Heidegger : le divin et le Quadriparti [first ed.]
 9782263920515

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Chemins de pensée Collection dirigée par Jean-François Mattéi

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Traduit de l’italien par A. Moretti

EPREUVE © 2013, LESEDITIONSOVADIA

16, rue Pastorelli • 06000 Nice Nice • Genève • Paris • Bruxelles • Montréal

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris N° d’éditeur : 978-2-36392 ISBN 978-2-36392-051-5

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Frank Darwiche

Heidegger :

le divin et le Quadriparti

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Chemins de pensée LESEDITIONSOVADIA

e v u e r Ep EPREUVE

e v u e r Ep Introduction

Le divin n’a jamais constitué le thème principal d’une étude sur Heidegger et ne fait jamais l’objet d’une œuvre principale du philosophe, à l’instar de la « pensée »1, de la « métaphysique »2, de l’ « Ereignis »3, de la « chose »4, de l’ « être »5, de la « φύσις »6, de la « raison »7ou de la « parole »8... Il n’en est pas moins présent d’une manière privilégiée, c’est là ce qu’affirme et démontre cette étude, et ce au cœur même, dans la pensée et le texte heideggeriens, non pas ou pas uniquement dans leurs croisements avec ce qu’on pourrait appeler une dimension religieuse et mystique, mais surtout au sein des développements sur les différents thèmes qui ont occupé Heidegger des années durant. C’est au sein d’une constellation de la pensée et dans ses différents éléments que le divin s’impose comme horizon et dimension à dégager et à en déceler l’ampleur et le sens. Le mot lui-même, sous ses formes adjectivales, adverbiales et substantivées, « göttlich » et « Göttliche », apparaît dans les textes de Heidegger.9 Cependant, ces occurrences, qui restent rares, ne sauraient seules constituer la base de notre travail et n’ont pas d’ailleurs motivé le choix de notre sujet. Il s’agit pour nous de prendre le divin en tant que détermination sous-jacente qui active et dirige les horizons de pensée ouverts par les termes qu’il affecte

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Was heisst Denken ?, GA, Bd. 8. Die Grundbegriffe der Metaphysik : Welt, Endlichkeit, Einsamkeit, GA ? Bd. 29, 30. 3 Beiträge zur Philosophie : vom Ereignis, GA, Bd. 65. 4 « Das Ding », in Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79. 5 Sein und Zeit, GA, Bd. 2 ; « Zeit un Sein », in Zur Sache des Denkens, GA, Bd. 14. 6 « Vom Wesen und Begriff der PHYSIS. Aristoteles, Physik B, 1 », in Wegmarken, GA, Bd. 9. 7 Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10. 8 Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12. 9 Voir, entre autres : « Wie wenn am Feiertage... », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4 p. 55 ; Identität und Differenz, GA, Bd. 11, p. 77 ; Einführung in die Metaphysik, GA, Bd. 40, p. 8 ; « Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 275 ; « Bauen, Wohnen, Denken », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 152 ; « Das Ding », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 175 ; Parmenides, GA, Bd. 54, p. 14 ; « Die Kunst und der Raum », in Aus der Erfahrung des Denkens, GA, Bd. 13, p. 207. 1 2

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et dont il élargit et en même temps spécifie le sens et l’apport herméneutique. En partant du divin ainsi considéré, nous comprendrons pleinement le sens et l’essence du dieu tels qu’ils se développent à partir des études et observations phénoménologiques de la Phänomenologie des religiösen Lebens10, puis dans les Beiträge11, dans les textes sur Hölderlin12 et dans les écrits sur la chose, la langue et les hommes13 : la dimension divine s’étend, nous le verrons, à plus que le dieu, que ce soit dans sa configuration métaphysique, dans sa compréhension depuis la foi originaire ou dans les relations des choses et des hommes qui posent le fondement d’un saut vers le nouveau commencement. En prenant ce qui fait du dieu ce qu’il est, ce qui lui donne sa déité (Gottheit), son essence divine (Göttlichkeit), comme notre point de départ et le sujet premier de notre travail, nous atteignons le lieu, le mot et l’art de dire et de questionner le divin heideggerien vers ce qu’il implique et permet de repenser. Le divin s’avérera aussi constituer, en tant que ce qui donne sa divinité au dieu et se retrouve auprès d’autres éléments fondamentaux du monde, un élément essentiel à la découverte de l’humain, de l’histoire (Geschichte) et de la dimension céleste et terrienne qui devient déterminante dans la pensée de ce qu’on nomme le deuxième Heidegger. Il a un rôle central dans la production et dans l’œuvre dont des écrits tels que l’Ursprung des Kunstwerkes14 redécouvrent ou en offrent l’herméneutique par le dieu de la donation et les hommes comme ceux qui demeurent – en penseurs, artistes (Künstler) ou poètes (Dichter)15. Il permet d’exprimer en même temps le lieu et la présence de la déité : le

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GA, Bd. 60. GA, Bd. 65. 12 Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4 ; Hölderlins Hymnen : » Germanien « und » der Rhein «, GA, Bd. 39 ; Höderlins Hymne » der Ister «, GA, Bd. 53. 13 Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79 ; Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12 ; Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7 ; Wegmarken, GA, Bd. 9. 14 Holzwege, GA, Bd. 5. 15 « ... dichterisch wohnet der Mensch... », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7 ; « Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5. 10 11

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sacré et le dieu – ce lieu est aussi site poétique, artistique, politique, et cette présence est aussi retrait et absence. Ainsi retrouvé et développé, le divin entre dans l’horizon du temps ekstatique tout en se tenant auprès des pôles que constituent les liens entre hommes, dieux, ciel et terre. Cette entrée reconduit le divin à ses premières déterminations avec la question de l’origine, du premier jet (Ursprung), de ce qui approprie les choses, les hommes et les dieux et permet leur lien et leur monde : l’Ereignis. Le chemin est tracé, et la constellation des thèmes qui le surplombent et le dirigent dans la proximité et la distance dialectique du lointain se pose dès l’abord dans sa complexité et le type de développement qu’elle suscitera, en ce qui concerne le texte heideggerien lui-même dans ses élaborations et son évolution. Nous comprendrons le divin à la lumière des différentes pensées qui forment l’œuvre du philosophe, et nous verrons en même temps, tout au long de notre travail « archéologique » et philologique ce Göttliche ouvrant autrement ou plus précisément les principales réflexions du philosophe. Il est bien clair, par ailleurs, que le dieu et donc le divin heideggeriens ont constitué et continuent de représenter un pas en avant pour différentes pensées sur le dieu, qu’elles soient d’origine philosophique, théologique ou même politique. Karl Löwith déjà, ancien élève de Heidegger16 et ami de Gadamer, décèle ce qui sera repris par plusieurs commentateurs, à savoir : la dimension « religieuse » dans le texte heideggerien, surtout à partir des travaux sur Hölderlin – qui nous intéresseront particulièrement – et sur la poésie et l’art en général. Heidegger vient remplacer, pour beaucoup de philosophes qui ont vécu ou survécu aux « temps de détresse », une alternative à la foi dépassée ou absente de l’ancienne religion dans toutes ses manifestations personnelles et institutionnelles et qui voulaient garder le privilège quelque peu « mystique » de la pensée.17 L’élément du divin et le dieu apparaissent donc dans le cercle et le secret de la pensée méditative ainsi que dans le retrait et viennent remplacer la dogmatique, bien qu’ils ne soient pas précis

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Löwith, Heidegger - Denker in dürftiger Zeit, Frankfurt am Main : Fischer, 1953. K. Löwith, Ibid., p. 109-112.

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quant à leur détermination et leur avenir conceptuel, pour ce qui est de développer une philosophie claire incluant une pensée plus précise ou systématique du dieu – ancien ou nouveau. Si le divin et le dieu présentent des difficultés quant à leur identité, cela n’est qu’une apparence pour la pensée qui a appris à les suivre plus précisément en tant que thème central et que rencontre de chemins bien précis – c’est la tâche de notre travail.

En théologie, l’amitié entre Heidegger et Bultmann n’est pas fortuite. L’influence, en particulier de Sein und Zeit sur la conception anthropologique et temporelle du croyant et du dernier Heidegger sur le lien entre l’homme et Dieu chez Bultmann est très claire. Elle lui vaudra la critique de Schubert Ogden qui lui reproche d’avoir expliqué ce qu’est la foi, sous l’influence de Heidegger, par la seule existence humaine – le Glauben devenant alors un phénomène de l’Existenz de l’homme.18 En question est la relation du Mensch au Gott : en affirmant que Dieu échappe au Begriff au sens restreint, Bultmann semble nier, pour Ogden, la possibilité d’une connaissance conceptuelle de Dieu. Or la pensée de Bultmann est ici, comme il l’affirmera, comprise d’une manière incomplète : le fait que Dieu ne soit pas soumis ou réduit au concept ne rend pas ce dernier complètement inefficace mais limite son champ d’opération. En d’autres termes, un travail conceptuel sur Dieu est toujours possible, mais il est nécessairement insuffisant, vu que Dieu, dans son agir au sein du monde réel n’est compris ou abordé pleinement que par une « rencontre existentielle ».19

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La foi donc chez Bultmann, et par le biais du développement du Dasein heideggerien et du dépassement tout kierkegaardien du couple existence réelle-essence, est le lien de ses deux pôles communiquants, l’homme et Dieu : l’existant qui doit être et affirmer son exister comme tel, dont l’existence est toujours en projet, et celui qui n’a pas à entreprendre un tel développement ; celui qui se meut dans le monde historique et celui qui, tout R. Bultmann, « À propos d’une « théologie philosophique » », in Foi et compréhension : eschatologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1969, p. 358. 19 Ibid., p. 359. 18

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en se révélant dans l’historicité est l’éternel, le hors-histoire.20 La foi est pleinement, pour l’homme – et cela ne rend en rien sa compréhension et l’élaboration d’un système explicatif la concernant impossible – dans sa manière d’exister propre, au niveau, plus husserlien, des phénomènes de la conscience et surtout au niveau de l’être-là dans le monde des choses. On peut affirmer aussi que la reprise et l’analyse minutieuse de la notion d’origine chez Heidegger n’est pas non plus absente de l’effort de démythologisation21, mot presque inventé par Bultmann, du récit biblique. Il ne s’agissait pas seulement de passer des différents sens, littéral, typologique, anagogique, etc. du texte, mais de repenser le tout originairement, depuis ce qui le donne comme texte divin, et donc depuis l’origine divine comme telle. On peut regretter, cependant, l’absence de questionnement sur l’origine appropriante, l’Ereignis, qui permet de reprendre originairement le lien entre les choses, les hommes et les dieux, et qui aurait pu ouvrir à Bultmann un autre sens temporel premier et ekstatique de Dieu et de la relation que l’homme entretient ou pourrait avoir, éclairant ainsi l’appel, cher à Bultmann, qui retentit dans l’événement de la révélation qu’est le Christ.22

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Le disciple de Bultmann, G. Ebeling, continuera, dans sa théologie herméneutique23, la reprise de Heidegger en prenant en compte l’avancée entreprise après le tournant pour dépasser, par l’être et le dieu, la métaphysique et libérer ainsi la théologie de son emprise.24 Dans la prédication, pour Ebeling, l’homme en tant qu’être-là, arrive à la rencontre de la parole identifiée au Ibid.. R. Bultmann, Jésus, mythologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1968. 22 R. Bultmann, « L’homme et son d’après la Bible », in Foi et compréhension : eschatologie et démythologisation, p. 187. 23 Gerhard Ebeling 1912-2001, Hermeneutische Blätter, éd. P. BÜHLER, Zürich, Institut für Hermeneutik und Religionsphilosophie, 2003. Voir aussi l’article d’Ebeling, « L’herméneutique entre la puissance de la parole de Dieu et sa perte de puissance dans les Temps modernes », Revue de théologie et de philosophie, 1994, pp. 39-55. 24 Voir « Répondre de la foi dans la rencontre avec la pensée de M. Heidegger. Thèses concernant la relation entre philosophie et théologie ». Intro. et trad. P. Bühler, Revue de théologie et de philosophie, 2001, pp. 121-130 20 21

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Christ, le Verbe : c’est dans cet événement que Dieu est ce qu’il est, c’est-à-dire Dieu de la foi et de la révélation et non pas ou plus celui de la théologie positive, surtout catholique, qui l’objectifie dans sa représentation.25 Ebeling veut ouvrir, comme Heidegger, la possibilité d’un nouveau langage qui sera la base, et là il se sépare de Heidegger, d’une nouvelle parole théologique sur Dieu. Ebeling, en effet, qui fonde sa réflexion sur la différence entre la Loi, ancienne ou nouvelle, et la parole évangélique, lègue la parole heideggerienne, dans laquelle l’Évangile est explicitement absent, à une herméneutique de la Loi sans donc pouvoir laisser la Loi se dire comme telle ni s’ouvrir à la foi.26 Si Heidegger permet de repenser la parole théologique, son apport important reste donc insuffisant, et le théologien doit lui ajouter celui de la parole de la foi dans la rencontre du Christ comme arrivée de Dieu. Pour Max Müller, épris des Rig-veda indiens27 et de la notion de lumière et de « brillance » comme origine de tous les mots qui sont venus désigner Dieu, et ce par une certaine « maladie du langage » qui s’exprime comme mythologie, l’être de Heidegger garde une dimension divine par le fait qu’il se donne comme lumière ouvrant la transcendance temporelle. Il faut aller vers cette lumière qui constitue l’appel sous toutes ses formes de penser les rapports à ce qui est divin.28 L’héritage de la lumière est très évident en Orient, non seulement en Inde mais dans la théologie de l’église orthodoxe dans son néoplatonisme et ses icones. La Lichtung heideggerienne pouvait, à certains égards, rejoindre la constellation des pensées faisant appel vers et depuis le Licht. Müller semble rejoindre certaines pensées soufies, telles que celle d’Ibn `Arabi, dans sa description des stations menant à Dieu par un certain itinerarum

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G. Ebeling, « Verantwortung des Glaubens in Begegnung mit dem Denken M. Heideggers », in Wort und Glaube II, Tübingen, 1969, p. 96-97. 26 Ibid., p. 95-96. 27 M. Müller fut l’un des premiers grands théologiens comparatifs, surtout en ce qui concerne le mythe, l’anthropologie, et les racines de l’histoire religieuse de l’Inde et de l’occident, surtout dans son héritage thomiste. Voir son œuvre : Comparative Mythology : an Essay, Montana, USA : Kessinger Publishing, 2003. 28 Max Müller, Existenzphilosophie im geistigen Leben der Gegenwart, Heidelberg : F. H. Kerle Verlag, 1964, p. 100-101. 25

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dei. Il nous paraît, cependant, que Müller risque de manquer le sens de la finitude de la transcendance chez Heidegger ainsi que sa pensée du temps ekstatique. La lumière qui occupe Müller dans l’expérience de rencontre avec le dieu rappelle les efforts de Rudolf Otto à penser le Göttliche en dehors de la métaphysique et par la notion du « numineux »29 et du sentiment religieux comme réflexe ou reflet du Numinose30. Otto cherche à dégager Dieu des catégories de la raison, rejoignant ainsi la pensée d’Eckhart31, et à le considérer dans l’expérience de l’Ungeheuer32, le monstrueux, et du tout autre (das ‘Ganz Andere’) en tant que mystère33. Il s’agit de chercher une Erfahrung irrationnelle du sentiment religieux et divin qui se conjugue avec la nature rationnelle de l’homme. K. Harries rapproche Heidegger et Otto sur le plan de l’effroyable expérience de l’être que nous avons dans l’angoisse devant l’abîme chez le premier puis du monstrueux, entre raison et irrationnel, que thématise le dernier.34 Une rencontre est possible sur plusieurs plans concernant le dieu : le penser à partir de l’expérience de l’homme, en dehors de la causalité et de la création et depuis une certaine lumière. Il ne faut cependant pas oublier que l’entreprise d’Otto, à l’orée du rationnelle et de l’irrationnelle sera justement critiquée par Heidegger35 et reste en grande partie insuffisante pour penser le divin chez celui-ci depuis le don originaire, dans l’expérience qui ne cherche pas la sécurité d’une noétique.

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Ce retour à l’originaire pour le sens de la divinité est ce qui se cache déjà dans le jeu du Même et de la différence et ce qui Rudolf Otto, Das Heilige : Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen, Munich : C. H. Beck Verlag, 1963, p. 5-7, 42. 30 Ibid., p. 8-12. 31 Ibid., p. 131. 32 Ibid., p. 53-55. 33 Ibid., p. 28-37. 34 K. Harries, « Heidegger’s conception of the Holy », in The Personalist, 47(1966), p. 178-180. L’influence de Heidegger chez K. Harries se sent aussi dans ses traitements de l’architecture et de la notion d’espace : K. Harries, The Ethical Function of Architecture, Massachusetts, MIT Press, 1998. 35 GA, Bd. 65, p. 333. 29

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rapproche Heidegger de ceux, assez nombreux, qui ont pensé l’Unité ou l’Un comme tel. Nous retrouvons alors Saint Bernard, Maître Eckhart, que Heidegger cite à plusieurs reprises, mais aussi la pensée de l’Eglise d’Orient et du Soufisme d’un Ibn `Arabi ou d’un Ibn Sab`in, puis des figures plus contemporaines, telles que G. Lafont, et Claude Bruaire. Maître Eckhart met en avant l’intériorité du cœur (Gemüt) propre à l’homme et qui s’exprime dans ce mot repris par Heidegger : Seelenfünklein, l’étincelle de l’âme, qui exprime et permet l’union entre Dieu et l’homme, et où toute volonté passe dans la non-volonté, le divin et l’humain devenant Un.36 L’homme n’entre pas alors dans un néant, mais il gagne la noblesse divine, il devient ce qu’il est en Dieu.37 Eckhart cherche l’Unité avant tout et l’effacement de la différence ontologique38 – il est en ce point particulier loin de Heidegger – qu’il touche quand-même du doigt sans la considérer dans son mystère ou son don d’étant depuis le secret de l’être. Son Dieu n’est pas le créateur comme prima causa, il est depuis l’Unité qui se manifeste dans la donation première et dans un événement encore non soupçonné. Il est entré, malgré l’absence chez lui de la différence Sein-Seiend, dans le recueillement au sens que recherchera Heidegger après Sein und Zeit.

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La pensée de l’Un est au centre même de la méthode soufie, en particulier la voie ( ) d’Ibn `Arabi et de ses disciples, tels que Ibn Sab`in. L’Unité chez Ibn `Arabi ne tend pas à dissoudre ce qui existe effectivement ni à enlever tout lien et toute référence, elle est, plutôt, à lier au terme arabe ‫( ّتإ‬Ittisal) : celui-ci indique un lien, un attachement de l’homme à Dieu qui rend possible Eckhart, « Le livre de la consolation divine », in Traités et sermons, trads. F. A. et J. M., Paris, Éditions Montaigne, 1942, p. 87 : « Mais celui qui veut saisir en son entier l’œuvre intérieure devient étranger même à la bonté, à la vérité, à tout ce qui ne fût-ce qu’en pensée et par le nom seul, supporte l’apparence et l’ombre de la distinction quelle qu’elle soit ; Il se confie à l’Unité, qui est libre de toute diversité et de toute limitation... » 37 Eckhart, « De l’homme noble », Ibid., p. 109. 38 « La nature divine est Unité, et chaque personne est également Unité, cette même Unité qui est leur nature. La distinction entre essence et existence est résorbée ici dans l’Unité : elles sont unité et identité. » Eckhart, « De l’homme noble », Ibid., p. 108-109. 36

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l’unité.39 L’homme doit suivre la voie du cœur qui est jalonnée de stations spirituelles l’éloignant du monde de la multiplicité, qui est celui de l’imagination40, et le portant de plus en plus près de Dieu jusqu’au moment de l’Union.41 Ainsi le monde, inséparable de Dieu42, l’homme, lui-même appelé un « rendu divin » («   »)43, et la divinité entrent dans l’Unité, la seule essence authentique, libre du multiple du monde des formes.44 Le chemin suivi par le soufi aboutit à une dissolution de l’identité effective et à une abolition de la temporalité dans l’éternité, et c’est là surtout que toute comparaison avec Heidegger doit trouver ses limites. Ce que le soufisme et d’autres mysticismes apophatiques partagent avec le divin heideggerien est la recherche d’un autre langage pour dire le lien entre le dieu et l’homme. Cependant, le soufisme restera dans le néoplatonisme, destin de l’Orient théologique, sans le dépasser. La pensée de l’Un subsiste à notre époque et se retrouve chez des philosophes tels que Claude Bruaire tout en gagnant une dimension éthique. Dans son œuvre L’être et l’esprit, Bruaire essaie de penser à partir de ce qu’il appelle l’ontodologie, « seul [vocable] adéquat pour conjuguer les mots grecs signifiant l’être et le don. »45En considérant l’être depuis le don même, et non pas comme l’idole que dénonce Marion chez Heidegger, le texte de Bruaire entre dans l’origine et essaie de reprendre Heidegger depuis ce lieu où « l’être-autre spirituel » trouve son assise. Il précise que l’être en question n’est pas exclusivement celui, occidental, d’une « plénière positivité » et de « pure indétermination », et il n’est pas non plus une Unité en dehors de laquelle tout est rien, mais doit se comprendre

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Ibn `Arabi, L’interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, A. Michel, 1996, p. 6061. 40 « .‫»  فسوي ةملك يف ةيرون ةمكح صف‬, « chaton d’une Sagesse lumineuse dans le Verbe de Josèphe », in ‫يبرع نبإ‬، ‫وصف‬ , Ibn `Arabi, Fousous Al-hikam, Beyrouth, Dar Al-Kotob Al-ilmiyyah, 2003, p. 89 41 Ibn `Arabi, L’interprète des désirs, p. 60. 42 ‫يبرع نبإ‬، ‫مكحلا صوصف‬, Ibn `Arabi, Fousous Al-hikam, p. 55. 43 Ibn, `Arabi, « .‫»ك يف ةَّيَمَّيَهُم ةمكح‬, « sagesse d’amour éperdu dans un verbe d’Abraham », ‫مكحلا صوصف‬, p. 67. 44 « .‫»  سوي ةملك يف ةيرون ةمكح صف‬, Ibid., p. 89. 45 Claude Bruaire, L’être et l’esprit, Paris, PUF, 1983, 51. 39

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avec l’effectivité de l’Esprit et par le don premier.46 Mais, vu que le don Heideggerien et l’être dans sa différence ontologique n’entrent pas dans l’inaccessible Unité divine créatrice, ils restent étrangers à l’origine pensée de Dieu en tant que et depuis l’Un.47 L’Ursprung heideggerien n’a, en effet, rien à voir avec une création et tout avec l’Ereignis, que Bruaire ne pense pas intégralement, c’est-à-dire en tant qu’appropriation toujours déjà possible des quatre éléments constitutifs d’un monde – c’est là qu’il faudrait chercher le dieu et son histoire chez Heidegger. Nous ne pouvons pas, en outre, accepter l’observation de Ghislain Lafont dans son article de 1983 sur Heidegger, qui fait de celui-ci un autre penseur contemporain – après le cataphatisme théologique – de l’Un.48 G. Lafont part de la constatation sur Sein und Zeit qui indique l’impossibilité d’expliquer la différence ontologique. Cette « intuition » du mystère de la différence donne alors naissance à des concepts tels que l’Ereignis. G. Lafont rejette la possibilité d’une certaine onto-théologie de la présence et voit dans l’être de Heidegger un acte qui permet d’exprimer dans une autre théologie l’acte créateur et l’alliance des hommes et de Dieu.49 Il faut cependant noter, que le lien être-étant s’il ne tombe pas dans les expositions positives ne cesse de se prêter à une herméneutique phénoménologique et qu ‘il reste ainsi au sein même de la pensée du don appropriant qui le complètera. L’Ereignis doit être compris en dehors de tout acte créateur, parce qu’il n’est pas acte mais conjugue surgissement premier, lien original et fondement d’un monde quadriparti dont chacun des éléments, dans son lien aux autres, est le déploiement possible du mystère aléthique et thanatique.

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Revenons à la théologie ! La question de l’aléthique et du thanatique, liée si intimement au mystère, est celle du don de l’être et plus spécifiquement de la vérité de l’être. Elle coïncide avec celle Ibid., p. 103-105. Ibid., p. 105-106. 48 Ghislain Lafont, « Écouter Heidegger en théologien », in Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 67 (1983), p. 383. 49 Ibid., p. 384-388. 46 47

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de l’ouvert et du fermé, du retrait de l’être et de sa donation et reste rattachée, sans que cela épuise son sens, à l’Offenbarung dans toutes ses acceptions, dont celle religieuse qui n’est pas absente du texte heideggrien. C’est celle-ci que la théologie de Karl Barth, avec son insistance sur le don pur de grâce reçu par une disposition – nous dirons au sens aristotélicien et non donc grâce à un acte – humaine au sein de la révélation du Christ rencontre en approchant la pensée de Heidegger. Barth voulait aussi penser la science divine d’une manière non-anthropologique en insistant sur l’impossibilité de découvrir Dieu par le seul biais de la raison humaine et de la théologie positive qui en dépendait – il faut donc, pour écouter le dire divin, laisser la Parole de Dieu advenir depuis son site historique qui est celui de la révélation.50 De là la recherche d’une parole autre pour la théologie, une Sprache d’accueil qui prenait son départ, non pas dans la théologie anthropologique du 19ème siècle mais de la constatation pure et simple de « Dieu est ».51 De là la critique que fait Barth de la dimension anthropologique de l’approche de Heidegger par Bultmann52, et de là aussi son attachement au dieu du silence, du mystère et d’un nouveau dire chez Heidegger et à la période plus tardive de la pensée du philosophe.53 C’est une préparation d’une certaine manière à compléter par la théologie partant de l’accueil possible de l’événement de la révélation. Toujours depuis l’université de Bâle et dans le sillage de la théologie protestante barthienne, Heinrich Ott fait sa propre découverte de Heidegger. Ott effectue une nouvelle rencontre entre Barth et Heidegger en reprenant l’être à partir du thème de la révélation chez Barth et en suivant chez le philosophe la pensée du nouveau commencement, énoncée déjà dans les Beiträge. Ott insiste sur le dépassement de la métaphysique que cherche les

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C’est dans le Römerbrief que Barth exposera sa théologie « dialectique » du don de la Parole dans la révélation et de l’accueil de cette parole comme réponse. K. Barth, Der Römerbrief, Zürich, Tvz Theologischer Verlag, 2005. 51 K. Barth, Church Dogmatics, Edinburgh, T. & T. Clark, 1977, p. 257. 52 K. Barth, Rudolf Bultmann : Ein Versuch ihn zu verstehen, Zurich, Evangelischer Verlag, 1952, p. 38. 53 Ibid.. 50

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textes heideggeriens après Sein und Zeit54, mais aussi et surtout sur la position de la théologie comme pensée qui domine la science métaphysique pour autant qu’elle lui reste extérieure et est donc capable de la comprendre pleinement : c’est à une nouvelle théologie donc, de non seulement préparer le chemin mais de constituer les bases, depuis l’accueil de la révélation, d’un nouveau commencement pour l’homme et Dieu.55 Le dieu du silence que la pensée de Heidegger sur Hölderlin et sur Eckhart évoque et fait sien doit se conjuguer pour Heinrich Ott avec le dire authentique de la théologie pour ériger une nouvelle voie vers Dieu et sa Parole révélatrice. Pour Ott, le travail de Heidegger sur les choses et le monde, où un site s’ouvre et se rend disponible à l’accueil du divin, se prépare à une nouvelle théologie qui saura répondre au divin.56 En cela, Ott se rapproche le plus, à notre avis du divin comme tel dans sa caractérisation particulière du Dieu chrétien. Il n’explore pas le sens du déploiement de la dimension divine dans la constellation des éléments terrestres, humains et célestes qui forment un monde à venir, mais sa pensée théologique est dans le site du divin préparé par la philosophie de Heidegger.

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L’apport assez important de commentaires secondaires sur le dieu et l’être de Heidegger révèle, souvent par incompréhension des modes de l’être et de la pensée de l’Ereignis, des accusations d’idolâtrie contre le Sein, dont celle bien connue de Jean-Luc Marion. Heidegger aurait fait de l’être une idole et aurait obnubilé la dimension christique et toute la Trinité et ses implications, non pas tant dans les premiers écrits chrétiens mais surtout dans le développement de sa propre philosophie, en particulier après Sein und Zeit, dans les commentaires sur Hölderlin. Le don de Heidegger serait presque vide, son regard idolâtre, il aurait abandonné ou oublié la mort du Christ, son don suprême qui exprime le débordement et la grandeur infinie du don de Dieu, Voir les commentaires de John Macquarrie à ce sujet : New Frontiers In Theology : Vol. 1, The Later Heidegger and Theology, Edit. J. M. Robinson et J. B. Cobb, Jr, New York, Harper & Row, 1963, p. 420-422. 55 H. Ott, Denken und Sein : der Weg Heideggers und der Weg der Theologie, Zürich, Evangelischer Verlag, 1959, p. 144-150. 56 Ibid., p. 224. 54

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son Père – le Christ offre alors à l’homme la distance, celle qui le rapproche de Dieu et l’unit à son destin ; sans lui, sans le Fils, celle-ci serait impossible et le regard sans médiation christique est idolâtre – il serait, dans le cas de Heidegger, le regard vers l’être comme référence suprême mais vide de don et de médiation divine possible.57 À la différence ontologique Marion opposera alors son dépassement dans le Christ par un gauchissement de tout son sens comme fondement d’un monde, et ce par la folie paulinienne biblique : L’affolement de la « sagesse du monde » (philosophie) par la « sagesse de Dieu » s’accomplit dans un gauchissement du pli de l’étant/Être, qui détermine l’étant sans recourir à l’Être : indifférence à la différence ontique, mais aussi à la différence ontologique.... Paul leur demande [aux chrétiens] de regarder ce qu’ils ne sont pas, ou mieux ce qui ne ressortit ni à eux, ni à leur étantité brute, ni du « maude », à savoir « l’appel dont ils bénéficient »...58

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Marion veut « désarticuler » l’ontologische Differenz et « déjouer » l’Être pour échapper à son idolâtrie59, et ce grâce au Dieu-Amour – seule possibilité du don réconciliant – qui, contrairement au Sein tel qu’il s’avère être dans le silence heideggerien, « ne souffre pas de l’impensable, ni de l’absence des conditions, mais s’en renforce. »60 Cependant, Marion trouve une certaine correspondance entre la donation du père et celle de l’es gibt depuis le mystère de l’es impersonnel61 : distance et retrait s’y retrouvent bien que la médiation du Fils y manque. Le constat de Marion manque cependant la dimension non pas seulement de l’Être mais aussi du dieu tel qu’il apparaît chez Heidegger, en particulier avec les quatre éléments fondateurs d’un monde : l’Être est non seulement un rien d’étant, il n’est pas non J. -L. Marion, L’idole et la distance, Paris, B. Grasset, 1977, p. 140-160. J. -L. Marion, « La Croisée de l’être », in Dieu sans l’être, Paris, PUF, 2002, p. 135, 137. 59 « La double idolâtrie », Ibid., p. 65, 70. 60 Ibid., p. 73. 61 J. -L. Marion, L’idole et la distance, p. 301-304. 57 58

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plus possible d’en faire une idole parce qu’il n’est pas ontiquement d’une part et parce qu’il faut le penser au sein non seulement de l’Ereignis, mais de ce qui vient avec et permet la pensée de l’événement appropriant et du rassemblement : les Quatre harmonies du déploiement ; et le dieu n’est pas réduit à une sorte de subsidiaire, de dépendance dans sa relation, comme étant, à l’être, la pensée de l’être et son site sont plutôt une préparation à l’accueil du dieu – en cela Otto a mieux compris le divin heideggerien. Il faut se garder d’appliquer une quelconque « hiérarchie » à l’effort phénoménologique et herméneutique de Heidegger. Le problème de Dieu dans le texte heideggerien comme GottSeiend n’est pas exclusif à Marion, il apparaît chez bon nombre de commentateurs, dont Johannes Lotz, en particulier dans son travail de rapprochement entre Heidegger et Thomas d’Aquin, n’est pas le moindre. Ce jugement va emmener Lotz à dissocier le dieu de l’être et du Dasein lui-même dans l’histoire de l’être, car : « [...] si l’on considère Dieu comme un étant, son « est » propre doit, à l’égal de tous les étants, être pris en un sens diminué[...] » Ce Dieu est alors « [...] subordonné à l’être pris comme premier analogué[...] » et il doit être remplacé par un dieu divin, qui restera cependant dépendant directement de l’être comme tel. Ce qui reste, encore une fois, à examiner, en ce qui concerne les « modes » ou les « manifestations » du dieu, pour en déceler la signification peut se résumer en trois visages : 1) le dieu, 2) le dernier dieu et 3) le dieu du commencement – ils ne subiront pas une analyse compréhensive chez Lotz et ne seront abordés qu’en partie par d’autres, mais ils seront développés dans notre travail ainsi que ce qui leur permet d’être pensés ensemble.

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Si Lotz ne développe pas suffisamment le non-étant dans le divin, il ne manquera pas, à l’instar de plusieurs penseurs, de remarquer la dimension mystique autant chez Heidegger que chez l’Aquinate, remarque dont l’origine est cette nouvelle ouverture difficile à cerner sur le dieu et sa nomination. Cette découverte, inspirée par le dépassement de la métaphysique, l’intérêt de Heidegger pour Eckhart, le nouveau commencement réclamé et proclamé, puis les travaux sur les dieux, les hommes et le monde dans la poésie 18

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de Hölderlin, est présente dans beaucoup de commentaires, dont ceux sur l’Un déjà mentionnés, mais aussi sur toutes les nouvelles manières possibles de repenser la déité dans l’histoire. C’est cette manière de concevoir la dignité du dieu en dehors des catégories traditionnelles qui va emmener plusieurs critiques à faire passer le dieu du Maître de Meßkirch dans un certain courant apophatique. C’est sur une telle supposition que l’œuvre, excellente par ailleurs, de Christos Yannaras, très attachée à la théologie orthodoxe de la lumière et du Dieu innommable et inconnaissable, trouve l’assise lui permettant de construire son argumentation et ses rapprochements entre la théologie qui ne dit ni oui ni non, ni le positif ni le négatif, et le dieu Inconnu heideggerien.62 C’est aussi le cas de Bernard Welte, qui voit dans le manque des dieux la possibilité de l’advenue du nouveau dieu et du divin dont parle Heidegger63, et qui seront accueillis par l’homme dans la lumière de l’être qu’exprime la Lichtung et l’Ereignis, qui lie l’homme à l’être et se l’approprie tout en niant les déterminations métaphysiques de l’un, de l’autre et de Dieu.64 Le négatif actif du rien qui doit surmonter le nihilisme passif moderne et le dieu heideggerien qui n’est ni dans l’idéalisme, critique ou autre, ni dans le réalisme porté à son apogée nietzschéen, offrait en effet une pensée du divin présentant des traits apophatiques65. Les réserves concernant ce rattachement à l’apophasie66, mot qu’on ne trouve d’ailleurs pas chez Heidegger, sont évidentes, mais l’effort du négatif, pour parler comme Hegel, est évidemment très présent chez le philosophe et ne saurait être éludé, tant qu’il demeure

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C. Yannaras, De l’absence et de l’inconnaissance de Dieu : d’après les écrits aréopagitiques et Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1971. 63 B. Welte, Zeit und Geheimnis, Philosophische Abhandlungen zur Sache Gottes in der Zeit der Welt, Freiburg/Br., Herder 1975 (2e édi. 1979), 325 S., p. 259. 64 B. Welte, « La Question De Dieu Dans La Pensée De Heidegger », in Les études philosophiques, no. 1 (1964) p. 77. 65 Le marxiste Bernard Sichère fait ressortir cet attrait du dieu heideggerien. B. Sichère, Seul un dieu peut encore nous sauver : Le nihilisme et son envers, Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 2002. 66 H. U. von Balthasar, Herrlichkeit, III/1, Im Raum der Metaphysik, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1965, p. 786. 62

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productif pour la pensée du divin et de ses relations avec l’homme, le dieu et le monde. Enfin, une question non-négligeable et qui ressortira souvent des commentaires et critiques liés au dieu heideggrien est celle du Sacré dont le travail le plus complet à ce jour reste celui d’Émilio Brito.67 Le livre de Brito est d’une part un chef d’œuvre de recensement de toutes les études abordant de près ou de loin la notion du Sacré chez Heidegger mais aussi ailleurs, et d’autre part un tracé, surtout depuis les écrits sur Hölderlin, du développement de l’idée du Heilige chez le philosophe. Le travail de Brito est incontournable, bien que parfois trop fastidieux et tendant à dévier du sujet principal, ce qui affecte la clarté de sa thèse et de sa méthode. Brito identifie bien le Sacré au centre de la pensée des Quatre chez Heidegger68, un fait qui sera très important pour notre étude, quant au divin et à la diversité de ses modalités. Il développe partiellement mais correctement cette identité du Sacré tout en la prolongeant dans les commentaires du philosophe sur la poésie fluviale de Hölderlin. Il identifie aussi à plusieurs reprises la notion de rassemblement69, très importante pour toute compréhension de la pensée du dieu et de l’être d’un peuple dans ses aboutissements comme Ereignis.

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Devant l’exhaustivité d’un tel travail et l’assertion de Heidegger dans le « Brief über den Humanismus », nous devons dire quelques mots sur la relation entre le Heilige et le Göttliche. Reprenons le passage de Heidegger : C’est seulement à partir de la vérité de l’être que se laisse penser l’essence (Wesen) du Sacré. C’est seulement à partir de l’essence du Sacré qu’est pensée l’essence de la divinité. C’est seulement dans la lumière de l’essence de la divinité qu’on peut penser et dire ce que le mot « dieu » doit nommer.70

Comment expliquer cette apparente « hiérarchie » ? Émilio Brito, Heidegger et l’hymne du Sacré, Louvain, PU du Louvain, 1999. Ibid., p. 6. 69 Ibid., p. 28, 59. 70 Heidegger, « Brief über den Humanismus », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 351. 67 68

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Mettons en vis-à-vis un autre passage que nous trouvons chez H. Birault dans son essai « De l’Être, du divin et des dieux chez Heidegger » : S’il est vrai que jamais l’étant ne saurait être sans l’Être, s’il est vrai que les Divins (die Göttlichen) représentent comme une des faces essentielles de la Quadrature (Vierung) de l’Être, alors il faut dire que tout ce qui est ne cesse pas d’être exposé aux Dieux – aussi profonde que puisse être par ailleurs l’abolition de l’Être et du Sacré. Ainsi, en toute rigueur, il n’y a pas d’étant sans monde, il n’y a pas de monde profane, il n’y a pas de monde sans Dieux.71

La question des Divins est toujours celle du monde, non pas seulement celui de Sein und Zeit mais aussi et surtout, nous le verrons, celui des quatre éléments et harmonies essentiels : sans les divins pas de liens entre les Quatre, pas de rassemblement et pas de monde. Être dans un monde c’est s’exposer à chaque instant aux dieux. Mais comment ensuite réconcilier une telle assertion avec celle du « Brief über den Humanismus » ? Si, en effet, le dieu dépend du Sacré, lorsque le Sacré est aboli, le dieu ne devrait pas pouvoir rester. C’est bien pourtant ce qu’affirme Birault en disant que même après l’abolition du Sacré on reste exposé aux Dieux.

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Nous devons considérer trois termes allemands, étymologiquement imbriqués, et bien les distinguer : die Göttlichen, die Gottheit, et der Gott-die Götter. Le passage de Heidegger parle de la Gottheit, ce que nous traduisons par « la divinité » ; alors que Birault parle ici des Göttlichen qui nous concernent plus directement. Il pourrait sembler évident de déduire l’adjectif göttlich du nom Gott. Ce qui est divin serait alors rattaché nécessairement au dieu et n’aurait aucun sens en dehors de lui. Or il n’en est rien. Ce qui est göttlich a plus d’ampleur et est plus auprès de l’être propre que ce qui constitue un dieu ou le Dieu. L’adjectif l’emporte tellement dans ce cas, que nous pouvons parler des divins (die Göttlichen) en substantivant l’adjectif. Notons à cet égard, dans le même texte de Birault : « « De l’Être, du Divin et des H. Birault, « De l’Être, du divin et des dieux chez Heidegger », in De l’Être, du divin et des dieux, p. 527. 71

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Dieux. », cela suggère encore que le Divin doive être pensé avant le Dieu, l’adjectif avant le substantif, le prédicat avant le sujet. » Il explique ensuite cette primauté, surpris devant son insistance : « ... comme si, continue le passage, la pensée devait d’abord explorer les régions sacrales de l’Être pour apprendre à parler divinement des choses divines en écartant les formes métaphysiques... », celles qui dominent la vision religieuse et qui font que « le rapport primitif aux Dieux s’est depuis longtemps fixé, et pour ainsi dire enseveli. »72 Le rapport aux dieux est bien ce qui fait des dieux des divins, c’est de par le divin que les dieux sont divins – et tous ne le sont pas. Tout dieu n’est pas un dieu divin, mais le divin est toujours possibilité d’attachement aux dieux qui y ont leur être. Il est donc plus juste de dire « les Divins » en parlant des dieux que nous envisageons : les « dieux divins » sont rien sans cet adjectif, ou rien d’autres que des idoles. Seul ce qui est divin maintient le lien à l’être. Considérons maintenant le terme Göttlichkeit. La parole du « Brief über den Humanismus » fait dépendre très précisément la déité du Sacré. Celle-ci n’est pas tout dieu et elle n’est sûrement pas le divin comme tel, celui-ci ne se réduisant jamais à une existence effective spécifique mais à la source des possibilités du dieu dans le monde institué par le jeu des Quatre. La Göttlichkeit est le fait d’être dieu, tout dieu dans le monde ontique et qui ainsi, pour être ce qu’il est, pour acquérir sa déité, sa présence comme dieu a nécessairement besoin d’un lieu. Or, le lieu de toute déité, et même de tout dieu divin lorsqu’il est présent dans un lieu, est un lieu sacré : il n’est ce qu’il est que par le Heilige. Celui-ci offre et se rattache toujours déjà au lieu bien précis où s’établit la possibilité d’une entrée de la divinité acquérant la trace du divin pour se présanter comme un dieu divin. Ce qui dépend du Sacré, mais pas dans le sens d’une hiérarchie ou d’une suite des causes, ni d’une sorte de perfection qui diminuerait au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la première cause mouvante, mais dans le sens d’une acquisition de sa possibilité propre, est bien toute Göttlichkeit,

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Ibid., p. 514.

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pour autant qu’elle est nécessaire pour la présence divine du dieu dans un lieu où se rassemblent les choses, les dieux et les hommes. Le dieu (Gott) n’est pas la Göttlichkeit. Et, plus important encore : le divin n’est pas le dieu, tout comme le Sacré n’est pas lui-même le lieu sacré. Les adjectifs le remportent sur les noms et s’avèrent plus riches d’Histoire, d’indicible, de non-dits, de modes et de secrets. Le dieu qui exprime le plus le divin recherché se trouve ou se manifeste, à un certain niveau, comme ce dieu du cep dont parle Heidegger, entre autres, dans « Wozu Dichter ? »73. Celui-là n’est pas seulement dans un lieu, il ne se rattache pas exclusivement à un temple possédant un Sacré des sacrés, bien qu’il s’y affirme et s’impose par ce temple dans le Destin rassemblant un peuple. Le dieu du cep est dans tous les moments temporaux que nous devons considérer de plus près ; il ouvre son essence possibilisée dans chacune des déterminations temporelles du monde des mortels telle que nous les verrons en approchant la notion de Geschichte ; il déploie sa présance dans les moments déterminants, qui restent toujours en accord pour atteindre leurs plus grandes possibilités. Le dieu du cep est le dieu, et non pas un certain principe ou un concept de dieu ; il n’est pas la déité comme caractère du dieu du temple ou non seulement, et il n’est pas non plus ce dieu du temple lui-même ; mais il est dans l’institution du monde temporal et destinal de l’homme, institution qui s’effectue toujours par l’accomplissement de son destin divin. Le divin donne aux divins, les dieux divins, leur essence propre s’essentialisant continuellement, et à la déité atteignant son propre par le divin et par le lieu sacré, sa possibilité d’être dans le temple. C’est en cela que se précisent, nous le verrons en détails dans le chapitre IV, les sens du divin dans son « rester auprès » de chacun des quatre et de l’Ereignis, origine du fondement de tout peuple, qui sous-tend l’affirmation qu’en effet, « il n’y a pas de monde sans Dieux ». Même lorsque le Sein et le Seyn entrent, avec le Sacré et le lieu sacré, dans l’oubli, on ne saurait jamais éviter le dieu, qui reste la question insistante et

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« Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 271..

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pointant vers le divin. Le divin demeure la présance qui perdure et ouvre le chemin de l’être aux mortels – il exprime depuis son indicible que, pour le dire en des termes vulgaires : « nous n’avons jamais d’excuse pour ne pas penser originellement ce qui est là. » La fuite des dieux n’est jamais irréversible, elle est toujours là comme fuite, trace du divin et de son chemin, qui permet d’ouvrir aux mortels la pensée du rassembler et du Geviert. C’est pour cela aussi que nous pouvons affirmer avec Birault qu’il n’y a même pas, pour Heidegger, de « monde profane » sans dieu. Annuler le dieu, c’est annuler le monde tout court et donc tous les mondes possibles, sachant qu’un tel annuler est impossible parce qu’il ne dépend pas d’une volonté quelle qu’elle soit, le dieu étant dans le « il faut » (Müssen) de tout ce qui est. Le göttliche Gott est lié à l’être et en même temps au monde, non comme un simple moyen terme, mais comme lien et présance continus sans lesquels la référence du monde à l’être, son entrée dans une époque destinale de l’être, reste impossible. Le dieu est depuis le possible divin comme institution inaugurale d’un monde, institution qui garde toujours la mémoire de son origine. Le divin est le substantif-adjectif, et c’est exactement ainsi qu’il reste toujours auprès des quatre et qu’il constitue le possible répété du dieu du cep dans toute son Histoire et dans son envoi destinal. Le meilleur nom pour ce dieu est le Divin, ou même les Divins lorsque Heidegger parlera des dieux au pluriel, indiquant l’univocité de cette plurivocité. Henri Birault dira : « ... il convient de souligner la valeur de l’expression « les Dieux et le Dieu » qui se retrouve plusieurs fois chez Heidegger. Elle montre, en effet, que les Dieux, ou mieux encore, les Divins (die Göttlichen) constituent comme l’horizon transcendantal et pluridimensionnel de la Déité et du Dieu. »74 La rupture avec toute métaphysique du dieu et avec l’onto-theio-logie est définitive ; et du même coup s’impose une vision libérée des idées sur le Dieu créateur, sans effectuer par là un retour à un certain animisme ou paganisme mais bien au sein du monde où le Dasein se meut, (se) pense et s’accorde à son destin historial.

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74

Ibid., p. 515.

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Le tableau que nous venons d’esquisser nous permet de constater que si le divin heideggerien, en tant qu’adjectif précédant ou soustendant la déité, n’a pas fait l’objet d’un examen systématique dans la littérature, il n’en reste pas moins que d’autres approches de thèmes liés directement au Göttliche existent en profusion et ont pu éclairer notre propre travail. Celles-ci couvrant assez exhaustivement le sujet qu’elles abordent constitueront pour nous une source d’éclaircissements plutôt que de polémiques, notre propos étant de constituer un nouveau thème ou regard et non pas de reprendre par une longue critique un autre déjà pleinement et convenablement discuté et débattu. Cela n’exclut pas de notre part, là où il se trouve nécessaire, de mettre en question certains acquis concernant des termes ou des notions que notre étude aura permis de voir sous une autre lumière. Cela s’appliquera aux horizons que nous venons de retrouver – le Sacré, le dieu, les Quatre, l’existence au sein d’un monde d’hommes et de dieux – mais s’étendra aussi à d’autres Begriffe que notre travail, de par ses éclaircissements et son mouvement, trouvera nécessaire d’aborder et/ou de questionner quant à leur sens et à leur fondement.

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Plus que tout autre pensée, nous verrons que notre élucidation du sens du divin est intrinsèquement liée à une découverte principale et progressive dans la pensée du philosophe : celle du Quadriparti et de la constellation d’analyses et de travail philologique qu’elle a suscités. C’est au bout d’un long parcours dans le dépassement de la métaphysique et dans le dit poétique de Hölderlin que Heidegger arrivera progressivement à constituer les quatre éléments du Quadriparti – les dieux, les mortels, le ciel et la terre – d’en trouver le mouvement et l’articulation commune et de les nommer. Tout le chemin qui aboutit à cette nomination est traversé, subtilement mais non point d’une manière obscure, par la dimension du divin, qui se trouve enfin intimement rattachée à chacune des quatre « harmonies » ainsi qu’à leurs liens et au centre même de leur rassemblement. Une considération de toutes les dimensions divines qui s’offrent à nous alors montre une manière inattendue d’approcher et de retrouver le divin : il émerge, et c’est là le centre 25

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de toute notre étude et l’affirmation essentielle de notre thèse, comme l’inaugural et le proche – comme participant incontournable et premier à la possibilité et à l’effectuation du saut et du nouveau commencement et comme proximité dans la distance et dans l’entre (Zwischen). La structure de notre travail est informée par cette thèse que nous n’avons pu formuler qu’en considérant l’œuvre de Heidegger dans sa totalité et dans son mouvement. Cette œuvre est traversée de part en part par le divin, mais sous des figures – sans prendre ce mot au sens hégélien – différentes qui portent le lien de l’être, de l’Er-eignis, du monde et du divin parfois dans le dire, parfois vers le dire, comme préparation à un nouveau langage et à un nouveau commencement, et parfois encore dans ou vers le silence qu’est le respect du mystère. Nous procéderons d’abord en éliminant sur plusieurs étapes ce qui pourrait nous amener à nous méprendre sur le divin. Avant de nous engager dans le sens propre, nous procéderons donc par voie « négative », dans les deux premiers chapitres, pour enlever tout éventuel malentendu sur la nature du sujet. Nous « dégagerons », pour ainsi dire, le divin de toute définition artistotélicienne ou autre qui pourrait limiter sa portée ou le réduire à un sujet ou prédicat logiques, ainsi que de tout rapport limitatif à la métaphysique dans ses catégories traditionnelles puis à la connaissance qui en découle. En même temps, nous éliminerons aussi les herméneutiques restreignant la portée du divin au Dieu créateur ou prima causa ou au seul dieu dans sa présence effective pour lui permettre par la suite de retrouver ou de gagner d’autres significations depuis les horizons de penser que nous exposerons par la suite.

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Nous aborderons alors la pensée principale permettant la détermination du divin auprès des éléments constitutifs de la philosophie de Heidegger se rejoignant de différentes manières au sein du Quadriparti. Pour ce faire, les spécificités de chacun des Quatre – les dieux, les mortels, la terre et le ciel – seront considérées de telle manière à faire ressortir ce qui dans leur constitution et les relations qui les relient permet de penser l’apport divin. L’installation d’un monde par le Geviert et le divin élucidé au sein 26

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de celui-ci, nous permettra de donner la signification première et fondamentale du divin, ce qui nous conduira à discerner son instauration dans les commencements, sa contribution principale au saut ontologique et à l’événement appropriant, puis sa nécessité dans l’historialité heideggerienne. Notre travail, ayant pleinement acquis le sens du divin se tournera enfin vers le site particulier de la poésie et de l’art comme accueil d’un retour et surtout d’une nouvelle advenue possible du divin. Autant de moments qui conjuguent préparation de l’horizon et du champ d’exposition puis construction de chemins de pensée liés par la recherche du sens du divin. Nous espérons ainsi offrir enfin la base d’une herméneutique dont l’avenir verra la complexification et les applications.

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e v u e r Ep CHAPITRE I Quel divin ?

I. Détermination(s), Définition(s)

Commencer par définir le divin pourrait paraître logique, s’agissant d’un travail centré sur ce dernier et voulant explorer son étendue et ses différents sens. En fait, il en est tout autrement. Si nous parlons de définition(s) ici, c’est surtout pour bien préciser d’emblée la nature du divin qui nous concerne et pour présenter pourquoi il ne saurait faire partie d’un effort tendant à le contenir. En partant de ce détachement par rapport à la définition nous approcherons déjà le divin qui nous interpelle et essaierons de voir dans quels lieux de la pensée nous pourrons le rencontrer. 1. Logique – métaphysique a. Définir À s’en tenir à Aristote, la définition est une expression indiquant l’essence d’une entité.75 Il s’agirait donc de deux considérations impossibles pour nous : fournir ce qu’est le divin et le considérer pour commencer comme une entité possible. Le Moyen Âge reprendra ce sens à son compte, Thomas d’Aquin nous rappelant que : « En effet, une chose n’est intelligible que par sa définition et son essence.76 » Ainsi notre divin serait dans la sphère des inintelligibles. Tout ceci ne doit pas nous surprendre.

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Nous ne cherchons pas à savoir ce qu’est le divin en considérant « ce que signifie la définition ». Il est vrai que nous voyons un lien essentiel entre l’être et le divin, mais ce lien n’est pas du type qui ferait d’un terme la copule permettant de définir un autre et de le délimiter. Ce lien, qui n’est ni causal ni « réel », indique pour nous la façon dont l’être et le divin se rencontrent et surtout dont nous les rencontrons. Pour le moment, il nous suffit de dire que le « est » logique ou linguistique n’entre pas dans la recherche du divin. Voir Aristotle, Metaphysics, in The Basic Works of Aristotle (New York : Random House, 1941) p. 797. Voir aussi, Aristote, Topiques, I, 4, 101. 76 Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg. L’Être et l’essence : Le vocabulaire médiéval de l’ontologie (Paris : Éditions du Seuil, 1996) p. 72. 75

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Ce divin, qui n’ « est » pas, au sens logique ou métaphysique, n’est pas non plus une entité donnée. En tant que tel, il ne peut pas constituer un « objet » d’étude au même titre que le divin lié exclusivement à Dieu. Nous ne saurons donc le présenter comme l’objet d’une science (Wissenschaft) moderne, quelle qu’elle soit, ni comme l’objet d’une analyse. En cela, il ressemble à l’être de Heidegger. L’affirmation de Thomas d’Aquin paraît tout de même embarrassante : nous ne pourrons donc pas comprendre ce divin qui échappe à la définition. En fait, cette affirmation n’affecte guère notre étude. Le divin que nous cherchons n’entre pas dans la sphère du compréhensible au sens traditionnel du terme, c’est d’ailleurs là l’une des premières évidences qui nous ont emmené à entreprendre ce travail. Il ne s’agit pas d’appréhender le divin pour une étude visant à le déterminer ou même à le calculer en lui découvrant un principe ou un fondement possible, qui permettrait alors de lui trouver un concept bien déterminé répondant aux attentes et exigences du raisonnement ainsi édifié. Nous ne voulons pas prendre le divin en main, le placer dans une hiérarchie ou un réseau conceptuel possible, nous voulons plutôt l’expérience (Erfahrung) du divin, dans toutes ces implications. Nous ne définissons pas, nous ne « comprenons » pas, ou pas seulement – nous pensons. Pour revenir à la définition logique, rappelons ici ces quelques mots de Heidegger dans Was Heisst Denken : C’est un préjugé de l’histoire (Historie) et de la philologie, basé sur le Platonisme, hérité par le rationalisme moderne, de penser que le μῦθος ait été détruit par le Λόγος. Le religieux n’est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que le dieu se retire.77 Ce qui détruit ou a détruit le mythe n’est pas ce λόγος, dans lequel règne toute l’histoire de la logique et donc aussi de la métaphysique occidentale.78 Le λόγος ne saurait « détruire » ni le religieux, ni, nous l’affirmons, le divin, dont tout religieux dépend. Nous verrons que le λόγος a bien rencontré le divin pendant son

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Heidegger, Was heisst Denken ?, GA, Bd. 8, p. 12. Voir « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 211-234.

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histoire et a voulu le cerner, même s’il ne pouvait pas le penser explicitement, l’a placé dans des schèmes et intégré à la cogniscibilité moderne, héritière du concept.79 Cette histoire métaphysique ainsi que les efforts qui la scandent et l’ont déterminée gardent du divin une trace dure à récupérer mais retrouvable et récupérable en dehors de la pensée raisonnante et du vouloir. b. La métaphysique

Le problème de la métaphysique, si encore on pouvait parler de problème, ne repose évidemment pas dans son refus du ou des dieux, mais dans une caractéristique de ces dieux qui leur enlève ou ne leur laisse pas leur apanage élémentaire et primordial. Notons avec Jean Grondin : C’est que les dieux ou le dieu de la métaphysique ne sont pas divins, mais des idoles du sujet qui a seulement besoin de Dieu comme d’une assurance (Descartes). La métaphysique est un athéisme, conclut Heidegger, elle ne connaît pas le dieu divin, parce qu’elle ne se sert de Dieu que pour s’assurer de la cohésion de l’étant.80

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Les dieux de la métaphysique sont précisément cela : des dieux métaphysiques. En s’appelant, en se nommant des dieux, en se définissant comme tels et en s’entourant des notions qui découlent du concept du dieu, ils se construisent un édifice qui les élève et les sauvegarde, mais qui aussi s’effondrera à sa façon avec eux. Cet édifice est bâti sur la métaphysique et son histoire et non pas sur le divin ou l’expérience du divin. C’est en ce sens que Grondin peut affirmer avec Heidegger que la métaphysique est athée : elle ne rejette pas le divin, elle ne le connaît tout simplement pas, et il ne fait pas partie de son horizon de pensée et d’analyse. Si la métaphysique ne « connaît » pas le divin, elle n’arrive assurément pas à penser son espace. Elle effectue toujours l’opération qui guide tous ses efforts : elle cherche toujours à connaître métaphysiquement, à l’intérieur donc de son propre Voir « Überwindung der Metaphysik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, en particulier p. 78-79, 81-82, 86-87, 95-96 80 Jean Grondin, « Heidegger et le problème de la métaphysique », in DIOTI, numéro VI (1999) p. 48-49. 79

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domaine et sans auto-critique, ce qu’elle pose comme question de départ et, dans son aboutissement moderne, comme objet de la connaissance. Elle utilise cette opération, ce vouloir connaître, pour parler du Dieu – le divin comme tel reste impensé, que ce soit par rapport à l’être ou à l’étant. La métaphysique cherche à donner une raison à la divinité. Elle reste ainsi fidèle à son principe de départ, le principium reddendae rationis – ou à sa version plus rigoureuse, le principium reddendae rationis sufficientis – qui demande qu’on fournisse la raison pour tout objet à considérer.81 Or le divin, celui qui guide notre étude, ne se prête pas à l’entreprise de raison que la métaphysique cherche à effectuer, et s’il l’admet, ce n’est point pour l’avoir comme accès à son espace. Notons une précision de Heidegger, toujours dans Der Satz vom Grund, sur la manière de poser une question pour la pensée :

Dans le « pourquoi » (« warum ») nous faisons appel à la raison-fondement (Grund) pour qu’elle justifie et nous réponde. Dans le « parce que » (« weil »), par contre, nous laissons notre représentation (Vorstellen) aller directement dans la direction de la raison-fondement et de la chose (Sache) qu’elle fonde.82 Le parce que, qui s’oppose à toute fondation (Begründung) et à tout pourquoi, nomme ce qui est purement et simplement làdevant (Vorliegen), sans pourquoi, et dont tout dépend (liegt) et sur lequel tout repose.83 La question que nous posons ici et qui continuera de nous accompagner dans notre pensée est une question-réponse, une question qui ne pose pas son objet et une réponse qui ne vient pas répondre à une exigence de la seule cognoscibilité. La métaphysique pose depuis longtemps la question du « pourquoi » et jamais l’ouverture de et au « parce que ». Le divin ici nous interpelle, il nous invite à dire le parce que dans un dire particulier. Nous ne cherchons pas à savoir pourquoi le divin se trouve ici ou là, pourquoi il avance vers nous ou nous l’accueillons d’une certaine façon dans une parole particulière ou une autre. Nous ne

EPREUVE

Voir Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10 , p. 81. Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 62. 83 Ibid., p. 186-187. 81 82

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lui posons pas une base causale qui permettrait sa compréhension dans un système ou une taxonomie particuliers qui le rendraient l’objet bien défini d’une étude et d’une science le prenant comme point d’appui, quoique cette science puisse exister – elle ne serait pas, dans le cas où elle existerait, ouverte à la pensée du divin, et ceci du fait même de sa scientificité. En posant la question du parce que, les limites s’élargissent ou même disparaissent au profit d’une interrogation plus fondamentale ou surtout proto-fondamentale, qui explore la portée du divin. Mais est-ce à dire que notre discours s’éparpillera ainsi, n’ayant plus de centre ou d’idée directrice ? Non, il en est tout autrement. La question du parce que reste la question et surtout le travail du parce que du divin. Ce qu’elle introduit plutôt est une ouverture aux manifestations du divin, à son/ses sens, aux demandes et aux clins d’œil qu’il nous fait lorsque nous l’approchons, à l’espace où nous venons à sa rencontre, à l’appel qu’il fait et à l’accueil que nous lui offrons. Dans le cadre du parce que ainsi ouvert nous laisserons aussi donc se poser le comment, le « vers où », le « où » et tout ce que l’accueil du divin suscite et révèle. Si ce qui guide notre étude est bien présent tout au long de celle-ci – c’est là exactement l’intérêt de nos propos – cette présence veut moins se définir une méthodologie raisonnée par arguments fondés en raison et par catégorisation que s’ouvrir des lieux de questionnement qui lui sont propres parce qu’ils répondent à son appel et y font partie.

