Hegel et la philosophie du droit 213035758X

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Hegel et la philosophie du droit
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Table of contents :
Eric Weil, La Philosophie du droit et la philosophie de l’histoire hégélienne - p. 5
Karl-Heinz Ilting, La forme logique et systématique de la Philosophie du droit - p. 35
Eugene Fleischmann, Dialectique et conflit — Eléments d’une sociologie des conflits dans la Philosophie du droit de Hegel - p. 65
Bernard Bourgeois, Le prince hégélien - p. 85
Jean-Louis Gardies, De quelques malentendus entre Hegel et les juristes - p. 131

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et la philosophie du Droit

E. WEIL, K.-H. ILTING, E. FLEISCHMANN

B. BOURGEOIS, J.-L. GARDIES

Hegel et la philosophie du Droit

Travaux du Centre de Recherche et de Documentation sur Hegel et sur Marx (era cnrs - Université de Poitiers)

publiés sous la direction de Guy Planty-Bonjour

et la philosophie du Droit

E. WEIL, K.-H. ILTING, E. FLEISCHMANN B. BOURGEOIS, J.-L. GARDIES

Presses Universitaires de France

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ISBN 2 13 O35758

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ire édition : 2e trimestre 1979 © Presses Universitaires de France, 1979 108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris

La a Philosophie du droit » et la philosophie de l’histoire hégélienne

ERIC WEIL

Un lien étroit lie, pour ne pas dire qu’il les constitue en unité, la Philosophie du droit et la philosophie de l’histoire de Hegel. Differentes raisons, des raisons de nature diffé¬ rente, permettent de l’affirmer; elles feront même, par la suite, apparaître ce lien comme fondamental pour l’interprétation d’une dimension du système. D’abord, et très simplement, la Philosophie du droit de 1821 contient le seul exposé où Hegel lui-même formule

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

des principes d’une philosophie de l’histoire et esquisse une histoire philosophique, le seul exposé publié par Hegel, soulignons-le, circonstance décisive aux yeux de tout interprète qui a pu jeter un regard sur l’un ou l’autre cahier de cours de ses propres étudiants et qui n’oublie pas ce que dans ses propres papiers on pourrait trouver de tentatives, d’esquisses, de formules rapides, à l’essai, à refaire, à corriger, ou à rejeter. Cela ne signifie pas que les cours publiés par les disciples de Hegel, et en particulier celui sur la philo¬ sophie de l’histoire, soient sans valeur; ils ne peuvent cependant pas fonder à eux seuls une interprétation philo¬ sophique (par opposition à une lecture de biographe); ils ne sauraient fournir qu’un complément aux textes authentiques parce que authentifiés par Hegel lui-même et auront toujours besoin d’être accrédités par ceux-ci. Il est vrai que, des textes publiés par le maître, la Phéno¬ ménologie de l’esprit est bien historisante. Mais elle n’est que quasi historisante; elle montre, certes, le devenir de l’Esprit absolu à partir de la Conscience; mais procédant selon une méthode qu’aujourd’hui on appellerait idéaltypique, elle n’observe pas l’unilinéarité temporelle de ce que Hegel, comme tout le monde, a en vue quand il parle d’histoire, comme elle ne donne ni noms ni dates, les laissant en un clair-obscur souvent plus obscur que clair. L'Encyclopédie de Heidelberg, en revanche, parle sans doute de l’histoire, mais elle le fait plus que succinctement, dans les quatre paragraphes 448 à 451 qui esquissent ce qui ne sera élaboré qu’en 1821. La 2e et, davantage encore.

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HÉGÉLIENNE

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la 3e édition du même livre sont, elles, plus riches dans les paragraphes correspondants (548-567); mais ce que Hegel ajoute, principalement dans des notes, porte sur des pro¬ blèmes de l’actualité du moment où Hegel les rédige; ces ajouts sont de grande valeur, en particulier (§ 552) pour la conception hégélienne du rapport entre Etat et religion, mais ils parlent alors plutôt des différents types des Etats de l’époque que du devenir de i’Etat. Nous n’avons donc que la Philosophie du droit comme texte fondamental et mesure d’authenticité de toutes les notes éditées après 1831, rédigées, du moins en partie, par Hegel, mais ni publiées par lui, ni destinées à être publiées telles qu’on les a trouvées dans les papiers du maître; elle reste à plus forte raison le critère de la valeur philosophique des cahiers de cours d’auditeurs sans doute dévoués et se voulant fidèles, mais re-rédigeant ce qu’ils avaient pu prendre en écoutant les leçons, sans parler du travail des éditeurs des Œuvres et de leur désir de présenter des textes « lisibles ». Ajoutons que, dans les éditions berlinoises de l'Ency¬ clopédie,

Hegel lui-même renvoie le lecteur au texte

de 1821, déclarant (§ 487) que c’est là qu’il a davantage développé la théorie de l’Esprit objectif (qui aboutit à la philosophie de l’histoire) et qu’il peut« ici être plus succinct que dans les autres parties ». Ce qui authentifie ce que Hegel note sur un bout de papier pour l’introduction à son cours sur la philosophie de l’histoire (1822 et 1828) : « ... Je ne puis pas (pour ce cours) m’appuyer sur un précis (Vorlesebuch) ; dans mes Fondements de la philosophie

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

du droit, § 341 à 360 à la fin, j’ai d’ailleurs déjà indiqué

un concept plus précis d’une telle histoire du monde (Weltgeschichte),

de même que les principes,

(et) les

périodes dans lesquelles se décompose la considération de celle-ci. A partir de là, vous pouvez du moins faire connais¬ sance, en leur forme abstraite, avec les moments qui s’y montreront importants » (Philosophie der Weltgeschichte, Ed. Lasson, Phil. Bibl. 171 a, 1930, p. 249). Pour finir, un argument d’un ordre plus philosophique que les arguments précédents, incontestables à leur niveau, mais un peu philologiques. Car ce que Hegel appelle Weltgeschichte, terme qu’on pourrait traduire par « his¬

toire universelle » et que l’on traduit trop souvent par « Histoire» tout court, est, comme il ne cesse de le proclamer, histoire des Etats, de leurs rapports et de la succession dans laquelle ils apparaissent sur la grande scène, en sont chassés ou s’y voient repoussés à des places de simple survie stagnante. « Histoire universelle » donc, mais histoire universelle politique,

nullement histoire de toutes les

dimensions du passé humain. L’Art, la Religion et la Philosophie sont traités dans des cours de toute évidence historiques, mais ils ne sont pas considérés en et pour euxmêmes dans le contexte de la Weltgeschichte. Dans le texte de 1821, de même que dans le Cours de philosophie de l’histoire tel qu’il a été publié, ils ne figurent que dans

la mesure où ils jouent un rôle dans la vie politique, facteurs en droit subordonnés à l’Etat, quoique reconnus dans leur autonomie par lui. Le domaine de l’histoire n’est pas

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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limité à celui de la Weltgeschichte, de l’histoire politique; mais ce que Hegel appelle philosophie de l’histoire est, et ne peut être, que partie intégrante d’une philosophie de l’Etat, d’une Philosophie du droit.

A partir d’ici se comprennent certaines singularités de la philosophie de l’histoire hégélienne, dont la première est que, chronologiquement, l’histoire politique connaît une limite antérieure, un début, quoique, les Etats une fois constitués, elle continue sans fin : selon Hegel, l’histoire politique n’a pas existé depuis toujours. Evidemment, il ne conteste pas que des hommes aient existé avant la naissance de l’Etat et des Etats, ni qu’ils aient vécu dans des groupes, ni que ceux-ci aient eu leurs propres formes de cohésion; mais de telles formes et formations, tribus sauvages, groupes de pasteurs, de nomades, d’agriculteurs organisés patriarcalement, ne sont pas, à ses yeux, des sujets et des acteurs historiques. Ils sont pré-historiques, ils ne comptent pas dans l’histoixe qui compte pour Hegel; car cette dernière est celle du devenir d’institutions raison¬ nables, c’est-à-dire à la fois universelles et libres en ce qu’elles réalisent et garantissent aux hommes, sous la forme du droit, la reconnaissance de leur valeur absolue et de leur dignité, les traitant comme égaux malgré leurs différentes fonctions. C’est de cela qu’il s’agit essentiel¬ lement dans l’histoire : déjà la violence de la lutte pour la maîtrise était quête de la reconnaissance, cherchée

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

d’abord inconsciemment, en-soi, d’un désir qui ne se révèle qu’à l’observateur philosophe, mais qui sera clai¬ rement saisi et pensé par ceux qui, de sujets au sens poli¬ tique d’êtres soumis seront devenus, se seront fait sujets au sens philosophique, acceptant, refusant, agissant en pleine conscience. Le long chemin, le long travail de la liberté raisonnable, de la raison se réalisant en informant un monde donné qui, pour commencer, est opposé à elle et auquel elle s’oppose, ce chemin de son travail part d’un point où, par le miracle d’un acte initial et initiant, la raison, libre volonté de liberté, s’origine, s’engendre ellemême, se donne naissance, fille qui est sa propre mère. Il n’y a pas toujours eu droit de raison et de liberté; et pourtant, nous vivons sous un système de droit et de droits reconnus : un acte créateur doit avoir fondé ce qui pour nous est devenu fondamental. La vie dans la polis, dans l’Etat et, à plus forte raison, la pensée de l’Etat et toute philosophie politique portent une date de naissance, la même que celle de cette histoire qui seule pour LIegel est succession sensée, parce que histoire des Etats, des constitutions, des systèmes de droit — et donc aussi histoire des événements qui ont influé sur un devenir qui est progrès vers un droit toujours plus raisonnable et plus universel.

En s’en tenant au Cours sur la philosophie de l’histoire et son Introduction (dont certaines parties ont été rédigées,

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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mais ni complétées ni définitivement arrêtées par Hegel lui-même en vue d’une publication), on a eu souvent le regard fixé sur le concept et le phénomène du grand homme, cet individu historique qui exprime et réalise par son action ce qu’une époque a inconsciemment cherché. Le concept se rencontre, d’ailleurs assez brièvement, dans la Philosophie du droit (§ 348); mais c’est une autre figure

qui y joue le premier rôle, celle du héros fondateur, fonda¬ teur d’un Etat, d’une morale concrète qui vit et dure dans l’Etat et grâce à lui, d’une loi, d’institutions. Là où il n’existait que la violence de la volonté naturelle, la violence du héros, violence seconde par rapport à l’état de nature, mais violence — comment le fondateur invoquerait-il un droit antérieur au droit ? — procède d’un droit sui generis (§ 93, où la correction de Lasson s’impose, voir les Addi¬ tions, p. 308 s.), non droit en notre sens, puisqu’il n’y a pas

de loi dont ce droit découlerait, mais droit absolu, droit de l’Idée qui se réalise, droit à « des institutions objectives, débutant par le mariage et l’agriculture, que la forme de la réalisation apparaisse comme législation divine et bien¬ fait, ou comme violence et tort — c’est le droit des héros à fonder des Etats » (§ 350). « D’abord, un peuple n’est pas encore un Etat, et c’est le passage d’une famille, d’une horde, d’une tribu, d’une foule à la condition (Zustand) d’Etat qui fait que l’idée en tant que telle y soit formelle¬ ment réalisée... Se situent donc avant le début de l’histoire, d’une part, l’innocence sans intérêt à elle (Interesselos) et apathique, d’autre part le courage de la lutte formelle

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

pour la reconnaissance et la vengeance » (§ 349, avec la note). Le héros, plus antique que le grand homme, créant l’histoire au lieu d’y intervenir, pour importante que soit telle intervention à sa place déterminée dans l’histoire constituée, seul le héros, celui dont mythe et légende nous ont transmis le souvenir, nous montre comment il a pu y avoir histoire comme devenir de la liberté concrète et réalisation de son concept en monde humain pétri de raison, d’universalité et en même temps d’organisation, où l’inégalité des fonctions n’est pourtant pas en conflit avec l’égalité reconnue des droits de tous, et où tous, tirant du tout organisé leur subsistance et la garantie de leur existence, par là même font vivre et durer ce Tout, n’étant réels que par lui, qui n’est réel qu’en eux. Seule une philosophie du droit, des institutions, de l’organisation de la société et de l’Etat peut donc fonder une histoire philosophique et une philosophie de l'histoire. « L’Esprit général (Allgemein) trouve l’élément de son existence, quand il s’agit d’art, dans l’intuition et l’image, (il le trouve) dans le sentiment et la représentation en la Religion, avec la Philosophie dans la pensée libre et pure : dans l’histoire politique (Weltgeschichte)

(cet élément

est) la réalité intellectuelle effective, dans toute son étendue d’intériorité et extériorité » (§ 341). Tout apparaît donc sur le plan de cette histoire, mais tout n’y révèle pas tout son être : l’Esprit objectif, pour le dire en termes hégéliens, n’est pas l’Esprit absolu; mais celui-ci ne peut être, agir, se faire effectivement, efficacement réel qu’en s’élevant

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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à partir de cette base. A plus forte raison, il n’en est pas autrement de ce qui n’est pas philosophiquement plus élevé que l’Etat, mais, au contraire, plus abstrait, partiel, parti¬ culier : la moralité abstraite de la réflexion d’abord, mais aussi la morale concrète, vivante parce que vécue, et cet ensemble d’égoïsmes individuels ramenés à l’unité par l’idée et la nécessité, et qu’on appelle société par opposition à l’Etat : tous, ils ne deviennent Wirklich que dans l’Etat, et c’est là qu’ils se comprennent, étant compris et reconnus par lui,

et que,

conscients d’eux-mêmes,

ils peuvent

reconnaître ses lois et institutions comme les leurs, celles de leur volonté vraie, volonté de satisfaction du désir humain fondamental d’être reconnu comme libre parce que — et pour autant que — raisonnable.

Il convient d’insister sur la place donnée, entre l’Esprit subjectif et l’Esprit absolu, à la politique et la philosophie du droit, y compris la philosophie de l’histoire. Hegel, il l’a plus d’une fois souligné, va de l’abstrait au concret — dans le cas qui nous intéresse, de la propriété formelle et de la volonté empirique, psychologiquement déterminée, à l’Etat, à travers les médiations que présente et analyse la Philosophie du droit sous les titres de moralité abstraite, morale

vivante,

famille,

société

des

individus-atomes

soumise à la loi quasi naturelle de cet atomisme - jusqu’au plan où le moteur du mouvement est compris comme la liberté en soi, agissant en vue de sa propre réalisation dans

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

le monde et pour soi, liberté dernière à paraître dans l’histoire, première en soi et qui, une fois apparue dans le monde et s’y étant comprise, ne veut plus rien que soimême, liberté concrète, rendue concrète par la raison, dans la raisonnabilité, si un terme aussi laid peut être admis, qu’est l’Etat. Cependant, le mouvement de la raison qui se veut pensée libre, c’est-à-dire qui se pense elle-même comme il-limitée, in-finie, en comprenant que tout ce que, d’abord, elle croit extérieur ne l’est que parce qu’elle le pense comme extérieur, ce mouvement n’aboutit pas encore à son terme ultime avec l’Etat et la reconnaissance que l’Etat est, en effet, la réalisation de la raison sur terre; car c’est sur terre que la raison se réalise, autrement dit, sur le plan de la finitude, qui ne cesse pas d’être ce qu’elle est pour être raisonnablement satisfaite, satisfaite en tant que raison¬ nable et pour autant qu’elle l’est. L’Etat pense, certes, la société, ce système de besoins et de satisfactions, il supprime, en l’élevant, ce que la loi quasi mécanique de l’économie a d’aveugle, il prévoit, empêche, domine les crises; en même temps, il permet aux citoyens, à ceux qui vivent au niveau de l’Etat, de s’exprimer et d’accéder, en collaborant à la législation et aux décisions de l’Etat, à l’intelligence de leurs vrais intérêts et de l’accord de ceux-ci avec la morale de la communauté, laquelle subsiste malgré la dispersion atomisante qu’est, regardée abstraitement, la société; bien plus, l’Etat est le garant de la famille, de l’honneur des citoyens, du Tout concret de

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HÉGÉLIENNE

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leur existence matérielle, morale, civique. C’est lui qui fait vivre et survivre les hommes humanisés par lui, et c’est pourquoi l’individu qui lui doit sa liberté et sa dignité doit aussi à ce qui est son propre universel le sacrifice de tous ses intérêts, voire de sa vie. Cependant, il n’en est que plus visible que l’universalité de l’Etat n’est concrète qu’en tant qu’elle est celle de ce groupe, de cette loi, de cette constitution, de cette morale : son universalité est relative, donc en même temps non-universalité, particularité, indi¬ vidualité, liée d’un lien indissoluble à l’extériorité et à la nature en tant que donnée. L’Etat est l’Etat de tel peuple, résidant sous tel climat, sur tel sol, constitué en unité politique par tel héros fondateur : quand il s’agit de poli¬ tique et d’histoire, il est impossible d’éliminer la nature, c’est-à-dire l’accidentel. Certes, l’Etat pense la réalité sociale et politique (le bon Etat, capable de se penser et de se bâtir dans sa « raisonnabilité » concrète — les Etats défectueux ne manquent pas selon Hegel : renvoyons simplement au § 552 de Y Encyclopédie de 1828), mais il ne pense pas sa pensée; la philosophie de la politique est au-delà de la politique qu’elle pense, même au-delà de la meilleure réalité politique, et l’Esprit objectif, objectivé dans les institutions, n’est pas absolu puisqu’il connaît un extérieur pour lui irréductible. Aussi l’histoire politique — si l’on aime les jeux de mots, on pourrait rendre Weltgeschichte par histoire mondaine, histoire qui ne se transcende pas — est-elle réalisation de la raison dans le domaine de l’accidentel et de la nécessité

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

extérieure : elle est, comme Hegel le souligne, histoire de conflits entre individus quasi naturels, dirigés par des individus naturels tout court, entre Etats déterminés, dont chacun juge en dernière instance, en juge arbitraire parce que particulier, de ses intérêts et de son honneur, conflits d’individus qui ne s’unissent pas en super-Etat, entre lesquels il n’existe aucune possibilité de règlement par juge et tribunal, aucune loi, aucune autorité qui serait capable de l’imposer si une telle loi existait, Etats liés tout au plus par de vagues obligations quasi morales et comme telles respectées ou non (§ 333 s., surtout § 340). Les pas¬ sions, les intérêts, les craintes s’affrontent : nous sommes au plan de la nature, sur lequel retombent inévitablement les relations entre les individus politico-historiques, pour raisonnable que soit chacun d’entre eux en sa constitution intérieure.

Hegel ne dit rien d’autre quand il affirme, avec une formule empruntée à Schiller, que le seul tribunal est ici la Weltsgeschichte : c’est en elle, à travers ses crises et ses tragédies, que l’Esprit se réalise en informant le monde. Sans doute, il ne faut pas compter que chaque aspect logico-ontologique

du

concept,

chacun

des

moments

successifs de son développement vers l’Idée, occupe une place correspondante dans l’ordre du temps (v. p. ex. § 32, 258); il ne faut pas supposer, non plus, que tout ce qui du passé est conservé dans un présent empirique et accidentel

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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fasse partie de l’histoire au sens philosophique : souvent le mot Historisch désigne chez Hegel ce qui ne compte que pour une érudition qui en sa pauvreté ne comprend même pas qu’il s’agit de comprendre (p. ex. Ph. dr., Lasson, pp. 46, 65, 172, 196); il ne faut surtout pas vouloir tirer de l’histoire une justification de ce qui, dans la même histoire qui l’avait autrefois produit comme raisonnable à sa place, est devenu injustice pétrifiée. Mais l’histoire n’en a pas moins un sens, orientation à la fois et signification. Or on peut retourner cette proposition et dire que le sen,s,

la signification

qu’avaient les événements dans

l’esprit des acteurs et cet autre sens qu’y découvrent leurs descendants constituent ensemble l’histoire et qu’il ne faut pas attendre sens et orientation d’une histoire déjà toute constituée. En fait, c’est plutôt (on n’ira pas au-delà d’un modeste plutôt) cette seconde façon de voir qui semble fondamentale dans la pensée de Hegel. « L’histoire de l’Esprit, dit-il en effet, est son Acte (Tat), car il n’est que ce qu’il fait, et son acte est de se faire, et se faire ici, en tant qu’Esprit, objet de sa conscience et de se saisir soi-même pour soi-même en s’explicitant (ou : s’inter¬ prétant, ou : s’exhibant — Auslegend). Ce saisir est son être et son principe, et l’achèvement d’un saisir est en même temps son extériorisation (Entàusserung) et son passage. Formellement parlant, l’Esprit qui de nouveau saisit ce saisir et, ce qui revient au même, rentre de cette extériorisation en lui-même, est l’Esprit d’un plan plus élevé par rapport à soi-même tel qu’il se tenait en ce premier

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

saisir » (§ 343). Ce sont donc en effet les actes de l’Esprit qui constituent l’histoire compréhensible, l’histoire tout court — car l’incompréhensible, l’absurde n’est pas acte, mais accident —, et ces actes ne sont rien d’autre que le passage d’un en-soi à un pour-soi, d’une volonté incons¬ ciente à une volonté qui se comprend en soi réalisant, bâtissant un monde humain qui lui corresponde et s’y regardant. C’est elle-même que la volonté libre, la liberté qui se veut soi-même, y voit réelle en — et par — son exté¬ riorisation, et c’est elle qui dépasse de nouveau ce monde, justement parce que c’est un monde, un positif, un objet opposé à un sujet et l’obsédant, monde-chose en face d’une liberté qui, de nouveau, vit dans les formes de l’aspiration et, avec elle, de l’image, du sentiment, donc de la négati¬ vité en même temps destructrice de ce qui est, mais aussi fondatrice, sans le penser encore, de ce qui sera plus clair, plus pénétrable, plus pénétré de raison — raison encore à réaliser mais qui déjà s’incarne.

Tout cela est important pour la compréhension et, par conséquent, pour toute discussion de la pensée hégé¬ lienne. Car cela implique que l’histoire, telle que nous la pensons et la construisons en la pensant, est l’histoire écrite au niveau atteint par nous, par notre époque, par l’Esprit de notre présent, et ne peut s’écrire qu’à ce niveau. Hegel ne le dit pas, mais on peut se risquer à dire que selon lui le Moyen Age a été incapable de concevoir l’histoire

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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comme devenir de la liberté concrète, concrétisée dans les institutions; et en ce qui concerne l’Antiquité, Hegel n’hésite pas à déclarer qu’elle n’a pas connu le concept de la liberté — comme il affirme (et cela, soit dit en passant, montre l’étroitesse du lien qui unit les deux, encore dans leur philosophie de l’histoire) que seulement Kant a, le premier, vu l’infini de l’autonomie de la volonté (§ 135, note). En d’autres termes, la philosophie de l’histoire a affaire à la philosophie politique — et aux institutions. Mais cette double philosophie demeure alors particulière et ne se comprend comme non arbitraire que si l’on expli¬ cite son rapport à l’Esprit absolu, donc à la philosophie, elle-même infinie et libre au sens le plus strict de ces mots, puisque ignorant tout extérieur qui pourrait lui fixer une limite et qui, partant, serait nécessairement un nonpensé non pensable. Si néanmoins, pour être précis, un non-pensé existe, s’il y a du non-pensable, c’est que l’un et l’autre, avec leur façon d’exister, ont leur place déter¬ minée dans des domaines tout aussi déterminés. La philo¬ sophie même reconnaît leur présence constitutive de la vie et dans la vie du fini, vie comprise par la philosophie, mais qui ne se comprend pas elle-même en sa substance. Il n’en est pas autrement de l’histoire que du spectacle bigarré de la nature qui, lui aussi, paraît, avant qu’on ne le pense, fait d’accidentel et de fortuit — jeu dont pourtant la pensée décèle la nature profonde qui fait qu’il cesse d’être pur jeu, quoique la loi n’élimine jamais tout à fait le jeu des reflets de la surface. De même dans l’histoire,

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

le fortuit, le hasard n’existent pas de manière à se laisser éliminer; sans eux, l’histoire ne serait pas l’histoire de l’Esprit dans le monde. Mais il ne faut pas en conclure que « le monde moral (Sittlich), l’Etat, c’est-à-dire la raison comme elle se réalise dans l’élément de la conscience-de-soi (que justement) elle ne jouirait pas du bonheur que c’est la raison qui en cet élément (dans le monde moral) s’est réellement donné force et puissance, s’y maintient et l’habite. L’univers spirituel serait (selon cette opinion), au contraire, laissé au hasard et à l’arbitraire, il serait abandonné de Dieu » (Phil. dr., Préface, p. 7, éd. citée; expression et idée viennent de Herder, Idéen..., 1, XV, Introduction, et ailleurs). Le monde moral, dont la substance est réalisée-révélée dans l’Etat moderne, est donc raisonnable en son fond et son essence. Mais cette substance du politico-historique, sa vérité, quoique révélée en et par son action, n’atteint pas pour autant la pure conscience d’elle-même dans l’his¬ toire, quoique cette conscience y agisse, quoique même elle ne soit efficace et réelle qu’en cet élément; elle n’est elle-même pour elle-même que dans la pensée du philo¬ sophe, de celui en lequel l’Esprit s’est élevé au-dessus de sa précédente incarnation et extériorisation, celle juste¬ ment de l’Etat moderne-raisonnable : c’est là que l’Esprit est chez lui, satisfait et apaisé; du moins n’est-ce qu’à cette pensée que la substance se montre en sa pureté, après avoir été d’abord saisie, mais seulement en représentation et sentiment, par la religion et l’art. Si l’histoire a un sens

LA. PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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et une direction, c’est donc, en dernier ressort, parce qu’elle forme le soubassement indispensable à la réalisation de l’Esprit absolu, Savoir qui transcende l’histoire, mais qui le fait (et se fait) à travers l’histoire, la traversant et ainsi vivant en elle. Elle est sensée, et elle se livre comme telle à celui qui la pense en sa loi et substance en même temps qu’il reconnaît ce qu'elle a (et est) de fortuit et d’arbitraire. Elle l’est pour autant qu’elle dépasse, mais sans le nier, l’accidentel; et elle se dépasse ainsi en celui qui, parvenant au Savoir, s’est affranchi de sa propre finitude, ou mieux, qui, dans sa finitude, pensant la finitude, atteint ainsi l’infini, et peut alors écrire l’histoire vraie, celle du devenir de la pensée libre parce qu’absolue, absolue parce que libre.

