Guillaume De Saint-Thierry: Premier Auteur Mystique Des Anciens Pays-Bae (French Edition) 250352253X, 9782503522531

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Guillaume De Saint-Thierry: Premier Auteur Mystique Des Anciens Pays-Bae (French Edition)
 250352253X, 9782503522531

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Guillaume de Saint-Thierry

TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain

Paul

VERDEYEN S.J.

GUILLAUME DE SAINT-THIERRY . . premier auteur mystique des anciens Pays-Bas

Traduit du néerlandais par André Louf

BREPOLS

© 2000, Paul Verdeyen et Davidsfonds Uitgeverij NV, Leuven, Belgium © 2003, Brepols Publishers NV, Turnhout, Belgium, for the French Edition

Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2003/0095/55 ISBN 2-503-52253-X Printed in the E.U. on acid-free paper

Introduction

Guillaume de Saint-Thierry n'est pas un personnage connu de l'histoire du moyen âge. Pendant des siècles il n'a été mentionné qu'en tant que premier biographe de Bernard de Clairvaux. Plusieurs de ses écrits nous ont été légués sous le nom de son ami Bernard. Deux grands chercheurs bénédictins du vingtième siècle ont profondément changé notre regard sur Guillaume: il s'agit des pères A. Wilmart et J-M. Déchanet. Ils nous ont convaincu que Guillaume était un grand auteur spirituel, qu'il a été un savant très original et qu'on peut le considérer comme le conseiller théologique de saint Bernard. Guillaume est né dans les environs de Liège (apud Leodium ). Il parle de la foi de ses parents. Sans aucun doute il a suivi l'école latine de Liège. Vers l'âge de vingt ans il a quitté sa ville natale pour Reims en Champagne, et c'est dans cette région qu'il a passé le reste de ses jours. Il est devenu bénédictin dans l'abbaye de Saint-Nicaise. En 1121 les moines de Saint-Thierry l'ont choisi comme abbé; en 1135 il est devenu cistercien dans l'abbaye de Signy, au fin fond de la forêt d'Ardennes. L'abbaye de Saint-Nicaise a été construite au sixième ou septième siècle sur la tombe du premier archevêque de

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Reims. Cet apôtre de la Champagne avait été décapité au cinquième siècle par les Huns ou les Vandales. L'abbaye était située au milieu de la ville et elle a survécu jusqu'au temps de la Révolution. Après elle a été totalement saccagée de sorte qu'il n'y a plus de restes. L'abbaye de Saint-Thierry se trouve au nord de Reims à une distance d'environ dix kilomètres, près de la route de Laon. Elle a été fondée du temps de saint Remi. Saint Thierry (t533) a été son premier abbé. Ce monastère a été supprimé en 1777 à la demande de l'archevêque Alexandre-Angélique de Talleyrand-Périgord: ce prélat d'une illustre famille voulait utiliser le domaine comme résidence d'été. Les quinze moines qui habitaient encore le lieu ont été envoyés à la célèbre abbaye de Saint-Remi. On ne conserve que quelques restes des bâtiments monastiques : une porterie du dix-septième siècle ainsi que l'ancienne salle du chapitre datant du douzième siècle. En 1968 les bâtiments et le site ont retrouvé leur destination monastique. Les bénédictines de Vanves ont été appelées pour y créer un centre pastoral et une maison de retraite 1• L'abbaye de Signy a été fondée en 1134 par douze moines cisterciens qui appartenaient à la communauté d'Igny, fille de Clairvaux. Cette abbaye a survécu jusqu'en 1790, mais elle a été totalement détruite au cours du dix-neuvième siècle. Les Amis de l' Abbaye de Signy veulent préserver le souvenir de cette fondation et en 1998 ils ont organisé un congrès sur l'histoire de l'abbaye et son moine le plus connu: Guillaume de Saint-Thierry.

1 Adresse: Monastère des Bénédictines, 2 place de !'Abbaye, 51220 SaintThierry.

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INTRODUCTION

Les écrits sont souvent mieux préservés que les murs et les communautés. On s'intéresse de plus en plus à ceux de Guillaume pour leur valeur intrinsèque et pour leur influence sur la mystique du Nord, influence qu'ils doivent en partie au fait qu'ils ont été attribués souvent à saint Bernard.

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CHAPITRE

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Biographie

1. Les sources Les sources qui nous renseignent sur la vie de Guillaume sont plutôt clairsemées. Certains éléments de sa biographie nous sont connus par ses écrits, surtout par la Vie de Bernard de Clairvaux. Nous possédons aussi un ensemble de chartes de l'abbaye de Saint-Thierry et une Chronique de l'abbaye cistercienne de Signy. Mais la source la plus importante reste sans aucun doute la Vita antiqua, une ancienne biographie datant de la seconde moitié du douzième siècle. Ce texte ne survit que dans un seul manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris sous la cote ms. Lat. 11782, fol. 340-341. Ce manuscrit unique, et donc très précieux, est malheureusement endommagé. Le coin supérieur droit du fol. 340 ayant été déchiré, la partie la plus importante du commencement ainsi qu'un paragraphe ultérieur manquent. Cette Vita ne décrit pas la totalité de la vie de Guillaume, mais se contente de faire le récit des épreuves qui ont accompagné son entrée à Signy; elle contient aussi quelques détails relatifs à sa jeunesse. Elle fut publiée en 1908 par le bollandiste Albert Poncelet, dans un recueil en l'honneur du célébre historien liégeois Godefroid Kurth. Nous en donnons la traduction au chapitre 4.

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2. Jeunesse et formation Les origines familiales, la jeunesse et la formation de Guillaume nous sont peu connues. L'information que la Vita nous en donne est maigre, et en grande partie perdue. Nous savons cependant que Guillaume naquit 'apud Leodium', dans les environs de Liège. Etait-il limbourgeois ou wallon? Sa langue maternelle était-elle le moyen-néerlandais ou le wallon? Bien que, plus tard, il se soit lié d'amitié avec Bernard de Clairvaux, son tempérament ne semblait pas particulièrement bourguignon. Bernard était sans doute un être exubérant, vif dans ses réactions et autoritaire. Guillaume était circonspect, plutôt lent et hésitant. Il était plus attentif aux émotions intérieures qu'à l'action publique, et s'y intéressait davantage. Sa date de naissance est longtemps restée incertaine et controversée. Son biographe, A. Adam, opte pour 1090, qui était aussi l'année de la naissance de Bernard. A. Wilmart et J.-M. Dechanet choisissent 1085. Le Professeur L. Milis situe sa naissance entre 1075 et 1080. S. Ceglar opte pour 1070. La distance entre 1070 et 1090 est assez considérable et trahit une grande incertitude. Guillaume lui-même nous a cependant procuré une donnée assurée, à partir de laquelle il est possible de se réorienter. En effet, dans les anciennes éditions de la Onzième Méditation on peut lire la réflexion suivante: «Antiqua quippe lex est et consuetudo romanae militiae sexagenarios accipere missionem » (C'est une loi ancienne et une coutume de l'armée romaine que les soldats prenent leur retraite à l'âge de soixante ans). Guillaume a dû trouver cette information chez Augustin qui écrit dans les Quaestiones Evan-

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BIOGRAPHIE

geliorum 1, 9: «C'est la coutume générale qu'à l'âge de soixante ans les militaires et ceux qui sont dans l'administration prennent leur retraite» (PL 35, 1326). Guillaume rappelle une coutume ancienne et généralement admise dans l'Empire romain, pour justifier sa propre démission comme abbé de Saint-Thierry. Or, nous savons que cet événement eut lieu en l'année 1135. Il devait donc avoir au moins soixante ans à l'époque. Un simple calcul permet d'affirmer que Guillaume devait être né en 1075, au plus tard. Il était donc de quinze ans l'aîné de Bernard. Cette différence d'âge a sûrement dû impressionner Bernard, surtout durant les premières années de leur amitié. Un historien du vingtième siècle a décrit la position de Guillaume en ces termes: «Il devint le conseiller théologique de Bernard». L'ancienne Vita nous apprend ensuite que Guillaume partit pour Reims, à un âge encore jeune, en compagnie d'un certain Simon, qui était probablement son frère. A quel âge exactement, en quelles circonstances et dans quel but ces jeunes nobles se rendirent-ils en Champagne? Où reçurentils leur formation? Nous disposons de peu de renseignements positifs qui permettraient de répondre à ces questions. Mais la situation générale de la ville de Liège et de l'évêché princier nous est relativement bien connue. Sous l'épiscopat de l'évêque Notger (972-1008), Liège était devenue un centre culturel et politique d'importance. La ville avait même reçu le nom flatteur d"Athènes du Nord'. Nous pouvons donc supposer que Guillaume reçut sa première formation à Liège. Sa connaissance du latin, son style, et même son écriture (nous possédons quelques autographes de sa main en minuscule caroline) trahissent la formation quelque peu archaïsante mais solide que dispensaient alors les écoles de Liège. En outre, Guillaume s'était lié d'amitié avec Rupert de Deutz,

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qui fut d'abord moine de la communauté bénédictine de Saint-Laurent à Liège avant d'être élu abbé de Deutz, abbaye située sur la rive droite du Rhin, juste en face de la cathédrale de Cologne. La Vita ne nous renseigne pas sur la date à laquelle Guillaume et Simon quittèrent la cité paternelle, et nous laisse aussi dans l'ignorance sur le motif de leur départ définitif. Nous apprenons seulement qu'ils se dirigèrent vers Reims pour y continuer leurs études. Malgré les lacunes de notre information, il semble possible de suggérer une explication plausible. Nous la présentons donc comme 'a learned guess', 'hypothèse motivée'. Liège était alors une ville :-Rebais *Orbais ''Lagny-sur-Marne Chézy-sur-Marne Hasnon Haumont Homblières Anchin Saint-Sépulchre, à Cambrai Saint-Michel-en-Thiérache Liessies Lobbes Telles furent les décisions: Primo: toutes les abbayes commémoreront quatre fois l'an les membres décédés de toute 35

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la Congrégation. Secundo: les offices seront abrégés, afin de les chanter ou de les réciter plus respectueusement. Tertio: on observera fidèlement le jeûne prescrit (de septembre à Pâques), et tous les frères, à l'exception des malades, s'abstiendront de viande. Quarto: on respectera davantage le silence de règle. Ces accords contiennent une critique implicite des usages de Cluny: la liturgie est abrégée, et le style de vie se fait plus sobre et plus austère. Lors de ce premier chapitre, réuni à Reims, au moins un personnage important avait brillé par son absence: le légat pontifical, Matthieu, cardinal-archevêque d' Albano. Il était impossible de lui cacher une réunion aussi imposante. Matthieu avait d'abord été supérieur du monastère de Saint-Martin-des-Champs à Paris, avant d'être prieur dans la communauté de Cluny. Les quatre décisions du chapitre lui furent signifiées, de même que le propos de ces vingt-et-un abbés de se réunir annuellement. Pour 1132, cette réunion était prévue à l'abbaye Saint-Médard à Soissons. Matthieu comprit les tendances du chapitre, sentit l'attaque dirigée contre le Cluny de son cœur, et se mit sans tarder à écrire une protestation enflammée. Le texte en est malheureusement trop long pour être cité en entier, ce que l'on peut regretter, car il s'agit d'un pamphlet d'une violence qui sortait des habitudes. abbés réunis, sénateurs de la cour céleste, qui ont convenu à Reims de se réunir annuellement en vue de la réforme de l'état monastique, Matthieu, par la grâce de Dieu évêque d' Albano, leur confrère et ami dévoué. » « Aux

Matthieu soumet ensuite les quatre décisions à une sévère critique. Fervent défenseur de Cluny, il regrettait toutes les idées qui s'infiltraient à partir de Cîteaux.

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BIOGRAPHIE

«Nous avons appris de plusieurs côtés que vous abrégez l'Office des psaumes, et je n'arrive pas à savoir tout le mal que ces psaumes ont pu vous faire. Cela est de toute évidence contraire à votre vie de moines. A l'heure où vous prescrivez partout un silence perpétuel, vous auriez mieux fait de prescrire en même temps la récitation journalière des cent-cinquante psaumes. Vous avez prescrit le silence, exilé les psaumes, et malgré tout cela vous ne vous livrez pas au travail des mains. Qu'est-ce que tout cela signifie? Il faut choisir entre deux voies: ou bien vous quittez le cloître pour travailler aux champs et abattre des arbres dans les bois, comme beaucoup le font aujourd'hui, ou bien vous assurez, dans le silence du cloître, un office plus digne et plus long ... Vous allez peut-être me répondre: 'Nous avons abrégé l'Office des psaumes, afin de chanter plus dignement et plus attentivement ceux que nous avons conservés'. Très bien, mes chers frères! Quelle décision profitable! Car il est bien vrai que votre façon de réciter les psaumes était embrouillée et négligée. Mes frères, pour l'amour de Dieu, retournez vers la cellule de votre cœur, et réfléchissez attentivement à ce que vous dites et faites. Quelle est cette loi nouvelle qui vous fait imposer le silence, abréger l'Office des psaumes, négliger le travail manuel? Quelle est cette nouvelle doctrine? D'où vient-elle? D'où vient cette Règle nouvelle ? D'où vient cette arrogance nouvelle et jamais entendue? Chers frères, jusqu'à aujourd'hui, vous jouissiez d'une bonne renommée et d'une grande autorité. Ne les échangez pas, je vous en supplie, pour une réputation de vanité et de présomption ».

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Une attaque aussi brutale, écrite à partir de Cluny par l'un de ses fervents défenseurs, ne pouvait rester sans réponse. Les vingt-et-un abbés s'assemblèrent pour leur réunion annuelle à Soissons, en 1132. En leur nom à tous, Guillaume composa une longue réponse, sous forme d'un pamphlet, adressé au cardinal Matthieu, légat pontifical pour la France. «A son Eminence Matthieu, évêque d' Albano, ses frères, non pas réunis mais trop rapidement exclus, lui demandent un jugement de miséricorde. Nous n'avons pas promis obéissance aux usages de Cluny, mais à la Règle de saint Benoît. Vous voulez sans cesse nous faire la leçon, mais vous-même, vous ne faites rien ou presque rien. Vous nous apprenez à faire du cheval en cortège avec nos pairs, et à bien nous moucher. Vous nous exhortez à quitter le cloître pour aller travailler les champs, abattre des arbres dans les bois ou accomplir quelque autre travail manuel, comme beaucoup le font aujourd'hui ( ... ). Hélas, il est bien modeste le nombre de ceux que vous appelez des rêveurs et des utopistes, ceux qui sont convaincus, avec saint Benoît, que, dans la mesure du possible, les moines doivent vivre du travail de leurs mains. Bien que vous soyez évêque, vous portez la tonsure de saint Benoît sous la mitre. Vous n'avez pas quitté la coule, même si vous la couvrez d'un vêtement épiscopal. Que signifie la sentence de cet homme spirituel ? Que signifie ce jugement d'évêque? Quel est cet évangile nouveau d'un légat pontifical ? Cet évangile est de la main de l'évêque Matthieu, mais sûrement pas de la main de l'évangéliste du même nom.»

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BIOGRAPHIE

Ces citations nous font connaître un Guillaume différent de celui qui nous apparaît dans ses autres écrits. Guillaume était sans aucun doute un homme humble et réservé. Mais il était aussi capable de se montrer décidé et courageux, lorsqu'il s'agissait du renouveau de la vie religieuse. N'oublions pas que c'est lui qui poussa saint Bernard à écrire son Apologie, comme c'est encore lui qui, plus tard, l'invitera à une action publique contre Abélard. La composition d'un pamphlet plein d'ironie ne lui coûtait guère. L'évêque Matthieu avait donné le ton, et Guillaume assura avec brio la réponse. Non pour se défendre lui-même, mais pour affirmer l'honneur et le caractère légal du chapitre bénédictin. Ces réformes eurent-elles quelque succès ? Il est permis d'en douter. Les vingt-et-un abbés n'étaient pas sans admirer la Charte de Charité, cette Constitution de Cîteaux, qu'avait écrite Etienne Harding, son troisième abbé. Ce texte concis organise toujours les relations et les contacts entre les abbayes cisterciennes. Les abbayes bénédictines, au contraire, étaient entièrement autonomes. Des abbés en réunion pouvaient toujours faire des accords, se concerter et produire des recommandations. Mais leur chapitre ne jouissait d'aucune autorité officiellement reconnue, leurs décisions n'avaient nulle part force de loi, et personne ne pouvait en imposer la mise en pratique. Aussi restaient-elles souvent lettre morte. La famille bénédictine ne surmontera ce manque douloureux que lors de l'érection parmi elle de congrégations officiellement établies. Mais même alors, les liens entre monastères seront bien plus lâches qu'entre les abbayes cisterciennes.

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9. Guillaume se fait cistercien à Signy En l'an 1126, Guillaume signa la charte de fondation de l'abbaye d'Igny. l?archevêque de Reims avait donné un magnifique domaine aux douze fondateurs que Bernard avait envoyés de Clairvaux. En 1130, Guillaume figure comme témoin lors de donations faites à la nouvelle fondation. (Ces deux documents se trouvent aux Archives municipales de Châlons-sur-Marne). De la même façon, Guillaume signa l'acte de fondation de l'abbaye de Signy, que les Mauristes ont publié en 1751 dans leur compilation de la Gallia Christiana (t. X, p. 41-43). Ce dernier acte fut rédigé en 1135, par le chancelier de l'archevêque, Rainaud de Martigné. La fondation fut faite par douze moines en provenance d'Igny, que leur abbé, Humbert, avait désignés à cet effet. L'acte en question est encore signé par d'autres abbés dont voici les noms: Odon de Saint-Remi, Ingubran de Hautvilliers, Richard de Mouzon, Albéric de Verzy, Joran de Saint-Nicaise, Ursion de Renbais, Foulques d'Epernay et Luc de Chézy-sur-Marne. A l'exception de Foulques, qui était chanoine régulier, tous étaient des abbés de communautés bénédictines. Beaucoup de moines noirs sympathisaient en effet avec la réforme de Cîteaux. Nous devinons que Guillaume a dû réfléchir beaucoup, et hésiter pendant plusieurs années sur la route à suivre. La lettre de Bernard, que nous avons citée plus haut, nous prouve que le désir de se faire cistercien se manifestait dès le début de sa tâche abbatiale à Saint-Thierry. Une fois la fondation de Signy réalisée, il ne tarda pas à se décider. Le site de cette abbaye était tellement retiré, perdu dans les forêts des Ardennes, qu'il a dû lui apparaître comme une oasis de repos et de solitude. La Onzième Méditation nous apprend

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BIOGRAPHIE

cependant que Guillaume n'a pas pris cette décision d'une façon brusque ou irréfléchie. «Il faut donner sa vie pour ses frères; il faut que les tentures de poil de chèvre supportent à l'extérieur les intempéries du monde pour qu'à l'intérieur la maison de Dieu demeure en sa beauté. Oui, pourvu que le glaive ne pénètre pas jusqu'à l'âme! Car la fascination de la frivolité et l'insistance de la concupiscence nous rendent stupides, nous font les cœurs endurcis( ... ) C'est donc ainsi que nous nous sommes oubliés nous-mêmes, c'est ainsi que nous avons donné l'affection de notre cœur aux choses de toute nécessité: quand il nous incombe de nous y appliquer, du seul fait de nous y appliquer, nous nous délectons à ce qu'il faudrait avoir pudeur et horreur d'endurer; bien mieux, ceux-là les ambitionnent à qui elles ne sont pas imposées. Où est aujourd'hui la réclamation de Marthe, parce qu'on la laisse seule à servir? N'est-ce pas le murmure de Marie qui remplit toute la maison, parce qu'on lui permet de rester assise aux pieds du Seigneur? (Le 10, 29-32). C'est pourquoi, malade de corps et d'âme, après avoir longtemps milité, et les forces brisées par l'exercice d'un long labeur, il est juste, pensons-nous, de regarder désormais vers les mains de la munificence royale, afin que notre vieillesse reçoive maintenant la permission d'être appelée émérite, et qu'il lui soit attribué mieux qu'elle n'a conscience d'avoir mérité. Car c'est une loi ancienne et une coutume de l'armée romaine que les soldats prennent leur retraite à l'âge de soixante ans. Jacob supportera-t-il toujours les yeux chassieux de sa Lia? Servira-t-il sa vie durant pour Rachel, et ne l'obtiendra-

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t-il jamais? Et de plus on exigeait de lui le prix de tout ce qui périssait, tandis que chaque jour on changeait son salaire, et qu'il recevait le noir au lieu du blanc. Audedans, des épouses jalouses; au-dehors, Laban avec ses fils querelleurs. Il convient à Jacob de pourvoir un jour à sa propre maison, et il paraît juste tout au moins que, vieillissant et diminué, il lui soit permis de retourner à la demeure de son père. » Il semble que Guillaume n'ait guère pris conseil autour de lui, au moment de résigner sa charge. Grâce à l'ancienne Vita, nous savons que son entourage n'est pas resté passif à cette occasion. Lorsque ses frères et ses collègues (fratres et coabbates) apprirent la nouvelle, ils s'adressèrent à Rainaud qui était alors archevêque de Reims. Ils lui expliquèrent la perte que serait le départ de Guillaume, non seulement pour tout le monde, mais plus particulièrement pour eux. Ils reçurent de lui un ordre (mandatum) selon lequel Guillaume devait reprendre le gouvernement de son monastère. Ils se hâtèrent vers Signy, et essayèrent, avec moultes supplications et raisons, de le faire revenir, surtout à cause de l'ordre de l'archevêque. L'homme de Dieu en fut extrêmement touché, et sa volonté fut sur le point de céder. Il demanda de pouvoir remettre sa décision au lendemain, pour avoir le temps de réfléchir à ce qu'il devait répondre, et pria la Mère de Dieu avec grande ferveur. Personne ne s'étonnera de voir Marie choisir le parti de son Ordre de Cîteaux qu'elle aimait tant. Guillaume se sera sans doute aussi demandé ce que Bernard pensait de sa nouvelle voie. Il est à remarquer que Guillaume fixa son choix à l'abbaye toute récente de Signy, sans se laisser

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BIOGRAPHIE

émouvoir par le très grand rayonnement de Clairvaux. Quoi qu'il en soit, la Lettre 506 de Bernard est une admirable salutation de bienvenue, adressée à son vieil ami, devenu désormais un nouvel ami grâce à son passage chez les moines blancs. Surtout, la citation qu'il y emprunte au Cantique des Cantiques semble être une allusion délicate au colloque qui avait réuni les deux abbés malades, à l'infirmerie de Clairvaux: «

A son ami Guillaume, frère Bernard.

Tel que je me suis décrit dans ma lettre précédente, tel je suis, même si ma plume n'est pas en état d'exprimer pleinement les sentiments de mon âme. Tu n'as absolument rien à craindre de ma part, aujourd'hui encore moins que par le passé. Et s'il m'est arrivé d'avoir ressenti quelque crainte à ton égard, celle-ci a maintenant totalement disparu. Je puis affirmer en toute confiance que je ne veux pas renouveler les liens de l'amitié, mais que je garde fermement mon ami; que je ne le retrouve aucunement, puisque je ne l'avais jamais perdu. Mes bras entourent quelqu'un qui n'avait cessé de vivre au plus profond de mon cœur. C'est en ami nouveau que je puis désormais embrasser l'ami d'antan. Une amitié véritable ne vieillit jamais, sinon elle n'a pas été sincère. 'Je le tiendrai et ne le lâcherai pas, jusqu'à ce que je l'aie introduit dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui m'a enfanté' (Cantique des Cantiques 3, 4). Si je l'appelle un homme dégagé des soucis (otiosus), je veux prétendre non qu'il soit inutile, mais qu'il est un homme heureux. Ses journées de repos ne sont pas vides: il est évident qu'elles recherchent avec zèle le bien

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véritable, et qu'elles portent des fruits de salut. Malheur à moi, qui suis si malheureux, et empêtré en tant de soucis. Je suis un étranger pour ma propre âme, indigne de la sainte liberté, et pauvre en saints loisirs. Mais aussi longtemps que tu m'acceptes, je t'appartiens; et je continuerai à t'appartenir tant que je suis en vie. - Les homélies que tu me demandes ne sont pas encore prêtes. Tu les recevras dès qu'elles seront achevées.» Une ultime question reste posée: pourquoi Guillaume n'est-il pas entré à Clairvaux? Sa grande amitié avec Bernard s'était-elle fanée? Il convient de répondre par la négative. La Vie de Bernard, écrite par un Guillaume déjà avancé en âge, témoigne d'un amour fidèle et d'une grande vénération. Mais nous savons par la Lettre d'Or que Guillaume éprouvait des réticences à l'égard des grands monastères, riches et puissants. Les nouveaux bâtiments de Clairvaux ne correspondaient sûrement pas à son idéal. En outre, à la mort de Bernard, ce monastère était peuplé de 700 religieux (200 moines et 500 convers). Guillaume aspirait à la solitude des premiers Pères du Désert. Nous pouvons supposer qu'une telle solitude était plutôt celle du petit groupe de moines qui venait de se retirer dans une vallée étroite des Ardennes françaises. Le choix de Guillaume prouve qu'à ses yeux une communauté monastique gagne à ne pas être trop nombreuse.

