Gilles Deleuze et ses contemporains
 9782296553095, 2296553095

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Gilles Deleuze et ses contemporains

Ouverture philosophique

Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot

Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Dernières parutions Blaise ORIET, Héraclite ou la philosophie, 2011. Roberto MIGUELEZ, Rationalisation et moralité, 2011. Stéphane LLERES, La philosophie transcendantale de Gilles Deleuze, 2011. Joël BALAZUT, Art, tragédie et vérité, 2011. Marie-Françoise BURESI-COLLARD, Pasolini : le corps in-carne, A propos de Pétrole, 2011. Cyrille CAHEN, Appartenance et liberté, 2011. Marie-Françoise MARTIN, La problématique du mal dans une philosophie de l’existence, 2011. Paul DUBOUCHET, Thomas d’Aquin, droit, politique et métaphysique. Une critique de la science et de la philosophie, 2011. Henri DE MONVALLIER, Le musée imaginaire de Hegel et Malraux, 2011. Daniel ARNAUD, La République a-t-elle encore un sens ?, 2011. A. QUINTILIANO, Imagination, espace et temps, 2011. A. QUINTILIANO, La perception, 2011. Aimberê QUINTILIANO, Imagination, espace et temps, 2011. Aimberê QUINTILIANO, La perception, 2011. Pascal GAUDET, Kant et la fondation architectonique de l’existence, 2011. Camille Laura VILLET, Voir un tableau : entendre le monde. Essai sur l’abstraction du sujet à partir de l’expérience picturale, 2011. Jan-Ivar LINDEN, L’animalité. Six interprétations, 2011. Christophe ROUARD, La vérité chez Alasdair MacIntyre, 2011. Salvatore GRANDONE, Lectures phénoménologiques de Mallarmé, 2011. Franck ROBERT, Merleau-Ponty, Whitehead. Le procès sensible, 2011.

ALAIN BEAULIEU

Gilles Deleuze et ses contemporains

L’Harmattan

Du même auteur

Abécédaire de Martin Heidegger (dir.) Sils Maria/Vrin, 2008 Michel Foucault et le contrôle social (dir.) Presses de l'Université Laval, 2e édition 2008 Gilles Deleuze et la phénoménologie Sils Maria/Vrin, 2e édition 2006 Michel Foucault and Power Today. International Multidisciplinary Studies in the History of Our Present (co-dir. avec D. Gabbard) Lexington Books, 2006 Gilles Deleuze. Héritage philosophique (coord.) PUF, 2005

Couverture: Klee, Paul (1879-1940) La machine à gazouiller / Die Zwitscher-Maschine (1922) Dessin par transfert à l'huile, aquarelle et encre sur papier avec gouache et burdures d'encre (64,1 x 48,3 cm) Reproduit avec l'aimable autorisation de Art Resource, New York Droit d'auteur : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

L'Harmattan 5-7 rue de l'école polytechnique 75005 Paris © L'Harmattan ISBN: 978-2-296-55309-5 EAN : 9782296553095

À iQi Balam

Avant-propos Le travail de Deleuze est parfois perçu comme une sorte d'illumination produite dans les marges de sa propre histoire. À la série de monographies géniales (consacrées à Spinoza, Nietzsche, Bergson, Leibniz, etc.) s'ajouterait une collaboration intempestive avec Guattari. Libre par rapport à tout contexte d'apparition, Deleuze serait miraculeusement survenu sur la scène de la philosophie en définissant les paramètres de son auto-création. Cette perception est en partie légitimée par l'attitude anti-herméneutique de Deleuze qui milite contre la réduction des idées à des jeux d'influences historiquement déterminés. Et une partie des efforts de Deleuze vise bien à neutraliser l'historicisme ambiant pour mieux réinscrire une singulière valeur d'éternité (Aiôn) en philosophie. Les lectures de ses auteurs de prédilection convergent vers ce point d'expérimentation de l'immanence pure et irréductible à la perspective historiciste. Ainsi, la construction du plan d'immanence est présentée comme le plus sûr moyen d'exprimer son intempestivité en conjurant les illusions de la transcendance comme principe d'explication. Les philosophes, écrivains et artistes qui intéressent Deleuze, ou qui se sont intéressés à lui, contribuent à moduler de différentes façons l'expérience de l'immanence contre le recours à la transcendance qui se manifeste de manière plus ou moins subtile suivant les auteurs et les époques. Dès lors, les pensées de l'immanence se transforment sans être inféodées à un projet évolutif. Deleuze soutient donc la nécessité de naviguer à contre-courant de son temps pour mieux laisser la chance aux rencontres et aux événements de se produire. Il défie les filiations scolaires et défend la rareté de la pensée véritable en préférant souvent la compagnie des non philosophes. Il enseigne non seulement à se méfier des périodisations historiques toutes faites, comme le démontre notamment l'« identité Spinoza-Nietzsche » qu'il propose, mais aussi à « devenir mineur » en se montrant vigilant face aux grands auteurs qui ne quittent jamais le cursus universitaire. Ainsi, son inactualité apprend à déjouer l'institutionnalisation de la pensée. Ce qui n'empêche pas les productions conceptuelles deleuziennes de créer des alliances avec certains de ses contemporains, de participer à des mouvements intellectuels, et d'amener ses héritiers à nouer des rapports spécifiques avec sa pensée. Sans réduire la pensée de Deleuze à ses conditions historiques d’apparition, il convient d'analyser la fécondité des thèses deleuziennes en les situant dans un milieu dynamique fait de passages et d'échanges, mais aussi de luttes et de résistance, avec et contre des courants ou auteurs de son temps. Car malgré les aspects provocateurs et parfois même scandaleux de sa pensée, en dépit de son goût du paradoxe et le travail de déplacement qu'il opère, Deleuze demeure lié, à sa manière, à certains courants philosophiques de son siècle qu'il s'ingénie parfois à

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machiner (phénoménologie, théorie critique, marxisme, sémiotique, structuralisme, etc.). Le fil conducteur des textes rassemblés dans le présent ouvrage concerne donc les relations de Gilles Deleuze à ses contemporains. Il ne s'agit pas d'une biographie qui établirait la chronologie des réalisations de Deleuze en relation avec ses amitiés, l'environnement intellectuel ou les événements politiques. L'ouvrage présente plutôt des lieux d'échange, d'opposition, de résonance ou de machination, entre les productions deleuziennes et des auteurs que Deleuze n'a pas nécessairement connus, mais qui déterminent à chaque fois une partie de son devenir philosophique, ou qui trouvent dans la pensée deleuzienne une inspiration pour leurs travaux. Réunies autour des thèmes de la métaphysique, l'éthique et la politique, les arts et l'esthétique, des approches variées permettent d'examiner la modernité de la philosophie deleuzienne. Nous analysons ainsi les contributions de Deleuze à certains mouvements de pensée tel que la phénoménologie par le biais de Husserl et Heidegger, l'environnementalisme, ou encore la « renaissance spinoziste » qui propose une interprétation marxisante de la puissance révolutionnaire inhérente aux thèses du philosophe d'Amsterdam. Une autre voie privilégiée consiste à situer la pensée deleuzienne sur la scène intellectuelle française. Il s'agit alors de dégager l'originalité de Deleuze par rapport à l'ontologie de Badiou, au « matérialisme aléatoire » du dernier Althusser et à la sémiologie saussurienne. Des chapitres mettent également à profit les ressources de la conceptualité deleuzienne pour répondre à certains points de doctrines. C'est le cas des études comparatives entre l'anti-hégélianisme d'Adorno et celui de Deleuze, ainsi qu’entre les différentes fonctions attribuées au cinéma par Godard et Deleuze. Une quatrième perspective donne l'occasion de présenter quelques usages d'avant-garde, aussi étonnants que variés, des notions deleuziennes par la musique figurale de Brian Ferneyhough et l'architecture « complexe » de Peter Eisenman. Le critère qui a guidé le choix des auteurs à l’étude pour chacun des chapitres est le suivant : les « contemporains » appartiennent au XXe siècle en demeurant des références pour Deleuze sans que ce dernier ait abondamment écrit sur eux. Bergson et Foucault, auxquels Deleuze a consacré des monographies, se trouvent donc exclus. Nous considérons les auteurs étudiés comme particulièrement importants pour l’itinéraire intellectuel de Deleuze, ou la pensée deleuzienne déterminante pour leurs propres parcours, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité tant les sources de la pensée deleuzienne sont variées. En outre, la « boîte à outils » et la méthode d'analyse léguées par Deleuze réservent des applications encore insoupçonnées qui sauront approfondir et tirer profit des concepts deleuziens dans un avenir plus ou moins rapproché. Car il y a bien une actualité toujours à venir de la pensée deleuzienne. L'ouvrage n'a pas la prétention de développer une thèse sur la méthode de lecture deleuzienne qui est déjà assez bien connue : faire subir des 10

métamorphoses à la pensée d'auteurs, que ces auteurs auraient souvent refusées, et voir comment elles sont reprises à l'intérieur de nouveaux problèmes. Les textes que nous proposons souhaitent plutôt dégager la richesse, l'originalité et la diversité de certaines rencontres avec des auteurs qui ont déterminé la pensée deleuzienne et établir les connexions entre certains travaux contemporains qui trouvent une résonnance avec la pensée deleuzienne. L’une des inquiétudes de Deleuze, le signe aussi d'une rare humilité, peut-être même d'un ascétisme oublié, était de voir sa pensée entrer dans le « mainstream ». « Devenir à la mode » est la hantise deleuzienne par excellence. Son mépris du voyage et son goût d'invisibilité lui permirent de se consacrer entièrement, et parfois clandestinement, à son œuvre, l'une des plus denses, exigeantes, et originales de son temps. Nous espérons ne pas contrevenir à cette crainte de l'historicisme et à ce désir d’imperceptibilité en soulignant l’originalité des machinations que Deleuze fait subir à ses contemporains, et auxquelles certains contemporains inspirés par Deleuze s'adonnent avec lui. Notes préliminaires Tous les textes, sauf ceux des chapitres 5 et 10, ont été présentés et discutés dans le cadre de séminaires ou colloques internationaux (voir les notes au début des chapitres). Les chapitres 4, 10 et 13 sont inédits. Certains chapitres ont été publiés en langue étrangère : Chap. 1 dans Graham Jones & Jon Roffe (eds), Deleuze's Philosophical Lineage, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 261-281 ; Chap. 2 dans Philosophy Today, vol. 54, no. 2, 2010, p. 132–137 ; Chap. 5 dans Volkan Çelebi (dir.), Monokl. Mono Kurgusuz Labirent, Istanbul, Turquie, 2011, no. spécial « Deleuze » ; Chap. 6 dans Chloë Taylor (ed.), Journal for Critical Animal Studies, vol. 9, no. 1/2: « Continental Philosophical Perspectives on Non-Human Animals », 2011, p. 69-88. Nous présentons ici des versions remaniées et augmentées des autres chapitres parus dans différents périodiques ou ouvrages collectifs, parfois sous des titres légèrement différents : Chap. 3 dans Stéfan Leclercq (dir.), Concepts. Hors-série 2, 2003, p. 7494 ; Chap. 7 dans Actuel Marx, no. 34, 2003, p. 161-174 ;

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Chap. 8 dans Luca M. Scarantino (ed.), Proceedings of the Twenty-first World Congress of Philosophy, Ankara, Philosophical Society of Turkey, 2007, p. 1-11 ; Chap. 9 dans Constantin Boundas (éd.), Symposium, vol. 10, no. 1, 2006, p. 327-342 ; Chap. 11 dans Bruno Gelas et Hervé Micolet (dir.), Deleuze et les écrivains. Littérature et philosophie, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 519-530 ; Chap. 12 dans Cinémas. Revue d'études cinématographiques, vol. 13, no. 3, 2003, p. 173-190 ; Chap. 14 dans Kerstin Hausbei et al. (Hrsg.), Transversale. Ein europäisches Jahrbuch, München, Wilhelm Fink Verlag, 1, 2005, p. 32-39. Je remercie les éditeurs qui ont accueilli la première version de certains chapitres et ont autorisé la présente publication. Mes remerciements vont également au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour l'appui financier obtenu durant la préparation de cet ouvrage.

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I - MÉTAPHYSIQUE

CHAPITRE 1 Cinq méditations autour de Husserl et Deleuze1 L'interprétation conventionnelle de la pensée deleuzienne fait jouer l'éthique de Spinoza contre le subjectivisme de Descartes, et le vitalisme de Bergson contre la phénoménologie de Husserl. Ceci ne doit pas faire oublier que des références, qui ne sont pas toujours incriminantes, à une dizaine d'ouvrages de Husserl parsèment le corpus deleuzien. Il serait faux de croire en un simple désintérêt de Deleuze pour le fondateur du courant phénoménologique. Ce qui suit présente les machinations subtiles que Deleuze fait subir aux Méditations cartésiennes de Husserl. La dramaturgie deleuzienne Trois fonctions très distinctes sont attribuées par Deleuze aux différents philosophes qu'il cite, étudie et utilise. Il y a d'abord les sujets de ses monographies qui, hormis Kant, sont transformés en véritables héros intempestifs de la pensée (Hume, Spinoza, Leibniz, Nietzsche, Bergson, Foucault). Viennent ensuite les authentiques ennemis contre lesquels les luttes philosophiques sont dirigées (Hegel, Freud à partir des années 1970, dans une certaine mesure Kant, et de manière plus implicite Wittgenstein). Les phénoménologues (principalement Husserl, Heidegger et MerleauPonty) occupent une place à part au sein de la dramaturgie deleuzienne. Ils remplissent une troisième fonction qui n'est ni héroïque ni strictement antagonique. Deleuze ne lutte pas contre la phénoménologie, mais il combat avec elle. Défier la phénoménologie ne consiste pas simplement à se tourner vers d’autres courants de pensée; il lui faut plutôt batailler sur le terrain la phénoménologie2. Deleuze en a fini dès le début avec l'idéalisme hegelien et plus tard avec la psychanalyse, mais contrairement à une certaine croyance interprétative, il ne positionne pas simplement son entreprise de pensée contre la phénoménologie. Le statut réservé à la phénoménologie est 1

Une version préliminaire de ce chapitre a été présentée le 10 avril 2008 à la Faculté de philosophie de l’Université Laval (Canada) dans le cadre des Ateliers de philosophie moderne et contemporaine organisés par Sophie-Jan Arrien. 2 Cette interprétation semble contredire les propos de Deleuze qui, revenant sur ses années de formation, déclare : « Je ne me sentais pas d'attrait pour l'existentialisme à cette époque, ni pour la phénoménologie, je ne savais vraiment pas pourquoi, mais c'était déjà de l'histoire quand on y arrivait, trop de méthode, d'imitation, de commentaire et d'interprétation. » (G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 19). Comme nous le verrons, ce manque d'attrait, qui signale bien un refus d'adhérer à la méthode husserlienne, n'implique pas pour autant une mise au rancart définitive des écrits phénoménologiques; Deleuze s'approprie en les renouvelant les thèmes initiés par la phénoménologie (synthèse passive, anexactitude, empiricité transcendantale, etc.).

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complexe puisque, chose unique dans le corpus deleuzien, la « science » issue des travaux de Husserl ne fait pas l'objet d'une étude spécifique bien que les thèmes phénoménologiques demeurent omniprésents dans le parcours de Deleuze1. La phénoménologie n'est pour Deleuze ni une amie complice ni une ennemie détestée. Mais elle correspond étrangement à une « ennemie aimée » dont Deleuze a également besoin. Ennemie parce qu'elle introduit l'intelligibilité du sens qui donne une cohérence de type religieux à un monde idéal du sens et de la signification. Ce que Deleuze (avec Guattari) considère comme une infiltration insidieuse du transcendant dans l'immanence2. La phénoménologie est aussi aimée en tant qu'elle circonscrit un terrain où s'organisent les combats philosophiques de Deleuze. Ennemie parce qu'elle fonde une « science royale », et aimée parce qu'elle fournit les motifs permettant de définir certains des moments les plus marquants de la pensée deleuzienne. À la question « Pourquoi Deleuze s'intéressa-t-il à Husserl et à la phénoménologie ? », il faut donc répondre ceci : il est essentiel pour Deleuze d'entretenir une relation disjonctée avec une amie/ennemie capable de le tenir en haleine jusqu'à la fin. Cette fonction attribuée à la phénoménologie relève d'un tempérament nietzschéen, celui qui recommande l’adoption d’une attitude admirative en face de l’opposant véritable3. Nietzschéen, mais aussi sadien. Car il y a bien quelque chose comme un plaisir sadique qui est retiré de cette relation d'amour/haine. Deleuze applique le supplice de la goutte à la phénoménologie qui subit la plus longue des tortures en ne cessant jamais d'être accusée de tout ce pour quoi elle se croit innocente. La sentence rendue par Deleuze prend finalement l'allure d’un atermoiement illimité. Il condamne la phénoménologie tout en tirant un malin plaisir à différer l’exposition de son ultime chef d’accusation. Même l'argument tardif du « transcendant dans l'immanence » ne semble pas définitif. Deleuze repousse et décale à l’infini son assaut dernier, car il a ultimement besoin du repère phénoménologique pour s’orienter dans la pensée, pour donner une puissance expressive à sa pensée, et pour mesurer la valeur de ses concepts. En somme, les trois fonctions attribuées par Deleuze aux philosophes sont les suivantes : fonction héroïque (les amours déclarées), fonction antagonique (les ennemis jurés), fonction sadique (les partenaires/adversaires de jeu). La phénoménologie se rattache à la troisième fonction.

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A. Beaulieu, Gilles Deleuze et la phénoménologie, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2004, rééd. 2006. 2 G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 48. 3 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1ère partie, « De la guerre et des guerriers ».

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Dès les années 1960, Deleuze n'hésite pas à comparer la phénoménologie à une « scolastique moderne »1, devançant ainsi de quelques décennies les débats houleux entourant le tournant théologique de la phénoménologie. Là encore les parallèles avec Nietzsche sont révélateurs. Deleuze voit la phénoménologie de façon similaire à la manière dont le christianisme est perçu par Nietzsche. La phénoménologie pour Deleuze et le christianisme pour Nietzsche exercent une fascination maladive d'un bout à l'autre de leur travail. Les deux philosophes n'en ont jamais vraiment terminé avec leur adversaire éternel. Les batailles de Deleuze avec la phénoménologie ne trouvent aucun dénouement ultime et elles se seraient sans doute perpétuées dans tous les livres qu'il n’a pas écrits. Deleuze respecte et admire ses héros, il dénigre ses authentiques ennemis, mais il voit la phénoménologie avec l'œil d'un joueur obsessif. Certes Deleuze conserve jusqu'à la fin l'objectif de la victoire. La bataille avec la phénoménologie, qui est l'un des courants philosophiques les plus respectés de son temps, offre à Deleuze l’occasion de constituer son intempestivité. Cette tâche de tous les instants qui consiste à combattre une pensée dominante est pour Deleuze le plus sûr moyen d’accroître ses forces. Un combat de David contre Goliath que l'on croit perdu d'avance, mais aussi le type de confrontation le plus susceptible de générer de la puissance. La phénoménologie est une rivale essentielle pour la philosophie deleuzienne qui a besoin d'un tel étalon majoritaire afin de réaliser une série de devenirs minoritaires et révolutionnaires. Elle constitue ainsi un élément central dans la formation de la pensée deleuzienne. Sans faire équipe avec elle, Deleuze joue avec la phénoménologie. Gagner est nécessaire pour devenir intempestif. Mais l'intensité du jeu doit durer. Force est de constater que cette vision ludique d'une lutte qui tend vers la victoire sans jamais l'atteindre définitivement demeure inopérante dans les monographies consacrées aux penseurs-héros qui forment une communauté victorieuse, mais elle est aussi absente des relations avec ses ennemis véritables avec lesquels il en a pratiquement fini dès le départ. Les plus sceptiques diront que les phénoménologues ne conditionnent rien dans la pensée deleuzienne. L'objection la plus sérieusement formulée à cet égard consiste à dire que c'est Bergson et non la phénoménologie qui, dans le champ de la philosophie du XXe siècle, est le véritable catalyseur de la pensée deleuzienne. Ces critiques renouent avec la légendaire opposition entre Husserl et Bergson qui avaient l'avantage d'être contemporains l’un et l’autre. Deleuze se serait désintéressé de Husserl et de la phénoménologie en choisissant plutôt la méthode bergsonienne en vue d'affirmer la « chose même » contre son accès phénoménologique. Mais la thèse d'un Deleuze anti-husserlien et authentiquement bergsonien n'est vraie qu'en partie. 1

G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1965, p. 223. Voir aussi G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 120 : « La phénoménologie est trop pacifiante, elle a béni trop de choses. »

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Comme c'est le cas avec les autres philosophes à qui il consacre des monographies, il y a une machination deleuzienne de Bergson qui entraîne ce dernier dans une direction étrangère à son projet initial, à savoir vers la raison d'être des choses en train de se faire. Deleuze subvertit l'évolutionnisme spiritualiste bergsonien en faisant valoir un nouveau principe rationaliste. La pensée deleuzienne atteint d'ailleurs un apogée en expérimentant des devenirs non progressifs peuplés de singularités disjonctées (figures baconiennes, faux raccords, bégaiements, etc.) qui ne souffrent étonnamment d'aucun manque d'explication rationnelle. Les nombreuses références aux thèmes phénoménologiques qui parsèment l'œuvre deleuzienne nous amènent, non pas bien sûr à considérer Deleuze comme un disciple de l'école husserlienne, mais à analyser le statut particulier de la phénoménologie dans le développement de la pensée deleuzienne. Soutenir que la phénoménologie ne remplit aucune fonction positive dans l'itinéraire deleuzien revient à considérer que la science husserlienne et la pensée deleuzienne sont indépendantes l'une de l'autre, qu'il y a une adéquation entre le statut attribué par Deleuze à Husserl, à Freud et à Hegel, et qu'il y aurait Deleuze avec ou sans la percée phénoménologique. Nous croyons au contraire que la « fonction phénoménologique » a contribué à rendre possibles certaines des grandes innovations deleuziennes. Non seulement Deleuze prend-il presque invariablement soin de situer ses inventions philosophiques par rapport aux thèses phénoménologiques, mais la constance de son combat avec la phénoménologie assure aussi à la pensée deleuzienne une partie non négligeable de ce qui fait son unité. La nature paradoxale de ce lien se présente comme suit : d’une part, la phénoménologie est pour Deleuze un coffre aux trésors contenant des joyaux de brillantes thèses à subvertir et, d’autre part, les bouleversements infligés aux thèses phénoménologiques comptent parmi les principaux agents de consolidation du caractère révolutionnaire de la philosophie deleuzienne. Plus encore, nous croyons que plusieurs parmi les plus importantes innovations conceptuelles deleuziennes sont issues de la recherche d'une alternative à la manière phénoménologique de solutionner des problèmes. Une nouvelle problématisation qui, pour une bonne part, sape les bases du mouvement phénoménologique, mais qui n'aurait jamais émergé sans lui. À la question : « Deleuze est-il phénoménologue ? » doit être substituée l'interrogation suivante : « En quel sens Deleuze a-t-il besoin de la phénoménologie ? » Réponse : plusieurs des avancées parmi les plus décisives de la pensée deleuzienne, de ses créations conceptuelles à son rapport si particulier à l’histoire de la philosophie, sont décidées dans un corps à corps énergique, virulent et soutenu avec les propositions phénoménologiques. En outre, on pourrait dire que placer, comme on le fait le plus souvent, la philosophie deleuzienne sous le signe d'une catégorie particulière (immanence, ontologie, virtuel, événement, vitalisme, etc.) demeure toujours limitatif au regard d'un motif plus général 18

lié à la bataille incessante menée par Deleuze avec la phénoménologie. Un combat qui n'est pas simplement une lutte parmi d’autres si l'on tient compte du fait qu'un grand nombre de combats deleuziens demeurent subordonnés aux rapports conflictuels entretenus dans une sorte de joie sadique avec le rival phénoménologique. Dans ce qui suit, nous présenterons quelques-unes des lignes de contact parmi les plus déterminantes du corps à corps entre Deleuze et Husserl. Deleuze était lecteur de Husserl. Plusieurs ouvrages de ce dernier sont cités et commentés par Deleuze1 : Philosophie de l’arithmétique, Recherches logiques, Phénoménologie de la conscience intime du temps, Méditations cartésiennes, Ideen I, Krisis, Expérience et jugement, Logique formelle et transcendantale et L’Origine de la géométrie. De ces ouvrages, les Méditations cartésiennes semblent jouer le rôle le plus important au sein de la dramaturgie deleuzienne. Les Méditations cartésiennes de Husserl nous serviront donc de guide. Nous puiserons dans chacune des cinq méditations une notion essentielle machinée par Deleuze. Première méditation : Science anexacte La définition de la science constitue l’enjeu central de la première méditation. Husserl déplore le manque d’unité des recherches scientifiques et souhaite leur donner un point de départ commun. Suivant une démarche désormais bien connue, Husserl fait de la réduction transcendantale le premier pas vers ce fondement absolu. L’épochè ou la suspension de l’attitude naturelle fait surgir une conscience pure distincte du cogito cartésien en ce que les évidences concernent non le monde extérieur, mais des contenus de conscience. La première méditation présente les objets intentionnels comme « irréels », c’est-à-dire ni exacts ni inexacts, à la fois constituants et relatifs à la conscience pure à qui ils apparaissent. Ailleurs, Husserl souligne que « les phénomènes de la phénoménologie transcendantale sont caractérisés comme irréels », que « la ‘fiction’ constitue l’élément vital de la phénoménologie », et que « les concepts sont inexacts par essence et non par hasard »2. Ce qui laisse supposer, selon le 1

G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 32 (note 1) ; Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 91, 236 ; Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 32-33, 45, 86 (note 2), 117-121, 123, 124 (note 2), 137-142, 147-148, 247, 346, 358 ; Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 22, 126 (notes 49, 50) ; Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 143-147 ; Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 327, 363 (note 5) ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 236, 362 (note 69), 454-455, 507-510, 603-604 ; Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 47-48, 82, 93-94, 121 (note 9), 135 (note 6), 142. 2 E. Husserl, Idées directrices I, Paris, Gallimard, 1950, p. 7, 227 et 236. (Husserliana. Gesammelte Werke, dir. S. Ijsseling, The Haag, Martinus Nijhoff Verlag, 1950 sq ; abrév. Hua, tome III, p. 6, 163, 170). Voir aussi Recherches logiques, tome 2, deuxième partie, Paris, PUF, 1961, p. 28. (Hua, XIX/1, p. 249)

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« principe des principes »1 qu’une entité imaginaire telle que la chimère ou la licorne peut être une « source en droit pour la connaissance » à condition qu’elles soient données dans une « intuition originaire ». Une licorne peut, par exemple, apparaître « en chair et en os » dans le « présent vivant » de la conscience intentionnelle des enfants, et devenir « objet » de connaissance phénoménologique, tout en étant privée de réalité extérieure à la conscience. Ces considérations renvoient à la distinction établie par Husserl entre real (réalité mondaine de ce qui existe selon le mode d’être de la chose naturelle) et reell ou wirklich (caractérise les composantes des vécus opposés par leur aspect « fictif » à la réalité de la chose naturelle). Deleuze est fasciné par l’invention husserlienne d’une science « anexacte » ou « vagabonde ». « Elle [la science vagabonde] ne serait ni inexacte comme les choses sensibles, ni exacte comme les essences idéales, mais anexacte et pourtant rigoureuse. »2 Le terme allemand « inexakt » utilisé par Husserl, que les traducteurs rendent littéralement par « inexact », devient pour Deleuze « anexact »3. Deleuze souligne ainsi le fait qu’on se situe ici par delà le vrai et le faux, un peu comme on parle d’« amoralité » pour désigner ce qui n’est ni moral ni immoral. Les projets philosophiques de Husserl et de Deleuze se rejoignent dans l’exercice d’une science anexacte qui ne sonde pas la real-ité objective. Cette redéfinition de la science est au cœur de la révolution phénoménologique et Deleuze s’en est instruit. C’est dans un registre similaire de la fiction et de l’irréalité que Deleuze situe sa science vagabonde. Est-ce à dire qu’il n’y aurait qu’une seule science anexacte indifféremment husserlienne et deleuzienne ? Pas tout à fait. Deleuze salue la découverte husserlienne des essences vagues : « Husserl a fait faire à la pensée un pas décisif lorsqu’il a découvert une région d’essences matérielles et vagues, c’est-à-dire vagabondes, anexactes et pourtant rigoureuses, en les distinguant des essences fixes, métriques et formelles. »4 Mais il déplore également au sein du projet husserlien une volonté d’hégémonie de la science anexacte sur la pensée et sur les autres sciences. Dans l’élaboration de la science anexacte deleuzienne, l’autonomie des autres sciences est préservée. L’anexactitude deleuzienne n’est donc pas rigoureuse au sens où elle serait au fondement de toutes les autres sciences, et il ne s’agit pas pour Deleuze d’ouvrir le champ de l’anexactitude pour en faire le dénominateur commun à toutes les exactitudes. Deleuze maintient plutôt une différence de nature entre les sciences exactes et la science anexacte là où Husserl souhaite uniformiser toutes les sciences du côté de la non exactitude triomphante. Cette science deleuzienne qui autorise un passage entre l’exactitude et l’anexactitude sans accorder de privilège à l’une 1

E. Husserl, Idées directrices I, op. cit., § 24. (Hua, III, § 24) G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 454. 3 Ibid., p. 455, note. 4 Ibid., p. 507.

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sur l’autre, sans les hiérarchiser, a pour nom « science nomade ». C’est parce qu’elle tend à accorder une primauté absolue au non exact sur l’exact que la science husserlienne peut être qualifiée par Deleuze de despotique. La science nomade de Deleuze, par contraste avec celle, royale, de Husserl, n’est pas contraignante ou répressive au regard des sciences dites exactes, chacune construisant ou traçant le plan qui est le sien. La science nomade se confronte au devenir en suivant « les connexions entre des singularités », et les essences vagues qu’elles rencontrent « ne sont pas autre chose que des heccéités »1, c'est-à-dire des singularités non personnelles (une heure du jour, un bleu du ciel, une ritournelle, etc.). Elle ne cherche aucune généralité du type « essence individuelle » ou « singularité universelle » qui fait la fierté de la science phénoménologique. Elle se laisse plutôt porter par des courants intensifs d'individuation au gré desquels l'expérimentateur nomade peut prendre la mesure du degré d’intensité en tel point du courant. Plus il y aura de variations, et plus la science nomade sera dans son élément. Ces variations ne sont pas les « variations eidétiques », mais bien des « variations intensives » libres de toute finalité (notamment constitutive). La science nomade démontre un intérêt particulier pour les passages abrupts et les transitions d’états qui provoquent des rencontres imprévues entre singularités. « Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, soulignent Deleuze et Guattari, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d’‘accidents’. »2 Les sciences exactes ont pour objet le monde naturel, la science anexacte de Husserl étudie des irréalités phénoménales au fondement de toute la réalité, et la science nomade de Deleuze vagabonde dans une Nature chaosmique en expérimentant des degrés d’intensité en divers points du parcours. En outre, Deleuze transpose le thème husserlien de la non exactitude à la linguistique : « il faut absolument des expressions anexactes pour désigner quelque chose exactement »3. L’esprit scientifique de Husserl contraste avec la position de Heidegger sur la science. Pour Heidegger, la science sous ses formes naturelle et husserlienne, demeure piégée dans le monde ontique : elle ne pense jamais. Deleuze définit une science nomade tout en reprenant pour lui-même l’énoncé heideggerien selon lequel « nous ne pensons pas encore »4. Les transcendances constituent pour Deleuze de dangereuses illusions qui empêchent de penser et d’expérimenter l’immanence en s’imposant comme des figures abstraites. Drôle de synthèse accomplie par Deleuze entre 1

Ibid., p. 457-458. Ibid., p. 461. 3 Ibid., p. 31. Voir aussi G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 9. 4 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 123 ; L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 204. 2

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Husserl et Heidegger qui ouvre sur la possibilité d’une science nomade et pensante. Seconde méditation : Empiricité transcendantale La seconde méditation est consacrée à l’expérience transcendantale où le moi pur devient l’objet de sa propre expérience. La réflexion phénoménologique sonde le courant des cogitationes multiples (imaginations, souvenirs, empathie, éventuellement aussi les kinesthèses, etc.), qui prennent place au sein d’un « flux vécu ». La phénoménologie transcendantale expérimente ainsi des irréalités afin d’en réaliser une « description pure ». L’expérience phénoménologique où l’ego devient « spectateur impartial de lui-même »1 correspond en outre à une « autoexpérience transcendantale » au sens où « elle met à jour le moi pur par rapport auquel et pour lequel il y a une histoire de l’expérience »2 Chez Deleuze, tout débute aussi dans l’expérience, celle des forces chaosmiques par un « je fêlé ». Qui plus est, l’empiricité deleuzienne a, comme chez Husserl, un statut transcendantal. L’expression d’« empirisme transcendantal »3, qu’il arrive à Deleuze d’associer à un « empirisme supérieur »4 ou encore à l’« empirisme radical » issu du pragmatisme de William James5, demeure paradoxale des points de vue de Hume et de Kant : l’empirisme humien n’a rien de transcendantal en ce qu’il n’y a aucun fondement a priori qui explique la nécessité de l’union cause/effet, et le transcendantalisme kantien se distingue de l'empirisme en tant qu’il s’intéresse moins à l’expérience qu’aux conditions a priori de possibilité de l’expérience. Chez Husserl et Deleuze, les conditions de possibilités de l’expérience sont générées par le devenir même de l’expérimentation. Ce que Husserl, dans L’Origine de la géométrie, désigne comme des « a priori historiques » rend possible une science de ce qui est dans un état de variation continue, au prix bien sûr de devenir anexacte, c’est-à-dire de rompre avec l’objectivité de l’évidence.

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E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 71. (Hua, I, p. 75) L. Landgrebe, « The phenomenological concept of experience », Philosophy and Phenomenological Research, 34(1), 1973, 1-13, p. 13. 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 79-80, 186 ; Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 359-363. 4 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 57 ; Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 22. 5 D. Lapoujade, « Du champ transcendantal au nomadisme ouvrier : William James », in É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 265-275. Salomon Maimon peut être considéré comme une autre source d'explication pour la notion d’empirisme transcendantal chez Deleuze. Voir Daniel W. Smith, « Deleuze, Hegel, and the Post-Kantian Tradition », Philosophy Today, vol. 44, 2000 (supplement), p. 119-131. 2

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Pour Husserl comme pour Deleuze, il n’y a pas de vérité indépendante (non intentionnelle dirait Husserl, transcendante dirait Deleuze), et la « vérité » devient relative à l’arbitraire de l’expérience. Il subsiste bien sûr une différence fondamentale : pour Husserl c’est le moi transcendantal baignant dans le « monde-de-la-vie » qui est son propre objet d’expérience, tandis que pour Deleuze ce sont les forces impersonnelles qui deviennent objets et conditions de l’expérience. Les forces concrètes et immatérielles interviennent de manière récurrente au milieu des démonstrations deleuziennes en jouant le double rôle simultané de causes explicatives et d’effets expérimentés. La philosophie critique, nous dit Deleuze, en reste toujours aux conditions possibles et générales de l'expérience sans jamais accéder à l'expérience concrète1. Deleuze souhaite donc dépasser les conditions simplement possibles de l'expérience en direction des conditions concrètes en accédant à l’expérience des forces intensifiantes qui conditionnent et sont exprimées par des singularités en permettant ainsi de rendre sensibles des forces non-sensibles par elles-mêmes. De son côté, la phénoménologie husserlienne parvient à ébranler le présupposé de la philosophie critique kantienne en détruisant la référence aux a priori anhistoriques à la faveur d'un nouveau champ transcendantal d’expérience soumis à sa propre historicité. Mais elle réactive aussi la quête des généralités en cherchant à déterminer les conditions universelles de la connaissance. L'ego transcendantal devient le centre d'individuation primordial au fondement des conditions de l'expérience possible. En régime phénoménologique, le champ transcendantal rend toujours possible une expérience prévisible (constitution d'objet, perception charnelles, etc.), là où le champ transcendantal deleuzien, toujours peuplé de forces aux intensités singulières et imprévisibles dans leurs effets, conditionne la réalisation de rencontres inattendues qui demeurent invariablement extérieures aux heccéités nomades qu'elles réunissent. « Quand s’ouvre le monde fourmillant des singularités anonymes et nomades, impersonnelles, pré-individuelles, écrit Deleuze, nous foulons enfin le champ du transcendantal. »2 De telles singularités anonymes ne sont jamais rendues possibles par des généralités déterminées (ex. : l’ego transcendantal), mais ce sont plutôt les forces concrètes qui en conditionnent la réalisation en produisant des rencontres qui excèdent toute détermination générale préalable. Deleuze récupère de Husserl une conception de la philosophie transcendantale qui n’est pas opposée à l’empirisme, on voit aussi toute la différence qui sépare le sens qu’ils entendent donner à l’expérience. L’expérience phénoménologique demeure interne et anté-prédicative, elle est 1 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 104 ; Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 13. 2 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 125.

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intégrée dans le flux vécu indépendamment de son degré de « véracité » ou de « fausseté ». L’empirisme de Deleuze peut lui aussi être considéré comme anté-prédicatif. Toutefois, ce n’est jamais la conscience souveraine qui expérimente des variations, mais plutôt un « je fêlé », un « moi dissous » ou un « sujet larvaire » (ou toute autre heccéité composant la Nature deleuzienne) qui expérimente des forces impersonnelles. C’est d’ailleurs le sens précis accordé par Deleuze au terme de « champ transcendental » pensé dans les termes d’un courant de conscience « a-subjectif », « pré-réflexif » et « impersonnel » où les expériences deviennent indépendantes par rapport à la relation classique entre sujet et objet. On constate qu’il subsiste un certain degré de conscience dans l’empirisme deleuzien1, et le « flux vécu » husserlien est bien caractérisé d’« anonyme »2. Cette conscience minimale deleuzienne (à rapprocher du « stream of consciousness » de James et du « superject » de Whitehead) est animée d’un mouvement continu à vitesse variable qui neutralise toute tentative de fixation intentionnelle dont le défaut consiste à interrompre l’expérimentation. De leur côté, les vécus husserliens défilent bien dans un flux en partie extra-subjectif (il y a une vie de la conscience indépendante par rapport à la volonté), mais la conscience pure parvient tout de même à fixer intentionnellement un élément du flux pour ainsi stopper temporairement le défilement et participer à l’entreprise de constitution. L’expérimentation de type husserlienne demeure trop fondationnelle du point de vue deleuzien, et les relations intentionnelles, toujours trop liées à la vision d’une conscience toute puissante. Nathalie Depraz présente une archéologie de l’empirisme transcendantal qui remonte aux post-kantiens en prenant une tournure spécifique avec la phénoménologie pour se prolonger chez Deleuze3. La notion ne semble pas se retrouver dans le corpus de Husserl qui parle plus volontiers d’« expérience transcendantale » et d’« empiriographie transcendantale » en présentant sa phénoménologie comme une sorte de positivisme. À sa suite, l’école empirio-critique (Averanius, Schuppe, Mach, Hering, etc.) a revendiqué un positivisme transcendantal pour la phénoménologie. Mais c’est surtout Ludwig Landgrebe qui décrit la phénoménologie husserlienne en termes d’« empirisme transcendantal » duquel se réclame, en outre, l’« altérologie » de Depraz. La notion a l’avantage de penser ensemble le réalisme et l’idéalisme sans considérer comme irréductible le dualisme kantien empirique/transcendantal. L’empirique et le transcendantal sont 1

G. Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, p. 359-363. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 87-88. (Hua, I, p. 84-85) 3 N. Depraz, « L’empiricité transcendantale de la phénoménologie », dans Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001, p. 205-230. Sur la manière dont Deleuze renouvelle la théorie du transcendantal, voir aussi A. Sauvagnargues, Deleuze. L'empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2009.

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plutôt dans un rapport corrélationnel qui les fait varier en fonction de l’un et de l’autre. Nul doute que Deleuze (avec lui Foucault et Derrida bien qu'en d’autres sens) souhaite réformer l’« empirisme transcendantal » des phénoménologues. Du point de vue phénoménologique, l’empirisme transcendantal signifie que la conscience (éventuellement le Leib) se prend elle-même pour thème d’étude en devenant, comme le dit Depraz, la « chose elle-même ». Selon Depraz il y a difficilement « symétrie originaire totale » entre l’empirique et le transcendantal, l’un des deux pôles en venant à dominer l’autre. Des distinctions (trop rapidement établies) lui permettent de ranger notamment Deleuze, Landgrebe et Husserl du côté des empiristes transcendantaux qui accordent un privilège au pôle transcendantal, et de positionner Merleau-Ponty, James et Varela du côté des empiristes transcendantaux qui accordent un privilège au pôle empirique (voir tableau légèrement abscons de la page 226 du texte cité de Depraz). Une autre manière de tracer la ligne de séparation pourrait consister à opposer l’empirisme transcendantal avec conscience minimale (notamment de Deleuze) à l’empirisme transcendantal avec conscience maximale (notamment de Husserl). Depraz omet de discuter les positions sur l’humanisme qui séparent Deleuze et Husserl. Plusieurs exemples ponctuent l'anti-humanisme de la méthode deleuzienne : la contemplation des plantes, de la terre, des rochers et des rats, la déterritorialisation des langoustes, le monde de la tique, les oiseaux-artistes, etc.1 En un sens, la conscience minimale n’est pas moins présente dans les règnes végétal, animal et minéral qu’humain. Et cette conscience minimale permet aux singularités d’expérimenter le transcendantal. La conscience humaine minimale n’est qu’une modalité particulière de l’empirisme transcendantal de Deleuze dont la pensée, pour des raisons politiques qui échappent à Husserl et à ses continuateurs directs, tend vers un degré d’égoculture équivalent à zéro. Le recours à l’empirisme a appelé une confrontation avec Husserl qui, le premier, a tenté de détruire l’opposition entre empiricité et transcendantalité sans chercher son salut dans l’idéalisme absolu. Deleuze reprend pour son compte l’idée husserlienne d’une co-générativité empirico-transcendantale. Mais cette reprise n’est que partielle, puisque la structure de l’expérience n’obéit pas pour Deleuze au modèle intentionnel. Une bonne partie de Logique du sens est d’ailleurs consacrée à expliquer l’insuffisance du corrélat noético-noématique des Ideen I. Si la noèse tend à être seulement en partie déterminante pour l’empirisme deleuzien, convient-il alors de conserver l’autonomie d’un plan noématique en le soustrayant au noétique ? De cette question surgit l’un des corps à corps les plus vigoureux entre Deleuze et Husserl, Deleuze en venant même à se demander dans Logique 1

G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 174-176, 200-201.

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du sens si la phénoménologie n'était pas la science rigoureuse des effets de surface qu’il recherche. Mais c’est finalement aux Stoïciens auxquels Deleuze s’en remettra pour penser l’expérimentable et ses conditions d’apparition. Au noème « sensé » de Husserl, il préférera l’événement paradoxal librement inspiré des Stoïciens1. Troisième méditation : Immanence En dépit de sa brièveté, la troisième méditation s’avère cruciale pour l’ensemble des analyses. L’évidence y est présentée comme la possibilité d’apparaître d’un « état de choses ». Elle n’est pas un cas nécessaire, mais seulement un cas possible ou accidentel de la vie de la conscience que Husserl distingue de l’abstraction simplement subjective (conviction personnelle, opinion, etc.). L’évidence n’est donc pas une possibilité parmi d’autres, mais une possibilité fondamentale. Les objets intentionnels peuvent paraître fictifs du point de vue de l’attitude naturelle, mais sous l’angle phénoménologique la possibilité fondamentale de l’évidence devient constitutive pour la réalité phénoménologique que Husserl compare à « une immanence d’ordre idéal, qui nous renvoie à des connexions essentielles de synthèses possibles. »2 La conceptualité de la troisième méditation est, pour une bonne part, débattue dans le cadre de la pensée deleuzienne : immanence, abstraction, idéalité, état de choses, etc. Cette reprise par Deleuze de l’armature conceptuelle de la troisième méditation n’est bien sûr ni intégrale ni dogmatique. Elle se montre notamment critique vis-à-vis des notions de « vérité » et de « possible ». Husserl entend la « vérité » en un sens antéprédicatif là où Deleuze n’admet comme anté-prédicatif que l’expérience qui peut et doit se passer du jugement. Pour Deleuze, la conception moderne de la vérité émane d’un jugement prédicatif ; pour cette raison il l’écarte de son système à la faveur de la notion de « problèmes » (qui peuvent être vrais ou faux). En ce qui concerne la « possibilité », Husserl distingue celle qui est non fondamentale (conviction personnelle) de celle qui est fondamentale (évidence), là où Deleuze ne peut admettre que l’action nécessaire des forces qui précisément forcent le processus de différenciation à advenir. Ce qui amène Deleuze à opposer le possible (comme détermination d’une forme d’identité) au virtuel3. La définition proustienne des états de résonance, de laquelle Deleuze tire sa conception du virtuel qu’il aime répéter : « réel sans être actuel, idéal sans

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A. Beaulieu, « Gilles Deleuze et les Stoïciens », dans A. Beaulieu (coord.), Gilles Deleuze. Héritage philosophique, Paris, PUF, 2005, p. 45-72. 2 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 106. (Hua, I, p. 95) 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 273-274.

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être abstrait »1, pourrait presque convenir à la « possibilité fondamentale » husserlienne qui demeure elle aussi « réelle sans être actuelle », tout en étant « idéale sans être abstraite ». Toutefois la possibilité fondamentale husserlienne et le virtuel deleuzien ne peuvent se superposer intégralement, puisqu’ils sont engagés dans des manières différentes de conquérir l’immanence. Distinguer, comme le fait Husserl, les possibilités fondamentales et non fondamentales revient à accréditer la doctrine plusieurs fois millénaire du jugement avec laquelle Deleuze souhaite en finir. Si la conscience pure de Husserl parvient à juger la réalité, c’est parce qu’elle est douée d’une valeur transcendante. Ce que Husserl affirme lui-même en comparant l’Ego transcendantal à une « transcendance originale », et plus précisément à « une transcendance au sein de l’immanence » ; « Nous voulons édifier la phénoménologie comme une science eidétique purement descriptive portant sur les configurations immanentes de la conscience. »2 Même sous l’impératif de la réduction, Husserl a besoin de cette « insuspendable » transcendance pour faire fonctionner sa phénoménologie. Deleuze (avec Guattari) n’outrepasse donc pas les propos du texte husserlien en dénonçant l’injection du transcendant dans les théories husserliennes : « L’immanence devient immanente ‘à’ une subjectivité transcendantale […] C’est ce qui se passe avec Husserl et avec beaucoup de ses successeurs qui découvrent dans l’Autre, ou dans la Chair, le travail de taupe du transcendant dans l’immanence elle-même. »3 Dans son article « Les ambiguïtés du concept husserlien d’‘immanence’ et de ‘transcendance’ »4, Rudolf Boehm distingue chez Husserl trois types d’immanences : pure, intentionnelle et réelle (reelle), de même que deux types de transcendances: pure et réelle (reelle). L’ambiguïté des usages des concepts d’immanence et de transcendance tient au fait que Husserl les utilise tantôt en un sens traditionnel, tantôt en un sens nouveau. La complexité (et même la confusion, les équivoques) des recoupements entre les divers types d’immanences et de transcendances chez Husserl n’intéresse guère Deleuze qui semble ignorer le sens nouveau accordé par Husserl à l’immanence en se contentant de critiquer « d’un seul bloc » les usages traditionnels. La nouvelle fonction assignée par Husserl à l’immanence consiste à la penser dans un lien de corrélation avec la transcendance, c’està-dire à l’intersection de l’immanence pure (contenus immanents à la conscience pure) et de la transcendance réelle (celle des objets 1

G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 99 ; Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 269 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 148. 2 E. Husserl, Idées directrices I, op. cit., p. 190, 196. (Hua, III, p. 138, 143) 3 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 48. 4 R. Boehm, « Les ambiguïtés du concept husserlien d’‘immanence’ et de ‘transcendance’ », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1959, no. 84, p. 481-526.

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intentionnels). Boehm désigne cette sphère intermédiaire par « immanence intentionnelle ». Deleuze a raison d'affirmer que la phénoménologie se compromet avec la transcendance, mais il s’agit d’une compromission relative puisque la phénoménologie ne pactise qu’avec la transcendance réelle, et non avec la transcendance pure associée à l’essentialisme de la métaphysique traditionnelle (un ennemi commun à Husserl et Deleuze) qui prend naïvement pour tâche de penser des vérités absolues, éternelles et universelles.

Figure 1. Immanence et transcendance chez Husserl (d'après l'article cité de Rudolph Boehm) Le « plan d’immanence » de Husserl recoupe la transcendance, pour autant qu’il s’agisse d’une transcendance réelle et relative ou intentionnelle. Le défi husserlien ne consiste pas à éviter, comme chez Deleuze, toute compromission avec la transcendance, mais plutôt à faire sauter la stricte opposition entre l’immanence et la transcendance pour créer une zone intermédiaire qui leur soit partiellement commune. Ce qui contraste avec la position de Deleuze qui maintient le dualisme traditionnel entre l’immanence et la transcendance. Il construit son plan à la gloire de la première en cherchant à exclure la seconde de manière plus radicale que la phénoménologie. En termes husserliens, le plan deleuzien correspondrait à une « reale Immanenz » doxique puisqu’il est construit sans égard pour la conscience pure, la réduction et l’intentionnalité. Cette lecture assimile la philosophie deleuzienne à une manifestation de l’attitude naturelle. Mais à vrai dire, tous les philosophes sont reconduits à cette attitude naturelle pour Husserl qui s’acharne lui-même par tous les moyens et de manière acharnée de s'en défaire, son œuvre se développant comme une suite d’introductions à 28

la phénoménologie. L’interprétation de type husserlienne de l’immanence deleuzienne omet de considérer la valeur minimale attribuée à la conscience par Deleuze pour qui les convictions personnelles ne jouent aucun rôle déterminant. Deleuze nous convie à une autre logique de l’immanence qui a au moins le mérite de proposer un modèle de communauté effective, et non abstraite ou idéale. L’ambivalence de Deleuze à l'égard de la phénoménologie, qui l’amène à se demander : « La phénoménologie serait-elle cette science rigoureuse des effets de surface ? »1, provient en partie de la reconnaissance d'une tension vers l'immanence inhérente au discours phénoménologique. La phénoménologie tend vers l’immanence sans jamais l’atteindre puisqu’elle demeure attachée à la sphère de la transcendance réelle. Deleuze ne peut être pleinement séduit par la phénoménologie précisément parce qu’elle entretient de manière perspicace un lien avec une forme de transcendance. Pour sa part, le rapport de Deleuze à l’immanence n’est pas seulement tendanciel ou relatif, mais c’est tout le champ de l’expérience qui est absorbé par l’immanence. Sur le plan d’immanence deleuzien, la distinction entre possibilités fondamentales et non fondamentales ne tient plus. Il n’y a d’ailleurs rien de fondamental, fondationnel ou fondateur dans les actions et les effets des forces. Comme son nom l’indique, le plan est une surface sans hauteur ni profondeur, dépourvu de hiérarchie verticale, qui s’étend à l’infini de manière horizontale. Le fondationalisme laisse place à un constructivisme. Deleuze aimait bien dessiner comme l’illustrent les schémas des livres sur Leibniz et Foucault ainsi que dans Qu’est-ce que la philosophie ? où l’on retrouve son trait de crayon caractéristique. Il est étonnant qu’il n’ait pas tenté de donner une image graphique de sa pensée de l’immanence. D’autant plus étonnant que la somme des descriptions qui en sont données se prête si facilement à ce genre d’illustration. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari distinguent les plans de la philosophie (plan de consistance), de la science (plan de référence) et de l’art (plan de composition) qui possèdent chacun leur spécificité propre tout en procédant d’une logique constructiviste semblable. Nous nous en tiendrons ici à la présentation du plan philosophique, plus précisément au plan immanent de consistance philosophique. L’univers est un chaos peuplé de forces virtuelles. Le « chaos chaotise »2 au sens où il n’y a pas d’essence fixe (comme l’entendait Heidegger par ses formules « das Nicht nichtet », « die Welt weltet » et « die Zeit zeitet »). Au contraire, le chaos virtuel manifeste un constant processus de différen« c/t »iation : se différenciant, il voit apparaître et disparaître en lui des forces virtuelles, se différentiant il voit s’actualiser des forces virtuelles 1 2

G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 33. G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 45.

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dans les états de choses1. Chez Deleuze, l’état de choses (la fameuse Sachverhalt qui a connu une certaine fortune au sein du positivisme logique et dans la phénoménologie husserlienne) correspond à une situation spatiotemporelle (ex. : les corps intensifs). Il se distingue de l’état de choses husserlien en tant qu’il possède une réalité physique. En actualisant une virtualité chaotique (et non sensible) qui s’effectue en lui, l’état de choses exprime ce qui lui arrive dans un processus de contre-effectuation qui produit à son tour de nouvelles puissances affectives redirigées dans le chaos virtuel. Lorsqu’une contre-effectuation prend la forme d’une expression conceptuelle, un plan conceptuel surgit telle une « coupe du chaos ». Le mélange de chaos virtuel et de consistance philosophique forme un chaosmos ou une semi-organisation localisée. Les composantes de base des concepts sont des singularités ou heccéités ni générales ni particulières. Deleuze et Guattari en donnent pour exemple un concept d’oiseau défini ni par une généralité (son espèce) ni par une particularité (une aile brisée), mais par une manière d’exister (posture, couleur, chant)2. Le concept est toujours une création linguistique événementielle et incorporelle irréductible à une histoire autre que la répétition différen« c/t »iante de l’effectuation des forces virtuelles. Il n’est ni purement relatif ni absolu. Plus précisément, il est relatif à un plan, mais du point de vue de ce plan il devient absolu (d’où la métaphysique deleuzienne). La blessure de Joë Bousquet donne un autre exemple de concept3. Elle n’est ni générale (la blessure comme tant d’autres) ni particulière (sa blessure). Constituée de différentes singularités (incarnation, corps, écriture, bataille, etc.) elle devient partie du destin comme quelque chose que Bousquet est né pour incarner. Les concepts n’entretiennent pas de lien discursif entre eux du type « enchaînements dialectiques ». Ils demeurent cependant liés par un système de « résonance ». Un concept ou un plan de consistance peut résonner avec d’autres plans ou d’autres concepts. Il n’y a donc aucun solipsisme des plans, et aucun dialogue intelligible entre eux dont on pourrait reconstituer l’histoire. La résonance, tout comme les plans, concepts et singularités, demeure intempestive. Le plan conceptuel est dit « troué » en ce qu’il risque d’être transpercé d’illusions plus ou moins proliférantes que sont la transcendance, les universaux, l’éternel et le discursif. Le plan le plus pur est celui qui est le moins troué. Plus il est troué, plus il se décompose comme brouillé et grugé par les illusions qui, éventuellement, le détruit complètement pour faire apparaître un ordre purement transcendant. 1

G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 269-276, 357-359 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 144-153. 2 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 25-26. 3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 174.

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Nous laissons de côté les affirmations quelque peu énigmatiques qui font de Spinoza « le prince » et « le Christ » des philosophes, « le seul à n’avoir passé aucun compromis avec la transcendance », celui qui « a montré, dressé, pensé le plan d’immanence le ‘meilleur’, c’est-à-dire le plus pur, celui qui ne se donne pas au transcendant ni ne redonne du transcendant, celui qui inspire le moins d’illusions, de mauvais sentiments et de perceptions erronées... »1. Retenons surtout qu’avec Husserl, Deleuze demeure le plus grand penseur de la distinction et des rapports entre immanence et transcendance. Il est sans doute audacieux de rapprocher la détermination deleuzienne du plan d’immanence à la réduction husserlienne2, mais à tout le moins il est vrai que Husserl ouvre la voie à la pensée d’une immanence radicale. Spinoza (avec les autres héros deleuziens) peut être qualifié du plus grand expérimentateur de l’immanence, mais Husserl demeure le seul précurseur dans l’exploration conceptuelle de l’immanence.

Figure 2 - Plan d'immanence chez Deleuze 1

G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 49, 59. R. Schérer, « L’impersonnel », dans É. Alliez et al., Gilles Deleuze. Immanence et vie, Paris, PUF, 1998, p. 70.

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Quatrième méditation : Synthèse passive Dans la quatrième méditation, les réflexions husserliennes sur la passivité se développent sur le motif de la quête des origines de la constitution. Originairement, la constitution est partagée entre des actions volontaristes et « jugeantes » du moi transcendantal (face active de la genèse) et la simple réception de l’objet trouvé « comme tout fait »1 (face passive de la genèse). Husserl renvoie à lui-même le paradoxe de la constitution d’objets « déjà là », dont l’apparition précède chronologiquement l’intervention active du sujet, en accordant une valeur constitutive à la passivité des synthèses. Il ne s’agit pas de la première torsion langagière à laquelle nous convie Husserl. En véritable roi de l’oxymoron, il nous a habitués à des expressions aussi contradictoires en apparence que celle de « science anexacte », « irréalité phénoménale » ou « empiricité transcendantale ». La notion de « synthèse passive » n’est pas une simple provocation langagière. Certes, elle contredit la théorie kantienne selon laquelle la synthèse est un acte de l’imagination rassemblant des représentations, mais la synthèse passive a l’avantage de donner consistance à la sphère anté-prédicative en soulignant l’existence d’une vie passivement prédonnée que « présuppose toujours et nécessairement »2 l’activité. Deleuze intègre la passivité à son système, mais elle n’est pour lui ni une simple précondition de l’activité (passé chez Husserl) ni condition d’un état idéal à venir (futur chez Heidegger). La passivité trouve chez Deleuze son lieu temporel dans le « présent vivant »3, d'une part, à travers les productions involontaires et machiniques du désir4, et d'autre part, dans l'expérience de la contemplation du monde d’où surgissent les contractions d’habitudes passivement synthétisées. « Constituante, elle [la synthèse passive] n’est pas pour cela active. Elle n’est pas faite par l’esprit, mais se fait dans l’esprit qui contemple, précédant toute mémoire et toute réflexion. [...] La synthèse passive, ou contraction, est essentiellement asymétrique : elle va du passé au futur dans le présent. »5 La synthèse passive deleuzienne qui opère dans la contemplation n’est pas l’exclusivité du genre humain. La troisième Ennéade, à laquelle Deleuze voue une grande admiration, faisait déjà sortir la contemplation du cadre proprement humain. « Tous les êtres, écrit Plotin, désirent contempler et visent à cette fin, les êtres raisonnables comme les bêtes, et même les plantes et la terre qui les engendrent. »6 Végétaux, minéraux, animaux ; tous 1

E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 133. (Hua, I, p. 66) E. Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 133. (Hua, I, p. 66) 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 97-98. 4 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 34, 388-389. 5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 97; 96 sq, 130 sq. 6 Plotin, Ennéades III, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 154.

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contemplent et contractent autant qu’ils sont. « Tout est contemplation ! »1, s’exclame Deleuze. Et jusque dans ses derniers textes Deleuze écrit en hommage à Plotin : « même quand on est un rat, c’est par contemplation qu’on ‘contracte’ une habitude. »2 Le système deleuzien intègre la notion husserlienne de synthèse passive allant même jusqu’à la béatifier3. Mais par contraste avec la phénoménologie, Deleuze admet une passivité contractante dans le présent de la contemplation et il n’élabore pas de théorie hiérarchique de la passivité et de l’activité en accordant plutôt à chacune une importance qui lui est propre. Cinquième méditation : Autrui La cinquième méditation a introduit de manière durable le thème d’autrui dans le champ de la pensée contemporaine. Husserl conçoit qu’à l’intérieur de la « communauté de moi […] qui constitue […] un seul et même monde »4 il puisse y avoir des perspectives différentes entre les monades constituantes. Ces différentes perspectives communiquent idéalement en tant qu’autrui est un alter ego : « l’autre est une modification de ‘mon’ moi »5. Ego et alter ego entrent dans un rapport analogique leur permettant de réaliser un « accouplement originel »6 représenté par un mouvement spatial suivant lequel il m’est loisible de me transposer idéalement à la place occupée par autrui. « Cela implique que si je percevais de là (illinc), j’aurais vu les mêmes choses, mais données au moyen de phénomènes différents, tels qu’ils appartiennent à ‘l’être vu de là-bas’ (illic) »7. L’intersubjectivité husserlienne élimine la possibilité d’une incompatibilité entre les perspectives monadiques. Elle refuse la présence d’une vue singulière et irréductible sur le monde. Le rapport analogique entre moi et autrui devient alors le moyen d’une lutte contre le solipsisme et la philosophie des visions du monde. Deleuze ne se fait pas le défenseur d’un pur perspectivisme et d’une incohérence d'ensemble radicale. Il laisse une place aux différences entre les points de vue sans pour autant déboucher sur une célébration dionysiaque du chaos ou un festival des interprétations. La théorie deleuzienne d’autrui n’est pas tout à fait l’héritière de la phénoménologie, pas plus qu’elle reconduit au projet nietzschéen. Ceci peut être rendu intelligible en montrant de quelle

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G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 102. G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 201. 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 102. 4 E. Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 175. (Hua, I, p. 90) 5 Ibid., p. 187. (Hua, I, p. 97) 6 Ibid., p. 182. (Hua, I, p. 94) 7 Ibid., p. 190. (Hua, I, p. 99)

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manière Deleuze redéfinit le concept de monde au profit d’une compossibilité actualisée des mondes. Que devient autrui pour Deleuze ? Réponse : « Autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit : c’est d’abord une structure de champ perceptif. »1 Deleuze ne cherche pas à suturer les points de vue au sein d’un monde commun. Autrui n’est pour lui ni un sujet ni un objet, mais une structure parmi d’autres qui exprime à chaque fois un monde possible. « Autrui comme structure, c’est l’expression d’un monde possible. »2 La structure deleuzienne d’Autrui n’est pas relative à l’homme. Deleuze distingue Autrui a priori qui est toujours impersonnel ou inhumain (objet, animal, plante, etc.) de cet autrui-ci ou cet autrui-là qui a toujours un caractère personnel. Il faut voir ici une contestation implicite de la phénoménologie pour qui autrui n’est jamais autre chose qu’un « esprit humain » (éventuellement divin) doué d’intelligence. Autrui, pour Deleuze, a une existence indépendante par rapport à l’expérience personnelle et il possibilise. Que rend-il possible ? « Autrui ne redonne pas de la transcendance à un autre moi », mais il « est la condition sous laquelle on passe d’un monde à l’autre. »3 Le monde phénoménologique n’a aucun homologue et il demeure toujours unique. C’est un monde sans autres possibles qui a éliminé Autrui a priori. Pour Husserl, il n’y a qu’un monde qui peut être vu sous plusieurs angles. L’exemple d’après lequel les six faces d’un cube existent réellement bien que l’on ne puisse jamais en voir plus de quelques-unes à la fois4 s’apparente à la convergence leibnizienne des points de vue sur la même ville5. Le cube de Husserl et la ville de Leibniz symbolisent le caractère unique du seul monde possible actualisé, c’est-à-dire cette cohérence solitaire et absolue vers laquelle tous les regards sont tournés. Chez Deleuze, il y a non pas une infinité de champs perceptifs ayant tous la même structure, mais plutôt une infinité de structures ayant chacune un champ perceptif. Tous les mondes possibles sont réels. « Il faut que chaque point de vue soit lui-même la chose ou que la chose appartienne au point de vue »6. Il y a donc pour Deleuze des cubes et des villes : « C’est une autre ville qui correspond à chaque point de vue, chaque point de vue est une autre ville, les villes n’étant unies que par leur distance et ne résonnant que par la divergence de leurs séries, de leurs maisons et de leurs rues. Et toujours une autre ville dans la ville. »7

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G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 356-357. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 357 ; voir aussi Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 334-335, 360 sq. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 49, 24. 4 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, § 17-19. (Hua, I, § 17-19) 5 G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, ch. 3, par. 15. 6 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 79. 7 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 203. 2

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Deleuze fait jouer le perspectivisme nietzschéen contre les doctrines (leibnizienne, phénoménologique, etc.) des points de vue unifiés. Il pense bien une forme de perspectivisme contre la phénoménologie. Mais sur ce point le nietzschéisme de Deleuze n'est pas intégral. Nietzsche admet une infinité d’interprétations dont aucune ne peut prétendre avoir plus de valeur que les autres. Il n’y a donc plus de vérité suprême et unificatrice de tous les points de vue sur le monde. Ainsi, Nietzsche considère l’écroulement du monde et sa disparition sans penser l’hypothèse d’une infinité réelle de mondes. Deleuze fait pourtant de Nietzsche le penseur de la divergence, de la disjonction et de la multiplicité de mondes réalisés. « La perspective -le perspectivisme- de Nietzsche est un art plus profond que le point de vue de Leibniz ; car la divergence cesse d’être un principe d’exclusion, la disjonction cesse d’être un moyen de séparation, l’incompossible est maintenant un moyen de communication. »1 Aux yeux de Nietzsche, il n’y a toujours qu’un seul monde. La différence entre le monde nietzschéen et le monde de Leibniz ou des phénoménologues consiste en ceci que l'unique monde pour Nietzsche a perdu sa cohérence : « Chaos sive natura »2. Le nouveau monde nietzschéen demeure un en gagnant un caractère d’incohérence et en devenant une fable interprétative. Ainsi, c’est déjà le fruit de l’interprétation du perspectivisme nietzschéen par Deleuze que de voir à l’œuvre dans sa philosophie un nombre « n » d’ensembles cohérents remplacer l’unique monde perdu. En réalité, pour Nietzsche, le « un cohérent » perdu est remplacé par un « un incohérent ». Il y a bien une infinité d’interprétations pour Nietzsche, mais ces interprétations prennent place au sein d’un même continent chaotique. Deleuze innove donc par rapport à Nietzsche en pensant une multiplicité de mondes qui peuvent être incohérents entre eux, c’est-à-dire posséder des lois incompatibles, sans pour autant être privés d’une logique propre. Cette thèse de la multiplicité des mondes est un perspectivisme, mais un perspectivisme modifié. Contrairement à Nietzsche, le monde deleuzien n’est pas considéré comme une somme d’interprétations. C’est plutôt chacune de ces interprétations qui révèle à chaque fois l’existence d’un monde possible. Il ne s’agit pas pour Deleuze de pleurer la relativité du vrai, mais plutôt d’affirmer joyeusement la vérité de la relativité des mondes dont l’interincohérence ne gêne d’aucune façon la cohérence propre à chacun. « Le perspectivisme comme vérité de la relativité (et non relativité du vrai) »3. Deleuze a donné un sens affirmatif à la notion de monde en la reliant au concept d’Autrui qui n’est jamais considéré comme un analogue de soimême. Autrui renvoie plutôt à une entité non nécessairement humaine

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G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 203. FP, 1881, 11[197] 3 G. Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 30. 2

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exprimant un monde possible dont les lois peuvent n’être applicables qu’à lui sans pour autant rendre illégitime son existence. Conclusion Deleuze n'adhère pas à la méthode husserlienne et il n’est pas doctrinaire par rapport à la logique husserlienne de l’expérience. Mais il serait trop rapide de simplement affirmer que Deleuze choisit Bergson contre Husserl puisqu'il retient aussi de Husserl une certaine orientation de pensée en donnant une inflexion souvent nietzschéo-spinoziste aux thèmes majeurs qui parcourent les Méditations cartésiennes. La science universelle de Husserl est fondée sur un cogito-juge à qui apparaît des possibilités passivement données dont les plus originaires peuvent être idéalement partagées avec les alter ego. De son côté, la science nomade de Deleuze expérimente l’intensité des heccéités activées par les forces désubjectivantes du chaos virtuel. Deleuze n’est pas orthodoxe vis-à-vis de la phénoménologie, mais il témoigne d’une certaine dette envers Husserl qui a découvert les essences vagues, ouvert la voie à l’empirisme transcendantal, initié l’exploration théorique de l’immanence, repoussé les frontières de l’opposition entre l’activité et la passivité, en plus d’amorcer une nouvelle série d’enquêtes sur les rapports entre les monades. La filiation de Deleuze à Husserl est caractéristique de la relation si particulière que Deleuze entretient avec l’histoire des idées. On peut dire que le mouvement général de la machination opérée par Deleuze l’amène cette fois à désanthropomorphiser la phénoménologie husserlienne en introduisant une notion nietzschéenne de force absente des réflexions phénoménologiques. Le silence de Deleuze au sujet de plusieurs thèmes centraux de la phénoménologie husserlienne, tels que la réduction, la constitution et la crise de la science, témoigne de la distance entre les deux penseurs. À d’autres moments, les attaques se font explicites et virulentes comme c’est le cas pour l’intentionalité, l’Urdoxa ou le Leib. Relativement à d’autres éléments de la doctrine husserlienne, Deleuze demeure plus nuancé et laisse supposer que Husserl était engagé sur une bonne voie dont il n’a pas su tirer les bonnes conséquences. Ce que démontrent notamment l’attraction suscitée chez Deleuze par les théories husserliennes du noème1 et de la multiplicité2. Sur ces points, Deleuze finira par accorder son assentiment respectivement aux Stoïciens et à Bergson. Enfin, certains points d’intérêt commun n’ont pas été directement raccordés par Deleuze à Husserl. Nous pensons ici au grand thème deleuzien des « synthèses disjonctives » anticipé par Husserl 1

G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 3e et 14e séries. G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 32 (note 1) ; Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 23 ; Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 22 ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 603.