Les derniers paragraphes de la Philosophie du droit esquissent les lignes de cette histoire, écrite comme histoire politique, mais par le philosophe. Le schéma, celui des quatre empires successifs, nœuds du devenir, remonte évidemment au rêve de Nebucadnetsar (Livre de Daniel, 2, 37 s.). Ce qui en reste chez Hegel est l’idée d’une succession de puissances dont chacune marque son temps de son signe et dont l’apparition constitue à proprement parler une époque, un point culminant, quasiment un arrêt. Quant à ces empires mêmes, ce n’est pas leur prédominance politico-militaire qui intéresse Hegel, mais ce que signifie telle suprématie particulière, et à tel moment, pour la

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

marche de l’Esprit vers la saisie de son propre principe et de sa substance dans la clarté du concept. Au départ, l’Esprit est plongé dans la substantialité naturelle inconsciente de sa nature, sauvage ou bien pétri¬ fiée (Empire oriental). Il atteint ensuite (Empire grec) la beauté morale de la libre sérénité et la lumière du savoir, mais ignore encore la valeur infinie de l’individu humain et la dignité d’un travail libre, non servile. Le troisième pas est fait (dans l’Empire romain) avec l’apparition du droit privé et du sujet isolé, soumis à la volonté arbitraire d’un individu tout-puissant qui rend tous égaux, mais dans l’abjection. Suit la souffrance de la perte de soi-même et de son monde que vit le peuple israélite, douleur extrême qui exige et effectue le retournement de cette négativité en la positivité du « principe de l’unité des natures divine et humaine »; mais ce n’est d’abord qu’un principe, et il faut encore que le déchirement qui caractérise à son début le Moyen Age entre un au-delà spirituel et un ici-bas d’hommes libres et barbares soit dépassé dans la réconci¬ liation du transcendant avec l’immanent, du ciel avec la terre (Empire germanique). Au bout du chemin, « le présent a rejeté sa barbarie et son arbitraire privé de loi, et la vérité s’est défaite de son au-delà et de la force contrai¬ gnante qui lui était accidentelle ». Le christianisme a abandonné cette transcendance absolue qui, à l’intérieur du monde, l’avait constitué lui-même en Eglise tyrannique et non libre; l’ici-bas s’est pénétré de ce que la religion avait bien affirmé, mais non introduit dans la réalité

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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empirique, la liberté, la dignité, la valeur absolue de l’indi¬ vidu humain. Et c’est dans l’Etat que cette réconciliation du divin et du mondain s’est objectivée dans cette « image et réalité efficiente de la raison », où la conscience-de-soi trouve « la réalité efficiente de son savoir et de son vouloir substantiels organiquement développée, comme elle trouve (certes) dans la religion le sentiment et la représentation de cette sienne vérité comme essentialité idéale, mais (trouve) dans la science la connaissance (ou intellection, Erkenntnis) libre et comprise de cette vérité, comme une et la même dans ses manifestations entre elles complémen¬ taires, l’Etat, la nature, et le monde idéel » (§ 360). Une interprétation exhaustive, si une telle chose pouvait exister, devrait insister sur de très nombreux aspects de ce texte, dense même pour un texte hégélien. Relevons cependant quelques points. Notons d’abord que, dans la dernière partie de ce texte, il n’est plus question que de l’Etat, de la nature et du « monde idéel », c’est-à-dire de la philosophie, et que la religion, pourtant nommée immé¬ diatement auparavant comme sentiment et représentation de la vérité, ne figure plus dans l’ultime énumération : la Philosophie du droit se termine par une annonce de Y Encyclopédie, avec sa philosophie de la nature de l’Esprit objectif, et de l’Esprit absolu et de l’onto-logique. Cette évocation dans le cadre de la philosophie de l’histoire, et de l’histoire philosophique, indique à elle seule que c’est la philosophie du droit qui, en dessinant la Weltgeschichte, rend compréhensible, non la philosophie en ce qu’elle

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

enseigne, mais la possibilité et la réalité historiques de son apparition. Continuant, on soulignera dans ce même texte la situation faite à la pensée chrétienne et à sa pure transcendance qui, en face d’une barbarie qu’elle ne peut pas transformer,

s’y

installe elle-même

(curieusement,

Hegel parle du christianisme par voie d’allusion, sans jamais en prononcer le nom) — pensée en même temps séparée du monde et engluée en lui, et dans ses deux aspects sans efficace. Mais surtout, il convient de retenir de ce passage que si l’Etat y est vu par Hegel comme « image et réalité orga¬ niquement dépliées de la raison effectivement réelle », il n’est cette réalité que « pour la conscience-de-soi » et n’est donc pas vécu dans « le sentiment et la représentation de cette sienne vérité comme essentiellement idéale », saisie réservée à la religion, et il n’est pas, à plus forte raison, « la connaissance libre et comprise de cette vérité (sc. en tant qu’essentialité idéale) », qui ne peut être que le fait de la science, de la philosophie. L’Etat, et ce qui vaut pour l’Etat vaut ipso facto pour l’histoire politique, la Weltgeschichte, est sans doute le plan de la satisfaction authentique de la conscience-de-soi de l’être libre, le positif qui, né de la négativité de la liberté, s’y déplie (Entfaltet) en organisation raisonnable pour l’individu à sa place dans un monde qui n’est plus arbitraire et violent et qui n’est pas, non plus, un monde sur-terrestre, un au-delà irréel sans action sur et dans la vie d’ici-bas. Toujours est-il que cette satisfaction reste celle d’une conscience-

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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de-soi située, finie, soumise (quoique non son sujet) à cet accidentel qui demeure inéliminable de tout ce qui appar¬ tient à la nature. La compréhension ultime s’atteint seule¬ ment sur le plan qui situe tous les plans sans être luimême situé, celui de la pensée pure, du concept qui se voit réalisé en Idée dans le monde et se comprend luimême, une fois qu’il a ramené ce monde à l’idéalité en réduisant tout fini à sa substance, dans laquelle il est préservé en même temps qu’il y est nié en ses prétentions à une existence irréductible, où il est donc réduit et justifié comme moment.

Pour l’histoire, il en découle un résultat paradoxal, voire scandaleux : l’histoire philosophique est écrite, non pas en allant du début vers cette fin provisoire qu’est le présent, mais en remontant de notre présent pour décou¬ vrir ce qui permet de le comprendre en son être-devenu passé. Il ne s’agit pas ici de l’ultime compréhension de la compréhension qui, elle, ne comporte aucun paramètre temporel, pas plus que la thèse que deux et deux font quatre; il s’agit de comprendre comment cet intemporel est entré dans le temps, comment les êtres finis que nous sommes par des côtés non éliminables de notre nature ont touché à l’éternel d’une substance qui doit bien avoir été en nous, mais devait se dé-plier pour être pour nous, hommes du commun et philosophes, philosophes toujours plongés dans l’existence journalière et commune, quoi-

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

que s’affranchissant aussi toujours dans la philosophie (« L’homme doit (Soll) s’élever dans sa conviction profonde à cette universalité abstraite en laquelle il lui sera en effet indifférent qu’existent ou non ces cent thaler (de l’exemple kantien), tout autant qu’il lui sera indifférent que lui-même soit ou non, à savoir soit ou non dans la vie de la finitude (Endlich) » — Logik, 2e éd., I, 74, éd. Lasson). La philo¬

sophie de l’histoire répond à cette question de la possibilité, pour l’homme, de la philosophie : elle montre comment la liberté, essence de l’humanité de l’homme, d’abord agissant sourdement, inconsciente non seulement de sa nature, mais même de sa présence, en vient à se saisir et à se penser, non en se projetant dans un au-delà inaccessible et inefficace, mais en transformant le monde donné de façon que liberté et raison y agissent ensemble et que la liberté ne soit plus obligée de se présenter comme force négative, niante, du monde tel qu’il est, mais se voit reconnue,

intra-mondaine,

dans les institutions et la

constitution de l’Etat moderne. Ce qui est éternel, en dehors de tout temps, se montre, à la fin du parcours de la finitude humaine, tel qu’il est en soi, mais en-soi du sujet, du pour-soi, auquel il se révèle et qui le comprend et se comprend en lui. Cela est au-delà de l’Etat; mais cela n’est accessible à l’individu qu’au niveau de l’Etat raison¬ nable que l’histoire a fait naître. L’histoire est sensée si elle saisit le passé comme préparation du présent et com¬ préhension de toutes les autres espèces de causalité par la cause finale.

LA PHILOSOPHIE DE l’hISTOIRE HEGELIENNE

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Hegel n’a pas cru que tous les Etats de son temps fussent à la hauteur de son époque, celle-ci prise en sa substantialité philosophique. Il ne sait pas seulement que, tout au plus, la rationalité de l’Etat ne peut être affiimée que de sa forme intérieure et que, même dans ce meilleur des cas, l’Etat demeure individu quasi naturel en ses rapports avec ses congénères. Il sait également que, même à l’intérieur de l’Etat moderne des problèmes redoutables se posent et que la société, base matérielle de l’Etat, si elle est aban¬ donnée au jeu de ses propres forces quasi mécaniques, donne inévitablement naissance à des groupes humains qui, souffrant un « tort infini », ne peuvent pas s’y croire reconnus en leur dignité ni garantis dans leurs droits, voire quant à leur survie : dans l’Etat de la société moderne subsiste une tâche aussi urgente que difficile, tâche que doit résoudre la réflexion d’un gouvernement qui doit

penser l’universalité raisonnable de cette réalité empirique et doit lui imposer — car ce n’est pas chose faite — cette rationalité. Tout cela n’empêche pas que, en droit de pensée, l’Etat moderne de la liberté raisonnable existe, ne serait-ce que parce que les hommes, les peuples, les classes attendent, exigent, préparent son avènement histo¬ rique — en dernière analyse parce que, à partir du concept de l’Etat raisonnable, et seulement à partir de lui, peut être pensée et donc être cherchée, exigée et progressivement réalisée la liberté concrète et raisonnable. C’est parce qu’elle a conduit au point où la liberté est pensée et voulue en tant que pensée que l’histoire, quand

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

elle ne veut pas se contenter d’être pure annalistique et passe-temps de pédant, s’écrit en remontant le cours du temps, du pour-soi du concept à l’en-soi de la poussée aveugle. C’est à partir de là aussi que se justifie philoso¬ phiquement la naissance quasi miraculeuse de ces héros que nous avons déjà rencontrés (ci-dessus, p. 9 s.) et dont l’apparition ne s’explique pas par recours à des causes antécédentes. C’est que ces hommes marquent les stations du chemin le long duquel nous remontons le cours de l’histoire : avant eux, il n’y avait que barbarie, pensée non consciente; plus tard — cette extrapolation nous paraît parfaitement légitime : on n’a qu’à se rappeler le Entschluss à la philosophie —, d’autres étapes seront marquées par d’autres héros sur le chemin parcouru selon la succession du temps, mais qui n’est compris comme chemin sensé, orienté, que par le regard qui le remonte. Aucune de ces étapes, de ces points qui font époque, ne se déduit de ce qui avait précédé, si nous parlons de déduction par cause et effet, au lieu de cette nécessité onto-logique qui ne se révèle qu’à la fin. Les changements essentiels qui font se succéder les quatre empires sont autant de miracles aux yeux de celui qui s’en tient à l’ordre chronologique; ils sont, pour celui qui veut se penser lui-même à partir de ses origines, les traces de l’action libre de l’Esprit en marche vers la saisie de lui-même par lui-même et vers sa liberté absolue d’Esprit absolu. Il est d’ailleurs facile de montrer que cela ne s’applique pas aux seules époques héroïco-mythiques : il suffit de

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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regarder comment Hegel, au § 358 de la Philosophie du droit, passe de l’Empire romain à l’Empire germanique

en introduisant comme un deus ex machina le peuple israélite qui, historiquement ni placé par Hegel ni plaçable pour lui, « avait été tenu prêt », en tant que le peuple vivant la perte de soi et de son monde et la douleur infinie de cette perte — tenu prêt précisément pour pouvoir incarner le déchirement total et cette négativité absolue à partir de laquelle devait naître l’unité des natures divine et humaine — tenu prêt, en réserve, pour entrer au moment nécessaire en scène, sur la scène de l’Histoire, acteur parmi des principaux, héros (héros du négatif, il est vrai), facteur en l’absence duquel ce qui a suivi aurait été inconcevable, mais dont le rôle et l’action ne peuvent être reconnus qu’ex parte post, non expliqués par une pré-histoire compréhensible, à moins qu’on ne se satisfasse d’un savoir Historisch de morte érudition. Ce peuple est l’équivalent

des Thésée et Lycurgus et Héraclès, il remplit la même fonction qui, pour donner un autre exemple de héros post-mythique, dans les temps tout près de nous, sera celle d’un Luther (cf. Ph. dr., Préface, p. 16).

Plan de la Providence, donc ? En un certain sens, certai¬ nement, au même sens où pour Kant un tel plan existe, c’est-à-dire doit être posé, pré-sup-posé, s’il doit y avoir histoire compréhensible et non seulement bruit et violence insensés. Il n’est, cependant, pas sûr que Kant, ou Lessing

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

en son Education du genre humain, aient eu une conscience philosophiquement claire du fait qu'ils construisaient le devenir à rebours, et que le Plan ne pouvait devenir visible qu’au point de sa réalisation. Une telle conscience a-t-elle été celle de Hegel ? Il dit bien que l’Esprit ne se saisit qu’en dépassant ce qui, jusque-là, l’avait tenu dans les liens de son propre passé et de ses actes antérieurs. Nous avons aussi vu que, avec Schiller, il conçoit l’histoire comme le tribunal du monde ( Weltgericht, terme qui peut également se traduire par jugement dernier) : ce n’est qu’une fois prononcé le jugement que le procès, maintenant décidé, montre ce qu’a été vraiment, substantiellement, tout ce qui avait précédé et où il s’était agi des conditions de la possibilité, en somme, de la compréhension, fruit qui seul montre l’arbre qui l’a porté. Mais d’un autre côté, Hegel a toujours montré une aversion presque passionnelle à l’égard de toute présentation analytico-régressive; on peut se demander s’il ne lui aurait pas été extrêmement difficile d’admettre qu’en fait il avait obtenu ses résultats par la recherche des conditions nécessaires, route qu’il n’aurait quittée — et encore en apparence seulement — que pour présenter sous forme de déduction des résultats dus à la méthode opposée (ce sera là le fond de la critique de J. von Stahl). La question, on en conviendra volontiers, est d’une importance relative; en tout cas, nous risquerions, tout au plus, de comprendre Hegel mieux qu’il ne se serait compris lui-même, entreprise selon Kant toujours possible

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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et légitime. Il existe toutefois un argument, de simple probabilité, il est vrai, en faveur de l’affirmation que Hegel avait, tout au moins, rencontré le concept de l’histoire régressive. C’est Schiller qui, dans un texte antérieur de plus de trente ans à la Philosophie du droit, formule, en effet, sans ambages l’idée d’une histoire qui doit remonter le cours du temps, à partir du point atteint par la civilisation du présent. « De toute la somme des événements, l’histo¬ rien d’histoire universelle prélève ceux qui ont eu une influence essentielle, incontestable et facile à suivre, sur la forme qu’a aujourd'hui le monde et sur l’état de la génération qui vit à présent. C’est par conséquent le rapport d’une date historique à la présente constitution du monde qu’il faut avoir en vue quand on veut rassembler des matériaux pour l’histoire universelle. L’histoire univer¬ selle part donc d’un principe qui est à l’opposé diamétral (du principe partant) du commencement du monde. La suite réelle des événements descend de l’origine des choses vers leur arrangement le plus récent, l’historien d’histoire universelle approche l’origine des choses en remontant à partir de la situation la plus récente du monde. » Ajoutons que ce même texte anticipe également d’autres thèses hégéliennes, faisant dépendre toute la culture d’une époque de son « bien-être politique », de son organisation sociale du travail, de toute l’histoire antérieure, qui a conduit les hommes de la sauvagerie à la « reconquête, à l’aide de sages lois, de la liberté que (l’homme) perdait par son entrée dans la société ». Visiblement, l’influence

32

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

de Kant se transforme chez ce kantien en ce que nous, aujourd’hui, serions tentés d’appeler du pré-hégélianisme, ou du hégélianisme tout court, en matière de philosophie de l’histoire, de l’Etat, de l’accès de l'esprit à la saisie de sa propre substance à partir de la réalité politico-historique. Le texte fait partie de la leçon par laquelle Schiller en 1789 inaugurait ses cours à Iéna, et il fut réimprimé dans toutes les éditions de ses œuvres. Que Hegel l’ait connu est pro¬ bable : Schiller n’était pas un auteur négligeable ni négligé, surtout à Iéna; dans quelle mesure il l’a utilisé restera un problème insoluble, à moins qu’on n’en découvre une solution dans les manuscrits non publiés de Hegel. Peu importe d’ailleurs; si l’on attribuait cette communauté d’idées, non à une influence directe, mais à l’esprit du temps, le fait d’une telle rencontre n’en serait que plus intéressant : cet esprit serait loin de s’opposer à une inter¬ prétation telle que celle qui vient d’être proposée ici de la philosophie de l’histoire hégélienne comme le devenir de l’Esprit sur le plan politique, devenir qui, en un seul mou¬ vement, conduit à l’Etat moderne et à la prise de conscience de la liberté concrète qui y est atteinte. Mais pour les deux, de nouveau d’accord, ce mouvement ne fait qu’ouvrir l’accès à une autre histoire, non plus Weltgeschichte, mais histoire de l’Esprit absolu en ses differentes dimensions, de l’art, de la religion, de la philosophie. Cette histoire-là n’est plus politique, elle naît dans l’Etat raisonnable et grâce à lui, lequel sur son propre plan (relatif) est valeur absolue, tellement absolue que les formes plus hautes,

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE HEGELIENNE

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quand elles se montrent sur son plan et dans la mesure où elles y agissent, sont soumises à son jugement, sans que, pour autant, elles aient à recevoir de lui — qui serait bien incapable de l’offrir — un enseignement quelconque. La compréhension de la réalité par la Weltgeschichte philosophique du devenir politique n’est pas la dernière, elle reste elle-même à comprendre; mais cette compréhen¬ sion dernière, absolue, se comprend elle-même, par une sorte de contrecoup, comme née dans un Etat historique en son principe libre et raisonnable et à partir de conditions politiques qui ne se trouvent qu’en lui. Sans doute, l’Esprit objectif n’atteint toute sa vérité, la révélation de son être substantiel, que dans l’Esprit absolu; mais même s’il est absolu, l’Esprit est inévitablement aussi, et pour lui-même, la compréhension de la réalité qui le précède, compréhen¬ sion-saisie en l’absence de laquelle il serait vide, ou plutôt, ne serait pas.

E. WEIL

2

La forme logique et systématique de la « Philosophie du droit »

KARL-HEINZ ILTING

La Philosophie du droit de Hegel a deux visages. Si on la considère comme le dernier chef-d’œuvre systématique que l’histoire de la philosophie politique ait produit, alors on l’interprétera comme une synthèse énorme qui rassemble les résultats d’une longue tradition fondée par Platon. Si, au contraire, on la considère comme la fin de cette tradi¬ tion, alors l’idée systématique de cette œuvre révèle que Hegel avait rompu radicalement avec cette même philo-

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

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sophie politique dont il voudrait retenir les résultats. Dans le langage de sa philosophie on pourrait dire que Hegel a aufgehoben la tradition de la philosophie politique dans sa Philosophie du droit. Il paraît évident que cette position singulière de l’œuvre hégélienne, dans la discussion actuelle des problèmes de la philosophie politique, mérite une attention particulière. Car cette discussion est tout à fait déterminée par le retour à cette tradition philosophique qui prend fin avec Hegel. Quand nous disputons aujourd’hui les fondements de notre vie politique, nous avons toujours affaire avec la philosophie politique de Kant, de Rousseau, de Thomas Hobbes et des utilitaristes britanniques, d’une part, ou avec les doctrines de Thomas d’Aquin, d’Aristote ou de Platon, d’autre part. Mais, comme Hegel, nous mettons en question la tradi¬ tion entière de la philosophie politique. C’est peut-être pour cette raison qu’aujourd’hui on étudie très sérieusement la Philosophie du droit là même où on l’avait décidément négligée auparavant. C’est exactement cette perspective dans laquelle Hegel lui-même voulait voir considérée et jugée sa Philosophie du droit. Car le problème de YAufhebung de la tradition de la philosophie politique dans la Philosophie du droit n’est que le problème de la forme logique et systématique de cette œuvre, c’est-à-dire : le problème de la méthode philosophique que Hegel a appliquée dans cette œuvre en exposant sa philosophie politique. C’est déjà sur les pre¬ mières pages de sa préface que Hegel avertit le lecteur de

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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l’importance de ce sujet, et il y retourne à la fin de sa préface quand il dit : « Si l’on doit parler philosophiquement d’un contenu, seule convient une méthode scientifique objective, et, de même, l’auteur tiendra pour adjonction subjective, considération arbitraire et par conséquent indifférente toute contradiction qui n’aurait pas la forme d’une étude scien¬ tifique de l’objet »x. Si l’on compare tout ce qui a été écrit sur la Philosophie du droit depuis ce temps-là avec cette prétention de son auteur, alors on sera forcé de constater que Hegel, pour le moins qu’on puisse dire, souvent n’a pas été discuté et critiqué sur le niveau qu’il avait indiqué lui-même. Bien sûr, c’est surtout la difficulté extraordinaire de la méthode hégélienne qui peut expliquer ce fait étonnant. Mais ce qui compte encore plus, c’est le fait que Hegel n’explicite pas la méthode de la Philosophie du droit par rapport à la longue tradition de la philosophie politique de Platon jusqu’à Kant et Fichte. Dans la discussion d’aujourd’hui c’est donc une tâche qui vaut la peine d’exposer cette forme logique et systématique de la Philosophie du droit dans ses traits principaux.

1. Philosophie du droit, Préface, p. 32 de la traduction de A. Paris, 1940.

Kaan,

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

I Le titre originel de l’œuvre hégélienne est celui de Droit naturel et science politique. En choisissant ce titre, Hegel joint la tradition moderne de la philosophie politique qui construisait une théorie du droit et de l’état rationnelle (qui s’appelait précisément « droit naturel ») et le fournis¬ sait depuis (sous le titre de « science politique » ou bien « politique » tout court) d’une doctrine des connaissances empiriques nécessaires pour l’administration et pour le gouvernement de l’Etat1. Voilà ce que les premiers lecteurs de l’œuvre hégélienne devraient attendre en ouvrant son livre2. En effet, Hegel 1. Sur les origines de cette distinction v. mon article Naturrecht dans : W. Conze/R. Kosellek (édit.), Geschichtliche Grundbegriffe. La distinction entre droit naturel et science politique se fonde sur la différence entre normativité et facticité, et elle n'est donc pas une « antithèse révolutionnaire entre le droit naturel pré-étatique et le droit des individus qui dérive de la fonction de la puissance politique », comme le pensait M. Riedel dans sa discussion du titre de l’œuvre hégélienne (Théorie und Révolution in Hegels Philosophie des Rechts, dans Studien zu Hegels Rechts-philosophie, Frankfurt, 1969, p. 101). 2. Le titre Philosophie du droit contient le droit naturel et la science politique. Ainsi le juriste Gustav Hugo l’avait déjà défini : La philo¬ sophie du droit répond à la question qui est de savoir si le droit positif est raisonnable en traitant « si bien la métaphysique de la pure possi¬ bilité d’une proposition juridique (en tant que censure et apologétique du droit positif selon des principes de la raison pure) que la politique concernant l’utilité d’une proposition juridique (en tant que jugement de la raisonnabilité technique et pragmatique selon les dates empiriques

LA FORME LOGIQUE ET SYSTÉMATIQUE

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avait l’intention d’exposer et de développer le droit naturel moderne, en particulier le droit naturel comme il avait été exposé par Kant dans la Métaphysique des mœurs. Cela est encore très clair dans son cours de l’année 18181819, quand il dit : « Le principe du droit ne se trouve pas dans la nature. La sphère du droit c’est la sphère de la liberté »L C’est dans le sens de cette tradition moderne du droit naturel qu’il fixe son sujet : « Le droit naturel a comme sujet le concept rationnel du droit et la réalisation de celui-ci, c’est-à-dire : l’idée du droit »2. Il s’agit donc de concevoir les normes fondamentales du droit privé et public comme un système de normes capables d’être justifiées avec la raison, en tant qu’elles sont les conditions de la réalisation de la liberté et de l’autonomie d’un être rationnel. La résolution de cette tâche, Hegel la trouve dans la création d’une volonté générale : «: La destination de la volonté libre est que la volonté générale se fasse ou bien que la liberté soit produite »3. Comme pour Hegel l’idée de la volonté libre signifie « le principe et par-là le début de la science du droit »4, la

1. 2. 3. 4.

de l’anthropologie juridique) » (G. Hugo, Juristische Enzyklopàdie, 2' éd., Berlin, 1799, § 16, p. 15). Une définition différente mais sem¬ blable se trouve dans un compte rendu de l’ouvrage hégélien d’un auteur anonyme (dans mon édition : Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie, I, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1973, 411). § 3, p. 239, 7-11 (dans mon édition). § 1, p. 237, 3-4. § 13, p. 247, 25-27. § 4, p. 241, 3-4.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

nature ne peut pas être, dans son exposé du droit naturel, la base du droit. Pour cette raison le nom convenable pour ce que Hegel expose dans son œuvre, c’est celui du « droit rationnel »

(Vernunftrecht)1.

Par conséquent,

Hegel

regarde comme passés tous les essais de dériver le droit naturel d’une tendance naturelle ou bien d’un instinct vers la société (ce qu’on avait toujours essayé en suivant la doctrine stoïcienne du droit naturel jusqu’au xvme siècle). Egalement, il trouve dépassés tous les essais de prendre comme base du droit naturel (en suivant Protagoras et Platon) la dépendance naturelle et sociale des individus humains les uns des autres : « L’esprit s’arrache de la nature et produit sa nature, ses lois lui-même. La nature n’est donc pas la vie du droit »2. Ainsi, dans le droit rationnel de Hegel l’idée de la liberté comme autonomie se joint — comme d’ailleurs chez Rousseau et Kant3 — à l’idée de la spontanéité de la volonté humaine. Pour cette raison ce n’est pas étonnant que la première partie de la Philo1. § 1, p. 237, 7. — Hegel adopte aussi le terme Philosophische Rechtslehre (§ 3, p. 240, 2). Sur la conception hégélienne du droit naturel comp. aussi Encyclopédie, 1” éd., § 415 annot. 2. § 3 annot., p. 239, 20-22. Les étapes principales qui ont conduit à cette opposition hégélienne sont : le parallélisme entre la création de la nature par Dieu et la création de l’Etat par l’homme, chez Hobbes; la distinction entre des êtres naturels et des êtres moraux chez Pufen¬ dorf ; et la distinction entre le « système de la nature » et le « système de la liberté », chez Kant. 3. V. Rousseau, Du contrat social, I, 8 (p. 364 s., Pléiade); Kant, Fonde¬ ments de la Métaphysique des mœurs, III, La liberté et la législation propre de la volonté sont toutes deux de l’autonomie (p. 187).

