Smyrne. Il est amené à Rome en grande pompe, avec plus de faste encore (paraît-il) qu’on n’en avait déployé pour la réception de Tiridate, roi d’Arménie (sous Néron), ou d’Abgar IX, roi d’Osroène (sous Septime Sévère). Nommé chambellan, couronné de feuillage comme un triomphateur, il fait son entrée dans Rome à la lueur des torches. À son arrivée au palais, Héliogabale s’avance vers lui sur un pas de danse vivement cadencé, comme dans un numéro de pantomime. « Empereur, mon maître, salut ! – Ne m’appelle pas maître », répond le grand-prêtre en infléchissant la tête, avec une œillade à ravir : « Je suis ta maîtresse ! » Et aussitôt il se baigne avec l’athlète, se couche à ses pieds, mange sur son sein comme une femme aimante et aimée… Il l’épouse.

Zoticus règne donc comme le « mari » de Madame Héliogabale. Il parle au nom du prince, trafique éhontément de son influence virile et empoche des gains énormes pour la « fumée » qu’il distribue à plaisir, faisant peur aux uns, promettant aux autres, trompant tout le monde moyennant finance. Cette fois, ce n’est plus seulement Maesa ou Mammée, c’est Hiéroclès qui s’affole, car il est en train de perdre sa place ! Mais il s’est acquis assez de partisans et d’amis dans la domesticité impériale pour gagner la partie. Des échansons font boire à Zoticus une drogue antiaphrodisiaque, et l’athlète manque à ses devoirs conjugaux élémentaires… Une seule nuit de déception impériale lui vaut d’être démis, dépouillé, chassé du palais, de Rome et même d’Italie. On renvoie l’indigne époux dans ses foyers smyrniotes, ce qui lui sauvera la vie ; car les gens de son espèce payeront aussi cher que « l’anarchiste couronné ».

Subversion impériale Luxe et luxure, paradoxe et démesure, théâtre et antinature : Héliogabale ne règne que pour vivre autrement ou pour « offusquer » l’Histoire, suivant le mot d’Antonin Artaud. Aussi ses monnaies diffusentelles le slogan Libertas Augusti, « Liberté de l’Empereur » (fig. 26). Mais s’il peut bafouer aussi énormément l’Empire romain, c’est parce qu’il en détient le monstrueux pouvoir. Il faut être empereur pour nier l’imperator. En tant qu’imperator, Héliogabale est général en chef et général victorieux. Or l’adolescent, promu par une révolte militaire à un pouvoir qui est historiquement et foncièrement d’essence militaire, rejette les surnoms rappelant « la guerre et le sang », content des épithètes de « Pieux » et d’« Heureux » (Pius Felix), qui proportionnent les grâces divines non pas à la vaillance du soldat, mais à la dévotion du prêtre. Toutefois, ses monnaies n’oublient ni Mars ni la « Victoire d’Antonin » (sur le meurtrier de son « père » et ses complices). D’autre part, ce fils présumé de Caracalla bénéficiait au départ d’un préjugé favorable dans l’armée. C’est pourquoi le futur empereur Maximin, ce berger thrace dont la force physique avait ébloui Septime Sévère et que l’avènement de Macrin avait détourné de la carrière militaire, vient spontanément offrir ses services à Héliogabale. Imaginons un instant la rencontre de ce costaud puissamment musclé, qui mettait knock-out l’un après l’autre et sans souffler les plus robustes gars d’une légion, avec le mol adolescent : « On dit, Maximin, que tu as naguère épuisé la résistance de seize, de vingt, de trente soldats : peux-tu en faire autant – je veux dire trente fois – avec une femme ?… » L’autre, interloqué, veut de nouveau quitter l’armée. Les amis d’Héliogabale, qui a tout intérêt à ménager l’illustre champion, réussiront à l’en dissuader, et Maximin sera promu tribun. Mais il prend ses distances avec le pouvoir, et il n’est pas le seul.

L’empereur a un comportement qui le coupe du support institutionnel de l’imperium. Pourtant il passe pour avoir eu le dessein de faire campagne contre les Marcomans, un peuple germanique d’Europe centrale que Marc Aurèle avait battu cinquante ans plus tôt : comme si Héliogabale voulait concurrencer la gloire de celui dont il usurpe les noms, M. Aurelius Antoninus ! Mais, significativement, il retient l’aspect magico-religieux de cette affaire. Marc Aurèle ayant eu recours, paraît-il, à des devins et aux théurges chaldéens pour neutraliser ces Barbares, l’adorateur du fétiche émésien cherche à connaître la nature exacte des enchantements et des consécrations appliquées à cette fin, pour en annuler les effets et, rallumant la guerre, défaire les Marcomans par les mêmes moyens occultes. Ainsi pourra se vérifier l’oracle disant qu’un Antonin les pacifiera définitivement. Le secret est bien gardé, dit-on. Cette histoire est sujette à caution et peut nous être parvenue plus ou moins déformée. Mais on constate, ici encore, que chez Héliogabale le prêtre prévaut sur l’imperator. Cependant la désinvolture, les caprices, les fantaisies et les fantasmes que veut vivre l’adolescent perverti par le pouvoir discréditent à la fois le prêtre et l’imperator. En contradiction avec l’avilissement de sa propre autorité, peut apparaître le rite d’adoration qu’Héliogabale aurait inauguré dans le cérémonial des audiences impériales. Au lieu d’être salué suivant la mode traditionnelle, c’est-à-dire embrassé d’égal à égal par les sénateurs et les amis de rang équestre, il les aurait reçus assis sur un trône comme les rois de Perse, pour agréer le respectueux baiser de sa pourpre. Mais en jouant cette comédie (s’il l’a jamais jouée), Héliogabale ridiculisait ceux-là même qui incarnaient les valeurs traditionnelles. Avilir un pouvoir qu’on fait respecter, c’est avilir tous ceux qui ne feignent de le respecter que pour conserver leurs propres prérogatives, mais qui par là-même se déconsidèrent. L’empereur se plaît ainsi à les humilier. Il se peut aussi qu’il ait voulu faire adorer en lui le sacerdoce du Soleil Invincible. En fait, le biographe de Sévère Alexandre semble n’avoir

imputé l’adoratio à Héliogabale que pour diffamer celle qu’on célébrait à la cour des empereurs chrétiens. Sur ce point également, l’intolérance monothéisante apparaissait solidaire d’un despotisme outrancier, à l’orientale. L’empereur mine l’autorité de l’imperator. Ce qui n’empêche pas l’Empire de « tourner », comme on dit. Que telle administration soit « coiffée » par un perruquier, un champion de course ou un cuisinier, ses rouages sont assez bien huilés depuis un ou deux siècles pour fonctionner correctement, malgré tous les soubresauts événementiels. Grâce à la routine et à la vitesse acquise, la machine marche pour ainsi dire toute seule. Le monde romain vit en paix, et probablement ses derniers beaux e jours, avant la crise du III siècle dont les prodromes affleureront sous le règne du cousin et successeur d’Héliogabale, Sévère Alexandre. La plèbe urbaine dévore avec le « César fou » et ses « roués » l’or que Caracalla, malgré ses complaisances envers l’armée, avait laissé dans les caisses. La jouissance du gâchis financier est révolutionnaire, de même que les défoulements d’Éros. Avec les contestataires marcusiens, le fils de Soaemias aurait dénoncé la répression « bourgeoise » du sexe. Mais quel sexe dans le cas précis du grand-prêtre ?

Chapitre VI

UN CAS PSYCHANALYTIQUE ? Ce

désir d’assouvir tous les désirs (ou d’en inventer),

d’expérimenter toutes les délices et tous les vices fait songer à certains courants de la gnose qui fleurissent aux époques antonine et sévérienne. Si Héliogabale n’était pas le grand-prêtre du bétyle émésien, on serait presque tenté de le croire et de le dire carpocratien. Carpocrate et son fils Épiphane – encore un enfant, mais prodige et philosophe, mort à dix-sept ans avec les honneurs de l’apothéose – avaient fondé un siècle plus tôt une secte qui prospérait et que combattait Hippolyte au temps d’Héliogabale. Leur doctrine combinait le défoulement systématique avec la métempsycose. Elle enseignait que « les âmes passent d’un corps dans un autre jusqu’à ce qu’elles aient commis tous les péchés possibles ». Elles ne remontent à Dieu, sauvées et délivrées, qu’après s’être livrées à tous les vices. Elles ne s’acquittent qu’en se libérant par la satisfaction des instincts dont l’homme est porteur jusqu’à l’épuisement intégral des turpitudes imaginées ou imaginables. Le cycle douloureux des réincarnations ne sert pas, comme dans la perspective orphico-pythagoricienne, à purger la peine des fautes antérieures par une ascèse expiatrice, mais – tout au contraire – à jouir de toutes les débauches pour s’en libérer. « Ils ont à ce point lâché la bride à l’aberration qu’ils prétendent avoir

toute liberté de commettre toute action qui leur plaît, impie ou athée » (Irénée de Lyon). Pour les Carpocratiens, il n’y a plus ni mariage, ni propriété. Tout leur est permis. La morale relève à leurs yeux d’une opinion arbitraire et de la convention sociale. Elle n’a aucun fondement ni religieux, ni philosophique. Et les Carpocratiens d’invoquer en faveur de leur communisme érotico-libertaire l’exemple du Soleil qui « brille également pour tous les êtres ». Ils le voient tous en commun, car il ne fait aucune acception de riche, de mendiant ou de souverain, d’insensé ou de sage, de femme ou d’homme, libre ou esclave… Le Soleil fait pousser la pâture pour la jouissance commune de tous les animaux, et sa justice est répartie entre tous en commun et à égalité… Dieu a mis dans les êtres mâles un désir puissant et impétueux de propager l’espèce, et aucune loi, aucune coutume ne saurait l’exclure du monde. C’est une « institution de Dieu » (Clément d’Alexandrie). Communauté des femmes, union libre, rassasiement de tous les appétits qui sont autant d’appels divins : telle est la voie du salut pour ces chrétiens hétérodoxes qui auraient fait la fête avec Héliogabale en mai 1968. Cette thérapeutique fondée sur le défoulement effectif et collectif est étonnamment moderne et déjà psychanalytique. Chronologiquement, elle coïncide avec une période d’abondance – ABVNDANTIA AVG(usti) sur les monnaies d’Héliogabale – et de surconsommation gaspilleuse, qui engendre à la fois les frustrations et le dégoût. Héliogabale émerge dans l’Histoire comme le scandale le plus voyant de la galerie impériale, avec des énormités proportionnelles à son pouvoir. À certains égards, il est assez typique d’un moment et d’un contexte de l’humanité sévérienne pour que son cas ne doive pas paraître exceptionnel. S’il a trouvé tant de

complices au Palatin, voire tant de complicités dans les masses cosmopolites de la Ville en fête, ce n’est pas seulement en raison de la servilité populaire ou des courtisaneries intéressées. Héliogabale a incarné, semble-t-il, et animé un instant de folie (ou de bonheur ?) le dernier peut-être avant les invasions et le désastre. Mais l’anarchiste couronné pose néanmoins à l’analyse anthropologique et psychologique des problèmes singuliers. Son comportement sexuel, en particulier, a surpris quelquefois, non pas tant par les turpitudes dont d’autres empereurs (comme Caligula ou Néron) ont donné d’aussi flagrants exemples, que par certaines contradictions apparentes qui déconcertent les classificateurs et les théoriciens.

Les visages d’Héliogabale Les données de l’historiographie sont d’époques et de valeurs inégales. Il faut toutes les prendre en compte, mais avec un traitement approprié à chacun des textes. Cependant, il convient d’abord de regarder les portraits qui nous mettent face à l’homme : bustes en marbre (?) et surtout effigies monétaires, avers de quelques rares médaillons, images souvent plus directes et plus authentiques de l’individu, qui sont l’œuvre de graveurs insoucieux d’idéalisation ou de complaisance. On est surpris de lire sous la plume de J. Babelon, dans un ouvrage (d’ailleurs estimable) sur le Portrait dans l’Antiquité d’après les monnaies, que « les effigies médiocres » d’Héliogabale « nous disent peu de chose sur l’étrange beauté et sur la démence du prêtre du Soleil d’Émèse ». Le même auteur a, certes, raison d’affirmer dans ses Impératrices syriennes que les profils frappés au droit des monnaies de Rome et d’Antioche déçoivent les lecteurs d’Hérodien parlant du charme de l’enfant. C’est particulièrement vrai des pièces émises en Orient, tout juste après son avènement. Mais l’œil enjôleur qu’a le jeune empereur sur les effigies proprement romaines de 219-220 évoque bien quelque chose de la séduction qu’il pouvait exercer (fig. 28-30). Il est bien vrai aussi que sur un médaillon de 222, il a « les traits lourds et vulgaires » (fig. 34). Mais il importe de distinguer les émissions. À Rome même, elles nous permettent de suivre pas à pas, pour ainsi dire, les étapes d’un vieillissement prématuré : un visage qui se flétrit. J. Réville n’a pas tout à fait tort d’écrire que « cet adolescent […] porte, jusque sur ses bustes, les traces de l’hébétement causé par une vie contre nature ». Mais il pense et nous réfère au buste du

Louvre, qu’il interprète à sa manière. M. Yourcenar trouve que « la petite gueule sournoise d’Élagabale […] répond davantage au jeune dévoyé de Lampride [son prétendu biographe dans l’Histoire Auguste] qu’au débauché mystique des amateurs d’histoire romancée ». Mais, apparemment, elle fait allusion aussi au seul buste du Louvre. Trop souvent, on a le tort d’arrêter son regard sur une ou deux effigies, sans tenir compte de toutes les faces et de toutes les phases du personnage, de sa persona, de tous ses masques changeants et presque mouvants. Or l’iconographie d’Héliogabale est d’une extrême variété, qui est à la mesure même de sa mobilité d’enthousiasme ou de concupiscence, de son impatience de vivre et de jouir autrement. F. Altheim a esquissé de l’empereur un portrait synthétique où s’entremêlent citations d’E.T. Lawrence et allusions à tels bustes, comme celui du musée Capitolin, où l’historien allemand déchiffre « quelque chose du calme et de la méditation orientale », un « regard perdu dans le rêve ». Mais il nous renvoie aussi aux profils monétaires où affleure « une sensualité bestiale et primitive », effectivement discernable sur les avers de 221-222 (fig. 31-33). Pourtant cette analyse reste dominée par la tension entre ascèse et luxure, hédonisme et mysticisme, qui caractériserait foncièrement le Sémite d’après E.T. Lawrence. La documentation est plus complexe et pose même parfois des problèmes d’identification. Car ni le buste du Louvre, ni celui du musée Capitolin ne représentent indiscutablement Héliogabale. Un éminent spécialiste de l’iconographie impériale, H.P. L’Orange, a cru naguère pouvoir reconnaître le grand-prêtre dans une tête conservée à Oslo, qui nous le montrerait au début de son règne, avec les traits d’une « vitalité pour ainsi dire animale ». Malheureusement l’identification ne s’impose pas, et M. Wegner l’a

pertinemment contestée. Aucun portrait en marbre du pseudoAntonin parmi la trentaine de ceux qu’abritent les musées européens (outre la tête trouvée à Philippeville) n’est même authentifié unanimement comme tel. La condamnation de la mémoire (damnatio memoriae) d’Héliogabale aura très probablement abouti à la destruction systématique de toutes ses statues, à Rome et ailleurs. Il faut donc s’en tenir aux monnaies. Tandis que les premières frappes d’or et d’argent consécutives à la proclamation de l’enfant-prêtre soulignent l’ardeur déjà exorbitée du regard, les joues et les lèvres pleines, une avidité sûre d’ellemême et sans complexe (fig. 16-19), les monnaies émises à Rome après la reconnaissance du Sénat lui donnent un profil caracallien sans rapport avec celui des effigies d’Antioche, pour conférer au nouveau César la légitimation dynastique du faciès, suivant les instructions probables de Julia Maesa qui garde dans l’Urbs des amitiés solides. Des portraits-modèles ont dû être envoyés d’Orient aux responsables de la Monnaie centrale, mais on peut supposer que Maesa et Gannys les auront fait retoucher à la ressemblance de Caracalla, afin de confirmer les Romains dans l’assurance de retrouver prochainement un petit-fils de Septime Sévère. Ces images d’une filiation adultérine devaient soutenir l’attente et l’impatience dont nous parle l’Histoire Auguste. Sur les sesterces qui, en 219, célèbrent l’arrivée dans l’Urbs de l’Auguste régnant (Adventus Augusti), on constate une mutation : le passage d’une portraiture encore sensiblement caracallienne à des profils véristes. Avec des espèces qui roulaient de main en main, on ne pouvait plus tromper les Romains sur un visage directement exposé désormais à leurs regards. D’une façon générale, les coins monétaires gravés à l’effigie d’un empereur présent à Rome ne fardent jamais la réalité physionomique de l’individu.