EPREUVE

Il y a donc en fin de compte, dans une étude qui approche le divin chez Heidegger, une dissolution de la question métaphysique sur Dieu, un départ d’elle qui la voit disparaître au profit d’un questionnement autre dans sa façon de se poser. J-F. Courtine, dans Heidegger et la phénoménologie, précise encore plus le questionnement du « connaître » et son aboutissement, en rappelant son attachement à l’étant : Connaître, c’est assurément toujours connaître par la cause : la philosophie se donne pour tâche de connaître l’étant comme tel et en totalité... Mais dire que tout étant comme tel requiert une cause, c’est dire aussi bien que nul étant n’a de cause, puisque c’est faire 33

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disparaître la nécessaire subordination des causes et leur commune référence à une cause première, elle-même hors question... Poser la question de la cause... c’est ne rien demander du tout... c’est ouvrir la causa Dei... C’est la question elle-même qui, posée universaliter, « non habet causam », devient sans raison ou sans objet. La question doit cesser de faire question.84 La question de la métaphysique qui se veut le dieu comme objet devient elle-même « sans raison ou sans objet ». L’aboutissement objectif dans la métaphysique moderne voit son objectivisme disparaître devant l’échec d’une telle approche du divin, qui veut poser ce dernier dans le Dieu de la prima causa, et ceci sans que la métaphysique aille plus loin pour poser la question de cet échec qui lui reste inaperçu, puisqu’elle reste toujours sous ses propres termes et raisonnements. C’est à une pensée autre, qui connaît la métaphysique, sans jamais la rejeter, et qui repense le divin dans son propre appel, quel que soit le lieu de cet appel, qu’incombe la tâche d’accueillir le divin dans un autre dire.

EPREUVE 2. Narration

Doit-on donc laisser les définitions exactes et les catégories de la métaphysique pour faire du divin le produit d’un effort narratif plutôt que d’une analyse visant à le limiter et à limiter sa portée ? Cette approche nous paraît assez tentante. Au lieu d’essayer de délimiter le divin, nous suivrions ainsi son histoire depuis ses débuts et jusqu’à notre époque moderne ; nous pourrions ainsi regarder de plus près son évolution et arriver à parler de lui sans le soumettre à des schémas préétablis et contribuant à interdire son ouverture. Le divin nous racontera ainsi son histoire, il nous dira, sans que nous le forcions, ce qu’il en est de lui, dans un sens nouveau. Cette histoire divine serait alors tout autre, ne suivant pas une chronologie précise mais l’entrelacement des événements qui ont entouré et constituent ce divin. Nous aboutirions peutêtre ainsi à une herméneutique narrative reposant sur ce que Paul Ricœur appelle une « concordance discordante » : Afin d’étendre la validité de ce concept de configuration narrative au-delà de l’exemple privilégié d’Aristote – la tragédie 84

J-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie (Paris : PUF, 1990) p. 47-49.

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grecque et, à un moindre degré, l’épopée –, je propose de définir la concordance discordante, caractéristique de toute composition narrative, par la notion de synthèse hétérogène. Par là, je tente de rendre compte des diverses méditations que l’intrigue opère... entre la pure succession et l’unité de la forme temporelle.85 Nous aurions comme une biographie du divin qui ferait la synthèse de ce dernier, non seulement au sens d’une récapitulation des événements qui auraient marqué son histoire, mais aussi au sens d’une synthèse des différentes façons de l’approcher dans le temps. Ces différentes approches seraient fondées sur les événements qui jalonnent la vie du divin et constitueraient autant d’éléments narratifs permettant un développement toujours plus grand de la vie narrative du divin. Nous éviterions peut-être alors la pratique de raconter à travers une succession d’événements dans le temps, et nous placerions ces instants et ce qui les entoure dans une « forme temporelle » unie et unissant le divers successif de la narration. Nous aurions échappé ainsi au Deus comme première cause et au Dieu créateur au profit d’un divin riche de sa vie narrative avec tout ce qu’elle contient comme histoire, dans toute sa variété et ses péripéties.

EPREUVE

Il ne nous suffit pas que le divin ait une vie narrative que nous raconterions ; une telle vie fait sans doute partie de l’histoire du divin, mais, malgré sa richesse herméneutique, elle ne pourrait constituer le tout de l’appel divin ni offrir une réponse à celuici. Nous ne voulons pas partir d’une méthode et appliquer les démarches qu’elle impose à notre étude sur le divin, nous voulons plutôt partir du divin. Si une méthode se développe, elle émanera du questionnement originaire. Heidegger précise bien que sa philosophie est une manière de rester « ouvert à l’appel du divin. »86 Nous n’en voulons pas moins ni plus.

Paul Ricœur, soi-même comme un autre (Paris : Editions du Seuil, 1990) p. 168-169. Voir l’article de Richard Kearney, « Heidegger, le possible et Dieu », in Heidegger et la question de Dieu (Paris : B. Grasset, 1980) p. 158, mais aussi et surtout la note p. 166-167. 85 86

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e v u e r Ep 3. Provocation

On pourrait voir dans notre langage un certain hermétisme mais aussi et surtout un désir de dévoiler, de saisir le voile par la main et de l’enlever pour que le divin brille de tout son éclat, un fait qui séparerait peut-être notre pensée de la pensée mystique méditante qui ne tenterait pas d’opérer un tel dévoilement ou au moins pas de la manière provocatrice qui est celle du chercheur citant des sources et cherchant des réponses. On pourrait se laisser tenter par une telle conclusion et voir alors l’aboutissement de notre pensée dans une sorte de « vérité adéquate » au/du divin, sortie de l’oubli par nos efforts réussissant enfin et au terme de maints labeurs à « ouvrir » le divin et le mettre à nu. Cependant, ceci est très loin de notre pensée, il en serait même le contraire. Nous ne voulons pas « forcer » le divin à sortir de son oubli et à se manifester ; un esprit qui chercherait à accomplir un tel travail constituerait une violation de la φύσις rappelant celle effectuée par la technique :

EPREUVE

Ce dévoilement, qui règne dans la technique moderne, se déploie (entfaltet) maintenant mais non pas en une pro-duction (Her-vor-bringen) au sens de la ποίησις. Le dévoilement qui règne dans la technique moderne est une provocation (Herausfordern) qui exige de la nature qu’elle livre une énergie qui, en tant que telle, peut être extraite (herausgefördert) et stockée (gespeichert). Mais n’est-ce pas aussi le cas du vieux moulin à vent ? Non. Ces ailes tournent, certes, au vent et demeurent directement confiées (anheimgegeben) à son souffle. Mais le moulin à vent n’enferme pas l’énergie du courant atmosphérique pour la stocker.87 Cette provocation rassemble l’homme dans le commettre (Bestellen). Ce rassemblant concentre l’homme (sur l’effort) de commander (bestellen) le réel comme fonds (Bestand).88 La question de la technique nous concerne en particulier ici pour ce qu’elle révèle sur la pensée moderne et sa compréhension des « objets » qu’elle se fait dans son oubli de la « chose ». L’étant – le réel – pour la technique moderne devient une source d’énergie à 87 88

« Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 15. Ibid., p. 20.

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extraire et stocker pour des usages ultérieurs. Le réel a évidemment toujours su donner de l’énergie, que l’homme pouvait alors utiliser, mais cette énergie ne fut jamais stockée parce qu’elle ne fut tout simplement pas pensée ou plus précisément prise comme énergieà-stocker, et ce pour et depuis l’essence de la technique moderne. Mais pourquoi est-ce là une observation importante pour nous ? C’est que l’essence de la technique est telle qu’elle étend son règne sur tout le réel en l’arraisonnant, lui appliquant la raison permettant de voir ce qui se donne en lui pour le stockage et l’usage énergique.89 Ce règne s’étendant ainsi demande à ce qui s’offre à lui d’être un fonds pour des usages ultérieurs, ce qui fait appel du même coup au fondement en raison qui accompagne depuis toujours l’être de la technique ; ainsi ce qui est utilisable comme stock d’énergie est présenté et considéré comme ayant une valeur.90 La valeur renaît alors ou prend un sens nouveau, et elle vient déterminer les relations envers ce qui arrive vers l’homme, quel qu’il soit, le sondant, l’adjugeant et l’évaluant. Nous pourrions conclure ici que le divin est considéré à la lumière d’un tel raisonnement et qu’il est ainsi rejeté comme n’ayant pas de valeur possible comme fonds et ne pouvant pas participer à la pensée calculatrice. Une telle conclusion irait en plus dans le sens de notre étude recherchant un divin ouvert à la pensée et qui ne saurait se réduire aux exigences des valeurs de la technique. Cependant, nous affirmons que le divin n’est pas « rejeté » par la modernité dans l’âge de la technique, il n’y est plutôt pas pensé. Ce que la pensée calculatrice, qui caractérise et accompagne toujours l’appel de la technique, rejette est le Dieu de la théologie occidentale : elle lui assène un coup mortel. Heidegger, commentant Nietzsche, laisse entendre ce que ce Dieu et sa mort représentent :

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Pour l’ « arraisonnement » voir « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 20, 24-25, 28-29. 90 Pour les précisions apportées par Heidegger sur la valeur, telle qu’il la rencontre chez Nietzsche, voir « Nietzsches Wort » Gott ist tot « », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 228-229. L’article est aussi utile pour ses considérations sur la « Volonté de puissance », p. 231, 237, 243, 252. Voir aussi « Wer ist Nietzsches Zarathoustra », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7. Pour la transvaluation de toutes les valeurs, voir Nietzsche I, GA, Bd. 6.1, p. 15-22. 89

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Dans l’expression « Dieu est mort », le nom Dieu, pensé essentiellement (wesentlich), désigne le monde suprasensible des idéaux, qui contiennent le but, au-dessus de la vie terrestre, de cette même vie et la détermine ainsi d’en haut et donc, d’une certaine manière, du dehors.91 A la place de l’autorité disparue de Dieu et de l’enseignement de l’Église, arrive l’autorité de la conscience, s’impose l’autorité de la raison (Vernunft) ... La fuite du monde vers le suprasensible est remplacée par le progrès historique.92 Et notons surtout que ce coup mortel est intérieur à la métaphysique occidentale et en constitue l’aboutissement : L’institution de la valeur a anéanti, elle a tué, tout l’étant, en l’emmenant vers elle, sous elle et par là pour elle. C’est la métaphysique, qui assène le dernier coup dans le meurtre de Dieu, la métaphysique qui, en tant que volonté de puissance, mène à terme (vollzieht) la pensée au sens de la pensée des valeurs.93

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La métaphysique dans son aboutissement nietzschéen dans la Volonté de puissance, rejette le Dieu du suprasensible qui tombe dans la désuétude et disparaît de la scène du monde telle que la technique la conçoit, l’offre et la domine. L’étant suprême et le monde des idées sont dévalués – reste le progrès, où l’homme cherche à dominer l’étant pour s’assurer lui-même. Ce qui est alors oublié est ce que ce Dieu cachait. Ce caché devient encore plus recelé, et l’homme niant le Dieu nie du même coup la possibilité du receler et du recelé. L’appel de ce dernier n’est plus entendu. Cependant l’appel n’a pas disparu et ne saurait disparaître. Notons ici une pensée que nous développerons le long de notre étude : l’homme n’est homme que dans la mesure où il répond à l’appel du divin. Il ne s’agit pas pour le Dasein et pour nous d’être croyant ou incroyant – cette question elle-même relève toujours de l’aboutissement de la métaphysique dans le règne des valeurs : « Nietzsches Wort » Gott ist tot « », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 220. Ibid. 93 Ibid., p. 262. 91 92

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l’homme qui sort du domaine de la croyance au suprasensible, descend aujourd’hui encore plus profondément dans le règne qui a toujours sous-tendu le Dieu du suprasensible ; il reste dans l’espace forgé par l’animal rationale qui occupe toujours déjà les soubassements de la technique. Le divin échappe à la conception de l’homme comme animal rationale parce qu’il n’est pas question dans son essence de lui convenir ; en même temps il fait appel à la pensée pensante. Nous avons bien déterminé que nous ne voulons pas « provoquer » le divin, le prendre d’un fonds prêt à être exploité pour une analyse possible. Nous allons à la rencontre du divin et ce dans la pensée qui répond à son appel. Mais quelle est cette pensée ? Cherchons-nous quelque inspiration ou révélation ? Ceci ne peut être le cas, sachant que le Dieu de la révélation, pensé traditionnellement, reste le Dieu du suprasensible et ne répond que très partiellement au Wink que nous voyons. La pensée qui retrouve le divin n’est pas celle qui conviendrait à un prophète ou à un interprète de textes divins, bien quelle leur soit en partie apparentée, puisqu’ils pourraient la connaître en partie. Cette pensée, la pensée méditante, devient évidente pour nous du moment où nous commençons à voir plus clair. Mais pourquoi elle et pas une autre ? Nous trouvons une réponse dans cette phrase de Daniel Panis : « [On ne peut nier] l’irruption d’une distinction tranchée entre une modalité d’être-au-monde, le calcul, et une autre, la pensée méditante. »94 La pensée méditante répond à une modalité tout autre d’être-au-monde : elle s’arrête, pense, se laisse penser, accueille, se recueille, questionne sans exiger de raison. Qu’elle soit possible est et deviendra encore plus une évidence dans notre étude ; qu’elle soit plus proche du divin que la pensée calculatrice, ce premier chapitre l’affirme déjà, et les chapitres suivants en seront en grande partie la confirmation.

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4. Lieu(x) et rencontre(s) Nous ne faisons pas qu’attendre au sens propre du terme. Notre effort et celui de la pensée ne doivent pas être perçus comme étant 94

Daniel Panis, Il y a le Il y a : L’énigme de Heidegger, p. 57.

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passifs, attendant que le divin active quelque idée et nous pousse à réfléchir, nous réveillant ainsi de notre « sommeil métaphysique ». Lorsque nous parlons d’accueil, de réponse au divin, nous ne désignons pas un appel que nous anticipons seulement ou qui pourrait un jour nous être adressé. Nous ne sommes pas en attente d’un événement prémonitoire et précurseur comme un fidèle attendrait passivement et patiemment le bouleversement qui changera le monde. Notre attente est avant tout active, elle vise le divin, le cherche : nous allons aux lieux où nous pouvons l’attendre et l’accueillir, et cet « aller » ne cherche pas un aboutissement, une fin qui marquerait l’achèvement ultime de la pensée dans la contrée du divin, il recherche plutôt un lieu où la pensée qui le guide réside dans son domaine. Cet « aller » va à la rencontre du divin. La question que nous devrions nous poser alors est bien loin de celle d’un mouvement ou d’un arrêt, d’une action ou d’un repos du raisonnement – elle concerne cette rencontre et ce qu’elle implique.

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Heidegger distingue deux façons de considérer la chose au moment où on la rencontre : D’une part la prenant comme Gegenstand et d’autre part comme Gegenwurf. Gegenstand n’est autre que la traduction du latin obiectum, et Gegenwurf, que Heidegger retrouve chez Lessing, désigne l’objet comme « contrejet », il « dit que quelque chose est jeté-contre, plus précisément contre le sujet qui représente et par lui. « Gegenwurf » rejoint le même sens qu’avait le mot obiectum au Moyen Âge. »95 Ensuite, il contraste l’acte représentatif moderne et la pensée grecque rencontrant le monde : Pour les Grecs, ce qui est présent se dévoile (entbirgt sich) certes en prenant le caractère de ce qui est en-face (Gegenüber), mais jamais comme le Gegenstand compris spécifiquement au sens moderne d’objet (Objekt). En-face et objet ne sont pas la même chose. Dans le Gegenstand le Gegen se détermine à partir du lancement-contre par le sujet. Dans le Gegenüber, le Gegen se 95

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 120.

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dévoile (enhüllt sich) dans ce qui vient vers l’homme percevant, écoutant et regardant, dans ce qui s’empare de l’homme, lui qui ne s’est jamais considéré comme sujet pour les objets... Dans la présence des dieux regardant vers eux, les Grecs éprouvèrent l’en-face le plus inquiétant (unheimlichste) et le plus fascinant : τό δεινόν. Mais ils ne connaissaient pas les choses ob-stantes (Gegenstände) au sens d’objets. Le Gegen et la rencontre (Be-gegnen) ont ici un autre sens.96 En reprenant le chemin grec – et en y allant plus loin – nous nous retrouvons dans la pensée que nous cherchons ou, plus précisément, nous nous retrouvons là où nous sommes déjà. Ce n’est ni l’objet pour un sujet donné ni celui de la métaphysique médiévale qui nous intéresse et nous interpelle. Nous nous trouvons plutôt en face, Gegenüber, de ce qui arrive vers nous ou que nous approchons dans le monde ; ce que nous rencontrons se dévoile alors devant notre attente et nous accueillons ce dévoilement tel qu’il est, au lieu de le saisir – il garde alors son secret. Nous effectuons en fait le mouvement inverse : nous le laissons nous emmener plus loin. Mais ce plus loin est ici une façon de parler : nous ne voulons pas aller plus loin que l’immédiat vers une réflexion extra-mondaine et suprasensible qui transcenderait l’objet vers un au-delà chrétien ou platonique. Le plus loin est toujours déjà ici et ouvre un lieu. Ne pas penser les choses et les événements comme objets pour un sujet donné ne revient pas à réduire notre pensée à des perceptions élémentaires mais à penser plus et autrement. Si nous citons le mot de Heidegger sur les premiers Grecs, ce n’est pas pour retrouver l’origine perdue au début d’une suite chronologique, mais parce que là, la pensée pensait et voyait le monde puis surtout le lien au monde autrement qu’avec la simple raison et les catégories ou dans l’origine même qui donnera ces dernières. Elle ne voulait pas saisir le monde, elle commençait juste de vouloir le com-prendre chez Héraclite. La première pensée grecque et celle du Heidegger découvrant son essence nous ouvrent la modalité de toute rencontre dans un lieu, soit ici le ou les lieux d’une pensée sur le divin.

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Or s’il y a des « lieux originaux où se rencontre le divin », qu’est-ce qui les distingue et les détermine ? Que sont-ils à vrai 96

Ibid., p. 121.

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dire ? S’agit-il d’endroits particuliers que nous rejoindrions pour attendre la manifestation divine ou de lieux dans l’esprit qui nous permettraient de contempler le divin arrivant vers nous ? Il n’en est rien, bien que ces lieux physiques ou conceptuels ne soient pas complètement en dehors de l’espace forgé et offert par le divin. Stanislas Fumet rapporte les propos du moine Jourdain Vermeil qui voit dans l’Occident, en commentant Heidegger : ... le pays où les dieux meurent : pourquoi ? Parmi les affinités qui relient [Heidegger] à Hölderlin, se trouve peut-être ce sentiment que les dieux sont pudiques.... : « le réel est un vase sacré : – qui le touche, le gâte, – qui le saisit, le perd. » Quoi qu’il en soit, il voit dans l’avarice et l’avidité de l’homme occidental la faute initiale qui fait périr ses dieux. Elle est déjà présente pour lui dans le vocabulaire de Platon, qui confond l’être et l’étant. L’Européen veut saisir ses dieux, se les approprier, les concevoir et les avoir, au lieu de laisser être l’Être.... »97

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Nous ne commenterons pas en détail la critique de l’Occident entreprise ici. Nous ne voyons surtout pas dans ce « périr » des dieux la marque d’une « faute ». Evidemment, ce terme se rattache de près à la théologie chrétienne et à ses concepts. Nous voyons plutôt ce « périr », et ce faisant nous nous écartons moins de Heidegger, comme faisant partie du destin de l’Occident, que nous ne critiquons donc pas au profit d’une vie contemplative menée dans l’isolement et complètement détachée des réalités quotidiennes, mais le regardons plutôt, ainsi que son destin historial et ce qu’il nous laisse entrevoir de la présence et de la manifestation divine arrivée dans l’ouvert de la pensée. D’autre part, la suite des paroles du moine s’approche de ce qui régit notre pensée à ce stade : L’homme occidental veut en effet « saisir ses dieux, se les approprier. » Il est actif à sa façon, c’est-à-dire qu’il n’est pas dans l’action de la pensée que nous décrivions plus haut. Son action vient répondre, depuis son arraisonnement et guidée par le principe de raison, aux appropriations que ce dernier requiert depuis son fondement et qui font appel au réel comme 97

Ibid..

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fonds où l’homme cherchant les dieux mais voulant l’impossible – les saisir et se les approprier dans le réel ainsi conçu – les voit depuis toujours échapper et périr : le divin qui les sous-tend et qu’ils gardent ainsi dans l’occultation n’est pas pensé – il entre dans l’oubli et subit ainsi le même destin que l’être. Nous répondons donc à notre question : les lieux où se rencontre le divin sont les lieux où le divin vient vers nous, nous appelle et nous accueille. La réponse peut et doit paraître simple. Ce qui importe c’est qu’elle donne à penser, à chercher et à (re)trouver. Nous ne nous éloignons pas d’où nous sommes et pourtant nous allons très loin, vers ce que le simple du divin nous offre dès le début de notre pensée qui ne peut que se mouvoir dans l’espace de la pensée occidentale en y cherchant les dispensations du divin, le long de celles de l’être, là où les dieux passent et sont passés en nous laissant des traces dont nous retraçons le(s) chemin(s). Nous entrons dans différents espaces de la pensée qui pourraient souvent être des espaces physiques mais qui restent aussi des espaces de la pensée pensant le divin et le trouvant.

EPREUVE

Nous voulons en fait, en considérant le divin avec la pensée de l’être, répondre à cet appel que Heidegger lui-même a fait et que J.-F. Courtine reprend pour en peser la portée : Pour Heidegger il faut « « questionner au-delà de l’être en direction de ce vers quoi l’être lui-même, en tant que tel, est ouvert en projet. »... [il faut donc] questionner à la fois [et entre autres] en direction du temps comme l’horizon de la question de l’être...98 » Ce que cet au-delà peut bien être nous devient et deviendra de plus en plus clair au fil de notre étude. La réponse de Heidegger, que J.-F. Courtine reprend, reste énigmatique, ce que Heidegger lui-même affirme : « Heidegger tente simultanément de rapprocher l’être au-delà de tout étant, l’être dans sa différence radicale... « l’être au-delà de l’être », et l’agathon platonicien ou l’idea toi agatoi...99 » Comment, en effet, parler de l’être au-delà de l’être ? La solution qui s’impose se démarque de la solution onto-théo-logique en re-pensant l’être pour y voir ce qui n’y a pas été pensé – ce qui fait partie du non98 99

J-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, p. 146. Ibid., p. 147.

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pensée que le destin de l’être contient depuis toujours. Mais qu’estil ? Les réponses foisonnent et ne pourraient se confiner à un terme ou à une formule. Nous voyons alors le Pli (Zwiefalt), l’Ereignis et d’autres mots venir à l’aide de la parole cherchant à penser : le résultat, qui n’en est pas un, donne à penser et présente l’énigme encore plus comme telle en l’enlevant au seul règne du signifiant et la confiant au mystère (Geheimnis). Nous entrevoyons alors ce que la pensée dépouillée d’auteurs, d’auctoritas, aperçoit dans son recueillement devant et auprès de cet au-delà re-pensé dans ses manifestations. II. Le Dieu biblique Nous précisons que nous ne voulons pas engager une critique du Dieu biblique ni une sorte de nouvelle apologie de ce dernier ou de l’Écriture, que ce soit pour y trouver une éthique, telle que le fait Lévinas ou d’autres, ou pour y déceler ce qui manque à la philosophie de Heidegger, tel que le fait Marion dans son Dieu Sans L’Être. Mais, s’il faut abandonner des projets possibles, encore faut-il expliquer un tel abandon.

EPREUVE 1. Éthique

Nous ne saurions fonder nos efforts à penser le divin sur une éthique. Nos interrogations n’ont pas non plus pour but de servir à édifier une éthique ou à lui constituer la base ontologique, bien que nos conclusions et nos observations puissent très bien être compatibles avec une certaine éthique, voire même une éthique chrétienne. L’incompatibilité, qui empêcherait la création d’une telle éthique, est entre le Dieu conçu par toute raison pratique, le Dieu moral, et le divin qui nous concerne ici ou, à une échelle plus limitée mais que nous n’excluons pas, le Dieu qui pourrait répondre éventuellement à ce que ce divin exige de la pensée. L’accusation portée parfois contre la philosophie de Heidegger et qui pourrait se faire encore contre notre étude revient, en effet, à déplorer le manque de toute dimension éthique de la pensée qui a vu ses premiers départs dans la différence ontologique. Nous connaissons bien sûr la saisie et la transformation qu’effectue Lévinas de la critique heideggerienne de la transcendance. Ainsi, 44

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le « Bien au-delà de l’être, malgré la vigueur de tant de formules audacieuses de Platon, s’interprétera encore à partir de la vérité de l’être et, chez Heidegger, à partir de la différence ontologique ; l’indifférence à l’être de cet au-delà – de cette transcendance – reviendrait au pur non-sens. »100 La transcendance ignore donc, pour Heidegger, l’être de l’au-delà même qu’elle prétend penser, elle est donc absurde quel que soit le nom ou l’idea qu’elle puisse revêtir. En outre, pour Lévinas, cette transcendance ne fut jamais pensée correctement par Heidegger qui aurait du même coup manqué sa contribution essentielle au-delà de son irrecevabilité par la seule différence ontologique. Cette contribution serait avant tout éthique ou onto-éthique : Nous demandons cependant si cette transcendance ne conserve pas, avec plus de droit, un sens irréductiblement éthique qui domine les versets bibliques.... La transcendance ne prend-elle pas un sens, éventuellement, plus ancien et, en tout cas, différent de celui qui lui vient de la différence ontologique ? Il signifierait, dans ma responsabilité pour l’autre homme, d’emblée, mon prochain ou mon frère. Sens éthique de la relation à autrui, répondant, en guise de responsabilité, devant le visage, à l’invisible qui me demande....101 La transcendance serait à prendre donc dans un sens plus « littéral » qui ferait d’elle une sortie de soi vers un extérieur où nous rencontrerions partout l’autre qui nous déterminerait comme nous le déterminerions. On retrouverait ainsi le fondement possible d’une éthique. Si la philosophie de Heidegger n’avait pas raté cette dimension fondamentale elle aurait pu, apparemment, voir plus loin et même plus fondamentalement que la différence ontologique. Si elle n’a pas entièrement tort dans sa critique de la transcendance et de la raison pratique de Kant, elle n’aurait pas su, néanmoins, comprendre la transcendance et serait restée aveugle à toute interprétation ne s’accordant pas avec la différence ontologique. Cette dernière serait aussi fautive que le principe de raison, qu’elle critique, pour son incapacité à rester dans l’ouvert de

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Emmanuel Lévinas, « De la Signifiance du sens », in Heidegger et la question de Dieu, p. 239. 101 Ibid., p. 240. 100

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la pensée qu’elle prétend suivre au pas. La pensée heideggerienne n’aurait donc pas de notion de responsabilité, restant ainsi imperméable à l’appel de l’autre qui serait le lien essentiel de l’être de l’homme à son être-dans-le-monde. Nous acceptons cette critique pour les précisions qu’elle offre concernant les interprétations possibles de la pensée de Heidegger. On ne peut nier que cette dernière n’offre pas d’éthique systématique – sauf peut-être spéculative – et ne paraît pas ouvrir la porte à une certaine éthique au premier abord. Cependant, la raison de cela est claire : cette pensée reste étrangère à l’éthique pratique dans quelque sens qu’on puisse l’entendre. Notre pensée, qui se dirige vers puis se meut dans l’espace du divin l’est encore plus. Nous répétons que nous ne cherchons pas une pro-vocation du divin, nous ne lui imposons donc pas une certaine version ou re-configuration originelle de la transcendance ni une relation qui régirait la rencontre que nous avons avec lui. Nous ne fondons pas non plus une éthique biblique ou autre. Le texte qui informe nos propos n’est pas celui d’une tradition religieuse transmise d’une génération à l’autre et préservant une ontologie qui tienne compte de notre part de responsabilité envers l’autre, mais tout texte – et ce sous toutes les formes possibles – qui nous emmène vers le divin et l’emmène vers nous et dans notre pensée, sachant que notre espace de réflexion reste informé par le divin chez Heidegger. Il y a peutêtre une éthique possible qui prenne cette pensée comme point de départ et comme potentiel, mais l’inverse n’est pas possible : cette pensée ne saurait se fonder sur une éthique ni y aboutir comme son accomplissement, ni d’ailleurs s’arrêter au milieu du chemin, à la rencontre d’une éthique possible et y voir son achèvement. La critique que fait Lévinas, participant de cette tentative à fonder une éthique et appartenant ainsi au domaine de la science, se fourvoie d’emblée. Son point de départ ou, plus précisément, l’objet scientifique qu’elle a choisi informe sa critique et pourrait en effet réussir parce que sa question contient déjà sa réponse, ce qui ne l’éloigne pas dans une certaine mesure de la foi positive. Nous ne voulons pas, quant à nous, entrer dans l’interrogation du divin juste en y apportant un parce que, mais bien plutôt en écoutant et en répondant à l’appel qui nous dit à chaque étape le parce que que nous cherchons dans la pensée méditant le divin.

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2. Le Dieu Créateur

Le texte biblique commence par un énoncé qui contient une réponse implicite le plaçant déjà en dehors de notre interrogation : « In principio creavit Deus caelum et terram.102 » Le texte répond d’emblée aux questions : quand ?, qui ?, et quoi ?. Le quand : le début, le qui : Dieu, et le quoi : le ciel et la terre. Ces réponses suffisent à la foi, alors que la question qui reste derrière elles et qui tombe dès le début dans l’oubli est la seule que nous posons en la sortant de son occultation pour accepter son énigme (Rätsel) et la laisser nous guider. Trois réponses donc, mais des réponses qui ne le sont pas. J.-F. Courtine précise pourquoi il en est ainsi : Si la réponse de la foi annule la question... c’est précisément parce qu’elle présuppose toujours et nécessairement un étant « hors question »... ... [le Dieu créateur] risque fort de se révéler rigoureusement prédéterminé ou « programmé », destiné à répondre à la question.103

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Le (em)placement de Dieu à l’origine de tout lui confère ce statut ostensiblement inébranlable : il est le hors question. Mais ce statut lui-même n’est pas mis en question. Lorsque nous disons « mis en question » nous ne voulons pas parler de la mise en question qu’effectue la modernité pour prononcer la mort de Dieu. Nous ne voulons pas dire que la chaîne de la création est une absurdité parce qu’elle fait remonter Dieu à l’infini, ni présenter une sorte de Dieu-substance spinoziste comme solution à l’impasse métaphysique du Dieu-prima causa. La mise en question de ce statut ne s’effectue pas parce qu’il n’est pas pensé comme tel dans son fondement et dans ce qui fait qu’il s’impose comme début ; il n’est pas « mis » en question, il n’est pas pris dans le fondement d’où il tire sa source et qu’il cache pourtant à chaque stade de son développement scriptural. En outre, si ce fondement n’est pas pensé, son être ne l’est pas non plus ; et reste surtout impensé ce qui accompagne et son fondement et son don « Au début, Dieu créa le ciel et la terre. » (Genèse 1 : 1). Nous citons et traduisons la Vulgate. 103 J-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, p. 45, 52. 102

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et qui fait que les deux restent liés dans l’unité qui forme leur destin. Le début du texte biblique oublie l’origine, ne la pense pas et oublie ce premier oubli recouvert par la foi qui du coup présente un monde possible, celui des ens, et laisse le reste dans les arcanes du mystère insoluble, inavouable, jusqu’à son rejet comme « mystère »104 et son remplacement par la science qui ne pourrait et ne peut pas penser son essence. Le commencement comme tel n’est pas considéré dans son essence, et ce qui porte cette essence dans son être propre sombre dans l’oubli. Le divin est présent dans le texte biblique pour autant que le texte le cache, ce qui, nous le verrons, fait pourtant partie de son destin comme divin et de l’assignation de son destiner. Cependant, l’appel du divin, celui qui fait penser ce texte, tel que nous arrivons à le penser ici, et l’origine oubliée dans le début ne vient pas du texte lui-même, mais d’un autre lieu, du lieu où se fait la rencontre du divin. 3. Du divin au Dieu et du Dieu au divin Le divin se présente sous une forme cachée, bien que son appel accompagne et puisse constituer une sortie dans l’ouvert. Cette sortie n’est possible ou visible que pour une pensée particulière non calculatrice. Celle-ci, en cherchant le divin, cherche les lieux où il s’est caché et plus particulièrement ceux qui effectuent son voilement puis son oubli ainsi que son don. Le Dieu biblique reste un des lieux de l’oubli. En outre, Le Dieu biblique n’est pas seulement une façon d’obnubiler le divin ; son intérêt reste aussi dans le fait qu’il garde, par l’acte de cette obnubilation même, la trace du divin, une trace qu’il ne voit pas et ne peut éliminer. Mais quelles en sont les conséquences sur notre interrogation sur le divin ? Qu’est-ce qui, ici, fait ressortir ce que le divin apporte avec lui dans sa rencontre avec nous et avec l’Être ?

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André Doz résume comme suit le problème de la « christianité » telle qu’il le voit dans le texte biblique, et ses implications religieuses et institutionnelles : La Foi, comme mode d’ « Existence » découvre à sa manière la totalité de l’étant, dont le sens et l’articulation sont commandés par le caractère fondamental de la christianité. « Conversion de 104

Ce mystère n’est pas celui de l’être, que nous considérerons plus tard.

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l’Existence » signifie « Conversion de l’Être en général ». – Le sens de cette conversion implique qu’elle ne soit pas inscrite dans les possibilités propres du « Dasein », mais qu’elle procède de cela même qui est cru dans la Foi, Jésus-Christ crucifié et sauveur. La transformation de l’être, qui ouvre l’espace de l’ « Existence » croyante, comporte justement un ensevelissement de l’être dans la Parole de Dieu à partir de laquelle l’homme est. La christianité est « christocentricité » absolue.105 La pensée de Doz suit ici celle de Heidegger dans Einführung in die Metaphysik. La foi chrétienne, rappelons-le, est avant tout une foi du livre, du texte écrit. Ce texte informe ce « mode d’ « Existence » », le guide vers et dans le monde de l’étant qu’il présente tout autre, car il le présente dépourvu de l’être original – et donc la différence ontologique – ou avec une impossibilité de penser l’être. Le Christ, comme λόγος devenu Verbe créateur et Verbe tenant la vie et maintenant en vie, barre du coup l’accès à ce qui fut son propre fondement, le fondement du texte qui est sa première constitution, parce qu’il arrête l’interrogation de la pensée devant la raison informée par la foi. Le résultat est évidemment cette « « christocentricité » absolue » qui devient référence ultime et se présente comme enveloppant le monde des étants. L’être reste éloigné, mis à l’écart de cette pensée. Cependant, quelque chose rapproche ces deux modes d’ « Existence », celui de la christocentricité, de la christianité, et celui de la pensée méditant l’être. Ce quelque chose n’est pas un objet de la pensée ni un quelconque concept, ni même l’être qui resterait couvert sans lui, mais précisément cette trace dans le texte biblique qui se retrouve aussi dans la pensée de l’être. Elle n’est pas là pour les unir ni pour les séparer, mais pour marquer ce qui reste en eux, et ce qui leur permet de se placer en vis-à-vis. Cette trace qui persiste comme destin dans les deux paroles et dans son sens le plus original est celle du divin. Elle permet de voir même à ce stade pourquoi nous pourrions parler du Dieu et trouver en y parlant, non pas chez lui mais sur le chemin vers lui, le divin qui se meut, entre autres, dans

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André Doz, « L’ontologie fondamentale et le problème de la culpabilité », in Revue de métaphysique et de morale 61 (1955) p. 185. 105

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le Sacré dont nous retrouvons la trace et la présence persistante dans l’œuvre de Heidegger. Les deux paroles procèdent du divin comme voix de l’inaugural de leurs époques, même lorsque ce divin est confiné aux définitions par la première des deux et puis présenté dans ses mots et lieux secrets par la deuxième. Le divin n’est et ne sera ni à sortir ou sauver des définitions, parce qu’il n’y a jamais été, ni à comprendre en déchiffrant et résolvant une énigme, parce qu’il n’est ni à déchiffrer ni à résoudre. III. Le dieu qui sauvegarde 1. Devant l’abîme La parole de Heidegger nous mène plus loin et donc plus près de ce que nous cherchons. Nous la voyons s’attarder auprès de sa résidence pour y voir le divin dans ce qui la sauvegarde, la met en place et érige son lieu d’habitation. Dans « Wozu Dichter ? », Heidegger, commentant Hölderlin, veut emmener le lecteur vers le lieu de ce dieu :

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L’abîme garde (birgt) et marque tout... Celui des mortels qui doit atteindre l’abîme, plus tôt et autrement que les autres, fait l’expérience des marques (Merkmale) que l’abîme esquisse (vermerkt). Celles-là sont, pour le poète, les traces (Spuren) des dieux enfuis. Selon l’expérience de Hölderlin, c’est Dionysos, le dieu du vin, qui apporte une telle trace aux sans-dieu dans la ténèbre de la nuit de leur monde. Car le dieu du cep (Gott der Rebe) sauvegarde (verwahrt), en celui-ci et en son fruit, l’appartenance mutuelle essentielle du ciel et de la terre, en tant que lieu (Stätte) des noces (des Brautfestes) des hommes et des dieux. C’est seulement dans la région de ce lieu, s’il y en a encore un, que peuvent rester (zurückbleiben) aux hommes sans dieu les traces des dieux enfuis.106 Devant l’abîme, qui est tout autant celui de l’être et du rien déterminant l’étant que celui qui ouvre l’essence des dieux et donc les dieux eux-mêmes, l’homme rencontre les dieux et le divin qu’ils sont. Hölderlin choisit le dieu du vin, le dieu du cep, parce qu’il « sauvegarde », nous dit Heidegger, mais aussi pour d’autres parce que que le texte révèle, laisse entendre ou pense : le dieu du cep rappelle avant tout la terre parce qu’elle est sa résidence et surtout son lieu, 106

« Wozu Dichter ? » In Holzwege, GA, Bd. 5, p. 271.

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depuis lequel il fait son appel et rappelle l’homme à son essence et à sa résidence auprès du divin qui emplit le lieu de rencontre de l’homme et des dieux. L’abîme est la terre béante, gardée par le dieu qui sauvegarde et qui ouvre son essence à l’homme dont il est question dans son être de l’attendre. L’homme appartient aux dieux tout autant qu’ils lui appartiennent, et cette appartenance n’est jamais complètement rompue parce qu’elle fait partie du comment de l’homme dans son essence. Cette appartenance, si elle entre parfois et à des époques dans l’oubli, la trace de ce qui la garde ne disparaît jamais, elle est toujours en commencement et maintient l’origine de sa venue auprès de et avec l’homme dans son Dasein. Cette origine reste dans l’abîme et l’abîme lui-même, elle est elle-même le dieu et rappelle constamment l’homme vers elle parce qu’elle offre le lieu où l’homme est dans sa co-appartenance essentielle avec les dieux et donc là où se meut son être. Mais Heidegger semble tempérer ses propos concernant ce lieu de rencontre et d’union des dieux et des hommes en ajoutant : « ... si tant est qu’il y en est un... » Est-il possible donc qu’un tel lieu n’existe pas du tout, ou qu’il soit perdu et, pire encore, qu’il ait disparu pour toujours ? Cherchons-nous donc l’impossible ? Non.

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La possibilité du lieu de cette rencontre ne peut pas disparaître, parce qu’il est dans la question même de l’être de l’homme et de son appartenance au ciel et à la terre des dieux. Cependant, ce lieu et la rencontre qu’il offre peuvent tomber dans l’oubli et ce pour un homme particulier, à savoir celui de la technique moderne et de la modernité. L’essence de la technique moderne – que nous avons présentée en partie plus haut – reste elle-même impensée, mais l’appel qu’elle fait participe à l’occultation du fondement comme fondement et du lieu de rencontre de ce qui pose l’homme comme homme auprès des dieux. Si l’homme moderne n’avait plus que la trace du divin, celui de l’homme moderne à l’âge de la technique et des Bilder du monde qu’elle apporte ne voit même pas cette trace et sombre ainsi dans un oubli perpétuel, devenant lui-même un fonds à puiser et un stock à accumuler. Le Dieu de la métaphysique et de la théologie qui prenait son fondement en celles-ci est tué par ce qui le gardait, et donc en partie par lui-même, pour être remplacé par la raison qui pose ses propres principes 51

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comme fondement, réponse, mesure et référence. La trace du divin ne s’efface pas pour autant, elle passe plutôt d’une trace marquant l’oubli du lieu de rencontre où le divin interpellait l’homme dans sa co-appartenance essentielle avec le dieu depuis les dimensions de l’être à un oubli de cette trace. 2. Le don

Le dieu du cep, de la terre qui sauvegarde, sauvegarde parce qu’il donne, mieux encore, il se donne lui-même, parce qu’il est, aussi, don. Son œuvre est une offrande, comme cette main que Heidegger décrit à plusieurs endroits et que nous relevons dans Was heisst Denken ? : Seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir la main et accomplir dans un maniement le travail de la main. Seulement, l’œuvre de la main est plus riche que nous ne le pensons habituellement. La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main donne et reçoit, et non seulement des choses, car elle s’offre et se reçoit dans l’autre. La main tient. La main porte.107

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La main offre et s’offre à l’autre, qui est ici le même – l’homme est l’homme : il s’offre parce qu’il accepte l’offre qui lui est faite et qui est surtout sous la forme d’un don faisant partie de ce qu’il est, de son Dasein. Il est question de l’essence de l’homme qui apparaît dans son éclat premier : celui d’un don continu et ainsi présent depuis le fondement dans l’appartenance mutuelle du dieu et de l’homme qui se donnent et restent proches dans une union de différence aux côtés de la différence ontologique offrant le monde aux deux au sein de l’espace les maintenant autour et au sein du Sacré qui les place ensemble dans leur être. La main et son œuvre, s’offrant et recevant cet autre – qui n’est pas ici l’autre servant à fonder une éthique positive – viennent du don originel mais dans le sens d’une co-appartenance fondamentale, celle de l’homme et du dieu. Cette main ne fait pas qu’offrir : elle « garde » aussi, et ce parce qu’elle est accompagnée par le dieu qui sauvegarde l’homme, c’est107

Was heisst Denken ?, GA, Bd. 8, p. 18-19.

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à-dire le sauve et le garde. « Nur ein gott kann uns retten » retentit ici. Si ce dieu du cep sauve dans le don qu’il fait de lui-même, si l’homme se trouve auprès de lui dans ce don, c’est qu’un rapport divin rapproche les deux, les sauve, les garde. En même temps, un appel de l’abîme vient du et vers les deux, et nous insistons sur ce du pour montrer que l’appel n’est pas à chercher ailleurs ou loin de l’homme et de sa rencontre avec le dieu, mais tout près de la source inextinguible qui jaillit dans le fini. En outre, pour mieux discerner ce que cette sauvegarde, ce « sauver » et ce « garder », veut nous dire, nous devons regarder ce don de plus près. Heidegger précise : Mais ce qui nous est donné, au sens d’une telle dot (Mitgift), c’est la pensée. En tant que pensée, elle est confiée à ce qui donne à penser. Ce qui donne de lui-même à penser est le plus à penser (Bendenklichste). En lui repose la véritable dot de notre essence (Wesens), que nous devons remercier.

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... Ainsi donc la véritable reconnaissance (Dank) ne consiste jamais en ce que nous arrivons avec un cadeau et rendons cadeau pour cadeau. La pure reconnaissance est bien plutôt que nous pensons, tout simplement, à savoir [que nous pensons] ce qu’il y a proprement et uniquement à penser..108 Ce don est avant tout ce qui « donne à penser » et ce de « soimême » et comme son propre lien direct et immuable à la pensée qui est celle du Dasein de l’homme, et ce tout le temps et depuis tout le temps, à partir du monde que l’homme rencontre et dont il pense l’être. Lorsque le Dasein entre sur la scène de ce qui l’entoure, il croise, même encore impensé et voilé, ce don qui, cependant, continue d’octroyer et plus que le dépassement de l’être par un Dieu sans l’être, et ce tout simplement parce que la pensée pensante et ce qui se donne à elle n’octroie pas un Dieu sans l’être, ni un Agapè ni même l’Être, l’être de l’étant, ou la φύσις, mais elle donne, avant tout et tout fondement, à penser. Heidegger se pose la question : comment reconnaître puis exprimer notre 108

Was heisst Denken, GA, Bd. 8, p. 149.

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reconnaissance pour, ce don. Celui-ci dépasse ici l’offre qui n’est que sa première manifestation ou même son image, et ce faisant il est en deçà du domaine d’échange impliqué par l’offre. Celui qui reçoit le don ne peut être dans la reconnaissance de ce que celui-ci offre en tant que lui-même qu’en le pensant, et ce à chaque fois que la pensée le rencontre au sein d’elle-même. Notons aussi que penser est avant tout se recueillir. Ce n’est pas suivre l’entendement ou prêter l’oreille à l’a priori de la raison. Ce n’est pas l’introduction dans l’antichambre des idées, qu’elles soient platoniques ou kantiennes. Ici, il s’agit d’un se recueillir auprès du don, qui lui-même est un se recueillir auprès de ce qui est digne. Reste à percevoir ce qui est « digne d’être pensé » et ce qui fait qu’il soit ainsi – ce qui l’emmène, le porte. Heidegger, à la fin de Was heisst Denken, reprend ce terme « Denken », l’accompagnant d’un mot qui est des plus importants pour nous sur notre chemin : « Si une pensée était capable de placer ce qui donne à chaque fois à penser dans son essence (Wesen) propre, alors une telle pensée serait la plus haute reconnaissance (Dank) des mortels.109 » La pensée qui se dirige vers, répond à la pensée, manifeste sa reconnaissance en pensant ce qui en elle-même, en son propre être, reste à penser, et cet être, notons le bien, est celui d’un mortel, un mortel devant l’im-mortel, le dieu, et gardé par ce qui emmène les deux ensemble, les rapproche et les lie immuablement, avant et pour la pensée. 3. La Sauvegarde Nous n’oublions pas ici, que ce don nous vient du « dieu du cep » et non pas d’une transcendance – ni d’ailleurs d’une immanence matérielle ou spirituelle. Ce n’est pas un dieu qui se manifeste dans une révélation écrite ou visuelle. Ce n’est pas non plus l’inaccessible parce qu’étranger aux sens et subsistant comme Intellect Pur. Comment celui qui préserve, qui conserve et sauvegarde est-il aussi celui qui donne ou le don lui-même de lui-même ? François Fédier reprend la fameuse assertion de Heidegger pour l’expliciter et présenter non pas ses différentes interprétations mais ses multiples facettes, sans pour autant les épuiser :

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Was heisst Denken, GA, Bd., 8, p. 151.

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Vers la fin de sa vie, Heidegger prononce plusieurs fois la phrase : « Nur ein Gott kann uns retten ».... Je crois qu’il faut remarquer d’abord plusieurs choses : 1. Un Dieu inconnu, à venir.

2. Ce Dieu nous sauverait. Au premier abord, encore un dieu salvateur. Ce qui n’est pas possible, si le dieu est vraiment nouveau. 3. Donc il faut penser la salvation dans un autre sens. Quel sens ? Comme « sauver du péril ». Or le péril, dit Heidegger, c’est la menace de l’étant sur l’être. Sauver signifie dès lors : sauvegarder l’être. Le nouveau Dieu, loin d’être fondé sur l’être, plutôt le sauvegarde.110 Nous retenons ces trois points. Le Dieu inconnu à venir, celui qui nous sauverait, dit Fédier, n’est pas vraiment nouveau. Nous disons en fait plus. Ce Dieu inconnu est nouveau mais dans un autre sens que celui d’un dieu qui n’ait jamais existé et qui viendrait sur la scène du monde en se créant à partir du néant et en se plaçant, du même coup, en dehors du temporel qu’il régirait désormais. Ce Dieu, en fait, n’est pas et n’a jamais été loin de l’homme – il n’est rien d’autre que le dieu du cep. Il a donc toujours été auprès de l’homme dans son existence au milieu de ses lieux de résidence, c’est-à-dire auprès du Dasein. Mais ce Dieu sera nouveau parce qu’il a été oublié ou est resté, pour la majorité des hommes, impensé. Son arrivée vers l’homme, qui ne saurait être le fruit d’une provocation, sera nouvelle et ramènera celui-ci là où il réside déjà, auprès du divin. L’homme percevra alors que sa résidence et sa mortalité sur la terre ne sont ni simple séjour, pour la première, ni simple périr, pour la deuxième. Pour l’homme, précise Heidegger dans « Bauen, Wohnen, Denken », « l’habiter... c’est toujours un séjour déjà parmi les choses », ces dernières, au contraire des objets, rassemblent, emmènent l’homme vers ce qui est depuis toujours le plus proche de lui et où gît son essence.111 L’homme de ce

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110 111

F. Fédier, « Heidegger et Dieu », in Heidegger et la question de Dieu, p. 39-40. « Bauen, Wohnen, Denken », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 153.

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Dieu nouveau est celui des « choses » du monde, celles-ci créant et résidant dans des « lieux » que leur ad-venue au monde auprès et souvent par l’homme donne comme site où l’homme du dieu nouveau, l’homme du divin qui est le rapprochement même de l’homme et du dieu, se re-trouve dans ses lieux étrangers à l’objet et à l’objectité et institués par les choses qui sont dans l’essentiel de la relation du dieu du cep à l’homme. Nous comprenons désormais ce que ce « sauver du péril » que nous rappelle Fédier signifie pour nous et, du même coup, pourquoi nous pouvons parler de la sauvegarde comme d’un don. Le péril qui menace l’homme, et aujourd’hui plus que jamais, est celui d’un oubli, l’oubli d’un oubli de ce qui fonde l’homme dans son essence et auprès duquel il est là pour résider. Le séjour de l’homme reste loin des esprits et ce à la faveur de l’étant qui est considéré seulement dans son objectité d’étant mondial et dont l’être reste impensé. Le résider de l’homme cède à la temporalité, la chose à l’objet, le lieu aux endroits calculés, le bâti au construit.

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La sauvegarde, notons-le bien enfin, vient du don dans le Sacré et donc du lieu où le divin se révèle ou s’offre. Le dieu n’est pas heilig parce qu’il est un dieu, le fait d’être un dieu ne lui confère pas un côté sacré ; s’il est sacré c’est d’abord parce qu’on le retrouve dans les lieux sacrés et ces lieux le sont ainsi par le divin, das Göttliche, qui s’y déploie comme envoi destinal vers et pour l’homme – ceci, en outre, ne constituant pas son seul envoi ou son seul destin.112 IV. L’homme et le divin 1. La mesure de l’homme L’homme est devant le divin, parce qu’il en est question dans son Dasein dans le monde. Il se re-trouve toujours devant le divin parce qu’il a toujours devant et auprès de lui ce que le divin offre. L’homme répond alors à cet appel, mais avant de répondre ou le long de sa réponse, il se considère par rapport à ce que le divin lui donne. Ce faisant il pense se rapporter au divin, en prenant les possibilités de l’avènement du divin puis ses manifestations pour le Voir Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée (Paris : Gallimard, 1978) p. 49. 112

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divin lui-même. Malgré le visage toujours incomplet du divin que regarde l’homme, ce dernier a tout de même une vue, un aperçu, une trace du divin auxquels il se doit de réagir. Il rencontre un autre que lui, auquel il attribue une essence autre, et il s’aperçoit que cette essence le dépasse d’une certaine façon tout en étant ce qui porte la sienne dans son être-là. Il veut comprendre alors, savoir ce qu’il en est de lui par rapport à cette essence divine qu’il croise comme divinité dans son propre champ de compréhension. Il se mesure donc, comme homme-au-monde, à cette divinité. L’homme dans son monde prend ce qu’il rencontre et l’évalue pour en déterminer la portée et l’importance pour lui. Heidegger note que : ... l’homme se meut au sein des affaires et des « changes ». l’homme s’imposant vit des enjeux de son vouloir. Il vit essentiellement en risquant son essence à l’intérieur de la vibration de l’argent et du valoir des valeurs. L’homme est, en tant que ce perpétuel changeur et médiateur, « le marchand ». Il pèse et évalue constamment...113

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L’homme est le marchand, parce qu’il évalue toujours les choses dont est constitué son monde qu’il voit comme monde d’échange de détermination de valeur. Celle-ci, il pense l’attribuer lui-même, non pas comme individu mais comme sujet dans l’échange. Dans ce monde d’échange et d’évaluation, l’homme se croit pouvoir et devoir tout évaluer. Du divin, il perçoit surtout et avant tout la divinité, à qui il veut assigner une valeur. Il se demande alors ce que cette divinité « vaut » dans le monde d’échange où il se meut. Les réponses furent multiples à travers l’histoire destinale de l’homme. Le dieu fut ainsi placé comme le début de tout, l’essence de tout échange entre l’homme et l’inconnu ; il était le Ipsum esse subsistens, du Moyen Âge, qui donnait sa valeur et son existence à l’esse commune et à l’existence de l’homme qui y vivait ; il devint ensuite la référence et le fondement de la valeur des choses-objets dans leur relation à l’homme et à ses découvertes, un fondement qui a accompagné celui du fondement en raison de Leibniz et qui a abouti à la raison moderne, évaluant ce qu’elle rencontre et rejetant ce qu’elle ne peut pas puiser comme fonds. 113

« Wozu Dichter », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 314.

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Mais l’homme mesure et se mesure, évalue et s’évalue non pas seulement pour ce qui se présente à premier abord au sens commun. Il est avant tout « à l’écoute » de son monde : « L’homme vit d’une manière différente de celle de la rose, en ce que souvent il regarde du coin de l’œil s’il a réussi dans son monde et ce que [ce monde] pense et exige de lui.114 » L’homme se trouve dès ses premiers débuts comme être-là dans un monde, il comprend ce qui l’entoure et où il demeure comme un monde et, tout en vivant au jour le jour, il regarde celui-ci pour voir non seulement ce qu’il fait de lui mais ce que lui en fait, puis ce que le monde et das Man pensent de lui, comment ils l’évaluent et donc le classifient, lui donnent sa place dans la chaîne de production ou de connaissance. Si « la rose est sans pourquoi », l’homme moderne a toujours à poser la question du pourquoi : celui des objets qui l’entourent dans leur relation à lui et au monde et le pourquoi concernant sa propre position et son rôle au sein du monde comme système de connaissance et d’évaluation. Les sciences apportent des réponses multiples à ces pourquoi et contribuent à la formation d’autres qui s’entrelacent et se lient pour former les chaînes et les réseaux de raisonnement qui mènent à la « découverte » du monde. Le monde devient un fonds à découvrir comme fonds, un stock potentiel, mais aussi ce qui découvre les objets et fait de l’homme luimême un fonds dans l’Étant. Présent dans ce monde, le regardant toujours « du coin de l’œil », l’homme occupe sa raison, la travaille, l’interroge, lui demande de fournir des chaînes de raisonnement et des réponses, et se dit ainsi se saisir de lui-même et s’intégrer à l’Étant comme ensemble harmonieux de relations et de valeurs se complétant et constituant ce qu’il prend alors pour la vérité : la vérité scientifique. Toujours dans cette Welt où règne le pourquoi inlassable et allant plus loin dans le questionnement donnant raison et fournissant un fonds pour le développement du progrès technique, l’homme reste dans un oubli. Le passage de « Wozu Dichter ? » que nous citons plus haut continue ainsi :

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L’homme est, en tant que ce perpétuel changeur et médiateur, « le marchand ». Il pèse et évalue constamment et ne sait pourtant pas le 114

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 57.

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poids propre des choses. Il ne sait jamais, non plus, ce qui en lui a vraiment du poids et pèse le plus (überwiegt).115

L’homme a observé et observe le monde pour voir ce que ce dernier « attend de lui ». Cette attitude ou cette façon d’être caractérise désormais sa relation à ce qui l’entoure et à sa pensée. Ce faisant il « ne connaît pas le poids propre des choses ». Nous avons parlé du « connaître » plus haut. Nous avons aussi commencé de parler des choses, que nous reprendrons à nouveau plus tard. Notons ici, que l’homme qui évalue et qui finit souvent par devenir celui-qui-évalue-et-est-évalué, ne pense plus les choses, ne sait même plus qu’elles sont à penser en dehors des objets qui cachent leur essence (Wesen) et ainsi ne s’aperçoit jamais de leur « poids », au sens que ce mot prend dans le savoir chez Nietzsche, de ce qu’il en est d’elles et de lui auprès d’elles.116 L’homme s’engage dans un chemin particulier qui régit l’ « historique » (« historisch ») de son histoire et y reste, sans penser en dehors de ce chemin et, pour commencer, ce qui sous-tend ce chemin et la raison qui le gouverne. L’essence des objets et des choses dans leurs lieux ne sont point considérées.

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En même temps, ne pensant pas les choses et leur poids propre, l’homme ne se pense pas, ne pense pas ce qui en lui l’attache aux choses, l’emmène à leur rencontre. Lorsque l’homme se pose la question du pourquoi, lorsqu’il demande « la raison », le reddere rationem, il ne commet rien de condamnable, il ne se trompe pas, il ne dit pas un mensonge, il répond même en partie à la question de son existence dans un monde de choses d’une façon qui fait partie de son destin et de celui de son Dasein. En se posant la question et en y répondant en se fondant sur le principe de raison l’homme n’est pas dans un chemin imaginaire qui mène à une sorte de mensonge et de déterminations fallacieuses et imprécises. Il y a en effet toujours une raison qu’on puisse fournir, et c’est d’ailleurs pour cela que le principe de raison a pu étendre son règne et l’étend toujours aujourd’hui : « ... la rose fleurit, elle n’a pas « Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 314. Voir Heidegger, « Nietzsches erste Mitteilung der Wiederkunftslehre », Nitezsche I, GA, Bd. 6.1, p. 238-246. 115 116

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besoin qu’on lui fournisse des raisons (die Zustellung der Gründe) sur lesquelles sa floraison se fonderait... Pourtant, la rose n’est jamais sans raison (Grund)... La rose est certes sans pourquoi, mais elle n’est, cependant, jamais sans raison (Grund).117 » La rose n’a pas besoin d’expliquer le « pourquoi » de son existence – elle est là parce qu’elle est là ; l’homme, quant à lui, a besoin de fournir une raison, il en est question dans son être d’homme de la modernité. La rose n’a pas elle même à se poser la question de son arrivée à l’existence, mais sous l’emprise constante du principe de raison, la rose doit répondre pour l’homme à cette chaîne de raisonnements qui la place dans le calcul du monde moderne ; elle n’échappe pas « au domaine de puissance du tout-puissant principe.118 » Tout comme l’homme ne pense pas l’essence de la technique moderne et le fondement du principe de raison, il ne pense pas ce qui en lui répond et exige un reddere rationem et un principe fondateur. L’homme qui calcule est dans la pensée qui correspond à cette modalité existentielle et non pas dans la pensée pensante. Celle-ci n’est pas celle qui recherche une solution ni celle qui se morfond dans une subjectivité excessive, elle est celle qui entre dans la contrée du penser et qui donc ramène l’homme vers ce qu’il y a de plus fondamental dans sa relation à ce qui le détermine et à ce qu’il détermine, pour ensuite aller plus loin. L’homme dans sa situation actuelle ne vit pas un mensonge mais bien un double oubli qui passe inaperçu, le laissant, entre autres, songer la divinité sans le divin ou la raison sans la divinité et son oubli, à elle, du divin.

EPREUVE

Cependant, et derrière tout cela, l’homme se mesure, souvent à son insu, au divin dont la divinité garde malgré tout la trace. Le divin ne quitte pas l’homme ni la divinité que l’homme con-fronte. L’homme aujourd’hui n’est pas seulement dépourvu de divinité, il n’est pas seulement dans le mot de Nietzsche, « Gott ist tot », et donc dans la fin de la métaphysique occidentale. Si l’homme a tué le Dieu de la métaphysique pour le remplacer par la raison seule et sa descendance qu’est la technique, il ne faut pas en conclure qu’il ait abandonné la divinité. L’homme a plutôt relégué la divinité à 117 118

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 57. Ibid.

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une autre place, voyant qu’elle ne saurait être un vrai fonds pour le progrès. Dieu est mort comme fonds possible pour la technique cédant la place à ce qui l’a constitué lui-même depuis Descartes : la raison. Nonobstant cet effacement du Dieu, la divinité elle-même reste devant l’homme et lui fait toujours signe. Il la regarde alors, comme il regarde son monde, du coin de l’œil et d’un regard chargé de questions la fondant à nouveau en raison mais lui assignant une valeur différente. L’homme moderne énonce une nouvelle valeur : le spirituel. Celui-ci est déclaré sphère bien déterminée et ce par rapport au technique et au moderne, il est le lieu d’une certaine échappatoire déguisée en recueillement et prend sa valeur du monde gouverné lui-même par le progrès inlassable. Il est assigné à la divinité qui peut désormais prendre des formes interminables, tantôt importées tantôt locales, qui offrent dans la diversité de leurs images, leurs langages et surtout leurs sciences le semblant d’une richesse spirituelle où tout est rapporté à une « déité » ou une autre. Le divin en même temps se trouve d’autant plus couvert et loin de l’ouvert timide de la vérité.