LA FORME LOGIQUE ET SYSTÉMATIQUE

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sophie du droit concorde essentiellement avec la première partie de la doctrine kantienne exposée dans la Métaphy¬ sique des mœurs. Nous voilà au point où la concordance avec Kant cesse et où Hegel commence à s’engager dans sa propre voie. C’est un point qui vaut la peine d’être examiné de près. Dans la première partie de sa Science du droit, Kant n’expose, pas autrement que ses prédécesseurs, les insti¬ tutions de la propriété et du contrat comme les conditions essentielles pour créer des relations légales entre les per¬ sonnes. Cela le mène comme presque tous ses prédéces¬ seurs depuis Hobbes à la constatation que le droit d’un individu ne peut être que provisoire tant que n’est pas créée une institution comme l’Etat qui pourra garantir l’exécution d’un droit légitime1. Tout à fait dans ce sens Hegel expose vers la fin de la première partie de la Philo¬ sophie du droit qu’avant la création d’un Etat tout essai de s’opposer à une infraction à un contrat ne peut prendre que la forme d’une vengeance qui n’est qu’une nouvelle infraction, au point de vue de la personne concernée. Par conséquent, elle « tombe par cette contradiction dans le processus de l’infini et se transmet de génération en géné1. V. Hobbes, De Cive, V, 1 : Leges naturales non statim, ut cognitae sunt, securitatem cuiquam praestare ipsas observandi ; et proinde... unicuique manere... ius belli. Parfois Hobbes met en question l’obligation du droit naturel hors de l’Etat : Covenants, without the sword, are but words (Lév., 17). — Kant, lui aussi, maintient que la propriété n’est possible que dans l’Etat (Métaphysique des mœurs..., § 8), mais il attribue à l’état de nature une « possession légale provisoire » (§9).

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

ration sans limite»1. Arrivé à ce point, Hegel aussi, comme Hobbes et les autres successeurs de Hobbes, exige de ter¬ miner cette situation et de créer une institution qui n’exerce plus la vengeance, mais qui punit le criminel et a le pouvoir de punir. Tandis que Kant dans sa doctrine du droit passe d’ici directement à la doctrine de l’Etat2, Hegel explique : « Exiger la solution de cette contradiction c’est, d’abord, l’exigence d’une justice dépouillée de tout intérêt, de tout aspect particulier et de la contingence de la force, qui ne venge pas mais punisse3. Mais Hegel poursuit : « C’est l’exigence d’une volonté qui, comme particulière et subjec¬ tive, voudrait l’universel comme tel. » Or, un homme qui veut le général comme tel n’agit plus suivant le principe de la légalité, comme il avait été défini par Kant, mais suivant le principe de la moralité4. C’est pourquoi, selon Hegel, le caractère provisoire du droit dans l’Etat de la nature ne peut pas être surmonté directement par la création des institutions politiques (étatiques), mais seule¬ ment indirectement en créant d’abord une base morale pour obtenir la réalisation du droit. Pour cette raison, Hegel ne parle pas, dans la deuxième partie de son ouvrage, de l’Etat mais de la moralité. Dans son traité Vers la paix éternelle, Kant avait encore 1. Philosophie du droit, § 102. 2. Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 41. 3. Philosophie du droit, § 103. 4. V. Critique de la raison pratique, I, 1, 3 (p. 75 de la traduction de Fr. Picavet, Paris, 1943).

LA FORME LOGIQUE ET SYSTÉMATIQUE

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écrit : « Le problème de la formation de l’Etat, pour tant que ce soit dur à entendre, n’est pourtant pas insoluble, même s’il s’agissait d’un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un peu d’intelligence) »1. Avec ces paroles, il définit l’Etat comme une institution de la force et de la puissance qui n’avait pas besoin d’une base morale. Cependant cela n’était qu’une expression particulièrement frappante pour la même séparation des principes du droit et de la morale, laquelle avait été établie déjà par Hobbes et fixée défini¬ tivement par Christian Thomasius en 17182. Peu de temps après Kant c’était Fichte qui, encore une fois et plus radi¬ calement qu’aucun autre auteur, avait essayé d’établir cette séparation du droit et de la morale3. Probablement des idées de l’Etat de la puissance (Machtstaat) en Alle¬ magne ont été fort influencées par ces courants-ci4. D’autre 1.

Vers la paix perpétuelle (p. 123 de la traduction de J. Darbellay, Paris, 1958). 2. L’obligation politique d’obéir aux lois du souverain, c’est-à-dire de la puissance politique, dépend, selon Hobbes, de certaines chaînes arti¬ ficielles : « Theses bonds, in their nature but weak, may nevertheless be made hold, by the danger, though not by the difficulty of breaking them » (Lév., 21). L’obligation morale, au contraire, n’influence point, selon lui, le droit étatique : un acte inique n’est pas injuste (Lév., 21; comp. De Cive, VI, 13 annot.). En ce sens Christian Thomasius main¬ tient : Lex naturalis et divina magis ad consilia pertinet quam ad imperia. Lex humana proprie dicta non nisi de norma imperii dicitur (Fundamenta iuris naturae et gentium, I, 5, 34). 3. Fondements du droit naturel, Introd., II, 5. 4. V. H. Heller, Hegel und der nationale Machtstaatsgedanke in Deutschland, Aalen, 1963 (Neudruck). L’actualité de ces idées dans la polémique contemporaine contre le droit naturel est évidente, par

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

part, au moment où Fichte publiait son Droit naturel, Kant s’était déclaré déjà définitivement contre cette opinion selon laquelle le droit et l’Etat n’ont pas besoin d’une base morale, et il avait placé l’idée du droit explicitement dans le domaine de la morale1. Ce n’était donc que continuer dans la direction indiquée par Kant, si Hegel faisait suivre à l’exposé du droit « abstrait » une exposition de la« mora¬ lité » pour préparer les fondements pour la réalisation du droit dans l’Etat. Néanmoins, comme on sait, cet exposé de la moralité ne porte pas directement sur la doctrine de l’Etat, mais au contraire sur une aporie de la moralité, aporie qui est compa¬ rable à celle de la réalisation du droit dans l’Etat de la nature à la fin de la première partie de cet ouvrage. Un individu qui ne veut exécuter le bien qu’à cause de sa exemple dans la thèse de Noberto Bobbio : « Ce qui manque à la loi naturelle, c’est précisément ce qui constitue l’élément caractéristique du droit, c’est-à-dire l’efficacité » (Quelques arguments contre le droit naturel, dans Annales de philosophie politique, t. 3, Paris, 1959, p. 176). 1. Kant, v. Vers la paix perpétuelle, p. 137, Darbellay : « Sans doute, s’il n’y a ni liberté, ni loi morale déduite de cette liberté, et si tout ce qui arrive ou peut arriver n’est qu’un pur mécanisme de la nature, alors la politique (en tant qu’elle est l’art de se servir de ce mécanisme pour gouverner les hommes) représente toute la sagesse pratique et le concept de droit n’est qu’une idée creuse ». — Le conflit des facultés, II (p. 224 de la traduction de St. Piobetta, dans Kant, La philosophie de l’histoire, Paris, 1947) : « Le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal, plus spécialement à ce qui est purement moral, le concept de droit par exemple, et il ne peut se greffer sur l’intérêt. »

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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responsabilité morale, n’agirait pas moins arbitrairement qu’un individu qui, dans l’Etat de la nature, voudrait rétablir le droit par la vengeance privée. Au fond, entre une action à cause du bien et une action issue d’une mau¬ vaise intention il y a aussi peu de différence qu’entre un délit et une vengeance pour quelque injustice reçue (subie). Avec cela, Hegel croit avoir démontré que, certes, la moralité est une condition nécessaire pour la réalisation du droit dans l’Etat, mais nullement une condition suffi¬ sante, et même que le droit et la morale unis seuls ne suffi¬ sent pas à créer les conditions pour une association bien réglée des individus humains. Hegel est de l’avis que cette insuffisance dérive des principes individualistes de cette conception moderne du droit et de la morale qu’il a suivis plus ou moins dans les deux premières parties de la Philosophie du droit, juste¬ ment pour démontrer à la fin de chaque exposition la crise vers laquelle nous mènera cette conception individualiste. Ainsi on comprend comment Hegel cherche à vaincre la crise dans laquelle l’action morale de l’individu isolé était tombée. Dans l’action morale il s’agit de réaliser le bien, mais cette idée même du bien il ne faut plus la comprendre comme une idée abstraite au-delà de tous les buts indi¬ viduels. Il faut la comprendre comme cette unité des divers buts individuels qu’un groupe cherche à réaliser en com¬ mun. Ce n’est donc pas l’idée abstraite du bien moral, mais le bien concret comme le but commun d’un groupe d’individus qui crée la condition

suffisante pour une

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

46

association

et

coexistence

bien

réglées

des

individus

humains1. Ainsi on comprend ce qui peut faire une impression assez étrange dans l’exposé de Hegel : à savoir que les apories de la conscience romantique discutées à la fin de la deuxième partie de la Philosophie du droit sont résolues dans la« morale objective (ou sociale) » (Sittlichkeit) de la famille. On pourrait croire que Hegel voulait solliciter le libertin érotique décrit dans la Lucinde de Schlegel à se marier2. Eu égard à l’histoire de la philosophie politique, cette transition de la morale subjective à la morale sociale signifie une rupture fondamentale avec la conception moderne du droit et de la morale, et en même temps un retour à la philosophie politique de Platon et d’Aristote. Car tandis que les philosophes de Hobbes jusqu’à Kant et Fichte essayaient de résoudre les problèmes du droit et de la morale en partant des problèmes qui se posent à un individu responsable de ses actions, Platon et Aristote, au contraire, avaient cherché les conditions pour une interaction bien réglée des individus humains dans l’in¬ térêt commun de tous ceux qui sont intéressés à une inter -

1. L’idée abstraite du bien moral devient concrète dans la morale sociale (§ 141) en tant que l’individu trouve son « but mouvant » dans l’être éthique (sittliches Sein) d’une communauté (§ 142). 2. V. l’allusion à l’ironie romantique de Fr. Schlegel, § 140, annot. (129), et à sa Lucinde dans le cours de l’année 1824-1825 (§ 164, t. 4, p. 436 s., Vorlesungen über Rechtsphilosophie.

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

47

action bien réglée. C’est pourquoi Platon et Aristote veulent montrer dans leur philosophie politique que cet intérêt à la communauté avec les autres rend possible et soutient les interactions dans la famille, dans une société fondée sur la division du travail et dans l’Etat. C’est évident que les expositions de Hegel dans la troisième partie de son ouvrage concordent dans l’essentiel avec la conception de la philosophie politique chez Platon et Aristote1. L’œuvre de Hegel est donc une synthèse de ces deux grands courants que l’histoire de la philosophie politique a créés, c’est-à-dire de celui de Platon et Aristote, d’une part et celui inauguré par Hobbes, d’autre part. Mais cela ne signifie nullement que Hegel révoque dans la troisième partie de la Philosophie du droit ce qu’il a exprimé si clairement dans son introduction, à savoir que « l’instinct de l’amour entre les deux sexes » et « l’instinct de la socia¬ bilité » ne peuvent être pris pour base de la philosophie politique2. Car ce n’est nullement un penchant naturel vers la communauté, comme chez Aristote3, qui est à la base de son analyse des institutions de la famille, de la société et de l’Etat, mais ce sont plutôt l’idée de la liberté

1. V. K. H. Ilting, The structure of Hegel’s Philosophy of Right, dans Z. A. Pelczynski (édit.), Hegel’spoliticalphilosophy, Cambridge, 1971, 90-110 (version aUem. dans : M. Riedel (édit.), Materialien zu Hegels Rechtsphilosophie, II, Frankfurt, 1975, 52-78). 2. § 19 annot. 3. V. Aristote, Polit., I, 2, 1252, col. a, 1. 29.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

et les conditions de la réalisation de la liberté1. Ainsi, aussi la troisième partie de la Philosophie du droit reste logiquement et systématiquement au niveau de la philo¬ sophie moderne.

II Si l’on envisage ainsi d’un coup d’œil l’ensemble de la Philosophie du droit, alors on aperçoit en effet un grand travail synthétique qui réunit les résultats essentiels de l’histoire de la philosophie politique. Ce serait la tâche d’une discussion plus approfondie de démontrer cela en détail. En même temps, en découvrant les présupposi¬ tions implicites du droit naturel et de la morale moderne qui lui correspond et en reconnaissant leur valeur relative dans le plus grand contexte de sa doctrine de l’homme comme un être destiné à la communauté avec d’autres, Hegel a anticipé des réponses aux grandes crises histo¬ riques qui, depuis son époque, ont secoué les fondements des Etats modernes. En fait, tous les essais de vaincre la crise fondamentale de la société capitaliste et de l’Etat libéral, conséquences des principes individualistes à leur 1. La famille a, selon Hegel, son « unité sensitive » dans l’amour (§ 158) et sa base dans le droit naturel (§ 168 annot.) : ce qui appartient dans l’amour « à la vitalité sensuelle et naturelle » se transforme dans le mariage et devient une « relation éthique » (§ 164). La forme moderne du mariage est fondée sur le principe du monde moderne, la subjecti¬ vité (§ 162 annot.).

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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base, s’orientent à l’idée d’un Etat social ou de quelque manière socialiste, et donc à l’idée de la solidarité des membres d’une communauté politique. Sur ce point-ci, c’est justement Karl Marx qui avait bien compris son maître. Envisagée de ce point de vue, la Philosophie du droit ne résume pas simplement son temps dans la pensée mais encore plus : elle est une anticipation du futur. Mais ce grand travail synthétique, Hegel ne le pouvait accomplir qu’en rompant radicalement avec toute la tradition de la philosophie politique. En fait, le droit, la moralité et la morale sociale ou objective ne sont pas traités dans cet ouvrage comme des systèmes de normes et comme des institutions de la vie sociale des hommes, mais comme des « points de vue » de la conscience, parfois même comme des formes d’idéologie. Hegel décrit tout le système du droit privé qui avait été construit dans le droit naturel moderne comme la vision du monde d’un individu qui ne définit ses rapports avec les choses et les hommes qu’eu égard à son droit de disposer librement des choses et des hommes. Hegel appelle un individu qui se trouve sur ce point de vue de la conscience une « personne »x. Conforme à cela, Hegel interprète le système des normes morales qui auparavant étaient le sujet de l’éthique comme la vision morale du monde « subjective », c’est-à-dire comme l’horizon des expériences d’un homme qui se trouve sur le « point de vue de la moralité » et qui agit conformé-

1. § 35.

50

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

ment à cela1. (Du reste, le titre de la seconde partie de la Philosophie du droit indique cette direction : la « moralité » ce n’est pas, comme la « morale », un système de

normes,

mais

une

attitude

humaine.)

Egalement,

quand Hegel expose, dans la troisième partie de son oeuvre, son analyse des institutions de la famille, de la société et de l’Etat, il les décrit surtout comme l’horizon d’expériences des hommes qui sont « membres » de ces institutions2. En somme, la Philosophie du droit ne discute plus direc¬ tement les problèmes de la philosophie politique comme problèmes du droit, de la morale et des institutions sociaux, mais indirectement comme l’histoire du développement d’une conscience qui parcourt une série de différents points de vue. Cette façon caractéristique de poser le problème est particulièrement claire au début et à la fin de chaque partie de cette œuvre. Les débats sur le droit privé dans la pre¬ mière partie de la Philosophie du droit ne commencent pas avec la discussion des normes fondamentales du droit naturel, comme par exemple chez Hobbes ou Kant, mais plutôt avec une description de la prise de conscience de la 1. Sur le « point de vue moral » la volonté de la « personne » est déterminée comme « sujet » (§ 105). 2. La « personne » juridique, devenue « subjectivité morale », se transforme dans la sphère de l’éthicité en « membre de famille » (§ 158), en « bour¬ geois » (§ 190 annot.) et « membre d’Etat » (§ 258), c’est-à-dire : en citoyen. Mais parce que ce mot semblait trop révolutionnaire au temps de la Restauration (v. R. Kosellek, Preufîcn zwischen Restauration und Révolution, Stuttgart, 1967, p. 56), Hegel l’a toujours évité.

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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personne. La personne est, pour le dire avec les paroles de Hegel lui-même, un « Moi complètement abstrait où toute restriction et validité concrètes sont niées et non valables »1. Cette conscience-de-soi de la personne est déclarée explicitement « le fondement (lui-même abstrait) du droit abstrait et, en conséquence, formel »2. C’est pourquoi Hegel décrit la transition de la sphère du droit à la sphère de la morale comme le passage par lequel la personne soucieuse de ses droits arrive au « point de vue moral » : « La personnalité qui est simplement l’attribut de la liberté dans le droit abstrait devient maintenant son objet. Ainsi la subjectivité infinie pour soi de la liberté constitue le principe du point de vue moral subjectif »3. De cette manière la deuxième partie de l’œuvre se conclut, elle aussi, par la crise de la conscience morale dans laquelle la conscience arrive à « la pointe extrême de la subjectivité dans le point de vue moral »4. Par conséquent, la transi¬ tion de la moralité subjective à la morale sociale est décrite comme une transition du point de vue de la moralité subjective au « point de vue de la morale sociale ». C’est bien clair quand Hegel remarque : « Le langage kantien utilise de préférence le mot « moralité », comme aussi les principes pratiques de cette philosophie se limitent complè¬ tement à ce concept et rendent même le point de vue de la 1. 2. 3. 4.

§ § § §

35 annot. 36. 104. 140 annot.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

moralité objective (Sittlichkeit) impossible, l’anéantissent et cherchent à l’abattre »x. Cependant, la prise de cons¬ cience que Hegel essaie d’exposer dans la troisième partie de son œuvre n’est plus la conscience d’un individu, mais l’horizon d’expérience et d’actions commun d’un groupe : l’esprit. En fait, l’expérience qui marque la transition du point de vue de la moralité à celui de la Sittlichkeit, c’est l’expérience que pour nous tous il y a déjà toujours cet horizon commun et que cela détermine toujours notre prise de conscience et nos actions1 2. Il faut donc comprendre toute la Philosophie du droit comme une partie de cette « science de l’expérience de la conscience », dont l’introduction devait être autrefois la Phénoménologie de l’esprit. C’est pourquoi le « dévelop¬ pement de l’idée de la liberté » exposé par Hegel dans la Philosophie du droit3 est premièrement le développement de la conscience de la liberté4. C’est donc la phrase suivante qui peut être considérée comme le principe méthodolo¬ gique de toute cette œuvre : « Cette conscience-de-soi (...) constitue le principe du droit, de la moralité et de la Sittlichkeit »5. Pourtant, la rupture radicale avec la tradi¬ tion de la philosophie politique cachée sous cette phrase 1. § 33 annot. 2. Pour les individus, l’esprit c’est une autre nature, « l’âme, la signification et la réalité » de leur existence, leur « monde vivant et réel » (§ 151). 3. § 30 annot. 4. Selon § 33, la Philosophie du droit présente le processus de l’idée de la volonté en soi et pour soi libre. 5. § 21 annot.

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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n’est pas aussi claire dans la réflexion méthodologique de Hegel quand il déclare : Les déterminations dans le développement du concept (de la liberté) sont d’une part des concepts eux-mêmes, d’autre part, puisque le concept a son essence dans l’idée, ils ont aussi la forme de l’existence et la série des concepts qu’on obtient ainsi est en même temps une série de figures concrètes (Gestaltungen), c’est à ce titre qu’on doit les considérer dans la science1.

Avec cela, Hegel concède que le développement du concept de la liberté devrait être effectué, comme autrefois dans la philosophie politique, en forme de« déterminations du concept ». Cependant, il décrète plus qu’il n’explique que dans la philosophie telle qu’il l’expose lui-même ce développement devrait être comme une série de figures concrètes (Gestaltungen), c’est-à-dire comme le procès du développement de la conscience de la liberté qui com¬ mence avec la personne, qui passe au sujet et qui enfin se conclut avec l’esprit. Hegel n’a plus donné de raisons pour cette prétendue nécessité. Cependant, il n’est pas trop difficile de donner des rai¬ sons à la place de Hegel. Le droit naturel moderne depuis Hobbes a toujours été développé comme une théorie du droit qui n’a besoin que de présuppositions évidentes2. 1. § 32. 2. Hobbes prétend que sa doctrine est ex veris principiis evidenti nexu dérivât a. (De Cive, préf., Opéra latina, t. 2, p. 143); v. De Cive, II, 1 (p. 169) : « Iniuria factum censere debemus, quod rectae rationi répugnât, hoc est, quod contradicit alicui veritati a veris principiis recte ratiocinando collectae. »

54

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Que l’homme est un être à la recherche du bonheur et du bien matériel, que ce strife for happiness doit être pris comme base de toute philosophie sociale, c’est une thèse qui fait partie, pour Hobbes de même que pour la plupart des utilitaristes jusqu’à aujourd’hui et même pour quelquesuns de leurs critiques1, des présuppositions indubitables de la théorie. Ils ne voient point qu’il n’est nullement normal d’interpréter l’homme comme individu qui pense, comme l’avait formulé Heidegger, surtout dans son exis¬ tence à soi-même2. De même aussi l’éthique de Kant qui à plusieurs égards représente l’éthique moderne dans sa forme la plus développée n’est pas libre de présuppositions implicites non réfléchies. Car l’impératif catégorique de Kant présuppose comme évident que l’homme ait pre¬ mièrement des penchants égoïstes et qu’il faille se demander avant toute action si une action d’après telles maximes égoïstes est permise moralement. D’après cette interpré¬ tation, même dans ses réflexions et décisions morales, l’homme reste un être qui pense surtout dans son existence à soi-même. La rupture de Hegel avec la tradition de la 1. Ainsi J. Rawls (A theory of Justice, Oxford, 1972) prend comme base de sa théorie que les individus généralement protègent leurs libertés, augmentent leurs chances et élargissent leurs moyens pour obtenir leurs fins quels qu’ils soient (p. 143). La rationalité de leurs actions présuppose qu’ils ne s’intéressent pas aux intérêts des autres (p. 13). Pourtant, Rawls reconnaît que ce concept de rationalité n’est pas une base adé¬ quate pour le concept de la moralité (p. 404). 2. L’œuvre de Heidegger depuis Etre et temps peut être interprétée comme la tentative de surmonter cette présupposition.

LA FORME LOGIQUE ET SYSTÉMATIQUE

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philosophie politique moderne consiste dans le fait qu’il a saisi la contingence de ces présuppositions apparemment évidentes et qu’il essaie de les rendre intelligibles. D’ici nous ne sommes pas loin de la découverte que la philosophie politique des philosophes grecs, elle aussi, est fondée sur des présuppositions contingentes tenues pour évidentes. Car la thèse de la destination naturelle de l’homme à la société, cette thèse fondamentale de Platon et d’Aristote, est implicitement mise en question par la conception individualiste de la philosophie pratique des modernes et rejetée explicitement déjà par Hobbes sur les premières pages du De Cive1. Cela signifie pour Hegel que les principes fondamentaux de toute la philosophie politique antérieure pouvaient être pris pour évidents seulement parce qu’ils devaient paraître évidents à partir de certaines présuppositions tout à fait nécessaires. En vérité, elles se révèlent liées à un point de vue. La preuve de Hegel que ces présuppositions sont en effet contingentes prend donc, dans l’exposé de la Philo¬ sophie du droit, la forme logique et systématique d’une série de figurations de la conscience (Gestalten des Bewujitseins). Chacune de ces figurations représente un certain « point de vue » de la conscience de la liberté. La relation systématique entre eux est exposée comme un procès de développement qui doit être parcouru par la conscience sur le chemin qui mène vers une réalisation complète de la

1. V. De Cive, I, 2 (Opéra latina, t. 2, p. 156).

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

liberté. D’après la doctrine de Hegel, c’est seulement dans le cadre de ce procès de développement que la contingence de ces points de vue de la conscience est surmontée. De plus, ces points de vue qui étaient à la base de la théorie politique du passé ne sont contingents selon Hegel que si nous regardons la logique intérieure de ces systèmes philosophiques. Au contraire, ils ne sont nullement contingents si nous faisons attention à la situation histo¬ rique où ces systèmes ont été produits. Ainsi, les présup¬ positions implicites de la philosophie politique de Platon concordent très exactement avec la situation historique où elle surgit. Hegel a expliqué cela plusieurs fois et avec grande péné¬ tration. Platon, dit-il1, ne saisit essentiellement rien d’autre que la nature de la moralité grecque, juste au moment où le principe nouveau et plus profond de la subjectivité faisait brèche dans cette moralité. C’était un principe qui était destiné à détruire l’unité de la culture grecque et qui devait apparaître dans le monde grec comme un principe de corruption ou, au plus, comme « une aspiration insatisfaite », comme par exemple dans la philosophie de Socrate. Voilà l’idée centrale de la philosophie politique de Platon : en cherchant une ressource contre ce principe nouveau de la subjectivité, Platon a été ému par cette même aspiration (c’est une allusion à la théorie platoni¬ cienne des idées) quand il construisait sa république idéale, 1. Philos, du dr., Préf. (p. 29).

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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avec son gouvernement de philosophes et son abolition de la propriété privée et de la famille. Dans son époque historique, Platon donc ne pouvait chercher un secours contre le nouveau principe de la subjectivité « que dans une forme extérieure particulière de cette moralité, croyant ainsi se rendre maître de la corruption et ne réussissant qu’à blesser intimement ce qu’il y avait là (dans le monde grec) de plus profond : la personnalité libre infinie ». C’est la même chose avec les présuppositions implicites du droit naturel moderne et avec l’éthique de Kant qui lui correspond historiquement. Ces présuppositions ne font que répéter dans la forme d’une réflexion théorétique ce qui a excité en réalité l’histoire de ces siècles-là : l’orga¬ nisation d’un système d’Etats souverains sur la base des principes de rationalité et d’autonomie de l’individu. La contingence de ces présuppositions implicites de la philo¬ sophie politique se révèle donc nécessaire au point de vue de l’histoire1. Dans ce contexte, le retour de Hegel à la avait formulé cette thèse déjà dans son Essai sur le droit natu¬ rel (1802) : So wird in dem Zusammenhang aller Dinge das empirische Dasein und der Zustand aller Wissenschaften zwar ebenfalls den Zustand der Welt ausdrücken, aber am nâchsten der Zustand des Naturrechts, weil es unmittelbar, sich auf das Sittliche, den Beweger aller menschlichen Dinge, bezieht, und, insofern die Wissenschaft desselben ein Dasein hat, der Notwendigkeit angehôrt, mit der empirischen Gestalt des Sittlichen, welche ebenso in der Notwendigkeit ist, eins sein, und als Wissenchaft dieselbe in der Form der Allgemeinheit ausdrücken muB, dans G. Lasson, édit., Hegel-Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, Leipzig, 1913, p. 332 = Jubilàumsausgabe, t. 1, p. 441.