Dès juillet 219, l’émission des espèces glorifiant l’Adventus fait connaître d’Héliogabale un profil négroïde, avec la lippe épaisse, la bouche concupiscente, un peu tordue quelquefois (comme celle de sa mère Soaemias), presque méprisante, avec les ailes du nez bien marquées, dilatées et typiques d’un adolescent fortement sensible aux voluptés olfactives (fig. 27). Ensuite, dès 220, les paupières s’alourdissent ; les lèvres sont toujours plus sensuelles, souvent avec une commissure assez caractéristique à gauche, celle qu’on remarque sur les portraits de Soaemias (fig. 13), et où s’exprime une sorte de rictus, un ricanement de défi que d’aucuns trouveraient satanique. L’empereur a l’œil ardent et gourmand (fig. 28-30). En 221 apparaissent des favoris, une moustache fine, puis une barbe duveteuse ou barbula qui ne rejoint pas vraiment la moustache, système pileux inégal, moins dense que « dandy », mais qui relativise certaines données de la tradition littéraire. Aussi bien l’Histoire Auguste que Dion Cassius affirment, en effet, qu’Héliogabale se rasait complètement, afin de ressembler à une femme… Les effigies monétaires et les médaillons de 221-222 démontrent qu’alors il affiche au moins un semblant de virilité. Mais l’homme a varié, comme ses portraits. Sur les avers de 222, on décèle une expression de fatigue, presque de tristesse. Sous les yeux s’arrondissent et se gonflent des poches qu’avoisine l’enflure friande des narines. Une ride se creuse sous la pommette saillante, au-dessus de la bouche qui fait une sorte de moue toujours affamée. L’œil reste fortement allumé, presque vorace encore, parfois hagard. Sur certains exemplaires, on déchiffrerait quelque chose de tragique, le regard effaré de la bête traquée (fig. 29-31). Mais sur d’autres, l’œil peut sembler rêveur, et plusieurs effigies esquissent comme un sourire narquois.

Caractérologie Ces données, complétées par toutes celles que nous livre e e l’historiographie des III et IV siècles, nous aident à cerner quelques traits fondamentaux dans la personnalité d’Héliogabale. Un caractérologue le classerait parmi les « nerveux », c’est-à-dire dans la même catégorie que Baudelaire, Musset, Poe, Verlaine, Heine, Chopin et Stendhal. Voici la définition que G. Berger donnait de ce caractère « émotif – non actif – primaire » : « D’humeur variable, ils veulent étonner et attirer sur eux l’attention des autres. Indifférents à l’objectivité, ils ont le besoin d’embellir la réalité, ce qui va du mensonge à la fiction poétique. Ils ont un goût prononcé pour le bizarre, l’horrible, le macabre et, d’une manière générale, le “négatif”. Travaillent irrégulièrement et seulement à ce qui leur plaît. Ont besoin d’excitants pour s’arracher à l’inactivité et à l’ennui. Inconstants dans leurs affections, vite séduits, vite consolés. Valeur dominante : le divertissement » (Traité pratique d’analyse du caractère, p. 33). Le même caractérologue insistait sur l’importance du masque et de la mystification dans le comportement des « nerveux ». « Je voudrais être ce monsieur qui passe », dit le Fantasio de Musset. « Je veux me déguiser en vaurien », écrit Heine dans un de ses Sonnets à la fresque. Les nerveux ont une inextinguible soif du nouveau, comme le Baudelaire des Fleurs du mal qui, en faisant ailleurs l’éloge du maquillage, donne raison à Héliogabale, toujours peint et grimé. Les nerveux ont aussi le « démon de la perversité », comme le marquait fortement R. Le Senne dans son Traité de caractérologie : goût de la grossièreté, de l’obscénité, de la cruauté, voire du

sadisme. Ce qui n’exclut pas – tout au contraire – le dilettantisme et le raffinement, voire la poésie, les préciosités ou les sophistications de la sensualité et de l’érotisme. Il n’est pas jusqu’aux éclats de rire brusques et bruyants d’Héliogabale en plein théâtre – où « l’on n’entendait que lui », nous apprend son biographe de l’Histoire Auguste – qui ne coïncident exactement avec un trait typique des nerveux. Cependant l’individu dépasse cette typologie. Les circonstances de la vie, et notamment le destin historique nuançent, majorent ou exaspèrent certains traits du caractère. Le pouvoir absolu – vin terrible – au prince comme au paysan – Il enivre Héliogabale Comme il rend fou Mazaniel. (V. HUGO) Tous les nerveux ne sont pas ou ne deviennent pas empereurs. Mais « les raffinements dans les plaisirs comme dans les cruautés sont une affirmation de la puissance » (Stefan George, Algabal). L’hérédité et telles particularités congénitales ou accidentelles modifient également les données de base. Mais on a pu affirmer – c’est une des thèses plausibles de J. Stuart Hay – que chez Héliogabale des instincts ataviques pervertis avaient été aggravés par la détention du pouvoir. Il faut ajouter qu’il a perdu son père lorsqu’il avait treize ans, à la jointure fragile de l’enfance et de l’adolescence, avant d’atteindre sa puberté. Les garçons orphelins de père et qui se retrouvent, comme Héliogabale, enserrés dans le maillot matriarcal, réagissent très

différemment les uns des autres. Alexianus – l’enfant sage – est lui aussi privé de son père, mais il l’a perdu avant une crise de croissance qu’il ne connaîtra jamais, à l’ombre d’une mère plus répressive que l’aïeule Maesa. Au contraire, Héliogabale rejette toute espèce d’autorité, et le pouvoir impérial lui assure les moyens de cette liberté. On peut dire alors que « l’enfant sans père devient un adulte sans maître » (A. Mitscherlich), ce qui n’est pas le cas du futur Sévère Alexandre.

Homosexuel ou hétérosexuel ? Héliogabale est obsédé par le sexe, mais avec un comportement déroutant. On a imputé cette obsession sexuelle au « cône érectile » (A. Artaud) d’Émèse, une idole d’aspect phallique, mais dont le grand-prêtre est promu à l’Empire par les femmes, ce qui fait dire à A. Artaud que, dans la généalogie des rois solaires, « on retrouve de mère en fils des Elagabalus en grand nombre ». En fait, ce n’est pas évident avant l’émergence des impératrices syriennes ! On a invoqué également, pour expliquer les travestis d’Héliogabale, l’androgynie du dieu créateur que signifierait la représentation supposée de l’organe féminin au pied du bétyle (fig. 8). Dans cette hypothèse, les accoutrements d’Héliogabale seraient théologiquement et sacerdotalement symboliques : il les aurait endossés pour assumer le double sexe de son dieu moyennant une fiction rituelle. Mais comme il les revêt en dehors des liturgies élagabaliennes, ces travestis féminins signifient pour lui autre chose et correspondent plutôt à un instinct profond, sans rapport direct avec le culte de Sol invictus. On a reconnu en lui depuis longtemps un nymphomaniaque et, pour reprendre l’expression de J.B. Bury, « un remarquable exemple de psychopathie sexuelle » : mais de quel genre ? homo- ou hétérosexuelle ? A première vue, le doute n’est pas permis. Cet empereur, qui pratique la fellation, qui fait rechercher par ses agents recruteurs les hommes les mieux membrés, qui « épouse » Hiéroclès, puis Aurelius Zoticus, qui se fait appeler épouse, maîtresse, impératrice, qui se maquille, s’habille et s’attife en femme, qui porte résille, diadèmes de pierreries, colliers et bracelets,

trouve son plaisir dans l’amour des hommes. Quand il proclame qu’un « avantage majeur de la vie est d’assouvir la débauche du plus grand nombre », il affiche un idéal de courtisane. Significatif, en ce point, est ce besoin de jouer à la fille de joie dans les appartements mêmes du palais impérial, de se retrouver avec des prostituées, de les retrouver non pas pour les solliciter sexuellement, mais pour s’initier à leur métier, les consulter, les voir faire et leur faire des cadeaux. Héliogabale se rase le menton et s’épile pour ressembler à une femme, du moins pendant un certain temps. Il aime à tenir le rôle de Vénus au théâtre et celui d’une amante avec ses amants. Mais Dion Cassius nous dit aussi qu’il était époux et épouse, actif et passif en matière sexuelle. De fait, il porte favoris, puis barbe et moustache sur les monnaies de 221 et 222. Il lui arrive donc à cette époque d’afficher, sinon de confirmer, sa masculinité. Quand il s’empare de la Vestale, il invoque à titre d’excuse toute naturelle la force de sa passion. C’est pour épouser Annia Faustina qu’il en aurait fait périr le mari Pomponius Bassus (moins sans doute, il est vrai, par élan amoureux que par calcul dynastique). Il se complaît dans la compagnie des femmes, se baigne avec elles et les traite avec un onguent épilatoire dont il use ensuite pour se raser le menton. Mais il procède pareillement avec ses amants ! Héliogabale aurait dit ne pas vouloir d’enfants « de peur d’en avoir un qui fût vertueux ». Il se lie les testicules, et cette ligature est censée devoir tarir la génération. Mais cet « équivalent non sanglant de l’ablation rituelle » (A. Rousselle) est aussi un moyen de s’assimiler aux galles de Cybèle, et n’implique pas nécessairement l’homosexualité. Quand il épouse Julia Paula, il veut en avoir des enfants, comme lorsqu’il arrache Aquilia Severa au vœu de chasteté qui la lie encore

à Vesta : « pour que de moi, Grand Pontife, et que d’elle, Grande Vestale, naissent des enfants divins ». Il a donc bien envisagé d’être père, et les déclarations négatives, comme la boutade précitée ou d’autres (« Que peut-il m’arriver de mieux que d’être à moi-même mon propre héritier et celui de ma femme ? ») ressemblent à des réactions de dépit. En tout cas, il n’y a pas lieu d’y déchiffrer une relation quelconque avec les sacrifices d’enfants immolés à des fins hiéromantiques. Héliogabale aimait les femmes autant que les hommes, semblet-il, mais sans satisfaire ni les unes, ni les autres, ni se satisfaire luimême. On serait tenté de reconnaître dans cette polysexualité la même soif de diversité et de libre mutation qu’il manifeste ailleurs, dans la gastronomie comme dans les distractions. Il a des contenances efféminées, hermaphrodites ; il se dandine et se contourne comme une donzelle, prend la voix doucereuse ou éraillée des filles du trottoir. Mais il aime en même temps l’effort sportif des courses en char, le sang et la violence des combats de gladiateurs. Dans le Circus Varianus, il ne se contente pas d’être spectateur et d’applaudir : il prend les rênes d’un attelage et participe aux compétitions avec une ardeur sans pareille. Son dilettantisme et son instabilité refusent, en réalité, les conditionnements du sexe. Au Palatin, il s’enferme avec les femmes faciles pour parler et s’informer de leurs postures. Mais il interroge tout autant les hommes. À l’occasion des vendanges, il confesse les sénateurs, surtout ceux qui ont la mine la plus grave, comme s’il voulait les psychanalyser : « Et toi, es-tu prompt à faire l’amour ? » Les dignes vieillards, affreusement gênés, ont encore assez de sang pour rougir. « Tout va bien : il a rougi ! » s’écrie l’empereur qui veut prendre cette réaction pour un assentiment. Il pousse alors ses invités dans leurs derniers retranchements et renchérit en détaillant

ses propres exploits (peut-être surfaits). Il sonde aussi les jeunes qui se font moins prier, et le grand-prêtre de jubiler : « Voilà ce qui s’appelle célébrer les vendanges du dieu Libre » (Liber Pater ou Bacchus, dieu du vin, qui délie les langues et donc défoule les hommes, ou les femmes !). Chez Héliogabale, l’obsession du sexe n’est pas à sens unique. Ni fortement hétérosexuel, ni exclusivement homosexuel, il veut (dirait-on) cumuler les expériences, les vices ou les plaisirs, être « un homme pour toutes les femmes, une femme pour tous les hommes » (J. Stuart Hay).

Obsédé d’androgynie ou de transsexualisme ? Ici intervient l’explication d’A. Artaud pour qui « Héliogabale, c’est l’homme et la femme », en même temps que l’homme et le dieu, « le roi humain et le roi solaire », le prêtre qui se croit « dieu fait homme », mais homme total, donc synthèse des deux sexes, l’androgyne, qui « rassemble […] les pôles hostiles, le UN et le DEUX » (c’est-à-dire les deux nombres fondamentaux, respectivement masculin et féminin dans l’arithmologie pythagoricienne qui paraît avoir hanté A. Artaud par l’intermédiaire de Fabre d’Olivet). C’est pourquoi Héliogabale, tenté par l’éviration suivant Dion Cassius, se serait simplement lié les parties, afin de rester homme tout en se comportant comme une femme. Il résolvait ainsi dans sa personne la contradiction des deux sexes. Mais si la ligature était bien stérilisante, comme il semble, Héliogabale aurait fini par renoncer à engendrer, donc à être homme. Cette stérilisation du pouvoir masculin cadre mal avec l’idée que le grand-prêtre aurait voulu assumer, en l’incarnant, le prétendu double sexe du « cône érectile ». En revanche, elle n’excluait pas le désir et le plaisir sexuels. Même la castration n’empêchait pas – nous le savons – les galles et les eunuques de rester aptes à la copulation. Aussi redoutait-on les élans de ces derniers envers les femmes du palais impérial, et au e V siècle saint Basile met en garde les vierges contre ceux dont « on dit qu’ils brûlent d’un désir plus aigu et sans retenue pour l’union sexuelle ».

Apparemment, Héliogabale ne songeait qu’à se dédoubler pour doubler sa jouissance ou son esthétique des voluptés physiques. Et qu’est-ce qu’assouvir « la débauche du plus grand nombre », sinon satisfaire à la fois les hommes et les femmes ? Mais le personnage est mobile, déconcertant, et dépasse toutes les tentatives de classification, même celles qui définiraient des êtres hybrides. Il est pourtant significatif qu’il ait affectionné les castrats. Considérant certains aspects des mœurs héliogabaliennes qui ont défrayé la chronique scandaleuse de Dion Cassius et de l’Histoire Auguste (déguisements, déhanchements, fellation, épilation…), des historiens comme J.B. Bury se sont fondés sur les parallèles étudiés déjà par R. von Krafft-Ebing (Psychopathia sexualis), pour penser que l’empereur était de ces individus anormaux chez qui le féminin est déséquilibré aux dépens du sexe apparent. Pour J. Stuart Hay, Héliogabale est « psychosexuellement anormal » ; mais l’hypothèque de sa perversion congénitale (et héréditaire) risque d’avoir été aggravée par le bon plaisir impérial et les vices de son temps. Le même J. Stuart Hay croit à l’importance du facteur cultuel. Il fait donc valoir les détraquements ou perturbations d’ordre sexuel que les psychologues ont décelés chez certains « leaders » religieux ou réformateurs… Mais le comparatisme théorique ne vaut pas un bon témoignage historique et concret. De leur côté, les psychanalystes ont insisté, depuis R. von KrafftEbing, sur la dualité de tout être humain qui, issu des œuvres d’un homme et d’une femme, a comme tous ses ascendants un double héritage directement génétique, c’est-à-dire une part de masculin et une part de féminin, un animus et une anima. Chez Héliogabale, la proportion exacte de l’un et de l’autre nous demeure inconnue (eston aujourd’hui même en état de la mesurer dans le cas de tel ou tel

individu ?). Mais tout se passe comme si – contrairement à ce que voulait croire A. Artaud – l’antinomie ne s’était jamais résolue au profit de l’animus ou de l’anima. C’est le cas de gens célèbres qui passent pour homosexuels et qui ont vécu comme tels, mais qui ne semblent pas l’avoir été de nature exclusivement, qui le sont devenus après des tentations ou des tentatives hétérosexuelles déçues, avortées, ou pour compenser leur impuissance. Cependant, les psychanalystes ont bien souligné aussi le besoin qu’éprouve l’homme d’être autre ou d’entrer dans l’Autre, sortir du monde ou de soi, ce qui rejoint l’angoisse gnostique à certains égards. Dans le Rêve du cosmonaute, E. Lemoine-Luccioni conteste pertinemment les exégèses théosophiques d’A. Artaud. On peut, certes, discuter historiquement cette affirmation brillante et sommaire que « l’univers religieux […] du Soleil-Phallus scotomise le Père », car en admettant que le bétyle émésien soit bien « phallique » (ce qui n’est pas sûr ni démontré), l’importance des femmes dans ce milieu sacerdotal ne s’affirme qu’à l’époque sévérienne et dans les circonstances singulières que nous avons tenté plus haut d’élucider. Jamais auparavant on ne voit que le roiprêtre soit évincé, éclipsé au profit d’une reine mère. Les femmes des grands-prêtres d’Elagabal nous restent pour la plupart inconnues : elle n’émergent pas dans l’Histoire. Il se trouve que, faute de maris, Julia Maesa et ses filles ont poussé sur l’échiquier impérial les enfants mâles de la famille. Ce « matriarcat » est conjoncturel et d’ailleurs typique de la société sévérienne en général, qui favorise la promotion des femmes, et non pas du milieu cultuel émésien en particulier. Il n’a pas de signification utilement psychanalytique. Pour Héliogabale, il ne s’agit pas, comme le voulait A. Artaud, de « subvertir l’Empire romain faussement viril » (le Rêve du

