Extraordinaire destin que celui du jésuite milanais Giuseppe Castiglione (1688-1766). Peintre de formation, volontaire p
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French Pages 224 [209] Year 2007
Table of contents :
Frontispice
Sommaire
1. L’engagement et les premières années à Pékin
1. La famille de Giuseppe Castiglione (1688-1766)
2. Les peintures génoises de Giuseppe Castiglione
2. Les années Yongzheng (1723-1735)
3. Le peintre de cour (1736-1747)
L’Académie de peinture
Un seul visage, de multiples rôles
Portraits de chevaux et d’autres animaux offerts
Les rouleaux en collaboration
Les interventions auprès de Qianlong
4. Les goûts réunis (1747-1755)
Les Palais européens
L’exotisme triomphant
La peinture au service de la stratégie
5. La guerre mise en peinture (1755-1766)
L’action d’éclat d’Ayuxi
Les tributs des chevaux
Honneur aux héros: Machang et les autres
À la gloire de l’empereurs, les gravures des conquêtes
Les années ultimes: dernières peintures, derniers honneurs
6. L’apport et sa réception
Du portraitiste au peintre animalier
Du peintre de fleurs au décorateur et à l’architecte
La réception
Bibliographie
Index
'•
1
l L[Ç8 [ L :
'1Y S!POS apO)
Giuseppe CASTIGLIONE
i: i:
Thalia Edition, Paris, 2007 Archives Michèle Pirazzoli-t'Serstevens, Paris, 2007
Ouvrage réal isé sous la direction de Thal ia Ed ition 23, rue Saint-Ferdinand " 5017 Pa ris (France) Conception graph ique : Ductus SJ:vi éditorial : Lydia Labadi assistée d'Annabelle Biau Con -ribution éditoriale : Anne-Soph ie Hoareau-Castillo S3 978- 2-35278-026-7 Deoô égal : novembre 2007 ~ o,,n é en Italie (Union européenne)
MICHÈLE PIRAZZOLI-T'SERSTEVENS
Giuseppe CASTIGLIONE 1688-1766 Peintre et architecte à la cour de Chine
Avec deux encadrés de Marco Musillo
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre
TH~LIA EDITION
REMERCIEMENTS :
L'éditeur et l'auteur tiennent à remercier Monsieur Paul Noirot pour sa contribution à la naissance de ce projet sur Castiglione.
SOMMAIRE C H APITRE
L' engagement et les premières années à Pékin
7
ENCADRÉ 1 :
La famille de Giuseppe Castiglione, par Marco Musillo
19
ENCADRÉ 2 :
Les peintures génoises de Giuseppe Castiglione, par Marco Musillo
22
CHAP I TR E
2
Les années Yongzheng (1723-1735)
C H APITRE
27
3
Le peintre de cour ( 1736-1747)
73
L'académie de peinture Un seul visage, de multiples rôles Portraits de chevaux et d'autres animaux offerts Les rouleaux en collaboration Les interventions auprès de Qianlong
CHAPITRE
4
Les goûts réunis (1747-1755)
133
Les Palais européens L'exotisme triomphant La peinture au service de la stratégie
CHAPITR E
5
La guerre mise en peinture ( 1755-1766)
173
L'action d'éclat d'Ayuxi Les tributs de chevaux Honneur aux héros : Machang et les autres À la gloire de l'empereur, les gravures des conquêtes Les années ultimes : dernières peintures, derniers honneurs
CHAPI T R E
6
L' apport et sa réception
197
Du portraitiste au peintre animalier Du peintre de fleurs au décorateur et à l'architecte La réception
Bibliographie, Index
211
CHAPITRE
l'engagement et les premières années à Pékin
Giuseppe Castiglione naquit à Milan le 19
saint Ignace pour sa chapelle et de sept toi-
juillet 1688, dans une famille de petite
les importantes évoquant des épisodes de
noblesse (encadré 1). En 1707, à dix- neuf
l'Ancien et du Nouveau Testament destinées
ans, il rejoignit la Compagnie de Jésus et
à décorer le réfectoire. Ces dernières toiles,
entra au noviciat de Gênes. Il avait pratiqué
les seules qui subsistent ou du moins dont
la peinture dès son adolescence milanaise,
on connaisse la localisation actuelle, témoi-
chez un maître « très célèbre » dit son hagio-
gnent d'un dessin et d'un sens de la compo-
graphe1, vraisemblablement dans l'atelier de
sition très maîtrisés que structure un
Filippo Abbiati (1640- 1715), comme le sug-
luminisme puissant (fig. 1-3).
gère Marco Musillo (encadré 2). L'immense
En 1709, comme on demandait des
talent du jeune homme avait été très tôt
missionnaires pour la Chine, Castiglione
reconnu puisque le noviciat lui confia, au
décida de partir et d'attendre au Portugal l'oc-
cours des deux ans qu'il passa à Gênes, la
casion favorable pour s'embarquer, puisque
réalisation de deux peintures représentant
les jésuites allant servir en Chine dépendaient
1. Memoria postuma Fra tris Josephi Castiglione, Archivum Romanu m Societatis lesu (ARSI), Bras. 28, ff. 92 r/v 93r.
7
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
alors du
Fig. 1. Giuseppe Castiglione,
Le Christ et la Samaritaine, 1707-1709, huile sur toile, H. 185 cm; 1. 265 cm, saint hospice Martinez (lstituto Pio Ricovero Martinez), Gênes
«
padroado
en quelque sorte du
Second souverain
mandchou à
patronage, portugais. Pendant son séjour lusi-
régner sur la Chine, l'empereur Kangxi avait
tanien, le jeune frère perfectionna sa forma-
soixante-deux ans à l'arrivée de Castiglione.
tion théologique au collège de Coïmbra dont
Il était monté sur le trône, à l'âge de six ans,
il décora la chapelle. Il semble avoir aussi, à
en 1661, et avait vite secoué l'emprise des
la demande de la reine du Portugal, peint les
régents qu'on lui avait donnés. Il avait
portraits des deux jeunes enfants royaux. Il
ensuite consacré la majeure partie de son
s'embarqua enfin en avril 1714, en compagnie
règne à consolider le pouvoir de la dynastie
d'un autre jésuite italien, le frère Giuseppe da
et à étendre les frontières de l'empire, fai-
Costa (1679-1747), qui allait servir à Pékin
sant preuve, dans ces opérations militaires
pendant trente-deux ans comme médecin,
et diplomatiques, d'une fermeté et d'une
chirurgien et pharmacien. Tous deux arrivè-
intelligence politique remarquables.
rent à Macao le 1er juillet 1715. Castiglione
Son habileté n 'avait pas été moin -
gagna Canton en août et arriva à Pékin en
dre dans le domaine culturel. Sans aban-
décembre de la même année.
donner la ségrégation mise en place dès
La
Chine
depuis
le temps de la conquête et qui consistait
soixante-dix ans, aux mains d'une dynastie
à séparer les Mandchous et leurs alliés de
étrangère, originaire de l'Asie du Nord-Est.
_la population chinoise conquise, Kangxi
Dès le début du
8
»,
était
alors,
siècle, un clan mand-
avait tenté de rallier les lettrés chinois par
chou, celui des Aisin Gioro, avait en effet
son respect de la pensée néo-confucéenne
fédéré plusieurs coalitions formées de
et de les mobiliser autour de vastes projets
Mandchous, de Mongols et de divers autres
d'érudition.
XVIIe
groupes ethniques. Le clan lui-même se
Ce monarque assez frugal dans ses
réclamait des Jurchen qui, sous le nom
goûts avait su également relancer l'écono-
dynastique de Jin, avaient régné sur la
mie, avait remis en état les structures
Chine du Nord et du Nord-Est au xrre siècle.
hydrauliques, favorisé le défrichement de
En 1644, les Aisin Gioro et leurs alliés s'em-
terres nouvelles et promu une fiscalité
parèrent de la majeure partie du territoire
modérée. C'est donc un pays en paix et à
chinois et fondèrent une dynastie à laquelle
nouveau
ils donnèrent le nom de Qing.
