Grâce et courage : Spiritualité et guérison dans la vie et la mort de Treya Killam Wilber 2351180623, 9782351180624

Ce livre est le récit très émouvant de l'histoire d'amour entre le philosophe Ken Wilber et sa femme Treya Kil

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French Pages 508 [517] Year 2011

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Grâce et courage : Spiritualité et guérison dans la vie et la mort de Treya Killam Wilber
 2351180623, 9782351180624

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Titre original : Grace and Grit, Spirituality and Healing in the Life and Death ofTreya Kil/am Wilber © 1991. 2000 by Ken Wilber Published by arrangement with Shambhala Publications, Inc., Boston Mise en page : Carole Rouiller ©Éditions Almora • 51 rue Orfila, 75020 Paris • avril 20 ll www.almora.fr ISBN : 978-2-35118-062-4

SPIRITUALITÉ ET GUÉRISON DANS LA VIE ET LA MORT DE TREYA KILLAM WILBER Traduit de l'anglais (États-Unis) par Kevin Dancelme Collection dirigée par José Le Roy

À Sue et Radcliffe Kil/am,

à l'occasion des 80 ans de Rad; À Vicky, Linda, Roger, Frances, Sam, Seymour, Warren, et Kati, pour avoir été présents en toutes circonstances; À David et Mary Lamar, pour continuer sans relâche;

À Tracy et Michael, pour continuer ... à me supporter; À Zahirudeen et Brad, pour garder la boutique ;

Aux femmes et aux hommes de la Communauté de soutien aux personnes touchées par le cancer, le « bébé " de Treya et Vicky ; À Ken et Lucy, pour avoir compris notre absence; À Edith Zundel, pour avoir été comme une mère;

Et à la mémoire de Rolf Zundel et Bob Doty, deux des hommes les plus admirables que nous ayons connus, victimes de cette guerre sordide.

Sommaire Note du traducteur ......................................................... .......... 9 Introduction ............................. ................................. .............. 11 Une note au lecteur ................................................. ............... 19 l. Quelques embrassades, quelques rêves ............................. 21 2. Au-delà de la physique .......................................... ............. 37 3. Condamn és au sens ...................................................... ...... 6 1 4. Une question d'équilibre ...... .............................................. 81 5. Un univers à l'intérieur ..................................... ............... 107 6. Corps/esprit désintégré !. ..... ......................................... .... 125 7. «Ma vie avait soudainement basculé » .............. ............. 141 8. Qui suis-je? .......................................................... ............ 163 9. Narcisse, ou la contraction du soi.. .............. ........ ..... ........ 183 10. Un temps pour guérir ... ...... .. ..... ............................. ........ 205 11. Psychothérapie et spiritualité ...................... ................... 225 12. Une voix différente ...................................... ................... 257 13. Estrella ...................................................................... ...... 285 14. Quelle sorte d'aide aide vraiment ? ................................ 309 15. Le New Age .................................................................... 321 16. Mais écoutez-moi ces oiseaux chanter ! ..................... ... 343 17. (( Le printemps est maintenant ma saison préférée >> •• • • 365 18. Mais je ne suis pas morte ! ....... ....................... ...... .. ...... . 389 19. Équanimité passionnée ..................................... ............ .415 20. Une personne de soutien ............................................... .439 21 . Grâce et Courage ............................................................ 461 22. Pour une étoile radieuse .................................................485 Lectures choisies ................................................................... 503

Note du traducteur

Comme beaucoup, j'ai découvert l'œuvre de Ken Wilber avec Grâce et Courage. Lorsque j'ai entendu parler de ce livre « à deux voix », celle d'un philosophe d'avant-garde, et celle d'une femme au courage et à l'honnêteté exceptionnels, j'ai immédiatement voulu le lire, et lorsque je l'ai lu, le traduire. Grâce et Courage est une réflexion unique sur la maladie, la guérison et la mort, et en cela un compagnon de vie et de sagesse pour chacune et chacun de nous. C'est aussi une histoire d'amour exceptionnelle, une source d'inspiration pour toute personne qui voit la relation amoureuse comme chemin pour grandir. On y assiste à l'alchimie de deux âmes, d'abord lorsqu'ils se rencontrent, puis dans leur engagement infatigable à affronter les circonstances déchirantes de leur vie commune, à pratiquer la « blessure de l'amour ». Treya se transforme peu à peu, de façon subtile et miraculeuse, en un symbole d'intégrité, de grâce et de courage, un symbole de recherche spirituelle authentique, de l'alchimie du soi au Soi, de l'ego séparé et tourmenté par les vicissitudes de la vie à une simple et pure Présence. Ken Wilber, reconnu mondialement comme l'un des philosophes les plus importants de sa génération (le premier à voir ses œuvres complètes publiées de son vivant), apparaît ici dans toute son humanité, à travers ses zones d'ombre et de lumière, son humour décapant, sa vulnérabilité et son honnêteté. En cela, Grâce et Courage est un livre complémentaire à tous les autres livres de Ken Wilber. À la suite des évènements narrés dans ce livre, il passera trois ans d'ermitage, principalement seul et en silence, dans sa maison, à écrire

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son essai le plus important, celui qui véritablement formulera sa « philosophie intégrale )) , Sex, Eco/ogy, Spirituality. Mais déjà dans Grâce et Courage (et dans ses livres précédents), Wilber propose une vision cohérente et consistante d'un Kosmos où dialoguent science et mysticisme, spiritualité et psychologie. Au cours de cette traduction, je suis allé rencontré Ken Wilber à Denver, au Colorado. J'ai rencontré un homme étonnement accessible et humble. Et, bien qu'il se soit toujours présenté comme un pandit et non un guru, un chercheur et non un maître spiritueL j'ai reconnu en lui, au-delà du philosophe passionné et visionnaire que j'admirais déjà, une sorte de sage, un guide pour notre temps. Car au finaL tous ses livres pointent vers la même chose : une vie consciente, intégrale, enracinée autant dans une compréhension vaste et claire de notre expérience humaine, que dans une présence méditative ancrée dans la compassion ... Je suis honoré de contribuer à rendre accessible ce livre rare aux lecteurs et lectrices francophones. Je me réjouis de l'enthousiasme et de l'engagement des éditions Almora à faire connaître l'œuvre et la pensée de Ken Wilber, un des philosophes les plus importants de notre époque, et un homme remarquable. Kevin DANCELME Cubjac, le 9 janvier 20 ll

1ntroduction

Alors que j'écris ces lignes, dix ans se sont écoulés depuis la mort de Treya. De par sa présence, je suis incommensurablement plus et incommensurablement moins. Incommensurablement plus de l'avoir connue; incommensurablement moins de l'avoir perdue. Peut-être en est-il ainsi de chaque événement de la vie : il nous emplit et nous vide en même temps. Mais il est tellement rare de côtoyer quelqu'un comme Treya, que la joie et la douleur s'en trouvent intensément amplifiées. Il y a autant de Treya qu'il y a de personnes qui l'ont connue. Ce qui suit est ma Treya. Je ne prétends pas que ce soit la seule Treya, ni même la meilleure. Mais je crois que c'est un portrait entier, juste et équilibré. Il fait usage, librement, de ses journaux intimes, qu'elle tenait par intermittence durant la majeure partie de sa vie adulte, et quasi quotidiennement durant les années que nous partageâmes. J'ai toujours eu l'intention, depuis sa mort, de détruire ces cahiers, sans les avoir lus moi-même, car ils lui étaient profondément personnels. Elle ne les avait jamais fait lire à personne, pas même à moi. Non pas que ses (( vrais sentiments » aient été retenus ou privés, et devaient par conséquent être (( cachés )) dans des journaux intimes. Au contraire, une des choses les plus extraordinaires avec Treya - en fait, je devrais dire la chose la plus étourdissante -est qu'il n'y avait pour ainsi dire aucun clivage entre sa personne publique et sa personne privée. Pas de pensée (( secrète )) avec elle, qu'elle eut peur ou honte de partager. Si vous le lui aviez demandé, elle vous aurait dit exactement ce à quoi elle pensait- que cela fût sur vous ou sur n'importe qui d'autre-, mais

Il

d'une façon si franche, si directe, si peu sur la défensive qu'il était très rare que quelqu'un s'en offense. C'était la base de son intégrité : les gens avaient confiance dès le début, car ils semblaient sentir qu'elle ne leur mentirait jamais. Et autant que je puisse en témoigner, elle ne l'a effectivement jamais fait. Non, j'ai eu l'intention de détruire ces cahiers simplement parce que les moments où elle s'y confiait étaient des moments précieux et intimes de solitude avec elle-même, et il me semblait que personne, pas même moi, ne devait violer cet espace. Mais juste avant sa mort, elle me désigna ses journaux intimes et me dit : « Tu en auras besoin. » Elle m'avait demandé d'écrire au sujet de notre épreuve, et elle savait que je devrais utiliser ses notes pour retransmettre sa pensée. En écrivant Grâce et Courage, j'ai lu tous les journaux de Treya (environ dix grands cahiers, et de nombreux fichiers informatiques), et j'ai pu trouver des passages sur presque tous les sujets couverts dans les pages suivantes, ce qui m'a permis de laisser Treya parler pour ellemême, à sa façon, avec ses mots. Ce que je découvris à la lecture de ces écrits était conforme à ce que j'imaginais : on n'y trouvait aucun secret, rien qu'elle n'ait partagé avec moi, sa famille ou ses amis. En fait, il n'y avait en Treya aucune discontinuité, aucune rupture entre ses personnes privée et publique. C'est pour moi un des aspects fondamentaux de son exceptionnelle intégrité, et il me semble que c'est directement lié à ce que j'appellerais son « intrépidité ».Il y avait chez Treya une force libérée de toute peur, et je ne dis pas cela à la légère. Treya connaissait peu la peur, car elle avait peu à cacher, à vous ou à moi ou à Dieu ou quiconque. Elle était transparente à la réalité, au Divin, au monde, et donc n'avait rien à en craindre. Je l'ai vue surmonter d'intenses douleurs; je l'ai vue à l'agonie; je l'ai vue en grande colère. Je ne l'ai jamais vue avoir peur. Pas étonnant que les gens se sentaient vivants, vivifiés, éveillés en sa présence. Même lorsque nous étions dans ces hôpitaux où Treya subissait un traitement sordide après l'autre, les gens (les infirmières, les visiteurs, les autres patients et leurs proches) avaient l'habitude de passer du temps dans sa chambre, juste pour être proches de cette présence, de cette vie, de cette énergie, qui semblaient se dégager d'elle. Dans un hôpital à Bonn, je me souviens avoir dû faire la queue avant de pouvoir entrer dans sa chambre. Elle pouvait être obstinée ; les fortes personnalités le sont souvent. Mais cela venait directement de cette présence entière, éveillée, et c'était vivifiant. Ceux qui la croisaient, souvent, après avoir été en sa présence, se sentaient plus vivants, plus ouverts, plus directs. Elle était

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comme ça ; sa présence vous changeait, parfois un peu, parfois beaucoup, mais elle vous changeait. Elle vous invitait à être présent au présent, elle vous rappelait de vous réveiller. Encore une chose : Treya était incroyablement belle, et pourtant (comme vous le constaterez dans les pages qui suivent), elle n 'avait quasiment aucune vanité, ce qui m'a toujours stupéfait. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un capable d'être soi avec plus d'aise, et moins de prétention, pas même parmi les maîtres hautement réalisés que j'ai eu l'occasion de croiser. Elle était simplement, et directement là, tout entière. Le fait même qu'elle avait si peu de conscience de soi la rendait encore plus présente. Avec Treya, le monde devenait immédiat et concentré, clair et accueillant, brillant et honnête, ouvert et vivant. Grâce et Courage est son histoire; etc' est a ussi notre histoire. Beaucoup m'ont demandé pourquoi Treya n'apparaît pas en tant que coauteur de ce livre, alors que je me suis tant appliqué à inclure ses écrits personnels et sa voix dans les pages qui suivent. J'avais envisagé de le faire dès le début du projet, mais, en discutant avec l'éditeur et la correctrice, il est apparu de plus en plus clairement que cela aurait prêté à confusion. Comme le dit une correctrice : « Un coauteur est quelqu'un qui participe activement à l'écriture d'un livre avec une autre personne. Ce qui n'est pas utiliser les écrits d'un tiers pour les incorporer à une narration. » Alors, j'espère sincèrement que les lecteurs qui jugent la participation de Treya insuffisamment reconnue réaliseront que ce n'était certainement pas mon intention, et que la voix authentique de Treya a bel et bien été incluse virtuellement dans chaque page, en la laissant parler pour elle-même. Dans une de ses notes, Treya écrit : « Déjeuner avec Emily Hilburn Sel!, la correctrice des Éditions Shambhala. Je l'apprécie beaucoup, et crois en ses remarques. Je lui ai parlé du livre sur lequel je travaille- cancer, psychothérapie, spiritualité -et je lui ai demandé si elle voulait bien y faire les corrections pour moi. "J'en serais enchantée", a-t-elle dit, ce qui me donne encore plus de détermination pour faire aboutir ce projet ! >> Eh bien, Treya n'a pas eu le temps de terminer son livre- c'est pourquoi elle m'a demandé d'écrire celui-ci-, mais je suis heureux de signaler qu'Emily est la correctrice de Grâce et Courage, et qu'elle a fait un travail fantastique. Quelques points de moindre importance. La plupart des lecteurs s'intéresseront à ce livre, non pas tant pour les informations techniques concernant mon travail, mais pour l'histoire de Treya. Comme je l'indique dans la Note au Lecteur, le chapitre ll est particulièrement technique, et peut tout à fait être survolé sans qu'on perde rien de

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l'histoire prindpale ! (En fait, si vous sautez ce chapitre, lisez juste les quelques paragraphes entre les parties formant l'entretien, car ils relatent quelques éléments importants de l'histoire ; autrement, survolez ! Les lecteurs intéressés par un contenu mis à jour de mon travail peuvent consulter Integral Psycho/ogy). Les parties tirées du journal de Treya sont indiquées dans ce livre par une ligne continue verticale dans la marge à gauche. Elles sont distinctes de ses lettres par exemple, qui ne sont pas marquées d'une ligne continue. Ses lettres, bien que privées dans leur ensemble, étaient néanmoins accessibles à d'autres personnes (ne seraient-ce que celles et ceux à qui elles étaient adressées) . Mais chaque passage indiqué par une ligne continue verticale provient de ses journaux intimes et, de fait, n'avait encore jamais été lu. L'accueil réservé à Grâce et Courage fut écrasant et enthousiaste, et je sais que ce n'est pas à moi que ces lecteurs ont répondu. À ce jour, j'ai reçu près d'un millier de lettres du monde entier, dont une grande partie me disent à quel point l'histoire de Treya avait été éloquente pour eux et combien elle avait changé leur vie. Certains m'ont envoyé des photos de leur petite fille qu'ils ont nommée « Treya', et je peux vous dire, en tant qu'observateur absolument neutre et sans parti pris aucun, que ce sont les petites filles les plus adorables que j'aie jamais vues. Certaines personnes qui m'écrivent sont atteintes de cancer, et ont d'abord eu peur de lire ce livre ; mais une fois qu'ils l'ont lu, en généraL ils ont moins peur, et parfois même ils n 'ont plus du tout peur- c'est, je le crois sincèrement, l'une des contributions de Treya.

Cher Ken, En août dernier, on m'a annoncé que j'avais un cancer du sein. J'ai subi une mastectomie partielle, un curage axillaire et un traitement de trois semaines. Je vis en relation constante avec le cancer, à tous les niveaux. Il y a quelques semaines, un ami m'a parlé de votre livre, et j'ai tout de suite su qu'il fallait que je le lise. L'idée était cependant effrayante, car après tout, je connaissais le dénouement de l'histoire. « Mais la forme de cancer qu'elle avait était autrement pire », me suis-je dit. Belle tentative de déni, non ? Le fait est que j'ai la même sorte de cancer que Treya. La vérité est que la lecture de ce livre a été par moments terrifiante, mais aussi complètement libératrice ...

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Libératrice, car Treya décrit, presque étape par étape, le cheminement qui l'a menée de la douleur et de l'agonie du cancer à une libération spirituelle qui transcende la mort et la terreur qui l'accompagne. Comme l'une de mes lettres préférées l'énonce (transcrite ici en entier) :

Cher Ken Wilber, J'ai quatorze ans. Depuis que je suis petite fille, j'ai terriblement peur de mourir. J'ai lu l'histoire de Treya, et depuis, je n'ai plus jamais eu peur de mourir. Je tenais à vous dire ceci.

Ou cette autre :

Cher Ken, L'année dernière, j'ai appris que j'étais atteinte d'un cancer avancé du sein avec métastase. Une amie m'a conseillé de lire ce livre, Grâce et Courage, mais lorsque je lui ai demandé comment il se terminait, elle m'a dit: >. Mais il n'a aucune exigence de ce côté. Et si l'un d'entre nous a eu le rôle de la bonne (( épouse » dernièrement, c'est bien lui, en étant aux petits soins avec moi ! 2. Le deuxième élément qui semble apparaître, et qui est directement lié au travail de conseil et de groupe que j'ai fait jusqu'à présent, est un travail autour du cancer. J'ai de plus en plus l'impression que je me dirige vers cela. En commençant par écrire un livre sur mon expérience du cancer ; les diverses théories de la guérison ; des entretiens avec des thérapeutes

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sur les connexions corps-esprit ; des entretiens avec d'autres personnes atteintes de cancer. Puis peut-être un film - on verra. Mais j'ai le sentiment clair que c'est quelque chose de central dans mon « travail )). Pour moi ces deux aspects sont des formes de service désintéressé, des façons de laisser mon ego de côté pour servir les autres. Donc tous deux servent directement un désir de toujours, celui de persévérer dans une pratique spirituelle. Tout commence enfin à se mettre en place ! Je sens une ouverture dans mon être Une brèche entre ma tête et mon cœur, mon père et ma mère, mon esprit et mon corps, Mon mâle et ma femelle, mon savant et mon artiste. L'un est l'essayiste, l'autre le poète. L'une est l'aînée responsable, qui ressemble à son père, Gardienne de la famille ; L'autre est l'âme joueuse, aventurière et mystique.

Ce n'était pour Treya en aucun cas la solution ou la version finale de sa quête de vocation, de son « travail véritable )). Mais c'était un début. Je pouvais sentir en elle un changement, une sorte de guérison intérieure, une intégration, un équilibre. Nous en vînmes à appeler cette recherche de son « travail )), une recherche de daemon - un mot grec qui dans la mythologie classique fait référence à une ait été, elle ne représentait pour autant qu'une moitié de l'équation. En plus d'apprendre à acquérir contrôle et responsabilités, une personne a aussi besoin de découvrir quand et comment lâcher prise, se rendre, aller avec le courant et ne plus se battre ou résister. Lâcher prise contre prendre

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le contrôle- c'est, bien sûr, une autre version d'être contre faire, cette polarité primordiale du yin et du yang qui peut prendre des milliers de formes différentes et ne se tarit jamais. Il ne s'agit pas de dire que le yin ou le yang a raison, ou qu'être vaut mieux que faire- la question est de trouver l'équilibre juste, l'harmonie naturelle entre le yin et le yang que les anciens Chinois appelaient le Tao. Trouver cet équilibre - entre faire et être, contrôler et laisser être, résister et s'ouvrir, lutter et se rendre, vouloir et accepter - trouver cet équilibre devint la question centrale pour Treya dans sa confrontation avec le cancer (c'était égaIement sa principale préoccupation psychologique). Nous allions tous deux revenir à cette question encore et encore, chaque fois avec une perspective légèrement différente.

Équilibrer la volonté de vivre et l'acceptation de la mort. Les deux sont nécessaires. Je dois apprendre cet équilibre. J'ai l'impression de déjà accepter la mort ; ce qui m'inquiète est de ne pas avoir peur de mourir. J'ai peur que cela signifie que je puisse vouloir mourir. Mais je ne veux pas mourir ; c'est juste que je n'en ai pas peur. Je ne veux pas abandonner Ken ! Alors, je vais me battre ! Mais je sais également, pour avoir récemment passé du temps avec Jerry Jampolsky [l'auteur de plusieurs livres inspirés d'Un Cours en miracles, dont le plus notable est Love is Letting Go of Fear 1, que je dois lâcher prise. Comme le dit Jerry : « Lâche prise et laisse faire Dieu. » 2 Il m'a vraiment secouée. Au lieu d'essayer d'être différente et de changer les autres, je peux essayer le pardon, en me pardonnant moi-même et en pardonnant aux autres. Et si je ne peux pas pardonner à quelqu'un (si mon ego m'en empêche), alors je peux demander à l'Esprit Saint en moi de pardonner. C'est comme si je demandais à mon "Ëtre le plus profond de me pardonner et de pardonner aux autres. « Dieu est l'amour avec lequel on pardonne » , dit le Cours en miracles. Me pardonner veut dire m'accepter. Oups ! Cela, à son tour, veut dire abandonner un vieil ami : le juge, le critique intérieur. Mon scorpion de compagnie. Lorsque je visualise toutes les choses qui me retiennent d'être à l'aise avec moi-même, alors, au-dessus de tout le reste, telle la toile de fond de tous mes autres « problèmes », se dresse une image de scorpion, la queue arquée au1. L'Amour comme abandon de la peur. [NdT] 2. " Let go and let Cod. »

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dessus de son dos. À la limite de s'infliger sa propre piqûre. C'est mon esprit autocenseur, constamment en train de me déprécier, de me faire sentir que je ne peux pas être aimée, c'est le murmure sourd derrière tous les autres problèmes, tous les reproches que je m'adresse et qui m'empêchent de voir la lumière (et les miracles qui ne peuvent se voir qu'à cette lumière). Hmmm. Le gros morceau. Ça va mieux, mais c'est toujours le gros morceau. Je peux sentir la pointe d'acidité dans mon ventre lorsque j'y pense. Le goût du poison que je m'administre au moment où je l'avale. Il m'est arrivé de faire des listes de ce que les gens pouvaient apprécier en moi, car j'avais du mal à croire que l'on puisse en effet m'apprécier. J'avais parfois beaucoup de mal à croire que l'on puisse vraiment m'aimer- comme s'il y avait un fossé entre ma conscience d'être une plutôt bonne personne, intelligente, jolie - les gens semblent apprécier ma compagnie - et ma difficulté, parfois, à voir pourquoi quelqu'un (particulièrement un homme) voudrait ou pourrait m'aimer vraiment.

Ce n'est pas comme si Treya n'avait pas> que les hommes et les femmes peuvent développer, et donc de choisir un traitement, une thérapie plus efficaces et plus adaptés à chaque situation. Le New York Times l'appela « la synthèse la plus importante et la plus sophistiquée des psychologies de l'Est et de l'Ouest à ce jour. >> Quant à Treya et moi, notre activité préférée restait très simple : être assis sur le canapé, enlacés, et sentir les énergies danser dans nos corps. Bien souvent, nous fûmes transportés là où la mort est une étrangère, l . Transformations de la conscience: perspectives contemplatives et conventionnelles sur le développement [NdT]

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et où seul l'amour rayonne; là où les âmes s'unissent pour l'éternité et où une simple étreinte illumine les sphères - la voie la plus directe pour découvrir que Dieu est bel et bien incarné, sous la forme aimante de deux bras enlacés. Et cela, pourtant, venait nourrir un dilemme en moi: plus j'aimais Treya, plus je craignais, et était obsédé par la perspective de sa mort. C'était un rappel constant de l'un des principes fondamentaux du bouddhisme (et du mysticisme en général) : tout est impermanent, tout passe, rien ne reste, rien ne dure. Seul le tout survit éternellement; les parties du tout sont condamnées à mourir et à se décomposer. Lorsqu'on expérimente la conscience méditative, ou mystique, au-delà de la prison de l'individualité, il est possible de goûter au tout et d'échapper au destin de la partie ; on est alors libéré de la souffrance et de la terreur liées à nos conditions de mortels. Mais lors de mes méditations, je ne pouvais guère maintenir cet état de conscience très longtemps; j'étais toujours un novice en pratique mystique. Et bien que Treya et moi accédions souvent au tout grâce à une simple étreinte, ces moments aussi finissaient bientôt par s'évanouir, comme si nos deux âmes n'avaient pas encore assez grandi pour accueillir l'immensité offerte. Je retournais donc dans le monde de la multitude, non pas là où Ken et Treya étaient un en dehors du temps, mais là où la partie (( Ken » aimait la partie (( Treya », qui risquait de mourir. La pensée que je pouvais la perdre était insoutenable. Mon seul recours était d'essayer de rester dans la conscience de l'impermanence, là où nous aimons les choses prédsément parce qu'elles sont éphémères. J'apprenais lentement qu'aimer ne voulait pas dire s'accrocher, ce que j'avais toujours pensé, mais plutôt lâcher prise. Ce fut cependant durant ce bel été que Treya et moi réalisâmes l'un des véritables cauchemars liés à la condition de malade du cancer. Si je me réveille le matin avec une migraine, des douleurs articulaires ou un mal de gorge, je n'en fais probablement pas grand cas et finis vite par ne plus y penser. Mais lorsqu'un patient du cancer se réveille avec l'un de ces symptômes, cela veut dire: possibilité de tumeur au cerveau, possibilité de métastase osseuse, possibilité de cancer de la gorge. Le moindre spasme, la moindre anomalie, prennent des proportions menaçantes et funestes. Dans les semaines, les mois et même les années qui suivent une rencontre avec le cancer, les sensations de votre corps semblent conspirer à vous infliger une véritable torture chinoise. Vers la fin de l'été à Aspen, ce subtil supplice commençait à faire sentir son effet cumulatif sur nous deux, et particulièrement, bien sûr, sur Treya.