cosmonaute, p. 89), ni d’incarner par une apparence féminine « l’origine de l’homme ». Mais E. Lemoine-Luccioni a probablement raison de penser qu’il veut devenir une femme. Sur ce point, le témoignage de Dion Cassius est confirmatif, même si nous n’en lisons que la transcription abrégée chez le moine byzantin Zonaras. Héliogabale « en vint à un tel dérèglement », expliquait Dion Cassius, « qu’il pria les médecins de lui faire, au moyen d’une incision chirurgicale, un sexe de femme, en leur promettant de grosses récompenses pour cette opération ». On imagine l’intérêt passionné qu’il aurait voué de nos jours aux informations et aux expériences concernant les transsexués. Des spécialistes auraient peut-être résolu son problème, s’il était né dixhuit siècles plus tard. Mais – encore une fois – ce passage scabreux de Dion Cassius est résumé par le moine Zonaras. Une autre citation du même témoignage, plus précise et plus explicite, se trouve chez le chroniqueur byzantin Kédrènos : « Avitus, comme nous le dit Dion, suppliait son médecin de faire en sorte qu’il eût une double nature, moyennant une incision pratiquée par devant. » Héliogabale voulait donc une ouverture au-dessus de son sexe viril, afin d’être femme avec ses amants, mais sans pour autant cesser d’être homme. Il ne s’agissait donc pas de transsexualisme, mais du désir d’être bisexué, et ce rêve rejoint très exactement le programme que lui prête l’Histoire Auguste : « assouvir la débauche du plus grand nombre », mais aussi (et du même coup) doubler la sienne ! On a parfois tendance à penser que ces détails, que seul Dion Cassius nous donne, sont plus ou moins controuvés et relèvent d’une littérature de ragots. Assurément, l’historien grec n’en parle que par ouï-dire. Mais ce sont des contemporains, des hommes de

la cour qui l’ont informé, lorsqu’il est revenu à Rome sous le règne de Sévère Alexandre. Caractéristique et presque pathétique est le verbe qu’on lit chez Kédrènos : Héliogabale « suppliait » son médecin, car cet adolescent qui avait tout et pouvait tout, qui multipliait ou diversifiait comme personne les sensations et les divertissements, souffrait d’une insatisfaction profonde et probablement incurable. Le texte de Kédrènos a un accent d’authenticité incontestable et me paraît d’autant moins sujet à caution qu’il concorde avec tous les témoignages, à première vue contradictoires, sur le comportement d’Héliogabale, à la fois homoet hétérosexuel (ou du moins s’efforçant de jouer et de jouir sur les deux tableaux). T.D. Barnes oppose indûment sur ce point Dion Cassius à l’Histoire Auguste, comme si la biographie qu’on lit dans cette dernière était finalement plus sérieuse, parce qu’elle ne fait pas état de ce projet de féminisation partielle. En réalité, la Vita Heliogabali déborde de bobards beaucoup moins crédibles. Mais, bien loin de se contrarier, les informations de l’historien grec et de l’Histoire Auguste se complètent globalement de façon très cohérente.

Impuissant ? Dans son Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain publiée voici deux siècles et toujours précieuse à méditer, l’Anglais E. Gibbon écrit d’Héliogabale que « ses nombreuses concubines, la succession rapide de ses épouses […] ne parvenaient pas à satisfaire l’impuissance de ses passions ». C’est une formule e d’historien moraliste et moralisant du XVIII siècle. Mais, effectivement, cette suite de mariages qui ne tiennent pas, qui restent stériles et qui, peut-être, n’ont même jamais été consommés ; cette idée fixe du sexe viril qui pousse l’adolescent à faire dénicher par ses agents des individus bien membrés et à tomber ébloui devant l’athlète Zoticus ; sa fréquentation maladive, maniaque, mais très particulière et inopérante, des prostituées ; enfin la demande même, instante, impatiente, faite à un chirurgien de lui trouer le bas-ventre pour éprouver ce qu’il est incapable de donner : tout conduit à supposer que le plus scandaleux des empereurs ne le devint que parce qu’il était impuissant. Ici encore, le témoignage de Dion Cassius est éclairant et confirmatif : « Il épousa Cornelia Paula, afin (dit-il) d’être père au plus tôt, lui qui ne pouvait même pas être homme ! » Façon de parler, objectera-t-on ; exagération polémique ! Mais un e abréviateur du IV siècle, l’auteur de l’Epitome de Caesaribus, qui paraît avoir puisé plusieurs informations à bonne source, écrit expressément qu’Héliogabale ne pouvait assouvir sa « soif de stupre » naturae defectu : « à cause d’une carence congénitale », ou parce que la nature ne l’avait pas encore mûri, développé sexuellement ? Le texte n’est pas absolument explicite, mais signifie,

en tout cas, qu’à l’âge de quinze ans ou seize ans l’adolescent était inapte à l’accomplissement sexuel, et il l’est resté. C’est en fonction de cette impuissance que le Pseudo-Aurelius Victor (auquel on attribuait jadis l’Epitome) explique la féminisation nominale d’Héliogabale, qui se fait dès lors appeler Bassiana au lieu de Bassianus. Il est possible, en effet, que le grand-prêtre ait alors voulu chercher ailleurs ce que la nature ne lui avait donné qu’en apparence et défectueusement (naturae defectu) : « aimer » passivement, faute de pouvoir aimer activement. L’appel aux médecins prend alors tout au sens, de même que la prétendue volonté de ne pas avoir d’enfants – après les déclarations tout opposées consécutives à son mariage avec Julia Paula et au rapt de la Vestale. C’est une forme bien connue de crânerie dépitée que d’affecter le refus de ce qu’on n’aura jamais. Dans cette perspective, on perçoit mieux aussi tout le dilettantisme des distractions extravagantes ou l’esthétique des repas qui jouent toujours en pareil cas un rôle compensatoire. Les mises en scène éblouissantes, le « tape-à-l’œil » du décorum et des festins, les folies de construction et de destruction, toute cette fantasmagorie de la diversité et du divertissement, de la trouvaille et du travestissement voulaient combler un vide, une frustration, sans autre issue que la mort. D’où l’amère et lourde tristesse qu’on décèle sur les dernières effigies monétaires de « l’anarchiste couronné ». J’y vois moins « les traces de l’hébétement causé par une vie contre nature » (J. Réville) qu’une sorte d’affaissement, de dépression nuancée d’aigreur ironique sur certains avers. Il est vrai qu’Héliogabale a des raisons de se sentir trahi, non pas seulement par la nature, mais par les siens.

Chapitre VII

MORT ET DÉFIGURATION Les dieux ne sont pas contents. Les frasques d’Héliogabale, ses mariages et ses remariages, tous ses manquements à la piété romaine suscitent, paraît-il, des présages de mauvais augure. Et c’est – paradoxalement – une divinité d’origine orientale qui en donne les premiers signes. Le sanctuaire d’Isis au Champ de Mars (Iseum Campense) portait, au faîte du fronton semi-lunaire du temple, une statue de la déesse, assise à l’amazone sur le chien Sirius ou Sothis, étoile dont le lever héliaque annonçait en Égypte le début de l’inondation annuelle. Comme si elle était offusquée par le César indigne, Isis se serait tout à coup détournée. Elle aurait pivoté vers l’intérieur du sanctuaire : phénomène extraordinaire et incompréhensible en fonction des causes naturelles. Mais les dieux irrités font en même temps pressentir la survie de la dynastie, comme s’ils voulaient rassurer la grand-mère. En 221, on vit apparaître sur les bords du Danube un personnage mystérieux qui se donnait pour une réincarnation du célèbre Alexandre de Macédoine, conquérant de l’Asie. Il en avait la figure et l’appareil militaire, mais à la façon de Dionysos triomphateur tel que nous l’évoquent les sarcophages contemporains, avec des hommes équipés de nébrides et brandissant des thyrses, comme les Ménades ou les Satyres.

Ils étaient quatre cents (dit-on), qui traversèrent la Mésie et la Thrace en dansant sur le mode orgiaque. On racontait que logement et vivres leur étaient fournis aux frais du public. Personne ne leur demandait le moindre compte. Personne n’arrêtait leur bande, ni les magistrats municipaux, ni les administrateurs impériaux, ni les gouverneurs militaires, pourtant responsables de l’ordre public. En plein jour, la troupe s’avança jusqu’à Byzance, comme un thiase dionysiaque, avant de gagner le territoire de Chalcédoine en Asie Mineure, où le pseudo-Alexandre procéda (paraît-il) à des sacrifices nocturnes et enfouit en terre un cheval de bois. Puis il disparut avec son armée de bacchants sans laisser de traces, inexplicablement. Dion Cassius qui relate le « fait » (?) désigne ce prétendu Alexandre comme un « démon ». Dans l’imaginaire et le vocabulaire religieux de l’époque, le daïmôn est, depuis Plutarque et ses traités delphiques, un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, parfois une sorte d’incarnation humaine et temporaire de la divinité qui intervient chez les mortels pour les instruire et les avertir. C’est ainsi qu’Apollonius de Tyane avait pu passer pour un « démon ». En l’occurrence, le daïmôn de 221 était susceptible de deux interprétations. Il pouvait signifier qu’après une flambée de folles bacchanales, Héliogabale – fils de Caracalla qui se prenait pour Alexandre – disparaîtrait presque aussi vite qu’il avait surgi à la tête de l’Empire. Le voyage du bétyle (qui était passé par la Thrace et la Mésie, comme le pseudo-Alexandre, mais en sens inverse) avait eu des allures de cortège orgiaque… Mais Alexandre-Dionysos est alors aussi et surtout une image du héros civilisateur, vainqueur et dompteur de la barbarie orientale (domitor Orientis), et comme le successeur d’Héliogabale portera le nom d’Alexandre, on pouvait y voir un présage du règne à venir.

Inquiétudes de la grand-mère La quête avide et désespérée du plaisir a sans doute endormi chez Héliogabale la vigilance politique. Une certaine indolence résignée, le besoin de s’étourdir, peut-être aussi le mépris de ces femmes qui manigancent toutes sortes de calculs et de petits complots pour une part de pouvoir expliquent en partie que l’empereur semble ne pas réagir immédiatement contre les menées de la tante Mammée, sans doute encouragée par l’intrigante aïeule. L’échec des mariages et des alliances avec l’aristocratie, le discrédit du grand-prêtre, la haine grandissante de l’armée (« les prétoriens à qui je donne tant me voient d’un mauvais œil », dit-il aux sénateurs venus le féliciter pour son anniversaire), tout fait craindre à Maesa le risque de voir l’Empire échapper à la famille. C’est pourquoi elle fait adopter Alexianus comme « César », en suggérant à Héliogabale de laisser à son cousin le soin de gouverner, tandis que l’empereur se vouera librement à ses orgies et à ses liturgies. Mais pour le descendant des rois-prêtres d’Émèse cette dissociation des pouvoirs spirituel et temporel (nous dirions aujourd’hui de l’Église et de l’État) n’a pas de sens, car c’est bien en tant qu’empereur qu’il a voulu promouvoir la religion du Soleil Invincible comme culte prééminent du monde romain, et c’est réciproquement en tant que grand-prêtre qu’il régit l’univers, Rector orbis comme disent les monnaies. Héliogabale n’a donc rien de plus pressé, on l’a vu, que de faire de son cousin le second du Summus Sacerdos au service exclusif d’Élagabal. Il prétend l’encadrer, le former à sa manière, à ses mœurs, avec ses acolytes dont Julie Mammée, mère d’Alexianus (devenu Alexandre), redoute et rejette l’influence. Elle garde l’enfant,

qui a quinze ans, sous son aile, le fait instruire par des précepteurs qu’elle recrute sévèrement, lui fait donner une éducation à la grecque (sportive et littéraire), sans perdre de vue l’initiation au droit et à la culture latine, afin de contrer les effets des mauvaises fréquentations héliogabaliennes. Alexandre est aguerri aux exercices virils de la palestre en même temps que sensibilisé aux fleurs de la rhétorique et de la poésie. Alors le grand-prêtre est furieux. Les monnaies frappées alors à l’effigie du César Alexandre rappellent que le jeune prince a bénéficié d’une grâce impériale : INDVLGENTIA AVG(usti) ! Héliogabale fait chasser, exiler, voire tuer (d’après Hérodien) les professeurs du clan hostile à l’empereur. Ces maîtres rétrogrades détournent son cousin de la danse et de toute cette expression corporelle qu’un Émésien se doit d’offrir en hommage à Sol Invictus ! Héliogabale doit bien constater, cependant, que son entreprise d’endoctrinement a échoué. Mais le projet de Maesa n’a pas mieux réussi. L’empereur ne s’est dessaisi d’aucun pouvoir. Ses collaborateurs restent en place et continuent de gouverner en son nom seul, même si Alexandre porte sur un diplôme militaire le titre d’imperator. La grand-mère et la tante enragent d’avoir manœuvré en vain pour leur « poulain ». Si celui-ci avait fait mine d’entrer dans les vues de son cousin, il en aurait peut-être obtenu une part de l’autorité solidaire du sacerdoce. Mais sa mère l’en empêchait. Alexandre n’est donc que César et Pontife. Quoiqu’un diplôme militaire daté du 7 janvier 222 qualifie le jeune César de imperi et sacerdotis co(n)s(ors) : « associé à l’empire et au prêtre », rien dans le monnayage émis à son effigie ne nous réfère au culte de Sol Invictus. Les pièces qui célèbrent la « piété impériale » ne portent au revers que les instruments des grands collèges sacerdotaux officiels

du rite romain. Aussitôt adopté, Alexandre avait été agrégé le 10 juillet 221 à celui des Sodales Antoniniani, chargés du culte dynastique. Mais, en dehors des cérémonies traditionnelles qu’Héliogabale doit présider de mauvaise grâce, son jeune cousin ne participe guère activement aux liturgies impériales. C’est une faute. Pour le grand-prêtre d’Élagabal, cette carence est rédhibitoire. Refuser le sacerdoce du Soleil, c’est refuser d’être empereur. Loin donc d’abandonner à Alexandre la réalité du pouvoir, comme y comptaient la grand-mère et tante Mammée, Héliogabale veut se débarrasser de ce « nigaud » qui sert d’instrument passif à l’ambition des femmes.

