Heidegger en France: Entretiens [2]
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HEIDEGGER EN FRANCE

DU .MÊME AUTEUR

Aristote aux Champs-Élysées. Promenadf! et libres essais, Encre marine, 2003. V homme va-t-il dépasser l'humain ?, Bayard, 2002. Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Éditions de l'Éclat, 2001. La Phénoménologie éclatée, Éditions de l'Éclat, 1998. Ravaisson et la métaphysique. Une généalogie du spirituel, Vrin, 1998. Chronos. Pour l'intelligence du partage temporel, Grasset, 1997. A nouveau la philosophie, Albin Michel, 1991. I:Ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique, Éditions Jérôme Millen, 1990. · La Puissance du rationnel, Gallimard, 1985. Hegel et le destin de la Grèce, Vrin, 1975,

DOMINIQUE JANICAUD

HEIDEGGER EN FRANCE ** Entretiens

:HACHETIE Littératures

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Collection fondée par C&eorges Liébert et dirigée par Joih Roman 1

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©Albin Michel,!2001. 1

Avant-propos

Dans le Récit qui constitue le premier volume de ce travail, je n'ai pas prétendu tout dire sur une histoire intellectuelle infiniment complexe: je ne reviendrai pas ici sur le principe de mon projet ni sur l'appréciation de ses Heidegger lui a répondu qu'elle n'était pas de la philosophie, keine Philosophie. Et

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puis, il y avait Lucien Goldmann qui l'a attaqué sur les textes de l'époque nazie. ] e me souviens de la réponse de Heidegger. li ne niait pas les textes, mais il lui a dit: . Je suis moins sûr de cela; mais je vois avec tristesse Heidegger, le grand penseur, devenir un peu un superbe cadavre à thèses. Les thèses s'accumulent à nep~ en finir. C'est-à-dire que Heidegger est entré dans le Gestel!.

KOSTAS AXELOS

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Mais est-ce qu'il ne l'a pas un peu cherché avec cette entreprise de la Gesamtausgabe, .l'édition des œuvres complètes? Je pense qu'il l'a cherché. Je pense aussi que la Gesamtausgabe est un tort ; c'est quelque chose qui fait tort à sa pensée. Dans trente ou quarante ans, un garçon ou une fille de vingt ans, se trouvant devant les cent volumes de la Gesamtausgabe, ne sauront pas ce qui est le plus important, ce qui marque les tournants. Heidegger ne se rendait pas assez compte de cela. Je me souviens même d'une fois où, en parlant de la Gesamtausgabe qui n'avait pas encore vu le jour, il m'avait dit: Eine jagd for Dissertationen, « une chasse pour les dissertations». Là aussi, comme toujours, Heidegger était double: il voulait la Gesamtausgabe, monumentale, et il voyait aussi le risque de faire de lui un objet d'érudition.

Ce que je voulais vous demander aussi à propos de la réception en France (c'est un peu délicat car, comme moi, vous avez été lié à jean Beauftet), c'est d'essayer de formuler un jugement: l'action de jean Beauftet a-t-elle été bénéfique ou n'a-t-ilpas voulu trop protéger Heidegger?

Là encore, je dirai: les deux à la fois. D'une part, c'est lui qui a le plus largement (parce qu'il ne s'agit pas de grands nombres) introduit Heidegger en France, bien que Jean Wahl, Koyré, ou d'autres aient existé avant. D'autre part, il a trop joué au gardien timoré de l'orthodoxie. Est-ce que vous avez eu l'occasion de le lui dire ? Ah! il était comme Heidegger lui-même par rapport à ces questions : elles étaient non recevables. Dans les dernières années de sa vie, j'avais cessé de le fréquenter parce que ses jugements sur la politique étaient un peu délirants et qu'une certaine aigreur, la souffrance due à la méconnaissance le poussaient trop d'un côté de l'échiquier politique.