10. Les premières années à Signy La période du noviciat dans une abbaye cistercienne est un temps d'épreuves qui peut peser lourdement, même pour un homme d'âge mûr comme Guillaume, alors âgé de soixante ans, et pour quelqu'un qui a longtemps servi sous

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BIOGRAPHIE

la Règle de saint Benoît. Il n'était plus dans sa première jeunesse et il craignait de ne pas pouvoir supporter le régime austère de Cîteaux. Il fut de plus en plus tenté d'abandonner cette vie nouvelle pour retourner dans son milieu de jadis. Sa Vita nous relate qu'il s'en ouvrit à son ami, qui fut un temps son prieur à Saint-Thierry et qui avait suivi son ancien abbé à Signy. Il fut grandement aidé par les conseils qu'il reçut de cet homme avec qui il partageait les mêmes aspirations. «Le disciple encouragea son maître au-delà de ce qu'on pourrait croire. Il le confirma dans son choix de notre Ordre, et lui montra comment cette tentation ne cachait pas seulement un grave péché, mais encore l'occasion d'un scandale plus grave encore». La tentation finit par disparaître par le seul secours de la grâce de Dieu qui lui accorda de se plaire davantage dans les nourritures et les haillons du désert que dans les fourrures et les poissons de sa vie antérieure. La Vita décrit ensuite les humbles petits travaux de ce moine avancé en âge, mais surtout les nombreux produits des travaux de son esprit: «Je veux vous donner quelques exemples de ces deux sortes de travaux, mais avant tout de son humilité. Un jour que ses confrères étaient occupés à charger du fumier sur une brouette et à le transporter aux champs, l'un d'eux ne voulut pas s'abaisser à faire un travail aussi dégoûtant, et se tint là sans se salir les mains, pendant que les autres travaillaient. Lorsque l'homme de Dieu vit son orgueil, il s'approcha et se mit à charger la brouette de fumier en s'aidant de ses mains nues, sans se servir d'une fourche, comme faisaient les autres. Il amena ainsi ce frère orgueilleux à une humilité dont il

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était encore dépourvu, et exhorta en même temps les autres à une humilité plus grande encore.» Le même exemple d'humilité se rencontre dans d'autres vies de saints. On retrouve un récit semblable dans la Vie de Ruusbroec. Mais c'est le compte rendu de son activité spirituelle à Signy qui doit retenir notre attention. Il est évident que Guillaume y atteignit la pleine mesure d'un savoir spirituel qui était parvenu à maturité. C'est à Signy qu'il réussit à mettre par écrit tout ce qu'il avait reçu à Saint-Nicaise et à Saint-Thierry, durant sa jeunesse et son âge adulte. Au cours des années, son environnement matériel avait sans doute beaucoup changé, mais sa doctrine spirituelle, et sa façon d'en vivre lui-même, montrent une croissance patiente et sans secousses. C'est avant tout son commentaire personnel du Cantique des Cantiques qui est le fruit de cette croissance patiente. Nous aurons l'occasion de revenir sur le contenu et la signification de ce chef d'œuvre.

11. Le conflit avec Abélard Dans l'Introduction à la Lettre d'Or, Guillaume signale qu'il doit interrompre son Commentaire sur le Cantique des Cantiques pour affronter Pierre Abélard: «Je ne pensais pas convenable de jouir intérieurement d'un doux repos, pendant qu'à l'extérieur Abélard était en train de dévaster, le glaive à nu, le domaine de la foi». Nous apprenons que Guillaume avait fait la connaissance de deux novices à Signy, qui avaient été à l'école d' Abélard, et qui lui firent connaître le traité Theologia summi Boni. Cet écrit piqua la curiosité de Guillaume qui s'empressa de parcourir l'ouvrage, passant d'un sujet d'étonnement à un autre. Il se sentit appelé à combattre et à dénoncer tant d'erreurs. La suite ne se fit pas

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BIOGRAPHIE

attendre : il écrivit une lettre enflammée contre ce novateur dangereux, et l'envoya à Bernard de Clairvaux et à Godefroid, évêque de Chartres. Ce dernier était le légat du pape, et il avait pris la défense d' Abélard pendant le Synode de Soissons, en 1121. Voici la teneur de ce document important: LETTRE DE GUILLAUME À GODEFROID DE CHARTRES ET À BERNARD DE CLAIRVAUX «Aux révérends Seigneurs et Pères dans le Christ, à Godefroid, évêque de Chartres, et à Bernard, abbé de Clairvaux, la vie et des jours heureux. Je suis confus, moi le dernier des hommes, d'être contraint de vous interpeler, vous mes Seigneurs et mes Pères. Votre devoir est de parler et vous gardez le silence sur une affaire des plus graves, qui intéresse le bien commun des fidèles. Puis-je me taire à la vue des dangers que court, sans que personne s'y oppose, la foi de notre commune espérance? Cette foi que Jésus-Christ a scellée de son propre sang, pour la défense de laquelle les apôtres et les martyrs ont versé le leur, que les veilles et les travaux des docteurs ont transmise pure et sans tache au siècle malheureux où nous vivons. Oui, je sèche de douleur au-dedans de moi, et le saisissement de mon cœur est tel que, pour le soulager, il faut que j'élève la voix en faveur d'une cause dont je m'estimerais heureux d'être la victime, s'il était nécessaire et si l'occasion s'en présentait. Ne vous imaginez pas qu'il soit question de bagatelles. C'est la foi en la sainte Trinité, la personne du Médiateur, celle du Saint-Esprit, la grâce de Dieu et le sacrement de notre rédemption qui sont en cause. Pierre 47

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Abélard, en effet, se remet à enseigner et à écrire des nouveautés. Ses livres passent les mers; ils vont au-delà des Alpes. Ses nouvelles sentences sur la foi et ses dogmes nouveaux volent de province en province, de royaume en royaume. Partout ils sont vantés avec enthousiasme et défendus impunément. On dit même qu'ils sont en crédit auprès de la curie romaine. Je vous le dis, à vous et à toute l'Eglise: votre silence est périlleux. Hé bien quoi? Comptons-nous pour rien que cette foi pour laquelle nous avons renoncé à tout soit attaquée? La crainte d'offenser un homme accrédité bannit-elle de nos cœurs celle d'offenser Dieu? Je vous le répète, prévenez le mal tandis qu'il ne fait qu'éclore. Car si on n'intervient pas, il deviendra un basilic qu'aucun charmeur ne pourra plus réprimer. Il est temps de vous détailler les motifs de mon appréhension. Je suis récemment tombé par hasard sur la lecture d'un livre de cet homme dont le titre est Théologie de Pierre Abélard. Je confesse que ce titre m'a rendu curieux et m'a incité à le lire. Il y avait deux livres qui contenaient à peu près la même chose, sauf que l'un en avait moins et l'autre davantage. Lorsque j'y ai trouvé des choses qui m'ont ému, je les ai notées, et j'ai ajouté pourquoi elles me troublaient. Je vous envoie les notes avec les deux livres. Je laisse à votre jugement de me dire si j'ai été ému à bon ou à mauvais escient. Comme j'ai été gravement troublé à la vue de ces concepts nouveaux et insolites concernant la foi et de ces élucubrations nouvelles sur des significations encore jamais entendues, et que je n'avais personne en qui vider mon cœur, c'est vous que j'ai choisi parmi tous les autres, vers qui je pouvais me tourner et que je pouvais citer à la barre

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pour la défense de Dieu et de toute l'Eglise latine. Car cet homme a peur de vous ; il vous craint. Si vous fermez les yeux, il ne craindra plus personne. C'est un ennemi de l'intérieur qui s'est soulevé et s'est emparé d'un magistère personnel, là où presque tous les maîtres de la doctrine ecclésiastique sont morts et alors que la place publique de l'Eglise est quasi dépeuplée. Il se comporte dans le domaine de la sainte Ecriture comme il est habitué de se comporter dans la dialectique: il avance ses propres inventions, des nouveautés toutes récentes. Il s'affiche comme un censeur de la foi, non comme un disciple fidèle, comme un correcteur de la foi et non comme un prédicateur fidèle.

(Suit la liste de treize erreurs présumées qu'on peut lire dans le livre incriminé. Nous ne reprenons ici que les deux premières.) 1. Il définit la foi comme une estimation des choses invisibles. 2. Il prétend que les noms de Père, de Fils et de Saint Esprit sont impropres en Dieu; qu'ils donnent seulement une description de la plénitude du Bien suprême. (... )

Voilà les quelques chapitres, tirés de ses opuscules, que j'ai pensé devoir vous soumettre, pour vous exciter et pour nous excuser si nous avons été troublés sans raison. Si d'autres choses s'y ajoutent, je me mettrai à les exposer plus amplement avec l'aide de Dieu, dans les mains de qui nous sommes, nous-mêmes et nos paroles. J'en ferai peu de cas si mes paroles vous déplaisent, à condition que ma foi ne vous déplaise pas. Si je vous fais croire que j'ai été justement ému, je voudrais vous émou49

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voir, vous aussi. Ne craignez point de retrancher, pour le salut de la tête, un pied, une main, voire un œil. Moi aussi j'ai aimé Abélard et je voudrais l'aimer encore, Dieu m'en est témoin. Mais dans une pareille affaire, je ne puis tenir aucun compte de prochain ni d'ami. Il est trop tard pour remédier au mal par des conseils ou des admonestations privées. L'erreur est publique, puisque lui-même est monté sur scène. J'entends dire qu'il existe encore d'autres opuscules, dont voici les noms: Sic et Non (Oui et Non), Connais-toi toi-même, et encore quelques autres dont je crains bien que les dogmes soient encore plus monstrueux que le titre. Mais, comme on dit, ils craignent la lumière: on a beau les chercher, on ne les trouve pas.» (PL 182, 531-533) L'historien canadien fort érudit S. Ceglar a prouvé de façon convaincante que cette lettre incendiaire fut écrite durant le Carême de 1140. Lorsqu'il dit: «Pierre Abélard recommence à proclamer et à publier des nouveautés», le verbe «recommencer» rappelle que le même Abélard avait déjà été condamné, quinze ans plutôt, en 1121, par le synode de Soissons, auquel Guillaume participa en sa qualité d'abbé. Durant ce synode, l'évêque Godefroid de Chartres avait pris la défense d' Abélard. Il pouvait donc passer pour un ami du célèbre professeur. Avant de voir la suite des événements, prenons d'abord connaissance de la brève réponse de Bernard: «Frère Bernard à son frère très cher, Guillaume. Ton souci me semble légitime et nécessaire. Il ne reste pas inactif, comme il appert de l'écrit avec lequel tu fermes et cloues la bouche de tous ceux qui parlent d'injustice. Je ne veux pas dire que j'ai lu ton texte attenti-

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vement, comme tu m'y invites. Ce que j'ai pu en percevoir en le parcourant m'a semblé bon. Je n'hésite pas à l'avouer et je trouve qu'il est apte à réfuter cette fausse doctrine. Mais tu sais que je n'ai pas l'habitude de me fier à mon propre jugement, surtout en des affaires aussi importantes. Il me semble qu'il vaut la peine de chercher une occasion favorable pour se rencontrer quelque part, afin d'en conférer ensemble. Je pense que cela ne peut se faire avant Pâques, pour ne pas troubler notre application à la prière, car c'est là le premier objectif du Carême. Montre-toi compréhensif pour mon silence et pour la patience que je te demande en cette affaire, car je ne savais pratiquement rien de tout ce que tu m'écris. Grâce à tes prières, Dieu en personne pourra me donner quelque bonne inspiration pour mettre en œuvre ce que tu me conseilles. Salutations cordiales» (Lettre 327) Nous ignorons si Bernard et Guillaume se sont encore rencontrés. Ceglar soupçonne que oui, et place cette rencontre dans la semaine de Pâques 1140. Bernard se rendit ensuite à Sens et à Paris. C'est en cette dernière ville qu'il prêcha le célèbre sermon aux étudiants (Sur la conversion), et c'est là aussi sans doute qu'il aura rencontré Abélard. Leur conversation se passa dans un climat d'amitié et de confiance réciproque. Mais après coup, Abélard apprendra de la part de certains amis que Bernard parlait de lui très négativement. Il demanda donc à l'archevêque de Sens d'organiser une confrontation publique, le dimanche après la Pentecôte (2 juin 1140). Bernard y fut invité, hésita quelque peu, puis accepta le lieu et la date proposés. Cette confrontation eut lieu lors de ce qu'il est convenu d'appeler le concile de Sens. L'on peut parler d'un échange

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public, car il y eut un concours énorme de laïcs comme d'évêques. Parmi les laïcs, il convient de mentionner le roi Louis VII (1137-1180), le comte Thibaud de Champagne (t 1152), le comte Guillaume de Nevers (t 1148) et d'innombrables membres de la noblesse. Du côté de l'Eglise furent présents tous les évêques des provinces ecclésiastiques de Sens et de Reims, le légat du Pape, Godefroid de Chartres (1116-1149), et plusieurs abbés ou maîtres dans les écoles collégiales. De telles confrontations se passaient selon un modèle fixé d'avance, dont la plus grande partie fut adoptée plus tard par l'inquisition. La veille de la Pentecôte, les évêques présents se réunirent en une assemblée informelle pour écouter la dénonciation prononcée par Bernard. Celui-ci avait trouvé dix-neuf thèses dans le livre Theologia qui lui semblaient difficiles à prouver, ou même expressément hérétiques. Les évêques écoutèrent attentivement, et après chaque thèse ils s'exclamèrent: Damnamus (nous condamnons). Cette façon de faire n'était pas tout à fait loyale, car les thèses ne se trouvaient pas littéralement dans le texte. Pour la plupart, elles avaient été mises en forme par Bernard et ses assistants. C'est le lendemain, lors du procès public, qu' Abélard devait être confronté avec les thèses condamnées. Ce duel grandiose n'eut pas lieu. Il semble que le procès public n'a duré que quelques instants. Abélard savait ce qui l'attendait. Lorsqu'on commença à lire les dix-neuf thèses, il refusa de les écouter plus longtemps et quitta la cathédrale, entouré et protégé par ses étudiants. Il fit appel à Rome, récusant ainsi les juges qu'il avait lui-même nommés. Comment expliquer cette soudaine volte-face? Tous les témoins parlent d'un moment de confusion mentale. Abélard semblait avoir perdu toute confiance en lui-même, son intelli52

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gence souffrait d'un black-out et tout son dynamisme s'était évanoui. Il se sentait mis au pied du mur par l'attaque de Bernard. Ce dernier envoya sans tarder son réquisitoire au Pape Innocent II qui condamna Abélard, après quelques semaines seulement. Entre-temps, Abélard avait trouvé un bon samaritain sur le chemin de son calvaire. En route pour Rome, le « Magister» malade et épuisé fut généreusement accueilli à Cluny par Pierre le Vénérable (1092-1156). Ce dernier se montra capable de réconcilier l'eau et le feu. Abélard se soumit à la défense d'écrire, que le pape venait de lui intimer, et se réconcilia avec Bernard. Il s'éteignit en 1142 à Chalon-sur-Saône, dans un prieuré de Cluny. Pierre le Vénérable écrivit une lettre de consolation, fort chaleureuse, à Héloïse, et fit transférer le corps à son abbaye du Paraclet. Plus tard, Héloïse sera enterrée à ses côtés. Aujourd'hui, leurs restes mortels reposent ensemble au cimetière le plus célèbre de Paris, celui dit du Père Lachaise. Quel était l'objet d'une controverse aussi chaude, inaugurée par Guillaume et relayée avec tant d'ardeur par Bernard ? Les réponses à cette question sont fort diverses. Récemment, R. Bauer a défendu l'idée que Guillaume et Bernard sont les représentants typiques de l'obscurantisme du moyen âge. Donnons-lui un instant la parole: Son discours Sur la Conversion nous informe sur un point qui joua un rôle important dans la controverse avec Abélard, à savoir la relation entre la raison et la foi. Il tourne en un véritable plaidoyer en faveur de la vie monastique qui refusait la vie et le monde en les taxant de valeurs vaines. Ce faisant, les critiques de Bernard ne visaient pas uniquement le clergé séculier, mais le climat de son prêche était totale«

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ment anti-intellectuel » (De geniale mislukking van de Middeleeuwen - L'échec génial du moyen âge, p. 101) La relation entre la raison et la foi a préoccupé Bernard et Guillaume tout au long de leur vie. A ma connaissance, dans aucun passage de leurs écrits ils n'ont renié la raison. Jamais non plus ils n'ont fait de choix à l'encontre de la vie et des valeurs du monde. Enfin et surtout, le mot « anti-intellectuel » me semble particulièrement malheureux. Guillaume envisage la connaissance d'amour comme le but suprême de l'existence, et Bernard met ses moines en garde contre la paresse intellectuelle. Hélas! on continue à ne jurer que par ce qu'ont jadis enseigné des manuels aujourd'hui dépassés: «Guillaume et Bernard ont défendu la foi traditionnelle, et ont donc rejeté le nouvel apôtre de la Raison». Une telle façon de présenter les faits ne touche aucunement le noyau du conflit. Qu'un profond souci pour la foi soit à l'origine de la lettre incendiaire de Guillaume ne fait aucun doute. Mais pourquoi Abélard était-il un danger pour la vraie foi? A cause d'une façon nouvelle d'enseigner la théologie, et en raison de quelques publications bien précises. « Il traite les divines Ecritures comme il a l'habitude de traiter la dialectique». Abélard était avant tout un dialecticien. Il visait à rendre compréhensibles toutes les vérités de la foi, à l'aide de la logique et de la dialectique. En effet, que signifient pour le laïc croyant des dogmes qu'il ne comprend pas? Guillaume et Bernard n'appréciaient guère un tel enseignement. Ils affirmaient qu' Abélard soumettait toutes les données de la foi à la critique de la raison. Dans son système, la raison avait le premier mot et aussi le dernier. Guillaume parle donc de «trouvailles personnelles, de nouvelles idées pour chaque saison». 54

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Il y avait un second motif qui expliquait la méfiance de Guillaume et de Bernard vis-à-vis d'un maître si populaire: sa vie privée faisait courir beaucoup de bruits. Tout le monde connaissait son «affaire» amoureuse avec Héloïse, et on se souvenait comment le chanoine Fulbert s'était vengé de lui en le faisant émasculer. Tous savaient aussi qu'Abélard avait semé la division et la discorde dans tous les monastères où il était passé, et qu'il n'avait trouvé la paix dans aucune communauté religieuse: «Au dehors il se présente comme un moine, mais au-dedans c'est un hérétique. Sa vie, sa conduite et ses livres prouvent qu'il est un persécuteur de la foi catholique et un ennemi de la croix du Christ» (Bernard, Lettre 331 ). Au fond, Guillaume et Bernard se méfiaient de ce professeur célèbre parce que sa vie ne s'harmonisait guère avec son enseignement. Avant l'entrée en scène d' Abélard, il était admis par tous que la science du mystère divin ne pouvait être obtenue que dans les monastères ou dans les écoles collégiales. Tout enseignement de la théologie était soumis à l'autorité de la hiérarchie et supposait une conduite conforme. Abélard voulait libérer la théologie de ce corset ecclésiastique et la considérait comme une science rationnelle, sans lien avec la vie privée. On peut en voir l'expression symbolique dans le conflit qui l'opposa, en 1110, à Guillaume de Champeaux, archidiacre de Paris. Ce dernier avait interdit à Abélard de continuer son enseignement à l'Ecole Notre-Dame. Abélard emporta sa chaire de professeur et alla s'installer un peu en dehors des murs de la ville, auprès de l'église Sainte-Geneviève (l'actuel Panthéon). C'est avec raison que l'on considère ce geste symbolique comme la première fondation d'une Université totalement libre. C'est en effet au même endroit, le Quartier latin, que la Sorbonne s'établira plus tard.

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Abélard et sa théologie furent clairement condamnés par le Pape Innocent II. On n'a pas le droit de faire d' Abélard un hérétique, puisqu'il se soumit à la décision de l'Eglise. Mais il mourut comme un homme brisé. La suite de l'histoire de la théologie a fini par lui donner raison. Ce novateur condamné fut de plus en plus considéré comme le précurseur de la scolastique, qui fut un phénomène exclusivement universitaire. Pierre Lombard convertit la théologie en une discipline d'université, ce qui signifia la fin de la théologie monastique. Vers l'année 1250, l'abbé de Clairvaux, Etienne de Lexington, fonda à Paris le Collège Saint-Bernard, à côté des grandes Ecoles, pour y faire étudier les moines plus doués. De la sorte, à peu près un siècle après sa mort, Abélard obtint gain de cause. Les cisterciens eux-mêmes n'étudiaient que la théologie scolastique. Guillaume et Bernard eurent le pressentiment du danger et ils essayèrent de renverser le cours des choses. Du point de vue de l'histoire, leurs efforts furent vains. Ils discernèrent cependant un problème tout à fait réel: le divorce imminent entre la théologie et la spiritualité. La théologie allait devenir une science purement rationnelle, et la spiritualité finirait par être reléguée aux marges de l'ascèse et de la mystique (ou plus grave encore: vers la zone irrationnelle de la sensibilité). Au treizième siècle, un Thomas d'Aquin saura réconcilier la raison avec la foi. Mais la raison et l'amour de Dieu n'ont cessé depuis de s'éloigner l'une de l'autre. A la suite du second Concile du Vatican, on s'est senti de plus en plus gêné par cette dichotomie. Une théologie exclusivement scientifique a souvent dégénéré en recherche agnostique, et la spiritualité a manqué d'une solide réflexion rationnelle. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Bernard et Guillaume suscitent aujourd'hui un nouvel intérêt. Non seu-

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lement ils pratiquèrent une théologie monastique harmonieuse et bien intégrée, mais ils jetèrent les fondations de la mystique affective, propre à l'Occident.

12. Contacts avec les chartreux L'Ordre des chartreux s'est développe à partir de deux fondations de Bruno de Cologne (1030-1101), qui avait commencé par enseigner un bon moment comme maître à l'Ecole cathédrale de Reims (jusqu'en 1080). En 1084, il fonda une communauté d'ermites dans le massif de la Grande Chartreuse, près de Grenoble, et plus tard une autre communauté semblable à Santa Maria della Torre, dans le sud de l'Italie. Dans ses fondations, Bruno voulut associer deux types de vie monastique, celui des cénobites (qui mènent une vie en communauté) et celui des ermites (qui recherchent la solitude complète du désert). Chaque chartreux habite un ermitage où il prie et travaille. Une douzaine de ces ermitages parfois deux douzaines - entourent un préau spacieux. Les bâtiments communautaires: église, salle du chapitre, réfectoire et bibliothèque, se trouvent autour d'un préau plus réduit. A l'église, les moines ne célèbrent que les vigiles, les laudes, l'eucharistie et les vêpres. Ils s'acquittent des autres Heures de !'Office en cellule. Le réfectoire commun n'est fréquenté que le dimanche et les jours de solennité. Aux autres jours, les repas sont apportés pour chacun dans sa cellule. Le travail consiste la plupart du temps dans une occupation manuelle: travailler le bois, tailler la pierre ou cultiver son jardin. La copie des manuscrits, qui la plupart du temps contiennent des ouvrages spirituels, est par ailleurs chaudement recommandée. A la tête de la communauté se trouve un prieur. Les Consuetudines (Us et coutumes du monastère) 57

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ne furent mises par écrit que grâce à Guigues 1 (1121-1127), cinquième prieur de Chartreuse. A quelle occasion Guillaume a-t-il été mis en contact avec cette fondation assez récente et originale? Le premier contact eut lieu grâce à ce qui fut le début des fondations cartusiennes dans le nord de la France: la Chartreuse du MontDieu. Elle se trouvait dans les Ardennes françaises, à 23 km au sud de Sedan. Les premiers moines y arrivèrent en 1123, venant de la maison-mère de Chartreuse. L'évêque Samson de Reims confirma la fondation en 1142, et consacra la première église en 1144. C'est probablement en 1143 que Guillaume y fit sa première visite, peu de temps après la dispute avec Abélard, et après avoir achevé ses deux traités sur la foi. En 1144, Guillaume entretenait déjà des rapports d'amitié avec le prieur Haymon, au point qu'il put lui dédier son ouvrage qui deviendrait le plus célèbre: la Lettre aux Frères du Mont-Dieu, que Mabillon appellera plus tard la Lettre d'Or. Cette chartreuse était située à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Signy. Il nous faut supposer que Guillaume y passait un temps assez long en qualité d'hôte. Il est toujours permis de se poser quelques questions au sujet de la stabilitas monastica, ce vœu de stabilité par lequel les moines s'engagent à toujours persévérer dans le même monastère. Mais il était généralement accepté que tout moine pouvait choisir de se rendre dans un ordre plus austère. Guillaume a-t-il eu le désir personnel de se faire chartreux? Cette question n'est pas entièrement imaginaire, car celui qui avait été jadis son abbé, Joran de Saint-Nicaise, termina sa vie comme chartreux au Mont-Dieu. Mais pour ce qui est de Guillaume, nous ne disposons d'aucune indication en ce sens. La chronique de Signy nous apprend que Bernard 58

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obtint du chapitre de Cîteaux le statut d' abbas-hospes, d'abbé-hôte, en faveur de son ami Guillaume. Ce statut impliquait le droit de recevoir n'importe quel visiteur et de voyager hors du monastère, accompagné de deux moines (quo vellet secum ducere extra claustrum). Il n'est donc pas étonnant que Guillaume ait résidé un certain temps au MontDieu. Au moins un temps suffisant pour bien connaître les ermitages et le genre de vie de ces nouveaux ermites. Il est au courant de leur grande ferveur, de leurs préoccupations et de leurs mérites, au point qu'il se sent autorisé à leur faire quelques suggestions. 'Prenez-vous pour des animaux sauvages qui n'ont pas encore été domptés et qui ont été enfermés dans une cage, parce qu'on ne peut les dresser autrement. Consacrez le plus de temps possible à la prière et à la contemplation, mais reconnaissez en même temps chaque nécessité et chaque appel du prochain' (Lettre d'Or 18). A la fin de sa vie, Guillaume confiera tous ses écrits aux chartreux du Mont-Dieu, comme il l'a explicitement indiqué dans sa préface à la Lettre d'Or. Guillaume y ajoute la liste à peu près complète de ses ouvrages. Une certaine mésentente s'était-elle établie entre lui et la communauté de Signy? Ce geste contient-il quelque méfiance envers l'ordre de Cîteaux? Guillaume prit cette décision quand il était encore occupé à la rédaction de la Vie de Bernard. Il ne peut donc être question de mésentente ni de méfiance de sa part envers les moines blancs, qui étaient toujours ses confrères. Nous pensons en avoir découvert le véritable motif en étudiant son Commentaire sur le Cantique des Cantiques. Il existe deux recensions différentes de cet écrit, l'un6 qui appartenait à Signy, et l'autre qui est conservée dans deux manuscrits cartusiens, dont l'un se trouve à Uppsala, et

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l'autre à Wolfenbüttel. Ayant comparé de près les deux recensions, il apparaît que les chartreux ont davantage respecté le texte de Guillaume. Le manuscrit de Signy, aujourd'hui conservé à Charleville, a été de toute évidence retravaillé et 'corrigé' par un copiste, qui était probablement un confrère de Guillaume. Ce dernier a sans doute fort peu apprécié ces 'corrections', et a dû confier ses propres manuscrits à la garde des chartreux du Mont-Dieu. Les premières générations de ce monastère ont précieusement conservé ce trésor, mais en 1606 Dom Serval a vendu tous les manuscrits dont le Mont-Dieu disposait encore à un antiquaire parisien. Il lui semblait que toutes ces 'vieilleries' s'étaient trouvées dévaluées par l'apparition des premiers livres imprimés. L'argent est à même d'aveugler les esprits les plus déliés ... ! Mais ne quittons pas les chartreux sur une impression aussi négative. Avec les béguines, ils sont sûrement restés les lecteurs les plus assidus de Guillaume. Ils se sont aussi montrés attentifs à l'exactitude du texte. Les premières éditions imprimées des Méditations ont été faites d'après un manuscrit cartusien. La Lettre d'Or a définitivement marqué leur spiritualité, et ils ont transmis plusieurs idées de Guillaume à la Dévotion Moderne.

