Goodbye mister socialism
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diale, dont nous avons déjà vu ce qu'elle a coûté au peuple russe ; enfin, les années 1956-1957, et après cela, c'est fini, l'étau se referme. À ce moment-là, les Soviétiques commettent toutes les erreurs possibles : ils tentent d'assujettir la Chine de manière impérialiste, ils font les mêmes bêtises que n'importe quelle autre classe dirigeante, fermée et autoritaire - prérévolutionnaire, pour ainsi dire. Et ce justement au moment où s'était construite une base populaire qui commençait à exercer une forte pression dans le pays pour accéder à la liberté et au développement. Quelle drôle de chose, ce Parti communiste soviétique ! Parfois il paraissait n'être qu'une énorme machine administrative. C'est comme si l'on utilisait le terme de « parti » pour désigner l'ensemble de l'État italien. Dans ce type de machines administratives, toutes les contradictions sont entièrement internes, comme c'est le cas, aujourd'hui, en Chine. Que faire ? Élargir les mailles du filet ? Tu comprends bien que lorsqu'on raisonne à partir des notions arendtiennes de liberté sociale et de liberté politique, cellesci apparaissent pour ce qu'elles sont : des concepts vides et abstraits. Les choses n'y correspondent pas. En Russie, à l'époque, la liberté c'était autre chose, c'était manger, bien sûr, et pouvoir s'exprimer, c'était produire, se reproduire et puis tenter de ne pas mourir, c'étaient des choses concrètes. La liberté sociale et politique, c'est avant tout avoir la puissance de faire face à des conditions d'oppression matérielle, de misère et de mort. Et l'emporter concrètement, tous pour un et un pour tous. Une liberté qui donne à la fois du pain et la paix : voilà ce que les Russes n'avaient pas. Pourront-ils jamais l'obtenir ? 25

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R.V.S. : Mais il y a aussi l'élément nationaliste. Dans la première Constitution de l'URSS, les différentes nationalités avaient une légitimité politique. Je pense aux nationalités asiatiques et aux identités musulmanes, réunies par la conférence de Bakou dans les années vingt. Dans les décennies successives, en revanche, il y a eu une explosion des nationalismes. Quel rôle ce phénomène a-t-iljoué ? A.N. : Ils étaient tous communistes, même les nationalités musulmanes étaient incluses dans ce projet. Une classe dirigeante « communiste » n'appartient plus à aucune nationalité. Le projet communiste soviétique était internationaliste : il est mis à mal pendant la guerre, pour des raisons d'ordre défensif; on admet à nouveau dans le débat politique la grande nation russe et les nationalités à condition qu'elles produisent les soldats et les biens nécessaires à la guerre. Le film d'Eisenstein, Ivan le Terrible, symbolise parfaitement cette idée... Il en va de même pour les religions... Staline et le Parti communiste lancent le mot d'ordre de l'unification de la nation, y compris avec les koulaks, malgré la répression des années trente, et même avec les musulmans... Sur le mode d u : «on remet les règlements de comptes à plus tard, pour l'instant il faut défendre le pays »... R.V.S. : Mais cette contradiction entre le cosmopolitisme et le nationalisme... A.N. : Les concepts historiques ne m'intéressent q u e si on les replace dans une structure et une situation déterminée. Si je dois analyser un épisode historique, je dois reconnaître la réalité de manière objective. À un niveau élé26

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mentaire, la démarche historique ressemble à l'étude de la vie d'un insecte. Or, si l'on peut dire que, dans cette histoire, il y a eu des positions contradictoires, on ne peut malgré tout pas soutenir que certaines de ces positions étaient justes et les autres erronées. Parce que, concernant des faits historiques, il n'y a pas de juste ni d'erroné qui tienne... Les choses se produisent, tout simplement. Le problème consiste donc à faire en sorte que d'autres choses se produisent (ce qui n'est pas très différent d'un « fairel'histoire »), ou du moins à montrer que d'autres choses avaient la puissance d'advenir. Pour prendre un exemple : j'étudie la modernité, et je l'étudié d'un point de vue philosophique, car c'est mon métier. Je définis normalement une ligne de pensée que j'appelle transcendantaliste ou transcendantale, qui va de Descartes à Rousseau et à Hegel, et, de l'autre côté, une école matérialiste et immanentiste extrêmement puissante, qui va de Machiavel à Spinoza et à Marx. Il est clair que ma préférence va à cette seconde ligne interprétative. J estime que, derrière ce courant, il y a eu une série de comportements historiques, politiques et subversifs extrêmement importants : la genèse même du mouvement ouvrier par exemple, l'histoire des Lumières, de la pensée des Lumières la plus radicale. En même temps, il faut également dire que ce type de lecture a été vaincu par le transcendantalisme : c'est cela faire de l'histoire. Après quoi, je tente de récupérer à mon tour cette ligne, mais à l'intérieur d'un contexte historique totalement différent, sans diaboliser personne. À mes yeux, certains avaient raison, d'autres tort, et il en va de même si l'on 27

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considère l'histoire du socialisme, et celle du socialisme réel en particulier. Un socialisme réel qui n'est cependant pas un monstre : c'est un produit de nos forces mais surtout de nos faiblesses et de notre capacité à nous faire du mal. Cela a sans doute été un échec, mais un échec tout à fait particulier. R.V.S. : Ça ne rime évidemment à rien de faire de L'histoirefiction, mais que se serait-il passé si le socialisme l'avait emporté en Allemagne, c'est-à-dire dans le pays qui était à l'époque le plus industrialisé ? A.N. : Selon moi, cela aurait même pu être pire encore. Ce n'est pas le fait d'être le pays le plus industrialisé qui offre des garanties du point de vue du modèle de socialisme mis en place. Imagine un instant ce que les Allemands en auraient fait ! C'est comme lorsqu'on dit que les États-Unis sont aujourd'hui le seul pays où l'on puisse en réalité faire la révolution. Imaginons un instant de vivre dans le futur, dans un monde où l'on aurait précisément fait la révolution aux États-Unis, dans la première moitié du XXIe siècle : crois-tu que la situation serait meilleure que celle que l'on a connue par le passé en Union soviétique ? Oui et non. O n ne peut jamais rien prédire. L'histoire est folle et la révolution l'emporte par à-coups, par ruptures, par la transformation des consciences et par la libération des singularités. Aujourd'hui, nous avons à nouveau une bonne occasion de libération des singularités avec l'expansion sociale de nouvelles formes de communication coopérative et réticulaire... C'est justement ce que les partis, ceux de gauche en particulier, ne comprennent pas, parce qu'ils restent liés au 28

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vieux schéma centralisé et souverain de la décision. Ce qui ne veut pas dire que le socialisme, c'est aujourd'hui « les soviets plus Internet ». Tout ce que je veux dire par là, c'est que, à mes yeux, les inventeurs des nouveaux modes de vie communicationnels sont bien plus socialistes que capitalistes, bien plus liés à une idée de solidarité qu'à celle du profit. R.V.S. : Permets-moi cependant de te poser une autre question « absurde ». Que se serait-il passé si le socialisme était apparu à l'époque de l'ordinateur, s'il avait vu le jour non pas avant mais après l'époque de l'informatique ? Parce que, au fond, l'une des difficultés que le socialisme a rencontrées, c'est aussi celle de la communication, celle d'une gestion trop bureaucratique des besoins. Le support informatique aurait permis une gestion plus souple et aurait peut-être contribué à alléger la structure bureaucratique du parti sans que l'on soit contraint de passer nécessairement par une structure de commandement centralisée... A.N. : C'est une question fondamentale que tous les réformistes se sont posée en Union soviétique, puis en Tchécoslovaquie et dans l'ensemble des pays de l'Est : le problème de l'accélération du système. C'est un problème qui devient d'ailleurs obsédant dans les années cinquante et soixante. Le fait est qu'à partir d'un certain moment la consolidation du socialisme l'a emporté sur le processus révolutionnaire, retenant et bloquant ainsi ce mouvement social et politique en germe qui était né de la lutte contre le pouvoir et contre l'exploitation. En se consolidant, le socialisme a atteint des résultats très importants : il a montré 29

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tout d'abord qu'il était possible, et, en second lieu, il a également imposé une mutation radicale à l'économie bourgeoise (le New Deal capitaliste, dont nous parlerons plus loin). Mais cette consolidation implique également une trahison - la corruption à la place de la génération, la bureaucratisation du pouvoir à la place de sa libération constituante. Accélérer le système représente alors une hypothèse de réouverture de la lutte des classes au sein du processus révolutionnaire, une réaffirmation de sa d i m e n sion constituante. La révolution continue. R.V.S. : D'un point de vue historiographique, les révisionnistes, de Nolte à Furet, ont donc raison de considérer le fascisme puis le nazisme comme une réponse au cycle de luttes révolutionnaires qui a suivi la Première Guerre mondiale et de relire l'histoire à partir de 1917 comme celle d'une longue guerre civile de classes. A.N. : Bien sûr, c'est ce que j'écris également. Je suis d'accord pour considérer l'après-1917 comme une période de longue guerre civile de classes. Dans ce contexte, la question de la liberté est beaucoup moins importante q u e celle de la manière dont on gère le développement. T a n d i s que, dans le socialisme, ce décalage entre la liberté et le développement devient à un certain moment intolérable, dans le système capitaliste le problème est en partie résolu par le New Deal américain. Si Furet et Nolte avaient considéré les choses dans cette perspective, c'est-à-dire en fonction du décalage entre liberté et développement, ils nous auraient probablement épargné leurs boulettes empoisonnées à la sauce métaphysico-capitaliste ! 30

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R.V.S. : Si l'on reprend la définition du « court XXe siècle » \ nous sommes entrés dans un nouveau siècle depids 89. Est-ce unepériodisation satisfaisante ? A.N. : Elle est à mes yeux tout à fait acceptable. Le XXe siècle se termine après 68. Il commence en 17 et se clôt, si l'on veut, en 89. Mais, pour moi, il s'achève en 68. Parce que c'est en 68 que nous avons commencé à penser à la possibilité de produire en même temps de la richesse et de la liberté. Les pays socialistes y sont parvenus eux aussi, en 1989, mais ils étaient tellement sonnés par le retentissement de ce tournant historique qu'ils sont immédiatement devenus des adeptes inconditionnels du capitalisme. R.V.S. : Nous avons ainsi défini un siècle encore plus bref que ne le fait Hobsbawm dans son analyse. Mais les nouvelles générations peuvent-elles encore de nos jours utiliser le terne de « socialisme » dans la phase historique qui est la nôtre ? C'est un mot qui semble aujourd'hui discrédité, pas seulement dans l'usage qu 'en faisait le parti, même si celui-ci était effectivement réducteur au regard des concepts importants sur lesquels nous sommes en train de réfléchir. C'est le terme de « socialisme » en tant que tel qui a sombré dans le discrédit, et avec lui l'idéal socialiste, la gestion collective des moyens de production visant à la libération individuelle et collective afin d'édifier une terre où, pour reprendre un passage célèbre de l'Exode, couleraient spontanément le lait et le miel. Le terme de « socialisme » a-t-il encore une place dans l'univers politique ? 1. Voir Eric J. Hobsbawm, L'Âge des extrêmes. Histoire du XX'siècle, Bruxelles, Complexe, 1999 [N.d.T.]. 3i

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A.N. : C'est un mot qui a eu une énorme importance dans l'histoire du monde. Il est donc on ne peut plus probable que ce terme parvienne encore à vivoter (comme cela a été le cas en France pour les survivants du bonapartisme) aux marges de l'idéologie courante. Pour le reste, tout dépend de la possibilité de trouver ou non un bon « éditeur ». Mais il est insensé de croire qu'une gestion correcte et égalitaire du capital est possible. Le capital ne peut pas survivre sans exploitation. Les prêtres et les socialistes ont toujours cru qu'il pouvait y avoir une juste mesure de l'exploitation. Mais non, ce n'est pas vrai. Il n'y a de place ni pour un rapport correct entre le développement et le commandement, ni pour un capitalisme « équitable et durable ». C'est le concept même de verticalisation capitaliste du pouvoir qui est entré en crise, au-delà des formes, des mesures et des figures concrètes dans lesquelles il se développe. Le problème consiste alors plutôt à se demander si l'on peut aujourd'hui utiliser le mot « communisme » - le communisme étant entendu comme la transformation radicale des sujets mis au travail et comme la constitution d'un nouveau temps historique, de construction du « commun », comme capacité commune à produire et à reproduire le social dans la liberté. Tandis que le socialisme relève de la dialectique et de la mauvaise mémoire, le communisme est non seulement un optimisme de la raison, mais une véritable désutopie. Si l'utopie a le regard fixé sur un idéal hors du monde, la désutopie est un désir fort qui est interne aux puissances du mode de production actuel, donc dans notre horizon réel. Ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, le mot « communisme » est en train de se reconstruire peu à peu. Cela peut faire penser par ana32

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logie au passage des débuts de l'Église, ponctués par le martyre et les défaites, à la période de la patristique. Du point de vue théorique, une énorme quantité de pensée et de développement théorique convergent actuellement autour d'une définition du communisme qui serait à la fois la seule alternative au postmodernisme et le point de départ d'un cycle de civilisation nouveau et important. R.V.S. : Mais, dans le cas que tu cites, la situation semble inversée : l'Église s'affirme au moment où elle se transforme en État. Dans le cas du socialisme, en revanche, l'Église est déjà devenue un État. A.N. : Oui, mais le communisme n'est pas le christianisme. Après une première période extrêmement confuse où le christianisme ne faisait référence à aucune forme institutionnelle, à un moment donné se forment une théorie et une politique visant l'accession au pouvoir. Ce moment historique s'accomplit sur deux ou trois siècles, du IIIe au Ve siècle. C'est la phase c o n s t a n t i n i e n n e , dont l'Église ne s'est jamais libérée. Mais nous ne nous trouvons pas dans cette situation, bien au contraire. Nous nous sommes débarrassés de notre Constantin, à savoir du stalinisme et du goût du pouvoir. Les communistes, aujourd'hui, sont seuls et puissants. Actuellement, même sur le plan théorique, une espèce de koinè assez vaste est en train de voir le jour qui embrasse des champs culturels très variés, par exemple les études postcoloniales, certains courants féministes, les cultures informatiques de base, etc. C'est un phénomène énorme, qui porte en lui-même l'idée d'un communisme et d'un égalitarisme radical qui 33

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n'est pas facilement qualifiable (il ne s'agit pas par exemple d'anarcho-individualisme). Il y a une sorte de syncrétisme profond - comme dans le rapport entre les singularités et l'institution - , l'absence de toute forme de « défiance » particulière à l'égard de l'institution et une utilisation stratégique des mécanismes administratifs... Il y a aussi un laïcisme total, le renversement de l'ordre du c o m m a n d e ment et, partant, l'affirmation que toute décision vient toujours d'en bas. Nous nous trouvons donc face à une tentative de dépassement des formes les plus raffinées de la représentation bourgeoise qui ont, depuis toujours, été imposées d'en haut. Autre caractéristique du phénomène : son é g a l i t a r i s m e radical, qui se manifeste de façon toujours plus évidente et qui part d'en bas - à travers l'exigence de droits pour les immigrés ou celle d'un revenu de citoyenneté prenant en compte la précarité, et la revendication de l'ouverture des frontières. Il y a enfin un cosmopolitisme implicite. Ce sont des choses qui sont au fondement d'une sorte de nouvelle pensée des Lumières. Une pensée biopolitique des Lumières qui traverse toutes les zones de l'existence et qui est l'expression d'un nouveau concept de raison. Aujourd'hui, toutes les personnes qui réfléchissent ensemble cherchent à définir, ou plutôt à résoudre, ces problèmes. II ne s'agit plus d'un dépassement interne à l'ordre capitaliste, d o n t il ne serait que l'instrument, mais d'un passage, d'une transition solidaire et concrète dans une perspective biopolitique. Par solidaire, j'entends l'articulation de subjectivités au sein du commun. Voilà le nouvel égalitarisme, qui n'a rien d'organique ni d'indistinct, et qui n'a rien n o n plus 34

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Socia/ism

d'une machine à aplatir les différences, mais qui est au contraire ouvert aux singularités qui vivent et produisent à l'intérieur de ce réseau commun. Être égaux, c'est avoir des possibilités et des capacités égales d'insertion dans l'ensemble des activités de la multitude. La production et la liberté naissent en réseau. Le réseau est toujours un réseau de singularités, à la fois expression et production de différences : c'est peut-être cela, la religion du temps à venir. R.V.S. : Revenons à notre question de départ. Le totalitarisme est une catégorie que Hannah Arendt a élaborée dans les années cinquante pour décrire de manière « adéquate » le régime soviétique. Mais, en réalité, il s'agissait d'une élaboration théorique profondément liée à la campagtîe idéologique qui était alors en cours, en plein climat de guerre froide. A.N. : En effet, ces idées à la Hannah Arendt circulaient déjà dans les années cinquante, dès l'époque où j étais a l'université de Padoue l'assistant d'un professeur qui avait milité dans Giustizia e Libertà '. O r le concept de totalitarisme est absolument idéologique. Non pas parce que la dictature et l'aspiration du pouvoir à subsumer la société tout entière sous son contrôle n'ont pas existé, ni parce qu'elles ont manqué d'efficacité, mais parce que, dans le concept de totalitarisme, la résistance et la différence disparaissent, c'est-à-dire l'élément éthique et épistémologique, cognitif et politique. Quand une catégorie 1. Mouvement antifasciste fondé à Paris en 1929, d'inspiration à la fois libérale et socialiste, qui se distinguera non seulement dans l'activité clandestine mais aussi par son effort d'analyse théorique du phénomène fasciste et qui comptera dans ses rangs Carlo Rosselli, assassiné à Paris en 1937 [N.d. T.}. 35

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A.N. : C'est un mot qui a eu une énorme importance dans l'histoire du monde. Il est donc on ne peut plus probable que ce terme parvienne encore à vivoter (comme cela a été le cas en France pour les survivants du bonapartisme) aux marges de l'idéologie courante. Pour le reste, tout dépend de la possibilité de trouver ou non un bon « éditeur ». Mais il est insensé de croire qu'une gestion correcte et égalitaire du capital est possible. Le capital ne peut pas survivre sans exploitation. Les prêtres et les socialistes ont toujours cru qu'il pouvait y avoir une juste mesure de l'exploitation. Mais non, ce n'est pas vrai. Il n'y a de place ni pour un rapport correct entre le développement et le commandement, ni pour un capitalisme « équitable et durable ». C'est le concept même de verticalisation capitaliste du pouvoir qui est entré en crise, au-delà des formes, des mesures et des figures concrètes dans lesquelles il se développe. Le problème consiste alors plutôt à se demander si l'on peut a u j o u r d ' h u i utiliser le mot «communisme» - le communisme étant entendu comme la transformation radicale des sujets mis au travail et comme la constitution d'un nouveau temps historique, de construction du « commun », comme capacité commune à produire et à reproduire le social dans la liberté. Tandis que le socialisme relève de la dialectique et de la m a u vaise mémoire, le communisme est non seulement un optimisme de la raison, mais une véritable désutopie. Si l'utopie a le regard fixé sur un idéal hors du monde, la désutopie est u n désir fort qui est interne aux puissances du mode de production actuel, donc dans notre horizon réel. Ce n'est pas u n hasard si, aujourd'hui, le mot « communisme » est en train de se reconstruire peu à peu. Cela peut faire penser par ana32

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logie au passage des débuts de l'Église, ponctués par le martyre et les défaites, à la période de la patristique. Du point de vue théorique, une énorme quantité de pensée et de développement théorique convergent actuellement autour d'une définition du communisme qui serait à la fois la seule alternative au postmodernisme et le point de départ d'un cycle de civilisation nouveau et important. R.V.S. : Mais, dans le cas que tu cites, la situation semble inversée : l'Église s'affirme au moment où elle se transforme en État. Dans le cas du socialisme, en revanche, l'Église est déjà devenue un État. A.N. : Oui, mais le communisme n'est pas le christianisme. Après une première période extrêmement confuse où le christianisme ne faisait référence à aucune forme institutionnelle, à un moment donné se forment une diéorie et une politique visant l'accession au pouvoir. Ce moment historique s'accomplit sur deux ou trois siècles, du IIIe au Ve siècle. C'est la phase constantinienne, dont l'Église ne s'est jamais libérée. Mais nous ne nous trouvons pas dans cette situation, bien au contraire. Nous nous sommes débarrassés de notre Constantin, à savoir du stalinisme et du goût du pouvoir. Les communistes, aujourd'hui, sont seuls et puissants. Actuellement, même sur le plan théorique, une espèce de koinè assez vaste est en train de voir le jour qui embrasse des champs culturels très variés, par exemple les études postcoloniales, certains courants féministes, les cultures informatiques de base, etc. C'est un phénomène énorme, qui porte en lui-même l'idée d'un communisme et d'un égalitarisme radical qui 33

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n'est pas facilement qualifiable (il ne s'agit pas par exemple d'anarcho-individualisme). Il y a une sorte de syncrétisme profond - comme dans le rapport entre les singularités et l'institution - , l'absence de toute forme de « défiance » particulière à l'égard de l'institution et une utilisation stratégique des mécanismes administratifs... Il y a aussi un laïcisme total, le renversement de l'ordre du c o m m a n d e ment et, partant, l'affirmation que toute décision vient toujours d'en bas. Nous nous trouvons donc face à une tentative de dépassement des formes les plus raffinées de la représentation bourgeoise qui ont, depuis toujours, été imposées d'en haut. Autre caractéristique du phénomène : son égalitarisme radical, qui se manifeste de façon toujours plus évidente et qui part d'en bas - à travers l'exigence de droits p o u r les immigrés ou celle d'un revenu de citoyenneté prenant en compte la précarité, et la revendication de l'ouverture des frontières. Il y a enfin un cosmopolitisme implicite. Ce sont des choses qui sont au fondement d ' u n e sorte de nouvelle pensée des Lumières. Une pensée biopolitique des Lumières qui traverse toutes les zones de l'existence et qui est l'expression d'un nouveau concept de raison. A u j o u r d ' h u i , toutes les personnes qui réfléchissent ensemble cherchent à définir, ou plutôt à résoudre, ces problèmes. Il ne s'agit plus d'un dépassement interne à l'ordre capitaliste, d o n t il ne serait que l'instrument, mais d'un passage, d ' u n e transition solidaire et concrète dans une perspective biopolitique. Par solidaire, j'entends l'articulation de subjectivités au sein du commun. Voilà le nouvel égalitarisme, qui n'a rien d'organique ni d'indistinct, et qui n'a rien n o n plus 34

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d'une machine à aplatir les différences, mais qui est au contraire ouvert aux singularités qui vivent et produisent à l'intérieur de ce réseau commun. Être égaux, c'est avoir des possibilités et des capacités égales d'insertion dans l'ensemble des activités de la multitude. La production et la liberté naissent en réseau. Le réseau est toujours un réseau de singularités, à la fois expression et production de différences : c'est peut-être cela, la religion du temps à venir. R.V.S. : Revenons à notre question de départ. Le totalitarisme est une catégorie que Hannah Arendt a élaborée dans les années cinquante pour décrire de manière « adéquate » le régime soviétique. Mais, en réalité, il s'agissait d'une élaboration théorique profondément liée à la campagne idéologique qui était alors en cours, en plein climat de guerre foide. A.N. : En effet, ces idées à la Hannah Arendt circulaient déjà dans les années cinquante, dès l'époque où j étais a l'université de Padoue l'assistant d'un professeur qui avait milité dans Giustizia e Libertà O r le concept de totalitarisme est absolument idéologique. Non pas parce que la dictature et l'aspiration du pouvoir à subsumer la société tout entière sous son contrôle n'ont pas existé, ni parce qu'elles ont manqué d'efficacité, mais parce que, dans le concept de totalitarisme, la résistance et la différence disparaissent, c'est-à-dire l'élément éthique et épistémologique, cognitif et politique. Quand une catégorie 1. Mouvement antifasciste fondé à Paris en 1929, d'inspiration à la fois libérale et socialiste, qui se distinguera non seulement dans l'activité clandestine mais aussi par son effort d'analyse théorique du phénomène fasciste et qui comptera dans ses rangs Carlo Rosselli, assassiné à Paris en 1937 [N.d. T.}. 35

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produit des effets pareils, mieux vaut l'abandonner. Si u n e catégorie décrit les choses sans permettre d'opérer des différences, c'est qu'elle est elle-même totalitaire. Et quand Arendt en vient à accorder plus d ' i m p o r t a n c e à la révolution américaine qu'à la Révolution française, sous prétexte que la révolution américaine aurait organisé les rapports entre les forces sociales en termes politiques - et par conséquent la pratique d'un espace politique d é m o cratique - , alors que la Révolution française se serait, au contraire, bercée de l'illusion de pouvoir organiser des rapports sociaux en eux-mêmes inorganisables, relançant ainsi des processus subversifs incontrôlables, alors là les bras m'en tombent. Premièrement, il n'est pas vrai que les pères fondateurs aient fait la révolution américaine dans le seul intérêt d'organiser le « dialogue politique », c o n t r a i r e m e n t à ce que raconte Arendt ; deuxièmement, il est a b s o l u m e n t faux de prétendre que les Français et les Russes n'avaient pas d'intérêts politiques spécifiques (ni de volontés constitutionnelles déterminées) parce qu'ils étaient t o t a l e m e n t liés à l'intérêt social dans sa brutalité et dans sa m é d i a t i o n immédiate. Les révolutions française et russe o n t a u t a n t , si ce n'est plus que la révolution américaine, p r o m u la liberté et lutté contre l'oppression et à la mort. Au fondement de la thèse d'Arendt, il y a l'idée qu'il y aurait, d'un côté, une grande révolution ayant présidé à l'invention de l'espace politique, et, de l'autre, u n e petite révolution, la Révolution française, ayant en réalité laissé libre cours à des intérêts corporatistes et à la volonté égoïste des acteurs sociaux qui voulaient s'approprier la richesse des autres. Tout cela semble si contradictoire, voire carica36

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tural, qu'on finit par penser qu'Arendt était bien peu résistante aux pressions du milieu dans lequel elle travaillait. Tandis que ses analyses sur Rosa Luxemburg ou sur la révolution hongroise de 1956, par exemple, étaient extrêmement intéressantes et intelligentes, ses livres antitotalitaires ne sont sûrement pas du même niveau. Tout ce qu'elle dit sur la théorie de l'action, l'éthique, les catégories kantiennes est très bon, mais ses autres travaux sont, en général, fortement marqués par le climat de guerre froide. C'est une analyse que je fais systématiquement dans les cours que je donne en France, un pays où dire du mal d'Arendt tient depuis toujours un peu du blasphème. Bref, il me semble que des catégories comme celles du socialisme, du stalinisme, du fascisme ou du totalitarisme sont beaucoup trop vagues pour ajouter quelque chose à la connaissance que nous avons de la réalité historique. Il serait, en revanche, beaucoup plus intéressant de penser que la lutte entre les pauvres et les riches, entre les prolétaires et les capitalistes, doit davantage qualifier et remplir ces concepts. Ce que faisait Machiavel. R.V.S. : Il y a une autre discipline qui a été élaborée dans les années cinquante, et dont l'émergence a peut-être le même contexte que l'analyse du totalitarisme menée par Hannah Arendt : la cybernétique. En réalité, dans les années cinquante, face à l'hypothèse explicative de type économique et déterministe propre au marxisme, l'invention de la cybernétique proposait un paradigme idéologique où l'explication des événements avait un fonctionnement de type circulaire et complexe. 37

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A.N. : Cela vaut peut-être la peine d'ironiser sur ce type d'opposition à l'économisme et au déterminisme prétendument « marxistes ». En effet, dès les années vingt, les matérialistes soviétiques avaient anticipé l'apparition de la cybernétique, avec la mise au point de ces grandes expériences cybernétiques qui devaient leur permettre de lancer le Spoutnik dans les années cinquante et de prendre de vitesse les Américains. Sans une base théorique de ce type, ces événements n'auraient pas été imaginables. Mais le gros du matérialisme russe et soviétique est allé bien audelà de tout cela. C'est un matérialisme créatif, où l'on peut avoir l'heureuse surprise de tomber sur un Vigotsky qui anticipe Foucault, ou sur un Bakhtine qui anticipe Deleuze... Si je dis cela, ce n'est pas pour nier la fortune qu'ont connue en Russie les manuels engelsiens de Boukharine et la paranoïa jdanovienne ou le pire « Diamat » 1. Mais allons-y doucement. Ce qu'il importe de souligner dans toute analyse historique, ce n'est pas l'intensité ou la folie de la domination, mais la force des résistances. R.V.S. : Une dernière question sur le socialisme. Tu disais que, en Union soviétique et dans les pays de l'Est, il y avait eu une correspondance entre le parti et le peuple, entre le parti et les gens, et que la machine du parti, en tant qu 'appareil d'État, avait des ramifications à l'intérieur du corps social. Une explication qui permet de comprendre pourquoi l'on n'a pas tiré en 1989. Y a-t-il une distance entre cette réalité-là et les partis communistes occidentaux, ou plus largement les partis qui se 1. Pour « matérialisme dialectique » [N.d. T.], 38

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réclamaient de l'idéal, socialiste en Occident ? Voici ma question : en Europe occidentale, qu 'est-ce que les partis communistes, socialistes et sociaux-démocrates font aujourd'hui de l'idée de socialisme ? A.N. : Nos socialistes à nous ne sont que des crapules : ils sont passés du culte fétichiste de l'Union soviétique et du socialisme réel à l'abandon total de toute perspective de transformation de la vie et de la société. Ce qui est terrible, c'est que l'expérience bureaucratique que ces messieurs ont eue à travers les idées du socialisme réel et des formes dans lesquelles il s'est incarné s'est brusquement transformée en cynisme. Ils ne sont plus socialistes mais ils sont restés staliniens.

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Tous

ensemble'*/

De la grève d'une métropole à la découverte politique du c o m m u n R.V.S. : Paris, les grandes grèves de 1995. Tu peux nous rappeler ce dont il s'agit, étant donné qu 'à l'époque tu habitais justement dans la capitale française ? A.N. : À ces grèves il y a deux causes principales. Premièrement, on était face à une tentative de privatisation de certains tronçons du réseau ferroviaire français. D e u x i è m e ment, il y avait également une tentative de modification d u système des retraites des ouvriers de la RATP (la société parisienne de transports en commun). Ce sont les cheminots qui ont lancé la grève, mais le mouvement s'est ensuite élargi aux revendications de tous les salariés du secteur des transports. Cette grève place p o u r la première fois, en France, le thème de la dérégulation et des privatisations au cœur du débat syndical. Mais, et c'est là véritablement l'important, il s'agit d'une mobilisation qui gagne l'ensemble de la population de la métropole parisienne, qui s'y associe et s'en montre solidaire. T a n d i s q u e , par le passé, les grèves qui touchaient au p r o b l è m e d u service public (et notamment aux transports) se retrou1. Les termes suivis d'un astérisque sont en français d a n s le texte [N.d.T.]. 40

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vaient facilement isolées politiquement, cette fois l'opinion publique non seulement se range tout entière du côté des cheminots* et des ouvriers du métro, mais encore commence à s'organiser de manière solidaire pour faire face aux désagréments engendrés par la situation. Dans toutes les communes de la ceinture parisienne - on était en octobrenovembre - , les voitures qui se rendaient à Paris s'arrêtaient pour faire monter les banlieusards qui, pour aller travailler, attendaient des bus qui n'arrivaient pas. Les voitures s'arrêtaient, faisaient le plein de monde et déposaient les gens le long des grands axes parisiens et dans les usines. O n changeait d'équipes et d'horaires de travail en fonction de l'heure d'arrivée. Il faut avoir à l'esprit que tout cela avait lieu dans un contexte terriblement difficile et sous un froid de glace. La mobilisation était par ailleurs ponctuée chaque samedi de manifestations très belles - y compris d'un point de vue « pyrotechnique » - , conduites par des groupes de cheminots* qui arrivaient en brandissant des fumigènes allumés, au son des tambours. Il y a là tout un ensemble d'éléments qui ont été à l'origine d'une mobilisation fondamentale et irréversible, dans la mesure où ils ont permis l'émergence d'une véritable perception métropolitaine du commun et de l'intérêt collectif. Il ne s'agissait plus seulement de l'intérêt des cheminots ou des chauffeurs de bus. Nous affirmions « tous ensemble * » au travers de cette mobilisation que le réseau de transport nous appartenait, qu'il ne fallait pas y toucher et qu'il ne pouvait pas être privatisé. C'était impressionnant. Dans des communes de la ceinture parisienne comme Saint-Denis ou La Courneuve 41

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village. Mais cette solitude-là, mieux vaut la laisser aux poètes. C'est bien qu'il en soit ainsi : vivent la m é t r o p o l e et sa multitude ! D'ailleurs, sans vouloir singer la formule d'Einstein, c'est vrai que là où il y a de la masse, il y a de l'énergie. C'est là quelque chose de fondamental dans ma conception d u commun, qui n'est jamais un sédiment mais, justement, u n e énergie et une puissance. Il s'agit d'une capacité d'expression. Et ça, le citoyen métropolitain le sait. R.V.S. : C'est une conception de la ville qui évoque un peu celle de Baudelaire — la ville perçue comme une occasion, comme une opportunité et comme un lieu de destruction créatrice. Pas seulement comme une annihilation. Il fallait et il faut encore détruire les chaînes de la grisaille quotidienne, ses horaires, sa routine... A.N. : On touche ici à des problèmes très importants. T u parlais de la ville comme destruction créatrice... C'est vrai à de nombreux points de vue, mais ce qui est terriblement important pour la ville dans le passage du moderne au postmoderne - de Weber à Simmel, de Benjamin à Lefebvre, de Sassen à nous - , eh bien, c'est que, dans la métropole, d a n s cette énorme accumulation de services, la ville est en pleine métamorphose : elle devient en elle-même productive et le réseau métropolitain intègre la communication. L'on p e u t sans doute conférer une acception abstraite et télématique à la communication et aux relations qui en découlent, mais ici, il importe de souligner que ce qui devient f o n d a m e n t a l dans la ville/métropole c'est le rapport entre les corps. Quand on prononce les mots « bien commun », o n parle de 44

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quelque chose qui relève désormais du biopolitique. Je veux dire par là que, dans les métropoles, il y a une intégration entre la corporéité et le politique, un ensemble de relations que l'on a construites et consciemment entretenues à travers les processus de la vie en commun. Il s'agit là d'un élément central dans la façon dont nous apprécions la vie au quotidien. Mais ce sont là des sujets auxquels la gauche ne veut pas s'intéresser. Allant d'ailleurs à l'encontre de ce qui à une époque représentait une tradition établie, puisque, au cours de la période préfordiste, les grandes expérimentations de coopération sociale et productive ont été fondamentales dans la construction du socialisme. On a dit que l'avènement d'une phase productive caractérisée par la figure de l'ouvrier-masse a définitivement détruit ce type de coopération. L'on sait les conséquences scandaleuses qu'en tirent les membres de nos coopératives : aujourd'hui, la coopération est elle-même devenue une institution capitaliste. Donc, grâce à Unipol, partons à l'assaut de BNL 1 ! Ce « parti démocratique » 2 - comme on l'appelle - , dont l'avènement est à l'ordre du jour, prend d'un côté ce qu'il y avait de pire dans le vieux socialisme et, de l'autre, ce qu'il y a de pire dans le néolibéralisme. 1. Unipol, une société coopérative d'assurances de Bologne, avait lancé une OPA contre BNL (Banca Nazionale del Lavoro). La Banque centrale italienne a invalidé l'opération en janvier 2006 à cause d'une série d'irrégularités [N.d.T.]. 2. Dans les mois qui ont précédé les élections législatives de 2006 puis au lendemain des résultats, certaines personnalités de la gauche italienne ont appelé à la constitution d'un grand parti démocratique qui regrouperait toutes les forces de gauche alors représentées au gouvernement. Un projet resté pour l'instant lettre morte [N.d. 7".]. 45

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R.V.S. : Au XIXe siècle, la coopération et les sociétés de secours mutuel représentaient un élément central dans les pratiques de solidarité ouvrières. Aujourd'hui, on discute à nouveau de la nécessité de revenir à ce type d'expériences, y compris dans le sillage des attaques — désormais évidentes — contre un État-providence dont il n 'estpar ailleurs pas inutile de rappeler qu 'il est le résultat de ce que Ton a appelé le « compromis social» passé dans les années trente entre la classe ouvrière et le patronat. Peut-être s'agirait-il de repenser de manière active et créative ces expériences organisationnelles menées autrefois par le mouvement ouvrier ? A.N. : Pour le moment, nos chers hommes de gauche n'y sont revenus que de manière théorique, en faisant d'ailleurs à ce titre les choses les plus inqualifiables, ou bien encore en relançant la mise à travers l'énième tentative d'appropriation des besoins prolétaires (je pense par exemple à la gestion des fonds de pension). En réalité, parler de « commun », c'est s'opposer à tout cela et questionner la distinction entre public et privé. Quand on emploie le terme de « commun », l'on ne se réfère pas au public, mais à quelque chose qui n'est ni public ni privé. Le socialisme réel (comme le jacobinisme avant lui) avait opéré une confusion entre le c o m m u n et le public, en ramenant le commun au rang de bien ou de service relevant de l'État. Un mécanisme qu'on trouve à l'œuvre dans l'ensemble des pratiques socialistes et « Étatprovidentialistes ». Le projet et la définition de la notion de commun consistent au contraire à aller au-delà des concepts de public et de privé, en dépassant ces deux catégories 46

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dans le cadre d'une gestion du commun : c'est le « tous ensemble », qui n'est pas une utopie. Il y aurait déjà là matière à proposer une première définition du commun, formulée en des termes juridiques. II ne fait par exemple aucun doute que les grandes entreprises de service public comme celles qui se trouvent dans des situations de quasi-monopole présentent des signes ou des paramètres relevant de la communauté, il suffit de penser aux Postes ou à l'électricité et aux infrastructures. Plus précisément, si l'on prend en considération les pays les plus civilisés, ces infrastructures ont depuis longtemps acquis une fonction de structuration des territoires, au service d'un vivre en commun décent, etc. Ils sont nombreux, ceux dont l'engagement politique s'enracine dans les événements de 68 et qui, aujourd'hui, en tant qu'experts ou en tant qu'individus, sont en train de travailler sur le thème des nouvelles municipalités. Je pense à Magnaghi ', qui développe très bien ce point dans ses travaux, ou au numéro de la revue Esprit justement centré sur ces thématiques 2 . Certes, les constructions théoriques de ce type peuvent paraître naïves à certains égards, mais elles représentent une première illustration concrète de ce qu'est le commun. C'est une réflexion qui a même traversé, quoique seulement en partie, les syndicats français. L'expérience des grèves parisiennes de 1995 reste un événement fondateur. Voir se comporter de la sorte une métropole de la taille 1. Alberto Magnaghi, ancien membre du groupe d'extrême gauche Potere Operaio, architecte, urbaniste et théoricien de la ville [N.d. T.], 2. Esprit, octobre 2005, « L'architecture et l'esprit de l'urbanisme européen » [N.d. T. j. 47

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de Paris — peut-être la seule ville européenne à avoir u n e dimension mondiale, qui dépasse même Londres du point de vue de son agrégat - , la voir réussir à résister (en puisant dans ses propres ressources) pendant près de trois mois à l'absence de transports en commun, eh bien c'est véritablement comme se trouver face à une petite Commune. R.V.S. : On trouve déjà chez Marx une réflexion sur le problème du bien commun, lorsqu'il aborde la question des enclosures, c'est-à-dire du processus par lequel, en Angleterre, entre le XVe siècle et la fin du XVII', les communaux ont été entourés de clôtures et privatisés. Aux yeux de Marx, cette expropriation forcée du bien commun a permis de jeter les bases de ce qu 'il a appelé l'« accumulation primitive » du capital. Il s'agit par ailleurs d'une pratique encore à l'œuvre aujourd'hui. En particulier dans le Tiers monde, où l'on privatise non seulement les terres mais encore les ressources essentielles à la vie, comme l'eau, ou d'autres biens, comme le pétrole et les minerais rares. En outre, en Inde tout particulièrement, la question des semences est devenue le terrain des plus âpres affrontements. Cette dernière problématique semble renvoyer à des problématiques plus complexes, liées notamment à la recherche biogénétique. Toutefois, l'invention de semences stériles, imposées et administrées au moyen d'une application féroce des droits de propriété intellectuelle, a des conséquences directes sur le droit des personnes à régler leur vie selon des normes traditionnelles et collectives et des savoirs villageois qui se sont consolidés au cours des siècles. Dans Multitude., j'ai l'impression que tu t'intéresses moins, dans ton traitement du concept de bien commun, à la question de l'existence de biens disponibles librement dans la nature 48

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qu 'au résultat de notre travail et de notre activité. Ce qui est à l'œuvre, c'est bien davantage une logique «productiviste » — ou tout au moins une vision prospective du futur —, presque une logique cles « conditions pour... ». A.N. : Quand, à l'occasion de nombreux voyages récents, j'ai parlé avec des gens qui s'occupent, dans les situations les plus diverses, de ce type de problèmes, je me suis rendu compte qu'il est beaucoup plus facile de trouver un terrain d'entente sur place, en référence à des situations concrètes précises, que d'aborder les choses de manière abstraite. Par exemple, dans certains pays d'Amérique latine, le problème de la réappropriation des grandes richesses naturelles comme le pétrole, le gaz, le cuivre ou l'eau est lié à la transformation même du type de représentation collective de la nature. Il n'y a donc pas - dans les revendications politiques du commun - de fétichisme de la nature qui découlerait d un refus de la mettre sur le marché et d'une volonté de la préserver. Au contraire, ce qui l'emporte ici et s'impose, c est une idée de développement différent. Ce n'est évidemment pas le capitalisme qui a inventé le développement. Le capitalisme n'a inventé que le développement accéléré, qu il a défini selon des paramètres abstraits (monétaires, financiers, etc.). Mais, dans les faits, l'idée de développement a toujours existé sous une forme ou sous une autre, parce qu elle concerne le rapport entre l'homme et la nature. Le problème est de comprendre quel développement pourront avoir à l'avenir les peuples qui se libéreront du capitalisme. À l'état de nature, le développement se produit grâce à la solidarité. Un enfant meurt si on le laisse seul ; la solidarité établit un rapport entre la misère et la richesse grâce à l'amour que l'on 49

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porte aux plus faibles - pas aux plus faibles en général, mais à la part la plus faible que nous avons en nous-mêmes (par exemple aux enfants). A cet égard, la fonction capitaliste agit exactement en sens inverse concernant les enclosures et les grands processus d'appropriation féroce et sauvage qui affectent les vastes territoires naturels, les ressources énergétiques naturelles ou les espaces physiques communs. Il en va de même dans le cas des semences. Les paysans ont de tout temps modifié leurs semences, mais, désormais, nous nous trouvons face à un processus d'expropriation d'un savoir et à une contrainte. Hardt a beaucoup travaillé sur le paradoxe du travail paysan comme travail immatériel et sur l'idée de la science climatique, c'est-à-dire sur le savoir « paysan » qui a été complètement informatisé au cours de ces dernières années et qui est désormais totalement immatériel. Le rapport terre-production a été c o m plètement médié par l'informatisation du travail agricole. Dans notre analyse, nous insérons ce processus dans notre tentative de donner à la force de travail une image « multitudinaire » plutôt qu'individuelle (c'est-à-dire mesurée sur le temps de travail), immédiatement abstraite et immédiatement commune. Comme dans les autres secteurs de production, les luttes dans l'agriculture dépendent d o n c de la capacité à s'approprier (en tant que multitude) le contrôle de l'information, de manière à ce que la production agricole devienne quelque chose de « commun » et soit soustraite aux processus de privatisation qui sont par exemple à l'œuvre dans le cas des semences génétiquement modifiées. Mais, au-delà de ce cas précis, il y a aujourd'hui beaucoup d'autres enjeux sur le tapis. À propos d'enclosures, 50

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justement, il suffit de penser à ce qu'est en train de devenir la rente immobilière : les territoires ne sont plus évalués sur le fo ndement de ce qui fait leur fonction vitale, mais en fonction d'un marché totalement indépendant de l'évolution des cours respectifs de toutes les autres valeurs. Prenons le cas de l'île de Ré, dans l'océan Atlantique, qui est devenue ces dernières années l'un des lieux les plus courus par la clientèle haut de gamme. Une affaire a éclaté à ce propos. Il y avait un résident, une personne qui vivait d'un revenu minimum d'assistance et avait une bicoque sur cette île. En réalité il n'y allait jamais, mais un beau jour il s'est vu demander le versement d'impôts locaux dont le montant était de vingt-cinq fois supérieur à celui du revenu minimum français (RMI), parce qu'ils étaient calculés sur le cours de l'immobilier dans l'île. C'est un cas d'école d'application de cette flat tax que même Thatcher n'était pas parvenue à imposer et dont Merkel a proposé la mise en place au cours de la campagne électorale allemande, ce qui a bien dû lui faire perdre six points dans l'opinion. En France, d'aucuns veulent l'introduire dans les administrations locales. C'est un effet immédiat de cette forme moderne (et en même temps classique) d'enclosure. À partir de là, le pauvre hère dont on parlait ne peut plus habiter dans sa maison sur cette île, parce qu'il n'a pas les moyens de payer les impôts locaux. Par ce biais, il est exclu. C'est une affaire qui, à certains égards, n'est pas sans rappeler ce que Mike Davis a décrit de la situation à Los Angeles. C'est la version moderne de l'enclosure, c'est-à-dire Xex-closure. Audelà des questions de l'eau, des semences ou des ressources énergétiques et de développement, il faut aussi se battre sur 5i

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le terrain de la rente immobilière pour trouver des alternatives. R.V.S. : À propos de Mike Davis, dans l'un des livres qu 'il consacre à la présence croissante des Latinos aux États-Unis, il réfléchit sur la mobilité de la frontière. Le migrant latino ne doit pas uniquement traverser le Rio Bravo, qui marque officiellement la frontière entre le Mexique et les États-Unis, pour sortir de la misère. La frontière poursuit les migrants tout au long de leur parcours jusqu'à l'intérieur de la métropole. Jusqu'à Los Angeles, par exemple. La frontière devient presque une seconde nature qui segmente et sépare les lieux d'habitation : par ici les Latinos, par là les autres... Bref, on ne se débarrasse pas facilement des frontières... A.N. : Il y a une blague qui raconte l'histoire de deux Maghrébins qui se demandent mutuellement le n o m des métropoles qu'ils connaissent. Le premier dit Alger et Casablanca, le second Gare du Nord... Pourquoi d o n c Gare du Nord ? Parce qu'à Paris Gare du Nord est la station à laquelle arrivent en général les passagers de banlieue ; c'est à la fois le début de Paris et le « dehors » de leur propre zone tarifaire : pour les transports, l'entrée dans Paris implique à la fois un changement de zone — c'est-àdire de territoire - et un changement de tarif. C'est u n e limite, mais c'est aussi le point de passage à partir duquel il faut à nouveau lutter, c'est le lieu où la frontière, s y m b o lique et matérielle, engendre une réaction face à sa propre absurdité, ou plutôt face à l'évidence de sa fonction répressive. La multiplication des frontières - une technique capitaliste fondamentale dans la gestion de la métropole — 52

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suscite donc de nouvelles luttes, de nouvelles occasions de rupture. C'est cela la lutte des classes aujourd'hui. R.V.S. : Revenons au thème du bien commun et aux raisons pour lesquelles cette question ne fait pas aujourd'hui l'objet, à gauche, d'une réflexion et de débats... A.N. : La gauche, parce qu'elle est issue d'une interprétation objectiviste et déterministe du Capital de Marx, cache le cadavre du capitalisme dans son placard. Les dirigeants de gauche voudraient jouer les patrons. Comme ils ne peuvent pas le faire dans le secteur privé, ils le font dans le secteur public, dans l'administration de l'État. En outre, la gauche n'a jamais compris que le capital est un concept qui exprime une relation, une lutte. Ou, pire encore, si elle l'a compris, elle a décidé de choisir son camp et de se mettre du côté de ceux qui donnent des ordres. Le socialisme n'est rien d'autre que la transformation étatiste du capitalisme, qui, par la suite, s'est chargé de références à la nation, au peuple, etc. Les hommes politiques de gauche n'ont jamais imaginé le commun, si ce n'est, exactement comme les capitalistes, en termes d'expropriation. Le commun métropolitain - celui que les citadins produisent : leur style de vie, la joie dans les rues, la coopération et l'aide mutuelle, l'enthousiasme et le confort de l'être ensemble - , ils en font une « externalité positive », qui doit être réappropriée au profit de l'entreprise. Ils conçoivent la métropole comme une colonie du capital. R.V.S. : Je voudrais aborder avec toi la question du savoir entendu comme bien commun et m'intéresser à toute cette 53

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constellation théorique qui comprend notamment le logiciel « ouvert », et donc la possibilité de disposer de programmes engendrés par un travail collectif et distribués ensuite sous une licence publique, comme la GPL1. Je pense également à ces scientifiques de base qui travaillent sur le Net pour partager avec d'autres les résultats de leurs recherches, leurs bibliothèques et leurs archives. Ce qui est d'autant plus louable que nous assistons à un processus de privatisation croissante des résultats de la recherche scientifique. Je crois que la question mérite qu'on s'y arrête : nous sommes en présence d'un plan inédit concernant le concept de bien commun et qui s'avère avoir une validité même dans le domaine de la production. A.N. : Il y a un commun qui est incorporé dans l'activité constitutive de la valeur et de la société à mesure que l'immatérialité ou, en général, les aspects cognitifs du travail deviennent fondamentaux. A partir du moment où l'on commence à passer d'une économie de subsistance à u n e économie d'excédence, le travail cognitif devient t o u j o u r s plus fondamental et l'on a une productivité qui n'est plus mesurable. Il s'agit là d'une nouvelle remise en cause de la conception économiciste du réel. Une conception qui, aujourd'hui, n'a plus lieu d'être parce que l'accumulation se produit par bonds aléatoires et imprévus, sur la base de tensions extrêmes et de seuils d'excédence de savoir à partir desquels on modifie totalement certains modes de vie. Voilà le concept de commun qui me plaît, dans la mesure où il est issu de la thèse marxienne selon laquelle c'est le développement de l'homme qui explique celui du singe et n o n l'inverse. 1. General public license [N. d.T.}. 54

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Aujourd'hui, il faut travailler comme le font les scientifiques qui mettent en commun plus qu'ils n'accumulent. R.V.S. : Nous évoquions la privatisation du savoir scientifique. .. Le cas de la PCR, de la Polymerase chain reaction, est à ce titre emblématique, de même que, plus généralement, celui de toute la recherche de pointe en biogénétique, notamment en ce qui concerne la cartographie du génome humain. Des scientifiques comme Midlis ont été entraînés par des pôles privés de recherche, ensuite cotés en Bourse, dans une course effrénée aux brevets qui portent en fin de compte sur des choses qui concernent notre vie à tous. A.N. : Sur ces sujets, les réactions de la gauche, quand il y en a, sont moralisatrices, c'est-à-dire superstitieuses. On doit par ailleurs faire face, sur un autre plan, par exemple dans le monde catholique ou musulman, à des réactions du type : « Le monde est plat » ou « Darwin est un criminel » ou « Touche pas à la vie », qui sont autant de signes d'une incapacité complète à construire des alternatives scientifiques et politiques à la superstition. En effet, s'opposer au projet Génome humain (c'est-à-dire à l'utilisation capitaliste de l'origine de la vie) ne consiste pas à dire « ne me touchez pas parce que je suis une créature de Dieu ». Tenir ce type de propos, c'est poser de manière pour ainsi dire réactionnaire le problème du bien commun. Or le rapport que la gauche a établi avec la religion est fait de clins d'œil permanents à la superstition. Mais on ne peut justement pas faire une chose pareille. La seule forme de respect que l'on puisse avoir pour la religion consiste au contraire à la pousser à aller de l'avant, vers une plus grande compréhension, à aller au-delà de la 55

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condamnation de Galilée, sans jamais céder à la séduction de sa « compréhension » historique. Cela dit, la question de la privatisation des savoirs, et donc de l'extorsion d'une « plus-value relative » à partir de la coopération des intelligences, recèle une contradiction interne car, d'un côté il faut que le capital, pour fonctionner, s'appuie sur une « liberté » des sujets qui doit être en mesure de produire de l'excédence cognitive, mais, de l'autre, il exclut les sujets de la redistribution de la richesse sociale qui résulte de cette excédence. R.V.S. : Parmi les sujets que tu as abordés, les questions de nature juridique sont à mon avis d'une importance cruciale. Prenons par exemple le corpus législatif relatif au droit d'auteur. Dans la législation italienne, en particulier, on accorde une place restreinte au « domaine public ». On n 'octroie guère plus que le droit de construire des bibliothèques publiques. Il n'y a pas dans le droit italien de possibilité de mettre en place un espace de public domain concernant les logiciels. Il y a donc un problème de définition juridique et un manque d'outils conceptuels. A.N. : Sur ce point, il y a beaucoup de travaux (de Lessig et d'autres) qui sont allés très loin dans la construction juridique du commun. J'ai l'impression que, s'il y avait une volonté politique, la définition juridique du c o m m u n pourrait s'affirmer facilement, bien qu'en faisant nécessairement l'objet de controverses. On pourrait ainsi tout d u moins réussir à déblayer un large espace de discussion. Il faut passer de l'idée de monopole public à celle de gestion commune du bien public. Voilà la première étape. Le 56

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service public à la française, qui est le premier à avoir été codifié, est apparu au moment où l'on a défini le monopole et où l'on a décidé de son attribution à l'État. Il faut donc tout d'abord dépasser la gestion classique de l'État, de caractère public. De ce point de vue, le droit anglo-saxon pourrait nous donner un bon coup de main dans la construction, entre autres, d'un droit d'agence, d'action, qui permette d'arracher le bien des mains de la gestion étatique - pour pouvoir le considérer comme dynamique et construit par des acteurs. Une fois ces prémisses posées, il ne sera pas très difficile d'obtenir que le droit civil enregistre ces évolutions. Mais on ne peut pas tout faire sur un plan juridique. Ce sont en effet les mouvements qui expriment des daims et des droits, afin de déterminer ce qui est licite et ce qui ne l'est pas et, éventuellement, d'élargir ou de restreindre les limites qui décident de ce qui a de la valeur ou en est privé. Le droit est toujours concret, mais, chaque fois qu'il se montre en public, il devient au contraire abstrait : dixit Marx. Cependant, il n'est pas dit que l'abstrait parvienne toujours à contenir le concret. En ce qui concerne le commun, par exemple, il faut bien reconnaître que l'« habillage public » dont on l'a paré est désormais bien trop étroit pour contenir l'insistance infinie de toutes les subjectivités qui réclament, sur ce terrain, de nouveaux droits et une nouvelle conception de la justice. Le monde informatique pourra peut-être devenir un jour l'une des nombreuses déterminations objectives, nécessaires et homogènes qui sont internes à la structure du capital ; mais ce n'est pas encore le cas. En effet, c'est pour l'instant une dimension qui représente le commun 57

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dans son sens le plus étendu, le plus productif ; c'est un ensemble de singularités, une multiplicité de différences, un espace d'entrecroisements et de constructions linguistiques. On a peut-être là l'exemple le plus explicite de la manière dont le nouveau droit du commun devrait se présenter. La forme juridique doit se plier à la concrétude de trajectoires qui sont toujours innovatrices et singulières, et qui constituent les nouvelles expériences communes. N o u s avons besoin d'un droit commun qui ne soit pas le simple produit d'une rénovation « indigène » des habitudes ancestrales, mais qui ouvre au contraire un horizon futuriste à la liberté.