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Mais je n'ai pas l'impression que Hlfidegger l'ait incité à tenir quelques propos qui ont pu être interprétés comme antisémites. Certainement pas. Je ne le pense pas du tout. C'était dans le cheminement propre et ultraheideggérien de Beaufret. Il supportait de plus en plus mal sa solitude et non-reconnaissance.

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Dans l'histoire de la réception de Heidegger en France , ily a un aspect dont nous n'avons pas encore parlé: le passage de la première phase (existentialiste) à celle du «second Heidegger», découvert peu à peu. Qpeljugementportez-vous- c'est une pensée très différente de la vôtre - sur les « déconstructeurs » ? Je pense qu'ils ont pris un filon de Heidegger - ce que Heidegger appelle>. Il en souf&ait beaucoup. Pour vous donner un ex=ple, quand Rowohlt ±n'a demandé d'écrire une monographie, Heidegger m'a dit: > Ah! C'était très lent. C'était du même intérêt que si des étudiants de quinze ans avaient l'honneur d'assister au dernier cours de Hegel: on était contents de toute façon. Je n'ai pas grand-chose à déclarer sinon le contentement d'avoir rencontré Heidegger à plusieurs reprises, d'avoir dans la mémoire la silhouette du Maitre, la manière dont Fédier l'attachait dans la voiture (parce que, l'après-midi, on lui montrait le Ventoux, les environs); ils étaient là à trois, plus le chauffeur;

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Fédier était terrifié si la ceinture se détachait, Vezin apportait une couverture sur ses épaules, et tout ça. !Amusant et un peu ridicule à la fois. C'est le genre allemand qui ~'installait au Thor.

As-tu joué un rôle chez Gallimard p~ur faciliter les choses? Forcément puisque, dans le cornit~ de lecture, qui s'intéressait à Heidegger, à part moi? Le vieux B~ice Parain avait encore un peu son mot à dire, mais il ne le di~ait guère. li y avait le côté professionnellement non philosophique, mais philosophant: Raymond Queneau qui avait son ID;Ot à dire et qui avait son intérêt pour Wittgenstein- non seule!ment il n'était pas intéressé par Heidegger, mais il était plutôt couve. Et puis il y avait le jeune Deguy qui était le jeune philosophe ~e la maison au moment où Pierre Nora commençait à lancer ses ,collections. Au fond, je ne m'intéressais qu'à Heidegger et qu'à c~ que Heidegger soit l'auteur principal de la maison Gallimard. : Je n'ai pas travaillé aux contrats. Plutôt l'influence, la manière de parler, semaine après semaine, le soutien apporté à Fédier. Et, en même temps, j'étais assez peu au 1courant, car le secret dans cette maison est tell. .. Je n'étais Pa4 du tout quelqu'un à qui qaude Gallimard venait demander des conseils précis pour des programmes philosophiques précis. (Je me rappelle Ulrike - sa secrétaire - me demandant, en passd,nt dans un couloir, si on pouvait mettre les Ideen de Husserl ~n Livre de poche!. .. etc.). Mais le soutien prioritaire, le souffiei la ferveur, je l'alimentais constamment, et Fédier est peu à peu devenu le maître d'œuvre de toute l'affaire dans la maison. C'étaitj ça le but, c'était ça l'ambiance. Je soutenais toujours des proj9ts et des réalisations, genre Martineau-Courtine apportant leurs traductions de Schelling et autres. Voilà. 1

Il serait intéressant de savoir quand Heidegger est devenu chez Gallimard un «auteur maison », 1