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dans ses analyses des « synthèses de disjonction » (disjungierende Synthesen) comme forme élémentaire de connexion logique1, ou encore à leur quête métaphysique qui demeure tout de même une rareté dans le panorama de la pensée contemporaine dominée par une volonté de renverser, détruire, dépasser ou déconstruire la métaphysique occidentale2.

1 E. Husserl, Idées directrices I, op. cit., § 118 (Hua, III, § 118). Voir aussi Recherches logiques I. Prolégomènes à la logique pure, Paris, PUF, 1994, § 67. (Hua, XVIII, § 67) 2 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 250 (Hua, I, p. 182) ; E. Husserl, Philosophie première, tome I, Paris, PUF, 1970, p. 269, note (Hua, VII, p. 188, note) ; Réponses de G. Deleuze, dans A. Villani, La Guêpe et l’orchidée, Paris, Belin, 1999, p. 130.

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CHAPITRE 2 Sauver Nietzsche de l'interprétation heideggerienne1 En 1962, Deleuze fait paraître l'une de ses importantes monographies intitulée Nietzsche et la philosophie. Trois ans plus tard suit un second livre sur Nietzsche2. Ces ouvrages qui allient érudition et créativité permettent à Deleuze de marquer ses distances par rapport aux tendances dominantes du temps sur la scène de la pensée française (existentialisme, marxisme, structuralisme, psychanalyse, linguistique, etc.). Plus encore, ils doivent être lus comme une réponse à l'interprétation heideggerienne de Nietzsche. À propos de cette lecture heideggerienne, Deleuze disposait, au moment de rédiger ses ouvrages sur Nietzsche, de deux essais traduits en français : « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » et « Le mot de Nietzsche ‘Dieu est mort’ »3. Plus appréciables encore, les imposantes leçons de Heidegger consacrées à Nietzsche paraissent en Allemagne en 19614 (la traduction française est de 1971). Deleuze n'était pas réputé pour son don des langues. On sait néanmoins qu'à la fin des années 1940, il a effectué un séjour d'études à l'Université Tübingen en Fôret Noire, qu'au début des années 1950 il a rédigé quelques recensions d'ouvrages allemands dont certains concernent la pensée heideggerienne5, et qu'en 1955 il a assisté à la conférence de Heidegger à Cerisy intitulée « Qu'est-ce que la philosophie ? », une question qui résonne dans l'oreille de Deleuze jusqu'en 1991 où il donne (avec Guattari) sa propre réponse à la question6. Fait sans 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 26 mai 2004 à Meßkirch (Allemagne) dans le cadre de la Konferenz der Martin-Heidegger-Forschungsgruppe. 2 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962 ; G. Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, 1965. Notons aussi l'essai « Mystère d'Ariane » qui a d'abord paru en mars 1963 dans le Bulletin de la société française d'études nietzschéennes (p. 12-15), avant d'être modifié et repris dans Philosophie en 1987 (no. 17, p. 67-72), le Magazine littéraire en 1992 (no. 298, p. 21-24), et Critique et clinique en 1993 (chap. XII, p. 126-134). 3 M. Heidegger, « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » [1953], Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958 ; « Le mot de Nietzsche ‘Dieu est mort’ » [1943], Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962. Fait important, les extraits principaux de l'essai de Heidegger « Le mot de Nietzsche ‘Dieu est mort’ » ont parus dès 1959 dans un numéro spécial de la revue Arguments (no. 15) consacré à « Nietzsche et la crise du monde moderne ». Dans ce même numéro, Deleuze fait publier « Sens et valeurs » qui contient des extraits (l'équivalent d'une vingtaine de pages qui seront remaniées) de son livre Nietzsche et la philosophie à paraître en 1962. Cette juxtaposition peut être vue comme une manifestation concrète de la confrontation entre Deleuze et Heidegger. 4 M. Heidegger, Nietzsche, 2 vol., Pfullingen, Günther Neske Verlag, 1961. 5 Voir la bibliographie dans G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 404. 6 M. Heidegger, « Qu'est-ce que la philosophie ? », dans Questions I-II, Paris, Gallimard, 1968, p. 315-346 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.

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doute moins connu, Deleuze consacre son cours de 1956-1957 au Lycée Louis Le Grand à la question « Qu’est-ce que fonder ? »1 où sont abondamment discutées les thèses heideggeriennes exposées dans « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou ‘raison’ » (Vom Wesen des Grundes ; essai de 1929 traduit en français en 1938) et dans le Kantbuch (ouvrage de 1929 traduit en français en 1953). Cet intérêt notable pour Heidegger, combiné à son enthousiasme pour Nietzsche, laisse penser que Deleuze a été parmi les premiers à s’intéresser aux célèbres études heideggeriennes consacrées à Nietzsche (1961) auxquelles il répond dans son propre livre sur Nietzsche (1962). À défaut de lire Heidegger dans le texte, Deleuze a pu bénéficier d'échanges personnels avec certains de ses collègues et amis germanistes de l'époque, tels que Jean-Pierre Faye2 et Michel Tournier (avec qui Deleuze a effectué son stage à Tübingen3), auxquels il faut peut-être ajouter Georges Bataille, Jean Wahl et Maurice de Gandillac. Mais il semble que, à partir de la seconde moitié des années 1950, Pierre Klossowski s’affirme pour Deleuze comme le principal interlocuteur nietzschéen. Deleuze et Klossowski se sont connus en 1944 à l'occasion des rencontres organisées par Marcel Moré à Paris auxquelles participent plusieurs intellectuels et écrivains connus ou en passe de le devenir (outre les germanistes mentionnés dans le paragraphe précédent, ont participé à ces rencontres : J.-P. Sartre, J. Hyppolite, A. Kojève, R. Caillois, etc.)4. En 1947, Klossowski publie Sade mon prochain où une place importante est réservée à Nietzsche5. Klossowski a également traduit Le Gai savoir de Nietzsche en 1957 et il en fera de même pour les deux volumes de Heidegger sur Nietzsche qui paraissent chez Gallimard en 19716. Klossowski et Deleuze ont été des acteurs de premier plan dans la relecture française de Nietzsche de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1960, c'est-à-dire au 1

Document disponible sur ‹www.webdeleuze.com› : cliquer sur « Sommaire », puis « Conférences ». (page web consultée le 11 août 2011) 2 J.-P. Faye confirme les échanges avec Deleuze, en 1950, à propos du Kant et le problème de la métaphysique de Heidegger avant qu'il ne soit traduit. Voir J.-P. Faye, « Philosophe le plus ironique », dans Y. Beaubatie (dir.), Tombeau de Gilles Deleuze, Tulle, Mille Sources, 2000, p. 91-99, surtout p. 92. 3 M. Tournier et G. Deleuze se sont rencontrés en 1941 et ils ne se sont « plus quittés pendant les quinze années qui ont suivi. » En 1954, Tournier a dactylographié le manuscrit d'Empirisme et subjectivité. Voir M. Tournier, « Gilles Deleuze », Critique, no. 591-592, p. 698-700. 4 Après la Libération, Marie-Madeleine Davy prend le relais en organisant des rencontres au château de La Fortrelle auxquelles Deleuze et Klossowski participent. Voir F. Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 114-117. 5 P. Klossowski, Sade mon prochain, Paris, Seuil, 1947. Dès 1930, Klossowski traduit des poèmes de Hölderlin. 6 M. Heidegger, Nietzsche I et II [1936-1946], Paris, Gallimard, 1971. Notons aussi la publication par Klossowski, en 1963 chez Gallimard, de Un si funeste désir dont les chapitres 1 et 8 concernent la pensée de Nietzsche ; et de « Digression à partir d'un portrait apocryphe » paru dans le numéro 49 de L'Arc (1972) consacré à Deleuze.

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moment aussi où les Italiens Giorgio Colli et Mazzino Montinari travaillent à l'édition des œuvres complètes de Nietzsche1. Cette redécouverte a permis à l'auteur du Zarathoustra de franchir une étape décisive dans sa réception en France. Après avoir été revendiqué par les avant-gardes littéraires, animé les conflits entre moralistes et immoralistes, assimilé au penseur de la transgression, et associé aux visions du monde d'extrême droite et de gauche, Nietzsche acquiert enfin une véritable notoriété philosophique ; il n'est plus relégué au rang de penseur irrationaliste, mais on perçoit maintenant toute la richesse des notions nietzschéennes (volonté de puissance, éternel retour, surhomme, etc.), et on reconnaît l'originalité des réponses philosophiques de Nietzsche aux questions les plus brûlantes du siècle (historicisme, dialectique, subjectivité, ontologie, vitalisme, etc.). L'organisation d'un colloque international en 1962 à Royaumont, auquel Deleuze et Klossowski prennent part, est l'une des manifestations de la nouvelle vigueur de Nietzsche sur la scène philosophique française2. En outre, en 1965, Deleuze publie un essai sur Klossowski qui est repris dans Logique du sens en 19693, et la même année Klossowski dédie à Deleuze son livre intitulé Nietzsche et le cercle vicieux4. Ils se retrouvent en 1972 à l'occasion d'un autre important colloque consacré à Nietzsche5. Klossowski allie la libre pensée à une étrange proximité avec les milieux académiques grâce à ses traductions de Nietzsche et de Heidegger (sans compter sa traduction du Tractatus de Wittgenstein !). Une personnalité double qui s’apparente aux interprétations deleuziennes de Nietzsche dont le style, adapté au monde académique, porte en lui un vent révolutionnaire qui insuffle une image nouvelle et libératrice à la pensée. La parution allemande des grandes études de Heidegger sur Nietzsche a donc incité la génération des années 1950 et 1960 à prendre position. Les heideggeriens orhodoxes (Beaufret et consors) présentent Nietzsche en dernier métaphysicien, tandis qu'un autre groupe nouvellement composé (avec Deleuze en tête) dénonce la réduction par Heidegger de la pensée nietzschéenne à un moment de l'histoire occidentale. D'un côté, ceux qui tentent de poser la question de l'être par-delà le « nihilisme » nietzschéen, et de l'autre, ceux qui affirment les puissances vitales contre l'intellectualisation de l'expérience philosophique. Deleuze soutient ainsi la philosophie nietzschéenne de la différence contre les trois « H » : Hegel et la dialectique, 1

F. Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, Hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin, De Gruyter, 1967 sq. En 1967, Deleuze rédige et publie, avec Foucault, une « Introduction générale » à la version française des œuvres complètes de Nietzsche parues chez Gallimard. Voir M. Foucault, Dits et écrits, vol. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 561-564. 2 G. Deleuze (dir.), Nietzsche. Colloque de Royaumont, Paris, Minuit, 1967. 3 G. Deleuze, « Klossowski ou les corps-langage », dans Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 325-350. 4 P. Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969. 5 Collectif, Nietzsche aujourd'hui ?, 2 vol., Paris, Union générale d'éditions, 1973.

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Husserl et le cogito, Heidegger et la mystique de l’être1. Dans ce qui suit, nous montrerons de quelle manière Deleuze, à travers ses écrits consacrés à Nietzsche (qui sont eux-mêmes inséparables des textes sur Spinoza ; Nietzsche et Spinoza formant une « grande identité »), libère Nietzsche de l'interprétation heideggerienne en vue de redonner sa vraie nature à la notion de puissance qui a été détournée par Heidegger à des fins ontologiques2. La puissance : ni impériale ni anthropomorphique La thèse de Heidegger est bien connue : Nietzsche accomplit la destinée de la métaphysique en renversant le rapport platonicien entre essences et apparences : Nietzsche dévalorise les premières au profit des secondes. La pensée nietzschéenne correspond à la dernière phase de l'oubli progressif de l'être en exposant l'ultime possibilité de la métaphysique. Heidegger inscrit ainsi Nietzsche dans la tradition d'un oubli historial de la question de l'être. À l'instar des systèmes métaphysiques qui précèdent, Heidegger soutient que la philosophie de Nietzsche est subordonnée à la détermination d'un étant subsistant (vorhanden) particulier. Chez Nietzsche, et toujours selon Heidegger, cet « outil théorique » correspond à la « volonté de puissance » interprétée comme un pouvoir impérial, aux allures anthropomorphiques, sur la totalité des étants. La métaphysique de la volonté de puissance éclaire ainsi ce qui demeurait implicite dans la philosophie occidentale depuis Platon, à savoir le désir de s'accaparer violemment de la totalité ontique. Nietzsche n'est donc pas simplement un métaphysicien parmi d'autres, mais il est le dernier métaphysicien, celui qui expose au grand jour la « thèse fondamentale de la métaphysique »3 en devenant en quelque sorte 1

Nietzsche est à la source d'une division qui demeure encore bien vivante dans le champ de la philosophie. Cette dispute est alimentée, entre autres, par L. Ferry et A. Renaut qui reprochent à Nietzsche de ne pas être en phase avec le projet kantien. Voir L. Ferry et A. Renaut, La Pensée 68. Essai sur l'anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985 ; L. Ferry et A. Renaut (éd.), Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ?, Paris, Grasset, 1991. Du côté allemand, M. Frank considère que le « Nietzsche français » a « raté son rattachement à la grande discussion philosophique internationale que la philosophie allemande [i.e. herméneutique et théorie critique, A.B.] ne peut pas se permettre de perdre entièrement de vue. » Voir M. Frank, Qu'est-ce que le néo-structuralisme ?, Paris, Cerf, 1984, p. 12. Pour sa part, Habermas assimile le nietzschéisme français à un irrationalisme sans contenu émancipatoire. Voir J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. Cette fin de non recevoir trouve d'abord des motivations politiques, plutôt que philosophiques, qui empêchent les commentateurs allemands de voir en Nietzsche un penseur de l’émancipation. La philosophie française montre au contraire qu'il existe un projet de libération nietzschéen, distinct de celui qui est proposé par la théorie critique, et qui n’ouvre sur aucune dérive « fascisante ». 2 Nous n'abordons pas ici les autres thèmes de la pensée nietzschéenne (surhomme, éternel retour, etc.) en nous limitant à la question de la puissance qui constitue l'enjeu principal de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche. 3 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 292.

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l’« idéologue » du rapport purement technique au monde et à la vérité. Les interprétations heideggeriennes des concepts fondamentaux de Nietzsche (nihilisme, surhomme, valeurs, perspectivisme, éternel retour, etc.) convergent systématiquement vers l'assimilation de la philosophie nietzschéenne à une métaphysique de la volonté de puissance. Aussi séduisante qu'elle paraisse, l'interprétation heideggerienne de Nietzsche implique deux malentendus au sujet de la notion de « puissance » (Macht). Premièrement (A), la puissance nietzschéenne n'est pas, comme le suppose Heidegger, un pouvoir impérial de domination sur l'univers ontique. Cette conception de la puissance comme exercice autoritaire et répressif n'est, pour Nietzsche, qu'un cas particulier de la puissance qui correspond, de surcroît, au plus banal et au plus médiocre état de la puissance. Deuxièmement (B), la puissance nietzschéenne n'est pas « une anthropomorphie du ‘grand style’ »1. Nietzsche ne cesse de dénoncer le libre-arbitre propre à une volonté personnelle en plus d'associer la conscience humaine à une pure fiction. A. Il est vrai qu'il arrive à Nietzsche de juger la guerre « indispensable » (Humain, trop humain, I, § 477), de considérer que la vie « procède essentiellement, c'est-à-dire dans ses fonctions élémentaires, par infraction, violation, dépouillement, destruction » (Généalogie de la morale, II, § 11), d'associer la volonté au jeu de « commandement » et d'« obéissance » (Par delà le bien et le mal, I, § 19), et de soutenir que « le monde organique est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer » (Généalogie de la morale, II, § 12). Mais il faut aussi préciser que la guerre demeure le fruit de l'humanité supérieurement civilisée (Humain, trop humain, I, § 477), donc décadente, et que la domination de la vie par elle-même n'implique aucun « eugénisme autoritaire »2. Nietzsche prend plutôt position en faveur des êtres considérés, du point de vue de l’étalon majoritaire, comme les plus faibles et ceux qui n'entretiennent aucune visée impérialiste en ne manifestant aucune aspiration métaphysique au contrôle « planétaire ». La quête d'un tel pouvoir de contrôle demeure, pour Nietzsche, purement réactive. Nietzsche dénonce l'oppression bien davantage qu'il n'encourage la normalisation par un pouvoir supérieur. Il faut selon Nietzsche, non pas rendre les individus conformes à un mode d'existence prédéfini, mais bien au contraire « sauver les exceptions du rouleau compresseur de la masse. »3 C'est pourquoi le souci nietzschéen pour la différenciation est incompatible avec toute forme de normalisation « planétaire » violemment réalisée à partir d'un système réactif de valeurs préexistantes. Comme le dit de manière fort évocatrice Eugen Fink : 1

M. Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 507. B. Stiegler, « Nietzsche lecteur de Darwin », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 3, 1998, p. 378. 3 B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, 2001, p. 107.

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« Plus une vie créatrice est puissante, plus prompte elle sera pour accueillir l'inégalité des hommes justement dans son nouveau système de valeurs. […] Et inversement : plus une vie est impuissante et faible, plus elle insistera sur l'‘égalité’ de tous et essayera d'entraîner les exceptions dans sa médiocrité. »1 B. Il est faux de croire, comme Heidegger, que la métaphysique nietzschéenne est animée par une volonté de type personnelle qui amène l’homme à sortir du cadre imposé par sa finitude ontologique pour mieux se rendre maître et possesseur de la totalité des étants. L’humanisation de l’étant ou l’anthropomorphisation de la philosophie est l’un des leitmotivs de la critique heideggerienne du concept nietzschéen de puissance. Dans cette optique, le thème nietzschéen de la volonté de puissance constitue un lointain écho de la parole sophistique selon laquelle l’homme est la mesure de toute chose2. Et pourtant, la volonté de puissance demeure étrangère à la simple réalité anthropologique, psychologique, humaine ou personnelle. Elle ne défend aucune forme de subjectivisme qu'elle s'acharne, bien au contraire, à combattre. « Il y a pour Nietzsche une sorte de dissolution du moi. »3 C'est bien ce que Nietzsche ne cesse d'affirmer, entre autres, lorsqu'il associe le soi à une unité imaginaire4 et lorsqu'il fait de la conscience de soi une fiction5. La conscience demeure subordonnée chez Nietzsche à une vie autonome extra-subjective : « On ne se lasse pas de s’émerveiller, écrit Nietzsche, à l’idée que le corps humain [Leib] est devenu possible ; que cette collectivité inouïe d’êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et doués d’activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d’un tout, et subsister quelque temps- : et, de toute évidence, cela n’est point dû à la conscience. Dans ce ‘miracle des miracles’, la conscience n’est qu’un ‘instrument’, rien de plus. »6

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E. Fink, La Philosophie de Nietzsche, Paris, Minuit, 1965, p. 97. M. Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 506-507. Sur la critique de l’anthropomorphisme nietzschéen, voir : Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 295 et 307 ; Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1971, p. 19 et 104-110 ; Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 304 et 306. 3 G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 180. Voir aussi M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, chap. 5 : « Critique et subversion de la subjectivité », p. 127-167. 4 F. Nietzsche, FP 1881, 12[35], dans Œuvres philosophiques complètes, vol. V, Paris, Gallimard, 1982, p. 450. 5 F. Nietzsche, FP 1885-1886, 1[58], dans Œuvres philosophiques complètes, vol. XII, Paris, Gallimard, 1978, p. 34. 6 F. Nietzsche, FP 1885, 37[4], dans Œuvres philosophiques complètes, vol. XI, Paris, Gallimard, 1982, p. 310-311. Voir aussi M. Haar, « La critique nietzschéenne de la subjectivité », Nietzsche Studien, 1983, p. 80-110. 2

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Il est donc illégitime d'associer la puissance nietzschéenne, comme le fait Heidegger, à un pouvoir impérial et anthropomorphique. Deleuze remet, en quelque sorte, les pendules à l'heure en concevant plus justement la volonté de puissance dans les termes d'une capacité immanente et impersonnelle d'affectabilité. L’interprétation deleuzienne de Nietzsche La forme dominatrice du pouvoir n’est qu’un cas particulier de ce qui peut être motivé par la puissance. Et à vrai dire, le pouvoir comme désir de dominer n’est pas le cas le plus déterminant de la puissance. Le pouvoir doit même être considéré comme le moins significatif des états de la puissance. « Le pouvoir, affirme Deleuze, est le plus bas degré de la puissance. »1 Ailleurs Deleuze précise : « La volonté de puissance à son plus haut degré, sous sa forme intense ou intensive, ne consiste pas à convoiter ni même à prendre, mais à donner, et à créer. »2 Deleuze renvoie au chapitre du troisième livre de Zarathoustra intitulé « Les trois maux » (Von den drei Bösen). La « volonté de dominer » (Herrschsucht) y est présentée comme l'une des « trois choses les plus maudites en ce monde », avec la volupté (Wollust) et l'égoïsme (Selbstsucht). En d'autres termes, seuls les impuissants désirent dominer à partir de valeurs pré-établies. La volonté de puissance indique que la volonté est faite de puissance, qu’il y a une puissance interne à la vie, sans que cette puissance entraîne une poussée des forces vitales vers l'expression d'une violence tyrannique (sauf bien sûr lorsque les impuissants tentent d'exercer leur domination). Farouche opposant à l’interprétation heideggerienne de la volonté de puissance, Deleuze se donne comme mission de délivrer la volonté de puissance de toute référence à un simple pouvoir de type humain. « Volonté de puissance n’implique aucun anthropomorphisme, ni dans son origine, ni dans sa signification, ni dans son essence. Volonté de puissance doit s’interpréter tout autrement : la puissance est ce qui veut dans la volonté. »3 Qu’il y ait une volonté de puissance ne signifie pas que la puissance soit librement désirée par une volonté individuelle. Si tel était le cas, il faudrait définir la puissance comme un prédicat de la volonté personnelle et dire que la puissance correspond au résultat de la volition personnelle ou à ce qui est exercé par l'acte de volonté interne. C’est vers cette fausse interprétation que Heidegger pousse Nietzsche jusqu’à en faire le plus ardent et le plus pernicieux défenseur du subjectivisme et du libre-arbitre métaphysique qu'il 1

L'Abécédaire de Gilles Deleuze, réalisation P.-A. Boutang, entretiens filmés avec C. Parnet, Paris, Vidéo Éd. Montparnasse, 1996, lettre « J ». 2 G. Deleuze, « Conclusions sur la volonté de puissance et l'éternel retour », dans Nietzsche. Cahiers de Royaumont, Paris, Minuit, 1967, p. 278. Voir aussi G. Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, 1965, p. 24 ; G. Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 189. 3 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 96-97.

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associe à l'ultime danger de l'ère technologique. S’appuyant de manière moins tendancieuse sur Nietzsche, Deleuze défend la thèse selon laquelle l’homme (plus particulièrement le corps vivant surhumain qui devient chez Deleuze « corps sans organes ») n’est qu’un intercesseur parmi d'autres où s’exerce la volonté de puissance. L'homme n'a pas le monopole sur la « surhumanité » qui peut trouver une expression aussi bien animalière que florale ou minérale. La situation plus générale renvoie à l’ensemble du vivant déhiérarchisé et animé par un réseau de forces. La puissance devient alors le moteur de tout le vivant sans être le privilège de l’homme. Partout où il y a de la matière vivante, partout aussi il y a des forces extérieures qui combattent et conditionnent la vie impersonnelle à agir. Ainsi, le pouvoir de contrôle n'est qu'un cas particulier de la puissance, et la volition métaphysique n'est qu'une expression parmi d'autres de la volonté de puissance. De surcroît, le pouvoir subjectif de domination par l'exercice du libre-arbitre raisonné demeure le moins intense du point de vue de la philosophie vitaliste défendue par Nietzsche et Deleuze. L'homme ne préexiste pas à la puissance, mais c’est plutôt l’inverse qui est vrai. La puissance impersonnelle des forces cosmiques (Deleuze les qualifiera de « chaosmiques » pour souligner leur caractère semi-organisé) conditionne l'activité du vivant. Ce n'est donc pas l'« anthropomorphie du ‘grand style’ » qui s’empare du réel, mais le corps vivant qui dépend d'une volonté de puissance extra-humaine (ce qui ouvre chez Deleuze sur le thème des devenirs entre les règnes). La puissance nietzschéenne correspond à un attribut des forces vitales impersonnelles et extérieures. Plus précisément, la volonté de puissance doit être comprise comme une certaine capacité d'affectabilité. Ce qui contribue à rapprocher deux penseurs que l'histoire de la philosophie tend à opposer : Nietzsche le « postmoderne », et Spinoza le « rationaliste classique » ; Nietzsche le défenseur du caractère fondamentalement chaotique de l'univers, et Spinoza le protecteur de la grande unité rationnelle du monde. La « Grande identité Spinoza-Nietzsche » Plusieurs commentateurs (notamment E. Fink, M. Haar, K. Löwith, W. Müller-Lauter) ont reproché à Heidegger d'en finir trop rapidement avec Nietzsche qui n'aurait rien inventé de nouveau en se contentant de répéter le geste métaphysique d'oubli de l'être1. Mais aucun interprète n’est allé aussi loin que Deleuze dans la perception et l’étude des affinités entre Spinoza et Nietzsche sur la question de la puissance. 1

E. Fink, La Philosophie de Nietzsche, Paris, Minuit, 1965, p. 95 ; M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, chap. 5 ; K. Löwith, Nietzsche. Philosophie de l'éternel retour, Paris, Hachette, 1991, p. 273-277 ; W. Müller-Lauter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998, p. 45-47, note 33.

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Deleuze trouve chez Spinoza une conception semblablement nonanthropomorphique, anti-volontariste et a-tyrannique de la puissance. « Un des points fondamentaux de l’Éthique, rappelle Deleuze, consiste à nier de Dieu tout pouvoir (potestas) analogue à celui d’un tyran, ou même d’un prince éclairé. C’est que Dieu n’est pas une volonté, cette volonté fut-elle éclairée par un entendement législateur. »1 Cet argument compte parmi les principaux qui amènent Deleuze à penser la « grande identité SpinozaNietzsche »2. La redéfinition de la notion de puissance n'est pas le seul point de rapprochement entre Nietzsche et Spinoza. Il faut aussi mentionner la condamnation de la morale (pas de Bien et de Mal, seulement du bon et du mauvais particuliers)3, la critique du libre-arbitre4, la défense du caractère inséparable du corps et de l'esprit (sous la forme d'un parallélisme des attributs ou du « corps vivant »), la revendication d'un certain stoïcisme (déterminisme radical et amor fati), la culture et la défense des effets jugés subversifs, scandaleux et hérétiques (exclusion plus ou moins volontaire du monde académique)5, de même que l’élaboration d’une pensée de l’immanence (en particulier la rupture avec la religion supranaturelle), qui constituent quelques-unes des données communes à Spinoza et à Nietzsche. Nietzsche a entretenu une relation ambivalente avec Spinoza. D'un côté, il lui reproche son vain amour pour une connaissance neutre et exempte de passions ; il qualifie la pensée spinoziste de « simple et sublime » tout en refusant ce caractère divin (Le Gai savoir, § 333) ; il place l'hypothèse spinoziste du principe de conservation (conatus) au rang des « principes téléologiques superflus » (Par delà le bien et le mal, § 13 et § 198 ; Le Gai savoir, § 349), en allant même jusqu'à qualifier la pensée de Spinoza de « mascarade d'un ermite malade » (Maskerade eines einsiedlerischen Kranken, sick hermit) et de « mascarade intellectuelle » (Par delà le bien et le mal, § 5 et § 25) ; il associe la pensée de Spinoza aux « misères [du] sage le plus pur » (Humain, trop humain I, § 475), et Spinoza lui-même à un « génie sans tempérament » (Aurore, § 497). Ailleurs, Nietzsche lance une flèche à « ces réprouvés, ces persécutés, ces traqués », à ces hommes du ressentiment (au nombre desquels il place Spinoza) qui mettent « leur raffinement à méditer leurs vengeances et à broyer les poisons. » (Par delà le bien et le mal, § 25) En outre, Nietzsche ne partage pas l'amour de Spinoza pour l'éternité, la divinité naturelle, l'ordre cosmique, la permanence et le causalisme universel. Mais cette hargne pourrait bien n'être qu'un masque qui cache une sympathie plus intense pour la quête d'une joie active 1

G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 134. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 185. 3 B. Spinoza, Éthique, IV, préf. et III, prop. IX ; F. Nietzsche, Généalogie de la morale, I, § 17. 4 B. Spinoza, Éthique, I, appendice ; F. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 21. 5 « Il faudrait mettre en épitaphe sur la tombe de la philosophie d'université : elle n'a attristé personne. » Voir F. Nietzsche, Considération intempestive III, § 8. 2

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et immanente menée par le philosophe d'Amsterdam. C'est ainsi qu'en d'autres occasions Nietzsche honore Spinoza comme l'un de ses « ancêtres spirituels » et salue « la puissance d'affirmation la plus haute » de Spinoza qualifié de « sage le plus pur »1. Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche se montre favorable aux thèses de Spinoza relatives à la critique de la pitié (préface, § 5), au caractère naturel de la cruauté humaine (II, § 6), à l'association de la mauvaise conscience et du remords à un sentiment qui a mal tourné (II, § 15). L'une des plus claires expressions de l'appréciation portée à Spinoza par Nietzsche est révélée par une carte postale destinée à Franz Overbeck et datée du 30 juillet 1881 : « Je suis étonné, ravi ! J'ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré par lui en ce moment relève d'un ‘acte instinctif’. Ce n'est pas seulement que sa tendance globale soit la même que la mienne : faire de la connaissance, l'affect le plus puissant (Erkenntniß zum mächtigsten Affekt zu machen) - en cinq points capitaux je me retrouve dans sa doctrine ; sur ces choses ce penseur, le plus anormal (abnormste) et le plus solitaire (einsamste) qui soit, m'est vraiment très proche : il nie l'existence de la liberté de la volonté (Willensfreiheit) ; des fins (Zwecke) ; de l'ordre moral (sittliche Weltordnung) ; du non-égoïste (Unegoistische) ; du Mal (Böse) ; si, bien sûr nos divergences sont également immenses, du moins reposent-elles sur les conditions différentes de l'époque, de la culture, des savoirs. In summa, ma solitude (Einsamkeit) qui, comme du haut des montagnes, souvent, souvent, me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est au moins une dualité (Zweisamkeit). Magnifique ! Pour le reste, mon état n'est pas à la mesure de ce que j'attendais. Temps d'exception ici aussi ! Éternelle balance des conditions météorologiques ! - c'est à me chasser de l'Europe ! J'ai besoin de ciel pur pendant des mois, sinon je ne suis pas de cet endroit. Déjà six graves attaques, de deux à trois par jour. !! - cordialement. »2 Nietzsche établit un parallèle entre son concept de puissance (Macht) et la puissance affective spinoziste (potentia). La puissance nietzschéenne est affective et impersonnelle, et non pas impériale et autoritaire. Elle crée et construit des relations en n'imposant pas la manière d'établir les rencontres. Nietzsche considère donc Spinoza comme l'un de ses précurseurs dans la 1

Voir les références données dans W. Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, New York, Meridian, 1950, p. 386, note 19 ; réédition Princeton UP, 1968, p. 246, note 19 ; et dans P. Zaoui, « La ‘grande identité’ Nietzsche-Spinoza, quelle identité ? », Philosophie, 47, 1995, p. 64-84 (p. 69, note 10). 2 F. Nietzsche, Lettre à Franz Overbeck (Sils-Maria, 30 juillet 1881), citée dans Magazine littéraire, no. 370 consacré à Spinoza, p. 44. Version allemande : Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin, De Gruyter, III, 1, 1981, p. 111.

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quête de la puissance de l'affect (mächtigsten Affekt). Les deux philosophes conçoivent ce qui est en puissance, non pas comme incomplet et inachevé, mais pleinement positif et affirmatif. Dans l'Éthique, Spinoza montre que la puissance (potentia) est l’essence commune à toute chose vivante, matérielle et spirituelle. Et d'après la démonstration de la proposition XII de la troisième partie de l'Éthique, il y a une « puissance d'activité du corps » (corporis agendi potentiam) ainsi qu’une « puissance de penser de l'esprit » (mentis cogitandi potentiam). La puissance (potentia) est affective, elle correspond à une capacité d'être affecté et d'affecter d'un grand nombre de façons qui est absolument distincte d'un pouvoir impérial et absolu de domination (potestas). L'homme n'est pas un « empire dans un empire » (Éthique, III, préf.), c'est-à-dire qu'aucun mode n'est en droit de revendiquer le titre de « maître et possesseur de la nature » ; et le droit de chacun « s'étend jusqu'où va sa puissance » (Traité politique, II, 4), c'est-à-dire jusqu'à la limite de sa capacité d'affecter et d'être affecté d'un grand nombre de façons. Dans la Nature, tous les modes sont égaux en tant qu’ils détiennent une capacité d'affectabilité équivalente à leur puissance (Éthique, III, Post. 1). La puissance est donc irréductible à un pouvoir de contrôle sur un domaine particulier, tout en n'étant aucunement l’exclusivité de l’homme. Elle est au contraire répartie sur l’ensemble du monde vivant, tant cellulaire et animal que cosmique et minéral, et sa valeur expressive est proportionnelle au degré d'intensité produit par les rencontres affectives. Spinoza définit les sentiments ou les affections de la manière suivante : « Par sentiments, j’entends les affections du corps, par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée. » (Éthique, III, Déf. 3) D'après cette définition, rien ne laisse supposer que le corps humain ait une meilleure capacité d’être affecté que les autres types de corps. Sur le plan des modes, les corps sont égaux en tant qu’ils expriment tous une capacité d’être affecté et d’affecter. En outre, le mode correspond à ses affections. « Par mode, écrit Spinoza, j’entends les affections de la substance. » (Éthique, I, Déf. 5) Ce qui est affecté, et est susceptible à son tour d’affecter, peut aussi bien être un son dans l’espace, qu’un poisson dans un aquarium ou un rocher en plein soleil. La capacité d'affectabilité n’est pas l’exclusivité de l’homme, mais elle est commune à tout le monde vivant. La capacité d'affectabilité spinoziste, et à sa suite la puissance nietzschéenne, sont matérielles (ou naturelles), immorales (ou en excès par rapport au jugement) et athées (ou immanentes)1. Telles sont les dispositions fondamentales qui animent à la fois la volonté impersonnelle nietzschéenne et le conatus spinoziste. Toutefois, et par contraste avec la puissance du conatus spinoziste, la volonté de puissance nietzschéenne est dépourvue de 1

Points de convergence entre Spinoza/Nietzsche établis par Deleuze dans Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 27.

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sens téléologique. Il convient donc de relativiser le rapprochement entre l’affection spinoziste et l’affection nietzschéenne. Deleuze prend soin de préciser cette dissemblance entre les deux philosophes sur la question de l’affection. Chez Spinoza, l’affection va toujours dans le sens d’un renforcement ou d'une préservation du mode dans son être. La puissance qui affecte le mode, conformément à la théorie du conatus, favorise la conservation de l’identité particulière du mode affecté. Chez Nietzsche, la capture de la puissance, ou son expression par le corps vivant, emprunte une voie inverse. Le conatus qui détermine les choses dans leur être laisse place chez Nietzsche à un devenir chaotique du vivant qui accentue le décentrement des identités. En d'autres termes, l’acquisition de la puissance correspond pour Nietzsche à la réalisation d’une perte d’unité. Plus l’affection est grande, moins les corps se conservent et plus ils s’altèrent. L'une des rares attaques dirigées par Deleuze contre Spinoza consiste à dénoncer le caractère en partie réactif de la théorie spinoziste de l’affection. Conformément à la récusation nietzschéenne (et deleuzienne) de l’idée du conatus, l’affection contribue à dissoudre l’identité des êtres vivants. Deleuze considère la volonté de puissance nietzschéenne comme étant en quelque sorte supérieure par rapport à la puissance spinoziste en tant que la première a l’avantage de détruire la coïncidence des choses avec ellesmêmes. La force d’un être ne réside pas dans la puissance de sa conservation, mais plutôt dans sa capacité à s’écarter de lui-même et de toute détermination d’essence. « Spinoza, écrit Deleuze, n’a pas su s’élever jusqu’à la conception d’une volonté de puissance, il a confondu la puissance avec la simple force et conçu la force de manière réactive (cf. le conatus et la conservation). »1 En dépit de cette divergence il faut retenir que, chez Nietzsche, tout comme chez Spinoza, la puissance affective demeure irréductible à un pouvoir totalitaire et anthropomorphique. L’occultation heideggerienne Le risque de confusion de la puissance avec l'impérialisme est écarté par Spinoza grâce à la distinction entre la potentia (puissance d'affectabilité) et la potestas (pouvoir de contrôle). Une grande partie de la méprise de Heidegger au sujet de la volonté de puissance, injustement assimilée à une forme humaine de contrôle sur la réalité ontique, repose sur l'ignorance de cette différence fondamentale développée par Spinoza et dont les implications sont pleinement assumées par Nietzsche. Heidegger omet de penser la possibilité d'une puissance d'affectabilité immanente, anti-autoritaire, et non opposée à l'acte ou au mouvement accompli. Le « pouvoir impérial de domination » comme « mouvement accompli » ou « essence fixe de la métaphysique » ne constitue qu'un cas 1

G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit, p. 70, note 1.

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particulier (et le moins significatif) de la puissance. En d'autres termes, Heidegger emprunte un raccourci en associant la potentia à la potestas, ou en assimilant le Macht à l'Herrschsucht, et en réduisant trop rapidement la capacité d'affectabilité à un vulgaire pouvoir de type totalitaire sur le monde ontique. La manière nietzschéo-spinoziste de contourner l’humanisation de la métaphysique consiste à assumer la proximité de l’effectuation du travail des forces chargées de puissance dans les corps animés. Il ne suffit pas seulement, pour combattre l'anthropomorphisme, de priver l’homme de sa propension à être la mesure des choses, de secondariser le rôle de ses facultés (connaissance, volonté, domination, etc.), mais encore faut-il rendre compte des nouveaux types de pouvoirs auxquels ce renoncement laisse place. L’originalité de ces pouvoirs non anthropomorphiques réside précisément dans la redécouverte du concept spinoziste de puissance (potentia) que Deleuze transporte du côté de Nietzsche jusqu'à faire de ce qui est le plus déterminant pour la volonté de puissance (Wille zur Macht) non pas un pouvoir impérial (potestas), mais plutôt une capacité d'établir des rapports affectifs. Il existe ainsi un pouvoir d'affectabilité (la puissance nietzschéo-spinoziste) qui consiste, pour les corps, à être animés par des forces vitales extérieures et impersonnelles favorables aux rencontres affectives. Ainsi Heidegger et Spinoza-Nietzsche proposent des alternatives distinctes à l’anthropomorphisme. Le premier pense le sens et la vérité de l’être distincts de l’étant, tandis que les seconds défendent des capacités d'affectabilité autonomes par rapport au simple fait humain. La méconnaissance heideggerienne de la conception nietzschéospinoziste de la puissance pensée comme capacité d'affectabilité désanthropomorphisée et indifférente au contrôle de type totalitaire, devient évidente au § 29 de Être et temps où il est question de cet existential fondamental qu’est l’affection ou la tonalité affective (Befindlichkeit). On peut y lire à propos de la théorie des affections : « L'interprétation ontologique fondamentale de l'affectif en général n'a pratiquement pas réussi à accomplir de progrès notable depuis Aristote. Au contraire : les affects et les sentiments, poursuit Heidegger, sont intégrés à la catégorie des phénomènes psychiques. »1 Or, bien avant Heidegger, Spinoza et Nietzsche étaient parvenus à détourner la puissance affective de la simple réalité psychique. Pas étonnant donc que Spinoza soit le grand absent de la construction historiale heideggerienne. Spinoza, le philosophe avec lequel Nietzsche se reconnaît la plus grande affinité, est en effet considéré par Heidegger comme un penseur mineur par rapport à Leibniz. Dans l'une des rares références du corpus heideggerien à Spinoza on peut lire : « Si Schelling a jamais combattu à fond un système, c'est certainement celui de Spinoza. Et s'il est un penseur pour avoir reconnu l'erreur qui 1

M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 116.

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est propre à Spinoza, c'est bien Schelling. Il nous faut cependant renoncer ici à exposer plus précisément les systèmes des XVIIe et XVIIIe siècles ; la philosophie de Leibniz les dépasse tous largement, laissant derrière elle tous les autres, en raison du caractère inépuisable de sa puissance systématique. »1 En d'autres termes, le principe de raison leibnizien est plus déterminant que la puissance d'affectabilité spinoziste du point de vue historial adopté par Heidegger. Mais en se contentant de contourner aussi rapidement le système spinoziste, Heidegger se prive aussi d'une compréhension adéquate de la volonté de puissance nietzschéenne2. Heidegger souligne bien le fait que son concept d'affection n’est pas un simple phénomène humain en multipliant les mises en garde visant à ne pas confondre l’affection avec un état psychique. Mais il demeure muet au sujet des affections spinozistes et nietzschéennes qui sont, en réalité, dépourvues de toute valeur anthropomorphique. Il est possible de montrer que Heidegger témoigne d’une profonde attitude « anti-éthologique » et élitiste en privilégiant le seul étant doué d'une faculté d'intellection ou d'une habilité à penser (le Dasein), tout en se préoccupant davantage d'établir les différences entre les règnes que de chercher à comprendre ce qui organise les rencontres affectives. Heidegger considère ainsi les aptitudes du Dasein comme supérieures par rapport à celles des autres règnes. Il glorifie la faculté d’ouverture du Dasein au monde en discréditant l’encerclement dont est victime l’animal : « L’être-ouvert de l’homme est tenue à la rencontre de... ; l’être-ouvert de l’animal, c’est être pris par... et à la fois être-absorbé dans l’encerclement. »3 Cette image du chasseur et du chassé laisse songeur. En outre, si l’affection joue un rôle dans l’analyse existentiale, ce n’est ni au sens où elle témoignerait d'une capacité extra-personnelle, ni au sens où elle révélerait une certaine proximité entre les règnes. Heidegger s’intéresse à 1

M. Heidegger, Shelling. Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, 1977, p. 67. 2 J.-M. Vaysse est celui qui est allé le plus loin dans le sens d’une « secrète parenté entre l’Éthique et Sein und Zeit ». Voir J.-M. Vaysse, « Éthique et ontologie fondamentale », dans M. Revault D’Allonnes et H. Rizk (dir.), Spinoza : puissance et ontologie, Paris, Kimé, 1994, p. 206. Au nombre des similarités identifiées entre les deux projets philosophiques, Vaysse insiste sur le rejet de la subjectivité fondatrice ainsi que sur la question de la finitude. Il pousse son interprétation jusqu’à associer l’état spinoziste de servitude passionnelle à l’existence inauthentique heideggerienne, la joie procurée par le troisième genre de connaissance à l’extase de la temporalité authentique, l’anticipation spinoziste de la mort à l’être-pour-la-mort heideggerien. Cette comparaison demeure précaire. L’idée d’une éventuelle dette impensée de Heidegger à l’égard de Spinoza est fragilisée par le manque de prise explicite qui la supporterait. Voir aussi J.-M. Vaysse, Totalité et finitude : Spinoza et Heidegger, Paris, Vrin, 2004 ; ainsi que J.-T. Desanti, « Spinoza et la phénoménologie », dans O. Bloch (dir.), Spinoza au XXe siècle, Paris, PUF, 1993, p. 113-127. 3 M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1992, p. 493.

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l’affection à titre strictement théorique en tant qu’elle présente « une signification méthodique fondamentale pour l’analyse existentiale. »1 Heidegger retient l’affection pour en faire le modèle de tout travail herméneutique et le paradigme de ce qui s’interprète de soi-même sans jamais accéder au statut d’objectivité. Ce qui contraste avec le statut éthicopratique attribué par Spinoza et Nietzsche à l'affection conçue par eux de manière éminemment moins élitiste et sectaire. Y a-t-il une ultime phase dans la destination historiale ? Quelles sont alors les conséquences pour l'historialité heideggerienne ? Le fait que la puissance nietzschéenne doive être pensée non pas comme potestas, mais comme potentia vient fragiliser la construction historiale de Heidegger où la figure de Nietzsche est associée à l'accomplissement nihiliste du destin de la métaphysique. Comme l'indique Michel Haar, et contrairement à ce que défend Heidegger, la volonté de puissance n'est pas une simple « unité substantielle sous-jacente »2 qui fonde une vision dominatrice du monde ontique. Elle n'est pas le fondement ultime ou l'essentia dernière toute chose3, mais elle correspond plutôt, comme le décrit cette fois Deleuze, à une « force active plastique » ou à une « force de métamorphose »4 qui agit localement en ne supposant plus aucun arrièremonde préexistant. En faisant triompher le réseau, sans origine et sans finalité, des forces d'affectabilité immanentes, Nietzsche accomplit son programme qui vise à rompre avec la transcendance et à abolir les deux mondes (sensible et suprasensible). Il fait apparaître le plan des forces affirmatives et parvient ainsi à dépasser (überwinden) la métaphysique5. Pour Heidegger, le moyen le plus sûr d'en finir avec le nihilisme métaphysique (ou avec la néantisation de l'être) consiste à s'abandonner passivement et sereinement à l'être oublié en s'« appropriant » (verwinden) la métaphysique par-delà toute fixation d'une unité substantielle. Mais du point de vue nietzschéo-deleuzien, cette appropriation considérée comme ontologiquement plus fondamentale par Heidegger plonge en réalité la pensée dans un nihilisme plus insidieux qui manifeste une impuissance à affirmer les forces vitales. Heidegger a surmonté le nihilisme négatif qui 1

M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 116. M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 153. 3 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 287 ; Nietzsche II, op. cit., p. 209. 4 G. Deleuze, Nietzsche, op. cit., p. 24. Voir aussi Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 48. 5 F. Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 20. Le dépassement nietzschéen de la métaphysique de la transcendance n'est pas incompatible avec l'affirmation d'une « métaphysique de ou dans l'immanence. » Voir M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 13. Deleuze se réclame, pour sa part, d'une « nouvelle métaphysique ». Voir Deux régimes de fous, op. cit., p. 314.

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consiste à nier la vie pour affirmer le monde suprasensible, et il l'a emporté sur le nihilisme réactif qui réagit contre le monde des apparences. Mais il n'a pas vaincu le nihilisme passif en censurant le travail des forces actives et affectives du dehors1. Plutôt que d'en finir avec la manière traditionnelle d'envisager la métaphysique, l'ontologie heideggerienne y reconduit en participant au mouvement de néantisation de la vie initié par Platon. Heidegger a raison de soutenir que le renversement du platonisme ne suffit pas à rompre avec la métaphysique de la transcendance. Mais renverser le platonisme n'est pas le dernier mot de Nietzsche, ni celui de Deleuze d'ailleurs, car il reste ensuite à affirmer le plan des forces vitales. L'expression de cette puissance d'affectabilité immanente (pour Spinoza, Nietzsche, Deleuze) échappe à la construction historiale en étant aussi intempestive qu'une flèche trouvée par hasard, puis relancée dans l’immensité de l’univers. L'immanence est sans histoire. C'est l'un des enseignements à tirer de l’expérience de la volonté de puissance que Deleuze réhabilite contre la lecture heideggerienne.

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Sur les trois formes de nihilisme, voir G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 169-171.

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CHAPITRE 3 La critique de la dialectique hegelienne selon Adorno et Deleuze1 Le poststructuralisme et l’école de Francfort La philosophie dite « poststructuraliste » et l'école de Francfort développent une critique des régimes autoritaires dans leurs formes aussi bien politique que philosophique. La remise à Derrida, en 2001, du prix Adorno décerné à des œuvres qui poursuivent l'esprit du travail critique de l'école de Francfort illustre cette proximité entre les deux courants philosophiques2. Foucault affirme pour sa part : « Si j'avais pu connaître l'école de Francfort, si je l'avais connu à temps, bien du travail m'aurait été épargné. »3 Et Lyotard a trouvé chez Habermas un interlocuteur privilégié : sa défense du différend à l'époque postmoderne constitue une réponse critique à la promotion habermasienne du consensus intersubjectif dans un contexte d'inachèvement de la rationalité moderne4. Les études qui concernent les rapports entre le poststructuralisme et l'école de Francfort tendent à simplifier la problématique en concevant le poststructuralisme comme parfaitement homogène5. Ce faisant, les commentaires omettent de considérer la particularité des relations qu'entretiennent les différents représentants du poststructuralisme à ceux de l'école de Francfort.

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Une première version de ce chapitre a été présentée au congrès annuel de l'Association canadienne de philosophie, le 31 mai 2003 à l'Université Dalhousie (Canada). 2 J. Derrida, Fichus. Discours de Francfort, Galilée, Paris, 2002. Derrida entretient une relation étroite avec les écrits de Benjamin qu'il commente à plusieurs occasions. Voir J. Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 200-209 ; « Ein Porträt Benjamins », dans B. Lindner (Ed.), Links hate noch alles sich zu enträtseln… Walter Benjamin in Kontext, Frankfurt, 1978; « Des tours de Babel », dans Psychè. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 203-236. 3 M. Foucault, Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 439. Deleuze considère pourtant comme un malentendu les rapprochements entre Foucault et l’école de Francfort. Voir G. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », dans Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1989, p. 185-193. 4 Voir le numéro thématique des Cahiers de philosophie, 5, 1988 ; J.-F. Lyotard, « Adorno come diavolo », dans Des dispositifs pulsionnels, Paris, Bourgois, 1980, p. 109-125 ; et « Presentation », dans A. Montefiore (Ed.), Philosophy in France Today, Cambridge, 1983, p. 201-204. 5 P. Dews, « Adorno, Poststructuralism and the Critique of Identity », dans A. Benjamin (Ed.), The Problems of Modernity. Adorno and Benjamin, London/New York, Routledge, 1989, p. 1-22 ; M. Jay, Adorno, Cambridge, Harvard University Press, 1984, p. 21-22 ; R. Nägele, « The Scene of the Other : Theodor W. Adorno's Negative Dialectic in the Context of Post-Structuralism », Boundary 2, Fall-Winter 1982-1983.

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De tous les thèmes communs à la première école de Francfort et aux poststructuralistes, la critique adornienne de la dialectique exposée dans Dialectique négative (rédigé entre 1959 et 1966 à partir de conférences prononcées à Paris puis traduit en français en 1978) trouve une sorte d'écho chez les penseurs poststructuralistes. C'est ainsi que l'archéologie foucaldienne présente l'histoire comme une série de ruptures qui vise à déjouer le devenir dialectique tout en étant cependant confrontée au risque de faire de ce discontinuisme l'expression d'une nouvelle « ruse qu'il [Hegel] nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. »1 De son côté, Derrida considère comme le geste suprême de la déconstruction celui qui consiste à neutraliser ou à interrompre l’Aufhebung hegelienne comme mouvement absolu d’auto-définition de la pensée2. Mais c'est principalement l'Auseinandersetzung de Deleuze à Adorno qui retiendra notre attention. La critique de la dialectique est l'un des principaux motifs de la pensée deleuzienne. En quoi la dialectique négative exposée par Adorno s'apparente-t-elle à l'anti-hégélianisme deleuzien ? Bien sûr, l'extrême pessimisme d'Adorno à l'égard de la culture occidentale semble incompatible avec la joie spinoziste qui parcoure l'œuvre deleuzienne. La Shoah et Mai 68, qui constituent les référents socio-politiques respectivement d'Adorno et de Deleuze, peuvent expliquer la domination du sentiment tragique chez le premier, et le combat féroce mené par le second contre les passions tristes. Toutefois, au-delà de ces tonalités affectives opposées et aisément repérables chez Adorno et Deleuze, il n'en demeure pas moins que leur critique de la dialectique hegelienne vise de manière similaire à délivrer le non-identique de sa résorption dans l'identité supérieure. Dans ce qui suit, nous mettrons en perspective certains points déterminants des critiques adornienne et deleuzienne de la dialectique avant d'organiser la confrontation. Critique adornienne de la dialectique a) Réforme de la dialectique La méthode adornienne consiste à faire coïncider la conceptualité avec la non-identité de manière délibérément fragmentaire, irrégulière et nonconclusive tout en évitant d'absolutiser la méthode et d'élever le moment du non-identique à l'état de plénitude. Seule une dialectique dite « négative » qui abolit le moment de retour positif (la synthèse) est en mesure de 1

M. Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 74-75. J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », dans L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967 ; « Le puits et la pyramide. Introduction à la sémiologie de Hegel » (1968), dans Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, 1972; Glas. Que reste-t-il du savoir absolu ?, 2 vol., Paris, Galilée, 1974. 2

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soustraire le particulier à l'emprise contraignante du concept identitaire. La pensée d'Adorno ne tente donc pas de détruire la dialectique. Bien au contraire, la dialectique, parce qu'elle assigne une fonction déterminante au non-identitaire en défendant le caractère essentiel de la lutte et du conflit, demeure la seule ressource philosophique qui soit irréductible à une vision du monde arbitraire dont on pourrait choisir à sa guise de disposer ou non à la manière d'un produit de consommation1. Toutefois, les différentes « formes » de dialectiques n'ont pas la même valeur. La dialectique positive de type hegelienne, assimilée par Adorno à une philosophie répressive et autoritaire, cherche à résorber les oppositions dans une identité supérieure. Ce type de dialectique n'est rien d'autre pour Adorno que le produit d'une idéologie bourgeoise venant exprimer la « vérité du monde administré ». C'est pourquoi il faut chercher un « concept modifié de la dialectique »2 dans ce qui devient précisément la « dialectique négative ». La dialectique négative conserve la négativité de ce qui a été nié sans sublimer les différences dans une identité qui les dépasse en les conservant. C'est précisément l'erreur de Hegel que d'avoir hypostasié l'idéal identitaire3. La dialectique négative est soustraite à la production idéale d'une synthèse identitaire par réconciliation des contraires. En d'autres termes, ce qui a été nié une fois demeure négatif. Il n'y a rien comme un « travail du négatif » qui permettrait de générer des coïncidences idéales entre les parties opposées4. Contre la tradition hegelienne, la rationalité conceptuelle adornienne admet ainsi la non-identité du concept. Plus encore, c'est par l'irréductible non-identité ou l'indépassable « double-identité » du concept que se définit la vérité. Si bien que toute philosophie qui prétend être en mesure de surmonter naïvement les conflits internes au concept sombre dans l'occultisme. L'exemple le plus retentissant du caractère dysfonctionnel de la dialectique positive est donné dans La Dialectique de la Raison5 où Horkheimer et Adorno dénoncent l'auto-présentation de l'Aufklärung comme un progrès de l'humanité alors qu'elle demeure tout bonnement liée à un mythe d'émancipation. Les auteurs invitent dès lors à faire preuve de la plus grande clairvoyance en conservant un sens critique face aux élans de la raison qui conservent un double caractère progressif et régressif. En d'autres termes, pour éviter l'autodestruction de la rationalité, La Dialectique de la raison oppose à l'abstraction de la dialectique positive la vérité d'une dialectique négative pleinement assumée par une critique radicalisée et concrètement orientée sur l'organisation de la vie sociale. 1

Th. W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2001, p. 14. (par la suite noté DN) Th. W. Adorno, Trois études sur Hegel. Paris, Payot, 1979, p. 8. 3 Ibid., p. 160. Ailleurs : « Changer cette orientation de la conceptualité [la dialectique hegelienne] la tourner vers le non-identique, c'est là la charnière d'une dialectique. » (DN, p. 22) 4 DN, p. 154-161. 5 M. Horkheimer et Th. W. Adorno, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974. 2

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b) Une philosophie de la différence qui ne perd rien en déterminité Adorno reproche à la dialectique positive son incapacité à identifier la vraie nature du non-identique. Celui-ci n'est pas un moment menant à l'identité de l'identité et de la différence, mais il correspond plutôt à la vérité conceptuelle elle-même placée sous le signe d'une non réconciliation. Si Adorno se permet de répondre à l'énoncé hegelien selon lequel « La vérité c'est le tout »1 en paraphrasant : « Le tout est le faux »2, c'est parce que la véritable totalité existe non pas sous un mode unitaire, mais pluriel. La dialectique négative constitue une philosophie de la plurivocité3 dominée par « le jeu des différences ». « Si l'on pouvait imaginer un état au-delà de la réconciliation, écrit Adorno, on n'y verrait ni l'unité indifférenciée du sujet et de l'objet, ni son antithèse radicale : on y percevrait plutôt le jeu des différences (Kommunikation des Unterschieden). »4 La dialectique négative nie l'universel en « fixant la connaissance au particulier comme à ce qui doit être sauvé. »5 Toutefois, la dialectique négative ne rompt pas avec la rationalité conceptuelle. En dépit du fait que rien ne corresponde à une détermination conceptuelle univoque, l'idéal d'identité doit être maintenu en incluant la dimension de contradiction objective6. Ce n'est pas qu'il y ait absence d'identité, mais plutôt qu'une même chose puisse posséder deux identités conceptuelles opposées. Ce qui compte surtout, c'est de ne « rien perdre en déterminité (Bestimmtheit) »7. Adorno salue Hegel au passage qui se montrait, comme lui, intolérant vis-à-vis des différences « déterminées par le hasard extérieur et le jeu, non par la raison. »8 c) Le sujet de la vérité La pensée d'Adorno cultive le paradoxe en luttant contre la raison (instrumentale, idéologique, identitaire, positive, etc.) par la raison (critique qui parvient à penser la contradiction conceptuelle au sein de l'identité). Ce double statut de la raison est pris en charge par un sujet également divisé : le sujet « éclairé » dénonce les productions idéologiques d'une subjectivité qui s'autoriserait de manière toujours illégitime à fonder un système sur la 1

G.W. Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit, trad. J. Hyppolite, tome I, Paris, AubierMontaigne, p. 18. 2 Th. W. Adorno, Minima moralia, Paris, Payot, 1980, p. 47. 3 « La plurivocité, écrit Adorno, est ramenée à l'univocité par le dépassement dialectique. » Voir Trois études sur Hegel, op. cit., p. 161. 4 Th. W. Adorno, Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 263. 5 DN, p. 55. 6 DN, p. 148. 7 DN, p. 9. 8 G.W. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, p. 40. Cité dans DN, p. 24.

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dialectique positive. Il faut « dissiper, avec la force du sujet, l'illusion d'une subjectivité constitutive »1. Adorno pense une vérité impure et « nonintentionnelle »2 qui demeure incompatible, par exemple, avec le modèle du sujet phénoménologique relié de manière fusionnelle au monde. Seul un sujet non-absolument-constituant et dépourvu de caractère identitaire fixe peut se rendre responsable devant le fait que l'identification totale n'a pas le dernier mot. d) L'utopie La pensée adornienne est inséparable du thème de la décomposition (Verfall) de la culture occidentale (décomposition de la raison progressiste, de la dialectique positive, de l'esthétique, de l'individu bourgeois, etc.). Les abominations de la Deuxième Guerre mondiale viennent annihiler toutes les promesses de progrès de l'humanité. Parodiant tragiquement Hegel, Adorno écrit : « ‘J'ai vu l'Esprit du monde’, non pas à cheval, mais sur les ailes d'une fusée et sans tête. »3 Le véritable progrès, écrit ailleurs Adorno, ne peut se mesurer que « depuis la fronde jusqu'à la bombe atomique »4. Cette transformation de la promesse moderne d'émancipation obéit à ce que Adorno désigne comme une « logique de la dislocation (Zerfall) »5. Mais Adorno entretient aussi l'espoir d'une délivrance ou d'une rédemption de la modernité grâce à laquelle sera réalisée l'utopie d'un monde qui accorde un plein droit d'expression au non-identique6. En ce sens, l'utopie adornienne, à la fois simple en théorie et complexe dans son actualisation, consiste à organiser une vie collective fondée sur la raison critique en faisant preuve d'une ouverture vis-à-vis de la pluralité rationnelle jusqu'à « rendre possible la ‘réconciliation’ avec la nature dénaturée [i.e non-identitaire] »7 à la faveur d'une transformation de la société et des rapports de l'homme à la nature.