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L’époque passe de la profondeur de la pensée aux détails interminables qui caractérisent ce que l’homme rencontre au premier abord dans la divinité. Et nous voilà qui posons la question : « Pourquoi l’homme se doit-il de réagir devant une telle situation ? » Nous la posons sans lui répondre, parce que nous la posons pour nous demander pourquoi elle ne fut pas posée : Pourquoi l’homme n’a pas questionné l’essence de la divinité pour aller vers celle du divin et de sa relation à ce qui vient vers l’homme dans son être-au-monde ? L’homme (se) mesure et (se) mesurera toujours, mais il ne se pose pas ou plus la question de la mesure qui est double : Par rapport à quoi faut-il mesurer ? Et qu’est-ce que la mesure et le mesurer ? Il s’agit de plus que l’essence de la mesure. Ce qui est important à ce stade, c’est que ce questionnement soit présent. Il nous trace déjà ce que nous entendons par « le divin ». 2. Le destin de l’homme Parler du destin dans notre contexte n'est pas un hasard de la pensée mais fait partie de ce que la question du divin implique et apporte avec elle. Il est, en effet, question du destin de l’homme. 61

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Heidegger parle à plusieurs reprises de l’homme comme berger de l’être, cette assignation faisant partie de son destin comme homme. Joseph O’Leary fait ressortir le dilemme que pose une telle situation : L’homme est défini par et dans une histoire – sans aucune possibilité de réduire cette histoire à un sens « universel » capable d’une interprétation ontologique. L’homme se trouve donc en deux situations co-existantes mais irréductibles l’une à l’autre – la situation de celui qui est le là de l’être, et la situation de celui qui est pris dans une histoire qui le mène à un destin eschatologique.119 L’homme est « défini » par une histoire. Il est, nous affirmons, plus que ça : il est dans une histoire, mais avant d’y être il se retrouve dans un destin historial, qui n’est pas, en effet, celui d’un simple humanisme universel, mais celui d’un appel destinal qui lui vient depuis son être-au-monde comme Dasein. L’opposition, le dilemme dont nous parlent les mots d’O’Leary est clairement celui que l’homme de la pensée pensante aperçoit et réalise entre le destin historial (geschichtlich) et le destin historique (historisch). Ce dernier est celui qui lui vient du christianisme pour autant que celui-ci prête au destin son côté eschatologique. « L’historicité de la révélation » nous rapporte O’Leary, « est la source de la manière chrétienne de regarder les choses et les événements, manière qu’on pourrait définir comme une « sacramentalité eschatologique ».120 »

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Le tiraillement de l’homme entre l’historial et l’historique, cette apparente déchirure finit par se résoudre en se manifestant comme ce qu’elle est : l’emmener-en-avant de deux facettes du même destin. L’historique et son versant eschatologique est ce qu’il est, vient tel qu’il vient, déferle tel qu’il déferle parce qu’il est par l’historial, tous les deux – l’historique et l’historial – faisant partie de l’envoi destinal de l’homme dans son monde, comme berger de l’Histoire (Geschichte) et de l’être. Ce qui reste à penser est la rencontre de ces deux, leur union dans un seul destin qui est celui du Dasein et de son monde. Joseph S. O’Leary, « Topologie de l’être et topographie de la révélation », in Heidegger et la question de Dieu, p. 206. 120 Ibid.. 119

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Il est intéressant de revenir sur la réflexion d’O’Leary sur l’icône de Marion. Commentant l’eschatologie chrétienne à la lumière de « L’idole et l’icône » de Marion, O’Leary lui donne un effet sémiotique et « spirituel » : « C’est ici que peuvent intervenir les réflexions de J.-L. Marion sur l’icône. Les choses ne deviennent icônes que quand elles sont saisies par l’Esprit qui veut en faire des signes (semeia). »121La question se pose d’emblée : Quel est cet Esprit ? Et la réponse est : Celui du christianisme christologique et donc celui de l’eschatologie chrétienne qui est toujours en attente. Reprenant le thème de la folie, O’Leary précise que « la vision croyante des choses en vue d’une transformation eschatologique est « folie » pour la pensée qui repose dans la contemplation de leur présence terrestre. »122 La croyance, la foi chrétienne, est, comme pour Marion et son « Dieu sans l’être », une folie pour le monde. On voit ici encore une fois le terme « chose » réapparaître. Mais la chose est presque reléguée au domaine des objets, elle est ce à quoi l’homme qui ne se laisse pas entraîner par l’Esprit et la foi s’attache, elle est le matériel qui s’oppose au spirituel, au nonattachement au monde des objets. Nous ne voulons pas dire que nous retrouvons ici, et malgré tout, la vieille opposition entre le spirituel et le matériel déguisée en approche phénoménologique ou autre. Nous pensons qu’il y a en effet dans cette vision des choses telle que nous la rapporte ici O’Leary une clef, une ouverture vers le destin de l’homme que nous saisissons pour voir plus clair. L’homme nous est présenté comme destiné historiquement, eschatologiquement, mais aussi comme « berger de l’être ». L’homme est donc entre son être-au-monde et ses événements que le spirituel révèle comme eschatologiques et l’être, son être à lui au milieu de l’étant et de l’être où le monde est vu – et ce à travers et par l’être – comme ce qui « monde » (« weltet »). L’homme est entre le destin et le destinal, entre le pré-déterminé, le prophétisé même, historique et l’historial de l’être.

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En même temps, nous devons aller plus près encore de cette position qu’O’Leary nous présente comme un dilemme et un 121 122

Ibid.. Ibid., p. 207.

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paradoxe. Nous devons penser l’homme non pas simplement dans son être-au-monde en général, mais dans son être-auprès-de. L’homme est auprès des choses qui viennent vers lui et qui sont par leur choséité avant de l’être par leur objectivité. Comme choses, elles n’offrent pas de matière par opposition à ce qui constitue l’être essentiel de l’homme tourné vers le spirituel, qu’il soit transcendantal ou immanent. Les choses sont là, auprès de lui, par l’envoi destinal de l’homme parmi les choses, l’envoi (Geschick) qui lui vient, peut-être bien, de l’être, mais aussi de ce qui fait que l’être soit l’envoi de l’envoi destinal de l’homme et des choses l’un auprès de l’autre dans leur être-au-monde propre. Elles sont là par ce qui est par et depuis l’envoi et ce qui reste dans cet auprèsde, dans l’espace de l’auprès qui unit les deux et dans le lieu où s’effectue la rencontre. L’être-là est là pour une question, pour un questionnement que nous suivons dans une direction : celle de ce qui ap-porte ensemble, ce qui fait que le Pli de l’être et de l’étant qui contient l’homme et la chose dans leur monde destinal, soit ce qui nous interpelle ici et va plus loin qu’un Dieu sans l’être ou une foi qui semble constituer une folie pour elle-même et pour qui la défend. O’Leary nous dit que « la parole de la foi... effectue une transformation, et lance un appel venant de celui qui est autre que l’être, venant de l’extérieur, pour ainsi dire. »123 Il rejoint ici en partie Lévinas et son concept de l’autre qui prononce et que révèle la parole. Une transformation s’impose donc, mais notons surtout que cette transformation pour les trois auteurs – Marion, O’Leary et Lévinas (et nous pourrions en ajouter d’autres) – passe par un tiers, un extérieur qui fait presque office d’agent, nous rappelant l’Intellect agent d’Averroës. Nous disons par contre qu’il n’y a pas transformation mais réflexion puis pensée et que parler de là où l’être est timidement ouvert et là où se fait sa rencontre n’implique pas un éloignement du dieu ni plus précisément du divin. Ce divin qui réside auprès des choses et de l’homme, dans leur rapport puis entre et dans leur être n’est pas non plus « éloigné » du dieu qui se présente comme extérieur pour autant que celui-ci soit bien accueilli comme le ciel, comme ce qui vient par le divin vers le Dasein.

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123

Ibid., p. 209.

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V. L’être et le divin

Ce que révèle l’être et ce qui vient vers la pensée à partir de lui éclaire le divin dans ses manifestations, mais un tel éclaircissement sera toujours augmenté d’autres dimensions et possibilités de la pensée – les prochains chapitres exposeront cela en emmenant une ouverture du divin dans son événement et son avènement. Il faut affirmer dès l’abord : nous ne voulons pas défendre le divin contre l’être, mais voir ce que la philosophie de l’être dit du divin, ce « du » indiquant aussi une provenance du divin. Il n’est pas question pour celui-ci, bien entendu, de capituler devant le Sein. Nous ne disons pas, avec Bernard Dupuy, que « la profanation du nom divin a bien commencé ici dans l’acte par lequel il a été jeté dans le registre de l’être », parce qu’il ne s’agit pas pour nous d’un divin « jeté » dans l’être ni d’une « profanation » du divin – d’ailleurs même la métaphysique ne le profane pas parce qu’elle n’en voit pas la vraie portée. Il ne s’agit pas non plus d’une perte de l’essence d’un Dieu dans la polysémie de son Nom ou d’une « chute dans l’immanence » prévenue par « le titre de créateur ».124 Le lecteur aura compris déjà que le divin ne saurait être le Dieu, que celui-ci soit chrétien ou le produit d’une autre théologie.

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Richard Kearney rappelle pourquoi nous ne pourrons pas parler du Dieu comme faisant partie seulement de l’interrogation heideggerienne de l’être : Tandis que « Dieu » peut être impliqué dans la question de l’être sous la forme du « sacré », il n’est aucunement réductible à celleci... Heidegger prend garde à ne pas se prononcer sur le « Dieu-au-delà-del’être » de la foi authentique, parce qu’un tel Dieu se trouve, précisément, au-delà de la question de l’être.125

Ces propos ne rendent pas compte de la portée du lien entre le divin et l’être et ne peuvent s’appliquer au(x) dieu(x) divin(s), mais seulement au Dieu de la foi chrétienne qui se place en dehors du questionnement de l’être et qui reste d’une certaine façon au-delà – B. Dupuy, « Heidegger et le Dieu inconnu », in Heidegger et la question de Dieu, p. 111. R. Kearney, « Heidegger, le possible et Dieu », in Heidegger et la question de Dieu, p. 126, 131. Voir aussi p. 149. 124

125

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et l’on se demande pourquoi pas alors en deçà ? – de la Grundfrage. En outre, le Sacré est à penser depuis le site poétique, auquel nous reviendrons, et le lieu institué pour les hommes et les dieux et non comme forme particulière et secondaire de la question de Dieu. Il faut penser le dieu, si nous restons dans l’horizon de la méditation heideggerienne, en pensant la question de l’être. Or penser celle-ci, c’est s’adresser à la différence ontologique pour en considérer la portée, ce qui ouvre alors le sens du Pli. Celui-ci, sous-tendant toute la pensée de l’être et du destin de celle-ci dans l’histoire de l’occident, ouvre l’interrogation sur sa propre origine, sur l’original comme tel, et sur l’événement appropriant premier, celui qui fonde un monde authentique, où nous retrouvons à chaque fois un travail de détermination et de qualification du lien entre différents éléments constitutifs. Ceux-ci s’avèrent comprendre à chaque fois et nécessairement les hommes et les dieux dans une tonalité affective qu’il s’agit alors d’en retrouver la possibilité fondatrice et fondamentale.

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Il n’est possible de comprendre ce que nous appelons le divin, das Göttliche, qu’en suivant un tel cheminement et en regagnant par la suite le milieu auroral où l’octroi d’une histoire s’effectue et déploie une multiplicité de sens rattachés à des harmonies ou des pôles fondateurs accordés et permettant par cet accord une dispensation de l’être et un déploiement comprenant le divin. Notons enfin un point qui ressort de la pensée de Heidegger sur le divin et l’être : les deux sont toujours dans une rencontre plus que mutuelle, parce qu’en étant mutuelle elle implique l’homme dans ce qu’elle donne et manifeste. Dans un entretien avec le moine Jourdain Vermeil, Stanislas Fumet rapporte un trait essentiel de l’être heideggerien : « Il est certain que pour Heidegger l’Être est divin.126 » Ajoutons que Heidegger ne dira jamais que le divin est être. Si l’Être est divin il l’est dans un sens particulier que notre étude découvrira. Nous avons entrepris, dans ce premier chapitre, de répondre à la question « Quel divin ? ». Celle-ci s’est démarquée dès le début 126

Stanislas Fumet, « Heidegger et les mystiques », p. 87.

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d’une définition possible du divin que le chapitre défendrait et établirait comme objet d’étude pour les chapitres suivants. Pourtant, il fallait bien partir des définitions pour aller ensuite plus loin ; il fallait partir du « quoi » et du « pourquoi » de la définition, pour voir ce qu’elle recèle : le questionnement qui reste la base de toute pensée mais qui est à voir et à laisser comme ce qu’il est – un questionnement appelé par ce qui le donne et le demande – tout en répondant à son appel et à ce qu’il emmène dans l’ouvert. Dans notre cas, ce qui appelle et demande est le divin. Nous avons donc reposé la question qui sera celle de notre étude : non pas « qu’est-ce que le divin ? », mais « qu’en est-il du divin ? ». Nous sommes passé par le Dieu Biblique et avons vu ce qu’il en est et sera de lui pour le divin. Le commentaire ainsi dégagé nous a permis d’entrevoir l’ampleur du divin qui n’est jamais réduit au dieu d’une science théologique ou onto-théologique.

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Le divin commençait alors à venir vers nous depuis sa présence la moins et la plus manifeste : celle du dieu du cep, celui qui sauvegarde et qui offre les lieux du Sacré. Cette sauvegarde s’est montrée avant tout comme sauvegarde de l’homme auprès du divin et de l’être de l’homme – sauvegarde du Dasein dans le monde qui l’accueille. Ainsi, lorsque nous parlons et parlerons du divin nous sommes surtout et avant tout aussi près de l’homme et de ce qu’il en est de l’homme dans son être. Arrivé vers l’être, nous avons commencé à le penser dans son lien au divin qu’un regard en arrière nous a révélé d’une façon encore plus lucide et inévitable. Nous devons, maintenant, nous demander ce qu’est ce « penser » et ce qu’il faut entendre par la connaissance et la compréhension du divin, pour voir s’il nous faut suivre les chemins traditionnels du connaître. Si ceux-ci s’avèrent insuffisants, il nous faut alors préciser comment nous en séparer puis comment trouver une pensée qui corresponde au divin.

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e v u e r Ep CHAPITRE II

Der unbekannte Gott, Le dieu inconnu I. Connaître et comprendre 1. Connaître le dieu

La raison offre le concept à chaque fois et veut en faire de même dans sa connaissance du divin qu’elle accueille comme Dieu. Cependant, le concept, qui paraît pouvoir donner un sens à tout ce qu’il rencontre, se heurte parfois à ce qu’il ne peut exprimer ou contenir. Son insuffisance semble pointer alors, pour reprendre l’observation de Jean Grondin, vers autre chose : ... l’expérience la plus philosophique qui soit, à savoir la prise de conscience de l’insuffisance du concept à exprimer ce qui demande à être pensé... qui exige un retournement constant de la pensée.127 Le concept, élément constitutif de la raison face au monde, se trouve démuni dans l’expérience philosophique qui va plus loin que la raison. Mais du même coup, le passage par le concept aura permis de découvrir – donc de re-voir ce qui fut couvert, et ce après maintes idéologies et théories psychologiques – une impasse à lui qui est ouverture vers une pensée autre. Dans cette pensée, les choses sont méditées plutôt que comprises d’après les seules catégories.

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Ce qui « demande à être pensé » n’est pas ici un seul mot, un seul récit ou une seule expérience que le Dasein rencontre, dans son monde, une fois qu’il a dirigé sa pensée vers celle de son être et de son être-au-monde ou pour-la-mort. Ce qui demande à être pensé se rencontre partout où il y a insuffisance de la connaissance telle qu’on a pris l’habitude de la désigner et même là où elle paraît rendre parfaitement compte de ce qui lui demande à être pré-senté tel quel ou par le biais d’un effort de phénoménologie herméneutique. Ainsi, alors que le Dieu métaphysique s’offre peu ou prou à la connaissance positive, qui rend compte même de son mystère, le divin semble inaccessible à toute connaissance voulant 127

Jean Grondin, Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger (PUF : Paris, 1987) p. 10.

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le saisir, d’une part parce qu’elle est régit par un vouloir et d’autre part parce qu’elle se trouve impuissante devant l’insaisissable. Le vouloir de cette connaissance, celui qui lui barre l’accès au divin que nous cherchons ou suivons ne pense pas le monde du Dasein et ne sort pas de la connaissance de soi comme fondement du monde. Prenons déjà le premier point, celui qui a toujours été au centre de l’épistémologie. L’esprit et la conscience étaient toujours pris comme point de départ et d’arrivée, que ce soit chez Descartes ou chez ses héritiers dans l’idéologie allemande, tels que Fichte. La conscience était avant tout conscience de soi puis de ce soi dans le monde, ce dernier étant posé dès l’abord comme objet de la connaissance. Nous parlerons plus tard des conséquences de cet objectivisme sur la connaissance possible du divin. Nous voulons plutôt attirer l’attention ici sur un point fondamental que l’épistémologie n’a jamais songé à penser. J. Kockelmans l’explicite ainsi :

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La question concernant le mode de l’être qui caractérise le sujet connaissant, c’est-à-dire la conscience et l’esprit, est laissée sans aucune réponse... De plus, la question de savoir s’il y a vraiment un monde et si l’on peut prouver sa réalité, perd aussi son sens comme question posée par le Dasein dont le mode d’être est celui d’être-au-monde. ... pour Heidegger, l’erreur de base de toutes les tentatives cherchant à trouver une telle preuve se trouve dans le fait qu’elles partent d’une supposition affirmant que l’homme est originellement « sans monde ».128

Le problème, tel que nous le révèle Heidegger, est clair : l’homme est pris comme ce qu’il n’est pas, il est pris à partir d’une origine qui n’est pas la sienne, justement parce qu’elle est caractérisée comme sienne pure, dépourvue de ce qui fait de l’homme un homme – non pas juste le monde qui l’accueille mais le fait que lorsque l’homme est, il est toujours déjà homme-aumonde et ce par le fait de son être et d’une modalité originelle particulière de celui-ci. L’homme pris comme originellement sans Joseph Kockelmans, Heidegger and Science (U P of America : Washington, DC, 1985) p. 90, 91. 128

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monde, devient pour la pensée métaphysique, au sens le plus large, l’homme qui rencontre ce qui lui est étranger et le saisit alors en cherchant à le comprendre et à l’intégrer dans sa façon de voir et de percevoir. Cette modalité originelle de l’être-au-monde du Dasein n’étant pas prise en considération comme origine d’une pensée de l’être de l’homme, celui-ci se trouve séparé de ce qui lui est le plus originel – son appartenance au monde. Notons qu’il s’agit ici d’une modalité et non pas d’une identité figée – l’homme ne se réduit pas à une définition qui ferait de lui un être-au-monde et rien d’autre. Cette modalité originelle doit être pensée tout autant que d’autres modalités qui caractérisent l’être du Dasein, mais elle est essentielle comme point de départ, parmi d’autres, de la pensée qui pense l’homme dans son monde et surtout l’unité hommemonde qui emmène l’homme vers ce qui lui est le plus essentiel et où se dé-couvre ce qui est digne d’être pensé ou gardé dans le secret du lieu sacré. C’est alors seulement que l’être du Dasein et ce qui lui donne à penser peuvent commencer à « faire question », à emmener vers la connaissance, qui n’est plus celle du connaître objectif, ce qu’il y a à penser et ce qui échappe à l’énoncé comme manière de connaître.

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Une sortie de la connaissance de soi pure comme origine nécessaire et absolue de la pensée peut alors s’effectuer. Mais, ceci n’arrive pas avant le passage par cette connaissance du soi comme pure subjectivité et comme dialectique absolue de la conscience. Cette conscience et la connaissance qu’elle engendre marquent en même temps un stade historique de l’être « en incubation » qui coïncide avec la fin de la métaphysique, qui n’est pas du coup, comme on pourrait le penser, une ouverture nouvelle pour l’être, un dévoilement. Il en est en fait tout autrement. Heidegger précise, dans Der Satz vom Grund : Le mot « incubation » n’est qu’un autre nom du retrait de l’être dans le voilement (Verbergung). Ce voilement reste la source de tout dévoilement (Entbergung). Là où la dernière trace (Rest) du voilement de l’être disparaît, à savoir dans le savoir absolu de soi-même de l’Esprit absolu de la métaphysique de l’idéalisme allemand, le dévoilement de

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l’étant quant à son être, c’est-à-dire la métaphysique, est achevé, la philosophie [est] à sa fin.129 Avec la fin du temps d’incubation du principe de raison, ne coïncide nullement avec celle de l’incubation de l’être comme tel. C’est bien plutôt lorsque le principe de raison s’installe alors comme principe suprême, et qu’ainsi son exigence se déploie, pour la première fois, dans toute [sa] puissance, qu’[il y a] étrange inquiétude, que l’être comme tel s’échappe (entzieht) résolument de plus en plus.130

On pourrait penser, en parlant de l’être en « incubation », que celui-ci attende la fin d’une période particulière pour se révéler enfin dans toute sa splendeur. Ainsi, arrivés à la fin de la métaphysique en passant par la conscience de soi spéculativehégélienne dans son destin historique puis vers le dernier mot de la philosophie dans la bouche de Zarathoustra, on pourrait imaginer que ce qui ne pensait pas l’être lui-même – avec tout ce que cela signifie pour nous, les « tard-venus », dans notre recherche du divin et de ces lieux – ayant atteint son apogée et subi sa chute, ce qu’il ne pensait pas entrerait du même coup dans la pensée qui est née alors et qui informe l’homme dans sa recherche au sein du monde. Le résultat est tout autre. L’achèvement de la métaphysique qui atteint son destin ultime, achèvement qui d’ailleurs a toujours été lui aussi en incubation, se fait en passant par la subjectivité comme connaissance pure de soi-même et du monde et est accompagné d’un fondement qui sous-tend l’entreprise métaphysique et qui finit par s’imposer comme référence ultime – le principe de raison. Ce dernier vient remplacer la métaphysique, non pas dans le sens où celle-ci est chassée de ce qui lui appartient ou du monde qu’elle étudie et compte régir, mais dans le sens où il constitue l’accomplissement voulu et recherché par la métaphysique qui y trouve alors son aboutissement. Celui-ci et le règne du principium reddendae rationis n’inaugurent pas une époque de dévoilement de l’être ni de quoi que ce soit qui puisse emmener le Dasein dans les lieux où son être entre en question et est appelé par le divin, mais font plutôt que la question fondamentale (Grundfrage) de

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129 130

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 95-96. Ibid., p. 96.

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la pensée qui était présente comme voilée dans la métaphysique est oubliée dans son voilement et retombe encore plus bas et plus loin – « l’être comme tel se dérobe de façon toujours plus résolue. » Lorsque l’être se dérobe ainsi, il ne le fait pas tout seul – tout ce qui donne à penser le fait aussi, et le don de la pensée n’est alors ni vu ni accueilli. Arrive alors l’ère de la science comme réponse absolue et objective au monde, partant du sujet pensant et des a priori mathématiques informant le monde dans la physique de Newton. La connaissance du monde est libre alors du Dieu de la métaphysique – Dieu est mort, mais le lieu qu’il occupait dans la métaphysique reste le même, vide et remplacé, dans l’aboutissement de celle-ci, par le principe de raison qui gouverne de façon différente et repousse vers des contrées plus lointaines la question du divin qui devient obsolète puis oubliée comme inutile pour la raison qui prend le monde comme stock pour le développement technique répondant à l’appel de l’essence de cette dernière, essence qui reste aussi impensée. Ce qu’il faut noter avec insistance ici, c’est que le divin n’est pas mort, que ce soit dans le sens métaphysique ou autre, et que si le Dieu de la métaphysique est prononcé ou même se prononce comme mort, la trace du divin qui s’y rencontrait par la pensée méditante, n’est pas « oblitérée », parce qu’elle ne fait pas partie de la métaphysique ni de son aboutissement, son essence est plutôt récusée et recouverte tout autant que celle de l’être qu’elle accompagne de près. Cet événement est ce que Heidegger nomme « le danger » – danger pour la pensée de s’assujettir au principe de raison, de ne plus penser ce qui est digne d’être pensé, dont l’essence et le fondement de ce principe même.

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Ce qui informe la raison désormais et ce qu’elle offre en même temps comme schéma de pensée, ce départ de soi et retour à soi pré-déterminés par elle, est constitué par une série d’opérations qui régissent son monde. Le principe de raison apparaît alors comme principe de démonstration, « c’est-à-dire, en un sens plus large, comme principe de l’énonciation.131 » Ce principe garde son premier élan qu’on retrouve chez Leibniz, où il est « un principe de propositions (Sätze) et d’énoncés (Aussagen), avant tout de celles 131

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 80-81.

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de la connaissance (Erkennens) philosophique et scientifique. Le principe de raison est le principe fondamental (Grundsatz) de l’apport (Zustellung) à chaque fois possible et nécessaire de la raison d’une proposition vraie.132 » Ce principe détermine alors ce que la connaissance peut prendre comme objet de connaissance, en même temps donc ce qui n’est pas à considérer comme tel, ce qui ne veut nullement dire que celui-ci soit laissé à sa propre existence comme ineffable ou inconnaissable mais que la connaissance ainsi définie ne lui accorde plus un être – il est inexistant pour elle qui prend le monde de l’étant en sa totalité comme fonds pour la technique mondiale, nouveau versant de l’universalité et de l’universel humain, redéfinissant l’humanisme qui passe de l’esprit et du qualitatif au quantifiable. Le principium reddendae rationis n’agit et ne gouverne donc pas seul : Au titre principium reddendae rationis, il faut ajouter : cognitioni : le principe de raison, dans la mesure où [la raison] doit être rendue à la connaissance, pour que celle-ci soit fondée et donc vraie. Le principium reddendae rationis concerne donc seulement la connaissance, mais non pas, paraît-il, tout ce qui encore, de quelque manière, est. La validité du principium reddendae rationis se réduit-elle donc à la connaissance ? En rester là, [c’est oublier] que le principe de raison, sous sa forme habituelle, vaut pour tout ce qui, de quelque manière, est.133

EPREUVE

La connaissance devient « fondée » grâce au principe, elle y trouve son assise, sa référence ultime et donc sa validité pour ellemême et pour le sujet connaissant. C’est elle, en même temps, qui décide de ce qui doit être rendu à la raison et étudié par elle comme fondement de la connaissance de l’homme et de son monde. C’est en gardant à l’esprit cette détermination de la connaissance qu’il faut entendre le « est » de Heidegger ici. Ce « est » est ce qui est effectivement, c’est-à-dire l’étant et plus particulièrement l’étant susceptible d’être saisi par la connaissance ainsi définie. L’être n’est plus seulement caché et pris pour l’étant, la substance universelle de Spinoza ou le esse subsistens de Thomas d’Aquin, son voilement 132 133

Ibid., p. 35. Ibid.

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lui-même tombe dans l’oubli ; en outre, l’étant subit une sorte de dépouillement qui laisse de lui ce qui est connaissable en tant qu’il peut être fonds pour l’arraisonnement. Un des plus grands dangers que constitue ce double oubli est celui de l’arrachement natal (Heimatlossigkeit) de l’homme à ce qui lui est le plus propre – il risque de perdre la vue sur son être propre dans toutes ses modalités et du coup sa vrai appartenance à ce qui lui fait appel depuis qu’il est sur terre. Heidegger, dans la « quatrième heure » du cours, précise les implications, que nous considérons comme spirituelles, au sens large du mot, du principe de raison : Ainsi apparaît une situation extrêmement étrange de l’homme moderne, une qui va contre tous les sens communs des représentations habituelles dans lesquelles nous errons comme des aveugles et des sourds : l’appel du très puissant principe exigeant [qu’on fournisse] une raison arrache l’homme d’aujourd’hui de son attachement au sol natal (Bodenständigkeit)... plus pauvre (dürftiger) devient la capacité de l’homme à bâtir et à habiter dans le domaine de l’essentiel (Wesenhaften). Il existe un jeu énigmatique (rätselhaftes) entre l’appel à fournir la raison et le retrait du sol natal (Bodens).134

EPREUVE

L’homme baigne et se meut aujourd’hui dans ce qui est devenu pour lui, sous l’égide des connaissances scientifiques positives actuelles, avec leurs « conceptions du monde », dans l’habituel qui ne pense pas la Vorhandenheit et qui informe à tout moment ses représentations « totalisantes » de son monde – ce qui tombe en dehors de celles-ci et de ce qui dépend d’elles comme fonds ou raisonnement n’est pas pensé et aucune existence ne lui est accordée. Le nouvel habituel éloigne l’homme de ce qu’il y a à penser dans son monde et de ce qui lui est le plus propre – son sol natal se trouve ainsi en retrait. Heidegger décrit cet événement avec une violence particulière : l’homme n’est pas seulement, petit à petit, éloigné de cette terre qui l’abrite et qu’il habite – il est arraché à celle-ci, parce que le principe de raison ne fait aucun compromis, il 134

Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 47-48.

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ne laisse de place à aucun autre principe ou conception du monde qui lui serait étrangère et qui échapperait à son emprise – il est omnipotent, et c’est ainsi qu’il a pu aussi constituer l’aboutissement de la métaphysique et la mort du Dieu dont il prend la place. Notons aussi une particularité dans le langage de Heidegger ici. Il emploie des mots tels que « unheimlich » (étrange, uncanny en anglais), « umhertreiben » (errer, qu’on emploie aussi pour parler d’un bateau flottant à la dérive sur la mer), « taub » (sourd), « blind » (aveugle), et surtout « rätselhaft » (énigmatique). Les mots, en parlant de ce qui est propre à l’homme dans son appartenance au sol natal, échappent à la précision et à l’exactitude, mais ils le sont ainsi aussi en parlant de l’éloignement du sol natal, qui devient une sorte d’errance, parce que l’homme a perdu ce qui lui est essentiel et navigue désormais dans l’incertain de ce qu’il prend pour certain et démontrable. La langue elle-même, qui reste en grande partie tributaire de la métaphysique et surtout aujourd’hui de la précision technique et scientifique, peine à se défaire de ses chaînes qui la déterminent et l’imposent comme outil de communication « efficace » pour essayer de parler de l’ineffable, ce qui ne peut être dit et dont il y a pourtant à dire.

EPREUVE

L’homme qui est arraché à son sol natal est évidemment arraché au dieu du cep que Heidegger mentionne dans « Der Ursprung des Kunstwerkes ». L’appartenance essentielle et mutuelle de l’homme à ce dieu, dont nous parlions plus haut, qui le garde et le sauvegarde n’est plus pensée comme telle – l’homme perd la méditation sur son essence et toute essence, dont celle du dieu et donc d’un des lieux privilégiés de la rencontre du divin, puis celle aussi même de cette technique qui régie l’homme moderne – c’est peut-être cette dernière essence qui est à penser avant toute autre chose pour pouvoir faire le saut en dehors de ses déterminations actuelles et vers une pensée qui accueillerait, entre autres, l’avènement toujours présent et à-venir du divin. Le dieu qui s’approche le plus, d’entre les dieux, de ce divin est celui que Heidegger nomme dans « ... dichterisch wohnet der Mensch... » en commentant « In lieblicher Bläue blühet... » de Hölderlin : « Dans ce qui est familier à l’homme, mais étranger 76

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au Dieu, l’Inconnu [Der Unbekannte, le Dieu inconnu] s’envoie (schicket sich).... Le poète appelle, depuis les apparences familières, l’étranger comme tel, où l’invisible s’envoie, pour qu’il reste ce qu’il est : inconnu.135 » Ce qui vient comme l’Inconnu et s’installe dans le monde de l’homme partage déjà avec celui-ci ce qui lui est propre dans le monde des choses et surtout de la terre, il en fait partie tout en restant l’Inconnu, insaisissable par le connaître qui est celui de la modernité. Il est en même temps ce qui est là, tout près de l’homme et se distingue ainsi du Dieu créateur dont l’introduction dans l’histoire nécessite la participation d’un élément miraculeux – la vie du Christ humain et/ou divin. Reste à savoir comment approcher cet Inconnu ou comment et où il fait appel à l’homme, mais aussi à revoir ce « connaître » pour le voir autrement et le libérer – il ne devrait plus être informé par la raison seule mais par ce que le chemin de notre pensée nous révèle le long de notre parcours. 2. Objectité Une vue sur la relation sujet-objet et sur la chose oubliée pour l’objet s’impose ici. Heidegger rappelle que le mot Gegenstand (objet) allemand et son dérivé Gegenständlichkeit (objectivité) sont le produit du xviiie siècle, les pensées grecque et médiévale n’ayant jamais considéré la chose, en dehors de sa présence propre, comme objet pour un sujet pensant. A l’époque moderne, « le mode de présence de ce qui est présent... apparaît comme objet », ce mode comme objet constituant ce que nous appelons désormais l’objectité (Gegenständigkeit).136 Dans l’objectité la substance est restreinte au domaine de l’objet et n’est plus, comme au Moyen Âge, ce qui donne la réalité.137 Le sujet se constitue comme étranger à la substance et la réduit à une seule de ses possibilités pour se poser devant elle, contre elle (gegen sie) et pouvoir la prendre en main.

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Un nouveau « règne » de l’objet advient alors, auquel correspond la science, « pour autant que, de son côté, en tant que théorie, « ... dichterisch wohnet der Mensch... », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 204. « Wissenschaft und Besinnung », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 45. 137 Voir André Doz, « L’ontologie fondamentale et le problème de la culpabilité », in Revue de métaphysique et de morale, 61 (Paris, 1955) p. 176. 135 136

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elle provoque (« herausfordert ») le réel et plus précisément son objectité.138 » Le réel n’est plus pris comme ce qui apparaît et demande tout simplement à être vu et expliqué par le réalisme d’un Thomas d’Aquin, il est maintenant ce qu’il faut provoquer, faire sortir de sa présence pure et simple et le manier, le transformer en le prenant comme objet modifiable et « utile ». Toute la science positive repose sur cette objectivation du réel : « Si celleci [l’objectité] est abandonnée, répète Heidegger, l’essence de la science est niée.139 » La théorie scientifique dépend directement de cette objectité et ne pourrait instaurer ses idées et les appliquer qu’à travers elle et la relation qu’elle implique au monde. Cette objectivation du réel constitue un danger pour l’homme et donc avant tout pour la pensée. Grondin résume l’inquiétude de la philosophie de Heidegger face à l’objectivation du monde : « Le danger réside dans le projet d’une objectivation de l’être.140 » A celle-ci et à ses conséquences sur la divinité, qui devient objet entre autres et donc morte, Heidegger substitue, nous rappelle Gadamer, une manière de méditer qui cherche le clair plutôt que le précis : il ne s’agit plus chez lui de comprendre intellectuellement et intellectivement un objet mais de retrouver autant que possible une certaine clarté dans la pensée face à ce qui apparaît pour le Dasein vivant dans sa facticité.141

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L’objectité « devient la permanence du fonds » que détermine l’Arraisonnement. « Ceci ne veut pas dire que la relation sujetobjet disparaisse, mais le contraire : elle atteint aujourd’hui son extrême puissance prédéterminée à partir de l’arraisonnement. » Arrivée à son ultime aboutissement, elle devient donc « un fonds (Bestand) à commettre »142, surtout un pour les sciences modernes qui présupposent l’opposition sujet-objet comme fonds à commettre à la théorie et à ses résultats, ses calculs et ses applications escomptées. Kockelmans précise le problème de la « Wissenschaft und Besinnung », in Vorträge und Aufsätze, Ga, Bd. 7, p. 50. Ibid., p. 51. 140 Jean Grondin, Le Tournant dans la pensée de Martin Heidegger, p. 93. 141 H-G Gadamer, « The Religious Dimension », in Heidegger’s Ways (Albany, NY : State University of New York, 1994) p. 172. 142 « Wissenschaft und Besinnung », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 55. 138 139

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connaissance ainsi conçue : étant basée sur une saisie théorique du monde, elle ne peut être qu’un mode dérivé de l’être-au-monde de l’homme, et donc l’opposition sujet-objet sur laquelle elle se fonde ne constitue pas une « donnée fondamentale de l’expérience immédiate », ce qui fait du problème qui occupait Descartes et Kant un pseudo-problème.143 L’opposition sujet-objet même en atteignant sa plus grande puissance reste donc incomplète et lui manque même la précision qu’elle prétend permettre aux sciences positives d’acquérir, parce qu’elle n’est pas le fond (Grund) et ne le pense pas, tout en constituant le supposé fonds offert à la théorie de la connaissance et qui est la base de la psychologie moderne, de la subjectivité, de l’utilitarisme et de la technique. 3. Comprendre le dieu Le latin nous donne com-prehendere. Prehendere est « saisir, s’emparer de, prendre pour soi, attraper ». Le com ajoute une notion de « saisir ensemble » et du coup « enfermer » ou « celer dans une enveloppe » et enfin donc, comme sens dérivé, « saisir par l’esprit ». La raison qui veut « connaître » le divin accomplit cet acte en prenant le divin, le saisissant puis l’enfermant dans les concepts a priori qui régissent l’esprit et informent l’appréhension de ses objets ; elle se retrouve ainsi avec le Dieu qu’on connaît, et en même temps loin du divin – de son lieu et de son ouvert, l’’αλήθεια – qui laisse, cependant, ainsi sa trace. Connaître, dans le mode qu’offre la raison de la métaphysique, étant, de plus, toujours « connaître par une cause », le Dieu ainsi saisi et conçu ne peut être que celui de la summa causa et de la causa sui.144 C’est dans ce sens du « comprendre » qu’il faut entendre les mots de Heidegger concernant la rose qui est sans pourquoi, sans raison, sans fondement en raison pour elle-même, et qui a pourtant une raison pour l’homme, pour autant que celui-ci est régi par le prinicipium reddendae rationis et qu’il saisit les choses pour les comprendre. Ce qu’on oublie alors repose dans tout ce qui n’entre pas dans le comprendre ainsi considéré.145

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Kockelmans, Heidegger and Science, p. 77. Nous reprenons encore une fois l’affirmation évidente de J.-F. Courtine : « Connaître, c’est assurément toujours connaître par la cause. » J.-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, p. 47. 145 Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10 , p. 58-59. 143 144

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Mais passons au mot allemand qu’utilise Heidegger. La langue allemande traduit « comprendre » par Verstehen. Kockelmans explicite l’appropriation de ce mot dans le vocabulaire de Heidegger : Non seulement l’homme possède une possibilité eksistentielle d’être toujours dans un mode, son mode d’être se détermine équiprimordialement par son entendement (Verstehen). Il ne faut pas voir dans l’entendement ici un mode concret du connaître, mais précisément ce qui rend tous les modes du connaître possibles.... ... pour Heidegger, Verstehen implique, avant tout, que celui qui comprend saisisse, en l’anticipant, la structure d’un étant qui reste à rencontrer, et que, ensuite, durant la rencontre, la saisie ainsi anticipée se réalise explicitement d’après le plan prédéterminé tel qu’il est dicté par la constitution primordiale du Dasein lui-même.146

Le Verstehen de Heidegger, va bien plus loin que notre comprendre latin. Déjà, la racine du verbe est autre : stehen désigne le fait d’ « être (debout), se trouver, se mettre debout », et de là il prend des sens composés très variés. Dans le Ver-stehen il s’agit d’aller vers ce qui est là, vers l’étant, s’entendre avec lui (sich gut verstehen) dans une sorte de communion. Ainsi, bien qu’il y ait la notion de « saisir pour la pensée » dans le Verstehen, elle est accompagnée d’une ouverture et d’un aller vers ce que l’homme rencontre dans sa vie de tous les jours. Le Verstehen s’avère n’être ni le connaître concret ni le connaître en général, mais ce qui détermine ce connaître ou, plus précisément, ce qui rend possibles les différents modes du scire informés, quant à eux, par la multiplicité des modes d’être du Dasein.

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Mais il y a aussi de l’anticipation dans le Verstehen. L’homme qui s’ouvre, s’approche de ce qu’il rencontre et veut connaître d’une certaine façon et dans un certain mode, anticipe la rencontre et ce qu’il va rencontrer. Ceci est rendu possible grâce à la structure existentielle du Dasein. La structure existentielle du Dasein est son être non seulement comme être-au-monde mais dans toutes 146

J. Kockelmans, Heidegger and Science, p. 79, 80.

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les modalités que l’être (pré-)détermine. Il ne s’agit pas là d’une subjectivité qui irait prendre le monde pour objet, bien que ceci puisse éventuellement se produire, mais des modalités accordées à l’homme dès son arrivée au monde. Il y a une sorte d’anamnèse platonicienne ici reconfigurée pour répondre à une exigence, nonidéaliste et non transcendantale, qui est celle de l’être de l’homme. Cet être donne lui-même la structure existentielle de l’étant qui se présente au Dasein. Ce qui ne veut pas dire que le Dasein luimême apporte à l’étant une certaine étantité que celui-là n’avait pas auparavant. Si le Dasein s’occupe de son être c’est déjà parce qu’il est dans la contrée (Gegend) de l’être qui offre l’étant et l’étantité du monde, de la φύσις, et donne à penser. Le Verstehen a le caractère d’un projet, et c’est dans un tel pro-jet que se constitue ce que nous nommons anticipation. Le Dasein pro-jette ce qu’il a déjà par l’être, ce qui nécessite une construction préalable occasionnée par l’être. C’est cette construction qui accompagne alors et permet la compréhension (das Verstehen) du monde de l’étant. Ce Verstehen qu’implique ou que permet l’anticipation, le jeter-devant (entwerfen) est l’aboutissement jamais fini d’une herméneutique. Kockelmans rapproche celle-ci chez Heidegger du mot anglais « as » (« als » en allemand) que nous traduirons en français par « en tant que ».147 Le en tant que n’offre pas de réponse définitive, il n’est pas lui-même un énoncé et ne donne pas une définition de quelque chose. Plus important encore, le en tant que ne donne pas une valeur, ne demande pas et ne constitue pas le résultat d’un calcul scientifique. Ainsi, lorsqu’il s’applique au dieu il reste interprétatif, permettant de révéler une structure qu’il ne faut pas voir comme la construction préméditée et calculatrice d’une perception ou d’un concept mais comme l’interprétation ouverte au sens que prend le dieu présent dans le Sacré devant nous.

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Nous sommes maintenant plus à même de considérer le dieu inconnu. Heidegger en parlant de celui-ci nous fait savoir en même temps que les dieux ne sont pas toujours restés inconnus.148 Ibid., p. 80, 81. Voir, par exemple, B. Dupuy, « Heidegger et le Dieu Inconnu », in Heidegger et la question de Dieu, p. 107. 147 148

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Nous oscillons donc entre l’inconnu et le connu, ainsi qu’entre une version du connaître scientifique et une autre qui se trouve dans le site de la pensée. B. Dupuy semble trouver la solution à cet apparent paradoxe, qui reste pour nous en grande partie sémantique, dans la foi qu’il considère comme le « saut dans l’inconnu ». Elle serait ainsi le passage du connaître scientifique qui ne pourrait connaître le dieu vers l’inconnu lui-même qui est un certain connaître du dieu.149 Nous cherchons, quant à nous, la solution ailleurs que dans un tel saut, tributaire qu’il reste d’une vision chrétienne du monde. Il ne s’agit pas seulement d’effectuer un Sprung, mais de penser de telle manière que ce qui emmène le divin, l’inconnu que nous cherchons dans le Sacré autant que dans ce qu’on appelle foi, vienne vers nous et donc dans la pensée du Dasein. II. Dieu Inconnu, dieu pensé Daniel Panis parle du vingtième siècle comme un temps où l’on assiste à « l’irruption d’une distinction tranchée entre une modalité d’être-au-monde, le calcul, et une autre, la pensée méditante », pour indiquer ensuite qu’une époque est ainsi inaugurée, et là il reprend Heidegger, où le Gestell, l’arraisonnement, « la construction techno-scientifique moderne de l’étant arraisonne tout l’étant, le met à la raison, le fouille et le met au pas.150 » Lorsque Heidegger nous dit que l’homme moderne fuit la pensée, il veut dire, bienentendu, la pensée méditante.151 Cette pensée reste dans l’ouverture de ce qu’il y a à penser. Elle n’est pas le produit du Dieu, tel que chez Thomas d’Aquin, où celui-là comme première cause donne l’être et l’intellect et constitue le dépôt des idées préalables de toutes les choses que l’homme rencontrera ou surtout pensera – Dieu produisant tout ce qui est de quelque manière que ce soit.

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Que recherche une telle pensée ? Que trouve-t-elle de digne ? Dans « Logos », commentant le fragment 50 d’Héraclite, Heidegger affirme qu’il est « plus salutaire pour la pensée d’aller parmi les choses Ibid., p. 105. Daniel Panis, Il y a le Il y a : l’énigme de Heidegger, 57. 151 Voir aussi Kockelmans qui rappelle cette même distinction chez Heidegger. Kockelmans, Heidegger and Science, p. 250. 149 150

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surprenantes plutôt que de s’installer dans les choses claires. »152� La pensée méditante cherche ce qui la surprend. Cependant, ce qu’on définit normalement par le surprenant (Überraschende) ne l’est peut-être pas pour elle. Une nouvelle découverte reflétant une nouvelle mise en œuvre ingénieuse de la technologie éberluerait l’homme de raison étonné devant les merveilles que celle-ci, débridée et effrénée révèle en puisant chez l’homme et dans l’étant universel ce qui nourrit son avancée et son emprise. En revanche, la pensée qui pense l’essence de la technique, qui remonte les idées gouvernant le principe de raison et qui reste en tout cela dans le lieu sacré et au commencement de la parole, ne voit dans de telles inventions qu’une avancée quantitative reflétant la plupart du temps la numérisation et la quantification du temps. Ce qui surprend cette pensée se situe ailleurs, dans le plus lointain du proche. Heidegger continue : « Probablement, Héraclite a sûrement étonné autrement ses contemporains en insérant les mots familiers de λέγειν et de λόγος dans le tissu d’un pareil dire ; et ό λόγος devint le mot directeur de sa pensée.153 » La pensée se recueillant dans ce qui l’appelle trouve le plus étonnant dans le plus familier et donc dans l’impensé. À la question « Qu’est-ce qui donne le plus à penser ? », Heidegger répond : Ce qui donne le plus à penser (das Bedenklichste) est que nous ne pensons pas encore ; toujours pas encore, bien que la situation mondiale devienne de plus en plus à penser.154 Ce qui donne à penser, ce qui nous donne à penser, n’est par conséquent nullement institué par nous, il n’est pas présenté juste par nous. Ce qui à partir de lui-même donne à penser, le plus à penser, est selon [notre] affirmation cela : que nous ne pensons pas encore.

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Ceci veut dire maintenant : nous n’avons pas encore réussi à être devant et dans le domaine de ce qui aimerait lui-même être pensée dans un sens essentiel.155 « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 231. Ibid. 154 Was heisst Denken, GA, Bd. 8, p. 6. 155 Ibid., p. 8. 152 153

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Heidegger écrit ces mots pour son cours de 1951 à l’université de Fribourg-en-Brisgau et donc bien après la pensée qui attend le deuxième commencement dans Beiträge. Le manque que subit la pensée est toujours le même et c’est lui qui la définit, non pas comme quelque chose de négatif, mais comme un tournant, un changement, un virage dans la route qui fait apparaître un autre chemin, un Holzweg : l’homme comme Dasein le pense alors, il pense que « nous ne pensons pas encore » et se rend compte du même coup, que l’état actuel des choses, le monde de l’étant soumis entièrement à la technologie et aux sciences positives, n’est pas pensé. Mais il se doit d’accepter que la pensée de ce qui est le plus digne ne dépend pas de lui, elle est toujours déjà là dans le Pli, et le Dasein est le lieu qui pourrait l’accepter en lui restant ouvert dans le silence du recueillement que la parole se doit de reconnaître et d’accueillir à son tour, parce qu’elle lui offre par essence un site. La première chose dont cette pensée se rend compte est l’absence du penser actif, qui n’est pas dans la réflexion du monde soumis à la technologie mais dans le travail de la pensée en ellemême et donc dans son monde, qu’elle voit désormais sous son trait fondamental : « es weldet (il monde). » Le parce que de ce « monder » s’offre alors en même temps que le retrait de l’être se donne comme tel dans l’oubli historique de la pensée occidentale toujours plus loin de son aube grecque.

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Cette pensée entre dans un mouvement qui garde son assise dans la différence ontologique de Sein un Zeit tout en se dirigeant vers la nouvelle relation aux choses que cette différence a mise au jour. C’est ainsi qu’un tournant (Kehre) est alors possible où les choses du monde sont reconsidérées. Grondin précise, en parlant du tournant, que « si la relation à la chose, le Kehre « chosique », s’avère plurielle, la pensée qui lui répondra devra elle-même se faire pluriforme, devenir littéralement une pensée à plusieurs plis » (mehrfältiges Denken).156 » La nouvelle pensée est plurielle, mais aussi unique. Non pas qu’elle ait un Dieu comme centre unifiant de tout ce qui existe pour la réflexion et la méditation, la Besinnung. Elle n’est pas celle d’un sujet éberlué devant la multiplicité d’un monde créé renvoyé à un summum ens, ni d’une raison doutant 156

J. Grondin, Le Tournant Dans La Pensée de Martin Heidegger, p. 28.

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du monde extérieur dont la réalité étendue ne trouve sa vérité que dans la transcendance de l’esprit informé par l’Un, ni enfin d’un sujet dont les perceptions se rapportent à des catégories répertoriées a priori dans la raison pure. Elle est pourtant unique et plurielle. Elle est plurielle parce qu’elle ne se fonde pas sur et ne rapporte pas tout à une cause première, à un être premier ou à un principe fondamental et fondateur ; elle sort donc vers autre chose et reste ouverte à des nouvelles relations entre ce qui la touche et l’appelle dans son monde. Elle n’est pas fondée en raison mais voit la raison, dans ses relations aux autres principes possibles, et surtout la dépasse pour voir l’en deçà, le Grund, la fondant comme telle. C’est cette pensée du Grund et de la Grundfrage qui permet de comprendre ce que nous entendons ici par son unicité. La pensée cherche le fondement unique de la pensée et son essence comme tel, mais aussi le fondement comme départ fondamental du Pli de l’être et de l’étant. Le pensée unique est la pensée du Pli et du Grund qui reste dans l’Inzwischen, l’entre du Pli, où un mystère règne toujours pour nous, et qui nous fait toujours comme un Blick, un clin d’oeil où nous apercevons autre chose encore dans un lieu divin. Cette pensée pense la différence en considérant l’Un vu différemment, elle fouille l’oubli pour le voir double et y rencontrer le rayonnement premier de ce qui donne le digne à l’homme dans son Dasein enfin vu comme le vrai point de départ pour toute recherche sur le fondement dans son essence.

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Elle rencontre le souci qui lui permet de poser ses questions. Il n’est pas celui de rendre raison pour toute chose rencontrée dans la totalité de l’étant mais celui motivé par la détresse face au questionnement fondamental et qui pense le fondement existentiellement et tout projet à partir de ce fondement où l’homme se trouve face à l’Ab-grund.157 Le fondement se révèle alors à triple sens, reflétant trois manières différentes de fonder. Nous les rappelons avec Milet : le stiften (instituer), le bodennehmen (se fonder ou prendre une base ou assise), begründen Voir à ce sujet l’essai de Heidegger « Vom Wesen des Grundes », in Wegmarken, GA, Bd. 9, mais aussi Jean-P. Milet, L’Absolu Technique : Heidegger et la question de la Technique (Paris : Editions Kimé, 2000) p. 16. 157

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(motiver).158 Nous n’entrerons pas dans les détails ici concernant les différents sens du fondement, mais, en notant cette possibilité tripartite qui le constitue, nous voyons déjà toute sa portée. Nous remarquons tout de suite qu’il est actif, verbal, ce qui traduit son surgissement continu. Cette sortie de lui-même et à partir de l’être est une sortie qui garde l’Abgrund, le non du fondement comme élément constitutif et essentiel de ce dernier permettant de repenser pareillement l’être et le rien dans leur dépendance et différence initiales. Ce non n’est plus celui du nihilisme banal, mais d’un nihilisme du fondement déterminant l’être même dans le surgissement de l’Inzwischen du Pli où l’énigme persiste et se retire dans une absence du mot et de la parole, absence pourtant marquée et parlante pour la pensée méditative. Nous comprenons bien alors ce que le pro-jet initial et toujours déjà en surgissement constitue : il est néant, néantité, sans être néantisation absolue, détachée de l’être et de la venue au monde. Le souci permet une telle vue du fondement et du pro-jet à partir de celui-ci parce que le souci constitue une détermination première du Dasein – Heidegger le considère même dans Sein und Zeit comme l’être même du Dasein.159 Si le souci est souci de et comme l’être, c’est parce qu’il prend en compte et fait ressortir pour le Dasein les possibilités d’existence et donc les modalités de l’être, dont l’être-pour-la-mort, qu’il peut accepter ou fuir. C’est seulement à partir de l’acceptation de ces différentes possibilités que le souci, comme l’indique Kockelmans, peut être ou devenir une fascination authentique pour le monde. Kockelmans le présente comme « eksistencialité (devoir se devancer), facticité (se trouver dans un monde qui est déjà là), et chute (dépendre référentiellement des étants intra-mondains qui tirent [le Dasein] vers le bas.160 » Ces trois possibilités s’ouvrant pour le souci déterminent celui-ci dans le monde des possibles de son être-pour et de son être-auprès. La pensée méditante se recueille et se meut dans ce souci parce qu’il en est pour elle de l’être-là de l’homme, ce là (Da) ayant le sens double d’ici et de là-bas, sans qu’il y ait là

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Ibid., p. 17. Voir Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 39. 160 Kockelmans, Heidegger and Science, p. 194. 158 159

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aucune notion d’intérieur et d’extérieur, mais plutôt de modalités simultanées et toujours déjà présentes de l’être de l’homme. C’est seulement à travers une telle pensée, précise Heidegger dans « Die Kehre », que l’être-homme peut « correspondre (entsprechen) à l’être et à son appel, et, dans ce correspondre, appartenir à l’être. Cette correspondance initiale (anfängliche), proprement accomplie, est la pensée. »161Cette pensée accomplit et s’accomplit dans le tournant (Kehre) qui annonce le nouveau dieu et que proclame le dernier. Elle cherche son site ailleurs, ce site où elle médite.162 Elle le trouve dans ce qui est plus originel, mais pas au sens d’une différenciation initiale du sensible et du supra-sensible, mais au sens d’un en deçà du fondement premier et dans l’Ereignis. Nous comprenons dès lors l’attachement de Heidegger à la mystique et à la poésie, toutes deux offrant une autre pensée, elles sont même, d’une certaine façon, « non pas dans la pensée, mais peutêtre avant la pensée.163 » Elles sont avant la pensée non pas dans un sens chronologique mais en deçà d’elle et de ce qui l’affecte et surtout l’a affectée ou lui a barré la route et devant elle comme partie ou modalité de l’autre permettant le tournant et donc l’autre commencement que les Beiträge cherchent inlassablement.

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Remontant à l’origine du mot denken déterminant ce qu’il entend par pensée dans le livre regroupant les cours qu’il lui a consacrés de 1951 à 1952, Heidegger tente d’en dégager la richesse étymologique : Que dit le mot « penser » ? Là où l’on pense, il y a des pensées. On entend par là des opinions, des représentations, des propositions, des idées. Mais le mot en ancien-haut-allemand gidanc, « le Gedanc », dit plus, non seulement plus que les sens habituels indiqués, mais autrement ; non pas simplement autre par rapport aux mots mentionnés, mais autre dans son essence comme ce qui est résolument différent et en même temps décisif. Le Gedanc signifie : l’âme (Gemüt), le cœur, le fond du cœur, le fors intérieur de l’homme, qui s’étend le plus loin dans le plus extérieur, et cela « Die Kehre », in Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79, p. 71. « Die Sprache im Gedicht », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 33. 163 Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 54. 161 162

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si décisivement que, pensé correctement, il ne laisse exister aucune représentation d’un intérieur et d’un extérieur.164 Se retrouvent unis ici tous les éléments de cette section. La pensée du nouveau commencement est dans un mouvement inédit devant le monde du Dasein : elle ne cherche pas à effacer l’intérieur et l’extérieur parce que ces derniers, qui ont émergé après puis dans le premier commencement, n’entrent pas en question pour elle, ils ne se posent pas comme modes essentiels du penser. Le mystère ressort ici – il n’est pas loin de ce que Heidegger retrouve dans le détachement apophatique et d’une certaine manière a-théiste d’Eckhart – celui d’une pensée qui prend l’extérieur sans qu’il soit déterminant pour elle : elle va vers lui parce qu’il est déjà en elle, parce qu’il est déjà intérieur-extérieur et n’a pas l’objectité mais l’unité de la pensée. La pensée rappelle et appelle le fond du cœur et l’âme (Seele, Gemüt). Si Heidegger donne cette étymologie ici, ce n’est pas par simple exercice de sémantique exhaustive et surtout pas pour évoquer une quelconque dualité de l’âme et du corps, mais pour bien marquer ce qui caractérise la pensée au moins dans sa première arrivée vers le Dasein : sa profondeur et sa pluralité.

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Le divin que nous cherchons doit correspondre à cette pensée mais il ne lui est pas subsumé. Ce « correspondre » n’implique pas une concession de sa part ou un virage vers autre chose que son essence et ses lieux, ni donc un changement de ce qu’il est par un effort particulier visant à le rendre accessible et compréhensible pour la pensée qui l’aborde. Nous pensons ce correspondre au sens du respondēre latin, qui désigne le fait de garantir, d’assurer, puis de fournir une image ou de réfléchir (tel un miroir), puis aussi d’être digne de, égal à et correspondant à. Le divin correspond à la pensée parce qu’il l’assure, la garantit et ainsi la garde ou même la sauvegarde et ainsi la protège, ce qui n’est pas sans rappeler le dieu du cep. Le divin est le gardien du Denken tout comme l’homme est gardien et berger du Sein. Mais le divin est aussi don pour l’homme dans son appartenance essentielle, ce qui place ce premier dans le lieu de la sauvegarde de 164

Was heisst Denken, in GA, Bd. 8, p. 149.

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l’être tout en restant entre l’être et l’homme, l’être et le dieu. Le divin rend la pensée à elle-même, non pas en la ramenant vers un intérieur qui la soustrairait au monde des objets environnants, mais en lui laissant sa propre essence comme pensée du Dasein au milieu des choses du monde où celui-ci se trouve et trouve du même coup la pensée. Le Dasein prêtant attention à ce que le divin lui donne en donnant à penser trouve le divin correspondre à celleci dans une appartenance essentielle. En trouvant et retrouvant le divin, en l’accueillant, nous sommes déjà auprès d’une pensée autre qui l’accompagne et se tient dans le fondement du Pli accordant l’essence des choses dans l’Ereignis qui gouverne la pensée des Beiträge. L’homme à qui la pensée du divin arrive, se tient dans le lieu qu’elle assigne et qui est toujours dans le lointain le plus proche. Ce lieu est peut-être – sans être seulement – le Sacré, ce même sacré qui revient dans les commentaires de Heidegger dans Unterwegs zur Sprache. Commentant une strophe de Trakl, il essaie d’en dégager le sens du Sacré que ses mots recèlent :

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Le vert été est devenu si discret Et le pas de l’étranger résonne A travers la nuit argentée. Qu’un bleu gibier se souvienne de son sentier, De la musique de ses années spirituelles !...165

Heidegger explique le so leise (ce que nous traduisons par le discret, en suivant l’exemple de J. Beaufret) en le rapprochant de gelisian (glisser). Il explique ainsi le passage du temps qui sous-tend le poème et son mouvement, le discret étant « ce qui échappe en glissant (Entgleitende, l’anglais dirait « the sliding ou gliding one »). L’été glisse en l’automne, le soir de l’an.166 » C’est dans un tel glissement, dans cet entre indéfinissable, qu’on peut rencontrer le Sacré. Pour le nommer Heidegger part vers un autre poème : « O tendre gerbe de bleuets de la nuit.167 » La nuit est elle-même un « Die Sprache im Gedicht », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 39. Ibid. 167 Ibid., p. 40. 165 166

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entre, un passage du jour au jour, elle est dans l’incommensurable non pas parce qu’elle est immense et difficile voire impossible à mesurer, comme certaines distances cosmiques, mais parce qu’elle n’est pas dans la mesure, elle n’est pas dans la quantité. Elle garde en elle ce qui est « timide », ce qui se cache en se montrant, tel le « gibier timide », « le tendre animal » : la gerbe de bleuets est la « gerbe de l’azur », nous dit Heidegger, qui « rassemble au fond de ses liens... la profondeur du Sacré.168 » C’est que : À partir de l’azur resplendit, mais en même temps se voile sa propre obscurité, le Sacré... Il offre son advenue, en se gardant dans le retrait qui [se] retient. La clarté cachée dans l’obscurité est l’azur. Clair, c’est-à-dire claironnant, est, originairement, le son qui appelle depuis le silence qui abrite et ainsi s’éclaire. L’azur claironne dans sa clarté, il résonne. Dans sa clarté claironnant, resplendit l’obscurité de l’azur.169 Le Sacré est dans une ambivalence et ce par son essence même. Il se donne en se cachant et rappelle ainsi l’être qui reste derrière parce qu’auprès de chaque étant. Le Sacré se donne en se cachant. Il arrive et ne se donne pas, mais donne cette arrivée elle-même, telle celle de la nuit mais aussi tel l’azur et l’aube, lumière au milieu de l’obscurité, non pas lumière d’un point repérable, mais lumière qui est là et le là dans toute obscurité. Et ce Sacré, lumière et obscurité, résonne en se donnant, il se fait là pour la pensée qui se trouve dans son lieu.