13. Mort et béatification de Guillaume Dans sa Préface à la Lettre d'Or, Guillaume dit de luimême qu'il est devenu senex et deficiens (âgé et usé). En 1145, il avait soixante-dix ans, c'est là, sans aucun doute, un âge plus que respectable pour un vieillard de l'époque. Il consacra les trois dernières années de sa vie à la biographie de Bernard et cet écrit prouve que son état mental restait 60

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excellent. Il est donc permis de supposer que Guillaume a été peu de temps malade, avant de s'en retourner vers son Créateur et Seigneur. La Vita antiqua nous donne davantage de détails sur les circonstances de sa fin. «Il fut assisté par un confrère qui était son meilleur ami». Il s'agit sans doute de celui qui avait été son prieur à Saint-Thierry, et qui l'avait suivi lors de son passage à Signy. « Cet homme possédait une foi ardente et était convaincu de la sainteté de Guillaume. Non sans quelque audace, il demanda à Guillaume de lui apparaître après sa mort et d'essayer de lui rendre visite. Guillaume dont la grande charité était exemplaire lui fit un signe affirmatif de la tête, acquiesçant à cette demande inspirée par un amour exceptionnel. C'est avec cette promesse qu'il se sépara de son ami, et qu'il rendit sa noble âme au Seigneur. » Nous constatons avec grande joie que Guillaume n'est pas mort abandonné en solitude. Tout comme Aelred de Rievaux, son confrère plus jeune de quelques années, Guillaume était très sensible à l'amitié, toutes ses lettres en témoignent. Mais s'était-il réellement engagé à apparaître en vision à son ami? Et a-t-il tenu sa promesse avant qu'une année ne fût écoulée ? De telles questions sont sans doute mal formulées. Les visions ne sont pas des faits historiquement vérifiables et elles n'appartiennent pas au domaine de l'historiographie. Il s'agit ici d'un 'exemple', c'est-à-dire d'un récit dont l'intention est de toute évidence moralisatrice. Il est facile d'en retrouver le véritable message: 'Au bout d'une année pleine, Guillaume n'avait pas encore obtenu ce qu'il souhaitait, mais cela ne tarderait plus. Evitons donc soigneusement toutes les occasions de péché.'

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Souvenons-nous que ce texte fut écrit à la fin du douzième siècle (ou au commencement du treizième). A ce moment, la première et la plus grande période de la floraison de Cîteaux appartenait déjà au passé. Les quatre 'évangélistes' importants de l'Ordre s'étaient déjà éteints: Guillaume de SaintThierry en 1148, Bernard de Clairvaux en 1153, Guerric d'Igny en 1157, et Aelred de Rievaulx en 1167. Les auteurs appartenant aux générations suivantes reprendront les thèmes spirituels de leurs devanciers (Gilbert de Hoyland, par exemple, ou Baudouin de Ford), ou se montreront plus attentifs à des récits à message moralisateur (comme Césaire d'Heisterbach). Par la vision que Guillaume aurait accordée après sa mort, la Vita antiqua est à ranger dans ce dernier genre littéraire. C'est à un âge avancé que Guillaume se fit moine à Signy, en même temps que deux autres abbés de monastères bénédictins célèbres: Gérard de Florennes et Arnould de SaintNicaise. L'abbé de Florennes est connu sous le nom de Gérard d'Orchimont (Vresse-sur-Semois). Le 12 février de l'an 1215, Gilles II, abbé de Signy, fit déterrer les restes de ces trois abbés, afin de leur donner un lieu de repos plus honorable dans une niche de l'église abbatiale, proche de l'entrée qui se trouvait du côté du cloître. Cette nouvelle tombe était indiquée par une pierre portant l'inscription suivante: Willermus, Gerardus, Arnulphus: Montis pater Hor Willermus Gerardus Florinensis, Arnulphus Nichasiensis Honesti Signiaci monachi post Simul ecce iacent » «

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Guillaume, Gérard, Arnould: Guillaume, père de la colline de Hor, Gérard de Florennes, Arnould de Saint-Nicaise, Tous les trois, plus tard dignes moines de Signy, Sont enterrés ici ensemble » (Mons Hor désignait anciennement Saint-Thierry). «

Une telle 'élévation', célébrée solennellement en présence de plusieurs abbés, équivalait au moyen âge à une béatification officielle. A partir de cette date, on commémorait chaque année le bienheureux Guillaume de Saint-Thierry au 12 janvier, dans tout l'Ordre de Cîteaux, ainsi que dans !'archidiocèse de Reims. Le Ménologe cistercien le rappelle à la même date: 'En France, le bienheureux Guillaume, d'abord abbé de Saint-Thierry avant d'être moine de Signy, au diocèse de Reims. Une amitié intime le liait à notre Père saint Bernard dont il a écrit la vie. Il était célèbre par sa piété et son savoir. Il s'appliquait avec tant de ferveur à la contemplation qu'il était souvent ravi en extase et perdait alors l'usage de ses sens. De nombreux miracles attestèrent sa sainteté, avant comme après son décès. Sa vie et sa mémoire sont en bénédiction'.

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CHAPITRE

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Les Œuvres

1. De la contemplation de Dieu Ce court traité représente sans aucun doute une œuvre de jeunesse. Il fut probablement publié au début de son séjour à Saint-Thierry (1121). On y trouve déjà les idées fondamentales des œuvres plus tardives. Bien que l'amour de Dieu y soit le thème principal, Guillaume n'en appelle pas encore au Cantique des Cantiques. Il est évident que ce texte fut rédigé et vit le jour avant la rencontre des deux abbés malades. Mentionnons deux passages qui abordent un thème important: le lien entre l'amour de Dieu et le bonheur de l'homme, et le lien entre amour et connaissance.

A. L'amour de Dieu et le bonheur de l'homme. «Y a-t-il chose plus insensée que d'être uni avec Dieu par l'amour, et non par la béatitude? En effet, ceux qui t'aiment véritablement et parfaitement sont heureux d'un bonheur unique, extraordinaire et exclusif. Et personne ne saurait être heureux sans t'aimer. Que signifie le bonheur sinon que de ne souhaiter que le bien, et de posséder tout ce que l'on souhaite? Or, te souhaiter et te souhaiter intensément, c'est cela aimer et t'aimer 65

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exclusivement, toi qui ne veux être aimé avec quelque chose d'autre, à moins que celle-ci ne soit aimée à cause de toi. C'est cela que signifie posséder tout ce que l'on souhaite, car chacun te possède dans la mesure où il t'aime.» (PL 184, 375-376). B. Connaissance et amour. Ô Majesté incompréhensible! Tu sembles pouvoir être comprise par l'âme qui t'aime. Car même si aucune faculté n'est capable de te comprendre, l'amour de celui qui aime, et qui t'aime entièrement selon toute ta grandeur, te comprend quand même selon toute ta grandeur. ( ... )Lorsque nous t'aimons, notre esprit est agi par ton Esprit. Celui-ci habite en nous, et grâce à lui nous possédons l'amour de Dieu qui a été répandu dans nos cœurs (Rm 5, 5) » (PL 184, 376). «

2. La nature et la dignité de l'amour. Cet écrit vit le jour peu de temps après le précédent. Aux environs de 1160, les deux ouvrages finiront par être attribués à Bernard. Grâce à cette erreur sur la personne de l'auteur, ils connaîtront une large diffusion. Guillaume y décrit l'origine et le développement de l'amour de Dieu au cours de la vie spirituelle. Citons d'abord un extrait du début de ce traité relativement long. A. «L'art des arts, c'est l'art d'aimer. La nature et Dieu, qui est le créateur de notre nature, se sont réservé le droit de nous apprendre à aimer. L'amour, que le créateur a déposé dans la nature, s'apprend lui-même, à

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condition que sa noblesse naturelle ne soit pas déviée par certains penchants désordonnés. C'est pourquoi les disciples de l'amour sont au fond des disciples de Dieu (... )Comme je l'ai dit, l'amour a été déposé dans l'âme humaine d'une façon naturelle par le créateur de la nature. Cependant, lorsque l'amour a perdu la loi de Dieu, il a fallu qu'on l'apprenne par les hommes. Le but de cet enseignement n'est pas de produire l'amour comme s'il n'existait pas encore, mais de le purifier et de lui indiquer le chemin de cette purification, de lui montrer le chemin et de le faire progresser, de le fortifier et de lui indiquer de quelle façon. Même l'amour humain indigne a trouvé jadis des maîtres qui enseignaient ses pratiques indignes. Ils coururent à leur perte, ainsi que leurs lecteurs, avec tant d'acuité d'esprit et avec tant de succès, que le grand maître de l'art d'aimer (Ovide) se vit obligé de révoquer ce qu'il avait préconisé d'une façon immodérée 1 (PL 184, 379-381). Le chapitre cinq, qui est consacré aux cinq espèces d'amour, comparées aux cinq sens, est particulièreme nt intéressant. L'amour envers les parents est rattaché au toucher; celui pour les frères au goût; l'amour du prochain à l'odorat, l'amour des ennemis à l'ouïe; la vue enfin est rapportée à l'amour pour Dieu. Guillaume décrit le regard spirituel avec beaucoup de pénétration. Hadewijch, la célèbre béguine d'Anvers, a traduit ce passage pour l'insérer dans sa Lettre XVIII. Mais donnons ici la parole à Guillaume lui-même:

1 Après son Ars amatoria, Ovide crut devoir éteindre l'incendie qu'il avait lui-même allumé en publiant ensuite les Remedia amoris.

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«La vue, qui est la lumière naturelle de l'âme, créée par le créateur de notre nature, est l'amour de Dieu. Or, cette vue dispose de deux yeux dont chacun clignote sans cesse et spontanément lorsqu'il contemple la lumière divine: l'amour et la raison (... ) L'un comme l'autre font grand effort, chacun à sa façon. La raison ne peut voir Dieu qu'en ce qu'il n'est pas. L'amour ne trouve pas de repos, sauf dans ce qu'il est ( ... ) La raison dispose de certains sentiers éprouvés et droits qui lui permettent de progresser. L'amour progresse plutôt là où il défaille, il apprend davantage par son ignorance (sua ignorantia plus apprehendit). La raison progresse en commençant par ce qui n'est pas pour aller ensuite vers ce qui est. L'amour passe outre à ce que Dieu n'est pas et voudrait se perdre dans ce qu'il est; car il est sorti de Lui, et il a un désir naturel de retourner vers sa source. La raison est plus sensible à la mesure; l'amour possède plus de bonheur. Lorsque ces deux facultés se prêtent la main, et que la raison instruit l'amour tandis que l'amour éclaire la raison, lorsque la raison cède la place au désir de l'amour tandis que l'amour accepte d'être maintenu dans les limites de la raison, ils sont ensemble capables de grandes choses. Quelles choses? Personne ne peut les apprendre, à moins de les avoir personnellement expérimentées.» (PL 184, 393)

3. Sur le Saint Sacrement de l'autel. Dans la plupart des manuscrits, deux lettres de Guillaume précèdent le texte de ce traité consacré à l'Eucharistie. La première est adressée à Rupert de Deutz (1076-1129), la seconde à Bernard de Clairvaux (1090-1153). Rupert était

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compatriote et contemporain de Guillaume. Enfant, il avait été accueilli par les bénédictins de Saint-Laurent à Liège. Il s'y fit moine et devint l'allié fidèle de Bérenger, dans son combat contre Otbert (1092-1119), l'évêque favorable au parti de l'empereur. Rupert était devenu un auteur et un érudit éclectique. Son premier ouvrage porte le titre 'De divinis officiis'; il s'agit d'un long commentaire des sept Heures canoniales et de !'Eucharistie. Nous savons que cette œuvre fut publiée anonymement en 1111, et qu'elle fut dédiée à l'évêque de Ratisbonne en 1127. En attendant, Rupert était devenu abbé du monastère de Deutz en 1121, situé sur la rive droite du Rhin, en face de la cathédrale de Cologne. Nous ignorons à quel moment Guillaume a pu lire ce premier ouvrage de Rupert. Tôt après l'an 1111? Ou seulement en 1127? Nous optons pour cette dernière date. Quoi qu'il en soit, Guillaume ne s'était pas senti à l'aise avec un passage bien précis de la doctrine eucharistique de Rupert, là où celui-ci introduit une distinction nette entre le 'Corps du Seigneur' (Corpus Domini) et le 'Corps du sacrifice' (Corpus sacrificii). Guillaume demande à son collègue ce qu'il entend dire par ce dernier terme. Il est clair que la préférence de Guillaume va vers la distinction traditionnelle entre la substance cachée (le corps et le sang de Jésus), et les espèces visibles du pain et du vin. La seconde lettre de Guillaume est adressée à Bernard de Clairvaux, son ami 'élu entre mille' (Cantique des Cantiques 5, 10). Guillaume demande à l'abbé de Clairvaux de bien vouloir relire et corriger son traité sur l'eucharistie. Peu de temps auparavant, Bernard lui avait demandé un même service au sujet de son traité La grâce et le libre arbitre. Au traité de Guillaume, assez long et plutôt difficile, nous

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empruntons ici le chapitre VIII qui traite de la réception corporelle du corps du Seigneur. «Notre sujet semble demander que nous traitions maintenant de la réception corporelle de l'eucharistie. Elle consiste à recevoir le corps du Seigneur d'une façon digne ou indigne, pour la vie ou pour la mort. Bien qu'une communion spirituelle suffise au cas où il y aurait un empêchement contraignant, la réception corporelle ne doit pas être omise. Personne ne doit douter que tous les fidèles qui sont devenus les membres du Christ grâce à leur baptême, participent au corps et au sang du Seigneur, et qu'ils ne sont jamais exclus de la communion à son corps et à son sang. Même si le fidèle quitte le monde avant d'avoir mangé ce pain et d'avoir bu à ce calice, il reste incorporé à l'unique corps (mystique) du Christ. En effet, la communion et le fruit de ce sacrement ne lui sont pas enlevés lorsqu'il rencontre celui dont le sacrement est le signe. La réception du sacrement ne doit cependant pas être omise, car les deux linteaux de la porte de notre demeure doivent être marqués du sang de l'agneau, afin que celle-ci ne soit pas dévastée par l'ange exterminateur, et qu'aucun mal ne s'approche de notre tente. Dans la personne de notre premier parent, la nourriture de notre chair fut corrompue par la prise d'une nourriture défendue; à cause du péché des origines, notre nature fut entièrement frappée par le péché et par les peines du péché, et livrée à la mort éternelle et à la corruption. C'est ce que le poète chrétien Sedulius exprime de la meilleure façon : L'homme qui périt par la douceur du fruit défendu, Tu le restaures par la réception d'une nourriture meilleure.

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Le venin que lui injecta le serpent frauduleux, Tu le neutralises par le breuvage de ton saint sang.» (PL 180, 354-355).

4. Commentaire sur !'Épître aux Romains Cette œuvre d'exégèse fut terminée à Signy (probablement en 1137), mais avait certainement été commencée à SaintThierry. Guillaume commente le texte de Paul, verset par verset. Il se sert fort habilement de plusieurs idées d' Augustin, ainsi que du commentaire qu'Origène consacra à la même Épître. Il ne s'agit cependant pas d'une anthologie. Guillaume essaie de réconcilier la théologie grecque de l'Eglise d'Orient avec la théologie latine d'Augustin. Cette confrontation entre deux univers spirituels l'amène à formuler une synthèse personnelle, et fait de lui un penseur original. Il est l'interprète de deux traditions vénérables et devient ainsi un excellent guide pour la nouvelle théologie monastique et mystique. «Seigneur Jésus, Tu es le plus beau des enfants des hommes. Car lors de ton Incarnation, la grâce et la beauté furent répandues sur tes lèvres. Il s'agit là de cette huile d'allégresse, avec laquelle tu as été oint audelà de tous tes semblables. 'C'est pourquoi les jeunes filles t'aiment, courant à l'odeur de tes parfums' (Cantique des Cantiques 1, 2-3 ). Mus par la grâce, les apôtres ont contemplé cette grâce sur ton visage. Matthieu, un pécheur public, quitta son bureau de la douane pour te suivre. Pierre et André, Jacques et Jean quittèrent leurs filets et leur père pour se mettre à ta suite. Par tes paroles cette grâce fait résonner un message aux oreilles de ceux qui en sont touchés, alors 71

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qu'elles en laissent d'autres impassibles. Cette grâce appelle ce qui n'existe pas encore comme ce qui existe déjà. Elle donne aux orgueilleux la sagesse de comprendre qu'ils sont des hommes, et de se mettre d'accord avec les humbles parce que ceux-ci sont leurs frères. La grâce réjouit le cœur des humbles et rend leur visage beau à voir, parce qu'ils vivent selon ce pour quoi ils furent créés, et non pas comme des captifs emmenés vers une terre étrangère.» (PL 180, 548) (CC-CM 86, p.4).

5. Les Méditations C'est probablement à Saint-Thierry que Guillaume mit par écrit ces douze Méditations. Ce texte très personnel ne nous est connu que par un seul manuscrit (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 776), qui provient du monastère de Reuil-enBrie, un prieuré d'obédience clunisienne. Deux éditions anciennes le contiennent aussi, avec quelques variantes mineures. Guillaume a fait copier son manuscrit personnel pour les chartreux de Mont-Dieu. Ces méditations sont probablement le fruit de sa lectio divina. Dans sa prière, Guillaume a surtout médité certains versets de psaume qu'il applique à sa propre vie. Il ne s'agit pas d'exégèse proprement dite, mais du fruit de sa méditation et de sa prière personnelles. Plus tard, Guillaume dira de ces textes qu'ils pouvaient servir à des débutants pour leur apprendre à prier d'une façon personnelle. Chacune des douze méditations s'attache à un sujet particulier, généralement introduit par un verset de psaume. La première de ces méditations est probablement celle qui plairait le moins au lecteur d'aujourd'hui. Elle traite de laquestion théologique de la prédestination au bien ou au mal. 72

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Augustin fut le premier à agiter cette question qui plus tard finit par égarer bien des théologiens. Le mystique flamand, Jan van Ruusbroec, tranchera la dispute en affirmant que Dieu appelle tous les hommes à s'unir à lui. L'image d'un Dieu malintentionné semble inconciliable avec l'image du Père de Jésus de Nazareth. Traduisons donc plutôt la septième Méditation, en la faisant suivre d'un bref commentaire. - Les textes des psaumes sont traduits sur le psautier latin de la Vulgate.

MEDITATION VII « 'A Toi mon cœur a dit: Ma face T'a cherché; je rechercherai, Seigneur, ta face. Ne détourne pas de moi ta face; dans ta colère, ne Te détourne pas de ton serviteur' (Ps 27, 8-9).

Certes, mettre en présence ma face et ta face, Seigneur Dieu, examinateur et juge des cœurs, paraît bien téméraire et insolent, car si tu entres en jugement avec ton serviteur, ma face d'injustice n'a plus qu'à fuir devant ta face de justice. Mais si tu donnes ces vertus, la charité ardente excusera, l'humilité pieuse aidera ma pauvreté; qu'ils fuient, eux qui haïssent, moi je ne fuirai pas devant ta face. L'une en effet donne la hardiesse, l'autre nourrit la confiance. Je n'ai aucunement conscience de les posséder, mais je me proclame ami. Si en effet tu m'interroges, comme tu as interrogé Pierre: 'M'aimes-tu?', je dirai avec pleine confiance: 'Seigneur, toi qui connais tout, tu sais que je veux t'aimer'. Si mille fois tu m'interroges, mille fois je répondrai; mais je ne dirai rien d'autre que: 'Tu le sais, je veux t'aimer'. Et cela mon cœur le veut si fort qu'il ne peut rien vouloir autant que t'aimer. 73

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A l'humilité aussi je m'attache. Les amateurs de définitions la définissent: le mépris de sa propre excellence. Or, lorsque parfois je me laisse prendre sans le savoir à quelques vétilles d'excellence, ou que, lorsqu'il s'en présente, je ne m'en débarrasse pas assez vite, je sais très bien que je ne suis pas humble. Il y a une autre espèce d'humilité, à savoir la connaissance de soi; dans ce cas, si je suis jugé selon ce que je sais être en moi, c'en est fait de moi, et, comme on dit, j'ai avancé le pied sous un mauvais augure, pour subir la justice de ton jugement. Si, au contraire, ceci est jugé vertu auprès de toi, (à savoir) si mon péché est toujours devant moi, je ne m'estime pas complètement dénué de cette vertu: quand de plus je ne le veux pas et tends à des choses meilleures, souvent la face hideuse de mes péchés se présente aux yeux de mon esprit, de sorte que je me hais moi-même en la voyant. Ô Seigneur, que dirai-je de plus au sujet de l'ignominieuse face de ma conscience? Quelle qu'elle soit, en quel état qu'elle soit, toute sa face désire ta face, à tel point que tout ce qui est de cette vie terrestre, et la vie même, lui est fastidieux à cause de son amour; elle le méprise, et n'a aucunement cure de ce que je parais, pourvu qu'elle te voie. Ainsi, en attendant, ô toi qu'on désire voir, ma face te cherche; je recherche ta face: je t'en prie, ne la détourne pas de moi. Mais enseigne-moi, en attendant, ô sagesse éternelle, par l'illumination de ton visage même, quel est ce face à face, parce que j'ai beau me consumer du désir de cet échange de l'une à l'autre, je ne connais aucune d'elles suffisamment. Je sais en effet que, s'il n'a pas été donné à l'apôtre Paul de te voir en cette vie face à face, ni à ton disciple bien-aimé de te voir tel que tu es, celui-là ne serait pas sain d'esprit qui espérerait ou chercherait ce qui n'est pas concédé à qui aime tant et à qui est tant aimé.

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Cependant quand j'entends chez David parler de face et de face, je ne peux désespérer d'obtenir ce que j'entends quelqu'un espérer de toi; ce n'est pas que j'oublie qui je suis, mais je l'espère de l'indulgence de ta miséricorde; et bien que je progresse misérablement en cela, je ne voudrais pas t'aimer moins que tout autre qui t'aime. Certes, bien que paraisse avoir été dénié à Moïse ce qui pourtant n'était nullement désespéré pour David, c'est pourtant de ce même Moïse et des autres pères que David lui-même chante dans le psaume: 'Ce n'est pas par leur glaive qu'ils ont possédé la terre, et leur bras ne les a pas sauvés, mais ta droite, et ton bras, et l'illumination de ton visage' (Ps 43, 2). Il dit aussi de lui-même: 'Seigneur, c'est ta volonté qui avait procuré à mon honneur la puissance. Tu as détourné ta face de moi, et j'en ai été tout bouleversé' (Ps 30, 6). Cette face donc, ô très doux, que tu as quelque jour détournée du saint homme David, et il en a été tout bouleversé, tourne-la vers moi, et je serai consolé, puisque, avant de la détourner de lui, ta volonté avait procuré à son honneur la puissance. Et que ma terre soit possédée par ta droite, et par ton bras, et par l'illumination de ton visage, (ta droite) qui a possédé la terre des pères en qui tu t'es complu. Car pour ce qui est de ton visage et de ta face, je n'ai jamais entendu quelqu'un en traiter et en parler si souvent, si familièrement que David; et il n'est pas croyable qu'il n'ait pas eu l'expérience de ton visage, puisqu'il demande que tout son jugement émane de lui (Ps 17, 2), il se tient pour promis que ton visage le comblera de joie (Ps 16, 11). C'est lui aussi qui exprime la béatitude de l'heureux peuple qui connaît la jubilation: 'Seigneur, dit-il, à la lumière de ton visage ils marcheront' (Ps 89, 16).