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DN, p. 10. Voir aussi p. 20 : « Le sujet comme ennemi du sujet. » S. Buck-Morss, « Unintentional truth », dans The Origin of Negative Dialectics, London, Free Press, 1977, p. 77-81. 3 Th. W. Adorno, Minima moralia, op. cit., p. 53. Voir aussi la section « Après Auschwitz » dans DN, p. 347-350. 4 Th. W. Adorno, Modèles critiques, op. cit, p. 165. Un peu plus loin (p. 172), Adorno limite le progrès à la technique. 5 DN, p. 144-145. 6 Th. W. Adorno, Modèles critiques, op. cit., p. 166 ; Minima moralia, op. cit., p. 230. 7 G. Höhn, « Une logique de la décomposition. Pour une lecture de Th. W. Adorno », dans Présences d'Adorno, Paris, UGE, 1975, p. 105. Plus loin (p. 109), l'auteur considère DN comme le développement philosophique de la théologie négative. 2

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Critique deleuzienne de la dialectique a) Recherche du mouvement véritable Deleuze n'a jamais remis en question, ni même cherché à relativiser, sa critique de la dialectique. Pour Deleuze, la dialectique ne tient compte que des différences abstraites et externes entre des identités formées en demeurant inapte à considérer les différences concrètes et internes aux choses en train de se faire1. Il a maintenu son diagnostic à propos de l'antihégélianisme de notre époque dont il remarque l’expression au sein de différentes aires culturelles : « Tous ces signes, écrit Deleuze, peuvent être mis au compte d'un anti-hégélianisme généralisé : la différence et la répétition ont pris la place de l'identique et du négatif, de l'identité et de la contradiction. »2 Non seulement Deleuze se montre-t-il critique à l’endroit de la pensée de Hegel, mais il fait également de ses complices-philosophes de fervents adversaires de la dialectique spéculative hegelienne3. Deleuze s'oppose fermement à la prétention hegelienne selon laquelle il est possible de déterminer conceptuellement les lois du devenir. La critique deleuzienne porte sur l’incapacité de la dialectique hegelienne à penser le mouvement dans sa vraie nature. Deleuze quitte le domaine des philosophies de l’histoire pour mieux étudier et expérimenter ce qu’il considère être le mouvement véritable, c’est-à-dire des devenirs dégagés des lois asservissantes et contreexpressives de la dialectique. Le vrai mouvement n’est donc pas celui d’une marche progressive résultant d’un travail de synthèse des contradictions. Bien au contraire, le nouveau « mécanisme différentiel »4 échappe à la logique de réconciliation des contraires, aux identités et aux différences conceptuelles, aux progrès réalisés par l’intervention de termes médiateurs, au travail du négatif, à la résorption des différences dans le Même, etc. Toutes ces notions renvoient, selon Deleuze, à l’idée générique d’une philosophie de la représentation dont Hegel est le porte-parole suprême. « Hegel fait le mouvement et même le mouvement de l’infini, mais comme il le fait avec des mots de la représentation, c’est un faux mouvement, et rien ne suit. »5 En portant la représentation à l’infini, Hegel est celui qui, de manière exemplaire, a méconnu le jeu de la différence et de la répétition 1

Cette critique est présente dès les premiers textes de 1956 consacrés à Bergson: G. Deleuze, « Bergson, 1859-1941 » et « La conception de la différence chez Bergson », dans L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 28-72. Deleuze n'a pas étendu sa critique à la dialective négative d'Adorno, ce que nous faisons dans le présent chapitre. 2 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, p. 1. (par la suite noté DR) 3 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 9, 21, 139, chap. V ; Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 40. 4 G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 11. 5 DR, p. 73-74

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interne aux Idées. « Hegel représente des concepts, écrit Deleuze, au lieu de dramatiser les Idées : il fait un faux théâtre, un faux drame, un faux mouvement. » ; et plus loin : « Le monde de la représentation se caractérise par son impuissance à penser la différence en elle-même, et du même coup à penser la répétition pour elle-même. »1 Le moteur du faux mouvement reconnu par Deleuze chez Hegel anime la représentation des différences oppositionnelles entre des concepts ayant à chaque fois une identité qui leur est propre. Hegel affirme en effet : « La différence en général est déjà contradiction en soi. [...] Quand on pousse assez loin la différence entre les réalités, on voit la diversité devenir opposition, et par conséquent contradiction. »2 La différence deleuzienne relève plutôt d'une scission interne aux Idées qui les rendent toujours autres qu’elles-mêmes, sans identités fixes et sans contre-parties négatives. Le jeu de la répétition, expérimenté comme identité différentielle des idées, empêche la réitération mémorielle (innéité, ressouvenir). Si bien que chaque Idée devient une création relative à une situation singulière en échappant au seul conditionnement historique. b) Les maîtres du devenir : Kierkegaard, Nietzsche, Deleuze La critique deleuzienne de la dialectique établie au nom du mouvement véritable s'inspire en partie de Kierkegaard, laïcisé pour l'occasion, qui écrivait : « En notre temps, on est allé si loin qu’on a même voulu introduire le mouvement en logique. Là, on a appelé la reprise, médiation. Le mouvement est cependant un concept que la logique ne peut absolument pas porter. [...] Le mot médiation a donc provoqué des malentendus en logique, parce qu’il a permis à la notion de mouvement de s’y rattacher. »3 Karl Löwith rapproche cette conception de la reprise de la pensée nietzschéenne : « La signification fondamentale qu’a la doctrine de l’éternel retour du même pour l’expérimentation philosophique nietzschéenne correspond chez Kierkegaard à l’expérience religieuse de la ‘reprise’. »4 On retrouve donc une ferveur similaire pour la pensée d’un devenir non dialectique à la fois chez Kierkegaard et chez Nietzsche qui s'entendent pour en finir avec la réminiscence grecque (anamnesis) et la médiation hegelienne (Vermittelung). Kierkegaard et Nietzsche décrivent un état de rupture 1

DR, p. 18-19 et 180. Extrait de la Logique de Hegel citée avec références dans DR 64. 3 S. Kierkegaard, La Reprise, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 239. Deleuze renvoie à ce passage décisif pour sa première interprétation de Hegel, dans DR 17 (note). 4 K. Löwith, Nietzsche. Philosophie de l’éternel retour du même, Paris, Hachette, 1991, p. 192. 2

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temporelle où les événements ne découlent plus logiquement de ce qui les précède. C'est l'état de variation continue à l’intérieur duquel le retour en des lieux passés demeure insuffisant à faire renaître une situation antérieure. Ce perpétuel état d’exception exige de la pensée un travail incessant d’adaptation et de création. Ce qui a bien sûr échappé à Hegel : « Le cercle de Hegel n’est pas l’éternel retour, mais seulement la circulation infinie de l’identique à travers la négativité. » Et plus loin : « Le cercle de l’éternel retour, celui de la différence et de la répétition (qui défait celui de l'identique et du contradictoire), est un cercle tortueux, qui ne dit le Même que de ce qui diffère. »1 c) La dialectique contre la vie La projection deleuzienne, dans le tourbillon de la différence et de la répétition, de l’Idée fait de cette dernière une entité à chaque fois singulière adaptée à une circonstance particulière. La singularité s’oppose diamétralement au souci hegelien d’universalité. « Le représentant dit ‘Tout le monde reconnaît que... ’, mais il y a toujours une singularité non représentée qui ne reconnaît pas, fait remarquer Deleuze, parce que précisément elle n’est pas tout le monde ou l’universel. »2 Dans l’univers des singularités, c’est-à-dire en l’absence de l’universel dont Hegel prétendait déterminer les lois du devenir infini à travers la médiation des contraires, rien ne peut plus être fondé absolument et chaque vue singulière devient suffisante et autonome en elle-même : « chaque point de vue est lui-même la chose »3. En l’absence de convergence vers un sens universel, la pensée se confronte à l’expérience du décentrement qui échappe encore une fois à toute représentation. « La représentation a beau devenir infinie, soutient Deleuze, elle n’acquiert pas le pouvoir d’affirmer la divergence ni le décentrement. Il lui faut un monde convergent, monocentré : un monde où l’on est ivre qu’en apparence. »4 C’est à travers cette épreuve de l’effacement d’un centre absolu qu’apparaît la vraie nature du mouvement. En donnant congé à l'axe organisateur issu de la représentation, la pensée peut se laisser porter par un mouvement chaosmique généré par les forces extérieures : « La représentation n’a qu’un seul centre, une perspective unique et fuyante, par là même une fausse profondeur ; elle médiatise tout, mais ne mobilise et ne meut rien. Le mouvement pour son compte implique une pluralité de centres, une superposition de perspectives, un

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DR, p. 71 et 80. DR, p. 74. 3 DR, p. 79. 4 DR, p. 339. 2

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enchevêtrement de points de vue, une coexistence de moments qui déforment essentiellement la représentation. »1 En outre, la dialectique hegelienne devient l’emblème du type réactif en ce qu’elle réagit contre la vie « hors-la-loi » en tentant de légiférer sur son mouvement. Dans sa volonté de dicter un ordre au devenir, la dialectique hegelienne réagit contre la vie en la réduisant à néant. Or, on ne peut selon Deleuze soumettre la vie à aucune loi, fut-elle cette loi celle d’un devenir. « Il semble que toute la dialectique se meuve dans les limites des forces réactives, qu’elle évolue tout entière dans la perspective nihiliste. [...] Ce sont les forces réactives qui s’expriment dans l’opposition, c’est la volonté de néant qui s’exprime dans le travail du négatif. »2 d) Schizo-analyse et disjonctologie La schizo-analyse de Deleuze et Guattari dissout le sujet constituant pour laisser place aux agencements collectifs d’énonciation3 qui ont part liée avec la réalité socio-économique et historico-géographique : « Tout délire est d’abord l’investissement d’un champ social, économique, politique, culturel, racial et raciste, pédagogique, religieux. »4 L'identité individuelle défendue par les philosophies du sujet et par la théorie psychanalytique-œdipienne est détruite5. Cette destruction se double d’une tâche positive et simultanée de reconstruction. Il ne s’agit pas d’un progrès dialectique de type « construction-destruction-reconstruction », mais il faut plutôt produire en détruisant6. La machine désirante anti-œdipienne possède une multitude de moyens de production. Non pas un atelier fonctionnel contenant son réseau d’outils maniables, mais des machines-ateliers semi-dysfonctionnels et chargés de produire. « Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu’elle en arrondit les bords. »7 La schizo-analyse accorde une place centrale à la «synthèse de la pure dissemblance» et à la « logique du paradoxe » qui échappent à la dialectique. Cette disjonctologie8 renonce au lexique de la

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DR, p. 78. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 183. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 33. 4 G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 326. (par la suite noté AO) 5 AO, p. 371. 6 AO, p. 399 et 434 7 AO, p. 50. 8 AO, p. 90 ; G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 55-63. 2

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signification et de la signifiance1. Tel un chasseur, Deleuze demeure aux aguets des moindres faux mouvements. Il traque inlassablement les disjonctions pour se laisser porter par elles un moment, le temps d’en relever les lois toujours singulières de fonctionnement qui les animent. Il ne s’agit plus de chercher du sens homogène, mais plutôt d’expérimenter et d'affirmer des termes disjoints. Ce travail amène l'expérimentateur à errer au sein d’un univers qui échappe aux critères de la cohérence et de l’incohérence, si bien que le primat de la signification dialectique laisse place à la suprématie du fonctionnement disjonctologique. « Ce serait méconnaître entièrement cet ordre de pensée que de faire comme si le schizophrène substituait aux disjonctions de vagues synthèses d’identification des contradictoires, comme le dernier des philosophes hegeliens. »2 C’est le trait distinctif de la synthèse disjonctive que d’affirmer les contraires dans un seul souffle, sans se référer à une médiation donatrice de sens. Loin de constituer une menace pour la pensée, la disjonctologie favorise l’errance inventive d'un mouvement qui échappe aux lois dialectiques du devenir. Pour Deleuze il n’y a ni quête ni but. Seuls les cas relatifs à l’exercice d’une pensée « sans Dieu » et sans idéal salvateur sont explorés. Au modèle de la terre promise ou reconquise, Deleuze oppose celui, indépassable, d'une terra incognita. Cette exploration errante constitue moins une tentative de laisser libre cours à des désirs anarchiques3 qu’elle ne répond à un véritable souci philosophique de se situer à la frontière de l'ordre et du désordre, en ce lieu de capture deleuzienne des forces chaosmiques. e) Chaosmos Deleuze déjoue-t-il toutes les ruses de la dialectique ? S'il nous semble que des vestiges de la représentation subsistent à l’écroulement du grand édifice hegelien, c'est surtout parce que Deleuze récupère de Hegel un certain idéal de rationalité. Les synthèses disjonctives ne semblent, en effet, jamais lancer un véritable défi à l’intelligence deleuzienne qui parvient immanquablement à en présenter les lois de fonctionnement. La formule hegelienne: « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel »4 pourrait presque valoir pour Deleuze dès lors que l'on considère que la pensée deleuzienne n'oppose pas simplement la raison au paradoxe et le réel au virtuel. L'univers deleuzien ne forme certainement pas un tout unitaire où les éléments sont finement liés. Il a plutôt des allures d'un morcellement. Les disjonctions qui 1

AO, p. 125, 129, 130; G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, op. cit., p. 40-41; G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 32-34, 144148, 173, 221; G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 10. 2 AO, p. 91. 3 Voir la dénonciation du spontanéisme au profit du constructivisme dans G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 115. 4 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, p. 41

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le composent sont flottantes et n’atteignent jamais l’état d’équilibre pour former un Tout cohérent. Leur mode de fonctionnement individuel peut à chaque fois faire l’objet d’un savant décryptage par la raison (pensons aux figures de Bacon) sans que les disjonctions inclusives ne parviennent à se réconcilier mutuellement pour produire une unité d'ensemble rationnelle au sens traditionnel du terme. Le réel est bien rationnel pour Deleuze, mais le tout est traversé de scissions que la raison demeure impuissante à unifier. Ainsi, les assemblages ne parviennent jamais à trouver leur état d’équilibre définitif qui donnerait une cohérence à l’ensemble. Ce système formé par des lois divergentes n’a pas les allures d’un « tout comme intériorité de la pensée »1. Les développements de la philosophie de Deleuze vont plutôt dans le sens d’une évacuation progressive de la notion hegelienne de tout ontologique, rationnel et intériorisé. Une étrange liaison extérieure aux termes qu'elle unit (la liaison étant l'un des leitmotive de l’œuvre deleuzienne) subsiste néanmoins entre tous les éléments. En d'autres termes, la rationalité particulière de chaque singularité n’entrave en rien leur participation à un méta-système chaosmique ou une nature semi-organisée. Éléments de confrontation a) Statut de Hegel Adorno se montre moins radical que Deleuze dans l'expression de son antihégélianisme en soutenant que la dialectique n'a pris avec Hegel qu'un mauvais tournant à corriger. Pour Deleuze, il ne s'agit pas simplement de rectifier le tir en réformant la dialectique, mais plutôt de dénoncer toutes les formes de dialectique qui demeurent invariablement impuissantes à rejoindre le mouvement de la vie « en train de se faire ». Les deux penseurs s'accordent sur la nécessité d'empêcher la totalisation en bloquant le mouvement de l'Aufhebung, ils manifestent tous deux une grande méfiance vis-à-vis des tendances dialoguistes et communicationnelles de la philosophie, et ils rejettent explicitement, au nom d'une non-coïncidence identitaire, toute philosophie positive (et autoritaire) de l'histoire qui implique finalité, lois préétablies, temporalité linéaire, etc. L'attitude réformiste d'Adorno l'amène cependant à privilégier un remaniement du lexique hegelien dorénavant dominé par une tonalité négative qui neutralise le moment de synthèse idéale. C'est ainsi qu'Adorno fait l'éloge de la non réconciliation, du principe de non-identité, etc. Pour Deleuze, il ne s'agit pas simplement de nier la dialectique positive, mais également de créer un nouveau langage plus radicalement anti-dialectique, pleinement affirmatif et plus adéquat au mouvement considéré comme plus réel (celui de la vie 1

G. Deleuze, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 276.

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chaosmique, des capacités d'affectabilité, des machinations désirantes, des processus d'individuations, etc.). b) Négativité Là où Adorno affiche un pessimisme sans bornes face au présent, Deleuze, en dépit de sa perte de foi dans le monde comme unité organisée, idéale ou transformée1, considère les passions tristes comme néfastes pour la pensée. Il pense une nouvelle image de la pensée placée sous le signe d'une pleine affirmation. Alors que le premier considère que « le besoin de faire s'exprimer la souffrance est condition de toute vérité »2, le second soutient qu'« il n'y a jamais de contradictions, apparentes ou réelles, mais seulement des degrés d'humour »3. Le sens tragique d'Adorno se distingue essentiellement du rire deleuzien. Deleuze est moins intéressé à développer une position critique ou à montrer les limites de la connaissance (type d’activité critique associée par Nietzsche à l'homme du ressentiment) qu'à expérimenter les forces chaosmiques et déterritorialisantes sans chercher à déterminer leur signification universelle. En outre, toute la dialectique est associée par Deleuze à une forme de nihilisme qui réduit la vie à néant4. De plus, la philosophie critique en reste toujours, selon Deleuze, aux seules conditions possibles et générales de l'expérience sans jamais accéder à l'expérience réelle et concrète5. Deleuze dépasse les conditions simplement possibles de l'expérience en direction de ses conditions réelles pour accéder aux forces asubjectives et extérieures qui conditionnent les rencontres particulières. En dépit de la différence entre Adorno et Deleuze quant au rôle attribué à la négativité et à la critique, l'« inclusion disjonctive » de Deleuze conserve son équivalent dans la « conjonction du différent » d'Adorno : les deux syntagmes exprimant la non-effectivité de la médiation. c) Extériorité On trouve chez Adorno et Deleuze un égal désir de subvertir l'hégélianisme de l'intérieur même de son système pour l'ouvrir sur son extérieur, sur le 1

G. Deleuze, L'Image-temps, op. cit., p. 223-225. DN, p. 27. 3 AO, p. 80. Ce qui ne doit pas faire oublier que DR demeure attaché à une « dramatisation des Idées ». Mais Deleuze se contredit partiellement en écrivant : « Vous voulez bien me demander alors si la dramatisation en général est liée ou non au tragique. Il y a là me semblet-il, aucune référence privilégiée. Tragique, comique sont encore des catégories de la représentation. » Voir Deleuze, « La méthode de dramatisation » repris dans L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 151. 4 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 183. 5 DR, p. 93-95 ; G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 13 ; Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 104. 2

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hors-système. L'énoncé d'Adorno selon lequel « Le tout est le faux »1 et l'affirmation deleuzienne d'après laquelle « le tout est un mur de pierres libres, non-cimentées »2 visent ultimement à mettre la pensée en contact avec une dimension non-philosophique impossible à récupérer dans le système. C'est en ce sens qu'Adorno défend l'existence d'une pluralité irréductible et invite la philosophie à tolérer ce qui est à l'extérieur du système en associant la dialectique négative à un anti-système3. Ce moment d'ouverture est également capital pour la philosophie deleuzienne qui soutient le besoin non-philosophique de la philosophie4 en plus de faire du thème blanchotien relatif au « dehors plus lointain que tout extérieur » l'un de ses thèmes prédilection. Il devient essentiel, soutient Deleuze, de « mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors. »5 S'ils s'entendent sur la nécessité de faire communiquer la philosophie avec un dehors non systématique, cet extérieur n'a pas la même consistance chez les deux penseurs : un idéal de plus grande tolérance humanitaire chez Adorno, les forces chaosmiques déshumanisées chez Deleuze. d) Déterminité et processus Deleuze exprime un profond attachement à la rationalité conceptuelle. Il ne cherche pas à dissoudre les régimes oppositionnels en soutenant, suivant l'option derridienne, l'indistinction rationnelle ou l'indifférence conceptuelle entre philosophie et littérature, concept et métaphore, etc. En ce sens, la critique deleuzienne de la métaphore trouve un équivalent dans la quête adornienne d'objectivité qui reste attachée à la déterminité. « Le plan de consistance est l’abolition de toute métaphore ; tout ce qui consiste est Réel. »6 Il faut lire dans ce désaveu des tendances irrationalistes un plaidoyer en faveur d’un conceptualisme. Seuls les concepts peuvent « rejoindre la vraie raison de la chose en train de se faire »7. En dépit de son détachement vis-à-vis de la catégorie de « vérité », Deleuze accomplit le programme rationaliste d'Adorno en pensant la désorganisation du monde ou sa logique de dislocation tout en conservant un lien essentiel avec la rationalité. Chez l'un comme chez l'autre, la métaphysique rationnelle demeure possible. Il n'y a pas dépassement de la métaphysique, mais mise à jour conceptuellement

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Th. W. Adorno, Minima moralia, Paris, Payot, 1980, p. 47. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 110. 3 DN, p. 10 et 169. 4 G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 191. 5 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 467. Voir aussi G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 73 et 89; G. Deleuze, L'Image-temps, op. cit., p. 276 ; et G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 120. 6 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 89. 7 G. Deleuze, « Bergson 1859-1941 », repris dans L'Île déserte et autres textes, op. cit., p. 42. 2

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déterminée de ce qui existe sous un mode non-identitaire et non-totalisable dans l'immanence. Deleuze devient cependant plus original par rapport à Adorno lorsqu'il situe la rationalité toujours particulière des synthèses disjonctives dans un ensemble plus vaste qui échappe à toute explication rationnelle. Chez Adorno, les concepts non-identitaires s'imbriquent les uns dans les autres pour former un nouveau monde rationnel (et non totalisable). Mais chez Deleuze, la rationalité n'est pas le dernier mot de la philosophie qui est également en mesure de penser le caractère semi-ordonné et processuel de l'ensemble. Pour Adorno, ni le particulier ni l'ensemble n'échappent à la déterminité négative, alors que pour Deleuze le désordre sur lequel la raison n'a aucune prise demeure partiellement constitutif du réel. Cette distinction entre les deux penseurs se fonde sur leur conception respective du sujet. Le décentrement du sujet demeure partiel pour Adorno qui défend un certain modèle de subjectivité constitutive. Deleuze s'éloigne de cet idéalisme adornien pour se rapprocher de la philosophie organique développée par Whitehead. Non seulement le sujet est-il privé de toute capacité constitutive chez Deleuze, mais il devient « superject » en processus involontaire d'échange avec son milieu organique semi-organisé et traversé par les forces chaosmiques1. Deleuze avoue ne plus croire au modèle classique d’un monde compris comme unité cohérente. Le réel est plutôt de nature chaosmique et processuel2. Dans ce chaosmos auto-créé, les singularités entrent dans des processus de différenciation à des vitesses variables et le désordre n’est plus quelque chose de passé, mais il se manifeste de manière continue à travers le choc des logiques de fonctionnement des disjonctions singulières. Comme c'est le cas chez Adorno, le recours à la catégorie de progrès demeure insuffisant pour rendre compte du réel. Mais, la dialectique négative n'est que la version incomplète de la philosophie des processus auto-créés. Certes, le chaosmos perd en déterminité (le fonctionnement des synthèses disjonctives est rationnel, et non l'ensemble qu'elles constituent), mais il gagne aussi une nouvelle puissance d'expression (une naïveté irrationnelle ou une « idéologie du désir »3 répliquerait peut-être Adorno). En définitive, Adorno définit un modèle général et rationnel d'organisation non-identitaire des particularités. Son utopie d'émancipation vise la formation d'un monde nouveau à la faveur d'une réactualisation du sens critique4. Pour sa part, Deleuze expérimente des disjonctions multiples 1

A.N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie [1929], Paris, Gallimard, 1995, p. 167-168. Whitehead s’intéresse lui aussi à la « diversité disjonctive » (p. 72). 2 DR, p. 80 et 257 ; G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 206. Voir aussi G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 111. 3 M. Jimenez, Vers une esthétique négative. Adorno et la modernité, Paris, Le Sycomore, 1983, p. 40. 4 Dans une rare référence, Deleuze (avec Guattari) cite favorablement Adorno à propos de l'utopie et de la dialectique négative (Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p.

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qui forment autant de mondes coexistants au sein d'un univers chaosmique partiellement dominé par un principe de rationalité. Dans les deux cas, le progrès dialectique est nié, et la nouveauté surgit sans médiation, mais ce que la pensée deleuzienne perd en normativité, elle le gagne en capacité d’affirmer la multiplicité. Ce qui permet, par exemple, à Deleuze d'apprécier la « ritournelle » sans l'associer à un genre musical particulier, là où la perspective adornienne sur la musique demeure sectaire et élitiste en trouvant son efficacité dans une condamnation de certaines orientations musicales (musique populaire, musique tonale, jazz, etc.). Le devenir semiordonné anime cet univers-ci pour Deleuze, alors que le devenir désordonné invite Adorno à quitter ce monde-ci vers un univers idéal dominé par la dialectique négative.

95-96). Le passage ne nous paraît cependant pas avoir une très grande valeur pour une étude comparative entre Deleuze et Adorno puisque, d'une part Deleuze (avec Guattari) en vient à proposer d'abandonner le concept d'utopie, et d'autre part semble oublier tout le travail réalisé à propos de la critique de la dialectique.

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CHAPITRE 4 Deleuze et Badiou autour de l'être et de l’événement1 Badiou et Deleuze se livrent un véritable duel métaphysique qui concerne le statut à accorder à l'immanence et à la transcendance, au multiple et à l'un, à l’Animal cosmique et au paradigme du Nombre. La question qui anime le débat est la suivante : l'immanence radicale est-elle déterminable par une axiomatique (Badiou) ou se conquiert-elle par la voie d'une expérience vitaliste (Deleuze) ? Ce qui revient aussi à demander : y a-t-il une seule ou plusieurs voies possibles vers l'immanence ? Mise en contexte Au milieu des années 1970, Badiou tournait en dérision la philosophie de « saint Gilles et de saint Félix » qualifiée d’« égoïste » et d’« antimilitantiste »2. L'« idéologie du Désir » développée par Deleuze et Guattari dans L'Anti-Œdipe serait impropre à soutenir des luttes réelles. Elle ne défend rien de plus, soutient Badiou, qu'une « conception anarcho-désirante […] entièrement poreuse au solide objectivisme bourgeois »3. C’est dans ce contexte que Badiou envoie dans les cours de Deleuze ses brigades chargées de dénoncer la politique deleuzienne insensible aux préoccupations des ouvriers4. Ces attaques lancées contre le modèle « micropolitique » des « révolutions moléculaires » se sont multipliées jusqu'au milieu des années 19805. Badiou réévalue ensuite ses positions. Il maintient son désintérêt pour les textes issus de la collaboration entre Deleuze et Guattari, tout en nuançant son propos afin de délivrer de la philosophie du désir anarchique le travail « solo » de Deleuze. Dans son livre de 1997 consacré à Deleuze, Badiou soutient maintenant que la pensée deleuzienne n'a rien d'un expressionnisme anarcho-désirant qu'on lui prête souvent, et qu'elle demeure au contraire « résolument classique »6. Du premier chapitre de cet ouvrage, on apprend non seulement que les deux penseurs ont entretenu un intense échange 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 31 mai 2006 au colloque annuel de la Société canadienne de philosophie contemporaine (York University, Toronto, Canada). 2 A. Badiou, Théorie de la contradiction, Paris, François Maspero, 1975, p. 72. 3 Ibid., p. 75. 4 F. Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 433-434. 5 A. Badiou, De l'idéologie, Paris, François Maspero, 1976, p. 8 ; « Le flux et le parti (dans les marges de L'Anti-Œdipe) », dans A. Badiou et S. Lazarus (éd.), La Situation actuelle sur le front de la philosophie, Paris, François Maspero, 1977, p. 24-41 ; Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 236 ; Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985, p. 16. 6 A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 69.

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épistolaire entre 1991 et 1994 (pour des raisons obscures Deleuze aurait détruit cette correspondance), mais aussi que Badiou considère Deleuze comme son principal rival philosophique dans le développement d’une « ontologie du multiple » ; à eux deux ils forment un « tandem paradoxal ». En parcourant cet ouvrage, le lecteur a tôt fait de comprendre que Badiou considère comme un échec la tentative vitaliste deleuzienne visant à penser le multiple pur. La partie la plus polémique de l’interprétation soutient que, contrairement à ce qu'on croit généralement, la pensée de Deleuze ne constitue pas une philosophie de la différence et de la différenciation infinie. Elle serait au contraire tout entière, rigoureusement et « platoniquement », orientée sur la question de l'univocité de l'être. Les implications de cette thèse sont nombreuses et parfois contre-intuitives. À l'échec du vitalisme deleuzien qui ouvrirait sur une pensée ascétique de la transcendance de l'Un, Badiou croit nécessaire d'opposer une véritable ontologie du multiple pur fondée sur une axiomatique. Le paradoxe, c'est que Deleuze et Guattari formulaient un grief similaire à l'endroit de la pensée de Badiou. Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, l'entreprise de Badiou est décrite comme « particulièrement intéressante dans la pensée contemporaine », mais Deleuze et Guattari reprochent aussi à la pensée de Badiou de « réintroduire le transcendant » dans l'immanence en réactivant ainsi « une vieille conception de la philosophie supérieure »1. Au début des années 1990, Badiou avait déjà discuté publiquement son rapport litigieux à Deleuze en consacrant quatre séminaires à Qu'est-ce que la philosophie ?2. Ces séminaires font suite à la rédaction, quelques années plus tôt, d'un long compte rendu critique3 du livre de Deleuze consacré à Leibniz dans lequel Badiou exposait pour la première fois sa réévaluation de la philosophie deleuzienne. C'est la thèse principale énoncée dans cette recension, à savoir que l'ontologie organiciste de Deleuze privée du recours à la théorie mathématique des ensembles demeure incapable de penser le « multiple sans un », qui sera reprise et approfondie dans Deleuze. « La clameur de l'être ». Comme on peut facilement l'imaginer, cette présentation a entraîné de vives réactions de la part des partisans et défenseurs du deleuzisme4. De nombreuses accusations de travestissement de la pensée deleuzienne furent adressées à Badiou qui prend la peine d'y répondre en se montrant encore plus insistant au sujet de l'opposition qui sépare l'ontologie « manquée » de Deleuze tournée vers l’Un-Tout-Vivant et sa propre

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G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 143-144. Plus tard, Badiou évoquera pourtant son « moindre intérêt » pour les livres rédigés par Deleuze et Guattari. Voir « Un, multiple, multiplicité(s) », Multitudes, 1, 2000, p. 210, note. 3 A. Badiou, « Gilles Deleuze : Le Pli. Leibniz et le baroque », Annuaire philosophique. 19881989, Paris, Seuil, 1989, p. 161-184. 4 Mentionnons seulement le dossier « Badiou/Deleuze » paru dans Futur antérieur, No. 43, avril 1998, p. 49-84. 2

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conception du multiple axiomatisé1. Le nœud de cette querelle concerne la capacité à soutenir une pensée de l'immanence sans y injecter du transcendant. Pour mieux situer le débat, nous croyons opportun de rappeler quelques éléments de convergence et de divergence qui alimentent la rapport singulier entre les deux penseurs. En ce qui concerne les points communs, mentionnons que : • Badiou et Deleuze pratiquent une « radical philosophy » et refuse catégoriquement d'endosser le démocratisme libéral ambiant, le parlementarisme contemporain et l'idéal consensualiste qui demeurent ignorants vis-à-vis des revendications singulières ; • ils afffichent un désintérêt pour la tradition herméneutique qu’ils rattachent à la scolastique ; • ils dénoncent d'une même voix l'assimilation, par le courant analytique, de la philosophie à une logique cognitive et à une grammaire généralisée ; • ils rejettent sans condition le pathos de la finitude associé à l'historicisme dominant ; • ils refusent de se compromettre avec l'idéologie humaniste et avec toute forme de moralisme en renouant avec le modèle socratique de la philosophie comme entreprise de corruption des mœurs ; • ils vouent tous deux une admiration sans bornes à l'œuvre de Beckett ; • ils demeurent indifférents au thème de la fin de la métaphysique en considérant comme artificielles les entreprises de destruction, de dépassement et de déconstruction ; • ils réhabilitent la valeur d'éternité et le rapport à l'infini à la faveur d'une redéfinition du statut philosophique de l'idée et en conservant l'esprit de système ; • ils évacuent tout principe téléologique qui camoufle une volonté de rallier les fidèles égarés vers la résorption d'une prétendue « crise de la civilisation » ; • et enfin ils se déclarent tous deux athées. 1

A. Badiou, « Une lettre à Gilles (juillet 1994) », Libération, 7 novembre 1995, p. 36 ; « L'ontologie vitaliste de Deleuze », paru dans Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 61-72 ; ce texte augmenté d'une nouvelle introduction est repris sous le titre « De la vie comme nom de l'être », dans Rue Descartes, no. 20 : «Gilles Deleuze. Immanence et vie », 1998, p. 27-34 ; « Un, multiple, multiplicité(s) », Multitudes, no. 1, 2000, p. 195211 ; « Deleuze, sur la ligne de front », Magazine littéraire, no. 406 : « L'effet Deleuze », février 2002, p. 19-20 ; « L’événement selon Deleuze », paru dans Logiques des mondes, Paris, Seuil, 1988, p. 403-410. Notons finalement que Badiou a réédité en 2002 le livre de Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation dans la collection « L'ordre philosophique » qu'il dirige avec B. Cassin au Seuil. Cette nouvelle édition est accompagnée d'une brève préface où Badiou et Cassin déclarent « faire leur devoir » en veillant à ce que ce « grand livre ne cesse pas de circuler ».

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Les divergences sont au moins tout aussi nombreuses, peut-être même plus fondamentales : • Badiou maintient les catégories du sujet et de la vérité là où Deleuze soutient la désubjectivation en demeurant indifférent à la notion de vérité ; • le premier s'intéresse à la psychanalyse lacanienne, alors que le second en vient à dénoncer vigoureusement l'interprétation psychanalytique de l'inconscient ; • Badiou demeure sartrien en renouvelant la forme héroïque d'un sujet non-conformiste là où Deleuze considère le modèle sartrien de libération comme dépassé ; • Badiou milite dans l'esprit du maoïsme, alors que Deleuze se méfie de toutes les organisations politiques ; • l'auteur de L'Être et l'événement se réclame du platonisme qui fournit l'horizon de la philosophie (à travers les thèmes de la politique, l'art, la science, l'amour, et de sa doctrine mathématisée des idées) là où l'auteur de Différence et répétition cherche à défier le platonisme en compagnie de Nietzsche et des Stoïciens ; • la philosophie du premier discrédite la référence aux puissances du virtuel et s'intéresse aux phénomènes actualisés, tandis que la pensée du second considère la réalité sous l'aspect de ses potentialités ; • Badiou propose un modèle discontinuiste de l'histoire ponctué de vide, alors que la philosophie naturaliste de Deleuze pense le travail incessant et continu des forces. L’être Badiou dessine une topographie originale des champs d'activités de la pensée. Les mathématiques ne fournissent pas seulement l'arrière-plan ontologique, mais elles sont elles-mêmes l’ontologie ; seules les mathématiques sont en mesure de produire des énoncés sur l'être. Les quatre « procédures génériques » (science, politique, art, amour) constituent autant de sites possibles d'où surgissent des vérités rares et localisées. Les procédures sont aussi les conditions de la philosophie. Il n'y a donc rien comme une « philosophie pure » puisque la pensée est essentiellement conditionnée par des vérités qu'elle ne produit pas. La philosophie n'est ni souveraine ou « reine des sciences », ni gardienne du discours sur l'être-entant-qu'être (ce qui revient aux mathématiques), mais elle demeure au service des vérités issues des révolutions politiques, des inventions scientifiques, des créations artistiques et des rencontres amoureuses. La philosophie doit plus modestement se résoudre à déterminer conceptuellement la compossibilité de ses conditions de vérité qui demeurent extérieures à ses pouvoirs.

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La théorie mathématique des ensembles de Cantor nous apprend qu'il n'y a pas d'ensemble de tous les ensembles, et donc aucune vérité n’établit de manière universelle et définitive la consistance de l'Un. Cette ontologie, qui souhaite rompre de manière radicale avec l'univocité, est présentée par Badiou comme un platonisme du multiple pur ou platonisme du « multiple sans un » qui ne dépend plus d'une vérité unique. Badiou entreprend un vaste travail de désuturation en vue de mettre un terme aux préjugés considérés comme les plus coriaces de notre époque caractérisée par un oubli généralisé de la valeur ontologique des mathématiques. Il incombe alors de « désuturer » la philosophie à l'ontologie ainsi qu'à chacun des prétendants à la vérité. Dans ce contexte où seules les mathématiques sont dépositaires d'un langage adéquat à l'être (elles sont l'ontologie), et où la philosophie accueille des vérités produites de manière autonome par rapport à elle, il n'y a rien comme une philosophie politique (les mouvements sociaux créent des vérités sans que la philosophie ait à dicter les lois de leur devenir), la science n'est pas l'unique condition de la philosophie (il y a secondarisation de l'épistémologie), l'âge des poètes où fusionnent la philosophie et l'art poétique est périmé (Heidegger est représentatif de cet ultime égarement), et la rencontre amoureuse n'est pas la possibilité dernière de la philosophie (le romantisme est quelque chose de passé). Badiou développe sa critique, pour le moins provocante, de l'ontologie deleuzienne sur ces bases théoriques. Un peu à la manière de Heidegger qui soulignait, à propos de Nietzsche, les insuffisances du renversement du platonisme pour mieux assurer son dépassement, Badiou soutient, à propos de Deleuze, qu'il ne suffit pas de penser l'univocité de l'être à travers le jeu des simulacres pour vaincre la philosophie de l'Un. D'où l'échec de la pensée deleuzienne qui, ignorante de la théorie ontologique des ensembles, ne parvient pas à développer une philosophie adéquate du multiple. Toujours selon Badiou, Deleuze pense le multiple sur un mode « impur » en soumettant invariablement les ensembles à la loi de l'univocité de l'être. La diversité des approches théoriques de Deleuze vis-à-vis de la multiplicité de cas auxquels il se confronte aurait invariablement pour effet de ramener le multiple à l’être univoque dont la nomination fait cependant l’objet d’une riche variation (virtuel, éternel retour, pli, dehors, synthèse disjonctive, vie, etc.). Contre cette « monotonie » des variations vitalistes qui secondarisent le multiple par rapport à l'Un, Badiou se propose de soumettre la pensée à la théorie cantorienne des ensembles présentée comme le véritable socle ontologique du « multiple sans un ». À juste titre, Badiou souligne à quel point les commentateurs ont eu tendance à négliger le thème de l'être pourtant bien présent dans le corpus deleuzien. On trouve chez Deleuze une admiration pour l’être pensé dans

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son univocité par Duns Scot et Spinoza1, une affirmation de l’être univoque pensé comme devenir et volonté de puissance2, et l'idée d'une communication ontologique entre tous les événements3. Qu'il puisse y avoir quelque chose comme une « clameur de l’être »4, voilà qui exerce sur Deleuze une réelle fascination. Non seulement faut-il assimiler une partie de l’œuvre de Deleuze à un travail ontologique, mais on doit admettre avec Badiou que l’ontologie deleuzienne se cramponne à un être pensé dans son acception univoque. Cette position ontologique, et l'interprétation qu'en fait Badiou, appellent deux remarques. Premièrement, il est difficile d’affirmer avec certitude que Deleuze, dans les années 1960, établissait une hiérarchie entre l'être et le jeu des différences. Ce qui intéresse Deleuze durant ces années n'est pas tant le fait que l'être puisse se décliner à chaque fois de la même façon, que la perspective selon laquelle la manière de le dire diffère à chaque fois. Deleuze ne valorise pas davantage, et pas moins, l'univocité de l'être que la « différencialité » des simulacres. Il cherche à excéder la représentation en pensant l'être comme différence, et la différence selon sa valeur ontologiquement univoque. Cette tentative d'aplanissement de la différence entre l'être univoque et les simulacres multiples nous paraît assez clairement énoncée dans deux des extraits intitulés respectivement « L'univocité de l'Être (I) » « L'univocité de l'Être (II) » cités par Badiou dans le « Choix de textes » qui accompagne son ouvrage sur Deleuze. Le premier est tiré de Différence et répétition où Deleuze écrit : « En effet, l'essentiel de l'univocité n'est pas que l'Être se dise en un seul et même sens. C'est qu'il se dise en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques. […] L'Être se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit, mais ce dont il se dit diffère : il se dit de la différence elle-même. »5 Le second extrait, tiré de Logique du sens, reformule la même idée : « L'univocité de l'être ne veut pas dire qu'il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont multiples et différents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta. »6 Deleuze tente de dissoudre la différence ontico-ontologique à la faveur d'un « monde de simulacres » situé hors du champ de la représentation, c'est-à-dire par delà ou en deçà de la stricte univocité de l'être et de la différence entre les étants. Badiou sous-estime la radicalité de ce 1

G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1968, p. 54, 150-152 et 309-310 ; Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 52-59 et 387-389. 2 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 27, 54, 82 et 97. 3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 211. 4 Sous-titre du livre de Badiou tiré de Différence et répétition, p. 52 et 389. 5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 53 ; cité dans A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 154. 6 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 210 ; cité dans A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 167.

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projet de destruction de la représentation en mettant l'accent sur une prétendue tentative deleuzienne visant à présenter l'être de manière univoque. Ce détournement est stratégique au sens où il permet à Badiou de dégager, dans l'ontologie deleuzienne, une incapacité principielle à formuler une réelle pensée du multiple. Il paraît plus juste de considérer que la « clameur de l’être » échappe paradoxalement à toute volonté de « présentification » (pour parler un language heideggerien transposé dans le champ du vitalisme deleuzien). Notre deuxième remarque est plus incriminante. S'il est vrai, que toute l'ontologie deleuzienne conçoit l'être dans son univocité, il est faux d'associer l’entièreté de la philosophie deleuzienne à une ontologie. Ce avec quoi nous ne pouvons nous accorder tient en somme dans ces assertions tirées de l'interprétation de Badiou (nous soulignons) : « D'un bout à l'autre de son œuvre, il s'agit, sous la contrainte de cas innombrables et hasardeux, de penser la pensée (son acte, son mouvement) sur le fond d'une précompréhension ontologique de l'Être comme Un. […] Deleuze identifie purement et simplement la philosophie à l'ontologie. »1 ; « Le motif profond que cette doctrine [des simulacres] recouvre se maintient intégralement jusqu'aux toutes dernières œuvres. »2 L'intérêt pour la question de l'être ne traverse pas « d'un bout à l'autre » l'œuvre de Deleuze. C'est pourquoi nous proposons de distinguer « DeleuzeI » et « Deleuze-II » en posant l'existence d'un tournant dans la pensée deleuzienne ou d'un déplacement significatif qui va de l'étude théorique de l'univocité de l'être à ce que nous désignons par une « pragmatique des singularités disjonctives ». Le « premier Deleuze » demeure attaché au thème ontologique alors que le « second Deleuze » prend ses distances avec la manière ontologique de poser les problèmes. Le tournant peut être facilement daté : il correspond au début de la collaboration avec Guattari. Dans les faits, Deleuze cessera de se référer aux vocables de l'« être »3, de l'« Un » et du « simulacre » à partir de L'Anti-Œdipe (1972), soit quelques années après Logique du sens (1969) qui annonçait déjà le tournant vers la désontologisation. Bien que définitif, il ne s'agit toutefois pas d'un tournant radical qui remettrait en question tout ce qui précède, puisque la pragmatique des singularités disjonctives amène Deleuze à commémorer ses premières amours pour l'empirisme4 en expérimentant cette fois des contradictions 1

A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 32. A. Badiou, « Un, multiple, multiplicité(s) », Multitudes, no. 1, 2000, p. 209, note. 3 Badiou cite un passage d'un texte tardif où Deleuze « salue » le mouvement opéré par Heidegger qui dépasse l'intentionnalité husserlienne en direction de l'être. Voir G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 117 ; cité par A. Badiou dans Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 36. Mais cette référence concerne moins le mouvement vers l'être que le passage (opéré par Heidegger, Foucault et Deleuze) allant de la subjectivation intentionnelle à la désubjectivation. 4 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953.

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infondées dont il explique les différents modes de fonctionnement. Après 1972, le plus déterminant dans la pensée deleuzienne n'est donc plus la tentative théorique visant à faire coïncider les multiplicités et l'univocité de l'être, mais devient plutôt l'expérimentation ontologiquement sceptique de divers cas de figure (désir schizophrénique, faux raccords et autres anomalies audio-visuelles du cinéma moderne, série des devenirs non humains de l’homme, vie anorganique, figures de Bacon, triple langue de Beckett, bégaiements poétiques de Luca, Dehors plus lointain que toute extériorité, etc.). Les explications de tous ces « cas » n'ont rien de monotone (sauf peut-être, osons-nous dire, lorsqu'on n'a pas bien expérimenté l’intensité de la vie deleuzienne), et elles contribuent plutôt à rendre compte de la dynamique d'une vie qui n'est plus fondée sur un ensemble de lois entièrement harmonieuses, unifiantes et cohérentes. Ce qui ne signifie pas pour autant que la rupture avec la question fédératrice de l'univocité de l'être entraîne l'expérimentateur dans le tourbillon d'un désordre universel. Au contraire, les forces impersonnelles qui conditionnent l'expérience ont une valeur chaosmique, et elles produisent un univers semi-ordonnée, ou partiellement cohérent, bien que l'ordre demeure toujours localisé et aléatoirement composé. Contrairement à ce qu'affirme Badiou, la seconde pensée de Deleuze (celle qui suit le travail avec Guattari) n'est plus orientée sur la science de l'être. Elle ne défend pas un être univoque et fédérateur, mais elle témoigne plutôt de la présence de singularités déliées de toute ontologie unifiante. On assiste alors à l'effondrement du discours fondateur et supérieur que la tradition a assimilé à l'ontologie. La création philosophique de concepts, à l'instar de l'art (musique, peinture, littérature, etc.) et de la science (embryologie, métallurgie, éthologie, etc.), fournit des outils permettant d'expliquer l'expérimentation des états localisés et particuliers de la vie intensive. Dans ce contexte où la théorie demeure seconde par rapport à l'expérience, Deleuze a été conduit à penser l'inutilité, et même le caractère nuisible, de l’ancienne tentative visant à rassembler tous les discours dans un seul (l'ontologie). Il soutient maintenant qu'une telle recherche théorique risque d'annihiler l’expérience des singularités événementielles. À ce titre, même les livres en apparence les plus « théoriques » du second Deleuze (Foucault, Le Pli, Qu'est-ce que la philosophie ?) poussent en réalité vers une expérimentation désontologisée d’une vie impersonnelle. Il n'est pas anecdotique de rappeler les suggestions du « deuxième Deleuze » visant à « substitu[er] l'élément de l'Avoir à celui de l'Être »1 et à remplacer le thème

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G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 147. Voir aussi le thème « avoir un corps » qui parcourt L'Anti-Œdipe et Mille plateaux.

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ontologique par la conjonction disjonctive (le « est » par le « et »)1. Ces mutations entraînent l'abandon des préoccupations pour le domaine de l'être (être simulé, essence préexistante, sens, pouvoir, etc.) au profit d'une expérimentation créatrice des « manières d'être » (styles, postures, gestes, capacités, puissances, vitesses, créations de syntaxe, etc.). La question n'est plus : « Qu'est-ce que c'est ? », « Qu'est-ce que ça signifie ? » ou « Quel est l'être commun à tous les simulacres ? », mais elle devient plutôt : « Comment ça fonctionne ? ». Ailleurs, dans Qu'est-ce que la philosophie ?, le propos va dans le même sens en prenant explicitement position contre les « Universaux » (contemplation, réflexion, communication) : « Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n'expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués. »2 L'être univoque auquel s'est intéressé le premier Deleuze tombe sous le coup de cette auto-critique qui avait, en outre, trouvé une première formulation dans un « texte de jeunesse » où Deleuze écrivait : « l'Être, l'Un, le Tout, le mythe d'une fausse philosophie toute imprégnée de théologie. »3 Badiou mésestime la portée et la radicalité de cette auto-critique opérée par Deleuze-II qui prend ses distances non seulement par rapport à ses anciens intérêts pour l'univocité de l'être, mais se libère aussi de la référence au grand « Tout ». En interprétant les textes du second Deleuze comme un travail de « totalisation »4, et en posant une stricte équivalence chez Deleuze entre l'« Un » et le « Tout »5, Badiou sous-entend que Deleuze accepte d'une main (l'« Un-Tout ») ce qu'il refuse de l'autre (les Universaux). Encore une fois, ce qui valait pour Deleuze-I ne vaut plus pour Deleuze-II. Certes, le premier Deleuze articulait explicitement la cohérence du Tout avec l’être universel et l'unique devenir6. Toutefois, après le tournant cette totalité est destituée de ses fonctions et expulsée du système deleuzien au profit du devenir désontologisé et des actions partielles. Deleuze-II rompt avec la notion de tout ontologique, rationnel et intériorisé. Au même titre que l’être 1

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 37 et 124 ; G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 64-65 ; G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 70-73 ; G. Deleuze, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 235. 2 G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 12. 3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 323. Cet extrait est parfois présenté, à tort, comme un contre-argument à l'interprétation de Badiou. Cette citation est tirée d'un texte datant de 1961 qui a été joint à Logique du sens en demeurant partiellement extérieur au propos de ce livre où Deleuze avait, pour ainsi dire, « changé de cap » en se ralliant à l'ontologie. Si Logique du sens peut être qualifié d'« ouvrage de transition », c'est parce qu'il combine une ontologie et une disjonctologie, et non parce qu'il soutiendrait à la fois des positions ontologiques et non ontologiques. Logique du sens nourrit clairement des ambitions ontologiques. Après l'épisode ontologique de la fin des années 1960, le dernier Deleuze, reprend cependant sa critique originelle de « l'Être, l'Un, le Tout ». 4 Voir, entre autres, A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 89. 5 A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'être », Paris, Hachette, 1997, p. 94 et 143. 6 Voir, entre autres, G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 82.

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et l'Un, le Tout disparaît du champ d’investigation deleuzien pour laisser place à une indétermination d’ensemble : « Non pas même un puzzle, écrit Deleuze, dont les pièces en s’adaptant reconstruiraient un tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres. »1 Le réseau de singularités déliées demeure incompatible avec la conception d'une gigantesque extériorité unifiée autant qu'avec l'idée d’une grande entité intellectuelle et rationnelle. « Nous ne croyons plus, confie Deleuze, à un tout comme intériorité de la pensée, même ouvert, nous croyons à une force du dehors qui se creuse, nous happe et attire le dedans. »2 Ces citations peuvent être mises en résonance avec ce qui suit: « Nous sommes à l’âge des objets partiels des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux fragments qui, tels des morceaux de la statue antique, attendent d’être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l’unité d’origine. Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu’elle en arrondit les bords. »3 Ainsi faut-il relativiser l'interprétation par Badiou qui fonde l'entièreté de la philosophie deleuzienne sur la quête de l'Un suprême, l'Être univoque, et le grand Tout. Cette réduction contredit l'orientation de la pensée deleuzienne d'après 1972 et il est par conséquent faux de prétendre que Deleuze est, « d'un bout à l'autre de son œuvre », le lointain continuateur du platonisme de l'Un. Mais il ne suffisait pas à Badiou d'affirmer que le platonisme ininterrompu de Deleuze est incompatible avec une ontologie du multiple. Il lui fallait aussi soutenir que le modèle deleuzien d'une « vitalité non organique » s'oppose à sa doctrine du « multiple pur ». Il est curieux, et en partie contradictoire, que Badiou fasse de Deleuze un platonicien lorsqu'il est temps de démonter son ontologie, et un aristotélicien au moment où il s'agit de présenter l'aspect « organiciste » de sa pensée4. Le paradigme mathématique du Nombre doit prémunir la philosophie contre la transcendance alors que la défense du paradigme vitaliste de l'Animal, d'obédience aristotélicienne, y reconduirait5. Cette analyse néglige à nouveau 1

G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 110. G. Deleuze, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 276. 3 G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 50. 4 Deleuze est présenté par Badiou comme un aristotélicien dans « Gilles Deleuze : Le Pli. Leibniz et le baroque », Annuaire philosophique. 1988-1989, Paris, Seuil, 1989, p. 166 ; puis comme un platonicien dans Deleuze. « La clameur de l'Être », Paris, Hachette, 1997, p. 42, 69 et 92. 5 A. Badiou, L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988, p. 522, note (la seule référence à Deleuze dans cet ouvrage) ; «Gilles Deleuze : Le Pli. Leibniz et le baroque», Annuaire philosophique. 1988-1989, Paris, Seuil, 1989, p. 166 ; Deleuze. « La clameur de l'Être », Paris, Hachette, 1997, p. 11; Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 72. 2

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la portée du tournant dans la pensée deleuzienne. Car si le premier Deleuze, marqué par sa lecture de Bergson, pouvait être séduit par l'omniprésence d'une Vie créatrice, il est aussi vrai que cette séduction s'est dissipée chez le second Deleuze. Les signes de cette rupture avec l'« animalisme » sont clairement perceptibles lorsque Deleuze affirme : « Aussi l’univers n’est-il pas un grand vivant, il n’est pas l’Animal en soi. »1 Et ailleurs : « Il n’est pas indispensable de faire la splendide hypothèse d’un système nerveux de la Terre, comme Fechner ou Conan Doyle. »2 C'est l'essence même de l’hypothèse tardive chez Deleuze d’une « la prodigieuse idée d’une Vie non organique »3 que de trouver son effectivité au niveau de l'immanence, d'affecter de manière particulière et non globale les singularités en déstabilisant l'unité des organismes, de ne pas constituer une unité parfaitement organisée, d'être fragmentée, de produire des lois aléatoires, et de créer des effets à la fois partiels et imprévisibles. Badiou parvient à synthétiser la nature d'un certain « non-rapport » à Deleuze, mais il oublie de considérer que le vitalisme deleuzien se conjugue de deux manières. D'une part en étant associé à une doctrine de l'univocité de l'être (Deleuze-I), et d'autre part, en caractérisant un réseau de singularités non totalisables (Deleuze-II). Le vitalisme déhiérarchisé du second Deleuze ne correspond donc pas à une philosophie de la transcendance. L'enjeu principal, comme nous le mentionnions, consiste à déterminer qui, des deux penseurs, parvient le mieux à conquérir l'immanence. Et il se pourrait bien que Badiou formalise le multiple pur, là où le second Deleuze en produit la version vitaliste. Formalisation avec laquelle Deleuze était en désaccord comme en témoigne sa correspondance où il aurait indiqué que la pensée de Badiou « retombe dans la transcendance et dans les équivoques de l'analogie »4. Si c'est le cas, c'est peut-être moins en regard de l'ontologie de Badiou qu'en rapport à sa conception de l'événement. L’événement Il est remarquable que le principal ouvrage consacré par Badiou à Deleuze axe essentiellement la discussion sur l'être, alors qu'il serait tout aussi opportun de faire graviter le débat autour de la question de l'événement. Badiou rectifie le tir dans Logiques des mondes en consacrant une section à « L’événement selon Deleuze »5 où il réitère sa critique de l’univocité et du 1

G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 14. G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 200. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 512 et p. 622-628. Voir aussi Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 33, 34 et 83 ; L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 109 ; Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 172 ; Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 164. 4 A. Badiou, Deleuze. « La clameur de l'Être », Paris, Hachette, 1997, p. 136. 5 A. Badiou, Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 403-410.

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vitalisme qui contamine, selon lui, toute la philosophie deleuzienne, y compris sa pensée de l’événement. Encore une fois, cette interprétation qui peut valoir pour « Deleuze-I » ne vaut plus pour « Deleuze-II » auquel Badiou, une fois de plus, ne fait aucune référence. Badiou fixe sa théorie de l'événement dans L'Être et l'événement. L'imprévisible événement surgit « au bord du vide » en ayant la capacité de changer radicalement l'allure d'une situation. Badiou prend soin de distinguer l'événement du « désastre » associé aux tragédies humaines telles que les catastrophes naturelles meurtrières ou la Shoah. L'événement correspond à une transformation positive ou à un moment d'émancipation collective sans dépendre d'un grand ordre extérieur qui en prescrirait les lois d'apparition. En outre, rien ne dicte la manière de réagir à l'événement. Parmi les événements qui occupent la pensée de Badiou au cours de son œuvre, mentionnons : Octobre 1917, les mouvements populaires de Mai 68, la Révolution iranienne, la Révolution culturelle chinoise, la prise de la Bastille, l'organisation Solidarité en Pologne, le sérialisme de l'école viennoise, la théorie des ensembles et la résurrection du Christ. Comme on peut le constater, l'événement est pour Badiou d'ordre « macroscopique » et pleinement visible. Que Badiou soutienne que l’événement n’appartienne pas au domaine de la transcendance en tant qu’il est localisé dans un site, qu’il admette s’intéresser davantage aux conséquences de l’événement qu’à son occurrence, et que l’événement soit apparemment soustrait aux lois de la présentation ne change rien à l’affaire, puisque l’événement n’est pas inscrit en marge de l'histoire universelle ou “hors du temps chronologique” : il est historiquement incarné et sa désignation fait l’objet d’un accord généralisé. Badiou considère l’événement comme n’étant jamais seul ou isolé, mais comme appartenant à un ensemble d'événements qui surviennent dans les champs de l'art, de la science, de la politique et de l'amour. Il revient à la philosophie de déclarer la Vérité locale ou la compossibilité conceptuelle, pour un temps donné, de ce « quadriparti » que forment les procédures de vérités événementielles, et au sujet d’intervenir rétrospectivement en témoignant de sa fidélité à l'événement. Une autre originalité de cette théorie de l'événement réside dans la déliaison qu'elle opère avec l'ontologie. La vaste entreprise de désuturation menée par Badiou (philosophie/ontologie, philosophie/politique, philosophie/art, philosophie/amour, philosophie/science) touche également le rapport de l'être à l'événement. En dépit de ce que nous venons de mentionner au sujet du caractère macroscopique de l’événement, qui fait en sorte d’attribuer à ce dernier une certaine valeur de présence (quoique cette présence soit fragilisée par le fait que l’événement se confonde aussi avec des conséquences imprévisibles), Badiou détermine sa conception de l’événement comme « surnuméraire » par rapport à l’ontologie. Ainsi, si les mathématiques constituent la voie royale donnant accès à l'être, l'événement correspond quant à lui à « ce-qui-

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n’est-pas-l’être-en-tant-qu’être » ; en d’autres termes, l’ontologie axiomatisée n’aurait rien à dire de l’événement.1 Pour sa part, Deleuze, dans Logique du sens2, renoue avec les Stoïciens en inscrivant l'événement dans le temps de l'Aiôn, c'est-à-dire dans une temporalité qui s'apparente étrangement avec l'éternité sans immortaliser, à la manière de l'onto-théologie, un présent subsistant. Deleuze propose la définition suivante : l'« Aiôn illimité, devenir qui se divise à l'infini en passé et en futur, toujours esquivant le présent. »3 L'Aiôn défie non seulement le « hors-temps », mais aussi Chronos sans toutefois reconduire au « présent vivant » husserlien d'une subjectivité transcendantale, et sans faire appel au caractère « ekstatique » des dimensions temporelles qui orientent la question heideggerienne du sens de l'être. L'Aiôn est le temps de l'événement, et l'événement est un fragment impersonnel du destin qui affecte une singularité de façon autonome par rapport à toute « bonne volonté ». Un destin qui ne se rattache cependant plus, chez Deleuze, à un « grand ordre cosmique » en ayant plutôt des allures d'un « chaosmos » aux effets paradoxaux. Qu'il appartienne à un univers parfaitement ordonné (les Stoïciens) ou qu'il advienne dans un univers partiellement ordonné (Deleuze), l'événement est irréductible au présent de son effectuation spatiotemporelle dans un état de choses. Plus précisément, l'effectuation de l'événement se double d'une contre-effectuation expressive en tant que sa réalité est « incorporelle » et indépendante par rapport à ce dans quoi il s'incarne4. L'événement a besoin de la matière pour advenir, mais il possède aussi une dimension expressive, extra-physique et non actuelle. Deleuze redécouvre avec les Stoïciens la nature singulièrement langagière et expressive de l’événement. Il exemplifie l'événement par la blessure de Joë Bousquet qui fut, durant la guerre de 1914-1918, condamné à l'immobilité jusqu'à sa mort (pendant plus de trente ans). « Ma blessure existait avant moi, écrit Bousquet, je suis né pour l'incarner. »5 Cet événement-blessure n'est pas simplement un état de choses qui a lieu dans un présent chronologiquement déterminable. Il est dépourvu d'origine et de fin tout en se donnant comme une fatalité particulière vis-à-vis de laquelle celui ou ce qui en est affecté se montre digne en l'appréhendant comme s'il s'agissait d'une « vérité éternelle »6. En outre, les événements incorporels 1

A. Badiou, L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988, Méditation dix-sept et dix-huit, p. 199212. 2 Sur l'événement dans Logique du sens, voir principalement les séries 2, 9, 10, 12, 20, 21 et 23. La question de l'événement est évoquée dans Différence et répétition (p. 244-245) en référence à C. Péguy. Ce sont cependant les Stoïciens qui, pour la suite de l'itinéraire deleuzien, deviendront les premiers véritables penseurs de l'événement. 3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 14. 4 Sur la « structure double » de l'événement, voir Logique du sens, p. 177. 5 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 174. 6 Ibid., p. 172. Voir aussi p. 175.

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excèdent le simple régime des apparitions et des disparitions pour entretenir entre eux des relations continues par enchaînement de « quasi-causalités » dépourvues de toute profondeur ou de toute signification. Ils ébranlent le bon sens et le sens commun. Conformément au type particulier de logique à l’œuvre dans Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, la quasicausalité est paradoxale, elle engendre des effets contraires et des enchaînements irrationnels : « Les événements ne sont jamais causes les uns des autres, affirme Deleuze, mais entrent dans des rapports de quasicausalité, causalité irréelle et fantomatique qui ne cesse de se retourner dans les deux sens. »1 Un événement peut être la source ou la quasi-cause simultanée de deux autres effets antinomiques et imprévisibles. Deleuze revient sur la question de l'événement dans Le Pli. Leibniz et le baroque. Conformément au tournant qu'il a fait subir à sa pensée, il renonce à la thèse qu'il défendait dans Logique du sens selon laquelle « L'Être est l'unique événement où tous les événements communiquent »2 Ce n'est plus l'« être simulé » du premier Deleuze qui est théorisé, mais plutôt la « manière d'être » événementielle d'une singularité et son expression langagière qui sont expérimentées. La rupture avec l'ancienne thèse ontologique est entièrement consommée, et la majuscule se déplace de l'Être au « Maniérisme »3. Dans Logique du sens, Deleuze (avec Bréhier) utilisait l'expression « manière d'être »4 sans toutefois élever l'entreprise de désontologisation au rang de « Maniérisme ». Ce qu'il accomplit dans Le Pli où les Stoïciens, le Baroque qui porte le pli à l'infini, et la métaphysique des processus de Whitehead sont présentés comme offrant les trois grandes réponses à la question de l'événement5. Comme toute bonne théorie de l'événement qui se respecte, celle de Badiou et celle de Deleuze distinguent l'événement de ce qui relève de l'accident, des affaires courantes, de l'opinion, du prédictible, de la quotidienneté, des désastres et des catastrophes naturelles. Désavouer cette distinction constituerait une contradiction dans les termes. Sur le fond, les deux philosophes s'entendent : l'événement échappe à toute loi déterminée d'apparition tout en constituant une part déterminante du réel. Mais sur la forme, tout semble les opposer.

1

Ibid., p. 46. Voir aussi la 14e série. Ibid., p. 211. 3 G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 72. 4 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, entre autres, p. 14. 5 G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, chap. VI. 2

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Du point de vue de Badiou : • l'événement est le produit du hasard ou d'une contingence historique1 ; • il y a un vide ou une discontinuité entre les séquences événementielles ; • l'ontologie n'a rien à dire sur l'événement ; • un sujet naît d’une expérience de fidélité à la vérité événementielle ; • les événements appartiennent de manière problématique au domaine de l’actualité ; • et un discrédit est jeté sur toutes les philosophies du langage. Du point de vue de Deleuze : l'événement s'accompagne d'un fatum ; il y a une production pleine et une suite continue d'événements ; l'être assure une communication entre tous les événements (pour le premier Deleuze) ; • l'événement est l'indice d'un processus de désubjectivation ; • la contre-effectuation expressiviste de l'événement témoigne de son aspect virtuel ; • et l'événement entretient un rapport essentiel avec la grammaire et la syntaxe.

• • •

Mais il y a une divergence encore plus fondamentale que nous avons évoquée et sur laquelle nous souhaitons revenir brièvement. Bien que toujours surprenants dans leurs opérations de transformation des séquences historiques, les événements étudiés par Badiou possèdent une visibilité évidente et universellement reconnue. Leur existence fait de surcroît l'objet d'un consensus (un aspect consensuel qui est pourtant décrié en d'autres occasions par le militant anti-démocrate). Qui oserait nier que les grandes révolutions ont effectivement eu lieu ? Certes, il est le plus souvent difficile de demeurer fidèle aux implications des grands projets d'émancipation, de mesurer toute leur portée ou de se placer à la hauteur des nouveautés qu'ils annoncent. Il n'en demeure pas moins qu'une telle conception « macroscopique » de l'événement a pour effet de réinjecter une part de transcendance dans l'immanence. Pour sa part, Deleuze considère non seulement les événements comme singuliers, mais les événements tendent aussi à se manifester de manière imperceptible. Les grands bouleversements historiques peuvent orienter la pensée chez Deleuze (les trois âges des 1

Sur ce point, Badiou semble rejoindre la thèse du « matérialisme aléatoire » élaborée par le dernier Althusser en référence à Épicure et Lucrèce. Voir L. Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982) et « Portrait du philosophe matérialiste » (1986), publiés dans Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, Paris, Livre de poche, 1994, p. 553-596 ; L. Althusser, « Philosophie et marxisme. Entretiens avec Fernanda Navarro » (1984-1987), dans Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 13-79.

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sauvages, des barbares et des civilisés dans L'Anti-Œdipe, la Deuxième Guerre mondiale qui conditionne l'apparition de l'image-temps et des sociétés de contrôle, etc.), mais ces éléments de rupture correspondent davantage à des « états de choses » ou à des faits qu'à des événements. Sur ce point, Deleuze demeure plus près de Nietzsche pour qui les « révolutions bruyantes » et tout ce qui appartient au « domaine public » n'entrent pas dans la définition de l'événement. Le rapprochement établi par Badiou entre sa conception de l'événement et celle de Nietzsche demeure d'ailleurs assez peu convaincant1. Au contraire, la manifestation de l'événement chez Badiou détient toujours un caractère historique (révolution politique, invention scientifique, mouvement de création artistique) ou méta-corporel (rencontre amoureuse) qui lui procure une sorte de véracité universelle. Pour cette raison, le concept d'événement élaboré par Badiou semble retomber dans la transcendance. Deleuze évite ce piège en faisant de l’événement un « effet de surface » singulier incarné non pas dans l'histoire universelle, mais dans les corps intensifs, parlants, vivants et affectés par les forces chaosmiques. Conclusion L'interprétation de Badiou possède de nombreux mérites. Il faut souligner son admirable capacité à détruire l'image courante de Deleuze comme penseur du désir anarchique, sa juste évocation du stoïcisme ascétique et créatif de Deleuze comme l'une des clés d'accès à son œuvre, son respect de Deleuze comme « pur métaphysicien », et sa comparaison exemplaire entre l'ontologie deleuzienne et la question heideggerienne de l'être. Ces points d'analyse indiquent autant de pistes futures pour l'exégèse du travail deleuzien. Mais ce qu'il y a de plus saugrenu dans l'interprétation de Deleuze par Badiou, c'est son acharnement à démonter l'ontologie deleuzienne, en montrer l'insuffisance et la « monotonie », pour libérer le « multiple pur » alors que Deleuze avait lui-même perçu les limites de son entreprise ontologique qui risquait d'être confondue avec un projet de totalisation. Deleuze a finalement neutralisé cette ambiguïté par un geste décisif en pensant un plan d'immanence peuplé d'événements purs ou d'heccéités sans essence ni substance (une heure du jour, un bleu du ciel, un chant d'oiseau, une vie, une promenade, etc.). Non plus un être qui se confond à ses simulacres, mais un « Maniérisme », des manières d'être bien distinctes à expérimenter, et secondairement à expliquer. Il est légitime d'insister, comme le fait Badiou, sur certains excès d'univocité ontologique chez Deleuze ; l'affirmation de l'être comme unique événement peut entraîner une certaine confusion onto-théologique. Toutefois, nous avons tenté de monter que l'interprétation de Badiou présente aussi deux lacunes fondamentales : la méconnaissance du tournant 1

A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF, 1997, p. 119.

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deleuzien qui ouvre sur une rupture avec l’Être-Un-Tout molaire à la faveur de l'Avoir-Maniérisme moléculaire, et l'incapacité à demeurer fidèle à une conception immanente de l'événement proposée par Deleuze. En somme, Deleuze parvient à neutraliser les risques associés à la pensée de l'univocité ontologique en recentrant sa philosophie sur la singularité de l'événement. Pour sa part, Badiou pense l’être comme multiple pur sous une forme axiomatisée, mais sa philosophie semble incapable de satisfaire aux réelles conditions d'immanence de l'événement.

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CHAPITRE 5 Deleuze et les signes Le travail de Deleuze témoigne d’une fascination pour le signe qui remonte à Proust et les signes pour aller jusqu’à l’un de ses derniers textes consacré à Spinoza (« Spinoza et les trois ‘éthiques’ ») en passant par les développements consacrés au signe dans Différence et répétition et Logique du sens, l’approche non-linguistique des signes dans Mille plateaux (avec Guattari) et la classification des signes-images dans ses ouvrages sur le cinéma. Deleuze ne s’est jamais présenté comme un sémiologue ou un sémioticien et il adopte une position critique par rapport au mouvement structuraliste, qui doit tant à la sémiologie saussurienne. Il se découvre cependant certaines affinités avec la pensée du sémioticien Charles Sanders Peirce. Il s’agira ici de voir quel rôle la notion de signe occupe dans la pensée deleuzienne et de dégager les motivations qui ont amené Deleuze à prendre ses distances par rapport à la linguistique saussurienne et au structuralisme pour mieux développer une expérimentation vitaliste des signes. Deleuze et les signes Le signe produit des effets interprétatifs en obligeant à penser de telle manière et à agir d’une certaine façon. Son effet est tout le contraire d’une entité intelligible volontairement choisie dont l’identité significative est prédéfinie. On ne choisit pas de répondre comme on le veut à un signe, et encore moins choisit-on les signes avec lesquels on souhaite interagir. Au contraire les signes circulent entre les vivants et les choses pour les transformer de manière plus ou moins contraignante en faisant en sorte que de nouveaux signes soient produits, puissent circuler et engendrer de nouveaux effets interprétatifs issus de rencontres contingentes. Deleuze est on ne peut plus clair à ce sujet dans Proust et les signes (1964) lorsqu’il affirme : « Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre. »1 Les signes singuliers rencontrés ne sont ni objectifs ni subjectifs, ni vrais ni faux, mais simplement effectifs. À la recherche du temps perdu est ainsi présenté comme un « système de signes » (signes mondains, signes matériels et sensibles, signes émis par l’amour espéré ou déçu, signes immatériels de l’art, etc.) qui transforme son expérimentateur et interprète. Reconnaître un signe signifie déjà que le signe a perdu la puissance transformative qui le caractérise lorsqu’il est rencontré et qu’il force l’adoption d’une position non familière. Deleuze fait ainsi de Proust un 1

G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964 (1ère éd.), p. 118.