MICHEL DEGUY

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Il l'était si peu à un certain moment que je me rappelle ceci: moi, j'étais, dès ce temps-là, quelqu'un qui jouait un rôle dans la maison Belin (mon beau-frère était PDG de Belin); et la question m'a été posée par Beaufret lui-même et Fédier: est-ce que Belin prendrait en charge la publication de Heidegger en France ? J'en ai parlé à mon beau-frère qui m'a dit : > Mais voilà! Fédier n' entendiüt pas garder la chose sous le secret. il a réagi violemment: calorr:\nie! etc. J'ai ses lettres. Bien sûr, je ne lui avais pas dit que je tenais ces propos de Lapone. Au bout d'un certain temps, ille découvte, par je ne sais quels canaux. Lapone devient alors le véritable ac~usé des amis de Beau:&et qui montent la garde devant lui. Il y a plusieurs épisodes, échanges de toutes sortes, jusqu'au jour où l'on a'organisé une rencontre, dans mon bureau de l'École normale, ientre Beau:&et et Lapone; rencontre contradictoire. Beau:&et ~t venu. Tous étaient pâles d'émotion, Beau:&et et Lapone qui 'se connaissaient, qui étaient donc maître et élève. Beau:&et est v~nu avec Vezin. Nous étions tous les quatre dans mon bureau. Lapone a confirmé. Beau:&et a, naturellement, violemment dénié. Et c'en est resté là. Comme Lapone se sentait, paradoxalement, de plus en plus en accusation lui-même-c'était lui qui devenait l'accusé et il en était très malheureux (parèe qu'il y a eu les protestations d'autres amis communs à Beau:&et et à Lapone comme Munier, Fourcade- ni Deguy ni Granel ne se sont manifestés), ill' a très mal supporté. Et c'est Jacqueline Lapone qui, m'a-t-on dit, pour protéger son mari, a alerté Blanchot. Blanchot, lui aussUétait dans la situation d'avoir donné un texte à Fédier. Naturellement, les Lapone savaient que, sur ces questions, Blanchot était très sensible, irritable et nerveux. Donc, dès que Blanchot est alerté; il me fait signe. Je ne le connaissais pas, à ce moment-là. Je le lisais, naturellement; nous avions échangé quelques lettres, :mais je ne l'avais jamais rencontré. C'est à l'occasion de ce~e affaire que j'ai rencontré Blanchot assez souvent, pendant cette période limitée de 1968, pendant les dans« Le supplément de copule>>, dans le débit avec Benvéniste (l' opposition Benvéniste-Heidegger-Vuillemi4) ou bien qu'il s'agisse du concept d'humanité dans «Les fins! de l'homme>>, chaque fois Heidegger est une référence majeure, organisatrice et, en même temps, une occasion de questionner certaines de ses positions.

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Dans L'Écriture et la différence (p. 413) apparaît une expression assez corrosive: «Autant de lucidité et de rigueur que de mauvaise foi chez Heidegger». C'est une relation conflictuelle? En tout cas, d'admiration, de respect, de reconnaissance et, en même temps, d'allergie profonde et d'ironie; c'est pour ça qu'il est là tout le temps. Par exemple, dans le livre sur le voyage qui s'appelle La Contre-allée, il y a des propos sur Heidegger, aussi bien dans l'essai de Catherine Malabou sur moi que dans les lettres que je lui adresse- et, là, comme dans La Carte postale, une certaine figure (un peu hébraïque, pour rire) de Heidegger, témoin permanent, m'accompagne tout le temps, comme un fantôme. C'est pour moi une sorte de veilleur, de pensée qui veille· tout le temps sur moi- un surveillant qui veille tout le temps sur moi, une pensée par laquelle je me sens surveillé. C'est un modèle -contre lequel, naturellement, je m'insurge aussi, je me pose des questions, j'ironise : il y a tout ça qu'il faut arriver à mettre en scène dans une ambivalence extrême et c'est pourquoi je ne supporte pas plus les heideggériens dévots que les anti-heideggériens.

C'est une relation tendue, très singulière... Unique. Pour moi, unique. Je ne connais pas de penseur, non seulement en ce siècle mais en général, avec qui j'ai eu, j'ai toujours, des rapports aussi inquiets d'admiration contrariée. Vraiment, je ne m'ennuie jamais quand je le lis. Je sais que ce sera interminable, que je ne réglerai jamais à fond les comptes avec Heidegger. Pour moi, c'est un rapport inépuisable fait, encore une fois, de mouvements positifs d'admiration, de reconnaissance, d'endettement et puis d'impatiences critiques parfois très sévères, toujours très ironiques. Pour moi, il y a deux images de Heidegger: il y a l'image de Heidegger grand penseur et l'image d'un gros, pesant, un peu vulgaire, inculte à certains égards - du point de vU.e de la littérature, des arts. Je me rappelle une fois, j'étais à Rome, à un colloque