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Aussi attentivement que possible, ô Dieu de mon cœur, je consulte ton visage même, pour que de lui émane mon jugement sur ceci que j'ai trouvé, et que tout l'assentiment de ma conscience proclame aussi: ce visage, le tien, et ta face, c'est la connaissance de ta vérité. Quand ton heureux peuple lui présente une face de bonne volonté, il jubile de joie dans l'Esprit Saint: c'est la fête du jubilé de la grande année, dans la contemplation et la fruition de ta vérité même; et quand il marche à sa lumière, il dirige ses pas et tous ses actes selon les jugements de ta justice. Il y a cependant une autre face et un autre visage de ta connaissance; à leur propos il est dit à Moïse: 'Ma face ne sera pas vue de toi, car l'homme ne peut pas me voir et vivre' (Ex 33, 20). La vision, ou la science de ta divine majesté, est mieux connue en cette vie quand on l'ignore; et si quelqu'un connaît comment il l'ignore, c'est en cette vie, pour lui, le comble de la science. Mais, ô Seigneur, sans doute as-tu fait des ténèbres de notre ignorance et de la cécité humaine le lieu où cacher cette face; cependant tout autour de toi il y a ton tabernacle, c'està-dire ceux que tu as illuminés, quelques saints, que l'intimité de ta lumière et de ton feu rendit lumineux et ardents; par la parole et l'exemple ils illuminaient les autres, et les embrasaient, et ils nous annonçaient la joie de cette suréminente connaissance de toi dans la vie future, en laquelle tu seras vu tel que tu es, ou face à face. En attendant, donc, les foudres de ta vérité ont brillé par eux sur le globe de la terre, et les éclairs ont lui; à leur vue se réjouissent ceux qui ont les yeux sains, mais ils sont ébranlés et troublés, ceux qui aiment les ténèbres plus que la lumière. En effet, la manifestation ici-bas de ta vérité, quelle que soit la personne par qui elle se fasse, est comme ton soleil, que tu fais se lever sur

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les justes et les injustes: il demeure en la pureté de sa nature, utilisant la matière des choses telles qu'il les trouve: durcissant l'argile, fondant la cire, illuminant tout œil, celui du voyant et celui de l'aveugle, le voyant afin qu'illuminé il voie davantage, et l'aveugle demeurant en sa cécité. Ainsi de toi, ô Sagesse de Dieu et Lumière de la vérité: quand tu es venu dans le monde, toi par qui le monde a été fait, tu as illuminé tout homme venant en ce monde; mais les ténèbres ne t'ont pas compris. Au contraire, tous ceux qui t'ont reçu, toi et la lumière de ta vérité, tu leur as donné le pouvoir de devenir fils de Dieu (Jn 1, 5-12) ».(SC 324, p. 126-135).

Chercher la face de Dieu: cette recherche contient le noyau de toute vie religieuse. Le moine quitte le monde pour rechercher Dieu intensément, et pour le trouver. Selon la Méditation VII, trois obstacles attendent le moine dans la méditation : l'expérience de son propre péché, les expressions ambiguës de !'Ecriture, et les limites de la raison humaine. Le péché est présenté comme un manque d'amour et d'humilité. Malgré cela, l'homme ne cesse d'aspirer vers Dieu. Ce désir fondamental de l'homme est plus fort que toute faiblesse morale. 'Ma conscience perd toute préoccupation au sujet de ce qu'elle voit en elle-même, si elle est admise à te voir'. Toute préoccupation morale s'efface ici au bénéfice du regard intérieur qui doit être totalement orienté vers Dieu. Quant au message ambigu de !'Ecriture, Guillaume commence par constater que beaucoup de ses textes semblent refuser la possibilité de voir ou de connaître le visage de Dieu. 'Aucun homme ne peut me voir et demeurer en vie' (Ex 33, 20). Paul ne pouvait voir Dieu qu'à travers un miroir

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et en énigmes (1Cor 13, 12). Jean ne pouvait connaître Dieu tel qu'il est dans cette vie (1 Jn 3, 2). Mais par ailleurs, David parle si souvent dans les psaumes de son désir de voir la face de Dieu que Guillaume ne se sent pas autorisé à renoncer à un tel espoir. Au contraire, le message ambigu de !'Ecriture renforce le désir du croyant et le rend plus ardent. Les limites de la raison acculent l'homme à une connaissance négative de Dieu. Qui donc parvient à la meilleure connaissance de Dieu? C'est celui qui réalise à quel point le mystère divin reste insondable. Cette théologie négative était communément répandue dans les écoles théologiques des douzième et treizième siècles. Elle conduisait de nombreux étudiants et professeurs à une espèce d'agnosticisme: dans son fond, le mystère de Dieu est inconnaissable. Guillaume reprocha une telle attitude à Abélard. Quels que fussent les arguments en faveur de cette connaissance négative de Dieu, Guillaume et les cisterciens n'ont jamais voulu se contenter de la théologie obscure de ceux qui vivent sous un nuage d'inconnaissance. 'Dieu est lumière, et il n'y a pas de ténèbres en Lui' (1 Jn 1, 5). Guillaume a d'abord découvert cette lumière divine dans le rayonnement de certains de ses témoins. Il pensait surtout à son ami Bernard. Mais la pleine lumière ne l'atteindra que le jour où il découvrira la connaissance qui est propre à l'amour, connaissance que seul le Saint Esprit peut communiquer à l'être humain.

6-7. Les anthologies d'Ambroise et de Grégoire le Grand Vers l'année 1127, Guillaume et Bernard se rencontrèrent à Clairvaux et s'y mirent à lire ensemble le Commentaire sur le Cantique des Cantiques d'Origène. C'est de cette rencontre 78

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que date le grand intérêt de Guillaume pour le Cantique et pour les commentaires qu'Ambroise de Milan (t 397) et Grégoire le Grand (t 604) lui ont consacrés. Aucun de ces deux auteurs n'entreprit un commentaire exhaustif du Cantique, mais Guillaume rassembla dans leurs œuvres tous les textes commentant des passages du Cantique. Ambroise L'évêque de Milan interprète le premier verset du Cantique ('Qu'il me baise des baisers de sa bouche') comme exprimant le désir de l'Eglise et de l'âme fervente, tourné vers l'avènement de l'Epoux bien-aimé. 'Qu'il me baise des baisers de sa bouche'. Elle ne demande pas un unique baiser mais plusieurs, pour rassasier son désir. Celui qui aime en vérité ne se contente pas d'un seul baiser, mais en exige plusieurs. Il prétend avoir droit à plusieurs baisers, afin de solliciter l'attention du Bien-aimé ( ... ). Une telle âme désire plusieurs baisers de la part de son bien-aimé, pour être ainsi illuminée par la lumière de la connaissance divine. Le baiser du Verbe est la lumière de sa connaissance sainte. Car le Verbe divin nous donne un baiser lorsqu'il illumine le cœur et le sommet le plus élevé de l'homme avec l'esprit de sa connaissance divine. Lorsque l'âme reçoit ce gage de l'amour nuptial, elle se dit, remplie de joie et de triomphe: 'J'ai avidement ouvert la bouche, et j'ai attiré !'Esprit'. C'est grâce à un baiser que les amants adhèrent l'un à l'autre et reçoivent la douceur de la grâce intérieure. Par ce baiser, l'âme adhère au Verbe de Dieu, et reçoit !'Esprit de celui qui donne le baiser. Car ceux qui se donnent mutuellement un baiser ne se contentent pas du «

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goût des lèvres, mais ils veulent aussi communiquer leur esprit l'un à l'autre.» (CC-CM 87, p. 212). Grégoire le Grand Dans son œuvre 'Moralia in Job', Grégoire accorde beaucoup d'attention aux paroles du Cantique des Cantiques, 2, 5: 'Je suis blessé d'amour' (selon la traduction grecque des Septante). Le Dieu tout-puissant blesse de deux manières ceux qu'il veut conduire au salut. Parfois il se sert de coups de bâton, à l'extérieur et dans la chair, afin de guérir à l'intérieur les blessures du péché. Parfois, lorsque les coups de fouet semblent cesser, il nous blesse à l'intérieur, en infligeant les blessures du désir à notre esprit endurci. Mais, tout en blessant, il guérit, puisqu'il rappelle à ce qui est juste des âmes que transpercent les flèches de la crainte. Car nos âmes sont malades aussi longtemps qu'elles ne sont pas tourmentées par quelque amour pour Dieu, qu'elles ne ressentent pas l'inquiétude de leur pèlerinage, ou que la faiblesse du prochain les laisse impassibles. Elles sont blessées en vue d'une guérison, car Dieu blesse les esprits insensibles avec les flèches de son amour, et leur rend la sensibilité par le feu de son amour. C'est pourquoi l'épouse s'exclame: 'Je suis blessée d'amour'. Car l'âme est malade et livrée à une assurance aveugle en ce lieu de son exil. Elle ne voit pas Dieu, et ne désire pas le voir. Mais lorsque la dévotion la blesse au-dedans par les flèches de son amour, elle s'enflamme du désir de la contemplation. Et elle est admirablement ramenée à la vie à partir de cette blessure, elle qui auparavant gisait comme morte, malgré la santé de son corps. Elle brûle, elle aspire, et elle désire voir celui qui s'est enfui d'elle. «

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Elle brûle à force de le désirer, elle ne désire plus rien de ce qui est sur terre, elle considère comme une punition la durée des jours, elle a hâte de partir pour se reposer dans l'étreinte amoureuse, en contemplant son Epoux céleste. L'esprit qui en est là ne trouve plus aucune consolation dans la vie présente, mais il désire de tout son cœur celui qu'il aime; il brûle et aspire. Car la santé du corps n'a plus aucune importance pour celui qui a été frappé par la blessure de l'amour. En effet, la santé d'un cœur qui ignore la douleur de cette blessure doit plutôt être appelée maladie. Mais lorsque le désir se met à aspirer fortement vers les choses du ciel, et que la blessure de l'amour devient sensible, l'âme qui auparavant était malade corporelleme nt recouvre maintenant la santé grâce à la blessure. La blessure lui rend la vraie santé, parce que son trouble la rappelle vers la sûreté du repos intime de l'amour. Celui qui a pu toucher à la vérité brûle de cet amour et de ce désir. C'est pourquoi David dit: 'Mon âme a soif de Dieu, la source des eaux vives, quand vais-je atteindre et apparaître devant la face de Dieu?' Il nous y invite en disant: 'Cherchez toujours sa face'. C'est pourquoi Isaïe parle ainsi: 'Mon âme t'a désiré durant la nuit, et je t'attendrai dans mon âme, dans mon cœur'. Et c'est avec raison que la sainte Eglise lui adresse ces paroles: 'Je suis blessée d'amour', parce qu'elle recouvre la santé en voyant le médecin, elle qui, grâce à l'ardeur de son désir, porte en son sein la blessure de l'amour.» (CC-CM 87, p. 405-406). Dans ces passages cités par Guillaume, Grégoire affirme que Dieu blesse parfois l'homme à l'intérieur de lui-même, en plus des blessures de son corps qui sont la punition du

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péché. Dans les deux cas, il s'agit de blessures en vue du salut, même si la citation s'attache plus spécialement à la blessure intérieure. Selon Grégoire, l'homme a été créé pour aimer Dieu. C'est là sa vraie nature, sa véritable identité. Il est cependant évident que l'homme renie souvent cette nature, lorsqu'il reste centré sur lui-même et s'endurcit dans une telle attitude. Malgré une éventuelle bonne santé de son corps, il est en fait spirituellement malade, puisqu'il ne s'intéresse qu'à lui-même et aux choses créées, et nullement à Dieu. Lorsque Dieu désire rendre la santé à cet homme, il n'a pas d'autre choix que de rompre la résistance de son égocentrisme. C'est ainsi que Dieu frappe l'homme d'une blessure d'amour. Lorsque l'égocentrisme spirituel s'effondre, l'homme redevient sensible à l'amour de Dieu. Et puisque l'amour de Dieu a réussi à percer le blindage de sa suffisance, un tel homme est à nouveau capable d'aimer. Il a été ramené à sa véritable nature. Lui-même n'en était pas capable; l'initiative devait venir de Dieu. C'est pourquoi l'intervention divine est ressentie comme une blessure. A partir de cette blessure qui ramène l'homme à sa véritable nature, celui-ci devient à nouveau capable d'aimer Dieu. Aimer Dieu n'est rien d'autre que l'authentique santé intérieure de l'homme. Dans la situation d'exil qui est la sienne ici-bas, aimer signifie désirer Dieu. Et la force du désir est à la mesure de la force de l'amour. 8. Le Commentaire sur le Cantique des Cantiques Ce Commentaire représente sans aucun doute l'œuvre la plus personnelle et la plus réussie de Guillaume. Nous savons qu'il l'a composé à Signy entre 1137 et 1140. Il ne lui a pas été possible de l'achever, parce que son attention fut détour82

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née par un ouvrage d' Abélard qu'un novice avait apporté dans ses bagages à Signy. Il est bien regrettable que Guillaume ait interrompu sa quête spirituelle pour entamer une dispute théologique avec Abélard. Le Commentaire sur le Cantique avait été conçu lors d'un échange mémorable entre Guillaume et Bernard, à l'infirmerie de Clairvaux. Les études approfondies des écrits d'Origène, d'Ambroise et de Grégoire le Grand avaient beaucoup enrichi la compréhensio n de Guillaume. Le Cantique des Cantiques n'avait jamais été absent de la réflexion chrétienne, mais il doit à Guillaume et à Bernard d'être devenu la source de référence de la spiritualité et de la mystique du moyen âge. Leurs échanges sur le Cantique firent de Guillaume et de Bernard les fondateurs de la mystique amoureuse dans l'Eglise d'Occident. Peut-être n'étaient-ils pas conscients de ce que leur regard sur la vie spirituelle représentait de véritablement neuf. Ce sont cependant ces deux auteurs que les générations suivantes iront sans cesse consulter. Nous pensons ici avant tout à Hadewijch et aux béguines des Pays-Bas, mais aussi à Jan van Ruusbroec et son Ecole de Groenendaal, à la Dévotion Moderne et aux grands auteurs du Carmel du seizième siècle: Thérèse d'Avila et Jean de la Croix. Il est surprenant que ce soit dans le Cantique des Cantiques que Guillaume a trouvé une réponse à des questions qui occupaient depuis des années son esprit de chercheur. Est-il possible de rencontrer Dieu dès cette vie? N'existe-il qu'une connaissance négative de Dieu ? Que signifient la communion et l'union spirituelle? Y a-t-il un lien entre l'eucharistie et la vie spirituelle? Toutes ces questions apparaissent fréquemment dans les Méditations, mais c'est dans le Commentaire sur le Cantique qu'elles reçoivent une réponse,

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et apparemment sans la moindre difficulté. C'est qu'une rupture importante s'est produite dans la vie de Guillaume, entre ces deux écrits: son départ de Saint-Thierry et son entrée chez les cisterciens de Signy. Comme exemple de ce regard renouvelé, lisons son commentaire sur Cantique des Cantiques 1, 16: 'Notre petit lit est couvert de fleurs'. A. «Le petit lit fleuri, c'est la conscience au charme prenant, c'est la joie en elle de l'Esprit Saint; c'est, à sa source même, l'inépuisable savourement de la Vérité. C'est lui que désignent ces mots de l'Epoux: 'Sur qui se reposera mon Esprit, si ce n'est sur l'humble et le pacifique, sur celui qui tremble de respect à ma parole?' (ls 66, 3). B. Volontiers, l'on s'arrête à la décoration du lit fleuri; volontiers l'on en recherche les aimables délices: parure printanière de la chasteté et de la charité; séduisant arôme des sentiments et pensers spirituels; souffles embaumés de divinité, avivés d'éternité. C. C'est qu'il est le théâtre de cette conjonction merveilleuse, de cette mutuelle fruition de suavité, de joie incompréhensible, inimaginable pour ceux-là même en qui elle s'accomplit, entre Dieu et l'homme en marche vers Dieu, entre l'esprit créé tendu vers l'incréé et l'incréé lui-même. On les nomme Epoux et Epouse, et la langue humaine, entre temps, cherche des mots pour exprimer tant bien que mal la douceur et la suavité de cette union. D. Elle n'est autre que l'unité du Père et du Fils, que leur baiser, leur étreinte, leur bonté et tout ce qui, dans cette infiniment simple unité, leur est commun à tous deux. Tout cela, c'est l'Esprit Saint, Dieu, charité, à la fois donateur et don.

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E. C'est là, dans ce lit, que s'échange en son intimité cet embrassement, ce baiser par lesquels l'Epouse commence à connaître comme elle-même est connue. Et comme les amants, dans leurs baisers, par un suave et mutuel échange, transfusent l'une dans l'autre leurs âmes, ainsi l'esprit créé tout entier s'épanche dans !'Esprit qui le crée pour cette effusion même; en lui !'Esprit créateur s'infuse en la mesure qu'il veut, et l'homme devient avec Dieu un seul esprit. » (SC 82, p. 220-223) A. 'Le petit lit fleuri, c'est la conscience au charme prenant'. Pour Guillaume il est évident que le Cantique se sert d'un vocabulaire métaphorique pour parler de l'expérience intérieure. Les émotions profondes et les expériences hors du commun laissent l'homme sans parole, ou plutôt, l'homme ne peut en parler qu'en se servant de symboles et de comparaisons. Telle est la raison principale pour laquelle tant d'auteurs mystiques empruntent le langage et les images du Cantique pour décrire une expérience intérieure forte. B. 'Parure printanière de la chasteté et de la charité (... ), souffles embaumés de divinité, avivés d'éternité'. Il est frappant de constater que Guillaume s'adresse d'abord aux sens corporels de l'homme: voir, sentir, toucher. Ces sens ne nous informent en général que sur des situations et des données extérieures à nous-mêmes. Dans ce passage, les sens éprouvent des sentiments et des pensées intérieurs. Il est permis de les appeler des 'sens spirituels', sensibles à l'ambiance et aux mouvements spirituels et intérieurs de l'homme. C. Les paragraphes précédents décrivent certains phénomènes de la vie psychologique chez l'homme. Guillaume va ensuite les expliquer et les interpréter, car ils contiennent un

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message spirituel important. Le Créateur et sa créature ne sont pas définitivement séparés. L'Esprit de Dieu est capable de jeter un pont au-dessus du fossé profond qui sépare le temps de l'éternité, le ciel de la terre, l'homme créé de l'être incréé de Dieu. Cette rencontre est décrite dans ses effets à l'aide de métaphores: il s'agit d'une merveilleuse communion, d'une délicieuse jouissance l'un de l'autre, d'une joie sans limites. L'auteur ne sait que trop que l'expérience ellemême reste ineffable: 'On les nomme Epoux et Epouse, et la langue humaine, entre temps, cherche des mots pour exprimer tant bien que mal la douceur et la suavité de cette union'. L'expérience elle-même est évidente et subjugue, mais le langage humain défaille en voulant en exprimer la pleine richesse. C'est pourquoi Guillaume dira ailleurs que seuls les lecteurs ayant connu une semblable expérience sont en état de le comprendre vraiment. L'hymne célèbre ]esu dulcis memoria le dit en peu de mots: Solus expertus potest credere, quid sit ]esum diligere; 'seul celui qui en a l'expérience peut comprendre ce que signifie aimer Jésus'. D. Guillaume décrit le fondement trinitaire de cette union entre l'homme et Dieu. Le croyant qui en a reçu la grâce est introduit à l'intérieur des relations d'amour qui existent entre le Père et le Fils. C'est précisément le Saint Esprit qui est luimême cet amour de Dieu qui, dans tous les charismes et audelà des charismes, se donne avant tout lui-même: il est en même temps le donateur et le don. Dieu ne peut se communiquer que tel qu'il est: une communion d'amour de trois Personnes. Guillaume attache une grande importance au contexte trinitaire de la rencontre avec Dieu. Cet aspect de sa doctrine revient souvent dans ses écrits les plus importants: les Méditations, le Commentaire sur l'Epître aux Romains, le Miroir de la Foi et la Lettre d'Or.

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La troisième partie de notre livre essaiera de montrer pourquoi la doctrine mystique de Guillaume est devenue trinitaire. E. Le dernier paragraphe contient l'enseignement le plus profond que Guillaume ait jamais donné. Il décrit le baiser de deux amoureux comme le signe extérieur d'une union spirituelle qui se réalise dans un profond abandon mutuel. Cette idée lui vient de saint Ambroise. Aux yeux de Guillaume, une telle rencontre spirituelle est la justification ultime et le but final de toute la création. Dieu a créé l'homme à cause de son désir infini d'amour. Il espère que l'homme s'abandonnera et se livrera complètement à lui afin de le rendre participant à part entière de la vie divine. Et c'est ainsi que l'homme devient un seul esprit avec Dieu.

9. Le Miroir de la Foi Dans la dédicace qu'il mit en tête de la Lettre d'Or, Guillaume nous confie avoir écrit Le Miroir de la Foi à l'intention de quelques jeunes confrères de la communauté cistercienne de Signy. « En effet, leur foi est si grande et leur amour si ardent qu'ils éprouvent la plus grande aversion pour tout ce qui semble contredire la foi. Une petite tentation de blasphème ou une simple sensation corporelle suffit pour leur faire craindre que leur dévotion intérieure puisse être blessée par une seule parole ou par une touche furtive. Mus de pitié, ils se mettent alors à pleurer leur propre vie, comme s'ils avaient été rejetés à cause d'un manque de foi. » (Lettre d'Or 5)

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L'importance des trois vertus théologales. «Aussi longtemps que dure notre pèlerinage sur terre, 'le Christ habite dans nos cœurs par la foi'. Ce sont là les paroles de Paul (Eph. 3, 17). Mais nous avons aussi besoin de l'espérance durant notre pèlerinage. Elle nous apporte la consolation au long du chemin de notre vie. Enlève au voyageur l'espoir d'atteindre son but, la force lui fera défaut pour continuer sa route. Lorsque nous aurons atteint la fin de notre parcours, la foi disparaîtra. Quelqu'un nous dira-t-il alors: la foi est encore nécessaire ? Aucunement, car alors nous verrons Dieu et nous le contemplerons. L'espérance, elle aussi, ne sera plus nécessaire, lorsque nous posséderons son objet. 'Car qui peut espérer ce qu'il voit?' (Rm 8, 24 ). Cependant, la foi et l'espérance ne s'éteindront pas, mais elles seront changées (de désir) en possession. L'on verra ce que l'on croyait, et l'on possédera ce que l'on espérait. L'amour, au contraire, non seulement il ne cessera pas, mais il sera rendu parfait. Ce que nous aimons maintenant par la foi et l'espérance, nous l'aimerons par la vision et par une possession inaltérable. En attendant, ces trois vertus sont indispensables à tous ceux qui veulent orienter leur pas vers la Lumière sans limites (du mystère divin).» (PL 180, 365). Dans le texte latin original, Guillaume exploite l'opposition entre spes (espérance) et res (réalité, l'objet de l'espérance). Ce début du traité indique clairement que la foi, l'espérance et la charité se réfèrent essentiellement à l'accomplissement final de l'homme, au but de son pèlerinage sur terre. Il importe de ne jamais oublier cette perspective finale, quelles que soient les nécessités de notre vie sur terre.

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10. L'Enigme de la Foi Ce traité fait partie d'un diptyque ayant comme pendant le Miroir de la Foi. Il contient un exposé patristique et théologique de la Trinité. Guillaume y suit de près la doctrine de saint Augustin. Ce Père éminent de l'Eglise d'Occident s'est beaucoup inspiré des Pères grecs, en particulier d'Origène. La citation qui va suivre en apporte la preuve: «Le Père n'est pas diminué en engendrant un Fils, mais il fait qu'un(e) autre (Personne) naisse de lui, alors qu'il demeure entièrement en lui-même. Il est aussi grand dans son Fils qu'il l'est en lui-même. Dans sa plénitude, le Fils vient de la plénitude du Père. Venant du Père, il est aussi grand que le Père. Il demeure toujours auprès de son Père, et il est sans cesse engendré par le Père. Il ne diminue en rien son Père en naissant de lui, et il ne l'augmente pas en demeurant en lui. Comme le Fils vient du Père et demeure auprès du Père, le Saint Esprit vient des deux autres et demeure auprès d'eux. La seule différence consiste dans le fait que le Fils naît du Père, et que l'Esprit s'écoule du Père et du Fils. Pour le Fils, venir du Père et partager le même être (divin) que le Père signifie naître continuellement. Pour l'Esprit, venir du Père et du Fils, et partager leur être (divin), signifie s'écouler éternellement des deux.» (PL 180, 427).

11. De la nature du corps et de l'âme. Nous avons déjà fait mention du grand interet que Guillaume porte à la science médicale de son époque. Il se posait des questions sur le lien entre l'âme et le corps. A l'occasion de ce traité, composé de deux parties, il est allé cher89

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cher des avis auprès des sources qui alors étaient disponibles. Au sujet de la nature du corps, il puise son information chez un moine-médecin du Mont Cassin, Constantin l'Africain (t1085). Il cite aussi Emesius d'Emesa (t450), traduit par Alfano de Salerne (t 1085). Ces deux écrits avaient vu le jour dans la célèbre école de médecine de Salerne. Lorsqu'il s'agit de la nature de l'âme, il s'inspire d'un texte bien connu de Grégoire de Nysse (t 394) que Scot Erigène (t 870) avait traduit en latin sous le titre De Imagine. Il cite en plus le De statu animae de Claude Mamert (t474), et un écrit d'Augustin (t430), le De quantitate animae. Guillaume aime rassembler toute la documentation disponible, avant de prendre lui-même la plume. Le passage suivant, qui doit presque tout à Grégoire de Nysse, contient un bon résumé de l'idée que Guillaume se fait de l'homme. «Que signifie la stature droite du corps humain? I.:homme marche en se tenant droit, le visage orienté vers le ciel, et le regard tourné vers le haut. Cette attitude est la preuve de la dignité souveraine et royale de l'âme raisonnable. Elle montre que le créateur a confié à l'homme le pouvoir sur tous les êtres dont le regard est tourné vers le bas. De même, il est en grande partie apparenté aux êtres supérieurs, dans la mesure où il garde la noblesse de l'image qui a été imprimée en lui; c'est-à-dire dans la mesure où l'esprit régit la raison et ne se fixe pas sur le seul profit. Ceux qui mettent la raison au service des convoitises de la nature et qui flattent leurs penchants sensuels sont privés de cette noble image. Chez de telles personnes, l'esprit se met à la suite des désirs et des sens. Celui-ci devient ainsi le serviteur des facultés qu'il aurait dû régir et juger. La nature corporelle accorde ainsi à l'esprit, conformément à ce qui lui plaît,

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ou bien la souffrance d'une carence, ou bien le plaisir de la volupté.» (PL 180, 714).