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allié dans sa lutte à la réminiscence platonicienne (les « objectivités vues ») en soulignant : « Il n’y a pas de Logos, il n’y a que des hiéroglyphes. »1 Proust et les signes annonce une série de thèmes qui seront développés par Deleuze dans les ouvrages ultérieurs. Il en va ainsi du jeu de la « différence et de la répétition » et la « nouvelle image de la pensée »2 de même que, de manière plus implicite, ceux du sens comme « effet de surface » et de la « vie impersonnelle » qui sont contenus ou « pliés » dans l’étude deleuzienne des signes chez Proust. Cette étude demeure encore liée à une herméneutique interprétative qui deviendra plus tard l’objet d’une critique radicale en étant intégrée à « l’empire de la sémiotique signifiante ». Différence et répétition (1968) reprend la notion de signe3 pour l’intégrer non seulement dans le jeu de la « différence et de la répétition » caractéristique d’une « nouvelle image de la pensée », mais aussi dans le système des « synthèses passives » et de la « contraction d’habitudes » qu’il avait introduit dans sa monographie consacrée à Hume4. Le signe conserve sa valeur d’effet produit et productif sans identité fixe auquel le comportement et la pensée répondent au niveau de l’expérience vécue à la manière dont l’instinct peut obéir à un signal naturel. Dans Logique du sens (1969), le signe est ensuite assimilé à une simulation ou un simulacre qui anime une topologie des surfaces comme lieu immanent distinct aussi bien de la profondeur des ténèbres tragiques que des hauteurs idéalisantes. En tant qu’effet de surface, le « pur signe » échappe aux oppositions entre sens et non-sens, arbitraire et nécessaire, et devient événement : « les événements sont des signes »5. Lorsque François Châtelet invite Deleuze à rédiger l’entrée consacrée au structuralisme pour l’Histoire de la philosophie qu’il dirige, Deleuze avait déjà élaboré une doctrine du signe et devait avoir une conception relativement claire de la sémiologie qui est au fondement du structuralisme. Il accepte de jouer le rôle d’historien des idées et compose un essai intitulé « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »6 (1972). À cette occasion, Deleuze délaisse sa doctrine du signe (l’essai ne fait curieusement aucune référence à cette notion) et ne prend pas soin de situer la pensée structuraliste dans le contexte de la sémiologie saussurienne dont elle est pourtant issue en se contentant de décrire les critères distinctifs du structuralisme à l’œuvre dans les travaux de ses contemporains (il commente en particulier Lévi-Strauss, Lacan, Althusser et Foucault). Chose pour le moins surprenante du point de vue de l’histoire des idées, mais 1

Ibid., p. 124 ; voir aussi p. 134. Ibid., p. 63 et 115 sq. 3 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 31, 80, 100, 213, 286, 294. 4 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953. 5 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 79 ; voir aussi p. 111, 126, 206, 301, 304-305. 6 Repris dans G. Deleuze, L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 238-269. 2

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caractéristique de l’approche deleuzienne, Deleuze décrit les ambitions structuralistes en partie à l’aide de sa propre terminologie développée au fil des écrits antérieurs (non-sens du sens, virtuel, rapports de différen« t/c »iation, contestation de l’identité du sujet au profit d’un sujet nomade et impersonnel fait d’individuations, événement, etc.), ceci sans adopter de ton critique. On a ainsi l’impression que Deleuze peut se revendiquer du courant structuraliste. Et pourtant, il semble évident que la conception vitaliste du signe chez Deleuze n’entretient aucune des ambitions scientifiques du structuralisme fondées sur la linguistique saussurienne. Il faut attendre Mille plateaux pour que ce travail critique soit déployé. Le chapitre de Mille plateaux intitulé « Sur quelques régimes de signes »1 constitue l’exposé le plus complexe de la doctrine deleuzienne du signe. Elle doit certainement beaucoup à Guattari puisque ce dernier avait exposé les principaux éléments de cette pensée sémiotique avant la rédaction de Mille plateaux, notamment dans L’Inconscient machinique2. D’entrée de jeu, Deleuze et Guattari soulignent que les régimes de signes étudiés par la sémiotique ne sont pas nécessairement linguistiques (ce que les conceptions deleuziennes antérieures du signe avaient toujours sous-entendues). Ils précisent ensuite que la sémiotique signifiante, comprise comme sémiologie, ne représente qu’un type parmi d’autres de sémiotique. De surcroît, il ne s’agit pas d’une sémiotique privilégiée puisqu’elle est associée aux deux maladies que sont la « signifiance » et l’« interprétose »3 dont souffrent notamment le « prêtre interprétatif » et le psychanalyste (notons que les conceptions deleuziennes antérieures, en particulier dans l’étude consacrée à Proust, n’hésitait pas à parler positivement en termes d’interprétation des signes). La sémiotique signifiante est, en outre, présentée comme territorialisée et territorialisante en tant qu’elle s’approprie des lois de la signification. Dès lors, la sémiotique signifiante acquiert une fonction politique en étant qualifiée d’impériale et de despotique. L’une des visées de ce chapitre de Mille plateaux consiste à présenter des régimes de signes qui entrent dans divers processus de déterritorialisation par rapport à la signifiance. Ces régimes de signes sont ceux de la sémiotique pré-signifiante, de la sémiotique contre-signifiante et de la sémiotique post-signifiante. La sémiotique pré-signifiante s’oppose à la signifiance en tant que les signes qui la concernent expriment des agencements collectifs à travers des 1 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 140-184. Notons que le chapitre de Mille plateaux qui précède intitulé « Postulats de la linguistique » avait associé les régimes de signes à des agencements collectifs d’énonciation et à des discours indirects asubjectifs en plus de déterritorialiser la langue majoritaire qui devient un système de variation continue favorable au « multilinguisme » ou à la création de langues non familières. Tout effort visant à fonder une sémiologie linguistique générale se voit ainsi neutralisé. 2 F. Guattari, L’Inconscient machinique, Clemecy, Éd. Encres, 1979. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 144.

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activités dites « naturelles », « primitives » ou « pré-langagières » (Deleuze et Guattari donnent comme exemple les signes captés et exprimés par la danse, le rythme et les rites) qui permettent d’opérer une déterritorialisation relative et donc aussi de neutraliser en partie les menaces impérialistes. La sémiotique contre-signifiante, aussi dite « sémiotique des Nombres », s’oppose à la signifiance en tant que les signes qui la concernent sont numériques; elle est propre à la machine de guerre nomade qui requiert une puissance du nombre indépendante par rapport à l’évaluation quantitative des forces en vue d’affronter les appareils d’État et d’opérer une déterritorialisation qualifiée d’active (pensons aux signes qui appellent à la révolution). La sémiotique contre-signifiante s’oppose à la signifiance en tant qu’elle est concernée par les régimes de signes de la subjectivation qui peuvent prendre une ligne de fuite et opérer une déterritorialisation absolue, mais aussi négative en tant qu’elle ne concerne plus le collectif (on peut penser à la nourriture comme signe pour l’anorexique, à l’être aimé comme signe pour l’amoureux) ou implique une fixation délirante (le signe-Dieu pour le prophète). Appartenant au régime de signes post-signifiants, le « diagramme asignifiant » ou « machine abstraite » a la particularité de tracer une ligne de fuite sous la forme d’un agencement collectif en opérant une déterritorialisation positive hors des régimes de signes, ce qui permet à la machine abstraite de « construi[re] un réel à venir, un nouveau type de réalité »1. Il s’agit pour les « machines abstraites » de créer politiquement en engageant l’action sur une voie non soumise à la signification en tant que la quête herméneutique du sens risque de ralentir ou nuire à l’action. En outre, en vue de contrer l’empire de la sémiotique signifiante, Deleuze et Guattari adoptent une approche pragmatique ou expérimentale : « Expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! Trouve toi-même tes lieux, tes territorialités, tes déterritorialisations, ton régime, tes lignes de fuite ! Sémiotise toi-même, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiologie d’Occidental… »2 Notons au passage que, dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari disent emprunter la notion de « diagramme » au sémioticien Charles S. Peirce tout en lui donnant un sens nouveau maintenant associé aux machines abstraites ou « diagrammatiques »3 qui sont exclues du régime de la signification là où, chez Peirce, le diagramme (par exemple géométrique) est considéré comme un sous-signe icônique particulier4. Déjà en 1975, dans un commentaire de Surveiller et punir, Deleuze proposait une définition du diagramme similaire à celle développée dans Mille plateaux. Une version modifiée et augmentée 1

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 177. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 177. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 177, note 38 ; voir aussi G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 75-76. 4 C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 144 (sections 3.362). Nous reviendrons aux catégories peirciennes dans la prochaine section.

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de cet article originalement paru dans la revue Critique1 est reprise dans l’ouvrage consacré à Foucault2. Deleuze rencontre à nouveau la notion de diagramme (qui traduit ici l’anglais graph) dans les entretiens du peintre Francis Bacon en lui attribuant le sens de zone picturale asignifiante3. Qu’il ait une valeur politique (machine abstraite) ou artistique (zone d’indétermination), le diagramme correspond chez Deleuze à un schéma expérimental aux traits imparfaitement définis qui capte et exprime des forces-signes trop vives pour qu’elles puissent être assujetties à la signification. Deleuze était familier de l’empirisme depuis longtemps, mais il aura fallu la rencontre avec Guattari pour le convaincre de faire jouer une nouvelle approche pragmatique contre son ancienne herméneutique du signe. Guattari aura également contribué à politiser les conceptions sémiotiques de Deleuze. En revanche, la critique de la sémiologie signifiante, en particulier celle de Saussure, faisait déjà l’objet d’un accord avant les réalisations communes de Deleuze et Guattari. Dans Différence et répétition4, Deleuze rend crédit à Saussure d’avoir montré les différences constitutives de la langue, faisant en sorte que la signification d’un mot-signe dépende de la signification des autres mots-signes, mais il reproche aussi à Saussure de penser cette dépendance comme opposition. Deleuze se montre même réceptif vis-à-vis de la thèse saussurienne de l’arbitrarité du signe conçu comme combinaison d’un signifié (concept) et d’un signifiant (image acoustique), mais en dernière analyse l’opposition saussurienne entre ces identités linguistiques demeure incompatible non seulement avec le principe deleuzien de différen« t/c »ition, mais aussi avec les conceptions deleuziennes d’une langue libre par rapport à la logique et de la littérature comme production d’une langue originale et inconnue dans une langue ordinaire et courante5. Dans Mille plateaux, la critique de Saussure demeure implicite mais bien sentie comme en font foi certains passages où Deleuze et Guattari opposent le caractère mixte de toute sémiotique à la prétention impérialiste d’une sémiologie générale6 qui fait référence au Cours de linguistique générale1 de Saussure. 1 G. Deleuze, « Écrivain non : un nouveau cartographe », Critique, no. 343, 1975, p. 12071227. 2 G. Deleuze, « Un nouveau cartographe », dans Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 31-51. 3 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, chap. 12. Sur l’évolution de la notion de diagramme dans la pensée deleuzienne, voir la très belle étude de Noëlle Batt, « L’expérience diagrammatique : vers un nouveau régime de pensée », Revue TLE, no. 22, 2004, p. 5-28. 4 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 264. 5 Voir chapitre 11 dans le présent ouvrage. 6 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 169, 178, 181. La présentation de Saussure comme chef d’école d’une conception despotique et impériale du langage était esquissée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 245.

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Cette section serait incomplète sans mentionner l’ultime lecture deleuzienne de l’Éthique de Spinoza qui culmine dans la présentation des scolies comme formant le « livre des Signes »2. On remarque que la vigueur de l’appel de 1980 à l’expérimentation contre l’interprétation des signes est maintenue puisque les « signes herméneutiques ou interprétatifs »3 sont relégués à la professie et à la superstition. Toutefois, Deleuze temporise le radicalisme de Mille plateaux qui ouvrait sur la possibilité d’une rupture radicale avec les régimes de signes. L'ultime lecture par Deleuze de Spinoza redécouvre le caractère indépassable des régimes de signes sans chercher une voie de sortie à la manière des « machines abstraites ». Ce sont donc les signes expérimentés et dissociés de la superstition qui intéressent, en dernière analyse, l’immanence deleuzienne. Dans Proust et les signes, Deleuze osait parler en termes d’interprétation des signes sans l’opposer au domaine de l’expérimentation des signes, mais les derniers textes de Deleuze consacrés à Spinoza rompent avec cette approche interprétative. Ainsi, vivre au sens deleuzien ne renvoie à aucune entreprise prophétique de déchiffrement des signes, mais implique plutôt une expérimentation des signes-affects saisis au sens spinoziste d’effets variables entre les corps. Il arrive à Deleuze d’emprunter les catégories peirciennes (indices, icônes, symboles) pour distinguer les types de signes décrits par Spinoza4. Ces emprunts ne sont pas toujours clairs ni même justifiés sur le plan théorique. Mais une certitude est acquise quant à sa filiation sémiotique. Si Deleuze, avec ou sans Guattari, n’entretient que peu d’affinité avec la sémiologie de Saussure, il n’en va pas de même de la sémiotique de Peirce qu’il découvre relativement tardivement, sans doute dans la foulée des échanges avec Guattari et de la publication française de l’ouvrage de Peirce Écrits sur le signe5 dans une traduction de Gérard Deledalle. Avant de discuter le rôle de la sémiotique de Peirce dans les ouvrages de Deleuze sur le cinéma, il convient de présenter quelques éléments de la doctrine peircienne des signes.

1

F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968. G. Deleuze, « Spinoza et les trois ‘Éthique’ », dans Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 172-187. Voir aussi G. Deleuze, « Signe » dans Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 143-145. 3 G. Deleuze, « Spinoza et les trois ‘Éthique’ », dans Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 174. 4 Ibid., p. 174. 5 C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978. 2

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La sémiotique de Charles S. Peirce (1839-1914)1 Qu’il soit défini sur un plan linguistique (Saussure) comme union arbitraire d’un signifiant (image acoustique) et d’un signifié (concept), ou sur un plan non-linguistique (Spinoza) comme variation expressive de l’état d’un corps qui subit l’action d’un autre corps, le signe se caractérise toujours comme un effet pris dans une série infinie d’effets. Et cette chaîne d’effets plurivoques, qui force à penser ou agir de telle ou telle façon, peut être comprise comme l’infinité du processus de la semiosis. Déjà la sémiotique (sêmeiôtikê) d’Aristote soulignait l’ambivalence de la notion de signe (sêmeion) qui, ancré dans une série d’effets, compose à la fois avec le nécessaire et le probable sans se confondre avec le vraisemblable qui, en tant que simplement probable, n’atteint jamais le degré de la nécessité : « Il ne faut pas confondre le vraisemblable et le signe; le vraisemblable n'est qu'une proposition probable; et l'on entend par probable ce qui, dans la plupart des cas, arrive ou n'arrive point, est ou n'est point; par exemple: les hommes haïssent ceux qui les envient; ils aiment ceux qui les aiment. Le signe, au contraire, tend à être précisément la proposition démonstrative, soit nécessaire, soit probable. La chose dont l'existence ou la production entraîne l'existence d'une autre chose, soit antérieure, soit postérieure, c'est là ce qu'on appelle le signe, indiquant que l'autre chose est arrivée ou qu'elle existe. »2 Cette conception du signe comme production d’une chose-effet qui devient à son tour signe pour une autre chose-effet a été reprise par la scolastique médiévale qui définit le signe comme « Aliquid stat pro aliquo », c’est-àdire « Quelque chose qui tient lieu de quelque chose d’autre ». Peirce conçoit le signe d’une manière similaire en apportant également quelques précisions : « Un signe, ou representamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle l’interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose: de son objet. »3 Et plus loin, Peirce reprend cette définition de façon plus condensée : 1

Je remercie mon collègue Ali Reguigui pour l’invitation à présenter la sémiotique de Peirce dans son séminaire doctoral SCHU 6066 « Communication et cognition » (Université Laurentienne, hiver 2008 et hiver 2009). Les échanges avec le Professeur Reguigui ainsi qu’avec ses étudiants et étudiantes ont été essentiels à la composition de la présente section. 2 Aristote, Premiers Analytiques, II, XXVII, 1-2. 3 C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 121 (section 2.228).

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« Le signe est tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie (son objet) de la même manière, l’interprétant devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum. »1 On remarque que, par contraste avec la sémiologie dyadique de type saussurienne, la sémiotique de Peirce est triadique en ce que le signe implique des réseaux de relations entre representamen (ce qui représente le signe), objet (ce que le signe représente) et interprétant (ce qui effectue l’interprétation sans nécessairement être une personne; une habitude, croyance ou action peut assumer le rôle d’interprétant tel que, par exemple, les actions de ceux qui répondent à un ordre deviennent les interprétants). Le signe entendu au sens peircien naît de l’union particulière de ces trois soussignes dont il a besoin pour exister. La sémiologie biface ne tient pas compte de la dimension d’« objet » en se contentant d’étudier la relation entre ce qui est représenté (le mot signifiant) et ce qui est interprété (le sens signifié). L’introduction d’une troisième dimension expressive permet de développer une théorie des signes non linguistiques, l’étude des signes linguistiques ne constituant qu’un cas particulier d’une sémiotique plus étendue. Certes, les structuralistes ont contribué à élargir la sémiologie saussurienne à d’autres domaines que la linguistique (Lévi-Strauss à l’anthropologie, Lacan à l’étude de l’inconscient, Barthes à la littérature, Althusser à la science politique, etc.)2, mais le fondement linguistique et biface du structuralisme constitue une limite qui empêche de considérer les signes dans toutes leurs dimensions expressives, en plus de nuire au développement d’une sémiotique libre par rapport à une discipline particulière. Les travaux des structuralistes peuvent donc être considérés comme constituant des sémiotiques partielles rattachées à des domaines restreints. En revanche, pour Peirce, toute la réalité devient un univers de signes qu’il s’agit de classifier de manière exhaustive en développant des catégories qui engloberont l’entièreté de toutes les productions sémiotiques. Pour ce faire, Peirce mobilise la logique qui se confond chez lui avec la science des signes. La sémiotique peircienne accorde un net privilège au nombre « 3 ». Dans l’une des lettres à Lady Welby (le meilleur résumé de sa sémiotique), Peirce affirme : « La critique que j’adresse à cette algèbre des relations dyadiques que je n’aime absolument pas, bien que je pense que c’est une jolie chose, est qu’elle emploie elle-même ces relations triadiques qu’elle ne reconnaît

1

Ibid., p. 126 (section 2.303). Déjà Saussure soulignait la possibilité d’étendre sa sémiologie à des champs extralinguistiques : « On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie. »; F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968, p. 33.

2

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pas. »1 Pourquoi accorder un privilège au « 3 »? Essentiellement pour une raison logique. C’est que la relation entre 3 éléments ne peut pas se décomposer en 2 relations entre 2 éléments sans risquer de modifier le sens ; par contre une relation à 4 termes ou plus peut se décomposer en triades, si bien que 3 est le plus petit ensemble relationnel en mesure de tout représenter. Par exemple, je ne peux pas dire que « A donne B à C » est équivalent à « A jette B » et « C prend B » sans risquer de modifier le sens, car « C prend B » n’implique plus nécessairement la dimension de donation de B à C par A impliqué par l’énoncé « A donne B à C ». Par contre, dire que « A vend B à C pour le prix de D » peut se décomposer, sans modifier le sens, en « A fait avec B une transaction E » et « la transaction E est la vente de C pour le prix de D ». En d’autres termes, « 3 » est le plus petit commun dénominateur à tous les énoncés de signification. La logique sémiotique de Peirce implique donc, d’une part, que toute relation triadique ne peut se réduire à des relations dyadiques sans risquer de perdre du sens et, d’autre part, toute relation polyadique de 4 termes ou plus est réductible sans perte de sens à des relations triadiques2. Dans la terminologie peircienne, toute entité présente à l’esprit constitue un « phaneron » : « par phaneron, j’entends la totalité collective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à l’esprit, sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non. »3 Le premier Peirce qualifiait sa pensée de phénoménologique, mais il finira par préférer le terme d’« idéoscopie » et surtout celui de « phanéroscopie ». La phanéroscopie peircienne implique trois catégories de phénomènes4: ceux qui appartiennent à la « priméité » (firstness) correspondant aux domaines des sentiments qui peuvent être rencontrés par la vie émotionnelle (ex. : la qualité de rouge ou la rougéité ressentie), ceux qui appartiennent à la « secondéité » (secondness) correspondant au domaine des actions qui ont été produites (ex. : le son de la radio qui préexiste à son audition) et ceux qui appartiennent à la tiercéité (thirdness) correspondant aux éléments de la vie théorique ou intellectuelle (ex. : la loi de la pesanteur qui prédit la chute des corps). Il arrive à Peirce d’associer les catégories phanéroscopiques aux trois aspects de la temporalité: la priméité concerne le présent immédiat, la secondéité concerne ce qui a été fait dans le passé, et la tiercéité concerne l’avenir5. En outre, les catégories phanéroscopiques de la priméité, de la secondéité et de la tiercéité sont rattachées respectivement 1

C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 28-29 (section 8.331). Plus loin, Peirce ajoute : « Je suis forcé d’avouer qu’en philosophie, j’ai un penchant marqué pour le nombre Trois. » (p. 71, section 1.335) 2 C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 77-79 et 99-101 (sections 1.345-1.347 et 1.363). 3 Ibid., p. 67 (section 1.284). 4 Ibid., p. 21-29 (sections 8.327-8.331). 5 C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 98-99 (sections 1.343).

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aux catégories logiques de la possibilité (ex.: une émotion), de la réalité (un fait empirique) et de la nécessité (ex.: une loi naturelle). Aux trois catégories phanéroscopiques s’ajoutent les trois dimensions phanéroscopiques déjà évoquées que sont le representamen, l’objet et l’interprétant qui ensemble constituent le triangle sémiotique. Chacune des 3 dimensions phanéroscopiques se rattache à une trichotomie fondamentale pour composer au total 9 types de sous-signes, c’est-à-dire 3 sous-signes pour chacune des 3 catégories phanéroscopiques. Ce qui nous conduit au tableau suivant: Tableau 1 : les 9 types de sous-signes d'après C.S. Peirce Representamen

Objet

Interprétant

Priméité (possibilité)

QUALISIGNE (ex. : impression de rouge)

ICÔNE (ex. : l'odeur d'une rose)

RHÈME (ex. : émotion)

Secondéité (réel)

SINSIGNE (ex. : girouette)

INDICE (ex. : direction du vent)

DECISIGNE (ex. : énergie d’un corps physique)

Tiercéité (nécessité)

LEGISIGNE (ex.: loi de la nature)

SYMBOLE (ex. : feu de circulation)

ARGUMENT (ex. : toutes les règles d‘un jeu)

Les éléments du Tableau 1 se lisent comme suit: le representamen appartenant à la catégorie de la priméité est appelé qualisigne; l’objet appartenant à la catégorie de la tiercéité est appelé symbole, l’interprétant appartenant à la catégorie de la secondéité est appelé decisigne, etc. Il convient maintenant de présenter brièvement chacun des sous-signes. Qualisigne : ce qui est fondé sur une qualité possible fluide, sans identité fixe, et indépendante de toute relation spatio-temporelle à son objet, les qualités sont « floues », elles n’ont pas de limites précises, elles ne peuvent pas être comptées et s’emboîtent les unes dans les autres ; ex. : la couleur rouge, un rythme musical. Sinsigne : ce qui est une chose ou événement réel, une singularité spatiotemporelle ; ex. : la girouette comme sinsigne peut indiquer que le vent souffle dans telle direction ici et maintenant, le portrait d’une personne est un sinsigne qui représente cette personne, un escalier est un sinsigne qui offre la possibilité de monter ou de descendre. Legisigne : ce qui correspond à un code ou une loi établie par convention ou par habitude ; ex. : toutes les lois naturelles (pesanteur, gravitation, etc.), un billet d’entrée à un spectacle, le code de la route, les mots de la langue, le système d’écriture. 98

Icône : ce qui renvoie à son objet dans sa totalité en vertu d’une ressemblance, toutes les images qui reproduisent un modèle ; ex. : une odeur de rose ne renvoie qu’à elle-même, un trait de crayon ne ressemble à rien d’autre qu’à un trait de crayon, un diagramme géométrique. Indice : ce qui est affecté par son objet et qui suppose un lien physique entre le signe et l’objet qu’il indique; l’icône est liée à l’objet par ressemblance, mais l’indice indique l’objet par contiguité ou identité physique ; ex. : la position d’une girouette est l’indice de la direction du vent, un doigt pointé sur une lettre indique la lettre, un coup frappé à la porte est l’indice d’une visite, le symptôme indique une maladie, la fumée indique la présence d’un feu, l’étoile Polaire indique le nord, les aiguilles d’une montre indiquent 12h30 ; avec l’indice il y a retour de l’effet à la cause. Symbole : ce qui renvoie à l’objet ou tient lieu de l’objet en vertu d’une convention, d’une règle, d’une loi ou d’une association générale ; ex. : le feu rouge est la convention qui symbolise la commande « arrêter », un credo religieux. Rhème (du grec rhea, couler) : ce qui est conçu ou représenté en n’étant que possible et donc ni vrai ni faux, il s’agit d’un interprétant affectif; ex. : une émotion comme interprétant affectif, un terme quelconque. Decisigne (du grec dicere, dire) : ce qui est dit et fonctionne comme une proposition logique en pouvant donc être vrai ou faux, il peut aussi s’agir d’un interprétant dynamique tel que l’énergie d’un corps qui répond à un ordre ou à un autre corps; ex. : une proposition, l’énergie d’un corps physique. Argument : ce qui correspond non pas seulement à un « raisonnement » (ce qu’il peut être aussi) mais à un système interprétatif tel que « l’argument d’une pièce de théâtre » ; l’argument formule la règle qui relie le representamen et son objet, il s’agit d’un interprétant logique ; ex. : « chaque fois que le feu est rouge, cela signifie de s’arrêter », toutes les règles de jeux (bridge, sonnet, politesse, etc.), un argument logique. Un coup d’oeil trop rapide pourrait amener à poser l’existence de 33 (soit 27) types de signes possibles ou façons de combiner les sous-signes entre eux (qualisigne-icône-rhème, qualisigne-icône-decisigne, qualisigne-icôneargument, sinsigne-icône-rhème, sinsigne-icône-decisigne, etc.). Or, le principe de hiérarchie des catégories phanéroscopiques les réduit à 10 seulement. Peirce définit ce principe comme suit : « Tout troisième présuppose un premier et un second ; tout second pré-suppose un premier; un premier ne peut de lui-même donner naissance à un second et a fortiori à un troisième ; un second ne peut de lui-même produire un troisième. »1 Conformément à ce principe, la priméité se suffit à elle-même (c’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin d’être réelle ou nécessaire pour exister), la secondéité 1

C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 54., note 1. Voir aussi l’excellent commentaire de Gérard Deladalle dans le même ouvrage, p. 240-242.

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suppose la priméité (c’est-à-dire que le réel est au moins possible), la tiercité suppose la priméité et la secondéité (c’est-à-dire que la nécessité est au moins possible et réelle). Ainsi, si par rapport au representamen un soussigne est un sinsigne, il ne peut par rapport à l’objet être un symbole (c’està-dire qu’il ne peut qu’être indice ou icône). De la même façon, si par rapport à l’objet un sous-signe est un indice, il peut être par rapport à l’interprétant un rhème ou un dicisigne mais non un argument, et s’il est une icône il ne peut être qu’un rhème par rapport à l’interprétant. En d’autres termes, un premier (sentiment) n’est premier que par rapport à lui-même (la vie émotionnelle peut exister sans action empirique ni réflexion intellectuelle) ; un second (action) présuppose un premier mais ne peut en aucun cas déterminer un troisième (à l’action est lié un sentiment mais pas nécessairement une réflexion intellectuelle), tandis qu’un troisième (intellect) présuppose toujours un premier et second (la vie intellectuelle est nécessairement précédée de ou liée à un sentiment et à une action). Voici donc la liste des 10 combinaisons logiquement consistantes entre les dimensions phanéroscopiques du representamen, de l’objet et de l’interprétant qui répondent au principe de hiérarchie des catégories phanéroscopiques1: Tableau 2 : les 10 types de signes d'après C.S Peirce Signes2

Exemples3

1. qualisigne (iconique rhématique) 2. sinsigne iconique (rhématique) 3. sinsigne indiciel rhématique 4. sinsigne (indiciel) dicent 5. légisigne iconique (rhématique) 6. légisigne indiciel rhématique 7. légisigne indiciaire dicent 8. (légisigne) symbole(-ique) rhématique 9. (légisigne) symbole(-ique) dicent 10. (légisignes symboliques) argument(-al)

1

sentiment vague de rouge diagramme dans un livre de géométrie cri spontané, vestiges girouette diagramme indépendant, onomatopée « cocorico » pronom démonstratif, « je », nom propre cri de la rue, feu rouge sur la route nom commun proposition « mon livre est bleu » ou « il fait beau » théorie scientifiques, dicton, règle, syllogisme

C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 179-184 (sections 2.254-2.264). Nous ne présentons pas ici les critiques adressées à la sémiotique peircienne. Notons seulement celle de Umberto Eco qui souligne le risque de confusion possible entre les signes selon la catégorisation de Peirce ; U. Eco, Le Signe, Paris, Livre de poche, 2004, p. 75-85. 2 Les termes logiquement superflus sont placés entre parenthèses. 3 Nous reprenons les exemples donnés par Peirce et en ajoutons de nouveaux.

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Deux remarques à propos du Tableau 2. Premièrement, en allant du signe 1 au signe 10, on chemine des pures impressions subjectives aux abstractions théoriques. Deuxièmement, plusieurs sous-signes sont possibles pour un même phénomène qui peut ainsi produire différents signes. Par exemple, une symphonie de Beethoven peut être perçue comme une suite de sensation mélodique vécue par l’auditeur (qualisigne), décomposée et analysée par un musicologue (sinsigne) ou devenir une référence pour la composition d’une autre symphonie (legisigne). Voici un autre exemple de plurivocité sémiotique: une trace de pieds dans le sable1 peut être saisie comme: 1) sinsigne iconique rhématique : la trace comme phénomène spatialement localisé (sinsigne) dont la forme ressemble à un pied (icône) qui peut être la trace de n’importe quel pied (rhème) ; suivant cette saisie du signe l’objet est localisé dans le présent ; 2) qualisigne iconique rhématique : la trace est photographiée et exprime une émotion plastique; suivant cette saisie du signe l’objet implique une contemplation intemporelle de l’objet ; 3) sinsigne indiciel dicent : la trace est spatialement localisée (sinsigne), a réellement été causée par quelqu’un (indice) et l’interprétant met en relation l’empreinte et un pied physique particulier (dicisigne) ; suivant cette saisie du signe l’objet est localisé dans le passé ; 4) légisigne symbolique argumental : l’empreinte est la réplique d’un modèle vu précédemment (légisigne), elle évoque pour le détective la présence d’un assassin qui est passé par là et prédit la direction vers laquelle il doit poursuivre ses recherches (symbole) ; l’interprétant (le comportement du détective amené à prendre telle direction) développe un argument tel que « on peut supposer que celui qui était ici a poursuivi sa route par là » ; suivant cette saisie du signe l’objet renvoie au futur. L'une des forces de la sémiotique peircienne réside dans sa capacité à composer des triades pour tout ce qui existe, tout ce qui survient, toute émotion, action ou pensée, faisant de la réalité un univers immanent de signes dont les renvois des uns aux autres sont illimités. La semiosis peircienne est descriptive mais aussi narrative. Peirce va au cinéma Dans ses études sur le cinéma, Deleuze fait intervenir Peirce pour analyser le domaine des signes cinématographiques. Les ouvrages consacrés au cinéma auxquels s’affaire Deleuze immédiatement après Mille plateaux témoignent ainsi d’une libération définitive et plus explicite avec la sémiologie linguistique à la faveur d’une classification des images cinématographiques. 1

N. Everaert-Desmedt, Le Processus interprétatif. Introduction à la sémiotique de Peirce, Liège, Mardaga, 1990, p. 94-99.

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La rencontre avec Guattari aura convaincu Deleuze que le langage n’est ni d’abord communicatif (entre sujets identitaires) ni informatif (prétention à l’objectivité), ces types de langage constituant des appareils de pouvoir auxquels on peut opposer un contre-pouvoir, notamment cinématographique, non d’abord déterminé par des règles linguistiques. L’essentiel de l’approche deleuzienne se joue dans l’élaboration d’une « taxinomie des images »1. Deleuze prend soin de distinguer son travail sur le cinéma de la sémiologie. En effet, le cinéma n’est pas pour Deleuze une nouvelle manière d’organiser le régime de la signification à travers un agencement de photogrammes. L’effort des sémiologues visant à trouver les structures universelles du langage cinématographique est vain puisque le septième art n’exprime toujours qu’une variation continue dont il est impossible d’extraire des unités invariantes de signification. « Les essais d’appliquer la linguistique au cinéma sont catastrophiques […] La référence au modèle linguistique finit toujours par montrer que le cinéma est autre chose, et que, si c’est un langage, c’est un langage analogique ou de modulation. On peut dès lors croire que la référence au modèle linguistique est un détour dont il est souhaitable de se passer. »2 Et plus loin Deleuze ajoute : « Si je me suis servi de Peirce, c’est parce qu’il y a chez lui une profonde réflexion des images et des signes. En revanche, si la sémiotique d’inspiration linguistique me trouble, c’est parce qu’elle supprime et la notion d’image, et la notion de signe. Elle réduit l’image à un énoncé, ce qui me semble très bizarre, et dès lors elle découvre forcément des opérations langagières sous-jacentes à l’énoncé, syntagmes, paradigmes, le signifiant. C’est un tour de passepasse qui implique qu’on mette entre parenthèses le mouvement. Le cinéma c’est d’abord l’image-mouvement. »3 Certains passages indiquent une familiarité théorique certaine avec la sémiotique peircienne, comme par exemple ceux où Deleuze discute la priméité, secondéité et tiercéité4. Mais Deleuze avoue candidement faire libre usage des catégories peirciennes, n’hésitant pas à en redéfinir certaines ou a en proposer de nouvelles dans un esprit déclaré peircien (opsignes, sonsignes, chronosignes, lectosignes, noosignes, etc.)5. Une autre originalité deleuzienne consiste à faire jouer la sémiotique peircienne avec la pensée 1

G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 7. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 76. Sur l'interprétation sémiologique du cinéma à laquelle se réfère Deleuze de manière implicite, voir R. Barthes, L'Obvie et l'obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982 ; C. Metz, Essais sur la signification du cinéma, Paris, Klincksieck, 1972. 3 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 92. 4 G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 138-140, 266-267. 5 Ibid., p. 101-102, 198, 291-293 ; L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 45-50.

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bergsonienne, Peirce et Bergson constituant les deux grandes sources d'inspiration théorique des ouvrages sur le cinéma. Ce faisant, il se permet dans une perspective cette fois non peircienne, et à vrai dire plutôt bergsonienne, d’associer les signes aux images. Il assume parfaitement ce travestissement de la sémiotique peircienne lorsqu’il affirme : « Nous prenons donc le terme ‘signe’ en un tout autre sens que Peirce: c’est une image particulière qui renvoie à un type d’image. »1 Deleuze est tout à fait conscient que les signes peirciens ne se réduisent pas aux images puisque les signes chez Peirce incluent notamment les états de choses physiques et les propositions théoriques. Deleuze se permet une autre machination des théories de Peirce lorsqu’il refuse d’accorder à un quelconque type de signeimage une valeur de nécessité caractéristique de la tiercité : « Nous ne pouvions plus considérer la tiercité de Peirce comme la limite du système des images et des signes, puisque l’opsigne (ou sonsigne) relançait tout, de l’intérieur. »2 Il s’agit là de la dernière référence à Peirce dans les ouvrages sur le cinéma de Deleuze qui met un terme, relativement tôt dans L’Imagetemps, à la complicité avec Peirce dont la sémiotique ne semble plus convenir à la saisie des images-temps. Bergson quant à lui demeure complice, notamment dans la discussion entourant l’image-cristal à l’aide de sa conception du virtuel. Tout se passe comme si la pensée-cinéma de Deleuze développait une sémiotique non-linguistique des signes-images à la faveur d’une sorte de « bergsonisation » de Peirce qui ne demeure cependant effective que dans le traitement de l’image-mouvement. Deleuze ne revient-il pas en deçà des limites que nous avons évoquées à propos du structuralisme ? Son entreprise de classification des signes-images cinématographiques ne vaut-elle que pour le cinéma et rien d’autre ? Pas exactement. Les travaux sur le cinéma se donnent en réalité comme une étude de cas de l’état de variation caractéristique de la vie inorganique et impersonnelle. La conceptualité élaborée par Deleuze dans ses ouvrages sur le cinéma peut donner l’impression de ne valoir que pour le domaine restreint du cinéma, mais Deleuze accorde aussi une certaine valeur vitaliste à l’art cinématographique, faisant de ce dernier une machine à capter et à produire des signes ou des forces expressives en vue de rendre sensible ce qui ne l’est pas par lui-même. Cette sémiotique vitaliste et non-linguistique des signes-images semblait déjà à l’œuvre dans l’étude consacrée à Proust. Entre l’ouvrage sur Proust et ceux consacrés au cinéma, Peirce a fourni à Deleuze les outils permettant de penser le signe hors de la sémiologie linguistique. Considérant les affinités de pensée entre Proust et Bergson, il n’est pas étonnant de retrouver l’auteur de Matière et mémoire au centre des livres de Deleuze sur le cinéma. Cette approche non linguistique et vitaliste des signes, qui constitue l'une des originalités de la contribution de Deleuze 1 2

G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 48. Ibid., p. 50.

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à la sémiologie, est réaffirmée dans un entretien plus tardif datant de 1988 où Deleuze commente son travail sur Proust dans l’esprit peirco-bergsonien qui avait animé ses travaux sur le cinéma : « Chez Proust [ou au cinéma, A.B.], ce n’est pas la mémoire qui est explorée, ce sont toutes les espèces de signes, dont il faut découvrir la nature d’après les milieux, le mode d’émission, la matière, le régime […] Ce n’est pas seulement affaire de diagnostic. Les signes renvoient à des modes de vie, à des possibilités d’existence, ce sont les symptômes d’une vie jaillissante ou épuisée. Mais l’artiste ne peut pas se contenter d’une vie épuisée, ni d’une vie personnelle. »1 En somme, la lecture deleuzienne de la sémiotique peircienne implique un certain nombre d’anexactitudes qui ont sans doute été volontairement produites : faux emprunt et redéfinition de la notion de diagramme, mélange de la sémiotique peircienne à une sauce vitaliste, assimilation des signes aux images, utilisation partielle et parfois cavalière des catégories peircienne, etc. Mais ce travail de faussaire n’est mené que dans un seul but vers lequel tendent, pour ainsi dire, tous les développements consacrés par Deleuze aux signes : secondariser le travail de déchiffrement du sens en vue de mieux expérimenter les signes comme particules d’une vie impersonnelle, comme éléments non-familiers, comme potentialités affectives et étrangères qui réclament de nous une attitude animalière en faisant en sorte que nous demeurions constamment aux aguets.

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G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 195-196.

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CHAPITRE 6 Les animaux de Deleuze et Guattari1 « Nous aimons la nature d'autant plus que tout s'y passe moins humainement, et l'art quand il consiste en la fuite de l'artiste devant l'homme. » (Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 379) « L'animalité c'est un exercice. » (Michel Foucault, Le Courage de la vérité, 14 mars 1984) « Nous croyons à l'existence de devenirs-animaux très spéciaux qui traversent et emportent l'homme, et qui n'affectent pas moins l'animal que l'homme. » (Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, p. 290) La perspective post-humaniste de Deleuze et Guattari implique une déhiérarchisation radicale des règnes du vivant. Cette quête d'immanence amène à repenser la relation qu'entretiennent les animaux humains aux animaux non-humains à travers les notions de « devenir-animal » et de « zone d'indiscernabilité ». Le présent chapitre souhaite dégager l'originalité et analyser les conséquences de cette nouvelle éthologie. Il aborde également la réception critique du « devenir-animal » chez Donna Haraway, Steve Baker et les mouvements écologistes. Nous verrons que ce qui importe d'abord pour Deleuze et Guattari n'est pas de défendre le droit des animaux ou de s'indigner moralement face à la souffrance causée par les animaux humains aux animaux non-humains, mais plutôt de se montrer digne face à la joie ou la souffrance de tous les êtres vivants, forgeant ainsi des alliances entre les règnes du vivant. « A » comme « Animal » Les animaux sont omniprésents dans le travail de Deleuze, ainsi que dans celui de Deleuze avec Guattari. Que l’on songe au monde de la tique, à l’agencement de la guêpe avec l’orchidée, à l’araignée qui préhende la mouche, au chat sachant mourir mieux que l’homme, au loup formant multiplicité, au cheval chargé d’affects du petit Hans, au nomadisme des langoustes ou encore aux oiseaux-artistes. Insectes, mammifères, crustacés 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 3 octobre 2010 à l’Université d'Alberta (Canada) au colloque international Rethinking the NonHuman co-organisé par Chloë Taylor. Le terme « animal » utilisé est synonyme de « animal non humain ».

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et oiseaux font partie intégrante de la pensée deleuzienne et deleuzoguattarienne. Deleuze et Guattari créent même un concept en leur honneur : le devenir-animal. Il est bien connu que cette exploration de l’animalité invite à désanthropomorphiser les rapports de l’homme à l’animal à la faveur d’une expérimentation des relations de type non-domestique. Deleuze a d'ailleurs des remarques très sarcastiques à l’endroit des animaux domestiques tels que l’aboiement du chien qui prévient le maître de l’arrivée de l’étranger ou le frottement du chat qui témoigne d’une familiarité trop étroite. Deleuze et Guattari semblent préférer les animaux dans leur état sauvage. Mais comme nous le verrons les choses ne sont pas aussi simples. L’Abécédaire1 s’ouvre sur la lettre « A » comme « Animal » où Claire Parnet interroge Deleuze à propos de son curieux bestiaire. Deleuze indique qu’il est sensible à quelque chose dans l’animal tout en ne pouvant supporter les animaux lorsqu’ils deviennent trop familiers. Il avoue candidement ne pas aimer particulièrement les « frotteurs » de même que l’aboiement canin considéré comme « la honte du règne animal » auquel il dit préférer le hurlement des loups. Il soutient que les gens qui aiment véritablement les animaux n’entretiennent pas avec eux une relation de type humaine et considère comme « effarant » le fait de voir des personnes promenant ou parlant avec leur chien comme s’il s’agissait d’un enfant. Le plus important, poursuit Deleuze, est de maintenir « une relation animale avec l’animal ». Il tient la psychanalyse partiellement responsable de cette réduction symbolique de l'animal à un membre de la famille et manifeste une empathie plus grande pour les chasseurs qui savent maintenir une relation nonhumaine avec leur proie. Au cours de l'entretien, Deleuze exprime une fascination pour les araignées, les tiques et les poux dont l'environnement, aussi limité qu'il soit à un nombre restreint d'affects primaires, constitue néanmoins un monde. Ayant sans doute von Uexküll en tête2, il s'enthousiasme pour la puissance de ces mondes limités à un ensemble restreint de stimuli. Une autre fascination exprimée par Deleuze tient dans le fait que les animaux ont un territoire. Construire un territoire de ce type, soutient-il, renvoie à la naissance de l'art. Délimiter un territoire n'est pas seulement une affaire de marquage, mais aussi et surtout le territoire animal se définit par une série de postures, coloris et chants associés par Deleuze aux déterminants fondamentaux de l'art que sont la ligne, les couleurs et les ritournelles. Ce qui fait dire à Deleuze : construire un territoire c'est « l'art dans son état pur ». 1

L'Abécédaire de Gilles Deleuze, réalisation Pierre-André Boutang, entretiens avec Claire Parnet, Paris, Éditions Montparnasse, 2004. 2 Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain. Suivi de Théorie de la signification, Paris, Danoël, 1965.

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Deleuze mobilise ensuite le lexique du territoire (dé-, re-, territorialisation) afin de créer un lien entre le monde animal et le travail des écrivains ou des philosophes qui partagent ce trait commun de créer des ritournelles à l'entrée et à la sortie de leur territoire se traduisant par des mots ou de sons « barbares » comme autant de réactions à des signes ou de production de signes. Ces mots, sons ou signes étranges correspondent, poursuit Deleuze, à des affects liés à la sortie du territoire (déterritorialisation) ou à l'installation sur un nouveau territoire (reterritorialisation). Deleuze établit une autre connexion entre la vie des animaux et des écrivains ou philosophes qui demeurent « aux aguets », ne se reposant que rarement, dormant l'œil ouvert. Il se réfère ensuite à Artaud pour soutenir que l'on n'écrit pas « à l'attention de » mais plutôt « à la place de ». Non pas à l'attention des êtres considérés comme inférieurs pour les aider à progresser, mais à la place des illettrés en devenant-illettré, à la place des idiots en devenant-idiot, etc. Penser et écrire comme s'il s'agissait d'une affaire privée à l'attention d'un public prédéfini est considéré comme honteux. Ici, les propos de Deleuze semblent indiquer que les animaux, qui sont pré-civilisés, illettrés et idiots d'après les standards humains, possèdent intuitivement cette capacité d'exprimer une vie impersonnelle avec son réseau d'affects. À cet égard, Deleuze semble accorder un privilège à l'animal sur l'homme. À tout le moins l'animal peut faire signe à l'homme en lui montrant la manière d'entrer en relation avec une vie anorganique. Ainsi, la tâche de l'écrivain ou du philosophe consiste à capter les forces d'une vie impersonnelle de la façon dont l'animal agit et réagit dans son environnement. Ce faisant, écrivains ou philosophes en viennent à saisir la nécessité de pousser le langage dans ses limites, à devenir-autres, et éventuellement à écrire « à la place » de l'animal. Finalement, Deleuze affirme que ce n'est pas l'homme mais l'animal qui sait comment mourir en cherchant un coin où vivre ses derniers instants, hors du groupe, dignement, à la bordure de son territoire, et sans attendre aucune célébration posthume. L'une des tâches de l'écrivain ou du philosophe consisterait alors à expérimenter et décrire ce point commun entre la mort humaine et la mort de la bête, en expérimentant la frontière commune qui lie humanité et animalité. Cette section de l'Abécédaire, aussi brève soit-elle (elle dure environ 3 minutes), fournit déjà les idées directrices de la conception deleuzienne de l'animal, à savoir : 1) une perspective anti-psychanalytique à travers la critique du familialisme ; 2) une approche anti-humaniste où le comportement de l'animal est considéré comme exemplaire dans sa capacité à exprimer les puissances d'une vie impersonnelle ; 3) des rapprochements entre les créations animales et humaines à l'entrée et à la sortie de leur territoire ; 107

4) et enfin l'expérience du devenir-animal chez l'écrivain ou le philosophe. L'animal n'a pas accès au divan du psychanalyste... Il n'y a aucun privilège de l'homme dans l'assemblage conceptuel des ouvrages de Deleuze et Guattari, les principales notions qui les composent (territoire, molaire/moléculaire, agencement, lisse/strié, rhizome, signes, ritournelle, ligne de fuite, etc.) valant à la fois pour l'humain, l'animal, le social, la politique et les arts. C'est en vertu de cette position originale et subversive (toute philosophie ne devrait-elle pas l'être ?) que Deleuze et Guattari promeuvent une pensée anti-humaniste favorable aux processus de désubjectivation, de dépersonnalisation et de différenciation ayant la capacité de trouver et d'exprimer les forces d'une vie anorganique au sein d'un environnement non familier. C'est ainsi, par exemple, que l'art n'est plus considéré comme marquant le début de l'humanité puisque certains animauxartistes construisent des « ready-made » en faisant tomber des feuilles qu'ils prennent soin de retourner afin de faire contraster leur face intérieure avec la couleur de la terre, et dont les postures, couleurs et chants sont considérés comme produisant « une œuvre d'art totale »1. Aucune surprise donc si la psychanalyse, avec son approche familialohumaniste, devient une cible de choix pour Deleuze et Guattari dans l'exposition de leur conception de l'animal. Il est simplement besoin de rappeler les analyses consacrées par Freud aux rêves d'enfance névrotiques de l'Homme aux loups, aux pensées obsessives de l'Homme aux rats ou encore aux relations phobiques aux chevaux du petit Hans. Loups, rats et chevaux ont invariablement, pour Freud, une valeur symbolique familiale et personnelle, ces animaux étant identifiés à des membres de la famille, à la scène primitive ou a des pulsions sexuelles personnelles. En outre, Freud demeurait convaincu que la juste interprétation de ces figures animalières comme personnages familiers comptait parmi les premiers pas à franchir en vue de résoudre les conflits œdipiens. On trouve une dévaluation similaire des caractéristiques animalières dans les écrits de Jacques Lacan qui, d'une manière traditionnelle et convenue, définit l'animal par son manque de language qui l'empêche d'expérimenter le stade du miroir, d'être le sujet du signifiant, etc.2 En somme, des points de vue freudien et lacanien, l'animal doit rester sur le plancher et n'a pas accès au divan du psychanalyste. L'animal pour la 1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 174175. 2 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits I, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97 ; ainsi que « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits II, Paris, Seuil, 1966, p. 151-191.

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psychanalyse freudo-lacanienne conserve un statut d'infériorité. Même avec Jung, qui désœdipianise partiellement l'animal, celui-ci demeure une occurrence de l'imagination (rêves, fantasmes, etc.) qui n'accède pas au niveau de la réalité concrète1. Ainsi, la psychanalyse ne parvient pas véritablement à concevoir l'animalité, c'est-à-dire à entretenir une « relation animale avec l'animal » qui lui permettrait de reconnaître la spécificité de l'animalité à la faveur d'une déhiérarchisation des rapports entre les règnes comme condition nécessaire d'expérimentation des devenirs-animaux. Qu'en est-il de cette expérience du « devenir », et plus particulièrement du « devenir-animal » ? Cette dernière notion est introduite au chapitre 4 de l'ouvrage de Deleuze et Guattari consacré à Kafka. Un développement plus important lui est ensuite consacré au chapitre 10 de Mille plateaux intitulé « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible »2. Devenir Malgré son admiration pour l'éthique anti-subjectiviste de Spinoza, Deleuze n'endosse pas l'hypothèse du conatus (formulée dans l'Éthique, III, prop. 6). Ce refus de l'idée que les choses aient à persister dans leur être laisse place à la promotion des devenirs qui ont une sorte d'effet inverse par rapport au conatus puisqu'ils ouvrent sur l'expérimentation de zones communes non seulement à différents règnes du vivant (animal, minéral, humain, végétal, etc.), mais également entre les vivants et les heccéités, (un « 5 heure du soir », une blessure, un coucher de soleil, etc.). La Nature spinoziste où chaque être vivant et chaque entité a pour mission de trouver son identité substantielle subit ainsi une profonde mutation avec Deleuze et Guattari en étant soumise à un régime de la différentiation qui neutralise les identités fixes à la faveur d'agencements, d'alliances, de passages et, précisément, de devenirs entre les choses et les êtres. Deleuze et Guattari insistent souvent sur le fait que les devenirs n'ont rien à voir avec l'imitation, l'histoire et l'imagination. Négativement, les devenirs n'ont rien à imiter puisque la mimésis implique une sorte de point de vue positiviste qui ferait passer une identité « A » à une autre identité « B » qui ne tient pas compte de ce qui se passe « entre » ou « au milieu », c'est-à-dire ce qui intéresse Deleuze et Guattari. De plus, dire « J'étais un homme et je deviens un oiseau en imitant son chant, son battement d'ailes, etc. » implique une forme de devenir qui ne peut être que métaphorique. Un état distinct prétend en remplacer un autre sans tenir compte du « pli » entre les choses, 1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 288-291. Pour une analyse détaillée de la présence de l'animal dans le corpus deleuzien qui précède le travail avec Guattari, nous renvoyons à Anne Sauvagnargues, « Deleuze. De l'animal à l'art », dans François Zourabichvili, Anne Sauvagnargues, Paola Marrati, La Philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004, p. 117-227, voir en particulier la première partie.

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sans que soit expérimenté et exprimé une synthèse disjonctive, un agencement machinique ou un processus de différenciation. Les devenirs ne sont pas plus liés à l'histoire qui est toujours associée par Deleuze et Guattari à la dialectique et à la signification. Il n'y a donc pas de loi historique qui permettrait d'expliquer les devenirs afin de leur donner un sens complet et total (« Je deviens un oiseau d'abord en apprenant son chant, ensuite en me fabriquant des ailes, etc. »). Ainsi, l'histoire ne devient pas. C'est plutôt l'intempestif échappant à la récognition, à la législation historique, à l'identification, au familier, à la représentation etc. qui est lié au devenir. Et enfin, les devenirs ne sont pas liés à l'imagination. Deleuze et Guattari attribuent aux devenirs une valeur réelle entendue en un sens particulier où l'opposition traditionnelle entre l'actuel et le virtuel ne tient plus. Ainsi, les devenirs ne prennent pas place au sein d'un monde onirique ou fantasmagorique (« Je rêve que je suis un oiseau »), mais plutôt dans les états de choses concrets et matériels qui expriment des forces impersonnelles, ceci afin de rendre sensibles ces forces insensibles par ellesmêmes. Ainsi les devenirs ne sont pas liés à la ressemblance, à la métaphore, à l'analogie, à la personnification, à la production d'une nouvelle identité, à l'historicisme, à l'évolution, etc. Les devenirs visent plutôt a trouver une « zone de proximité » entre les choses. « Devenir, écrit Deleuze, n'est pas atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver une zone de voisinage, d'indiscernabilité ou d'indifférenciation telle qu'on ne peut plus se distinguer d'une femme, d'un animal ou d'une molécule : non pas imprécis ni généraux, mais imprévus, non-préexistants, d'autant moins déterminés dans une forme qu'ils se singularisent dans une population. »1 Plus loin, il donne l'exemple du capitaine Achab qui devient-baleine en créant un assemblage machinique avec Moby Dick : « Ce n'est plus une question de Mimésis, mais de devenir : Achab n'imite pas la baleine, il devient Moby Dick, il passe dans une zone de voisinage où il ne peut plus se distinguer de Moby Dick, et se frappe lui-même en la frappant. »2 Devenir est l'expérience métaphysique d'un processus qui consiste à trouver une zone de voisinage composée d'affects entre des entités. Au cours de ce processus, des forces impersonnelles sont captées puis exprimées de manière à parler, agir ou écrire « à la place » d'un corps quelconque (idiot, illettré, animal, plante, heccéité, etc.). La métamorphose n'implique pas un 1

Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11. Ibid., p. 100. Voir aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 374-375.

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changement intégral d'identité qui rendrait l'expérimentateur entièrement impossible à reconnaître. En effet, tous les devenirs sont moléculaires, c'està-dire imperceptibles en échappant à la perception molaire. Ainsi si je dis « Je décide de devenir un oiseau en enfilant un costume, imitant un chant, simulant des battements d'ailes, etc. », alors je suis éloigné de deux degrés du devenir au sens où l'entendent Deleuze et Guattari puisque, d'une part, le devenir n'est pas le fruit d'un choix intentionnel, du libre-arbitre ou d'un acte volontaire en tant qu'il se produit à la manière d'un événement, et d'autre part, son caractère moléculaire fait en sorte que la subtile captation des affects passe sous le radar de la perception commune. On est maintenant mieux en mesure de saisir la définition quasi générique mais aussi circulaire du devenir : « Devenir, c'est, à partir des formes qu'on a, du sujet qu'on est, des organes qu'on possède ou des fonctions qu'on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de lenteur, les plus proches de ce qu'on est en train de devenir, et par lesquelles on devient. »1 Devenir implique donc des agencements entre des forces déterritorialisantes qui circulent à la frontière, par exemple, de l'humain et du non-humain. C'est dans une telle zone de voisinage, d'incertitude, d'indétermination ou d'indiscernabilité que se produisent les devenirs. Les enfants semblent particulièrement sensibles aux devenirs2. Pensons par exemple à ceux qui s'approchent de certains animaux sans les craindre ou lorsqu'ils ingurgitent des objets que leur organisme n'a pas pour fonction de digérer. Lorsqu'un enfant avale une vis ou mord dans une motte de terre alors qu'il y a de la nourriture dans la cuisine de ses parents, s'agit-il simplement d'une forme d'inconscience ? Sans doute, en partie. Mais il y a peut-être aussi là présence de devenirs au sens deleuzo-guattarien, une tentative visant à créer un agencement et à trouver une zone d'indiscernabilité entre l'humain et le non-humain. Car les devenirs n'obéissent à aucune règle prédéfinie, ils surviennent à la manière d'un événement : « Ce qui nous précipite dans un devenir, ce peut être n'importe quoi, le plus inattendu, le plus insignifiant. »3 Deleuze et Guattari ont une idée assez précise à propos des rapports de composition entre les différents types de devenirs4. Tout d'abord, il n'y a pas de devenir-homme (mâle) en tant que l'homme est l'étalon majoritaire et que les devenirs ne peuvent être que minoritaires. Ils ajoutent de manière quelque peu énigmatique que tous les devenirs passent par un devenirfemme associé au secret. La femme semble parfois tout dire en allant dans les plus fins détails, mais elle conserve cette capacité particulière de poser 1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 334. Ibid., p. 335. 3 Ibid., p. 357. 4 Ibid., p. 356-358. 2

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des voiles sur ce qui pourrait demeurer le plus important. Deleuze et Guattari omettent ici de considérer le problème précis qui peut se poser en ce qui concerne les devenirs entre des entités ou formes de vie non-humaines et sans genre. Mais on peut supposer qu'une énergie féminine du secret habite l'univers tout entier. Ce privilège accordé à la femme sur le plan des devenirs revient à souligner qu'elle est la minorité la plus évidente, et par conséquent que le devenir-femme est potentiellement le plus courant ou facilement accessible. Rappelons ici que le minoritaire a toujours un sens positif et créateur pour Deleuze et Guattari; majoritaire et minoritaire ne doivent pas être compris en un sens numérique, mais plutôt par leurs positions dans les relations de pouvoir de manière telle que les travaux ou discours mineurs correspondent à ceux qui déjouent les oppositions binaires en déterritorialisant les codes qui déterminent leur position comme minorité. Suite au devenir-femme vient la série des devenirs non-humains : deveniranimal, -plante, -enfant, -minéral, etc. qui sont eux-mêmes composés d'un devenir-imperceptible, l'imperceptible étant considéré comme « la fin immanente du devenir, sa formule cosmique »1. Ainsi, tout devenir est composite en étant agencé au secret (femme) et à des molécules métaphysiques (l'imperceptible). Il n'y a aucune recette à suivre ou garantie de succès dans l'expérimentation des devenirs. Il peut y avoir des ratés bien que les devenirs semblent tout de même s'orienter vers un but immanent commun d'imperceptibilité conçu dans les termes d'une sorte de fusion plus ou moins parfaitement réalisée avec la vie anorganique, ou même de confusion avec elle puisque le point d'aboutissement des devenirs se confond avec la perte d'identité substantielle. Deleuze et Guattari attribuent une valeur politique à l'expérimentation des devenirs qui constituent invariablement une déviation par rapport au pouvoir majoritaire. Les devenirs impliquent toujours une déterritorialisation hors du régime de la molarité (Sujet ou État) qui bloque les capacités moléculaires d'affecter et d'être affecté d'un grand nombre de façons : « Devenirminoritaire est une affaire politique »2. C'est ainsi que les artistes, écrivains et philosophes minoritaires, ceux qui trouvent et expriment des devenirsminoritaires, exercent une fonction politique en annonçant, suivant un certain ordre de nécessité selon Deleuze et Guattari, un « peuple à venir » et une « nouvelle terre »3. Ce n'est cependant pas les valeurs politique et esthétique rattachées au devenir qui vont principalement nous intéresser ici, mais plutôt la question de l'animal et des devenirs-animaux.

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Ibid., p. 342. Ibid., p. 357. 3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 105. 2

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Devenir-animal Deleuze et Guattari insistent sur le fait que « le devenir-animal n'est qu'un cas parmi d'autres »1. C'est toutefois le type de devenir à propos duquel, et de loin, ils ont le plus écrit. Afin de bien saisir le cas spécifique des devenirs-animaux, il convient d'abord de présenter la distinction établie par Deleuze et Guattari entre trois sortes d'animaux2. Il y a d'abord les animaux « œdipiens » avec lesquels certains individus entretiennent une relation sentimentale en les considérant pratiquement comme des membres de la famille. Viennent ensuite les animaux « d'État » c'est-à-dire les symboles animaliers à caractère sacré et/ou archétypal liés aux mythologies et aux croyances spirituelles ou religieuses et qui remplissent le rôle de figures autoritaires. Et enfin, les animaux « démoniaques », « démon » devant ici être compris non pas comme « esprit malveillant », mais plutôt dans le sens grec du daïmon situé à mi-chemin entre le monde des vivants (les états de choses) et une sorte d'arrière-monde suprasensible (mais immanent au premier) composé, chez Deleuze et Guattari, de la vie anorganique, des affects et des forces impersonnelles. Si les animaux œdipiens et étatiques ont une valeur molaire (« Mon chien », « Le Dieu Ganesh », etc.), les animaux démoniaques ont quant à eux un caractère moléculaire. C'est donc avec eux que surviennent les devenirs-animaux. Expérimenter un devenir-animal revient à trouver un agencement avec la molécularité animale : « Et c'est cela l'essentiel pour nous : on ne devient-animal que si, par des moyens ou des éléments quelconques, on émet des corpuscules qui entrent dans le rapport de mouvement et de repos des particules animales, ou, ce qui revient au même, dans la zone de voisinage de la molécule animale. »3 Un animal démoniaque peut constituer à lui seul une meute en étant chargé d'une multiplicité d'affects. Ce qui exerce une réelle fascination chez Deleuze et Guattari. L'environnement de l'animal (mais c'est aussi vrai de tous les non-humains) est impersonnel. L'animal y évolue sans chercher à s'en rendre maître et possesseur. Sa vie presque entière est dédiée à lancer des affects et à être affecté de différentes manières, à réaliser des entrées et sorties de territoire, à combler ses besoins essentiels, etc. Qui plus est, chaque mouvement ou comportement a le potentiel d'affecter tous les autres individus de son espèce. Loin d'être un royaume dans un royaume, l'animal est une meute dans une meute. Deleuze voyait à l'œuvre dans le travail du peintre Francis Bacon l'expression des devenirs-animaux de l'homme. Comme on le sait, Bacon 1

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 333. Ibid., p. 294-295. 3 Ibid., p. 336-337. 2

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visitait les abattoirs et s'inspirait de la vision de la chair en défaisant les visages pour mieux faire surgir des cris, postures et actions de l'homme à la limite de son humanité. Ce faisant, nous dit Deleuze, « Bacon ne dit pas ‘pitié pour les bêtes’, mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité. »1 Il ne s'agit donc pas d'une identification sentimentale, mais plutôt d'un devenir qui exprime des affects communs à l'homme et à l'animal. Les devenirs-animaux ne sont pas le privilège de l'homme puisqu'ils trouvent une autre illustration dans l'exemple de la guêpe et de l'orchidée2. La déterritorialisation partagée permet à la guêpe et à l'orchidée, qui appartiennent pourtant à des règnes bien différents, de trouver une zone de voisinage commune. Comme on le sait, certaines orchidées utilisent une ruse pour attirer les guêpes mâles en émettant une substance chimique similaire aux phéromones de la guêpe femelle. De plus, les pétales de l'orchidée ont développé certaines ressemblances physiologiques avec la guêpe femelle. Si bien que la guêpe mâle a de fréquents rapports sexuels avec l'orchidée, et ces contacts permettent la pollinisation des autres plantes. Plus souvent l'orchidée parviendra à générer l'éjaculation chez la guêpe mâle, et meilleur sera le taux de pollinisation. Deleuze et Guattari proposent une nouvelle manière d'envisager la réalité naturelle qui n'est plus divisée en genres et en espèces et où les corps vivants ne se définissent plus par leurs organes et leurs fonctions. La nature au sein de laquelle prennent place les devenirs se confond, chez Deleuze et Guattari, à des séries d'agencements machiniques. L'homme participe à cet univers d'inter-affection sans bénéficier d'aucun statut privilégié. En outre, les devenirs non-humains de l'homme, comme tout devenir, n'ouvrent sur aucune symbiose parfaitement réalisée puisque les devenirs sont toujours sujets à des ratages possibles, ce qui peut donner lieu à ce qu'on pourrait appeler des « catastrophes naturelles » lorsque, par exemple, les signes moléculaires sont mal perçus, ou lorsque la ligne de fuite se transforme en ligne de mort. En somme, la notion de devenir élaborée par Deleuze et Guattari suggère une nouvelle conception de la nature à l'intérieur de laquelle des agencements prennent place à l'interstice des mondes humains, animaux, végétaux, etc. de même qu'avec des entités considérées comme familières et qui peuvent devenir des heccéités tel que un ciel, une terre, une mer, etc. Tous ont la capacité d'être liés en créant des résonances sur un plan d'immanence chargé d'affects impersonnels. D'une certaine manière, on peut dire que cette notion de devenir résout l'ancienne question ouverte par 1 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 29-30. Voir aussi tout le chap. 4 : « Le corps, la viande et l'esprit, le devenir-animal ». 2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 360, et ailleurs.