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Je me sens mal depuis quelque temps. Je dors tard, parfois jusqu'à midi, jamais plus tôt que neuf heures, et je m'inquiète. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela pourrait-il être un retour du cancer ? La voix de la raison répond à cela : ne sois pas bête, tu exagères. Th deviens hypocondriaque. Attends de rentrer en Californie et de faire tes prises de sang. Th es peut-être simplement déprimée, n'étant plus stimulée par les grandes épreuves de ces derniers temps. Mais je me suis depuis longtemps promis d'écouter ces sentiments. Même si la plupart du temps je crie « au loup » et m'effraye pour rien, je veux être sûre de ne pas passer à côté d'un vrai loup, d'un vrai symptôme, en me traitant d'hypocondriaque. Peut-être que je le suis, mais il n'y a rien de mieux qu'une détection précoce lorsqu'il y a effectivement quelque chose. Alors, j'ai appelé mon ancien médecin à Aspen. Au moment de rentrer dans l'immeuble, les larmes commencèrent à monter en moi. Un étrange mélange de peur, de tristesse, et d'un besoin de pleurer tout court sur toute cette situation. L'inquiétude d'une possible récidive, la peur de ne plus avoir beaucoup de temps à vivre avec Ken, les déchirants ajustements internes pour faire face à la vie et à la mort de manière nouvelle ... tout cela s'accumule, et de temps en temps les larmes sont la meilleure façon de relâcher la tension. Un peu comme d'inciser une plaie pour qu'elle guérisse plus vite. Dans le bureau du docteur, je dis à l'infirmière pourquoi j'étais venue. Et durant tout ce temps, les larmes étaient tellement, tellement proches de la surface ... Je me souviens avoir pensé alors au contrôle que j'avais l'habitude d'avoir sur mes sentiments. Cela avait été balayé par toute cette épreuve. Je n'aurais jamais imaginé ne plus pouvoir compter sur ce contrôle au moment où j'en aurais le plus besoin. Lorsque l'infirmière sortit, j'attrapai un kleenex, le regard perdu en direction d'un magazine people, et je luttai avec mes pensées alors que les larmes, lentement, se mettaient à couler. Eh bien quoi, si je pleure, je pleure, décidai-je. Et en plus, ça risque de me faire du bien. Je me demande pourquoi je suis toujours mal à l'aise avec le fait de pleurer. Mon médecin arriva. Docteur Whitcomb. C'est un homme adorable ; j'ai toujours eu confiance en lui, à la fois en tant que médecin et en tant qu'homme. Il fut merveilleux. Il m'assura que le traumatisme que mon système immunitaire avait subi avec l'anesthésie générale et les radiations, combiné au rhume des foins

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et aux allergies qui m'avaient toujours affectée durant ces étés que j'aimais tant passer dans le Colorado, suffisaient à expliquer ma fatigue. Il me fit aussi un sermon- que je dois entendre à peu près chaque année - sur mon alimentation. Mange des légumes, des fruits et des céréales complètes ; prends soin de bien les laver pour en éliminer les pesticides ; ne bois pas d'eau chlorée ; ne mange pas de viande à cause des hormones et des antibiotiques avec lesquels sont nourris les animaux- mais tu peux manger du poisson blanc de temps en temps; et recommence à faire des exercices physiques. Pour apaiser tes allergies, prends autant de vitamine C tamponnée que ton corps peut en prendre. Ne prends pas d'antihistaminiques, sauf si tu en as vraiment besoin; ils ne font que masquer les symptômes. Attention aux vitamines obtenues à partir de levures, surtout la vitamine B, car les personnes qui ont des allergies sont généralement réactives aux levures. Utilise des vitamines hypoallergéniques. Prends des acidophiles. Il y avait plus que cela. Je me mis à pleurer. J'étais en paix avec cela. Il fit preuve d'empathie avec ce que j'avais enduré et ce qui pouvait encore se profiler à l'avenir. J'eus l'impression d'être comprise. Je me sentis beaucoup mieux en sortant de là, armée de mes vitamines hypoallergéniques. Une grande partie du travail des médecins, sans aucun doute, a à voir avec une guérison émotionnelle et psychologique. Un des livres de Ken s'avéra aussi étonnamment apaisant. À la lecture de Up from Eden, je compris mieux pourquoi et comment les gens réprimaient la mort, et essayaient de nier ou de se cacher leur propre condition mortelle. Ken y retrace quatre principales époques historiques - archaïque, magique, mythique et mentale - et montre comment les êtres humains ont, à chaque période, essayé d'échapper à la mort en créant des (( symboles d'immortalité ». La grande répression est celle de la mort, non du sexe. La mort est le dernier grand tabou. Prendre conscience du nombre quasiment infini de moyens par lesquels l'humanité a essayé de nier, réprimer, et éviter la mort, m'aida à porter un regard plus ouvert sur la mort, et à ne pas essayer de la nier ou de la repousser. De plus, le propos central de Ken était que la réconciliation avec la mort, et son acceptation, sont des conditions essentielles à un développement spirituel authentique. Il faut que meure l'ego pour pouvoir s'éveiller en tant qu'Esprit. Le message du livre était que le déni de la mort est le déni de Dieu.

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Je me souviens très clairement de mon attitude lorsque je découvris pour la première fois que j'avais un cancer du sein. Je me suis dit quelque chose comme : > par les radiations, et le rétablissement rapide des « bonnes >> ; cela m'avait donné une impression de participation dans le processus, d'un certain contrôle. Ensuite, j'ai continué pendant un temps puis j'ai arrêté, car j'avais l'impression qu'il me fallait, pour pouvoir continuer, présupposer un ennemi - on est censé visualiser les cellules du cancer se faire attaquer, et je ne voyais alors plus la nécessité d'imaginer ces cellules cancéreuses. La seule chose qui me semblait pertinente et (( saine >> d'imaginer aurait été les cellules de mon sein continuant à se régénérer. De temps à autre, je visualisais en effet mon système immunitaire, actif et vigilant. Mais en prenant garde à ne pas sombrer dans l'obsession ou la panique, sans quoi le risque est de retomber dans la peur de la mort. Nathaniel avait lui aussi décelé un risque dans l'approche de Simonton - sa face négative -, celui de se rendre responsable de la maladie. Si je peux me faire aller mieux, alors je me suis certainement rendu malade. L'approche de Ken me semble id la meilleure: 10 %ou 20% de la maladie sont peut-être dus à des facteurs psychologiques (ça dépend de la maladie), mais un pourcentage plus élevé, disons 40 %, de la guérison peut être attribué dans une certaine mesure à des facteurs psychologiques. Nathaniel et Ken eurent la dispute amicale qu'ils ont à chaque fois. Je pense que ni l'un ni l'autre n'abandonnera jamais sa position ! Nathaniel: (( Je pense que tu es l'écrivain le plus lucide qui se puisse trouver sur le mysticisme, et pourtant je trouve ta position contradictoire. Th dis que le mystique cherche à devenir un avec le tout. Mais si je deviens un avec le tout, il ne me reste plus aucune motivation en tant qu'individu. Autant me laisser mourir. Les êtres humains sont des individus, pas des entités amorphes, et si je parviens à devenir un avec le tout, il ne me reste plus aucune raison de manger, sans parler du reste. >> Ken : (( Le tout et la partie ne sont pas mutuellement exclusifs. Les mystiques continuent à éprouver la douleur, la faim, le rire, et la joie. Faire partie d'un tout plus vaste ne veut pas dire que les parties s'évaporent, mais seulement qu'elles trouvent leur fondement, ou leur signification. Th es un individu, et pourtant tu as aussi un sentiment d'appartenir à l'unité plus large d'une famille,

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elle-même étant une partie de l'unité englobante de la société à laquelle elle appartient. Cela, tu le sens déjà, tu sens déjà que tu fais partie de plusieurs Ntouts" plus grands, et ces "touts" -comme celui de ta vie avec Devers- donnent à ta vie beaucoup de valeur et de sens. Le mysticisme est simplement l'identité encore plus grande de faire aussi partie du cosmos dans son ensemble, et mène donc vers encore plus de sens et de valeur. Il n'y a rien de contradictoire en cela. C'est l'expérience directe d'une identité plus vaste, cela ne veut pas dire que tes bras vont disparaître. » Et ainsi de suite pendant des heures 1 En rentrant chez nous, je dis à Ken toutes les petites choses qu'il fait et que j'aime. Il me dit qu'il y avait des dizaines de choses qui étaient autant de confirmations de son amour pour moi, mais qu'il me les dirait une à la fois, au rythme d'une par an. Je le harcelais pour qu'il m'en dise au moins une tous les six mois, allez mon amour! Il se trouve que c'est une de ses ruses pour me garder auprès de lui. .. il pense que je vais vouloir connaître ces choses au point d'être un peu plus motivée à vivre plus longtemps et à rester auprès de lui. Il dit qu'il ne sait pas ce qu'il fera si je le quitte. Cela m'a rappelé sa petite allégorie comme quoi, si je meurs, il viendra me chercher dans le bardo. Il m'a toujours promis de me retrouver, quoi qu'il arrive.

Cet été-là, un événement eut lieu, qui allait avoir un impact énorme sur nos vies et sur nos plans futurs. Treya tomba enceinte. Cela fut un choc pour elle, car elle n'était jamais tombée enceinte auparavant, et s'était dit qu'elle ne le pouvait probablement pas. Treya était euphorique, j'étais abasourdi - et puis la réalité cruelle de notre situation s'abattit doucement sur nous. Les médecins de Treya étaient unanimes : il fallait avorter. Les changements hormonaux concomitants à la grossesse allaient agir comme des fertilisants sur la moindre cellule cancéreuse qui pouvait rester dans son corps - sa tumeur était hormonosensible. J'étais ambivalent quant à assumer la paternité d'un enfant (une situation qui finit par changer), et ma réaction tiède à la grossesse de Treya - avant même de savoir qu'il fallait avorter - fut pour elle une grande déception. Pour ma défense, j'avançai assez lamentablement que la plupart de mes amis qui étaient pères n'étaient devenus réellement enthousiastes qu'une fois que l'enfant avait été placé dans leurs bras ; avant ce moment la plupart des gars sont juste frappés de

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différents degrés de panique. Mais mettez le poupon dans leurs bras et ils deviennent des papas gâteux, mielleux, baveux à souhait, alors que les mères semblent rayonner dès la première minute de la conception. Treya ne trouva rien de tout cela convaincant ; elle vécut mon manque d'enthousiasme comme un abandon. C'était la première fois que je la décevais profondément, depuis un an que nous étions ensemble; c'était à présent dans l'air, suspendu au-dessus de nous, telle une menaçante épée de Damoclès. Et c'était la nature même de la chose qui la rendait si difficile : grossesse et avortement, vie et mort ... comme s'il nous en fallait davantage. J'en arrivais au point où, même si j'étais toujours ambivalent, du moins étais-je audacieux : « Allons ! Puisse Treya aller mieux, et puis fondons une famille. Pour de bon. » Cela déchaîna les instincts nidificateurs en chacun de nous, et nous entreprîmes des changements dans notre vie assez radicaux. Jusqu'alors, Treya et moi avions mené des vies plutôt monastiques. Treya pratiquait la simplicité volontaire, et j'étais effectivement un moine zen. Lorsque je rencontrai Treya, je possédais une chaise de bureau, une machine à écrire et quatre mille livres; Treya n'avait guère plus. Tout cela allait changer, et changer radicalement, au moment où nous décidâmes de fonder une famille. D'abord, il nous fallait une maison ... une très, très grosse maison, prête à accueillir une famille ...

16 septembre 1984 Muir Beach Chère Martha, Je ne peux pas te remercier assez pour l'atlas- un cadeau de mariage original et vraiment bienvenu. Comme tu le sais, j'ai étudié la géographie, j'étais même à deux cours d'obtenir ma licence, alors j'adore les cartes. L'un de mes cours préférés à la fac était le cours de cartographie ! Merci de notre part à tous les deux. La grande nouvelle dans notre vie est que nous déménageons à Lake Tahoe (à Incline Village, sur la côte nord-est pour être exacte). Nous avons pris cette décision car je suis tombée accidentellement enceinte -la première fois de ma vie. Ironiquement, je m'en suis aperçue une semaine après être allée voir un médecin pour savoir si oui ou non nous pouvions avoir un enfant, du fait que j'ai eu un cancer et tout ça. Le gynécologue m'a dit que je ne devais jamais tomber enceinte, à cause de la sorte de tumeur que j'avais eue. J'étais anéantie. Ken est

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merveilleux, mais je ne crois pas qu'il ait compris ce que cela représentait pour moi. Il était ambivalent, parfois même distant. Il s'est ensuite excusé. Mais j'en ai pleuré pendant une semaine, et sa réponse fut vraiment bouleversante - cela me fit réaliser à quel point je voulais porter son enfant. Et voilà qu'on découvre que je suis vraiment enceinte ! La première fois de ma vie (je suppose que mon corps savait qui devait être le père !) Dévastation totale. Alors, nous avons dû avorter. Une expérience vraiment traumatisante, mais je sais que c'était la bonne décision. Je suis assez hypocondriaque comme ça, à vérifier chaque douleur et chaque symptôme avec les médecins. Je ne peux pas imaginer à quel point ce serait décourageant d'être enceinte maintenant, sans savoir comment cela peut affecter d'éventuelles cellules cancéreuses demeurées dans mon corps, ou des zones précancéreuses, et de devoir affronter tous les divers symptômes de la grossesse ellemême. Alors, j'ai l'impression que c'est le bon choix, même si beaucoup de larmes ont coulé là-dessus, et coulent encore parfois. Et moi qui m'étais toujours dit que j'allais traverser cette vie sans jamais avoir à avorter ! Les docteurs étaient néanmoins d'accord pour dire que si d'ici deux ans je n'avais pas eu de récurrence, je pourrais alors tomber enceinte à nouveau. Même si Ken est toujours un peu ambivalent, il ferait un père formidable. Les enfants l'adorent. Il en plaisante en disant que c'est parce qu'il a le même âge émotionnel qu'eux. Quoi qu'il en soit, tout cela a attisé nos instincts nidificateurs, et c'est ainsi que nous avons fini par acheter une magnifique maison sur Lake Tahoe! Nous avions déjà envisagé Lake Tahoe- c'est à la montagne, ce que j'adore, et près de San Francisco (à seulement quatre heures). La première fois que nous y sommes montés, nous sommes passés par South Lake Tahoe, et c'était affreux. Mais la côte nord est vraiment belle, notamment Incline Village. C'est une ville construite assez récemment, elle a peut-être quinze ans, avec une petite station de ski, deux golfs, et deux plages privées pour les gens de la ville. Ken trouve que c'est « un peu tao much )) , comme il dit. « Mon Dieu, on emménage dans un country club. J'ai autant besoin de ça que d'un autre satori. )) Mais il adore le lac, surtout les berges aux eaux turquoise et aux plages de sable blanc, et il est aussi impatient que moi de quitter San Francisco (il aspire à une période de calme pour écrire). Nous avons visité pas mal de maisons au cours de différents séjours, et puis à nouveau sur notre route pour Aspen cet été, et nous avons finalement trouvé la bonne.

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On a vraiment eu le coup de foudre ! L'accès est facile, la vue est fantastique, la meilleure de toutes celles que nous avons pu voir, et la disposition des pièces fonctionne vraiment bien par rapport aux besoins de Ken pour son bureau ... La maison est encore en travaux, alors nous pouvons spécifier tous les détails intérieurs - moquettes, papier peint, choix des couleurs des peintures, etc. Je sais que tu es à l'étranger pendant encore deux ans, mais dès que tu rentres il faut que tu viennes nous voir. Peut-être qu'on aura alors un enfant ! Merci encore pour l'atlas. Avec tout mon amour, Terry

Je lui demande : « Où est-ce que tu vas ? » « Je reviens tout de suite. Je vais juste faire du thé. Tu n'as pas peur, quand même?» «Moi? Non, ça va. Impeccable. >>Le feu avait diminué jusqu 'à ne plus laisser que quelques braises rougeoyantes. Treya était partie depuis quelques minutes, mais bientôt les minutes semblent devenir des heures. Il fait très froid. « Treya ? Chérie ? Treya ? »

Treya et moi étions impatients, presque désespérés, de nous installer à Tahoe. Cela avait pris une dimension, une aura de refuge, de sécurité, de havre de paix loin des inquiétudes. Nous étions prêts à fonder une famille ; j'étais à nouveau prêt à écrire ; la vie commençait à prendre une tournure très sympathique. Pour la première fois depuis un an, Treya et moi étions détendus.

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Un univers à l'intérieur

Pourquoi dans le passé avoir tant voulu voyager ? Pourquoi est-ce que je me sens contrainte lorsque je ne peux pas prendre mon sac et partir ? Je me retourne dans cette forme nouvelle, résiste, me sens prisonnière. Je me tortille, et me demande si tout cela n'est pas, après tout, une autre recherche de cette divinité intérieure, déplacée > Vous dites que Saint Paul a découvert son être véritable, qui est un avec Christ. et cela prit la place de son être ancien, inférieur, de son âme individuelle, de sa psyché. KW : Oui. Notre ruach, ou fondement. est la réalité suprême, pas le nefesh, ou ego. Évidemment. si vous pensez que votre ego individuel est Dieu, alors vous vous exposez à de gros problèmes. En fait, vous vous mettriez à souffrir de psychoses, et de schizophrénie paranoïaque. Ce n'est évidemment pas ce à quoi les grands sages et philosophes du monde font référence. TKW : Mais pourquoi. alors, n 'y a-t-il pas plus de personnes conscientes de cela ? Si l'Esprit est en nous, pourquoi n'est-ce pas évident pour tout le monde ? KW : Eh bien, c'est le point numéro trois. Si je suis vraiment un avec Dieu, pourquoi n 'en ai-je pas la révélation ? Quelque chose doit me tenir séparé de l'Esprit. Quelle est la chute ? Quel est le péché ? TKW: Ce n'est pas de croquer dans la pomme! KW : [Rires] Ce n'est pas de croquer dans la pomme. Les diverses traditions donnent de nombreuses réponses à cette question, mais elles peuvent en essence toutes se résumer à cela :je ne peux pas percevoir ma véritable identité, mon unité avec l'Esprit. car ma conscience du monde et de moi-même est obscurcie et encombrée par une activité particulière dans laquelle je suis à présent engagé. Et cette activité, bien que connue sous bien des noms, est simplement l'activité de concentrer et de contracter ma conscience sur le soi individuel, sur mon ego personnel. Ma conscience n 'est pas détendue, ouverte et centrée sur Dieu, elle est fermée, contractée et centrée sur mon ego. Et c'est précisément parce que je m'identifie avec cette contraction autour de mon ego à l'exclusion de tout le reste, que je ne peux pas trouver ma réalité première, ma véritable identité avec le Tout. Ma nature

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individuelle, « l'homme naturel » a donc chuté, et vit dans le péché, l'aliénation et la séparation d'avec l'Esprit, et d'avec le reste du monde. Je suis séparé et isolé du monde« là-bas», que je perçois comme quelque chose de complètement externe, étranger et hostile à ma propre réalité. Et de ce fait ma perception de mon existence n'est certainement pas d'être un avec le Tout, un avec tout ce qui existe, un avec l'Esprit infini ; au contraire, elle semble complètement compartimentée et emprisonnée dans cette cage isolée de chair mortelle. TKW : Une situation qu'on appelle souvent Ou souvenez-vous de la pensée du grand mystique musulman, Jalaluddin Rumi : « Si vous n'avez jamais vu le diable, alors regardez en vous-même. >>Ou encore le soufi Abi'l-Khayr: «Il n'y a d'autre enfer que la présence du soi, d'autre paradis que son absence. >> C'est également présent derrière l'affirmation des mystiques chrétiens, ainsi qu'on la retrouve dans la Theologia Germanica, je dte : > TKW : Oui, je vois. Donc la transcendance du > est la découverte du> . KW : Oui. Ce > ou âme individuelle est connue, en sanskrit, sous le nom de ahamkara, qui veut dire > ou > - nous retrouvons diverses structures de surface qui partagent les mêmes structures profondes. Par exemple, dans l'hindouisme, il est dit qu'il y a dnq chemins, ou yogas, majeurs. «Yoga >>veut simplement dire ou. Ce processus de transformation de l'état d'homme à l'état de Dieu, de l'être extérieur à l'être intérieur, ou du soi au Soi, est connue dans la chrétienté sous le nom de metanoia, qui veut dire à la fois >

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et « transformation >> - nous nous repentons du péché de notre soi, et nous nous transformons en notre Soi (ou Christ), de sorte que, comme vous l'avez dit, « ce n'est pas moi, mais le Christ qui vit en moi >>. De même, l'Islam voit ce processus de mort et de renaissance à la fois comme tawbah, qui signifie > pour vraie nature, et« sho >>qui signifie «compréhension directe )) . La compréhension directe de sa vraie nature est l'état de Bouddha. Pour citer Maître Eckhart : « Par cette découverte fondamentale, je découvre que Dieu et moi ne faisons qu'un. >> TKW: Est-ce que l'éveil est réellement vécu comme une mort, ou cela est-il juste une métaphore courante? KW: La mort réelle de l'ego, oui. Ce n'est pas une métaphore. Les récits de cette expérience, qui peut être très intense, mais qui peut également être assez simple et sereine, expliquent clairement que, tout d'un coup, vous vous réveillez et découvrez parmi d'autres choses que vous êtes tout ce que vous regardez, que vous ne faites littéralement qu'un avec toute manifestation, un avec l'Univers, aussi mièvre que cela puisse sembler, et que vous n'êtes pas devenu un avec Dieu et le Tout, mais que vous avez été cette unité de toute éternité, sans le savoir. Simultanément avec cette réalisation- la découverte du Soi omniprésent- vient la sensation très réelle que votre petit soi est mort, purement et simplement. Le zen appelle l'expérience du satori « la Grande Mort)). Eckhart était tout aussi direct: « L'âme)), dit-il, «doit se mettre à mort. >> Coomaraswamy explique : « Ce n'est qu'en utilisant notre soi mort comme un tremplin jusqu'à ce que l'on atteigne la réalisa -

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tion finale, qu'il n'y a littéralement rien avec quoi s'identifier, que l'on peut devenir ce que l'on est vraiment. >> Et Eckhart à nouveau : « Le Royaume de Dieu n'est que pour celui qui est tout à fait mort. » TKW: Mourir à son petit soi est la découverte de l'éternité. KW : [Longue pause) Oui, pourvu qu'on ne prenne pas l'éternité comme un temps sans fin, mais comme un instant hors du temps, qu'on appelle parfois l'instant présent intemporel. Le Soi ne vit pas dans une éternité de temps, il vit dans un présent antérieur à la notion de temps, d'histoire, de changement, de succession. Le Soi est présent en tant que Pure Présence, pas en tant que durée éternelle, une notion plutôt effrayante. Dans tous les cas, cela nous mène au sixième point majeur de la philosophie pérenne : l'éveil, ou libération, met un terme à la souffrance. Gautama Bouddha, par exemple, disait qu'il n'enseignait que deux choses, ce qui cause la souffrance et ce qui y met un terme. Ce qui cause la souffrance est l'attachement au soi séparé, et ce qui y met un terme est la pratique méditative qui permet de transcender le soi et l'attachement. Ce qu'il est important de garder en mémoire, c'est que la souffrance est inhérente au nœud, à la contraction que l'on appelle le soi, et que la seule façon d'y mettre un terme est de mettre un terme au soi. Je ne dis pas qu'après l'éveil, ou après une pratique spirituelle en général, on ne ressente plus la douleur, l'angoisse, la peur, ou les blessures émotionnelles. Car vous les ressentez toujours. Simplement elles ne mettent plus votre existence en péril, donc elles cessent d'être problématiques. Vous ne vous identifiez plus avec elles, vous ne les dramatisez plus, vous cessez de leur donner de l'énergie. D'un côté, il n'y a plus de soi fragmenté qui puisse être menacé, et de l'autre, le grand Soi ne peut être menacé, puisqu'étant Tout, il n'y à rien en dehors de lui qui puisse l'atteindre. Un profond sentiment de détente, ainsi qu'un mouvement de recul prennent place dans le cœur. L'individu réalise que, quelle que soit la quantité de souffrance à laquelle il se trouve confronté, elle ne peut fondamentalement affecter son être véritable. La souffrance va et vient, mais la personne possède à présent « la paix qui surpasse toute intelligence ». Le sage sent la souffrance, mais celle-ci ne le « blesse » pas. Parce que le sage est conscient de la souffrance, il est motivé par la compassion, par un désir d'aider tous ceux qui souffrent et croient que cette souffrance est réelle.

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TKW : Ce qui nous amène au septième point, sur les motivations éveillées. KW : Oui. Il est dit qu'un éveil authentique mène à une action sociale guidée par la pitié, la compassion, et des moyens appropriés, motivée par le désir d'aider tous ceux qui souffrent à atteindre la libération suprême. Une activité « éveillée >> est tout simplement un service désintéressé. Puisque nous sommes tous un dans le même Tout, le même corps mystique du Christ, le même Dharmakaya, alors en servant les autres je sers mon :Ëtre. Je pense que lorsque le Christ parle d'« aimer son prochain comme soi-même», il voulait dire« aimer son prochain comme le Soi Même», comme l':Ëtre. TKW: Merci. 1

À la fin de l'entretien, je me suis dit : voilà la personne que j'aime plus que moi-même, plus que mon être (petit« ê' ou grand« :Ë'!)

« Je suis le Temps, le grand gaspilleur d ·âmes, et je suis prêt pour l'heure qui mûrit vers leur ruine. )) « Comment, je n'ai pas entendu. Qu 'est-ce que tu as dit ? )) « Et je suis prêt pour l'heure qui mûrit vers leur ruine. n «Qui est là ? Treya, c'est toi? Chérie? ))

l. En ces jours de pensée" politiquement correcte>>, s'il y a une chose qui est constamment négligée, c'est bien sûr la philosophie pérenne. La pensée politiquement correcte prétend que toute la dvilisation moderne est dominée par une pensée eurocentrique, logocentrique, et sexiste, et que la seule attitude politiquement correcte ou adéquate est donc une attitude, par opposition, radicalement égalitaire et pluraliste, et nie le fait qu' une vision du monde puisse être « meilleure >>qu'une autre. Le problème inhérent à cette vision est que, alors qu'elle prétend être admirablement libérale- en cela que rien ne peut être appelé " meilleur ,, ou" supérieur>>- elle en finit par devenir complètement réactionnaire: si rien n 'est meilleur. alors il ne peut y avoir de perspectives libérales. il ne peut plus y avoir d'impulsion pour améliorer l'état présent des choses en s'inspirant de « meilleures >> alternatives. Cette attitude manque profondément d'une vision cohérente et intégrante des possibilités humaines. De plus. le pluralisme radical est. en soi, une notion eurocentrique et logocentrique. La philosophie pérenne est, de son côté, d'abord apparue dans des matriarcats, et ne peut donc être taxée de sexisme inhérent ; elle s'élabora parmi des peuples analphabètes, donc n'est pas logocentrique; elle fleurit d'abord dans des pays que nous appelons aujourd'hui Second et Tiers Monde- difficile de ce fait de la taxer d'eurocentrisme. De plus elle offre ce que la pensée politiquement correcte ne peut pas offrir : une vision intégrante qui, tout en laissant à chaque expression son propre espace de liberté, indique une possibilité " meilleure >> : celle de l'identité suprême. Elle comprend donc en son cœur une perspective authentiquement libérale : permettre à la liberté, tant individuelle que collective, de se développer.

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Lorsque Treya était à peine adolescente, elle vécut une expérience très intense et profondément mystique, probablement l'événement le plus marquant de sa vie. > > > > > Soudain, le deuxième jour, je remarque que mon bras [sous lequel les ganglions axillaires avaient été prélevés] est enflé ! Mince ! Qu'est-ce que cela signifie? Il n'avait jamais enflé depuis l'opération, pourquoi maintenant ? Cela me fait vraiment peur.

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La pensée qu 'il vaudrait peut-être mieux que je parte tôt, pour ne pas être un poids trop longtemps pour Ken, me traverse l'esprit. Et je réalise que je ne fais plus attention à ma respiration ! Mon esprit est habité par un génie malicieux. Lorsque je parviens finalement à me concentrer pleinement sur ma respiration, après de longs efforts, le danger surgit lorsque je prends conscience d'avoir atteint un certain degré de concentration. Le génie alors se manifeste. > dit-il. Il fait trop sombre pour se déplacer facilement et rapidement, alors je m'avance à tâtons vers la porte, et l'ouvre d'un coup, en colère.