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Gauche, paix et non-violence Les nœuds d'un débat non encore tranché

R.V.S. : Je voudrais te demander d'aborder la question du rapport de la gauche h la guerre. C'est à mes yeux un sujet tout à fait révélateur. D'Alema1 lui-même, à l'époque de l'intervention au Kosovo, avait réclamé à cor et à cri la mise sur pied d'une armée européenne, selon une logique de puissance. En réalité, on peut discuter des responsabilités que l'Europe a eues dans les erreurs commises par les pouvoirs géopolitiques mondiaux et du rôle qu 'elle pourrait jouer par rapport aux ÉtatsUnis. Différents intérêts sont en jeu. Bien entendu, l'Europe devrait être également une puissance militaire pour éviter de toujours déléguer à l'empire états-unien un rôle hégémonique dans la résolution des conflits. Par ailleurs, les États-Unis, dans la phase historique que nous traversons, parce qu 'ils disposent d'une grande force militaire, ne se préoccupent pas outre mesure du déficit considérable de leur dette publique. On est là face à un ensemble de problèmes difficiles à démêler. C'est pourquoi je souhaiterais que l'on commence par traiter la question du rapport de la gauche à la guerre... 1. Président du Conseil « DS » (démocrate de gauche) de 1998 à 2000, D'Alema a engagé les troupes italiennes au Kosovo. Il est l'actuel viceprésident du Conseil et ministre des Affaires étrangères du gouvernement Prodi [N.d.T.]. 59

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A.N. : À dire vrai, je ne suis pas un pacifiste, je ne l'ai jamais été et le pacifisme est, à mes yeux, un sentiment noble mais creux. La paix se conquiert. Il est dangereux d'en faire un présupposé. La paix peut être un instrument de domination et d'exploitation. Il y a des moments où la guerre et la résistance sont nécessaires pour être libre et vivre dignement. Je n'ai jamais accepté les polémiques pacifistes parce qu'elles me paraissent complètement irréalistes. Toutefois, je ne peux admettre l'utilisation de la violence que sur la base du caractère incontournable de l'affirmation du droit de l'individu et de la multitude à résister, un claim qui ne peut évidemment être invoqué ni dans un contexte belliciste ni en fonction d'un intérêt stratégique plus ou moins capitaliste. La gauche, en Italie, après 1989, a traversé l'une des périodes les plus noires de son histoire. Pourquoi ? Parce qu'elle s'est mise au service d'une opération internationale de dissolution d'une aire géopolitique, qui avait pourtant été édifiée autour d'un projet sensé : la Yougoslavie a été le grand rêve de la bourgeoisie des Balkans, bien avant de devenir une idée communiste. On a sacrifié des siècles d'histoire, investi de l'argent et livré des armes pour promouvoir les idéologies et les sentiments les plus bestiaux, les nationalismes obtus et le terrorisme de bas étage. Toute cette opération folle n'aura servi qu'à consolider les intérêts de trois ou quatre potentats originaires d'Allemagne, d'Autriche, du Vatican mais aussi d'Italie. Cela a été épouvantable, parce que, évidemment, T u d j m a n n'avait rien à envier à Milosevic, ni les Kosovars aux 60

(,/niche. paix et non-violence

Serbes... C'est ainsi qu'on a laissé précipiter la situation vers une lutte fratricide entre factions. Je me souviens de la terrible affaire des viols. Des camarades américains, qui allaient en Yougoslavie, dénonçaient ce que les Serbes étaient en train de faire. Je répondais toujours que, malheureusement, ils n'étaient pas les seuls à pratiquer le viol et que tous - Serbes, Croates, Kosovars ou musulmans - se livraient aux mêmes agissements. Je me souviens de mon vieil ami le grand cinéaste Kusturica. Nous avions organisé un débat sur l'histoire de la Yougoslavie, où même le professeur Grmek, très proche du régime de droite croate, était présent. Eh bien, tandis que Kusturica, à certains moments, lui rentrait dedans, Zizek, le Slovène, qui maintenant est devenu plus ou moins trotskiste, ne savait pas quoi dire... Kusturica était accusé d'être pro-Milosevic, même si toute sa filmographie a toujours été libertaire, et ce dès ses brillants débuts. Pour en revenir à la gauche, il n'y a que Fischer qui ait eu une position digne - à défaut d'être justifiable. Face au pacifisme des Verts allemands, il a soutenu que, au-delà d e la q u e s t i o n d u viol et d u national-communisme de

Milosevic, c'est la grande hypothèse européenne qui était en jeu. Il croyait que si l'on parvenait à rassembler les puissances européennes même derrière une posture de type belliciste-pacificateur, on aurait très probablement des chances de relancer le projet européen. Le ministre des Affaires étrangères allemand a développé et défendu cette thèse jusqu'à l'échec du référendum sur la Constitution européenne en France et aux Pays-Bas. Quelles n'étaient pas ses illusions ! 61

Gooclbye Mister Socialisai

R.V.S. : Et puis les Américains sont venus résoudre la question par la force... A.N. : L'intervention de l'OTAN a été décisive. Il y a eu le bombardement des ponts du Danube puis celui de l'ambassade chinoise. Voilà de quoi compléter la liste des monstruosités commises à l'époque. Mais, pour avancer dans une autre direction, je veux ajouter que je suis d'accord avec l'attribution récente du prix Nobel à deux économistes, Aumann et Schelling, qui ont appliqué la théorie des jeux à la guerre. Leur thèse est que l'on ne peut construire la paix qu'en ayant à l'esprit le fait que le pacifisme ne marche pas. Si l'on veut la paix, il faut considérer avec réalisme ce qu'est la guerre. La paix est une fin, non une condition. C'est un résultat, ce n'est pas un présupposé. Revenons à la question de la guerre. Je poserais, pour commencer, que la guerre est soit révolutionnaire et de résistance, soit une opération contre la résistance et les multitudes. La guerre, comme le capitalisme, est toujours un rapport, une relation. Elle ne peut pas être qualifiée autrement : ce n'est qu'en se référant à la lutte des classes qu'on la comprend. Bien sûr, il peut également se produire qu'un patron veuille s'emparer de ce que possède son voisin, mais, quoi qu'il en soit, ces patrons exploitent l'un et l'autre leur peuple. Il est absurde de prétendre, c o m m e le fait par exemple D'Alema, que le peuple est du côté de l'un ou de l'autre des patrons : il est en réalité l'ennemi de chacun d'entre eux. Ce qui prévaut, dans la guerre, c'est toujours la prétention stupide à gérer une relation de manière unilatérale. 62

(iai/ehe, pai.r et non-violence

Une prétention assortie d'une forte menace. Soit on obéit, soit on résiste : voilà la relation que la guerre met en place. Mais la guerre ne commence pas quand l'une des parties tente de s'imposer, mais si l'autre commence à résister. Cela n'a rien à voir avec les banalités sur Yhomo homini lupus et avec la légende de la transcendance de l'État... Non, vraiment, la guerre n'est jamais innocente... R.V.S. : Tu cites toujours Hobbes dans tes textes... A.N. : ... pour m'en démarquer. Et je cite également Spinoza, selon qui les hommes se rassemblent pour ne pas faire la guerre ; c'est leur égoïsme qui construit les conditions de leur être ensemble. Marx ne dit pas autre chose. C'est cela le communisme : aller au-delà de la nécessité de se faire la guerre, gagner contre ceux qui, pour diviser les hommes et les exploiter, ont inventé la guerre. Résister, pour gagner contre ceux qui veulent nous exploiter. C'est quelque chose qui est toujours plus envisageable dans une société comme la nôtre, où la production des richesses ne se fonde plus sur l'exploitation du temps de travail (donc sur un laps de temps limité) mais sur l'excédence et la coopération. R.V.S. : D'un côté, le pacifisme représente une exigence éthique, mais la gauche... A.N. : La gauche n'a jamais été pacifiste ! Soit elle était révolutionnaire, soit elle se servait du pacifisme de manière instrumentale pour mener une guerre de résistance et de libération. La gauche n'a jamais été pacifiste. Il n'y a que des figures isolées ou minoritaires - comme, en Italie, 63

Goodbye. Mister Socialisa/

Capitini et Dolci, les gandhiens italiens ' - qui ont été de purs pacifistes. En réalité, le pacifisme a toujours été une forme détournée de lutte politique. Dans les années cinquante, les comités pour la paix incarnaient une opposition à la politique américaine de containment de la zone d'influence soviétique. Ces mouvements étaient partie prenante d'une offensive politique, même s'ils agitaient la bannière de la paix. Mais le problème de la gauche n'est pas là. Le problème de la gauche, c'est de comprendre quel type d'activité politique et militante - voire, si nécessaire, violente - elle doit avoir. Je ne suis pas d'accord avec ces politiciens (à la D'Alema) qui font la guerre contre les faibles parce qu'ils veulent en retirer du profit - en petits Cavour de l'opportunisme cynique. Ces gens-là adhèrent à la conception tragique et banale selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. R.V.S. : Il apparaît clairement que les dirigeants américains s'orientent vers une division tripartite de l'Irak. Comme par hasard, c'est justement fin octobre 2005 qu'on a retrouvé dans une bibliothèque une carte dessinée par Lawrence d'Arabie révélant ses idées sur la partition territoriale de la région. Une répartition qui semble anticiper en partie les projets échafaudés aujourd'hui par l'administration américaine. A.N. : Avec la question du pétrole et du Kurdistan qui devient cruciale ? Les Turcs n'y consentiront jamais. En réalité, la stratégie américaine vise à isoler l'Iran et à bloquer 1. Aldo Capitini (1899-1968) et Danilo Dolci (1924-1997) sont deux des figures majeures du mouvement non violent en Italie [N.d'. T.}. 64

Gauche, pai.r et non-violence

toute dynamique subversive dans l'ensemble de la région - en Syrie, au Liban et en Palestine. C'est une région qu'ils doivent pacifier, mais ils n'y arrivent pas... Il y a, en effet, le grand problème d'Israël, dont l'existence est sacro-sainte, mais qui est marqué par la présence d'un nationalisme tellement féroce et expansif qu'il est constamment la source de tensions... Est-ce que cela va se finir comme à l'époque des Romains ? Pour préserver la paix, son allié le plus fidèle vat-il être contraint de détruire le Temple une troisième fois ? R.V.S. : Sur l'idée, souvent invoquée à gauche, du pacifisme entendu comme exigence éthique, il faudrait dire que le modèle de Gandhi est impraticable, notamment à la lumière des millions de morts qu 'a coûtés sa stratégie. A.N. : La stratégie de Gandhi a été violente dans tous les sens du terme, marquée par des mouvements luddites dont le but était de détruire les machines ainsi que la production commerciale et capitaliste en général. Ce qui a compte, en Inde, dans les luttes anticoloniales, ce n'est ni le pacifisme ni l'antipacifisme, mais l'efficacité ou l'inefficacité de la résistance, dans tous les sens du terme, à l'exploitation coloniale et capitaliste. Les principales méthodes auxquelles le « pacifisme » indien a eu recours sont le sabotage et l'expropriation des biens coloniaux. On a assisté, en Inde, au développement de luttes anticoloniales dont on aurait pu trouver les modalités d'action décrites par les Quaderni rossi , dans 1. Quaderni rossi est une revue italienne des années 1960, fondée par Raniero Panzieri, Mario Tronti, Alberto Asor Rosa, Antonio Negri et d'autres représentants de l'ouvriérisme italien et partisane d'une ligne d'opposition de gauche au PCI [N.d. T.]. 65

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la mesure où elles étaient analogues à celles qu'utilisaient certains courants de l'ouvriérisme italien, « chats sauvages 1 » des multitudes. C'est ce qui ressort des études approfondies menées par les chercheurs indiens qui ont travaillé sur la période. Il y a là quelque chose de tout à fait amusant : ces recherches ont révélé l'existence de coïncidences extrêmement étranges sur le plan théorique, idéologique et pratique entre des mouvements totalement i n d é p e n d a n t s les uns des autres au niveau mondial. En effet, des c o u r a n t s de pensée marxistes, qui se sont développés, en E u r o p e et en Asie, au sein de la résistance communiste mais en dehors du contrôle soviétique, ont fini par se r e n c o n t r e r . À r origine de l'école postcoloniale on trouve des historiens indiens comme Guha, Spivak et Chakrabarty, q u i se sont illustrés dans les subaltern studies et ont c o m m e n c é à reconstruire l'histoire, jamais écrite jusque-là, des classes ouvrière et paysanne indiennes et de la résistance a n t i impériale aux Anglais... Beaucoup des Indiens présents aujourd'hui dans les universités du monde entier s o n t issus de cette école. Or il y a des points c o m m u n s e n t r e leur réflexion et celle des Quaderni rossi, mais é g a l e m e n t celle de Socialisme ou barbarie ou celle des A m é r i c a i n s d e Facing Reality 2 et celle de tant d'autres courants o u v r i é ristes de base. C'est-à-dire des écoles non pacifistes... A u 1. L'expression fait référence aux mouvements des wildcat strikes (visant au déclenchement de grèves non autorisées et é c h a p p a n t au c o n t r ô l e des syndicats) dont le nom (i gatti selvaggt) a été repris d a n s l'Italie des années de la contestation (de 1968 à la fin des années 1970) par u n e revue puis par un groupe terroriste [N.d. T.], 2. Groupe d'inspiration trotskiste de la gauche radicale a m é r i c a i n e des années 1960 [N.d. T.].

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Gauche, pai.r et non-violence

total, le pacifisme gandhien n'avait rien à voir avec la non-violence, ou, plutôt, c'était une non-violence totalement spéciale qui n'avait rien à voir avec le pacifisme. R.V.S. : À t'écouter analyser les problématiques liées au nœud pacifisme-guerre, j'ai l'impression d'une impasse théorique. Quand on accédé au pouvoir, on doit obligatoirement accepter une certaine forme de compromis, et en même temps, on reconnaît, dans les faits, une forme d'autonomie au politique. Bien sûr, la gauche peut présenter un visage noble (qu'une figure comme Fischer incarne dans le cas qui nous intéresse), mais la posture qui l'emporte toujours sur la question de la guerre, c'est le réalisme politique... A.N. : Non, il n'y a pas d'impasse. L'autonomie du politique est toute relative, c'est un concept limité, toujours subordonné à des fins spécifiques, qui sont moins formelles (de réalisation et d'expression du pouvoir) qu'elles ne relèvent de la domination politique, économique, militaire, etc. Eh bien, je conçois la guerre comme une émancipation vis-à-vis d'une autonomie du politique subordonnée à l'intérêt économique capitaliste. Et j'envisage la possibilité d'une guerre en tant que résistance, en tant que droit fondamental de résistance de l'individu et des multitudes, en tant qu'acte de démocratie. Bush est, en ce sens, un grand promoteur de l'autonomie du politique : c'est ce qui est au fondement de sa lecture triviale des rapports de forces, qui évite absolument de prendre en considération les antagonismes et les tendances de l'innovation prolétaire de la vie. Machiavel, en revanche, n'a jamais été, en ce sens, le thuriféraire de l'autonomie du politique. 67

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Quoi qu'il en soit, le problème de la guerre est intimement lié à celui de la démocratie. Dans une démocratie, on ne fait pas la guerre sans consensus. Chez Machiavel, ce consensus a une dimension sacrificielle, tous dans la c o m munauté devant être en mesure d'imaginer ce que veut dire vivre ou mourir pour la patrie. Si l'on fait la guerre en démocratie, c'est pour consolider la démocratie elle-même, pour élargir ou mieux répartir les richesses, pour exalter la jeunesse de la république. Or nous savons que ces conceptions sont en partie utopiques et que, en tant que telles, elles ont parfois été reprises par des cultures réactionnaires. Pourtant, cela suffit à nous faire comprendre que le problème n'est pas d'ordre moral, c'est-à-dire qu'il n'est pas celui de faire la guerre ou pas, mais consiste à déterminer comment et pourquoi on la fait. Ce ne sont ni des projets de domination sur d'autres peuples, ni des plans de défense préventive qui peuvent autoriser la démocratie à faire la guerre : les concepts de résistance et de démocratie (et, par conséquent, le concept de guerre) sont toujours liés entre eux et se légitiment mutuellement. Je ne peux pas pardonner à Bertinotti 1 là falsification qu'il a opérée du concept de non-violence, n o t a m m e n t parce que, en analysant le concept de guerre dans le cadre de cette falsification, il le ramène, purement et simplement, à la question de la violence. Cette définition r é d u c trice est absurde : la réponse face à la violence, c'est la 1. Le leader actuel du parti Rifondazione Comunista (issu de la f r a n g e de l'ancien PCI ayant refusé à la fin des années 1980 la t r a n s f o r m a t i o n d u parti en PDS, Parti démocrate de gauche, de tendance sociale-démocrate) [N.eLT.].

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Gauche, p a i . r et non-violence

résistance. Il y a des formes de violence nécessaires, et qui ont été légitimées non sans difficulté, comme la violence de la grève. Le droit à la résistance est fondamental, comme l'est du reste aussi le droit à la désobéissance : ce sont des droits radicaux. C'est le claim, la revendication, qui est à l'origine du vrai pacifisme. Cette conception juridique du claim devient de moins en moins individualiste et de plus en plus commune sur la base des intersections entre claims, entre droit à la résistance et droit à la désobéissance. Il y a là un élément qui est à la source de la mise en place de nouvelles institutions et de nouveaux droits. Ma pensée s'est développée à partir du « refus du travail », de la résistance au travail, parce que j'estime que l'organisation capitaliste du travail est un véritable esclavage. Désormais, nous nous libérons, néanmoins, de l'esclavage du travail en des termes productifs. C'est quelque chose que nous avons toujours fait, en envoyant nos enfants à l'école, comme l'ont fait par exemple mon père ou mon grandpère, en augmentant nos capacités intellectuelles, en produisant plus et en travaillant moins, en allant jusqu'à briser les chaînes du temps de travail et à reconnaître que le travail est une condition malheureuse dans laquelle nous sommes bloqués. Cette résistance est productive et c'est cela la paix véritable. Mais nous nous trouvons désormais dans une situation tellement affligeante que pour expliquer ce genre de choses nous en serions presque réduits à faire appel à une métaphysique ! Comment se fait-il que la gauche ne parvienne même pas à entrevoir ces vérités ? 69

Gooclbye Mister Socialisai

R.V.S. : Reste cependant la question de la définition d'un nouveau paradigme. Où trouver ce paradigme différent, entre un pacifisme qui n 'est pas payant (même dans sa version intelligente — celle d'un pacifisme de la résistance par le bas et de la résistance passive, tel qu'il a été mis en œuvre dans l'armée suédoise) et la logique des Lebensraum divers et variés ? A.N. : Le paradigme différent, c'est l'élimination des frontières. On doit éliminer les frontières. C o n s i d é r o n s les choses d'un point de vue géopolitique. Supposons que l'unilatéralisme américain ait été bloqué et avec lui la tentative de « coup d'État » sur l'Empire, c'est-à-dire sur le monde économique unifié, sur les structures de c o m m u n i cation et d'interdépendance (si ce n'est totale, du moins très forte) des sociétés et sur les souverainetés nationales en déliquescence. Les Américains ont tenté de mettre leur sceau monarchique sur cette situation. Pour ce faire, ils o n t mené une guerre stupide, qu'ils ont désormais perdue : la guerre en Irak. Les résistances ne sont toutefois pas parvenues à susciter une alternative qui s'incarne dans un m o u vement fort. Voilà la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Il y a donc d'un côté les Américains, qui sont extrêmement inquiets de l'échec de leur tentative de coup d'État, et de F autre trois ou quatre énormes réalités continentales (l'Amérique latine, la Chine, l'Inde, l'Europe, et peut-être la Russie dans ses rapports fluctuants avec l'Europe) qui leur font la réponse suivante : « Ce monde, nous devons le gouverner ensemble. » Il s'agit d'une sorte d'aristocratie 70

(i< niche, jxu.r cl non-violence

qui, reproduisant le système capitaliste, aspire à la mise en place d'une partition politique de l'espace global. À mes yeux, une guerre entre ces puissances n'est pas quelque chose de très vraisemblable. À ce niveau, le concept même de guerre semble déjà caduc. Aujourd'hui, la guerre se cantonne plutôt à l'action de police, à l'opération de maintien de l'ordre dans un monde en ébullition. Je ne veux pas dire par là qu'on en ait fini avec la guerre. Il peut toujours y avoir un fou, un docteur Folamour qui décide de mettre le feu aux poudres... Mais la guerre d'Irak ellemême est en réalité une action de police. Elle consiste, à présent, en une tentative de rétablir l'ordre sur un territoire où il n'y a plus un ennemi clairement désigné, mais des bandes de rebelles, de brigands, d'« ennemis publics ». C'est un comble : même les États-Unis ne peuvent plus se permettre de faire la guerre, ne serait-ce qu'une guerre réduite à une simple opération de police. En effet, les Américains eux-mêmes sont contraints de demander des subventions pour ne pas laisser filer leur dette commerciale et interne. Ils ne sont pas en mesure de dépenser suffisamment pour faire la guerre et ils sont contraints de demander à l'OTAN ou à l ' O N U d'intervenir en Irak et en Afghanistan à leurs côtés. En de telles circonstances, lorsque l'on parle de guerre, il ne faut pas la penser en rapport avec la paix mais plutôt avec la résistance - la résistance à la domination, à l'exploitation, aux abus de pouvoir. Ce sont là les termes fondamentaux qui construisent la notion de paix. Lorsque l'on dit que la guerre n'est plus, comme la définissait Clausewitz, la continuation de la politique par d'autres moyens, 7i

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mais qu'elle est la base même de la politique, on affirme que la politique s'est transformée en opération de police violente, on dit que la guerre est devenue une activité interne au politique au point qu'elle le fonde et l'organise. Si ce type d'évolution a pu se produire, c'est parce que la politique est devenue biopouvoir, contrôle et expropriation féroce de l'ensemble des activités humaines et ex-closures - pour en revenir à la question du « commun » et des enclosures. Donc, dans une perspective théorique, il faut ramener le problème de la paix au thème de la police, d u contrôle et de l'exploitation, tandis que, dans une perspective politique, il faut considérer la paix comme une victoire de la justice. R.V.S. : Donc la guerre, au sens traditionnel du terme, n 'a plus pour fonction que le règlement des conflits à l'échelle régionale ? A.N. : Les États-Unis après le 11 septembre - en pleine cuite néocons - s'étaient fixé trois objectifs : l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. Mais ils n'ont réussi à en atteindre aucun. En premier lieu parce que la guerre est devenue une opération de police, de biopouvoir. En second lieu parce que l'opération de biopouvoir, tout en s'exprimant en des termes géopolitiques - bien que sans la violence de l'idéologie nazie du Lebensraum - , a aujourd'hui une fonction ordonnatrice (pour employer une notion à la Cari Schmitt), tandis que, par le passé, elle s'identifiait avec l'idée d'un biopouvoir racial, turgescent, sanguin, pétri des mythes de fertilité issus d'une culture de sang et de terre. Les positions politiques d'aujourd'hui sont beaucoup plus utilitaristes. 72

Gauche, pai.r et non-violence

R.V.S. : Revenons-en aux rapports entre la gauche et la gueire. D'Alema, lorsqu'il a engagé l'armée italienne en Serbie, semble avoir agi selon une dynamique à caractère politique — même s'il se situait dans une logique que ?ious ne comprenons et ne partageons pas, comme celle de la dissolution de la Yougoslavie. Bref: en quoi consiste exactement ta critique ? A.N. : D'Alema a mené une guerre qui était injuste et infâme : c'est un fait. Le problème, c'est qu'il a également agi d'une manière qui ne correspondait pas à ce pour quoi il avait été élu. Le peuple italien, qui l'avait porté au pouvoir, non seulement ne voulait pas de guerre en général, mais ne voulait pas non plus de la destruction de l'exYougoslavie et ne voulait pas être trompé. Il a peut-être, à d'autres égards, rempli sa fonction de président du Conseil socialiste, mais il a trompé ses troupes, ce que l'on appelle le « peuple de gauche ». Ce n'est pas quelque chose de bien. Je n'ai jamais dit que D'Alema ne devait pas faire la guerre en général, mais plutôt que, dans ce cas précis, il a trompé les Italiens. Et c'est quelque chose de terrible dans une démocratie que de tromper ses électeurs. Aznar l'a appris à ses dépens. En politique, au jour d'aujourd'hui, il faut éviter que ne se produisent des courts-circuits entre l'événement et la vérité. Actuellement, il n'y a que la mise au jour d'une contradiction de ce type qui pourrait déclencher un moment révolutionnaire. Le 11 mars, en Espagne, on a assisté d'un côté à une catastrophe, de l'autre au choc entre l'événement et la négation de la vérité. À partir de là, les nouvelles formes de connaissance et de travail du prolétariat 73

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espagnol ont été à l'origine du déclenchement d'un processus quasi insurrectionnel. C'est ce que nous avons appelé « la Commune de Madrid ». Un gouvernement qui pensait pouvoir rester en place pendant trente ans est t o m b é en trois jours. À mon avis, Zapatero n'avait pas d'idées claires sur ce qu'il voulait faire, je crois plutôt que la surprise a été telle qu'il a dû improviser au jour le jour... R.V.S. : Pour clore la question Bertinotti et élargir le débat : tu disais qu 'il faut distinguer entre guerre et violence, pacifisme et non-violence... Il s'agit de termes qui ne sont pas équivalents les uns aux autres, mais surtout qu 'il ne faut pas confondre, ce qui s'avère possible dès lors que l'on adapte le sens qu 'on leur donne au contexte dans lequel on les emploie. Cela étant, pourquoi un dirigeant « communiste » comme Bertinotti fait-il un discours sur la non-violence qui non seulement ébranle son parti, mais rompt également avec le réalisme propre à la tradition historique du mouvement socialiste ? A.N. : Que l'on soit réaliste ou utopiste, la résistance est toujours nécessaire. Si je devais raisonner par paradoxes, je dirais la chose suivante : je peux refuser la violence d u kamikaze dans la mesure où je crée - ou bien j'adhère à — la violence de l'essaim, un essaim qui attaque en réseau, de manière intelligente. C'est ainsi qu'agissent les m o u v e ments au moment où ils font une démonstration de force. Je ne peux pas feindre une non-violence hypocrite et p h a risaïque. S'agissant du brave Bertinotti, son refus de la violence relève de l'opportunisme. Ce n'est pas là une attitude très digne. Bertinotti avait proclamé à grands sons de t r o m p e 74

Gauche, p a i . r et non-violence

qu'il incarnait le parti du mouvement. Les mouvements, on le sait, ont la main leste et Bertinotti ne pouvait pas apparaître au moment de l'alliance avec Prodi comme le représentant de cette cohorte de « vilains ». Son choix est purement opportuniste et s'inscrit dans une tentative de tenir en bride ces mouvements qu'il aurait souhaité contrôler. R.V.S. : De quelque point de vue que Ton se place, la gauche semble avoir constamment procédé a une utilisation consciente et instrumentale de toutes les formes de mobilisation : qu 'il s'agisse, comme tu le disais précédemment, des comités pour la paix des années cinquante ou de la naissance d'organismes de base fantomatiques... A.N. : Je suis convaincu que les comités pour la paix qui se créent aujourd'hui ne sont en réalité pas seulement opposés à la guerre, mais sont également des comités ou des assemblées qui plaident pour le commun, pour une paix définie non seulement comme non-guerre, mais également comme non-police et pour la liberté de circulation des migrants, etc. O n assiste à un foisonnement idéologique qui ne s'est pas encore sédimenté dans un programme politique, mais qui est révélateur de l'apparition d'une nouvelle question sociale. À mon avis, le cycle politique qui part de Seattle et va jusqu'à Gênes en passant par le mouvement N o War s'est achevé. Mais un cycle social nouveau a germé, celui du travail précaire, qui exprime et exalte l'idée de commun. C'est un classique. Lorsqu'un cycle politique s'achève, le cycle social redémarre. Les cycles « politiques » sont l'expression de rapports spécifiques entre la composition technique et la composition 75

Goodbye Mister

Socialism

politique du travail... Aujourd'hui, je pense que c'est ce nouveau cycle du travail précaire, immatériel et cognitif qui est en train de devenir fondamental, non seulement ici, mais partout, au sein du marché global unifié, jusqu'en Chine... C'est la nouvelle forme du travail, c'est le nouveau terrain de révolte de la force de travail. C'est ici que l'on éprouvera le désir communiste.

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Seattle L'apparition de la multitude

R.V.S. : Seattle n'a représenté une surprise que pour ceux qui n'avaient pas fréquenté activement les mouvements des années quatre-vingt-dix, dont les prémices étaient d'ailleurs manifestes dès le début de la décennie précédente. C'est dans la convergence de toute une série de sujets politiques aux objectifs les plus disparates que l'on peut situer la nouveauté de ce cycle de mouvements. L'idée de Seattle était déjà présente dans le texte de Brecher et Costello qui conféraient des applications politiques à la théorie lilliputienne. Une théorie qui repose sur l'hypothèse qu'il est possible d'arrêter le géant dès lors que chacun tire sa propre ficelle, même sans qu'il s'agisse d'une action concertée. C'est une hypothèse qui est également à la base de ton idée de multitude... Cela a fonctionné à Seattle. On a vu rassemblés des groupes d'extractions extrêmement différentes - des routiers aux défenseurs des tortues -, et tout cela au cœur même de l'Empire : cela faisait rêver, indéniablement. Seattle est la porte américaine de l'Asie, c'est le fief de Microsoft, de Boeing et de Coca-Cola, la ville du grunge et même des 1. Tim Costello, Jeremy Brecher, Global Village or Global Pillage: Economie Reconstruction from the Bottom up, Boston (MA), South End Press, 1994. 77

Gooclbye Mister Socialisai

premiers concerts de Jimi Hendrix... Bref, un lieu crucial h bien des égards... A.N. : Oui, mais si c'est cela que tu veux dire : Seattle est aussi la ville de la première grande répression orchestrée contre le mouvement ouvrier américain après la Première Guerre mondiale. À mon avis, c'est cet événement historique qui est à la base du développement technologique qu'a connu la ville par la suite. Un développement fondé d'abord sur la défaite de l'ouvrier professionnel et, dans un second temps, sur la reprise en main et la transformation de la classe ouvrière par le passage à l'ouvrier-masse et au fordisme. C'est aussi à Seattle que débarquaient les colons qui, au lieu de s'installer sur la côte est pour y devenir des ouvriers, fuyaient le travail et arrivaient dans cette ville pour y inventer une nouvelle vie... Seattle, c'est aussi un peu cela, le droit de fuite organisé... R.V.S. : Si, il y a seulement dix ans, seuls quelques spécialistes étaient au courant de l'existence de l'OMC, du FMI, de la Banque mondiale, après Seattle les multinationales se sont retrouvées au centre du débat politique et, par là même, les accords conclus dans le cadre de l'OMC et les pouvoirs supranationaux sur lesquels tout le monde s'interroge. L'on a amorcé une réflexion sur les pouvoirs transnationaux capables d'influer sur les niveaux de vie quotidiens. Seattle a sûrement ouvert un cycle. Qu 'est-ce qu 'on peut en dire ? A.N. : Seattle a marqué l'émergence d'un autre phénomène - et j'insiste sur « autre » et non sur « phénomène ». On a eu tout d'un coup la révélation qu'un autre m o n d e 78

Seattle. /, 'ap/xirition de la multitude

était possible. C'était une mobilisation contre la misère inhérente au monde actuel, qui s'appuyait sur l'excédence de la nouvelle forme de travail et sur la capacité du monde cognitif à produire d'autres associations et d'autres modes de vie. Seattle a représenté l'affirmation que le capitalisme n'est pas nécessaire et qu'il existe d'autres modes de vie, des alternatives politico-économiques au capitalisme. Voilà ce qu'a représenté Seattle dans les consciences... L'idée qu'« un autre monde est possible » - une idée qui remonte d'ailleurs aux Lumières, au spinozisme, au marxisme, et que l'on retrouve même dans un certain tiers-mondisme plus proche des indigènes que d'une volonté de reproduire le développement occidental. Il y a là quelque chose de très beau. Il y avait un peu de tout à Seattle. C'était comme se lancer dans une nouvelle traversée de la forêt lacandone en passant à travers tous les champs de l'expérience de la libération. Bravo à tous ! Même aux groupes transgender, ceux dont les revendications de libération sexuelle vont le plus loin. À la différence des années soixante, la lutte ne porte pas sur le droit à faire l'amour et non la guerre. Ce qui est en jeu ici, c'est la métamorphose du corps, c'est-à-dire la promesse qu'un autre monde est possible. La figure de l'« Autre » a une importance culturelle énorme. Pour comprendre ce que donner de l'importance à l'autre veut dire, il faut en revenir à l'analyse des transformations du mode de travail et élucider, à partir de là, en quoi consistent la production d'excédence et la production de subjectivités. Ce que je veux dire par là, c'est que si, selon moi, la lutte contre la misère demeure fondamentale, 79

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il faut cependant la réinventer selon d'autres termes, c'està-dire reconnaître en tout moment et en tout lieu la possibilité d'une excédence de valeur. Seattle n'aurait pas été possible sans la culture informatique. Tous ceux qui étaient à Seattle concevaient le travail non seulement c o m m e quelque chose de pénible mais également comme quelque chose à même de libérer du « non-travail » coopératif et de l'autovalorisation communautaire, commune. La gauche, si elle a compris tout cela, ne l'a compris que de manière blairienne, c'est-à-dire en maintenant en vie l'éthique classique du travail (l'éthique de Xemploi*, du travail permanent) et en imposant en même temps, hypocritement, la précarité - qu'ils appellent mobilité, mais il s'agit d ' u n e dynamique sur laquelle continue de s'exercer le contrôle patronal... Tandis que, à Seattle, il y avait cette idée q u ' u n e autre chose était possible, que le précariat et la mobilité pouvaient être libres : une excédence. R.V.S. : C'est la distinction entre une précarité qui libère et une précarité qui limite les horizons de vie. En Italie, cela faisait dix ans que cette distinction était déjà clairement établie. Seattle, sur ce plan, n 'a rien inventé, mais a permis de faire le lien entre différentes choses. Par ailleurs, on n 'a pas non plus assisté à une mobilisation énorme, du moins par rapport aux standards européens. Il y avait en tout environ cinquante mille personnes. A.N. : Bien sûr, mais même à Gênes, dans les premiers jours, le nombre de participants se situait dans un ordre de grandeur équivalent. À Seattle, quand, dans un second temps, les syndicats ont rejoint le mouvement pour venir 80

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multitude

protester contre l'ALENA, sur la base, d'ailleurs, de positions presque nationalistes, le mouvement a compris qu'il avait réussi à récupérer les organisations institutionnelles au lieu de se faire récupérer par elles. Ce sont les quelques camarades qui étaient à l'origine de la mobilisation de Seattle qui ont donné un sens à la participation des syndicats, et non l'inverse. C'est presque toujours comme cela que ça se passe. C'est ce qui nous est arrivé à nous, les extraparlementaires, devant les usines FIAT, en 1969, et je crois que, en Italie, il en a toujours été ainsi jusqu'à la manifestation organisée par Cofferati 1 à Rome, même si, par la suite, on a changé de cycle et d'état d'esprit. Les événements de Seattle avaient un fondement solide, ils reposaient sur la prise de conscience de la modification du travail. Mais la gauche n'est absolument pas parvenue à analyser cette évolution. En résumé : nous avons affaire à une gauche qui n'a pas compris le mur de Berlin, un événement qui ne symbolise pas seulement la chute de l'Union soviétique mais également le passage à un nouveau cycle. C'est une gauche qui n'est pas parvenue à construire la question du « commun », qui s'est mise à penser la guerre en termes de réalisme politique et d'expression d'une volonté de puissance, alors même que la guerre n'est rien d'autre qu'un instrument policier. C'est une gauche qui s'accommode du dième fasciste de la sécurité et qui, à présent, ne comprend même plus les transformations du travail. Mais où est-ce qu'on est ? 1. Cofferati est l'ancien dirigeant de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) et l'actuel maire de Bologne [N.d. T.].

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Ici se pose en revanche le problème de l'autre. C'est quelque chose qui est vécu au sein même de la modernité comme un potentiel alternatif, explosif, un potentiel qui a été continuellement réprimé tant que le capitalisme était triomphant ; mais, au moment où le système capitaliste entre en crise, où l'émergence de contradictions internes plus ou moins insolubles met le potentiel productif de ce dernier dans une situation critique et où le travail cognitif prend la place du travail matériel, alors le travail se soustrait au temps de la mesure capitaliste et révèle 1' « autre » un autre qui n'est pas pétri seulement de fatigue mais également d'excédence. C'est ainsi que s'exprime la culture de ces nouvelles classes laborieuses et des mouvements qui en sont issus. Il y a dans le savoir une innovation considérable, une nouvelle possibilité de donner un sens aux choses... Le capital, confronté à ces nouvelles réalités, doit modifier beaucoup de ses instruments de contrôle. Je ne veux pas dire que le communisme est à portée de la main. Cependant, il faut être conscient que, pour pouvoir faire face à ses difficultés, le capitalisme, dans la conjoncture que nous traversons, a déjà opéré un changement sur ces deux points de « détail » que sont la guerre et l'organisation du travail... Quoi qu'il en soit, le seul plan, à mes yeux, sur lequel le capitalisme est davantage en phase avec la transformation en cours, c'est le plan financier, où est à l'œuvre une forme de « communisme du capital ». On a là une hypothèse cocasse : si d'aventure les coopératives rouges redevenaient ce qu'elles étaient à l'origine et si leur capacité d'expansion était à la hauteur de celle de Wall Street, alors elles finiraient par avoir pour fonction d'associer les épargnants face 82

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à la crise. Cette association, si elle se réalisait, pourrait certainement aboutir au commun, voire à quelque chose de subversif. À ce moment-là, certains intellectuels ont imaginé un General Intellect^ en chemise rouge... R.V.S. : Pour réfléchir h la logique des mouvements : l'absence à Seattle, contrairement à ce qui se passait dans les années soixante et soixante-dix, d'une volonté d'hégémonie de l'un des groupes présents - pourtant très différents entre eux sur les autres constitue, me semble-t-il, un élément de nouveauté important sur le plan théorique. A.N. : Il y a là, à mes yeux, quelque chose de positif. Cela veut dire que chacun fait circuler le commun. On a assisté par la suite, venant des partis politiques, à des interventions hégémoniques visant à subsumer ce qui s était produit (voir le cas des démocrates américains pendant la campagne électorale d'Al Gore et ici, chez nous, mais surtout en France, l'opération Attac). Ce qui est en revanche fondamental, c'est que la grande ligne politique hégémonique a connu des développements de type « multitudinaire ». Je lisais justement il y a peu un très bel article du Monde consacré aux luttes contre l'expropriation des terres agricoles en Chine (tout ce qu'il y a de plus classique : des luttes pour les salaires et contre la rente foncière). Ces luttes occupent désormais une place centrale dans le développement politique chinois. Ce n'est certes pas la présence des antimondialistes ni des O N G qui est à 1. Concept développé par Marx dans les Fondements de la critique de l'économie politique [N.d. 7!]. 83

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l'origine de cela, mais, à l'évidence, les problèmes de l'opposition à l'occupation des communaux, de la résistance des paysans en lutte, du respect du droit du travail et des droits des ouvriers en lutte commencent à se poser absolument partout. Il y a des ONG qui interviennent dans ces situations et nous ne nous attarderons pas ici sur le rôle ambigu qu'elles peuvent avoir. Mais il est important que ces O N G soient proches du mouvement afin d'éviter que ne se reproduise ce qui s'est ensuite passé en Irak, où certaines d'entre elles en sont venues à travailler aux côtés de l'armée américaine. Bref, tout cela pour dire que le basculement à gauche de beaucoup d'organisations non gouvernementales est à ranger au nombre de résultats de Seattle. Si l'on s'en tient à ce que dit Michael Hardt - qui est de là-bas —, il existe tout un monde qui gravite autour de Seattle : des informaticiens qui ont gagné plein d'argent et qui, à trentecinq ans, sont déjà à la retraite, des gens qui ne travaillent qu'une partie de la semaine pour gérer leur capital et qui, le reste du temps, font du volontariat, des gens honnêtes, droits, qui sont souvent devenus riches par hasard - et qui parfois se remuent pour changer le monde. R.V.S. : Passons à présent h la transition politique suivante. Seattle a marqué le début d'une phase. Puis différents forums sociaux se sont succédé : Porto Alegre, Florence, Paris, Londres, Mumbai, etc., mais suivant une logique très abstraite, centrée sur l'idée d'une grande université populaire, comme pour pallier, en avançant à marche forcée, un déficit d'analyse mais surtout de connaissances, notamment parmi les militants les plus jeunes. 84

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A.N. : T u poses plusieurs questions. Dans ce que tu dis, il y a tout d'abord l'idée que le mouvement altermondialiste est un mouvement qui ne lit pas beaucoup, même s'il a assimilé une matière considérable. C'est vrai. Mais, premièrement, il faut décider de la définition qu'on donne d'un mouvement politique. Selon moi, il y a clairement une différence entre un mouvement et un parti politique, alors que toi, tu pars, je pense, implicitement du présupposé que c'est la même chose, même si tu ne le penses pas vraiment. Toi, tu veux voir des effets qui pourtant ne se donnent apparemment pas. Moi, je crois au contraire que ces effets sont d'autant plus profonds et puissants qu'ils ne se laissent précisément pas représenter tout de suite, et je suis convaincu que recommencer à zéro ne signifie pas faire marche arrière mais inventer quelque chose de nouveau. Ces jeunes ne sont pas moins révolutionnaires que ne l'étaient les bolcheviques, mais ils sont beaucoup plus intelligents qu'eux, ils se rendent compte que, aujourd'hui, modifier la société veut dire pénétrer en profondeur les consciences, parce que ce sont les consciences qui font la liberté. Il ne s'agit plus seulement de briser le joug du salariat, mais de donner libre cours à l'intelligence. C'est cela la liberté, c'est de ne pas être contraint d'aller travailler et d'aimer à inventer, avec les autres. C'est cela l'idée clef que les gens ont assimilée de manière positive, mais sûrement pas le passage au parti. Les « lilliputiens » d'aujourd'hui sont porteurs d'une sagesse véritable, c'est un grand mouvement que le leur. O n ne peut pas penser les choses comme dans les années soixantedix. C e mouvement va être à l'origine d'un tas d'initiatives, 85

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il va vivre des luttes et connaître des difficultés, mais ce n'est pas en se transformant en petit parti qu'il parviendra à l'autonomie, bien au contraire... Les seuls qui aillent à contre-courant sont, me semble-t-il, certains marxistes vétérans qui donnent l'impression de vivre encore au tournant entre le XIXe et le XXe siècle. Je ne suis pas un rationaliste cartésien. Une société biopolitique, c'est une série de rapports entre corps, un vivre ensemble, où nous faisons l'expérience de liens intrinsèques, communs, du point de vue tant de la domination que de la liberté, de la culture, de la production et de la reproduction. Si nous vivons dans un monde biopolitique, nous devons, je pense, par conséquent construire un concept de raison qui parvienne à atteindre et à exprimer non seulement la rationalité fonctionnelle mais également les passions. Il faut construire un concept de raison qui ne soit ni weberien ni instrumental, susciter de nouvelles Lumières corporelles et élaborer une raison plurielle et corporelle. C'est une évolution philosophique absolument fondamentale, essentielle dans la contemporanéité, qui tient compte du fait que le politique a toujours régné sur l'ensemble de la métaphysique (depuis l'époque de Socrate, peut-être). Nous devons donc aujourd'hui parvenir à fonder une raison biopolitique. C'est ce qui nous sauvera de la série de dégradations qui a affecté le projet révolutionnaire et qui nous menace toujours. Cette recherche doit aller de pair avec un effort de construction méthodique visant à appliquer le programme de Seattle. De la nouvelle épistémologie à la Bateson aux constructions informatiques les plus élaborées, il y a une continuité physique, corporelle, que les

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mouvements incarnent. À ce propos, le savoir dont le féminisme est porteur revêt une importance particulière, non seulement en ce qui concerne la question du corps, mais surtout parce qu'il affirme l'existence de lignes de différenciation : ce n'est en effet qu'à partir de ces lignes de différenciation que l'on construit le commun. Dès les années soixante-dix, les mouvements féministes avaient commencé à exprimer la conscience de leur différence, entendue comme une différence ontologique. Une différence agissante, qui renverse l'oppression et reconstruit le commun. Les forces capitalistes ont ensuite absorbé cette conscience au moment où elles ont voulu contraindre le travail féminin à entrer dans la chaîne de l'exploitation, en lui donnant - habilement - un rôle hégémonique, avec le devenir-femme du travail. On a pour ainsi dire projeté sur l'écran général de la transformation de la force de travail les qualités émotives et de service qui étaient au fondement des travaux ménagers et de la quotidienneté de l'existence familiale des femmes : on rend honneur à la femme qui a toujours supporté d'être exploitée par son grand-père, son père, son mari et ses enfants quand elle devient flexible et mobile dans le développement de son activité productive, reproductive ou universelle. La voilà, l'universalité. Même les hommes en sont réduits à cela, à la flexibilité et à la mobilité d'un travail soumis à un pouvoir patriarcal ! « Vous vouliez du commun ? Le voici sous les beaux atours d'une grande famille étendue, collective et universelle, d'une famille organique et reproductive... C'est votre problème ! » Je crois, toutefois, que ce projet capitaliste n'est pas passé et ne passera pas : la différence, la différence créative qui est inhérente au 87

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travail cognitif et à l'expérience biopolitique de l'exploitation, prendra le dessus. R.V.S. : J'avais l'intention de me pencher tout particulièrement sur la mise en ligne de la pensée, une évolution que tu as eu tort selon moi de ne pas prendre en considération dans ton évocation — pour convaincante qu'elle soit. On assiste à une conscientisation croissante, même au niveau individuel. Internet a impliqué le partage des pratiques et des savoirs ainsi que l'apparition de forums de discussion collective, de canaux thématiques comme les mailing lists et IRC, et la diffusion de formes de chat. Pour la première fois dans l'histoire des mouvements, un outil comme le Net, en présidant à l'apparition de blogs - des journaux intimes écrits en ligne selon le principe de /'open publishing - , a ouvert la voie à des discussions et à l'expression de points de vue critiques échappant totalement à tout principe hiérarchique. Une praxis à proprement parler anti-autoritaire s'est installée dans la pratique quotidienne de la politique. A.N. : Je suis d'accord, même si, en réalité, on avait déjà assisté à des phénomènes similaires sur d'autres supports. Que l'on pense par exemple à Radio Alice ou à Radio Sherwood - pour ne citer que ces exemples. Mais, très longtemps, tout a fonctionné à coups de r o n é o . . . Puis l'informatique est arrivée. Je considère, évidemment, cette évolution comme irréversible. Mais ce qui est intéressant, ce n'est pas tant l'irréversibilité du processus, que la mise à jour de la nouvelle nature du politique. Pour prendre u n exemple : qu'est-ce que cela veut dire que d'aller sur u n blog ? On y trouve de la vie mais aussi une part d'exhibi-

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tionnisme, des tâtonnements... Les blogs sont également le lieu d'une terrible dispersion. Ils sont l'expression parfaite de la folie de cette époque informatique, marquée par la quantité et le gaspillage... Parfois, au lieu d'être une mer, Internet devient un marécage, où l'on ne peut se défaire d'un sentiment de lassitude... Y a-t-il des risques d'implosion ? Je ne le crois pas. Il faudrait toutefois, de toute urgence, faire prendre corps à la communication et aux processus de construction de sens sur le Net, mais pas seulement à travers des images. En même temps, on ne peut sous-estimer la portée de l'émergence, sur Internet, de manière désormais massive et généralisée, de formes de sociabilité, sur un mode affectif, sérieux ou ludique, qui suscitent des échanges et contribuent au bonheur en présidant à l'apparition de relations nouvelles et surprenantes et en favorisant, en même temps, la connaissance. Tout cela s'insère dans une dynamique sociale qui se fait toujours davantage sur le mode de l'horizontalité communicationnelle et selon des canaux presque plasmatiques qui constituent parfois une copie réussie de ce que sont les relations sociales. R.V.S. : Voici comment les choses se sont passées, du moins jusqu'en 1995-1996. Le Net éveillait la connaissance des corps. On pratiquait une activité pionnière, et du même coup on voulait connaître l'autre, cet autre « pionnier » avec qui on tapait sur les touches du clavier pendant des nuits entières et lorsqu'on se rencontrait, on tombait dans les bras l'un de l'autre. Dès qu 'Internet est devenu un outil vraiment pop, à la portée de tous, progressivement mais également assez 89

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rapidement, les rapports sociaux qui s'étaient mis en place dans la phase précédente de la vie du Net se sont défaits. Une pléthore d'autres instruments est née, mais le corps est encore présent sur Internet. A partir de cette mise en ligne, des groupes politiques sont nés qui donnent une densité à ces processus de signification, qui sont à proprement parler des sujets dénonciation collective... A.N. : Quand je parle de corps, je veux dire q u ' u n e cohérence se met en place entre l'argumentation et l'échange effectif d'information, entre le « je » et le « tu ». C'est ainsi que l'initiative politique devient réelle et échappe aux vieux modèles dont l'idée de parti représentait l'aboutissement, sur le mode : d'abord le m o u v e m e n t , ensuite le parti. Qu'est-ce qui, aujourd'hui, a remplacé le parti ? Je n'en sais rien. Toute la série de tentatives qui visaient à proposer une nouvelle définition du parti n ' o n t rien donné de bon et l'on s'est aperçu que vouloir définir le parti, c'est toujours prendre la tangente par rapport aux problèmes réels. Le vrai problème consiste à placer au centre du débat les questions de l'expression et de la représentation, à déconstruire et déstructurer le concept de représentation et à construire, par conséquent, le concept d'expression... C'est alors que surgissent de nouveaux problèmes. En effet, si aujourd'hui les mouvements o n t obtenu une reconnaissance (c'est ce que nous disions à propos des O N G , malgré les tentatives de cooptation opérées par le gouvernement américain), se pose alors la question du rapport des mouvements avec les structures institutionnelles du pouvoir. Aujourd'hui, les m o u v e m e n t s sont toujours plus fréquemment intégrés dans les processus 90

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gouvernementaux ou administratifs, suivant la méthode de ce qu'on appelle la « gouvernance ». On assiste à des expériences intéressantes, où parfois les mouvements jouent un rôle plus important que les partis. C'est, de toute façon, un point sur lequel nous reviendrons dans la suite de notre conversation. Retournons plutôt à Seattle et à ses échos. Eh bien, la gauche n'a pas compris que, pour incarner la « gauche », il faut être le parti des mouvements. En Italie, cette idée était peut-être présente à l'origine dans l'« Union» 1 , mais ensuite tout a disparu. La gauche a fini par se jeter dans les bras de Di Pietro 2 et de Mastella 3 . La vie d'un parti ne dépend plus de la consistance de son groupe parlementaire, mais de sa capacité à se faire mouvement. Il peut y avoir de l'ambiguïté dans ce rapport, mais il y a aussi une part de vérité. D'ailleurs, les processus de gouvernance ne sont-ils pas toujours quelque peu ambigus ? La certitude du droit, ce mythe de la bourgeoisie triomphante, ne représentet-elle pas une figure et une expérience toujours plus ternes ? Mais, en fin de compte, cela n'est pas si grave. En réalité, les rapports que les partis entretiennent avec les mouvements 1. L 'Unione, coalition italienne de centre gauche qui regroupait notamment, aux dernières élections, derrière Romano Prodi, les DS, la Marguerite, Refondation communiste, les Verts, le Parti des communistes italiens, les laïcs de la Rosa nel Pugno, l'Union des démocrates pour l'Europe ( U D E U R ) et la liste de l'ex-juge Di Pietro [N.d. T.], 2. Le juge Di Pietro, après ses succès dans le cadre de la lutte anticorruption des années 1990, a abandonné la magistrature et s'est lancé en politique à la tête d'une liste centriste appelée « Italia dei valori » (« Italie des valeurs ») [N.d. 7!]. 3. Clemente Mastella est actuellement à la tête du parti chrétiendémocrate U D E U R [N.d. T.].

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permettent de traverser les nouveaux rapports de pouvoir qui constituent le social. Il faut avoir à l'esprit que, lorsque la réalité change, les décisions de gouvernance deviennent, si ce n'est illégales, bien sûr, du moins difficiles à inscrire dans le cadre de l'État de droit, parce qu'elles sont prises en l'absence d'un cadre normatif effectivement défini et opérant et sans référence claire à la réalité, c'est-à-dire à la mesure et aux coûts du travail ou à la démesure de la coopération et de la communication sociale, etc. Bref. La fin de l'ère de la mesure du travail a eu des conséquences considérables, c'est un changement de civilisation. Seattle a représenté la prise de conscience sociale de cela, c'est un glas qui a sonné fort.