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Platon, et laissée sans réponse par lui, au sujet de l'union entre les mondes sensible et non-sensible. Et c'est précisément ce point de contact ou de passage qui intéresse Deleuze et Guattari. Il s'agit toutefois avec eux d'une réponse non-idéaliste, hybride et impure puisque les devenirs ont rompu avec l'univers de la transcendance : la vie immanente et anorganique commune aux vivants et aux singularités « involue » dans une suite d'essais, d'erreurs et de ratages au milieu desquels parviennent à s'immiscer des agencements fructueux. Réception chez les contemporains Le devenir-animal fait l'objet d'une réception qui demeure encore parcellaire. Dans ce qui suit, nous présentons quelques exemples de cette réception critique chez des commentateurs, principalement anglo-américains, dont les travaux n'ont souvent pas été traduits. Le choix de ces auteurs se limite à ceux qui ont mené un dialogue avec la notion de devenir-animal, ce qui exclut d'autres philosophes contemporains qui se sont intéressés à l'animal, en particulier ceux provenant du champ de la phénoménologie1. En outre, notre sélection d'auteurs s'explique ici par le fait que les rapports entre Deleuze et le courant phénoménologique au sujet de la Nature et de l'animal sont déjà bien documentés2, mais très peu d'analyses ont été consacrées à la réception et aux usages du devenir-animal dans la pensée contemporaine. a) Donna Haraway Donna Haraway est bien connue pour ses positions post-humanistes3. À l'instar de Deleuze et Guattari, elle questionne les frontières entre l'homme et l'animal. Mais elle se montre aussi très critique vis-à-vis de la manière dont Deleuze et Guattari répondent à cette question. Dans l'introduction à son

1

Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude [1929-1930], Paris, Gallimard, 1992 ; Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France [1956-1960], Paris, Seuil, 1994 ; Jacques Derrida, « L'animal que donc je suis », dans Marie-Louis Mallet (dir.), L'Animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1999, p. 251-301. 2 Alain Beaulieu, Gilles Deleuze et la phénoménologie, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2004, p. 45-55 ; Alain Beaulieu, « L'enchantement du corps chez Nietzsche et Husserl », dans Tymieniecka, A.-T. (Ed.), Phenomenology of Life. Meeting the Challenges of the Present-Day World, Dordrecht, Springer, p. 339-355 (voir en particulier p. 352-353) ; Brett Buchanan, Onto-Ethologies. The Animal Environments of Uexküll, Heidegger, Merleau-Ponty and Deleuze, New York, SUNY Press, 2008 ; Arsalan Memon, « Merleau-Ponty, Deleuze, and the Question Singular : What Marks the Difference between Humans and Animals ? », Auslegung. A Journal of Philosophy, vol. 28, no. 2, Fall-Winter 2006, p. 19-35. 3 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exil, 2007.

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ouvrage When Species Meet1, elle soutient que Deleuze et Guattari demeurent anthropocentristes en ne parvenant pas à surmonter la grande division entre l'humain et l'animal. Leur point de vue métaphysique sur l'animal les empêcherait d'entretenir une relation concrète avec l'animal et qui serait fondée sur la curiosité, les émotions et le respect des différences. Elle soutient par exemple que Deleuze et Guattari ne savent pas apprécier les courbes élégantes de la queue des chiens chow-chow (sic), ils n'ont pas le courage de regarder les animaux dans les yeux, ils défendent de manière irrationnelle la sauvagerie animale, leurs propos sarcastiques à l'égard du petit chat de la vieille dame témoignent non seulement d'une misogynie latente mais aussi d'une peur de vieillir (re-sic), ils ne comprennent rien à la valeur émotive des échanges avec les animaux de compagnie, etc. En somme Haraway oppose au « devenir-animal » un « devenir avec les animaux », par exemple, en invitant son animal domestique à partager un repas à sa table, en échangeant avec lui des émotions ou en laissant la poule se promener librement dans la cuisine. Pour Haraway, développer une relation de compagnie avec les animaux n'est pas le signe d'une régression œdipienne, mais au contraire indique la capacité à surmonter l'anthropocentrisme en apprenant à cohabiter dans un environnement post-humain. La série de reproches adressés par Haraway à Deleuze et Guattari témoigne d'une grande méprise qui frôle parfois la méchanceté. Contrairement à ce que suggère Haraway, Deleuze et Guattari démontrent une réelle curiosité doublée d'une fascination certaine pour les animaux. Mais il est vrai que l'animal demeure avant tout pour eux conceptuel. En refusant leur approche métaphysique par laquelle est posée l'existence d'une vie anorganique et impersonnelle, il devient difficile, voire impossible, d'apprécier cette conception de l'animal ou du devenir-animal. Haraway fait preuve de mauvaise foi évidente lorsqu'elle impute à Deleuze et Guattari un dualisme strict entre le « loup sauvage » et le « chien domestique ». Deleuze et Guattari mentionnent bien que « tout animal peut être traité sur le mode de la meute [...] Même le chat, même le chien. »2 Un chat ou un chien de maison peut en réalité produire autant d'affects qu'un dingo ou un chat de ruelle. Il est donc erroné de croire que Deleuze et Guattari sont « contre les chiens et les chats » parce que ce sont les animaux les plus communément domestiqués. Poser le problème en termes de « pour ou contre les chiens ou les chats » rate la question plus fondamentale soulevée par Deleuze et Guattari qui consiste à interroger les liens qui peuvent unir l'homme à l'animal, liens qui ne peuvent logiquement être ni entièrement humains ni totalement animaux. 1

Donna Haraway, When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, voir en particulier p. 27-35. Donna Haraway est également l'auteure de Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres genres significatifs, Paris, L'Éclat, 2010. 2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 294.

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L'immanence des liens moléculaires échappe à Haraway qui, visiblement, ne comprend pas les enjeux véritables de la métaphysique de Deleuze et Guattari. Alors que Deleuze et Guattari expérimentent les assemblages entre les espèces à travers les « zones d'indiscernabilité » chargés d'affects impersonnels, Haraway de son côté personnalise la rencontre avec les espèces animales de manière à créer une série d'échanges émotionnels entre les espèces qui sont pourtant maintenues dans une hétérogénéité. Les deux perspectives, à savoir l'animal moléculaire de Deleuze et Guattari comme puissance de déterritorialisation et l'animal molaire de Haraway comme partenaire partiellement humanisé, semblent difficilement réconciliables. Cependant, comme le soutient Linda Williams1 malgré les divergences profondes, Deleuze/Guattari et Haraway peuvent se rejoindre notamment en prenant implicitement le contre-pied de la tristement célèbre thèse heideggerienne au sujet de la pauvreté du monde animal, jusqu'à la renverser dans le contexte actuel d'extinction des espèces où c'est bien plutôt le monde humain qui s'appauvrit en diminuant les possibilités d'assemblages et de rencontres inter-espèces. b) Steve Baker Steve Baker démontre une meilleure appréciation que Haraway du deveniranimal2. Il s'intéresse aux travaux d'artistes contemporains qui prennent pour thème l'animal et les rapports entre l'homme et l'animal. Baker commente ainsi les travaux de nombreux artistes (Joseph Beuys, Carolee Schneeman, Dennis Oppenheim, etc.) en mettant à profit la notion de devenir-animal. Il prolonge un aspect important des analyses de Deleuze et Guattari consacrées aux devenirs-animaux en étudiant ces derniers à travers les manifestations dans les arts visuels et la littérature. Les rapports de l'art aux devenirsanimaux avaient déjà été mis en valeur par Deleuze (souvent avec Guattari) à travers, notamment, la peinture de Bacon, le rôle des écrivains et l'oiseauartiste. Et il est juste de souligner, comme Baker et d'autres3 le font, que l'animalité est l'un des thèmes majeurs en art contemporain. Les conceptions deleuzo-guattariennes peuvent contribuer à mieux saisir cette présence particulière de l'animal.

1

Linda Williams, « Haraway Contra Deleuze and Guattari. The Question of the Animals », Communication, Politics & Culture, vol. 42, no. 1, 2009, p. 42-54. 2 Steve Baker, Picturing the Beast. Animals, Identity and Representation, Manchester, Manchester University Press, 1993 ; The Postmodern Animal, London, Reaktion Books, 2000, en particulier chap. 5, p. 99-134 ; « What Does Becoming-Animal Look Like ? », dans Nigel Rothfels (Ed.), Representing Animals, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. 67-98. 3 Nato Thompson (Ed.), Becoming Animal. Contemporary Art in the Animal Kingdom, Cambridge, MIT Press, 2005.

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À travers ses analyses, Baker fait très justement remarquer que, contrairement à une certaine tendance dans les écrits qui se réclament d'une pensée post-humaniste, la dissolution des identités dans l'expérience des devenirs chez Deleuze et Guattari n'est pas complète. En effet, les agencements n'éliminent que partiellement l'identité des parties qui traversent les devenirs : « Des corps séparés créent des alliances en vue de faire des choses sans être entièrement défaits par ces alliances. La guêpe et l'orchidée, après leur devenir, demeurent guêpe et orchidée. »1 Selon Baker, une partie de l'art contemporain exprimer ce caractère transitoire des devenirs entre animalité et humanité, échappant ainsi à la simple production artistique de monstres. Devenir est une sorte d'art figural, pourrait-on dire à partir de l'étude de Deleuze consacrée à Bacon, en tant que le diagramme ne doit pas envahir toute la toile. c) Philosophie de l'environnement Les thèses de Deleuze et Guattari relatives à la Nature et à l'animal font depuis quelques années l'objet d'une réception importante en philosophie de l'environnement2 qui mobilise non seulement les écrits de Deleuze et Guattari, mais également ceux de Guattari dans son travail solo3. Mon but ici n'est pas de commenter l'ensemble de ces travaux, mais plutôt de souligner l'incompatibilité entre les positions environnementalistes de Deleuze et Guattari et les discours politiques, juridiques et moraux dominants. L'approche deleuzo-guattarienne au sujet de l'environnement ne s'adresse pas d'abord aux pouvoirs législatifs et aux décideurs politiques. L'édiction de lois pour la préservation de la vie animale n'a aucun impact sur les capacités d'affectabilité intrinsèques entre l'homme et l'animal. En d'autres termes, la sensibilisation aux devenirs-animaux et aux autres formes de devenirs peut changer les pratiques et les attitudes vis-à-vis de l'environnement, mais cette transformation demeure indépendante de la règlementation politique. C'est même un peu l'inverse que tentent de promouvoir Deleuze et Guattari. Car il 1

Steve Baker, The Postmodern Animal, London, Reaktion Books, 2000, p. 133. Dianne Chisholm (Ed.), Rhizomes (e-journal), no. 15, Winter 2007 : « Deleuze and Guattari's Ecophilosophy » ; Benoît Goetz, « L'araignée, le lézard et la tique : Deleuze et Heidegger lecteurs de Uexküll », Le Portique, no. 20, 2007, p. 111-132 ; Bernd Herzogenrath (Ed.), An [Un]likely Alliance. Thinking Environment[s] with Deleuze/Guattari, Cambridge, Cambridge Scholar Publishing, 2008 ; Bernd Herzogenrath (Ed.), Deleuze/Guattari & Ecology, New York, Palgrave Macmillan, 2009 ; Astrida Neimanis, « Becoming-Grizzly : Bodily Molecularity and the Animal that Becomes », PhaenEx (e-journal), vol. 2, no. 2, 2007, p. 279-308. 3 Félix Guattari, La Révolution moléculaire, Paris, Éditions Recherches, 1977 ; Les Trois écologies, Paris, Galilée, 1989 ; Chaosmose, Paris, Galilée, 1992. Mentionnons aussi : Manola Antonioli, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L'Harmattan, 2003 HichamStéphane Afeissa (dir.), Écosophies. La Philosophie à l'épreuve de l'écologie, Paris, Éditions MF, 2009. 2

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y a cette idée nietzschéenne omniprésente chez eux selon laquelle les artistes et écrivains sont mieux en mesure que les politiciens professionnels de faire de la politique : la « grande politique » qu'évoquait Nietzsche devient maintenant une « micro-politique » des devenirs-minoritaires. En expérimentant les devenirs-animaux, artistes et écrivains expriment des devenirs-minoritaires susceptibles de contribuer à créer « un peuple nomade à venir ». Le plus formidable c'est que ces pratiques peuvent se réaliser sans s'appuyer sur des réglementations politiques, et par conséquent elles n'ont pas besoin de se doubler d'un activisme politique et d'une défense des droits. Ainsi, les devenirs-animaux s'intègrent difficilement, par exemple, à l'éthique de la libération animale dont Peter Singer est le plus illustre porteétendard1. Notons cependant que Guattari avait une fibre plus militante que Deleuze, comme le souligne notamment son adhésion au Parti vert2, mais l'« écosophie » de Guattari n'accorde aucun privilège à l'animal comme « sujet éthique » d'une espèce distincte puisqu'il s'agit pour lui de penser ensemble, sans les isoler, les écologies environnementales, sociales et mentales. Pas plus qu'elle n'implique une politique gestionnaire, pas davantage l'approche deleuzo-guattarienne ne se fonde sur une morale du Bien. Il n'y a pas d'harmonie naturelle primordiale et parfaitement réalisée dans l'univers chaosmique de Deleuze et Guattari puisque les devenirs impliquent toujours un risque de « ratage » pour les assemblages machiniques. Et donc nul besoin de subsumer les devenirs non-humains à un Bien suprême intégré à une éthique de l'environnement. Il ne s'agit pas de défendre les droits des animaux, d'avoir pitié des animaux ou d'éprouver des sentiments profonds pour les plantes, mais plutôt de se montrer digne devant la joie et le tragique auquel tous les êtres sont confrontés jusqu'à créer des alliances avec les êtres non-humains. S'il y a une éthique deleuzo-guattarienne de l'environnement, ce n'en est pas une de la compassion devant la souffrance mais plutôt de la dignité devant la zone de proximité qui survient comme un événement et de la solidarité avec des affects apparemment les plus éloignés de ceux simplement produits par l'humain. Une éthique, ou plus précisément une éthologie, qui réclame que nous demeurions aux aguets afin de saisir des signes-affects communs aux êtres humains et non-humains. Le devenir-animal n'est pas commandé par une indignation morale devant la souffrance animale, et en particulier la souffrance causée aux animaux non-humains par les animaux humains. Ce point de vue moral qui fonde une partie importante des développements entourant l'éthique animalière contemporaine demeure pour Deleuze et Guattari trop intimement lié à une 1

Peter Singer, Animal Liberation. A New Ethics for our Treatment of Animals, New York, Avon Books, 1975. 2 François Dosse, « Guattari entre action culturelle et écologie », dans Gilles Deleuze et Félix Guattari. Bibliographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 449-465.

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infériorisation de l'animal en supposant secrètement son incapacité à saisir les enjeux moraux qui gouvernent sa propre existence. Ce qui ne veut pas dire que Deleuze et Guattari encouragent, ni même demeurent indifférents, à la violence envers les animaux puisqu'une telle bestialité relève d'un pouvoir de domination étranger à leur reformulation du rapport entre les êtres vivants. L'éthologie deleuzo-guattarienne neutralise ces deux approches, c'est-à-dire la moralité du sentiment et l'immoralisme de la cruauté, qui en définitive convergent vers une seule et même perspective anthropomorphique dans laquelle l'être humain maintient sa place au sommet de la création. Les devenirs-animaux de l'homme se situent par delà le Bien et le Mal afin de mieux ouvrir la voie à l'expérimentation des bonnes et mauvaises manières d'échanger les affects moléculaires au sein d'une zone de proximité où les identités humaines et non-humaines sont dissoutes. Penser et expérimenter l'environnement et les êtres qui l'habitent indépendamment des discours dominants, juridiques ou moralisateurs, est sans doute l'un des plus grands défis lancés par cette approche intempestive. Un autre de défi consiste à bien voir que la pratique des devenirsminoritaires constitue le plus sûr moyen de protéger les écosystèmes (et même d'en créer de nouveaux) en tant que cette pratique se veut radicalement libre par rapport aux volontés de domination. Conclusion : Vers des usages futurs ? Souvent attribuée à Foucault, l'invitation à utiliser une théorie comme s'il s'agissait d'une « boîte à outils » revient originalement à Deleuze1. Dans cette foulée, Deleuze et Guattari proposaient d'exporter les devenirs-animaux dans le champ de la schizo-analyse afin d'étudier certains comportements névrotiques2. Cette tentative n'a pas été des plus fructueuses jusqu'à maintenant. Mais il est à parier que des usages encore insoupçonnés du devenir-animal seront développés. Des écrivains, artistes et philosophes verront sans doute dans la notion de devenir-animal des potentialités permettant d'inspirer ou d'expliquer leur propre travail. Bien sûr ces positions anti-humanistes vont à l'encontre d'une partie des sciences humaines et des humanités qui ont traditionnellement cherché à penser la distinction hiérarchisée entre l'homme et l'animal plutôt qu'à s'enthousiasmer d'une zone commune d'affectabilité. Après tout, affirmer que les animaux ont un monde aussi parfait que celui de l'homme, et peut-être plus encore en raison de la pureté des affects qui le compose, soutenir que les animaux savent mourir mieux que l'homme, ou encore retirer à l'humanité le privilège sur l'art, voilà des propositions qui ont de quoi faire sourciller les esprits plus classiques. Mais en considérant comme 1 2

Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 290. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 336, note 45.

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« vulgaire » l'idée qu'il puisse y avoir une zone d'indifférenciation entre l'homme et l'animal, et surtout en refusant d'en faire l'éloge, les partisans des conceptions plus traditionnelles réintroduisent aussi une vision impérialiste du monde et de la nature accompagnée de son cortège de valeurs transcendantes avec lesquelles précisément Deleuze et Guattari souhaitent rompre. Il est à noter également que Deleuze et Guattari ne promeuvent aucunement la bestialité humaine, mais cherchent plutôt à déhiérarchiser les rapports entre les règnes, certes de manière radicale, mais toujours en s'assurant de situer les pouvoirs de dominations au plus bas degrés de la puissance d'affectabilité. De leur côté, les sciences naturelles sont demeurées pratiquement muettes quant à l'utilisation des conceptions entourant l'animal chez Deleuze et Guattari. Ces conceptions nous semblent pourtant renfermer des possibilités d'applications scientifiques. En dépit des contributions importantes de von Uexküll, Lorenz et autres éthologistes, le décodage du comportement animal demeure un réel défi. À cet égard, l'étude et même la pratique des devenirsanimaux pourraient se montrer utiles. La mise en évidence d'une plus grande proximité métaphysique et « moléculaire » avec l'animal, combinée aux observations « molaires », pourraient ainsi, simplement à titre d'exemple, contribuer à mieux prédire les catastrophes naturelles que plusieurs animaux, comme on le sait, parviennent souvent à percevoir bien avant qu'elles ne surviennent. Certaines micro-vibrations émanant du champ magnétique et annonçant un cataclysme passent en effet sous le radar des instruments scientifiques bien que ces signes naturels soient parfois perçus par des animaux longtemps avant les bouleversements. L'étude scientique du devenir-animal pourrait ainsi impliquer, pourquoi pas, une mesure d'énergie ou une quantification des forces en présence, ou à tout le moins une classification des effets. Ce genre d'analyse pourrait également se montrer utile dans l'entraînement d'animaux dressés pour des besoins spéciaux ou pour développer certaines formes de zoothérapies, en autant que les corps qui s'agencent ici soient définis non pas par leur organisme mais par les affects dont ils sont capables. L'expérimentation des devenirs-animaux n'est pas incompatible avec la science éthologique à laquelle est d'ailleurs redevable une partie importante des considérations deleuzo-guattariennes au sujet de l'animal. L'un des dangers consisterait à instrumentaliser l'animal en rendant simplement ses perceptions utilisables par l'homme. Mais nous croyons qu'il demeure possible d'éviter cette domination anthropocentrique (potestas) en concevant la scientifisation du devenir-animal dans les termes d'un échange immanent des capacités d'affectabilité (potentia). Car dans les devenirs-animaux, il s'agit toujours de désapprendre les habitudes physiques et émotionnelles en vue d'élargir notre expérience du monde, ou plutôt notre expérience de ces unités semi-organisées que Deleuze et Guattari désignent comme « chaosmos ». Ce faisant, l'animal humain perçoit autrement son rapport à lui-même, aux autres corps et à son environnement. 121

II – ÉTHIQUE ET POLITIQUE

CHAPITRE 7 La politique deleuzienne et le matérialisme aléatoire du dernier Althusser1 Le matérialisme aléatoire du dernier Althusser La crise du marxisme marquée par l'échec de la révolution soviétique à la faveur du contrôle généralisé de l'idéologie par le marché a été l'un des moteurs de la pensée politique d'Althusser. Althusser présente clairement cette situation lors d’une intervention au colloque de 1977 tenu à Venise et consacré au Manifeste où il appelle une remise en question radicale de la question politique. « Quelque chose s'est ‘cassé’ dans l'histoire du mouvement communiste »2 soutient Althusser qui ne croit plus en une résolution de la crise par les mouvements ouvriers organisés. La politique a plutôt besoin d'une nouvelle pratique théorique en mesure de sauver le projet d'émancipation de l'effondrement des régimes communistes. L'erreur des politiques marxistes consiste, selon Althusser, à sacrifier le présent d'une série incessante de combats au nom d'un achèvement utopique de l'histoire dans une société sans classes. Dans une optique similaire a celle qui a été adoptée par la micropolitique de Deleuze et Guattari, Althusser rejette la causalité du matérialisme dialectique à la faveur d'une critique continuelle du présent. Dans ce contexte, il n'y a pas une évolution globale et diachronique de l'histoire, mais une multitude de luttes synchroniques qui surviennent en des lieux séparés. Il faut dès lors mener un combat incessant contre l'appareil idéologique d'État et contre le système de croyances et de représentations (y compris la dialectique historique) qui agissent à l'insu des masses. Contrairement aux positions défendues par le marxisme dogmatique, la philosophie n'est pas, pour Althusser, un moyen d'oppression de la classe dominante. En tant que pratique théorique, la philosophie conserve une fonction proprement politique et libératrice. Elle a la capacité de transformer les rapports sociaux dès lors qu'elle s’est libéré de la dialectique l'historique et, plus généralement, de toute téléologie fonctionnant comme une garantie idéale de sens. Au cours des années 1980, Althusser en vient à définir sa philosophie politique comme un matérialisme non plus dialectique, mais aléatoire fondé sur les aléas des rencontres :

1

Une première version de ce chapitre a été présentée au congrès annuel de la Société canadienne de sociologie et d'anthropologie, le 1er juin 2002 à l'Université de Toronto (Canada). 2 L. Althusser, « Enfin la crise du marxisme ! », Actuel Marx. Confrontation, 1998, p. 270.

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« Un matérialisme de la rencontre, souligne Althusser, donc de l'aléatoire et de la contingence, qui s'oppose comme une tout autre pensée aux différents matérialismes recensés, y compris au matérialisme couramment prêté à Marx, à Engels et à Lénine, qui, comme tout matérialisme de la tradition rationaliste, est un matérialisme de la nécessité et de la téléologie, c'est-à-dire une forme transformée et déguisée d'idéalisme. »1 Cette nouvelle terminologie ne permet pas au dernier Althusser de rompre totalement avec ses premières théories. Elle permet plutôt de renforcer et de radicaliser la critique antérieure de la téléologie. En effet, dès les années 1960 Althusser pensait un procès a-téléologique. Et dans un texte des années 1970 il créditait déjà Machiavel d'avoir jeté les bases d'une « philosophie de la rencontre »2. Mais c'est dans les textes des années 1980, principalement « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982) et « Portrait du philosophe matérialiste » (1986)3, que Althusser déploie avec le plus de conviction ses thèses au sujet du matérialisme aléatoire. Il convient d'ajouter ici la note suivante. La valeur de la présente étude comparative ne réside pas dans l'analyse des jeux d'influence entre le matérialisme aléatoire du dernier Althusser et la critique deleuzienne de la dialectique. En réalité, l'influence mutuelle du dernier Althusser et de Deleuze sur ces questions semble à peu près nulle. On pourrait discréditer les textes d'Althusser datant des années 1980 en invoquant le fait qu'ils ont été rédigés par un homme profondément malade psychiquement dont la partie la plus importante de l'œuvre avait déjà été écrite. Et il est vrai que les derniers textes d'Althusser peuvent être considérés comme « mineurs » par rapport aux grands travaux consacrés à Marx des décennies qui précèdent. On pourrait aussi considérer que les années de formation de Deleuze offrent un terreau plus fertile pour l'étude des relations intellectuelles entre les deux philosophe. Nous croyons néanmoins que, pour au moins deux raisons, cette analyse comparative vaut la peine d'être menée : premièrement les questions relatives au matérialisme de la rencontre et à la critique de la dialectique sont au cœur de nombreux débats entourant le renouvellement de la pensée marxiste, et deuxièmement une telle analyse contribue à mieux situer Deleuze dans le panorama de la pensée politique.

1 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, Paris, Livre de poche, 1994, p. 554. 2 Tiré d'une note de « Solitude de Machiavel » [1977], dans L. Althusser, Solitude de Machiavel et autres textes, Paris, PUF, 1998, p. 324. 3 Tous deux publiés dans L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., IIIe section. Nous renvoyons aussi aux entretiens avec F. Navarro, « Philosophie et marxisme » [1984-1987], parus dans L. Althusser, Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 13-79.

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Critique de la dialectique hegelienne Dans Différence et répétition, Deleuze a vivement reproché à la dialectique hegelienne sa manière abstraite de concevoir le changement qui la rend incapable de penser le mouvement réel des choses. Deleuze rejette tous les éléments constitutifs de la dialectique hegelienne : la réconciliation des contraires, les passages entre les identités et les différences conceptuelles, le progrès réalisé par l’intervention de termes médiateurs, le travail du négatif, la résorption des différences dans le Même, etc. Cette entreprise dialectique renvoie à l’idée générique d’une philosophie de la représentation dont Hegel est le porte-parole par excellence1. L’œuvre de Deleuze se donne comme une exploration des vrais mouvements qui échappent à la représentation. À l’époque de Différence et répétition, Deleuze rencontre le mouvement au point de jonction entre la différence et la répétition qui cessent d’être contradictoires. La synthèse de cette disjonction ne peut se produire qu’à l’extérieur de la pensée dialectique et hors du présent de la conscience. Pour rendre compte du caractère événementiel, non représentable et non dialectisable du devenir, Deleuze fait entrer les Idées dans le jeu de la variation continue jusqu'à les confondre avec des entités singulières et différentielles incompatibles avec le souci hegelien d’universalité2. Il n'y a plus de mouvement uniformisé qui obéit à des lois universelles, et au contraire chaque vue singulière acquiert son autonomie. Cette vision perspectiviste du devenir amène Deleuze à affirmer : « chaque point de vue est lui-même la chose »3. En l’absence de convergence vers un sens universel, la pensée se confronte à l’expérience du décentrement qui échappe à toute représentation. « La représentation a beau devenir infinie, elle n’acquiert pas le pouvoir d’affirmer la divergence ni le décentrement. Il lui faut un monde convergent, monocentré : un monde où l’on est ivre qu’en apparence. »4 Le mouvement non dialectique naît de l’effacement d’un centre absolu. En donnant congé à tout axe organisateur issu de la représentation, la pensée acquiert une liberté de mouvement conforme à un nouveau projet d'émancipation localisé. Deleuze en vient à saluer la découverte réalisée par Marx, et reprise par Althusser, des mécanismes différentiels de pleine affirmation. « Cette réappropriation de Marx, cette découverte des mécanismes différentiels et affirmatifs chez Marx, demande Deleuze, n'est-ce pas ce qu'Althusser opère admirablement ? »5 Quelques années plus tard, dans son texte intitulé « À 1

G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 73-74. Ibid., p. 74. 3 Ibid., p. 79. 4 Ibid., p. 339. 5 Tiré d'un entretien accordé en 1969 à La Quinzaine littéraire, no. 68, dans G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 200. 2

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quoi reconnaît-on le structuralisme ? », Deleuze semble répondre à cette question en situant la pensée d'Althusser au fondement du vrai mouvement. « Toute structure, écrit Deleuze, est une infrastructure, une microstructure. […] Toute structure est une multiplicité de coexistence virtuelle. L. Althusser, par exemple, montre en ce sens que l'originalité de Marx (son anti-hégélianisme) réside dans la manière dont le système social est défini par une coexistence d'éléments et de rapports économiques, sans qu'on puisse les engendrer successivement suivant l'illusion d'une fausse dialectique. »1 Deleuze renvoie alors à deux passages tirés des contributions d'Althusser à Lire le Capital : 1) « Ce n'est pas la genèse historique des catégories, ni leur combinaison dans des formes antérieures, qui nous donne leur intelligence, mais le système de leur combinaison dans la société actuelle, qui nous ouvre aussi l'intelligence des formations passées, en nous donnant le concept de variation de cette combinaison » ; et 2) « Le type de coexistence hegelien de la présence (permettant une ‘coupe d'essence’), ne peut convenir à l'existence de ce nouveau type de totalité. »2 Althusser appuie lui-même ces énoncés sur une question soulevée par Marx dans Misère de la philosophie : « Comment la seule formule logique du mouvement, demandait déjà Marx, de la succession, du temps, peut-elle expliquer le corps de la société, dans lequel tous les rapports économiques coexistent simultanément, et se supportent les uns les autres ? »3 Dans quelle mesure le Althusser antidialecticien radical présenté par Deleuze correspond-il au véritable Althusser ? Dans son texte intitulé « Portrait du philosophe matérialiste »4, Althusser compare l'homme du matérialisme aléatoire à un cow-boy émigré dans l'Ouest américain qui saute dans un train en marche sans savoir où il va. Il descend dans un petit bled inconnu, se trouve un travail et épouse la plus belle fille du village. Grâce à son savoir-faire pratique, il choisit les meilleures bêtes, s'enrichit, et gagne la plus grande réputation de tout l'Ouest. Althusser conclut ce success story en affirmant :

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Initialement paru dans F. Châtelet (éd.), Histoire de la philosophie. Tome VIII : le XXe siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 313 ; repris dans G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, op. cit., p. 250. 2 L. Althusser, J. Rancière et P. Macherey, Lire le Capital. Tome I, Paris, Maspero, 1967, p. 82 ; et L. Althusser, É. Balibar et R. Establet, Lire le Capital. Tome II, op. cit., p. 44. Correspond aux pages 72 et 281 de la nouvelle édition en un seul volume de Lire le Capital parue dans la collection « Quadrige » aux PUF en 1996. 3 L. Althusser, É. Balibar et R. Establet, Lire le Capital. Tome II, op. cit., p. 44 ; correspond à la p. 281 de l'édition PUF. 4 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 595-596 ; repris dans L. Althusser, Sur la philosophie, op. cit., p. 64-66.

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« Il devient ainsi sans l'avoir voulu un philosophe matérialiste quasi professionnel - non matérialisme dialectique, cette horreur, mais matérialiste aléatoire. Il atteint alors à la sagesse classique, à la ‘connaissance’ du troisième genre de Spinoza, au surhomme de Nietzsche et à l'intelligence du retour éternel […] il peut alors discuter avec les grands idéalistes. Non seulement il les comprend mais leur explique à eux-mêmes les raisons de leurs thèses ! Et les autres se rallient parfois dans l'amertume, mais quoi amicus Plato, magis amica Veritas! (J'aime Platon, mais j'aime encore plus la vérité !) » Ce récit ressemble étrangement au mythe de la caverne. Un forcené se défait de ses chaînes, conquiert la vérité et cherche à devenir l'éveilleur des consciences. Mais Deleuze n'a jamais témoigné de beaucoup d'affinité pour la notion de vérité. Il s'agit moins pour lui de conscientiser les masses, que d'entrer dans un rapport de machination avec l’univers. Il préfère penser des singularités intempestives qui expérimentent sans chercher à expliquer ou à faire comprendre. Deleuze et Althusser se donnent pour tâche de détruire la conscience mythologisante pour mieux penser les affrontements localisés dans le présent. À la grande idée de Révolution, Althusser et Deleuze préfèrent les situations révolutionnaires particulières. Il n'en demeure pas moins que Deleuze accomplit cette tâche avec plus de radicalité que le dernier Althusser qui croit encore en la venue d'un rédempteur dont la mission consiste à éclairer et à expliquer les fondements de la vérité. Le matérialisme épicurien Althusser inscrit son matérialisme aléatoire dans la tradition atomiste et plus particulièrement dans celle du matérialisme épicurien d'après lequel les atomes sont reliés par une causalité mécanique aveugle, à savoir l'indétermination du clinamen, qui crée des rencontres aléatoires entre les plus petits éléments matériels. Le dernier Althusser rend explicite son intérêt pour: « ... un thème profond qui court à travers toute l'histoire de la philosophie, et qui a été aussitôt combattu et refoulé qu'il y a été énoncé : la ‘pluie’ (Lucrèce) des atomes d'Épicure qui tombent parallèlement dans le vide, du parallélisme des attributs chez Spinoza, et bien d'autres encore, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Marx, Heidegger aussi et Derrida. »1 Avant de dégager les affinités de sa pensée avec le stoïcisme2, Deleuze s'intéresse lui aussi à la pensée d'Épicure, et plus précisément à Lucrèce. 1

L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 553. A. Beaulieu, « Gilles Deleuze et les Stoïciens », dans A. Beaulieu (coord. par), Gilles Deleuze. Héritage philosophique, Paris, PUF, 2005, p. 45-72.

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Dans son texte intitulé « Lucrèce et le simulacre », Deleuze fait l'éloge du matérialisme épicurien en pensant « La Nature comme production du divers ». « Avec Épicure et Lucrèce, poursuit Deleuze, commencent les vrais actes de noblesse du pluralisme en philosophie. »1 La réactualisation du principe antique d'indétermination matérialiste répond-elle aux mêmes modalités chez Althusser et Deleuze ? À l'instar d'Althusser, Deleuze rapproche Spinoza et Lucrèce sur la question d'une Nature matérielle et immanente : « Comme Lucrèce, écrit Deleuze, Spinoza sait qu'il n'y a pas de mythe ou de superstition joyeuse. Comme Lucrèce, il dresse l'image d'une Nature positive contre l'incertitude des Dieux […] Comme Lucrèce encore, Spinoza assigne au philosophe la tâche de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout ce qui vit de la tristesse, tous ceux qui ont besoin de la tristesse pour asseoir leur pouvoir. »2 Toutefois, Deleuze prend ses distances vis-à-vis de l'interprétation canonique du matérialisme épicurien, reprise par Althusser, lorsqu'il s'éloigne de la conception strictement contingente du clinamen. « Le clinamen ou déclinaison, soutient Deleuze, n'a rien à voir avec un mouvement oblique qui viendrait par hasard modifier une chute verticale. Il est présent de tout temps […] il est une sorte de conatus, une différentielle de la matière. » Et il ajoute : « Le clinamen ne manifeste aucune contingence, aucune indétermination. »3 En réalité, le naturalisme deleuzien constitue un étrange amalgame des doctrines épicurienne et stoïcienne. En dépit du fait que le contexte d'engendrement de l'événement soit soustrait à toute loi identifiable, l'événement n'apparaît pas spontanément dans la pure contingence de l'instant. Il n'est pas un accident éphémère. Deleuze déjoue l'opposition entre le hasard et la nécessité. La contingence de l'événement (son apparition et ses conséquences) devient une fatalité vis-à-vis de laquelle il faut se montrer digne en l'expérimentant comme s'il s'agissait d'une « vérité éternelle » indépendante de son effectuation dans le temps et dans l'espace4. Cette contre-effectuation correspond, dans la tradition stoïcienne, à la valeur incorporelle attribuée à l'événement, c'est-à-dire à son destin, qui ne forme cependant plus chez Deleuze une grande unité rationnelle, mais un enchaînement chaosmique à la fois imprévisible et inévitable. De son côté, Althusser utilise la théorie épicurienne du clinamen pour expliquer la formation strictement hasardeuse d'un monde. Les déviations contingentes dans la chute des atomes font naître une stricte contingence historique. « Le clinamen, écrit Althusser, […] fait qu'un atome ‘dévie’ de sa 1

G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 308. G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1968, p. 249. 3 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 311 et 312. 4 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 172. Voir aussi p. 175.

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chute à pic dans le vide, et, rompant de manière quasi nulle le parallélisme sur un point, provoque une rencontre avec l'atome voisin, et de rencontre en rencontre un carambolage, et la naissance d'un monde. »1 Chez Deleuze, le clinamen ne remplit pas le rôle de pur hasard, mais il agit selon une certaine nécessité. La dissociation deleuzienne opérée entre le clinamen et le hasard ne se fonde certainement pas sur l'interprétation convenue du matérialisme épicurien telle que reprise par Althusser. Il y a paradoxalement chez Deleuze une sorte de stoïcisation de l'épicurisme. La déclinaison est un événement inscrit dans un certain présent éternel. Ce qui se démarque du matérialisme aléatoire de Althusser selon lequel « il n'est point d'éternité dans les ‘lois’ d'aucun monde et d'aucun État. »2 Il n'y a pour Deleuze de véritable rencontre que là où il y machination. Deleuze conçoit la rencontre à partir d’une intervention des forces qui s'emparent d'un corps en les transformant. Sans métamorphose, point de rencontre. L'expérience de la rencontre chez Deleuze s'oppose à celle de la récognition3. La rencontre n'est donc jamais un signifiant dont il s'agirait d'interpréter le sens. Elle correspond plutôt à un signe qui force à penser en mettant en échec la faculté de compréhension. « Ce qui force à penser, c'est le signe. Le signe est l'objet d'une rencontre ; mais c'est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu'elle donne à penser. L'acte de penser ne découle pas d'une simple possibilité naturelle. Il est au contraire, la seule création véritable. »4 La rencontre est, pour Deleuze, un événement dépourvu de tout contexte d'apparition rationnellement déterminé qui est néanmoins appréhendé comme une nécessité. Le dernier Althusser, en bon épicurien classique, pense non seulement la rencontre comme un calme produit du hasard, mais il lui confère également des allures ludiques. « La rencontre peut n'avoir pas lieu, comme elle peut avoir lieu. Rien ne décide, aucun principe de décision ne décide à l'avance de cette alternative qui est [suivant le poème de Mallarmé] de l'ordre d'un jeu de dés. »5 La pensée deleuzienne devient plus originale par rapport à un tel matérialisme de la contingence en tant précisément qu'elle mène un combat contre le spontané, l'accident, etc. La rencontre n'est jamais absolument aléatoire chez Deleuze puisqu'elle est forcée de se produire. Contrairement à Althusser, la rencontre n'est « accidentelle » ou « spontanée » qu'en un sens dérivé puisqu'elle implique d’abord un « agencement » ou une « construction »6. Le dernier Althusser et Deleuze s'entendent donc pour faire jouer la rencontre contre la causalité dialectique historique. Toutefois, 1

L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 555. Ibid., p. 561. 3 G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 38. 4 Ibid., p. 118. 5 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 560. 6 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 115. 2

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là où le matérialisme aléatoire du dernier Althusser laisse l'avènement des révolutions locales aux mains du hasard, Deleuze développe une conception révolutionnaire de la lutte qui ne souffre d'aucun répit et d'aucun vide. La donation de sens Althusser s'appuie sur Heidegger pour penser le sens indépendamment du Logos occidental, des idées de Cause, de Fin, de Raison et de déraison1. Heidegger souhaite effectivement faire le saut hors du principe de raison vers une forme plus originaire de « rationalité », c'est-à-dire en direction de la pensée méditante des Présocratiques dont la parole poétique mérite d'être commémorée car elle indique une alternative au sens aujourd'hui oublié de l'être. « Penser contre la ‘logique’, écrit Heidegger, ne signifie pas rompre une lance en faveur de l’illogique, mais seulement : revenir au logos et à son essence telle qu’elle apparaît au premier âge de la pensée. »2 À l'instar de Heidegger, Althusser revient à la pensée du Sens jugé plus fondamental des anciens. Ce « pas en arrière » ou cette commémoration (Andenken) ne le ramène cependant pas à Parménide, Héraclite et Anaximandre (les dignes représentants de l'époque présocratique pour Heidegger), mais plutôt à Démocrite et à Épicure. C'est le clinamen qui est pensé par Althusser comme antérieur à la Raison moderne et à la source du sens aléatoire. Althusser associe donc curieusement l'ontologie fondamentale de Heidegger aux atomistes. « Il y a chez lui [Heidegger] toute une série de développements autour de l'expression ‘es gibt’, ‘il y a’, ‘c'est donné ainsi’ qui rejoignent l'inspiration d'Épicure. »3 Ni les présocratiques ni Heidegger ne constituent une référence pour la détermination deleuzienne du sens comme paradoxe. Deleuze outrepasse les limites imposées par le bon sens et par le sens commun pour accéder à une théorie des effets paradoxaux. Ce qu'il affirme pour Husserl vaut également pour Heidegger : « Ce qui l’empêche [Husserl] de concevoir le sens comme une pleine (impénétrable) neutralité, c’est le souci de garder dans le sens le mode rationnel d’un bon sens et d’un sens commun qu’il présente à tort comme une matrice (Urdoxa). »4 La logique deleuzienne du paradoxe comme science anexacte des effets de surface fait de l'énoncé suivant lequel « le non-sens opère une donation de sens »5 un principe essentiel. Il n'y a pour Deleuze aucune forme de rationalité universelle en mesure de déterminer un quelconque système de lois universelles. Ce qui n'empêche pas la pensée deleuzienne de soutenir une certaine forme de rationalité. 1

L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 554-557. M. Heidegger, Questions III-IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 108-109. 3 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 556. 4 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 124. 5 Ibid., p. 87.

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L'usage de la raison n'est, pour Deleuze, ni poétique ni métaphorique ou asymptotique. Au contraire, chaque monde ou chaque singularité possède une rationalité qui lui est propre ou un mode de fonctionnement particulier à chaque fois déterminable. Contre le motif heideggerien de la compréhension du sens de l'être, Deleuze ne conçoit pas le travail de la raison comme un processus interminable dont les résultats effectifs sont portés à l’infini. La raison a plutôt pour tâche d’assumer dans le présent les paradoxes particuliers associés à la synthèse disjonctive. La disjonctologie deleuzienne ou la science rationnelle du paradoxe explique le mode particulier de fonctionnement de ce qui semble à première vue privé de rationalité, à savoir les heccéités affectées par les forces extérieures. Il n'y a pas pour Althusser un « Sens de l'histoire », mais seulement « du sens dans l'histoire, puisque ce sens naît d'une rencontre effective et effectivement heureuse, ou catastrophique, qui est aussi du sens. »1 Cette critique de la transcendance du Sens au profit d'un sens immanent à la situation ne s'accorde qu'en partie avec la disjonctologie deleuzienne. En effet, Althusser n'admet en aucun moment l'antériorité du non-sens et du paradoxe sur le sens. C'est pourquoi il peut se découvrir une affinité avec l'herméneutique heideggerienne. Chez Deleuze, la doctrine de l'interprétation demeure toujours impuissante à rendre compte de ce qui ne peut qu'être expérimenté. L'expérimentation du paradoxe excède tout effort de compréhension ou d'interprétation : « Ç'a été le découverte des prêtres psychanalystes (mais que tous les autres prêtres et tous les autres devins avaient faite en leur temps) : que l'interprétation devait être soumise à la signifiance au point que le signifiant ne donnait aucun signifié sans que le signifié ne redonnât à son tour du signifiant […] En vérité, signifiance et interprétose sont deux maladies de la terre ou de la peau, c'est-à-dire de l'homme, la névrose de base. »2 En outre, l'injonction deleuzo-guattarienne : « Expérimente au lieu de signifier et d'interpréter ! »3 se distingue essentiellement de la quête herméneutique d'un sens immanent adoptée par le dernier Althusser. L’unité du monde Chez Deleuze, la conquête du monde laisse place à l'expression d'un chaosmos ou d'un univers semi-organisé. « Un ‘chaosmos’, affirme Deleuze, et non plus un monde. »4 L’univers chaosmique deleuzien est tout le 1

L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 582. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 143-144. Voir aussi G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, op. cit., p. 10 et 58. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 173. 4 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 206. 2

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contraire d'une unité organisée et il correspond plutôt à une multitude de mondes semi-organisés et tous réalisés. Il y a selon Deleuze des mondes semi-ordonnés et compossibles ayant à chaque fois des lois propres d’organisation et dont les aspects contradictoires entre eux ne gênent en rien leur coexistence. « La divergence cesse d’être un principe d’exclusion, la disjonction cesse d’être un moyen de séparation, l’incompossible est maintenant un moyen de communication. »1 Le monde comme unité organisée perd son ancrage. Le chaosmos ou la multitude de mondes semiorganisés correspond ainsi à un univers « d’universelle variation »2. Deleuze ne croit plus à la reconquête d'un monde perdu ou à la transformation de l'univers en une nouvelle unité. Il ne croit ni « en un autre monde, ni en un monde transformé »3. La seule possibilité valable consiste à donner foi en ce chaosmos d’infinies variations. De son côté, le dernier Althusser n'hésite pas à parler en termes de naissance « des mondes, des nouvelles unités organisées » et d'une « constitution aléatoire d'un monde »4. Dans l'optique althussérienne, la transformation d'un monde particulier par une pratique théorique donnée correspond au passage d'une unité organisée à une nouvelle forme possible d'organisation. Ce qui, d'un point de vue deleuzien, ne tient pas compte du caractère naturellement machiné et chaosmique des entités singulières. Le matérialisme aléatoire d'Althusser retrouve ainsi l'idée traditionnelle d'un monde conçu comme unité organisée là où Deleuze pense une désorganisation partielle du monde sous l'effet des forces chaosmiques. En outre, la réalisation chez Althusser de la « pluralité des mondes possibles »5 se distingue par son caractère progressif de l'univers chaosmique deleuzien dont les transformations n'obéissent à aucun principe évolutif. Deux manières d’actualiser un programme Nous avons relevé un certain nombre d'incompatibilités entre les théories de Deleuze et celles du dernier Althusser. Nous avons vu que le matérialisme aléatoire d'Althusser est gouverné par un principe de rédemption où l'acteur de la rencontre est investi d'une mission visant à renverser les pouvoirs en place, tandis que la véritable contingence du mouvement deleuzien n'effectue pas de passage vers un monde idéal ; nous avons montré que la rencontre n'est jamais pour Deleuze le simple fruit d'une pure et calme contingence, mais qu'elle se place plutôt sous le signe d'une lutte qui engage une certaine pratique de l'amor fati ; nous avons opposé la quête 1

Ibid., p. 203. G. Deleuze, L'Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 84-86. 3 G. Deleuze, L'Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 225. 4 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 555 et 570. Voir aussi L. Althusser, Sur la philosophie, op. cit., p. 40-41. 5 L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques. Tome 1, op. cit., p. 578. 2

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althussérienne de sens généré par la rencontre à l'attitude radicalement antiherméneutique de Deleuze qui accorde une préséance à l'expérimentation des forces sur l'interprétation et la compréhension ; et nous avons finalement souligné l'impossibilité de réconcilier la possibilité maintenue par Althusser d'une progression dans l'organisation contingente du monde, à l'univers deleuzien semi-organisé en état de variation continue. Au-delà de ces divergences, il subsiste néanmoins une profonde affinité entre ces deux pensées anti-dialectiques dans leur effort visant à reformuler la théorie marxiste. Pour Marx, toutes les luttes particulières demeurent subordonnées à un conflit plus général d'ordre socio-économique entre deux classes distinctes. Mais pour le dernier Althusser et pour Deleuze, la politique ou, mieux encore, la micropolitique, se pratique dans une sorte de courant souterrain et décentré. La critique du matérialisme dialectique ouvre, chez Althusser et Deleuze, sur une valorisation des régions spécifiques et fragmentées de l'activité politique où le devenir des conflits de même que l'identité des militants obéissent à des lois variables et aucunement prédéterminées. Il y a donc rupture radicale avec le rêve d'une « dictature du prolétariat » et une volonté de déterminer un projet d'émancipation libre par rapport à cette utopie. En faisant de la totalisation leur ennemi commun, Althusser et Deleuze laissent aux micro-ensembles la chance de se déterminer eux-mêmes sur un plan local et d'exprimer leurs puissances constitutives indépendamment de toute représentation externe encouragée par les régimes hégémoniques. Dans les deux camps, on s'accorde pour dénoncer cette « indignité de parler pour les autres » qui aliène invariablement les puissances singulières1. Le rôle spécifique attribué à l'intellectuel par Foucault qui n'a pas à se placer en retrait pour mieux dire la vérité muette de tous mais à intervenir de manière non-représentative et localisée (principalement par la voie de l'écriture dans le cas de Deleuze) semble convenir aux micropolitiques de la rencontre élaborée par Althusser et Deleuze. Nous avons cependant montré en quoi l’actualisation de ce programme par le dernier Althusser maintient un certain idéal de progrès. Ce dont est dépourvue la pensée deleuzienne qui accorde une primauté à la machination, à la variation continue, et aux états de transformation immanents.

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G. Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze », L'Arc, no. 49, 1972, p. 5. Repris dans G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, op. cit., p. 291.

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CHAPITRE 8 La renaissance spinoziste en philosophie contemporaine1 Au cours des dernières décennies, les études spinozistes ont pris un nouvel essor sous l'impulsion du courant marxiste qui a vu dans le programme d'émancipation élaboré par Spinoza le projet politique le plus apte à assurer une réponse à la crise de légitimité de la pensée révolutionnaire. Dans la foulée de certaines intuitions d’Althusser et à la lumière de la conceptualité spinoziste, plusieurs penseurs ont proposé un modèle révolutionnaire de vie commune. Les acteurs de cette renaissance spinoziste redéfinissent les conditions de la politique à l'heure de la déterritorialisation généralisée marquée par un éclatement des frontières (économie mondiale, réseaux informatiques, cellules activistes, organisations non gouvernementales, etc.). Ce contexte offre l'occasion de repenser la politique en posant les notions spinozistes de « puissance » et de « multitude » non seulement contre le « pouvoir » et le « peuple », mais également contre la dialectique de l'histoire et la téléologie. Après avoir présenté les nouveaux ennemis du spinozisme et décrit quelques-uns des principaux enjeux de la pensée politique de Spinoza, nous présenterons la refondation néo-spinozienne de Marx (Althusser, Deleuze, Negri) avant de tenter d'apporter des éléments de réponse à la question : « Que faire ? ». Ce parcours permettra de mieux saisir la logique et les implications d'une « démocratie non-représentative » autour de laquelle gravite la renaissance spinoziste. La renaissance spinoziste et ses ennemis Le développement de la mondialisation capitaliste encouragée par nos démocraties occidentales favorise l'appauvrissement d'une part grandissante des populations. Pour contrer cet effet négatif, la théorie contemporaine en politique relève le défi qui consiste à penser la vie collective en maintenant certains acquis liés à la critique du totalitarisme tout en contournant les excès hégémoniques de la pensée néo-libérale. C'est dans ce contexte que les thèses politiques de Spinoza ont été massivement revisitées au cours des dernières décennies en devenant une référence pour la critique du pouvoir néo-libéral. Suivant l'heureuse expression d'Emilia Giancotti, nous assistons à une « renaissance spinoziste » (Spinoza-Renaissance)2. Il s'agit plus 1 Des versions préliminaires de ce chapitre ont été présentées au colloque « Quelle pensée politique pour le XXIe siècle ? » organisé le le 26 avril 2003 à l'Université de Montréal (Canada), ainsi qu'au 23e congrès mondial de la Fédération internationale des sociétés de philosophie, le 13 août 2003 à Istanbul (Turquie). 2 E. Giancotti, Spinoza nel 350o anniversario della nascita, Napoli, Bibliopolis, 1985, préface.

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précisément de la « seconde renaissance spinoziste », puisqu'on peut faire remonter la première à la « querelle du panthéisme » (Pantheismusstreit) qui opposait Jacobi à Mendelssohn, puis à Kant, en trouvant un prolongement chez Hegel. La seconde renaissance spinoziste, qui débute au milieu des années 1960, n'est toutefois pas totalement étrangère à la première puisqu'elle constitue une nouvelle tentative visant à libérer Spinoza de l'interprétation hegelienne. Comme on le sait, Hegel réduisait la philosophie de Spinoza à un acosmisme souffrant d'une surdétermination de la substance infinie en entraînant l'abolition du monde fini, ce qui invalide l'effectuation de la dialectique. La récente interprétation de Spinoza apporte un souffle nouveau en situant la pensée non dialectique du philosophe d'Amsterdam à l'intérieur d'un projet politique de libération qui offre une réponse à certaines préoccupations actuelles liées à la mondialisation de l'économie néo-libérale. Le premier grand ennemi déclaré des partisans de la renaissance spinoziste est bien sûr le marxisme dogmatique. Les nouveaux spinozistes partagent une profonde désillusion par rapport au rêve de voir la communauté fraternelle et homogène prendre le contrôle de l'État. L'histoire montre que cette quête ouvre sur des régimes encore plus autoritaires et une politique plus oppressive. Non seulement les néo-spinozistes condamnent-ils le marxisme idéologique en tirant profit des « leçons de l'histoire » et en remettant en question quelques-unes des principales déterminations du marxisme classique (notamment la puissance du négatif comme moteur de l'histoire universelle), mais ils assistent également à la métamorphose du capitalisme qui intègre dorénavant au moins trois éléments considérés par les tenants de la renaissance spinoziste comme autant d'entraves à l'émancipation : 1. l'économie néo-libérale ou la mondialisation de l'économie de marché dont on peut montrer qu'elle entraîne aussi une mondialisation de la pauvreté ; 2. la cosmopolitique de type onusienne fondée sur une raison ou une bonne conscience universelle et qui manifeste trop souvent son impuissance devant la volonté de l'unique superpuissance mondiale ; et 3. le discours idéologique des droits de l'homme qui met de l'avant une nouvelle légalité protectrice d'intérêts particuliers (homme blanc, capitaliste, athée, utilisateur des technologies, etc.)1. Pour contrer ces malaises de notre modernité, la politique néo-spinoziste propose une nouvelle conception de la production orientée sur les rencontres plutôt que sur le capital. Elle favorise l'immanence des puissances affectives plutôt que

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Notons que Marx, dans La Question juive, défendait déjà les « droits du citoyen » contre les « droits de l'homme » assimilés à une idéologie bourgeoise, égoïste et intéressée. Voir K. Marx, La Question juive [1844], Paris, 10/18, 1968, p. 38 sq. Pour sa part, Foucault oppose aux « droits de l'homme » un « droit des gouvernés » considérés comme « plus précis » et dont la théorie reste à formuler. Voir M. Foucault, Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994, p. 362 ; et Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004, p. 43-44.

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la transcendance du pouvoir moral et militaire institutionnalisé, et elle oppose un droit de résistance aux droits de l'homme. La politique spinoziste À la différence de Montesquieu, Locke, Rousseau et Hobbes, Spinoza ne conçoit pas les populations comme un corps homogène unit dans une seule volonté intégralement représentable au niveau des instances décisionnelles1. Dans De cive, Hobbes oppose clairement le peuple à la multitude. Le Souverain perçoit la collectivité qu'il domine comme s'il s'agissait d'une collectivité unie dans et par une même volonté. « Le peuple est un certain corps, affirme Hobbes, et une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté et une action propre : mais il ne se peut rien dire de semblable de la multitude. »2 La multitude à laquelle Spinoza reconnaît les droits échappe à la représentation externe précisément parce qu'elle ne forme pas un corps unique et fixe, mais constitue plutôt un ensemble hétérogène. Cette communauté plurielle n'a pas, pour Spinoza, à transférer ses droits à un Souverain chargé en retour d'assurer sa sécurité, puisque les intérêts de la multitude ne forment aucune unité distincte. En d'autres termes, « le point d'appui qui permettrait de gouverner la multitude de l'extérieur est introuvable. »3 La multitude désigne chez Spinoza l'ensemble des citoyens des républiques communales dont l'existence est antérieure aux États-nations. L'une des caractéristiques de la multitude consiste à conserver un « droit de résistance » (jus resistentiae) dont elle peut se faire prévaloir auprès des instances locales. En ce sens, la multitude ne cherche pas à s'accaparer du pouvoir politique, mais elle constitue au contraire son existence de manière indépendante par rapport à l'État4. Si État il y a dans le modèle spinoziste, c'est un État immanent qui est produit par la multitude et qui participe lui1

À ce sujet, voir entre autres T. Hobbes, Léviathan, XVI et Montesquieu, L'Esprit des lois, XI, VI. Rousseau se montre hostile à la représentation politique en faisant de la volonté générale la présentation directe d'un moi collectif : « À l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre. » (Du Contrat social, III, XV) Rousseau nie la représentation au niveau législatif en la considérant toutefois comme nécessaire au niveau exécutif : « Dans la puissance législative le peuple ne peut être représenté, mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive. » (Du Contrat social, III, XV) 2 T. Hobbes, De Cive, XII, 8. Voir aussi C. Spector, « La multitude ou le peuple ? Réflexion sur une politique de la multiplicité », Critique, nov. 2001, p. 880-897. 3 É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985, p. 85. 4 La multitude est donc irréductible à la classe ouvrière. Voir P. Virno, « Multitude et classe ouvrière », Multitudes, no. 9, 2002, p. 154-156 ; et P. Virno, Grammaire de la multitude, Montréal/Nîmes, Conjonctures/L'Éclat, 2002, section 1.4. Notons que le Traité théologicopolitique développe une théorie contractualiste où la multitudo n'accède pas encore au statut politique. Le Traité politique rompt avec la théorie du contrat social et défend les droits de la multitudo. Voir à ce sujet A. Negri, Spinoza subversif, Paris, Kimé, 1994, chap. III.

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même de la puissance de la multitude1. Malgré le fait que notre tradition philosophique rende difficile l'accès aux thèses spinozistes sur la sociabilité2, nous savons qu'une politique fondée sur la multitude est incompatible avec l'institution d'un État transcendant qui serait chargé de représenter idéalement l'intérêt des collectivités. La libre expression politique de la puissance (potentia) de la multitude, tout comme d'ailleurs la défense de la « Lumière Naturelle commune à tous »3 contre la superstition, visent précisément à déjouer la logique du pouvoir (potestas) exercé de l'extérieur sur les volontés populaires. Le pouvoir immanent des collectivités est ainsi conçu par Spinoza dans les termes d'une « puissance de la multitude » (potentia multitudinis) en constant processus de construction. En outre, Spinoza prend position contre le modèle d'un passage de l'état de nature (animalité) à la société civile (humanité). Il rejette fermement la distinction entre le droit de nature et le droit civil en défendant l'idée d'un droit naturel au sein des régimes politiques4. Et ce droit naturel équivaut précisément à la puissance (potentia) des individus : « Le droit naturel de la Nature entière, écrit Spinoza, et conséquemment de chaque individu s'étend jusqu'où va sa puissance, […] Il [l'individu] a sur la nature autant de droit qu'il a de puissance. »5 Source et continuité de la seconde renaissance spinoziste Dans un texte intitulé « Sur Spinoza », Althusser expose clairement ses convictions spinozistes : « Nous n'avons pas été des structuralistes […] nous avons été spinozistes. »6 Pour comprendre cet énoncé (la relation marxisme/spinozisme ne va pas de soi), il faut revenir à la contribution de d’Althusser au second tome de Lire le capital (1965) où on peut lire « La philosophie de Spinoza introduit une révolution théorique sans précédent dans l'histoire de la philosophie […] au point que nous pouvons tenir Spinoza, du point de vue philosophique, pour le seul ancêtre direct de Marx. »7 Certes, Althusser ne passe pas pour le plus grand spécialiste de la 1

Sur la disparition du couple gouvernant/gouverné au profit de la seule puissance de la multitude, voir É. Balibar, « Spinoza : La crainte des masses », dans E. Giancotti (dir.), Spinoza nel 350o anniversario della nascita, Napoli, Bibliopolis, 1985, p. 293-320. 2 É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985, p. 93 et 105 3 B. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Gallimard, 1965, chap. VII, p. 158. 4 B. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Gallimard, 1965, p. 350, note 33 ; Traité politique, III, 3 ; et Lettre L. 5 B. Spinoza, Traité politique, II, 4. 6 L. Althusser, Éléments d'autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 65. 7 L. Althusser (dir.), Lire le Capital II, Paris, Maspero, 1965, p. 51. Réédition (en un seul volume) chez PUF, 1996, p. 288. Althusser prend position en faveur de la multitude spinoziste dans son « Avant-propos » à G. Duménil, Le Concept de loi économique dans le « Capital », reproduit dans L. Althusser, Solitude de Machiavel, Paris, PUF, 2000, p. 247266.

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conceptualité spinoziste. Mais il en retient l'esprit révolutionnaire et le programme d'émancipation au sein de l'immanence. Cette piste a amené les générations suivantes se réclamant d'un marxisme non-idéologique à enrichir leur questionnement à la lumière de la politique spinoziste. Sans entrer dans le détail des liens et divergences entre tous les rénovateurs politiques de la pensée spinoziste depuis le milieu des années 19601, nous présenterons quelques-unes des positions spinozistes adoptées par deux de ses interprètes les plus originaux : Deleuze2 et Negri3. La politique spinoziste constitue pour Deleuze la défense d'une modulation oubliée de la vie en commun centrée sur la composition des rapports de puissance dépourvus de toute volonté de domination. Deleuze réactualise le modèle politique de Spinoza opérationnalisé à partir de l'art d'organiser des rencontres en vue d'accroître les capacités d'affecter les autres corps et d'en être affecté d'un grand nombre de façons. La composition des relations favorables à une maximisation de la puissance (potentia) au détriment de toute forme de pouvoir compris comme désir de dominer (potestas) constitue dès lors un droit fondamental et fondateur. Ce qui est en puissance n'est pas ici inachevé par rapport à une complétude externe, à venir ou transcendante, mais il est pleinement positif et affirmatif. Dans l'Éthique, Spinoza montre non seulement que la puissance est l’essence de toute chose, mais aussi que la puissance des modes correspond à une capacité d'affectabilité distincte d'un pouvoir impérial et absolu de domination4. L'homme, nous dit également Spinoza, n'est pas un « empire dans un empire » (Éthique, III, Préf.). Aucun individu n'est en droit de se rendre « maître et possesseur de la nature », et par extension, de représenter les intérêts des autres hommes en imposant un système législatif à la vie de la multitude. Au contraire, comme nous le mentionnions, le droit de chaque homme « s'étend jusqu'où va sa puissance » (Traité politique, II, 4). Les 1

Mentionnons seulement P. Macherey, Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992 ; P. Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero, 1979 ; A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1968 ; A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, Paris, Kimé, 1994 ; A. Tosel, Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Paris, Aubier, 1984 ; S. Zac, Philosophie, théologie, politique, dans l'œuvre de Spinoza, Paris, Vrin, 1979. 2 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1968 ; Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981 (première éd. : PUF, 1970). Voir aussi notre texte « L'Éthique de Spinoza dans l'œuvre de Gilles Deleuze », Dialogue, 42(2), 2003, p. 211-233. 3 A. Negri, L'Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, PUF, 1981 (préfacé par Deleuze) ; A. Negri, Spinoza subversif, Paris, Kimé, 1994 ; A. Negri, Le Pouvoir constituant, Paris, PUF, 1995 ; A. Negri & M. Hardt, Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2000 (trad. fr. : Empire, Paris, Exils, 2000); M. Hardt & A. Negri, Multitude, New York, Penguin Books, 2004 (trad. fr. : Multitude, Paris, La Découverte, 2004). 4 La distinction entre la puissance et le pouvoir est particulièrement visible dans la préface de la cinquième partie de l'Éthique. En de nombreux autres passages cependant Spinoza néglige la distinction entre potentia et potestas. Voir Éthique, I, Prop. 34 ; IV. Déf. 8 ; V. Prop. 29. Dém. et V. Prop. 42. Dém. À ce sujet, nous renvoyons à C. Ramond, Le vocabulaire de Spinoza, Paris, Ellipses, 1999, p. 50-52.

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règles du vivre-ensemble n'ont donc pas à être déterminées de l'extérieur, mais elles se confondent avec le réseau auto-gé(né)ré, immanent et processuel des rapports, des échanges d'affects et des capacités de réalisation des rencontres. Cette fascination de Deleuze pour la « puissance » et la « rencontre » l'amène à offrir une lecture révolutionnaire de la série d'équivalences établie par Spinoza dans son Éthique : les corps ne sont pas simplement déterminés par la loi du capital et du marché, mais ils augmentent leur puissance d’agir en étant affectés d’un grand nombre de manières ; ils se perfectionnent en éprouvant une plus grande joie qui leur permet de faire plus rapidement l'expérience de la libération. Deleuze s'étonne en constatant que la théorie de la connaissance et l'esthétique sont parvenues à briser les liens avec la représentation (pensons à la phénoménologie et à l'art abstrait), alors que l'idéal de représentativité régit encore le domaine de la politique. En un sens, être présent par délégation est aussi obscur que le mystère de l'incarnation. Le règne de la représentation de même que l’aplatissement des forces du désir sur un appétit de consommation sont des conséquences de l’adhésion massive à la démocratie néo-libérale. La représentation politique de même que l’orientation du désir par le marché sur les objets de consommation sont dénoncées par Deleuze comme les inventions les plus dégradantes avec lesquelles l’humanité ne cesse aujourd'hui de se compromettre honteusement. Mais cette épreuve de la honte constitue aussi le moteur de la pensée politique deleuzienne : « [La honte] est l’un des motifs les plus puissants de la philosophie, écrit Deleuze, ce qui en fait forcément une philosophie politique. »1 La véritable manière de contourner le système de la représentation en politique consiste à assumer la proximité du travail des forces et des puissances qui traversent le corps. Il ne suffit pas seulement de briser la propension de l’homme à se faire la mesure des choses, mais encore faut-il rendre compte des nouvelles puissances ou capacités auxquelles ce renoncement laisse place. Et ce nouveau pouvoir non dominateur est considéré par Deleuze comme une puissance de déterritorialisation en mesure, premièrement, d'empêcher la formation d'un État autoritaire, despotique et ignorant vis-à-vis des puissances d'affectabilité, et deuxièmement, de rendre caduque toute tentative visant à délimiter ou à stratifier un territoire par la définition de normes universelles d'action2. Deleuze radicalise ainsi l'appel spinoziste à la libre expression de la potentia multitudinis. 1

G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 233 ; voir aussi G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 103. 2 Thème omniprésent dans G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. Les néo-spinozistes ne partagent évidemment pas la confiance de Spinoza pour le Souverain qui est dit ne commander que rarement des choses très absurdes (Traité théologico-politique, XVI).