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Nous comprenons mieux ici ce qui surprend la pensée. En atteignant ce clair-obscur du Sacré elle n’est pas seulement dans le glissement imperceptible, dans la nuit ou dans la clarté, mais elle est aussi, et c’est là le point déterminant, dans l’éclat « du son qui appelle du silence qui l’abrite ». Le silence qui abrite ce son n’est pas seulement celui d’un mysticisme paisible, mais aussi celui d’un éclat qui surprend, qui attire l’attention, qui donne à la pensée quelque chose d’autant plus surprenant qu’il n’est pas nouveau, n’est pas loin d’elle, et qu’elle n’avait pourtant pas devant elle dans 168 169

Ibid. Ibid.

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l’ouvert préalablement à son ouverture à l’horizon du Sacré. En cherchant plus que ce qui « rend raison » et plus que le clair et la clarté, elle veut le « surprenant » et le trouve dans le lieu du Sacré. Ce Sacré lui-même n’est pas le divin mais il en est un des lieux privilégiés et ceci pour des raisons qui tiennent à son appartenance essentielle à ce qui donne à penser auprès d’autres lieux que le prochain chapitre essaiera d’élucider dans leurs effets mutuels. Le dieu, où le divin peut encore offrir une rencontre, est le dieu inconnu, mais ce dieu n’est pas le seul lieu privilégié du divin et ce surtout parce qu’il ne peut être là où se donne le divin tout seul. Ce qui ressort déjà à la fin de ce chapitre est la présence d’un lien unifiant entre différents lieux « possibilisants », l’ « advenir » du divin et ce de par leur unité et leur différence même. Ce lien n’est en plus pas à penser comme lien direct entre différents concepts ayant des éléments en commun, il est le « un » de cette union et contient un mystère, qu’il ne s’agit pas d’élucider par une analyse conceptuelle, mais de le penser en tant que tel et de voir ainsi ce qu’il emmène avec lui concernant la pensée du divin.

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Le lien essentiel unifiant : « qu’est-il ? » Puis est-ce que le « est » de cette question doit être remplacé par autre chose pour que le mystère se laisse penser comme mystère, voir même sans l’être ? La question qui guidera le prochain chapitre, décisif pour ce travail, et est elle-même guidée par une pensée contenue dans un mot « tard-venu » de Heidegger, est la suivante : Comment penser le mystère du lien ou, mieux encore, de l’ « entre » de ce que Heidegger, après maints écrits, finit par retrouver dans un accord spécifique et déterminant pour toute sa pensée sur l’être et sur le divin ? Mais aussi, pourquoi la pensée du divin dans sa donation sous-tend et mène de l’avant l’Un et le divers des éléments constitutifs de cet accord ?

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e v u e r Ep CHAPITRE III Das Geviert

A beaucoup d’égards, ce chapitre prépare la détermination la plus essentielle de notre étude, celle qui verra le divin dans son lieu précis au tréfonds de l’œuvre de Heidegger. Les deux premiers chapitres ont vu la question du divin s’ouvrir vers et dans ce qui l’évoquait ou contenait la trace de son appel dans nos sources. Ils ont aussi et surtout permis de cerner plus précisément notre problématique pour ainsi, et en même temps, déterminer notre méthodologie particulière qui n’est partie ni d’une définition ni d’une notion, bien que les deux soient incluses comme considérations particulières dans ce que notre approche regroupe puis permet d’évoquer. Nous avons du écarter les idées acquises sur certains mots qui pouvaient paraître déterminants sans vraiment l’être ou paraître autrement que ce qu’ils devaient connoter ou permettre d’évoquer pour nous. Ce faisant, nous étions emmenés à prêter attention à ce que des termes tels que « définition », « détermination », « divin », « narration », « provocation », « lieu »... disaient ou pouvaient encore dire.

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Au bout du dégagement des déterminations et des surdéterminations du divin, nous pouvons à présent en parler depuis la pensée la plus intime et accomplie de Heidegger, celle du rassemblement. C’est après maints détours et maintes hésitations salutaires que le rassemblement devint une force majeure chez Heidegger, et ce surtout dans un mot qui marqua son œuvre tardive, à partir des quatre conférences de 1949170 : das Geviert.

Il s’agit des conférences « Das Ding », « Das Ge-stell », « Die Gefahr » et « Die Kehre », in Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79. 170

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Le chiffre 4 a évidemment toujours eu une signification particulière dont la biblique n’est pas des moindres.171 Néanmoins, il ne s’agit pas chez Heidegger, qui dégage à petits pas ce chiffre à partir de la poésie de Hölderlin et de Rilke, où le Quadriparti comme tel n’est jamais nommé, d’un chiffre magique ou à connotation chrétienne et apocalyptique, mais bien d’une indication historiale du monde et de son destin. La Quadrature (die Vierung) entoure, contient et emplit ce qu’elle contient, elle est horizontale, verticale et diagonale : elle forme le monde et redonne son sens à ce que nous pouvons appeler « le tout » – un tout qui est autre que la totalité de l’étant. Elle émerge dans la pensée à partir de moments et de lieux différents qui occupèrent la pensée de Heidegger non pas à tour de rôle mais toujours en s’entrecroisant et offrant une dimension autre que la transcendance ou l’immanence. Le Geviert est né dans l’hésitation devant ce qui lui donnait le plus à penser le long de ce chemin et dans son dépassement qui nous concerne peut-être plus que toute autre chose : le monde.

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Ce monde traverse les quatre avant que la parole ne les donne ou les laisse se donner en tant que les quatre du rassemblement et les détermine depuis leur origine et leur lien communs. Nous parlerons de la terre, du ciel, des dieux et des hommes, mais l’ordre que suivront ces différentes sections n’a aucune importance : les quatre déferlent ensemble dans leur ajointement continu. En effet, le lecteur remarquera le long des différentes sections qu’on ne saurait parler d’un élément sans évoquer les autres, puisqu’il y prend ses déterminations et son sens. Une verticalité et une horizontalité cèdent la place à une quadrature qui les annonce, les pose et les rassemble dans ce qu’ils finissent par remémorer comme leur possibilité. C’est au bout de ces quatre sections que nous pourrons enfin avoir la parole du Geviert puis, dans le chapitre suivant, du/des lieu(x) du divin qui s’y tracent et s’y retrouvent dans la proximité Les quatre trompettes de l’Apocalypse procèdent des quatre coins du monde qu’elles représentent et dont elles annoncent la fin imminente. 171

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et la mêmeté. Plus clair qu’à tout autre moment deviendra alors pour nous le divin qui parcourt l’œuvre de Heidegger depuis le début de son étonnement. Les textes qui nous ont permis de constituer nos réflexions sont ceux des écrits sur Hölderlin rassemblés dans Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung et les conférences de 1949, puis les quelques ouvrages secondaires essentiels, dont le plus important est celui de Jean-François Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, retraçant le chemin de Heidegger vers le Geviert en puisant dans les sources et les commentaires du philosophe sur le poète et la poésie les fondements de cette pensée qui émerge comme ce qui l’a toujours occupé depuis Sein und Zeit et tout au long de sa vie. Le livre de Mattéi nous est essentiel pour l’ampleur de ses recherches et pour sa minutie dans l’évocation et la compréhension du Geviert.172 Il nous permettra de replacer ce dernier plus nettement dans l’étude qui est la nôtre. II. Les Quatre A. La Terre (die Erde)

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La Terre se présente au début comme le fermé, ce qui tient celé et donc ce qui cache les choses et leur choséité. Mais qu’est-ce que ce cacher ? Ce n’est pas un garder-pour-soi ni une interdiction à l’ouvert, mais un abriter. La Terre garde en elle ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme : le don de ce qu’il est et de ce qui s’ouvre pour lui. Il ne faut pas voir en ce garder la passivité d’un élément contenant la matrice à exploiter par l’homme ou par ce que la Nature requiert pour se développer. Heidegger précise ce qui lui est de plus propre déjà dans L’origine de l’œuvre d’art : ... Φύσις. Elle éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l’homme fonde son séjour. On la nomme la terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien la représentation d’une masse Le lecteur pourra aussi consulter l’article de Mattéi, « La quadruple énigme de l’être », in Heidegger et l’énigme de l’être (Paris : PUF, 2004). L’auteur y reprend les mêmes thèses de son livre en les rattachant en partie à l’énigme (das Rätsel) de l’être. 172

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matérielle stockée que celle, juste astronomique, d’une planète. La terre est ce qui reprend l’émergence (Aufgehen) de tout ce qui émerge comme tel. Dans ce qui émerge, la terre se présante comme ce qui abrite.173 Φύσις dénote l’émergence et le surgissement, la sortie dans l’ouvert tout autant que ce qui se repose en soi, non pas comme stock, mais comme don de ce qui est et de ce qui reste à venir par lui-même et dans l’accomplissement de son être propre. En elle, l’homme « fonde son séjour ».

Si l’homme est sur terre c’est parce qu’elle permet le séjour comme tel, elle le fournit, l’offre de par son essence, et ce faisant elle donne à l’homme ce qu’il a par et de lui-même, parce qu’elle est le lieu de l’homme, là-même où il « émerge » avec tout ce que la terre « abrite ». La terre abrite (bergt) en donnant à ce qui vient de par elle, de par la Φύσις, le possible de l’accomplissement de son essence dans l’émergence qui lui est propre. Elle garde en elle tout ce qui vient d’elle et qu’elle offre au monde. Tout ce qui sort reste ainsi près de l’origine, et celle-ci se retrouve dans le commencement de l’émergence dans l’ouvert où se cache l’être toujours déjà. Il n’est pas question d’une réconciliation dialectique entre l’ouverture et la fermeture, le donner et le reprendre, le révéler et le celer, mais de l’essence même de la terre qui maintient en elle ce qu’elle donne et ainsi héberge et protège. Son essence est par là l’Amour s’accomplissant dans sa pure (reine) donation.

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La terre n’est terre que parce qu’elle se donne, et ce trait fondamental de son essence ne l’est ainsi que parce qu’il l’est pour l’œuvre de l’homme. Nous comprenons ainsi l’assertion de Heidegger sur l’œuvre d’art : « L’œuvre pro-duit la terre (stellt... her)... L’œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre laisse la terre être une terre. »174 L’œuvre d’art permet à l’Erde d’être pour l’homme et pour elle-même, et ceci non pas parce que l’œuvre confère à la terre un être qu’elle n’avait 173 174

« Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege , GA, Bd. 5, p. 28. « Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 32.

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pas auparavant mais parce que l’œuvre répond à la terre dans un accord qui la fait poindre comme œuvre et du coup fait sourdre la terre comme terre, les deux se réalisant dans leur unité essentielle et ce pour l’homme au sein du monde qu’elles sont. Si la terre entre donc dans son être de terre par l’œuvre d’art, c’est parce qu’elle se laisse être ce qu’elle est de par l’œuvre qu’elle porte vers le sens (der Sinn) et dont l’ouverture dit l’hébergement secret du sol pour tout ce qui émerge et « s’épanouit ». L’unité de tout ce que la terre offre et est, n’est pas celle d’une matière indifférenciée, image d’une nature désordonnée à évaluer et à contraindre à l’organisation. La terre et toutes les choses en elle « s’écoulent, en alternance, dans une harmonie. Mais cet écoulement n’est point un désordre. Là coule le courant, de la délimitation, qui repose en soi et limite tout présant en sa présance. »175 Chaque présant est présant (anwesend) pour autant qu’il vient de la terre, qui « est essentiellement ce qui se referme en soi ».176 La limite du présent dans son présentement lui vient de cette Erde et non pas d’une manière quelconque mais dans une mise en place ontique qui le laisse être ce qu’il est dans son étance comme présence et ce dans le monde qui est ainsi attesté par l’œuvre qui le dit et le permet. Le refermer s’accomplit parce qu’il y a eu ouvrir et ce du même lieu essentiel.177

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Nous pouvons dès lors comprendre l’appellation de la terre « terre natale » (« Geburtsland ») qu’on retrouve souvent chez Heidegger, en particulier dans ses commentaires sur Hölderlin : « Le plus propre du pays est bien depuis longtemps prêt et est déjà destiné à ceux qui habitent la terre natale. »178 Le pays, un lieu que consacre la terre, contient le secret de celle-ci, elle l’offre même comme mystère du commencement de l’homme qu’il constitue dans son appartenance à la tendresse (Zärtlichkeit) terrienne et donc à l’Amour qu’est le sol : « Le sol est soyeux. Il brille tendrement et « Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 33. Ibid. 177 Ibid. 178 « Heimkunft / An die Verwandten », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 14 175 176

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calmement dans le précieux de la richesse cachée de la terre à peine touchée. »179 La terre traverse le texte et la poésie de Hölderlin comme elle traverse l’Histoire de l’homme déterminée (bestimmt) par son destin historial et celui de la terre natale qui lui donne surgissement et repère.180 Ce faisant, elle offre surtout ce qu’elle a de plus précieux, de plus intime, parce qu’elle donne la naissance de son « sein », tout en gardant auprès d’elle, toujours donc à l’abri possible, l’homme et le monde qui l’accueille et qu’il habite en y bâtissant (bauend) sa résidence et ce dans l’installation initiale à partir de l’Abgrund (manque de terre, manque de fondement...) qui est dans l’essence même de la terre comme Grund-Abgrund de la Φύσις. Cette terre dans son recul abscons et protecteur est toujours dans le silence de l’obscurité et à l’essence de laquelle celle de l’homme répond. L’essence de la terre n’est pas dans un « arraisonnement » quelle que soit sa nature et surtout lorsqu’il est accompagné d’une puissance qui force la terre à s’ouvrir et à donner ce qu’elle contient de plus matériel pour l’usage de la technique. En subjuguant la terre à la technique, l’homme participe ainsi à une double opération : d’une part l’arraisonnement qui met la terre sous l’emprise de la raison, et d’autre part la mise à disposition de la terre comme (res) source d’étants considérés dans leur potentiel de stock disponible. Si la terre devient alors un assemblage d’étants disparates, dont le chaotisme présumé est à l’origine de leur qualification de stock, l’homme ne l’habite plus au sens du Wohnen répondant à la création d’un monde ; elle disparaît du monde de l’homme parce que ce monde lui-même disparaît. La terre n’est plus alors le secret du Dasein, mais l’inorganisé qui est emmené de plus en plus sous la gestion de la raison pour le contrôler et l’asservir au service de la « vie ».

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C’est alors, et cela nous concerne surtout, que l’homme, ayant perdu son habiter, perd son lieu (Ort) où toute l’expérience de son Dasein historique s’effectue et où le divin se déploie pour 179 180

« Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 108-109. Voir aussi, J.-F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, p. 165.

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lui. M. Zarader, commentant « Der Ursprung des Kunstwerkes », parlera de la statue du dieu dans le temple et du temple lui-même comme un avoir lieu dans le monde par la terre comme « lieu secret ».181 Nous avons élucidé, dans le premier chapitre, ce que nous entendons par « lieu(x) de rencontre » du divin. Ces lieux, dans toute leur multiplicité, dépendent avant tout de la terre qui permet l’avoir lieu pour toute œuvre qui concerne l’homme dans sa présence. L’homme qui n’a plus la terre n’est plus dans le lieu intime de son Dasein et s’en éloigne d’autant plus qu’il soumet la terre au principium reddendae rationis sous-tendant constamment la technique. La terre « n’a plus de secret » pour la raison qui cherche à organiser toute la « matière première », transformant l’homme lui-même, étant alors purement biologique, en une telle matière à mettre au service de l’Homme de la technique, aboutissement de l’animal rationale. L’homme pensant être le gérant et le dompteur de la terre et de ses ressources entre en fait dans un danger tout autre, celui de ne pas penser et de perdre l’essence de sa provenance et du surgissement dans l’ouvert aperçu et disparu dans la parole d’Héraclite.

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Est-ce pour autant, par la technique moderne, que la terre, comme terre natale, disparaît dans le règne de la technique telle une entité dispersée et irrécupérable ? Pas du tout. La terre ne peut être que terre natale, elle reste dans ce qu’elle a de par son essence pour l’homme et résiste donc à ce qui la met en disposition. Encore dans « Der Ursprung des Kunstwerkes », Heidegger insiste : La pierre pèse et propose sa lourdeur. Mais pendant que celleci vient à nous, elle refuse, en même temps, toute pénétration en elle. Si nous essayons [de la pénétrer] en cassant le rocher, alors il ne montre jamais dans ses morceaux un intérieur et un ouvert. La pierre a tout de suite regagné le même silence et est rentrée dans ses morceaux... La terre fait ainsi se briser tout ce qui essaie de la pénétrer. Elle fait tourner en destruction toute indiscrétion calculatrice. Celle-ci peut bien porter l’apparence de la domination et du progrès sous la forme de l’objectivation (Vergegenständlichung) 181

Marlène Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine (J. Vrin : Paris, 1986) p. 188.

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technico-scientifique, cette domination reste, néanmoins, une impuissance du vouloir.182 La technique ne saurait pénétrer la terre et la mettre en disposition, elle ne peut la saisir, la prendre en main, parce que ce qu’elle saisit est autre chose, bien que cette autre chose soit d’une certaine façon « terre ». La terre comme telle ne se transforme pas en une autre matière et ne se désintègre pas pour céder la place à une nouvelle formation ou Gestell. Ce qui disparaît avec la mise en disposition de ce qui constitue les lieux de la terre est l’homme de la terre natale. L’homme de la technique n’a pas détruit la terre, il a perdu sa demeure. La technique qui de par son essence propre met dans l’ouvert en arrachant vient « se briser » contre la terre refusant toute intrusion. Les mots de Heidegger montrent la puissance que la terre, dans son silence, contient toujours et manifeste contre ce qui veut la subjuguer : non seulement elle le refuse mais elle brise (zerschellt), détruit et voue fortement à l’échec ce qui veut la soumettre ou la transformer.

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Nous sommes évidemment rappelés ici à la Volonté de puissance. La terre résiste à toute volonté œuvrant à la saisir et l’assujettir à ce qui ne lui appartient pas dans le monde que son essence appelle. La terre se donne en se cachant ; elle donne mais ne se prête pas. La technique comme ultime manifestation de la Volonté de puissance se trouve devant un échec constant mais répété : elle ne cesse de vouloir saisir ce qui ne saurait être saisi. La terre est un fond de non fond et fonde l’homme sur cet Abgrund. Etant ainsi Abgrund et s’offrant en Grund pour être de par les deux Erde, elle ne saurait, en tant qu’absence de fond, être mise en disposition par la technique qui opère par le fondement en raison. Cette raison et son appel n’atteignent pas la terre et ne la concernent pas. Pourtant, et bien que l’entreprise de la technique n’atteigne pas l’essence de la terre, l’homme reste à l’intérieur de son appel, il lui répond et ne le pense pas et entre donc dans l’oubli constant de l’essence de la terre impensée et loin de sa demeure sans reconnaître le danger

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« Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 33.

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et la nécessité de penser ce dernier, d’y être, pour repenser l’homo dans ses rapports originaires. L’homme ainsi pris dans son étantité comme régissant l’étant, comme « berger », appelé par la technique, de la totalité de l’étant, plutôt que de l’être, ne pense pas comment la terre est terre pour l’homme et n’atteint plus sa mesure et celle de la terre. La terre faite « à la mesure des hommes » (der Menschen Maas) n’est pas celle du calcul qui mesure les distances et le temps pour cerner l’étant et le fonder en raison. La mesure de l’habitation de l’homme et de sa demeure devient plus pauvre ou même est autre que la mesure qui les tient depuis leur essence. Mattéi précise à ce sujet, concernant les commentaires de Heidegger sur « En bleu adorable » (« In lieblicher Bläue ») de Hölderlin183 : [Hölderlin affirme] que « sur la terre », il n’est « aucune mesure » (v. 37-38), ce que Heidegger ne relève pas ici. Mais ce que nous pressentons déjà, avant d’en saisir bientôt l’ouverture, c’est que cette mesure n’est pas plus humaine que terrestre, pas plus divine que céleste, puisque le dire poétique de Hölderlin prend place dans une mesure plus vaste encore, hors de la subjectivité métaphysique...184

EPREUVE

La mesure comme outil de calcul est « à la mesure » du principium rationis. Mais la mesure de l’homme n’est pas celle faite par l’homme du calcul, elle est ce qui est appelé par le monde où l’homme appartient par essence à la terre et y demeure. Cette mesure est ce qui permet l’appartenance l’un à l’autre de la terre et de l’homme, et ce depuis toujours. La philosophie mûrissante de Heidegger cherche constamment ce (Maß), plus vaste et plus essentiel que tout autre, parce qu’il contient la clef d’une énigme, qui tend vers un secret, faite « à la mesure » de l’homme et du monde. Ce qui donne la mesure à l’homme reste caché, et il est pour cette raison même lié à la terre, non qu’il s’en dégage exclusivement, mais il contient avec lui l’appel et le visage de la terre s’offrant, abritant en se refermant. Provoquer la terre pour changer cette mesure en « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 42. 184 Voir Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 97. 183

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une autre basée sur le calcul et la transformation de l’étant en stock mis à disposition ne saurait qu’échouer, bien qu’elle accomplisse sa propre essence en s’emparant de l’étant en son entier.185 La terre est donc avant tout « terre des hommes » et non pas une réserve apparemment impérissable et en perpétuelle transformation et organisation répondant à des objectifs particuliers. Elle est près de l’homme dans tous les aspects de son domicile terrestre. C’est en ce sens et seulement dans une telle perspective et manière d’être (Seinsart) qu’on peut comprendre le beau sur terre. Commentant Hyperion de Hölderlin et la parole de ce dernier sur les poètes comme peintres qui « assemblent / Le beau de la terre »186, Heidegger note : « Cependant, le dict de ces poètes n’est pas encore dans l’essence propre de la poésie. Leur manière est encore comme celle des peintres. »187 Il reste à Bellarmin, le héros voyageur de Hypérion, et son compagnon un long voyage à faire où ils « assemblent la beauté de la terre. La beauté ne désigne ici aucunement toutes sortes de beautés, de nature à plaire et à charmer. La beauté de la terre, c’est la terre elle-même dans sa beauté. »188 Plus loin, Heidegger reparlera du beau pour le considérer dans sa dimension grecque, celle que Hölderlin avait essayé de porter à la parole :

EPREUVE

[Hölderlin dit :] « L’entendement le plus haut au sens grec » est « force de réflexion », cela veut dire ici : la capacité de laisser rayonner en se reflétant tout ce qui rayonne en soi-même et ainsi vient en présance. Mais ce qui est présant dans ce rayonnement est le beau.189 Comment réconcilier ces deux notions du beau ? 1) La terre est celle qui abrite et contient la beauté, mais 2) la beauté est dans et par ce qui rayonne en accédant à la présence. La réponse est Heidegger dira dans Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 47. « Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 133. 187 Ibid., p. 134. 188 Ibid. 189 « Hölderlins Erde und Himmel », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 160. 185 186

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encore une fois dans l’essence même de la terre qui est donation interdisant la pénétration, sortie et surgissement de et depuis la Φύσις, l’abri protecteur. Ce qui nous intéresse ici est moins la notion du beau que ce que cette approche du beau nous confirme dans nos indications concernant la terre. Heidegger explique ce beau et les contraires qu’il implique et qui le constituent dans sa beauté en se référant, avec Hölderlin, aux Grecs. Il peut, chez les Grecs, résider dans l’Athlétique, non pas au sens moderne et purement physique ni seulement au sens abstrait d’un athlétisme de l’esprit, mais au sens de l’union des contraires, parce qu’il est uni à la réflexion qui a conditionné avec lui le monde grec : « Pensé en grec, l’Athlétique fait apparaître tout ce qui, en alternance, est en combat. »190 L’Athlétique parle de la terre et lui répond, il dit l’union de ce qui se réserve en s’offrant et de la « lutte » qu’implique un tel advenir pour l’esprit grec et pour la Φύσις qui parle toujours aujourd’hui depuis le mot d’Héraclite pensant la mobilité. Celle-ci considérée depuis l’union des contraires s’apparente à la Φύσις d’où elle tient son être. La terre est réconciliation et commencement des contraires, et elle regarde vers sa contrepartie à qui elle répond en incluant l’homme dans sa réponse et dans ce qui ainsi s’installe et le touche dans sa tendresse (Zärtlichkeit).

EPREUVE

Nous avons approché cette présence constante des contraires dans la terre, pour évoquer ce qui semble constituer un système dont son ouverture et sa fermeture ainsi que ce qu’elle octroie puis ce qu’elle appelle et offre comme réponse à un appel particulier constituent un trait fondamental. Elle se donne toujours parce qu’elle est dans ce qui est autre qu’elle-même et auquel elle répond ; elle parle, abandonne, reprend – la terre, dira Heidegger à la suite de Hölderlin, « résonne ». Cette résonance couvre et donne un espace mis en place par l’installation d’un système qui consacre la terre en son sein. Mais comment résonne la terre ? Heidegger nous donne la réponse : la terre « résonne par « la science et la tendresse », qui, terrestres toutes « Hölderlins Erde und Himmel », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 160. 190

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les deux, parlent par l’envoi destinal (Geschick). »191 La science est celle des penseurs, de leur pensée qui vient, dans son essence, son mode d’être, de la Grèce. Elle se marie à la tendresse qui, elle, signifiant la popularité des Grecs, est « la capacité de grande inclination et d’ultime partage, où, en tant qu’étranger, un peuple atteint destinalement son intimité. »192 Puis l’athlétique est celui du « corps héroïque et de la force de réflexion. »193 La terre résonne donc grâce à ce qu’elle est, à ce qu’elle donne comme pensée, proximité, réflexion et corps, depuis l’union des contraires qui la constituent et constituent sa présence et son être pour l’homme. Cependant, si la terre permet l’écho de cette résonance, elle le donne dans une direction qui n’est pas intérieure/extérieure dans le seul sens de retenue et de donation, mais maintenant dans le sens qui devient de plus en plus clair dans les dernières pages de Approche de Hölderlin : la terre résonne vers autre chose qu’elle, une autre essence et une autre source du venir-en-présence et du venir tout court – elle résonne vers le ciel :

EPREUVE ... Où là-dessus

Résonnant, comme la peau de veau La terre,

Comme le coup fort et les petits coups sur le tambour battu, à leur façon, résonnent, ainsi, aux coups de l’éclair et de la « pluie de flèches », la terre résonne. La résonance de la terre est l’écho du ciel. Dans la répercussion, la terre rétorque au ciel par son propre cours.194 Si rien ne pénètre la terre, si rien ne pourrait l’obtenir en la provoquant, si le ciel, ses éclats, ses éclairs et ses tonnerres ne la pénètrent pas en violation, ils résonnent contre elle tel un tambour (Trommel) qui répond constamment au céleste. La terre est en réponse continue, et c’est en ce sens qu’elle lui est toujours Ibid., p. 168. Ibid., p. 167. 193 Ibid. 194 Ibid., p. 166. 191 192

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« ouverte ».195 C’est aussi dans une telle connotation de la résonance qu’il faut comprendre ce que Heidegger dit de la parole qui se rapproche du sol dans « Das Wesen der Sprache ». La parole, comme la terre, rend « un son » et a « un timbre » puis elle « tremble », « balance » et bat, et ceci lui est propre pour autant que ce qui est dit, parlé en elle ait un sens, une direction. La parole que nomme Heidegger ici n’est donc pas celle de la linguistique qui, comme science du langage, étudie la langue comme son objet, son positum. Heidegger regarde dans le langage les Mundarten qui désignent en allemand les différents dialectes, selon le terroir et qui ne sont guère pensés « à fond », c’est-à-dire depuis le terroir. La diversité de ces dialectes ne repose pas sur les « différentes formes du mouvement des organes paroliers », mais représente et porte en présence « le pays (Landschaft), c’est-à-dire la terre qui parle d’une façon différente à chaque fois. » Heidegger parle alors du corps et de la bouche comme appartenant au « fleuve et à la croissance de la terre, où nous, les mortels, nous épanouissons, et à partir de laquelle nous accueillons la solidité de l’assise d’un sol. [Si nous perdons] la terre nous perdons bien-sûr aussi l’assise du sol. »196� La terre qui résonne porte l’homme avec elle dans cet résonance, elle résonne à travers l’homme dont la parole reste proche de son « lieu » natal. Ce faisant elle emporte l’homme avec elle dans sa réponse au ciel, mais seulement l’homme en tant qu’il est dans sa demeure, en tant qu’il garde l’assise de son origine terrestre. L’homme sans terre perd non seulement le natal, sa demeure et son abri mais aussi le jointement de cet abri à ce qui appelle son essence, et donc au ciel. L’homme sans terre est aussi un homme sans ciel. Or une terre sans ciel est une terre qui n’est pas dans son essence.

EPREUVE

La terre abrite l’homme et lui permet d’être dans l’ouvert-versle-ciel, tant qu’il reste dans le souvenir de sa natalité et qu’il garde et se garde dans « le lieu secret » fait à sa mesure.197 Ce lieu étant lieu de naissance, de protection et d’ouverture nous comprenons maintenant pourquoi Heidegger parle du « dieu du cep » comme Ibid., p. 168. « Das Wesen der Sprache », in Unterwegs zur Sprache, p. 194. 197 Voir Marlène Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, p. 188. 195 196

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de celui qui sauvegarde : ce dieu parle la terre, les Mundarten, l’homme donc qui habite sur terre, celui qui l’habite (bauen, du vieux haut allemand buan).198 La terre donne le dieu à l’homme, elle est le dieu, elle a en elle le divin. Ce dieu n’est pas dans la transcendance, il est dans l’essence de ce qui donne l’humain et de ce qui répond et permet à l’homme de répondre à l’appel non pas de l’au-delà mais du ciel et de ses coups résonnant contre et avec la terre. Le dieu parle la terre avec la parole des Mundarten, il sauvegarde l’homme construisant sa demeure comme le demeurant qu’il est depuis qu’il est homme sur l’Erde. B. Le Ciel (der Himmel) Le ciel se présente à nous dès l’abord comme ce qui « s’oppose » à la terre. Ceci s’avèrera vrai à certains égards mais en repensant cette opposition (Gegensatz). Mattéi, commentant les paroles de Heidegger sur « der Rhein » (« Le Rhin ») de Hölderlin, explique ainsi les forces de la terre et du ciel :

EPREUVE

Ce qui a surgi, le poème le dit clairement, c’est le fleuve qui est en tant que ce surgissement même, considéré à sa source : l’origine, pour sa part, est ce à partir de quoi a surgi le fleuve... Ce qui a surgi, le Rhin, est le « nouveau-né » (das Neugebornen) (v. 53), et l’origine, constituée de deux puissances qui s’affrontent, est nommée les « parents » (Eltern) (v. 27). Les parents du fleuve sont « la Terre-Mère » (die Mutter Erd’) et le « Tonnant » (der Donnerer), les puissances contraires de la terre et du Ciel. ... Heidegger voit dans l’ « origine » (Ursprung) la lutte de deux puissances... Geburt und Lichtstrahl, « Naissance et Rai de lumière ».199

La terre se présente encore ici comme ce qui donne naissance et comme l’origine de tout ce qui surgit et entre en présence. Cependant, cette ouverture-vers se fait au sein d’une opposition première et non dans une sorte d’égalité entre les éléments « parents ». Deux opposés se tenant à l’origine de ce qui paraît et 198 199

« Bauen, Wohnen, Denken », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 150. J. -F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 164, 165.

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vient en présence à partir du rien de l’être permettent ensemble et de par leurs forces contraires le surgissement et l’événement toujours premier et appropriant (Ereignis). Si la terre comme Φύσις est l’origine et la mère de tout ce qui vient au monde, cette venue en présence et la présance200 elle-même ne sauraient s’effectuer par l’essence seule de la terre qui abrite. Si la terre est Naissance (Geburt) c’est parce que le ciel est Rai de lumière (Lichtstrahl). Le ciel ne la touche pas d’une manière simple et dans un mode anodin, mais avec une puissance que manifestent les éléments célestes. Le ciel atteint la terre avec violence : ce Lichtstrahl n’est pas une simple lumière mais un éclair (Blitz) qui vient du tonnerre (Donner). En quoi est-ce que cette violence du céleste atteint l’essence de la terre ? Et en quoi ne pro-voque-t-elle pas celle-ci à la manière de la technique ? Le ciel, par le tonnerre et l’éclair, arrive vers la terre, et cette arrivée, qui permet l’ouverture depuis l’origine, est une force soudaine et furieuse, tellement qu’on pourrait l’apparenter et apparenter ses effets à ceux de la physique atomique. Néanmoins, et bien que la force du ciel fasse parfois sortir la terre de ses gonds, la puissance du ciel est par la puissance ontique de la terre : si le ciel tonne et éclaire, s’il se bat contre la terre c’est parce que son essence implique cette puissance contraire comme appel pour créer la demeure. Le ciel ne pro-voque pas la terre, parce qu’il ne cherche pas à la mettre en disposition, il fait justement l’inverse : la laisser être comme terre s’ouvrant en se refermant. Les « puissances contraires » de la terre et du ciel s’entr’appartiennent pour approprier (ereignen), en donner le propre à chaque chose. Le ciel ne veut pas saisir la terre et son essence ; la puissance du ciel s’oppose à la terre pour qu’ainsi elle résonne avec lui. Lorsque le ciel pénètre la terre, il le fait avec une intensité qui parle la tendresse. Le ciel qui tombe avec son éclair et son tonnerre tombe en pluie nourricière. Heidegger cite d’ailleurs Hölderlin pour parler de ces « douces pluies » et de « nuages qui couvent » envoyés pour « ouvrir la terre. »201

EPREUVE

Didier Franck, Heidegger et le christianisme : l’explication silencieuse, 27. « Heimkunft / An die Verwandten », in Erläuterungen zu Höderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 9. 200 201

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Deux modes constituent donc le déploiement de la puissance divine face à son contraire : un premier où les forces se précipitent en assemblant toute la puissance divine céleste et un deuxième, indissociable du premier, où les forces tombent en précipitations nourrissant la terre et permettant le dépôt et l’entrée de l’éclair pour porter le tout en présence par la Φύσις. C’est alors que peut s’effectuer la présance (das Anwesende) et demeurer toujours par et à partir des deux puissances contraires. C’est avec le ciel que l’habiter de l’homme devient encore plus clair : l’homme qui construit sur la terre édifie sa demeure par le ciel. Dans « Bauen, Wohnen, Denken » Heidegger non seulement rattache l’habiter de l’homme à ses deux relations essentielles au ciel et à la terre mais présente les relations respectives de ces derniers à l’homme comme constituant une seule et même relation : « Mais « sur terre » déjà veut dire « sous le ciel ». »202 Lorsque l’homme est sur terre il est sous le ciel, et lorsqu’il regarde le ciel il demeure sur terre. La relation au ciel et la relation à la terre ne sont pas équivalentes mais l’une n’est pas sans l’autre et les deux ensemble manifestant leur essence donnent la relation à l’homme.

EPREUVE

C’est grâce aussi à cette relation originaire qu’une époque historiale est inaugurée et rendue possible. Le ciel et la terre en fondant le demeurer qui permet l’habiter de l’homme fondent aussi le lieu de cet habiter et donc la polis qui manifeste l’historial (Geschichtliche) d’un peuple donné. Un peuple se détermine ainsi par la relation de ses lieux – qui sont autant des lieux de pensée que d’habitation, les deux allant de pair – au ciel et à la terre entre lesquels se fonde et émerge la ville où se meut l’âme (Seele, Gemüt) d’un peuple. Heidegger notera l’importance du céleste chez les Grecs, peuple dont le destin se manifeste par le « feu du ciel ». Nous ne voulons pas ici parler du destin spécifique aux peuplex grec, allemand ou romain.203 Notons cependant que le destin d’un peuple est étroitement lié à son « demeurer » et donc à la terre et au 202 203

« Bauen, Wohnen, Denken », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 151. « Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 88.

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ciel. Un peuple n’est dans son destin propre, dans son « naturel » (das Natürliche) que si ce naturel « est devenu l’historial de son histoire. » Or pour qu’un peuple soit dans l’historial et dans son propre destin, il faut que « l’histoire de ce peuple soit parvenue dans ce qui lui est propre et qu’elle y habite. »204 Demeurer reste ce qui détermine l’habiter de l’homme et le propre d’un peuple, le demeurer est demeurer dans le destin et les lieux qui s’y fondent. Notons aussi, et c’est là le point déterminant pour nous, que la πόλις, manifestation et dispensation du destin dans le demeurer de l’homme bâtissant et habitant, est un lieu très spécifique : elle est « le lieu que le Sacré assigne à l’histoire. » C’est à partir du lieu du Sacré que s’édifie la πόλις dans son être proprement « politique ». Le divin qui accompagne le dieu du cep et le « Rai de lumière » est aussi dans le lieu du Sacré qu’il donne à un peuple, celui-ci y trouvant sa demeure et la perdant selon qu’il se place dans le destin ap-propriant et le pense ou non. Le dieu du Sacré n’est pas à nommer – « un dieu n’aime pas l’inconvenant » (« Unschickliches liebet ein Gott nicht ») et « les noms sacrés manquent » (« es fehligen heilige Namen ») – mais à réjouir et s’y réjouir comme la lyre accordant et accordée « réjouit les célestes, qui s’approchent. » (« erfreuet... Himmlische, welche sich nahn. »)205 L’homme ne saurait donner de nom au divin qui octroie le langage et le λόγος, et il reste entre le ciel et la terre, entre l’assise terrestre et la lumière. Ainsi demeurant et y prenant garde, il est dans ce qui « rencontre » (« begegnet ») et permet les voyages des Anges, ’´Aγγελοι « les messagers du Clair » (« Die Boten des Heiteren ») .206 Il est donc dans l’entre (Inzwischen) où les puissances divines de la terre et du ciel se meuvent et où le clair passe dans le celé et le celé s’ouvre en se refermant et abritant. L’entre reste encore à penser, il contient l’impossible de la nomination du divin et les mots qui accordent le céleste et le terrestre. Il est aussi ce

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« Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 88. Nous citons ici, avec Heidegger, le poème « Heimkunft » (« Retour ») de Hölderlin. « Heimkunft / An die Verwandten », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 11. 206 « Heimkunft / An die Werwandten », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 17. 204 205

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qui porte et permet le « regard » de l’homme, car « il est permis à l’homme... de regarder les célestes. »207 Ce faisant, l’homme « traverse l’espace qui mène au ciel et reste, pourtant, en bas sur la terre. »208 Parcourir du regard cette distance « mesure de part en part l’entre du ciel et de la terre. »209 Plus précisément, « cet entre-deux est (à) la mesure de l’habitation de l’homme. »210 Cette mesure est la « Dimension » (« Dimension »). Le ciel et la terre, et jamais l’un sans l’autre, permettent le déploiement de la mesureet-assignation qui sont « l’être de la Dimension »,211 et c’est là qu’on retrouve le commencement et le fondement dans leur déploiement propre caractérisant et permettant l’avènement du destin historial d’un peuple réuni autour de et dans le lieu du Sacré, ouverture accueillant et s’ouvrant dans l’appel du divin – là seulement où le dieu et les dieux peuvent être pensés.212 C. Les dieux (die Götter) Heidegger n’a cesse rappeler la fuite du/des dieu(x). Mais ce dieu parti, comment était-il venu en présence et comment alors pourra-t-il le faire à nouveau ? Heidegger nous le dit clairement : le dieu est appelé dans l’ouvert par l’œuvre manifestant le Sacré et donc par le Sacré.213 Si le dieu peut être dans l’ouvert d’un temple, là où l’ouverture divine se fait pour l’homme qui « érige » ce temple, c’est qu’il y a un appel du dieu donné à l’homme qui construit ainsi une demeure pour l’accueillir. Cet appel vient du Sacré, qui offre le lieu (Ort) pour l’avènement divin. Le Sacré se donne luimême, répondant ainsi à l’appel du divin qui n’est jamais présence mais qui requiert par son essence un lieu de présence que le Sacré fournit et ce pour s’instituer entre ciel et terre pour l’homme, ce qui s’accomplit par la présence et la venue-en-présence du dieu dans le temple. Lorsque celui-ci vient ainsi, il est le dieu comme

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« ... dichterisch wohnet der Mensch... », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 198. Ibid. 209 Ibid. 210 Ibid. 211 Ibid., p. 189. 212 Pour ce « commencement » voir H. G. Gadamer, Au commencement de la philosophie : Pour une lecture des présocratiques. 207 208

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« Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 30. 110

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ouverture dans l’étance où s’effectue la donation divine dans le il faut divin ainsi possible dans l’homme par, pour et dans son œuvre. Ce dieu qui s’installe dans la venue-en-présence de la statue ou de l’autel, n’est pas un étant, mais entre dans l’ouvert de par l’étant. Il ne faut surtout pas déduire que le dieu, lié bien évidemment ici au religieux, se constitue et est par le temple ou par un quelconque édifice dédié à un culte. Le dieu lui-même est dieu de par la divinité, qui n’est jamais d’ailleurs partie intégrale et indissociable de lui, mais qui est un trait et une trace du divin. Avec le départ du dieu, c’est plus qu’une place métaphysique qu’il s’agit donc de combler. Ce que le dieu laisse derrière lui est d’un côté une place vide qui garde une identité métaphysique mais d’un autre une trace, non métaphysique, la trace même qui nous permet de parler de lui et de noter son retrait. La trace du dieu est dans le Sacré, elle est la trace du Sacré, et elle est voilée elle-même à l’époque moderne. Heidegger, indécis devant ce problème, en dira, commentant les Sonette an Orpheus de Rilke et nous ouvrant la voie pour une réflexion plus fondamentale sur le divin214 :

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... même la trace du Sacré est devenue méconnaissable. La question de savoir si nous éprouvons encore le Sacré comme trace de la divinité du divin, ou bien si nous ne rencontrons plus qu’une trace du Sacré, reste indécise. Ce que pourrait être la trace de la trace reste confus (undeutlich). Comment une telle trace pourrait se montrer à nous demeure incertain.215 Heidegger ne peut se prononcer définitivement sur la question de cette « trace », et ce parce qu’elle est dans un retrait et ensuite dans une occultation profonde. La trace est d’abord devenue méconnaissable : si l’homme la trouve, s’il la croise, il la verra sans pourvoir l’identifier. L’homme qui éprouvait auparavant « la trace de la divinité du divin » Heidegger commente le sonnet XIX de la première partie. Rilke, Duineser Elegien / Die Sonette an Orpheus (Allemagne : Shurkamp Verlag, 1996) p. 63. 215 « Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 275. 214

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l’éprouvait dans le lieu du Sacré qui se trouve écarté aujourd’hui puis voué à l’oubli par la modernité, ce qui fait que le retrait du dieu est accompagné par le retrait du lieu de la déité et du Sacré qu’elle portait dans l’ouvert. Si l’homme religieux avait toujours devant lui la trace du Sacré qui rappelait le présant du dieu, l’homme actuel n’a même plus cette trace, et la question devient urgente pour Heidegger, l’homme, qui est aussi dans l’oubli de l’oubli de l’être, n’ayant maintenant que la trace de la trace du Sacré, ce qui l’éloigne davantage de l’ouverture et de l’entrée-enprésence possible de la première trace. Néanmoins, il y a la trace de la trace aujourd’hui, à partir de l’es gibt qui permet sa donation à et pour l’homme, et dès lors l’homme se trouve dans un nouveau destin (Geschick). L’homme moderne qui s’offre à la pensée méditant le divin s’adonne à une réflexion (Besinnung) sur cette trace et sur les lieux qu’elle occupe et où elle se donne pour ouvrir une voie vers l’autre trace – réflexion qui pense le nouveau dieu, qui sauvera et sauvegardera.

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La question de ce nouveau dieu coïncide avec celle de la trace de la trace du Sacré, la pensée qui médite ces dernières entr’apercevant ce que recèle le dieu – le divin – et appréciant le sens du nouveau dieu, qui n’a rien de la nouveauté et tout du destin où le divin donne dans une nouvelle ad-venue en présence et un nouvel avènement qui embrasse le destin historial de l’homme et lui fait appel depuis la résonance du ciel et de la terre.

Heidegger ne dit pas que la trace de la trace sera pour toujours absente, ni qu’elle est absente du tout, mais simplement que le « comment » de la « monstration » reste inconnu. Impossible de ne pas penser ici à un mystère : la trace se montrera et se montre déjà à celui qui la cherche et cherche la pensée qu’elle recèle, mais elle se montre sans explication, sans comment (wie), sans pourquoi (warum), elle n’a pas de « raison » pour se montrer et tient sa monstration de la trace du dieu qui occupe la terre et le ciel. Ce qui paraît sous forme de mystère est le se celer du dieu ajouté au « se montrer » de la trace ne répondant pas à une raison ou à une téléologie particulières, ce qui n’exclut aucunement le lieu possible de cette trace où se manifeste la trace du dieu et se prépare son ad112

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venue. Ce qu’est celle-ci, cette entrée en scène qui se fait entre ciel et terre ne se pose pas comme question possible, tout comme « la rose est sans pourquoi », et son lieu n’a pas besoin de s’annoncer – le besoin est pour l’homme qui depuis son Dasein se trouve dans les lieux possibles du dieu ciel-terre et peut accueillir son nouvel appel. Le Brauch, qui inclut le vieux sens de besoin avec l’usage de ce qui fait le monde humain, est pour l’homme, parce que le danger est aussi pour lui. Dans « Die Frage nach der Technik », Heidegger précise : « ...Ainsi, là où tout ce qui est présant (Anwesende) apparaît (sich... darstellt) dans la lumière du lien cause-effet, même Dieu peut perdre, au profit de la représentation (Vorstellen), tout son sacré, tout son sublime et le caractère mystérieux de son éloignement. »216 L’homme qui est dans l’appel de la technique et sous l’emprise de la raison comme principe premier court le danger de perdre le saint (le sauf, Heil) qui tient sa présence du Sacré, d’autant plus que l’homme n’est pas ouvert à l’essence de la technique pour la penser ensuite et penser son déploiement moderne depuis son origine. Le Sacré du dieu qui s’est retiré risque de ne plus revenir vers l’homme qui reste dans l’inauthentique de l’oubli. C’est que l’homme, même si aujourd’hui il pose la question du monde et de ce qu’y vient dans l’ouvert par l’άλήθεια, risque de se tromper et de mal interpréter ce qui entre ainsi dans la contrée (Gegend) du monde, lui fait face et s’installe : « ... La non-occultation, dans laquelle tout ce qui est se montre à chaque fois, recèle le danger que l’homme se méprend par rapport au non-caché et l’interprète mal. »217 L’homme pourrait ne pas être ouvert à l’essence de l’άλήθεια, ce fait constituant le danger qui n’est pas la menace de la seule l’époque moderne – il en est question pour l’homme depuis le fragment 16 d’Héraclite, depuis donc que l’άλήθεια fut pensée dans la parole grecque. Ce danger devient, cependant, plus redoutable aujourd’hui, accompagné qu’il est par la fuite des dieux et par le système de valeurs institué par la Volonté de puissance et décidant de l’utilité et du ressort des choses-objets et de l’homme-

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216 217

« Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 27. Ibid.

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sujet-objet. Le passage de Dieu au Dieu-Raison puis au principium rationis est effectué par cette pensée-là où la question du caché et du non-caché comme question métaphysique – et donc comme question de causalité – devient plus importante que le Dieu érigé comme ce qui motivait ces réflexions et ensuite relégué à une position subalterne explicative, entre autres possibilités de glose, puis réduite à une question de cause-effet qui préparait le terrain à l’explication du monde par l’utilité pour l’homme gérant l’étant comme animal rationale.218 L’essence de cette relation cause-effet et donc du Dieu-première-cause puis de Dieu tout court et donc de la divinité, du sacré et enfin du divin où parle leur essence reste impensée et entre dans l’oubli. Le dieu que nous cherchons entre ciel et terre, nous pouvons maintenant l’affirmer en en comprenant la portée, est celui dont le manque est parlant et occasionne une réflexion particulière sur l’absence de l’élément divin, qui n’est pas sa disparition mais le retrait de l’appel qu’il fait depuis ses lieux, et ce surtout parce que ces lieux ne sont plus considérés et rencontrés comme tels. Dans une certaine mesure, ce qu’affirme O’Connor concernant le dieu de Heidegger est vrai : il est grecque parce ce qu’il est, à l’inverse du Dieu chrétien, subordonné aux étants.219 Mais ne nous arrêtons pas là ! Nous pouvons ajouter : s’il est ainsi subordonné à l’étant c’est parce qu’il y est constamment, et s’il dépend pour sa déité de l’étant, c’est qu’il est dans les étants particuliers et dans l’étant en sa totalité. Cependant, il ne nous suffit pas de dire ceci pour que le sens de ce dieu devienne clair et que nous puissions ensuite déterminer une fois pour toute son rôle métaphysique et sa place dans la philosophie de Heidegger. Ce que le dieu recèle est ce qui ici détermine avant tout ce qu’il en est de la déité entre les puissances contraires céleste et terrestre. O’Connor dit en même temps de ce dieu qu’il est « « porteur de lumière », messager du dévoilement... »220 Le dieu parle donc le dévoilement, il lui donne

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Voir « Götter und das Seyn », in Besinnung, GA, Bd. 66, § 71, p. 245. Tony O’Connor, « L’appropriation et la trahison de l’autre absolu », in Heidegger et la question de Dieu, p. 277. 220 Ibid.. 218 219

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une voix, sa voix, et le déploiement s’effectuant depuis la Φύσις et vers le ciel – la voix du dieu est celle des deux puissances contraires dans leur affrontement perpétuel. Ainsi donc, lorsque nous parlons du retrait des dieux, dont la poésie de Hölderlin témoigne, ce retrait et cette absence sont la parole qui dit dans la Dichtung le repli et le manque actuels des deux puissances fondamentales. Le dieu donne la parole à la terre et au ciel, sans lui elles ne seraient pas pour le monde ainsi fondé : son silence est leur silence, la coulure de ses mots parle leur départ. Soulignons bien, néanmoins, que le dieu, même absent et enfui, parle encore, il dit son absence, et sa parole reste, cherche ses lieux et les donne toujours, face à l’oubli de l’homme (génétif objectif ). L’homme est bel et bien devant le danger de perdre le dieu et la trace de la trace du divin, mais ce danger et cette trace lui parviennent dans une parole qui a tout du dieu, du cep et du ciel, en retrait. C’est dans la perspective de cette parole du dieu absent qu’il faut lire et méditer ce que dit Heidegger sur le défaut des dieux. Il commente ainsi les deux vers de Hölderlin parlant de l’approche des dieux :

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« Mais une lyre donne à chaque heure le ton, et réjouit peut-être les célestes, lesquels s’approchent. Ceci prépare... »

... Certes, le sacré paraît. Mais le dieu reste loin... Il ne reste pour le souci du poète qu’une chose : sans crainte devant l’apparence du manque du dieu, demeurer près, et, dans la proximité accomplie au manque (bereiteten), résister assez longtemps pour que, à partir de la proximité au dieu manquant, le mot inaugural, qui nomme le Haut, (anfängliche) soit sauvegardé.221

Le dieu est parti et beaucoup plus aujourd’hui, non pas parce que la métaphysique a atteint son aboutissement dans la Volonté de puissance, bien que ce Dieu disparu et surmonté garde une trace de l’absence du divin, mais parce que les lieux du sacré ne sont « Heimkunft / An die Verwandten », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 27-28. 221

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plus entrevus, habités ou visités par l’homme. Notons, cependant, que le départ des dieux et de ce qu’ils emmenaient est éprouvé aujourd’hui comme une « absence », et si, dans le monde moderne, celle-ci est plus importante que peut-être jamais auparavant, elle est du même coup plus présente, plus insistante et plus urgente pour le Dasein qui la médite. Bref : le dieu est présent par son absence, et nous atteignons avec cette précision le point d’attache du dieu aux deux puissances contraires dont l’essence répond à la sienne. Le dieu se cache en se retirant et en laissant une trace dans ses lieux, tout comme la terre s’offre en se refermant ; le dieu s’ouvre dans le temple mais aussi depuis la lumière éclairante du ciel qui tombe en éclairs et en tonnerre (Blitze und Donner) ; il est donc avec et dans chacune des puissances contraires, il est en la demeure de l’homme qui habite la terre et dans le céleste qui envoie son éclair sur la Φύσις et en même temps abreuve et nourrit la terre de sa pluie. Le dieu est dans le don du cep, pour qu’une fois médité, il éclaire de la lumière céleste la clairière ouverte pour et par la pensée. C’est ainsi qu’il vient vers les poètes, et non seulement pour eux, mais pour tous ceux qui veulent méditer sa présence dans le langage et qui sont dans le Dict qui le parle : « Ce don du dieu du vin » (« Die Gabe des Weingottes »), ce don, qui est depuis la terre, « ... donne l’ivresse du cerveau, pour qu’on puisse demeurer dans la plus grande clarté de cette exposition » (« spendet die trunkene Stirn, so daß ein Bleibenkönnen in der höheren Klarheit jenes Darstellens gewährt ist... ») ; le don des deux puissances arrive vers le penseur par le dieu, et l’exposition qu’il suscite est là pour que « puisse se montrer celui qui donne la lumière (den Leuchtenden) dans le mot qui nomme. » («... das den Leuchtenden im nennenden Wort zeigen muß. »).222 C’est alors seulement que peut s’effectuer un retour à la demeure.

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Notons bien que le dieu du vin ne partage pas une certaine « identité » avec le dieu du ciel, ni une égalité quelconque, il est depuis le ciel comme depuis la terre et ce de par son essence 222

« Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 121.

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qui tient son ouverture du lieu sacré et sa venue au monde, où demeurent les mortels, du divin. Nous pouvons dès lors parler du résonner comme entrée en scène harmonieuse du divin. Précisons une dernière caractéristique essentielle du dieu qui nous concerne ici : il est, dans sa présance et par elle, ce qui rassemble. Heidegger en dira, dans « Wozu Dichter ? » que maintenant « l’époque est déterminée par le demeurer loin du dieu, par le « manque du dieu ». Cependant, le manque du dieu éprouvé par Hölderlin ne nie pas la persistance d’un rapport chrétien à Dieu chez les individus et dans les églises. » D’ailleurs, ce défaut « ne juge point ce rapport au dieu en le méprisant. Le manque du dieu signifie qu’aucun dieu ne rassemble plus sur lui d’une façon visible et claire les hommes et les choses, et n’ordonne donc pas, à partir de ce rassemblement, l’Histoire du monde (Weltgeschichte) et, en elle, le séjour étranger de l’homme. »223 Rien ne rassemble aujourd’hui, rien ne s’ouvre dans le temple et sur terre comme ce qui lie et apporte dans l’Unité (die Einheit). Le dieu qui occasionne le rassemblement est parti, son retrait n’est pas celui du Dieu chrétien qui crée un rapport (Verhältnis) d’un homme à sa communauté, de là à son église puis à l’Église universelle. Le rapport peut exister et se transformer, être présent comme un autre rapport, celui qui marque le remplacement de Dieu par l’instinct social ou la culture, par exemple224 ; il peut aussi être la trace du rapport à l’Église dans sa version moderne ; qu’il disparaisse ou se retire ne concerne pas la pensée du dieu qui est depuis et avec les deux puissances contraires. Le défaut du dieu est un manque qui marque le monde depuis longtemps et que Hölderlin a senti à son époque et en a pressenti l’approfondissement jusqu’au point où ce manque ne serait plus pensé et où sa trace se perdrait, sans pour autant disparaître. Ce manque marque notre époque plus

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« Wozu Dichter? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 269. J. -F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 127 : « La déchéance du Dasein historique suit cette pente naturelle où, après le prêtre, le temple est frappé d’abandon, l’image des dieux d’oubli et le rite d’indifférence, interdisant aux forces créatrices d’un peuple d’édifier ces grandes œuvres qui ne se confondent pas avec ce que l’on nomme aujourd’hui « culture » (Kultur). Dan notre temps de détresse, marqué par le défaut des dieux, la culture n’est qu’un palliatif – couvert par les ministères adéquats... » 223 224

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que jamais par son retrait et par l’absence de rassemblement qui appellerait tout autour de lui et en lui dans sa relation intime, dans la proximité du ciel et de la terre, là où ces deux puissances se forment et se rassemblent pour donner : le divin, jamais « objet » du langage. Résumons :

Le dieu parle depuis, pour, par et avec la terre et le ciel, il parle et dit son Dict avec et en écho à leur résonance. Le ciel et la terre résonnent, le dieu dit ce résonner. Au cœur de ce qui alors survient et surgit entre ciel et terre s’opère le rassemblement par le dieu et toujours parce que « il faut » la terre et le ciel. Dans ce rassemblement se donne la déité dans ce qui s’institue par le dieu-ciel, le dieu-terre et le dieu-pour, ce « pour » restant à méditer dans le rassemblement, une fois le rassemblement retrouvé par ceux qui le pensent et finissent par l’accueillir : les hommes.

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D. Les hommes (die Menschen) 1. Homme et humanisme

Avec l’humanisme de la Renaissance puis surtout celui de la raison des Lumières, on a dit avoir trouvé un homme nouveau, géré par sa seule raison et, surtout pour les Lumières françaises, par l’entendement qui n’a pas besoin d’une référence à un au-delà transcendantal. Or pour Heidegger, il y a aussi un autre humanisme possible qui tient compte de l’homme tel qu’il est dans le monde qui lui est donné. Le « Brief über den » Humanismus « » en essaie de dégager le trait principal. Répondant aux questions de Jean Beaufret concernant l’être et l’homme dans sa situation d’ « êtrejeté » au monde, Heidegger affirme au bout de plusieurs questions rhétoriques que lorsque nous parlons ainsi de l’homme comme « voisin de l’Être » de par son être-au-monde on est devant un humanisme particulier : « ... l’humanisme, dans lequel ce n’est pas l’homme mais l’essence historiale de l’homme en sa provenance de la vérité de l’être qui est en jeu. »225 Il ne s’agit plus pour cette 225

« Brief über den Humanismus », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 343.

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essence de l’homme comme sujet d’être seul dans son être devant et contre (gegen) le monde : « « Humanisme » veut dire alors, au cas où nous nous décidons de garder ce mot : l’essence de l’homme est essentielle pour la vérité de l’être, de telle manière que désormais elle ne concerne justement plus l’homme, considéré seulement en tant que tel. »226L’homme dans son essence est comme Da-sein, comme être-là, mais à ce même titre il est aussi indispensable à la vérité de l’Être lui-même ; cette vérité étant rattachée au monde, l’homme qui importe n’est plus celui pris tout seul, objet d’étude par le sujet-homme, le questionnement qui devient nécessaire et même urgent à l’époque du dépassement de la métaphysique est celui de l’homme-là – donc de ce qui fait l’humain de l’homme, son humanité au sein du monde –, celui qui vient au jour par les puissances contraires du ciel et de la terre, là où le dieu fait demeure et pose lieu. Il faut, pour Heidegger, (re)trouver la vraie mesure de l’homme, celle qui lui vient d’un autre lieu, là où son essence est pensée depuis son attachement premier dans le site du rassemblement, où ce qui est rassemblé et ce qui rassemble résident. Alors seulement la présence de l’homme pourra devenir claire et son sens donné et approprié ; car c’est dans le sens de la présence de l’homme sur terre que son être-là se meut et se pense. L’homme se doit donc de suivre l’injonction d’Héraclite : « ξύν νόω λέγειν (fragment 114), dire en communauté le νόος, le sens. » Dire en communauté c’est dire dans le rassemblement, et dire dans le rassemblement c’est dire à partir du sens qui vient dès lors, non pas comme sens de la vie et de principe de vie mais comme détermination essentielle pour le Dasein. Ce sens est celui du λόγος qui dit l’être et l’êtrelà de l’homme, donnant ainsi la mesure à l’homme non pas dans une détermination dialectique mettant en jeu – Heidegger pense ici à Hegel – une thèse et une antithèse ou plus précisément des contraires mais plutôt des contrastes – « les contraires (Gegensätze) s’excluent mutuellement, alors que les contrastes (Widerwendigen) se correspondent, en se faisant ressortir mutuellement. »227

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226 227

Ibid., p. 345. « Seminar in Le Thor 1966 », in Seminare, GA, Bd. 15 p. 278

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e v u e r Ep 2. Habiter (wohnen)

Pour habiter l’homme doit bâtir une maison. Mais qu’estce donc que cette maison qui devient lieu de résidence pour l’homme ? Elle n’est pas juste une construction, un immeuble dont les dimensions sont calculées et préétablies depuis un plan ; elle n’est pas le simple résultat et la manifestation physique d’une conception donnée. Marlène Zarader explique ainsi la « maison » dans les textes de Heidegger : Maison ne signifie pas le bâtiment, encore moins le logis au sens qui contient. Pensée à partir de son essence, la maison est le lieu où il est possible d’habiter. Plusieurs textes de Heidegger sont spécifiquement consacrés à éclairer l’habitation. Il en ressort qu’habiter, pensé à partir de son étymologie, signifie d’abord et fondamentalement être, exister et signifie aussi conserver, protéger... la demeure est le lieu... où l’on séjourne et où, séjournant, l’on est « chez soi », c’est-à-dire en son propre et elle est également le lieu où l’on reçoit, où l’on accueille, où l’on prend soin de ce qui vient.228

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Deux significations sont à écarter de ce qu’on entend par maison : celle d’un bâtiment et celle d’un « contenant ». La maison n’est pas le simple ce-bâtiment-de-bois-et-de-béton pour l’homme parce qu’elle n’est pas juste ce qui est là-devant. La voir ainsi c’est la considérer comme séparée de l’homme, voire même étrangère, plutôt qu’un Heim elle serait un Unheimliche et représenterait quelque chose à contrôler, donc aussi à craindre, et à s’en emparer. La maison n’est pas non plus des murs ou des pierres et du bois qui entoureraient l’homme, interdisant pour un moment le monde extérieur et les éléments météorologiques, ce n’est pas l’annulation ou l’ajournement d’un extérieur pendant un temps pour préserver le corps et la vie de l’homme et se constituer ainsi comme l’objet érigé pour protéger. La demeure de l’homme n’est pas ce qui permet et donne la puissance tout en écartant l’extérieur et le danger physique et moral, créant un isolement déterminé. Elle serait 228

M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, p. 204-205.