Castiglione pour atteindre la capitale.
prospère
qu'avait
traversé
L' E NGAGEMENT
Kangxi était un homme ouvert, à la
du christianisme. Cependant, l'espoir d'évan-
fois très attaché à son identité mandchoue,
gélisation nourri par les missionnaires en
dont il gardait le goût des déplacements sai-
Chine, les efforts déployés par ceux qui ser-
sonniers, de la chasse, de la prouesse guerrière,
vaient à la cour et qui faisaient œuvre de
mais aussi très soucieux de se montrer un
savants dans le but d'obtenir la bienveillance
héritier de la grande tradition lettrée chinoise.
de l'empereur, sinon de le convertir, furent
Il n'était pas moins curieux des sciences et des
compromis non seulement par les malenten-
arts européens que les missionnaires à son ser-
dus sur lesquels ils reposaient en Chine, mais
vice lui présentaient. Dès les premières années
par les rivalités et les controverses au sein
de son règne effectif, il avait favorisé les jésui-
même de l'Église. Les jésuites tentaient en
tes, pas seulement par une sorte de fascination
effet de concilier l'évangélisation et les usa-
pour ce qu'ils lui apportaient, en particulier sur
ges du pays ; ils permettaient aux convertis
le plan scientifique et technologique, mais
de rendre à Confucius les honneurs établis
aussi par opposition à la politique qu'avaient
par une tradition millénaire et de pratiquer le
mise en œuvre les régents; il affirmait ainsi
culte des ancêtres. Les dominicains, les fran-
qu'il était désormais le seul maître à bord et
ciscains et les missions étrangères « crièrent
avait les compétences pour gouverner dans
au scandale, à la superstition, à l'hérésie 2
tous les champs du savoir. Les jésuites, fran-
Ainsi se développa et s'amplifia la désas-
çais surtout, qui fondaient des canons pour
treuse querelle des rites qui avait éclaté en
son armée, travaillaient au bureau de
1633 et battait son plein dans les années
!'Astronomie et, depuis les années 1670, y
1670- 1680. Elle atteignit son paroxysme en
donnaient des leçons, enseignèrent aussi à
1700 avec la condamnation des rites chinois
l'empereur lui-même l'astronomie européenne,
par la curie romaine, interdiction confirmée
les mathématiques, la musique. Cet enseigne-
par la bulle Ex illa die, rendue publique par
ment ne fut jamais systématique, mais il mon-
Clément XI le 19 mars 1715.
Fig . 2. Giuseppe Casti gli one,
Moïse à Rephidim, 1707-1709, hu ile sur toi le, H. 190 cm ; 1. 266 cm, sai nt hospi ce Martin ez (lsti t uto Pio Ricovero Mart in ez). Gênes
».
tre l'intérêt de Kangxi pour les sciences et une
Lorsqu'une traduction chinoise de la
certaine curiosité pour l'Occident que parta-
bulle fut communiquée à Kangxi, celui-ci
geait la cour.
l'annota de ces mots :
En 1692, Kangxi avait promulgué un
« Ayant lu cette proclamation, je me
édit de tolérance qui autorisait la prédication
demande comment ces Occidentaux incultes
2. Éti emble, 1966, p. 11.
9
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
peuvent parler des grands principes (philoso-
1722. Ce n'est qu'à l'ouverture du testament
phiques et moraux) de la Chine ... La plupart
que celui-ci laissait que le nom de son suc-
de leurs propos et de leurs raisonnements
cesseur fut connu, son quatrième fils qui
sont ridicules. Au vu de cette proclamation,je
régna sous le nom de Yongzheng.
constate finalement que leur doctrine est du
Castiglione, à son arrivée, fut assigné
même genre que les petites hérésies des bon-
à la mission portugaise et installé au
zes bouddhistes et des moines taoïstes.
Dongtang, l'église de l'Est ou église St-Joseph.
Comme absurdités, on n'a jamais rien vu de
Il fut présenté comme peintre à l'empereur qui
1707-1709, huile sur toile, H. 175 cm; 1. 265 cm,
pareil. J'interdis à partir de maintenant que
éprouva son talent en lui ordonnant de pein-
saint hospice Martinez
les Occidentaux propagent leur doctrine en
dre un chien4 • Impressionné, Kangxi lui
(lstituto Pio Ricovero Martinez), Gênes
Chine. On évitera ainsi bien des tracas 3 •
donna des disciples à former. Il semble que
Fig. 3. Giuseppe Castiglione,
Tobie et l'archange Raphaël,
»
Ainsi la querelle, largement alimen-
ce fut son aîné, le Napolitain Matteo Ripa
tée par les jalousies que suscitaient les jésui-
(1682-17 45), missionnaire de la Congrégation
eut des
pour la propagation de la foi, qui lui servit
tes
dans les
autres ordres,
conséquences catastrophiques pour les missionnaires en Chine et devait aboutir à
3. Gernet, 1991, p. 252-253. 4. Matteo Ripa, dans une lettre
{Memorio postuma Fratris Josephi Castiglione, op. cit.), parle d'un
du 26 décembre 1715
oiseau .
10
d'interprète. La peinture européenne n'était pas
terme au démantèlement de la Compagnie
inconnue en Chine au début du
de Jésus.
Des livres illustrés, des gravures et, dans une
XVIIIe
siècle.
Le jeune Castiglione n'arrivait donc
moindre mesure, des peintures religieuses
pas à Pékin dans des circonstances très pro-
apportés par les missionnaires avaient circulé
pices à la Compagnie. Pour de tout autres
tout au long du xvne siècle. Ces œuvres,
raisons, l'atmosphère à la cour était égale-
copiées ou interprétées par des artistes chi-
ment loin d'être sereine. En 1712, l'empe-
nois, avaient transmis, ou parfois simplement
reur s'était vu dans l'obligation de déposer
réactivé, un certain nombre de choix artisti-
Yinreng, l'héritier qu'il avait désigné, et
ques, le goût du réalisme dans le portrait,
n'avait choisi officiellement aucun nouveau
mais aussi un intérêt pour le détail descriptif,
successeur parmi ses fils . Les luttes de clans
pour la perspective et pour des angles de vue
qui s'ensuivinmt ébranlèrent non seulement
nouveaux dans la peinture de paysage. On
la cour, mais aussi toute la haute adminis-
trouve ces influences, associées à un retour
tration et ce jusqu'à la mort de Kangxi en
au naturalisme des Song du Nord, chez des
L' E NGAGEMENT
paysagistes majeurs comme Wu Bin (actif
En 1698, arrivèrent, avec d'autres
v. 1568- 1626) ou Gong Xian (v. 1617- 1689) 5 •
compagnons, sur !'Amphitrite, le premier
Dans le domaine du portrait également, les
navire français à s'être aventuré dans les
impulsions européennes avaient coïncidé
eaux chinoises, un peintre italien laïc,
avec un retour aux traditions Tang et Song.
Giovanni Gherardini (1655-1 723 ?), origi-
Ainsi, un peintre originaire du Fujian, mais
naire de Modène, et un jésuite français,
établi à Nankin, Zeng Qing (1568-1650) et les
Charles de Belleville (1657-1730), architecte,
disciples nombreux qu 'il forma assimilèrent
peintre et sculpteur. Ce dernier construisit
beaucoup du réalisme occidental, essayant de
l'église du Beitang, à l'intérieur de la ville
rendre le modelé du visage par différentes
impériale. Commencée en 1699, décorée de
couches de couleur appliquées à l'intérieur
peintures illusionnistes par Gherardini, elle
d'un contour.
fut consacrée en 1703. Le peintre italien, dès
Ce qui, dans les œuvres européen-
son arrivée, avait fait le portrait de l'empe-
nes, semblait totalement nouveau, exotique,
reur et on sait que Kangxi l'apprécia beau-
aux yeux des Chinois du
coup . En
XVIIe
siècle, c'était
1703, le grand Gao Shiqi
le réalisme, le chiaroscuro, la perspective
(1645-1703), membre de l'Académie Hanlin,
géométrique. Le sentiment d'étrangeté n'al-
excellent calligraphe et poète, collection-
lait pas s'effacer totalement au siècle sui-
neur fameux, racontait dans son Pengshan
vant, même si ces nouveautés devaient
miji (Notes secrètes du Pengshan) sa dernière
connaître une vogue indiscutable à la cour.
visite à l'empereur cette même année.