12. La Lettre aux Frères du Mont-Dieu. Nous avons déjà fait allusion à cet écrit en retraçant la biographie de Guillaume. La Chartreuse du Mont-Dieu avait été fondée en 1136, à l'initiative d'Odon, abbé de SaintRemy à Reims, avec l'aide de Guigues de Castro, prieur de la Grande Chartreuse. Ce fut la première fondation des chartreux au nord des Alpes. Guillaume montra beaucoup d'intérêt pour ce genre de vie spécifique qui cherchait à combiner la solitude et la vie commune. Il appréciait grandement la séparation sévère des chartreux, leur engagement pour une vie spirituelle intense, et leur travail de copistes rigoureux, fidèles aux textes. Qu'après avoir passé un temps assez long au milieu d'eux, il se soit mis à leur écrire une longue lettre sur les grandes étapes de la vie spirituelle, n'a donc pas de quoi nous étonner. Cette lettre est un excellent résumé de la spiritualité occidentale, à tel point que Mabillon lui a décerné le titre de Lettre d'Or (Epistola aurea). Environ 220 manuscrits ont été conservés du texte latin, et plusieurs dizaines de traductions. La Lettre doit une bonne partie de son succès au fait qu'elle a été très longtemps attribuée à saint Bernard. Elle donne une vue d'ensemble de la croissance et du développement spirituels, ce qui en a fait un livre de chevet pour les novices de beaucoup d'ordres religieux. Le texte de la Lettre d'Or a été analysé d'une façon pénétrante par le père J. Déchanet et soeur M. Pfeifer. Le premier a étudié surtout la façon dont la Lettre s'est pro-

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gressivement constituée. La seconde fit une étude approfondie du texte qui la conduisit à une conclusion étonnante. Grâce à une analyse rigoureuse, cette moniale autrichienne montra de façon convaincante que Guillaume adressa cette Lettre non seulement aux chartreux, mais également aux cisterciens de la deuxième génération. Ceux-ci, menacés de perdre leur choix originel de pauvreté et de sobriété, étaient devenus trop vite conscients du succès économique et du poids politique de leur ordre. Guillaume prit le ton d'une Cassandre pour les mettre en garde contre les périls à venir. «De plus en plus souvent l'on montre des ermitages coûteux qui ont été construits avec l'argent des autres. Nous avons perdu la sainte sobriété, celle qui, selon Salomon, a été créée par Dieu en personne. A l'heure actuelle, nous construisons des habitations élégantes pour notre Ordre. Ainsi nous nous sommes tellement adaptés (au goût) des gens sensuels que nous sommes tous devenus sensuels sur ce point. Nous-mêmes et nos ermitages sommes devenus étrangers à la pauvreté que nos Pères nous ont laissée en héritage. Nous sommes aussi devenus étrangers à la sainte simplicité qui est le véritable ornement d'une maison de Dieu. Nous laissons à des artistes éminents le soin de bâtir nos demeures qui ne ressemblent guère à des ermitages pour solitaires, mais plutôt à des salons. Chacune d'elles coûte une centaine de pièces d'or, et est un enchantement pour les yeux; mais tout cela avec l'argent des aumônes destinées aux pauvres!» (SC 232, pp. 260261) Ailleurs, Guillaume souligne l'importance de la lecture spirituelle, que la règle de saint Benoît appelle la lectio divina. 92

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La prière chorale ne suffit pas à elle seule pour assurer le développement d'une vraie vie spirituelle. La prière commune et la lecture personnelle doivent se compléter et se féconder mutuellement. Il faut encore être attentif à une lecture régulière, faite à des heures fixes. Une lecture faite par hasard, au gré d'une heureuse chance, ne rassasie guère l'âme, ou même pas du tout, et la rend inconstante. Un texte choisi par facilité disparaît encore plus facilement de la mémoire. Il faut demeurer auprès de maîtres éminents, et notre esprit doit se familiariser avec leur monde. L'Ecriture Sainte est à lire et à comprendre selon l'esprit dans lequel elle a été écrite. Tu ne comprendras jamais le message de Paul si tu ne pénètres pas son esprit par une lecture attentive et une rumination fréquente. Tu ne comprendras jamais la prière de David si tu ne laisses pas monter en toi, grâce à ton expérience personnelle, les sentiments des psaumes. La même chose vaut pour le reste. Quel que soit le livre de }'Ecriture en question, une étude approfondie et une lecture (par hasard) sont aussi différentes l'une de l'autre qu'une amitié fidèle et un bref séjour, que l'affection fraternelle et un salut de circonstance.» (SC 232, pp. 238-239) «

Nous n'avons pas l'intention de présenter ici les écrits plus explicitement théologiques de Guillaume, comme, par exemple, sa dispute avec Abélard, et son pamphlet contre le philosophe de la nature, Guillaume de Conches. Ces œuvres sont fort marquées par leur époque et leur impact spirituel est moindre.

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13. Vita Bernardi Durant les dernières années de sa vie (114 5-114 8), Guillaume s'est attelé à la biographie de son grand ami, Bernard de Clairvaux. Celui-ci était encore en vie et n'était évidemment pas au courant de cette initiative. La requête lui fut probablement adressée de la part de Geoffroy d'Auxerre, le secrétaire de Bernard. Vers la même époque, celui-ci avait rassemblé plusieurs données biographiques dans un manuscrit intitulé Fragmenta de vita et miraculis S. Bernardi qui s'est trouvé longtemps en possession des moines d'Orval et qui finit, après une longue odyssée, dans la bibliothèque des cisterciens de Tamié, en Savoie. Le texte de ce document de base a été publié en 1932 dans les Analecta Bollandiana (tome 50, pp. 83-122). Bien que ces fragments n'aient probablement pas eu Guillaume comme destinataire, ce dernier fut heureux de s'en servir. La comparaison entre certains de ces fragments et la composition définitive de Guillaume est fort instructive. On peut y constater avec quelle liberté un auteur du moyen âge se permettait d'utiliser ses sources. Le récit de la vision que le jeune Bernard eut une nuit de Noël nous en donne un bon exemple. Donnons d'abord la version du Fragmentum, que nous ferons suivre par l'adaptation qu'en a faite Guillaume. «La veille de la naissance de Notre Seigneur, le jeune Bernard dormait dans la maison de son père (à Châtillon-sur-Seine). Il lui semblait apercevoir en songe la Vierge en train d'accoucher, et le Verbe encore sans parole ( Verbum infans) naissant d'elle. Tout de suite après, on sonna les vigiles. Sa mère le réveilla, le revêtit posément de son habit canonique et l'emmena à 94

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l'église, comme elle en avait l'habitude. Racontant plus tard cette vision, Bernard affirmait souvent qu'il pensait que c'était l'heure de la naissance de Notre Seigneur. Il lui semblait aussi que cette vision avait constitué un premier signe des nombreux mystères qui lui seraient révélés plus tard concernant cette même naissance. » Le Seigneur naquit en Bernard durant cette nuit et au cours de cette vision. Le jeune garçon comprit ainsi la signification profonde de ces nuits de Noël qui revenaient chaque année. Voyons maintenant la façon dont Guillaume répète ce récit: «C'était durant la nuit solennelle de la naissance de Notre Seigneur, lorsque tout le monde s'apprêtait pour aller assister à la Messe de minuit. Comme l'heure de l'office se faisait attendre, Bernard, assis sur une chaise, fut vaincu par le sommeil. Soudain, la naissance sainte de l'enfant Jésus fut révélée au garçon qui était en train d'attendre. Cette vision augmenta sa foi d'adolescent et inaugura en lui le récit mystérieux de la contemplation divine. L'enfant qui venait de naître lui apparut comme l'Epoux qui sortit à nouveau de la chambre nuptiale (Ps. 19, 6). Comme s'il naissait à nouveau, devant ses yeux, du sein de la mère vierge, l'enfant se fit voir à lui, Verbe sans parole, plus beau à voir que tous les enfants des hommes. Cette vision ravissait les sentiments plus tellement puérils du jeune Bernard. Il était profondément convaincu qu'il venait de vivre pour lui-même l'heure exacte de la naissance de Notre Seigneur et il témoigne de cette conviction jusqu'à nos jours.» (PL 185, 229) De toute évidence, Guillaume s'est cru autorisé à adapter sa source. Il n'hésite pas à changer le lieu et les circonstances

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de la vision en question. Le premier texte situait la vision au château familial de Châtillon-sur-Seine, durant la première partie du repos de la nuit. Guillaume le montre somnolant à l'église (sans doute celle de Saint-Vorles), en attendant, avec les autres fidèles, le commencement du service liturgique. Mais le noyau du message reste le même: Bernard a vu naître le divin enfant du sein de la Vierge mère. A deux reprises, Guillaume emploie l'expression 'de nouveau' (denuo, iterum). Celle-ci implique déjà une interprétation théologique de la vision. Le biographe songe certainement à la naissance ininterrompue du Verbe dans les âmes. Guillaume attachait, en effet, une grande importance à cet aspect de l'Incarnation, un point de vue qu'il emprunta à Origène et à plusieurs Pères de l'Eglise. Guillaume écrivit la Vie de Bernard selon le schéma hagiographique en vogue en ces temps et communément accepté. Il est certain que son but était de favoriser et de hâter la canonisation de Bernard. Hélas ! Guillaume est mort (1148) avant l'ami qu'il admirait tant. Après la mort de Bernard en 1153, les cisterciens ont dû attendre vingt ans encore avant d'obtenir la bulle de canonisation. C'est seulement le 18 janvier 1174 que le pape Alexandre III reconnut officiellement la sainteté de Bernard.

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CHAPITRE

3

Guillaume, père de la mystique des anciens Pays-Bas Bon nombre d'auteurs ont décrit Bernard et Guillaume comme des théologiens conservateurs et réactionnaires, qui ont voulu empêcher le développement d'une théologie rationnelle. Le moins que l'on puisse dire est qu'une telle présentation ne laisse entendre qu'un seul son de cloche. Il est certain que les premiers auteurs cisterciens n'ont pas été des pionniers de ce qui deviendra plus tard la théologie scolastique. Nous avons déjà eu l'occasion d'en mentionner les raisons, en évoquant la polémique entre Guillaume et Abélard. Les auteurs spirituels de la première moitié du douzième siècle souhaitaient très explicitement garder le lien entre théologie et vie spirituelle, comme avaient su le faire les Pères de l'Eglise des sept premiers siècles. Il fallait cependant affronter des problèmes nouveaux: un peu partout, les écoles capitulaires posaient des questions insistantes sur le lien entre la foi et la raison, ou entre la sagesse spirituelle et la compréhension rationnelle. L'on peut facilement suivre ce conflit entre la patristique et la scolastique naissante dans les Méditations d'un Guillaume encore incertain et en recherche. Pour Bernard et Guillaume cependant, une porte nouvelle s'était soudain ouverte, et de façon fort inattendue, lors de leurs échanges au sujet du Cantique des Cantiques. Pour la première fois 97

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dans l'histoire de l'Eglise d'Occident, deux moines se sont fait des confidences au sujet de leur expérience de Dieu, en se servant des expressions et des images poétiques du Cantique. Ces images se réfèrent en premier lieu aux expériences et désirs érotiques d'un amoureux. Mais une telle orientation et ouverture vers l'autre est l'expression corporelle de l'aspiration plus profonde vers le Tout Autre. De la sorte, le livret de l'amour de l'Ancien Testament se révèle parfaitement apte à mettre en paroles le lien amoureux entre le Créateur et sa créature.

1. La mystique de l'amour C'est ainsi que l'amour spirituel devint le sujet premier et principal des œuvres de Guillaume et de Bernard. Leurs écrits expliquent le fait que la plupart des auteurs mystiques des siècles postérieurs ont décrit leur relation à Dieu comme une aventure amoureuse, ce qui vaudra d'une façon emblématique pour Hadewijch d'Anvers, Béatrice de Nazareth et Jan van Ruusbroec, les trois fondateurs de la mystique des PaysBas.

Le Commentaire de Dom Guillaume sur le Cantique des Cantiques. «Seigneur notre Dieu, qui nous avez créés à votre image et ressemblance, pour nous permettre, comme on sait, de vous contempler et de jouir de vous; vous que nul ne contemple au point d'en jouir qu'à proportion de sa ressemblance avec vous; ô splendeur du Bien suprême, qui saisissez du désir de vous toute âme raisonnable, d'autant plus ardente vers vous qu'elle est plus intimement pure, et d'autant plus pure qu'elle est plus libérée 98

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de la chair au profit de l'esprit; délivrez de l'esclavage de la corruption ce qui, en nous, doit être consacré à votre unique service: notre amour. Aussi bien, quand nous aimons une créature, non comme un moyen de vous atteindre, mais comme un but de jouissance, l'amour, à l'instant, n'est plus amour, mais convoitise, mais vile passion, ou quelque chose de ce genre. Avec sa liberté en ruine, il perd jusqu'au charme de son nom; et voilà le malheureux homme réduit au niveau des animaux sans raison et devenu leur semblable. Tout son péché, le voici; c'est de jouir et d'user à contresens; cette créature, son prochain, sa propre personne, il les aime, on vient de le dire, non pour aller vers vous, mais pour y enfermer sa jouissance. Jouissance du prochain, jouissance de soi, s'il le faut, passe encore; mais seulement en vous. De vous, en revanche, ô vie des vies et bien de tous les biens, la jouissance se goûte à la fois en vous et en soi-même. Le voilà, l'amour vivant et lumineux, libre et libérant de la corruption; le voilà, d'autant plus doux que plus pur; d'autant plus ferme dans l'action que plus intense dans l'aspiration; et pendant que la piété le fait, dans l'âme, fondre de douceur, la justice le fait fleurir sur la trame de ses œuvres. » (SC 82, p.71-73). Le premier paragraphe du commentaire de Guillaume traite exclusivement de l'opération de Dieu dans l'âme aimante. Dieu a créé cette âme afin qu'elle puisse jouir de lui. Dieu s'empare d'elle et éveille en elle un désir très ardent et pur. Il est capable de la libérer de tous les liens terrestres et de la fortifier en vue du service de l'amour qui va éclore en elle.

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Le second paragraphe décrit la situation de l'homme après la chute et de son amour dénaturé. Un tel amour n'est plus orienté vers Dieu, mais vers un objet à posséder, un être humain ou soi-même. Cet amour est plutôt désir ou convoitise et perd toute aspiration plus élevée et spirituelle. L'amour humain perd ainsi sa noblesse naturelle et se met à vivre au niveau des animaux. Guillaume ne perd jamais de vue l'homme concret de tous les jours. Il lui est permis de jouir de valeurs terrestres, des charmes d'une présence humaine ou de sa propre vie, si son attitude de fond demeure orientée vers l'amour de Dieu. Le texte s'achève sur une hymne de louange: l'amour de Dieu est source de vie et de lumière. Cet amour est à la fois doux quant aux sentiments, et ferme quant à l'action. Nous trouvons ici une première allusion à ce que Ruusbroec appellera l'homme de partage et de communion. Cet homme 'commun' se sent à l'aise dans la contemplation autant que dans les œuvres et il est parfait dans ces deux domaines. Ni Guillaume ni Ruusbroec ne cherchent des délices célestes dans un paradis imaginaire. Leur expérience de Dieu combine joie profonde et action toujours renouvelée.

2. Les trois étapes de la vie spirituelle Dès les premiers siècles de la chrétienté, la vie spirituelle a été classée en trois étapes. Origène (t 250) mentionne déjà trois voies: la purification, l'illumination et l'union. Ailleurs il parle de « commençants, de progressants et de parfaits ». Les écrits du Pseudo-Denys (sixième siècle) contiennent les mêmes trois voies qui, traduites en latin, reçurent l'appellation désormais classique de via purgativa, illuminativa, unitiva.

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Guillaume emprunte cette division tripartite et la commente longuement dans sa Lettre d'or, et cette présentation par Guillaume a été adoptée et approfondie par tous les auteurs spirituels de l'Eglise d'Occident. Ruusbroec appelle ces trois voies d'un nom qui lui est propre: 'vie active, vie intime et vie contemplative'. Cette division tripartite des Noces spirituelles remonte de toute évidence à la doctrine de Guillaume. Citons les passages les plus importants de la Lettre d'or: 41. Une étoile diffère d'une autre étoile par son éclat. Pareillement, une cellule diffère d'une autre cellule par le genre de vie qu'y mènent des commençants, des progressants et des parfaits. L'état des commençants peut être dit 'animal'. Celui des progressants, 'rationnel'. Celui des parfaits, 'spirituel'. Chez l'homme encore animal, on doit parfois se montrer indulgent face à des imperfections qui seraient inexcusables chez celui que l'on tient déjà pour rationnel. De même, en l'homme rationnel, on excuse des défauts qui seraient impardonnables chez un spirituel. En effet, chez ce dernier, tout doit être parfait, digne d'imitation et de louange plutôt que de blâme. 43. Sont à ranger parmi les 'animaux', ceux que, par leur nature, ni la raison ne conduit, ni n'entraîne le désir amoureux. Cependant, ébranlés par l'autorité, mis en éveil par quelque leçon, ou provoqués par un exemple, ceux-là optent pour le bien là où ils le trouvent. Comme des aveugles conduits par la main, ils suivent et ils imitent les plus avancés. Sont des 'rationnels', ceux qui doivent la connaissance et l'appétit du bien au jugement de la raison et au discernement de la science naturelle, mais qui n'ont pas encore l'amour. 101

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Sont des 'parfaits', ceux que meut l'esprit et qui reçoivent du Saint Esprit des lumières plus abondantes. Sensibles à la saveur du bien dont l'amour les attire, on les appelle sages. Vêtus du Saint Esprit - car l'Esprit Saint les a vêtus comme autrefois Gédéon - on les nomme 'spirituels'. 44. - Le premier état s'occupe du corps; le deuxième s'affaire autour de l'âme raisonnable; le troisième ne trouve son repos qu'en Dieu. Chacun d'eux possède un genre bien défini de progrès et, parallèlement, une mesure de perfection propre, appropriée à son genre. 45. - Dans la vie animale, le commencement du bien est la parfaite obéissance; progresser, c'est soumettre son corps et le réduire en servitude; la perfection est atteinte quand l'habitude de bien faire s'est transformée en plaisir. Le commencement, pour le rationnel, c'est l'intelligence de la nature qu'on lui présente par la doctrine de la foi; le progrès c'est, venant de lui, la préparation de mets analogues à ceux qu'on lui sert; la perfection, c'est la conversion du jugement de la raison en amoureuse inclination de l'âme. La perfection du rationnel coïncide avec le commencement du spirituel. Pour ce dernier, le progrès c'est de contempler, à visage découvert, la gloire de Dieu; la perfection, d'être transformé en cette même image, de clarté en clarté, comme imprégné par l'Esprit du Seigneur. (SC 223, p. 178-181 ). Ce n'est là encore que le début d'une longue série de réflexions sur ces trois étapes de la vie spirituelle. Une telle division peut paraître fort schématique et moralisatrice. Lors d'une première lecture, elle donne l'impression que la vie spirituelle coïncide avec le progrès moral de l'homme, et cela ferait naviguer Guillaume en des eaux dangereuses (car péla-

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giennes). Une telle interprétation appelle donc des correctifs. Le progrès moral n'est nullement la condition d'une vie spirituelle de qualité, elle en est plutôt l'un des fruits les plus appréciés. Il faut aussi se rappeler que Guillaume ne décrit pas des groupes qui seraient socialement repérables. Il n'appelle personne à rejoindre un corps d'élite. Les trois voies lui servent seulement à discuter des aspects et des moments particuliers de la vie spirituelle. L'homme raisonnable demeure animal, même s'il dépasse parfois le niveau animal. Et l'homme spirituel demeure raisonnable, même lorsqu'il est saisi par l'Esprit Saint. Le texte suivant est emprunté au Commentaire sur le Cantique des Cantiques. Il montre comment ces trois voies se retrouvent dans les diverses formes de la prière personnelle. Il ne faut surtout pas se demander quelle hauteur de l'échelle spirituelle on a pu atteindre. Il s'agit plutôt de se rendre compte que l'homme a besoin de chacune des voies de la prière: la voie de la purification, celle de l'illumination et celle de l'union. Dans le texte qui va suivre, l'union précède même l'illumination. «Je vous rends grâces, Seigneur: par les prémices de votre Esprit, mes haïssables amours d'antan qui, détournées de vous, m'en détournaient moi-même, voici qu'elles ne sont plus. Maintenant, au témoignage de votre science en ma conscience, c'est vous seul que j'aime d'un unique amour, toujours et d'une façon certaine par un jugement libre de la raison, et, lorsque mon esprit peut être libre et maître de soi, par l'inclination d'une âme intégralement possédée par votre amour. Mais en ma mémoire pullulent encore des restes de mes anciennes amours, ombres sans corps, formes sans substance; parmi mes pensées, affluent les impressions de

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vaines et vides jouissances, sans consentement de ma volonté. Infectée de ces déchets, à peine ma conscience mérite-t-elle parfois d'être affectée pour vous d'un sentiment entièrement pur. Aussi longtemps que vous n'aurez pas transformé en liberté l'esclavage où ils me tiennent, je ne puis, d'aucune manière, aspirer pleinement à votre liberté, à votre pureté, à votre stabilité. Mais quand, chargé des richesses de votre plénitude et des délices de votre bonté, vous serez advenu dans votre pauvre serviteur; quand, par une expérience certaine instituée en sa conscience, vous aurez commencé à lui montrer combien vous êtes véritablement un Dieu qui est Charité, et jusqu'à quel point sont identiques ce Dieu et son amour, la joie dans l'Esprit Saint et l'Esprit Saint lui-même, la suavité de l'amour et le prélude de l'enivrante possession, l'amour lui-même et son intelligence; alors, tandis que la charité prie et intercède à notre sujet et en notre faveur, avec des gémissements ineffables, avec d'affectueux élans baignés de lumière; tandis que la raison s'évertue moins à vous désirer qu'elle ne vous contemple, ô Amour, pour s'enivrer de délices; alors le sacrifice de louange emprunté à votre Cantique et offert par votre enfant vous rendra honneur; et là sera le chemin par où vous lui montrerez le salut de Dieu. Qu'en attendant, mon pauvre et misérable amour, à grand peine, à tâtons, suive la voie par laquelle on le mène; qu'il aspire au but vers lequel on le convoque, à travers les fictions amoureuses et son imperfection, jusqu'à votre perfection. Tant qu'il marche dans la foi et non dans la vision directe, puisse-t-il user avec piété et sagesse de ces tâtonnements, jusqu'au jour où cette affabulation dramatique, jouée en dehors de lui, deviendra en lui une histoire vraie. Alors apparaîtra dans votre 104

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lumière combien, aux yeux de votre intelligence, la tendre piété de l'amant tout ingénu l'emporte sur la prudence du très docte ratiocineur, puisque, la raison étant mise à sa place, le pieux et tendre amour deviendra luimême sa propre intelligence.» (SC 81, p. 302-305).

3. La rencontre positive avec Dieu Durant ses années d'études, Guillaume avait été confronté avec une question qui alors était de grande actualité. Le slogan en vogue n'était pas: 'Dieu est mort', mais bien: 'Dieu est totalement inconnaissable'. La raison humaine est réduite et limitée, et ne peut jamais atteindre un Dieu dont la grandeur est infinie. Nous retrouvons cette idée, sous l'une ou l'autre forme, comme un leitmotiv en chacune de ses douze méditations. Au temps de sa jeunesse, Guillaume fut fortement tenté par une sorte d'agnosticisme religieux, en d'autres mots: par une connaissance purement négative de Dieu. Il connaissait très bien l'idée fondamentale de la théologie apophatique: l'homme ne connaît jamais mieux le mystère divin que lorsqu'il se rend compte que Dieu est essentiellement inconnaissable. Guillaume a été sauvé de cette mystérieuse obscurité par un unique verset de l'évangile selon Matthieu: 'Personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler' (Mt 11, 27). Ce que la raison ne peut atteindre par ses propres efforts nous est donné par la révélation du Fils. Ecoutons ce passage important de la troisième Méditation:

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«Personne ne voit le Père, si ce n'est le Fils, ni le Fils, si ce n'est le Père', parce qu'être, pour le Père, c'est la même chose que voir le Fils; et être, pour le Fils, c'est la même chose que voir le Père. Mais il poursuit en disant: 'et celui à qui le Fils veut le révéler'. Or, la volonté du Père n'est pas différente, ni différente celle du Fils, mais il n'y a qu'une seule et même volonté qui est l'Esprit Saint. C'est donc par l'Esprit Saint que le Dieu-Trinité se révèle lui-même à tel ami de Dieu qu'il veut particulièrement honorer.» (SC 324, p. 70) Guillaume affirme sans ambages qu'une connaissance positive de Dieu est un don du Saint Esprit, et que ce don possède un caractère trinitaire. Il nous faudra y revenir plus loin. Nous voudrions d'abord montrer que le problème de Guillaume, ainsi que la solution qu'il y apporte, ont été repris en entier dans la quatrième lettre de Hadewijch d' Anvers: «La raison sait fort bien qu'il faut craindre Dieu, et que Dieu est grand alors que l'homme est petit. Mais si la raison craint la grandeur de Dieu à cause de sa petitesse, si elle n'ose pas affronter la grandeur de Dieu, se met à douter de devenir un jour l'enfant chéri de Dieu, et si elle pense qu'un être aussi grand ne lui convient pas pour tous ces motifs, beaucoup d'âmes ne tentent plus rien de grand. La raison se trompe ici, comme elle le fait souvent ailleurs. » Guillaume et Hadewijch ne se sont pas demeurés sous le nuage de l'inconnaissance. Ils sont plutôt fascinés par la lumière de la révélation divine. Même si Dieu dépasse toute intelligence humaine, il n'en éclaire pas moins la raison humaine. Ruusbroec aime à le répéter à sa façon: 'Dieu

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touche l'homme au-delà de la raison, mais non sans la raison' (Miroir de la Béatitude éternelle, p. 251).

