Comment reconnaître le poète en Georges Bataille - à côté de l'écrivain et du penseur? A partir d'une lecture
129 108 2MB
French Pages 190 [188] Year 2010
Table of contents :
Table des matières
Avant-propos vii
Préface La fiction du lecteur 1
Chapitre 1 La maladie de l’imposture 9
La mort à fleur de texte 12
La syncope du récit 19
La comédie de la mort 30
Chapitre 2 Le roi du bois 41
La souveraineté n’est RIEN 43
Le sujet et l’objet en question 49
Sujet souverain 57
Chapitre 3 La haine de la poésie 67
L’impossible enjeu de la métaphore 69
Un sacrifice où les mots sont victimes 78
La poésie en son contraire 86
Chapitre 4 La poétique de Georges Bataille 95
La méthode du langage 97
La poésie et le monde 104
Poëte de l’impossible 111
Chapitre 5 La littérature n’est rien si elle n’est poésie 121
Impossible, pourtant là 123
L’instant du sacré 130
Une éthique du sommet 137
Conclusion La mesure du monde 147
Bibliographie 153
Index des notions 165
Index des noms 169
Modern French Identities
52
Modern French Identities
52
ISBN 978-3-03910-738-4
Marie-Christine Lala
Georges Bataille, Poète du réel
Peter Lang
Marie-Christine Lala a dirigé plusieurs séminaires sur Georges Bataille au Collège International de Philosophie (Carré des Sciences, Paris). Elle est Maître de conférences au Centre de Linguistique Française à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle.
Marie-Christine Lala • Georges Bataille, Poète du réel
Comment reconnaître le poète en Georges Bataille – à côté de l’écrivain et du penseur? A partir d’une lecture détaillée de L’Impossible, ce livre met peu à peu en lumière la relation paradoxale qui s’établit dans le mouvement de l’écriture entre le langage, l’expérience et le monde. Cette approche favorise les confrontations en sciences humaines et en même temps, elle éclaire le sens de la haine de la poésie qui excède les limites de la littérature et de la philosophie. Par leur exploration du mode de référence propre à l’énonciation, ces analyses permettent aussi de questionner la place du lecteur et les enjeux de la critique du discours. On peut voir les thèmes-clés de la pensée de Bataille (souveraineté, transgression, sacré…) ordonner leur cohérence profonde autour du réel impossible, depuis l’œuvre de la mort dans le texte. D’une poétique nouvelle, cette écriture augure une éthique à venir.
Modern French Identities
52
Modern French Identities
52 Marie-Christine Lala
Georges Bataille, Poète du réel
Peter Lang
Marie-Christine Lala a dirigé plusieurs séminaires sur Georges Bataille au Collège International de Philosophie (Carré des Sciences, Paris). Elle est Maître de conférences au Centre de Linguistique Française à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle.
Marie-Christine Lala • Georges Bataille, Poète du réel
Comment reconnaître le poète en Georges Bataille – à côté de l’écrivain et du penseur? A partir d’une lecture détaillée de L’Impossible, ce livre met peu à peu en lumière la relation paradoxale qui s’établit dans le mouvement de l’écriture entre le langage, l’expérience et le monde. Cette approche favorise les confrontations en sciences humaines et en même temps, elle éclaire le sens de la haine de la poésie qui excède les limites de la littérature et de la philosophie. Par leur exploration du mode de référence propre à l’énonciation, ces analyses permettent aussi de questionner la place du lecteur et les enjeux de la critique du discours. On peut voir les thèmes-clés de la pensée de Bataille (souveraineté, transgression, sacré…) ordonner leur cohérence profonde autour du réel impossible, depuis l’œuvre de la mort dans le texte. D’une poétique nouvelle, cette écriture augure une éthique à venir.
Georges Bataille, Poète du réel
M odern F rench I dentities Edited by Peter Collier Volume 52
Peter Lang Oxford Bern Berlin Bruxelles Frankfurt am Main New York Wien l
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Marie-Christine Lala
Georges Bataille, Poète du réel
Peter Lang Oxford Bern Berlin Bruxelles Frankfurt am Main New York Wien l
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Bibliographic information published by Die Deutsche Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data is available on the Internet at http://dnb.d-nb.de. A catalogue record for this book is available from The British Library. Library of Congress Cataloging-in-Publication Data: Lala, Marie-Christine. Georges Bataille : poète du réel / Marie-Christine Lala. p. cm. -- (Modern French identities ; v. 52) Includes bibliographical references. ISBN 978-3-03910-738-4 (alk. paper) 1. Bataille, Georges, 1897-1962. Impossible. I. Title. PQ2603.A695I4635 2009 848‘.91209--dc22 2009048344
ISSN 1422-9005 ISBN 978-3-03910-738-4
E‐ISBN 978‐3‐0353‐0256‐1
© Peter Lang AG, International Academic Publishers, Bern 2010 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Bern, Switzerland [email protected], www.peterlang.com, www.peterlang.net All rights reserved. All parts of this publication are protected by copyright. Any utilisation outside the strict limits of the copyright law, without the permission of the publisher, is forbidden and liable to prosecution. This applies in particular to reproductions, translations, microfilming, and storage and processing in electronic retrieval systems. Printed in Germany
Table des matières
Avant-propos
vii
Préface
La fiction du lecteur
1
Chapitre 1
La maladie de l’imposture La mort à fleur de texte La syncope du récit La comédie de la mort
9 12 19 30
Chapitre 2
Le roi du bois La souveraineté n’est RIEN Le sujet et l’objet en question Sujet souverain
41 43 49 57
Chapitre 3
La haine de la poésie L’impossible enjeu de la métaphore Un sacrifice où les mots sont victimes La poésie en son contraire
67 69 78 86
Chapitre 4
La poétique de Georges Bataille La méthode du langage La poésie et le monde Poëte de l’impossible
95 97 104 111
vi Chapitre 5
La littérature n’est rien si elle n’est poésie Impossible, pourtant là L’instant du sacré Une éthique du sommet
121 123 130 137
Conclusion
La mesure du monde
147
Bibliographie Index des notions Index des noms
153 165 169
Avant-propos
Les pages qui suivent traitent de l’actualité de la pensée de Georges Bataille dans son rapport au langage et au monde, et non pas seulement de l’improbable devenir d’une utopie. Il est donc nécessaire de préciser, pour commencer, par quels détours ce livre a vu le jour. Le manuscrit en fut intégralement rédigé – et déposé – l’année 1992 sous le titre de Georges Bataille, Poète de l’avenir après une intense période de réflexion sur l’œuvre de la mort, l’impossible et la souveraineté que favorisèrent mon Doctorat, de belles rencontres et le Collège international de philosophie. Le lecteur s’expliquera ainsi que la bibliographie s’arrête à cette première époque. Depuis 1993, l’exercice à temps plein de l’enseignement et de la recherche (à Paris 3-Sorbonne nouvelle) a également occupé le travail de tous les jours, notamment avec la poursuite de l’approfondissement théorique des relations entre linguistique et poétique du discours à partir du texte littéraire. Dans le parcours détaillé et réactualisé des notes, quelques jalons en sont restitués pour fournir au lecteur des repères contemporains, tout en lui faisant partager la continuité de notre propos. Durant cette seconde époque, où la réception des études batailliennes se complexifie, j’ai dirigé un nouveau séminaire au Collège international de philosophie (1998–2002) sur la poésie et les conduites souveraines au fondement de l’économie générale. Et comme le manuscrit de ce livre était resté en retrait, il m’est alors apparu clairement qu’il trouvait dans cette thématique qui le traverse les répercussions les plus actuelles. La décision fut prise de donner à Georges Bataille, Poète du réel son public de lecteurs… Préférer ce titre nous rappelle que l’avenir, pour Bataille, n’est pas le souci du temps futur, mais l’échéance d’un être dans le dépassement des limites atteintes, et que le réel y demeure tout entier en question dans la projection d’un à-venir du monde où règne dans l’instant la prodigalité de la vie. Enfin, l’amitié de Peter Collier offrit la précieuse impulsion éditoriale: que son âme de poète en soit ici vivement remerciée.
Préface
La fiction du lecteur
Je m’adresse si peu aux malveillants que je demande aux autres qu’ils me devinent. Les yeux de l’amitié suffisent seuls à voir assez loin. (VI, 162)
L’image d’écrivain scandaleux a longtemps retardé la lecture de l’œuvre de Georges Bataille, mais la frange des lecteurs s’élargit comme s’estompe le mythe de l’écrivain maudit. Malgré des détracteurs, dont Jean-Paul Sartre ne fut pas le moindre, le texte de Bataille aura persisté jusqu’à nous en attente de son heure à venir. En 1943, l’écrivain existentialiste jette un salut plein d’intelligence et d’esprit dénigreur à celui qu’il nomme «un nouveau mystique».1 Et d’autres critiques moins glorieux ont parfois relayé ce discours sans éviter l’écueil d’une incompréhension triviale, ni les bas-fonds de la médisance. Parmi les écrivains du siècle dernier, Bataille est en effet l’un de ceux dont la réputation aura trop longtemps différé le déchiffrement de l’œuvre, même s’il est compréhensible qu’un irrésistible mouvement de rejet puisse expulser le lecteur loin d’un texte où se jouent les limites de l’être. D’abord dérobés sous le pseudonyme, les écrits dits sulfureux ont contribué à la diffusion de l’œuvre au risque d’une certaine méconnaissance. Il était cependant essentiel de ne pas éluder ce qu’ils présentent à nos yeux – ce qu’ils demandent au regard de soutenir –, puisque, il est vrai, la nature humaine «en entier découle du scandale où elle a le sens de l’horrible» (III, 115). Dans les récits de Bataille, le désordre caché de la part maudite2 1 2
C’est le titre de l’article que Jean-Paul Sartre (1943, repris dans Situations I, 1947, pp. 133–174) consacre à Georges Bataille au sujet de L’Expérience intérieure. La notion de «part maudite» doit perdre toute consonance pieuse dans l’esprit du lecteur, puisqu’elle désigne la part non reconnue en l’homme – part réduite au silence.
2
Préface
en l’homme se trouve brusquement exposé dans sa nudité et lentement explicité, dans le ressassement de l’écriture, jusqu’à ses racines les plus intimes. Son achoppement n’aura retardé la lecture que pour mieux réserver la réception ultérieure d’une œuvre fondamentale tout entière adressée à la clarté de la conscience. Ainsi le nimbe de silence qui ne peut cesser de l’accompagner, se distingue-t-il radicalement de toute allusive et nocive mystique noire – le moment étant venu de l’extraire de la gangue de mysticisme dont l’auteur lui-même l’enveloppa. Et, nous voyons à présent le lecteur de Bataille, que personne ne saurait plus enfermer dans le cercle d’un cénacle ou les arcanes d’une secte, acquérir cette sorte de reconnaissance que toute œuvre suscite pour sa pérennité. De 1970 à 1988, la publication progressive des Œuvres complètes en douze tomes aux Editions Gallimard3 a confirmé le caractère impossible à classer de ces écrits, leur aspect fragmentaire et l’apparente absence d’unité de l’œuvre. Parallèlement, la critique a mené un travail d’analyse grâce auquel les diverses facettes du prisme étrange et malaisé de cette œuvre se décomposent et se recomposent pour livrer les multiples aspects de l’auteur. On peut dire que la dialectique du fragment se mesure ici à la totalité de l’œuvre élaborant son aboutissement à partir de l’inachevé. Stigmatiser en Georges Bataille l’écrivain inclassable, c’est saluer en lui la parole excentrée de «l’homme des carrefours» (VIII, 598) qui veut l’impossible pour échapper à la fermeture des systèmes et déjouer le reflet des choses. L’un des grands mérites de cette édition est de présenter les écrits dans leur ensemble, même si elle semble abandonner le lecteur à la perplexité face à l’improbable unité d’une œuvre fragmentaire. A travers la diversité des écrits, la cohérence profonde du texte s’élabore depuis la recherche inlassable d’un point de vue d’où s’ordonne l’ensemble.4 C’est l’impossible qui offre paradoxalement cette possibilité, quand l’expérience de l’écriture, vécue
3 4
La malédiction qui en découle est à comprendre à partir de la valeur athéologique que Bataille attribue au sacré. Nous indiquons entre parenthèses (en chiffres romains) la référence des textes de Bataille qui renvoie le lecteur aux tomes des Œuvres complètes. «J’ai tout sacrifié à la recherche d’un point de vue d’où ressorte l’unité de l’esprit humain» (X, 12).
La fiction du lecteur
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souverainement au cœur de l’expérience intérieure, au plus près de l’œuvre de la mort5 dans le langage, délivre simultanément l’accès à la pensée de Bataille et à l’unité de son œuvre. L’impossible bataillien se donne comme une catégorie de pensée inouïe pour nommer l’innommable qu’elle est pourtant vouée à dérober dans le silence, à l’infini. La catégorie de l’impossible joue donc le rôle d’un principe organisateur invisible par où l’œuvre de Georges Bataille se constitue peu à peu à force de répétition, puisque toujours «le pic frappe au même endroit» (V, 356). Elle incarne la figure sans figure de l’absence (la figure du manque) et augure la possibilité d’une figure universelle et vide (rivalisant avec la figure de Dieu), mais capable de rendre manifeste la réalité de relations encore inédites entre l’homme et le monde. L’impossible n’est pas métaphysique: il demeure ancré au plus profond du théâtre intime de l’homme, à l’extrême pointe où se tenir pour énoncer l’appréhension plurielle et toujours renouvelée du monde. A cet égard, le texte de L’Impossible (III, 97–223) déroute et trouble d’abord fortement le lecteur, avant de lui délivrer dans l’après-coup, comme par miracle, un véritable fil conducteur à travers le labyrinthe de l’œuvre. Ce texte, dont la lecture exige de soutenir la tension de l’écriture dans sa double articulation de fiction et de commentaire, fut composé progressivement en triptyque et édité en 1947 sous le premier titre de La Haine de la poésie, puis recomposé et finalement réédité en 1962 sous le titre définitif.6 Le témoignage que Philippe Audoin nous a laissé de sa lecture perspicace de Georges Bataille à partir du récit d’Histoire de rats rencontre et confirme l’itinéraire que nous voulons ici reconstituer. Dans une «Interview inimaginable»,7 il décrit l’état de parfaite porosité où il se trouva plongé après la lecture de ce récit qui l’avait extrêmement agité et il explique comment il se laissa 5 6
7
Ces analyses s’appuient sur nos premiers travaux (Lala, 1981, 1985) sur «l’œuvre de la mort» et l’impossible dans l’écriture et la pensée de Bataille. Bataille a choisi de placer en premier le texte poétique de L’Orestie (1945) pour l’édition de 1947, alors que pour la deuxième édition, ce sont les deux textes narratifs (Histoire de rats et Dianus) qui se trouveront placés en début de recueil. Il faut lire le dossier des notes qui accompagnent le manuscrit (III, 509–544). Dans une interview de juillet 1984, Philippe Audoin (1987) témoigne d’une compréhension profonde de la pensée de Georges Bataille.
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Préface
imprégner, de telle sorte que l’intellection des thèmes fondamentaux de la pensée de Bataille lui fut rendue possible par une appropriation lente et insidieuse. La fiction et le commentaire se relaient dans L’Impossible, au fil du texte et en un même livre, pour déplier entre récit et discours une expérience de l’écriture inséparable de «l’outrance du désir et de la mort» (III, 101). D’un côté, on voit la fiction se déployer du langage narratif au langage poétique, faisant de L’Impossible un espace d’investigation pour la catégorie de l’impossible, à même la configuration topique du texte8 qui semble tracé et délimité comme le terrain pour l’ethnologue. De l’autre, le commentaire ne cesse d’accompagner en contrepoint la fiction, sous forme de discussion philosophique, de réflexions personnelles ou de contestation de la poésie, faisant écho à d’autres textes plus théoriques – tels ceux de La Somme athéologique (V et VI) – et poursuivant le dialogue avec eux. En généralisant cette observation à l’ensemble des écrits de Bataille, on constate que toute fiction bataillienne (récit ou roman) – tout comme le poème – reste liée au commentaire par le jeu des préfaces et des essais, dans le ressassement de thèmes obsédants, et que tout texte théorique demeure en retour lié à l’expérience vécue, se faisant lui aussi pratique vivante des idées que dramatisent les fictions. Dans ces conditions, l’épreuve de l’impossible désigne et repousse simultanément les limites du discours en brouillant les pistes, faisant de la perte du sens (et du non-sens lui-même) un obstacle inévitable. L’écriture de Bataille ne peut se dissocier de l’expérience intérieure – expérience portée aux limites de la subjectivité dans le langage et vécue dans la transe de l’émotion – dans la confrontation virulente et tremblée entre l’intériorité supposée du sujet et une extériorité toujours indéfinissable. La lecture et la relecture de L’Impossible ne peuvent qu’accroître l’opacité d’une écriture où se perd toute interprétation, mais si le lecteur se trouve pris à cette intensité, il n’a pas d’autre issue que de s’engager plus avant et de s’y laisser prendre encore jusqu’à comprendre. Peu à peu, le dispositif topique du texte agit littéralement, et dans tous les sens, comme le dispositif formel de la scène
8
La théorie du texte s’est considérablement développée en France depuis les années soixante dix jusqu’aux dernières avancées de la linguistique textuelle.
La fiction du lecteur
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au théâtre. A même l’écriture, la poétique du texte de L’Impossible démontre par le biais du récit, du jeu de l’énonciation9 et des tropes et figures du discours, ce que les écrits théoriques ne cessent de commenter et de mettre en formule à travers les thèmes de La Somme athéologique, ou d’autres textes encore comme La Souveraineté (VIII, 243–456). Pris dans ce mouvement incessant entre fiction et commentaire, le lecteur dégage insensiblement le lien qui unit les conceptions poétiques de Bataille et les thèmes de sa pensée. La poétique du texte et une notion du langage indissociable de la critique du discours, nous communiquent sa vision originale de la haine de la poésie et de la littérature dans le cadre de l’économie générale.10 La lecture de L’Impossible va nous guider dans le labyrinthe de l’œuvre de Georges Bataille. Et même, à travers les modulations du silence qui scandent son écriture, nous découvrons des indices d’une singulière captatio benevolentiae dans la pure tradition de l’adresse au lecteur. Cet appel indirect hante l’écrit bataillien pour une invocation au lecteur, nous provoquant à décrypter sa formule quelque peu sibylline: «Le tiers, le compagnon, le lecteur qui m’agit, c’est le discours» (V, 75). La densité aphoristique de cette expression rend plus énigmatique encore le sens dès l’abord obscur de ces quelques mots. Dans l’aventure du langage, la figure du lecteur associée à celle du compagnon ne peut évidemment nous surprendre, puisqu’il est possible de le concevoir comme cet interlocuteur rencontré sur le chemin, et avec lequel un échange aurait lieu. Pourtant, depuis l’espace impossible de la rencontre et du partage, le lecteur se trouve aussitôt séparé, mis à distance dans et par le discours qui fait de lui un étranger. Proche et lointain à la fois, le lecteur advient dès lors comme le tiers,11 soit l’objet d’un discours dont il serait aussi le réceptacle. Brusquement rejeté à cette posture de tiers – à la fois exclu et parlant –, frappé d’altérité, le lecteur supporte l’étrange 9 10 11
D’après le linguiste Emile Benveniste (1970): «L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation» (1974, p. 80). Bataille définit l’«économie générale» dans une note importante de Méthode de méditation (V, 215–216): voir plus loin notre chapitre 5 («Une éthique du sommet»). La notion de «tiers-parlant» de Bakhtine engage à une réflexion linguistique sur la question du tiers (cf. Jean Peytard, Mikhaïl Bakhtine, Dialogisme et analyse du discours, Paris: Bertrand Lacoste, 1995, pp. 121–122).
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Préface
appel d’un espace encore inconnu, en devenir. Interlocuteur privilégié, mais doublure impossible, le voilà qui par destin se dérobe pour répondre à sa condition de non-personne. De la deuxième à la troisième personne du discours, et dans le tour à tour modulé de la parole et du silence, le lecteur devient un pôle aux «déplacements infiniment possibles».12 L’adresse au lecteur prend ainsi sa consistance depuis le volume du discours désigné comme un espace à conquérir. Mais sachant à quelle critique radicale Bataille soumet la rationalité du discours, nous restons intrigués de l’adéquation établie entre lecteur et discours. Et, simultanément, nous le comprenons, lier le problème de la lecture à la critique du discours, c’est laisser le lecteur averti contre soi-même puisque le risque demeure égal pour le lecteur comme pour le discours de s’en tenir à la finitude des choses et de ne plus déjouer les fixations rationnelles du langage. Or, à travers cette adresse au lecteur, Bataille place en exergue de ses écrits qu’il existe dans l’ordre du discours une instance d’énonciation impossible dont participe le lecteur. Un impossible langagier dont la menace s’enracine en chaque singularité individuelle pour sceller la faille d’une inadéquation permanente. Le lecteur porte cette marque au dedans de soi-même au même titre que le discours.13 L’instant de la rencontre impossible avec le lecteur inscrit dans la langue une coupe semblable au partage des eaux, une incise invisible où se cristallise le vacillement d’une image qui attire et repousse à la fois. De l’écrivain au lecteur s’ouvre le vide abyssal de la relation à l’autre, et quand miroite le piège d’une identification sans distance, le lecteur est incité à rechercher la fusion par-delà l’horreur pressentie, au risque de rester prisonnier des effets mortifères que draîne cette fascination. L’écriture de Bataille peut susciter de la sorte adhésion ou rejet violent, et se voir assimilée, si la perspective demeurait mimétique, à un effet de substance irrationnel qui méduse toute tentative critique. Cependant, même si la communication qui s’instaure 12 13
Barthes (1962): «Littérature et discontinu», in Essais critiques, Paris: Seuil, 1964, pp. 185–186. Repris in Œuvres complètes, tome II, Paris: Seuil, 2002, pp. 439–440. Héritière d’une longue tradition philosophique, la notion de discours reste complexe à cerner sur le plan de la théorie linguistique. Dans notre étude, son interprétation renvoie toujours au contexte de ses emplois.
La fiction du lecteur
7
entre critique et écrivain participe d’une expérience commune de l’intériorité subjective, elle reste sans mesure ni rapport aucun avec la mobilité du pôle du lecteur.14 Livrée au mouvement de transit du langage, d’un pôle à l’autre du discours, cette dernière ne peut se défaire d’une radicale étrangeté. Le lecteur ne saurait être le même que le critique dans la mesure où la dimension intermédiaire de la critique se nourrit d’un état de malaise qui dramatise la solitude du lecteur. Également séparé de l’écrivain et du critique, le lecteur est appelé à franchir l’abîme de cette séparation pour déjouer le piège de la fascination et inscrire la possibilité même de la parole. Afin de recouvrer sa mobilité, il doit affronter le moment d’un saut et franchir l’espace de désolation qui le sépare, tant la tension du départ demeure nécessaire au jeu de la raison et du désir parmi les autres. Le lecteur deviendra alors son propre découvreur, se laissant sourdre lui-même comme une fiction à la source du jaillissement qui l’investit des potentielles vertus enfouies dans le langage. Désormais, il suivra le cours de sa propre errance pour mieux s’en extraire, armé contre le paradoxe de sa condition dans l’infinitude du langage. Cette voie lui délivre le don extralucide d’une voyance de nondupe experte à se dégager des limites du discours. Ainsi, à travers l’abîme transférentiel qui isole le lecteur, la dimension critique de l’écriture permetelle de suivre, à même l’écriture du texte, une stratégie complexe de jeux de passage. La poétique de Georges Bataille s’élabore dans ce mouvement de l’écriture qui favorise une ouverture réciproque du discours et du pôle du lecteur pour faire advenir le monde. L’écriture de Bataille déplace en effet couche après couche la masse glauque d’un passif lentement accumulé dans nos cultures. Afin de trancher dans l’orbe séculaire de nos rassurances narcissiques, elle nous fraye un chemin à travers les faux-fuyants et les fantasmes invoqués, d’autant plus lentement qu’elle soulève la lourde chape de nos imaginaires. De la subjectivité (humaine) à l’objectivation de quelque chose d’effrayant à voir ou d’impossible à dire, le trajet exige de l’écrivain qu’il sache tracer une géodésie infernale mais précise. Quand le rideau se lève, sous le voile ou derrière les
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Barthes analyse dans Critique et vérité (Paris: Seuil, 1966, pp. 45–79) les relations entre écrivain, critique et lecteur (repris in O.C., t. II, 2002, pp. 781–801).
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Préface
masques un à un retirés, la présence muette et obstinée du corps apparaît, massive substance où la mémoire se grave à sa propre matière. Il s’agit bien d’atteindre le lecteur au corps… à force de répéter le geste qui dénude. Et d’assurer par là le devenir d’un ordre de l’intime sans intimidation. Comment exprimer le plus radicalement inhumain en l’homme, à travers la relation à un autre être humain, sans pour autant se réduire à l’animalité la plus nue? La relation au lecteur que suscite son écriture inclut nécessairement cette question abrupte sans cesse posée à partir de l’amour. Le moindre ressac du plaisir s’accompagnerait de nausée, la répulsion doublerait sans médiation tout mouvement d’attrait. Pour maintenir le principe de plaisir, envers et contre son au-delà de pulsion de mort, ne faut-il pas restituer l’ordre d’une pulsion vitale, au plus près de la mort et de la jouissance, tout en exorcisant la fascination de la destruction pour qu’étincellent les mille couleurs et paysages d’un imaginaire lourd d’humanité? Dans le voisinage scandaleux de la tendresse et de l’horreur, ce qui est (et qui se profère dans le cri de: Impossible, pourtant là!) pourra se dire sur un mode cathartique qui réassure la fonction de communication à l’encontre de toute forme de pathos. Quiconque se heurterait à la lecture impossible du texte de Bataille ne pourrait alors qu’en mesurer aussitôt l’envers, indissociable des ressources du langage et de l’invention d’une poétique du réel, dans une relation tout autre au moi, au monde, à l’autre.
Chapitre 1
La maladie de l’imposture
Lecteur de récits, l’homme peut se définir en tant qu’individu dans sa subordination aux limites de l’identité, puisque sa représentation de la mort ainsi voilée dans le jeu des simulacres narratifs lui permet le dédoublement en un présent et un futur (VIII, 267). Dans l’oscillation incessante entre le souci de durer et la consumation du désir de brûler dans l’instant, sa conscience déchirée le met cependant face au vide où cela précipite. Bataille y insiste, les considérations qui ordonnent le monde de l’activité utile (monde du travail) impliquent le bon sens et la donnée de la conscience: leur contenu n’est autre que le sérieux de la mort dont la gravité pèse lourdement sur l’existence humaine. Sous cette forme, la mort emplit le «monde réel de l’utilité» (III, 102), mais à l’état rentré, car elle demeure omniprésente et refoulée: le non-sens de la mort fait scandale à se répéter et l’effet de vérité qu’elle produit passe inaperçu… Pourtant le rien du réel impossible1 a lieu dans l’outrance du désir et de la mort, et son achoppement porte atteinte au point le plus sensible en l’homme pour faire appel à l’impact d’une vérité contrevenant au «sentiment de vide du mensonge» (III, 101). D’après Bataille, le monde réel de l’utilité a un sens opposé au réel impossible dont la perspective est exactement celle de la poésie, celle du plaisir violent, de l’horreur et de la mort, et c’est en quoi la littérature (III, 519) nécessite de «retourner au réel impossible, au réel en tant qu’il est réel, mais défi au possible».2 1 2
Le réel se distingue de ce que l’on appelle la réalité – et le réel impossible mesure le possible au réel en tant qu’il est réel, plutôt que d’opposer le possible à l’impossible. Dans ses notes à L’Impossible (III, 509–544), Bataille propose cette définition du réel impossible liée au fait que La littérature n’est rien si elle n’est poésie (V, 173). Pour les sciences humaines, l’impossible (notion à la fois spécifique et transversale) représente un enjeu – dans une perspective interdisciplinaire – entre littérature, psychanalyse (Lacan, 1973, p. 152), philosophie, linguistique et anthropologie.
10
Chapitre 1
Que la mort en impose, personne ne saurait le nier. Plus les écrits de Bataille s’enfoncent dans la nuit, plus la mort revient comme motif obsessionnel, sans cesse repris et souvent associé à l’érotisme. Au fur et à mesure, sur cette voie, elle se fait chaque fois plus proche, plus intime. Sous son aspect premier, elle se présente à juste titre comme révoltante, négative et destructrice de la vie. De tous les événements, elle reste celui qui impressionne et peut-être l’unique, tant l’idée de la disparition définitive révolte et provoque l’angoisse. Pour la conscience sensible et immédiate, c’est une aberration. Pourtant, l’autre aspect, toujours oublié, n’est pas moins évident. Sans sa force de renouvellement, la vie ne serait pas. Et, bien que les recherches scientifiques tendent à découvrir la réalité de ce processus, elles ne suffisent pas à modifier nos attitudes devant la mort. Seule la conscience réfléchie peut opérer le retour sur soi qui permet d’accéder à cette modification. Ce trajet accompli fait la beauté tragique du texte de Mallarmé intitulé Pour un tombeau d’Anatole. L’horreur et le scandale de la mort de son enfant guident le poète qui interroge: Soleil couché et vent or parti, et vent de rien qui souffle (là, le néant ? moderne)3
Qu’elle se taise ou s’exprime, la nécessité brutale et implacable de la mort vient contredire l’individualité humaine qui ne s’en referme que davantage. Alors, l’écriture de Bataille donne à la mort un caractère lancinant, elle la sature en la menant au bout de ses effets. Si «la mort est en un sens une imposture» (V, 83, 87), c’est qu’elle cache et dérobe sa signification de vérité première de la vie sous la pose et le masque. Entre vérité et mensonge, elle ne peut s’exprimer en dehors du 3
Mallarmé, Pour un tombeau d’Anatole, Paris: Seuil, 1961, p. 157. Soulignons aussi l’importance que Bataille accorde au livre d’Edgar Morin (Corrêa, 1951), L’Homme et la Mort dans l’Histoire (VIII, 260, 267).
La maladie de l’imposture
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simulacre dont il faut cependant la détacher pour la rendre à son devenir. Elle demande à être dévoilée, dégagée des confusions où la perdent la psychologie et les bons sentiments. Par-delà le malaise lié à son impossible posture, elle requiert sa juste place. Car, si l’homme sait apprivoiser l’usage de cette clé paradoxale, il accèdera au sens caché et moteur qu’elle recouvre. Une issue semble praticable, par où dépasser les limites que fixe la peur de la mort: Bataille ouvre cette voie en montrant que l’homme peut surmonter ce qui l’effraie, qu’il peut le regarder en face. Sinon, l’angoisse inhibe et ramène à l’inertie de la mort. Et comme la vie n’est pas une chose, qu’elle ne peut en rien être subordonnée ni réifiée, son rejaillissement infini ne cesse de briser la limite du possible au point où rive la peur de la mort. Pour que l’ordre du monde utile4 n’empêche pas l’irruption de l’éclat invisible de la vie à partir de la disparition de la vie dans la mort, il faut donner à l’angoisse un sens d’excès, de saut par-delà les bornes. Dans l’excès de la vérité de l’impossible (qui suffoque comme un vent violent), l’homme peut entrevoir l’accès à un ordre du réel tout autre. Si la mort est en un sens une imposture,5 c’est donc qu’elle demande à être découverte, malgré les faux-fuyants, en ce sens précis qui la ferait apercevoir sous l’angle de son insignifiance. Comment l’événement sans doute le plus lourd et le plus chargé d’un sens insoutenable pour l’individu, peut-il devenir l’équivalent d’une absence de sens? Ce qui est en jeu, dès lors, c’est que l’événement majeur de l’existence humaine puisse recouvrer un caractère d’insignifiance. Sans faire l’économie de la réalité de la souffrance à la perte d’un être cher, par-delà l’injustice d’une mort aveugle à frapper, par-delà la révolte profonde de l’être tout entier, l’œuvre de Bataille emprunte les voies et les moyens de la littérature pour «répondre à quelque chose qui, n’étant pas Dieu, est plus forte que tous les droits: cet impossible auquel nous n’accédons qu’oubliant la vérité de tous ces droits, qu’acceptant la disparition» (III, 102). La poétique de Georges Bataille relève le défi de créer, dans et 4 5
Nous désignons le «monde réel de l’utilité» (III, 102) comme «monde utile», par opposition à la notion inédite d’un monde réel conçu à partir du réel impossible. Sur cette acception du réel, voir aussi Leclaire, 1971, pp. 11–41 (Et Lacan: 1966, 1973). Notre titre de chapitre: «La maladie de l’imposture» se place sous le signe de La Maladie de la mort de Marguerite Duras (Paris: Minuit, 1982).
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par l’écriture, les conditions permettant d’apercevoir la mort en un sens, sous l’angle de son insignifiance, avec l’acception d’une indifférence lucide et gaie, celle de l’enfance retrouvée.
La mort à fleur de texte Comment soutenir la violence et l’excès de la vérité de l’impossible et de la mort, dans l’écriture, sans éluder les effets de sens que supporte la parole6 et que l’écrivain doit extraire? Dans cette tension extrême, l’écriture de Bataille se déploie entre sens et non-sens, à la limite du soutenable. Nommer la mort, la jouissance ou la castration signifierait réduire, alors que ce qui insiste dans l’ordre du désir résiste à toute réduction. Il faudra donc expliciter et déployer cet innommable sans trahir pour autant ce qui s’y délivre d’incommensurable. Le texte de L’Impossible déroute la lecture puisque l’explication se dérobe sans cesse, toute tentative d’interprétation renvoyant au terrain du langage, glissant comme les «sables mouvants» (V, 26). De prime abord, la composition en triptyque de ce texte étonne le lecteur et l’on ne comprend pas la raison de cette juxtaposition de deux récits: Histoire de rats et Dianus, puis de poèmes accompagnés d’un commentaire de la poésie: L’Orestie. Dans le projet de préface et les commentaires qui accompagnent le manuscrit en vue de la seconde édition (III, 509–522),7 Bataille apporte lui-même à plusieurs reprises des éléments d’explication pour justifier ce qu’il a voulu montrer avec ce livre, mais souvent les pistes se brouillent et demandent aussi à être interprétées. Lors de sa réédition en 1962 aux Editions de
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La linguistique de la parole reste à développer – depuis les relectures que suscitent les Ecrits de linguistique générale (Ferdinand de Saussure, Paris: Gallimard, 2002). En 1947, un projet d’édition associait La Haine de la poésie et Méthode de méditation, tandis que les textes de La Somme athéologique (V et VI) seront édités, puis réédités, par Bataille lui-même de 1943 à 1961 (VI, 360–374).
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Minuit, sous son titre définitif, L’Impossible fut en effet augmenté d’une préface, tandis que la première édition de 1947 (sous le titre de La Haine de la poésie) présentait ce simple avertissement au lecteur: Sur la publication en un même livre de poésies et d’une contestation de la poésie, du journal d’un mort et des notes d’un prélat de mes amis, j’aurais peine à m’expliquer. Ces sortes de caprices toutefois ne sont pas sans exemple, et j’aimerais dire ici qu’à juger par mon expérience, ils peuvent traduire aussi l’inévitable. (III, 509)
Si cette diversification, cette pluralité d’écrits, en un même livre, peut traduire (au sens fort de communiquer et rendre accessible) l’inévitable, la question qui nous revient alors peut se formuler en ces termes: comment communiquer l’inévitable, comment rendre l’impossible accessible – dans et par l’écriture –, sans trahir sa singularité? A cet égard, le texte de L’Impossible fait figure de texte original dans l’œuvre de Georges Bataille: lieu topique exemplaire, il déploie un dispositif stratégique dans le langage. Les trois volets de ce triptyque s’articulent à la manière d’un modèle exploratoire où se trouve mis en œuvre un mécanisme d’écriture – opérant des transformations en langue et en discours – sur le plan du récit, de l’énonciation, des tropes et figures du discours, et plus généralement du langage poétique.8 L’impossible se joue à même l’écriture – de par la configuration du texte – toujours à la limite de la référence et de la représentation. Un effet de coupure (rupture toujours réitérée) signale l’irruption de quelque chose d’inévitable, brisant la clôture et l’harmonie de toute forme. La langue, le corps, le sujet deviennent le lieu d’une expérience de la négativité où leurs limites touchent à la limite même du langage et de la raison. Cela se marque sur le plan formel, au niveau de la phrase, du récit et de la composition du texte. Les effets de non-sens sont matérialisés par des points de suspension, par une syncope du récit ou un blanc du texte – texte lui-même fragmentaire. Mais les phrases s’enchaînent si bien que le lecteur peut lire et relire L’Impossible sans jamais saisir le moindre élément où ancrer un départ d’analyse, si ce n’est précisément en ce point d’arrêt où le sens s’évanouit quand 8
Le langage poétique fait l’objet d’analyses linguistiques, notamment à partir de la fonction poétique du langage de Jakobson (1963). Voir aussi Julia Kristeva (1974).
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brûle l’éclair d’une fulgurance. L’interruption et l’inachèvement délivrent l’inévitable dans l’éclat de sa vérité d’impossible (V, 261–263). Le malaise suscité par la suspension ou l’évanouissement du sens dans les deux récits, du fait de l’épreuve de la perte de l’objet d’amour et de l’identité, entraîne un état de crise que redouble une intense activité de mise en décomposition. Le premier récit: Histoire de rats ( Journal de Dianus), relate les aléas de la vie amoureuse du narrateur (Dianus) dont la partenaire féminine (B.) se sépare à un moment donné pour rejoindre le château où réside son père. La disparition de la femme aimée se fait douloureuse, tout d’abord du fait de l’ignorance où se trouve le narrateur de la cause de ce départ qu’il craint définitif, puis du fait des lettres alarmantes que B. lui envoie par la suite, lui faisant redouter pour elle le plus grand danger auprès de ce père à la folie incestueuse. Enfin, le narrateur s’en va au péril de sa propre vie dans le froid glacial à la recherche de B., mais il s’écroule juste avant d’arriver au château où B. – accompagnée de son amant, le Père A. (le jésuite, parti auparavant lui aussi à la recherche de B.) – le découvrira enfoui dans la neige comme mort. Ils se retrouvent finalement tous les trois dans une chambre du château où le narrateur se réveille un peu plus tard pour apprendre, sous le regard d’Edron (le garde-chasse, concierge du château et complice du père), que le cadavre du père de B. (le mort) repose dans la chambre voisine. A travers le récit, tout concourt à la déconstitution du sens. Sous la menace ou dans le ravissement, la rationalité du discours est battue en brèche par l’impossible qui survient en faisant irruption dans le langage. Et l’expérience de l’écriture s’accompagne d’une suspension du jugement dont la dimension critique porte atteinte aux classifications traditionnelles de la littérature, en particulier à la divivion par genres ou à la distinction entre le fond et la forme. Sans explication apparente, le second récit se juxtapose au premier: Dianus (Notes tirées des carnets de Monsignor Alpha) concentre la même histoire d’amour et de mort, mais semble très condensé après Histoire de rats. Les états d’âme du narrateur (Monsignor Alpha) se trouvent exposés, tandis que le cadavre de son frère D. (le mort) repose dans la chambre voisine et que la partenaire féminine E. (amante de D.) erre de désespoir à travers la maison ou la campagne déserte, avant de rejoindre finalement le narrateur dans un geste de provocation amoureuse. L’impossible traduit
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l’inévitable, il n’est donc pas possible de le rendre accessible directement. Risque de la folie ou extase, c’est toujours une expérience négative9 communiquée, dans le déchirement, à l’extrême de l’angoisse, et qui s’exprime dans L’Impossible à travers la maladie ou la souffrance liée successivement à l’amour, à la solitude radicale, à l’évocation de la guerre, à la violence destructrice, à la mort et à l’écriture. Le texte de L’Impossible offre donc au regard une sorte de prisme dont l’opacité trouble. Des projections imaginaires se mettent là en vecteur pour rendre cette couleur de l’écriture, comme une voix blanche, une terre du neutre10 où les images invoquées répondent et font appel aux fantasmes de chacun. Sur cette toile de fond, se détachent les marques par où il a fallu passer: traces des différences et des différends. Chose simple et très difficile d’accès que cette mort positive dans son effet. Puissance négative qui affirme du fait même de lâcher prise, et d’être par là… en prise. La vie, la mort viennent y jouer entre névrose et perversions, tandis qu’à fleur de texte (sensible) se repère ce qui a marqué, traçant le trajet d’une force insistante, poussée et pulsion dans la langue.11 Tel un bloc opaque, le texte adhère à l’écriture en un glissement incantatoire et sans consistance, pour se redoubler d’un titre énigmatique: L’Impossible, en-tête provocant qui défie toute tentative d’interprétation. Dès l’abord, il nous est signalé que le non-sens fait obstacle à la communication. L’auteur nous avertit dans le projet de préface à la seconde édition que «ce livre est d’ailleurs en entier l’opposé de l’explication» (III, 514), signifiant par là qu’il ne peut être question, à ce degré d’intensité, que d’implication… Le critique se trouve alors comme «poussé-à-écrire»: il entre dans «le recul infini des signes».12 Et pour sa part, simultanément 9 10 11 12
Si «la négativité n’a plus d’issue» (V, 371), elle n’en fait pas moins l’objet d’une élaboration essentielle à la pensée de Bataille (V, 369–371 et 563–564). Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris: Gallimard, 1969, pp. 439–458. Nous avons analysé (Lala, 1981, 1985) les rapports entre la pulsion de mort (Freud, 1920) et la négativité (d’après Hegel) pour explorer la signification de l’«œuvre de la mort» dans l’écriture et dans la pensée de Georges Bataille. Barthes insiste sur la «double fonction, poétique et critique, de l’écriture»: Critique et vérité, Paris: Seuil, 1966, p. 45 (repris in O.C., t. II, p. 781).
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appelé à entrer dans le jeu de l’écriture et mis à distance, le lecteur participe de cette insidieuse désintégration du langage: il doit accepter une modification de ses attitudes acquises face au texte littéraire. Depuis la phrase ordonnée par les lois de la syntaxe dont la logique présente une ou plusieurs histoires avec un sens et des références dans la réalité, il avance progressivement, du premier au troisième volet de L’Impossible, vers une sorte de langage détruit, décomposé et même pulvérisé en mots sur la page. L’inscription de la mort, à l’œuvre dans l’écriture de L’Impossible, recoupe l’incidence du réel impossible dans le langage13 et renforce la visée bataillienne d’une Hétérologie (II, 165–202) qui jette les fondements d’une réflexion interdisciplinaire. Le lecteur pourrait s’attacher au mot, omniprésent et lourd de sens, à défaut de pouvoir saisir la phrase et le récit. Cependant, le contenu sémantique qui échoie reste suspendu en dehors de toute référence par manque de soubassements («la vérité fondée sur l’inachèvement» mine le fondement lui même). Ou bien il s’évanouit faute de s’étayer sur une réalité concrète («tout réel se brise, est fêlé»),14 ou bien saturé par le contexte, il échappe de toute façon par surdétermination (les mots sont trop lourds de sens). Ainsi, dans le troisième volet du texte: L’Orestie, les mots se disposent-ils sur la page en une suite de poèmes. Peu à peu, en se vidant de leur sens, ils recouvrent leur matérialité sensible (sonore et scriptible) de signifiant, comme autant d’éléments premiers. Mais il ne s’agit pas de s’en remettre à l’ineffable… En contrepoint, un commentaire sur le sens de la haine de la poésie accompagne cette constellation des mots sur la page. Nous recueillons des thèmes dont le signifié se condense, puis se dissipe et se retrouve exclu. En tant que tels, ils ne sauraient constituer un point d’ancrage pour la lecture, ni l’objet d’une étude, puisque le mouvement de l’écriture les déplace sans arrêt. De même, la typographie que la disposition du texte exhibe – avec 13
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En exergue à Madame Edwarda, Bataille cite Hegel: «[…] maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force» (III, 9). De l’œuvre de la mort à l’impossible, notre parcours de lecture découvre le réel de la langue (Milner, 1978) dans le déploiement de la fonction poétique du langage. Dans Le Coupable (V, 260–263), Bataille met en rapport l’inachèvement, l’être et le monde: «Ma conception est un anthropomorphisme déchiré» (V, 261).