1. Hegel

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

philosophie politique des philosophes grecs dans la troi¬ sième partie de la Philosophie du droit obtient son sens historique. En décrivant les institutions de la famille, de la société et de l’Etat du point de vue des membres de ces communautés, Hegel fait entendre qu’il s’agit dans son époque de rétablir les idées de la communauté, de la soli¬ darité et de la responsabilité sociale des citoyens comme base de la vie sociale et politique1. Voilà l’esprit républi¬ cain qui est présent dans toute son œuvre malgré tous ses hommages à la monarchie contemporaine. Cependant, cela ne signifie nullement que nous pouvons ou que nous devons, selon Hegel, retourner à cette forme de Sittlichkeit qui avait distingué le monde grec. Hegel ne regarde pas la communauté et la solidarité comme quelque chose d’achevé dans les mœurs et par la tradition. Elle doit se faire par le libre choix des individus qui agissent avec responsabilité. Il s’agit donc, selon Hegel, de réaliser sous les conditions historiques des temps modernes cette idée de la liberté qui rassemble non seulement le sens de communauté des anciens, mais aussi l’idée moderne de l’individu autonome. La troisième partie de la Philosophie du droit, surtout sa doctrine de l’Etat, contient, comprise ainsi, le programme hégélien d’une politique future. Cela c’est le sens nullement évident du § 258 de son ouvrage : L’Etat, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée,

1. V. mon analyse dans : Rivista di Filosofia...

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et

ainsi ce but final a un droit souverain

vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membres de l’Etat.

Mais dans la situation politique de la Restauration, Hegel comme professeur prussien de l’Université de Berlin ne pouvait évidemment pas exposer nettement l’importance politique de ces idées-ci pour la politique contemporaine et future. Ainsi ce n’est que trop compréhensible que tout ce qui dans la conception de sa philosophie politique est une anticipation de l’avenir est bien caché sous l’obscurité de son langage philosophique1. Mais ici, à Poitiers, il ne faut pas s’étendre longuement sur ce sujet après que Jacques d’Hondt a si bien montré comment nous devons inter¬ préter Hegel en son temps, c’est-à-dire dans la Restauration. Il sera connu, d’ailleurs, que ma publication des leçons hégéliennes sur la Philosophie du droit a confirmé et complété dans beaucoup de points importants les analyses de M. d’Hondt. Ainsi, il résulte de cet exposé que la Philosophie du droit, bien sûr, n’est que « son temps résumé dans la pensée », mais cela dans le double sens qu’elle résume

1. C’est le mérite de Jacques d’HoNDT d’avoir étudié, le premier, la

situation politique dans laquelle Hegel a écrit la Philosophie du droit (Hegel en son temps, Paris, 1968). Avec ma publication Les cours hégéliens sur la philosophie du droit, j’ai pu confirmer et compléter ses résultats dans beaucoup de points importants.

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

60

justement les problèmes essentiels de son époque historique et quelle montre la direction où il faut chercher une solu¬ tion de ces problèmes.

III L’avis de Hegel que toute action et toute pensée humaines sont liées à des points de vue correspondant à une situation historique contient peut-être sa contribution la plus impor¬ tante et actuelle à l’élargissement et approfondissement de notre connaissance de nous-mêmes. Cela lui a permis de poser ses problèmes dans un vaste horizon inconnu jusque-là et de les discuter dans cet horizon-là. Plus long¬ temps on étudie la Philosophie du droit, plus cela devient clair. Mais cette grandeur est en même temps la faiblesse de Hegel et cela se manifeste de même précisément dans sa philosophie politique. Sa découverte de l’historicité de la pensée et de l’action humaines lui obscurcit la vue pour ce qui dans notre pensée et dans notre action n’est plus déterminé par l’histoire. Par conséquent, les fondements de sa propre philosophie lui restent peu clairs et ils risquent de faillir1. Hegel qui avait si bien découvert les présuppo¬ sitions des autres n’en voit plus bien ses propres présuppo1. C’est à mon avis la raison principale pourquoi il n’y a pas des fonde¬ ments solides dans les discussions philosophiques de ses disciples, y compris L. Feuerbach et K. Marx.

LA FORME LOGIQUE ET SYSTEMATIQUE

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sitions. Cela porte à des conséquences graves particulière¬ ment dans sa philosophie politique. Hegel avait découvert, je le répète, que le droit naturel et l’éthique modernes reposent sur des présuppositions pas tout à fait évidentes et indubitables, mais qu’ils sont au contraire fondés sur des décisions prises auparavant. Mais cette découverte le mène à mettre en question le caractère normatif et obligatoire du droit naturel et de l’éthique : En face du droit plus formel et donc abstrait et plus limité, la sphère et le niveau de l’esprit où les éléments ultérieurs contenus dans l’idée de liberté atteignent la réalité ont un droit plus élevé en tant que plus concret, plus riche et plus vraiment universel1.

C’est dans ce sens que Hegel oppose à l’éthique ration¬ nelle de Kant qui a comme base, selon son interprétation, simplement le « principe vide de la subjectivité », une éthique sociale selon laquelle nous n’avons rien d’autre à faire que ce qui nous est indiqué, énoncé et connu par notre condition sociale2. Cela serait une invitation presque incroyable au conformisme et à l’acceptation de nos conditions sociales et politiques, si Hegel n’avait pas ajouté prudemment : « Dans une vie collective morale (in einem sittlichen Gemeinwesen) il est facile de dire ce que l’homme doit faire, quels sont les devoirs qu’il doit remplir pour être vertueux. » En fait, la condition essentielle de cette concordance entre les devoirs moraux et les devoirs 1. § 30. 2. § 150 annot.

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HEGEL ET LA

«

PHILOSOPHIE DU DROIT »

sociaux est celle que la société soit sittlich. Mais alors il faut savoir à quelle condition ce sera le cas. Pour donner une réponse à cette question, il faudrait avoir disponibles des critères rationnels, on devrait juger la société et l’Etat selon ces critères-ci. Alors on pourrait dire si dans une situation donnée les devoirs moraux et les devoirs sociaux sont identiques ou non. Mais si l’on arrive à la conclusion que ce n’est pas le cas — et dans l’Etat où enseignait Hegel à ce temps-là il y avait bien des raisons d’y arriver — alors, il faut se décider, dans une situation douteuse, de donner la préférence aux concepts du droit naturel et de l’éthique rationnelle. Pourtant, il est évident que la philosophie politique de Hegel ne contient tels critères ni prétend les posséder. C’est bien connu ce que Hegel dit lui-même dans la préface de son œuvre : Il est un écrit philosophique et rien n’est plus éloigné de son intention que de construire un idéal de l’Etat comme il doit être. S’il contient une leçon, cette leçon n’est pas adressée à l’Etat, elle enseigne plutôt comment celui-ci, qui est l’univers moral, doit être connu1.

Ainsi Hegel, en commençant avec la découverte que le droit naturel moderne et l’éthique kantienne ne sont pas libres de présuppositions logiquement contingentes, histo¬ riquement déterminées, risque d’abandonner la valeur nor¬ mative du droit et de l’éthique. Sa philosophie de l’absolu 1. P. 30 s.

63

LA FORME LOGIQUE ET SYSTÉMATIQUE

risque de tomber à la renverse et finir avec le relativisme historique. C’est pourquoi c’est très significatif pour sa philosophie politique qu’à la fin, au passage à la philo¬ sophie de l’histoire, Hegel se tient à la parole de Schiller : « L’histoire du monde c’est le tribunal du monde »1. Car il avait déjà proclamé dans l’introduction de son œuvre : « Seul le droit de l’esprit du monde est absolu et sans borne »2. Certes, on ne peut pas prendre Hegel pour relativiste historique parce qu’il insiste avec force sur l’idée qu’il faut comprendre l’histoire du monde comme un procès de la réalisation de l’absolu, c’est-à-dire de la liberté. Mais on ne peut pas ignorer que dans sa conception de la philosophie politique

l’idée

de

l’historicité

surmonte

celle

de

la

rationalité : Vouloir donner à un peuple a priori une constitution, même si par son contenu elle est plus ou moins rationnelle, c’est une fan¬ taisie qui néglige l’élément qui fait d’elle plus qu’un être de raison. Chaque peuple a donc la constitution qui lui convient et qui lui est adaptée3.

Sa rupture avec l’histoire de la philosophie politique est si profonde que Hegel, bien sûr, a sauvé les idées essen¬ tielles de ses prédécesseurs, mais qu’en même temps il neutralise les prétentions normatives de cette tradition

1. § 340. 2. § 30 annot. 3. § 274.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

philosophique en dénonçant ces prétentions comme fan¬ taisie vide et abstraite qui a pour objet seulement des êtres de raison. Le point de vue le plus haut de la Philosophie du droit se trouve au-delà de la philosophie politique, c’est-à-dire dans la philosophie de l’histoire. C’est préci¬ sément le point où sa philosophie pratique est aufgehoben dans sa philosophie spéculative. Sa philosophie de l’esprit absolu n’est pas pratique, mais purement contemplative. Par conséquent, il n’y a pas, chez Hegel, des fondements absolus et métahistoriques de la pratique et de l’histoire. Voilà pourquoi la philosophie politique d’aujourd’hui à mon avis ne peut pas se rattacher immédiatement à Hegel et pourquoi elle doit avoir sa tâche principale dans la reconstruction des fondements de la théorie, fonde¬ ments que Hegel avait commencé à perdre de vue. Mais en faisant cela nous devrions faire attention à poser et à discuter nos problèmes dans ce vaste horizon que Hegel nous a fait voir le premier.

Dialectique et conflit Eléments d’une sociologie des conflits dans la Philosophie du Droit de Hegel

EUGÈNE FLEISCHMANN

Le

problème du conflit jouit d’une popularité grandis¬

sante dans la sociologie contemporaine (Coser, Lenski, Homans,

Dahrendorf,

Kurt Lewin,

Van den Berghe,

Gluckman entre autres)1 pour ne pas parler de la nouvelle 1. Cf. L. Coser, The Fonctions of Social Conflict, Glencoe, Free Press, 1956; G. Lenski, Power and Privilège, New York, McGraw-Hill, 1966; G. Homans, The Human Group, London, Routledge, 1951; R. Dahrendorf, Class and Class Conflict in Industrial Society, E. WEIL

3

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

discipline baptisée « polémologie » qui est entièrement consacrée à ce phénomène. En général, Marx est considéré comme le grand fondateur de la théorie dialectique du conflit et dans un sens c’est vrai : il a tôt appris à utiliser la dialectique hégélienne comme une arme en voulant expliquer aux exploités les contradictions dont ils sont prisonniers et en voulant les rendre pleinement conscients des potentialités révolutionnaires dont ils disposent. Mais il est également vrai que Marx n’a pas employé la dialec¬ tique exactement dans le même sens que Hegel. Celui-ci connaissait bien 1’ « immense pouvoir de la négativité » que véhicule la dialectique, mais il y avait chez lui égale¬ ment une dialectique positive, « ascendante » si vous voulez, conduisant à un nouveau résultat, à une nouvelle cristal¬ lisation (Gestaltung) du processus. Cela veut dire dans notre contexte et en termes simples qu’un conflit — tôt ou tard et tant bien que mal — est toujours réglé et juste¬ ment ce règlement du conflit explique l’antagonisme qui est à sa base aussi bien que la nature du nouveau niveau atteint. Cette situation correspond assez bien à l’idée hégélienne que, dans la plupart des cas, les gens savent mieux ce qu’ils ne veulent pas que l’issue exacte d’un acte de volonté conscient qui peut revêtir une forme tout autre après sa réalisation que dans la tête de l’agent et avant Stanford Univ. Press, 1956; K. Lewin, Resolwing Social Conflicts, London, Souvenir Press, 1973; P. Van den Berghe, Dialectic and Functionalism, Amer. Soc. Rev., 28 (1963), pp. 696-705; M. Gluckman, Custom and Conflict in Africa, Glencoe, Free Press, 1956.

DIALECTIQUE ET CONFLIT

67

l’action. Marx ne se contentait pas, bien entendu, de cette solution à longue durée qui laisse se dérouler les événements selon leur propre logique interne1. Son problème était bien plutôt d’intervenir et de hâter le processus révolu¬ tionnaire tout en analysant scrupuleusement les facteurs y impliqués. Quoiqu’il en revoyait une solution bien déter¬ minée à cette lutte (la société sans classes), il n’était pas utopiste en évitant d’y apporter trop de précisions parce qu’il mettait l’accent sur l’aspect processuel de cette lutte urgente et non sur ses résultats. Or il n’est pas sans intérêt d’envisager le problème du conflit d’abord dans le contexte hégélien pour mieux comprendre la suite. Nous espérons apporter quelques précisions conceptuelles d’autant plus que l’abus actuel du terme de dialectique dans tous les contextes possibles et impossibles jette le discrédit sur sa légitimité.

I Ceci dit, parlons d’abord de la dialectique et demandons s’il est possible de cerner ce terme d’une manière univoque. En principe, il faut discerner entre dialectique qui traverse tout le système hégélien et dialectique qui est particulière à chaque étape de celui-ci. La dialectique globale paraît se manifester dans deux choses : premièrement, dans la processualité, ensuite dans les rapports inévitables qui se 1. Cf. E.

Weil, Hegel et l’Etat, Paris, Vrin, 1950, p. 106.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

tissent partout entre universel et particulier. Ces deux aspects de la dialectique globale dans leur complémentarité forment la totalité concrète qui est le centre méthodolo¬ gique — si j’ose dire — de la philosophie hégélienne. Malheu¬ reusement et toujours dans l’esprit de Hegel, ces trois concepts — processualité, universel/particulier, et totalité concrète — n’obtiennent leur véritable signification qu’in¬ camés dans la Nature et dans l’Homme, c’est-à-dire dans les deux grands domaines spécifiques du système. Loin d’être éclairés sur la nature de la dialectique, et c’est le moins qu’on puisse dire, nous sommes renvoyés vers ses applications de même que Hegel nous renvoie à la Logique lorsqu’il parle de dialectique dans ces mêmes domaines particuliers. Nous devons donc rapidement parcourir le système pour localiser notre problème là où il est possible. Dans la logique — on l’a remarqué — nous nous heurtons déjà à des problèmes difficilement surmontables. D’abord il ne va pas de soi que la logique est aussi une ontologie : elle consiste bien plutôt en ce que nous prononçons sur les êtres. Elle se soucie depuis Aristote de ce que notre discours qui veut être valable, c’est-à-dire

scientifique,

ne se réfute pas en soi-même, ne se contredise. La contra¬ diction dans des termes (in adiecto) ne peut jamais devenir une partie constitutive de la logique. On peut déplorer comme le fait Hegel, que l’utilisation du principe de la contradiction — plus exactement le principe du tiers exclu — élimine

d’un

contexte

donné

certains

sujets

comme

incompatibles avec les autres, mais ceci ne réduit pas encore

DIALECTIQUE ET CONFLIT

69

le discours à une tautologie vide de sens et n’empêche pas qu’un sujet éliminé d’un discours ne prenne place dans un autre discours (cf., par exemple la théorie quantique et ondulatoire de la lumière, loi hypothético-déductive et statistique, etc.). Dans la deuxième partie de la logique par contre, qui s’occupe presque exclusivement des rapports, nous trouvons déjà un effort logique véritable qui, malheu¬ reusement encore, ne donne de la dialectique que son aspect destructeur. Mais à nouveau, la logique subjective (troisième partie) nous éloigne du véritable problème et elle verse dans Y épistémologie. Peu importe puisqu’on peut dire qu’à partir de ces réflexions, logiques ou non, nous pouvons mieux comprendre le reste du système et ses implications dialectiques. La règle épistémologique que nous retiendrons d’ici est la suivante : les rapports entre sujet et objet s’évo¬ luent à partir de leur extériorité complète (mécanisme) jusqu’à l’identité de ces deux, c’est-à-dire jusqu’à la création d’un monde raisonnable où la partie se reconnaît dans le tout et vice versa (Etat). Lorsque Hegel dit (ailes Vernünftige ist ein Schluft) (tout ce qui est raisonnable est syllogisme)1, il ne fait qu’exprimer sa conviction fonda¬ mentale que l’Idée ou la Wirklichkeit est la réalisation extérieure de la Raison dont la nature profonde est de vouloir se réaliser. Car il n’est que trop vrai que les idées « logiques » et les convictions politiques sont intimement liées chez Hegel que la dialectique du sujet et objet met

1. Hegel,

Logik, éd.

Lasson,

Leipzig, Meiner, 1948, II, p. 308.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

bien en évidence et remarquons, en passant, que la partie de la logique consacrée au « syllogisme » est la mieux placée pour résoudre

la

question

du

conformisme

ou

non-

conformisme de Hegel à l’époque de sa maturité. Un mot seulement avant l’analyse politique qui s’impose sur l’application de la dialectique à la nature. Selon la règle épistémologique que nous venons de fixer, ceci est justement le domaine où le sujet et l’objet sont les plus éloignés l’un de l’autre, domaine donc où toute évolution se fait à l’intérieur du sujet connaissant ou agissant sur les objets naturels. Il nous semble ainsi impossible de dire que la nature en tant que telle soit dialectique, par la simple raison — aussi bien kantienne que hégélienne — que ce n’est pas la Nature qui parle de l’homme, mais c’est tou¬ jours l’homme qui agit sur la nature, veut la connaître et la domestiquer. Hegel a beau dire avec Schelling qu’à la fin de l’Odyssée du savoir l’homme se reconnaît dans la Nature en y retrouvant ses origines : une harmonie aussi idyllique entre ces deux entités est simplement impensable à cause de la supériorité écrasante du sujet sur l’objet. Sans l’interven¬ tion de l’homme dans la marche de la Nature, Hegel n’a aucune raison valable de parler, selon ses propres présup¬ positions, d’une dialectique inhérente à une telle ou telle étape de la Nature, que cela soit la physique, la chimie ou la biologie. Oui, même la biologie n’est dialectique que vue à travers une grille anthropomorphique, ce qui — ajoutonsle — n’est pas forcément une vue fausse. La mort de l’in¬ dividu pour que vive le genre, qui est le point culminant

DIALECTIQUE ET CONFLIT

71

de la philosophie naturelle de Hegel, ne serait que la simple constatation de la loi de la reproduction uniforme de l’organisme sans l’anticipation de l’image de l’esprit qui reste de l’homme après sa mort, son seul moyen d’accéder à l’immortalité. Mais assez parlé d’un sujet qui ne se situe pas au centre de notre intérêt et tournons-nous vers la philosophie de l’esprit en espérant y trouver un appui plus solide pour une dialectique éventuelle. En effet, si nous mettons de côté l’anthropologie et la psychologie hégéliennes, nous pouvons considérer la Phénoménologie comme notre principal guide. La dialectique trop bien conçue du maître et de l’esclave est le premier phénomène authentiquement conflictuel. Ceci par deux raisons : premièrement, ce conflit se fait sur la base de YAnerkennung (reconnaissance), c’est-à-dire sur un niveau où l’égalité fondamentale, mais encore théorique, des êtres doués de raison est universel¬ lement admise. Une des conditions donc à laquelle un antagonisme doit répondre pour devenir conflit sera son déroulement entre partenaires égaux qui ne le sont pas seulement de fait mais aussi de droit car le fondement du droit est la reconnaissance universelle. En second lieu et en plus, la reconnaissance passe nécessairement par une conscience1 dont la sensibilité active et réactive est égale¬ ment indispensable pour éprouver dans le conflit non

1. Hegel,

Enzyklopedie,

Bewusstsein. »

éd. Nicolin-Pôggeler, 1959, § 484

:«Geltenim

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

seulement une épreuve de force mais aussi une lutte dont l’issue est l’élimination d’une injustice pour sauvegarder un certain degré de dignité humaine. Ainsi par exemple dans une société animale (lutte pour la femelle, le territoire, l’aliment) ou dans une société complètement hiérarchisée on ne peut pas parler d’un conflit proprement dit parce que la conscience de dignité n’y est pas éveillée et les partis impli¬ qués n’y sont pas considérés comme égaux. Hegel pense évidemment à la société d’après 1789 qui est le terrain de la société et de l’Etat modernes. Or ici, avant de passer à l’étape de l’esprit objectif, s’imposent quelques observations. a / Il faut constater avant tout qu’avec le conflit conscient naît la société humaine proprement dite qui est loin d’être le bellum omnium contra omnes présocial de Hobbes. A vrai dire ces conflits existaient bel et bien avant la Révolution française,

notamment chaque fois

qu’une

partie de la société se levait pour défendre une juste cause. Mais le monde pré-révolutionnaire n’était pas fondé sur un principe universellement reconnu, ainsi qu’un plura¬ lisme ou « polythéisme » était possible sans aucune possi¬ bilité de trancher entre elles. D’ici les conflits qui fasci¬ naient tant Hegel qu’on trouve dans les tragédies grecques. b / En contraste avec ce monde polythéiste, le monde moderne connaît également la forme de l’universalité, c’est-à-dire qu’un principe universellement reconnu reçoit la forme de loi qui à la fois protège et oblige tout le monde. Une société fondée sur le droit ne peut être que d’origine humaine et raisonnable. C’est pourquoi un droit « naturel »

DIALECTIQUE ET CONFLIT

73

est un contresens vu sous cet angle et même s’il existait, il ne ferait qu’aggraver l’inégalité parmi les hommes, en excluant toute possibilité pacifique de régler un conflit. La formule bien connue de Hegel exprimant l’identité des droits et des obligations1 porte non seulement sur le règne universel de la loi mais aussi sur la solution acceptable par tout le monde des situations conflictuelles possibles. c / Hegel savait bien qu’avec l’établissement d’une situation de droit, l’éventualité des conflits n’est pas pour autant éliminée. Nous allons voir qu’il en a entrevu quelques-uns d’une manière tout à fait réaliste. Mais ce qu’il avait espéré — peut-être à tort — que les inévitables conflits seront domestiqués de quelque sorte par les différentes institutions et que la violence sera éliminée en différentes étapes sauf toutefois s’il s’agit d’un conflit entre Etats. d / Hegel était-il l’homme des « réconciliations » qu’on lui avait si souvent reproché ? La réponse est oui et à la lumière du problème du conflit on comprend aisément pourquoi. Son argumentation peut être résumée comme suit : il n’y a pas de conflit sans solution. Lui-même il est déjà le fruit d’une solution préalable qui s’avérait ineffi¬ cace. Ainsi, si l’on laisse un conflit s’éterniser, il épuisera tous les partis concernés; s’il ne s’éternise pas mais se déroule sans arbitrage possible, c’est le plus fort qui l’em¬ portera en créant une situation non de « droit du plus

1. Hegel, Enzyklopedie, § 486 : « Dasselbe was ein Recht ist, ist auch eine Pflicht » et vice versa.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

fort » parce que ce fait asocial n’est pas un droit du tout, mais bien plutôt une situation d’injustice que les vaincus ne peuvent pas accepter et par conséquent ils se vengeront à leur tour. Ainsi, il vaut mieux trouver une solution de droit justement parce que l’homme étant un être doué de raison en est capable. Une « réconciliation » dans le cadre d’une institution universellement acceptée est encore le règlement le plus efficace d’un conflit que nous connais¬ sions. Ces considérations, bien entendu, sont devenues entre-temps d’une banalité ahurissante mais qu’a-t-on trouvé de mieux de nos jours ?