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alors objet-barrière dans un entourage géré et contrôlé d’après les besoins et les adversités de l’époque et de l’endroit. La maison est à penser depuis deux déterminations : celle du lieu et celle de l’essence de l’homme. La maison est un lieu (Ort). Elle est là où un appel particulier se fait et se réalise, celui de demeurer sur terre. Ce lieu du demeurer et de l’abriter est fait de choses qui s’ouvrent devant l’homme les accompagnant alors dans leur choséité (Sachhaltigkeit) au sein de la maison où s’effectue l’ouvert et l’être-là-devant (gegen-über) pour lui dans le cercle (Kreis) de ce qui est. Le lieu ne contient pas, il donne et présante l’ouvert où peut avoir-lieu l’intimité au cœur (Gemüt) de la maison : l’homme est alors dans la proximité des choses. C’est seulement dans la demeure et plus précisément dans l’eksister puis dans l’être-là comme demeurant que les choses sont choses et sont laissées comme choses étendues-devant. Cependant, ce lieu puis les choses qui y sont ne viennent ainsi et leur appel n’a de réponse pour l’homme que depuis son essence et la pensée de son essence. En d’autres termes, l’homme est homme en tant qu’il habite et qu’il est donc demeurant sur terre et parmi les choses. La maison est maison pour l’homme qui demeure et ce dans son êtrelà et dans l’accueil qui s’offre (schenkt sich) lui-même à l’appel du lieu rassemblant où toute chose rassemble et tient son être dans le rassemblement du don.

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L’homme qui « retrouve son chemin », celui donc qui repense l’humain et le résider sur terre, pourra retrouver depuis son « espace essentiel » « la dimension qui l’ajointe » à l’essence de la technique. C’est alors seulement aussi que le fondement de celle-ci sera retrouvé et médité, l’homme pensera alors le principe de raison et le rendre raison (principium reddenda rationis) et ensuite le monde des étants, de la totalité de l’étant et de l’être humain parmi les étants, là où sa demeure se fait et où il l’a perdue. A ce momentlà, le « nouveau dieu » accédera au lieu qui lui est propre entre les puissances contraires, la trace du dieu sera suivie par l’homme et le portera sur le chemin de son essence et de ses rapports (Verhältnisse) 121

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aux choses et aux autres essences. L’ajointement essentiel s’effectuant entre ciel et terre, celui de l’homme et des dieux qui parlent encore le divin, fondera alors et déterminera la demeure de l’homme. Il y a (es gibt) alors le lieu (Ort) où se rencontrent les dieux et les hommes. Sans ce lieu, cette « auberge », la rencontre avec les dieux est impossible et la trace du divin est perdue. 3. Les mortels (Die Sterblichen) Les hommes sont en tant que tels non pas des mortels mais les mortels.229 C’est qu’ils sont les seuls à mourir, le reste des étants n’ayant pas une telle configuration dans leur être-là. Les choses s’ouvrent là-devant (gegen-über) et les animaux périssent, ils ne meurent pas. C’est par cette détermination essentielle que l’homme peut poser la question de sa résidence sur terre et que cette question devient un questionnement sur son séjour. L’homme est pourtant devenu, depuis que sa présence sur terre est régie par la seule raison, celui qui périt (verendet), et ce parce qu’il est l’animal rationale,230 il a disparu avec l’individu que le sujet a remplacé. C’est pour cela que Heidegger dit de lui qu’il doit avant tout « devenir » mortel (« zu Sterblichen werden »).231 Ce n’est pas parce qu’être mortel est quelque chose de nouveau et de jamais vécu, mais parce qu’il s’est tellement retiré puis entré dans l’oubli qu’il est à peine possible de le récupérer.

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Le mortel a son être-pour-la-mort, qui sous-tend son existence ontique et informe essentiellement sa son assignation ontologique : « Seul l’homme meurt. L’animal périt (verendet). Il n’a la mort comme mort ni devant lui ni derrière lui... Nous appelons les mortels les mortels non pas parce leur vie terrestre finit, mais par ce qu’ils sont capables de la mort comme mort. »232 L’homme a la mort devant et derrière lui, il l’a toujours présante comme C’est à partir du cours Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs que Heidegger indique la primauté du soi comme sum moribundus sur l’ego sum de Descartes. Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA, Bd. 20, p. 179. Voir aussi l’article de J. -F. Courtine, « La question de l’être », in Heidegger : l’énigme de l’être (Paris : PUF, 2004) p. 82-83. 230 « Brief über den Humanismus », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 323. 231 « Das Ding », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 181. 232 « Das Ding », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 180. 229

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absance de son existence ontique, celle-ci la posant comme telle et s’y imposant comme le don depuis le Rien, qui est précisément le don de l’être assigné aux humains et les rendant ce qu’ils sont : les mortels (die Sterblichen).233 L’homme qui ne considère pas son être-pour-la-mort perd beaucoup plus que la mortalité, il perd ce qui la donne et ce qui l’implique : « Seul l’homme meurt et même continuellement, tant qu’il reste sur la terre, sous le ciel, devant les divins. »234 Si l’homme ne meurt plus, s’il est réduit à sa détermination biologique et scientifique d’animal doué de raison, il perd son séjour et le perdant perd le ciel et ce que les divins lui apportent. Ce qui lui fait appel ne se pose plus comme questionnement possible mais est relégué au rang de l’inutile. Les conséquences d’un tel écartement conduisant à l’oubli même du destin de l’homme s’étendent bien plus loin pour englober tout ce qui peut interpeller l’être-là depuis l’essence de l’homme et ses rapports (Verhältnisse) aux autres essences fondant le monde :

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Les mortels habitent, pour autant qu’ils sauvent la terre – ce mot [sauver] étant pris dans son vieux sens que Lessing connaissait encore. Le sauver (Rettung) ne fait pas qu’arracher à un danger, sauver (retten) veut dire proprement : laisser quelque chose libre dans sa propre essence... Sauver la terre n’est pas en devenir le maître et n’est pas l’assujettir... Les mortels habitent, pour autant qu’ils accueillent le ciel comme ciel. Ils laissent au soleil et à la lune leur route, aux astres leur cours, aux saisons leur bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour et du jour une agitation sans répit... Les mortels habitent, pour autant qu’ils attendent les divins comme divins... Ils attendent les signes de leur arrivée et ne méconnaissent pas les marquent de leur manque.235

233 234 235

Ibid.

« Bauen, Wohnen, Denken », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 152. Ibid.

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Les mortels, qui se doivent d’être les bergers de l’être, le sont aussi de la terre : ils la sauvent et la sauvegardent. L’homme mortel ne voit pas la terre et ses manifestations comme danger qu’il faille contrôler, il la « sauve » plutôt d’un danger particulier, qui est avant tout danger pour l’essence de l’homme lui-même. La réaction qu’il implique n’est donc pas simplement un arrachement à quelque adversité extérieure. Les mortels perdent leur mortalité en perdant la sauvegarde de la terre qui leur est assignée, ils ne laissent plus les choses entrer dans l’ouvert en tant que choses, s’ouvrant et se refermant depuis celle qui donne la Φύσις. En outre, l’homme perdant sa mortalité perd aussi l’accueil possible du ciel. Vouloir assujettir le ciel aux mêmes principes de calcul qui régissent le monde de l’homme, c’est oublier le ciel. Le jour et la nuit ne sont alors plus et ce parce qu’ils ne sont pas pensés dans leur unité essentielle où s’effectue l’offrande céleste : ils sont, pour l’homme régi par le principe de raison seul, deux périodes déterminées scandant l’existence et calculables, tout comme les saisons.

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Enfin, les mortels, qui le sont seulement et nécessairement parce qu’ils sont à l’écoute du ciel et de la terre, peuvent attendre les divins. Ils les attendent sans se tromper à leur sujet et donc sans méconnaître leur advenue toujours possible ni leur absence dont ils suivent toujours la trace. Méconnaître l’absence divine c’est, pour Heidegger, tomber dans l’idolâtrie des dieux métaphysiques possibles dont le Dieu – en tant que causa prima et ipsum esse subsistens – n’est pas le moindre. Retrouver la trace est aujourd’hui plus urgent, car, tout comme nous le disions plus haut, elle est entrée elle-même dans l’oubli pour laisser une autre trace : la trace de la trace dont les lieux sont à retrouver depuis l’attente des divins et du nouveau dieu. L’’attente active des divins se fait par la pensée méditative qui fouille incessamment ce qui s’ouvre devant elle et ce qui se cache en laissant les marques de son absance. Nous avons parlé, à plusieurs reprises, des lieux, des liens, d’un certain accord, de l’espace où se fait la demeure de l’homme et se donne la choséité (Dingheit) des choses, la vraie mesure, la donation... Il est aisé de voir comment tous ces termes font appel 124

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à ou impliquent une certaine relation, dont nous parlerons plus longuement en considérant l’union des Quatre comme telle, puis donc un « entre » qui nous paraît constituer et sous-tendre tous ces termes, étant donné qu’ils prennent tous leur effet et leur sens depuis et dans cet « entre » (Zwischen, qui a comme en français le sens temporel et spatial). En effet, même la parole qui nous guide ici nous semble résider dans ce dernier, pour autant qu’elle ne reste pas auprès d’un seul des quatre termes (qui sont autant d’éléments et de pôles constitutifs) mais en parle surtout pour explorer enfin ce qui les accorde et les permet, leur donne leur place, leur lieu et le langage qui les parle ; ainsi, c’est grâce à ce Zwischen que nous avons pu mentionner la résonance et l’écho, termes primordiaux pour la compréhension de ce qui devient pour Heidegger le lien essentiel des Quatre en fugue. Que faut-il donc entendre par « entre » ? Et pourquoi cet « entre » est essentiel pour penser le divin ? C’est ce que nous abordons dans le chapitre suivant, avant de donner le sens définitif du divin à partir des Quatre et de leur rassemblement.

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e v u e r Ep CHAPITRE IV

Le divin au sein du Geviert I. L’entre (das Zwischen)

Penser l’entre c’est penser tout ce qui n’est pas les quatre euxmêmes mais qui leur permet d’être ce qu’ils sont et là où ils sont, reliés et rassemblés. Ce qui caractérise l’ « entre » est toujours double exprimant différence et proximité. Heidegger dit de l’ « entre » dans « Die Sprache » : Le milieu de deux, notre langue l’appelle das Zwischen. La langue latine dit : inter. À celui-ci correspond l’allemand « unter ». L’intimité du monde et de la chose n’est point une fusion. L’intimité règne seulement là où le lien de l’unité (Innige), celui du monde et de la chose, se distingue purement et reste distinct. Au milieu des deux, dans l’entre du monde et de la chose, dans leur inter, dans ce Dis- règne la jonction.236

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Le Zwischen parle l’intimité, l’insuffle et la fixe comme telle : il l’intime. Il est donc ce qui permet à toute proximité possible entre les choses de se produire et ce dans l’Unter-schied. L’ « entre » rapproche en disant la dif-férence qui offre l’unité dans la jonction des termes. Le mot qui désigne la différence est alors à revoir : plutôt que quelque chose qui sépare et place deux choses en vis-à-vis et en opposition, la dif-férence où l’Unter donne la mesure et rassemble est tout l’inverse. Nous pourrons penser cette dif-férence de la même façon active dont nous avons pensé la présence, puis continuellement dans l’effet de son surgissement : nous dirons alors « dif-férance. » Celle-ci nomme, comme participe présent substantivé, ce que le Zwischen effectue ; elle est à associer au lieu et au milieu qui porte les choses dans ce qui leur est propre, parce qu’elle permet et le lieu et le milieu comme « entre ». L’intimité du monde et de la chose, se déploie 236

« Die Sprache », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 22.

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dans l’espace du Dis-, dans l’Unter- de l’Unter-schied, dans la Différence. Dif-férence n’est plus « un concept générique » mais est « cette Unité. Elle est unique. »237 Et c’est depuis sa propre unité qu’elle « tient ouvert le milieu sur, vers et à travers lequel monde et chose sont réciproquement unis. »238 Heidegger parle ici de monde sans mentionner le Geviert et chacun des quatre. Les quatre lui permettront, surtout dans « Bauen, Wohnen, Denken », de penser l’entre-deux comme entrequatre qui comme tels déterminent ce qui constitue le monde de l’homme et ses lieux d’habitation. La chose sera unie au monde dans la résonance de la terre et du ciel pour et par les hommes et les dieux, elle sera accordée à tous et manifestera l’Unter, au sens allemand de parmi ; elle sera alors le multiple parlant à l’unisson dans le lieu ainsi ouvert et offert et dans le langage qui lui est propre, celui de la terre s’adressant au ciel. C’est à ce moment là que cet Unter-schied se fera voir et nommer comme celui qui « porte le monde dans son « monder », ... les choses dans leur choséifier. Les portant ainsi, il les porte l’un vers l’autre. »239 Dire ceci, c’est prévenir contre toute tentative à identifier la dif-férence à une sorte de moyen terme ou à une voie permettant l’inclusion d’un moyen terme entre le monde et la chose ou entre les quatre : « La différence n’est pas médiation après coup rattachant le monde et les choses par un moyen terme qu’elle apporte. »240 Elle fait plutôt « que monde et choses entrent dans leur essence, c’est-à-dire dans leur rapport mutuel dont elle sup-porte l’unité. »241

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Heidegger, avec cette pensée de l’entre-deux puis de l’entre tout simple de l’Unter-schied dépasse celle, première, que nous rencontrons dans Sein und Zeit, du Pli ontologique, vers autre chose qui garde néanmoins la pensée directrice de ce Pli en arrière Ibid. Ibid. 239 Ibid. 240 Ibid. 241 Ibid. 237 238

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plan. Il ne pense plus l’ad-venue du monde et l’être-là de l’homme depuis la seule différence entre l’être et l’étant, mais il pense le Pli des deux, leur « accordement », pour ainsi penser ce qui emmène ce dernier et puis ce qui surgit de la différence. Une telle pensée, partie de l’être, ne cherche pas à atterrir quelque part, mais à suivre le chemin ainsi frayé, perdu et retrouvé à chaque fois, et entre dans le questionnement du monde où l’homme habite et donc dans ses lieux et dans son attachement à ce qui lui constitue un monde dont l’espace (Raum) est vu et dans son déploiement depuis l’entre et comme ce qui dis-joint. C’est grâce à cette pensée de l’Unter et du Zwischen que Heidegger pourra méditer plus essentiellement la technique et ses implications : si le Zwischen peut constituer le milieu raccordant chose et monde la technique ne le saurait jamais, et il en est ainsi depuis son essence impensée.242 C’est dans cette perspective seulement qu’on peut voir dans l’assertion de Heidegger concernant la technique et le Geviert autre chose qu’une position démunie et inopérante face au gigantisme planétaire et à ses conséquences dévastatrices :

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L’occidental est-il encore ? Il est devenu l’Europe, dont l’espace de domination recouvre déjà la terre entière. Celle-ci, à son tour, est comptée comme planète dans l’espace interstellaire cosmique qui est déterminé comme espace d’action planifiée de l’homme. Terre et ciel du poème ont disparu. Qui se risquerait à dire vers où ? Le rapport in-fini de la terre et du ciel, de l’homme et de dieu semble ébranlé.243 La modernité de l’Européen, ayant remplacé l’homme de « la terre du soir » (Abendländische) a-t-elle écrasé et détruit à jamais le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent et impliquent ? La réponse est non, parce que l’appartenance (das Verhältnis) paraît (scheint) dévastée, elle n’a pas été comme oblitérée : elle est bien Voir D. Franck, Heidegger et le christianisme, p. 81, 89. « Hölderlins Erde und Himmel », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 176. 242 243

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partie mais elle laisse derrière elle une trace, la trace de l’Unter qui donnait l’appartenance essentielle. Chercher la trace est donc chercher les lieux où se dit encore et (se) donne cet « entre » en tant que tel. C’est ce dernier aussi qui permettra une meilleure vue de l’histoire comme Geschichte : il accorde ce qui est allemand (la terre) à ce qui est grec (le ciel, le feu) dans une pensée unique qui parle l’appartenance (Verhältnis) : il les dis-joint.244 C’est ainsi que l’appartenance essentielle du ciel et de la terre permet de penser et de considérer l’Histoire (Geschichte) de la pensée depuis son aurore et dans son déploiement continu. L’entre est à penser depuis ce qu’il apporte lui-même à l’homme dans sa relation et son appartenance au ciel et à la terre des dieux. Le mot qui parle cette appartenance, Heidegger lui trouve un premier écho dans le grec τίσις. Heidegger repère ce mot dans la parole d’Anaximandre qui dit le séjour des hommes dans leur présence parmi les présents. Le mot Rücksicht semble alors porter au sens (Sinn) ce que le grec désigne dans τίσις comme égard, l’un pour l’autre, de ceux qui séjournent. Mais ce τίσις neutre nomme plus que le mot féminin Rücksicht qui se rapporte et rapporte tout à l’homme. Heidegger fouille alors l’allemand pour trouver un neutre donnant le sens propre à la relation recherchée, ce qui lui permettra de parler du τίσις disant en même temps la δίκη (correspondance de l’un pour l’autre). Ce mot, il le trouve recelé dans un autre, moderne celui-là : ruchlos (odieux). Il cherche alors le ruch inusité et oublié de ruchlos et le retrouve en moyen-hautallemand sous la forme ruoche : « Le mot moyen-haut allemand « ruoche » nomme le souci (Sorgfalt), la sollicitude (Sorge).245 » La Sorge dit alors plus essentiellement, plutôt que la simple présence de l’un avec l’autre, le souci de l’être de chacun pour celui de l’autre : « Elle se tourne vers une occupation qui veille à ce que l’autre reste

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244 245

Voir Ibid., p. 162-3. « Der Spruch des Anaximander », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 360.

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dans son essence.246 » L’homme qui est dans la Sorge « se soucie », à partir de son être, du monde où son Dasein se trouve déjà ; c’est cet homme qui est proprement entre terre et ciel et qui se meut, pour autant qu’il se meuve, avec les dieux, dans l’éclair de l’ouvert et depuis le sol natal qui parle encore dans les Mundarten, dans les mots oubliés et dans ceux qui retiennent et rappellent l’oubli. Cet homme fait attention au ciel et à la terre, il est le berger de ce qui est là-devant, l’ob-stant (das Gegenständiche) de la Φύσις dans son étance et sa présance. Les mortels dans ce rapport essentiel de déférence et d’égard cherchent à être en accord avec ce qui vient vers eux pour ainsi être les séjournants (die Je-Weiligen).247 Le Zwischen est un entre mais pointe déjà vers ce qui dit plus que l’entre et lie et en même temps entoure et parle le tout dépassant le λόγος de l’étant en sa totalité ou de l’esse commune. Ce vers quoi il pointe et qui reste dans la sauvegarde du non-dit se dit déjà à nous et nous le nommons : « le divin » (« das Göttliche ») parlant dans Sacré (Heilige). Nous devons l’approcher explicitement dans l’a-jointement et le dis-jointement des Quatre.

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II. Le Quadriparti et le divin (Das Geviert und das Göttliche) 1. Les Quatre et l’Un Heidegger parle des Quatre avant d’en trouver l’unité et ce qui les unit essentiellement et dans le langage. Il les découvre chez Hölderlin, chacun à part au début puis toujours de plus en plus dans leur(s) relation(s) les uns aux autres, sans pour autant trouver et se prononcer sur sa pensée définitive. Il méditera, avant le rassemblement très précis du Geviert, le « quatre en Un » de Hölderlin.248 Heidegger dit le « quatre » et le pense de toutes les façons possibles pour déceler le destin métaphysique. Ibid. Ibid. 248 Voir J. -F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 27, ainsi que le livre de B. Allemann dont parle Mattéi : Hölderlin et Heidegger (Paris : PUF, 1954) 246 247

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Les quatre causes d’Aristote constituent un point de départ où le fondement de la métaphysique et le fonder tout court restent impensés. En 1938, l’article « Vom Wesen des Grundes » s’interroge sur ce qui fonde les quatre et sur ce qui a permis à Aristote de réduire les causes à la causa materialis, la causa formalis, la causa finalis et la causa efficiens. Il joue avec les chiffres un, deux, trois et quatre, compte et recompte pour déceler le jeu qui s’installe progressivement en métaphysique depuis Aristote, permettant les quatre et leurs déterminations et donc les fondant et fondant leurs relations puis la logique qui s’installe.249 Ce questionnement se précisera davantage plus tard, en 1953, dans « Die Frage nach der Technik » : « Il est peut-être temps de demander : pourquoi y a-t-il justement quatre causes ? »250 Il s’agit de questionner vers les quatre, un questionnement qui commence par penser les causes pour aboutir à leur nombre, puis au sens du nombre lui-même : « D’où vient-il que le caractère causal des quatre causes soit si uniforme qu’elles appartiennent les unes aux autres ? »251. Les mots à retenir ici sont « Ursachecharakter » et « einheitlich » : penser les quatre causes aboutit à penser leur caractère de causes premières ou primitives (ur), ce qui fait qu’elles soient causes et au nombre de quatre – pourquoi ces quatre mais surtout pourquoi quatre et pourquoi leur union – pour déterminer tout ce qui existe au monde et toute pensée métaphysique le concernant. Il s’agit donc de penser le « fondement » du monde ou, plus précisément, de la pensée du monde et de l’ad-venue au monde à partir des quatre causes réduites au « quatre » puis à leur union. La causalité n’est pas tout simplement mise en question, elle est questionnée pour voir ce qu’elle recèle, ce qui la détermine et ce sur quoi repose son fondement : le rien de l’être.

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Dès lors, il devient essentiel de penser le fondement métaphysique en dehors de la métaphysique, qui s’est avérée « Vom Wesen des Grundes », in Wegmarken, GA, Bd. 9. « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, Bd. 7, p. 9. 251 Ibid. 249 250

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être la « science » (Wissenschaft) de l’étant, incapable comme telle et comme toute autre science de penser son propre fondement qu’elle prend pour acquis. C’est alors que Heidegger se tourne vers la poésie de Hölderlin, où il retrouve les quatre et le Grund qui les sous-tend et qui fait leur Unité (Einheit). Le lecteur qui souhaite regarder de plus près l’appropriation des quatre que Heidegger repère chez Höldelrin pourra consulter l’ouvrage de Mattéi que nous avons déjà cité à plusieurs reprises. Notons ici ce qui nous intéresse : Non pas de reprendre et de citer les différentes acceptions des quatre et de l’Un que Mattéi repère, dérivant d’Aristote, de la métaphysique, de Hölderlin, de la musique, etc., mais la variété elle-même, le foisonnement des quatre que Heidegger a dû rencontrer le long chemin qu’il a pris avant de se prononcer définitivement sur les quatre et d’offrir sa pensée là-dessus dans le Sens (Sinn) des quatre devenus le Geviert.252 Les quatre sont donc bel et bien le dépassement souhaité de la métaphysique, dépassement qui n’aurait pas pu se faire sans le commencement qui parle en celle-ci et dans son langage propre. Le pas qu’il a fallu faire pour effectuer la Kehre était avant tout un pas en arrière à partir de l’étant, un pas donc depuis la langue propre à l’institution de l’étant : la métaphysique, d’où le départ d’Aristote vers les pré-Socratiques, le fouillage de la langue grecque, telle une terre secrètement arable, puis le chemin suivi vers Hölderlin et l’essence

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Voir en particulier Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, 49-52, où il est question des quatre acceptions de l’Un comme modes de l’Un (Aristote, Métaphysique, Δ, 6) ; des quatre acceptions de la substance comme quiddité, l’universel, le genre et le sujet ; des quatre modes de la quantité (quantité discrète, continue, quantités ayant entre elles une position réciproque et celles qui n’en ont pas), les quatre espèces de la qualité (état-disposition, aptitude-inaptitude, affections, figure ou forme), les quatre modes de l’opposition (opposition des relatifs, des contraires, de la privation et de la contradiction), les quatre questions de la connaissance, etc. Il est clair que Mattéi cherche ici les quatre partout et les trouve, mais ce qui est plus remarquable est l’assiduité d’Aristote, parfois franchement forcée, à réduire sous les différentes catégories beaucoup de déterminations et de distinctions au nombre quatre, sans pour autant s’expliquer et expliquer le choix de ce nombre, en particulier pour les premières causes qui sont somme toutes les premières choses (Ur-sache) à considérer. Voir aussi les pages 61-2 et 68 pour les quatre fondements de la métaphysique et la page 79 et suivantes pour la musique. 252

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des quatre retrouvée, récupérée, repensée hors de la métaphysique des résidents de l’Abendländische.253 2. Rassemblement et divin

Ce qui unit les quatre, ce qui leur permet d’être comme quatre l’un vis-à-vis des autres, ce qui fait leur Unité, la donne et s’y donne continuellement est le rassemblement (Ansammlung) des quatre. Il rend possible toute parole concernant les quatre et qui parle depuis la trace de leur Unité dans la poésie. La Kehre pense ce rassemblement. Notons, cependant, avec Grondin le caractère très particulier de celle-ci : L’idée de conversion est suggérée par le fait que le radical Kehre se rencontre dans des expressions à connotation religieuse comme « Bekehrung » ou « Umkehr » (qui rend le grec μετάνοια)... De toute évidence, la traduction... de Kehre par révolution ou conversion irait beaucoup trop loin. Contentons-nous de signaler qu’elle est possible et, surtout, qu’elle témoigne d’une compréhension quasi eschatologique de la Kehre.254

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En effet, ce qui compte pour nous, n’est nullement la revendication d’un caractère franchement ou exclusivement religieux de la Kehre depuis laquelle le rassemblement finit par être pensé dans les conférences qui nomment le Geviert, mais plutôt la perception, le repérage évident d’un aspect religieux de conversion face au quatre. Il s’agit bien d’un détour, d’une conversion, d’un retour qui découvre quelque chose de nouveau dans ce qui est là depuis toujours et qui finit, par la Kehre, d’entrer dans le donner du dieu Pour le « Un et le multiple » retrouvé et repensé depuis leur origine pré-socratique chez Héraclite et Empédocle, voir Gadamer, Au commencement de la philosophie : Pour une lecture des présocratiques (Seuil : Paris, 2001) p. 80. 254 Jean Grondin, Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, p. 11. Voir aussi, sur le côté religieux de la Kehre, l’article de K. Löwith, « Heideggers » Kehre « », in Die neue Rundschau, 62, 1951. 253

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que le religieux parle et peut emmener au langage des mortels. S’il y a le religieux et la parole qu’il permet ainsi, il y a préparation pour le nouveau dieu qui dit le celer et le se manifester de lui-même depuis des nouveaux lieux sacrés, les lieux du Sacré qui emmènent dans l’ouvert l’ouverture et le se celer du divin. Nous pouvons parler ainsi du Sacré parce qu’il s’est avéré à chaque fois être ce qui rassemble, que ce soit dans le temple que décrit « Der Ursprung des Kunstwerkes », celui dont parlent plusieurs articles et conférences dans les Erläterungen zu Hölderlins Dichtung ou enfin celui du monde et de la chose qu’on retrouve dans les conférences plus tardives, telles que « Das Ding » et « Bauen, Wohnen, Denken ». Ce rassembler « religieux » s’effectuant de par la divinité du divin dans le Sacré du lieu, nous le prononçons enfin ici avec sa détermination essentielle : la Quadrité. Le rassemblement se dit depuis, pour et vers les quatre et ce précisément parce que les quatre ne sont ainsi que par, depuis et pour lui. Il est la possibilité toujours actuelle de ce qui offre aux quatre leur quadrité et ce qui institue le Geviert, aussi dicible que le divin est in-dicible.

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Cependant, notons que ni le rassembler ni la quadrité du Geviert n’épuisent le divin et son sens. Le divin est dans le donner du Sacré parlant depuis les lieux du Geviert et de la chose, mais il n’est pas tout simplement là, il n’a pas que ces possibilités, nous le rencontrerons encore ailleurs. Cette section et celles qui la suivent jusqu’à la fin de ce chapitre, diront les lieux du divin et finiront par nous permettre non pas une vue d’ensemble, comme si le Göttliche pouvait se réduire à un agrégat quelconque, ou à un sentiment religieux ou autre, ou à une compréhension dans le sens d’une saisie scientifique. Cependant, le Göttliche peut bien recevoir une certaine mesure, et ce dans le sens que nous avons déterminé. C’est alors que l’ampleur qui lui est propre viendra à la parole. Notons à la fin de cette section sur le rassembler ce que le chemin pris vers et par le divin nous dit déjà : 135

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Le rassembler dont la Kehre permet de parler a un caractère « religieux » qui se manifeste dans la parole disant ce qui se donne dans le Sacré, dans le ce que du Sacré, depuis le divin. Le divin est dans le don du Sacré du Rassembler. 3. Le ciel (der Himmel) – la terre (die Erde)

Le divin (das Göttliche) Les dieux (die Götter) – les hommes (die Le divin Menschen) (das Göttliche) Nous intitulons cette section en donnant un diagramme qui présente le divin d’un côté et les quatre du Geviert de l’autre : le divin est en vis-à-vis par rapport aux quatre. Mais ce vis-à-vis n’est pas quelque chose qui sépare inéluctablement le divin des quatre, il indique plutôt une vue constante sur le divin par les quatre, il est devant eux à chaque fois qu’ils sont dans leur quadrité, que le Zwischen les pose en quatre et donne l’Unter-schied qui les dit.

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Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer ce vis-à-vis du divin ?

Lorsque nous avons parlé de chacun des quatre séparément, nous l’avons vu lié pour son sens (Sinn) aux différentes forces contraires dont la différence fut ensuite pensée depuis l’Unter. Chacun s’est donc montré dans son attachement essentiel aux autres, fondant l’exister parmi les choses, parlant depuis les choses. Or ce qui parle dans la chose, ce qui lui donne sa choséité (Dingheit), est dans le lieu où se fait la demeure de l’homme pour son être-là parmi les Dinge, sous le ciel et sur la terre. C’est depuis ce lieu que l’homme considère chacun des quatre et finit par penser le Geviert qui institue un monde dans leur rassemblement. Ce lieu s’est avéré avoir un caractère religieux où se rencontre ce qui emmène le Sacré ; ce dernier étant la possibilisation continue de ce qui se donne depuis le divin (Göttliche), celui-ci reste, à chaque fois qu’on pense chacun des quatre, présent devant nos propos et nos considérations, motivant ce qui est là devant lui (gegen136

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über). Cette présence est à prendre ici dans le sens premier d’une pensée particulière dont l’influence et les déterminations restent là lorsqu’une autre est approchée, et donc ni au sens plus précis de présance ni à celui d’être-étendu-là-devant (über-legen) ou d’un objet (Gegenstand) à utiliser comme suppôt pour la compréhension d’un autre objet d’étude. Nous pouvons à présent affirmer :

Le divin est en vis-à-vis essentiel et non-objectif par rapport aux quatre. 4. Le divin auprès des quatre Le divin est aussi dans « la proximité » (« die Nähe »), il est auprès de chacun des quatre. Nous pouvons alors donner une autre illustration de sa relation aux quatre : le ciel (Himmel) – le divin (Göttliche) les dieux (Götter) – le divin (Göttliche)

EPREUVE la terre (Erde) – le divin (Göttliche) les hommes (Menschen) – le divin (Göttliche)

Lorsque nous regardons le ciel, nous pensons le divin ; lorsque nous nous tournons vers la terre et le surgissement, nous pensons le divin ; lorsque les dieux nous parlent, nous pensons le divin ; lorsque nous prenons garde à l’homme dans son Dasein, nous pensons le divin. Le divin est toujours déjà à côté de chacun des quatre dans l’intimité (Innigkeit) de la proximité (Nähe) : a. Le ciel parle le divin pour autant qu’il est la demeure des dieux du ciel que la transcendance à partir de la terre atteint métaphysiquement avant de penser leur essence. Parler du ciel et de son éclair c’est se prononcer depuis la lumière du divin. Le divin reste ainsi indissociable de toute pensée du ciel, il l’accompagne à chaque fois. 137

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b. La terre est toujours pensée depuis le dieu du cep, celui qui se donne en donnant et s’ouvre dans la Φύσις en se refermant. Le Gott der Rebe/des Weinstocks dit le divin dans l’œuvre de l’homme labourant la terre, la touchant, regardant les sillons qu’il y a tracés. Le divin est dans l’expression de la terre et de son dieu. c. Les dieux viennent et repartent, ils sont anciens et nouveaux, ils parlent les époques d’assignation de l’être et sont là lorsque le lieu qui les accueille s’ouvre depuis le Sacré et est ainsi accueilli par ceux qui le pensent. Les dieux qui viennent dans le Sacré du temple, depuis le ciel et la terre sont dans ce que donne le Sacré par le divin. Les divins (die Göttlichen) sont du divin (das Göttliche). d. Les hommes sont avant tout les mortels et leur mortalité, leur présance sur terre comme plus et autre que l’animal rationale, est depuis leur écoute et leur ouverture au ciel et à la terre où parlent les dieux dans le Sacré et depuis le divin. L’homme sans l’écoute de ce qui vient du divin n’est plus le mortel qui vit dans les lieux où se manifestent les dieux et où son être essentiel se pense. Les mortels parmi les choses et les lieux sacrés le sont par le divin, non pas en tant que grâce d’un dieu métaphysique mais comme donation continue et qui se fait d’une urgence particulière aujourd’hui. Le divin est donc auprès des quatre, dans l’intimité du lien qui se manifeste entre eux et lui, tout comme il est dans le visà-vis particulier que nous nommions. En prenant ces deux hermnéneutiques en compte, nous obtenons le schéma suivant :

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le ciel – le divin (der Himmel das Göttliche)

la terre – le divin (die Erde das Göttliche)

les dieux – le divin les Mortels – le divin (die Götter , (die Sterblichen das Göttliche) das Göttliche)

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le divin (das Göttliche)

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Le divin est auprès de chacun des quatre tout en étant auprès du « Quatre », de la « Quadrité », du Geviert qui permet leur lien essentiel les uns aux autres. Ceci dit, le divin ne se réduit pas à une telle fonction, il n’est pas l’entre des quatre ni exclusivement ce qui les rattache depuis le premier surgissement et événement (Ereignis) où devient clair le Pli de l’esse – ens. Il n’est pas non plus seulement dans la proximité des quatre et dans le rassemblement qui les permet dans les objets pensés depuis le lieu sacré. Il nous faut aller encore plus loin. 5. Le divin et le cercle (der Kreis, der Ring, das Gering (la tour qui encercle)) Les quatre sont dans une quadrature, non pas parce que leur relation se situe dans un espace géométriquement déterminé par une figure à quatre angles et quatre côtés, mais parce qu’ils sont dans une quadrité qui, avec les liens qu’elle permet, est dans un mouvement perpétuel qui s’institue en instituant les quatre et qui forme et boucle, sans le fermer – et c’est là que gît le mystère de l’anneau ouvert –, le cercle où les essences respectives de ces liens et des quatre sont déterminées et maintenues. C’est au sein de cet anneau (Ring) qui gouverne ainsi l’installation des quatre que le Geviert, le quatre-Un, se manifeste.

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On rencontre le cercle déjà dans le Zarathoustra de Nietzsche, où il est question du serpent qui s’enroule autour de l’aigle : « Un aigle faisait des grands tours dans l’air, et un serpent était suspendu à lui, non pas comme une proie, mais comme un ami : car il se tenait enroulé autour de son cou. »255Heidegger évoquera un tel Ring dans Der Satz vom Grund : Ici, quelque chose se tourne vers lui-même. Ici, quelque chose s’enroule sur lui-même mais ne se ferme pas : il se libère en s’enroulant (entriegelt sich). Ici, il s’agit d’un anneau, un anneau vivant, semblable à un serpent. Ici, quelque chose se saisit à sa 255

Nietzsche, Also Sprach Zarathoustra (Köln : Anaconda Verlag, 2005) p. 16.

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propre extrémité. Ici, il s’agit d’un commencement qui est déjà un achèvement.256 Mattéi notera, que cet anneau, exprimé en 1955 est à mettre en parallèle avec la « Tour encerclant » que nous retrouvons en 1949 dans la conférence « Das Ding ».257 Notons ce qu’il en est déjà ici : l’anneau est fermé et ouvert, et c’est là son mystère. Cependant, ce mystère est bien clair pour nous qui le voyons dans le Geviert et le lien du divin aux quatre. L’anneau est fermé parce qu’il est le rassemblement des quatre, ce qui les lie les uns aux autres et ce qui les tient toujours-déjà dans les lieux qui disent leur lien par les choses. En même temps cet anneau est ouvert : il a le vide (die Leere) au sein même de la quadrature qu’il permet et rassemble. Il ne dit ainsi ni extérieur ni intérieur ; il ne se situe pas dans un espace fermé par rapport à d’autres espace donnés, mais permet toujours l’entrée du et l’accès à ce qui fait le Geviert. C’est dans un tel anneau que le divin entre et reste dans la proximité des quatre, cette entrée là où il est depuis toujours dit le fait même de la résonance et du résonner qui caractérise les quatre et ce qui s’institue par eux.258

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L’anneau est le commencement qui s’achève déjà, et c’est ce ce qui le distingue, entre autres, du début. Ce commencement est là depuis le surgissement et reste ce qu’il est dans chaque venue au monde d’une chose, là où il monde (es weltet) dans le lieu ; il « se saisit à sa propre extrémité », non pas pour nier ou affirmer le mouvement dynamique mais parce qu’il n’en est pas question en lui, son essence venant de son être-anneau qui exprime celle du Geviert et de son rassembler continu.259 Ce cercle dit l’essence du rassemblement, il dit donc les sites où ce dernier fonde un monde, celui qui n’est ainsi que par le Sacré Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 20. J. F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 100-101. Voir aussi p. 129. 258 « Das Wesen der Sprache », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 10, p. 198-199. 259 Voir Nietzsche, Also sprach Zarathoustra, « Vorrede », § 10. 256 257

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dont le mystère indique la trace. Le cercle-quadrité se comprend seulement à partir de ce mystère : celui-ci est clair depuis nos arguments précédents mais jamais par un calcul. Le mystère se présente souvent, à premier abord, sous forme d’énigme, que Heidegger retrouvera chez Hölderlin et dont Mattéi essaiera de sonder la profondeur.260 Citons avec lui l’hymne sur le Rhin de Hölderlin : « Enigme est bien ce qui pur a surgi. Même Le Chant, à peine lui est-il licite de le dévoiler. Car Ainsi que tu as commencé tu vas demeurer Quelle que soit l’œuvre de l’urgence Et de l’élevage, du plus en effet Est capable la naissance Et la raie de lumière qui Rencontre le nouveau-né... » Les titres du chapitre et du paragraphe reprennent le terme de Hölderlin du premier vers qui caractérise l’ « énigme » : Reinentsprungenes, littéralement : « Ce qui a purement jailli. »261

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Mattéi reprend en détail ensuite l’interprétation heideggerienne de la totalité de la strophe pour préciser les quatre « tonalités fondamentales » du Geviert.262 Ce qui ressort de son analyse, qui guide tout son livre et revient pour s’enrichir d’un nouvel élément et d’un nouveau texte à chaque fois, est l’énigme elle-même et le fait que les Quatre restent dans l’énigme de leur rassemblement en quatre dans un cercle dans tous les textes de Heidegger sur Hölderlin : « Aussi ne trouverons-nous jamais, pas plus dans ce premier cours sur Hölderlin que dans les textes plus tardifs, le moindre déchiffrage des Quatre. Heidegger les énumère, les nomme, les rassemble et fait résonner les quatre voix, mais il ne dit J. F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 101. Ibid., p. 161-2. 262 Pour l’analyse détaillée, le lecteur pourra consulter le section « La quadruple chose » dans le livre de Mattéi, p. 161-74. 260 261

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rien sur leur mode d’apparition dans sa propre pensée. »263 Nous ajoutons que ce déchiffrage ne s’effectuera d’ailleurs jamais, même lorsque Heidegger nommera explicitement le Geviert. En effet, il ne s’agit pas de « déchiffrer » les quatre, de donner une explication « définitive » qui déterminerait leur structure précise, mais plutôt de laisser le mystère de leur quadrité ad-venir dans la parole qui lui est propre. Dans cette quadrité où le Kreis s’installe, où le Geviert dit l’harmonie que le divin nous semble dorénavant accorder, une entrée particulière devient possible comme manifestation éblouissante des quatre-en-Un depuis la lumière des dieux du ciel et de la réserve des dieux de la terre des mortels : Ce qui demeure étranger au dieu, les aspects du ciel, est ce qui est familier pour l’homme. Et qu’est-ce cela ? Tout ce qui, au ciel et par là sous le ciel, puis par là sur la terre, brille et fleurit, résonne et s’exhale, monte et arrive, mais aussi part et tombe, mais aussi se plaint et se tait, mais aussi pâlit et s’assombrit. Dans ces choses-là, familières à l’homme, mais étrangères au dieu, l’Inconnu s’envoie (schicket sich) pour y demeurer et être gardé comme l’Inconnu.264

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Plusieurs dimensions de notre étude se rencontrent ici et entrent dans la clarté de la présente exposition. Pour l’homme – et ici c’est l’homme qui pense qu’il faut avoir à l’esprit – il y a déferlement de tout ce qui est. Prêtons oreille aux mots que Heidegger emploie pour décrire ce qui se donne ainsi aux mortels : « glänzt und blümt, tönt und duftet, steigt und kommt... geht und fällt... klagt uns schweigt... erbleicht und dunkelt... » Il n’est pas question d’énumérer tout simplement une liste de contraires, mais d’exprimer la dif-férence qui ne saurait s’effectuer que sur la terre et sous le ciel et avec l’homme. Il est question d’une lumière qui vient de la rencontre des puissances contraires et qui les accorde 263 264

Ibid., p. 173-4. « ... dichterisch wohnet der Mensch... », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 204.

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– celle de l’éclair du ciel, de ce qui brille, et celle des fleurs et du monde printanier qui éclot et s’ouvre par la lumière vers la lumière. Les deux mots, glänzt et blüht, nous disent le raccordement auquel les dieux participent à chaque fois dans la Quadrité du cercle où le divin est en tant que ce qui entoure et ce qui est dans la proximité. Ensuite, nous sommes avec ce qui « tonne et s’exhale » (« tönt und duftet ») et que nous rapportons encore une fois à la terre et au ciel où résident les dieux et où l’homme est en écoute continue de l’être et de l’être du résonner qui s’effectue invariablement – le tonner est de par le résonner qui parle le rassemblement du ciel et de la terre qui embaume et donc donne le beau. Parler de ce qui tonne et s’exhale c’est aussi prêter attention à ce qui « monte et s’approche » (« steigt und kommt ») : ce qui monte, surgit, entre dans l’ouvert, éclot, le fait à partir de la terre et sous le ciel où il vient vers l’homme qui lui est lié par essence, il vient vers nous qui le considérons depuis l’ouverture rendue possible par la parole où elle réside et maintient son raccordement initial.

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Tout ce surgissement et toute cette ouverture, réponse de la terre au ciel, à son éclair et à son don, se font toujours dans la présance de ce qui « s’éloigne et tombe » (« geht und fällt ») : le venir est le long du partir. La parole qui dit tout l’ouvert et toute l’ouverture du terrien est aussi celle qui « se plaint et se tait » (« klagt und schweigt »), c’est la parole hésitante, qui pense plus qu’elle ne nomme et nomme en pensant. Elle se plaint parce qu’elle dit la douleur de l’arrachement essentiel de la venue dans l’ouvert et au sein de la quadrature du cercle et elle s’abrite ensuite dans le silence de la réflexion méditante (Besinnung). Elle est refus de la parole et non pas opposition à la parole. Elle est calme méditatif lourd de sens et de dict, source (Quelle) du dire du poète, le demi-dieu. L’hésitation des mots est accompagnée par celle de la lumière, de ce qui « pâlit et s’assombrit » (« erbleicht und dunkelt ») se gardant 143

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ainsi dans l’hésitation qui caractérise tout ce qui vient dans et par le Geviert et où la trace du divin est à chaque fois tout comme l’être dont l’Ereignis nomme le Pli. Nous assistons dans ce passage à un résumé de toute cette quadrature dont notre chapitre a éclairé les principaux tenants pour les montrer ensuite dans le cercle unifiant et rassemblant où notre rencontre avec le divin devient précise dans ses possibilités et son essence. En même temps, un autre élément et une autre clef sont donnés aussi dans ce passage. Heidegger nous le dit clairement : « Dans ceci, familier pour l’homme mais étranger pour le dieu, l’Inconnu s’envoie destinalement. » (« In dieses dem Menschen Vertraute, dem Gott aber Fremde, schicket sich der Unbekannte... ») Le vertraute est ce qui est ver-traute, éprouvé comme vrai, on lui fait donc confiance (man vertraut diesem), tellement qu’il devient le « familier », celui qui est avec l’homme. C’est dans ce familier qui est dans la proximité (die Nähe) de l’homme que peut entrer et entre l’Inconnu. L’homme qui reste dans le lieu métaphysique sans le penser ne pense pas la proximité ni par conséquent ce qui y entre ; l’Inconnu, qui n’est autre que le dieu Inconnu, celui qui sauve, lui reste étranger tout en étant auprès de lui. Ce dernier n’est pas synonyme des dieux du Geviert bien qu’il soit dans le Geviert lui-même aussi tout en étant auprès de lui et de chacun de ses éléments, qui sont autant de notes fondamentales de l’harmonie établie. Nous avons parlé du dieu Inconnu, dans le chapitre précédent, pour bien préciser qu’il ne s’agissait pas de « connaître » le dieu à partir des schémas traditionnels de la métaphysique et de la théologie, tout en ne déniant pas à ces deux les lieux où la trace du divin pourrait se faire pressentir et donc la parole du dieu Inconnu pourrait être aperçue d’une certaine manière. Cependant, nous n’avons fait qu’écarter les représentations traditionnelles sans apporter de précisions particulières concernant cet Inconnu. Ici, nous sommes enfin à

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même d’indiquer dans quel sens le dieu Inconnu est à entendre et dans quelle pensée particulière il se retrouve pour nous qui sommes sur les pas vers et de la trace historiale du divin : l’Inconnu est préservé dans le Geviert et ce dans un proche continu qui est autre que le transcendantal auquel les dieux participent sans s’y réduire. L’Inconnu est étranger au Dieu métaphysique, il n’est pas connu par lui et est familier à l’homme. Il est celui qui surgit de l’énigme en y résidant : ce surgir se fait historialement et donc selon les différentes époques de l’être. En entrant, résidant et s’ouvrant dans le familier de l’homme mortel, l’Inconnu parle le divin, il parle divinement (göttlich) et demande qu’il soit gardé, préservé (behütet). L’homme, berger de l’être, se doit d’être aussi berger de l’Inconnu du divin. Une autre précision est maintenant possible : Le divin comme Inconnu est dans l’énigme de la quadrature du cercle.

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Nous avons pu placer le divin dans la constellation du Quadriparti tout en développant son/ses sens, le type d’entrée qu’il effectue ou retrouve dans les Quatre-Un et sa sortie, avec ses effets, du monde et de son histoire. Nous avons retrouvé alors la multiplicité de son univocité, son lien à chacun des quatre et à leur rassemblement qu’effectue et qui permet l’événement appropriant fondateur. Nous devons maintenant, ayant dressé le tableau de l’apport et de la position particuliers qu’occupe le Göttliche dans le développement de la pensée de Heidegger, considérer la manière dont il peut, tel que nous le comprenons désormais, participer à l’instauration du monde originalement, à partir de et en deçà de l’être, et comment donc il est possible d’attendre activement et d’atteindre une « installation » historiale du divin. C’est à cette tâche que le prochain chapitre s’attelle.

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e v u e r Ep CHAPITRE V

Installation du divin

« Alle Anfänge sind in sich das unüberholbar Vollendete. Sie entziehen sich der Historie, nicht weil sie überzeitlich-ewig, sondern größer sind als die Ewigkeit. » (« Tous les commencements sont complets d’une manière indépassable. Ils échappent à l’histoire, non pas parce qu’ils sont audessus du temps et éternels, mais parce qu’ils sont plus grand que l’éternité265 »).

I. Le divin et l’autre commencement C’est dans le deuxième commencement, celui qui dépasse l’histoire de la métaphysique dominée par la Leitfrage de l’étant tout en y gardant une assise, que le Seyn est pensé, parce qu’il y a alors méditation, depuis la Grundfrage, sur l’origine et l’être à l’origine. Or approcher le Seyn nous place auprès de ce qui se donne avec et dans sa première destination. Les dieux se trouvent alors dans un autre appel où le Geviert s’exprime dans son installation première et prend toute son ampleur dans une autre rencontre.

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Heidegger note dans Besinnung (nous soulignons) : « L’estre est besoin (Not) des dieux266 ». Lorsque le Seyn est pensé, lorsque le saut est effectué, il porte le penseur dans un domaine où soudain et nécessairement les dieux se font détresse de manque productrice : leur absence se fait sentir ; pour la première fois, elle devient urgente et génère une anxiété particulière qui les cherche dans le lieu de l’événement appropriant. C’est de celui-ci que le nouvel Anfang exprimera ou permettra le fondement. Dans le nouvel Anfang un rapprochement particulier se fait entre les hommes et les dieux : L’absence actuelle des dieux est une préparation au langage qui commencera à les dire plus tard, à partir du Geviert, 265 266

Beiträge zur Philosophie: vom Ereignis, GA, Bd. 65, § 5, p. 17. Besinnung, GA, Bd. 66, § 71, p. 255.

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l’accomplissement ultime du retour dans la Heimat et du plus propre de l’homme. Les dieux pensés autrement, originairement et comme absents, sont les dieux rencontrés dans le rassemblement et dans ce qui rassemble puis dans ce qui est « auprès » d’eux, du ciel, de la terre, des hommes : le divin. Si le saut est installation dans un nouveau commencement digne du rassembler du Geviert, il est alors proximité de ce qui accompagne chacun des éléments de celui-ci, il est approche timide du divin (Göttliche) que la métaphysique n’aurait jamais pu accomplir. Être « auprès-de » et l’ « être-auprès de » (« Seinbei ») pris dans le tourbillon de l’ « entre » (« Zwischen ») du Quadriparti sont l’expression des liens unissant et accordant les quatre éléments où le divin est à chaque fois ce qui accompagne et permet la rencontre – il érige les lieux et donne tout son sens au Sacré qui exprime souvent indiciblement sinon en traces et empreintes (Spuren) l’accordement des Quatre. Si le Seyn est « besoin / nécessité des dieux » (« Not der Götter »), le Geviert est « besoin / nécessité du divin » (« Not des Göttliches »).

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Les dieux du deuxième commencement ne viennent pas d’une création conceptuelle particulière qui apporterait de nouvelles idées, fruit d’une nouvelle idéologie ou théologie ; ils ne sont pas une création ex nihilo, de l’esprit humain, qui viendrait combler un besoin affectif spécifique au sujet. Leur « nouveauté » n’est qu’apparente. Ces dieux sont les dieux de la première parole. Parler des dieux dans le Geviert c’est parler d’eux à l’origine de la parole et donc de l’histoire de l’homme, c’est parler de l’origine avant le premier commencement et dans le deuxième. L’attachement originel du nouveau dieu à l’histoire de l’homme n’est pas depuis son éternité (aeternitas) ou son lieu extérieur au temps historique et fondateur de ce dernier, il est plutôt dans la finitude du temps, c’est-à-dire dans la temporalisation du temps et à l’origine de ses trois extases, et depuis « la chute la plus profonde » (« ... den tiefsten Untergang ») qui marque la « renaissance du dernier dieu267 ». Le nouveau dieu est celui de l’attente, c’est-à-dire aussi 267

Ibid., § 71, p. 253.

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de l’absence : « Parce qu’Il est le plus rare, le temps d’incubation le plus long et la soudaineté non-redevable de sa proximité lui appartiennent268 ». La période déterminée par la métaphysique n’est pas celle de l’absence mais de l’oubli de l’absence du divin et du risque à prendre par la pensée urgente ; mais c’est aussi la période d’attente, celle du voyage à effectuer pour préparer le saut et l’effectuer au retour. C’est alors que ce qui se manifeste comme dieu(x) dira le lieu sacré où le divin rassemblera à nouveau et sera reconnu comme tel et ce depuis l’estre, ce qui est le plus originel (nous soulignons) : « Les dieux ne sont grands que lorsque leur divinité tient sa grandeur du caractère initiateur de l’estre269 ». Penser le nouveau dieu dans l’avènement divin, c’est penser l’origine et penser depuis l’origine. Celle-ci permet l’appartenance mutuelle de l’homme et du dieu, parce qu’elle permet l’écart dans ce qui les porte l’un vers l’autre : « l’entre... dans lequel le dieu et l’homme se décident l’un contre l’autre et réciproquement270 ». C’est à l’origine que se détermine la distance qui lie l’homme au dieu, et c’est dans celle-ci que le lien essentiel au divin se fait et persiste. Sans la méditation sur l’origine, l’écart ne saurait être atteint correctement et en dehors des intervalles du calculable ; et sans l’origine le rapprochement et l’éloignement des dieux et des hommes ne seraient pas dans la réponse à leur essence, parce qu’il n’y aurait pas ce que permet l’ « entre » : le jeu (Spiel).

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Le jeu est l’expression de l’écart qui se retrouve dans le lien entre chacun des quatre éléments du Quadriparti et s’enfonce dans le tourbillon qui les rassemble et donne leur expression. Il ne tient pas son être du mouvement dans l’espace physique environnant mais du rassembler lui-même qui permet l’aller et le retour continus entre les quatre. Dire le jeu c’est y entrer avec le plus possible de l’être de l’homme comme être-possible et accomplir par là son pro-jet authentique en faisant le saut que fait apercevoir l’anxiété Ibid. Ibid. 270 Ibid., § 27, p. 99. 268 269

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devant ce qui s’ouvre par-delà le monde de l’être déchu du Dasein. Un nouveau destin historial-originel s’ouvre alors pour l’homme et pour le dieu qui sauve (rettet) du Dieu, impuissant devant la modernité et ses conséquences. C’est dans la perspective de l’inaugural qu’il faut voir l’identité entre l’autre commencement et le dernier dieu et sa mort : Le dernier dieu a son unicité la plus unique et reste en dehors de cette détermination calculatrice... Avec la mort de ce dieu tous les théismes tombent. La multiplicité des dieux ne se prête à aucun calcul numérique, mais elle est régie par la richesse intérieure des fonds et des abîmes [littéralement « non-fonds »] dans le lieu de l’instant de l’éclair(cie) et de l’abri du geste du dernier dieu. Le dernier dieu n’est pas la fin, mais l’autre commencement [offrant] d’innombrables possibilités pour notre histoire271.

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Toute l’apologétique judéo-chrétienne et ses bases ontothéologiques n’avaient jamais atteint l’essence du dieu et l’ampleur de son destin dans l’histoire (Geschichte) de l’être et de l’homme. Lorsque Heidegger identifie le dernier dieu à l’autre commencement, c’est parce que celui-ci fait plus que la mort du Dieu de la métaphysique. Si l’aboutissement de cette dernière chez Nietzsche indique la fin d’une époque, le dernier dieu est identique au commencement qui la suit ou attend pour la suivre la pensée qui lui convient et qu’il appelle. Les textes de Heidegger sondent la mort du dieu, le dernier dieu et sa mort et le nouveau dieu. Par conséquent, il peut sembler parfois difficile de distinguer la mort du dernier dieu de celle de Dieu, mais il suffit de lier ce dernier directement à la métaphysique et à son histoire et le premier à la divinité (ici prise dans le sens de « caractère divin ») et au divin lui-même. Le premier sombre avec la métaphysique et ce dans et derrière la préparation inaugurant le nouvel Anfang dont le dernier dieu constitue le plus grand 271

Beiträge zur Philosophie : vom Ereignis, GA, Bd. 65, p. 411.

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héraut. Si celui-ci meurt c’est parce qu’il aura accompli son destin dans le retour de la pensée à l’origine où s’effectue le deuxième commencement et l’advenue du nouveau dieu, que les écrits de Heidegger, surtout dans ses dernières réflexions, auront préparée. Nous pouvons résumer ainsi le propre de chacun des dieux : 1. Le Dieu judéo-chrétien est le dieu de la métaphysique et son sommet. Sa chute est celle de la pensée métaphysique devant son propre aboutissement. 2. Le dernier dieu annonce et prépare le saut, il est luimême dans ce saut, et si on peut parler de sa mort, elle est accomplissement d’un message et d’un passage dans le nouveau commencement ; il « s’approprie », dans la plus grande proximité, « lorsque l’appropriation en tant que refus-de-soi hésitant vient à augmenter dans le refus »272 ; hésitant en se refusant, il est autre que la simple absence.

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3. Le nouveau dieu est dans la nouvelle pensée et reste en attente. Il est après le saut et au sein même du Sacré que le nouvel Anfang prépare. Il est surtout l’expression du divin dans le Geviert. Le nouveau dieu, celui qui sauve et qui reste le « seul » à pouvoir sauver, est dans l’origine. Celle-ci parle dans le lieu sacré, et être dans le lieu sacré, celui qui rassemble et permet le rassemblement, c’est être dans le don propre du divin. Au sein de la préparation pour le saut – donc dans le passage qui tient compte du premier commencement, du saut et de la préparation du nouveau – dans l’originel propre, il devient possible d’écouter « le chant de la fuite des dieux » et de le questionner273, puis donc de poser les questions principales dans un autre langage cherchant une ouverture propre à l’être et à l’événement premier qui détient le plus secret de l’origine et du Pli ontologique. 272 273

Ibid. Besinnung, GA, Bd. 66, § 71, p. 243.

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e v u e r Ep II. Ereignis

Si l’origine contient le pouvoir-être de tout ce qui vient vers la pensée et dans le monde par l’être, l’Ereignis est la donation elle-même, le don depuis l’origine et tout ce qu’il implique pour le recueillement questionnant et pour l’approche et le destin du divin. C’est surtout après Sein und Zeit que le don se précise comme don de l’Ereignis. En fait, deux choses s’effectuent avec ce dernier : le don et l’appropriation. Quel est le sens (Sinn) de cet approprier ? Qu’accomplit-il et comment ?

Répondre à ces questions, c’est trouver à dire sur ce que Henri Birault paraît désigner comme presque inabordable : « « Qu’estce que l’Ereignis ? » doit rester sans réponse », tout en offrant une explication possible : « C’est le « il » du Il y a, le « es » du « es gibt »... le geste du don274 » qui constitue la base de tout le commentaire de D. Panis dans Il y a le Il y a275.

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Il ne s’agit pas de rendre la question inaccessible ou vague mais de sonder sa profondeur et son ampleur pour la nouvelle pensée. L’approprier est avant tout, comme l’indique déjà notre considération du Geviert, pour l’homme : il le met dans la relation la plus originelle. En 1962, Heidegger précise la portée de celle-ci comme suit : Ainsi proprié, l’homme appartient à l’Ereignis. Cette appartenance repose dans le rappropriement particulier de l’Ereignis. C’est parce qu’il y a ce rappropriement que l’homme ne peut jamais poser l’Ereignis devant lui. Que reste-il à dire ? Seulement ceci : l’Ereignis approprie276. Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 41. Daniel Panis, Il Y a le Il Y A : L’énigme De Heidegger (Bruxelles : Ousia, 1993). 276 Heidegger, « Zeit und Sein » in Zur Sache des Denkens, GA, Bd. 14, p. 24 . 274 275

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Lorsque nous considérions l’homme dans son lieu précis et déterminé par la quadrité du Geviert, nous avons pu lier cette appartenance à plusieurs aspects et approches de l’homme – l’homme comme mortel, l’homme qui revient à son Heimat, le voyageur et son expérience... Cela nous a permis de voir aussi clairement que possible l’endroit qu’occupe l’homme et son importance pour son habiter sur terre et sa pensée. Ce que l’Ereignis nous précise ici, c’est le comment du lien essentiel de l’homme dans le Geviert. L’homme est et doit être approprié par l’Ereignis pour occuper ainsi la place qui lui est destinée depuis l’origine des choses. Être proprié par l’événement appropriant de l’Ereignis ne se fait pas en isolation, il n’est pas juste un donner de l’homme à l’homme mais s’effectue en même temps dans l’accordement de chacun des quatre éléments – l’homme est justement alors sous le ciel et sur la terre en commerce (Umgang) constant avec les dieux. Sans l’Ereignis pas d’accorder ni de raccorder et pas donc de rassemblement ni de Quadriparti. Les choses sont telles qu’elles sont par l’événement par-delà le Pli ontologique qui institue la différence entre l’être et l’étant et parle l’être avant la parole de celui-ci, avant le λόγος et ses déterminations mais aussi avant la version du vrai comme άλήθεια, la venue dans l’ouvert de l’étant. C’est précisément pour cela que l’Ereignis remonte non pas au commencement mais à l’origine de tout commencement et à ce qui donne l’origine comme telle.