4. Rencontre avec le Père, le Fils et l'Esprit Les Eglises d'Orient appellent déification ce que l'Eglise d'Occident connaît sous le nom d'union avec Dieu. La spiritualité occidentale a évité le mot 'déification'qui semble ouvrir la porte au panthéisme, malgré le fait que !'Ecriture atteste que tous les croyants sont invités à partager la nature divine (II Pi 1, 4). Il est fort étonnant que ni Bernard ni Guillaume n'en appellent jamais à ce verset de la Bible. Il n'est pas permis de corriger une parole de !'Ecriture, mais le terme nature avait acquis, au douzième siècle, une signification plus précise que celle qu'il revêtait dans la langue de l'Epître de Pierre. Au quatorzième siècle, Ruusbroec rappellera que l'homme ne peut jamais perdre sa nature créée pour passer dans la nature divine. La permanence d'une distinction entre Dieu et l'homme est une condition essentielle pour toute mystique amoureuse. Car tout amour suppose la présence d'au moins deux partenaires. La rencontre entre Dieu et l'homme n'a pas lieu au niveau de la nature, mais au niveau des personnes. Pour l'expliquer, Guillaume fait appel à la doctrine trinitaire des trois Personnes divines. L'âme qui aime est admise à l'intérieur des relations entre le Père, le Fils et !'Esprit. C'est dans son Commentaire sur !'Epître aux Romains que Guillaume explicite cette doctrine pour la première fois. a. 'Notre espérance ne sera pas confondue', car dès que nous espérons fidèlement ton avènement, l'objet de cette espérance est sur-le-champ présent en nous. 'Car

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l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné' (Rm 5, 5). Il vient dans notre cœur comme un don de Dieu, et il nous révèle la pleine vérité. Il nous fait entrer chez toi, Dieu le Père, qui es l'origine de la vie élevée de Dieu; chez toi, Dieu le Fils, qui nais éternellement d'une éternelle communion dans l'essence; chez toi, Dieu le SaintEsprit, qui es la sainte communion du Père et du Fils. L'Esprit nous révèle l'égalité pleinement une et simple en trois Personnes de cette même communion sainte dans l'essence. b. Seigneur, en quoi consiste cette gloire de tes fils, quelle est leur espérance durant leur pèlerinage sur terre, et quelle est leur consolation durant cet exil, quelle qu'en soit la durée? Voici ta réponse: tu veux faire de nous une communion, et c'est pourquoi tu nous fais partager ta propre communion de Père et de Fils. Car tu nous réunis par le don de l'Esprit, qui est le don commun entre vous deux. Grâce à cette communion, nous sommes réconciliés avec la divinité. Grâce à cette communion, nous sommes cachés au secret de ta face divine. Grâce à cette communion, nous trouvons à jamais la joie bienheureuse, étant assis à ta droite, au milieu des délices du ciel. c. En effet, Seigneur, quel serait l'avantage de tous les privilèges de notre existence sur terre, si nous ne pouvions pénétrer, grâce à l'amour, à l'intérieur de ton être? Tout comme nous développons notre raison grâce à ta vérité, nous apprenons à aimer grâce à ton amour. De cette façon, nous atteignons une connaissance plus profonde à ton école, et nous jouissons plus pleinement de l'objet de cette connaissance grâce au bonheur de l'amour. 108

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d. C'est là la prière que tu adressas à ton Père en notre faveur: 'Comme toi et moi nous sommes un, je désire qu'eux aussi soient un en nous' (Jn 17, 21). Tu désires et tu souhaites ardemment, dans la force du Saint Esprit qui est ton amour (essentiel), nous aimer en toi, et t'aimer en nous, grâce à notre amour et par lui. Car la substance précieuse avec laquelle nous t'aimons ne vient pas de nous-mêmes, mais du Saint Esprit que tu nous donnes. Seigneur, donne-nous donc ton Esprit, viens demeurer dans notre cœur, et aime-toi toi-même à travers notre amour. Continue à nous pousser et à nous attirer à ton amour, éclaire-nous et encourage-nous. (CC-CM 86, p. 63-64). Faisons un rapide commentaire de ces quatre paragraphes. a. Le don du Saint Esprit nous met en contact avec chacune des trois Personnes divines. Le Père est l'origine et la source de la divinité, c'est-à-dire de toute la vie divine. Ruusbroec l'appellera: 'La cause (sake) et l'origine (eerstigheid) de toutes les créatures'. Dans l'Ancienne Alliance, Dieu s'est révélé comme Jahweh. A la fin des temps, il nous a parlé dans son Fils. Le Fils est né du Père avant tous les siècles, et ne cesse de naître de lui. Il sort sans cesse du Père, et il reste en même temps toujours dans le Père. Il est en toute vérité Dieu de Dieu, lumière née de la lumière, engendré et non créé. Le Saint Esprit est la communion entre le Père et le Fils, à la fois donateur et don de Dieu, et la présence de Dieu dans tous les hommes qui aiment. b. Le deuxième paragraphe contient une description pénétrante de ce qui constitue la communion spirituelle. Le vingtième siècle est appelé le siècle des Droits de l'homme et de l'égalité sociale. Guillaume apporte ici un fondement spiri-

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tuel à la dignité de chaque personne et il évoque la communion élevée à laquelle tout homme est appelé. Cette communion ne repose pas sur des droits politiques ni sur une égalité d'ordre économique, mais sur la communion avec les trois Personnes divines. Celles-ci sont éternellement différentes et éternellement d'égale dignité. La véritable communion est un don de Dieu, et une participation (imméritée mais gracieusement accordée) à la communion existant à l'intérieur du mystère de Dieu. C'est là, en effet, une doctrine élevée qui ne se fonde pas sur des prémisses matérielles, mais sur la vocation éternelle de chaque être humain. Il est évident que Ruusbroec a emprunté cette conception de l'union trinitaire à Dieu. Voici un passage assez long des Noces spirituelles qui décrit, avec les termes et la ferveur de Ruusbroec, l'opération et la jouissance exemplaires des trois Personnes en Dieu: Celui qui est ainsi éclairé examinera et regardera encore ce qui, dans la divinité, est propre au Père, comment il est force et pouvoir tout-puissant, créateur, maintien, moteur, commencement et fin, cause et principe premier de toutes les créatures. Tout cela, le fleuve de la grâce le montre de façon lumineuse à la raison éclairée. «

Il montre aussi ce qui est la propriété du Verbe éternel: sagesse infinie et vérité, cause exemplaire et vie vivante de toute créature, règle éternelle et immuable, regard fixe qui pénètre et dévoile toute chose, rayonnement qui traverse et éclaire tous les saints au ciel et sur terre, chacun selon sa dignité. Or, comme ce fleuve de lumière procure divers modes de discernement, il indique aussi à la raison éclairée ce 110

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qui est la propriété du Saint Esprit: charité et libéralité insaisissables, miséricorde et clémence, fidélité et bienveillance infinies, opulence immense et insaisissable qui s'écoule au-dehors, et bonté sans fond qui s'écoule opulemment à travers tous les esprits célestes, flamme ardente qui consume tout dans l'unité, source jaillissante riche en toute espèce de saveurs accordées aux désirs de chacun, celui qui prépare tous les saints et les introduit dans leur béatitude éternelle, étreinte et pénétration du Père et du Fils et de tous les saints dans l'unité fruitive. La richesse insaisissable et la sublimité de la nature divine, ainsi que le fait qu'elle s'écoule et se communique si libéralement, attire l'homme pour le conduire à l'émerveillement. Il est particulièrement frappé par un Dieu qui se communique à toutes choses et s'écoule en celles-ci. En effet, il voit comment cette essence insaisissable est une fruition commune de Dieu et de tous les saints, et comment les Personnes divines s'écoulent et œuvrent ensemble dans la grâce et dans la gloire, dans la nature et au-delà de la nature, en tout lieu et en tout temps, dans les saints et dans les hommes, au ciel et sur la terre, dans toutes les créatures raisonnables, privées de raison et matérielles, selon la dignité, le besoin et la capacité de chacune. Lorsque l'homme considère ainsi la merveilleuse richesse et la sublimité de la nature divine, en même temps que les dons multiples que Dieu veut accorder et offrir à ses créatures, l'émerveillement grandit au-dedans de lui, en présence d'une richesse si grande et si variée, face à la sublimité et à la fidélité infinie que Dieu voue à ses créatures. Une indicible joie intérieure de l'esprit

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en jaillit, ainsi qu'une immense confiance en Dieu. Cette joie intérieure étreint et pénètre toutes les puissances de l'âme ainsi que l'unité de l'esprit.» (Noces spirituelles, p. 128-131) c. Le troisième paragraphe du texte de Guillaume décrit deux effets de l'amour de Dieu qui est répandu dans nos cœurs: une connaissance approfondie et une jouissance plus intense. Bernard décrit à sa façon les même effets : « La contemplation comporte deux espèces de ravissements: le premier a lieu dans la raison, le deuxième dans l'affection; le premier donne davantage de lumière, le deuxième, une plus grande ferveur; le premier donne plus de connaissance, le deuxième, plus de dévotion» (In Cant. 49, 4). Ruusbroec décrit à son tour et à plusieurs reprises ces aspects complémentaires de la vie d'amour: la sortie active des Personnes lorsqu'elles sont à l'œuvre, et leur retour dans l'unité de la nature divine lorsqu'elles jouissent. Ce double mouvement à l'intérieur de la Trinité sert d'exemple pour tout homme qui aime: «Lorsque l'homme vivant se redresse tout entier, avec toutes ses facultés, et se consacre à Dieu avec un amour actif, il ressent que cet amour, dans son fond, est un amour de fruition qui est sans fond. S'il veut alors pénétrer plus avant avec son amour actif à l'intérieur de l'amour de fruition, toutes les facultés de son âme doivent cesser leur activité et subir passivement Dieu en personne.» (Livre des Éclaircissements, p. 253) d. Guillaume semble bien se rendre compte que sa description touche à des sommets très élevés et serait de nature à susciter bien des questions d'ordre théologique. Il s'empresse donc d'invoquer l'autorité de l'Évangile selon saint Jean: 'Comme toi et moi, nous sommes un, je veux qu'eux aussi soient un en nous' (Jn 17, 21-22). Cette unité ne 112

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concerne pas seulement le lien intime avec la communauté ecclésiale, mais bien plutôt l'unité vivifiante entre les Personnes divines. Le Saint Esprit veut nous accueillir à l'intérieur des relations du Père, du Fils et de l'Esprit. Tout amour spirituel est une participation à la vie d'amour de Dieu luimême. Car nous sommes appelés à vivre comme des fils (et des filles) dans le Fils.

5. Jouir de Dieu Saint Augustin faisait une distinction très nette entre les verbes 'uti - utiliser' et 'frui - jouir'. La vocation de l'homme est de jouir toujours davantage de Dieu, en utilisant pour cela toutes les créatures. Ce qui n'empêche pas, évidemment, de jouir aussi de sa propre vie et de ses proches, dans la mesure où l'amour de Dieu n'en est pas entravé. Toute perversion de l'amour peut se réduire à une jouissance ou un usage indu. Pour Augustin, trouver Dieu veut dire: faire auprès de lui l'expérience de la béatitude la plus grande et du bonheur le plus élevé. Au douzième siècle, ce furent surtout Bernard et Guillaume qui décrivirent cette rencontre 'délicieuse' avec Dieu. Bernard le fit en prenant quelques précautions, afin de ne pas être accusé d'hédonisme spirituel; Guillaume, avec davantage d'audace, mais aussi avec plus de profondeur spirituelle. Dans son écrit de jeunesse, De l'amour de Dieu, Bernard ne mentionne nulle part que l'on peut jouir de Dieu. Mais il parle explicitement de la récompense qu'attend l'amour de Dieu: «Maintenant que j'ai d'abord parlé des motifs de l'amour de Dieu, il me faut aborder sa récompense. Car

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même s'il nous faut aimer Dieu sans nous préoccuper de cette récompense, Dieu n'est jamais aimé sans récompense. Le véritable amour ne peut demeurer sans récompense, même s'il n'est jamais un amour mercenaire, car il ne cherche pas son propre intérêt.» (SC 393, p. 102103) De fait, Dieu n'est jamais aimé sans récompense. Là où règne l'amour de Dieu, quelque chose de la béatitude du ciel se révèle. Il n'est pas possible d'aimer Dieu avec un cœur froid et sec. C'est vers la fin de sa vie que Bernard se fait le plus explicite à ce sujet, dans le sermon 85 sur le Cantique des Cantiques: «Les sentiments de l'âme sont très différents selon que celle-ci porte des fruits pour le Verbe, ou selon qu'elle jouit du Verbe. Dans le premier cas, elle pense aux besoins du prochain, dans le second cas, elle est entraînée par la douceur du Verbe. Une mère trouve beaucoup de joie à être au milieu de ses enfants, mais les baisers de l'Epoux la réjouissent bien davantage. Sauver beaucoup d'âmes est une œuvre bonne, mais sortir de soi pour demeurer auprès du Verbe est bien plus doux. Quand vivrons-nous de cette joie, et combien de temps durera-t-elle? Ce doux partage est toujours bref, et son expérience est rare. C'est la raison pour laquelle j'ai dit plus haut que l'âme cherche le Verbe afin de jouir de lui dans la joie.» (In Cant. 85, 13). Les moments où l'on éprouve une union intense avec Dieu sont rares, et ne durent pas longtemps. 'Rara hora et parva mora', disait Bernard dans son sermon 23 sur le Cantique des Cantiques (SC 431, p. 230). Mais celui qui peut trouver et ressentir Dieu y reçoit sans aucun doute un avant-goût de

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la joie du ciel. C'est aussi la conviction de Guillaume de Saint-Thier ry, évidente dès ses premiers écrits: «Y a-t-il quelque chose de plus insensé que d'être uni à Dieu par l'amour, mais non par la béatitude? Car grande est la jouissance de sa douceur.» (SC 61bis, p. 100-103). Ailleurs il dit: «L'esprit est une faculté de l'âme par laquelle nous nous attachons à Dieu et nous jouissons de lui. Cette jouissance consiste dans une certaine saveur des choses de Dieu. Le mot latin de sapientia provient du mot sapor (saveur). Cette saveur suppose une faculté spéciale qui permet de savourer.» (PL 184, 397). Ce texte important nous apprend que la saveur, la jouissance et la sagesse se rapportent au même don de la vie spirituelle. Nous avons cité plus haut le début du Commentai re de Guillaume sur le Cantique des Cantiques. Guillaume y demande d'être admis à contempler Dieu afin de jouir de lui. Ce même Commentai re contient encore plusieurs autres passages où il est question de la sagesse qui jouit, entre autres le suivant: «Les richesses de l'Epoux sont celles dont parle le prophète: 'Les richesses du salut sont la sagesse et la science' (ls. 53, 6). La raison et l'intelligence sont nourries par la science, c'est-à-dire dans les celliers. Auprès de la sagesse, c'est-à-dire dans la cave au vin, l'amour et l'affection trouvent leur nourriture. La science augmente la connaissan ce, la sagesse développe le goût. Dans les celliers on s'occupe des distinctions à respecter; dans la cave au vin on trouve la joyeuse expérience de l'amour fruitif. » (SC 82, p. 250-253 ).

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Ruusbroec a fait sienne cette spiritualité cistercienne de la jouissance de Dieu et l'a approfondie. Nous lisons, par exemple, dans le deuxième livre des Noces spirituelles: Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire et sans intermédiaire, réclamant de nous à la fois la fruition et les œuvres, de telle façon que l'une n'entrave point l'autre, mais que les deux se fortifient toujours mutuellement. C'est ainsi que l'homme intime ressent dans sa vie deux modes complémentaires, à savoir le repos et les œuvres. Dans chacun d'eux l'homme amant est tout entier et indivisé. Il est tout en Dieu dans la mesure où il se repose en jouissant et il est tout entier en soi-même dans la mesure où il est actif. C'est pourquoi toutes les fois que Dieu rayonne au-dedans de l'esprit, celui-ci se recueille, en ses œuvres et dans la fruition. Il est ainsi renouvelé dans toutes les vertus, et il s'immerge encore plus profondément dans le repos de la fruition. Car c'est par une seule largesse que Dieu se donne lui-même et ses dons, et que l'esprit, chaque fois qu'il se recueille, se donne lui-même et toutes ses œuvres. » (Noces spirituelles, p. 187) «

Le désir de Dieu et la jouissance spirituelle arrachent l'homme religieux à la routine de tous les jours. Ruusbroec n'a cependant jamais voulu détacher ce désir profond d'un engagement actif et de la pratique des vertus. Il réussit ainsi à éviter à la fois les écueils du rigorisme et ceux d'un hédonisme spirituel.

6. L'illumination de la raison. Une affirmation célèbre de la spiritualité du moyen âge pourrait être énoncée dans les termes suivants: 'Seul Dieu 116

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touche directement le cœur de l'homme, sans intermédiaires ni images'. Les créatures, au contraire, ne peuvent toucher et influencer l'homme qu'en se servant de ses sens ou de sa raison. Déjà Augustin avait souligné la différence entre les plaisirs de la terre et une jouissance spirituelle. Les plaisirs de la terre flattent l'un ou l'autre des sens, et ainsi détournent et dissipent l'attention. La jouissance spirituelle, par contre, concentre l'attention et opère l'unification de toutes les facultés de l'homme. Guillaume fait sienne cette doctrine dans sa Lettre d'Or: «Le Saint Esprit vivifie et unifie l'esprit de l'homme, comme l'esprit de l'homme vivifie et unifie le corps.» (SC 223, p. 356-357) Ruusbroec affirme la même chose avec d'autres termes: «C'est pourquoi Dieu opère en nous à partir de l'intérieur vers l'extérieur, alors que les créatures opèrent à partir de l'extérieur vers l'intérieur.» (Noces spirituelles, p. 86) Cette touche intérieure, opérée par l'Esprit de Dieu, ne reste pas cachée dans le cœur ou dans l'essence de l'homme. Au contraire, l'Esprit de Dieu est une force d'impulsion dynamique qui vivifie toutes les facultés et qui devient ainsi la source d'une activité renouvelée. Les facultés de l'homme naturel - y compris la raison - sont égocentriques et orientées vers le propre avantage. Elles recherchent la richesse et le pouvoir, le prestige et le plaisir, pour atteindre ainsi une vie plus forte et plus intense. L'Esprit de Dieu corrige cette tendance fondamentale de l'homme naturel. Il dépouille les facultés de leur désir de posséder, et les ramène à l'unique désir fondamental de l'homme: être disponible à l'Esprit de Dieu. Or, l'Esprit suscite un nouveau type d'activité qui se déploie selon la volonté de Dieu et les nécessités du prochain. C'est pour cette raison que Guillaume et Ruusbroec distinguent très nettement le savoir humain et la sagesse spirituelle. 117

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Voici d'abord quelques textes de Guillaume qui vont dans ce sens: «L'épouse éprouve sa douceur par le sens de l'amour: dans les vignes d'Engaddi. Une mémoire sans ingratitude pour les bienfaits de Dieu mérite vite la joie de l'intelligence spirituelle; celle-ci, sans tarder, se manifeste, avec plus de délectation que de science, par de suaves expériences d'amour. Lorsque, en effet, la grâce plus abondante de !'Esprit Saint commence à l'illuminer, l'intellect spirituel se met à travailler dans l'âme d'une manière d'autant plus différente des procédés de l'intellect humain que plus profonde s'avère la différence entre la nature de l'âme et la nature de la lumière sans limite. L'objet qu'elle pénètre par l'intelligence naturelle, l'âme le saisit; mais par l'intelligence spirituelle, elle saisit moins qu'elle n'est saisie. L'objet qu'elle saisit par l'intelligence naturelle, elle en voit et discerne les éléments intelligibles par une opération rationnelle; mais un objet que son regard ne peut percer, elle ne peut rien en discerner.» (SC 82, p. 192-195). La raison humaine projette et développe les nombreuses sciences qui s'efforcent de gérer la vie et le monde. Mais !'intellection spirituelle est un don libre de l'Esprit qui introduit l'homme dans la lumière de Dieu. La raison possède davantage le sens de la mesure, mais l'amour possède plus de bonheur. La science amasse des informations mais pas pour elle-même. Comme les abeilles, elle fabrique du miel, mais pour un autre. Ces provisions, on lui en permet bien quelque usage extérieur; mais leur saveur intime, on la réserve à un autre, en un autre lieu. L'étude de «

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la science requiert la discipline de la vie en société; la perfection de la sagesse, au contraire, exige la solitude et le secret, ou au moins un cœur solitaire, même au milieu des foules.» (SC 82, p. 108-109). Nulle part ailleurs Guillaume n'a décrit plus clairement la différence entre le savoir qui est enseigné dans les écoles cathédrales et les universités, et la sagesse spirituelle qui est recherchée dans la vie monastique. C'est cette différence qui permet de comprendre le conflit qui l'opposa à Abélard. Ce dernier était à la recherche d'affirmations précises sur Dieu, mais il négligeait la sagesse savoureuse. Qui oserait donner tort à Guillaume dans ce domaine? Lorsqu'il décrit la rencontre avec Dieu, Guillaume accorde une place importante à l'amour illuminé (ou illuminant). Il est évident qu'il était conscient des limites du jeu dialectique auquel l'esprit humain peut se livrer. Mais en aucun moment et en aucun endroit il n'a nié ni négligé le rôle de la raison. Certains de ses traducteurs ont forcé sa pensée à ce sujet. Une expression comme retroacta ratione est alors traduite par 'la raison étant mise de côté', alors que la traduction exacte serait: 'la raison étant située à sa juste place'. La raison n'est nullement mise de côté, mais elle retrouve la place qui lui revient exactement. L'action de la raison, toujours irremplaçable, doit être accompagnée par la sagesse qui savoure. C'est ainsi que Guillaume adopte un célèbre adage de Grégoire le Grand, et qu'il n'hésite pas à affirmer, non sans un certain aplomb d'ailleurs: 'L'amour est lui aussi connaissance' (Amor ipse intellectus est). En écrivant cela, son intention n'est nullement de faire coïncider les deux facultés importantes que sont la raison et la volonté. Car l'amour n'appartient pas au domaine de la volonté, mais il touche le cœur ou l'essence de l'homme. C'est pourquoi il 119

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devient le principe d'une connaissance typiquement spirituelle. La scolastique qualifiera plus tard de 'surnaturelle' cette action et cette transformation par l'amour. La pensée de Guillaume va cependant dans une autre direction: à ses yeux, l'amour spirituel est parfaitement naturel. Le savoir et la sagesse sont pour lui deux activités différentes du même homme naturel. Il est évident que Ruusbroec a fait sienne cette collaboration complémentaire de la raison et de la sagesse, le fait de rechercher activement et celui de subir passivement. Voici ce qu'il en dit dans les 'Noces spirituelles': «La créature subit passivement ce toucher divin, car les puissances supérieures y sont unies dans l'unité de l'esprit, au-delà de la multiplicité des vertus. Personne d'autre n'y agit, sinon Dieu seul, en sa libre bonté qui est la cause de toute notre vertu et de toute notre béatitude. Dans l'unité de l'esprit, l'on se trouve au-delà des œuvres et de la raison, mais non pas sans la raison. Car la raison éclairée, en particulier la puissance d'amour, sent ce toucher, mais elle ne peut saisir ou comprendre ni son mode ni sa façon, ni comment il se produit ou ce qu'il est. Car cet ouvrage est divin, et source de toute grâce ainsi que de tout don qui nous surviennent ... Au-delà de ce toucher, dans l'essence silencieuse de l'esprit, flotte une clarté insaisissable: la sublime Trinité d'où sort ce toucher. C'est là que Dieu vit et règne dans l'esprit, et l'esprit en Dieu.» (Noces spirituelles, p. 149-150). Pour Ruusbroec aussi, la sagesse spirituelle a sa source dans la vie trinitaire de la divinité. Toute sagesse est une participation à la lumière et à la clarté de la Parole de Dieu, qui

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s'est incarnée pour permettre à cette lumière d'éclairer les ténèbres (Jn 1, 5).