II Nous retenons donc comme constitutif pour un conflit qu’on peut qualifier dialectique que ce sont des partenaires reconnus comme égaux et conscients de leurs droits et devoirs qui y sont impliqués. On comprend sur ces bases que l’esprit objectif selon Hegel est le domaine où les droits et devoirs des hommes sont institutionnalisés et que ces institutions ont le pouvoir universellement reconnu de résoudre les conflits éventuels. Le droit formel reconnaît à chaque personne la libre disposition de son corps et la possession des biens nécessaires pour sa perpétuation. Puisque la définition de ces biens revèle en fin de compte de la contingence, c’est-à-dire des circonstances situation¬ nelles, un conflit juridique est inévitable et c’est le droit

DIALECTIQUE ET CONFLIT

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privé qui se charge de son règlement. Hegel sait que les jugements en droit privé relèvent de l’arbitraire, mais il se console de l’importance minime de ces procès vis-à-vis de la chose publique. De là une légère touche d’ironie dans son traitement de ce problème qui devient nettement plus forte lorsqu’on passe à la morale, représentant le droit de la volonté individuelle. Ce qu’on veut et ce qu’on réalise sont deux choses assez différentes et un projet moral apparemment sublime au début peut tourner en dérision, pour ne pas dire plus, après sa réalisation. Le conflit du moraliste avec la réalité extérieure est en grande partie imaginaire : s’il comprenait que la réalité n’a pas besoin d’attendre un individu « moral » spécifique pour fonctionner raisonnablement, il n’aurait pas besoin de bâtir un monde issu de sa subjectivité, de sa conscience morale (Gewissen), qui ne peut fournir aucune garantie contre l’arbitraire, le mensonge et l’hypocrisie. Ce jugement sévère, on le sait, est influencé par le dédain de Hegel des « génies » de toutes sortes de son époque ainsi qu’il a considérablement sous-estimé le rôle qu’une conscience non conformiste, un« rebelle moral » peut jouer au cas où justement la réalité n est pas raisonnable. Mais laissons pour le moment la critique de cette idée spécifique de Hegel pour mieux nous consacrer au chapitre important de la Sittlichkeit (moralité vivante ou réalisée). Ce problème, qui apparaît confusément déjà chez le jeune Hegel en prenant de plus en plus d’importance dans sa pensée politique mûre, consiste en ce que la société

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

— toutes les sociétés — ont jusqu’ici trouvé une solution pour leurs problèmes sous forme de lois non écrites mais qui étaient de facto scrupuleusement observées par les membres pour le plus grand épanouissement moral de l’individu. La famille, la satisfaction des besoins matériels de l’homme et un certain patriotisme sont aussi vieux que l’humanité. Le philosophe n’a qu’à rendre possible la prise de conscience de l’individu de ces institutions, tout en leur donnant la forme de l’universalité qui caractérise tout phénomène politique moderne. Mais avec l’universalisa¬ tion de ces institutions et la transformation en un universel concret — c’est-à-dire le cadre moral complet où doit désor¬ mais se dérouler la vie humaine — il faut aussi lesprocessualiser et les dialectiser. Ainsi, la famille représentera le moment du« particulier », la société civile celui de 1’ « universel » et l’Etat sera le « singulier» (Einzeln), la totalité articulée et organique. Naturellement, la dialectique quelque peu naïve et surannée de la famille — son déchirement entre l’intimité personnelle et la nécessité pour ses membres de travailler, la séparation entre enfants adultes et les parents, etc. — nous intéressera beaucoup moins que

l’application de

cette construction systématique à la société et à l’Etat. La société civile est le domaine des conflits par excellence. Mais à part les conflits nous y apprenons également le mécanisme de leur solution,

inhérent curieusement

à

l’égoïsme qui est le point de départ de cette forme de la moralité concrète. Car déjà au début nous comprenons qu’une société fondée uniquement sur le conflit des intérêts

DIALECTIQUE ET CONFLIT

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est impossible. Même un système atomistique — auquel la société civile est associée au prime abord — a à sa base un rapport, attraction et répulsion, qui sépare et lie en même temps les composants. Cela veut dire dans ce contexte que les individus égoïstes, soucieux de satisfaire leurs besoins, reconnaissent dans l’autrui non un ennemi mortel à écraser, mais un concurrent. Or cette forme particulière du conflit qu’est la concurrence ne fait que stimuler l’activité des antagonistes : puisque l’un veut être plus riche, c’est-à-dire satisfait non seulement dans ses besoins immédiats mais aussi à long terme, il faut qu’il travaille plus ou fasse travailler plus de gens et ainsi de suite. C’est la concurrence entre particuliers qui crée la division du travail et finalement une situation dans laquelle un particulier ne peut être satisfait sans que tout le monde le soit. Mais les règles selon lesquelles fonctionne la société économique la poussent non seulement vers un univer¬ salisme abstrait mais aussi vers la création de trois « sys¬ tèmes » plus particuliers1, états ou classes (Stànde), selon le mode de production des individus et leur participation à la richesse collective. La classe « substantielle» ou« immé¬ diate » est composée d’agriculteurs et de propriétaires terriens ; la classe « réflexive » ou « formelle » d’artisans, fabricants et commerçants (Gewerb) et enfin la classe « universelle »2 de notables, administrateurs et représen-

1. Rechtsphilosophie, éd. Hoffmeister, 1955, § 201. 2. Enzyklopedie, § 523 : « Der denkende Stand. »

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

tants de collectivités. Cette organisation en classes issue de la nécessité inhérente au travail se concrétise aussi moralement en donnant naissance à la vertu typiquement bourgeoise de la satisfaction du travail bien fait (Standeslehre) qui, quoiqu’en pense Marx, sanctionne aux yeux de Hegel l’universalité de la société1 tout en lui fournissant un contenu proprement humain. Cette universalité d’abord involontaire est la ruse de la raison, prototype d’un conflit dialectique qui, malgré l’acharnement égoïste des antagonistes, réalise contre leur volonté une collaboration entre eux et un ordre « moral » reconnu par tout le monde. Selon le même schéma, nous voyons réapparaître le tribunal pour régler, cette fois, non les affaires privées mais criminelles. Puisque la société civile fonctionne — et elle fonctionne sur la base du travail de tout le monde — dans cette société, chaque attentat porté contre un de ses membres ou ses richesses légitime¬ ment gagnées par son travail ou par ceux qui travaillent pour lui, devient un crime et se voit réprimé avec une sévérité exemplaire. Le criminel est la contrepartie d’un honnête bourgeois : comme le bourgeois crée un ordre universel à travers sa contribution particulière à la richesse de la société, le criminel « nie » cela, c’est-à-dire nuit à tous les bourgeois et à leur richesse légitime. Il doit donc être puni en fonction de la rigueur de l’ordre qui prévaut dans la société, ordre qu’il accepte tout en le dérangeant. Cette 1. Enzyklopedie, § 527 : explication.

DIALECTIQUE ET CONFLIT

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formulation dialectique du conflit de droit criminel, tout en n’étant pas forcément élogieuse pour la société civile, paraît justifier ce nouvel arbitraire selon lequel le criminel n’est pas puni en fonction de son crime mais en fonction de la représentation que la société se fait de la gravité de ce crime et que, par conséquent, chaque acte de justice doit être en même temps une injustice. Il est superflu de remarquer que le débat sur ce problème est toujours ouvert mais il n’est pas facile de se débarrasser de cette dialectique qui paraît être fondée dans la nature des choses. Par contre, Hegel est plus proche de la critique de l’ordre social lors¬ qu’il déplore l’accumulation des richesses dans un petit nombre de mains et, d’autre part, la formation d’un prolé¬ tariat qui ne veut pas vivre de la charité et qui ne peut pas travailler à cause d’un manque structurel d’emploi1. A vrai dire, cette dernière sorte de conflit n’est pas encore présentée comme inévitable, car à l’époque de Hegel le colonialisme paraissait apporter une solution au surplus de travail, mais il y a sans doute un début d’analyse que Marx pouvait facilement mettre à jour. On peut finalement men¬ tionner la police et la corporation dont la fonction est respec¬ tivement de prévenir un crime ou un conflit nuisible aux intérêts professionnels, servant ainsi de soupapes supplémen¬ taires de sécurité pour éviter l’éclatement de conflits majeurs. Pratiquement, la société civile est déjà l’Etat en puissance. Hegel lui-même l’appelle àusserlicher Staat (Etat sans

1. Rechtsphilosophie, § 244-45.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

cohésion)1 ou Not und Verstandesstaat (Etat des tensions et séparations)2. Que manque-t-il donc pour que la société civile devienne un Etat à part entière ? Nous avons vu que celle-ci part sur des bases égoïstes pour accéder ensuite à une universalité de fait comme résultat, en aboutissant à la création des institutions qui s’octroient sur tout le monde pour régler ou prévenir les conflits toujours mena¬ çants, susceptibles de bouleverser l’ordre établi. Par contre, l’Etat doit partir de l’universalité comme le principe central de sa constitution qui est cette fois un concept de jure parce que sanctionné par la volonté commune, et non seulement par la pression des nécessités d’ordre matériel, d’où la constatation qu’il est la Wirklichkeit der sittlichen Idee (la réalité de l’idée morale)3 et la vertu spécifique qui

en découle, le patriotisme. La constitution sur laquelle l’Etat est fondé est supposée régler harmonieusement les rapports entre les differents partis qui le composent, donc en principe les différentes possibilités d’un conflit en sont exclues. Son premier substrat est la famille, la société civile, y entre sous formes d’états ou classes4, mais sa spécificité est d’exercer le pouvoir en vue de ses intérêts suprêmes. « Selon les exigences du Concept » le pouvoir étatique revêt l’aspect législatif, exécutif ou gouvernemental et princier. Le pouvoir judiciaire, nous l’avons vu, est la 1. 2. 3. 4.

Enzyklopedie, § 523. Rechtsphilosophie, § 183. Ibid., § 257. Ibid., addition de Gans au § 201.

DIALECTIQUE ET CONFLIT

81

création de la société et n’est pas issu de l’universalité étatique. Aux yeux de Hegel, la coexistence de ces diffe¬ rents pouvoirs paraît harmonique parce que pour lui la constitution, 1’ « âme de l’Etat », est le garant que les conflits éventuels

auront beaucoup de chances d’être

résolus dans le respect de la liberté de tout le monde et plus particulièrement elle empêchera la dégénérescence des pouvoirs exercés en tyrannie, une prophétie que l’Histoire révélait comme fausse. Dans ce domaine donc — ô combien à tort ! — Hegel ne voyait pas la nécessité de brandir l’arme de la dialectique. Ce qu’il constate par contre comme dialectique et fatal à la fois pour l’Etat et pour l’esprit moral qui l’anime, c’est ses rapports avec d’autres Etats qui peuvent très bien causer sa perte. En plus, un rapport dialectique bien déterminé paraît s’établir entre politique intérieure et extérieure dans ce sens que plus l’Etat est imprégné par sa véritable substance morale — l’égalité des droits et devoirs — plus il est capable de résister à une violence venant de l’extérieur, de même qu’une violence venant de l’extérieur peut éveiller l’esprit de cohésion des citoyens, idée que la conflictologie moderne n’écarte pas.

III Après ce parcours trop bref de la sphère de la conscience, on peut déjà - pour terminer - résumer les structures élémentaires de la théorie hégélienne du conflit. Rappelons-

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

nous seulement de la description précédente, l’idée que jusqu’à la phase de la conscience l’objet est extérieur au sujet : tout ce qu’il y a de dialectique par exemple dans la Nature l’est seulement pour nous. Si nous trouvons des exclusions, oppositions ou incompatibilités dans ce domaine, leur considération n’est qu’un problème méthodologique. En faisant prévaloir la régularité, l’ordre ou l’affinité entre les phénomènes, nous sommes des « formalistes », tandis que la préférence donnée à l’aspect contradictoire de ceux-ci nous rend dialecticiens et « processualistes ». A priori, stabilité et processus sont complémentaires et il

ne dépend que de notre arbitraire de donner la priorité à l’un ou à l’autre. Ceci n’est pas le cas des phénomènes sociaux où sujet et objet sont « identiques », c’est-à-dire que tout le monde est en principe sujet et tient à le rester. Les conflits qui puissent apparaître ici se font consciem¬ ment, en connaissance de cause, et ce n’est pas un spec¬ tateur extérieur qui les introduit dans le déroulement des événements. La gravité des conflits consiste justement en ceci que, dans une situation où tout le monde est un sujet, celui qui doit arbitrer l’est également avec toute la gran¬ deur et la faiblesse que ce fait implique. Hegel malheureu¬ sement ne donne pas de réponse directe à cette question bien grave, à part les réflexions quelque peu ésotériques sur la subjectivité non personnelle du monarque, imposant ainsi aux générations futures la reconsidération de toute la problématique du conflit à partir de ce dilemme de plus en plus encombrant. Bien sûr, en principe et d’un

DIALECTIQUE ET CONFLIT

83

point de vue purement philosophique — sub specie aeternis — nous connaissons sa réponse. Il propose notamment

un système hiérarchique ascendant, dans lequel chaque étape supérieure résout les problèmes de l’inférieure et la progression d’une étape à l’autre n’est que la réalisation de plus en plus complète de la moralité vivante. A partir de la lutte de reconnaissance et jusqu’à l’Etat constitu¬ tionnel, qui seul sait ce qu’il veut1, se déroulent aussi bien les conflits de la vie sociale que leurs solutions, seul le conflit entre Etats est insoluble sans faire appel au jugement de l’esprit universel qui régit l’Histoire. En langage plus moderne, la solution hégélienne n’est donc qu’une sorte de type idéal pour mesurer les écarts de lui et en effet, la réalisation de la moralité est toujours susceptible d’être compromise en sombrant dans une situation conflictuelle particulière qui dérègle le fonctionnement de tout. On ne saura pas reprocher à Hegel qu’il ignorait cette leçon, seulement d’avoir sous-estimé son importance. Il nous faut également constater que ce n’est pas de sa faute si la plupart des grands conflits modernes — celui entre société et Etat, entre particuliers et fonctionnaires, entre la consti¬ tution et les pouvoirs, etc. — n’intervenaient qu’après sa mort et ne faisaient que fournir des situations empiriques désagréables pour l’applicabilité de sa doctrine. En ce qui concerne le sort historique de la théorie hégé¬ lienne du conflit, le temps nous manque pour parler de

1. Ibid., § 270.

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Marx qui a découvert dans la lutte des classes le conflittype de l’homme en société, lutte qui dans un avenir non déterminé doit conduire à l’édification d’une société sans classes en passant par le dépérissement de l’Etat. C’est l’ironie de l’Histoire qui a voulu qu’un obscur hégélien, Lorenz von Stein, devait faire le lien entre Hegel et la sociologie conflictuelle moderne. Il a notamment constaté aussitôt, dès 18421, qu’aussi longtemps qu’il y aura une société, il existera des classes, des dominants et dominés. Ceci nous rappelle la fameuse conférence à Vienne de Max Weber sur le socialisme, déclarant contre Marx que l’aboli¬ tion de la domination de l’homme sur l’homme est une utopie aussi insensée qu’irréalisable. Avec Weber nous voilà arrivés à la conception actuelle du conflit qui est entièrement fondée sur rapports de pouvoir, que cela soit entre individus, groupes ou Etats. La « substance morale infinie» de Hegel est décidément remplacée par la« volonté de domination » de Nietzsche2 dont les innombrables formes d’application sont soigneusement analysées par les sociologues et le rêve d’une société sans contrainte est provisoirement mis en veilleuse.

1.

L. von Stein, Kommunismus und Sozialismus des heutigen Frankreich, 1842.

2.

Cf. pour la suite : S. Mercier-Josa, Le thème du conflit dans la pensée occidentale : Genèse et destin de la dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave, in La politique et le réel, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Poitiers, 1970, p. 15-36.

Le prince hégélien

BERNARD BOURGEOIS

Uans

ses Cours sur la Philosophie de l’histoire, dans

certains textes relatifs à l’histoire politique — comme l’article sur les Etats de Wurtemberg et l’article sur le projet anglais de réforme électorale —, Hegel souligne fréquemment le rôle fondamental que, tout au long de l’époque moderne ou germanique, les princes ont joué dans la réalisation plénière, c’est-à-dire universelle, du droit — au sens strict du terme : droit de la liberté de la

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

personne et de la sécurité de la propriété — affirmé dans le monde romain. Il écrit ainsi, dans l’article sur le Reformbill,

qu’un facteur prépondérant du développement du

droit — plus important que l’élaboration scientifique de celui-ci — a été le fait que des princes, animés d’un grand esprit, aient déterminé leur activité législatrice par la considération du bien public et du bonheur des sujets1. La réalisation universelle du droit, c’est-à-dire la sup¬ pression des privilèges, exigeait la victoire du pouvoir monarchique — la monarchie au sens plein du terme étant pour Hegel le commencement de l’Etat2 — sur la « polyarchie » de l’aristocratie féodale. Seule la monarchie pouvait mener à son terme, de façon sûre, la négation de cette négation du droit qu’étaient les privilèges des nobles, en enlevant d’abord à ces derniers leur puissance souve¬ raine et en supprimant ensuite les « droits » qu’ils conser¬ vaient encore sur le peuple, un peuple dont les intérêts étaient identiques à ceux de l’unité étatique représentée par le roi3. Là où la puissance monarchique n’a pas été assez forte — tel fut le cas de l’Angleterre —, le passage du statut féodal des individus à leur élévation au rang de libres 1. Cf.

Hegel,

Über die englische Reformbill, éd. Habermas,

Hegel.

Politische Schriften, Suhrkamp Verlag, 1966, p. 283. 2.

Cf.

Hegel,

Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte,

éd. Lasson, t. II-IV, Hambourg, F. Meiner, 1968, p. 860-861. 3.

Cf

ibid., p. 902; et Verhandlungen in der Versammlung der Land-

stànde des Kônigreichs

Württemberg, im fahre

éd. Habermas, op. cit., p. 254.

1815 und 1816,

87

LE PRINCE HÉGÉLIEN

propriétaires n’a pu s’opérer, et c’est pourquoi l’Angleterre est en retard sur les autres pays européens dans le domaine du droit civil et pénal1. — Là où la puissance monarchique a été renversée, comme dans la France révolutionnaire, là où les « hommes à principes » devenus « hommes d’Etat »2 font, à leurs dépens, l’expérience du requisit monarchique de tout gouvernement3, les principes du droit ou de la liberté réelle, pervertis par l’abstraction d’un peuple sans roi, se sont renversés dans la destruction terroriste de toute liberté de la personne et de toute sécurité de la propriété. — L’histoire enseigne ainsi que seule la monarchie incontestée —

incontestée parce qu’elle comportait le

lien rationnel du prince et du peuple, comme ce fut le cas dans l’Allemagne protestante — a pu accomplir la réali¬ sation des principes du droit4. Ces leçons de l’histoire ne font que manifester, pour Hegel, la vérité spéculative de la fondation du droit abstrait sur le droit politique, sur l’Etat, dont le sens vrai réside dans la monarchie constitutionnelle. C’est cette monarchie constitutionnelle, telle qu’elle est présentée dans les Prin¬ cipes de la Philosophie du droit et Y Encyclopédie des sciences philosophiques, que nous prendrons pour objet

1. Cf.

Hegel,

Enzyklopàdie

der

philosophischen

Wissenschaften,

.

§ 544, Rem., in Hegel Sàmtliche Werke, éd. Glockner, 1 10, Stuttgart, Frommann Verlag, 1965, p. 422.

2. Id., Über die englische Reformbill, op. cit., p. 315. 3. Cf. ibid., p. 319. 4. Cf. ibid., p. 314.

88

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

de notre examen, afin d’y apprécier le rôle du monarque ou du prince et d’être ainsi en mesure de vérifier que ce rôle est aussi fondamental dans l’Etat parvenu à sa véritable définition que dans l’Etat plongé dans son devenir histo¬ rique.

Contrairement

à une

opinion

assez répandue,

prenant appui sur une lecture de Elegel que des préférences idéologiques ont peut-être rendue, sur ce point, un peu rapide, nous tenterons de montrer que le prince de l’Etat hégélien joue en celui-ci un rôle politiquement prépondé¬ rant. Bien entendu, il s’agit du prince constitutionnel, c’est-à-dire d’un prince dont le pouvoir prend place dans un Etat qui n’est ce qu’il doit être, une totalité éthique rationnelle,

que pour

autant qu’en

lui

interviennent

d’autres pouvoirs, également indispensables, et que tous ces pouvoirs s’actualisent comme des moments organiques de la vie profondément une de l’Etat vrai. Cependant, la reconnaissance de l’unité concrète de la vie de la monarchie constitutionnelle

n’est

aucunement

incompatible

avec

l’affirmation que le jeu cohérent des pouvoirs politiques exige précisément que l’un d’entre eux, pour pouvoir assumer pleinement la fonction que lui assigne la spécula¬ tion comme moment déterminé de l’Etat, soit en fait le pouvoir prépondérant.

Les commentateurs

l’ont

bien

communément compris ainsi. Mais le lieu de la divergence est la détermination de ce pouvoir prépondérant. Si nous consacrons le présent exposé à celle-ci, c’est qu’elle nous semble circonscrire un problème important, d’une part théoriquement, car le sens général du rationalisme hégélien

LE PRINCE HÉGÉLIEN

89

y est impliqué, d’autre part pratiquement, car la politique n’hésite pas à invoquer l’autorité du philosophe.

Dans la construction systématique de l’Etat, envisagé en ses articulations fondamentales, Hegel attribue au prince un rôle médiateur capital. D'abord, le prince médiatise la sphère de l’histoire universelle et celle du droit public international, puisque, d’un côté, « à la pointe de toutes les actions, donc aussi des actions historiques, se trouvent des individus ou des subjectivités qui rendent effective la réalité substantielle »x de l’esprit du monde, et que, par ailleurs, les agents de l’histoire universelle sont les peuples qui, dans les relations internationales, se recueillent en leurs princes, seuls déten¬ teurs du pouvoir de décider la guerre ou la paix. Si tous les princes n’ont pas été des individus de l’histoire mondiale, tous les individus de l’histoire mondiale ont été des princes ou ces prolongements personnels des princes que sont leurs conseillers. Ensuite, c’est également le prince qui médiatise le droit public international et le droit public interne, tout comme il médiatise en celui-ci la différence où s’anticipe la diffé¬ rence de ces deux droits, c’est-à-dire la différence — inté¬ rieure à la « constitution politique » — de la « constitution 1. Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, § 348, trad. R. Derathé,

Paris, Vrin, 1975, p. 337. — Nous renverrons généralement à la très précieuse traduction de R. Derathé.

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

90

sous son aspect purement interne » et de la « souveraineté vers l’extérieur ». La constitution politique, organisation réelle ou réalisation organique de l’identité étatique, fait de celle-ci l’identité concrète de sa différence (l’affirmation, dans la paix, de ses particularités accédant à leur droit) et de son identité (leur résorption dans la guerre). Une telle identité, qui préserve l’Etat de ce danger de mort que comporte toute abstraction, fonde en lui l’équilibre du pouvoir civil et du pouvoir militaire, « facteur capital dans la vie de l’Etat »b Mais elle ne peut être assurée que par le prince, au sens plein et achevé du terme, c’est-à-dire par le chef constitutionnel, qui est à la fois l’homme de la guerre et l’homme de la loi ou du droit. A l’échec de la France napoléonienne — dans laquelle l’Empire avait remplacé l’impuissance du pouvoir civil prédominant antérieurement par l’autorité,

tout aussi

unilatérale, d’un pouvoir de type militaire1 2 — il faut opposer l’heureux développement que l’Etat prussien doit à cette « personnalité de l’histoire mondiale »3 que fut Frédéric II, le capitaine qui sut résister « à la puissance de presque toute l’Europe », mais dans des« guerres constitutionnelles » où il affirmait le principe qui s’exprime dans son « œuvre immortelle », à savoir l’entreprise des Landrecht4. 1.

Ibid.,

2.

Cf.

§

271,

Hegel,

Add.,

op. cit., p. 280.

Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte,

op. cit., p. 930-932. 3. Ibid., p. 918. 4. Ibid., p. 919.

91

LE PRINCE HÉGÉLIEN

Frédéric II, que, dans le texte sur la Constitution de l’Allemagne, le jeune Flegel évoquait comme le monarque qui, d’instinct, avait réalisé Le Prince de Machiavel1, est salué, dans les cours tardifs de Berlin, comme « le régent avec lequel entre dans la réalité effective la nouvelle époque »2, animée par la proclamation protestante du principe de l’universalité de la pensée, qui prescrit aussi bien la réalisation du droit des citoyens que leur soumis¬ sion au bien de l’Etat. Frédéric II est, pour Hegel, la première figure — la figure maîtresse — du prince rationnel décrit dans Y Encyclopédie des sciences philosophiques et les Prin¬ cipes de la Philosophie du droit. Certes, il s’agit là de l’image que Frédéric II avait voulu donner de lui-même (autoritarisme et légalisme), et que de nombreux penseurs ont paru accepter : Kant ne fait-il pas du despote éclairé le comble du républicain ! — Nous ne voulons pas ici juger le mythe frédéricien : des histo¬ riens l’ont fait. Nous voulons seulement souligner que, en rapportant le prince constitutionnel de la Philosophie du droit (si différent, comme Jacques d’Hondt l’a bien montré, du prince absolutiste qui régnait à l’époque : Frédéric-Guillaume III3) comme à son modèle, au Grand Frédéric, Hegel confirme clairement ce que nous semble

1

Cf. Hegel,

Die Verfassung Deutschlands, in Hegel. Politische Schriften,

op. cit., p. 117. Vorlesungen

2. Hegel,

über

die

Philosophie

der

Weltgeschichte,

op. cit., p. 918. 3.

Cf. J.

cTHondt, Hegel en son temps, Paris, Editions sociales,

1968.

92

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

établir l’analyse de la théorie de l’Etat offerte par l’Ency¬ clopédie des sciences philosophiques et les Principes de la Philosophie du droit, à savoir que le prince constitu¬ tionnel hégélien n’est en rien, comme on l’a dit souvent, un rouage subalterne de l’Etat, dont Hegel tendrait à réduire les pouvoirs au minimum, mais que, dans l’Etat hégélien comme dans l’Etat frédéricien, le pouvoir princier est - ainsi que le dit la langue - le pouvoir principal1. La réalisation progressive des exigences propres à l’Etat constitutionnel ou légal, de l’Etat pré-révolutionnaire de Frédéric II à l’Etat post-révolutionnaire de Hegel — la Révolution, d’ailleurs, ayant simplement, dans les nations protestantes, accéléré le processus, qui devait être continu et paisible, réformiste, de la rationalisation des activités étatiques — ne signifie aucunement une diminution de la puissance du prince, mais, au contraire, conformément à l’orientation visible dans toute l’histoire moderne ou germa¬ nique, un renforcement réel de son pouvoir politique.

1. Notre thèse est donc opposée à celle qui a été développée, entre autres, par E. Weil dans son ouvrage Hegel et l’Etat et qui se résume dans l’affirmation « que le prince n’est pas le centre ni le rouage principal de l’Etat » (E. Weil, Hegel et l’Etat, Paris, Vrin, 1950, p. 62). E. Fleischmann considère lui aussi que Hegel bâtit son Etat « en restreignant au strict minimum le pouvoir du monarque jusqu’à ce qu’il arrive à une définition de celui-ci qui rappellera la condition du monarque dans certains pays contemporains ou le rôle de Président de la République dans certains pays démocratiques » (E. Fleischmann, politique de Hegel, Paris, Plon, 1964, p. 302)...

La

philosophie

LE PRINCE HÉGÉLIEN

93

La monarchie constitutionnelle - dont le développement est l’objet de l’histoire universelle1 — est, comme on sait, la réalisation vraie, c’est-à-dire concrète, du concept de la volonté à son stade éthique. Les trois moments de vouloir, en son concept abstrait : — l’universalité ou identité à soi; — la particularité ou détermination; — et la singularité ou autodétermination; s’y différencient donc réellement dans les trois pouvoirs : — législatif (établir l’universel); — gouvernemental (appliquer l’universel au particulier, le particulariser) ; — princier (s’autodéterminer ou décider); mais, en même temps, sont repris en l’identité de ce qui est alors la totalité éthique. Dans l’être de chaque pouvoir se réfléchissent les moments réalisés principalement dans les autres pouvoirs (chaque pouvoir a le tout en lui-même), et chaque pouvoir manifeste son non-être — s’irréalise ou s’idéalise — en se concevant comme un moment du tout (le tout a en lui chaque pouvoir). — L’idéalité des pouvoirs, comme simples moments de la totalité étatique, constitue la souveraineté politique. Celle-ci ne se réalise pas dans la monarchie patriarcale — souveraineté non politique2 —, 1. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 273, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 283.

2. Cf. ibid., § 349, op. cit., p. 337.

94

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

ni dans la monarchie féodale - politique sans souverai¬ neté1 —, mais seulement dans la monarchie constitution¬ nelle, car la loi y subordonne au but universel les sphères et activités particulières. Mais l’affirmation de la volonté étatique comme identi¬ fication à soi, dans sa différence ou détermination c’est-àdire comme autodétermination, l’identifie — en sa forme — à l’une de ses déterminations, constitue

le

pouvoir

princier

celle précisément de

que

l’autodétermination.