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Le Chiapas et le travail politique en ligne

R.V.S. : Le zapatisme a suscité dès le départ un écho formidable dans le monde entier, notamment parce qu 'il est descendu dans l'arène le jour de l'entrée en vigueur de l'ALENA. Par la suite, on a su que les zapatistes s'étaient organisés en secret depuis au moins dix ans, avant leur apparition sur la scène publique, le 1" janvier 1994. Pourquoi l'expérience zapatiste revêt-elle une telle importance pour la gauche mondiale ? Pourquoi cette expérience doit-elle nous inspirer, indépendamment des évolutions que le zapatisme a lui-même connues dans les dix dernières années ? A.N. : Au fond, les souvenirs que j'ai de la rébellion zapatiste et du sous-commandant Marcos remontent à assez loin. Dans Futur antérieur (la revue que je dirigeais lorsque j'étais en exil à Paris), nous avions consacré, au cours de la première moitié des années quatre-vingt-dix, deux gros numéros à l'expérience zapatiste et à la réception que lui avaient réservée les mouvements américains. Pour nous, le mouvement zapatiste représentait quelque chose de profondément nouveau, tout d'abord à l'échelle du Mexique et à l'échelle du continent, mais également en tant que lieu de confrontation entre le nouveau et l'ancien, entre la modernité et la postmodernité, entre les États-Unis et le Mexique. 93

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des populations du Tiers monde à exprimer la richesse de leur expérience propre. Ces études ont également souligné combien l'image que le colonialisme avait construite des pays colonisés était fausse et servait ses objectifs de domination. À l'inverse, elles ont indiqué comment, à l'intérieur même des structures impériales - en Inde par exemple - , les populations colonisées n'ont jamais abandonné un autre projet de vie et de développement - et, par conséquent, ont développé une forte contestation. Le zapatisme, c'était donc la revendication de la possibilité d'une altermodernité et l'anticipation de ce qu'a été par la suite l'altermondialisme de Seattle, mais transposé dans un contexte colonial et biopolitique beaucoup plus lourd, résultant des effets de la conquête espagnole de l'Amérique latine. Ce qu'il y a en outre de fondamental dans le zapatisme, c'est qu'il prend à bras-le-corps et critique jusqu'au b o u t toutes les théories de la gauche traditionnelle latinoaméricaine. Il nie leur radicalité, à cause de l'héritage d o n t elles sont porteuses, et remet donc en cause leur capacité à s'insérer dans le discours indigène. Voici ce que nous disent les zapatistes : en réalité, le discours tiers-mondiste, construit sur la réalité coloniale, reproduit point par point le discours de la gauche européenne qui veut réaliser son rêve de souverainisme industriel dans le Tiers m o n d e . Mais tout cela n'a rien à voir avec les désirs, les passions, les tendances et l'imagination des pays du Tiers monde. Le zapatisme entend en revanche représenter u n e synthèse effective de la capacité à reconstruire, ou, mieux, à réinventer la communauté - une structure qui existait déjà 96

Le Chiapas et le travail politique en ligne

dans les régimes de l'époque précoloniale et qui a joué un rôle de résistance au moment de l'invasion espagnole. Le mouvement zapatiste tente de récupérer cet héritage communautaire pour l'appliquer à la construction d'un développement de libération. Le zapatisme n'est pas une idéologie anti-développement, ce n'est pas une idéologie écologique. Il maintient le primat de la production mais la relie, en tant que processus, à la communauté. Le processus de développement doit concerner l'ensemble de la forêt lacandone. Ce qui se passe, c'est que l'on demande à toutes les personnes qui participent au développement de la communauté de dire par où une hégémonie peut se manifester. Or l'hégémonie est un phénomène qui se construit à tout moment, ce n'est pas une donnée préétablie, le chemin que l'on prend n'est pas fixé d'avance. Voilà où se situent la déclaration de guerre très violente et la proposition de reconstruction qui émanent du zapatisme. En outre, le zapatisme ne se présente pas comme un mouvement révolutionnaire traditionnel (passant par la prise du palais d'Hiver, etc.), mais comme un mouvement qui combat et construit, tout en refusant l'homologie entre pouvoir et contre-pouvoir héritée de la tradition socialiste, et donc l'idéologie de la prise de pouvoir elle-même. Il ne s'agit donc pas seulement d'opposer au pouvoir un contre-pouvoir, mais de construire un autre pouvoir communautaire, différent du grand système de production fondé sur l'unité. La communauté n'est pas synonyme d'unité mais représente un ensemble dynamique de singularités, d'expériences et d'évolutions. Pierre Clastres 97

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avait déjà eu une très nette intuition de t o u t cela d a n s les études qu'il a menées sur les systèmes indigènes sudaméricains. Se libérer du système capitaliste m o d e r n e consiste à produire une autre modernité. Cette expérience est-elle transposable ailleurs ? Le zapatisme prend position contre l'ALENA non parce qu'il s'oppose à l'extension des marchés (le marché nord-américain n'étant sûrement pas le plus grand), mais parce qu'il refuse la nécessité, imposée par l'ALENA, des processus d ' h o m o généisation à marche forcée et d'homologation capitaliste au sens strict du terme. Je ne sais pas à quoi aboutira cette expérience, mais elle a occupé une place très importante dans nos réflexions. Est-il possible de ramener tout cela aux mouvements de contestation de la science et de l'écologie capitaliste que nous avons connus dans le champ du savoir ou à des expériences du type Médecine démocratique, à la psychiatrie radicale, aux premières luttes antinucléaires et aux réactions qu'avait générées la tragédie de Seveso ? O u i et n o n , à mon avis. J'ai en effet l'impression que l'expérience zapatiste est plus complexe, du point de vue tant de son potentiel critique que de sa dynamique historique et de la mobilisation populaire qu'elle suscite. En réalité, ces autres expériences que nous venons de citer ont revêtu p o u r nous une importance capitale, au plan pédagogique et en tant que propédeutique, mais elles n'ont jamais eu ni une efficacité réelle ni une capacité d'expansion aussi fortes que celles du mouvement zapatiste. Nous avons connu des mouvements dotés d'un potentiel critique : j'évoquais par exemple précédemment le rôle de l'altermondialisme au sein d u 98

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socialisme et de la critique théorique et philosophique de la modernité. Il s'agit là d'expériences extrêmement importantes, qui changent cependant de nature dès lors qu'elles passent au militantisme réel, mais surtout à la lutte armée. Le zapatisme a pris l'initiative fondamentale d'opérer un exode hors de l'unilatéralisme scientifique, politique et culturel de l'Occident capitaliste. Un exode armé, certes. Mais, s'il s'agit d'un mouvement armé et insurrectionnel, il n'est toutefois ni militariste ni exagérément belliciste. R.V.S. : Le zapatisme renvoie à l'expérience indigène, dont on perçoit un écho dans les romans de Manuel Scorza ou d'Arguedas. C'est l'histoire de Garabombo l'invisible dans laquelle la communauté indigène du Pérou essaye d'obtenir justice à travers une infinité de recours judiciaires qui n 'aboutiront à rien. Ce roman représente la tentative désespérée, à travers une forme narrative relevant du réalisme magique, de donner corps aux droits revendiqués par la communauté, en créant un héros en mesure d'incarner les intérêts du groupe. Dans un autre ordre d'idées, au cours des années trente, la modernité qui menaçait aux portes avait également suscité des réponses de type communautaire qui, sans s'identifier au Blut und Boden nazi, s'enracinaient toutefois dans la pensée de droite. Où est la frontière entre ces différentes expériences communautaires ? A.N. : T o n objection est fondée. La pensée zapatiste n'a rien à voir, pour des raisons évidentes, avec la pensée 1. Manuel Scorza, Garabombo l'invisible. Roman péruvien, Paris, Grasset, 1976 \N.d.T.}. 99

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communautariste des années trente. Le processus de rébellion zapatiste a interrompu la modernité, tandis que, dans la conception de la Gemeinschafi, il y a une tentative de réintroduire, dans le développement historique des individus, une unité culturelle et une référence à une m ê m e origine. Cette tentative est en revanche étrangère au zapatisme et au communautarisme révolutionnaire, qui n'entendent pas reconstruire l'individu, totalement détruit par l'aliénation du développement capitaliste, mais expriment la volonté de créer un individu collectif, un individu c o m m u n qui voudra reprendre en main la clef de son progrès et de son développement. Ces objectifs présentent des différences substantielles par rapport à ceux dont était porteur le discours réactionnaire sur la communauté. Le concept nazi de nation et de race se fonde sur le romantisme réactionnaire de l'individu possessif et égoïste. Espace, sang, corps, corporéité et territoire : il y a là une anthropologie agressive qui prétend établir sa domination sur un espace appartenant à d'autres et considère l'autre comme une terre à conquérir. L'individu auquel cette idéologie aspire a toujours des caractéristiques égoïstes q u ' o n ne retrouve absolument pas dans le cas du zapatisme. L'homme zapatiste est à l'opposé de tout cela. Bien que ce soit de toute façon compliqué à démontrer, d'un point de vue théorique, nous nous trouvons au contraire, dans le cas du zapatisme, face à un individu plutôt aimant qu'égoïste. Or, si l'on accepte de ne pas se laisser aller à l'ironie, c'est un fait que la modernité et la culture capitaliste ont réussi à bannir du langage les deux termes fondamentaux que sont la pauvreté et l'amour. IOO

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II y a eu un débat sur la pauvreté en Occident au siècle, mais, par la suite, le concept de pauvreté a cessé d'être invoqué. Dans l'histoire de l'Église en particulier, c'est Jean XXII qui a évacué le concept et qualifié d'hérésie le fait même de parler de pauvreté. Ce n'est peut-être pas un hasard si un « fou » comme Jean XXIII s'est choisi un tel nom et a réintroduit à travers le concile Vatican II la catégorie théorique de la pauvreté dans le débat ecclésiastique. C'était un homme qui avait une profonde connaissance de l'histoire et de la théologie et qui voulait donner une nouvelle direction à l'histoire de l'Église, en renouvelant son enseignement à partir du moment où l'on avait effacé le concept de pauvreté. XJI1C

Quant au concept d'amour, deux expériences fondamentales ont contribué à l'éliminer ou à le remplacer : l'expérience mystique, où l'on n'aime pas l'un de ses semblables mais Dieu, et l'amour romantique, dont l'érotisme sera l'aboutissement. O n ne doit sous-estimer aucune de ces deux expériences, mais, pour ma part, je travaille plutôt autour de l'hypothèse de l'amour comme force ontologique. Comme chez Spinoza, c'est l'amour intellectuel qui construit le monde et c'est ainsi qu'une communauté se met en place dans le monde. Or, derrière l'émergence de l'altermondialisme, il y a justement les concepts de pauvreté et d'amour pris en tant que réalités ontologiques. C'est d'ailleurs aussi le cas pour le zapatisme et tant d'autres tentatives de révolte plus ou moins indigénistes... les Black Panthers, les mythologies péruviennes... Ces remarques peuvent répondre, je pense, à tes objections concernant la reprise par la droite réactionnaire du concept de communauté. IOI

Goodbye Minier Socialisai

L'idéologie du partisan ou la théorie de la guerre partisane (de Jiinger à Schmitt), c'est la stratégie de défense tranquille, ferme, féroce et typiquement réactionnaire que met en œuvre une communauté stable, égoïste et centripète. L'altermondialisme (même sous les formes qu'il prend en temps de guerre) relève de l'excédent, a quelque chose de centrifuge et de non centripète. Il s'agit de deux concepts totalement différents, dont l'un est centré sur la gloutonnerie et l'hypocrisie, l'autre sur la pauvreté entendue c o m m e l'expression de l'excédent du Freivogel. Le pauvre est libre comme un oiseau. J'adopte, en un certain sens, une posture très traditionnelle et encyclopédique... L'homme en tant que pauvre a besoin d'amour, il ne pourrait pas naître sans amour, il ne pourrait pas grandir et se développer sans amour, et ce n'est qu'en tant qu'il est porteur de pauvreté qu'il aime et qu'il est aimé. C'est pris dans cette acception qu'il réussit à construire une communauté réelle. Tous les misérables outrages et le pervertissement imposés par la suite aux concepts d'amour et de pauvreté font fi de cette formidable expérience. Si la papauté entreprend de détruire l'ordre franciscain, c'est à cause de la querelle sur le concept de pauvreté - la parfaite pauvreté et la joie parfaite, le Christ. L'Église nie, de fait, que l'absence de propriété et de possessions est ce qui définit la condition de l'homme d' avant le péché originel. La pauvreté reste une vertu, mais uniquement individuelle. Ensuite, l'on en vient à instaurer, par u n e série de tours de passe-passe, de nouvelles règles mystificatrices selon lesquelles les moines, individuellement, sont pauvres, I02

Le Chiapas et te travail politique en ligne

tandis que collectivement, en tant que couvents, ils peuvent détenir des richesses... Le zapatisme est une grande reconquête qui revient aux origines de notre civilisation. R.V.S. : Je voudrais que tu approfondisses cette réflexion sur la question de la communauté. Peut-être cela a-t-il fonctionné au Chiapas parce que, là-bas, on peut justement compter sur une communauté stable, sur le plan territorial comme sur le plan des individus qui la composent, et fondée sur la confiance et sur des relations permanentes. Une communauté à partir de laquelle il devient possible de construire une réflexion politique, notamment en réaction à une attaque extérieure. Tout cela semble plus difficile à mettre en place dans nos pays, qui appartiennent au Premier monde, qui sont déjà entrés depuis longtemps dans la modernité et où nous n 'avons plus, contrairement au zapatisme, de communauté de référence à laquelle nous pouvons faire appel. Dans ces conditions, que pouvons-nous faire... A.N. : Malgré tout, cela n'est pas, je crois, aussi difficile que tu le dis. O n pose souvent la question suivante : comment l'individualisme possessif peut-il être dépassé ? N'estce pas une seconde nature pour l'homme occidental ? La part de notre vie organisée en commun est pourtant infiniment plus importante, me semble-t-il, que celle de notre vie organisée en privé. La privatisation monétaire et consumériste de la vie est, dans les faits, quelque chose de terriblement éprouvant. Mais, malgré cela, nous sommes gentils et aimants avec notre prochain. Chacun d'entre nous pourrait brûler les voitures de son voisin ou polluer son eau, néanmoins, la complexité même de notre vie nous pousse 103

Gooclbye Mister Socialisai

à être solidaires : nous ne pourrions pas vivre autrement. Chaque fois que je prends un avion, je pense à ces milliers de personnes dont l'intervention est nécessaire à mon voyage. Il y a là, à nouveau, un paradoxe spinoziste : plus notre vie devient complexe, plus nous sommes contraints d'être aimants. Il n'est pas vrai de dire que la complexification de notre vie nous conduit à l'égoïsme. En revanche, il est vrai que l'égoïsme nous contraint à l'amour. La nécessité de la survie, même individuelle, nous conduit à aimer, à supporter ou, quoi qu'il en soit, à utiliser les autres. Tant il est vrai que le pouvoir, pour hiérarchiser la domination qu'il exerce sur des sociétés homogènes et communautaires, donc potentiellement opposées au développement capitaliste, est contraint de diviser, de répartir, de rompre ces pulsions communautaires, de ne pas les accepter ou de les mystifier, par des théories et des pratiques féroces. La culture bourgeoise ne concède qu'à l'art la faculté de recomposer de manière expressive notre existence. Je ne crois donc pas à la théorie sociologique de l'individualisation croissante au sein de la complexité. Bien au contraire : c'est tout l'inverse qui est vrai. Ce qui l'emporte au sein de la complexité, ce sont les éléments de communauté. On n'assiste pas à une implosion sous l'effet d'éléments chaotiques, mais au développement de la cohésion sous l'effet d'éléments communautaires. Tout ce processus n'est pas linéaire, mais contradictoire et dialectique. Le problème consiste à comprendre quelles sont les forces gagnantes et où elles se situent. Les hommes de la forêt lacandone nous poussent à réfléchir et à lutter sur ces questions. 104

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R.V.S. : Aux États-Unis, on a assuré la gestion de l'expérience communautariste d'abord grâce à l'idéologie-mythe du melting-pot, puis par la mise en place de quotas — ce qu'on appelle /affirmative action. L'idée de communauté qui en ressort est très différente de celle dont tu viens de tracer les contours. Il y a des communautés qui conservent encore certains traits spécifiques de leur appartenance d'origine à la deuxième, h la troisième, voire à la quatrième génération, tout en étant désormais composées de citoyens américains à part entière, comme le laissent d'ailleurs transparaître leurs noms euxmêmes : african american, asian american, etc. Je ne me situe plus sur le même plan que précédemment, mais c'est tout de même une question en rapport avec noue sujet... A.N. : Je suis tout à fait convaincu qu'il est impossible d'absolutiser les discours sur les formes d'assimilation ou d'identitarisme national. Ces formes d'assimilation se fondaient sur des dynamiques socio-économiques extrêmement précises, historiquement déterminées, c'est-à-dire sur 1 assimilation à travers le travail et donc l'État-providence. Cela n'a aucun sens de faire des considérations générales sur le melting-pot. Il s'agit là de « pratiques d'assimilation » : un thème classique du positivisme sociologiste, dont l'analyse de l'absorption des Juifs en Allemagne ou aux États-Unis est un exemple, de même que les grandes études de Weber sur les travailleurs agricoles polonais - qui, en fin de compte, ne sont rien d'autre que des études sur les Polonais de Chicago... Ces travaux ne servent à rien s'ils font abstraction de la consistance réelle de l'absorption économique et des dynamiques du salaire territorialisé. Les 105

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modes de vie se modifient et se constituent sur la base de normes de consommation qui sont déterminées par la quantité, la qualité et la redistribution du salaire. Même si, bien sûr, lorsque ces sociétés rejoignent un certain stade de maturation, les modes de vie deviennent plus importants que les indices salariaux et sont eux-mêmes à l'origine de dynamiques de développement. Les discours que l'on entend aujourd'hui sur la mort des politiques d'assimilation traditionnelles sont à mes yeux des kyrie eleison. On affirme que le modèle américain est mort à propos de l'ouragan Katrina, comme s'il ne s'était rien passé à Los Angeles en 1992 et à New York en 1976. On a aussi dit que l'intégration à l'anglaise était morte parce que des jeunes qui s'étaient soûlés à la bière ont posé les bombes du 7 juillet, comme s'il ne s'agissait que de simples hooligans. Et maintenant, on s'en prend aux jeunes en France... Aucun de ces jeunes n'a de travail, de perspectives. Ils sont dans la misère la plus noire. C'est cela qui est fondamental. Donnez-leur de l'argent et ils arrêteront peut-être, pour certains d'entre eux, de se comporter en hooligans. Nous sommes sortis d'une société fordiste sans avoir mis au point de modèle pour organiser les sociétés postfordistes. Les patrons savent bien comment utiliser ces travailleurs solitaires sur le dos desquels ils se font de l'argent, mais ils ne savent pas comment les organiser, leur d o n n e r des ordres. R.V.S. : Je voulais revenir sur notre réception du zapatisme. C'est en effet un thème que nous n'avons fait qu'effleurer. Les 106

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communiqués de Marcos et l'utilisation d'Internet ont été fondamentaux, pour eux comme pour nous. Leur façon intelligente d'utiliser le Net nous a offert la démonstration immédiate de leur modernité, plus que ne l'aurait fait la compréhension de leur posture théorique, un aspect que nous n 'avons assimilé que par la suite. Il y a eu là un élément d'anticipation : ils nous ont appris a nous servir du Net, ils nous ont poussés à l'utiliser. A.N. : L'utilisation du Net était moins répandue que maintenant. C'est indéniable. Ce serait retors, mais on pourrait se demander dans quelle mesure les gestionnaires du Net et les entreprises qui produisent des PC ont utilisé les zapatistes pour atteindre un certain type de public - c'est une idée que j'ai toujours eue. Il y a de toute façon un saut qualitatif qui se produit avec Internet et grâce à la forêt lacandone - nous n'en sommes plus aux fax qu'utilisaient les mouvements étudiants, comme « la Pantera » 1 en 1990. Le gouvernement mexicain ne disposait pas pour contrôler Internet des moyens du gouvernement américain - dont le black-out électronique mis en œuvre en Irak prouve, en un certain sens, les capacités de contrôle. Le zapatisme a réussi à passer à travers les mailles du filet et à mettre le mouvement en ligne. R.V.S. : Ce que tu dis n'est vrai qu'en partie. En réalité, dès la fin des années quatre-vingt, tout un ensemble de pratiques s'étaient répandues au sein de mouvements reliés entre 1. Mouvement de contestation diffuse qui s'est développé dans les universités et a marqué la reprise du « movimento » estudiantin en Italie à partir de 1990 [N.d.T.]. 107

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eux, qui imaginaient une télématique de base alternative. Et ce non seulement aux États-Unis, a travers le circuit des BBS ^Bulletin board system j et la création de Fidonet (un réseau qui avait au départ une forte connotation libertaire), mais également en Allemagne, avec l'apparition du Chaos Computer Club, et aux Pays-Bas, avec le groupe Hacktic. Pour ne pas citer l'Italie, où deux types d'expériences distinctes avaient vu le jour depuis longtemps : d'une part le groupe de Decoder et Cybernet, d'autre part ECN. Ilfaut que tu te dises bien que tous ces phénomènes sont apparus dès les années quatre-vingt, voire, pour certains d'entre eux, comme Fidonet aux ÉtatsUnis, dès le début des années quatre-vingt. Peut-être serait-il plus exact de dire que la mise en ligne des communiqués zapatistes coïncide avec la première explosion de masse du phénomène de l'Internet... Qu'est-ce que tu entendais tout à l'heure par « mettre le mouvement en ligne » ? A.N. : Énormément de choses. Cela veut dire que le mouvement n'est plus identitaire et/ou charismatique mais linguistique et rhizomatique. Cela veut dire que ce ne sont plus simplement des singularités qui réagissent mais que le consensus devient partage. Cela veut dire que l'on décide collectivement des objectifs et des étapes que l'on se fixe. J'ai toutefois un doute : je me demande si ce n'est pas déjà une erreur que de parler de « collectif ». O n construit les objectifs par le dialogue, par la coparticipation, ce qui veut dire que les sujets du mouvement deviennent multitude. Autrement dit, le mouvement est composé de singularités, la subjectivité elle-même est u n ensemble de singularités et non une identité, il n'y a plus 108

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d'âme mais des réseaux et des relations et, pour parler à la Spinoza, les modes sont plus importants que la substance. Il y a là quelque chose de formidable, si tant est que l'on accepte de prendre en considération le commun, sur le plan théorique et philosophique. Du point de vue des comportements, chacun de ces thèmes ouvre une piste de recherche. R.V.S. : Le Net est-il en train de faire évoluer la politique et de transformer la gauche ? A.N. : La gauche n'a encore rien compris. La seule réaction qu'elle ait eue a consisté à opérer un virage à droite pour rassembler le plus de gens possible (pour parler comme ses hommes politiques). Les « gens », c'est un intermédiaire entre le peuple, la classe et l'individu : le peuple était construit par l'État, la classe par le parti, tandis que les « gens » sont le résultat d'un mélange de médias, de télévision, de presse du cœur et de la production éditoriale la plus répugnante. Voilà le public de la gauche. Celui de la droite est du même acabit. Ces « gens » ne sont vraiment pas une « multitude ». R.V.S. : Donc Internet est en train de modifier la façon dont on fait de la politique ? A.N. : Oui, mais il y a les bons côtés d'Internet et en même temps une part de mystification. Internet est en effet également l'endroit où se déversent les messages publicitaires et les virus idéologiques. Plus la complexité s'accroît, plus elle se remplit également de détritus. Il y a des quantités négatives qui détruisent les véritables innovations. 109

Gooclbye Mister Socialisai

R.V.S. : Avons-nous affaire à une classe politique à qui l'utilisation des moyens technologiques est étrangère ? S'agit-il d'une gauche antiscientifique ? A.N. : C'est une question complexe, parce que susceptible d'être interprétée de différentes façons. La gauche, notamment les communistes, a toujours été porteuse d'une connaissance de la technologie appliquée au travail. Une connaissance de toute première importance, mais qui a souvent péché par ses illusions utopiques ou son réalisme excessif. Il ne faut pas oublier que le communisme, c'était « les soviets plus l'électricité ». Son incapacité à devenir « les soviets plus l'informatique » lui a sûrement nui. Quoi qu'il en soit, l'imagination socialiste, si elle perd son rapport avec la démocratie, se trouve amputée de son principal pilier. Qu'est-ce, au fond, que le développement capitaliste ? La technologie plus le marché, le marché étant une forme de subjectivité mise au travail par l'individualisme possessif. Qu'est-ce que le socialisme ? Le développement technologique - donc l'accumulation et l'innovation — plus la démocratie - c'est-à-dire la capacité politique de la société à s'autodiriger. Le problème, c'est que, du fait de son absorption par le marché politique, le socialisme a de fait perdu toute capacité à se référer à la démocratie. Pour répondre à ta question : nos socialistes manquent désormais de références collectives. Ils ne sont pas antiscientifiques, ils le deviennent (le terme « antiscientifique » est ambigu, mais exprime pourtant bien une réalité) quand ils n'ont pas de rapport avec un contexte. Ce sont des hommes politiques qui, sans se rendre compte que contri110

Le Chiapas et te travailpolitique

en ligne

buer au développement technologique c'est accroître la participation démocratique, cherchent à obtenir des voix et l'adhésion populaire (des gens). Ils n'ont pas réussi à le faire parce qu'ils ont été happés par le marché politique. C'est ainsi qu'ils ont cessé d'avoir une vision radicale de la démocratie. La question exigerait de longs développements. Pour résumer : il n'y a de démocratie qu'en tant que participation communautaire, en tant que communauté en réseau de singularités et de multitudes, non identifiable au pouvoir (pour reprendre ce qu'on appelle le paradoxe de HolIoway : « Comment faire la révolution sans prendre le pouvoir ? »). C'est cela la communauté démocratique. C'est quelque chose qui n'a absolument rien à voir avec le développement des partis socialistes et communistes. Ces derniers s'en remettent à la représentation parlementaire et non à la participation démocratique. Mais la représentation parlementaire a vécu et l'on a déjà assisté à un affaissement de la participation démocratique et communautaire. Ce n'est bien évidemment pas grâce au principe des primaires que l'on va résoudre ce problème. Le véritable enjeu est ailleurs. La question qui se pose, c'est celle du choix de la direction qu'il faut imprimer, dans les faits, à la société complexe où nous sommes insérés. La seule chose que la gauche sache nous proposer sur ce point, c'est la direction capitaliste des affaires qui passe par les sociétés par actions et l'organisation du pouvoir par l'administration. Cette gauchelà ne sait pas travailler autour des thèmes de la gouvernance. Autrement dit, elle ne sait pas agir de manière à ouvrir l'administration aux expériences locales et démocratiques, iii

Gooclbye Mister Socialisai

aux besoins particuliers et aux articulations entre les mouvements. La seule chose que la gauche sache faire sur tous ces sujets, c'est exhorter à l'instauration de mécanismes « participatifs » totalement inefficaces, quand ils ne sont pas mystificateurs. R.V.S. : Si l'on considère le cas particulier de la gauche italienne, elle n'a, de toute façon, jamais rien compris, semblet-il, à la technologie en tant que telle. Que l'on pense à l'expérience des radios libres (que les mouvements ont en revanche, pour leur part, très bien comprise), mais également à l'expérience des chaînes de télévision (qui sont ensuite devenues commerciales), ou bien à la télématique de base. A.N. : Les radios libres étaient synonymes de participation directe et de démocratie... Prises dans le contexte du capitalisme développé, les technologies sont toujours, au minimum, des outils à double tranchant. Pour développer une télévision au niveau national, avec soixante millions de téléspectateurs potentiels et une audience moyenne, il faut nécessairement prévoir une certaine somme d'investissements de départ. C'est Mitterrand qui, à gauche, est allé le plus loin sur la question, taboue, de la liberté de marché, avec la mise en place de grands organismes constitutionnels de contrôle de la communication. Mais, dans le cas italien, les différents groupes de coopératives proches de la gauche, s'ils peuvent être en mesure d'acheter une banque de l'importance de BNL (même si cette tentative a échoué) ou de construire de grands barrages au Kenya ou au Congo, ne se sont en revanche jamais décidés à acheter une télévision digne de ce nom. Acheter une chaîne de télévision 112

Le Chiapas et te travail politique en ligne

n'est pas en soi l'indice d'une sensibilité particulière à la démocratie. Une chaîne de télévision incarne une possibilité de gagner de l'argent. Peut-être aurions-nous pu exiger qu'elle devienne également un organe de démocratie : les coopératives nous ont épargné ce risque. Il y a un exemple, selon moi saisissant, de cette absence de sensibilité à la question des médias : c'est Lula. Ce n'est pas, je crois, qu'il soit incapable de comprendre l'efficacité des technologies, mais sa situation est le résultat d'un ensemble de facteurs qui finissent par avoir un effet boule de neige. Il a été élu président avec 65 % des voix et dispose d'un pouvoir énorme. Mais il dépend d'une majorité parlementaire imparfaite et agit par conséquent comme l'ont toujours fait les partis sur la scène brésilienne, c'est-àdire en ayant recours à la corruption et en versant des subsides à de petits groupes minoritaires, corporatistes ou évangéliques... Il n'a cependant jamais pensé à mettre sur pied un organe de presse ou un média qui lui permettrait d'intervenir de façon massive sur le terrain de la communication. Il pense que sa position charismatique, fruit du consensus électoral qu'il a pu rassembler, peut le sauver d'une éventuelle contre-attaque lancée par les forces coalisées de la presse et de la télévision (toutes solidement aux mains de monopoles privés). Et il se fait avoir. Ces forces déclenchent en effet une offensive qui transforme des problèmes de corruption qui, dans un système comme le système brésilien, relèvent de l'administration normale en une affaire extrêmement lourde sur le plan juridique et politique. Et elles ne l'ont pas loupé. Je pense qu'il finira par s'en sortir. Mais l'affaire est le signe de cette absence de 113

Goodbye Mister Soeia/isrn

sensibilité : une télévision type Globo aurait coûté beaucoup moins cher que le développement de la corruption parlementaire. Si nous nous sommes lancés, à partir des années soixante-dix, dans les expériences de la radio, des fax, d'Internet, c'est parce que nous n'avions rien à voir avec la gauche. Le problème de la gauche n'est pas celui d'une absence de sensibilité aux technologies, mais d'une absence de sensibilité à la démocratie. Et les rares fois où, comme dans le cas de Lula, il y a une sensibilité à la démocratie, alors la gauche a peur non tant des technologies que du capitalisme qui se cache derrière la technologie de la communication. Il y a là un nœud gordien, qu'il s'agit de trancher avec la force nécessaire.

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Gênes L'épiphanie du nouveau

R.V.S.: À Gênes, il s'est passé quelque chose de dramatique. Cette expérience, même si elle a ensuite été occultée par l'épisode des tours jumelles, a de toute façon ouvert une plaie difficile à refermer. L 'occupation à laquelle nous avons assisté dans cette ville évoquait celle de Gaza. Qu 'est-ce que Gênes a représenté pour la société en général et pour le mouvement en particulier ? A.N. : Pour le mouvement, Gênes a tout d'abord représenté une période de recomposition, après dix années d'inertie : une recomposition, un renouvellement et une requalification. C'était la première occasion de mobilisation qui se présentait. Le terme de « mouvement » est d'ailleurs ici impropre : nous devrions parler de « mouvement de Gênes », dans la mesure où il ne s'agissait ni d'un mouvement étudiant ni d'un mouvement de classe. Gênes joue parmi les villes italiennes un rôle tout à fait étrange, de la révolte de Balilla, au XVIII e siècle 1 , aux 1. « Balilla » est le surnom attribué à un personnage à l'identité historique douteuse, qui est censé avoir déclenché à Gênes, en décembre 1746, la révolte par laquelle la ville s'est libérée de l'occupation des armées autrichiennes. Le mythe de Balilla a connu une première diffusion sous le Risorgimento puis a été repris par le fascisme (cf. notamment le mouvement de jeunesse qui porte ce nom) [N.d. T.}. 5

Goodbye Mister Socialism

événements des années soixante. C'est une sorte de thermomètre historique de la vie sociale italienne. En i 9 6 0 , on avait assisté à l'émergence d'une nouvelle réalité subjective, avec l'apparition de l'ouvrier-masse et des célèbres tee-shirts à rayures et la rencontre entre les dockers armés de leurs crochets et les nouveaux immigrés de l'axe de la sidérurgie et de l'automobile. En 2001, c'est une nouvelle gauche qui a vu le jour, une gauche prolétaire, multitudinaire, intellectuelle, précaire et totalement nouvelle. Nous sommes là face à un nouveau sujet arlequin. Second point important : ce qui s'est passé au stade Carlini, où, pendant quelques jours, se sont rencontrés des militants des principaux groupes rassemblés à Gênes. Eh bien, on a expérimenté, à cette occasion, des méthodes de partage et non de direction, à travers une pratique du régime d'assemblée. Or nous savons qu'un régime d'assemblée n'est pas en mesure de résoudre quoi que ce soit, même s'il peut parfois éviter que ne soient révoquées des décisions prises précédemment, comme par exemple celle de tenir b o n face à la répression. Mais, lorsque la défense d u G 8 a pris des allures d'une forme de préfiguration de la guerre préventive, d'une guerre de faible intensité mais suffisant à créer une atmosphère de violence inédite et révélatrice d u nouveau visage de l'État globalisé, alors, sans cette pratique de l'assemblée, le désordre aurait inévitablement gagné les esprits et on n'aurait pas assisté au miracle de la résistance de masse. Comme nous le disions, il y a deux éléments intéressants qui ressortent de ce qui s'est passé à Gênes : l'un centré, comme nous l'avons vu, sur la dynamique de construction

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(•eues. L 'épiphanie du nouveau

de la résistance, l'autre qui est important parce qu'il révèle un nouveau type de représentation sociale. Contrairement aux mobilisations précédentes, Gênes ne rassemble plus uniquement le résidu de la défaite de la gauche extraparlementaire (les centri sociali\ les CUB 2 , les COBAS 3 , les fractions les plus radicales du mouvement ouvrier). On assiste à la participation d'une population nouvelle, qui veut réaffirmer sa capacité à s'exprimer démocratiquement contre la menace de guerre imminente, contre la nouvelle organisation totalitaro-médiatique du social, contre la précarisation extrême. Il s'agit d'une grande transition, analogue à celle de 1960, qui fait émerger une grande multitude bigarrée et la restructure, socialement et politiquement. Le stade Carlini, c'est le Réseau, un Réseau agi, mû, organisé, non pas de manière technologique mais selon une méthode efficace. Je ne sais pas si cela peut devenir un moyen de construire de l'organisation. Mais il n'y a que de pratiques de ce type que peuvent venir des pistes pour résoudre le problème de l'organisation. 1. Les centri sociali, mot à mot les « centres sociaux », tirent leur origine des mouvements des années 1970 et des expériences d'occupation d'espaces vides au coeur des centres-villes et de développement de formes d'autogestion. Avec le déclin de la contestation, les lieux occupés deviennent des « centres sociaux » et développent des activités culturelles et politiques. Les centri sociali ont été au coeur des mouvements de contestation dans les années 1980-1990 [N.d. T.]. 2. La Confederazione Unitaria di Base (Confédération unitaire de base) née en 1992, qui rassemble des organisations de base en contournant la représentation syndicale classique [N.d. T.]. 3. Confederazione dei Comitati di Base (Confédération des comités de base). Autre organisation de base [N.d. T.], ii7

Gooclbye Mister Socialisai

et les syndicats 1 . Gênes, comme Seattle, a été l'expression de cette recomposition multitudinaire (de diversités, de singularités) qui, sans être une grève, en emprunte toutefois les caractéristiques altermodernes. C'est quelque chose de nouveau, qui a montré quelle était la nouvelle physiologie des mouvements. J'ai l'impression de percevoir dans ta question une forme de sympathie pour les Black Blocs. Certes, il faut analyser et comprendre ce qu'ils représentent, mais, selon moi, ils font fausse route. Je suis opposé à l'individualisme de la rébellion autant qu'à l'individualisme possessif. À mes yeux, les mouvements ne peuvent se renouveler que de manière collective, quelles que soient les formes qu'ils adoptent et les phases qu'ils traversent. Les figures de l'ouvrier, du prolétaire ou bien du travailleur exploité n'existent qu'au niveau collectif. L'exploitation n'est jamais quelque chose de solitaire. La révolte solitaire est nietzschéenne ou netchaïevienne 2 . Si elle peut parfois être moralement efficace, elle est toujours politiquement perdante. Quand il m'arrive de penser que la dialectique est finie, j'en conclus que toute représentation isolée de la négativité est toujours erronée. Je m e sens gêné face aux Black Blocs non à cause de leur révolte, mais parce que, au lieu de se révolter avec d'autres, ils se révoltent contre les autres, avec une prétention à la pureté et un individualisme poussé à l'extrême qui les isolent. Je 1. Letizia Moratti a été ministre de l'Éducation nationale d u gouvernement Berlusconi de 2001 à 2006. Elle a été à l'initiative de l'adoption, en 2003, d'une loi de réforme globale du système éducatif italien, contre laquelle s'est développée une importante mobilisation [N.d. T.}. 2. Du nom du nihiliste russe Serge Netchaïev [N.d. T.). 120

Cènes. L 'épiphanie du nouveau

ne perçois pas de possibilité de reconstruction dans cet isolement individuel de la rébellion. Gênes et les autres mouvements, comme le zapatisme, sont au contraire partisans d'une action collective et refusent de devenir l'homologue du pouvoir, tandis que détruire une banque, c'est au fond accepter cette homologie. Qui est le plus coupable ? Celui qui détruit une banque ou celui qui la construit ? Il s'agit de toute façon d'un phénomène d'appropriation réciproque. Le refrain destructeur n'a de sens qu'à l'intérieur du processus révolutionnaire. Mais il faut commencer par comprendre comment une société peut marcher sans banques et inventer une nouvelle réalité. Dans les formes d'individualisme les plus élaborées, même dans celles qui se sont développées aux États-Unis dans les années soixante, on se retrouve toujours face à une alternative : ou bien on partage les singularités ou bien on sombre dans l'individualisme, ce qui est en soi quelque chose de négatif. R.V.S. : J'entends bien. Mais la critique que tu adresses aux Black Blocs rejoint celle que Ton faisait ilfut un temps à l'individualisme anarchiste. C'est une critique qui a cent cinquante ans d'histoire derrière elle et qui fait appela des topoi bien établis et rebattus. Le problème est ailleurs. Ce qui m'étonne, c'est le concert d'aboiements contre les Black Blocs autour de deux thèmes liés l'un à l'autre : a) vous êtes responsables de destructions et vous avez été des casseurs *, b) en commettant ces destructions, vous avez entraîné l'ensemble du mouvement sur la voie de l'affrontement avec les institutions. Il faudrait peut-être relativiser chacune de ces deux accusations. Les événements qui se sont récemment produits à Paris ont permis de prendre la 121

Gooclbye Mister Socialisai

mesure réelle des dégâts occasionnés à Gênes par les Black Blocs : à Gênes, trente voitures ont brûlé en trois jours, contre plus de mille cinq cents à Paris, en une seule nuit de jacquerie* urbaine. Il n 'estpeut-être pas totalement vrai que c 'est le comportement des Black Blocs qui a été à l'origine de l'attitude musclée adoptée par le mouvement et qui a provoqué le déchaînement des forces répressives. En gros, j'estime que les Black Blocs appartenaient quoi qu'il en soit au mouvement, malgré leurs tendances rebelles, solitaires, anarchistes et individuelles. Par conséquent, toute tentative de les expulser du mouvement me rappelle la gestion hiérarchisée de la « rue » que l'on a connue dans les années soixante-dix. Qu'est-ce que tu en penses ? A.N. : Premièrement, l'organisation des années soixantedix n'existe plus. Les Black Blocs pouvaient s'insérer dans le mouvement et ils ont, à mon avis, commis une erreur en insistant dans la voie qu'ils ont prise. Mais, cela étant, je ne veux pas dire pour autant que les Black Blocs sont à l'extérieur du mouvement. Deuxièmement, et c'est une question qui m'intéresse davantage : dans ces polémiques autour des Black Blocs, on trouve le thème du rejet par le mouvement de la violence en tant que telle, certains affirmant ne considérer licites que les formes passives de violence ou, justement et paradoxalement, que les formes non violentes de violence. Cela n'a rien à voir avec Gênes, où la violence a été utilisée activement par les mouvements, bien au-delà du cas des Black Blocs. Mais, clairement, l'alliance de Bertinotti et consorts avec la gauche de gouvernement reposait sur l'abandon par le mouvement de toute forme de violence déterminée dépassant le cadre de la résistance passive. Il y a là, d'après moi, une falsification théorique, historique, morale 122

Cènes. L'épiphaniedu nouveau

et politique. Une gauche qui peut imaginer des mouvements dépourvus de toute capacité à s'exprimer de façon violente falsifie la réalité et mystifie la nature des mouvements. Le discours que Bertinotti a élaboré, dès le lendemain de Gênes et jusqu'à l'alliance avec Prodi, est purement opportuniste. Je ne veux pas dire par là que l'on doit considérer la violence comme un élément fondamental dans la construction d'une société différente. Mais, au cours d'un exode, on a toujours besoin d'une arrière-garde qui soit prête à se battre en cas de besoin - Aaron, le frère de Moïse, qui, pendant l'Exode, défend avec son arrière-garde le peuple d'Israël contre les troupes de Pharaon, n'est pas un Black Bloc. En outre, il y a tout de même l'intervention d'une violence divine, infiniment supérieure, qui referme les eaux sur les armées égyptiennes. Je fais entrer le divin en ligne de compte, parce que la violence c'est quelque chose qui arrive, c'est un coup du destin, cela fait partie de la matérialité des rapports interhumains. Le rapport interhumain peut être violent, non que les hommes le veuillent, mais parce que c'est un événement, comme la naissance, la croissance ou la mort sont des événements. La violence est une réalité aussi désespérée et impérieuse que la vie. Il y a la violence de la misère ou de la solitude, la violence de l'exploitation ou de la guerre. Mon apologie de la violence est tout sauf une apologie de l'acte criminel ou prémédité visant à faire du mal à autrui. Tout ce que je dis, c'est qu'il est aussi absurde de vouloir éliminer la violence du débat politique que de penser qu'il est possible de ne pas manger ou de ne pas boire. La violence est partie intégrante de la réalité humaine. 123

Gooclbye Mister Socialisai

R.V.S. : Mais tu ne peux pas nier que l'utilisation instrumentale de la violence ne fait pas partie de l'idée constitutive du communisme en tant que transformation de la réalité. A.N. : J'en exclus la possibilité, je l'ai déjà dit précédemment. La prise du palais d'Hiver n'a aujourd'hui plus rien à voir avec le projet communiste. Le problème, selon moi, est ailleurs, et se situe dans le commun et l'exercice du commun... Que veut-on dire quand on prétend extirper la violence des rapports sociaux, surtout au jour d'aujourd'hui, dans une situation dominée par un état d'exception permanent ? Pour moi, la violence, c'est la capacité à donner la mort. Qu'est-ce qu'éliminer la violence veut dire dans ces conditions ? Soit l'on s'appuie sur la force constructive de l'homme, qui est une capacité collective et technologique de transformation et qui finira peut-être par être en mesure d'éliminer la mort ou en tout cas de la redéfinir de façon à ce qu'elle ne soit pas dispensée par le pouvoir. Soit l'on peut être contraint d'utiliser la violence pour éloigner la mort imposée par le pouvoir. Si, de leur point de vue, la violence constitue la forme fondamentale du pouvoir, pour moi, au contraire, elle peut parfois être un instrument utile pour éloigner la mort. Mais la gauche n'est jamais parvenue à un accord sur une analyse réaliste de la violence. Elle en a à chaque fois subi le spectacle avec peine et compassion. Il n'y a qu'au faîte des périodes révolutionnaires que la révolution a offert un visage joyeux, parce que sa force consistait à éloigner la mort. Par la suite, avec l'avènement de Staline et d'autres dictateurs, cette 124

Gênes. L'épiphanie du nouveau

gaieté a cédé la place à la tristesse du pouvoir. Il n'y a plus eu de différence entre l'interprétation de la violence élaborée par les capitalistes et les patrons et celle dont les partis socialistes sont devenus porteurs. Le révisionnisme historique a fait le reste en ramenant la révolution à ce que les réactionnaires appellent l'inéluctable « misère de la vie » et qui n'est autre que le péché originel. Ceux qui, aujourd'hui, veulent expurger les rapports de classes et les rapports sociaux de toute forme de violence, lorsqu'ils ne sont pas des réactionnaires (à la Heidegger), sont tout simplement des révisionnistes, comme Furet ou Nolte... Et que l'on arrête un peu de nous rebattre les oreilles de ces histoires de refondations communistes. Quoi qu'il en soit, la nouvelle force de travail et les hommes qui vivent en reconnaissant dans le commun leur propre aspiration au bonheur (c'est-à-dire les prolétaires du travail immatériel et précaire, cognitif et affectif d'aujourd'hui) ressentent la violence comme une arme aux mains de ceux qui les dirigent, comme un processus d'expropriation continue et toujours plus injustifiée de leur savoir, comme une force qui leur vole leur âme et boit toute leur sève vitale. Le Procès et Le Château sont devenus les symboles de cette nouvelle violence tellement généralisée et omniprésente. Mais c'est justement là que la résistance se présente comme un exode, comme un départ hors du monde. Si le recours à la violence devait s'avérer nécessaire, nous ne nous y résoudrons certes pas par goût. Jamais le désir de construire un nouveau monde, de le mettre en pratique et d'en profiter n'avait été aussi éloigné de la violence qu'aujourd'hui. Toutefois, ce nouveau monde n'est pas, ni ne sera, ni ne pourra 125

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jamais être conçu et conquis en faisant semblant que la violence n'existe pas. R.V.S. : À Gênes, mais également au quotidien, on se trouve toujours davantage confronté à une forme de syncrétisme idéologique et politique. Beaucoup de gens et de nombreux militants adoptent de fait des comportements de nature hétéroclite, où se mêlent des éléments libertaires (à travers notamment l'utilisation d'Internet) et des bribes déformées et confuses d'idéologie sociale-communiste. Sommes-nous, d'après toi, en présence d'un syncrétisme égalitariste ? A.N. : Je ne sais pas si j'ai bien compris ta question. J'ai, pour ma part, l'impression que nous sommes en train de traverser un marais ou un fleuve. Nous sommes, à tous points de vue, dans une sorte de période de transition, d'interrègne, qui se situe, plus largement, dans une phase d'évolution de l'aspect général des formes de gouvernement de l'Empire, dans une période de transformation des classes, mais nous n'avons pas encore connaissance (même si nous parlons de multitudes globales) des articulations qui pourront se mettre en place entre les mouvements migratoires et la structure multitudinaire. Nous ne savons pas encore ce que rassembler les intellectuels précaires, les vieux ouvriers-masse et l'immigration veut dire. Nous ne comprenons pas ce que nous faisons dans les manifestations. C'est pourquoi nous nous en remettons à des modes d'action pragmatiques, non théoriques. Prenons l'exemple du May Day, la journée consacrée à la précarité sociale ainsi qu'aux migrants : du point de vue conceptuel, qu'est-ce que le précaire et le migrant ont en commun ? Ce sont deux figures qu'à la limite tout oppose : 126

Gênes. L 'épiphanie du nouveau

le migrant est le héros de la mobilité spatiale, le précaire celui de la flexibilité temporelle. Ce qui les a rapprochés c'est le capital, donc un élément d'unification négatif. Je ne peux pas encore en déduire une articulation politique entre les deux situations. Il s'agit de problèmes d'une extrême difficulté. Le syncrétisme idéologique est, à mon sens, inutile et dangereux, comme l'est toute forme idéelle aproblématique. Reste que nous sommes véritablement face à une réalité contradictoire. Cette multitude est en soi et non pour soi, et le passage de l'un à l'autre n'est pas aisé. Différentes phases se succèdent alternativement, la prise de conscience ne se produisant pas de manière simultanée chez tout le monde. C'est un ensemble de transitions, de coups d'arrêt et de dérives. Personne n'a mieux décrit la situation que Deleuze et Guattari. Dans Mille Plateaux, c'est avec enthousiasme qu'ils mettaient au jour ces dynamiques, alors que, en vérité, on a affaire à une réalité qui est aussi terriblement dure. Reste pour finir la métaphore du marais, où l'on n'est pas à 1 abri des sables mouvants. Quoi qu'il en soit, la gauche est à mille lieues de se poser ces questions. Et elle ne pourra jamais les résoudre, parce qu'elle s'est enfoncée jusqu'au cou dans le marais. Quelle part de responsabilité a eue la gauche dans la mort du jeune Giuliani à Gênes ? D'après moi, une part importante.