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sur Benjamin; et je me revois march\rnt dans une rue de Rome, la nuit, avec Beda Allemann qui me dit: et plus grave que la question. La question elle-même est portée par une affirmation qui n'est pas une affirmation pré-critique, une affirmation dogmatique. Un oui conditionne même das Fragen, ou la question la plus critique, la plus déconstructive. C'est, dans mes textes, .un thème très important que je relie souvent, au moins dans sa forme logique en quelque sorte descriptive, à Heidegger. Au moment où il dit: Et ce geste est pour moi d'un grand secours, même si ensuite je le transpose.

Et on retrouverait par là le dialogue avec Lévinas ? Sans doute oui. Avec qui j'ai un rapport aussi compliqué. Différemment.

Mais moins ironique ? Ce n'est pas la même ironie ; ce n'est pas le même type. Il y a aussi des moments d'impatience. Dans tous mes textes sur Lévinas,

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il y a des moments «négatifs,, « critiques,, «ironiques , aussi. Tous. Quelle que soit mon admiration. Je suis en train d'écrire un livre sur Jean-Luc Nancy, autour de la question du toucher et je rencontre le Lévinas qui parle de la caresse et d'Éros. Là, j'ai écrit quelques phrases. très « critiques,, un peu moqueusess. Au fond, quand j'essaie d'analyser ou d;établir une sone de typologie de mes rapports avec ceux que je tiens pour les grands penseurs de ce siècle, Heidegger, Lévinas - et Blanchot, à l'égard des trois il y a une violence. Ce n'est pas la même dans les trois cas; celui qui résiste le mieux, c'est Blanchot. Il y a chez lui des choses très discrètes sûr l'amitié, la fraternité qu'il m'est aussi arrivé de suspecter (sans parler directement du passé politique). Il y a des questions ; mais enfin c'est .quand même à l'égard de Blanchot que je sens le moins de secousses, de hauts et de bas. Peut-on aborder De l'esprit? Ce qU:i est surprenant, c'est que tu avais en quelque sorte précédé, mais de manière plus intéressante parce que plus philosophique, cette grande secousse qu'il y a eu sur la question politique. C'était presque simultané, c'est très curieux ; la même année, 1987, que le« Parias, est sorti à quelqJles semaines d'intervalle du mien.

Quand tu dis, au début: «je parlerai du revenant de la flamme et des cendres et de ce que, pour Heidegger, "éviter" veut dire», alors, on est très inquiet! Oui. Mais tout le livre est tourné autour de cette citation : «éviter"· 1

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On na pas prêté assez dattention à l~mbiguïté de l'évitement?... Évidemment, le livre a été publié ~u moment où est tombée l'affaire, le livre de Parias qui a fait le bruit que tu sais et, curieusement, j'ai été classé par Parias parmi les heideggériens, alors que , 1

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je faisais un geste qui n'était pas du tout d'acquiescement à Heidegger. C'est le moins qu'on puisse dire. C'était au premier abord très compliqué. J'avais essayé de m'en expliquer dans l'Observateur. Je ne sais pas comment on peut essayer de reprendre cet écheveau-là qui était tellement surdéterminé, à cette époque-là en France. C'est retombé maintenant. Mais, qu'est-ce que cela a laissé derrière soi ?

Cela n'a-t-il pas produit chez les étudiants une relative désaffiction? Heidegger ne semble plùs «à la mode» ...