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Negri assume l'héritage althussérien de manière plus explicite que Deleuze chez qui la référence à Althusser demeure voilée. Dans un texte consacré à Althusser, Negri affirme ce qui aurait pu se retrouver sous la plume de Deleuze : « C'est au corps, à ce qui est vécu dans l'immédiat, que la pensée doit aller, de façon toute spinozienne […] Il faut s'en remettre, contre l'État, contre le capital, contre les partis, aux mouvements de masse, à la forme créative de leur expression (coordinations exemptes de domination hiérarchique) - eux seuls sont capables de susciter la libération, d'unifier des résistances insulaires et de puissantes marginalités, contre la logique du pouvoir. »1 Dans Empire (coécrit avec Michael Hardt), Negri se réclame d'une certaine postmodernité en situant son discours à l'époque déterritorialisée de la fin de l'État-nation. Il décrit une nouvelle politique d'émancipation dont les protagonistes, irréductibles à un peuple uni dans une volonté homogène (comme par exemple l'internationale de la classe ouvrière ou l'ensemble uniformisé de l'homo œconomicus), deviennent les multitudes. Ces « constellations de singularités et d'événements » que sont les multitudes doivent tirer profit de notre époque de la déterritorialisation généralisée et de la décentralisation du pouvoir (la mondialisation de l'économie de marché et l'internet n'imposent plus aucune limite territoriale) pour découvrir les possibilités d'un renversement de l'ordre impérial mondialisé à la faveur de « nouvelles potentialités de révolution ». Les « réseaux affectifs » peuvent ainsi effectuer une « réappropriation des moyens de production » permettant d'expérimenter et d'exprimer « ce qu'un corps et un esprit peuvent faire »2. Dans la suite de Empire intitulée Multitude qui fut rédigée entre les événements du 11 septembre 2001 et la guerre en Irak de 2003, Negri (avec Hardt) poursuit son travail de renouvellement de la gauche traditionnelle en décrivant les conditions d’une démocratie réelle fondée sur la résistance de la multitude à l’Empire3. Malgré les similarités entre les conceptions politiques de Deleuze et de Negri, il n'en subsiste pas moins quelques incompatibilités de fond. Deleuze défend les révolutions locales là où Negri suggère une théorie globale de la libération ; la micropolitique deleuzienne n'accorde un sens à la « multitude » uniquement en tant qu'elle se confond avec l'ensemble des forces qui intensifient les « parties qui composent chaque corps »4 alors que Negri écarte cette dimension cosmologique de sa pensée politique ; le 1

A. Negri, « Pour Althusser. Notes sur l'évolution de la pensée du dernier Althusser », Futur antérieur, 1993, p. 73-96, voir surtout p. 82-83. 2 M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, respectivement p. 92, 393, 495, 488 et 489. 3 M. Hardt et A. Negri, Multitude, Paris, La Découverte, 2004. 4 G. Deleuze, préface à A. Negri, L'Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, PUF, 1982, p. 11.

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personnage deleuzien du nomade en mesure d'expérimenter « sur place » la puissance déterritorialisante des forces se distingue essentiellement des singularités révolutionnaires et physiquement migrantes de Negri ; et finalement le fatalisme deleuzien (les choses arrivent en y étant forcées) s'oppose au volontarisme de Negri qui, sur ce point, se distingue essentiellement aussi de Spinoza. Que faire ? Les acteurs de la seconde renaissance spinoziste terminent l'écriture du Traité politique laissé inachevé par Spinoza qui, après y avoir présenté les régimes monarchique et aristocratique, n'a pas eu le temps de compléter la section qui devait porter sur la « démocratie » particulière de la multitudo. La multitude refuse de se compromettre avec la transcendance (dont la représentation politique n'est qu'une variante parmi d’autres) en devenant elle-même puissance constitutive. La renaissance spinoziste radicalise ainsi la critique spinoziste de l'absolutisme en orientant la vie collective sur l'accroissement de la puissance et l'augmentation des capacités d'affectabilité. La composition des relations favorables à une maximisation de la puissance constitue dès lors un enjeu premier pour la vie éthique et politique. La tâche de cette politique de libération consiste à adapter un droit de résistance créative à notre époque caractérisée par une ouverture des frontières et un bouleversement des limites territoriales. Ceci, sans nourrir la triste épreuve du désenchantement, sans entretenir la nostalgie d'un passé meilleur, et en élaborant une critique qui n’est pas simplement réactionnaire vis-à-vis des formes de domination, mais pleinement affirmative et productive. Beaucoup reste à faire (d’ailleurs sans promesse de réalisation définitive) puisque la multitude en serait encore à l'étape de la définition de sa grammaire1. La réponse à la question « Que faire ? » souffre encore d'une certaine indécision. On sait néanmoins que les nouveaux partisans du spinozisme ne défendent aucun idéal de révolution globale. Spinoza était déjà consterné en voyant les guerres fanatiques sur lesquelles a débouché la révolution anglaise menée par Cromwell. Deleuze refuse également de considérer les révolutions bruyantes ou les « grands événements »2 comme des étapes nécessaires au processus d'émancipation. Les révolutions sont « moléculaires », singulières, et localisées, non pas « molaires », 1

P. Virno, Grammaire de la multitude, Montréal/Nîmes, Conjonctures/L'Éclat, 2002. Voir aussi M. Hardt et A. Negri, Multitude, Paris, La Découverte, 2004, p. 10-11 : « Il est nécessaire de repenser les concepts politiques les plus élémentaires, tels que pouvoir, résistance, multitude, démocratie. » 2 C’est le titre de l’un des derniers chapitres d’Ainsi parlait Zarathoustra où Nietzsche écrit : « ‘Liberté’, c’est le mot que vous aimez hurler entre tous ; mais j’ai cessé de croire aux ‘grands événements’ qui s’accompagnent de hurlement et de fumée. »

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universelles, et générales1. Il arrive à Deleuze d'affirmer dans un air de découragement : « les révolutions, ça tourne toujours mal ! ». Il pense alors aux révolutions française et russe qui, en dépit de leurs bonnes intentions initiales, ont débouché sur les pires horreurs (régime de la terreur, goulags staliniens, etc.). La multitude ne mène pas une guerre conventionnelle contre l'exploitation, mais elle lutte contre tous les pouvoirs localisés de domination et les mauvaises puissances territorialisantes. Elle cherche moins à détruire ou renverser l'État qu'à dénoncer toute forme de négativité2 qui contribue toujours à introduire une « fondation normative séparée »3. En ce sens, la politique néo-spinoziste n'est pas une utopie4. Elle ne rêve pas d'un futur définitivement hors de tout danger de domination. Elle considère plutôt le caractère incessant des luttes et elle encourage la libre expression des puissances indépendantes par rapport au pouvoir médiateur qui cherche invariablement à contenir la multitude. On sait également que l'alternative aux régimes de pouvoir peut « encourager la désobéissance civile et l'exode »5, et « réactualiser le General intellect de Marx contre l'utopie de la volonté générale »6. Le danger consisterait à faire de ces affirmations de nouveaux mots d'ordre. Mais le grand mérite de la refondation néo-spinozienne de Marx, en particulier celle qui est opérée par Deleuze, consiste à rappeler qu'aucun régime politique ne peut être considéré comme absolu. Dès lors, le rôle de l'intellectuel-militant n'a plus rien d'universel. Suivant l'expression de Foucault7, l'intellectuel devient « spécifique » ; il ne cherche pas à représenter l'opinion générale ou universelle et non formulée du « peuple » en parlant au nom du droit, de la liberté, de la vérité, de la justice, etc. Sa 1

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. A. Negri, Spinoza subversif, Paris, Kimé, 1994, p. 136. 3 A. Tosel, « La philosophie politique au miroir de Spinoza », Actuel Marx, 28, 2000, p. 125. 4 A. Negri parle même d'une « désutopie ». Voir L'Anomalie sauvage, op. cit., p. 264 et suiv. ; Spinoza subversif, op. cit., p. 30, 51, 123 et 133. Ce sont plutôt la théorie contractualiste et la volonté générale qui sont de mauvaises utopies. Voir E. Giancotti, « Liberté, démocratie et révolution chez Spinoza », Tijdschrift voor de Studie van de Verlichting, no. 1-4, 1978, p. 8295 ; et de la même auteure « Réalisme et utopie : limite des libertés politiques et perspective de libération dans la philosophie politique de Spinoza », dans C. De Deugd (Ed.), Spinoza's Political and Theological Thought, Amsterdam/Oxford/New York, North Holland, 1984, p. 37-43. 5 P. Virno, Grammaire de la multitude, op. cit., p. 74-76. 6 P. Virno, Grammaire de la multitude, op. cit., p. 37 et 87 ; P. Virno, « Quelques notes à propos du general intellect», Futur antérieur, 10(2), 1992 ; A. Negri, « Pour une définition ontologique de la multitude », Multitudes, 9, 2002, p. 40. Voir aussi K. Marx, « Fragments sur les machines », dans Œuvres/Economie II (Grundrisse), Paris, Pléïade/Gallimard, 1968. 7 M. Foucault, «La fonction politique de l’intellectuel», dans Dits et écrits III, Paris, Gallimard, 1994, p. 109-114. Voir aussi l’opposition entre pratique locale engagée et théorie totalisatrice dans M. Foucault, Dits et écrits, vol. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 308. Foucault n'est pas directement engagé dans la renaissance spinoziste, mais il partage implicitement avec elle une affinité certaine. Ce dont témoigne la ligne éditoriale de la revue Multitudes située à la croisée des visions politiques de Spinoza, Deleuze et Foucault. 2

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tâche consiste plutôt à dénoncer les relations localisées où se manifestent des jeux de savoir/pouvoir particuliers. En somme, Deleuze participe à un mouvement de pensée politique que ses études consacrées à Spinoza ont contribué à alimenter. Il participe ainsi à la renaissance spinoziste sans toutefois s’en réclamer explicitement. C’est pourquoi il est sans doute opportun de distinguer deux courants internes à la renaissance spinoziste. D’une part Negri, dont les écrits mettent en scène de façon quasi romanesque l’Empire et la multitude, s’attire certaines faveurs populaires en devenant les références d’une frange de la pensée altermondialiste. Et d’autre part, un courant plus souterrain nourri par la pensée deleuzienne dont le programme politique semble encore moins concret et plus intemporel que celui de Negri en tant que le devenirminoritaire qu’elle promeut est destiné à être en constant processus de formation, ce qui rend impossible la superposition intégrale de la multitude de Negri avec le peuple manquant de Deleuze.

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CHAPITRE 9 Du marxisme au peuple manquant1 Marxiste sans l’être Deleuze compte parmi les plus farouches opposants à la mondialisation du capitalisme et de l’État démocratique. Sa critique prend l’allure d’une résistance continue à l’invasion néo-libérale, mais elle dénonce aussi toute forme d’organisation politique déterminée, qu’elle soit liée à l’établissement d’un pouvoir micro-fasciste, universellement démocratique ou réactivement anarchique. Deleuze n’a jamais synthétisé sa pensée politique dans un ouvrage particulier tout en considérant que la politique recouvre l’entièreté de son œuvre. Autre trait caractéristique : il a échappé à la vague d’adhésion au parti communiste qui a déferlé sur l’intelligentsia française. Au soir de sa vie, il projetait tout de même de rédiger un livre consacré à la « Grandeur de Marx »2. Ce paradoxe qui fait de Deleuze un « marxiste sans l’être » illustre déjà le caractère singulier de l’orientation politique de sa pensée. Dans un article contresigné par un groupe d’intellectuels militants, Deleuze prend position en faveur de certaines revendications de la gauche activiste tout en dénonçant les actions terroristes menées par la gauche italienne au milieu des années soixante-dix de même que la répression exercée sur elle par le parti au pouvoir3. Cette position perd son caractère contradictoire lorsqu’on tient compte de la critique deleuzienne du marxisme. Deleuze refuse l’idée selon laquelle les révolutions bruyantes ou les « grands événements » sont nécessaires à l'émancipation de ceux dont les droits sont écrasés par la pensée dominante. Les grandes révolutions tournent le plus souvent à la catastrophe : la révolution anglaise débouche sur les guerres fanatiques menées par Cromwell, la Révolution française ouvre sur les excès du régime de la Terreur, la révolution russe entraîne la création des goulags staliniens, la révolution américaine rend possible la mondialisation de l'économie libérale, etc. Deleuze condamne les grands mouvements de libération qui ouvrent le plus souvent sur des systèmes de pouvoir pires encore que les précédents. Si Deleuze veut créer sa « ligne de fuite » hors du cycle des révolutions, ce n’est pas parce qu’il refuse de combattre. Au contraire, toute sa 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 14 mai 2004 à l’Université Trent (Canada) au colloque international Gilles Deleuze : Experimenting with Intensities. Science, Philosophy, Politics, Art organisé par Constantin Boundas. 2 G. Deleuze, « Je me souviens », Nouvel Observateur, 16-22 novembre 1995, p. 115 (non repris dans Deux régimes de fous). 3 G. Deleuze, « Nous croyons au caractère constructiviste de certaines agitations de gauche », Recherches, no. 30, novembre 1977, p. 149-150 (non repris dans Deux régimes de fous).

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philosophie prend l’allure d’une lutte continue menée par les « machines de guerre ». Mais alors, quel type de manifestation révolutionnaire Deleuze encourage-t-il ? Les agitations de gauche auxquelles Deleuze prête son appui sont celles qui promeuvent une notion de puissance conçue comme un pouvoir indépendant de toute volonté de domination. Ceci, conformément à la distinction admise par la langue latine, dont Spinoza tire d'admirables conséquences, entre la potestas comprise comme manière d’exercer un contrôle sur les individus et la potentia comme désir d’être affecté d’un grand nombre de façons1. L’insurrection deleuzienne menée contre l’organisation étatique ne vise pas à faire passer l’idéalisation d’un pouvoir entre les mains des dominés, mais plutôt à situer le débat politique au cœur du processus de création d’un État-nation absent et d'un peuple non encore constitué. L’aplatissement des forces du désir sur un appétit de consommation est une conséquence de l’adhésion massive au régime de pouvoir néo-libéral comme condition de notre démocratie. L’orientation du désir par le marché sur les objets de consommation est dénoncée par Deleuze comme l’une des inventions les plus dégradantes avec laquelle l’humanité ne cesse de se compromettre honteusement. Cette épreuve de la honte constitue le moteur de la pensée politique deleuzienne. « [La honte] est l’un des motifs les plus puissants de la philosophie, écrit Deleuze, ce qui en fait forcément une philosophie politique. »2 Comme nous le verrons, l’art est un allié privilégié dans la confrontation avec ce sentiment de honte pour Deleuze qui élabore sa pensée politique non seulement avec des philosophes (Spinoza, Nietzsche), et en s'inspirant des mouvements de résistance (la folie, les nomades, la Palestine), mais peut-être plus encore à partir des écrivains et des cinéastes. Kafka, Straub, Perrault et Godard sont rangés par Deleuze du côté de ceux qui sont le mieux parvenus à penser la misère politico-économique contemporaine, c'est-à-dire la démocratie comme neutralisation du régime des puissances. La résistance et les véritables agitations de gauche passent par l'art. Capitalisme et schizophrénie Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari dirigent leurs attaques à la fois contre la psychanalyse et contre le capitalisme. À la psychanalyse, ils reprochent de ne pas tenir compte de l’investissement du désir sur le champ social. Le roman familial ou le familialisme de la psychanalyse ne cesse de rabattre le désir sur le triangle œdipien, de le ramener à des affaires personnelles liées à de néfastes aventures commises avec le père et la mère. 1

G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 134 et suiv. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 233 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 103.

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Cette vision personnaliste du désir n’a plus cours pour une pensée où l’énergie du désir est d’emblée portée sur la sphère sociale. On désire être fasciste et envahir le monde, soutient Deleuze, avant de désirer ses géniteurs : « On délire sur les Chinois, les Allemands, Jeanne D’Arc et le Grand Mongol, les Aryens et les Juifs, l’argent, le pouvoir et la production, pas du tout sur papa-maman. »1 Au capitalisme dont la visée consiste toujours à faire circuler des valeurs économiques dans la société, Deleuze et Guattari reconnaissent le mérite d’articuler le désir au champ social. Mais ils dénoncent aussi l’organisation despotique par laquelle le capitalisme gère l’écoulement des flux de désirs monétaires et matériels. Certes, le désir s’écoule en régime capitaliste : il y a des entrées et des sorties d’argent, des emprunts et des remboursements de dettes, des investissements sur les salaires, des productions et des ventes de stock, etc. Mais ces flux monétaires sont toujours réglés à l’avance en étant orientés sur un désir de plus-value. La psychanalyse méconnaît la nature sociale du désir, tandis que le néolibéralisme fait du capital l’unique objet d’investissement du désir. Ces deux critiques semblent, à première vue, indépendantes l’une de l’autre. Pourtant, Deleuze et Guattari dénoncent une seule et même mécompréhension au sujet du désir. En effet, la psychanalyse et le capitalisme s’inscrivent tous deux de manière exemplaire dans une vaste histoire universelle de la répression du désir. Psychanalyse et capitalisme se présentent de manière à peine voilée comme des moyens de canaliser honteusement le désir vers des voies prédéterminées. La thérapie psychanalytique fait avouer l’Œdipe pré-existant au patient, tandis que le désir capitaliste pré-oriente le désir sur le profit et les objets de consommation. En outre, on reconnaît la défense de valeurs individualistes à la fois dans l’éloge capitaliste des affaires personnelles et dans le caractère intime de l’Œdipe freudien. Le capitalisme produit des Œdipe qui à leur tour se nourrissent du capitalisme. C’est pourquoi parler de la répression du désir par l’un ne va pas sans parler aussi de l’écrasement du désir par l’autre. Comment contrer cette répression ? Voilà l’une des questions centrales posées par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe. Leur réponse est la suivante : pour libérer le désir-puissance, il faut penser le point obscur commun à la psychanalyse et au capitalisme. Et la disjonction schizophrénique est cet objet de réflexion occulté, mécompris ou exclus à la fois par Freud et les tenants du néo-libéralisme. Le personnage du schizophrène est, en effet, exclu du système capitaliste tout en constituant la limite de la psychanalyse. Il est celui qui, par excellence, n’est pas en mesure d’intégrer l’économie de marché et dont l’inconscient n’offre aucune prise aux théories psychanalytiques. En d’autres termes, le personnage conceptuel 1

« Sur capitalisme et schizophrénie. Entretien avec Félix Guattari et Gilles Deleuze », Revue L’Arc, no. 49, 1972, p. 52. Repris dans G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 33.

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du schizophrène correspond à celui qui n’est pas rentable pour une entreprise et celui aussi dont le délire échappe à la thérapie du divan. Voilà la figure intempestive dont Deleuze et Guattari ont besoin pour élaborer une théorie du fonctionnement du désir qui vaut également comme pensée politique. Plusieurs interprétations se heurtent à un contresens en faisant du désir schizophrénique, neutralisé par le capitalisme et la psychanalyse, une réalité clinique. On évite cette erreur en considérant la schizophrénisation deleuzoguattarienne du désir, non pas comme un état maladif (le « schizo d'hôpital »), mais comme un processus1. Dans L'Abécédaire (lettre «D»), Deleuze rappelle qu’il n’a jamais encouragé la production de « loques humaines ». Ce qui intéresse Deleuze et Guattari, c’est la manière par laquelle le personnage du schizophrène expérimente l’intensité et la puissance du désir. Le mode de fonctionnement schizophrénique du désir, à l'instar d'une machine, est sujet à des ratées et risque à tout moment de se détraquer. Le modèle des machines désirantes rend compte de cette discontinuité des flux de désir qui s’écoulent en échappant à toute forme d’organisation prédéfinie. Le désir machiné en est un qui disjoncte sans cesse, qui se déploie par bonds et par coupures brusques et imprévisibles. Il est une force vitale qui excède les lois de la signification. Y compris, bien sûr, le régime de la signification œdipienne et celui de la maximisation du profit. Une telle conception du désir entraîne une déterritorialisation absolue qui échappe à la répression structurante et anti-productive des modèles psychanalytique et capitaliste du désir. Un danger subsiste : celui d'une reterritorialisation du désir sur la création d'État politique, c'est-à-dire la transformation du désir-puissance en désir-pouvoir. La lutte contre l’État La critique deleuzo-guattarienne de l’État capitaliste et démocratique s’inscrit dans la lignée des visions anti-étatistes de Marx et de Nietzsche. Du point de vue marxiste, l’État doit être aboli parce qu’il sert les intérêts de la classe bourgeoise désireuse de maintenir la classe prolétarienne dans ses chaînes2. Et Nietzsche démantèle le régime démocratique en tant qu’il exprime un idéal égalitaire, signe de décadence, et neutralise la possibilité de l’émergence d’un Surhomme en mesure de créer un nouveau système de valeurs3. D’après l’histoire universelle exposée dans L’Anti-Œdipe, le modèle étatique dominé par un Souverain appartient au passé. L’abolition de ce type 1

Voir, entre autres, l'entretien de Deleuze et Guattari paru dans L’Arc, no. 49, 1972, p. 54. Repris dans G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 38. 2 K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 120 ; F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 281-286. 3 F. Nietzsche, Humain, trop humain, tome 1, § 472 ; F. Nietzsche, Aurore, § 179.

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d’État n’est pas à réaliser puisque sa fin a déjà eu lieu. L’âge capitaliste succède à l’époque des régimes despotiques unifiés dans la figure du monarque. L’universel n’est plus représenté par un chef suprême ; c’est maintenant le marché et ses lois qui s’approprient l’universel1. Toutefois, le désir d’État ne disparaît pas complètement des régimes néo-libéraux. Il ne fait que prendre une forme nouvelle en laissant place à quelque chose de pire encore qu’un État dominé par un Souverain. Cette chose qui est la plus à craindre, c’est la démocratisation du despotisme où les normes sont dictées par les lois du marché. Au tyran unique des anciens régimes despotiques succède une multiplicité d’entrepreneurs-despotes. Deleuze et Guattari y voient la résurgence de l’ancien désir de l’Urstaat, l’État suprême. Ils écrivent : « Des flux décodés frappent l’État despotique de latence, immergent le tyran, mais aussi bien le font revenir sous des formes inattendues – le démocratisent, l’oligarchisent et le spiritualisent avec à l’horizon l’Urstaat latent dont on ne se console pas de la perte. »2 Le combat doit être mené contre tous les Urstaat, y compris sa nouvelle forme mondialisée et démocratisée, associée par Deleuze à un néo-fascisme. « Au lieu d'être une politique et une économie de guerre, le néofascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d'une ‘paix’ non moins terrible, avec l'organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d'étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma. »3 Dans Mille Plateaux, le discours de lutte contre l’Urstaat se précise et s’intensifie. La lutte de L’Anti-Œdipe avec le capitalisme et la psychanalyse s’élargit et le concept d’État recouvre maintenant toutes les formes d’organisation qui gravitent autour d’une figure particulière. Husserl devient ainsi le chef d’État de la phénoménologie, Freud, le chef d’État de la psychanalyse, etc. Sitôt qu’une structure immobile apparaît (une hiérarchie scolaire, un désir de capital, une limitation frontalière, etc.), qu’une sédentarisation se produit ou que les limites d’un territoire sont tracées, on a affaire à un appareillage d’État. Il s’agit moins cette fois, pour Deleuze et Guattari, de lutter contre le dispositif particulier du capitalisme que de penser un modèle réel et effectif de lutte en mesure de contrer les diverses formes d’organisations hiérarchisées qui viennent bloquer le mouvement par essence imprévisible de la puissance vitale.

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G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 233 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 101-102. 2 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 263-264. 3 G. Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 125.

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La lutte anti-étatique menée dans Mille Plateaux présente un jeu complexe de ramifications conceptuelles. Mentionnons seulement la distinction établie entre deux types d’espace : le lisse et le strié. Cette opposition s’inscrit elle-même dans une vaste enquête sur la spatialité. Ce qui constitue aussi un moyen de dénoncer l’inflation temporelle et historique qui gouverne la philosophie depuis l’idéalisme hegelien jusqu’à la pensée herméneutique en passant par l'ontologie heideggerienne. Deleuze et Guattari se rangent du côté de la seconde des Considérations intempestives de Nietzsche en affirmant : « L’histoire n’a fait qu’un avec le triomphe des États. »1 En effet, l’histoire décrit plus volontiers le triomphe de ceux qui ont imposé leur loi que ceux qui ont su lutter dans l’ombre. Les « résistants » ou, suivant le lexique de Mille Plateaux, les « nomades », habitent un espace lisse où les frontières sont inexistantes. L’État, quant à lui, stratifie et divise son territoire non seulement pour en montrer les limites externes, mais aussi pour régler les mouvements intérieurs et mieux les gouverner. Il y a une rivalité constante entre les gestionnaires d’États et les nomades. Les uns cherchant à exercer un contrôle sur les flux migratoires, les autres, à suivre leur instinct apatride. « Une des tâches fondamentales de l’État, écrivent Deleuze et Guattari, c’est de strier l’espace sur lequel il règne. […] Non seulement vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, et plus généralement faire valoir une zone de droits sur tout un ‘extérieur’, sur l’ensemble des flux qui traversent l’œcumène. »2 Il y a nécessité pour le nomade de lutter avec les appareils étatiques de capture et de sédentarisation. Le nomade doit inventer des machines de guerre qui constituent autant d'outils de lutte à la territorialisation. La machine de guerre est au nomade ce que l’État est au despote3. Qui dit nomade dit aussi peuple nomade. Les nomades partagent un instinct grégaire. Qu’en est-il de cet ensemble de nomades ? On sait qu’il s’agit d’un groupe de résistants. Mais dans un contexte où l’idéologie néolibérale devient de plus en plus dominante, où peut bien se cacher ce groupe de nomades apatrides ? Réponse de Deleuze : ce peuple est absent. C’est même ce qui manque le plus. Le peuple manque Deleuze revient fréquemment sur le thème d’un peuple qui n’existe pas encore. S’agit-il d’un espoir ou d’une annonce ? D’un rêve utopique ou d’une prophétie ? Deleuze ne prétend pas innover avec cette idée d’un 1

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 490. Ibid., p. 479. 3 Ibid., chap. 12. 2

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peuple manquant. Tous ceux qui ont été sensibles à l’absence du peuple et dont Deleuze se réclame, proviennent du champ artistique : le poète Mallarmé et le peintre Paul Klee1, le dramaturge Carmelo Bene2 et quelques cinéastes d’après-guerre3. Mais c’est d’abord et surtout à partir de Kafka que se déploie l’analyse deleuzienne du peuple absent. Kafka, à la fois modeste employé de bureau et véritable visionnaire, situé à la croisée des cultures tchèque, allemande et yiddish, a contribué avec endurance à remuer les consciences politiques. Certains analystes ont même vu dans la tenue de deux séries de conférences organisées au cours des années 1960 en Europe de l’Est, et visant à libérer Kafka de son interprétation anti-socialiste, l’une des causes du Printemps de Prague4. C’est à partir d’une note issue du journal de Kafka que Deleuze explique sa conception d’un peuple manquant. Voici cet extrait : « La littérature est moins l’affaire de l’histoire littéraire que l’affaire du peuple. […] Quand bien même l’affaire individuelle serait parfois méditée tranquillement, on ne parvient pourtant pas jusqu’à ses frontières, où elle fait bloc avec d’autres affaires analogues ; on atteint bien plutôt la frontière qui la sépare de la politique, on va même jusqu’à s’efforcer de l’apercevoir avant qu’elle ne soit là, et de trouver partout cette frontière en train de se resserrer. […] Ce qui, au sein des grandes littératures, se joue en bas et constitue une cave non indispensable de l’édifice, se passe ici en pleine lumière. »5 Pour Kafka, la littérature qui parvient à dépasser l'expression individuelle en prenant l’affaire d’un peuple apatride en main constitue le plus sûr moyen de faire de la politique. Une telle littérature n’est plus l’œuvre d’un sujet, commentent Deleuze et Guattari, mais celle d'une collectivité. Elle exprime des « agencements collectifs d’énonciation » (ACÉ)6. Cette littérature d’un peuple en formation est qualifiée par Kafka de mineure7. Les ACÉ ne sont donc pas le fruit d'une délibération. Ils excèdent le domaine privé sans se replier sur la sphère publique. 1

G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 427 ; G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 283, note 41. 2 G. Deleuze, « Le théâtre et sa politique », dans G. Deleuze et C. Bene, Superpositions, Paris, Minuit, p. 119-131. 3 G. Deleuze, « Cinéma et politique », dans L’Image-temps, Paris, Minuit, p. 281-291. 4 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 85, note 3 ; voir aussi A. Liehm, « Franz Kafka dix ans après », Les Temps Modernes, juillet 1973, no. 323 bis. 5 F. Kafka, journal du 25 décembre 1911 cité dans G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, Paris, Minuit, 1975, p. 31-32. 6 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, Paris, Minuit, 1975, p. 33 et 145 ; Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 13, 51, 101, 112, 163 et 181. Déjà L’Anti-Œdipe (p. 326), sans se référer à Kafka, avait produit ces idées d’un agent collectif d’énonciation et d’une personne sociale. 7 Toujours dans le journal de Kafka daté du 25 décembre 1911.

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Les rapports établis par Kafka entre la politique et la littérature fournissent le principal motif d'existence au peuple absent qui doit s’inventer une langue mineure et résistante face à la langue dominante. La langue majeure organise les devenirs en lançant des mots d’ordre, en imposant les limites à un territoire en plus d’étouffer toute capacité de résistance au présent. Et la langue du régime démocratique remplit aujourd’hui le rôle de langue majeure. C’est aux énoncés démocratiques à prétention universelle auxquels il faut résister. « Nous manquons de résistance au présent », soulignent Deleuze et Guattari qui poursuivent, « L’art et la philosophie se rejoignent sur ce point, la constitution d’une terre et d’un peuple qui manquent, comme corrélat de la création. […] Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours à la majorité. »1 Kafka incarne de manière paradigmatique l’idée d’une résistance au présent par une littérature dépourvue de toute volonté de domination. Il ne réclame pas la venue d’un peuple nouveau formé de révolutionnaires en mesure de renverser les grandes machines sociales et diaboliques qui se profilent dans la première moitié du XXe siècle, à savoir l'Amérique capitaliste, la Russie bureaucratique et l’Allemagne nazie. Si Kafka n’adopte à aucun moment un ton foncièrement destructeur par rapport aux réalités qu’il décrit, c’est parce qu’il ne croit pas à l’idée d’un nouveau départ. Dans ses nouvelles et ses romans, Kafka ne s'identifie à aucun parti existant, ni même en voie d’exister, et il ne manifeste aucun désir révolutionnaire fondé sur une idéologie prédéterminée. Et c’est précisément là où réside la force d'engagement de Kafka qui fut sensible aux principales tendances politiques émergentes de son temps tout en annonçant l'aspect totalitaire de chacune d’elle. Il dénonce la nature répressive des grandes innovations idéologiques de son siècle pour mieux faire entendre la voix d'un peuple manquant, d’une collectivité dont la grandeur réside précisément dans une incapacité à faire de la politique de masse. Comme si la seule politique valable ne pouvait surgir que des marges de l'exclusion là où une réelle émancipation, une libération des puissances, devient possible. À l'instar de Benjamin et Adorno, Deleuze critique le manque de création dans la résistance au présent : à l’esthétisation de la politique (fascisme) il faut opposer une politisation de l’art2. Deleuze est fasciné par les artistes lorsqu’ils parviennent à établir une connexion entre l'art et la politique tout 1

G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 104. W. Benjamin écrit : « Voilà quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme. La réponse du communisme est de politiser l'art. » (Œuvres II. Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 210) Deleuze considère certains rapprochements établis entre Foucault et l’école de Francfort comme une série de malentendus. Ce qui vaut aussi pour lui-même. Voir G. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », dans Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris, Seuil, 1989, p. 185-193. Deleuze et Foucault se méfient des représentants de l’école de Francfort lorsqu'ils assimilent les créations individuelles à des considérations trop générales liées à la définition d’un projet global d’émancipation.

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en prenant leur distance par rapport aux opinions majoritaires de leur époque. « La race appelée par l’art ou la philosophie, écrivent Deleuze et Guattari, n’est pas celle qui se prétend pure, mais une race opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure. »1 Pas de surprise si Deleuze voue une si grande admiration au peuple apatride des Palestiniens privé d’un territoire délimité2. Pas de surprise non plus lorsque Deleuze condamne l’idéologie des droits de l’homme ultimement associée selon lui à la protection des droits des entrepreneurs occidentaux sans égard pour les créations singulières. « Les droits, écrivent Deleuze et Guattari, ne sauvent ni les hommes ni une philosophie qui se reterritorialise sur l’État démocratique. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir le capitalisme […] [ils] ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. »3 C’est précisément cet état d’exception auquel la langue mineure tente de donner des droits. Le cinéma moderne, lorsqu’il devient politique, a aussi la capacité de montrer le peuple manquant constitué de résistants singuliers4. L'une des principales différences entre le cinéma classique de la première moitié du siècle et le cinéma moderne est de nature politique. Le cinéma d’Eisenstein montre un peuple en pleine révolution. Rassemblements, coups d’État, renversements de pouvoir, prise d’assaut de palais présidentiels, etc. Ces actions sont au cœur du cinéma révolutionnaire d’Eisenstein. Le premier cinéma américain, à travers les œuvres de Griffith et le western, est également parvenu à filmer la constitution d'une nouvelle société. Ce qui contraste avec le cinéma engagé d’après-guerre où le peuple a disparu. Des cinéastes comme Straub, Godard et le québécois Pierre Perrault ne montrent plus le peuple en action, mais des individus isolés pour qui, un peu à la manière de Kafka, la frontière entre le politique et le privé est abolie. Ils ne s’agitent plus collectivement, mais ils expérimentent individuellement l’absence d’un sens collectif institutionnalisé, nationalisé et étatisé. Le cinéma politique moderne ne montre plus la révolution à l’œuvre, mais plutôt l'impossibilité de faire naître une nation identitaire et homogène. Il n’y a pour Deleuze de « grande politique », pour reprendre l’expression de Nietzsche, que lorsque des singularités non encore organisées comme 1

G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 104-105. G. Deleuze, « Les Indiens de Palestine », Libération, 8-9 mai 1982; « Grandeur de Yasser Arafat », Revue d’études palestiniennes, no. 10, hiver 1984. Repris dans Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 179-184 et 221-225. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 103. Déjà Marx et Nietzsche prenaient position contre la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1793. Badiou dénonce lui aussi le caractère trop général des droits de l’homme qui sont incapables de penser les situations singulières. Voir A. Badiou, L’Éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993. Ailleurs, Badiou pense une politique militante sans parti similaire à certaines positions deleuziennes. Voir Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998, p. 137-138. 4 G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 281-291. 2

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peuple se trouvent au milieu d’un processus de création. Dans un tel contexte, le désir politique persiste tout en sachant que les révolutions et la quête d’un nouvel ordre immuable ouvrent inévitablement sur la formation d’un État despotique. C’est dans l’assomption de cette tension entre désir de création d'un peuple et danger de la formation d'État que réside le plus grand défi posé par la pensée politique deleuzienne. En d'autres termes : « trouver une unité des luttes ponctuelles sans retomber dans l’organisation despotique et bureaucratique du parti et de l’appareil d’État »1. Aucun rêve d’émancipation absolue ne sous-tend le projet politique deleuzien. La politique, à l’instar de la philosophie, est un processus de création dépourvu de toute finalité. De la lecture de Foucault, Deleuze retient ceci que les machines de pouvoir changent constamment de forme tout en poursuivant toujours des visées répressives2. Les dispositifs de souveraineté du XVIIIe siècle ont été combattus pour donner naissance aux dispositifs disciplinaires du XIXe siècle et leurs mécanismes de répression carcérale, asilaire et hospitalière. Ces moyens d’exercer le pouvoir ont à leur tour subi une mutation pour ouvrir sur les sociétés de contrôle adaptées au seuil de tolérance des populations3. L’homme est aujourd'hui l’objet d’une surveillance constante de la part de son banquier qui connaît à tout moment l’état de son endettement, de son employeur qui assure la rentabilité de son entreprise en gérant des programmes de formation continue destinés à ses employés et visant à accroître la productivité, et des agences de marketing qui épient les moindres habitudes de vie des populations pour mieux créer de nouveaux besoins de consommation. À quoi on peut ajouter les nouvelles avenues offertes aux compagnies d’assurance par le décodage du génome humain et les publicités interactives diffusées sur les petits écrans en fonction des habitudes de consommation. Le peuple deleuzien en est un de créateurs qui résistent au présent, aujourd’hui placé sous le signe d’un contrôle permanent, et qui devra encore se confronter à de nouvelles situations aussi honteuses qu'indignes. L’art politique, lorsqu’il crée un nouveau langage pour un peuple non formé devient le témoin de cet effort de résistance en plus d’esquisser de nouveaux modes de vie possibles et indépendants des énoncés majoritaires institutionnalisés. Par contraste avec les révolutions meurtrières et les formations d’États non moins impitoyables, même et surtout dans les sociétés favorables à la mondialisation de l'État démocratique, l’art politique deleuzien, celui qui est le mieux en mesure de 1

G. Deleuze, « Pensée nomade », dans Nietzsche aujourd’hui, Paris, 10/18, 1972, p. 174. Repris dans L'Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 362. 2 G. Deleuze, « Foucault, historien du présent », Magazine littéraire, no. 257, septembre 1988, p. 51-52 ; «Qu’est-ce qu’un dispositif ?», dans Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris, Seuil, 1989, p. 185-195 ; Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 227-247 ; « Désir et plaisir », Magazine littéraire, no. 325, octobre 1994, p. 58-65. 3 Kafka se serait installé à la frontière de ces deux types de société. Voir G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1991, p. 243.

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générer une « figure universelle possible de la conscience minoritaire »1 ne fait jamais du sang des hommes le prix à payer pour son droit à l’existence. Les contestataires médiatisés appartiennent-ils à une telle conscience minoritaire ? Si les altermondialistes et autres résistants visibles à la mondialisation de l'économie de marché (Human Rights Watch, Amnistie Internationale, etc., qui sélectionnent souvent leurs interventions en fonction de la présence médiatique…) ne constituent pas une minorité réelle pour Deleuze, c’est parce que leur existence demeure déterminée par rapport à l’étalon majoritaire formé par le pouvoir dominant. Deleuze distingue la minorité comprise comme un « état de fait » et le « devenir-minoritaire »2. Contrairement à la minorité établie et visible, le devenir-minoritaire est toujours en train de se faire. Tandis que les médias simplifient la réalité des luttes sociales en opposant le Nord au Sud, le tiers monde aux pays riches, les terroristes et les démocrates, etc., Deleuze affirme : « Chacun a un Sud et un tiers monde. »3 Ce qui, bien sûr, demeure imperceptible et échappe à toutes les caméras d'information de même qu'aux discours des états de fait minoritaires. Le militantisme sans parti de Deleuze prend non seulement le contre-pied de la formation des États de pouvoir, mais il conserve aussi son indépendance vis-à-vis de la résistance militante organisée et des organismes parallèles, avatars de l’idéal identitaire. Le personnage du déserteur de l'État, libre dans l’expression de puissances non dominatrices et opposées à toute volonté de contrôle, auquel la micropolitique deleuzienne tente de reconnaître les droits, trouve une légitimité dans un monde où l’option de la violence contre l’ordre établi et celle de la compromission avec les pouvoirs en place semblent aussi peu convaincantes. Les modes d’existence des acteurs de la micropolitique planent quant à eux au-dessus de la mêlée ; ils ouvrent sur des revendications particulières qui ne correspondent jamais aux programmes et aux engagements connus. C’est donc à une position aussi exigeante qu'originale à laquelle nous convie Deleuze à une époque où les sommets internationaux et les manifestations souvent brutales et parfois sanglantes qui les accompagnent sont appelés à se multiplier sans que les actions menées par les partis en présence, de part et d’autre du « périmètre de sécurité », n’arrivent à persuader de la pertinence d’une (re)définition du concept trop général de démocratie sur laquelle tous aujourd’hui se rabattent aveuglément. Deleuze ne cherche moins un moyen d'unifier le peuple manquant dans le pouvoir d'un demos qu’il ne problématise la possibilité qu’ont les dirigeants et les résistants (les états de fait minoritaires) de troquer leur volonté de pouvoir et de domination contre une volonté de puissance immanente. 1

G. Deleuze, « Philosophie et minorité », Critique, no. 369, février 1978, p. 154-155. G. Deleuze et C. Bene, Superpositions, Paris, Minuit, 1979, p. 128-129. 3 Ibid., p. 127.

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Les décisions politiques et la résistance médiatisée demeurent, du point de vue deleuzien, prisonnières d'un système de représentation où le scénario normalisé demeure toujours prévisible : les uns tentent d’imposer leur loi tandis que les autres s’assemblent pour mieux protester contre l’ordre établi. Les corps affectifs atteignent leur pleine capacité d'expression en échappant aux valeurs reconnues et en étant soustraits à toute forme définie d’organisation afin d'expérimenter les potentialités du désir et construire un continuum de variations affectives indépendant des systèmes de pouvoir. Ainsi, le militantisme singulier de Deleuze entraîne la théorie générale de l’État vers une éthique comme expérimentation des modes de vie particuliers1. Ce qui ouvre sur une nouvelle configuration des solidarités où les devenirs-minoritaires combattent avec les forces vitales irréductibles à tout parti politique connu, qu’il s’agisse de celui des démocrates, de la résistance organisée ou des anarchistes. La politique deleuzienne n’entretient aucun rapport avec la réalité des partis en présence. En effet, plusieurs textes laissent penser que la réalité politique n’est pour Deleuze qu’une sorte d’œuvre d’art en formation continue où l’existence de la collectivité est sublimée pour mieux s’accorder à la parole et au geste créateurs. Toutefois, cette esthétisation trop rapide de la politique deleuzienne cache un motif plus profond et authentiquement lié à la polis. La politique deleuzienne résiste à tous les empires, refuse d'encourager l'activisme organisé, affiche un mépris pour les libertés individuelles « egocultrices » et dénigre la société des lois universelles à prétention cosmopolite. Cette position rejoint-elle celle des défenseurs de la collectivité des différences ? Nous pensons ici à Maurice Blanchot qui pense la communauté dans les termes d’une « mutualité profondément irréciproque », à la communauté constituée de « singularités disparates » pensée par Jean-Luc Nancy, et à Giorgio Agamben chez qui la communauté est composée de « singularités quelconques sans identités prédéfinies »2. Qu’en est-il du peuple de nomades deleuziens ? Il ne semble pas qu’il s’agisse d’un tel vivre en commun unitaire et idéalement respectueux de toutes les différences. Deleuze se démarque de la nouvelle idéologie de la communauté « unie dans la différence » en accordant, dans un geste encore une fois nietzschéen, une valeur plus grande aux êtres d’exception 1

Voir P. Mengue, « Gilles Deleuze et la grandeur du mineur », Il Particolare, no. 1, 1999, p. 41-74. Mengue dénonce le caractère tyrannique du régime sur lequel la micropolitique deleuzienne risque de déboucher. Pour contrer ce danger et créer du « lien social », il suggère de renouer avec le concept de démocratie et avec les droits de l’homme trop rapidement évacués du système deleuzien. Il deviendrait alors possible de tracer un plan d’immanence politique fondé sur un idéal de communication. Malgré l’affirmation d’une certaine infidélité à l’égard de Deleuze, cette interprétation demeure peu convaincante. Voir aussi P. Mengue, Deleuze et la question de la démocratie, Paris, Harmattan, 2003. 2 M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983 ; J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986 ; G. Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990.

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dépourvus de désir de domination qu’aux défenseurs de l’ultime tolérance. Ces êtres singuliers, qui ne cherchent ni à connaître le vrai (savoir), ni à exercer la domination (pouvoir), cyniques à plusieurs égards1, sont émancipés du rêve romantique de recomposition de l’unité par la suture des parties hétérogènes2 : « Nous sommes à l’âge des objets partiels, écrivent Deleuze et Guattari, des briques et des restes. Nous ne croyons plus en ces faux fragments qui, tels des morceaux de la statue antique, attendent d’être complétés et recollés pour composer une unité qui est aussi bien l’unité d’origine. Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu’elle en arrondit les bords. » Il est relativement aisé de définir par la négative le peuple fragmenté dont parle Deleuze : il n’est pas soumis aux lois du parlementarisme démocratique, agit par delà le bien et le mal, ne défend aucun impératif catégorique, n’entretient aucun projet constitutionnel, n’est soumis à aucune loi définie, ignore le consensus, le bon sens, le bien commun, la vertu, la raison communicationnelle et la juste discussion comme moyen de résoudre les conflits. Est-ce alors la loi du « chacun pour soi » qui prévaut ? Pas exactement, car les membres (virtuels) du peuple absent sont aussi en mesure de produire des liens entre eux : « Non pas même un puzzle, écrit Deleuze, dont les pièces en s’adaptant reconstruiraient un tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres. »3 L’intempestivité du peuple non formé s’exprime dans le fait que les singularités qui le constituent entretiennent de profondes relations sans être obligatoirement contemporaines les unes des autres. Ces êtres singuliers surgissent à diverses époques et en des contrées souvent lointaines, en provoquant des rencontres parfois virtuelles qui n’obéissent pas à des systèmes de normes prédéfinies ou de valeurs préétablies. La politique deleuzienne est foncièrement intempestive. Ainsi Kafka le déserteur au milieu des sociétés judaïque et allemande prenant sa ligne de fuite devant le fascisme, le stalinisme et l’américanisme qui frappent à la porte4, Straub et Huillet qui défendent une écriture cinématographique artisanale destinée au peuple oublié par la

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Nous pensons ici au dernier Foucault qui comparait, en référence au Husserl de la Krisis, les cyniques aux « fonctionnaires de l'humanité »; M. Foucault Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 277. 2 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 50. 3 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 110. 4 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 74.

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nouvelle économie de marché1, et peut-être aussi quelques-uns d’entre-nous lorsque nous parvenons à faire surgir des puissances encore absentes et indépendantes du nouvel ordre mondialisé et/ou des organisations terroristes. Cet ensemble non totalisable, ce mur de pierres non cimenté, voilà à quoi pourrait ressembler le peuple manquant qui, heureusement peut-être, demeure éternellement à constituer.

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J.-M. Straub défend lui aussi le peuple manquant contre le peuple nouveau: Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Le Mans, École régionale des beaux-arts, 1995, p. 46.

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CHAPITRE 10 Sur la question de l’espace public Où situer la micro-politique deleuzienne par rapport aux théoriciens du politique qui présentent la reconceptualisation de l'espace public de discussion comme antidote à l'atomisation caractéristique de notre modernité (Arendt1, Habermas2, Ch. Taylor3, etc.) ? La méfiance deleuzienne à l'égard de l'espace public favorise-t-elle la déresponsabilisation et entraîne-t-elle la promotion plus ou moins avouée des valeurs individualistes ? Comment le couplage particulier opéré par Deleuze entre les expériences politique et esthétique peut-il ouvrir sur une forme réelle d'engagement ? Le volontarisme politique n’a, pour Deleuze, aucune valeur. Les énoncés « je veux faire de la politique » et « je veux participer au débat public » n’ont aucun sens puisque l’exercice politique constitue essentiellement une réponse à des forces impersonnelles et non-volontaristes. Tant que cette nécessité n’est pas expérimentée, il vaut mieux rester tranquille à la maison plutôt que de compromettre son ego avec le pouvoir politique. Le réseau de forces impersonnelles appartient pour Deleuze à la sphère du « On » où le privé et le public, l’individuel et le collectif, la société civile et l’État, etc. perdent leurs statuts distinctifs4 jusqu’à faire advenir des « agencements collectifs d’énonciation ». Le « On » est l’expression d’une neutralité comprise en un sens similaire à celui proposé par Blanchot5, et donc à l’opposé de l’inauthenticité que lui attribue Heidegger dans Être et temps et, à sa suite, Lévinas6. À l’instar de la distinction entre le privé et le public, l’opposition entre l’authentique et l’inauthentique demeure, pour Deleuze, impropre à rendre compte de l’engagement dans l’acte de création de la vie politique en tant qu’elle demeure idéalement et abstraitement construite. Le recours deleuzien au « On » vient stratégiquement neutraliser la dialectique du soi et de l’Autre, de l’individu isolé et de l’altérité qui peut correspondre aussi bien au « Tu » de Buber ou au « Nous » des parlementaristes qu’au « Visage » de Lévinas. Ce n’est que sur le plan du « On » immanent que le Je devient collectif et peut commencer à penser politiquement. Une telle neutralité de l'expérience politique, combinée au caractère intemporel de la 1

H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983. J. Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1993. 3 Ch. Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992. 4 Voir, entre autres, G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 49 et vingt-etunième série. 5 Voir, notamment, M. Blanchot « La solitude essentielle », dans L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 11-32. 6 E. Lévinas, « Contre la philosophie du Neutre », dans Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1971, p. 332-333. 2

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lutte menée pour la création d'un peuple éternellement à venir, rend impossible la formation d'un espace public de discussion simultanée. Il n'y a, en outre, que bien peu à attendre de la délibération politique puisqu'il y a toujours, selon Deleuze, une « indignité de parler pour les autres »1, sans compter que les interactions strictement discursives, par opposition aux rencontres affectives, défendent le plus souvent des intérêts plus ou moins privés et ratent toujours l'essentiel : « on ne voit pas ce dont on parle, et l’on ne parle pas de ce qu’on voit. »2 Le problème avec l'espace public ne réside pas dans son incapacité à être ouvert à tous ou dans le fait que certains groupes en soient toujours exclus. Deleuze ne croit pas qu'il faille élaborer un modèle plus performant de « mise entre parenthèses » des inégalités, développer une éthique intersubjective fondée sur des normes rationnelles pour les discours publics qui serait mieux en mesure de définir le bien commun, fussent-elles cette nouvelle éthique et ces normes discursives « postbourgeoises »3. L'incapacité de l'espace public ne réside pas simplement dans le fait qu'il demeure une stratégie de domination intéressée ou un idéal de pouvoir qui passe invariablement à côté des forces impersonnelles, mais l'impuissance de l'espace public consiste également en ce qu'il nie ou ignore l'expérimentation des puissances déterritorialisantes qui excèdent par définition, et en partie, la rationalité des discours. La « publicité » n’est rien d’autre pour Deleuze (avec Guattari) qu’un domaine de circulations des opinions. Même le déploiement d'un contre-espace public, ou d'un espace parallèle de discussion, se trouve confronté à la même impuissance : bien qu'il ne soit pas un instrument d'autorité dominant, ses objectifs demeurent orientés sur un idéal identitaire défini à travers des discours organisés qui communiquent des opinions en ratant l'expérimentation des puissances de déterritorialisation. L’arbitraire de l’opinion subjective, qui à l’échelle collective ou intersubjective vise à former un consensus, tend vers une transcendance idéale néfaste à l’expérimentation immanente des forces impersonnelles seules aptes à générer des concepts philosophiques. C’est en ce sens que l’art de la communication qui fait circuler des opinions sur la place publique se confond avec une « illusion de transcendance »4, c’est-àdire avec une universalité abstraite aveugle à la singularité des expérimentations et des créations conceptuelles. Le passage suivant est sans doute celui qui évoque le plus clairement (bien que implicitement) la 1

G. Deleuze, « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Michel Foucault-Gilles Deleuze », Revue L'Arc, 49, 1972, p. 5. Repris dans G. Deleuze, L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 291. 2 G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 117. 3 N. Fraser, « Repenser l'espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », dans E. Renault et Y. Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003, en particulier p. 106, 123, 131 et 132. 4 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 50-51.

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position de Deleuze (et Guattari) à propos des théories modernes de l’espace public : « La philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du ‘consensus’ et non du concept. […] Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent eux-mêmes être expliqués. »1 La philosophie politique de l'espace public n'a de philosophique que le nom. Deleuze et Guattari ajoutent que les conceptions modernes de la communication en philosophie politique demeurent vaguement sophistiques et maladroitement nostalgiques de l’agora athénienne : « L’idée d’une conversation démocratique occidentale entre amis n’a jamais produit le moindre concept ; elle vient peut-être des Grecs, mais ceux-ci s’en méfiaient tellement, et lui faisaient subir un si rude traitement, que le concept était plutôt comme l’oiseau soliloque ironique qui survolait le champ de bataille des opinions rivales anéanties. […] La philosophie ne s’honore pas davantage en se présentant comme une nouvelle Athènes et en se rabattant sur des Universaux de la communication qui fourniraient les règles d’une maîtrise imaginaire des marchés et des médias (idéalisme intersubjectif). »2 La politisation deleuzienne de l'expérience esthétique est-elle assimilable à une forme d’aristocratisme désengagé qui sublime les problèmes réels et concrets (totalitarisme, injustices, guerres, pauvreté, exploitation, etc.) ? Il serait faux de le croire puisqu'une telle interprétation ne tient pas compte de la réelle motivation deleuzienne consistant à favoriser la diversité des styles d’existence et à dénoncer toutes les formes de pouvoir, aussi bien impériaux ou grandiloquents que quotidiens et dissimulés, qui strient l’espace comme les plus basses des formes d’expression de la puissance. Il est vrai que la résistance deleuzienne au présent s’organise en retrait par rapport à certaines valeurs et certains problèmes actuels (démocratisme, nationalisme, cosmopolitisme, etc.). Mais cette prise de distance vise ultimement à mieux faire résonner entre elles des puissances plus déterminantes jusqu’à produire une communauté intemporelle qui crée des alliances entre les classes et les peuples. Placé sous le signe du retrait vis-à-vis d’une part de l’actualité, l'anachorète ou le militant nomade « sans-lieu » et sans parti acquiert la capacité de penser une politique non-identitaire en expérimentant les forces 1 2

Ibid., p. 11-12. Ibid., p. 12.

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chaosmiques de déterritorialisation qui l'entraînent dans une suite de devenirs impersonnels : « Si l'écrivain est en marge ou à l'écart de sa communauté fragile, cette situation le met d'autant plus en mesure d'exprimer une autre communauté potentielle. »1 Ailleurs, Deleuze pense cette « communauté potentielle » dans les termes d’une « communauté de composition »2 pour laquelle ce qui est commun ne correspond pas à ce qui est simultanément partagé par un groupe d’intérêts (sur le modèle du consensus), mais plutôt à ce qui est particulier aux rencontres (sur le modèle des affects qui unissent des corps). Une telle communauté de composition offre une alternative au volontarisme, à l'uniformisation des modes d'existence (dont l'homo œconomicus) et au despotisme sous toutes ses formes en contribuant à définir le communisme singulier de Deleuze qui vise à faire advenir un peuple paradoxalement destiné à entrer dans un processus interminable de constitution et pour lequel la parole communicante devient secondaire par rapport à l’expérimentation des puissances de déterritorialisation.

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G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1075, p. 3132. 2 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, p. 254-255 ; voir aussi l’ensemble de ce chap. XXVII.

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III – ARTS ET ESTHÉTIQUE

CHAPITRE 11 Heidegger, Deleuze et la littérature : deux manières de libérer la grammaire de la logique1 L’expression d’une langue étrangère Selon Deleuze, l'une des tâches de la littérature consiste à faire naître une langue originale et inconnue dans une langue ordinaire et courante. À la suite de Proust, il soutient : « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »2, entraînant la définition proustienne de la littérature vers une expérimentation singulière des forces chaosmiques. Pour mieux saisir ce dont il s'agit, il nous faut expliquer brièvement deux notions centrales dans la conception deleuzienne de l'art en général et de la littérature en particulier : les devenirs et la vie impersonnelle. L'écriture est pour Deleuze une activité privilégiée d'expérimentation et d’expression des devenirs. Toutefois, les devenirs deleuziens ne sont pas dirigés sur une forme à imiter ou à laquelle ils pourraient s'identifier. Un personnage, un auteur ou un lecteur qui « devient » au sens deleuzien expérimente tout sauf le passage d'une identité à une autre. En ce sens, le contre exemple littéraire par excellence des devenirs deleuziens est donné par le roman de formation. Le devenir processuel, qui ne cesse de transformer ce qui en fait l'expérience, n'est pas guidé par une forme stable et préexistante à réaliser. Au contraire, l'expression littéraire des devenirs consiste à affirmer une zone d'indiscernabilité ou d'indifférenciation3 entre deux entités (homme et animal, insecte et fleur, etc.) en créant des moyens langagiers inédits. Pour Deleuze, interroger les devenirs effectifs indépendamment des théories de l'imitation vise à rejoindre une effectivité plus réelle que l'œuvre achevée, c'est-à-dire le présent de la vie impersonnelle en train de s'emparer d'un corps. L'expérimentation des devenirs en littérature amène l'écrivain (et le lecteur) à expérimenter une vie impersonnelle, a-subjective et inorganique. Comme le souligne Deleuze dans son texte « La littérature et la vie »4, la vie conserve une indépendance par rapport au domaine du vécu (souvenir d'enfance, fantasme, récit de voyage, etc.). C'est par exemple ce qui aspire la 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 15 mai 2003 à l'Université Harvard (États-Unis) à l’occasion de la réunion annuelle de la International Society of Phenomenology Literature. 2 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1987, p. 297 ; G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 7 3 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11 et 100 ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 343. 4 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11-17

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volonté intérieure du personnage d'Achab dans le roman de Melville, non seulement en le privant de toute faculté de jugement dans sa poursuite effrénée de Moby Dick, mais aussi en rendant indistincts le capitaine et la baleine1. La vie impersonnelle force ce dont elle s'empare à devenir et à se percevoir autre que lui-même. La littérature, comme tout processus de création artistique, n'a rien à imiter et aucune intériorité à extérioriser. Elle est plutôt l'expression des forces semi-organisées ou chaosmiques qui traversent, en les intensifiant, les corps (humains ou non). Elle doit rendre scripturales des forces non scripturales. Cette machination a bien sûr des conséquences sur les modes d'écriture qui ne sont plus dominés par un idéal de nomination. En outre, l'expression littéraire de la vie autonome des affects privilégie une série de procédés d'écriture insoumis aux conventions de la signification. Libérer la grammaire de la logique Les styles de Heidegger et de Deleuze sont modulés par leur pensée. D’une part, on a la trouvaille heideggerienne d’un langage poétique en mesure d’assurer la calme demeure auprès de l’être. De l’autre, l’éloge deleuzienne d’une langue irrégulière qui prend congé du monde de la signification. Chez Heidegger, le langage entretient des liens intimes avec le silence de l’être, tandis que, chez Deleuze, la langue de la pensée en est une, tordue, à travers laquelle une savante conceptualité exprime des états les plus singuliers. Les usagers privilégiés de la langue appartiennent à des familles bien distinctes pour Heidegger et Deleuze qui ne partagent donc pas les mêmes références littéraires. Les paroles poétiques qui remplissent Heidegger d’admiration sont celles des présocratiques avec lesquelles correspondent, comme dans un lointain écho, les vers de Hölderlin, Georg Trakl, Reiner-Maria Rilke et René Char présentés comme les protecteurs du mystère et du calme repos de l’être. Pour sa part, Deleuze pense le langage à partir d'auteurs qui (hormis Herman Melville et Lewis Carroll) appartiennent de plain-pied au XXe siècle : Marcel Proust, Franz Kafka, Samuel Beckett, Gérashim Luca, T.E. Lawrence, la littérature américaine avec Scott F. Fitzgerald en tête, Osip Mandelstam, Antonin Artaud, Carmelo Bene, Raymond Roussel, Henri Michaux, Robert Brisset, Louis Wolfson, etc. Ces écrivains sont exemplaires pour Deleuze en tant qu’ils parviennent à mettre la langue dans un rapport d’étrangeté avec elle-même. En dépit de ces énormes différences quant aux références littéraires et aux effets de langage recherchés, on remarque une motivation commune aux réflexions de Heidegger et de Deleuze sur l'écriture. En effet, les méditations langagières de Heidegger et de Deleuze prennent place dans le cadre général 1

Ibid., p. 100. Voir aussi G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 298.

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de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tournant langagier » selon lequel le mot n'est plus un simple supplément par rapport à la chose. Les philosophies de la conscience demeuraient aveugles à cette primauté du langage. Les théories langagières de Heidegger et de Deleuze tirent ainsi les plus ultimes conséquences de cette nouvelle situation en assumant le démantèlement de la correspondance naïve entre les mots et les choses jusqu’à faire de cette non coïncidence un enjeu premier pour la pensée. L’assomption de l’imperfection du langage amène Heidegger et Deleuze à considérer, respectivement, une finitude langagière et un impouvoir de l'expression scripturale. Ces limitations rendent impossible la simple imitation langagière. En d'autres termes, la langue n'est pas seconde par rapport à un message « objectif » qu'un interlocuteur « A » aurait à transmettre à un interlocuteur « B ». Au message par essence non représentable (le mystère de l'être chez l'un, les variations d'intensités chez l'autre) correspond une nouvelle forme de communication qui a dorénavant pour tâche de dévoiler la Dite comme parole recueillante (Heidegger) ou d'inventer une langue étrangère ou non familière (Deleuze). Dès lors, le langage ne se donne pas comme une simple médiation, mais il se rapporte directement à l'indéterminé. Ce nouveau langage trouve son expression à condition, comme le mentionne Heidegger, de « libérer la grammaire de la logique »1 ou encore de produire, comme l'affirme cette fois Deleuze, des « agrammaticalités »2 comme autant de « moyens inadéquats »3 qui viennent ébranler les conventions linguistiques. La défense d'une nouvelle grammaire non logique ne vise pas simplement à promouvoir une langue rebelle et anarchique, mais elle implique d'abord une maîtrise parfaite des lois grammaticales et des possibilités offertes pas la langue. Par delà l'ironie qu'elle contient, la remarque suivante convient aux projets heideggerien et deleuzien d'un renouvellement de la grammaire : « Nul n'est sensé ignorer la grammaticalité, ceux qui l'ignorent relèvent d'institutions spéciales. »4 La maîtrise parfaite de la grammaire est donc requise avant d'entreprendre le renouvellement de la logique grammaticale. Les écritures de Heidegger et de Deleuze présentent ainsi deux formulations d'une telle grammaire inédite, maîtrisée et libérée de la logique traditionnelle que viennent illustrer différents exemples tirés de la littérature. La langue de prédilection de Heidegger est entourée d’une auréole mystique. Selon Heidegger la langue de l’être est paradoxalement en mesure 1

M. Heidegger, Être et temps, trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 132 ; M. Heidegger, Sein und Zeit [1927], 10. Auflage, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1963, p. 165. Voir aussi M. Heidegger, Questions III-IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 68 : « La libération du langage des liens de la grammaire, en vue d'une articulation plus originelle de ses éléments, est réservée à la pensée et à la poésie. » 2 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 93. 3 Ibid., p. 142 4 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 128.

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de montrer tout en faisant silence, d'abolir la distance entre le mot et l’être, de maintenir la proximité du lointain, et de recueillir ce qui ne se laisse jamais appréhender objectivement. « Dire -sagan- veut dire : montrer, laisser apparaître, donner à voir et à entendre. »1 Le parler authentique possède, selon Heidegger, une dimension d'extrême passivité qui se confond avec l’écouter. Cette parole écoutante qui montre en laissant être, qui accueille sans s’approprier, c’est ce que Heidegger nomme la Dite (die Sage). Si la langue de certains poètes est adéquate à l’être, c’est parce qu’elle correspond aussi à la langue qui, par excellence, arrive à préserver le sens et la vérité de l’être sans les substantiver. Le style qu’admire Deleuze lance également un défi à la logique commune. Toutefois son aspect essentiellement affirmatif l’éloigne du rapport particulier qu'entretient Heidegger avec l'expérience du calme abandon et de la sereine attention. Chez Deleuze, la langue privilégiée laisse plutôt apparaître un caractère syncopé et non fusionnel. De Heidegger à Deleuze, la destruction de la logique communicationnelle est dirigée vers des ennemis langagiers bien distincts. Pour Deleuze, il ne s'agit pas de combattre la langue de la technique pour redonner au langage un sens spirituel, mais plutôt, en s’inspirant librement de Kafka, de livrer bataille à la langue de la littérature majeure. Là où Heidegger s'en remet à la poésie ontologique, Deleuze fait l'éloge d'une langue minoritaire dépourvue de toute universalité et soustraite aux « mots d'ordre ». La littérature mineure est la « littérature qu’une minorité fait dans une langue majeure »2. Elle est seule en mesure d’accorder de nouveaux usages à la langue majeure3, et c’est à travers elle que son usager devient lui-même « dans sa propre langue comme un étranger »4. La langue mineure fait disjoncter la langue majeure jusqu'à rendre celle, celui ou ce qui parle ou écrit « bilingue même en une seule langue »5. Deleuze admire ainsi la langue-cri, les glossolalies et les mots-souffles6 d’Artaud qui n'ont pour seul souci que de « briser le langage pour toucher la vie »7, la langue bégayante de Gérashim Luca8, celle de Louis Wolfson qui fait éclater sa langue maternelle selon un procédé complexe9, et celle de Melville qui donne naissance à l’outlandish à partir de l’anglais10. Il s'agit à chaque fois de faire de la langue le mode d'expression direct des intensités variables et en partie contradictoires expérimentées par 1

M. Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier, F. Fédier, Paris, Gallimard, 1981, p. 239. 2 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 29. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 127-139. 4 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 48. 5 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 11. 6 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 141. 7 A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 17. 8 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 135-143. 9 Ibid., p. 18-33. 10 Ibid., p. 93.

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des corps traversés par les forces impersonnelles venant de l'extérieur. C'est alors qu'apparaît une « création continue du réel par l'invention continue de modes de signifier singuliers. »1 Si les disjonctions qui habitent la langue de Luca, d’Artaud ou de Beckett sont indiscutablement à l’œuvre dans leurs textes (ça s’entend et ça se voit), il n’en va pas de même pour la langue de certains écrivains auxquels se réfère aussi Deleuze et dont les textes donnent plutôt l’impression de former un système de connexions inclusives. Ainsi en va-t-il pour Kafka. La thèse deleuzo-guattarienne selon laquelle une langue aussi construite que celle de Kafka a comme seul et unique tâche d'exprimer des régimes divergents d'intensité prolonge les propos d'Alain Robbe-Grillet qui écrivait à propos de Kafka : « tout ce qui sonne un peu faux, tout ce qui manque de naturel, c’est précisément cela qui rend à l’oreille du romancier le son le plus juste. »2 L’œuvre de Kafka, qui a rendu explicite la notion de « littérature mineure »3, a un impact d’autant plus grand que les intensités qu'elle présente demeure inapparentes. Les variations intensives résonnent dans le système nerveux du lecteur/expérimentateur sans être repérables dans le texte sous forme de cris ou de bégaiements. Mais pour Deleuze, la littérature réussie est également celle qui parvient à transmettre des affects indépendamment des états de choses dans lesquels s'incarnent ces affects et de l'existence de celui ou ce qui les expérimente. Le style de Kafka est d'autant plus incomparable que son écriture produit une grande quantité d'affects en donnant l'apparence d'être la plus parfaitement réglée. Chez Heidegger la langue a pour tâche de dévoiler la familiarité d'un séjour dans l’être, alors que chez Deleuze la langue est transportée dans un rapport d’étrangeté avec elle-même. Curieusement, en dépit de cet écart, Deleuze en vient à décerner une bonne note aux jeux heideggeriens de variations étymologiques. Dans son texte intitulé « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry »4, Deleuze n'établit pas seulement un rapprochement apparemment loufoque entre les deux auteurs, mais il profite aussi de l'occasion pour rendre hommage au penseur allemand. On y apprend que l’étymologie anexacte pratiquée par Heidegger dans ses commentaires tardifs des fragments présocratiques a tous les caractères d’une langue mineure. Si bien que les jeux linguistiques auxquels s’adonne Heidegger, dans lesquels « la vieille langue affecte l’actuelle qui produit sous cette condition une langue encore à venir »5, débouchent sur la création d’une troisième langue « inouïe presque étrangère »6. Dans la même page, 1

C. Joubert, « La question du langage : Deleuze à l'épreuve de Beckett », Théorie. Littérature. Enseignement, no. 19, 2001, p. 29-45, p. 38. 2 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961, p. 140. 3 F. Kafka, Journal, trad. fr. M. Robert, Paris, Grasset, 1954, p. 180-183. 4 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 115-125. 5 Ibid., p. 122. 6 Ibid., p. 124.