Le contact avec l'art européen
Kangxi lui aurait montré dans une salle de
s'accentua à partir des dernières années du
théâtre
xvne siècle et changea de dimension. La
Changchunyuan des parois peintes à l'euro-
confrontation ne se fit plus uniquement à
péenne, vraisemblablement par Gherardini,
travers des œuvres importées de façon
et lui aurait dit, en lui parlant de ces pein-
ponctuelle ; des artistes européens, surtout
tures : « Un homme d'Occident a atteint
des missionnaires jésuites, s'installèrent dés-
dans ses portraits à la perfection surnatu-
ormais à Pékin et participèrent, pour la plu-
relle de Gu Kaizhi
part d'entre eux, à des programmes et à des
l'artiste étranger au maître incontesté du
commandes du palais.
rv• siècle.
de
sa
résidence
»,
d'été
du
comparant ainsi
S. Cahill, 1982.
11
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
6. Comentale, 1983, p. 174.
12
Si aucune œuvre exécutée par
valoir la qualité des hommes que procurait
Gherardini en Chine ne semble avoir sub-
la Compagnie et pour dénigrer les membres
sisté, on sait qu'au cours de son séjour à
de la Sacrée Congrégation 6 • Le caractère
Pékin, il enseigna la peinture à l'huile à la
modeste et doux que l'éloge posthume (voir
cour et qu'à la veille de son retour en
note 1) attribue à plusieurs reprises à
Europe, en 1704, il avait sept élèves chinois.
Castiglione pourrait avoir rendu très vite la
Belleville, lui aussi, enseigna à la cour avant
coexistence des deux hommes à la cour plus
de rentrer en Europe en 1707.
paisible. De toute façon, le nouvel arrivant
Le nouvel artiste invité par Kangxi
était fort occupé. Il devait, parallèlement à
fut Matteo Ripa qui allait rester à la cour de
l'enseignement qu'il donnait dans le
1710 à 1723. Ripa était, de son propre aveu,
domaine de la peinture européenne, appren-
un peintre peu expérimenté à son arrivée à
dre la langue et s'initier à la peinture chi-
Pékin. Kangxi ayant besoin d'un graveur sur
noise. Nous ne possédons aucun témoignage
cuivre, il se proposa pour cette tâche, qu'au
sur le réapprentissage de Castiglione, en tant
départ il ne maîtrisait pas, et s'y spécialisa.
que peintre, entre sa vingt-huitième et sa
C'est lui qui grava à l'eau-forte, à partir de
trente-cinquième année. Sa première œuvre
peintures exécutées par des artistes chinois,
exécutée en Chine à avoir survécu, le
les Trente-six vues du Bishushanzhuang, la
Juruitu, qui date de 1723, est une peinture
résidence d'été que Kangxi venait de se faire
à l'encre et couleurs sur soie, traitée dans un
construire à Jehol (Chengde), à 256 km au
style, en apparence au moins, tout à fait chi-
nord-est de Pékin. Le travail fut terminé en
nois (fig. 7). Le réapprentissage a donc
1714. Ripa grava ensuite, toujours sur cui-
consisté à apprendre les techniques chinoi-
vre, en 1719, la carte géographique de l'em-
ses, à adopter le pinceau, l'encre, les pig-
pire dont l'établissement avait été supervisé
ments chinois, le papier et la soie. Il a
par-les jésuites français entre 1708 et 1717.
consisté aussi à changer de répertoire et à
Les rapports entre Ripa et Castiglione
s'exprimer essentiellement dans les sujets
semblent avoir été difficiles, au moins dans
appréciés par l'empereur. Il a consisté enfin
un premier temps, car les jésuites de la cour
à atténuer ou même à éliminer en grande
profitèrent de la supériorité évidente de
partie les ombres. On peut imaginer ce tra-
Castiglione en tant que peintre pour faire
vail à partir de l'évocation qu'un autre
L' ENGAGEMENT
jésuite, le Français Jean-Denis Attiret (1702-
comme, au début des années 1720, la déco-
1768), arrivé à Pékin une vingtaine d'années
ration de l'église St-Joseph (le Dongtang),
après Castiglione, a esquissée de son propre
où il pouvait mettre en pratique sa forma-
réapprentissage dans une lettre célèbre de
tion initiale et déployer ses talents dans son
17 43 : « Il m'a fallu oublier, pour ainsi dire,
propre style.
tout ce que j 'avais appris, et me faire une
C'est aussi pendant ces sept premiè-
nouvelle manière pour me conformer au
res années à Pékin que le jeune frère dut
goût de la nation; de sorte que je n'ai été
commencer à donner des dessins et à travail-
occupé les trois quarts du temps qu'à pein-
1er pour les manufactures impériales. En effet,
dre, ou en huile sur des glaces, ou à l'eau
la curiosité de Kangxi pour les arts européens
sur la soie, des arbres, des fruits, des
ne se limitait pas à la peinture. De nombreux
oiseaux, des poissons, des animaux de toute
objets lui parvenaient, apportés par les
espèce ; rarement de la figure7.
On peut
ambassades étrangères, présentés par les
penser que le réapprentissage a été beau-
princes et les nobles ou encore offerts en tri-
coup moins pénible psychologiquement
but par les hauts fonctionnaires. On sait ainsi
pour Castiglione qu 'il ne le sera pour
que le Hollandais Pieter van Hoorn avait
Attiret; d'abord parce que Castiglione était
apporté à l'empereur, lors de son ambassade
plus jeune qu'Attiret quand il arriva en
de 1666-1668, des armes, une armure, des
Chine, et donc plus adaptable, certainement
pièces de laine, de coton et de satin, des sel-
aussi d'un caractère plus souple, ensuite
les et pièces de harnachement, six miroirs
parce que Kangxi semble avoir laissé à ses
dont deux grands, de la verrerie, de l'orfèvre-
artistes étrangers une liberté plus grande.
rie, un globe, une sphère céleste, un lustre
Disons qu 'en règle générale, la pression
(« une lanterne en verre »), des tapis 8 • De
impériale sur les peintres travaillant à la
même, pour la fin du règne, on possède la
cour a été beaucoup moins forte sous
plus ancienne liste de présentation du tribut
Kangxi qu'elle ne le sera sous le règne de
qui subsiste. Elle vient d'un fonctionnaire du
son petit-fils Qianlong. Pour revenir à
Guangdong, date de 1722, la dernière année
Castiglione, non seulement il ne semble pas
Kangxi, et comprend un certain nombre de
avoir été écrasé de commandes de la part de
produits étrangers, des flacons d'eau de
l'empereur, mais il eut d'autres chantiers,
toilette, des mouchoirs (on peut penser en
»
7. Lettre à M. d'Assau t, cf. Vissière, 1979, p. 427. 8. Wills, 1984, annexe E.
13
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
dentelle ou brodés), une balance de précision,
Ainsi, un département de la verrerie
un couteau, un microscope, un miroir, des
et des émaux fut créé au palais en 1696. Cet
lunettes, des lustres, un encrier en argent, dix
atelier, le Falangchu, qui dépendait du
crayons à la mine de plomb avec leur étui 9 •
Zaobanchu, fut installé et dirigé par un
Kangxi ne se contentait naturelle-
jésuite bavarois, Kilian Stumpf (1655-1720).
ment pas d'objets importés. Il développa les
Il commença par exécuter des verres, émail-
ateliers de production artistique à l'intérieur
lés ou non, avant de développer, parallèle-
du palais. Ceux-ci, quatorze à la fin du
ment, à partir des environs de 1716, une
XVIIe
siècle, dépendaient du Zaobanchu, le
production
d'émaux
sur
cuivre. Des
Bureau des Travaux du palais, créé en 1680,
Européens y travaillèrent aux côtés d'arti -
qui lui-même dépendait de la Maison impé-
sans chinois et c'est certainement à Kilian
riale, le Neiwufu. Les ateliers regroupaient les
Stumpf que l'on doit l'influence allemande
meilleurs artisans issus des différents centres
reconnaissable dans un certain nombre de
provinciaux et fabriquaient des objets desti-
procédés techniques mis en œuvre pour la
nés à la cour et à être offerts par l'empereur
verrerie fabriquée au palais sous Kangxi.