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L’homme accordé est lié alors directement à l’être depuis son propre être. Bernard Welte parle de l’Ereignis comme de « cette connexion entre l’homme et l’Être... (événement-appropriation) », pour préciser que « ce mot « Er-eignis » désigne aussi bien le découvrement et l’éclaircissement de l’Être, son apparition du fond du dévoilement et de la dissimulation, que son arrivée dans

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l’homme et son appropriation277 ». En liant cette observation à celle que nous venons de faire, nous pouvons dire que depuis et seulement depuis le Geviert occasionné par l’Ereignis, l’homme se trouve lié à l’être d’où il tient son Dasein – il est alors dans l’éclaircie de l’être et dans l’ouvrir et le fermer inséparables que dit la terre et le dieu du cep et dont témoigne le ciel. Ce rapport n’est pas juste l’entre, bien qu’il le dise, il n’est pas le lier lui-même mais ce par quoi le lien entre l’homme et l’être se fait dans le rassemblement des Quatre. Heidegger le résume en une phrase : « L’aboutissement (Austrag) est Ereignis278 ». Cet Austrag mène dans un Aus, il porte dans l’ouvert.

C’est seulement dans cet ouvert que la dimension de la clairière (Lichtung) de l’être comme lieu de vérité est comprise : « Cette clairière est la vérité de l’estre, dont l’estre est lui-même la vérité279 ». L’estre, l’être originel, est alors lui-même cette vérité s’exprimant comme ce qui lui est approprié – elle est accordée à son histoire et à ce qui permet sa donation première. A partir de cette vérité et de ses manifestations, une parole plus originaire est possible ainsi qu’un retour appropriant où le questionnement le plus important et le plus urgent se fait :

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A partir du « monde » et de la « terre », de l’homme et du dieu – mais toujours en même temps par leur conflit et leur dispute et auparavant par leur combat – l’estre comme Ereignis peut et doit être questionné d’une manière réfléchie280. Le rassemblement des quatre est ici clair, bien que le Geviert ne soit pas encore nommé explicitement. Ce qui est au sein de ce rassemblement est l’Ereignis, c’est l’être comme Ereignis. Auprès de chacun des quatre et de leur quadrité, nous avons retrouvé le Bernard Welte, « La question de Dieu dans la pensée de Heidegger », in Les études philosophiques n° 1, janvier (1964) p. 77. 278 ����������� Heidegger, Besinnung, GA, Bd. 66, § 16, p. 84. 279 Ibid. 280 Ibid. 277

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divin – il accompagne maintenant – il accompagnait déjà – la pensée de l’Ereignis dans Besinnung et dans les Beiträge. III. Divin, dieux, Sacré et Ereignis

Heidegger nous fait penser le lieu du divin dans le Quadriparti en parlant du commerce (Umgang) de l’Ereignis avec le Sacré. Ainsi dit-il à la fin de son étude sur « Wie wenn am Feiertage... » de Hölderlin : « Le Sacré offre le mot et vient lui-même dans ce mot. Le mot est l’Ereignis du Sacré281 ». Le Sacré passe par le mot (la parole), il entre dans le dit, il se dit lui-même depuis son lieu, il est offrande et donne ce caractère au mot qu’il présente et où il se donne. Cette offrande garde le donner du Sacré pour s’offrir elle-même et (s’)approprier : elle est alors l’Ereignis du Sacré. Nous devons ici concilier deux assertions de Heidegger, l’une concernant le dieu et l’autre le Sacré, l’une dans les Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung et l’autre dans les Beiträge :

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Le Sacré, « au-dessus » des dieux, fonde par sa venue un autre commencement d’une autre histoire. Le Sacré décide préalablement, dès le commencement, sur les hommes et les dieux, s’ils sont et qui ils sont et comment ils sont et quand ils sont282. Cependant cette essence de la vérité, la lumière et le voilement retranchant-ravissant en tant qu’origine du Da, s’essentialise dans son fondement, que nous éprouvons comme ap-propriation. L’approche et la fuite, L’arrivée et le départ ou le simple rester-au-loin des dieux, pour nous en maîtres, c’est-à-dire [au] commencement et ayant la maîtrise de cet événement, cette maîtrise liminaire de la fin se montrera comme le dernier dieu283. Le Sacré est dit être avant les dieux, et nous avons bien vu qu’il est aussi là dans l’appropriation – l’Ereignis. D’un autre côté, le dernier dieu, celui qui annonce le nouveau commencement dans la Ibid. Ibid., p. 76. 283 Beiträge zur Philosophie : vom Ereignis, § 32, p. 70. 281 282

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fin du premier, ad-vient aussi dans la pensée de l’appropriation. Le Sacré et le dernier dieu sont pensés en même temps que l’Ereignis – la pensée de l’Ereignis les médite. Mais quel est le lien entre les deux ? Et si nous les associons dorénavant l’un à l’autre, comment expliquer la place du Sacré audessus (über) des dieux ? C’est que chacun occupe une place particulière dans le Quadriparti et implique un voilement-dévoilement particulier. Le dieu et les dieux constituent un des éléments explicites du Geviert, ils jouent un rôle déterminant qui permet la parole des demi-dieux – les poète – , le dit des quatre et leur communauté. Sans les dieux, les anciens et les nouveaux, les premiers et le dernier, le Quadriparti n’aurait tout simplement pas lieu et l’exister de l’homme serait autre ; les hommes ne seraient plus les mortels et le ciel ne toucherait pas la terre... Il ne faut pas voir dans ce « pôle » du Geviert un simple lieu d’où une série de dieux attendraient leur tour pour sortir chacun à l’époque convenable, comme prédestinés pour un rôle particulier – ce n’est pas une fabrique à dieux, ni une sorte d’idée platonique dont les dieux connus ne seraient que le reflet imparfait.

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Dire « dieu(x) » c’est dire deux choses : une époque historiale (geschichtlich) et une pensée. Le dieu émerge dans et marque une époque historiale d’une dispensation particulière de l’être ; il est dans la frappe (Schlag) de cette période. Il ne vient pas tel un être puissant ou omnipotent extérieur qui imposerait ses règles, une vision et une division spécifiques du monde ; il appartient à l’époque elle-même et s’y manifeste, mais il peut aussi être méconnu, inaperçu, éloigné et s’éloignant – il est alors en fuite et l’homme perd sa trace. Le dieu est aussi l’empreinte de la pensée de chaque époque : perdre ce dieu, l’oublier puis ignorer sa fuite, c’est opérer dans une réflexion qui détermine le rapport au monde en dehors de la 156

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pensée méditant la place de l’homme depuis son essence. Le nondieu est l’absence du penser essentiel qui médite le fondement de toute histoire et l’offrande effectuée destinalement dans chaque rapport au dieu et aux éléments. Le Sacré, quant à lui, est à rattacher au lieu (Ort) où s’effectue la donation et l’appropriation. S’il n’est pas un élément précis du Geviert, il n’en est pas moins constitutif. Il est là à chaque fois qu’il y a offrande, là dans le lieu où le dieu se fait donation. Le Heilige est donc dans la parole propre au don, dans le site où se fait et celui où se pense l’appropriation, dans le surgissement à partir du Pli ontologique, dans le temple où s’effectue le rassemblement et le possibiliser du Geviert, dans chaque commencement et dans l’origine et ce qui s’origine. Parler du dieu c’est toujours accéder à la pensée dans le Sacré ; reconnaître la fuite des dieux, ce qui la marque, l’occasionne et l’accompagne, c’est penser depuis le Sacré. En revanche, parler du Sacré n’est pas nécessairement parler du dieu : ce qui se donne dans le Sacré est don divin, qui est auprès des deux. Le Sacré offre et s’offre comme site pour le divin. Dans le lieu sacré s’ouvre une possibilité d’une grande richesse, déterminant l’histoire d’un peuple, son humanité, sa spiritualité, sa réflexion, sa méditation ou ses dieux. Pour cela on peut dire de lui qu’il « décide... dès le commencement, sur les hommes et les dieux. » Il est là où sont accordés l’arrivée et le départ des dieux, leur entrée dans l’histoire et leur fuite, la naissance d’un peuple puis l’abandon de ses temples, l’accord des hommes et des dieux, le rassembler des quatre éléments du Geviert et la mémoire de l’oubli de l’être... Dans le recueillement du Sacré nous avons l’histoire de l’homme comme berger de l’être et son lien à l’arrivée et à la fuite des dieux puis au dieu qui sauve284. La « maîtrise de la fin », se montrant comme le dernier dieu, et le nouveau commencement de la nouvelle pensée originelle, s’effectuent donc tous les deux depuis la pensée du Sacré et de son offrande à la méditation. Une

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284

Voir E. Brito, Heidegger et l’hymne du Sacré, p. 83-86, 151-153.

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nouvelle décision sur les hommes et les dieux, sur leur lien dans le Quadriparti, est inaugurée et précisée par le Sacré s’ouvrant dans l’événement appropriant – l’Ereignis. IV. Le Monde

Sein und Zeit permit d’introduire la problématique du monde et de déterminer l’existence de l’homme dans le temps qui donne le déploiement et l’espace pour les choses intramondaines et pour le Dasein. Cependant, les observations de Heidegger ne dépassent pas de loin ce niveau d’analyse : l’ustensilité reste la détermination essentielle dans le monde référentiel qu’engage Sein und Zeit ; c’est dans les écrits postérieurs à celui-ci que se forme plus complètement l’étude du monde et de la mondanéité. Il faut attendre « Der Ursprung des Kunstwerkes » et la conférence « das Ding » pour que la choséité (Dingheit) de la chose (Ding) soit enfin pensée, introduisant avec elle le monde et ce qui l’institue.

EPREUVE

C’est cette pensée qui nous intéresse et que nous suivrons ici, pour voir sa relation originaire à l’Ereignis puis aux dieux et au divin. 1. Ereignis, technique et monde Nous commençons en distinguant clairement le monde de la technique de celui à considérer depuis la pensée de l’Ereignis. La technique, en changeant l’essence de toute relation aux étants intra-mondains, change la relation de l’homme au monde et de celui-ci à l’être. Mais ce changement est accompagné d’un autre bien plus conséquent que nous ne pouvions, auparavant, avant de parler explicitement du monde, que suggérer sans le nommer. En commentant les propos de Heidegger dans « Die Gefahr », Didier Franck apporte cette précision : ... Heidegger peut nommer Gefahr, danger, l’essence de la technique... D’où provient ce danger et qu’est-ce qui s’y trouve exposé ? L’essence de la technique moderne concerne l’être de l’étant dont 158

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elle parachève l’oubli... en le tournant contre la vérité de son essence... [l’être devient] alors menaçant en tant que dispositif et menacé dans sa propre vérité d’essence... Ce déplacement de l’être hors de son essence... extirpant l’être de sa vérité, transit dangereusement la manière dont tout ce qui est vient en présance, ce déplacement est... retrait du monde comme événement-appropriant de l’éclaircie et vérité de l’essence de l’être... le retrait du monde anéantit le séjourner-ensemble285... Deux événements se succèdent : le premier est un « déplacement » de l’être et le deuxième un « retrait » du monde. L’être n’est plus tout simplement oublié, il entre dans un tout autre destin sous le règne de la technique : il est déplacé de son essence et n’y a plus son sens propre. C’est en ce sens que l’homme et l’être de l’étant se trouvent alors en danger : celui de perdre leur essence pour en gagner une autre déterminée par l’être de la technique, ce dernier cachant et gardant inaccessible son essence propre et enveloppant tous les étants, dont l’homme. Ce déplacement n’anéantit pas par là l’essence même de l’être, il y est toujours attaché d’une certaine manière, puisqu’il y tient son être comme être, mais il est écarté de sa vérité, et c’est dans cet écart aussi qu’il faut comprendre le double oubli qu’évoque Heidegger – l’être, lui-même entré dans un oubli, est dans une occultation qu’il permet lui-même comme technique moderne : ce n’est pas l’homme seul qui se perd et erre, l’être se trouve abandonné aussi. L’être : le menaçant le plus menacé.

EPREUVE

La vérité de l’être et son essence allant d’un côté, l’être et l’être de l’étant de l’autre, ce qui les tenait ensemble, ce qui rassemblait et donnait les manifestations possibles de ce rassemblement, disparaît et tombe loin du souci (Sorge) et donc du penser propre aux mortels. Le monde se retire, il part et avec lui disparaît l’événement appropriant qui accorde à chaque chose et aux mortels leur être et leur être-auprès : les références spécifiques à ce monde, qui D. Franck, Heidegger et le christianisme, p. 88-89. Voir « Die Gefahr », in Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79. 285

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permettent le lien entre l’homme, les choses et les phénomènes, s’évanouissent, et leur départ est lui-même oublié dans le nouvel ordre mondial. L’introduction d’un monde autre ou d’un ordre particulier ne constitue pas en elle-même un vrai problème ni un danger ; ce qui est discerné par Heidegger dans ce type d’ordre est ce qui pose le danger : le sevrage du lien essentiel de l’homme à tout ce qui constitue son monde, ce lien étant remplacé par un autre qui relie l’homme, comme tous les autres étants, à l’essence de la technique et à son déploiement dans le progrès. Cependant, il ne s’agit pas d’une transformation irréversible. Le règne même de la technique, et dans l’urgence et le danger qui l’accompagnent, ouvre un chemin particulier au penseur, celui de l’Ereignis. Heidegger précise en 1957, dans « Identität und Differenz » : Ce que nous éprouvons, par le monde technique, dans l’arraisonnement en tant que la constellation de l’être et de l’homme est un prélude à ce que nous appelons Er-eignis. Cependant, celui-ci ne s’arrête pas nécessairement à ce prélude. Car dans l’Er-eignis il y a la possibilité de dépasser le règne de l’Ar-raisonnement vers un Ereignis plus initial. Un tel dépassement de l’Ar-raisonnement à partir de l’Ereignis qui y est se fait par l’Ereignis, il n’est jamais possible par l’homme tout seul, ainsi le monde technique est ramené de sa domination à une servitude à l’intérieur du domaine à travers lequel l’homme doit passer pour entrer plus authentiquement dans l’Er-eignis286.

EPREUVE

L’Arraisonnement comme mode et principe de déploiement de l’essence du monde technique appartient au premier commencement. Or c’est depuis ce dernier comme assise que le deuxième peut être médité et le saut effectué. L’urgence qui devient des plus insistantes dans la technique ouvre le chemin préparant la pensée de l’autre Anfang, qui est le plus originaire, parce qu’il s’effectue dans le retour à l’appropriation première de l’homme et des choses dans le Geviert où l’Ereignis dit et donne l’unité des quatre harmoniques. 286

Identität und Differenz, GA, Bd. 11, p. 45-46.

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La technique étend son règne sur fond d’être et dans le déplacement de l’être de son essence. Ce changement est total et brusque ; il coupe subitement l’homme de toute l’histoire qui se pose comme passé scientifiquement déterminé par les sources, cédant la place à une avancée inlassable et apparemment irrésistible. Cette coupure permet de regarder ce qui la précède et ce qui l’a permise pour la première fois, elle permet un retour vers soi-même de l’individu pré-sujet et de l’histoire qui fut destinée dans et à travers tout le premier commencement et les époques qu’il marqua. Dans cette « constellation de l’homme et de l’être » qui s’impose dès qu’une méditation sur l’essence de la technique est entreprise réside la possibilité du nouveau dieu, héraut du nouveau commencement et du retour des lieux sacrés où s’effectue toute appropriation de l’Ereignis. Deux mondes différents se posent aujourd’hui : • celui de la domination mondiale effectuant un déplacement de l’être loin de son essence et de celle de sa vérité, • et un autre qui remet l’homme et son histoire dans leur destin propre, aperçu dans le déploiement même de la technique, celui que rencontre la pensée tardive de Heidegger : le monde du « jeu infini de l’Un287 ». Ce jeu exprime la non-constance qui caractérise le surgissement continu depuis l’Ereignis et le distingue du constant quantifiable.

EPREUVE

Si la technique enveloppe le monde-objet et la totalité des étants en les enfermant dans les principes universaux de relativité et de valeur, « l’Ereignis de l’éclaircie de l’être est le monde288 ». 2. Le monde (et le) divin Heidegger relie, dans Besinnung, les dieux, l’estre et le monde : « C’est seulement dans la fondation de la vérité de l’estre que Voir, M. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, p. 194. Heidegger, « Aletheia (Heraklit, Fragment 50) », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 283. 287 288

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s’approprie le discours des dieux et des hommes et, comme jamais auparavant, un dieu vient à l’homme et un monde lui est né289 ». Ce qui ressort de nos considérations précédentes et qui est explicitement marqué dans les textes de Heidegger est l’impossibilité d’un monde sans le dieu. Un monde est né seulement dans le don du dieu et par l’Ereignis. L’arrivée des étants se fait toujours dans un espace relationnel entre eux garanti par les dieux du Geviert mais surtout par le divin qui est et avec ces dieux mêmes et avec chacun des éléments constitutifs de la Pentade en quatre. Le nouveau dieu est la trace en attente du divin et la parole secrète qui cherche à le dire, il est le héraut du nouveau commencement, le don de sa parole et de son monde : depuis l’em-placer qui libère (Ent-setzen), où il garde son mot puis l’offre, « un monde reposant sur un autre fondement » devient possible et se réalise290. Seulement ce mondelà, prenant sa naissance et ses existentiels dans le rassembler qui caractérise le lieu sacré du divin est capable de sauver la terre : « Seul un autre « monde » pourrait encore, dans son combat avec lui, sauver la terre asservie291 ». La terre reprend ainsi la place qui lui est destinée et est en vis-à-vis par rapport aux dieux qui la regardent depuis le ciel et l’habitent pour la nourrir et donner la mesure de l’homme et de sa décision ; c’est alors qu’elle est sauvée : la terre en retrait – et non la terre détruite – revient alors sur fond de monde marqué et porté par le tourbillon insaisissable du divin. Si la terre et les nouveaux dieux offrent la nouvelle fondation originelle d’un monde, le divin constitue ce qui leur garantit lien et accord tout en s’offrant dans le lieu sacré.

EPREUVE

V. Le Destinal 1. L’envoi du Destin Tout monde est destiné, envoyé (geschickt) comme, dans et par le Geviert. Le Destin est inextricablement lié à tout commencement Besinnung, GA, Bd. 66, § 71, p. 250. Ibid. 291 Ibid., § 71, p. 247. 289 290

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et à tout dieu, il est dans l’expression de l’histoire qui y tient son rayonnement. C’est surtout en commentant Hölderlin qu’on retrouve ce destiner au fond des quatre du Geviert. Mattéi dégage ainsi le destin du commentaire de Heidegger sur « Erde und Himmel » : « Jamais encore Heidegger n’avait pensé le Destin comme ce qui destine (schickt) ou accorde (stimmt) musicalement chacune des voix (stimmen) du Quadriparti l’une à l’autre. Tel est « le grand Destin » (das große Geschick) qui est, en même temps, « le grand commencement » (der große Anfang) dont parle le poète292 ». Heidegger découvre dans une parole autre que celle de la métaphysique une dimension différente de la dispensation de l’être et de l’installation d’un monde : le destinal293. Celui-ci permet le passage vers le großer Anfang et l’accompagne dans le développement de son histoire (Geschichte). Plus tard, en 1962, « Zeit und Sein » précisera que c’est bien par le destiner que l’être lui-même s’offre comme histoire depuis le « Il y a » (es gibt) : « Il y a être. Le donner s’est montré comme destiner (Schicken)294 ». C’est la possibilité même du déploiement depuis l’Ereignis qui s’effectue précisément comme le destiner et se donne en partage aux humains comme bergers de l’être et témoins des étants. Avec le Geschick l’être et l’ « es gibt » entrent dans la possibilité de l’expression possible pour l’homme : le Geschick exprime leur accordement, l’ad-venue des choses de l’être et les commencements qui s’opèrent depuis sa donation puis surtout son mode historial particulier.

EPREUVE

J. F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : le Quadriparti, p. 251. Notons le passage très clair de Mattéi sur le rapport du destin au monde et à l’homme qui y trouve résidence et son lot propre, donc sa place dans le Quadriparti : « La donation du destin est l’ouverture originelle des Quatre qui installe les choses et les êtres à leur place de telle façon que le monde s’ordonne en monde (Welt weltet). Au croisement des quatre voies contraires où prend naissance l’inquiétante étrangeté de l’être humain – παντοπόρος/’α ´ πορος et ύψίπολις/’α ´ πολις – la voix muette du Destin indique à chacun le lot qui est le sien ». Ibid., p. 220. 294 « Zeit und Sein », in Zur Sache des Denkens, GA, Bd. 14, p. 10. 292 293

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S’associant à l’es gibt et au Seyn, le Destin articule l’hésitation tout en se faisant envoi. Ainsi Heidegger dira en 1949 dans « Die Frage nach der Technik » : « Nous appelons cet envoi qui rassemble et qui seul mène l’homme sur un chemin du dévoilement, le Destin. A partir de lui l’essence de toute histoire se détermine295 ». Puis en 1951 dans « Aletheia » : « La lumière sans apparence de la clairière coule en flots du s’abriter indemne gardé par le Destin, qui se contient. Pour cela, la lumière de la clairière est en même temps, en elle-même, le se voiler et, en ce sens là, le plus obscur296 ». Le Destin garde et envoie : il envoie l’histoire, permet l’ad-venue de l’historial, et garde l’homme dans sa place sur terre et donc dans cette histoire. L’envoi destinal exprime l’abri serein du dieu dans l’histoire. Mais comment le Destin et le dieu sont-ils liés ? Et qu’apporte à vrai dire ce lien ?

EPREUVE

2. Destinal et divin

L’abriter lie déjà le destin au dieu dans l’appartenance à la terre s’ouvrant et vouant ses fruits au ciel. Heidegger nous indique que la poésie de Hölderlin permet d’affirmer, par rapport à ce lien, une soumission : « Car le dieu aussi reste sous le destin. Le dieu est une des voix du destin297 ». Le dieu dépend du destin pour sa venue au monde et sa pérennité, parce qu’il procède de l’envoi, articulation première et perpétuelle du destinal. Est-ce à dire par là que le dieu est quelque être soumis, appartenant à une chaîne spécifique et hiérarchique de pouvoir ontologique ou cosmique ? Le dieu serait-il un objet dont la valeur et le rôle resteraient sous l’emprise du destin et son ingérence dans les affaires humaines, tel le destin au sens vulgaire de la nécessité indomptable ou au sens des mouvements inéluctables des choses et de la vie ? La réponse, Heidegger la fournit « Die Frage nach die Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 25. « Aletheia », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 288. 297 Heidegger, « Hölderlins Erde und Himmel », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4 : p. 169. 295 296

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dans le même passage : « Il s’envoie / se destine : c’est-à-dire, il se dispose / s’assemble et se pose dans quelque chose d’étranger... Le dieu ne s’essentialise qu’en se voilant298 ». Cette appartenance au destin, ces apparentes dépendance et contingence n’expriment aucunement ce qu’il faut entendre par le dieu et par le destin. Le dieu est lié essentiellement au destin par le (dé)voilé et le (dé)voiler et donc par l’offrande secrète qu’exprime surtout le Sacré du dieu et la voix dont la provenance constitue l’indice du divin. Tout comme Zeus299, il accomplit le destin en marquant chacune des époques historiales de l’homme ; il permet au destinal d’ouvrir un monde et de s’ouvrir en monde. Son nom, lorsqu’il reste, lorsqu’il est avec les humains en trace comme celui des dieux partis, comme l’absence du dieu aussi, garde pour le penseur la mémoire du destinal. Sans le dieu, il ne saurait y avoir de destin pour les humains et pour leur existence dans un monde sur terre. Le dieu est la possibilité de penser une époque et son destin ; il accomplit le destin dans l’histoire d’une époque et d’un monde donné et dit le non-dit et l’indicible même lorsqu’il risque de disparaître à jamais dans le bavardage quotidien. Il est donc par excellence ce que Heidegger recherche dans son questionnement sur le destinal qu’il entrevoit dans la parole d’Anaximandre en 1946 :

EPREUVE

Peu importe ce que nous concevons et nous représentons à partir du passé, ce qui importe est la façon dont nous gardons la mémoire du destinal. Cela peut-il se produire sans un penser ? Mais si cela se produit, alors nous abandonnons ce que nos consciences bornées exigent et nous nous ouvrons à la demande du destin300. Si le dieu est l’accomplissement du destin en époque destinale, il exprime précisément la « façon » dont nous gardons mémoire du destin. Or cette mémoire ne peut se faire que pour et par une pensée qui médite et s’apparente par là au recueillement requis par le Geviert, où le dieu peut encore sauver et donner dans la Ibid., p. 169-70. « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 229. 300 Heidegger, « Der Spruch des Anaximander », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 321. 298 299

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déclaration du lieu Sacré. Le rassemblement qui mène les dieux vers les hommes est le même que celui de la pensée méditative, qui n’en est pas l’image ou la copie mais l’expression la plus intime. Le dieu qui garde la mémoire du destinal à chaque dispensation de l’être répond directement à la question « Was heißt Denken ? » (« Qu’appelle-t-on penser ? »). Le dieu est dans toute l’eschatologie de l’être, là où s’exprime son destin et là où il s’exprime comme destinal. Heidegger en dit :

L’être de l’étant se rassemble (λέγεσθαι, λόγος) dans la fin de son destin. Ce qui fut l’essence de l’être jusqu’à maintenant tombe dans sa vérité encore cachée. L’histoire de l’être se rassemble dans cet adieu. Le rassemblement dans cet adieu en tant que le rassemblement (λόγος) de l’extrême (’έσχατον) de ce qui fut jusqu’à maintenant son essence est l’eschatologie de l’être. L’être même, en tant que destinal, est en lui-même eschatologique301.

EPREUVE

L’être étant eschatologique, il se dispense en tant que tel, c’està-dire en s’offrant comme histoire frappée toujours de la marque d’un dieu ou de l’absence et de la fuite des dieux. Cependant, ce qui est le plus important ici est ce rassemblement qu’on retrouve au commencement de l’histoire de l’être et dans son développement « époqual », que nous devons lier non pas tout simplement au dieu et à son offrande particulière mais à ce qui se trouve toujours et dans le rassemblement et auprès du dieu : le divin. C’est destinalement que l’eschatologie de l’être ouvre et s’ouvre en histoire et garde le secret du retrait de l’être ; c’est dans le destiner que le dieu se trouve toujours et dit le divin dans la parole de la terre et du ciel et dans son lieu sacré ; c’est destinalement que s’effectue tout rassemblement depuis l’Un des Quatre, auprès du divin ; et ce destin de l’être, son histoire, se fait toujours et seulement là où il y a pour l’homme le divin comme ce qui est auprès de lui, dans ses dieux et dans ses lieux sacrés. En d’autres 301

Ibid., p. 327.

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mots, sans le divin, l’homme tombe en dehors de ce qui lui est le plus propre dans son destin, il perd ce Destin et le destinal ainsi que le dieu ; sans le divin, l’homme n’a pas d’histoire (Geschichte) et ne saurait surtout pas penser l’être : la porte qui ouvre la pensée de l’être passe toujours par le divin et y demeure. Si ni un dieu ni son histoire ne peuvent déterminer l’eschatologie de l’être bien qu’ils y résident toujours, le divin, quant à lui, l’accompagne à chaque pas et permet en plus de la penser et donc de permettre à l’homme de rester ou redevenir le berger de l’être dans le retour vers sa patrie (Heimat). Le divin est un dépassement préalable de toute déité qui en retient la trace comme référence au Sacré. Le divin étant celui qui accompagne et constitue le don dans le lieu sacré rassemblant, son oubli est oubli du dieu et de toute l’histoire (Geschichte) de l’être et de l’origine. Le divin, le Göttliche, n’est pas le dieu, il n’est ni l’être ni l’histoire, il n’est pas ou pas seulement ; en même temps, il n’est pas le « Dieu sans l’être » de Marion ni ne saurait se réduire au seul don ou à un accident qui se retrouverait par-ci et par-là. Il garde la mémoire la plus originelle, celle-là même dont l’âme de Platon cherchait la trace dans l’άνάμνησις.

EPREUVE

Quant au dieu, il reste indissociable du Destin. Leur séparation, qui s’exprime et reste parmi les hommes comme fuite, n’est que le retrait des deux qui cherche la pensée dans la plus urgente et dangereuse des époques, où ce qui manque reste la décision. Le dieu est l’accomplissement du destin, la possibilisation et la frappe (Schlag) de l’histoire ; il exprime le divin et les dispositions d’une époque à l’accueillir ou son manque de lieux et de mots pour le recevoir et le dire comme Sacré. Le premier commencement tout comme le deuxième sont le déferlement d’une époque destinale, donc historiale, particulière. Le Destin est ainsi à l’origine mémorielle et dans l’à-venir, d’où son lien à l’eschatologie de l’être302. 302

Ibid.

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e v u e r Ep CHAPITRE VI

L’histoire divine

Nous entreprendrons dans ce chapitre de délimiter le sens temporal du divin identifié dans le Geviert, pour retrouver ensuite le lieu de son possible déploiement dans l’histoire. Nous partirons des considérations liant le temps, le Quadriparti et le divin, pour noter ensuite ce qu’il faut entendre par lieu (pour le) divin, puis aborder plus spécifiquement la question du destin, du dieu comme voix de celui-ci, puis de l’histoire où les dimensions du divin se rencontrent et atteignent une complétude ouverte à une nouvelle époque qu’elle inaugure. I. Temps, Geviert et divin Il est impossible de penser le Geviert sans penser la temporalité et de penser le dieu en dehors des deux ou le divin en dehors des trois.

EPREUVE

Parler du Quadriparti, nous le savons déjà, ne saurait se dispenser de la pensée du rassembler qui en exprime l’essence ; or c’est bien de ce rassembler que la temporalité a besoin dans son processus ekstatique. J. Greisch remarque : « Parler d’une temporalité ekstatique n’a pas d’autre sens que de rendre compte du procès de temporalisation qui rassemble en se dispersant303 ». Or le rassemblement se fait toujours au sein du Geviert et s’effectue comme événement appropriant (Ereignis), c’est donc temporalement que le Geviert accorde les quatre les uns aux autres et qu’il porte les dieux vers les hommes et vice-versa. Dans la temporisation qui fait le monde, le temps rassemble l’histoire dont le commencement devient possible et ouvre l’horizon où s’effectuent l’advenue des choses et des références et s’installent les demeures de l’homme dans son essence première et ses liens authentiques aux trois. 303

J. Greisch, Ontologie et temporalité, p. 234.

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Mais comment est-ce que le temps « rassemble en dispersant » ?

Nous trouvons la réponse, entre autres, dans la conférence de 1950, « Das Ding », avec en plus des indications qui nous sont essentielles concernant les divins et les mortels. Il s’agit du fameux passage sur la cruche et son être : Le versement du liquide est versement, pour autant qu’il fait demeurer (verweilt) la terre et le ciel, les divins (Göttliche) et les mortels. Mais « faire demeurer » n’est plus maintenant le simple persister de ce qui est présent-pour-la-main. Le faire demeurer approprie. Il conduit les quatre dans la lumière de ce qui leur est propre. Par la simplicité de celui-ci ils sont confiants, les uns envers les autres. Dans cet égard unissant les uns aux autres, ils sont ouverts (unverborgen). Le versement du liquide fait demeurer la simplicité du Geviert des quatre. Mais dans le versement, la cruche s’essentialise (west) en tant que cruche. Le versement (Geschenk) rassemble (versammelt) ce qui appartient au verser (Schenken) : Le double contenir, le contenant, le vide et le versement (Ausgießen) en tant que don (Spenden). Ce qui est rassemblé (Versammelte) dans le versement s’assemble (sammelt sich) lui-même en ceci : qu’il fait demeurer le Geviert en appropriant (ereignend). Ce simple rassembler multiple (vielfältig einfache Versammeln) est l’être essentiel (Wesende) de la cruche. Ce qu’est le rassemblement, notre langue l’exprime dans un vieux mot : thing. L’être essentiel (Wesen) de la cruche est le pur rassemblement, qui offre, du Geviert simple dans une durée (Weile). La cruche s’essentialise (west) en tant que chose. La cruche est cruche en tant qu’une chose. Mais comment est-ce qu’une chose s’essentialise ? La chose (se) choséifie (Das Ding dingt). Le choséifier (Dingen) rassemble. Il assemble le demeurer du Geviert appropriant dans une durée : dans cette chose-ci ou cette chose-là.304

EPREUVE

Le versement « fait demeurer » (« verweilt ») les quatre. Ce « verweilt » est temporel, comme la Weile, le moment. Le versement 304

« Das Ding », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 175. 170

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(Geschenk) permet donc aux quatre d’être dans le temps, d’y rester, d’y perdurer. Mais voilà ce qu’il y a de plus étonnant dans une telle assertion : le versement à partir de cette simple cruche serait-il vraiment ce qui permet la rencontre et l’appropriation des quatre les uns aux autres ? La réponse est oui, et le choix de la cruche, de cette chose qu’on utilise tous les jours, rend compte de la simplicité du lien entre les quatre, tout en exprimant son mystère. Notons que dans le versement il y a l’offrir, dans le Geschenk il y a le Schenken ; lorsque la cruche verse ce qu’elle contient à l’homme qui l’a en main, elle offre un monde, un Verweilen aux quatre que l’homme se doit alors de penser. Le versement offre la pensée en faisant demeurer les quatre, parce que c’est précisément dans le recueillement au sein des quatre accordés que naît la pensée la plus originale. Heidegger explicite encore plus le « faire demeurer » : il n’est plus le simple « persister » (« Beharren ») de ce qui est présent-pourla-main, disponible (« Vorhanden »). Le persister, le durer insistant dans le temps, se rattache à celui-ci comme série de présents passés, présents futurs, au présent des sciences ; alors que le faire demeurer est dans l’ouverture du temps et du déploiement horizontal seulement à partir de l’ekstatique-vertical. Dans ce temps là, dans sa temporalisation, la chose qu’est la cruche n’est pas tout simplement disponible (vorhanden), sous-la-main, comme objet pour un sujet la manipulant, l’utilisant ; elle est plutôt ce qui fait et accomplit le versement, ce qui est temporalement et exprime l’accorder des quatre depuis le verser.

EPREUVE

« Le faire demeurer (Verweilen) approprie (ereignet) ». Lorsque le versement permet le faire demeurer des quatre il leur donne ce qui les approprie et les « proprie », ce qui les lie essentiellement les uns aux autres et ce qui permet par là l’expression première de ce qui leur est propre – ils sont alors ce qu’ils sont, chacun d’entre eux est ce qu’il est.

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Le Verweilen conduit alors les quatre « dans la lumière de ce qui leur est propre ». Ce placement dans ce qui est le propre de chacun des quatre se fait dans la lumière (Licht). Il y a évidemment là une dimension qui rappelle non pas la lumière en dehors de la caverne de Platon, ni la révélation chrétienne qui éclaire l’esprit du fidèle, mais la clairière (Lichtung) de l’être ainsi que l’ouverture du plus secret. Ce qui est le plus propre à chacun est la source de la lumière, or ceci est leur essence, ce qui fait qu’ils sont ce qu’ils sont dans l’approprier propre à leur quadrature (Vierung). Par la simplicité du propre (Eigen), « ils sont confiants, les uns envers les autres ». Le propre (Eigen) est le plus simple de chacun, le plus originalement dépouillé ; comme tel, il porte la confiance que chacun des quatre éprouve à l’égard des autres. Dans le simple réside donc la confiance comme possible essentiel de chacun ; dans la confiance la simplicité s’exprime et l’accorder s’effectue pour une quadrature (Vierung) bien particulière qui accomplit chacun, le porte vers son accomplissement ultime.

EPREUVE

« Dans cet égard unissant les uns aux autres (Zueinander einig), ils sont ouverts (unverborgen) ». Cette confiance (Zutrauen) est aussi un égard constant de chacun envers les autres. Cet égard permet d’unir les quatre, de faire de la quadrature une Unité. La confiance qui vient du simple est la possibilité effective du Quatre-Un ; elle est la condition d’ouverture de chacun, du don et de l’accueil, de l’offrir et de l’écoute et l’acception de l’appel. C’est à cet instant ou dans ces moments et en ce sens bien précis que nous pouvons dire que les dieux sont dans les hommes et les hommes dans les dieux. Le mot Geviert peut alors paraître : « Le versement du liquide fait demeurer (verweilt) la simplicité du Geviert des quatre ». L’accomplissement temporal des quatre dans le monde se fait dans le Geviert, qui dénote le Quatre-Un temporal et qui permet à chaque essence de continuer de se réaliser dans ses possibilités. Le mot Geviert est prononcé explicitement ici parce que les éléments –Quatre, Un et le Temps – qui constituent son sens et dont il est 172

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l’assise ont été bien établis. Ce qui est à penser peut maintenant être considéré à l’intérieur de ce sens et dans toutes les dimensions qu’il implique – le texte aborde alors la chose. « Mais dans le versement, la cruche s’essentialise (west) en tant que cruche ». La cruche est ce qu’elle est dans et par le verser qui exprime son essence chosale, sa choséité au sein du monde de la Quadrature (Vierung). Ce west que nous traduisons par « s’essentialise » exprime l’ultime réalisation de ce qu’est la cruche, de son être en tant que chose, et par cette réalisation ici présentée et commentée de la cruche, la choséité de toute chose et son sens intrinsèque ressortent. La phrase suivante exprimera comment cette choséité, maintenant fixée sur fond de Quadriparti, atteint son être propre et y reste. « Le versement rassemble ce qui appartient au verser (Schenken) : le double contenir (Fassen), le contenant (Fassende), le vide et le versement (Ausgießen) en tant que don (Spenden) ». Le contenir n’est contenir que parce qu’il est possibilité constante de versement, et ce dernier n’est ce qu’il est que sur fond de vide dont le contenant, en tant que contenant du contenu, exprime l’essence. Le versement, l’offrir du contenu, est don, donation : les deux mots, Ausgiesen (au lieu de Geschenk) pour le verser et Spenden pour le don, dénotent une certaine sortie, un mouvement non pas nécessairement vers un extérieur objectif mais vers l’autre, particulièrement le mortel qui est avec la chose dans son essence se réalisant. Quant au contenir, le Fassen, il est retenir, et il détermine l’espace où se fait le donner de ce qui donne, celui-là même qui contient doublement le vide et le liquide, l’être et le rien, qui se déploient dans leur unité à chaque fois qu’il y a verser, à chaque fois qu’ils sont, tous les deux, don.

EPREUVE

« Ce qui est rassemblé (Versammelte) dans le versement s’assemble (sammmelt sich) lui-même en ceci, qu’il fait demeurer le Geviert en appropriant (ereignend) ». Si c’est à partir du Quadriparti que le chose atteint son essence, l’accomplissement de son être, c’est aussi 173

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elle, la chose, en tant que ce qui s’assemble lui-même dans l’accord des quatre, qui garde le rassembler appropriant, le Geviert, dans la temporalité authentique – elle approprie elle-même, dans sa position, les quatre et permet au demeurer dans l’authenticité des rapports essentiels fondant le monde d’entrer dans la constance du moment où elle se retrouve et qui constitue son horizon temporal. « Ce simple rassembler multiple (vielfache) est l’être essentiel (Wesend) de la cruche ». Le rassembler qui se fait dans la quadrature n’est pas seulement celui des quatre qui permettent à la chose d’accomplir son être, il est aussi tout ce qui se rapporte en particulier à celle-ci, ici la cruche, lui permettant d’atteindre cet être. Non qu’il y ait occupation d’une forme par tout les éléments de la matière qui lui étaient nécessaires ; il y a plutôt rassemblement de tout ce qui permet à la cruche d’être la chose qu’elle est dans le monde où demeurent choses et hommes. Elle se trouve contenant et contenu, contenir et verser, vide et liquide, attente et don.

EPREUVE

« L’être essentiel (Wesen) de la cruche est le pur rassembler, qui offre, du Geviert simple dans une durée (Weile) ». Le faire demeurer qui liait la chose à la temporalité dans le Quadriparti apparaît ici comme durée, comme moment qui dure ; le temps est alors temps de la chose, et l’on peut dire que la chose a son temps tout en affirmant qu’elle est temporalement. La cruche et le versement qui constitue son être déploient ce dernier et s’y déploie dans le temps qui lui est accordé en tant que son temps propre, sa durée.

« La cruche s’essentialise (west) en tant que chose. La cruche est cruche en tant qu’une chose ». La cruche est la chose se rencontrent ; la cruche est chose, elle atteint sa choséité en arrivant à son être le plus propre. La cruche qui atteint sa choséité a tout ce qui fait d’elle une cruche, tout ce qu’il lui faut pour être une cruche et demeurer dans cet être, tout ce qui lui permet de continuer dans son essence. Les dernières phrases résument le tout : « Mais comment estce qu’une chose s’essentialise ? La chose (se) choséifie (Das Ding 174

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dingt). Le choséifier (Dingen) rassemble (versammelt). Il assemble (sammelt) le demeurer du Geviert appropriant dans une durée : dans cette chose-ci ou cette chose-là (in dieses, in jenes Ding) ». Nous avons tous les éléments essentiels pour penser la choséité d’une chose : une chose s’essentialise en se choséifiant et donc en rassemblant les quatre de la quadrature pour le demeurer temporal de leur Unité, le Quatre-Un du Geviert qui approprie les choses, tout en accordant les hommes et les dieux, dans la temporalité spécifique à chaque chose et à son histoire inaugurée par les quatre et inaugurale de l’époque qui lui donne son sens – et non pas, certainement, sa valeur. C’est dans l’accord qui nécessite ce que nous pouvons appeler le « diviner » des dieux – qui ne s’effectue que dans le rassembler des quatre – que la temporalité de toute chose s’impose et que la chose se temporalise authentiquement, accomplissant son essence et son être au sein du monde.

EPREUVE

Ayant abordé la chose pour élargir et préciser notre compréhension de la Quadrature et de la place du divin dans celle-ci, nous nous tournons maintenant plus spécifiquement vers le divin dans son lieu, pour y retrouver le propre de sa temporalité. La question se pose maintenant très précisément : qu’est-ce qu’un lieu divin ? II. Lieu (Ort) et lieu divin Le lieu n’est jamais lié au seul espace chez Heidegger, il n’en est pas l’expression exclusive. Il subit une première détermination dans Sein und Zeit :

Parce que la temporalité de l’être-au-monde factif possibilise originalement la détermination de l’espace et que le Dasein spatial, à partir d’un là-bas dévoilé, s’est lié toujours à un ici à la mesure du Dasein, le temps occupé dans la temporalité du Dasein est, en ce qui concerne sa databilité, à chaque fois rattaché à un lieu du Dasein. Non pas que le temps soit lié (geknüpft) à un lieu, mais la temporalité est la condition de possibilité de ce dernier, pour que la datation puisse 175

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s’attacher (binden) à l’espace-lieu, pour qu’ainsi celui-ci soit la mesure obligatoire pour chacun.305

Penser le lieu n’est donc jamais possible sans la pensée du temporal qu’inaugure ce livre. Le grand pas que fit la temporalité avec la philosophie de Heidegger dans les années vingt est bien documenté. Il ne s’agit pas pour nous d’en reprendre tous les détails ni les explications ou les débats que cette temporalité a suscités ; notons simplement la grande coupure qu’elle fit avec la temporalité hégélienne ou bergsonienne. H. Birault, comparant les deux, résume ainsi leur opposition : Avec Hegel « l’être absolument pensé de l’espace est le temps. La thèse hégélienne « l’espace est le temps » s’oppose ainsi à la thèse bergsonienne selon laquelle le temps (mais non pas la durée) est l’espace306 ». Cette dichotomie qui cherche à placer l’un ou l’autre dans la position privilégiée, tout en insistant, chez Hegel, sur la primauté du passé, est dépassé par Sein und Zeit où le temps prend le devant mais à partir de la pensée originale, en insistant sur l’à-venir, qui finira par s’approfondir et occuper la pensée des écrits subséquents. L’espace n’est pas ce qui dépend du temps comme un effet de sa cause, il n’est pas non plus pensé comme temps comme chez Hegel ; il est pensé à partir du temps qui, en se temporalisant, possibilise l’espace – il est sa condition de possibilité. Le lieu constitue l’expression des deux et là où se fait un rassemblement des quatre et la constitution d’un demeurer et d’une demeure. L’entreprise, à partir de Sein und Zeit, consistera, comme le note bien F. Dastur, à montrer « comment la compréhension de l’être est rendue possible par la temporalité ekstatique du Dasein, en d’autres termes comment se constitue l’idée de l’être dans la multiplicité des acceptions à partir du temps comme « lieu »307 ». Si la question de l’être compris depuis le temps est bien élucidée dans Sein und Zeit, celle du temps comme lieu où s’effectue l’entendement de l’être restera ouverte et sera constamment reprise et approfondie dans les écrits de l’auteur.

EPREUVE

Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 80, p. 551. Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 19. 307 F. Dastur, Heidegger et la question du temps, p. 7. 305 306

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Le lieu dans son sens spatial et temporal étant ainsi établi, nous devons regarder le divin dans son lieu particulier, c’est-à-dire le lieu divin. Nous nous tournons pour cela vers l’essai de 1935/36, « Der Ursprung des Kunstwerkes » pour retrouver le dieu dans le temple et le sens des deux : Un bâtiment, un temple grec, ne représente (bildet[...] ab) rien. Il est tout simplement debout, là, au milieu de la falaise entaillée d’une vallée (des zerkflüteten Felsentales)[...] Par le temple, le dieu est présant (west[...] an) dans le temple[...] Mais le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéterminé (Unbestimmte). L’ œuvre-temple dispose et assemble en même temps autour d’elle l’unité de ces voies et de ces rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur (Unheil) et bénédiction (Segen), victoire et défaite, endurance et ruine (Verfall) font gagner à l’être humain la forme (Gestalt) de son destin (Geschickes).308 Notons la dimension temporale attachée au dieu bien spécifique qu’est celui du temple.

EPREUVE

Le temple n’est pas la représentation de quelque chose, il n’est pas l’image (Bild) de ou pour quelque dieu. Il n’est donc pas là pour « contenir » un objet adoré par la masse des croyants, les renvoyant vers un signifié idéal, insensible, cause d’un monde ou détenteur d’un pouvoir absolu spécifique ; il n’est pas là tout simplement pour « rappeler » par une image les qualités spécifiques d’un dieu auquel ses pierres et son architecture sont dédiées et répondent d’une façon esthétique ou pieuse ; il n’est pas l’épouvantail qui éloigne chaque malheur, d’une population dévouée, par son pouvoir concret dans un certain domaine ou sur certains éléments naturels ou autres ; il n’est pas la projection de la peur ou de la joie d’une population, ni la sortie d’une conscience pour nier l’apparence du religieux et revenir vers elle-même ayant transformé la négation en affirmation de soi[...] Le temple est là, bâti par les hommes dans la falaise d’une montagne, au milieu de l’abîme, mais cependant sous le ciel 308

« Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 27-28.

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par trop visible et au-dessus du fond invisible qu’est la profondeur du divin (Tiefe des Göttliches). Le temple et le dieu se complètent – le premier est l’enceinte où le second se fait présant, atteint son être propre. Mais quel est ce dieu particulier du temple ? Et serait-il le même sans le temple ? Le temple offre au dieu un accord des choses ou, plus précisément, il permet aux choses de s’accorder (stimmen) autour du dieu et par lui – l’enceinte du temple délimite, elle offre le fini, c’est-à-dire l’accompli, ce qui n’est pas ou plus indéterminé (Unbestimmte). Le dieu ici est celui d’un peuple et du temps qui lui est accordé, il est la possibilité répétée de l’accord d’un peuple avec sa temporalité propre. C’est depuis celle-ci et le don qui s’effectue dans l’enceinte que se pensent les déterminations suivantes des hommes présents autour, devant et dedans.

EPREUVE

L’œuvre-temple rassemble autour d’elle les déterminations divines offertes aux humains, alors mortels, en tant que leur destin ; elle est expression et donation par le dieu et le temple de ce qui constitue la temporalité existentiale de ce peuple. A partir d’elle et du dieu peuvent se penser et se faire approprier la naissance et la mort, les limites définies et définissantes du temps des humains. C’est dans les rapports, dans leur unité et seulement dans celle-ci que ce temps des mortels est déterminé (bestimmt) : c’est dire que naissance et mort, malheur et bénédiction[...] ne sont ce qu’ils sont, n’atteignent leur plus propre pour l’homme que dans les rapports-unis, le multiple-Un, qui n’est ni le rejet du multiple comme l’illusoire, ni le refus du mouvement, ni le congédiement de toute Unicité, mais l’Unité des chemins et de leurs liens respectifs. Dans ces rapports, l’homme retrouve « le malheur et la bénédiction » (nous soulignons), c’est-à-dire qu’il les pense et donc qu’il est avec eux. Les deux termes sont empreints du langage 178

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divin : Unheil, le malheur, rappelle l’adjectif heil, ce qui est sain et sauf, et le nom Heil, le bonheur, ou même seeliches Heil, le salut de l’homme par le dieu. On peut dire que le malheur est absence de salut, non-effectuation de la sauvegarde qui tient sa parole et son essence en elle et vers le mortel tant qu’elle est dans son lien l’unissant à la bénédiction et unissant les deux dans le temple du dieu. Le Segen vient du dieu dans le temple, de sa grâce – la possibilité du salut qui réside entre malheur et bénédiction de l’existence de l’homme, c’est-à-dire dans l’eksistence du temps. La victoire (Sieg) et la défaite (Schmach) rappellent la lutte, le combat et donc aussi la décision : celle qui détermine le destin d’un peuple, destin qui, de sa part, contient sa possibilité ; mais aussi celle qu’on peut rattacher encore une fois au saut radical vers un autre commencement, pour un nouveau départ – la décision, avec ses conséquences, est prise dans l’instant (Augenblick), l’expression authentique de la temporalité. La victoire et la défaite se font toutes les deux dans l’instant décisif et inaugurent une nouvelle époque. Chaque époque est inaugurée par un dieu, par sa mort, par son arrivée ou sa fuite ; elle a donc à chaque fois un saut divin qui la caractérise et s’y installe en même temps que la victoire ou la défaite qui l’inaugure.

EPREUVE

Face à toute défaite et à toute victoire, une endurance (Ausharren) ou une ruine (Verfall) désignent non seulement leurs conséquences, mais aussi la réponse de l’homme à chaque défaite et à chaque victoire. Sans entrer dans une dialectique de la défaite et de la victoire, il faut noter que là chacune a son essence dans l’autre : dans chaque Schmach il y a le Sieg qui lui est toujours essentiel et vice-versa. Pour deux peuples, en guerre armée ou en guerre d’idées, la victoire de l’un est bien la défaite de l’autre, défaite qui est condition même du Sieg ; mais c’est aussi, et c’est surtout ce sens là qu’il faut retenir ici, dans un même peuple qu’il y a défaite et victoire qui nécessitent une nouvelle décision : une bonne, 179

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lorsqu’elle se fait dans l’instant et demande de l’endurance, ou une mauvaise, lorsqu’elle ne prend pas en compte l’essence temporale de l’événement fondateur et devient alors le signe et le début d’une chute destructrice (ce que le mot de ruine, Verfall, exprime bien en allemand). Que le dieu fuie ou qu’il reste, cela se décide donc temporalement et dans le destin particulier des mortels dans son temple et devant le Saint des saints qu’il abrite. Ce sont toutes ces choses « qui font gagner (gewinnen) à l’être humain (Menschenwesen) la forme (Gestalt) de son destin (Geschickes) ». L’homme est pensé ici à partir du Wesen, son être s’accomplissant, son essence « s’essentialisant », l’homme qui est lui-même, son identité temporale. En outre, cet homme-là gagne alors, dans l’enceinte, la forme de son destin. F. Dastur nous rappelle ce que revêt ce mot, Geschick, en le rapportant au verbe schicken, que l’on traduit communément par « envoyer » : « schicken signifie à l’origine ordonner au sens d’aménager un espace – einräumen309 ». Le porter l’une vers l’autre de toutes les déterminations temporales des mortels dans le temple est le rassemblement même qui trouve sa grandeur dans l’espace aménagé à cet effet, dans le plus indicible de l’Einräumen qui garde le nom de Geschick. Le destin prépare les choses et les hommes à la rencontre du dieu en offrant et exprimant le lieu où celle-ci s’effectue. Ce qui est le propre de chaque peuple, ce qu’il lui est donné dans l’ouverture et l’appropriation (Ereignis), est un « envoi du destin » ou plus précisément « un envoi de ce qui aménage l’espace divin », où le mot Geschick exprime alors son histoire propre gardant tout son sens. Le secret, le mystère de l’es gibt est à méditer à travers cette pensée destinale dans le lieu du divin, dans le templum, c’est-à-dire le tempus.

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Enfin, la victoire et la défaite dans le temps divin, celui du temple, déterminent la mesure du gain particulier de l’essence de l’homme et ouvrent par là même son destin ; le temps divin du temple rassemble pour disperser, c’est-à-dire pour s’ouvrir et se déployer – le 309

F. Dastur, Heidegger et la question du temps, p. 112.

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dieu inaugural du lieu (Ort) divin est le héraut du destin original de l’homme.310 III. Histoire et divin

1. Tradition, rituel et symbole

Pour parler de l’historial – qui donne d’ailleurs son sens au Dasein historial311 –, il faut non seulement aller vers puis dans le fondement de l’historique mais en deçà de ce fondement et vers l’origine de l’histoire (Geschichte) et du Geschichtliche. Faire cela transporte la pensée hors de toute supputation exclusive par la tradition (Überlieferung). Celle-ci porte plusieurs dimensions que Heidegger explore moins systématiquement qu’autres thématiques de la temporalité et de l’histoire. Les traditions ne prennent pas chez lui plusieurs déclinaisons comme, par exemple, dans l’œuvre de Ricœur, où elles sont des « propositions de sens ». Le point de vue de Sein und Zeit persistera en grande partie dans les écrits subséquents et permet de distinguer ce qui peut être pris comme tradition authentiquement rattachée à l’histoire du Dasein et ce qui tombe en dehors de celle-ci et empêche les vraies réflexions à son sujet :

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La résolution retournant sur soi et transmettant (überliefernde) devient alors la répétition d’une possibilité d’existence transmise (überkommenen). La répétition est la tradition même, c’est-à-dire le retour aux possibilités du Dasein ayant été (dagewesenen).312 A cette constatation nous devons ajouter et comparer celle de la conférence « Die Zeit des Weltbildes » de 1938, qui représente une critique des dangers inhérents à la tradition : Se réfugier dans la tradition par l’humilité et la présomption ne peut rien par lui-même, il peut être seulement la fermeture des yeux et l’aveuglement devant le moment historial.313 Voir Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 70, p. 488. Voir J. Kockelmans, Heidegger and Science, p. 196. 312 Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 74, p. 509. 313 « Die Zeit des Weltbildes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 96. 310 311

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C’est la résolution du Dasein qui lui permet de récupérer ses possibilités d’existence314, et ce non pas une fois pour toutes mais toujours à nouveau. La répétition n’est jamais un « refaire la même chose » ou l’histoire « qui se répète » au sens d’une analogie entre les événements et leurs liens315 ; elle n’est pas non plus la simple récupération des réflexions et des objets jugés importants par une réflexion réactionnaire ; elle est l’appropriation par le Dasein existant effectivement et authentiquement pour accomplir son être dans ses possibilités les plus propres. C’est à partir de celle-ci que la tradition peut se constituer et se constitue toujours, quelles que soient les conséquences de cette constitution. Par ailleurs, la tradition n’est pas à rejeter comme quelque chose de passé, de suranné et d’obsolète à s’en débarrasser au profit de la modernité, d’une modernisation de la pensée et de la réflexion philosophique ; elle n’est pas le poids à s’en décharger purement et simplement pour recouvrer ensuite la vérité[...] La tradition n’est ni à ranimer ni à rejeter ; elle se comprend par les considérations ontologiques et temporelles du Dasein et établit une effectivité de la répétition. C’est seulement en tant que ce retour affirmant et portant les possibilités du Dasein qu’elle est tradition et répétition authentique effectuée dans l’avenir et l’ad-venir propres.

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Comment entendre alors l’avertissement de « Die Zeit des Weltbildes » ? Il s’agit de distinguer deux sortes de tradition ou plutôt deux versants de celle-ci : vue depuis les possibilités du Dasein, elle est la répétition qui permet de les rencontrer et de les réaliser ; vue depuis les possibilités qu’ouvre le moment historial décisif, celui où se prend la décision, elle peut distraire de l’essentiel de la pensée. Si la tradition est la répétition, savoir ce caractère premier dans sa constitution de l’être-au-monde et de l’être-jeté effectif de l’homme ne signifie pas indéniablement prendre la décision à Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 74, p. 507. Voir Nietzsche, GA, Bd., 6.1, 283-289, 302-331. Voir aussi Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse (Köln : Anaconda Verlag, 2006) III, § 45 et 62. 314 315

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partir de toutes les possibilités du Dasein dans le moment historial décisif ; bien au contraire, ce savoir, qui n’est pas nécessairement pensée, peut conduire le Dasein à rester dans le confort de ses retraits où il pense retrouver la paix dans une certaine intériorité et échapper au cours de l’histoire, au déchirement de l’instant et à l’appel du destin qui lui est réservé. C’est une chose d’atteindre le fond de l’ontologie fondamentale et de trouver en chemin le sens propre de la répétition et de la tradition, c’est tout autre chose de voir le moment historial, c’est-à-dire non seulement de le reconnaître à partir de la pensée qui lui corresponde, mais surtout de répondre à son appel avec résolution (Entschlossenheit) et dans la prise constante de la décision (Entschluss) nécessaire, qui n’est ni apodictique ni assertorique mais temporal et destinal. La tradition peut, d’autre part, revêtir toutes les apparences et tous les attributs de la tradition au sens vulgaire du terme et devenir un pur refuge pour la pensée qui refuse de méditer les choses et l’oubli de l’être et ses dispensations (Geschicke) temporales, la pensée est alors en dehors des possibilités originales du Dasein et l’esprit se meut dans l’oubli de l’être.

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Ce danger potentiel d’oubli n’enlève rien au caractère de répétition authentique que peut revêtir la tradition. C’est à partir de celuici que nous devons penser le rituel et ce qu’il recèle, ainsi que l’oubli potentiel où le rituel aussi peut se trouver et continuer ainsi indéfiniment. Le rituel ne doit pas être rattaché aux simples rites d’une religion, à la réitération hébétée de gestes et de paroles. Deux choses caractérisent le rituel : a. Il entre dans les pratiques religieuses à partir du sens premier de la répétition : Ce qu’il porte dans l’ouvert devant les mortels, c’est celle-ci dans sa manifestation propre et dans les traces qu’elle laisse dans le religieux. b. Il s’effectue aussi dans le lieu particulier du rassemblement. Sans le « venir l’un vers l’autre » des quatre le rituel n’a pas de lieu et n’a pas lieu. 183

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Le rituel sous-tend tous les rites effectifs, il est leur pensée la plus intime. Il exprime le lien essentiel et unissant des quatre, l’installation d’un monde au sein du Geviert et du lieu de l’événement appropriant, tout en portant le sens des possibilités toujours renouvelées des mortels. Or sachant que le divin est, de diverses façons, auprès de chacun des quatre et au sein même de l’Ereignis, son caractère d’indicible et d’impalpable est communiqué dans chaque rituel, lui donnant sa direction (Richtung) ; le rituel est l’entrée par le divin, ce qui fait chaque dieu et chaque possibilité de redevenir mortel pour l’homme, dans le temple, comme possibilités répétées et lieu de rassemblement et d’accord. La participation du symbole au rituel doit être appréhendée de ce double point de vue. A ces deux déterminations, le symbole ajoute ce qui lui est propre : l’expression. Celle-ci participe de la parole, du langage, de l’écrit et du dit. Le symbole porte dans l’ouvert ou est plus précisément le signe du porter dans l’ouvert du plus secret du lieu sacré où le divin est dans la donation. Le symbole ne doit pas tomber dans le symbolisme, c’est-à-dire dans les listes et les études prédéterminées et scientifiques de ses différentes significations ; il n’est pas dans la polysémie infinie des mots et des images qu’il offre, ni dans les amas d’interprétations savantes qui retracent l’histoire de l’évolution qui aurait enrichi ou appauvri, rendu plus grandiose ou plus insignifiante l’image d’un objet naturel ou artificiel ; il n’est ni dans l’usage et l’utilité ni tombé hors d’usage, mais il demeure dans les références propres au temple et qui ne sont autres que ceux du Geviert. Le symbole est l’expression authentique du rituel de la tradition dans son histoire divine. Il doit ouvrir, montrer l’ouverture que retrouve le mortel dans le rituel ; tout symbole qui n’est pas cette effectuation particulière dé-celante n’est pas symbole et n’en garde que l’usage inapproprié et insignifiant. Comment le symbole ouvre, pourquoi ouvre-t-il, voilà des questions auxquels nous ne sauront répondre par une déclaration limitative. Ce qui est clair et sans équivoque est le suivant : le symbole porte le poids du rituel et son sens propre aux mortels résidant sur terre auprès du

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divin devant les dieux où finitude et terre s’ouvrent temporalement vers le ciel depuis le plus caché du lieu sacré ; il marque la mesure du rituel, son mouvement, ses limites ; il est le réel du déroulement des gestes rituels du sacré et le schème présant de celui-ci ; il est l’ouvert là-devant de ce qui pointe vers l’étant rituel et son être propre – il est l’ouverture aperçue du mystère du divin pour ceux qui se rassemblent dans le temple, là où ils ont leur destin. 2. Le divin et le Destin La liberté vis-à-vis de la mort, qui est la fin de l’histoire propre du Dasein, s’accomplit sur fond destinal : Seul l’être libre pour la mort donne au Dasein le but par excellence et pousse l’existence dans sa finitude. La finitude ainsi saisie de l’existence se débarrasse de la multiplicité infinie des possibilités suivantes offertes, celles de vouloir plaire, de la facilité, des subterfuges, et elle place le Dasein dans la simplicité de son destin. Nous désignons par là l’advenir (Geschehen) original, du Dasein, se trouvant dans la résolution authentique, dans lequel, libre pour la mort, il se remet à lui-même dans une possibilité héritée mais cependant choisie.316

EPREUVE

Le Dasein libre a quitté dans toutes les facettes de son existence effective et de l’eksistence temporale de ses possibilités tout ce qui le fait sortir du plus simple et donc du plus propre : il n’est pas à la recherche d’explications, concernant sa mort et sa fin, dans l’aller vers l’autre faussement éthique, celui de ce Behagen qui est ici fausse sollicitude, voire obséquiosité ; il ne se décide pas à accepter les choses telles qu’elles sont, tel dans un déisme fataliste ou dans un renoncement à accepter le danger qu’implique nécessairement la pensée du fondement et celle qui va encore plus loin pour retrouver et se retrouver dans l’origine puis dans la décision et la constance du commencement ; il ne cherche pas à échapper à ce qu’il est dans son être-là pensant ; il ne cherche pas des excuses 316

Sein und Zeit, GA, Bd. 2, § 74, p. 508.