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ses paragraphes, ses coupures, ses espacements et recoupements des blancs, ses signes de ponctuation – ne peut retenir en tant que telle, car nous ne gagnerions que fascination à fixer le vide… Notons simplement son impact: du fait de sa capacité à créer une distance nécessaire à la réflexion du silence dans l’écriture, elle fait jouer visuellement l’espace comme un hiatus entre les phrases, les mots et le texte.15 Revenons plutôt à la phrase et à son glissement sans fin. Dès la première lecture de L’Impossible, chacun peut faire l’épreuve du lien entre les phrases et le mouvement qui les porte, entre l’ensemble des phrases et les mots. Soulignons toutefois que l’écriture du commentaire resterait nouée à celle de la fiction, si en décrivant le mouvement où elles sont emportées et où elles se mêlent, notre approche ne tenait précisément à extraire ses propres modalités de lecture de toute «retombée» structuraliste. Les éléments de l’analyse structurale sémantique permettent de cerner tous les aspects de la structure du récit, mais le mouvement du langage n’y est pas pris en compte et deux écueils attendent la critique. Le risque de refermer l’analyse sur un système et de bloquer le «pluriel» du texte.16 Ou sa contrepartie, la butée contre l’infinité irréductible du sens dont il faudrait se contenter de dire qu’elle échappe, laissant entendre par là qu’il y aurait encore du sens à ressaisir ailleurs, en un lieu dont on ne pourrait cerner les arcanes. Deux écueils dont il est certain que le premier conduit au second: si nous bouclons (même provisoirement) l’analyse sur un modèle structural,17 alors nous voici condamnés à chercher une essence au risque de sombrer dans le gouffre de l’indicible. C’est pourquoi notre lecture de L’Impossible propose de cerner tout d’abord, au plus près, les deux plans d’énonciation de l’histoire et du discours, pris dans leur alternance. On verra de la sorte se tracer peu à peu le dessin de l’histoire qui se récite – d’Histoire de rats à Dianus – au fur et à mesure que se déroule le récit des événements comme 15 16 17
La complexité typographique – que la poétique du texte littéraire peut déployer – entre dans le champ d’une linguistique de l’écrit en cours d’expansion théorique. Voir aussi Eni Orlandi, Les formes du silence, Paris: Editions des Cendres, 1996. Cf. Barthes (1970): «le texte pluriel: même et nouveau», O.C., t. III, 2002, p. 131. Notre lecture critique (Lala, 1981) de la description structurale de L’Impossible par N. Gueunier (1972) s’appuie également sur les aspects pertinents de cette approche.
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«ils apparaissent à l’horizon de l’histoire».18 A force de souligner l’effraction et le décrochage que cette irruption narrative opère dans l’ordre du discours, on désigne l’accès à une dimension problématique du langage. La description des occurrences du récit et du discours fait se dégager peu à peu un mouvement subtil et difficile à saisir. C’est le passage de l’un à l’autre plan d’énonciation, ce sont les échanges entre les deux systèmes temporels qui vont se déployer. Et ce jeu, avec ses feintes, les échappées et les redites, retours inattendus, repousse toute intrusion ou velléité de lecture et d’interprétation définitives. Ce jeu nous capte sans se laisser capturer. A force de le suivre, nous voici libérés de toute contrainte, et simultanément contraints d’aller jusqu’au bout du trajet. Dès lors, l’écriture de la critique se met à jouer de la fiction, et le lecteur part à la découverte sans autre projet que celui d’épouser la mouvance d’une recherche qui sert de support, mais que son propre questionnement menace sans cesse de se perdre. Si Bataille choisit finalement de placer en premier les parties romanesques de ce livre, c’est que leur aspect érotique permet, d’après lui, d’accéder plus directement à la vérité de l’impossible et de la mort que le «désordre poétique» (III, 511). Il attache sa pensée à une forme narrative, non pour glorifier le «désordre sexuel» qu’il dit «maudit», mais plutôt afin de mener à l’extrême la voie ouverte par l’érotisme et que trace la fiction. Elle seule permettra d’isoler, de cerner et de comprendre, la catégorie de l’impossible. La littérature reste le lieu privilégié de cette aventure. C’est aussi ce que montre Sade à travers la mise en œuvre de ses fictions, même si son essai intitulé Idées sur les romans paraît décevant sur ce point. Non seulement il porte la marque des difficultés de l’entreprise,19 mais de surcroît il expose l’impuissance d’une parole qui, à l’époque, se heurtait d’emblée aux limites véhiculées par la langue: cloisonnement des genres, morale liée à une conception de la littérature qui devait ignorer le Vice et peindre 18
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La distinction de Benveniste entre histoire et discours (1966, pp. 238–250) est fixée dans l’opposition récit/discours (revue Communications 8, 1966). Il faut insister sur l’intérêt de cet apport, tout en dépassant un dualisme réducteur (Cf. Jean-Michel Adam, La Linguistique textuelle, Paris: Armand Colin, 2005, pp. 193–202). Le commentaire de La Philosophie dans le boudoir («Français, encore un effort si vous voulez être républicains») fait figure d’exception dans l’œuvre de Sade.
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la Vertu. En se réalisant dans et par la fiction romanesque, cette parole ne pouvait qu’y rester, à jamais coupée du commentaire. Cette étape que Bataille continue de franchir caractérise le sens de l’évolution d’une recherche où se trouve engagée «la vie même de celui qui l’assume» (I, 307). Sa pratique de l’écriture participe du moment atteint dans la première moitié du vingtième siècle par les investigations menées dans les domaines de la poésie, la critique et l’histoire. Malgré les difficultés à exprimer un contenu de pensée qui glisse et échappe sans arrêt, son souci de transmettre au discours la portée de l’expérience demeure constant à travers ses écrits. Nous exposerons peu à peu cette tentative toujours renouvelée de Bataille, pour développer et expliciter parallèlement à la fiction narrative, la formulation de ce qui aura quand même été saisi de l’inévitable.
La syncope du récit État de nerfs inouï, agacement sans nom: aimer à ce point est être malade (et j’aime être malade). (III, 105)20
Dès l’incipit d’Histoire de rats, les niveaux de la parole se décrochent l’un après l’autre, quittant leur chrysalide. Le flux du discours, en un premier dégagement que souligne la mise entre parenthèses, puis tour à tour inclus et exclu, le récit qui s’avance et se risque. Cette lente mise en route de la parole est appelée sur le mode infinitif depuis un degré zéro de la personne et du temps des verbes. Au fil continu du discours et à la communication que son univers implique, correspond en contrepoint l’impossibilité de la communication entre le narrateur et B. (la partenaire amoureuse). La rencontre entre B. et A. (le jésuite) ouvre la séquence du récit: on peut suivre le jeu réglé de l’alternance entre récit et discours. Lorsque le discours reprend, 20 Notre parcours de lecture de L’Impossible commence avec cette première citation (tome III des Œuvres complètes, édition établie par Thadée Klossowski, 1971). Voir aussi Georges Bataille, Romans et récits, Paris: Gallimard, La Pléiade, 2004.
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il se prolonge pour dire et affirmer l’échéance et la chance d’une possible communication, mais toujours à la limite de l’évanouissement, dans l’ivresse, le rire ou la folie. Le récit a pour corollaire la mort du récit. Et cette alternative alimente la mouvance du discours (sa vie même) tout en jouant et déjouant à la surface, un drame… Celui de «l’apparaître-pour-disparaître», comparable au jeu du fort-da qui vient, d’après Freud, conjurer pour le petit enfant la disparition de sa mère.21 Une double menace pèse de la sorte: la syncope du récit présente un risque pour le discours, et simultanément, la perte de l’objet d’amour un risque pour le sujet de l’énonciation.22 Le discours porte le récit qui alimente son cours: si le récit s’évanouit, le discours se rompt. De même, à la place de l’objet disparu, se creuse un manque où se marque l’absence: Ce que j’attends de la musique: un degré de profondeur en plus dans cette exploration du froid qu’est l’amour noir (lié à l’obscénité de B., scellé par une incessante souffrance – jamais assez violent, assez louche, assez proche de la mort!). (III, 107)
Jouant de la parenthèse, le discours se suspend un instant, puis reprend une fois encore pour dominer et tout envahir: Je pleurais tout à l’heure – ou, l’œil vide, acceptais le dégoût –, maintenant le jour luit et le sentiment du malheur possible me grise: la vie s’étire en moi comme un chant modulé dans la gorge d’un soprano. (III, 107)
Porté par le discours qui semble vouloir le dérober, le récit se dépose par vagues successives. Il supplée à ce que le discours ne peut articuler, et qui ne peut être porté à la parole: le rire ivre de B. (A. dans un fauteuil, enfoncé – à demi-nue, B. devant lui debout, moqueuse et folle comme une flamme) […] Renversé, le visage de notre ami s’éclaira d’un sourire railleur. Non sans violence, il se détendit. (III, 110–111)
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Freud (1920): «Au-delà du principe de plaisir» (Paris: Payot, 1972, pp. 16–17). Pour la notion de sujet de l’énonciation et sa terminologie, voir Claudine Normand, «Les termes de l’énonciation de Benveniste», in revue H.E.L., 1986, pp. 191–206.
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Le discours n’introduit les pôles d’énonciation par où passe la parole (désignés par: «je», A. et B.) que pour mieux évoquer, au niveau de l’histoire racontée, les difficultés de la communication entre les trois protagonistes. Quand est touché le point où ils communiquent, coïncident alors – en une sorte de moment-hiatus – angoisse, amitié, désir comblé et désespoir: Atteindre le plaisir exaspéré, l’extrême audace, épuisant du même coup le corps, l’intelligence et le cœur, annule à peu près la survie. En bannit tout au moins le repos. (III, 111)
En cet instant où coule le sujet de l’énonciation, l’histoire racontée se fait le support de ce qui coupe le discours, pour représenter la jouissance comme violence et détente de la satisfaction du désir. Or la détente liée à la présence du récit n’apporte pas l’apaisement, mais au contraire ouvre le drame sur l’absence de réponse et le silence tragique. Mise à nu progressive du point où le cœur lâche… lieu dont L’Impossible trace peu à peu l’espace géométrique par réduction au silence. On ne perçoit qu’un effet de sidération et de non-sens: chaque énoncé d’un contenu de pensée se trouve simultanément détruit de l’intérieur, et cela s’accomplit en se répétant,23 dans le déplacement. Ma solitude me démoralise. Un coup de téléphone de B. me prévient: je doute de la revoir avant longtemps. (III, 112)
Le coup de téléphone n’établit la jonction que pour mieux annoncer la séparation. Appel et mise à distance simultanés, il représente métaphoriquement le fil du discours toujours en instance de se rompre. Avec la disparition de B., le récit s’évanouit après avoir été porté par le discours qui vacille à son tour. Tout est donné avec le départ de B., quand la menace d’interruption (menace de mort) et son effectuation simultanée (séparation de B.) actualisent la présence et l’absence. C’est ainsi que le même schème s’inscrit, depuis l’apparaître jusqu’à la disparition de l’objet d’amour. Toujours la même 23
La répétition est l’objet d’analyses linguistiques en rapport avec la fonction poétique du langage (Cf. M.-Ch. Lala, «Le processus de la répétition et le réel de la langue», in revue Semen 12, Besançon: P.U. Franche-Comté, 2000–1, pp. 131–143).
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histoire d’amour et de mort, et que le récit résume. Mais la boucle ne se boucle pas… la question reste entière de savoir que substituer à ce moment immense où le récit ne peut résister face à l’événement qu’il rapporte: (En même temps mes mains se perdaient dans ses jambes… aveuglément ces mains cherchaient la fêlure, se brûlaient à ce feu qui m’ouvre le vide…) (III, 110)
Souligné par l’imparfait de l’indicatif (commun aux deux plans), le glissement (et le passage) du plan d’énonciation du discours au plan d’énonciation de l’histoire met en relief un point d’incandescence où les deux plans se confondent en un instant de coïncidence. Ainsi faite la part du feu, le fil du discours continue à se dévider, mais en oscillant: Je m’étonne: j’ai peur de la mort, une peur lâche et puérile. Je n’aime vivre qu’à la condition de brûler (il me faudrait sinon vouloir durer). […]
Après le départ de B., le discours tremble sous le risque que le retour ne s’opère plus: Sans ce défi de louve de B. – éclairant comme un feu l’épaisseur des brumes – tout est fade et l’espace est vide. En ce moment, comme la mer descend, la vie se retire de moi. (III, 113)
Le récit n’est plus soutenu par la présence et le désir de B., mais tant bien que mal par l’évocation d’une image, d’un souvenir. Quelle instance (quelle énonciation) relèvera l’événement du récit, si le défi du désir reste sans acteur? Une telle interrogation vient trouer le discours, redoublant l’appel au lecteur implicite. D’où la mise en suspens et la tension du geste de l’écriture projeté vers la fiction du futur: Écrire? se retourner les ongles, espérer, bien en vain, le moment de la délivrance? Ma raison d’écrire est d’atteindre B. (III, 114)
Le récit semble avoir achevé son périple, mais le discours continue de déferler. Le flux n’est pas interrompu, la question ayant instauré une tension qui ne ranime pas non plus le récit occupé à s’éteindre. La dissymétrie entre les deux plans d’énonciation est telle que «le récit inséré dans le discours se
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transforme en élément de discours», tandis que «le discours inséré dans le récit reste discours».24 Le mouvement incessant de flux et de reflux du discours est maintenu, malgré la distorsion de cette dissymétrie, grâce à la généralisation opérée par l’écriture. La quête du récit et l’attente de ce qui est25 entraînent le narrateur dans la recherche du «moment perdu», mais cependant la fusion n’en demeure pas moins impossible, frappée d’interdit au même titre que le «moment du retour». Par le truchement du récit, le mouvement du discours cherche à atteindre, et élude sans cesse, le moment de la fusion. Le retrait dans la solitude radicale aurait alors pour conséquence le silence froid et la mort. Le récit demeure inéluctablement voué à mimer ce drame de la séparation. A lui-même sa propre fin, se consumant à son propre feu, porté par ce cours du discours qu’il traverse, il apparaît pour disparaître. Et la boucle jamais bouclée opère le retour… au même point de vide… Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre: à la vérité nous atteignons; nous atteignons soudain le point qu’il fallait et nous passons le reste de nos jours à chercher un moment perdu; mais que de fois nous le manquons, pour cette raison précisément que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute un moyen… de manquer à jamais le moment du retour. (III, 114)
Venue de la disparition de l’objet d’amour, la syncope du récit pourrait faire redouter la suspension ou l’arrêt définitif du discours, en même temps que la perte de la parole dans l’angoisse ou l’aphasie. Le paradoxe inhérent au discours est tel que l’incidence d’une rencontre menant à la fusion ne fait qu’instaurer une séparation plus cruelle. Mais l’écriture relève ce défi du langage à ses propres limites. C’est à peine si le récit peut encore subsister comme réminiscence, confondu avec l’histoire événementielle ou l’histoire personnelle. Il tend à se dissoudre pour ne plus se donner que sous forme de reste: lambeaux de 24 Gérard Genette (1966), «Frontières du récit», in revue Communications 8, p. 161. Voir aussi la critique de S.-Y. Kuroda (1975), in Pour Emile Benveniste, pp. 260–293. 25 Cet usage de l’italique, fréquent dans les écrits de Bataille, permet le soulignement, et il code ici la transcription de ce qui arrive dans l’excès: l’effet du réel impossible (impossible et pourtant là, VIII, 256–257).
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Chapitre 1
phrases, inachèvement… Son retour sert à évoquer un autre récit, sorte de récit-blason inscrivant – par une mise en abîme – la citation au creux de la trame du texte. Ainsi, le rire et la nudité d’E., dans la glace, découpent-ils un tableau qui met en perspective le désir: Etranges reflets dans une obscurité de cave, des lueurs de la nudité: L.N. et sa femme, E., élégants tous deux. E. me tournait le dos, décolletée, blonde, en robe de style rose. Elle me souriait dans la glace. Sa gaieté insidieuse… Son mari relève la robe, du bout d’un parapluie, jusqu’à hauteur des reins. – Très dix-huitième, dit N. en mauvais français. Le rire ivre d’E., dans la glace, avait la malice, éblouie, de l’alcool. (III, 114–115)
Plus loin, le spectacle (de filles nues) de Tabarin ne laisse qu’«un trou dans la mémoire» quand l’ivresse du narrateur a sombré dans l’hébétude du sommeil (III, 120). Enfin surtout, le récit-blason de «l’histoire des rats» – faisant allusion à Proust, le «seul écrivain de nos jours qui rêva d’égaler les richesses des Mille et Une Nuits» – est emblématique du récit d’Histoire de rats en entier. Enchâssée dans l’histoire de B., cette «histoire des rats» inscrit le récit exorbitant de deux histoires contées «coup sur coup», en écho citationnel avec le récit proustien.26 De par l’incidence de chaque récit-blason, la trame de l’histoire ne se disloque pas, même si «l’évocation excessive n’en mène pas moins à l’horreur» (III, 122–123). L’histoire racontée pourra se poursuivre par la suite, elle aura seulement été retardée par l’insertion de quelques récits-blasons ressaisis en tant que souvenirs ou anecdotes, par le narrateur. Par un jeu de «double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit», ils servent d’emblème à l’histoire tout en différant sa reprise.27 Même s’il présente un spectacle qui suffoque, le récit ne fait pas voir, sa fonction n’étant pas de représenter mais de soutenir l’énigme là où se suspendent le souffle et le sens. Seul le retour du récit peut, à l’infini et par excès, lever le voile sur la fonction de représentation. Les sortilèges qu’il déploie font illusion, et c’est par là pourtant qu’il dévoile sa limite impossible, appendue à la limite illusoire du langage. Quand tout 26 La référence intertextuelle aux écrits de Marcel Proust est indissociable d’une vision de la poésie (V, 156–175). 27 Lucien Dallenbäch, 1977, pp. 15–19.
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s’est effacé, sur fond neutre et désolé: «Il neige ce matin, je suis seul et sans feu», le discours fait retour à lui-même pour inclure le récit sous forme de passé historique, autre récit-blason évoquant le «patrimoine d’angoisse de la nudité», à travers les ancêtres paysans, «avides de trembler de faim et de froid, dans l’air raréfié des nuits» (III, 119). Le mirage d’une issue possible s’évanouit aussitôt et sombre, happé par la fondrière du sommeil: La réponse serait: la flambée, la chaleur et B. Mais l’alcool emplirait les verres, B. rirait, parlerait d’A., nous nous endormirions, nus comme des bêtes.
Tout s’efface… et comme la poussière d’étoiles se dérobe dans le ciel à tout but concevable…
la réponse échappe: Il n’en est pas que la mort à l’avance ne dérobe. La plus belle n’est-elle pas la plus rude – d’elle-même annonçant sa misère en un mouvement de joie – provocateur, impuissant (comme était l’autre nuit, devant A., la nudité de B.)?
Avec le retour du discours sur lui-même, c’est l’effacement des traces, l’effacement du récit comme trace et événement: Je m’en vais dans la nuit sans flammes et sans reflet, tout se dérobe en moi. (III, 119–120)
Le discours fait allusion au vide tout en se prolongeant par l’énoncé d’une sentence: Ce n’est pas tout à fait tomber dans un vide: comme la chute arrache un cri, s’élève une flamme…, mais la flamme est comme un cri, n’est pas saisissable.
Le flux amène le reflux, et dans le creux qui les sépare – hiatus insaisissable et «rupture imprévisible»28 – le renversement de la doxa en paradoxe a lieu: 28
Sur la notion de «rupture imprévisible»: M.-Ch. Lala, «Versions de la rupture dans le style», in revue Semen 16, Besançon: P.U. Franche-Comté, 2002–1, pp. 149–162.
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Chapitre 1 Le pire est sans doute une durée relative, donnant l’illusion qu’on saisit, qu’on saisira du moins. Ce qui reste dans les mains est la femme et, de deux choses l’une, ou elle nous échappe ou la chute dans le vide qu’est l’amour nous échappe: nous nous rassurons dans ce dernier cas mais comme des dupes. Et le mieux qui nous puisse arriver, c’est d’avoir à chercher le moment perdu (où secrètement, peut-être même avec bonheur, mais prêts d’en mourir, nous avons jeté notre seul cri). Cri d’enfant, de terreur et pourtant de bonheur aigu. (III, 123)
Le discours alimente son retour à l’incidence précaire du récit, mais il ne peut se redoubler dans le logos 29 sans se dévoyer. Rapportant le dialogue qui suivit la satisfaction du désir, il abandonnerait la poursuite du désir puisque la réflexion philosophique trahit le mouvement vers l’inconnu que l’attente met en jeu: La nudité de l’autre nuit est le seul point d’application de ma pensée qui la laisse enfin défaillante (de l’excès du désir). La nudité de B. met en jeu mon attente, quand celle-ci a seule le pouvoir de mettre en question ce qui est (l’attente m’arrache au connu, car le moment perdu l’est à jamais; sous le couvert du déjà vu, j’en cherche âprement l’au-delà: l’inconnu). (III, 124–125)
Or, si le discours ne peut ni cesser ni se faire logomachique, seule sa mise en suspens que provoque la syncope du récit permettra de poursuivre: Ce dialogue, seule la défaillance qui suit… l’a permis. (III, 125)
Le récit avec son cortège de représentations, ses images, propose des possibles, mais demeure tributaire de l’instance qui s’en fait le support: la menace qui plane et pèse sur le discours tient à la défaillance de l’instance d’énonciation. Cet évanouissement, au bord de la syncope et de l’arrêt définitif, est sans cesse repris in extremis par le récit, et lui seul. Sans ce retour du récit sur le plan d’énonciation du discours, toute parole s’efface. Le fil de la conscience peut bien épouser la continuité recouvrée du discours pour que déferle un passé révolu, l’évocation et le rappel par la mémoire restent 29 Voir Derrida (1967, pp. 369–407) pour le statut du discours philosophique (logos).
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cependant difficultueux, tant s’ouvre un abîme d’angoisse. Les ascendants ayant mené l’existence la plus rude, la position d’une paternité menaçante donne la mesure des tâtonnements de la descendance dans la nuit des temps, vers l’inconnu de la mort: «Les pères ont mangé les raisins verts et les fils ont les dents agacées» (III, 119). A moins de se faire tautologique, de par son redoublement toujours possible dans le logos, le discours est donc voué à disparaître dans l’oubli si l’incidence d’un récit ne survient. L’instance d’énonciation se ressent de ce risque de l’évanouissement du réel discursif (V, 231) qui met la syncope du récit en coïncidence avec l’épuisement du sujet: Je me suis levé en sifflant et me suis laissé tomber à terre, comme si, d’un coup, j’avais sifflé le peu de forces qui me reste. (III, 126)
Le récit reste en souffrance, faisant sentir que sa continuité n’est pas une donnée, qu’il est un moment dans la mouvance du discours et ne se prolonge que d’être discontinu. Si le discours se redouble dans le logos, il se mure, se referme et s’aliène, s’interdisant tout accès à cette mouvance où il se renouvelle à l’infini par le biais de la syncope du récit, dans le jeu de sa propre mise à mort feinte. Les quelques mots alarmants de B. (III, 125), écrits de la main gauche, ramènent le récit à la surface où le discours commençait à s’exténuer. Acte premier de la comédie de la mort, le jeu de la syncope du récit que module l’alternance des plans d’énonciation, conditionne le tragique et le comique du drame constitutif de toute littérature. Le discours suppute les chances d’une possible imminence du récit, mais il en dévoile aussitôt le mensonge: Je calcule à l’infini; […] J’ai voulu l’hôtel, son absence d’issue, cette vaine antichambre du vide. Je ne sais si je vais mourir (peut-être?), mais je n’imagine plus de meilleure comédie de la mort que mon séjour à V. (III, 128)
Le narrateur avait longuement hésité à quitter le village de V. où il restait reclus dans le froid glacial d’une chambre d’hôtel sans feu, miné par la fièvre et l’impossibilité d’atteindre B. d’aucune façon. Quand il tente enfin
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de la rejoindre au château,30 c’est sous l’évocation terrible du père de B., en une vision de «théâtre de la cruauté» au tragique œdipien. La menace qui pesait à la fois sur le discours et sur le récit devient alors une menace de mort formulée comme telle dans la diégèse.31 Le récit revient en force (inscrit en creux dans la lettre de B.) – supporté par le discours: … mon père, me dit-elle, me traîna à travers les chambres par les cheveux. Je criais: cela fait incroyablement mal. […] Il nous tuera, ma mère et moi, dit-il, il te tuera ensuite, car il ricane: il ne veut pas te rendre malheureux! (III, 129)
Après les cassures et les replis de la douleur, le court dialogue, dans la chambre d’hôtel de V., avec le jésuite A. (parti lui aussi à la recherche de B.) avait annoncé une reprise: Mon messager file dans la neige: il ressemble à ces corbeaux dont les cris se mêlaient à ceux de B. dans sa chambre. […] Comme si la rencontre au château du père (de la fille, ma maîtresse, et de son amant, le jésuite) donnait à ma douleur on ne sait quelle insaisissable outrance… (III, 131)
Quand rien n’est résolu, la tension persiste et l’angoisse latente demeure excessive: comme si j’étais tenu, harcelé par le temps, à la veille d’événements macabres…
Le dialogue repris avec A. souligne cependant combien l’attente reste suspendue à ce signe d’incomplétude: rejoindre B. Tension maintenue et différée que seule résoudrait une initiative, un acte. Même s’il s’efface pour laisser place au récit, le discours continue à sous-tendre l’ensemble, tel un fil tendu à se rompre. A l’extrême, cette ambiguïté d’une menace larvée traduit l’oscillation d’un plan d’énonciation à l’autre. 30 Sur la référence intertextuelle au Château de Kafka (VI, 57) vient se greffer une allusion à Artaud, dans la mesure où le château du père de B. peut également figurer un «théâtre de la cruauté» comparable à celui des Cenci. 31 Gérard Genette (revue Communications 8, p. 153) reprend du grec le terme de diégèse (simple récit) pour désigner l’histoire racontée.
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Vision soudain fantasmatique, au bord du rêve… Violence sexuelle et idée diffuse d’un inceste ou d’un meurtre: … le cri de douleur de B., la terre, le ciel et le froid sont nus comme les ventres dans l’amour........................................................................................................................................ ..................................................................................................................................................... ............................................................................................................. A., claquant des dents sur le seuil se rue sur B., la dénude, arrache ses vêtements dans le froid. Arrive à ce moment le père (non le Père A., mais le père de B.), le petit homme chafouin, riant comme un niais, disant avec douceur: «Je savais, c’est une comédie!»........................................................................................................................................... ..................................................................................................................................................... […] ………….........……………………….................………………………………………dans le silence endormi de la neige, une détonation retentit ..................................................................... .................................................................................................... (III, 132–133)
L’effacement fait métaphore: silence d’un champ de neige marqué des traces de corps, puis plus tard des traces de pas. Après avoir évité son redoublement dans le logos, le discours fait retour à lui-même et s’efface pour reprendre à son compte le récit. Ce dernier subsiste en conservant la trace de cet effacement marqué typographiquement par les lignes de points de suspension. Scène d’une violence larvée qui finalement éclate. Les retrouvailles avec B. au château du père, dans la chaleur retrouvée d’une chambre, en présence du Père A. et sous le regard d’Edron, traduisent à la fois l’intensité du drame et le rebondissement possible de l’action. Revenu avec la force du fantasme, le récit se creuse et inclut dans sa langue le discours effacé, l’effacement même où se lit sa propre disparition. Discours résorbé, rentré en lui-même, neutralisé… et le récit s’y inscrit, cri dans le silence. Discours effacé… dans le récit à son tour annulé… comme trace se perd, comme cri se tait. Discours effacé dans ce qui subsiste du récit: Angoisse lourde pour une âme De paroles vacante.32 Ce moment où le discours submerge et absorbe le récit dans la perte de parole généralisée, autorise en retour cet autre moment où le discours le
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La poétique de Bataille participe d’une conception du langage proche de Mallarmé: voir Crise de vers et Quant au Livre, in O.C., Paris: La Pléiade, 1945, pp. 360–387.
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cède au récit. Tantôt «le récit fictif du roman» occupe le devant de la scène, se présentant ostensiblement avec «l’intention de peindre la vérité» (III, 101). Tantôt le discours revient dans le commentaire, sous forme d’aparté, de réflexion personnelle ou de réflexion générale (citation, doxa): désenglué du drame de l’affect et des nuées de la métaphysique. Les rapports entre récit et discours, décrits au niveau formel de l’alternance des deux plans d’énonciation, se miment en même temps au niveau sémantique de la diégèse. Le moment négatif de disparition pure et simple du discours dans la syncope du récit, dont la trace est provisoirement marquée par les lignes de points de suspension, correspond aussi à un moment de mort destructrice, une scène de meurtre. Une fois déjoué le vertige de la fascination, la sorcellerie du vide rend son illusoire essence. L’histoire se récite, puis se suspend ou se répète à l’infini. A jamais dite et redite dans le mythe qui la relève et la fige, elle se généralise, réduite à l’essentiel. Chacun peut alors s’en faire acteur, se l’approprier et se la rejouer (la re-présenter), pour la faire mourir et se dissoudre dans le même geste. Face à la mort, face à l’interruption définitive, et dans les failles où vie et mort ne cessent de s’échanger, la subsistance du récit continue à alimenter, par-delà sa syncope, le drame de la séparation où s’engendre la fiction du lecteur.
La comédie de la mort Les côtés obliques de l’être, par où il échappe à la pauvre simplicité de la mort, ne se révèlent le plus souvent qu’à l’indifférente lucidité: la méchanceté gaie de l’indifférence atteint seule ces lointaines limites où même le tragique est sans prétention. Il est aussi tragique, mais il n’est pas lourd. Il est bête au fond qu’en ces déconcertantes régions nous n’accédions d’habitude que crispés. (III, 134)
Moment de douceur immense, moment suspendu où il s’avère brutalement que le récit a partie liée avec l’événement ultime de la mort. Le tragique n’est pas lourd. En cette absence de mort, l’angoisse devenue excessive se dissipe. L’histoire tout d’abord abîmée en tant qu’image ou représentation,
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puis simplement évanouie ou disparue, accède pour finir au statut de drame dédramatisé. Toujours déjà-inscrite, la syncope du récit continue à entamer le discours, et le jeu ne se joue que d’être illusoire. Cela permet la relance: représenté sur l’axe horizontal33 par la sonnerie du téléphone, le fil du discours se prolonge. Chaque pénible tentative de départ s’ouvre et se clôt, pareille à la structure de tout récit, jusqu’au moment où se désigne la voie par où renouer le fil interrompu. De façon lassante, le scénario se répète, tandis qu’une avancée se produit sur le chemin du dévoilement de l’énigme: Dehors, je pris le chemin du château. […] J’allais, moi, jusqu’au bout de ma rage d’interroger. (III, 141)
Les récits-blasons se suffisent à eux-mêmes, et en même temps, ils servent d’emblème à l’histoire qui continue par là à dérouler son fil porté par le discours. Évocation du passé: «Je faisais maintenant le pas que mes ancêtres n’avaient pu faire». Évocation de la morte (III, 141–142): Je retrouvais dans l’air, autour de moi, cette réalité éternelle, insensée, que je n’avais connue qu’une fois dans la chambre d’une morte: une sorte de saut suspendu.
Dans l’irréalité de la mort… rappel d’un événement du passé douloureux, historique ou individuel. A l’évidence, la boucle ne se boucle pas… Dans le récit, ce qui se passe est (n’est) à la lettre… rien… Et c’est cela que le récit inclut dans sa langue, comme écart. Sorte de moment en creux, d’où la phrase se décompose ou s’élabore, après le phonème tremblé, avant des séquences plus construites et ordonnées, mais qui (ne) mènent à rien… Un glissement ininterrompu vers l’abîme, le trou noir, l’oubli… et toujours in extremis le désespéré ressaisissement… Cela est d’abord mis en jeu, dans Histoire de rats et Dianus, par l’alternance et le passage entre les plans d’énonciation de l’histoire et du discours. Puis, au fur et à mesure que la phrase se disloque – avec la fuite du référent –, la décomposition en signifiants, dans L’Orestie, marque de ses traits sur la page le lieu du vide qui se trouve dans le même geste, voilé et dévoilé. Récit et discours se trament et font la
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On peut y voir la figuration métaphorique de l’axe syntagmatique du langage.
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trame, emportant dans et par le jeu de leurs interférences, une dimension tout autre: celle de la fiction. L’histoire racontée ne cesse donc de mimer au niveau de la diégèse ce qui se passe entre récit et discours. Tantôt le discours fait retour sur le récit: «La neige effaçait à mesure la trace de mes pas» (III, 140). Tantôt le récit surgit du creux du flux discursif: Ce que la mort transfigurait, ma douleur l’atteignit comme un cri. (III, 143)
Au moment de transfiguration (instant du passage), la tension est extrême entre la vie et la mort. La menace qui planait s’abat brusquement: Enfin je vis la masse sombre, sans lumière, du château. La nuit fondit sur moi comme l’oiseau sur sa misérable proie, le froid gagna soudain le cœur: je n’atteindrais pas le château… que la mort habitait; mais la mort… (III, 143)
Jusque là dédoublé en instance énonciative ( je) et acteur-narrateur («je» ou «il»), le sujet de l’énonciation se réunifie brutalement en tombant «comme mort» dans la neige où le corps gelé sera retrouvé plus tard par B. qui remarque une «bosse» dans la neige. Le lecteur aura saisi qu’il s’agit de Dianus, lui-même déjà mort, puisque les événements relatés sont extraits du Journal de Dianus (qualifié de «Journal d’un mort») qui est le sous-titre d’Histoire de rats. Divisé entre je et «il», il se désignait un instant auparavant comme «personnage» en se nommant le comédien. Et le voilà qui à présent mime involontairement (la rage du froid terrasse) le drame de sa propre mort. Par cette mise en scène de la comédie de sa mort, il anticipe le moment où il sera vraiment «un mort dans la chambre voisine» au récit suivant (Dianus). Qu’elle soit réelle (présence du cadavre du père de B. ou du frère D. de Monsignor Alpha) ou simulée par le narrateur à travers ses chutes et évanouissements, la présence du corps mort met en évidence dans la structure du récit un point de vide (sorte de «degré zéro») que l’on peut interpréter à différents niveaux. Inachèvement de l’impossible et suspension du sens: arrêt du récit ou point d’arrêt du discours, syncope… toujours dans l’imminence d’une rupture imprévisible. Les évocations, les souvenirs et récits-blasons ont suspendu et différé le fil du discours. L’histoire qui semblait vouée à disparaître,
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reprenait avec les lettres de B., la réapparition d’A., les souvenirs et évocations des rencontres, et enfin l’initiative du narrateur d’aller vers le château. La relance incessante de l’histoire, à travers l’événement du récit, assurait la continuité de la diégèse. Pourtant en ce point d’arrêt où l’instance d’énonciation34 s’évanouit, saisie par «la rage de la mort», le récit et le discours disparaissent. L’énonciation coule, et l’annulation qui ne cessait jusqu’alors de se rejouer, semble ici définitive. Le thème de la mort s’énonce pour désigner ce qui reste à la place de ce corps immobile et froid (le mort), mais les points de suspension soulignent à quel point le contenu sémantique des signifiants «château» et «mort» reste vide de sens. Cruauté de la séparation de l’objet, absence du sens, folie, absence de Dieu, absence d’espoir… A la limite vertigineuse de l’impossible, dont l’illusion est toujours repoussée, la forme vide mise à nu par l’outrance du désir et de la mort inscrit la coupe du manque. L’inscription de la mort à l’œuvre, dans l’énonciation et dans le langage à partir de l’impossible du récit, met en relief une distance dont l’écart ne peut être comblé. L’être nous est donné, en ce point d’excès, dans un dépassement intolérable des limites de l’être: L’extrême lucidité, l’entêtement, le bonheur (le hasard) m’avaient conduit: j’étais dans le cœur du château, j’habitais la maison du mort et j’avais franchi les limites. (III, 150)
Pareil au coup de dé de la chance, le manque n’est pas à combler… mais à jouer et à faire jouer… Et, bien que dure à soutenir, la tension de cet écart n’en doit pas moins être maintenue puisqu’elle met sur la voie du retournement du réel impossible en possibilités réelles: Que savons-nous du fait que nous vivons, si la mort de l’être aimé ne fait pas entrer l’horreur (le vide) au point même où nous ne pouvons supporter qu’elle entre: mais alors nous savons quelle porte ouvre la clé. (III, 143)
Avec la réapparition de B. dans la chambre du château, au réveil de Dianus, les liens rompus se rétablissent et les éléments manquant à la 34 Nous notons: je (sujet de l’énonciation) pour différencier ce marqueur indiciel d’actualisation et le sujet de l’énoncé («je») de référence co-textuelle.
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diégèse sont restitués peu à peu. Le dialogue se renoue par l’annonce de la mort du père de B. et l’évocation de la présence voisine de son cadavre. Cependant, la question sans réponse, la suspension et l’inachèvement de la phrase, maintiennent un certain malaise. Dans son «avidité de savoir», plus Dianus questionne, plus le malaise se prolonge, nourri de tensions et de lourdeurs sinistres: B. prit ma main dans sa main gauche, croisant «gauchement» ses doigts avec les miens. (III, 147)
Hanté par la présence du mort «un peu plus loin dans la maison» et miné par l’idée d’une complicité possible entre B. et A., le dialogue se poursuit noué à la torsion douloureuse et convulsive des mains de B. La normalité semble enfin pouvoir s’instaurer, quand Dianus reste seul à voir lucidement la comédie se donner pour ce qu’elle est. Faisant l’épreuve de sa solitude radicale et de sa singularité, il ressent son malaise et sa maladie comme une imposture: Il me sembla la veille avoir eu conscience de mon jeu: c’était la comédie, le mensonge même. (III, 150) Je n’avais jamais eu jusque là cette conscience claire de ma comédie: ma vie donnée tout entière en spectacle et la curiosité que j’avais eue d’en venir au point où j’étais, où la comédie est si pleine et si vraie qu’elle dit: – Je suis la comédie. (III, 155)
Le jésuite A. s’égaye des comédies du narrateur, et sans conteste, A. est un imposteur: sa lucidité ne lui sert qu’à mieux dissimuler les calculs de son intelligence. Mais cette forme de lucidité et de mensonge tue le désir. L’imposture est à la fois un leurre et une nécessité, dans la mesure où elle génère une position intenable en produisant et démasquant simultanément l’illusion qu’elle nourrit. Dans son ambiguïté, le malaise que cette distorsion de l’imposture suscite permet de dissimuler et de préserver en même temps la subsistance du désir: «Au banquet de l’intelligence, ultime imposture!» (III, 151). Pour Bataille, la confrontation de Don Juan à la statue du Commandeur exprime ce point de résistance extrême du désir qui exige d’apercevoir en même temps le mensonge et la vérité de l’objet… Le récit qui s’achève n’est plus que tension dans la violence contenue de cet
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affrontement silencieux et définitif. Mais la torsion des mains de B. dans la chambre du mort (ainsi que le passage difficultueux d’un plan d’énonciation à l’autre) démasque à la fin toute imposture: La douceur de la mort rayonnait de moi, j’eus la certitude d’une fidélité. Bien audessus d’Edron et d’A ., la détresse de B. rejoignait le saut que M. avait fait dans la mort. La gaieté, la frivolité de B. (mais je n’en doutais pas, elle était à ce même instant dans la chambre du mort à se tordre les mains), n’était qu’un accès de plus à la nudité: au SECRET que le corps abandonne avec la robe. […] (mais j’avais dans mes mains la douceur de sa nudité: ses mains gauches se tordant n’étaient que la robe enlevée, laissant voir…) (III, 155–156)
… la nudité, la mort… Cette torsion oblique, à la diagonale du récit, opère une remontée transversale pour mettre en évidence la figure du cadavre. Simulacre et réalité de la mort, la présence du corps mort occupe une place symbolique au château: autour de lui, tout s’arrange et s’ordonne. Peut-être l’énigme finira-t-elle de se découvrir… Au cœur du second récit, Dianus (sous-titré: Notes tirées des carnets de Monsignor Alpha), la présence du mort s’installe d’entrée de jeu avec la présence réelle du cadavre de D., et elle se propage pour tout envahir symboliquement au fur et à mesure que l’histoire racontée s’expose sous forme d’enclaves narratives – de réminiscences intégrées au discours de Monsignor Alpha. A partir de la présence du corps mort de D., le discours domine; lié à l’acte de celui qui est en train d’écrire, il recouvre toute son extension, accédant peu à peu à une forme d’universalité: «A ma solitude, il se peut que jamais personne ne soit parvenu: je l’endure à la condition d’écrire!» (III, 167). Cette universalité du discours prend la place de Dieu et scelle le lieu vide de l’impossible: «une immensité qui ne limite plus et ne protège pas» (III, 168). La menace de mort qui plane sur la partenaire amoureuse (E.) – telle une épée de Damoclès – a provoqué plusieurs incidences narratives, mais finalement le récit rejoint la présence où se récite le discours, alors que récit et discours se déroulent sur le même plan d’énonciation: Combien il était théâtral, tenant le cierge de cire, d’aller voir dans l’obscurité revenue le mort gisant entre les fleurs, l’odeur de seringua mêlée à celle de lessive de la mort! (III, 167)
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Chapitre 1
L’imparfait de l’indicatif leur est commun, l’impersonnel et le participe présent vident le pronom personnel de la présence de la personne, et si une présence se fait sentir, ce serait plutôt celle de l’absence… Paradoxale absence de mort… La présence du corps mort du frère (D.) rend la mort à la fois présente et irréelle: Moment de complicité et d’intimité, les mains dans les mains de la mort. Moment de légèreté au bord de l’abîme. Moment sans espoir et sans ouverture. (III, 172)
Tour à tour, la mort en impose ou fait illusion; quand elle n’est pas ressentie lourdement à travers la disparition d’un être aimé, elle peut dégager un charme étrange et malaisé: Et je revins retenant mon souffle, baigné d’un halo d’impossible lumière, comme si l’insaisissable saisi me laissait debout sur un pied. (III, 173)
Tandis que le discours continue à déferler, l’évocation de D. ménage, à travers le passage du récit au discours, une révélation de la comédie sous le drame: Je diffère de D. par cette rage de pouvoir qui me dresse soudain comme un chat. Il pleurait et je dissimule. Mais si D. et sa mort ne m’humiliaient pas, si je n’éprouvais D., au fond de moi, dans la mort, comme un charme et une vexation, je ne pourrais plus me livrer à mes mouvements de passion. (III, 170)
La vérité et le paradoxe s’énoncent simultanément: Je descendis les escaliers grisé d’horreur, […] ce fut comme si cet inintelligible monde me communiquait son humide secret de mort. (III, 176)
La nudité et la mort amènent ce point de coïncidence aiguë, point de rupture où l’énigme révèle son impossible déchiffrement, son mystère… Une dernière fois encore, le récit et le discours laissent voir la dissymétrie de leurs rapports. L’évocation du spectacle de la nudité d’E. dans Dianus (rappel d’un récit-blason d’Histoire de rats: E. riant dans la glace) a tant bien que mal soutenu le récit jusqu’au moment où, après l’insensible «glissement de la tricherie», les deux partenaires (Monsignor Alpha et E.) se rencontrent:
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La maladie de l’imposture
E. debout devant moi me souriait […]. Mais comme si, plus d’un instant, elle ne pouvait soutenir une comédie, elle laissa voir aussitôt la fêlure et d’une voix rauque demanda: – Tu veux faire l’amour? (III, 185)
L’incidence du récit, comme son achèvement, restent inséparables de l’exubérance du désir et de l’irruption de la vie. Il n’est pas d’imposture, ni de comédie de la mort, qui puisse dérober cela très longtemps: Rien à mes yeux n’a plus de prix que l’exubérance de la rouille; ni qu’une certitude au soleil d’échapper de bien peu à la moisissure de la terre. La vérité de la vie ne peut être séparée de son contraire et si nous fuyons l’odeur de la mort, «l’égarement des sens» nous ramène au bonheur qui lui est lié. C’est qu’entre la mort et le rajeunissement infini de la vie, l’on ne peut faire de différence: nous tenons à la mort comme un arbre à la terre par un réseau caché de racines. (III, 183)
Même si elle fait illusion en déployant les sortilèges du vide, la mort assure toutefois une fonction de dévoilement. Certes, elle a recours au simulacre, et même la rigidité du mort semble «postiche»… Mais à force de retournements, du coup de dé de la chance à l’échéance d’un coup de théâtre, elle désigne l’issue de «l’imbroglio où le Mal se dissimule» en faisant voir le lien des contraires (IX, 268). Mise à nu par le désir, dénudée par ce moment immense «démasquant ce qui dure après lui», la mort dévoile à son tour (III, 110). L’œuvre de la mort joue ainsi le rôle d’un révélateur dont le statut de vérité opère la survie du désir. * Tout texte s’ordonne comme voilement du défaut et ne peut faire apparaître par lui même que des semblants de manque. Nul texte ne peut mettre en jeu ce que sa texture même est faite pour colmater.35
Cette formule rend exactement compte de la gageure lancée avec L’Impossible, et que Bataille soutient: le premier récit (Histoire de rats) ne peut faire voir à lui seul ce qui surgira du jeu et de la confrontation des trois volets du texte ensemble. Le récit, dans L’Impossible, se transforme peu 35
Serge Leclaire, 1971, p. 22.