à ses dignitaires ou aux princes étrangers.
Les émaux peints - sur verre, sur
Des peintres préparaient les dessins pour les
porcelaine (fig. 4), sur métal (fig. 5) -
formes et les décors de ces objets.
connurent une vogue considérable au début
L'impulsion que donna l'empereur
du
XVIII'
siècle et l'un des amateurs les plus
Kangxi à la création et au développement
passionnés fut sans conteste Kangxi lui-
de ces ateliers suit de quelque trente ans
même. Le succès de l'émaillerie avait été
les efforts de Louis XIV pour réorganiser
préparé par le goût développé en Chine, sur-
les arts en France. Il semble d'ailleurs que
tout à partir du xrve siècle, pour le décor
les descriptions que les jésuites français
peint sur porcelaine; en retour, il est certain
arrivés en Chine en 1688 firent à Kangxi
que les émaux européens apportés à l'em-
de l'Académie des sciences et des manu-
pereur furent, en partie au moins, à l'origine
factures établies par le souverain français,
des porcelaines peintes en émaux de Famille
de même que les cadeaux qu'ils appor-
verte, puis de Famille rose. Les émaux
taient, furent pour l'empereur une source
étaient peints aussi sur verre blanc en utili-
d'inspiration 10 •
sant les « émaux étrangers
9. Yang, 1987, p. 11-12, 41. 10. Brinker et Lutz, 1989, p. 127.
14
» (yangcai
ou
L ' ENGAGEMENT
Fig. 4. Bol à décor de pins et de grues, marque et règne de Yongzheng (1723-1735), porcelaine peinte en émaux polychromes, H. 5,3 cm, musée national du Pal ais, Taipei
émaux de Famille rose). Enfin, les émaux
vât à la cour. Malade, il n'y resta que trois
pouvaient être peints sur métal. Les premiers
ans (1719-1722). Les émailleurs européens
objets européens émaillés sur métal sem-
manquèrent toujours à Pékin et les religieux
blent être arrivés en Chine dès les années
travaillant au palais durent, là encore, s'ini-
1680. Kangxi, très séduit, demanda, au
tier à des techniques auxquelles ils n'étaient
moins dès 1697, qu'on lui envoyât des arti-
pas
sans, mais il fallut attendre plus de vingt ans
Castiglione, en 1716, reçurent l'ordre de
pour qu'un émailleur européen, le Français
peindre avec des émaux, et on sait par les
Jean-Baptiste Gravereau (1690-1762) arri-
archives du Zaobanchu que Castiglione
préparés.
Ainsi
Matteo
Ripa
et
15
Fig. 5. Vase, marque et règne de Kangxi (v. 1715-1722), émaux peints sur cuivre, H. 13,5 cm, musée national du Palais, Taipei
L'ENGAGEMENT
continua tout au long de sa carrière à la
avoir influencé, à la fois dans le traitement
cour à devoir exécuter ce type de travaux.
miniaturiste et dans la gamme chromatique,
Pour un homme comme Castiglione, formé
le compromis pictural et le style qu'il devait
dans la « bottega » d'un peintre célèbre,
développer dans ses œuvres à venir.
répondre à de telles commandes, c'était pas-
En 1722, Castiglione se rendit à
ser d'une activité qui relevait des arts libé-
Jehol, à la résidence d'été de l'empereur,
raux à l'activité, manuelle, d'un praticien
sans que nous connaissions la raison de ce
des arts mécaniques, pour tout dire d'un
voyage. Ce n'était pas son premier séjour à
artisan. La vocation religieuse a dû naturel-
Jehol, où il avait accompagné Kangxi dès
lement l'aider à accepter de déroger ainsi.
1716, en compagnie de Ripa et d'autres
Malgré tout, les réalisations artisanales de
Européens. Le 8 décembre de la même
Castiglione, attestées dès son arrivée au
année, il fit sa profession à Pékin devant le
palais, restent assez mal documentées, non
père Josephus Suarez et devint coadjuteur
seulement parce qu'elles ne sont pas signées,
temporel. C'est au cours de ses premières
mais aussi parce qu'elles n'ont été mises en
années à Pékin qu'il adopta le nom chinois
valeur ni par lui-même, ni par les autres
de Lang Shining et le nom personnel de
missionnaires, ses confrères. Et pourtant, le
Ruose, qui pourrait être une transcription
fait d'avoir peint à l'aide d'émaux pourrait
abrégée de Joseph (Giuseppe).
L' ENGAGEMENT
ENCADRÉ
La famille de Giuseppe Castiglione (1688-1766) Marco Musillo
Différents éléments importants peuvent nous
La famille de Giuseppe Castiglione habi-
aider à reconstruire la situation familiale
tait dans le quartier de Porta Comasina à Milan,
jusqu'alors partiellement inconnue de Giuseppe
et était rattachée à la paroisse de San Marcellino,
Castiglione et de son frère cadet, Giovanni
supprimée à la fin du xvn1e siècle. Dans le regis-
Battista : l'éloignement de leur ville d'origine
tre des mariages, apparaissent les noms des
(qui ne fut que partiel pour le second) est com-
parents, Pietro Gastiglione et Anna Maria
mun aux deux frères et tous deux étaient doués
Vigona, ainsi que celui du grand-père, signore
dans le domaine artistique.
Rocco Castiglione, en date du 24 mai 1684 1 •
Le 16 janvier 1707, à l'âge de dix-huit
Giuseppe Castiglione est inscrit dans le
ans, Giuseppe Castiglione entra au noviciat de
livre des baptêmes 2 à la date du 19 juillet 1688
Gênes. Il demeure plusieurs traces de sa vie à
comme Giuseppe Simone Teodoro. Au sein du
Milan, avant son entrée dans l'ordre des Jésuites.
même volume, le baptême du frère Giovanni
Outre les sources d'informations jésuites, nous
Battista, deux jours après sa naissance, est men-
disposons des renseignements, sur la famille
tionné en date du 17 juillet 1690. Apparaît égale-
Castiglione, conservés dans les registres du dio-
ment le baptême de la sœur, Angela Maria, née en
cèse de Milan, ainsi que d'informations gardées
décembre 1686 mais décédée huit mois plus tard.
au sein de l'archive de l'ordre des Ministres des
Le registre de décès de San Marcellino de
infirmes de Rome, concernant le frère cadet.
1680 à 1776 ne contient aucune référence
1. Registre des mariages de San Marcellino de 1680 à 1787.
2. Registre des naissances de San Marcellino de 1680 à 1715. 1690 n. 46.
19
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
ultérieure à la famille Castiglione, ce qui laisse à
céder le nom des membres de la famille de cer-
penser qu'elle aurait changé de quartier ou de ville.
tains appellatifs, par exemple signore ou ser.