Assuiément, le tout des moments n’est pas absolument, c’est-à-dire abstraitement, identique au moment total du tout : c’est là la justification ontologique de la condamnation résolue, par Hegel, comme irrationnelle, de la monarchie absolutiste et de la thèse du droit divin de son prince. Si la souveraineté existe dans et comme le pouvoir princier, celui-ci n’en est que médiateur. Mais il n’en est pas moins vrai que lui seul en est le médiateur2. Ce rôle privilégié du pouvoir princier de l’autodétermination, de « la subjecti¬ vité certaine de soi » est alors immédiatement le privilège

du sujet qui en est Tunique détenteur, c’est-à-dire de l’indi¬ vidu royal ou princier. Nous n’insisterons pas sur la raison ontologique — qui œuvre, dès le début de la Logique hégé¬ lienne, dans le passage du premier être déterminé, l’être-là, à Tétant-là ou au quelque chose — de l’affirmation que la subjectivité n’est effective que comme sujet, c’est-à-dire

1. Cf. ibid., § 278, Rem., op. cit., p. 289. 2. Cf. ibid., § 279, op. cit., p. 290 sq.

95

LE PRINCE HÉGÉLIEN

comme volonté d’un individu réel. Le « décider en com¬ mun » est une abstraction1, et la conséquence en est que dans la « personne morale » (comme « majorité », par exemple), ainsi incapable, comme telle (elle n’est pas un Soi), de décider, la décision est laissée aux volontés pure¬ ment particulières dont elle est composée et qui, dès lors, ne peuvent que se suspecter et se paralyser les unes les autres, comme le montrent suffisamment les exemples de la convention2 et du Directoire3. La souveraineté de l’Etat ne peut exister que comme le pouvoir souverain d’un individu, c’est-à-dire que par et dans le prince. Le prince, comme réalité du pouvoir princier, est donc « le sommet et la base du tout, à savoir de la monarchie consti¬ tutionnelle »4. Il est l’effectivité de « la décision finale, à laquelle revient tout le reste, et de laquelle celui-ci tire le commencement de sa réalité »5. Ou encore, il est, comme son être-là, « la volonté de l’Etat en tant qu’elle tient tout et décide de tout, la cime suprême de l’Etat, l’unité qui transpénètre tout »6. C’est pourquoi Hegel peut affirmer

1. Cf.

ibid.,

et

Enzyklopâdie

der philosoph’schen

Wissenschaften,

§ 542, éd. Glockner, t. 10, op. cit., p. 418.

2. Cf.

Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, op. cit.,

p. 929.

3. Cf ibid., p. 930. 4. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 273, trad. Derathé,

op. cit., p. 283. 5. Ibid., § 275, op. cit., p. 287. 6. Id.,

Enzyklopâdie

der

philosophischen

éd. Glockner, t. 10, op. cit., p. 418.

Wissenschaften,

§

542,

96

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

directement du monarque (que l’entendement, incapable

de saisir une identité spéculative, considère comme « quelque chose de dérivé non seulement dans sa forme, mais aussi dans sa nature »1) qu’il « n’est pas quelque chose de dérivé, mais ce qui a absolument son point de départ en luimême »2, bref, qu’en lui réside le principe absolu de la vie de l’Etat. Tout cela, on ne nie certes pas que Hegel l’ait dit. Mais on veut trouver le sens réel de sa théorie politique dans la description plus précise, proprement politique, qu’il donne de l’Etat constitutionnel, et non pas dans les généralités logiques ontologiques où il affirme la fonder. Et l’on croit découvrir en cette description une dévalorisation du rôle du prince. On cite des textes où Hegel déclare que, dans une organisation parfaite de l’Etat, il n’est question que de la cime de la décision formelle et que, pour cela, il n’est besoin, en fait de prince, que « d’un homme qui dise « oui » et qui mette le point sur le i »3, que le monarque n’a rien d’autre à faire que de « signer son nom »4... Ces textes sont bien connus (« bien connus » !), et l’on est tenté de voir en eux — d’autant plus qu’il s’agit là de déclarations seulement orales de Hegel (retranscrites dans des Additions au texte publié par lui-même) — sa pensée 1. Id., Principes de la Philosophie du Droit, § 279, Rem., trad. Derathé,

op. cit., p. 291. 2. Ibid. 3. Ibid., § 280, Add., op. cit., p. 294. 4. Ibid., § 279, Add., op. cit., p. 291.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

97

véritable, que, par prudence, il aurait enveloppée et dissi¬ mulée, dans ses écrits publiés. Il faudrait discerner, derrière la justification spéculative du primat du prince — en vérité purement symbolique —, la reconnaissance positive du primat réel d’un autre pouvoir, non pas, certes, du pouvoir du peuple (c’est-à-dire du pouvoir législatif, le seul auquel le peuple participe, en sa multitude organisée), mais du pouvoir gouvernemental. L’Etat hégélien serait essentiel¬ lement le Beamtenstaat, l’Etat des fonctionnaires, et l’on ne devrait pas en être surpris, puisque ceux-ci forment la classe de l’universel, de cet universel dont Hegel a toujours rappelé que les intérêts privés devaient lui être soumis1.

1. La thèse valorisant le pouvoir gouvernemental du fonctionnaire — et liée à la thèse dévalorisant le pouvoir de prince — est soutenue égale¬ ment, entre autres, par E. Weil : « L’autorité principale que nous avons en vain cherchée, qui n’est pas détenue par la couronne, qui n’appar¬ tient pas à la représentation populaire, la voici entre les mains du fonctionnaire. C’est lui qui prépare tout, qui pose tous les problèmes, qui élabore toutes les solutions. Responsable au seul chef de l’Etat..., le fonctionnaire est le véritable serviteur de l’Etat — et son véritable maître. Essentiellement objectif, essentiellement apolitique (au sens où ce mot désigne une prise de position de partisan), recruté sans dis¬ tinction de provenance, de fortune, de condition sociale, le fonction¬ naire ne forme pas un Etat politique... Mais il forme un Etat social, l’Etat universel..., de tous les Etats le plus influent. N’étant politique¬ ment rien, le fonctionnaire est tout dans l’organisation de l’Etat : c’est lui qui forme le second pouvoir, le pouvoir gouvernemental, situé entre le pouvoir souverain et le pouvoir législatif. Il est vrai que le prince décide, il est vrai que les chambres votent les lois et règlent les questions de portée universelle; mais c’est l’administration qui l’emporte sur les deux » (E. Weil, op. cit., p. 64-65). R. Derathé reprend cette thèse E. WEIL

4

98

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Nous ne croyons pas qu’il en soit ainsi, et que les textes - même des Additions - autorisent à mettre en ques¬ tion le caractère fondateur déterminant de l’affirmation spéculative de la primauté du pouvoir princier dans l’Etat rationnel.

Assurément, il est vrai que Hegel considère le passage — dans la décadence du système féodal et l’apparition de la monarchie au sens plein du terme, c’est-à-dire de l’Etat lui-même en sa vérité — des « domestiques » (Bediente) du prince aux « serviteurs » (Diener) du gouvernement et de l’Etat, comme « l’un des plus importants que le temps ait introduits »1. Il est vrai que, pour lui, en effet, les fonc¬ tionnaires, à la différence des aristocrates féodaux qu’ils ont remplacés, médiatisent le prince et les citoyens et jouent ainsi un rôle essentiel dans l’organisation ration¬ nelle de l’Etat. — La « classe moyenne », dont ils forment la partie principale, est bien celle qui, par son entendement cultivé, et donc son sens du droit, peut constituer « le pilier principal sur lequel repose l’édifice de l’Etat en ce qui concerne l’honnêteté et l’intelligence »2; à tel point

dans sa Présentation de la traduction des Principes de la Philosophie du droit (op, cit., p. 30). 1. Hegel, Verhandlungen in der Versammlung der Landstànde des Kônigsreichs Württemberg..., op. cit., p. 157. 2. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 297, Add., trad. Derathé, op. cit., p. 304.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

99

que c’est, pour Hegel, « un intérêt fondamental de l’Etat, que cette classe moyenne soit formée »x. Par le développement de l’usage théorique (les connais¬ sances) et pratique (le sens du droit) de leur entendement, les membres du gouvernement sont particulièrement aptes, d’ailleurs, à participer à la législation où les citoyens, comme tels, interviennent politiquement : ils sont seuls à posséder la connaissance complète et précise du tout socio-politique, et la volonté habituelle du but universel, requises l’une et l’autre pour une législation adéquate1 2. « Ils peuvent — écrit Hegel — réaliser le meilleur dans les Etats... De même, il faut que ce soient eux qui, constam¬ ment, fassent, dans les assemblées des Etats, le meilleur »3. Il est donc tout à fait irrationnel de vouloir exclure les membres de l’administration des corps législatifs4. Et cela, d’autant plus que la tâche propre des fonctionnaires, à savoir appliquer la loi aux situations particulières, réclame d’eux une démarche théorique qui est un simple prolon¬ gement de l’activité législative, donc au fond de même nature que celle-ci. En effet, il n’y a pas, de ce point de vue, de différence essentielle, entre la détermination de la loi,

1. Ibid., nous modifions ici le texte de R. Derathé qui, de façon significa¬ tive, traduit à tort : « Ein [nous soulignons] Hauptinteresse des staates » par : « Y [nous soulignons] intérêt fondamental de l’Etat. » La nuance est importante, comme nous le montrerons par la suite. 2. Ibid., § 300, op. cit., p. 307. 3. Ibid., § 301, Rem., op. cit., p. 307-308. 4. Ibid., § 300, Add. op. cit., p. 317.

100

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

qui se fait en vue de son applicabilité — et qui, par certains côtés, n’est qu’une particularisation de la loi existante, consacrant le contenu de la pratique administrative déjà existante, par exemple la jurisprudence1 —, et l’application de la loi, qui exige toujours sa détermination supplémen¬ taire. Hegel dit bien que « l’unité organique des pouvoirs de l’Etat implique que ce soit un esprit, qui fixe l’universel et le fasse parvenir à sa réalité effective déterminée »2. Si, de la sorte, les fonctionnaires peuvent et doivent avoir une « part essentielle »3 à la législation, ils sont, par ailleurs, en rapport direct avec les décisions princières, dont il leur faut assurer la mise en œuvre constante. Etant en contact avec les citoyens et les sphères de la société civile, ils peuvent, par les informations concrètes qu’ils communiquent au prince, contribuer de manière impor¬ tante à la préparation de sa décision. Le § 302 des Principes de la. Philosophie du droit insiste donc, à juste titre, sur le rôle médiatisant que jouent les fonctionnaires entre l’autorité politique et le peuple, de telle sorte que le pou¬ voir du prince n'apparaît pas comme un extrême isolé4. — Les fonctionnaires, par ce rôle unifiant, sont bien 1. Cf. Enzyklopàdie der philosophischen Wissenschaften, § 544, Rem.,

éd. Glockner, t. 10, op. cit., p. 423. 2. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 299, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 306. 3. Id., Enzyklopàdie der philosophischen Wissenschaften, § 544, Rem., Ed. Glockner, t. 10, op. cit., p. 423. 4. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 302, trad. Derathé, op. cit., p. 309.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

101

« un pilier principal de l’Etat comme unité concrète ». Tout cela est vrai. — Mais, si Hegel salue l’importance de la formation, dans l’avènement de l’Etat rationnel moderne, d’un corps de fonctionnaires publics, s’il insiste sur leur rôle unifiant, il ne présente nulle part ce rôle comme étant le rôle suprême dans la production et la conservation de la totalité étatique. L’Etat hégélien n’est pas l’Etat des fonctionnaires : il est ainsi l’Etat des fonctionnaires



comme

l’étaient

déjà,

devenus

les

grands

Etats

modernes —, mais d’abord l’Etat à la fois de la participation des citoyens aux affaires publiques et du pouvoir personnel du prince rationnel, comme Hegel souhaitait que le devins¬ sent également ces Etats, conformément aux vœux pres¬ sants — jamais reniés — qu’il avait exprimés dans le manus¬ crit sur La Constitution de LAllemagne. Le pouvoir gouvernemental exerce assurément une fonction de média¬ tion, mais, pour ne pas parler du pouvoir princier, aussi le pouvoir législatif1, comme la rationalité de l’Etat l’exige de n'importe lequel de ses pouvoirs. La fonction média¬ tisante du pouvoir gouvernemental est si peu la fonction médiatisante absolue dans l’Etat qu’elle doit même cons¬ tamment être maintenue comme fonction médiatisante par l'intervention des autres moments de l’Etat. Et, lorsque Hegel traite de l’administration publique, il insiste surtout, selon nous, sur les moyens destinés à l’empêcher de s’auto¬ nomiser comme bureaucratie.

1. Ibid.

102

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Du fait de la puissance qu’il doit à son organisation efficace, le corps des fonctionnaires de l’Etat est parti¬ culièrement enclin à s’abandonner à la tentation essentielle à tout moyen-terme, à tout milieu, à savoir de se faire centre.

Hegel dénonce une telle transformation.

Par

exemple, dans l’article sur le Wurtemberg, il critique sévère¬ ment le rôle des « greffiers » (Schreiber) de toutes sortes, analogue, en ses conséquences négatives pour l’Etat, à celui de l’ancienne aristocratie féodale1. Contre les abus de pouvoirs contingents, émanant de fonctionnaires particuliers, l’Etat et les citoyens se défen¬ dent grâce au contrôle que permet, par le haut, la hié¬ rarchie administrative, et — en raison de l’insuffisance de ce premier contrôle qui ne peut pénétrer jusque dans le détail des situations concrètes — grâce au contrôle exercé, vers le bas, pour les communes et les corporations2. « L’unité d’esprit » qui doit présider à la détermination et à l’application de la loi se réalise aussi dans cette intervention négative, au sein de l’application gouvernementale des lois, des éléments dont le rôle politique consiste à participer à leur détermination. Mais, aux yeux de Hegel, le pouvoir gouvernemental est dangereux en lui-même, comme tel, par essence. Ses membres appartiennent, en effet, à la classe de l’universel, qui se voue tout entière au service de l’Etat, et, donc, 1. Id., Verhandlungen in der Versammlung der Landstànde des Kônigs-

reichs Württemberg..., op. cit., p. 254-255. 2. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 295-297, trad. Derathé, op. cit., p. 303-304.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

103

peuvent se croire autorisés à s’affirmer absolument en leur tâche puisque l’universel étatique s’affirme par eux. - C’est là, de leur part, oublier que l’universel étatique a pour contenu, dans la constitution rationnelle, l’unité concrète de l’universel et du particulier, du bien de l’Etat et du bien des individus, et nier un tel contenu par la forme de sa réalisation comme contrainte bureaucratique exercée sur les individus par le gouvernement. Et — puisque, comme le dit Hegel, « la manière dont les décisions sont exécutées a pour le moins autant d’importance que leur contenu »x —, c’est nier l’Etat lui-même comme totalité éthique. En tant que subsomption — c’est là une opération abstraite — des particuliers sous l’universel — concret — de

la vie éthique légale, le gouvernement, qui, en cette pratique même, oppose l’intérêt universel aux intérêts particuliers, ne réalise donc pas l’Etat en son sens vrai. S’il est bien« le pilier principal sur lequel repose l’édifice de l’Etat en ce qui concerne l'honnêteté et l'intelligence [nous souli¬

gnons] »1 2, c’est-à-dire en son moment d’entendement, il n’est pas le pilier principal de l’Etat envisagé en son « absoluité » rationnelle. Se particularisant par une telle mise en œuvre d’un universel alors particularisé, le gouver¬ nement tend toujours à être, selon l’expression du jeune Marx, « la corporation de l’Etat »3. 1. Ibid., § 295, Rem., p. 303. 2. Ibid., § 297, Add., p. 304.

3. Marx, Kritik der Hegelschen Staatsphilosophie, in K. Marx. Die Frühschriften, éd. Landshut, Stuttgart, Krôner Verlag, 1968, p. 58

104

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Il est, par conséquent, nécessaire - pour que le contrôle légitime du gouvernement sur la vie des citoyens ne détruise pas en eux et, donc, dans l’Etat lui-même, la vie éthique - d’équilibrer l’administration gouvernementale par Y auto-administration des corporations et des com¬ munes1. Ce n’est pas dans l’administration gouvernemen¬ tale, mais dans les corporations et les communes, qui réalisent la compénétration vécue des buts privés et du but public, que réside « le secret du patriotisme »2 ou « la force de l’Etat »3. C’est pourquoi, dans le passage même où Hegel reconnaît que la formation de la classe moyenne des fonctionnaires est d’un intérêt fondamental pour l’Etat, il tempère aussitôt ce propos en ajoutant : « Mais cela ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une organisation comparable à celle que nous avons décrite plus haut, c’est-à-dire une organisation qui autorise les sphères particulières à disposer d’une indépendance rela¬ tive, et où existe un corps de fonctionnaires dont l’arbitraire s’arrête devant la légitimité des intérêts de ces sphères. S’il existe une manière d’agir conforme au droit universel et si elle est devenue une habitude, c’est là une conséquence du contrepoids que constituent ces sphères indépendantes»4. On ne saurait être plus net. La dénonciation par Hegel,

1. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 288, 289, Rem., 290, Add., 297... 2. Ibid., § 289, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 300. 3. Ibid., § 290, Add., p. 301. 4. Ibid., § 297, Add., p. 304.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

105

dans ses cours de Berlin, du centralisme — certes techni¬ quement efficace — de l’administration révolutionnaire

et napoléonienne (unilatéralité aussi dangereuse politi¬ quement que l’indépendance médiévale des communes

et des corporations)1 fait bien écho — dans un contexte philosophique différent — à la critique acerbe que la Consti¬ tution de F Allemagne dirigeait contre le « pédantisme »

bureaucratique s’étalant dans le premier village prussien venu2. — Hegel a toujours considéré que ce pouvoir de l’entendement qu’est le pouvoir gouvernemental ne devait pas constituer le centre de l’Etat. Si, cependant, l’autogestion fait heureusement équilibre au gouvernement, son rôle ne suffit pas, comme l’atteste le fait même des conflits qui peuvent surgir entre le pouvoir gouvernemental et la base du pouvoir purement législatif. C’est alors le pouvoir princier seul qui peut résoudre de tels conflits en exerçant ponctuellement son autorité suprême3. Le pouvoir gouvernemental n’est maintenu à sa place que par sa subordination, finalement, au pouvoir princier, qui le médiatise bien, en tous sens, avec le pouvoir auquel

1. Ibid., § 290, Add., p. 301. 2. Id., Die Verfassung Deutschlands, op. cit., p. 43. — On pourrait évoquer aussi les critiques sévères que Hegel, lorsqu’il dut assumer des responsabilités administratives comme directeur du gymnase de Nurem¬ berg, dirigea contre la bureaucratie scolaire (cf. Lettre à Niethammer, du 24-12-1809, in Correspondance, trad. Carrère, t. 1, Paris, Galli¬ mard, 1962, p. 273). 3. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 295, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 303.

106

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

participent les citoyens. — Mais, plus radicalement encore, le pouvoir princier médiatise le pouvoir gouvernemental avec le pouvoir gouvernemental lui-même. Il le médiatisé

en lui-même avec lui-même. Quand Hegel parle du gouvernement et de sa « cime princière »1, quand il dit que le monarque est à la tête des fonctionnaires2, il n’entend nullement faire du monarque le premier des fonctionnaires — ce que l’entendement vou¬ drait qu’il soit3. En vérité, selon la raison, le prince ne sert pas l’Etat, il l’est; il n’est pas, si l’on peut dire, le prêtre de l’Etat, mais son Christ. Il le fait être en son unité et, par là même, est le principe de l’unité intérieure à chacun de ses moments, en particulier au pouvoir gouvernemental. C’est par le prince que le pouvoir gouvernemental est un pouvoir gouvernemental, le pouvoir d’un Etat, c’est-à-dire tout simplement le pouvoir d’un Etat. Par essence, le gouvernement, au sens strict qu’a le terme en tant que désignant un pouvoir différencié, c’est-à-dire en tant que pouvoir d’exécution ou d’appli¬ cation de l’universel dans la réalité empirique, comme telle particulière, est une activité particularisée. C’est ce que

manifeste bien la désignation, par l'Encyclopédie des

1. Id., Enzyklopàdie der philosophischen

Wissenschaften, 1817, § 438,

in Hegel. Sàmtliche Werke, éd. Glockner, op. cit., t. 6, p. 295.

2. Id., Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, op. cit., p. 800 (à propos de Charlemagne). 3. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 281, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 295.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

107

sciences philosophiques, de ce que les Principes de la Philosophie du droit appellent simplement le « pouvoir

gouvernemental »,

comme « pouvoir gouvernemental

particulier ; cette dernière expression ne signifie pas — direc¬

tement — comme on l’a parfois traduite, « le pouvoir gouvernemental en particulier »1, proprement dit, mais le pouvoir gouvernemental en tant qu’il est comme tel particularisé ou différencié, divisé, c’est-à-dire pluralité de tâches spécialisées. — L’unité nécessaire à l’exercice, à l’action, au gouvernement ne peut alors être fournie par « l’expédient usuel » de la nomination d’un chancelier, d’un premier ministre, ou d’un conseil des ministres2, c’est-à-dire qu’elle ne peut être en son sens une unité proprement gouvernementale, qui engendrerait le centra¬ lisme bureaucratique rejeté par Hegel. Lorsque celui-ci dit que « les cimes supérieures »3 du gouvernement sont

1. E. Fleischmann (in La philosophie politique de Hegel, op. cit., p. 293294) écrit ainsi que « dans la version de Y Encyclopédie, Hegel appelle l’ensemble des trois pouvoirs « gouvernement » (Regierung), c’est-àdire

régime,

tandis

que

le

gouvernement

dans

son

sens

actuel

est appelé « le pouvoir gouvernemental en particulier » (besondere Regierungsgewalt) ». 2. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 290, Add., trad. Derathé, op. cit., p. 301.

3. « Obersten... Spitzen » (Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 289, in Hegel. Sàmtliche Werke, éd. Glockner, op. cit., t. 7, p.396). Nous ne reprenons pas la traduction de R. Derathé : « Le sommet [souligné par nous] de cette hiérarchie gouvernementale » (op. cit., p. 300), qui peut donner à penser qu’il y a une unité du gouvernement en tant que tel.

108

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

« en contact avec le monarque», il entend bien, selon nous, que c’est le prince lui-même, « le pouvoir gouvernemental princier »* qui constitue le « lien extérieur »1 2, c’est-à-dire manifeste, effectif, de l’activité gouvernementale. - On pourrait objecter, certes, que Y Encyclopédie des sciences philosophiques — d’où sont tirées ces dernières citations —

prend le mot « gouvernement » dans le sens large de vie ou de production constante de l’Etat3, et englobe dans le « gouvernement particulier », outre les fonctions de justice, d’administration et de police..., la fonction législative, si bien que le « pouvoir gouvernemental » attribué au prince ne désigne pas spécifiquement la fonction par laquelle il unifie ce qui correspond à l’activité proprement gouver¬ nementale des Principes de la Philosophie du droit. Il n’en reste pas moins vrai que c’est le prince qui fait du gouvernement un gouvernement, et que si Hegel peut ne pas mentionner cette intervention dans l’exposition de l’activité gouvernementale, c’est qu’elle n’est pas stric¬ tement d’exécution, mais de détermination ou décision. — C’est le prince qui articule les fonctions gouvernementales comme il nomme les fonctionnaires; et c’est parce qu’elle a le fondement de son agir dans le prince, c’est-à-dire dans l’individualité de la totalité éthique concrète, que l’admi¬ nistration peut être sans cesse rappelée à la nécessité de Enzyklopàdie der philosophischen XVissenschaften, § 542, éd. Glockner, t. 10, op. cit., p. 418. 2. Ibid., § 542, Rem., p. 419. 3. Ibid., § 541, p. 416. 1. Hegel,

LE PRINCE HÉGÉLIEN

109

SLibordonner la tendance qui est la sienne en tant que tel moment de l’Etat à ce que celui-ci exige de chacun de ses moments. Le § 287 des Principes de la Philosophie du droit exprime clairement que le gouvernement est seule¬

ment « la réalisation et l’application des décisions princières, d’une façon générale l’activité de mettre et maintenir en vigueur ce qui a déjà été décidé, les lois, institutions et organisations existantes »1. En un mot, le gouvernement ne fait qu’exécuter les décisions du prince.

Le prince décide. Mais qu’en est-il réellement de cette décision ? Nous essaierons de montrer qu’elle est, dans le cadre de l’Etat constitutionnel, quasiment infinie, et dans son contenu et dans sa forme. Si le prince hégélien médiatise les deux autres pouvoirs en les recueillant dans l’unité étatique qu’il fait exister, c’est qu’il est la décision suprême, et en matière de législa¬ tion et en matière de gouvernement (à la différence, entre autres, du tribun de Rousseau, qui maintient l’unité du gouvernement et du souverain en tant qu’il n’a de pouvoir ni dans l’un ni dans l’autre). Nous venons de rappeler que le prince décide de toute l’activité gouvernementale. De même, des trois branches du pouvoir législatif : les états, des membres du gouverne-

1. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 287, retraduction du texte hégélien, éd. Glockner, t. 7, op. cit., p. 395.