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Les migrants ou la fin de l'internationalisme ouvrier

R.V.S. : Il y a une image qui est devenue archétypale et qui s'est profondément inscrite dans notre imaginaire : celle des embarcations en rade dans les ports des Pouilles, pleines à craquer de migrants albanais, dans des proportions invraisemblables. Et puis l'astuce classique, à l'italienne. Après les avoir rassemblés dans un stade, on leur sert des sandwiches et de l'eau minérale avant de les réexpédier de l'autre coté de l'Adriatique. Je voudrais que l'on essaye de voir comment se pose la question des migrants en Italie et en Europe. Quelle est la problématique ? A.N. : Ces embarcations chargées de monde, c'était un spectacle incroyable. O n aurait dit des insectes dans une boîte, attirés par le rêve consumériste... À Paris, je connaissais un intellectuel albanais qui est par la suite devenu le ministre de la Culture de l'un des premiers gouvernements libres qu'ait connus son pays. Il nous est arrivé de voir ensemble les images de ces embarcations et il m'a dit que ce n'était pas seulement une fuite, mais une tentative d'entrer dans le jardin enchanté de la richesse et de la consommation. Non tant une volonté de fuir la misère qu'une certitude de trouver l'abondance. Ils ne se rendaient pas compte que leur vie était meilleure 128

Les migrants on la fin de l'internationalisme ouvrier dans ce régime communautaire semi-barbare, qui s'étend de Vallona aux montagnes de l'intérieur des terres, qu'elle ne le serait en Italie. Toujours est-il que les images qu'ils voyaient à la télévision et la frénésie de fuite provoquée par la chute du mur de Berlin les poussaient à partir. Quand j'étais petit, au milieu des années cinquante, je me rappelle que je me suis retrouvé bloqué, au début de la guerre d'Algérie, à la frontière entre la Tunisie et la Libye. C'était impressionnant. Des bus arrivaient en provenance de La Mecque et, au lieu d'ouvrir les portes, pour en faire descendre les passagers, les Français jetaient à l'intérieur des produits désinfectants. Ils refermaient les portes pendant un quart d'heure puis laissaient sortir les gens qui se mettaient à vomir. La désinfection, par cinquante degrés à l'ombre... C'étaient des méthodes coloniales? Bien sûr. Mais qu'est-ce qui a changé depuis ? L'émigration est un phénomène contradictoire. Les entreprises veulent des immigrés. Elles en ont de plus en plus besoin parce que le rapport mondial, global, entre le développement du travail matériel et l'innovation technologique représente un eluster. C'est un rapport extrêmement compliqué. L'idée selon laquelle nous ferions un travail immatériel et avancé au plan technologique tandis qu'il n'y aurait en Chine qu'un travail matériel, physique et fordiste, est fausse. Ces deux mondes sont en réalité imbriqués. Nous avons, ici aussi, besoin de travail matériel pour entretenir les classes sociales les plus élevées, mais aussi les capacités d'innovation du système. Plus l'on progresse dans l'élaboration de produits issus du travail 129

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immatériel et dans le développement technologique, plus l'on a besoin de substrats de production du travail matériel. C'est la seule façon d'entretenir la concurrence. Du reste, je suis convaincu que c'est l'activité des grandes usines immatérielles qui permettra de l'emporter sur l'ExtrêmeOrient dans la bataille de la production. L'immigration est nécessaire dans ce processus. Mais c'est une maind'œuvre qui doit coûter moins cher. D'où une cruauté délirante, une violence qui nous ramène au mode de production capitaliste, que 1 on peut subir ou contre lequel on peut réagir. L'immigration est une grande fuite vers l'Occident capitaliste qui procure du travail et donc un salaire. Le salaire permet d'avoir un mode de vie décent, mais l'Occident a besoin de disposer d'une main-d'œuvre docile, flexible, la moins chère possible, prête à accepter les règles du jeu et donc terrorisée. D'où les menaces qui pèsent sur elle et la nécessité de la maintenir dans les conditions biopolitiques les plus dures et les plus désespérées possibles. Pour ce faire, on reconstruit à l'intérieur des pays capitalistes les frontières que les migrants ont traversées pour y entrer. R.V.S. : Voici ce que tu viens de dire : le travail est nécessaire, il doit coûter moins cher, d'où la violence. Mais, dans l'accueil que l'armée italienne réserve aux embarcations albanaises bondées, ou dans l'exemple que tu citais de la désinfection pratiquée par les Français, une forme de colonialisme brutal est à l'œuvre, qui dépasse la nécessité instrumentale de la mise au pas de la force de travail. 130

Les migrants ou la fut de /'intertiaf/ona/isme

ouvrier

A.N. : Je trouve l'ex-ministre Calderoli 1 d'une grande hypocrisie lorsqu'il se déchaîne contre les immigrés, alors que les petits patrons les utilisent comme domestiques ou dans l'assistance aux personnes âgées. C'est un colonialisme qui, dans son genre, est pire que celui des Anglais, qui entretenaient au moins avec les colonisés un rapport culturel fait de distance et de mépris. Aujourd'hui, dans le cas des employés de maison, on arrive même à des formes de fraternisation. L'affectivité est devenue une marchandise sur le marché du travail, bien qu'il s'agisse d'une marchandise complexe, comme toutes les autres marchandises. R.V.S. : Prenons la Méditerranée telle qu'elle était décrite par Braudel : il s'en dégage une image très différente de ce que nous pouvons observer aujourd'hui. Il s'agissait, bien sûr, d'une zone âprement disputée, sillonnée par toutes sortes de bandes de pirates, où les navigateurs, pour préserver au mieux leurs intérêts, se risquaient très rarement en haute mer. Mais c'était une mer qui permettait tout de même à des peuples différents les uns des autres de se connaître mutuellement. Aujourd'hui, la Méditerranée est devenue une autoroute de la mort, avec ses couloirs et ses routes tout tracés, ses trafics et ses 1. Le « léguiste » Roberto Calderoli a succédé en juillet 2004 au leader de la Ligue du Nord Umberto Bossi (contraint de quitter ses fonctions pour des raisons de santé) au poste de ministre sans portefeuille des Réformes institutionnelles du gouvernement Berlusconi. Connu pour ses discours contre les immigrés et ses propos facilement xénophobes, Calderoli sera contraint de se démettre en février 2006, à la suite des émeutes provoquées par son attitude lors de sa visite à Bengazi, en Libye (où il arborait un tee-shirt sur lequel étaient imprimées des caricatures de Mahomet) [N.d.T.]. 131

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industries, dont celle en rapport avec les clandestins. Comment cette mer a-t-elle changé ? A.N. : La Méditerranée est la porte de l'Orient et du Moyen-Orient. Mais c'est une porte contradictoire parce que le Moyen-Orient est à la fois un lieu de révolution et une région d'exportation de main-d'œuvre. La Palestine est un exemple à cet égard dramatiquement significatif. L'immigration n'est pas nécessairement une conséquence de la misère, elle est également constituée de maind'œuvre qualifiée. Quand je parle de la Méditerranée, je n'inclus évidemment pas l'aire subsaharienne, mais je parle de phénomènes migratoires qui ont un certain degré de compatibilité avec les systèmes productifs des pays européens. 50 % de la force de travail qui provient du pourtour méditerranéen peut être directement insérée à des niveaux de qualification intermédiaires dans la force de travail industrielle. Elle n'est pas destinée à l'agriculture ou aux activités faisant l'objet de l'exploitation la plus poussée, mais se situe déjà à un niveau technologique moyen, et sert de force de travail de masse dans l'industrie mécanique, le bâtiment et les services de santé. À un niveau de qualification inférieur, il y a le travail dans l'agriculture et les services de nettoyage. Il s'agit quoi qu'il en soit d'une situation où l'on pourrait exalter l'homogénéité et la concorde et réaliser un melting-pot. L'absence d'une politique d'accueil obéit à des raisons économiques liées à l'abaissement du coût du travail. Il faut ajouter à cela la lourdeur des dispositifs mis en place par l'État : par exemple, la procédure administrative pour l'octroi de visas et le regroupement familial, qui au lieu d'être conçue 132

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comme un droit ou une récompense, devient un poids terrible pour les travailleurs immigrés, comme le prouvent d'ailleurs les récits qu'ils en font. La Méditerranée est devenue une mer absurde, sillonnée par des autoroutes de l'immigration sur lesquelles un « mauvais génie » sème parfois des pierres et des clous pour faire couler à pic les véhicules qui les empruntent. Ce « mauvais génie », c'est un agent européen qui essaye de faire baisser le coût des migrations. Nous retrouvons ici les méthodes traditionnelles du pouvoir capitaliste : l'utilisation de la terreur pour faire baisser le coût du développement et en même temps augmenter la quantité de profit. Se pose en outre le problème de l'assimilation de ces masses de travailleurs insérées dans les déficiences et les trous de la transformation actuelle du système capitaliste et industriel. Le fordisme n'a été dépassé que dans le secteur de la production de marchandises, il est toutefois encore en place en tant que modalité hégémonique d'organisation du social : en tant que rapport irrationnel et inapproprié entre le travail et le non-travail, entre le travail industriel et l'organisation territoriale. Le rapport qu'établissait le fordisme entre travail et mode de vie a totalement sauté, et c'est dans ce vide que s'installent les franges les plus faibles de la population intérieure et notamment de l'immigration. C'est sur la base de cette interruption de l'ordre socio-économique que se produisent les tragédies de l'immigration. Il y a une absence totale de sélection des forces migratoires. La sélection qui s'opère dépend aujourd'hui en réalité soit des rapports internationaux, soit de la violence de 33

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la sélection industrielle, soit de systèmes autorégulés. Il y a en outre une incapacité à insérer ces populations dans les mécanismes d'autovalorisation et de socialisation de la force de travail. Par rapport à la France, on manque en Italie de « cités* », ces quartiers construits dans les années soixante-dix pour les travailleurs immigrés. En Italie, il n'y a absolument aucune politique publique d'accueil des immigrés, mais un accueil pervers et sauvage. Il n'y a aucun modèle d'assimilation, de melting-pot : ni modèle américain ni modèle français. Rien : il y a tout simplement une anarchie parfois atténuée par l'intervention d'associations laïques ou religieuses, d'ONG et de centri sociali particulièrement généreux. Aujourd'hui, on a atteint le chiffre d'environ quatre millions d'immigrés (en comptabilisant à la fois ceux qui sont en situation régulière et ceux qui sont en situation irrégulière), ce qui est nettement en dessous de la moyenne européenne. Par ailleurs, une part de ce flux migratoire est en réalité dirigée vers l'Europe centrale et ne fait que transiter par l'Italie. Il faut opérer une distinction supplémentaire. L'immigration méditerranéenne est progressivement remplacée par une immigration en provenance d'Europe de l'Est (de Roumanie, de Moldavie, d'Ukraine, de Russie, de Yougoslavie et des Carpates). En Italie, on préfère cette immigration blanche à une immigration de couleur : il y a un racisme, notamment en Vénétie, qui est le produit d'une hypocrisie terrible et qui est lié au jeu économique d'acceptation et en même temps de refus, un refus qui s'exprime par des formes d'exploitation extrêmement lourde, par l'abaissement du niveau de protection salariale et par l'iso134

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Iemenr, voire la marginalisation, des populations immigrées. Mais on préfère les immigrés blancs... R.V.S. : Pourquoi des phénomènes comme l'égoïsme et l'esprit de clocher sont-ils plus accentués dans certaines zones géographiques que dans d'autres ? En France, il y a eu le séisme du rejet de la Constitution européenne. Mais on peut penser également à la redécouverte des cultures traditionnelles en Ecosse et au Pays de Galles, ou au nationalisme exacerbé de la Thaïlande ou du Bhoutan... A.N. : L'Italie reste la nation aux mille terroirs et le résultat de l'assemblage politique de traditions innombrables et d'identités locales variées. Mais, d'un point de vue culturel, il y a, plus qu'ailleurs, une forte résurgence de la peur des migrants, perçus comme une « menace » pour l'intégrité du paysage. L'Italie est également le pays de la petite et de la moyenne industrie, avec des besoins spécifiques en termes de force de travail. Lorsque Fiat a besoin de main-d'œuvre, elle n'a qu'à se pencher pour en ramasser. La petite usine de Vénétie, lorsqu'elle manque de personnel, a en revanche peur de perdre ce qui fait sa spécificité en embauchant de la main-d'œuvre étrangère. D'ailleurs, j'ai quelques doutes sur l'honnêteté de ces phénomènes de retour à la tradition. Cela m'a beaucoup frappé au Brésil, où la reviviscence et l'importation de certaines traditions religieuses ont, d'un côté, restitué une forme de dignité à des groupes de personnes exclues de la vie sociale, mais, de l'autre, ont creusé une sorte de vide dans les rapports sociaux, en ramenant les citoyens vers le divin tout en les transformant en réserve de voix pour les partis affairistes. 35

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Donc il y a, d'un côté, une sorte de retour à la dignité et, de l'autre, une forme de transcendantalisme affairiste. Cela dit, l'immigration représente un enjeu sur toute une série de plans à la fois : de l'abaissement du niveau des salaires au refus de laisser au migrant une capacité à être politiquement actif. De ce point de vue, il est de plus en plus préoccupant de constater les inquiétudes croissantes que suscitent les immigrés dans la société. Ces inquiétudes ne sont pas corrélées au taux de criminalité effectif de ces populations, mais sont alimentées par les estimations que fournissent les organes de presse, de pouvoir et de domination - des estimations qui reflètent une forte dose d'ignorance et qui varient sans doute en fonction du taux d'« indigénité » (lombarde, vénète ou autre) des analystes. Quand j'étais encore en liberté surveillée, si je voulais me rendre à Bologne, Florence ou Milan, je devais aller me signaler à la préfecture. Je faisais la queue avec des immigrés et, naturellement, on me faisait passer avant eux. En tant que « criminel italien avéré », je bénéficiais tout de même de privilèges par rapport aux « présumés criminels de couleur ». Bien sûr, ça me faisait gagner un temps fou, mais je coupais la file en éprouvant un dégoût et un embarras terribles. Je n'avais passé que dix minutes à la préfecture, ces « présumés criminels » allaient y passer des heures. R.V.S. : Mais comment la gauche gère-t-elle le phénomène migratoire ? Y a-t-il des points communs avec les idées de la droite en la matière ? A.N. : Tant que la gauche sera prisonnière du problème de l'emploi et d'une vision du travail où le contrat à durée 136

Les /nigrau/s ou /a (in de IInternationalisme

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indéterminée occupe une place fondamentale, elle continuera à être incapable de penser et de résoudre la question de l'insertion des migrants dans la société de manière honorable. Tant que le problème de l'emploi l'emportera sur celui de la dynamique du système, la gauche continuera clairement à avoir peur de l'arrivée de la force de travail immigrée. Sans vouloir paraître insultant, l'égoïsme capitaliste se montre parfois plus ouvert concernant les problèmes d'immigration que l'égoïsme ouvrier, c'est-à-dire que l'égoïsme de la force de travail corporatiste. On ne voit cependant pas pourquoi cette dernière doit se sentir si terrorisée à l'idée de l'élargissement de la base sociale du travail. D'ailleurs, parmi les avantages qu'une gestion non hystérique de l'immigration pourrait comporter, il y aurait la disparition des corporations syndicales, qui nuisent tellement à la définition d'un projet général de développement social. Mais la gauche est totalement prisonnière de « ses » corporations. Bon, maintenant ça suffit. Il faudrait à un moment donné que nous commencions à dire ce que la gauche doit faire au lieu de pointer du doigt ses défaillances. La France a été confrontée au même type de situation. La gauche n'a pas été présente - quand elle n'a pas carrement exercé un pouvoir de blocage — sur le terrain, notamment, des revendications et de l'exigence de l'ouverture de négociations concernant la réforme de l'organisation du travail. Des demandes qui provenaient non seulement des patrons mais également de la nouvelle force de travail. L'attitude de la gauche découle de la peur qu'elle éprouve que toute prise de position positive puisse représenter un avantage pour la droite dans le chantage que cette dernière i37

Goodbye Mister Soci.ali.stn

exerce déjà sur les travailleurs sous le coup d'un licenciement, sur les chômeurs et sur les retraités. Il faut poser et éventuellement résoudre le problème de la gauche en dépassant la terreur liée à la défense désespérée d'intérêts corporatistes. Il s'agit plutôt de réinventer la production autour de la libre participation du producteur. Il ne peut y avoir de producteur que libre et doté de compétences démocratiques. Même s'il est immigré. Le gros problème, c'est de réinventer la production en imaginant de nouvelles formes de coopération et d'association autour de grands projets productifs. La Toile offre déjà la démonstration que cela est possible, mais l'enjeu consiste à parier sur ces transformations dans tous les cas, surtout quand il s'agit de la production de services. Il n'y a de concept de gauche que s'il correspond à une capacité à mettre sur pied de nouvelles formes d'organisation de la production... Jusqu'ici, nous n'avons fait qu'assister à l'arrivée à épuisement des anciennes formes traditionnelles d'organisation alternative du travail inventées par la gauche au tournant du siècle dernier. En Italie, par exemple, il y a désormais des systèmes de coopératives gérés de manière totalement capitaliste, au point qu'ils peuvent être en mesure de lancer une OPA contre de grandes banques comme BNL. On assiste à un alignement sur l'organisation capitaliste des organisations coopératives qui ont ainsi perdu tout ce qui faisait qu'elles étaient de gauche. Tout cela peut apparaître d'autant plus paradoxal qu'il existe encore des formes d'association et de coopération extrêmement poussées dans le Nord de l'Europe, dans les expays soviétiques ou en Chine. L'Italie, en revanche, 138

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n'arrive décidément pas à éviter la dérive sociale-capitaliste. En réalité, notre niveau de développement économique pourrait nous permettre d'expérimenter de nouvelles formes d'association et de coopération, même en intégrant les immigrés. En Italie, nous assistons à une défense corporatiste exacerbée de la force de travail traditionnelle, dont Cofferati 1 est l'emblème. Personnellement, j'étais opposé à la défense de l'article 18 2 . Je ne suis pas en mesure de dire si Biagi était un grand économiste 3 , mais il mettait en application des idées qu'avait exprimées D'Antona avant lui 4 . Sa tâche était ambiguë et peut-être impraticable, dans la mesure où l'ensemble des règles visant à favoriser la mobilité de la force de travail n'ont de sens que si elles s'insèrent dans un 1. Cofferati a été, en tant que leader de la CGIL, le champion de la lutte contre la réforme du statut des travailleurs (un statut datant de 1970) [N.d. T.]. 2. L'article 18 du statut des travailleurs comportait l'obligation de réintégrer dans son poste un travailleur qui aurait été injustement licencié. Le gouvernement Berlusconi a décidé en 2001 d'abolir sous certaines conditions cette disposition, déclenchant ainsi la mobilisation des syndicats et notamment de la CGIL conduite par Cofferati [N.d. T.}. 3. L'économiste Enzo Biagi, proche au départ, en tant que conseiller de Massimo D'Antona, des gouvernements de centre gauche, a par la suite également été l'un des collaborateurs du ministre du Travail du gouvernement Berlusconi. Il a été assassiné par un commando des Brigades rouges, à Bologne, le 19 mars 2002, dans des circonstances rappelant l'assassinat de Massimo D'Antona (voir note suivante) et en plein débat sur l'article 18 (voir note précédente) [N.d. 7!]. 4. Avocat spécialisé en droit du travail et professeur à la Sapienza de Rome (voir note 1 p. 273), Massimo D'Antona, après avoir commencé sa carrière au sein de la CGIL, a collaboré avec trois gouvernements de centre gauche dans la seconde moitié des années 1990. Il est assassiné par un c o m m a n d o des Brigades rouges le 20 mai 1999 [N.d. T.}. 139

Goodbye Mister Sociolism

ensemble de normes associant à la mobilité des garanties adéquates, c'est-à-dire un revenu citoyen. L'on ne peut envisager la mobilité que si l'on fixe des seuils de base permettant la reproduction sociale de tous les citoyens. Mais les travaux de D'Antona et de Biagi ouvraient, quoi qu'il en soit, de nouvelles perspectives de discussions. Enfin, cela étant, il faut reconnaître qu'un nouveau mode de production, correspondant aux transformations du travail, comportera nécessairement davantage de flexibilité et de mobilité. Ce n'était déjà pas réaliste, il y a trente ans, de continuer à imaginer une force de travail liée à l'usine. Aujourd'hui, ce serait totalement inenvisageable. Mais la gauche reste tributaire de ce modèle. Elle aime les cols bleus. C'est une illusion, c'est une erreur sur le plan idéologique, parce que, du point de vue des travailleurs, c'est une victoire et non un échec que d'être sortis de l'usine. C'est une victoire si la classe ouvrière n'est plus fordiste. C'est une victoire si le travail n'est plus aussi pénible qu'à l'époque du travail à la chaîne. Le capital l'a compris, parce qu'il a été contraint à ces évolutions, mais pas la gauche ni les partis de la classe ouvrière. Et, quand il arrive à la gauche de comprendre tout cela, c'est sur le mode du réformisme, du révisionnisme et de la trahison, dans la mesure où elle subit et légitime les transformations sans se hasarder à lutter pour gérer la phase de transition. O n passe des contradictions du syndicat qui revendique des emplois garantis aux positions des partis de gauche qui légitiment, par la voix de leurs économistes, la mobilité la plus absolue et la plus généralisée. Je ne pense pas qu'on ait besoin d'un parti révolutionnaire pour résoudre ces problèmes, il suffirait, 140

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plus simplement, que nous disposions d'une gouvernance démocratique et d'une administration correcte. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, le grand problème, c'est l'instauration d'un revenu citoyen, qui pourrait en effet constituer un filet matériel permettant de parer aux transformations du salaire. En outre, agir sur le terrain du revenu garanti peut permettre d'ouvrir des fronts sociaux de lutte et de négociation collective. R.V.S. : Qu'est-ce qu'il faudrait alors, un bon parti réformiste, un bon syndicat réformiste ? A.N. : Non. Plutôt un rapport entre mouvements et gouvernements, une gouvernance réelle, ce qui veut dire tout simplement, en d'autres termes, qu'il faut que chaque problème soit soumis aux mouvements et que les mouvements puissent s'exprimer. D'autre part, les gouvernements ne doivent pouvoir décider qu'en confrontant en permanence leurs décisions aux propositions du mouvement : le concept d'efficacité gouvernementale est obligatoirement mis à l'épreuve des mouvements (je ne plaisante pas : je cite Foucault parce que c'est vraiment ce qu'il disait lui aussi !). Le pouvoir représentatif a commencé aujourd'hui à se déplacer vers les mouvements. Cela fait plaisir de constater que c'est l'Amérique latine qui joue un rôle précurseur dans ces évolutions. Nous avons prétendu leur apprendre une révolution impossible, c'est-à-dire leur apprendre à être comme nous, et, aujourd'hui, ce sont eux qui commencent à nous enseigner la voie d'une transformation possible, qui passe par le rapport continu entre le gouvernement et les mouvements. 141

Gooclbye Mister Socialisai

R.V.S. : Pour en revenir au travail, la gauche a perdu sa capacité à agir sur ce terrain, même au niveau de ses représentants politiques. Une dynamique ambivalente se développe au sein de ce qu 'on appelle le « peuple des travailleurs indépendants » une catégorie qui regroupe entre six et huit millions de personnes en Italie et incarne au plan juridique l'un des visages de la flexibilité et de la mobilité du travail. Au sein de ce « peuple », une petite minorité vit sa situation comme une source de valorisation personnelle, mais une grande majorité est contrainte de travailler sans garanties, dans un horizon spatiotemporel extrêmement précaire. L'incapacité de la gauche à obtenir parmi ces travailleurs une représentation politique adéquate est révélatrice. Nous nous trouvons donc face à une situation inédite : la gauche ne représente plus le monde du travail, du moins en grande partie, alors même qu 'elle devrait en être le héraut. A.N. : Il n'est donc pas inutile d'en revenir à la distinction classique entre composition technique et composition politique du travail et d'en évoquer l'historique. Au tournant du siècle dernier, par exemple, la composition technique du travail était la suivante : il y avait des ouvriers professionnels qui connaissaient parfaitement non seulement les modalités de leur travail mais également le cycle de production de l'usine. Au plan de la composition 1. L'expression italienne, très fréquemment utilisée dans le langage politique et journalistique, est « ilpopolo dellepartite TVA » (mot à mot : « le peuple des numéros fiscaux », « le peuple imposable sur la TVA »), c'est-à-dire la partie de la population qui ne travaille ni dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée ni dans celui d'une profession libérale régie par un ordre [N.d. T.]. 142

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politique : il y a eu les conseils, puis les soviets. Autrement dit, les ouvriers ont exprimé l'exigence de prendre la tête, les rênes, du cycle productif. Ensuite, à partir de la grande crise des années trente, on est passé à l'ouvrier-masse. Sur le plan de la composition technique, l'ouvrier s'est trouvé soumis à l'organisation taylorisée du travail. Aliéné dans l'usine, il était incapable de comprendre la complexité du cycle de travail. Au niveau de la composition politique, il y a eu des luttes sociales sur les salaires et la gestion de l'Étatprovidence — l'État-providence étant perçu comme la clef de la redistribution sociale des revenus et incarnant la première tentative de réappropriation du « commun » productif. Aujourd'hui, nous sommes en présence d'une nouvelle composition technique du travail, avec un travail immatériel et de service, cognitif et coopératif, autonome et autovalorisant. Au niveau de la composition politique : le travail n'est pas représenté politiquement et la gauche est hors jeu. La gauche est nostalgique et purement réactive - quand elle ne sert pas la répression capitaliste accrue du travail vivant. Elle est en outre totalement incapable d'identifier et donc de refuser les nouveaux modèles d'exploitation. Elle exerce désormais une autorité qui n'a plus rien à voir avec la composition technique du travail, c'est-à-dire avec l'analyse de son fonctionnement, mais découle tout simplement d'une tradition. Elle charrie d'ailleurs des mythes nuisibles et destructeurs comme celui de la durée « indéterminée » du contrat de travail. Nous sommes face à des paradoxes absurdes. Après avoir défendu les trente-six heures de travail hebdomadaire, on ne s'oppose pas au recul de l'âge de la retraite jusqu'à soixante-sept, voire soixante-huit ans. Pourquoi ? 143

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Parce que c'était compatible avec le modèle de départ : diminution du temps de travail d'un côté et augmentation de la durée de la vie active de l'autre. Mais, aujourd'hui, qui voudrait passer toute sa vie à travailler ? R.V.S. : Revenons à la question des migrants et de l'attitude des mouvements. Les mouvements se sont mobilisés sur ce terrain, en attaquant, symboliquement mais pas seulement, les centres de détention provisoire (en Italie, en Allemagne ou ailleurs). Mais brsque ensuite les migrants commencent à entrer dans le cycle de la vie sociale, d'autres acteurs interviennent (ONG laïques ou catholiques) qui les accompagnent dans la société. Cette attitude n 'est-elle pas contradictoire ? Les mouvements ne devraient-ils pas également être présents dans cette seconde phase ? A.N. : Le fait qu'on puisse poser la question est déjà, en tant que tel, révélateur d'une situation de crise. J'ai l'impression qu'il s'agit d'un problème de forces en présence. Les mouvements resistent encore de manière forte et immédiate. Leur travail sur les centres de détention provisoire est excellent à tous points de vue. Il en va de même pour leurs actions visant à mettre en difficulté la loi Bossi-Fini (construite sur l'héritage de la loi Turco-Napoletano '). 1. En Italie, le centre gauche a été à l'origine de la loi dite « TurcoNapoletano » (1998) qui réglementait les conditions d'accès des étrangers en Italie, les procédures d'expulsion, la concession de permis de séjour, etc. Ce premier texte a été modifié avec l'adoption par le centre droit de la loi dite « Bossi-Fini » (2002), qui a notamment durci les conditions d'expulsion et d'obtention d'un permis de séjour et rendu obligatoire le relevé par les autorités italiennes des empreintes digitales des immigrés [N.d.T.]. 144

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Tu pointes en réalité du doigt deux problèmes différents. D'un côté, il y a les O N G qui jouent un rôle ambigu dans ces processus. En Italie, les O N G laïques ou catholiques qui s'occupent de ces questions accomplissent un travail fondamentalement correct en appuyant les demandes de permis de séjour et de regroupement familial, en aidant à l'obtention de l'assistance médicale et à la résolution des problèmes de logement. Sur ce terrain, l'action des O N G est légitime (sauf lorsqu'elles acceptent de servir de gardiens de prison dans les centres de détention provisoire... mais, parfois, même des coopératives rouges se prêtent à ce jeu). Je suis cependant convaincu que tout cela ne fonctionne pas sur le plan politique. Les O N G sont ce qu'on peut trouver de pire, même si, bien entendu, celles qui travaillent sur l'immigration n'ont rien à voir avec celles qui ont été impliquées dans les scandales financiers des communautés de sevrage pour drogués. Toutefois, le passage de l'assistance à l'activité politique est bloqué, contrairement à ce qui devrait se passer et à ce qui s'est toujours passé dans l'histoire du mouvement ouvrier. Le gros problème qui se pose ici et que l'on n'a pas. encore résolu, c'est celui de la composition et de la recomposition de la multitude. Quel est le rapport entre la mobilité des migrants et la flexibilité des précaires ? Quel est le rapport entre l'ancienne force de travail matérielle et la nouvelle force de travail immatérielle ? C'est un problème théorique fondamental, sur lequel je peux essayer de proposer des pistes interprétatives qu'il est cependant difficile de mettre à l'épreuve sur le plan de l'organisation concrète. Quelle est la composition politique, c'est-à-dire la forme 45

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d'organisation politique, du travail mobile, flexible, cognitif, précaire, etc. ? La mobilité et la flexibilité comportent des éléments d'imprévisibilité, d'événementialité qui peuvent s'associer de manière aléatoire et se présenter de manière indéterminée. Une vitalité créative et non répétitive émane de la force cognitive et coopérative du travail et nourrit l'innovation dans les processus productifs et politiques. Toutefois, on peut, à l'évidence, très bien imaginer un régime social et salarial qui prenne en compte ces phénomènes, c'est-à-dire la nouvelle composition du travail. Le schéma et le projet fondamental à partir desquels on peut interpréter et organiser politiquement ces phénomènes, c'est la revendication d'un revenu citoyen. En effet, il apparaît clairement que la mobilité et la flexibilité du travail sont caractérisées par la coopération et par la réalité cognitive du travail : le travail se constitue sur le terrain social, de manière à la fois unitaire et plurielle. En tout cas, nous abordons ici des questions abstraites : certains éléments formels (théoriques et pratiques) peuvent nous conduire à promouvoir telle ou telle représentation du processus et telle ou telle formulation du revenu garanti ou du revenu citoyen. Mais, cela étant, on n'a rien résolu. Reste toujours à savoir comment nous pouvons rassembler ces forces concrètement et politiquement. R.V.S. : Sans recourir à des modèles du passé. A.N. : Là aussi, il semble y avoir un passage de l'en soi au pour soi. Il ne s'agit cependant pas du passage progressif décrit par Hegel, qui nous conduit vers une classe générale, c'est-à-dire vers l'administration du droit public. Dans 146

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notre cas, il n'y a que la misère du travailleur précaire et autonome de la deuxième génération d'une part, et le migrant mobile et toujours disponible d'autre part. Je crois que, malheureusement, la gauche n'est vraiment pas près de se poser le problème de la médiation politique nécessaire aux rapports entre ces deux idéaux-types. En ce qui concerne les modèles du passé (parti, syndicat, soviet), la distance qui nous sépare d'eux est évidente. R.V.S. : Cette polarisation est-elle selon toi à l'œuvre dans tous les pays ? Ou bien y a-t-il des endroits où ces phénomènes sont plus visibles qu 'ailleurs ? A.N. : Cette polarisation se manifeste dans les pays qui étaient dotés d'un État-providence fort. Aux États-Unis, il s'avère difficile de prendre conscience de l'importance de ces formes de résistance et de lutte parce que le travail autonome précarisé et la condition d'immigré existent depuis toujours (et sont des problèmes qui n'ont jamais été résolus). Il n'en va toutefois pas ainsi en France, en Italie et en Allemagne, voire, en fin de compte, en Angleterre. En Espagne, il s'agit, en revanche, d'un phénomène récent. Aujourd'hui, 35 % de la population active espagnole exerce un travail précaire. La situation française est comparable, même si les stagiaires* sont en train de s'organiser : rien ne dit qu'ils n'arriveront pas à inventer progressivement des formes d'organisation adéquates et puissantes. R.V.S. : Globalement, la gauche se révèle incapable de s'adapter à la situation, tant du point de vue conceptuel que i47

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dans son action concrète. Peut-on parler, selon toi, de La fin de l'internationalisme prolétaire ? A.N. : Pour l'Occident, c'est le pacte Molotov-Ribbentrop qui a marqué la fin de l'internationalisme prolétaire. Pour l'Orient, la crise date de l'affaire des rapports entre l'Union soviétique et Tchang Kaï-Chek dans les années trente, après la répression de l'insurrection de Shanghai. Ces deux dates sont fondamentales dans la politique d'alliances menée par l'État national russe. Des alliances audacieuses, peutêtre nécessaires (ce dont nous avons déjà débattu dans la première partie de notre entretien), mais évidemment immorales, d'un côté avec le nazisme et de l'autre avec le nationalisme bourgeois chinois. Voilà où se situent les ruptures fondamentales pour l'internationalisme ouvrier et communiste. Des ruptures qui ne l'ont pas empêché, malgré tout, de survivre. À présent, les mouvements ne sont toutefois plus internationalistes, mais globaux et cosmopolites. Ils traversent des nations, des pays, des continents. Tout le monde a maintenant conscience du fait que l'organisation de l'État-nation tend à se trouver dans une situation de précarité et de partialité, néanmoins déterminée et contrôlée par des dispositifs impériaux, c'est-à-dire par l'ordre mondial capitaliste. Il existe désormais sur ce type de phénomènes une liste innombrable de publications. Mais revenons à notre sujet de départ, à la fin de l'internationalisme prolétaire. Les mouvements socialistes et communistes traditionnels sont incapables de doter leur politique d'un cadre global, c'est tout à fait évident. La défense politique de l'État-nation, la défense syndicale du travail corporatiste, l'insensibilité face à l'émergence de nouvelles 148

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figures de la force de travail : voilà tout ce qui conduit les vieilles organisations du mouvement ouvrier à se cantonner dans des positions chauvines. Ce n'est pas un hasard si ces organisations se sont révélées incapables, au sein des grandes unités continentales qui incarnent aujourd'hui la réalité de l'Empire, de mettre sur pied de nouvelles formes d'organisation syndicale et politique, ouvrière et prolétaire. Les processus migratoires sont à l'origine de la crise définitive des organisations traditionnelles : ils en dénoncent le caractère réactionnaire. Selon toute probabilité, les mouvements qui ne se sont pas compromis dans des relations avec les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier s'avéreront capables de s'enraciner à l'échelle continentale et globale et pourront ainsi parvenir à agir dans cette situation de crise et de rupture. Il n'y a, j'ai l'impression, qu'ainsi, par le bas, que pourra naître un nouvel internationalisme ouvrier. Mais n'est-ce pas là la forme sous laquelle il est toujours réapparu ?

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Le coup d'Etat* dans l'Empire R.V.S. : Tu parlais tout à l'heure de la nécessité de faire preuve de réalisme politique face à la guerre. Appliqué à la situation irakienne, cela pourrait vouloir dire que Ton ne peut pas s'en aller en abandonnant le pays au chaos. Qu 'est-ce que l'occupation militaire en Irak signifie à tes yeux ? A.N. : Elle est insupportable à tous points de vue : aussi bien au plan éthique qu'au plan politique et qu'au plan stratégique. L'Irak a incarné la tentative américaine de s'emparer de l'Empire, une tentative de coup d'État à travers la guerre permanente — un élément devenu désormais constitutif du développement impérial. À l'évidence, c'est à partir de la chute du système soviétique que le problème de la maîtrise du marché global s'est posé et a progressivement pris de l'ampleur. Les Américains ont peu à peu élaboré une conception unilatérale et exclusive du contrôle qu'ils voulaient exercer sur la mondialisation. Le déclenchement de la guerre en Irak a donc représenté l'aboutissement d'un projet d'instauration d'une constitution monarchique dans l'ordre mondial. La conjonction de la guerre préventive permanente et de l'hégémonie unilatérale a conduit la présidence américaine à désigner des « États voyous » et à articuler sa politique stratégique dans le monde globalisé 150

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autour de trois points, a) L'attaque contre l'Irak et la redistribution de toutes les cartes au Moyen-Orient. C'est-àdire l'agression et l'imposition d'une domination à tous les principaux fournisseurs de ressources énergétiques de l'Europe ; b) une deuxième attaque contre l'Iran, l'autre « Etat voyou » - une intervention classique dans le ventre mou de l'ex-Union soviétique et de la Grande Russie ; c) troisième objectif désigné : l'objectif coréen, la Corée du Nord devant servir de base à la pénétration dans le grand espace chinois. La politique américaine s'est déployée selon ces trois axes pendant le premier mandat de Bush et, pour l'instant, on en est encore là. La gauche a eu un geste d'irritation, pour des raisons liées au projet européen, et son sentiment s'est manifesté à travers les réactions négatives des Français et des Allemands. Ce ne sont certainement pas des motivations pacifistes qui sont à l'origine de ces réactions, mais tout simplement des intérêts de puissance. La gauche italienne s'est ralliée à ces positions. Parallèlement, nous avons assisté à l'utilisation d'arguments pacifistes dans la polémique contre Berlusconi, selon des objectifs politiques internes : tout cela n'avait rien à voir avec le pacifisme de combat d'une vraie gauche. En cela, la gauche trahit non seulement son histoire, où se mêlent antimilitarisme et pacifisme, mais encore la fonction politique critique qu'elle est censée exercer sur l'actualité, parce qu'on ne peut pas la forcer à accepter la guerre comme un élément constitutif du nouvel ordre mondial. La guerre se présente sous une forme étrange, dans un monde unifié par une série de tendances politiques 151

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d'organisation et de judiciarisation du marché global : la guerre sert à rétablir en permanence l'ordre mondial, elle a une fonction de police plus qu'une fonction destructrice. C'est une guerre de faible intensité en même temps qu'une opération de police de très grande intensité. La guerre a pour fonction de consolider les rapports de pouvoir entre les grandes puissances industrielles et financières contre tout ce qui pourrait leur être nocif. Quel intérêt a la gauche à marcher dans cette guerre d'hégémonie menée par les Etats-Unis et certaines grandes puissances européennes ? C'est véritablement incompréhensible. Le jeu n'en vaut pas la chandelle. Il y a quelque temps, je me suis rendu au Parlement à l'invitation des Verts et Minniti, le responsable de la sécurité des DS, était également présent. On parlait de l'Europe, et Minniti a affirmé que le problème fondamental de l'Europe, c'était la constitution d'une armée européenne. À ses yeux, il faudrait, quoi qu'il en soit, construire des coopérations renforcées entre les différents États européens pour pouvoir disposer d'une capacité militaire européenne. Les Verts ont manifesté leur opposition à ces conceptions, tandis que Minniti soutenait qu'accepter l'Europe c'était consentir automatiquement à ce projet. À mon avis, on ne peut pas formuler les choses en ces termes et il n'y a pas que les projets de guerre qui puissent donner lieu à des coopérations renforcées au niveau européen. Pour s'opposer à cela, on pourrait présenter des projets de défense et développer en ce sens, sur le modèle suisse, des initiatives démocratiques et politiques d'armement populaire. Toutefois, pour en revenir à Minniti, il y a, à mes yeux, quelque chose de nauséabond à entrer dans le jeu consistant à mettre 152

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sur pied un nouvel ordre impérial sous le signe de la guerre. La crise yougoslave n'a-t-elle pas suffi à satisfaire les aspirations guerrières de ces ex-communistes italiens ? R.V.S. : Lors de la première alliance contre Saddam, en 1991, certains théoriciens ont considéré que la guerre était devenue l'un des éléments constitutifs du nouvel ordre politique mondial. Une prise de conscience qui, si elle a été collective et massive en 1991-1992, s'est cependant avérée éphémère. Pourquoi a-t-on assisté, selon toi, à cette évolution radicale de la fonction du conflit ? A.N. : J'ai le sentiment que la tendance pacifiste est encore très forte. Mais je ne suis pas en mesure de dire si cette prédisposition pacifiste correspond à une prise de conscience précise de la fonction qu'occupe actuellement la guerre dans le monde. Il est vrai que, du fait de la durée de la guerre, on a perdu en capacité de mobilisation et d'action — ces drapeaux de la paix tout décolorés sont tellement tristes ! Mais cela fait partie de l'asymétrie temporelle sur laquelle le pouvoir s'appuie pour affaiblir sur la durée la puissance des mouvements qu'il n'est pas parvenu à battre autrement. Il y a cependant un autre élément qui corrobore l'analyse que l'on peut aujourd'hui faire de la situation en Irak : les Américains n'y arrivent pas, ils sont à deux doigts de la défaite. L'idée que les Américains sont en train de perdre la guerre nourrit une satisfaction latente et diffuse, non pas évidemment en raison de leurs soldats morts sur le terrain des opérations, mais parce que les mouvements de résistance se sont généralisés dans l'ensemble du Moyen-Orient. Au lieu de 53

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diminuer, l'instabilité s'est accrue dans la région et, partout, le projet de domination unilatérale inhérent à la politique américaine a été bloqué. L'ordre unilatéral américain est en train de sauter. La guerre en Irak monopolise les forces de la superpuissance et neutralise ses capacités d'action sur tous les autres terrains. Par exemple, ce qui est en train de se produire en Amérique latine aurait été inconcevable sans la guerre en Irak : ces pays, qui avaient été depuis toujours la chasse gardée des États-Unis, commencent à prendre conscience de leur autonomie et de leur indépendance et développent une très forte opposition à l'égard des « yankees ». Nous assistons à une crise générale de la politique étrangère américaine qui devrait nous donner matière à satisfaction. Il y a là quelque chose d'incroyable. Si nous acceptions la thèse de Huntington sur le choc des civilisations, nous serions forcés de constater qu'actuellement c'est l'islamisme qui a l'avantage. La tentative américaine de soutenir des régimes modérés (en Égypte, au Pakistan, en Indonésie) est mise en péril, même si l'on ne voit pas encore quelles pourront en être les retombées sur l'échiquier moyen-oriental. La situation est grave : le New York Times se demandait comment, étant donné la situation, Bush pourrait encore rester à la tête de l'État pendant trois ans. Ce qui est en jeu, ce n'est pas sa cote de popularité dans les sondages - qui, quoi qu'il en soit, est en baisse - , mais c'est la cohésion de la nation américaine. R.V.S. : Cependant, la stratégie revendiquée par les néocons, un groupe qui influence largement la politique étrangère 54

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américaine et qui a par ailleurs de lointaines origines trotskistes, consiste à imposer le modèle démocratique en Irak pour qu'il fasse ensuite tache d'huile dans tout le Moyen-Orient. Après trois années de guerre, ces mêmes néocons ont engrangé une série de succès malgré des hauts et des bas : premièrement, ils sont parvenus à conduire une grande partie de la population irakienne aux urnes (lors du référendum et lors des élections) ; deuxièmement, ils se sont attribué le mérite d'avoir déclenché un effet domino au Liban et d'avoir mis le gouvernement syrien en difficulté ; enfin, ils ont revendiqué la paternité de la politique de Sharon et du retrait des implantations de Gaza. N'y a-t-ilpas, dans cette idée de l'exportation de la démocratie h la pointe des baïonnettes, quelque chose qui rappelle l'exportation du socialisme par les armes ? A.N. : O n risque de prendre au sérieux des effets d'annonce. Je suis profondément convaincu du fait qu'aujourd'hui la démocratie (au sens radical du terme) est l'arme de la libération des peuples. Mais cela n'a rien à voir avec la vision néoconservatrice américaine, avec ses formes d'exercice du pouvoir et de maintien, de conservation et de reproduction de l'ordre. La démocratie américaine qui peut s'exporter en Irak ou s'affirmer en Egypte implique le maintien d'une structure de classe et d'un système d'exploitation honteux qui n'est pas en mesure d'améliorer la situation actuelle. II n'y a là aucun progrès, si ce n'est au plan de l'insertion harmonieuse de ces pays dans le processus de mondialisation. Mais il s'agit de pays dotés d'une économie faible, voire fondée sur la monoculture, avec des concentrations tellement fortes en interne que même les effets progressifs de la mondialisation pourraient s'avérer 55

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ne jouer qu'un rôle secondaire. Au-delà des résultats que revendique cette « politique des dominos » en Syrie et au Liban (de même qu'en Ukraine et en Géorgie), la politique d'exportation de la démocratie, quand elle n'est pas une mystification, est quoi qu'il en soit inefficace : ses succès sont en fin de compte insignifiants et incapables de modifier le cadre global au Moyen-Orient. L'on sait combien la politique de Sharon concernant Gaza a été dictée par le constat de l'impossibilité du maintien et de l'édification du Grand Israël. Le maintien et le renforcement des colonies en Palestine deviennent essentiels aux yeux des conservateurs israéliens pour compenser cette perte. La guerre est inévitable, il n'y aura jamais de paix dans ces conditions. Ces prévisions catastrophistes me persuadent assez : bien que je tienne à l'existence d'Israël, je crois que ses alliés fidèles seront forcés un jour ou l'autre d'intervenir pour arrêter ses tendances expansionnistes, assurément dangereuses pour l'ordre mondial. Il est paradoxal de constater que, au moment où un cosmopolitisme s'affirme au niveau global, ce sont les Juifs qui n'y participent pas et sont attirés par des idéologies nationalistes dont la matrice remonte au XIXe siècle. J'ai toujours pensé que les Juifs avaient droit à une patrie, mais je n'ai jamais envisagé que cela puisse se faire à travers cette idéologie archaïque et barbare qu'est le sionisme. Revenons au cas du Liban et à la révolution orange. Les transformations politiques du type de celles qui se sont produites en Géorgie, en Ukraine, au Liban, pour ne pas citer les cas de l'Azerbaïdjan et de l'Ouzbékistan, sont extrêmement fragiles par nature, au point que, passé la 156

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propagande tapageuse des premiers temps, ces révolutions tendent à fondre comme neige au soleil. Même dans ce type de situations, ce qui finit par s'imposer au sein de la configuration politique globale, c'est la loi que dictent des groupes hégémoniques. Au Liban, une partie de la population continue d'apporter un soutien fondamental à la Syrie. Certes, l ' O N U , les Français ou les Américains peuvent tenter d'influer sur le jeu politique, mais la classe politique libanaise entretient avec la Syrie des liens très étroits et d'une importance fondamentale. En Ukraine, très clairement, la moitié du groupe dirigeant est moins tournée vers l'Europe qu'elle n'est pieds et poings liés aux intérêts du développement russe. Par conséquent, il ne sert à rien de se faire des illusions et de vouloir reconnaître dans l'Ukraine d'aujourd'hui la Pologne du temps de Solidarnos'c : cela ne sera jamais le cas, à aucun point de vue. La question de la démocratie a toujours ete un terrain glissant. Mais on est en terrain miné dès lors que l'on s'aventure là où les néoconservateurs ont importé la démocratie. Quand la gauche tente d'intervenir à ce propos, on sent qu'elle joue la comédie. En revanche, il y a un terrain sur lequel il faut se battre sans timidité et sans hésitations, c'est celui de la démocratie réelle et absolue. R.V.S. : Revenons-en au Moyen-Orient, et notamment au radicalisme islamiste. On assiste à une mobilisation dans le camp chiite comme dans le camp sunnite. Bien plus : la révolution iranienne de 1979 a représenté un modèle de radicalisation pour de nombreux sunnites. Où en est-on aujourd'hui ? 57

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A.N. : La question est de poids. On n'est pas encore fixé. Les classes politiques progressistes du Moyen-Orient ont toujours appartenu à une tradition de gauche, socialiste et nationaliste au sens large. Pendant près de cent ans, à partir du milieu du XIXe siècle, on a assisté au développement d'une gauche qui, tout en étant par essence laïque, vivait dans l'Islam et accordait une place aux figures de la tradition religieuse musulmane, approfondissant ainsi malgré tout ses contacts avec certains mouvements religieux. Cette gauche a connu son apogée dans les années cinquante, avec la tentative de révolution populiste portée par les forces socialistes de Mossadegh en Iran et par le mouvement panarabe nassérien. C'est au sein des mosquées égyptiennes que se formaient dans ces années-là les cadres politiques de la gauche. Voilà le contexte dans lequel s'est déroulée la réaction capitaliste, qui s'est servie de l'arme du fanatisme religieux pour éliminer les courants laïcs et socialistes, en soutenant les Frères musulmans ou d'autres groupes du même type - notamment les groupes économiques saoudiens, qui ont ensuite favorisé la propagande contre le socialisme et en faveur de l'extrémisme islamiste. Ce processus réactionnaire se structure et se consolide au cours de la première guerre d'Afghanistan, pendant laquelle l'islamisme devient, avec l'aide de l'Occident, une force gagnante. C'est également à ce moment-là que le Hamas apparaît en Palestine avec le soutien d'Israël, contre la force laïque et socialiste incarnée par Axafat. Cependant, ces forces islamistes, une fois qu'elles se sont constituées et après le déclenchement des premières guerres religieuses, entrent en conflit avec les États-Unis. L'enjeu de 158

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cet affrontement ne réside pas tant dans le choc des civilisations (l'Orient contre l'Occident) que dans la question démocratique. En effet, il est très difficile de démontrer que la démocratie à l'américaine vaut mieux que Xumma. Du point de vue de la reproduction de l'élite, de la distribution des richesses et de la qualité de la vie, j'ai des doutes profonds sur la possibilité de présenter en l'état actuel des choses la démocratie américaine comme un grand modèle. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que les régimes religieux et les théocraties soient moins répugnants. Toutefois, l'histoire enseigne que ce ne sont pas des différences relatives qui déterminent de manière absolue les critères des choix. R.V.S. : En ce qui concerne les partis socialistes arabes, tu as mis l'accent, dans l'historique que tu viens de faire, sur l'offensive menée contre eux par les pays occidentaux. Mais quelles sont les erreurs qu 'ils ont eux-mêmes commises ? Le cas algérien est à ce titre emblématique. Le FLN s'était montré très habile dans la conduite de la guerre de libération. À la suite des luttes intestines qui ont éclaté au sein du groupe dirigeant et d'une série de faux pas dont certains seulement sont imputables à la Banque mondiale, des évolutions substantielles ont affecté le pays qui ont eu des conséquences intolérables sur le plan du niveau de vie et de l'État-providence, amorçant ainsi le processus qui a abouti à la naissance du FIS et au déclenchement d'un djihad interne. Aujourd'hui, le FLN est mort... A.N. : Ce qui est effrayant, ce n'est pas tant la disparition du FLN, à laquelle ont également contribué des facteurs idéologiques - le nationalisme l'ayant emporté sur 59

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le social - , que l'absence généralisée dans les pays arabes d'une classe ouvrière - sauf en Algérie et, en un certain sens, en Égypte. Tous ces pays sont surtout agricoles. La seule force - à la fois politique et sociale - que l'on retrouve dans l'ensemble du golfe Persique, c'est l'émigration palestinienne, qui est à l'origine de la propagation des luttes ouvrières (dans l'industrie du pétrole, une grande partie de la main-d'œuvre était palestinienne, comme, par exemple, en Arabie Saoudite). Mais c'est le seul grand exemple de ce type. Il y a également des classes ouvrières immigrées (comme la classe ouvrière algérienne, mais qui se trouvait en France). La grande force de médiation religieuse du social dont est capable l'Islam s'insère dans le contexte de la défaite du socialisme idéologique arabe. Il en va de même pour les révoltes des banlieues* françaises de l'automne 2005, où les autorités religieuses représentaient le seul élément - toutefois extrêmement précaire - de médiation du rapport social. En réalité, cette situation est surtout symptomatique d'une confusion, autrement dit d'une hétéronomie, dans les fins poursuivies. Tout cela est extrêmement dangereux. On assiste au même phénomène dans les pays arabes : quand le tissu social se dissout (comme les puissances impériales le souhaitent), les forces religieuses vont vers les extrêmes. Là aussi, nous sommes face à une sorte d'hétéronomie des fins, au sens où les mouvements religieux (qui avaient été sponsorisés pour calmer la contestation politique et sociale) se laissent à leur tour gagner par la contestation. R.V.S. : Le nouvel intégrisme islamiste en appelle avant toute chose à une guerre de libération supranationale et a 160

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L'avènement d'une nouvelle forme d'internationalisme — un internationalisme « par en bas ». A.N. : Qu'est-ce que cette notion de « par en bas » signifie au sein d'une structure religieuse ? Il est difficile de continuer à utiliser ce type de définition, même si, selon moi, dans l'explosion des révoltes islamistes, il y a des éléments qui doivent pouvoir te rappeler quelque chose. Parmi tous les phénomènes de luttes populaires, je pense tout particulièrement à certaines caractéristiques des guerres de libération anticoloniales. R.V.S. : Il t'est arrivé de parler, ailleurs, de « début de la fin » de l'hégémonie américaine. A.N. : Les États-Unis, à la fin de la guerre froide, pour maintenir leur suprématie, devaient passer à l'échelle supérieure et exercer une hégémonie globale. Comment maîtriser cet espace qui n'est plus bipolaire mais global ? Comment imposer un ordre global ? Les Américains adoptent une attitude unilatérale et monarchique. Ils réorganisent leur présence dans le monde afin d'en faire l'instrument et le vecteur d'un pouvoir toujours lié à leur hégémonie et à leurs intérêts. Certains critiques refusent le concept d'Empire en soutenant qu'on a au contraire affaire, dans le cas américain, à un impérialisme de type classique. C'est idiot. Le projet unilatéral américain était voué à l'échec. C'était clair dès le départ. N o n que sa fin soit imminente. Mais, même aux sommets de Davos des années précédentes, on a pu constater qu'une grande partie des multinationales ont refusé ces règles du jeu. Les multinationales américaines elles-mêmes 161

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sont gênées de se voir mêlées au jeu univoque d'un pouvoir aux prétentions impérialistes. D'où la prise de conscience immédiate de la nécessité de mettre en place une médiation. D'autant que, à la fin de la première guerre du Golfe, nous avons assisté à la recomposition de la situation politique en Russie, à la consolidation du pouvoir en Chine, à l'émergence inattendue de l'Amérique latine, qui a refait surface après les désastres provoqués par le FMI et la Banque mondiale. L'Europe a également refusé dès le départ le plan américain, pour un très grand nombre de raisons liées soit à l'état de l'opinion parmi ses élites politiques, soit à ses intérêts commerciaux. De fait, la construction d'une monnaie unique européenne a représenté un échec très grave pour les Américains. De la même manière, il apparaît que la capacité de l'euro à s'imposer sur les marchés dérange considérablement l'unilatéralisme américain. Loin d'apparaître comme la projection d'un projet impérialiste classique (américain, en l'occurrence), l'ordre mondial se trouve donc toujours plus en conflit avec l'hégémonie américaine. On a, en réalité, affaire à un ordre mondial global constitué de pouvoirs disséminés et qui se sont consolidés autour de quatre ou cinq pôles continentaux. Les tentatives visant à instaurer une hégémonie globale traversent une période de crise : le coup d'État américain sur l'Empire a échoué. De là le renforcement d'autres polarisations qui empêchent les Américains de conserver les positions de force dont ils avaient joui jusque-là dans le monde en matière de politique étrangère. De grands pôles continentaux sont en train de se constituer qui remettent sérieusement en question l'hégémonie américaine. On ne voit pas encore bien 162

Irak. Le

coup (VYa-AI dans

l'Empire

comment Washington va réagir. Mais, si la période de crise que traversent les États-Unis en matière de relations internationales devait avoir des répercussions sur la situation intérieure et sur les équilibres sociaux de l'Amérique du Nord, alors on aurait à faire face à de véritables problèmes. R.V.S. : Tu laisses un peu la Grande-Bretagne de côté dans ton analyse, alors que le projet américain a toujours trouvé en elle un allié de poids. Il suffit de penser à la guerre en Irak ou à Échelon. La Grande-Bretagne, si elle fait partie de l'Union européenne, prend cependant ses distances en refusant d'adopter la monnaie unique. A.N. : C'est une situation complexe. La plupart des hommes politiques, je crois, pensaient que, après la ratification de la Constitution européenne, la question d'une rupture définitive avec l'Angleterre finirait par se poser. C'était une perspective qui était prise en considération dans la ligne pro-européenne de Fischer. Une partie de la socialdémocratie européenne et des Verts, si elle absolvait la politique interne de Blair, était cependant en rupture avec sa politique étrangère. Jusqu'au rejet de la Constitution européenne, la possibilité d'une rupture avec la GrandeBretagne n'était donc absolument pas exclue. Depuis, l'Angleterre est entrée à nouveau dans le jeu, non sans ambiguïtés et uniquement grâce à l'engagement de Blair : si un conservateur avait été au pouvoir, il n'en aurait probablement pas été ainsi. Si le projet d'unification européenne redémarre de quelque façon que ce soit, l'Angleterre en sera inévitablement exclue. Si elle participe au projet européen, ce ne 163

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sera, je crois, que dans un second temps, quand l'Europe aura déjà été construite. Il y a tout un tas d'éléments qui différencient la Grande-Bretagne de l'Europe, aussi bien au plan politique qu'au plan culturel : même dans les efforts de relance du processus européen - qui se voulaient pourtant généreux — tentés par Blair, après la crise constitutionnelle, au cours du semestre où il assurait la présidence de l'Union, je n'ai vu que du vide politique et une absence totale de passion. Une gauche qui aurait à cœur l'élaboration d'une Constitution européenne (c'est là un point central dans la mesure où une nouvelle gauche ne pourra voir le jour que dans un cadre européen) doit fermer la porte au blairisme et à l'Angleterre. R.V.S. : N'y a-t-il pas de contradiction, à tes yeux, entre la politique néocons américaine et le neo-labour anglais ? A.N. : Au contraire ! J'ai l'impression que Blair s'entend mieux avec Bush qu'il ne s'entendait avec Clinton. Au fond, les intérêts nationaux anglais sont profondément liés aux politiques américaines les plus conservatrices. Je ne crois pas que nous aurons le temps, de notre vivant, d'assister à des évolutions géopolitiques notoires sur ce point.