Vraiment? Je ne me rends pas compte de ce qui se passe avec les étudiants, mais mon sentiment, à distance, c'est que cette affaire, ce moment Parias, n'a pas du tout nui à la lecture, à l'intérêt pour Heidegger. J'ai eu l'impression au contraire que, je n'ai pas de statistiques à l'appui, ça n'a pas du tout, et je m'en suis réjoui, découragé la lecture de Heidegger. Bien sûr, ce n'est pas la masse, mais je ne trouve pas moins d'étudiants lisant Heidegger, intéressés par Heidegger aujourd'hui que dans le début des années 1980; et c'est très encourageant. Je dirai, mutatis mutandis, la même chose que pour de Man aux États-Unis: on pouvait avoir l'impression qu'on allait le briller; au contraire, les bons étudiants ne se laissent pas du tout impressionner par les invectives, ils le lisent sans dogmatisme, sans suivisme ... Cela ne concernera jamais les masses. Si ça peut être pris en compte dans des lieux déterminés par des chercheurs, des philosophes, des enseignants, autrement dit si ça peut jouer un rôle stratégique productif, j'ai l'impression que> juifs de Sorbonne qui, tel Jankélévitch, ne voulaient plus enten;dre parler de Heidegger ... Wahl, lui, fàisait des cours sur Heidegger et ne l'a pas ostracisé ni forclos.

Que penses-tu de la noria de la, Gesamtausgabe, l'édition complète? 1

Je me reproche de ne pas avoir lu ceux qui ont paru récemment, mais il y a là un avenir incalculable. L'avenir de Heidegger viendra du déchiffrement de ce texte. : Les Beitrilge, je les ai lus, mais pas 'encore assez sérieusement; j'ai mauvaise conscience de n'avoir pas travaillé les parutions des dix dernières années comme j'ai travaillé ce qui a précédé.

Et quant à mon projet?

« Heidegger en France>> ne signifie pas un des lieux possibles de l'immigration ou de la transplantatior:{ de Heidegger. Il n'y a pas de , de « Heidegger en Amérique». « Heidegger en France» est une pousse originale, un événement incorPparable, au point de vue national. En France, il y a eu beaucoup plus qu'une réception de Heidegger, autre chose. Je crois qu'il Yi a un Heidegger auquel on n'avait pas accès. S'il y a un Événement-Heidegger en ce siècle, la France n'y aura pas moins compté qu~ l'Allemagne. Je ne le dirai

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d'aucun autre pays, même si, dans d'autres pays, on a parfois une excellente connaissance de Heidegger - l'Italie, les États-Unis, l'Espagne (c'est là qu'on a traduit pour la première fois Sein und Zeit) -, néanmoins, dans aucun de ces trois pays, a fortiori ailleurs, il n'y a d'événement qu'on puisse nommer de la même façon: «Heidegger en Angleterre», tout le monde rirait; «Heidegger en France», c'est autre chose ...

Et en Allemagne? Même en Allemagne il n'y a pas eu de fécondation. La métaphore organique, la métaphore végétale, la métaphore de phusis, me vient peut-être un peu trop vite, mais il n'y a pas eu de pousse, de surgissement de pensée irréductible. Parce que ce qui s'est passé en France, malgré l'importation ou l'endettement, c'est une chose idiomatique. Il faut en rendre compte aussi à partir d'autres apports : derrière, il y a toute la production française. Là, il y a eu une greffe incomparable, un hybride - comment appelle-t-on ça aujourd'hui? un organisme génétiquement modifié. Il y a eu quelque chose comme ça: Heidegger en France, c'est un produit génétiquement modifié - incomparable. Ce que je viens de dire de la greffe, de l'hybride absolument original, Heidegger ne l'a pas compris. Il n'y a pas eu accès. Il a continué de penser que la France était un pays où l'on s'intéressait à lui, mais il n'a pas, à mon avis, vraiment eu accès à cette espèce de pousse, de naissance. Il ne s'est pas intéressé à ce qu'il y avait d'irréductiblement français dans l'heideggérianisation à la française. Il gardait le préjugé: les Français sont légers (voir ce que dit Kant). Il ne pouvait pas prendre au sérieux la pensée française. «Heidegger en France>> est perceptible en tout cas et il faut en rechercher les signes non seulement chez les gens comme tous ceux dont je viens de parler et qui citent Heidegger, se réfèrent à Heidegger, des gens qui se rapportent à Heidegger explicitement (et je suis l'un d'eux), mais même chez des gens qui ne citent pas Heidegger, ou dans la dénégation, qui le citent très peu, rarement, mais qui sont aussi marqués par Heidegger que les autres, comme