(( Je me demande comment elles peuvent marcher toutes les deux )) , dit Treya, (( elles sont tellement différentes ! Dans la méditation vipassana, il faut faire tant d'efforts, du moins au début, alors qu'avec l'abandon de soi, il n'y a aucun effort. )) (( Bon, je ne suis pas guru, alors je peux simplement te donner mon point de vue de débutant. Mais il me semble que ce qu'elles ont en commun - en fait, ce que toutes les formes de méditation ont en commun -c'est qu'elles cassent l'ego en renforçant le Témoin, l'Observateur, en renforçant la capacité innée de simplement observer les phénomènes. )) ((Mais en quoi est-ce différent de l'ego? J'ai tendance à penser que l'ego peut observer, peut être conscient. )) Treya plongea son nez dans sa tasse de thé. (( Pourtant, tout est là. L'ego n'est pas le vrai sujet ; ce n'est qu'un autre objet. Autrement dit, on peut être conscient de son ego, on peut le voir. Même si des parties de l'ego restent inconscientes, toutes ses parties peuvent, du moins théoriquement, devenir des objets de conscience.

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L'ego peut être vu, il peut être connu. Et donc, ce n'est pas l'Observateur, Celui qui voit, Celui qui connaît. L'ego n'est qu'un ensemble d'objets mentaux, d'idées, de symboles, d'images, de concepts, avec lesquels on s'est identifié. Nous nous identifions à ces objets, puis nous regardons le monde à travers ces objets, un monde tout distordu. >> Treya souleva immédiatement le thème. Nous étions tous les deux familiers de ces notions ; c'était un peu comme si nous pensions à voix haute, pour réaffirmer notre compréhension. Et de mon côté, je voulais à tout prix éviter un autre sujet. « Autrement dit >>,rebondit-elle, « on s'identifie à des objets mentaux et cela nous sépare du monde extérieur. Donc c'est le soi contre l'autre, le sujet contre l'objet. Je me souviens d'une phrase de Krishnamurti qui disait : #Dans le fossé entre le sujet et l'objet réside toute la misère du monde". >> (( Et ce qui est fou, c'est que l'ego n'est même pas un vrai sujet, un vrai #Soi" avec un grand S ; c'est juste une série d'objets plus ou moins conscients. Par conséquent, la façon de commencer à démanteler cette erreur d'identité est d'observer tous les contenus et les objets de l'esprit. On commence à observer son mental, comme dans le zen ou dans vipassana. On se met à voir tous les détails de ce monde égoïque et mental, et l'on ... >> (( Autrement dit >>,interrompit Treya, (( on prend la position de l'Observateur plutôt que celle de l'ego. Tu observes de manière impartiale et objective tous les objets mentaux, les pensées, sensations, images, émotions, sans t'identifier à eux ni les juger. >> (( Oui, jusqu'au moment où tu commences à réaliser: puisque tu peux voir toutes ces pensées et ces images, elles ne peuvent pas être le vrai Spectateur avec un grand S, le vrai Observateur, le vrai Témoin. Ton identité commence alors à se déplacer de l'ego personnel, qui n'est qu'un objet parmi d'autres, à l'Observateur impersonnel, qui est le véritable Sujet, le véritable Soi, grand S tous les deux. >> (( D'accord )), ajouta Treya. (( Et c'est cet Observateur, ce Soi, qui fait un avec Dieu, un avec l'Esprit. C'est pourquoi, même si au début c'est mon effort individuel qui est à l'œuvre, dans ma tentative de simplement observer mon mental et mon corps, mon identité finit par se déplacer à l'extérieur, à ne faire qu'un avec l'espace tout entier. Et si je commence par m'abandonner à Dieu, ou à l'univers, je finis aussi par devenir ce Soi, cette conscience plus vaste. Enfin pour quelques instants ; la plupart du temps, je reste Terry ! >> (( Oui, je pense que c'est ce que Saint Clément voulait dire : #Celui qui se connaît, connaît Dieu." TI n'y a qu'un Observateur en nous tous,

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un Esprit qui regarde avec différents yeux, qui parle avec des voix différentes, qui marche avec des jambes diverses. Mais les mystiques disent qu'il s'agit d'un même et seul Observateur. ll n'y a qu'un Dieu, un Soi, un Observateur, tous avec des majuscules. >>

« Je sais, chérie, je sais. >> Je m'assis et la pris dans mes bras. Treya commença à pleurer, très calmement. Lorsqu'elle s'arrêta de pleurer, nous restâmes assis là en silence, plus un mot ne fut prononcé. Je finis par me lever et fis des spaghettis, et nous mangeâmes sous la véranda, en observant la lune jouer avec la fine tranche d'océan que nous pouvions voir entre les arbres.

7 «

Ma vie avait soudainement basculé»

La pièce tombe avec un bruit métallique dans la cabine téléphonique. Mon cours d'Éthique professionnelle vient à peine de se terminer; c'est un lundi après-midi, un jour ensoleillé d'hiver, début décembre. Je garde l'esprit aussi vide que possible en faisant précautionneusement le numéro, celui du docteur Richards, mais derrière le vide je peux entendre la supplique silencieuse, « Oh, mon Dieu, mon Dieu, s'il vous plaît. » Tout autour de moi, des gens se pressent dans les couloirs de l'école, certains sortent de leur cours qui vient juste de se terminer, d'autres s'assemblent pour celui de 17h45. Ce téléphone est proche de l'une des zones les plus animées de l'école; je me replie autour du combiné pour essayer de créer un cocon d'intimité, attentive aux sonneries du téléphone. (( Bonjour, bureau du docteur Richards. >> ((Bonjour, c'est Terry Killam Wilber. Pourrais-je parler au docteur Richards ? >> Il s'en faut de peu que je l'appelle Peter ; je ne sais jamais vraiment comment l'appeler: Docteur Richards est trop cérémonieux, Peter un peu trop familier pour notre amitié professionnelle. (( Bonjour, Terry. C'est le docteur Richards. Nous avons reçu les résultats des examens aujourd'hui, et je suis désolé de le dire, mais c'est bien un cancer. Je ne sais pas quoi en penser; ce type de

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récidive est inhabituel, particulièrement du fait que les tumeurs sont apparues dans la zone qui avait été irradiée. Mais ne vous inquiétez pas, ce n'est selon moi qu'une récidive locale. On peut s'en occuper. Quand pouvez-vous venir me voir? » Oh, bon sang. Je le savais. Ces maudites petites grosseurs, qu'on aurait pu prendre pour des piqûres de moustiques, si ce n'était qu'elles n'étaient pas rouges, et qu'elles ne grattaient pas. Elles étaient pourtant bien suspectes, et bien étrangement situées, pour être autre chose que le cancer, et je le savais, malgré les tentatives des gens autour de moi pour me rassurer. À peine cinq petites billes sous la peau, juste sous la cicatrice du tube qui avait drainé la région de la mastectomie segmentale, le tube qui avait aspiré une grande quantité de fluide rose translucide pendant que mon corps guérissait, le tube qui était resté branché dans ma poitrine pendant une semaine après ma sortie de l'hôpital, le tube qui avait fait si mal au moment où le docteur Richards l'avait retiré. Aïe, je m'en souviens encore. Des cellules cancéreuses ont dû rester accrochées à son extrémité et se déposer juste sous la peau. Encore le cancer ! Deuxième round. Pourquoi les radiations n'ont-elles pas tué ces cellules? Je pris rendez-vous avec le docteur Richards le jour suivant. Je sortis de l'immeuble - le soleil brillait- et fis le tour du campus pour aller jusqu'à ma voiture. Je me mis en route pour un rendez-vous avec une cliente qui devait commencer d'ici quelques minutes. Je me souviens avoir porté mon attention sur une épicerie de quartier avec un appétissant éventail de fruits en devanture, alors que j'attendais à un feu rouge; dans ma tête, le refrain faisait « récurrence, récurrence, j'ai une récurrence. »J'avais la sensation bizarre de me voir en vue plongeante, comme depuis le ciel audessus de la ville, déambulant dans ma petite voiture rouge. J'avais l'impression d'être tout à coup une autre personne. Je n'étais plus quelqu'un qui avait eu un cancer, l'emphase sur le passé ; j'étais quelqu'un qui faisait une récidive, et cela me plaçait dans un groupe de personnes, de pairs, de statistiques, complètement différent, et annonçait un avenir différent également, pour moi, et pour Ken. Ma vie avait soudainement basculé. J'avais une récurrence. J'avais toujours un cancer. Ce n'était pas fini, pas encore. Je me gare sur une colline, en veillant bien à tourner les roues vers le trottoir et à mettre le frein à main. C'est un charmant petit quartier, coincé entre deux grandes rues principales. J'en apprécie les arbres, les rues sinueuses au charme particulier, les maisons

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aux couleurs pastel qui vous accueillent avec leurs petits jardins. Ma cliente, Jill, y loue un petit appartement. Il y a quelque chose dans cette maison et dans ce jardin de particulièrement agréable. Elle est peinte en un très joli rose saumon, et le portail en fer forgé de l'entrée en forme d'arche ouvre sur une toute petite cour intérieure avec des plantes en pots. Difficile de dire exactement ce qui la rend si agréable, c'est un ensemble de choses; cela me frappe à chaque fois que je viens. Jill ouvre la porte. Je me sens bien, heureuse de ne pas avoir annulé notre rendez-vous. C'est étonnamment facile de refouler mes préoccupations personnelles à l'arrière-plan pendant une heure. En fait. c'est même agréable. Je trouve que c'est une bonne séance, et je n'ai pas l'impression d'être affaiblie par la nouvelle. Je me demande si je dirais un jour à Jill que juste avant cette séance je venais d'apprendre que j'avais toujours un cancer. Récurrence, récurrence, j'ai une récurrence. Je me dirige vers la maison dans ma petite voiture rouge des montagnes, je tourne à droite sur la l9e rue, traverse le tunneL passe les maisons de l'armée aux devantures grillagées. C'est le début de la soirée, l'heure transitoire que j'aime tant, celle pendant laquelle je préfère aller courir, lorsque l'air est doux et que la lumière change d'instant en instant- le ciel rose le long de la ligne d'horizon, et au-dessus de cette bande de lumière douce, le bleu vert s'assombrit en un bleu cobalt profond annonçant la nuit qui s'approche. Les lumières commencent à apparaître dans les maisons, dans les immeubles surplombant San Francisco, brillantes aux fenêtres des immeubles aux tons pasteL vives au milieu de la nuit pénétrante. Récurrence. J'ai une récurrence. Ce refrain résonne dans ma tête alors que je conduis, que je savoure l'approche de la nuit et les changements de lumière. Récurrence. Récurrence. Je n'y crois pas ; je n'y crois pas. Peut-être que cette répétition finira par me convaincre, peut-être va-t-elle m'amener à accepter ce que je ne veux pas accepter, ce que je ne veux pas croire. La répétition est aussi une défense; elle m'empêche de penser à ce que cela signifie. Récurrence. Jusqu'à présent. ce n'était qu'une chose lue dans les revues médicales, ou entendue chez mes médecins. Jusqu'à présent, cela ne m'avait pas touchée. Maintenant, c'était là. Une partie de ma vie. Quelque chose qui allait transformer ma vie à venir. Quelque chose que j'allais devoir affronter. Maudites petites grosseurs. Je les avais découvertes un mardi. La veille de Thanksgiving. Un an, presque jour pour jour, après

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notre mariage. Nous fêtions Thanksgiving avec ma sœur Kati, qui était venue en avion de Los Angeles. Le vendredi, à huit heures du matin, Ken m'accompagna aux urgences, avec Kati cornrrie renfort. J'attendis quelques instants, allongée et préparée dans la chambre d'opération, seule avec mes pensées et mes peurs. Docteur Richards arriva- quelle chance d'avoir un médedn que l'on apprécie et en qui l'on a confiance ! -et en quelques minutes la procédure était terminée. Bientôt, nous descendions Union Street avec Ken et Kati, prêts pour faire nos courses de NoëL et moi avec mes quelques points de suture supplémentaires sur le côté, et ordre de rappeler le lundi suivant pour les résultats. Noël tout autour de nous, l'un des jours les plus intenses pour ce qui est de la consommation, excitation, anticipation, et moi qui pense à la douleur dans mon flanc. Voilà une question qui a trouvé sa réponse, me dis-je, alors que je conduis ma petite voiture rouge dans les lacets de Star Route 1, une méditation en soi, dans ses circonvolutions vers la mer, vers le Padfique. Il faisait presque nuit. Une lueur vague à l'horizon, la courbe de l'océan Padfique étendu devant moi, flanqué de chaque côté par les collines, ma maison parmi les lumières dispersées sur ma gauche, mon mari qui attend la nouvelle que je porte, ses bras prêts à m'envelopper. Ainsi commença ce que j'en vins à appeler le « Deuxième Round )). L'épée que j'avais longtemps imaginée posée en équilibre au-dessus de moi, la sinistre menace d'une récidive, venait de s'abattre. Ken et moi essayâmes de nous réconforter mutuellement. Je pleurais. Nous appelâmes mes parents. Nous appelâmes les parents de Ken. Nous appelâmes le docteur Richards, le docteur CantriL l'hôpital Anderson. Tout le monde s'accordait à dire que c'était une bien étrange forme de récidive. Une récidive dans la zone irradiée. Le docteur Cantril vérifia, et effectivement, c'était bien dans la zone irradiée. Je venais, semblait-il, de ruiner ses résultats jusque-là exempts de récidives. Personne ne comprenait vraiment comment cela pouvait arriver. Nous appelions des experts aux quatre coins du pays. Tout le monde était d'accord, c'était un cas étrange. Il devait y avoir moins de 5 % de probabilités que quelque chose de la sorte arrive. J'imaginais les experts en statistiques à l'autre bout du fil se gratter la tête, ahuris. Tout le monde avait l'air hébété. La situation était difficile à interpréter. Était-ce une récurrence locale, que la chirurgie pouvait traiter ? Ou bien le signe d'une maladie disséminée [métastatique],

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qui nécessiterait une chimiothérapie ? Une situation étrange. Personne n'avait déjà rencontré un cas de la sorte. Personne ne pouvait dire comment c'était arrivé. > Ken prend une expression féroce et dit : « c'est parce que je suis un homme, un dur, une brute )) , « Je crois plutôt que c'est parce que tu fais de grands sourires radieux à tous ceux qui rentrent id, et que tu apportes des fleurs à toutes les infirmières >>, lui fais-je remarquer. Nous rions, mais mon sentiment dominant à cet instant-là est une sorte de tristesse, dirigée, je pense, vers ce sein que je suis sur le point de perdre. C'est le matin, il est tôt. Je suppose que j'ai dormi. J'ai beaucoup moins peur cette fois-ct. Je me sens beaucoup plus équanime, sans doute grâce à la méditation. Le cancer est devenu, durant l'année qui vient de s'écouler, une réalité de ma vie, un compagnon permanent. Je suis consdente de l'effort que je fais pour surmonter cela, pour repousser mes doutes, mes questions, mes peurs, mes pensées quant au futur. Je me mets volontairement des œillères, je ne regarde qu'en avant, j'ignore les chemins sur ma droite et sur ma gauche, les routes laissées inexplorées. La recherche a été faite, la dédsion prise. Maintenant n'est plus le temps des questions. Maintenant est le moment d'affronter ce qui a été déddé. Je suis consdente d'avoir mis des parties de moi-même en veille pour faire cela. J'ai débranché celle qui s'inquiète, celle qui questionne. Je me sens détendue et confiante. Ken me tient la main, papa et maman attendent avec nous. Une fois encore, comme l'année dernière,

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l'heure de l'opération est retardée. Je pense à tous les chirurgiens à leur poste, ici à l'Hôpital des Enfants, mais aussi partout dans le pays, partout dans le monde. À tous les internes, les infirmières, le personnel de soutien, les outils, l'équipement et les machines compliquées, tous alignés pour combattre la maladie. Le Valium et le Demerol commencent à faire leur effet. On m'emmène, allongée sur mon brancard roulant, vers la salle d'opération.

Je ne sais pas pourquoi, mais je ne voulais pas que Treya me voie pleurer. Je n'ai pas honte de pleurer, mais à ce moment-là, je ne voulais pas que quiconque me voie pleurer. Peut-être avais-je peur de tout simplement commencer à craquer pour de bon. Peut-être avais-je peur d'être faible à un moment où il me fallait être fort. Je trouvai une pièce vide, fermai la porte derrière moi, m'assis et me mis à pleurer. Je finis par comprendre: je ne pleurais pas parce que j'avais de la pitié ou de la peine pour Treya; je pleurais car j'admirais son courage. Elle affrontait tout cela, en refusant de se laisser abattre, et son courage face à cette dégradante, à cette absurde, à cette putain de cruauté me faisait pleurer.

Lorsque je me réveille, je suis à nouveau dans ma chambre. Ken me sourit. La lumière du soleil pénètre par la fenêtre, et je peux voir en contrebas les maisons aux couleurs pastel sur les collines de San Francisco. Ken me tient la main. Mon autre main vient se poser sur mon sein droit. Des pansements. Rien sous les pansements. Je suis à nouveau plate comme lorsque j'étais enfant. Je respire profondément. C'est fait. Je ne peux pas faire marche arrière. Un sursaut de peur, de doute me traverse. Aurais-je dû essayer de conserver mon sein, tenter une simple excision locale de la zone concernée? Ma peur m'a-t-elle poussée vers quelque chose qui n'était pas nécessaire? Les questions que je n 'aurais pas permises hier soir m'envahissent à présent. Était-ce nécessaire ? Est-ce que j'ai fait le bon choix? Peu importe. C'est fait. Je tourne mon regard vers Ken. Je sens mes lèvres trembler, les larmes me montent aux yeux. Il se baisse pour me prendre dans ses bras, en une étreinte prudente, car sur toute ma poitrine, les pansements couvrent des points de suture vieux d'à peine quelques heures. « Mon amour, je suis tellement désolé(e), tellement désolé(e) )) est tout ce que nous parvenons à nous dire.

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Plus tard, cet après-midi, ma sœur Kati, arrive de Los Angeles. Ça me fait du bien de sentir le soutien de ma famille emplir la chambre. Cela doit être difficile pour eux, c'est tellement dur de savoir ce que l'on peut faire pour aider dans des cas pareils. n n'y a pas grandchose à faire, en vérité. Cela me fait simplement du bien de les avoir là, autour de moi. Alors papa demande à tout le monde de sortir; il veut nous parler à Ken et à moi. Cher papa, si sérieux, si sensible et inquiet pour ses proches ! Je me souviens de lui faisant les cent pas dans le couloir de l'hôpital lorsque maman avait eu son opération il y a quinze ans, les traits creusés par l'inquiétude, les cheveux grisonnant à vue d'œil. Cette fois-ci, il se tourne vers Ken et moi et dit, avec beaucoup d'émotion: «Je sais à quel point les temps sont durs pour vous. Mais vous pouvez remercier ce don du ciel de vous avoir l'un pour l'autre et, particulièrement ces temps-ci, de savoir à quel point vous comptez l'un pour l'autre. >> Je pouvais voir les larmes se former dans ses yeux lorsqu'il se retourna pour sortir; je suis sûre qu'il ne voulait pas qu'on le voie pleurer. Ken, très ému, le suivit jusqu'à la porte et le regarda descendre le couloir de l'hôpitaL tête baissée, mains dans le dos, sans un regard en arrière. Je suis très touchée par son affection profonde pour mon père.

J'ouvre brusquement la porte. Je suis très en colère. Il n 'y a personne. «J'imagine que si je demande "Qui est là ?", je n 'aurais pas de réponse, hein ? Bon sang. » Je laisse la porte ouverte et, avec ma main gauche, commence à suivre le mur pour retourner au vestibule qui permet de sortir de la pièce principale. Il y a là-bas cinq pièces; Treya doit être dans l'une d'entre elles. Je remarque alors que le mur a une texture étrange, humide. Je commence à me demander si cette excursion est bien nécessaire ...

Ken et moi marchons d'un bout à l'autre du long couloir une fois le matin et à nouveau dans l'après-midi. J'aime cette marche. J'aime particulièrement marcher près des chambres où se trouvent les tout petits bébés. J'aime regarder ces petits êtres, enveloppés dans leurs couvertures, leurs minuscules visages, leurs poings serrés, leurs yeux fermés. Je m'inquiète pour eux. Ce sont des bébés prématurés, et certains sont dans des couveuses. Mais quand même, cela me rend heureuse de les voir, de m'arrêter et de les regarder, d'imaginer leurs parents et leur avenir.

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Plus tard, nous découvrons qu'une amie est dans l'hôpital. Duke Murphy est enceinte de sept mois et a été emmenée à l'hôpital quand elle s'est mise à saigner. Ken et moi sommes allés lui rendre visite. Elle est heureuse, et confiante, mais elle est branchée à une machine qui surveille son rythme cardiaque et celui du bébé, et on lui a dit de rester allongée sur le dos. Elle prend des médicaments pour éviter une fausse-couche ; ces médicaments augmentent habituellement le rythme cardiaque de la mère, mais comme elle est coureuse de marathon, cela l'élève tout juste dans la moyenne. Son mari, Michael Murphy, est là. Michael, qui est cofondateur de l'Institut Esalen, est un vieil ami de Ken, et aussi le mien, et nous buvons tous du champagne en bavardant à la santé du bébé. Cette nuit-là, Ken rêve de ce bébé, qui, depuis le début de la grossesse, semble hésiter à naître. Il rêve qu'ille rencontre dans le royaume du bardo, la région où demeurent les âmes avant de renaître. Il lui demande : « Mac, pourquoi est-ce que tu ne veux pas naître ? Pourquoi es-tu si réticent? » Mac répond qu'il aime sa vie dans le bardo, et qu'il envisage d'y rester. Ken lui explique que ce n'est pas possible: « La vie au bardo est peut-être agréable, mais tu n'es pas censé y rester. Si tu essayes malgré tout, cela risque de ne plus être agréable du tout. C'est probablement mieux pour toi que tu décides de venir sur terre, que tu naisses. En plus, dit Ken, il y a tout un tas de gens ici-bas qui t'aiment, et qui veulent que tu naisses. >> Mac répondit : > Le jour suivant nous retournons leur rendre visite. Ken apporte un ours en peluche. L'ours a autour du cou une cravate en tissu écossais sur laquelle est brodé « Mac Murphy >>. Ken se penche au-dessus du ventre de Duke et dit d'une voix forte : « Yo Mac ... ton ours en peluche. >> C'était le premier ourson irlandais d'une longue série que Mac, né trois semaines plus tard, en parfaite santé et loin des couveuses, allait recevoir.

Après trois jours à l'hôpital, Treya et moi retournâmes à Muir Beach. Les docteurs avaient l'air unanimes : la récidive était -c'était une quasi-certitude - uniquement localisée dans les tissus mammaires, et non dans la paroi thoracique. La distinction était cruciale : s'il s'agissait d'une récidive locale, alors le cancer devait rester confiné au même type de tissus (mammaires). Si, au contraire, il avait sauté dans la paroi thoracique, alors cela voulait dire qu'il avait « appris >> à enva-

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hir d'autres types de tissus, ce qui en ferait un cancer métastatique. Et une fois qu'un cancer apprend à sauter vers un autre tissu, il peut très rapidement envahir les poumons, les os, et le cerveau. Si la récidive de Treya était locale, alors elle venait de faire le nécessaire : exciser ce qui restait de tissus mammaires. Aucun traitement complémentaire- ni radiations, ni chimiothérapie- n'était nécessaire, ni même recommandé. Si, cependant, la récurrence était dans la paroi thoracique, cela voulait dire que Treya avait maintenant un cancer de type quatre au quatrième degré, le pire diagnostic qui soit. (Le « degré » d'un cancer est déterminé par la taille et l'expansion de la tumeur- du premier degré, qui correspond à une tumeur de moins d'un centimètre, au quatrième degré, où le cancer est propagé dans tout le corps. Le « type >> d'un cancer représente son degré de malignité, d'un à quatre. La tumeur de Treya était au début de type quatre et de deuxième degré. Une récidive dans la paroi thoracique serait type quatre, degré quatre.) Si c'était le cas, alors le seul traitement envisageable serait une chimiothérapie extrêmement agressive.

Les docteurs Richards et Cantril pensent que le cancer a maintenant disparu, que la chirurgie l'a éliminé. Ni l'un ni l'autre ne recommande une chimiothérapie. Le docteur Richards ajoute que même si des cellules cancéreuses demeuraient, il n'est pas sûr qu'une chimiothérapie aurait raison d'elles ; elle pourrait les épargner et détruire par contre les cellules de mon estomac, de mes cheveux, de mon sang. Je lui dis que Ken et moi prévoyons d'aller à San Diego, à la clinique Livingston-Wheeler, spécialisée dans la stimulation du système immunitaire. Il approuve le programme d'immunothérapie si c'est mon choix, mais dit ne pas être convaincu de son efficacité. Il dit que ce n'est pas très utile de forcer sur une voiture qui n'a plus que sept cylindres ; ça ne fait pas marcher le huitième cylindre. Il manque à mon système immunitaire son huitième cylindre, car il a déjà échoué par deux fois à reconnaître ce cancer, alors booster les sept cylindres restants peut aider à bien des choses, mais probablement pas à me protéger du cancer. Mais cela ne peut certainement pas faire de mal, ajoute-t-il. Je compte le faire; je sens que j'ai besoin de faire quelque chose pour sentir que j'aide à ma guérison. Je ne peux pas simplement attendre et ne rien faire. Je me connais, je ne ferais que m'inquiéter. Il me faut faire quelque chose. À partir de maintenant, la médecine occidentale me laisse seule.