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Deleuze compare la méthode heideggerienne à celles de Roussel, de Wolfson et de Luca. En outre, la grille d’interprétation utilisée par Deleuze dans son analyse des trois langues de Heidegger sert, à la même époque, à étudier l’écriture de Beckett1. Silence, métaphore et langage privé Heidegger et Deleuze accordent une place privilégiée au silence. La pensée de Heidegger noue clairement des liens entre l'être et l'indicible. Au § 34 de Être et temps, Heidegger définit le silence comme « un mode du parler qui articule originairement la compréhensivité du Dasein. » Deleuze manifeste lui aussi son admiration pour le silence qu’il associe à une sorte d’état paroxystique atteint par la langue. « Faire bégayer la langue, écrit Deleuze, et en même temps porter le langage à sa limite, à son dehors, à son silence. »2 Pour Heidegger, signifier beaucoup implique une communion silencieuse avec l’être. Tout autre est le silence deleuzien qui, loin de signifier beaucoup, n'a plus aucun message secret à livrer. Le silence est pour Deleuze l’atteinte d’un point asignifiant de la langue. Ce qui amène un commentateur à utiliser la conception deleuzienne du langage pour analyser les Mumonkan (de brèves sentences issues de la tradition zen comme par exemple : « A monk asked Joshu, ‘Has a dog the Buddha-nature ?’ Joshu answered : ‘Mu’. »)3 Ceci ne doit pas faire oublier que Heidegger, l'herméneute, n'est pas non plus en reste par rapport à la pensée zen4. Deleuze et Heidegger reconnaissent un caractère philosophique au silence, mais ils ne parviennent pas à s'entendre sur le statut à accorder à la métaphore. Un désir de se rendre maître des métaphores inédites sous-tend le jeu heideggerien des variations étymologiques. Heidegger en crée d'ailleurs un grand nombre en vue de révéler le signifiant majeur « être ». Par là, et même s’il est l’unique véritable usager de ses métaphores, Heidegger cultive l’usage de ce que Deleuze considère être une langue majeure. L’étymologie anexacte est mineure, mais le sens idéalement attribué aux métaphores appartient aux usages majeurs de la langue. Heidegger accorde en quelque sorte à son « ontologie fondamentale » les pleins pouvoirs sur l’être en s'arrogeant le droit d’interprétation des métaphores ontologiques. Le reproche adressé par Deleuze et Guattari à la psychanalyse, selon lequel la science freudienne n'aurait tenté rien d'autre que de se rendre « maîtresse du 1

G. Deleuze, « L’Épuisé », dans S. Beckett et G. Deleuze, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L'épuisé, Paris, Minuit, 1992, p. 66-79 ; à comparer avec G. Deleuze, « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry », dans Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 115-125. 2 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 142. 3 P. Goodchild, « Speech and silence in the Mumonkan : an examination of use of language in light of the philosophy of Gilles Deleuze », Philosophy East and West, 43(1), 1993, p. 1-18. 4 J.-F. Duval, Heidegger et le Zen, Sisteron, Édition Présence, 1984.

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signifiant, de la métaphore et du jeu de mots »1, peut aussi s’appliquer à Heidegger. Deleuze détruit les deux aspects de la signification : sa face substantielle et son caractère métaphorique. Heidegger ne détruit la première que pour ennoblir la seconde. Les métaphores abondent chez Heidegger : la Maison, la Dite, le Berger, la Clairière, etc. Il crée un mythe, celui du Quadriparti (Geviert)2. Bourdieu parle de la pensée heideggerienne en terme d’euphémisation du langage3. Ce qui est justifié du fait que, chez Heidegger, un mot familier (ex. : la Cruche4) peut désigner la grandeur infinie de l’être, et un autre mot de la langue courante (ex. : le lézard5), signifier un vulgaire étant. Il y a une abondance de mises en garde, et seul le penseur le plus aguerri saisira le sens de l’usage multiplié des guillemets chez Heidegger. En somme, les commentaires poétiques de Heidegger constituent une gigantesque métaphorique de l’être pour laquelle les mots-concepts demeurent toujours inadéquats dans le dire de sa grandeur. De son côté, Deleuze est sensibilisé par sa lecture de Kafka à l'extrême connivence entre le régime de la signification despotique et la métaphore. « Les métaphores, écrit Kafka, sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature. »6 Une idée qui est reprise par Deleuze et Guattari : « Kafka tue délibérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification, non moins que toute désignation. »7 Si les métaphores importunent à ce point Kafka et Deleuze, c’est parce qu’elles présupposent toujours un signifié supérieur qu’elles ne font qu’exprimer par une voie dissimulée, indirecte, secrète et codée. C’est par ce jeu détourné que « les métaphores sont des mots sales »8. Contre l’usage de la métaphore, Deleuze oppose celui « des mots inexacts pour désigner des choses exactement »9. Il est faux selon Deleuze de croire en la perfection du langage, y compris la perfection de la métaphore poétique, car toute langue implique des ratés. Notons qu’Adorno en vient lui aussi à opposer la langue de Kafka à la langue sacralisée et despotique du jargon heideggerien. « Le jargon pourrait être décrit, affirme Adorno, comme une réplique idéologique de la paralysie des fonctions administratives dont la sobre langue de Kafka nous présente l’horreur, langue de Kafka qui est le parfait contraire du jargon. »10 1

G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 50. M. Heidegger, « Bâtir habiter penser » et « La Chose », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, surtout p. 176-179, 205 et 211-215. 3 P. Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 89-90. 4 M. Heidegger, « La Chose », trad. fr. A. Préau, dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 194-218. 5 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. fr. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, § 47. 6 F. Kafka, Journal, trad. fr. M. Robert, Paris, Grasset, 1954, p. 525. 7 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 40. 8 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 9. 9 Ibid., p. 9. 10 T. W. Adorno, Jargon de l’authenticité, trad. fr. E. Escoubas, Paris, Payot, 1989, p. 97. 2

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Nous distinguons la métaphorique heideggerienne et l’anexactitude langagière de Deleuze. Mais Heidegger ne condamne-t-il pas lui aussi les usages de la métaphore ? Et le nietzschéisme de Deleuze ne l’amène-t-il pas à concevoir la réalité comme une fable accessible par la voie métaphorique ? La langue de Heidegger est dans une position similaire à celle de Platon. Chez l’un comme chez l’autre, on retrouve une virulente condamnation du discours d’images doublé d’un recours stratégique à l'allégorie. Platon exclut le poète et ses procédés d’imitation de la cité tout en créant lui-même de nouveaux mythes. Et Heidegger désapprouve d’une main les usages de la « métaphorique [qui] n’existe qu’à l’intérieur des frontières de la métaphysique »1 tout en inventant, de l’autre, de nouvelles métaphores considérées, de manière arbitraire, comme plus fondamentales. Pour sa part, Deleuze (avec Guattari) court-circuite le problème de la métaphore en rangeant la philosophie du côté de la création de concepts et d'un plan de consistance. « Le plan de consistance est l’abolition de toute métaphore ; tout ce qui consiste est Réel. »2 Il faut lire dans cette affirmation le désaveu de la tendance irrationaliste à la faveur d’une prise en charge de l'effectivité réelle du concept. En effet, seuls les concepts sont aptes à « rejoindre la vraie raison de la chose en train de se faire »3, quitte à faire usage de moyens inadéquats pour les exprimer. Les affects et les percepts qui transitent par l'écrivain possèdent un degré de déterminité équivalent à celui du concept philosophique. Dans son apologie des mots anexacts et des langues mineures, inventées et singulières, Deleuze en vient-il à faire de la langue un fait simplement individuel ? Les mots n’ont pas d’abord pour Deleuze une portée communicative et encore moins une valeur universelle. Leur anexactitude n'est-elle que purement relative ? Renvoie-t-elle à autre chose qu'un langage privé ? Selon Wittgenstein, il est absurde d’attribuer une logique singulière à un langage privé puisque cette logique se donnerait alors comme une autre logique à côté d’une norme consensuelle à partir de laquelle toute parole prend sens. L’argument du scarabée développé au § 293 des Investigations philosophiques est l’occasion pour Wittgenstein d’exprimer l’impossibilité d’une logique langagière relative aux sensations intérieures d’un individu quelconque. Heidegger adopte une position similaire en privant le Dasein de toute intériorité subjective au profit, cette fois, d’une relation privilégiée à l’être. Toutefois, le langage qui neutralise toute vie intérieure n’est pas pour Heidegger d’ordre logique, comme c’est le cas chez Wittgenstein, mais son authenticité acquiert un statut poétiquement spéculatif dépourvu de 1

M. Heidegger, Le Principe de raison, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 126. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 89. 3 G. Deleuze, « Bergson 1859-1941 », dans M. Merleau-Ponty (éd.), Les Philosophes célèbres, Paris, Mazenod, 1956, p. 292-299, p. 299 ; repris dans G. Deleuze, L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 42. 2

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cohérence logique. Dans l’optique deleuzienne, les métalangues logique et poétique, respectivement de Wittgenstein et de Heidegger, sont des langues majeures qui ont pour effet d’écraser toutes les ressources créatives des langues qui sont étrangères aux logiques grammaticales connues. La langue mineure à laquelle Deleuze donne ses droits constitue bien une sorte de langue privée en ce qu’elle est forcée de créer un code singulier d’expression indépendamment des significations pré-déterminées et imposées par la langue majeure. Toutefois, la langue mineure ne se définit pas, pour Deleuze, par sa capacité à décrire un univers de sensations intérieures. Bien au contraire, elle succède à la dissolution du moi. En d'autres termes, la littérature mineure exprime des agencements collectifs d’énonciation sans sujet1. Aussi longtemps que l’on conçoit l’invention d’une langue mineure dans les termes d’une création subjective, on passe à côté de la dimension extra-personnelle et politique attribuée à la langue par Deleuze2. La langue mineure est une véritable machine de guerre. C’est l’erreur de Bouveresse qui, dans son interprétation de Deleuze, omet de considérer le caractère impersonnel et révolutionnaire de la langue mineure en la rappelant à l’ordre du discours logique de Wittgenstein3. Ainsi les trois philosophes (Wittgenstein, Heidegger et Deleuze) s’entendent sur la nullité de l’intérêt philosophique que représente l’univers des impressions subjectives. Chez Wittgenstein et Heidegger les sensations intérieures productives de langues singulières croulent sous le poids d’une langue majeure en équilibre (logique langagière pour Wittgenstein ou poétique langagière pour Heidegger), tandis que ces mêmes productions acquièrent chez Deleuze un caractère impersonnel et ouvrent sur la création d’une langue mineure. Il n’y a pas de critère bien défini qui permette de différencier la langue mineure de toute autre langue étrangère (gazouillis d’enfants, transcription de cris d’animaux, etc.). Deleuze évoque seulement une nécessité extérieure qui force le démantèlement de la langue majeure et l’apparition de la langue mineure. Ces singularités ou ces étrangetés langagières n’occupent aucune place dans les réflexions de Heidegger qui croit toujours être en mesure de maîtriser l'art de la métaphore ontologique, ou de Wittgenstein prétend décrire adéquatement les règles des jeux de langage. Mais chez Deleuze les langues mineures créent de nouveaux jeux inédits. Vouloir en rendre compte à partir d'un ensemble de métaphores préorientées, ou d’un jeu de langage pré-ordonné logiquement, c’est trahir leur déséquilibre en les ramenant à un ordre majeur. Wittgenstein a, pendant un instant, frôlé le problème deleuzien des langues mineures. Au § 261 des Investigations philosophiques, il écrit, dans un esprit deleuzien avant la lettre : « À faire de la philosophie, on en vient au 1

G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 33. Ibid., p. 31-33. 3 J. Bouveresse, La Demande philosophique, Combas, L’Éclat, 1996, p. 52 et 105. 2

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point où l’on n'a plus d’autre désir que de prononcer un son inarticulé. » Mais très rapidement Wittgenstein se détourne de la question et il s'empresse de réintégrer le son inarticulé dans un jeu de langage pré-existant. « Mais pareil son, poursuit Wittgenstein, n’est une expression que dans un certain jeu de langage qu’il nous faut décrire maintenant ». Là où Deleuze s’efforce de « se servir de la syntaxe pour crier et donner au cri une syntaxe »1, Wittgenstein écrase les disjonctions syntaxiques sous une théorie des jeux de langage, tandis que Heidegger étouffe les irrégularités langagières avec de savants commentaires ontologiques inspirés d'une poésie considérée comme authentiquement majeure. La destruction du jugement L'art constitue pour Deleuze un moyen de résistance privilégié. Et de toutes les formes d'expression artistique, la littérature est la plus apte à neutraliser les « mots d'ordre », car elle se situe d'emblée sur le plan de la discursivité. Les injonctions langagières constituent autant de jugements portés sur la vie. Or, « le jugement empêche tout nouveau mode d’existence d'arriver »2. La fonction politique de l'art en général consiste à encourager la production des manières d'exister. Et l'avantage de la littérature est de rendre explicite une syntaxe dépourvue de mot d'ordre, de forger une langue ne véhiculant aucun jugement. Dans un texte tardif intitulé « Pour en finir avec le jugement », paru dans Critique et clinique, Deleuze associe les doctrines du jugement à l’héritage judéo-chrétien. Pas surprenant que les écrivains-philosophes Nietzsche, Lawrence, Kafka et Artaud comptent pour Deleuze parmi les meilleurs résistants à cette tradition du jugement. La lutte menée contre le jugement n’est pas une guerre. La guerre est accomplie par le mauvais CsO qui ne vise qu’à supprimer ce dont il s’empare3. En revanche, le combat permet d'exprimer de nouvelles forces et de favoriser l'émergence des styles de vie. « Dans la guerre, écrit Deleuze, la volonté de puissance signifie seulement que la volonté veut la puissance comme un maximum de pouvoir et de domination. [...] le combat ne passe pas par là. Le combat au contraire est cette puissante vitalité non-organique qui complète la force avec la force, et enrichit ce dont elle s’empare. »4 L'écriture, comme toute activité créatrice, exprime pour Deleuze des processus de désubjectivation. On n'écrit pas pour devenir écrivain, mais précisément pour éviter d'immobiliser le mouvement en acquérant une telle 1

G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 48. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 168. 3 Sur la distinction des trois corps, voir G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 202. 4 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 167. 2

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identité. Pas plus que l'écriture n'a de modèle à imiter, pas davantage l'auteur ne doit rendre son mode d'existence conforme à une forme-écrivain préexistante. En ce sens, le travail d'écriture constitue un moyen d'entrer en relation avec la machination des forces impersonnelles qui défie toute logique générale d'appropriation. Nous avons vu de quelle manière la conception deleuzienne du langage et de l'écriture répond au projet heideggerien visant à « libérer la grammaire de la logique ». Nous avons aussi montré les limites de ce rapport. Heidegger propose une approche du langage qui n'obéit plus à la logique traditionnelle, mais il formule aussi une nouvelle grammaire générale constituée d'un ensemble de mots d'ordre ou de métaphores codées : « comprends l'être », « sois son berger », « habite la clairière », « écoute l'être », « deviens authentique », etc. À ce type de langue majeure et hiérarchisée qui mène la guerre à l'inauthentique en neutralisant l'émergence des modes de vie inédits, Deleuze oppose une langue mineure pour laquelle il n'y a plus rien à comprendre, plus aucun fragment de vie à juger, et qui s'en tient à l'expérimentation des forces chaosmiques en favorisant la multiplication des styles d'existence. Cette expérience de la vie impersonnelle trouve un équivalent conceptuel dans une grammaire non familière à inventer à même la langue ordinaire. Les bégaiements, les cris, les sons inarticulés, les glossolalies, les mots-souffle, l'outlandish, etc. en sont des expressions possibles. C'est cette expérience singulière du travail d'écriture que Deleuze se propose de décrire en montrant son originalité par rapport à la conception traditionnelle, et reprise par Heidegger, de la littérature édifiée sur le modèle « étatique » (juger, identifier, réprimer, etc.). En somme, là où le modèle heideggerien de l'écoute et du langage converge vers la défense d'un unique mode d'existence orienté sur la compréhension du sens de l'être (tous les Dasein font partie de la même équipe, disait Sartre1), l'écriture deleuzienne se propose de « faire exister, non pas juger »2.

1 2

J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 285. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 169.

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CHAPITRE 12 Accords et faux raccords entre les conceptions du cinéma de Godard et Deleuze1 Des premières critiques aux nouvelles méthodes d’analyse Le cinéma est au cœur des grands bouleversements politiques du XXe siècle. Les États totalitaires ont bien compris cette puissance du cinéma en mettant le talent des meilleurs cinéastes au service des propagandes soviétique (Sergeï Eisenstein) et national-socialiste (Leni Riefenstahl). De leur côté, les philosophes se sont rapidement montrés critiques vis-à-vis de cette nouvelle forme d'expression artistique. Très tôt, ils dénoncent les insuffisances de cet art nouveau en refusant de se laisser prendre au jeu de la vérité produite par la mise en mouvement des images. À cet égard, les attitudes d'Henri Bergson, du philosophe Alain, et de Walter Benjamin sont exemplaires. Dans le chapitre IV de L'Évolution créatrice (1907), Bergson critique le caractère illusoire du mécanisme cinématographique. Pour Bergson, le cinéma demeure prisonnier d’une pensée mécaniste qui ne fait que reconstituer artificiellement le mouvement en alignant une suite d’images immobiles inaptes à produire le mouvement réel ou à décrire l'élan vital intérieur aux choses2. Dans son Système des beaux-arts, Alain condamne de manière implicite le cinéma réduit à un art industriel3. Et dans son texte célèbre intitulé « L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique »4 (1935), Benjamin soutient que les œuvres cinématographiques ne parviennent plus à exprimer l'« aura » des créations artistiques. Le cinéma peut produire des vedettes et des dictateurs, il a le pouvoir de distraire et de séduire les masses, mais il ne favorise pas l'expérience du recueillement devant ce qui est unique. Même Antonin Artaud, qui avait pourtant joué dans quelques films célèbres au cours des années 1920 (notamment dans Napoléon d'Abel Gance en 1925 et dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer en 1928) a pris position contre le langage qualifié de mortifère et fixiste du cinéma en tant qu'il ne parvient pas, contrairement au théâtre, à rejoindre la vie5. 1

Des versions de ce chapitre ont été présentées le 25 février 2002 au Centre canadien d'études allemandes et européennes à Montréal (Canada), ainsi que le 27 mai 2002 au congrès annuel de la Société canadienne d'esthétique organisé à l'Université de Toronto (Canada). 2 H. Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1996, surtout p. 307 à 315. 3 Alain, Système des beaux-arts, Paris, Gallimard, 1920. 4 W. Benjamin, « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », dans Œuvres II. Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 171-210. 5 A. Artaud, « La vieillesse précoce du cinéma », dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1961, p. 95-99.

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Il est vrai cependant que les positions de Bergson, d'Alain, de Benjamin et d'Artaud ne valent pas pour l'ensemble des théoriciens du cinéma du début du XXe siècle. Bela Balazs et Rudolf Arnheim ont accordé une valeur pleinement artistique au cinéma1. Siegfried Kracauer perçoit non seulement les qualités artistiques du cinéma, mais il reconnaît aussi les capacités visionnaires du septième art, en particulier celles de l'expressionnisme allemand qui annonce l'avènement de l'hitlérisme2. En outre, le jeune Sartre a été l'un des rares philosophes des premières décennies du siècle a défendre le cinéma comme art du mouvement3. Deleuze reprend et développe l'intuition sartrienne en faisant jouer le premier chapitre de Matière et mémoire de Bergson, où la totalité du réel est assimilée à un flux d'images, contre l'opposition plus tard établie par Bergson entre le mouvement et l'image. Deleuze déclare : « IMAGE=MOUVEMENT »4. L'image-mouvement est précisément « le mouvement pur extrait des corps »5. Dès lors, les coupes mobiles imprimées sur la pellicule ne relèvent plus d’une simple mécanique, mais d’un machinisme universel au sein duquel le monde entre dans un état de variation continue. « Il y a une extraordinaire avancée de Bergson, soutient Deleuze : c’est l’univers comme cinéma en soi, un métacinéma. »6. Pour sa part, Youssef Ishaghpour invalide la condamnation du cinéma par Benjamin en redonnant ses droits à une modernité cinématographique capable de produire des œuvres qui conservent toute leur unicité. Il donne l'exemple du cinéma de Jean-Marie Straub : « La reproduction technique des œuvres, disait Benjamin, détruit leur ‘aura’, leur unicité : le paradoxe du travail de Straub consiste à redonner aux spectateurs, par le cinéma, l'impression de l'unicité des œuvres. »7 Les positions de Deleuze et de Ishaghpour sont représentatives de la nouvelle attention portée au cinéma. D'autres philosophes ont appliqué les méthodes phénoménologique et sémiologique à l'analyse du cinéma. Dans son article « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Merleau-Ponty conçoit la succession filmique des images comme la création d'une réalité nouvelle et supérieure à la somme des images. Le cinéma a l'avantage, selon MerleauPonty, de faire voir plutôt que d'expliquer la relation fusionnelle entre l'homme et le monde. Il projette l'existence d'un monde sans valeur objective 1

B. Balazs, L'Esprit du cinéma [1930], Paris, Payot, 1977 ; R. Arnheim, Film als Kunst, Berlin, Ernst Rowolt Verlag, 1932. 2 S. Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand [1947], Paris, Flammarion, 1973. 3 J.-P. Sartre, « Apologie pour le cinéma » [1924-1925], dans Écrits de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 385-404. 4 G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 86. 5 Ibid., p. 38. 6 Ibid., p. 88. 7 Y. Ishaghpour, D'une image à l'autre. La nouvelle modernité du cinéma, Paris, Denoël, 1982, p. 121.

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qui, loin d'être rendu intelligible, ne peut qu'être perçu et se constituer dans le temps1. La sémiologie de Roland Barthes et Christian Metz est exemplaire d'une appropriation méthodologique récente du cinéma. À l’instar de la photographie, le cinéma est, selon eux, structuré comme un langage à l'intérieur duquel chaque photogramme contient des types particuliers de signification enchevêtrés les uns dans les autres. Il revient au sémiologue la tâche de mettre à jour ces niveaux de sens2. Les liens positifs qui unissent la philosophie et le cinéma sont aujourd'hui pleinement reconnus. Nous avons maintenant acquis la certitude selon laquelle, parallèlement aux phénomènes d'« esthétisation de la politique », il y a aussi de grands cinéastes susceptibles d'ouvrir des perspectives uniques et complexes sur la réalité. Notre contribution à l'étude de ces passages entre cinéma et philosophie vise à mettre en relation le travail d'un philosophe ayant développé une pensée-cinéma, Gilles Deleuze3, et celui d'un cinéastephilosophe, Jean-Luc Godard4. La théorie deleuzienne du cinéma Deleuze met en garde contre toute assimilation de ses livres sur le cinéma (L’Image-mouvement de 1983 et L’Image-temps de 1985) à une histoire du cinéma. Certes, il présente une description chronologique des œuvres, allant de Eisenstein et Murnau jusqu'à Straub et Godard. Mais l'essentiel se joue ailleurs, c'est-à-dire dans l'élaboration de ce que Deleuze nomme « une taxinomie des images ». C'est sur cette classification des images que Deleuze fonde une théorie du cinéma distincte des approches phénoménologique et sémiologique. Pour Deleuze, le cinéma n'est ni un moyen de reconquérir l'unité entre l'homme et le monde (la phénoménologie), ni une nouvelle manière de comprendre, d'interpréter ou de signifier à travers un assemblage de photogrammes (la sémiologie). 1

M. Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie » [1945], dans Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 61-75. 2 R. Barthes « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein », dans L'Obvie et l'obtus. Essais critique III, Paris, Seuil, 1982 ; C. Metz, Essais sur la signification du cinéma, Paris, Klincksieck, 1972. 3 La philosophie deleuzienne du cinéma a fait l’objet d’une imposante réception. Voir O. Fahle et L. Engell (éd.), Der Film bei Deleuze/Le cinéma selon Deleuze, Weimar/Paris, Verlag der Bauhaus/Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997. Un second colloque a eu lieu à Marseille en novembre 1996 ; J. Serrano (éd.), Après Deleuze. Philosophie et esthétique du cinéma, Paris, Éditions Dis Voir, 1996 ; Cahiers du cinéma, « Gilles Deleuze. La penséecinéma », no. 497, décembre 1995 ; Iris. Revue de théorie de l'image et du son, « Gilles Deleuze, philosophe du cinéma », no. 23, 1997. 4 Dans ses livres sur le cinéma, Deleuze consacre de nombreux passages à l'étude des œuvres de Godard. En revanche, Godard élabore sa théorie du cinéma de manière indépendante par rapport au travail de Deleuze qui est tout de même qualifié, au passage, de « bon compagnon du cinéma ». Voir J.-L. Godard, « La légende du siècle » (entretien), Les Inrockuptibles, 2127 octobre 1998, p. 25.

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Deleuze met en échec l'approche phénoménologique du cinéma en faisant du cinéma l'expression même de l'absence de toute relation intentionnelle entre le sujet et le monde. Le cinéma supprime « l’ancrage du sujet autant que l’horizon du monde »1. Le cinéma n'est pas la projection sur écran de la transcendance du monde et les choses conservent leur pure immanence en étant lumineuses par elles-mêmes. Dans l'univers deleuzien, tout est affaire de variations intensives qui prennent place sur un plan d'immanence. Deleuze ne croit pas à la transcendance d'un monde compris comme unité supérieure de significations. L'une des grandes avancées du cinéma, selon Deleuze, et par contraste avec les autres formes d'expression artistique, réside précisément dans le fait qu'il réussit à faire du monde lui-même une fiction. « Le cinéma ne se confond pas avec les autres arts, affirme Deleuze, qui visent plutôt un irréel à travers le monde, mais il fait du monde lui-même un irréel ou un récit : avec le cinéma, c’est le monde qui devient sa propre image, et non pas une image qui devient monde. »2 Aux prises avec l’intentionnalité dans le filet de la notion de monde, la phénoménologie « en reste à des conditions précinématographiques »3. Deleuze ne se montre pas plus tendre envers les applications de la sémiologie structurelle au cinéma. Les sémiologues chercheront en vain les structures universelles du langage cinématographique, car le septième art n'exprime toujours qu'une variation continue dont il est impossible d'extraire des unités invariantes de signification. « Les essais d'appliquer la linguistique au cinéma, affirme Deleuze, sont catastrophiques […] La référence au modèle linguistique finit toujours par montrer que le cinéma est autre chose, et que, si c'est un langage, c'est un langage analogique ou de modulation. On peut dès lors croire que la référence au modèle linguistique est un détour dont il est souhaitable de se passer. »4 Deleuze pense donc une alternative aux approches phénoménologique et sémiologique en abordant le cinéma sous l'angle d'une classification des images. Grâce au montage, les cinéastes de l'avant-guerre ont approché l'état d’universelle variation également qualifié par Deleuze de « soupe prébiotique » dépourvue d'axes et de centres5. C'est la découverte de l'imageperception, de l'image-action et de l'image-affection (les trois catégories de l’image-mouvement) dont chaque film-montage constitue une combinaison singulière. Les dominances propres à chaque assemblage filmique amènent cependant Deleuze à distinguer le montage perceptif chez Vertov (L'Homme 1

G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 84. Le terme d’« ancrage » se trouve chez Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 169. 2 G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., 84. 3 Ibid., p. 84. 4 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 76. 5 G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 93.

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à la caméra), le montage actif avec Griffith (Intolérance) et le montage affectif chez Dreyer (La Passion de Jeanne d'Arc). Le montage constitue une astuce ingénieuse pour produire du mouvement. Mais les trois types d'images (image-perception, image-action et image-affection) issues du premier mode de construction filmique (le montage) demeurent toujours des avatars de l'image-mouvement en ne parvenant que de manière imparfaite à exprimer l'état d'universelle variation. D'où la crise de l'image-mouvement illustrée par l'image-action. L’imageaction représente une classe d'images intermédiaire qui marque la fin du cinéma classique tout en annonçant une nouvelle manière d'appréhender la variation continue. L’image-action signe l’épuisement des possibilités d’expression de l’image-mouvement, et elle anticipe l’avènement de la modernité filmique. Les deux types de séquences en image-action sont les suivantes : SAS’ (situation 1 - action - situation 2) et ASA’ (action 1 situation - action 2). Dans le premier cas, une situation est forcée par une action à se modifier, dans le second, une action donne lieu à une situation capable de modifier la première action. L'image-action correspond au cinéma noir américain des années 1930 et 1940 (cinéma de gangstérisme, d'espionnage, d'enquête, etc.). L’image-action, dont la structure narrative demeure relativement simple, est confrontée à ses propres limites lorsqu’elle réalise que la nécessité des enchaînements entre les situations et les actions est compromise. On assiste alors à la naissance d'un cinéma qui n’exprime plus des mouvements rationnels et logiquement fondés, et qui se confronte plutôt aux indéterminations du temps. On ne cherche plus à traduire le cheminement et les enchaînements allant du point A au point B ; l’image semble dorénavant dépourvue d'origine et de finalité. C’est le « règne de ce qui est en train de se faire »1. Ce cinéma du temps non-chronologique parvient alors à « comprendre l’inorganisé »2 en se rapprochant encore davantage de la « soupe prébiotique » primitive. Les espaces deviennent quelconques sans obéir aux lois de la géométrie (Pickpocket de Bresson). Le cinéma du temps montre le caractère hasardeux des rencontres pour lesquelles les intrigues sont de moins en moins déterminantes, et les situations excèdent de manière de plus en plus marquée les facultés motrices des personnages qui « ne réagissent plus comme on pourrait s’y attendre aux actions »3. Les histoires avec leurs débuts et leurs fins laissent place à une suite d'événements inconditionnés. L'incapacité du cinéma-montage à présenter l'état de variation continue amène donc le cinéma à développer un nouveau paradigme. Il ne s’agit plus de monter pour faire vrai, mais plutôt de montrer le caractère faux et

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Ibid., p. 279. Ibid., p. 285. 3 G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 9. 2

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machiné du réel1. La dramaturgie des nouvelles vagues italienne et française met en œuvre cette nouvelle conception du réel où tout devient affaire d'événements et de faits divers (Le Voleur de bicyclette de De Sica), d'errance et de fuite (À bout de souffle de Godard). Au niveau technique, la tâche du nouveau cinéma ne consiste plus à monter ou à enchaîner des images en opérant une suite de coupures rationnelles, mais plutôt à montrer la puissance du simulacre en générant des bris d'enchaînements, en faisant naître des faux raccords, en introduisant une disjonction dans l'image audiovisuelle, etc. C'est à la lumière de ces opérations filmiques que Deleuze analyse les innovations cinématographiques d'après-guerre. D'une manière générale, la modernité cinématographique résulte d'un renversement du rapport de subordination entre le temps et le mouvement. Dans le cinéma du mouvement, le temps demeure la mesure fixe de tout mouvement, c'est-àdire que le déploiement de la perception, le processus affectif, de même que la distance parcourue par une action donnée, prennent place à l'intérieur d'une temporalité chronologiquement définie. Mais dans le cinéma d'aprèsguerre, le mouvement est subordonné à un temps non maîtrisable et sorti de ses gonds. Avec le nouveau cinéma, le temps perd son statut de référent jusqu'à faire jaillir dans l'image (tant au niveau de la narration et des gestes corporels qu'en référence au son et à la lumière) des rapports de vitesses imprévisibles. Dans ce contexte, le faux raccord devient l'expression moderne d'une vitesse infinie impossible à mesurer à partir d'un temps prédéfini. Le meilleur exemple de ce cinéma de l'image-temps est donné par L'Année dernière à Marienbad de Resnais, le film deleuzien par excellence. La place de Godard dans la théorie deleuzienne du cinéma L'un des traits caractéristiques de la cinématographie moderne du montrage se situe au niveau des expérimentations corporelles. Dans L’Image-temps, Deleuze poursuit son éthologie de la corporéité intensive en compagnie de ceux qu’il qualifie de cinéastes du corps2. Les cinéastes qui intéressent ici Deleuze parviennent à rendre en image le dépassement nécessaire des possibilités normales du corps vers l’adoption de postures inédites. Ainsi en va-t-il de Carmelo Bene qui filme l’incapacité d’un Christ à s'auto-crucifier, ou encore les difficultés rencontrées par une momie qui tente de se faire une piqûre. Il s’agit moins d'épuiser le possible que de montrer jusqu’où la 1

Les faux raccords et les faux mouvements deviennent des puissances de production adéquates aux images de la modernité cinématographique. Le rapport particulier qu'entretient le cinéma avec l'art du faux vaut aussi pour le nouveau roman comme le souligne RobbeGrillet. Voir Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961, p. 140, cité par Deleuze dans L’Image-mouvement, op. cit., p. 288, note. Cette perversion esthétique du réel n'est pas sans rappeler le mot de Nietzsche au sujet du devenir fable du monde, par delà les essences et les apparences. 2 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 246-265.

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puissance des forces du dehors pousse le corps à dépasser ses capacités vers des tâches dont l’accomplissement ne devient que probable. Mais les cinéastes du corps font aussi de la monstration des actes corporels un enjeu second par rapport à la captation en images des passages entre deux postures. Le gestus est précisément ce qui unit de manière théâtrale et asignifiante les attitudes du corps. Deleuze se réfère alors à Cassavetes qui utilise les tics, grimaces et rictus des personnages pour faire évoluer le film. Dès lors, le spectateur assiste moins à une succession cohérente d’images, qu’à un enchaînement de gestus. L'exemple ultime de la secondarité de l’action signifiante par rapport aux attitudes corporelles insensées et liées par les gestus est donné à Deleuze par le cinéma de Godard. Dans les derniers films de Godard, auxquels se réfère l'étude deleuzienne du corps, l’intrigue disparaît pour laisser place à une suite de compositions entre des corps et des effets audio-visuels. L’enchaînement des postures prend une nouvelle dimension en étant rythmé par la musique ou par les effets d’éclairage. Deleuze articule cet intérêt porté au corps par Godard à la rupture du lien entre l'homme et le monde. Les dernières œuvres Godard deviennent ainsi, pour Deleuze, une présentation en images de l'épreuve du désenchantement doublée d'une nouvelle croyance dans les capacités insoupçonnées et étonnantes du corps. En référence à Passions et à Prénom Carmen, Deleuze affirme : « Ce qui est sûr, c'est que croire n'est plus croire en un autre monde, ni en un monde transformé. C'est seulement, c'est simplement croire au corps. C'est rendre le discours au corps, et, pour cela, atteindre le corps avant le discours. »1 Godard n'est pas seulement un cinéaste du corps, mais il est aussi un véritable pédagogue de l’image et l'un des cinéastes qui parvient le mieux à penser avec les images2. En créant un dispositif de superposition du texte sur les images, Godard ne cherche pas à rendre visibles des mots d'ordre, mais il vise au contraire à développer un regard critique sur les images qui affluent de toute part dans nos sociétés de consommation3. L'un des traits caractéristiques de la modernité de Godard (c'est aussi pour Deleuze celle de quelques autres dont Straub, Duras, Resnais et Syberberg) consiste à montrer, en la dénonçant, cette actualité. La critique de l'exploitation économique des images est établie au nom d'un présent frappé d'incertitude, privé de tout point fixe et libre par rapport aux enchaînements traditionnels.

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G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 225. Sur la perte de croyance au monde, voir aussi G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 72-73. 2 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 35. Sur la pédagogie deleuzienne de la perception, voir aussi A. François et Y. Thomas, « La dimension critique de Gilles Deleuze. Pour une pédagogie de la perception », dans O. Fahle et L. Engell (dir.), Der Film bei Deleuze/Le cinéma selon Deleuze, op. cit., p. 198-218. 3 G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 242.

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Une autre grande avancée de Godard, retenue par Deleuze, consiste à nier la distinction entre la réalité et la fiction1. « J'ai toujours essayé, commente Godard, que ce qu'on appelle le documentaire et ce qu'on appelle la fiction soient pour moi les deux aspects d'un même mouvement, et c'est leur liaison qui fait le vrai mouvement. »2 Godard réalise des films sur les événements « en train de se faire » : il annonce Mai 68 de manière prophétique (La Chinoise et Week-end de 1967), il filme la résistance de la jeunesse palestinienne au moment de l'Intifada (Jusqu'à la victoire de 1970), il réalise des films sur l'Allemagne réunifiée (Allemagne 90 de 1991) et sur le conflit dans les Balkans (For ever Mozart de 1996), etc. Deleuze fonde sa conception de la narration falsifiante sur cette indistinction établie entre le documentaire et la fiction, entre le réel et l'imaginaire. « Une puissance du faux, écrit Deleuze, que Godard a su imposer comme un nouveau style, et qui va des descriptions pures à la narration falsifiante, sous le rapport d'une image-temps directe. »3 Le souci porté aux capacités insoupçonnées du corps s'offre, en outre, comme une réponse à l'absence de narration totalisante qui s'inscrirait à l'intérieur d'un temps linéaire. Ce qui s'oppose à la conception de l'identité narrative défendue, en phénoménologie, par Paul Ricoeur qui, dans Temps et récit, maintient la relation à un sens raconté dans un monde qui n'est fragmenté qu'en apparence. La possibilité de retrouver la transcendance du monde demeure toujours ouverte, selon Ricoeur, même pour l'homme désorienté4. Ce qui n'est pas le cas chez Deleuze. Les balades et les errances des personnages de Godard (Poicard dans À bout de souffle, Pierrot dans Pierrot le fou, etc.) montrent à quel point, selon Deleuze, le monde conçu comme unité ordonnée est devenu un « mauvais film »5 qui n'intéresse plus le cinéma moderne. Abondant dans le même sens, Godard affirme, à propos de Bande à part : « Ce sont des gens qui sont réels et c'est le monde qui fait bande à part. C'est le monde qui se fait du cinéma. C'est le monde qui n'est pas synchrone, eux sont justes, sont vrais, ils représentent la vie. Ils vivent une histoire simple, c'est le monde autour d'eux qui vit un mauvais scénario. »6 Ce qui fait dire à Deleuze : « Chez Godard,

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G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 202. J.-L. Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, p. 168. Cité par Deleuze dans L’Image-temps, op. cit., p. 201, note 36. 3 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 173. 4 « L'oubli de la dérivation, soutient Paul Ricoeur, n'est jamais si complet que celle-ci ne puisse être reconstituée avec quelque sûreté et quelque rigueur. » Voir P. Ricoeur, Temps et récit. I. L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 320. L'opposition entre la narration falsifiante de Deleuze et l'identité narrative chez Ricoeur est discutée par D. Janicaud dans R. Klibansky et D. Pears (dir.), La Philosophie en Europe, Paris, Gallimard/Unesco, 1993, p. 177-178. 5 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 223. 6 Tiré d'un entretien paru dans J. Collet, Jean-Luc Godard, Paris, Seghers, 1963, p. 26-27. Cité par Deleuze dans L’Image-temps, op. cit., p. 223. 2

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l'idéal du savoir, l'idéal socratique […] s'écroule. »1 La disparition du monde unitaire et ordonné laisse place, chez Deleuze-Godard, au régime de la disjonction. L’une des plus fameuses disjonctions mise en images par le cinéma se joue entre les éléments visuels et sonores. Encore une fois, Godard est pour Deleuze celui qui en tire les plus ultimes conséquences. Godard ne cesse de recouvrir musicalement les voix, de faire d'une voix hors-champ l'élément d'une présence spécifique, etc.2 Le cinéma moderne du temps fait éclater l'unité classique entre les personnages et leur environnement, entre la parole des acteurs et ce que voient les spectateurs. Deleuze exprime l'éclatement de l'unité entre ce qui est vu et ce qui est entendu en écrivant : « Le cinéma devient vraiment audio-visuel. »3 Tous ces moyens mis en œuvre par le cinéma contribuent à donner une représentation directe aux vitesses variables et imprévisibles du mouvement. L'Année dernière à Marienbad de Resnais, sur un scénario de Robbe-Grillet, fait œuvre de pionnière dans l'expression de cette « faillite des schèmes sensorimoteurs »4. On y voit des personnages qui tentent en vain de recomposer un passé perdu par un jeu d'essais et d'erreurs. Les voyages dans le temps (flash-back) et dans l'espace (les personnages, pour une même phrase, se retrouvent en des lieux différents) ne parviennent jamais à constituer une unité d'ensemble ou, plus précisément, à reconstituer la scène originaire d'une rencontre. Cette discontinuité spatio-temporelle vidée de son contexte est marquée avec une insistance particulière et grandissante dans le cinéma de Godard où l'on assiste à une secondarisation progressive de l'intrigue à la faveur de la monstration d'une série d'événements aux circonstances incertaines. Les fonctions du cinéma selon Godard L'interprétation deleuzienne de l’œuvre de Godard, qui devient un cinéaste désenchanté de la monstration, correspond-elle à la façon dont Godard comprend lui-même le travail cinématographique ? Pour répondre à cette question il faut analyser les fonctions philosophique, historique, critique et spirituelle attribuées par Godard au cinéma. À l'instar de Bergson (celui du premier chapitre du Matière et mémoire) et de Deleuze, Godard pense le réel comme une succession soutenue d'images. Le cinéma présente la réalité en composant un mouvement d'images. Godard a l'habitude d'exposer sa conception du mouvement naturel en l'introduisant directement dans l'image. Dans Le Petit soldat, il place dans la bouche même du protagoniste la célèbre réplique : « la vérité c'est une 1

G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 224. G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 305. 3 G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 316. 4 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 135. 2

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image, et le cinéma c'est 24 fois la vérité par seconde ». Au-delà de l'image, point de réalité ; aucune vérité n'est suspendue dans le ciel des idées. Mais qu'est-ce qu'une image ? Possède-t-elle une valeur universelle ? N'est-elle qu'une apparence transitoire ? Godard semble rejeter ces deux hypothèses qui reconduisent naïvement l'art cinématographique à la simple idolâtrie, ou encore à une nouvelle forme sophistique. Il opte plutôt pour une vérité conçue, de manière toute nietzschéenne, comme un jeu. C'est pourquoi, il se permet d'intercaler un carton dans Vent d'est sur lequel il écrit : « Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image »1. C'est précisément le mensonge des vendeurs d'images que de faire croire en la réalité de l'image juste. La critique de l'impérialisme américain comme vulgaire production d'images marchandes parcourt toute l’œuvre godardienne. Godard rejoint certaines propositions de Benjamin, tout en actualisant une nouvelle possibilité offerte au cinéma qui devient maintenant un agent antipropagandiste de contestation2. À Alphaville, les dirigeants contrôlent le comportement des populations en retirant du vocabulaire certains mots susceptibles de mettre en péril le pouvoir en place. Un soldat en guerre dans Les Carabiniers, pris de panique à l'arrivée d'un train en gare projeté dans une salle de cinéma, s'enfonce dans son siège comme pour tenter de se protéger. L'une des leçons de Godard consiste à dénoncer l'illusion des mots et des images prétendument justes et pures au profit du jeu naturel de la vérité. Cette illusion correspond pour Godard au système de valeurs qui est véhiculé par les sociétés de consommation où les promoteurs et les publicitaires ensorcellent les masses en établissant de fausses associations entre un produit et un état de bien-être. Le travail accompli par Godard au cours des années 1970 dénonce de manière particulièrement virulente cette fonction marchande de l'image. Durant cette période (du Gai savoir à France sans détour) où il travaille principalement la vidéo au sein du groupe « Dziga-Vertov », Godard milite auprès des groupes révolutionnaires en nourrissant l'espoir de participer à la création d'une nouvelle communauté. Dans les œuvres de cette période (malheureusement mal diffusées), Godard entremêle les entrevues avec des travailleurs, des ouvriers et des étudiants en faisant état de la situation actuelle de désœuvrement et en cherchant une alternative à ce monde corrompu par une mauvaise utilisation et une méconnaissance du pouvoir des images. Godard considère comme particulièrement navrante la situation des speakerines dans les journaux télévisés qui, non seulement parlent d'une actualité sans y avoir pris part

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Librement inspiré de Flaubert qui écrivait : « Pas un mot juste, mais juste un mot ». En 1995, Godard s'est vu remettre le prix Theodor-W.-Adorno récompensant des œuvres qui s'inscrivent dans l'esprit de l'École de Francfort. Le discours prononcé par Godard lors de l'attribution du prix Adorno est reproduit sous le titre « À propos de cinéma et d'histoire » dans la revue Trafic, printemps 1996, p. 30.

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directement, mais qui en plus se font défiler, loin derrière et sans les voir, des images considérées comme représentatives du monde présent. Godard attribue une responsabilité immense à la communauté de cinéastes qui ont pour tâche de développer de nouveaux moyens didactiques visant à favoriser, pour l'esprit des collectivités, le développement d'une conscience critique1. Les cinéastes doivent demeurer aux aguets de leur actualité, être collés sur elle, et dénoncer par l'image toute autre image qui chercherait à s'imposer comme universellement juste et véridique. Cette ambition constitue aussi un rêve brisé pour Godard qui entrevoit l'histoire et la culture occidentale avec grand pessimisme. L'invention du cinéma portait avec elle la possibilité de rediriger l'humanité sur la bonne voie, c'est-à-dire celle d'un devenir privé d'images justes. Mais voilà que les cinéastes se sont mis à raconter des histoires qui n'avaient qu'un rapport indirect avec leur actualité. Spielberg symbolise à lui seul toute cette entreprise de négation du présent. Il réalise un film sur la seconde guerre mondiale (La Liste de Schindler) alors que les problèmes actuels sont ailleurs (mondialisation, économie de marché, impérialisme américain, etc.). Spielberg rappelle de vieilles histoires, mais les problèmes les plus urgents à résoudre sont ailleurs. Il témoigne du fait que le cinéma a perdu toute fonction critique pour devenir une marchandise dont le succès ne se mesure plus qu'aux entrées au box office. Le désenchantement de Godard l’amène à ne plus croire en l'émergence de cette communauté de cinéastes-éclaireurs. Ils avaient un devoir, et ils ont failli à leur tâche. Le cinéma est devenu impuissant à influencer positivement le cours des choses. Ce rêve de voir le septième art devenir le moteur critique du déroulement de l'histoire s'est écroulé depuis que le cinéma s'est montré incapable de porter un regard critique en temps réel sur la triste réalité des camps de concentration. « Il y a eu des films de résistance, précise Godard, mais pas de cinéma de résistance. » Si bien que « Le cinéma n'a pas su remplir son rôle. »2 Au début du cinéma, Griffith montrait la nation américaine en train de naître (Naissance d'une nation), Eisenstein filmait la révolution soviétique en train de se faire (Le Cuirassée Potempkine), le cinéma de l'expressionnisme allemand préparait les populations aux horreurs à venir, etc. Mais aujourd'hui, le cinéma a déserté son présent. La fin du cinéma, représente rien de moins pour Godard que la fin de la culture occidentale. Le Mépris indiquait cette déviation auto-destructrice et sans retour d'une culture déracinée. L'art du montage a vulgairement laissé place à une simple 1

Sur la question de la communauté chez Godard, voir M. Cerisuelo, « Jean-Luc Godard, la communauté et la communication », dans Jean-Luc Godard, Paris, Éditions des quatre-vents, 1989, p. 139-193. 2 A. Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 2 : 1984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 17 et 335 pour les deux dernières citations. Le besoin deleuzien et godardien de transformer le monde présent rappelle certaines théories du constructivisme russe.

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technique de l'assemblage1. C'est le récit de toutes ces responsabilités non assumées par le cinéma que relatent les Histoire(s) du cinéma, une œuvre colossale d'une durée de près de cinq heures que Godard a mis une quinzaine d'années à réaliser2. C'est sans doute cette épreuve de la désillusion en face d'une humanité perdue dans le règne des mauvaises images qui a amené Godard à se tourner vers des thèmes à caractère résolument plus spirituels3. Le dernier Godard s'intéresse ainsi aux mystères de la virginité de Marie (Je vous salue Marie), à l'épreuve de la résurrection (Nouvelle vague) et à celle de la réincarnation (Hélas pour moi)4. À défaut de pouvoir contribuer à la réalisation d'une véritable communauté éclairée par la lanterne des cinéastes, Godard s'en remet à une communauté spirituelle et invisible. À la suite de Saint Paul qui pensait la venue de l'image au moment de la résurrection (une référence constante dans l'auto-analyse des dernières œuvres godardiennes), Godard associe le montage cinématographique à la « résurrection de la vie »5. Esthétique godardienne de la rédemption et machination deleuzienne Examinons en terminant quelques points de convergence et de désaccord entre les conceptions deleuzienne et godardienne du cinéma. Deleuze fait de la philosophie avec le cinéma, c'est-à-dire avec le seul art capable de montrer l'irréalité du monde comme unité organisée. Dès Différence et répétition, il élabore un modèle cinématographique de la philosophie en donnant à la pensée une « nouvelle image » où les oppositions seraient énoncées de manière conjointe6. Lorsque la pensée entre en contact avec l'universelle variation des images, sans chercher à former un monde, alors la pensée accomplit ses tâches véritables. Et le cinéma est le guide le plus sûr pour accéder à cet état. « L'essence du cinéma, soutient Deleuze, […] a pour objectif plus élevé la pensée, rien d'autre que la pensée et son fonctionnement. »7 L'univers deleuzien de la variation continue dépourvue de toute prétention à la « vérité juste » s'apparente à la production d'images anexactes chez Godard. Dans les deux cas, le cinéma accède à un 1

J.-L. Godard, « Avenir(s) du cinéma » (entretien), dans A. de Baecque et G. Lucantonio (éd.), Théories du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, p. 239. 2 Pour une présentation du projet, voir Art press, « Le siècle de Jean-Luc Godard » (horssérie), nov. 1998. 3 La question de la spiritualité et de la religion dans le travail de Godard a fait l'objet d'un colloque organisé en 1998 au Centre Thomas More de La Tourette (France). 4 Pour une analyse de la spiritualité dans les dernières œuvres de Godard (à partir de Sauve qui peut (la vie)), nous renvoyons à A. Bergala, Nul mieux que Godard, Paris, Cahiers du cinéma, 1999. 5 A. Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 2 : 1984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 246. 6 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, chap. III. 7 G. Deleuze, L’Image-temps, op. cit., 219.

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plan unique dépourvu de tout rapport hiérarchisé entre les images. En ce sens, il y a bien une rupture de Godard avec l'actuelle conception de l'unité du monde à travers l'exploitation marchande des images. Et Deleuze détruit toutes les images qui prétendraient être justes. D'un côté comme de l'autre, on reconnaît au cinéma le pouvoir de se connecter avec la nature même des choses (l'état de variation continue chez Deleuze et l'aspect documentaire/fiction de la réalité pour Godard) sans conquérir une origine essentielle (les essences idéelles ou les images justes). Ces similitudes métaphysiques n’ont toutefois pas d'équivalent sur le plan de la fonction attribuée au cinéma. Pour Godard, le septième art trouve sa raison d'être dans sa capacité à indiquer le chemin d'une délivrance pour l'humanité. Le cinéma est investi d'une mission spécifique en tant qu'il est le seul médium en mesure de sauver les hommes de la perdition. Il y a quelque chose pour Godard comme une quête du salut qui passe nécessairement par l'entreprise cinématographique sans être prise en charge par le cinéma actuel à dominance hollywoodienne. Godard dénonce cet état de fait en réalisant une cinématographie de plus en plus spirituelle. Il fait ainsi jouer un idéal de communion spirituelle contre l'esprit de consommation. Cette manière si particulière de racheter le salut des hommes par des moyens cinématographiques place l'esthétique godardienne sous le signe d'une rédemption. Il y a pour Godard une beauté cinématographique qui ne peut être appréciée que sous le mode d'une rédemption, elle-même capable de surmonter, en les transcendant, les conditions historiques d'achèvement du cinéma. Lorsque Godard détermine l'ambition suprême du montage cinématographique « en détruisant la notion d'espace au profit de celle du temps », ce n'est jamais dans le sens deleuzien où il s'agirait de donner une représentation directe et machinée du temps. Au contraire, c'est toujours dans le but de « faire ressortir l'âme sous l'esprit, la passion derrière la machination »1. Il y a une orientation spiritualiste dans le cinéma godardien. Elle se distingue essentiellement de la correspondance établie par Deleuze entre, d'une part, l'état primitif de variation continue et, d'autre part, une complexification grandissante de la machination cinématographique. Deleuze reconnaît, comme Godard, certaines incapacités du cinéma actuel. Mais il considère aussi que le cinéma peut développer des procédés de machination toujours plus adéquats à l'expression de la « soupe prébiotique » indépendamment de tout système de valeurs spirituelles. En passant du paradigme de l'image-mouvement à celui de l'image-temps, le cinéma du montage linéaire a ainsi pu se métamorphoser en une monstration de la faillite des schèmes sensori-moteurs. Et cette machination a la capacité de se renouveler joyeusement à l'infini sans devoir s'en remettre à la triste 1 J.-L. Godard, « Montage, mon beau souci », dans A. Bergala (éd.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 1, Paris, Cahiers du cinéma/Éditions de l'étoile, 1985, p. 92-94 (pour les deux dernières références).

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nostalgie pour les productions antérieures, et sans penser avec amertume une supposée « fin du cinéma ». Pour Deleuze, le cinéma n'est porteur, ni en acte ni en puissance, d'un pouvoir de délivrance. Son unique fonction consiste à penser des états de variations pour les présenter en les machinant de manière toujours plus adéquate et élaborée. D'un côté, la mission godardienne visant à racheter l'humanité par des voies cinématographiques, et de l'autre, la démission deleuzienne face à un sauvetage dont l'impossibilité est assumée au profit d'une correspondance cinématographique toujours plus grande à la machination universelle.

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CHAPITRE 13 L'art figural de Brian Ferneyhough1 Dans Logique de la sensation, Deleuze qualifie de « figurales » les œuvres du peintre Francis Bacon. Le concept de figure reçoit un sens très spécifique en étant associé à l’expression sensible de forces qui ne le sont pas par ellesmêmes. Après un bref rappel historique au sujet de la notion de figure en art, nous situerons la conception deleuzienne de la figure dans le contexte des tendances de la peinture au XXe siècle. Nous verrons ensuite de quelle manière le compositeur de renommée internationale Brian Ferneyhough utilise les théories deleuziennes de l’art figural pour expliquer son propre travail de composition musicale. La notion de figure Dans Figura2, Erich Auerbach mène une recherche sémantique en remontant aux origines de la notion de figure (chez Térence, Quintilien, Augustin, etc.). Il rappelle que la figura s'est développée dans un rapport conflictuel avec la forma. « Au sens strict, écrit Auerbach, forma signifie ‘moule’, et se rapporte à figura tout comme la cavité d'un moule correspond au corps modelé qui en provient. » L'ambiguïté naît du fait que la figura est un opérateur intermédiaire entre le modèle et le modelé. Si bien que chez certains auteurs anciens (dont Verron et Cicéron), forma et figura se confondent mutuellement. Les notions cheminent, au cours de l'histoire, dans un rapport de plus ou moins grande proximité, la figura se rapprochant tantôt de l'imitation (copie, simulacre, ressemblance, etc.), tantôt de l'invention (artifice, manière, et surtout idea définie comme essence directement donnée dans la présence et hors du régime de la représentation). On pourrait parler au XXe siècle d'un certain « triomphe » de cette seconde conception de la figure comme modèle de la « présence directe de la chose » ou comme pure invention non distincte de la vérité3. La destruction de l'opposition entre art figuratif et art non figuratif, de même que la fragilisation de la distinction métaphysique entre le monde intelligible et le monde sensible, ouvrent sur un tel univers. La phénoménologie adopte cette perspective lorsque Merleau-Ponty soutient : « le dilemme de la figuration et de la non-figuration est mal posé »4. L'expérience de l'œuvre comme 1

Une première version de ce chapitre a été présentée le 31 mai 2003 au congrès annuel de la Société canadienne d'esthétique organisé à l'Université Dalhousie (Canada). 2 E. Auerbach, Figura [1944], Tours, Belin, 1993. (voir en particulier les chap. 1 et 2) 3 F. Aubral, « Variations figurales », dans F. Aubral et D. Chateau (éd.), Figure, figural, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1999, p. 197-243. 4 M. Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit, Paris, Folio/essais, 1964, p. 87.

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phénomène serait indépendante de ces catégories en révélant la « chose ellemême » où s'entrelacent le visible et l'invisible. Mais la destruction de la différence entre figuratif et non figuratif en art n'ouvre pas obligatoirement sur la conquête d'une harmonie chiasmique entre l'homme et le monde. Ce qui montre la complexité de la présence en art. C'est ainsi par exemple que Lyotard, dans Discours, figure1, prend le contre-pied des théories phénoménologiques de la signification en adoptant une perspective freudienne par laquelle est définie la figure comme l'expression d'une « matrice fantasmatique » qui trouve son origine dans l'univers onirique, dans le désir protéiforme et dans l'énergie libidinale accessibles à travers une expérience extra-discursive. Deleuze ouvre une troisième voie à l'art figural comme moyen d'expression de la présence en faisant intervenir une théorie des forces. Les figures baconiennes Deleuze détermine trois façons de défaire la représentation en peinture. Ces trois manières de rompre avec l’imitation et la narration renvoient aux trois principales tendances de la peinture du XXe siècle que sont l’abstraction, l’expressionnisme abstrait (ou art informel), et l’art figural. Défaire la figuration correspond toujours pour Deleuze, suivant un concept tiré des entretiens de Bacon, à introduire le « diagramme » comme zone de chaos, trace accidentelle et asignifiante, dans l’œuvre2. Dans le cas de l’abstraction, le peintre fait apparaître un diagramme qui prend l’allure d’un code symbolique complexe (Mondrian, Kandinsky, etc.). Dans le cas de l’expressionnisme abstrait, c’est un peu l’inverse qui se produit : le diagramme-chaos n’est pas codifié, mais il se déploie de façon maximale sur la toile (action painting de Pollock). Il y a une troisième voie empruntée par l’art pictural du XXe siècle qui se distingue à la fois de l’abstraction et de

1

J.-F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971. F. Bacon, L’Art de l’impossible. Entretiens avec David Sylvester, Genève, Skira, p. 110111 : « F.B : Très souvent, les marques involontaires sont beaucoup plus profondément suggestives que les autres, et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute espèce de chose peut arriver. D.S. :Vous le sentez au moment même où vous faites ces marques ? F.B. : Non, les marques sont faites et on considère la chose comme on ferait d’une sorte de diagramme (sort of graph). Et l’on voit à l’intérieur de ce diagramme les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter. C’est une question difficile, je l’exprime mal. Mais voyez, par exemple, si vous pensez à un portrait, vous avez peut-être à un certain moment mis la bouche quelque part, mais vous voyez soudain à travers ce diagramme que la bouche pourrait aller d’un bout à l’autre du visage. » Deleuze cite ce passage au chapitre XII de Logique de la sensation. Deleuze et Guattari empruntent également la notion de diagramme aux travaux de C.S. Peirce qu’ils réinterprètent librement; voir Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 177 (note), ainsi que la revue Théorie, littérature, enseignement, 2005, No. 22 : « Penser par le diagramme : De Gilles Deleuze à Gilles Châtelet ».

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l’expressionnisme abstrait par un usage tempéré du diagramme : c’est l’art figural qui atteint un sommet chez Bacon. Pour Bacon, il ne s’agit ni d’introduire un ordre cosmique et spirituel dans le chaos, ni de faire proliférer le diagramme-chaos à l’infini. Bacon emprunte une troisième voie qui peut être qualifiée de chaosmique (suivant le néologisme de Joyce repris par Deleuze et Guattari) où le diagramme échappe au codage et à la signification sans envahir toute la toile. Pour être efficace, le diagramme doit être limité à une ou à certaines zones du tableau. Il doit être localisé. On doit pouvoir distinguer le diagramme et les zones figuratives, c'est-à-dire être en mesure de tracer la ligne de contour qui sépare les zones de brouillage et les régions qui échappent au désordre. Le plus important pour Bacon est de « sauver le contour ». Ce qui explique son attachement curieux mais pleinement conscient à l’art géométriquement construit des Égyptiens. « Je n’ai jamais pu me dissocier des grandes images européennes du passé, affirme Bacon, et par européennes j’entends aussi l’Égypte, même si les géographes me contredisent. »1 En contrôlant de la sorte la propagation du diagramme, Bacon maintient ses œuvres hors du régime de la figuration tout en affirmant un attachement partiel au genre figuratif. Deleuze désigne par « figure » les personnages chaosmiques ainsi présentés sur les toiles de Bacon, et il réserve le terme de « figural »2 pour qualifier cet art situé « par delà » l’opposition du figuratif et du non figuratif. Ce qui intéresse Deleuze dans les nombreux ouvrages qu'il consacre à l'art (peinture, cinéma, littérature, etc.), est non pas ce que représente l’œuvre accomplie et ce qu'elle signifie dans l'histoire, mais c’est plutôt ce que le processus de création est en train de faire. Ce qui importe, ce n'est pas de savoir : « Qu'est-ce que l'art imite ? », mais plutôt : « Quelles forces s'emparent des corps ? » ; « Comment fonctionne la figure ? » ; « Qu'est-ce que la sensation exprime ? » Pour Deleuze, interroger les devenirs effectifs par delà ou en deça des théories de la représentation vise à rejoindre une présence plus effective que l'œuvre achevée : le présent d'une vie impersonnelle, ou encore la vie des forces invisibles et actives au niveau de la sensation matérielle. Et à la question « Que peindre ? »3, la réponse de Deleuze est univoque : pour saisir la sensation de la matière, il faut peindre les forces invisibles à l’œuvre dans les corps matériels. C’est la fonction même de la figure que de « rendre visibles des forces qui ne le sont pas »4. 1

Cité par G. Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1981, p. 79. 2 Deleuze emprunte le concept à J.-F. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 9-23. 3 J.-F. Lyotard, Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren, Paris, Éditions de la différence, 1987. 4 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 172-173. Les auteurs y associent les devenirs aux affects et les forces aux percepts. Voir aussi G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1981, p. 39-40 où il cite Paul Klee : « Non pas rendre visible, mais rendre le visible. »

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Figure 3 - Bas-relief égyptien Titre : La déesse Hathor accueille Séthi Ier (1290-1279 av. J.-C.) Matériau : Calcaire peint (2,26m x 1,05m) Provenance : Thèbes, vallée des rois, tombe de Séthi Ier Reproduit avec l'aimable autorisation du Musée du Louvre, Paris Droit d'auteur : © 2010 Musée du Louvre / Christian Décamps 196

Figure 4 - Francis Bacon, Study for a Portrait of John Edwards, 1986 Reproduit avec l'aimable autorisation de la Succession Francis Bacon Droit d'auteur : © Succession Francis Bacon / SODRAC (2011)

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Tableau 1 - Résumé schématique de Francis Bacon. Logique de la sensation Les 3 tendances de l'art pictural au XXe s (figural, abstrait, informel) rompent avec la représentation (figuration, imitation et narration) en introduisant le diagramme comme zone d'indiscernabilité (chaos)

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ART ÉGYPTIEN

Découverte de la fonction haptique de l'œil ; les suivis des contours bidimensionnels expriment directement la transcendance ; proximité physique avec l'essence éternelle. Ex. : bas-reliefs, pyramides

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ART BYZANTIN

Révèle un espace optique pur ; manifeste une lumière immatérielle ; rupture avec le tactile. Ex. : Hautes coupoles et flèches des cathédrales

ART GREC



ART FIGURAL

Usage tempéré du diagramme ; donne directement l'essence qui devient accident ; stimule la fonction haptique de l'œil ; les Figures rendent visibles des forces qui ne le sont pas ; sources Cézanne (sensation) et Van Gogh (couleur). Ex. : Bacon

ART ABSTRAIT

Le diagramme est un code symbolique complexe ; il y a un ordre ou un sens caché dans le chaos apparent ; produit un espace optique pur. Ex. : Kandinsky, Malevitch

La forme transcendante est extraite de la surface ; espace tactile-optique où la matière est subordonnée à l'esprit. Ex. : sculpture



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ART GOTHIQUE

Découverte de l'autonomie de la fonction tactile ; manifeste l'existence d'une vie non-organique et matérielle. Ex. : lignes brisées, vrilles, etc.