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Chapitre 1
à peu en une quête du récit impossible qui met en question la poétique générale du texte. La théorie narrative se heurte au problème de théoriser ce moment extrême que marque la syncope du récit. Elle ne peut le résoudre par elle-même puisque ce moment d’excès accessible à travers les conduites souveraines, telles l’ivresse ou l’érotisme, se trouve simultanément exhibé par le récit comme son impossible limite. C’est toujours le même jeu qui se répète, et d’Histoire de rats à Dianus, on voit cette répétition maintenir la cohérence du texte qui sans cela se disloquerait et se dissoudrait dans la fuite du référent. Le second récit (Dianus) semble une réduction du premier dont il calque le périple et concentre le drame. Les deux récits ne sauraient être dissociés: ils s’éclairent l’un par l’autre.36 Le récit peut toujours tenter de rationaliser le manque qui s’exfolie à travers le discours, en organisant le désordre où précipite la perte de l’objet, la folie où jette la disparition de l’être aimé n’en contrevient pas moins à la linéarité de la narration. Le récit peut bien proposer à titre d’événements des possibles qui auraient vocation pour combler le vide, donner l’oubli ou faire diversion. Mais, sa promesse est sans cesse déçue malgré les tentatives multipliées. Le récit dévoile son impossible, lié à l’impossible de l’amour, en un suspens du sens inséparable de l’interdit de l’inceste. Le symbole de l’épée entre Tristan et Yseut, évoqué dans L’Impossible (III, 108) comme une menace de mort, rejoint le mythe d’Œdipe errant les yeux arrachés. En cet éternel retour de parodie, ce qui s’effectue véritablement, c’est le mouvement d’un retour au même point. Et ce point se décentre encore pour marquer la place du vide: il se donne comme un moment de rupture nécessaire au renouvellement de la vie. A travers le texte de fiction, de par les relations du sujet de l’énonciation à la mort et au langage, un rapport contradictoire affleure. La menace d’un conflit larvé ne cesse de planer, et cette tension excessive laisse l’instance subjective en suspens, dans le malaise d’abord, puis dans l’éclat du rejaillissement.
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L’étude de Gilles Ernst (Georges Bataille, Analyse du récit de mort, Paris: P.U.F., 1987, pp. 135–136) partage, semble-t-il, notre conception du rôle structurant de l’œuvre de la mort (Lala, 1981, 1985) pour l’unité de composition de L’Impossible.
La maladie de l’imposture
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Depuis l’apparente facilité des glissements de l’écriture de Bataille, et dans l’intervalle de ces imprévisibles ruptures et surgissements entre récit et discours, dont le tour de rôle n’est pas codé à l’avance, quelque chose se fige et se cristallise, puis finalement échappe. Dans la mesure où cela ne peut être mis en jeu par aucun des trois textes en particulier, il faut la combinatoire des trois volets du triptyque offert par L’Impossible. En s’inscrivant à fleur de texte, à même l’écriture, le travail de la mort à l’œuvre dans le langage nous mène du récit (Histoire de rats et Dianus) au poème, et à la contestation de la poésie qui l’accompagne, dans L’Orestie. Du premier au troisième volet, et de la fonction narrative à la fonction poétique du langage, l’œuvre de la mort37 dans ce texte original permet de cerner le moment insoutenable de la perte du sujet dans l’objet. Pareil trajet signe le déplacement de la mort qui opère, en acte, dans le geste d’écrire. La mort plonge ses racines dans l’ordre du langage et de la pensée, elle relève d’un ordre sans mesure. La littérature a toujours entretenu cette vérité de la mort et de l’impossible comme un mystère dont elle explore et exploite l’énigme entre névrose et perversions. Mais parce qu’elle se repousse de l’imposture, l’œuvre de la mort fait figure de pierre de touche de l’écriture de Georges Bataille.
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Pour sa biographie, Michel Surya a repris judicieusement notre titre: «L’œuvre de la mort et la pensée de Georges Bataille» (Lala, 1981, 1985) – en inversant les termes: Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris: (Séguier, 1987) Gallimard, 1992.
Chapitre 2
Le roi du bois
La lecture de L’Impossible nous invite à partir de l’impossible, par défi au possible, pour aller vers quelque chose d’incommensurable, mais de taillé à la mesure sans mesure de l’homme. Car le mouvement de l’écriture ne cesse de mettre à nu le point de vide qui délimite – tracée comme espace sacré ou «Toit du Temple»1 – la part maudite (et divine) en l’homme. A rebours du récit qui masque ce moment d’intensité dans le déplacement incessant de l’objet du désir, le lecteur s’évertue à cerner le point de silence absolu dont L’Orestie exprimera finalement la forme dépouillée. Mais l’insistance sur le moment négatif instaure un malaise profond, et avant d’en pouvoir extraire (à l’opposé) l’exact corollaire, il faut s’enfouir aux racines du Mal. Pour qu’éclate enfin le moment de transfiguration de la souffrance en jubilation et en exubérance du désir, il faut se servir de fictions. En suivant cette voie, souligne Bataille, «je dramatise l’être: j’en déchire la solitude, et dans le déchirement je communique» (VI, 130). C’est pourquoi il demande au lecteur dans la Préface à Madame Edwarda de réfléchir sur l’attitude traditionnelle à l’égard du plaisir et de la douleur (III, 9–14). Du fait que des interdits frappent également la vie sexuelle et la mort pour les reléguer dans le domaine de la religion, l’expérience demeurerait inaccessible sans la dramatisation de l’existence à travers la fiction. L’expérience de l’écriture accède à la portée d’une expérience vécue dans la transe de l’émotion, ouvrant avec un sens d’excès à «ces moments intolérables où il nous semble que nous mourons, parce que l’être n’est plus là que par excès, quand la plénitude de l’horreur et celle de la joie coïncident» (III, 11–12).
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L’Orestie (troisième partie de L’Impossible, composée de poèmes accompagnés d’un commentaire) comporte cinq sous-parties, dont Le Toit du Temple (III, 201–208).
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Chapitre 2
Que Bataille s’attarde tellement à ce point douloureux confronte sans médiation le lecteur à la réalité de la souffrance. Et l’énoncé d’un tel propos: «Je sais ma plaie inguérissable» (III, 113), pourrait être pris pour le signe d’une complaisance morose… Pourtant cette traversée initiatique du malheur se fait sans dolorisme, et son acuité n’entretient l’intensité du drame et le tragique de l’existence que pour mieux approcher le «sentiment de la mort» (III, 11), autrement inaccessible. La souffrance et la culpabilité, toutes les formes du «malheur de la conscience»,2 auront certainement frayé un trajet pénible à suivre. Mais cela permet à Bataille de maintenir dans son tranchant la question de l’incidence du Mal, toujours virtuel, puisque son effectuation reste possible à chaque instant. En allant au bout de cet intolérable, il y aurait alors quelque chance d’en saisir l’insaisissable outrance, afin de le mettre à distance de l’humain et de l’exorcicer – le dédramatiser –, voire même le transformer. Ainsi, avant de pouvoir extraire le possible de l’homme et du monde, Bataille choisit-il de se représenter d’abord «la situation inverse». Au cœur de L’Expérience intérieure et à travers le texte de L’Impossible, la perte de l’objet et la perte du sujet mettent en relief une distance irréductible, impossible à combler, qui inscrit un non-sens dramatique entre la fiction et le commentaire. A l’extrême de l’angoisse, cet état critique maintient l’écart de la mise en question thématisée dans «Le Supplice» (V, 43–76). La dramatisation de l’existence revêt par là tous les caractères d’une mise à l’épreuve telle que l’expérience de la perte n’est pas dissociable d’une rupture tragique. Moment de chute ou moment du sacrifice, abandon du Christ au Mont des Oliviers, cette expression d’un principe de la perte (II, 156), même si elle ouvre à la notion de dépense, n’en conduit pas moins à l’horreur du vide. Là où sévit l’impossible, la mort se donne avec la force d’une puissance effective, très proche de la jouissance. A la place du vide laissé par l’absence de Dieu, elle découvre l’instance d’une énonciation souveraine. Alors, l’accès qui s’ouvre dans l’excès, à la limite de la
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La lecture de Jean Wahl (1929) – signalée par Queneau: Critique 195–196, p. 697 – joue un rôle important pour Bataille («Les travaux du jeune philosophe français ont posé les fondements d’une conception nouvelle du hégélianisme»: I, 300).
Le roi du bois
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destruction et à l’extrême du possible, délivre l’instance souveraine du roi du bois (V, 362–366).3
La souveraineté n’est RIEN Les deux récits d’Histoire de rats et Dianus font entendre ce cri d’une imploration sans réponse: A la fin tout me met en jeu, je reste suspendu, dénudé, dans une solitude définitive: devant l’impénétrable simplicité de ce qui est; et, le fond des mondes ouvert, ce que je vois et que je sais n’a plus de sens, plus de bornes, et je n’arrêterai que je n’aie avancé le plus loin que je puis. (V, 227)
Après le vide de la désillusion, le désespoir qui enferme l’homme le délivre paradoxalement à la fois de l’espoir, de la mort et du néant de Dieu, en lui désignant le fond d’un monde où «seule la défaillance est l’issue». Faire l’expérience subjective de ce moment permet la résolution de l’attente autrement insupportable. Mais cela (ne) débouche sur… rien… puisque le rien en ce sens c’est «l’objet qui disparaît» (V, 133–142). L’expérience se lie à la dramatisation de l’existence pour projeter en ligne de fuite le point-objet où s’inscrit la coupe d’une subjectivité finalement épurée de tout affect. C’est le lieu du surgissement de l’instance souveraine dont la perte (moment négatif de disparition) a pour envers une affirmation (non positive) de souveraineté. Bataille précise de plus en plus cette position paradoxale à soutenir, en montrant comment elle s’élabore et se conçoit depuis l’opération souveraine (V, 217). Ainsi, de L’Expérience intérieure à La Souveraineté, l’explication théorique ne cesse-t-elle de confirmer ce que l’écriture de fiction démontre dans L’Impossible à partir du principe de la perte. Le texte de fiction offre
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La figure du roi du bois ou Dianus, qui hante L’Impossible et Le Coupable, entre en résonance intertextuelle avec le prêtre mythique du bois de Némi (Frazer, 1981).
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Chapitre 2
donc le support nécessaire à la mise au jour d’une instance souveraine4 que le commentaire explicite toujours davantage. A travers la disparition de l’objet sans cesse recommencée dans le récit, Bataille met au jour la souveraineté tout en découvrant la subjectivité5 comme la part problématique en l’homme qui regarde-en-face-sa-propremort: Comment ne pas être tenté, pris de vertige à sentir en moi un intolérable mouvement, de me cabrer, de maudire, de vouloir à tout prix limiter ce qui ne peut recevoir de limite? comment ne pas m’effondrer, me disant que tout exige en moi l’arrêt de ce mouvement qui me tue? (III, 172)
Ces modalités d’apparition et de disparition de l’instance subjective, aux prises avec l’œuvre de la mort dans le langage, se scandent à même la langue, dans l’écriture. Et le sujet, face à la perte du sens et dans le tragique d’une condition où le langage lui-même se dérobe tel un objet impossible, cherche désespérément à se ressaisir. Dès la fin d’Histoire de rats, quand le récit parvient à son terme, la menace qui pesait sur le sujet de l’énonciation devient réalité, car l’objet du désir, que masquait la redite de l’histoire, se donne à l’évidence à la conscience comme un vide: qu’ai-je fait, pensai-je, pour être ainsi de toutes façons rejeté dans l’impossible? (III, 154)
Si la limite de l’Illimité se substitue à Dieu, l’inconnu de l’être remplace tout objet. Et malgré la recherche d’un état d’indifférence lucide et gaie face à la mort, malgré l’exigence d’une totale désaffection de la substance du sujet, l’écoute de l’autre est suscitée avec force. Sinon l’indifférence s’éprouverait avec la cruauté d’une lame et dans l’oubli entier de soi: Le plus désespérant: que B. perde à la fin le fil d’Ariane qu’est dans le dédale de sa vie mon amour pour elle. 4 5
L’écriture de Bataille se déploie à travers l’«ancrage énonciatif» du récit de fiction (cf. revue Langue Française, 128, dir. Gilles Philippe, Paris: Larousse, 2000). L’expérience de la «subjectivité dans le langage» selon Bataille relève, par bien des aspects, d’une linguistique de l’énonciation proche de celle de Benveniste.
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Elle sait, mais oublie (n’est-il pas nécessaire, à cette fin, d’oublier?) qu’elle et moi sommes entrés dans la nuit d’une prison dont nous ne sortirons que morts, réduits à coller, dans le froid, le cœur à nu contre le mur, dans l’attente d’une oreille collée de l’autre côté. (III, 114)
L’attitude de l’acteur-narrateur du récit (inscrit comme sujet de l’énoncé: «je»+aoriste) dans Histoire de rats se démarque de cette façon de celle du Jésuite A. qui oppose un visage railleur au «mouvement de bête traquée de la souffrance». Ce dernier offre l’expression (lucide et froide) d’une objectivité d’emblée conquise, à l’encontre de la recherche tremblée de l’objet par le sujet: «il n’est pas en lui de moment perdu à la recherche duquel il serait condamné» (III, 114). En revanche, l’acteur-narrateur demeure clivé entre feu et glace, entre un intérieur où la fièvre dévore et un extérieur froid et impersonnel. Dans le voisinage du malheur, mais à l’opposé d’une objectivité cynique, il emprunte la voie hasardée d’une dialectique du sujet et de l’objet, à seule fin de l’exténuer, pour atteindre au «noyau de l’être que nous sommes» (VI, 201). A ce degré extrême de l’angoisse, le désespoir peut conduire, dans l’oubli du désespoir, à une forme d’indifférence où l’intensité du drame se maintient intacte: Je ne m’enferme pas dans l’idée du malheur. J’imagine la liberté d’un nuage emplissant le ciel, se faisant et se défaisant avec une rapidité sans hâte, tirant de l’inconsistance et du déchirement la puissance d’envahir. Je puis me dire ainsi de ma réflexion malheureuse, qui sans l’extrême angoisse eût été lourde, qu’elle me livre, au moment où je vais succomber, l’empire… (III, 180)
La fiction, mise en jeu par la dramatisation de l’existence, réintroduit ainsi la relation sujet-objet dans la dynamique du mouvement de l’écriture où elle va se fondre à la mesure (sans mesure) de l’expérience extatique pour ouvrir au domaine des conduites souveraines,6 là où la nuit s’offre enfin à la soif… L’inconnu de la nuit… l’altérité… Toute représentation de l’objet (Dieu, lui-même) se donne alors pour fantasmagorie, et le moi pris comme objet n’est qu’un paysage dont 6
Bataille décrit l’opération souveraine en la situant dans «un ensemble de conduites souveraines apparentes» (Méthode de méditation, V, 218).
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l’expérience déçoit… Il est devenu inimaginable de reconstituer quelque sujet ou transcendance… ni moi… ni dieu… Seule la figure «coléreuse et défaite» du monde, seule l’écoute impossible de l’autre: Dans le calme où j’étais, un gémissement intérieur et gémi du fond de ma solitude me brisait. J’étais seul, gémissement que personne n’entendit, que jamais nulle oreille n’entendra. (III, 154)
En écho à ce cri de déploration, «Le Supplice» ancre le lieu du sacrifice au cœur de l’expérience intérieure, ouvrant la brèche où le sujet et l’objet se trouvent dissous, l’un dans l’autre, dans l’effacement de leurs limites respectives. En ce point crucial, aucune dialectique du sujet et de l’objet, aucune fusion, ni conciliation n’est possible. Mais plutôt, cette ouverture réciproque du sujet et de l’objet entraîne un mouvement d’effusion dont l’ampleur se mesure à la contagion de la dissolution qui les traverse l’un et l’autre. Par là, un passage se fait non pas du sujet à l’objet, l’un et l’autre ayant perdu l’existence distincte, mais «du miracle négatif de la mort au miracle positif du divin» (VIII, 270).7 Au moment de l’inertie, moment d’arrêt que l’instant de mort préfigure, le sujet et l’objet apparaissent finalement comme des «perspectives de l’être» (V, 68). La souveraineté selon Bataille résulte donc de la dramatisation de l’absence d’objet et de l’incidence tragique du rien. Elle s’élabore dans le dépassement des «opérations objectives» que la fiction met en œuvre. Pour atteindre à l’éclat du sujet qui est véritablement «la fin souveraine» de l’activité objective (VI, 201), il faut renoncer au moment de coïncidence du subjectif et de l’objectif, en même temps qu’à la fusion du sujet et de l’objet. Il faut que l’objet recherché, puis contemplé, fasse du moi «ce miroir altéré d’éclat» (V, 145). L’objet prend la place du vide, il est projeté à l’infini comme un point-objet où se cristallise néanmoins le rien nécessaire au ravissement du sujet. Sans cette dramatisation de l’objet, il n’y aurait ni opération, ni conduite souveraine. A l’objet du désir répond ainsi le sens de «miracle positif» attaché au surgissement de l’instance souveraine, qui se découvre dans le pouvoir 7
Bataille souligne l’ambiguïté du divin, du miraculeux (VIII, 250). Par ailleurs, il précise que «l’homme est divin dans l’expérience de ses limites» (V, 350).
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de «dissoudre en nous ce qui, jusqu’alors, était nécessairement asservi, était noué» (VIII, 260). Bataille décrit l’état de l’homme subordonné au monde des choses (monde utile) comme une altération de son intégrité. Un réseau d’extériorité se tisse à l’intérieur du moi (V, 205) et l’altère, sans aucune chance d’éclat possible. Dès lors, l’activité de l’homme l’anéantit en introduisant en lui un vide auquel il reste subordonné. Pour survivre face au monde utile, la seule issue praticable reste de nouer des liens d’immanence: des liens de sujet à sujet dans l’expérience intime de l’intériorité. Cependant, dans la mesure où l’ordre du monde utile écarte l’affirmation de la vie intime, à cause du danger qu’elle représente pour la stabilité des choses, la contradiction s’installe au cœur de l’humain. Le monde des choses doit neutraliser et annuler cette vie intime en lui substituant la chose qu’est devenu l’individu dans la société du travail. Certes, cette position de l’homme comme individu face à la nature, le différencie de l’animal et constitue en partie son humanité. Mais en même temps, la réduction de son intégrité d’homme entier (VI, 17, 186) aux dimensions d’un individu dans le monde utile, fait de lui une chose, une entité dont le sens s’oppose à l’immanence irréductible de la vie intime. Or, si la souveraineté «célèbre ses noces avec la mort» (VIII, 261), la peur de la mort ne peut pas réifier l’éclat de la vie, et l’affirmation de souveraineté – toujours liée à «la négation des sentiments que la mort commande» (VIII, 269) – opère la rupture des liens qui subordonnent l’individu à la limite du monde utile. Ce moment de face à face avec la mort remet en question l’assurance de la position de maîtrise. Dans cet affrontement silencieux, le maître lui-même brave la mort et accède au jeu majeur (VIII, 270) de l’opération souveraine, jeu souverain du roi du bois. Si «la souveraineté n’est RIEN» (VIII, 300), c’est qu’elle advient au point même du vide, au point de disparition de l’objet et de ravissement du sujet dans le mouvement de fuite créé par la projection du point-objet (V, 133–142). Toutefois, loin d’exprimer négativement le néant (ou le rien du vide), elle tend à l’objectivité de par cette relation à l’objet du désir, parvenant de la sorte à un certain état d’indifférence lucide (et gaie). Mise à nu dans l’épreuve de la mort et de l’impossible, la souveraineté rejoint simultanément la subjectivité profonde qui se manifeste – et s’objective – dans la mesure même où nous l’atteignons. En ce point de dissolution du sujet
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et de l’objet, la subjectivité prend une acception souveraine, tandis que se produit, dans le mouvement de l’écriture, une critique radicale de la fusion. Cette dernière inclut le moment hétérogène du passage et introduit dans le moi une existence autre. Cependant, dès qu’elle a lieu, elle se fond dans l’état homogène auquel elle tend et se transforme inéluctablement en inertie. Le mouvement de l’effusion, au contraire, même s’il inclut le moment de la fusion, permet de maintenir et prolonger l’hétérogénéité du moment du passage. L’effusion traduit par essence le mouvement extatique de la sortie de soi du sujet vers l’autre, dans l’exubérance et l’éclat de la subjectivité profonde, conservant intacte l’altérité de la nuit: S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait je crois pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’«évanouissement du réel discursif», et pour avoir tiré de ces effets une lumière évanouissante: cette lumière éblouit peutêtre, mais elle annonce l’opacité de la nuit; elle n’annonce que la nuit. (V, 231)
La syncope du récit, qui menace le discours d’arrêt définitif, aura permis de maintenir la négativité à l’œuvre à travers l’évanouissement du réel discursif. Au rapport d’appropriation et de domination de l’objet par le sujet que le dépassement, dans la dialectique du maître et de l’esclave,8 ne fait qu’entretenir, se substitue alors une relation de dissolution. Au lieu du renversement dialectique attendu et toujours recommencé – où la situation perdure en se reproduisant à l’identique –, il y a propagation de la dissolution – de la disparition de l’objet au ravissement du sujet –, puis insistance sur le moment d’éclat du sujet souverain quand brille l’éclair de l’affirmation de souveraineté.
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Bataille a assisté au cours de Kojève (1933–1939) sur la Phénoménologie de l’Esprit (Introduction à la lecture de Hegel, 1947). Cf. sur la conception du Désir (VII, 283).
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Le sujet et l’objet en question Le texte de fiction se fait le lieu topique, par excellence, de l’effectuation de l’énonciation souveraine, moyennant une tension dramatique dont rend compte cette formule9 de Benveniste: La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. […] «ego» a toujours une position de transcendance à l’égard de tu; néanmoins aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre; ils sont complémentaires, mais selon une opposition «intérieur/extérieur», et en même temps, ils sont réversibles.
A moins d’un coup de force de la violence toujours larvée, ainsi que le rappelle la présence mauvaise d’Edron, je et tu se complètent et s’opposent en une relation différenciée et ludique, sans qu’aucun de ces deux pôles ne puisse faire barre sur l’autre. Dans le tour à tour de l’échange, chacun peut devenir sujet ou objet. Mais par-delà ce jeu et la circulation de la parole, la difficulté persiste de savoir ce qu’il en est en dernière instance de cette présence mêlée d’absence, et dont l’ambiguïté menace le je. La figure fascinante de cet Autre (personnifié par Edron) se fixe ultimement dans celle du cadavre – confrontant le sujet à la radicale étrangeté10 de sa propre intériorité. Et l’expression de la subjectivité profonde, inséparable du jeu de l’altérité, demeure sous la menace constante de s’enfoncer dans la nuit et de se durcir en un mur d’extériorité hostile et froide, source d’une violence brute et négatrice de toute subjectivité. Sous le regard d’Edron, l’objet se trouve frappé d’inanité… et le sujet – frappé d’impuissance – se dresse en une ultime posture de défi… Il faudra donc prendre la mesure exacte de cet Autre, qui attire et repousse à la fois, pour ouvrir l’accès à la souveraineté. Dès la première séquence d’Histoire de rats, le dépliement du feuilletage de l’énonciation vient redoubler la complexité des rapports sujet-objet. Le discours s’étaye sur le pronom personnel «je» accompagné du présent de 9 10
Emile Benveniste (1958): «De la subjectivité dans le langage» (1966, p. 260). Freud (1919), 1985. Les références de Bataille à la psychanalyse sont constantes à travers ses écrits, qu’elles soient explicites ou implicites.
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l’indicatif, tandis que le pronom personnel «il» suivi de l’aoriste signale à la fois l’insertion du récit dans le discours inaugural et l’inscription du personnage. D’entrée de jeu, le sujet de l’énonciation se dédouble: «Je sais que, maintenant, je l’ennuie» (III, 105), partagé entre le je support et destinateur du discours (je sais que) et le «je» d’un personnage à part entière dans le récit (je l’ennuie). Il se scinde de la sorte en une instance discursive – où persiste l’instance d’énonciation – proprement linguistique d’une part ( je), et la figure de l’acteur-narrateur d’autre part («je»-sujet de l’énoncé) jouant le rôle d’un actant du récit.11 La relation complexe du sujet à lui-même fragmente l’énonciation et se trouve projetée sur l’axe des rapports sujet-objet qui miroite alors en «une myriade d’éclats» de je et de tu.12 L’énonciation déploie cette polyphonie pour exposer les stratégies discursives que la fiction mobilise. En contrepoint à la pluralité trouée et éclatée du sujet de l’énonciation: «le crible infini que je suis» (III, 105) –, la rencontre entre «je» et B., puis entre B. et A., insère plus précisément le plan d’énonciation du discours dans la fiction du récit. Ainsi se tisse le lien rayonnant qui unit chaque personnage à l’autre: dans l’appartement d’A., le mélange d’un extrême désordre des sens et d’une élévation du cœur affectée nous enchante, il nous charme comme un alcool. Souvent même, à trois, nous rions comme des fous… (III, 106)
La rencontre entre le «je» du plan d’énonciation de l’histoire et B. (la partenaire féminine) n’intervient pas seulement dans l’ordre du récit, mais se donne d’emblée comme déjà nouée, et partie prenante, sur l’axe du discours en tant que mise en présence des deux pôles ( je et tu) nécessaires à la circulation de la parole. Maîtresse de «je» et objet d’amour, B. répond aussi à la désignation du pronom personnel «elle», ce qui souligne son statut de personnage et son appartenance au monde des objets. Cependant l’essentiel réside dans la relation initialement instaurée entre B. et je, et qui
11 12
Notre approche de la poétique de Bataille s’appuie sur une analyse linguistique des formes énonciatives. Sur la notion d’actant reprise par l’analyse structurale du récit (Greimas, 1966) voir le Dictionnaire de Ducrot, Todorov (1972, pp. 274 et 291). Martin Büber (1929), Je et tu, Paris: Aubier, 1969.
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fait d’«elle» en même temps que la partenaire érotique de «je», la destinataire du discours (tu). La relation je-tu recoupe le rapport sujet-objet au risque de brouiller la communication entre les deux êtres: Je voudrais toujours la toucher à l’angoisse et qu’elle en défaille: elle est comme elle est, mais je doute que jamais deux êtres aient communiqué plus avant dans la certitude de leur impuissance. (III, 105–106)
Malgré la menace tragique de séparation qui ne cesse de mettre le sujet et l’objet en question l’un par l’autre, la présence (et la marque) de l’autre (tu) demeure posée à l’initiale dans sa dimension fondatrice de toute relation. La mise en scène consécutive de la séparation de l’objet va rendre l’absence de plus en plus présente. Mais simultanément, à mesure que la disparition de B. se précise, la place vide qui se marque à la place de l’objet disparu désigne la nécessaire position de l’interlocution du discours (relation jetu),13 à la fois adresse à l’inconnu et appel d’altérité. De même, la fiction du lecteur s’instaure sur cet axe dialogal de la parole. Vecteur d’à-venir, elle demeure en proie à la relation d’altérité, au lieu même du discours. En conséquence, on voit que le statut de l’actant redouble d’ambiguité: objet du discours (et «non-personne»), «il»/«elle» rappelle sans cesse la nature ambivalente du personnage pris à cette alternative. Ou bien il accède à la parole en disant tu à son tour, ou bien il se réifie dans le monde des objets. Certains personnages tels le Jésuite A., le père de B. ou son double démoniaque Edron, évoquent à des degrés divers cette incertitude un peu louche. D’après Bataille, «nous vivons dans un monde de sujets dont l’aspect extérieur, objectif, est toujours inséparable de l’intérieur» (VIII, 284). Or, avec ces personnages, tout s’est extériorisé et leur présence menaçante suscite l’horreur, possible à chaque instant, d’une pulsion mortifère qui se détacherait du moi comme un objet maléfique et priverait le sujet de tout accès à l’intériorité dont pourtant elle émane.
13
Sur la structure complexe du dialogue analysée à partir de Bakhtine: M.-Ch. Lala, «Dialogue et fiction dans Le Tiers Livre de Rabelais», in La Polémique en philosophie, Dijon: E.U.D., 2000, pp. 61–63.
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Tout au long du récit suivant (Dianus), la partenaire féminine E. et Monsignor Alpha subissent également une oscillation dangereuse entre leur conscience de sujet en elle-même réfléchie et le renvoi à une posture d’objet, souvent proche du suicide. Le spectacle de la nudité d’E. offre à Monsignor Alpha, en un moment critique, le miroitement d’une façade d’extériorité lourde de fascination et de menace: La fenêtre était entrouverte et je pus la voir allongée sans mouvement sur le tapis, long corps indécemment vêtu d’un corset de dentelles noires. Les bras, les jambes et la chevelure rayonnant de tous côtés, déroulés dans l’abandon comme les spires de la pieuvre, ce rayonnement n’avait pas pour centre un visage tourné vers le sol, mais l’autre face, fendue profondément, dont les bas accusaient la nudité. (III, 175)
Un peu plus tard, l’inflexion d’une voix chaude restaure enfin la relation dans l’adresse érotique au partenaire («– Monsignor daigne-t-il?… me dit-elle») qui rend sans attendre l’acteur-narrateur au délice de la vie. Dans Histoire de rats, B. échappe elle aussi au maléfice, bien qu’elle paraisse «fausse, superficielle, équivoque» (III, 105). Et même si elle reste insaisissable, elle prend une densité spécifique due à sa consistance de destinataire du discours. Parce que son être participe à la fois du désir d’altérité et du discours, c’est elle (compagne et interlocutrice privilégiée) qui agit le narrateur, qui le pousse à entrer en mouvement vers l’inconnu. D’Histoire de rats à Dianus, le périple de l’acteur-narrateur mime ainsi les aléas de la relation du sujet à sa propre altérité. Séparé de l’objet d’amour et relégué à la solitude, il n’est plus que proie d’un tremblement et filtre du temps: Je tremblais, sans espoir, défait comme du sable qui s’écoule. (III, 127)
La menace de dissolution du moi s’abat brusquement, tandis que le sujet se dissémine. Au bord de l’aphasie et même de l’arrêt définitif, sa défaillance n’est surmontée qu’in extremis… Dans cette tension d’une perte inouïe, l’énonciation se maintient – entée au noyau de non-sens que constitue l’évanouissement du réel discursif. On voit que le discours peut effectivement disparaître, lorsque l’instance d’énonciation ( je) se prête au récit («je»), à
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moins qu’il ne recouvre son instance en se faisant plus général dans le commentaire. En accédant à cette forme d’universalité, et ainsi dépersonnalisée, l’instance discursive subsiste comme support rationnel du non-sens:14 Rien n’existe qui n’ait ce sens insensé – commun aux flammes, aux rêves, aux fousrires – en ces moments où la consumation se précipite, au-delà du désir de durer. Même le dernier non-sens à la limite est toujours ce sens fait de la négation de tous les autres. (Ce sens n’est-il pas au fond celui de chaque être particulier qui, comme tel, est non-sens des autres, mais seulement s’il se moque de durer – et la pensée [la philosophie] est à la limite de cet embrasement, comme la bougie soufflée à la limite d’une flamme.) (III, 109–110)
L’instance d’énonciation, devenue impersonnelle, se figerait si elle se laissait ramener au discours, et elle n’échappe de nouveau à ce moment et à ce risque d’arrêt définitif que grâce à l’élan toujours recommencé de l’acteurnarrateur. Mais, ce conflit sans trêve et sans issue provoque l’épuisement du sujet, l’espace se creuse en lui et autour de lui: … je ne sais ce qui tourne dans ma tête – dans les nues – comme une meule impalpable – éblouissante – vide sans limite, cruellement froid, délivrant comme une arme blanche… (III, 132)
A plusieurs reprises, l’élan de l’acteur-narrateur se brise net, mais après avoir tenté de confier au Jésuite A. le rôle de messager («je le suppliai d’aller au château»), après maintes alternatives de démarches ébauchées et de prostration, il s’élance encore: je me levai, me couvris de mon pardessus, descendis l’escalier: sentiment, dans le fond des couloirs, d’être – enfin – par-delà les limites humaines, épuisé, sans retour imaginable. J’ai littéralement tremblé. (III, 138)
Le temps du récit en discordance avec la personne du discours souligne avec quelle violence ce «mouvement insensé qui lève l’ancre» arrache le sujet à la substance du moi. L’irruption de «je»+aoriste est le signe de cette 14
De la perte du sens au non-sens, une thématique de l’«absence du sens» se décline à travers L’Impossible. Elle se déploie entre langue et discours, et sa prise en compte par la linguistique de l’écrit littéraire interroge le réel de la langue (Milner, 1978).
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sortie hors de soi qui divise le sujet et le précipite dans la perte de l’identité. Le conflit se prolonge dans la tension tragique de la recherche éperdue d’un objet irreprésentable, un impossible (substitut) à la place vide de Dieu… La chute dans la neige, la vision du château sans lumière, la désignation de la mort comme thème du récit vide de sens, tout cela accentue le tremblement qui se propage, à la lettre, jusqu’au second récit: Je me traînais littéralement à la fenêtre et j’hésitais comme un malade. (III, 168)
A la fin d’Histoire de rats, l’acteur-narrateur renoue le dialogue avec B. enfin retrouvée, mais la torsion douloureuse des mains de B. trace le vecteur de cette parole toujours reprise, et sans cesse brisée. Ce trajet difficultueux dessine une torsion diagonale qui traverse le texte pour constituer l’axe même du dialogue entre je et tu: Nul à peu près n’évite, un jour ou l’autre, la situation qui m’enferme maintenant; pas une question posée en moi que la vie et l’impossibilité de la vie n’aient posée à chacun d’eux. (III, 168)
A l’issue de ces épreuves, le sujet flotte et s’éprouve lui-même face aux autres dont il devine la silhouette: État d’épuisement. A. et B., près du lit, sortes de meules dans un champ, où le soleil du soir arrête ses derniers rayons. (III, 149)
Leur immobilité fixe contraste avec la disponibilité vide, en éveil face au monde, de l’acteur-narrateur. Personnage à part entière, et en même temps support du discours dont la mouvance fait de lui le récitant, le sujet sent que le mouvement en jeu lui échappe: Sentiment de rêve, de sommeil. J’aurais dû parler mais mon infidèle mémoire me dérobait ce qu’à tout prix j’aurais dû dire. Intérieurement tendu mais j’avais oublié. (III, 149)
Sa présence signale cependant qu’il reste le produit et le témoin (V, 76) de la transformation qui vient de s’accomplir à travers la perte. Le sujet «en dépit de tout demeure», dans l’expérience, pareil au chœur antique de la tragédie grecque:
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Je succombe: A. et moi, près de B., dans un château mystique… (III, 151)
Cet étonnant dédoublement de la forme linguistique de première personne (je/moi) peut s’interpréter comme trace de la subsistance du sujet à l’instant de sa disparition. Cet état d’horreur «vide et inépuisable» le laisserait en suspens, détaché de tout lien et de tout désir, sans l’apparition du garde Edron face auquel il se soulève, au point d’atteindre au «sentiment de l’impossible exactement!» (III, 154). Dans l’affrontement de la violence silencieuse avec Edron, le sujet prend la mesure de cet Autre pour approcher le sentiment de la mort, dans l’exultation jubilatoire d’une vérité enfin atteinte: Edron demeurait devant moi et, de lui, je ne pouvais pas rire. […] Au comble de la peur, il n’était nulle limite à ma joie. (III, 155)
Tel jeu du sujet avec soi-même pris comme objet impossible, met dangereusement en question la limite (la raison) humaine. Face à cet Autre dont l’inexistence même présente une lourde menace, le «je» se dresse tout entier. Et dans ce dépassement de ses propres limites, des limites de la peur, sa présence persiste sous forme de reste: le moi devient pareil à un débris – déchet abandonné – continuant ainsi de marquer qu’il fut acteur d’une comédie terrible, insoutenable: je ne puis supporter ce que je suis. (III, 172)
La métaphore initiale du sujet: B. ne cesse plus de m’éblouir (elle […] s’agite à vide, passant à côté du creuset, du crible infini que je suis!) (III, 105)
se trouve d’autant soulignée que la polyphonie de l’énonciation15 l’a creusée davantage. Non seulement nous savions que celui qui dit je est déjà mort 15
La théorie polyphonique de l’énonciation – développée en linguistique française à partir de Bakhtine (Ducrot, 1984) après l’introduction du «principe dialogique» (Todorov, 1981) – doit être considérée en relation avec la notion d’hétérogénéité (voir Kristeva, 1974 et Authier-Revuz, 1984).
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puisque le Journal de Dianus s’intitule aussi «Journal d’un mort», mais de surcroît la double métaphore du «creuset» et du «crible» renforce la notion d’un lieu vide de l’énonciation que marque la présence du corps mort (cadavre du père), lieu où se mêlent diverses composantes subjectives qui vont tantôt se fondre et fusionner, tantôt se différencier les unes des autres. Le sujet de l’énonciation coule jusqu’à l’effacement dans la neige, délivrant à travers le drame de la disparition, sa vérité de sujet: ce qui doit être ruiné dans le moi, c’est la substance du sujet, puisqu’elle s’oppose à la ruine. Dans l’expérience intérieure, il faut donc conquérir la «puissance d’anéantir en moi le ‘je’» (V, 136) afin de libérer l’énonciation souveraine – subjective et impersonnelle – de l’emprise du moi: A l’extrémité fuyante de moi-même, déjà je suis mort, et je dans cet état naissant de mort parle aux vivants: de la mort, de l’extrême. (V, 58)
La disparition du sujet et de l’objet: «Le sujet dans l’expérience s’égare, il se perd dans l’objet, qui lui-même se dissout» (V, 76) – doit correspondre à un instant de mort pour que l’énonciation traverse le point zéro d’annulation où elle se renouvelle. Qu’elle soit assumée par le «je» initial, par B. ou même A., disant je chacun à leur tour, l’énonciation tourne autour de ce point de vide dont l’acteur-narrateur se fait le support tout au long du récit. De la même façon, dans Dianus, Monsignor Alpha se désigne alternativement par je ou «je», tandis que le je de l’avertissement au lecteur (dans l’édition de 1947) – parce qu’il rapporte «les notes d’un prélat» de ses amis (III, 509) – assume la totalité de l’énonciation. Monsignor Alpha reste cette non-personne («je»-sujet de l’énoncé) qui dit je à un moment donné du récit, mais s’efface bientôt pour que le vide subsiste à sa place et à la place de son destinataire disparu. Tous deux se trouvent ainsi traversés par le même point de vide où le sujet de l’énonciation tour à tour s’institue ou bien se destitue… lieu marqué symboliquement par la présence absente du mort (cadavre du frère D., soit Dianus lui-même après son suicide). En ce point de vide, l’objet comme le sujet, également soumis au principe de la perte, se mesurent à la violence nue de l’extériorité radicale qui prend le masque (figure sans figure) de l’absence:
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Il ne m’importe plus que mon état, dans l’éternelle absence de Dieu, excède l’univers lui-même… La douceur de la mort rayonnait de moi, j’eus la certitude d’une fidélité. (III, 155)
Là s’ouvre un espace inconnu que rien (ne) limite… l’altérité même… curieux composite de manque et d’excès qui libère en l’homme la part souveraine d’une instance subjective, singulière et irréductible.
Sujet souverain Au point ultime de la perte du sujet: Mon corps était crispé. Il se contracta comme si, de lui-même, il avait dû se réduire à l’étendue d’un point. Une fulguration durable allait de ce point intérieur au vide (III, 207)
l’acteur-narrateur se désigne comme celui qui est en train d’écrire, instance d’écriture à la place de Dieu, là où la mort découvre le point de vide de l’énonciation. La solitude n’est supportable qu’«à la condition d’écrire», mais comme le discours fait subir sa propre oscillation à l’acte d’écrire, c’est tantôt l’effacement des traces dans l’épaisseur de la nuit: Le jour tombe, le feu meurt, et je devrai bientôt cesser d’écrire, obligé par le froid de rentrer les mains (III, 136)
tantôt l’inexplicable élan. Et comme l’écrivain, «de ses maux, dragons qu’il a choyés, ou d’une allégresse, doit s’instituer, au texte, le spirituel histrion»,16 l’acteur-narrateur se fait scripteur pour graver la marque de l’écriture et redistribuer les traces mémorielles d’un passé douloureux dont l’inscription traumatique se retournera en joie à force d’anamnèse. L’objet 16
Mallarmé, O.C., op. cit., p. 370.
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échappe, il glisse, se substitue à un autre… et à la limite, il ne reste, pour s’en ressaisir, que le geste de la main en train d’écrire et sa trace liée à l’œuvre de la mort.17 Au moment où l’instance d’énonciation sombre et défaille, là où elle se risque et se coupe… le sujet de l’écriture s’institue, au texte, en un instant hors temps et dans l’éclat de sa dissolution: Je ne sais si je vais tomber, si j’aurai même la force nécessaire à la main pour achever la phrase, mais l’implacable volonté l’emporte: le débris qu’à cette table je suis, quand j’ai tout perdu et qu’un silence d’éternité règne dans la maison, est là comme un morceau de lumière, qui peut-être tombe en ruine, mais rayonne. (III, 169)
Le jeu de l’écriture permet au sujet de faire face au vide de la disparition, mais aussi d’assumer sa pluralité depuis le lieu de la perte. La présence de la mort, évoquée à travers le cadavre, a pour fonction de libérer la place où le sujet vient mourir et renaître sans cesse, puisqu’il ne peut se connaître que dans l’éclair de son apparition, elle-même vouée à son contraire: disparaître… C’est dans le texte de fiction qu’il se trouve pris au réseau nécessaire à ce surgissement qui le fonde et l’institue en sujet souverain. L’écriture scinde le sujet en ses divers possibles, à partir d’un fonds d’impossible, tandis que s’élabore la position d’une souveraineté paradoxale. Le sujet souverain (ou sujet de l’écriture) coïncide avec la position de l’acteur-narrateur au moment de sa défaillance symbolique. En cet instant, il se fait scripteur afin de ressaisir et inscrire la trace de ce qui subsiste de l’instance d’énonciation quand elle se défait et rayonne vers l’empire de sa souveraineté. Sujet égale souverain: son émergence depuis l’œuvre de la mort est le signe du rejaillissement de la vie et du désir. Tel est Dianus, le roi du bois, avec pour catéchisme L’Alleluiah (V, 393–417) et pour credo, l’expression de cette jubilation de sujet souverain dont la présence profondément absente persiste face à l’inconnu. Sujet de la fiction ou sujet du commentaire, il se fait tour à tour acteur (qui agit) et narrateur (qui rapporte les actes), mais
17
Nous avons dégagé ce processus dans L’Impossible à partir de l’œuvre de la mort (Lala, 1981). On peut le déployer avec profit en génétique de l’écriture bataillienne (cf. F. Marmande, in L’écriture et ses doubles, Paris: C.N.R.S., 1991, pp. 148–151).
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aussi instance impossible de la parole, capable de formuler le sens à partir du non-sens et de donner la formule de ce qui aura quand même été saisi de l’inévitable (VIII, 283). Du fait qu’il peut s’instaurer en destinateur (il émet le discours et suscite l’oreille de l’autre) ou en scripteur18 (la main trace et marque le trait d’où s’évade le geste), il sert de pivot à des retournements du sens au non-sens, et inversement… Générateur des transformations du récit et ouvert à la pluralité du sens, il se démultiplie et se dissémine enfin dans la constellation des mots-poèmes de L’Orestie19 pour se ressaisir une fois encore dans le discours et rendre communicables par le commentaire (en un geste de contestation de la poésie) les effets du réel impossible dont il résulte. Avec le troisième volet de L’Impossible, une autre disposition du texte se propose d’achever la démonstration.20 Après le drame mimé de son annulation que la fiction du récit met en scène dans Histoire de rats et Dianus, le sujet souverain advient dans L’Orestie, pareil au coup de dé de la chance, à travers l’aléa du signifiant jeté sur la page blanche: Le tapis de jeu est cette nuit étoilée où je tombe, jeté comme le dé sur un champ de possibles éphémères. (III, 217)
Le poème ne représente pas l’acte d’énonciation, car il est cet acte même, déjà énoncé et passé (actum) dans l’instant ou l’instance de son émission. En ce lieu d’un présent perpétuel, tout entier versé vers l’inconnu de la mort, destinateur et destinataire sont assimilés l’un à l’autre, happés dans l’absence: dans la nuit elle avança comme un mur en poussière ou comme le tourbillon drapé d’un fantôme elle me dit
Cette notion que nous avons empruntée à Barthes (Lala, 1981) peut entrer dans le cadre théorique et conceptuel d’une linguistique de l’écrit littéraire. 19 Il faut comprendre ici le déploiement de la fonction poétique du langage dans la perspective critique des rapports entre «linguistique et poétique du discours». 20 Pour cette notion, voir Mallarmé: «Diptyque», in O.C., op. cit., pp. 849–856. 18
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Chapitre 2 où es-tu je t’avais perdu mais moi qui jamais ne l’avais vue je criai dans le froid qui es-tu démente et pourquoi faire semblant de ne pas m’oublier. (III, 206)
Lieu de vide… seul lieu d’où s’énonce la parole… Dans la force d’appel de l’écoute de l’autre, la menace de l’Autre s’annule et la mort se déréalise… La figure sans figure de l’altérité (de la nuit) se dessine alors: nuit sans étoile vide mille fois éteint un tel cri te perça-t-il jamais une chute si longue. (III, 207)
Malgré la position intenable au-dessus de l’abîme, le rejaillissement du sujet souverain soutient paradoxalement ce mouvement vers l’inconnu qui l’emporte. Dans le processus du langage en son infinité et par l’écriture, la vérité du sujet ne peut se détacher de l’échéance de la mort: A ma mort les dents de chevaux des étoiles hennissent de rire je mort. (III, 211)
Et tandis que le signifiant aux prises avec la mort (je mort,21 souligné par l’italique) joue le rôle de révélateur de l’énonciation impossible, le sujet souverain échoit à travers le réseau des signifiants comme la possibilité même de la parole. Sa position défaillante rend la parole possible à partir de ce qui la ruine: «le jeu sans retour» de soi-même délivre, en effet, «la claire 21
Selon Barthes, cette formule «performe une impossibilité»: O.C., t. IV, 2002, p. 434.