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Foucault, Deleuze ... Foucault l'a dit :à la fin de sa vie sans s' expliquer beaucoup. Je crois que l'hybride dont je parle est lisible non seulement chez ceux qui ont explicitement consacré des textes à Heidegger, mais aussi chez ceux qui pnt tu le nom de Heidegger et pour qui Heidegger a tout autant joué. Lyotard aussi. C'est à délimiter. Parce qu'au fond, il est partout. Chez les journalistes aussi, chez les journalistes philosoph~ aussi, c'est la même chose. J'ai l'impression qu'ils ont réagi à. l'affaire Parias connne un contre-investissement. Et même si ori ne le lit pas beaucoup chez les étudiants ou, disons, dans le :public large, certainement Heidegger (il faudrait faire une enquête), même dans la rue, est un nom de philosophe connu, même si ~n n'en sait rien de plus, plus connu que tout autre philosophe all~mand. Si on demandait qui est Heidegger aux gens dans la rue, :on serait surpris, c'est mon hypothèse, de voir qu'il y aura plus d~ réponses positives que pour Hegel, Nietzsche, même Bergson. i Pour des gens de notre génération, il y a eu un moment où, dans les deux dernières décennies, no~ sommes entrés en rapport avec de remarquables > non français et non allemands, c'est-à-dire américains. On sdit qu'il y a de bons lecteurs de Heidegger aux États-Unis. Des ge4s comme nous se sont mis à échanger avec les Américains et les Anglais et à considérer qu'il y avait là une compétence, donc un~ vigilance, un éveil... Les universités catholiques américaines o~t été au premier plan : c'est Notre-Dame, c'est Loyola, c'est Villanova.

Revenant à l'affaire Parias, j'aurais voulu savoir ce que tu as ressenti quand tu as donné ton interviez/) à l'Observateur. N'y avaitil pas une sorte d'agressivité à ton :égard quand, par exemple, Maggiori avait écrit: «Derrida tient f(eidegger en respect» ? i

Cette interview est reprise dans foints de suspension. Je me rappelle l'atmosphère de ce moment-~à. Il y a eu, tout d'un coup, cette explosion, disons, journalistique, Je venais d'écrire De l'esprit qui, à sa manière, posait des question~ politiques, que j'ose croire sérieuses et radicales, à Heidegger. Et :puis - coïncidence chrono-

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logique à laquelle, naturellement, j'ai été très sensible - au moment où je venais de prononcer cette conférence (lors de ce colloque international sur Heidegger), j'avais conscience- comme tous ceux qui s'intéressaient à Heidegger depuis très longtemps d'une part d'être au courant de la question politique et, d'autre part, à ma manière qui voulait ne pas être celle d'un procès expéditif, de poser des questions de fond. À ce moment-là arrive le livre de Parias qui est salué par la presse ou ceux qui, dans l'Université, parlent plus facilement dans les journaux qu'ailleurs, comme la grande révélation scandaleuse, la grande découverte du passé honteux de Heidegger! Ensuite, j'ai lu le livre de Parias et donc je m'en suis expliqué dans l'interview de l'Observateur. Outre que je n'y trouvais rien de fondamentalement nouveau, j'étais choqué à la fois par l'allégation de nouveauté, par l'ébahissement des philosophes-journalistes (ce sont des. professeurs de philosophie, ces journalistes) qui ont fait non seulement du tapage, ce qui n'était pas le plus grave, mais un tapage accusateur à l'égard non pas tant de Heidegger, mais de ceux qui, en France, selon eux, auraient depuis longtemps cultivé leur filiation heideggérienne sans question, sans honte, etc. J'avais trouvé cela très choquant. La phrase de Maggiori à mon sujet-