Intrigues de la tante L’empereur est d’autant plus exaspéré qu’il sait, qu’il sent et ressent l’hostilité sourde du Sénat, des chevaliers, des milieux influents et même – et surtout – des prétoriens que la tante Mammée ne se lasse pas de soudoyer : « Elle donnait à la dérobée de l’argent distribué secrètement aux soldats pour assurer leur bienveillance à Alexandre par l’appât de l’or, principal objet de leurs convoitises » (Hérodien). La popularité d’Alexandre dans la troupe tend à déstabiliser le pouvoir en place, et les amis d’Héliogabale, qui jouent dans cette affaire leur crédit et leur vie, ne sont pas les derniers à recommander une solution radicale… On cherche d’abord à empoisonner le jeune prince. Mais la grand-mère, qui connaît la cour et ses embûches, notamment les procédés et les faux-semblants des « prégustateurs », veille assidûment sur le dernier espoir de la famille. Aucun des serviteurs proches de l’empereur fêtard, aucun domestique du palais, de la vaisselle ou des cuisines n’est étranger à son fichier mental. Elle a dans la tête tout l’organigramme de la maison civile et militaire ! À l’inverse, Héliogabale, qui reste un grand enfant, parle trop et sans précaution. Ses mauvais desseins sont aussitôt éventés et immédiatement déjoués. Maesa se fait tout rapporter minutieusement. Elle a encore assez d’argent pour acheter les services de plusieurs esclaves qui savent capter les propos lancés dans les soupers intimes de l’empereur. D’ailleurs Mammée censure, intercepte tout ce que le grandprêtre fait tenir à son décevant cousin : boissons, mets ou vêtements. On n’est pas encore au temps des Borgia où enfiler des

gants vous condamnait à mort. Mais on imagine sans peine la défiance d’une mère et d’une grand-mère envers les moindres objets dont le contact risquait d’être fatal. Mammée refuse les services des cuisiniers et des échansons du Palatin. Elle en recrute personnellement à son compte « et dont la foi était éprouvée » (Hérodien). Chacun sa table, ses fours et son cellier ! Une extrême tension règne dans la famille impériale. Cette fois, la guerre est ouverte entre les femmes qui ont pris le pouvoir en avril 218, ou plus exactement entre les deux filles de Maesa qui se flattent toutes deux d’avoir eu leur fils de Caracalla. La mère d’Alexandre fait peut-être jouer les prédictions en faveur de son fils. Dans l’Antiquité, l’intoxication prophétique de l’opinion fait aussi partie de la guerre psychologique. Mais tout l’art littéraire des chresmologues réside, comme on sait, dans les formulations à double sens, et Mammée pourrait n’être qu’à moitié rassurée en apprenant l’oracle que l’Histoire Auguste attribue à la Fortune de Préneste. Du temple fatidique serait sortie l’exclamation célèbre d’Anchise au chant VI de L’Énéide (v. 882-883) : Ah, puisses-tu briser la rigueur des destins ! Tu seras Marcellus… e

Mais c’est probablement une histoire forgée au IV siècle, comme tant d’autres prédictions « virgiliennes ». On racontait aussi qu’Alexianus était né le jour même de l’année où Alexandre le Grand était mort. Parallèlement à Mammée qui manœuvre pour Alexandre, Soaemias fait espionner sa sœur et informe son fils. Beaucoup d’esclaves et d’affranchis du Palais deviennent douteux aux deux clans, et l’on conçoit leur perplexité ! Une sorte de fièvre obsidionale

doit gagner Héliogabale, car (nous dit Dion Cassius) « il se mit à soupçonner tout le monde ». De fait, ses tentatives ne pouvaient être contrecarrées qu’avec la complicité ou la duplicité de ses propres serviteurs. Quand les sénateurs viennent le saluer dans son lit l’après-midi ou le soir (car il dort le jour), Héliogabale déchiffre sous leur mine craintive et obséquieuse la haine et le mépris. Les soldats du corps de garde que tante Mammée débauche à prix d’or le protègent moins qu’ils ne menacent constamment sa vie de réprouvé. À en juger par la carrière de certains dignitaires du régime qui ont su « nager » et surnager, l’entourage du grand-prêtre doit s’effriter. Le fameux Valerius Comazôn, qui avait œuvré si efficacement et intelligemment à sa proclamation, est désormais gagné au parti de Mammée, car aussitôt après l’avènement de Sévère Alexandre, on le retrouvera préfet de la Ville pour la troisième fois ! Vers la fin de 221, l’empereur se retire alors dans les Jardins du Vieil Espoir, laissant au Palatin son cousin et les femmes, y compris sa mère Soaemias qui pourra éventuellement l’informer. Il veut en finir avec Alexandre, d’abord et apparemment par les voies légales. L’empereur adresse au Sénat et aux soldats de la garde prétorienne un message énonçant la déchéance d’Alexandre qui perd son titre de César. En exécution de cette déchéance, Héliogabale ordonne à ses hommes de maculer de boue les inscriptions gravées sur le socle des statues qu’on a récemment érigées en l’honneur de son cousin. Interdiction est faite au ci-devant César de recevoir chaque matin les salutations d’usage et même de se montrer en public. L’empereur lui retire le détachement militaire qui lui était affecté en tant que prince héritier.

Corrélativement – mais sans le dire – il dépêche ses affidés auprès des familiers et précepteurs d’Alexandre, avec mission de liquider par n’importe quel moyen – moyennant force récompenses et promotions – ce cousin concurrent et encombrant : ils peuvent à volonté le noyer dans son bain, le faire périr par le poison ou, au besoin, par le fer !… Certains historiens modernes ont contesté cette version des faits. Ils ont jugé invraisemblable qu’Héliogabale ait pu découvrir – même à ses hommes de confiance (qui ne l’étaient que jusqu’à un certain point !) – son intention de supprimer froidement Alexandre. Hérodien ne dit rien des pressions exercées sur les éducateurs du jeune César. Mais il souligne l’imprudence verbale de son cousin l’empereur. Et le récit de ces tentatives se lit dans un passage de l’Histoire Auguste qui, à la différence de tant d’autres pages douteuses, offre les garanties d’une source sérieuse (peut-être l’historien Dexippe). D’ailleurs, Héliogabale avait-il objectivement le choix ? Maesa et Mammée ne sapaient son autorité que parce qu’elles avaient sous la main, pour la conservation du pouvoir, le précieux recours d’un enfant plus docile. Éliminer ce recours, c’était forcer la grand-mère à soutenir de nouveau, faute de mieux, son petit-fils indigne. Mais sachant Héliogabale toujours plus isolé avec ses amants dans l’opinion publique et surtout face aux prétoriens, personne ne veut courir de risque pour sa cause désormais perdue. On vit dans l’imminence d’une révolution de palais.

Mutineries prétoriennes Quand les soldats constatent effarés les souillures infligées aux inscriptions qui célèbrent Alexandre comme César, on s’indigne, on prend feu dans le camp des prétoriens. On s’inquiète de ne plus voir le prince héritier qui n’a plus droit aux honneurs officiels ni même aux « bonjours » quotidiens des sénateurs. Les imaginations travaillent et les agents de tante Mammée s’emploient très probablement à les affoler. On a vite fait de croire qu’Alexandre est victime d’un mauvais coup d’Héliogabale, et d’autant plus facilement que l’empereur ne sait pas toujours tenir sa langue ! Une partie des soldats se précipite jusqu’au Palais pour en avoir le cœur net. Constatant que le jeune César est bien vivant, ils l’emmènent aussitôt sous bonne garde avec sa mère et la grand-mère jusqu’au camp des prétoriens, sur le Viminal, pour le mettre à l’abri des tentatives ou des tentations du méchant cousin. La mère d’Héliogabale, la belle Soaemias, les suit non sans inquiétude pour son fils. Les soldats qui se défient d’elle ont dû la forcer à les accompagner. Le cortège, qui passe par l’Argilète et l’actuelle Via Urbana (l’antique Vicus Patricius) pour gagner la Porta Viminalis, traverse certains quartiers populaires qu’avoisinent des jardins aristocratiques. Sur plus de deux kilomètres, Alexandre est acclamé par la foule qui harcèle peut-être Soaemias de lazzi désobligeants. Derrière les hauts murs de brique des Castra Praetoria, le fils de Mammée est en sécurité, bien gardé par ceux-là même que sa mère a grassement rétribués en sous-main.

Pendant ce temps, un détachement ou un commando de prétoriens vraisemblablement chauffés à blanc par Maesa et Mammée, voire poussés par Comazôn (qui a commandé le prétoire avant d’être préfet de la Ville), marche en direction du palais Sessorien. Héliogabale qui attend avec impatience la nouvelle, la confirmation de la mort espérée d’Alexandre, tue le temps en préparant une course de chars. Sa fébrilité de nerveux est intense. Mais au lieu d’être rassuré, il voit surgir les soldats menaçants dont Mammée a su échauffer l’activisme et dont le vacarme terrorise aussitôt l’empereur. Quand il entend les injures des mutins, il va se blottir derrière une tenture de sa chambre à coucher. Mais il écoute, avec angoisse. Il apprend ainsi que son cousin et les femmes ont été emmenés au camp des prétoriens révoltés. Immédiatement il y dépêche l’un des préfets, l’autre – Antiochianus – étant chargé de calmer les soldats qui ont réussi à pénétrer dans les Jardins du Vieil Espoir. Il faut à tout prix gagner du temps, car Héliogabale se rend bien compte que la situation s’est gâtée au point qu’il a tout à craindre de sa grand-mère et de l’armée. Antiochianus affronte courageusement les prétoriens qui, en forçant l’accès de la résidence impériale, ont manqué à leur serment d’obéissance, le sacramentum qui lie religieusement l’armée à l’Auguste régnant. Il parvient non sans peine à désarmer leur colère et leur exaltation, en les suppliant de ne pas compromettre la situation par des désordres qui risquent – sait-on jamais ? – de mettre en cause même les droits d’Alexandre à la succession ! Son argumentation réussit d’autant mieux en l’occurrence que ces activistes n’étaient pas très nombreux. Il s’agit d’une cohorte dont les prétoriens sont, pour la plupart, restés groupés autour de leur tribun Aristomaque et de l’étendard, sans oser attaquer l’empereur dans

ses jardins. En voilà un au moins que Mammée n’a pas pu détourner de son loyalisme. Cependant, l’autre préfet du prétoire envoyé par Héliogabale dans la caserne du Viminal se heurte à des hommes résolument fortifiés dans leur camp autour du César Alexandre. Le préfet doit négocier, et, d’après Dion Cassius, Héliogabale dut même venir en personne supplier ses prétoriens ! Les soldats exigent de l’empereur qu’il se sépare de tous ses « roués », de tous les tarés de son entourage, des auriges, des histrions qui font la fête avec lui et trafiquent de leur influence. Qu’on leur livre ses compagnons de débauche ! Les prétoriens réclament leur mise à mort. Mais Héliogabale se fait alors pathétique, en homme de théâtre qu’il est toujours. On lui demande les têtes d’Hiéroclès, de Cordius, d’un certain Myrismos ou « Parfumerie » (nom approprié au favori d’un empereur passionné de senteurs). Héliogabale pleure à chaudes larmes. Il tend le cou aux soldats comme une victime expiatoire en criant : « Laissez-moi au moins Hiéroclès, quoi que vous pensiez de lui, ou tuez-moi ! » C’était à faire pitié, écrit Dion Cassius. Le grand-prêtre finit par obtenir gain de cause, une grâce des soldats, lui qui en accordait si généreusement, indulgentissimus… Même les rudes prétoriens qui, d’ordinaire, ne font pas de cadeau, ne demeurent pas insensibles aux prières de cet enfant gâté et sans doute incapable de bonheur, malgré les slogans officiels. Ils se laissent fléchir en dépit des réserves manifestes de la grand-mère « qui le haïssait en raison de son inconduite » (Dion Cassius). Détesté, renié par les siens (sauf sa mère), Héliogabale se sait en sursis, mais veut sans doute profiter de ce sursis pour gagner la partie contre Alexandre.

Les soldats lui laissent Hiéroclès, mais exigent de l’empereur qu’il renonce aux autres scandales. Cordius, Myrismos et deux autres favoris sont sacrifiés. Mais l’entourage du grand-prêtre reste suspect. Les prétoriens demandent et obtiennent des garanties pour la protection d’Alexandre, pour sa préservation contre les mauvais desseins de l’empereur et les mauvaises influences de ses familiers. Tous apaisements leur sont donnés. Les préfets du prétoire se portent garants de la sécurité du jeune César. Héliogabale renonce à l’endoctriner ou à le débaucher.

Un Nouvel An mouvementé Mais l’empereur n’oublie rien et ne renonce pas à son projet de « liquidation ». Au moment de l’adoption, pour en confirmer l’officialisation, on avait désigné comme consuls pour l’an 984 de Rome (222 après J.C.) M. Aurelius Antoninus et son cousin M. Aurelius Alexander. On ne pouvait pas revenir là-dessus. er En principe donc, le 1 janvier 222, l’Auguste régnant et le César héritier devaient sortir ensemble et processionnellement du Palatin, après avoir revêtu la toge brodée du costume triomphal, en présence des sénateurs, des chevaliers, des amis et intimes venus les saluer. En tête s’avanceraient les douze licteurs portant les faisceaux décorés de lauriers dorés et liés avec les lanières de pourpre. Les deux cousins debout en char, précédés des chevaliers et accompagnés du corps sénatorial, seraient suivis par des musiciens dont les trompettes rythmeraient la marche du cortège impérial jusqu’à la Curie Julienne. Ils monteraient ensuite jusqu’au Capitole pour y sacrifier chacun un bœuf blanc en hommage à Jupiter, dieu de la souveraineté, et pour y prononcer des vœux solennels en faveur de la maison impériale, du Sénat, de l’ordre équestre et de tout le peuple romain. Or, le jour des calendes de janvier, Héliogabale refuse tout net de participer à la cérémonie avec son cousin. Par rancune évidemment, mais aussi parce qu’il sait fort bien que cette journée sera un triomphe pour Alexandre et qu’elle renforcera dans l’opinion le parti de Mammée. Cependant, les soldats décèlent dans ce refus la résurgence des mauvais desseins d’Héliogabale. L’émeute se rallume alors dans les

rangs des prétoriens que tante Mammée a charitablement fait alerter dans leur caserne du Viminal, et la cohorte de garde au Palatin menace de faire périr celui même qu’elle a soin de protéger, s’il ne se réconcilie pas publiquement avec son cousin. De son côté, en termes froidement réalistes, la grand-mère le met en garde. Le temps presse. C’est une question de vie ou de mort. Héliogabale sait qu’elle le hait désormais comme un réprouvé, mais qu’elle a raison. Toutefois, c’est aux supplications de sa mère qu’il finit par céder. Les pleurs et la grimace douloureuse de cette beauté flétrie touchent l’adolescent que cernent de toutes parts les regards ennemis ou méprisants. Il consent à revêtir la toge triomphale, à sortir du palais et à monter en char avec le cousin détesté. Mais les monnaies commémoratives ne représenteront l’empereur et Alexandre que séparément, au revers des pièces frappées respectivement à leur propre effigie. La cérémonie qui devait débuter à l’aube ne s’ouvre qu’en fin de matinée, avec plusieurs heures de retard. L’atmosphère est lourde, les visages sont crispés. Mais on s’avance jusqu’à la Curie, où la grand-mère a droit à un siège d’honneur. Les deux sœurs, la mère de l’empereur et celle du prince héritier, sont là qui se regardent et s’observent sans répit… Allocutions officielles, hommage des sénateurs aux nouveaux consuls, souhaits de bonne entente, qui font grincer intérieurement le fils de Soaemias. Tout se passe bien apparemment, jusqu’au moment où, sorti de la Curie, Héliogabale récidive et fait sa mauvaise tête. Il ne montera pas au Capitole pour y prononcer avec Alexandre les vœux d’usage après le sacrifice traditionnel à Jupiter ! On s’inquiète à nouveau dans l’entourage de Julia Maesa. Mais cette fois l’empereur tient bon. C’est le préteur urbain qui accomplira les rites au nom des deux consuls. On n’a pas osé pousser Alexandre à les célébrer en son

nom seul, ce qui eût été pour lui une façon de se légitimer aux dépens du prince discrédité, mais risquait aussi de susciter de nouveaux troubles plus ou moins aléatoires… Maesa sait que le temps travaille pour Alexandre. Il ne faut rien précipiter !

Exil du Sénat ? Mais Héliogabale ne désarme pas. Les menées et manœuvres de la grand-mère et de la tante Mammée n’ont pas d’autre atout qu’Alexandre. Enlever à Maesa cet ultime garant dynastique, c’est la contraindre de revenir à de bons sentiments envers son petit-fils régnant. D’un autre côté, l’empereur sait bien que la Ville, le Sénat, les prétoriens sont tous montés contre lui. Le meurtre d’Alexandre, quelles qu’en puissent être les modalités, fixera les soupçons sur lui, et l’influence, la tactique de sa grand-mère ne suffiront pas à sauver la dynastie. On lui trouvera sans peine un concurrent dans l’armée ou au Sénat, qui compte encore sans doute dans ses rangs des gens apparentés à l’authentique famille des Antonins. C’est alors qu’en février ou mars (?) 222, Héliogabale aurait enjoint brusquement aux sénateurs de quitter Rome, d’après l’Histoire Auguste qui détaille complaisamment l’exode précipité et désordonné des « clarissimes ». En ville, on se fait porter d’ordinaire en litière, ce qui explique que certains sénateurs n’aient pas immédiatement à leur portée des voitures et des montures. Les uns doivent louer à la hâte un véhicule et des animaux de trait ; d’autres partent de Rome en litière accompagnés de portefaix. On s’affole. C’est presque la panique ; car un empereur quasi fou, et qui se sait traqué, est capable de tout ! On se rappelle, d’ailleurs, la condamnation sommaire de ceux qui réprouvaient trop ouvertement le comportement d’Héliogabale, Silius Messala et Pomponius Bassus… Néanmoins, il y a des sénateurs récalcitrants ou résignés à tout qui restent en ville.