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Quelques jours plus tard, nous retournâmes à l'Hôpital des Enfants pour faire retirer les pansements. L'équanimité de Treya demeura impeccable. Son absence totale de vanité, de gêne ou d'auto-apitoiement était tout simplement étonnante. Je me souviens avoir pensé : > (( Dis-moi ce que je dois faire. >> (( Quoi? ! >> Cela nous fit rire, car personne n'avaitjamais dit à Treya ce qu'elle devait faire. (( Je ne suis même pas sûr d'avoir un avis à t'offrir. J'ai l'impression que la seule façon de s'approcher d'une décision en se fiant au corps médical serait de parler avec un nombre impair de médecins. Autrement il y en aura toujours autant pour dire une chose et son contraire. Tout dépend de ce foutu diagnostic. Est-ce que c'est thoracique ou local ? Personne n'a l'air de savoir, ou du moins d'être d'accord. >> Nous nous assîmes, épuisés. (( J'ai une dernière idée, >> dis-je. (( T'es partante? >> (( Bien sûr. Qu'est-ce que c'est? >> (( Sur quoi repose cette décision ? Sur l'histologie des cellules de la tumeur, n'est-ce pas ? Sur le rapport de pathologie, le rapport qui détermine le degré d'indifférenciation des cellules. Et qui est la personne à qui nous n'avons pas parlé? >> (( Bien sûr, le pathologiste, le docteur Lagios ! >> (( Tu veux que j'appelle, ou c'est toi? >> Treya réfléchit un moment. (( Les médecins écoutent les hommes. Appelle.>> Je décrochai le téléphone et appelai le département de pathologie de l'Hôpital des Enfants. Mike Lagios est, au dire de tous, un patholo-

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giste brillant avec une réputation internationale de leader innovateur dans le domaine de l'histologie du cancer. C'est lui qui avait scruté avec son microscope les tissus du corps de Treya, et c'était son rapport que les différents médecins avaient consulté avant de nous donner leurs avis. Il était temps de retourner à la source. " Docteur Lagios, je m'appelle Ken Wilber. Je suis le mari de Terry Killam Wilber. Je suis conscient de la nature inhabituelle de mon appeL mais Terry et moi devons prendre des dédsions extrêmement difficiles, et je me demandais si vous accepteriez de parler avec moi quelques minutes.» « C'est tout à fait inhabituel, en effet. Nous ne parlons normalement pas aux patients, je suis sûr que vous comprenez. » « Docteur Lagios, nos médecins - et nous en avons déjà consulté dix- sont très partagés sur la question de la récidive de Terry, à savoir si celle-ci est locale ou métastatique. Tout ce que je voudrais savoir est à quel point, selon vous, ces cellules sont agressives ? S'il vous plaît. >> Il y eut un silence. « Très bien, monsieur Wilber. Je ne tiens pas à vous alarmer, mais puisque vous me le demandez, je vais vous répondre honnêtement. Dans toute ma carrière de pathologiste, je n'aijamais vu de cellules cancéreuses aussi mauvaises. Je n'exagère pas. J'essaye d'être précis. Je n'ai personnellement jamais vu de cellules cancéreuses aussi agressives. >> Au moment où Lagios dit cela, je regarde Treya fixement. Sans cligner des yeux. Mon regard est complètement vide. Je ne ressens aucune émotion, je ne ressens plus rien. Je suis gelé sur place. > > > > Il y eut une longue pause. Je sais qu'il aurait pu énumérer des statistiques pendant une heure, mais au lieu de cela il dit simplement :

'' J'ai un corps, mais je ne suis pas mon corps. Je peux voir et sentir mon corps, et ce qui peut être vu et senti n'est pas Celaqui-voit. Mon corps peut être fatigué ou exdté, malade ou sain, lourd ou léger, anxieux ou bien calme, mais cela n'a rien à voir avec mon être intérieur, avec le Témoin. J'ai un corps, mais je ne suis pas mon corps. J'ai des désirs, mais je ne suis pas mes désirs. Je peux connaître mes désirs, et ce qui peut être connu ne peut être Cela-quiconnaît. Les désirs viennent et puis s'en vont, flottent dans ma consdence, mais ils n'affectent pas mon être intérieur, le Témoin. J'ai des désirs, mais je ne suis pas mes désirs. J'ai des émotions, mais je ne suis pas mes émotions. Je peux sentir, et ressentir, mes émotions, et ce qui peut être ressenti n'est pas Cela-qui-ressent. Les émotions me traversent, mais elles n'altèrent pas mon être profond, le Témoin. J'ai des émotions, mais je ne suis pas mes émotions. J'ai des pensées, mais je ne suis pas mes pensées. Je peux voir et connaître mes pensées, et ce qui peut être connu n 'est pas Cela-qui-connaît. Les pensées me parviennent, puis s'en vont, mais elles n'affectent pas mon être profond, le Témoin. J'ai des pensées, mais je ne suis pas mes pensées. Maintenant, dis avec autant de conviction que possible :je suis ce qui reste, un centre de consdence pure, le Témoin inchangé par toutes ces pensées, ces émotions, ces sentiments, et ces sensations. >> '' Ça aide, mais ça ne dure pas. C'est affreux. J'ai l'impression d'être écorchée vive. Je ne suis à l'aise ni assise, ni debout. Je continue de me dire que le suicide est peut-être une option raisonnable. >> '' Nietzsche disait que la seule façon pour lui de s'endormir le soir était de se promettre de se tuer le lendemain matin. >>La vérité douloureuse et absurde de cette affirmation nous fit rire tous les deux. '' Lis encore pour moi. Je ne sais pas quoi faire d'autre. >> '' Bien sûr. >> Je continuais donc à lire à ma douce Treya, tard dans la nuit, tous deux assis sur un fauteuil de mauvais goût, dans une grande chambre d'hôtel, juste en face du plus-grand-centre-de-traitement-

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des-cancers-de-tout-ce-putain-de-monde. Les poisons dans son corps commencèrent l'équivalent médical d'un bombardement à saturation. Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant de toute ma vie. Tout ce que je voulais, c'était faire disparaître sa douleur; tout ce que j'avais, c'étaient les mots impotents. Et tout ce que je parvenais à penser, c'était « l'adriamycine n'a pas encore frappé». > > Tout d'un coup, je réalisais à quel point j'étais profondément épuisé, tout de suite suivi par la pensée dérangeante que le calvaire ne faisait que commencer. Je continuais à lire, en essayant d'entendre mes propres mots, les mots des chercheurs de sagesse à travers les âges, des mots que j'avais simplement écrits en essayant de les expliquer dans un langage moderne, des mots que j'avais maintenant aussi terriblement besoin d'entendre que Treya. Peut-être pouvons-nous approcher cette réalisation fondamentale des mystiques - la réalisation d'un Soi, d'un Témoin unique, immortel et commun à nous tous - de cette façon . Vous avez peut-être l'impression, comme la plupart des gens, que vous êtes la même personne aujourd'hui qu'hier. Vous avez probablement aussi la sensation d'être fondamentalement la même personne qu'il y a un an. En effet, vous avez l'impression d'être le même depuis toujours. Pour dire les choses autrement: vous ne vous souvenez pas d'une époque où vous n'étiez pas vous. Autrement dit, quelque chose en vous semble demeurer inchangé à travers le temps. Mais votre corps très certainement n'est plus le même qu'il y a ne serait-ce qu'un an. Il est également assez certain que vos sensations ne sont pas les mêmes que dans le passé. Vos souvenirs sont aussi dans leur globalité différents qu'il y a dix ans. Votre esprit, votre corps, vos sensations- tout a changé avec le temps. Mais quelque chose n'a pas changé, et vous savez que quelque chose n'a pas changé. Quelque chose est resté le même. Quelle est cette chose? >. Leur approche n 'a rien de « nouveau >> ; elle est pérenne, éternelle. Dans le champ de la psychologie transpersonnelle, nous devons constamment traiter, aussi délicatement et gentiment que possible, avec

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les tendances prérationnelles, car elles donnent à toute la discipline une réputation excentrique et instable. Nous ne sommes pas contre les croyances prépersonnelles ; nous avons juste du mal à accepter que l'on nous demande de les considérer comme transpersonnelles. Nos collègues les plus « instables » nous en veulent, car ils croient qu'il n'y a que deux camps dans la vie :les rationnels et les nonrationnels, et que par conséquent, nous devrions être unis avec eux contre le camp rationnel. Mais il y a en fait trois camps : prérationnels, rationnels et transrationnels. Il s'avère que nous sommes plus proches des rationalistes que des prérationalistes. Les niveaux supérieurs transcendent, mais incluent les niveaux inférieurs. L'Esprit est « translogique » mais pas « antilogique )) ; il englobe la logique et puis va au-delà, mais ne rejette en aucun cas la logique. Chaque doctrine transpersonnelle doit pouvoir passer le test de la logique, et ensuite, seulement, avancer au-delà, grâce à ses discernements plus avancés. Le bouddhisme est un système extrêmement rationnel qui enrichit la rationalité par une conscience intuitive. Beaucoup de tendances > (( Treya? Que savez-vous de Treya? Vous l'avez vue?>> ((Par ici, s'il vous plaît. >> (( Je n'irai nulle part dans cet endroit stupide tant que vous ne me direz pas ce qui se passe ici ! >> (( S'il vous plaît, vous devez venir avec moi. S'il vous plaît. >>

A l'approche de l'examen médical complet suivant, je crois que nous étions tous les deux légèrement anxieux, prindpalement à cause des rêves inquiétants qu'avait faits Treya. Elle effectua un scanner osseux et. .. aucun problème !

Je viens de recevoir les résultats de mes analyses annuelles, la première année complète sans récidive ! Je suis folle de joie 1 En même temps, je ne compte pas me concentrer uniquement sur le niveau physique, parce que si je ne définis ma santé que sur des critères physiques, que se passe-t-il si j'ai une récurrence ? Devrais-je alors me considérer en situation d'échec? Le fait est que je ressens la plénitude et la santé de ma vie. Je me sens complètement bénie. Passer du temps avec Ken, reconnecter avec la terre, travailler dans mon petit jardin, travailler sur mes créations de verre fusion - la pureté de ce qui vient juste de naître, c'est la partie que j'apprécie le plus : Treya, l'artiste, paisible, terrienne. Mes racines s'enfoncent profondément. .. Je continue à faire mon cercle de visualisations de l'amour, parfois plusieurs fois par jour, durant lesquelles je m'imagine entourée de gens qui m'aiment; je respire leur amour. Au début j'avais du mal avec cet exercice, mais c'est devenu de plus en plus simple. Et il y a deux jours j'ai fait ce rêve, de loin le rêve le plus positif que j'ai jamais eu. Je rêvai que mes amis organisaient une grande fête en mon honneur et que chacun me disait à quel point

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ils m'apprédaient. Je ne semblais avoir aucune difficulté à accepter cela, aucune protestation de modestie, aucune barrière intérieure objectant que même si ces amis pensent ces choses-là, ce n'est pas mon cas. Non, j'ai écouté ces choses et les ai laissé entrer dans mon cœur. Le rêve le plus positif que je me souviens avoir jamais eu. Parfois, durant mon cercle de visualisation de l'amour, j'imagine l'amour autour de moi comme une lumière dorée. Une fois, alors que j'imaginais une très belle lumière dorée tout autour de moi, je remarquai une délicate ligne bleue autour de mon corps, et je réalisai que la ligne bleue était ma tristesse pour certains moments diffidles que Ken et moi avions traversés. Soudain, les deux lumières se sont mélangées pour former une lumière verte très vive, vibrante, électrique, très puissante. J'étais baignée dans cette lumière guérisseuse, je sentais la présence de l'amour en moi, et non plus hors de moi. J'avais l'impression qu'il serait toujours avec moi. J'ai plusieurs affirmations. Celle du moment est : « Tout est parfait dans le déroulement de l'univers. » La confiance, et le contrôle, sont encore des territoires diffidles pour moi. Cette affirmation m'aide aussi car elle me dégage de la culpabilité pour les choses que je n'ai pas faites, car je sais que j'ai appris de ces choses d'une façon que je n'oublierai pas. J'appelle cela mon système immunitaire de l'esprit. Les cellules T et B, et les globules blancs de ce système sont la pensée positive, la méditation, les affirmations, la sangha, le dharma, la compassion, et la gentillesse. Si ces facteurs valent pour 20 % du processus de guérison, alors je veux la totalité des 20 % ! L'autre méditation que je pratique à présent est tong/en. Lorsque j'ai commencé, il y a environ un an, la première chose qui m'est venue à l'esprit furent les difficultés avec Ken lorsque nous étions à Tahoe. Je m'attendais à ressentir de la tristesse, de la colère, de l'amertume; au lieu de cela, je n'ai éprouvé que de la compassion. De la compassion pour tout ce que Ken et moi avions dû affronter durant cette période, pour nos bagarres, pour nos luttes, pour nos peurs. Je fus surprise de ressentir de la compassion, de la douceur, pour ces deux personnes blessées, blessantes, apeurées, faisant alors du mieux qu'elles pouvaient. Tong/en, semble-t-iL a purifié, éliminé toute l'amertume. Maintenant, lorsque je pratique, je ressens une profonde connexion avec tous les êtres. Je ne me sens plus isolée, je ne me sens plus seule. La peur a été remplacée par le calme et une paix profonde.

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Et parfois, je m'assois simplement en méditation, comme dans le zen, avec une sensation d'espace et d'ouverture, vers le del. Je reviens toujours à l'approche de Suzuki Roshi- méditer comme une façon d'exprimer quelque chose en moi, quelque chose qui se sent éveillé, honoré, affirmé par l'offrande de temps et d'attention que je lui fais. J'ai l'impression de faire un cadeau à une puissance supérieure. Alors, je m'assois dans une attitude d'offrande qui à la fois satisfait et affirme une partie mystérieuse de moi-même que je ne peux pas décrire. Tous les changements qui se manifestent apparaissent d'eux-mêmes, sans être recherchés. Si rien ne change, très bien. L'offrande demeure, et une sensation de paix accompagne l'offrande. Alors, comment est-ce que je vois le cancer à présent? Il m'arrive encore d'avoir des « flashs » d'hôpitaL des pensées du genre : « Referais-je une chimio si j'avais à nouveau un cancer? », mais ce n'est pas du tout une obsession. Le cancer est devenu une sorte de toile de fond. Mais je n'interprète pas cela comme un « signe », ni dans un sens, ni dans l'autre. J'ai entendu trop d'histoires de gens qui pensaient être sortis d'affaire au bout de cinq ans sans récidive, pour finalement découvrir qu'ils ont une métastase osseuse. Cela dit, c'est bien agréable de savoir que ce n'est plus une présence menaçante.

Dans les mois qui suivirent l'examen médicaL Treya et moi commençâmes, pour la première fois depuis trois ans, à avoir l'impression que notre vie pouvait enfin retourner à quelque chose d'à peu près normal. Nous en étions très heureux, nos espoirs d'avenir refaisaient doucement surface. En plus d'écrire, j'avais recommencé à méditer, en combinant ma pratique zen avec tong/en et le yoga de la déité que Kalu Rinpoché nous avait enseignés. Tong/en, en particulier, m'aida à ne plus avoir autant peur de mes peurs, de mon anxiété, de ma dépression. À chaque fois qu'un état d'esprit douloureux ou effrayant faisait surface, j'inspirais profondément en pensant : « Puissé-je prendre toute cette peur en moi », puis je la relâchais à l'expiration. Je commençais à pénétrer dans mes propres émotions, sans plus reculer devant elles par peur, colère, ou impatience. J'étais, en effet, en train de digérer mes propres expériences douloureuses, les expériences de ces trois dernières années qu'à l'époque je ne pouvais ou ne voulais pas digérer. Treya et moi passâmes Noël à Laredo, comme nous l'avions fait

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depuis quatre ans. Nous avons passé un très bon moment, chacun prenant ses bonnes résolutions, porté par la pensée heureuse de savoir Treya en bonne santé. Lorsque nous retournâmes à Boulder, Treya remarqua une sorte de flou gênant persistant dans le champ visuel de son œil gauche. Elle avait remarqué que ce phénomène allait et venait depuis environ un mois, mais celui-ct se fit de plus en plus insistant. Nous prîmes rendez-vous chez notre oncologiste à Denver, qui lui fit passer un scanner du cerveau. J'étais dans la salle d'attente lorsque le médedn vint me voir et me prit à part. « On dirait qu'il y a deux ou trois tumeurs dans le cerveau. L'une d'entre elles est assez grosse, peut-être trois centimètres. Nous allons également prendre une image de ses poumons. )) «Est-ce que vous en avez déjà parlé à Treya? )) Le choc ne m 'a pas encore atteint. Je parle de quelqu'un d'autre, pas de Treya. «Non, pas encore. Attendons d'avoir les images des poumons. )) Je m'assois, les yeux perdus dans le vague. Des tumeurs dans le cerveau. Des tumeurs cérébrales? Les tumeurs cérébrales ... sont. .. sérieuses. « Elle a des tumeurs sur les deux poumons, peut-être une douzaine en tout. Je suis aussi choqué que vous. Je pense qu'il vaut mieux lui en parler dans mon bureau demain matin. S'il vous plaît, ne lui dites rien pour le moment. Je veux être capable de rassembler toutes les informations nécessaires. )) Je suis tellement choqué, tellement glacé, que je ne pense pas à dire: « Hé, attendez une minute ! Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Je vais lui en parler immédiatement. On ne se raconte jamais ce genre de salades entre nous. )) Non, je hoche bêtement la tête en disant: « Quoi? Ah, oui, bien sûr, d'accord. )) Le retour à la maison est horrible. «J'ai vraiment l'impression que ce n 'est rien. Je me sens en forme; je me sens plutôt bien, vraiment. C'est probablement lié au diabète. On va avoir une belle vie ensemble, hein, chéri, ne t'inquiète pas. Qu'en penses-tu ? )) Ce que j'en pense, c'est que je vais tuer ce docteur. Je veux en parler à Treya, mais maintenant c'est allé trop loin. Je me sens physiquement écoeuré par ce que cela implique pour Treya, les épreuves qu'elle va encore devoir traverser. Dieu, si seulement tong/en marchait vraiment ! Je fermerais mes yeux et inspirerais en moi sa mort probable avec une telle force que je disparaîtrais sur l'instant, emportant avec moi cette maudite maladie dans le vide cosmique. Mon amour pour Treya et ma haine pour ce docteur prirent simultanément des proportions infinies.

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Je continuais à marmonner de choses du genre : « Je suis sûr que tout va bien se passer. » En arrivant à la maison, j'allai dans la salle de bains pour vomir. Ce soir-là, nous allâmes au cinéma- voir Liaison fatale, comme si ce n'était pas assez. En rentrant, Treya appela les docteurs et apprit la nouvelle.

Ma première réaction fut la rage ! Une rage absolue, totale, entière, débordante. Comment était-ce possible ! J'ai tout fait comme il fallait! Mais comment est-ce possible! Merde! Merde! Merde ! Merde ! Merde ! Je ne sentais pas la peur. Je n'étais pas particulièrement effrayée par ce que cela signifiait. J'étais simplement furieuse. Je me mis à donner des coups de pied dans les placards de la cuisine, à balancer les objets à travers les pièces, à hurler, enragée, révoltée. Je n'avais aucune intention d'abandonner ma colère. C'était la seule réponse appropriée. Je suis furieuse et je veux me battre ! Dans mes visualisations, les chevaliers blancs s'étaient transformés en piranhas enragés.

Nous téléphonâmes à la famille et aux amis, et le jour suivant, Treya et moi entreprîmes une recherche effrénée de tous les traitements, n'importe où, qui pouvaient avoir une chance de contenir un cas aussi grave et aussi avancé. Treya considéra sérieusement une bonne vingtaine d'approches, y compris Burzynski, Revici, Burton, la Janker Klinik (Allemagne), Kelley/Gonzales, American Biologies, LivingstonWheeler, Hans Nieper (Allemagne), la clinique Steiner Lucas (Suisse), Gerson (Mexique).

Après la colère, je traversai une période de résignation et de tristesse. Je sanglotais irrésistiblement dans les bras de Ken, pendant des heures. J'avais l'impression de m'effondrer complètement, quelque chose que je n'avais pas ressenti depuis des années. Le regret, le blâme, j'aurais dû faire plus, ai-je fait assez? Je pensai à toutes les choses qui allaient me manquer : l'art, le ski, vieillir avec ma famille et mes amis, Ken, l'enfant de Ken. J'aimerais tellement pouvoir vieillir en compagnie de ces amis merveilleux qui m'entourent ! Je supporte à peine d'écrire cela : je ne porterai jamais l'enfant de Ken. Ken. Je veux être avec lui dans la vie, je ne veux pas l'abandonner. Je veux me blottir dans ses bras encore

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de nombreuses années. Il sera seul ; trouvera-t-il quelqu'un ? Il pourrait peut-être participer à la retraite de trois ans avec Kalu ; cela m'apaise. J'ai l'impression d'être à peine née, et déjà, je dois partir.

Les choix de traitements se réduisirent à quelques-uns : un traitement standard américain, qui voulait dire encore plus d'adriamycine; un traitement américain agressif, recommandé par Bloomenschein ; et un traitement extrêmement agressif, proposé par la Janker Klinik en Allemagne. La première option fut exposée brièvement par le docteur Dick Cohen, un bon ami de Vicky et de la Communauté, qui recommanda un programme comprenant une injection à long terme d'une faible dose d'adriamycine, avec un taux d'échec moyen de quatorze mois. Mais Treya ne voulait plus d'adria, non parce qu'elle n'aurait pas pu le supporter, mais parce que, pour des raisons personnelles, elle avait le sentiment que ce n'était pas efficace contre son cancer. La Janker Klinik est réputée dans le monde entier pour ses chimiothérapies à court terme et à haute dose, qui sont si agressives que les patients doivent parfois être maintenus en vie artificiellement. Elle apparaît régulièrement dans les médias pour traiter des personnalités comme Bob Marley ou Yul Brynner. Des rapports publiés (mais non scientifiques) créditent la Janker d'un taux de rémission incroyable de 70 %, d'autant plus impressionnant que la plupart des gens y vont en dernier ressort. Les médecins américains disent que les rémissions ont une durée de vie extrêmement courte, et que lorsque le cancer réapparaît, il est rapidement fatal. Bloomenschein donna à Treya une série de recommandations que n'importe quel dictateur d'Amérique Centrale trouverait cruelles et étranges. Il termina en disant : « Je vous en supplie, ma chère, n'allez pas en Allemagne. » Et il nous donna les sinistres statistiques pour un cas comme celui de Treya: un an, peut-être, avec de la chance.

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Mais écoutez-moi ces oiseaux chanter 1

«Edith, bonjour, c'est Ken Wilber. >> « Ken! Comment allez-vous? Ça fait plaisir d'entendre votre voix. » « Edith, je suis désolé, mais j'apporte de mauvaises nouvelles. Treya a eu une très vilaine récidive, cette fois au niveau des poumons et du cerveau.» Et là, elle me répondit: «J'en ai un bleu et un blanc. >>Je suis restée assise, hébétée, muette, sans parvenir à déchiffrer cette énigme. Ce n'est que le lendemain que je découvris que Mütze était le mot pour (( chapeau >>. Cancer se dit Krebs.

Nous nous attendions, suite à la lecture d'un article, à ce que Bonn soit une ville morne, sinistre, industrielle. Mais la seule chose sinistre à Bonn était le temps. Autrement, c'est une ville charmante, et par bien des aspects, assez belle - le centre diplomatique allemand, avec son spectaculaire Dom, ou cathédrale, construite en 1728, une imposante et impressionnante université, un immense Zentrum (une galerie marchande qui s'étend sur peut-être trente pâtés de maison, dans une zone entièrement piétonne), et le magnifique Rhin auquel on peut se rendre à pied. La gare ferroviaire (l'Hauptbahnhof) se trouvait à un pâté de maisons de la Klinik, laquelle se trouvait à un pâté de maisons de l'Hôtel Kurfürstenhof, où je dormais, qui se trouvait juste à côté du Zentrum. Un grand parc magnifique longeait toute la ville. Au cœur du Zentrum s'étendait la Marktplatz, où chaque jour les fermiers locaux venaient vendre une variété fantastique de fruits et de légumes frais dans un vaste hall couvert de briques, grand comme quatre pâtés de maisons. À une extrémité du Zentrum se trouvait la maison, construite en 1720, où Beethoven était né. De l'autre côté, se dressaient l'Hauptbahnhof, la Klinik et le Kurfürstenhof. Entre les deux, on pouvait trouver toutes les sortes de commerce imaginables - restaurants, bars, magasins diététiques, des grands magasins longs comme une rue et hauts de quatre étages, des magasins de sport, des musées, des boutiques de vêtements, des galeries d'art, des pharmacies, et des sex-shops (les sexshops allemands que toute l'Europe envie). Entre le Rhin et l'hôteL tout, autrement dit, était à quelques minutes de marche ou, au pire, d'une courte excursion. J'allais passer les quatre mois suivants à arpenter les routes et les chemins pavés du Zentrum. J'allais finir par connaître chaque chauffeur de taxi, chaque serveuse et chaque marchand qui parlait un peu anglais. Ils se mirent tous à suivre l'histoire de Treya, demandant de ses nouvelles à chaque fois que je les rencontrais - (( Undt comman wass chère Trey-yah? >>-et nombre d'entre eux lui rendant visite à la Klinik, en apportant des fleurs ou des bonbons. Treya dit qu'elle avait l'impression que la moitié de Bonn suivait ses progrès.

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Et c'est à Bonn que j'allais connaître ma crise finale d'acceptation pour la situation de Treya, et mon rôle de personne de soutien. J'avais travaillé dur- de Seymour à tong/en -pour digérer, intégrer et accepter les épreuves que nous avions eu à traverser. Mais il restait plusieurs nœuds profonds et irrésolus, concernant mes propres choix, ma mauvaise foi, et mes craintes pour Treya (sur lesquelles je ne pouvais plus fermer les yeux) d'une mort prochaine. Tout eut lieu en l'espace de trois jours durant lesquels j'eus le sentiment que mes dernières résistances se brisèrent, me laissant nu avec ma douleur. Mon cœur venait de se déchirer, pour Treya, et pour moi. Entre-temps, nous prenions nos marques. Notre problème immédiat était la bronchite de Treya, qui compliquait sérieusement la situation. La K.linik s'était spécialisée dans l'administration simultanée de radiations et de chimiothérapie, convaincue que cela assène une double claque au cancer. La bronchite empêchait de procéder à la chimio à cause des risques de pneumonie. Aux États-Unis, les médecins avaient dit à Treya que, non traitée, la tumeur cérébrale mettrait moins de six mois à la tuer. Il fallait que les médecins de la Klinik fassent quelque chose, et très vite, alors ils commencèrent les radiations, seules, en attendant que la température de Treya descende et que son taux de globules blancs remonte.

J'ai déambulé dans l'hôpital dans une sorte d'état second, ces trois derniers jours, à cause de la fièvre. Ils m'ont mise sous sulfamide, mais ça a mis du temps à prendre effet. Ken m'a aidé à monter et à descendre les allées, il cuisine pour moi dans la chambre, et s'occupe de toutes les questions difficiles. Il va m'acheter des légumes frais sur la Markt-platz tous les matins. Il a acheté une plaque chauffante, une cafetière (pour faire les soupes), et, cerise sur le gâteau, un vélo d'appartement (pour mon diabète) . Il m'a apporté des petites plantes, et des fleurs, et des croix pour mon petit autel. Avec la nourriture, les fleurs, l'autel et le vélo d'appartement, ma chambre est pleine à craquer ! L'un dans l'autre, j'étais faible et prise de vertige, mais assez contente. Nous avons appris du docteur Scheef que j'allais continuer l'hyperthermie et les radiations au niveau du cerveau, deux traitements indolores qui prennent à peine une demi-heure par jour. Une fois que nous commencerons la chimiothérapie, dont nous avons beaucoup entendu parler (rien de plaisant), les traitements dureront cinq jours. Le huitième ou le neuvième jour, mon corps

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atteindra son point le plus faible. Si mon taux sanguin est inférieur à l 000, je devrais rester à la Klinik ; s'il est en dessous de lOO, je devrais subir des injections de moelle osseuse. Le quinzième jour, nous observerons à nouveau les tumeurs cérébrales et pulmonaires, au moyen d'un scanner ou d'un RMN [Résonance Magnétique Nucléaire, NdT], pour voir les résultats. J'aurais deux ou trois semaines de repos entre deux traitements. Il y aura trois séries de traitements de la sorte.

À cause du stress causé par la fièvre et l'infection pulmonaire, le pancréas de Treya cessa complètement de produire de l'insuline.