Dans l'inscription du baptême de
Dans le seul duché de Milan, le patronyme
Giuseppe Castiglione et du mariage des parents,
Castiglione est commun à quatre familles bla-
le nom du père Pietro ou du grand-père Rocco
sonnées qui se distinguèrent dans l'histoire de la
est toujours précédé de
L'utilisation
ville et comptèrent parmi les plus nobles mai-
de cet appellatif dénote une origine non popu-
sons milanaises. Cela porte à croire que, malgré
laire. D'ailleurs, cela sera confirmé par l'éloge
aucune appartenance, ni à la noblesse d'origine
dans la première partie dédiée à la
féodale, ni aux familles patriciennes qui diri-
famille et à la formation initiale de Giuseppe
geaient la ville, la famille de Giuseppe
Castiglione, il est écrit que ses parents faisaient
Castiglione naquit dans la noblesse milanaise.
posthume 3
3. ARSI, Bras.28, ff.92 r/v 93 r. Ce document manuscrit, provenant des archives des jésuites de Rome, fut rédigé à Pékin, comme prévu par l'ordre, juste après la mort de Cas(iglione. 4. La différence entre nobles et patriciens est moins marquée au XVII' siècle, étant donné que les deux aristocraties commencent à s'unifier par des mariages mixtes partageant des -intérêts communs. 5. Xenio Toscani, , Il reclutamento del clero (secoli xv1-x1x) ,, dans La Chiesa e il potere palitico dol Medioeva al/'età contemporanea, Storia d'Italia, Annali n' 9, Turin, Einaudi, 1986, p. 588. ·
20
:
«
signore
».
partie des familles dont le nom était connu, une
Au début du xvm• siècle, le duché de
expression faisant référence à des nobles ou à
Milan fut confronté, à cause de la guerre oppo-
des personnes de rang intermédiaire telles que
sant l'Espagne et la France à l'Empire autrichien,
les avocats, les médecins, ou les marchands par-
à une situation d'abandon et d'isolement qui
ticulièrement riches. En outre, il est précisé que
expliquerait pourquoi les deux frères Castiglione
la formation du jeune Castiglione eut lieu dans
sont entrés dans des ordres religieux loin de
la maison paternelle : un genre d'éducation uni-
Milan, recherchant peut-être les privilèges, sur-
quement à la portée des nobles et des familles
tout fiscaux, réservés aux religieux, qui n'exis-
les plus riches qui choisissaient cette voie ou un
taient pas en Lombardie. Si on compare les
pensionnat prestigieux.
données de la première moitié du xvn< siècle
Dans les répertoires généalogiques
concernant les cadets de vingt-trois familles
milanais concernant les nobles dotés d'un fief et
nobles de Milan, à celles des premières années
les patriciens4, la famille de Giuseppe Castiglione
du xvm• siècle, on remarque que l'entrée dans la
n'apparaît pas. Les Castiglione ne faisaient cer-
carrière ecclésiastique connut une forte baisse :
tainement pas partie du patriciat milanais puis-
on passe de 30
que cette aristocratie, après la chute espagnole,
à 12,8
bénéficiait toujours de grands privilèges. Les
XVIlle
deux fils n'auraient eu aucune raison de choisir
que les cadets milanais s'orientaient toujours
la vie au sein d'un ordre religieux hors de Milan,
moins vers les ordres religieux, choisissant des
mais auraient hérité de leur père des charges
activités économiquement plus rentables. Nous
propres à cette aristocratie. Ceci ne signifie pas
pouvons donc supposer que la. famille de
pour autant que la famille Castiglione n'était pas
Giuseppe Castiglione, n'ayant pas d'argent à
noble. En effet, il existait une petite noblesse qui
investir, a toutefois poussé ses fils vers la car-
ne pouvait se parer de titres, mais qui faisait pré-
rière religieuse. Carrière religieuse achevée par
010
au début du xvn< siècle
O/o au cours des premières années du
siècle5 • Cette baisse s'explique par le fait
L'ENGAGEMENT
le frère (novice en 1709, et ordonné père en
Camilliani. Parmi les documents possédés par les
1711 6), contrairement à Giuseppe qui, bien
Camilliani, le plus intéressant est le Catalogus
qu'ayant probablement reçu une éducation clas-
Religiosorum9 dans lequel on trouve, par ordre
sique dès sa petite enfance, avait fréquenté un
chronologique, un résumé de la vie de chaque
atelier de peinture durant son adolescence et
religieux. L'information la plus importante est
n'était certainement pas prêt à gravir les éche-
qu'en date du 13 septembre 1731, Giovanni
lons de la hiérarchie jésuite.
Battista Castiglione est employé en qualité d'ar-
Dans une lettre (fig. 6) écrite à Pékin et
chitecte pour la reconstruction de la maison de
datée du 7 novembre 17257, Giuseppe Castiglione
l'ordre à Milan. Giovanni Battista Castiglione tra-
demande au général de l'ordre de retrouver son
vailla probablement en tant qu'« ingénieur et
frère à Rome, au sein du noviciat de l'ordre des
architecte collégial
Camilliani8 , la Madalena, et de lui remettre une
XVIII•
lettre personnelle. Lorsque le frère fut admis au
avaient servi quatre ans avec un autre architecte.
sein
Giuseppe
Le frère de Giuseppe Castiglione eut certainement
Castiglione était encore à Gênes, où il apprit la
une fonction spécifique au sein du chantier de
destination de Giovanni Battista. La lettre
Milan, dirigé par Antonio Quadrio, l'architecte qui
envoyée de Pékin prouve qu'en 1725, Giuseppe
fut, de source sûre, l'ingénieur en chef des tra-
avait perdu son frère de vue. Cette lettre m'a per-
vaux de reconstruction de la maison des Ministres
mis de trouver quelques renseignements concer-
des infirmes en 1731. Cette même année, le
nant Giovanni Battista Castiglione, dans les
Catalogus Religiosorum indique que l'architecte
archives de la maison des généraux des
du chantier de Milan était Giovanni Battista.
de
l'ordre des
Camilliani,
»,
un titre utilisé à Milan au
siècle pour désigner des personnes qui
6. Archives du Ministère des infirmes de Rome, Catalogus Religiosarum, vol. IV, n. 1641, 1501-1999. 7. ARSI, Japon. Sin. 183 ff. 212213. 8. Maison des généraux des Ministres des infirmes, ordre créé par San Camillo pour venir en aide aux malades et aux mourants. 9. Catalogus Religiosorum, vol. IV, n. 1641.
GIUS E PPE
CASTIGLIONE
EN CADRÉ
2
Les peintures génoises de Giuseppe Castiglione Marco Musil lo
Le 16 janvier 1707, Giuseppe Castiglione entra au
erreur en reconnaissant Giuseppe Castiglione
noviciat de Gênes. Les jésuites de cette ville recon-
comme l'auteur du tableau de Sant'Ignazio dans
nurent tout de suite son talent, comme en témoi-
l'église du noviciat et de « quelques toiles » du
gne la lettre écrite de Pékin par Giuseppe Panzi le
réfectoire.
1
22 novembre 17772, adressée au père Giuseppe
Dans le Guida artistica per la citta di
Solari. Dans cette missive, l'artiste florentin décrit
Genova, de Alizeri5, les toiles du réfectoire sont à
la cérémonie donnée par l'empereur Qianlong en
nouveau mentionnées dans la description de la
l'honneur du soixante-dixième anniversaire du
maison de retraite des pères jésuites. Le passage
père Ignatius Sichelbart. Il explique que l'empereur
tient compte de la rectification de Ratti : Non più antico d'un secolo, ma nobile e
1. Giuseppe Panzi, né en 1733, fut peintre à la cour de Pékin de 1771 à 1806, année de son décès.
organisa une fête similaire pour Giuseppe Castiglione. Il rappelle également que Giuseppe
vasto è il locale, costrutto in tre piani, e fornito a
2. ARSI, Japon. Sin. 185, Epistolae Josephi Panzi 17731795.
Castiglione devint célèbre parmi les jésuites de
dovizia di cià che a tal 'uopo si richiede. Né man-
Gênes grâce à ses toiles peintes pour le réfectoire.
can pitture a fargli ornamento, avend'io notato
La première référence aux peintures du
eziandio nel refettorio tra parecchi buoni quadri
noviciat apparaît dans le guide de Gênes de Carlo
un bellissimo di Bernardo Castello colla Sacra
Giuseppe Ratti datant de 1766 L'auteur commet
Famiglia e Santa Chiara. Abbondano anzi nella
une erreur en attribuant à un peintre du nom de
maggior sala. Ignoto è l'autore delle otto tavole che
Venghier le Sant'lgnazio du maître-autel de
pendono dalle pareti di essa, e d'alcune aitre
l'église du même nom située dans le noviciat des
sparse per le scale e i corridoi la maggior parte
1765, 1768, réédition anastatique, Balogna, 1970, vol. 11, p. 329-330.
jésuites, ainsi que beaucoup d'huiles sur toile du
con istorie della vita di Cristo, che tutte conosconsi
réfectoire. Cependant, dans le guide écrit en 1768,
dello stesso pennello. Nondimeno riscontrando la
5. Federigo Alizeri, Guida
en collaboration avec Soprani4, à l'intérieur du
Guida del Ratti, trovo notati nel refettorio di
paragraphe sur Andrea Pozzo, Ratti corrige son
Sant'Ignazio
3. Carlo Giuseppe Ratti,
lstruzione di quanta pua vedersi di più bello in Genova in pittura, scultura ed architettura, Gênes, Paolo e Adamo Scionico, 1766, p. 49. 4. Raffaello Soprani, Carlo Giuseppe Ratti, Vite de' pittori,
scultori, ed architetti genovesi e dei forestieri chi in Genova hanno operato dal/'anno 1594 a tutto il
artistica perla città di Genova, Gênes, Gia. Grondona, 1847.