Héliogabale aurait prescrit à un centurion de les exécuter, notamment un ancien consul, Sabinus (C. Octavius Appius Sabinus ou P. Catius Sabinus ? La Vita Heliogabali cite le surnom sans plus). Mais l’empereur aurait formulé l’ordre d’une voix molle et assourdie. Un peu dur d’oreille, le centurion aurait compris qu’on lui commandait de chasser Sabinus de Rome, et le sénateur dut la grâce de la vie à cette infirmité du prétorien, peut-être peu enclin à faire du zèle pour un pouvoir chancelant. Mais Héliogabale fait bien tuer Silvinus – un précepteur d’Alexandre – et fait expulser le jurisconsulte Ulpien, évidemment gagné au parti de Mammée, puisqu’elle en fera un préfet du prétoire et presque le Premier ministre de son fils. On a émis des doutes sur l’historicité de ces données que l’Histoire Auguste fait valoir par une mise en œuvre littéraire suspecte d’inexactitudes et de confusion. En prétendant que le consulaire sauvé par la surdité du centurion était le dédicataire des ouvrages d’Ulpien, le biographe d’Héliogabale aurait pris pour un destinataire le juriste S. Masurius Sabinus, dont Ulpien fit un er commentaire. Mais ce juriste vivait au I siècle après J.-C. ! Il y a des erreurs et des anachronismes évidents dans l’Histoire Auguste qu’hypothèque à priori sa rédaction tardive et tendancieuse. Mais le chapitre 16 de la Vita Heliogabali appartient à un ensemble (le récit de la fin du règne : 13-17) où le biographe démarque un auteur solidement informé. On allègue aussi contre cette version des faits, que J. Stuart Hay taxe de « menterie », l’inconsistance politique et morale du Sénat au temps d’Héliogabale, qui n’avait rien à craindre de l’illustre compagnie, toujours servile et prête à ratifier n’importe quelle usurpation. Mais le problème est de savoir si l’empereur redoutait certaines personnalités du Sénat, et non pas s’il avait objectivement

des raisons de redouter leur influence. Héliogabale affecte un profond mépris pour les membres de la Curie qu’il traite d’« esclaves en toge ». Mais le dénigrement verbal peut être une façon de se rassurer contre ses ennemis. Il reste que le Sénat conservait un prestige considérable. Les messages que lui adressaient Macrin et, à son avènement même, le fils de Soaemias nous confirment qu’on attachait de l’importance à son approbation. Si ce même Sénat a retrouvé sinon le pouvoir, du moins un certain poids dans la gestion de l’Empire et notamment dans le « Conseil du Prince » sous le règne de Sévère Alexandre, c’est justement parce que la majorité de ses membres était acquise au parti de Mammée. Héliogabale avait donc bien, en fait, des raisons de s’en méfier. Avec la collusion des prétoriens, en plein accord – pour une fois – avec les cohortes du Viminal, les sénateurs risquaient de proclamer « Auguste » le jeune cousin alors âgé de quinze ou seize ans, l’âge même qu’avait Héliogabale à son entrée dans Rome. Mais l’expulsion des sénateurs et des amis d’Alexandre, l’exécution de Silvinus, les tentatives de l’empereur pour isoler son cousin et autres manœuvres malveillantes ne passent pas inaperçues. Les soldats et les centurions chargés des basses besognes policières les font peut-être de mauvaise grâce. À cet égard, l’anecdote du centurion « sourd » a valeur de symbole. La grand-mère et Mammée s’emploient, d’ailleurs, à faire alerter les prétoriens grâce à des agents qui les tiennent constamment en liaison avec la caserne du Viminal. Elles font peut-être courir le bruit qu’Alexandre est séquestré. En tout cas, du fait qu’Héliogabale a interdit de le saluer officiellement tous les matins et supprimé sa garde d’honneur, on ne le voit pas, et les soldats ont vite fait de supposer le pire…

Mammée n’a pas de peine à attiser leur fureur, qui se durcit brusquement et résolument. Un jour de mars 222, les prétoriens refusent d’envoyer au Palatin la cohorte de garde accoutumée. Ils s’enferment dans leur camp. Ils n’en bougeront pas, tant qu’ils ne verront pas Alexandre. Les préfets du prétoire s’efforcent à nouveau de jouer les bons offices au nom de l’empereur. Mais ils ne peuvent plus se faire entendre des soldats qu’ils commandent. Ils sont suspects d’avoir avec Héliogabale manqué à leurs engagements. Cette fois, l’armée rejette toute concession, toute tractation avec un pouvoir avili et discrédité.

Mort dans une caserne Héliogabale doit donc s’exécuter et se rendre au camp du Viminal avec son fils adoptif, le 13 mars 222. Pressentant le pire, il est – nous dit Hérodien – « pénétré d’une grande terreur ». Mais il ne s’enfonce pas jusqu’à la garde l’un de ces glaives en or qu’il a fait naguère façonner. Il n’extrait pas d’une améthyste le poison qu’il y a précieusement serti. Il ne se jette pas du haut d’une tour sur ses tables marquetées de gemmes étincelantes. Il espère sans doute encore, tout en tremblant de peur. Mais, pour la dernière fois, il cherche à éblouir la foule et l’armée. Il a fait monter Alexandre dans une litière qui scintille d’or et de bijoux inscrutés. C’est dans cet équipage coruscant, sans armes, qu’il traverse avec son cousin les rues de Rome qui, par l’Esquilin et les quartiers de Subure, mènent aux Castra Praetoria, en passant par ce qui deviendra la Piazza del Cinquecento, entre l’actuelle gare Termini et les Thermes de Dioclétien. Quand les prétoriens aperçoivent Alexandre, ils sont rassurés. Ils ouvrent toutes grandes les portes du camp. Héliogabale et le prince héritier descendent de la litière. On les conduit jusqu’au temple de la caserne, une sorte de chapelle qui abrite les étendards des cohortes ou vexilla, ainsi que les statues des empereurs défunts déifiés et les images sacrées des princes régnants. Sur un autel érigé par-devant ce sanctuaire prétorien, on offrait en leur honneur des sacrifices et des libations. C’est là, devant les étendards portant les effigies impériales, que les soldats et leurs officiers prêtaient serment à l’Auguste souverain. On conçoit donc que, dans une grave crise de confiance comme celle de mars 222, l’empereur et les prétoriens se retrouvent et s’expliquent devant les dieux.

Alexandre est naturellement acclamé à grands cris, « accueilli avec une joie extraordinaire », écrit Hérodien. En revanche, Héliogabale affronte non seulement des regards froids, fermés, voire hostiles, mais s’aperçoit qu’on l’épie avec des intentions suspectes. Il a l’impression que certains soldats veulent tirer l’épée pour le tuer, d’autant que les deux sœurs rivales, Soaemias et Mammée, qui ont suivi la litière impériale (Maesa est prudemment restée au Palatin, semble-t-il), s’interpellent comme des harengères et excitent les prétoriens l’une contre Héliogabale, l’autre contre le clan d’Alexandre. Soaemias accuse le jeune César et sa mère de conspirer contre la sûreté de l’État et le salut de l’empereur. Mammée réagit en traitant l’empereur d’assassin… La suite immédiate des événements qui se précipitent est confuse et mal connue, ou plutôt nous en possédons trois versions assez différentes. D’après l’Histoire Auguste, les soldats auraient commencé par mettre à mort les amants d’Héliogabale et ses compagnons de débauche (Hiéroclès en tout premier lieu), arrachant aux uns les organes génitaux, frappant les autres au bas-ventre, « afin de conformer leur mort à leur existence passée » ! Après quoi, les prétoriens auraient foncé sur l’empereur, qui n’a que le temps de se réfugier dans une latrine où il est tué. Visiblement, même si le biographe exploite dans la narration de ce pitoyable épilogue certaines données dignes de foi, la Vita Heliogabali réélabore le détail des faits pour que le monstre d’impudeur et d’obscénité ait une mort symbolique, appropriée – comme celle de ses complices – à la façon dont il a vécu. Les témoignages de Dion Cassius et d’Hérodien ont le mérite d’être ceux de deux contemporains de l’événement. Mais ils ne concordent pas. Leur style de relation est tout différent et – outre le

fait que nous ne lisons qu’un abrégé du texte de Dion Cassius – il faut rappeler que celui-ci était absent de Rome en mars 222. D’après le sénateur bithynien, Héliogabale sentant la hargne menaçante des soldats aurait aussitôt songé à fuir. À la faveur des disputes qui opposent les deux sœurs et leurs partisans, croyant pouvoir profiter de la confusion qui règne dans le camp, l’empereur se serait caché dans un coffre dont la fonction n’est pas autrement précisée. Sa tentative n’aurait pas échappé à certains prétoriens qui ne le perdent pas des yeux et se lancent aussitôt à sa poursuite, fouillent tous les meubles, le tirent de sa cachette et l’égorgent dans les bras de sa mère qui s’était précipitée derrière les soldats et le tenait tendrement serré contre elle. Hérodien, qui se trouvait peut-être à Rome mais qui (en fonctionnaire prudent qu’il était) n’a probablement pas accompagné le cortège dans la caserne du Viminal, nous conte qu’Héliogabale, courroucé par la froideur de l’accueil qu’on lui a réservé, s’enferme dans la chapelle des étendards. Il y passe la nuit, chagriné, inquiet, tourmenté. Le sanctuaire est un asile. L’empereur y est à l’abri des coups. Aucun des mutins n’osera l’y frapper. La religio militaire reste vivace, en vertu même d’une sorte de « tabou » qui protège ces fétiches que sont les fanions des cohortes et les images des empereurs consacrés par l’apothéose. Héliogabale conserve des fidèles et des complices dans le camp, notamment les deux préfets du prétoire et certains tribuns ou commandants de cohortes. Il leur donne l’ordre d’arrêter tous ceux des soldats qui se sont signalés la veille par la chaleur de leurs acclamations en l’honneur d’Alexandre : ce sont des séditieux, des perturbateurs infidèles à leur serment ! Qu’ils soient emprisonnés sur-le-champ, avant d’être conduits au supplice ! Et ils sont repérés, arrêtés, emprisonnés.

Mais le cycle « provocation-répression-solidarité » joue immédiatement en leur faveur. Les prétoriens indignés – même ceux qui ne criaient pas le plus fort contre Héliogabale – ne songent qu’à secourir, libérer, sauver leurs camarades sanctionnés et condamnés à mort. L’empereur (qui a sans doute commis l’imprudence de quitter le temple du camp après l’arrestation des mutins) est attaqué et tué. Avec lui, les soldats massacrent sa mère et les gens de son entourage « reconnus pour ministres et complices de ses crimes ». Avec Héliogabale périssent aussi les deux préfets du prétoire, négociateurs malheureux d’un compromis sans lendemain.

Épreuves d’un cadavre La mort ne met pas fin à la violence et n’assouvit pas assez la rage des meurtriers. Dion Cassius précise que les prétoriens décapitent les corps d’Héliogabale et de sa mère. Cet acharnement sur la tête de Soaemias et de son fils peut n’être pas de pure et simple sauvagerie de la part d’une soldatesque assurément fort peu raffinée et bien capable de réactions bestiales ou sommaires. Mais le dégoût profond qu’avait fini par inspirer – et que peut inspirer aujourd’hui encore au vu des monnaies les plus récentes – la face de l’empereur taré et réprouvé explique peut-être (sans l’excuser) cette décollation. Le même traitement fut appliqué au cadavre de la mère qui passait, il est vrai, pour encourager et partager ses vices. La ressemblance de leurs profils aimablement crapuleux devait confirmer aux yeux des soldats les mauvais bruits qui accablaient la réputation de Soaemias. L’outrage aux cadavres et le supplice posthume des damnés ne sont pas terminés. Les soldats et le peuple vont chercher chez lui le préfet de la Ville, Fulvius Diogenianus, qui est aussitôt lynché, démembré, déchiqueté comme une victime de ce Bacchus qu’Héliogabale aimait invoquer comme dieu de la liberté. Le même sort est infligé au cadavre du ministre des finances, Aurelius Euboulos, cet Émésien détesté dont la foule avait déjà réclamé le supplice à Héliogabale. Valerius Comazôn, lui, avait depuis quelque temps tiré son épingle du jeu. Aussi deviendra-t-il préfet de la Ville à l’avènement de Sévère Alexandre. Mais c’est sur les corps déshabillés d’Héliogabale et de sa mère qu’on s’acharne avec une ardeur sans pareille. Comme souvent, la

même populace qui avait applaudi frénétiquement aux profusions et aux folies du grand-prêtre dépravé exulte bruyamment et insulte grossièrement son cadavre. Depuis la caserne des prétoriens jusqu’au Tibre, sur plus de trois kilomètres, par toute la ville ou presque, les corps de l’empereur et de sa mère sont traînés, mutilés, démembrés comme celui de Diogenianus. C’est une indicible curée sur la chaussée publique. Le cadavre de Soaemias est finalement abandonné, jeté n’importe où, peut-être dans un cloaque. Mais le corps gras et bouffi d’Héliogabale ou ce qu’il en reste, tronc informe et défiguré, ne passe pas (paraît-il) dans la première bouche d’égout où la foule écœurée par ce déchet humain veut le faire disparaître. On tire encore le cadavre sur la piste du Grand Cirque, tout au long de l’arène où l’adolescent déchaîné se mesurait en char avec d’autres champions, où il avait peut-être aussi découvert le visage blond et charmant d’Hiéroclès décasqué et tombé du char, comme un touchant Phaéthon… Mais cette pantomime collective d’exultation macabre continue et reprend de plus belle. Méconnaissable, souillé, fangeux, ce débris révulsant de l’Émésien qui, sous la pourpre flottante et l’or massif, dansait naguère devant les autels du Soleil Invincible, est finalement jeté du haut du pont Aemilius dans le Tibre, non loin de la Cloaca Maxima qui déverse dans le fleuve les ordures de la Ville… Et pour être sûr que personne n’osera le récupérer pour l’ensevelir suivant les rites, on prend soin d’y attacher une sorte de boulet, afin qu’il sombre aussitôt dans le tréfonds des vases tibérines. Il faut à tout prix éviter que la terre ne soit contaminée par ce corps impur (Impurus est un surnom que lui attribue à ce propos l’Histoire Auguste). L’immersion du corps décapité dans le fleuve libérait, en effet, la cité d’une contagion. Héliogabale a donc été « liquidé »

comme un bouc émissaire. Il y a toujours une part de mentalité magique dans la façon dont une populace traite et manipule un mort.

Tiberinus, Tractaticius ou le « Tripoteur » Ces outrages au cadavre vaudront à Héliogabale les surnoms de Tiberinus et de Tractaticius ou Tractitius, nous disent les historiens, e e chroniqueurs ou abréviateurs des III et IV siècles : sobriquets posthumes à double entente, qui s’appliquent l’un et l’autre à la vie en même temps qu’à la mort du prince damné. Au premier degré, ils rappellent tout simplement qu’il fut jeté au Tibre (Tiberinus), après avoir été traîné (Tractaticius) par les rues de la Ville. Mais ils nous réfèrent aussi allusivement au comportement gastronomique et sexuel ou sensuel d’Héliogabale. En effet, Tiberinus est le nom d’un poisson, lupus Tiberinus, une sorte de bar qu’on pêchait entre les deux ponts Aemilius et Sublicius, là où la Cloaca Maxima vomissait ses immondices. Comme Héliogabale, ce bar qu’on appelait aussi catillo ou « lécheur de plats » se vautrait pour ainsi dire dans l’ordure qui l’engraissait. Il se nourrissait des détritus et des matières fécales rejetées par l’égout dans le Tibre. Grand amateur de poissons, le grand-prêtre gourmet appréciait sans aucun doute ce bar réputé qui passait pour se faufiler par la Cloaca Maxima jusqu’aux ramifications souterraines où s’écoulaient les vidanges du quartier du Subure… L’analogie du poisson à l’empereur se doublait donc, en l’occurrence, d’une prédilection culinaire tout à fait symbolique. Tractaticius (ou Tractitius suivant l’Épitome du Pseudo-Aurelius Victor) ne visait pas seulement la « traction » du cadavre sur le pavé de Rome. Le verbe tractare signifie aussi « toucher » complaisamment, sensuellement, « caresser » avec insistance. Or

nous savons qu’Héliogabale se délectait à palper ses compagnons de débauche. Ces façons de « satyre » expliquent aussi son empressement à traiter ses compagnes de bain avec un onguent épilatoire ou à raser lui-même le sexe de ses amants. Tractaticius, c’est le « Tripoteur », le maniaque des attouchements impudiques. La mémoire de « Sardanapalle » (autre surnom que lui donne Dion Cassius) fut condamnée. Sur toutes les inscriptions de Rome et de l’Empire où son nom était gravé, on le martela, ou du moins ce fut l’ordre donné par le Sénat, car on connaît bon nombre de pierres officielles dans les provinces où la rasura ne fut pas exécutée. Mais à Rome même, ni son nom ni ses statues n’échapperont à cette damnatio memoriae. Certaines inscriptions honorifiques n’ont été retrouvées qu’à l’état fragmentaire, et leur destruction peut remonter à mars 222. On brisa les portraits du grand-prêtre ou on les jeta au Tibre, comme son cadavre, pour ne plus voir cette face honnie et comme pour se venger des complaisances serviles qu’on avait eues à son égard. Aucun des bustes où l’on a cru jadis le reconnaître ne coïncide avec les profils monétaires. L’anéantissement de ses figurations sculptées a dû être radical. Cette fureur iconoclaste procédait du même instinct que les injures au cadavre. Comme Tacite l’avait écrit un siècle plus tôt de Vitellius – lui aussi traîné jusqu’au Tibre et engraissé comme un lupus Tiberinus – « la populace l’outrageait mort avec la même bassesse qu’elle l’avait adoré vivant ».