7. Grande attention donnée à !'Eucharistie Guillaume est né dans les environs de Liège. De son vivant, comme durant tout le treizième siècle, Liège était le berceau d'une nouvelle piété eucharistique. Le chanoine Alcher de Liège (1060-1145) composa un ample traité De sacramento corporis et sanguinis Domini pour critiquer les positions audacieuses de Bérenger de Tours (1010-1088). Rupert de Deutz aborda l'eucharistie dans son traité De officiis. Nous savons déjà que Guillaume n'avait pas été parfaitement d'accord avec les arguments de son ami de jeunesse et concitoyen. Cela l'incita à écrire lui-aussi Sur le saint Sacrement de l'autel. L'Eucharistie apparaît aussi en d'autres traités, car elle est un élément irremplaçable de sa doctrine sur la vie spirituelle. Nous transcrivons ici un passage des Méditations, suivi par un autre, emprunté au Miroir de la Foi. «Ce doux échange a lieu quand nous faisons ce que tu nous prescris de faire en mémoire de toi; pour le salut de tes fils, rien n'a pu être prévu de plus doux, rien de plus puissant: quand, mangeant et buvant le repas incorruptible de ton corps et de ton sang, comme des animaux purs pour toi, nous le ramenons pour ainsi dire de l'intestin de la mémoire à la bouche par la douceur de la réflexion, et pour un nouvel et perpétuel effet de notre salut, par une affection toujours nouvelle de la piété, en ruminant, à nouveau nous renfermons suavement dans la mémoire elle-même ce que tu nous as fait, ce que tu as souffert. Alors tu dis à l'âme qui 121

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désire: 'Ouvre ta bouche, et moi je l'emplirai' (Ps 81, 11) ; et elle, goûtant et voyant ta suavité dans le sacrement grand et incompréhensible, devient ce qu'elle mange, os de tes os, et chair de ta chair: ainsi, comme tu l'as demandé au Père au moment d'aller à ta passion, l'Esprit Saint ici-bas opère en nous par grâce ce qui dans le Père et toi, son Fils, est de toute éternité par nature; ainsi, de même que vous, vous êtes un, de même nous aussi, en vous, nous sommes un.» (SC 324, p. 140-141) «Nous renfermons (... ) dans la mémoire (... ) ce que tu as souffert'. Le fait de manger la chair et de boire le sang est un moyen de se souvenir. Et le fait de se souvenir est décrit à l'aide de l'image d'un ruminant. A chaque fois, nous amenons, à partir de l'estomac de notre mémoire, le récit de la vie du Christ devant notre esprit qui savoure, et nous ruminons ses mystères avec des sentiments toujours nouveaux, afin d'y puiser une force nouvelle et permanente pour notre salut. Dieu, plus intime à nous-mêmes qu'aucune de ces facultés qui font en nous l'homme intérieur, a donc institué pour nos sens corporels, c'est-à-dire pour notre homme extérieur, des sacrements extérieurs qui sont appelés à introduire l'homme intérieur jusqu'à sa propre intimité: par l'opération des sacrements corporels, il suscite en nous sa grâce spirituelle. Une pareille économie l'avait déjà amené à partager notre humanité pour nous rendre participants de sa divinité. Par la parole du Christ l'eau du baptême lave notre corps, mais intérieurement notre âme est purifiée par l'opération du Saint Esprit. Le corps et le sang du Seigneur, nourriture corporelle, incorruptible néanmoins, sont mangés corporellement par les fidèles, mais de manière incorruptible: corporellement,

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cette nourriture nous convient; incorruptiblement, elle nous élève; agissant sur le plan de la raison, sur le jugement de l'intelligence, elle nous conforme à Dieu; éveillant le goût de l'amour illuminé, elle nous unit à Dieu.» (SC 301, p. 130-131). Le deuxième passage ne traite pas uniquement de l'eucharistie, mais concerne l'ensemble des sacrements de la foi chrétienne. Tous sont des signes extérieurs qui produisent un effet à l'intérieur. Des signes corporels opèrent et rendent visibles des effets et des sentiments intérieurs. Tous les sacrements ne sont qu'une prolongation, à travers le temps, de l'humanité de Jésus et de sa vie sur terre. Son séjour ici-bas fut de courte durée, mais ce court laps de temps avait été préparé depuis des siècles par le développement de l'humanité, et est sans cesse réactualisé, à travers des signes visibles, jusqu'à la fin des temps. Cette place centrale occupée par l'eucharistie avait été bien comprise par les béguines de Liège en général, et par sainte Julienne de Mont-Cornillon (1193-1258) en particulier. Cette sainte déploya beaucoup de zèle en faveur de l'institution de la fête liturgique de la Fête-Dieu, et s'engagea à fond pour développer le culte du Saint-Sacrement et pour organiser des processions en son honneur. Le Pape Urbain IV (Jacques Pantaléon), originaire de Tours, avait été chanoine et archidiacre à Liège de 1234 à 1247. Il confirma, le 8 septembre 1264, l'institution de la Fête-Dieu pour l'ensemble de l'Eglise latine. Jacques de Vitry (1170-1240), dans sa biographie de la première béguine, Marie d'Oignies, décrit en détail le désir intense qu'avaient les béguines de recevoir souvent la communion et leur grande ferveur eucharistique:

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« Certaines femmes, à l'occasion de la réception de !'Eucharistie, n'étaient pas seulement fortifiées dans leur cœur, mais ressentaient en même temps une saveur très douce dans la bouche, une vraie consolation des sens. Le corps très saint de l' Agneau de Dieu ne rassasiait pas seulement leur vie intérieure, mais leur corps lui-même se remplissait aussi d'une saveur merveilleuse. Certaines se sentaient si puissamment poussées par leur désir de recevoir l'Eucharistie, qu'elles se sentaient incapables d'en rester longtemps privées. Elles ne trouvaient nulle part consolation ni repos, et semblaient même perdre la raison, si elles ne recevaient pas régulièrement cette nourriture de leur âme. » (Acta sanctorum, Junii IV, p. 637-638). Ruusbroec adopta et développa la doctrine et la dévotion eucharistiques de Guillaume et des béguines. Les textes où il traite de l'eucharistie sont nombreux et ne peuvent être tous cités ici, ni même convenablement résumés. Nous nous limitons à quelques concordances frappantes: « Le fruit de Dieu est le Fils de Dieu, que le Père engendre dans notre esprit. Ce fruit est si infiniment doux à notre bouche que nous sommes incapables de l'avaler ou de le consommer. Au contraire, c'est lui qui nous avale et qui nous consomme (et qui nous rend ainsi participants de la vie divine).» (La pierre brillante, p. 93-94).

«La chair du Christ que notre bouche charnelle reçoit ne peut pas être soumise à la loi des nourritures ordinaires. Cette nourriture n'est pas pour le ventre, mais pour l'esprit. Elle est totalement différente des autres aliments dont il est dit: 'Tout ce qui entre par la bouche

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pénètre dans le ventre et est expulsé dans un certain lieu' (Mt 15, 17). Cette nourriture ne pénètre pas dans notre corps et n'est pas assimilée par la nature corporelle, comme les autres aliments, mais c'est elle qui assimile notre corps à sa propre nature. Elle prépare notre corps et l'apprête en vue de la résurrection à venir et de l'incorruptibilité éternelle. Cette nourriture pénètre en nous, mais demeure là où elle était depuis toujours, à la droite de Dieu le Père. Le pain qui est mangé et le sang qui est bu nous font vivre dans le Christ, et font vivre le Christ en nous. Il vient en nous avec sa chair, et nous vivons alors en lui, comme lui-même vit en Dieu avec sa nature humaine. Voilà le fondement de notre vie spirituelle: que le Christ habite avec sa chair dans notre cœur de chair, afin que nous possédions en retour la vie qu'il partage avec son Père du ciel.» (Guillaume, De sacramento a/taris, PL 180, 354-355). Les deux auteurs commentent succinctement la différence entre nourriture matérielle et nourriture spirituelle. Ce que l'homme mange et boit matériellement, est assimilé, digéré et utilisé pour soutenir la vie biologique. La nourriture et la boisson perdent en grande partie leur substance propre pour servir de matériau à la construction du corps humain. Selon les apparences, le pain consacré de l'eucharistie semble suivre le même chemin, alors que, d'un point de vue spirituel, le processus se passe en sens inverse. C'est l'homme qui mange qui est lui-même transformé en membre du Christ, celui-ci étant sacramentellement présent dans la nourriture spirituelle. Tant Guillaume que Ruusbroec reconnaissent l'importance de la communion sacramentelle et invitent tout le monde à participer à ce festin céleste. Mais tous les deux soulignent 125

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en même temps que ce sacrement est un moyen de grandir vers une maturité spirituelle d'adulte. Savourer est un chemin pour aimer davantage. Manger et boire sont des moyens pour atteindre une plus grande union spirituelle. Pour terminer ce chapitre, citons une conversation fictive entre un Ruusbroec âgé et souffrant, et son supérieur, le prévôt Vrank van Coudenberg. «J'ai entendu dire par le Seigneur Jan van Schoonhoven qu'on racontait au sujet du prieur que le prévôt lui avait un jour défendu de célébrer dorénavant la messe sans sa permission. Le frère qui le servait à l'autel avait relaté au prévôt qu'il semblait dorénavant trop souffrant pour célébrer, car il l'avait vu très indisposé à l'autel. Le prévôt l'ayant appris s'adressa en ces termes au prieur venu le voir: 'Mon Seigneur Jan van Ruusbroec, Père prieur, tu ne peux plus dire la Messe'. Le bon prieur lui demanda: 'Pourquoi cela, Père supérieur?' Le prévôt lui répondit: 'Seigneur Jan, il m'a été rapporté que tu es désormais trop souffrant pour célébrer, et que tu pourrais subir une défaillance à l'autel'. Le bon prieur lui dit: 'Oublie cela, cher Père, ne me défends pas de célébrer'. Le prévôt lui répliqua: 'Bon prieur, si tu avais à subir une défaillance, il aurait mieux valu avoir laissé la célébration'. Le prieur lui répondit: 'Non, mon Père, ne me défends pas de célébrer la messe, car je ne suis pas souffrant'. Et le prévôt: 'Comment se fait-il alors, Seigneur Jan, qu'on me l'a rapporté ainsi?' - 'Père prieur, je te le dirai, afin de ne pas être privé de ma joie, car la célébration de la messe est ma gloire et mon bonheur, une joie, une allégresse et un honneur. Ne pense pas que

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j'aurai une défaillance durant la messe, car celle-ci me conforte plutôt. Si le frère raconte que j'étais souffrant, c'est que, en réalité, j'étais plutôt fort et emporté parce que Dieu me faisait des faveurs. Car Notre Seigneur vint en personne et se révéla à moi, me remplissant d'une gloire et d'un bonheur indicibles. Il me remplit le cœur de tant de joie et d'allégresse que j'en étais tellement saisi qu'il me semblait perdre tout pouvoir sur moimême. Voilà la maladie que m'attribua le frère en question, et dont il te parla en relatant une maladie qui n'était rien d'autre que ce que je viens d'en dire. S'il te plaît, ne me défends pas à cause de cela de célébrer la messe, dans laquelle Notre doux Seigneur se révèle et se montre ainsi à moi, et remplit mon cœur de gloire et de bonheur: car omettre la messe me ferait trop de peine'. Lorsque le prieur, le bon et saint Jan van Ruusbroec, eut répondu de la sorte à son Père prévôt, celui-ci lui répondit: 'Père prieur, j'apprécie grandement que tu veuilles continuer à dire la messe, comme il te plaira, sans demander ma permission. Et je rends grâce au Seigneur qui, dans sa miséricorde infinie, te visite et te réjouit de telle façon, qui s'abaisse à cause de ton humilité et qui te fait atteindre une haute vertu'.» (Bruxelles B.R., ms. 2559-2562, fol. 279).

8. L'Eglise et les simples fidèles «Mes parents m'ont montré la foi catholique; celle-ci fut imprimée en moi par une vie de foi, et Toi-même et les docteurs de l'Eglise me l'ont confirmée. » (Deuxième Méditation, SC 324, p. 58-59).

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«En tout ce que je comprends, ressens ou écris, je me soumets au jugement des saints et de la sainte Eglise. Car je veux vivre et mourir dans la foi chrétienne, en serviteur du Christ. Et je désire être, avec la grâce de Dieu, un membre vivant de la sainte Eglise. » (Ruusbroec, Livre des Éclaircissements, p. 268). Guillaume et Ruusbroec situent leurs écrits expressément à l'intérieur de la foi chrétienne. Aujourd'hui, l'on a coutume de considérer l'expérience mystique comme le noyau de toutes les religions, voire comme la réalité la plus profonde de toute âme humaine. Ce n'est pas ici le lieu de juger ou d'évaluer une telle opinion. Qu'il suffise d'attirer l'attention du lecteur sur le fait que l'Eglise d'Occident possède, à partir du douzième siècle, sa propre tradition mystique, accompagnée d'une réflexion originale sur cette expérience. Un aspect important de sa dimension ecclésiale consiste dans l'intérêt qu'elle porte aux simples croyants et aux hommes 'communs', les hommes 'de communion et de partage'. Qu'il soit permis de citer en parallèle quelques textes de nos deux auteurs. «Autre est la foi que révèlent la chair et le sang, autre la foi que révèle le Père qui est dans les cieux. Autre, et non autre. La foi est la même, autre l'effet. La première enseigne ce qu'il faut croire. La seconde donne au croyant l'intelligence de ce qu'il croit, suivant la pleine étymologie du mot intelligere, car il lit (legit) intérieurement (intus), dans le sentiment de son cœur, ce qu'il croit. L'une sert à l'homme de pédagogue, de tuteur, de protecteur dans son infirmité. En l'autre consiste l'héritage même et la parfaite liberté. Celle-là tolère les négligents et ne repousse pas les 'simples d'esprit'; à

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tous elle offre les grandes lignes de la vérité. Celle-ci n'accueille que les âmes ferventes, dévouées au Seigneur, dont les yeux du cœur sont illuminés.» (SC 301, p. 114115). «Autre chose est, en effet, de posséder simplement la foi, de percevoir en son cœur en toute simplicité la suavité de ses fruits; autre chose, de comprendre ce qu'on croit et d'être toujours prêt à rendre compte de sa foi. La foi simple goûte, mais n'éclaire pas. Elle est plus à l'abri des tentations. La foi qui cherche a souvent quelque peine à savourer, mais elle éclaire, et elle est plus ferme dans les tentations. Celui qui la possède n'avance qu'à petits pas, portant en son cœur le Christ, qui y demeure par la foi, mais toutes les vérités de foi font l'objet chez lui d'une science sûre, que sa conscience approuve ( ... ) Il est souvent devancé par l'homme simple qui bénéficie du raccourci de la sainte simplicité. Il n'est pas écarté pourtant de la fontaine de la grâce, dont l'accès reste ouvert à tous.» (SC 301, p. 118-119). Guillaume reprend ici à sa façon la doctrine d'Origène sur la foi nue de l'homme animal et la foi illuminée de l'homme spirituel. Mais il est très attentif à ne pas négliger les simples croyants. Dans les deux cas, 'la foi est la même', insiste-t-il, mais elle est vécue et professée à des niveaux différents. Ruusbroec fait une même distinction lorsqu'il décrit quatre espèces de croyants dans La Pierre brillante. Mercenaires et serviteurs, amis et fils partagent une même foi, bien que selon des modes très différents. A la fin de son petit traité, Ruusbroec insistera encore pour confirmer que les amis et les fils doivent, eux aussi, pratiquer la 'vie de communion et de tra-

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vail', ce qui signifie qu'ils doivent être disponibles tant pour rendre les services nécessaires que pour rechercher le repos contemplatif. Dans le Livre des Eclaircissements, Ruusbroec affirme que les dons mystiques sont présents à l'état latent dans chaque croyant. Et il décrit avec beaucoup de précision la raison pour laquelle tous les hommes n'atteignent pas les sommets de la vie mystique: Tu vas peut-être me demander pourquoi tous les hommes bons n'arrivent pas à sentir cela. Je veux bien t'en donner la cause et la raison: c'est qu'ils ne répondent pas à la motion de Dieu en se renonçant. Ils ne se tiennent donc pas en présence de Dieu avec un zèle vivant, et ne se soucient pas d'être attentifs à euxmêmes, au-dedans. C'est pourquoi ils demeurent toujours extérieurs et dispersés, plutôt qu'intérieurs et simples. C'est qu'ils pratiquent les œuvres en vertu de bonnes habitudes, plutôt qu'à partir d'un sentir intime. Ils estiment davantage la singularité, la grandeur et le nombre des œuvres bonnes, plutôt que le fait de viser et d'aimer Dieu. Voici pourquoi ils gardent leur cœur au-dehors et dispersé et ne perçoivent pas comment Dieu vit en eux avec la plénitude de ses grâces. » (Livre des Éclaircissements, p. 252-25 3) «

9. La mystique est un don de l'Esprit Après avoir pris connaissance d'un certain nombre de textes, il peut être utile de risquer une définition de ce que l'on entend par mystique. Ce mot peut avoir de multiples significations. Notre étude a seulement visé la mystique théiste de personnes croyantes. Si toute foi possède un noyau mystique caché, la plupart des croyants ne sont cependant 130

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pas des mystiques au sens plein du mot. Essayons donc d'en donner une définition plus exacte et plus précise. Le mystique a une expérience directe, passive et consciente de son Dieu. La mystique théiste dépasse toujours les désirs psychologiques du sujet humain. C'est d'une façon inattendue et imprévue que Dieu se fait connaître à des personnes qu'il a choisies à cet effet, et qui savent très bien qu'elles ne l'ont nullement mérité. Cette rencontre exceptionnell e entre l'homme et son Créateur a lieu d'une façon directe, sans se servir d'images ni d'intermédiai res. La plupart des expériences religieuses sont produites par la prière ou les sacrements, par la liturgie ou par une oraison méditative. Elles sont indirectes, mais n'en sont pas moins valables. Par contre, l'expérience mystique suppose un contact direct. Celui-ci se produit très rarement, ne dure en général pas longtemps, et est une occasion de grands troubles pour la psychologie de l'être humain. Surtout si c'est la toute première fois que l'âme est ainsi touchée par !'Esprit de Dieu. L'expérience mystique est un don passif que Dieu accorde à qui il veut, quand il le veut et comme il le veut. Il est donc impossible de se préparer à une telle rencontre. Celui qui est ainsi touché perd toute notion de temps et d'espace. Il vit une certaine extase qui enchaîne et lie l'activité de toutes les facultés, et qui lui donne de vivre en soi une profonde union avec l' Autre, jointe à un total abandon. Cet Autre se saisit entièrement de lui, et l'homme en question est ravi de se savoir vaincu. Malgré le caractère passif de l'événement, celui-ci n'est pas comparable à une sorte d'absorption inconsciente dans un nirwana divin. L'expérience mystique dépasse la raison, mais elle ne se produit pas sans la raison. L'esprit de l'homme n'est pas insensible à ce qui lui arrive, mais il s'efforce de sonder plus profondémen t ce qui lui

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arrive. Il essaie surtout de comprendre pourquoi il est touché aussi profondémen t et aussi somptueusem ent. Il recherche ardemment la source d'un bonheur aussi inattendu qu'inconnu. Guillaume finit par comprendre que cette source se trouve dans l'Esprit de Dieu. C'est lui qui nous donne de comprendre l'Ecriture (et le Cantique des Cantiques). C'est encore lui qui ne cesse de nous inviter à marcher sur le chemin du divin amour: «Au seuil de l'épithalame, du chant nuptial, du cantique de l'Epoux et de l'Epouse, au moment de lire et de méditer votre œuvre, ô Esprit Saint, nous vous invoquons. Remplissez-nous de votre amour, ô Amour, pour que nous comprenions le cantique d'amour. Associeznous un tant soit peu, nous aussi, au saint colloque de l'Epoux et de l'Epouse; et que s'accomplisse en nos cœurs ce que lisent nos yeux. Une étude sur les attaches de l'âme, seul en saisit aisément l'exposé celui qui en noua de semblables. Attachez-nous donc à vous, ô Saint Esprit; saint Paraclet, saint Consolateur, consolez le dénouement de notre solitude: elle ne recherche hors de vous nulle consolation. Illuminez, vivifiez le désir du soupirant, pour qu'il devienne amour d'amant rassasié. Venez, pour que nous aimions en vérité; que de la source de votre amour découlent tous nos sentiments et tous nos discours. Le cantique de votre amour, puissions-nous le si bien lire qu'il allume en nous l'amour, et que cet amour se fasse lui-même, en notre faveur, l'interprète de son cantique.» (SC 82, p. 74-77). Ruusbroec a composé une hymne semblable au Saint Esprit dans son premier traité, Le Royaume des amants: «Le Saint Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme, car il

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est un lien d'amour, étreinte et pénétration, lui qui traverse et enserre tous les esprits recueillis dans l'unité fruitive. Voilà le tendre attachement d'amour qui, plein de fougue, fait périr les amants. Voilà le doigt de Dieu qui a créé le ciel, la terre et toute créature, dans leur nature; qui a aussi comblé de dons ceux qui, au-delà de la nature, se sont tournés vers lui, chacun selon sa réceptivité. Le Saint Esprit est comme une vaste mer déchaînée d'où tout bien s'est écoulé, mais en demeurant disponible sans mesure en elle; comme un divin soleil, ardent et lumineux, qui a orné le royaume de l'âme avec sept rayons principaux et surnaturels, que sont les sept dons sublimes.» (Le Royaume des amants, p. 125-126)

10. Conclusion. Nous avons énuméré dans les écrits de Guillaume neuf thèmes importants, que Ruusbroec a adoptés et développés. A la vérité, il nous faut cependant ajouter que Ruusbroec n'était probablement pas conscient de tout ce qu'il devait à Guillaume. Il s'est plutôt vu dans le rôle de successeur de saint Bernard de Clairvaux. C'est à ce dernier, en effet, que les œuvres les plus célèbres de Guillaume avaient très tôt été attribuées. De la Contemplation de Dieu et De la nature et de la dignité de l'amour furent groupés sous le titre latin De amore Dei, et mis sous le patronage de l'abbé de Clairvaux. Le miroir de la foi et L'énigme de la foi étaient présents dans la bibliothèque de Groenendaal, mais sous le nom de Bernard. La Lettre d'Or fut transmise sous le même nom jusqu'au début du vingtième siècle. Les Méditations faisaient aussi partie de la Bibliothèque de Groenendaal, mais correctement attribuées à Guillaume. Ruusbroec a-t-il connu le

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Commentaire sur le Cantique des Cantiques? Peut-être à travers l'abbaye d'Aulne ou de Villers, mais on ne saurait l'affirmer avec certitude. L'on peut cependant relever que Ruusbroec a été surtout influencé par les œuvres de Guillaume qui avaient été transmises parmi les œuvres de saint Bernard. Il est donc légitime de considérer la doctrine mystique de Ruusbroec comme une nouvelle floraison, tardive, de la mystique d'amour décrite par Guillaume. Malgré la grande affinité, il existe pourtant de nettes différences entre les deux auteurs. Guillaume n'a écrit qu'en latin; Ruusbroec, en moyen néerlandais, la langue alors en usage à Bruxelles et dans le Brabant. Guillaume prit la défense de la spiritualité monastique contre la scolastique naissante d'Abélard; Ruusbroec aura à défendre sa doctrine contre le quiétisme des disciples du Libre Esprit. Le public auquel s'adressait Guillaume se composait principalement de bénédictins, cisterciens et chartreux; celui de Ruusbroec, de clarisses et de béguines, d'ermites et de laïcs intéressés par la vie religieuse. L'on peut ajouter que le climat religieux du quatorzième siècle différait profondément de celui du douzième. La première intention de notre étude était de clarifier le témoignage personnel de Guillaume. Qu'il soit aussi permis de souligner la signification historique de cet auteur aujourd'hui trop oublié. Il est généralement admis que la spiritualité du moyen âge a été fort influencée par les œuvres de saint Augustin. L'interprétation platonisante que ce dernier a fait du message chrétien fut et restera la grande boussole du spirituel occidental. Il n'y a aucun doute que Guillaume ait subi son influence. Mais sa doctrine nous renvoie davantage aux lumières du grand phare d'Alexandrie que fut Origène. Guillaume ne savait pas ou très peu le grec. Ce sont 134

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donc les traductions latines des œuvres d'Origène qui lui fournirent les repères les plus évidents de son itinéraire spirituel. Parmi ces marques, deux surtout méritent d'être relevées: la gnose d'Alexandrie et l'exégèse allégorique des Ecritures. Le point de départ de la gnose alexandrine est un texte célèbre de Paul dans sa première Lettre aux Corinthiens: 'Nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais !'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître ce qui nous a été donné par la grâce de Dieu' (lCor 2, 12). La gnose chrétienne d'Origène éclaire l'esprit humain, car gnose signifie connaissance. Cette connaissance est un don du Saint Esprit, et elle comprend à la fois l'amour, l'inspiration et la sagesse savoureuse. Il est évident que Guillaume pense à cette connaissance lorsqu'il parle de l'amour illuminé de l'homme spirituel. Origène est aussi le promoteur de l'exégèse allégorique de !'Ecriture. Il s'intéresse d'abord au sens littéral de chaque verset de !'Ecriture. Ses recherches philologiques fort poussées en sont la preuve. Mais plus que personne il était conscient du fait que !'Ecriture est une révélation du mystère divin, et qu'elle exige une interprétation symbolique et spirituelle. Parce que Dieu est incompréhensible et inexprimable dans son être le plus profond, on a besoin d'images et de symboles pour pouvoir parler de lui. C'est pourquoi Origène distingue deux sens dans !'Ecriture. D'abord, le sens littéral qui peut être historique, éthique ou poétique, selon les cas. Ensuite, le sens spirituel qui essaie d'en dévoiler la signification profonde. Dans la plupart des cas, cette signification spirituelle se trouve à travers une interprétation allégorique ou symbolique.

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Guillaume fait sienne cette double exégèse d'Origène dans les Méditations et dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques. On ne peut qu'être frappé par le fait que les plus grands Maîtres de la vie spirituelle se sont chaque fois tournés vers le Cantique des Cantiques. Un fil d'or court à partir du Commentaire d'Origène, à travers celui de Guillaume, les Sermons sur le Cantique de Bernard, les Noces Spirituelles de Ruusbroec jusqu'au Cântico espiritual de Jean de la Croix. Guillaume mérite le titre que nous lui attribuons de père de la mystique des Pays-Bas. Il est un lecteur et un imitateur d'Origène tout autant que le guide de Ruusbroec. Il se révèle être ainsi le chaînon irremplaçable entre le génie lumineux d'Alexandrie et le visionnaire éclairé de la forêt de Soignes en Brabant.

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CHAPITRE

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L'ancienne Vita de Guillaume de Saint-Thierry Cette brève Vita de Guillaume n'a été conservée que dans un unique manuscrit, le ms. Lat. 11782, folio 340-341 de la Bibliothèque Nationale de France. Il a été, hélas! endommagé: le coin supérieur droit de la page 340 a été déchiré en grande partie. Le texte fut publié pour la première fois par le bollandiste A. Poncelet sj, dans les Mélanges Godefroid Kurth, tome I (Liège, 1908), p. 85-96. Le texte latin est l' œuvre d'un moine cistercien de Signy, vers 1180, plus de trente ans après le décès de Guillaume. Le manuscrit qui nous l'a gardée provient du prieuré clunisien de Reuil, dans le diocèse de Meaux, près de La Ferté-sous-Jouarre. Un autre précieux manuscrit, contenant les Meditativae Orationes de Guillaume (Paris, Bibliothèque Mazarine 776), provient également de ce petit monastère. De quelle façon la communauté de Reuil a-t-elle pu mettre la main sur des textes aussi importants de la main de Guillaume ou le concernant? Sans doute grâce à ses contacts avec Signy où les deux textes avaient été mis par écrit. La traduction française que nous en publions a été faite par le Père Freddy Lebrun, moine de Scourmont (Belgique) en vue du Colloque pour le centenaire de Signy, et vient d'être publiée dans le recueil intitulé Signy-l'Abbaye et Guillaume de Saint-Thierry. David N. Bell avait déjà fait 137

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une traduction anglaise de cette Vita, qu'il publia dans la revue américaine Cistercian Studies XI (1976), p. 246-255. Ce dernier traducteur a essayé de compléter de son mieux, mais de façon conjecturale, les passages qui manquent dans le manuscrit endommagé. Nous avons inséré sa reconstruction hypothétique dans la traduction du Père Lebrun, en la mettant entre des crochets [ ]. Cette Vita antiqua est un bref mémorial, plutôt qu'une Vie officielle, adressé à la communauté de Signy qui était celle de l'auteur. Celui-ci ne part pas de souvenirs personnels, mais il met par écrit ce qu'il a appris du meilleur ami de Guillaume. Ce dernier fut d'abord prieur à Saint-Thierry, puis il suivit son abbé lorsque celui-ci vint chercher une solitude plus grande à Signy. Cet ami venait de mourir, et l'auteur ne voulut pas qu'un témoignage aussi direct pût se perdre.