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pour ne pas aborder le plus intime, le plus digne de question et qui s’ouvre d’abord comme danger avant de devenir possibilité de décision, pour rester dans le cours des choses de la technique et le monde qu’elle instaure en s’emparant, par son essence, de la totalité de l’étant ; le Dasein libre rejoint ce qui lui est propre et entre alors dans le plus simple : son destin, l’envoi destinal qui lui est accordé et qu’il assume. C’est dans le destin ainsi rejoint que le Dasein se remet à l’origine qui donne ses possibilités authentiques. Ce qui est hérité est seulement alors ce qui est choisi : Le Dasein choisit à partir de ses possibilités propres, il est alors dans son histoire et son destin, en effectuant le retour nécessaire à la pensée et au saut dans le nouveau commencement, il est dans son être-vers-lamort depuis lequel il décide et atteint sa liberté. La « possibilité héritée » (« ererbten[...] Möglichkeit ») est héritée parce qu’elle n’est rien d’autre que l’acquisition historiale essentielle de tout Dasein, qu’elle caractérise à chaque moment de son existence et de son eksistence temporale et lui offre l’ouverture d’une entrée dans son destin ; cette possibilité est toujours là, mais elle n’est pas pour autant constatée, aperçue puis pensée et enfin choisie, que lorsque le Dasein décide d’entrer dans le plus simple de ce qu’il est, dans son essence temporale où il se remet à son destin, sans que ce « se remettre » soit l’enseigne d’une passivité et d’une indifférence – tout au contraire, il est le choix le plus intime et le plus fort de la pensée, exposant le Dasein au risque nécessaire à son destin et au saut radical.

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Le destin historial du Dasein nous offre l’horizon des réflexions alors possibles, en ce qui le concerne, sur le dieu, celui, bienentendu, qui demeure porteur de la marque du divin. Dans la conférence « Hölderlins Erde und Himmel », nous avons cette affirmation apparemment troublante concernant le dieu : « [...] le dieu aussi dépend du destin ».317 Cette « dépendance » « Hölderlins Erde und Himmel », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 169. 317

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traduit ici l’allemand « steht[...] unter ». Le verbe « unterstehen » désigne aujourd’hui le fait de dépendre de quelqu’un tout autant que, dans sa forme pronominale, l’audace d’entreprendre quelque chose. Ce qui ressort avant tout, c’est la préposition unter qui place une chose ou un concept sous un autre, mais qui peut aussi designer un parmi. Unter-stehen c’est rester sous, demeurer sous, sans qu’il y ait abaissement, parce que celui-ci ne saurait l’être, vu le sens du destin. Le Geschick ou le Schicksal n’est pas le destin indépendant lui-même de tout ce qui s’y rapporte ou ayant une certaine volonté de rester au-delà ou même en deçà des êtres et des choses ; il est, comme le rappelle F. Dastur « le rassemblement des destinées singulières, le destin commun318 ». Le Geschick est aussi lié étymologiquement au Geschehen, à la Geschichte et, évidemment, au verbe schicken. Le destin n’est destin que lorsqu’il rassemble les destinées, rassemblement dans lequel il y a un envoi, un Schicken. Les destinées sont toujours sur terre, elles se déroulent sur elle et déterminent l’historialité :

EPREUVE

La dépendance vis-à-vis du destin est dans l’existence ontique de chaque chose comme son accomplissement. Le destinal rassemble en envoyant chaque chose historialement dans son histoire propre et dans le propre de l’histoire, la Geschichte. Aucun schéma hiérarchique n’est ici possible, le rassembler du destin le rapporte plutôt à l’Ereignis où chaque événement existential (Geschehen) trouve son origine : c’est seulement lorsque le Destin rassemble et envoie qu’il est Destin, c’est-à-dire qu’il est le destiner du Geviert. 318

F. Dastur, Heidegger et la question du temps, p. 85.

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Dans ce destiner, le dieu n’est pas tout simplement parmi les choses « dépendant » du destin, il en est aussi, et c’est là l’accomplissement continu et constant de son essence, une voix (Stimme). Le dieu est alors dans un dire particulier, qui est, de par l’attachement original au Quadriparti, non métaphysique et non soumis aux édictes de la logique ; il est porteur du dit de l’origine et du rassembler destinal dans le langage offert aux mortels. Ainsi, tout dieu exprimant le divin qu’on retrouve auprès des quatre et de ce qui les rassemble doit, et demeurer dans son lien essentiel à chaque partie du Geviert, et permettre l’accueil du destinal dans l’Histoire des mortels. Le dieu est lien divin original et voix destinale. Le destin étant au sein de l’événement appropriant les quatre, le dieu étant un des quatre qui y sont appropriés, nous pouvons procéder à une représentation du Quadriparti qui en rend compte :

EPREUVE

La voix qu’exprime le destin par le dieu n’est pas une sortie de la quadrature (Vierung) ni indépendante du destin, comme quelque chose qui lui viendrait de l’extérieur. Elle est celle du dieu inconnu qui entre destinalement par son mystère dans le Geviert et dont la voix du dieu du Quatre-Un exprime l’indicible. Nous rencontrons ici, dans leur plénitude, deux figures du dieu ébauchées dans les chapitres précédents : Le dieu Inconnu et le dieu du Quadriparti. L’Histoire se trouve dans le jeu des deux et de chacun d’eux avec les autres harmoniques. 188

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Mais qui sont ces dieux ? Y a-t-il vraiment une différence entre eux ? S’agit-il de deux dieux essentiellement distincts ? S’agit-il plutôt de deux facettes différentes du même dieu ? Ce que ces dieux ont de commun, c’est d’avoir trait au divin. Ils lui sont tous les deux attachés comme don de leur essence, au sens où il est, à travers eux, don de divinité. C’est cette commune mesure qui pourrait nous faire dire qu’il s’agit du même dieu – en fait, il est question de deux dieux ou de deux types très spécifiques du dieu, manifestant un trait essentiel du divin et des liens qu’il rend possibles. Nous disons bien « types » : nous n’avons pas affaire à deux dieux figés, non soumis au changement, éternels et caractérisés par l’infinité, mais bien à deux modes spécifiques du don divin, sans lesquels le dieu dont il est question reste dans la réflexion oublieuse de ce qui accorde et de l’être. Deux traits essentiels du don divin se retrouvent donc et se rencontrent dans les possibles offerts par la Quadrité : l’incogniscibilité et la voix destinale.

EPREUVE

Le premier trait n’est pas à lier tout simplement au Dieu de Thomas d’Aquin et au fait des limites inhérentes à la raison humaine, limites qui ne lui permettraient pas de considérer l’éternel et d’avoir un accès direct, non participatif, au sens platonicien ou « intellectuellement » averroïste, aux idéaux – il n’est pas la marque d’un défaut inhérent ou d’une imperfection. En fait, c’est tout le contraire : il désigne le fait que ce dieu ne saurait être « compris » par les schémas traditionnels de la conscience et de la connaissance. C’est ce dieu là qui permet à l’indicible divin d’être dans le dict propre et nouveau que la philosophie de Heidegger cherche à (re) trouver. Le deuxième trait est inextricablement lié au premier. Si l’incogniscibilité indique l’impossibilité de la compréhension par l’épistémologie traditionnelle, elle pointe du même coup vers autre chose – elle demande à ce qu’on trouve un autre dire qui permettraient aux hommes de penser le dieu et ce qu’il donne 189

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à exprimer sur le divin. Ce dire reste muet et n’acquiert pas sa direction (Richtung) spécifique avant la pensée du dieu porteur du deuxième trait divin : l’expression nécessaire au dieu Inconnu est offerte par et dans le dieu du Quadriparti, porteur d’une voix qui exprime le destin. Nous pouvons préciser : Le dieu est une voix du destin qui apporte dans un dire l’essence possible du dieu divin inconnu. Si nous nous souvenons bien que le Dasein authentique est lui-même Destin, il nous devient clair que cette authenticité n’est atteinte que par une pensée qui reprend le sens authentique du divin que redonne la voix destinale du dieu. 3. Histoire et divin Nous pouvons à présent apporter des précisions sur le dieu et l’histoire. Rapportant le dernier dieu à la décision, Heidegger explique, dans les Beiträge :

EPREUVE

La décision, qui a commencé depuis longtemps déjà tout en restant cachée et déguisée, est celle de l’histoire (Geschichte) ou de la perte de l’histoire ; mais l’histoire comprise comme le combat (Bestreitung) du conflit (des Streites) de la terre et du monde, assumé et exécuté par l’appartenance à l’appel de l’Ereignis en tant que l’essentialisation (Wesung) de la vérité de l’estre (Seyn) sous la forme du dernier dieu.319 Le dernier dieu annonce deux choses : la fin d’une époque et le commencement d’une autre. Une telle annonce ne peut se faire que dans l’événement appropriant et que lorsque ce dieu est aussi voix du Destin et dieu inconnu – il conjugue trois déterminations divines fondamentales, qui lui permettent d’ouvrir l’instant de décision pour les mortels. Selon ces trois visages et marques du divin, nous pouvons offrir le schéma suivant réunissant les sens du divin – voix, incogniscibilité, « inauguralité » – et liant de par leur unité le divin à l’Histoire : 319

Beiträge zur Philosophie, GA, Bd. 65, § 45, p. 96.

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5. Le divin donne une forme (Gestalt) à la vérité de l’estre depuis son essence authentique comme don d’une époque et d’un destin. C’est par le dieu que le destin authentique est offert à un peuple depuis l’être original. 6. Le divin est par là indispensable pour toute Histoire authentique et toute pensée de l’histoire du Dasein puis de son monde et des choses qui s’y rassemblent. Il permet l’inauguration de l’histoire où la décision se fait dans l’instant, ainsi que son accomplissement et son déroulement, tout en gardant son secret et en offrant sa voix. 5. Le divin fait coïncider ou indique le coïncider historialement, et toujours historialement, d’un des appels de l’histoire avec son sens le plus caché et échappant à toute conceptualisation et avec l’approche, l’ouverture et les limites d’une époque. C’est sous cette triple forme qu’il entre dans l’Histoire et s’y associe essentiellement. 6. Le divin permet les différentes possibilités des dieux correspondant aux possibilités de l’Histoire et au « il faut » de l’envoi du destin porté par l’histoire vers son accomplissement et épousé par la pensée de l’origine et du retour.

EPREUVE

7. Le moment historial où le divin se retrouve sous ses différentes possibilités divines réunies est toujours dans le rassemblement appropriant du Geviert. En celui-ci se conjugue l’Histoire portant authentiquement le trait du divin, son visage, au sens que donne un Lévinas à ce mot et qui englobe ici tout ce que le divin offre de lui. C’est alors qu’histoire et Geviert sont pensés et pensés ensemble. L’affirmation répétée dans les dernières pages des Beiträge prend alors tout son sens : « Seule l’histoire [se] joue dans l’entre (Zwischen) des répliques des dieux et des hommes comme fondement du combat du monde et de la terre320 ». Ce monde laissera plus tard la place aux trois autres composantes du Quadriparti, pour se retrouver comme l’instauration qui requiert leur accord et l’accorder de l’Ereignis. 320

Ibid., § 268, p. 479.

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8. Toutes ces constatations et précisions concernant l’essence du divin rendent plus clairs et plus insistants le besoin actuel et la pensée de l’être. Toujours dans les dernières pages des Beiträge, nous retrouvons le chemin et le passage nécessaires vers l’être, décrits dans ces termes : « Le surpassement des dieux est l’aller-endessous (Untergang, la chute) dans le fonder (Gründerschaft) de la vérité de l’estre321 ». Pour sonder la vérité de l’être, pour l’atteindre dans son lieu le plus caché – qui n’est nullement dans un au-delà mais bien dans un en deçà qui rappelle immédiatement la φύσις – il est besoin de passer par le sentier où s’effectuent la rencontre inaugurale des dieux, la préparation à la décision dans l’instant historial et au saut radical où l’être est pensé originalement, c’est à dire dans le fonder continu de sa vérité. La pensée de l’être, pour autant qu’elle cherche ce dernier dans l’histoire de l’être, a besoin et est besoin du dieu. Dans la temporalisation historiale, le dieu se trouve alors au sein de la décision : « Mais qu’en est-il des dieux ? [Ils sont] non pas à partir de la religion, non pas en tant que là-devant, non pas comme un pis-aller de l’homme, mais à partir de l’estre et comme sa décision – [ils sont au] futur dans le propre du dernier ».322 Le dieu est la décision de l’estre, de l’être pris originalement et dans le fonder, possibilité du commencement fondateur de l’Histoire.

EPREUVE

Histoire, dieu et divin se sont avérés inextricablement liés. Encore les Beiträge rappellent : « Un peuple n’est un peuple que lorsqu’il reçoit l’Histoire qui lui est assignée en trouvant (in der Findung) son dieu323 ». Sans le dieu, un peuple est en affliction, une qu’il ne saurait reconnaître, il n’a pas d’Histoire ni aucune présance ou un édifice ontique. Le dieu « oblige [le peuple] d’aller en avant de lui-même et d’ainsi se réinstaller dans l’étant324 ». Tout le déferlement et toute l’installation ontiquement solide, 321 322 323 324

Ibid., § 271, p. 487. Ibid., § 279, p. 508. Ibid., § 251, p. 398. Ibid.

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c’est-à-dire, ontologiquement, fermement fondée, dépendent du dieu qui est propre à ce peuple et qui n’arrête jamais de porter sa marque divine-époquale spécifique. « C’est seulement alors qu’[un peuple] évite le danger de tourner (kreisen) autour de lui-même et d’idolâtrer comme son inconditionné les choses qui ne constituent que les conditions de son existence325 ». Le peuple loin de son dieu est dans le plus grand danger, celui de se tromper sur son destin et sur ce qui est, et donc sur l’être ; il risque de perdre ce qui fait de lui un peuple et de chacun de ses hommes un mortel.

EPREUVE

325

Ibid.

193

e v u e r Ep CHAPITRE VII

Parole, poésie et Art – l’expression et le lieu divins

Nous consacrons ce dernier chapitre aux trois sites qui gardent un privilège particulier comme expression et lieu de déploiement ou de trace du divin. Les trois s’interpénètrent, se rejoignent et se co-déterminent dans une constellation pensante qui s’ouvre au divin du Geviert et à l’être dans ses dimensions thanatique et aléthique, rejoignant le dieu. Entrer dans l’espace de la langue c’est aller vers la parole et chercher le chemin, hors de la « logique », qui mène vers le site poétique. La rencontre d’un ouvert vers le secret du dieu et de ce qui en fait un dieu divin, c’est-à-dire inaugural, s’effectue ou s’exprime dans sa trace dans l’autre mot, celui du poème et dans d’autres lieux, qui sont autant ceux de l’art qui rassemble que de la parole qui dit. La parole que nous cherchons dit le divin, et en elle, dans son appartenance à l’essence profonde de la langue, se trouve le langage propre à dire aussi ce que donne l’art de la trace des dieux perdus et du divin à venir.

EPREUVE

Nous partirons de la langue et de la parole, mais ce départ est en même temps depuis le dire poétique, la parole retrouvant son indépendance de la métaphysique dans la parole du poème originaire qui revient sur elle-même sans s’enfermer et porte l’essence du langage à l’un de ses accomplissements les plus libres. Sans nous engager dans l’apologie de la poésie ou des poètes nous laisserons le dict poétique nous parler, depuis son site, du Sacré, du divin et de la parole qui témoigne d’un destin inaugural ouvert à l’accueil et au dialogue ; nous reviendrons en même temps sur la pensée de l’origine et sur ce qu’elle prépare – les deux, le dict et la pensée de l’origine, bien que parlant différemment, offrent un mot sur le divin dont nous avons retracé les déplacements dans le système quadripartite sans encore les associer, dans leur diversité, à la parole poétique et originaire.

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Ayant atteint les sites d’une parole sur le divin et près de la pensée inaugurale – celle donc du dieu inaugural – nous aborderons le sens du lieu et de l’œuvre dans l’art. Nous ne chercherons pas à établir une sorte de hiérarchie dans les arts ou de définir ce que sont les différents arts et leurs histoires respectives, ni de considérer chacun des « beaux arts » à part pour lui consacrer une étude et dégager la manière dont il traite ou considère le divin ou le Sacré comme sujet d’étude. Notre chemin demeure ici le même, il part du langage et de la parole poétique, pour des raisons qui deviendront bien claires dans notre première section, et y reste, nous offrant le mot pour penser l’apport de l’art et surtout ce que nous pouvons encore nommer l’art à partir du destin historial de l’être et de l’événement appropriant qui met toujours déjà en rapport, pour toute considération que nous entreprenons, les divins et les mortels dans l’établissement des sens qui les unient et les portent dans une histoire sans oubli de l’estre et sans recul devant la question abyssale.

EPREUVE

I. Le langage (Sprache) et la parole poétique 1. Le langage comme chemin

Nous commençons par le langage, par la manifestation et l’essence de la langue, parce qu’il se présente avant tout au penseur comme chemin. Celui-ci est un chemin de chemins, un aboutissement sans fin où tous se retrouvent : « Tous les chemins de pensée (Denkwege), rappelle Heidegger au début de « Die Frage nach der Technik », conduisent – cela est plus ou moins perceptible – d’une manière inhabituelle à travers le langage ».326 Le langage donne le possible, il est pour cela la pensée elle-même dans son activité et son parcours à chaque fois initiatique par ses secrets préservés et son retour. Il faut écarter deux définitions limitatives du langage.

326

« Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 7.

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1) Le langage ne se réduit pas à un moyen de communication ou d’expression orale et écrite : « Que nous faisions attention à notre langage, cela est bien mais ne nous aide pas, tant que le langage ne nous sert par là que comme moyen d’expression327 ». Le langage n’est pas un « moyen » (« Mittel ») parce que son essence n’est pas téléologique ; il est et offre plutôt le site du déploiement d’un dire sur l’être – le mot du dieu : la langage est l’horizon originaire ou la « région » (« Bezirk ») de l’être.328 2) Le langage n’est point le seul apanage de la logique et de la proposition. La logique a opéré un remplacement progressif de la liberté et du jeu du langage ; pour accéder à l’autre commencement, il va falloir transformer ce destin ou nous transformer, par et dans notre langage, et s’accorder à une pensée respectueuse de l’être : « La « logique » comme doctrine (Lehre) de la pensée juste (richtigen) deviendra la pensée recueillie (Besinnung) de l’essence du langage en tant que la nomination instituante (stiftenden Nennung) de la vérité de l’estre329 ». C’est par son pouvoir, avec tout le conflit que celui-ci implique, et par sa constitution et ses relations que le langage donne accès à la vérité reprise à son histoire excédée d’ouvert et oublieuse de la fuite des dieux.

EPREUVE

Le langage est ici engagé et questionné par et pour son sens, et c’est pour cela même que nous le disons un chemin ou le chemin des chemins. Une multiplicité, parfois accablante et toujours déroutante, s’impose dès lors que le sens du Dire (Sagen) est fidèle à l’appropriation qui redécouvre l’essence de la métaphysique et du nihilisme et les dépasse. Heidegger expliquera ce Sagen en 1955, avant de le rapporter aussi à la richesse du sens de la poésie de Hölderlin : Ici, nous reconnaissons pourquoi chaque Dire (jedes Sagen) de cette nature occasionne des efforts maladroits (im Unbeholfenen weitermüht). « Bauen Wohnen Denken », Ibid., p. 148. « Wozu Dichter ? », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 315. 329 Beiträge zur Philosophie : vom Ereignis, GA, Bd. 65, § 89, 177. 327 328

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Il passe toujours à travers la multiplicité, déterminante, du sens (wesenhafte Mehrdeutigkeit) du mot et de ses tournures (Wendungen). La multiplicité du sens de la Dite (der Sage) ne consiste nullement dans la simple accumulation de toutes sortes de significations qui apparaissent. Elle repose sur un jeu : plus celui-ci se déploie (entfaltet) richement, plus il reste fortement retenu dans une règle cachée (verborgenen). Par celle-ci la multiplicité du sens se joue (spielt) dans un équilibre que nous n’éprouvons que rarement.330

Le dire (das Sagen) ou la dite (die Sage), qui est le plus profond de la parole (die Sprache), offre et s’ouvre en chemin qui présente à chaque fois une multiplicité herméneutique que l’étymologie ne fait qu’essayer de reprendre et de redécouvrir. Il s’agit d’un jeu de balance, un équilibre qui n’est jamais parfaitement atteint et qui fait que la langue oscille tout le temps et que cette oscillation constitue son essence même, sa liberté et son dire concernant la vérité de l’estre. Cet équilibre est constaté rarement parce qu’il est lié d’un côté à l’instant où s’approprient les choses, les dieux et les hommes, instant difficile mais lourd à chaque fois d’une décision, et, d’un autre côté, il peut tomber souvent sous une réflexion qui chercherait à le figer et donc à perdre son essence, qui n’est jamais ni le mouvement ni l’immobile purs. L’équilibre n’est éprouvé que rarement non pas parce qu’il est éphémère mais parce qu’il n’entre pas en présence dans le sens d’une permanence qu’elle soit réelle ou conceptuelle, et nous n’en faisons l’expérience (erfahren) que rarement, d’une part parce qu’il est lui-même rare, et, d’autre part, parce que nous réfléchissons encore à partir de la métaphysique et de son langage propre. Le chemin de la parole ouvre et constitue le sens (Sinn) en ceci : • il donne le propre du langage et de son déploiement, • il est la pensée et le sens (Sinnesorgan) qui permettent au Dasein de faire l’expérience de son existence, • il peut se dépasser en dépassant le symbole (Sinnbild) et la signification par un méditer (sinnen) et un recueillement méditant (Besinnung),

EPREUVE

330

« Zur Seinsfrage » (1955), in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 423.

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il nous conduit alors vers l’écart rencontré dans l’oscillation où l’entre et le sens de l’estre se retrouvent, et où les dieux – les divins – et les hommes – les mortels – dialoguent, • il est enfin appel. L’éprouver comme tel éloigne donc de toute détermination simplement utilitaire du langage et demande à l’homme d’être celui qui répond : « C’est la parole qui parle vraiment (eigentlich). L’homme parle premièrement et seulement pour autant qu’il correspond à la parole en écoutant ses mots de réconfort (Zuspruch)331 ». L’homme répond à la parole et c’est seulement dans cette réponse qu’il parle lui-même, il n’est pas celui qui « crée » comme dans un vide la parole mais celui qui correspond et doit correspondre à son essence (Wesen). C’est pour cela qu’il lui faut avant tout, et pour répondre à la langue qui lui « fait signe (winkt) » et qui porte ainsi vers lui « l’essence d’une chose (das Wesen einer Sache) »332, écouter – le dire de l’homme est avant tout une écoute. L’homme entend (hören) seulement parce qu’il fait partie (zugehört) du langage, c’est-à-dire de tout ce qui y appartient aussi : « Les mortels entendent le tonnerre du ciel, le vent mugir (das Rauschen) dans la forêt, l’écoulement de la fontaine, le son de la harpe, le grondement des moteurs, le bruit de la ville seulement et pour autant qu’ils appartiennent d’une certaine manière déjà à tout cela ou n’y appartiennent pas333 ». •

EPREUVE

Cette appartenance à tout ce que le langage donne est décisive, et elle relève d’une décision, pour l’être de l’homme et de sa relation non seulement à ce que le langage nomme ou appelle, mais surtout au dieu qui doit être nommé et gardé dans le silence qui inaugurera une nouvelle époque de dispensation de l’être également proche et respectueuse de ses deux dimensions et lui permettant de ne plus sombrer dans le refus. Le chemin du langage offre, entre autres mais aussi surtout et d’une façon privilégiée le voyage vers les dieux. Mattéi, en rappelant « ...Dichterisch wohnet der Mensch.. »., in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 194. Ibid.. 333 « Logos », Ibid., p. 220. 331

332

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les commentaires de Heidegger sur la poésie « fluviale » de Hölderlin évoque ainsi le sens du fleuve : « Grâce au fleuve [dont Hölderlin identifie l’esprit à la force des Centaures du fragment Le Vivifiant de Pindare], nous allons à la rencontre des dieux attendus, nous avançons sur le chemin historial où, en tant que peuple, nous rencontrons notre destin334 ». Le chemin du langage, s’il est celui du dire, s’il mène à la poésie, devient chemin menant aux dieux et offrant un destin appropriant aux mortels dans leur accord intime avec le(s) divin(s). Ce chemin est perdu par les solitaires de Rilke, qui reste encore dans la métaphysique : Seuls maintenant, dépendant les uns des autres, sans nous connaître, nous ne cheminons plus par les sentiers aux belles méandres, mais tout droit... ... Mais nous sommes comme des nageurs qui perdent leurs forces.335

EPREUVE

Le chemin que nous suivons est celui des méandres, des forêts – aller tout droit, c’est abandonner pour rester dans la sécurité de la raison, de la métaphysique et de son Dieu, qu’il soit vivant – le Dieu de la vie – ou mort, pour être remplacé par la vie ; il est celui du dieu et de ce qui se marque et marque les choses qui font ce chemin par le divin ; il est un départ et un retour vers la contrée de l’être.336 Notons enfin, qu’en empruntant ce chemin, nous restons où nous sommes parce que nous revenons vers ce qui fut notre départ en ayant acquis l’expérience du voyage. Nous pouvons ajouter ici qu’il s’agit d’un des voyages ultimes pour nous et pour notre travail sur le divin dans la pensée de Heidegger : le voyage dans le langage et dans le dire qui peut encore faire signe vers la trace des dieux enfuis et du dieu inaugural à venir. Si tout chemin part toujours J. -F. Mattéi, Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, p. 127. R. M. Rilke, Duineser Elegien / Die Sonette an Orpheus (Allemagne : Suhrkamp, 1996) XXIV, p. 66. 336 Voir M. Zarader, p. 182. 334 335

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de la Contrée (Gegend) et y revient337, le chemin du langage qui retrouve le sens du dieu est celui de la parole devenant étrangère par le dieu divin, car « le divin rend étranger »338, puis revenant vers elle-même et voyageant sur les fleuves qui la ramènent à sa propre essence et à son dire intime. C’est dans cette intimité que le dieu inaugural se prépare à parler. 2. Langage et recueillement

Heidegger est toujours conscient de la fonction du langage qui consiste à dévoiler l’étant ; les passages concernant ce dévoilement (Entbergung, Entbergen),339 qui rend présent,340 et son lien apodictique à l’ouverture341 de l’être foisonnent. Mais ce dévoilement n’est possible que par le recueillement qui constitue l’être le plus profond du λόγος et du langage. Lorsque Heidegger dit que le λόγος et l’άλήθεια sont la même chose parce que « le λέγειν laisse άληθέα, l’invoilé, s’étendre devant »342, c’est pour marquer la primauté du caché : « Tout dévoilement enlève ce qui est présent au voilement. Le dévoilement a besoin du voilement. L’ Ἀ-Λήθεια repose dans la Λήθη, puise en elle, pose devant ce qui demeure, par elle, en retrait. Le Λόγος est en lui-même à la fois un dévoiler et un voiler343 ». Nous pouvons faire avec Heidegger tout le travail étymologique qui l’a conduit, non pas à l’exploration purement philologique, mais à l’essence de ce que le mot du langage, dans son destin historial, c’est-à-dire aussi dans ce qu’il cache, dit. Nous nous limitons ici aux conclusions les plus parlantes et décisives pour le sens du recueillement.

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Ibid., p. 183. Parmenides, GA, Bd. 54, p. 14. 339 « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 225. 340 J. D. Caputo, Heidegger and Aquinas, p. 194. 341 « Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 61. 342 « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 225. 343 Ibid. 337 338

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La langue, qui parle depuis la vérité dans ses dimensions aléthique et thanatique, est depuis ses débuts, devant l’ouvert, ce qui étend là-devant tout en (se) recueillant : Que veut dire λόγος ? Dans la langue des mathématiciens grecs le mot « λόγος » signifie la même chose que « relation » et « rapport » ; nous disons « analogie » et traduisons par « correspondance », et nous voulons dire une certaine manière déterminée de rapport, plus particulièrement d’un rapport des rapports : Par « correspondance » nous ne pensons absolument pas à la langue et au discours. L’usage linguistique de la mathématique, et en partie aussi de la philosophie, garde en lui quelque chose du sens original ; car λόγος apartient à λέγειν, et celui-ci veut dire et est le même mot que notre « lesen » – Weinlese (vendanges, récolte du raisin), Ährenlese (récolter le blé, glaner les épis) : rassembler (sammeln)...

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« Lesen », rassembler (sammeln), veut dire : mettre ensemble (zusammenbringen) dans l’Un le multiple dispersé, puis, en même temps, porter l’Un auprès (beibringen) et le remettre-à (zustellen) – Où ? Dans l’invoilé de la présance (Anwesung) [παρουσία=οὐσία (ἀπουσία)]. Λέγειν – porter-auprès vers l’Un ensemble (zusammen) et cet ensemble rassemblé (gesammelt), c’est-à-dire présant – veut dire : de l’antérieurement voilé le rendre ouvert, le laisser se montrer dans sa présance.344

Encore aujourd’hui, et Heidegger n’aura cesse de le répéter, le λόγος garde en lui son premier sens à méditer : le rassemblement, ce qui rapproche et reste toujours derrière la signification du rapport et de la relation, ce qui porte les choses dispersées les unes vers les autres – cet acte ne s’arrête pas là, il opère à partir de l’Ouvert et porte ainsi ce qu’il rassemble vers l’Ouvert comme invoilé et présant, le « a » marquant pour nous, rappelons-le avec D. Franck, une présence qui n’a rien de figé. Cette présance s’effectue seulement 344

« Vom Wesen und Begriff der Φύσις », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 278-279.

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par l’unir, par le fait d’entrer dans l’Un ou de se retrouver Un, fonction que remplit le λόγος dans son appartenance verbale au λέγειν. Notons surtout qu’il ne s’agit pas ici d’une violation : le rassembler n’est pas imposé par force et n’objective rien. Le porter des uns vers les autres, le mettre-ensemble du dispersé, le mettre dans l’Un du multiple puis de l’Un dans l’invoilé est à chaque fois un laisser (lassen) (se) rassembler et se montrer. Ce n’est pas anodin qu’une telle réflexion sur le rassembler et sur le re-cueillir soit dans le cadre d’une pensée du divin grec retrouvé dans la voix de l’Oracle de Delphe. Le commentaire continue plus loin en rappelant le fragment 93 d’Héraclite et en donnant ainsi le sens le plus distinctif de l’Ouvert et du remettre des choses à l’Ouvert comme présant – de présanter ou plutôt laisser (se) présanter les choses. Le fragment d’Héraclite en question, cité par Plutarque en parlant des oracles de la Pythie, est le suivant : ... ὁ ἄναξ οὗ τὸ μαντεῖόν ἐστι τὸ ἐν Δελφοῖς, οὔτε λέγει οὔτε ϰρύπτει, ἀλλὰ σημαίνει.345

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Heidegger rappelle la traduction habituelle de ce fragment, par Diels et Snell, entre autres, pour faire ressortir son sens le plus propre, celui de la tension, qui est caractéristique chez Héraclite et qui se trouve ici entre le celer (ϰρύπτει) et le déceler (λέγει) ;346 mais ce qui nous intéresse dans ce passage est l’apport de l’Oracle et de ce qu’il nous rappelle concernant le dieu : lorsque l’oracle dit, il dit le mot du dieu, il parle comme parle le dieu, et c’est juste alors que son mot est un Sagen qui dit le celer en le gardant dans le cèlement. C’est ainsi qu’il donne le signe (ἀλλὰ σημαίνει), qu’il fait le geste (Wink) en même temps vers et depuis le langage. Ces signes viennent d’un homme, de l’homme à qui est confié la garde du divin ; par le passage dans ce signe, toujours divin, il J.-F. Pradeau le traduit ainsi : « Le maître à qui appartient l’oracle de Delphes ne dit et ne cache rien : il donne des signes ». Héraclite, Fragments, p. 189, 319. 345

Diels traduit λέγει et ϰρύπτει par spricht.. aus (dit) et verbirgt (cache). Voir Heidegger, Ibid., p. 279. 346

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est possible de préserver le celer et le mystère tout en les disant – là, il n’y a pas simple communication d’une énigme, ni recherche d’une solution, mais rassemblement347 autour du secret s’offrant en mystère et déterminant l’apport aux mortels qui sont à l’écoute. Le mot du dieu préserve le mystère dans le dire, mais le mot ainsi formé préserve aussi le dieu. C’est là qu’il faut retrouver le sens du recueillement.348 Il est bien-sûr toujours question, à chaque fois que le rassembler (sammeln, λέγειν, legere, lesen...) est considéré, de penser l’être et en même temps, surtout à partir des réflexions des Beiträge, que Besinnung reprendra pour les compléter, l’entre (Zwischen) qui caractérisera plus tard les rapports au sein du Geviert. Le recueillement qui revient vers l’être se trouve alors, dans ces moments de la méditation qui considèrent la constitution d’un monde, rappelé vers les dieux et leur demeure.

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Dans une référence implicite au feu d’Héraclite, Heidegger présente le plus essentiel du déploiement essentiel (Wesen) de l’estre comme et au sein des dieux, du monde, de la terre et des hommes, préparant ainsi et possibilisant le dire de ce rassemblement dans la parole : C’est seulement lorsque ce que l’homme comme historial nomme ultérieurement l’étant se brise (sich bricht) contre l’estre, cet être étant le besoin (Notschaft) du dieu, que tout est rejeté (zurückgeworfen) dans le poids de ce qui est pour lui son essence et peut être ainsi nommé dans la parole (Sprache) et appartenir à la retenue (Verschweigung), dans laquelle l’estre se retire de tout calcul dans l’étant et pourtant donne sans limites (verschwendet) le déploiement essentiel (Wesen) dans le fondement sans fond 347 Pour le λόγος comme rassemblement voir aussi « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 222-224, 227, 232. 348 Le recueillement précède le rassembler et permet de l’effectuer, l’homme (se) recueille pour présenter ensuite ce qu’il a rassemblé là-devant, le laissant au repos (Ruhe). Voir Heidegger, « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 214.

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(abgründige Gründung) de l’intimité (Innigkeit) des dieux et du monde, de la terre et des hommes. L’estre (Seyn), le feu du foyer au milieu de la demeure (Behausung) des dieux, demeure qui est en même temps un éloignement (Befremdung, un rendre étranger) de l’homme (l’entre, dans lequel il demeure un (l’) étranger, justement lorsqu’il est chez lui (heimisch) dans l’étant).349

Deux mouvements contraires se complètent et s’achèvent l’un dans l’autre : une destruction violente que marque l’acte de l’estre et son entrée en scène dans la pensée exprimés par le sich bricht, et la retenue (Verschweigung) qu’est le silence du recueillement retrouvé à l’essence même du langage. L’estre qui assume enfin ses deux sens est le dépassement, de l’étant, qui porte le saut radical et nécessite une coupure violente où la sécurité du Seiend – celle de l’ens métaphysique offrant en fin de compte la technicité – se trouve faillir devant le Seyn qui sort alors de son refus pour une pensée méditante assumant son secret et le respect, c’est-àdire laissant être et gardant la dimension thanatique d’où l’estre s’ouvrira sans excès.

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Cette brisure par l’être de l’étant qui révèle l’oubli de ce qu’il est et de ce qui fait son ouverture dans le monde s’effectue encore, comme chaque événement premier et ouvrant une nouvelle dimension historiale, en passant par le dieu : l’estre, être original et fondateur, est ici et doit être – il faut qu’il soit – le besoin du dieu (Notschaft des Gottes). Ce besoin n’est pas un simple manque, il est essentiel – au sens où il participe de l’essence à venir et constitue un élément indispensable – pour la détresse et pour l’advenue d’une nouvelle époque historiale où la pensée de l’être est gardée et laissée à son déploiement dans ses deux dimensions. C’est là qu’on peut parler précisément du dieu qui sauve et sans lequel rien ne sortira l’homme du règne de la technicité. Le sauver du dieu n’est pas temporaire, il fera partie intégrale de l’eksistence temporale et temporelle du Dasein dans le monde instauré dans le Geviert 349

Beiträge zur Philosophie, GA, Bd. 65, § 270, p. 486-487.

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– deux mouvements simultanés et co-dépendants constituent l’entrée dans la nouvelle année du dieu et de l’être : « Surpasser (Übertreffung) les dieux c’est aller-en-dessous (Untergang) dans le fondement de la vérité de l’estre ».350 L’Über du surpassement est ici un être-auprès-des-dieux et un aller-par-dessus vers le nouveau commencement porté par leur essence inaugurale ; ce geste est accompagné de celui qui retrouve enfin le caché de l’estre et son destin : la brisure qui disperse tout en portant l’oubli vers la pensée est celle des deux, et en tant qu’accomplissement de leur essence. L’oubli du fondement et de l’abîme du Pli se laisse alors penser et tout ce qui est se donne pour la première fois dans ce qu’il est, dans son authenticité de chose étante, et toute chose arrive ainsi vers le Dasein dans son essence, un poids (Gewicht) que celui-ci soutiendra et qu’il nommera à nouveau, dans la parole. Dès lors, dès l’introduction des choses re-nommées dans la parole, celles-ci entrent dans la retenue (Verschweigung), elles accèdent au recueillement, qui est toujours celui de l’estre, toujours origine comme saut en avant (Sprung). Elles sont alors avec l’homme prêtes et apprêtées au caché, pensé pour la première fois et gardé dans l’ouverture de l’être et dans le timide qui l’approche et lui correspond. L’homme sort de l’oubli de la dimension thanatique de l’άλήθεια et trouve son essence d’homme en lui correspondant dans une nouvelle parole et dans un nouvel être-au-monde.

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L’estre est alors, dans cette nouvelle appropriation, le feu du foyer d’Héraclite : il est la lumière ardente de l’ouverture et la chaleur intime du foyer, il se donne dans ses deux dimensions. C’est à ce moment précis aussi que l’être est au beau milieu de la demeure abritante des dieux qui porte elle-même les deux dimensions dans le monde et la pensée des mortels : les dieux sont la garantie de l’entre qui est aussi leur lieu, ils sont le possible du voyage de l’homme loin de la patrie et donc de la parole d’origine et du retour après l’expérience du voyage et de l’être – ils rendent 350

Ibid., § 271, p. 487.

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étranger tout en gardant l’intimité du chez soi (Heim), ils sont le défi de la décision et l’attachement au plus propre. L’être retrouvé est à l’intérieur de leur demeure, ils le gardent, et, pour lui, ils demandent un berger : ils lui offrent l’homme et sa parole recueillie et recueillante. Nous voyons ici que cette parole et l’homme qui la dit et lui appartient dans le recueillement ne sont pas le résultat ou l’affirmation d’un égoïsme tourné obstinément vers soi. Revenons à ce passage vers la fin d’Unterwegs zur Sprache : Ainsi déliée dans sa propre liberté, la parole peut se soucier uniquement d’elle-même. On peut entendre ça comme un solipsisme égoïste. Mais la parole ne se raidit pas sur elle-même dans le sens qu’elle se regarde, de manière égocentrique (eigensüchtigen), dans un miroir, en oubliant tout. En tant que dict (Sage), l’essence de la parole (Sprachwesen) est le montrer appropriant (ereignende Zeigen), qui justement détourne [le regard] de lui-même, pour qu’ainsi ce qui est montré soit libéré dans le propre de son apparaître (das Eigene seines Erscheinens).351

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Le souci de la parole pour elle-même est clairement maintenant un souci, et non point un subjectivisme exacerbé, pour le monde – non seulement en tant que totalité des étants, mais en tant qu’institution par le rassemblement appropriant. La parole est retour sur elle-même qui montre ce qui est comme ce qu’il est, un montrer qui laisse chaque chose être ce qu’elle est dans le monde des hommes et des dieux et ainsi la libère. L’accès de l’homme au langage est un retour de l’homme vers lui-même et vers son essence recueillie dont le sens est celui d’un monde où le recueillement devant l’âtre des dieux crée la demeure et pour l’homme et pour l’être – en entrant dans la parole, c’est-à-dire aussi dans le dialogue, et en s’y laissant approprié l’homme retrouve les dieux et réside dans la même demeure que l’être, il est raccordé au monde historial inauguré par le dieu-héraut qui lui remet la 351

« Der Weg zur Sprache », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 251.

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garde de l’être. L’homme lui-même, accédant à l’Unité avec l’être, devient alors celui qui rassemble352 – et non pas qui assujettit : c’est là le sens de l’assertion de Heidegger qui dit que l’être a besoin du Dasein et des dieux. 3. La parole et le divin Avant que le λόγος ne soit devenu Verbe et Dieu,353 avant que Zeus n’ait fait son entrée dans la pensée à l’avènement de la métaphysique et qu’il ne soit nommé l’‘´ν le plus présent – ce qui est tout le contraire de l’‘´ν, qui n’est jamais une chose présente354 – le λόγος disait le dieu en même temps que l’‘´ν Πάντα, en tant que le rassemblement et le multiple comme base du dire, et le dieu possédait la dimension de l’éclair (Blitz) sans qu’il fût encore l’Être suprême ou la prima causa. C’est à partir d’une telle dimension que nous comprenons aussi le dire des dieux dans la poésie de Hölderlin, telle que Heidegger la découvre et commente : nous retrouvons le cueillir et le se recueillir évoqués plus haut et la parole de l’Oracle qui dit sans dire et cèle en dé-celant : « ... et les signes sont / Depuis longtemps (littéralement : depuis des Âges) la parole des dieux ». (« ... und Winke sind / Von Alters her die Sprache der Götter ».).355 Ce recueillement de et sur la parole qui vient des dieux et en constitue le dire même explique, par ailleurs et encore une fois, l’importance qu’accordera toujours Heidegger au dieu du cep, de la récolte : tout est là – la terre rattachée à la φύσις, le ciel, les hommes qui rassemblent la récolte (lesen) puis la posent (legen), le temps qui s’ouvre et se donne comme autre chose qu’un

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352

Besinnung, GA, Bd. § 97, p. 345.

C’est-à-dire aussi ce Λόγος judéo-chrétien, le Verbum du Dieu du christianisme. Voir D. Souche-Dagues, Du Logos chez Heidegger (Grenoble : Éditions J. Millon, 1999) p. 34, 50-51, 93 (commentant la distinction, dans Einführung in die Metaphysik, entre le 353

λόγος d’Héraclite et le Λόγος judéo-chrétien, un monde séparant l’un de l’autre.)

Concernant les conséquences sur la vérité d’une telle transformation du λόγος, voir Parmenides, GA, Bd. 54, p. 100. 354 « Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 228-229. 355 « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 46.

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passage... C’est avec le dieu du cep que la parenté la plus intime entre le « lire » et le « (re)-cueillir » du mot lesen est portée le plus clairement à la pensée.356 Le sens de l’appel que fera Heidegger deux ans plus tard (1938), dans Besinnung, devient clair et acquiert une dimension plus qu’ontologique – elle est celle d’un autre monde d’accord entre les dieux et les mortels, celui de la vérité de l’être : Tant que l’homme n’est pas séparé en avance de tout étant de l’étantité par l’essence de l’estre et déplacé dans le sans-fond (Grundlosigkeit) de la vérité de l’estre, puis sorti de ce déplacement même pour apprécier (ermißt) la clairière dans laquelle un refus (Verweigerung) s’ouvre, pour lui, et est le geste de l’estre luimême qui l’a déjà ainsi approprié, les dieux ne pourront pas venir à la parole, parce que tout temps-espace pour leur divinité est enseveli.357

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L’homme doit être dans la vérité de l’estre, de l’être originaire, la retrouver, s’y déplacer, pour deux choses : entrer dans le langage appropriant et approprié à la vérité puis rencontrer ensuite les dieux qui y reviendront, parce que c’est seulement dans la vérité originaire du mot du λόγος sur et comme l’être que les dieux peuvent encore parler comme divins en dehors de la création et de la logique. L’homme doit effectuer un déplacement radical, doublé d’une brisure violente de l’étant comme dernier recours ontologique, pour se placer dans le sans-fond, l’infondé et ce qui fonde en l’être. C’est alors seulement qu’il s’expose à l’être et se rend compte de son refus plus que millénaire. Mais lorsque ce refus est retrouvé, lorsqu’il sort de lui-même de l’oubli, le premier commencement redonne son origine et l’être offre ses deux dimensions, sans qu’aucun excès d’ouverture ne vienne s’imposer et ne mène au refus dans la mort et à l’oubli du cèlement. Les deux dimensions de l’être données et raccordées pour la première fois resteront 356 357

« Logos », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 215. Besinnung, GA, Bd. 66, § 71, p. 237.

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cependant dans un conflit permanent mais absolument nécessaire à leur survie, un conflit qui rappelle et donne tout son sens à celui des forces contraires du ciel et de la terre – chacune indispensable à l’autre et à l’établissement d’un monde et d’un lieu. C’est cette lutte incessante, cet affrontement laissé à lui-même et accueilli, qui gardera l’être d’entrée dans l’oubli au profit de l’étance et de ce qui en découle dans l’histoire de la métaphysique, et c’est lui aussi qui donnera enfin son plus grand fruit : un temps-espace divin, au sein duquel la divinité (Gottschaft) pourra advenir et les dieux (re) venir. Ce Zeit-Raum peut encore leur ménager un retour parce qu’il donne et se donne comme parole nouvelle ; l’entrée dans la dimension propre de l’être est en elle-même la possibilité d’un langage différent, nouveau par sa correspondance à l’être originaire et à l’installation d’un monde destinal d’accord entre les quatre notes fondamentales. Il est clair qu’à chaque fois qu’il s’agit des dieux nous les retrouvons soit à la fin d’un long travail de pensée et de rencontre de l’être, soit au début d’une ère nouvelle où le saut placera le Dasein dans un non-oubli de l’être : le dieu est encore cette charnière sans l’être, il annonce la fin d’une époque et son début – il est, encore une fois, le héraut – mais il reste aussi au sein de chaque époque historial, indispensable à son sens, à son destin, même oublié, et à l’être lui-même. En annonçant la fin d’une ère, le dieu signe aussi l’épuisement d’un langage, le métaphysique, et le saut dans la constitution première d’un autre, la parole de l’être, les deux prenant leur élan, leur perte et leur formation dans la parole comme source du dire poétique – le Sacré – et des mots du penseur – l’être. Le langage est le lieu, depuis le temps-espace, du déploiement – s’il n’est pas apprêté, il ne sera pas prêt à recevoir et à dire le dieu ; il lui restera cependant à se préparer de lui-même, en se gardant toujours comme appel à la pensée, dans l’attente de ceux qui ont le courage du dépassement et du saut.

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La nécessité d’un appropriement depuis la langue est d’autant plus importante pour le dieu qu’il doit appeler les mortels et le monde ; il doit, en d’autres termes, se constituer en appel, être cet appeler lui-même, être donc avec la parole. Ce n’est point un hasard si le monument que sont les Beiträge se termine par ce Ruf des dieux et de la langue historiale : « Lorsque les dieux appellent (rufen) la terre et un monde résonne (widerhallt) dans l’appel et qu’ainsi l’appel rappelle (anklingt) comme Da-sein de l’homme, la langue (Sprache) est alors comme mot historial, fondant l’histoire (Geschichte)358 ». Cette langue, cette parole, est le silence même – sinon elle ne saurait dire ceux qui ne se nomment pas, i.e. les dieux359 – , celui qui fonde et permet donc l’appropriation qui s’effectuera dans le monde de l’événement appropriant, du Geviert – elle est le secret des dieux et de leur destin360. Elle correspond en cela à la question originaire de l’être et de sa sortie de l’oubli. Aller vers la parole où le dieu peut encore être accueilli, c’est évidemment sortir de l’habituel du langage et parler autrement, tel que le fait le poète, qui entre à sa façon « dans la maison de la déesse » où la langue « n’est pas un simple moyen de communication »361 mais le lieu de la vérité de l’être et de l’avènement du dieu : Quand le penser parle, rappelle le Parménide, c’est le mot de la déesse qui le fait, et ce mot est la vérité (Wahrheit)362.

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4. La poésie Le poème est la parole autre, la parole autrement ; il n’est pas une transformation de la langue mais un retour à son essence et à ses plus grandes possibilités. L’altérité du poème par rapport au langage en générale est intrinsèque et déterminante. C’est pour cela que Heidegger peut affirmer, dans « Hölderlin und das Wesen Beiträge zur Philosophie, GA, Bd. 65, § 281, p. 510. J. Greisch, La parole heureuse (Paris : Éditions Beauchesne, 1987) p. 154. 360 Beiträge, GA, Bd. 65, § 281, p. 510. 361 Parmenides, GA, Bd. 54, p. 21. 362 Ibid., p. 6. 358 359

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der Dichtung » : « La poésie elle-même rend d’abord possible le langage ».363 Écartons donc dès le début toute identification de la poésie à un versant ou un autre de la littérature indigène et mondiale. Il s’agit plutôt de poursuivre deux questionnements la concernant : quelle est l’essence de la poésie ? et quel en est le site ?, pour dire ensuite et tout le long son apport divin sur le chemin qui est le notre. a. Ποίησις : En ne limitant pas la poésie à un mode d'expression et à un genre littéraire , nous nous approchons de son sens premier, qui la lie à la Ποίησις comme production d’œuvre historiale. En outre, cette production n’est pas simple causalité, elle n’est pas une transformation d’une matière et n’est pas la seule production d’un effet ; Heidegger la pense plus originairement comme sortie dans l’ouvert, ce qui la lie immédiatement au dévoilement de l’ἀλήθεια. La vérité se trouve donc à l’origine du dire poétique, ce qui le rattache à l’éclosion spontanée, la φύσις.

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Aller vers le dire poétique porte l’homme aussi vers sa demeure, une vérité que dégage la conférence « ... dichterisch wohnt der Mensch.. ». : La Ποίησις, cette forme toute particulière et toute humaine de production, est un bâtir, un bauen364. Si nous notons avec Taminiaux, qui commente Arendt, l’importance pour toute idéologie de faire taire ou d’interdire le « faire-œuvre », la Ποίησις, sans oublier l’apport métaphysique sine qua non de toute idéologie, nous en comprenons les conséquences pour l’habiter de l’homme ainsi que l’enjeu inhérent à l’essence de la poésie et du retour du Sacré dans l’habitat de l’homme. La Ποίησις quant à elle, émane de la résolution du Dasein, de l’homme appelé à fonder son propre habitat en accord avec le monde et avec les dieux qui reviennent dans la langue, le site de la pensée, où se rencontrent penseurs et « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 43. 364 « ... dichterisch wohnt der Mensch.. »., in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 193. 363

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poètes. Parler du poème c’est aller vers ce bâtir mais c’est aussi aller plus loin, vers le don, en deçà de la Ποίησις même, don qui octroie les quatre les uns aux autres, dons de l’Ereignis offrant le Geviert et le monde des dieux et des mortels, marqués par le divin tout comme l’entre qui permet leur distance et leur appartenance mutuelle. Si la poésie dit le Sacré, le poète porte et parle dans le poème, le mot du Sacré est donc le mot du poète et est, par conséquent, la première parole, fondatrice de l’habitat, de l’homme. b. Le poète : Heidegger écrit en 1943, dans la postface de Was ist Metaphysik, rédigé quatorze ans plus tôt, en 1929, au temps de la découverte de Hölderlin, le pendant du nihilisme de Nietzsche : « Le penseur dit l’être. Le poète nomme le Sacré365 ». Cette affirmation semble délimiter des domaines hermétiques l’un à l’autre. Or nous savons qu’il n’en est rien, et que les deux parlent à partir d’un même lieu : la langue. Heidegger ne s’arrête pas à cette affirmation, elle n’est pas faite « lapidairement » et pour rien, comme le rappelle justement C. Dubois366, mais suivie surtout d’un questionnement qui restera au cœur de la pensée du philosophe. Le passage mérite d’être recité pour le situer ensuite dans notre problématique :

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Comment, pensés à partir de l’essence de l’être, le poétique (Dichten) et le merci (Danken) et la pensée renvoient l’un à l’autre et en même temps sont distincts, doit rester ouvert ici... On connaît bien sûr beaucoup [de choses] sur le rapport de la philosophie et de la poésie. Mais nous ne savons rien du dialogue (Zwiesprache) entre le poète et le penseur, qui « habitent proches sur les monts les plus séparés ».367 La question est ouverte et doit, en effet, le rester, mais cette ouverture n’est pas un renoncement, elle n’épuise pas le dire qui « Was ist Metaphysik? », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 55. C. Dubois, Heidegger : Introduction à une lecture, p. 333. 367 « Was ist Metaphysik ? », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 55. 365 366

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rapproche l’une de l’autre, la pensée de l’origine et le domaine du Sacré, tout en les gardant dans leur site propre. Heidegger laisse une ouverture ou brèche béante qui demande non pas qu’on laisse chacun de ces sites à lui-même, comme hermétique à toute autre chose que son domaine, ni qu’on demande à l’un ou à l’autre de se dépasser, mais qu’on trouve et qu’on s’accorde en même temps à un langage autre qui dit ce béant et rend compte de ces deux monts qui se regardent dans la proximité de leur distance. Le Heidegger qui sent la nécessité d’ajouter cette postface assez tardivement est celui qui a effectué la Kehre, et ce grâce à une recherche à dépasser le nihilisme et ses conséquences à travers l’expérience du poète retrouvée, comme un sauveur, chez Hölderlin. Le poète, parlant de son propre site, et même s’il n’est pas « la pensée de l’origine », s’y meut et, lorsqu’il le fait authentiquement, parle le mot du dieu, nomme l’innommable tout en le gardant dans le sans-nom. Nommons ici, nous-mêmes, ce qu’effectue le poète, un parcours qui ne laissera pas d’ouvrir l’accès à ce que le penseur cherche lorsqu’il le regarde de son propre site originaire, en n’oubliant pas que les deux « disent » et que « nommer » c’est aussi et même avant tout appartenir à la parole et au Dict :

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Le poète n’est pas le Sacré, il n’est pas non plus luimême ce qui le donne, mais il occupe ce lieu important dans le langage, en tant que le mortel qui fait venir ceux qui disent le Sacré. C’est précisément là que toute l’ampleur de la découverte de Hölderlin après Nietzsche prend tout son sens. Dès le premier essai, « Andenken », des Erläuterungen, Heidegger affirme : « Mais parce que la joie ne se rencontre que là où le poétique (Dichten) l’accueille (entgegengrüßt), les Anges eux aussi, messagers du clair, n’apparaissent que lorsqu’il y a ceux qui disent des poèmes (Dichtende) ».368 Une autre joie est retrouvée avec Hölderlin, qui n’est point celle de la vie nietzschéenne, mais de l’Ouvert, du lieu où la fête accueillant les dieux devient possible. La pensée de •

368

« Andenken », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 17.

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l’Ouvert trouve sa première assise dans la découverte de Hölderlin et se complète dans l’Ereignis, Hölderlin le diseur des dieux, de ceux qui ménagent l’Ouvert, qui est le lieu même du Sacré et d’un nouveau fondement du monde marqué par le divin unissant dieux et mortels. Par cette appartenance à l’Ouvert, à la parole et se constituant en son dire originaire, les poètes « correspondent à la beauté divine369 ». Cette « correspondance » du poète au « divinement beau » (göttlich Schöne) permet à Heidegger de dire que le poète est « l’entredeux », celui dont le destin est de se tenir « entre les hommes et les dieux »370. C’est en cela qu’il appellera, en reprenant un hymne de Hölderlin, les poètes les demi-dieux destinaux, participant au mot divin, à la vérité originaire, et à l’être des mortels371. Cette position destinale d’où pourrait émaner la décision, les place au cœur même du danger, qui est aussi celui du penseur : « les poètes... se tiennent dans le plus grand danger372 ». Celui-ci est le danger salutaire et décisif. •

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Les poètes ont cela de particulier – ça les distingue de la pensée scientifique et onto-théologique – qu’ils sont liés au fonder. Commentant Stéphane George en rappelant un vers fondamental de Hölderlin, « Mais ce qui demeure, les poètes l’instituent »373, Heidegger explique que le poète « institue ce qui demeure pour qu’il dure et soit (währe und sei) ».374 C’est lui qui, un jour, « arrive, et ce même après un bon voyage et donc encore plein d’espoir, chez la vieille déesse du destin et lui demande le nom pour le joyau riche et tendre qui repose sur sa main375 ». Ce qu’il y a, ce •

« Wie wenn am Feiertage.. »., Ibid., p. 55. « Andenken », Ibid., p. 123. 371 Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », GA, Bd. 39, § 12. Voir aussi le commentaire de J. -F. Mattéi, dans Heidegger et Hölderlin : Le Quadriparti, p. 141, 147, 159. 372 « Wie wenn am Feiertage.. »., in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, p. 71. 373 « Das Wesen der Sprache », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 161. 374 Ibid. 375 Ibid., p. 162. 369 370

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qui est, est institué par le poète, c’est-à-dire que celui-ci le livre au destin, non pas comme hasard ou abrogation de toute décision personnelle, mais comme destin divin offert par le dieu pour instaurer un monde. Le poète fait un voyage loin de sa patrie, ce même voyage de Hölderlin dans la pensée grecque, et revient, mais il ne rentre pas tout de suite chez lui. Il a un joyau à la main, et il va à la maison de la déesse du destin, du dieu destinal. Ce joyau est le fruit de son voyage, il est le nouveau possible de la pensée et de l’instituer qu’elle permettra, mais il n’a pas encore de « sens », il ne parle pas, ne dit pas, ne s’offre pas et ne vient pas dans l’ouvert de l’être. C’est le dieu qui lui donnera le mot et le fera entrer ainsi dans l’essence du langage – c’est en cela que le dieu est lui-même destinal et appartient à la parole, au mot, et c’est en cela aussi que tout langage parlant et instituant est un langage divin qui sauve l’être de l’homme. Riche et tendre (reich und zart) est le joyau du poète, ouvrant ses possibles, s’ouvrant en possibles, et puissant par sa proximité timide à l’être dans l’événement appropriant dieux est mortels. Ce passage sur le seuil et dans la maison de la divinité destinale, du destinal divin, prépare l’achèvement, le retour dans la patrie pour installer la demeure et l’histoire annoncées déjà en 1936 dans les Beiträge : « Le chercheur de l’estre est, dans le débordement le plus propre de la force qui cherche, le poète qui « institue » l’estre ».376 Chercher l’estre puis le fonder (stiften), l’être depuis son origine qui fonde le monde en appropriant les Quatre, se fait dans une dimension poétique où seul le poète peut résider et dans le langage propre à la poésie, qui regarde, de loin mais dans la proximité, le penseur de l’être. Tout mot a besoin du poète pour le dire, c’est-à-dire pour qu’il parle depuis son essence pré- ou non- métaphysique : « Mais le dire qui pense ne peut pas devenir le vrai mot déployant son essence (das eigentlich wesende Wort) – cela nécessite le poète, qui doit sortir et grandir depuis la même racine que Hölderlin a institutée (« Comme au jour de fête.. ».)377 ». Pour

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376 377

Beiträge, GA, Bd. 65, § 4, p. 11. Besinnung, GA, Bd. 66, § 9, p. 24.