Épilogue Mammée est arrivée à ses fins. Elle a vaincu. Avec Maesa, elle a sauvé ou du moins prorogé la dynastie pour treize ans encore. Mais elle la perdra par avarice et par maternalisme possessif. « Alexandre Sévère s’explique par Mammaea, comme Élagabal par Soaemias » (J. Réville). Elle régnera au nom de son fils, qui restera en état de minorité et ne sera jamais adulte, moins encore peut-être que son cousin. A force d’autoritarisme, Mammée détruira l’autorité du « bon et touchant Alexandre Sévère », comme l’appelait E. Renan : trop « bon et touchant » pour devenir jamais empereur à part entière ! Les soldats l’ont salué « Auguste » dans le camp où gît le cadavre d’Héliogabale, avant de lui faire cortège jusqu’au Palatin, pendant que la foule déchaînée piétine deux corps décapités. Le lendemain, le Sénat acclame Alexandre : « Que les dieux te préservent ! Les dieux nous ont fait don de ta personne : qu’ils te sauvegardent ! Tu as enduré comme nous la tyrannie d’un être impur et obscène, tu en as souffert. Mais les dieux l’ont exterminé, les dieux t’ont préservé… » Ces acclamations rythmées sont e rituelles depuis la fin du II siècle après J.-C. L’Histoire Auguste nous en détaille les litanies interminables et répétitives dont le texte est sujet à caution, mais dont la substance et le ton doivent correspondre à une part de vérité historique, écho plus ou moins déformé d’une atmosphère authentique.

Réaction morale et sénatoriale Avec Mammée, c’est le Sénat qui gagne au changement de règne et que récompense, pour son opposition à Héliogabale, une association plus étroite à l’exercice du pouvoir impérial. En apparence, du moins ; mais ce corps soucieux de respectabilité est sans doute plus sensible aux apparences qu’avide de responsabilités directes. Seize sénateurs forment désormais, avec les préfets du prétoire et de la Ville, le conseil ordinaire de l’empereur. Rien ne se décide ou ne se fait sans leur assentiment. Des juristes réputés, comme Ulpien, qui s’empresse de remettre de l’ordre dans l’administration, sont consultés, écoutés, chargés de la gestion des affaires. Ulpien est nommé préfet des prétoriens – qui l’assassineront six ans plus tard. Mais ce sont évidemment les deux Syriennes, Maesa et Mammée, qui détiennent la réalité du pouvoir. Bientôt (Maesa meurt en 223), ce sera Mammée seule qui gouvernera, pour son malheur et celui de son fils. Le matriarcat, dont Héliogabale avait prétendu secouer le joug, reprend et se confirme. Dans la hiérarchie administrative, on remet chacun à sa place. Les promotions scandaleuses sont révoquées, surtout celles que leurs bénéficiaires devaient au ventre ou au bas-ventre. Les mœurs du Palais et le train de vie impérial reviennent à une honnête simplicité. Les affranchis flatteurs et les eunuques ambitieux rentrent dans le rang. Mammée serre d’ailleurs très fort les cordons de la bourse. Finies les chaussures incrustées de gemmes, les tuniques de soie ou d’or brochées de joyaux, les brillantes livrées des domestiques, les litières coruscantes et les voitures plaquées de

métaux précieux ! Héliogabale a vidé une bonne part des réserves accumulées par ses prédécesseurs. Austérité oblige. On rétablit aussi les bonnes mœurs dans les thermes publics où Tractaticius avait autorisé, sinon encouragé, la mixité la plus interlope. Désormais, les hommes et les femmes se baigneront à des heures différentes. L’ordre moral règne ou est censé régner sous un empereur qui a repris à son grand-oncle le surnom de « Sévère ».

Le renvoi du Soleil à Émèse Les dieux ont, eux aussi, leur revanche. D’abord, on s’empresse de restituer à leurs temples respectifs les statues et les fétiches qu’Héliogabale avait déplacés et regroupés autour du bétyle. L’idole de Junon Céleste est rapatriée dans son sanctuaire carthaginois. Le Palladium réintègre le temple de Vesta ; mais la présence de Pallas au Palais – peut-être sous la e forme d’un double ? – reste attestée au IV siècle par la fonction d’un « préposé au Palladium du Palatin ». Les boucliers échancrés du dieu Mars se retrouvent dans la Curie des prêtres saliens. Quant à Élagabal, on le renvoie à Émèse, on le bannit de Rome. Ce retour au sanctuaire indigène – que les Syriennes pouvaient justifier au même titre que la réintégration des idoles annexées – fut assurément plus rapide et moins solennel, moins triomphal surtout que le voyage conduit naguère par le grand-prêtre. Mammée dut trouver dans sa famille un candidat à la succession sacerdotale. La réexpédition du bétyle n’était pas de sa part un reniement, mais une restauration du dieu dans un fief traditionnel. À Rome, Jupiter et la triade capitoline recouvrent leur prééminence. Les dieux de l’Urbs sont rétablis dans leurs droits et prérogatives. Élagabal est rayé de l’ordo liturgique impérial, du culte et du calendrier officiels. Non seulement Jupiter a chassé l’usurpateur, mais il supplante Élagabal dans le temple même que son grand-prêtre lui avait consacré. L’Elagabalium du Palatin est désaffecté. Tout le décor relatif au dieu émésien est évacué. Peut-être certains chapiteaux, comme celui qu’on a découvert en 1873 près du temple des Castores (fig. 9), sont-ils alors remplacés. Car le sanctuaire est

reconsacré à Jupiter « Vengeur » (Ultor), épiclèse significative du ressentiment qu’éprouvaient les milieux dirigeants romains et qu’ils prêtaient au roi des dieux. Un médaillon et des monnaies de Sévère Alexandre nous montrent au revers la nouvelle physionomie cultuelle du ci-devant Elagabalium, avec Jupiter trônant et tenant le sceptre souverain (fig. 35-36). Le tympan du fronton est vide. Mais l’aigle qu’il portait au temps d’Héliogabale peut y avoir été maintenu, puisque aussi bien c’était l’oiseau du maître de l’Olympe. Un quadrige couronne le faîte : était-ce celui du Soleil ? Mais Jupiter aussi figure en char sur les monnaies républicaines. En admettant que l’Elagabalium ait eu ce décor – ce que l’as d’Héliogabale (fig. 21) n’autorise pas à supposer – on aura substitué Jupiter à Hélios. Les Dioscures semblent avoir disparu au-dessus des arcades de l’entrée que surmontent désormais diverses statues. Un autre Soleil Invincible conserve à Rome d’ardents adorateurs, mais à l’ombre des cryptes mithriaques qui, par dizaines, se multiplent à travers la ville, voire au pied du Capitole, et dont les fidèles gagnent déjà l’entourage impérial. Dans son laraire privé, Sévère Alexandre honore la mémoire d’Apollonius de Tyane (autre adorateur du Soleil) dont l’image voisine avec celles d’Abraham et du Christ, exemple d’une tolérance pluraliste qui contraste, dans l’Histoire Auguste, avec les exigences hénothéistes et monothéisantes du grand-prêtre. Sa mère Mammée dialogue avec les théologiens chrétiens Hippolyte et Origène. (Cependant, le pape Calliste est précipité d’une fenêtre dans un puits et lapidé le 14 octobre 222).

Le retour du Soleil à Rome À Émèse même survit une dynastie sacerdotale sans doute apparentée aux Iulii dont les fils ont grâce aux femmes revêtu la pourpre des Césars. On a vu qu’un de ces rois-prêtres usurpe le e pouvoir impérial au milieu du III siècle, après avoir repoussé les Perses avec ses commandos de paysans. Le néoplatonicien Jamblique de Chalcis (mort en 330) qui, sous le règne du premier empereur chrétien, tenait encore les auditoires d’Apamée sous le charme de son enseignement théosophique, appartenait peut-être à l’illustre lignée. En tout cas, la carrière historique d’Élagabal ne s’achève pas avec le règne d’Héliogabale. Cinquante ans après la mise à mort de son grand-prêtre, en 272, l’empereur Aurélien est en guerre contre Zénobie, reine de Palmyre. Une bataille décisive se livre entre les deux armées près d’Émèse. La supériorité de la cavalerie palmyrénienne s’affirme d’abord aux dépens des Romains, dont les troupes faiblissent et tournent bride, quand brusquement l’empereur a une vision : celle d’une image divine qui l’exhorte à tenir bon et à faire donner l’infanterie. Effectivement, grâce à une manœuvre des fantassins, la cavalerie romaine qui cédait contre-attaque, et Aurélien sort vainqueur de la mêlée. Aussitôt après la déroute complète de Zénobie, il fait dans Émèse (dont les habitants semblent avoir été majoritairement acquis à la cause romaine) une entrée triomphale. L’empereur se rend tout droit au temple célèbre, où le bétyle est toujours en place et où Héliogabale se trémoussait jadis devant l’autel. Et l’Histoire Auguste nous précise qu’Aurélien retrouva, reconnut là d’emblée, « la forme

de la divinité » (formam numinis) qui l’avait secouru en pleine bataille. Quelle « forme » ? Celle du bétyle ? Car la tradition – qu’il s’agisse des témoignages historiographiques ou iconographiques – est unanime à nier que le Sol Invictus d’Emèse eût une apparence humaine. Le biographe d’Aurélien enchaîne en disant que l’empereur érige ensuite à Rome un temple magnifique en l’honneur du Soleil, Sol Invictus, comme nous l’attestent les monnaies. Cellesci ne représentent pas le « cône érectile », mais Hélios anthropomorphisé soit dans son quadrige, soit debout entre deux captifs et tenant la sphère du monde – signe de sa souveraineté cosmique – ou s’élançant à gauche avec son fouet d’aurige céleste. En fait, Aurélien dont la mère était prêtresse du Soleil à Sirmium (Srijeneska-Mitrovica) en Pannonie – où Héliogabale avait en 219 fait une station avec sa pierre noire – peut avoir fait tout naturellement un vœu à l’astre-roi sur le champ de bataille qui dépendait du territoire d’Émèse et, par conséquent, de l’antique principauté d’Élagabal. Le culte du Soleil émésien avait, sans aucun doute, laissé des traces en Pannonie, où des escadrons d’archers et de cavaliers syriens étaient naguère casernés. Aurélien devait donc connaître Sol Invictus Elagabalus, et si l’histoire de la vision est authentique, il aura donné à celle-ci un tour mystérieux pour se donner l’air de découvrir (ou de redécouvrir) un dieu sauveur. C’était aussi un bon moyen de confirmer sa popularité et sa légitimité dans cet Orient qui avait en partie fait sécession depuis 260. En bon politique, cet empereur-soldat savait exploiter la crédulité humaine et vaincre les âmes, après avoir vaincu par les armes. Avec Aurélien, le culte du Soleil a une sorte de revanche. Il fait à Rome une rentrée triomphale.

Certes, l’astre du jour a depuis longtemps sa place dans l’imagerie officielle, où la théologie héliaque rejoint souvent le culte impérial. Depuis Néron, les Césars portent la couronne radiée sur les monnaies de bronze valant deux as (dupondii) et, depuis Caracalla, sur les pièces d’argent valant un double denier (antoniniani), tandis que les impératrices émergent du croissant lunaire. Le Soleil levant (Sol oriens) personnifie aussi au revers des monnaies l’avènement des empereurs ou leur « éternité », à une époque où, paradoxalement, ils se succèdent à vive allure ! Dans l’Histoire Auguste comme dans les Panégyriques latins (prononcés e par des rhéteurs gaulois à la fin du III siècle et plus tard en l’honneur de Constantin), l’empereur rayonne comme l’incarnation humaine de l’astre sauveur, comme le vicaire terrestre du grand chorège sidéral. Dans la nécropole des Grottes Vaticanes, tout près du cénotaphe ou « trophée » aménagé en mémoire du martyr Pierre, premier pape chrétien, une mosaïque de la deuxième moitié du IIIe siècle (?) représente le Christ-Hélios qui monte en char au ciel, ce qui fait songer à certaines représentations mithriaques. Le Soleil est partout dans l’imaginaire religieux de ces temps qui préludent à l’Empire chrétien. Mais il n’avait pas à Rome même de véritable sanctuaire matérialisant un culte. En lui faisant élever (en 273) dans la capitale de l’Empire un temple gigantesque, enrichi des somptueuses dépouilles rapportées d’Orient, en créant un corps de pontifes affectés spécialement à sa liturgie, ainsi que des jeux célébrés tous les quatre ans, Aurélien (qui portait dans son nom le vieux nom sabin du Soleil, ausel, patronyme des Auselii devenus Aurelii) institutionnalisait et consacrait les convergences spirituelles d’un grand siècle solaire.

Le dieu honoré dans ce temple prestigieux (qui se trouvait probablement entre l’actuelle Piazza San Silvestro et la Via del Corso) n’est pas le bétyle syrien. L’historien byzantin Zosime nous révèle qu’à l’idole d’Hélios était associée celle de Bêl, le dieu des Palmyréniens vaincus. Il ne dit rien de la pierre noire qu’Aurélien a évidemment laissée sur place. Il n’a pas commis l’incongruité de la déraciner pour la retransporter à Rome, ce qui ne se concevait que pour l’idole d’un peuple vaincu : or Émèse a, tout au contraire, participé à la victoire romaine ! Le bétyle ne pouvait compter au nombre des dépouilles ennemies. Malgré l’apparition émésienne, Aurélien n’a pas non plus réhabilité à Rome même Élagabal à proprement parler. Mais son Soleil porte la même épiclèse Invictus, et l’officialisation de son culte a coïncidé avec un retour glorieux de cet Orient où Élagabal lui a donné la victoire, comme il l’avait donnée un demi-siècle plus tôt à l’empereur qui, dans l’Histoire, conservera son nom. Avec Aurélien, c’est bien le Soleil Invincible qui triomphe dans l’Urbs. Mais cette fameuse vision d’Émèse n’est-elle pas une invention tardive et quelque peu malicieuse ? Quarante ans plus tard, en 312, un autre empereur gagnera une autre bataille, contre un compétiteur cette fois, aux portes de Rome et grâce à une apparition solaire encore : Constantin dit « le Grand » contre le païen Maxence. On s’est donc interrogé et demandé si le biographe d’Aurélien e dans l’Histoire Auguste, telle qu’elle fut éditée à la fin du IV siècle (ou dans les premières années du Ve ?) et apparemment fort goûtée dans les milieux polythéistes, n’avait pas voulu contrefaire à sa manière l’épisode édifiant et presque hagiographique de 312. Constantin aurait vu, peu après midi, là où le soleil inclinait vers l’Occident, une croix lumineuse avec la légende : « Par ce signe,

sois vainqueur ! ». Avant d’entrer à Tyane, Aurélien avait ou aurait vu aussi le célèbre Apollonius – autre adorateur du Soleil dont la ville natale avait accueilli le char d’Élagabal. Le sage s’adressant à l’empereur lui aurait dit : si vis vincere… « Si tu veux vaincre, épargne mes compatriotes. » Toutes ces visions peuvent ressembler à une sorte de riposte parodique aux arétalogies constantiniennes. Les admirateurs du premier empereur chrétien avaient certes lieu de reprocher au rédacteur paganisant ses supercheries. Mais celui-ci aurait eu beau jeu de rétorquer que la fameuse vision de Constantin comportait, suivant les auteurs, bien des variantes qui autorisaient à en mettre l’authenticité en doute, sinon à la contester radicalement. Un laudateur de Constantin, Eusèbe de Césarée, n’en soufflait mot dans son Histoire ecclésiastique ! Dans cette rivalité de révélations, l’Histoire Auguste nous donne l’impression d’affecter un humour presque voltairien avant la lettre. Comme on voit, Constantin restait poursuivi dans l’historiographie par les références à Héliogabale et à son dieu. Il l’était d’autant plus qu’avant de se convertir à la foi nouvelle, il avait, comme son père Constance, adoré le Sol Invictus d’Aurélien ! Ses monnaies avaient popularisé l’image du Soleil, « collaborateur » ou « compagnon » de l’empereur (Soli Invicto comiti), dont l’effigie radiée au revers faisait très exactement pendant à celle du prince lauré à l’avers. Des pièces frappées à Tarragone en 314 nous montrent encore au droit son buste casqué avec la croix, mais aussi le « Soleil Invincible » au revers. Image visible du Dieu invisible, comme le Christ « Soleil du salut » (Sol salutis), l’astre vivifiant confirmait ainsi sa conquête symbolique du monde romain et chrétien, pendant qu’Hélène, mère de Constantin, s’installait dans les Jardins du Vieil Espoir, avant

d’entreprendre à Jérusalem la fouille du Calvaire, pour y déterrer les débris supposés de la vraie croix – qu’abritera l’église Santa Croce in Gerusalemme, sise à l’emplacement et dans les murs du palais d’Héliogabale ! Non sans quelque malice, l’éditeur de la Vie d’Héliogabale en fera l’hommage posthume à Constantin, avec force discours moralisants… Au vrai, Héliogabale était le fils d’un Varius (et Dieu sait si l’on avait plaisanté sur la « variété » possible de cette filiation, avec une mère qui changeait d’amant comme d’habit…). Constantin, lui, était le fils d’un Constantius, tout le contraire d’un Varius nominalement ! Mais ce contraste était une drôlerie de plus, et Constantin, né par hasard d’une fille d’auberge, n’avait pas fait non plus la preuve d’une « constance » exemplaire. De son règne éphémère comme une partie de plaisir, Héliogabale n’a guère laissé de traces monumentales qui retiennent l’attention des touristes. Rares sont ceux qui, après avoir visité Saint-Jean-de-Latran, font un détour pour voir l’amphithéâtre de cour (amphitheatrum castrense) du palais Sessorien ou les restes des gradins du Circus Varianus qu’écrasent les arcades de l’Acqua Felice, un aqueduc proche de la gare Termini. L’enceinte des fouilles du Palatin exclut San Sebastiano où subsistent les fondations de l’Elagabalium. En arrivant sous les hauts murs des Thermes de Caracalla, les visiteurs de la Rome antique oublient souvent que les portiques extérieurs ont été ajoutés par Héliogabale (mais inaugurés, il est vrai, par son cousin Sévère Alexandre). On ne songe au César maudit que comme au parangon de la grande orgie impériale : l’homme qui résume avec Néron les « Romains de la décadence » illustrés par le tableau de Thomas Couture.