Ken et moi marchons le plus doucement possible le long des couloirs, car je me sens vraiment malade et nauséeuse. J'ai beaucoup de fièvre et mon taux de glycémie est affreusement élevé. J'ai passé les dnq derniers jours, malgré les objections incessantes de Ken, à essayer de faire baisser mon taux de glycémie en pédalant sur le vélo d'appartement. Mais même ça n'a pas marché. J'ai perdu quatre kilos, quatre kilos que je ne pouvais vraiment pas me permettre de perdre. Lorsque je m'allonge sur le côté, je peux sentir mes hanches douloureusement pousser à travers ma peau. Ça m'a vraiment fait peur. Les choses ne vont pas toujours vite ici. Ken a fini par faire de grosses, grosses vagues, et il a obtenu que je sois finalement mise sous insuline. J'ai recommencé à manger, pour essayer de reprendre le poids perdu. En essayant d'ajuster mes doses d'insuline, j'ai connu ma première réaction allergique à l'insuline. Mon cœur s'est mis à battre la chamade, mon corps tremblait. et lorsque j'ai vérifié mon taux de glycémie, il était à 50. Les convulsions et le coma hypoglycémiques peuvent apparaître à partir de 25. Dieu merci, Ken était là et. ne pouvant guère communiquer avec les infirmières, fonça à la cafétéria me chercher quelques sucres. Je vérifiai mon taux à nouveau : il était à 33. Mais vingt minutes plus tard, il était remonté à 50, puis à 97. Ah, les aléas de la chambre 228 ...

Nous attendions que l'infection se résorbe; les journées étaient interminables. Et toujours la présence, en arrière-plan, de la tristement célèbre > et je suis allée voir ailleurs ! Je savais déjà depuis assez longtemps (bien que je l'aie parfois commodément oublié ! ) que, compte tenu du type de cellule cancéreuse que j'avais eu (le pire grade) et des deux récidives peu de temps après la première chirurgie, mes chances d'une récurrence métastatique étaient très, très élevées. Depuis que j'ai appris la nouvelle, le 19 janvier dernier, je suis passée par toutes sortes d'émotions, à commencer par une colère extrême, que ce genre de choses m'arrive- et touche qui que ce soit d'ailleurs. Ma combativité avait été réveillée, et mon moral, durant toute cette période, a été plutôt bon. Et encore meilleur, une fois que j'ai découvert cette Klinik ... La période la plus diffidle a sans aucun doute été celle du choix d'un traitement. En plus de la colère, je me suis souvent sentie totalement désespérée, mais j'étais trop frénétiquement occupée pour être déprimée (j'ai dû battre un record de nombre de coups de téléphone passés lorsque j'essayais de décider ce qu'il fallait que je fasse). J'ai connu plusieurs jours, au début, durant lesquels je me suis sentie incroyablement tremblante, agitée. Je pleurais beaucoup, j'étais à deux doigts de m'effondrer, obsédée par mes peurs de la douleur et des pensées de mort ... et puis, je me mettais à penser à tous ceux qui souffrent sur cette planète à cet instant, et à tous ceux qui ont souffert dans le passé, et je sentais immédiatement une vague de paix et de calme m'envahir. Je ne me sentais plus seule, je n'étais plus isolée; je me sentais au contraire incroyablement connectée à tous ces gens, comme si nous faisions tous partie d'une même immense famille. Je pensais à tous les enfants atteints de cancer, je pensais aux gens qui mouraient jeunes dans des accidents de voiture, je pensais à celles et ceux qui souffraient de maladies mentales, aux personnes qui mouraient de faim dans les pays du Tiers-Monde, aux enfants qui resteraient toujours handicapés à cause de la malnutrition, même s'ils survivaient. Je pensais aux parents qui devaient endurer la perte d'un enfant, à tous ceux qui étaient morts

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au Vietnam quand ils avaient la moitié de mon âge, aux victimes de torture. Mon cœur allait vers eux tous, les membres de ma famille, et je me sentais réconfortée de me souvenir de la première noble vérité, la noble vérité de la souffrance. Il y a de la souffrance dans le monde, on n'y échappe pas, elle a toujours été là. J'ai beaucoup de gratitude pour mon entraînement bouddhiste au milieu de tout cela, particulièrement à vipassana et à tong/en. Je me sens également à nouveau attirée par le christianisme, sa musique, ses rituels, ses cathédrales magnifiques, par la théologie. J'y trouve une émotion que je ne trouve pas dans le bouddhisme. J'ai l'impression qu'il y a une fusion des deux traditions en moi, le christianisme avec son insistance sur la dimension verticale, le divin, et le bouddhisme avec son acceptation calme de ce qui est, et son chemin direct vers ce qui mène à l'extinction de la souffrance. Un groupe d'infirmières est venu me voir, peu de temps après mon arrivée, et s'installa dans ma chambre pour me demander, assez timidement et non sans hésitation : « Quelle est votre religion ? » Je ne peux pas leur en vouloir d'avoir été désorientées ! J'ai un joli petit autel sur une table, dans ma chambre. J'y ai mis une magnifique statue du Bouddha guérisseur et une autre de Marie que Ken m'a offert; un étonnant quartz rond qui m'a été donné par mes amis du Sunshine Canyon; une ravissante statue de la Vierge à l'enfant, de ma belle-sœur ; une petite lanka à l'effigie de la Tara verte, offerte par Ken ; un très bel adage peint par ma sœur Tracy dans un vieux cadre ; du sel avec lequel le corps de Trungpa Rinpoché avait été embaumé, offert par son successeur, le Regent (et d'autres reliques que je porte avec beaucoup de gratitude) ; une photo de Kalu Rinpoché, avec qui j'ai étudié, ainsi qu'une autre de Trungpa Rinpoché et du Regent; d'autres images, qui m'ont été envoyées par différentes personnes, de Ramana Maharshi, Sai Baba, le Pape ; une vieille peinture mexicaine sur métal représentant un symbole de guérison; une belle croix qu'un parent m'a donné et un vieux livre de prières de ma tante ; une prière d'Eileen Caddy, cofondatrice de Findhom ; des intentions touchantes de la part de mes amis de la Communauté de soutien; un rosaire et un mâlâ de la retraite de Sagesse avec Kalu Rinpoché ... pas étonnant qu'elles aient été déroutées! Mais cela me semble tout à fait juste. J'ai toujours été une œ cuméniste de cœur. Maintenant je l'ai exprimé concrètement sur mon autel ! J'ai bien quelques problèmes philosophiques à vouloir adopter à la fois le christianisme et le bouddhisme, mais ceux-là sont bien insignifiants à une telle période de ma vie. Lorsque je remarque que je suis en train de me casser la tête sur ces problèmes, je me souviens de la mise en

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garde du Bouddha de ne pas perdre de temps à philosopher sur les questions pour lesquelles on ne peut pas trouver de réponses. Je ne fais aucun effort pour réconcilier les deux - c'est probablement impossible ! - mais je remarque que dans une situation comme la mienne, la philosophie chrétienne semble amener à des questions et à des approches qui ne sont pas utiles : pourquoi est-ce que cela m'arrive ? Pourquoi d'autres sont-ils touchés ? Est-ce une punition de « Dieu » ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Que puis-je faire pour que tout rentre dans l'ordre ? C'est injuste que de si terribles maladies touchent de jeunes enfants. Pourquoi les bons sont-ils touchés par le mal? Pourquoi Dieu permet-il à tout cela d'avoir lieu sur Terre ? Mais le calme d'une cathédrale, les hymnes jaillissant au-dessus de la musique d'orgue, ou simplement la joie paisible des chants de Noël, tout cela me touche profondément. Le bouddhisme, de son côté, est une vraie source de réconfort lorsque les choses vont mal. Au lieu de tempêter contre l'état des choses, ou de lancer une croisade pour les corriger, il m'aide à accepter les choses telles qu'elles sont. Mais cela ne mène pas à de la passivité puisque l'accent est toujours mis sur l'effort juste tout en se libérant de l'avidité et de l'aversion. En effet, pour moi l'effort devient plus facile - c'est presque paradoxal- car je m'en trouve moins attachée aux résultats, plus investie dans l'exploration de ce qui est en train de se passer plutôt que de m'escrimer à établir des objectifs, lutter pour les atteindre, pour être finalement déçue si je n'y parviens pas. Par exemple, j'ai toujours ce voile dans mon œil gauche- c'est le symptôme qui a mené à la découverte de ma tumeur cérébrale (dans mon lobe occipital droit) puis des tumeurs pulmonaires. J'ai terminé mon cycle de radiations du cerveau, et j'espérais constater un changement. Donc à chaque fois que je remarquais la sensation de flou dans mon œiL j'avais une petite réaction - révulsion, peur, déception, tout ça. Soudain, tout a changé. La nébulosité devint quelque chose à remarquer, à explorer, à observer. Elle est là, et toutes les réactions du monde ne changeront pas la réalité de cet instant. Grâce à cette nouvelle approche, ma peur diminue instantanément, et même lorsqu'elle refait surface, je peux simplement l'observer au lieu d'ajouter plus de peur à la peur. Je trouve cela incroyablement bénéfique et utile, à chaque fois que la peur se manifeste, comme lorsque mon TGB (taux de globules blancs) est bas, ou que ma température monte de plusieurs degrés. C'est la réalité du moment, c'est ce qui est en train d'être, je peux l'observer, observer mes réactions, ma peur, et lorsqu'ils se calment, je peux retourner vers un état d'équanimité. Donc, pour en revenir au traitement : je reçois deux médicaments,

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l'ifosfamide et le BCNU. Le traitement dure cinq jours. Je reçois l'ifosfamide chaque jour en intraveineuse et le BCNU les jours l, 3 et 5. Ils ont développé toute une série de traitements de sauvetage et de systèmes de soutien qui rendent les effets secondaires, à court et long terme, relativement mineurs. Un des médicaments, le mesna, est administré quatre fois par jour de traitement pour protéger les reins. Il y a un autre médicament, qu'ils appellent « antimycosique », qui m'est administré avant et après le traitement, avec une double dose lorsque mon TGB est inférieur à 1000. Leurs médicaments antinauséeux, à la fois mélangés à la chimio et en suppositoires, marchent extrêmement bien, et n'ont presque pas d'effets secondaires sur moi, mis à part une légère somnolence. Ils en ont des plus forts en réserves, si nécessaire. Lorsque je repense à l'adriamycine ... Il fallait que je sois complètement > Non seulement cela, mais il n'y a pas toute cette histoire d'être sous chimiothérapie pendant des années. C'est une chimiothérapie à haute dose et à court terme, trois traitements seulement, environ une par mois. Le plan d'ensemble (cela dépend des taux sanguins, bien sûr) est: cinq jours de chimiothérapie suivis de dix à quatorze jours à l'hôpital, durant la période où le taux de globules blancs chute (un américain ici a vu son TGB tomber à 200) et remonte. Pendant tout ce temps, ils vous administrent des médicaments de soutien, prennent votre température, et vous répètent qu'il faut se brosser les dents et se rincer la bouche avec un antibiotique au goût affreux à chaque fois que vous mangez. Il est possible de quitter l'hôpital dès que votre taux atteint 1500, et de partir plus longtemps entre deux traitements lorsqu'il atteint 1800. Il y a environ deux semaines de battement entre deux traitements, mais souvent il est possible d'avoir trois semaines, si on le souhaite. Ils veulent que votre TGB remonte entre 2500 et 3000 avant de commencer le traitement suivant. La seule chose qui me manque ici est de pouvoir partager des informations précieuses avec les autres patients. Je ne parle pas du tout allemand, et il n'y a qu'un autre patient américain ici pour le moment. C'est un jeune homme du nom de Bob Doty ; lui et Ken sont rapidement devenus amis. Il reçoit le traitement numéro 2 (huit à dix jours de chimiothérapie pour une sorte de sarcome assez rare), et il

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m'a beaucoup appris. Les infirmières ne parlent pas beaucoup anglais, alors je suis en train d'écrire une lettre pour les futurs patients anglophones sur les procédures, ce à quoi il faut s'attendre, les repas, comment convertir les degrés Celsius en degrés Fahrenheit (pour la prise de température) et les kilogrammes en livres, les noms scientifiques et les noms américains des médicaments qu'ils utilisent, les façons d'organiser les pauses, les grandes options ici, etc. Maman et papa sont deux des personnes avec lesquelles j'aime le plus être; et j'ai de la chance, car Ken ressent la même chose ! Nous passons nos deux semaines de pause entre les traitements avec eux, pour une virée à travers l'Allemagne, la Suisse et la France, direction Paris où nous passerons cinq jours. Mes meilleurs souvenirs avec mes parents sont deux autres voyages en voiture en Europe. Alors je suis vraiment impatiente de repartir avec eux ! Et c'est d'autant plus spécial que cela sera le premier voyage de Ken en Europe ! Jusqu'à présent. il n'a vu que Bonn et ses alentours ... mais j'ai hâte de lui montrer Paris. C'est un gars des villes, alors que je me réjouis simplement de voir les paysages défiler, les vertes collines, les vallées étroites surplombées de hautes montagnes, les lacs, les champs, les petits villages, les rivières, la végétation et la géographie changeantes - il y a quelque chose dans les paysages qui m'apporte beaucoup de joie. Kati, Ken et moi sommes allés faire un tour en voiture le dimanche avant mon premier traitement. et cela m'a rappelé à quel point cela apaise mon âme, à quel point mes racines spirituelles s'enfoncent dans un amour profond de la nature. J'espère que je ne vais pas trop m'attacher aux avantages à être malade ! Cela a été une expérience intéressante pour une personne qui veut tout faire soi-même comme moi. d'être autant servie par les autres. Un vrai lâcher-prise ... qui m'autorise à sentir que je le mérite, que je n'ai pas besoin de tenir un livre de comptes interne pour rendre un jour tout cela. C'est un peu comme apprendre à accepter les compliments simplement, sans hausser les épaules par gêne de les accueillir. Je reste assise dans mon lit d'hôpital pendant que Ken, ou quiconque se trouve dans ma chambre à ce moment-là, va m'acheter à manger, s'occupe de mes affaires, m'apporte des magazines, parfois cuisine pour moi. Ah, le temps ! La seule chose régulière avec le temps ici, c'est qu'en général il est mauvais, couvert, humide et sinistre. La neige fondue qui nous a accueillis les premiers jours a laissé place à la pluie. Le soleil fait bien quelques percées, mais jamais plus de dix minutes. La pluie, elle, dure plus longtemps. Le Rhin est à présent à son plus haut niveau de crue depuis huit ans à cause de la pluie. Ça ne dérange pas trop la reine

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de la chambre 228 ; je ne suis pas sortie de l'hôpital depuis le début du traitement, il y a treize jours. C'est aussi le temps parfait pour faire des siestes ! Il y a une charmante jeune fille qui vient nous donner des cours d'art plastique deux fois par semaine. Elle m'a lancé sur la peinture à l'acrylique, un grand virage par rapport à mes dessins au crayon et au verre fusion. Je m'amuse, j'apprends à mélanger les couleurs et à élaborer une peinture en partant du fond vers les motifs de premier plan (au crayon, je travaille dans l'autre sens, en commençant par les sujets principaux). Difficile à croire que je me plaise autant à rester dans cette chambre toute la journée, mais c'est pourtant la vérité. Pour ce qui est du Docteur Scheef, je bien peur d'avoir rejoint les rangs de ceux qui pensent qu'il marche sur l'eau. Ken dit de lui que c'est « l'un des esprits les plus clairs et les plus vifs [qu'il] ait jamais rencontré )). Ses rondes du mardi sont trop rapides, alors j'ai appris à prendre rendez-vous avec lui régulièrement. À chaque fois nous avons dû attendre incroyablement longtemps, entre deux et quatre heures, avant d'être accueillis dans son bureau. Une fois à l'intérieur, par contre, il est vraiment là pour nous. J'ai commencé à enregistrer ces entretiens sur cassette, parce que je n 'arrivais pas à suivre lorsque je cherchais à noter par écrit tous les faits, les histoires, les avis, les fous rires ! Il se trouve qu'il a lu deux des livres de Ken en allemand, et il était enchanté de s'occuper de telles (( célébrités )) . Nous avons remarqué sur ses étagères des livres sur les thérapies d'Issel, Burzynski, Gerson et Kelley ; est-il envisageable de voir telle littérature dans le bureau d'un médecin américain ? Cela renforce ma confiance en lui de savoir qu'il a pris la peine de s'informer en profondeur sur le vaste choix d'options disponibles et qu'il en a essayé plusieurs lui-même. Il a une énergie et une vitalité incroyables, et j'ai une entière confiance en lui. Il est à la pointe des dernières recherches et a accès aux dernières techniques, depuis les interférons jusqu'aux enzymes. Non seulement j'ai confiance dans son jugement dans le choix des traitements, mais je suis sûre que s'il pensait qu'une de ces techniques alternatives marcherait mieux dans mon cas, il me la recommanderait sans hésiter. C'est assez incroyable de m'entendre dire tout cela d'un médecin, et c'est immensément réconfortant lorsqu'il s'agit de celui qui s'occupe de moi. Je conclurai cette lettre après notre entretien de lundi avec le docteur Scheef, lorsque nous aurons les résultats du scanner, et saurons où en est la tumeur cérébrale. Je vais travailler sur mon équanimité, ce week-end, en attendant les résultats de lundi...

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« Vous aimez la réglisse ? » fut la première chose qu'il me dit, lorsque nous nous rencontrâmes pour la première fois. « La réglisse ? C'est ce que je préfère. >> À partir de ce moment-là, nos entretiens avec Scheef commençaient toujours par une poignée de la meilleure réglisse que j'aie jamais goûtée. Mais ce n'était pas tant la réglisse. C'était la bière. Scheef avait fait installer un distributeur de bière - deux Kolsch pour 5 marks- dans la Klinik. Le jour où je suis parti de Tahoe, j'ai arrêté de boire de la vodka, mais j'ai continué à m'autoriser des bières. Scheef lui-même buvait entre dix et quinze bières par jour -les Allemands ont le plus haut taux de consommation de bière par habitant du monde-, mais, étant devenu diabétique, il ne prenait plus - piètre substitut - que de la réglisse. Le distributeur est devenu un bon ami. « La bière », disait Scheet « est le seul alcool qui apporte plus à votre corps qu'il ne prend », et elle était, en permanence, à disposition de tous ses patients. À un moment je lui demandai, comme je le fais souvent aux docteurs, s'il recommanderait ce traitement à sa femme. « Ne demandez jamais à un médecin s'il recommanderait quelque chose à sa femme. Vous ne savez pas comment est leur relation. Demandez-lui plutôt s'il le ferait pour sa fille 1 » dit-il en riant. « Bon, alors à votre fille ? » demanda Treya. Elle faisait référence à la suppression surrénalienne pour les cancers du sein. « Nous ne pratiquons pas cela, car la qualité de vie s'en trouve trop diminuée. Il ne faut jamais oublier», ajouta-t-il,« qu'autour de chaque tumeur, il y a un être humain. » Et c'est là que je suis tombé amoureux du docteur Scheef. Nous lui posâmes une question sur un autre traitement qui se pratique couramment aux États-Unis. « Non, nous ne faisons pas cela. » > demandai-je. > Cela me rappelle que je ne suis pas seule dans cette lutte et cela renforce ma compassion pour la condition humaine ... Tout cela peut sembler naïvement optimiste, mais je sens que cet exercice est un vrai défi pour moi, et des plus utiles. En visualisant l'étoile dans toute sa beauté, comme si elle était encore là, j'ai réalisé que dans mon esprit, elle était encore là, multiple et présente, impossible à perdre. Mes pensées superstitieuses au sujet de sa présence ou de son absence physiques se sont atténuées. Les entrelacs de l'attachement perdent de leur force. Je prends beaucoup de plaisir, en fait, à effectuer ces visualisations ; quel pied de donner un tel cadeau à tout le monde ! De temps à autre, la douleur sourde d'avoir perdu quelque chose que mes parents m'avaient donné, sculpté par Russell, réapparaît. Mais je me souviens avoir dit à Ken: «Tu sais, c'était il y a seulement trois jours, mais je crois que j'ai presque dépassé la perte de l'étoile. >>

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Et nous voilà de retour à Bonn. Dans le dernier motel où nous nous étions arrêtés, Michael fit remarquer que > - les coteaux criblés par les bombardements d'artillerie lourde lors de la première guerre mondiale. Tracy avait besoin de shampooing, et tous les magasins étaient fermés. La tête de Michael apparut à la porte de notre chambre : «Hé, les amis, vous n'auriez pas du shampooing par hasard?>>

Levez votre pied et faites un pas en avant. Tout le reste suivra, naturellement. » «Mais, ce n 'est que de l'espace, du vide, » dis-je avec réticence. Un espace noir, vide, ininterrompu. «S'il vous plaît, vous devez le faire. » > « Vous ne savez pas ce qu'elles signifient ? >> « Non, je ne comprends rien à ce que tout cela signifie. >> « Bien. Très, très bien. >> «

De retour à Bonn, nous avons dit au revoir à Michael et Tracy. J'étais vraiment désolé de les voir partir. Je savais que des heures diffidles nous attendaient, et leur compagnie allait nous manquer. Scheef avait regardé les récents examens de Treya et émettait des grognements dont nous ne connaissions pas encore la signification. Et à cause des complications dues aux différentes maladies de Treya -infection pulmonaire, diabète, jambes enflées, moelle osseuse appauvrie, sans parler du cancer -, une procédure qui aurait pu prendre deux mois, finit par en prendre quatre. Les jours trainaient en longueur, l'ennui s'ajouta à la peur, une combinaison étrange.

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« Norbert ? Tu es là ? » « Oui, Ken, et qu'est-ce que je peux faire pour toi? » Norbert et sa femme Ute tenaient l'Hôtel Kurfürstenhof. Durant les mois que je passai là, Norbert devint mon homme à tout faire, et s'avéra maintes fois absolument indispensable. Il avait une intelligence vive et un sens de l'humour légèrement tordu, un peu comme moi (il me dit un jour, en parlant d'un médecin qu'il trouvait moins que compétent, qu'« il peut prédire le passé avec 90 % de précision ») ; je l'imaginais bien comme avocat, ou comme docteur, mais il avait l'air d'aimer sa vie de concierge d'hôtel. Le jour où je suis arrivé, j'ai demandé à Norbert de me préparer plusieurs cartes de 8cm par 12, sur lesquelles étaient écrites des phrases en allemand telles que: « Le docteur Scheef m'a donné l'autorisation spéciale de faire ceci. » Grâce à ces cartes, je pus naviguer relativement librement dans la Klinik (ces cartes m'avaient permis, le jour où Treya eut sa crise hypoglycémique, de courir à travers la cafétéria et de me servir de tout ce qui pouvait ressembler à du sucre.) Mais plus que cela, Norbert était un bon ami, avec qui je partageais les moments vraiment difficiles. « Norbert, quel temps va-t-il faire aujourd'hui? » «Redemande-moi ce soir. >> « D'accord. Je t'explique pourquoi je te demande ça. Treya vient d'effectuer son dernier examen sanguin, et son taux de globules blancs est encore bien trop bas pour pouvoir commencer la prochaine séance de chimiothérapie. Elle se sent un peu découragée. Ce n'est pas seulement qu'elle voudrait en finir avec tout ça, mais c'est que chaque retard, même d'un jour, rend le traitement moins efficace, et il semblerait que nous en ayons pour une semaine, au moins. La dernière fois, la séance a été reportée de deux semaines. Ça se présente maL Norbert. Merde et merde ! Comment tu dis ça, en allemand ? >> « Oh, non, Ken, je suis désolé. Est-ce que je peux faire quelque chose?>> (( Qu'est-ce que tu penses de ça :j'ai besoin d'un joli petit hôtel. pas trop cher, en bordure de rivière, et à, disons, une trentaine de kilomètres d'ici. Et puis un taxi avec un chauffeur qui parle anglais. Et d'un itinéraire pour se rendre à Kôningswinter. Il me faudrait aussi les horaires des navettes qui traversent le Rhin. Et les heures de visites de Dranchenfels. Ah, et puis à Kôningswinter, l'adresse d'un restaurant où l'on peut manger autre chose que de la viande. Tu crois qu'on peut faire ça? >> (( C'est comme si c'était fait, Ken. >> Il m'aurait fallu près de la journée pour organiser tout cela. Trente minutes plus tard, Treya et moi descendions le Rhin, d'abord jusqu'à

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Bad Godesberg, puis en navette jusqu'à Koningswinter et le magnifique Drachenfels, et enfin dans le plus ravissant petit hôtel des bords du Rhin, tout cela grâce à Norbert.