110

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

ment, le prince, c’est la dernière qui joue le rôle décisif; si le gouvernement, en ses membres, prend aussi une « part essentielle » à la législation, le pouvoir princier y a la « part absolue de la décision finale »1. Le prince décide donc de tout. Mais n’est-ce pas qu’en principe ? La question peut et doit être posée, puisque, en effet, le prince n’intervient pas seul dans l’activité législative (mais avec les deux autres pouvoirs), ni dans l’activité gouvernementale (mais avec le deuxième pouvoir). On pourrait alors penser que c’est seulement dans le domaine de la souveraineté vers l’extérieur (guerre et paix) que le prince, décidant seul, décidait vraiment. Il ne nous paraît pas qu’il puisse en aller ainsi. On peut d’abord remarquer que le choix fondamental pour la vie de l’Etat étant celui de la guerre ou de la paix, la décision absolue reconnue au prince dans ce domaine fait que, indirectement pour le moins, sa décision dans le champ du droit politique interne est également absolue. Et l’on doit ensuite constater que les décisions du prince en ce dernier domaine sont bien présentées par Hegel, aussi directement, comme des décisions absolues. Envisageons le rôle du prince dans la législation. Il convoque les états2, et, comme il a ouvert leur réunion,

1. Hegel,

Enzyklopàdie der philosophischen

Wissenschaften,

§

544,

Rem., éd. Glockner, t. 10, op. cir., p. 423; cf. Principes de la Philo¬ sophie du droit, § 300, trad. Derathé, op. cit., p. 300-301. 2. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 308, trad. Derathé, op. cit., p. 313.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

111

il la clôt. Il possède le pouvoir de décision ultime quant aux lois. Il le possède par là même, en fin de compte, quant à la constitution, laquelle se développe en et par elles1 ; ce qui signifie, d’ailleurs, que c’est bien des princes, déten¬ teurs du pouvoir dans la plupart des grands pays de l’époque, que Hegel attend l’initiative primordiale en vue de la réalisation de la constitution rationnelle, suivant le pro¬ cessus qu’avait voulu inaugurer en Allemagne le roi de Wurtemberg en 1815-1816. Cette décision finale du prince est-elle bornée à entériner des propositions, dont le contenu pourrait aller à l’encontre des projets du prince ? Absolument pas. — D’une part, dans un Etat rationnellement constitué, toutes dispositions sont prises pour que tous ceux qui participent à la législation soient informés et préoccupés du bien général. La nonsubordination des trois branches de la législation les unes par rapport aux autres2, l’indépendance de chaque membre du corps légiférant à l’égard de son arbitraire individuel..., font que, dans une confrontation vivante, les exigences de l’intérêt universel sont découvertes et prises en considé¬ ration. Un accord doit donc être possible quant au premier objet assigné par les Principes de la Philosophie du droit

à la législation, à savoir la définition des droits des individus 1. Cf. ibid., § 298, p. 304-305; cf. Verhandlungen in der Versammlung der Landstànde des Kônigsreicbs Württemberg..., op. cit., p. 171. 2. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 306 — à propos de « l’indépendance» des membres de la première chambre—, trad.DERATHÉ,

op. cit., p. 312.

112

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

et des sphères particulières de l’Etat1. Et si, d’autre part quand il s’agit du deuxième objet de la législation, c’est-àdire de la détermination des services qui sont dus à l’Etat, cet accord peut être plus difficile — par suite, ici, des tenta¬ tions égoïstes des députés, qui, au surplus, pénètrent mal la complexité de la politique extérieure justifiant les exi¬ gences financières du gouvernement —, le prince peut s’en passer. Hegel, qui, sur le point précis de la loi de finances — une loi qui n’en est, d’ailleurs, pas une2 —, rechigne à accorder aux Etats une trop grande puissance budgétaire par laquelle ils détermineraient la politique gouvernemen¬ tale3, considère que, d’une façon générale, la décision princière n’a pas à sanctionner seulement — par un « oui » ou un « non » — les propositions des autres participants à la puissance législative, c’est-à-dire, en fait, les proposi¬ tions d’une majorité. — Le bicamérisme rend heureusement plus difficiles la définition et la réalisation d’une majorité, et une constitution rationnelle ne saurait, dans la question de la proposition des lois, accorder le pouvoir de décider en fait de la décision du prince à cette « grande inconsé¬ quence » qu’est « la domination de la majorité sur la minorité »4. Ce que le prince sanctionne peut donc être 1. Ibid., § 299, p. 305. 2. Id., Enzyklopàdie der philosopbischen Wissenschaften, § 544, Rem., éd. Glockner, t. 10, op. cit., p. 423-424. 3. Cf. Verhandlungen in der Versammlung der Landstànde des Kônigsreichs Württemberg..., op. cit., p. 182.

4. Hegel,

Vorlesungen

op. cit., p. 928.

über

die

Philosophie

der

Weltgescbichte,

LE PRINCE HÉGÉLIEN

113

proposé par n’importe quel élément légiférant, et par conséquent, plus ou moins directement, par le prince lui -même. C’est bien une destination essentielle du pouvoir princier que de déterminer « les dispositions légales devenues nécessaires en raison des circonstances »1.

La décision

législative du prince est bien une décision absolue. Ainsi, la co-présence des états, de membres du gouver¬ nement, et du prince dans l'activité législative n’est en rien une limitation du pouvoir de ce dernier. Elle est,

bien plutôt, un moyen supplémentaire lui permettant d’assumer pleinement sa tâche de prince constitutionnel ou rationnel. Il ne peut, comme tel, que souhaiter s’éclairer davantage par l’avis compétent de citoyens intervenant dans la législation (fonctionnaires, membres influents du premier état, et responsables des organes de la société civile), associer les citoyens à sa décision — pour cimenter l’unité de l’Etat, et donc renforcer son pouvoir en parti¬ culier dans la politique extérieure —, et, d’abord, former en eux l’opinion publique, essentielle au monde moderne, conformément à l’intérêt de l’Etat. Le prince constitu¬ tionnel, qui n’a rien à perdre dans la participation des états à la législation — puisqu’il peut toujours mépriser l’opinion publique et maîtriser les organes législatifs insuffisam¬ ment conscients ou préoccupés de l’intérêt de la totalité étatique —, a tout à gagner à leur concours, quand ils

1. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 283, trad. Derathé, op. cit., p. 297.

114

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

se conforment à ce qu’exige d’eux la constitution rationnelle. Si la décision du prince constitutionnel n est pas limitée par la tripartition du pouvoir législatif, elle ne l’est pas davantage par la répartition, au sein de F activité « gouver¬ nementale » (au sens large du terme), entre deux instances différentes, de la décision et de Yexécution. - Il faut reconnaître la nécessité fondamentale de cette différence pour Hegel. Il affirme, à l’intérieur du « gouvernement », entre la décision ou détermination d’une action suivant les prescriptions universelles du bien public et des lois, et son exécution particulière, une différence aussi absolue que celle que Rousseau établissait entre le souverain et le gouvernement, et Kant entre le législatif et l’exécutif, dans l’Etat républicain ou non despotique. Certes, c’est le prince qui décide de la politique gouvernementale, c’est lui qui décide de ceux qui doivent l’exécuter (il nomme les fonctionnaires parmi ceux qui ont fait la preuve objec¬ tive de leurs capacités). Mais, s’il peut et doit contrôler en dernière instance — comme on l’a vu — la conformité de l’agir du gouvernement aux exigences de l’Etat, il ne doit pas intervenir positivement dans l’exécution propre¬ ment dite, pour autant qu’elle a affaire, au sein des situations particulières, avec des individus ou des groupes particuliers. Sinon ceux-ci seraient livrés irrationnellement à la toutepuissance de l’Etat. Le prince ne peut donc pas exécuter ses décisions — en tant que leur exécution touche les individus ou les groupes intérieurs à l’Etat, c’est-à-dire en tant qu’il s’agit de décisions de politique intérieure — par

LE PRINCE HÉGÉLIEN

115

personnes interposées : T administration gouvernementale n’est pas le cabinet secret du prince, et les fonctionnaires ne peuvent être révoqués arbitrairement par lui s’ils exé¬ cutent, insensibles à toute pression ultérieure de sa part, les décisions qu’il a prises. Le prince constitutionnel, qui a la préoccupation de l’universalité concrète de l’Etat, ne peut vouloir exécuter ses décisions, pour autant qu’il risquerait ainsi de vouloir les déterminer, non pas seulement en vue de leur applicabilité, mais par leur application ou exécution, c’est-à-dire, de fait, en raison des implications personnelles de celle-ci, bref selon un intérêt qui ne serait pas celui de l’universalité ou de la loi étatique. La séparation de la décision princière et de l’exécution gouvernementale ne peut donc qu’être voulue par le prince constitutionnel ou non despotique, comme ce qui le protège éventuelle¬ ment contre toute tentation d’arbitraire, comme la garantie objective qui l’aide, le cas échéant, à surmonter la défail¬ lance possible de son patriotisme, c’est-à-dire comme ce qui renforce la puissance de l’Etat et, par conséquent, son propre pouvoir1. 1. Nous ne pouvons donc souscrire à la présentation que donne le jeune Marx de ce que sont, pour Hegel lui-même, donc dans la mystification du sens, les rapports entre les pouvoirs au sein de l’Etat hégélien. Marx, qui affirme que celui-ci est identique au « gouvernement » (au sens large du terme) (Kritik der Hegelschen Staatsphilosophie, op. cit., p. 148), de telle sorte que les états ne sont, dans la législation, qu’un « complé¬ ment sans continu » (ibid., p. 75), considère aussi que ce« gouverne¬ ment » est la totale subordination du gouvernement — au sens strict du terme —, des fonctionnaires, au prince : « Hegel, qui renverse tout,

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

116

La séparation de la décision et de l’exécution gouverne¬ mentale fait aussi que les aspects négatifs de l’exécution ne rejaillissent pas sur le pouvoir du prince, ni, donc, sur l’Etat lui-même, ce qui — pour ce qui concerne l’exécution — élève par conséquent le prince au-dessus de toute responsa¬ bilité, dans la majesté qui revient à l’incarnation de l’Etat. Ainsi, la pleine assomption du pouvoir princier de l’Etat rationnel exige sa collaboration avec des pouvoirs différents, bien loin que celle-ci signifie une réduction de celui-là. Le pouvoir princier peut d’autant plus garantir et promouvoir les autres pouvoirs, aller au-devant d’eux, qu’il actualise en lui-même, selon la modalité propre qui le définit, les moments réalisés plus immédiatement dans les deux autres pouvoirs : il n’est ce qu’il est que par son sens et son usage de la constitution et de la loi, et il s’adonne nécessairement à la particularisation de l’universel puisque toute décision a un contenu déterminé. — Bref, l’Etat en sa vérité se recueille totalement dans la seule décision du prince consti¬ tutionnel. Elle est, en quelque sorte, l’alpha et l’oméga de la vie de l’Etat hégélien. Or, si la décision princière est tout pour l’Etat, comment comprendre, alors, que Hegel ait pu signifier qu’elle n’était rien pour le prince, une simple « décision formelle », la pure formalité du point mis sur le i ? fait

du

pouvoir

gouvernemental

le représentant,

l’émanation,

du

prince » (ibid., p. 105). Marx perd de vue que le prince hégélien est le prince constitutionnel, attaché par là à la distinction du pouvoir princier et du pouvoir gouvernemental.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

117

Il n’y a pas là de contradiction, et le rapprochement des deux affirmations permet, tout au contraire, croyons-nous, de souligner et préciser le sens absolument primordial du pouvoir princier dans l’Etat constitutionnel de Hegel. Si la décision du prince est capitale pour l’Etat, et si le prince n’a rien à faire pour décider sinon dire « oui » ou « non », mettre le point sur le i, c’est que ce qui est capital pour l’Etat, c’est — comme le suggérait, selon Rosenzweig, le roi Frédéric-Guillaume III, à qui l’on avait rapporté le propos de Hegel et qui s’imaginait sans doute ainsi « possé¬ der » le philosophe berlinois — le fait de mettre le point sur le i, c’est-à-dire la forme même de la décision. C’est bien le formalisme de la décision princière qui lui confère sa valeur politique absolue. La décision du prince, comme toute décision, a un contenu et une forme, qui ressortissent l’un et l’autre

au pouvoir princier. La détermination du contenu — en tant

qu’activité

essentiellement

théorique,

procédant,

d’ailleurs, par analyse, différenciation ou particularisation du contexte politique global — ne constitue pas le moment décisif de la décision, qui est le moment pratique du vouloir se recueillant en la singularité du Soi. En d’autres termes, elle n est pas le moment proprement princier du pouvoir princier. Le prince élabore donc la décision sans l’élaborer :

il la fait élaborer. Et la manifestation du pouvoir princier en sa pureté est précisément la distinction de l’élaboration du contenu de la décision, et de la décision proprement dite. La première tâche incombe à des « conseillers » du

118

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

prince, qu’il ne faut absolument pas confondre - comme on l’a parfois fait — avec le gouvernement, même s’ils réalisent au sein du pouvoir princier le moment qui obtient son effec¬ tivité séparée dans le gouvernement1. Ce sont ces conseillers - le cabinet du prince - qui lui présentent le contenu déterminé des affaires de l’Etat, afin qu’il en décide2. Moment non princier du pouvoir princier, les conseillers, à la fois, sont et ne sont pas le prince. — Ils sont le prince, son prolongement personnel (bien entendu, le prolongement personnel du prince en tant qu’il est l’Etat en personne), et, par suite du caractère personnel de leur relation, ils sont nommés et révoqués par lui, suivant un arbitraire illimité3. — Mais ils ne sont pas le prince, ou plutôt : il n’est pas eux. Ce qui signifie

que, déjà non responsable de Y exécution de la politique qu’il a décidée, il n’est pas responsable non plus de son contenu déterminé. Les seuls responsables de la politique

déterminée du prince — qu’il s’agisse de la politique inté¬ rieure ou de la politique extérieure (le pouvoir princier,

1. Cette conception du pouvoir princier comme unité de lui-même — en tant que moment princier du pouvoir princier —, et de son autre — en tant que moment non princier du pouvoir princier —, est une confir¬ mation — politiquement avantageuse pour le prince, comme nous allons le voir — du thème hégélien général selon lequel tout être est l’unité de lui-même et de son autre, l’absolu étant, comme identité absolue, l’identité de l’identité et de la non-identité. 2. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 283, trad. DerathÉ, op. cit., p. 297. 3. Cf. ibid.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

119

dont font partie les conseillers, dirige l’une et l’autre) - sont bien ses conseillers. Or il ne peut y avoir de responsabilité que relativement au contenu d’une politique. On ne peut avoir à rendre raison d’un choix qu’en alléguant les raisons de ce choix, qui consistent dans le contenu objectif à choisir, lequel est l’œuvre des conseillers. Ainsi, le prince, en tant qu’il décide, est « placé au-dessus de toute responsabilité pour les affaires du gouvernement de l’Etat »1, c’est-à-dire — puisque Hegel prend ici, alors que traitant du pouvoir princier il n’a pas encore traité du pouvoir gouvernemental proprement dit, le terme de gouvernement au sens large — pour toute la vie de l’Etat2. Il n’y a pas d’instance étatique devant laquelle le prince pourrait rendre des comptes,

1. Ibid., § 284, p. 297. 2. Nous ne pouvons donc pas donner notre accord à ce qu’écrit E. Fleischmann qui, après avoir restreint la décision princière aux « affaires qui

ne sont pas matière à législation et qui dépassent la compétence du gouvernement » (La philosophie politique de Hegel, op. cit., p. 300), limite conséquemment la non-responsabilité du prince aux actes du gouvernement pris en son sens strict de deuxième pouvoir : « Cela veut dire que le monarque ne peut être tenu responsable que des décisions subjectives dont les conséquences retomberont entièrement sur sa tête. Ces décisions peuvent être de trois sortes : a) il décide contre l’avis du gouvernement et fait ainsi prévaloir son arbitraire subjectif sur les raisons objectives que ce dernier peut avancer; b) il décide sans consulter son gouvernement et c) il tranche des affaires qui dépassent la compétence du gouvernement : en fait, déclarer la guerre ou conclure la paix » (ibid., p. 311-312). En réalité, comme nous avons essayé de le montrer, le prince constitutionnel décide de toute la vie de l’Etat,

et,

cependant,

responsabilité.

est,

dans

l’Etat,

élevé au-dessus de

toute

120

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

étant lui-même l’être-là de l’Etat comme tel. C’est là ce qui fait la majesté absolue du prince. L’irresponsabilité de l’acte même de décider vient de ce qu’il est irréductible aux raisons qui organisent son contenu. Cet acte n’a pas sa raison dans ces raisons, il est sans raison (grundlos, comme le répète Hegel1). Cependant, il est tel, non pas — comme Marx semble le dire dans sa polémique de 18432 — parce qu’il serait en deçà des raisons, ici les raisons constituées par les projets étatiques les plus élaborés, mais parce qu’il est nécessairement au-delà d’elles, parce qu’il les dépasse, comme le moment ultime et concret du vouloir,

celui

de l’autodétermination,

dépasse

ses

moments abstraits. Le prince n’agit pas arbitrairement en méprisant le contenu concret des conseils : il est bien plutôt « lié à » ce contenu3 (non, certes par ce contenu4, auquel il se lie lui-même), mais par un acte qui fait éclater l’insuffisance des conseils. En effet, dans le domaine des « raisons » (Gründe) — ce que sont les projets politiques —, 1. Cf. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 279 et 281, éd. Glockner, t. 7, op. cit., pp. 381 et 389. 2. Marx identifie la grundlose Selbstbestimmung — qu’il distingue étran¬ gement de la subjectivité et du sujet eux-mêmes identifiés par lui, à la capacité de se décider tout à fait arbitrairement, donc comme un simple individu (Kritik der Hegelschen Staatsphilosophie, op. cit., p. 40-41). 3. Hegel,

Grundlinien

der Philosophie des Rechts,

§

279,

Zusatz,

éd. Glockner, t. 7, op. cit., p. 386. 4. Cf. E. Fleischmann, op. cit., p. 307, le monarque « est effectivement lié par la décision prise par son conseil »; et trad. Derathé, op. cit., p. 291 : le monarque « est lié par le contenu concret du conseil...». Il s’agit là de nuances, mais importantes.

LE PRINCE HÉGÉLIEN

121

on peut toujours opposer des raisons à des raisons1, et le Soi décidant est ce qui « rompt l’examen soupesant les raisons « pour » et les raisons « contre », entre lesquelles on peut toujours hésiter, et les résout par un « je veux » commençant ainsi toute action et effectivité »2. — Acte transcendant par rapport aux conseils, l’acte de la décision politique, qui est un acte absolu portant sur l’absolu même de la vie éthique, devait naturellement apparaître, dans le monde éthique de la cité antique, comme tellement extraordinaire que les Anciens le confiaient au Fatum3. Certes, dans une monarchie bien ordonnée, le côté objectif revient seulement à la loi, à l’universalité, mais la loi, l’universalité visée reçoit, dans le contexte non rationnel, non spéculatif, de la subsomption politique du fait sous la raison, un contenu déterminé, comme tel posé par une exclusion, c’est-à-dire un choix, et, si le monarque ne fait qu’ajouter le « je veux »4 à un contenu de toute façon universel, il sélectionne cependant, et c’est politiquement essentiel, un contenu universel parmi d’autres. La loi ou la raison n’est la vie de l’Etat que par cet acte, décisif, capital, du « je veux », comme tel irréductible et principiel.

1. Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I : Science de

la Logique, 2e et 3e éd., § 121 et 122, et Add. au § 121, trad. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 380-381 et 555 sq. 2. Id., Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 279, Rem., éd. Glockner, t. 7, op. cit., p. 382. 3. Ibid., trad. Derathé, op. cit., p. 293. 4. Ibid., § 280, Add., p. 294.

122

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Deux conséquences résultent du double caractère de la

décision princière. D'une part, comme celle-ci est un choix réel, transcen¬ dant à l’égard de toute ratiocination, le génie du prince peut conduire l’Etat à un brillant destin. « Assurément — déclare Hegel — on doit considérer que c’est une grande chance quand un noble monarque échoit à un peuple »x. — Mais il est toujours nécessaire que cette génialité sanc¬ tionne une constitution rationnelle comme celle que Hegel dit avoir décrite, qui, pour subsister, n’exige de son monar¬ que que la capacité formelle de trancher, d’arrêter le débat ratiocinant des conseils, par un « oui » ou un « non ». Dans un grand Etat, dont la complexité ne peut être assumée seulement par une individualité géniale, ce qui importe surtout, c’est l’existence d’une constitution rationnelle susceptible de conserver l’Etat même si le prince n’a pas une stature historique1 2. En effet, d'autre part, la décision princière peut emprun¬ ter tout son contenu — du moins quand il s’agit de pro¬ blèmes importants, largement mûris — au travail des conseillers, où converge, si l’Etat est bien constitué, toute l’activité de la communauté politique. « Dans le cas de lois fermement établies et d’une organisation déterminée de l’Etat — dit Hegel —, ce qui incombe à la seule décision du monarque doit être considéré, eu égard au substantiel, 1. Hegel, Vorlesungen op. cit., p. 937. 2. Ibid.

über

die Philosophie

der

Weltgeschichte,

LE PRINCE HEGELIEN

123

comme peu de chose »x. — Ainsi, la monarchie constitu¬ tionnelle est telle, en sa rationalité, que la condition néces¬ saire et suffisante de sa subsistance est qu’il y ait en elle un centre formel de la décision, et que quelqu'un décide. Elle est, pour Hegel, le seul régime à permettre incondition¬ nellement, absolument, l’exercice réel de la décision absolue requise par son propre concept. La monarchie constitu¬ tionnelle peut donc, du fait même de la nature du pouvoir princier comme pouvoir absolu de décision, et par là comme pouvoir principal de l’Etat, toujours être réalisable. Que cette possibilité existe est capital, car elle est néces¬ saire, en raison même du concept de la décision absolue, assignée au pouvoir princier. Ce concept, qui fait que la monarchie constitutionnelle peut toujours être réalisée, fait aussi qu’il faut qu’elle puisse toujours être réalisable. — Cette dernière exigence est liée au caractère héréditaire du pouvoir monarchique dans l’Etat rationnel. Les § 280 et 281 des Principes de la Philosophie du droit présentent la justification de la monarchie héréditaire. Nous nous étendrons quelque peu, pour finir, sur cette justification qui nous semble reposer essentiellement sur le caractère absolu et primordial du pouvoir princier dans l’Etat. Tout d’abord, nous dirons que l’affirmation de la monar¬ chie héréditaire — que Hegel qualifie, à plusieurs reprises1 2, comme une garantie essentielle de la liberté publique, 1. Ibid. 2. Cf. Id., Principes de la Philosophie du droit, § 286, Rem., trad. Derathé,

op. cit., p. 298.

124

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

c’est-à-dire de la raison achevée — ne nous paraît pas surajoutée — comme on l’a souvent prétendu — à la fon¬ dation spéculative de l’Etat, par opportunisme et prudence. Nier le caractère héréditaire du pouvoir princier n’eut pas été plus imprudent que de rejeter — comme Hegel le fait, et, dans l’Addition au § 281, de manière impie — la théorie du droit divin du monarque1, qui légitimait celui-ci direc¬ tement, inconditionnellement, en sa particularité indi¬

viduelle elle-même, c’est-à-dire abstraction faite de la constitution de l’Etat. — Le droit de l’individu princier n’a pas davantage de sens ou de raison si l’on s’en tient à la sphère du droit abstrait, infra-étatique. Comme le souligne l’Addition au § 281, c’est un droit proprement politique, et le besoin qu’éprouvent les peuples d’obéir

à l’individu princier, quel que soit son caractère, pourvu qu’il soit l’héritier légitime du trône, ne fait qu’exprimer, selon Hegel, le réquisit même de l’Etat en son sens vrai, c’est-à-dire en sa rationalité. La raison ontologique, spéculative, que Hegel donne de l’existence de la monarchie héréditaire est, sans doute, pour lui, le motif essentiel de son affirmation. Certes, cette justification du passage de l’unicité du pouvoir de décision à sa naturalité peut ne pas forcer l'adhésion, mais, à la limite, n’en est-il pas de même pour tout passage spéculatif dans le système hégélien ? On peut estimer qu’il 1. Cf. ibid., § 281, Add., p. 296; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, op. cit., p. 917; Verhandlungen in der Versammlung der Landstànde des Kônigsreichs Württemberg..., op. cit., p. 183.

125

LE PRINCE HÉGÉLIEN

y a dans le système hégélien des éléments essentiels et des éléments accidentels et contingents. Mais le choix des uns et des autres est lui-même contingent. Pourquoi alors ne pas penser que ce que Hegel, a dit, à savoir que la raison exige la détermination héréditaire, naturelle, de l’individu princier, il l’a, peut-être à tort, mais néanmoins effecti¬ vement, pensé ? Le caractère ultime, absolu, de la volonté de l’Etat, qui existe comme pouvoir princier, fait qu’elle ne peut être conditionnée ou médiatisée, comme volonté, en son exis¬ tence, car, alors, la volonté ultime et absolue serait la volonté singulière non identique — puisqu'elle le média¬ tiserait — à l’universel étatique, c’est-à-dire la volonté arbitraire et contingente, dont l’absolutisation nie l’Etat (comme le manifeste précisément l’histoire de la monar¬ chie élective1. La volonté de l’individu princier, en tant qu’absolue, détachée de tout lien, abstraite ou immédiate, est donc immédiatement, c’est-à-dire naturellement, princière. La détermination, la désignation, de la volonté absolue ne peut respecter l’absoluïté de celle-ci, comme volonté, que si elle n’est pas elle-même l’acte d’une volonté, mais le fait de la nature. Or, pour qu’une volonté soit princière naturellement, il faut que le pouvoir princier appartienne à ce dont provient l’individu en sa naturalité, c’est-à-dire à sa famille, donc à une famille, dans laquelle

1. Cf.

Hegel, Principes de la Philosophie du droit,

Derathé, op. cit., p.

295 sq.

§ 281, Rem.,

trad.

126

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

il se transmet héréditairement. Il faut que le pouvoir prin¬ cier appartienne à une famille et, au sein de celle-ci, confor¬ mément à la loi de succession héréditaire, à un individu, quels que soient cette famille et cet individu.

Envisagé en son caractère propre, le prince peut être n'importe qui : l’essentiel, c’est qu’il ne soit pas déterminé n’importe comment, mais selon une nécessité excluant

radicalement tout arbitraire du vouloir. La contingence du caractère de celui qui est nécessairement ou naturel¬ lement prince fait que ses décisions, qui expriment finale¬ ment la« décision » initiale de la nature, sont bien l’accom¬ plissement du Fatum auquel les Anciens s’en remettaient pour la conduite de l’Etat. Le résultat est bien encore le commencement1. Et c’est pourquoi l’Etat peut avoir plus ou moins de« chance ». Mais, avant de songer au bonheur de l’Etat, il faut penser à son but premier, conditionnant tous les autres, à savoir son existence comme totalité rationnelle. La monarchie héréditaire est un réquisit de l’existence même de l’Etat en sa vérité, c’est-à-dire un réquisit inconditionnel, absolu. Aussi ne faut-il pas, selon Hegel, se contenter de peser les avantages et les inconvénients de la monarchie héré¬ ditaire. - Certes, on pourra souligner que l’identification immédiate du Moi (d’abord comme Moi familial) et de l’Etat rationnellement constitué, confirme à sa tête l’unité 1. Cf.

Id.,

Vorlesungen

über

die

Philosophie

der

Weltgeschichte,

op. cit., p. 900 : « Ici, c’est la naissance qui est l’oracle; quelque chose

qui est indépendant de tout arbitraire. »

127

LE PRINCE HÉGÉLIEN

de l’intérêt privé et de l’intérêt public, principe du patrio¬ tisme (« l’Etat, c’est moi », et identiquement : « Moi, c’est l’Etat »); que la succession héréditaire supprime le danger de l’absolutisation des oppositions politiques au niveau de la cime unitaire de l’Etat, c’est-à-dire le danger de la destruc¬ tion de l’Etat1. — Mais la monarchie héréditaire a aussi ses inconvénients. Hegel lui-même évoque l’objection selon laquelle, le monarque pouvant être tout à fait indigne de sa mission, les affaires de l’Etat rationnel seraient liées à l’irrationalité du hasard2. On pourrait, d’ailleurs, donner un contenu plus précis à cette objection, par exemple envisager les situations négatives du pouvoir princier : un prince inintelligent refusant les conseils ou choisissant des conseillers incapables ou indignes, un prince faible au point de ne pouvoir choisir même des conseillers, ou dont la faiblesse serait l’occasion d’intrigues et de conflits à l’inté¬ rieur de sa famille et parmi ses conseillers, l’existence d’une cour menaçant en scn principe la vie même de l’Etat, etc. La réponse de Hegel à une objection de ce genre est simple : un Etat dans lequel de tels malheurs sont possibles, c’est-à-dire où la décision princière ne consacre pas par sa forme absolue les réquisits du tout politique et exprime donc la seule particularité, diversement envisagée,

de

vouloir, n’est pas un Etat pleinement formé et constitué3. 1. Cf.

Id., Principes de la Philosophie du droit,

op. cit., p. 295 sq. 2. Cf. ibid., § 280, Add., p. 294. 3. Cf. ibid.

§ 281, trad. Derathé,

128

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Si le patriotisme ou la vertu - nécessaires dans toute constitution -, et si la culture, liée à la constitution - qui n’est pas, pour Hegel, un simple agencement formel, mais exprime toute la vie d’une nation -, sont à ce point absents du pouvoir princier de la monarchie constitutionnelle (pouvoir dont on connaît le lien organique avec les deux autres pouvoirs et le tout de l’Etat), c’est qu’une telle monarchie n’est pas vraiment « constituée », n’a rien de rationnel, et que la supposition, par conséquent, est contra¬ dictoire et nulle. Assurément, le pouvoir princier peut être exercé médio¬ crement, mais les inconvénients de la monarchie — dont la considération, comme toute considération utilitaire, n’est pas fondamentale pour la raison philosophique — ne peuvent mettre en péril son existence, car sa force est qu’elle réalise l’essence accomplie de la totalité étatique.

La

spéculation philosophique montre que cette essence consiste dans la primauté absolue du prince constitutionnel. Parce que le prince de l’Etat rationnel peut être n’importe qui, il ne s’ensuit pas que son pouvoir est subalterne, tout au contraire : parce que son pouvoir est le pouvoir principal d’un tel Etat, le prince peut être n’importe qui.

Concluons rapidement. Pour Hegel, l’Etat vrai, auquel mène le développement historique, est la monarchie consti¬ tutionnelle ou légale — au sens qu’ont ces termes dans la philosophie spéculative —, c’est-à-dire la monarchie réali-

LE PRINCE HÉGÉLIEN

129

sant les exigences de l’universel concret qu’est la raison, exigences qui contiennent aussi la différenciation des pouvoirs politiques. Le monarque hégélien n’est pas du tout le monarque absolu. Mais, à l’intérieur de l’Etat rationnel ou constitutionnel, comme nous avons essayé de le montrer, le pouvoir du monarque est le pouvoir fondamental; il est le pouvoir de la décision, moment absolu de la vie de l’Etat, et ce pouvoir, comme pouvoir de la décision, est absolu. On pourrait dire que le pouvoir du prince hégélien est le pouvoir absolu d’un monarque non absolu.

Il nous semble d’abord important de libérer l’image de l’Etat hégélien du préjugé selon lequel il fournirait le modèle d’un Etat essentiellement bureaucratique — techno¬ cratique. Affirmer en lui la prépondérance du pouvoir princier, en particulier sur le pouvoir gouvernemental, c’est affirmer que les décisions déterminant la vie de l’Etat et résultant du choix de celui qui, incarnant l’Etat, le conduit vers le destin que lui assigne l’esprit du monde au sein de l’histoire universelle, sont des décisions non pas purement techniques,

mais,

au sens plein du

terme,

véritablement politique.

Il nous semble, ensuite, intéressant de noter que, si l’Etat hégélien n’est peut-être pas seulement, comme Marx l’a dit dans la Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, le modèle de l’Etat bourgeois moderne,

mais contient certains traits qui se rencontrent, au moins comme tendances, dans tous les Etats modernes, ce n’est E. WEIL

5

130

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

sûrement pas parce qu’il valoriserait la rationalité imper¬ sonnelle, abstraite — l’entendement — de l’administration gouvernementale; c’est bien plutôt parce que Hegel insiste, en nous présentant l’Etat vrai, sur la nécessité de promou¬ voir en lui concrètement Y intervention des personnes, aussi bien du côté de la cime de l’Etat, le pouvoir princier, que du côté de sa base, qui s’exprime dans le pouvoir légis¬ latif. S’il y avait quelque sens à découvrir une paternité hégélienne de l’actualité politique, ce devrait être pour souligner, dans l’Etat constitutionnel hégélien, non pas le rôle de la bureaucratie gouvernementale — dont l’his¬ toire avait déjà, manifesté la nécessité —, mais les deux exigences liées1 — que l’époque tardait encore à réaliser ensemble — de la personnalisation du pouvoir et de la participation des personnes aux affaires communes. — La

rationalité hégélienne n’est pas celle de la structure abstraite, mais celle du sujet concret. Contre des entre¬ prises hâtives et partisanes, qui n’hésitent pas à dénoncer dans l’hégélianisme un germe du totalitarisme politique, il convient de rendre ainsi au penseur berlinois ce qui lui appartient, c’est-à-dire d’abord de relire ce qu’il a dit.

1. Cf. Hegel, Principes de la Philosophie du droit, § 286, Rem., trad. Derathé, op. cit., p. 298.

De quelques malentendus entre Hegel et les juristes

JEAN-LOUIS GARDIES

Le

désaccord entre Hegel et les juristes est patent. Le cas

de Hegel fournit même une illustration maximale de la séparation souvent déplorée des deux philosophies du droit : celle des philosophes et celle des juristes. La pensée de Hegel, telle qu’elle s’exprime dans les Principes de la Philosophie du droit ou dans la deuxième section de la

troisième partie de Y Encyclopédie des sciences philoso¬ phiques, a exercé sur la philosophie du droit des philo-

132

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

sophes une influence considérable, tandis qu’elle n’exerçait qu’une influence très négligeable sur la philosophie du droit des juristes. Déjà parmi les juristes ses contemporains Hegel avait rencontré beaucoup d’adversaires; à vrai dire il s’était chargé quelquefois de les provoquer; il eut tout de même quelques disciples juristes, comme Eduard Gans, qui, dans son effort pour faire connaître la philosophie hégélienne dans le monde du droit, se heurta aux repré¬ sentants de l’Ecole historique; mais cette influence fut sans lendemain, en sorte qu’on serait aujourd’hui peutêtre embarrassé pour donner des exemples de juristes de quelque envergure qu’on puisse véritablement qualifier de hégéliens. Cette allergie au hégélianisme fait contraste avec l’impor¬ tance considérable que la réflexion juridique de Kant a prise pour la pensée des juristes. Les Principes métaphy¬ siques de la doctrine du droit de Kant ont eu sur les

fondateurs de l’Ecole historique, Gustav Hugo et Friedrich Cari von Savigny, une influence telle que certains histo¬ riens contemporains, comme Franz Wieacker en Allemagne et Michel Villey en France, font du kantisme l’un des grands responsables de la nouvelle conception des sources du droit qui se fait jour au xixe siècle : il ne serait effecti¬ vement pas difficile de relever des traces de kantisme jusque chez certains juristes modernes qui ignorent pourtant à peu près tout de la philosophie de Kant. Rien de tel avec Hegel; ainsi est-on amené à se demander pourquoi. A cette question on peut d’abord être tenté de chercher

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

133

la réponse dans l’allégation d’une ignorance chez l’une ou 1 autre partie : ignorance de la philosophie hégélienne chez les juristes ou symétriquement insuffisance de culture juridique chez Hegel. La première de ces réponses, celle qui situe la responsa¬ bilité du côté des juristes, a été plus qu’évoquée par JeanPhilippe Guinle dans sa thèse récente sur La philosophie du droit de Hegel et le développement de la volonté1.

Selon cet auteur, l’hostilité des juristes à l’endroit de Hegel « ne tient le plus souvent qu’à leur ignorance ou, s’ils ont cherché à s’informer en s’attaquant au texte même de Hegel, à leur absence foncière d’esprit spéculatif ». Quant à la seconde réponse possible, celle qui met en cause l’information juridique de Hegel, elle avait été déjà formulée par Gustav Hugo qui, dans son compte rendu des Principes de la Philosophie du droit, se lamentait en ces

termes : « Qui veut comprendre quoi que ce soit, doit tout de même avoir appris, et que des philosophes de profession aient écouté des exposés juridiques et lu des livres de droit est certes plus rare que la contrepartie qu’on entend souvent mentionner, à savoir que des juristes suivent des exposés de philosophie et étudient même des livres de philosophie»2. Cette dénonciation des insuffisances de la culture juri¬ dique de Hegel a été reprise et développée de nos jours par 1. Thèse pour le doctorat en droit, exemplaire polycopié, 1973, t. I, p. vi. Cité par Michel Villey, Le droit romain dans la « Philosophie des Rechts » de Hegel, Archives de philosophie du droit t. XVI, 1971, p. 287.

2.

134

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

Michel Villey qui, clans sa communication au Congrès Hegel de Stuttgart en juillet 19701, a dressé en expert le procès-verbal des ignorances juridiques de Hegel : celui-ci, explique M. Villey, ne s’est guère attardé à lire le Corpus juris civilis de Justinien; tout au plus a-t-il consulté les Institut es; ce qu’il sait du droit romain, il semble surtout l’avoir trouvé dans quelques ouvrages de seconde main, comme les Elément a juris civilis secundum ordinem institutionum (1728) et YAntiquitatum Romanorum jurisprudentiam illustrantium syntagma (1752), ouvrages dus l’un et l’autre à la plume de Heinecke (ou Heineccius), jurisconsulte et polygraphe disciple de Thomasius. Sans doute sait-on que Hegel a eu entre les mains le Manuel d’histoire du droit romain jusqu'à. Justinien de G. Hugo ainsi que YHistoire du droit romain au Moyen Age de Savigny ; mais il les a assez peu appréciés et son information sur le droit a été, souligne M. Villey, beaucoup plus ali¬ mentée par des auteurs qui ne sont pas exactement des juristes comme le Montesquieu des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence ou comme Gibbon, auteur de Décadence et chute de l’Empire romain; dans certains cas même il semble que la source des informations juridiques de Hegel ne soit pas à chercher ailleurs que dans les philosophes qu’il critique, comme le Kant de la Rechtslehre ou le Fichte des Prin¬ cipes de droit naturel. 1. Ibid., p. 275-290.

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

135

On peut encore reprocher à Hegel d’avoir ignoré certains apports assez considérables des juristes de son temps. Sans doute nous paraît-il un peu abusif de lui tenir rigueur, comme n’hésite pourtant pas à le faire M. Villey, de ne pas avoir prêté

attention

à la redécouverte par Niebuhr

en 1816 des Institutes de Gaïus : entre 1816 et 1821, le délai était tout de même un peu court, d’autant que le déchiffrement du palimpseste porteur du texte de Gaïus devait poser de sérieux problèmes. Mais Hegel indéniable¬ ment, comme le souligne J.-Ph. Guinle1, aurait eu intérêt à chercher dans le Traité de la possession de Savigny, qui datait déjà de 1803, des informations qui lui eussent permis de pousser plus loin son analyse de la différence entre possession et propriété. A ces lectures, qui concernent plus particulièrement le droit romain (mais le droit romain ne constitue-t-il pas à son époque une large part du droit en général ?), il ne faut pas oublier d’ajouter le Code civil français, dont Hegel, on le sait, est grand admirateur, même s’il évite de le mentionner à cause de la censure. Ce tracé des limites de la culture juridique de Hegel est sans doute en gros exact, mais il ne paraît pas suffire à expliquer le désaccord initialement constaté entre celui-ci et les juristes. Nous verrons sur quelques exemples que les prétendues ignorances de Hegel sont parfois plus appa-

1. La philosophie du droit de Hegel et le développement de la vohnté, t. III, p. 696.

136

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

rentes que réelles; là même où la compétence de Hegel peut être mise en cause, nous essaierons de montrer que c’est rapetisser le problème que de prétendre le ramener à une simple question de niveau de culture. Ceci vaut également contre les tentatives inverses de rejeter la responsabilité de l’incompréhension sur l’inculture philo¬ sophique des juristes. Car enfin cette prétendue inculture permettrait-elle de comprendre pourquoi les juristes se sont montrés aussi perméables à l’influence kantienne qu’ils demeuraient imperméables à l’influence hégélienne ? La mésentente entre Hegel et les juristes nous paraît avoir des racines plus profondes et des causes plus graves. Elle tire son origine de l’incompatibilité entre la démarche proprement hégélienne et les differents types de démarches ou d’éclairages que les juristes attendent des philosophes. Nous essaierons d’abord de définir de part et d’autre ces démarches pour en dégager ce qu’elles ont d’incompatible. Mais surtout dans un second moment nous tenterons une confrontation de ces démarches sur deux exemples précis : celui de la distinction hégélienne entre contrat réel et contrat formel et celui du refus hégélien de la distinction

traditionnelle entre droit personnel et droit réel.

Avant même d’analyser les raisons proprement liées au système hégélien, qui conduisent son auteur à s’écarter de certaines positions conscientes des juristes, on peut faire cette observation préliminaire qu’on ne trouvera

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

137

chez Hegel rien de comparable à ces élans d’admiration face aux raisonnements des juristes qui traversent l’œuvre d’un Leibniz. Celui-ci dans ses Préceptes pour avancer les sciences1 n’hésite pas à écrire des juristes romains

qu’ « ils raisonnent avec une netteté si simple et avec une subtilité si exacte, qu’ils font honte aux philosophes dans les matières même les plus philosophiques, qu’ils sont souvent obligés de traiter ». La situation se trouve à peu près exactement inversée chez Hegel, qui considère que quantité de distinctions juridiques ne relèvent pas de la détermination du concept, mais ne constituent que de

pures subtilités historiques bloss historische Delikatessen2. Il semble pourtant qu’au départ l’identification du ration¬ nel et du réel, hautement affirmée dans la préface des Principes de la Philosophie du droit, eût dû fournir aux

deux parties la meilleure base d’entente. Hegel en effet ne se propose pas la reconstruction plus ou moins utopique de l’édifice du droit, qui avait été de tradition aux xvne et xvme siècles; le juriste attaché au droit positif devrait être rassuré par ses déclarations préliminaires3 : la philosophie, précisément parce qu’elle est la découverte du rationnel, est aussi du même coup la compréhension du présent

1. Leibniz, Opéra philosophica, éd. Erdman, 1840, p. 168. 2. Principes de la Philosophie du droit, § 62. 3. Principes de la Philosophie du droit, J. Vrin, 1975, traduction Robert Derathé. Toutes les citations des Principes qui suivent sont empruntées

à cette traduction.

138

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

et du réel et non la construction d’un au-delà qui serait Dieu sait où (p. 54). il s’agit... de reconnaître, sous l’apparence du temporel et du pas¬ sager, la substance qui est immanente et l’éternel qui est présent (p. 56). saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie (p. 57). reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d’elle, c’est là la vision rationnelle qui constitue la réconci¬ liation avec la réalité (p. 58).

Cette promesse de prendre au sérieux le droit tel qu’il est, les institutions telles qu’elles sont, cet engagement à ne pas donner aux juristes de leçons sur ce que le droit devrait être ne pouvait logiquement éveiller que leur faveur. Sans doute cette assimilation du réel et du rationnel ne doit-elle pas être interprétée comme une justification naïve de tout ce qui est. Hegel a précisé dans sa Logique que « tout ce qui est réel n’existe que dans la mesure où il a en lui l’Idée et l’exprime » et que la réalité « qui ne correspond pas au concept est seulement phénomène »1. De même au § 6 de Y Encyclopédie des sciences philoso¬ phiques, Hegel revenant sur sa maxime de la préface des Principes de la Philosophie du droit Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel, 1. Cité par Robert

Derathé,

de la Philosophie du droit.

n.

15,

p.

56

de sa traduction des Principes

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

139

distingue-t-il soigneusement réalité et existence, séparant à l’intérieur du Dasein la part de la Wirklichkeit et celle de la Erscheinung : « L’existence est en partie phénomène et n’est qu’en partie réalité »; si bien qu’il ne fait aucune difficulté à admettre tout au long des Principes que tout n’est pas rationnel dans le droit positif, qu’on y trouve des absurdités et des injustices. Mais cette reconnaissance d’une certaine irrationalité dans le Dasein du droit positif n’est pas elle-même inquié¬ tante pour le juriste. Au contraire, lorsque celui-ci demande au philosophe de prendre au sérieux le droit positif, il ne lui demande certes pas de le considérer comme le meilleur des droits possibles. Le juriste moyen nourrirait au moins quelque méfiance envers une philosophie du droit qui justifierait à cent pour cent les lois existantes. Ainsi la position hégélienne,

à égale distance du conformisme

intégral et de l’utopie, ne comporte-t-elle pour le juriste rien que de rassurant; et ce n’est certainement pas ici que nous trouverons l’origine du malentendu. Cette origine tient bien plutôt au fait que, dans l’explo¬ ration de la rationalité des institutions, le juriste envisage deux types de démarches possibles, un type que nous qualifierons de théorique et l’autre d’historique, et que nul de ces deux types ne coïncide d’aucune manière avec la démarche hégélienne. La démarche théorique que les juristes ont coutume de demander à la philosophie peut elle-même prendre, selon les tendances du philosophe ou du juriste, deux formes

140

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

très différentes que nous examinerons successivement. Depuis Cicéron au moins (qu’on se réfère en particulier au De oratore et au Brutus) un certain nombre de juristes attendent de la réflexion philosophique sur le droit un tra¬ vail a posteriori de clarification des concepts. Ce travail est l’objet de ce que Cicéron appelle la dialectique, dont la fonction est de« cimenter une matière dissoute, éparpillée » pour« la forcer à se réunir dans un certain ordre rationnel »1. La tâche de la réflexion philosophique est ainsi de mettre de l’ordre là où il n’y en a pas naturellement. Cette dialec¬ tique cicéronienne, applicable de l’extérieur, n’a évidem¬ ment rien à voir avec la dialectique hégélienne, puisque, pour Hegel, la dialectique, loin de pouvoir s’introduire de l’extérieur, s’identifie avec le mouvement de l’Idée. Comme l’explique Hegel au § 31 des Principes, « cette dialectique n’est... pas l’activité extérieure d’une pensée subjective, mais l’âme même du contenu, qui fait croître organique¬ ment ses branches et ses fruits »; aussi « considérer quelque chose rationnellement, ce n’est pas apporter du dehors une raison à l’objet »; dans la dialectique hégélienne du concept c’est l’Esprit lui-même qui « se produit comme monde existant » et tout ce que peut faire la réflexion philosophique est d’« amener à la conscience ce travail propre de la raison de la chose ». Bref toute une famille intellectuelle de juristes, de l’Antiquité à nos jours, est prête à demander au philo1. Cité par J.-Ph.

Guinle, La philosophie du droit de Hegel et le déve¬

loppement de la volonté, t. I, p. 80, qui développe d’ailleurs très heureu¬

sement dans ce passage l’idée que nous ne faisons que résumer ici.

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

141

sophe le concours d’un type de réflexion qui est précisément aux antipodes de l’image que se donne Hegel du savoir philosophique. Mais la démarche théorique que le juriste réclame dans certains cas à la philosophie prend parfois une forme entièrement différente de la conception cicéronienne que nous venons d’évoquer. On peut en effet rêver de donner à un droit déterminé une forme quasi hypothético-déductive, les règles juridiques se construisant alors à partir d’un certain nombre de définitions et de principes ou de normes postulées. Ce rêve était déjà celui de Leibniz, qui, dans le passage des Préceptes pour avancer les sciences précédant immédiatement celui que nous avons cité, écrivait : ... il n’y a point d’auteurs dont la manière d’écrire ressemble davantage au style des Géomètres que celui des anciens Juris¬ consultes romains dont les fragments se trouvent dans les Pandectes. Après qu’on leur a accordé certaines suppositions qui sont fondées sur quelque coutume ou bien sur quelque règle établie parmi eux, ils sont admirables en conséquence et en applications...1.

Cette idée d’une présentation du droit sous forme déduc¬ tive par la réflexion juridico-philosophique a pu prendre historiquement des formes assez différentes : de nos jours 1. Sur la possibilité d’une construction hypothético-déductive d’un système juridique, il est évident qu’il y a dans l’œuvre de Leibniz beau¬ coup d’autres textes, plus explicites que celui-ci. Cf. G. Kalinowski et J.-L. Gardies, Un logicien déontique avant la lettre : Gottfried Wilhelm Leibniz, Archiv für Rechts- und Sozial-philosophie, 1974, LX/1, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, p. 79-112.

142

HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

encore on la retrouverait aussi bien à la base du kelsénisme, que chez; certains logiciens inspirés par les développements qu’a pris pendant le troisième quart du xxe siècle la logique des normes. Cette seconde tendance, aussi aprioriste que la première était aposterioriste et de ce fait inconciliable avec elle, ne nous rapproche cependant pas davantage de la démarche de Hegel. Celui-ci sans doute ne nie pas la possibilité d’un tel type de déduction logique. Mais cette logique n’est pour lui que l’affaire de Y entendement (Verstand), non pas celle de la raison. « Cette forme de déduction logique que Leibniz a rendue célèbre, écrit Hegel au § 3 des Principes, est certes une propriété essentielle de la science du droit, ainsi que des mathématiques et de toute science ration¬ nelle; mais ce principe de l’entendement n’a rien à voir avec la satisfaction des exigences de la raison et de la science philosophique. » Et à l’admiration de Leibniz pour la « conséquence » des jurisconsultes romains, Hegel oppose comme son pendant sa propre estime pour « l’in¬ conséquence des juristes et des préteurs romains qu’il faut admirer comme l’une de leurs plus grandes vertus », ajoutant en effet que « grâce à cette inconséquence ils s’affranchissaient d’institutions injustes et horribles ». Tout ce qui « concerne l’ordre extérieur, le regroupement des lois, leur enchaînement » écrit encore Hegel au § 212, c’est « l’affaire de l’entendement »; bref, c’est peut-être l’affaire du juriste, mais ce n’est pas celle du philosophe. « Il est risible, ironise Hegel (§ 3), de voir les juristes clas-

MALENTENDUS ENTRE HEGEL ET LES JURISTES

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siques comparés à Kant à cause de quelques divisions trichotomiques... et de constater que l’on appelle cela développement des concepts. » La réflexion philosophique sur le droit, selon Hegel, ne peut pas partir directement du droit positif; elle doit trouver son départ dans le concept, pour ensuite, munie des déterminations du concept, faire retour au droit positif afin d’être capable d’y discerner la part de la Wirklichkeit et celle de la simple Erscheinung. Ainsi Hegel enveloppet-il dans un même discrédit les deux attitudes théoriques que les juristes attendent de la philosophie, entre lesquelles, selon leurs préférences intellectuelles, ils se partagent, dialectique de tradition cicéronienne et déductivisme de type leibnizien. Mais il est encore une autre manière d’envisager la rationalité du droit : car au lieu de chercher le rationnel dans une mise en ordre dogmatique du corpus du droit, on peut tenter plus simplement de chercher le pourquoi de son existence historique. Or le juriste ne trouvera rien de tel chez Hegel. Ce qui intéresse celui-ci ce n’est pas « le développement fondé sur des causes historiques », mais « le développement fondé sur le mouvement du concept ». Pour lui « l’étude de la genèse et du développement des règles juridiques dans le temps » est un « travail purement historique » qui reste « en dehors de la recherche philo¬ sophique » (§ 3 des Principes). Bref les trois démarches (deux dogmatiques, une histo¬ rique), entre lesquelles les juristes, dans leur exigence

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HEGEL ET LA « PHILOSOPHIE DU DROIT »

philosophique partagent leurs préférences, sont, non pas refusées par Hegel, mais tout de même rejetées par lui dans la catégorie des basses besognes, exclues en tout cas de la dignité philosophique. Si s’élever jusqu’au mouvement du concept c’est être hégélien, on peut presque dire que

pour Hegel ,il faut être hégélien avant d’être juriste. Malheu¬ reusement, déjà psychosociologiquement, un juriste c’est quelqu’un qui a d’abord travaillé à se faire juriste avant d’envisager la possibilité même de devenir hégélien.

Ce désaccord foncier entre la démarche hégélienne, d’une part, et les démarches philosophiques attendues par le juriste, d’autre part, peut être illustré par deux exemples l’un et l’autre particulièrement caractéristiques, mais de significations fort différentes l’un de l’autre : dans le premier en effet, nous le verrons, le malentendu revêt une forme bénigne et superficielle; seul le second cas, beaucoup plus grave, pose la question de la pertinence juridique du système hégélien.

Le premier malentendu tire son origine du fait que, dans son mépris pour les concepts juridiques historique¬ ment reçus, Hegel n’hésite pas à employer des expressions, que l’usage antérieur a consacrées, dans un sens entière¬ ment nouveau. Ainsi la distinction qu’il propose aux § 76 et 77 des Principes de la philosophie du droit entre contrat

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formel et contrat réel ne tient-elle aucun compte de ce

que ces deux expressions existaient déjà pour les romanistes. En droit romain, le contrat formel est celui qui naît d’une solennité, d’une forme obligatoire. Aux origines du droit romain en effet, le consentement ne pouvait suffire à créer le lien contractuel : sans formalité pas de contrat. Par la suite, c’est-à-dire dans la période finale de la Répu¬ blique et sous l’Empire, les Romains introduiront d’autres types de contrats : les contrats réels, à savoir ceux qui naissent de la remise de la chose, par la chose (re), et les contrats consensuels issus de la simple convention, de

l’échange des consentements. Hegel, qui n’ignore nullement ces distinctions, comme en témoigne le § 79, n’hésite pas néanmoins à bousculer le sens de ces expressions traditionnelles. Ce qu’il appelle contrat réel, c’est ce qui pour lui est réellement et authen¬

tiquement contrat.

Rappelons-nous en effet comment

s’opère le