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distinction des divers possibles, le don d’aller au bout du plus lointain» (III, 218). Dans le malaise, tout d’abord, à travers la fiction du récit, puis dans l’aléa du poème, la mise en question des limites du sujet décompose de façon critique l’instance d’énonciation qui se met en jeu, avant de se recomposer autrement dans le commentaire afin de transmettre – dans l’immédiat aprèscoup – la portée de l’expérience vécue. Par là, le sujet se produit lui-même comme témoin exerçant son droit de réponse à l’instant inouï de la perte de soi: il obéit à la fois au principe de la perte et au geste de la contestation (V, 197, 219–221). Dans le processus de sa mise à mort feinte, il se renouvelle à l’infini, puisque sa défaillance est constitutive de l’effectuation du symbolique: sa disparition manifeste le signe de son rejaillissement dionysiaque de roi du bois. Toutefois, dans la mesure où elle reste profondément marquée par l’expérience de l’angoisse et de la perte de l’identité, cette renaissance n’est pas une assomption. Dans le mouvement du désir qui excède tout donné, livré au hasard du jeu de la chance, mais aussi dans la claire conscience de ce qui arrive, le roi du bois ne cesse de rejouer l’instant de sa disparition, nécessaire au renouvellement de la vie. Or, ce geste semblable au coup de dé d’une chance divine subitement échue à la place de Dieu, demeure aléatoire et comparable à l’ancienne Muse du poète, inspiration à la merci de la chance, à la merci d’une volonté imprévisible: On dit : «à la place de Dieu, il y a l’impossible – et non Dieu». Ajouter: «l’impossible à la merci d’une chance». (VI, 135)
Le sujet se maintient «en dépit de tout» dans l’écriture de fiction, accédant ainsi à la position souveraine qui permet à son instance de soutenir l’évanouissement du réel discursif et d’en porter la marque du niveau formel de la syncope du récit jusqu’au niveau sémantique des effets possibles du sens. Nous voyons de cette façon comment l’ancrage de la souveraineté dans l’écriture de Bataille devient à la fois pratique et théorique. Depuis la perte et la séparation de l’objet dans L’Impossible, la mise au jour de l’instance souveraine du roi du bois (Dianus) confirme l’analyse des rapports sujetobjet telle qu’elle est vécue par ailleurs de L’Expérience intérieure (1943) à La Souveraineté (1953). Plus loin que sa mise en jeu (mise en question et mise
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en action)22 à travers l’écriture de fiction, elle trouve sa formule achevée dans le thème de la souveraineté (VIII, 243–301). Modèle exploratoire de l’état de crise où l’épreuve de la mort et de l’impossible favorise l’émergence du sujet de l’écriture, le texte de L’Impossible expose donc la recherche et l’attente d’un objet devenu inaccessible. Cette expérience du manque découvre le point de vide par où le sujet se divise et s’éprouve négativement avant de s’instituer, au texte, en sujet souverain. Mis en question à travers la fiction, mis en formule dans le commentaire, il finit de s’exposer à travers l’aléa du poème. L’espace du texte offre sa topique (comme la scène au théâtre) à cette mise en acte de la souveraineté impossible: là se constitue sa position évanouissante, et paradoxalement affirmatrice. De la même façon, le commentaire de L’Expérience intérieure expose et décrit, jusque dans «Le Supplice» présenté comme l’aboutissement de l’expérience vécue, la posture du sujet souverain rendue problématique à partir de la recherche de l’objet. Dix ans plus tard, La Souveraineté (texte envisagé comme chapitre III de La Part maudite) continue de préciser ce caractère affirmateur de la souveraineté tout en préservant intacte la marque du négatif qui œuvre en elle. Ainsi la notion de sujet souverain forgée au feu de l’écriture de Bataille permet-elle d’opposer à l’entité abstraite de l’individu réifié dans le monde utile, la notion d’une instance humaine impossible (VIII, 157). Nous y discernons la figure encore innommable de ce «poète du réel» qui dirige son application, en un décentrement inouï de tous les repères, vers l’affirmation souveraine d’une possibilité humaine jusqu’alors inédite. L’homme pourra y créer l’être-au-monde de son humanité, sans aucune image d’un monde ou de dieu à laquelle se référer. L’instance humaine impossible, mise à nu dans le processus de l’écriture, apparaît dans sa souveraineté paradoxale comme un défi du désir, une provocation au lieu même du vide, et un appel vers la fiction du lecteur. Son aspiration vers l’inconnu se fond dans la projection du monde à venir: Je ne voulais plus rien sinon savoir […] le froid qui me coupait les lèvres était comme la rage de la mort: c’était de l’aspirer, de le vouloir, qui transfigurait ces pénibles instants. (III, 142) 22
Ces deux notions marquent une étape essentielle dans l’élaboration théorique que poursuit Bataille à travers La Somme athéologique (V, 366–387).
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Dans un monde où plus rien ne pourrait se transformer à la lueur de la souveraineté, tout se réduirait à des rapports de force, tel Edron dressé face à Dianus. La menace démoniale de la violence maintient l’homme sur la brèche, au seuil de l’animalité. Or, bravant ce risque terrible, le roi du bois peut se faire «le coupable» (V, 363–366) et augurer l’avenir d’un monde où le meurtre serait le moyen ultime et souverain pour l’homme de détruire en lui l’aspect servile de la chose: Je suis le roi du bois, le Zeus, le criminel… (V, 364)
Mais alors, si «l’impulsion de l’homme souverain en fait un meurtrier» (VIII, 268), nous nous heurtons toujours à l’aporie du Mal, puisque le problème de la violence affrontée dans le meurtre reste entier. Toutefois, dans ce contexte de la fiction où l’acte meurtrier est ritualisé comme acte sacrilège libérateur, le sujet souverain s’oppose à l’exercice de la force brutale et du pouvoir. Son instance humaine impossible incarne le pouvoir de refuser la violence, et promeut un sens positif de la révolte, aux antipodes de toute forme de nihilisme, où l’esprit doit prendre sur lui «le plus de destruction qu’il peut supporter» dans l’exercice souverain du refus, exercice d’un non-pouvoir, d’un pouvoir de «nolition».23 La révolte ainsi conçue s’oppose à la violence négativement destructrice d’Edron, sans pouvoir éviter la question de son propre achoppement (VIII, 298). Pourtant, même si elle ne peut éluder le fait que la coupure radicale de ce geste de refus s’exprime à travers un acte meurtrier et passe par le crime, elle en appelle à une «cruauté qui ne sévit pas» (VIII, 277). Et un éclair de lucidité soutient la question de savoir comment laver le meurtre de la souillure de la mort et du péché (VI, 315–319). La souveraineté ne peut exercer son empire que dans cette tension à l’extrême limite du possible: elle porte en elle le moyen de lever l’aporie du Mal, mais sans pouvoir atténuer l’ambiguïté engendrée par sa position paradoxale. Si le meurtre conserve l’acception de «rupture de tous les liens», il demeure une fin en soi, un moyen absolu de libérer de ce qui subordonne.
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Nous forgeons ce terme pour signifier une notion difficile à concevoir: celle d’un pouvoir souverain consistant en un «non-vouloir» exercer la coercition du pouvoir.
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Chapitre 2
Or, la souveraineté libre du sujet souverain se sépare radicalement de la souveraineté impérative (I, 350–355) dont l’expression brutale s’arrête au meurtre. Pour cette dernière, le meurtre n’est qu’une fin subordonnée au monde utile, alors que la souveraineté du roi du bois exige au contraire que le meurtre soit non seulement détaché de cette finalité qui asservit, mais de surcroît rendu à l’éclat sauvage et libre (à la passion) qui l’en purifie. La position du sujet souverain demande pour cela une posture affirmative mais non définitive, toujours en mouvement et décisive dans l’instant. Evanouissante et affirmatrice, elle rend possible à chaque instant l’exercice d’un esprit de décision (V, 18) qui arrache le domaine libre des conduites souveraines à l’emprise du monde utile. Ainsi le meurtre lui-même est-il soustrait à cette domination et, confisqué en quelque sorte à l’usage nocif qu’en pourrait faire la souveraineté impérative, il devient l’équivalent de la mise à nu, dans le sacrifice et dans les autres conduites souveraines. La nudité, équivalent ritualisé du meurtre ou fiction de mise à mort sacrificielle, restaure les liens d’immanence de sujet à sujet dans l’intimité de ce qui est, alors qu’une expression brutale et impérative du meurtre anéantirait l’objet comme le sujet. Détachée des liens qui subordonnent, la souveraineté libre est en mesure de nouer «de tous les côtés ces liens qui lient chaque chose à l’autre: en sorte que chaque chose est morte (mise nue)» (III, 156). Ce qui rend si difficile d’aller au bout de la pensée de Bataille sur ce point,24 proche en cela de Sade et de Nietzsche, c’est que son écriture plonge ses ramifications dans cette impasse en liant la littérature et le problème du Mal (IX, 169–316) jusqu’à retrouver l’immensité et la divinité du rire. Le roi du bois, en équilibre «debout sur un pied» et avec la légèreté de l’oiseau sur la branche (III, 165), offre un infime point de résistance. Au-delà du désordre de la mort, le sujet souverain se pose ainsi dans le symbolique d’une façon renouvelée. Entre mesure et démesure, ce caractère de résistance impondérable mais déterminée, lui confère une position autonome d’où résulte une équation nouvelle de liberté. Emportée dans «les libres jeux du ciel», la souveraineté authentique se lie à la liberté qui découle de
24 Dans la même perspective, Bataille souligne la portée de l’attitude morale d’Albert Camus jusqu’à la rapprocher – paradoxalement – de celle de Sade (XI, 237–250).
Le roi du bois
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l’aléa pour faire autorité.25 Elle nous mène aux confins de la folie (limite du déchaînement des passions) et d’un ordre rationnel encore inédit – un principe de raison (une ratio) – qui reste à concevoir à partir du principe de la perte et de la dépense improductive: L’expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle édifiait. […] Nous n’atteignons pas, sans l’appui de la raison, la «sombre incandescence». (V, 60)
La fiction se donne de la sorte comme le relais possible de l’action en impasse (parce que subordonnée au monde utile, à la force brutale et au pouvoir) dans la mesure où sa topique favorise la mise au jour du sujet souverain, autrement dénié ou aliéné par la souveraineté impérative. * Notre lecture préserve l’hiatus de l’impossible sans chercher à l’éluder, ni à le justifier, afin de rendre évidente sa fonction dans l’écriture et la pensée de Bataille. Il fait jouer la souveraineté libre du sujet souverain qui ne peut trouver lieu qu’en cette précarité d’une tension dure à soutenir. Le trajet pénible et douloureux qu’emprunte l’écriture de Bataille n’insiste sur le malheur de la conscience que pour en extraire peu à peu la position de l’énonciation souveraine. Le sujet reste une instance problématique, et si l’emportement du rire finit par le dépasser, le tragique n’en demeure pas moins. L’expression du principe de la perte, dans la chute et l’abandon sans recours, entraîne une valorisation paradoxale de l’échec. Cette expérience négative va au bout du malheur et de l’échec pour en assumer tout le pathétique, jusque dans la dérision, à seule fin d’en dégager le sens de «miraculeux positif» (VIII, 258). Cette projection d’un chemin sûrement difficile pour notre culture de la réussite, reprend les enjeux déjà pesés par le romantisme allemand26 et les mesure à la nécessité d’extraire l’essence
Bataille s’inspire ici explicitement de Blanchot (V, 19). «L’opération souveraine, qui ne tient que d’elle-même l’autorité – expie en même temps cette autorité» (V, 223). 26 Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, 1978. 25
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Chapitre 2
du christianisme pour extirper jusqu’aux racines du péché.27 Thématisée dans le sacrifice, le supplice ou le coupable, la mise en question prélude à la mise à nu qui délivre la fiction en son intensité. Ce moment de rupture tragique, mais nécessaire au renouvellement de la vie, confère à l’échec une valeur positive. Le malheur de la conscience vouée à la chute n’est qu’une fiction éphémère, destinée à démontrer comment ce qui échoue, en vérité, ne fait qu’échoir ou advenir dans l’échéance du coup de dé de la chance (VI, 93–136). La force souterraine d’un rire, revenu de très loin, soutient l’avancée d’une logique profonde et inouïe par laquelle accéder à la signification de «miracle positif du divin» opposée à celle, négative, de la souffrance et de la mort: Me souvenant du moment où j’étouffais, la souffrance me parut disposer un genre de chausse-trape, sans lequel le piège de la pensée ne pourrait être «tendu». Il me plaît de m’attarder à l’instant sur ce malheur imaginaire, et le liant à l’étendue absurde du ciel, de trouver dans la légèreté, le «manque de souci», l’essence d’une notion de moi-même et du monde que serait un saut. (III, 184)
Telle conception de la souveraineté apporte le moyen de déterminer et de créer de nouveaux rapports entre la réalité du Mal et la fiction. Il revient à la littérature de mener cette investigation à l’encontre de tout lyrisme pathétique. C’est dire combien il serait rapide et inexact de congédier une soi-disant morosité ou complaisance morbide de Bataille, sans avoir auparavant tenté de comprendre pourquoi son expérience poétique de l’écriture fait tellement revivre les avatars de la conscience malheureuse. Pour que l’homme souverain («libéré des servitudes qui nous limitent») recouvre la totale intégrité de son être d’homme entier, la recherche de Bataille tend à réunir – en refusant d’éluder le mouvement du Mal – les conditions de possibilité d’une éthique du sommet dont la souveraineté serait la clé de voûte.
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Cf. Dossier: la «Discussion sur le péché» (4 mars 1944) entre Bataille et notamment, P. Klossowski, R.P. Daniélou, J. Hyppolite, J.-P. Sartre (Annexe, VI, 315–359).
Chapitre 3
La haine de la poésie
Publié la première fois sous le titre de La Haine de la poésie (1947), le texte de L’Impossible (1962) se voit finalement attribuer le second titre: A peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c’est pourquoi je préfère à la fin parler de L’Impossible. Il est vrai ce second titre est loin d’être plus clair. Mais il peut l’être un jour… (III, 101–102)
Il y a ironie certaine à remplacer ainsi un titre obscur par un autre qui ne le serait pas moins… et en même temps, une dynamique est créée, emportant le lecteur dans la nécessité d’une élucidation. L’impossible nous intrigue… tour à tour, notion indéfinissable, catégorie… il peut revêtir également tous les caractères d’un véritable thème sans pour autant avoir recouvré un sens quelconque. En littérature, cette notion apparaît effectivement comme une nouveauté dans le contexte du début du vingtième siècle, avec les surréalistes en particulier. Elle est d’ailleurs attestée en ce sens sous la plume de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature?1 Notion sans aucun doute difficile à cerner, elle se rapproche de l’infini des romantiques, et nous pouvons la situer d’emblée à la charnière de l’écriture et de l’inconscient. A travers l’œuvre de Bataille, elle se donne sous la forme vide d’un point central, mais inouï, dont la structure se lie à l’œuvre de la mort, et dont le décentrement incessant dans le mouvement de l’écriture génère une poétique spécifique. Là où se joue l’impossible, se marque une limite: frontière de la référence avec la fuite du sens et frontière de la représentation quand l’image nous porte à la limite du soutenable (V, 139–140). La fiction éclatante d’Histoire de l’œil (1928: I, 9–70) rend compte de cette outrance en livrant 1
J.-P. Sartre, 1948, pp. 224–239 et 254–255.
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Chapitre 3
des images sur lesquelles «glisse indéfiniment la conscience, incapable de les supporter sans éclat, sans aberration» (I, 75). Dans une deuxième partie ajoutée à ce récit, intitulée Coïncidences (I, 71–78), puis Réminiscences (remaniée pour la nouvelle version de 1940: I, 606–608), Bataille nous livre un commentaire où il analyse ces images comme des transpositions supposant une «région profonde de l’esprit» (I, 71). Dans ce court texte sont rapprochées explicitement psychanalyse et production littéraire: il y a un point de rupture de la conscience, là où l’impossible fait irruption, et l’écriture advient de ce bouleversement. La structure de l’impossible soustend la pratique de l’écriture de Bataille pour la spécifier et inscrire son originalité dans l’histoire de la poétique. Quand le récit s’achève sur l’épuisement de la fonction référentielle, après Histoire de rats et Dianus, la fonction narrative qui vient de se déployer dans ces deux premiers volets du texte, se convertit en ce qu’il reste d’elle. Seule subsiste en effet l’alternative du langage poétique,2 au moment où l’objet et le sujet se perdent l’un dans l’autre – au point zéro d’annulation du sens. Une fois le récit exténué, il faut que la cohérence se recompose sur un autre plan et une nouvelle disposition du texte prend le relais, dans L’Orestie, avec la constellation des poèmes et la contestation de la poésie qui l’accompagne. Ce parcours mène le lecteur de la narration à la contemplation, tout en dépliant peu à peu dans l’écriture une série de transformations. La perspective dégagée depuis le point zéro d’annulation du sens désigne un point de vue qui se déplace, se dérobe et s’ouvre à l’infini. Dans l’épuisement du sujet de l’énonciation, le sujet souverain s’éprouve là simultanément dans son rejaillissement, ouvert au monde et à tous les possibles, dans un état de totale disponibilité. En ce lieu d’une vacance absolue, le caractère indécidable de la référence verse le lecteur vers l’infini aléatoire de sa propre fiction. Or, d’après Bataille, ce pouvoir de l’inconnu, la poésie ne le découvre que si elle sait accéder à sa propre contestation, dans l’affirmation de souveraineté – à condition de se faire haine de la poésie. Sur le chemin difficultueux, et
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Le déploiement de la fonction poétique du langage dans l’écriture se double d’une investigation où la poétique de l’écrivain rencontre et interroge la linguistique et la poétique du discours.
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inévitable, de la mise au jour des innovations engagées, dès le dix-neuvième siècle en littérature française, dans le domaine de la poétique, l’écriture de Bataille – par la poésie se retournant en son contraire: en haine de la poésie – se voue à un équilibre de rupture.
L’impossible enjeu de la métaphore Les figures de nombreuses antithèses s’accumulent et se trament tout au long de L’Impossible. Le fil de leurs images en opposition étant constamment suspendu et repris, elles sous-tendent l’ensemble du texte et se combinent aux tropes par correspondance, par connexion et par ressemblance. Une étude détaillée de ce fonctionnement3 a montré que l’impossible en jeu à travers l’œuvre de la mort dans l’écriture rehausse avec éclat l’identité des contraires pour accentuer leur différence non logique (I, 319). Au fur et à mesure que la fonction référentielle du langage s’épuise dans la syncope du récit, les transpositions d’images font remonter peu à peu vers une logique autre que celle du discours. Au moment où j’écris, ne pouvant la voir et le clou dur, je rêve d’enlacer ses reins. (III, 105)
L’acte d’amour et l’acte d’écrire se lient au point nodal de l’absence que la rencontre entre l’acteur-narrateur et B. inscrit dans la trame du texte. Le lien amoureux comme le nœud de l’écriture restent suspendus au risque de coupure, au risque de voir les termes se figer, le glissement de l’écriture empêché de se poursuivre ou l’amour pétrifié. Ainsi dénotée par le récit, la relation amoureuse mime la relation de contiguïté de la syntaxe: le clou que j’enfonce en elle, je ne puis l’y laisser! (III, 105)
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Nous avons analysé (Lala, 1981) – du langage narratif au langage poétique – les relations entre énonciation, métaphore et antithèse dans l’écriture de L’Impossible.
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Cette image métaphorique de la jouissance sexuelle rend figurable le point formel d’intersection des tropes par connexion (clou-corps de la femme) et par ressemblance (organe masculin = clou), là où se cristallisent à la fois l’aléa fragile de la communication amoureuse et la menace de rupture du fil du discours. Avec la perte du référent d’un récit à l’autre, la phrase se disloque et la diffraction du texte en signifiants dans L’Orestie marque de traits multiples jetés sur la page comme autant de coups de dés, le lieu d’un vide où se creuse une horreur dérisoire: ne pouvant atteindre mon objet, je m’enfonce du moins dans une pauvreté réelle. (III, 107)
L’opposition irréductible des termes des deux antithèses du haut et du bas, et de la surface et de la profondeur, accentue en effet l’impact du vide où vient s’inscrire la métaphore du sujet («échoué» = navire en perdition): Je diffère de mes amis me moquant de toute convention, prenant mon plaisir au plus bas. […] Échoué, ivre et rouge, dans une boîte de femmes nues. (III, 107)
Avec la juxtaposition de deux autres antithèses (larmes/rire) et (jour/nuit), le mouvement se fige: Je pleurais tout à l’heure – ou, l’œil vide, acceptais le dégoût –, maintenant le jour luit. (III, 107)
Cet arrêt procède de l’exclusion de l’un des deux termes de chaque antithèse: le rire et la nuit. Pourtant le passage (la conversion) d’un terme en son contraire reste imminent. Un mouvement d’exubérance commence à sourdre et se propage: la vie s’étire en moi comme un chant modulé dans la gorge d’un soprano. (III, 107)
Et le sujet se laisse contaminer: Heureux comme un balai dont le jeu fait dans l’air un moulinet. (III, 108)
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Ultime dérision des difficultés de la communication et de la nuit, dans l’évocation de la facilité miraculeuse d’un retournement possible des larmes au rire. Le glissement des tropes – leurs transports et leur procédé de tour dans le langage – génère des images qui recoupent le réseau serré des antithèses. Par le relevé des figures de l’antithèse et la description de toute relation d’opposition, de ressemblance ou de contiguïté (correspondance et connexion) entre deux termes, deux images ou deux idées, nous saisissons des récurrences, liaisons, changements, passages… Ainsi les deux tropes par ressemblance: B. telle une «flamme élancée» et «nous/l’ancre levée» comme un bateau ivre, introduisent-ils une évocation riche d’oppositions en coïncidence. Dans la beauté légère d’une image, les termes opposés (larmes/rire, haut/bas, jour/nuit, surface/profondeur) communiquent, s’échangent et passent l’un en l’autre: «nous allons gaiement vers l’abîme». (III, 109)
Les tropes par correspondance et connexion (métonymie et synecdoque) favorisent le glissement de l’écriture sur l’axe horizontal du déplacement, tandis que le trope par ressemblance (métaphore) permet de saisir, dans l’instant, l’identité de deux termes contraires qu’il rapproche pour rendre manifeste leur différence et la subsumer. C’est cette opposition que l’antithèse permet alors de reprendre et de souligner. De la sorte, de par la combinaison de leurs associations par contiguïté et par ressemblance avec l’antithèse, les tropes (métonymie, synecdoque ou métaphore) autorisent le retournement d’un terme en son contraire.4 Mais, le rapport de contiguïté ne cesse d’être battu en brèche. Même si le glissement des tropes par correspondance et connexion le maintient à l’appui de la syntaxe, il se rompt sous l’incidence combinée du trope par ressemblance et de l’antithèse. L’écriture, comme la relation érotique, accentue l’impossible de la communication irréductiblement lié à la coupure de la séparation. Cependant, elle crée simultanément le moyen de la conjurer à travers le jeu des tropes et figures. 4
A partir de ces analyses (Lala, 1981 et 1985, pp. 70–71), nous avons pu différencier les deux conceptions de l’identité des contraires, selon Breton et selon Bataille.
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La métaphore de la flamme, jusque là attachée à B., gagne le Jésuite A. par contagion de la lumière du jour: «le visage de notre ami s’éclaira». Et l’alliance nouvelle de termes aussi opposés que le feu et la froideur du Jésuite A. amène la fusion des deux antithèses du haut et du bas, et de la surface et de la profondeur: La lèvre amère et les yeux perdus dans la profondeur du plafond, noyés de bonheur ineffable. (III, 111)
Le renversement de «la logique acérée» du Père A. devant le rire ivre de B. suggère l’instabilité des choses et rend perceptible le vacillement de la logique du discours face au désir, jusqu’au retournement des termes de l’antithèse du profane et du sacré: Agenouillée aux pieds du Père… heureuse elle-même animalement de ma folie. […] B. me dit de plus en plus louve: – Regarde le Révérend rire aux anges. (III, 111)
La communication se révèle une pratique difficile, rigoureuse et cruelle, incluant la séparation et l’indifférence, et ce risque foncier de rupture propre à l’acte d’amour comme à l’acte d’écrire ne se trouve surmonté que dans l’excès d’angoisse: Je grelotte de froid. Soudain, inattendu, le départ de B. m’écœure. (III, 112)
L’image du cœur rassemble les tropes par connexion (cœur-siège des sentiments) et par correspondance (cœur-physique-moral), et rejoint le symbole de l’amour tant l’usage de cette représentation nous la fait saisir d’emblée dans sa prégnance de métaphore (cœur = amour). Bien que le départ de B. perturbe la relation du sujet à l’objet du désir, le déplacement se poursuit, l’axe horizontal ne se rompt pas, du fait de cette image associée par ressemblance qui substitue un mot à un autre. La contiguïté d’ordre syntaxique s’articule au plan de l’image associée, et cela permet à la logique du discours de perdurer en se combinant au mécanisme métaphorique des substitutions.5 5
Soulignons ici l’apport de Michel Le Guern (1973, voir en particulier pp. 102–103).
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De par ce jeu de l’écriture qui conjure la séparation et prend sur lui la rupture, la conversion d’un terme en son contraire demeure en suspens, toujours possible à chaque instant dans l’imminence du passage. L’imprévisible irruption du désir, malgré la séparation de l’objet, convertit l’angoisse en extase au point extrême où l’on touche l’intimité des choses: Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude, l’angoisse cède à la conviction: c’est sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher, cela n’arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon cœur. (III, 114)
Au fil de L’Impossible, se découvre le point crucial (un «sommet du cœur») où les tropes servent de médiation au mouvement de retournement du sens. Ce jeu de l’écriture, en œuvrant ainsi dans le langage, a pouvoir d’extraire le discours à sa finitude et de mettre à nu la focalisation impossible, et réelle, du point de bascule où les termes opposés coïncident un instant avant de s’échanger. Le parcours se poursuit dans le relais des images: Je n’aime vivre qu’à la condition de brûler […] je vis noyé d’angoisse et j’ai peur de la mort, justement faute d’aimer vivre. (III, 113)
Le verbe «brûler» et l’expression «noyé d’angoisse» réintroduisent la métaphore de la flamme et, par métonymie du bateau à la dérive, l’idée de la perte. Ces tropes par ressemblance et par correspondance amènent une nouvelle antithèse (feu/glace) où sont opposés le feu et l’eau, et le chaud et le froid portés à l’excès. Elle rejoint l’antithèse du jour et de la nuit, lui donnant un éclat renouvelé: ce défi de louve de B. – éclairant comme un feu l’épaisseur des brumes. (III, 113)
Puis, intermédiaire entre le froid excessif et le feu, la «fraîcheur» opère le retournement des termes de l’antithèse haut/bas: Ce défi – sa fraîcheur de lis et les mains fraîches de nudité – comme un sommet du cœur, inaccessible… (III, 113)
Le lis (symbole de pureté) entré en rapport de contiguïté avec la notion de fraîcheur, établit une analogie entre la pureté et la nudité. La souillure de
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Chapitre 3
la nudité s’exalte en un «sommet du cœur»: ce qui était bassesse devient sommet. Le symbole permet la transposition de la blancheur du lis à celle de la pureté, et il s’efface devant l’image métaphorique nouvellement créée: «fraîcheur de la nudité» = pureté (blancheur) de la nudité. Le signifié de «blancheur» se propage jusqu’à recouper l’antithèse du jour et de la nuit, dans l’éclat de feu et de lumière du défi de louve de B. Par contraste, la nuit de la prison souligne la fermeture sur soi et le repli douloureux que déchire soudain «le cœur à nu contre le mur» (III, 114). En ce point, atteinte et souffrance sont simultanées: ouverture de soi au monde et à l’autre, appel à communiquer de l’intérieur et de l’extérieur. Pour se ressaisir de ce moment en son intensité, il n’est que de le répéter jusqu’à le déréaliser dans l’écriture qui lui donne une réalité formelle, une réalité de fiction. Alors le temps s’abolit, une logique s’instaure qui n’est plus celle du discours, mais celle du langage poétique. L’opposition de la lumière et de l’obscurité déferle, l’antithèse du jour et de la nuit restant traditionnellement une source très riche d’images: comme la poussière d’étoiles se dérobe dans le ciel à tout but concevable… (III, 120)
Ici, tropes par correspondance et par ressemblance s’associent (poussièrecendre = mort) pour se fondre dans l’image de la poussière d’étoiles, métaphore d’un ciel nocturne semé de points de lumière, suggérant la mort transfigurée et la constellation poétique. Ailleurs, expression vive de la lumière, la métaphore de la flamme, d’abord évoquée à travers B., parcourt le chemin qui l’épuise par excès: De telles flammes, déchirantes et fêlées, me voici brûlant du désir de brûler. (III, 120)
Le sujet s’y consume, mais cela le rejette vers l’extériorité hostile et froide, aussi noire que l’intériorité: Je sortis dans le black-out. Il faisait noir en moi comme dans les rues. (III, 121)
En associant noir et extérieur, le mot anglais rappelle l’opposition du froid qui règne à l’extérieur, et du feu brûlant à l’intérieur de la chambre ou de la lumière du café rempli de vie.
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Les images s’estompent après les évocations fascinées du vide «entre les jambes»: bas-ventre des femmes… ravin… vertige… Elles s’effacent devant une dernière évocation du désir qui «rend vivante une image du possible indiqué par la nudité» (III, 121). Mais ce possible est sans image… toute représentation y est portée à l’excès qui la ruine… Or, symbole des symboles, celui du rat vient pallier la métaphore quand elle s’épuise. Le signifiant «rat» arrive à la place de la flamme devenue «flammes», puis «poussière d’étoiles». Il vient combler enfin le vide exorbitant… par une horreur qui le dépasse… On peut y voir un symbole phallique, comme précédemment le clou, mais sa fonction apparaît vite plus complexe: Cette partie des filles entre la mi-jambe et la ceinture – qui répond violemment à l’attente – y répond comme l’insaisissable passage d’un rat. (III, 123)
Au point où «toute compréhension se décompose», le passage à la limite que représente le passage du rat, figure métaphoriquement le mouvement de transport des tropes combiné à la figure de l’antithèse. Quand tout bascule, le trope par ressemblance associé aux tropes par correspondance ou connexion, devient le lieu par excellence où les termes contraires s’échangent. L’insaisissable passage d’un rat, c’est le mouvement rapide de retournement du sens – mouvement tournant que dessine à l’oblique l’axe du chemin du château. Il opère la jonction (au carrefour) de l’axe horizontal du déplacement (contiguïté) et de l’axe vertical des substitutions (similarité), au lieu même de la mise à nu du vide: château-maison du père de B. = maison du mort. Ce mouvement de torsion à l’oblique du texte6 – indissociable d’un «simple saut dans la mort» –, conjure le risque de rupture de la contiguïté en favorisant, par le biais du vide, le moment du passage et l’échange des termes contraires. Toutes les substitutions sont devenues possibles à la place du vide sur l’axe vertical du langage, et l’image irreprésentable du «possible indiqué par la nudité», dans l’exaspération du désir, s’érige là où des extrêmes aussi inconciliables que le jour et la nuit s’ouvrent l’un à l’autre, en: 6
L’écriture (selon Barthes, 1953) a pour corollaire la conception d’une dimension tout autre: celle du langage poétique – à l’oblique du texte (Lala, 1981).
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Chapitre 3 ce dernier moment, où la plus grande lumière imaginable éclaire ce que voient rarement des yeux d’hommes: la nuit éclairant la lumière! (III, 135)
A partir des deux antithèses: nuit/jour et vie/mort, le rapprochement de la vie et du jour (soleil-lumière = vie) d’une part, et de la nuit et de la mort (corbeaux-nuit = mort) d’autre part, rappelle à la vie et autorise la présence apprivoisée, étrange et familière, du mort dans la chambre voisine: Ces corbeaux sur les neiges, au soleil, dont je vois les nuées de mon lit, dont j’entends l’appel de ma chambre, seraient-ils? … les mêmes – qui répondirent au cri de B., quand son père…? (III, 145)
De même, les deux antithèses: intérieur/extérieur et feu/glace, servent de point de départ à la mise en relation – par un processus identique – des termes: intérieur et feu, puis extérieur et glace. La mort est ici exclue comme négativement destructrice et glaçante. Il n’empêche qu’elle traduit une attitude ambivalente de rejet et d’acceptation qui entraîne la division constitutive du sujet souverain à l’instant de mort qui le renouvelle. Son instance humaine impossible (impersonnelle) se pose et s’expose dans l’écriture, en posant simultanément dans le langage une limite qui n’est ellemême posée que pour être de nouveau levée, à l’infini… Le jeu des tropes et figures fait travailler cette limite dans la dynamique du texte de fiction: livrée au processus de conversion de la langue au discours,7 elle opère une coupure dans le symbolique, tout en épousant le trajet que trace en oblique et torsions le mouvement de l’écriture quand il mène son jeu à l’encontre du récit et du discours. La communication liée à la logique discursive le cède peu à peu devant une logique tout autre, une logique de ruptures imprévisibles et de passage à la limite, où s’inaugure le mode de communiquer des conduites souveraines. La logique interne de leur mouvement d’exubérance8 se découvre ainsi 7 8
Nos analyses de la fonction poétique du langage s’appuient sur l’apport théorique de Benveniste articulant le mode sémiotique et le mode sémantique (1974, pp. 64–65). Cette logique procède du mouvement en vrille de la transgression (Foucault, 1963) et sous-tend la «communication forte» (V, 110) des conduites souveraines (V, 218).
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dans l’ambivalence de la mort et de la vie, ou de l’absence et de la présence. La notion d’un saut arrachant le sujet au moi, au monde, au connu, la torsion des mains de B. et le secret que le corps abandonne «avec la robe», ce sont autant de représentations métaphoriques de ce moment immense où le plaisir intense ouvre à la vérité de l’impossible, où l’extase découvre l’identité de l’excès d’angoisse et de la jouissance: (La nudité n’est que la mort et les plus tendres baisers ont un arrière-goût de rat.) (III, 156)
Que les termes associés se ressemblent ou s’opposent, leur mise en présence différentielle autorise le renversement dans le contraire et les retournements du sens, puisque le jeu de la métaphore et de la métonymie (ou de la synecdoque) se combinant au réseau serré des antithèses, transgresse l’ordre des catégories de la logique formelle pour mettre à nu la logique du mouvement, une logique dynamique du contradictoire.9 La métaphore parvient à extraire son fonctionnement des relations préétablies, fixées et codées par analogie dans le symbole, pour apparaître comme une création du texte. Dans le parcours de l’écriture d’Histoire de rats, elle se produit telle un événement dont la signification ne se déploie que pour faire advenir… l’impossible… Alors, la nouvelle signification (par exemple: nudité = rat = mort) ne pourra plus retomber dans l’ordre symbolique préexistant. En revanche, elle devra être redécouverte sans cesse au point-carrefour des deux axes du langage (lieu de l’insaisissable passage d’un rat) – à la limite impossible où se joue la création poétique: … si maintenant je pense – en ce moment le plus lointain d’une défaillance, d’un dégoût physique et moral – à la queue rose d’un rat dans la neige, il me semble entrer dans l’intimité de «ce qui est», un léger malaise me crispe le cœur. Et certainement je sais de l’intimité de M., qui est morte, qu’elle était comme la queue d’un rat, belle comme la queue d’un rat! Je le savais déjà que l’intimité des choses est la mort. … et naturellement, la nudité est la mort – et d’autant plus «la mort» qu’elle est belle! (III, 136)
9
On entend la résonance de la réflexion de Lupasco (1947) dans les écrits de Bataille.
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Chapitre 3
Un sacrifice où les mots sont victimes La littérature ainsi mise en question et décomposée par l’impossible qui la travaille de l’intérieur du langage, questionne en retour radicalement la poésie dans sa dimension esthétique. Or, cette mise en question, aussi cruciale qu’une mise à mort, conduit Bataille à reformuler la poésie en «haine de la poésie». Ce processus engagé dans Histoire de rats se poursuit dans le récit suivant où la relation à l’objet se trouve également perturbée. Au début de Dianus, E. est sortie, une menace de mort plane sur elle, liée à la présence inaccessible et obsédante du mort dans la maison. Pourtant les références au contexte sont très nombreuses, et les objets environnants apportent une caution de réalité. Le mécanisme métonymique continue de se déployer sur l’axe de la contiguïté: les tropes par correspondance et par connexion restent subordonnés au contexte. Cependant, bien qu’il déroule le fil continu d’une histoire, l’enchaînement syntaxique se trouble et vacille: «… mais je veux effacer la trace de mes pas…» (III, 161). L’attente du retour d’E. accentue la mise en suspens liée à la présence du mort: un je ne sais quoi de saugrenu, de malicieux du mort sur un lit – comme l’oiseau sur la branche – il n’est rien qui ne soit suspendu, un silence de fée… (III, 165)
Au point de rupture de la contiguïté, le jeu des tropes et figures réassure la continuité tout en marquant aussi un vide «plus grisant que rien au monde». De là, ce moment d’enchantement en un point vide de l’espace: Le mort, moi-même et la maison suspendus en dehors du monde. (III, 174)
Le symbole de l’oiseau a remplacé celui du rat, comparables tous deux en cet insaisissable passage – miraculeusement saisi dans l’émerveillement d’un «halo d’impossible lumière». Le vol de l’oiseau et son suspens sur la branche traduisent la même notion du mouvement, mais la sensation de dégoût se transforme dans le ravissement d’un éclat de beauté: Mais ce qu’à la fin je trouvai, sous un rayon de soleil féérique et dans la solitude fleurie des ruines, fut le vol et les cris ravissants d’un oiseau – minuscule, moqueur et paré du plumage bariolé d’un oiseau des îles! (III, 173)
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La métaphore échappe de cette façon à toute classification pour recouvrer sa fonction de trope et de tour: elle découvre son devenir opératoire dans les transferts et transports du sens. Non seulement elle obéit au principe d’association qui la caractérise, mais elle répond aussi au fonctionnement général des tropes et figures. En effet, du fait qu’elle intervient au point d’intersection des deux axes du langage, elle peut à la fois établir le rapport de similarité en fondant l’identité de deux termes opposés qu’elle rapproche, et souligner leur différence en se combinant à l’antithèse. Par ce fonctionnement,10 elle maintient l’œuvre de la mort dans le langage, telle une force d’évidement11 qui structure l’impossible. Elle rassemble et concentre autour du mot-poème ce qui allait se perdre du discours. Les tropes arrivent au bout du processus qui les achève, devenant la liberté du mouvement qui les emporte, même si l’ambivalence, le paradoxe et une ambiguïté fondamentale sont le lot de cette traversée: Il importe peu, dans l’ampleur de ce mouvement, qu’il soit ambigu – que tantôt il élève aux nues, tantôt laisse sans vie sur le sable. (III, 184)
Les deux antithèses lourd/léger et jour/nuit se trament à leur tour pour délivrer ces éclats de beauté paradoxale où «l’odeur diaphane de la mort» enivre les sens «dans l’auréole noire du malheur». Cependant, la trace du déchet abandonné du sens (le reste du «fragment d’os inattendu») suggère métaphoriquement l’idée d’un contenu12 qui échappe: Si je pars d’un sens quelconque, je l’épuise… ou je tombe à la fin sur le non-sens. Le fragment d’os inattendu: je mâchais à belles dents!… Mais comment en rester, dissous, au non-sens? cela ne se peut pas. Un non-sens, sans plus, débouche sur un sens quelconque… … laissant un arrière goût de cendres, de démence. (III, 179)
10 11 12
M.-Ch. Lala, «La métaphore et le linguiste», in revue Figures de la psychanalyse 11: Passion de la métaphore, Paris: Editions Erès, 2005, pp. 145–161. Sur la force du vide: M.-Ch. Lala, «A la pointe du style», in revue Autrement 185: Le silence, Paris: Editions Autrement, 1999, pp. 104–117. Jacques Derrida, 1967, pp. 369–407.
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Signifié toujours dérobé et fuyant, le rien impossible à atteindre en tant que tel se donne à saisir, en un instant hors temps, comme un effet du réel impossible: illumination noire… charme… rire… lumière aveuglante… extase… présence et transparence du mort… de la mort… fraîcheur de la nudité ou légèreté de l’oiseau… Ce point où le vide figure le rien du nonsens inscrit son incidence dans la langue et sa coupe incisive marque le lieu-pivot par où se font tous les passages. Là où les contraires passent l’un en l’autre, l’«impossible devenant vrai» (VIII, 260) éclate dans l’éclair d’une apparition orageuse et féérique. Inapte à suppléer ce qui ne peut être porté à la parole: Mais le soleil aveugle, et bien que la lumière aveuglante soit familière à tous les yeux, personne ne s’y perd (III, 168)
l’événement du récit s’efface pour laisser place au poème. Il s’estompe peu à peu, d’Histoire de rats à Dianus, pour laisser éclater la jubilation face à la puissance du vide. Le sens se suspend, la syntaxe du récit se disloque et le fil du discours se recompose dans le commentaire pour énoncer des vérités. Le discours menacé de perte et d’inconsistance est repris par ces énoncés: les deux moments sont maintenus ensemble, puisque le discours perdure et doit faire face en même temps à la négation qui œuvre en lui. Tandis que les tropes et figures continuent d’opérer la mise à mort de la logique du discours, des énoncés ressaisissent le réel impossible que la fiction vient de produire, pour le mettre en formule et le thématiser dans le commentaire. Avec l’alternance des poèmes et du commentaire graphié en italique, dans L’Orestie, les mots se juxtaposent comme autant de signes. Par là, ils apparaissent sans relation directe les uns avec les autres, comme si la poésie était non-sens. Les premiers poèmes: L’Orestie, La discorde, Moi (III, 189–198) se disposent sur la page sans autre nécessité, chaque mot attirant à lui plusieurs sèmes. Mais le sens se dissémine aussitôt car chacun se consume en sacrifice sur l’autel du «Toit du Temple» (III, 201–208) où brûle le déchet du sens, ce «fragment d’os inattendu». Alors, dans l’immédiat après-coup de la mise à mort de sa propre logique, le discours se ressaisit du mouvement en jeu, à travers le geste de la contestation de la poésie qui se fait le support de l’ouverture des possibles vers l’inconnu à
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venir. Le vide de la référence aura préservé un état de totale disponibilité du sujet face au monde, à l’encontre de tout risque de fixation. Les mots sont là… placés, disposés, (ne) servant à rien… Et cependant chacun porte à l’excès l’intensité des états dont il supporte la charge: Nous cherchons à saisir en nous ce qui subsiste à l’abri des servilités verbales, et ce que nous saisissons, c’est nous-mêmes battant la campagne, enfilant des phrases, peut-être au sujet de notre effort (puis de son échec), mais des phrases et dans l’impuissance à saisir autre chose. Il faut nous obstiner […]: assez vite augmente l’intensité des états et dès lors ils absorbent, même ils ravissent. (V, 27)
Chaque mot intermédiaire entre la phrase et le trait distinctif (phonème ou lettre) offre le noyau résistant d’une unité de sens à partir duquel le mouvement des tropes et figures fait jouer les transferts de sens. Le mot assume de cette façon la fonction d’un reste dans l’écriture, d’un déchet consumable du sens, et comme tel il doit être porté au sacrifice pour ne pas s’ériger en fétiche. Par-delà la coupure de la mort liée à l’absence du sens, la douleur de l’angoisse se donne déchirée, coupée et coupante: Il me sembla voir assez loin comme à des lueurs d’éclair une région où l’angoisse a conduit… Sentiment introduit par une phrase. J’ai oublié la phrase: elle s’accompagna d’un changement perceptible, comme un déclic coupant les liens. (III, 204)
L’impression de glissement sans fin persiste: Orestie rosée du ciel cornemuse de la vie
… mais, à la limite du soutenable, l’expérience des états intenses permet à l’évocation de provoquer – depuis le mot porté au sacrifice – un appel à l’excès du désir: nuit d’araignées d’innombrables hantises inexorable jeu des larmes ô soleil en mon sein longue épée de la mort […]
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Chapitre 3 Plus haut que le haut sombre du ciel plus haut dans une folle ouverture une traînée de lueur est le halo de la mort. (III, 189, 193)
… la phrase est oubliée, et l’image s’impose… Image où se noue l’angoisse noire («nuit d’araignées»), à l’opposé de la douceur de l’angoisse. Et de nouveau, l’antithèse jour/nuit relève le déchirement du cœur, opérant par le biais de la blancheur un retournement de l’angoisse, emportée vers la nudité de la chance et la divinité du rire: Chance ô blême divinité rire de l’éclair soleil invisible tonnant dans le cœur chance nue. (III, 189)
Absorbée par les relations de ressemblance et le jeu des substitutions, dans le déplacement et du fait du trouble de la contiguïté, la structure syntaxique se dissout pour se résoudre en un point. Ce glissement au fil du discours produit progressivement la perte de la fonction référentielle du langage. A la place de l’objet, font appel un vide et un manque… L’objet perd la caution que donnait la réalité du contexte: le référent perdu et le signifié dérobé à l’infini, seule subsiste sur la page le signifiant… qui affleure, se dispose en surface… factice et sans nécessité: J’ouvre en moi-même un théâtre où se joue un faux sommeil un truquage sans objet une honte dont je sue pas d’espoir la mort la bougie soufflée. (III, 198)
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Sans référent, le signifié de l’impossible (rien) peut advenir, dans l’aléa et la déception du sens… il échoit… ruine, déclin, coup de dé de la chance… univers charpie de notions mortes où JE jette en pleurant les détritus. (III, 212)
Le sujet doit faire face au vide où cela précipite: Comme je fixais le vide devant moi, une touche aussitôt violente, excessive, m’unit à ce vide. Je voyais ce vide et ne voyais rien, mais lui, le vide, m’embrassait. (III, 207)
Le désir se perd quant au référent et à l’objet, mais il se concentre et se ramasse en un point, pour s’intensifier à l’extrême de l’angoisse: Une fulguration durable allait de ce point intérieur au vide. (III, 207)
Enfin, l’angoisse se dissipe dans l’éclat qui la décompose: dans le fond du puits, dent contre dent de la mort, une infime parcelle de vie aveuglante naît d’une accumulation de déchets. (III, 198)
La dimension du langage poétique s’est ouverte dans ce processus de glissement favorisé par les tropes, et qui se déroule au profit de la fonction métaphorique. Il y a condensation en un point, non pas seulement éclair, mais aussi fulguration durable. Ainsi conduite par le déplacement des tropes par correspondance et par connexion, la métaphore rassemble et concentre en un point ce rien qui vient à la place du vide, et que l’antithèse creuse davantage encore. Le référent annulé, tous les possibles sont autorisés par substitution: ils entraînent un glissement sans fin où aucun terme dernier ne vient boucler et forclore l’enchaînement. Il n’y a de référent que dans la perspective ambivalente et incertaine d’une référence ouverte sur l’inconnu, quand l’attente se lie à la nudité pour mettre en question ce qui est. Seule subsiste la véhémence du désir, liée à l’ampleur d’un mouvement à l’«exubérance de rouille» (III, 183). Il n’y a pas de signifié dernier, pas de dieu pour boucler rationnellement le sens: l’énigme de cet «humide secret de mort» demeure entière… Alors que la logique du discours se perd, le mouvement glissé de l’écriture résiste à l’évanouissement du sens.