Le temps ! Fini la grisaille sordide et la pluie à en pourrir ! Le del est à présent dégagé, clément, ensoleillé. Certains jours, il n'y a pas un seul nuage dans le ciel, d'autres, de gros nuages blancs cotonneux vont et viennent. Les gens ici disent que c'est un printemps anormalement doux, après un hiver anormalement pluvieux. Ken et moi avons passé un week-end merveilleux à Bad Godesberg et Koningswinter, à admirer les paysages depuis différents sommets couronnés de châteaux en ruines. Nous sommes descendus dans un petit hôtel sur les bords du Rhin. C'était incroyablement romantique. Le printemps est bel et bien ma saison préférée. J'adore le regarder devenir de plus en plus robuste autour de moi. Et je peux l'emporter avec moi, jusque dans l'hôpital : il me suffit de fermer les yeux pour voir apparaître, avec une clarté de cristal, les bourgeons blancs de cerisier éclatants dans la lumière du soleil, le vert clair des jeunes feuilles à peine dépliées sur les branches, dans la forêt, tout autour de moi, la vaste étendue d'une prairie verte décorée de minuscules pâquerettes blanches et de braves pissenlits au jaune étincelant. Je vois tout cela, aussi clairement que si des diapositives parfaitement mises au point étaient projetées sur mes paupières ! De retour à l'hôpital. Je reprends ce sordide combat contre le cancer. J'ai commencé la chimiothérapie avec une semaine de retard par rapport à ce que nous avions anticipé, en attendant que mon taux sanguin remonte. Une semaine qui rend la chimio moins efficace. Mais encore une fois, le traitement en lui-même est incroyablement facile. Perte d'appétit, besoin de dormir plus, parfois besoin de somnifères, quelques vertiges ... c'est à peu près tout. Tellement plus supportable que l'adriamycine. Si un médecin venait me proposer de prendre un tel traitement pendant toute une année, comme ce fut le cas avec l'adria, je pourrais le supporter. Alors que l'adria me donnait l'impression d'empoisonner mon âme, et de rendre tout état de joie incroyablement difficile à ressentir, je me sens plutôt bien avec ce traitement, voire même authentiquement joyeuse ! Ah, les Allemands ! Us ont été incroyablement dévoués, avenants et gentils avec nous - particulièrement avec Ken, qui

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a beaucoup plus de contacts que moi avec eux dans le monde « extérieur ». L'autre jour, deux serveuses d'un restaurant qu'il fréquente m'ont apporté des fleurs. Il y a plus de chauffeurs de taxis, de commerçants et de serveuses qui suivent mon histoire qu'on ne pourrait le croire ! « Le Rhin en flammes >> est une fête importante qui a eu lieu le week-end dernier; tous les châteaux sont illuminés et il y a de grands feux d'artifice. Vicky est venue nous rendre visite, ce qui me réjouit, et Ken et elle sont allés voir le spectacle depuis la rivière. Il y avait une foule immense, des gens de tous les âges, beaucoup d'enfants, attroupés de chaque côté de la rivière. C'est un grand spectacle; j'ai pu voir quelques feux d'artifice depuis ma fenêtre. Ken et Vicky poussaient de grands« Ooooh, ouaaaah, regarde celle-là ... >> lorsqu'ils s'aperçurent que tout le monde autour d'eux était complètement silendeux. On aurait entendu une mouche voler. Pas un bruit en provenance des enfants non plus. Ken dit qu'il trouva cela très angoissant. Il demanda un peu plus tard au réceptionniste ce qui s'était passé, en expliquant qu'aux ÉtatsUnis, lorsqu'il y a de grands feux d'artifice, les gens poussent des oooh et des aaah d'émerveillement. Le réceptionniste lui dit d'abord : « Peut-être que vous buvez trop de bière ? >> Ken rit et répondit : « Impossible, vous buvez plus de bière que n'importe qui au monde. Ce n'est pas ça. >> Alors le réceptionniste dit: « En Allemagne, on ne fait pas "oooh" ou "aaaah", on dit "shhhh". >>

Vicky et moi avons eu l'impression d'enchaîner les situations hilarantes, ce qui fit le plus grand bien à nos esprits. À un moment donné, nous nous étions assis à une terrasse de café, Vicky pour boire son cappuccino, moi ma Kolsch. Un des serveurs vint à notre table et dit : > Ah, salut Norbert! Qu'est-ce qui se passe? >> > > «

> Il dit : « Très bien, donc tu crois aux bons présages. Alors qu'est-ce que tu dis de ça? >> et il sortit l'étoile dorée sur sa chaîne du fond de sa poche. Je suis restée figée. D'où est-ce qu'elle pouvait venir, après tout ce temps? Ken garda le secret le plus longtemps possible. « Je veux juste m'assurer que tu voies autant de bien dans sa réapparition que tu as vu de sinistre dans sa perte. >> La dame qui s'occupait de la laverie, à l'hôtel, l'avait retrouvée dans la poche arrière de mon pantalon, une poche dont j'avais oublié l'existence. Lorsque nous étions aux bains, pour ne pas laisser l'étoile avec mes vêtements dans le casier du vestiaire, j'avais dû la mettre dans cette poche, puis je l'avais oubliée. J'étais folle de joie d'avoir retrouvé l'étoile, de pouvoir la remettre autour de mon cou en espérant qu'elle m'apporte de la chance. Mais ce qui est étrange, c'est que malgré mon affection pour cette étoile, je m'aperçus qu'elle avait encore plus de puissance pour moi lorsque je l'avais perdue. Je continue à m'imaginer la donner, l'offrir à d'autres et la voir à leur cou, et vibrer dans leur cœur. Ça reste une bonne pratique, mais c'est un défi moindre que de donner quelque chose que je désire ardemment et ne possède plus. D'un autre côté, cette pratique d'offrir l'étoile aurait probablement fini par s'étioler avec le temps, à mesure que le souvenir de l'étoile se serait effacé; maintenant, l'étoile est autour de mon cou comme un rappel constant, et la pratique continue toujours. L'autre soir, alors que j'étais partie marcher pendant une heure dans les bois, derrière chez Edith, j'eus une expérience qui s'inscrit dans la continuité de cette pratique de « donner ce qui est prédeux )) . J'étais en train de pratiquer le don de l'étoile lorsque je pris consdence qu'à chaque fois que je faisais quelque chose pour moi, j'avais l'impression de le faire au détriment d'autrui. C'est l'histoire de la dernière goutte de vin - si je me fais plaisir en me servant les dernières gouttes de vin, j'en prive quelqu'un d'autre.

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J'étais aux prises avec ce conflit lorsque la question : « Qui suis-je ? ,, m'apparut. Je commençai à réaliser que la distinction entre le fait d'être bon envers soi-même et bon envers les autres, et le conflit que j'y voyais, n'existait pas vraiment. Je m'aperçus qu'en m'embarquant dans le questionnement« Qui suis-je?», les frontières, les distinctions entre moi et les autres commençaient à s'effacer, affaiblissant ainsi l'apparent antagonisme entre faire pour soi et faire pour les autres. Plus ces frontières s'effaçaient, plus ce que j'avais toujours considéré comme une action tournée vers autrui apparaissait comme quelque chose que je voulais faire pour moi-même. Cela me fait plaisir d'offrir à quelqu'un la dernière gorgée de vin. Et même toute la bouteille, dans ce cas-là ! C'était un sujet très important pour moi. J'y avais travaillé avec l'étoile, et avant cela avec la pratique de tong/en. C'était un pas en avant sur ce chemin; j'utilisais la question« Qui suis-je? » pour déraciner le sentiment de division, de séparation. À chaque fois que je me saisis du dernier morceau de fromage, je me pose la question: «Attends un peu; qui fait cela? Qui a peur de manquer ? » Et je m'aperçois alors que je prends autant de plaisir à le laisser à quelqu'un d'autre. Comme dit Ken, il n'y a qu'un Soi pour apprécier tout cela, de toute façon. Il semble donc que cette distinction rapide et rigide entre soi et l'autre ait été un obstacle pour moi dans le passé, et qu'elle m'ait empêchée d'être également bonne envers moi-même. Emprisonnée dans ce dualisme, j'avais l'impression, lorsque j'étais généreuse envers d'autres, de me priver, et lorsque je l'étais envers moi, d'être avare et mesquine. À présent, je me détache de tout cela avec beaucoup plus d'aisance, et j'apprécie simplement d'être généreuse envers d'autres, ce qui profite à moi-même et aux autres. Je savais déjà cela, bien sûr, mais ce fut une réalisation à la fois pratique et très concrète, et très importante pour moi.

Alors que Treya se remettait de sa deuxième séance de chimiothérapie, elle eut une légère récidive de bronchite. Rien de sérieux, nous assurèrent les médecins, mais par souci d'éviter toute contamination extérieure, on me demanda de suspendre mes visites pendant quelques jours. Treya et moi gardions le contact par téléphone ; elle travaillait à son art, méditait, écrivait des lettres, explorait la question « Qui suis-je ? », écrivait dans son journal. Elle allait bien.

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Moi pas. Quelque chose de sombre se profilait en moi. mais je ne parvenais pas à savoir quoi. Je ne me sentais pas bien du tout. « Norbert, je retourne à Drachenfels. Je te rappellerai de Koningswinter. Tu as toujours le numéro d'Edith, n'est-ce pas? » « Oui, Ken. Tu vas bien ? » « Je ne sais pas, Norbert. Je ne sais pas. >> Je marchai jusqu'au Rhin, pris le ferry jusqu'à Koningswinter. De là, des tramways montent jusqu'au fabuleux Drachenfels, la montagne la plus visitée d'Europe, dominée par une forteresse qui fut à une époque le symbole d'un pouvoir dominant le Rhin sur plus de 300 kilomètres. Comme la plupart des sites d'exception, Drachenfels était un mélange de monument à couper le souffle et d'attractions touristiques d'assez mauvais goût. Mais il y a une tour dans la forteresse que peu de touristes se donnent la peine de gravir. Il fallait peut-être vingt minutes pour gravir les marches raides, étroites, inspirant la claustrophobie. Du sommet de la tour, il m'était possible de voir à environ cent cinquante kilomètres dans toutes les directions. En contemplant de gauche à droite : la tour de Bad Godesberg, la cathédrale de Bonn, la cathédrale de Cologne, à soixante-dix kilomètres au nord. Je regarde en haut : les cieux ; je regarde en bas : la terre. La terre, les cieux ; les cieux, la terre. Et c'est ce qui me fit penser à Treya. Ces dernières années, elle était retournée à ses racines terriennes : son amour de la nature, sa féminité, l'artisanat, le corps, son ouverture, sa confiance et son amour profondément ancrés dans le présent. Quant à moi, j'étais resté là où je voulais être, là où je me sens chez moi - dans les cieux, qui, dans la mythologie, ne correspondent pas au monde de l'Esprit, mais au monde appollonien des idées, de la logique, des concepts et des symboles. Les cieux appartiennent au mental, la terre au corps. Les sentiments m'inspiraient des idées; pour Treya, c'était le contraire : les idées lui inspiraient des sentiments. J'allais constamment du particulier vers l'universel ; Treya allait de l'universel vers le concret. J'adorais penser, elle adorait faire. J'aimais la culture, elle aimait la nature. Je fermais la fenêtre pour pouvoir écouter Bach; elle éteignait Bach pour pouvoir entendre les oiseaux. Dans beaucoup de traditions, l'Esprit ne se trouve ni au ciel, ni sur terre, mais dans le cœur. Le cœur a toujours été considéré comme l'intégration, l'union du Ciel et de la Terre, le lieu où la terre ancre le ciel, où le ciel exalte la terre. Ni la terre ni le ciel ne peut à lui seul capturer l'Esprit; seul l'équilibre entre les deux, situé dans le cœur peut révéler la porte secrète qui mène au-delà de la mort, de la finitude et de la souffrance.

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Et c'est ce que Treya m'avait apporté; c'est ce que nous nous étions apporté mutuellement : un mouvement vers le cœur. Lorsque nous étions dans les bras l'un de l'autre, nous étions tels le Ciel et la Terre enfin réunis, Bach et les oiseaux concertaient ensemble, et le bonheur s'étendait à perte de vue. Au début de notre relation, il nous arrivait parfois d'être irrités par ces différences: moi le professeur distrait, souvent perdu dans un monde d'idées, élaborant des théories complexes sur les évènements les plus simples ; Treya, désespérément terre à terre, refusant de se lancer spontanément dans quelque chose si cela n'était pas organisé longtemps à l'avance. Mais nous réalisâmes bientôt que tout était là, que nous étions différents, comme peut-être la plupart des hommes et des femmes (à la Carol Gilligan), et que loin d'être des personnes entières et indépendantes, nous étions chacun des demi-personnes, l'une venant du CieL l'autre de la Terre, et que c'était ainsi que nous devions être. Nous en vînmes à apprécier ces différences ; pas simplement à les respecter, mais à leur en être reconnaissants. Je serai toujours chez moi dans le monde des idées, Treya sera toujours chez elle dans la nature, mais ensemble, réunis dans le Cœur, nous devenions un tout ; nous retrouvions cette unité originelle à laquelle aucun de nous, isolément, ne pouvait accéder. Notre citation préférée de Platon devint : « Les hommes et les femmes furent à une époque unis en un seul être, mais ils furent séparés en deux êtres distincts. La poursuite et le désir de cet ancien état d'unité est ce qu'on appelle l'amour. >> L'union de la Terre et du Ciel, me disais-je, en regardant alternativement en haut et en bas. Avec Treya je commençais, je commençais à peine, à trouver mon cœur. Et Treya allait mourir. À cette pensée, je me mis à pleurer, à sangloter, pour être précis, convulsivement, comme un enfant. Quelques personnes me demandèrent en allemand, j'imagine, si quelque chose n'allait pas ; j'aurais aimé avoir sur moi ma petite carte sur laquelle était écrit en allemand : > Je ne me souviens plus quand je pris vraiment conscience que Treya allait mourir. Peut-être fut-ce lorsque ce docteur m'apprit qu'elle avait des tumeurs au cerveau et aux poumons, et me demanda de ne rien dire. Ou peut-être lorsque nos médecins américains lui donnèrent six mois à vivre si elle ne suivait aucun traitement. Ou peut-être lorsque je vis de mes yeux les scanners de son corps envahi de tumeurs. Mais dans tous les cas, cela avait fini par s'abattre sur moi. Les pensées que j'avais repoussées toutes ces années finirent par me submerger. On pouvait

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espérer une rémission de sa tumeur cérébrale ; mais même Scheef ne donnait que 40 % de chances à une rémission des tumeurs pulmonaires, et beaucoup considéraient ces statistiques optimistes. Des images horribles de son avenir probable m'envahirent : Treya dans d'atroces souffrances, essayant de respirer, suffocant, accrochée à son masque respiratoire, le goutte-à-goutte incessant des perfusions de morphine en intraveineuses, les amis et la famille faisant les cent pas dans les couloirs de l'hôpitaL en attendant que cette respiration pénible s'arrête. Les bras serrés autour de moi, je me balançais d'arrière en avant en répétant:« Non, non, non, non, non, non, non, non ... » Je pris le premier tramway qui descendait et appelai Norbert du pub local. « Treya va bien, Ken. Et toi, où en es-tu ? )) « Ne m'attends pas ce soir, Norbert. )) Je m'assis au bar, et me mis à boire des vodkas. Beaucoup de vodkas. Des images horribles concernant Treya continuaient de me hanter, et je me laissai sombrer dans un apitoiement absolu sur ma propre détresse. «Pauvre de moi, pauvre de moi)) me répétais-je en descendant les bouteilles de Korn, cette terrible imitation allemande de la vodka. Même à Tahoe, je n'étais jamais tombé ivre mort. C'était précisément ce que je m'apprêtais à faire ce soir-là. Lorsque je retournai finalement au Kurfürstenhof, je ne sais comment, Norbert me mit au lit et me laissa une poignée de cachets de vitamine B sur ma table de chevet. Le lendemain matin, il m'envoya la personne qui s'occupait de l'entretien des chambres pour s'assurer que je les avais bien pris. Je téléphonai à Treya. « Bonjour douceur, comment vas-tu ? )) « Ça va, chéri. C'est dimanche, alors tu sais il ne se passe pas grandchose ici. La fièvre est retombée. Je devrais aller mieux d'ici quelques jours. Nous avons un rendez-vous avec Scheef mercredi. Il va faire le point avec nous sur les résultats des derniers examens. )) Cette idée me donna subitement envie de vomir, car je savais, ou du moins j'avais l'impression de savoir, ce qu'il allait annoncer, et c'était tout ce qui importait dans mon état. « Tu as besoin de quelque chose, douceur ? )) « Non. Chéri, je suis en train de faire mes visualisations, alors je ne vais pas rester trop longtemps au téléphone. )) « Pas de problème. Écoute, je vais aller faire un tour. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu appelles Norbert ou Edith. D'accord ? )) «D'accord. Passe une bonne journée. )) Je pris l'ascenseur et descendis à l'accueil. Norbert était là.

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Ce n'était pas évident à accepter pour une accra au sens et à l'intention comme moi, mais le bouddhisme m'a beaucoup aidée sur le chemin du lâcher-prise lorsqu'il s'agit de tout chercher à comprendre, et de l'acceptation des choses telles qu'elles sont. Ramana Maharshi continue en affirmant : > Aussi longtemps que nous serons prisonniers de la dualité qui oppose le bien et le mal, le plaisir et la douleur, la santé et la maladie, la vie et la mort, alors nous seront exclus 1. The" Suchness ». [NdT]

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de cette identité suprême et non duelle avec toute manifestation, avec l'univers tout entier et sa« saveur une». Ramana insista sur le fait que c'est uniquement lorsque nous devenons amis avec notre souffrance, notre maladie, notre douleur, que nous pouvons réellement trouver cette identité plus vaste et plus inclusive avec le Tout, avec le Soi, qui n'est pas victime de la vie, mais son Témoin impartiaL sa Source. Et Ramana d'ajouter: «Devenez surtout amis de la mort, car c'est le maître ultime. ))

Lors du cercle de guérison, une amie, très impliquée et d'un grand soutien dans les luttes liées au cancer auxquelles sont confrontées ses amies, dit que pour elle le défi était d'apprendre à préserver la qualité de conscience et d'énergie de vie qu'elle puisait de son contact avec nos luttes (et nos morts potentielles), sans avoir à être malade elle-même. Je vois très bien ce qu'elle veut dire. Je me pris soudain à penser : si je retrouve la santé durant une période suffisamment longue, est-il possible que je perde cet état de conscience vif. concentré, sur le fil du rasoir, que je goûte à présent? Il est certain que moi-même et d'autres avons, sous la pression de cette maladie, dépassé certaines limitations internes et senti émerger de nouvelles ressources de créativité. Je détesterais perdre cela ... Et puis, j'ai réalisé que la possibilité de la mort ne sera jamais loin de moi. Chaque mois, chaque semaine, chaque jour, chaque minute de ma vie, quel que soit le temps qu'il me reste, sera vécu dans la possibilité d'une mort prochaine. Une prise de conscience étrange. Je porterai toujours avec moi cet aiguillon, cette épine, ce dard pour me rappeler de rester éveillée. C'est un peu comme de porter un maître de méditation sur son épaule en permanence, prêt à pousser son cri provocateur à chaque instant ! Cela me rappelle ce grand film, Ma vie de chien. Ken et moi l'avons vu pour la première fois au festival du film d'Aspen l'été dernier, et j'ai immédiatement dit que c'était un film parfait pour celles et ceux atteints de cancer et que la Communauté devrait en avoir une copie. C'est depuis devenu un grand succès, et nous l'avons revu récemment en vidéo. Ce film raconte comment un adorable garçon de douze ans affronte les épreuves de la vie- une maman malade qui finit par mourir, son chien adoré qui lui est retiré, sa maison qu'il doit quitter. « Il y a pire, )) dit-il. « Comme pour cet homme à qui l'on a transplanté un rein. Il était connu, on l'a vu dans le journal. Mais il a fini par mourir. )) Il repense tou-

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jours à Laïka, la chienne russe morte de faim dans l'espace: «C'est important de pouvoir comparer avec des exemples comme ça >>, ajoute-t-il. Comme dans ce film de Tarzan, où la liane d'un des cascadeurs se prit dans une ligne à haute tension. révèle divers symboles mathématiques que je ne comprends pas. Je pousse un peu plus fort, et les symboles se transforment en serpents. Je pousse encore plus fort, et les serpents se transforment en cristaux. « Vous comprenez ce que je veux dire ? >> « Non.>> « Voulez-vous rencontrer Estrella ? >> «

«

Nous voilà de nouveau à Bonn ... Allez, on va y arriver. Je me sens mieux depuis que nous avons passé trois semaines à la maison, plus connectée avec ma vie, moins isolée dans le cocon des traitements. Dans l'avion, j'ai retrouvé dans la poche droite d'une veste que je n'avais pas portée depuis longtemps une papillote chinoise, de celles qui contiennent un message dans le biscuit. Le message disait: « Le résultat de vos plans sera satisfaisant. ». Cela peut sembler une prédiction vague, et pas très excitante, mais à la veille d'une nouvelle séance de chimiothérapie, cela me parut formidable ! À notre arrivée, il s'avéra que Norbert était parti en vacances pour quatre semaines, sans nous en faire part- un oubli inhabituel de la part de Norbert ! Du coup, ni l'hôpital, ni l'hôtel ne nous attendaient, et pendant un moment nous avons cru

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qu'aucune chambre n'était disponible à l'auberge ... Mais tout s'est finalement arrangé, en quelque sorte. Ken est dans une chambre de bonne dans laquelle il ne peut pas se tenir debout, en attendant qu'une autre chambre se libère. Ah, les tribulations des personnes de soutien !

Il est plus de minuit. Je me promène, seul, dans les rues de Bonn. J'ai encore beaucoup de mal à méditer à Bonn, alors je marche, pendant des heures, très tôt le matin et très tard le soir, sans autre compagnie que les visites occasionnelles du Témoin. Je passe devant un bâtiment sur lequel il est écrit : « Nightclub >> . J'en avais déjà vu plusieurs, et je me demandais de quoi il s'agissait. Pas ce soir, me suis-je dit, trop fatigué. Mais je passe devant un autre de ces > et puis un autre. Ce sont les seuls endroits dans tout Bonn qui semblent être ouverts à cette heure de la nuit. Je finis par me dire que les nuits bonnoises doivent être torrides. Je me mets à rire tout haut à l'idée de voir déambuler des bandes de diplomates déchaînés, si ce n'est pas un oxymore. Lorsque je passe devant le quatrième « nightclub )), je me dis, après tout, pourquoi pas ? Je m'approche du bâtiment, et suis immédiatement frappé par le fait que la porte est fermée à clef, alors qu'une musique plutôt bruyante rugit à l'intérieur. Il n'y a personne dans les rues. À côté de la porte verrouillée, une sonnette, avec un écriteau qui veut probablement dire : « Sonnez pour entrer )) . Je sonne. À travers un petit fenestron, je vois apparaître deux yeux aux épais sourcils, qui me toisent un instant. Une sonnette vibre, et la porte s'ouvre. Je n'en crois pas mes yeux. On dirait un bar clandestin des Années folles, décoré par une reine gitane sous acide. Les murs sont couverts d'un velours pourpre des plus tape-à-l'œil. Au-dessus de la piste de danse, suspendue au plafond, une boule à facettes tourne lentement en répandant des taches de lumière blafarde sur les visages des danseurs. Toute la salle est autrement incroyablement sombre. Je parviens à peine à distinguer environ six hommes assis autour de la piste de danse. Ils ont tous l'air plus ou moins débraillés, et aucun n'est particulièrement attirant. Pourtant, ils sont tous accompagnés d'une assez belle femme. Mince, me dis-je, les Allemandes doivent vraiment avoir bon cœur. Lorsque j'entre dans la salle, tous interrompent leurs discussions à voix basse et m'observent pendant un instant. Je m'approche du bar. Il est incroyablement long. Au moins douze mètres. Devant le bar, une

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trentaine de tabourets tapissés de ce velours frappé mauve qui asphyxie les murs tout autour, et pas un qui soit occupé. Je m'assois sur un des tabourets, vers le milieu du bar. Les taches de lumière blafarde gyroscopique me balayent à présent le visage. Nous voilà tous transformés en pois de lumière flottants dans l'obscurité ambiante de ce .. . ce ... cet endroit, quel qu'il soit. > Une femme assez jolie vient de me rejoindre au bar- et je suis presque certain que ce n'est pas parce qu'elle n'a pas trouvé un autre tabouret de libre - et voilà que je lui balance mes conclusions. « Oui, je parle anglais. Un peu. >> «Écoutez, je ne veux surtout pas vous offenser, mais c'est une maison close, n'est-ce pas? Vous comprenez "maison close" ? >> « Oui, je comprends maison close. Ce n'est pas une maison close. >> « Non? >> Me voilà à présent vraiment déconcerté. Je cherche du regard une porte dérobée par laquelle ces dames pourraient emmener leurs, comment dire, invités, pour des conversations plus privées, mais ne trouve nulle part de tels accès. « Ce n'est donc pas une maison close? Ces femmes ne sont pas des prostituées ? Vous comprenez "prostituées" ? >> « Ces femmes ne sont absolument pas des prostituées >> « Oh, je suis désolé. Tout cela est un peu étrange. >> « 1\.I m'offres un verre ? >> « Un verre ? Ouais, bien sûr. .. un verre. >> Je suis complètement déconcerté par la situation et par l'atmosphère tout à fait baroque qui lui tient lieu de décor. Il y a une piste de danse sur laquelle personne ne danse. Ça ressemble à un bordeL mais personne ne bouge. Des rayons rotatifs de lumière rouge et mauve transpercent l'obscurité pour révéler une galerie de l'étrange tapissée de velours. Et quelle sorte d'endroit à une porte verrouillée et une sonnette ? Nos boissons arrivent. Leur apparence fait penser à du champagne coupé avec de l'eau. C'est aussi l'impression que me donne la première gorgée. « Écoute, je ne suis pas un flic, mais tu es sûre que .. . ah, tu comprends "flic" ? >> « Je comprends "flic". >> «Je ne suis pas flic, mais tu es sûre que tu n'es pas une fille de joie? 1\.I comprends "fille de joie" ? >> « 1\.I n'es pas obligé de me demander sans arrêt si je comprends ceci ou cela. Je ne suis pas une pute. Je t'assure. >>

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« Ben mince alors ! Je suis vraiment désolé. >> Me voilà tout à fait confus. «Alors, c'est une sorte de discothèque, c'est ça? Le genre d'endroits où les hommes >> - et je jette alors un regard à la collection disparate du genre - « viennent et payent pour danser avec de jolies filles, c'est ça? >>Je me sens complètement ridicule.

> Aha 1Je le savais, je le savais, je le savais. > >

> > La bouteille arrive, et je jette un œil à l'étiquette pour voir le pourcentage d'alcool- 3,2 %. Je vois. C'est comme dans les bordels aux États-Unis qui vendent du jus de pomme au prix du whisky, pour que les filles ne soient pas saoules. Je sais que j'ai raison. Je laisse le « champagne >> sur le comptoir.