22
3•
cc
(noviziato
or soppresso della
L'ENGAGEMENT
Compagnia di Gesù) moiti quadri ad olio di certo
du xvue siècle et montre l'influence de Cerano
laico gesuita cognominato Castiglione; e la pro-
(Giovan Battista Crespi, Milan, 1607-1675), réfé-
babilità che Jossero traslocati nella soppressione
rence pour les artistes lombards qui peignaient
di detta chiesa, la quantità dell'opere, l'ignoto stile
des sujets religieux. L'utilisation des reflets métal-
mi persuaderebbe ad attribuirlefrancamente a quel
liques, les effets de lumière intenses et la présence
religioso, s'io usassi andar men che sicuro nello
de drapés impeccables dénotent une influence
apporre i nomi alle opere d'arte
6•
~
évidente de Cerano dans ces tableaux de
Les toiles, aujourd'hui conservées dans
Castiglione. Les sept toiles ont en commun des
le saint hospice Martinez (Istituto Pia Ricovero
dessins de composition assez simple et une tech-
Martinez) de Gênes, n'étaient pas destinées à
nique narrative contrôlée, adhérant ainsi à la cul-
l'église mais à d'autres endroits du noviciat : la
ture de la contre-réforme. Dans la majorité des
plus grande partie des œuvres a été remarquée
compositions, Castiglione introduit des détails
par Alizeri et Ratti, dans le réfectoire de la com-
natureis afin de donner un aspect moins sacré à
munauté de Sant'Ignazio. La connaissance du lieu
la solennité des figures caractérisées par la styli-
d'origine des œuvres permet d'affirmer que seuls
sation des physionomies. Malgré tout, sur l'en-
les novices résidant dans la domus probationis
semble des tableaux, certains traits stylistiques,
pouvaient admirer les toiles. Le pivot de l'unité
empruntés à une vision maniériste et académi-
thématique est symbolisé par le sacrement de
que, aboutissent à des touches plus libres et
l'eucharistie, interprété selon la tradition ecclé-
vibrantes. À travers ces différences, nous voyons
siale, afin d'indiquer les deux plus importantes
se dessiner le chemin que Giuseppe Castiglione
valeurs pour un novice de la Compagnie de
parcourut en Italie pour atteindre une véritable
Jésus : l'obéissance et le dévouement à leur mis-
maturité picturale. C'est un parcours dans lequel
sion. La représentation de ces valeurs à l'intérieur
la peinture baroque milanaise (Cerano, Camillo,
du noviciat devient un exemple éducatif : obéis-
Procaccini) a joué un rôle majeur.
sants et totalement soumis à leurs supérieurs, les
Dans les deux toiles représentant les épi-
religieux affrontaient les longs voyages de leur
sodes du Christ et la Samaritaine (fig. 1) et de
mission.
Moïse à Rephidim (fig. 2), Castiglione privilégie Parmi les sept toiles de Giuseppe
clairement un dessin soigné et mis en valeur par
Castiglione, trois sont tirées du Nouveau
un clair-obscur moins intense que dans les autres
Testament : Le Christ et la Samaritaine (fig. 1),
tableaux. Le Christ et la Samaritaine sont face à
La Tentation, Le Repas d 'Emmaüs ; les autres
face, dans une pose à la fois élégante et classique
décrivent des épisodes deï'Ancien Testament : Le
que souligne le dessin maniériste du puits, ainsi
Sacrifice d'Isaac, Abraham et Sarah, Moïse à
que la coiffure élaborée de la femme, indiquant
Rephidim (fig. 2), et du Livre de Tobie : Tobie et
son statut de courtisane. L'épisode, qui relate le
l'archange Raphaël (fig. 3).
voyage de Jésus en Galilée en passant par la
Le style des œuvres du saint hospice de
Samarie, est non seulement l'image d'une révéla-
Gênes rappelle la peinture du baroque milanais
tion, mais surtout celle d'une mission. Le point
6. , Datant de moins d'un siècle, mais noble et vaste, tel est le bâtiment cpnstruit sur trois étages et doté en abondance de ce que le besoin requiert. Les peintures ne manquent pas non plus pour décorer, car comme je l'ai moimême remarqué, trônant dans le réfectoire au milieu de nombreux autres beaux tableaux, une magnifique œuvre de Bernardo Castello représentant la Sacro Famiglia e Santa Chiaro. Je dirais même que la plus grande salle regorge de ses œuvres. ëauteur de tous les tableaux figurant la vie du Christ, pendus aux murs de cette salle et d'autres présents dans les escaliers et les couloirs, est inconnu. Néanmoins, en parcourant le guide de Ratti, j'ai trouvé une référence au réfectoire de Sant'lgnazio (noviciat aujourd'hui disparu de la Compagnie de Jésus) dans lequel de nombreuses huiles sur toile sont attribuées à un certain frère lai jésuite du nom de Castiglione. Bien que je n'aie pas pour habitude de mettre le nom d'un auteur sur une œuvre sans m'être assuré auparavant de l'exactitude de ces informations, il est probable que ces œuvres ont été transportées au moment de la démolition de ladite église; le nombre de toiles, le style inconnu m'incitent à les attribuer sans hésitation à ce religieux.,
23
GIUSEPPE
24
CASTIGLIONE
culminant de cet épisode demeure la reconnais-
représentatives de l'esprit du xvne siècle milanais
sance de la vérité du Christ par la Samaritaine. La
et de l'influence de Cerano, marquée par l'utilisa-
phrase de Jésus affirmant que les Samaritains
tion du clair-obscur intense rehaussé par des tons
adorent Dieu sans le connaître constituait un
de couleur contrastants, et des rayons de lumière
enseignement majeur pour les jeunes missionnai-
frisante.
res. De la même manière, le tableau figurant
Dans cet ensemble d'œuvres, la toile
Moïse à Rephidim adopte un style plus académi-
Tobie et l'archange Raphaël est particulièrement
que (influencé par le maniérisme). Cette toile est
digne d'intérêt pour ses incomparables jeux de
riche d'éléments remarquables comme le chérubin
lumière, le contraste étant accentué par l'obscu-
à la bulle de savon, symbole de la vanitas, ou la
rité de la toile soudain traversée par de puissants
tête de cheval, au dessin parfait.
rayons de lumière. Le paysage avec le Tigre qui
Cette tête de cheval, tout comme le chien
s'écoule en arrière-plan est rendu par un dessin
de la peinture de Tobie et l'archange Raphaël
simplifié et suggestif qui accentue la profondeur
(fig. 3), rappelle une des particularités de Cerano,
spatiale de la peinture. Cette œuvre, symbole
l'habileté à dessiner les chiens et les chevaux.
important de l'obéissance, témoigne de la volonté
Peintre officiel de Federico Borromeo, Cerano par-
qu'ont eue les jésuites de relancer cette thémati-
tageait la passion du cardinal pour ces animaux. La
que, accompagnée au début du xvne siècle d'une
représentation des animaux est liée à la tradition
nouvelle forme d'iconographie : le jeune âge de
borroméenne qui isole l'élément naturel pour sym-
Tobie rappelle clairement la présence d'un ange
boliser l'élément sacré, tendance caractéristique de
gardien, alors que la figuration presque mons-
la spiritualité de la contre-réforme. Castiglione
trueuse du poisson, dans ce cas volontairement
s'inspire de cette tradition, et bien qu'il s'agisse
peu naturaliste, désigne le mal. Ainsi, Tobie
d'un détail de la peinture, le jeune artiste fait
devient le symbole du « bon chrétien » qui invo-
preuve d'une grande capacité d'observation de
que la protection divine.
l'animal et particulièrement de son pelage. Cette
L'éloge posthume nous livre une infor-
habileté se retrouve également dans la représenta-
mation utile : le jeune artiste fréquenta l'atelier
tion du chien dans la toile de Tobie et l'archange
d'un
Raphaël. Le talent de Castiglione en tant que pein-
L'apprentissage de Castiglione pourrait donc avoir
tre naturaliste est présent dans les sept composi-
eu lieu dans l'atelier de Filippo Abbiati (1640-
tions à travers le rendu des bribes de paysage et la
1715) qui, de source sûre, a été l'atelier le plus
description minutieuse de la nature morte : c'est
célèbre et le plus fréquenté de Milan. Ce peintre,
une particularité que l'on retrouvera dans les rou-
qui s'est inspiré de la culture artistique du début
leaux chinois de Castiglione.
du xvne siècle, s'intéressait aux sujets de la contre-
maître de Milan
alors très
célèbre.