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qu’un dire pense, pour que le pensée accède au langage comme pensée, pour qu’il y ait pensée de l’origine, le poète et son mot sont incontournables, et ces mots sont ceux du divin destinal, où un monde peut passer et un autre venir, où des dieux fuient et d’autres viennent dans une nouvelle appropriation essentielle. Les poètes et les penseurs sont tous les deux gardiens de ce qu’il y a à venir378 : un monde sans refus de l’être – celui qui dit le Sacré et celui qui pense l’être le préparent et doivent constamment supporter le conflit de ses deux dimensions dans ses dispensations. Le poète est enfin le seul, avec le penseur en dehors du système métaphysique, à ne pas parler depuis le dualisme, parce qu’il est proche de l’origine de la différence. F. Dastur identifie son dict dans le thème de l’enfance chez Trakl. Celui-ci, comme le note Heidegger d’ailleurs à propos du poème « An einen Frühverstorbenen », « A un jeune mort », associe la paix à l’enfance, parce que l’enfant est « celui en qui la dualité des sexes n’est pas encore devenue dissension, celui dont l’allemand parle au neutre, et qui abrite et réserve en soi le tendre double pli des sexes379 ». Cette innocence de la non-discorde d’avant la dualité n’est pas le rêve tâtonnant d’un retour à l’enfance mais l’affirmation d’un langage original dont le poète habite le dire et dont l’essence est le double pli qui n’est point encore dissension mais complétude de sens propre. Il est question ici, le rappelle Heidegger, du temps ou d’un temps différent qui n’est pas celui de la métaphysique mais de ce qui rassemble depuis l’origine, du pas-encore-né, pour donner la différenciation : Trakl qualifie ce temps de geistlich, et non pas de geistig, qui est normalement opposé au matériel plutôt qu’au temporel380. A l’origine, le temps se donne – et se donnera, pour une nouvelle fondation historiale marquée par le nouveau dieu – comme esprit qui rassemble pour faire le don du monde : le divin doit être pensé justement ici, où il est comme Geistliche, et •

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M. Zarader, Heidegger et la pensée des origines, p. 206 . F. Dastur, « Heidegger et Trakl : le site occidental et le voyage poétique », p. 8. 380 Voir « Die Sprache im Gedicht », in Unterwegs zur Sprache, p. 38-48. 378 379

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accomplit ainsi deux choses primordiales pour le développement de l’histoire : il permet la différenciation depuis le déploiement temporal et est à l’origine comme avenir et en tant que le spirituel. Le mot du poète parle toujours depuis le lieu de cette origine et de son avenir. Le poète nous a conduit vers ce qu’il garde : tout en nous laissant sur le chemin de l’être et de l’origine, il est le sentier des dieux qui ont besoin de lui pour pouvoir apparaître dans l’historial381, il nous a dit le Sacré qu’il continue de nommer et nous a confirmé la provenance avant tout divine de sa parole, accueil des messagers des dieux. C’est à celle-ci ainsi reconnue et pensée que nous nous adressons enfin. c. le poème et le divin : Le poète est le « diseur » des morts de l’origine dont l’âme « tressaille » devant le lieu sacré, et c’est précisément là qu’il accueille les messagers des dieux et que s’ouvre alors l’essence du langage. Une parole qui rassemble en elle tous les éléments qui nous intéressent ici se trouve dans « Wie wenn am Feiertage.. ».. Reprenons le passage :

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Si maintenant le rayon (Strahl) sacré atteint le poète, il n’est pas emporté dans l’ardeur du rayon, mais complètement tourné (zugekehrt) vers le Sacré. L’âme du poète « tressaille », en effet, et laisse ainsi réveiller en elle l’ébranlement apaisé (gestillte Erschütterung) ; mais elle tressaille de souvenir, veut dire ce qu’il en est de l’attente de ce qui s’est passé ; c’est là l’ouverture de soi du Sacré. Le tressaillement brise le repos du silence. Le mot advient. Le mot-œuvre ainsi jailli (entspringende) laisse apparaître l’appartenance, les uns aux autres, du dieu et de l’homme.382 Le rayon du Sacré est le réveil du souvenir, de tout le voyage de l’âme intime du poète – le départ de la Heimat, l’épreuve de 381 382

« Das Gedicht », in Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4, p. 191. « Wie wenn am Feiertage.. »., Ibid., p. 69.

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l’étranger et de la Grèce de Hölderlin puis le retour, toujours à nouveau et dans le souvenir. Ce réveil se fait dans l’ouvert du Sacré et offre ou devient le regard qui est dans la lumière éclairante mais non plus, comme celle qui avait mené au refus, éblouissante de l’excès de l’être. C’est alors qu’est né le mot, l’essence et la simplicité de la parole. La phrase de Heidegger devient courte et précise : « Le mot advient » (« Das Wort wird ») ou le mot devient – il est enfin mot. C’est exactement là l’essence et la source intarissable de la langue dont le déploiement depuis son jaillissement et sa soudaineté permet enfin l’institution d’un monde qui n’est que l’autre terme pour l’appropriation des dieux et des hommes au sein du Quadriparti et que le retour du dieu inaugural pour dire l’instauration historiale, le saut radical, et l’advenue du commencement et du langage. L’amour règne alors entre les divins et les mortels. C’est là surtout que le dieu retrouve son incontestable nécessité pour le rapport de l’homme à son exister authentique dans le monde marqué par la lumière et les lieux sacrés et que le divin atteint son sens. Le poète ne parvient pas seul à l’écoute et au dict, il n’accède pas seul au dire issu du Sacré : « Il faut donc quelqu’un de plus haut, qui soit plus proche du Sacré et pourtant toujours sous lui, un dieu, qui lancera dans l’âme du poète l’éclair qui enflamme. Ainsi le dieu prend sur lui cela qui est « au-dessus » de lui, le Sacré, et le porte, assemblé, à l’acuité et dans le coup du rayon unique, par lequel il est « orienté » vers les hommes pour le leur offrir383 ». L’accès au Sacré est tout simplement impossible sans le dieu, ainsi que la parole nouvelle qui en prendra conscience et sauvegardera l’homme et le dieu. Ainsi conduit dans l’enceinte du Sacré, le dieu permet au poème de naître dans l’âme du poète et au Sacré lui-même aussi de trouver en elle un abri et un lieu où s’effectuera le don de sa parole384.

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383 384

« Wie wenn am Feiertage.. »., p. 68. Ibid.

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Un fait majeur sous-tend, cependant, la poésie : les dieux échappent à la nomination ou ils ne sont plus aujourd’hui nommables. Ceci ne constitue nullement un échec de la parole poétique mais bien ce qu’elle découvre et en rend compte pour s’ouvrir aux dieux et au Sacré, qui échappe à l’objectité et à la représentation385. Les dieux n’ont plus de vrai nom, parce que le langage est devenu simple outil de communication et parle très peu à partir de son essence que retrouve le poète. En recouvrant cette perte des noms divins, des noms qui manquent, le poème rend compte de la détresse des hommes. Le poète parlant encore ou enfin depuis l’essence de la parole entre dans ce domaine où le « savoir essentiel », lui, erre (durchirrt) : « Ce savoir essentiel erre seul à travers ce domaine dans lequel les dieux – même depuis l’oubli le plus lointain – sont encore nommables386 ». Le poète rencontre ainsi, sinon les dieux du moins leur authenticité oubliée, ce qu’ils sont au fond : « Mais les « dieux » ne sont pas pensés ici comme le plus haut au sens de la poésie et de la pensée métaphysiques qui continuent encore, mais comme appartenant à la détresse (Notschaft) de l’estre [génitif objectif ], qui résonne à travers (durchschwingt) tout [...]387 ». La détresse est la marque même de la nuit des dieux véritables, de leur « innommable », et de l’oubli de l’oubli de l’être originaire. Le poème recouvre l’oubli et en rend compte dans sa parole qui se retrouve dans le jaillissement du mot essentiel et prépare le saut hors du langage métaphysique ; il est le témoin de la détresse qui retrouve les mots pour la dire.

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Le départ des dieux est besoin du poème. René Char l’exprimera ainsi : Quand s’ébranla le barrage de l’homme, aspiré par la faille de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui

Ibid., p. 67. Besinnung, GA, Bd. 66, § 70, p. 231. 387 Ibid. 385 386

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ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l’exorbitante poussée.388 La « faille » – tel un gouffre qui se fait au sein du monde et le fait perdre tout son sens – de l’abandon du divin, où celui-ci ne fait plus question directement pour les humains et où ce qu’il dit n’est plus écouté, laisse tout de même une trace dans la parole ; et le poème, le dict poétique, peut encore en sortant de l’usage ordinaire du langage et en parlant depuis l’essence oubliée du poétique, ou même de sa trace, retrouver le divin, et ce surtout parce que la trace du divin sera toujours là, même dans l’oubli. C’est là précisément que les poètes rencontrent le destinal qui leur est accordé. « Ô toi, dieu perdu ! Toi, trace infinie, crie Rilke, même depuis l’infini métaphysique dont il est resté prisonnier, / Seulement parce que l’animosité voulait tellement te disperser, / Nous écoutons aujourd’hui la nature et sommes sa bouche389 ». L’écoute est accordée encore par la parole divine du dieu parti au loin, depuis la distance que Heidegger liera au plus intime de la proximité et qui lui permettra de découvrir ou recouvrer le sens du monde, le Geviert. Chez Trakl le divin se défait même de cette nature, où sombre le Dasein de l’homme chez Rilke dans le subjectivisme narcissique, et part vers le dieu le plus intime, le plus proche de l’homme, le plus divin et le plus étranger au Dieu métaphysique ou même à celui qui fut traditionnellement le Dieu de la révélation, celui que Hölderlin souhaitait voir partir pour retrouver le retrait des dieux et préparer le chemin pour ceux à venir pour un nouveau langage, une nouvelle pensée et un monde nouveau390.

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Précisons ce que Heidegger trouve chez les poètes qu’il a abordés en détails – à savoir Trakl, Rilke, Hölderlin, Silesius, mais sans oublier l’influence plus indirecte, souvent biographique et nonR. Char, Fureur et mystère, p. 174. Rilke, Die Sonnete an Orpheus, p. 68. 390 Hölderlin, F., Hyperion (Köln : Anaconda Verlag, 2005) p. 14. 388 389

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dite, d’autres, tels que René Char et Paul Celan – non pas juste pour rencontrer la confirmation de ses propres réflexions mais pour les pousser à aller plus loin, dans notre cas en ce qui concerne la dimension divine qui entre de plus en plus dans sa philosophie. Il faut prendre les points suivants comme autant de chemins complètement indépendants vers la poésie et le divin mais comme sentiers se croisant toujours et se déterminant les uns les autres à partir de la pensée et de la parole : Hölderlin ne parle pas seulement dans le domaine (Gebiet) poétique, il parle comme le poète de ce domaine même, c’est-àdire comme poète du poète, poète de la poésie cherchant le dire dans son origine, sa naissance, et son essence. Le thème du voyage, du départ de la patrie (Heimat), est au sein d’une telle recherche de l’essence de la poésie. En outre, Hölderlin a vécu les mêmes changements sociaux que ses amis Hegel et Schelling où le monde moderne avait intellectualisé théologiquement la dimension religieuse et se trouvait, en tant que société, pauvre en Dieu. Si la réponse de Hegel fut la reprise du Christianisme dans un système où l’Esprit effectif se retrouvait comme communauté religieuse et où le Dieu fut l’Idée Absolue avant le monde puis unie au monde par Jésus, son humanité, Hölderlin est parti retrouver les messagers du divin et les dieux auxquels le dire poétique prépare le chemin du retour ou de l’advenue. Hölderlin est le poète de la poésie, du dire poétique originaire, du divin, du Sacré et du retour natal . •

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• Rilke fait figure d’un Nietzsche en poésie en ce qu’il marque l’aboutissement ultime de celle-ci, la fusion de l’animal rationale dans la nature et la vie, et mène l’ouvert métaphysique à son ultime expression. Il est aussi le poète des limites du Dieu métaphysique, limites qu’il perçoit et en rend compte, bien qu’il ne fasse pas le pas en arrière qui regagne le surgissement originaire vers l’avenir et n’atteint donc pas le divin dans le dieu inaugural.

Trakl est très important pour la possibilité d’un autre dire poétique sur les dieux. Il est le poète du retrait du divin et non du •

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retour au Dieu de la révélation. C’est ce retrait même qui lui permet d’atteindre le rapport de l’homme mortel au Sacré et de rencontrer les dieux à venir. Trakl est le passage entre un langage figé et ayant atteint ses plus grandes limites et un autre qu’inaugurera le dieu et où l’être est gardé dans son combat par le respect de l’homme pour ses dimensions – il est le poète du dernier dieu auquel, affirme Heidegger dans les Beiträge, l’estre nous prépare.391 La position de cette poésie explique son ambiguité : « La parole poétique de Trakl, précise F. Dastur, parle ainsi à la fois de ce qu’elle quitte et de ce vers quoi elle s’avance, elle est donc nécessairement ambiguë (mehrdeutig)392 ». Les mots qui soutiennent et guident cette poésie en témoignent : nuit, mort, jour, déclin... En cela – en son allervers une autre parole – il se rapproche encore plus du chemin de Heidegger, les deux n’ayant jamais atteint Le but mais cheminant sûrement vers lui. Le poète qu’est Trakl est dans cette nuit sacrée, qui n’est autre que le plus grand rapport à l’absence du divin393 : si les dieux sont partis, le lien qui rattache l’homme à leur absence demeure dans le site poétique d’où parle encore le mot de Trakl.

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• Enfin, il ne faut pas oublier le lien silencieux, et peutêtre pour cette raison même conséquent, entre Heidegger et Paul Celan. les deux ont rencontré et compris le sens précis de cette distance entre la poésie et la pensée philosophique, distance que Celan reprendra dans son style paratactique, apparenté au poème de Parménide ; il lui ouvrira ainsi le plus intime du voisinage entre la philosophie – l’être – et la poésie – le Sacré394. Celan est, pour son siècle, le poète non pas du personnel et du sujet mais du poème devenu sa propre parole – il est donc, comme Hölderlin, le poète de la poésie. Le retour natal de Hölderlin entre aussi dans la poésie de Celan pour se développer et devenir celui de la langue maternelle Beiträge, GA, Bd. 65, § 2, p. 7. F. Dastur, « Heidegger et Trakl : le site occidental et le voyage poétique », p. 10. 393 Ibid.. 394 H. France-Lanord. Paul Celan et Martin Heidegger : Le sens d’un dialogue (Paris : Fayard, 2004) p. 36. 391 392

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– le poète reviendra toujours, après chaque voyage, à sa langue devenue aussi abri qui porte et garde la blessure du poète. Enfin, Celan est le poète du monde ; il soutiendra toujours l’importance d’un dialogue entre le poème et la pensée philosophique pour fonder un nouveau monde, autre que celui de la métaphysique. Celan – Le Sacré, la distance, la blessure, le recueillement, la parole de l’origine, l’institution d’un monde. Nous sommes entré dans la contrée avoisinant la poésie395 pour esquisser l’horizon d’une rencontre poétique avec le divin que porte la pensée du Geviert et du monde historial à venir. Nous avons rencontré le Sacré et les divins dans leur essence inaugurale – nous sommes passé par l’être, le langage, la pensée et le monde. Le fondement de ce qui est à venir et de ce qui se montre déjà, dans le rassemblement dont témoigne la parole poétique, constitue le lieu de tout déploiement de la parole et de toute institution historiale et destinale396. C’est à partir d’une telle région de la pensée et de la poésie, c’est-à-dire depuis ce qui les tient dans leurs lieux respectifs et voisins, qu’il faut entrer dans d’autres articulations du monde et du Geviert dans nos réflexions et qu’il faut donc considérer ce qu’on appelle Art. C’est à cette dernière tâche que nous nous tournons maintenant.

EPREUVE II. L’Art

Le jugement, qui ne changera pas tout au long de sa pensée, de Heidegger sur l’Art occidental est catégorique : « tout l’art occidental est métaphysique397 ». Est-il dès lors possible de parler d’un Art qui puisse exister ou eksister en occident et qui soit raccordé à l’être et à l’institution du monde dans le Quadriparti puis surtout au divin libre de toute référence métaphysique et onto-théo-logique ?

« Das Wesen der Sprache », in Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 171. « Wissenschaft und Besinnung », in Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 47-48. 397 Besinnung, GA, Bd. 66, § 63, p. 178. 395 396

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La réponse est affirmative, mais demande un retour, comme pour la poésie, à l’essence de l’Art et au sens qui le soutient et demeure, même caché ou oublié, toujours déjà au sein du site qui le donne et l’institue. Nous devons partir du dégagement effectué par Heidegger pour retrouver ensuite le mot de l’Art et son site. Ce qui revient au divin dans celui-ci se trouvera alors rattaché au thème qui domine toute la pensée philosophique : celui du déploiement essentiel de la vérité. 1. Art et culture Précisons pour commencer que l’Art en question ne se réduit pas à la culture. Il faut le dégager des restrictions culturelles comme domaine d’expression au même titre que les sciences positives. Présentant tout le programme de la modernité et ses conséquences, Heidegger affirme, dans les Beiträge : « L’art est subjugué à l’usage culturel (Kulturnutzung) et méconnu en son essence.. ».398 Le résultat d’une telle transformation de l’essence de l’Art est lié, dans le même paragraphe, à toute une évolution et mutation de la réflexion et de l’homme. Reprenons l’affirmation conséquente du passage concerné :

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L’explication particulière de l’abandon de l’être comme désintégration (Zerfall) de l’Occident ; la fuite des dieux ; la mort du Dieu moral chrétien ; sa réinterprétation (Umdeutung) (voir les remarques de Nietzsche). La dissimulation (Verschleierung) de ce déracinement (Entwurzelung) par le manque de fondement et par le soi-disant nouveau commencement de l’homme se retrouvant lui-même (la Modernité) ; cette dissimulation étant négligée (überglänzt) et amplifiée (gesteigert) par le progrès : découvertes, inventions, l’industrie, la machine...399

La transformation de l’essence de l’art s’effectue au sein d’une mutation générale de l’être et du rapport du Dasein au monde. 398 399

Beiträge, GA, Bd. 65, § 56, p. 117. Ibid., § 56, p. 118-119.

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L’abandon de l’être (Seinsverlassenheit) comme désintégration de l’Abendland n’est pas sans rappeler Spengler400, mais il faut noter ici qu’il s’agit aussi et surtout de l’oubli du déclin (Untergehen plus que Niedergehen) de l’Occident – garder mémoire et présence de ce déclin c’est, pour les occidentaux, être ce qu’ils sont : les mortels du monde crépusculaire où le soleil se couche, ils sont à la fin du matin et de l’éveil grecs. Être dans l’oubli du déclin c’est pour l’homme occidental perdre son histoire et son destin approprié, où il a à entrer dans une autre pensée et une autre histoire assumant les deux faces de l’être et à prendre la décision instaurante ; l’apport destinal du déclin, du sens même de l’Abendländer, est perdu. Cette perte est accompagnée par deux événements concernant l’histoire divine ou le divin pris historialement : la fuite des dieux et la mort du Dieu chrétien. Nous ne reviendrons pas sur leur sens et leurs conséquences que nous avons considérés de plus près dans d’autres chapitres ; notons, cependant, leur participation à l’oubli et au retrait de l’être devenu refus puis à l’avènement et au triomphe du modernisme qui passe par la « réinterprétation » de Dieu ou de ce qui est pris pour divin en général. Celle-ci peut se résumer à la reprise par Nietzsche du mot de Hegel, « Dieu est mort », en lui enlevant sa dialectique de réconciliation et en déclarant le renversement de toutes les valeurs, ainsi ajoutant à la subjectivité le lieu vide du Dieu et la célébration de la vie et de ses principes directeurs qui finiront, sous l’égide de la raison, par constituer la nouvelle définition des effectifs humains et naturels.

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Un nouveau « commencement » s’annonce, mais dans l’arrachement même aux déterminations divines du monde et au destin historial – celui qu’il faut – de l’être. Le résultat : un lieu métaphysique laissé vide et oublié – privé de toute possibilité du dépassement de la métaphysique ; un monde à qui manque le fondement et le destin ; la subjectivité d’un homme Oswald A. G. Spengler, Der Untergang des Abendlandes (Allemagne : Patmos Verlag, 2007). 400

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sans dialectique et devenu partie des effectifs mondiaux ; une religion reléguée aux clercs et à une théologie qui se bat contre ou amadoue la vie et ses principes directeurs et définis par la raison et son principe et par le progrès inéluctable et infini ; une « dissimulation » (« Verschleierung ») toujours plus importante du manque du fondement, du refus de l’être, de l’aboutissement du destin de la métaphysique, et de l’absence des dieux. Voilà l’espace et le site où l’Art trouve son sens et sa perte à l’époque moderne à laquelle il lui faut participer au même titre que les sciences – il doit montrer de l’innovation, de l’invention de thèmes, s’accorder à l’époque, l’exprimer, lui donner une voix communicable, lui correspondre, participer du progrès, des nouvelles technologies et de la « vie » commune – et en tant qu’ « expression culturelle » ou « personnelle » d’un sujet ou d’un objet donnés, les deux se fondant jusqu’à l’oubli, même d’une dialectique qui leur serait intérieure et probante. Il est le produit et l’outil de ce qui prend nom de culture, la nouvelle différence au sein de la totalité des étants, rassemblant objets traditionnels et marques de l’époque, connaissances et esthétique d’apparence, image du vécu et image du monde, reflet de la vie et de l’expérience vécue401. L’art devient affaire de collectionneurs et de promoteurs d’objets d’art et de « produits » artistiques à vendre ou à exposer – l’Art ayant perdu son lieu, son peuple, sa maison, sa divinité devient amovible pour répondre aux besoins d’exposition et à la curiosité qui teinte l’esprit de l’homme moderne.

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Subissant toutes ces déterminations, qui modifient son essence même et lui attribuent une valeur spécifique et préconçue, l’Art perd son premier sens. Nous pouvons continuer la citation de Heidegger donnée au début : « L’art est subjugué à l’usage culturel (Kulturnutzung) et méconnu en son essence ; l’aveuglement à son cœur essentiel : la manière de fonder la vérité ».402 L’importance 401 402

Besinnung, GA, Bd. 66, § 75, p. 286. Beiträge, GA, Bd. 65, § 56, p. 5.

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que revêt la question de l’Art dans la philosophie et pour le divin devient primordiale précisément parce qu’il en est question de la vérité, – et donc de toute l’histoire de la philosophie et de la pensée – celle de l’être, du fondement, et du monde qu’inaugurera ou pas un nouveau dieu dans l’accord des Quatre. 2. Art et vérité L’essai qui vient à l’esprit dès lors qu’on parle de vérité et d’Art, mais surtout d’œuvre d’art, est, bien entendu, « Der Ursprung des Kunstwerkes », dans ses deux versions, où Heidegger expose en détails mais surtout d’une manière très progressive et claire ce qui constitue l’essence du produit, du faire, de l’œuvre, du lieu et de l’œuvre d’art. La question de la vérité – et surtout de son déploiement et son ouverture – gouverne tout ce texte dans sa version de 1935/36. Les étapes spécifiques du texte sont les suivantes (nous en reprendrons celles qui nous intéressent particulièrement) :

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−− Il s’agit d’abord, et tout le long de la conférence, de la « provenance » (« Herkunft ») de l’œuvre d’art et plus particulièrement de l’essence de cette œuvre, car c’est là précisément que l’œuvre et l’artiste « ont leur nom » (« Ihren Namen haben »)403. − L’œuvre d’art étant bien une chose (Ding), elle est aussi symbole au sens grec de ce qui réunit en lui : συμβάλλειν404.

Il faut comprendre ce qu’est une chose et son réunir pour retrouver après la chose spécifique qu’est l’art. Heidegger délimite alors la région (Umkreis) à laquelle les étants qu’on appelle choses appartiennent. Il faut donc distinguer ce qui est étant – ce que la métaphysique nomme d’ailleurs « chose », sans pouvoir faire la distinction – de ce qui est étant-chose. Il faut questionner dans la direction de la choséité (Dingheit) de la chose405. −

« Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 1. Ibid., p. 4. 405 Ibid.. 403 404

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Dès lors la question devient celle de la liberté, en ce sens particulier : qu’il faut laisser les choses se donner d’elles-mêmes et ainsi manifester leur choséité406. L’essence d’une chose s’avère alors ne pas être déterminée ni par sa simple étantité ni par sa matérialité (Aristote) ni par sa forme. −−

−− La question de la production, terme essentiel au faire et à l’exister de l’homme, est alors posée. Le produit (Zeug), origine de ce qui est devenu la réflexion sur la matière et la forme, est alors considéré dans son être, comme être-produit (Zeugsein)407.

Le cheminement de Heidegger dans toute sa structure devient ensuite clair : l’être-produit du produit doit venir librement vers nous, nous lui préparons une ouverture ou le là où il peut s’ouvrir, et c’est précisément ce qu’est l’œuvre d’art. Heidegger prend l’exemple, devenu des plus connus pour tout heideggerien, de la chaussure de paysan sur une toile de Van Gogh : « La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce qui est le produit, la paire de chaussures paysannes, dans la vérité408 ». La question est dès lors et depuis le début celle de la vérité. −−

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L’essence de l’art est donc questionnement sur le se-mettreen-œuvre (Sich-ins-Werk-Setzen) de la vérité (de l’étant). Toutes considérations d’ordre esthétique lui sont étrangères de même que toute adaequatio à et dans une représentation objective : « Ainsi il s’agit dans l’œuvre non pas de la restitution (Wiedergabe) de l’étant particulier présent (vorhandenen) mais au contraire de la restitution de l’essence commune des choses (Dinge)409 ». −−

Il faut que l’œuvre ainsi déterminée soit en ce lieu particulier qui l’accueille et qu’elle s’ouvre alors elle-même et fasse de ce lieu ce qu’il est. Elle rayonne : « L’œuvre, en tant qu’œuvre, appartient proprement au domaine ouvert par elle-même. Car −−

Ibid., p. 10. Ibid., p. 34-35. 408 Ibid., p. 21. 409 Ibid., p. 22. 406 407

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l’être-œuvre de l’œuvre se déploie (west) seulement dans une telle ouverture410 ». Il y a un jeu d’espace, d’ouverture offerte et acceptée simultanément par le lieu et l’œuvre. Heidegger l’illustre par le temple grec. Nous avons alors la dimension du Sacré (Heilige), de la terre (Erde), de l’épanouissement à partir de la φύσις, des hommes et des dieux, donc du monde (Welt)411 : « Être-œuvre signifie : installer un monde412 ». Il est ensuite question du monde que l’œuvre érige et qui permet à celle-ci, en même temps, d’être l’œuvre.413 Un combat (Streit) apparaît, instigué par l’œuvre, entre la terre et le monde414. −−

Des considérations sur la vérité dans l’art en général suivent et une distinction concernant l’origine de l’œuvre d’art qui, à l’inverse du produit (Zeug), « est elle-même créée (hieningeschaffen) dans ce qui est créé (Geschaffene) » – c’est pour cela, par ailleurs, qu’elle n’est jamais une simple production artisanale415. −−

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L’œuvre se tenant dans l’ouverture de l’étant qu’elle a ellemême dérange l’ordinaire. Si nous suivons ce dérangement, notre rapport au monde et à la terre change : nous contenons (anhalten) les évaluations et le faire ordinaires et entrons dans une retenue (Verhaltenheit) pour qu’alors nous séjournions (verweilen) dans « la vérité qui advient (geschehenden) dans l’œuvre416 ». Par cette transformation qui raccorde les humains au monde et à la terre par l’œuvre, ce qui prendra nom de Geviert plus tardivement, celle-ci est gardée, c’est-à-dire laissée être ce qu’elle est. Heidegger nomme cela : « La Garde de l’œuvre » (« die Bewahrung des Werkes ».)417 −−

Ibid., p. 27. Ibid., p. 28-29. 412 Ibid., p. 30. 413 Ibid., p. 31. 414 « Der Ursprung des Kunstwerkes », in Holzwege, GA, Bd. 5, p. 35. 415 Ibid., p. 52. 416 Ibid., p. 54. 417 Ibid.. 410 411

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L’art étant un « devenir et un advenir de la vérité » il lui faut le sens, la mesure et l’ouvert de celle-ci : elle surgit pour lui et toujours comme poème : « Tout art est, en tant que laisser advenir la vérité de l’étant en tant que tel, dans son essence, Poème418 ». Cette affirmation informera alors tout le reste de l’article. −−

Par l’advenue de l’art dans sa vérité, il y a fondement du monde des hommes sur terre et donc histoire : « À chaque fois qu’un art advient, c’est-à-dire lorsqu’il y a un commencement, alors un choc (Stoß) vient dans l’histoire (Geschichte), une histoire commence pour la première fois ou à nouveau419 ». Nous reviendrons sur l’importance de cette détermination fondamentale de l’essence de l’art et de l’œuvre d’art. −−

Voilà donc ce qu’il y a à retenir de la progression de cette conférence. Revenons aux points principaux, sur la détermination de l’art, qui ressortent de l’ensemble du texte et qui nous intéressent particulièrement.

EPREUVE

L’œuvre d’art, celle de tout art authentique et demeurant dans son authenticité, est quelque chose qui rassemble – ce que nous retrouvons plus tard d’une façon plus développée dans la conférence « Das Ding »420 –, elle réunit en elle et porte ensuite dans l’ouvert sans qu’elle y soit contrainte, elle est alors liberté. Celle-ci a lieu – et par là, entre autres, l’œuvre d’art se distingue de la chose – si et seulement si il y a œuvre dans le combat du monde et de la terre. Cet affrontement est, plus clairement, celui de la terre et du ciel qui marque l’institution d’un monde pour les mortels et les divins par le Geviert, ce mot n’étant pas encore énoncé, bien qu’il soit en gestation, dans ce texte. Or la liberté, le laisser-être de l’œuvre dans et depuis son essence d’œuvre s’ouvrant dans et sur le combat est le mot de l’ἀλήθεια, de la vérité. Rassemblement – réunir (συμβάλλειν) – et ouverture Ibid., p. 59. Ibid., p. 65. 420 « Das Ding », in Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79. 418 419

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se retrouvent au sein de l’Art, mouvement continu que Heidegger identifie particulièrement dans le temple, qui est toujours par le dieu du temple. Lorsque l’œuvre se présente et s’ouvre, c’est qu’elle est installée au lieu qui lui convient et lui permet de développer son essence : L’installation (Aufstellung) ne veut plus dire ici la simple présentation (Anbringen). Vouer (Weihen) veut dire (con)sacrer (heiligen) au sens où, par l’installation de l’œuvre, le Sacré en tant que Sacré s’ouvre et le dieu est appelé au sein de l’ouvert de sa présence (Anwesenheit). Au vouer appartient la glorification (Rühmen) en tant que reconnaissance de la dignité (Würdigung der Würde) et de l’éclat (Glanzes) du dieu... Dans le rayonnement (Abglanz) de cet éclat brille (glänzt), c’est-à-dire s’illumine (lichtet sich), ce que nous appelions le monde.421 L’œuvre n’est pas placée dans un espace pour qu’elle soit contemplée, jugée, appréciée esthétiquement ou « culturellement », elle est vouée (geweiht) non pas à quelque usage ou personne mais au dieu : elle fait du temple un temple du dieu, elle est ce temple. Par elle, le Sacré s’ouvre : un lieu est alors aménagé pour le dieu.

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C’est précisément à cet instant-là que le temple est temple et l’œuvre-statue-temple devient œuvre d’art. C’est aussi là, et nous atteignons alors le plus conséquent de l’installation de l’œuvre, qu’il y a commencement historial, que le dieu est inaugural : un monde se fonde et le destinal atteint les mortels, le peuple. Deux dimensions essentielles du dieu apparaissent dans tout leur mouvement dans ce passage : l’inaugural et l’éclat. Le premier : l’annonce Le deuxième : le déploiement marquant qui ne sombre pas. Par l’œuvre d’art ces deux se rencontrent et portent leur sens vers l’homme. Le dieu inaugure le commencement historial, et 421

Ibid., p. 30.

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il reste dans le monde ainsi consacré tout le long de son histoire, pour autant que le peuple s’y accorde, que les mortels sont dans le rassemblement – le dieu alors demeure. Nous obtenons le schéma suivant :

Le dieu rayonne, il donne la lumière au monde en y revenant comme reflets. Il permet deux choses : que le monde s’ouvre et qu’il garde, au sein de et avec l’être, son intimité. La lumière que donne le dieu ou qu’il porte vers et dans le monde et depuis l’être est un reflet (Abglanz), elle touche les parois délimitées du monde historiale d’un peuple, monde de rencontre des forces du Geviert et de la garde de l’être. Cette lumière est constamment dans le recul et l’ouverture – elle est exactement ce que l’excès de donation n’est pas : respect et reflet du recul et de l’ouverture – du conflit gardé – de l’être. Le dieu est garant et garde du monde et des mortels au sein de l’ouvert timide de l’être – sa vérité.

EPREUVE

L’installation de l’œuvre permettant et/ou disant l’inaugural du dieu – le monde – est et doit être « dérangement », une sortie de l’ordinaire, c’est-à-dire des rapports usuels et des relations métaphysiques concernant l’être et l’existence effective des choses, des dieux et des hommes. Au sein du monde ainsi installé et décrit, la terre, à l’instar de l’être, ne se refuse plus : elle s’ouvre à nouveau en se cachant à la pensée qui la garde. Le dieu comme dieu du cep est alors à nouveau dans l’histoire du monde – les mortels redeviennent ceux de la terre, non pas de la mort comme anéantissement et comme refus d’elle-même, mais comme êtrepour retrouvant et déterminant l’essence des hommes au sein de

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leur histoire. Le dieu du cep re-détermine ainsi la relation thanatique ou au thanatique de l’être :

La « garde de l’œuvre » (« Bewahrung des Werkes ») est le maintien du rapport au dieu du cep, à la terre, dans l’histoire d’un monde d’accord quadriparti ; elle est confiée aux mortels, à ceux qui ont retrouvé l’équilibre et le respect du combat de l’être et acquis le sens – hors des signes et depuis les directions – du divin. Le divin : inaugurer, illuminer, don du caché.

EPREUVE

La vérité est atteinte dans ce monde de lumière timide, celle du respect du recul ; par et en tant que ce vrai, l’œuvre s’installe. C’est en cela qu’elle est essentiellement Poème. L’œuvre est installation dans l’ouverture, dans le monde, sur et depuis la terre. Or, le poème est le dire particulier du Geviert dans l’ouvert et comme dire pensant et instituant. Le poétique accomplit l’œuvre – l’œuvre s’y accomplit : le poème est « l’œuvre de la parole » (« Sprachwerk »).422 Ce qui se dit depuis l’essence de la vérité du monde et comme œuvre poétique est l’accomplissement continu du projet de la parole : L’essence de l’art, là où reposent en même temps l’œuvre d’art et l’artiste, est le se-mettre-en-œuvre (Sich-ins-Werk-setzen) de la vérité. Depuis l’essence poétisante de l’art, une ouverture surgit 422

Ibid., p. 61.

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(aufschlägt) au milieu de l’étant ; dans cette ouverture tout est autre que d’habitude (alles anders ist als sonst)...423 Le dire projetant (Das entwerfende Sagen) est poème : La dite (die Sage) du monde et de la terre, la dite de l’espace de jeu (Spielraum) de leur combat (Streites) et par là du lieu de toute proximité et de tout éloignement des dieux.424 Le dire est l’essence et l’effectivité du poème, son pro-jet dans le monde établi par le combat de la terre et du ciel. En tant que tel, il est ouverture de la vérité, et l’œuvre de parole est la mise-enœuvre de la vérité – l’art prend donc son essence de production et d’installation de l’ouverture par la parole et son accord avec la vérité de l’être concernant l’institution du monde quadriparti. Non pas que l’art soit écriture ou énoncé poétique, mais il « parle » depuis la parole originaire et change ainsi le rapport à l’étant en l’ouvrant et s’y ouvrant autrement – cet autrement, cette sortie de l’habituel, constituant non pas quelque aliénation générale ou insensée mais l’éclosion depuis la double dimension – de don et de repli – appropriante de l’être. L’œuvre d’art originaire, la seule qui se lie au destin du peuple de sa résidence, est poème, parce que par elle l’ouvert originaire devient possible ainsi que l’institution authentique d’un commencement historial : elle rouvre le conflit constant pour qu’ainsi il y ait un lieu divin – là où les deux, conflit et lieu divin, accèdent à la pensée accueillante et disent le près et le loin des/aux dieux : leur distance et leur mesure. Il y a alors histoire.

EPREUVE

L’advenir de l’œuvre est le faire venir, l’annonce d’un monde. En tant qu’annonce l’œuvre est plus authentiquement dans son essence de deux manières : par l’annonce qui se fait dans son ouverture il y a le dire, la vérité du poème, et il y a l’inaugural du dieu dans son authenticité – le divin. Par ces deux un monde et son peuple entrent dans le temps, celui-ci s’ouvre en histoire. Mais les deux ne sont pas quelques entités indépendantes : le dieu inaugural 423 424

Ibid., p. 59. Ibid., p. 61.

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n’est tel que par le dire, et le dire pour qu’il soit poème inaugural, il lui faut la voix du dieu – effectivité de l’inaugurer. L’histoire, dispensée par l’être dans l’Ereignis vient du mot qui installe et du dieu qui ouvre le mot et s’ouvre en mot. Elle est ensuite et aussi l’histoire du dieu et se temporalise dans la parole, qui dit et ouvre constamment, tout en gardant l’histoire dans sa dimension cachée – dimension qu’elle tient de et qui est dimension de l’être : la vérité du destin d’un peuple. Celui-ci regarde alors pour la première fois, il a un commencement et est commencement : « L’Histoire est le retour (Entrückung) d’un peuple dans ce qu’il lui est donné (Aufgegebenes) comme insertion (Einrückung) dans ce qui lui est assigné (Mitgegebenes)425 ».

EPREUVE

425

Ibid., p. 65.

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e v u e r Ep Conclusions

Nous avons atteint, avec l’Art, la dernière ouverture que nous voulons offrir au divin dans notre étude. Celle-ci ne fut possible que par la progression de notre travail et par le fondement méthodique qu’il offrit pour une détermination inédite du divin chez Heidegger. Il nous reste à faire quelques observations nécessaires sur notre travail, sans tomber dans les propos d’un bilan rébarbatif ou se limiter à une sorte de simple résumé. Nous proposons plutôt d’apporter quelques nuances et quelques vues critiques, de poser des questions soulevées par nos conclusions et de proposer quelques possibilités pour les ouvertures consacrées par notre effort méthodique. I. Vues Critiques 1. Métaphysique

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Nous avons affirmé, à plusieurs reprises, que nous déterminions le divin en dehors de la métaphysique. Cependant, cette assertion est à nuancer, puisqu'il ne s'agit pas de se mettre tout simplement à l'extérieur de la métaphysique ni de l'observer du dehors sans entrer dans un discours avec elle, mais de frayer le chemin dans la métaphysique puis surtout de partir sur celui qui l'a permise et la permet encore sans qu'il s'y réduise, à savoir celui de l'être et de l'Ereignis. Ce qu’il faut retenir, en outre, est que même le Dieu métaphysique contient une trace, soit directement discernable ou trace d’une trace de la fuite des dieux, du dieu divin que nous cherchons et de son sens le plus caché et le plus élémentaire. 2. Dieu et divin On pourrait nous reprocher de confondre souvent le divin et le dieu, voire même Dieu et les dieux. Rappelons ici qu’il n’en est rien. La dimension du divin est bien sûr ce qui offre le dieu ou le permet, mais elle ne s’y réduit pas.

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Notre mot directeur est un adjectif. Nous avons, à plusieurs reprises, insisté sur l’importance de ce choix, en particulier en parlant du lien entre le Sacré et le divin. Nous avons entrepris notre étude exprès de cette manière, pour prendre et penser le Göttliche dans toutes ses possibilités, sans le réduire donc à une manifestation, à un épithète, à une notion abstraite..., mais surtout pour aller en deçà du dieu vers ce qui le donne. L’adjectif « divin » a donc une ampleur, non seulement sémantique et existentielle, mais ontologique et originaire, qui dépasse le simple dire sur le dieu ou les dieux. Cela n’enlève rien à la dignité et à la pensée de ceux-ci ; bien au contraire, le divin nous a permis de faire ressortir leur sens le plus propre. Sans le travail sur le sens originaire de l’adjectif nous n’eûmes jamais pu retrouver les implications du sens du dieu comme l’inaugural et comme la marque ontologique d’une époque historiale et de tout commencement fondateur. Ce que nous avons pu constituer ou, plus précisément, retrouver sont les termes et le mode du jeu qui s’installe et se mue constamment entre le divin dans son déploiement mondial (weltlich) et le dieu dans son destin et dans l’envoi destinal qu’il dit tout en y trouvant son origine.

EPREUVE

3. Quelques questions à soulever Nous voulions faire plus que « contribuer » à la question du divin chez Heidegger ; nous entreprenions surtout de l’ouvrir et d’en trouver le fondement, le sens et les possibilités. Toute ouverture qui apporte une réflexion surprenante pose nécessairement de nouvelles questions et invite à un questionnement plus poussé sur la pensée qu’elle inaugure ou retrouve. C’est bien là ce qui distingue le Denken authentique de toute théologie dogmatique et de la simple foi, que celle-ci devienne ou non positum. Notre travail ouvre donc quelques questions fondamentales qui lui permettent de préciser son cheminement et d’apprêter le chemin pour de futurs développements. Notons quelques questions principales qui veulent être les principes et fondements d’études et de contributions à venir : 238

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Quel est le sens du divin et du dieu au sein du Geviert ?

Nous avons assez longuement considéré le divin et le Geviert, auquel nous avons consacré tout le chapitre III. Une question est soulevée, cependant, par les observations et les conclusions de ce chapitre, et reste ouverte : étant donné les nouvelles précisions apportées au lien essentiel entre le divin et le Geviert, comment peut-on dès lors envisager les Quatre constitutifs du Quadriparti différemment ? Qu’est-ce qui change, non seulement pour le divin de notre étude, mais pour chacun des quatre considérés, surtout en ce qui concerne son sens et la place qu’il occupe dans l’œuvre heideggerienne ? Le dieu, avec l’aval des chapitres suivant le troisième et révélant son caractère fondamentalement inaugural et comme expression divine, semble occuper, sous le nom des dieux – de la terre, du ciel et des mortels – une place prépondérante qui le distingue des trois autres ou en fait même le pôle principal, déterminant et différenciateur. Cette conclusion est-elle définitive et implique-t-elle, sans pour autant appuyer une quelconque hiérarchie qui serait contraire à la pensée du philosophe, un ordre précis ? Puis s’il s’agit bien d’un ordre, quel est-il ? Et comment pourrons nous l’atteindre et le penser ? Permet-il de développer un nouveau système de pensée concernant le divin et les Quatre ? Aboutit-il à une nouvelle méthodologie, qui prendrait son issue dans le nouveau commencement informé par notre travail sur le divin ? Enfin, il faut nous demander encore une fois comment le dieu et le divin se distingueraient dans ce nouveau système ?

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Comment atteindre cette nouvelle pensée du dieu et l’exposer en détails sans tomber dans la simple négation des catégories métaphysiques ? Il ne suffit pas de nier à la métaphysique toute emprise et de l’évacuer par un processus de négation systématique ; c’est bien là le travail effectué par la mystique rhénane d’Eckhart, par la théologie apophatique de l’Orient chrétien et par le soufisme d’Ibn `Arabi, tous contribuant à repenser le dieu chez Heidegger dans 239

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des réflexions que nous entreprendrons à l’avenir. Cependant, il ne s’agit pas de juste fonder une nouvelle théologie ou un nouveau mysticisme par le biais du négatif, mais d’atteindre une pensée du dieu qui, tout en offrant à la mystique et à la théologie un nouveau départ – qui changera jusque leur nom, permettra de repenser le divin lui-même. Il faut donc se demander : comment, en allant vers un autre langage, en y résidant, préparer le dire pour le dieu et puis aussi l’expérience (Erfahrung) du monde qui s’installera et dont il sera l’appel premier et la frappe distinctive ramenant l’homme dans ce qu’il est ? Notre travail, acceptant l’apophatisme pour ce qu’il y avait de potentiel pour une nouvelle pensée et un nouveau langage, cherchant ensuite à entrer dans l’espace sacré du dict poétique et dans le discernement de la parole de l’origine, finit par se poser lui-même comme questionnement sur le langage qui doit encore dire le dieu. Ce qu’est ce langage se profile déjà, mais nous devons encore nous poser la question : Comment est-ce que ce langage, ne s’arrêtant plus au négatif de ses premiers pas, va-t-il dire le divin ? Comment donnera-t-il la parole, libre du seul négatif et même de la seule différence, au dieu qui vient du divin originaire et fidèle à l’événement appropriant ?

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Comment penser l’art dans le nouveau langage du divin ? La parole de l’origine, comme parole divine, ainsi établie, c’est ensuite la question de l’art qui devient pressante et demande plus que les seules considérations des deux versions de der Ursprung des Kunstwerkes ou les réflexions politiques et les assertions concernant la nature spéculative de l’art et du politique chez Heidegger. La question qui se pose chez nous part du divin au sein du langage sacré vers le sens propre (eigentümlich) de l’art. Nous avons bien établi qu’il faut penser l’art depuis la parole de l’origine, où toute ouverture se fait avec le dieu inaugural comme héraut. Ce qu’il nous faut retrouver, c’est plus que la spéculation et plus que le national. 240

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Dorénavant, les questions suivantes s’imposent : comment, à partir du dire qui permet au dieu d’être ou de porter la parole du divin, peut-on atteindre le sens propre de l’art, non seulement en tant qu’œuvre d’un peuple, mais en tant qu’établissement d’un monde où le dieu divin demeure et accompagne le mortel ? Comment, en tenant compte, non plus seulement du politique de la philosophie de Heidegger, mais aussi de l’inaugural du dieu, de sa marque et du sens du divin au sein du Geviert, peut-on reprendre la question de l’art ? Comment se préparer au divin dans le nouveau commencement ? Nous n’avons eu de cesse de souligner l’importance du nouveau commencement pour la compréhension du divin et en particulier de son expression qu’est le dieu inaugural et de son destin qu’est le développement à venir du monde des mortels. Nous avons pu identifier à plusieurs reprises la mesure du divin à prendre pour que le deuxième commencement retrouve son sens et qu’il soit même possible, puis surtout pour comprendre ce qu’est l’attente et l’indispensables dire et annonce du dieu et du déploiement du divin. Nous avons du alors noter l’urgence de l’attente du divin, revêtant une dimension spirituelle à ne pas confondre avec celle de la foi chrétienne tout court.

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Ces éclaircissements amènent une question primordiale qu’il va falloir considérer de plus près : s’il faut être vigilant, si le penseur se doit de rester dans l’attente de ce commencement, désormais empreint d’une signification et d’une sapience divines, comment dès lors s’y préparer ? Comment accéder à ce mode particulier et pensant de l’attente ? Comment ne pas réduire l’attente à la simple espérance et y retrouver plutôt le courage, tant réclamé par Heidegger, de la pensée méditante et active ? Heidegger lui-même n’offre jamais le sens exact ou le développement précis du processus requis pour entrer et demeurer vigilamment dans l’attente, bien qu’il en explore constamment les conséquences et l’importance pour la pensée méditante présente 241

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et à venir. Il nous faut reprendre cette perspective et en élucider le sens et les possibilités herméneutiques et ontologiques. II. Ouvertures

Il importe surtout de noter ce que notre travail a permis d’ouvrir dans la réflexion sur le divin chez Heidegger, non pas au sens d’un laisser en chantier, ce que les questions posées plus haut pourraient – sans point chercher à le faire – laisser entendre, mais d’une nouvelle percée dans l’essence et le sens de l’œuvre du philosophe et de sa portée. Nous ne voulons pas énumérer, d’une manière minutieuse, voire fastidieuse, toutes les nouveautés de notre travail mais attirer surtout l’attention sur ce qu’il a permis d’élucider et ce qu’il apporte à notre compréhension actuel du divin dans les écrits de Heidegger. Le dieu

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Le dieu a révélé non plus ou plus seulement son importance pour l’étude heideggerienne du Sacré de la poésie de Hölderlin, mais aussi pour tout commencement historial fondateur et ramenant l’homme dans ce qu’il a de plus propre depuis son êtrelà. Le dieu sort de l’apanage du seul religieux et de l’histoire de la religion pour montrer ce qu’il est lui-même depuis l’origine et le déploiement originaire des choses du monde. Le dieu et la temporalité Inaugural et marque de l’époque qu’il est, le dieu doit désormais être pris en compte pour la compréhension du temps et ses transformations dans les écrits qui suivent Sein und Zeit. Il ne faut point s’arrêter au changement dans la vision du temps entre le « premier » et le « deuxième » Heidegger, soit entre le primat de l’avenir et celui du présent, entre le pro-jet-vers qui domine les ekstases temporelles et la choséité de la chose ou la présance. Il faut désormais se tourner vers le dieu divin pour comprendre, non pas la coupure ou la brisure, mais la continuité et la transformation nécessaires de la compréhension heideggerienne du temps, de la 242

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temporalisation au sein du monde et des époques historiales de l’être. La théologie

La théologie n’est plus réduite ni à la positivité, à un positum de la foi, telle que le fait encore Heidegger dans Phänomenologie und Theologie ou ailleurs, ni au seul négatif et à la négation de l’approche métaphysique de Dieu, telle qu’on la retrouve chez Eckhart ou même, nous l’avons vu, chez Thomas d’Aquin, comme aboutissement de sa pensée. Elle est à reprendre dans un autre sens, où son nom change et elle n’est plus science ou négation de la science de Dieu et de la foi. Cela ne consiste pas à la réduire au sentiment religieux, ni à l’irrationnel ou aux numineux d’Otto... mais à trouver une nouvelle manière de penser le dieu, ce qui donnera, d’une part, au verbe scire un sens autre que celui du savoir scientifique du dieu, un sens qui est celui de penser le dieu tel qu’il s’offre à nous comme expression, dans la parole, l’art et l’histoire, du divin, et d’autre part, au theos un nom autre, qui sera celui du dieu divin et de ce qu’il donne à penser. Nous aurons donc une « pensée du dieu » qui prend son essor en même temps que celle de l’être et surtout de l’Ereignis et du Geviert et qui sera appropriée au nouveau commencement que la parole heideggerienne prépare déjà et qui a toujours porté le développement de notre étude.

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Notre travail fut et continuera d’être une ouverture, pour le sens propre du dieu, à d’autres possibilités qu’offre, entre autre, l’Orient, et qui pourront dans l’avenir aider à préciser le divin rencontré chez Heidegger en allant vers les racines ou l’originaire de la pensée soufie et de celle de l’apophatisme d’Orient, considérant ce que les deux pourraient nous dire, libres de leurs entraves néoplatoniciennes et informées par nos déterminations du divin. La chose et le dieu La choséité de la chose, qui occupe une grande partie des derniers écrits de Heidegger, est désormais à considérer non 243

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seulement à partir de ce qui monde et du rassemblement que permet l’appropriation de l’Ereignis, mais aussi et incontestablement à partir du divin comme sens – signification et direction – du dieu. La place du divin

En même temps, en reprenant ainsi le sens de la chose, nous avons ouvert le divin à ses potentiels ontologiques et originaires, il n’a pas un simple « rôle » à préciser dans la réflexion de Heidegger sur le temps, les deux commencements, etc. mais occupe plutôt une place centrale qui est au sein de toute la constellation de l’œuvre et qui explique les différents chemins suivis par le philosophe, que ce soit dans la poésie, dans l’historial (das Geschichtliche), dans l’institution d’un monde, dans l’origine de la différence et de l’Unité, dans le secret et l’énigme... Le divin se déploie donc, différemment mais toujours en gardant son sens propre, dans tout le cheminement de la pensée du philosophe de Meßkirch.

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La parole et le dict poétique

L’oracle de Delphes continue de retentir. Peut-être avant toute autre chose – et c’est bien pour cette raison qu’il eut fallu attendre le dernier chapitre pour le dire clairement – le divin se trouve à tous les niveaux du langage libre pour l’accueil et pour le commencement d’une nouvelle pensée de l’appropriation des choses et des hommes. La poésie ne remplit son rôle ou, plus clairement, n’atteint son essence que lorsqu’elle est dire du Sacré, et cela ne s’accomplit que si les poètes sont messagers des dieux. Sacré – divinité – dieu – divin Dans le poème donc, le Sacré est lieu du recevoir divin, et c’est en cela qu’on peut dire, avec Heidegger, que ce n’est « qu’à partir de l’essence du Sacré (Heilige) qu’on peut penser l’essence de la divinité (Gottheit) », pour qu’ensuite, au sein de la lumière de la

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divinité, on puisse « penser et dire ce que le mot dieu (Gott) doit nommer426 ». Nous avons déjà traité ce passage du « Brief über den Humanismus », nous n'y reviendrons pas, mais nous pouvons à présent, ajouter ce qui suit : 2. Le Sacré, en précédant ainsi la divinité, se fait préparation à l'advenue du dieu dans la langue. 3. La divinité n'est là que le nom du Sacré lorsqu'il est lieu d'accueil du dieu. 4. Le dieu a besoin de ce lieu qui est surtout lumière, tout comme celle de l'apophatisme oriental, non pas par une certaine dépendance métaphysique mais tout simplement parce que c'est ainsi qu'il entre dans le cercle et le domaine (Gebiet) de l'exister des hommes qui acquièrent alors le sens de leur mortalité.

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5. La part de lumière prend ici tout son sens, libre du néoplatonisme, et contribue à la nouvelle pensée du divin qui remplacera la théologie traditionnelle dans tous ses versants. 6. Le dieu obtient son nom de dieu – il est dieu – seulement lorsqu'il entre dans le monde des hommes à partir de son instauration même. 7. C'est dans toute cette configuration et ce mouvement qu'il faut voir et penser le divin – le développement ainsi décrit est tout entier divin. Le divin (Göttliche) n'est donc pas ici à rattacher au seul dieu (Gott) ni à la seule divinité (Gottheit), et il n'est surtout pas à subsumer au Sacré : l'événement fondateur même et la relation qui se profile ici et donne le sens du lien entre le Sacré, la déité et le dieu sont eux-mêmes divins et le divin lorsqu'il est. Heidegger, « Brief über den Humanismus », in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 351 : « Erst aus der Wahrheit des Seins läßt sich das Wesen des Heiligen denken. Erst aus dem Wesen des Heiligen ist das Wesen von Gottheit zu denken. Erst im Lichte des Wesens von Gottheit kann gedacht und gesagt werden, was das Wort « Gott » nennen soll. » 426

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8. Notons, enfin, que la provenance du dieu n'est jamais indiquée. Le dieu entre bien dans le lieu de la déité, lieu de lumière, offert par le Sacré, mais ce dieu ne vient ni d'en haut, ni d'en bas, il n'a ni le seul nom des célestes ni celui des terriens. Le dieu entre et est nommé en tant que l'Inconnu, et c'est ainsi qu'il se garde et garde le secret de l'être, aléthique et thanatique, au sein du monde.

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e v u e r Ep Bibliographie

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e v u e r Ep Œuvres de Heidegger

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« Die Sprache im Gedicht. » In Unterwegs zur Sprache. GA, Bd. 12. « Die Sprache Johann Peter Hebels. » In Aus der Erfahrung des Denkens. GA, Bd. 13. « Die Zeit des Weltbildes. » In Holzwege. GA, Bd. 5. Einführung in die Metaphysik. GA, Bd. 40. Grundfragen der Philosophie : Ausgewählte » Probleme « der » Logik «. GA, Bd. 45. « Hebel – der Hausfreund. » In Aus der Erfahrung des Denkens. GA, Bd. 13. « Heimkunft / An die Verwandten. » In Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung. GA, Bd. 4. « Hölderlins Erde und Himmel. » In Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung. GA, Bd. 4. Hölderlins Hymnen » Germanien « und » Der Rhein «. GA, Bd. 39. « Hölderlin und das Wesen der Dichtung. » In Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung. GA, Bd. 4. Identität und Differenz. Pfullingen : Günther Neske, 1957. Kant und das Problem der Metaphysik. GA, Bd. 3. Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache. GA, Bd. 38. « Logos. » In Vorträge und Aufsätze. GA, Bd. 7. « Mein Weg in die Phänomenologie. » In Zur Sache des Denkens. Tübingen : Max Niemeyer, 2000. Nietzsche. GA, Bd. 6.1. Parmenides, GA, Bd. 54. « Phänomenologie und Theologie. » In Wegmarken. GA, Bd. 9. Phänomenologie des religiösen Lebens, GA, Bd. 60. « Platons Lehre von der Wahrheit. » In Wegmarken. GA, Bd. 9. « Protokoll zu einem Seminar über den Vertrag » Zeit und Sein

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«. » In Zur Sache des Denkens. GA, Bd. 14. « Moira. » In Vorträge und Aufsätze. GA, Bd. 7. « Nietzsches Wort : Gott ist Tot. » In Holzwege. GA, Bd. 5. Parmenides, GA, Bd. 54. « Phänomenologie und Theologie. » In Wegmarken. GA, Bd. 9. Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles : Einführung in die phänomenologische Forschung. GA, Bd. 61. Phänomenologie des religiösen Lebens. GA, Bd. 60. Sein und Zeit. GA, Bd. 2. Seminare. GA, Bd. 15. « Überwindung der Metaphysik. » In Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7. « Vom Wesen des Grundes. » In Wegmarken. GA, Bd. 9. « Vom Wesen der Wahrheit. » In Wegmarken. GA, Bd. 9. « Vom Wesen und Begriff der Φύσις Aristoteles, Physik B, 1. » In Wegmarken, GA, Bd. 9. Was heisst Denken. GA, Bd. 8. « Was ist Metaphysik ? » In Wegmraken. GA, Bd. 9. « Wer ist Nietzsches Zarathustra ? » In Vorträge und Aufsätze. GA, Bd. 7. « Wie wenn am Feiertage... » In Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4. « Wissenschaft und Besinnung. » In Vorträge und Aufsätze. GA, Bd. 7. « Zeit und Sein. » In Zur Sache des Denkens. GA, Bd. 14.

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P. S. Le lecteur pourra consulter la liste des œuvres complètes, Gesamtausgabe, sur le site suivant : http://www.webcom.com/paf/hb/ gesamt.html

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Traductions françaises citées

« Identité et différence. » In Questions I. Paris : Gallimard, 1968. « La chose. » In Essais et conférences. Paris : Gallimard, 1958.

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e v u e r Ep Table des matières

Introduction.......................................................................... 5 CHAPITRE I  Quel Divin ?................................................ 29 I. Détermination(s), Définition(s)........................................ 29 1. Logique – métaphysique.................................................. 29 a. Définir............................................................................. 29 b. La métaphysique.............................................................. 31 2. Narration......................................................................... 34 3. Provocation..................................................................... 36 4. Lieu(x) et rencontre(s)..................................................... 36 II. Le Dieu biblique............................................................. 44 1. Éthique............................................................................ 44 2. Le Dieu Créateur............................................................. 47 3. Du divin au Dieu et du Dieu au divin............................. 48 III. Le dieu qui sauvegarde................................................... 50 1. Devant l’abîme................................................................ 50 2. Le don............................................................................. 52 3. La Sauvegarde.................................................................. 54 IV. L’homme et le divin....................................................... 56 1. La mesure de l’homme..................................................... 56 2. Le destin de l’homme...................................................... 61 V. L’être et le divin............................................................... 65 CHAPITRE II  Der unbekannte Gott, Le dieu inconnu..... 69 I. Connaître et comprendre ................................................ 69 1. Connaître le dieu............................................................. 69 2. Objectité......................................................................... 77 3. Comprendre le dieu......................................................... 79 II. Dieu Inconnu, dieu pensé............................................... 82

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CHAPITRE III  Das Geviert............................................... 93 I. Les Quatre....................................................................... 95 A. La Terre (die Erde).......................................................... 95 B. Le Ciel (der Himmel).................................................... 106 C. Les dieux (die Götter)................................................... 110 D. Les hommes (die Menschen)........................................ 118 1. Homme et humanisme.................................................. 118 2. Habiter (wohnen).......................................................... 120 3. Les mortels (Die Sterblichen)......................................... 122 CHAPITRE IV  Le divin au sein du Geviert..................... 127 I. L’entre (das Zwischen).................................................... 127 II. Le Quadriparti et le divin (Das Geviert und das Göttliche)............................................. 131 1. Les Quatre et l’Un......................................................... 131 2. Rassemblement et divin................................................. 134 3. 136 4. Le divin auprès des quatre.............................................. 137 5. Le divin et le cercle (der Kreis, der Ring, das Gering (la tour qui encercle))............................................................. 139 CHAPITRE V  Installation du divin................................ 147 I. Le divin et l’autre commencement................................ 147 II. Ereignis......................................................................... 152 III. Divin, dieux, Sacré et Ereignis..................................... 155 IV. Le Monde.................................................................... 158 1. Ereignis, technique et monde......................................... 158 2. Le monde (et le) divin................................................... 161 V. Le Destinal.................................................................... 162 1. L’envoi du Destin.......................................................... 162 2. Destinal et divin............................................................ 164

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CHAPITRE VI  L’histoire divine....................................... 169 I. Temps, Geviert et divin.................................................. 169 II. Lieu (Ort) et lieu divin ................................................ 175 III. Histoire et divin.......................................................... 181 1. Tradition, rituel et symbole............................................ 181 2. Le divin et le Destin...................................................... 185 3. Histoire et divin............................................................. 185 CHAPITRE VII  Parole, poésie et Art – l’expression et le lieu divins....................................................................... 195 I. Le langage (Sprache) et la parole poétique...................... 196 1. Le langage comme chemin............................................. 196 2. Langage et recueillement................................................ 201 3. La parole et le divin....................................................... 208 4. La poésie....................................................................... 211 a. Ποίησις : ...................................................................... 212 b. Le poète :....................................................................... 213 c. le poème et le divin :...................................................... 218 II. L’Art ............................................................................ 224 1. Art et culture................................................................. 225 2. Art et vérité................................................................... 228 Conclusions....................................................................... 237 I. Vues Critiques :.............................................................. 237 1. Métaphysique................................................................ 237 2. Dieu et divin................................................................. 237 3. Quelques questions à soulever :..................................... 238 II. Ouvertures.................................................................... 242 Bibliographie..................................................................... 249

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Cet ouvrage a été réalisé par PARADIGME 16 rue Pastorelli – 06000 Nice pour le compte de LESEDITIONSOVADIA N° d’éditeur : 978-2-36392 Dépôt Légal : 2013

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