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Chapitre 3
Quand la prédication13 est entamée – le rapport de contiguïté suspendu –, la figure peut pallier la carence. A ce titre, tous les tropes et figures, pas seulement la métaphore, établissent des relations entre les différentes possibilités. Cependant, la spécificité de cette dernière relève de son caractère acéphale:14 elle maintient la notion d’espace et de relations au lieu même de la coupe inscrite par le vide, en écho au vers d’Apollinaire: Soleil cou coupé (II, 38)… Le soleil réfléchit la coupe du vide (lumière aveuglante), tout en présentant à la fois l’omniprésence de l’espace lumineux (halo, auréole) et sa diffusion en de multiples points (rayons de soleil). Le possible dont la présence de la mort avait ouvert le champ, éclate maintenant: La veuve rit jusqu’au ciel et déchire les oiseaux. (III, 211)
Dans le parcours du texte, la métaphore ne se fige pas, elle se disloque et se diffracte en images multiples, jusqu’à se fondre dans le mouvement de l’écriture pour y remplir sa simple fonction de trope. La dépense poétique ainsi conduite par le jeu des tropes et figures ne se distingue plus d’un «sacrifice où les mots sont victimes» (V, 156). La constellation des mots-poèmes à travers le blanc de la page suggère la sidération de la poésie elle-même, en poussière de mots… étoiles… La poésie est dépense, création au moyen de la perte: c’est au moyen du déchet, du reste (ce produit de la perte) qu’elle se fait création.15 Non seulement, elle engage «la vie même de celui qui l’assume» (I, 307), mais le sujet ne peut que se soumettre au principe de la perte puisque cette part maudite de la poésie le met radicalement en question. En partant du projet négatif d’abolir «le pouvoir des mots, donc du projet», on glisse du plan extérieur
13 14 15
Nous envisageons le sujet parlant, ainsi que la relation phrase/discours, à partir de la fonction prédicative. Voir en particulier Kristeva, in Pour Emile Benveniste (1975). On connaît l’importance du mythe et de la symbolique complexe de l’«acéphale» pour Bataille – notamment avec la création de la revue et du groupe Acéphale. Dès 1933, le principe de la perte (ou «dépense inconditionnelle») trouve sa définition dans l’article «La notion de dépense» (I, 305–308).
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(objectif ) à l’intériorité du sujet. Et la poésie, quant à elle, se retourne en haine de la poésie – accédant au statut de conduite souveraine: ô néant fabriqué dans l’usine de la vanité infinie comme une caisse de dents fausses JE penché sur la caisse JE ai mon envie de vomir envie. (III, 213)
A travers l’aléatoire foncier du jeu des signifiants, dans la projection vers l’à-venir du monde, la notion du factice rend éclatante la réalité de la fiction, jusqu’à la nausée… Successivement, le cœur, le rat, l’oiseau auront figuré la mise à nu du point-objet pris dans le mouvement de sa fuite vers le point-zéro où «l’absence signifie».16 Le lieu sacrificiel et sacré du «Toit du Temple» offre cet espace d’annulation, de la dislocation du sens à la diffraction du mot, découpant et délimitant le point par où passent toutes les transformations. Entre sens et non sens, il n’y a pas d’ineffable… seulement ce lieu qui a lieu, espace du «Toit du Temple» du haut duquel celui qui ouvrirait les yeux pleinement et «sans l’ombre de peur», apercevrait la relation entre elles de toutes les possibilités opposées. Haut lieu du sacrifice, il offre le point de vue d’où regarder en face la mort et l’impossible, pour soutenir tous les possibles à travers leurs interactions en tant que contraires et apercevoir le lien qui les unit au-delà de leur annulation réciproque. Le rôle sacrificiel du sacré dans l’écriture, c’est de maintenir à vif l’œuvre du rien, car son déplacement à l’infini demeure la condition de la transfiguration poétique.
16
Cf. Barthes (1953): le «degré zéro» de l’écriture (repris in O.C., t. I, pp. 169–224).
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La poésie en son contraire Dans ce processus de l’écriture, il y a toujours association de deux termes et déplacement de l’un à l’autre, que la relation s’établisse par correspondance, connexion, ressemblance ou opposition. Seule change la nature du rapport logique (analogie, différence, cause, effet…), les deux termes restent liés de toute façon, et souvent par l’antithèse, puisqu’elle maintient en présence les termes contraires. De là cette impression de glissement et de fuite à l’infini, quand le sol du langage ne se propose et ne s’affirme que pour se dérober: Les mots, leurs dédales, l’immensité épuisante de leurs possibles, enfin leur traîtrise, ont quelque chose des sables mouvants. (V, 26)
Ce qui précisément (et paradoxalement) fait la continuité du fil du discours, c’est de se rompre… Il devient possible de saisir des moments de ce mouvement glissé, mais seulement de rupture en rupture, et sur le mode du paradoxe. Par le biais des tropes et figures, et depuis l’antithèse, en un instant hors temps, les termes contraires mis en présence et maintenus liés se révèlent par éclair identiques, tandis que le signifié gratifié d’impossible échappe encore. Par le rapprochement de la notion d’impossible et de celle de l’identité des contraires, au centre de la polémique avec le surréalisme,17 nous continuons d’approfondir les conceptions de Bataille quant à la poésie et à la littérature. Dans Le Second Manifeste, Breton énonce cette fameuse proposition: Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point.18
17 18
M.-Ch. Lala, «Bataille et Breton: le malentendu considérable», in Surréalisme et philosophie, Paris: Editions Centre Pompidou, 1992, pp. 49–61. Manifestes du surréalisme, Gallimard, Folio, 1988, p. 72.
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La formule est séduisante, et d’un point de vue superficiel, il semblerait que Bataille ait dit la même chose. Mais, la pratique tranche: le langage étant le milieu où s’articulent ces inconciliables, la pratique de l’écriture que mène Bataille depuis l’expérience vécue des états-limite, se sépare radicalement de l’exploitation littéraire des surréalistes. Georges Bataille développe les termes de ce différend dans l’article intitulé: «La ‘vieille taupe’ et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste» (II, 93–109), mais il se démarque surtout à travers la mise en œuvre de l’impossible dans l’écriture, par son refus de ramener le point zéro d’annulation à un point de fusion où l’identité serait recouvrée. Sartre reprend cette question dans Qu’est-ce que la littérature? en critiquant, et les surréalistes, et Bataille. A propos des premiers, il dit que «tous ont été hantés par ce point imaginaire ‘gamma’ seul immobile dans un monde en mouvement, où la destruction, parce qu’elle est pleinement destruction et sans espoir, s’identifie à la construction absolue». Cela rejoint la critique de Bataille dans sa polémique avec Breton, et semble juste. Puis Sartre ajoute: «Les gloses sur l’impossible de Georges Bataille ne valent pas le moindre trait surréaliste, sa théorie de la dépense est un écho affaibli des grandes fêtes passées»…19 Bien évidemment, la notion d’impossible conçue par Bataille appelle le contraire de la glose, et sa rupture avec les uns comme avec l’autre, nous éclaire, par-delà le débat idéologique et philosophique (VI, 195–202), sur la spécificité de son écriture et de sa pensée: une profonde compréhension du sens de la consumation et du fonds même de la littérature. La syncope du récit, l’énonciation aux prises avec la mort ou encore le jeu des tropes et figures, tout cela contribue au même titre à mettre en relief l’incidence réitérée de l’impossible dans l’écriture de Bataille, mis à nu comme point de coïncidence de termes contraires. Pourtant, le refus de réduire cette différence non logique à une identité de contraires s’exprime simultanément. L’expérience négative de la différence non logique, d’abord mise en œuvre dans l’écriture à travers la catégorie de l’impossible, trouve dans l’après-coup sa mise en formule dans les thèmes de la dépense 19
J.-P. Sartre, 1948, p. 255.
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improductive et de la souveraineté. L’écriture de Bataille pénètre de l’intérieur du langage ce fonctionnement d’où procède la négativité, et elle alimente son hétérogénéité au théâtre actif et réactif du langage, depuis le lieu vide de l’énonciation. La fusion est déjà en elle-même dissolution parce qu’en elle le sujet parle ou jouit, se maintient ou se perd. Au point de rupture, point de syncope du récit et d’évanouissement du sens, se marque dans l’écriture le moment du passage ou moment fort de la contradiction entre les forces de vie et les forces de mort. Il n’y a pas de conciliation des contraires, pas de réduction à la commune mesure, pas d’identité possible de l’être… l’être ouvre sur la mort… Ce moment irréductible, l’écriture de Bataille ne le ramène pas à l’analogie par le biais de la métaphore et de l’image, comme le font les surréalistes en préservant l’illusion symboliste. Sans cesse, elle l’arrache au recouvrement qui le menace. Par conséquent, toutes les oppositions ne sont pas à mettre sur le même plan. Contrairement à Breton dont la formule citée mêle tous les éléments (vie et mort, réel et imaginaire, etc…), Bataille discerne des degrés dans les oppositions de termes contraires. La contradiction du haut et du bas est essentielle en termes de haut et de bas matériel (par «bas-matériel», il faut entendre: l’inconscient, la sexualité), mais l’opposition entre noble et ignoble qui la recoupe, résultant d’un jugement moral prononcé, ne peut pas être considérée au même niveau, sous peine d’amalgame. Barthes cerne parfaitement ce mécanisme dans ce qu’il nomme «la polarisation ternaire à l’œuvre chez Bataille», et qu’il désigne comme étant la clé du système de l’hétérologie.20 Nous avons déjà remarqué dans L’Impossible, à partir du réseau des antithèses, la fréquence de ces associations à quatre termes où deux systèmes d’opposition se chevauchent: haut/bas et surface/profondeur rire/larmes et jour/nuit vie/mort et jour/nuit Et encore: haut/bas et noble/ignoble; vie/mort et lourd/léger, etc…
20 Barthes, «Les sorties du texte», in Bataille (Colloque de Cerisy, 1972), Paris: U.G.E., 10/18, 1973, pp. 57–59.
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Après avoir souligné la pertinence du mouvement des tropes et figures, du point de vue rhétorique et poétique, pour saisir la spécificité de l’écriture de Bataille, nous pouvons en mesurer les répercussions dans sa pensée de la négativité et de l’hétérogène dont participe la haine de la poésie. Ainsi, cette proposition surprenante: La nuit est la même chose que la lumière…, mais non. La vérité est que, de l’état où je suis, on ne peut rien dire sinon que le tour est joué (III, 135)
nous fait-elle passer par transformation: «le tour est joué», à une autre image qui est une création de l’écriture dans le texte: «la douceur de la mort rayonnait de moi», et qui établit un rapport de ressemblance entre la mort et le jour. Une fois encore, les tropes par ressemblance (mort = nuit) et par correspondance (rayon de soleil-jour) se combinent aux antithèses (nuit/jour et mort/vie) pour favoriser le retournement dans le contraire. Si les deux systèmes d’opposition se chevauchent (jour/nuit et vie/mort), deux termes n’en sont pas moins polarisés: le jour et la nuit, et seul l’un des deux autres termes va déséquilibrer les deux premiers: mort (≠ vie), pour aboutir par le biais des tropes à une polarisation nouvelle qui instaure une ressemblance inattendue: la mort = la lumière (le jour). Le terme dérobé: la vie, est en fait moteur, et un autre rapport de ressemblance demeure caché et sous-entendu: la vie = la lumière (le jour). Dans ce mouvement de retournements du sens, aucune figure de rhétorique n’est sublimante, puisque chacune garde son caractère opératoire pour servir de pivot à des renversements de valeurs, à la découverte de ce que Nietzsche appelle l’envers des choses. Les questions de la communication (le communicable et l’incommunicable), de la représentation (le réel et l’imaginaire), du temps (le passé et le futur), ne peuvent donc pas être mises sur le même plan que le haut et le bas. Cette dernière opposion met en jeu les termes contraires d’un système, tandis que les trois autres sont des conséquences pratiques pour le sujet, engageant non plus seulement un mode de fonctionnement, mais une réflexion philosophique. Le système de l’hétérologie que Bataille forge depuis la mise en œuvre de la différence non logique dans l’écriture se sépare radicalement de la conception sublimante d’un «brillant intérieur et aveugle» selon Breton.
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Les enjeux et les malentendus de cette polémique permettent de comprendre la signification du premier titre écarté par Bataille: La Haine de la poésie. A cet égard, la préface de l’édition de 1962 met le lecteur sur la voie: Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n’avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. (III, 101)
Ecartant d’emblée le contresens d’une interprétation qui déduirait de ce titre la haine de Bataille pour la poésie… nous entendrons dans cette expression deux acceptions différentes et complémentaires. Tout d’abord, il s’agit bien de la haine d’une certaine poésie, à savoir la «belle poésie» ou poésie «lyrique»21 qui, jusque dans le délire verbal, ne fait du langage qu’un usage rhétorique destiné à embellir la vision du monde ou idéaliser la réalité des choses. Mais aussi, il faut entendre le génitif: la haine de la poésie, c’est la haine dont la charge et le contenu font la poésie véritable. En effet, la fiction s’origine de la violence et de la force de la révolte… Rester outré… et dépassé par tant de violence, garder encore intacte la force de haïr… Telle est donc la visée de la «haine de la poésie» cherchant à approcher la poésie authentique dans laquelle «l’outrance du désir et de la mort permet seule d’atteindre la vérité» (III, 101), parce qu’elle se place dans la perspective de la dépense inconditionnelle. Bataille retrouve là le sens de la poésie se retournant en son contraire. La haine de la poésie, c’est la haine qui fait la poésie véritable en maintenant la force de haïr dans le langage comme une force de renouvellement et une source de rejaillissement infini: Pourrions-nous, sans violence intérieure, assumer une négation qui nous amène à la limite de tout le possible? (X, 29)
Dianus, sujet souverain et roi du bois, se fait support de cette «négation» et du geste de la contestation (V, 197–210) qui l’accompagne, dans la mesure où il se pose en témoin de cette violence intérieure dont il vient de faire l’épreuve, à travers l’impossible, comme sujet de l’écriture. Si la 21
Si Bataille récuse une conception affadie de la «poésie lyrique», il n’en fraye pas moins la voie à une conception renouvelée du lyrisme.
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poésie accède à sa propre contestation, elle accède au sens de la poésie se retournant en son contraire: en haine de la poésie. Dans ces conditions, en tant que conduite souveraine, elle réfute la «belle poésie» pour retrouver le sens de la poésie authentique. Le geste de la contestation n’est plus qu’«affirmation de souveraineté», désamorçant et neutralisant les effets mortifères contenus dans la haine. Sans doute l’effet de vérité du réel impossible fait-il retour, mais il n’est pas mortel, car la «négation» (la violence intérieure ou la haine) qu’il prend sur lui libère plutôt la vie en son éclat, l’étincelle où la vie se renouvelle en un éclat de beauté. Bataille précise en contrepoint que sans la contestation qui est affirmation de souveraineté, la poésie reste insérée dans la sphère de l’activité (monde utile) comme «un enfant dans la maison», réduite à demeurer «belle poésie» (V, 220–221). Telle serait la poésie «lyrique», affadie et détournée peu à peu de sa force de vérité initiale.22 De toutes les conduites souveraines, la poésie est celle qui peut à la fois soutenir le non-sens (dans la perte du ravissement) et produire le commentaire de l’absence du sens (dans le geste de la contestation). Toutefois, elle n’atteint cette «négation» qui la constitue, et l’institue en haine de la poésie, qu’évoquant l’impossible, et menant la révolte au bout de ses conséquences. A travers le geste de la contestation, la décision est prise de soutenir la force de vérité de la haine, sans l’éluder, afin qu’elle ne se donne pas libre cours en s’exprimant sous forme de destruction négatrice de la vie. Dans ce geste, qui rappelle combien «la poésie est immorale» (V, 158), se découvre l’essence même d’un comportement, source d’éthique. Le texte de L’Impossible (ou La Haine de la poésie) offre ainsi à la poésie son théâtre de la cruauté: il n’y a aucune conciliation imaginable des contraires. Même lorsqu’ils passent l’un en l’autre et se transforment, le moment de la fusion porte en lui le ver d’une différence irréductible et non logique. Selon la conception de Breton, l’identité des contraires conserve la haine refoulée dans l’inconscient, remplaçant sa violence et sa force de vérité par la fusion et la conciliation d’inconciables «en un brillant intérieur 22
Bataille situe explicitement sa conception de la haine de la poésie contre la «facilité poétique» (V, 62), pour la poésie authentique: «Je puis le dire, la poésie me trouble, elle m’enchante, elle fait surgir une autre vérité que celle de la science» (V, 522).
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et aveugle… pas plus l’âme de la glace que celle du feu» (II, 103–109), alors que, d’après Bataille, la haine de la poésie ajoute à celui de la poésie, l’éclat d’un échec: (Un commun accord situe à part les deux auteurs qui ajoutèrent à celui de la poésie l’éclat d’un échec. L’équivoque est liée à leurs noms, mais l’un et l’autre épuisèrent le sens de la poésie qui s’achève en son contraire, en un sens de haine de la poésie. La poésie qui ne s’élève pas au non-sens de la poésie n’est que le vide de la poésie, que la belle poésie.) (III, 220)
L’éclat d’un échec, c’est le refus de sublimer la haine, la réfutation de la fusion… C’est Artaud face à Breton… Rimbaud et Verlaine, Lautréamont ou Baudelaire. Ce refus participe d’une décision active contre le refoulement de la haine, décision consciente du fait que la haine (la violence refoulée) finit toujours par trouver son exutoire… à la fin… Le jeu polémique soutenu entre Bataille et le surréalisme montre la poésie tout entière en procès. La violence intérieure constitue la racine du Mal. Par conséquent, si l’on veut restituer à la littérature la dimension où elle rejoint l’art, il faut mettre à nu cette part maudite (IX, 169–316) afin de traiter au lieu de l’occulter, le problème de ce risque terrible. Le rôle sacrificiel du sacré dans l’écriture de Bataille revient à libérer la dimension esthétique de la littérature, elle-même radicalement interrogée par la mise en question sacrificielle de la poésie. Il n’y a d’esthétique de l’écriture de Bataille, et de conception esthétique de sa poétique, que dans cette perspective d’une mise en question critique de toute forme instaurée. C’est en quoi la haine de la poésie sert de mode critique23 à l’acception «lyrique» et harmonieuse de la beauté. Le sens profond de la poésie s’achevant en son contraire, en un «senti ment de haine de la poésie», donne vie à la formule de Breton: «La Beauté sera convulsive ou ne sera pas», tout en empêchant qu’elle ne se referme sur elle-même en s’idéalisant. La haine de la poésie demeure vive à seule fin d’arracher à la poésie les éclats de beauté qui la détachent de tout esthé
23
Cf. M.-Ch. Lala, «Dénigration poétique et création, d’après Georges Bataille», in Altérations, créations dans la langue, Clermont-Ferrand: P.U. Blaise Pascal, 2001.
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tisme.24 Et la dédicace de La Part maudite à William Blake (VII, 18) s’éclaire de cette façon, si «L’Exubérance est Beauté»… Le geste d’affirmation et de refus simultanés de l’identité des contraires permet de soutenir, à hauteur de dérision, le paradoxe d’une réalité encore à venir. Accepter la disparition de la mort: «apercevoir dans son ensemble une convulsion qui met en jeu le mouvement global des êtres», et extraire de cette «fureur voluptueuse», le sens de la disparition (III, 102), c’est envisager le possible du monde à partir d’un fonds d’impossible. * Dans l’éclat du mouvement d’exubérance où la Beauté se forge, les contours de la poétique de Bataille se dessinent, poétique indissociable de l’œuvre de la mort et de l’impossible, s’élaborant depuis une conception particulière du langage. La douceur de l’angoisse se change en «illumination noire» et l’objet sans objet du désir fait place au vide de la désillusion, quand la jubilation face à la puissance du vide dissipe toute illusion: J’imagine dans la profondeur infinie l’étendue déserte différente du ciel que je vois ne contenant plus ces points de lumière qui vacillent mais des torrents de flammes plus grand qu’un ciel aveuglant comme l’aube. (III, 212)
Le sujet s’évanouit: Ebloui de mille figures où se composent l’ennui, l’impatience et l’amour. (III, 222)
Les signifiants se déploient en constellations sur la page: La nuit est ma nudité les étoiles sont mes dents je me jette chez les morts habillé de blanc soleil. (III, 211) 24 Walter Benjamin, 1986.
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Enfin, le discours peut se ressaisir une fois encore du procès où se joue sa mise à mort: La logique en mourant accouchait de folles richesses. (III, 222)
A la place du vide laissé par l’absence de Dieu, le lecteur se substitue au discours et sa fiction épouse l’ampleur du mouvement du langage.25 La ligne de fuite de «l’extase devant le point» a permis d’isoler le noyau du nonsens, nécessaire au ravissement poétique, mais qui échappe au discours et constitue une aporie innommable. Dans cette projection vers ce qui reste à venir, l’adresse au lecteur maintient son devenir ouvert sur la présence pétrie d’absence de la mort, toujours en appel vers l’inconnu. La fiction du lecteur préserve le lieu de l’impossible, et simultanément, elle porte sa gageure au vif du discours, puisque pour ne pas disparaître, l’impossible doit aussitôt être thématisé: «Je veux de toi le plaisir innommable que tu m’offres, en le nommant».26 La haine de la poésie cristallise le jeu de l’impossible dans l’écriture pour déjouer une nomination réductrice, et ce faisant, elle fonde la méthode du langage d’où s’ordonnent la poétique de l’impossible et une parole toujours renaissante. La topique du texte de L’Impossible permet d’explorer, dans le dépliement de ses trois volets, cette possibilité poétique de la parole ancrée dans l’impossible inhérent au discours. Notre lecture s’évertue à le cerner en le désignant comme un lieu vide mais moteur, sans jamais renoncer à le porter à hauteur de parole. La catégorie de l’impossible met donc le lecteur et le discours également aux prises avec la mort et avec l’avenir. Et le palimpseste de la haine de la poésie nous délivre peu à peu ce qu’il dérobait encore: l’amour singulier de Georges Bataille, et son intelligence, pour la poésie.
25 Selon Mallarmé, ce mouvement procède de la «méthode du langage» (O.C., p. 851). 26 Georges Bataille, Ma Mère, Ed. J.-J. Pauvert, UGE, 1966, p. 59.
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L’analyse de l’écriture de Bataille, menée successivement à travers le récit, l’énonciation et la haine de la poésie, nous conduit à cerner peu à peu les données de la poétique et de l’esthétique qui sous-tendent son œuvre. JeanJacques Pauvert1 dit avoir été frappé de la qualité inédite de l’écrit lorsqu’il lut pour la première fois le récit d’Histoire de l’œil. Il arrive que la beauté d’un texte coupe le souffle, que certaine qualité d’écriture ne puisse laisser le lecteur intact… Et si nous restons quelque peu désemparés face à une écriture aussi classique qu’inclassable, nous pouvons cependant entrer plus avant dans les méandres compliqués de la recherche qui la porte. Il demeure impossible de rattacher l’écriture de Bataille à une tradition, et ce classicisme évidemment impossible à classifier comme tel, traduit l’invention d’un style singulier, un style sobre, d’une précision tremblée, éclatante et pure: absolument moderne. Ce qui engendre la poésie, au seuil de l’interstice qui sépare lire et écrire, appelle notre écoute attentive car le lecteur peut entendre cette possibilité qu’offre l’écrit ou le poème, puisqu’il s’anime à son contact.2 La place du lecteur restitue la distance essentielle sans laquelle il n’y a pas d’écrit, et donne au poids de solitude sa précieuse gravité: Seul dans la nuit, je demeurai à lire, accablé par un sentiment d’impuissance. Je lus en entier Bérénice. […] Je lus, en français, Le Corbeau. Je me levai touché de contagion. Je me levais et pris du papier. […] J’écrivis… (III, 205–206)
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J.-J. Pauvert, in Magazine Littéraire (1987), n°243, Georges Bataille, pp. 38–39. Octavio Paz, 1965, p. 44.
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Seule l’inlassable succession des siècles peut rendre la mesure de la dimension de cette Amitié Stellaire 3 entre lecteur et écrivain. Quand rien n’est à combler… la porte sur le néant reste béante… De là pourtant va jaillir l’étincelle, l’éclat intense d’où une étoile brusquement se met à filer la trajectoire puisque la fulgurance de l’éclair nous rend sensible la précarité des choses et du langage entre apparaître et disparaître. Ainsi, le langage étant assertif, faut-il trouver moyen de n’être point emporté par le rouleau compresseur de la rhétorique (ou techné) du discours. Roland Barthes propose à cet effet la conception d’une «rhétorique de la translation»4 qui s’exercerait à l’intérieur du discours pour en abolir la techné. L’écriture de Bataille nous semble en mettre les principes en vigueur, dans la mesure où la mobilité du pôle du lecteur, telle qu’il la conçoit, recoupe exactement la mobilité de cette rhétorique de translation. La dimension ouverte du pôle infiniment mobile du lecteur se substitue à l’assertion performative du langage. Et même si tout contenu de pensée se trouve piégé par la rhétorique du discours, tantôt figé en énoncé, tantôt miné par le silence qui le taraude, Bataille soutient néanmoins l’enjeu de continuer à dire et affirmer quand même ce qui ruine le sens des choses. Pour sceller le possible entrevu, une poétique s’élabore au fur et à mesure que l’écriture de Bataille multiplie les points de passage du lecteur au discours jusqu’à atteindre au degré de sensibilité où le style5 fait mouche. L’une et l’autre se soutiennent d’une conception du langage garante d’une relation tout autre de l’œuvre au lecteur.
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F. Nietzsche (1886), Le Gai savoir, Paris: Gallimard, Idées, 1950, p. 224. «Littérature et discontinu» (1962), in Essais critiques, Paris: Seuil, 1964, pp. 184–187 (repris in O.C., t. II, pp. 438–441). Sur le scandement du «style», le silence et le blanc: M.-Ch. Lala, «A la pointe du style», op. cit., 1999, pp. 104–117.
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La méthode du langage Notre lecture ne procède pas d’une volonté d’interprétation du texte de Bataille, mais elle découle du mouvement de l’écriture. Les références théoriques convoquées sont destinées à se dissoudre tout en jouant leur rôle opératoire afin de restituer au texte, avec sa cohérence, toute son intensité, sa gravité et sa légèreté poétiques. Et elles déposent une trace à seule fin de permettre à notre lecteur de se reporter à chaque domaine spécifique des sciences de l’homme et du langage pour d’éventuels prolongements ultérieurs. En suivant cette voie, nous voyons se dégager une conception du langage inséparable du discours. En effet, l’écriture et la poétique de Bataille ne peuvent se dissocier de la science du discours, comme viennent de le montrer les jeux de passage entre récit et discours, les relations de personne depuis l’énonciation et les retournements du sens à partir des tropes et figures du discours.6 De plus, elle annoncent une vision novatrice du lecteur dont la fiction, essentiellement ouverte au devenir, prend sa source à quelque chose d’inconnu qui alimente la création d’un monde toujours renouvelé par la poésie. Le mouvement du langage se fonde en théorie sur le mouvement où sont emportés dans la scansion d’un rythme universel, le lecteur, le discours et le monde. La dimension de la recherche de Bataille est celle du langage «tout seul parti à l’aventure, en devenir».7 Le discours reflète cette mouvance de l’aventure du langage, et son parcours mime, avec le glissement de la phrase, le langage pareil au mouvement du fleuve. Cependant, bien qu’il soit la vie même du langage, ce mouvement n’en porte pas moins la mort en creux. Depuis le jeu réglé de l’alternance entre récit et discours, et avec le surgissement de l’instance d’énonciation, nous avons saisi qu’il s’accompagne d’un 6 7
Nos travaux s’inscrivent dès leur fondement (Lala, 1981) dans le cadre théorique où se déploient les rapports entre «Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure» (cf. revue Langages 159, dir. Chiss et Dessons, Paris: Larousse, 2005). Barthes, «Introduction à l’analyse structurale des récits», in Communications 8, Paris: Seuil, 1966: «dans le récit […] ‘ce qui arrive’, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage», p. 27 (repris in O.C., t. II, p. 865).
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décrochage permanent, à l’oblique du texte. Toujours menacé d’interruption définitive, le discours jamais ne s’achève, et il ne s’efface que pour mettre en avant-scène le récit ou le poème, pour que persiste le désir. Sans cesse interrompu et repris, le discours se ressource à cette poursuite… Il puise son inéluctable retour à la double impossibilité que recèle le silence: Quand j’entrevois, comme aujourd’hui, le simple fond des choses (ce qu’à la condition d’une chance infinie, l’agonie révèlera sans réserve), je sais que je devrais me taire: je recule, en parlant, le moment de l’irrémédiable. (III, 125)
Epure de la mort, l’instance d’énonciation offre sa forme vide au relais de la parole. Elle indique la perspective poétique et soutient le vecteur de l’appel au lecteur: traversée du désert ou solitude d’un champ de neige, avec la recherche d’un objet impossible à atteindre… et pour seule limite la figure sans figure de la mort: Quand M. reposa devant moi dans la mort, belle et oblique comme l’est le silence de la neige, effacée comme lui mais, comme lui, comme le froid, folle d’une rigueur exaspérée, j’ai déjà connu cette douceur immense, qui n’est que l’extrémité du malheur. (III, 136)
Du récit à son impasse, le trajet accompli met à nu le drame en son intensité: «Je me jette chez les morts» (III, 209). Cette tension entre l’impossible (du) silence et une parole toujours renaissante donne à la mouvance du discours son caractère tremblé: le glissement de l’écriture nourrit en lui-même une réflexion du mouvement du langage. Conçu sur le mode d’un échange incessant entre l’intérieur et l’extérieur, il inaugure une relation inédite entre le sujet et le monde. Dans L’Impossible, en effet, le sujet ne cesse de faire l’expérience du mouvement, de manière charnelle.8 A deux reprises en particulier, dans Histoire de rats avec la tentative d’aller au château, puis dans Dianus avec le geste de la main pour achever la phrase. La consistance de la réalité vacille et le sujet s’éprouve d’abord à travers l’impuissance de la mémoire ou un sentiment
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Merleau-Ponty, 1966.
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de rêve, de sommeil. Ensuite, le mouvement surgit de la configuration des corps: B. réapparaît brusquement «en coup de vent» ou bien le geste de la main poursuit le geste de l’écriture. Le processus du langage se découvre: dès lors qu’il en a amorcé le trajet, le sujet ne peut trouver aucune échappatoire. Rejeté de l’extérieur à l’intérieur («Dans le café») ou de l’intérieur à l’extérieur («Dehors, je pris le chemin du château»), il avance inéluctablement, faisant ainsi l’épreuve physique du mouvement. Tant qu’insiste en lui la tension extrême de ce qui le traverse et le fait agir, il demeure exposé à l’imminence de mouvements de passion dont les fluctuations peuvent aussi bien l’extraire à son inertie que le briser définitivement. L’écriture met en jeu l’existence du sujet parlant dans le mouvement du langage: l’incidence de l’œuvre de la mort sur l’énonciation joue la partition d’une série de transformations dans le discours. Le langage s’articule en ces lieux ponctuels marqués par la forme du pronom personnel, forme vide figurant le pôle des tranferts de la parole. Le statut de «personnage» dépend de cette situation du discours, puisque les personnages (autrement désignés comme actants) sont représentés par une lettre majuscule figurant de la même façon le pôle (ou relais) d’une parole toujours renaissante. Cette polarité des personnes linguistiques ( je-tu) opère la transposition d’Histoire de rats à Dianus, et la multiplicité des actants le cède peu à peu à la position du je qui finit par subsister seule après avoir réglé les rapports des personnages.9 Elle indique aussi le point de vue selon lequel la cohérence du texte se recompose, dans L’Orestie, sur le plan du langage poétique. De la narration à l’inscription du poème, la poétique de Bataille s’ordonne en fonction de la mouvance du discours, elle-même livrée au mouvement du langage et à l’inconnu de la mort. Mallarmé10 attire notre attention en ce sens sur l’efficacité du procédé de la conversation qui découvre la méthode du langage:
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La linguistique de l’énonciation surplombe l’analyse structurale (Lala, 1981), et ses développements renouvellent l’approche linguistique de l’énonciation romanesque (cf. G. Philippe, «L’ancrage énonciatif des récits de fiction», op. cit., 2000, pp. 6–7). Mallarmé, O.C., op. cit., pp. 851–854. Et Igitur, p. 443.
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Chapitre 4 Toute méthode est une fiction et bonne pour la démonstration. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction: il suivra la méthode du langage (la déterminer). Le langage se réfléchissant. Enfin la fiction lui semble être le procédé même de l’esprit humain – c’est elle qui met en jeu toute méthode, et l’homme est réduit à la volonté.
La fiction met en jeu toute méthode… toute méthode est une fiction, et comme telle bonne pour la démonstration… La même notion se fait jour dans l’écriture de Bataille où la formulation possible du sens découle de la fiction: ce que la fiction aura démontré (émergence du sujet souverain), la méthode du langage le met en formule au niveau sémantique (thème de la souveraineté). Le scénario d’Igitur repose donc sur les cendres du récit: Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer. (La fiole vide, folie, tout ce qui reste du château?) Le Néant parti, reste le château de la pureté.
La fiction de L’Impossible devient ainsi le théâtre des transformations du récit depuis le château du père de B. transmué en «château mystique», puis en «maison du mort», jusqu’à l’épure du «Toit du Temple» (III, 201). Le jeu de l’écriture relance infiniment cette limite que la mort préfigure, puis déplace et déréalise peu à peu. Son insaisissable oblicité constitue l’axe de retournement du sens, axe de la conversation et du mouvement tournant de conversion de la langue au discours, «rapide comme le passage d’un rat». L’écriture épouse le glissement de la fonction référentielle du langage, puisque le référent se perd depuis la syncope du récit, vers la fonction poétique. Et dans l’après-coup, elle produit elle-même le commentaire de son absence de sens à travers le geste de la contestation de la poésie. Du récit au poème, on peut voir le système de la langue, toujours social et fixé dans ses usages, se mettre en discours par le truchement de la fiction. Pour Bataille, comme pour Mallarmé, la méthode du langage est ce chemin que fraye la dimension critique de l’écriture: la littérature se scinde alors en discours critique d’une part, et écriture poétique d’autre part, tandis que cette conception renouvelle les façons d’appréhender l’herméneutique du texte.11
11
Peter Szondi, 1989.
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Or, écriture de fiction et discours critique se trouvent imbriqués dans le texte de Bataille de telle façon que le niveau formel où se déploie la fiction ne peut être dissocié du niveau sémantique où se produisent les effets du sens. La mort est à l’œuvre dans le langage à fleur de texte, alors que le thème de la mort et celui de la souveraineté se trouvent mis en formule dans le commentaire, dans l’immédiat après-coup. Le signifié d’un énoncé procède du jeu formel de l’écriture, mais l’énonciation en demeure décalée, toujours ressaisie in extremis à l’oblique du texte. Le sens ne cesse de se dérober, ne se rétablissant chaque fois qu’à l’extrême limite de sa perte. Il s’avère que l’après-coup du commentaire où se formule un sens communicable ne peut avoir lieu sans l’instant, simultané et impossible à soutenir, du ravissement du sens. A travers la fiction, de par le déploiement et le vacillement de l’œuvre de la mort dans l’énonciation, le style de Bataille forge sa coupe incisive au mouvement de conversion de la langue au discours, vers l’émergence de la parole. Il faudra donc le geste de la contestation de la poésie pour instituer en contrepartie le droit de réponse du sujet souverain qui libère la possibilité poétique en la doublant d’une formulation critique, sous l’égide d’une extrême liberté d’esprit – et dans un rapport renouvelé au monde. Désormais, l’énonciation du discours rejoint la fiction du lecteur, mais la distance qu’elle maintient entre la fiction et la formulation du thème ouvre l’abîme d’une absence du sens impossible à soutenir, laissant le lecteur irrémédiablement séparé. Du premier au troisième volet de L’Impossible, au fur et à mesure que le référent de l’histoire perd de sa consistance, le lecteur est appelé à porter un regard contemplatif sur le point de vide (O/reste) laissé par l’absence d’objet. L’inconsistance de la référence accentue la «figure défaite du monde», tandis que le mouvement et le geste de l’écriture désignent l’espace à préserver au lieu même du vide. Quand la logique du discours est battue en brèche par la syncope du récit, le mouvement glissé de l’écriture, inséparable de la «lourdeur gluante des phrases», résiste à la fuite du sens en créant la fiction du mouvement du langage. La méthode du langage correspond à ce mouvement, prenant le relais du récit exténué: sa fiction autorise la conversion de la langue au discours, et à la parole, par une série de «transferts instantanés»12 à l’instant du passage. Le flux du 12
Nous mobilisons ici par extension cette notion par laquelle Benveniste caractérise le passage d’un plan d’énonciation à l’autre (1966, p. 242).
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discours, sans fin ni origine, et qu’aucune de ses défaillances n’achève, épouse alors la méthode du langage. Le discours médiatise, retarde, diffère… et ce faisant, alimente le glissement de l’écriture jusqu’à mettre à nu le mouvement en jeu. L’œuvre de la méthode du langage équivaut à l’œuvre de la mort en corrélation avec l’émergence du sujet souverain. Ainsi permet-elle de rendre compte du mouvement de translation qui traverse l’écriture de Bataille: elle se joue à l’encontre du discours que cependant elle met en réserve – en oblique et torsions successives –, parce qu’il faut lier un instant ce qui se défait et se défera encore… Le mouvement de l’écriture brise la syntaxe, empêche toute reprise en une identité fermée ou toute tentative de retour à l’unité perdue. De nombreuses évocations des états du corps témoignent de ce morcèlement avant que la diffraction des signifiants en constellations sur la page, dans L’Orestie, ne scelle l’impossible réconciliation: J’ai faim de sang faim de terre au sang faim de poisson faim de rage faim d’ordure faim de froid. (III, 194)
Une perte de la référence s’est opérée au fil du discours avec ce glissement de l’écriture et du sens, la structure métonymique se réduisant peu à peu, en un point impossible à nommer, sous l’effet conjugué du déplacement et du jeu des substitutions. Quand tous les substituts possibles de l’objet ont été épuisés, le référent s’absente définitivement. Le sujet, arrivé au bout de toute représentation et de toute illusion, ne peut qu’échapper et se dissoudre pour se réduire à «l’étendue d’un point». La mort du monde logique devient consécutive aux fluctuations du discours dans le jeu de l’écriture, car derrière le mouvement des tropes et figures, ce sont les opérations et les catégories de la logique formelle qui se trouvent véritablement mises en question. La fonction référentielle du langage est d’abord dépensée en pure perte, puis relevée par le travail de l’écriture, elle se redistribue dans le déploiement de relations renouvelées qui divisent l’espace du texte dans la constellation des mots-poèmes. Sa disparition devient le signe d’une cohérence tout autre, et la fonction poétique livrée au mouvement du langage procède de cette rupture de la communication discursive. Le signifiant «nuit» – signe de
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l’évanouissement du sens et de l’irréductible altérité – demeure inscrit sur la page comme s’il offrait un signifié dernier en écho à l’impossible… La nécessité de la nuit procède de cette situation mallheureuse. La nuit ne pouvait qu’en passer par un détour. La mise en question de toutes choses naissait de l’exaspération d’un désir, qui ne pouvait porter sur le vide! L’objet de mon désir était en premier lieu l’illusion et ne put être qu’en second lieu le vide de la désillusion. (III, 222)
La fiction de la méthode du langage relance la production du sens disséminé dans la constellation du texte. Le va-et-vient ininterrompu du sens au non-sens, et inversement, conduit à des re-compositions tout autres du signifiant, transfigurant le vide de la référence: La poésie révèle un pouvoir de l’inconnu. Mais l’inconnu n’est qu’un vide insignifiant, s’il n’est pas l’objet d’un désir. La poésie est moyen terme, elle dérobe le connu dans l’inconnu: elle est l’inconnu paré des couleurs aveuglantes et de l’apparence d’un soleil. (III, 222)
De retournement en retournement, le geste de l’écriture est emporté dans ce processus de perte et de production du sens, car le mouvement de l’écriture de Bataille, procédant de la fiction de la méthode du langage, met au jour la réalité du mouvement du langage. Si la métaphore joue pleinement sa fonction de trope, c’est qu’elle est partie prenante de ce mouvement de translation qu’elle découvre. En un premier temps, le glissement de l’écriture se déroule au profit de la fonction métaphorique puisqu’il y a condensation du sens, en un point d’arrêt et de syncope, pivot des retournements du sens. Puis, il apparaît que tous les tropes (métaphore, métonymie, synecdoque) favorisent également les transports du sens à travers le glissement métonymique et le jeu des substitutions. Et si la métaphore contribue à extraire le langage à sa finitude, elle se fond aussi dans le mouvement de l’écriture en se combinant au jeu des tropes et figures pour favoriser le passage d’un terme en son contraire.
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C’est ainsi que l’identité des contraires impose son irréductible différence non logique, tandis que le mouvement du langage recouvre une totale «exubérance de rouille». Quand les termes contraires s’échangent, la différence pourrait s’abolir en retournant au silence où se figerait la plénitude du mot. Or, le mouvement de transformation qu’introduit le jeu de l’écriture entraîne l’effacement progressif de la rhétorique du discours au profit de la rhétorique de translation, «continu fugué» ou «dialectique de la différence».13 A force de s’exercer comme processus poétiques, les tropes et figures deviennent la liberté même du mouvement de translation à l’intérieur du discours. Les éléments de la combinatoire de la rhétorique se trouvent ainsi simultanément maintenus et abolis. La contiguïté d’ordre syntaxique se résout, au point de condensation, pour rejoindre le degré zéro de l’écriture… Cependant, le poème demeure, porté au fil du discours évanouissant, puis graphié en manière de style: Mon cœur te crache étoile incomparable angoisse je me ris mais j’ai froid. (III, 213)
Le temps s’efface, se résout en présence de l’écrivain en train d’écrire, et la pointe du style s’inscrit là où marque et martèle le silence.