Tobie et l'archange Raphaël, La Tentation,
réforme. Les œuvres les plus baroques de
Le Repas d'Emmaüs et Abraham et Sarah repré-
Castiglione semblent assez éloignées du style
sentent la ligne stylistique dominante sur les
d'Abbiati, caractérisé par une attention minimale
tableaux de Gênes. Ces compositions sont très
portée au dessin, des traits plus aériens et une
L ' ENGAGEMENT
palette différente. Toutefois, les peintures de Gênes
plir des travaux artistiques. Castiglione a certaine-
pourraient faire partie d'un apprentissage de
ment travaillé dans un atelier avec des comman-
Giuseppe Castiglione dans l'atelier d'Abbiati, au
ditaires surtout ecclésiastiques, comme c'était le
sein duquel se développait une culture picturale
cas de celui de Filippo Abbiati.
hétérogène et complexe, encore liée aux modèles
Les toiles génoises permettent de com-
traditionnels du xvn< siècle. Le lien le plus proba-
prendre comment Giuseppe Castiglione s'est
siècle
formé dans la tradition du luminisme lombard
milanais est donc l'atelier d'Abbiati où les modè-
illustré surtout par Cerano. L'interprétation per-
les baroques étaient retravaillés grâce aux diffé-
sonnelle qu'il donne de ses modèles stylistiques
rentes influences du moment que nous pouvons
tendrait à prouver qu'il a terminé assez rapide-
rencontrer dans les toiles génoises de Castiglione.
ment sa formation artistique. La qualité des
L'artiste entra certainement en contact avec les
œuvres de Gênes nous révèle un peintre qui aurait
jésuites de Milan grâce à l'ambiance qui régnait
pu devenir célèbre dans son pays. Or, le parcours
dans l'atelier où il améliorait son style. La
de maturation stylistique de Giuseppe Castiglione
Compagnie de Jésus attendait des garanties préci-
fut interrompu lorsque débuta son aventure dans
ses avant d'accueillir un novice qui puisse accom-
le monde de la peinture chinoise.
ble entre Castiglione et le début du
XVIIe
CHAPITRE
2
Les années Yongzheng
(1723-1735)
Kangxi mourut le 20 décembre 1722. Son
quées, nombre de missionnaires qui opé-
quatrième fils, Yinzhen, monta sur le trône
raient dans les provinces furent expulsés.
le 27 décembre et régna sous le nom d'ère de
Seuls les jésuites de Pékin échappèrent à la
Yongzheng. De graves soupçons d'usurpation
proscription, leur rôle étant d'ailleurs réduit
et de parricide 11 pesèrent sur son avènement
à celui d'« experts étrangers».
et, pour couper court à toute revendication,
Yongzheng était un adepte du baud-
le nouvel empereur élimina ses rivaux et
dhisme Chan. Son aversion pour le christia-
ceux qui en savaient peut-être trop . Ces
nisme ne l'empêcha pas de participer à la
débuts difficiles entachèrent ses rapports
réparation des églises de Pékin après le grave
avec les missionnaires. Il reprochait en effet
tremblement de terre qui secoua la capitale
à certains d'entre eux d'avoir pris le parti du
en 1730 et détruisit tant de ses bâtiments.
clan adverse. Au début de 1724, Yongzheng
Le nouvel empereur se révéla capable
mit donc à exécution la proscription du
et consciencieux. Promoteur d'un État cen-
christianisme que Kangxi avait projetée dès
tralisé, avec une supervision gouvernemen-
le début de 1721. Les églises furent confis-
tale très forte sur les fonctionnaires locaux, il
11. Ze lin , 2002 , p. 183.
27
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
réforma les finances publiques et l'adminis-
droite donne le titre de l'œuvre et explicite
tration, renforça la législation et lutta contre
les circonstances de sa création, sa significa-
la corruption.
tion et son symbolisme :
Nombreux signes
Sous son règne, Castiglione produisit
de bon augure. En cette année de l'auguste
les peintures sur lesquelles s'est construite sa
avènement, toutes sortes de signes fastes sont
renommée, en particulier ces deux chefs-
apparus ; les céréales à doubles épis ont
d'œuvre que sont le rouleau Nombreux signes
poussé dans les champs, les lotus à doubles
de bon augure (Juruitu) et celui des Cent
fleurs se sont épanouis dans l'étang du
Coursiers (Baijuntu) . Yongzheng, qui appré-
palais. Votre serviteur Lang Shining a respec-
ciait beaucoup Castiglione, fut un comman-
tueusement observé et peint ces végétaux
ditaire qui laissait ses peintres assez libres,
dans un vase pour commémorer l'heureuse
une situation que Castiglione ne retrouva
réponse qu'ils expriment. Le 15e jour du
plus jamais après 1735, sous le règne de
ge mois de la ire année Yongzheng [13 octo-
Qianlong. Les peintures exécutées au cours de
bre 1723], respectueusement peint par votre
ces dix années, entre trente-cinq et quarante-
serviteur Lang Shining de l'ouest des mers.
»
sept ans, sont les plus inspirées qu'ait pro-
Le sujet de la peinture n'a pas été
duites l'artiste, celles où il a conjugué avec un
choisi par Castiglione et ne doit rien à la tra-
bonheur inégalé les deux traditions chinoise
dition occidentale. Il s'enracine au contraire
et occidentale.
au cœur de la pensée chinoise et participe de
Le Juruitu est la plus ancienne pein-
la notion de « résonance » par laquelle, selon
ture de Castiglione faite pour le palais et
la cosmologie corrélative, s'expliquent tous
datée qui nous soit parvenue. Il s'agit d'un
les phénomènes naturels. Le souverain reçoit
rouleau vertical à l'encre et couleurs sur soie
son mandat du Ciel et ce dernier communi-
(H. 173 cm; 1. 86, 1 cm), conservé au musée
que avec les hommes par l'intermédiaire de
national du Palais de Taipei (fig. 7).
prodiges. À l'avènement d'un souverain légi-
La peinture représente un arrange-
28
«
time, et plus encore d'un homme sage, le
ment floral dans un vase. L'arrangement
Ciel
comprend des lotus en boutons, en fleurs et
(apparition d'animaux fabuleux ou extraor-
en graines doubles associés à des épis dou-
dinaires, de céréales ou de fruits miraculeux,
bles de millet. Une inscription en haut à
de plantes ou d'objets divins). Puis, tout au
«
répond
»
par des signes auspicieux
Fig. 7. Giuseppe Castiglione (Lang Shining), Juruitu (Nombreux signes de bon augure). 1723,
rouleau vertical, encre et couleurs sur soie, H. 173 cm; 1. 86, 1 cm, musée national du Palais, Taipei
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
long du règne, il confirme le mandat d'un
des mers, mention que l'on trouve sur d'au-
gouvernement vertueux par des signes
tres œuvres de cette époque, mais qui ne fut
fastes et manifeste sa désapprobation par
presque plus utilisée sur les peintures plus
des signes de mauvais augure (calamités
tardives de l'artiste.
naturelles ... ). En l'occurrence, la peinture
Si Castiglione a travaillé sur un sujet
Juruitu avait donc une connotation politi-
imposé, il a pourtant réalisé ici une œuvre
que extrêmement marquée. Elle exprimait
parfaitement originale, d'une extraordinaire
que l'accession de Yongzheng au trône était
qualité, où se conjuguent, dans la compo-
légitime et que cette accession annonçait un
sition et la technique, les deux traditions
règne vertueux.
picturales.
