Gautier De Chatillon. Alexandreide (Temoins De Notre Histoire, 20) (French and Latin Edition) 9782503594743, 2503594743

Gautier de Chatillon (ca. 1135-1200) passe en general pour le meilleur poete latin du moyen age. A cote d'une uvre

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Gautier De Chatillon. Alexandreide (Temoins De Notre Histoire, 20) (French and Latin Edition)
 9782503594743, 2503594743

Table of contents :
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Introduction
L’auteur
Le poème
Le projet littéraire et moral de l’Alexandréide
Réception
Éditions
Traduction
Bibliographie
Éditions
Traductions de l’Alexandréide
Concordance de l’Alexandréide
Littérature secondaire
Prologue
Livre premier
Livre deuxième
Livre troisième
Livre quatrième
Livre cinquième
Livre sixième
Livre septième
Livre huitième
Livre neuvième
Livre dixième
Commentaires
Notes : Prologue
Notes : Livre 1
Notes : Livre 2
Notes : Livre 3
Notes : Livre 4
Notes : Livre 5
Notes : Livre 6
Notes : Livre 7
Notes : Livre 8
Notes : Livre 9
Notes : Livre 10
Index nominum

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Gautier de Châtillon Alexandréide

TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Volume 20 Collection dirigée par Pascale Bourgain

Gautier de Châtillon. Alexandréide

Édition de Marvin Colker, revue par Jean-Yves Tilliette Introduction, traduction et notes de Jean-Yves Tilliette

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© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/97 ISBN 978-2-503-59474-3 eISBN 978-2-503-59800-0 DOI 10.1484/M.TH-EB.5.127192 ISSN 1147-436X eISSN 2566-0209 Printed in the EU on acid-free paper.

Introduction

« Bienheureux jeune homme, qui as trouvé un Homère pour chanter ta vaillance ! ». Telle est, si l’on en croit la tradition, l’exclamation proférée par Alexandre le Grand au tombeau d’Achille. Assurément, la destinée fulgurante du conquérant macédonien a stimulé, de son vivant même, l’inspiration des historiens et l’imagination des romanciers. Mais il lui a fallu attendre quinze siècles pour trouver son Homère : dans le domaine occidental du moins, la première épopée dédiée aux exploits d’Alexandre fut composée aux environs de 1180 par un clerc champenois, Gautier de Châtillon. Et en effet, son Alexandréide ne tarde pas à connaître le sort glorieux de l’Iliade : peu de poèmes latins du Moyen Âge ont fait l’objet d’une aussi ample diffusion, si l’on en juge par le nombre des manuscrits conservés ; dans les programmes scolaires, elle tend à assumer le rôle naguère dévolu à l’Énéide – celui de réservoir d’exemples aptes à illustrer les richesses et subtilités du lexique, de la syntaxe, de la rhétorique et de la versification latines. Cependant, le rôle littéraire qu’elle assigne à l’un des personnages historiques les plus illustres de tous les temps n’est pas précisément celui que lui fait jouer le Roman d’Alexandre en ancien français, presque contemporain1. Il faut dire qu’au sein de l’héritage que le Moyen Âge recueille de l’Antiquité, la « matière d’Alexandre » est des plus profuses et des plus polymorphes, et cela à un double titre. La variété des sources d’abord : dès la disparition du conquérant, le caractère exceptionnel de sa destinée donne lieu à deux séries parallèles de récits concurrents, les uns fondés sur les faits historiques (Diodore de Sicile, Quinte-Curce, Plutarque, Arrien), les autres lâchant la bride à l’imagination légendaire (le Roman d’Alexandre du pseudo-Callisthène adapté en latin par Julius Valerius, la Lettre à Aristote sur les merveilles de l’Inde, …). L’évaluation morale du héros d’autre part : l’historien antique le plus lu au Moyen Âge, le chrétien Paul Orose, disciple de saint Augustin, porte un jugement d’une hostilité sans mélange sur le règne d’Alexandre, marqué du sceau d’une cruauté sanguinaire. Orose est la première source d’inspiration des compilateurs de chroniques universelles, d’époque carolingienne, avant que la tradition « romanesque » ne soit importée de Grèce peu avant l’an mil, par l’intermédiaire du traducteur Léon de Naples. C’est de celle-ci que procèdent pour l’essentiel les récits en langues vulgaires de la vie et des combats du prince macédonien, et c’est par rapport à elle – et en opposition à elle – que Gautier de Châtillon va à son tour réécrire ses hauts faits.



1 Voir entre autres L. Harf-Lancner (ed. et trad.) Alexandre de Paris. Le Roman d’Alexandre, Paris, 1976 (coll. « Lettres gothiques »), p. 16-27.

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L’auteur On est bien mal informé sur la vie d’un auteur qui passe souvent, et non à tort, pour l’un des meilleurs poètes latins du Moyen Âge, sinon le meilleur. Les quelques renseignements positifs – et jusqu’à quel point le sont-ils ? – que nous possédions sur le sujet sont à tirer des accessus, c’est-à-dire des introductions, dont quelques commentateurs du xiiie siècle ont fait précéder son grand poème. Le reste est fait de conjectures assez fragiles fondées sur les allusions repérables dans ses poèmes à des personnages et des événements contemporains2. Né vers 1135 à Lille ou dans ses parages immédiats, Gautier étudie à Reims, puis Paris, sous la férule d’un maître alors réputé, Étienne de Beauvais, proche du comte de Champagne Henri le Libéral3. Il entreprend ensuite de parfaire sa formation à Bologne, capitale de l’étude du droit, auprès du juriste Martin Gosia, en 1164-1165. C’est à l’occasion de ce séjour italien qu’il fréquente la cour pontificale, et qu’il a peut-être caressé l’espoir, vite déçu, d’y trouver un emploi – si toutefois c’est bien ainsi qu’il faut interpréter les poèmes satiriques fort mordants où il stigmatise la corruption de l’administration romaine. Après avoir franchi les Alpes dans l’autre sens, il pourrait avoir fait partie vers 1166 des hauts fonctionnaires de cour, les curiales, de l’entourage du roi Henri II Plantagenêt, s’il est bien à identifier avec le magister Galterius de Insula à qui Jean de Salisbury adresse deux lettres. L’hypothèse paraît toutefois fragile. Ce qui est certain, c’est que, vers le début des années 1170, il enseigne les arts libéraux dans le Nord de la France, à Laon, puis à Châtillon (-sur-Marne ?). A une date qui doit se situer dans la seconde moitié des années 1170, il entre au service de Guillaume aux Blanches Mains, archevêque de Sens, puis (à partir de 1176) de Reims, beau-frère du roi de France Louis VII, qui le gratifie d’une prébende canoniale4. Il est possible que Gautier ait accompagné l’archevêque Guillaume au Troisième concile de Latran, en 1179. Après, on perd sa trace. La date et les circonstances de sa mort sont inconnues. Sur la foi de l’un de ses poèmes (Versa est in luctum / cythara Waltheri), certains l’ont cru victime de la lèpre ; mais rien n’indique que ce texte allusif soit de teneur autobiographique5. Cette esquisse biographique assez diaphane nous dit fort peu des circonstances de la composition par Gautier de Châtillon de ses œuvres poétiques. Mais n’en va-t-il pas de même avec l’autre grand écrivain français de la seconde moitié du xiie siècle,

2 La reconstitution biographique la plus complète à ce jour est celle de David Traill, Walter of Châtillon. The Shorter Poems. Christmas Hymns, Love Lyrics, and Moral-Satirical Verse, Oxford, 2013, p. xi-xxi. Sur bien des points, elle reste cependant assez conjecturale. 3 Cf. J. R. Williams, « The Quest for the Author of the Moralium dogma philosophorum, 1931-1956 », Speculum 32 (1957), p. 736-747 (p. 740-741). 4 Les sources ne s’accordent pas sur la localisation du chapitre auquel il est rattaché pro forma : elles mentionnent tour à tour Reims, Amiens, Beauvais ou Orléans. 5 Sur la fragilité des bases textuelles de cette hypothèse, soutenue par deux des Vitae médiévales, voir F. Rico, On Source, Meaning and Form in Walter of Châtillon‘s’Versa est in luctum’, Barcelone, 1977 ; C. Wollin, « ’Versa est in luctum cythara Waltheri’ (CB 123) : Das Zeugnis des Radulfus de Longo Campo », Studi Medievali 48 (2007), p. 307-315. Les biographes médiévaux peuvent avoir été influencés par les ressemblances de ton entre le « poème d’adieu » de Gautier et les Congés de son contemporain et presque compatriote Jean Bodel d’Arras.

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quant à lui auteur de langue d’oïl, Chrétien de Troyes ? Ce n’est pas tout-à-fait par hasard que l’on vient de citer ce nom. De même que celui de Gautier, il est en effet associé à un milieu spécialement dynamique alors du point de vue de la création littéraire et de son rayonnement, celui de la cour de Champagne. Dans les années 1160-1170, le comte Henri le Libéral, frère de l’archevêque Guillaume, un prince lettré, et son épouse Marie s’entourent des meilleurs représentants de la culture courtoise et chevaleresque et de prestigieux intellectuels de langue latine6. C’est à la demande expresse de Guillaume aux Blanches Mains que Gautier de Châtillon a composé l’Alexandréide. Sans doute celui-là avait-il déjà eu l’occasion d’apprécier son talent de poète au moment où il le prend à son service. Dès le début des années 1160, Gautier avait donné la mesure de ses dons poétiques dans les domaines d’inspiration les plus variés, utilisant diverses formes de poésie rythmique pour moduler tour à tour des hymnes religieuses, des chansons érotiques, des couplets satiriques aussi âpres que drôles ; même la poésie personnelle, aux accents souvent émouvants, n’échappe pas à sa lyre7. Il peut aussi avoir été l’auteur de trois poèmes hagiographiques en vers rythmiques, les Vies des saints Alexis, Brendan et Thomas Becket8. Il convient de noter ici que Gautier de Châtillon est un des rares auteurs latins du Moyen Âge à avoir également excellé dans l’usage des deux formes antagonistes de poésie, la poésie métrique imitée des modèles antiques, fondée sur le compte des pieds et l’alternance réglée des syllabes brèves et longues (c’est bien sûr à cette forme noble qu’il recourt au moment de composer l’épopée d’Alexandre), et la poésie rythmique aux cadences plus naturelles, que caractérisent l’isosyllabisme, la récurrence des accents toniques, l’organisation strophique et la rime9. C’est donc au virtuose de la poésie latine, mais peut-être aussi au moraliste tel qu’il s’est exprimé dans les vers satiriques que fait appel l’archevêque Guillaume en vue de rédiger un ouvrage qui lui tient à cœur. On aura à y revenir. La date exacte de composition de l’Alexandréide a donné lieu à des controverses abondantes, laborieuses et à nos yeux disproportionnées10. Elles se fondent sur l’interprétation incertaine des allusions que fait, ou ferait, le poème à des événements