8

La Commune de Madrid

R.V.S. : Tu as à de nombreuses reprises appelé l'épisode Zapatero « la Commune de Madrid ». A.N. : Ce n'est pas véritablement à Zapatero que revient le mérite de la Commune de Madrid. L'événement a été bien plutôt la conséquence d'un massacre terroriste, de la réaction émotionnelle qui s'est ensuivie dans la population et de la tentative de falsification mise en œuvre par la droite — une tentative, presque fasciste, de répression des mouvements basques, liée à des enjeux de pouvoir internes. Cette mystification a suscité l'indignation populaire, qui s'est construite autour de l'affirmation d'une vérité - « ce ne sont pas nos frères basques qui sont responsables de ce carnage, mais des terroristes ». Une vérité qui s'est imposée selon de nouvelles modalités technologiques : grâce aux téléphones portables, la gauche espagnole est parvenue à se mobiliser en trois jours contre les instances de la falsification et à mettre en difficulté le Parti populaire d'Aznar. C'est là que le Réseau devient politique. Le vrai problème que pose le Réseau, malgré les nombreuses tentatives visant à y introduire de la corporéité (comme dans le cas de la pornographie), c'est justement le problème de l'absence du corps. Dans le cas de la Commune 165

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de Madrid, en revanche, il y a eu l'apparition d'une relation corporelle de Réseau. Grâce aux téléphones portables, on a assisté à un processus d'accumulation physique et d'agrégation progressive des passions qui a conduit à un encerclement des lieux de pouvoir et, en l'espace de trois jours, à un retournement des scores prévus dans les sondages. Il n'y a donc pas eu de triomphe des représentants politiques mais, au contraire, une tension de constituante. Cette tension a été à l'origine d'importants effets immédiats, qui se sont avérés en mesure de bouleverser tous les paramètres de ce qu'on appelle le « réalisme politique », d'imposer un changement radical de ligne politique et de provoquer, par conséquent, le retrait des troupes espagnoles engagées en Irak. En outre, dans la mesure où il s'agissait justement d'un mouvement de corps, ces événements ont amorcé en Espagne un formidable processus de libération sexuelle, démontrant ainsi que le pouvoir de l'Église et de la droite est bien davantage lié aux traditions irréfléchies portées par l'autoritarisme institutionnel qu'aux convictions personnelles. Il y a des asymétries de pouvoir que l'on accepte totalement inconsciemment mais que l'on peut renverser, notamment les asymétries liées à l'organisation cléricale de la société, dont on peut fort heureusement se défaire. Ce qu'il y a de formidable dans la Commune de Madrid, c'est justement cette accumulation d'indignation et de volonté de changement, à même de renverser cette asymétrie de pouvoir au plan politique et moral. R.V.S. : J'ai lu des analyses qui soutiennent qu'un début de déplacement des intentions de vote s'était déjà produit avant même 166

La Commune de Madrid

la mobilisation populaire extraordinaire qui a eu lieu dans les jours qui ont suivi l'attentat. Le parti, socialiste avait déjà amorcé depuis trois ans une tramformation de son profil politique : Zapatero et ses collaborateurs avaient décidé, pour conquérir le parti, d'appliquer une stratégie fondée sur la transparence absolue, une plus grande ouverture en direction de la société civile et l'invitation faite aux militants à prendre la parole sur de nombreux points de la ligne politique. Qu 'est-ce que tu en penses ? A.N. : Je crois que c'est un aspect secondaire. La transformation prônée par Zapatero n'aurait pas eu l'occasion de s'exprimer si elle ne s'était pas trouvée reliée à un événement d'une telle importance. Je ne suis pas, par ailleurs, convaincu que Zapatero soit un grand réformateur : selon moi, du point de vue des politiques sociales, il est surtout blairien. Non pas bien sûr, au sens strict - il n'est pas un Blair ou un Giddens —, mais parce que ses positions, malgré tout, se ressentent fortement d'un dialogue permanent avec l'industrie et le pouvoir financier. Cette proximité a en Espagne des connotations particulières : en effet, le processus de modernisation ne s'est pas encore achevé et la transition vers la démocratie est encore en cours. Il y a très certainement de la démocratie interne et une très forte communion dans la démocratie, mais les conditions de possibilité de la démocratie ne sont pas encore réunies en interne. Le grand capital espagnol a encore toute latitude pour se développer de manière incontrôlée et pour imposer sa domination de classe au niveau des infrastructures internes, de l'organisation financière des flux de l'épargne et de l'État-providence. C'est un capital extrêmement agressif. La politique sociale et économique de Zapatero est conditionnée par ces groupes. 167

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Quoi qu'il en soit, Aznar avait évidemment fait un mauvais calcul en s'alliant aux classes sociales qui avaient soutenu la domination franquiste et s'étaient racheté une virginité dans le modèle de développement capitaliste. Cette alliance était censée lui permettre de stabiliser le capitalisme en interne et d'assurer son ouverture au marché mondialisé. Ce calcul a échoué. Le changement radical imprimé par Zapatero réside en revanche dans sa conception d'un développement capitaliste ouvert (sur le plan des infrastructures et de l'industrie traditionnelle) et mondialisé. C'est en cela que réside, à mon sens, l'intelligence de Zapatero, plus que dans son choix de la transparence. Tandis que Gonzalez avait tout misé sur la structure de base du développement capitaliste espagnol et qu'Aznar restait lié à de vieilles formes corporatistes de négociation, Zapatero ouvre de nouveaux horizons sur le terrain de l'innovation et de la mondialisation. Dans un autre ordre d'idées, il s'engage également sur la question des mœurs, en s'intéressant au mariage gay et aux femmes. Zapatero a incarné une rupture véritable, même si les conséquences de sa politique sur les niveaux de développement socio-économique ont été toutes relatives, parce qu'il a humilié l'Église et la tradition nationale-conservatrice. R.V.S. : Il est intervenu sur un grand nombre de sujets contre la violence domestique masculine, pour la parité hommes-femmes dans le travail et en politique, pour les lois sur les mariages civils. Des politiques à coût zéro qui seraient impossibles en Italie, même si le gouvernement Prodi opérait un basculement à gauche... 168

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A.N. : L'Italie est sous le joug de l'Église, dans un rapport réglé par le Concordat - un système concordataire qui existe toutefois aussi en Espagne. Je suis prêt à parier que la gauche italienne ne fera même pas l'ombre du commencement d'une seule de ces réformes à coût zéro, sauf peut-être le PaCS, mais sous une forme édulcorée, n'envisageant que des relations entre un homme et une femme. Contrairement à ce qui s'est passé pour Zapatero, en Italie, il est impossible de s'appuyer sur des secteurs particulièrement dynamiques des services ou des infrastructures. La situation italienne est très statique dans ce domaine. En outre, mon impression est que Prodi n'a pas l'intention d'agir sur le terrain de la réforme des moeurs. À ce propos, il faudrait d'ailleurs ouvrir un grand champ d'études sur les rapports entre sexualité et démocratie. Normalement, c'est dans un contexte de combat contre le totalitarisme que la propagande en faveur d'une sexualité libre fait son apparition. Même la droite est disposée, lorsque le totalitarisme est en crise, à accorder, en passant pardessus les préjugés, un accès à la pornographie, pour le refuser ensuite dès qu'elle s'est emparée du pouvoir. C'est alors que la pornographie devient une liberté revendiquée par la gauche, jusqu'au moment où celle-ci se laisse intimider à son tour et fait machine arrière. Il y a un « cercle polybien » dans ce genre d'affaires. Ce type de dynamique se manifeste de manière évidente lors des phases de transition politique - comme en Russie, par exemple. Sous Eltsine, les kiosques à journaux débordaient de revues pornographiques, exactement comme en Espagne lors de la chute du franquisme. Ce n'est pas un hasard si la transition 169

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espagnole a été un modèle fondamental pour les pays de l'Est après 1989. R.V.S. : Dans ton utilisation du terme de « Commune » en référence aux événements de Madrid, il y a le pressentiment de l'émergence d'une nouvelle gauche... A.N. : En ce cas, il devra s'agir d'une gauche tendant vers une démocratie absolue. Mais mieux vaut préciser ce que l'on entend par là, parce que le terme « absolu » risque toujours de prêter à confusion. Prenons donc une question centrale sur le plan de l'analyse politique : quel rapport y a-t-il entre la composition technique et la composition politique du travail et de la citoyenneté ? Or, il faut remarquer que la seule valeur que l'on produise aujourd'hui c'est de la valeur immatérielle générée par des cerveaux libres capables d'innovation. La liberté est la seule valeur qui ne se limite pas à reproduire la richesse mais qui l'accroît et la met en circulation. La composition politique ne peut consister qu'à se ressaisir de cette puissance, de cette liberté radicale enracinée dans l'égalité et la coopération, qu'à faire et à recréer toujours l'événement. La Commune de Madrid a incarné cette force : alors qu'elle se présentait en apparence comme une étrange imbrication d'éléments technologiques, d'indignation et de vérité proclamée, elle s'est avérée être une source de liberté. De ce point de vue, la Commune de Madrid a à voir avec une nouvelle idée de la gauche. La nouvelle gauche n'est concevable, d'une part, qu'en tant que production de subjectivité visant à produire de la liberté et, d'autre part, qu'en tant que sujet de la gestion du commun - entendue non pas comme la gestion du pouvoir, 170

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mais comme la gestion du commun auquel le pouvoir est subordonné. C'est fondamental : c'est reconnaître que la réalité dans laquelle nous vivons est une donnée absolument commune et que nos singularités agissent au sein de cette communauté. Nous existons en tant que singularités dans le rapport qui se met en place au sein du commun. Nous sommes des individus et des réalités qui vivent et s'expriment dans la cohésion entre ces diverses singularités. Le rapport que le commun met en place, c'est celui où nous sommes les uns avec les autres. Il s'agit d'un rapport productif. Le commun est une production que les singularités expriment en tant que langage, en tant que subjectivité et en tant que vie en commun, donc de manière totalement biopolitique. Le commun, c'est le réseau, c'est la série de biens qui nous permettent de nous reproduire et de produire, de nous mouvoir et/ou de nous faire transporter d'un bout à l'autre de la ville, etc. Bref, c'est tout ce qui nous permet de construire un langage (bibliothèques, livres, technologies informatiques « libres », outils de communication en tant que tels). Le commun, c'est tout l'ensemble des outils d'échange entre les sujets, qui est devenu le tissu de la valeur d'usage, subsumé dans la liberté. La gauche est donc nouvelle et démocratique lorsqu'elle s'applique à la gestion du commun et à la construction égalitaire de réseaux de coopération toujours plus étendus. Tant que tout cela ne se trouvera pas réuni dans un programme, il ne pourra pas y avoir de nouvelle gauche. De fait, qu'est-ce que la gauche aujourd'hui ? Ce n'est qu'une forme, parmi d'autres, de gestion du capital et de la structure capitaliste du pouvoir. Chaque socialiste a le cadavre du 171

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capitalisme dans son placard. Il n'y a pas de socialiste qui n'ait imaginé devenir le gérant du capital. R.V.S. : Revenons à la question de la gauche. Tu parlais de la gestion du commun, un concept que tu définissais de manière à la fois philosophique et politique. Ce n'est qu'à travers une réflexion radicale que nous pourrons définir les fondements d'une nouvelle gauche. Ce que tu dis sur le commun concerne presque exclusivement lesformes de la vie, le Lebenswelt — c'est-àdire, en des termes philosophiques, les singularités qui se subliment dans le commun. Mais cette analyse pèche peut-être par le manque de considération qu 'elle porte aux forces productives telles qu 'elles sont. A.N. : C'est vrai. Selon moi, le concept de multitude n'est aujourd'hui absolument pas en mesure de s'élever au rang de structure politique établie et définitive. Nous traversons, je crois, une phase de transition où la multitude est encore à la recherche de sa capacité décisionnelle. Il est toutefois fondamental, je pense, de souligner que, dans la situation politique actuelle, il est inconcevable qu'une prise de décision, quelle qu'elle soit, ne soit pas participative. Les coups de force unilatéraux ne sont plus possibles, parce que le pouvoir fait toujours davantage montre d'une nature duelle. L'obéissance repose nécessairement sur une reformulation permanente et ouverte des normes. Il faut en conclure que, aujourd'hui, la réalité du pouvoir s'est profondément modifiée. Les problèmes que nous nous posons prennent donc corps sur un terrain encore totalement en friche et toute référence aux anciennes catégories de l'Etat moderne doit prendre en 172

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compte l'existence de différences, voire de césures, par rapport au passé. Il se trouve, c'est vrai, des camarades philosophes pour soutenir au contraire que l'état d'exception est devenu la norme dans la vie démocratique. C'est, à mon avis, grotesque. O n ne peut pas décrire la situation actuelle en se servant de conceptions du pouvoir datant des années trente. Il est vrai que les patrons tentent toujours le coup, mais il est également vrai que cela ne marche jamais. La défaite américaine en Irak est à ce titre emblématique. Mais, d'un autre côté, ce n'est pas adhérer à des propositions conceptuelles du type de P« autogestion » que de soutenir qu'aujourd'hui le processus de décision est toujours plus ou moins participatif et que la nature du pouvoir recèle une certaine duplicité. Au XIXe siècle, le concept d'autogestion permettait à une classe ouvrière professionnalisée de comprendre quelle pouvait être sa part de participation et de décision dans l'organisation technique du travail. Il serait insensé d'avoir recours aujourd'hui à cette catégorie parce qu'elle ne veut plus rien dire par rapport aux formes qu'adopte la production contemporaine - tant au plan politique global qu'au plan financier. Notre condition actuelle trouve une traduction constitutionnelle dans le thème de la « gouvernance permanente ». Le pouvoir est cassé en deux. Il n'est plus en mesure, pour pouvoir s'exercer, d'édicter une norme puis de la mettre en œuvre concrètement sur le plan administratif. La norme ne devient effective que s'il y a un consensus, évidemment entendu au sens de la participation des sujets. Bien sûr, chaque fois, des pressions s'exercent, mais dans un contexte qui n'est plus 73

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régi par une structure verticale ou pyramidale. On a plutôt affaire à un ensemble de parallèles, à un flux auquel s'opposent des obstacles liminaires. Les normes et les événements ne s'organisent plus de manière verticale. Pour répliquer à ton objection légitime concernant l'extranéité relative de la pensée et de la pratique du commun par rapport à la réalité productive et politique actuelle, j'atténuerais la contradiction en te demandant si l'on pourra jamais trouver une solution à ce problème qui soit formulée en des termes relativement homogènes. Ta question semble contenir cette illusion implicite. Mais tu me ramènes ainsi à un vieux modèle du discours politique, qui exige l'existence d'une figure unitaire de production de la décision... R.V.S. : Voici mon objection : tu mélanges différents niveaux de réalité... A.N. : Écoute, nous ne disposons pas, je crois, d'une philosophie de l'histoire qui nous conduise vers la pluralité plutôt que vers l'unité. Mais, d'un autre côté, nous ne disposons pas non plus du contraire. Il n'y a pas de philosophie de l'histoire. Ce qui est sûr, c'est que le pouvoir doit aujourd'hui faire face à une rupture du lien administratif, c'est-à-dire de l'axe formel qui détermine l'unité de l'organisation d'ensemble. Aujourd'hui, l'élément duel, l'élément de rupture, est absolument fondamental aussi bien au plan interne qu'au niveau international. Il faut impérativement articuler ces problématiques. Une gauche n'existe que si elle se pose ce type de problème : il y a quelque chose de comique à entendre parler d'une alternative entre « une 74

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gauche de gouvernement » et « une gauche de combat ». O n ne peut pas être soit l'un soit l'autre, sauf à vouloir tromper son monde. Il s'agit plutôt d'être capable de choisir l'une ou l'autre option, selon les circonstances. Tout en sachant que gouverner n'est pas aujourd'hui une opération unitaire, mais ouverte, scindée, toujours à la recherche de négociations et de décisions partagées. R.V.S. : Mais, si nous envisageons la question de la participation, il semble y avoir une dualité. D'un côté, il y a effectivement une revendication de participation qui s'exprime, mais, de l'autre, on assiste à une simplification des processus décisionnels. Que l'on pense à la procédure de production des lois : aujourd'hui, les instances de médiation politique ont sauté. Ll suffit pour le constater de voir comment, en Ltalie, on a dessaisi le Conseil national de l'économie et du travail (CNEL) des pouvoirs que lui avaient conférés les pères de la Constitution 1 ou bien comment l'examen préliminaire de la «loi sur l'épargne» a été soumis à ce qu'on a appelé la « méthode Aspen », c'est-à-dire avalisé par une institution privée rassemblant des hommes politiques des deux bords sous la conduite attentive de Giuliano Amato2. 1. Le Conseil national de l'économie et du travail est l'équivalent italien du Conseil économique et social français. La création du CNEL avait été prévue par l'article 99 de la Constitution italienne (approuvée par l'Assemblée constituante le 22 décembre 1947 et entrée en vigueur le 1" janvier 1948). Mais ce conseil n'a vu le jour qu'en 1957 [N.d. T.}. 2. Giuliano Amato, professeur de droit constitutionnel, né à Turin en 1938, a été membre du parti socialiste italien sous la Première République et a exercé des fonctions ministérielles dès les années 1980. Il est actuellement ministre de l'Intérieur du gouvernement Prodi. 175

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A.N. : Je suis d'accord avec toi. Le cas du C N E L est exemplaire : cette institution, conçue selon un vieux modèle corporatiste, a effectivement pu se renouveler et gagner en pouvoir d'expression du fait de l'évolution des intérêts corporatistes 1 . Le CNEL n'aurait jamais eu une telle importance en Italie, des années soixante aux années quatre-vingt-dix, s'il ne s'était pas avéré capable de s'adapter, au-delà des structures formelles dans lesquelles il s'incarnait, à l'évolution des intérêts sociaux et des corporations dont ceux-ci étaient l'expression. De ce point de vue, les catholiques ont joué un rôle extrêmement important au sein du CNEL, car ils ont réussi à développer de manière dynamique les tensions corporatistes qui s'exprimaient dans la société. La « loi sur l'épargne », présentée en première lecture devant le Parlement italien au premier trimestre 2004, a été adoptée le 28 décembre 2005. Elle édicté des normes en matière d'épargne, de protection des épargnants, de transparence des opérations bancaires, et relatives au fonctionnement de la banque d'Italie et des autorités monétaires et de contrôle de la concurrence. Adoptée après une multitude de scandales financiers, elle a fait l'objet, avant d'être soumise à l'examen des commissions parlementaires compétentes, de débats au sein d'un think tank, l'institut Aspen, présidé par Tremonti, le ministre de l'Économie du gouvernement Berlusconi, au pouvoir à l'époque, et où s'étaient rassemblés des hommes politiques de gauche comme de droite, parmi lesquels Amato. Il s'agissait de dépasser les clivages partisans et d'accélérer le processus parlementaire pour proposer au plus vite une réponse législative aux graves problèmes financiers auxquels l'Italie avait à faire face [N.d. T.}. 1. Le CNEL est composé de 121 membres (12 experts ayant des compétences dans le domaine social, économique ou juridique et choisis pour partie par le président de la République et pour partie sur avis du Conseil des ministres, 99 représentants professionnels - salariés, travailleurs autonomes, entreprises - venant du secteur public ou du secteur privé et 10 représentants associatifs tous choisis par le président de la République sur proposition du Conseil des ministres) [N.d. T.], 176

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Cela dit, il reste un autre problème. Aujourd'hui, nous ne savons plus par quoi les intérêts sont représentés : ce n'est plus le parti, ce n'est plus la représentation corporatiste. Dernièrement, en réfléchissant aux affrontements qui se sont produits dans les banlieues françaises, j'évoquais justement la proposition d'un communiste réformiste, le maire de SaintDenis, qui prônait l'organisation d'un nouveau Grenelle, c'est-à-dire d'une négociation analogue à celle qui avait eu lieu en 1968 entre le gouvernement Pompidou et les syndicats et qui avait abouti à une redistribution des revenus. Sauf que, à l'époque des accords de Grenelle, il y avait des instances représentatives et des ouvriers fordistes qui exprimaient des revendications liées aux salaires, à la critique de la hiérarchie (donc à l'affirmation de l'égalitarisme) et à l'Ëtatprovidence. Mais, aujourd'hui, sur quelle base entend-on parvenir à un accord avec ces jeunes des banlieues* ? Et, surtout, à travers quelles instances représentatives ? O n a affaire à une nébuleuse de travailleurs précaires. Il ne peut y avoir un accord que sur ce qu'il y a de commun entre eux. Mais qui va se charger de définir ce commun ? O n en revient au problème initial et à la nécessité d'ouvrir une négociation permanente pour définir exactement les problèmes qui sont à la base du débat politique actuel. C'est la gauche qui devrait organiser cette discussion. Or elle ne fait, dans le meilleur des cas, qu'offrir une représentation globale à une série de corporatismes, quand elle ne s'aligne pas d'emblée sur des positions de compromis, réformistes au sens blairien du terme. Je veux une gauche qui sache naviguer entre les écueils dans la mer qui s'ouvre devant nous et où nous sommes 77

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tous plongés, une gauche qui sache se réinventer. C'est la condition de possibilité de la gauche. Mais, pour qu'elle soit remplie, il faut de la démocratie, encore de la démocratie et toujours de la démocratie. R.V.S. : Pour pouvoir redistribuer, il faut pouvoir intervenir à certains niveaux de l'économie. L'expérience des budgets participatifs 1 peut-elle, selon toi, aller en ce sens ? A.N. : C'est une expérience qui a eu son importance, mais qui ne peut plus servir de modèle parce qu elle a donné tout ce qu'elle pouvait donner. Elle a eu une importance énorme dans la mesure où elle a montré que les relations qui sous-tendaient le budget participatif étaient infiniment plus « hautes » et plus importantes qu'on ne pouvait l'imaginer. Néanmoins, le vrai problème, c'était de passer de la moviola au grand écran ! Il est, en effet, impossible de ne pas passer au grand écran ! Il y a une série de problèmes à résoudre : l'émergence de nouvelles élites, l'apparition de nouvelles structures administratives qui ne soient pas déconnectées de la majorité des gens, la mise en place de nouvelles structures multitudinaires. Il y a un manque d'innovation dans la sphère politique. Le système parlementaire et représentatif est pourri. O n ne peut plus rien faire dans ce cadre. Il faut inventer quelque chose de nouveau. En fin de compte, les outils que 1. Expérience tentée au Brésil, à Porto Alegre, à partir de la fin des années 1980, par l'administration municipale appartenant au Parti des travailleurs et consistant à faire participer les citoyens à l'élaboration du budget de la ville. Il s'agissait notamment de leur permettre de contribuer à la prise de décision et d'éviter l'activation des réseaux de corruption {N.d.T.}. 178

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met en place le budget participatif sont artisanaux et ne sont pas en mesure de résister au face-à-face avec une réalité industrielle ou, plutôt, postindustrielle. R.V.S. : Le modèle que tu esquisses et qui s'appuie sur le concept de bien commun a besoin d'être traduit dans la pratique, par exemple de susciter la création d'agences de gestion de la gouvernance disséminées sur le territoire. Mais on pourrait également percevoir ce modèle comme une menace de démantèlement des formes de démocratie que nous avons connues jusqu 'à présent. Ainsi, au lieu de présider, comme tu en fais l'hypothèse, à l'avènement d'une démocratie encore plus radicale, la gestion de la gouvernance dans ce cadre pourrait en fin de compte aboutir à une restriction des espaces de décision. A.N. : Je ne le crois pas. J'ai l'impression, du moins dans ce cas précis, que c'est me faire un procès d'intention que de m'accuser de manque de sensibilité démocratique. Il ne faut pas oublier la différence que cela fait de vivre dans des conditions de véritable subsomption, où tous les modes de vie sont assujettis au capital, c'est-à-dire pris dans la reproduction permanente du réel générée par le biopouvoir. C'est là un processus qui engendre des contradictions toujours plus fortes, plus profondes et plus articulées. Est-ce un paradoxe ? Le fait est que, contrairement à ce que pensent les philosophes de l'« hypermodernité », plus le monde est unifié, plus il est scindé ; plus il y a de l'autorité, plus il y a de la désobéissance ; plus il y a de l'unité, plus il y a de l'antagonisme. Aujourd'hui, un processus normatif enfermé dans des formes décisionnelles unitaires est totalement impensable. Il se trouvera toujours quelqu'un pour tout faire 79

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capoter. Lorsqu'on ne parle plus de révolution permanente, on est contraint d'exercer une administration permanente contradictoire. C'est cela la gouvernance. R.V.S. : Concrètement, tu proposes de généraliser l'instauration d'organismes publics indépendants de contrôle à tous les niveaux de la société... A.N. : Je suis favorable à la mise en place de hautes autorités ayant pour objectif non le contrôle mais la participation. Selon moi, c'est la seule façon d'amorcer aujourd'hui un processus constitutionnel ouvert. Il y a le commun du Réseau (c'est une donnée qui me paraît indiscutable) et il y a des forces qui veulent se l'approprier. C'est pourquoi nous devons construire une agency où toutes les forces qui ont intérêt au commun pourraient être présentes, pour préserver le caractère libre et ouvert du Réseau. O n pourrait appliquer le même principe aux transports en commun, à l'eau, etc. Des éléments de conservation, de blocage de l'innovation peuvent se manifester au sein de chacune de ces évolutions, dans la mesure où aucune d'entre elles n'est simplement un processus constituant. Chaque fois, de petites révolutions seront nécessaires. C'est à mes yeux la seule façon de réamorcer un processus constituant. Aujourd'hui, en effet, nous nous heurtons aux problèmes d'une conception démocratique de la société (qui est l'antithèse de celle dont les Américains font la propagande) fondée sur une conception constituante de la société. C'est un thème sur lequel j'ai longtemps travaillé. Ce sont les expériences altermondialistes qui m'ont permis de reformuler le problème de manière totalement 180

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différente par rapport à la problématique constituante de Sieyès, par rapport à la forme juridique du tiers état qui incarne, dans l'histoire politique et constitutionnelle, l'État de droit, et par rapport à toutes les autres expériences bourgeoises du pouvoir constituant. Des expériences qui, aujourd'hui, ne sont rien d'autre que les fétiches d'un culte réactionnaire. Quoi qu'il en soit, même la révolution bolchevique et l'État des soviets n'ont pas été en mesure de s'affirmer comme une solution valable, dans la mesure où ils se sont laissé aspirer dans un capitalisme du sousdéveloppement. En revanche, nous sommes aujourd'hui capables d'établir un lien entre de nouvelles formes de travail et de nouvelles formes de communauté, de relier des singularités entre elles et donc de créer des multitudes. C'est ici qu'une nouvelle imagination constitutionnelle voit le jour. Voilà ce que doit faire la gauche, nom de Dieu, ou alors ce n'est pas une gauche. R.V.S. : Pourquoi est-ce que tu soutiens que l'Etat de droit est réactionnaire ? A.N. : Parce qu'il défend la propriété privée et ne reconnaît pas le commun. R.V.S. : Il naît de l'expropriation du commun. A.N. : C'est également un système dont la pérennité a été garantie par l'instauration de la délégation, de la représentation et de la division des pouvoirs. Sauf que, aujourd'hui, ce système, parce qu'il traverse une crise interne, a atteint un seuil critique, celui de la gouvernance, et on ne sait pas ce qui va bien pouvoir en sortir. 181

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R.V.S. : Nous vivons une période trouble au plan politique... A.N. : Nous sommes en pleine phase de transition du point de vue interne comme au plan international. Nous sommes dans une période intermédiaire qui rappelle tout à fait ce qu'a été l'interrègne anglais, dans les années 1648 à 1688... Aujourd'hui nous pouvons dire « Goodbye Mister Socialism », exactement comme, à cette époque, les révolutionnaires anglais disaient « Goodbye Gothic Empire » ! R.V.S. : Voilà : après une Glorieuse Révolution sans effusion de sang] nous fonderons la Banque d'Angleterre. A.N. : Nous fonderons la banque du commun. Ce qu'affirme Christian Marazzi2 à ce propos est très intéressant : le monde financier est la seule autorité qui - dans le monde où nous sommes - génère une unité de mesure (de travail et d'échange). Comment rendre cette mesure démocratique ? Aujourd'hui, le problème, c'est par exemple de comprendre que les fonds de pension appartiennent à une capacité financière globale, qui fournit donc une mesure du travail unifié et accumulé. Certes, il ne s'agit pas là seulement d'affaires et de spéculations. Chomsky, par exemple, qui considère ces fonds comme de purs instruments d'exploitation, a une vision simplificatrice de la situation. Ces fonds sont également le résultat d'une somme de travail et d'efforts, gérée ensuite de 1. Allusion à la seconde révolution anglaise, dite glorious révolution ou bloodless révolution, qui débute en 1688 et aboutira à l'instauration d'une monarchie constitutionnelle [N.d.T.}. 2. Économiste, enseignant actuellement en Suisse et participant au mouvement altermondialiste [N.d.T.]. 182

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manière capitaliste, c'est-à-dire de façon à augmenter et non à diminuer l'exploitation. Comment transformer ce communisme du capital en communisme de la multitude ? Comment gérer la Banque mondiale ? Comment gérer de manière commune une banque (qui participe déjà du commun) ? R.V.S. : Je vais te poser une question rétrospective. Lorsqu'on cherche de nouveaux outils théoriques, il est toujours nécessaire d'avoir ceux du passé à l'esprit. En tant que membres et héritiers du mouvement ouvrier, nous sommes habitués depuis toujours à utiliser le concept de classe. Cette notion peut-elle encore être utile d'un point de vue sociologique et pour ce qui est de l'analyse politique, ou bien faut-il l'abandonner définitivement ? Dans ton analyse, étant donné que tu ramènes tout à la multitude, tu enlèves toute visibilité à la question de la classe, même si tu la réactualises. A.N. : Je n'éprouve aucune difficulté à te répondre que le concept de multitude subsume celui de classe. Pour la simple et bonne raison que le concept de classe est un concept d'exploitation. Je n'ai jamais eu une vision statique de la notion de classe. Je ne l'ai jamais érigée en race païenne et fruste \ Pour moi, le concept de classe évolue en 1. « Rozza rœzza pagana » : référence à une expression utilisée par Mario Tronti dans son ouvrage Lapolitica al tramonto (Turin, Einaudi, 1998, trad. fr. La Politique au crépuscule, Paris, L'Éclat, 2000). Tronti, homme politique et philosophe italien, né en 1931, proche de l'antiiàscisme puis engagé au parti communiste dans les années 1950, fonde avec Panzieri et d'autres la revue Quademi rossi, dont il se détachera pour participer à la revue Classe operaia. Il choisira peu avant 1968 de revenir au PCI, ce qui occasionnera une rupture politique avec les opéraïstes très critiques vis-à-vis de celui-ci (dont Antonio Negri), et développera dans ce contexte sa théorie de l'« autonomie du polidque » [N.d. T.]. 183

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permanence en fonction du rapport de forces engendré par l'exploitation capitaliste, compte tenu non seulement de facteurs liés au sexe, à l'âge, à la race, au territoire mais également de déterminations et de conditions économiques et sociales changeant en permanence. Autrefois, le concept de classe ouvrière, par exemple, excluait les femmes, les pauvres, les Noirs ou les Jaunes s'ils n'étaient pas directement inclus dans le rapport capitaliste. Le concept de multitude, au contraire, parce qu'il comprend le concept d'exploitation, inclut évidemment aussi le concept de classe, et, lorsqu'on parle d'exploitation (telle qu'elle est aujourd'hui), on parle d'un phénomène qui s'étend à la société tout entière, le monde de la vie étant subsumé, dans la réalité, par le capital. Donc, le projet de rébellion, de rupture, de lutte, se situe sur le même terrain que celui sur lequel l'exploitation se met en place. Ici, par conséquent, on peut relier de manière cohérente le comportement des ouvriers à celui des autres exploités (précaires, femmes, immigrés, retraités, etc.). Il y a, bien sûr, entre eux, de très fortes contradictions, qui sont tout aussi graves que celles qui se manifestaient à l'usine entre un simple ouvrier et un technicien. L'enjeu, pour nous, ne consiste pas à construire une unité statique et mythologique, mais à articuler en permanence tous ces éléments subjectifs entre eux. C'est peut-être une mission impossible, mais on ne peut pas s'en prendre à ceux qui tentent de l'accomplir, ne serait-ce que parce que, souvent, le fait même de vouloir s'attaquer à quelque chose qui semble impossible permet de transformer les illusions en réalités. C'est là, à mes yeux, quelque chose de fondamental. A dire vrai, on a souvent 184

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cru qu'il était impossible de construire un concept de classe unitaire. La polémique de Lénine contre les ouvriers privilégiés d'Angleterre et d'Allemagne est à ce titre emblématique. Mais cela n'a pas pour autant arrêté le processus révolutionnaire qui était en cours. Nous allons certainement connaître des moments de friction avec les femmes ou avec les indigènes. Mais je suis heureux de ce regain de polémique. R.V.S. : Je voulais te demander de préciser les concepts de singularité et d'événement. A.N. : Auparavant, notre analyse procédait toujours par l'identification de cycles (le cycle de l'ouvrier-masse, le cycle de l'ouvrier social, etc.), sur le plan épistémologique et en s'inscrivant dans un contexte réel (les mots et les choses). C'est là ce qui déterminait la composition technique et la composition politique du travail. Aujourd'hui, étant donné cette forme d'investissement total du réel par le capital, je crois que l'on assiste également, par conséquent, à une transmutation du travail et de sa relation aux modes de vie. Or, dans cette nouvelle structure du travail immatériel et cognitif, les modes de vie ne sont pas simplement quelque chose d'objectif (et que nous devons prendre comme tels) : ils se présentent bien plutôt comme des activités productrices de subjectivité, c'est-à-dire qu'ils sont à tout moment et toujours en train de constituer un monde nouveau. C o m m e nous nous trouvons dans cette situation, nous ne devons plus seulement penser en termes de cycles mais commencer également à construire notre réflexion autour des notions de seuil, d'accumulation et d'explosion. 185

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L'univers continu a été remplacé par un univers fractal, l'univers d'activités mesurables a cédé la place à un univers d'excédence. De ce point de vue, le concept d'événement ne constitue pas le réel mais l'indique et construit en tous cas la « métaréalité » dans laquelle nous sommes pris. Mais il faut faire attention et ne pas laisser passer l'occasion, le kairos, parce que ce « métaréel » devient lui aussi rapidement statique et mort s'il n'est pas investi par le kairos. Le concept de seuil me semble fondamental parce qu'il nous fait passer du cycle à l'événement, ce qui ne veut pas dire qu'il nous débarrasse de la question du cycle, mais qu'il rend le cycle co-essentiel à l'analyse de l'événement. Dans la phase de transition que nous traversons, le cycle devient syncopé, arythmique, et les problèmes fondamentaux qui se posent sont ceux du seuil de l'accumulation et du kairos. Pour moi, aujourd'hui, le travail d'enquête continue de constituer un préalable nécessaire à toute forme d'action politique. Mais, en même temps, ce travail incarne désormais une tentative spécifique (en adéquation avec le moment historique) de mesurer et compter les carats des valeurs qui composent cette nouvelle réalité. Et le concept de singularité se niche dans cette réalité et la construit.

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R.V.S. : Parle-moi de Lula et de l'expérience brésilienne. C'est un pays que tu connais très bien et que tu fréquentes assidûment depuis longtemps... A.N. : C'est un phénomène étrange, nouveau et problématique, mais qui suscite beaucoup d'espoir. Le Brésil compte cent quatre-vingts millions d'habitants, dans la plus grande aire géographique du monde, encore à moitié sauvage. C'est un pays où le biopouvoir colonial s'est consolidé au cours du temps de manière effrayante, grâce à l'élimination totale des Noirs de la vie politique et citoyenne. C'est un pays qui a traversé (comme toute l'Amérique latine, du reste) des crises, des phases d'expansion, des épisodes de repression et des dictatures. Mais c est aussi un pays où le premier épisode de luttes ouvrières, dans les années soixante-dix, a été marqué par l'émergence d'un parti politique qui est parvenu à faire le lien entre quatre éléments fondamentaux : une classe ouvrière extrêmement bien organisée, mais de manière autonome et non sous la forme de soviets ; une classe rurale de prolétariat agricole aspirant à développer son autonomie ; des intellectuels rompus à l'élaboration des programmes et fortement tournés vers l'instruction publique ; enfin, une catégorie 187

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d'entrepreneurs relativement libres et dynamiques. La naissance du Parti des travailleurs (PT) a marqué une rupture radicale qui a bouleversé les équilibres traditionnels du pays. Au Brésil, c'est comme en Chine : on peut estimer que près d'un tiers de la population est inséré dans le développement mondialisé. Le Brésil, par conséquent, ne pouvait que rompre avec la dépendance et développer dans l'interdépendance globalisée une alternative radicale sur le terrain social et politique. La victoire de Lula s'est produite au moment même où l'altermondialisme connaissait un essor considérable. Lula a inséré son action dans cette dynamique : c'est l'initiative la plus intelligente que l'on ait prise dans toute cette affaire. Lula et ses camarades ont forgé leur programme social et politique sur la base des conditions historiques et des nouveaux espaces géopolitiques dans lesquels ils devaient agir. Le Brésil, comme d'ailleurs l'Argentine, ont été terriblement malmenés par le FMI. Quand le Brésil est sorti de la dictature, les comptes de l'État étaient sens dessus dessous, mais le FMI a fait comme si de rien n'était. En Argentine, les problèmes ont perduré, alors qu'au Brésil, avec Cardoso, le gouvernement des industriels de Sâo Paolo a bloqué la chose. R.V.S. : Cardoso est un sociologue d'inspiration marxiste... A.N. : Oui. C est un homme de l'« économie de la dépendance », formé à l'école du socialisme occidental, dans l'illusion que ce modèle était transposable au Brésil, oubliant qu'il avait affaire à un pays non seulement sous188

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développé, mais également biopolitiquement immobile et bloqué par une hiérarchie raciale monstrueuse (par exemple, il n'y a pas de Noirs au Parlement). C'est un pays où une propagande officielle, parfaitement huilée, peut soutenir qu'il n'y a pas de problème racial et que le pays est gris : ni blanc ni noir, mais « pardo ». Mais c'est le gris de Hegel. C'est la nuit où tous les chats sont gris. On a affaire à un pouvoir profondément raciste et esclavagiste. C'est un pays qui connaît des abîmes de misère, de désespoir, de sous-développement, de sous-culture, etc., un pays où l'esclavagisme perdure, ce que démontre de manière exemplaire la destruction systématique des jeunes Noirs (chaque année, cent mille d'entre eux sont assassinés : de tels chiffres relèvent du génocide). Par ailleurs, le mouvement de la théologie de la libération disposait et dispose toujours d'un réseau* très puissant qui joue le rôle d'une force révolutionnaire et sert d'élément transversal dans l'acculturation politique des multitudes exclues. Quand Lula et le PT percent sur la scène brésilienne, ils se présentent avec un programme extrêmement ambitieux : c'est un véritable coup d'État démocratique. La situation s'avère cependant difficile dans la mesure où Lula, bien que porté par un électorat que son charisme fascine, ne dispose que d'une minorité au Parlement. Mais nous reviendrons sur ce point plus tard. Remarquons pour l'heure que, dans cette situation très périlleuse, Lula et le PT comprennent d'emblée un point fondamental : il faut résoudre le problème de la dépendance économique sur laquelle repose la domination capitaliste et autour de laquelle s'articule également, de manière illusoire, 189

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le modèle programmatique de l'ancienne gauche. Rompre avec le « modèle de la dépendance » suppose de mener une série d'opérations coûteuses : payer la dette et s'en remettre ensuite aux mécanismes du marché, parant ainsi à toute forme de chantage réel ou supposé ; inventer de nouveaux canaux de circulation globale des marchandises et des capitaux ne dépendant plus du système capitaliste central ; dépasser le chantage institutionnel du FMI, qui assujettit quoi qu'il en soit le pays à certaines règles de fonctionnement économique, etc. Une découverte surprenante préside à la mise en application de cette politique de rupture : la découverte de l'existence d'un rapport Sud-Sud (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine, etc.). R.V.S. : C'est un nouveau Bandung1... A.N. : Oui, mais un Bandung d'échanges commerciaux et non de mots. La Chine et le Brésil découvrent leurs complémentarités, la Chine est demandeuse de produits alimentaires et le Brésil de sidérurgie. L'invention de ce nouvel axe empêche de fonctionner le chantage aux critères fixés par les puissances impérialistes et met fin à la dépendance. La Chine et le Brésil (étant donné leur énorme capacité d'exportation) défendent l'Argentine, puis forcent le FMI à céder face au refus exprimé par l'Argentine d'honorer sa dette et de la consolider. Grâce à ces opérations, le Brésil impose son hégémonie au niveau régional et 1. La conférence de Bandung, qui s'est déroulée en avril 1955 et à laquelle ont participé une trentaine de pays du Sud, a marqué de fait la naissance du mouvement des non-alignés, sous la direction de Nehru, Tito et Zhou Enlai. 190

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invente contre la ZLEA (le projet nord-américain de création d'une zone de libre-échange à l'échelle du continent) le Mercosur, qui regroupe l'Argentine, le Brésil, l'Uruguay et le Paraguay. En même temps, il soutient les gauches, qui remportent les élections en Uruguay et au Paraguay. Puis il exerce une pression politique, économique et culturelle en direction cette fois des pays andins, afin de construire une alternative, justement, autour de l'axe andin. Pour finir, le Brésil intervient en Bolivie. La victoire de Lula a été à l'origine d'une évolution à l'échelle du continent. Il n'y a pas en Amérique latine de projet autre que celui que promeuvent Lula et le PT brésilien. O n a parfois présenté, notamment ces derniers temps, le Venezuela bolivarien de Châvez comme une autre possibilité par rapport au projet de Lula. Mais il s'agit là, à l'évidence, d'une alternative purement idéologique et extrêmement abstraite. Chàvez est quelqu'un de compétent et d'intelligent, mais il n'a pas encore résolu beaucoup des problèmes essentiels auxquels le renouvellement démocratique de l'Amérique latine se trouve confronté. En particulier, le pouvoir politique fait encore preuve, au Venezuela, d'un déficit d'initiative en matière de développement d'alternatives économiques et productives. Bien sûr, cela ne veut pas dire que la nouvelle classe dirigeante révolutionnaire rassemblée autour de Chàvez n'essaye pas de définir de nouvelles lignes d'action, mais tout cela paraît encore très incertain. Reste que la révolution bolivarienne a donné une impulsion tout à fait déterminante aux processus d'unification continentale à l'œuvre en Amérique latine. Les richesses énergétiques du Venezuela pourront, de ce point de vue, jouer un rôle fondamental

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tant dans la construction d'une politique industrielle latino-américaine que dans le renforcement des échanges Sud-Sud. R.V.S. : C'est surprenant d'assister à l'émergence d'une telle capacité d'initiative politique en si peu de temps. Cardoso n'avait-il pas déjà amorcé le processus ? A.N. : Le jeu de Cardoso était pervers : il y a six ans de cela, ses manœuvres ont conduit à une remise en ordre nord-américaine. Il n'était pas porteur de l'idée d'un développement autonome. Aujourd'hui, Cardoso occupe une place centrale dans la nouvelle opération américaine visant à fragiliser Lula. A propos de ces tentatives de déstabilisation, je me souviens d'une rencontre récente avec des représentants syndicaux brésiliens de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT). Ils m ont dit : « Nous nous demandons parfois s'il ne vaudrait pas mieux que nous ayons le pouvoir militaire entre les mains, comme Châvez. Parce que les patrons, qui contrôlent les moyens de communication, profitent de notre respect de la Constitution démocratique pour nous attaquer, par exemple, sur la corruption. » C'est en réalité une attaque honteuse parce que, lorsqu'on parle avec ces patrons, on les entend dire que « Lula ne fait pas partie de l'élite, il n'en est pas digne, il est à moitié noir. Nous l'avons laissé prendre le pouvoir, il devait simplement nous garantir qu'il n'avait pas les mêmes défauts que nous. Nous sommes corrompus, c'est clair. Mais non seulement il a usurpé le pouvoir, en plus il est aussi corrompu que nous ». 192

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R.V.S. : Ces accusations de corruption pesant contre lui sont-elles fondées ? A.N. : Tout à fait. Des sommes ont été systématiquement versées aux petits partis pour qu'ils apportent leur soutien aux lois présentées par Lula au Parlement. Qui estce qui est corrompu dans cette affaire ? C'est le système. Lula n'aurait pas été en mesure de gouverner sans le recours à la corruption parce que les petits partis évangéliques (si actifs et nombreux au sein du Parlement brésilien) auraient reçu de l'argent de ses opposants de droite. C'est comme ça que marche le pouvoir. Lula ne disposait pas d'une majorité absolue. Dans une telle situation, il y a deux types de solutions en Amérique latine : soit le recours à la corruption (ce que l'on appelle « la corruption démocratique »), soit l'option militaire. Dirceu 1 a mené à bien l'opération en couvrant Lula, tandis qu'à mon avis le comportement de la gauche trotskiste et maoïste, qui s'est désolidarisée de lui, a été beaucoup plus grave parce qu'elle a alimenté la campagne contre Lula. En réalité, Lula a rompu le mécanisme de la dépendance, en dotant l'Amérique du Sud d'une nouvelle position, centrale dans le processus de mondialisation et structurée au sein du Mercosur. Bush s'est rendu récemment en Argentine, mais il y a été accueilli par une manifestation de protestation. Les quatre États du Mercosur lui ont demandé de rentrer chez lui, et même le Chili, qui était encore gouverné, à ce moment-là, par les Chicago Boys de 1. Le numéro deux du gouvernement Lula [N.d. T.]. 193

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Pinochet 1 , ne voulait plus entendre parler de l'ALENA. C'est une tendance qui va aller en s'accentuant maintenant que Michelle Bachelet a remporté les élections au Chili. Au Brésil, c'est évidemment la recherche de nouveaux équilibres internationaux, indispensables pour permettre aux gouvernements de disposer d'une certaine autonomie à l'égard du capital, qui ont été privilégiés, dans un premier temps, par rapport aux objectifs internes de rupture révolutionnaire passant par la lutte contre les inégalités sociales. Ainsi, pendant que ce qui reste de trotskistes et de maoïstes attaque Lula, les grandes organisations syndicales et rurales l'appuient, parce qu'elles comprennent bien à quels enjeux il doit faire face. Certes, la C U T est liée historiquement au PT, mais même le mouvement des sans-terre - qui rassemble douze millions de personnes et dispose de capacités de mobilisation exceptionnelles - , s'il proteste contre la lenteur de la réforme agraire, n'attaque pas directement le président brésilien. Le groupe dirigeant du PT a extrêmement mal réagi face à cette affaire de corruption et a fait preuve d'une propension naïve et exacerbée à la contrition. À cela, il faut ajouter des épisodes de violence mafieuse qui illustrent le rapport de force que le PT doit affronter - trois jours après les élections, le maire d'une commune proche de Rio a trouvé dans sa ville vingt-six cadavres de personnes assassinées par la mafia. Mais je crois, sans vouloir être machiavélique, que 1. Groupe de 25 économistes chiliens ayant fait leurs études à Chicago avant de devenir les économistes de Pinochet - ils se sont notamment rendus célèbres par la publication d'un manifeste exigeant des privatisations massives [N.d. T.], 194

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l'enjeu est ici d'être ferme sur un point : la fin - c'est-à-dire la réforme d'un pays qui a une telle importance sur le plan tant stratégique que politique en Amérique latine - peut justifier les moyens utilisés. À l'intérieur de cette réalité bloquée par le biopouvoir dont les forces réactionnaires brésiliennes et nord-américaines sont une incarnation concrète, il s'agit d'inventer de nouvelles formes démocratiques permettant de battre en brèche ce biopouvoir qui, aujourd'hui encore, s'exerce de manière transversale sur les gens, quels que soient leur couleur et leur âge. Il y a quatre-vingt-dix termes pour désigner les métis au Brésil et chacun de ces termes correspond à une fonction sociale précise. On passe du blanc absolu au noir absolu... Il faut casser tout cela. Un professeur à l'université de Rio, qui est l'un de mes camarades de longue date, essaye de faire entrer les Noirs à l'Université. C'est une sorte de discrimination positive. Bien sûr, c'est une mystification, mais, en réalité, cela permet sinon de rompre, du moins d'affaiblir ce type d'exclusion. Les Noirs représentent une écrasante majorité dans la population, mais ils ne doivent pas créer de mouvements identitaires. Il faut insister d'une manière différente sur ces processus de libération afin qu'ils puissent se développer de l'identité à la différence. Pour les Noirs, il s'agit de redistribuer les cartes du jeu politique sur ce terrain. Il s'agit également de lier cette bataille pour la liberté au terrain de la production, et de faire comprendre à quel point il est important de requalifier le tissu productif en termes cognitifs, inventifs. Dernière question - et non des moindres - , celle du rapport entre le gouvernement et le mouvement. C'est un 95

Gooclbye Mister Socialisai

rapport qui, même au sein de la direction du PT, est perçu comme extrêmement problématique. Comment les mouvements deviennent-ils actifs ? Au-delà des illusions participatives, l'important, ce sont les capacités de construction et d'enracinement des mouvements. Je ne sous-estime pas la question de la participation, mais il faut la saisir à l'intérieur de solutions de masse, et repérer des méthodes qui y correspondent. Dans la réalité, le melting-pot implique des paliers et des étapes - cela vaut d'ailleurs pour tout mécanisme démocratique. La situation brésilienne semble donc intéressante au niveau mondial, non seulement parce que l'Amérique latine est en train de s'organiser comme un « califat » par rapport au modèle impérial (c'est-à-dire à travers la rupture des liens de dépendance et l'adoption de lignes de développement autonomes), mais également parce que l'on y expérimente des essais de transformation radicaux et démocratiques : et même si ces essais doivent finalement sacrifier un certain nombre d'éléments pour lesquels il est difficile de trouver une solution, il n'en reste pas moins qu'ils réussissent malgré tout à constituer un potentiel de contre-offensive extrêmement fort. R.V.S. : Ce qui ressort du tableau que tu dresses, c'est l'existence d'un rapport dialectique entre gouvernement et mouvements. Mais, plus concrètement : en quoi s'écarte-t-on actuellement au Brésil des relations qui tendaient historiquement à s'établir entre gouvernement et mouvements ? Je pense notamment au Mexique du temps de la réforme agraire... 196

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A.N. : Je ne veux pas faire de généralisations hâtives. Le fait est que, en Amérique latine nous sommes face à un processus constituant qui s'articule de manière précise et dont l'acteur n'est pas, comme chez Sieyès, le tiers état pris au sens large. Une consolidation concrète et de masse est à l'œuvre, qui prend des allures* universelles. Le danger corporatiste guette toujours, mais il y a une grande différence entre la corporation des producteurs de froment et celle des boulangers. Si la corporation est toujours une mystification visant à dissimuler les différences de classe derrière l'illusion de l'existence d'un intérêt commun entre le patron et l'exploité, entre le souverain et le sujet, en revanche, ce que l'on appelle le « corporatisme » - et qui a sa place dans les mouvements - tire foncièrement de l'exploitation ce qui le fonde. C'est donc à travers les processus de remise en cause de l'exploitation et de construction du commun que les pôles de la constitution politique se mettent en place. R.V.S. : Lorsque nous avons analysé les événements qui se déroulent actuellement en Espagne, nous avons vu que, dans un processus constituant, il est nécessaire de repenser les formes de la politique et les modalités de production des décisions. Nous avons ensuite émis l'hypothèse que des formes juridiques non légitimées, comme les agences, pourraient avoir leur utilité. Voici ma question : y a-t-il au Brésil des formules ou des expériences allant dans le sens de cette nouveauté théorique ? A.N. : Outre les expériences de gouvernement participatif de Porto Alegre, il y a également des commissions sur la réforme agraire et sur tous les programmes et tous les 97

Gooclbye. Mister Socialisai

problèmes qui peuvent se présenter. Sur l'ensemble de ces questions, on convoque une sorte de « conseil », lieu de rencontre entre les différentes forces politiques, qui se voient concrètement conférer un pouvoir de décision très important. Toutefois, ces mécanismes sont encore imparfaits : ils ont été développés de manière inégale et n'ont pas la même efficacité pratique. Par exemple, la commission agraire peut très bien avoir résolu tous les problèmes qui lui étaient soumis, mais que se passe-t-il si, une fois le programme arrêté, il n'y a plus d'argent pour acheter les tracteurs ou si son programme entre en contradiction avec celui d'autres commissions ? R.V.S. : Ya-t-il une sorte de planification ? A.N. : Oui, mais ni capitaliste ni socialiste. Une planification au sens démocratique du terme, qui se manifeste à travers des formes d'interdépendance. R.V.S. : La position que le gouvernement brésilien a adoptée, par la voix de Gilberto Gil, sur les droits de propriété intellectuelle me semble intéressante. C'est un positionnement qui non seulement sert les auteurs au niveau individuel, mais qui a également des répercussions sur le terrain du « commun » et qui ouvre des horizons, concernant les différents instruments de travail, des semences au logiciel, avec des implications sur les droits de citoyenneté. A.N. : L'affirmation du mouvement du logiciel libre fait partie intégrante du processus de modernisation, en tant que mobilisation d'une puissance communicationnelle et productive maximale. Au Brésil, le gouvernement de Lula a 198

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tenté de lutter contre tous les monopoles réels ou présumés qui se mettent en place sur le Net ; il est parvenu à imposer la liberté de transmission, garantie par la puissance publique. C'est un moment important dans la constitution d'un « nouveau pacte », d'un New DeaJ latino-américain qui donne un signe fort de radicalité dans le domaine de l'innovation démocratique. C'est, autrement dit, le signe du dépassement de la relation que le capitalisme établit entre production et domination, un dépassement qui va dans le sens d'une redistribution multitudinaire des produits et d'une nouvelle organisation (sociale) des capacités productives. R.V.S. : Lorsque tu as parlé de la corruption exercée par Lula sur les partis évangéliques, tu as fait allusion à l'influence de la théologie de la libération. Comment définir la religiosité brésilienne en termes politiques ? A.N. : D'un point de vue quantitatif, le Brésil est la plus grande nation catholique du monde, mais il est également le théâtre d'un nombre important de passages du catholicisme aux cultes évangéliques. Qu'est-ce qui explique cette déstabilisation du catholicisme brésilien ? Le catholicisme était partie prenante du biopouvoir brésilien. Ce lien a sauté au moment où le rapport entre le biopouvoir et les mouvements s'est débloqué, d'abord à travers la résistance à la dictature, puis grâce à la reprise du processus démocratique. Sous la dictature, de grandes religions évangéliques sont apparues qui combinaient en leur sein des éléments provenant d'horizons divers (le vaudou, le culte des saints, les courants eschatologiques des traditions indiennes et 199

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noires). La ferveur évangéliste est le fruit d'une synthèse entre ces éléments religieux éclectiques. Au même moment, un véritable séisme s'est produit avec l'apparition de la théologie de la libération, qui est un miracle de charité. Ses inventeurs sont des danseurs de corde raide qui découvrent que le christianisme n'a de sens que s'il est lié à la pauvreté et à l'amour. Ils interprètent la réalité brésilienne comme le produit d'un bouleversement par le biopouvoir et par le capitalisme, et récupèrent ainsi les grandes tendances eschatologiques, angélistes, futuristes. R.V.S. : Il y a une vieille tradition de rapports entre la religion et la politique... A.N. : Ce qui reste des religions indigènes, ce sont les cultes de la défaite. En revanche, la théologie de la libération est devenue rapidement une religion du corps, du développement des passions productives de la communauté, de la ré-appropriation de la terre (c'est ce qui fonde le rapport avec les sans-terre). On peut critiquer ce mouvement à certains égards, par exemple pour son culte de la propriété familiale de la terre, qui est archaïque au regard de la force économique des grands propriétaires terriens ou des producteurs de soja transgénique. Voici l'une des critiques que j'adresse au PT et aux sansterre. J'ai le sentiment que les mouvements politiques et religieux consacrent encore trop d'énergie à la question de l'éducation des agriculteurs au lieu de s'efforcer de transformer de manière structurelle la propriété et le système foncier par un programme d'utilisation de moyens technologiques conséquents. Ils font de l'éducation et c'est 200

Lula. Gouverner avec les mouvements

tout. Bien sûr c'est une très bonne chose, mais ensuite, quand il faut affronter les oligopoles, ils sont totalement démunis. Pour conclure sur la gauche militante brésilienne, sur cette gauche à la fois politique et religieuse : il faut rappeler que l'insistance avec laquelle la participation a été promue a notamment abouti à la mise en place de pratiques désormais extrêmement répandues d'autogouvernement. La gouvernance de/dans l'État contemporain doit beaucoup à ces expériences. Peut-être sommes-nous utopistes, mais j'ai toutefois l'impression que ces processus politiques et les passions qui les sous-tendent sont fondamentaux. R.V.S. : Il y a ici aussi un déficit d'analyse moins juridique que politique — par exemple sur la question des gouvernances intermédiaires. Si l'on faisait ce travail, on découvrirait facilement une vérité amère : le gagnant, c'est celui qui occupe le terrain en premier et par la force. L'affaire du logiciel a été à ce titre emblématique. Pour obtenir l'approbation de lois portant sur la protection intellectuelle des logiciels, l'association internationale des producteurs de logiciels a organisé au début des années quatre-vingt-dix une propagande capillaire, à la fois juridique et politique, au sein de différentes institutions politiques, pour démontrer la justesse de ses positions et gagner tous les députés à sa cause. Par la suite, les hautes autorités n'ont fait qu'accepter tels quels les arguments que cette campagne préliminaire avait promus. La véritable et principale difficulté que le mouvement doit affronter, selon moi, c'est de reconstituer la façon dont le problème s'est poséjusqu 'à présent pour pouvoir ensuite comprendre quelles sont les failles de la 201

Goodbye Mister Socialisai

gouvernance, parce que, en ce moment, ce sont les grands potentats qui triomphent. Par ailleurs, toujours concernant l'Amérique latine, je voudrais que nous allions voir du côté de l'Argentine, oit la crise du néolibéralisme avait atteint des niveaux presque prérévolutionnaires, comme en témoignent l'assaut lancé contre les supermarchés, les tentatives d'auto-organisation de la production, la production proxémique de papier-monnaie. Mais, ensuite, la montagne semble avoir accouché d'une souris... A.N. : Attention aux jugements à l'emporte-pièce. Aujourd'hui, on assiste en Argentine à une recomposition du tissu industriel avec l'apparition, entre autres, d'industries autogérées bénéficiant d'un important soutien de l'État. O n a donc un système mixte. O n assiste, en outre, à une recomposition spatiale et culturelle des classes moyennes autour de la question des droits de l'homme. Bref, les classes moyennes ont changé. Le rapport entre structure et superstructure revêt, ici, une importance cruciale. Après la crise que le pays a connue, c'est la première fois qu'on a affaire à des classes moyennes acquises à la démocratie. Le secrétaire national aux Droits de l'homme du gouvernement argentin m'a parfaitement expliqué la chose suivante : en Argentine, la recomposition des classes moyennes s'est faite sur des thèmes classiques (autour de questions fondamentales liées aux infrastructures - nettoyage, sécurité des quartiers, garantie de l'épargne), mais également autour d'enjeux démocratiques. Il ne faut pas oublier que les classes moyennes argentines ont, par le passé, soutenu la dictature - ou, du moins, l'ont perçue comme nécessaire. Dans ce contexte, les Mères de la place de Mai ont joué un rôle constituant. 202

Lula. Gouverner avec les mouvements

Le cacerolazo1 s'est fait une place dans la structure constitutionnelle du pays à travers la problématique des droits de l'homme. À ce propos, on est parvenu à des sanctions contre tous ceux qui, dans l'armée, avaient participé au coup d'État et à la persécution des militants démocrates et communistes. C'est quelque chose d'unique : au Brésil par exemple, rien de semblable n'a eu lieu ; au Chili, on n'est pas allé jusqu'au bout dans cette voie. En Argentine, en revanche, ce processus a bénéficié d'un fort soutien populaire et a donné lieu à de très dures confrontations, aboutissant à un renversement des structures juridiques et administratives traditionnelles. Enfin, le troisième grand phénomène qui a touché l'Argentine, après la recomposition économique et l'évolution des classes moyennes sur la question des droits, c'est l'apparition des piqueteros. Aujourd'hui, les piqueteros sont certainement moins puissants que par le passé, de la même manière, du reste, que les classes moyennes ont changé (il suffit de penser au procédé d'inspiration keynésienne d'introduction de papiermonnaie artificiel et « proxémique » ou à l'apparition de formes de « troc » : par exemple, une séance chez le psychanalyste contre l'intervention d'un plombier). Cependant, les piqueteros continuent de se mobiliser, en obtenant davantage de résultats au plan de la protection sociale qu'au niveau de l'emploi. Pourquoi ? Parce que, en Argentine, le travail est soumis à un processus de précarisation extrêmement violent. On dirait que les piqueteros l'ont compris. Je veux dire : on dirait qu'ils ont compris que 1. Bruit de casseroles (utilisé par les Mères de la place de Mai au cours de leurs manifestations) [N.d. 7!]. 203

Goodbye Mister Socicdism

l'époque salariale est finie et que l'on est passé de l'affrontement entre le travail et le capital sur la question des salaires à l'affrontement entre la multitude et l'État autour de l'instauration d'un revenu citoyen. Les piqueteros argentins, confrontés à une situation de crise extrême, ont anticipé les évolutions du prolétariat globalisé en inaugurant ce nouveau terrain de lutte. Par ailleurs, il faut garder à l'esprit que la crise argentine a, pour ainsi dire, accéléré les processus de globalisation non seulement d'un point de vue international (voir l'affrontement entre l'Amérique latine et le FMI), mais également au plan interne : le grand capital globalisé s'est précipité sur l'Argentine en crise pour s'emparer des services publics et du secteur de l'énergie et coloniser la pampa et les grands espaces de la Patagonie, etc. L'Argentine s'est retrouvée dans l'œil du cyclone de la mondialisation. Faut-il donc s'étonner que les piqueteros, derniers représentants d'une force de travail de masse, engagent la lutte sur des objectifs qui sont ceux de la nouvelle force de travail cognitive ? Il faudrait leur savoir gré de nous avoir communiqué ce souffle de postmodernité victorieuse. Kirchner a enregistré un immense succès aux dernières élections : les candidats de sa liste, y compris sa femme, ont battu les péronistes de droite à plate couture. Kirchner dispose désormais de la majorité absolue au Congrès. Et - autres éléments tout aussi importants - non seulement la droite populiste a été battue, mais la prétention du vieux radicalisme libéral argentin à incarner un renouveau des droits de l'homme a été réduite à néant. Les montoneros1 1. Milice armée péroniste [N.d. T.]. 204

Lula. Gouverner avec les mouvements

ont eu raison de cette mystification. Les radicaux-libéraux argentins, Borges et consorts, ont dissimulé, grâce à leur élégance et leur cynisme intellectuel, des opérations répressives dignes d'un Pol Pot. Ils ne se sont pas aperçus que les gens étaient torturés, massacrés et jetés des avions en pleine mer... Ces intellectuels hypocrites et parjures ont eux aussi couvert l'adoption des enfants des militants communistes. .. Ça suffit... L'Argentine est un drôle de pays : personne ne savait quoi me répondre quand je demandais d'où pouvaient bien provenir cette cruauté et ces explosions de folie féroce (je précise que la société argentine n'est pas raciste comme la société américaine). On avait en réalité affaire à une expression de la lutte des classes. Mais, en vieux militant, engagé depuis longtemps dans ce type de luttes, je ne pensais pas qu'on pouvait atteindre de tels sommets dans la haine. Aujourd'hui, grâce à l'action des mamans de la place de Mai, l'humanité tout entière pourra probablement trouver un réconfort et peut-être un rempart contre le risque d'une répétition de cette violence odieuse.