À ce niveau principal de signification
Le fait de dépeindre comme unique
venaient s'ajouter des jeux de mots qui accen-
motif de la peinture un arrangement floral
tuaient le message auspicieux. Le lotus « he
dans un vase n'était pas totalement nouveau
peut être compris comme un rébus pour un
en Chine en ce début du
autre caractère homophone qui signifie la
rencontre déjà chez de grands maîtres du
concorde. De même, le vase « ping
XVIIe
»
est un
XVIIIe
siècle. On le
siècle comme Chen Hongshou (1599-
qui signifie paix. Les
1652). Malgré tout, c'est un parti peu cou-
Chinois ont toujours aimé jouer avec ces
rant avant la fin des Ming, du moins dans la
rébus, dans l'art décoratif, mais aussi dans la
peinture lettrée. En effet, si les compositions
peinture d'« objets tranquilles », qui corres-
florales dans un vase décoraient fréquem-
pond à la nature morte en Europe, et qui est
ment les intérieurs au moins dès la fin du
en Chine le plus souvent une peinture de
xie
vœux, associée à une célébration (changement
trent les peintures murales des tombes de
de saison, anniversaire ... ).
cette époque en Chine du Nord, on peut penser
rébus pour « ping
30
»
»
ou le début du
XIIe
siècle, comme le mon-
Le thème du Juruitu, avec ses diffé-
que ce motif, lié à la symbolique de bon
rentes connotations - politique, symbolique-,
augure, n'était traité en peinture que par les
a donc été dicté à Castiglione. De même,
artistes professionnels. Les lettrés, eux, dans
l'inscription n'est ni de son inspiration, ni de
leurs peintures de fleurs, préféraient montrer
sa main. Elle fut écrite en son nom. Sa signa-
des branches fleuries ou des fleurs non cou-
ture est précédée du terme« haixi », de l'ouest
pées, évoquées dans leur cadre naturel.
LE S A N N ÉE S YONGZH E NG
Le changement intervient au cours de
et les couleurs à l'eau - et du support, la soie.
l'époque des Ming, dans le sillage d'un double
Et pourtant, au regard d'un spectateur chi-
mouvement d'intérêt, chez les amateurs
nois, la peinture a un parfum très exotique
lettrés, pour l'arrangement floral et pour l'ob-
et résonne étrangement, alors qu 'aux yeux
jet de collection, tous deux valorisés par les
d'un Occidental, elle reste culturellement
traités de goût largement diffusés à partir du
reconnaissable. Paradoxe apparent que seul
siècle. Il devient alors de bon ton de
explique le travail sur les végétaux et sur la
XVI•
représenter des fleurs arrangées dans un vase,
lumière que Castiglione a développé.
ancien ou moderne, mais presque toujours
La manière d'organiser les végétaux
précieux. À l'intérieur de cette combinaison
dans le vase reste en effet tout à fait occi-
- fleurs et objet - , le réceptacle du bouquet
dentale. Il en est de même de leur traitement
devient aussi important que le bouquet lui-
naturaliste et détaillé, issu de l'art des natu-
même, et le connaisseur jouit du « portrait »
res mortes de l'Europe du Nord.
peint du vase qu'il collectionne en même
L'éclairage venant de la droite, la
temps que les fleurs de saison que celui-ci
lumière rendue par des rehauts de gouache
contient. La peinture d'« objets tranquilles »,
blanche, le volume, en particulier des tiges,
jusque-là reléguée dans le seul domaine de
des feuilles et des fruits, sculpté par les
l'expression des vœux, investit dès lors le stu-
ombres, appartiennent aussi à la tradition
dio des amateurs et des esthètes.
occidentale.
La composition du Juruitu s'inscrit
C'est ce jeu de lumière et d'ombre qui
parfaitement dans ce courant. Le bouquet est
donne son assise et sa matière au vase sur son
disposé dans un vase en grès guan des fours
support, avec les éclats de lumière sur la panse,
officiels des Song du Sud (XII•-XJn• s.), une
l'ombre sur toute la partie gauche, le rendu très
période dont l'empereur Yongzheng aimait
délicat des craquelures. Cette qualité tactile,
particulièrement la céramique. Le caractère
sensuelle et en même temps transparente, dans
précieux de l'objet, le fait qu'il s'agit d'un
le rendu de l'épiderme des êtres et des choses,
objet de collection est encore souligné par le
est propre à la peinture d'« objets tranquilles »,
socle en bois ouvragé sur lequel il est posé.
de fleurs et d'oiseaux de Castiglione. Le jeu de
Thème, composition sont donc chi-
lumière et d'ombre donne aussi sa force au
nois. Il en est de même des moyens - l'encre
bouquet et par là même à la composition.
31
GIUSEPPE
CASTIGLIONE
Fig . 8. Giuseppe Castiglione (Lang Shining), Wuruitu (Ta lismans pour la fête du double cinq) , non dat é [1732]. roul ea u vertica l, encre et co ul eurs sur soie, H. 140 cm; 1. 84 cm, mu sée du Palai s, Pékin, inv. n° Xin 1371 32
12. La Cité interdite..., 1996, n' 124.
32
L'organisation des tiges entrelacées est très
une simple notation naturaliste, sans arrière-
savante; l'artiste a évité ici toute impression de
pensée, ou bien Castiglione a-t-il voulu
rigidité ou de masse en introduisant une herbe
pondérer, de façon voilée, le message idéolo-
sèche qui s'enroule à droite, et en réponse, à
gique de ces signes extraordinaires par le
gauche, des petites feuilles, fleurs et baies, à la
rappel de la vanité de toutes choses?
manière des mèches folles qui s'échappent
Le traitement des pétales, lui, est très
d'une coiffure élaborée et lui redonnent sa
chinois, mis à part les rehauts d'aquarelle
dimension de fragilité humaine.
blanche qui jouent comme des particules de
De plus, il y a, dans le mouvement
lumière. Ces rehauts interviennent également
des feuilles, un sens de la vie, du naturel, très
sur la face éclairée des épis, dont les barbes
subtil et tout à fait voulu, qui s'exprime dans
sont évoquées en touches aussi fines que des
la façon dont les bords des feuilles se recour-
cheveux. Nous abordons, avec ces touches
bent, dont leur revers est traité. Le côté un
très très fines , l'une des caractéristiques de
peu flétri du haut recourbé de la grande
l'art de Castiglione. Les touches, ici pour les
feuille de lotus, au centre, rappelle les« vani-
barbes du millet, ailleurs pour la fourrure ou
tés » des
natures mortes occidentales.
les cheveux, font vibrer le motif et tout ce
Comment ne pas penser, par exemple, à La
qui l'entoure. Elles participent de l'attention
Corbeille de fruits de 1597 du Caravage,
au rendu de la matière, de l'épiderme des
mais, chez Castiglione, le jaune et le brun
choses que nous avions déjà notée pour les
pâle qui rendent le dessèchement sont
feuilles du bouquet.
rehaussés et bordés de gouache blanche. On
Au cours de ces années du règne de
retrouve ce traitement des feuilles fanées sur
Yongzheng, Castiglione a réalisé plusieurs
plusieurs feuilles d'un album (fig. 18-20) qui
autres « peintures de saison » Uielinghua),
est certainement aussi une œuvre de la pre-
dont la plupart ont disparu. L'une des rares
mière partie de la carrière chinoise de Lang
qui subsistent est conservée au musée du
Shining. Dans le langage de la nature morte
Palais de Pékin 12 (fig. 8). Intitulée Wuruitu
occidentale, les feuilles fanées évoquent
le
(Talismans pour la fête du double cinq), elle
cours habituel de la vie organique, le cycle
montre, dans un vase en porcelaine bleu
de la vie et de la mort ». Cette introduction
pâle, à l'imitation d'un guan des Song
des feuilles fanées est-elle, dans le Juruitu,
du Sud, des roses trémières, des branches de