La poésie et le monde Omniprésente et difficile à cerner à travers son œuvre, la conception du monde selon Bataille nécessite donc le détour de la poésie. Cette évidence peut d’autant moins nous apparaître que la poésie se donne en son contraire, sur un mode paradoxal. Pour saisir sa notion de l’homme et du monde, nous devons suivre le mouvement de translation introduit par la haine de la poésie à partir de la méthode du langage. Il existe une représentation du 13
Barthes, 1964, p. 185 (repris in O.C., t. II, p. 439).
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monde réel subordonnée à la limite du possible, mais Bataille la récuse en montrant que le monde utile des objets impose la vision d’un ordre réel où l’individu ne peut se détacher ni du travail, ni des limites que fixe la peur de la mort. L’homme finit par se résigner peu à peu à sa propre réduction à l’état de chose. De même, la poésie, si elle reste «belle poésie» pour chanter l’ordre du monde réel, demeure séparée de sa réalité authentique. En revanche, si elle sait renouer avec la dépense inconditionnelle et le fonds de haine vitale qui l’institue, elle recouvre l’essence de sa poéticité, à savoir sa capacité à se faire support du mouvement de translation du monde. Si elle sait porter la force de haïr à la rencontre du monde comme elle a su se haïr elle-même en se faisant haine de la poésie, il en résulte un mouvement de transfiguration dans lequel le monde et la poésie connaissent un avènement toujours renouvelé. A partir de L’Expérience intérieure, les années quarante marquent un tournant décisif dans la vie et l’œuvre de Bataille qui s’adonne de plus en plus à l’écriture. Toutefois, la tendance à faire de lui un écrivain solitaire parce que déçu des défaillances de l’exigence communautaire, occulte l’extrême nécessité où il se trouva depuis toujours d’un retrait (d’un rôle retiré) hors du monde. S’il est bien en effet une constante de son œuvre, c’est que d’emblée l’écriture se lie à la solitude d’écrire, portant à l’infini le désir de trembler (III, 9–14). De plus, avec la dispersion de la guerre et de l’exode, toute communauté s’avère frappée d’impossible, et donc le renoncement aux formes d’expression élaborées avec Acéphale ou Le Collège de Sociologie coïncide surtout avec la redistribution générale de toutes les données. Le fascisme, la guerre, et par voie de conséquence l’échec du Collège de Sociologie, révèlent une impasse où chacun se demande «que faire», dans le plus grand désarroi. A ce moment-là, Bataille choisit de poursuivre en solitaire son expérience singulière de l’écriture à travers la considération de l’impossible, mais à l’opposé de la mauvaise conscience ou de l’examen de conscience de l’intellectuel.14 Face à l’impasse radicale de l’histoire événementielle, il examine quel relais possible le détour de la fiction peut offrir à l’action 14
Lettre de Bataille à Caillois (20 juillet 1939): in Le Collège de Sociologie, p. 553.
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devenue tragique. Plutôt que d’incriminer dans cette attitude – qui n’exclut d’ailleurs aucune prise de position de résistance – une quelconque trahison des exigences de l’action immédiate, il semble plus fructueux pour l’avenir de comprendre en quoi ce retrait inhérent à son œuvre permet à Bataille de reconsidérer et repenser l’action à partir de la reconnaissance de la négativité, pour contribuer à fonder le possible à venir. D’ailleurs, la création de la revue Critique au sortir de la guerre,15 manifeste le même souci demeuré constant de soutenir la relation au monde pour inscrire des lieux de critique et de pratique possibles dans l’Histoire en marche. Le moment de l’écriture ne saurait être pensé comme un repli ou une alternative à l’action, mais doit plutôt être analysé comme partie prenante du souci de participer du mouvement de transformation du monde. La considération de l’impossible, de toutes les façons irréductible à la communauté,16 ne fait que renforcer cette exigence. Si, de par la force des choses, l’écriture de fiction prend à un moment donné le relais de l’action et de la recherche communautaire, elle n’invalide pas pour autant leur nécessité. Elle la confirme au contraire du fait de l’approfondissement tragique de cet impossible. C’est le propre de toute création esthétique: le retrait hors du monde maintient la bonne distance avec le monde, celle qui permet de conserver intacte la notion d’une discontinuité sans laquelle le monde resterait compact. Cette solitude de la parole ne fait qu’élargir le champ d’une vision du monde détachée de l’ordre des choses, sans laquelle aucune forme libre d’action ne serait envisageable. Sans l’expérience de la nuit et de l’altérité, sans cette approche de la vie jusque dans la mort, l’homme ne pourrait sortir de l’opacité des choses, il lui serait à jamais impossible de s’ouvrir au devenir du monde. Les notions d’espace et de relations (du haut du «Toit du Temple») qui se découvrent là, fondent à la fois le poème et le monde, mais elle ne peuvent être projetées que si la possibilité d’un moment hors du monde existe – et se réalise – dans l’expérience poétique et la solitude d’écrire.
15 16
De juin 1946 à sa mort, en juillet 1962, Bataille sera le directeur de Critique (excepté 1949–1950, année de son interruption) dont il a voulu avec acharnement la création. Sur la «communauté», voir Blanchot, 1983 et Nancy, 1986.
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Même si l’épreuve de la fragmentation du moi et du monde confronte brutalement à la peur et à la souffrance, même si elle demeure exposée à l’éclat d’un échec… elle libère néanmoins une tension vitale dont la force motrice restitue à l’homme un état d’ouverture et de disponibilité totale face aux fluctuations imprévisibles du monde. Au fil de ces vingt années, de La Notion de dépense (1933) à La Part maudite (1949), que Bataille soit plus ou moins seul, la relation au monde qu’il instaure demeure inséparable du même sens d’excès17 qui porte le sujet «à son point d’ébullition» (VII, 20). Le principe de la perte préside paradoxalement à l’idée du possible de l’homme et du monde. La rupture avec l’ordre des choses s’opère dans le face à face avec la mort, dans l’affrontement à l’horreur du vide: ce n’est qu’acceptant la disparition que l’homme peut accéder à une vérité dont le terme ultime est la consumation. La consistance du monde ne peut être postulée sans cette vision, que l’on pourrait qualifier d’utopique, de l’inexistence des choses: Rien n’existe qui n’ait ce sens insensé – commun aux flammes, aux rêves, aux fousrires – en ces moments où la consumation se précipite, au-delà du désir de durer. (III, 109–110)
Tel un fragment d’incandescence suspendu hors du monde, l’existence s’annule, vécue dans la transe de l’émotion à travers l’expérience de cet instant hors temps. Le «fond des mondes ouvert» (V, 227) et la figure du monde défaite, la mort précipite le moment du cri et de la chute vers cet «inintelligible monde» dont elle garde l’énigme (III, 171–176). Plus de sens, plus de borne… les objets eux-mêmes ne suffisent plus à apporter au monde sa caution de réalité. La seule issue sera d’arracher à la mort son «humide secret» en suivant la voie des conduites souveraines: Ces moments d’ivresse où nous bravons tout, où, l’ancre levée, nous allons gaiement vers l’abîme, sans plus de souci de l’inévitable chute que des limites données dans l’origine, sont les seuls où nous sommes tout à fait délivrés du sol (des lois)… (III, 109)
17
Jean Piel, «Bataille et le monde», Introduction à La Part maudite, Paris: Minuit, 1967, p. 7 à 20 («il se représentait le monde comme animé d’une ébullition», p. 10).
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Dans la société dite rationnelle, l’ordre du monde réel projette l’image du travail utile comme une «illusion commode» derrière laquelle, en vérité, la dépense improductive règne «en maître caché». Or, dès lors que nous savons nous placer au point de vue du primat de la dépense, l’image réelle et authentique du possible du monde commence d’acquérir sa consistance.18 Pour rétablir la juste perspective, il convient donc de procéder à un «renversement hardi» (VII, 21). L’idée de la nudité est maintenue par Bataille comme le signe de cet arrachement du monde intime à l’illusion qu’impose l’ordre du monde utile. C’est en quoi le monde vrai des amants (VIII, 496) indique la voie du possible du monde, frayée depuis la perte, la dépense et la part maudite, délivrant une notion du monde et du moi qui serait un saut (III, 184). Mais le piège est tendu, le risque est absolu de voir la consistance de la réalité le céder encore à l’illusion du langage, puisque toute possession de l’intimité conduit au leurre, à l’illusion de l’amour. Le monde n’existe pas en dehors de l’impulsion que lui donne le langage, lui-même fonction de l’irréel, et qui peut aussi bien le détruire que le recréer différent. Le réalisme communique l’impression d’une erreur (III, 101), alors que la réalité de la fiction se renforce à cette incertitude, le vrai et le faux se partageant également son domaine: Mais le sensible évoqué n’est qu’irréel, la mort du monde logique est irréelle, tout est louche et fuyant dans cette obscurité relative. Je puis m’y moquer de moi-même et des autres: tout le réel est sans valeur, toute valeur irréelle! De là cette facilité de glissements, où j’ignore si je mens ou si je suis fou. (III, 222)
La réalité de la fiction19 se substitue à l’inconsistance des choses, et bien qu’elle ne puisse éviter ni le mensonge, ni la folie, elle fonde cependant la projection du monde à venir. La dépense poétique conditionne ainsi toute représentation du monde, non sans rejeter celui qui l’assume, tel un déchet, aux marges de la société utile. La poésie, définie comme «création au moyen de la perte» (I, 307), 18 19
On retrouve chez Bataille cette notion de Bergson (1934, p. 115): «Il faut en prendre son parti: c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel». Voir la thèse de Takachi Ichikawa pour les prolongements de cette question: L’Opération fictive et la conception du sujet chez Georges Bataille, Paris VII, 1997.
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se situe dans le proche voisinage du sacrifice qui met en jeu la fonction de représentation. Et si cette conception rappelle les poètes maudits,20 Bataille n’en expurge pas moins tout romantisme, ne reprenant cette théorie que pour soutenir la gageure de la part maudite dont il s’agit à la fois de fonder la nécessité et de lever la malédiction. La victime, désignée à la dépense et à l’hétérogène, prend sur elle une part du malheur, mais à la fin, de par son arrachement à l’ordre des choses, elle rayonne jusqu’à l’intimité de l’être, jusqu’aux profondeurs des êtres vivants (VII, 64). A ce degré extrême, l’excès d’angoisse ayant levé toute angoisse, le mouvement de l’énergie excédante se traduit dans l’effervescence de la vie et délivre «un aspect de l’autre monde» qui rayonne «en accord avec le monde» (III, 217–223). Cependant, ce sens insensé de la consumation n’est pas transmissible par le discours, il communique un sens impossible à soutenir, un sens où la mort n’est plus la mort, mais l’irruption (radicale) d’une discontinuité. La rhétorique de translation, dont le mouvement traverse l’écriture, répond remarquablement à cette nécessité insoutenable de la dépense poétique. Pour que la poésie atteigne à l’éclat de l’échec qui l’institue en haine de la poésie (poésie authentique et véritable), le rien doit poursuivre son œuvre à l’oblique du texte: «Rien ne peut se dire que rien» et un paradoxe d’écriture veut qu’il perde de son sens chaque fois qu’on l’énonce ou le dénonce. D’où sa récurrence obligée et la nécessité de tricher dont Roland Barthes21 soutient la gageure à travers la question de savoir comment permettre au discours de mobiliser quand même ce «discontinu fatal». Le rien ne peut être pris par le discours que de biais, «par une sorte d’allusion déceptive», et sans cela il n’y aurait pas de création possible, car l’écriture et l’art doivent pouvoir procéder ainsi à la mobilisation d’unités discontinuées et récurrentes. Pour répondre à cette oblique nécessité du mensonge, l’écriture de Bataille mime la répétition du jeu du récit, jusqu’à l’extase devant le point, jusqu’à la diffraction des signifiants jetés sur la page à l’infini du poème, dans les constellations de L’Orestie. La littérature ne peut se départir du mensonge, et son alacrité tout entière est faite de la certitude de mentir. 20 Paul Verlaine, Les Poètes maudits, Ed. Le Temps qu’il fait, 1990. 21 Barthes, 1964, pp. 184–187 (repris in O.C., t. II, pp. 438–441) et Nouveaux essais critiques, Paris: Seuil, Points, 1972, p. 173 (O.C., t. IV).
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Dans la mise en jeu du langage poétique, la fiction la met radicalement en question en l’ouvrant à la poésie pour créer les conditions favorables d’une autre acception de la mort et d’un autre rapport au monde. «La littérature n’est rien si elle n’est poésie» (V, 173)… il est devenu possible de spécifier par elle le monde en son infinité: La poésie fut un simple détour: j’échappai par elle au monde du discours, devenu pour moi le monde naturel, j’entrai avec elle en une sorte de tombe où l’infinité du possible naissait de la mort du monde logique. (III, 222)
Face au mensonge inévitable, face au risque de la folie, à l’échec irrémédiablement soudé à «l’allusion déceptive» du langage, la seule réalité tangible, l’homme la trouve en lui-même au plus près de l’effet du réel impossible que traduit une émotion violente et que l’évanouissement du réel discursif permet d’approcher. Même si aucun mot ne peut dire ce qui est, l’incidence du réel impossible met en mouvement l’homme et le monde. De cette tombe obscure où demeure la mort, du mouvement même de la chute vers l’abîme… surgit le possible en son infinité… Toutefois, un malaise déréalisé mais d’une horrible intensité, accompagne toute considération de l’impossible. Par les moyens de la littérature, Bataille revient sur ce malaise afin de l’analyser, le décomposer et le retourner en son contraire à force d’en faire l’épreuve. Ce qui est en cause dans le déchirement de la vie humaine ne peut l’être que… en déchirant… Il n’y a pas d’interrogation sans déchirure… Et cette question du poétique à la philosophie s’exprime dans le ravissement, là où l’approche de la vie jusque dans la mort (ce que révèle la profondeur de l’amour ou l’agonie) rencontre l’extase. Bataille affirme le primat de la vie sur la pensée, et même le primat du désir qu’il met en exergue pour son intensité. Toutefois, même si ce cri de l’existence engage l’expression nue de la subjectivité humaine, l’exercice de la réflexion philosophique22 ne doit pas être empêché. La tension de la recherche philosophique ne peut pas se résoudre ni se fondre dans celle de l’effusion poétique, et pour décrire les effets de l’évanouissement du réel 22
Georges Bataille (1947–1948): «De l’existentialisme au primat de l’économie», in Critique n°19 et 21 (XI, 279 à 306).
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discursif dans notre vie humaine, le développement de la connaisance ne saurait être laissé à l’arrière-plan. A cet effet, le principe de la contestation accompagne le principe de la perte. Il participe de l’esprit de décision qui porte l’innommable à hauteur du dire. A travers cette exigence, l’homme fait advenir l’être-au-monde de son intégrité (et de son humanité) d’homme entier, bien qu’il s’affirme en tant que sujet souverain, à l’instant même de cette découverte, comme une instance humaine impossible: … l’homme est en un sens le contraire de l’impossible, et cependant il dépend de ce qu’il est nécessaire de nommer ainsi. (III, 520)
Nous mesurons la difficulté d’énoncer le sens du monde. Il reste à charge de la littérature de soutenir la gageure, elle seule saura relever le défi de la formulation possible du sens, puisque le monde n’est pas fait…
Poëte de l’impossible Chacun s’accorde à reconnaître en Georges Bataille la figure d’un intellectuel doublée de la stature de l’écrivain, sans que le poète en lui ait recouvré ses lettres de noblesse. Sur le chemin ardu de la haine de la poésie, se découpe cependant la figure d’un poëte23 de l’impossible: une poétique cohérente s’ordonne progressivement depuis la structure de l’impossible. Elle détermine bien entendu les choix littéraires de l’auteur, mais plus encore elle engage une conception spécifique du langage et de la littérature, liée à la critique du discours. Une fois tendu, à travers l’arsenal du récit, le piège de la rhétorique, la résistance de l’impossible peut pleinement s’exercer à l’encontre de la littérature qu’elle révèle alors à elle-même dans son devenir poétique. La force de haïr contenue dans le langage, cette force de refus et de négation qui est l’esprit même de la révolte, creuse paradoxalement 23
Nous évoquons ici l’orthographe désuète – en écho à Mallarmé – pour rappeler la dimension du faire indissociable de l’étymologie du terme (poïen).
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l’espace du discours. Elle façonne, et mine à la fois, sa consistance pour l’enraciner dans la relation au lecteur. Et si le lecteur peut être considéré comme étant le même que le discours, c’est que cet espace se délimite dans la force d’appel jetée à son adresse pour maintenir vive la possibilité de la parole. Dans cette ouverture à l’inconnu, le poëte du réel impossible précède toujours l’à-venir en accédant à sa propre souveraineté. Du moment qu’il accepte de se perdre, sa perte devient le signe de ce qui sera proféré depuis cette absence: Ma mort et moi, nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m’ouvre à l’absence de moi. (V, 365) Celui qui interroge, celui qui parle, se supprime en interrogeant. (V, 364)
Mais, simultanément, celui qui sombre dans cette absence – et dans ce silence –, du fond de ce silence, est le prophète de ce qui se perd dans l’absence… (V, 364)
Le poëte se fait prophète de l’impossible: quelque chose d’impossible à dire sera en dépit de tout proféré – porté à la parole et rendu au devenir. Dans chaque texte de Bataille, en effet, quel que soit le genre littéraire adopté, le langage ne cesse de recouvrir le vide que l’énonciation met à nu en s’y découvrant aux prises avec l’œuvre de la mort. Cependant, du premier au troisième volet de L’Impossible, l’écriture travaille à rebours à décaper l’effet superfétatoire du langage, son incessant bavardage. La suppression progressive de ce que le langage ajoute en trop, ouvre l’accès à l’impossible et dévoile la spécificité de la littérature qui seule atteint «l’effet des suppressions» (III, 514). La méthode du langage est en mesure de rendre compte de l’ampleur de ce mouvement puisque sa fiction, en draînant l’impossible, déréalise le monde et le recrée différent, sans cesser de traduire l’inévitable. En se décomposant de la sorte, la littérature coïncide avec la dimension critique de l’écriture où elle puise sa spécificité poétique. De par cette mise en question critique, la littérature se scinde en divers modes d’écriture.
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Ces divers genres du discours24 correspondent aux positions du sujet, parlant et écrivant depuis la situation de discours qui est celle du dialogue. La position de l’énonciation détermine les types discursifs, selon la place du référent: récit, journal, notes, proverbe, citation, poème, commentaire… Le mouvement de translation que met en œuvre la méthode du langage redistribue les clivages des genres littéraires. La constitution du genre est étroitement dépendante de la stratégie discursive, et dans son déploiement même, l’écriture de Bataille montre comment les genres littéraires se distribuent autrement depuis la situation de discours. De la phrase au récit, le sujet de l’énonciation prend position comme scripteur, puis mime le drame de la syncope du récit pour se ressaisir à la fin in extremis à travers l’aléa du signifiant, du mot au poème… La poétique de Bataille s’élabore ainsi depuis l’interrogation que l’écriture fait porter sur le discours littéraire, en retravaillant et déplaçant ses classifications. Les limites entre la prose et la poésie cessent d’être pertinentes: La prose n’est séparée de la poésie par aucun seuil […]; les chapitres d’un manuel qui envisagent successivement la poésie dramatique ou lyrique, le journal ou l’essai, ne sont qu’arbitrairement distincts. (VIII, 441)
Parallèlement, à partir de l’acte de parole que la mise en suspens de l’impossible isole au sein du discours, cette poétique va privilégier les deux grandes catégories du narratif et du dramatique afin d’aller au bout du sens propre à chacun.25 D’après Bataille, seule la vie subjective de l’individu pose toutes les questions de l’existence – et non pas seulement l’exigence de la pensée – et c’est pourquoi l’homme revit inlassablement le drame de l’inachèvement dans «l’expression désespérante» (VIII, 447) d’une subjectivité communiquée. Au théâtre du texte, comme sur le théâtre du monde, la comédie de la mort mime le drame de l’inachevé, mais elle en parodie aussi les aspects dérisoires afin de faire jouer la dérision à l’encon-
24 Sur la notion de «genre», voir en particulier: Bakhtine (1984), Todorov (1987, p. 45) et Schaeffer (1989, p. 199). 25 Sur la Logique des genres littéraires: Käte Hamburger (1977), 1986. Et Dominique Combe, Les Genres littéraires, Paris: Hachette, 1992.
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tre de toute forme de pathos. Il est vrai que les multiples occurrences de l’expression de la douleur fondent, dans les textes de Bataille, une véritable thématique de la plainte. La dramatisation de l’existence y atteint un degré lyrique excessif: les sentiments humains s’expriment dans les larmes et le gémissement… Pourtant, simultanément, et de façon déconcertante, cette exagération libère une distance d’avec la souffrance humaine, dont la portée devient tragi-comique: D. restait ouvert à la dépression, à la honte: il eut toujours une humeur comique, liée, j’imagine, à l’«intérêt infini» donné à ce qui excède, non seulement l’être limité, mais les excès mêmes par où nous voulons franchir les limites. (III, 163)
Une certaine tonalité du rire se met à sourdre lentement, à dévoyer le sérieux du tragique achevé. Sans doute le sens de l’existence est-il tragique, mais alors que la tragédie appelle l’achèvement du dénouement dans l’issue fatale, le drame maintient la blessure ouverte. Par là même, il favorise un passage incessant du malheur au bonheur… avec ces «larmes de caïman» (III, 130), le drame ne se propage que pour rejoindre les dissonantes ramifications d’un état jubilatoire. Le rire n’est plus simple défense contre le pathétique, puisqu’il produit une véritable purification d’affect. D’abord mis en scène par le biais du récit, le tragique et le comique du drame inhérent à la littérature se libèrent ensemble pour qu’une radicale dédramatisation résulte de cet effet cathartique du rire. La gravité du drame aura laminé les velléités de l’esprit de sérieux jusqu’à soutenir la voix interrogative d’une ironie noire, mais éclatante, et dont un sarcasme peut devenir la condition de vérité. Cette conjonction du narratif et du dramatique confirme le fait que l’expérience intérieure soit conquête pour autrui (V, 76). Une traversée épique s’engage avec le récit, destinée à explorer et communiquer l’intimité de l’être dans l’ouverture d’un véritable trajet initiatique.26 Les étapes de ce chemin difficultueux font se succéder souffrance, mensonge, impuissance, dérisoire illusion:
26 Nous saluons la mémoire de Max Bilen (1977, 1989) dont l’œuvre critique et poétique touche à cette profondeur.
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… condamné à vouloir l’impossible. Là-dessus, les tortures, le pus, la sueur, l’ignominie. Toute une activité de mort en vue de résultats mesquins. […] Dans ce dédale de l’impuissance (de tous côtés le mensonge), j’oublie l’instant où le rideau se lève. (III, 117)
Mais à peine esquissée, l’épopée commence à subir un retournement parodique. La dédramatisation qui s’opère progressivement: Cet inaccessible château – qu’habitait la démence ou la mort – n’était qu’un endroit comme un autre (III, 150)
s’accompagne de dérision: Nul d’entre nous n’est davantage un dé, tirant du hasard, du fond d’un abîme, quelque dérision nouvelle. (III, 151)
Le tragique et la gravité des choses avaient renforcé un moment l’acuité du drame, maintenant les limites du tragique et du comique se brouillent: les impuissances les hoquets les discordants cris de coq des idées […] ô faillite extase dont je dors quand je crie toi qui es et seras quand je ne serai plus X sourd maillet géant brisant ma tête. (III, 212–213)
La tragédie, un instant saluée pour sa «tristesse majestueuse», le cède à cette vision burlesque d’un immense guignol, réduisant l’Ange exterminateur aux dimensions d’un Commandeur mécanique et frappeur. Le mélange d’horreur et de dérision qui affleure, pose de nouveau la question du dénouement, non plus dans les termes du tragique, mais d’un comique de teneur encore
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incertaine – à méditer –, substituant la parodie à l’épopée. La tragédie s’efface devant ce rire dont la tonalité se cherche: Il se prépare quelque chose Incipit parodia, cela ne fait aucun doute.27
Telle redistribution éminemment subversive des genres, à travers l’écriture de Bataille, repose sur la mobilité du discours ouvert au «caractère de tangence» du possible et de l’impossible (III, 540). Par elle, s’opère une sorte de remontée, transversale aux cloisonnements des discours, jusqu’à porter la divinité du rire. Un germe de liberté se dissémine dans le mouvement du langage… une force vive se libère. Le poète n’est plus cet annonciateur de fin des Temps, aux prises avec la souffrance et le désespoir, dans un mixte de prophétie et d’apocalypse. Mais, au contraire, porteur d’une affirmation vitale en gestation et support de la parole à proférer, il peut désormais se défaire de toute utopie, en particulier de celle que la littérature contribuait à sacraliser dans la fixité et la permanence des genres littéraires. Ce rire divin et chargé de malice à la fois, tient la douleur (la névrose) à distance tout en dénonçant ceux qui en feraient un instrument de pouvoir. Ce sens de dérision implacable et légère, mais terrible, renoue avec le pôle du lecteur. Il déjoue l’expression de sentiments lyriques qui dévoieraient la force d’éveil du drame vers un lyrisme tragique et larmoyant. Cela permet de conserver intacte la vivacité de l’adresse propre au lyrique,28 désentachée de tout affect pathétique. Le lecteur participe lui aussi de ce rire libérateur, bien que lourd des épines du chemin, un rire d’indifférence lucide et gaie sans lequel nul esprit de décision ne pourrait s’exercer. La figure de Bataille écrivain s’éloigne irréversiblement de celle d’un «intellectuel pathétique»29 pour incarner
F. Nietzsche, Le Gai savoir, Paris: Gallimard, 1950, pp. 9 et 189. Voir François Warin, Nietzsche et Bataille: la parodie à l’infini, Paris: P.U.F., 1994. 28 André Scala propose de parler d’«écriture lyrique politique»: «Brice Parain et l’engagement», in Revue des Sciences Humaines, Lille III, 1986–4, p. 73. 29 L’interprétation que nous développons ici se démarque de celle de Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible, Paris: La Découverte, 1988. 27
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ce poète du réel impossible, tout proche de l’homo poeta de Nietzsche. Aux fondements de la politique de l’impossible qu’il continue encore à définir à la fin de sa vie (III, 521), nous décryptons en filigrane une véritable poétique de l’impossible, car c’est l’écriture qui, depuis la fiction du mouvement du langage, ouvre la dimension du politique. Cette dernière ne saurait être pensée dans les termes de la responsabilité et de l’engagement sartriens. La poétique de l’impossible et la notion du politique subséquente, ordonnent une tout autre nécessité. Tout se passe en effet comme s’il fallait ménager l’espace ouvert à l’adresse de l’inconnu, de sorte que la reconnaissance d’une discontinuité s’impose, et pour que l’hiatus de l’impossible préserve, dans un état permanent de disponibilité, un rapport à la fois virtuel et actuel au monde. La poésie contemporaine a mis «la liberté dans le corps même du langage»30 pour avoir réalisé combien le jeu du hasard rend plus improbable encore la consistance du monde. S’il n’y a rien d’autre à la source que la fiction du néant, la parole de l’écrivain se trouve d’autant plus libre que, dégagée aussi de toute finalité, elle épouse la liberté du mouvement du monde. Cette parole est d’une certaine façon un geste, un acte intransitif 31 dont le suspens éphémère dessine cependant la trace indélébile de l’inconnu à venir… Le geste de l’écrivain se fait ainsi l’opérateur de la transformation qui œuvre dans le mouvement du langage. Il indique la direction, le sens du monde. Contrairement à la responsabilité de l’acte dont l’événement advenu (actum) demeure passé, le geste conserve une connotation épique: tout est possible puisque le monde n’est pas fait… La parole, comme le récit, ne peuvent plus se détacher de l’échéance d’un événement à venir. La trace du passé s’y rejoue, mémoire vive, pour que l’avenir demeure toujours en question. La poétique de l’impossible inscrit, au creux du silence, le lieu d’un vide qui jamais ne s’érige en absence radicale, qui libère au contraire la place d’autrui, la place du lecteur. Le déplacement de ce pôle à l’intérieur du discours exerce une force de translation dont les jeux de passage incessants projettent vers le futur le mouvement intransitif du monde. André Gide a formulé merveilleusement cette exigence sans objet:
30 Gaston Bachelard, 1981, p. 10. 31 Barthes, Essais Critiques, Paris: Seuil, 1964, p. 152 (repris in O.C., t. II, p. 407).
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Chapitre 4 L’acte comme il faut responsable, c’est l’acte libre; nos actes ne le sont plus; ce n’est pas des actes que je veux faire naître, c’est de la liberté que je veux dégager…32
* L’écriture de Bataille restitue une voix travaillée par le silence et dont le fil ténu, tracé grain à grain, dessine le filet d’une parole toujours renaissante. Elle redonne vie à la nécessité inhérente à la poésie authentique en lui délivrant accès au symbolique. Sinon, cette nécessité toujours voilée d’horreur et d’impossible, pétrie au fonds vital de haine, viendrait contrecarrer tout art poétique, voire toute possibilité esthétique. Si l’on peut dire de notre époque que le poète a perdu l’art poétique (la méthode) à force de se laisser envahir par «le vide de l’absence de Dieu», tandis que la mystique a su remplacer la foi par la méthode,33 Bataille participe bien de ces deux tendances contemporaines à la fois, dans la mesure où il ne s’affronte au vide que pour faire de la méthode – inspirée de la mystique, mais reconquise à partir du langage – le chemin vers la poétique. En élaborant les principes de Méthode de méditation, il se fera de plus en plus explicite: … des mots! qui sans répit m’épuisent: j’irai toutefois au bout de la possibilité misérable des mots. J’en veux trouver qui réintroduisent – en un point – le souverain silence qu’interrompt le langage articulé. (V, 210)
L’essentiel réside en effet dans l’espoir de détermination du point-limite de fulguration aveuglante où s’affirment l’intensité et la valeur du silence. C’est ce que la fiction de la méthode du langage rend systématique, à travers le mouvement de l’écriture, au point de le préserver de toute reprise par la rationalité du discours. L’approfondissement de la méthode prolonge l’expérience intérieure, puisqu’elle participe du plus intime en l’homme, et la rigueur de son ordre fait jouer le fragment à l’encontre de la totalité de l’œuvre, laissant la destination de l’œuvre au lecteur ouverte à son inachèvement. La notion d’une 32 33
André Gide, Paludes (1920), Paris: Gallimard, Folio, 1987, pp. 80–81. Bernard Noël, 1971, p. 167.
La poétique de Georges Bataille
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esthétique du discontinu34 pourrait bien rendre compte de ce geste de suspens de l’écriture face à l’incertitude quant à l’avenir. Face à l’impasse (et au vide) irréductible de l’impossible, constitutive du Mal en son essence, le maintien de la force de haïr à l’œuvre dans le langage, favorise à la fois l’éclat où la Beauté s’instaure et la mise en place de la poétique rigoureusement forgée à cette part maudite: Je suis frappé dans mes écrits d’une ordonnance si rigoureuse, qu’après un intervalle de plusieurs années, le pic frappe au même endroit (déchet négligeable en regard). Un système d’une précision horlogère ordonne mes écrits (mais dans cet inachevable travail, je me dérobe sans fin). (V, 356)
D’Histoire de rats à L’Orestie, ainsi que d’Histoire de l’œil aux Larmes d’Eros, le même point est touché: ce qui fait retour à travers l’œuvre de la mort, se répétant toujours pareil avec une précision implacable, ordonne l’ensemble des écrits. La position de quelque chose qui manque empêche que le mouvement ne s’arrête, et la mort de l’écrivain n’interrompt que pour lui seul un mouvement à la fois porteur de discontinuité et inachevable. La rigueur de la méthode répond «au mouvement qui disposera pourtant de nous, quelque jour, avec une rigueur définitive» (V, 114). En un éclat de Beauté, le geste de l’écriture ne se prolonge en effet que d’être discontinu puisqu’il s’ordonne à l’instance de l’impossible. Et l’invocation au lecteur, attachée à ce geste de l’écriture vers l’inconnu de la mort, met en question la teneur d’une éthique qui ne se détournerait pas de l’aporie du Mal, une éthique liée à l’esthétique du discontinu. Radicalement contraire à toute volonté de classification, par-delà la distinction des genres littéraires, mais de par la diversité des types d’écrits qui la traversent, l’écriture de Georges Bataille porte en elle un germe de liberté enté au noyau de l’impossible. Son défi, jeté à l’encontre de l’esprit du classicisme, atteint cependant à certaine épure (classique) de l’expression. Elle accède à certaine sobriété, à l’éclat d’une simplicité où l’élégance du geste rejoint la percussion du style et devient le signe d’une rigueur de comportement. A force d’exigence de 34 Cf. Roland Barthes: «[…] savoir comment mobiliser ce discontinu fatal», in Essais Critiques, Paris: Seuil, 1964, p. 185 (repris in O.C. t. II , p. 439).
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Chapitre 4
rigueur et par-devers le fonds d’horreur qu’elle draîne, cette écriture inaugure un mode cathartique inédit. Son refus d’éluder l’hiatus de l’impossible donne son impulsion au mouvement de transformation du monde, générateur d’un renouvellement des valeurs et porteur d’un sens divin du rire. La poétique de l’impossible et son esthétique du discontinu libèrent ce mouvement qui renoue avec la tradition des moralistes français, mais sur la base d’un retournement nietzschéen de la morale au profit d’une éthique à venir. Le «classicisme» de l’écriture de Bataille, traduction d’un comportement sans pathos ni moralisme, se résoudrait ainsi dans l’exigence éthique.
Chapitre 5
La littérature n’est rien si elle n’est poésie
Dans l’épreuve de l’impossible et de la mort, la littérature et la poésie sont mises en question l’une par l’autre. Du langage narratif au langage poétique, à travers la topique du texte littéraire, la poésie se révèle à elle-même, portée à hauteur du sacrifice qui lui restitue son authenticité, avec son sens sacré. En retour, la littérature recueille les effets de cette mise à mort, et elle-même contaminée par la ruine de la poésie, elle en assume la charge destructrice au point d’y connaître sa propre décomposition. Mais c’est à partir de là qu’elle s’institue, à partir de là qu’elle devient l’essentiel… Bataille précise d’ailleurs que la littérature est «toujours grosse d’une révolution» et «plaide coupable» (IX, 172), parce qu’elle ne peut recouvrer sa spécificité que si elle sait accueillir le problème du Mal pour permettre à la poésie d’accéder au statut de conduite souveraine, en exprimant toute la haine, la force de vie et de mort, par où elle atteint à sa dimension esthétique et éthique. L’incidence de l’impossible sur la littérature ouvre donc la littérature à la poésie et au mouvement de translation du monde. Pour sauvegarder la part d’inconnu libre et sauvage sans lequel le vivant n’a aucune chance de renouvellement, il faut vouloir l’impossible, savoir maintenir la projection du connu vers l’inconnu, la projection de l’aléa à partir de l’esprit de révolte qui est la force de refus des limites du possible. La volonté de chance s’exerce là, pour disposer librement du champ de la liberté des possibles: C’est seulement ma vie, ce sont ses dérisoires ressources qui pouvaient poursuivre en moi la quête du Graal qu’est la chance. (VI, 17)
La chance réfute entièrement la volonté de puissance, n’étant que volonté d’aller au bout du possible, dans l’audace du jeu, ne préjugeant pas des résultats:
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Chapitre 5 donnant à l’avenir seul, à sa libre échéance, le pouvoir qu’on donne d’habitude au parti pris, qui n’est qu’une forme du passé. (VI, 17)
Lorsqu’il explicite les données d’une politique de l’impossible, Bataille évoque le mode de l’ironie (III, 521), car au prix d’une distorsion logique, le possible peut apparaître comme le plus impossible, alors que l’impossible mettra sur la voie du possible… La philosophie formelle ne peut faire face à cette réalité du langage qui la traverse, mais qu’elle cherche sans cesse à surmonter, et si la philosophie adopte le sens de l’impossible tel que le délivre la littérature, elle prend le chemin de son aboutissement. L’impossible devient une catégorie philosophique, garante de la volonté de chance, et la politique de l’impossible ne peut être envisagée que par le truchement du poétique qui préserve l’inconnu de la fiction et laisse l’adresse au lecteur ouverte au discours pour qu’advienne le monde… Cette visée qui l’accompagne représente donc un pari sur l’avenir: elle permet de soutenir la jonction de la politique du possible, cette «inconnue à plusieurs solutions» (III, 521), et de la volonté d’impossible donnant pouvoir à la libre échéance de l’à-venir. Du fait de l’implication de la littérature dans cette mise au jour de la catégorie de l’impossible, nous comprenons la poétique de l’impossible comme une résultante obligée de la quête des possibles à travers la «conquête pour autrui» de l’expérience intérieure. La relation du poétique à l’impossible maintient à vif l’aporie du Mal, approfondissant la réflexion sur l’infini du Mal jusqu’à ce que soit restaurée la relation du poétique au réel, au possible, au monde. La littérature, si elle se réduisait au discours rationnel (au dogme), se ferait pure rhétorique, pur conformisme ou esthétisme, elle se plierait ainsi au réel discursif, à l’ordre du monde réel des objets, au monde utile. En revanche, sachant se mettre à l’épreuve du réel impossible, de la haine qui rend la poésie authentique, elle sait se faire poésie pour traduire le monde en son infinie capacité de relance et de renouvellement. Traversée par l’expérience vécue qui la met en mouvement, par ce mouvement même de translation du monde que sa désagrégation alimente, elle se trouve de nouveau en accord avec le monde. La littérature devenant poésie connaît le poids et la gravité du réel impossible, et gagne de la sorte le pouvoir de combattre l’esprit de sérieux, cette fixation la plus contraire de toutes à la
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volonté de chance. Dans l’immensité du champ des possibles se risque le domaine de la liberté, de son abîme et de ses limites aussi: Sentiment d’un combat décisif dont rien ne me détournerait maintenant. J’ai peur ayant la certitude que je n’éviterai plus le combat. (III, 203)
Impossible, pourtant là Pour garder quelque chance d’accéder à la vérité de l’impossible, il faut donc surmonter ce qu’il supporte en lui d’inviable: Nudité d’E…, nudité de B. me délivrerez-vous de l’angoisse? Mais non… … donnez-moi de l’angoisse encore… (III, 117)
Face à cette présence dont le constat sidère («Mais à présent la mort est là»), l’homme reste la proie du drame: le non-sens de l’existence exaspère la douleur de l’absence définitive. Bien qu’il excède toute définition et laisse l’homme dépassé dans l’outrance du désir et de la mort, dans l’imminence de la chute prochaine, l’impossible peut être considéré en tant qu’objet de conquête de l’expérience intérieure. Et la configuration poétique du texte, en lui donnant lieu comme à ce qui n’est pas représentable, permet d’en délimiter les occurrences. En effet, le théâtre du texte expose au centre de cette prise de conscience constitutive – et en même temps privative! – de l’humain, le phénomène de la disparition ou de la suppression, tel un écueil innommable, un scandale auquel seuls peuvent répondre les larmes ou le rire. Si l’événement de la mort vécu selon l’expression de l’objet (ou du sujet) qui disparaît, est quelque chose qui advient paradoxalement, qui arrive et fait défaut à la fois, quel sens attribuer alors au non-sens de la disparition? L’ampleur de cette question échue à la philosophie, Bataille préfère la déléguer à la littérature qui offre le détour du poétique pour faire surgir la vérité de la mort et de l’impossible, au défi du sens de la disparition.
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Chapitre 5
La littérature devenant poésie s’engage dans une expérience qui dépasse la poésie et répond au côté suspendu de l’impossible à partir de la désagrégation du langage. A la dérobée des glissements d’ellipse de l’écriture et dans la fuite du sens, elle atteint à la valeur du silence au contact de la réalité humaine la plus profonde, produisant dans le ravissement du sens un effet de vérité authentique. Elle supprime peu à peu ce que le langage ajoute en trop (III, 514), afin d’atteindre à l’effet de suppression attaché au réel impossible.1 Dans la syncope d’un silence, l’écriture manifeste l’impossible là où il a lieu, dans l’évanouissement du réel discursif. Elle le manifeste comme étant ce qui est, bien qu’il n’existe pas puisque son être le supprime et le dérobe à l’instant même de la disparition. L’inviabilité de l’impossible, que supporte le mouvement de l’écriture, répond ainsi à l’excès de la mort et du désir, au mouvement renversant de l’être ouvert sur la mort. Mais comment ne pas succomber à la folie, au miroitement des fascinations du vide? Comment poursuivre encore dans la quête des possibles et ne pas renoncer à vouloir l’impossible? Au-delà de cet épuisement des suppressions, la littérature délimite l’espace où inscrire le lieu vide de l’impossible pour parler un «langage égal à zéro», un langage qui soit l’équivalence de rien, un langage qui retourne au silence.2 Le rien de l’impossible exerce de la sorte une force négative qui désagrège le langage pour affirmer, paradoxalement, dans l’instant de la disparition, la négation absolue de la différence non logique. De cette façon, l’impossible se met à jouer le rôle d’un opérateur modal s’exerçant à l’encontre du discours: Dans la manière de penser que j’introduis, ce qui compte n’est jamais l’affirmation. Ce que je dis je le crois sans doute, mais je porte en moi le mouvement voulant que l’affirmation plus loin s’évanouisse. (V, 231)
Pour mettre à nu – jusque dans l’approche de la mort – le vide de l’impossible, il a d’abord fallu le regarder en face. Mais ensuite, il s’agit de faire jouer ce vide plutôt que de chercher à le combler, le faire jouer comme 1 2
Rappelons deux articles essentiels de Bataille sur la «dénigration du langage» chez Prévert: «De l’âge de pierre à Jacques Prévert», in Critique 3–4, 1946, (XI, 87–106) et chez Queneau: «La méchanceté du langage», in Critique 31, 1948 (XI, 382–390). L’Expérience intérieure se place sous le signe du silence dans le langage (V, 25–29).
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un espace vide entre les pièces d’un rouage. L’impossible introduit du jeu dans le langage et donne la clé du fonctionnement logique que déploient le mouvement de l’écriture et la méthode du langage. Ce vide n’est pas néant, ni transcendance, et néanmoins sa consistance peut être prise en considération et conçue dans la «catégorie de l’impossible», en dehors de toute interprétation métaphysique. La catégorie de l’impossible déplace la question de la métaphysique: en déployant un au-delà de la logique formelle, elle propulse le mouvement inouï d’une logique du tout autre,3 puisé à l’immanente intimité de ce qui est. Elle permet de ne plus penser dans les termes d’une alternative métaphysique où il faudrait encore choisir entre sens et non-sens, pour finir par annuler le non-sens de la mort en le refoulant. Le refus de renoncer à nommer l’innommable se lie dans ces conditions au souci d’apercevoir la mort «sous un certain angle». La poétique du réel démontre – et expose – à la fois l’éclat de l’impossible et sa pertinence philosophique, substituant à toute alternative métaphysique, l’alternance réglée du jeu entre apparaître et disparaître, alternance réglée dans le texte de fiction, à travers la syncope du récit, l’énonciation et les tropes et figures du discours. Extraire de cette façon «le sens de la disparition», c’est rejoindre l’insignifiance de la mort afin de dédramatiser, autant qu’il est possible, le scandale de son absence de sens et pour rendre éclatante, dans son évidence, la force de vérité de la vie, constitutive du mouvement de translation du monde. A partir de cette reconnaissance de l’impossible, il devient possible d’envisager l’insignifiance du réel impossible attaché à la disparition de la mort, mais dans l’excès du désir et dans l’exaspération jubilatoire d’une absence d’issue. Pourtant, ce tracé du rien repérable dans l’écriture de Bataille depuis les points d’arrêt, les syncopes et jusqu’au point zéro d’annulation, se double d’une «négation» et d’une violence intérieure insoutenables. L’insaisissable et irréductible réalité de la douleur qui se creuse là, signale la cruauté du manque inconcevable:
3
Bataille reprend cette expresion de Rudolf Otto (Le Sacré, trad. A. Jundt, Paris: Payot, 1929): «le tout autre, c’est-à-dire le sacré […]» (I, 251).
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Chapitre 5 Dans une folle, cruelle et pesante symphonie, plaisamment jouée avec mon frère mort, la pointe hostile et dure d’un doigt, tout à l’heure enfoncée, dans mon rêve, dans le creux de mon dos – si cruellement que j’aurais crié, mais je ne pus émettre un son – était une rage qui, absolument, ne devait pas être mais était, était inexorable et «exigeait» la liberté d’un saut. Tout partait de là dans un emportement violent, mu par la cruauté inflexible du doigt. (III, 184)
La haine de la poésie tente de se ressaisir de cette violence, de la conserver intacte à la racine du langage et de la pensée, afin de lui faire rendre toute sa capacité vitale de renouvellement. Mais il est à charge de la littérature d’en neutraliser les effets destructeurs et mortifères. Pour assurer la fonction de communication, il lui revient d’exorcicer cette violence, sans pour autant l’éliminer, et donc elle doit affronter la difficulté de soutenir la négation absolue de la différence non logique de l’impossible pour en extraire la dynamique vitale. C’est le moment de la plus haute contradiction entre la vie et la mort, en un lieu de tension inouïe où s’affrontent dans l’attraction et la répulsion, deux forces égales mais antinomiques. Aucune ne l’emporte sur l’autre, d’où l’ambivalence qui fait l’ambiguïté de ce conflit larvé. Le caractère inconciliable de ces deux forces, issues de la poussée que constitue la pulsion, consiste en ce qu’elles visent, selon Freud, l’une à réaliser toujours de plus grandes unités (pulsion de vie), l’autre à rétablir l’état inorganique primordial (pulsion de mort). Cette dernière conduit la vie à la mort, elle tend à l’inertie, alors que la première, du domaine de l’instinct sexuel, cherche sans cesse à renouveler la vie. Bataille inscrit ce conflit antinomique4 à même l’écriture, dans la langue, et il le thématise pour le généraliser en opposant l’exubérance du désir à la «fondrière du sommeil»: Ma souffrance éliminée, l’inachevé des choses ne cessant de ruiner notre suffisance, la vie s’éloignerait de l’homme; avec la vie, sa vérité lointaine et inévitable, qu’inachèvement, mort et désir inapaisable, sont à l’être la blessure jamais fermée, sans laquelle l’inertie – la mort absorbant dans la mort, et ne changeant plus rien – l’enfermerait. (V, 260)
Or, pour échapper à ce moment de négation noire où tend la pulsion de mort, proche de l’inertie ou de la folie haineuse, la littérature doit maintenir 4
Négativité et pulsion de mort résident au cœur de l’impossible (Lala, 1981, 1985).
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à vif le moment contradictoire et vital du réel impossible, ce noyau énergétique toujours menacé de disparaître. Tel est le ressort de la haine de la poésie: la conjuration de l’inertie nocive procède de la «polarisation ternaire» (théorisée par Barthes, 1973) des quatre termes des antithèses vie/mort et amour/haine. Le télescopage de la haine et de la mort dans la pulsion de mort liée à son antonyme pulsion de vie, produit le retour en force de la vie effervescente dans le corps et le langage, dans la sexualité. Le terme refoulé et nié par la haine: l’amour, peut alors refluer vers la vie, draînant toute l’énergie de la libido, pour y puiser sa force d’arrachement et d’exubérance joyeuse: L’homme n’est pas limité à l’organe de la jouissance. Mais cet inavouable organe lui enseigne son secret. (III, 13)
Telle est «l’approbation de la vie jusque dans la mort»: la négation de l’amour par la haine libère une place où la vie venant se confronter à la haine, s’approche de la mort au point de substituer à l’une comme à l’autre l’éclat du rire qui l’emporte. Plus la vie approche de la mort, plus la haine éloigne la vie et la mort de l’inertie pour les rendre à la liberté du mouvement de la vie. Cette effectuation de la pulsion de mort dans l’écriture débouche sur l’affirmation insoutenable de la vie incluant le retournement dans le contraire, puisque l’œuvre de la mort fait jouer l’impossible dans le langage, se faisant support de la puissance du négatif. Bataille souligne cette nécessité en citant Hegel en exergue à Madame Edwarda: «La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force» (III, 9). Ainsi s’articule le point-limite de fulguration aveuglante où la vie et la mort cessent d’être perçues contradictoires dans l’éclat d’un rayonnement, à l’instant hors temps où elles se révèlent n’être que contradiction: Impossible, pourtant là! (VIII, 257)
La littérature a vocation de soutenir la force de haïr à l’œuvre dans le langage, pour maintenir en lui ce moment impossible où la contradiction jamais en repos vient se poser et se résoudre en même temps, mais sans espoir aucun de conciliation, ni de réconciliation possibles. L’écriture de
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Chapitre 5
Bataille y déploie un traitement particulier de la contradiction: le travail de la pulsion de mort s’inversant en pulsion de vie réactive sans cesse la négativité, afin que le moment d’arrêt ne scelle la cruauté vide du lieu du manque. Le mouvement de l’écriture évite cette fixation en faisant jouer la force d’évidement (energeia) du point qui structure l’impossible.5 Ce dernier représente le manque radical mis en évidence par la perte de l’objet, ainsi que le noyau de non-sens où le réel discursif s’évanouit. Par là, il incarne à la fois le lieu paradoxal de disparition et d’avènement du sujet souverain, constitutif de l’affirmation (non positive) de souveraineté, et la figure du pivot – point de coïncidence et de passage des termes contraires – favorisant retournements du sens et renversement des valeurs. Dans ce jeu aux frontières de la représentation, l’expérience de la mort serait en effet oubli de la vérité de la vie, si «l’égarement des sens» ne ramenait à cette vérité. Comme l’excès d’angoisse pousse à rejeter vers l’extérieur ce qui procède de la violence intérieure, la littérature hantée (entée) par la haine de la poésie ne cesse d’arracher l’impossible à sa chute dans la «fondrière du sommeil». Le récit de L’Impossible traque à plusieurs reprises l’irruption de cette menace sourde d’enfouissement et de fuite: Tu ne veux pas te perdre […] Tu tirais de l’angoisse des voluptés si grandes – […] tu ne veux pas abandonner? Ma réponse: – J’abandonne à une condition… – Laquelle? – Mais non… j’ai peur de B. (III, 108)
Le tremblement de la peur pousse à la dénégation du manque: En ce moment, comme la mer descend, la vie se retire de moi. Si je veux… Mais non. Je refuse. Je suis en proie à la peur dans mon lit. (III, 113)
5
La force du vide (ou du silence) qui structure l’impossible s’exerce dans le langage, l’écriture et la pensée, à partir de l’œuvre de la mort (Lala, 1981, 1985).
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Si le sujet se laisse ainsi envahir, la dénégation peut se faire réductrice de la dimension fonctionnelle du lieu vide de l’impossible. Elle est à la fois refus et acceptation de l’angoisse, elle tend à refuser de reconnaître le manque, tout en le préservant intact. En déjouant le piège de la dénégation, la littérature par son refus d’éluder l’impossible peut mener à la reconnaissance de la fonction du manque en tant qu’il constitue l’articulation – impossible et réelle – du point de rupture nécessaire au rejaillissement de la vie. De même que l’excès du désir révèle l’inviabilité de l’impossible, l’excès d’angoisse ouvre la voie de la vérité de l’impossible, découvrant en quoi la coupe du manque est fondatrice. L’ambivalence de l’amour et de la haine continue cependant de hanter l’acteur-narrateur du récit: désir et crainte de la mort de B., puis de E., et conflit équivoque avec Edron. Ou encore cet étrange dialogue avec B., à propos du cadavre du père: Elle me dit à la fin: – Il est là… Elle indiquait des yeux la direction. – Difficile de dire de quoi il a l’air… d’un crapaud – qui vient d’avaler une mouche… Qu’il est laid! – Il te plaît – toujours…? – Il fascine. (III, 149)
Face à cette image obsédante, expression concentrée de la menace larvée, venue de ce qui agresse de l’extérieur et de l’intérieur tour à tour, la dénégation s’oppose à l’affirmation de la vie intime et immanente que pourtant elle appelle, et dont la violence est sans mesure… L’angoisse portée à l’excès empêche que la peur ne s’apprivoise, ne se réduise à l’ordre du possible. Et le cri d’Impossible, pourtant là! où s’exprime l’horreur insoutenable du «miracle négatif de la mort» (VIII, 257), peut traduire aussi l’émerveillement face à l’avènement miraculeux du divin en l’homme. Dans le sens et la portée que Bataille confère à la littérature, une voie au tracé difficile continue de se frayer: Les hommes sont en même temps soumis à deux mouvements: de terreur, qui rejette, et d’attrait qui commande le respect fasciné. L’interdit et la transgression répondent à ces deux mouvements contradictoires: l’interdit rejette mais la fascination introduit la transgression. (X, 71)
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D’après Bataille, si l’homme regarde en face ce qui l’effraie, et s’il suit la voie ouverte par ce qui l’attire violemment, par ce qui le séduit, il avance dans la connaissance de ce qui le fonde.
L’instant du sacré Dans son analyse des rapports entre la littérature et la poésie, ainsi que par des analyses sociologiques, Bataille montre à tous les niveaux, de l’art à la religion, à quel point le primat du temps à venir projette une vision des choses où l’homme demeure subordonné au projet, à l’action (V, 59), et donc séparé de sa réalité authentique. Cette dernière, il la puise dans sa capacité de sujet souverain apte à se libérer du souci de l’avenir, pour vivre l’intensité de l’instant présent: Le «point» criant et déchirant dont j’ai parlé irradie la vie à tel point (bien qu’il soit – ou puisqu’il est – la même chose que la mort) qu’une fois mis à nu, l’objet d’un rêve ou d’un désir se confondant avec lui est animé, embrasé même et intensément présent. (V, 284)
La conception de l’avenir, selon Bataille, ne peut s’élaborer à partir de la durée chronologique, sous peine de rester prisonnière à tout jamais du passé.6 Et l’instant figure le noyau sur lequel échoue la durée, puisqu’il représente une sorte de point zéro, mais avec lequel il devient possible de compter: le point-objet et l’impossible s’y confondent dans l’attente de rien, projetant leur force d’appel vers l’inconnu à venir, pour inscrire un espace vide, mais brûlant, découpé dans le temps. Là se mêlent présence et absence, et un sentiment de déréalisation en découle, qui se lie à une totale disponibilité face au mouvement de translation du monde. La soumission à l’exigence du futur et l’angoisse liée au souci de durer rendent l’homme 6
Bataille décrit ce processus, notamment à partir de l’amour, dans sa «Digression sur la poésie et Marcel Proust» (V, 156–175).
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esclave de représentations de la mort dont il ne peut se défaire. Si la mort fonde l’existence de l’individu séparé, simultanément la peur de la mort empêche l’homme de réaliser intégralement l’individu qu’il est. Toutefois, s’il sait vivre souverainement et que le présent en lui n’est pas subordonné à l’exigence du futur, alors la représentation de la mort est impossible. L’écriture de Bataille explore ainsi les voies par où un individu peut se libérer d’une angoisse susceptible de l’asservir. Dans le règne de l’instant, l’impossible devenant vrai arrache l’opération souveraine au monde utile des opérations subordonnées à la durée et au résultat prévu ou attendu. Mais la découverte de cet impossible répond à la plus grande difficulté humaine. Comme dans les mystères d’Eleusis, la quête du Saint-Graal fait approcher cette réalité insoutenable: elle désigne le lieu de son effectuation, la dérobant à l’instant même où elle est donnée à voir. Dès qu’il a contemplé dedans le saint vase, Galaad le chevalier élu, se met à trembler, rend grâce à Dieu et demande la mort, emportant avec lui son secret… Personne ne saura à quelle réalité renvoie le Graal, puisque ni le contenu, ni le référent n’en sont communiqués. Seul peut donner la mesure de l’intensité, le désir comblé de Galaad. Le mystère reste entier, ouvert sur la question de savoir ce qu’est le Graal. Il est significatif que cette interrogation demeure au fondement de la littérature et que Bataille la reprenne sous le signe de la chance. Au fond du vase, il (n’) y a rien à voir. Seuls la mort impossible à représenter et le désir insoutenable peuvent égaler l’intensité de la vision de Galaad. De ce silence mystérieux qui entoure les rites d’Acéphale,7 on peut soupçonner qu’il (n’) y a de la même façon rien à dire. Ressenti dans l’intensité d’une présence absente qui fait trembler, le contenu de l’instant du sacré se délivre peu à peu sous couvert d’absence. C’est dans L’Érotisme que Bataille expose le sens du sacré tout en précisant l’acception de la transgression – de la biologie à l’anthropologie. Il observe l’ampleur du mouvement en jeu, à l’échelle des êtres infimes, pour souligner que, dans la reproduction asexuée, «il existe un point où l’un primitif devient deux». Par cette scission, chacun des deux êtres retourne
7
Cf. Revue Acéphale (1936–1939), Paris: Jean-Michel Place, 1980. On peut comparer les rites de la société secrète d’«Acéphale» à ceux du sanctuaire d’Eleusis.
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à la discontinuité initiale qui fait de lui un individu séparé. Cependant, le passage «implique entre les deux un instant de continuité. Le premier meurt, mais il apparaît dans sa mort un instant fondamental de continuité de deux êtres». Ainsi la continuité est-elle établie par un acte de destruction comme dans le sacrifice, la mort précipitant un être discontinu dans la continuité de l’être. A travers cette analyse, Bataille dévoile en même temps le ressort de l’érotisme et de la religion. Il existe en effet un point du continuum où l’épreuve de la séparation que symbolise le «supplice» est devenue inévitable (V, 195). Situé à l’extrême, ce point définit l’être humain: c’est pourquoi Bataille place le texte intitulé «Le Supplice» au centre de L’Expérience intérieure. Dans l’érotisme ou le sacrifice, à l’instant de mort d’un être discontinu, au moment même où l’individu participe de la mise à nu, il coïncide avec l’élément du sacré, avec l’élément de «la continuité de l’être révélée» (X, 20–27). Ce secret de l’érotisme nous mène au cœur de l’être pour dévoiler ce qu’il y a de divin en l’homme: si l’identité de la continuité de l’être et de la mort fascine et horrifie, elle introduit le mouvement de la transgression par où l’homme peut surmonter la limite qui le définit. Le fait d’être un individu séparé alimente son angoisse, pourtant le caractère excédant de l’angoisse, à l’instant du sacré, a le pouvoir de laisser ouverte la brèche nécessaire au retour de l’immanente intimité entre le sujet et l’objet, entre l’homme et le monde. Le sacré se trouve alors doué de fonctionnalité biologique et physique, et cette différenciation du continu au discontinu le désacralise. Le commentaire des Larmes d’Eros résume l’intensité tragi-comique de ce drame: le plaisir ouvre à la vérité de la mort (X, 573–627). Là où éclatent le fou-rire ou les sanglots, la mort et l’érotisme sont liés. Amour, mort, rire… chacun des trois termes communique avec l’autre. Pourtant le point où ils s’échangent n’est pas saisissable, il demeure le lieu de l’énigme fondamentale de la disparition et du ravissement du sens. La vérité s’y trouve à la fois affirmée et dérobée, restant tout entière à fonder depuis la question que nous lègue le mythe du Graal: quelle est cette contradiction obscure, la plus chargée de sens? En ce point où larmes et rire se convertissent, la mort et l’érotisme ne coïncident que de s’échanger, car le rire a partie liée avec la mort comme avec l’érotisme. Sous l’apparence de contraires, rire et larmes expriment l’identité des contraires: la volupté où se mêle le tragique
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traduit l’identité de l’horreur et de l’extase. Toutefois, une telle identité se fonde sur le fait que l’objet du rire et celui des larmes se rapportent toujours à quelque sorte de violence, puisque «le vent de la vérité est un vent violent» (V, 17). Le sacré exprime le sentiment d’une continuité dans l’instant même de la rupture violente de cette continuité. Ce paradoxe éclate dans l’effusion de toute conduite souveraine: «Ce que la fusion introduit en moi est une existence autre (elle introduit cet autre en moi comme mien, mais en même temps comme autre): en tant qu’elle est passage (le contraire d’un état), la fusion, pour se produire, demande l’hétérogénéité» (V, 391). Et particulièrement dans l’érotisme où le rapport amoureux et contradictoire des corps délivre, hors du temps, l’instant du passage de la continuité à la rupture de continuité de l’être. L’éternité retrouvée: ce n’est pas l’identité fusionnelle des contraires, mais l’éclat de l’effusion où ils se maintiennent ensemble dans l’intensité de leur incompatibilité. Ce mouvement porte l’extase, là transparaît l’identité impossible du plaisir extrême et de l’extrême douleur, identité de la continuité de l’être et de la mort. La jouissance d’Edwarda le reflète dans l’éclat de la joie8 affirmée dans la perspective de la mort: Elle me vit: de son regard, à ce moment-là, je sus qu’il revenait de l’impossible et je vis, au fond d’elle, une fixité vertigineuse. A la racine, la crue qui l’inonda rejaillit dans ses larmes: les larmes ruisselèrent des yeux. L’amour dans ces yeux était mort, un froid d’aurore en émanait, une transparence où je lisais la mort. (III, 29)
Madame Edwarda nous livre la «clé lubrique» (III, 9–14) et paradoxale de la pensée de Bataille. Obstacle le plus intime en l’homme: la continuité de l’être se donne là, dans la coupe de l’instant, au point douloureux de coïncidence de la vie et de la mort. Tel est le contenu de l’instant du sacré, donné à voir dans l’érotisme, le sacrifice, la haine de la poésie, ou tout autre conduite souveraine: «le sentiment d’une présence irréductible à quelque notion que ce soit, cette sorte de silence de foudre qu’introduit l’extase» (V, 253). 8
Selon Bataille, «… la vie peut être magnifiée de la racine jusqu’au sommet» (I, 554), en correspondance avec la vision du «Pur Bonheur» (XII, 478–490).
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Le récit de L’Impossible met lui aussi en réserve, à travers l’interdit de l’inceste, quelque chose d’intime et de profondément secret que la scène primitive dérobe, le rendant irréductiblement abstrait à l’instant même où se lève le voile. Après le chapitre censuré où les points de suspension (occupant toute la ligne) suggèrent l’effectuation d’un acte de violence, avec le cri sur le silence de la neige, l’impossible se révèle dans la fracture des interdits transgressés: homosexualité masculine, inceste, meurtre du père… L’horreur de la violence morbide – et l’impuissance à la surmonter – devra se lier à son contraire dans l’irruption imminente et toujours imprévisible de la joie atteinte à l’extrême de l’angoisse. Mais cette réalité insaisissable, où la violence recouvre à la fois l’aporie scandaleuse du Mal et le calme profond de la mort définitive, méduse et sidère: L’idée me vint soudaine, claire, irrémédiable qu’un inceste unissait le mort à B. … le malaise dont j’aurais crié me donna, en sursaut, un éclair de lucidité! B. souvent me parlait d’Edron, de son père, laissant deviner l’amitié contre nature des deux hommes. La lumière acheva de se faire en moi… […] – au même instant, j’en eus la clé: B., petite fille, victime des deux monstres (j’en ai maintenant la certitude!). (III, 152–154)
Pour répondre à l’énigme, faire reculer les limites de l’angoisse et exorciser l’horreur victimaire du Mal, la littérature doit donner au mot le pouvoir qui ouvre les yeux. Bien qu’il soit difficile de ne pas succomber à l’horreur, et de même que le névrosé doit jouer et prendre le risque du coup de dé de la chance, s’il ne veut laisser la parole aux morts (VI, 142), de même l’écriture ne cesse de rejouer, dans l’ambivalence, la violence et l’effet de vérité de l’impossible. Dans la haine de la poésie, le jeu verbal opère – à travers l’œuvre de la mort – cet élément de suppression porteur de l’insignifiance de la mort, et la littérature quant à elle devient ce jeu joué avec l’impossible, laissant à la destruction sa juste démesure et faisant la part du feu pour rendre accessibles aux vivants des transports qui semblent le plus loin d’eux. Mais l’irruption d’une discontinuité qui supprime et qui tue au moment où elle révèle la profondeur de l’humain, demeure aussi insoutenable pour le discours qu’intraduisible sur le plan du symbolique. Ce tracé difficile à suivre, il est plus difficile encore d’en rendre compte, car la valeur de l’instant du sacré coïncide avec l’instant où la victime (le mot) s’érige en part maudite
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et prend sur elle la charge d’émotion pour la garder vive. Qu’elle soit réelle ou simulée, dans le meurtre (la mise à nu) ou à travers la fiction, la mise à mort du sacrifice met en jeu le sacré pour marquer l’instant de discontinuité où la vie approche de la mort autant qu’elle le peut. La vie reste donc tributaire de la mort, mais son éclat s’oppose avec force à la mort pour rendre sensible le moment brûlant du passage. La vérité de l’impossible (vérité de la vie ou vérité de la mort) y rayonne dans l’éclat de l’instant présent. Le sens du sacré saisi en cet instant de passage, du continu au discontinu, glisse hors du domaine de la religion, et Bataille le généralise à l’ensemble des conduites souveraines dont il se révèle le principe actif. A la lueur de l’instant, le poétique se lie au sacré,9 tandis que la littérature en proie à la haine de la poésie et livrée au jeu sacrificiel du sacré dans l’écriture, accède au domaine des conduites souveraines. De même que la poésie authentique se trouve conditionnée par la suppression de la poésie (XI, 105), de même la littérature n’est rien si elle n’est poésie (V, 173). Avec le geste de la contestation, à travers l’opération souveraine dont elle participe alors, l’affirmation de souveraineté lui offre l’infime point de résistance à partir duquel elle peut redéfinir la notion du moi et du monde en leur conférant la légèreté d’un saut. La littérature puise à cet impondérable arrachement le pouvoir de maintenir, dans le symbolique, la projection du monde à venir – d’après le mouvement de translation où le processus de rejaillissement et de renouvellement de la vie se ressource infiniment. Et si l’opération souveraine se caractérise par l’être «allant le plus loin qu’il peut» et «menant la vie à hauteur d’impossible», il ne s’agit pas de la réduire au silence. Afin de ne pas la rejeter aux arcanes d’une profondeur indicible, Bataille prend le parti de la décrire en la situant dans l’ensemble des conduites souveraines apparentes que sont «l’extase, l’ivresse, l’effusion érotique, le rire, l’effusion du sacrifice, l’effusion poétique» et la méditation (V, 213–223). Reconnaissables en ce qu’elles produisent une effusion et modifient l’ordre des objets, en marge du monde utile, elles entretiennent
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Cf. «De l’âge de pierre à Jacques Prévert»: «[…] la poésie n’en vise pas moins le même effet que le sacrifice, qui est de rendre sensible et le plus intensément qu’il se peut le contenu de l’instant présent» (XI, 101–106).
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cependant avec lui des rapports plus ou moins déstabilisateurs. En délivrant l’aporie du non-sens, le mouvement d’exubérance de toute conduite souveraine introduit en effet un désordre, mais comme ce dernier touche simultanément à l’essentiel, il a le pouvoir d’arracher au non-sens, le sens du monde. Toutefois, à l’exception de la méditation, toutes les conduites souveraines sont comme «des enfants dans la maison» (V, 220), des souverains mineurs insérés dans le monde utile qui les capte, les subordonne et les voue en dernier ressort au non-sens. Elles gardent le pouvoir de révéler le sens du sacré, sans pouvoir ni l’expliciter, ni contester l’empire qu’exerce le monde utile, et elles se voient par là spoliées de leur accès à l’affirmation de souveraineté. Domaine réservé du principe de la perte, elles demeurent privées de l’accès au principe de la contestation. La poésie peut néanmoins se soustraire à cette condition de servitude, elle peut répondre au jeu majeur de la souveraineté du moment qu’elle sait se contester elle-même en se faisant haine de la poésie, se faisant tout entière refus de s’insérer dans l’ordre utile des objets, refus de la «belle poésie» ou refus du délire verbal… Quant à elle, la méditation fait figure de «souverain majeur», puisque le retrait hors du monde qu’elle exige pour s’exercer, est le contraire de l’insertion dans le monde utile. Elle participe le plus qu’il est possible de l’opération souveraine en requérant une «méthode de méditation» et en s’exerçant dans le domaine de la pensée: Si la mort de la pensée est poussée jusqu’au point où elle est suffisamment pensée morte pour n’être plus ni désespérée, ni angoissée, il n’y a plus de différence entre la mort de la pensée et l’extase. (VIII, 205)
La méthode de méditation ou l’affirmation de souveraineté atteinte dans la haine de la poésie depuis la méthode du langage, permettent à la méditation comme à la poésie d’intégrer l’instant du sacré pour aller au cœur de l’expérience intérieure. La pensée elle-même arrête là, à travers l’opération souveraine, le mouvement qui la subordonne au connu et l’existence recouvre paradoxalement son intégrité en s’inversant au sommet pour revenir à l’inconnu (V, 129). Quand l’effusion d’une conduite souveraine opère la rupture des liens qui rivent l’homme à l’ordre des choses, la pensée elle-même peut s’identifier à l’instant du sacré qui est l’instant de cette rupture.
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Une éthique du sommet La recherche du sacré ne se sépare plus du drame de la discontinuité et la catégorie de l’impossible (simulacre du discontinu) maintient à vif, au cœur de la littérature, l’indicible moment souverain au point de soutenir l’insoutenable. Bataille forge cette catégorie hors classe, redéfinissant l’ordre rationnel à partir du principe de la perte, afin de ne pas renoncer à la connaissance quand persiste le non-savoir.10 Ainsi se noue la question cruciale du geste à travers lequel l’homme pourrait à la fois donner libre cours au mouvement de l’effusion en son ampleur d’exubérance, et se ressaisir du moment d’arrêt propre à la raison discursive, sans que l’un soit exclusif de l’autre. De par les rapports qu’elle entretient avec le Mal, la littérature peut cerner cet accès au symbolique11 encore inédit. Dans la recherche des conditions de possibilité d’une hypermorale (IX, 171), elle approche ce geste apte à comprendre et épouser le mouvement du sacré en coïncidence avec le mouvement du Mal. L’instant du sacré y recouvre sa réalité vide, mais brûlante et tragique, là où les catégories de temps et d’espace se fondent dans la dramatisation de l’à-venir projeté comme lieu de conjonction des possibles. L’exigence du futur se libère alors du primat de l’avenir, car sa visée conserve intacte l’intensité de l’instant présent. Le principe de la perte, entretenu au point de fuite du point-objet, cristallise en effet une souffrance irréductible que stigmatise la douleur de la séparation. L’errance de l’amant à la disparition de l’être aimé reste emblématique de cette expérience de la perte dont la coupure démoniale perturbe la continuité fusionnelle et rejoue la passion du Crucifié. Expérience mystique du vide et de l’inconnu de la nuit, elle intègre le moment du sacrifice où se libère l’élément du sacré. Mais l’impossible est là… l’inachevé… Elle l’intègre sans espoir d’en dépasser le maléfice, dans la tension de la recherche fiévreuse et tremblée d’une réponse. Ce moment dit du «supplice» incarne l’essence faustienne du Mal et simultanément délivre 10 11
Conférences sur le «non-savoir», 1951–1953 (VIII, 190–198 et 210–233). Au point de «modifier les conditions de toute compréhension» (XI, 459).
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quelque chose d’incommunicable. A force de le répéter à travers la fiction, l’expérience vécue dans l’écriture finit par le déréaliser dans l’intensité du drame. En se donnant à la fois comme ce qui manque et ce qui est, l’objet impossible à atteindre découvre l’être de l’absence, et cette absence révélée se redouble d’une absence du sens dont l’annulation va subsister sous la forme d’un déchet du sens. Nous avons vu comment la dépense poétique fait jouer la fonction de ce reste dans l’écriture, tandis que la catégorie de l’impossible s’en ressaisit pour le mettre en réserve, inscrire la coupe irréductiblement autre de la discontinuité et maintenir la projection du connu vers l’inconnu à venir. Si le monde échappe, c’est dans la mesure même où il ne peut se concevoir que d’après le mouvement du sacré compris dans le va-et-vient qui l’agite du continu au discontinu, en coïncidence aiguë avec le mouvement du Mal. Or, l’originalité et la difficulté de la pensée de Bataille consistent précisément en ce qu’elle tend à généraliser la fonction de ce reste afin de lui octroyer en tant que part maudite – part excédentaire et déstabilisatrice de la dépense improductive – sa dignité et son impact dans l’ordre de la connaissance. La notion de dépense introduit ainsi la part maudite de l’échange dans le cadre de l’économie générale. D’un côté, son résidu hétérogène fait obstacle à la communication puisque son rôle victimaire ne peut être éludé, la nécessité de sa perte la désignant comme «victime». De l’autre, elle autorise paradoxalement une communication tout autre en opérant le renouvellement de la réserve d’énergie excédante: Ce continuel trop plein d’énergie écumante – qui nous mène sans fin au sommet – constituant cette part maléfique que nous tentons (assez vainement) de dépenser pour le bien commun. (VI, 60)
La part maudite ne peut cesser de faire obstacle à la communication, ni échec au savoir, porteuse qu’elle est de «la mauvaise nouvelle d’un accord des vivants à ce qui les tue» (IX, 244). Mais, dans l’exubérance de la dépense improductive, ce reste maudit et sacré favorise en même temps la «communication forte» ou communication par excès des conduites souveraines. Quelque chose de secret et de sacré en l’homme peut se communiquer à travers l’art, l’érotisme, dans la mise à nu du lieu sacrificiel, de la blessure,
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où l’émotion libère la totalité de l’existence intime. De cette façon, l’expérience (V, 21) ne reste pas inaccessible, même si elle est «comme objet l’inconnu», puisque le résidu hétérogène (le reste, la victime) se lie à l’immanente intimité de ce qui est pour découvrir la part du divin en l’homme. En ce sens, l’expérience est aussi «comme sujet non-savoir», l’homme ne pouvant résoudre le paradoxe de sa condition: le besoin de se perdre endolorit la vie entière, et c’est pourtant dans ce besoin que l’être échappe à l’achèvement. Le monde y apparaît et se dérobe en même temps, dans son inachèvement irréductible. La haine de la poésie12 peut substituer au sentiment mystique de la totalité de l’existence, un sarcasme enjoué, bien que douloureux, à la prise de conscience du paradoxe de l’instant «auquel nous n’accédons qu’en le fuyant, qui se dérobe si nous tentons de le saisir» (IX, 208). Expression nue de la discontinuité de l’être, l’instant du sacré met l’homme au défi de rechercher sans cesse dans l’absolu, une mise hors d’atteinte de la mort: Elle est retrouvée. Quoi? L’éternité. C’est la mer allée Avec le soleil. (X, 30)
La continuité est recherchée, et pourtant du fait que la continuité de l’être se greffe sur la mort, l’homme ne rencontre que l’effet de violence de la rupture de cette continuité. L’instant où règne le présent de l’enfance enfin retrouvée coïncide avec l’être de l’absence, une absence de mort au tragique sans cause. La scissiparité de l’être est inviable, mais en cet intervalle où tient l’impossible éternité, éclate le sens divin du «miracle positif» attaché au moment souverain qui préserve la continuité intense et fugace de l’être dans l’instant discontinu du sacré. La source du Mal désigne aussi la source 12
Le rôle essentiel de la poésie est développé dans La Littérature et le Mal (édité en 1957, mais composé de la reprise d’articles publiés de 1946 à 1957 – à partir de huit écrivains): «La création littéraire – qui est telle dans la mesure où elle participe de la poésie – est cette opération souveraine, qui laisse subsister, comme un instant solidifié – ou comme une suite d’instants – la communication, détachée, en l’espèce de l’œuvre, mais en même temps de la lecture» (IX, 300–301).
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du rejaillissement infini de la vie et le mouvement d’effusion de la dépense inconditionnelle se lie à ce rejaillissement. Néanmoins, ce mouvement d’exubérance que toute conduite souveraine manifeste dans le silence ou dans un cri représente une menace de rupture pour l’ordre du discours et de la raison. Cette aporie de l’irrationnel ne cesse de hanter Bataille qui tente de la résoudre sans la réduire,13 en la situant dans le cadre de l’«économie générale» définie et fondée comme une science permettant de «rapporter les objets de pensée aux moments souverains» (V, 215–216). Loin de s’estomper devant des préoccupations d’ordre économique, la littérature y occupe une place d’importance. N’étant elle-même rien moins que l’essentiel, elle soutient le paradoxe terrible de l’instant où l’existence intime se donne dans sa totalité, et simultanément se dérobe. Tandis qu’elle se décompose à travers le prisme critique de la haine de la poésie où s’accentue la dissolution des formes et des figures, sa dimension esthétique la confronte au problème du Mal. Mais, par ailleurs, comme elle est communication et malgré la tension extrême qui sépare l’infini de la finitude des choses, elle a vocation d’assumer le devenir paradoxal du monde. Ainsi l’hiatus de l’impossible – que préserve une esthétique indissociable du discontinu – se creuse-t-il toujours davantage, dressant l’aporie du Mal en obstacle envers toute possibilité éthique. La seule issue praticable, la littérature la trouve alors dans la recherche des fondements d’une hypermorale dont le geste permettrait de reconnaître «la valeur souveraine du Mal» (IX, 171) sans pour autant se départir du sens trop humain du divin en l’homme. Si Bataille procède au «renversement hardi» de l’économie restreinte (traditionnelle), c’est pour rendre manifeste dans le symbolique14 la possiblité de ce geste. De La Notion de dépense à La Part Maudite, il montre comment la part excédentaire de l’échange se dépense en pure perte et s’instaure par là en créatrice de lien social et de valeur. A travers ce développement de plusieurs années, il démontre que la dépense des richesses est l’objet premier
13 14
M. Foucault présente en ces termes les Œuvres complètes: «Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes […]. Son œuvre grandira.» (t. I, 1970). Si le «symbolique» prend sa source, pour Bataille, dans la sociologie française (de Durkheim à Mauss), la notion s’articule aussi à la psychanalyse (Rosolato, 1969).
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«par rapport à la production», et il souligne que ce primat de la dépense improductive suppose une dépense sans contrepartie, ou plus exactement sans autre contrepartie que celle du don: Le don a la vertu d’un dépassement du sujet qui donne, mais en échange de l’objet donné, le sujet approprie le dépassement: il envisage sa vertu, ce dont il eut la force, comme une richesse, comme un pouvoir qui lui appartient désormais. Il s’enrichit d’un mépris de la richesse, et ce dont il se révèle avare est l’effet de sa générosité. (VII, 72)
La mise en évidence du primat de la dépense et de son corollaire, le paradoxe du don, permet à l’homme de conjuguer «les mouvements sans limite de l’univers avec la limite qui lui appartient» (VII, 9–16), et d’accéder à la claire conscience du possible qu’il est. La consumation des richesses constitue le fondement de l’opération souveraine scindée entre le principe de la perte et le principe de la contestation. Ce dernier participe de la perte et de la dépense puisqu’il exerce le point de résistance de la souveraineté dans la force de refus de la révolte. Mais surtout, il conquiert la capacité symbolique d’engendrer le geste souverain du sujet qui se pose dans l’échéance d’un coup de dé, en se faisant le témoin et le «vulgarisateur du drame» (V, 76). Sa chance est de produire le commentaire de la perte du sens, au moment même où il sombre, pour que tranche en cet instant impossible à soutenir l’esprit de décision. En surgissant du réseau topique de la fiction, l’instance humaine impossible (à la place de l’image de Dieu) fonde ainsi la position de la souveraineté (XI, 459). Elle se lie au primat de la dépense et ouvre l’accès de la négativité sans emploi au statut de négativité reconnue (V, 369–371). Loin de rejeter toute morale, ce geste implique une conception inédite et inouïe de la morale, définie dans le refus d’éluder le mouvement du Mal. La littérature a pouvoir de frayer cette voie, le langage lui permettant d’introduire «un rapport fictif» (VI, 49) entre le mouvement du Mal et le moment souverain. Elle accueille le Mal comme un moyen par lequel il nous faut passer, puisque «l’aspiration au sommet, le mouvement du Mal – est en nous constitutif de toute morale» (VI, 50), et conçoit l’hypermorale sur le mode d’une morale du sommet. L’éthique du sommet se trouve alors fondée en une morale de «l’au-delà des limites de la morale», où ne sont éludés ni le mouvement du Mal ni
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le paradoxe du don.15 Cette éthique participe de la formulation d’un sens du monde qui intègre la reconnaisance de la négativité et du primat de la dépense. Toutefois, il est vrai que la dépense n’est pas symbolique dans ses conséquences… et il semble impossible d’atteindre à cet au-delà des limites de la morale sans faire l’épreuve tragique de la violence. L’hypermorale doit permettre de «passer par le moyen du Mal» (VI, 49) tout en trouvant aussi moyen de traiter les effets nocifs de la violence liée à la dépense d’énergie excédante. C’est dans cette nécessité de préserver et neutraliser à la fois les effets de la violence, que la littérature confère à la fiction sa spécificité. Celle-ci s’avère en effet le lieu par excellence d’investigation de la souveraineté aux prises avec l’œuvre de la mort. Elle déréalise l’acuité vitale du Mal et libère la possibilité symbolique du sujet souverain dont l’esprit de décision s’exerce dans le coup d’arrêt donné aux effets négativement destructeurs de la violence. Par le biais de l’expérience vécue de l’écriture, la littérature instaure des rapports renouvelés entre la fiction et le mouvement du Mal en maintenant ouverte l’interrogation qui porte sur la morale: Si j’avais à répondre à l’interrogation morale […] – à la vérité je m’éloignerais décidément du sommet. C’est en laissant l’interrogation ouverte en moi comme une plaie que je garde une chance, un accès possible vers lui. (VI, 63)
C’est pourquoi, pour inscrire dans le monde ces liens tout autres que la souveraineté aura su nouer avec le Mal par le truchement de la fiction, la littérature doit épouser le mouvement en vrille de la transgression16 et promouvoir une conception de l’action ouverte à l’interrogation sans fonds de l’hypermorale. Bataille nous livre la transgression comme une clé paradoxale dont nous devons apprendre à arracher l’usage à la logique transgressive de la faute. Elle n’est pas simple violation de l’interdit du péché, comme le pense Jean-Paul Sartre (VI, 343–348), mais réitération incessante du point de coïncidence et d’annulation des contraires dans l’instant du passage où la vie se renouvelle. Elle préserve et réitère le point 15 16
Sur Nietzsche (1945): «Le sommet et le déclin» (VI, 39–63). Michel Foucault en donne une interprétation décisive: «Préface à la transgression», in Critique 195–196: Hommage à Georges Bataille, 1963, pp. 750–769.
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de rupture où se révèle le «caractère suspendu et illimité de la vie». En ce sens, elle seule peut découvrir la correspondance du mouvement du sacré avec le mouvement du Mal, puisqu’elle se fait le vecteur de l’insoutenable discontinuité où se déchire la solitude de l’être. Dans l’espace d’effectuation que la fiction lui propose, elle relève du mouvement même de la pensée en qui l’œuvre de la mort jette le coup de dé de l’échéance et de la chance du sujet souverain (VI, 85). La fascination seule s’arrêterait au meurtre, tandis que le mouvement de la transgression se poursuit au-delà de l’instant de fascination et nous fait sortir de «l’imbroglio où le Mal se dissimule» en désignant le lien des contraires (IX, 268). Affronter et traverser ce moment de la fascination à travers la littérature authentique (IX, 437) pour lui laisser introduire la transgression mène à la communication intense, aux «complicités dans la connaissance du Mal» (IX, 172). La transgression délivre le mouvement de translation du monde: elle est à la fois transport du sens, transmutation des valeurs et transfiguration. Elle porte en elle la volonté de chance dans la libre échéance de la souveraineté et de l’avenir.17 La position décisive de la chance (VI, 93–136) marque exactement le point de résistance de la souveraineté où s’exerce l’esprit de décision. Quand elle échoit, la chance «conteste la contestation elle-même» (VI, 146) pour préserver – dans l’ouverture de tous les possibles – la liberté de trancher (de décider). Ce geste de la contestation constitue le fondement de l’éthique du sommet, mais il n’en doit pas moins être contesté à son tour pour que soient conservées intactes l’exubérance de la dépense improductive et l’énergie excédante du don. La beauté du geste découpe alors la figure sans figure du monde dans la précarité et l’intensité de l’instant présent. Tandis que l’action subordonne le présent à l’inquiétude de l’avenir et aux supputations qu’elle dicte, la volonté de chance réserve la possibilité de disposer du présent, à chaque instant. Elle s’oppose radicalement au primat de l’avenir qui remet toujours «l’existence à plus tard», mais soutient la visée du futur dans son exigence de projection d’un espace de possibles à venir. En un sursaut, la volonté de chance
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«L’avenir, non le prolongement de moi-même à travers le temps, mais l’échéance d’un être allant plus loin, dépassant les limites atteintes.» (VI, 29).
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décide de la conduite à tenir – du geste souverain de la contestation – qui porte le coup d’arrêt aux effets nocifs du Mal, sans trahir le mouvement du Mal. L’instant de ce sursaut par lequel les effets mortifères de la violence se trouvent neutralisés n’est jamais donné d’avance. Mais, il relève du problème intime de la morale (IX, 17) dont il exprime le caractère sacré: Quelque chose est en nous de passionné, de généreux et de sacré qui excède les représentations de l’intelligence: c’est par cet excès que nous sommes humains. (IX, 269)
Ancrée au plus profond de la prodigalité de la vie, la singularité de ce geste à l’échéance imprévisible mais certaine, résume un sens de l’amitié (V, 284) où la bienveillance et la générosité composent un alliage toujours nouveau. * La littérature a su se défaire des «servilités verbales» (V, 27) pour renouer avec la poésie véritable et donner à l’hypermorale la consistance d’une éthique du sommet, d’une morale positive par-delà le bien et le mal. Elle peut alors accéder à la reconnaissance de la discontinuité qui la traverse et lever simultanément la malédiction du drame, sans qu’aucune purification des affects ne vienne éluder le mouvement du Mal. Elle retrouve ici une fonction cathartique, très éloignée néanmoins de la conception de la purgation aristotélicienne (VI, 311) dans la mesure où cette dernière, en restant proche de la nature, ne se démarque pas des conduites d’asservissement. Certes, elle libère l’émotion et soumet la réalité pathétique du Mal à la capacité de déréalisation de la fiction, mais elle reste subordonnée à un retour à l’ordre des choses. Alors que, d’après Bataille, grâce à la souveraineté, la fonction cathartique de la littérature libère l’exutoire du Mal tout en faisant de l’hypermorale, non pas un principe régulateur mais le moyen suprême de réalisation de l’homme entier. Dans ces conditions, l’esthétique ne saurait se départir du discontinu,18 et le mouvement du Mal où la Beauté se forge ne cessant de miner la position de la morale, l’hiatus qui sépare l’éthique de l’esthétique maintient à vif la tension du Mal irrémissible à seule fin d’introduire – dans cet écart – la possibilité symbolique du sujet souverain. 18
Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, 1978.
La littérature n’est rien si elle n’est poésie
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L’éthique du sommet (avec son «hypertrophie de l’impossible») donne ainsi à l’homme entier la force de mettre sans élusion «le possible en demeure d’exister sans attendre» – à hauteur d’impossible (VI, 313). Cependant, entre le geste du sujet souverain dont la possibilité virtuelle demeure sans entraves et l’action qui ne peut se soustraire au projet, Bataille concentre le noyau d’une difficulté non réductible. Bien qu’il admette l’efficacité inhérente à l’activité utile, il récuse la tendance à en faire le parangon des conduites humaines (XII, 21). Le monde utile a sans aucun doute sa nécessité, la «morale utilitaire» ne s’en oppose pas moins radicalement à la projection d’un espace de possibles à venir où tout s’ordonne au primat de la dépense. L’action utile ne se détache pas de l’objet connu, la transitivité de l’acte le rivant au passé et à la rationalité discursive, alors que le geste de la souveraineté libre retient la parole au seuil du langage comme une réserve toujours disponible du présent «où le principe d’utilité ne règne plus» (XII, 28).19 La parole reste possible à chaque instant, son imminence est comprise dans un silence de foudre, mais comme parler… la tue… le geste souverain la suspend dans une mise en question perpétuelle, en attente de l’instant décisif où son effectuation opère dans le monde. La transformation de la parole en acte réalise l’action et tend à maîtriser la virtualité du possible pour le rendre réel. En revanche, toujours ouvert à la chance et à ses possibles, le geste du sujet souverain demeure intransitif, dans l’imminence du retournement du réel impossible en possibilités réelles, échappant par là à la finitude de l’action. L’amor fati et la volonté de chance20 préservent l’état de disponibilité et le sursaut qui permettent à un moment donné de forcer le sort. Dans le suspens de l’impossible, le réel se fait possible sans qu’aucun acte ne vienne le saisir ni le dévoyer vers les fins utilitaires de l’action. Seule reste en acte la négativité de l’œuvre de la mort – interrogation sans fin et opérateur des conduites souveraines –, qui conserve en elle le suspens du geste et la pulsation infinie du mouvement de l’exubérance: Comme une insensée merveilleuse, la mort ouvrait sans cesse ou fermait les portes du possible. (V, 11)
19 «Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain» (1950, XII, 16–28). 20 Bataille définit la «volonté de chance» à partir de Nietzsche (VI, 93–137).
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Chapitre 5
On voit combien la poétique de Bataille conditionne l’exercice de la politique de l’impossible en redistribuant le clivage de la poésie et de l’action. Sa poétique de l’impossible offre le lieu topique de la fiction à l’exercice de la souveraineté, et dans l’expérience vécue du réel impossible, le sujet s’éprouve souverain dans la confrontation aux limites du possible, pour garder intactes les potentialités du possible. Bataille a d’abord examiné, autour des années trente, dans les notions de mise en question et de mise en action, ce clivage que nous voyons reparaître plus tard de façon elliptique dans la formule de la «politique de l’impossible» (III, 521). L’interrogation sans fonds de la mise en question se poursuit à travers la considération de l’impossible, tandis que la notion de mise en action s’estompe pour faire place à la prééminence de l’énonciation souveraine du roi du bois. A travers la politique de l’impossible, Georges Bataille ne traduit pas une volonté d’actualiser l’impossible – comprendre cela serait un contresens –, mais le souci demeuré constant de soutenir à vif l’œuvre de la mort et la volonté de chance pour frayer la voie d’une politique du possible où l’exigence éthique jette les bases d’une morale à la hauteur «de ceux que la nécessité n’incline pas entièrement et qui ne veulent pas renoncer à la plénitude entrevue» (IX, 310). Dans cette morale de la communication,21 l’instance humaine impossible du sujet souverain recouvre toute son acception d’homme entier.
21
Bataille précise là ce qui le sépare de Sartre: «Seule une morale de la communication – et de la loyauté – que fonde la communication, dépasse la morale utilitaire. Mais pour Sartre, la communication n’est pas un fondement […]» (IX, 309).
Conclusion
La mesure du monde
Ce livre désigne peu à peu la place originale que Georges Bataille occupe dans la culture de notre temps pour sa capacité à repenser les rapports entre la poésie et l’action sur la base de l’économie générale. Notre lecture de L’Impossible a d’abord retracé l’inscription de l’œuvre de la mort en suivant le jeu de l’énonciation dans le récit, puis à travers les tropes et figures du discours, pour dégager le lien de l’impossible à la souveraineté. Le sens de la haine de la poésie s’éclaire alors paradoxalement dans la proximité de la poésie véritable, tandis que le réalisme tombe en désuétude, parce qu’il cesse d’apporter sa caution de réalité à un monde où la plus grande somme d’inconnu se lie au connu. Et l’expérience de l’écriture, d’où procède la pensée, conditionne l’invention d’une poétique qui met au jour des relations renouvelées entre l’homme et le monde. L’adresse au lecteur s’accompagne par là même d’un pari impossible dont il faut soutenir la gageure, dans la mesure où l’aventure risquée de cette relation à l’inconnu engage une entreprise sans précédent dont la poétique de Bataille prépare les conditions futures, au côté d’autres écritures (et d’autres poétiques) contemporaines qui ont partie liée avec le silence.1 Invoqué dans le suspens d’un geste poétique en attente de son espace d’effectuation, cet appel au lecteur relève d’un événement virtuel. Il s’agit de persévérer dans la recherche d’une éthique du sommet questionnant toute morale acquise. Il en advient ce sens de l’amitié tissé de bienveillance et générosité qui caractérise l’essence même de l’œuvre de lecture et de critique menée par Bataille, à même le mouvement de l’écriture, sans interruption au cours des années. Ses écrits se trament aux fils d’un dialogue permanent, et que la mort n’a pas interrompu, car l’intertextualité se noue là aux voix 1
Beckett, Blanchot, Duras, Guyotat…
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Conclusion
croisées et vives d’autant d’interlocuteurs. Malgré la persistance de malentendus, il s’est engagé de plus en plus dans son refus d’utiliser des voies théoriques pour l’explication, parce qu’elles éloignent de l’expérience en demeurant trop soudées à l’écueil rationnel du langage. Sa mise à distance de la philosophie restera toujours la même, et c’est la voie poétique qu’il choisit d’emprunter, même si elle fraye un chemin hasardeux, afin de repenser le statut de la raison à partir du principe de la perte et d’approfondir les liens de l’action à la fiction. Poète et penseur, Georges Bataille nous lègue une œuvre dont la lecture se diffracte aux limites de la poésie, de la littérature et de la philosophie. Le charme incantatoire de L’Impossible capte le lecteur, mais le laisse déconcerté, l’invitant à se ressaisir des fils du commentaire pour rassembler les éléments épars de la réflexion. Ce que le récit ne peut dire (de l’extrême angoisse à l’extase) restera impossible à dire – impossible, de même, d’expliciter ce que l’évocation poétique suspend et dérobe dans le silence ou l’équivoque. En lisant et relisant parallèlement – en totalité ou par fragments –, les aphorismes de La Somme athéologique, on voit l’explication se déplier par strates à partir de l’expérience vécue dans la transe de l’émotion. Formuler la portée de l’œuvre de Bataille et le sens de son rapport au monde, relève du défi que jettent ses approches de la vie et de l’amour (à l’extrême pointe de la pensée2 et jusque dans le sentiment de la mort) à travers le désir, l’ivresse, l’art ou l’érotisme. Lui-même n’a cessé d’apporter des clarifications à sa pensée pour rendre accessible le royaume des conduites souveraines, dans des textes aussi différents que Méthode de méditation (1947), Théorie de la religion (1948), La Part maudite (1949), La Littérature et le Mal, L’Érotisme (1957) ou Les Larmes d’Éros (1961). Lorsqu’il entreprend, avant de disparaître, la réédition de L’Impossible, donnant au livre avec ce nouveau titre une préface conséquente et le recomposant pour le mettre en rapport avec l’ordre définitif de La Somme athéologique, il fait écho en ces termes au rythme de ses écrits de 1947 à 1962: «J’aurais mis quinze ans à m’expliquer» (III, 510). Et si notre lecture accompagne ce lent
2
Cf. Roger Laporte, A l’extrême pointe, Bataille et Blanchot, Cognac: Fata Morgana, 1994. L’amitié trouve sa pleine expression dans la relation avec Maurice Blanchot.
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cheminement d’une œuvre où la vie et la pensée se mesurent ensemble aux limites du langage, c’est que cette patience immense à s’expliquer incarne l’intégrité de l’engagement de toute une vie acharnée à tisser toutes les relations du possible entre l’absence du sens et le monde. Sans céder à aucune simplification rhétorique, son écriture se fait le support tremblé de l’écart difficile à soutenir entre la fiction qui se joue des limites du vraisemblable et le commentaire voué à l’interprétation symbolique du monde. Or, le texte de L’Impossible occupe au sein de cette œuvre une place unique en ce qu’il est «création d’un événement topique» – lieu d’effectuation de la perte et de la mise à nu (V, 507–508) –, et qu’il fait véritablement «œuvre poétique». L’intensité de l’expérience vécue porte la subjectivité humaine au plus haut point d’incandescence, toujours à la limite de la raison et de la folie, dans l’outrance du réel impossible, découvrant le sens de la «‘communication’ ressentie comme la nudité»3 et ouvrant sur l’inconnu de l’avenir (VI, 307–314). La vérité inouïe de l’extase et des conduites souveraines plonge au tuf de la transparence de l’être dans la vision offerte du «fond des mondes» ouvert (V, 272). Et, le sujet souverain se fait le support de cette vérité exorbitante qui arrache le sujet à lui-même et le jette hors de soi, telle la figure de Madame Edwarda (III, 9–31) revenant de l’extrême du plaisir. Courir le risque de l’inconnu jusqu’à l’extase devant le point, substitue à tout référent et à toute idole, le mouvement de la communication forte où le monde puise et renouvelle sa consistance. La fiction du lecteur repousse donc la catégorie vide de l’avenir (aliénée à la remise de l’existence à plus tard) pour soutenir la tension du futur qui réserve intacte l’instance du présent dans l’injonction de «l’être sans délai» (V, 60). Dans la trouée d’absence qui sépare et relie vertigineusement lecteur et discours,4 ce qui brûle et signifie, c’est l’altérité même, la part irréductible en l’homme. De la brèche de cette déchirure, naît la force d’appel (V, 393–417) où s’embrase et exulte la jubilation éclatante de
3 4
Au sens donné par Colette Peignot: «L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est création d’un événement topique, ‘communication’ ressentie comme la nudité […]» (Ecrits de Laure, 1977, p. 89). Michel Foucault, 1971, pp. 21–23.
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Conclusion
L’Alleluiah du désir. La conception de l’hétérologie se fonde à partir de là, sur la décomposition critique5 de toute chose que double un sens d’excès. En affrontant jusqu’à ses ultimes conséquences la singularité de l’adresse au lecteur, Bataille ne cesse de mettre en question l’équation rassurante du moi, du monde et de Dieu (ou ses substituts), la présence profondément absente de l’autre destinant le moi et le monde à se construire et se ravager sans cesse. Le discours ne saurait se réduire à l’action (au projet), ni à l’instrumentalité de la raison, puisqu’il est le même que le lecteur, ce tiers qui le maintient vivant à son adresse. Lecteur et discours se fondent en une seule et même voix insaisissable – proférant depuis l’immanence de ce qui est – ayant conquis la faculté d’exprimer ce qui se perd dans l’absence et délivrant la joie trop humaine de la communication. Au point de rayonnement de l’être dans l’extase, la disparition de la mort se transforme en «miracle positif du divin» dans l’émerveillement d’une fureur voluptueuse (VIII, 257–261). Par un saut, le principe de la perte découvre la coïncidence de l’instant du sacré et du sens de la disparition, transfigurant le sujet, le langage et la mort: «C’est quand je défaille que je saute. A ce moment: jusqu’à la vraisemblance du monde se dissipe» (V, 177). L’insignifiance du sentiment de la mort déréalise le monde, tandis que le texte de fiction offre le lieu propice à l’avènement de ce qui est – dans la découverte tragique de l’identité du sens de la disparition et du sens du sacré. La poétique du réel donne ainsi la mesure sans mesure d’une expérience de la temporalité où le présent demeure toujours actuel dans l’échéance de l’être et le jeu de la chance. Elle soutient le défi de la tension dramatique vers le futur pour mettre en réserve le sens du sacré au creux de l’instant présent. Et l’œuvre poétique ouvre un accès renouvelé au symbolique en favorisant la projection d’un espace de possibles, là où le réel impossible qu’elle fait advenir (dans l’outrance du désir et de la mort) libère le mouvement de translation du monde en son exubérance infinie. Ce qui advient comme le monde n’est que la mise à nu de ce qui est dans le rejaillissement de la vie. Une fois extraite cette valeur athéologique du sacré, la part du divin
5
M.-Ch. Lala, in Surréalisme et philosophie, Paris: Editions Centre Pompidou, 1992, pp. 53–56. Cf. G. Didi-Huberman, La ressemblance informe, Paris: Macula, 1995.
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en l’homme mise à nu s’éloigne irréversiblement de toute représentation de Dieu. C’est en cela que l’exubérance bataillienne définit le point «où nous lâchons le christianisme» (V, 259). Mettant l’impossible à la place de l’image de Dieu, elle invalide dans le même geste toute tentative d’introniser la raison en ce lieu. L’ordre de l’intime se lie à la nudité de l’être pour mesurer l’ordre de la raison à l’aune du principe de la perte, là où «enjouement et profondeur se donnent la main».6 Cependant, l’expérience intérieure reste conduite par la raison discursive: nous n’atteignons pas, sans l’appui de la raison, la «sombre incandescence» (V, 60). La raison humaine demeure ancrée au «cœur dionysiaque des choses» (VI, 168), toujours prête à tout remettre en cause, à l’extrême pointe, pour dégager de la liberté face au cours imprévisible du monde. Les états mystiques empruntés et traversés arrivent peu à peu à exténuer toute forme de mysticisme, puisque le «mysticisme» de Bataille n’est plus que l’enveloppe dont s’entoure l’expérience intérieure7 et qu’une déchirure restitue aussitôt à l’immanente intimité de l’être ouvert sur la mort. On voit à quel point est erronée l’interprétation d’un prétendu «irrationalisme» de Bataille (dont on incrimine parfois la «transcendance» pour ses excès mêlés de «religiosité mystique» ou de «goût morbide» pour la transgression): elle n’est qu’une répercussion nocive du poncif sartrien de «nouveau mystique». A la perpétuer plus ou moins implicitement, nous accepterions l’écho turbulent de sa pensée au plus secret en nous, tout en continuant de reléguer les effets subjectifs de l’expérience dans le domaine d’une créativité utopique sans prise réelle sur le monde. Alors que la poétique du réel nous éloigne définitivement de toute mystique noire pour mener à une éthique du sommet favorisant l’accès du réel impossible à la dimension de possible du monde. Poète du réel, Georges Bataille se détache de la mystique de l’être dont il avait d’abord utilisé le modèle, pour mener à l’opération souveraine et ordonner le sens de l’excès (dépense inconditionnelle ou consumation) par rapport aux développements de l’économie générale. En s’éloignant de
6 7
La résonance nietzschéenne est constante à travers les écrits de Bataille. Bataille s’en détache lui-même très explicitement (cf. notamment V, 15–17).
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Conclusion
toute mystique de l’intériorité, il rend manifeste que l’intériorité de l’être n’existe pas en soi,8 même si son absence de consistance demeure l’alibi d’une profondeur insondable. Seul persiste l’être de l’absence où se recueille la place d’autrui – seule mesure du monde – où bienveillance et générosité se lient au fondement de l’universel singulier. L’écriture explore toutes les ressources de la poétique pour délivrer un sens renouvelé de l’action, rapprochant la poésie de l’expérience, là où la reconnaissance de la déchirure donne naissance à une possibilité encore inédite. L’accès de la souveraineté au monde met un coup d’arrêt à toute violence brute, à tout abus de force, quand l’esprit de décision inséparable de la chance, incarne la clarté de la conscience de soi et la détermination d’aller au bout de la lucidité. Dans ce geste, l’ontologie de Bataille prend une consistance anthropologique, supportant la blessure de l’être et la charge «négative» d’émotion que draîne l’expérience, à seule fin de conquérir un sens éthique à la hauteur d’une intégrité trop humaine. Sa conception d’un «anthropomorphisme déchiré» (V, 261) remplace la notion d’être par celle d’homme entier. Elle déploie une interrogation de sens ontologique montrant à quel point les êtres restent séparés9 par la profondeur de ce qui les relie, quand l’acceptation impossible de la disparition de la mort (ou du rien du non-sens) ne mène qu’à l’extase. Entre sentiment d’impuissance et jubilation intense,10 l’œuvre entière de Georges Bataille exalte le sens de prodigalité de la vie, générateur de forces, de vertus et de valeurs telle l’amitié.
8 9 10
Sur ce point précisément, Bataille se sépare de Heidegger. Georges Bataille, Ma Mère (Paris: J.-J. Pauvert, U.G.E., 1966): «nous sommes séparés par la profondeur de ce qui nous lie» (p. 83). Voir Le Coupable (V, 235–392) et Sur Nietzsche (VI, 7–182).
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1. Georges Bataille: œuvres et bibliographie critique La plupart de nos citations de Georges Bataille renvoient à l’édition en douze volumes des Œuvres complètes, Paris: Gallimard, 1970 à 1988: O.C. t. I et II (1970), III et IV(1971), V et VI (1973), VII et VIII (1976), IX (1979), X (1987), XI et XII (1988). Pour les rares citations extraites d’autres éditions françaises des textes de Bataille, nous précisons la référence en note. Pour L’Impossible (ou La Haine de la poésie) – tome III – on pourra se référer à la publication (1947, 1962) de l’ouvrage par les Editions de Minuit. On consultera aussi la publication récente (2004) aux Editions Gallimard (La Pléiade) de Georges Bataille, Romans et récits. Arnaud, Alain et Excoffon-Lafarge, Gisèle, Bataille, Paris: Seuil, coll. Ecri vains de toujours, 101, 1978. Audoin, Philippe, Sur Georges Bataille: Interview inimaginable, Cognac: Actual/Le temps qu’il fait, 1987. Barthes, Roland, «La métaphore de l’œil», in revue Critique 195–196, 1963, pp. 770–777, repris in Essais Critiques, Paris: Seuil, 1964. ——, «Les sorties du texte», in Bataille, Paris: U.G.E., 1973, pp. 49–73. Bataille (ed. Sollers, Philippe, Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle: «Vers une Révolution Culturelle: Artaud/Bataille», juillet 1972), Paris: U.G.E., coll. 10/18, 1973. Blanchot, Maurice, «L’expérience-limite» (1962), in L’Entretien infini, Paris: Gallimard, 1969, pp. 300–322. ——, L’Amitié, Paris: Gallimard, 1971, pp. 326–330. ——, La Communauté inavouable, Paris: Minuit, 1983.
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Index des notions
absence 3, 11, 20–21, 27, 30, 33, 36, 42, 46, 49, 51, 53, 56–57, 59, 69, 77, 81, 85, 91, 94, 100–101, 112, 117–118, 123, 125, 130–131, 138–139, 149–150, 152 actualité, présent 9, 21, 49, 59, 117, 130–131, 135, 137, 139, 143, 145, 146, 149, 150 altérité 5–6, 8, 11, 32, 44, 46, 48–49, 51–52, 55, 57, 59–60, 64, 69, 74–76, 80, 92, 96, 102–103, 106, 114, 117, 122, 132–133, 138, 142, 149–150, 152 amitié 1, 21, 96, 134, 144, 147–148, 152 avenir 1, 51, 62–63, 85, 93–94, 106, 108, 112, 117, 119–120, 122, 130, 135, 137–138, 143, 145, 149 ce qui est 8, 23, 26, 43, 61, 64, 77, 83, 97, 110, 124–125, 138–139, 150 chance 20, 33, 37, 59, 61, 66, 82, 98, 121–123, 131, 134, 141–143, 145–146, 150, 152 commentaire 3–5, 12, 16–19, 30, 41–42, 44, 53, 58–59, 61–62, 68, 80, 91, 100–101, 113, 132, 141, 148–149 communication 6, 8, 17, 19–21, 51, 70–72, 76, 89, 102, 126, 138, 140, 143, 146, 149–150 contestation (geste/principe de la –) 4, 13, 39, 59, 61, 68, 80, 90–91, 100–101, 111, 135–136, 141, 143–144 conversation 99–100 conversion, renversement, retournement 25, 33, 37, 48, 59, 70, 71–73, 75–77, 79, 82, 89, 97, 100–101, 103, 108, 115, 120, 127–128, 140, 145
critique 1–2, 5–7, 14–15, 17–19, 42, 48, 59, 61, 87, 92, 100–101, 106, 111–112, 140, 147, 150 dédramatisation 31, 42, 114–115, 125 degré zéro, point-zéro 19, 32, 56, 68, 85, 87, 104, 124–125, 130 dépense 42, 65, 84, 87, 90, 105, 107–109, 138, 140–143, 145, 151 dialogue 4, 26, 28, 34, 51, 54, 113, 129, 147 différence non logique 69, 87, 89, 91, 104, 124, 126 discontinuité 6, 27, 96, 106, 109, 117, 119–120, 132, 134–135, 137–140, 143, 144 discours 4–7, 13, 14, 17–23, 25–33, 35–36, 38–39, 48–54, 57, 59, 68–70, 72–74, 76, 79–80, 82–84, 86, 94, 96–102, 104, 109–113, 116–118, 122, 124–125, 134, 140, 147, 149–150 disparition 10–11, 14, 20–21, 23, 29–30, 36–38, 43–44, 47–48, 51, 55–56, 58, 61, 93, 102, 107, 123–125, 128, 132, 137, 150, 152 divinité, divin 41, 46, 61, 64, 66, 82, 116, 120, 129, 132, 139–140, 150 économie générale 5, 138, 140, 147, 151 effusion 46, 48, 110, 133, 135–136, 137, 140 énonciation instance (d’) 6, 22, 26–27, 32–33, 42, 50, 52–53, 58, 61, 97–98 plan (d’) 17–18, 22, 26, 27–28, 30, 31, 35, 50, 101
166 souveraine 42–44, 46, 49, 56, 58, 61, 65, 146 érotisme 10, 18, 38, 131–133, 138, 148 esprit de décision 64, 91–92, 111, 116, 141–143, 152 évanouissement du réel discursif 27, 48, 52, 61, 110, 124 excès 11–12, 23–24, 26, 33, 38, 41–42, 57, 72–75, 77, 81, 107–109, 114, 125, 128–129, 138, 144, 150–151 extase 15, 73, 77, 80, 94, 109–110, 115, 133, 135–136, 148–150, 152 fiction 3–5, 7, 17–19, 22, 30, 32, 38, 41–46, 49–51, 58, 61–68, 74, 76, 80, 85, 90, 94, 97, 99–101, 103–106, 108, 110, 112, 117–118, 122, 125, 135, 138, 141–144, 146, 148–150 haine de la poésie 4, 5, 12–13, 16, 67–94, 95, 104–105, 109, 111, 126–128, 133–136, 139, 140, 147 hétérogénéité 48, 55, 88–89, 109, 133, 138–139 hétérologie 16, 88–89, 150 homme entier 47, 66, 111, 144–146, 152 hypermorale 137, 140–142, 144 identité des contraires 69, 71, 79, 86–87, 91, 93, 104, 132 immanence, intimité 2–3, 8, 10, 36, 47, 64, 73, 77, 108–109, 114, 118, 125, 129, 132–134, 139–140, 144, 150–151 impossible catégorie (de l’) 3–4, 18, 67, 87, 94, 122, 125, 137–138 structure (de l’) 67–68, 79, 111, 128 instance humaine impossible 62–63, 76, 111, 141, 146
Index des notions instant 6, 9, 20–22, 32, 35, 37, 42, 46, 51, 55–56, 58, 59, 61, 62, 64, 66, 71, 73, 76, 80, 86, 101–102, 107, 111, 115, 124, 127, 130–145, 150 intensité 4, 15, 29, 41–42, 45, 66, 74, 81, 83, 96–98, 110, 118, 130–132, 137–138, 143, 149 ivresse 20, 24, 38, 107, 135, 148 lecteur 1–9, 12–13 , 16, 18, 22, 30, 32, 41–42, 51, 56, 62, 67–68, 90, 94–98, 101, 112, 116–119, 122, 147–150 lyrisme 66, 90–92, 113–114, 116 manque 3, 20, 33, 37–38, 57, 62, 82, 119, 125, 128–129, 138 méditation 5, 12, 45, 118, 135–136 , 148 mise à nu, nudité 2, 8, 21, 24–26, 33, 35–37, 47, 52, 62, 64, 66, 74–75, 77, 80, 82–83, 85, 108, 123, 132, 135, 138, 149–151 mise en action 61–62, 146 mise en question 42, 61, 66, 78, 84, 92, 103, 112, 145–146 mouvement (– de l’écriture, – du langage) 7, 16, 17, 41–45, 48, 54, 67, 76–77, 80, 83–84, 94, 97–99, 101–104, 116–118, 124–125, 128, 147 mysticisme 1–2, 55, 100, 118, 137, 139, 151–152 négativité 13, 15, 30, 42–43, 46, 48, 62, 88–89, 106, 126–129, 141–143, 145 oblique (à l’) 30, 35, 54, 75–76, 98, 100–102, 109, 116 œuvre de la mort 3, 15–16, 37, 38–39, 44, 58, 67, 69, 79, 93, 99, 101–102, 112, 119, 127–128, 134, 142–143, 145–147
Index des notions part maudite 1, 41, 62, 84, 92–93, 107–109, 119, 134, 138, 140, 148 passage 7, 18, 22, 31, 32, 35–36, 46, 48, 70, 71, 73, 75–78, 80, 90, 97, 100, 101, 103, 117, 128, 132–133, 135, 142 perte (expérience/principe de la –) 4, 11, 14, 20, 23, 29, 38–39, 42–44, 52–54, 56–58, 61, 65, 70, 73, 80, 82, 84, 91, 101–103, 107–108, 136–138, 140–142, 148–150 phrase, prédicat, syntaxe 13, 16–17, 24, 31, 34, 58, 69, 70–71, 81–82, 84, 97–98, 101–102, 113 poétique (fonction – du langage, langage –) 4, 13, 15–16, 21, 39, 59, 68–69, 74–76, 83, 99, 100, 102, 110, 121 point-objet 43, 46–47, 85, 130, 137 pulsion de mort 8, 15, 126–128 raison (principe de –, irrationalisme) 6–7, 13–14, 55, 65, 118, 137, 140, 145, 148–151 réel impossible 9, 11, 16, 23, 33, 59, 80, 91, 110, 112, 117, 122, 124–125, 127, 145–146, 149–150 référence 13, 16, 24, 28, 33, 67–68, 78, 81, 83, 97, 101–103 rien 9, 31, 43, 46–47, 57, 80–81, 83, 85, 109, 124–125, 130–131, 152 rire 20, 24, 55, 60, 64, 65, 70–71, 72, 80, 82, 88, 114, 116, 120, 123, 127, 132–133, 135 rupture 13, 25, 32, 36, 38–39, 42, 47, 63, 66, 68–70, 72–73, 75–76, 78, 86–88, 102, 107, 129, 133, 136, 139–140, 143 sacré 2, 41, 72, 85, 92, 121, 125, 130–139, 144, 149–150
167 sacrifice 42, 46, 62, 64, 66, 80–81, 84–85, 92, 109, 121, 132–133, 135, 137 saut 7, 11, 31, 35, 66, 75, 77, 108, 126, 135, 150 scripteur 57–59, 113 séparation 5, 7, 21, 23, 30, 33, 51, 61, 71–73, 132, 137 silence 1–3, 5–6, 17, 21, 23, 29, 41, 58, 78–79, 96, 98, 104, 112, 117–118, 124, 128, 131, 133–135, 140, 145, 147–148 souveraineté affirmation (de) 43, 47–48, 58, 62, 68, 91, 124, 128, 135–136, 141 opération/conduite souveraine 43, 45–47, 64–65, 76, 85, 91, 121, 131, 133, 135–136, 139–141, 151 style 25, 79, 95–96, 101, 104, 119 symbolique 35, 56, 58, 61, 64, 76–77, 84, 118, 134–135, 137, 140–142, 144, 149–150 témoin 54, 61, 90, 141 texte 4–6, 12–17, 37–39, 43–44, 49, 54, 57–58, 59, 62, 68–70, 75, 76–77, 88–89, 91, 94, 97–98, 99, 100, 101, 103, 109, 123, 125, 149–150 transfert, transport 71, 75, 79, 81, 101, 103, 134, 144 transfiguration, transformation, transposition 13, 32, 41, 54, 59, 68–69, 74, 85, 89, 98–99, 100, 104–106, 117, 120, 143, 145 transgression 76, 129, 131–132, 142–143, 151 translation 96, 102–105, 109, 113, 117, 121–122, 125, 130, 135, 143, 150 vide 3, 6, 9, 17, 20, 22–27, 30–38, 41–47, 51–62, 67, 70, 75, 78–84, 88, 93–94, 98–103, 107, 112, 117–119, 124–125, 128–129, 130, 137, 149
Index des noms
Adam, Jean-Michel 18 Artaud, Antonin 28, 92 Audoin, Philippe 3 Authier-Revuz, Jacqueline 55 Bachelard, Gaston 117 Bakhtine, Mikhaïl 5, 51, 55, 113 Barthes, Roland 6, 7, 15, 17, 59, 60, 75, 85, 88, 96, 97, 104, 109, 117, 119, 127 Baudelaire, Charles 92 Beckett, Samuel 147 Benjamin, Walter 93 Benveniste, Emile 5, 18, 20, 23, 44, 49, 76, 84, 101 Bergson, Henri 108 Besnier, Jean-Michel 116 Bilen, Max 114 Blake, William 93 Blanchot, Maurice 15, 65, 106, 147, 148 Breton, André 71, 86–89, 91–92 Büber, Martin 50 Caillois, Roger 105 Camus, Albert 64 Char, René 145 Chiss, Jean-Louis 97 Combe, Dominique 113 Dallenbäch, Lucien 24 Derrida, Jacques 26, 79 Dessons, Gérard 97 Didi-Huberman, Georges 150 Ducrot, Oswald 50, 55 Duras, Marguerite 11, 147
Ernst, Gilles 38 Foucault, Michel 76, 140, 142, 149 Frazer, James Georges 43 Freud, Sigmund 15, 20, 49, 126 Genette, Gérard 23, 28 Gide, André 117–118 Greimas, Algirdas Julien 50 Gueunier, Nicole 17 Guyotat, Pierre 147 Hamburger, Käte 113 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 15, 16, 48, 127 Heidegger, Martin 152 Hyppolite, Jean 66 Ichikawa, Takachi 108 Jakobson, Roman 13 Kafka, Franz 28 Klossowski, Pierre 66 Klossowski, Thadée 19 Kojève, Alexandre 48 Kristeva, Julia 13, 55, 84 Kuroda, S.-Y. 23 Lacan, Jacques 9, 11 Lacoue-Labarthe, Philippe 65, 144 Lala, Marie-Christine 3, 15, 17, 21, 25, 38, 39, 51, 58, 59, 69, 71, 75, 79, 86, 92, 96, 97, 99, 126, 128, 150
170
Index de noms
Lautréamont, Comte de 92 Leclaire, Serge 11, 37 Le Guern, Michel 72 Lupasco, Stéphane 9
Peignot, Colette (Laure) 149 Philippe, Gilles 44, 99 Piel, Jean 107 Prévert, Jacques 124, 135
Mallarmé, Stéphane 10, 29, 57, 59, 94, 99, 100, 111 Marmande, Francis 58 Mauss, Marcel 140 Merleau-Ponty, Maurice 98 Milner, Jean-Claude 16, 53 Morin, Edgar 10
Queneau, Raymond 42, 124
Nancy, Jean-Luc 65, 106, 144 Nietzsche, Friedrich 64, 89, 96, 116–117, 120, 142, 145, 151, 152 Noël, Bernard 118 Normand, Claudine 20 Orlandi, Eni 17 Otto, Rudolf 125 Parain, Brice 116 Pauvert, Jean-Jacques 94, 95 Paz, Octavio 95
Rimbaud, Arthur 92 Rosolato, Guy 140 Sade, Marquis de 18, 64 Sartre, Jean-Paul 1, 66, 67, 87, 142, 146 Saussure, Ferdinand de 12, 97 Scala, André 117 Surya, Michel 39 Schaeffer, Jean-Marie 113 Szondi, Peter 100 Todorov, Tzvetan 50, 55, 113 Verlaine, Paul 92, 109 Wahl, Jean 42 Warin, François 117
Modern French Identities Edited by Peter Collier
This series aims to publish monographs, editions or collections of papers based on recent research into modern French Literature. It welcomes contributions from academics, researchers and writers in British and Irish universities in particular. Modern French Identities focuses on the French and Francophone writing of the twentieth century, whose formal experiments and revisions of genre have combined to create an entirely new set of literary forms, from the thematic autobiographies of Michel Leiris and Bernard Noël to the magic realism of French Caribbean writers. The idea that identities are constructed rather than found, and that the self is an area to explore rather than a given pretext, runs through much of modern French literature, from Proust, Gide and Apollinaire to Kristeva, Barthes, Duras, Germain and Roubaud. This series reflects a concern to explore the turn-of-thecentury turmoil in ideas and values that is expressed in the works of theorists like Lacan, Irigaray and Bourdieu and to follow through the impact of current ideologies such as feminism and postmodernism on the literary and cultural interpretation and presentation of the self, whether in terms of psychoanalytic theory, gender, autobiography, cinema, fiction and poetry, or in newer forms like performance art. The series publishes studies of individual authors and artists, comparative studies, and interdisciplinary projects, including those where art and cinema intersect with literature.
Volume 1
Victoria Best & Peter Collier (eds): Powerful Bodies. Performance in French Cultural Studies. 220 pages. 1999. ISBN 3-906762-56-4 / US-ISBN 0-8204-4239-9
Volume 2
Julia Waters: Intersexual Rivalry. A ‘Reading in Pairs’ of Marguerite Duras and Alain Robbe-Grillet. 228 pages. 2000. ISBN 3-906763-74-9 / US-ISBN 0-8204-4626-2
Volume 3
Sarah Cooper: Relating to Queer Theory. Rereading Sexual Self-Definition with Irigaray, Kristeva, Wittig and Cixous. 231 pages. 2000. ISBN 3-906764-46-X / US-ISBN 0-8204-4636-X
Volume 4
Julia Prest & Hannah Thompson (eds): Corporeal Practices. (Re)figuring the Body in French Studies. 166 pages. 2000. ISBN 3-906764-53-2 / US-ISBN 0-8204-4639-4
Volume 5
Victoria Best: Critical Subjectivities. Identity and Narrative in the Work of Colette and Marguerite Duras. 243 pages. 2000. ISBN 3-906763-89-7 / US-ISBN 0-8204-4631-9
Volume 6
David Houston Jones: The Body Abject: Self and Text in Jean Genet and Samuel Beckett. 213 pages. 2000. ISBN 3-906765-07-5 / US-ISBN 0-8204-5058-8
Volume 7
Robin MacKenzie: The Unconscious in Proust’s A la recherche du temps perdu. 270 pages. 2000. ISBN 3-906758-38-9 / US-ISBN 0-8204-5070-7
Volume 8
Rosemary Chapman: Siting the Quebec Novel. The Representation of Space in Francophone Writing in Quebec. 282 pages. 2000. ISBN 3-906758-85-0 / US-ISBN 0-8204-5090-1
Volume 9
Gill Rye: Reading for Change. Interactions between Text Identity in Contemporary French Women’s Writing (Baroche, Cixous, Constant). 223 pages. 2001. ISBN 3-906765-97-0 / US-ISBN 0-8204-5315-3
Volume 10 Jonathan Paul Murphy: Proust’s Art. Painting, Sculpture and Writing in A la recherche du temps perdu. 248 pages. 2001. ISBN 3-906766-17-9 / US-ISBN 0-8204-5319-6 Volume 11 Julia Dobson: Hélène Cixous and the Theatre. The Scene of Writing. 166 pages. 2002. ISBN 3-906766-20-9 / US-ISBN 0-8204-5322-6 Volume 12
Emily Butterworth & Kathryn Robson (eds): Shifting Borders. Theory and Identity in French Literature. VIII + 208 pages. 2001. ISBN 3-906766-86-1 / US-ISBN 0-8204-5602-0
Volume 13 Victoria Korzeniowska: The Heroine as Social Redeemer in the Plays of Jean Giraudoux. 144 pages. 2001. ISBN 3-906766-92-6 / US-ISBN 0-8204-5608-X
Volume 14 Kay Chadwick: Alphonse de Châteaubriant: Catholic Collaborator. 327 pages. 2002. ISBN 3-906766-94-2 / US-ISBN 0-8204-5610-1 Volume 15 Nina Bastin: Queneau’s Fictional Worlds. 291 pages. 2002. ISBN 3-906768-32-5 / US-ISBN 0-8204-5620-9 Volume 16 Sarah Fishwick: The Body in the Work of Simone de Beauvoir. 284 pages. 2002. ISBN 3-906768-33-3 / US-ISBN 0-8204-5621-7 Volume 17 Simon Kemp & Libby Saxton (eds): Seeing Things. Vision, Perception and Interpretation in French Studies. 287 pages. 2002. ISBN 3-906768-46-5 / US-ISBN 0-8204-5858-9 Volume 18 Kamal Salhi (ed.): French in and out of France. Language Policies, Intercultural Antagonisms and Dialogue. 487 pages. 2002. ISBN 3-906768-47-3 / US-ISBN 0-8204-5859-7 Volume 19 Genevieve Shepherd: Simone de Beauvoir’s Fiction. A Psychoanalytic Rereading. 262 pages. 2003. ISBN 3-906768-55-4 / US-ISBN 0-8204-5867-8 Volume 20 Lucille Cairns (ed.): Gay and Lesbian Cultures in France. 290 pages. 2002. ISBN 3-906769-66-6 / US-ISBN 0-8204-5903-8 Volume 21 Wendy Goolcharan-Kumeta: My Mother, My Country. Reconstructing the Female Self in Guadeloupean Women’s Writing. 236 pages. 2003. ISBN 3-906769-76-3 / US-ISBN 0-8204-5913-5 Volume 22 Patricia O’Flaherty: Henry de Montherlant (1895–1972). A Philosophy of Failure. 256 pages. 2003. ISBN 3-03910-013-0 / US-ISBN 0-8204-6282-9 Volume 23 Katherine Ashley (ed.): Prix Goncourt, 1903–2003: essais critiques. 205 pages. 2004. ISBN 3-03910-018-1 / US-ISBN 0-8204-6287-X Volume 24 Julia Horn & Lynsey Russell-Watts (eds): Possessions. Essays in French Literature, Cinema and Theory. 223 pages. 2003. ISBN 3-03910-005-X / US-ISBN 0-8204-5924-0 Volume 25 Steve Wharton: Screening Reality. French Documentary Film during the German Occupation. 252 pages. 2006. ISBN 3-03910-066-1 / US-ISBN 0-8204-6882-7 Volume 26 Frédéric Royall (ed.): Contemporary French Cultures and Societies. 421 pages. 2004. ISBN 3-03910-074-2 / US-ISBN 0-8204-6890-8 Volume 27 Tom Genrich: Authentic Fictions. Cosmopolitan Writing of the Troisième République, 1908–1940. 288 pages. 2004. ISBN 3-03910-285-0 / US-ISBN 0-8204-7212-3
Volume 28 Maeve Conrick & Vera Regan: French in Canada. Language Issues. 186 pages. 2007. ISBN 978-3-03-910142-9 Volume 29 Kathryn Banks & Joseph Harris (eds): Exposure. Revealing Bodies, Unveiling Representations. 194 pages. 2004. ISBN 3-03910-163-3 / US-ISBN 0-8204-6973-4 Volume 30 Emma Gilby & Katja Haustein (eds): Space. New Dimensions in French Studies. 169 pages. 2005. ISBN 3-03910-178-1 / US-ISBN 0-8204-6988-2 Volume 31
Rachel Killick (ed.): Uncertain Relations. Some Configurations of the ‘Third Space’ in Francophone Writings of the Americas and of Europe. 258 pages. 2005. ISBN 3-03910-189-7 / US-ISBN 0-8204-6999-8
Volume 32 Sarah F. Donachie & Kim Harrison (eds): Love and Sexuality. New Approaches in French Studies. 194 pages. 2005. ISBN 3-03910-249-4 / US-ISBN 0-8204-7178-X Volume 33 Michaël Abecassis: The Representation of Parisian Speech in the Cinema of the 1930s. 409 pages. 2005. ISBN 3-03910-260-5 / US-ISBN 0-8204-7189-5 Volume 34 Benedict O’Donohoe: Sartre’s Theatre: Acts for Life. 301 pages. 2005. ISBN 3-03910-250-X / US-ISBN 0-8204-7207-7 Volume 35 Moya Longstaffe: The Fiction of Albert Camus. A Complex Simplicity. 300 pages. 2007. ISBN 3-03910-304-0 / US-ISBN 0-8204-7229-8 Volume 36 Forthcoming. Volume 37 Shirley Ann Jordan: Contemporary French Women’s Writing: Women’s Visions, Women’s Voices, Women’s Lives. 308 pages. 2005. ISBN 3-03910-315-6 / US-ISBN 0-8204-7240-9 Volume 38 Forthcoming. Volume 39 Michael O’Dwyer & Michèle Raclot: Le Journal de Julien Green: Miroir d’une âme, miroir d’un siècle. 289 pages. 2005. ISBN 3-03910-319-9 Volume 40 Thomas Baldwin: The Material Object in the Work of Marcel Proust. 188 pages. 2005. ISBN 3-03910-323-7 / US-ISBN 0-8204-7247-6 Volume 41 Charles Forsdick & Andrew Stafford (eds): The Modern Essay in French: Genre, Sociology, Performance. 296 pages. 2005. ISBN 3-03910-514-0 / US-ISBN 0-8204-7520-3
Volume 42 Peter Dunwoodie: Francophone Writing in Transition. Algeria 1900–1945. 339 pages. 2005. ISBN 3-03910-294-X / US-ISBN 0-8204-7220-4 Volume 43 Emma Webb (ed.): Marie Cardinal: New Perspectives. 260 pages. 2006. ISBN 3-03910-544-2 / US-ISBN 0-8204-7547-5 Volume 44 Jérôme Game (ed.): Porous Boundaries : Texts and Images in Twentieth-Century French Culture. 164 pages. 2007. ISBN 978-3-03910-568-7 Volume 45 David Gascoigne: The Games of Fiction: Georges Perec and Modern French Ludic Narrative. 327 pages. 2006. ISBN 3-03910-697-X / US-ISBN 0-8204-7962-4 Volume 46 Derek O’Regan: Postcolonial Echoes and Evocations: The Intertextual Appeal of Maryse Condé. 329 pages. 2006. ISBN 3-03910-578-7 Volume 47 Jennifer Hatte: La langue secrète de Jean Cocteau: la mythologie personnelle du poète et l’histoire cachée des Enfants terribles. 332 pages. 2007. ISBN 978-3-03910-707-0 Volume 48 Loraine Day: Writing Shame and Desire: The Work of Annie Ernaux. 315 pages. 2007. ISBN 978-3-03910-275-4 Volume 49-50 Forthcoming. Volume 51 Isabelle McNeill & Bradley Stephens (eds): Transmissions: Essays in French Literature, Thought and Cinema. 221 pages. 2007. ISBN 978-3-03910-734-6 Volume 52 Marie-Christine Lala: Georges Bataille, Poète du réel. 178 pages. 2010. ISBN 978-3-03910-738-4 Volume 53 Patrick Crowley: Pierre Michon: The Afterlife of Names. 242 pages. 2007. ISBN 978-3-03910-744-5 Volume 54 Nicole Thatcher & Ethel Tolansky (eds): Six Authors in Captivity. Literary Responses to the Occupation of France during World War II. 205 pages. 2006. ISBN 3-03910-520-5 / US-ISBN 0-8204-7526-2 Volume 55 Catherine Dousteyssier-Khoze & Floriane Place-Verghnes (eds): Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours. 361 pages. 2006. ISBN 3-03910-743-7 Volume 56 Forthcoming. Volume 57 Helen Vassallo : Jeanne Hyvrard, Wounded Witness: The Body Politic and the Illness Narrative. 243 pages. 2007. ISBN 978-3-03911-017-9
Volume 58 Marie-Claire Barnet, Eric Robertson & Nigel Saint (eds ): Robert Desnos. Surrealism in the Twenty-First Century. 390 pages. 2006. ISBN 3-03911-019-5 Volume 59 Michael O’Dwyer (ed.): Julien Green, Diariste et Essayiste. 259 pages. 2007. ISBN 978-3-03911-016-2 Volume 60 Kate Marsh: Fictions of 1947: Representations of Indian Decolonization 1919–1962. 238 pages. 2007. ISBN 978-3-03911-033-9 Volume 61 Lucy Bolton, Gerri Kimber, Ann Lewis and Michael Seabrook (eds): Framed! : Essays in French Studies. 235 pages. 2007. ISBN 978-3-03911-043-8 Volume 62-63 Forthcoming. Volume 64 Sam Coombes: The Early Sartre and Marxism. 330 pages. 2008. ISBN 978-3-03911-115-2 Volume 65-66 Forthcoming. Volume 67 Alison S. Fell (ed.): French and francophone women facing war / Les femmes face à la guerre. 301 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-332-3 Volume 68 Elizabeth Lindley and Laura McMahon (eds): Rhythms: Essays in French Literature, Thought and Culture. 238 pages. 2008. ISBN 978-3-03911-349-1 Volume 69 Forthcoming. Volume 70 John McCann: Michel Houellebecq: Author of our Times. 229 pages. 2010. ISBN 978-3-03911-373-6 Volume 71 Jenny Murray: Remembering the (Post)Colonial Self: Memory and Identity in the Novels of Assia Djebar. 258 pages. 2008. ISBN 978-3-03911-367-5 Volume 72 Susan Bainbrigge: Culture and Identity in Belgian Francophone Writing: Dialogue, Diversity and Displacement. 230 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-382-8 Volume 73-74 Forthcoming. Volume 75 Elodie Laügt: L’Orient du signe: Rêves et dérives chez Victor Segalen, Henri Michaux et Emile Cioran. 242 pages. 2008. ISBN 978-3-03911-402-3 Volume 76 Suzanne Dow: Madness in Twentieth-Century French Women’s Writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal, Hyvrard. 217 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-540-2
Volume 77 Myriem El Maïzi: Marguerite Duras ou l’écriture du devenir. 228 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-561-7 Volume 78 Forthcoming. Volume 79 Jenny Chamarette and Jennifer Higgins (eds): Guilt and Shame: Essays in French Literature, Thought and Visual Culture. 231 pages. 2010. ISBN 978-3-03911-563-1 Volume 80
Vera Regan and Caitríona Ní Chasaide (eds): Language Practices and Identity Construction by Multilingual Speakers of French L2: The Acquisition of Sociostylistic Variation. 189 pages. 2010. ISBN 978-3-03911-569-3
Volume 81 Margaret-Anne Hutton (ed.): Redefining the Real: The Fantastic in Contemporary French and Francophone Women’s Writing. 294 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-567-9 Volume 82 Elise Hugueny-Léger: Annie Ernaux, une poétique de la transgression. 269 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-833-5 Volume 83 Peter Collier, Anna Magdalena Elsner and Olga Smith (eds): Anamnesia: Private and Public Memory in Modern French Culture. 359 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-846-5 Volume 84 Adam Watt (ed./éd.): Le Temps retrouvé Eighty Years After/80 ans après: Critical Essays/Essais critiques. 349 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-843-4 Volume 85 Louise Hardwick (ed.): New Approaches to Crime in French Literature, Culture and Film. 237 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-850-2 Volume 86-87 Forthcoming. Volume 88 Alistair Rolls (ed.): Mostly French: French (in) Detective Fiction. 212 pages. 2009. ISBN 978-3-03911-957-8 Volume 89 Bérénice Bonhomme: Claude Simon : une écriture en cinéma. 359 pages. 2010. ISBN 978-3-03911-983-7