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ART INFORMEL OU EXPRESSIONISME ABSTRAIT

Diagramme non-codifié mais déployé de manière maximale sur la toile ; agencement de lignes errantes où domine la fonction tactile. Ex. : Pollock

Brian Ferneyhough et la fonction figurale en musique Ferneyhough naît en Angleterre en 1943. À partir de 1973, il enseigne la composition en tant qu'assistant puis devient professeur à Freiburg, en Allemagne. Il donne par la suite des cours d'été à Darmstadt (1976-1996), il enseigne à l'IRCAM à Paris, obtient une chaire de composition à l'Université de Californie à San Diego en 1987, et il est membre de plusieurs académies. Il est considéré comme l'un des compositeurs les plus inventifs de sa génération après celle des Boulez, Stockhausen et Xenakis. Ferneyhough a toujours mené une réflexion philosophique parallèlement à son travail de composition. Dans un entretien il affirme: « Au début de la décennie, je me souviens avoir été très impressionné par le livre théorico-spéculatif de Gilles Deleuze sur le peintre Francis Bacon, qui m'a beaucoup aidé à concrétiser certaines intuitions fondamentales sur ma propre œuvre. »1 Ferneyhough considère lui aussi que l'unique tâche de l'art (ici la musique) consiste à rendre sensibles (audibles) des forces en produisant des figures (musicales). a) Les trois tendances musicales Comment une théorie picturale peut-elle aider un compositeur à expliquer son travail musical ? C'est que la musique dite « classique contemporaine » est confrontée à des problèmes similaires à ceux de la peinture. Pour rompre avec la tonalité (l'équivalent de la figuration), trois voies s'offrent à elle qui s’apparentent à l’abstraction (dodécaphonisme, sérialisme), à l’expressionnisme abstrait (musique aléatoire), et à l’art figural en peinture. 1) La forme abstraite et codifiée (dodécaphonisme, sérialisme). C'est la voie explorée à partir de 1907-1908 par Schönberg et l'école de Vienne qui cherchent à déhiérarchiser les rapports entre les sons et à dissoudre l'ensemble des lois harmoniques (tonique, consonance, cadence, etc.). Schönberg introduit de nouvelles règles de composition et d'organisation dans un univers informe. La musique dodécaphonique recompose, sans respecter les lois harmoniques, l'ensemble des 12 notes (les huit notes de la gamme: do, ré, mi, fa, sol, la, si, do ; plus les demi-tons: do#, ré#, sol#, la#) ; la musique sérielle en fait autant avec des séries de moins ou de plus de douze notes. Parce que les musiques dodécaphonique et sérielle brisent l'harmonie en introduisant un code complexe et un sens caché, elles peuvent être rapprochées de l'art abstrait en peinture. 2) La musique aléatoire constitue une deuxième voie explorée par la musique savante au cours du XXe siècle. Il s'agit encore une fois de rompre avec l'univers de la représentation tonale, mais sans introduire un code caché dans la composition. Certaines œuvres de John Cage, par exemple, accordent 1

B. Ferneyhough, « Entretien avec Brian Ferneyhough. L'œuvre en question », Inharmoniques, no. 8-9, 1991, p. 57.

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une place importante au hasard en faisant de chaque interprétation un nouvel agencement. Cage laisse par exemple les cartes du Yi-King (sorte de tarot chinois) déterminer les sections à interpréter et l'ordre dans lequel elles seront jouées, choisir les instruments qui seront présents, la durée des notes, le rythme, etc. Parce qu'elle rompt avec la tonalité sans chercher à camoufler un sens par le biais d'un code rigoureusement construit, tout en faisant proliférer l'indétermination (ou le diagramme), la musique aléatoire se rapproche de l'art informel. 3) La principale préoccupation musicale de Brian Ferneyhough ne consiste pas à découvrir ou à créer de nouvelles formes compositionnelles rigoureuses, pas plus qu'il ne s'en remet à la pure indétermination, au hasard et à l'aléatoire. Dans ses entretiens, il admet prendre ses distances par rapport au déterminisme sériel au profit de la libre utilisation des 12 sons, et par rapport aussi à la musique aléatoire qui croit trop rapidement et trop naïvement en avoir terminé avec le travail du compositeur1. Contre ces tendances (musique codifiée et musique aléatoire), Ferneyhough défend une musique figurale dont la méthode consiste à introduire de manière ponctuelle des éléments chaosmiques, c'est-à-dire des diagrammes musicaux ou des zones d'indiscernabilité qui deviennent autant de « zones d'injouabilité » toujours localisées et jamais proliférantes sur l'ensemble de la durée musicale. Ces diagrammes musicaux rendent littéralement impossible l'exécution intégrale de la partition. Une telle stratégie de composition permet, selon les termes de Ferneyhough empruntés à Deleuze, de « rendre visibles les forces invisibles qui agissent sur les objets musicaux »2. b) La musique comme art figural Pour mieux saisir le statut et la nature de ces « zones d'injouabilité », rien de mieux que de se référer à un interprète des œuvres de Ferneyhough. Le flûtiste Pierre-Yves Artaud commente de manière fort éclairante une pièce de Ferneyhough pour flûte seule intitulée Unity capsule : « Je crois vraiment que, dans ce cas, la pièce est rigoureusement inexécutable à 100%. Au ralenti, tout est faisable mais au tempo exact, cela devient impossible. Je sais que c'est dangereux de dire cela car, généralement, ce que l'on déclare irréalisable s'avère, 10 ans plus tard, exécuté par tout le monde ; mais il y a ici des limites physiologiques qui sont franchies, c'est donc très différent. De même que dans 300 ans je ne pense pas qu'on puisse courir le 100 mètres en 6 secondes […] de même on ne pourra jamais jouer 18 notes à la seconde, qui plus est avec 1

B. Ferneyhough, « Parcours de l'œuvre », Contrechamps, no. 8, 1988, p. 10 et 33-34. B. Ferneyhough, « Forme, Figure, Style. Une évaluation intermédiaire », Contrechamps, no. 3, 1984, p. 83-90 ; B. Ferneyhough, « Le temps de la figure », Entretemps, no. 3, 1987, p. 127-136.

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un mode d'attaque spécifique pour chaque note. Même avec une langue de lézard, on ne peut atteindre les 14 notes staccato par seconde: or Ferneyhough en demande parfois 18 ! Le contrôle demandé quant à l'embouchure est également utopique: comment jouer dans une échelle tempérée d'1/5 de ton quand le seul vibrato couvre 1/3 de ton? […] Je peux donner un autre exemple de réalisation impossible qui tient cette fois à la rapidité de sélection des sons harmoniques. Une attaque dure environ 50 milli-secondes ; si on va au-delà de la durée du transitoire d'attaque (qui tient à la nature même de l'instrument) on ne peut plus, à une certaine vitesse, contrôler l'émission de l'harmonique. Ceci est encore compliqué par le fait que l'on ne peut, en jouant, contrôler quantitativement la pression d'air exercée : on ne la contrôle que qualitativement, par la bouche. Tout ceci indique bien que l'exécution intégrale d'une telle partition est une utopie. Il est sans doute également impossible d'entendre tout ce qui est joué mais on peut, sur ce plan, améliorer la perception d'une telle pièce ; par contre, du côté de l'exécution, on ne progressera guère. Cela n'a d'ailleurs pas grande importance car ce qui compte, je crois, est que l'instrumentiste reste en état de stress et de lutte par rapport à la partition. […] Quand je joue cette pièce, je me jette à l'eau, je plonge. C'est comme lorsqu’arrive une tempête sur un bateau: on voit bien qu'elle arrive mais on ne sait exactement comment elle va être. Il faut alors réagir à ce qui se passe et cela se fait de façon totalement inconsciente car tout va désormais trop vite et les choses imprévues ne cessent d'affluer. C'est seulement après, en se réécoutant, qu'on se dit: ‘Tiens j'ai fait ça !’. »1 Un peu plus loin le flûtiste se fait psychologue et analyse le lien entre la personnalité de Ferneyhough et son désir de créer des zones d'injouabilité : « Ferneyhough a un intérêt très personnel pour tous les problèmes de rapidité de perception. Il est lui-même comme ça : il entend et pense très rapidement, son temps physiologique est très vif. Il est intéressé par les univers non établis, toujours mouvants. Il aime créer une relation entre la partition (donc le compositeur), l'interprète et le public qui soit d'une tension extrême et par là qui engendre la musique. Il veut tenir son interprète en état de stress permanent et communiquer cela au public. La rencontre de ces différentes tensions crée la relation musicale. »2

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P.-Y. Artaud, « Unity capsule : une explosion de 15 minutes », Entretemps, no. 3 : « dossier Brian Ferneyhough », février 1987, p. 109, 110 et 111. Un extrait audio peut être entendu sur You Tube : ‹ http://www.youtube.com/watch?v=v6W7DTB-z6Y › (consulté le 11 août 2011). 2 Ibid., p. 111-112.

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Figure 5 - Extrait de la partition Unity Capsule de Brian Ferneyhough Reproduit avec l'aimable autorisation de C.F. Peters Corporation Droit d'auteur : © 1976, C.F. Peters Corporation

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Retenons deux choses des propos de Pierre-Yves Artaud. D'abord, les zones d'injouabilité qui poussent l'exécution aux limites du possible, même si elles sont isolées, agissent tout au long de la pièce en plaçant l'interprète et l'auditeur en état de tension continue, comme si la prochaine accélération était « toujours déjà » effective même pendant les périodes, objectivement plus longues, d'accalmie. Ce qui dénote l'importance, suivant l'expression deleuzienne, de maîtriser le diagramme. Un nombre trop grand ou insuffisant de zones d'injouabilité, des durées d'injouabilité trop étendues ou trop courtes, risquent de ne pas créer l'effet de tension caractéristique de l'art figural. Et deuxième remarque: les zones d'injouabilité correspondent à des moments de désubjectivation. Tout va tellement vite en territoire de non jouabilité, et tout paraît devenir si subitement impossible dans l'œil de la tornade constitué par le diagramme musical, que les facultés intérieures qui permettent normalement au sujet de se conserver (facultés de compréhension, de reconnaissance et d'intellection, capacité de prévision, etc.) se trouvent déréglées et inutilisables. On entre dans la tempête sans savoir comment on va s'en sortir ni exactement combien de temps ça va durer. Pierre-Yves Artaud ne présente pas l'expérience de l'exécution des pièces de Ferneyhough en termes de « figures » et de « forces ». Mais la description de son expérience d'interprète s'apparente étrangement aux analyses deleuziennes relatives au travail de Bacon. La dette envers Deleuze devient évidente chez Ferneyhough qui importe du côté musical les notions deleuziennes utilisées pour expliquer le travail pictural de Bacon. Dans un texte intitulé « Le temps de la figure »1, Ferneyhough affirme à propos de la figure : « il n'y a pas de meilleur terme général pour ce que j'ai à l'esprit ». Il associe la figure à une pure « libération d'énergie » ne possédant aucun « pouvoir référentiel inné ». La composition devient « le lieu du présent qui est ainsi mesuré à chaque moment crucial ». De plus « L'énergie s'investit dans des objets musicaux concrets dans la mesure où ils sont aptes à rendre visibles des forces qui agissent sur eux. » Ferneyhough oppose le geste à l'énergie ; le premier renvoie aux domaines de la sentimentalité et de l'intériorité, le second, à celui des forces dynamiques extérieures et au figural. Le but de la composition musicale comme « activité figurale consiste à trouver des moyens pour s'assurer que la force explosive latente du geste perce sous sa carapace contingente, afin de libérer ce surplus de discursivité jusque-là gelé et de l'injecter dans les interstices de l'objet sonore. » Il est impossible de séparer la figure qui offre « un cadre momentané pour la perception » à tout le reste. Ferneyhough préfère parler de l'« aspect figural » de la composition, sans doute pour indiquer que les unes et les autres, zones jouables et zones injouables, sont également essentielles pour 1

B. Ferneyhough, « Le temps de la figure », Entretemps, no. 3 : « Dossier Brian Ferneyhough », 1987, p. 127-136.

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l'équilibre de l'œuvre figurale. Autrement dit : « Pour Ferneyhough, il n'y a jamais que du multiple. Tout objet sur lequel il opère est toujours-déjà un multiple, c'est-à-dire un ensemble. »1 La préoccupation commune à Deleuze et Ferneyhough consiste à situer le processus de création artistique sur une frontière chaosmique en faisant intervenir des forces extérieures comme s'il s'agissait d'une condition de possibilité de l'expérience artistique. La présence d'une telle vie impersonnelle des forces, de ces « énergies fondamentales et vitales »2, est la première préoccupation de l'art figural où « l'œuvre en elle-même est conçue pour produire la friction grinçante, tranchante, de lignes de force qui, se projetant au-delà du labyrinthe et des limites de la durée effective de l'œuvre, colorent et contaminent notre propre vision du monde. »3 Autant l'usage tempéré du diagramme était essentiel pour déterminer les figures de Bacon, selon Deleuze, autant la balance dans un « processus d'équilibrage continuel est centrale pour l'efficacité du figural » aux yeux de Ferneyhough4. À l'occasion d'une conférence sur Adorno donnée à Royaumont en 1994, Ferneyhough mentionne, toujours dans l'esprit de l'esthétique du figural : « Je crois que l'ordre et le désordre coexistent au sein de zones de conflit à l'intérieur desquelles les objets musicaux, émergeant aux points névralgiques de courants provisoires, à l'énergie cohérente mais parfois autodestructrice, sont à la frontière de l'ordre perçu et du chaos insaisissable. »5 En somme, on trouve chez Deleuze et Ferneyhough un égal intérêt pour les thèmes de « l'événement incommunicable », de « l'illusion de l'identité stable » et de la « vitalité expressive »6 qui comptent également parmi les thèmes caractéristiques de l'art figural. Le commentaire suivant relatif au travail de Ferneyhough vaut aussi pour tout art figural: « L'expressivité de Ferneyhough ne se nourrit pas de l'hic et nunc de révélations quasi existentielles ; elle se manifeste au contraire dans le mouvement (discursif) de l'œuvre, dans laquelle ce ne sont pas tellement les états de commencement et de fin qui importent au premier chef, mais les moments du ‘déjà plus’ et du ‘pas encore’. […] Les œuvres qui forment cet univers, [quant à elles], restent 1

F. Nicolas, « Éloge de la complexité », Entretemps, no. 3 : « Dossier Brian Ferneyhough », 1987, p. 64. 2 B. Ferneyhough, « Forme, figure, style. Une évaluation intermédiaire », Contrechamps, no. 3, 1984, p. 85. 3 B. Ferneyhough, « À propos de Superscriptio. Entretien avec Brian Ferneyhough », Entretemps, No. 3 : « Dossier Brian Ferneyhough », 1987, p. 89. 4 B. Ferneyhough, « Le temps de la figure », Entretemps, no. 3 : « Dossier Brian Ferneyhough », 1987, p. 131. 5 Tiré d’un texte de B. Ferneyhough reproduit dans P. Szendy (éd.), Brian Ferneyhough, IRCAM/L'Harmattan, Paris/Montréal, 1999, p. 25. 6 B. Ferneyhough, « Forme, figure, style. Une évaluation intermédiaire », Contrechamps, no. 3, 1984, p. 89-90.

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nécessairement ouvertes, elles renvoient au-delà d'elles-mêmes ; non seulement aux œuvres environnantes, mais [elles renvoient aussi audelà] du cosmos auquel elles appartiennent. »1 Vers une appréciation vitaliste du processus de création Les conceptions artistiques de Deleuze et Ferneyhough ne cherchent ni à définir le beau et le sublime (Kant) ou à décrire le processus historique d’incarnation de l’idée dans le sensible (Hegel), pas plus qu’il ne s’agit de réduire l’art à sa fonction critique (Adorno) ou de dégager sa valeur ontologique (Heidegger, Merleau-Ponty). La perspective de l'art figural n’est ni rationaliste ni romantique. Il ne s’agit pas de poser la question de l’autonomie des arts, de leur hiérarchie ou d’un éventuel rapport de supériorité entre les productions humaines et naturelles2. La référence de l'art figural à une théorie des forces3 épargne tous les questionnements relatifs au statut strictement théorique de l’art. Il ne s'agit plus de déterminer la valeur externe de vérité à l’art, mais plutôt de se placer au cœur même du processus de création artistique en pensant l’unique problème de la captation des forces par l'art. La tâche de l'art figural consiste à attraper des forces protéiformes « à la frontière de l'ordre perçu et du chaos insaisissable », tout en maintenant un lien partiel avec le réalisme (figuration ou tonalité) et en dévaluant la réduction de l'art à un langage métaphorique de l'imaginaire ou de l'esprit. Les forces chaosmiques affectent de manière bien réelle la matière, les corps ou les objets sonores en intensifiant des zones localisées. Dans un texte intitulé « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? »4, Jacques Rancière soutient que la place centrale accordée à la sensation ou à l'« aiesthésis » au détriment de l'œuvre finie elle-même, fait en sorte que la théorie de l'art figural « accomplit le destin de l'esthétique en suspendant toute la puissance de l'œuvre au sensible ‘pur’ »5. Il y aurait donc un accomplissement « destinal » de l'esthétique occidentale par Deleuze. Un point de vue qui nous semble trop historialisant pour rendre compte de l'expérimentation deleuzienne. Mais il demeure bien vrai que l'esthétique de l'art figural ne cherche pas à donner un sens aux œuvres déjà créées (c'est la 1

K.K. Hübler, « Image de la pensée, en mouvement. Une approche de Brian Ferneyhough », Contrechamps, no. 8, 1988, p. 43. 2 Non seulement y a-t-il pour Deleuze une communauté des arts, mais la nature elle-même ne procède pas autrement qu’en créant sous l’impulsion des forces. Voir Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La différence, 1981, p. 39; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 176. 3 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La différence, 1981, p. 39 ; G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 158. 4 J. Rancière, « Existe-t-il une esthétique deleuzienne ? », dans É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 525-536. 5 Ibid., p. 536. Voir aussi J. Rancière « Deleuze accomplit le destin de l'esthétique », Magazine littéraire, no. 406, 2002, 38-40.

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perspective de Hegel, Heidegger, Merleau-Ponty, etc.). Son questionnement est orienté sur les processus antérieurs de création et d'expérimentation. L'esthétique du figural offre ainsi une alternative à la dévalorisation nihiliste des forces vitales en s'intéressant à la manière dont les devenirs s'emparent des corps (objets picturaux, objets musicaux, etc.) indépendamment de toute représentation et de toute narration. Elle décrit l'effectivité des forces invisibles, ou « le présent d'une vie impersonnelle »1, sans être guidée par le modèle d’une œuvre achevée. Chez Ferneyhough, comme chez DeleuzeBacon, l'art figural présente les forces semi-organisées agissantes et constitutives de cette vie impersonnelle sans chercher à narrer une histoire, à imiter un arrière-monde, ou à renouer avec une forme préexistante. En ce sens, l'œuvre ne produit pas un modèle, pas plus qu'elle ne reproduit une forme. Elle exprime plutôt la présence de la vie intensive. Les créations figurales ne sont pas des déformations ou des défigurations d'un modèle extérieur plus exact (qui est de toute façon inexistant du point de vue de l'art figural), mais elles sont l'expression des forces vitales captables grâce à la fonction haptique des sens qui donne accès direct aux essences singulières et transitoires. « Mais l'art figural n'est-il que l'avatar d'un monde décadent et irresponsable ? », demanderont certains. Nietzsche souhaitait désaliéner l'individu pour instaurer un mouvement vitaliste. Cette libération indique bien à quel point l'art figural ne signe aucun déclin de la culture et aucune montée de la barbarie. L'abolition de la stricte représentation par la figure n'est pas l'indice d'une crise à surmonter. Bien au contraire, la capacité de l'art figural à exprimer un désordre localisé dans l'œuvre constitue un gain pour l'expression équilibrée de la vie.

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G. Deleuze, « La littérature et la vie », Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11-17.

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CHAPITRE 14 Gilles Deleuze à Rebstockpark1 L'intérêt des architectes pour la philosophie se manifeste de manière, pour ainsi dire, naturelle. Les deux disciplines partagent, en effet, une conceptualité en partie commune qui témoigne d’une certaine affinité en favorisant les passages théoriques de l'une et l'autre (fondement ou archè, structure, constructivisme, déconstruction, finalité, fonction, modernité/postmodernité, etc.). La relation entre philosophie et architecture a pris une tournure décisive au cours des dernières décennies avec la rencontre entre différents projets architecturaux et les théories de Foucault, Derrida et Deleuze qui ont fourni de nouvelles assises conceptuelles aux architectes. Panoptisme, déconstructivisme et constructivisme Les analyses consacrées par Foucault au modèle architectural du panopticon, la célèbre construction pénitentiaire élaborée au XVIIIe siècle par le philosophe et juriste Jeremy Bentham, deviennent paradigmatiques pour l'explication de l'exercice moderne du pouvoir disciplinaire2. Selon Foucault, le XIXe siècle se caractérise par une ramification du modèle panoptique sur l'ensemble de l'espace social. Le « réseau institutionnel de séquestration »3 (prison, hôpital psychiatrique, usine, etc.) effectue un quadrillage rigoureux de la société jusqu'à la rendre parfaitement homogène. Le développement de cette technique architecturale de contrôle assure une visibilité permanente et une auto-disciplinarisation continue des individus. Ces considérations ont contribué à sensibiliser les architectes et les urbanistes aux rapports étroits qui unissent l'aménagement de l'environnement physique et les stratégies disciplinaires4. D'autres architectes ont mis en valeur la notion d'« hétérotopie » créée par Foucault5. 1

Une version préliminaire de ce chapitre a été présentée le 28 mars 2008 à l’Université Laurentienne (Canada) dans le cadre du Symposium Memory and the Environment organisé par Brett Buchanan. Une seconde version a été présentée au 3rd International Deleuze Studies Conference à Amsterdam (Pays-Bas) le 13 juillet 2010. 2 M. Foucault, « Le panoptisme », dans Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 228264. Voir aussi l'entretien de 1982, « Espace, savoir et pouvoir », dans M. Foucault, Dits et écrits, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 270-284. 3 M. Foucault, Dits et écrits, vol. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 615. 4 D. Stewart, « Why Foucault ? », Architecture and Urbanism, 121, 1980, p. 100-106 ; P. Hirst, « Foucault and Architecture », AA Files, 26, 1993, p. 52-60. 5 M. Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et écrits, vol. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 752-762 ; G. Teyssot, « Heterotopias and the History of Spaces », Architecture and Urbanism, 121, 1980, p. 81-99.

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Dans le cas de Derrida, il s'agit moins d'une récupération de ses écrits par les architectes que d'une collaboration directe avec eux. En 1985, Bernard Tschumi qui est alors responsable du plan architectural du Parc de la Villette à Paris demande à Derrida de collaborer à la réalisation du projet. Vient ensuite la rencontre de Derrida avec l'architecte new-yorkais Peter Eisenman qui a donné lieu à une abondante littérature dans laquelle sont notamment interrogées les limites du caractère métaphorique de l'entreprise de « déconstruction », et où la métaphorique archi-tecturale du fondement est remise en question1. Cette collaboration entre le philosophe et l'architecte a donné naissance au projet Chora L Works2 (dont les plans n’ont cependant jamais été matérialisés), un jardin composé d'eau et de pierre intégré au site du Parc de la Villette. L'arrangement complexe doit permettre au visiteur qui traverse le jardin d'expérimenter l'absence de fondement en passant tantôt au-dessus et tantôt en dessous de la structure. Contrairement à Foucault et Derrida, Deleuze n'a presque rien écrit sur l'architecture. L'œuvre deleuzienne jouit pourtant depuis quelques années d'une grande popularité parmi les architectes3. Ce qui peut s'expliquer par la radicalité de la critique deleuzienne des perspectives historicistes élaborée à la faveur d'une expérience plus immanente et strictement spatiale du mouvement. Une partie importante du vocabulaire deleuzien concerne ainsi la redéfinition de l’expérience de la spatialité. Songeons seulement aux notions de (dé)territorialisation, ligne de fuite, nomadisme, surface, plan d'immanence, dehors, cartographie, espaces lisse et strié qui, ensemble, donnent une consistance à la pensée de Deleuze (en grande partie dans son travail réalisé avec Félix Guattari). Il ne s'agit pour Deleuze ni de résister4 à l'espace quadrillé (Foucault), ni de faire surgir le « non concept »5 de « différance » à partir de l'espace textuel (Derrida). L'intérêt de Deleuze pour la spatialité se démarque des perspectives foucaldienne et derridienne en pensant l'expérimentation d'un espace intensif sans résistance et conceptuellement construit. Certes, les trois philosophes partagent une 1 J. Derrida, « Point de folie - maintenant l'architecture » et « Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres », dans Psychè. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 477-508 ; B. Tschumi, Cinégramme folie. Le Parc de la Villette, Princeton, Princeton Architectural Press, 1987 ; J. Derrida, « Le philosophe et les architectes », Diagonal, 73, 1988, p. 37-39. 2 Inspiré de la notion « khôra » qui désigne dans le Timée de Platon un milieu spatial indéterminé constituant un troisième genre distinct des mondes sensible et intelligible. Voir J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993. 3 On assiste à une réorientation des intérêts des architectes allant de la rhétorique derridienne de la textualité (règne de l'impossible) au déploiement deleuzien de nouvelles effectivités. Voir E. Grosz, Architecture from the Outside. Essays on Virtual and Real Space, Cambridge, MIT Press, p. 11 et 62. 4 La primauté des lignes de fuite rend, pour Deleuze, inutile le recours à l'exercice de la résistance. Voir G. Deleuze, « Désir et plaisir », Magazine littéraire, no. 325, oct. 1994, p. 5965 (voir principalement p. 62 et 63). 5 J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 3.

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méfiance vis-à-vis de l'idéalisme. Il n'y a pas de Liberté extérieure aux manifestations du pouvoir pour Foucault, il n'y a pas de hors-texte pour Derrida, et chez Deleuze il n'y aucune transcendance qui permettrait de contextualiser le plan d'immanence en lui donnant un sens pleinement communicable. La spatialité deleuzienne n'est ni simplement un lieu de résistance et de constitution de soi, ni une abstraction textuelle. Elle est concrète et expérientielle, à la fois chaosmique (semi-organisée) et physique. D'un point de vue derridien, les plans urbains et les projets architecturaux, réduits à leur textualité, sont déchargés de toute prétention métaphysique. Plus précisément ils doivent être déconstruits à la faveur d'une monstration de l'impossibilité de toute fondation essentielle. Les immeubles, les parcs, les maisons, etc. n'ont aucune identité fixe à laquelle pourraient être rattachés des attributs déterminés. Les constructions architecturales n'ont ainsi aucune finalité préexistante (travail, repos, intimité, apprentissage, convalescence, plaisir esthétique, sentiment religieux, etc.). La déconstruction plonge dans une profonde indécision la volonté de fondement et les finalités accordées aux créations architecturales. Réduite à l'état de texte à déconstruire, l'architecture doit composer avec l'impossibilité d'accomplir les tâches qui lui étaient traditionnellement dévolues. L'expérience deleuzienne de l’espace est sensiblement différente. Bien sûr, la conception deleuzienne de la spatialité contribue elle aussi à ébranler les anciennes fonctions attribuées aux œuvres architecturales. Toutefois, cette redéfinition du rôle de l'architecture n'ouvre pas sur la néantisation systématique des productions de possibilités. Bien au contraire, les parcs et la construction des immeubles peuvent entraîner l'aménagement des structures, et celui qui en fait l'expérience, dans une série de devenirs. Ces devenirs n'impliquent pas un passage d'un état « A » à un état « B », mais ils prennent plutôt place au milieu d'un flux continu de différenciation. Dès lors, la tâche de l'architecture consiste non pas à assumer sa propre déconstruction, mais à construire de nouvelles variations intensives en favorisant les processus de création différentielle. Deleuze présente explicitement sa philosophie comme un « constructivisme »1. Une architecture de type deleuzienne aura ainsi comme fonction de « construi[re] des continuums d'intensités » en produisant un « plan de consistance »2. On connaît les affinités de Deleuze pour le cinéma du « montrage » (Godard, Resnais, Bene, etc.), la peinture figurale (Bacon) et la littérature mineure (Kafka). À quoi pourrait ressembler une ville, une architecture ou un parc deleuzien ? Dans l'une de ses rares références à l'architecture, Deleuze en fait pourtant « le premier des arts »3. Mais contrairement aux 1

G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 73 et 79. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 90 ; Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 74. 3 G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 177. 2

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exemples précis qu'il fournit pour le cinéma, la peinture et la littérature, Deleuze n'illustre à aucun moment son appréciation du constructivisme en architecture par le travail d'un architecte. Peter Eisenman, qui avait déjà collaboré avec Derrida, vient combler cette lacune en s'inspirant de la pensée deleuzienne dans l'explication de son projet architectural destiné au Rebstockpark de Francfort1. Rebstockpark Rebstockpark est un projet de développement résidentiel et commercial situé au périmètre ouest de Francfort, entre l'aéroport international et le centre historique de la ville. Ce lieu, avec ses environs, est connu pour accueillir chaque année la Frankfurter Buchmesse. Eisenman a dessiné les plans d'une partie du site connue sous le nom de Rebstockpark qui était destiné à accueillir 4500 résidants et 5500 travailleurs. Contrairement au panopticon, mais de façon similaire à Chora L Works, le projet architectural et urbanistique de Eisenman, sans doute considéré comme trop ambitieux et/ou onéreux, n’a pas été réalisé suivant les plans originaux2. Notre but ici n'est pas de présenter l'œuvre de Eisenman dans son intégralité3, mais seulement d'examiner la manière dont la conceptualité deleuzienne (événement, pli, « effondement », virtuel, etc.) a servi de « boîte à outils » à l'architecte dans la présentation du projet Rebstockpark. L'architecture contemporaine ébranle les conceptions traditionnelles liées à l'art de construire en offrant une réévaluation des univers physique et métaphysique. Sur le plan physique, les architectures classique et moderne sont fondées sur un idéal de rectitude géométrique. Elles se déploient dans un espace euclidien, neutre et parfaitement organisé où sont distingués le centre et les marges, la longueur et la profondeur, le haut et le bas, le vide et le plein, etc. Sur le plan métaphysique, l'architecture définit traditionnellement des corps idéaux géométriquement ordonnés en cherchant à harmoniser la fonction de l'œuvre au sens esthétique, et à articuler la finalité de la construction à l'expression du beau. Dominée par une vision idéaliste, l'architecture traditionnelle tente de produire des formes

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Notons que d'autres architectes, tels que Ben van Berkel, Thomas Leeser et Rem Koolhas, se sont aussi inspirés des écrits de Deleuze. Voir à ce sujet K. Holt-Damant, « Elastic Urbanism », Transition, 61/62, 1999, p. 130-135, note 2. 2 De manière plus précise, bien que le bureau Eisenman Architects ait dessiné les plans originaux après avoir remporté un concours international, le développement de Rebstockpark a été pris en charge par une firme qui utilise le nom d’Eisenman sans que ce dernier assure la supervision du projet (source : correspondance privée avec Eisenman Architects). Pour une présentation du projet, voir le site suivant : ‹www.rebstockpark-ffm.de/index_e.htm›. 3 Parmi les dernières réalisations importantes de Eisenman, mentionnons le controversé Holocaust-Mahnmal (« Mémorial de l'Holocauste ») inauguré à Berlin le 10 mai 2005.

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essentielles, pures, exemplaires et universelles. Comme le souligne Eisenman : « L'architecture traditionnelle est à la recherche d'un ordre formel déterminé par les séquences, les limites ou les proportions, les intervalles entre les colonnes, la relation entre la longueur des murs, les rapports mathématiques entre le solide et le vide, entre les parties et le tout. Elle se préoccupe des aspects esthétiques de la métaphysique architecturale. »1 Dans sa volonté d’ébranler cette métaphysique, l’architecture postmoderne considère les essences traditionnelles comme de simples productions arbitraires. Elle tente de rendre visible un nouvel état de fait en jouant le jeu paradoxal de l'impossibilité de la symbolisation. Ce qui donne souvent lieu à des constructions anarchiques ou inspirées d'une mélancolie fragmentaire. Eisenman trouve chez Deleuze une alternative théorique à la fois au fondationalisme classique qui exprime un ordre nécessaire, et au postmodernisme désenchanté qui ne croit plus qu'en l'épuisement des possibilités. L'aménagement de Eisenman au Rebstockpark ne présente ni un lieu idéal ni un simple espace morcelé. Il s'agit plutôt de faire fonctionner une architecture productrice de nouvelles possibilités sans symboliser idéalement cette fonction. En outre, Eisenman considère que l'architecture moderne a été déterminée par trois « fictions » : la représentation qui imite un monde idéal, la raison qui domine la vérité, et l'histoire qui procure une justification aux œuvres2. Traduit en termes deleuziens, la rupture avec ces trois fictions amène à penser, respectivement, le pli événementiel, l'universel « effondement » et le virtuel. L’événement et le pli L'événement deleuzien demeure en excès par rapport au simple contexte explicatif d'apparition. L'eventum tantum3 est impersonnel, neutre et quelconque. En dépit du fait que son ultime milieu d'engendrement soit soustrait à toute loi identifiable, l'événement n'apparaît pas spontanément dans la pure contingence de l'instant4. Il n'est pas de l'ordre d'un accident éphémère, mais il a plutôt à voir avec une forme de fatalité en étant expérimenté comme une partie du destin. Ni pur accident spontané, ni simple essence éternelle, l'événement ou l'heccéité correspond à une singularité concrète et dynamique distincte de toute généralité abstraite et 1

P. Eisenman, « miMISes READING : does not mean A THING », dans A. Benjamin (Ed.), Re:working Eisenman, London, Academy Editions, 1993, p. 11. (notre traduction) 2 P. Eisenman, « The end of the classical : the end of the beginning, the end of the end », dans A. Benjamin (Ed.), Re:working Eisenman, London, Academy Editions, 1993, p. 24-33. 3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 177. Voir aussi p. 67. 4 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 69.

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immobile. Se réclamant de Deleuze, Eisenman soutient que l'événement est précisément ce qui a été ignoré par l'architecture traditionnelle qui détermine plutôt l'objet par les conditions statiques de la figure et du fond, c'est-à-dire par une géométrie physique et une signification métaphysique1. Le lieu de l'architecture non-traditionnelle de Eisenman n'est plus prédéterminé par des conditions générales d'apparition, mais il devient au contraire le terrain d'une série d'expérimentations événementielles.

Figure 6 - Maquette de Rebstockpark (1) Reproduit avec l'aimable autorisation de Eisenman Architects Droit d'auteur : © Eisenman Architects 1

P. Eisenman, « Folding in time. The singularity of Rebstock », Architectural Design, 63(3/4), 1993, p. 23-25 ; « Unfolding events : Frankfurt Rebstock and the possibility of a new urbanism », dans A. Benjamin (Ed.), Re:working Eisenman, London, Academy Editions, 1993, p. 59-61.

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Dans le livre qu'il consacre à Leibniz, ouvrage qui incidemment a une importance considérable pour les architectes, Deleuze raffine sa théorie en précisant que l'événement ne naît ni d'une tabula rasa ni d'un contexte signifiant, mais émerge plutôt d'un système indéterminé fait de plix et de plex, c'est-à-dire d'une machination complexe et multiple composée de plis et de replis. Deleuze associe cette manière de plier, d'expliquer ou de déplier, à une nouvelle manière post-baroque d'habiter1. Il va sans dire que, s’il revient à Heidegger d’avoir introduit la notion de pli (Zwiefalt) en philosophie contemporaine2, cette expérience habitationnelle et constructiviste deleuzienne n'a rien en commun avec l'habiter heideggerien orienté sur un sol natal d'où émane le mystérieux silence de l'être3. Bien sûr, chez Heidegger comme chez Deleuze, il ne s'agit pas d'habiter un espace extensif tridimensionnel. Mais le calme espace originel de Heidegger demeure difficilement compatible avec l'espace deleuzien complexe, mouvementé et traversé par des lignes d'intensité qui entraînent les structures et les expérimentateurs dans des processus qui les rendent étrangers à eux-mêmes. À Rebstockpark, Eisenman élabore un lieu non idéalement construit et chargé d'intensités aptes à produire des devenirs impersonnels et singuliers. La construction génère ainsi un flux continu d'intensités déterritorialisantes en faisant en sorte que chaque limite (mur, entrée, rue, etc.) ne soit jamais expérimentée comme une étape finale. Au contraire, chacun de ces seuils renvoie à d'autres formes et à d'autres thèmes suivant un principe complexe de différence et de répétition (au sein de l'universelle variation, c'est la différence qui se répète sans cesse). Si bien que l'« identité » du site est créée par un système de mouvements événementiels et incessants4. Il s'agit en somme pour Eisenman d'ajouter une dimension au réseau complexe de plis en créant de nouvelles relations possibles entre la verticalité et l'horizontalité. « L’architecture peut proposer une sorte d’événement […] à travers lequel l’interprétation de l’environnement est problématisée. […] L'architecture, poursuit plus loin Eisenman, peut alors interpréter le pli comme un élément essentiellement plat (planar) dans les volumes tridimensionnels. »5 1

G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, p. 189. Sur la question du pli chez Deleuze, voir aussi Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 324-330 et 359-360. 2 Voir en particulier M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 89, note 1. De manière générale, la notion de pli désigne une multiplicité qui n’a ni extériorité ni intériorité, ni haut ni bas, etc. ou tout cela simultanément, par contraste avec un plancher, un mur ou un plafond, pour reprendre des images architecturales. 3 M. Heidegger, « Bâtir habiter penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193. 4 J. Williams, « Deleuze's ontology and creativity : Becoming in architecture », Pli, 9, 2000, p. 200-219. En particulier p. 218. 5 P. Eisenman, « Unfolding events : Frankfurt Rebstock and the possibility of a new urbanism », dans A. Benjamin (Ed.), Re:working Eisenman, London, Academy Editions,

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Figure 7 - Maquette de Rebstockpark (2) Reproduit avec l'aimable autorisation de Eisenman Architects Droit d'auteur : © Eisenman Architects Eisenman cherche à créer un espace où le pli atteint un niveau de vitalité et où la perspective parfaite devient impossible. Techniquement, cela trouve son expression dans le fait que le plan du lieu est plié de multiples manières et de façon a-centrée, ce plan plié servant de base à l’aménagement des rues, des édifices et des espaces ouverts. Ce qui a pour effet de générer une incertitude dans les limites présentes sur le site de Rebstockpark. « Une surface pliée trace des relations sans recours aux grandeurs ou aux distances […] Sans la définition de la distance, il y a un autre type 1993, p. 59 et 61. (notre traduction) Voir aussi J. Rajchman, « Perplications », dans ibid., p. 115-123.

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de temps qui contient une relation nomadique de points. Ces points ne sont plus fixés par les coordonnées X, Y, et Z, ou ces points peuvent être appelées X, Y et Z, mais ils n’occupent plus une place fixe dans l’espace. En ce sens, ils sont sans lieu (placeless) sur le plan topologique. »1 En d’autres termes, chaque point est irréductible à une unité localisée par les coordonnées X, Y et Z, mais il correspond à une multiplicité au sens où plusieurs lignes provenant de différentes directions interfèrent les unes avec les autres en un point pour créer une zone d’intensité. Sans trop forcer le texte, on peut ici opérer un rapprochement avec ce que Deleuze affirme à propos du point : « Je n’aime pas les points, faire le point me semble stupide. Ce n’est pas la ligne qui est entre deux points, mais le point au croisement de plusieurs lignes. »2 L’effondement L'architecture informelle de Rebstock ne cherche pas à rompre de manière radicale avec la rationalité occidentale. Elle n'accomplit pas le saut hors du principe de raison vers l'Abgrund abyssal (Heidegger), pas plus qu'elle ne déconstruit l'idée/métaphore architecturale de fondement (Derrida). Le principe de fondation conserve une certaine effectivité dans le projet Rebstock. Bien sûr il ne s'agit plus de fonder une relation définitive, originaire et idéalement ordonnée entre la figure et le fond. Rebstock met plutôt en œuvre un « fondement infondé » (groundlessness ground) sur lequel s'appuient des expériences singulières d'intensités et de devenirs. Comme le mentionne Eisenman : « Le fondement (ground) du projet Rebstock se distingue du fondement comme origine, ou d'un fondement comme figurefondement. Le fondement de Rebstock n'est plus une donnée ou une condition de base, mais il correspond plutôt à quelque chose qui contient déjà une condition de singularité ; c'est-à-dire un fondement infondé (groundlessness ground) qui peut être considéré comme appartenant à la notion de fondement. »3 Le groundlessness ground de Eisenman assume l'« universel effondement »4 deleuzien. L’écroulement de la raison classique5 laisse place à des micro1

P. Eisenman, « Folding in time. The singularity of Rebstock », Architectural Design, 63(3/4), 1993, p. 25. (notre traduction) 2 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 219. 3 P. Eisenman, « Folding in time. The singularity of Rebstock », Architectural Design, 63(3/4), 1993, p. 25. (notre traduction) 4 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 123. 5 G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 111.

215

fondements chaosmiques particuliers et dynamiques. L'idée traditionnelle de fondement universel et immobile est ainsi rendue caduque pour mieux faire apparaître un espace intensif ou « champ intensif d'individuation »1 où sont expérimentés les processus de singularisation2.

Figure 8 - Plan de Rebstockpark Reproduit avec l'aimable autorisation de Eisenman Architects Droit d'auteur : © Eisenman Architects Le virtuel L'une des tâches traditionnellement attribuées à l'art consiste à exprimer un contenu narratif, à raconter une histoire. Dans le cas de l'architecture, les monuments ont l'habitude de commémorer des actions passées, les frises qui ornent certains temples peuvent rappeler les grandes batailles, tandis que les flèches des cathédrales qui pointent vers l'infini et la confection des vitraux qui filtrent une lumière angélique peuvent évoquer le récit des origines ou la 1 2

G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 323. J. Rajchman, Constructions, Cambridge, MIT Press, 1998, p. 135.

216

destination suprême de l’humanité. Les processus de singularisation à Rebstock demeurent, quant à eux, sans histoire. Le récit des enchaînements qui les constituent n'a aucune valeur comparativement à leur expérimentation immanente. Le projet Rebstock ne cherche pas à fixer ou à actualiser les devenirs en les rendant compréhensibles à l'intérieur d'une narration déterminée qui émerge de l'aménagement spatial, mais elle souhaite plutôt, en un sens très deleuzien, rendre sensibles des forces virtuelles qui ne le sont pas en montrant leurs effets déformants sur les maisons, les unités commerciales, les rues, etc. L'architecture de Rebstock est donc composée de forces virtuelles bien que réelles dont l’origine et les effets excèdent la simple perspective narrative. « Le virtuel, écrit Deleuze, ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. »1 Le virtuel n'a pas à être réalisé puisqu'il est déjà complet en lui-même. Il est donc réel sans être actuel ; il n'est pas une négation du réel ou une réalité incomplète, mais l'une des modalités du réel. Eisenman s'entend avec Deleuze en prenant le contre-pied de la tradition aristotélicienne selon laquelle le virtuel souffrirait d'un défaut d'actualisation ou d'un manque de réalisation. « Alors que l'architecture servait anciennement de base pour la réalité -briques et mortier, maison et habitat, structure et fondation étaient des métaphores qui ancraient notre réalité- ce qui constitue cette réalité aujourd'hui n'est pas aussi évident. »2 La « maison virtuelle »3 post-baroque est bien réelle et matérielle, mais elle cesse d'être idéale. L'agencement de ses parties échappe aux lois dialectiques. Les singularisations qu'elle génère ne sont pas prédéterminées, mais elles entraînent plutôt la structure et l'expérimentateur dans une suite de devenirs non familiers. En somme, le projet architectural de Rebstock constitue une sorte d'illustration de l'Erewhon (à la fois nowhere et now here) : « Erewhon d'où sortent, inépuisables, les ‘ici’ et les ‘maintenant’ toujours nouveaux, autrement distribués. […] À la suite de Samuel Butler, nous découvrons le Erewhon, comme signifiant à la fois le ‘nulle part’ [nowhere] originaire, et le ‘ici-maintenant’ [now here] déplacé, déguisé, modifié, toujours recréé. »4

1

G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 269. P. Eisenman, « Unfolding events : Frankfurt Rebstock and the possibility of a new urbanism », dans A. Benjamin (Ed.), Re:working Eisenman, London, Academy Editions, 1993, p. 59. (notre traduction) 3 J. Rajchman, chap. 8 : « The virtual house », dans Constructions, Cambridge, MIT Press, 1998, p. 115-121. 4 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 3.

2

217

S’il est vrai que l’on doit « apprendre à habiter et à explorer de manière créative des zones d’intensités et leurs limites, parallèlement aux espaces extensifs qui nous sont plus familiers »1, alors Deleuze et Eisenman sont certainement de bons guides. Rebstock ne contient aucun monument qui commémore le passé et aucun point de vue remarquable tel celui offert par Time Square qui glorifie le présent. Sans accès à une ouverture centrale ou a un angle pur, sans point de repère parfait, le promeneur de Rebstock réalise qu’il y a des plis à l’infini à déplier avant d’arriver à la perspective idéale qui demeure, en définitive, inatteignable, inexpérimentable, et par conséquent inexistante. Seules subsistent des intensités spatiales et dépersonnalisante à expérimenter.

1

M. DeLanda, « Extensive borderlines and intensive borderlines », Architectural Design, 69(7/8), 1999, p. 78-79, citation tirée de la p. 79. (notre traduction)

218

INDEX DES NOMS Adorno Theodor W. Afeissa Hicham-Stéphane Agamben Giorgio Alain Alliez Éric Althusser Louis Antonioli Manola Arendt Hanna Aristote Arnheim Rudolf Artaud Antonin Artaud Pierre-Yves Aubral François Auerbach Erich

10, 55-69, 154, 173, 188(n.), 204, 205 118(n.) 158 179-180 22(n.), 31(n.), 205(n.) 10, 85(n.), 90, 96, 125-135, 140, 143 118(n.) 161 51, 80, 95, 217 180 107, 168, 170-171, 176, 179-180 200, 201(n.), 203 193(n.) 193

Badiou Alain Bacon Francis Baker Steve Balazs Bela Balibar Étienne Barthes Roland Batt Noëlle Beaubatie Yannick Beaufret Jean Beaulieu Alain Beckett Samuel Beethoven Ludwig von Bene Carmelo Benjamin Andrew Benjamin Walter Bentham Jeremy Bergala Alain Bergson Henri

10, 71-87, 155(n.) 18, 65, 78, 93, 113-114, 117-118, 193-209 105, 117-118 180 128(n.), 139(n.), 140(n.) 96, 102(n.), 181 93(n.) 40(n.) 41, 170(n.) 16(n.), 26(n.), 115(n.), 129(n.) 73, 78, 168, 171-172 101 153, 157(n.), 168, 184, 209 55(n.), 211(n.), 212(n.), 213(n.), 217(n.) 55(n.), 154, 179-180, 188 207 189(n.), 190(n.), 191(n.) 9, 10, 15, 17-18, 22, 36, 60(n.), 67(n.), 81, 103-104, 174(n.), 179-180, 187 117 67, 158, 161 27-28 199 12, 147(n.) 173

Beuys Joseph Blanchot Maurice Boehm Rudolf Boulez Pierre Boundas Constantin Bourdieu Pierre

219

Boutang Pierre-André Bouveresse Jacques Bréhier Émile Bresson Robert Brisset Robert Buber Martin Buchanan Brett Buck-Morss Susan Butler Samuel

45(n.), 106(n.) 175 84 183 168 161 115(n.), 207(n.) 59(n.) 217

Cage John Caillois Roger Carroll Lewis Cassavetes John Cassin Barbara Cerisuelo Marc Cézanne Paul Chateau Dominique Châtelet François Chisholm Dianne Collet Jean Colli Giorgio Cromwell Oliver

199-200 40 84, 168 185 73(n.) 189(n.) 198 193(n.) 90, 128(n.), 194(n.) 118(n.) 186(n.) 41, 48(n.) 144, 147

Davy Marie-Madeleine de Baecque Antoine de Deugd Cornelius de Sica Vittorio Deledalle Gérard DeLanda Manuel Depraz Nathalie Derrida Jacques Desanti Jean-Toussaint Dews Peter Dosse François Dreyer Carl T. Duménil Gérard Duras Marguerite Duval Jean-François

40(n.) 190(n.) 145(n.) 184 94 218(n.) 24-25 25, 55-56, 115(n.), 129, 207-210, 215 52(n.) 55(n.) 40(n.), 71(n.), 119(n.) 179, 183 140(n.) 185 172(n.)

Eco Umberto Eisenman Peter Eisenstein Sergueï Engell Lorenz

100(n.) 10, 208-218 155, 179, 181, 189 181(n.), 185(n.) 220

Engels Friedrich Épicure Establet Roger Everaert-Desmedt Nicole

126, 150(n.) 85, 129-130, 132 128(n.) 101(n.)

Fahle Olivier Faye Jean-Pierre Ferneyhough Brian Ferry Luc Fink Eugen Fitzgerald Scott F. Flaubert Gustave Foucault Michel François Alain Frank Manfred Fraser Nancy Freud Sigmund

181(n.), 185(n.) 40 10, 193, 199-206 42(n.) 43, 44(n.), 46 168 188(n.) 10, 15, 25, 29, 41(n.), 55-56, 90, 93, 105, 120, 135, 138(n.), 145, 154(n.), 156, 159(n.), 162(n.), 207-209 185(n.) 42(n.) 162(n.) 15, 18, 108, 149, 151, 172, 194

Gelas Bruno Giancotti Emilia Godard Jean-Luc Goetz Benoît Goodchild Philip Griffith David W. Grosz Elizabeth Guattari Félix

12 137, 140(n.), 145(n.) 10, 148, 155, 179-192, 209 118(n.) 172(n.) 155, 183, 189 208(n.) passim

Haar Michel Habermas Jürgen Haraway Donna Hardt Michael Hegel Georg W.F.

44(n.), 46(n.), 53 42(n.), 55, 161 105, 115-117 141(n.), 143, 144(n.) 15, 18, 22(n.), 41, 55-66, 127-128, 138, 141(n.), 152, 205 10, 15, 21, 29, 32, 39-54, 75, 77, 83, 86, 115(n.), 117, 118(n.), 129, 132-133, 152, 161, 167-177, 205 118(n.) 207(n.) 129, 139 59(n.) 40(n.), 168 210(n.)

Heidegger Martin Herzogenrath Bernd Hirst Paul Hobbes Thomas Höhn Gerhard Hölderlin Friedrich Holt-Damant Karhi

221

Horkheimer Max Hübler Klaus K. Huillet Danièle Hume David Husserl Edmund Hyppolite Jean

57 205(n.) 159, 160(n.) 15, 22, 90, 107 10, 15-37, 42, 77(n.), 83, 115(n.), 151, 159(n.) 40, 58(n.)

Ishaghpour Youssef

180

Jay Martin Jacobi Friedrich H. James William Janicaud Dominique Jarry Alfred Jimenez Marc Joubert Claire Jung Carl Gustav

55(n.) 138 22, 24-25 186(n.) 171, 172(n.) 68(n.) 171(n.) 109

Kafka Franz

63(n.), 64(n.), 109, 148, 153-164, 168-176, 209 194, 198 15, 22-24, 32, 40, 42(n.), 138, 205 48(n.) 61 153, 195(n.) 186(n.) 40-41 210(n.) 40 180

Kandinsky Wassily Kant Emmanuel Kaufmann Walter Kierkegaard Sören Klee Paul Klibansky Raymond Klossowski Pierre Koolhas Rem Kojève Alexandre Kracauer Siegfried Lacan Jacques Lady Welby Landgrebe Ludwig Lapoujade David Lawrence Thomas E. Lazarus Sylvain Leeser Thomas Leibniz Gottfried W. Lévi-Strauss Claude Lévinas Emmanuel Liehm Antonin

74, 90, 96, 108 96 22(n.), 24-25 22(n.) 168, 176 71(n.) 210(n.) 9, 15, 29, 34-35, 51-52, 68(n.), 72, 78(n.), 80(n.), 81(n.), 84, 213, 215(n.) 90, 96 161 153(n.) 222

Lindner Burkhardt Locke John Lorenz Konrad Löwith Karl Luca Gérashim Lucantonio Gabrielle Lucrèce Lyotard Jean-François

55(n.) 139 121 46, 61 78, 168, 170-172 190(n.) 85(n.), 129-130 55, 194, 195(n.)

Macherey Pierre Machiavel Nicolas Mallet Marie-Louis Mandelstam Osip Marrati Paola Martineau Emmanuel Marx Karl

128(n.), 141(n.) 126, 129, 140(n.) 115(n.) 168 109(n.) 51(n.), 53(n.), 169(n.) 10, 39, 85(n.), 125-129, 135, 137-141, 145, 147, 150, 155(n.) 141(n.) 168, 170 115(n.) 138 158(n.) 25, 115(n.), 174(n.), 180, 181(n.), 182(n.), 193, 205 102(n.), 181 168 12 194 55(n.) 139 41 46

Matheron Alexandre Melville Herman Memon Arsalan Mendelssohn Moses Mengue Philippe Merleau-Ponty Maurice Metz Christian Michaux Henri Micolet Hervé Mondrian Piet Montefiore Alan Montesquieu Charles Montinari Mazzino Müller-Lauter Wolfgang Nägele Reiner Nancy Jean-Luc Navarro Fernanda Negri Antonio Neimanis Astrida Nicolas François Nietzsche Friedrich

55(n.) 158 85(n.), 126(n.) 137-146 118(n.) 204(n.) 9, 15, 16, 17, 21(n.), 22(n.), 23(n.), 33, 3536, 39-54, 60(n.), 61, 63(n.), 66, 74, 75, 76(n.), 79(n.), 86, 105, 115(n.), 119, 129, 144(n.), 148, 150, 152, 155, 156(n.), 158, 174, 176, 184(n.), 188, 206 223

Oppenheim Dennis

117

Parnet Claire Pears David Péguy Charles Peirce Charles S. Perrault Pierre Platon Plotin Pollock Jackson Proust Marcel

15(n.), 21(n.), 45(n.), 64(n.), 67(n.), 79, 106, 131(n.), 133(n.), 170(n.), 173(n.) 186(n.) 83(n.) 89, 92, 94-103, 194(n.) 148, 155 42, 54, 72, 74-75, 80, 129, 174, 208(n.) 32-33 194, 198 26, 89-91, 94, 103-104, 131(n.), 167-168

Rajchman John Ramond Charles Rancière Jacques Renaut Alain Renault Emmanuel Resnais Alain Ricoeur Paul Robbe-Grillet Alain Rousseau Jean-Jacques Roussel Raymond

214(n.), 216(n.), 217(n.) 141(n.) 128(n.), 205 42(n.) 162(n.) 184-185, 187, 209 186 171, 187 129, 139 168

Saint Paul Sartre Jean-Paul Saussure Ferdinand de Sauvagnargues Anne Schneeman Carolee Schérer René Schönberg Arnold Serrano Jacques Singer Peter Smith Daniel W. Spector Céline Spielberg Steven Spinoza Baruch

86(n.), 190 40, 74, 177, 180 93-95, 96(n.) 24(n.), 109(n.) 117 31(n.) 199 181(n.) 119 22(n.) 139(n.) 189 9, 15, 31, 42, 46-54, 76, 89, 94-95, 109, 129-130, 137-146, 148, 164(n.) 207(n.) 43(n.) 199 148, 155, 159, 160(n.) 185

Stewart David Stiegler Barbara Stockhausen Karlheinz Straub Jean-Marie Syberberg Hans Jurgen

224

Sylvester David Szendy Peter

194(n.) 204(n.)

Taylor Charles Taylor Chloë Teyssot Georges Thomas Yvan Thompson Nato Tosel André Tournier Michel Tschumi Bernard Tymieniecka Anna-Theresa

161 11, 105(n.) 207(n.) 185(n.) 117(n.) 141(n.), 145(n.) 40 208 115(n.)

Van Berkel Ben Van Gogh Vincent Varela Francisco Vaysse Jean-Marie Vertov Dziga Villani Arnaud Virno Paolo Von Uexküll Jakob

210(n.) 198 25 52(n.) 182, 188 37(n.) 139(n.), 144(n.), 145(n.) 106, 115(n.), 118(n.), 121

Whitehead Alfred N. Williams Linda Wittgenstein Ludwig Wolfson Louis

24, 68, 84 117 15, 41, 174-176 168, 170, 172

Xenakis Iannis

199

Zac Sylvain Zaoui Pierre Zourabichvili François

141(n.) 48(n.) 109(n.)

225

TABLE DES MATIÈRES Avant-propos

9 Section I - Métaphysique

Chap. 1 : Cinq méditations autour de Husserl et Deleuze

15

Chap. 2 : Sauver Nietzsche de l’interprétation heideggerienne

39

Chap. 3 : La critique de la dialectique hegelienne selon Adorno et Deleuze

55

Chap. 4 : Deleuze et Badiou autour de l’être de l'événement

71

Chap. 5 : Deleuze et les signes

89

Chap. 6 : Les animaux de Deleuze et Guattari

105

Section II - Éthique et politique Chap. 7 : La politique deleuzienne et le matérialisme aléatoire du dernier Althusser

125

Chap. 8 : La renaissance spinoziste en philosophie contemporaine

137

Chap. 9 : Du marxisme au peuple manquant

147

Chap. 10 : Sur la question de l’espace public

161

Section III - Arts et esthétique Chap. 11 : Heidegger, Deleuze et la littérature : deux manières de libérer la grammaire de la logique

167

Chap. 12 : Accords et faux raccords entre les conceptions du cinéma de Godard et Deleuze

179

Chap. 13 : L'art figural de Brian Ferneyhough

193

Chap. 14 : Gilles Deleuze à Rebstockpark

207

Index des noms

219

PHILOSOPHIE

Dernières parutions AJAX, FILS DE TELAMON Le roc et la fêlure Marc Durand Encensé et adulé par Homère et Quintus de Smyrne, décrié et dévalorisé par Sophocle et Ovide, Ajax, le fils de Télamon est à la fois l'un des solides héros épiques de tout premier plan et un personnage tragique par excellence. L'auteur, naviguant à travers les textes antiques grecs et latins, cherche à mettre en lumière ce processus historique et civilisationnel à l'occasion de la description de la destinée peu commune du fils de Télamon. (Coll. Ouverture Philosophique, 22 euros, 240 p., mai 2011) ISBN : 978-2296-54714-8 ALTERNATIVE SOCIOLOGIQUE Aristote-Marx Patrick De Laubier Les grands penseurs sont moins tributaires de leur temps qu'une approche purement « sociologiste » pourrait le faire croire et, en ce sens, Aristote, dont on a commémoré en 1978 le 23e centenaire de la mort, est notre contemporain. Comte et Marx s'en réclamaient à l'occasion ; une relecture permettra-t-elle de faire valoir ce qu'ils avaient négligé ou écarté et donner ainsi à la sociologie d'aujourd'hui un nouveau souffle ? (18,5 euros, 186 p., juin 2011) ISBN : 978-2-296-55386-6 L'ANIMALITÉ Six interprétations humaines Ouvrage édité par Jan-Ivar Linden Pourquoi cette fascination persistante de l'humanité pour les bêtes qui traversent non seulement son habitat naturel, mais également son histoire culturelle : de la peinture rupestre à l'iconographie chrétienne, de l'animisme religieux à la déclaration universelle des droits de l'animal, des fables grecques à l'éthologie moderne... ? Ce recueil présente six perspectives philosophiques sur cette ambiguïté psycho-zoologique. (Coll. Ouverture Philosophique, 14,5 euros, 152 p., juin 2011) ISBN : 978-2296-54968-5

CAHIERS SIMONDON Numéro 3 Sous la direction de Jean-Hugues Barthélémy Ce troisième numéro dresse d'abord un bilan de la redécouverte récente du lien central de Deleuze à Simondon. Il confronte ensuite Simondon à Arendt sur la question décisive du travail, à Dufrenne sur celle de l'esthétique. Enfin, Jean-Hugues Barthélémy dialogue avec le dernier ouvrage de Xavier Guchet à propos du mode d'unité de l'ensemble de l'oeuvre, et Vincent Bontems clôt ce volume en évoquant les activités de l'Atelier Simondon qu'il anime à l'École normale supérieure de Paris. (Coll. Esthétiques, 15,5 euros, 154 p., mai 2011) ISBN : 978-2-296-55045-2 CARTOGRAPHIE DE L'UTOPIE L'oeuvre indisciplinée de Michael Löwy Sous la direction de Vincent Delecroix et Erwan Dianteill Tour à tour philosophique, sociologique et historienne, l'oeuvre de Michael Löwy étudie de manière approfondie la culture juive d'Europe centrale, les révolutions européennes, les utopies latino-américaines, les écrits politiques de Che Guevara, le romantisme, le surréalisme, le marxisme libertaire, la sociologie de Max Weber, le christianisme de la Libération, l'oeuvre de Franz Kafka... C'est aussi un parcours à travers le Brésil, l'Amérique hispanophone, l'Europe centrale, la France, Haïti. (24 euros, 204 p., juin 2011) ISBN : 978-2-35821-067-6 CITÉ DE PLATON Alain Marti La République idéale de Platon a-t-elle existé ? Le grand philosophe n'a jamais eu l'occasion de la réaliser et ses successeurs romains ont tenté de le faire en vain. En revanche, les Dialogues, La République et Les Lois ont été lus en profondeur par Jean Calvin, qui en a tiré la substance des ordonnances ecclésiastiques qui ont façonné le visage de Genève pour plusieurs siècles. (25 euros, 176 p., juin 2011) ISBN : 978-2-8293-0323-4 LES DÉFERLEMENTS DE L'IMAGE Situations ironiques, théoriques et critiques Lilian Schiavi L'écriture théorique n'efface pas la dimension sensible de la recherche. Dans notre culture, nous vouons un culte aux images que l'on atteste d'une vérité transcendantale. Pourtant l'image-écran n'est souvent que le relais de l'ordre du discours. Foyer des puissances patriarcales, elle noue les enjeux politiques de la représentation, mais est aussi la présence du souffle de l'autre et du vent. (19 euros, 202 p., mai 2011) ISBN : 978-2-296-55060-5

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LA DÉSOBÉISSANCE : UN MOTEUR D'ÉVOLUTION Valérie Le Héno Si on explore l'histoire des hommes, de leurs civilisations ou de leur culture, on y transgresse constamment l'ordre établi. Ceux qui désobéissent paient parfois leurs actes de leur vie ou de leur liberté. L'objet de cette étude est de s'interroger avec curiosité sur les actes de désobéissance et de questionner la légitimité du présent face aux juges du futur. De là à faire de la désobéissance un moteur incontournable de l'évolution... (Coll. Questions contemporaines, 13 euros, 136 p., mai 2011) ISBN : 978-2296-54422-2 L'ÉTHIQUE COMME PHILOSOPHIE PREMIÈRE OU LA DÉFENSE DES DROITS DE L'AUTRE HOMME CHEZ EMMANUEL LEVINAS Siméon Clotaire Mintoume - Préface d'Emilio Baccarini Aucun homme, aucune pensée, ne peut prétendre avoir la perception totale de la réalité. La perception de la réalité, dans sa totalité, exige le point de vue des autres. Autrement dit, la pensée ne commence que lorsque je rencontre l'autre homme. La pensée est écoute et réponse à la parole de l'autre ; elle est dialogue. Et c'est ce dialogue qui permet de parvenir à l'indispensable conciliation de la vérité avec la justice et de la politique avec l'éthique. (Coll. Harmattan Cameroun, 11 euros, 76 p., juin 2011) ISBN : 978-2-29655395-8 EXISTENCE ET VALEURS IV Un développement "humain" réflexions éthiques et politiques Pius Ondoua - Préface du Pr Jean-Marc Gabaude Le développement et le sous-développement ne constituent en rien des réalités en soi, des réalités monolithiques et isolables. Au-delà des explications dominantes, communément admises, il convient en effet de relier le sous-développement, comme production historique, à la dialectique double de la puissance technoscientifique et de la domination rendue désormais possible grâce à elle, à l'échelle de la planète. (Coll. Pensée Africaine, 26 euros, 258 p., mai 2011) ISBN : 978-2-29654780-3 FIGURES DE LA PASSION ET DE L'AMOUR Dominique Chateau, Pere Salabert Pourquoi l'amour est-il un sujet esthétique privilégié ? Pourquoi l'art suscitet-il l'amour plutôt que l'amitié ? Quelle figure de l'amour peut relever le défi des défigurations de la passion ? Comment l'amour tendre instaure-t-il une "ontologie à deux et à part" ? (Coll. Ouverture Philosophique, 17 euros, 170 p., mai 2011) ISBN : 978-2296-54800-8

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HENRI BERGSON ET LA NOTION D'ESPACE François Heidsieck La philosophie bergsonienne n'a rien à voir avec une idéologie, l'intuition s'y adosse à l'expérience et s'appuie sur l'argumentation. Dès lors, elle ne pouvait négliger la catégorie de l'espace, qui est bien davantage qu'un simple repoussoir de la durée, mais plutôt son révélateur. Ce qui conduisit Bergson dans Durée et simultanéité (1923) à confronter sa pensée à celle d'un physicien, Albert Einstein, tenant de la théorie de la Relativité. (Coll. Ouverture Philosophique, 20 euros, 198 p., juin 2011) ISBN : 978-2296-55071-1 HUMEURS L'écoulement en art comme herméneutique critique du corps défaillant Claire Lahuerta Cet essai soumet à l'analyse le phénomène de l'écoulement corporel comme processus créateur dans ce qu'il possède de plus vaste, étrange et troublant. L'art contemporain en est le terrain de jeu symptomatique, scrutant par ses pratiques chacune des failles d'un corps qui se fait œuvre, mais il est surtout celui qui met à jour un regard critique et autorise une lecture plastique, hétéromorphe et transversale de l'art passé, fondant son herméneutique sur une approche affranchie et créatrice. (Coll. Ouverture Philosophique, 28 euros, 298 p., juin 2011) ISBN : 978-2296-54259-4 LA JUSTICE DANS LA SOCIÉTÉ Une justice sans fondement Jacques Blanchet Notre société est de plus en plus sensible au problème de l'injustice et se donne beaucoup de mal pour la combattre. Pourtant, depuis "la mort de Dieu" et le règne de l'immanence, la justice n'a plus d'ancrage dans l'absolu et devient donc matière à discussion. Qu'est-ce qu'un comportement juste et en quoi se différentie-t-il d'un comportement injuste ? (29,5 euros, 312 p., juin 2011) ISBN : 978-2-296-55073-5 KRISIS. PERSPECTIVES POUR UN MONDE AUX ALENTOURS DE 2010 Sous la direction de Panagiotis Christias Comme le disait Durkheim, est normal ce qui correspond à l'état habituel d'une société, et pathologique ce qui constitue un état exceptionnel et surprenant. "Crise devient alors synonyme de l'histoire et des sociétés humaines. Il ne faut plus chercher les causes de la crise, mais les catégories philosophiques qui nous permettent de penser ce qui advient aujourd'hui, ce qui nous donne accès aux conditions d'existence et de vie quotidiennes. (12,5 euros, 112 p., juin 2011) ISBN : 978-2-296-55023-0

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LECTURES PHÉNOMÉNOLOGIQUES DE MALLARMÉ Salvatore Grandone Rencontrer l'oeuvre de Mallarmé... Sartre, Derrida, Lyotard, Badiou ont relevé ce défi en interrogeant les poèmes de Mallarmé. Ils ont essayé de dévoiler la structure intime d'une phénoménalité qui plonge son lecteur dans l'espace d'une absence, dans un lieu pré-textuel en dehors du logos. Ces lectures ont eu le mérite de traverser les paradoxes du Néant qui hante Mallarmé. Elles montrent la manière dont notre poète travaille le signe en le vidant de sens. (Coll. Ouverture Philosophique, 13 euros, 130 p., juin 2011) ISBN : 978-2296-54733-9 MERLEAU-PONTY, WHITEHEAD, LE PROCÈS SENSIBLE Franck Robert En quel sens toute expérience est-elle sensible, en quel sens le sens de l'Être doit-il se penser à partir du sensible et de la nature ? Poser de telles questions, c'est faire retour, avec Merleau-Ponty et Whitehead, vers le concret, vers l'expérience perceptive et primordiale que nous avons du monde. Whitehead comme Merleau-Ponty interrogent tout à la fois le concret de l'expérience, ce qui se donne, l'apparaître, et les constructions les plus abstraites de la science. (Coll. Ouverture Philosophique, 21 euros, 208 p., mai 2011) ISBN : 978-2296-54721-6 MÉTAPHYSIQUE DES CONTES DE FÉES Bruno Bérard, Jean Borella Venant du fond des âges et de toutes les régions du monde, les contes de fées fourmillent d'indications historiques ou ethnographiques. Ne délivrent-ils pas, secrétement, un enseignement sur le devenir spirituel de tout être humain ? Cet ouvrage, après un panorama sur leur histoire et leurs interprétations, propose le commentaire de trois contes : Le Petit Poucet, La Jeune Fille aux mains coupées, et Ce que fait le Vieux est toujours bien fait. (Coll. Métaphysique au quotidien, 17 euros, 184 p., mai 2011) ISBN : 9782-296-55116-9

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