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Tina se lève et m'emmène derrière la piste de danse, derrière les hommes en mauve qui ont tous le regard perdu dans la pénombre. Nous passons un renfoncement et arrivons sur un escalier en spirale, invisible depuis le bar, qui mène à l'étage. Tina passe la première. Je la suis. Je la regarde de dos, un peu mal à l'aise, mais je suis presque sûr que ça ne la dérange pas. En haut des escaliers, j'aperçois environ six cabines, toutes ouvertes avec des rideaux, du même velours frappé. Il y a un banc dans chaque cabine, et une pile de serviettes. De la musique douce - Frank Sinatra, rien de moins- nous parvient des haut-parleurs, mais Tina m'assure que je peux demander n'importe quelle musique de ma préférence. > tout simplement, et profiter les uns des autres. Pour se baigner de la beauté, des couleurs, de l'air vivifiant et des cieux étoilés des montagnes du Colorado. J'ai aussi réalisé, bien sûr, à quel point je me suis imposé la même chose tout au long de ma vie. Mais j'apprends. J'ai décidé que l'année qui vient, et durant laquelle je veux être concentrée sur ma guérison et le programme à base d'en zymes, sera mon « année de petite vieille >> . Je vais dormir aussi tard

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que possible et en faire le moins possible, et m'arrêter pour prendre une tasse de thé tous les après-midi. Je vais voyager le moins possible - uniquement pour mes traitements, les retraites et pour voir ma famille -, car je déteste le stress de devoir faire mes bagages et de risquer d'oublier quelque chose, et celui de devoir faire mes lavements à base de café dans un environnement inconnu. Je vais faire des feux tout l'hiver et me blottir contre Ken avec nos chiens pour écouter le feu crépiter. Je prendrai ma tasse de thé en contemplant les montagnes plutôt qu'en lisant. Je vais essayer de suivre les courants doux que l'on trouvait à Findhorn (les mouvements plus lents et plus civilisés du rythme britannique et non ceux, frénétiques, probablement inspirés par les nombreux Américains là-bas présents) qui laissent le temps de se reposer, de méditer, de réfléchir et de rendre visite aux amis, de flâner dans les jardins et de savourer le soleil faiblissant. Je repense à cette soirée à Aspen, passée autour d'un feu crépitant en face du cabanon de Bruce, il n'y a pas si longtemps. Kairos blotti, tantôt sur les genoux de Ken, tantôt sur les miens, cherchant réconfort et chaleur contre l'air froid de la montagne. Nous étions en train de montrer à une invitée britannique la technique pour griller les chamallows, et je me souviendrai toujours de la façon dont elle nous a décrit sa première impression des Américains : frénétiques, occupés, toujours pressés. Le genre d'Américaine que j'ai été toute ma vie, en quête compulsive d'accomplissement. J'ai toujours eu l'impression que je devais absolument m'engager corps et âme dans les situations, et « bien faire ». Par exemple, j'étais le genre de campeuse à consciencieusement m'affairer dès l'arrivée au camp, à rassembler du bois pour le feu, à décharger les chevaux, à aider à monter les tentes, alors que la plupart de mes compagnons étaient déjà partis jouer. Le genre à presque toujours recevoir une médaille ou un prix de camaraderie à la fin du camp. Une bonne petite fille ! Mais à présent, sous la pression de cette maladie et de la fatigue occasionnée par les enzymes, je sens que ma vie devient plus simple, plus claire, plus spacieuse. Plus légère. Il devient de plus en plus facile de me débarrasser des choses, de donner mon équipement photographique par exemple, plutôt que de m'accrocher à la possibilité de m'y remettre un jour, de transmettre ces vêtements que j'ai aimé porter par le passé, de donner aux enfants de mes meilleurs amis les bibelots, les écharpes à franges, les bijoux que je ne porte plus. Il y a enfin de la place dans mes placards ! La vie semble moins dense, moins opaque ; plus spacieuse, transparente et agréable à mesure que l'inquiétude de prouver ce que je vaux diminue, à mesure que je donne davantage de

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mes vieilles affaires, à mesure que ma liste de choses à faire est sans cesse remise à plus tard (sans pour autant que la vie ne s'arrête), et que je passe mes après-midi avec une tasse de thé et un chien à mes pieds sur la terrasse, paisible dans la lumière du soleil, savourant la vue des collines boisées, ondoyantes, et en perpétuel changement, de l'aube au crépuscule, du crépuscule à la nuit illuminée de lune. 26 septembre Je pourrais intituler la partie qui suit : (( Lorsque des étrangers veulent vous aider : n'ayez pas peur de dire "non !"» ou (( Apprendre à faire confiance à son système immunitaire psychique ! » Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens très concernée par les personnes qui ont un cancer et qui se voient infliger un sentiment de culpabilité ou de malaise par des gens qui pensent avoir tout compris et se croient invulnérables. Certainement parce que j'ai moi-même éprouvé cette confusion et cette vulnérabilité après que des gens, souvent bien intentionnés, m'eurent exprimé leurs conseils et leurs jugements déguisés. Cela remonte sûrement à mon sentiment d'impuissance dans l'enfance; je suppose que je veux protéger cette petite fille en moi et en chacun de nous, et l'aider à voir ses forces, l'aider à comprendre ce qu'il y a de vrai dans ses défauts et ce qu'il y a de vrai dans ses qualités. Je veux faire cela, je pense, pour l'enfant vulnérable en chacun de nous, et notamment pour l'enfant rendu particulièrement vulnérable à cause du cancer. Je veux lui dire : (( N'écoute pas tout ce que les gens qui pensent comprendre te disent à ce sujet. Fais-toi confiance, filtre leurs commentaires à travers ton propre discernement, et n'aie pas peur de rejeter ceux que tu trouves néfastes ou décourageants, ceux qui t'affaiblissent, qui t'effraient, qui te font douter de toi. Garde ton système immunitaire psychique fort de façon à pouvoir accepter l'aide bienfaisante et te protéger de l'"aide" nuisible. » Par exemple : Une amie m'avait présentée à deux guérisseuses durant le colloque. La première m'offrit une séance gratuite, était douce, et m'inspira tout de suite confiance. Je sentis qu'elle ne me ferait pas de mal, et qu'elle n'essaierait pas de me manipuler dans son intérêt. Je la vis à nouveau pour une seconde séance, très agréable, et le lendemain, je me sentis si revitalisée que j'ai eu envie d'aller danser. (Et d'ailleurs, Ken et moi sommes allés en boîte ce soir-là !) Et une terrible envie d'aller skier, de slalomer sur les pistes, de sentir le vent sur mon visage ! L'autre femme, que j'avais déjà rencontrée brièvement quelques années auparavant, était thérapeute et organisait des ateliers de type

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E.S.T. 1• Lorsque je la revis, durant une courte pause entre deux conférences, elle était en compagnie de Linda [Conger], ma meilleure amie, avec qui je me mis à bavarder joyeusement au sujet d'un rêve que j'avais fait la nuit précédente. Tout à coup, la femme m'interrompit et me dit, sans ménagement : « Es-tu consciente qu'il y a une enfant qui pleure en toi en ce moment ? » Je lui répondis : « Non, je me sens heureuse en ce moment. » Elle continua : « Pourtant, elle est là. Je la sens très clairement, elle a deux ou trois ans. Je sens aussi une immense violence en toi. )) «De la colère?)) m'enquis-je. «Non, de la violence, de la rage, quelque chose de bien plus fort que de la colère. )) La conversation s'arrêta là, car les conférences reprirent. Plus tard, elle vint me voir et me demanda si j'avais bien pris ce qu'elle m'avait dit. La bonne petite fille répondit : « Bien sûr ! )) Ce n'est qu'en fin de soirée que je réalisai à quel point j'étais en colère contre elle ! Le lendemain, je la pris à part et lui expliquai aussi clairement que possible que le problème n'était pas de savoir si elle avait raison ou non. Le problème était que je m'étais sentie diminuée, affaiblie, violée. Je ne lui avais pas demandé d'être ma thérapeute, je ne l'avais jamais invitée à entrer dans ma sphère privée. Il n'y avait aucune confiance d'établie entre nous, à peine avions-nous été présentées. Et j'ai essayé de lui expliquer qu'elle m'avait balancé tout cela dans un contexte totalement inapproprié. En plus, elle avait formulé son propos de façon à donner l'impression qu'elle avait raison, qu'elle était en position de pouvoir, ce qui n'invitait vraiment pas à répondre oui à sa question. Tout cela mettait pour moi en évidence que ce n'était pas une thérapeute à qui donner sa confiance ; tout le contraire de mon expérience avec l'autre femme. Je suis contente que mon système immunitaire psychique ait fonctionné ce jour-là, mais j'aurais préféré qu'il ne mette pas aussi longtemps à réagir! Encore une fois, ce qu'elle avait dit était peut-être vrai, je n'en sais rien, mais la façon avec laquelle elle avait choisi de communiquer indiquait clairement qu'elle cherchait plus à se mettre en position de pouvoir et d'autorité qu'à véritablement m'aider à réaliser quelque chose. La première femme, qui m'avait inspiré confiance dès le début, organisait également des weekends. Je décidai de participer à l'un d'entre eux, mais me ravisai immédiatement après avoir parlé à l'une de ses assistantes. Là encore, je mets cela sur le compte de mon système

1. Erhard Seminars Training. Système de développement personnel destiné à stimuler la transformation personnelle et le potentiel des participants, en vogue dans les années soixante-dix. [NdTI

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immunitaire psychique - l'assistante, elle, appellerait cela une résistance. Elle suggéra que je mette au clair ce sur quoi je voulais travailler et que j'établisse des objectifs pour le weekend, et elle ajouta que j'allais sûrement sentir une résistance dans les jours à venir (le système immunitaire psychique est souvent catalogué, à tort à mon avis, de « résistance », une étiquette contre laquelle il est difficile de se défendre, puisque tout effort dans cette direction est perçu comme davantage de résistance). Dans tous les cas, ma résistance/système immunitaire psychique réagit promptement lorsqu'elle dit : > et que cela me guérirait complètement. Heureusement que Ken n'a pas entendu ça ! Mais dans le dédale de toutes ces possibilités, dont beaucoup ne sont guère fondées, je reviens encore et toujours à ceci, qu'il s'agisse de choisir un traitement physique ou psychologique : il faut se faire confiance au moment du choix, et ne jamais se soumettre aux pressions, ni se laisser exagérément influencer par les préférences de son entourage. Je veux aider les gens à retrouver la capacité de dire: « Non, ceci n'est pas pour moi)), ou: «Non, vous n'êtes pas le thérapeute qu'il me faut)), sans avoir constamment peur qu'une résistance inconsciente

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soit à l'origine de leur choix. Mon message est simple, mais pourtant durement acquis : faites-vous confiance, faites confiance à votre système immunitaire psychique. Prenez le temps de vous recentrer, de trouver la base solide au fond de votre être, faites ce qui vous aide à rester en contact, que cela soit de la méditation, des visualisations, de l'imagination active, une thérapie, une balade dans les bois, un journal intime, l'analyse de vos rêves ou tout simplement la pratique de la pleine conscience dans votre vie quotidienne. Écoutez-vous, et suivez votre propre guidance ! Seigneur, je n'arrive pas à croire que j'aie été dans un tel état d'esprit au moment de mes premières décisions avec le cancer -la pression, la peur, l'affolement, la confusion, le manque d'informations- et pourtant, lorsque je regarde en arrière, je reste admirative d'avoir réussi à aller de l'avant, avec force, mais sans prendre le temps de développer cette relation intime avec ma propre sagesse intérieure, et passant ainsi complètement à côté du calme et de la paix dont je fais maintenant l'expérience. 10 octobre Et qu'en est-il du travail des enzymes? Fantastique, selon le « drôle d'examen >> du docteur Gonzales. Et à part la fatigue, je me sens plutôt bien, et plutôt joyeuse. Enfin, la plupart du temps ! De l'autre côté, les avis ne sont pas aussi optimistes. Tous mes indicateurs tumoraux ont augmenté durant ces six dernières semaines, alors mon oncologue m'a recommandé expressément de passer un nouveau scanner. Il m'a appelé très tôt l'autre matin pour m'informer que toutes les tumeurs avaient grossi d'environ 30 %, et me demander de passer immédiatement pour discuter des options. Je n'ai pas vraiment paniqué (un peu quand même ... ) puisque je voulais d'abord en parler au Dr Gonzales, et je me rappelais ce qu'une femme qui suit également le traitement m'avait dit au sujet de ses scanners osseux. « Ils ont l'air pires qu'avant que je ne commence Je traitement. Mes docteurs ne savent pas quoi en penser. .. J'avais de terribles douleurs osseuses au début, et maintenant plus du tout, alors je crois que ce que montrent les scanners est bien la réaction positive dont parle le Dr Gonzales. >> Dieu merci, nous avons réussi à joindre le Dr Gonzales ce matin-là. Il était relativement calme, et nous confirma que la même chose, selon lui, était en train de m'arriver, que les enzymes étaient en train de dévorer le cancer, et que mon système immunitaire déployait toutes sortes de ressources dans la bataille, telles que des macrophages, etc. Le scanner détecte de l'activité, a-t-il dit, mais ne peut pas différencier une

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croissance d'un processus de guérison, ni même d'un tissu cicatriciel. « Au moins une fois par mois )), a-t-il ajouté, > Ken et moi avons foncé au labo pour voir les scanners ; ils étaient alarmants, mais tout semblait avoir empiré dans les mêmes proportions, ce qui tendait à confirmer l'interprétation du D' Gonzales, et il n'y avait aucune accentuation du déplacement dans mon cerveau (la grosse tumeur dans mon cerveau droit avait légèrement déplacé l'hémisphère droit). Mes symptômes sont relativement mineurs : une perception de flou sur le côté extérieur de mon œil gauche qui rend parfois difficile de discerner ce qui se trouve dans mon champ de vision périphérique, des migraines occasionnelles, une étrange sensation de satiété après la méditation (alors, je passe plus de temps à faire du yoga) ou après être restée un certain temps assise à lire, l'impression parfois de perdre l'équilibre, de perdre mes repères. Je ressens parfois d'intenses douleurs à l'arrière des yeux, que j'attribue à la dilatation des tumeurs. Mais depuis que j'ai commencé à dormir sur plusieurs oreillers, ce problème a presque complètement disparu. Nous avons appelé le D' Gonzales dès qu'il a pu examiner les scanners, et il confirma sa première opinion. Il dit qu'il avait appelé son radiologue, qui a souvent vu ce cas-là, lequel confirma, fondé sur son expérience passée de cette situation, que ce qui ressemblait à une croissance était en fait une réaction inflammatoire due à une nécrose (ou un dépérissement) des tumeurs. Alors, le D' Gonzales m'a conseillé de continuer le traitement et j'ai décidé- étant donné que mes autres options sont si peu tentantes (en gros, une chimiothérapie permanente, bien que plusieurs médicaments puissent être envisagés) - que cela en valait la peine. Le D' Gonzales a l'air également confiant quant aux possibilités d'une guérison, alors je pense que le jeu en vaut la chandelle. En fait, je ne trouve pas que cela soit si risqué que ça de refuser un traitement qui ne me promet que quelques mois à vivre, dans des conditions qui n'ont rien

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d'excitant. Nous passerons un nouveau scanner à la mi-décembre, lorsque j'aurai suivi le programme sur une période d'environ six mois. Le nr Gonzales dit que le scanner de 60 à 70 %de ses patients montre des signes d'amélioration après six mois. Ce serait en effet un beau cadeau de Noël d'avoir ce genre de nouvelles ! J'ai dit au Dr Gonzales que je l'admirais de se mouiller autant; cela prouve sans aucun doute sa foi dans le programme. Michael Lerner m'a récemment dit qu'il y a un engouement soudain pour Gonzales à travers tout le pays, depuis que Patrick McGrady 1 et Michael Schachter2, à New York, le recommandent. Il m'a aussi dit qu'il n'a jusqu'à présent rien entendu de négatif à son sujet et que, bien que Kelley lui-même semble être un mélange de charlatan et de guérisseur, il a rencontré plusieurs personnes dans des petites villes du Canada qui ont l'air de bien réagir au programme de Kelley. Les enzymes continuent à me fatiguer. J'ai décidément hâte de terminer le cycle d'enzymes deux fois par mois (je les prends pendant dix jours, puis m'arrête cinq jours de prendre tout enzyme ou toute vitamine pour donner du repos à mon corps). Je ne me sens pas mal du tout le cinquième jour ! Bien qu'il y ait deux femmes à la Communauté qui ont l'air de bien supporter leur chimiothérapie continue - quelque chose comme vingt mois et vingt-quatre mois-, elles ont toutes les deux l'air d'avoir une meilleure constitution que moi. J'ai pourtant l'impression que ce n'est pas une bonne approche pour moi. Je n'aime tout simplement pas l'idée d'être de plus en plus faible, mois après mois: même si je me sens relativement bien, il est clair que mon corps va en prendre un coup et avoir de plus en plus de mal à s'en remettre à chaque fois. Je me souviens à quel point ma sixième chimiothérapie a été plus difficile que la première. Je suis tout simplement heureuse qu'il y ait une alternative qui puisse marcher et en laquelle je croie. Je garde toujours en mémoire, néanmoins, qu'il n'y a aucune statistique fiable là-dessus, que le traitement peut ne pas fonctionner malgré la confiance de Gonzales (le Dr Scheef avait lui aussi l'air d'avoir confiance), et que le danger est de commencer à s'accrocher à ou de compter sur un résultat positif particulier; ce qui doit advenir adviendra. Il semblerait qu'il faille bientôt que je me munisse d'un appareil d'aide respiratoire. Je vous en dirai plus là-dessus dans un moment ...

1. Auteur scientifique et cofondateur d'un institut d'information sur le cancer. [NdT] 2. Médecin connnu pour ses travaux en médecine alternative et intégrative. [NdT]

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Entre-temps, pour en revenir à des choses plus triviales, mes cheveux se remettent à pousser, mais très, très lentement. L'action combinée des radiations et de la chimiothérapie ralentit la repousse. Je ne m'en inquiéterais pas plus que ça si ce n'était cette zone étendue sur le dessus de mon crâne, où mes cheveux repoussent de façon plutôt sporadique. C'est la région où les radiations de chaque côté de la tête se chevauchent, alors le cuir chevelu à cet endroit reçoit en effet deux fois plus de radiations que partout ailleurs sur le crâne. Il est possible de remédier à cela vers la fin du traitement, mais lorsque j'ai pensé à le demander, il était trop tard, il ne me restait plus qu'un traitement à recevoir. Je ne comprends pas pourquoi ce type de correction n'est pas automatique ; sérieusement, les gens qui subissent des radiations du cerveau ont suffisamment d'épreuves à surmonter pour avoir en plus à assumer une généreuse calvitie. J'ai suffisamment de cheveux ailleurs pour ne pas avoir à porter un turban ou un chapeau, mais la zone clairsemée me gêne alors, la plupart du temps, je porte une casquette pour la couvrir. Si je survis et si cela continue de me poser problème, j'envisagerai sérieusement ce que certains de mes amis ont déjà fait [des implants] ! Je continue à parler au téléphone à des personnes qui ont un cancer, ce qui est un plaisir doux amer - je prends plaisir à leur donner une occasion de s'exprimer, à partager les aspects de mon expérience qui peuvent les aider, mais mon cœur se brise d'entendre leurs histoires- des mères seules, les maris les ayant quittées, dix ans sans récidive, et soudain une récurrence, des vies heureuses déviées, tourmentées (et bien souvent approfondies) par cette maladie. Récemment, plusieurs personnes m'ont appelée pour me demander mon avis concernant la Janker Klinik. C'est une question difficile, car je respecte profondément le D' Scheef, mais, bien que je ne puisse encore rien avancer de définitif au sujet des enzymes, le programme du D' Scheef reste une chimiothérapie, relativement toxique, et qui aboutit rarement à une guérison. D'autre part, bien que les résultats de son traitement aient été en dessous de nos espérances, Scheef n 'a pas été en mesure de m'administrer son programme normal à cause de mon angine. Et puis, bien sûr, il faut prendre en compte la dépense, le temps et le stress inhérents à un séjour aussi long en Allemagne, et il vaut mieux avoir une personne de soutien du calibre de Ken si l'on ne veut pas se retrouver dans des situations impossibles. Lorsque tous ces facteurs sont considérés, mon appui apparaît comme plutôt tiède. Le D' Gonzales dit qu'ils font du bon travail, mais qu'il ne recommanderait une approche aussi extrême que si quelqu'un n'avait plus que trois ou quatre mois à vivre,

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de façon à gagner du temps pour suivre un autre traitement (le sien, j'imagine!). On m'a fait des massages merveilleux lorsque j'étais à Aspen, mais ce que j'ai surtout aimé a été la prière avec laquelle Janet commence ses séances (elle a été nonne). C'est une courte prière de guérison, dans la tradition Baha'i, qui va ainsi : Ton nom est ma guérison, ô mon Dieu, ton souvenir, mon remède. Ta présence est mon espoir, et mon amour pour toi mon compagnon. Ta miséricorde est ma guérison et mon secours en ce monde et en l'autre. En vérité, tu es le Très-Généreux, l'Omniscient, l'infiniment Sage. Abandonne-toi à Dieu )) continue à être le mantra qui m'aide à me souvenir. Ramana Maharshi dit : « Abandonne-toi à Lui et accepte Sa volonté qu'Il apparaisse ou disparaisse. Attends son plaisir. Si tu attends de Lui qu'il fasse ce que tu veux, alors il ne s'agit pas d'un abandon, mais d'un ordre. Tu ne peux pas Lui demander de t'obéir et prétendre t'être abandonné à Lui ... Laisse tout dépendre complètement de Lui... )) Je remarque que plus j'explore cette qualité d'abandon en moi, que j'ai dans le passé considérée comme une faiblesse, plus je m'aperçois qu'elle me mène aux mêmes réalisations que la pratique de l'équanimité, en acceptant les choses telles qu'elles sont, sans essayer de les contrôler ni de les changer. Là encore, le bouddhisme m'a aidée à me libérer d'une partie de ma réactivité à l'égard de la terminologie chrétienne, et m'a permis d'en reconnaître l'unité dans leur vérité et leurs enseignements. J'aime beaucoup cette qualité de « toujours déjà )) dans les enseignements de Ramana Maharshi. Cette idée que nous sommes toujours, déjà éveillés, toujours, déjà « un )) avec le Soi, toujours déjà un avec Tout l'Espace. Il dit : « Les gens ne comprennent pas la vérité simple et nue - la vérité de leur quotidien, toujours présente, conscience éternelle. Cette vérité est celle du Soi. Y a-t-il quelqu'un qui ne soit pas conscient du Soi ? Pourtant, ils ne veulent même pas en entendre parler, alors qu'ils ont soif de savoir ce qui se passe dans l'au-delà -le paradis, l'enfer, la réincarnation. Parce qu'ils aiment le mystère et non la vérité nue, les reli«

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gions les dorlotent, pour les emmener au Soi par des chemins détournés. Mais malgré toutes nos errances, il nous faut bien à la fin retourner au Soi, alors pourquoi ne pas y demeurer ici et maintenant ? > « Aujourd'hui, je pense qu'il me faut dix-sept unités d'insuline. >> > Ce genre de choses. Nous en étions conscients tous les deux, nous en parlions. Peut-être s'agissait-il simplement d'une série de déductions logiques, inconscientes, fulgurantes- répondra l'empiriste ordinaire-, mais beaucoup trop de ces exemples étaient illogiques et sans précédent. Non, quelque chose était en train de se passer. Tout ce que je sais, c'est que nous avions l'impression qu'il n'y avait qu'un esprit et un cœur uniques dans cette maison. Et pourquoi cela devrait-il me surprendre? Treya était à présent généralement confinée à la maison, alors nous avions demandé à son acupuncteur de venir donner ses soins à domicile. Son nom était Warren Bellows, et il travaillait en collaboration avec Michael Broffman. Warren était un vieux copain de Treya, rencontré à Findhorn, et vivait à Boulder. Warren était un don du ciel. Il était sage, gentil, attentif. et avait un sens de l'humour vraiment tordu ; bref. il avait quelque chose pour chacun de nous. C'était essentiel, car le traitement durait jusqu'à deux heures par jour. C'était également important pour moi, car ces deux heures étaient tout le temps que j'avais pour m'occuper de mes affaires personnelles. Un soir, alors que Warren était en train de lui donner un soin, Treya commença à se sentir extrêmement mal (pas à cause de l'acupuncture, mais plutôt malgré elle). Elle avait d'horribles migraines, des convulsions dans tout le corps, et commençait à avoir des problèmes visuels dans son œil valide. J'appelai Gonzales pour qu'il vienne. Il connaissait tous les derniers rapports d'examen, et lui et ses associés, tous des médecins qualifiés, restèrent catégoriques sur le fait que tous les symptômes de Treya concordaient avec une inflammation et une désintégration des tumeurs. Il dit qu'elle faisait une réaction toxique, et conseilla de faire plusieurs lavements, de continuer avec l'acupuncture, de prendre un bain avec du sulfate de magnésium, enfin tout ce qui pouvait aider un peu le corps à éliminer. Treya se sentit mieux rien que de lui parler. Je ne me sentais pas mieux du tout. J'appelai la salle des urgences de l'hôpital de Boulder, et leur demandai de préparer un scanner du cerveau d'urgence, puis j'appelai l'oncologue local pour lui demander de se tenir prêt. L'état de Treya continuait à se détériorer et, craignant

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une attaque cérébrale, j'attachai sur elle l'oxygène, et fonçai avec elle en salle d'urgence. Quinze minutes plus tard, elle était sous hautes doses de Decadron et de morphine. La dilatation dans son cerveau était hors de contrôle, et elle aurait effectivement bientôt fini par de violentes crises de convulsion. Quelques jours plus tard, le 10 novembre, avec l'accord de tout le monde (y compris de Nick), Treya subit une chirurgie du cerveau afin de lui en retirer cette grosse concrétion. Ses docteurs la prévinrent qu'elle allait devoir rester à l'hôpital pendant au moins dnq jours, peut-être plus. Trois jours plus tard, avec sa petite bouteille d'oxygène sur le dos, et sa Mütze sur la tête, elle sortit de l'hôpital ; et à sa demande insistante, nous allâmes immédiatement à pied à quelques rues de là, au restaurant Wrangler pour manger un poulet barbecue. La serveuse lui demanda si elle était mannequin « Vous êtes tellement belle ! >> - et lui demanda où elle avait trouvé ce ravissant chapeau. Treya sortit son GlucoScan, vérifia son taux de glycémie, se fit une piqûre d'insuline, et finit de déguster son poulet. La chirurgie cérébrale la laissa, non pas tant dans la douleur, mais dans un inconfort physique général et parfois extrêmement pénible. Mais elle continua son programme avec une équanimité passionnée : les pilules, les lavements, l'insuline, le régime, les grands nettoyages, et les lavages du foie. Et chaque jour, elle montait sur son marcheur, arpentant les kilomètres, son oxygène sur le dos. La chirurgie la laissa pratiquement aveugle. Elle pouvait encore voir un petit peu de son œil droit, mais tout son champ visuel était fragmenté. Elle essaya de reprendre son travail artistique, mais elle n'arrivait plus à coordonner les lignes ; le résultat ressemblait à quelque chose que j'aurais pu faire. > est tout ce qu'elle en dit. Ce qu 'elle n'aimait pas, par contre, était de ne plus pouvoir lire ses livres spirituels. Alors, j'achetai de grandes feuilles cartonnées sur lesquelles j'écrivis certaines phrases-dés tirées de ses enseignements préférés. Des choses comme: > ou, tout simplement : « Qui suis-je ? >> Ces cartes, elle les emmenait partout avec elle, et je la voyais, à différents moments de la journée, assise, sourire aux lèvres, en train de lire lentement ses cartes, en les déplaçant autour de son champ visueL en attendant que les lignes, lentement, forment des mots reconnaissables. Nous avions à présent moins d'un mois avant que le Décadron cesse de produire son effet. La famille et les amis, pensant qu'elle était en train de mourir, vinrent tous nous voir à la maison. La part de moi qui

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pensait qu'elle était en train de mourir, voulait désespérément voir Kalu Rinpoché, « notre )) enseignant. Treya voulait elle aussi vraiment que je le voie, et elle m'encouragea, impassible, à y aller. Mais elle écrivit dans son journal, Je jour de mon départ: « Quelle misère, je suis si malheureuse, j'ai tellement mal. Si je Je lui disais, il refuserait de partir. Je l'aime tellement- est-ce qu'il sait seulement à quel point je l'aime? )) Je partis trois jours, durant lesquels Linda resta avec Treya. La part de moi qui pensait que Treya était en train de mourir voulait rétablir le lien avec cet homme extraordinaire, bon, éveillé. Toutes les grandes traditions de sagesse affirment que le moment de la mort est une opportunité extrêmement importante et précieuse, et cela, pour la raison suivante : à l'instant de la mort, la personne abandonne le corps physique grossier, et par conséquent, les dimensions supérieures - subtiles et causales - jaillissent immédiatement dans la conscience du défunt. Si la personne parvient à reconnaître ces dimensions supérieures et spirituelles, alors elle peut connaître une illumination immédiate, et cela bien plus facilement que lorsqu'elle est tenue pas les entraves et la densité du corps physique. Je serai ici très spécifique, car c'est exactement le type d'entraînement que Treya avait pratiqué dans la perspective de sa mort prochaine. Cette analyse est fondée sur Je système tibétain, qui semble être Je plus complet, mais elle est en accord avec les traditions mystiques du monde entier. L'être humain a trois dimensions (ou niveaux) principales: grossier (le corps physique), subtil (le mental), et causal (l'esprit). Au cours du processus de mort, les niveaux inférieurs de la Grande Chaine se dissolvent en premier, en commençant par le corps, en commençant par la perception et la sensation. Lorsque Je corps se dissout (cesse de fonctionner), les dimensions plus subtiles de l'esprit et de l'âme émergent au premier plan, puis, au moment décisif de la mort, lorsque tous les niveaux se dissolvent, Je pur Esprit causal jaillit dans la conscience de la personne. Si la personne peut reconnaître l'Esprit comme sa nature véritable, la libération est réalisée instantanément, et la personne retourne de façon permanente au divin, en tant que divin. Si la reconnaissance n'a pas lieu, alors la personne (l'âme) entre dans l'état intermédiaire, le «bardo )), dont il est dit qu'il dure jusqu'à plusieurs mois. Le niveau subtil émerge, puis au bout d'un temps le niveau grossier émerge à son tour, et la personne renaît dans un corps physique pour commencer un nouveau cycle de vie, en apportant avec elle, dans son âme, la sagesse et les vertus (mais pas les souvenirs), qu'elle a pu accumuler dans sa vie précédente.