Par-delà cette imagerie simplifiante qu’épinglait déjà R. de Gourmont (« La civilisation et ses raffinements nécessaires représentent toujours la décadence pour le peuple, qui est toujours, tant qu’il est peuple, incivilisé et grossier »), Héliogabale survit dans la conscience littéraire occidentale comme un fantasme, plus ou moins refoulé, de la liberté que se donne ou croit se donner le pouvoir vertigineux entre les mains de l’adolescent immature, rêve éveillé – et raté – d’un « anarchiste couronné ». Pour les historiens, il évoque, dans le bouillonnement bigarré des esprits et des aspirations qui animent confusément les générations sévériennes, l’émergence folle et prématurée d’un hénothéisme d’État, sorte de césaro-papisme sacerdotal et païen qui fait revivre e dans la Rome du III siècle après J.-C. le roi-prêtre de l’Orient sumérien, en même temps qu’il préfigure certaines tentations cléricales de l’Occident médiéval. « Certes, écrivait Renan, Héliogabale était un insensé ; et cependant sa chimère d’un culte monothéiste central, établi à Rome et absorbant tous les autres cultes, montrait que le cercle étroit des idées antonines était bien brisé. » Il l’était bien avant le « César fou ». Même si ces perspectives ne falsifient pas foncièrement la réalité historique, elles éclipsent ou dépassent la vérité de l’individu Héliogabale qui voulut être autre chose qu’un support des ambitions familiales, promu et détrôné par les femmes, dont l’émancipation et la domination politiques coïncident presque toujours avec la déchéance des hommes.

Bibliographie

I. SOURCES ANTIQUES A. SOURCES LITTÉRAIRES 1) Hérodien, Histoire impériale depuis la mort de Marc Aurèle, livre V, édition-traduction C.R. Whittaker (en anglais), dans la Loeb Classical Library, Londres-Cambridge, Massachusetts, 1970, II, p. 3-75 ; vieille traduction française (sujette à caution) de L. Halévy, Paris, 1860. Sur la valeur d’Hérodien, cf. G.W. Bowersock, Herodian and Elagabalus, Yale Classical Studies, XXIV (Studies in the Greek Historians in Memory of A. Parry), Cambridge, 1975, p. 229-236. 2) Dion Cassius, Histoire romaine, livres LXXVIII-LXXIX (abrégé de Xiphilin, manuscrit du Vatican = Cod. Vat. Graec. 1288, extraits divers), édition U. Ph. Boissevain, Berlin, 1955, III, p. 402-473, avec les textes précités de Zonaras et de Kédrènos ; médiocre traduction française (fondée sur un texte mal établi) d’E. Gros, IX, Paris, 1867, p. 392 ss. ; édition-traduction E. Cary (en anglais) dans la Loeb Classical Library, IX, Londres-New York, 1927, p. 348-479. Sur la crédibilité relative de Dion Cassius : F. Millar, A Study of Cassius Dio, Oxford, 1964. 3) Histoire Auguste, Antoninus Heliogabalus (vie attribuée à Aelius Lampridius, nom controuvé), édition critique E. Hohl, revue et complétée par Ch. Samberger et W. Seyfarth, Leipzig, 1965, I, p. 223-250 ; édition-traduction D. Magie (en anglais) dans la Loeb Classical Library, Londres-Cambridge, Mass., 1980 e (5 tirage), II, p. 104-177. Traductions françaises inégales et erronées de Laass d’Aguen dans la collection Panckoucke

(Paris, 1847) et de T. Baudement dans la collection Nisard (Paris, 1845) ; en sont tributaires G. Duviquet (Héliogabale raconté par les historiens grecs et latins, Paris, 1903, p. 41-104) et H. Bardon, (le Crépuscule des Césars. Scènes et visages de l’Histoire Auguste, Monaco, 1964, p. 142-155). Une éditiontraduction commentée est en préparation pour la Collection des Universités de France, Éditions des Belles-Lettres. Cette Vita Heliogabali est à compléter par les Vies de Macrin (édition-traduction annotée d’E. Pasoli, Bologne, 1968), de Diaduménien et de Sévère Alexandre. Sur la vision d’Aurélien, cf. Divus Aurelianus, 25, 3-5 (II, p. 168 Hohl-Samberger-Seyfarth) et G. Costa, Un libello anticristiano del Secolo IV, Bilychnis, 22, 1923, p. 47 ss. (réplique païenne à la vision de Constantin). Pour apprécier et utiliser la Vita Heliogabali, « biographie scandaleuse », « pot-pourri de basse pornographie » (R. Syme), il faut tenir compte des travaux plus ou moins récents concernant l’Histoire Auguste, notamment des colloques annuels de Bonn : Bonner Historia-Augusta-Colloquium (abrégé BHAC). Sur Héliogabale, cf en particulier T.D. Barnes, Ultimus Antoninorum, BHAC 1970, Bonn, 1972, p. 53-74 ; id., The Sources of the Historia Augusta (Collection Latomus, 155), Bruxelles, 1978, p. 54 ss. ; G. Alföldy, Zwei Schimpfnamen des Kaisers Elagabal : Tiberinus und Tractatitius, BHAC 1972/4, Bonn, 1976, p. 11-21. On trouvera dans les fascicules du BHAC plusieurs contributions concernant des points de détail. Sur le dossier de l’Histoire Auguste en général : A. Chastagnol, le Problème de l’Histoire Auguste : état de la question, BHAC 1963, Bonn, 1964, p. 43-71 ; id., Les Recherches sur l’Histoire Auguste de 1963 à 1969, Antiquitas, 4 (Beiträge zur Historia-Augusta-Forschung, 6), Bonn, 1970 ; R. Syme, Emperors and Biography, Studies in the Historia

Augusta, Oxford, 1971. Le dossier est bien loin d’être élucidé et apuré. e

4) Abréviateurs du IV siècle : Aurelius Victor, Liber de Caesaribus, 23 ; édition critique F. Pichlmayr, revue par R. Gruendel, Leipzig, 1966, p. 102 ; éditiontraduction française P. Dufraigne, dans la Collection des Universités de France, Paris, 1975. Pseudo-Aurelius Victor, Epitome de Caesaribus, 23 ; édition F. Pichlmayr, p. 157. Eutrope (Flavius Eutropius), Breviarium Historiae Romanae, VIII, 22 ; édition critique Ruehl, Leipzig 1919. Traduction française M. Rat, dans la collection « Classiques Garnier », Paris s.d., p. 149. Rufius Festus, Breviarium ; édition critique J.W. Eadie, Londres, 1967. La citation de Rufus Festus Avienus concernant Émèse est tirée de sa Descriptio Orbis Terrae, vv. 1084-1094 ; édition critique P. Van De Woestijne, Bruges, 1961. Chronique de saint Jérôme : R. Helm, Die Chronik des Hieronymus, I, Leipzig, 1913, p. 214, et II, Leipzig, 1926, p. 646 ss. (avec références aux autres sources chronographiques) ; 2e édition, Berlin, 1956. Analyse comparée des sources historiographiques relatives à la vie d’Héliogabale : J.C.P. Smits, De fontibus e quibus res ab Heliogabalo et Alexandro Severo gestae colliguntur, Dissertation d’Amsterdam, 1908 ; O.F. Butler, Studies in the Life of Heliogabalus, University of Michigan Studies, Humanistic Series, IV, 1910, p. 1-69. Sur le récit de la fin d’Héliogabale dans l’Histoire Auguste et chez Hérodien, cf. A. Jardé, Études critiques sur la vie et le règne de Sévère Alexandre, Paris 1925, p. 9-13. On consultera aussi F. Kolb,

Literarische Beziehungenzwischen Cassius Dio, Herodian und der « Historia Augusta », Antiquitas, 4 (Beiträge zur HistoriaAugusta-Forschung, 9), Bonn, 1972.

B. SOURCES ARCHÉOLOGIQUES 1) Elagabalium du Palatin (remplacé par un temple de Jupiter Ultor) : E. Nash, Bildlexikon zur Topographie des antiken Rom, I, Tübingen, 1961, p. 537 ss., fig. 663-670 ; F. Castagnoli, Su alcuni problemi topografici del Palatino, Accademia dei Lincei, Rendiconti morali, Ser. VIII, Vol. XXXIV, 1979, p. 331 ss. (avec toute la bibliographie antérieure). 2) Chapiteaux historiés : F. Studniczka, Ein Pfeilercapitell auf dem Forum, Mitteilungen des deutschen Archaeologischen Instituts, Römische Abteilung, 16, 1901, p. 273 ss., pl. XII ; E. von Mercklin, Antike Figuralkapitelle, Berlin, 1962, p. 154 ss., no 383, fig. 729-736. 3) Statue de Carnuntum interprétée à tort comme représentant Héliogabale : F. Studniczka, Élagabal, Archäol.-Epigraph. Mitteil. aus Oesterreich-Ungarn, 8, 1884, p. 69 ss., pl. I ; Corpus signorum Imperii Romani, Osterreich, Die Rundskulpturen des o Stadtgebietes von Carnuntum, Vienne, 1967, n 82 et pl. 29. 4) Palais Sessorien : A M. Colini, Horti Spei Veteris, Palatium Sessorianum, Memorie della Pontificia Accademia Romana di Archeologia, Ser. III, 8, 1955, p. 137 ss. ; W. von Sydow, Archäologische Funde und Forschungen im Bereich der Soprintendenz Rom 1957-1973, Archäologischer Anzeiger, 1973, p. 548. Amphitheatrum Castrense : E. Nash, op. cit., I, p. 13 ss., fig. 1-4. Circus Varianus : ibid., p. 241 s., fig. 280-282.

Sur la topographie de Rome en général : F. Coarelli, Guida archeologica di Roma, Vérone, 1975.

C. SOURCES NUMISMATIQUES – Monnaies d’Émèse : W. Wroth, British Museum, A Catalogue of the Greek Coins. Galatia, Cappadocia and Syria, Londres, 1899, p. 237 ss., pl. XXVII ; A. Dieudonné, Numismatique syrienne. Émèse, Revue numismatique, 1906, p. 132 ss. – Monnaies d’Uranius Antoninus : R. Delbrück, Uranius of Emesa, Numismatic Chronicle, 1948, p. 11 ss. ; H.R. Baldus, Uranius Antoninus Münzprägung und Geschichte, Antiquitas, 3 (11), Bonn, 1971. – Monnaies d’Héliogabale et des princesses syriennes, de Julia Paula, d’Aquilia Severa, d’Annia Faustina : H. Mattingly, E.A. Sydenham and C.H.V. Sutherland, The Roman Imperial Coinage, IV, 2 (Macrinus to Pupienus), Londres, 1938 (2e éd., 1968), p. 23 ss. ; H. Mattingly, British Museum. Coins of the Roman Empire, V e (Pertinax to Elagabalus), 2 édition revue par R.A.G. Carson et Ph. V. Hill, Londres, 1976, p. 530 ss. ; M. Thirion, Les monnaies d’Élagabal (218-222), Collection « Numismatic Pocket », Bruxelles-Amsterdam, 1968. – F. Gnecchi, I medaglioni romani, I-III, Milan, 1912 (en particulier III, p. 41, no 6 et pl. 152, 11). – Camée (ici fig. 27) : E. Babelon, Catalogue des camées de la o Bibliothèque nationale, Paris, 1897, n 304. – Représentations de l’Elagabalium : W. Froehner, Variétés numismatiques, Annuaire de la Société française de Numismatique, XIV, 1890, p. 469-471 ; P.V. Hill, The Buildings and Monuments of Rome on the coins of A.D. 217-294, Rivista

Italiana di Numismatica, 83, 1981, p. 57-61 (avec la discussion des études antérieures). – Monnaies d’Asie Mineure attestant le passage du bétyle : A. Dupont-Sommer – L. Robert, la Déesse de Hiérapolis-Castabala (Cilicie), Bibl. Archéol. et Hist. de l’Institut français d’Archéologie d’Istanbul, 16, Paris, 1964, p. 79 ss., 99.

D. PORTRAITS H.P. L’Orange, Zur Ikonographie des Kaisers Elagabal, Symbolae Osloenses, 20, 1940, p. 152 ss., en particulier 158 ; J. Babelon, le Portrait dans l’Antiquité d’après les monnaies, Paris 1950, p. 132 ss. ; H. von Heintze, Studien zu den Porträts des 3. Jhs. n. Chr. : Caracalla, Geta und Elagabal, Mitteilungen des deutschen archäologischen Instituts, Römische Abteilung, 73/4, 1966/7, p. 190 ss., 215 ss. ; M. Wegner, Das römische Herrscherbild, III, 1, Macrinus bis Balbinus, Berlin, 1971, p. 146 ss. ; id., Bildniskunst römischer Herrscher, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, Principat, 12, 2, Berlin-New York, 1981, p. 646 ss. ; M. Bergmann, Studien zum römischen Porträt des 3. Jahrhunderts n. Chr., Antiquitas, 3 (Abhandl. zur Vorund Frühgeschichte, zur klassischen und provinzial-römischen Archäologie, 18), Bonn, 1977, p. 22 ss. Cf. les remarques de F. Altheim, le Déclin du monde antique, trad. franç., Paris, 1953, p. 332 ss., et de M. Yourcenar, Sous bénéfice d’inventaire, Paris, 1978, p. 18.

E. SOURCES ÉPIGRAPHIQUES

– Dédicaces latines officielles : Corpus Inscriptionum Latinarum, VI, os Berlin, 1876, n 1077-1082, 2104 ; H. Dessau, Inscriptiones os Latinae selectae, I, Berlin, 1892, n 466-476, à compléter par les informations de l’Année épigraphique. – Inscriptions grecques d’Asie Mineure : R. Cagnat, Inscriptiones Graecae ad res Romanas pertinentes, Paris, 1911-1927, en particulier III, 62 et IV, 1251 ; D. Magie, Roman Rule in Asia Minor to the End of the Third Century after Christ, Princeton, 1950, II, p. 1558, n. 4. À compléter par le Supplementum epigraphicum Graecum, Leyde, 1923 et suiv., et surtout par les informations critiques ou exégétiques de J. et L. Robert, Bulletin épigraphique annuel, dans la Revue des études grecques. – Inscription des pêcheurs du Tibre : J. Gagé, Élagabal et les pêcheurs du Tibre, Mélanges d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire offerts à J. Carcopino, Paris, 1966, p. 403 ss. – Inscription de Cordoue : H. Seyrig, Antiquités syriennes, 95. Le culte du Soleil en Syrie à l’époque romaine, Syria, 48, 1971, p. 370 ss. – En ce qui concerne les cadres militaires et administratifs, l’épigraphie est exploitée et commentée notamment par H.G. Pflaum, les Carrières procuratoriennes équestres sous le Hautos Empire romain, Paris, 1960-1961, en particulier II, n 237, 257, 290, 293, 317.

II. TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE D’ÉMÈSE A. ORIGINES ET ÉVOLUTION DE LA DYNASTIE A. Bouché-Leclercq, Histoire des Séleucides, I, Paris, 1913, p. 427, 436, 441 ss. ; R.D. Sullivan, The dynasty of Emesa, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 8, Berlin-New York, 1977, p. 198-219 ; id., Priesthood of the Eastern Dynastic Aristocracy, Studien zur Religion und Kultur Kleinasiens, Festschrift F.K. Dörner, II, Leyde, 1978, p. 928 ss. ; H. Seyrig, Caractères de l’histoire d’Émèse, Syria, 36, 1959, p. 184 ss. Cf. aussi J. Cantineau, Textes palmyréniens du temple de Bêl à Palmyre, Syria, 12, 1931, p. 140 s.

B. PROBLÈMES TOPOGRAPHIQUES ET ARCHÉOLOGIQUES

R. Dussaud, Topographie de la Syrie antique et médiévale, Paris, 1927 ; L. Brossé, la Digue du lac d’Homs, Syria, 4, 1923, p. 234 ss. ; H. Seyrig, Antiquités de la nécropole d’Emèse, Syria, 29, 1952, p. 204 ss. ; 30, 1953, p. 12 ss. Vestiges du temple sous la grande mosquée : E. Herzfeld, Bauschreibung, annexe à M. Sobernheim, Inschriften der Moschee von Hims, dans Festschrift C.F. Lehmann-Haupt (= Janus, I), Vienne-Leipzig, 1921, p. 237 ss.

III. HISTORIOGRAPHIE MODERNE A. HISTOIRES GÉNÉRALES DE L’EMPIRE ROMAIN Outre la toujours admirable Histoire des empereurs et des autres princes qui ont régné durant les six premiers siècles de l’Église de L.-S. Lenain de Tillemont, édition de Venise, 1732-1739, on peut relire encore avec profit E. Gibbon, The history of the decline and fall of the Roman Empire, Londres, 1776-1783, traduit par F. Guizot (Paris, 1812) ; édition abrégée dans la Collection « Les grands monuments de l’Histoire », Paris, 1970. A. Piganiol, Histoire de Rome, Paris, 1949, avec états des questions ; remis à jour dans les éditions ultérieures. Mais l’auteur rapporte erronément (p. 405) au culte d’Élagabal la formule de F. Cumont : « Il y eut un moment où le césarisme parut sur le point de se transformer en khalifat » ; c’est une citation déformée qui concerne l’influence religieuse de l’Iran sur la Tétrarchie. Vues intéressantes de S. Mazzarino dans son Trattato di storia romana, II, L’impero romano, Rome, 1956, p. 287 ss.

B. L’EMPIRE A L’ÉPOQUE SÉVÉRIENNE M. Besnier, L’Empire romain de l’avènement des Sévères au Concile de Nicée (dans Histoire générale de G. Glotz, Histoire ancienne, IIIe partie, Histoire romaine, IV), Paris, 1937 ; AA. W., Cambridge Ancient History, XII, The imperial Crisis and Recovery A.D. 193324, Cambridge, 1939 (nouvelle édition, 1965) ; A. Calderini, I Severi. La crisi dell’Impero nel III Secolo (dans Storia di Roma,

VII), Rome, 1949 ; G. Walser, Die Severer in der Forschung 1960-1972, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. II, 2, Berlin-New York, 1975, p. 614-656. Sur Macrin, cf. P. Cavuoto, Macrino, Naples, 1983.

C. MONOGRAPHIES SUR HÉLIOGABALE G. Duviquet, Héliogabale raconté par les historiens grecs et latins, Paris, 1903, avec une préface de R. de Gourmont (rééditée dans Promenades littéraires, Sixième série, Paris, 1926, p. 225 ss.) ; J. Stuart Hay, The Amazing Emperor Heliogabalus, Londres, 1911, avec une préface de J.B. Bury (réédition anastatique dans la Collection Studia Historica, 116, Rome, 1972) ; G. Pasciucco, Elagabalo, Feltre, 1905 ; R. Villeneuve, Héliogabale, le César fou, Paris s.d. (1957), peu sûr et arbitraire. Le livre de M. Cazenave et R. Auguet, Les Empereurs fous, Paris, 1981, traite naturellement d’Héliogabale (p. 235 ss.), mais de seconde ou de troisième main, sans aucune rigueur critique. Articles de Lambertz, dans Real-Encyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, 15A (1955), s.v. VARIUS, 10, col. 392 ss., et de K. Grosz, dans Reallexikon für Antike und Christentum, IV, Stuttgart, 1959, s.v. ELAGABAL, col. 987 ss.

D. FAMILLE DES SÉVÈRES A. Birley, Septimius Severus. The African Emperor, Londres, 1971 (avec un riche index prosopographique). Sur les princesses syriennes : A. Calderini, Le donne dei Severi (Donne di Roma antica, V, Quaderni di Studi Romani), Rome, 1945 ; J. Babelon, Impératrices syriennes, Paris, 1957

(inégalement sûr et critique) ; G. Turton. The Syrian Princesses. The Women who ruled Rome, A.D. 193-235, Londres, 1974. Sur le grand-père d’Héliogabale : H.G. Pflaum, la Carrière de C. Julius Avitus Alexianus, grand-père de deux empereurs, Revue des études latines, 57, 1979, p. 298 ss.

IV. PROBLÈMES PSYCHOPATHOLOGIQUES e

R. von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, Stuttgart, 1886 ; 13 édition, Stuttgart 1907 (trad. franç., Paris, Payot, 1950) ; A. Moll, Die conträre Sexualempfindung, Berlin, 1891 (trad. franç. sous le titre : les Perversions de l’instinct génital. Étude sur l’inversion sexuelle, Paris, 1893) ; S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. franç., Paris, 1962, p. 17 ss. ; E. LemoineLuccioni, le Rêve du cosmonaute, Collection « le Champ freudien », Paris, 1980, p. 87 s. Dans ses Figures de la perversion (Paris, 1981), K. Masud n’envisage pas, semble-t-il, le cas d’Héliogabale. A. Artaud, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, Paris, 1934 ; réédition dans la Collection « l’Imaginaire », Paris, 1979 ; A. Rousselle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle, IIe-IVe siècles de l’ère chrétienne, Paris, 1983, p. 157 ss. Caractérologie : G. Berger, Traité pratique d’analyse du caractère, Paris, 1963 ; R. Le Senne, Traité de caractérologie, Collection « Logos », Paris, 1952.

V. PROBLÈMES CULTUELS A. COURANTS RELIGIEUX AU TEMPS DES SÉVÈRES

J. Réville, la Religion à Rome sous les Sévères, Paris, 1886 (situe bien la tentative d’Héliogabale dans le contexte des cultes païens, mais avec une documentation incomplète et souvent peu critique ; insuffisant sur le mithriacisme et la gnose). Sur les religions orientales en général, cf. F. Cumont, les Religions orientales dans le paganisme romain, Paris, 1929 (réédité). La documentation est remise à jour par la collection que dirige M.J. Vermaseren, Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain (EPRO). Sur Mithra : R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, Collection « Que sais-je ? » (1929), Paris, 1981. Sur les cultes phrygiens : M.J. Vermaseren, Cybele and Attis. The Myth and the Cult, Londres, 1977. Sur les cultes égyptiens : M. Malaise, les Conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens en Italie (EPRO, 22), Leyde, 1972. Bonnes mises au point dans Die orientalischen Religionen im Römerreich (EPRO, 93), Leyde, 1981. Sur le paganisme syrien : D. Sourdel, les Cultes du Hauran à l’époque romaine (Inst. français de Beyrouth, Bibl. Arch. et Hist., 53), Paris, 1952 ; B. Lifshitz, Études sur l’histoire de la province romaine de Syrie, Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 8, Berlin-New York, 1977, p. 12-23 ; H.J.W. Drijvers, Die Dea Syria und andere syrische Gottheiten im Imperium Romanum, Die orientalischen Religionen im Römerreich (EPRO, 93), Leyde, 1981, p. 241 ss.

Rapports avec le christianisme : K. Bihlmeyer, Die « syrischen » Kaiser in Rom (211-235) und das Christentum, Rottenburg a. Neckar, 1916 ; M. Sordi, I rapporti fra il cristianesimo e l’impero dai Severi a Gallieno, Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, 23, Berlin-New York, 1979, p. 351-354. Inscription d’Aberkios : A. Dieterich, Die Grabinschrift des Aberkios (erklärt von), Leipzig, 1896, p. 28 ss. Ce texte a suscité et continue d’inspirer une abondante littérature. Gnose : H. Leisegang, la Gnose, trad. franç., Paris, 1951 ; H. Jonas, la Religion gnostique, trad. franç., Paris, 1978.

B. CULTES DU SOLEIL F. Cumont, la Théologie solaire du paganisme romain, Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, XII, 2, 1913, p. 447 ss. ; H. Seyrig, Antiquités syriennes, 95. Le Culte du Soleil en Syrie à l’époque romaine, Syria, 48, 1971, p. 337 ss. ; G.H. Halsberghe, The Cult of Sol Invictus (EPRO, 23), Leyde, 1972 (sur Élagabal et le Sol Invictus d’Aurélien ; inégalement attentif aux documents numismatiques, parfois interprétés sans critique ; rapprochements superficiels avec les cultes mithriaque et métroaque).

C. ÉLAGABAL Outre l’ouvrage précité de G.H. Halsberghe : F. Lenormant, art. Elagabalus, dans Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Ch. Daremberg et E. Saglio, II, 1, Paris, 1892 (rééd. Graz, 1963), p. 529-531 ; A. von Domaszewski, Abhandlungen zur römischen Religion, Leipzig-Berlin, 1909, p. 197 ss. ; K.

Grosz, art. Élagabal, dans Reallexikon für Antike und Christentum, IV, Stuttgart, 1959, col. 992-1000. Sur la politique religieuse d’Héliogabale : T. Optendrenk, Die Religionspolitik des Kaisers Elagabal im Spiegel der Historia Augusta, Bonn, 1969. A propos de la centralisation des « fétiches » païens dont fait état l’Histoire Auguste, cf. l’article critique de Th. Pekary, Statuen in der Historia Augusta, BHAC 1968/9, Bonn, 1970, p. 166 ss. Culte d’Elagabal à Intercisa (Pannonie) : J. Fitz, les Syriens à Intercisa (Collection Latomus, 121), Bruxelles, 1972, p. 26 s., 178 ss. et passim.

Chronologie 180, 17 mars Marc Aurèle meurt de la peste sur le front danubien. 182 e Septime Sévère est légat de la IV légion Scythique en Syrie. 187 ( ?) Devenu gouverneur de Gaule lyonnaise, il épouse Julia Domna. 188, 4 avril Naissance du futur empereur Caracalla. 193 Dans la nuit précédant le 1er janvier, l’empereur Commode est assassiné. Helvius Pertinax est proclamé empereur. 28 mars Assassinat de Pertinax, égorgé par les prétoriens. Le pouvoir impérial est vendu aux enchères. 13 avril Les légions de Pannonie saluent empereur leur chef Septime Sévère. juin Entrée de Septime Sévère à Rome. 197 Vainqueur de ses rivaux, Septime Sévère est seul empereur. Tertullien publie son Apologétique. 204, juin

Septime Sévère célèbre les Jeux Séculaires. Naissance de Varius Avitus Bassianus, futur empereur Héliogabale. 205 Le préfet du prétoire Plautianus, beau-père de Caracalla, est égorgé. Naissance de Plotin. 211, 4 février Mort de Septime Sévère à York. Caracalla et Géta, ses deux fils, rentrent à Rome. 212 Géta est assassiné par Caracalla dans les bras de Julia Domna, leur mère. La Constitutio Antoniniana accorde le droit de cité romaine à tous les sujets de l’Empire. 214, 9 septembre Naissance du futur empereur Aurélien. 213 Construction à Rome des Thermes de Caracalla. 216 Caracalla prend l’offensive contre le roi des Parthes, faute d’obtenir la main de sa fille. 217, 8 avril Caracalla est assassiné près de Carrhes en Mésopotamie. 11 avril M. Opellius Macrinus est proclamé empereur. mai ? Julia Maesa est reléguée à Emèse, avec ses filles et ses petitsfils. juin ?

Julia Domna se laisse mourir de faim à Antioche. Le futur empereur Héliogabale est grand-prêtre d’Elagabal dans le temple d’Emèse. 218, 16 mai Varius Avitus, fils de Julia Soaemias, est proclamé empereur par e les soldats de la III légion Gallique. 8 juin Battu près d’Antioche par les troupes rebelles, Macrin prend la fuite. Il sera égorgé un mois plus tard en Cappadoce. 9 juin Héliogabale fait son entrée à Antioche. été Il se met en route pour Rome avec le bétyle d’Émèse. Philostrate écrit sa Vie d’Apollonius de Tyane. 219, été Héliogabale arrive à Rome avec la pierre noire d’Emèse, pour laquelle il fait bâtir un sanctuaire sur le Palatin. 220 Le Palladium et l’idole de la Junon Céleste de Carthage sont « mariés » au bétyle. Construction et aménagement du palais Sessorien dans les Jardins du Vieil Espoir. 221, juillet Héliogabale adopte son cousin Alexianus, futur empereur Sévère Alexandre, qui est proclamé « César ». Procession d’Elagabal dans les Jardins du Vieil Espoir. automne ? Héliogabale veut retirer à son cousin les titres et les honneurs liés à sa qualité de César. Émeute des prétoriens, à qui l’empereur donne en partie satisfaction.

er

222, 1 janvier Héliogabale consent à se rendre au Sénat en compagnie de son cousin, pour revêtir avec lui le consulat ; mais il refuse de monter au Capitole pour y prononcer les vœux solennels. 13 mars Héliogabale se rend avec son cousin au camp des prétoriens, où il est assassiné. Alexianus est proclamé empereur sous le nom de Sévère Alexandre. Il renvoie le bétyle à Emèse, l’idole de la Junon Céleste à Carthage. Mort du pape Calliste, peut-être victime d’une émeute païenne. 223 Mort de Julia Maesa. 235, 18 mars Mort de Sévère Alexandre et de sa mère, assassinés par les soldats. 248 Célébration du millénaire de Rome. 272 Après la vision du dieu d’Emèse, Aurélien bat l’armée de Zénobie, reine de Palmyre. 274 Aurélien institue le culte officiel de Sol Invictus. À cet effet, il crée un collège de pontifes, inaugure des jeux et fait bâtir à Rome en l’honneur du Soleil un sanctuaire enrichi de dépouilles orientales. 312 Vision de Constantin, avant sa victoire au Pont Milvius.

DU MÊME AUTEUR Le Trésor de Guelma, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1963. Les Sarcophages romains à représentations dionysiaques. Essai de chronologie et d’histoire religieuse (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de o

Rome, n 210), Paris, E. de Boccard, 1966. o

Sénèque et les religions orientales (Collection Latomus, n 91), Bruxelles, Latomus, 1967. Les Religions de l’Asie dans la vallée du Rhône (Études préliminaires aux o

religions orientales dans l’Empire romain, n 30), Leyde, E.J. Brill, 1972. Mithras Platonicus. Recherches sur l’hellénisation philosophique de Mithra o

(Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain, n 47), Leyde, E.J. Brill, 1975. Mithra et le Mithriacisme, Paris, Presses Universitaires de France (collection o

« Que sais-je ? », n 1929), 1981. Firmicus Maternus, l’erreur des religions païennes, édition, traduction, commentaire, Paris, Les Belles Lettres, 1982. Numismatique romaine du culte métroaque (Études préliminaires aux religions o

orientales dans l’Empire romain, n 97), Leyde, E.J. Brill, 1983.

L’Homme et l’Événement Collection dirigée par Ivan Cloulas Des événements qui mettent les hommes face à face avec leur destin et qui scellent en même temps le devenir d’une multitude : tels sont les moments clés de l’histoire qu’illustre la collection l’Homme et l’Événement. Des récits originaux d’historiens ou d’essayistes évoquent ces instants de risque au cours desquels l’aventure personnelle et la décision d’un individu pèsent sur une évolution collective, à l’échelle d’un peuple ou d’une civilisation. Antiquité, Moyen Age, Temps modernes et contemporains fournissent tour à tour, pour le plaisir et la réflexion du lecteur, des tableaux vivants où se heurtent de façon dramatique, curieuse ou plaisante, le hasard et la nécessité.

Paru Régine Pernoud, Saint Louis et le crépuscule de la féodalité. Robert Turcan, Héliogabale et le sacre du soleil. Philippe Masson, Les naufrageurs du Lusitania et la guerre de l’ombre.

À paraître Ivan Cloulas, Charles VIII et le mirage italien. Claude Dulong, le Mariage du Roi Soleil et l’équilibre européen. Bernard Mahieu, Innocent III et le pouvoir de Dieu.