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Davos Le communisme du capital global

R.V.S. : Davos, le sommet annuel du gotha du capitalisme mondial. Comment ces réunions fonctionnent-elles ? Quels sont les membres qui y sont cooptés ? A.N. : Ces réunions ont lieu pour pallier les difficultés que les capitalistes éprouvent à communiquer entre eux. Les premières initiatives de ce type ont eu lieu dès les annees soixante, avant de se retrouver, dans les années soixante-dix, placées sous le parapluie politique de la C o m mission trilatérale1. Il s'agit de réunions où l'on c o m m u nique ce qui d'ordinaire ne circule que dans les arcanes d u pouvoir. Bref, à l'origine, il y a une exigence de transparence et de communication politique. Des événements comme Davos connaissent un succès lorsque des dirigeants politiques, des capitalistes, des managers, des hommes du monde de la finance, des journalistes et des représentants des médias en général, voire parfois des militaires, se rencontrent. C'est une espèce de grand sénat du capitalisme mondial qui se réunit autour de thèmes précis et contingents et qui est animé par un projet général, mais également des 1- Commission créée en 1973 à l'initiative de D a v i d Rockefeller et rassemblant des économistes, des représentants politiques et l'élite é c o n o mique des États-Unis, de l'Europe et du J a p o n [N.d. T.}.

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objectifs pratiques et concrets, dans u n environnement e x t r ê m e m e n t favorable aux participants. C e qu'il y a d ' i m p o r t a n t , selon moi, avec Davos, c'est qu'il s'agit de l'expression d ' u n e conscience capitaliste de la m o n d i a l i s a t i o n . Bien sûr, o n convie également à ce rendezv o u s quelques cheikhs arabes ou des entrepreneurs sinothaïlando-taïwanais, mais, globalement, cela reste tout de m ê m e u n e r é u n i o n d ' h o m m e s blancs, où l'Europe et les É t a t s - U n i s o c c u p e n t clairement une position centrale : une sorte de Vatican d u capital. À Davos, le capital se montre non seulement ouvert à l'innovation, mais tient avant tout à donner de lui-même une image civilisatrice. Ici, le capital ne se présente pas uniquem e n t en t a n t q u e financiarisation ou superstructure politique, mais c o m m e u n m o d e de vie : Davos anticipe, en un certain sens, le biopouvoir de la globalisation, où le capital n'aspire plus seulement à incarner une autorité mais égalem e n t u n style de vie. C'est entre autres pour cela que, à plusieurs reprises, le s o m m e t s'est montré particulièrement ouvert aux syndicalistes ou aux partis de gauche de passage, n o t a m m e n t à ceux provenant d'Europe de l'Est. Gorbatchev, p e n d a n t quelques années, a carrément été la grande star de Davos. Sa présence a, à plusieurs reprises, représenté l'un des événements centraux d u sommet, avant d'être éclipsée par l'émergence d u m o u v e m e n t antimondialiste. Derrière tout cela, il y avait la volonté de faire de Davos un lieu de réflexion et de médiation, reflétant les exigences internes du capital. Quelles sont les exigences internes du capital ? T o u t d ' a b o r d celle d'exprimer son pouvoir n o n seulement en soi mais p o u r soi — Hegel aurait dit « de transformer la "société 207

Goodbye Mister Socialisai

civile" en "classe universelle" ». Autrement dit, il s'agissait de répondre à des questions politiques du type : « Quels sont les problèmes que nous, les capitalistes, nous devons résoudre à présent ? » L'attention se portait moins sur les problèmes qui peuvent de toute façon être repensés dans la continuité du flux politique (grâce à des institutions comme l'ONU, l'OMC, le FMI, la Banque mondiale) que vers une prise de conscience générale. Davos a été, à certains points de vue, quelque chose de stupéfiant, un projet d'internationalisation du capital (au-delà des marchés et des barrières traditionnelles) devenu réalité l'espace d'un instant. Un moment magique et, en un certain sens, décisif. Davos est le symbole du dépassement de l'impérialisme, le rêve devenu réalité de l'unification du projet capitaliste sur un plan global, par-delà les réalités nationales. Ce processus se réalise d'ailleurs à travers les banques, la financiarisation, bref la « bancarisation » totale de tous les rapports sociaux capitalistes. Ce projet se présente également comme une tentative visant à l'absorption de l'activité productive, du salaire et de l'épargne des travailleurs par le processus financier. Ainsi était-on censé aboutir au transfert immédiat des fruits de la privatisation des fonds de pension et de l'Etat-providence dans une financiarisation contrôlée au niveau global. C'est cela le grand rêve de Davos, et cela s'appelle le « communisme du capital ». Marx - dans certaines pages formidables du troisième livre du Capital - parlait de « socialisme du capital » au sujet des sociétés par actions, où les capitalistes transforment le rapport productif d'exploitation en un rapport de circulation et de domination pour les revenus qui ne sont 208

Davos. I.e communisme du capital global

pas directement affectés à la rétribution du travail nécessaire. Exactement de la même façon, nous assistons aujourd'hui à la tentative de transformer l'épargne sociale en investissement direct à travers des processus financiers. Tout cela est possible parce que le travail, l'exploitation et l'investissement reposent sur un nouveau modèle entreprenarial, fondé sur le General Intellect et le travail cognitif. Comment le travail cognitif produit-il ? Selon des modalités différentes de celles du travail matériel classique, qui avait encore besoin de compter sur les moyens de production mis à sa disposition par le capital : le capital fixe, qui permettait de produire, était fourni au capital variable (c'est-à-dire à la force de travail) par le capital « tout court* » (autrement dit par le capital constant). Les patrons constituaient au préalable les moyens de production que les ouvriers utilisaient. Marx nous explique que c'est justement ainsi que l'ouvrier devenait un capital variable, c'est-àdire une partie du capital, dans la mesure où il était subsumé et assujetti par le capital : l'ouvrier existait dans le capital. En revanche, quand aujourd'hui le General Intellect devient hégémonique au sein de la production capitaliste, c'est-à-dire quand le travail immatériel et cognitif devient immédiatement productif, alors la force de travail intellectuelle se libère de ce rapport de sujétion et le sujet productif lui-même s'approprie des instruments de travail qu'autrefois le capital lui fournissait. Le capital variable se présente, pour ainsi dire, sous la forme du capital fixe. Le sujet productif est donc porteur en lui-même, au niveau du General Intellect, d'une énergie extraordinaire qui est en 209

Gooclbye Mister Socialisai

mesure de briser le rapport capitaliste, c'est-à-dire la structure qui fait que l'ouvrier existe à l'intérieur du capital. En conclusion : je suis productif en dehors de ma relation avec le capital et le flux de capital cognitif et social n'a plus rien à voir avec le capital en tant que structure physique aux mains des patrons. On élabore, autour de Davos, une idéologie de la financiarisation qui n'est autre qu'une tentative de rassembler ces capitaux fixes, devenus désormais « indépendants ». C'est un processus qui déplace et augmente dans des proportions énormes le niveau de la médiation productive dans l'exploitation du travail. Si le capital fixe est désormais constitué de singularités douées d'imagination, pour le mettre au travail, il faut avoir recours à un nouveau dispositif. C'est cela le paradoxe du « communisme du capital », c'est la tentative de refermer à travers la financiarisation le dispositif global de la production par-dessus et par-delà les singularités productives qui le composent. C'est la tentative de subsumer la multitude. R-V.S. : Revenons un peu en arrière. À partir de la fin des années soixante-dix, le capital a retrouvé de sa vigueur en s'appuyant sur les instances transnationales de gestion de l'économie mondiale, toutes dotées d'instruments permettant d'intervenir à un niveau structurel dans les différentes économies nationales : l'OMC, la Banque mondiale et Le FMI trois organismes gérés par des technocrates représentant les intérêts du capital global. Si l on admet la description que je viens de faire, en quoi un sommet comme celui de Davos étaitil donc nécessaire, dans une phase historique marquée par le 2IO

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dépassement de la centralité de la nation et par le dynamisme des organismes transnationaux ? Quelles sont les raisons de ce passage à une « conscience pour soi » ? A . N . : Le capital transnational ne traverse pas les n a t i o n s , mais se consolide au-delà d'elles. Les multinationales s o n t des entreprises qui ne suivent plus seulement ce qui se passe à l'échelle nationale, mais qui s'intéressent au processus global. Les mouvements de capitaux, les transactions financières, les transferts de devises, les échanges de marchandises affectent bien sûr les nations, non pas toutefois en tant q u e pouvoirs, mais uniquement en tant que flux. Il f a u t désormais adopter une conception biopolitique d e l ' é c o n o m i e politique, d o n c faire également une critique i n t e r n e de l'économie biopolitique. O n ne peut plus contin u e r à utiliser les distinctions que l'économie, l'économie p o l i t i q u e et la critique de l'économie politique opéraient et percevaient par le passé dans les rapports de production : le salaire à l'ouvrier, le profit au capitaliste, la rente à l'aristocratie foncière et, à côté de cela, des structures politiques assurant le r a p p o r t entre le salaire, le profit et la rente. À p r é s e n t ce type de relations n'existe plus. Le rapport monétaire régissant l'exploitation est désormais totalement arbitraire. Le salaire et le profit (comme la rente, etc.) sont des catégories q u e l'on ne doit plus interpréter en fonction de la loi de la valeur, mais à l'intérieur d ' u n rapport global q u ' i l f a u t désormais considérer c o m m e essentiel à toute évaluation de la richesse. D a v o s est le m o m e n t où cette prise de conscience se c o n v e r t i t n o n s e u l e m e n t en idéologie mais surtout en c o o p é r a t i o n capitaliste. Les rapports du capital (c'est-à-dire 2 11

Goodbye Mister Socialisai

entre capitalistes) se présentent soit sous la forme de l'accord et du contrat (cf. Davos), soit sous la forme de la guerre (cf. Bush). Dans le monde occidental, cette gestion commune du développement fondée sur le principe de l'accord est devenue un élément crucial. Elle repose sur les deux principes d'abstraction de l'argent : la financiarisation et l'appropriation de l'intelligence. La production ne passe pas par les usines prises individuellement, mais par la société, à travers le travail intellectuel et les réseaux. Si tout cela se révèle impossible à contrôler, le capital entre en crise et la seule possibilité dont il dispose pour sortir de la crise, c'est la guerre. R.V.S. Tu affirmes en substance que La transformation des multinationales en ces sociétés que nous voyons se développer aujourd'hui a fait émerger une base concrète d'acteurs et de sujets sociaux capables de faire évoluer le monde capitaliste tout entier vers une conscience et une vision à caractère global. Cependant - et je fais référence à Lénine sur ce point -, si Ton te suit, tout se passe comme si la concurrence intercapitaliste devenait secondaire. Faut-il donc vraiment voir dans Davos le lieu de la conscience capitaliste se dépassant et se réfléchissant elle-même ? A.N. : La concurrence n'est plus une dimension fondamentale en économie, ni même un terrain sur lequel les formes de souveraineté sont exposées à des réactions globales. C'est vrai, la concurrence s'est désormais répandue dans le monde entier, mais elle est également circonscrite à des secteurs spécifiques qui sont toujours davantage conditionnés par les capacités de recherche et d'innovation. La 212

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c o n c u r r e n c e , lorsqu'elle se manifeste, s'exerce dans les limites d ' u n pouvoir économique, politique et financier q u i d e m e u r e unitaire et qui est en mesure de contrôler les p h é n o m è n e s de concurrence en annulant leur capacité à g é n é r e r des contradictions extrêmes, c o m m e par exemple des guerres intercapitalistes. Si la conception léniniste de l'impérialisme et des contrad i c t i o n s intercapitalistes a p u être pertinente à son époque, elle a p p a r a î t a u j o u r d ' h u i totalement dépassée. Evidemm e n t , o n p e u t encore parler de contradictions intercapitalistes (ou en relever l'existence), mais celles-ci sont s e c o n d a i r e s d a n s la hiérarchie de la construction du p o u v o i r global. Elles p e u v e n t t o u t au plus se manifester à d ' a u t r e s niveaux, c'est-à-dire, entre des capitalistes et des m u l t i n a t i o n a l e s et à travers des tentatives de contrôle n a t i o n a l e s e t / o u globales, au sein desquelles certaines f r a c t i o n s d u capitalisme cherchent à être protégées et à se d é v e l o p p e r . P r e n o n s par exemple ce qui est en train de se passer a u j o u r d ' h u i en E u r o p e autour des offensives bancaires q u i p r e n n e n t la f o r m e d'offres publiques d'achat ( O P A ) et les réactions q u e cela suscite dans les classes p o l i t i q u e s . Il y a des imbéciles p o u r comparer ce type de c o n t r a d i c t i o n s avec celles qui conduisirent Poincaré à e n v a h i r la R u h r en 1923. C o m m e n t peut-on dire une c h o s e pareille ? Il est intéressant de remarquer, je crois, que ces manœuvres financières et ces stratégies mises en œuvre par les entreprises p o u r r a i e n t aboutir à autre chose. Par exemple, selon quelles modalités le Davos de demain pourra-t-il se d é r o u l e r ? O n en a déjà eu u n avant-goût au cours des 213

Gooclbye. Mister Socialisai

négociations concernant la réorganisation du commerce mondial : la grande industrie agroalimentaire brésilienne ou argentine se mettra à la recherche de nouvelles alliances pour peser davantage dans l'ordre mondial. Davos ne fonctionnera plus comme une instance où les puissances existantes tentent de s'organiser en se légitimant les unes les autres, mais deviendra probablement le lieu où commenceront à s'exprimer des problèmes d'extension et d'impact liés aux nouveaux afflux productifs dans le réseau global. Les grands producteurs indiens de services, l'agroalimentaire brésilien, les manufactures chinoises, etc., chercheront à disposer à Davos d'un pouvoir d'expression plus important, mais, quoi qu'il en soit, la structure capitaliste ne s'en trouvera pas changée. Pourquoi ? Parce que l'organisation capitaliste ne s'est jamais structurée qu'après des luttes. À Davos, l'on sait qu'aujourd'hui un affrontement avec les forces multitudinaires reste envisageable et qu'il représente une hypothèque extrêmement lourde du point de vue social. La société dans laquelle nous vivons n'est absolument pas pacifiée. Ceux qui participent aux sommets de Davos savent qu'ils sont en butte à une contestation qui les vise en tant qu'individus de même qu'en tant qu'ensemble de forces. Aujourd'hui, la mondialisation n'est évidemment pas en danger, mais elle est en train de se réorganiser sur une base géographique. Les grandes puissances continentales, après avoir battu en brèche la tentative américaine de s'emparer d'un contrôle unilatéral sur le développement de la mondialisation, se présenteront à Davos et feront connaître leurs conditions aux Américains, présidant ainsi à l'émergence de contradic214

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dons inédites. D'ailleurs, c'est ce qu'elles ont déjà commencé à faire. On va bien sûr assister à l'apparition d'un grand front de « centre gauche » latino-américain aux yeux duquel l'investissement de capitaux importants dans la résolution de problèmes sociaux apparaît d'ores et déjà comme une priorité chaque jour plus urgente. Il en va à peu près de même en Afrique du Sud. Par ailleurs, nous avons deux puissances énormes, la Chine et l'Inde, qui ont toutes deux impérativement besoin de voir leurs capacités reconnues sur le plan de la production des services, de la production métallurgique et des industries mécaniques. Dans l'Empire, la tendance est donc à la formation de potentats continentaux ou subcontinentaux. La CLA les appelle des « califats », donnant ainsi une lecture dépréciative du phénomène. Mais, ce qui est sûr, c'est qu'ils paraissent tous contrariés par les effets désastreux de la présidence de Bush fils. Sans même parler des retombées catastrophiques de sa politique sur les États-Unis eux-mêmes. L'armée, vaincue, est à son tour déstabilisée par des dysfonctionnements et des scandales moraux, le dollar ne résiste pas à la montée de l'euro et à la pression de la dette intérieure et extérieure : c'en est au point où la puissance impériale hégémonique n'arrive pas à reconstruire La Nouvelle-Orléans. Tous ces phénomènes ont des effets négatifs massifs non seulement sur l'image mais, en premier lieu, sur la réalité américaine. C'est une question qui sera traitée à Davos, où l'on se demandera très certainement comment aider les États-Unis, mais avec le cynisme typique des sociétés mercantiles face à des problèmes de cet ordre. L'on s'interrogera sur la façon 215

Gooclbye Mister Socialisai

d'amener les États-Unis à ne plus se poser en maîtres du marché global, mais à entrer dans le jeu du « communisme du capital ». R.V.S. : Les participants au sommet de Davos changent-ils continuellement ou y a-t-il des invités permanents qui participent à toutes les sessions ? Cette rencontre annuelle a-t-elle véritablement permis au capital dans son ensemble d'opérer un bond en avant dans la prise de conscience ? A.N. : Tout au long de son histoire, le capitalisme a toujours exercé, j'ai l'impression, son autorité de cette façon, des jardins de la Renaissance aux rédactions des journaux d'aujourd'hui, en passant par les salons des Lumières. La culture capitaliste et bourgeoise est elle-même conditionnée, structurellement, par l'individualisme outrancier de certains groupes et de certaines personnalités qui s'organisent de manière différente de façon à pouvoir promouvoir des discours et des activités hégémoniques. Davos, c'est la rencontre d'un ensemble d'habitus mentaux et de dispositifs qui, tout en s'alignant sur un style postmoderne, conservent une prétention à exercer le pouvoir. Comme toutes les structures bourgeoises capitalistes, Davos se heurte à une difficulté qui découle de son incapacité à prédéterminer son adversaire, voire parfois seulement à le découvrir. Il y a un an environ, on m'a demandé de participer à Davos en envoyant un document. Ce que j'ai fait, en disant en substance : « Vous êtes une aristocratie qui a conscience de ses intérêts, nous sommes dans une période de transition, les Américains ont tenté un coup d'Etat unilatéral sur le marché global qu'en réalité vous 216

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avez déjà e m p ê c h é , parce que vous avez intérêt à agir non pas d a n s u n contexte fermé, mais dans u n contexte ouvert et q u i ouvre des horizons de progrès générai aux intérêts capitalistes. Faites d o n c des ouvertures en direction de la galaxie altermondialiste contre les Américains ! Ce ne sera é v i d e m m e n t pas u n e convergence de vues durable, mais, en ce m o m e n t , nous devons reconnaître que nous éprouvons les u n s c o m m e les autres la nécessité de faire échouer le p r o j e t américain. » R.V.S. : L'idée d'un Davos entendu comme l'expression d'un capital intelligent et apatride peut-elle être considérée comme l'aboutissement d'un processus de production de l'argent par l'argent, d'un processus de financiarisation poussée où le capital industriel est remplacé par le capitalfinancier, et où les mêmes groupes d'entreprises sont débarrassés de la nécessité de réfléchir en des termes nationaux ? C'est donc cela, l'autre visage de la financiarisation ? A . N . : Je crois vraiment que oui. Par ailleurs, ces capitalistes m e paraissent assez désespérés et plutôt désorientes lorsqu'ils s'aperçoivent que le critère d'évaluation de la richesse ne d é p e n d plus de la loi classique de la valeur et d u d é v e l o p p e m e n t industriel, mais d ' u n processus qui est touj o u r s plus é t r o i t e m e n t lié au contrôle des populations et des sociétés, d o n c aux dispositifs d u biopouvoir. Autre élém e n t d'incertitude : c'est un capital qui est conscient qu'il est en train de vivre u n e phase de transition et qu'il ne dispose plus d'institutions fortes auxquelles recourir. Il suffit d e voir ce qui est en train de se passer en ce m o m e n t à l ' O M C , o ù les fonctionnaires du capital, s'ils o n t réussi à 217

Gooclbye Mister Socia/i.sm

briser l'alliance entre les pays pauvres et les pays extrêmement pauvres, ne sont toutefois pas parvenus à conclure les pactes d'airain auxquels ils aspiraient. L'OMC, l ' O N U et la Banque mondiale traversent une période de crise profonde ; le FMI, en revanche, est la seule organisation transnationale qui connaisse un moment d'embellie, mais, paradoxalement, son renforcement n'est pas le fait d'une relance de son activité propre mais le résultat de la reconnaissance que lui ont dernièrement accordée les Argentins et les Brésiliens. Ce n'est pas une boutade : le conflit est devenu si contradictoire que seule l'ironie est en mesure de le décrire. La vieille structure de la transnationalisation capitaliste est donc en crise sans, toutefois, qu'une organisation mondiale n'ait vu le jour. Nous assistons au passage fondamental de la transnationalité à la globalité, et Davos semble déconcerté sur ce plan et hésitant sur les critères d'évaluation, les étapes du développement et enfin - et c'est ce qui préoccupe tous les capitalistes - sur les formes mêmes du mode de production. Les menaces qu'incarnent le General Intellect et les nouvelles formes biopolitiques de la lutte pèsent sur Davos. Aujourd'hui, on aurait besoin d'un Shakespeare pour représenter Davos : des dîners macbethiens sur lesquels planent le spectre des cauchemars et les hurlements des sorcières. .. R.V.S. : Pour en revenir à cette phase de transition et à la crise des institutions internationales, j'ai l'impression qu'il y a des problèmes à caractère général qui affectent la gouvernance 2x8

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et les normes réglementant le système, comme l'ont notamment montré certaines révélations concernant le marché financier (d'Enron à Parmalat). J'ai le sentiment qu 'il est véritablement difficile d'imaginer des règles disposant d'une dimension transitoire au plan global ou de songer à leur introduction, s'il n'y a pas une gouvernance stable et forte. Qu'est-ce que tu en penses ? A.N. : La gouvernance aujourd'hui ne s'exprime plus simplement ou uniquement en des termes capitalistes. Notamment au niveau mondial, on a la possibilité de contester et de transformer certaines règles administratives, formalisées par la gouvernance, en fonction de la complexité et de la précision des problèmes que le capital voudrait régler. La gouvernance permet (notamment en réponse aux mouvements contestataires) de transformer les rigidités du système en des dynamiques flexibles : on aboutit à une structure « multiniveaux » du pouvoir qui prévoit que toute fonction de gouvernement doit se confronter en permanence aux résistances exprimées par la multitude. Dans cette phase de transition que nous vivons, la gouvernance est en train de devenir de plus en plus le lieu et l'espace de la reconnaissance de l'adversaire, c'est-à-dire celle de la rupture et de la duplicité qui existent désormais à tous les niveaux administratifs. C'est toujours davantage un espace de reconnaissance des mouvements et donc l'incarnation de l'impossibilité de réduire la contractualisation des rapports sociaux à une gestion centrale unitaire. La gouvernance est désormais définitivement devenue une institution ouverte. Comme la « gouvernementalité » chez Foucault : c'est le concept qu'il forge pour désigner ce que 219

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nous appelons la gouvernance et qu'il introduit en définissant tout d'abord les procédures des biopouvoirs souverains et en reconstruisant la généalogie de leur mise en place. Cependant, à mesure que le contrôle social se développe, on découvre au sein de la gouvernementalité des impulsions biopolitiques, opposées au biopouvoir et issues des antagonismes sociaux et de la production de subjectivité que ceux-ci déterminent. La puissance biopolitique s'oppose ainsi au biopouvoir : voilà la grande intuition qui nous est proposée, chez le dernier Foucault tout du moins, pour interpréter la subjectivité antagoniste qui est à l'origine de la figure postmoderne du conflit de classe. Pour en revenir à la question de la gouvernance et de sa genèse matérielle, il faut ensuite comprendre ce que cela veut dire de faire fonctionner le mécanisme de la financiarisation en fonction de la production sociale. Comme dans le cas de la gouvernance, le gouvernement de la financiarisation est le siège d'une série d'antagonismes dont la solution n'est plus strictement économique mais politique. Je veux dire que la financiarisation est soumise à une série de mécanismes intéressants mais aléatoires - le service de la dette, les équilibres internes et externes du budget de chaque unité nationale, les grands organismes de placement. Par exemple, on ne comprend pas pourquoi les États-Unis d'Amérique bénéficient d'une place centrale dans le système global, alors qu'ils ne respectent aucun des critères fondamentaux de l'orthodoxie financière, au lieu d'être relégués au rang de derniers de la classe ou de bandits de seconde catégorie, comme, en revanche, l'exigeraient les 220

Davos. Le communisme du capital global

chiffres qui figurent dans toute leur crudité dans les classements internationaux. Pourquoi cela ? Nous ne croyons pas révéler des vérités insoupçonnées en rappelant qu'ici aussi la question politique est centrale. Les États-Unis parviennent à exercer leur hégémonie malgré la crise de leurs projets industriels et monétaires. Malgré la crise, ils parviennent à faire montre de leur aptitude à tenir leur rang sur le terrain des institutions financières et de leur attractivité à l'égard des capitaux étrangers. Paradoxalement, leur force se fonde donc moins sur leur capacité de production que sur leur capacité à détruire les caractéristiques sociales et productives de la richesse : c'est cela qui les rend politiquement hégémoniques. La financiarisation et le gouvernement du système qu'elle engendre n'impliquent pas la destruction du rapport social d'exploitation, mais son brouillage, c'est-à-dire la neutralisation de ses effets sociaux. C'est pour cela que n'importe quel événement social (de la mobilisation touchant les transports new-yorkais à la reprise des révoltes dans les ghettos) non seulement est difficilement contrôlable, mais pourrait devenir le catalyseur d'une crise politique pour le capitalisme américain. Nous devons réussir à comprendre jusqu'où le caractère aléatoire du système reflète la précarité des rapports de forces : il n'est pas vrai de dire qu'il existe de grands rapports de forces rigidement établis. L'interrègne où nous vivons aujourd'hui peut déboucher sur des résultats opposés. Ce qui s'est passé dans l'interrègne entre la première révolution puritaine et la victoire des Orange peut nous servir d'exemple. D'un point de vue historique, on ne pouvait 22 I

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pas prévoir que l'hypothèse qui allait l'emporter, c'était le passage de l'Ancien Régime à un régime libéral. Beaucoup d'autres solutions étaient envisageables : la victoire de Cromwell, voire celle de l'extrême gauche des levellers... R.V.S. : Davos te rappelle la crise anglaise ? A.N. : Davos ressemble toujours plus à Guillaume d'Orange. Ce qui est paradoxal, c'est que Guillaume d'Orange cherche tout d'abord à réprimer en Hollande une révolution libérale qui anticipe largement ce qui s'est produit par la suite en Angleterre. En revanche, après avoir été couronné en Angleterre, il joue complètement le jeu. R.V.S. : Peut-être parce que c'était une couronne plus prestigieuse ! A.N. : C'était l'empire britannique, l'élaboration d'une nouvelle Grande Charte bourgeoise visant à mettre les capitalistes d'accord. Toujours sous la menace de la pression et de la révolution de la multitude. La multitude ne se comporte pas de la même façon que le prolétariat révolutionnaire, dont l'objectif est la prise du pouvoir. La multitude est un essaim, un sujet composé de singularités intelligentes qui ont besoin du pouvoir non pas pour l'exercer de manière solitaire mais pour produire. Voici le bazar où l'on se retrouve : les classes dominées sont désormais des classes avec un capital fixe qui est supérieur à celui des patrons, un patrimoine spirituel qui est plus important que celui dont les autres peuvent se vanter, mais, surtout, elles ont entre les mains l'arme absolue, c'est-à-dire le savoir, qui est essentiel à la reproduction du monde. 222

Davos. l,e communisme du capital global

R.V.S. : Pour finir sur la question de la difficulté qu 'il y a aujourd'hui à écrire une nouvelle Grande Charte — une Charte dont la nécessité se fait pourtant sentir non seulement pour les patrons, mais aussi pour la mise en place d'équilibres différents, la stabilisation de l'interrègne et l'affirmation, bien qu'en termes réformistes, de droits concernant la multitude. J'ai l'impression qu 'on ne pourra pas y arriver... A.N. : Cette Grande Charte peut également être imposée. Il n'est bien évidemment pas toujours nécessaire d'avoir recours à la méthode démocratique. Nous ne sommes pas du tout déterministes sur ce point. La multitude se présente aujourd'hui comme un sujet tiers (à côté de la monarchie américaine et des aristocraties transnationales). C'est un sujet très étrange, qui ne dispose d'aucune conscience de classe (entendue au sens classique du terme) et qui s'avère toutefois capable de se mettre en réseau, de réorganiser des projets de façon multitudinaire, de se livrer à une démonstration de force et de faire surgir en permanence, au cours des luttes, de nouvelles occasions d'avancer des revendications politiques et sociales. C'est une tentative vouée à l'échec, par exemple, que de vouloir s'en prendre à la multitude par un abaissement du niveau des salaires ou par une oppression la visant indistinctement, parce que la multitude ne forme jamais un ensemble uni. Mais on n'arrive pas non plus à l'atteindre en jouant sur les divisions, parce que, en un certain sens, l'essaim multitudinaire forme toujours un ensemble uni. Comment peut-on gouverner une multitude ? C'est la question machiavélienne sur laquelle j'essaye de travailler pour 223

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sont « au-dedans ». Cette remarque me semble extrêmement importante d'un point de vue politique : une banlieue qui se révolte attaque immédiatement le cœur du pouvoir. D'autre part, une banlieue qui se révolte ne met pas seulement en crise les équilibres sociaux de la banlieue, mais ceux de l'ensemble du système. Cet être « au-dedans » de la banlieue, au niveau de l'urbanisme comme à l'échelle mondiale, a un effet coercitif sur le capital. Ce phénomène touche tous les pays de manière transversale et déterminante et impose une révision de tous les rapports de forces. Pour la bonne et simple raison que nous nous trouvons désormais dans une dynamique globale constituée d'infrastructures, d'interdépendance et de conflits. Dans le cas des banlieues* parisiennes de l'automne 2005, par exemple, nous sommes face à des souffrances engendrées par le passage d'un système fordiste à un autre type de modèle. Ceux qui n'ont pas trouvé de travail ont été relégués en banlieue, où l'on a construit ces « camps de compensation ». Il y a là tout de même des situations de lutte, où les occasions de révolte s'accumulent, mais où émergent également - comme cela s'est produit par la suite dans les mobilisations contre le Contrat première embauche (CPE) - des tensions nouvelles à l'origine de luttes contre le nouveau régime de diffusion de la précarité. Il s'agit donc de potentiels qui attaquent immédiatement le cœur du pouvoir. En ce qui concerne les banlieues, en tant que communiste, je ne peux que les considérer comme des éléments structurels de rupture de toute forme de système de pouvoir. Il en va et il en ira de même pour la précarité. D'ailleurs, c'est ainsi que les policiers eux-mêmes interprètent ces luttes. Nous sommes 226

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face à un phénomène double : il s'agit de gens qui vivent un exode et sont en train de construire dans les ghettos ou dans la précarité l'espoir d'un monde à venir. Mutatis mutandis, le même raisonnement s'applique également à la vallée de la Suse. C'est une aire géographique fortement liée à Turin. Je me souviens que dans les années soixante-dix, c'était pour nous absolument la même chose d'aller distribuer des tracts là-bas ou devant les usines Fiat, tant la vallée de la Suse était incluse dans la ville fordiste. On assistait à un phénomène d'exode. Les gens disaient : « Nous voulons une vie différente, une vie vivable. » C'est un sentiment qui s'exprime également dans les banlieues parisiennes, de même que dans les luttes contre la précarité. R.V.S. : Pour en revenir à la question des mégalopoles, mais vue cette fois d'Asie et d'Afrique, ne sommes-nous pas face à des phénomènes d'attraction qui agissent comme un aimant sur les plèbes et les multitudes, même en ce qui concerne la spoliation des cultures agricoles traditionnelles (comme en témoigne le cas de Djakarta par rapport au développement agricole indonésien) ? Pour la première fois depuis longtemps, nous assistons à une transformation de la vision que l'on a de la ville. A.N. : Plus des deux tiers de la population mondiale vivent dans des espaces métropolitains dépassant le seuil du million d'habitants. Cela change tout. Il y a désormais un rapport fondamental qui se met en place entre la massification, la rapidité de la transformation et l'apparition de nouvelles temporalités. La massification n'est plus une donnée statistique, mais un élément productif très important : c'est 227

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ce qui incarne selon moi la fuite hors du ghetto et de la société de classe. En ce moment, je suis engagé dans une polémique contre ceux qui estiment qu'une valorisation capitaliste est inenvisageable en dehors de l'entreprise et qui soutiennent par conséquent que tout ce qui est en dehors de l'entreprise (les communications, les transports, le niveau d'éducation, les modes de vie) est une externalité par rapport au flux de production de l'entreprise de l'unité capitaliste centrale. C'est faux ! Non seulement la métropole n'est pas externe, mais elle est le véritable sujet de la production. C'est une réalité complexe, active, dépourvue d'une organisation d'ensemble, mais marquée par des divisions internes qui sont toutes, cependant, fonctionnelles au projet. Ce n'est plus une externalité, une marge, un camp de concentration... La métropole est productive. R.V.S. : Concernant les multitudes, les plèbes et les sujets, tu parles d'exode. Mais, pour reprendre des catégories classiques, on ne voit pas de leadership politique se dessiner en l'état actuel des choses. Où donc la multitude se situe-t-elle ? Dans un univers prépolitique ou par-delà la politique ? N'eston pas là face à une impasse théorique ? A.N. : Il ne faut pas confondre impasse théorique et impasse pratique. L'impasse pratique est, je crois, dans ce cas, plus facile à résoudre. Je vois les instances de la multitude se multiplier de manière continue. Par exemple, concernant la gouvernance, si l'on se penche sur ce qui est en train de se passer en Amérique latine, on s'aperçoit que, dans le cadre de la forte accélération que connaît le processus de production de nouveaux comportements politiques, les rapports 228

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entre les mouvements et les gouvernements se situent sur un terrain extra-constitutionnel d'une intensité considérable. Les mouvements multitudinaires, en utilisant la gouvernance comme élément de diffusion de la démocratie, sont parvenus à étendre les instruments de gouvernement à l'ensemble de la société et la société les utilise. Ce phénomène ne se cantonne pas à l'Amérique latine. On peut également prendre l'exemple de la capacité à intervenir sur les grandes lignes de développement capitaliste du pays dont font preuve les groupes de prolétaires chinois. Il s'agit de pressions extrêmement fortes, aux effets tout à fait inédits, qui tiennent en échec le parti dans ses tentatives d'exercer une dictature sur les masses, le parti lui-même tendant à se trouver réduit au rôle d'un instrument de gouvernance. Et ce non pas à cause d'évolutions démocratiques formelles, mais à cause de transformations parfaitement réelles : parce que, sans cela, le système ne fonctionne pas. C'est ce que même ces rustres de dignitaires communistes chinois ont réussi à comprendre. La cause de ces évolutions, c'est la transformation du cognitariat en force productive fondamentale qui fait fonctionner le système. On sort évidemment ici du cadre de la description directe et détaillée de l'organisation du travail et l'on est plutôt du côté des indications de tendances. Or, au sein de la grande transformation historique actuellement en cours, c'est le cognitariat qui est hégémonique, autrement dit le travail cognitif, c'est-àdire un travail dont le préalable est la création d'une richesse que le capital ne réussira jamais à produire : la liberté. La liberté est productive. La liberté, c'est le capital fixe qu'il y a dans le cerveau des gens. Ce qui nous intéresse, c'est 229

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un homme libre d'imaginer, de communiquer et de construire un langage. Il n'y a que la liberté qui crée de la valeur. Le travail cognitif c'est : l'imagination plus la liberté plus la coopération. C'est un travail qui, parce qu'il domine le temps au lieu d'être dominé par lui, se situe à l'extérieur du temps mesurable par le patron. Le travail cognitif, c'est un événement, un kairbs, une invention du temps. C'est pour cela qu'il n'est pas mesurable et c'est dans la mesure où il n'est pas mesurable qu'il s'ancre dans la liberté. Je ne veux pas dire par là que, lorsque l'on fait un travail immatériel, on n'est pas soumis à des normes. Parfois, même, on constate la présence, dans le travail intellectuel, de formes de taylorisation encore plus contraignantes qu'à l'usine. Mais cela ne veut pas dire grand-chose. L'on sait, en effet, que le travail de l'ouvrier-masse pouvait parfois confiner à l'esclavage. Il y a, d'autre part, le cas des travailleurs chinois ou des pays de l'Est qui ont fui leur pays et qui atterrissent dans les usines du treizième arrondissement de Paris (le Chinatown français), où ils sont soumis à des conditions de travail pires que celles qui étaient en vigueur en Union soviétique à l'époque du stakhanovisme. Et l'on pourrait citer mille autres lieux où des formes d'exploitation relevant de l'esclavage sont en place. Mais il s'agit d'éléments secondaires par rapport à la grande tendance émancipatrice qui s'exprime dans le travail cognitif, où l'on assiste à un foisonnement de liberté. D'aucuns affirment, peut-être à raison, que l'Union soviétique s'est justement effondrée parce qu'elle n'avait pas accordé à la force de travail la liberté à laquelle elle aspirait. Autrement dit, la direction socialiste serait tombée pour des raisons liées 230

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non pas à la faiblesse de l'investissement mais à la rigidité du système bureaucratique, parce que le travail ne pouvait pas passer du stade matériel au stade immatériel sans liberté. Ici ce ne sont pas des droits individuels qui sont en jeu, mais des droits liés à la liberté, à la communication, à la coopération, parce que, aujourd'hui, le travail ne concerne plus les individus mais les multitudes. C'est toujours un travail au pluriel. C'est amusant de voir combien tout cela est spinozien ! Ce sont des réseaux d'atomes et de singularités qui construisent de la richesse, et non des âmes ou des organismes ou des masses préétablis. Enfin, il importe de souligner ici que le concept de collectif est lui aussi en passe de devenir inopérant. On a désormais le commun, qui est à la fois en deçà et au-delà du collectif. Au fond, nous concevions le collectif de façon individualiste. Le collectif, c'est une accumulation d'individus et, en dernière analyse, un équivalent du concept bourgeois de public, tel qu'il a été construit par une tradition philosophique et juridique extrêmement influente : le transcendantalisme kantien. La multitude, en revanche, ne dispose pas d'expression politique directe, mais a recours au syndicalisme et aux structures collectives publiques ou démocratiques pour s'organiser et sortir des lieux où le prolétariat est relégué. L'important, désormais, c'est de découvrir le commun - autrement dit, maintenant, dans ce cas précis, au cours de cette discussion que nous avons engagée, de commencer à détourner la conversation de la question de la multitude pour nous intéresser au commun et de fonder la relation de singularité dans le commun. 231

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Je réfléchissais avec des amis, à Paris, sur la façon dont nous avons sous-estimé le caractère fordiste des luttes parisiennes de 1995-1996 (voir le deuxième chapitre). Nous avons souvent fait référence à ces événements comme à une aube des luttes portant sur la question du commun. Il ne fait pourtant aucun doute que ce sont des réflexes corporatistes qui ont été le catalyseur des événements de cet hiverlà. Cependant, en même temps, ces luttes ont marqué l'émergence de nouvelles affectivités, de nouvelles relations humaines, et, surtout, de nouveaux rapports au sein de la métropole. Les camarades avec lesquels j'ai évoqué ce point il y a peu disaient : « Nous sommes peut-être allés trop loin en décrivant ces luttes comme le point de départ d'une ère nouvelle, car, s'il est vrai que nous avons fait l'expérience de l'excédence métropolitaine dans l'action commune et dans la lutte, nous n'avons toutefois plus réussi par la suite à remettre ce même processus en marche, ou lorsque nous y sommes parvenus, le mouvement est resté enfermé dans des cadres corporatistes. Voilà le problème. On a là l'illustration de notre impuissance. » Mais alors : qu'est-ce que cela veut dire d'imaginer une organisation du commun ? Je peux tenter de proposer ici une première piste, à moins que l'on ne revienne bientôt sur la question. Il faut chercher une solution dans les luttes parisiennes de 2005-2006, conduites par les étudiants et les banlieusards* contre le Contrat première embauche de Villepin... R.V.S. : Le travail cognitif, plus la coopération, pour ne pas être seulement une vue de l'esprit, mais s'accomplir et devenir un facteur d'émancipation, a besoin d'une forme 232

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concrète de capitalisme qui soit en mesure de transformer la force dont il est porteur en quelqtte chose d'autre. C'est la raison pour laquelle les travailleurs les meilleurs au plan intellectuel sont contraints, en fin de compte, de travailler pour un patron, parce qu 'ils ne sont pas capables, si ce n 'est très rarement, de mettre en pratique leurs propres intidtions. A.N. : C'est le problème que pose le May Day. Sur quelle base rassembler les journaliers du capital informatique et les métayers du capital cognitif? Les journaliers et les métayers d'autrefois appartenaient à un modèle capitaliste d'organisation du travail et de production des biens qui avait sa cohérence dans le monde proto-industriel, dans la mesure où il y avait une homogénéité dans les rapports au temps de travail et à la propriété des moyens de production. Mais où en est-on maintenant qu'il n'y a plus de modèle bien établi d'évaluation du travail ? À quoi correspond une unité de travail cognitif? On ne peut évidemment pas le subdiviser en unités de temps comme on le faisait autrefois concernant le travail abstrait taylorisé. À quel nouveau modèle peut-on donc avoir recours pour rapprocher le journalier et le métayer du travail cognitif ? Tout d'abord, il s'agit de prendre en considération non seulement les différences, mais également les ressemblances. Il y a la fatigue qu'engendre le travail cognitif: l'homme qui travaille, c'est encore l'homme qui se fatigue et produit de la plus-value. Nous devons donc analyser le capital cognitif pour ce qu'il est : un capital qui utilise un travail libre que l'on ne peut renfermer dans une temporalité mesurable et mesurée. Bien plus : la valorisation de ce travail ne réside pas dans l'exploitation du temps qu'il 233

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implique, mais dans l'exploitation du temps que le travail cognitif invente. Ce temps inventé et inventeur, c'est le temps de la coopération et de la construction de langages productifs. Or, si le travail a toujours été une source d'innovation, si le travail représente l'activité humaine par antonomase, comment séparer le travail de cette condition que le travail cognitif engendre - le fait que le travail est l'activité, la vie de l'homme ? Le problème auquel l'économie politique doit faire face aujourd'hui, c'est de réussir à prendre en compte l'homme non seulement lorsqu'il travaille mais lorsqu'il vit. L'homme est toujours un producteur. Toujours, c'est-à-dire à chaque moment de sa vie. Comment peut-on penser l'exploitation de la vie ? C'est inenvisageable. Il ne nous reste plus, dès lors, qu'à nous demander comment les journaliers et les métayers du travail cognitif parviendront à éliminer les patrons, parce qu'un contrôle industriel sur le travail cognitif est complètement dépassé*. C'est le thème autour duquel on a organisé le May Day. Un rendez-vous qui n'a donc pas simplement été un moment de lutte contre la précarité, mais l'occasion de la première mobilisation de la nouvelle force de travail cognitive contre le principe capitaliste de l'exploitation. R.V.S. : Le travail cognitif est souvent tenu en bride par le contexte fordiste qui façonne le travail lui-même. Il y a une permanence des formes : c'est le contrôle du corps et des esprits. Et Nietzsche l'a dit : si les esprits peuvent éventuellement échapper à ces tentatives de contrôle, ce n'est pas le cas du corps. On ne parvient pas à mettre un terme à cette dynamique faute de capital à investir. 234

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A.N. : Er faute d'une capacité politique à développer ce pouvoir et à mettre le capital sous contrôle judiciaire. C'est en cela que consiste la transition sociale révolutionnaire d'aujourd'hui. Il faut amener le capital à reconnaître le poids et l'importance du bien commun, et s'il ne veut pas s'y résoudre, il faut l'y forcer. Ce qui différencie le travail commun de la structure publique du travail, c'est que, dans le cas du travail commun, chacun de nous agit, tandis que la structure publique est un capital mis à la disposition de l'État. Le commun, ce n'est pas l'anarchie. Nous aspirons tous à un ordre, mais fondé sur les nécessités de la vie commune qui pourraient être traduites en éléments de développement des libertés, non seulement publiques mais communes. Le terme « public » signifie malheureusement que la seule chose qui change c'est le détenteur du pouvoir qui s'exerce sur moi. Le « commun », c'est en revanche quelque chose de radicalement différent : c'est la démocratie qui prend le dessus sur le pouvoir capitaliste et impose un nouvel ordre à la société, celui de la multitude qui travaille avec son cerveau.

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La Chine est proche 1 !

R.V.S. : Ce qu'il y a de nouveau dans le sous-continent chinois, c'est que le pays, après l'épisode de la Bande des quatre, a décidé de s'engager dans la voie de ce qu 'on a appelé les « quatre modernisations », dans un développement capitaliste géré par un parti officiellement communiste. Il y a maintenant quarante ans, la révolution culturelle remettait en question un certain nombre de catégories et de réalités, notamment le concept de pouvoir et les logiques d'accumulation de l'industrialisme. Qu'est-ce que l'on peut dire aujourd'hui de l'expérience néocapitaliste chinoise ? A.N. : Je n'ai jamais rien eu à voir avec les maoïstes, c'est le moins que l'on puisse dire ! Je leur ai livré une opposition farouche dans ma jeunesse, même si, malgré mon profond scepticisme sur la problématique des campagnes et le retour à l'accumulation primitive que les Chinois prônaient un peu partout dans le monde, j'estimais qu'ils représentaient une force révolutionnaire d'une grande puissance et, en même temps, que leur niveau théorique était un élément secondaire par rapport à ce qu'ils incar1. Nous n'avons pu conserver le jeu de mots en italien (« la Cina è vicina »), allusion au film de Marco Bellocchio (1967) [N.d. T.]. 236

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naient concrètement. J'ai toujours tenté, dans mon interprétation du marxisme, de maintenir une séparation entre la dimension théorique et la dimension politique. J'avais été jusqu'à imposer à mes camarades de la revue Classe operaia ', qui étaient extrêmement critiques à l'égard des Chinois, une visite à l'ambassade chinoise de Berne. J'avais emmené Alquati et Asor Rosa, et l'épisode a presque viré au comique lorsque les représentants de l'ambassade ont exalté, face à ces membres de Classe operaia, partisans forcenés de l'industrialisme, les exploits et les expériences communes extraordinaires nés de la répétition de l'accumulation primitive à partir de la base paysanne chinoise (on était au milieu des années soixante). Alquati et Asor Rosa étaient totalement stupéfaits. J'avais tenté pour ma part d'adopter une attitude plus ouverte, même si je pensais que les Chinois étaient fous. Plus tard, au terme de l'expérience de la Bande des quatre, j'ai été d'accord avec les décisions prises par la direction du PCC : Mao s'était totalement trompé dans les dernières années de sa vie, en acceptant l'ingérence de sa femme, la cour de ses partisans... Il y avait cependant quelque chose de très fort làdedans : ces fous de Chinois estimaient qu'un autre monde était possible et ils essayaient de vérifier leur hypothèse en répétant le processus de l'accumulation primitive ! Voilà à quoi se résumait, au fond, le contenu de la révolution culturelle. Il s'agissait de repartir de la base pour construire une nouvelle voie conduisant à la modernité et à la richesse. C'était une expérience folle mais qui était également 1. Revue née en 1963 d'une scission avec Qitademi rossi (cf. supra), à l'initiative notamment de Mario Tronti et d'Alberto Asor Rosa [N.d. 7!]. 237

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porteuse d'une grande sagesse : de l'idée qu'un développement différent était possible et que le capitalisme était avant tout quelque chose de non nécessaire - plus que de simplement répugnant en soi. Bref, les Chinois affirmaient la possibilité de construire une altermodernité. La démarche, en tant que telle, n'est pas idiote. Pensons à Spinoza, à Machiavel ou à tant d'autres théories du développement, qui sont antimodernes parce qu'elles sont antiabsolutistes et par conséquent anticapitalistes. Les Chinois voulaient eux aussi une altermodernité, une modernité qui échappe à la logique du privé, de l'individualisme ou du constitutionnalisme libéral. Regardons ce qui s'est produit en Amérique latine - l'Amérique latine, qui, depuis des siècles, depuis l'époque de la conquête espagnole, est le siège d'une opposition farouche au capitalisme. Evo Morales vient de gagner les élections en Bolivie. Cet événement, qui survient après des siècles de résistance, a une importance symbolique considérable. Dans l'histoire moderne de l'Occident telle qu'elle s'est déroulée en Amérique latine et dans les pays colonisés, il y a toujours eu l'idée qu'une autre modernité était possible, qu'un autre développement était possible contre le stalinisme. C'est quelque chose que Mao avait parfaitement compris. Pour une série de raisons tenant à la fois à la pression de la guerre et à la difficulté de la construction du socialisme dans un seul pays, le stalinisme a incarné, à un certain moment, une apologie du capitalisme développé. Le problème, c'est de réussir à comprendre comment et pourquoi Mao a mis sur pied une machine à produire la révolution réelle. La révolution culturelle a été tout ce 238

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qu'on veut sauf un mouvement banal. Elle a extirpé les élites, détruit les musées et les académies, avec une violence de notre point de vue inconcevable et à partir de l'hypothèse théorique qu'une autre modernité était possible. Cette autre modernité se fondait, aux yeux de Mao, sur la mise en place d'un autre type d'accumulation primitive. R.V.S. : Mao a donné une réponse prémoderne au problème de la modernité. A.N. : Il y a quelque chose d'étrange dans ce pays. Lorsqu'on le visite, on éprouve une forme de vertige. À la place d'un impérialiste, j'aurais cherché à le diviser. Je ne comprends pas pourquoi cela n'a pas été fait. Dotée de cette structure unitaire, la Chine dispose d'un pouvoir extraordinaire. Avec la mort de Mao en 1976 et la formation de la Bande des quatre, un débat extrêmement important s'est ouvert — qui s'est prolongé jusqu'en 1989 - sur le choix de la voie à adopter pour accéder à la modernité. Il y avait unanimité pour critiquer la révolution culturelle. Mais, concernant la possibilité d'une autre modernité, la question n'était pas tranchée. Cette interrogation a parcouru l'ensemble de la période. En 1989, le Parti communiste chinois a décidé qu'une autre modernité n'était pas possible et que la seule modernité possible était la modernité capitaliste. C'est à ce moment-là et avec cette décision politique-là qu'il a raté, selon moi, le train de l'informatique et du travail cognitif. R.V.S. : Les dirigeants chinois y voyaient un instrument élitiste incapable de nourrir un milliard de personnes. 239

Gooclbye Mister Socialisai

A.N. : C'est probable. Mais c'est à ce moment-là qu'a éclaté un affrontement social, qui a dégénéré sur le plan militaire. Voici ce qui s'est passé à Tian'anmen : il y a eu un affrontement entre le PCC, qui avait choisi la voie du capitalisme américain classique, et les étudiants et surtout le prolétariat de Pékin, qui soutenait les étudiants. R.V.S. : La statue de la Liberté et le drapeau américain ont pourtant servi d'emblèmes à la mobilisation étudiante. Est-ce sans importance ? A.N. : Complètement. En Chine, ces symboles n'ont absolument aucune importance dans la mythologie nationale et dans la communication et le débat internes. Même pour les personnes qui conservent la mémoire des milliers de morts et des centaines de milliers d'internés, la symbolique américaine occupe une place absolument secondaire. R.V.S. : La répression de la place Tian'anmen pose un problème. La société se voit accorder le développement économique, tandis que l'autorité centrale réaffirme sa mainmise sur le pouvoir décisionnel. Alors que Fitoussi et d'autres macroéconomistes affirmaient, non sans crédulité, que le développement d'un pays va obligatoirement de pair avec la démocratisation de la société, ce qui s'est passé par la suite en Chine a démontré qu'il n'y a pas nécessairement de corrélation entre le développement et la démocratie. Bien au contraire : une société (du Tiers monde), gérée de manière autoritaire, garantit peut-être de meilleurs résultats économiques qu 'une société libérale ou démocratique. 240

La Chine est proche !