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Quoi que l'on pense de la notion de réincarnation ou de bardo ou d'existence dans l'au-delà, ceci semble certain: si l'on croit qu'une partie de nous est d'essence divine, si l'on croit ne serait-ce qu'un peu que l'on a accès à une forme d'Esprit qui transcende le corps mortel de quelque façon que ce soit, alors le moment de la mort est crucial, car à cet instant, le corps physique cesse, et s'il y a quoi que ce soit qui demeure, alors c'est le moment ou jamais de le savoir, n'est-ce pas? Bien sûr, les expériences de mort imminente, et la recherche sur ces expériences semblent soutenir cette affirmation. Mais ce sur quoi je voudrais insister est qu'il y a des exercices de méditation spécifiques qui permettent précisément de faire une répétition de tout ce processus de mort et de dissolution, et que ces exercices étaient précisément ceux que Treya pratiquait lorsqu'elle parlait de « se dissoudre dans l'espace tout entier ». Je voulais revoir Kalu afin de mieux me préparer à la dissolution et à l'expansion de mon esprit, pour aider Treya au moment de sa propre dissolution, comme nous l'avions pratiqué tous les deux. La tradition dit qu'un maître éveillé, puisque son esprit est déjà « dissous » ou transcendé, peut être d'une aide immense au moment de notre mort, si une connexion est établie entre notre esprit et le sien. Le simple fait d'être en présence de Kalu pouvait établir cette connexion, et c'est pour cela que j'étais allé le voir. À mon retour, Treya commença à traverser une période durant laquelle elle essayait simplement de supporter son inconfort, qui lui faisait par moments subir une véritable agonie. Le gonflement dans son cerveau était presque insupportable, car non seulement il était douloureux, mais il mettait également ses émotions sens dessus dessous. Pourtant, elle refusa toute médication - tout analgésique, tout tranquillisant. Ce n'était qu'une nouvelle descente dans les montagnes russes. Elle voulait être claire d'esprit de façon à pouvoir être consciente, avec le témoin, et c'est ce qu'elle fit. Vicky et Kati vinrent nous rendre visite. Un soir, tard, Treya appela Vicky dans sa chambre, et durant une heure ou deux, elle lui décrivit, dans des termes de totale agonie, ce qui était en train de lui arriver -les sensations précises, l'exact ressenti de son expérience avec une tumeur cérébrale en train de détruire progressivement toutes ses fonctions normales, avec tous les détails sordides. Cela ébranla profondément Vicky; lorsqu'elle redescendit les escaliers, elle en tremblait encore. « Elle veut que je sache ce qui se passe, pour que je puisse mieux travailler avec d'autres patients traversant les mêmes épreuves. Elle vient de me donner une carte précise de tout le processus pour que je

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puisse l'utiliser avec d'autres, pour que je puisse avoir plus de compréhension et de compassion pour les épreuves qu'ils traversent, pour que je puisse mieux les aider. Je n'arrive pas à le croire. >> Treya pratiquait vipassana avec sa tumeur cérébrale, et décrivait son expérience à Vicky pour que celle-ct puisse l'utiliser pour la Communauté. Les séquelles de sa chirurgie combinées au gonflement continu des tumeurs dans ses poumons, son cerveau et son foie, imposaient à son corps un lourd tribut. Et pourtant, elle continuait à suivre son programme dans tous ses aspects et, oui, elle continuait à marcher plusieurs kilomètres par jour sur son marcheur. Nous continuions à augmenter ses doses d'oxygène; nous continuions à augmenter ses doses de Decadron. Nous ne pouvions pas nous rendre dans notre famille pour Noël ; alors celle-ci, quelques-uns à la fois, vinrent nous rendre visite durant les vacances. Avant de repartir, Rad et Sue mirent cette lettre dans ma main: Chers Treya et Ken, Votre histoire est une vraie histoire d'amour. Beaucoup de couples partagent des années heureuses parsemées de petites adversités, mais votre vie ensemble a débuté avec un problème majeur qui a presque toujours été avec vous. Votre affection et dévotion mutuelles sont véritablement remarquables, et semblent chaque jour devenir plus fortes, malgré les difficultés. Ken, sans toi Treya serait complètement perdue. Ta sollidtude, ton attention constante à l'égard de ses besoins, de ses douleurs (et de ses chiens ! ) est une source de réconfort permanent pour elle et pour nous. Nous n'aurions jamais pu trouver un meilleur beau-fils. Nous espérons que le cancer a été enrayé et que, chère Treya, tu vas bientôt te rétablir et retrouver la santé. Si quelqu'un mérite une complète guérison, c'est bien toi. Ton attitude, ton courage, sont une source incroyable d'inspiration pour nous tous qui avons été en contact avec toi, que cela soit physiquement ou par l'intermédiaire de tes lettres. À présent, nous pensons que tu vas bientôt reprendre ton travail avec la Communauté et toutes les autres organisations avec lesquelles tu es connectée et qui ont pour objectif de faire de ce monde une communauté où règnent plus de bonté et de compréhension. Pour toi, Ken, nous souhaitons que tu trouves bientôt le temps de te consacrer à nouveau à tes écrits et à tes recherches (que nous ne comprenons pas toutes !) pour offrir au monde ta compréhension du potentiel de l'esprit et de l'âme.

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Nous espérons que notre visite a pu aider un peu, et comme vous le savez, nous et toute la famille vous soutenons de tout cœur, et sommes prêts à interrompre tout ce que nous faisons si vous avez besoin de nous. Nous savons que cela va être un Noël différent cette année, mais cela va être un beau Noël- peut-être pas un grand rassemblement de toute la famille, mais le début du rétablissement de Treya. Treya, nous t'aimons en tant que personne, et en tant que fille. Ken, on ne peut pas imaginer un meilleur beau-fils, ni quelqu'un de plus dévoué à notre fille. Nous versons quelques larmes en écrivant cela, car nous vous aimons tous les deux très fort ; vous êtes toujours dans nos pensées. Nous prions pour que cela soit l'obscurité avant une nouvelle aube. Vous avez fait face à cette terrible maladie de façon héroïque, nous sommes tellement fiers de vous. Personne ne peut imaginer avoir une fille plus merveilleuse que toi, Treya. Et Ken, tu feras toujours partie de la famille. Noël sera différent sans vous, mais vous serez dans nos cœurs. Avec tout notre amour, Maman et Papa. Le jour du Nouvel An, nous étions seuls, en train de nous faire des câlins sur le canapé, lorsque Treya se tourna vers moi et dit : « Chéri, je crois qu'il est temps d'arrêter. Je ne veux plus continuer. Ce n'est pas tant que j'aie envie d'abandonner, mais, même si les enzymes font leur effet, elles ne vont pas aller assez vite. » Effectivement, l'effet du Decadron commençait à s'estomper, et malgré tous nos efforts pour ajuster les dosages, nous ne parvenions pas à le faire opérer de manière très satisfaisante. Son inconfort, son agonie, empiraient un peu chaque jour; et la situation était partie pour devenir encore bien plus pénible, même si les choses devaient s'améliorer. «Je t'aiderai jusqu'au bout, douceur. Dis-moi juste ce que tu veux, dis-moi ce dont tu as besoin. )) «Tu penses que j'ai la moindre chance? )) Je savais que Treya s'était déjà décidée, et comme à chaque fois que c'était arrivé, elle voulait que je la suive, sans discuter. « Ce n 'est pas bon, hein ? )) Nous sommes restés un long moment en silence. « Je dirais, donnons-nous une semaine de plus. Juste au cas où. Tu sais, la tumeur qu'ils ont extraite était composée à 90 % de tissus morts ; les enzymes font sans aucun doute leur effet; il y a encore une chance. Mais c'est à toi de décider. Dis-moi juste ce que tu veux, et on le fera. )) Elle me regarda droit dans les yeux. « OK, une semaine. Je peux faire ça. Encore une semaine. ))

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Treya était très claire, très lucide. Nous discutions de tout cela de façon pragmatique, presque détachée, distante, non pas parce que cela ne nous était égal, mais parce que nous avions traversé cela tant et tant de fois, que nous avions répété cette scène des centaines de fois dans nos têtes. Nous nous sommes levés et avons commencé à gravir l'escalier, et, pour la première fois, Treya n'a pas eu la force de monter les marches. Elle s'assit sur la première marche, posa son tuyau d'oxygène, et se mit à pleurer en silence. Je la pris dans mes bras, et commençai à monter avec elle. > À cet instant précis, tout ce que je dis fut : « OK, >> et je l'ai prise dans mes bras pour monter les escaliers. « Attends, chéri, je veux écrire quelque chose dans mon journal. >> Je lui ai apporté son journal, et un stylo, et elle écrivit de façon très claire : « Il faut de la grâce, oh oui, et du courage ! >> Elle me regarda. « Tu comprends ? >> « Je pense. >> Je fis une longue pause. Ce n'était pas nécessaire que je lui dise ce qui me venait à l'esprit; elle savait. «Allez, beauté. Laisse-moi porter ma douceur en haut de l'escalier. >>

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Le noble Goethe dit quelque chose de très beau : « Tout ce qui est mûr veut mourir. >> Treya était mûre, et elle voulait mourir. En contemplant ses derniers mots dans son journaL ce que je pensais, ce que je n'avais pas besoin de lui dire était : cela résume toute ta vie. La grâce et le courage. L'être et le faire. L'équanimité et la passion. L'abandon de soi et la volonté. L'acceptation totale et une féroce détermination. Ces deux facettes de son âme, ces deux facettes avec lesquelles elle avait lutté toute sa vie, les deux pôles qu'elle avait finalement réunis en un tout harmonieux - tel était le dernier message qu'elle voulait laisser. Je l'avais vue réunir ces deux facettes ; j'avais vu cette harmonie équilibrée infuser tous les aspects de sa vie ; j'avais vu cette équanimité passionnée définir son âme même. Elle avait accompli le but centraL essentieL primordiaL de sa vie; et cet accomplissement avait été brutalement mis à l'épreuve dans des circonstances qui auraient purement et simplement brisé un moindre degré de réalisation. Voilà ce qu'elle avait accompli ; elle était mûre de cette sagesse ; et maintenant elle voulait mourir. Je portai ma chère et tendre Treya en haut des escaliers pour la dernière fois.

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Pour une étoile radieuse

Étourdie, incertaine, hésitante, Les ailes encore humides, tordues, repliées, Encore façonnée Par les ténèbres et le changement La confusion, Encore intimement liée À la chrysalide déjà vide. L'air vadlle. Je tremble, Immobile dans cette matrice, Formée par le cocon qui, Je peux à présent le dire, Est désormais vide, creux, passé, Son travail accompli. Je dois maintenant bouger, Un pas après l'autre; tentative. Et attendre. Sentir l'air sécher cette forme nouvelle, Observer l'étoffe aux délicats motifs noirs, dorés, oranges, Se déplier, prête, Se déployer, ouverte,

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À mesure que l'air me prend, me soulève, et me surprend.

Je ne sais pas quoi faire, Et pourtant, Étourdie par l'instinct, Je me jette en avant, Prise par un courant invisible, Pique tête la première, Plane au-dessus des airs, Plonge dans l'abandon. Une chrysalide attend, vide, Séchée par le soleiL Entrave oubliée par la vie naguère servie. Un jour, peut-être, un enfant viendra, Et demandera à sa mère, (( Maman, quelle étrange créature a un jour vécu dans une maison si minuscule ? » (Treya, 1974) Ainsi commencèrent les quarante-huit heures les plus extraordinaires de notre vie. Treya avait décidé de mourir. Il n'y avait aucune raison médicale à ce qu'elle meure maintenant. Ses médecins pensaient que, grâce aux médicaments et à une assistance médicale modérée, elle pouvait encore vivre plusieurs mois, (( au moins » -certes à l'hôpital -puis, effectivement, mourir. Mais Treya avait pris sa décision. Elle n'allait pas mourir ainsi, dans un hôpitaL avec des tubes sortant de son corps, l'incessant goutte-à-goutte de morphine en intraveineuse, l'inévitable pneumonie, la lente suffocation - toutes ces images horribles qui m'avaient envahi à Drachenfels. Et j'avais cette impression étrange que, quelles qu'aient été ses autres motivations, elle voulait nous épargner à tous ce cauchemar. Elle allait tout simplement court-circuiter cela. (( Merci bien, mais je vais mourir en paix maintenant. 11 Quelles qu'aient été ses raisons, je savais qu'une fois que Treya avait pris sa décision, elle ne reviendrait pas en arrière. Je mis Treya au lit ce soir-là, et m'assis près d'elle. Elle était dans un état quasi extatique. (( Je pars, je ne peux pas y croire, je pars. Je

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suis tellement heureuse, tellement heureuse, tellement heureuse. >> Tel était le mantra de sa libération finale : « Je suis tellement heureuse, tellement heureuse ... >> Tout son visage s'illumina. Elle rayonnait. Et devant mes yeux, son corps se mit à changer. En l'espace d'une heure, elle sembla avoir perdu dnq kilos. C'était comme si son corps, conformément à sa volonté, commençait à rétrécir et à se retirer en lui-même. Elle commençait à fermer ses systèmes vitaux; elle commençait à mourir. En l'espace d'une heure, elle était devenue quelqu'un d'autre, elle était prête à mourir. Elle était très déterminée, et très heureuse. Sa réponse extatique était contagieuse, et je me mis à partager sa joie, à ma grande confusion. Puis, de façon assez abrupte, elle dit : « Mais je ne veux pas te laisser. Je t'aime tellement. Je ne peux pas te laisser. Je t'aime trop. >>Elle commença à pleurer, à sangloter et je me mis à pleurer et à sangloter à mon tour. J'avais l'impression de pleurer toutes les larmes de ces cinq dernières années, toutes les larmes que j'avais retenues pour être fort à ses côtés. Nous parlâmes longuement de notre amour l'un pour l'autre, un amour qui nous avait construit - ça peut sembler mièvre - un amour qui nous avait rendus plus forts, plus sages, meilleurs. Des années de développement personnel avaient culminé dans l'amour et le soin que nous nous étions portés, et maintenant, confrontés à la conclusion de tout cela, nous étions bouleversés. C'est difficile à décrire, mais ce fut le moment le plus tendre que j'aie jamais connu, avec la seule personne avec qui j'aurais jamais pu le vivre. « Chérie, si c'est le moment de partir, alors c'est le moment. Ne t'inquiète pas, je te retrouverai. Je t'ai retrouvé une fois, je te promets que je te trouverai à nouveau. Alors, si tu veux partir, ne t'inquiète pas. Pars. >> « Th promets que tu me retrouveras ? >> « Je te le promets. >> Je dois préciser que durant les deux dernières semaines, Treya avait une sorte d'obsession pour quelque chose que je lui avais dit sur la route de notre cérémonie de mariage, cinq ans plus tôt. Je lui avais murmuré à l'oreille : « Où étais-tu ? Je t'ai cherchée durant des vies et des vies. Finalement, je t'ai trouvée. J'ai dû terrasser des dragons pour te trouver, tu sais ? Et si quoi que ce soit devait arriver, je te trouverais à nouveau. >> Elle avait l'air profondément en paix. « Th me le promets ? >> (( Je te le promets. >> Je n'ai aucune idée consciente de pourquoi j'ai dit cela ; j'exprimais simplement, pour des raisons que j'ignore, ce que je ressentais par rapport à notre relation. Et c'est à cette conversation que Treya revint encore et encore durant les dernières semaines. Cela semblait lui

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donner un immense sentiment de sécurité. Tout allait bien tant que je gardais ma promesse. Et elle dit alors : > > > > > Cette nuit-là, je dormis sur une table d'acupuncture dans sa chambre. Je crois avoir rêvé d'un immense nuage irradiant une lumière blanche, qui planait au-dessus de la maison, une lumière semblable à la lumière de mille soleils sur une montagne couverte de neige. Je dis

J'appelai la famille. Je ne me souviens plus exactement de ce que j'ai dit, mais c'était quelque chose du genre, venez dès que vous pouvez. J'appelai Warren, l'ami cher de Treya qui l'avait aidé durant les derniers mois en lui offrant des séances d'acupuncture. Là encore, je ne sais plus trop ce que j'ai dit, mais le ton de ma voix disait «Tu es la raison pour laquelle je vis >>, dit -elle finalement, et ce n'était pas un commentaire sur moi. Là où elle voulait en venir était que nous nous donnions mutuellement la force d'avancer, et nous étions devenus, durant ces derniers mois extraordinaires, une source d'inspiration permanente l'un pour l'autre. Mon service continu à Treya l'inondait de sentiments de gratitude et de bienveillance, et l'amour qu 'elle me portait en retour commençait à saturer tout mon être. Je commençais à me sentir plein, comblé grâce à elle. C'était comme si nous générions

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l'un pour l'autre cette compassion éveillée que nous avions tous les deux étudiée pendant si longtemps. J'avais l'impression que des années de karma, peut-être même des vies, se consumaient grâce à ma réponse constante à ses besoins. Et par son amour et sa compassion pour moi, Treya commençait également à se sentir comblée, entière. Il n'y avait plus de zones creuses dans son âme, aucun recoin épargné par l'amour, plus une seule ombre dans son cœur. Je ne suis plus très sûr de ce que veut dire exactement le mot « éveil )). Je préfère penser en termes de « compréhension éveillée )), de « présence éveillée )) ou de « conscience éveillée )) . Je sais ce que ces choses-là veulent dire, et je pense être capable de les reconnaître. Et tout cela était immanquable chez Treya. Je ne dis pas simplement cela parce qu'elle est partie. C'est exactement ce que je commençais à ressentir durant ces derniers mois, lorsqu'elle répondait à la souffrance et à la mort avec une présence simple et pure, une présence qui éclipsa sa souffrance, une présence qui annonçait clairement qui elle était. J'ai vu une présence éveillée, on ne pouvait pas s'y tromper. Et ceux qui étaient à ses côtés durant ces quelques derniers mois virent la même chose. Je fis en sorte que le corps de Treya ne soit pas dérangé pendant vingt-quatre heures. Environ une heure après sa mort, nous sommes tous sortis de la chambre, principalement pour reprendre nos esprits. Comme Treya avait passé les dernières vingt-quatre heures relevée sur le dossier de son lit, sa bouche était restée ouverte pendant presque un jour. À cause du processus de rigidification, sa mâchoire inférieure demeurait fermement ouverte. Nous avons essayé de lui fermer la bouche avant de partir, en vain; elle était comme verrouillée. J'ai continué à lui murmurer certaines de ses phrases préférées, puis nous sommes tous sortis. Environ quarante-cinq minutes plus tard, nous sommes retournés dans sa chambre, pour y découvrir une vision surprenante : Treya avait fermé la bouche, et sur son visage à présent rayonnait un extraordinaire sourire, un sourire de pur contentement, de paix, d'accomplissement et de soulagement. Ce n'était pas non plus un « sourire du défunt )) - les lignes en étaient totalement différentes. Elle ressemblait tout à fait à une belle statue de Bouddha, et son sourire à un sourire de libération totale. Les traits qui avaient été profondément gravés sur son visage -les marques de douleur et d'épuisement- avaient complètement disparu. Son visage était lisse, pur, sans une ride, radieux, incandescant. C'était si évident que nous en avions tous le souffle coupé.

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Elle était pourtant bien là, souriante, radieuse, satisfaite. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire tout haut, en me penchant doucement au-dessus de son corps: « Treya, regarde-toi ! Treya, chérie, regarde ! >> Ce sourire de contentement et de soulagement demeura sur son visage durant les vingt-quatre heures où elle resta sur son lit. Son corps fut finalement déplacé, mais je pense que ce sourire est gravé dans son âme pour l'éternité. Tout le monde, ce soir-là, monta pour lui dire au revoir. Je restai jusqu'à trois heures du matin pour lui faire la lecture. J'ai lu ses passages préférés (Suzuki Roshi, Ramana Maharshi, Kalu, sainte Thérèse, saint Jean, Norbu, Trungpa, le Cours) ; je lui répétai sa prière chrétienne préférée ( « Abandonne-toi à Dieu. >>) ; je pratiquai pour elle son sadhana (sa pratique spirituelle) préféré (Chenrezi, le Bouddha de la compassion) ; et surtout, je lui lus les principales « instructions qui pointent du doigt >> issues du Livre des Morts. (Je les lui ai lues quaranteneuf fois. L'essence de ces instructions est, pour l'exprimer en termes chrétiens, que le moment de la mort est le moment où l'on se sépare de son corps physique et de son ego individuel, pour ne faire plus qu'un avec l'Esprit absolu, avec Dieu. Reconnaître la radiance et la luminosité qui apparaîssent naturellement au moment de la mort équivaut donc à reconnaître notre propre conscience en tant qu'éternellement éveillée à elle-même, à ne faire plus qu'un avec le Divin. Il suffit de répéter, encore et encore, ces instructions à la personne, en présumant, ce qui semble fort plausible, que l'âme de la personne peut encore nous entendre. Et c'est ce que je fis.) Peut-être que j'imagine cela, mais je jure qu'à la troisième lecture des instructions essentielles visant à reconnaître l'unité de notre âme et de Dieu, il y eut dans la pièce un claquement tout à fait audible. Je me suis même baissé comme pour esquiver un coup. J'eus le sentiment palpable et distinct, qu'à cet instant précis, à deux heures du matin, dans l'intense obscurité de cette nuit, elle venait de reconnaître directement sa vraie nature et de consumer instantanément son karma pour ne laisser que des cendres pures. Autrement dit, elle reconnut, en entendant les instructions, la grande libération, l'éveil qui avait toujours été sien. Elle s'était dissoute, proprement, dans l'espace tout entier, fondue dans l'univers, exactement comme lorsqu'elle avait treize ans, exactement comme durant ses méditations, exactement comme elle l'avait espéré pour le moment de sa mort. Je ne sais pas, peut-être que j'imagine tout cela. Mais connaissant Treya, peut-être pas.

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Quelques mois plus tard, je lisais un texte de dzogchen hautement révéré décrivant les différentes étapes du processus de la mort. Il faisait mention de deux signes physiques qui indiquent que la personne a reconnu sa vraie nature, et est devenue « un » avec l'Esprit lumineux -qu'elle s'est dissoute proprement dans l'espace tout entier. Les deux signes? Si vous demeurez dans le Fondement Lumineux, Un signe de cela sera un teint pur. .. Et il est enseigné également que votre bouche sourira. Je restai dans la chambre de Treya cette nuit-là. Lorsque je finis par m'endormir, je fis un rêve. Mais ce n'était pas un rêve, plutôt une simple image: une goutte de pluie tombait dans l'océan, devenant ainsi « une » avec le tout. J'ai d'abord pensé que cela signifiait que Treya avait connu l'éveiL qu'elle était la goutte devenue « une » avec l'océan de l'éveil. C'était cohérent. Et puis, j'ai réalisé que c'était plus profond que cela: j'étais la goutte, et Treya l'océan. Elle ne venait pas d'être libérée- elle l'était déjà. En fait, c'était moi qui venais d'être libéré, par la simple vertu de l'avoir servie. Et tout devint clair : c'était précisément pour cela qu'elle m'avait fait promettre de façon si insistante que je la retrouverais. Ce n'était pas qu'elle avait besoin que je la retrouve ; c'était plutôt que, grâce à ma promesse, elle pourrait, elle, me retrouver, et m'aider, encore et encore, et encore. J'avais tout compris à l'envers :je pensais que ma promesse était une façon de l'aider, alors qu'en fait, c'est elle qui allait me retrouver et m'aider encore et toujours, quel que soit le temps qu'il me faudrait pour m'éveiller, pour reconnaître, pour réaliser l'Esprit qu'elle était venue annoncer si clairement. Et pas simplement moi : Treya était venue pour tous ses amis, pour sa famille, et particulièrement pour celles et ceux frappés par de terribles maladies. Pour tous ceux-là, Treya était présente. Vingt-quatre heures plus tard, j'embrassai son front, et nous sommes tous venus lui dire adieu. Treya, toujours souriante, fut emportée pour être incinérée. Mais « adieu )) n'est pas le mot juste. Il conviendrait mieux de dire « au revoir», ou « aloha » (adieu/bonjour) . Rick Fields, un bon ami à Treya et moi, écrivit un poème très simple lorsqu'il apprit sa mort. D'une certaine façon, ce poème résume tout :

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D'abord nous ne sommes pas là Et puis nous sommes là Et puis nous n'y sommes plus Th as jeté ton regard Dans nos allées et venues Face à face Plus longtemps qu'aucun de nous Avec plus de courage et de grâce Que je n'en ai jamais vu Et tu as souri Tout le long. Ce n'est pas une hyperbole, plutôt un constat : je n'ai rencontré personne qui, connaissant Treya, ne se soit pas dit qu'elle avait plus d'intégrité et d'honnêteté que toute autre personne à sa connaissance. L'intégrité de Treya était absolue, irrécusable, même dans les pires drconstances, et éblouissante pour toute personne qui venait à la rencontrer. Je ne pense pas qu'aucun de nous puisse à nouveau rencontrer Treya. Je ne crois que cela marche ainsi. C'est bien trop concret et littéral. Par contre, je suis profondément convaincu qu'à chaque fois que quelqu'un (vous, moi, n'importe qui) agit avec intégrité, honnêteté, force, compassion, à chaque fois que nous faisons cela, maintenant et pour toujours, nous rencontrons à nouveau, immanquablement, l'esprit et l'âme de Treya. Ainsi ma promesse à Treya - la seule promesse qu'elle m'ait fait répété encore et encore- mon serment de la retrouver quoi qu'il arrive, voulait en vérité dire que je promettais de trouver mon propre cœur éveillé. Et je sais que, durant ces six derniers mois, c'est ce que je fis. Je sais que j'ai trouvé la grotte de l'éveil, où je me suis marié, par sa grâce, et où je suis mort, par sa grâce. Tel était le changement en moi que Treya avait remarqué et au sujet duquel elle ne cessait de se demander: >Je fis ma demande ce soir-là, et elle répondit simplement: > Ce genre de lettres. Après la cérémonie, nous avons tous regardé la vidéo de Treya lors de son discours à Windstar. Et là, une image me traversa l'esprit, l'image la plus pénible qui me sera jamais donnée de voir, une image que je n'oublierai jamais : lorsque Windstar nous envoya cette vidéo pour la première fois, je la visionnai avec Treya. Elle était assise là, sur sa chaise, trop fatiguée pour bouger, reliée à son oxygène, en grande peine. Sur la vidéo, elle parlait de façon tellement directe et forte, c'était il y avait à peine quelques mois. Elle y disait, de sa voix claire : > Le discours qui avait tiré des sanglots aux hommes dans l'assemblée, et qui avait enflammé des applaudissements de joie. Je regardai Treya. Je regardai la vidéo. Je vis ces deux images, côte à côte, dans mon esprit. La Treya forte, et puis la Treya percluse, écrasée par cette cruelle maladie. Et alors elle me demanda, au travers de sa grande douleur: