Georges Lukács ou le Front populaire en littérature

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SEGHERS

par Henri Arvon

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PlllLOSOPJlES DE TOCS LE.'i' 1E.\JJ>S

Georges Lukacs ou le Front populaire en littérature

DU

M�ME

AUTEUR

AUX ÉDITIONS SEGHERS Michel Bakounine ou la vie contre la science, collection « P hilosophes de tous les temps », Paris, éditions Seghers, 1966.

AUTRES ÉDITEURS L'A11archisme, collection « Que sais-je

»,

n° 479, Paris, P.U.F., 1951.

Aux sources de /'existentialisme : Max Stirner, collection Paris, P.U.F., 1954. Le Marxisme, collection A. Colin, n°

1955.

«

Epiméthée

294, Paris, Librairie Armand Colin,

Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, collection thée '>, P.U.F., Paris, 1957. La Plzilosoplzie du travail, collection « Initiation philosophique P.U.F., 1961. Ludwig Feuerbach, collection « Philosophes L'Athéisme, collection


. Mais ce n'est là qu'un chemin de traverse vite abandonné. Le salut ne pourra venir que de la suppression du mal dont est atteinte notre civilisation déchirée et disloquée .

L es

Notre épo­ que que par opposition au

" rapports entre l e sujet et l' o bJet

Georges Lukacs qualifie de

.

«

problématique

»



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monde grec qu'il considère comme « tout achevé et clos � , souffre, en effet, d'un vice rédhibitoire : � suj� y est de�nl]. J:20ur lui-même objet. Citons ce passage décisif de la Théorie du Roman non seulement parce qu'il est encore animé de cette flamme poétique jaillie spontanément que Lukacs mettra ensuite sous le boisseau d'un raisonnement souvent touffu et toujours complexe, mais aussi parce qu'il porte en filigrane les linéaments de sa réflexion future. « Le ciel étoilé de Kant ne brille plus que dans la sombre nuit de la pure connaissance ; il n'éclaire plus le sentier d'aucun voyageur solitaire et, dans le monde nouveau, être homme, c'est être seul. La lumière intérieure ne fournit qu'au prochain pas l'évidence ou le faux-semblant de la sécurité. Du dedans, aucune lumière ne rayonne plus sur le monde des événements et sur son labyrinthe privé de toute affinité avec l'âme. Quant à savoir si la conformité de l'acte avec l'essence du sujet - le seul repère qui soit resté en place - touche effectivement à l'essence, qui peut en décider dès lors que le sujet n'est plus pour lui-même que phénomène, objet, que son être le plus intime ne se présente plus à lui que sous la forme d'une exigence infinie inscrite dans le ciel imaginaire du devoir-être ? Dès lors qu'elle doit surgir d'un insondable abîme situé au sein même du sujet puisque ceci seul est essence qui s'élève au-dessus de ces fonds inaccessibles et que jamais personne ne saurait fouler ni contempler leur fon­ dement ? La réalité visionnaire du monde qui nous est adéquat, l'art, est par cela même devenu autonome ; il n'est plus copie, car tout modèle a disparu ; il est totalité créée, car l'unité natu­ relle des sphères métaphysiques est à jamais rompue. »

Rôle de l' esthétique



L'article de Georges Lukacs,

Le Rapport entre le sujet et l'objet dans l'esthétique ( 1 9 17- 1 9 1 8) reprend l'idée de l'art en

tant que

«

totalité créée

».

Afin de parvenir grâce à l' art

à

la

Béla

K u n,

chef du g o uvernement révol u t i o n na i r e h o n gr oi s d e 1 9 1 9 . (Doc. H u reau h ongrois d e l'resse, Paris.)

Premier congrès des conse i l s o u v ri ers et paysans hon grois en

1919.

( Doc. B u reau h o n grois rie Presse, Paris.)

33

Georges Lukacs

«

connaissance réelle de la vale ur déterminante et transcen­ d ante » , démarche identique à celle de Kant aussi bie n que des néo-kantiens, Georges Lukacs est amené à faire un départ extrê­ mement strict entre les domaines esthétique et éthique. Or, une telle dissociation est absolument incompatible avec le rôle social que le marxisme attribue aux créations artistiques.

L e' m· ne et la 1·itterature



Dans un écrit qui date de

1905 mais qui, aujourd'hui encore, fixe l'attitude du Parti à l'égard de la littérature, L'Orga­ nisation et la littérature du parti, Lénine condamne, en effet, ,

toute activité littéraire qui ne participe pas aux efforts du Parti. La littérature doit, selon lui, remplir une fonction sociale ; elle oriente l'action par une prise de conscience qu'elle suscite, entre­ tient et intensifie, en même temps qu'ell e profite à son tour des enseignements de l'action. Le marxiste Lukacs, il est vrai, préfère se reporter à la thèse stalinienne de « l'activité de la superstruc­ ture » qui, malgré tout, laisse à l'activité littéraire quelque liberté dans le cadre de l'activité politique. « Toute œuvre litté­ raire, écrit-il dans ses Contributions à l'histoire de l'esthétique (1954), en s'appuyant sur la linguistique stalinienne, doit à l'aide de la formation littéraire de la l angue, de la réunion des images et des mots, du rythme, etc., produire en nous des asso­ ciations d'idées, des sentiments et des états d'esprit, et évoquer des événements et des pensées qui nous mobilisent pour ou contre quelque chose. »

La c o n tr a d i c t i o n entre une esthét ique hypostasiée et une esthétique à laquelle le devoir social prescrit ses valeurs, semble insoluble. Lukacs tente pourtant de la sur-

T en danc e et esprit de parti .

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monter en montrant que l'éthique, loin d'être imposée à l'esthé­ tique, en est issue. Dans un article intitulé Tendance et esprit de parti ( 1 932), il oppose l'éthique séparée de l a réalité sociale et de ce fait condamnée à l'impuissance et à l'échec à l'éthique inhérente à la réalité sociale elle-même. La première qu'il qua­ lifie de tendance n'est qu' « une exigence, un devoir, un idéal que !'écrivain oppose à la réalité '> . La dernière qu'il qualifie d'esprit de parti ressortit à « l'objectivité '> ; elle est cette force interne qui pousse irrésistiblement la réalité sociale vers la société s ans classe. Du fait que « l'esprit de parti ;)) « rend possible la connaissance et la formation du processus total en tant que totalité réunie de ses véritables forces motrices et en tant que reproduction constante et relevée des contradictions dialectiques qui en cons­ tituent la b ase » , il amène !'écrivain à rallier les rangs du pro­ létariat chargé du progrès historique de notre époque.

Conformément à la philosophie de la vie qui superp ose à la vie empirique une vie supérieure qui l'englobe, et dont « la transcen­ dance, selon Simmel, est conçue comme l'essence immanente de la vie », Georges Lukacs établit dans Les Rapports du sujet et de l'objet dans l'esthétique une distinction entre le sujet empirique et le sujet esthétique. Seul ce dernier, à la différence du sujet éthique et logique, peut établir l'harmonie après la fin du monde grec. En se tournant tout entier vers une totalité qui correspond à certaines possibilités de vécu a priori, il réalise, à l'écart du monde historique, l'union entre le sujet et l'objet. Tel est le cas du génie créateur aussi bien que de l'homme capable d'accueillir avec ferveur une œuvre d'art. La « transformation, écrit Lukacs, qui se produit chez le sujet tourné vers la valeur esthétique, est... une transformation qui conserve s a subjectivité, qui ne crée de nouvelles concentrations et de nouveaux ordres qu'à l'intérieur de

Le S UJe • t e sthe't"iqu e

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Georges L ukacs

l'immanence du sujet et qui, du point de vue du sujet, est authen­ tique. Elle fait du sujet naturel un sujet stylisé qui, à la différence du sujet construit de la logique et du sujet postulatif de l'éthique � . forme « une unité vivante du contenu des vécus, unité qui englobe la totalité de l'humanité » . L'effort d'arracher l e sujet esthétique e t l e domaine esthétique du monde historique, de faire donc de la création artistique un processus à part où l'œuvre d'art doit à elle-même son objectivité, ne sera pas poursuivi par le marxiste Lukacs. Sa critique litté­ raire, cependant, tout en relativisant l'art et surtout les formes artistiques gardera les traces de cette indépendance accordée par le jeune Lukacs au domaine esthétique.

La totalité avait assuré jadis une union indissoluble entre le contenu et la forme. Or avec la fin du monde grec et le début d'un monde résolument historique les formes littéraires séparées de leur contenu se trouvent soumises « à une dialectique historico­ philosophique qui, selon la nature des divers genres, ne saurait être que variable pour chacun d'eux » . C'est ainsi que « l'ancien parallélisme de la structure transcendantale entre le sujet créa­ teur et le monde extériorisé des formes créées se trouve . . . rompu et que les ultimes fondements de l'acte de la création sont exilés de leur patrie » . L'évolution des différents genres littéraires est fonction des nouveaux « points d'orientation transcendantaux :1>. Georges Lukacs envisage la création artistique sous un double aspect extensif et intensif, c'est-à-dire selon qu'elle prend pour objet le phénomène, à savoir la vie extérieure, ou l'essence même de la vie. C'est en cela que réside, selon Lukacs, la différence fonda­ mentale entre le drame et le genre épique. « Il existe, écri·t-il, un e grande littérature épique, mais le drame se passe fort bien de

Le s formes litteraire s ,.





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toute qualification de ce genre et doit toujours s'en défendre. Car l'univers du drame, - qui tire sa substance de son propre fond et se parfait de sa substantialité, - ignore tout contraste entre totalité et partie, toute opposition entre cas et symptôme ; exister, c'est être cosmos pour le drame, s'emparer de l'essence, posséder sa totalité. Le concept de vie, en revanche, n'implique pas nécessairement la totalité de celle-ci ; il comporte tout autant l a relative autonomie de chaque vivant à l'égard des liaisons qui le dépassent que l'inéluctabilité et l a nécessité, au moins relatives, de pareilles liaisons. »

L'essence étant distante de l a vie dont elle ne subit les secousses que d'u ne m anière tout à fait indirecte, le drame qui y trouve son fondement a survécu au naufrage du monde grec. Il y a pourtant une différence entre la tragédie grecque et la tragédie moderne. Alors que pour les Grecs le rapport entre la vie et l'essence était réglé d'avance et qu'il ne pouvait devenir objet de l'action dramatique, nous sommes contraints de mettre l'essence en face d'une vie dépouil­ lée de son sens. Ainsi le héros, au lieu de représenter comme chez les Anciens « la forme n aturelle de l'existence dans la sphère de l'essence », est devenu problématique, n'ayant plus, à l'instar de l'essence elle-même, que le choix « entre s'éveiller à une brève existence de la flamme, dans le brasier où se consu­ ment tous les débris inertes d'une vie déchue, ou fuir en tournant le dos à tout chaos vers le domaine abstrait de la pure essentia­ lité » . Néanmoins, grâce à son apriorité formelle, le drame, tout en subissant les effets d'une vie devenue problématique, peut encore trouver dans l'essentialité un monde clos sur lui-même « capable de tout contenir et de se suffire à lui-même » . Rien n'est plus éloigné d'une conception marxiste d e l'art que cette permanence de la forme maîtresse que Lukacs revendique

Le drame



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Georges L ukacs

dans la Théorie du Roman pour le drame. Aussi, lorsque, grâce surtout à la fréquentation de la philosophie hégélienne, la réflexion historique aura chassé l'apriorisme de son esprit, n'est-ce pas à la Théorie du Roman que se rattachera son œuvre ultérieure, mais à son essai intitulé A propos de la sociologie du drame moderne rédigé curieusement quelques années avant la Théorie du Roman. L'auteur y établit les premières structures d'une sociologie de la littérature. C'est avec une rare clairvoyance qu'il met à jour les rapports étroits qui existent entre le drame bourgeois et le public bour­ geois . Le drame bourgeois lui apparaît comme « une des armes de la lutte des classes idéologique de la bourgeoisie au combat qui veut aller de l'avant et qui connaît une forte ascension » . D'où une différence fondamentale entre Shakespeare et le drame moderne : le conflit des passions qui se situe au centre des pièces de Shakespeare, cède dans le drame bourgeois la place à un affrontement d'idéologies . Le drame bourgeois répond ainsi aux exigences de la classe régnante. Il n'en est que plus curieux de constater que le divorce entre la scène et le drame s'accentue pendant l'ère bourgeoise. Pourquoi le public se désintéresse-t-il de plus en plus du théâtre ? Parmi les nombreux conflits « antagonistiques » qui, selon Lukacs, ébranlent le drame bourgeois moderne, il convient tout d'abord de retenir le processus d'aliénation, de rationalisation et d'intellectual isation engendré et accéléré par la civilisation urbaine, processus qui va à l'encontre d'une scène conçue pour les besoins d'un drame « issu de sentiments mystiques et reli­ gieux » . De plus, de conquérant qu'il était, le drame bourgeois se fait conservateur. Les problèmes de classe finissent par être présentés comme des problèmes éternels . Le drame bourgeois descend au niveau d'un simple instrument idéologique destiné à camoufler les intérêts de classe de la bourgeoisie. Il empêche ainsi le drame d'inspiration mystique et religieuse que Lukacs qualifie de « drame ancien » , d'évoluer vers une forme populaire.

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Par la suite, en particulier dans son livre L e Roman historique, Georges Lukacs interprète les rapports dialectiques entre la forme artistique et le contenu artistique, entre le « sujet histo­ rique )) et « l'objet historique » comme le reflet, voire l'ex­ pression des antagonismes de la société bourgeoise. Il existe, selon lui, un parallélisme étroit entre les bouleversements p oli­ tiques et sociaux et la « collision » dramatique. « Ce n'est pas par hasard, écrit-il dans la Théorie de la littérature moderne chez Schiller, que les grandes périodes de la floraison de la tra­ gédie coïncident avec les grands bouleversements d'importance mondiale de la société humaine. » L'art dramatique qui dans la Théorie du Roman se tenait dans l'essentialité en dehors de la vie historique, y entre maintenant de plain-pied. La différence entre le genre épique et le drame qui repose précisément sur celle des sphères où ils opèrent, ne peut être maintenue. Dorénavant elle se limite à une simple différence de procédé, le drame progressant continuellement alors que le roman comporte des éléments qui « reviennent en arrière » . Si, sous l'emprise de la philosophie de la vie, le jeune Lukacs avait privilégié la forme, la fréquentation de Hegel et de Marx attire son attention sur le contenu. Cette historisation du drame met fin à l'unité du sujet et de l'objet que Lukacs avait postulée pour lui. Il s'efforce néanmoins de concilier les diverses solli­ citations que son esprit a connues, en rejetant à la fois « le naturalisme du contenu » qui est la tentation permanente de sa période proprement marxiste et l'idéalisme apriorique de quel­ ques-uns de ses premiers essais.



Contrairement au drame qui, selon la Théorie du Roman, se maintient intact après la perte de la totalité, le genre épique subit d e profondes transformations. O n assiste surtout à la disparition d e

L e genre epique ,

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Georges L ukacs

l'épopée qui est remplacée par le roman. Il s'agit là non pas d'une évolution fortuite, mais d'une succession fatale. « Entre l'épopée et le roman, lit-on dans la Théorie du Roman, les deux objec­ tivations de la grande littérature épique, - la différence ne tient pas aux dispositions intérieures de !'écrivain, mais aux données historico-philosophiques qui s'imposent à sa création. Le roman est l'épopée d'un temps où la totalité extensive de la vie n'est plus donnée de manière immédiate, d'un temps pour lequel l'immanence du sens à la vie est devenue problème qui, néan­ moins, n'a pas cessé de viser à la totalité. » Le roman fait ainsi partie de ce « monde de la prose » dont parle Hegel, monde qui surgit lorsque l'esprit s'est réalisé lui-même dans la pensée et dans la pratique sociale et politique. -

La disparition de la totalité a entraîné une rupture insurmon table entre l'âme et le monde. Ballottée entre la communauté dont elle garde le souvenir nostalgique et l'antagonisme radical qui la blesse, l'âme cherche dans le roman à reconquérir le monde. « Le roman est la forme de l'aventure, celle qui convient à la valeur propre de l'intériorité ; le contenu en est l'histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître , cherche des aventures pour s'éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence. » Les rapports entre l'âme et le monde s'inscrivent dans un vaste éventail de combinaisons. Afin de classer les romans en un nombre limité de catégories, Lukacs se penche surtout sur les deux cas limites : ou bien l'âme est trop étroite pour embrasser le monde ou bien elle est trop large pour y trouver sa place. « Que Dieu ait abandonné le monde, on le voit à l'inadéquation entre l'âme et l'œuvre, entre l'intériorité et l'aventure, au fait qu'aucun effort humain ne s'insère plus dans un ordre transcen-

L' a" u1 e et le monde



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dantal. Cette inadéquation présente, en gros, deux typ� s. : selo � qu'elle est plus étroite ou plus l arge que le monde exteneur qm lui est assigné comme théâtre et comme substrat de ses actes, l'âme s'étrécit ou s'élargit. » Ce qui est commun à toutes les âmes est le caractère « démo­ nique » de leur quête. Ensorcelées p ar de m auvais génies, elles se croient capables de franchir l'abîme qui sépare un monde dégradé des valeurs qu'elles-mêmes d'ailleurs ne conservent que d'une manière également dégradée.

. etro1te que le mond e

Le d ém o n isme du héros romanesque qui, pour Lukacs, est avant tout u n héros « problématique » se manifeste de la manière la plus évidente lorsque l'âme n'est p as à la mesure du monde. Tel est le cas de Don Quichotte, idéaliste impénitent dont la conscience est trop étroite par rapport à la complexité du monde qui l'entoure, luttant au nom de valeurs que son époque renie et ne réussissant qu'à en mieux faire ressortir l'inanité. « Le temps où a vécu Cervantès fut celui qui assista à la dernière floraison d'une grande mystique désespérée, à l'effort fanatique d'une religion en train de sombrer pour se rénover par ses propres forces ; le temps qui vit se développer une nouvelle connaissance du monde, sous des formes mystiques ; la dernière époque des aspirations occultes, réellement vécues, mais déjà privées de leur fin, tout ensemble curieuses et captieuses. Ce temps est celui du démonisme en liberté, de la grande confusion des valeurs à l'intérieur d'un sys­ tème axiologique encore subsistant. Et Cervantès, en tant que chrétien fidèle et patriote naïvement loyal, a atteint l'essence la plus profonde de cette problématique démonique dans son œuvre littéraire, la nécessité, pour l'héroïsme le plus pur, de tourner au grotesque, pour la foi la plus ferme, de se muer en folie, dès lors

L' ame , ,..

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(;eorges Lu/.cacs

que les voies qui conduisent à sa patrie transcendantale sont deve­ nues impraticables, l'impossibilité que la plus pure, la plus héroïque évidence subjective corresponde au réel effectif. »

A l'idéalisme abst rait qui cherche e n vain à imposer ses a priori à la vie s'oppose le « romantisme de la désillusion » propre aux romans du XIX' siè­ cle. L'âme y étant plus large et plus vaste que tous les destins que la vie peut lui offrir, le héros dont la vie est riche et mou­ vementée, entre en conflit avec une réalité qui lui est inférieure. Mais au lieu de persévérer dans un effort d'adéquation dont il perce la vanité, il se retire en lui-même pour y construire une réalité purement intérieure. « Ainsi, alors que la structure psy­ chique de l'idéalisme abstrait se caractérisait par un excès d'acti­ vité, déployée vers le dehors et que rien ne pouvait entraver, on trouve ici bien davantage une tendance à la p assivité, la tendance à esquiver plutôt qu' à assumer les conflits et les luttes extérieures, la tendance à en finir, au-dedans de l'âme et par ses propres forces, avec tout ce qui peut l'affecter. » La limite extrême de cette « tendance à la passivité » est atteinte par Oblomov, personnage central du roman de Gontcha­ rov, dont la vie intérieure d'une richesse exceptionnelle ne réussit pas à s'insérer dans la réalité extérieure de sorte qu'il reste éternellement, désespérément couché.

L ' a,.. ine p lu s large que le inonde



Une tentative de synthèse : le ro111an d'édu c aEntre le désespoir de l'idéalisme abstrait et la résignation consciente du romantisme de la désillusion se place le renoncement volontaire du roman d'éducation, fruit d'expé-

tion •



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riences vécues. En assouplissant l'apriorisme idéaliste et en le rendant plus concret d'une part, en abandonnant la contempla­ tion pour l'action et en gardant souci d'agir sur la réalité d'autre part, bref, en se situant entre l'idéalisme et le romantisme, le héros rétablit en quelque sorte l'adéquation entre l'âme et le monde. C'est précisément cette tentative de synthèse que Gœthe retrace dans Les A nnées d'apprentissage de Wilhelm Meister. « Du point de vue esthétique, comme sur le plan de la philosophie de l'histoire, constate Lukacs, Wilhelm Meister se situe entre c es deux types de structuration : le thème en est la réconciliation de l'homme problématique - dirigé par un idéal qui est pour lui expérience vécue - avec la réalité concrète et sociale. » Il serait pourtant erroné de croire que la totalité perdue se trouve ainsi restaurée. Plutôt que d'une fusion entre l' âme et le monde, il s'agit d'une adaptation précaire et incomplète de l'âme au monde. Si l'âme a réussi à sortir de sa solitude, elle n'a pas réussi à retrouver la communion. « Cette communion n'est cepen­ dant ni comme dans les anciennes épopées l'enracinement spon­ tané dans les structures sociales et la solidarité n aturelle qui en résulte ni une expérience mystique de communion qui, à l a clart é soudaine de cette illumination, oublie et laisse derrière soi l'indi­ vidu solitaire, comme une réalité provisoire, figée et coupable. Il s'agit bien plutôt d'un ajustement mutuel et d'une accoutumance réciproque entre individus jusqu'alors solidaires et égoïstement limités à eux-mêmes, du fruit d'une riche et enrichissante rési­ gnation, couronnement d'un processus éducatif et m aturité conquise et obtenue de haute lutte. » Les analyses }it�éraires de la Theorze du Roman s'appuient sur l'essence des catégories esthétiques et des genres littéraires . C'est là une attitude profondément idéa­ liste qui semble difficile, sinon impossible à maintenir pour qui -

Le genre épique et l' utopique



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Georges L ukacs

conque adopte le point de vue marxiste d'une évolution dialec­ tique ; l'esthétique y est en effet mise sous la dépendance des facteurs économiques, sociaux et politiques . Or, si Georges Lukacs, grâce à une subtilité d'esprit peu commune, sait en géné­ ral éviter cet écueil soit en naviguant avec une extrême prudence, soit en changeant au besoin de cap, le problème du roman mo­ derne, en raison même des termes dans lesquels il a été posé dans la Théorie du Roman, a été pour lui un constant rappel de sa jeunesse idéaliste et pour le Parti qui ne lui pardonnait pas cette fidélité obstinée, une continuelle pierre d'achoppement. On sait que la séparation de l'esthétique et de l'éthique était au principe de ses analyses littéraires. Le marxisme la lui fait abandonner dans le domaine du drame. Mais c'est une conces­ sion qui ne met guère en danger ses conceptions antérieures puis­ que l'esthétique et l'éthique se trouvent déjà réunies dans la sphère de l'essentialité où se situe précisément le drame. Il en est tout autrement du genre épique. La description de la vie réelle et concrète, le caractère empirique de la démarche romanesque excluent tout recours à « l'utopique » . « Toute tentative d'épopée réellement utopique, écrit Lukacs dans la Théorie du Roman, est nécessairement vouée à l'échec, car il faut que, du double point de vue subjectif et objectif, elle s'élève au-dessus du donné de fait et le transcende, par conséquent, vers le domaine du lyrisme ou le drame. Et d'une telle transcen­ dance, la poésie épique ne saurait jamais tirer aucun profit. » Vouloir imposer à la réalité décrite par le roman des critères qui lui sont extérieurs, vouloir l'orienter dans un sens qui ne s'en dégage pas pour ainsi dire automatiquement et indépendam­ ment de la volonté de l'auteur, ce n'est donc p as seulement modi­ fier le genre épique, mais le nier dans sa particularité même. « La grande littérature épique est un genre lié à la situation concrète de l'instant historique, et toute tentation pour donner figure à l'utopique comme s'il existait, n'aboutit qu'à détruire la forme et non à créer du réel. »

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L a totahte de s o bje t s •

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L'adaptati on aux thèses marxistes s e produ it p artiellement

dans le domaine du contenu . Partant de la défini tion hégéli enne du genre épique en tant que « totalité des obj ets )), Lukacs pré­ cise dans son livre Le Roman h istorique, écrit en 1 9 3 6- 1 9 3 7 , qu'il n e s' agit p as d'accorder a u monde obj ectif l' autonomie, ce qui priverait le genre épique de tout contenu poétique , mais de concevoir les objets en tant que produits de l' activité humaine, médi ateurs en quelque sorte des hommes entre eux. « L a vérité et la profondeur de cette détermination h égélienne réside préci­ sément dans la mise en valeur de cette action réciproque , à s avoir que la " totalité des objets " représentée par le p oète épique est la totali t é du degré d'évolution historique de l a société hum aine, qu'il est impossible de représenter l a société humaine dans s o n ensemble sans représenter le fondement qui l'entoure et le c adre des choses qui constituent l'obj e t de son activité. )) La notion de « la totalité du degré d' évolution historique de la société humaine » ne contredit pas absolument l'infini empi­ rique propre au concept de la vie que le Lukacs de la Théorie du Roman emprunte à la philosophie de la vie ; elle constitue cependant u n rétrécissement virtuel dans la mesure où l' attention sembl e se porter sur les aspects sociaux et politiques de la vi e à l'exclusion de tout élément purement individuel. Le glissement qui s'accentue dans les travaux ultérieurs, s e produit à la fin d u R oman historique. Lukacs passe, e n effet, du concept général de la vie au concept particulier de la « vie populaire ». Fort de cette nouvelle conquête idéologique qu'il trom'e chez Tchemichevski, un des précurseurs de la théorie marxiste de la littérature, il rejoint désormais Marx en assimilant le peuple au p rolétaria t et en faisant de lui le centre de l'histoire puisque tout comme le prolétariat le peuple vit « l'histoire immé­ diatement » .

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Georges L ukacs

Pour saisir « la totalité du degré d'évolution historique de la société humaine » , le poète épique doit donc adopter l'optique populaire qui en retrouve le sens et en détermine l'orientation. Il faut cependant qu'il évite une « trop grande proximité » par rapport à la « vie populaire » , « l'immédiateté abstraite de ce qui est purement élémentaire » . C'est en se situant à un degré supérieur, entre la spontanéité et la conscience, entre la vue immédiate et la réduction typique, que le poète épique donnera à la « vie populaire » ses véritables dimensions historiques.

L' u " npo rt ance du type littera1re

De même que la vie se transforme progressivement en vie populaire, le héros problématique perd son indétermination et assume la tâche du type littéraire. Cette évolution de Lukacs, il est vrai, s'amorce déjà dans la Théorie du Roman ; elle se précise par l'étude des textes que Marx et Engels ont consacrés aux problèmes littéraires, pour s'achever dans les Contributions à l'histoire de l'esthétique ( 1 954) et dans les Problèmes du réalisme ( 1 955). Le type littéraire est pour ainsi dire le foyer qui capte tous les rayons de la vie sociale. Individu aux traits personnels bien précis, il n'en est pas moins le reflet total de la société à laquelle il appartient et de l'époque où il vit . Il illustre par la synthèse qu'il réalise entre le général et le particulier la définition qu'En­ gels donne du réalisme dans une lettre à Miss Harkncss datée d' avril 1 8 88 : « Le réal isme signifie, en dehors de la fidélité du détail, la fidèle représentation de caractères typiques dans des conditions typiques. » C'est dans sa préface de Balzac et le réalisme français, écrite en 1 95 1 , que Lukacs campe sans doute le « type » littéraire avec le maximum de précision . Le héros balzacien, thème du livre en question, possède, en effet, à la perfection cette dualité ,.

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de personnage marquant et marqué, d'être à la fois individuel et intégré fortement dans un milieu et une classe déterminés, que Lukacs cherche à cerner dans ses analyses consacrées aux romans modernes. « La catégorie centrale, écrit-il, et le critère de la conception réaliste de la littérature, à savoir le type p ar rapport au caractère et à la situation est une synthèse parti­ culière qui lie organiquement le général et l'individuel. Le type ne devient pas tel parce qu'il est moyen pas plus que pour son caractère uniquement individuel quelque prononcé qu'il soit, mais du fait que tous les moments d'une période historique qui, du point de vue humain et social, sont essentiels et déterminants, concourent en lui et s'y croisent, du fait que la création du type montre ces moments dans leur degré d'évolution le plus élevé et dans l'extrême déploiement de ses possibilités virtuelles, dans l'extrême représentation d'extrêmes qui concrétise en même temps le sommet et les limites de la totalité de l'homme et de l'époque. » L'historisation progressive des catégories littéraires à laquelle procède Lukacs se traduit donc p ar une mise en relief des crises qui jalonnent l'évolution historique. De même que le drame se trouve centré autour de la « collision » , le roman s'ordonne autour du « type » dont la « physionomie intellec­ tuelle » se révèle dans les situations limites.

C'est par 1·l ' i n t e r m é d i a i r e du , itteraue que 1e poete « type » épique éclaire en quelque sorte la réalité sur elle-même et sur les problèmes qui l'assaillent. A l'instar de l'esprit hégélien qui progresse et se parfait en prenant conscience de lui-même, la p rise de conscience de la réalité entraîne une meilleure intelligence non seulement du p résent, mais aussi de l' avenir qui naîtra nécessai­ rement de l'affrontement des contradictions actuelles. Saisir le t' e

La seconde na1ve ··



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Georges L ukacs

sens immanent à une époque c'est en quelque sorte accélérer son évolution ; comprendre les antagonismes c'est l es résoudre. En abandonnant la connaissance spontanée et immédiate au profit d'une connaissance réfléchie, le poète épique passe, selon le Lukacs de la Théorie du Roman, de la première naïveté à l a « seconde naïveté > . Mais cette « seconde n aïveté '> , à savoir l 'objectivité du romancier, n'est encore que la nostalgie du « paradis à jamais perdu qu'on a cherché et qu'on n'a pas trouvé, dont la quête inutile et l 'abandon résigné ont permis de parfaire le cercle de la forme '> . La « seconde naïveté » deviendra passagèrement dans les Problèmes du réalisme, livre écrit en 1 93 9 , la conscience « juste '> sans laquelle « aucune physionomie intellectuelle ne peut être formée > . Or cette conscience qui constitue le centre du roman , tire sa justesse sinon des directives du Parti, tout au moins de la doctrine marxiste puisque « la vision du monde devient la forme la plus élevée de la conscience > . Dans Le Roman historique (écrit en 1 93 6- 1 9 3 7) Lukacs sou­ tient un point de vue opposé, en montrant qu'en dépit de leur fausse conscience Scott, Balzac et Tolstoï ont pu parvenir aux « véritables profondeurs de la vérité historique » . C'est un pro­ longement de la thèse concernant « l'objectivité > du romancier, sa « seconde naïveté '> , prolongement qui s'étendra jusqu'à ses derniers travaux sur le réalisme. Là encore nous sommes en présence d'une ligne discontinue, certes, mais qui n'a j amais été abandonnée définitivement.

L'objectivité du romancier est d'ail ­ leurs l e thème principal du discours que Lukacs prononce le 1 1 janvier 1 956 au IV' Congrès des écrivains allemands. Traitant du problème de la « perspective ) , qui est alors considérée comme la marque distinctive du réalisme

La

persp ective



48 socialiste, Lukacs montre que la perspective ne saurait être collée tout simplement sur l'œuvre littéraire, mais qu'elle se situe dans la suite d'une réalité dont elle exprime les tendances. « La perspective, précise-t-il, n'est réellement proche de la vie et authentique que l orsqu'elle se dégage des tendances d'évolution de ces hommes concrets qui constituent l'œuvre d'art et non pas lorsqu'une vérité objective et sociale est accrochée à certains hommes qui n'ont avec elle que des rapports personnels lâches. »

II LA

SUBJECTIVITÉ

l\Iarxisme occidental contre marxisme russe



Le livre de Georges Lukacs p ublié en 1 92 3 , Histoire et Cons­ cience de classe, trace une ligne de démarcation brutale entre le marxisme � occidental :1> terme dont l'orthodoxie m arxiste s'est servie pour décrier précisément la tentative de Georges Lukacs - et le m arxisme russe de stricte obédience dirigé et inspiré par Lénine. Cet es sai de philosophie politique qui contient quatre articles, Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ?, Rosa Luxemburg, La conscience de classe et la réification1 de la conscience du prolétariat, justifie amplement son sous­ titre : Etudes consacrées à la dialectique marxiste. Il renouvelle, en effet, l a dialectique marxiste d'où l a sève s'était retirée depuis fort longtemps, démontrant ainsi que le m arxisme, tout en étant devenu une sorte de dogme officiel par la victoire qu'il venait de remporter, gardait une insolente jeunesse. Le livre même parti­ cipe de cette dialectique dont il se réclame. En 1 92 3 , au lende­ main de la révolution russe, toutes les portes d'un aveni r radieux semblent encore s'ouvrir devant un m arxisme conquérant. Or comme l'affirme Karl Korsch, autre représentant du m arxisme � occidental '> auquel il fournit cette même année par la publica­ tion de Marxisme et philosophie la seconde contribution impor­ tante, le marxisme philosophique et dialectique s'épanouit au soleil -

50 d e l'espoir révolutionnaire, mais s' étiole e t s e rétrécit e n scien­ tisme dans les périodes de stagnation où l'histoire effective s'écarte de sa logique immanente. Le désaccord entre le philosophe Lukacs et le Parti s' annonce dès 1 92 0 lorsque, à propos d'un de ses articles A u sujet du par­ lementarisme, Lénine émet une critique qui repose d'ailleurs autant sur une opposition de tempérament que de doctrine : « L'article du camarade Georges Lukacs est très radical . Le marxisme de cet article est un marxisme purement verb al . La distinction entre une tactique " défensive " et u n e tactique " offensive " est artificiell e . Il y manque une analyse concrète de situations historiques bien d éterminées ; la chose la plus essentielle (la nécessité de conquérir ou d'apprendre à conquérir tous les domaines du travail et toutes les institutions où la bour­ geoisie exerce son influence sur les m asses, etc.) n'est absolu­ ment pas traitée. »

Le titre même du livre prenait aux yeu� des « marxistes-léninistes » une allure provocante. Le fait d'affirmer que l'histoire était corrélative de la conscience de classe n'équivalait-il pas à revaloriser une cons­ cience que Lénine avait réduite au rôle de reflet, à réintroduire au sein du marxisme des tendances i déalistes récusées p ar ce dernier comme autant d'obstacles à une action révolutionnaire ? Centrer des études marxistes sur la dialectique, partir non pas de la réalité concrète pour y retrouver les antagonismes de classe, mais de catégories philosophiques lestées après coup seulement

L e s critiqu e s .



d'un contenu réel, ne pouvait qu'éloigner le marxisme de son véritable champ de bataille. Le cérémonial de l'excommunication est observé . L'acte d' ac­ cusation est dressé p ar la Pravda du 25 juillet 1 924. Comme il fallait s'y attendre, Georges Lukacs, en compagnie de Karl Korsch et de Révai, qui par la suite, comme on sait, devait se

51

Georges Lul•acs

ranger p2.IB1Î s es accusateurs les plus acharnés, se voyai t oppo­ ser la not�o:i léninien::le de la conscience-reflet, c'est-à-dire < l'ac­ cord & la rep:-ésentat!on avec les objets qui se trouvent h ors d' e:le ) . La cond2.mnation est prononcée la méme année au V' Congres de rinternationale communiste par les soins de B oukhanire et Zi:loviev, alors p résident de l'Internationale com­ muniste. Ajouto:is qce la social-démocratie a!1emande sous la plume de Kautsky exprime également son désaccôrd avec l'auteur de His­ toire et Conscience de classe. Accrochée depuis longtemps à u ne sorte de scientisme qu� après avoir sclérosé l'esprit révolution­ naire du pro!é :ariat allemand, devait la faire glisser progressive­ m ent vers le iztalisme historique et la veule acceptation de l a tyrannie Ïasriste, elle se s entait mal à l'aise en face d'un exposé qu� à travers la conscience de classe, réintroduisait l'authentique Yo�onté révolutioxiaire dans le déroulement de l'histoire. ...

. . L� auto critique

Georges Lukacs n'avait p as attendu les critiques ouvertes du Parti pour s'engager sur le chemi::i d'une rétractation tout au moins p artielle . Craignant s ans doute qœ sa dialectique ne rut trop a:érée par certains côtés, il en avait d"avance moucheté la pointe : il affirmait dans la préfa:.e que, dans quelques p assages de son livre, il avait s ans doute trop sacrifié à l'optimisme des années de la révolution en bousculant nne his toire qui n e s e construit que grâce à de longs effons et à un travail politique patient. Aus s i s emble-t-il accepter de son plein gré la condamnation prononcée par l'Internationale co:::nm 11;i; c:.:e. Le livre n 'e st pas réédité et Lukacs renonce pen­ dant d e �o�guëS années à toute étude d'ordre politique. Lorsque en 1 960 Histoire et Conscience de classe p arait en France dans un e trad c ctio:::i de Kostas Axel os e t J . Bois, Lukacs proteste avec violence co�nre la publication de thèses qu'il affirme avoir aban.



52 données depuis fort longtemps et qui, dans le contexte actuel, ne peuvent que brouiller les cartes. La répudiation effectiv e par Lukacs date de 1 9 3 2 . Dans un article intitulé D'une nécessité une vertu qu'il publie dans la revue Linkskurve, il s'accuse lui -même de n'avoir pas cherché un contact suffisant avec la classe ouvrière au moment où il rédigea Histoire et Conscience de classe. D'où ce « passage de l a dialectique matérialiste vers l'idéalisme o u vers l e mécanisme (ou vers les deux) » . Cette autocritique encore assez v ague et peu convaincante est suivie en 1 9 3 8 d'une autre plus précise où l'hérétique confesse ses péchés commis par un livre qui est « réactionnaire à cause de son idéalisme, à cause de s a concep­ tion défectueuse de la théorie du reflet, à cause de sa négation de la dialectique de la nature » . Faut-il rappeler que l e renom d e Lukacs repose en grande partie sur ce livre qu'il s'acharne à vouloir faire tomber dans l'oubli ? Il y répond, en effet, d'avance à une des préoccupa­ tions essentielles du marxisme contemporain, à savoir le rôle qui incombe à l'individu humain à l'intérieur du marxisme. Le phi­ losophe polonais Adam Schaff déj à cité a mis l'accent sur cet aspect essentiel du livre de Lukacs en écrivant : « Georges Lukacs a exprimé dans Histoire et Conscience de classe une idée extrêmement importante : à s avoir que le fatalisme é cono­ mique entraîne ce qu'on appelle le socialisme éthique, p arce qu'un point de vue aussi limité ne suffit pas pour justifier la révolution et - ce qui peut être considéré comme une générali­ s ation de la thèse précédente - que la prémisse philosophique d'un monde séparé de l'homme conduit à la conception d'un monde humain séparé de la nature . »

La tendance -de voir · e t Cond ans H zs " tozre science de classe soit une déviation idéologique , soit l'expression

Pre' d om1nance de la met ,. h o de ·



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Georges L ukacs

d'une pensée que le dogme n'a pas encore infléchie, en tout cas un livre qu'il convient de mettre à part dans l'œuvre de Lukacs, ne se justifie guère dès qu'on en examine la facture tant du point de vue de la forme que du point de vue du thème traité. Toute explication qui ne poursuit pas des buts partisans doit situer ce l ivre par rapport à la pensée de Lukacs telle qu'elle se révèle dans ses travaux antérieurs et même telle qu'elle se prolonge dans les é crits ultérieurs avant de l'insérer dans une l igne m arxiste dont il aurait brisé la continuité. Les œuvres de Lukacs reflètent le plus souvent le très grand intérêt que l'auteur prend à l'élaboration d'une méthode. C'est particulièrement vrai pour la Théorie du Roman qui précède Histoire et Conscience de classe et pour Balzac et le réalisme français qui le suit à une d istance de trente ans. Cette même préoccupation domine Histoire et Conscience de classe, à cette différence près que la construction conceptuelle de la Théorie du Roman y cède la place à la dialectique . Lukacs déclare que « la méthode dialectique » est « la bonne méthode pour la connais­ sance de la société et de l'histoire » . Au ssi est-il décidé à la déve­ lopper dans « le sens de s es fondateurs ». La prédominance de la méthode y est donc clairement formulée ; ce n' est pas la doc­ trine de Marx que Lukacs déclare vouloir faire progresser, mais essentiellement sa méthode dialectiqu e. Distinction négligeable en apparence, puisque en appliquant la méthode dialectique à la problématique marxiste il devra nécessai rement aboutir à des conclu sions qu i portent sur la doctrine marxiste. Distinction nécessaire cependant pour expliquer la voie différente que recommande Lukacs pour parvenir à la société sans classe dont il partage la vision avec le marxisme orthodoxe. Chez Marx, la dialectique souffre d'être issue de la dialectique hégélienne dont elle renverse les rapports entre l'esprit et la réalité . Hegel avait admis que l'univers n'existait qu 'en idée, Marx, en revanche, intervertit les rôles en affirmant la primauté du monde matériel dont l'esprit ne nous offre que le reflet. « Le

54 système hégélien, selon l'une de ses formules qui a fait fortune, reposait sur la tête, on l'a remis sur les pieds. � Lukacs reçoit la dialectique m arxiste dans son état achevé, c' est-à-dire en tant qu'analyse dynamique de l'interdépendance de plusieurs facteurs dans un système complexe. Si, pour Marx, il s'était agi d'appli­ quer la dialectique à la réalité politique, soci ale et é conomique, Lukacs est avant tout préoccupé de perfectionner la dialectique en tant qu'instrument d'analyse dynamique. A la recherche des causes fondamentales des transformations qui j alonnent le déve­ loppement du capitalisme, transformations qu'il attribue aux propriétés actuelles et virtuelles du capitalisme, M arx néglige toutes les forces extérieures au capitalisme comme des facteurs subsidiaires qui, tout au plus, pourraient soit accélérer, soit retarder les manifestations des tendances inhérentes au capita­ lisme. Lukacs, en revanche, estime qu'il n'y a pas de facteurs extérieurs au développement historique, qu'une dialectique n'est valable que dans la mesure où elle est totale, c'est à -d ire en mesure d'englober tous les aspects majeurs et mineurs de la réalité.

La diale ctique et les rapp orts entre sujet et On sait que d'après la Théorie du Roman la fin de la · t • totalité 0 h Je grecque a fait entrer l'humanité dans l'ère de

la « parfaite culpabilité � . L'aliénation dont celle-ci souffre est, en effet, totale . L'essence qui se confondait j adis avec le phéno­ mène a été absorbée par ce dernier ; le sujet est devenu objet. C'est à l'esthétique que Lukacs avait d'abord confié l a tâche de retrouver la totalité perdue. C'est dans son é crit, Les Rapports entre sujet et objet dan s l'esthétique ( 1 9 1 7- 1 9 1 8) qu'il avait e ssayé de suturer fortement le sujet e sthétique et l'objet esthé­ _ tique.

Georges Lukacs ..\fc:i selon le terme de Lukacs, qui seule IP-TIDet d'en con.nzhre les lois immanentes. < Ce n'est que dans c.e co::te:t:. ..

L ' a b s o l u e nou­ veauté de la dia!-:criql!e tefu que Lut.a.es la cœ:çoit, est l'importance accordée à la su�jectr.ité. L'histoire résulte de l'interaction du sujet et de

La di a1 ech que et l a .

.

. ,

s ub J. ecttv1te

o

56 l'objet, c'est-à-dire de l a conscienc e que l'homme prend des lois qui la gouvernent. On pourrait objecter que c'est là le propre de la dialectique marxiste depuis Marx jusqu'à Lén ine. M ais ehez Marx, auteur de la Critique de l'Economie politique, la conscience n'est qu'un produit so cial. Le sujet ne se dresse pas face à l'objet, il lui est subordonné au départ d e la d ialectique . Rappelons ce passage d e Marx qui fait ressortir par contraste la singularité de la position de Lukacs : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes rentrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rap­ ports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles . L'ensemble d e ces rapports d e production constitue la structure économique d e l a société, la base réelle sur quoi s ' élève une superstructure juri­ dique et politique et à laquelle correspondent d es formes d e conscience sociale déterminée s . Le m o d e de production de l a vie matérielle conditionne le progrès de la vie sociale, politique et intellectuelle . Ce n'est pas la conscience de l'homme qui d éter­ mine l'être, c'est, au contraire, l'être social qui détermine la conscience. » La conscience étant ainsi réduite à une simple superstructure , on voit mal en vertu de quel décret la conscience bourgeoise serait mystifiée alors que seule la conscience prolétarienne aurait accès à la vérité. Pour éviter cette difficulté intrinsèque à toute doctrine qui ne rattache pas la conscience à une vérité qui l' excède, Marx recourt à la notion de la praxis , c'est-à-dire l'acti­ vité pratique de l'homme grâce à laquelle l'homme en agissant directement sur l'organisation sociale et économique tend à en faire disparaître les contradictions . Mais cette praxis, Lukacs le rappelle, est ramenée par Engels à « l'expérience et l'industri e » , c'est-à-dire à une activité qui, loin de s e laisser guider par une théorie quelconque, se contente manifestemen t d'être empiriqu e . E n posant le sujet en face de l'objet, la conscience en face de l'être, Lukacs relance donc un débat qui existe déj à chez

57

Georges Lukacs

Marx à l'état latent entre l'humanisme et le naturalisme, bien plus, on pourrait dire qu'il modernise une position métaphysique fort ancienne qui consiste à opposer la liberté et la nécessité. Alors que le marxisme n'avait cessé de glisser vers un détermi­ nisme économique qui, oublieux de la liberté de décision accor­ dée aux hommes, les soumettait à !'astreinte de certains méca­ nismes, Lukacs rappelle le sens « dialecte-philosophique » de la praxis, c'est-à-dire la capacité du sujet de prendre conscience de la situation historique qui lui est faite. C'est ainsi que la subjectivité au lieu d'être subordonnée à l'histoire dont elle ne serait qu'un produit, y est englobée au même titre que l'événe­ ment historique. En accordant une importance accrue à la subjectivité, Lukacs risque-t-il de faire revenir le marxisme vers l'idéalisme absolu de Hegel dont il s'était précisément dégagé ? C'est, en effet, à u ne conscience active qui œuvre en vue de son propre perfec­ tionnement que Hegel dans sa Phénoménologie de !'Esprit demande de conduire l'esprit du savoir phénoménal au savoir absolu. Mais la Raison hégélienne qui préside à cette démarche domine l'histoire, elle n'en fait pas partie. Il existe, en revanche, pour Lukacs un rapport dialectique entre le sujet et l'objet. Le sujet détermine sa décision en vertu de l'objet ; mais l'objet de son côté est déterminé par le sujet. A la limite, le sujet s'aliène dans l'objet, mais par une sorte de renversement dialectique l'objet est repris par le sujet. La dialectique totale de !'Histoire e t conscience de classe situe ainsi la liberté au sein même de la nécessité.

L' é l a r g i s s e m e n t de la dialectique par la subjectivité n'était guère en contradiction avec la dialectique concrète du jeune Marx dont la ferme intention était de « réaliser » la

L a d1alecti que de la nature •





58 philosophie ; tout au plus la rappelait-il à un meilleur respect de ses origines hégéliennes. C'est la dialectique de la nature exposée dans l'A nti-Dühring d'Engels (en 1 8 80) qui se trouve par là-même invalidée et privée de tout fondement. Lorsque la conscience, en retrouvant les lois immanentes à la réalité, transforme celle-ci en philosophie, on est en droit d'attribuer à l'ensemble de la réalité un processus de développement d'ordre spirituel ; lorsqu'on considère, en revanche, la conscience comme un simple reflet du monde physique, on ne peut plus astreindre une réalité devenue autonome et souveraine à entrer dans u n carcan spirituel quelconque. Engels, pourtant, prenant pour point de départ la matière dotée de force p ar le matérialisme énergétique de son temps, en arrive à attribuer à la nature une dialectique qui, malgré qu'il en ait, appartient en propre à l'esprit. « La dialectique qu'on appelle obj ective, n'hésite-t-il pas à écrire, règne dans toute la nature, et la dialectique qu'on appelle subjective, la pensée dialectique n'est que le reflet du mouvement qui se manifeste p artout dans la nature en oppositions qui p ar leur continuel antagonisme et leur fusion finale l'une dans l'autre, respectivement dans des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature. � La dialectique de la nature abaisse la conscience au rang d'un épiphénomène dans la mesure où elle élève la matière à la dignité dialectique. C'est dans son princip al ouvrage philo­ sophique Matérialisme et Empiriocriticisme (1908) que Lénine complète la notion d'une nature dialectique p ar celle d'une conscience-reflet. Tout en admettant que la matière peut et doit être l'objet de définitions scientifiques et contradictoires selon le degré d' évolution des sciences naturelles, il affirme néanmoins que la notion même de la matière ne saurait en être atteinte . Tout au contraire, c'est précisément p arce que la matière résiste à toute définition rigide et immuable qu'il faut bien admettre que la matière est une réalité extérieure qui non seulement ne

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Georges L ukacs

dépend pas de l'esprit, mais encore existe hors de l'esprit. c: La seule qualité de la matière sur laquelle repose le matérialisme philosophique, écrit-il, est sa réalité objective, existant en dehors de notre conscience . » Quant à la conscience, c'est la capacité que nous possédons, de retenir les impressions qu'une réalité extérieure fait sur nos sens . « La matière est une catégorie phi­ losophique pour désigner la réalité objective qui est copiée, photographiée et reproduite par nos sens et qui existe indépen­ damment d'eux. > Ce schéma matérialiste de la connaissance qui rejette le sujet hors de l'histoire, est destiné surtout à démontrer l'inefficacité de toute attitude purement consciencielle. La dialectique ne consiste plus à retrouver la totalité des tensions existantes, elle n'est plus à l'intérieur du marxisme que le simple reflet d'un processus économique. Quant à la doctrine de Marx proprement dite, elle se trouve peu à peu incorporée sous le nom de matérialisme historique dans un ensemble plus vaste qu'on qualifie de matérialisme dialectique. La définition du marxisme-léninisme par Staline qui es t posté­ rieure à Histoire et Conscience de classe mais qui ne fait que cristalliser sous une forme particulièrement rigide et dogmatique des tendances de sclérose contre lesquelles Lukacs avait précisé­ ment voulu réagir, précise avec cette lourdeur à la fois dérisoire et menaçante qui est le propre des textes staliniens : « Le maté­ rialisme dialectique est la vision du monde du parti marxiste-léni­ niste. Cette vision du monde s'appelle matérialisme dialectique parce que sa manière d'aborder les phénomènes naturels est dialectique et que son interprétation des phénomènes naturels, sa théorie est matérialiste. Le matérialisme historique est l'exten­ sion des principes du matérialisme dialectique à l'étude de la vie sociale. »

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En insis tant sur la relation dialectique du sujet et de l'objet dans le proc� ssu � d� . I' is­ toire, Georges Lukacs entend se dresser contre 1 A n tz-Duhm:g , d'Engels. Il ne suffit pas aux yeux de Lukacs d oppo ser la dia­ lectique à la « métaphysique » , de préférer l'action réciproque à une causalité unilatérale et rigide. Le véritable débat tourne autour du maintien de la réalité ou de sa transformation. La mé­ taphysique donne à la réalité un caractère définitif et invariable, la dialectique, à moins de la réduire à une simple métho e scien­ tifique, doit reposer sur le dualisme du sujet et de l'objet pour rester une méthode révolutionnaire .

Rejet de la d1alect1que de la nature •









Le proletar1at, prmc1pe de ne gativ1te ,







,





,



Histoire et Conscience

de classe reprend sur le terrain politique le thème central de l a � Théorie du Roman : l e monde historique vit en état d'aliénation

totale . Le phénomène s'est scindé de l'essence, il a choisi p our forme historique et sociale la société bourgeoise et capitaliste . L a substance même d u processus historique qui, conformément au schéma hégélien adopté par Lukacs, tend vers la réconcilia­ tion du phénomène et de l'essence, est le « prolétariat » . Marx avait insisté sur l a situation particulière de la classe prolétarienne qui par l'expérience de l'oppression totale et de l'aliénation intolérable qui lui est infligée, est mieux que qui­ conque préparée à prendre conscience de la nécessité d'une révolution radicale. Tout en reprenant dans ses grandes lignes la démonstration de Marx, Lukacs l'aiguise de façon à faire du prolétariat le principe même de la négativité. Il commence par restreindre la notion du prolétariat. Il ne s' agit p as, à vrai dire,

61

Georges L ukacs

d'une classe, puisque le prolétariat ne peut survivre qu'à condi­ tion de nier la condition de marchandise à laquelle il est réduit. La lutte contre la réification est pour lui une question de vie et de mort, alors que la bourgeoisie, victime elle aussi de l a réifi­ cation qui substitue aux rapports humains des choses ou des « fétiches » , p eut recourir à une conscience « fausse » , à une idéologie qui lui cache la réalité. Mais cette restriction qui consiste à refuser au p rolétariat un caractère de classe, marque une direction et non une limite. Ne pouvant s'enfermer dans ses intérêts de classe et obligé de retrouver derrière la marchandise les rapports humains, le prolétariat est ramené à considérer le tout social comme « production et reproduction de lui-même » . L e prolétariat e s t ainsi « la totalité en intention » . L e « deve­ nir-société de la société » que le capitalisme avait fait avancer à pas de géant en unissant tous les hommes dans une œuvre commune de production mais qu'il n'a pas été capable de mener à bonne fin, est p ris en main p ar le prolétariat. Assumant désor­ mais le rôle qui était imparti au capitalisme, il est « autoconnais­ sance de l'objet ». Le prolétariat qui se supprime en tant que classe, supprime toutes les classes ; il instaure la société sans classe ; la « totalité en intention » a trouvé sa réalisation par l'identité du sujet et de l'objet au sein même du prolétariat. « Pour cette classe, écrit Lukacs, la connaissance de soi signifie en même temps une connaissance correcte de la société tout entière . . . en conséquence . . . cette classe est à la fois sujet et objet de la connaissance. » Lukacs insiste particulièrement sur le rôle de contestation qui est échu au prolétariat. Dans le devenir de la vérité qui se dessine à travers le « devenir-société de la société » , c'est-à-dire à travers sa rationalisation progressive, le p rolétariat tient un rôle historique puisque seul il peut accéder à la vérité. « Pour le p rolétariat, la vérité est l'arme de la victoire, et d'autant plus qu'elle est une vérité sans ménagements . � Est-ce dire que dans la société sans classe que son pouvoir de négation fera naître,

62 toutes les opposition s seront supprimé es en sorte que la pro­ gression dialectique, devenue d'ailleurs inutile , prendra fin ? C'est au moment de l a révolution, il est vrai, que l' adéquation totale entre le sujet et l'objet semble atteinte, c'est alors que la cons­ cience prolétarienne se traduit par l' action prolétarienne . Mais sujet et objet ne se confondent pas pour autant, le s avoir continue d'être placé en face de l'existence . La dialectique est l'expression de cette confrontation perpétuelle, elle est non-sta bilité e t ne prend conscience d'elle-même que dans un insaisissable d evenir. La dialectique « naturalisée � par Engels et réduite à u n simple mécanisme économique retrouve ainsi dans Histoire et Cons­ cience de classe toute son épaisseur.

Co ntr e le r elativi s me d o g1nati qu e

D ans cette dia­ lectiq ue infini ment ouverte, l'histoire n'est j amais déchiffrée définitivement . Toute sai sie de la réalité historique ne peut être qu e provisoire puisque le jeu des facteurs qui la composent se modifie conti­ nuellement. « Ce n'est que dans le contexte qui fait entrer les faits isolés de la vie sociale en tant que moments de l'évolution historique dans une totalité, écrit Lukacs, qu'une connaissance des faits en tant que connai ssance de la réalité devient p ossible . � La fluidité de la dialectique exclut l'application d'u n principe quelconque . La vérité n'existe pas par elle-même, elle est fonc­ tion de la réalité. « La genèse, la production du producteur de la connaissance, la dissolution de l'irrationalité, l'éveil de l'homm e enterré se concentrent donc maintenant d'u ne façon concrète sur l a question de la méthode dialectique. C'est en elle que l'exigenc e de l'entendement intuitif (du dépassement méthodique d'un prin­ cipe de connaissance rationnel) reçoit une forme claire , objective et scientifique. > Aussi Lukacs est-il foncièrement hostile à tout absolu qui •

63

Georges L ukacs

pourrait infléchir la dialectique dans un sens déterminé. Son attitude à l ' égard de l'humanisme feuerbachien est significative à cet égard. Rappelons que si Marx dans l es Thèses sur Feuer­ bach s'en prend à l'homme feuerbachien, c'est uniquement parce que ce t homme est un être absolu qui n'est point incorporé dans l'histoire, que la réalisation de cet homme est confiée à la cons­ cience et non à u ne activité concrète médiatrice entre le monde extérieur et l'homme. La notion même de l'homme feuerbachien est transférée dans la dialectique marxiste, conformément à la conclusion célèbre de ces Thèses. « Les philosophes ont simple­ ment interprété le monde différemment, il s' agit de le modifier. > Or, le dépassement de la philosophie en tant que philosophie par sa réalisation dans la pratique ne préoccupe guère Lukacs . On a beau faire appel à la praxis, tant que celle-ci véhicule u n ab solu , e n l'occurrence l'homme feuerbachien, elle demeure rivée au dogme qui l'empêche de fonctionner. Il faut p our ainsi dire u ne dialectique de la dialectique, c'est-à-dire à l'intérieur de l a dialectique u n homme dialectisé, u n homme qui mesure le monde qui l'entoure en même temps qu'il en est mesuré. En conservant l 'homme absolutisé, on ne fait que remplacer « l a métaphysique dogmatique :i> par un « relativisme tout aussi dogmatique :i> .

Le prolétariat est totalité implicite, « totalité en intention � · il tend à mettre fin ' à la réification du monde bourgeois et capitaliste. Mais comment parvenir à une véritable prise de conscience ? C'est là qu'inter­ vient chez Lukacs la catégorie fondamentale de la médiation, « l evier méthodique afin de surmonter ce qui est donné empiri­ quement » . Alors que la pensée bourgeoise demeure p risonnière de l'immédiateté de l' empirie, le prolétariat se s ert des catégories de la médiation « afin que par elles (c'est-à-dire les catégories de médiation) ces significations immanentes qui reviennent néces-

La me dI· at"i on ,



64 sairement aux objets de la société acquièrent une efficacité objec­ tive et puissent être élevées à la conscience du prolétariat » . C'est le Parti qui représente cette « volonté totale consciente » ; en aidant le prolétariat à passer de la condition de sujet en soi à celle du sujet pour soi, il assume le devenir de l a totalité.

Les rapports entre la dialectique et l' éconontle



Un an après la publication en livre d'Histoire et Conscience de classe, Lukacs fait p araître un écrit de dimensions réduites inti­ tulé Lénine, manifestant ainsi sa décision de revenir vers l'ortho­ doxie du Parti. L'accueil indigné que ses thèses avaient trouvé auprès de ses camarades avait sans doute accéléré sa conversion. Mais ce ralliement précipité correspond à une évolution tout aussi rapide de la situation politique de cette époque. Au moment où Lukacs rédige les différents articles qui composent Histoire et Conscience de classe, l a révolution russe semble bien être en passe de devenir un mascaret irrésistible dont les flots tumultueux submergeront rapidement le monde capitaliste tout entier. Lukacs lui-même se trouve emporté p ar ce courant puisqu'en 1 9 1 9 il entre comme commissaire à la culture populaire dans l e gouver­ nement communiste qui sous la direction de B éla Kun vient de prendre le pouvoir en Hongrie. Considérant que l a phase prépa­ ratoire de la révolution mondiale est close, Lukacs se préoccupe surtout de l'élaboration d'une méthode capable de justifier et de guider le régime nouveau . Mais le reflux du bolchevisme en Europe est extrêmement brutal. Le primat de la pratique révolu­ tionnaire en butte à un monde capital iste qui, en retrouvant u n certain é quilibre, récupère e n même temps toute s a pesanteur, s'impose à Lukacs quelque tourné que soit son esprit v ers l'abs­ traction. La critique du Parti lui fait prendre pleinement cons­ cience de la véritable portée de certaines réserves qu'il avait déj à

1919

L e p e u p l e h o n g r o i s s e rend

aux

u rn e :,. .

(/)oc. H 11rea11 hongrois de l'r cs,"', l'aris.)

B arri eades

à

B udapest en juin

1919.

(Doc. B u reau h o 11{!rois d e Presse, Paris.)

65

Georges L ukacs

formulées dans son livre mais qui, pour ainsi dire, étaient encore restées en suspension. Engagé dans ce débat fondamental que le marxisme instaure entre la conscience et l'être, il s'était plu à assigner à la conscience une place privilégiée au sein même de la dialectique qui l'unit à l'être. Traitant de la di alectique marxiste, son s oin principal avait été de ramener celle-ci vers Hegel. Le capitalisme n'était étu di é dans ses articulations réelles que dans la mesure où celles­ ci permettaient désormais à la conscience de classe de s'éveiller. Essence et phénomène, conscience et être, sujet et objet se retrou­ vaient ainsi dans une ambiance proprement hégélienne. Histoire et Conscience de classe ressemble ainsi à un bloc erratique dont seule l'histoire de la pensée lukacsienne explique les origines . Il est pourtant possible de l'insérer plus intimement dans l'œuvre de Lukacs en mettant cet ouvrage en parallèle avec le livre que ce dernier consacre au Jeune Hegel, livre publié en 1 948 mais qu i fut rédigé dix ans plus tôt. Rien n'est plus éclairant que la comparaison entre l es deux sous-titres ; alors que le livre de 1 92 3 précise qu'il s'agit d'études sur la dialectique marxiste, celui de 1 948 indique que le débat est consacré aux rapports entre la dialectique et l'économie. Après avoir restauré la dialectique sous sa forme originelle, Lukacs la rattache de nouveau à son fondement économique. Le pendul e qui était allé de Marx à Hegel, décrit le mouvement opposé en allant de Hegel à Marx. Au Marx vu à travers Hegel succède un Hegel interprété p ar Marx. Dans son Jeune Hegel, Lukacs s 'élève, en effet, contre la prétendue période « théologique » de Hegel, c'est-à-dire contre l'étiquette d' « écrits théologiques de j euness e » que H. Nohl avait accrochée aux écrits de B erne et de Francfort du jeune Hegel. Il procède à une « analyse his­ torique de Hegel qu i d'avance le considère et l'interprète dans la perspective de Marx » . C'est pourquoi la dialectique es t pré­ sentée ici surtout dans ses rapports avec l'économie. Or u ne di alectique dont la lecture se limite à l'évolution éco3

66 nomique n e conduit pas seulement de Hegel à Marx ; elle suit le marxisme tel qu'il a été jalonné par les écrits de Lénine et de Staline. L'orthodoxie récupère dans l' auteur du Jeune Hegel, l'enfant prodigue de !'Histoire et Conscience de classe ; « Ces remarques, écrit Lukacs à propos de c ertains textes de Lénine consacrés à la dialectique h égélienne, se trouvent d'une manière caractéristique au beau milieu des recherches sur le plan de l a dialectique chez Hegel, e t elles sont suivies, d'une m anière tout aussi caractéristique, par des remarques sur l'application des catégories économiques dans le Capital de Marx. Lénine montre p ar là, tout comme Marx à son époque, la manière dont des problèmes philosophiques doivent être posés et résolus dans le matérialisme dialectique. La « période léninienne » du déve­ loppement philosophique inaugurée p ar Staline devrait prendre dans chaque domaine de la philosophie ces chemins du m até­ rialisme dialectique et p ar une telle pratique philosophique mettre définitivement fin à l'héritage de la p ériode de la deuxième Internationale. �

. lect1que des ch oses La d1a

La dialectique totale qui · t ervemr · 1e SUJe " fai" t m · t afm de trouver une solution aux antagonismes de l'objet incap able par lui-même de les dépasser, semble alors abandonnée p ar Lukacs au profit d'une dialectique des choses qui remplace la conscience p ar les sciences naturelles. « . . . Dans la genèse de la dialectique au sein de la philosophie classique allemande, écrit Lukacs, la crise de développement qui règne alors dans les sciences naturelles, les découvertes extraordinairement impor­ tantes qui bouleversent l'ancienne science naturelle, la n aissance de la nouvelle science de la chimie, la mise en discussion des problèmes génétiques dans les sciences naturelles les plus diverses, etc., jouent un rôle vraiment déterminant . D ans son livre sur •



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Georges L ukacs

Feuerbach, Engels décrit d'une manière tout à fait détaillée l'in­ fluence de ce bouleversement des sciences naturelles sur la crise de la pensée métaphysique et sur la tendance de la philosophie en direction d'une saisie dialectique de la réalité. »

La priorité absolue accordée à la pensée scientifique qui découvre dans la réalité et surtout dans la réalité économique les lois de la dialectique, entraîne une double dépréciation du sujet et de l'objet, de la conscience et de l'être . La dialectique étant désormais assurée par l'être seul, la conscience humiliée devient un simple reflet ; loin de se rapprocher de la vérité par une rationalisation progressive du monde qui est son œuvre, elle demeure prise entre la connaissance et l'idéologie. Quant à l'être, c'est-à-dire la réalité sociale et économique qui existe en dehors et indépendamment de la conscience et qui est arrachée à l'his­ toire puisque ses lois sont des lois naturelles, il retombe en quel­ que sorte dans une causalité étrangère et hostile à toute quête de la liberté. Une dialectique qui n'est plus que mouvement du contenu et une réalité sociale qui se présente sous l'aspect d'une « seconde nature » , voilà les deux idées qui servent de pivots au passage suivant du Jeune Hegel, passage qui résume assez bien la tendance générale de l'ouvrage tout entier : « Ainsi nous nous trouvons au centre des rapports réciproques entre les catégories économiques et philosophiques : les catégories dialectiques des sciences sociales apparaissent comme des reflets dans la pensée de cette dialectique qui se déroule dans la vie des hommes objec­ tivement et indépendamment de leur savoir et de leur vouloir, et dont l'objectivité transforme la réalité en une " seconde nature " . �

L a consc1ence-reflet •



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La subjectivité sauvée p ar la critique littéraire



Dans tous les ouvrages philosophiques postérieurs à Histoire et Conscience de classe Lukacs insiste sur son ralliement incondi­ tionné à la gnoséologie de Lénine. La leçon de la conscience­ reflet semble bien apprise et elle est répétée à l'infini. « Le pro­ blème de l'objectivité de la connaissance, écrit Lukacs par exemple dans Existentialisme ou Marxisme ? ( 1 948), n'est résolu que par la théorie dialectique de la conscience humaine reflétant un monde extérieur existant indépendamment du sujet. » La dialectique totale, pourtant, loin de constituer u n simple épisode dans l'évolution de la pensée lukacsienne, continue de l a dominer ; elle lui sert d e fil directeur. Ayant fait la part d u feu par l'adoption des thèses léninistes dans le domaine politique, convaincu sans doute aussi que l'efficacité de la lutte révolution­ naire était à ce prix, Lukacs se replie vers un terrain qui lui est familier, la critique littéraire . Terrain éminemment favorable à la défense de la subjectivité puisque nulle p art ailleurs l'impor­ tance de la subjectivité créatrice et d'une conscience qui ne se résigne p as à être un simple reflet, n'apparaît avec une évidence plus grande. C'est donc dans le domaine de la culture que Lukacs soutient le combat dont Histoire et Conscience de classe ne fut pour ainsi dire que la première escarmouche , et qu'il le mène jusqu'au bout.

Ill

LE RÉALISME

L'esthétique d e G e o r g e s Luka cs tourn e autour du réalisme, c'est cette notion qui j ustifie ses j ugements littéraires . Or, quelque abstraite que nous paraisse la manière dont elle est définie et précisée progressivement dans l'œuvre de Lukacs, elle est issue de la réalité concrète et des luttes historiques des années qui précèdent la seconde guerre mondiale. La c onsolidation de l a Révolution d'Octobre permet aux écri­ vains et critiques socialistes de poser le problème d'une activité artistique et littéraire apte à s outenir et à intensifier les efforts de la classe ouvrière révolutionnaire en général et du régime socialiste naissant en Union soviétique en particulier. C'est au premier congrès des écrivains soviétiques en 1 9 34 convoqué à cet effet que Gorki l ance le mot d'ordre de réalisme socialiste. Des discussions très vives s'engagent ensuite en Union soviétique au sujet de la n ature de cette nouvelle orientation littéraire d' autant plus que celle-ci devient pour tout écrivain et tout artiste sovié­ tique une règle absolue à l aquelle il est obligé de s·e soumettre . Deux fronts se dessinent entre les années 1 9 3 6 et 1 9 3 8 dont l'un est tenu par Lukacs et son ami Lifschitz alors que l'autre réunit J ermilov, Knipovitch et Altmann. L'affrontement des deux tendances se produit surtout lors d'une discussion sur l'expres­ sionnisme qui se déroule p endant les années 1 9 3 7- 1 9 3 8 dans

Na1• ssance d' un concept



70 une revue fondée par des émigrés allemands , Das Wort. Georges Lukacs intervient dans ce débat p ar la publication d'un article intitulé précisément Il s'agit du réalisme. Or, la divergence des opinions exprimées reflète moins des différences de goût que des choix politiques oppo sés . Devant la montée du fascisme en Europe, l'heure du destin a sonné p our le socialisme. Outre que le fascisme, pour infirmer l a doctrine marxiste, efface volontairement l es frontières qui séparent les classes et qu'il feint de remplacer la lutte des classes p ar celle des races ou encore celle des n ations p auvres contre les nations nanties, confusion qui ne résiste pas à un examen sérieux mais qui induit de nombreux esprits en erreur, il dispose en outre d'une telle force explosive que seule la lutte commune de tous ceux qui ne veulent pas voir le monde sombrer dans la barbarie, semble pouvoir mettre fin à sa rapide extension. C'est l'idée du front populaire unissant les forces démocratiques et les forces socialistes pour la défense du progrès et de la civilisation qui commence à germer dans l' esprit d'un grand nombre de commu­ nistes. Dès 1 928 Lukacs est chargé par le p arti communiste hongrois d'élaborer un programme tenant compte de la nouvelle menace qui se profile à l'horizon. C'est de la nécessité de lutter par tous les moyens contre le fascisme que Georges Lukacs, dans les Thèses Blum (Blum est le pseudonyme de Lukacs dans la clandes ­ tinité) , déduit l'obl igation p our le p rolétariat de se rallier à l'idée d'une révolution démocratique. Mais le rejet ou , tout au moins, l'ajournement de la dictature du p rolétariat n'est pas accepté par les camarades du parti. Béla Kun, en particulier, y dénonce une déviation de droite. Georges Lukacs, pour sauvegarder l'unité du parti, consent à faire son autocritique. Mais, selon une tactique qui lui est chère, il passe de la poli­ tique à l'esthétique . Etant convaincu plus que jamais qu'il est indispensable d'élargir le front antifasciste , il s'efforce d 'établir l'union d' action entre les forces socialistes et les forces démo-

71

G eorges Lukacs

cratiques sur le plan de la littérature. II affirme qu'il ne s'agit pas d'opposer la littérature prolétarienne à la littérature bour­ geoise, mais de rassembler autour d'un même idéal démocratique tous les écrivains épris de progrès. « Le problème central, écrit-il dans le Roman historique rédigé en 1 93 6- 1 9 3 7 , est celui du progrès. » Confondant désormais sous le nom de « démocratie révo­ lutionnaire » la démocratie bourgeoi se et la démocratie proléta­ rienne, il choisit de plus en plus pour modèle !'écrivain bourgeois qui, sans rompre avec sa classe, s'engage aux côtés du prolétariat pour défendre le progrès et la liberté. C'est, à vrai dire, la condi­ tion d'écrivain elle-même qui, selon Lukacs, favorise un tel choix politique. Le grand écrivain qui se penche sur la réalité sociale et en met à nu les mécanismes se rend nécessairement compte du double aspect du capitalisme : il découvre à la fois la nécessité de dépasser les horreurs de ce régime inhumain et la possibilité offerte par l'évolution de ce régime de parvenir à un stade social supérieur. C'est surtout dans l'œuvre des romanciers du x1x• siècle animée encore de l'élan de la Révo­ lution française que le réalisme et l'humanisme populaire se trouvent fondus en une unité organique . « Depuis la Révolution française, précise Lukacs dans Balzac et le réalisme français, l'évolution de la société avance dans une direction qui met les efforts des écrivains authentiques inévitablement en contradiction avec la littérature et avec le public de leur époque. Pendant toute la période bourgeoise un écrivain ne pouvait devenir grand qu'en luttant contre ces courants . Depuis B alzac, la résis­ tance de la vie quotidienne contre les meilleures tendances de la littérature, de la civilisation et de l'art n'a cessé de croître . Cependant il y a toujours eu des écrivains isolés qui dans leur œuvre ont exécuté contre l eur époque l'ordre de Hamlet : ils ont présenté au monde un miroir et à l'aide de ce reflet ils ont fait avancer l'évolution de l'humanité ; ils ont contribué au triomphe du principe humaniste dans une société contradictoire

72 qui d'une part produit l'idéal d e l'homme total mais qui d'autre part détruit celui-ci dans la pratique. » Georges Lukacs s 'efforce donc d'associer les grands romanciers bourgeois à la lutte antifasciste, il les arrache aux interprétations réactionnaires dont ils ont été victimes. « La lutte pour l'héritage, écrit-il dans son essai Tournant du destin, est une des tâches idéologiques les plus importantes de l'antifascisme. » Or, dans ce domaine, toute reste à faire d'autant plus que cet héritage n'a p as seulement été accaparé par la réaction, mais qu'il a été dédaigné jusqu'alors par le prolétariat. Il est certain que la formation intellectuelle de Lukacs es t extrêmement favo­ rable à cette intégration de la civilisation bourgeoise dans une doctrine politique qui apparemment en prend le contre-pied. Il n'en reste pas moins que ce n'est pas en partant de s on propre goût littéraire, mais en fonction de la situation politique d'avant­ guerre que Lukacs oriente ses recherches dans ce sens, orien­ tation à laquelle il demeure fidèle même lorsqu'elle n'est plus imposée par les événements politiques. C'est en 19 32, dans un article publié dans la revue Linkskurve et intitulé De la nécessité une vertu qu'il fixe le programme de ses travaux futurs en écri­ vant : « Cet héritage - inconsciemment récolté - est beaucoup plus grand qu'on l'admet d'habitude. Pour découvrir cet héritage il faudrait, il est vrai, également une investigation m arxiste détaillée de la littérature, de la théorie littéraire et de la philo­ sophie des dernières cinquante à soixante années, étude pour laquelle actuellement on ne dispose même pas des travaux prépa­ ratoires . »

Critique de la littérature prolétarienne de l a est en fonction de l a liai­ République de Wehnar • C' . , , . s on etabhe entre l'hentage

classique et l'antifascism e que Lukacs soumet la littérature prolé-

73

Georges Lukacs

tarienne de l a République de Weimar à une critique sévère . La foi aveugle et exclusive en la vertu de l a lutte des classes y conduit, en effet, à un sectarisme contraire à la notion de « démocratie révolutionnaire » . La bourgeoisie est condamnée d ans sa totalité et sa littérature mise au rancart. Les romans de deux auteurs socialistes, Ernst Ottwalt et Willi Bredel, lui four­ nissent l'occasion de préciser dans les colonnes de la revue Linkskurve sa conception d'une littérature réaliste. L'alternative devant laquelle l'auteur moderne se trouve placé, est, selon Lukacs, le reportage ou la figuration (Gestaltung) . « Le nouveau roman d'Ottwalt, écrit-il, est représentatif pour toute une orienta­ tion littéraire, pour un genre bien déterminé de la méthode créa­ trice. Il travaille avec les moyens du reportage à la place des moyens " traditionnels ' ', " surannés ' ', " bourgeois " de l'action " inventée " et des hommes " figurés ". Cette orientation e st aujourd'hui internationale : depuis Upton Sinclair et Tretiakov jusqu'à Ilya Ehrenbourg, les écrivains les plus divers pratiquent cette méthode. » Il s' agit, selon lui, d'une réaction contre le rétrécissement de l'investigation littéraire. Devant une réalité qui semble dépourvue de sens, et confrontés à une vie sans but ni direction, les auteurs d'une époque bourgeoise et capitaliste se replient dans les halliers touffus de l'âme dont l'exploration devient leur préoccup ation exclusive. Le psychologisme qui en résulte prêche tantôt la capi­ tulation devant les anciennes idéologies comme c'est le cas chez Dostoïevski, Bourget et Huysmans , tantôt la résignation et l'in­ différence à l'égard de la vie extérieure comme chez Hamsun et le jeune Anatole France. Le reportage, en revanche, met l' accent sur le contenu social dont il révèle les défauts et les injustices. Mais dans la mesure même où la réalité objective et indépendante des individus est poussée en avant, l a destinée subj ective et individuelle des hommes se trouve refoulée à l'arrière-plan. Au triomphe de l'âme humaine répond l a primauté du corps social.

74 Or, c'est l à une opposition mécaniste et non dialectique. Le reportage tout comme le p sychologisme souffrent de l'incap acité où se trouvent leurs représentants qui le plus souvent sont pri­ sonniers d'une mentalité petite-bourgeoise, de retrouver derrière les objets de la vie sociale des rapports humains, c'est-à-dire des rapports de classe, de percer la nature véritable du fétichisme propre au régime capitaliste . Si les p sychologistes tombent dans le p iège d'un idéalisme subjectif qui, selon Marx, incite « l'indi­ vidu égoïste de la société bourgeoise à se prendre pour un atome dans s a folle imagination et dans son abstraction dépourvue de vie » , ceux qui recourent au reportage commettent l'erreur de l'ancien matérialisme en ne tenant pas compte de la dialec­ tique qui, comme Engels le p récise dans son Feuerbach, fait agir les « causes qui meuvent » la société et l'histoire « par la tête des hommes » . En séparant les facteurs objectifs et subjectifs, ils les dénaturent ; la subjectivité prend la forme d'un commen­ taire moralisateur plaqué sur le reportage, l'objectivité qui est arrachée à sa base véritable s'en va à la dérive et se transforme en formalisme.

Puisqu e selon . 1 a d oc trme du Parti toute la littérature p rolétarienne est appelée à intervenir dans l' agitation politique et qu'elle tire sa p articularité du fait qu'elle constitue une redoutable arme idéologique dans la lutte des classes, qu'en est-il de la jouissance esthétique qui, par défi­ nition, assigne à l'art un but en soi, qui le centre sur lui-même en dehors de toute sollicitation politique ou sociale ? Au cours de sa p olémique avec Ernst Ottwalt, ardent défenseur d'une littérature de combat, Lukacs rappelle opportunément que Marx s'est intéressé à des œuvres d'art pour elles-mêmes, qu'il a admiré en particulier celles de l' antiquité en se demandant pour-

Georges Lukacs et Bertolt Brecht

o

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G eorges Lukacs

quoi « elles nous offrent encore une j ouissance artistique et p assent en un certain sens pour des normes et des modèles inégalables » . Or voici que B ert Brecht se trouve aussitôt mêlé au débat. L'activisme politique opposé p ar Ottwalt à la pure jouissance esthétique d'essence bourgeoise est proche de l'antiaristotélisme, c'est-à-dire de l'anticlassicisme de Brecht. « Cela correspond exactement à l'opposition que Bert Brecht établit entre le théâtre ancien et le théâtre nouveau, constate Lukacs à ce propos, le premier " permet au sp ectateur des sentiments, du vécu, le spec­ tateur est transposé dans quelque chose " , le second " lui arrache des décisions ", donne une " image du monde '', le spectateur est opposé . B ref, l ' art " nouveau " signifie une rupture radicale avec tout ce qui est ancien. » En utilisant la distanciation qui sépare le spectateur de l a réalité qui lui est représentée, c e qui revient à concevoir le contenu social en dehors de sa liaison dialectique avec son substratum humain, B recht encourt aux yeux de Lukacs les mêmes reproches que les romanciers qui s'en tiennent au repor­ tage. « Comme ces contenus (c'est-à-dire les contenus de la révo ­ lution prolétarienne) , m algré une concrétis ation louable, restent chez eux abstraits, c'est-à-dire des phénomènes de surface immé­ diats et qu'ils ne sont p as les forces motrices objectives de l a révolution, leur volonté révolutionnaire reste, elle aussi, u n ser­ mon abstrait, une " tendance ". Qu'on pense à la Mesure de Brecht où les problèmes stratégiques et tactiques du p arti sont rétrécis en " problèmes éthiques " . » L'importance de cette attaque contre Bertolt B recht qui semble isolée dans l'œuvre de Lukacs, n'est apparue que tout récemment. Elle est reprise et amplifiée dans l'ouvrage de Lukacs publié en 1 9 66, La Particularité de l'esthétique. Les différentes ripostes de Bertolt Brecht qui n'avaient p as été publiées de son vivant, viennent de nous être révélées dans le second tome des Ecrits sur la littérature et l'art de Brecht publié également en 1 966.

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Maintenant que nous sommes en possession de toutes les pièces de ce procès dont l'enjeu est le réalisme socialiste, il n'est pas exagéré de dire que l'échange de vues entre les deux théoriciens marxistes si dissemblables présente un intérêt qui ne le cède en rien à celui suscité par le débat sur Sickingen qui opposa jadis Marx et Engels à Lassalle. C'est la lutte contre le fascisme qui détermine également l'atti­ tude politique de Bertolt Brecht. Mais contrairement à Lukacs qui se rapproche de la bourgeoisie progressiste, désireux de faire d'elle une alliée du prolétariat révolutionnaire, Brecht s'éloigne d'une classe dont la décomposition lui semble précisé­ ment engendrer la peste brune. Seul l'abandon total de l'idéo­ logie bourgeoise mettra selon lui le prolétariat en état de sou­ tenir victorieusement le choc fasciste. C'est d'ailleurs dans la pièce La Mesure citée par Lukacs qu'il présente toutes les consé­ quences que les intellectuels doivent tirer de la situation politique actuelle. Tout en poursuivant le même but, à savoir la lutte contre le fascisme, Lukacs et Brecht arrivent à des conclusions opposées . Lukacs réclame pour la classe ouvrière l'héritage culturel bour­ geois, Brecht n'en veut à aucun prix. Brecht relève dans les travaux de Lukacs l'absence de tout élan et de toute inspiration révolutionnaires . « C'est l'élément de capi­ tulation, de recul, l'élément utopique et idéaliste qui se trouve toujours dans les essais de Lukacs et qu'il dépassera certainement, écrit-il, qui rend insatisfaisants ses travaux qui pourtant contien­ nent tant de choses intéressantes, et qui donne l'impression que seule lui importe la jouissance, et non la lutte, l'issue, l'avance. » Traité par Lukacs de formaliste, Brecht rétorque que le péché de formalisme est bien davantage commis par un critique qui ne consent à juger la littérature qu'en fonction de certains critères qu'il emprunte à la production romancière du siècle passé. Et d'ajouter ironiquement : « Lukacs recommande aux écrivains : soyez comme Tolstoï, mais sans ses faiblesses ; soyez comme Balzac, mais soyez de votre temps. » Les auteurs préférés de

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G eorges L ukacs

Lukacs l ' agacent visiblement. En ce qui concerne Balzac, le combat que l'individu soutient dans ses romans contre la société lui rappelle moins la l utte des classes que les histoires d'indiens de James F. Cooper dont B alzac avoue ingénument s'être inspiré. Quant au bourgeois Thomas Mann qui après la première guerre mondiale souhaite dans une lettre au comte Keyserling la « spi­ ritualisation du conservatisme allemand » , il n'a droit de la part de Bertolt B recht qu'à des rican ements méprisants. « On ne peut pas me demander, écrit-il, de comprendre La Montagne magique (je choisis simplement Mann parce qu'il est le type de producteur bourgeois arrivé, auteur de livres artificiels, vains et inutiles). J 'avoue franchement que je ferais des s acrifices pécuniaires pour empêcher la parution de certains livres. » Dans le débat sur l'expressionnisme soulevé p ar la revue Das Wort, Lukacs fait le procès de l a décadence bourgeoise qui mar­ que les œuvres de Joyce, Kafka et Doblin et il englobe dans une même condamnation ceux qui s 'inspirent de leurs techniques. Aussi B recht qui, à juste titre, se croit visé se plaint-il dans une lettre à Willi B redel, rédacteur en chef de la revue, d'avoir été compté par Lukacs parmi les écrivains décadents. Les romanciers du xx• siècle qui se collettent avec les réalités capitalistes même s'ils feignent de les i gnorer ou qu'ils s 'efforcent de les justifier et soutenir, lui semblent plus dignes d'intérêt que ceux du siècle passé. Leu rs techniques littéraires nées des besoins et des aspira­ tions de notre époque, loin de se confondre avec le contenu , peuvent, selon lui, être mises au service de toute s les causes . « A moins de donner du réalisme une définition purement formaliste, écrit-il en pensant à Lukacs, comme celle que, vers les années 90, on donnait au réalisme dans le domaine du roman bourgeois, on peut faire toutes les objections possibles contre des techniques du récit telles que le montage, le monologue intérieur ou la dis­ tanciation, mais on ne peut absolument pas le faire du point de vue du réalisme. Naturellement il peut y avoir un monologue intérieur qu'il convient de qualifier de formaliste, mais il y en

78 a aussi qui sont réalistes, e t par le montage o n peut représenter le monde du travail avec la même exactitude, s ans aucun doute. Dans les questions de forme pure il ne faut pas trop parler à tort et à travers au nom du marxisme ; cela n'est p as marxiste . :i> Lukacs avoue d'ailleurs dans la préface de ses Œuvres complètes éditées par Luchterhand n'avoir connu les grandes pièces de Bertolt B recht qu'après la Seconde Guerre n;i?ndiale. Aussi dans La Particularité de l'esthétique ( 1 966) sa cntique de Brecht est-elle beaucoup plus nuancée. Il veut b ien reconnaître à Brecht un réalisme sui generis, tout en précisant qu'il est réaliste à son corps défendant et malgré la distanciation qu'il a tort d'opposer à la mimésis aristotélienne.

La littérature prolétarie nne héritière de l a litté· Mais revenons à la polémique entre Luka cs et Ottwalt. Oppos é à la politique de la table rase en littérature, Lukacs prend la défense des traditions l ittéraires héritées de l'ère bourgeoise en affirmant avec force que l a littérature prolétarienne ne saurait se passer de ces leçons. Ottwalt esquive une discussion sur le fond même du problème et se contente de riposter qu'il est prématuré de p arler d'héritage puisque la bourgeoisie est encore bien vivante. Or la littérature est une de ses armes préférées dans la lutte des clas ses. Pour assurer la victoire du prolétariat, il convient donc de combattre une littérature qui est dressée contre lui quelle qu'en soit la valeur intrinsèque . Lukacs n'est aucunement embarrassé pour infirmer cet argu­ ment. Il rappelle qu'un raisonnement de ce genre aurait empêché Marx et Engels de concevoir le matérialisme dialectique qui est issu de la dialectique hégélienne ; il précise en outre que la révolution prolétarienne ne fait que continuer et p arachever la révolution bourgeoise. D'ailleurs Engels dans son Feuerbach a

rature bourgeois e

0

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Georges Lukacs

soin de souligner que le mouvement ouvrier allemand est « l'héri­ tier de la philosophie classique allemande » . Quant à Lénine, il insiste tout p articulièrement sur les rapports qui unissent la pensée de Marx et la philosophie et l'économie politique clas­ siques, et il attribue la force du marxisme au fait qu'il « n'a rejeté aucunement les conquêtes les plus précieuses de l'ère bourgeoise » , mais qu'il s'en est emparé au contraire pour édifier sa propre doctrine. Vouloir p artir du néant, c'est pour Lukacs revenir aux erre­ ments du « Proletkult » (tentative d'un groupe d'écrivains qui sous la conduite de A. A. Bogdanov avait tenté au lendemain de la révolution d'Octobre de créer u ne littérature prolétarienne à l'aide d'une technique de laboratoire), à la doctrine « Rapp » (association russe d'écrivains prolétariens) qui consistait à envi­ sager une culture e ntièrement nouvelle, propre au prolétariat. Séparée du grand courant révolutionnaire qui traverse les siècles, la littérature prolétarienne, loin de surpasser le niveau atteint par la culture bourgeoise, se trouve, selon Lukacs, contrainte de se rabattre sur les déchets idéologiques de l a bourgeoisie décadente . L'adhésion donnée au néo-machisme en est la meilleure preuve.

Cause de la :faihlesse de la littérature du prolétaGeorges Lukacs n'est j amais revenu sur . aIl e man d r1at •

sa condamnation de la jeune littérature du prolétariat allemand. Lorsque plus tard dans son Esquisse

d'une histoire de la littérature allemande moderne ( 1 953), il

recherche les raisons de cette tentative littéraire avortée, i l s' ar­ rête à une explication qui lui semble également valable pour le caractère exagérément idéaliste de son Histoire et Conscience de classe : il cite l'espoir d'une révolution imminente qui dans l'Alle­ magne des années vingt obscurcit et fausse les problèmes concrets du prolétariat. La littérature prolétarienne d'alors ne trouve pas

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le chemin du réalisme « surtout parce que l'espoir des écrivains prolétariens en la chute imminente de la société capitaliste pro­ voquée par une révolution socialiste les empêche de distinguer clairement dans la vie des ouvriers allemands les problèmes les plus concrets » . Lukacs qualifiera par la suite ce phénomène d'autosuggestion de romantisme révolutionnaire.

., . . Cr1ti. que de la 1.1tteratu re sov 1et1qu e

Dans son liv r e K arl Marx et Frédéric Engels comme historiens de la littérature publié en 1 949 mais dont la rédaction remonte à 1 9 3 6, G eorges Lukacs applique les mêmes critères à la littérature soviétique. Il lui reproche de s'en tenir à l'affirmation d'un homme nouveau qui grâce à la victoire du socialisme est en train de se soumettre la matière, sans toutefois pouvoir en donner une image poétique. L'auteur dira plus tard que cette appréciation peu flatteuse de l'effort littéraire accompli en Union soviétique ne s'appliquait qu'à la situation des années 1 9 30 à 1 940. Ces attaques se retrouvent dans un autre livre déj à cité, publié également en 1 949 et intitulé Tournant du destin. Georges Lukacs s'y élève avec vigueur contre la méthode de la pure observation et de la description tout extérieure qui sévit alors chez les écrivains soviétiques soucieux avant tout de satisfaire aux règles du « réalisme socialiste » . Afin de garder à sa critique une démarche marxiste, il se retranche derrière la célèbre loi d'inégal développement élaborée par Marx et Engels selon laquelle il peut y avoir un certain décalage entre l'infrastructure économique, bien que celle-ci finisse toujours par imposer son dessin, et les superstructures du fait que celles-ci obéissent à certaines lois d'évolution qui leur sont propres. Aussi Georcres Lukacs met-il en p arallèle l'essor économique de l'Union so�é­ tique et la stagnation de sa littérature : « D'une p art, l'immense ,



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essor de l'économie socialiste, l'extension rapide de la démocratie prolétarienne, l' app arition de nombreuses personnalités dynami­ ques iss ues des m asses, et la croissance de l'humanisme proléta­ rien dans la p ratique des travailleurs et de leurs chefs exercent une influence importante et révolutionnaire sur la conscience des meilleurs intellectuels du monde capitaliste. D' autre p art, nous voyons que notre littérature s oviétique n'a pas encore dépassé les restes des traditions de la bourgeoisie décadente qui s'opposent à son développement. »

La victoire chèrement ac­ quise en 1 945 contr e le fas cisme issu du monde occidental renforce les tendances propre­ ment russes du m arxisme tel qu'il est profess é à Moscou . C'est tout p articulièrement J danov, adjoint de Staline, qui est chargé

I nt e r v e ntio n de Jdano v



d'extirper de la vie culturelle soviétique toute influence occiden­ tale. Le discours que ce dernier fit en 1 94 7 lors de la discussion sur le livre de G . F. Alexandrov, L'Histoire de la philosophie occidentale est resté célèbre . Contre Alexandrov qui insiste su r les liens qui rattachent le m arxisme à la philosophie occidentale, J danov s outient que « Marx et Engels ont fondé une nouvelle philosophie qualitativement différente de tous les systèmes pré­ cédents quelque progressifs qu 'ils fussent » . La même volonté de minimiser l' apport occidental afin de pouvoir exalter avec d'autant plus de force la supériorité du génie créateur soviétique se m anifeste dans le domaine littéraire. Dès 1 946, le Comité central du Parti intervient dans le secteur litté­ raire en p récisant les caractéristiques du réalisme socialiste. En 1 9 5 1 , dans son livre A u sujet de l'art et de la science, J d anov constate avec cette belle assurance des dogmatiques qui se s avent appuyés par le pouvoir temporel les effets bénéfiques de la poli­ tique culturelle dont il s'est institué le grand m aître . « Notre litté-

82 rature, écrit-il, est la plu s j eune des littératur es de to �s les p �uples et de tous les p ays . Elle est en même temps la plus nche en idées, la plus progressis te et la plus révolution naire . . . Seule la littérature soviétique qui est de la même chair et du même sang que notre édification socialiste pouvait être une telle littérature progres­ siste, riche en idées et révolutionnai re. � Jdanov a raison de crier victoire. C'est p eu dire qu'il a réussi à transfom1er les écriv ains soviétiques en propagandiste s, le sta­ linisme possède désormais en eux des courtisans , ou, dans le meilleur des cas, des diplomates experts en l'art d'éviter d es interférences compromettantes avec le pouvoir.

Georges Lukacs, lui aussi, finit par courb er l' échine . C'est en 1 949, dans une autocritique dont l'humble contrition serait gênante si l'on ne gardait pas présente à l'esprit l'horreur des purges staliniennes, qu'il abjure sa prétendue hérésie : « S'il est vrai que ma préparation était insuffisante pour p arler de la littérature soviétique dans un essai à caractère scientifique . . . j'aurais dû m e contenter d e m'o ccuper d e certains écrivains sovié­ tiques dans des études s ans prétention, plus modestes, ou dans de simples notes de lecture. J'espère, malgré mon retard , corriger mes erreurs . . . Cette attitude avait des conséquences graves : celL� qui s'opposaient tacitement à la civilisation et à la littérature soviétiques croyaient discerner dans ma position (qui, dans ce domaine, se contentait de déclarations de principe) une confir­ mation de leu r opinion erronée . . . Ils croyaient qu'il existait une ligne littéraire " officielle " en opposition - ouverte et déclarée - avec u ne " ligne Lukacs ". Ils pensaient pouvoir accepter cette dernière et devenir de vrais écrivains socialistes, sans recon­ naître la valeur de la littérature soviétique. » Cette autocritique qui lui est arrachée par son ancien discipl e

L' auto critique de 1949

0

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Georges L ulwcs

Joseph Révai à la suite d'une polémique dans la revue hongroise Tarsadalmi Szemle et en liaiso n avec le fameux procès contre Laszlo Rajk, trouve s o n application dans le livre publié d'abord en 1 949 , et ensuite en édition corrigée et augmentée en 1 95 3 , et intitulé Le Réalisme russe dans la littérature mondiale. Ce n'est plus le réalisme soviétique qui est jugé et partiellement con damné en fonction du « réalisme classique » , mais c'est le « réalisme classique » qui est déclassé et dévalorisé par rapport au réalisme soviétique . Il s' agit avant tout de faire ressortir à quel point la j eune littérature soviétique constitue une « phase nouvelle et supérieure du réalisme » . E n s'appuyant sur une des catégories de la dialectique matérialiste parti culièrement chère à l'orthodoxie marxiste, à s avoir les rapports qui existent entre le contenu et l a forme, Georges Luk acs tente d e faire ressortir l e s progrès accom­ plis p ar le réalisme socialiste. Il y a, en effet, s elon le dogme, des contradictions entre le contenu et la forme. A la différence du contenu, la forme est plus stable, moins mobile. Aussi s o n développement retarde-t-il s u r celui d u contenu. L a forme vieillit et entre en contradiction avec le contenu. La contradiction entre une forme ancienne et u n contenu nouveau doit aboutir au rejet de la forme ancienne et à sa substitution p ar une forme n ouvelle. Or c'est précisément ce que le réalisme s ocialiste vient de réussir. L'épanouissement et la nouveauté du contenu dus à la culture socialiste ont fait sauter les cadres anciens de la culture bourgeoise, frayant ainsi le chemin à des formes nouvelles . Les représentants du réalisme classique ne sont plus que les précur­ s eurs de la « méthode exacte de composition » épique des réa­ listes socialistes . Comme dans tous les autres domaines, l 'Union soviétique occupe la première place également dans le domaine artistique. La richesse du nouveau contenu est garant d' « un style plus élevé dans l'histoire de la littérature » . La réédition du Réalisme russe dans la littérature mondiale en 1 9 64 dans les œuvres complètes de Lukacs (Problèmes du

84 réalisme, II) nous dispense d'échafauder des hypothèse s sur l a

sincérité de cette surprenante conversion qui, de toute façon , ressemble fort à une palinodie. D ans l' introductio n que l' auteur ajoute à son texte déjà ancien, il parle d'une retraite tactique dans les controverses de 1 949- 1 9 50 ; il fallait alors, comme il le dit en français, reculer pour mieux sauter. Il revient vers cette notion de continuité littéraire qui lui permet de sauver l'héritage bour­ geois et classique tout en œuvrant pour la naissance d'une culture socialiste. « C'est plutôt un préjugé décadent et bourgeois que de croire que ce qui du point de vue des idées et de l' art est essen­ tiellement nouveau signifie absolument une rupture radicale

avec tout le p assé. » La nouvelle édition nous réserve cependant une surprise. Tout à l a fin, - in cauda venenum, - nous trouvons un compte rendu du livre de Soljenitsyne, Une journée dans la vie d'lvan Denissovitch. En présentant ce tableau des camps staliniens , Georges Lukacs a soin d'insister sur le danger toujours p résent d'une puissante bureaucratie culturelle d'esprit stalinien. Or, au lieu d'opposer cette étude à l'ancien texte publié du temps de Staline, l'auteur revendique pour l'ensemble une même source d'inspiration . « En ajoutant maintenant à mes anciennes études sur la littérature soviétique une nouvelle sur l a signification de Soljenitsyne, écrit-il, je ne fais que suivre la l igne de mon activité antérieure dans ce domaine. » A moins de voir dans cette affir­ mation une certaine ironie - mais c'est bien l à un trait de c arac­ tère dont Lukacs semble entièrement dépourvu - il faut bien admettre que son provisoire ralliement au stalinisme n'est consi­ déré p ar lui que comme un accident de parcours qui ne met aucu­ nement en cause l' orientation fondamentale de sa pensée. Nous aurions mauvaise grâce de ne pas nous ranger de son avis, d'au­ tant plus que depuis la mort de Staline la critique littéraire de Georges Lukacs, après avoir repris son cours normal, n'a cessé de s'enrichir et de p rendre des dimensions d e plus en plus ampl es. C'est surtout son dernier grand essai Contre le réalisme

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Georges Lukacs

mal compris publié en 1 95 8 qui reprend et résume pour ainsi dire tous ses efforts d'analyse l ittéraire. Aussi, malgré la diver­ sité de ses interprétations qui reflètent non seulement les oscilla­ tions d'une époque entre un passé bourgeois et un avenir socia­ liste mais encore les conflits d'un homme pris entre les impératifs de l' action p olitique et la fidélité qu'il entend garder à ses goûts et à sa pensée, n'est-il peut-être pas défendu de réduire les exposés successifs de Lukacs consacrés au réalisme à une seule et commune doctrine.

La troisiènie voie



Le réalisme véritable se situe pour

Lukacs entre les « faux extrêmes » d'une décadence bourgeoise, privée de toute perspective, et le prétendu romantisme révolutionnaire. « Vus sous un angle authentiquement esthétique, précise-t-il, Jünger ou B enn, Joyce ou Beckett, etc., sont tout aussi schématiques que de nombreuses œuvres du réalisme socialiste qui ont été critiquées à juste titre. » Cette triple division, il est vrai, ne s'impose à son esprit qu'à l a fin d e la période stalinienne ; elle lui permet d e confondre dans un même refus passionné la décadence bourgeoise qu' il a tou­ jours combattue, et la dégénérescence stalinienne dont il vient de faire l'amère expérience. Mais virtuellement elle était contenue dans la conception d'une totalité historique et dialectique qui est au principe même de sa démarche intellectuelle. Situer l'homme par rapport à la société c'est rejeter tout psychologisme, recon­ naître dans le monde la pratique humaine c'est condamner d'avance toute tentative naturaliste, étudier le mouvement et le sens de l'histoire c'est renoncer à tout apriorisme.

L'avant-garde en littérature dérive selon Lukacs de la décomposition du monde capitaliste. Elle repose sur une double dissolution de l'homme

L' avant- garde



86 et du monde. Au lieu de considérer l'être humain comme un être social, comme un « animal politique » selon le terme hérité d'Aristote, elle ne le conçoit que dans un isolement t otal . Cette solitude donne n aissance à une « ontologie de l'angoisse » à la Heidegger. C'est la déréliction dont l'existence humaine est sup­ posée affligée qui explique les œuvres littéraires de Beckett, de Montherlant, de Musil, et les philosophies aux résonances fas­ cistes de Klages, de Heidegger et de Rosenberg. Chez Kafka le monde apparaît comme l'allégorie d'un Néant transcendant ; il est « le classique de cet arrêt devant la peur aveugle et panique de la réalité » . Incapable d'insérer l'homme dans son environne­ ment social et politique, l'avant-garde se heurte à la catégorie de la possibilité. En dépit de l'étroit rapport de la possibilité avec la réalité, rapport qui est mis en relief par la dialectique marxiste, l'avant-garde ne parvient pas à la réalité puisqu'elle ignore l'activité consciente et réelle des hommes qui rend la p os­ sibilité effective. C'est en transformant le monde que les hommes découvrent les possibilités qu'il comporte et aboutissent à ce que celles-ci deviennent réalité. L'avant-garde, en revanche, qui reste paralysée devant un monde qui lui paraît incompréhensible, s'arrête à la p ossibilité et cherche à en étendre le champ à l'infini. C'est de cette impossibilité où se trouve l'avant-garde de lier dialectiquement la possibilité et la réalité que dérive son goût pathologique pour tout ce qui semble enrichir le possible. Il y a d'une part la déviation naturaliste qui se complaît dans l'anormal. Lukacs cite à ce propos la définition du naturalisme par Alfred Kerr : « C'est dans le pathologique que réside la poésie permisè au naturalisme. Car qu'est-ce qui est poétique dans la vie quoti­ dienne ? La maladie des nerfs qui dépasse le quotidien. Un p er­ sonnage entre alors dans des hauteurs éthérées plus infinies tout en gardant une base réelle. » Il y a d'autre part la déviation sub­ jectiviste qui entraîne la littérature vers l'irréel. Quelque nom­ breuses que soient les nuances de ces deux déviation s principales,

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G eorges Lukacs

une conviction leur est commune, à savoir le caractère invariable de la réalité objective.

Le ro1nantis me revo1ut1 onna1re

Le r o m a n t i s m e r é v o l u t i o n n a ire fait pendant à l'avant-garde. Si la décadence intellectuelle de la bourgeoisie se manifeste par l'absence de perspective en sorte que la réalité paraît figée, close et incompréhensible à l'homme, le romantisme révolutionaire dote celle-ci au gré de la volonté sub­ jective d'un sens et d'un mouvement arbitraires alors qu'il faudrait les déduire de la réalité elle-même. Le romantisme révolution­ naire tout comme l'avant-garde déchirent les rapports compliqués entre la réalité et la perspective. Georges Lukacs reprend ainsi la critique de la jeune littérature prolétarienne interrompue par la pesée que le dogmatisme stali­ nien avait exercée sur s on activité littéraire. « Ma p olémique contre les principes du prétendu romantisme révolutionnaire, écrit-il dans Contre le réalisme mal compris, est nouvelle dans ses termes. Mais uniquement dans ses termes . Pendant le règne de cette notion qui s'est étendu sur plus de deux décennies, je ne me suis jamais servi ni oralement ni par écrit de l 'expression de romantisme révolutionnaire et j'ai toujours tenté de montrer concrètement que, sans appliquer ce terme, tous les p roblèmes littéraires peuvent être résolus complètement et bien mieux qu'avec son aide. Une opposition plus nette était impossible du vivant de Staline et à l'époque du règne théorique de Jdanov. > A travers le romantisme révolutionnaire c'est, à vrai dire, le culte de la personnalité qui est mis en cause . Dans la mesure où la volonté d'un seul cherche à dicter des lois extérieures à la base économique sans se préoccuper de son mouvement interne et autonome, on assiste, d'après Lukacs, à la naissance d'un subjectivisme économique : la réalité objective et le désir •

,.

·

·



88 subjectif y coïncident. Appliqué à la littérature ce procédé cons�­ _ humam tue un défi au réalisme. La pensée humaine et le désir étant infiniment moins riches que la réalité objective, l a littéra­ ture dont le but est d'exprimer les rapports humains et les réa­ lité s qui en découlent, s'appauvrit nécessairement lorsque, au lieu de s'inspirer de la réalité inépuisable et dynamique, elle soumet celle-ci au verdict du vouloir subjectif. N'étant plus tenue de fournir cet effort de recul par essence critique qui lui permet d'englober dans une vaste dialectique l'être et la conscience, l'individu et la société à laquelle il appartient, l'état de choses actuel et l'évolution qu'il porte dans ses flancs, elle devient une simple littérature d'illustration au service de dogmes préétablis.

" " te Le real1sm e s oc1al1s

Entre la littérature de l'avant­ garde qui sépare le sujet du monde objectif, et le romantisme révolutionnaire qui tout en reconnaissant des rapports entre le sujet et le monde objectif les prive de leur caractère dialectique, s'intercale, selon Lukacs, le réalisme socialiste. Il s'agit, bien entendu, non pas du néo­ académisme soviétique qui a usurpé ce nom m ais d'un réalisme qui, envisagé par référence au système socialiste, permet désor­ mais d'inscrire des actions individuelles non seulement dans la réalité elle-même, c'est-à-dire dans le présent, mais dans les perspectives de la réalité en mouvement, c'est-à-dire dans l'avenir. Le réalisme socialiste constitue pour Lukacs l'étape supérieure du réalisme critique . La différence tient simplement « à ce que la vision socialiste du monde ... procure à }'écrivain, bien plus com­ plètement et bien plus profondément qu'aucune autre vision, u n regard assez lucide pour refléter e t pour représenter l'existence et la conscience sociales, les hommes et les relations humaines, les problèmes qui se posent à la vie humaine et les solutions qu'ils comportent » . ,





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Georges Lukacs

L'essentiel du réalisme socialiste réside ainsi dans la conscience juste. L'avenir s'ouvre devant celle-ci alors que le réalisme cri­ tique ne peut dépasser le présent. Mais si cette conscience juste est une condition nécessaire pour créer une œuvre littéraire ouverte à l'avenir, elle est loin d'être une condition suffisante. La création littéraire proprement dite obéit à des lois qui se situent en dehors de toute conscience orientée. « Mais ce serait une erreur fatale, écrit Lukacs, que de croire que le processus de transposition d'une conscience juste en u n reflet juste, réaliste et artistique de la réalité est en principe plus direct et plus simple que celui d'une conscience fausse. » Or, Lukacs va jusqu'à admettre qu'une conscience même idéaliste ne s'oppose aucune­ ment à la création d'œuvres réalistes . Il appuie, il est vrai, cette remarque sur une parole de Lénine déclarant à Gorki qu' « un artiste peut tirer de chaque philosophie beaucoup de choses utiles pour lui, même si cette philosophie est idéaliste » . Lukacs, à vrai dire, n e fait que reprendre une idée qu'il avait déjà développée dans Le Roman historique, à savoir que Scott, Balzac et Tolstoï, malgré leur conscience fausse, avaient pu péné­ trer dans les « réelles profondeurs de la vérité historique » . Dès lors, pourquoi faudrait-il donc, comme Lukacs semble l'exiger par ailleurs, que le réalisme, pour trouver son plein épanouis­ sement, devînt socialiste ? Comment justifier la nécessité d'une conscience juste alors qu'une conscience fausse est tout aussi apte à découvrir la voie royale de l'avenir ? On a d'ailleurs l'impression que Lukacs après avoir plié le genou devant l'idole du réalisme socialiste, est pressé de se relever afin de retourner à ce qui a été l'étude préférée de toute sa vie, le réalisme critique.

On sait q u e selon la gnoséologie de Lénine la conscience est le reflet de la réalité qui .

.

.

L a consc1e nce, refiet ou m1ro1r

? ·



90 existe hors de l'esprit humain. Le rôle d e l'art consiste d�nc à donner une forme imagée au reflet de la réalité dans la conscience des hommes. Cette définition semble exclure a priori toute ini­ tiative créatrice, étant donné que la conscience au lieu d'être située par rapport au sujet est dominée par la réalité objective. Mais c'est oublier le caractère dialectique des rapports entre la conscience des hommes et la réalité que ces mêmes hommes déterminent tout en étant déterminés p ar elle. Le reflet, pour être subi par la conscience, n'en est p as moins actif. A vrai dire, la conscience est moins encore un reflet qu'un miroir dont l a plus o u moins grande pureté influe sur la représentation de l a réalité. Aussi Georges Lukacs n e s'écarte-t-il absolument pas d'une interprétation authentique du marxisme quand il traite de marxisme vulgaire une doctrine selon laquelle « chaque idéo­ logue, de quelque classe qu'il vienne, demeure enfermé p ar un solipsisme hermétique dans l'être et la conscience de classe . » Mais Lukacs ne se contente p as de cette dialectisation générale entre la conscience et la réalité. L'esthétique, selon lui, échappe d'autant plus à toute détermination unilatérale que l'activité artis­ tique implique p ar définition une prise de position personnelle à l'égard de la réalité qu'elle entend représenter. Il rappelle dans son essai La Particularité comme catégorie esthétique ( 19 5 6) que « le simple fait que toute reproduction esthétique de la réalité soit remplie d'émotions, non pas comme dans la vie quotidienne où il y a des objets indépendants de la conscience dont la récep­ tion subjective s' accompagne d'émotions, mais de telle manière que l'émotionnalité constitue dans la formation artistique de l'objet pris dans sa particularité un élément constitutif indispen­ sable. Tout poème d'amour est écrit pour (ou contre) une femme (ou un homme) . Tout paysage a une certaine ambiance qui en assure l a cohérence en tant que ton fondamental et par l aquelle souvent d'une manière très compliquée, il est vrai, s'exprime une attitude affirmative ou négative à l'égard de la réalité et à l' égard de certaines tendances qui agissent en elle. »

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L'esthétique ma rxiste conforme aux meilleures Dans son Introduction aux tra ditions littéraires • écrit s esthétiques de Marx et Engels ( 1 945), Lukacs s'efforce de démontrer que l'esthétique

marxiste est conforme aux meilleures traditions littéraires du passé. L'image, le reflet en tant que métaphore qui exprime l'essence de la création, a été rendue célèbre par Shakespeare. C'est ainsi, en effet, que dans la scène d'acteurs de Hamlet il caractérise l'essence de sa propre théorie et de sa propre pratique littéraires. L'idée elle-même occupe déjà dans l'esthétique d'Aris ­ tote une place très importante et elle est presque toujours présente dans les esthétiques élaborées par la suite. Mais ce qui est plus probant encore c'est que tous les grands écrivains - Lukacs cite Shakespeare, Gœthe, Balzac et Tolstoï - ont considéré d'une manière plus ou moins consciente que leur art résidait dans la reproduction poétique la plus fidèle possible de la réalité. La seule différence qu'on puisse relever entre l'esthétique marxiste et les esth�tiques antérieures réside dans le fait que la première dépasse l'empirisme plus ou moins poussé des dernières en rendant pleinement conscients les efforts fournis par les écri­ vains afin d'étreindre la réalité. Cette prise de conscience entraî­ nant, selon une conviction que le marxisme a héritée de la phi­ losophie hégélienne, une compréhension plus profonde et une vision plus nette, il sera désormais possible aux écrivains d'éviter la double déviation qui menace toute littérature, la déviation idéa­ liste et la déviation mécaniste. « Dans le domaine de l'esthétique, de la théorie littéraire et de l'histoire littéraire, écrit Lukacs, nous pouvons donc résumer la situation en disant que le marxisme élève dans la sphère des concepts éclaircis ces principes centraux du travail créateur qui vivent depuis des millénaires dans le système des meilleurs penseurs et dans les œuvres des écrivains et des artistes les plus éminents. »

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Pour définir l a nature de cette réalité dont la littérature s'attache à donner un reflet fidèle, Lukacs recourt à une des caté­ gories fondamentales de la dialectique matérialiste dont il s'était déjà servi pour établir son concept de la totalité, à savoir les rapports qui lient l'essence et le phénomène. Rappelons d'abord l'interprétation que la doctrine marxis� e­ léniniste lui en offre. L'essence réunit selon le dogme les pnn­ cipaux aspects internes d'un processus alors que le phénomène en est l'expression extérieure et immédiate. L'essence et le phéno­ mène sont interdépendants et indissolubles . Mais alors que la pensée bourgeoise est incapable de surmonter leurs contradic­ tions, la pensée marxiste, tout en partant de ces mêmes contra­ dictions, insiste sur leur unité dialectique. Ainsi, Lénine compare l'essence à un fleuve profond et le phénomène à des vagues et des tourbillons d'écume qui agitent ce dernier à la surface. « L'écume en haut et les courants profonds en bas, précise-t-il dans ses Cahiers philosophiques. Mais l'écume aussi est l'expres­ sion de l'essence. » Pour quiconque adopte cette vue - et c'est le cas de Lukacs -, il est évident qu'une représentation littéraire ou artis­ tique qui s'en tiendrait aux apparences et aux manifestations extérieures de l'essence ne parviendrait j amais à une compréhen­ sion correcte du monde. Mais il est tout aussi évident que l'intel­ ligence de l'essence passe par une observation attentive des phé­ nomènes. Vouloir séparer l'essence du phénomène en en faisant le thème exclusif de la littérature, c'est succomber à la tentation de l'idéalisme abstrait, vouloir représenter le monde à l'aide des seuls phénomènes, c'est se contenter d'une simple reproduction photographique. Or, pour Lukacs, la littérature ne saurait être ni une construction abstraite ni une simple notation et transposition . Lukacs accepte donc cette leçon de l'esthétique m arxiste. L'essence et le phénomène sont à la fois opposés et liés dans la ,

,

Essence et pheno men e



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réalité objective et ne constituent pas seulement, comme le vou­ drait l'esthétique bourgeoise, deux degrés différents de la cons­ cience humaine. Il la fait pourtant profiter d'un double enrichissement : l'unité dialectique gagne en profondeur aussi bien en ce qui concerne l'unité proprement dite qu'en ce qui concerne le caractère dialectique de celle-ci. D'une part, les rapports dialectiques entre l'essence et le phénomène se trouvent dans l'esthétique de Lukacs diversifiés et amplifiés à l'infini. Lukacs établit, en effet, à l'intérieur d'une dialectique générale, d'autres dialectiques qui surgissent par la poursuite d'une réalité qui s'étend depuis la momentanéité fugi­ tive et passagère jusqu'à des tendances permanentes et profondes et dont l'histoire révèle progressivement à elle-même l'infinie multiplicité. « Cette dialectique, écrit Lukacs dans l'introduction aux écrits esthétiques de Marx et Engels, pénètre le tout de la réalité, en sorte que le phénomène et l'essence se relativisent à nouveau dans ce contexte : ce qui se trouvait en face du phé­ nomène sous la forme de l'essence lorsque, en partant de la surface du vécu immédiat, nous creusions plus profondément, deviendra, si nous poursuivons nos recherches, un phénomène derrière lequel naîtra une nouvelle essence. Et ainsi de suite jusqu'à l'infini. » D'autre part, il insiste tout particulièrement sur l'unité existant entre l'essence et le phénomène. C'est le désir de rétablir la tota­ lité, sensible déjà à l'époque de la Théorie du Roman, qui lui fait écrire dans les Problèmes du Réalisme ( 1 9 5 5) que tout grand art doit « donner une image de la réalité où l'opposition entre le phénomène et l'essence, entre la singularité et la loi, entre l'immédiateté et le concept, etc., est si fondue que les deux opposés dans l'impression immédiate de l'œuvre d'art coïncident en une unité spontanée, qu'ils forment pour l'homme qui les accueille une unité inséparable » . Lukacs retrùµve ainsi l'esthétique classique pour laquelle, conformément aux préceptes d'Aristote, l'œuvre d'art doit être

94 « organique � , c'est-à-dire munie dès le départ d'une struct:i re achevée et harmonieuse, m ais dont la révélation sera progressive. « La nature de leur composition et de l'effet qu'ils exercent est telle, écrit Lukacs en p arlant du roman et du drame, que ce n'est que la fin qui donne le réel et total éclaircissement du début. .. Les déterminations essentielles de ce monde que repré­ sente une œuvre d'art littéraire, se révèlent donc dans une suc­ cession et une gradation artistiques . Mais cette gradation doit se réaliser à l'intérieur de l'unité inséparable de phénomène et d'essence, unité qui existe immédiatement dès le début ; grâce à une concrétisation croissante elle doit rendre de plus en plus intime et évidente cette unité. � Reste à savoir - et ce problème a été soulevé par des cri­ tiques hostiles à Lukacs - si cette convergence entre l'esthétique marxiste et l'esthétique classique réalisée par Lukacs ne se fait pas au détriment de la première. Du fait même que l'unité du phénomène et de l'essence préexiste chez lui en quelque sorte alors que le marxisme a précisément pour but de mettre à jour la discordance entre le phénomène et l'essence, et, en p artant de cette découverte, de montrer le chemin qui mène vers le rétablissement de leur u nité, l'esthétique lukacsienne qui suppose l'unité établie dès le départ, est-elle véritablement apte à repré­ senter les différents aspects d'un processus ou n'est-elle pas plutôt condamnée à dépeindre les divers côtés d'un état ? Incite­ t-elle à l'action en montrant à l'homme l'occasion qui lui est offerte d'intervenir dans une évolution qui tend vers la sup­ pression de la contradiction qui oppose le phénomène à l'essence, ou ne favorise-t-elle pas la contemplation passive face à une réalité qu'elle se contente d'interpréter différemment ?

P0ur qu� 1, art soit capable de retrouver l'essence derrière le phénomène, il est n éces-

Reflet esthétique et reflet scientifi que



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Georges L ukacs

saire de lui accorder un statut privilégié. Si c'est bien la cons­ cience qui reflète une réalité qui existe en dehors d'elle, il y a néanmoins pour elle deux façons différentes de procéder. Cette scission du reflet en deux formes divergentes provient du fait que les hommes disposent de deux manières pour saisir le monde. Alors que le reflet scientifique donne de la réalité une image conceptuelle, le reflet artistique représente la réalité en la péné­ trant grâce à son imagination. Le reflet scientifique établit une distance entre l'homme et la réalité, il est selon Lukacs, « désan­ thropomorphisant » , le reflet artistique, en revanche, lie l'ima­ gination humaine et la réalité concrète, il est « anthropomorphi­ sant » . L'art n e repose pas sur de simples perceptions, mais sur des perceptions reproduites, sur des représentations ; c'est un reflet à la seconde puissance, c'est-à-dire un reflet de ce qui a été déjà reflété par la conscience. L'art devient ainsi pour Lukacs « la forme adéquate à l'expres­ sion de la conscience de soi de l'humanité », sa vérité est la « vérité de l a conscience de soi de l'espèce humaine » . D ans le dernier ouvrage de Lukacs, La Particularité de l'esthétique ( 1 966), le réalisme est défini comme la forme littéraire qui cor­ respond au reflet artistique ; le réalisme n'est pas un « style particulier, mais la b ase artistique de toute création valable » . I l est p ermis d e s e demander une nouvelle fois si l e départ rigoureux entre le reflet artistique et le reflet scientifique est compatible avec les principes du dogme marxiste. L'art s'oppose en quelque sorte à la vie puisque, selon Lukacs, l'homme affronte dans l'art uniquement « le reflet mimétique de la réalité » alors que dans la vie il lui faut affronter directement la réalité elle­ même. Or, la praxis m arxiste englobe toute l'activité humaine, que celle-ci soit économique, sociale, politique ou culturelle. Scinder l'activité artistique de l'activité générale c'est reconnaître la séparation entre le beau et l'utile, c'est considérer comme absolu un état de choses provoqué par la division du travail capitaliste et qui disparaîtra avec l'instauration du socialisme,

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c'est enfin aller à l'encontre de la démonstrat ion du jeune Marx dans Economie p olitique et philosophie et dans L'idéologie alle­ mande.

Pro gressis me artistique et conservatis1ne p oli· L'opposition entre la vie et l'art inclut celle entre l'homme et l'artiste. Alors que l'homme au contact réalité choisit une vision du monde qui correspond à la de direct ses intérêts immédiats, l'artiste dont les opinions sont médiatisées par des représentations se soumet aux leçons d'une réalité qui se révèle à lui dans sa totalité. Ainsi les opinions politiques d'un auteur ne sont pas forcément celles qui se dégagent de son œuvre. Engels constate cette discordance à propos de B alzac dans sa fameuse lettre à Miss Harkness écrite en 1 8 8 8 : « Le fait que B alzac ait été ainsi contraint à agir contre ses propres sympathies de classe et contre ses propres préjugés politiques, qu'il ait reconnu le caractère irréversible du déclin de ses chers aristo­ crates et qu'il les ait représentés comme des hommes qui n e méritent pas un sort m eilleur, qu'il ait v u les hommes réels de l'avenir là où il était seul possible alors de les trouver, voilà ce que je considère comme un des plus grands triomphes du réa­ lisme et un des traits les plus grandioses du vieux B alzac. » Georges Lukacs ne se lasse pas de citer ce texte dont l'autorité couvre sa propre interprétation du réalisme critique. Est-ce Engels qui a révélé à Lukacs l'ambiguïté de B alzac ou Lukacs fut-il tout simplement heureux de trouver chez Engels u ne justi­ fication de sa notion de « démocratie révolutionnaire » puisque le bourgeois B alzac rejoint contre son gré les rangs de ceux qui luttent pour l'avenir ? Face à la société capitaliste n aissant e le romancier B alzac, homme de droite, prend, selon Lukacs, la même position que le socialiste Fourier. Il en est de même de

tique •



Istvan D o h i , président d u Consei l p ré si d en t i e l , fél i c i t e Georges Lukacs l o r s d e l a remise du Prix K o s s u t h en 1 9 5 5 .

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ll, dit-il dans la première période

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béro'ique de la révolution prolétarienne victorieuse, « instaurer le socialisme avec des hommes qui ont été élevés, pourris et corrompus par le capitalisme, mais qui justement ont été trem­ pés p ar lui en vue du combat. » Les exigences énormes que l'idée léniniste de l'organisation impose aux révolutionnaires professionnels, n'ont en soi rien d'utopique, rien non plus du caractère superficiel de la vie quotidienne, de la facticité donnée collant à l'empirie. L'organisation léniniste est elle-même dia­ lectique, donc non seulement le produit d'un développement historique dialectique, mais son promoteur conscient dans la mesure où elle-même est à la fois produit et producteur de sa

propre réalité. Les hommes font eux-mêmes leur parti ; il leur faut atteindre

un haut degré de conscience de classe et d'abnégation pour vou­ loir et pouvoir participer à l'organisation ; mais ils ne deviennent véritables révolutionnaires que dans l'organisation et par l'orga­ nisation. Le jacobin qui fait alliance avec la classe révolution­ naire, procure par sa résolution, sa capacité d'action, son savoir et son enthousiasme forme et clarté à la classe. Mais c'est tou­ jours l'être social de la classe, la conscience de classe qui en découle, qui déterminent le contenu et le sens de ses actions. Ce n'est pas l'action par procuration pour la classe mais l'activité de la classe elle-même à son apogée. Le parti qui est appelé à diriger la révolution prolétarienne ne se présente p as tout prêt à assumer sa mission : lui non plus n'est pas, mais devient. Et le processus d'interaction fructueuse entre parti et classe se répète, bien que différemment dans les rapports entre parti et membres du parti. Car comme le dit Marx dans ses Thèses sur Feuerbach : « l a théorie matérialiste qui veut que les hommes soient le produit des circonstances et de l'éducation, que les hommes transformés soient par conséquent le produit d'autres circonstances et d'une éducation différente, oublie que les circonstances sont précisément transformées par les hommes et que l'éducateur lui·même doit être éduqué > .

110 L a conception léniniste du parti est la rupture la plus brutme avec la vulgarisation mécaniciste et fataliste du marxisme. Elle

est la réalisation pratique de sa nature la plus authentique et de ses tendances les plus profondes. « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de manières différentes, il s'agit de le

transformer.

»

(Lénine, E.D.I., 1 924, pp. 63-64.)

UNE DIALECTIQUE VIVANTE Il est donc entièrement justifié de parler du léninisme comme une nouvelle phase du développement de la dialectique matéria­ liste. Lénine a non seulement rétabli la pureté de la doctrine marxiste après des décennies d'affadissement et de défiguration engendrés par le marxisme vulgaire, mais il a continué le déve­ loppement de la méthode elle-même, l'a portée à un niveau de plus grande concrétisation et maturité. Mais s'il est maintenant la tâche des communistes de poursuivre le chemin de L pnine, cela ne peut être fructueux que s'ils cherchent à avoir envers Lénine le comportement que lui-même eut à l'égard de Marx. Ce qui détermine la forme et le contenu de ce comportement, c'est l'évolution de la société, les problèmes et les tâches que le processus historique pose au marxisme, et ce qui détermine sa réussite c'est le niveau de conscience de classe prolétarienne au sein du parti dirigeant du prolétariat. Le léninisme signifie que la théorie du matérialisme historique s'est encore rapprochée des luttes quotidiennes du prolétariat, qu'elle est devenue encore plus pratique qu'elle ne pouvait l'être à l'époque de Marx. La tradition léniniste ne peut donc consister qu'à maintenir - sans la fausser ni la scléroser - la fonction à la fois vivante et vivifiante, à la fois croissante et enrichissante du matérialisme historique. C'est pourquoi - nous le répétons - Lénine doit être étudié par les communistes comme Marx l'a été p ar Lénine.

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On doit l'étudier pour apprendre à manier la méthode dialectique, pour apprendre à trouver le particulier dans le général et le géné­ ral dans le particulier à partir de l'analyse concrète de la situation concrète, à trouver ce qui dans le moment nouveau d'une situa­ tion le relie au processus de développement antérieur, et trouver le nouveau qui naît sans cesse à partir des lois de l'évolution his­ torique, à trouver dans le tout la partie et dans la partie le tout, le moment de l'action effective dans l'évolution nécessaire et dans l'action elle-même sa connexion avec la nécessité du pro­ cessus historique. Le léninisme signifie un niveau jamais atteint jusqu'à présent de la pensée concrète, antischématique, antimécaniste et pure­ ment dirigée vers l'action transformatrice - la praxis. Conserver cet acquis voilà le devoir des léninistes . Mais dans le processus -

historique seul peut être conservé ce qui se développe de manière vivante. Et conserver ainsi la tradition léniniste est aujourd'hui la tâche la plus noble de tout militant qui prend au sérieux la méthode dialectique comme arme de la lutte de classe du prolétariat. (Lénine, E.D.I., 1 924, pp. 1 27- 1 28 .)

LA CHAINE ET LE MAILLON Le fait de tenir compte de toutes les tendances présentes dans chaque situation concrète ne signifie pas pour autant que l'on doive leur accorder la même valeur dans les décisions. Au contraire. Chaque situation a un problème central et la décision qui en découlera dépend aussi bien de toutes les autres questions concomitantes que du développement ultérieur de toutes les tendances sociales dans le futur. « On doit, disait Lénine, savoir saisir à chaque instant le maillon précis de la chaîne auqu 1 on

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doit s'accrocher de toutes ses forces pour tenir toute la chaîne et préparer le passage au maillon suivant ; et dans ce cas la suc­ cession des maillons, leur forme, leur enchaînement, leurs diffé­ rences dans la chaîne historique des événements ne sont pas aussi simples et dépourvus de signification que dans les chaînes habituelles fabriquées par le forgeron. � Le moment de la vie sociale à l'instant présent qui prendra une telle importance ne peut être trouvé qu'à partir de la dia­ lectique marxiste, de l'analyse concrète de la situation concrète. Le fil conducteur qui nous permet de le trouver est la vision révolutionnaire de la société comme une totalité en train de se développer. Car ce n'est qu'en liaison au tout que le maillon momentanément décisif de la chaîne acquiert son importance : celui-ci doit être saisi, car ce n'est que de cette manière que l'on saisira le tout. (Lénine, E.D.I., 1 924, pp. 1 22- 1 23 .)

LES DEUX ERREURS DE STALINE Staline a indiqué deux perspectives, qui s'excluent l'une l'autre, et qui sont également fausses. La première - que le xx· Congrès a déjà vigoureusement redressée - est celle d'une aggravation continue des oppositions de classes. La seconde est celle d'une proximité presque immédiate, dès aujourd'hui, de la seconde phase du socialisme, le communisme . Pour tenter d'atténuer la contradiction entre ces deux perspectives, Staline a corrigé la théorie marxiste quant au dépérissement de l'Etat ; il a admis que le communisme pouvait se réaliser, même dans la période où il n'existe qu'un seul Etat socialiste, encerclé par le capitalisme ; dès à présent, on pourrait réaliser la société régie par le mot d'ordre : « A chacun selon ses capacités, à chacun selon ses

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besoins > , mais naturellement avec un Etat, une police et tout ce qui s'ensuit. . . Le monde que crée l'écrivain est u n monde concret et qui, par conséquent, ne saurait prendre à son compte une perspective aussi contradictoire. Aussi les deux composantes opposées ont agi, en général, chacune séparément, ce qui ne pouvait que nuire à l'unité de l'œuvre. Parce qu'ils considéraient comme un dogme l'aggravation permanente de la lutte de classes, les dogmatistes de la période stalinienne devaient, dans la vie publique, attribuer à des complots ourdis par l'ennemi toutes les oppositions réelles immanentes à l'évolution, ainsi que les conflits politiques et sociaux issus de ces oppositions. Cette tendance a connu sa phase culminante avec les grands procès de Moscou, où les différends idéologiques qui se faisaient jour dans l'évolution soviétique furent maquillés en activités d'espions et en menées de diversion. L'horreur de ces terribles injustices et de ces affreuses illégalités se vulgarise ici de façon grotesque : on admet que tous les conflits, toutes les difficultés de la construction socialiste eussent pu être évités si les services de sécurité avaient mieux fonctionné et si, dès 1 9 1 7, Boukharine, Zinoviev et les autres avaient été mis hors d'état de nuire. Si l'on transpose cette conception dans l'ordre littéraire, cette vulgarisation, perdant tout ce qui la poé­ tisait au niveau de la vie, c'est-à-dire le grotesque dans l'horrible, se réduit au plus ennuyeux schématisme ; dans cette littérature, chaque fois que l'auteur décrit une quelconque difficulté faisant obstacle à l'édification socialiste, il ne s'agit plus que d'une activité souterraine due aux agents de l'ennemi ; quand la machi­ nation est démasquée, on n'a pas seulement la solution « fictive » du conflit, mais pleine lumière est faite sur ses origines ; avant l'intervention de l'agent, une fois qu'il est démasqué, il n'y a pas encore, il n'y a plus de conflit. -

(La Signification présente du réalisme critique, trad. Maurice de Gandill ac © Ed . Gallimard, 1 960, pp. 250-252.) ,

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LIQUIDATION D U STALINISME Le problème central du réalisme socialiste est aujourd'hui la liquidation critique de l'ère stalinienne. C'est n aturellement la tâche principale de toute l'idéologie socialiste. Ici, je me limi­ terai au domaine de la littérature. Si le réalisme socialiste, devenu à la suite de l'ère stalinienne parfois même dans les p ays socia­ listes une insulte méprisante, veut retrouver le haut niveau qui fut le sien dans les années vingt, il lui faut trouver de nouveau un chemin qui lui permette de présenter l'homme actuel sous une forme réelle. Or, ce chemin passe nécessairement par une descrip­ tion fidèle des décades staliniennes avec toutes leurs inhumanités . Les bureaucrates sectaires s'y opposent sous prétexte qu'il ne faut p as remuer le p assé, mais présenter exclusivement la situa­ tion fidèle des décennies staliniennes avec toutes leurs inhumanités . monté, disparu de l'actualité. Une telle affirmation est non seu­ lement fausse - la manière dont elle est faite montre bien la présence toujours extrêmement influente de la bureaucratie cul­ turelle stalinienne - elle est aussi complètement dépourvue de sens. Lorsque B alzac ou Stendhal décrivaient la période de la Res­ tauration, ils s avaient qu'ils représentaient des hommes qui dans leur grande m ajorité furent formés p ar l a Révolution, p ar Ther­ midor et ses conséquences, par l'Empire. Julien Sorel et le père Goriot ne seraient que des ombres et des schémas si l'on n'avait décrit que leur existence présente sous la Restauration et non leurs destinées, leur évolution, leur passé. Il en est de même du point de vue littéraire de la période d'essor du réalisme socialiste. Les personnages principaux de Cholokhov, de A. Tolstoï, du jeune Fadeïev, etc., proviennent de l a Russie tsariste. Nul ne pourrait comprendre leur attitude dans

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la guerre civile sans avoir appris comment, en sortant de l'époque d'avant-guerre et en traversant les événements de la guerre impé­ rialiste et des mois de la Révolution, ils parviennent au point où ils en sont justement, et - surtout - nul ne pourrait comprendre le comment de leur situation présente. Peu nombreux sont ceux qui, appartenant au monde actuel du socialisme, n'aient pas connu de quelque manière l'ère stalinienne, et dont la physionomie morale et intellectuelle n'ait pas été for­ mée par les événements de cette époque. Le « peuple », dont on prétend que l'évolution socialiste est demeurée « intacte » des excès du « culte de la personnalité )} et qui a édifié le socialisme, n'est même pas une fausse illusion ; ce sont précisément ceux qui lancent cette affirmation et qui s'en servent, qui savent mieux que quiconque - par leur propre expérience - que le système gouvernemental stalinien avait pénétré la vie quotidienne tout entière, que c'est tout au plus dans des villages écartés que ses effets furent moins sensibles. Cette constatation ainsi formulée semble une généralité. Mais ce fait s'est exprimé chez les hommes différents de différentes manières, et les réactions des individus montrent une variété apparemment infinie de prises de position. Les alternatives de nombreux idéologues occidentaux, par exemple Molotov ou Koestler, ne sont guère plus éloignées de la vérité et plus stupides que la conception bureaucratique dont nous venons de p arler. (Probleme des Realismus, II, trad. Henri Arvon, Ed. Luchterhand, 1 9 64.)

TL PHILO SOPHI E GÉNÉR ALE

REJET DE LA DIALECTIQUE DE LA NATURE L'éclaircissement de cette fonction de la théorie ouvre en même temps la voie à la connaissance de son essence théorique : c'est-à-dire à la méthode de la dialectique. Le fait d'avoir négligé ce point tout simplement décisif introduit beaucoup de confusion dans les discussions sur la méthode dialectique ; car, que l'on critique les développements de Engels dans I'A nti-Düring (déci­ sifs pour l'évolution ultérieure de la théorie), qu'on les tienne pour incomplets, voire insuffisants, ou qu'on les considère comme classiques, il faut néanmoins reconnaître la conceptualisation de la méthode dialectique en l'opposant à la conceptualisation « métaphysique » ; il souligne avec pénétration le fait que, d ans la méthode dialectique, la rigidité des concepts (et des objets qui leur correspondent) est dissoute, que la dialectique est un pro­ cessus constant de passage fluide d'une détermination dans l'autre, un permanent dépassement des contraires, qu'elle est leur passage de l'un dans l'autre ; que, par conséquent, la causalité unilatérale et rigide doit être remplacée par l'action réciproque. M ais l'aspect le plus essentiel de cette action réciproque, la relation dialectique du sujet et de l'objet dans le processus de l'histoire, n 'est même pas mentionné, et encore moins placé au centre (comme il devrait

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l'être) des considérations méthodologiques. Or, privée de cette détermination, la méthode dialectique (malgré le maintien, pure­ ment apparent, il est vrai, des concepts « fluide s » ) cesse d'être une méthode révolutionnaire. La différence avec la « métaphy­ sique » n'est plus cherchée alors dans le fait qu'en toute étude « métaphysique » l'objet de l'étude doit rester intouché et inchangé et que, par conséquent, l'étude reste dans une perspec­ tive purement « intuitive » et ne devient pas pratique, alors que pour la méthode dialectique la transformation de la réalité constitue le problème central. Si on néglige cette fonction centrale de la théorie, l'avantage de la conceptualisation « fluide » devient tout à fait problématique. Cela devient une affaire purement « scientifique » . La méthode peut être rejetée ou acceptée, selon l'état de la science, sans que l'attitude fondamentale vis-à-vis de la réalité et de son caractère modifiable ou immuable subisse le moindre changement. L'impénétrabilité, le caractère « fatal > et immuable de la réalité, sa conformité à des lois au sens du matérialisme bourgeois et « intuitif » et de l'économie classique qu i lui est intimement apparentée, peuvent même être encore renforcés, comme cela s'est produit chez les adeptes du marxisme, disciples de Mach . (Histoire et Conscience de classe [ 1 923],

Ed. de Minuit, pp.

DE

20-21 .)

INSUFFISANCES L'HUMANISME FEUERBACHIEN

C'est de ce point de vue seulement que l'histoire devient réelle­ ment l'histoire de l'homme . Car rien ne surgit désormais en elle qui ne puisse être ramené aux relations des hommes entre eux, fondement ultime de son être et de son explication. A cause de ce changement d'orientation qu'il entreprit de donner à la philo-

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sophie, Feuerbach a exercé une influence décisive sur la forma­ tion du matérialisme historique. Cependant, en transformant l a philosophie en une « anthropologie » , il a figé l'homme en une objectivité fixe et, par là, il a évincé l'histoire et la dialectique. Là réside le grand danger de tout « humanisme » ou de tout point de vue anthropologique 1• Car si l'homme est saisi comme la mesure de toutes choses, si, à l'aide de ce point de départ, toute transcendance est supprimée sans qu'en même temps l'homme lui-même soit mesuré à ce point de vue, s ans que la « mesure » soit appliquée à elle-même ou - pour parler plus exactement sans que l'homme soit également rendu dialectique, alors l'homme absolutisé prend simplement la place des puissances transcen­ dantes qu'il aurait pour vocation d'expliquer, de dissoudre et de remplacer méthodologiquement. La métaphysique dogmatique, dans le meilleur des cas, fait place à un relativisme tout aussi dogmatique. (Histoire et Conscience de classe [ 1 923] ,

Ed. de Minuit, p. 23 1 .)

IRRATI ONALISME ET DIALECTIQUE B ien entendu, le fait que le terme d'irrationalisme soit relative­ ment récent ne signifie nullement que la question de l'irrationa­ lisme n'ait pas surgi bien auparavant dans la philosophie classique allemande comme un de ses problèmes les plus importants . Bien au contraire. Nous verrons précisément pour commencer que les formulations décisives de ce problème datent de la période qui sépare la Révolution française des prodromes idéologiques de la révolution de 1 848. Le fait également que Hegel lui-même n'emploie p as le mot 1. Le pragmatisme moderne en est un exemple typique.

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ne signifie pas qu'il n'ait pas envisagé le problème des rapports entre Dialectique et Irrationalisme ; il l'a bel et bien envisagé, et pas seulement dans sa polémique contre le « savoir immédiat > de Heinrich Jacobi. Hasard peut-être, mais hasard hautement significatif : c'est en géométrie et en mathématiques qu'il ren­ contre d'abord le problème et commence à le discuter au fond. Il s'agit pour lui, dans ce domaine, de définir les limites où s'exercent les déterminations de !'Entendement ( Verstand), de dégager leurs contradictions internes, et de prolonger et élever le mouvement dialectique qui en surgit jusqu'à la Raison (Vernunft) . Hegel dit de la géométrie : « Il arrive cependant qu'en chemin elle se heurte, chose très remarquable, à des incommensurables, à des irrationnels, ce qui la pousse, si elle veut progresser dans la précision, au-delà du principe de l'entendement. C'est là qu'on voit, comme il arrive souvent dans la terminologie, un retourne­ ment qui fait que ce qu'on nomme rationnel correspond seule­ ment au simple entendement, alors que ce qui est irrationnel introduit à une raison supérieure ( Vernunft) » (Hegel, Ency­ clopédie, 231).

B ien que le point de départ de ces considérations soit très spécial, bien qu'il soit encore loin de la pensée de Hegel de donner à ces termes une généralisation philosophique, il n'en touche pas moins là le problème central qui déterminera plus tard l'évolution de l'irrationalisme, à savoir celui de son point d'attache. Les points d'attache de l'irrationalisme, ce sont, nous le verrons par la suite, les problèmes qui résultent des limites des contradictions de l'entendement, de la raison purement discur­ sive . Achopper à de telles limites peut être pour la pensée humaine - pour peu qu'elle y voie un problème à résoudre, et, comme le dit très bien Hegel, « le commencement et la voie de la rationalité supérieure » (Vernunft) l'occasion et le point de départ d'un perfectionnement des méthodes de pensée, l'in­ troduction à un mode de connaissance supérieure, l'antichambre de la dialectique. L'irrationalisme au contraire - pour résumer -

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d'un mot un fait qu'il importera par la suite d'analyser plus en détail - s'arrête précisément en cet endroit, hypostasie le pro­ blème dont il faut un absolu, fige les limites mouvantes de l'en­ tende�ent discursif en limites de la connaissance rationnelle en général, mystifie un problème rendu artificiellement insoluble en lui donnant une réponse « au-delà de la Raison ». Identifier entendement et connaissance, introduire un « supra-rationnel » (l'intuition par exemple) là où il est devenu, non seulement pos­ sible, mais nécessaire de pousser jusqu'à la connaissance ration­ nelle - telles sont les démarches caractéristiques de l'irratio­ nalisme philosophique. (La Destruction de la Raison, Ed. de l'Arche, 1 954, t. J, pp. 8 1 -83.)

L'IMPORTANCE DE NIETZSCHE C'est ici qu'on aperçoit dans quelle mesure Nietzsche a fait progresser l'irrationalisme depuis Schopenhauer et Kierkegaard. Ceux-ci en effet avaient à lutter contre la dialectique idéaliste considérée comme la forme la plus haute de la conception bour­ · geoise du progrès ; il leur fallait donc avoir quelque chose à mettre en face du mouvement dialectique autonome de l'être, recourir à un être mystique et saisissable seulement par intuition. Mais comme leur polémique contre la dialectique hégélienne ne représentait en vérité qu'une lutte de tendances à l'intérieur de la philosophie bourgeoise, ils pouvaient se contenter d'une limita­ tion et d'une déformation réactionnaire et irrationaliste de la dia­ lectique. (Distinction de Schelling entre la philosophie « néga­ tive » et la phllosophie « positive » ; les « stades » de Kierke­ gaard.) Les distinctions qui font apparaître à l'intérieur de l'être des variétés dites basses et d'autres considérées comme plus hautes, déterminent assurément une hiérarchie de l'être qui est irrationaliste et antiscientifique ; pourtant, au moins jusqu'au

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moment du « saut � , elles demeurent dans les limites formelles d'un certain ordre logique. On pourrait dire par conséquent que les débris déformés de la dialectique hégélienne, repris par Schel­ ling et par Kierkegaard, assurent la présence dans leurs philoso­ phies d'un minimum de rationalité. Chez Nietzsche, ce genre de rapport disparaît dès l'abord : sa théorie de la connaissance n'est­ elle pas reprise de Berkeley, Schopenhauer et Mach ? . . . Et dans la mesure où l'on peut parler chez lui d'un ordre logique et philo­ sophique, celui-ci ne peut avoir qu'une seule signification : plus un concept est fictif, plus son origine est subjective, et plus sa qualité est élevée, plus il est considéré comme vrai dans la hié­ rarchie des mythes. L'être, dans la mesure où ce concept porte quelques traces, même très légères, d'un rapport à une réalité indépendante de notre conscience, doit être remplacé par le devenir (qui est une simple représentation) . L'être, pourtant, purifié de toutes ces scories, considéré comme une fiction, comme un pur produit de la volonté de puissance, peut aussi devenir aux yeux de Nietzsche une catégorie supérieure à celle du devenir, puisqu'il peut exprimer la pseudo-objectivité intuitive des mythes. La fonction particulière d'une pareille détermination de l'être et du devenir consiste, chez Nietzsche, à étayer la pseudo-histo­ ricité qui est nécessaire à son apologétique indirecte, et en même temps à la dépasser, pour montrer par des arguments philoso­ phiques que le devenir historique ne peut rien produire de neuf, rien qui dépasse l'ord re existant. (La Destruction de la Raison,

Ed . de l'Arche, 1 954,

t.

I, pp. 3 4 1 -342.)

L'IRRATIONALISME DE BERGSON Ici aussi on reconnaît aisément le caractère foncier de l'irra­ tionalisme moderne. A l'échec de la méthode métaphysique et

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mécanique devant l a dialectique d e l a réalité, cause d e l a crise générale des sciences de la nature dans la période impérialiste , Bergson n'oppose pas la connaissance du mouvement dialectique réel, soumis à des lois. Seul le matérialisme dialectique peut le faire. Au contraire le rôle de B ergson consiste à inventer une vue du monde qui, derrière les apparences séduisantes de la vie mouvante, sauvegarde un statisme conservateur et réactionnaire. Il suffira d'illustrer cette situation par un exemple tiré d'un pro­ blème crucial : Bergson combat le caractère mécanique et mort des théories de l'évolution du type Spencer, mais en même temps il repousse en biologie l'idée de l'hérédité des caractères acquis. I l prend ainsi la position contre l'évolutionnisme authentique sur le problème même où un perfectionnement dialectique de Darwin était possible et nécessaire, comme l'ont montré les mitchouri­ niens en poussant l'étude de cette question sur la base du maté­ rialisme dialectique. Ce faisant, Bergson rattache sa pensée avant tout au grand mouvement international que Mach et Avenarius ont lancé pour ruiner l'objectivité des sciences de la nature : mouvement qui, dans la période impérialiste, a trouvé en France aussi des représentants éminents, Poincaré et Duhem entre autres . (La Destruction de la Raison,

Ed. de l'Arche, 1 954, t. 1, p. 26.)

L'ATHÉISME RELIGIEUX L'athéisme religieux est donc le produit d'une époque où les résultats de la science aliénaient complètement aux églises et aux religions officielles de vastes milieux intellectuels, et où la situa­ tion sociale de ces mêmes intellectuels (incertitude de l'existence, manque de perspectives concrètes dans la vie publique et la vie privée, etc.) éveillait néanmoins un besoin religieux dont le contenu essentiel peut être ainsi résumé : ma vie intellectuelle est '

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en soi, considérée d'un point de vue immanent totalement dé­ pourvue de sens : le monde extérieur ne m'offre aucun sens, car la connaissance scientifique a « privé de sa divinité » l'univers ; les normes de l'action sociale n'ouvrent aucune perspective : où trouver, dans ces conditions, le sens de la vie ? Bien entendu, la philosophie bourgeoise ne peut donner ici aucune réponse à l'individu, car elle ne fait rien d'autre que résumer idéologique­ ment les problèmes que l'être social du capitalisme pose à l'indi­ vidu bourgeois sous une forme telle qu'il ne peut y avoir de réponse. La « réponse » purement agnostique du positivisme ne peut paraître satisfaisante qu'à des époques et à des couches sociale s pour qui l'incertitude et l'absurdité de la vie sous le capi­ talisme ne sont pas encore devenues manifestes . Or, la période impérialiste met de plus en plus en évidence cette incertitude et cette absurdité. Voilà pourquoi le positivisme tombe en désué­ tude parmi l'élite de l'intelligentsia bourgeoise ; d'où le besoin de conception du monde dont est sortie la Philosophie de la Vie et qu'elle vient d'attiser à son tour. Bien entendu, pas plus que le positivisme, la Philosophie de la Vie ne peut donner de réponse véritable . Comme dans d'autres domaines, elle ne produit qu'une transformation de l'agnosticisme en mystique, en mythe ; elle ne fait qu'envelopper l' « ignorabimus » non déguisé des agnostiques dans les oripeaux chatoyants d'une mythologie subjectiviste et individualiste. Son seul mérite ici est donc de faire en sorte que l'état psychologique déterminé par la société - que nous avons décrit ci-dessus - apparaisse comme nécessaire du point de vue philosophique universel (par la situation éternelle de « l'Homme » dans le cosmos) ou du point de vue de l'histoire de la philoso­ phie (par la situation historique actuelle de l'humanité) . L'état psychologique se trouve ainsi consacré par la philosophie et habilité à durer éternellement. En outre, les problèmes que pose la conduite de la vie, et surtout les problèmes moraux, se trou­ vent rattachés philosophiquement à l'image du monde - surtout négative - ainsi obtenue. Chez Nietzsche et chez les personnages

124 de Dostoïevski, il en résulte, d'une part, une morale du « tout est permis >, et, d'autre p art, cette exigence : dans un monde sans Dieu, ou dans un monde abandonné par Dieu, l'homme peut et doit devenir Dieu . L' « athéisme religieux » élabore ainsi les deux aspects du nietzs chéisme moderne : d'une part, les anciens impératifs de la morale sociale sont abolis - dés ormais ils ne sont plus remplacés p ar de nouveaux imp ératifs, m ais posés par l'individualité souveraine ; et d'autre p art, la réalité objective, en particulier celle du monde historique et s ocial, est cons idérée comme un néant. Ces deux aspects - qui prolongent les pro­ blèmes posés par Nietzsche - s eront lourds de cons équence pour l'évolution ultérieure : ils aboutissent au « pessimisme héroïque � , au « réalisme héroïque » de la conception pré­ fas ciste et fasciste du monde. (La Destructio11 de la Raison, Ed . de l'Arche, 1 954, t. Il, pp. 50-5 1 .)

L'EXISTENTIALISME Des s ituations sociales relativement semblables produisent nécess airement des courants de pensée ou de s entiment relative­ ment semblables eux aussi. Avant la révolution de 1 848, qui fut un événement international intéress ant toute l 'Europe, l'indivi­ dualisme romantique se dés agrégea définitivement. Le philosophe le plus important de la crise, de la faillite de cet individualisme, le Danois Süren Kierkegaard, a formulé de la façon la plus origi­ nale la philosophie du malaise éprouvé alo rs , comme à un len­ demai n de fête, par l'individu alisme romantique. Il n e faut pas s'étonner si, au moment où une dép ression analogu e commence à se manifester du fait que plusieurs années avant l'écl atement de la crise on pres sent déjà certains événements d ans un avenir très sombre, les penseurs les plus éminents de cette nouvelle

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période, Heidegger, élève de Husserl, et l'ancien psychiatre Karl Jas pers, se fassent les champions d'une renaissance de la philoso­ phie kierkegaardienne, une fois celle-ci adaptée à l'époque, bien entendu . Le protestantisme orthodoxe de Kierkegaard, sa foi luthérienne rigoureuse en la Bible étaient inutilisables pour les besoins du présent. Par contre, sa critique de la philosophie hégé­ lienne - en tant que critique de toute aspiration à l'objectivité et à l'universalité de la pensée rationnelle, de toute idée de pro­ grès dans l'histoire - sa « philosophie existentielle » fondée sur le désespoir absolu d'un subjectivisme extrême et mortifié qui cherchait précisément sa justification dans le pathos de ce déses­ poir, dans la prétention qu'il avait de révéler dans tous les idéaux de la vie historique et sociale, opposés au sujet existant de façon unique, de vains produits de la pensée : voilà qui était de la plus haute actualité. Avec, bien entendu, de profondes modifi­ cations, correspondant au changement de situation historique. Ces modifications consistent surtout en ce que la philosophie de Kierkegaard était dirigée contre l'idée bourgeoise de progrès, contre la dialectique de Hegel, tandis que les rénovateurs de la philosophie existentielle luttent déjà avant tout contre le marxisme, bien que cela s'exprime rarement de façon ouverte et directe dans leurs écrits, lutte dans laquelle ils essaient parfois d'utiliser les aspects réactionnaires de la philosophie de Hegel. Le fait que cette philosophie existentielle ne soit déjà chez Kier­ kegaard rien de plus que la philosophie de l'angoisse, du tremble­ ment et du souci, ne l'a pas empêché, à la veille de la prise du pouvoir par Hitler, et de la période nihiliste du prétendu « réa­ lisme héroïque » qui débute avec celle-ci, de conquérir de v astes couches de l'Allemagne pensante. Bien au contraire : c'est préci­ sément cet esprit petit-bourgeois tragiquement prétentieux qui constitue la base psychologique et sociale de l'influence de Hei­ degger et de Jaspers. (La Dutruction de la Raison , Ed . de l'Arche, 1 954, t . II, pp. 87-88.)

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l .

/ 11 1 de son œuvre, mais il s'agit de sauver la grandeur impérissable de son réalisme, de repousser tout abus des traits réactionnaire s de B alzac. (Karl Marx und Friedrich Engels ais Literaturhistoriker, Aufbau-Verlag, Berlin, 1948, trad. Henri Arvon, Ed. Luchterhand, p p . 93-95.)

LES DEUX SOURCES D'INSPIRATION DE L'ACTIVITÉ LITTÉRAIRE : L'INTÉRIEUR ET L'EXTÉRIEUR On ferait preuve, d'ailleurs, du plus vulgaire sociologisme, si l'on n'envisageait ici les classes sociales que dans leur coexistence statique ; elles représentent à la fois, en ce qu'ils ont justement de plus essentiel, le passé, le présent et l'avenir d'une société. Et l'on peut signaler, chez la plupart des écrivains réalistes, une ten­ dance générale - qui n'est cependant, ici encore, qu'une simple tendance à décrire du dedans tout ce qui leur fournit, en tant qu'artistes, la clé d'une vision portant sur les réalités sociales pré­ sentes, mais à se contenter d'une description extérieure pour tout ce qui concerne le passé, voire l'avenir, chaque fois du moins que ce dernier se distingue qualitativement du présent. A vrai dire, le domaine que les grands écrivains réalistes s aisissent de l'intérieur, est d'une extension très variable. Dans cette saisie interne de réalités sociales qui lui sont personnellement fort anti­ pathiques, c'est sans doute Shakespeare qui va le plus loin. A cet égard, bien des écrivains de premier ordre s'illusionnent d'ailleurs eux-mêmes sur leur propre point de vue. Lorsque B alzac décrit, p ar exemple, le donquichottisme de la vieille noblesse, on ne peut douter qu'il ne l'envisage du dedans, et -

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Georges Lukacs

néanmoins il traite ce genre de personnages avec une ironie cri­ tique si destructrice qu'on ne saurait, un seul instant, les con­ fondre avec ceux de Vigny ou d'Amim. Inversement, il a beau abhorrer des types comme Nucingen ou Gobseck, c'est pourtant du dedans qu'il les décrit. Compte tenu de ces réserves (dont il ne saurait être question ici de dresser le bilan, même approximatif) et sans jamais perdre de vue que toutes ces corrélations correspondent à de simples tendances - on doit dire que !'écrivain, tout en restant fidèle, dans une très large mesure, à la vérité même de la vie, peut ne saisir que du dehors le passé historique de la société. Même dans l'ordre littéraire, on a le droit de définir le vrai - ici, la véritable connaissance artistique du présent - comme un index sui et falsi ; en d'autres termes, lorsqu'il considère le présent d'une façon critique, !'écrivain réaliste peut dire, en même temps, le vrai sur ces résidus d'un passé dont la destruction a permis que se constituât, sur ses décombres, le présent historique de l'hu­ manité. Le cas de l'avenir est différent. Nous avons insisté plus haut sur les changements qui ont pu affecter, à mesure qu'évo­ luait le réalisme critique, le contenu et la structure de sa perspec­ tive, les meilleurs représentants du réalisme critique réussissent à maîtriser, en tant qu'artistes, la matière même de la vie qu'ils dépeignent, ils restent incapables, cependant, de décrire de l'in­ térieur l'homme futur. De cette limite le réalisme socialiste est seul en mesure de venir à bout. Puisque la vision du monde, sur laquelle il repose, consiste justement dans un savoir concernant cet avenir, puisque cette perspective est, dans son domaine, le principe régulateur de ses créations, il est normal que des écrivains, qui ont orienté' leur propre existence vers la réalisation de cet avenir, soient plus aptes à le représenter du dedans. (La Signification présente du réalisme critique,

trad. Maurice de Gandillac, © Ed . Gallimard, 1 960, pp. 1 73 - 1 75.)

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LA ET

LA

TOTALITÉ DES OBJETS TOTALITÉ DU MOUVEMENT

On t rouve. dans l'esthétique de Hegel l a définition la plus fon­ d amentale et la plus profonde de la différence entre la façon de figurer la totalité dans la grande littérature épique et dans le d rame. Hegel p ose comme première exigence du monde qui figure la grande littérature épique, celle de la « totalité des objets �, q1ù est créée « p our mettre en rapport l' action p articu­ lière avec sa base substantielle � . Hegel souligne vivement et à juste titre qu"il ne s' agit j am ais ici de l' autonomie du monde de l'objet . Si le poète épique rend celui-ci aut onome, i.l perd t oute valeur poétique. En poésie les choses sont import antes, inté­ ressantes et a t t rayantes seulement en t ant qu'objets de l'activité huma ine. en t ant quïntermédiaires des relations entre les êtres humains et les de stinées hum aine s . Néanmoins, dans la grande litt érature épique elles ne sont j am ais simplement un arrière­ plan décoratif ou de simples instruments t e chniques p our diri­ ger l'action, qui ne pourraient par eux-mêmes prétendre offrir un intérêt. Une œuvre épiqu e qui présente seulemen t la vie intérieure de l'homme sans intera c tion vivante avec les obj ets formant son milieu social et historique doit forc ément se dissoudre dans un vide artistique sans contours ni substance. La vérité et la profondeur de cette définition de Hegel rési­ dent d a ns l'accent qui est mis sur l'interaction, sur le fait que l a « totalit6 d es obj ets � représentée p a r l'auteur épique e s t la tota­ lit6 d 'une phase de l' évolution historique de la société humaine ; et que la société humaine ne peut être représentée dans son inté gralité si ses assises et le monde des choses l'environnant qui constitue l'obj e t de son activité, ne sont pas aussi représentés.' En con séquence les choses, parce qu'elles dépendent de l'activité de l'homme et sont en liaison permanente avec celle-ci, non seu�

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G eorges L u kor·s

lement deviennent importantes et significatives, mais acquièrent précisément de ce fait leur autonomie artistique en tant qu'objets de la représentation. L'exigence que la grande littérature épique ait à figurer la 4'. totalité des objets > signifie, au fond, l'exigence d'une image artistique de la société humaine ainsi qu'elle se pro­ duit et se reproduit dans le processus quotidien de la vi e. Le drame aussi, comme nous le savons déjà, cherche à figurer totalement le processus de la vie. Mais cette totalité est concen­ trée autour d'un centre solide, la collision dramatique. C'est une image artistique du système, si l'on p eut dire, de ces aspirations h umaines qui, dans leur mutuel conflit, prennent part à cette colli­ sion centrale . 4: L'action dramatique, dit Hegel, repose donc essentiellement sur des actions qui se heurtent, et la véritable unité ne peut se fonder que sur le mouvement total c�ouligné par moi G. L.), de telle sorte que selon la détermination des cir­ constances, des caractères et des buts particuliers, la collision paraisse se conformer aux buts et aux caractères au point même d'annuler leur contradiction. La solution doit alors, comme l'ac­ tion elle-même, être à la fois subjective et objective . > Hegel oppose ainsi la 4: totalité du mouvement > dans le drame à la « totalité des objets > dans la grande littérature épique. (Le Roman historique, Ed. Payot, 1 9 3 6- 1 9 3 7 , pp. 1 00- 1 0 1 .)

IMPORTANCE

DE LA VIE POPULAIRE

Nous avons vu que la réponse à toutes ces questions (il s'agit des perspectives de développement du nouvel humanisme dans le roman historique) dépend de la position de l'écrivain par rap­ port à la vie populaire. Le rattachement aux traditions du roman historique classique n'est pas une question esthétique au sens étroi t, professionnel . Il ne s'agit pas du fait que Walter Scott

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ou Manzoni aient été supérieurs esthétiquement à Heinrich Mann, par exemple, ou du moins ce n'est pas là le point essentiel. Ce qui importe, c'est le fait que Scott et Manzoni, Pouchkine et Léon Tolstoï aient été capables de concevoir et de figurer la vie populaire d'une manière plus profonde et plus authentique, plus humaine et plus concrètement historique que même les écri­ vains les plus importants de nos jours, que la forme classique du roman historique ait été un moyen pour les auteurs d'expri­ mer adéquatement leurs sentiments, et que le type classique de l'intrigue et de la composition ait été précisément approprié pour rendre sensible l'essentiel, la richesse et !a variété de la vie populaire en tant que base du changement dans l'histoire. Tandis que dans le roman historique, même des écrivains modernes importants, nous nous heurtons à chaque instant au conflit entre le contenu idéologique, l'attitude humaine envers la vie qu'on veut exprimer et les moyens littéraires d'expression. (Le Roman

historique,

Ed. Payot, 1 9 3 6- 1 9 3 7, p. 3 8 1 .)

REFUS DE L'IMMÉDIATETÉ C'est un préjugé moderne de supposer que l'authenticité his­ torique d'un fait garantisse son efficacité poétique. Le préjugé est renforcé quand il s'agit des propos et des faits de la vie d'hommes qui sont à juste titre aimés et vénérés par les masses populaires. Il est tout à fait compréhensible que la masse libérée des travailleurs de l'Union soviétique souhaite des relations vivantes, intelligentes, émouvantes de la vie de ses guides aimés et vénérés, Marx, Engels, Lénine. Ces souhaits peuvent et doi­ vent être satisfaits. Mais ils peuvent seulement être satisfaits par des biographies scientifiques d'un n iveau littéraire élevé, intel­ lectuellement approfondies et en même temps populaires , de

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Georges L ukacs

ces grands hommes. Car c'est seulement dans les grandes con­ nexions objectives, scientifiquement présentées, que ressortiront les traits de ces grands hommes, pour lesquels ils sont aimés et vénérés . Aucun assemblage de documents authentiques ne sau­ rait offrir ce que les masses souhaitent et souhaitent à juste titre. Si par exemple un écrivain fait apparaître Marx, qu'est-ce que cela va donner ? Marx va et vient dans sa chambre, comme nous le savons d'après les souvenirs de Lafargue, il fume des cigares , sur sa table à écrire sont éparpillés des livres et des manuscrits dans une confusion désordonnée (voir également La­ fargue, Liebknecht, etc.) ; tout cela est historiquement authen­ tique, mais avons-nous fait un pas nous rapprochant de la grande personnalité de Marx ? Malgré l'authenticité de tous les traits individuels ce cabinet de travail pourrait être celui d'une mazette scientifique farcie d'x ou d'un mauvais politicien. Main­ tenant, certes, !'écrivain fait parler Marx. Et bien entendu nous aurons de nouveau un texte authentique, des citations , disons, tirées des lettres à Kugelmann. Ces idées sont vraies, bien entendu, significatives et importantes, mais leur apparition au moment donné de la conversation, leur caractère en tant que manifestations i ntellectuelles de la vie de Marx ne peuvent avoir un effet convaincant. On est obligé de dire que dans leur contexte original elles sont non seulement plus puissantes par elles-mêmes, mais aussi humainement plus immédiates que dans une telle adap­ tation littéraire. (Le Roman

historique,

Ed . Payot, 1 93 6- 1 937, pp. 3 52-3 5 3 .)

FRANZ KAFKA ET THOMAS MANN Entre ces deux extrêmes, dont nous avons pris ici, comme exemples significatifs, des écrivains de tout premier plan . entre

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ces deux pôles où se situent Franz Kafka et Thomas Mann, passe la ligne qui sépare en deux groupes les écrivains bourgeois contemporair-.s. Pour choisir entre la santé et l a maladie sociales, pour préférer à de pures recherches formelles un effort capable de rénover, dans un esprit moderne, les grandes traditions pro­ gressistes, aucun auteur n'est forcé de rompre avec ses forces bourgeoises de vie. (Bien entendu devant l'alternative que leur impose leur temps, il y en aura toujours qui, personnellement, préféreront le socialisme. Mais cette adhésion n'est pas l'unique choix possible dans les conflits de notre temps.) L'élément décisif est la résolution humaine . Le simple fait de poser, au sens tchékhovien, une « question raisonnable � impli­ que déjà, implique même d'abord une direction déterminée. Et s'il faut réellement choisir, choisir de façon fructueuse, le choix qui s'impose à l'homme d'aujourd'hu i est celui-ci : s' approcher de l'angoisse, ou s'éloigner d'elle, l'éterniser ou la surmonter, la réduire à un sentiment comme les autres , dans la série infiniment variée de ceux qui contribuent ensemble à la constitution de la vie intérieure, ou accepter d'en faire l'essentielle détcrminantt; de la « condition humaine ) . Ces questions, bien entendu, ne concernent que secondairement les thèmes ou les forn1cs litté­ raires, elles portent d'abord sur l'attitude même de l'homme par rapport à la vie, celle que !'écrivain, quand il compose son œuvrc, a pour tâche d'exprimer. Et nou s savons déjà que , dans cette attitude, l'élément décisif est de savoir si l'homme se détourne de la réalité sociale, du devenir historique présent, pour se vouer à de vaines abstractions - cc qui aboutit immédiatement à sécréter l'angoisse au sein de la conscience - ou s'il s'attache à cette réalité, à ce devenir, de façon concrète, pour combattre des ennemis concrets, pour promouvoir ce qu'il juge favorable . Il est bien clair qu'avant de choisir de la sorte telle de ces deux attitudes il faut avoir répondu d'abord à une question préalable : l'homme se conçcit-il lui-même comme la victime désarmée de puissances transcendantes, inconnaissables ou invincibles, ou

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G eorges Lukacs

bien plutôt comme le membre actif d'une communauté humaine, au sein de laquelle il lui appartient de jouer sou rôle propre, plus ou moins efficace , mais qui, à sa manière , influe toujours sur le destin de l'humanité ? (La Signification présente du réalisme critique,

trad. Maurice de Gaodillac.) © Ed . Gallimard, 1 9 60, pp. 1 57-1 59.)

IMPORTANCE DU RÉALISME CRITIQUE Mais l'alliance entre le réalisme critique et le réalisme socialiste se fonde également sur les principes même de l'art. Il est impos­ sible que s'élabore et que vive un réalisme socialiste, capable de produire tous ses effets, si l'on ne commence par pousser jusqu'à ses ultimes conséquences l'opposition de principe entre le réa­ lisme et l'antiréalisme. C'est ce que savent bien, et depuis long­ temps, les théoriciens du socialisme en ce qui regarde l'héritage du passé ; les écrivains des générations anciennes, qui sont en même temps les meilleurs représentants du réalisme critique , ont toujours passé pour des alliés dans la lutte commune pour le primat esthétique du réalisme. Mais cette alliance dépasse l e plan de la théorie esthétique, car ce qu'enseignent les écrivains sur l'évolution historique et la forme littéraire qu'ils donnent à cet enseignement permettent seuls de bien discerner les voies qui conduisent au p résent et s'ouvrent sur l'avenir ; sans ces lumières, on ne saurait clairement connaître la lutte du progrès contre la réaction, de la vie contre la mort et la pourriture. Qui renonce à cet arsenal se prive des meilleures armes capables de vaincre, théoriquement et pratiquement, l' antiréalisme de la déca­ dence. En tant qu'alliés du réalisme socialiste, certains réalistes critiques de notre temps ont joué, eux aussi, et de façon très

1 �8 ._-,,11 :;1..· ic n t l \ lll\ n:\ k du 111èmc genre : il suffit d'évoquer l'exemple lÏl' Rl' m :i i n Rl1lhmd .

l[,1 Si�r:ifiec;rion présellfe du réalisme critique, t r.1d. Maurice de G andillac.) © Ed. G :11limard, 1 9 60, pp. 1 89 - 1 9 0.)

LE

G RAN D RÉALISME

Des w'ix n\,nt p a s i:l'ssiS de se fai re entendre, qui reconnais­ s:licnt l ï nsuffü:mcl' l'S thëtiquc de m aintes œuwes issues du ré a­ lis111t' :; p._- bfütc l't qui i ns is t a i e n t . au co ntrai re , sur la « maîtrise » l i t t �'r:1 i 1't' th.'s m t• ilkun- rq m .�sctltants du réalisme, p assés et pré­ S•' n t s , qui r1..' \'.'t'mm:mdaknt aux écrivains socialistes de p rendre o.. c m p k s u r t:' U X {'('ll r {'(' l\\�dicr � l e u rs p ropres faiblesses sur le

pl:rn :l rt is t ique . Si n t' U S n l' p :l rl c ns cependant ici que d'un « sen­ t imt' n t )' just ifo:-, 1wn d'une naie co nnaissance , c'est parce que ,

d:ms l :\ p l u p :u t d e s t'�l s . on n'a pris garde, semble-t-il, qu'aux 1-.' sul t a t s u l t irn 1..'S e t p :l rfoi temc n t clairs de cette « maîtrise � , sans e n ,kù'U\'t'i r les \'� ri t nbks fon d em e nts : o n n'a admiré que l'art d \111 styk s u �p.:- s t \ f . l'l' qu ' on peut justement appeler une « maî­

t rise )' c n t f\.' �ui l kmc ts . Nofü a\'ons essayé de montrer que ces fon d cmi..' n ts St' si t u e n t i't u n n i\'eau bien plus p rofond que le s i m pk a rt de hi l'n t'( Ti{'(' . S a n s vouloir sous-estimer l'imp ortance

d._· 1..'t't :nt . il faut insis t e r s ur k fait que la véritable grandeur d'un t\:' ri Yain s ' e 11 ra1..·inc d a ns l a p rofondeur et dans la richesse de ses rl'l�l t Îl'HS :t\'el' l a r� :1 li t � e ffective . inon, l' art de bien

S

de la l i t t �'r:ll u rc . p :l S S l\' L't p f\.'s rn k' . c'l'st précisément cette plu s pro­ fl'tllk Y\sit"n du llll'ntk e t . par voie de conséqu e nce, ces relations \' iY:m t c s plus lar�t:-$, p l t 1 :; i nte ns e s et plus approfondies avec la 1\.':llitt' dfr1..·tiw. :\ui:un �('ri,·ain ne saurait devenir un maître

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G eorges L ukacs

qu'en se constituant, de la sorte, un fonds littéraire réel et par conséquent personnel, et sa maîtrise consiste dans la découverte des moyens d'expression particuliers qui conviennent à la parti­ cularité même de ce fonds. Sur la façon de concevoir cette maî­ trise - sans guillemets - les grands réalistes, de Fielding à Gorki, se sont toujours accordés. Beaucoup d'entre eux ont mon­ tré sur des cas singuliers - Gœthe et Gorki de façon systéma­ tique en écrivant leur autobiographie - comment s'opère ce fructueux apprentissage de la vie et de la littérature. (La Signification présente du réalisme critique,

trad. Maurice de Gandillac, © Ed. Gallimard, 1 9 60, pp. 2 6 3-264.)

DÉFORMATION DU RÉALISME SOCIALISTE C'est un fait bien connu que, depuis plus de vingt ans, le romantisme révolutionnaire passe pour un des traits caractéris­ tiques du réalisme socialiste. Comment se fait-il qu'adorné d'une étiquette brillante, et qui garde son pouvoir de séduction, ce romantisme, dont Marx et Lénine n'avaient jamais parlé que pour le moquer et le proscrire, se soit brusquement imposé à l'esthétique marxiste ? La raison de ce paradoxe doit être cher­ chée, croyons-nous, là même où nous avons trouvé les causes des tendances naturalistes : dans le subjectivisme économique, dans ce volontarisme né du culte de la personnalité et qui a été, socialement, un facteur très actif. Le romantisme révolutionnaire nous paraît donc un équivalent esthétique du subjectivisme éco­ nomique. Le lien est facile à découvrir : le subjectivisme économique efface les frontières entre le désir subjectif et la réalité objective. Ainsi, comme nous l'avons montré, la perspective se trouve rame­ née au niveau de l'existence normale. Ce nivellemènt dépoétise

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la réalité - d'où : naturalisme comme mode de représenta­ tion -, car la poésie immanente à cette réalité vient justement du mouvement spontané qui l'anime, conformément à des lois ; d'u ne part, ce mouvement révèle les déterminations importantes, les tendances décisives de l'évolution humaine, dans les m ani­ festations extérieures de la vie même de l'homme, dans leur croissance, dans le déplacement progressif de leur relation ; ainsi comprend-on mieux que, comme Lénine aimait à le dire, la réalité est « rusée » , que, non seulement, en elles-mêmes, les lois de l'existence sont toujours plus complexes que le reflet qu'en peut fournir la pensée la plus attentive, mais que les voies par lesquelles la vie les réalise sont assez embrouillées pour défier toute prévision et, par là même, pour élargir et enrichir notre conscience. De là vient le profond respect de tous les grands esprits - qu'il s'agisse de Léonard de Vinci ou de Lénine, de Gœthe ou de Tolstoï - pour la réalité perçue hors de toute falsification. C'est aussi ce qui donne un charme impérissable aux œuvres qui, réussissant à capter, fût-ce de manière appro­ chée, l'inépuisable dynamisme du monde, savent l'évoquer en termes adéquats . (La Signification présente du réalisme critique,

trad. Maurice de Gandillac, © Ed. Gallimard, 1 9 60, pp. 243-245.)

DOUBLE DIMENSION DE L'HUMANISME Le centre, le cœur de cette structure qui détermine la forme, c'est toujours en dernière analyse l'homme lui-même. Quels que puissent être le point de départ d'une œuvre littéraire, son thème concret, le but qu'elle vise directement, etc . , son essence la p lus profonde s'exprime toujours à travers la question : Qu'est-ce qu e l'homme ? Nous atteignons ainsi au point où apparaît en toute clarté la

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Georges L ukacs

ligne de partage. Si nous restons - pour l'instant - au niveau de la plus grande généralité rationnelle et que nous fassions provisoirement abstraction de tout problème de forme littéraire, nous sommes renvoyés - en ce qui concerne la réalité effective telle que la considèrent les tenants d'une des deux grandes ten­ dances ici confrontées, et, bien entendu, la littérature corres­ pondante - à la définition aristotélicienne de l'homme comme è;; & ov 1roÀ.tnx6v, comme animal social. Aristote, qui a posé cette définition sans référence à aucun problème esthétique, indiquait la voie à tous ceux qui, après lui, ont entrepris de considérer le monde ; mais, en même temps, il touchait ainsi au problème central de toute grande littérature réaliste. Qu'il s'agisse d'Achille ou de Werther, d'Œdipe ou de Tom Jones, d'Antigone ou d'Anna Karénine, de Don Quichotte ou de Vautrin, l'élément historico­ social, avec toutes l es catégories qui en dépendent, est insépa­ rable de ce que Hegel appellerait leur réalité effective, de leur être en soi et - pour user d'un terme à la mode - de leur mode ontologique essentiel. Le caractère purement humain de ces per­ sonnages, ce qu'ils ont de plus profondément singulier et typique, ce qui fait d'eux, dans l'ordre de l'art, des figures frappantes, rien de tout cela n'est sép arable de leur enracinement concret au sein des relations concrètement historiques, humaines et so­ ciales, qui sont le tissu de leur existence. (La Signification présente du réalisme critique,

trad. Maurice de Gandillac, © Ed. Gallimard, 1 9 60, pp. 30-3 1 .)

SOCIOLOGIE DU STYLE Chacun connaît l'originalité stylistique de Thomas Mann : ironie, ironie sur soi, humour, musique des restrictions mentales. Même sur ces questions, ses liens avec la littérature passée sont

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évidents ; il suffit de penser à Fontane. Et cependant l'origina­ lité du style de Mann ne peut j amais être rattachée, même au début de sa carrière, aux influences stylistiques de prédécesseurs, aussi importants qu'ils soient ; elle se développe organiquement à partir de la nature sociale de l'époque, des courants, des pro­ blèmes du temps. En un mot, il s'agit là du hiatus entre, d'une part, le reflet subjectif du monde , avec lequel sont liées les ques­ tions de la morale spécifique de Mann, de la dialectique du maintien, du manque de maintien et de leur unité contradictoire , et, d'autre part, la chose elle-même, c'est-à-dire l a réalité objec­ tive. Ainsi, pour le monde de Mann, l es tentatives stylistiques d'avant-garde pour nier la réalité objective sont de prime abord absurdes. Le Jeu et ses raisons profondes (printemps 1 9 55), Thomas Mann, Ed. François Maspéro, pp. 1 1 5 - 1 1 6.)

IV.

LE RÉALISME CRITIQUE

WALTER SCOTT Telle fut la base historique sur laquelle est né le roman histo­ rique de Walter Scott. Mais on ne doit à aucun instant concevoir cette connexion dans le sens idéaliste de l' « histoire de l'esprit » . Celle-ci proposerait des hypothèses subtiles pour montrer par exemple sur quelles voies détournées l es idées hégéliennes sont parvenues jusqu' à Scott, ou bien chez quel écrivain oublié on pourrait trouver les sources communes de l'historicisme de Scott et Hegel. Il est certain que Walter Scott n'a pas connu la phi­ losophie hégélienne et s'il l'a rencontrée, il n'en aurait probable­ ment pas compris un mot. La nouvelle conception historique des grands historiens de la Restauration apparaît même plus tard que ses œuvres et en est influencée dans la façon de poser certains problèmes . Le dépistage philosophico-philologique à la mode des de Platen. Il est par principe ennemi de cette virtuosité forcée par laquelle Platen essaie d'imposer à la langue allemande la métrique ancienne. Heine considère que cette tendance est fausse en soi, qu'elle est en contradiction avec l'essence de la lan­ gue allemande, du vers allemand et du caractère populaire du vers allemand. Plus la virtuosité est grande, plus le dommage fait au vers allemand par cette tendance de développement est grand aussi. Malgré la dissolution ironique des contenus romantiques, malgré le contenu de sa poésie lyrique qui est déterminé par la grande ville, Heine veut conserver la légèreté et la spontanéité de la forme du chant populaire. Il considère donc l'artifice métrique comme un obstacle dangereux à ce caractère populaire. Et le développement de la littérature allemande après 1 848 a tout à fait justifié ses craintes : depuis la poésie lyrique munichoise de cet épigone que fut Geibel jusqu'à la poésie lyrique impé­ rialiste et réactionnaire d'un Stefan George, c'est la tendance Platen qui triomphe chez la bourgeoisie devenue réactionnaire et qui enlève à la poésie lyrique allemande toute possibilité d'exercer un effet populaire sur les masses alors que c'est pour Heine le but de la poésie lyrique. Et ce n'est certainement pas un hasard si parmi les représentants idéologiques du mouvement démocra­ tique en Allemagne des gens tels que Ruge, Lassalle, etc., ont été les plus grands admirateurs de la tendance que Platen et Herwegh donnèrent au développement de la poésie lyrique alle ­ mande, alors que seuls Marx et Engels ont vu chez Heine et chez son successeur encore plus populaire et plus plébéien, Georg Werth, la bonne voie du développement lyrique. Ce n'est paradoxal qu'en apparence et en surface si Borne qui fra­ ternisait avec les artisans allemands de Paris a représenté dans le domaine de la politique l ittéraire une tendance moins popu­ laire et moins plébéienne que « l'aristocrate � Heine . (« Heinrich Heine ais nationaler Dichter > [ 1 935], in Deutsche Realisten des 19. Jahrhunderts [ 19 5 1 ] , trad. Henri Arvan, Ed. Luchterhand, pp. 1 3 4- 1 40.)

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BALZAC

ET ILL USIONS PERD UES

C'est dans cette œuvre - achevée à l'apogée de sa maturité que Balzac crée un nouveau type de roman d'écrivain ( 1 843) qui sera d'une importance capitale pour tou;e. l'é_volution du ' XIX siècle : c'est le type du roman de la desillus1on, le type d'un roman où l'on fait voir comment des représentations fausses mais nécessairement engendrées que les hommes se font du monde, se brisent nécessairement à la puissance brutale de la vie capitaliste. La destruction d'illusions dans le roman moderne surgit naturellement avant Balzac. Le premier gran C'est cette ampleur du sujet, la capitalisation de la littérature depuis la production de papier jusqu'au sentiment lyrique qui détermine comme toujours chez B alzac la forme artistique de l a composition. L'amitié entre David Séchard et Lucien d e Rubem­ pré, les illusions détruites de leur jeu nesse enthousiaste commune, l'interaction de le urs oppositions de caractère déterminent les grands contours de l'action. Le génie de B alzac se manifeste aussitôt dans ce schéma fondamental de la composition . Il crée des personnages où, d'une part, la tension provoquée par le contenu du sujet s'exprime sous la forme de passion humaine et d'effort individuel : David Séchard invente une nouvelle manière de fabriquer du papier à bon m arché et il est dupé par les capitalistes, alors que Lucien porte le lyrisme le plus subtil s ur le marché du capitalisme parisien. D' autre part, par l'oppo­ sition des deux caractères, le contraste extrême des possibilités de réaction contre la capitalisation avec toutes ses ignominie s trouve une expression humaine et plastique. David Séchard est un stoïcien puritain alors que Lucien incarne parfaitement la jouis­ sance hypersensible, l'épicurisme instable et raffiné de la généra­ tion post-révolutionnaire. Ln composition de Balzac n'est j am a i s pédante, elle n'a jamais ce caractère sèchement < scientifique > de ses successeurs . Les

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Georges L ukacs

problèmes matériels sont toujours exposés chez lui dans u ne liai­ son organique inséparable avec les conséquences des passions individuelles de ses héros . Et cependant il y a toujours derrière cette composition qui apparemment ne part que de l'individuel, une connaissance plus profonde des rapports sociaux, une évalua­ tion des tendances d'évolution sociale plus juste que derrière l e � caractère scientifique > pédant des réalistes ultérieurs. Balzac compose ici en sorte que le destin de Lucien, donc la transforma­ tion en marchandise de la littérature se trouve au centre de l'action alors que la capitalisation de l'infrastructure de la litté­ rature, à savoir l'exploitation capitaliste du progrès technique ne fournit qu'un accord final épisodique. Cette manière de com­ poser, qui apparemment met sur la tête le rapport logique et objectif entre la base m atérielle et la superstructure, est pourtant d'une sagesse extrême non seulement du point de vue artistique mais aussi du point de vue de la critique sociale. Du point de vue artistique parce que les multiples aspects du destin changeant de la lutte de Lucien pour la gloire offrent pour l'exposé d'une totalité variée et agitée de tout autres possibilités que l a lutte mesquine, à la manière des petits escrocs, des capitalistes de pro­ vince qui réussissent à duper l'inventeur Séchard ; du point de vue de la critique sociale parce que dans le destin de Lucien c'est toute la question de la destruction de la culture par le capitalisme qui est mise en valeur. En se résignant Séchard ressent très justement que ce qui importe essentiellement c'est l'utilisation matérielle de son invention et que le fait d'avoir été trompé n'est qu'une malchance personnelle. Par contre, à travers l'effondrement de Lucien ce sont en même temps l'abaissement et la prostitution de la littérature par le capitalisme qui sont figurés. Le contraste entre les deux personnages principaux exprime avec bonheur les deux tendances principales de la réaction idéo­ logique à l'égard de la transformation de l'idéologie en marchan­ dise. La ligne de Séchard est celle de la résignation . 6

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La résignation joue un très grand rôle dans la littérature bour­ geoise du x 1 x• siècle. Le vieux Gœthe est un des premiers à faire entendre ce ton comme indice d'une nouvelle période du déve­ loppement bourgeois. La plupart du ·temps, Balzac suit le che­ min de Gœthe dans ses romans didactiques et utopiques : des hommes qui ont renoncé et qui ont dû renoncer à leur bonheur personnel, sont les seuls dans la société bourgeoise à poursuivre des buts sociaux et non égoïstes. La résignation de Séchard, il est vrai, a un accent quelque peu différent : il abandonne la lutte, renonce à la réalisation de buts quelconques et ne veut vivre que pour son bonheur personnel dans le calme et à l'écart. Qui­ conque veut rester propre, est contraint de se retirer du monde affairé du capitalisme : voilà pourquoi Séchard sans aucune iro ­ nie et sans penser à Voltaire « cultive son jardin » . Lucien, en revanche, se jette dans la vie parisienne ; il veut y faire triompher les droits et la puissance de la poésie pure. Cette lutte fait de lui une des nombreuses silhouettes de ces jeunes gens post-napoléoniens qui dans la période de la Restauration voient leur âme se corrompre et périr ou qui montent en s'adap­ tant à la boue de cette époque qui n'est plus héroïque ; faisant partie des Julien Sorel, des Rastignac, des Marsay, des Blondet, etc., Lucien occupe cependant une place à part. C'est avec une grande sensibilité et avec u ne grande hardiesse que B alzac figure ici le nouveau type spécifiquement bourgeois du poète : le poète qui sert de harpe éolienne aux différents vents et tempêtes de la société et qui est un paquet de nerfs hypersensible sans prin­ cipes et sans but ; c'est un type de poète qui à cette époque ne surgit que rarement mais qui pour le développement ultérieur de la poésie bourgeoise (de Verlaine à Rilke) sera extraordinaire­ ment caractéristique ; en tant que type diamétralement opposé au poète que Balzac lui-même exige de la littérature et dont il a figuré le modèle dans ce roman sous les traits d' Arthez qui est son propre portrait. Mais précisément ce caractère de Lucien est non seulement d'une vérité extraordinairement typique, mais il

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donne aussi la meilleurs base d'action pour le déploiement géné­ ral des contradictions qui existent dans la capitalisation de la littérature. La contradiction interne entre les capacités poétiques de Lucien et son instabilité humaine fait de lui le jouet rêvé de toutes les tendances poétiques et politiques à l'intérieur de l a littérature, tendances qui sont exploitées par l e capitalisme. E t c e mélange d'instabilité et d e nostalgie de l a pureté et d'une vie honnête, et en même temps d'une ambition démesurée et cependant mal assurée et d'une jouissance raffinée détermine la possibilité de son ascension vertigineuse, de sa rapide autopros­ titution et de sa honteuse défaite finale. B alzac ne porte jamais un jugement moral sur ses héros, il figure la dialectique objective de leur ascension ou de leur déclin et dans les deux cas il trouve toujours les raisons dans la totalité des caractères en rapport réciproque avec la totalité des circonstances objectives et non pas dans l'évaluation isolée des « bonnes » et des « mauvaises » qualités. Rastignac qui réussit n'est en rien plus immoral que Lucien, mais un mélange différent de capacités et de démorali­ sation lui permet de tirer habilement profit de la même réalité contre laquelle Lucien, malgré son machiavélisme d'une naïve immoralité, échoue intérieurement et extérieurement. L'apho­ risme sarcastique de Balzac dans la nouvelle Melmoth selon lequel les hommes sont ou bien des caissiers ou des fraudeurs, c'est-à-dire ou bien d'honnêtes i mbéciles ou des escrocs, se vérifie dans les variations infinies de cette épopée tragi-comique de la capitalisation de l'esprit. C'est ainsi que le principe de ce roman qui en fin de compte réunit tout, est le processus social lui-même. C'est l'avance et la victoire du capitalisme qui constituent l'action proprement dite. L'effondrement individuel de Lucien reçoit son ultime vérité du fait que cet effondrement est le destin typique du pur poète et de l'authentique don poétique à l'époque du capitalisme triom­ phant. Néanmoins, ici non plus la composition de Balzac n'est d'une objectivité abstraite, il ne s'agit pas d'un roman de « l'ob-

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?

jet '> , d'une « tranche » de la société � omme chez es écrivains _ ultérieurs, bien que B alzac fasse p araitre p ar la mise en action la plus raffinée tous les moments de la capitalisation de la litté­ rature et qu'il ne fasse agir sur la scène que ces moments-là du c apitalisme. Le « socio-général » n'arrive j amais chez B alzac directement au premier plan. Ses hommes ne sont j amais de pures « figures » qui expriment certains côtés de la réalité sociale à décrire. L'ensemble des déterminations sociales s'exprime d'une manière irrégulière, compliquée, embrouillée et contradictoire dans la confusion de p assions p ersonnelles et d'événements for­ tuits. La détermination des hommes et des situations individuelles résulte chaque fois de l'ensemble des forces qui déterminent la société, j amais simplement et directement. C'est ainsi que c e roman d'une généralité si profonde e s t en même temps e t d'une m anière inséparable le roman d'un seul homme particulier. Lucien de Rubempré agit - apparemment - d'une m anière autonome contre les puissances intérieures et extérieures qui retardent son ascension et qui - apparemment - pour des rai­ sons ou des p assions p ersonnelles fortuites favorisent ou empê­ chent sa marche, mais qui sous une forme toujours nouvelle et sous des aspects toujours différents montent du sol de cette même essence sociale qui détermine ses efforts . C'est cette unité multiple qui caractérise la grandeur poétique de B alzac. Elle est en même temps l'expression poétique de l a grandeur e t de l a justesse d e ses vues sur le mouvement d e l a société. A l'opposé de très nombreux grands romanciers, B alzac n'a pas de « machinerie » (qu'on pense à la tour des A nnées d'apprentissage de Wilhelm Meister) . Car chaque « rouage » de la « machine » de son action est un homme vivant complet avec ses propres intérêts spécifiques, avec ses p assions, avec du tragique et du comique, etc. Un seul élément de cet ensemble d'être et de conscience le met en rapport avec l'action donnée du roman, mais tout à fait à p artir des tendances de sa propre vie. Mais comme ce contexte résulte organiquement des intérêts

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et des passions du p ersonnage, celui-ci est vivant et nécessaire. C'est la propre et large nécessité intérieure qui donne au per· sonnage la plénitude de la vie, elle ne lui donne pas l'aspect d'une machine, et ne fait pas de lui un simple élément de la mise en action. Cette conception des personnages balzaciens détermine en même temps la nécessité de sortir de l'action. Quelque vastes et larges que soient les actions de B alzac, elles mettent en mou­ vement une telle masse de figures - et de p ersonnages qui possèdent cette plénitude multiple de la vie - que dans l'action même seuls quelques-uns peuvent vivre pleinement. Ce défaut apparent de la composition des romans de B alzac, défaut sur lequel repose précisément leur plénitude de vie, fait du cycle une forme nécessaire. Les personnages importants et typiques qui dans chaque roman ne p euvent déployer que certains côtés de leur caractère d'une manière épisodique, en émergent, et exigent des figurations où l'action et le sujet sont choisis de telle façon que c'est justement eux qui s'y trouvent au centre et qu'ils peuvent déployer la totalité de leurs possibilités et de leurs qualités. (Qu'on pense à des personnages tels que Blondet, Ras­ tignac, Nathan, Michel Chrétien, etc.) . Ainsi le contexte cyclique est conditionné p ar la nécessité de la figuration des caractères, il n'est donc j amais d'une sécheresse pédante comme la plupart des cycles d'écrivains même importants. Car les p arties du cycle ne sont j amais déterminées par des définitions qui ne caracté­ risent les hommes qu'extérieurement, donc ni p ar des périodes seulement ni par des limitations purement objectives. La généralité est donc chez Balzac toujours concrète, réelle, conforme à l'être. Elle repose surtout sur la profonde conception de ce qui est typique chez les personnages individuels . Elle repose sur la profondeur qui d'une part, loin d'effacer ou de supprimer l'individuel, le souligne au contraire et le rend plus concret, et qui, d' autre p art, fait apparaître les rapports de l'individu avec son environnement social dont il est le produit, dans lequel et contre lequel il agit, d'une manière très compliquée mais

1 66 cependant claire et intelligible. Mais ni le côté typique du per­ sonnage ni le côté typique de ses rapports avec l'environnement social ne peuvent être réduits à un schéma quelconque. Un carac­ tère bien formé agit dans une réalité sociale d'une multiplicité concrète : c'est toujours le tout du développement social qui est lié au tout d'un caractère. Le côté génial du don d'invention de Balzac réside précisément dans un choix et un m ouvement des personnages tels que le centre de l'action est chaque fois occupé par celui dont l es qualités individuelles sont les plus aptes à éclairer le côté déterminant du processus social d'une manière aussi diverse que possible et en rapport avec le processus total. Les p arties du cycle deviennent donc autonomes et vivantes en tant qu'histoires de destinées individuelles . Mais cette indi­ vidualité jette toujours la lumière sur ce qui est socialement typique et socialement général, lumière cependant qui n'est per­ ceptible qu'à partir de cette individualité et qui ne peut en être détachée que par une analyse a posteriori. Dans l 'œuvre même les deux choses sont indissolublement unies comme le feu et la chaleur que celui-ci dispense ; il en est ainsi dans les Illusions per­ dues de la liaison entre le caractère de Lucien et la capitalisation de la littérature . (Balzac und der franzosische Realism us [ 1 9 52], trad. Henri Arvan, Ed . Luchterhand, pp. 46-54.)

GOTTFRIED

KELLER

Pendant cette période (il s'agit de l'époque qui suit la révo­ lution de 1 848) il n'existe qu'un seul écrivain de langue alle­ mande dont l'œuvre échappe aux multiples entraves de l'évo­ lution allemande depuis 1 848, un écrivain classique populaire d'esprit démocratique chez qui l es meilleures traditions du réa­ lisme gœthéen ont connu une vie nouvelle et actuelle et dont

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Georges Lukacs

les thèmes et les créations poétiques sont au niveau de la meil­ leure littérature mondiale contemporaine : je veux dire Gottfried Keller. Depuis longtemps l'histoire de la littérature allemande voit en Keller le centre poétique de la seconde moitié du x1x• siè­ cle. Mais elle ne voit pas ou elle ne veut pas voir que cette constatation, loin de compenser le déclin de la littérature depuis 1 848, ne fait qu'en souligner la décadence. La grandeur de Keller est la p rotestation la plus vive que la littérature humiliée puisse élever contre le chemin suivi par l'évolution de la nation alle­ mande. Car, malgré ses racines suisses qui sont importantes, le devenir de !'écrivain Keller jusqu'en 1 848 est typiquement allemand. Il parcourt un chemin qu i le mène de Jean-Paul à Gœthe. Il rivalise avec la poésie lyrique allemande de caractère politique des années quarante et prend modèle sur elle. Mais c'est surtout le dernier grand représentant de la philosophie bourgeoise en Allemagne, Ludwig Feuerbach, qui détermine sa vision du monde. Il vit à Berlin immédiatement après la défaite de la révolution, mais il y mène déj à une existence d'émigré. Son retour à Zurich n'est pas une fuite vers l'idyllique étroitesse provinciale (comme chez Storm et Raabe) mais l'essor à la manière d'Antée grâce au contact avec la démocratie suisse qui lui donne non seulement les matériaux mais aussi la possibilité psychique pour célébrer le citoyen et pour assurer la continuation plébéienne et démocratique des problèmes poétique s de l'humanisme clas­ sique allemand. Si donc on assiste ici à la naissance en langue allemande de quelque chose qu'on peut comparer avec Flaubert ou Diderot, Tourguéniev ou Tolstoï, il ne faut j amais oublier que Keller, pour déployer ses dons d'écrivain, a dû vivre non seulement en dehors des frontières géographiques et politiques de l'Allemagne, mais qu e depuis 1 848 il a dû rompre aussi avec toute son évolution philosophique et littéraire. Son œuvre - suisse - montre ce que la littérature allemande aurait pu deveni r si 1a révolution démocratique l'avait emporté en 1 848.

168 Une révolution victorieuse aurait été en même temps une vic­ toire remportée sur les maladies idéologiques de l'esprit allemand, donc de la littérature allemande. Cette victoire, il est vrai, aurait exigé au préalable une vaste propagation de cette connaissance de la « misère » allemande qui avant la révolution ne se manifes­ tait littérairement que chez quelques grands h ommes et après elle uniquement chez Gottfried Keller. Thomas Mann a clairement perçu ce contraste entre l'évolution allemande et l'évolution su isse, contraste efficace et fertile . Nous voyons devant nous une variété d e gerrnanité qui, sépa­ rée de bonne heure politiquement du tronc, n'a partagé que jus­ qu'à un certain point ses destinées intellectuelles et morales, qui n'a jamais perdu le contact avec la pensée occidentale et qui n'a pas connu la dégénérescence du romantisme qui fit de nous des solitaires et des hors-la-loi . . . C'est une m aladie qu'ils n'ont pas eue. Mais, quoi qu'il en soit, la vue du caractère suisse p eut nous apprendre une chose, à savoir qu'il ne faut pas confondre avec la germanité elle-même un degré du destin allemand qu'il fallait franchir dans l'égarement. C'est dans ce contexte seul qu'il faut considérer Keller comme un sommet de la littérature allemande : il est un avertissement et un reproche, un but séduisant au cas où le peuple allemand changerait complètement. (Fortsclzritt und Rea �tion in der deutschen Literatur [ 1 945), trad. Henn Arvon, Ed. Luchterhand.)

THOMAS

A

MANN

:

LA RECHERCHE D U BO URGEOIS

Thomas Mann nous montre . . . le mécanisme social interne de cette âme allemande moderne et bourgeoise par l'exemple du héros de La Montagne magique. Il dit à propos de Hans Cas-

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torp : < L'homme ne vit pas seulement sa vie personnelle comme individu, mais aussi, consciemment ou non, celle de son époque et de l'ensemble de ses contemporains ; et même s'il devait considérer l es fondements généraux et impersonnels de son existence comme purement et simplement donnés et comme allant de soi, et être aussi éloigné de l'idée de les critiquer que le brave Hans Castorp l'était en réalité, il est néanmoins tout à fait possible qu'il sente que leurs défauts sont vaguement pré­ judiciables à son bien-être moral. Il se peut que l'individu envi­ s age toutes sortes de buts , de perspectives, de projets, d'espoirs personnels dans lesquels il puise l'impulsion pour une activité et des efforts plus grands ; mais si l'élément impersonnel autour de lui, l'époque elle-même est au fond dépourvue d'espoirs et de perspectives malgré toute son agitation extérieure, si elle se dévoile à lui en secret comme sans espoir, sans perspective et sans issue, et réplique par un silence vide à la question, posée consciemment ou non mais posée de quelque façon, sur le sens absolu suprême et plus que personnel de tout effort et de toute activité, alors un tel état de fait aura presque fatalement, juste­ ment dans le cas d'hommes honnêtes, une certaine façon para­ lysante qui risque de se communiquer, par-delà les fonctions spirituelles et morales, directement jusqu'à la partie physique et organique de l'individu. Pour être disposé à réaliser un exploit considérable, qui dépasse la mesure de ce qui est com­ munément pratiqué, sans que l'époque sache donner une réponse satisfaisante à la question « à quoi bon ? > , il faut ou bien une solitude et une spontanéité morales qui sont rares et de nature héroïque, ou bien une vitalité à toute épreuve. Hans Castorp n'était ni dans l'un ni dans l'autre cas, et il n'était donc ainsi qu'un homme bel et bien moyen, quoique dans un sens fort honorable > . Dans le roman (ces considérations de Mann s e trouvent p eu après le début et ont trait aux antécédents de l'étudiant devenu récemment ingénieur), il se peut assurément que cette médiocrité,

170 née du manque de buts dignes d'être poursu1v1s, mit « fort honorable » , bien que sans doute perce, ici aussi, une légère i ronie. Mais lorsqu'un homme du type Castorp est placé devant des options capitales pour le destin de son peupl e, l' appréciation doit elle aussi être modifiée radicalement en rapport avec le changement qualitatif de la situation : cette honorable médiocrité, qui fait qu'il sombre dans l'inactivité et n'est capable d'aucune décision qu'il sympathise avec Settembrini mais reste désarmé idéologiquement devant la démagogie d e N aphta, se transforme en faute historique. Car m ême si le « Monsieur de Rome » s'efforce honnêtement « de préserver contre vents et m arées l'honneur du genre humain » , il succombe pourtant et participe ensuite à la ronde des bacchantes privées de leur volonté par l'hypnose fasciste. Et il s'en est fallu de peu pour que cette ronde endiablée ne devînt la danse macabre de toute la civilisa­ tion. Si donc Thomas Mann avait réellement trouvé le bourgeois allemand en la personne du professeur Cornelius, de Hans Cas­ torp et du « Monsieur de Rome » , ou plus exactement, si s a recherche s'était contentée d u fait qu'il avait tracé en eux le portrait magistral de ce bourgeois allemand qui supporta l'hitlé­ risme, qui même « comme soldat et brave » , participa à ses guerres de conquêtes éhontées et à ses expéditions criminelles contre la civilisation, la note finale de ses œuvres serait le p essi­ misme le plus profond qui imprégna j amais les écrits d'un auteur allemand. Ce n'est ainsi pas un hasard si, dans les années terribles de la domination hitlérienne, de la dégénérescence fasciste du peuple allemand, Thomas Mann écrivit sa seule grande œuvre à caractère historique, Charlotte à Weimar. Dans la figure gigantesque de Gœthe, ce Gulliver dans le Lilliput de \Veimar, dans sa per­ fection intellectuelle, artistique et morale constamment menacée mais constamment sauvegardée, Thomas Mann met en scène la plus haute incarnation à laquelle les forces progressistes de

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la bourgeoisie allemande soient jamais parvenues. Après que Gœthe ait été, pendant des dizaines d'années, présenté à tort par les écrivains et érudits allemands comme un complice de l'obscurantisme à la mode, Thomas Mann lave son visage des impuretés réactionnaires ; tandis que la bourgeoisie allemande touchait le fond de son avilissement et p ataugeait dans le marais sanguinaire d'une ivresse barbare, se dresse ici l'image de ses plus hautes possibilités, de son humanisme foncièrement problé­ matique, mais foncièrement sincère et p rogressiste. On ne peut considérer cette puissante œuvre d'art qu'avec une considération émue et une affection débordante. C'est une réhabilitation dans le plus horrible des abaissements auxquels l'Allemagne se soit condamnée elle-même. Le roman que Tho­ mas Mann consacra à Gœthe est cependant plus qu'un chant de consolation monumental à l'usage d'un peuple qui, en proie à l'ivresse nihiliste, s'est précipité dans l' abîme du fascisme. Ce roman revient sur le p assé pour montrer un avenir lumineux ; la mise en valeur littéraire de la plus haute perfection qu'il fut j usque-là donné de connaître à l'esprit bourgeois, est en même temps une exhortation à réveiller ses possibilités enfouies sous les décombres, fourvoyées, retournées à l'état sauvage, un rappel, avec le p athos de l'optimisme moral séculaire, que ce qui fut un jour possible pourrait redevenir un jour une réalité. Par une telle interprétation nous n' ajoutons rien au roman de Thomas Mann sur Gœthe. En conclusion de son important essai Gœthe, représentant de l'époque bourgeoise, Thomas Mann déclare : « Le bourgeois est perdu et perdra le contact avec le monde nouveau en pleine gestation, s'il ne se résout pas à se séparer des facilités criminelles et des idéologies hostiles à la vie qui le dominent encore, et à prendre hardiment le parti de l'avenir. Le monde nouveau, social, le monde organisé, centra­ lisé et planifié, dans lequel l'humanité sera libérée des souffrances inhumaines, inutiles et qui blessent le sens de l'honneur de la raison, ce monde viendra et il sera l'œuvre de cette grande luci-

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C'est là en effet un remarquable programme culturel pour le bourgeois allemand. Car nous croyons que le nom de Holderlin ne représente pas ici la poési e allemande par h asard, qu'i l ne prend pas une place que pourrai t occuper parei llement le nom d'un autre poète quelconque, cel u i de Mürikc par exemple, bien que Thomas Mann, dans l es premières l ignes de la citation ci-dessus, mette sur le même plan HOlderl in , la Grèce et la conception conservatrice de la civilisation, oubliant que l 'habitant de la cité grecque fut l'archétype du citoyen, que Holderlin fut le plus grand poète-citoyen allemand, tous deux étant à cent lieues d'une « conception allemande conservatrice de la ci vi­ lisation '> . En l 'occurrence, bien peu importe la question d'histoire li ttéraire tendant à savoir si le véri table Marx a réellement lu HOldcrl in (autant que je sache, oui), mais ce qui compte, c'est de s avoir à quel point les traditions authenti quement démocra­ tiques de l'Allemagne, héroïques bien que peu abondantes et ensevelies sous l es falsifications réactionnaires postérieures, furent aussi vivantes dans le mouvement ouvrier allemand et surtout si clics le seront comme autrefois chez K arl Marx et Friedrich Engel s. C'est à cause des traces l aissées par la misère allemande d ans la bourgeo isie comme chez les ouvri ers, que M arx et Engels ne sont pas devenus jusqu'à ce jour partie intégrante du patri­ moine culturel de la n ation , comme en Russi e Lénine et Staline sont devenus également des figures nationales de la culture. L'évo­ lution future, l 'avenir, la renaissance de l'Allemagne, dépendent l argement de cette question : dans quel le mesure les ouvriers et les bourgeois allemands réussiront-ils à mobiliser pour la vie nationale future l es réserves libérales et progressistes existant d ans leur hi stoire, dans quelle mesure l a pl ace de cette lignée principale, reconnue autrefois par Thomas M an n lui-même, qui comprend Gœthe-Schopenhauer-Wagner-Nietzsche, et dont les trois derniers membres furent annexés à juste titre par le fas-

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cîsme, sera-t-elle prise par une lignée Lessing-Gœthe-Hëlderlin­ Büchner-Heine-Marx ? L'image que Thomas Mann offre de Gœthe est un début prometteur pour un remaniement de cet ordre. Et ceci n'est pas un h asard. Nous ne pûmes malheureusement parler ici que très insuffisamment des aspects proprement artis­ tiques de l'œuvre de Thomas Mann ; nous avons supposé que son rang ne nécessitait pas de discussion et n'avons mis en évi­ dence que des éléments épars, mais certes importants, pour éclai ­ rer des étapes décisives du destin allemand. Nous voulons m ain­ tenant faire allusion à un seul de ces éléments. La parenté profonde de Thomas Mann avec le meilleur passé de la littérature allemande est aussi apparue à travers nos quelques indications. Mais le rôle de Thomas Mann, même au sens purement l itté­ raire, ne se borne pas à cela. C'est avant tout grâce à son inter­ médiaire que la littérature russe fut incorporée à la culture alle­ mande, de même que c'est avant tout à Gœthe que nous devons de considérer Shakespeare comme un des nôtres. Dans les deux cas cette appropriation dépasse le domaine purement littéraire. Dans le célèbre entretien sur la littérature et la vie dans la nouvelle Tonio Kroger, Thomas Mann introduit le thème sui­ vant : il faut remarquer que dans la« sainte littérature � de Russie ces conflits de la confrontation hostile de l'art et de la vie, qui emplissent l'œuvre de jeunesse de Thomas Mann, n'existent pas. Pourquoi ? La réponse est claire : parce que la littérature russe a été réellement la conscience du peuple russe, la voie de l'esprit russe du grajdanine, depuis le soulèvement des Décabristes jus­ qu'à la Révolution d'Octobre et, au-delà, jusqu'à aujourd'hui, parce que l'histoire du grand réalisme de Pouchkine à Gorki se déroule en union intime profonde, bien que parfois par des chemins compliqués et tortueux, avec les luttes de libération du peuple russe. Et c'est une constatation instructive, quoique humi­ liante, pour l'évolution idéologique de l'Allemagne que l'abou­ tissement de sa philosophie classique dans la patrie bourgeoise se perde dans les sables et culmine finalement dans une idéologie

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réactionnaire, alors que Hegel et Feuerbach ont trouvé en Russie, et seulement en Russie, des successeurs, des critiques et des continuateurs progressistes. Si Thomas Mann put continuer les bonnes vieilles traditions de la littérature allemande, si son travail de créateur ne fut jamais exposé au danger d'une déformation décadente, d'une rhétorique déclamatoire, d'une virtuosité descriptive uniquement décora­ tive, d'un étalage encyclopédique pseudo-scientifique à la place de la totalité poétique, etc., il le doit en grande partie au fait que son horizon esthétique et éthique embrassait de la même manière Gœthe et Tolstoï, que comme écrivain et comme réaliste il ne fut jamais moderne au sens décadent du terme. Depuis la conception du monde jusqu'à la mise en forme pure­ ment littéraire, l'œuvre de Thomas Mann est un courant d'esprit progressiste. Ce qu'il a réalisé jusque-là et ce que, comme nous l'espérons, il réalisera encore, jouera un rôle inestimable dans la renaissance de l'esprit allemand. Il cherche encore aujourd'hui le bourgeois authentique. Car le bourgeois allemand n'existe pas encore et n'existera pas tant qu'il n'aura pas découvert dans son âme l'essence du citoyen, du grajdanine. Dans cette recherche un rôle décisif revient à Thomas Mann. Chacun de ses admira­ teurs est profondément convaincu que l'aspect faustien de cette recherche du vrai bourgeois ne finira jamais, qu'il répondra per­ pétuellement au démon de la réaction ces paroles de Faust : �

S i un jour je me couche apaisé sur un lit de paresse, Qu'il en soit aussitôt fait de moi ! Si un jour tu peux me mentir en me flattant, Au point que je me complaise en moi-même, Si tu peux me tromper par la jouissance, Que ce soit mon dernier jour ! > (Thomas

Ed . François

Mann,

Maspéro, pp.

42-48.)

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THOMAS MANN, TÉMOIN ET JUGE DE LA DÉCADENCE B OURGEOISE Cette puissante évolution d e Thomas M ann n 'est tout à fait claire pour nous que dès l'i nstant où nous voyons nettement qu'elle se déroule à l'intérieur de l'idéologie bourgeoise . Thomas 1fann s'est toujours présenté comme un bourgeois ; en tant qu'béritier et continuateur des meilleure s traditions de l'huma­ nisme bourgeois, que profond connaisseur des p rocessus sociaux et culturels de son temps, il doutait de moins en moins que l'ère de la bourgeoisie touchait à sa fin. De cette constatation il tire cependant la conséquence que la mission de la bourgeoisie, des meille urs parmi les intellectuels bourgeois, qui e st d'ind iquer la voie menant au monde nouveau qui approche irrésistiblement, au socialisme. D ans une étude sur Gœthe, Thomas Mann é crit ce qui suit : « Le bourgeois est perdu et perdra le contact avec l e monde nouveau en pleine gestation, s'il n e se résout p a s à s e séparer des facilités criminelles e t d e s idéologies hostiles à la vie qui le dominent encore, et à p rendre hardiment le parti d e l 'avenir. L e monde nouve au, s ocial , le monde organisé, centralisê et planifié, d ans lequel l'humanité sera l ibérée des s ouffrances inhumaines, inutiles et qui blessent le sens de l'honneur de l a raison, c e monde viendra e t il sera l'œuvre de cette grande lucidité que professent dès aujourd'hui tous les esprits d ignes de ce nom, tous les esprits opposés à un e forme de pensée surannée, obtuse et petite-bourgeoise. Il viendra, car il faut qu'un ordre extérieur et rationnel, correspondant au nive au atteint par l'esprit humain , soit créé ou bien que, d ans le pire des cas, il s'établisse p a r un bouleversement violent, pour que les valeurs de l'âme p uissent alors obtenir à nouveau le droit de vivre et une bonne conscience à l'échelle humaine. Les meilleurs fils de la bourgeoisie, c eux qui

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en partant d'elle s'élevèrent jusqu'au domaine de l'esprit et au-delà des idées bourgeoises, prouvent que l'âme bourgeoise recèle des possibilité s infinies, des possibilités de se libérer et de se dépasser soi-même sans limite . L'époque appelle la bourgeoisie à se rappeler ces possibilités innées qui sont les siennes et à prendre, spirituellement et moralement, fait et cause pour cll e s. > (Préface à l'édition hongroise des nouvelles de Thomas Mann, [avril 1 9 55) in Thomas Mann, Ed. François, Maspéro, pp. 22 1 -222.)

LE RÉALISME CRITIQUE CHEZ THO MAS MANN Le roman de Thomas Mann La Montagne magique est le grand poème didactique contemporain racontant le combat entre la lumière et les ténèbres, la maladie et la santé , la vie et la mort. Thomas Mann découvre comment, dans les conditions de l'évolution allemande à l'époque, même des bourgeois pleins de délicatesse morale devaient se sentir presque magiquement attirés par les ténèbres, la maladie et la mort. Parce qu'insatisfaits de leur propre vie uniquement privée, de l'existence uniquement orientée vers les objectifs économiques, parce que moralement hostiles aux côtés brutaux et barbares de cette vie (sans être conscients qu'il s'agit là de conséquences humaines du manque de liberté en Allemagne, des conséquences d'une vie sans intérêt pour la chose publique), ces hommes se trouvent n aturellement s ans défense face aux puissances des ténèbres. Ainsi la porte est ouverte chez eux à la démagogie d'un « socialisme � qui n'est rien d'autre qu'un esclavage généralisé, caché sous un masque mythique et démagogique . Cette impuissance à s e défendre contre les puissances de s

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ténèbres, Thomas Mann l'a déjà discernée auparavant et dépeinte avec une ironie saisissante dans La Mort à Venise. Quelques années avant l'arrivée au pouvoir de Hitler, Thomas Mann reprend le thème et lui donne une formulation large et générale dans la nouvelle Mario et le magicien. De la grande richesse de ce récit, nous n e pouvons retenir ici qu'un p assage particulièrement significatif. Il y est question d'un hypnotiseur qui, au cours de sa représentation, contraint tous les spectateurs à danser, qu'ils le veuillent ou non . Un « Monsieur de Rome > résiste et l'auteur a la plu s grande sympathie pour cet essai viril et humain d'échapper à une hypnose collective. Mais il constate en même temps que cette résistance est condamnée de prime abord à la défaite, et cela (idée importante, profonde, et prophétique) parce que c'est une résistance purement négative, sans contenu et sans objectif. Le « Monsieur de Rome » n'oppose à l'hypnose qu'un « je ne veux pas » abstrait et vide, et ce vide est absolument incapable de mobiliser en lui les forces nécessaires à la résistance. Le récit de Thomas Mann est, extérieurement, tout à fait étranger à la politique. Mais, au cours de tels épisodes, il donne par anticipation les raisons historiques essentielles, inté­ rieures, pour lesquelles de l arges couches, parmi les intellectuels habituellement cultivés et subjectivement honnêtes, ont succombé si facilement devant une démagogie brutale et d'un bas niveau spirituel et moral. (« La poésie bannie » [ 1 942) in Thomas Mann. Ed. François Maspéro, pp. 194- 1 9 5.)

BIOGRAPHIE

Gyorgy Lukacs est né à Budapest le 1 3 avril 1 8 85. Etudiant de philosophie à l'Université de sa ville natale, il s'intéresse surtout aux questions littéraires qui agitent son époque. C'est sur son initiative qu'un théâtre libre y voit le jour ; on y présente des pièces d'Ibsen et de Strindberg. Après avoir obtenu son titre de docteur en 1 906, Georges Lukacs se rend successivement aux universités de Berlin et de Heidelberg. Il y fait la connaissance des représentants les plus marquants des différentes écoles philo­ sophiques d'alors, Windelband, Rickert, Lask, Dilthey, Husserl, Simmel, etc. Le sociologue Max Weber le prend en amitié. De plus, il établit des relations avec le critique littéraire Gundolf et avec Thomas Mann. Le résultat de ses études esthétiques et sociologiques se trouve exposé dans deux publications impor­ tantes, L'Ame et les formes ( 1 9 1 1 ) et la Théorie du Roman (1 9 1 6) . En 1 9 1 5, Georges Lukacs retourne à Budapest. Fréquentant un groupe d'intellectuels qui sous l'effet de la guerre impéria­ liste se sentent de plus en plus attirés p ar le mouvement ouvrier révolutionnaire, Georges Lukacs adhère en 1 9 1 8 au Parti com­ muniste hongrois qui vient d'être constitué. En 1 9 1 9, il entre par cooptation au comité central du Parti et devient commissaire à l a Culture Populaire dans le gouvernement de Béla Kun . La terreur blanche qui succède à la république des Conseils le

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contraint à s'exiler en Autriche et en Allemagne . Sa réflexion politique donne naissance à trois ouvrages, Histoire et conscience de classe ( 1 923), Lénine ( 1 924) et Moïse Hess et la dialectique idéaliste ( 1 926).

Ayant déj à séjourné à l'Institut Marx-Engels de Moscou entre 1 929 et 1 93 1 , Georges Lukacs s'installe définitivement en Union soviétique à partir de 1 9 3 3 . Son activité s'y exerce au sein de l'Institut philosophique de l'Académie des sciences à Moscou. En 1 944, après la défaite du fascisme, Georges Lukacs revient à Budapest. Nommé professeur d'histoire de l'art et d'esthé­ tique à l'université de cette ville, il publie de nombreux ouvrages de critique littéraire dont la valeur et la portée exceptionnelles lui vaudront d'être qualifié de « Marx de l'esthétique � . Il est nommé en même temps membre de l'Académie des sciences et entre au parlement de son pays. En 1 95 1 , n'étant pas d'accord avec la politique stalinienne , il renonce à toute activité politique. En 1 95 6, Georges Lukacs participe à la Révolution hongroise. Il assure les fonctions de ministre de la Culture pour la seconde fois après trente-sept ans dans le premier gouvernement Nagy. Après l'échec de la tentative révolutionnaire, il se réfugie à l'ambassade yougoslave le 4 novembre 1 95 6 . Déporté pendant quelques m ois en Roumanie, il est autorisé en 1 95 7 à rentrer à Budapest. C'est là que le vieux lutteur, qui a su allier au cours d'une vie mouvementée la théorie et la pratique révolutionnaires, continue à maintenir par ses travaux le dynamisme et la fécondité de la pensée m arxiste. Quant à sa vie de militant ardente, elle vient de trouver une issue heureuse. En 1 967, Georges Lukacs a été réintégré sur sa demande dans le Parti communiste hongrois.

BIBLIOGRAPHIE

TEXTES L'établissement d'une bibliographie des œuvres de Georges Lukacs se heurte à de grandes difficultés, non seulement parce que celles-ci ont été publiées sous des titres divers et à des dates différentes, parfois même dans plusieurs langues sans qu'on sache toujours quelle est l'édition originale, mais aussi parce que la date de rédaction et souvent très anté­ rieure à celle de la publication . L'édition des œuvres complètes d e Georges Lukacs, q u i est en cours de réalisation chez Luchterhand, perlllettra sans doute d'y voir plus clair. On reste cependant quelque peu perplexe en présence d'un plan qui sacrifie partiellement /'ordre chronologique afin de grouper des textes écrits a des dates différentes autour d'un même thème. Douze tomes sont prévus ; seuls ont été publiés jusqu'à présent les tomes V, VI, Vil, IX, XI et XII.

Voici la l iste des ouvrages contenus respectivement dans chaque tome T.

I :

Frühsc/1rifte11, 1 : Die Seele und die Formen ( 1 9 1 1). Die Theorie

des Romans ( 1 920). Anhang : Kleinere Schriften 1 909- 1 920. Frühschriften, Il : Geschichte und Klassenbewusstsein ( 1 923). Lenin ( 1 9 24). Moses Hess ( 1 926). Anhang : Autobiographie. T. III : Kleine Schriften : Skizze einer Geschichte der neueren deutschen Literatu r. Existentialismus oder Marxismus. Zur philosophischen Entwicklung des jungen Marx . Anhang : Kleinere publizistische Schriften. T. IV : Probleme des Realismus, 1 : Essays über Realismus. Marx und das Problem des ideologischen Verfalls. Volkstribun oder Bürokrat ? T.

Il

:

1 84 \Vider den missverstandenen Realismus. Anhang : Aufsatze aus der Llnkskurve. T. V : Pro bleme des Rea lismus, II : Der russische Realismus in der Welt­ literatur. T. VI : Pro blem e des R ea!ismus, III : Der historische Roman. B alzac und der franzësische Realismus. T. VII : D eutsche Literatur in 2 Jahrh underten : Goethe und seine Zeit. Deutsche Realisten des 1 9 . Jahrhunderts. Thomas Mann. T. VIH : Der junge Hegel. T. LX T. X

: Die Zerstonmg der Vernunft. : Probleme der A esthetik :

Beitrage zur Geschichte der Aesthetik. Die Sickingendebatte zwischen Marx-Engels und Lassalle. Frie­ drich Engels ais Literaturtheoretiker und Literaturkritiker. Ueber die Kate gorie der Besonderhcit. T. XI-XII : A sthetik, 1 : Die Eigenart des Aesthetischen . En dehors d e cette édition des œuvres complètes d e Georges Lukacs, la maison d'édition Luchterhand a publié les o uvrages suivants du même auteur : Die Theorie des Rom ans,

3 ' édition, 1 965.

Ski:.:.e einer Geschichte der neueren Deutschen Literatur, Ueber die Besonderheit ais Kategorie der A esthetik, Lenin,

1963.

1 9 67.

1 9 67. CHOIX DE TEXTES

Georg LUKACS : Schriften zur L iterat11rsoziologie, ausgewahlt und einge­ leitet von Peter Ludz, Soziologische, Texte t. 9, 2• éd., 1 9 6 3 . Tant par l e choix judicieux des textes d e Lukacs que par l'introduction très bien documentée et heureusement nuancée de Peter Ludz, ce volume constitue une contribution précieuse à la sociologie de la littérature. Pré­ cisons que seules les analyses l ittéraires de Lukacs y sont examinées. Sa philosophie de l'histoire et sa philosophie politique se trouvent ainsi écartées. Excellente bibliographie. Georg LUKACS : Festschrift zum 80. Geburtstag, herausgegeben von Frank Benseler, 1 9 66. Choix de textes offert à Lukacs à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire.

1 85

Georges L ukacs

Georg LL'KACS

:

DEUTSCTŒ..'i SCHRIFTI...'i

DIE GRABLEGW'G DES ALTEN DE UTSCHL\'