A . N . : Je suis d'accord avec roi. Dans le contexte de crise de l'époque et vu le niveau de développement qu'avait alors la Chine, j'aurais trouvé stupide de poser le problème de la démocratie. Mais, aujourd'hui, ce problème se pose, dans la mesure où la composante cognitive devient essentielle au développement et à l'expansion du pays. Voici le problème qui se pose en Chine aujourd'hui : comment contrôler l'intelligence qui s'est répandue dans les métropoles ? C o m m e n t contrôler l'ensemble des aspects biopolitiques d u développement ? Il faut souligner à quel point la propagande occidentale contre la Chine est violente en même temps que contradictoire : elle mêle l'exaltation des résultats économiques de la Chine et les attaques contre le Parti communiste chinois et sa structure idéologique et bureaucratique. Dans cette même perspective, on prête une grande attention aux révoltes urbaines, tandis que l'on passe totalement sous silence les révoltes estudiantines et prolétaires qui se produisent à répétition en Chine. Il y a en Chine une situation à bien des égards révolutionnaire. Cette poussée pourrait toutefois être endiguée et dirigée contre d'autres objectifs, si l'élite politique du pays adoptait une attitude différente. Le développement social de la Chine d'aujourd'hui pourrait être comparé à celui que nous avions en 1968 : c'est avec des accents et une acuité similaires que se pose en Chine la question du rapport entre la modernisation et le développement des libertés, entre la revendication des besoins et l'aspiration au commun. Les jeux Olympiques qui se tiendront en Chine en 2008 viendront mettre un terme au débat interne qui se déroule au sein du P C C - un débat dont nous n'avons pas encore 241

Gooclbye Mister

Socialisai

rappelé tous les tenants et les aboutissants. Il ne faut pas oublier que le Parti communiste chinois a un esprit de sérieux : il réussit à développer un débat central assez transparent grâce auquel il parvient à faire circuler les thèmes de discussion dans l'ensemble du pays. Les Chinois disent que le parti a deux visages qui se superposent : la pieuvre et le rhizome. D'un côté, il y a une pieuvre qui absorbe la richesse et de l'autre, un rhizome qui distribue de l'énergie. Le Parti communiste chinois a réussi à se présenter comme un élément de continuité, subjective et objective. Il faudra un beau jour que les Chinois révolutionnent le Parti et leur pays. Mais même si cela se produit, on ne pourra en aucun cas oublier la radicalité dont le PCC a pu faire preuve. Dans les débats auxquels il m'est arrivé de participer en Chine, il se trouvait toujours quelqu'un pour me dire, à propos de la liberté de critique au sein du Parti communiste chinois : « Ici, tout le monde a un protecteur. » Il ne faut pas voir dans cette déclaration l'aveu d'un césarisme confucianiste ou d'un opportunisme mesquin et mafieux, mais bien plutôt l'expression d'un élément intrinsèque de la culture chinoise, où les relations interpersonnelles, même au sein de la famille, doivent être reconnues et objectivées. « Si je prends la parole, je le fais également au nom d'autres personnes auxquelles je suis lié » : c'est ainsi que mes camarades chinois voient les choses ! Selon moi, en Chine, le contraste entre un niveau de développement très avancé et l'existence d'une souffrance poussée à l'extrême, le contraste entre les trois cents millions de personnes qui sont incluses dans le système et le milliard et demi qui en restent exclues, va finir par poser le problème 242

La Chine est proche !

de la relance d'un communisme national - extrêmement radical. Et je n'ai aucune idée de ce qui pourra alors arriver. R.V.S. : Tu évoquais une situation prérévolutionnaire ou quasi révolutionnaire. Comment un système qui a choisi à un moment donné de s'engager dans la voie d'une industrialisation forcée poussée aussi loin que dans le système capitaliste peut-il revenir à d'autres modèles ? A.N. : Selon moi, le problème n'est pas là. Le Parti communiste chinois remettra au centre du débat le thème de la satisfaction des besoins prolétaires. D'ailleurs, ses dirigeants ont déjà commencé à le faire - on a beau jeu de se poser en prophètes sur ce thème. Il s'agit d'une phase de transition vitale pour la mise en place d'un nouveau consensus et la recomposition des tensions internes. Malgré tout, le Parti communiste chinois continue d'être peu corrompu, contrairement à l'appareil administratif et à la société elle-même. Mais il n'en va pas de même avec le PCC. Je n'ai pas les preuves de ce que j'avance ici : mon affirmation n'a été confirmée que par la longue série de témoignages que j'ai pu recueillir en Chine et des connaissances que j'ai pu y nouer. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'agit d'un pays différent, où le capitalisme ne s'est pas affirmé au début de l'époque moderne, et où, très probablement, il ne parviendra jamais à s'affirmer, malgré la violence de la confrontation avec lui. R.V.S. : Cependant, d'après les descriptions que l'on en a, la force de travail est encore soumise à une discipline d'usine assez dure. 243

(ioodb) r Mister Socialisai

conceptuels et terminologiques qu'il a posés. D'un autre côté, c'est en cela que consiste le métier du philosophe. R.V.S. : Quoi d'autre, sur Empire ? A.N. : Les concepts ont été traduits par des périphrases mais, pour finir, ils ont visiblement été compris. La démarche est semblable à celle qu'adopterait quelqu'un qui ne connaissant pas les langues, procéderait par analogie à partir de concepts qu'il maîtrise pour essayer de comprendre. En effet, il y a eu un nombre de malentendus très limité. R.V.S. : Prenant le contre-pied de ce que l'on trouve dans les nombreux livres consacrés au miracle du colosse chinois, tu as évoqué le débat interne et soutenu qu 'il va y avoir une pause, qu'une nouvelle phase va s'ouvrir après 2008. A.N. : Il va y avoir une pause, au cours de laquelle on va assister à une redistribution interne de la richesse accumulée. Le Parti, probablement avec du retard, mais avec l'efficacité dont peut disposer un système totalement planifié, va insérer dans la gouvernance chinoise l'ensemble des problèmes de l'économie politique des sociétés capitalistes occidentales : l'augmentation de la consommation, la reprise de la consommation intérieure, même si cela n'implique absolument pas une fermeture nationaliste, ni même autarcique, ni encore une relance du néolibéralisme chinois. De fait, le néolibéralisme en tant que tel est entré en crise, non seulement à cause des déséquilibres économiques qu'il génère, mais à cause de la gestion politique unilatérale dont il fait l'objet de la part des Américains. 246

La Chine est proche !

C'est une crise qui est à l'origine d'une situation que le capitalisme ne peut plus gérer. Le cycle qui s'est ouvert avec l'arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher, et contre lequel tout conspire désormais, a atteint son point critique. Chaque fois que j'envisage de décrire ce qui s'est passé dans la seconde moitié du XXe siècle, je suis tenté de dire que les phases où un contrôle néolibéral s'est exercé sur le développement économique sont en réalité extrêmement limitées. Paradoxalement, elles disent exactement le contraire de ce qu'elles voudraient démontrer : ce qui s'oppose au libéralisme, c'est la nécessité que l'économie soit biopolitisée et politiquement organisée parce que c'est sa seule source de légitimité. Il y a très longtemps, quelqu'un m'a dit que « l'économie est chose trop importante pour être laissée aux mains des économistes ». C'est une affirmation qui se révèle toujours plus vraie à mesure que les problèmes de gestion deviennent fondamentaux dans toutes les économies — et pas uniquement dans les économies socialistes planifiées. Nous sommes peut-être au seuil d'un nouveau cycle de contrôle central des économies, certainement plus public, mais aussi, espérons-le, plus commun que maintenant. Les aventuriers libéraux sont de toute façon toujours moins appréciés.

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Iran Mais Dieu n'était-il pas censé être mort ?

R.V.S. : 1979, la révolution khomeyniste. À la surprise générale, le shah, la figure de proue de l'Alliance atlantique au Moyen-Orient, est renversé. Contrairement à toute attente, cette révolution ne se situe pas dans la tradition révolutionnaire marxiste mais se présente comme une « alliance inédite de masse » entre les couches populaires et le clergé chiite. C'est un événement qui n 'a, en réalité, pas suscité, notamment en Occident, une attention à la mesure de l'influence qu 'il a eue. Ce n'est qu'aujourd'hui que l'on commence h en percevoir les répercussions profondes. Que peut-on dire de cette révolution, qui, je crois, a représenté l'un des grands événements géopolitiques de l'après-guerre ? A.N. : Dans une aire géopolitique instable, l'Iran a été le foyer d'une révolution qui a marqué un tournant historique. Un nouvel acteur est apparu, mettant ainsi un terme aux profonds antagonismes qui s'étaient développés pendant toute une période entre la Russie et l'Angleterre et le monde occidental au sujet de l'Iran. Pendant longtemps, on a considéré que l'Iran et la Turquie jouaient un rôle stratégique majeur dans l'ensemble du Moyen-Orient. C'étaient les deux pays où la société musulmane s'était organisée selon des formes spécifiques, avec Ataturk d'un 248

Iran. .1 Jais Dieu n 'était-il pas censé être mort ?

côté et le chiisme de l'autre. Si, historiquement, l'émigration palestinienne a été la seule force porteuse d'une aspiration à la laïcité dans le monde arabe moyen-oriental (de même qu'elle a été la seule classe ouvrière de cet ensemble géographique), la Turquie et l'Iran, d'un côté comme de l'autre de cette zone, sont des puissances qui se démarquent du reste du Moyen-Orient. Les Américains ont tenté par tous les moyens d'imposer leur mainmise sur l'Iran qui leur a au contraire résisté et a chassé le shah en se servant de Khomeyni pour gagner son indépendance. Nous éprouvons des difficultés à comprendre un tel pays, qui dispose d'une production politique capable d'aboutir à deux résultats : d'un côté, l'indépendance du pays au niveau international, de l'autre, une forte autonomisation de la société par rapport à l'État. Au MoyenOrient, ces deux tendances ne s'expriment de manière simultanée que dans les zones chiites, le chiisme n'étant certainement pas une idéologie totalitaire. En Iran, il y a une très forte cohésion nationale et, en même temps, une revendication tout aussi extraordinaire de liberté émanant de groupes ou d'individus. Voici par exemple ce que les Iraniens déclarent : « Nous sommes pour une démocratie laïque et réelle, mais, si les Israéliens attaquaient notre pays, nous serions tous du côté des imams. » Il y a là l'expression d'une indépendance très profonde, d'une liberté radicale et d'une acceptation de la délégation du pouvoir politique à la hiérarchie chiite. À son tour, cette hiérarchie chiite s'acquitte de sa dette vis-à-vis de la société, en servant notamment d'intermédiaire face aux multinationales mondiales et en défendant ainsi le pays 249

Goodbye Mister Soeialis//i

contre l'offensive unilatérale américaine (les États-Unis considèrent en effet l'Iran comme un « État voyou », l'Iran faisant d'ailleurs tout ce qui est en son pouvoir pour rentrer dans cette catégorie, avec son antisionisme déchaîné). D'autre part, la rente pétrolière, contrôlée par la hiérarchie chiite, est reversée à travers des missions d'assistance au prolétariat iranien. Le peuple accepte, peu ou prou, cette situation. Il peut compter sur un État-providence qui marche, dans une situation qui rappelle à bien des égards celle du Venezuela. Il est gouverné par une classe dirigeante plus ou moins militarisée et fanatique qui reverse toutefois une manne sur les couches populaires : les hôpitaux, quand il y en a, fonctionnent correctement, et il en va de même pour les écoles et pour l'aide aux familles. Il faut, en outre, que nous éclaircissions ici une autre question : celle du totalitarisme. La situation iranienne est tout sauf totalitaire. Par ailleurs, comme nous l'avons dit précédemment, la catégorie de totalitarisme apparaît elle -même dépassée et il est idiot de parler de totalitarisme dans un contexte d'industrialisation extrêmement forte. Ce qu'on a appelé le « mode de production asiatique » est mort depuis des lustres, et l'industrialisme et le totalitarisme ne peuvent pas coexister parce qu'il est impossible de mettre les gens au travail en les traitant comme des esclaves. Pour en revenir à l'Iran, il existe une liberté incroyable dans les couches moyennes inférieures (parmi les étudiants et les femmes), malgré l'espèce de monopole religieux que les imams exercent sur la société. 250

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R.V.S. : Et qu'est-ce que tu fais de la décision prise dernièrement d'abolir le rock « par décret » ?... A.N. : Us peuvent abolir ce qu'ils veulent, tout ce que cela veut dire c'est que le rock circule et continuera de circuler sous le manteau en étant abondamment diffusé dans la société. En Iran, nous assistons à des phénomènes d'émancipation de masse d'une telle ampleur qu'ils échappent pratiquement à toute tentative de contrôle. En soi, les instruments de contrôle mis en œuvre par l'Iran théocratique sont aussi risibles que l'était la milice fasciste en Italie, qui ne pouvait rien faire pour enrégimenter l'évolution des mœurs. L'Iran est un pays qui connaît un processus de modernisation extraordinaire, dont les jeunes sont justement les principaux acteurs. C'est le pays du monde où, proportionnellement, il y a le plus de bbgs et de sites, plus encore qu'en Inde, et on s'y exprime en farsi... O n raconte aussi qu'aucune jeune fille n'est encore vierge lorsqu'elle sort de l'université, ce qui est surprenant dans une société islamique qui a une phobie du sexe. De fait, c'est un pays qui a une jeunesse hors pair. Le soir, il peut arriver que les gardiens de la révolution arrêtent une voiture pour contrôler si le conducteur sent l'alcool et si la femme qui est assise à côté de lui est bien son épouse, mais tout le monde s'en fiche et continue à vivre comme bon lui semble. C'est un pays qui est beaucoup plus civilisé que ne l'est son régime. Mais attention à ne pas confondre la liberté des mœurs et l'américanisation. Ce n'est pas comme chez nous, où, après 1945, nous avons mélangé ces deux dimensions pour ne comprendre que plus tard la part de mystification 251

Gooclbye Mister

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que cela impliquait. En Iran, les gens s'emparent directement de la liberté des mœurs, parce qu'ils défendent leur liberté. De même, les gens s'emparent des outils de communication et les gèrent, ils s'approprient le capital cognitif. Voilà des éléments de véritable libération de l'esprit. R.V.S. : L'année 1979 a marqué une étape importante dans la géopolitique de la région. On a assisté h la première révolution anti-américaine du Moyen-Orient, dans le lointain sillage du Vietnam. La révolution chiite a, en outre, suscité l'apparition d'autres mouvements politiques émanant de la base : le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine — malgré le financement que lui a apporté initialement Israël. Elle a en outre accordé son appui aux Frères musulmans en Egypte. Bien qu 'il s'agisse de mouvements sunnites, dont les origines culturelles et politiques sont profondément liées à l'Arabie Saoudite, ils ont tout de même une vision radicale de la religion. A.N. : Je ne connais pas assez bien la question. J'ai été en contact avec ces réalités à l'été 1954, lorsque, au lendemain de l'arrivée au pouvoir de Nasser en Egypte, j'ai fréquenté au Caire pendant près de deux mois les milieux socialistes arabes et le mouvement Baath. Personne ne pensait alors que les chiites pourraient être à l'origine d'une rupture si profonde, même si, il ne faut pas l'oublier, le mouvement communiste était puissant en Iran, de même qu'il ne faut jamais oublier la figure de Mossadegh. Il faut également avoir à l'esprit l'importance du rôle de médiation du mouvement chiite à l'égard des mouvements communistes. Les masses pauvres chiites ont participé activement au mouvement communiste en Iran comme en Irak. Il faut se rendre 252

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compte que le mouvement chiite, même s'il est à certains égards moyenâgeux - ou peut-être justement pour cette raison - , entretient un rapport avec la pauvreté et la solidarité que l'on pourrait analyser comme une approximation plus que comme un refus du communisme. Le thème du communisme a en outre été présent dans les débats qui ont agité les élites politiques iraniennes, d'autant que l'Iran a toujours entretenu des rapports très étroits avec la Russie d'abord, puis avec l'URSS. On sait que ces traditions historiques s'approfondissent avec le temps. R.V.S. : Le parti communiste iranien offre un appui total au régime khomeyniste au lendemain des événements de 1979. Mais, peu après, le Toudeh1 est liquidé... A.N. : Il n'est pas inutile de rappeler l'ambiguïté de la situation dans laquelle se trouve l'Iran après la victoire de Khomeyni. L'alliance entre les chiites et les communistes le cède à une lutte pour l'hégémonie, et il faut dire que Khomeyni a su manier l'arme de l'insurrection et du coup d'État avec une habileté tout à fait léniniste. Il se retranche à Qom d'où il lance une offensive. S'il n'avait pas pris l'initiative de l'affrontement, les communistes l'auraient fait à sa place : pour parler comme Machiavel, c'est celui qui a su saisir l'occasion qui l'a emporté. Désormais, le parti des imams est, pour une part, un parti de véritables affairistes (impliqués en tant que médiateurs dans des négociations pétrolières avec l'Italie, la Russie et les États-Unis et disposant également d'intérêts dans le secteur de la téléphonie et 1. Ou parti communiste iranien [N.d. T.\. 253

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dans les services bancaires : voilà ce qu'est le réformisme de Khatami). Mais, d'un autre côté, il y a un mouvement en interne qui redistribue les revenus à la population et aspire à ce qu'elle progresse sur le plan culturel. Les khomeynistes ont, de ce point de vue, repris à leur compte les projets de modernisation socialiste. Encore une fois, si nous nous limitons à voir les choses en termes de capitalisme et d'anticapitalisme, nous risquons de ne rien y comprendre. La liberté est rarement du côté des capitalistes. Le seul moyen dont nous disposons aujourd'hui pour appréhender ce que sont les Iraniens c'est peut-être de resituer l'attitude des élites et des populations - souvent en elle-même contradictoire - dans cette situation totalement inédite, c'est-à-dire dans le cadre d'une globalisation qui impose des processus de modernisation extrêmement rapides en même temps qu'elle expose le régime à des attaques toujours plus violentes de la part des pays centraux. La seule façon pour le peuple iranien d'avoir une chance d'accéder à la liberté, c'est probablement de lutter à la fois contre le régime clérical et pour la globalisation. R.V.S. : Et l'élection du nouveau président. A.N. : Il était maire de Téhéran et tout le monde disait que c'était une brute. Il n'a d'existence politique que grâce à l'opposition frontale que lui livrent les pays occidentaux. R.V.S. : Mais il a obtenu le consensus des couches populaires iraniennes. A.N. : Les couches populaires iraniennes n'existent pas. Il n'y a que des multitudes. Il faut changer de perspective 254

Iran. .1 Jais Dieu n 'était-ilpas censé être mort ? sociologique. Les franges les plus misérables des populations métropolitaines ont-elles voté pour lui ? Je n'en ai pas la moindre idée. O n sait en revanche avec certitude que les couches moyennes éduquées, qui forment le cœur de la société iranienne, ont voté pour lui. Pourquoi ? Pour la bonne et simple raison qu'elles ne veulent pas que l'on vienne leur expliquer ce qu'est la démocratie, elles veulent la construire par elles-mêmes. Soit on réinvente la démocratie en tant que désir des multitudes, soit elle n'existe pas ! R.V.S. : La révolution de 1979 a donné une très grande visibilité au rapport entre religion et politique, en Iran comme ailleurs. A.N. : Malgré mes convictions athées et mon engagement anticapitaliste, je respecte le phénomène religieux. Dans des situations de grande pauvreté et de grande misère, la religion n'est pas simplement l'opium du peuple, mais une source de réconfort qui touche la spiritualité humaine au plus profond. La religion est en soi une grande imposture, mais elle peut également être pour soi un grand instrument de libération. T u as signalé la place centrale qu'occupe la révolution iranienne de 1979 que tu considères comme un moment unique dans l'expérimentation d'un rapport fort entre la religion et la politique, mais (dans un tout autre contexte) la victoire de Lula et celle d'autres mouvements communistes d'Amérique latine passent par la théologie de la libération. D u côté opposé de l'échiquier politique mondial, il y a les théocons. La religion est en train de devenir très importante sur le plan politique. En réalité, la pratique 2

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religieuse représente un moyen d'abréger la réflexion philosophique sur les questions fondamentales que l'homme se pose (pourquoi est-ce que nous existons ? pourquoi est-ce que nous aimons ? pourquoi est-ce que nous vivons en société ? pourquoi est-ce que nous mourons ?). Chaque religion offre ses propres réponses à ces interrogations. Toutefois, ces réponses n'ont de valeur pour nous que lorsqu'elles sont ancrées dans le « commun » : vivre en paix, construire ensemble, faire preuve du plus de productivité et du plus de solidarité possible. Lorsqu'on réussit, pour reprendre des termes pauliniens, à faire vivre la chair dans l'esprit, et c'est ce que font les chiites, l'offre religieuse apparaît constructive. A mon sens, des aspirations religieuses de ce type, non réactionnaires, pourraient être présentes même dans le communisme. Il est possible de ramener des élans religieux vers le commun dans les conditions matérialistes de l'existence commune. Tout cela est amplement démontré par la philosophie matérialiste de Spinoza. Le religieux n'est pas un problème, il n'y a que ce que les prêtres racontent et la façon dont les patrons utilisent le religieux qui en est un. R.V.S. : C'est-à-dire ? A.N. : C'est-à-dire l'idée qu'il faut souffrir pour pouvoir aller au paradis, que la séparation entre les pauvres et les riches a une validité éternelle, que l'âme est plus importante que le corps, que Dieu est le fondement du pouvoir, que la domination est une nécessité spirituelle dans un monde corrompu par le péché originel... En revanche, lorsque la religion dit que les hommes sont égaux, qu'ils ont la même chair et les mêmes désirs qu'ils doivent mettre 256

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en commun, j'ai alors l'impression qu'il y a là... un raccourci de la métaphysique*, qui peut faire du bien à la vie. R.V.S. : Il est indéniable que, depuis 1979, l'activisme parareligieux tant des néocons que des théocons est en train de faire reculer notre culture, qui est, entre autres, une culture laïque et du vivre ensemble dans une société civilisée. A.N. : Hobbes était athée, mais monarchiste, et disait par conséquent : « Je réinvente Dieu au-delà de la métaphysique pour garantir mon anthropologie politique. » Dieu est la base du totalitarisme, c'est quelque chose de répugnant, mais cela n'a rien à voir avec la religion. Il faut dénoncer en Ruini ' un vulgaire politicard... Mais, ici, ce n'est pas la religion qui est en jeu, mais plutôt son utilisation politique. La matérialité de la vie, la liberté de la passion ne pourront être dominées par personne. Mais, à propos de théocons, allons jusqu'au bout de notre raisonnement : on peut soupçonner à juste titre les États-Unis d'être en train de se transformer en une énorme puissance théocratique. Le fanatisme religieux devient la base d'une stratégie de conquête, le concept de démocratie fait passer celui de tolérance à la trappe, l'éthique de la conviction fanatique prend la place de celle de la responsabilité rationnelle. C'est paradoxal de voir des théocrates aux commandes de la première puissance mondiale et d'en être à se demander s'il ne faudrait pas renouer avec une critique profanatrice et voltairienne du sacré pour affaiblir leur emprise politique. Ce qui est sûr, c'est que les imams iraniens sont parfois 1. Cardinal italien, président actuel de la Conférence épiscopale italienne (CEI) [N.d.T.]. 257

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plus sympathiques, du moins lorsqu'ils s'autoflagellent pendant leurs processions, que les théocons américains autour de leurs gigantesques barbecues texans. R.V.S. : N'as-tu pas l'impression que, sur ces thèmes liés à la vie, du mouvement des « pro-life » à celui des malades du Sida, des questions identitaires surgissent, qui ont une forte charge politique et qui sont porteuses de nouveautés importantes par rapport aux mouvements politiques des années soixante ? A.N. : C'est indéniable. Lorsque je dis que nous vivons dans un univers biopolitique, j'entends par là que la vie et la politique sont complètement imbriquées, et en fin de compte, c'est la question de l'État-providence qui revient ici sur le tapis. La politique voulait en réalité se retirer des choses de la vie : voilà la donnée qui complique tout. Elle s'en était retirée parce que les capitalistes avaient fait naître le soupçon que la politique n'avait pas assez d'argent pour gérer les choses de la vie. Au contraire, le budget d'un État doit d'abord, selon moi, autoriser une libre intervention dans les rapports de la vie. Il n'y a plus de vie naturelle et nue, la vie est toujours habillée et historiquement déterminée. Nous devons être en mesure de rassembler de grands moyens autour de la vie. II faut subventionner les producteurs de vie (les mères et les pères) pour permettre l'accroissement de la population, il faut agir sur le temps de travail et libérer du temps libre pour aider les familles et favoriser les loisirs, il faut faire appel à des étrangers pour faire augmenter la population... L'argent que nous investissons dans la vie se retrouve dans le corps des enfants que nous fai258

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sons... C'est à mon sens tellement banal! Un enfant est pauvre lorsqu'il vient au monde : il faut l'entourer d'un investissement de discours, d'affects, de relations. L'enfant, c'est un discours qui naît. L'enfant, c'est le début du commun, même quand il n'est pas voulu, parce qu'il met en marche autour de lui toute une société. La figure de l'enfant trouvé a toujours été très belle à cet égard. En outre, il faut encore une fois souligner qu'il s'est produit un déplacement, dans la philosophie politique, des thèmes du pouvoir à ceux relevant du domaine de la biologie. Aujourd'hui, à l'évidence, le problème de la vie est de plus en plus au centre du débat, d'autant que l'Étatprovidence, après avoir été mis sur pied, a été vaincu. L'État-providence constitue une intervention de l'État dans la vie : à un moment donné, il a été démantelé par le néolibéralisme mais également en raison de ses propres pulsions bureaucratiques. Il avait essuyé une forme de refus (« Nous ne voulons pas que l'État intervienne dans notre vie »). Bref, la fin de l'État-providence n'est pas seulement la conséquence de la défaite de la classe ouvrière, mais également le produit de l'essoufflement et de la corruption des instances bureaucratiques de la classe ouvrière et de l'État. La fin de l'État-providence ouvre à l'autonomie sociale de la multitude un espace immense pour reconstruire le commun. C'est face à ce type de problèmes que les prétendues organisations de « gauche » ne savent plus quoi dire ni quoi faire. Et, pourtant, c'est justement cet espace de l'autonomie commune qui s'est affirmé après la fin de l'État-providence : on ne reviendra pas en arrière. On a désormais franchi une espèce de seuil anthropologique irréversible. C'est parce 259

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que les hommes politiques refusent de le reconnaître que la religion entre en jeu, pour remplir le vide laissé par la politique face à ce trop-plein de vie. À l'évidence, la religion n'intervient pas de façon démocratique et le fanatisme qui s'exprime sur la question de l'intangibilité divine du principe vital fait tomber un brouillard épais sur la possibilité de mettre en place des pratiques humaines de soutien et de modification du vivant. La religion s'oppose de nouveau à la science. Mais tout cela se produit justement parce que la religion remplace la démocratie, en réprimant le savoir et la joie de transformer le monde que seuls les laïcs éprouvent. Il faut agir contre tout cela. R.V.S. : Mais enfin, la question nucléaire ayant mis le feu aux poudres, nous sommes au bord de l'affrontement militaire et l'Iran fait aujourd'hui figure d'« État voyou » par excellence. Selon toi, la situation est-elle effectivement aussi dramatique qu 'on le dit ? A.N. : Je ne le crois vraiment pas. Ce qui est dramatique, en revanche, c'est l'échec de la politique unilatérale américaine, qui a véritablement cédé à l'exaltation concernant l'Iran. Il se trouve désormais des gens pour écrire, non pas dans les colonnes des feuilles de chou de la gauche italienne, mais dans les revues les plus prestigieuses de Princeton et de Harvard, que c'est la diplomatie israélienne qui oriente la politique étrangère américaine. C'est faux, selon moi, du moins en partie. Les Israéliens détestent au moins autant l'Iran que l'Iran les déteste : c'est indéniable. Mais il est tout aussi vrai que - cas unique dans toute l'histoire du Moyen-Orient - les haines n'impliquent pas des pré260

Iran. .1 Jais Dieu n 'était-il pas censé être mort ?

dispositions nécessairement fatales. L'Iran est le seul pays de la région qui ait aimé Israël par le passé, et Israël a aimé l'Iran et la Turquie justement parce que ce n'étaient pas des pays arabes. Le problème est ailleurs. C'est un problème directement américain. Dans ce cas précis, ce ne sont pas les Israéliens qui ont imposé leurs vues au département d'État, mais c'est au contraire le département d'État qui a forcé les Israéliens à agir contre l'Iran. En revanche, jamais l'intérêt pétrolier n'avait joué un rôle aussi déterminant politiquement. Par conséquent : jamais les Iraniens n'avaient fait preuve de tant d'ardeur à défendre non seulement leur intérêt national mais l'intérêt de tous les sujets de l'Empire, afin d'organiser un système multilatéral de pouvoir dans le but de résister à l'unilatéralisme du commandement impérial américain. Je ne crois pas que nous assisterons, à court ou à moyen terme, à une autre guerre au Moyen-Orient. Les deux situations de guerre ouverte le conflit israélo-palestinien et l'Irak - sont déjà devenues des abcès purulents et incurables et offrent toutes deux la démonstration de l'extrême faiblesse de la pression impériale. Le paradoxe, c'est que les Américains doivent se montrer bien disposés à l'égard de l'Iran afin de pouvoir faire appel à lui pour stabiliser la situation en Irak. Quel est le fou qui voudra ou pourra ouvrir un troisième front au Moyen-Orient ? Reste, malgré tout, le fait que la théocratie iranienne, même si elle n'est évidemment pas totalitaire, doit certainement apparaître insupportable aux esprits libres qui habitent l'Iran. Les plus intelligents parmi les patrons du pétrole mondial espèrent pouvoir faire jouer à leur avantage la résistance des Iraniens contre le pouvoir en 261

(j'oodbye Mister

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place. Ils ne se sont pas, jusqu'à présent, comportés de manière avisée, puisque tout ce à quoi ils sont arrivés c'est, en réalité, à renforcer le sentiment national, voire, parfois, à redonner de la vigueur au nationalisme persan. Je ne suis pourtant pas convaincu que l'intelligence capitaliste et la résistance iranienne pourront réussir à tomber d'accord sur des objectifs communs. L'Iran est un grand pays qui est en train d'évoluer vers la postmodernité, du point de vue de la culture et sur le plan de sa forme productive. Il ne peut pas y avoir de production postmoderne sans liberté. Le mur que les fanatiques chiites (auxquels les fanatiques socialistes n'avaient rien à envier sur le plan de la brutalité) ont construit autour de l'Iran ne s'écroulera pas sous l'effet de pressions extérieures mais uniquement grâce à l'élan irrépressible qui naît dans le cerveau des gens.

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May Day Voilà que s'avance un drôle de précaire

R.V.S. : Le May Day met sur la table une série de questions : la dijfiision de la précarité\ la revendication d'une redistribution des richesses, la tentative d'organiser la précarité diffuse. Pouvons-nous dresser un panorama de ce que cet événement signifie et de ce qu 'il représente ? C'est un rendez-vous qui commence également à avoir sa place en Europe, notamment en Espagne, même s'il n'y a pas encore pris la même importance qu 'en Italie, à Milan en particulier. A.N. : Il est très important de voir se rassembler, hors d'un cadre syndical ou politique, un nombre toujours croissant de personnes qui, de fait, ne défilent pas dans les manifestations du syndicat, mais de manière autonome, l'après-midi du premier mai. Cette multitude donne à voir quelque chose de nouveau, même dans sa façon de s'exprimer dans la rue : de grands chars allégoriques, sans défilé au pas cadencé. C'est une façon de récupérer également, en les 1. L'expression « Voilà que s'avance un drôle de... » fait partie du langage courant et journalistique en Italie. C'est à l'origine une référence à une chanson très célèbre dans la culture de la gauche italienne, « La Garde rouge » de « Spartacus Picenus » (1919), dont le premier vers est : « Ecco s'avanza uno strano soldato » (« Voilà que s'avance un drôle de soldat »). La chanson évoque l'apparition d'un soldat d'un type nouveau : le militant « rouge » [N.d. T.], 263

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transformant, les traditions de l'« autre » mouvement ouvrier. Cette multitude est composée de cognitariat, de salariés de la connaissance dotés d'un niveau d'éducation moyen ou élevé, habitués à travailler avec les nouveaux outils informatiques même lorsqu'ils ne se cantonnent pas dans le secteur de la communication mais sont affectés, par exemple, aux services productifs. Ils apparaissent comme une nouvelle force de travail, la force de travail productive par excellence, en mesure de valoriser la production et la circulation des marchandises. Tout cela appelle une remarque théorique et, partant, un jugement politique. La remarque théorique : aujourd'hui - contrairement à ce que prétend la gauche - , l'évolution des stratifications sociales ne va évidemment pas dans le sens d'un renforcement des classes moyennes mais, au contraire, dans celui d'un élargissement du prolétariat, à qui l'on attribue des fonctions productives qui étaient autrefois dévolues aux couches moyennes. La gauche, du fait de son incapacité à comprendre cette donnée, se replie sur la défense de stratifications sociales appartenant au passé et s'oriente vers des politiques d'alliance avec les classes moyennes, dont elle imagine qu'elles n'ont pas été transformées par l'apparition du cognitariat. Il s'agit là de positions qui débouchent sur des politiques fondamentalement conservatrices au plan social - défense de la classe ouvrière traditionnelle et alliance avec les classes moyennes classiques - , qui ne parviennent donc pas à prendre en compte l'élément fondamental que représente la précarisation du cognitariat. Les nouvelles fonctions intellectuelles du travail impliquent une très grande mobilité et une très grande flexibilité. Deux élé264

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menrs qui sont donc implicites dans la caractérisation de la force de travail. On exige souvent du travailleur qu'il reconnaisse lui-même ces nouvelles caractéristiques, quand il en a la force et la capacité. Ces évolutions débouchent, d'autre part, sur une expérience d'exploitation qui varie en fonction du lieu et du moment, autrement dit sur une mobilité spatiale et temporelle imposée par le patronat, dans le cadre d'une dé-salarisation objective et d'une réduction du coût de la force de travail. Une force de travail qui, pourtant, dans les faits, est qualifiée, compétente et puissante. Ce qui est en jeu dans ces phénomènes, ce sont les modalités de l'échange entre le salaire et le profit et, par conséquent, la structure de l'exploitation. La productivité est toujours plus étroitement liée à l'accumulation d'éléments créateurs de valeur, disséminés et mis en circulation avant d'être captés par le capital. Ce sont les sujets au travail qui coopèrent et qui, par conséquent, produisent, dans la coopération, et c'est le capital qui capte cette production. Chaque sujet apporte dans cette activité le patrimoine de connaissance dont il dispose - son propre cerveau en tant que capital fixe - et le met ainsi en circulation. Aujourd'hui, l'exploitation peut probablement être définie, d'un point de vue théorique, essentiellement comme l'appropriation capitaliste de la force coopérative que les singularités du travail cognitif mettent en œuvre dans le processus social. Ce n'est plus le capital qui organise le travail, mais le travail qui s'organise de lui-même, le capital s'emparant de sa puissance subjective. O n peut tracer, aujourd'hui, un nouveau tableau économique* où. les lignes de fracture ne passent plus simplement 265

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entre le capital et le travail, mais entre le capital et les différentes formes de travail qui s'organisent au fur et à mesure, en dehors de toute relation directe avec le capital. Ce n'est plus le capital qui produit la capacité de communication et de coopération, mais ce sont ces forces elles-mêmes qui s'affirment en tant que puissance. Ce qui constitue les forces productives, ce ne sont pas tant les forces qui s'incorporent immédiatement à la puissance du capital, que les fractions de la force de travail qui se situent à l'extérieur du capital. Celles-ci se trouvent déjà dans une situation d'exode. Du point de vue politique, la gauche ne comprend pas qu'une rupture fondamentale s'est produite. Une rupture à la fois culturelle et économique et qui participe également du lien biopolitique que la nouvelle force de travail entretient avec l'organisation capitaliste de la société. La seule chose que la gauche arrive à envisager, c'est de prendre le pouvoir, c'est-à-dire de remplacer les capitalistes dans la gestion de la réalité du développement économique. Au contraire, il n'y a aucune forme d'homogénéité entre, d'une part, ces nouvelles forces de travail et, d'autre part, le vieux concept de pouvoir et la propriété publique ou privée des moyens de production, c'est-à-dire le développement capitaliste - même pris dans sa version socialiste. Le problème qui se pose en revanche ici, c'est celui du commun, donc de la capacité des acteurs à être porteurs d'une série de valeurs communes. Ces éléments affleurent de manière confuse dans le May Day, notamment concernant la question du revenu citoyen. C'est-à-dire la revendication politique de la reconnaissance 2 66

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aux citoyens de droits fondamentaux leur permettant d'assurer leur propre reproduction, dont le droit à un salaire décent. Si ce qui constitue la base productive, c'est fondamentalement l'ensemble des relations sociales et si ce sont les rapports entre les forces sociales et les producteurs qui construisent la force coopérative (indépendamment de toute intervention capitaliste), alors la force de travail se suffit à elle-même pour produire de la richesse et de l'ordre. Donc cette indépendance, cette autosuffisance doivent obtenir une reconnaissance en termes de salaire. O n peut avoir une conception plus ou moins radicale du revenu citoyen. Moins radicale, si l'on envisage le revenu citoyen comme un élément lui-même fonctionnel pour le développement capitaliste. Le développement capitaliste a mis en place un rapport avec le social où la publicité du social devient la base de la production : le revenu citoyen pourrait par conséquent être l'expression d'une reconnaissance par les forces capitalistes de cet état de fait. Ce que j'entends par « fonctionnel », c'est que l'on exige en tout cas des sujets, en échange de l'attribution de ce revenu, une contrepartie qui peut donner lieu à des formes d'assujettissement diverses, mais toujours dans des proportions permettant de maintenir et de reproduire le rapport d'exploitation salariale. Autrement dit, le montant du revenu citoyen serait, dans cette perspective, proportionnel aux possibilités capitalistes de reproduire le pouvoir capitaliste et les hiérarchies qui lui sont corrélées. D'autre part, j'estime que la revendication d'un revenu citoyen apparaît de plus en plus comme un refus du travail et du rapport salarié. Par conséquent, le revenu citoyen, 267

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entendu au sens radical, n'est plus régi par le principe « un donné pour un rendu », mais se présente comme l'affirmation définitive de l'indépendance effective et de l'autonomie des travailleurs par rapport au capital. Ce sont des idées qui circulent dans la force de travail cognitive caractérisée par l'autonomie, l'indépendance et la capacité coopérative. Le May Day constitue une tentative de donner une représentation à cette nouvelle force de travail. Ce n'est pas un hasard si ce sont surtout les chainworkers1 - c'est-à-dire les travailleurs des chaînes commerciales — qui sont à l'origine de cette initiative, si les formes de mobilisation mises en place passent par les réseaux informatiques, enfin si le May Day fait une large place, à côté des revendications purement salariales, à des questions comme le refus du copyright, la libre circulation des produits informatiques et les problèmes techniques liés à la circulation des savoirs. Ce sont des questions ou, mieux, des luttes qui commencent à s'exprimer de manière autonome en Europe, au-delà même des intentions des instigateurs de la May Day Parade. Aujourd'hui, le May Day est un processus autonome, un réseau qui existe dans toute l'Europe et rassemble de nombreux collectifs et des subjectivités différentes. Leur action est diversifiée et illustre les différents niveaux de contradiction auxquels ces acteurs sont confrontés localement. II y a toutefois entre eux des points communs : la revendication d'un revenu citoyen universel et l'adoption de pratiques de luttes radicales, alternatives par rapport à celles des syndicats et des partis de gauche. Le May Day représente bien plus qu'une série de 1. C'est également le nom d'une association italienne qui regroupe des précaires [N.d. T.], 268

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« parades » simultanées. C'est un processus de recomposition et de constitution du nouveau prolétariat postfordiste. R.V.S. : La précarité est très répandue en Italie. Quelle est la situation dans les autres pays européens ? Est-on face à un nouveau modèle d'utilisation de la force de travail, spécifique au cycle du capital en cours ? A.N. : La précarisation de la force de travail intellectuelle est l'une des caractéristiques des nouvelles formes d'exploitation capitaliste, notamment dans ce qu'on appelle le libéralisme atlantique, c'est-à-dire dans le modèle anglo-américain. Il apparaît clairement que la précarisation exacerbée de la force de travail soulève des appréhensions même parmi les capitalistes - qui expriment des inquiétudes très nettes concernant les menaces de déstabilisation sociale dont la précarisation est porteuse ainsi que les risques de mobilité excessive. Les flux de main-d'œuvre immigrée suscitent également des peurs considérables. Ces flux sont du reste devenus tout à fait fondamentaux, car ils jouent un rôle central dans la modification du tissu social et dans les processus de dévalorisation des salaires. Mais le modèle anglosaxon l'a emporté parce qu'il est lié aux progrès de la société de services et à l'informatisation du social. Le processus de précarisation semble par conséquent irrésistible et irréversible. Il y a donc une dynamique d'ensemble, qui a plongé l'autre modèle de capitalisme - le modèle franco-allemand dans une crise profonde. La résistance à cette transformation sociale s'est manifestée, notamment, par le rejet de la Constitution européenne et par la généralisation, même tardive, de 269

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cette attitude de refus à certaines franges de la gauche italienne, allemande et espagnole. Mais attention sur ce terrain. O n ne peut pas endiguer ou faire reculer cette tendance sans créer tout d'abord de nouveaux dispositifs pour défendre le travailleur, comme le revenu citoyen et de nouvelles formes de représentation politique. La force de travail ne veut pas être précaire, mais veut être libre d'être éventuellement mobile et flexible. Les hommes et les femmes voient le travail avant tout comme une force ouverte à ces évolutions de mœurs qui font de la liberté de la multitude des singularités, un élément fondamental de la vie. R.V.S. : Et il y a aussi le problème du temps de travail et de la temporalité de la ville qui entre en contradiction avec le rythme de la vie... Mais le travail précaire présente beaucoup de ressemblances avec les dynamiques à l'œuvre dans le cas des working poor, avec cette forme de travail qui permet tant bien que mal de survivre. Que peut-on dire à ce sujet ? A.N. : Dans les premières générations d'immigrés, il y a une énorme capacité de travail, un désir de s'enfuir, un droit à la fuite : Marx disait que les immigrés sont libres comme des oiseaux et cette liberté lui apparaissait porteuse de grandes promesses. De plus, l'immigré n'est pas toujours « pauvre » : il dispose au départ d'un réseau de relations qui lui permet de s'installer dans une ville. Je ne nie évidemment pas que, dans de nombreux cas, les immigrés connaissent une pauvreté qui prend des allures dramatiques. Nous devons cependant commencer à considérer la pauvreté comme un moteur puissant pour ce qui est de la capacité 270

M;i v l);iv. I oi/à que s'avance an drôle de précaire... productive. Nous devons refuser de définir le concept de pauvreté comme une pure exclusion pour appréhender au contraire avec une véritable ouverture d'esprit la force de la pauvreté. Se conformer à une telle position, ce n'est pas se comporter en bon chrétien, mais c'est faire preuve de réalisme. Un réalisme qui découle du constat que l'on a peu de chances de voir le développement capitaliste générer des enclosures inflexibles et immobiles, dans le cadre de cette société où la flexibilité et la mobilité sont généralisées. On pourra tenter de fermer et de hiérarchiser la société actuelle - chose que le développement capitaliste n'a jamais interdite et qu'il a parfois réclamée - , mais il s'avère toujours plus difficile de mettre en place des systèmes d'exclusion. Aucune barrière ne pourra endiguer les flux irrépressibles des migrations et de l'exode. C'est ainsi que le syndicalisme le plus revendicatif, celui qui demande l'instauration d'un revenu citoyen, prend une dimension toujours plus transnationale, en brisant les hiérarchies qu'engendrent les frontières. C'est ce qui est arrivé, par exemple, en Californie, où les organisations de lutte des migrants employés dans les services de nettoyage - qui sont pour la plupart des Latinos - ont lancé une campagne sous le nom de Justice for Janitors avec l'intention de construire un syndicat transnational entre le Mexique et les États-Unis. Il s'agit d'une expérience que l'on pourrait également promouvoir en Europe, où l'on parle depuis toujours d'unifier les différentes centrales syndicales nationales, en laissant toutefois à chacune d'entre elles des tâches spécifiques, tandis que les « syndicats de flux » pourraient en revanche jouer un rôle très important, en changeant la nature même du syndicat, 271

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qui est actuellement une force corporatiste. Même en Italie, la gauche et les coopératives sont devenues de grandes machines à défendre des intérêts établis relevant d'un passé lointain... Il faudrait amorcer un changement radical. R.V.S. : Le May Day donne lieu à une mobilisation impressionnante, mais, au quotidien, les organisations de précaires peinent à développer des luttes et à s 'enraciner. On n 'a pas atteint un niveau d'auto-organisation significatif. En réalité, nous voyons progressivement s'affirmer des logiques individuelles dans les processus de revendication salariale, malgré l'existence d'une condition commune. Il est difficile, concrètement, d'unifier des parcours de travail, même identiques entre eux. Que pouvons-nous dire à ce sujet ? A.N. : C'est vrai, cela représente un problème considérable. Un certain nombre de luttes ont été organisées, mais on ne voit pas vraiment se mettre en place des dynamiques de généralisation du revenu. Et pourtant, c'est la seule façon d'amorcer la construction d'une capacité de lutte autour du revenu citoyen. D'autre part, il arrive que le travail précaire en lutte s'insère dans les structures syndicales du travail stable, dans l'organisation syndicale du travail à durée indéterminée, et se l'approprie, comme dans le cas de la lutte qui touche actuellement le secteur des transports à New York, où beaucoup de travailleurs précaires sont impliqués. En général, il y a toujours eu l'espoir que les luttes de la nouvelle force de travail puissent servir en quelque sorte d'estafettes, les vieilles organisations syndicales passant au fur et à mesure le témoin à la nouvelle force de travail, dans l'espoir de pouvoir éviter d'avoir toujours à tout recom272

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mencer du début. Malheureusement, cet espoir s'est souvent avéré illusoire. Je suis malgré tout convaincu que les luttes des précaires peuvent gagner en visibilité au niveau métropolitain, notamment sur le terrain des services en commun ou du logement. Étant donné qu'il apparaît difficile de définir une revendication salariale unique, il est peut-être plus facile de commencer par réfléchir sur tous ces droits liés à la reproduction de chacun : la santé, la culture, le logement, l'éducation. Une série de droits dont l'exercice (et la reconnaissance) représente de toute façon une forme de salaire. Voilà, tout cela peut représenter pour les précaires de la métropole le contenu de départ d'une revendication universelle de salaire. Les revendications qui se sont exprimées au cours des assemblées générales, lors de l'occupation de la Sapienza1, à Rome, et dans les autres universités italiennes, témoignent de r ouverture des étudiants à ce type de problématiques générales concernant la métropole. Un syndicalisme de la métropole est en train de voir le jour. C'est ce qui émerge avec force des épisodes liés à la lutte contre le CPE - la mesure par laquelle le gouvernement français voulait institutionnaliser la précarité. Le CPE a été vivement contesté, au printemps 2006, non seulement par les étudiants mais encore par les syndicats. Mais nous reviendrons plus loin sur cette question. R.V.S. : Ce n'est pas la même chose d'instaurer un salaire citoyen, une quote-part qui permettrait à chacun de gérer son 1. L'université de Rome-I [N.d. T.], 273

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droit à la vie, et d'accorder une charte des droits, une sorte de carte d'alimentation satisfaisant une série de besoins. Des besoins dont la prise en compte était un acquis dans le cadre de l'État-providence, tel qu 'il a existé par le passé. En période de réduction généralisée de la protection sociale et de perte des droits, comment obtenir un élargissement de la redistribution des services sociaux à travers le revenu citoyen, au moment même où se manifeste une volonté de les réduire et de les restreindre ? A.N. : Attention. D'abord, je crois que le cycle agressif néolibéral est définitivement fini. Après la crise économique récente, la relance des économies passe également, dans les différents pays capitalistes, par la consommation interne. Il est presque inévitable de mettre en place une politique plus ouverte sur la question des salaires. Ce n'est pas un hasard si, par exemple, la flat tax a essuyé un revers et si l'idéologie qui était à la base des premières décisions thatchériennes a été abandonnée. Nous ne sommes plus dans une phase marquée par un net recul de l'État-providence. Quoi qu'il en soit, lorsque l'on parle de recul de l'Étatprovidence, on se réfère à deux processus distincts : d'une part l'appropriation par le privé de certains services, d'autre part la mise en circulation productive de l'épargne, comme dans le cas des fonds de pension, autrement dit la reféodalisation et le communisme du capital. Le premier de ces deux processus est en recul, les tentatives de privatisation à outrance se heurtant à des limites réelles - ne serait-ce que pour des questions d'incapacité à faire face à des investissements importants. En revanche, le second processus s'amplifie et incarne un véritable projet de capitalisme global qui inclut la question du biopolitique. 274

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R.V.S. : Mais, au cours de La dernière réunion de l'OMC... A.N. : Oui, mais il faut voir jusqu'où ils iront sur le terrain de la privatisation des services et des biens communs... J'ai l'impression qu'ils n'y arrivent vraiment pas. La seule solution pour avancer sur le terrain du revenu citoyen c'est, je crois, de combiner la revendication métropolitaine sur les droits et une vaste action ouvrière sur la question des salaires. Nous pouvons pour l'instant compter avec des exemples de mobilisations concernant les transports et le logement. II faut passer des formes de luttes liées à l'usine, au salaire et au rapport direct entre syndicat et patronat à des types de luttes portant sur la citoyenneté et sur les étapes biopolitiques du développement. Il y a eu des tentatives et des expériences en ce sens, mais l'enquête reste un outil fondamental pour pouvoir élaborer des platesformes de lutte sur ces questions. Je suis convaincu que la métropole est à la multitude ce que la classe ouvrière était à l'usine. Des luttes comme celles conduites par les banlieusards* parisiens sont le symétrique de celles que les luddites avaient organisées dans les usines et qui avaient précédé la formation d'une classe ouvrière organisée. Ce sont des luttes de sabotage, de rupture de la communication. Le salaire n'est pas seulement une monnaie d'échange. Il s'agit de rapports de forces importants pour leur contenu, mais également dans leur forme et pour l'identification des sujets en lutte. Pour moi, le précariat n'est pas uniquement composé d'êtres égoïstes ou de simples individus : c'est une image que l'ouvrier aimait quelquefois lui aussi à se donner, par rapport, par exemple, aux ouvriers 275

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agricoles. On assiste au contraire un peu partout à une recomposition révolutionnaire des sujets, dans le sens de la construction du commun. C'est donc dans le rapport entre le nouveau prolétaire cognitif et la métropole, dans un tissu métropolitain en tant que tel productif, qu'il faudra commencer à poser autrement la question salariale, en tant qu'hypothèse de revenu citoyen entendu comme appropriation commune de la ville, c'est-à-dire non seulement comme une quantité salariale mais encore comme un rapport de pouvoir s'exprimant dans le fonctionnement de la ville. Mais, je le répète, il reste fondamental de faire des enquêtes : sur les flux et sur les principaux thèmes biopolitiques. O n précisera ensuite au fur et à mesure le contenu à donner à tout cela : nous ne pouvons pas dresser dès aujourd'hui le menu des luttes à venir. Il n'y a que l'enquête qui prédétermine le contenu des luttes. R.V.S. : Le salaire relationnel, dynamique et citoyen, si nous l'envisageons comme un rapport, a à voir avec les capacités de revendication et d'organisation. Si ces capacités sont faibles, la capacité relationnelle d'acquisition sera faible. A.N. : T u as raison. Et pourtant... D'une certaine façon, il y a là quelque chose d'utopique. Pour permettre aux populations et aux multitudes de s'enrichir, nous avons aujourd'hui besoin d'augmenter au maximum les possibilités de communication interne et d'interaction. Cette interaction, qui est en grande partie implicite dans la structure métropolitaine, doit être reconnue et mise en avant. Au cours de ce processus, nous assisterons inévitablement, d'une manière ou d'une autre, à une redistribution des 276

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valeurs économiques. Ce n'est qu'ensuite que se posera le problème de la forme que prendra ce processus. Dans la phase de transition qui est en cours, le rapport entre les mouvements et les instances organisationnelles se fait dans le cadre de la gouvernance. À l'avenir, il prendra la forme du « soviet plus Internet » (quelles que soient les remarques ironiques que l'on est fondé à faire sur une boutade de ce genre). Concrètement, les métropoles ne fonctionnent que si elles font l'expérience de la coopération directe et continue des multitudes. Une métropole est une mécanique complexe qu'il faut faire travailler, il est impensable que les frais d'entretien de la ville soient réduits aux seules dépenses de sécurité (vidéosurveillance omniprésente, compagnies de police privées aussi bien dans les villes du Premier monde que dans celles du Tiers monde). Les grandes villes ne peuvent évidemment pas fonctionner de cette manière. La métropole doit être libre, la liberté doit être considérée comme le corrélat de la distribution du salaire social. Sans salaire, il n'y aura jamais de ville libre. R.V.S. : Il y a le modèle de Los Angeles, une ville caractérisée par l'omniprésence d'une police agressive et très puissante, en mesure d'influencer jusqu 'au développement architectural de la ville elle-même. Une ville où l'on trouve des bandes extrêmement aguerries dans les quartiers. Mais ily a aussi le modèle européen, dont j'ai l'impression que tu t'inspires et qui obéit à des logiques différentes... A.N. : Il y a également, en Vénétie, un modèle de métropole polycentrique (qui est différent du modèle de Paris ou 277

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de Berlin). Le problème, c'est de reprendre en main la métropole dans ses deux fonctions : la construction de la production commune et la distribution de la richesse commune. C'est cela le communisme. Même s'il existe ici des privilèges concernant, par exemple, l'accès à des services de santé de qualité. Comment obtenir le niveau de luttes adéquat ? En allant enquêter sur la métropole, comme on faisait autrefois des enquêtes dans les usines. En cherchant les failles afin de décider où intervenir, et en montrant qu'il ne peut plus y avoir de gestion commune à travers un gouvernement de riches fondé sur l'exploitation. Le modèle de Los Angeles... Il faut ajouter aux travaux de Mike Davis, intéressants mais partiaux à certains égards, des études portant sur d'autres métropoles, à commencer par Chicago. Cela a d'ailleurs été fait et a permis de démontrer que la métropole peut être à proprement parler retournée, comme un gant, par les singularités qui y vivent et qui se rassemblent pour construire ensemble un moteur permettant de produire des richesses et du bonheur. Il faut mesurer combien les biopouvoirs peuvent être fragiles dans le postmoderne et combien la force biopolitique du nouveau prolétariat peut être forte. Dans la métropole, le biopouvoir capitaliste ne peut pas, pour des raisons évidentes, se servir de l'arme de la guerre : cette simple observation doit nous encourager à commencer à agir de manière subversive dans la métropole. R.V.S. : Le nouveau travail précaire, le cognitariat, s'il a par essence une forme coopérative, est toutefois tenu en bride 278

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dans la structure capitaliste du travail. Pourquoi ne pas recommencer à s'intéresser à l'auto-organisation du travail F A.N. : Je suis d'accord avec toi. Mais il faut faire attention à une chose : la coopération s'est laissé absorber par des formes mixtes extrêmement ambiguës, mêlant propriété privée et propriété publique. Pour commencer, il faut travailler à définir un droit commun au-delà du droit privé et du droit public. Qu'estce que le droit « commun » ? C'est le droit qui ajoute à l'appropriation générale des moyens de production l'autovalorisation décisionnelle des sujets. On peut d'ores et déjà en faire l'expérience dès lors que l'on s'immerge dans n'importe quel secteur productif. Le meilleur exemple en est sans doute la production informatique du savoir et de l'action - même s'il s'agit malgré tout d'être prudents en la matière. Il faut insister sur les perspectives qu'ouvre le droit commun, nous sommes à l'aube d'une civilisation nouvelle. R.V.S. : Tu as donc une vision développementiste de l'avenir ? A.N. : Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Il y a tellement de nouveaux besoins liés à la singularité, au travail intellectuel et à la liberté de chacun des producteurs que je ne sais vraiment pas si l'on peut parler de développementisme au sens où on l'entendait par le passé. D'autre part, on voit apparaître des marchandises nouvelles, riches et inattendues. Quant au terme de développementisme, il désignait quelque chose de précis : une perspective quantitative et consumériste, bref une vision étroite du concept de modernité. 279

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Socialisai

Ce que je veux dire, c'est que nous ne sommes plus dans la modernité d'autrefois, mais plutôt dans l'hypermodernité. Sans être toutefois dans une hypermodernité qui laisse les valeurs fondamentales - parmi lesquelles le développement - intactes, tout en les exacerbant, faisant comme s'il était possible de transplanter les valeurs du passé sur ce nouveau terrain, le terrain de l'« hyper ». Parmi ceux qui se disent hypermodernes, il y a notamment les penseurs sociaux-démocrates : les théoriciens à la Beck, pour prendre un exemple parlant. Ces gens-là n'arrivent pas à comprendre totalement le passage du fordisme au postfordisme. Ils ne voient pas que la modernité s'est écroulée et ils s'obstinent à se concevoir comme plongés dans un monde où l'ancien mode de travail - la condition ouvrière - est indépassable, voir /^er-indépassable. Dans le même ordre d'idées, ils se réfèrent encore au concept fordiste de production nationale alors même que la mondialisation est devenue une réalité incontournable. Enfin, nos amis hypermodernes refusent l'exode. J'emploie en revanche le terme de « postmodernité » pour marquer une rupture par rapport à l'hypermodernité : ce qui m'intéresse, ce ne sont plus la vitesse et les machines. La vitesse que j'ai me suffit amplement. J'aspire à autre chose qu'à l'augmentation de la rapidité des moyens de transport : je veux une intensification des communications. Je veux encore du développement pour pouvoir développer les capacités humaines, mais en dehors des modèles de l'hypermodernité. Il y a une altermodernité réelle en dehors de l'hypermodernité, c'est une modernité mais alter. C'est la santé, l'information continue, le logement et une ville 280

May Day. Voilà que s'avance un drôle de. précaire...

vivable. Je veux surtout qu'il y ait une sphère du commun, de l'enthousiasme partagé avec les autres et un savoir qui soit valable même pour les jeunes générations qui ne sont pas usées par les épreuves de la vie. Je veux l'exode. R.V.S. : Maintenant que l'on a parlé de tout cela, est-ce que tu peux me dire ce qui est en train de se passer en France, où j'ai vraiment l'impression qu'on voit s'avancer un drôle de précaire '... A.N. : « Douce France, cher pays de mon enfance* »... Il s'est passé quelque chose d'incroyable. Cela a commencé en novembre 2005 avec ces malheureux banlieusards*... et puis, à partir de février-mars 2006, un mouvement a éclaté à Paris qui a pris des allures soixante-huitardes. Le plus impressionnant, c'est la conjonction de ces deux mouvements. Je ne veux pas dire par là qu'ils aient eu une organisation commune, mais simplement que, dans leur développement, ils ont trouvé un objectif commun de lutte. D'aucuns ont décrit ces mouvements comme une résistance à l'instauration du capitalisme néolibéral, comme si ces rebelles étaient une foule d'Astérix résistant à l'impérialisme romain à partir de leur beau village gaulois. Cette image ne rend absolument pas compte de ce qui s'est passé. Ce n'était pas une résistance mais une offensive. On a assisté à la première révolte du prolétariat postfordiste et cognitif contre les nouvelles normes du capitalisme global. Il ne s'agissait pas - et il ne s'agit pas — de l'expression de résistances réactionnaires à l'instauration du nouvel ordre économique globalisé, mais 1. Cf. note 1 p. 263 [N.d.T.]. 281

Goodbye. Mister Socialisai

de l'émergence de formes de lutte annonçant un futur fait de soulèvements et de transformations révolutionnaires à l'intérieur du nouveau capitalisme qui est désormais en place : le capitalisme cognitif. Le néolibéralisme se présente désormais sous la forme du néocapitalisme cognitif. Mais les luttes ont également perçu dans cette transition l'occasion de leur renouvellement. Qu'est-ce que tous ces mouvements français ont eu en commun et qu'est-ce qui a caractérisé tous leurs comportements contestataires ? Les personnes qui ont participé à ces mouvements sont essentiellement des travailleurs scolarisés, des précaires, des jeunes dont on dit qu'ils sont « en formation », des doctorants et des postdoctorants sans emploi, des personnes qui exercent une activité sans avoir un emploi stable, des intérimaires, des intermittents, des personnes travaillant en freelance, des travailleurs indépendants ou autonomes d'un genre nouveau, toujours à cheval entre le salariat et le travail à leur compte. Il s'agit de secteurs non structurés de l'économie, de ce qu'on appelait autrefois les secteurs secondaires du marché du travail, c'est-à-dire des emplois liés à une demande instable ou variant fortement selon les années. Etc., etc. On pourrait parler pendant des heures de ce qu'est devenu aujourd'hui le travail. Les gouvernements des pays nordiques ont pris conscience de la nécessité d'introduire la flexicurité, c'est-à-dire de mettre en place un minimum de protection sociale en direction de cette nouvelle force de travail déstabilisée. L'on commence à entendre parler, même en Italie, de la nécessité de créer un revenu citoyen, précisément entendu comme une bouée de sauvetage permettant de pallier l'écroulement des formes salariales clas282

May I)ay. I oilà que s'avance II/I drôle de précaire...

siques de redistribution de la richesse et de contrôle du rapport d'exploitation. Toutefois, les luttes françaises dépassent même le cadre que ces réponses politiques et institutionnelles présupposent. Je le répète : ce qui est en crise, c'est probablement le régime salarial lui-même. L'exploitation ne se définit plus comme l'exploitation de la consommation de la force de travail, mais essentiellement comme l'exploitation de sa disponibilité même à se poser en sujet de l'exploitation. C'est l'exploitation non seulement de la production mais de la coopération, c'est-à-dire de la socialisation par laquelle la force de travail anticipe sur l'organisation capitaliste de la société. La captation capitaliste du travail vivant, de sa coopération et de son excédence se développe désormais au niveau social. Et c'est sur ce niveau du social que la lutte - tout d'abord la lutte de ceux qu'on a appelés les « exclus des banlieues* », puis celle des « précaires intégrés du centre métropolitain » - s'est déchaînée. En effet, ce contre quoi ces millions de jeunes ont lutté, avec l'appui — parfois silencieux, parfois au contraire vociférant - de leurs familles et des syndicats corporatifs eux-mêmes, ce n'est que le dernier élément d'une politique de déréglementation du marché du travail ; mais c'était aussi, et simultanément, une résistance généralisée contre l'organisation du travail capitaliste elle-même. Il fallait les voir, ces lycéens et ces étudiants des banlieues* zt du centre de Paris : on aurait cherché en vain dans leurs luttes et dans leurs comportements la trace d'une apologie du travail. Le plein-emploi est mort d'un accident de travail : voilà ce dont les gens sont désormais conscients. Les syndicats se sont jetés sur ces luttes comme des affamés, exactement comme les syndicats 283

Goodbye. Mister Socialisai

des teamsters s'étaient jetés sur la lutte des altermondialistes à Seattle. Certes, un Thibault - le secrétaire de la C G T vaut mieux qu'un Lama' ou qu'un Cofferati, disposés à tirer à boulets rouges sur la « seconde société » et le travail non corporatiste plutôt qu'à tenter une médiation politique. Il est amusant de voir les journaux italiens les plus à gauche, c'est-à-dire les plus opportunistes dire oui à Paris et non à Milan et à Rome 2 . Pourra-t-on jamais m'expliquer pourquoi, lorsque les étudiants occupent les universités italiennes contre le décret Moratti 3 et parlent explicitement de la question de la précarité, en demandant une plate-forme de négociation sur la précarité et le revenu, au lieu de réussir à entraîner les syndicats dans une action concertée contre le gouvernement néolibéral, ils provoquent une levée de boucliers ? Mais passons. En France, les choses se sont passées autrement. O n n'a pas seulement assisté à de grandes manifestations pouvant faire descendre des millions de personnes dans la rue — même s'il y en a eu chaque semaine ; on a également vu se développer un mouvement presque insurrectionnel. Lorsque les lycéens quittaient leurs établissements de la banlieue parisienne le matin, ce n'était pas pour aller manifester sur les Champs-Elysées, mais pour aller bloquer les lignes de train ou les autoroutes aux abords de leur lycée. 1. Luciano Lama, leader de la CGIL de 1970 à 1986, fut chassé de l'université de la Sapienza, à Rome, le 17 février 1977, par le mouvement de contestation politique, alors qu'il devait y tenir un meeting. S'ensuivirent des affrontements violents entre les étudiants et la police [N.d. T.}. 2. Référence à l'enthousiasme de la presse de gauche italienne devant les manifestations françaises contre le C P E et, dans le même temps, à ses critiques violentes à l'égard de manifestations de précaires à Milan et à Rome, en particulier à l'occasion du 1" mai 2006 [N.d. T.], 3. Cf. supra. 284

Mav 13 av. I oi/à que s'avance un drôle de précaire...

Q u a n d la police intervenait (enfin, quand elle y parvenait, étant donné le nombre de manifestations qu'il y avait), ces jeunes incendiaient immédiatement toutes les voitures qu'ils trouvaient dans les parages, renouant ainsi avec les grandes heures de la révolte des banlieues*. La propagande e t la presse ont tenté d'opposer pendant des mois les banlieues* et les étudiants, racontant que des bandes d'affreux voyous, jeunes et basanés attaquaient des étudiants blonds, normands ou bretons, pour leur dérober leur téléphone portable, leur portefeuille et leur iPod... Bien sûr qu'on a assisté à des épisodes de ce genre... Mais il faut préciser que ces étudiants blonds et parisiens ne ressemblent en rien à des petites vieilles dont on pourrait arracher le sac impuném e n t . . . Quoi qu'il en soit, tout cela est ridicule et secondaire par rapport aux enjeux de la lutte. Le mouvement des étudiants et des précaires (au rang desquels il faut compter les banlieusards*) a été le moteur d'un processus intense de recomposition à la fois sociale, territoriale, intergénérationnelle, culturelle et politique. Ces jeunes et ces moins jeunes ont montré ce qu'est une lutte salariale dans la société biopolitique. Ils veulent trouver un logement, dormir et manger, apprendre et fonder une famille à leur gré. Ils veulent produire ou accéder à une information et à une culture diversifiée, jouer, échanger librement des savoirs, s'occuper de leur santé, créer les formes les plus diversifiées de richesses, se déplacer ou s'installer librement, participer à la vie de la ville, créer de nouveaux espaces publics ou de nouveaux modes de vie sociaux. Bref, ils déclarent que leurs vies ne sont pas négociables. Face à ces formes de lutte insurrectionnelles quant à leur programme, 285

Gooclbye Mis 1er Socialisai

et révolutionnaires quant à leur mode d'action, le gouvernement français n'a pu que céder. Ce que De Gaulle n avait pas fait en 1 968, Chirac l'a fait en 2006. Tout ce qui s'est produit de 1968 à aujourd'hui a-t-il eu lieu en pure perte ? Personne n'oserait dire une chose pareille. O n peut dire sans démagogie qu'en 1968 on luttait encore pour le salaire et sans fausse rhétorique qu'aujourd'hui on lutte au-delà du régime salarial. R.V.S. : J'ai l'impression que lorsqu'on retrace le déroulement des luttes françaises, il faut accorder de l'importance même aux gestes et aux langages symboliques, et au rôle unificateur qu'a joué la culture hip-hop, qui, à certains égards représente le fonds commun des jeunes des banlieues* et d'ailleurs. Il y a donc une culture underground à l'œuvre, bagage commun qui a pu ensuite servir de base à un langage et à des objectif plus traditionnellement politiques. Qu 'est-ce que tu en penses ? A.N. : J'en suis convaincu, même si je dois parfois me disputer avec mes amis à ce sujet. Mais, au fond, la meilleure tradition contestataire a toujours pris acte du rôle moteur de la culture subversive du sous-prolétariat dans la recomposition politique. Reste que, dans ce cas précis, ce qui est en jeu ce n'est pas seulement une tradition mais de l'actualité, ce n'est pas seulement une histoire littéraire ou musicale mais une expérience faite d'infractions et de ruptures. Le rap s'est développé en France, malgré le blocage dont il a fait l'objet dans le système de pouvoir des médias, pour devenir l'une des formes de résistance les plus radicales. En France (je veux dire en France métropolitaine), le 286

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précaire...

P et toutes les expressions d'une culture subalterne font t o u j o u r s les frais d'un néocolonialisme toujours aussi efficace. Il ne faut en aucun cas sous-estimer le racisme de la société française et l'importance du Iepénisme. De là la très g l a n d e importance des modes d'expressions hip-hop, en tant q u e facteurs d'unification culturelle et vecteurs du militantisme politique. Les grandes manifestations de marsavril 2 0 0 6 , de même que la myriade de rébellions locales qui o n t eu lieu dans les périphéries et les banlieues*, ont été caractérisées par une présence insistante du rap. Une présence tout sauf monotone, parfois véritablement poétique, et incroyablement plus puissante que la musique du barde d'Astérix. Le rap est la bande-son de la révolte de la multitude métissée.

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L'Italie L'anomalie médiocre

R.V.S. : Je voudrais que tu te penches, à présent, sur le cas de l'Italie. Depuis plus d'un siècle, l'Italie représente une anomalie par rapport au reste du monde. Si cette remarque pouvait autrefois s'appliquer aux modalités de l'unification du pays ou à la naissance du fascisme, dans les années soixante-dix on a parlé de la « grande anomalie italienne » au sujet du Parti communiste italien, qui était le parti communiste le plus puissant du camp occidental, mais également à cause de l'ampleur du mouvement social. L'Italie est également le pays où l'Eglise a des ramifications incroyables dans tous les rouages de la société et du pouvoir, et enfin, last but not least, c'est le pays où le berlusconisme est né. C'estjustement de là que je voudrais partir pour te poser une question. Est-ce que le berlusconisme est un modèle applicable dans le reste du monde ? Il me semble qu 'il a déjà essaimé au Mexique, à Singapour, voire en Pologne... A.N. : L'arrivée de Berlusconi sur la scène politique représente un drôle d'événement 1 . Berlusconi a fait son apparition après que l'on avait fait place nette du vieux système politique de la droite socialiste et démocrate1. Silvio Berlusconi a exercé les fonctions de président du Conseil en 1994 puis de 2001 à 2006 [N.d. T.]. 288

1. Italie. L 'anomalie médiocre

chrétienne. Il a certes été perçu comme un homme de droite, mais, à certains égards, également comme un modernisateur, notamment parce qu'il se référait au modèle thatchérien, et aussi parce qu'il était lié aux dynamiques spécifiques qui ont affecté l'industrie italienne après la crise du fordisme. L'industrie italienne, c'est bien connu, au lieu de se tourner vers les hautes technologies et les services, s'est spécialisée dans la production sociale de type diffus '. Berlusconi a construit ses chaînes publicitaires, dont il s'est ensuite servi pour se faire élire, autour du système productif qui, né dans le Nord-Est [de l'Italie], était en train de se répandre au même moment dans tout le Nord et le long de la côte Adriatique. L'élection de Berlusconi n'a été vue d'un bon œil ni par la Confindustria 2 ni par les pouvoirs forts, qui n'étaient absolument pas opposés à ce que la gauche s'occupe de gérer cette phase. Berlusconi a donc à voir avec l'anomalie du tissu productif italien. Mais il ne s'est avéré capable ni de mettre en œuvre une politique libérale adaptée à cette réalité ni de renouveler le modèle thatchérien. II a servi de manière opportuniste ses propres intérêts, installant un climat de corruption d'une ampleur inouïe. R.V.S. : Qu 'est-ce que tu entends par corruption ? A.N. : Le procédé par lequel, d'une part, les grands partis se mettent d'accord entre eux pour s'assurer une 1. C'est-à-dire : dans la petite industrie, fonctionnant par districts industriels. Ce type de modèle économique s'est notamment développé à partir des années 1970, dans les régions du Nord-Est et du Centre (ce qu'on a appelé la « troisième Italie », pour la distinguer de l'Italie du triangle industriel du Nord - Milan, Turin et Gênes - et du Mezzogiorno) [N.d. T.], 2. Le syndicat patronal italien (équivalent du MEDEF) [N.d. T.], 289

Goodbye Mister Soeialis//i

immunité réciproque, pour se répartir et pour neutraliser les pouvoirs - l'inverse de ce que prévoit la Constitution - et par lequel, d'autre part, de nouvelles formes d'appropriation privée se développent, visant au partage des ressources du pays à travers l'utilisation des instruments de gouvernement. La corruption berlusconienne n'est pas seulement liée à l'argent - Berlusconi est trop riche pour cela - mais au passage d'une économie industrielle à une économie de services, et à l'appropriation frauduleuse et à la partition de secteurs de pouvoir - des opérations accomplies pour l'essentiel en accord avec les DS. La Confindustria a gardé ses distances par rapport à Berlusconi jusqu'au moment où elle a été gratifiée de « grands projets » concernant les réseaux routier et ferré. Mais Berlusconi continue de ne pas appartenir au sérail, c'est évident. Il n'a jamais conquis ni séduit les pouvoirs forts, et quand il a tenté de leur imposer sa mainmise, il s'est fait taper sur les doigts. Reste que Berlusconi est une catastrophe pour le pays. Tous les aspects négatifs et les forces d'inertie dont est porteuse la mondialisation ont touché l'Italie sans faire l'objet d'aucun contrôle ni d'aucune gestion, pas même d'une gestion de droite ! Nous sommes pris dans des contradictions d'une extrême gravité et, si nous n'avions pas eu l'Europe derrière nous, nous serions dans une situation comparable à celle de l'Argentine. Autre phénomène invraisemblable : l'incapacité de la gauche à avoir le culot de proposer quelque chose qui ressemble véritablement à un programme. En fait, la gauche n'ose pas présenter son programme, parce qu'il serait très proche de celui de Berlusconi. Pendant toutes ces années, la gauche n'est pas parvenue à comprendre la transforma290

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Italie. L 'anomalie médiocre

tion de la force de travail et des modes de vie, elle s'échine encore à proposer une mauvaise imitation de la politique de Blair. À cette différence près que, étant arrivé au pouvoir après le tremblement de terre des années Thatcher, Blair pouvait de fait entreprendre de reconstruire quelque chose. L'histoire italienne est différente. La Première et la Deuxième République se ressemblent comme deux gouttes d'eau, et la seule « idée neuve » qu'on ait vue émerger, c'est celle de reconstituer le même centre que celui qui existait déjà sous la Première République, un centre jamais sanctionné et impossible à sanctionner électoralement Aujourd'hui, la gauche est lamentable... J'ai longtemps cru, à partir du moment où je me suis engagé à gauche à la fin des années cinquante, que les partis de gauche étaient en phase avec la modernité et le développement. Je pensais même que le prix énorme que certains mouvements ont payé comprenait une sorte de ruse hégélienne permettant à la gauche, en tant que corps social, de progresser. Mais on nous a imposé des sacrifices inutiles et je ressens à présent une forme de joie lorsque je vois combien ces forces de gauche sont disqualifiées. Ce n'est certainement pas la vengeance dont parlait Mao : mais nous en sommes malgré tout presque arrivés à voir passer leurs cadavres sur le fleuve, non seulement parce qu'ils n'ont pas de programme, mais à cause de leur incapacité à écouter les gens, de leur 1. Allusion à la politique d'alliance de la Démocratie chrétienne (DC), en vigueur de 1947 (date de la fin du gouvernement d'union nationale et de l'expulsion des communistes du gouvernement) à la fin des années 1980, et qui lui a permis de se maintenir constamment au pouvoir dans le cadre du régime parlementaire italien [N.d. T.]. 291

Goodbye. Mister Soe

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manque de confiance et de leur absence de plaisir à faire de la politique. Je n'ai jamais vu de personnages aussi tristes ni dépourvus de passions que les dirigeants actuels de la gauche italienne - pire encore : dotés de véritables passions tristes. Des passions tristes qui ne peuvent être masquées ni par le sens des responsabilités ni par la lourdeur du devoir de représentation des classes subalternes qui leur revient. D'ailleurs, ces classes subalternes, ils ne les écoutent plus, ils ne les voient même plus : ce sont des bureaucrates, des ronds-de-cuir, dont les expressions intellectuelles sont usées jusqu'à la corde. Le vieux PCI avait trahi l'idée révolutionnaire et sacrifié bien des espoirs et des désirs. Mais les derniers communistes officiels que j'ai connus étaient malgré tout névrotiques, alors qu'aujourd'hui il n'y a même plus la possibilité de se confronter avec eux. Les politiciens de l'époque étaient des géants par rapport à ces politicards d'aujourd'hui. Selon moi, on ne peut pas dire qu'il n'y ait pas de différence entre la gauche et la droite, mais les hommes politiques, de gauche comme de droite, sont tous aussi pitoyables les uns que les autres, ils sont tous d'une banalité affligeante. Ils sont ridicules, ce sont de « nouveaux croyants », pour reprendre l'expression que Leopardi utilisait pour désigner les « transformistes » 1 de son époque. II n'y a personne parmi eux qui 1. Terme utilisé pour la première fois dans un discours électoral prononcé en 1876 par Agostino Depretis, un homme politique de la gauche italienne de l'époque, qui avait appelé à la « transformation des partis » et à la création d'une coalition parlementaire dépassant le clivage gauchedroite. Depretis parvient d'ailleurs à accéder au pouvoir en 1876. Le terme de « transformisme » a depuis été utilisé de manière péjorative pour désigner des hommes politiques renonçant à leurs convictions [N.d. T.}. 292

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Italie. L 'anomalie médiocre

ne soit négationniste et révisionniste sur tous les plans, le communisme les effraye. Au mieux, tout cela est recouvert d'un voile de réalisme politique cynique et sans préjugés ou d'une revendication de l'autonomie du politique, qui prétend déterminer un comportement objectivement nécessaire. Cofferati, par exemple, a réussi à organiser une manifestation de deux ou trois millions de personnes sans même vraiment comprendre ce qui se passait 1 , et puis il est retombé dans l'abrutissement du réalisme municipal. Quoi qu'il en soit, en Italie, en ce qui concerne l'état de la gauche, nous faisons dans la démesure négative. Autrement dit, nous sommes face à une excédence insupportable par rapport à la modification des rapports sociaux. L'Italie a connu une modernisation extrêmement rapide, qui, si elle est devenue aujourd'hui poussive, a tout de même représenté quelque chose d'extraordinaire. Je me souviens de la misère noire des années cinquante. Les choses se sont ensuite déroulées à une vitesse incroyable. C'est cela, l'exception italienne : nous sommes passés à une société industrielle avancée en l'espace de trente ans. Dans certains pays, le processus d'industrialisation s'est étendu sur deux siècles, alors que, chez nous, il s'est produit sous le fascisme dans le Nord de l'Italie et entre le début des années cinquante et la fin des années soixante dans le reste du pays. Le berlusconisme doit être replacé dans le contexte de ce bouleversement des valeurs. Son esprit d'entreprise l'a 1. Allusion aux manifestations contre l'abolition de l'article 18 du code des travailleurs [N.d. T.}. 293

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sauvé de la vulgarité craxienne mais en lui laissant tout de même une dimension négative. C'est une caricature grossière des déséquilibres italiens. Comme cette période de transition a été difficile ! Le PCI, dans sa première phase développementiste, a accepté de jouer le jeu, et a fini par ne plus comprendre que le développement avait pu faire émerger d'autres perspectives de démocratie radicale et libérer de nouveaux besoins liés aux nouvelles énergies intellectuelles et cognitives du travail, autrement dit susciter de nouveaux besoins de liberté. Par ailleurs, l'un des aspects comiques de la phase que nous vivons actuellement, c'est l'ambiguïté de ces hommes politiques face aux tendances catholiques néomoyenâgeuses. Tout à coup, ils se mettent tous à se souvenir d'avoir été à l'école chez les jésuites et les salésiens, qui sont ce que la tradition catholique compte de pire. Ils semblent éprouver du plaisir dans l'avilissement et dans l'uniformisation. En réalité, ces hommes politiques de gauche n'ont absolument pas compris le passage du fordisme au postfordisme, amorcé dès les années soixante-dix, et, quand ils l'ont compris, ils ont préféré être réactionnaires, c'est-àdire défendre leur pré carré. Comme cela s'est produit dans le cas d'Unipol et des coopératives. Ce parti communiste que nous avons tant aimé n'a pas compris la crise du fordisme. Je ne veux évidemment pas 1. Bettino Craxi : leader du Parti socialiste italien et homme politique incontournable des coalitions gouvernementales de l'Italie des années 1980, sa carrière a été interrompue par les scandales politico-financiers du début des années 1990. Pour échapper aux poursuites judiciaires, il s'est exilé à Hammamet, où il est mort en 2000 [N.d. T.], 294

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dire par là qu'il ne fallait pas défendre les ouvriers, mais il fallait les défendre (du moins à partir des années soixantedix) en favorisant le passage de témoin : il s'agissait de passer de l'hégémonie de la classe ouvrière de l'usine à 1 hégémonie des multitudes des métropoles. Et il s'agissait d'accroître la capacité de lutte dans cette seconde direction. Voilà ce qui représentait la seule véritable perspective socialiste. Mais ces gens-là ont fait exactement le contraire, pour finir par s'essouffler complètement. Au lieu de reconnaître les besoins des prolétaires dans la métropole, ils les ont identifiés avec ceux des nouvelles classes moyennes. D'ailleurs, les économistes italiens eux-mêmes n'ont pas compris les transformations qui étaient à l'œuvre. Giddens et d'autres ont en revanche compris que les classes moyennes avaient changé, ils ont compris la valeur de la fonction intellectuelle, en empruntant au féminisme la problématique des besoins des femmes insérées dans le marché du travail et en s'apercevant des incertitudes des classes moyennes. En Angleterre, on retrouve dans le blairisme, malgré ses difficultés à comprendre le prolétariat urbain multitudinaire, des éléments de social-démocratie, alors que chez nous c'est le vide. R.V.S. : Lorsque Asor Rosa a théorisé, à la fin des années soixante-dix, l'existence d'une société divisée en deux catégories entre « assurés » et « non-assurés », même s'il excluait les « non-assurés » du champ politique, il en admettait du moins l'existence. On ne s'est en revanche aperçu du passage du fordisme au postfordisme qu 'avec beaucoup de retard, même sur le plan théorique... 295

Goodbye. Mister Socialisai

A.N. : Parce que tu crois que, moi, je n'avais rien vu quand j'ai élaboré (dès 1973 !) ma théorie de l'ouvrier social ? Dans l'hypothèse de l'ouvrier social, je prenais en considération les critères de classe mais également le phénomène, qui avait, dès lors, été mis en lumière, de la socialisation du travail : des critères qui n'ont pas été correctement pris en compte au moment du passage au postfordisme. Bref, j'avais déjà clairement l'intuition du passage au postfordisme. Ces intuitions me venaient sûrement de mon expérience, mais je lisais également la branche de la littérature sociologique de l'époque qui s'intéressait au passage à un nouveau mode de production. Ce qui a d'abord contribué à la prise de conscience de cette transformation, c'est le constat, à partir du moment où l'on a commencé à organiser la force de travail en dehors de l'usine centrale, du rapport entre l'automatisation à l'usine et l'informatisation du social. Ensuite, on a assisté à la réorganisation du cycle de travail dans les usines suédoises. Puis il y a eu le passage au toyotisme, avec l'attribution d'un rôle spécifique à l'externalisation de l'ensemble du cycle de production et de circulation des marchandises. À ce stade, le rapport entre l'automatisation à l'usine et l'informatisation du social joue un rôle fondamental. Au début des années soixante-dix, des formes de sous-traitance commencent à se développer, mais dans un circuit encore fortement lié à l'usine centrale - d'où proviennent encore les fiches perforées qui font fonctionner les fraiseuses des sous-sols de la région de la Brianza et du haut Milanais. Puis tout évolue. Le travail « diffus » ne dépend plus de la grande industrie mais devient lui-même un acteur central. 296

1. Italie. L 'anomalie médiocre Les processus postfordistes s'appuient politiquement sur une perspective de marché global et de fluctuation des monnaies. Kissinger et Nixon suspendent la convertibilité en or du dollar au moment de la première crise pétrolière. C'est une opération qui a une double conséquence : les rapports monétaires sont fluidifiés, ce qui aboutit à une ouverture de la concurrence au niveau mondial, tandis que la crise pétrolière met en place un mécanisme de répartition différent. Les dépenses énergétiques augmentent de manière considérable mais génèrent des profits pour les pays du Tiers monde, amorçant ainsi un processus de rapprochement entre de nouvelles instances, en provenance notamment d'Amérique latine et d u Moyen-Orient. C'est dans cette configuration que se produit le passage au postfordisme. L'évolution ne concerne pas u n i q u e m e n t les techniques de production : de même q u e le fordisme, c'était le taylorisme plus le keynésianisme, de même, le postfordisme, c'est l'automatisation de l'usine plus l'informatisation de la production, c'est-à-dire sa fluidification sociale. Le fordisme (et les régimes salariaux qui lui sont corrélés) cède la place à la précarisation du travail. La macroéconomie keynésienne est remplacée par la macroéconomie libérale, désormais globalisée. Les DS non seulement ne comprennent rien à tout cela, mais s'en accommoderaient très bien, s'ils n'avaient pas à faire face à la résistance de cette classe ouvrière italienne extraordinaire, renforcée par une tradition de luttes exceptionnelle. Une classe ouvrière marquée, dans un premier temps, par la jonction entre les ouvriers et les paysans, au 297

Gooclbye Mister Socialisai

cours du grand processus d'émigration interne puis par le processus d'unification des ouvriers et du nouveau travail cognitif, dont 68 a été le catalyseur. Ces DS n'ont rien compris, parce qu'ils s'accommodaient très bien d'un certain type de modernisation allant dans le sens préconisé par la Commission trilatérale. Il y a un autre problème, cette fois de nature politique. Le taylorisme a cédé la place à la fluidification de la force de travail, le fordisme à la précarisation, les techniques macroéconomiques de contrôle au monétarisme pur. Quelles en sont les conséquences ? Partant du constat que les luttes ouvrières et postcoloniales ont fait sauter tous les verrous fordistes de stabilisation du pouvoir, le document de la Trilatérale était centré sur la nécessité de mettre un frein à la démocratie. C'est à partir de là que s'impose la nécessité d'une démocratie fortement contrôlée. Une exigence à laquelle répond le passage de la Première à la Deuxième République. Au cours de ces années, la gauche, au lieu de guider le passage du fordisme au postfordisme et de la classe ouvrière à la multitude, perdait son temps avec ses coopératives et ses caisses d'épargne, les syndicats se transformaient en corporations tandis que, d'un autre côté, on voyait se profiler à l'horizon un futur où l'Union soviétique allait cesser d'incarner un « espoir de transformation » pour le prolétariat. 1. Allusion aux migrations internes qui se sont produites dans l'Italie de l'après-guerre (notamment dans les années 1950 et 1960) et qui ont affecté l'ensemble du pays. On a assisté à la fois à un exode rural et à des migrations de l'ensemble de l'Italie (notamment du Nord-Est et du Sud) vers le triangle industriel (Milan, Turin et Gênes) [N.d. T.]. 298

1. Italie. L 'anomalie médiocre C'est alors que nos bons compères de gauche se retirent dans leur tour d'ivoire. Le seul terrain sur lequel ils portent 1 attaque à ce moment-là, c'est le respect de la Constitution. Ils mènent dans ce cadre un travail approfondi sur les juges et la police, relevant de problématiques éthiques. Berlinguer ' et son entourage restreint ne savent pas quelle erreur ils ont faite lorsqu'ils ont transformé la moralité en une sorte d'emblème de leur survie politique. On passe de la sympathie et du sourire de Di Vittorio 2 à la discipline et au visage grimaçant de Lama. Berlinguer érige sa tristesse en symbole de son sens des responsabilités et de sa moralité. Puis l'on passe au rictus de Violante 3 . C'est alors que prend fin le rêve de liberté et la joie dont était porteuse l'identité communiste. O n se retrouve dans les mains d'un gardien de troupeaux sicilien qui aide le pouvoir à se tenir en selle. R.V.S. : La question centrale reste toutefois celle de l'incompréhension du PCL à l'égard de la transformation sociale et productive qui était alors en cours. Sans cela, il n 'en serait pas arrivé au référendum de 1984 sur la désindexation 1. Enrico Berlinguer (1922-1984), secrétaire du PCI de 1972 à sa mort, n o t a m m e n t promoteur du compromis historique avec la D C (ligne lancée en 1973) et de l'eurocommunisme (ligne esquissée à partir de 1975) [N.d. T.]. 2. Secrétaire de la C G I L de 1944 h 1957. Lama : secrétaire de la CGIL de 1970 à 1986 [ N . d . T . ] . 3. Luciano Violante : né en 1941 en Éthiopie d'une famille antifasciste sicilienne contrainte h l'exil par le fascisme. Magistrat puis membre, dans les années 1970, d'un groupe de travail sur les questions de terrorisme auprès du ministère de la Justice, il entre au PCI en 1979 et est immédiatement élu député. Il fera notamment partie, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, de la commission parlementaire en charge des questions de terrorisme. Il est membre des DS depuis 1991 [N.d. T.}. 299

Gooclbye Mister Socialisai

des salaires'. Les dirigeants socialistes n'étaient-ils pas, h tes yeux, plus lucides sur toutes ces questions ? A.N. : II y a eu une parc d'incompréhension de la part des communistes, mais aussi une volonté de se barricader derrière leurs corporations, leurs coopératives et les grandes régions qu'ils administraient : c'était une réaction d'autodéfense. L'Union soviétique était en train de s'effondrer et ils devaient se défendre sur tous les fronts. C'est du moins ce qu'ils affirment. Ils n'avaient même plus l'identité d'un quelconque parti socialiste, ni celle d'un syndicat... La crise soviétique a représenté quelque chose d'énorme. R.V.S. : Mais, en 1976, l'Union soviétique a été à deux doigts d'imposer sa mainmise sur le marchéfinancier mondial, lorsqu'elle a pris le contrôle du marché pétrolier après la crise du Kippour... A.N. : Les années soixante-dix ont été marquées par la dissolution de la structure soviétique, malgré sa force au plan international. R.V.S. : Il faut cependant reconnaître que, à la fin des années soixante-dix, un grand débat s'était engagé sur le rôle qu'il fallait conférer à l'Union soviétique et sur La possibilité de continuer ou non à la considérer comme un modèle de réfé1. Ou référendum sur l'échelle mobile. En 1984, confronté à une inflation galopante, le gouvernement dirigé par le socialiste Craxi décide de procéder à une désindexation partielle des salaires sur les prix. Le PCI et la CGIL se sont opposés à la mesure en déclenchant une large mobilisation, puis en prenant l'initiative de la convocation d'un référendum populaire sur la question [N.d T.]. 300

1. Italie. L 'anomalie médiocre rence. Il suffit de rappeler les positions de Berlinguer sur ces questions '... A . N . : L'abandon du rapport privilégié avec l'Union soviétique était déjà implicite dans l'idée du compromis historique 2 . La grosse rupture avec l'URSS s'est produite après 1968, après l'invasion de la Tchécoslovaquie. R.V.S. : Si, d 'un point de vue économique et productif, le PCI réagit au cours de cette période en forteresse assiégée, le rapport qu 'il met en place à cette époque avec le monde de la magistrature a également ses zones d'ombre. Je pense, par exemple, à la stratégie des repentis3, qui a été à nouveau en partie mobilisée dans les années quatre-vingt-dix contre Berlusconi. A . N . : C'est une stratégie qui relève des affaires courantes aux États-Unis et en Angleterre. En France, c'est la police qui en a la charge, et non la magistrature, même s'il vaut mieux que ce soit la magistrature qui s'en occupe. Il est effrayant de constater qu'en Italie l'utilisation de ces 1. Berlinguer, à partir du moment où il lance en 1975 le projet de l'eurocommunisme (avec les partis communistes espagnol et français), affirme une volonté d'indépendance accrue à l'égard de Moscou [N.d. 71], 2. Après le coup d'État au Chili, Berlinguer publie en octobre 1973 dans la revue communiste Rinascita un article où, partant du constat de l'impossibilité de la gauche à se maintenir au pouvoir seule sans susciter l'intervention de la réaction, il propose un « compromis historique » aux autres forces antifascistes, c'est-à-dire la formation d'une coalition de gouvernement allant du PCI à la Démocratie chrétienne [N.d. T.]. 3. Loi utilisée par la magistrature, non seulement contre le terrorisme des années de plomb, mais pour permettre la répression systématique des mouvements politiques contestataires des années 1970. La loi sera par la suite utilisée dans la lutte contre la mafia. Cette loi a souvent encouragé les dénonciations infondées, puisque le délateur savait pouvoir retrouver la liberté s'il donnait des noms de complices présumés — quels qu'ils soient. 301

Gaodbye. Mister Socialisai

méthodes est devenue le symbole de la justice. C'est cela le vrai catho-communisme ' : le fait de devoir se confesser, de devoir se couvrir d'opprobre, de devoir parler pour être à nouveau admis dans la société. C'est une pratique qui n'est même plus occidentale, mais islamique : c'est pour éviter la lapidation que l'on doit parler. R.V.S. : Venons-en a la chute du mur et à la signification qu 'elle a eue pour l'Italie. Craxi estimait que l'événement aurait davantage de retombées sur le PCI que sur le PSI. Il n'y a en fait, parmi les partis italiens, que le PSI qui a disparu. A.N. : Les socialistes ne sont même pas parvenus à deviner que, après la chute du mur de Berlin, la politique de « la fin justifie les moyens » et la corruption ne pouvaient plus trouver de justification parce qu'elles avaient perdu leur raison d'être. Les socialistes n'ont pas compris que toute une série de pratiques politiques, que l'on avait pu tolérer dans un monde bipolaire, ne pouvaient plus être autorisée, après 1989. Un élément qui offre matière à réflexion quant aux conséquences de la « deuxième » guerre d'Irak, qui est à la base du développement de mécanismes de corruption comparables dans les rangs de ce que l'on appelle l'« arabisme modéré ». R.V.S. : La chute du mur, les difficultés des dirigeants socialistes. Quelques années plus tard, on assiste au tremble1. Le catho-communisme : nom donné au courant du PCI (auquel Berlinguer a appartenu) qui non seulement n'avait pas renié la religion catholique mais prônait une stratégie d'alliance avec le monde catholique et notamment avec la base populaire catholique italienne [N.d. T.]. 302

1. Italie. L 'anomalie médiocre ment de terre de l'opération « Mains propres », qui fait table rase de toute une classe dirigeante, d'ailleurs marquée d'opprobre... A . N . : Mais, derrière tout cela, il y a la transformation de la réalité économique italienne. O n ne peut pas se contenter de faire l'histoire de « Mains propres » en tant qu'épisode isolé. Il faut au contraire réinsérer cet épisode dans le cadre des profondes ruptures qui ont affecté les rapports sociaux. Les années soixante-dix marquent la défaite définitive du vieux système de classes traditionnel en m ê m e temps que des partis politiques et de la composition politique et sociale à l'origine de laquelle il était. Les années quatre-vingt s'ouvrent avec l'apparition d'un nouveau système de classes auquel Craxi a tenté de d o n n e r une visibilité dans le sens d'une affirmation des classes moyennes. Mais c'était une mystification, parce que son analyse dissimulait derrière le concept de classes moyennes l'émergence des multitudes. Sa stratégie échoue, tout d'abord parce que le PCI, qui se donne auprès des classes moyennes une image de parti de la moralité, lui livre une concurrence farouche dans son électorat. En second lieu, le PSI n'arrive pas à séduire la petite industrie qui voit le jour à ce moment-là. Les socialistes auraient pu gagner la bataille s'ils avaient eu pleinem e n t conscience des transformations sociales qui étaient à l'œuvre. Ils n'ont au contraire pas réussi à se défaire d'une stratégie liée à des rapports économiques et politiques dépassés et n'ont pas atteint les résultats auxquels Berlusconi allait parvenir par la suite. Craxi était encore tributaire d ' u n e tradition politique étouffante. Berlusconi, 303

Goodbye. Mister Socialisai

DeU'Utri, Previti, Dotti ' appartenaient à un autre monde, qui avait moins de préjugés. Ils n'étaient pas bloqués par Mancini ou Signorile, pour ne pas parler de De Martino 2 . Craxi avait une mission impossible. Ce n'était pas simple de transformer un parti social-démocrate en un parti «libéral». C'est ce que Pannella 3 a toujours reproché à Craxi et c'est, à certains égards, ce à quoi il est parvenu aujourd'hui, à une échelle microscopique, avec Boselli et les anciens craxiens. 1. Marcello DeU'Utri : né en 1941, il fait la connaissance de Silvio Berlusconi à l'université. Après des études de droit, il travaillera avec lui dès les années 1970. Il a été l'un des fondateurs de For/.a Italia, le parti de Berlusconi. Déjà condamné pour des affaires de fraude fiscale, il est actuellement mis en examen pour ses liens présumés avec la mafia. Cesare Previti : né en 1934. Après des études de droit, il travaille lui aussi dans le groupe de Berlusconi avant de rejoindre Forza Italia. Il devient sénateur en 1994. II est élu député en 2001 et devient membre du gouvernement Berlusconi avant d'être mis en examen pour corruption. Il a été condamné en 2006, mais a obtenu des réductions et des aménagements de peine grâce à la loi dite « salva previti » (« loi sauve-Previti »)• Vittorio Dotti, avocat de formation, est également à l'origine un proche de Berlusconi. Après avoir été lui aussi inculpé dans des affaires de corruption, il a rompu avec Forza Italia au milieu des années 1990 pour rejoindre la coalition de gauche [N.d. 71]. 2. Giacomo Mancini (1916-2002). Fils de Pietro Mancini, l'un des fondateurs du PSI, il participe à la lutte clandestine à partir de 1944 puis entre au PSI, dont il est l'un des principaux leaders dans les années 1970. Claudio Signorile: né en 1937, professeur d'histoire à l'université, il est membre du PSI dont il devient le sous-secrétaire entre 1976 et 1978. Francesco De Martino (1907-2002), avocat de formation, est professeur de droit à l'université. Antifasciste de la première heure, il entre au Parti d'action. Après la guerre et après la dissolution du Parti d'action, il rejoint le parti socialiste, dont il deviendra l'un des principaux leaders. Il a été dans les années 1980 l'un des opposants internes à Craxi [N.d. T.\. 3. Marco Pannella (né en 1930) fait partie des fondateurs du parti radical. Boselli est, quant à lui, le leader des sociaux-démocrates [N.d. T.]. 304

1. Italie. L 'anomalie médiocre

R.V.S. : Tu espères la défaite de Berlusconi, mais tu dois admettre que son personnage est à l'image du pays et de sa décadence. A.N. : La situation s'est tellement détériorée que Ja seule chose que l'on puisse souhaiter c'est la dislocation de l'espace politique et institutionnel italien. À cette fin, l'ho rizon européen est, me semble-t-il, fondamental. Une opération de modernisation - on pourrait dire de « véritable bonification » - du dispositif constitutionnel italien est inconcevable dans le cadre matériel de la Constitution de 1948, même s'agissant simplement de modifications secondaires et minimes. La transformation du pays ne doit pas avoir lieu sans un renouvellement des institutions. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour parvenir à un changement en profondeur et à la mise en place de nouvelles possibilités d'alliances entre les forces sociales et politiques. T o u t cela ne sera possible que si l'on détruit ce qui détermine actuellement les rapports parlementaires et les rapports politiques des élites : que si, par conséquent, l'on reconnaît la légitimité de la nouvelle constitution matérielle. R.V.S. : Qu'est-ce que tu entends par la dislocation de l'espace constitutionnel italien ? A.N. : T o u t d'abord, il faut modifier les mécanismes de la représentation. J'ai la conviction que le développement du fédéralisme en Europe peut permettre à un pluralisme passant à travers des instances démocratiques de base de s'exprimer. Les grandes régions du Nord de l'Italie doivent 305

Gooclbye. Mister Socialisai

finalement pouvoir être directement confrontées à l'Europe. Comme en Allemagne, où les grandes régions disposent d'un espace public totalement différent de celui qui est défini par les normes constitutionnelles étriquées en vigueur en Italie. Il faut repenser les mécanismes régionaux sur une grande échelle et dans un cadre totalement européen. Attention, dire cela, ce n'est pas céder à une irrésistible tentation réformiste (même si l'on serait quelque peu tenté de le faire), mais c'est plutôt considérer que l'Europe pourrait représenter l'occasion de la reprise d'un processus de transformation sociale radicale. L'Europe est le seul « pays » disposant à la fois de grandes traditions de civilisation et de grandes expériences de construction de la démocratie par le bas. Cette conception de l'Europe s'inscrit dans la crise que traverse actuellement l'unilatéralisme des rapports globaux. Bientôt, lorsque le multilatéralisme global se sera stabilisé et que les instances représentatives de l'aristocratie globale auront pris pied à une échelle continentale, l'Europe deviendra le seul relais* démocratique au sein de cette nouvelle constitution mondiale. C'est pour cela que nous avons besoin de l'Europe. Plus qu'une question de Constitution, il y a là la conviction que l'Europe est la seule capable de susciter un élan pluraliste et démocratique de transformation réelle et dynamique au niveau mondial. R.V.S. : La phase dans laquelle nous sommes actuellement est-elle annonciatrice de ruptures ? A.N. : Ici, en Italie, il ne s'est jamais produit de ruptures. Il y a le Vatican. Nous sommes pris depuis toujours dans une condition faite d'une superposition de couches 306

1.

Italie. L 'anomalie médiocre

géologiques... Parfois, je me dis que je préférerais voir 1 Italie devenir le grand parc touristique de la planète, ouvert à tous et à des prix d'occasion. Le plus grand Disneyland du monde et le plus parfait. Mais plus sérieusement : on pourrait aussi envisager autre chose, on pourrait imaginer de faire évoluer la classe politique et de réintroduire une volonté de changement. R.V.S. : Revenons-en h l'Europe, à son rôle géopolitique sur la scène internationale et au rejet de la Constitution européenne exprimé par la France et les Pays-Bas. À t'entendre, J'ai l'impression que tu étais favorable à l'approbation de la Constitution et que ton raisonnement était très différent de celui des partisans du « non » en France. A.N. : Tout d'abord, une remarque géopolitique s'impose. Q u e ce soit la gauche ou la droite qui l'emporte, il faudra quoi qu'il en soit doter la planète d'une constitution. Cette constitution ne sera pas unilatérale, dans la mesure où les Américains ont déjà échoué dans cette tentative. La nécessaire élaboration d'une constitution plurielle ne se fera pas à travers l ' O N U mais à travers les grandes réalités continentales, au nombre desquelles on compte l'Europe, qui est également la plus importante d'entre elles au plan culturel, monétaire, industriel et politique. Il faut donc que l'Europe joue ce rôle. Si ce n'est pas l'Europe qui s'en charge, personne ne s'en chargera. Parmi toutes les contradictions existantes, l'Europe est la seule qui puisse générer du polycentrisme, avec l'appui éventuel de la Russie (dans l'imaginaire du grand espace européen gaulliste), et imposer la mise en place d'un véritable pluralisme entre les 307

(j'oodbye Mister Socialisai

dépasser le retour perpétuel de cette condition d'oppression. Quand j'en parle avec mes nombreux camarades qui sont à la tête des luttes, je les entends dire qu'ils sont eux aussi presque à bout. Il n'en va pas de même avec les philosophes. Ils agissent toujours à la marge, sur la terminologie, sur le langage plus que sur la parole, sur le temps qui s'enfuit plutôt que sur le kairos qui apparaît et dont il faut se saisir à un moment précis. Ce sont probablement eux, les philosophes, qui ont raison, tandis que nous avons tort, nous qui essayons d'éprouver le plaisir du temps et de l'action. Pourtant, il y a une idée du commun qui dépasse tout, un rêve qui souvent nous transporte, ou plutôt qui nous transporterait souvent, si nous ne savions pas qu'il est à la base de toutes les formes de productivité et d'exploitation. Ça suffit. Il est temps d'en finir. Le socialisme nous a donné tout ce qu'il pouvait nous donner : un autre modèle de gestion du capital et une autre figure de patron. Maintenant, il est possible de commencer à penser qu'il peut y avoir une coïncidence entre le fait d'être productif et le fait d'être libre. C'est un beau progrès, non ? Cet entretien s'est achevé au moment de la victoire laborieuse du centre gauche italien contre le centre droit berlusconien. A-t-on affaire à un épisode triste et sombre de notre histoire nationale ? Ou voit-on poindre l'aube opaque et brumeuse d'une nouvelle expérience éthique et politique ?

Table

1. G o o d b y e Mister Socialism

11

2. Tous ensemble* ! D e la grève d'une métropole à la découverte politique du commun

40

3. Gauche, paix et non-violence. Les n œ u d s d'un débat non encore tranché

59

4. Seattle. L'apparition de la multitude

77

5. Le Chiapas et le travail politique en ligne

93

6. Gênes. L'épiphanie du nouveau

115

7. Les migrants ou la fin de l'internationalisme ouvrier

128

8. Irak. Le coup d'État* dans l'Empire

150

9. La C o m m u n e de Madrid

165

10. Lula. Gouverner avec les mouvements

187

11. Davos. Le communisme du capital global

206

12. La Chine est proche !

236

13. Iran. Mais Dieu n'était-il pas censé être mort ? . .

248

14. May Day. Voilà que s'avance un drôle de précaire

263

15. L'Italie. L'anomalie médiocre

288

DU

MÊME

AUTEUR

La Classe ouvrière contre l'État Galilée, 1978

Marx au-delà de Marx Cahiers de travail sur les Grundrisse Christian Bourgois, 1979, rééd. L'Harmattan,

1996

L'Anomalie sauvage Pouvoir et puissance chez Spinoza PUF.

1982, rééd. Éditions Amsterdam, 2007

Italie rouge et noire Journal, février 1983-novembre 1983 Hachette, 1985

Spinoza subversif Variations (in)actuelles Kimé, 1994, rééd. 2002

Le Pouvoir constituant Essai sur les alternatives de la modernité PUF,

1997

(avec Michael Hardt) Empire Exils, 2000, 10-18, 2004

Kairbs, Aima Venus, multitude Neuf leçons en forme d'exercices Calmann-Lévy, 2001

D u retour Abécédaire biopolitique Calmann-Lévy, 2002, LGF,

2004

Job, la force de l'esclave Bayard, 2002, Hachette Littératures, 2005

(avec Michael Hardt) Multitude Guerre et démocratie à l'âge de l'Empire La Découverte, 2004, 10-18, 2006

Art et M u l t i t u d e N e u f lettres sur l'art Epel, 2005

Lent G e n ê t Essai sur l'ontologie de G i a c o m o Leopardi Kimé,

2006

F a b r i q u e de porcelaine Pour u n e nouvelle g r a m m a i r e du p o l i t i q u e Stock, 2006

(avec Giuseppe Cocco) GlobAL Luttes et biopouvoir à l'heure de la m o n d i a l i s a t i o n Le cas exemplaire de l ' A m é r i q u e latine Éditions Amsterdam,

2007

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