Introduction [Il est vraiment nécessaire d'écrire la vie de Guillaume, jadis abbé de Saint-Thierry, et durant toute sa vie ami de Bernard, car sa biographie nous indiquera le chemin vers une vie plus parfaite et plus sainte. L'auteur entreprend cette tâche sans s'appuyer sur des souvenirs personnels, mais il mettra simplement par écrit ce qu'il a pu apprendre d'un ami très cher de Guillaume qui est entre-temps décédé. Ce texte est mal écrit et peu éloquent. Je le donne cependant à lire tel quel.]

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[1. Guillaume de Saint-Thierry bénédictin] Guillaume, né près de Liège, illustre par sa famille ... et non moins favorisé par la grâce, était fils d'une famille noble. [Il avait un frère qui s'appelait Simon], aussi aimable que lui. Ceux-ci venant à Reims [pour leurs études] avaient étudié un certain temps à l'abbaye de Saint-Nicaise qui jouissait alors d'un bon renom [auprès de tous les religieux de la ville] et y reçurent l'habit monastique. A partir de ce moment, comme l'authenticité de leur conversion se traduisait en agréable parfum, Simon reçut la charge d'abbé de SaintNicolas-aux-Bois. Là, après avoir guidé longtemps et avec piété sa communauté, comblé de jours et arrivé à la perfection dans le domaine de la vertu, il s'endormit d'une mort bienheureuse. Dom Guillaume, quant à lui, fut choisi pour exercer la charge d'abbé de l'abbaye de Saint-Thierry, qui domine la ville de Reims.

[2. Apparition de la Vierge à Bazoches] Peu de temps après son élection, survint pour lui motif de se rendre à Soissons pour prendre conseil auprès d'un ami intime. Sur la route, se trouve une localité dénommée Bazoches par ses habitants. Arrivant à cet endroit, l'homme de Dieu fut pris d'un irrésistible besoin de dormir. Aussi, terrassé par le sommeil, se couche-t-il; il s'endort sous un arbre au bord de la route. Alors en songe, il vit se tenir auprès de lui une femme dont les traits inspiraient le respect; de ses mains, lui prenant délicatement la tête, elle la posa en son sein. Bien que le bienheureux homme vécut cette scène durant son sommeil, il en éprouva une sensation de sainte et spirituelle douceur et cette sensation était telle qu'il ne se

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souvenait pas en avoir jamais goûté de pareille. Lorsqu'il fut sorti de son sommeil, il en tira un tel réconfort dans le Seigneur que, sans plus chercher de secours humain auprès d'un autre, il fit demi-tour à mi-route et s'en revint au monastère qui lui avait été confié. Là, il enseignait par la parole la vie chrétienne et la discipline monastique, il en témoignait par l'exemple et, en vertu de l'autorité liée à sa charge, il y formait les débutants, confirmait ceux qui étaient déjà formés, reformait ceux qui avaient été déformés. Lui-même en acquit un plus grand renom tout en rendant meilleur son monastère. [3. Guillaume, saint Bernard et ['Ordre cistercien]

A ce moment, le nom de saint Bernard connaissait une grande renommée et l'homme dont nous parlons ici, devenu son intime, était aimé par lui d'une affection toute spirituelle. Ce même Bernard lui avait écrit plusieurs lettres et avait aussi composé à son intention un livre traitant de la grâce et du libre arbitre. Il lui dédia spécialement un autre ouvrage intitulé Apologie. Alors, lui aussi, !'Ordre de Cîteaux pour l'authenticité de sa règle de vie rencontrait beaucoup d'admiration et de respect, et même beaucoup, parmi les grands de ce monde, affluaient à lui en masse, y voyant le meilleur des remèdes pour la guérison des maladies de l'âme. [4. Guillaume cistercien à Signy]

C'est ainsi que, dans la foulée de ce qu'il vivait, dom Guillaume, lui aussi, saisi par cette authenticité de !'Ordre de Cîteaux, enflammé du désir de solitude et de paix inté-

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rieure, laissa le poids et l'honneur de la charge abbatiale et reçut à Signy l'habit de la sainte pauvreté. [5. On demande à Guillaume de revenir à Reims]

La nouvelle s'en répandit parmi ses frères et ses co-abbés; alors, ils allèguent auprès de Renaud, à ce moment archevêque de Reims, le dommage personnel subi à la suite de son départ, par eux, mais aussi par un très grand nombre de gens à la suite de son départ; ils reçurent mandat de le convaincre de reprendre la direction de son monastère. Ils se hâtent alors vers Signy; multipliant prières et bonnes raisons et forts du mandat tout récemment obtenu de l'évêque, ils s'efforcent de le persuader de faire retour à Saint-Thierry.

Deuxième vision mariale [Guillaume reçut une deuxième vision de la part de la Mère de Dieu lui demandant de rester fidèle à sa décision. Il s'adressa ensuite à la délégation des abbés et de ses confrères et leur annonça qu'il souhaitait rester à Signy. Peu de temps après, il fut assailli de doutes véhéments et il se demandait s'il avait vraiment raison de terminer son mandat d'abbé et d'opter pour la sainte pauvreté de Signy. Peut-être était-ce une tromperie de la part de l'ange de Satan? En outre, sa santé qui était faible était minée par les lourds travaux et le régime spartiate des cisterciens. Il n'était plus jeune et craignait de ne pas pouvoir supporter la sévérité de la vie cistercienne. Il était toujours plus tenté de quitter ce genre de vie pour regagner son entourage précédent.]

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[6. Crise de conscience et seconde apparition de la Vierge] L'homme de Dieu en était fort ébranlé et sa résistance presque brisée. Toutefois, il demande un délai jusqu'au lendemain matin pour réfléchir, pendant ce laps de temps, à ce qu'il devait leur répondre. Alors, il se répandit en supplications auprès du Seigneur et tout particulièrement auprès de la Mère du Seigneur ......... Marie à lui...... l'appelait pour. ........... l'attachait au monastère ......... A son réveil, il comprit ........ ., elle s'en revendique personnellement ...... . Frustrés de leurs desseins, ceux qui sont venus le trouver ......... Il servit le Seigneur dans la sainteté et la justice vécues sous son regard ....... , un fleuve va déborder et il n'en sera pas surpris et il gardera confiance ........ En effet, pour cet homme, déjà comblé de mérites et victorieux dans les tentations ...... Pour empêcher que la grandeur des révélations dont il fut l'objet ne l'enorgueillît, il lui fut donné un ange qui le souffletait...... En effet, sur-le-champ, dès le début...... à retourner chez eux en abandonnant Cîteaux ..... ., lui qui avait été formé à Saint-Nicaise de Reims à une manière de vivre ........ et qui avait pris aujourd'hui des habitudes toutes nouvelles dans le domaine de la nourriture principalement ..... et contraires au point ..... de s'épuiser et de ne plus être capable de supporter jusqu'au bout cette tentation (de retourner). De jour en jour, cette tentation se faisait de plus en plus atroce. Il ne parvenait plus à cacher le désarroi qui l'accablait et il s'ouvrit de son manque de persévérance à un religieux de ses amis, qui avait été son prieur au monastère et l'avait suivi au désert. Celui-ci fut envahi d'une très vive stupeur et il s'étonnait au-delà de ce qu'on peut imaginer. Le disciple se mit à réconforter son maître et à l'affermir dans le choix qu'il avait fait de l'Ordre

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(de Cîteaux). Il lui mit devant les yeux et lui exposa bien en détail non seulement la gravité de la faute qu'il allait commettre, mais le scandale plus grave encore caché dans cette tentation. Certes le maître ressentit un certain apaisement; mais il ne se sentit pas guéri, parce que l'homme n'est pas maître de sa route et ce n'est pas non plus à l'homme qui prend la route de diriger ses pas. Méditant là-dessus il demanda au Seigneur en de dévotes prières de lui fournir l'aide de sa grâce, puisque, livré à ses propres forces, il lui était impossible de s'en tirer.

[7. Affermissement de sa vocation cistercienne} Et il en fut ainsi. D'une manière bien nette, il ressentit l'action de la puissance divine, et la tentation dont il était victime disparut sans laisser de trace; aussitôt le joug du Seigneur lui fut doux et son fardeau léger et comme, à l'instar d'Élisée versant de la farine dans la marmite, - il en témoigna dans la suite - il ressentit plus de douceur dans les brouets et les vêtements rugueux du désert qu'il n'avait eu l'habitude d'en ressentir dans les pelisses et les poissons. Mais pour empêcher qu'il ne s'attribuât en quelque manière la victoire sur la tentation, se produisit un événement, en quoi il reconnut bien clairement la marque de la grâce de Dieu et qui l'affermit tout à fait dans sa résolution.

[8. Troisième apparition de la Vierge] En effet, à cette même époque, il fut atteint d'une maladie mortelle. Celui qui avait été autrefois son prieur - dont nous avons fait mention plus haut - le soignait. Un jour qu'il

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veillait le malade, il sombra dans le sommeil. Pendant qu'il dormait, une vénérable Dame lui apparut, tenant dans les mains une couverture qui semblait faite de peaux et s'approchant tout près de notre homme endormi: « Qu'est-ce donc que tu fais là?», lui dit-elle. - «Je soigne ce malade», répondit-il. Alors, elle lui dit: «Cette étoffe qui le couvre est lourde et de poids, mais prends ces fourrures et couvres-en l'homme affaibli»; et lui, à ce qui lui semblait, obéit à l'ordre reçu. Cela fait, s'étant tourné vers elle, il lui demanda qui elle était. «Je suis», lui dit-elle, «la Dame de Bazoches.» Cela dit, elle disparut et le frère sortit de son sommeil. Il raconta sa vision au saint homme et celui-ci de souligner que ce qui l'avait le plus frappé, en cette affaire, c'était d'apprendre que celle qu'il avait vue s'était présentée comme la Dame de Bazoches. Au souvenir de cette vision qu'il avait eue en allant à Soissons - vision que j'ai rappelée plus haut -, l'homme de Dieu comprit sur-le-champ que celle qui était venue à son secours était Marie, la Mère de Dieu. Et le songe ne fut ni vain, ni sans effet. Car, à cette même heure où le frère se voyait en songe le recouvrir des fourrures, il se sentit, quant à lui, guéri de la maladie qui le tourmentait. Se levant donc et rendant grâces à celle qui l'avait sauvé, il passa le reste de sa vie dans une plus grande douceur d'esprit, dans la pureté de l'âme et du corps, bref dans une complète perfection des vertus.

[9. Vie cistercienne de Guillaume] Mais, déjà brisé par l'âge et diminué physiquement, comme la plupart du temps il ne pouvait plus prendre part aux travaux des frères, il compensait l'abandon forcé du travail par d'humbles occupations et l'exercice de l'esprit. En

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voici deux preuves: en premier lieu sur l'humilité de sa conduite. Un jour, les frères chargeaient du fumier sur un chariot apprêté à ce genre de transport. L'un d'eux, dédaignant de s'abaisser à un travail sale, se tenait là à ne rien faire pendant que les autres travaillaient. L'homme de Dieu remarqua ce trait d'orgueil; s'approchant, et uniquement de ses mains, sans prendre comme les autres, d'autre outil, il jeta le fumier dans le chariot. Il donna ainsi au frère orgueilleux une leçon d'humilité et incita les autres à une humilité encore plus grande.

[10. Œuvres de Guillaume} En outre, il laissa des monuments non négligeables de son intelligence et de ses recherches. De ceux-ci, je signalerai seulement ceux dont j'ai pris connaissance pour les avoir eus sous les yeux et lus. Il avait entrepris d'écrire une Vita de saint Bernard, mais il ne put mener à bonne fin la réalisation de ce projet; il en termina seulement un livre, mais ce premier livre à lui seul n'est pas de peu d'importance quant à son contenu. Contre Maître Pierre Abélard, qui avait inséré dans ses opuscules un certain nombre d'affirmation s contraires à la foi, il publia un livre d'un style élégant, en conformité totale avec la foi et d'un raisonnement solide. Il écrivit aussi deux opuscules qu'il dénomma le premier: Énigme de la foi, et le second: Miroir de la foi, dans lesquels il expose brièvement et clairement l'objet de la foi. Il composa aussi un commentaire spirituel du Cantique des Cantiques, ouvrage dont il fit mention dans la Vita de saint Bernard. Il existe aussi de lui un autre livre traitant de la nature et de la dignité de l'amour, que nous pouvons également dénommer, étant donné son contenu: « Anti-Naso »,

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En effet, dans ce livre, il enseigne au philosophe qui veut se montrer digne de ce nom et les moyens et la méthode qu'il pourrait et devrait mettre en œuvre pour progresser dans le domaine de l'amour de Dieu. Il envoya aussi aux Frères de la Chartreuse, habitant le Mont-Dieu, un opuscule qui, tout en leur étant tout particulièrement adressé, n'en est pas moins utile pour tous ceux qui sont désireux de faire des progrès dans leur vie religieuse. Il est encore l'auteur d'un bref recueil de physique, qui traite de la nature du corps et de l'âme, écrit pour apprendre aux simples lecteurs à parvenir à un certain degré de connaissance de soi, même si cette connaissance reste une connaissance de débutant, et son argument est que le résultat premier à tirer du fait de la connaissance de la physique est de se connaître soi-même selon cet adage: «Du ciel, nous est venu le: connais-toi toimême ». Il existe encore de lui un autre livre dont le titre est: De la contemplation de Dieu, dans lequel pour l'édification de ses lecteurs il évoque incontestablement sa propre contemplation de Dieu en ces termes: «Et quelquefois, Seigneur, si, les yeux clos, je reste là béant de désir à ton égard, tu me mets quelque chose dans la bouche du cœur; mais cela, il est hors de question pour moi de savoir ce que c'est. Mais bien sûr, j'en ressens une saveur si douce, si réconfortante que, si elle atteignait sa plénitude en moi, je ne chercherais rien de plus». Il composa en outre un traité loin d'être sans importance dont le titre est: Oraisons méditatives, dans lequel il ne se limite pas à un seul thème, mais dans lequel il aborde toute une série de sujets particuliers et la plupart du temps en s'adressant à Dieu, c'est sur sa propre conscience que, de multiples façons, il s'interroge. Et dans cet ouvrage, ce n'est pas, de la part de cet homme, un simple sentiment d'amour pour Dieu qui apparaît, mais une véritable ardeur pour Dieu.

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Quiconque, je le crois, lira ce livre pieusement et posément, si respectueux et si savant soit-il, fera certainement des progrès dans la crainte de Dieu, dans le sens d'une plus grande connaissance de soi et d'une moindre estime à son propre endroit. Je ne doute pas qu'il ait composé d'autres opuscules encore, mais à l'exception de ceux-ci, je n'ai pu jusqu'à présent en retrouver d'autres.

[11. Mort de Guillaume] Tandis que l'homme de Dieu exerçait son corps et son esprit en ces activités et d'autres semblables, le temps de la taille arriva, à savoir le temps de la pâque, et ce temps-là, c'est celui du passage qui allait le conduire de ce monde au Père. Ainsi donc, après les fatigues de bien des services rendus et les mérites de bien des travaux, il tomba malade et il approchait de sa fin corporelle, mais en même temps de l'apogée de son esprit. Un frère l'assistait, c'était son meilleur ami, remarquable par l'excellence de sa vie religieuse. Doté d'une foi fervente et plein de confiance dans la sainteté de l'homme de Dieu, poussé par une sainte hardiesse, il lui demanda de lui apparaître après sa mort et de daigner rendre visite à son ami. Rempli d'un extraordinaire amour, l'homme de Dieu accepte, trait de cette charité remarquable qui l'animait, et, laissant son ami pénétré de cet espoir, il remet sa précieuse âme à Dieu.

[12. Apparition posthume de Guillaume] Le frère qui avait demandé cette apparition, n'oubliant pas la promesse obtenue, en attendait l'accomplisse ment dont il était tout à fait sûr, mais non sans faire appel à la 147

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prière. Son désir ne fut pas satisfait immédiatement, mais il fut différé durant toute une année et mis à l'épreuve. Une année s'était donc écoulée, il tomba malade. Un jour, alors qu'il était couché dans son lit sans pouvoir dormir, lui apparaît, de manière nettement visible, dom Guillaume avec deux compagnons que notre frère n'avait pas connus, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche. Le regard fixé sur lui, sans doute aucun il le reconnut. Son amour pour lui et la paix de sa conscience suscitèrent en lui une pleine confiance à prendre la parole, il dit: «Qu'y a-t-il, maître? Comment allez-vous? ». Et en réponse à ces questions, celui-là de dire: «Cela ira bien pour moi.» Alors, le frère d'ajouter: «Et qu'avez-vous à me dire?» Et le saint de dire: «Toi, tu restes à veiller!» Alors le frère: «Maître», dit-il, «quand vais-je mourir? et dites-moi aussi si je vais guérir? » Devant cette demande, le bienheureux homme se tut, mais celui qui se tenait à sa droite le regarda, soit comme quelqu'un qui hésite sur la réponse à donner, soit comme quelqu'un qui fait signe que c'est plutôt à lui de répondre. Alors, voilà la réponse qu'il lui donna: «Il n'est pas opportun qu'il le sache maintenant. » Cela dit, dom Guillaume disparut et, avec lui, les deux hommes qui l'accompagnaient. Mais le frère, pleinement conscient du caractère divin de cette vision, conservait toutes ces paroles dans son cœur et il se demandait quel pouvait bien être le sens de cette réponse. Et il pensait que ce n'était pas sans raison qu'il avait été explicitement dit: «Cela ira bien pour moi» et «Il n'est pas opportun qu'il le sache maintenant! » Bien plus, il estimait, à la façon dont le bienheureux avait exprimé sa réponse, qu'il n'avait pas encore pleinement obtenu ce qu'il désirait, mais qu'il l'obtiendrait cependant certainement un jour et que lui-même aussi, avant sa mort, en connaîtrait le jour. Si cela lui fut

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accordé, nous l'ignorons. Ce qui est sûr, c'est qu'il se rétablit de sa maladie et que, continuant encore pendant de nombreuses années à mener une vie austère et sainte, comblé de jours et non moins de vertus, il quitta cette vie.

[13. Conclusion de fauteur de la Vital Je crois certes que le vénérable homme que fut Guillaume a fait beaucoup d'autres choses qui mériteraient d'être mises par écrit, mais comme tout ce qui précède m'avait été raconté, je ne me proposais que d'écrire ces renseignements, et on ne m'a pas demandé de pousser plus loin mes recherches. Mais quand j'ai décidé de prendre la plume, il n'y eut plus pour moi ni opportunité, ni possibilité d'autres recherches. Je crois que beaucoup de faits qui auraient mérité d'être portés à la connaissance du public vont rester cachés, à moins que, par hasard, quelqu'un d'autre ne s'attelât à raconter cette même histoire. C'est mon souhait, mais comme jusqu'à présent je n'ai eu connaissance de pareille entreprise, j'ai cru devoir conserver ce peu, en le mettant par écrit pour éviter qu'il ne disparût victime du silence. Par ces faits, nous pourrions sans doute déjà être édifiés profondément, si de plus nous en citons encore deux autres : que cet homme, quand il était d'un âge bien avancé et d'une vertu parfaite, poussé par un plus grand amour de la pureté de vie et la certitude de son salut, se soumit à une règle de vie encore plus austère, et aussi que, ni immédiatement après sa mort, ni non plus un an après celle-ci, il ne semble pas avoir pleinement obtenu ce pour quoi il avait supporté de si grands et de si longs labeurs.

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Quant à nous donc, faibles et portés au péché, combien devons-nous fuir les occasions de péché, combien craindre la sévérité du jugement divin! Mais, cependant, il faut toujours avoir un sentiment de crainte tel que jamais il n'y ait sujet de désespérer de la miséricorde de Dieu. Et veuille Notre-Seigneur Jésus-Christ nous la concéder; lui qui nous l'a méritée par sa propre mort, lui à qui est honneur et gloire avec le Père et l'Esprit Saint pour tous les siècles des siècles. Amen.

Ce texte n'est pas fiable en tout point. La liste des écrits de Guillaume alors présents à Signy, malgré quelques lacunes, mérite confiance. De même le récit des difficultés et des tentations de Guillaume au début de sa carrière comme cistercien. Ses hésitations et les questions qu'il se posait nous sont connues par sa onzième méditation. La résistance de ses confrères et de ses collègues à son projet d'abdication comme abbé de Saint-Thierry et à son passage à Signy, correspond sans doute à la réalité. De même, l'intervention de l'archevêque de Reims semble parfaitement plausible. Les trois visions mariales et l'apparition de Guillaume lui-même après son décès suscitent davantage de réserves. Pourquoi? Parce que les écrits de Guillaume ne font pratiquement aucune mention de la Mère de Dieu. En ce domaine, Bernard dépasse brillamment son ami. Cette Vita laisse bien entrevoir la différence entre la première et la deuxième généra-

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tion de cisterciens. La première était constituée de recrues qui avaient reçu une formation solide, qui appartenaient aux couches supérieures de la société, et qui s'étaient convertis à la vie monastique à l'âge adulte. Bien que les cisterciens n'aient jamais accueilli d'enfants dans leurs communautés, plusieurs membres de la deuxième génération donnent l'impression d'une maturité moins évidente. Les visions mariales de la Vita évoquent spontanément le Dialogus miraculorum de Césaire d'Heisterbach (t 1240). Les apparitions de défunts deviendront très populaires à la fin du moyen âge. Soulignons plutôt les données positives et indiscutables de la Vita. Nous y apprenons que Guillaume était né aux alentours de Liège (apud Leodium). Nous appuyant sur une allusion dans les Méditations, nous situons sa naissance autour de l'année 1075. Guillaume était donc de quinze ans l'aîné de Bernard. Il partit pour Reims en compagnie d'un certain Simon qui était peut-être son frère. Ils étudièrent ensemble à l'Ecole cathédrale de cette ville, et se firent ensuite moines à l'abbaye de Saint-Nicaise. C'est de là qu'ils furent tous les deux appelés à diriger des abbayes voisines. La première vision mariale nous donne de Guillaume l'image d'un abbé anxieux et mal assuré qui va chercher un appui humain chez son prédécesseur, l'abbé Godefroid. Mais c'est la Mère de Dieu qui lui donne un appui plus qu'humain, ce qui le dispense de continuer son voyage. La Vita nous apprend que la communauté fut douloureusement éprouvée par son départ de Saint-Thierry. Plusieurs confrères et collègues s'en plaignirent auprès de l'archevêque Renaud de Reims. Celui-ci se montra compréhensif et dépêcha les mécontents à Signy, munis d'un ordre épiscopal. La première réaction de Guillaume fut celle d'un désarroi dont témoigne aussi la onzième Méditation. Il finit par se laisser 151

conduire et convaincre par la Mère de Dieu qui prit naturellement le parti de Cîteaux. Le noviciat de Guillaume à Signy ne se passa pas sans tentations ni problèmes. Le novice déjà âgé fut surtout aidé par l'ancien prieur de Saint-Thierry, qui en même temps que son abbé avait opté pour la vie beaucoup plus austère de Signy. Cet ami excellent et fidèle joua un rôle remarquable selon la Vita. La liste des écrits de Guillaume est fort instructive. En voici deux exemples. L'auteur mentionne un commentaire sur le Cantique des Cantiques. Un tel écrit se trouvait, en effet, dans la bibliothèque de Signy. Mais il confond ce chef d'œuvre de Guillaume avec la Brevis Commentatio que mentionne la Vie de Bernard. Les contemporains et les lecteurs plus tardifs ont eu des difficultés à comprendre que Guillaume avait écrit quatre commentaires ou anthologies différents sur le Cantique. Ces quatre textes ont été publiés en un seul volume dans le Corpus Christianorum - Continuatio medievalis 87. Les Meditativae Orationes ou Méditations reçoivent aussi beaucoup d'attention. Cette œuvre n'a été conservée que dans quelques manuscrits. Ce n'est qu'à partir du seizième siècle qu'elle trouva un cercle plus large de lecteurs, grâce à la première édition imprimée par Plantin et à leur insertion dans la Magna et Maxima Bibliotheca Patrum. Ce n'est pas le moindre mérite de cette Vita que de ne contenir que les titres d'œuvres authentiques de Guillaume, dont aucune ne fut attribuée à Bernard, ce qui, à la même époque, se commettait sans scrupule dans le scriptorium d'Anchin. Quelques titres d'écrits qui étaient cependant présents dans la bibliothèque de Signy, échappèrent à l'attention de notre auteur qui, par ailleurs, a bien du mérite.

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Sigles

PL: Patrologie latine SC : Sources chrétiennes CC-CM: Corpus christianorum - Continuatio Mediœvalis Ruusbroec: Les textes de Ruusbroec sont cités dans la traduction de Dom A. Louf. Éditions de l' Abbaye de Bellefontaine, tomes 1 à 4, 1990-1999.

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BIBLIOGRAPHIE

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156

Table des matières

Introduction

5

Chapitre 1 Biographie

9

Chapitre 2 Les Œuvres

65

Chapitre 3 Guillaume, père de la mystique des anciens Pays-Bas

97

Chapitre 4 L'ancienne Vita de Guillaume de Saint-Thierry

137

Sigles

153

Bibliographie

153