6 J. R. Williams, « William of the White Hands and Men of Letters », dans Anniversary Essays in Mediaeval History by Students of Charles Homer Haskins, Boston, 1929, p. 365-387 ; J. F. Benton, « The Court of Champagne as a Literary Center », Speculum 36 (1961), p. 551-591. 7 Toutes ces pièces, auparavant publiées en ordre dispersé, ont été rassemblées par D. Traill, Shorter Poems… (cit. supra, n. 3). 8 Ed. C. Wollin, Saints’Lives by Walter of Châtillon. Brendan. Alexis. Thomas Becket, Toronto, 2002. 9 Le seul ouvrage eu prose que l’on puisse lui attribuer avec certitude est un Dialogue contre les Juifs (PL 209, 423-458), dont la communauté est alors nombreuse, dynamique et cultivée en Champagne. Ce texte de ton assez vindicatif, sans doute pas la plus intéressante de ses œuvres, fut composé alors que Gautier enseignait à Châtillon. Cet ouvrage peut lui avoir été commandé par la comtesse Agnès de Braine (1130-1204), épouse de Robert de Dreux, frère cadet du roi Louis VII. 10 Ainsi, Neil Adkin a tenté, au fil d’une poussière d’articles qui s’échelonnent sur vingt ans ou presque, d’élaborer la reconstruction méticuleuse, mais hélas invérifiable, du contexte politique et chronologique (au mois près) de la publication de l’épopée. Outre qu’elle se fonde sur une prémisse erronée, à savoir la mécompréhension des vers 1, 5-6 de l’Alexandréide (cf. infra, n. 53), une telle entreprise nous semble dans son principe caduque, puisque des versions provisoires du poème ont circulé au fil de sa lente

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contemporains. A vrai dire, les seuls points fixes sont l’élévation en 1176 de Guillaume aux Blanches Mains au siège archiépiscopal de Reims, antérieur à l’achèvement de l’épopée, et la durée de rédaction de celle-ci, cinq ans, de l’aveu même de son auteur. Sur cette base, et selon les hypothèses avancées par les critiques, le poème a dû être achevé au plus tôt vers 1176, au plus tard vers 1182, une proposition de datation plus tardive (fin des années 1180) paraissant en revanche assez peu vraisemblable. Il ne nous paraît pas nécessaire d’aller plus loin, non tant par paresse que parce que, de notre point de vue de littéraire, une telle entreprise est vaine : les disputes mesquines autour de la datation, si elles exercent l’ingéniosité de certains, ont pour effet pervers de réduire l’ouvrage à la qualité de pur poème de circonstance, englué dans un contexte politique aux horizons étroits. Laissons donc au chef d’œuvre le bénéfice de l’intemporalité – ou d’une certaine intemporalité…

Le poème Il est donc temps de le décrire. Nous en fournissons d’abord une sèche analyse, en vue d’éclairer les commentaires dont nous l’agrémenterons. L’Alexandréide, précédée d’un bref prologue en prose, est un poème de 5407 vers, composé en hexamètres dactyliques, le mètre par excellence de l’épopée, et divisé en 10 livres de longueur inégale (entre 469 vers pour le livre 10 et 593 pour le livre 4) qui présentent tous une certaine unité narrative. L’initiale du premier vers de chacun des livres forme en acrostiche le nom du dédicataire de l’œuvre, GVILLERMVS. Chacun des livres est précédé d’un argument (capitula libri) de 10 vers, également hexamètres, qui en résume le contenu. Dans le prologue, l’auteur, sous forme d’adresse fictive à son livre, répond par anticipation aux critiques qui ne vont pas manquer de lui être adressées, en se plaçant sous l’autorité polémique de saint Jérôme et en annonçant, sans excès de modestie, un ouvrage dont personne avant lui n’a jamais osé entreprendre la réalisation. Le livre 1, après s’être ouvert sur une dédicace assez emphatique au commanditaire, l’archevêque Guillaume (v. 1-26), met d’abord en scène la leçon de bon gouvernement donnée par Aristote à Alexandre adolescent (27-183) ; il enchaîne sans transition sur le couronnement royal de ce dernier à Corinthe (184-238), puis la soumission des cités grecques, Athènes et Thèbes (239-348). L’armée macédonienne franchit la mer pour passer en Asie, dont sont évoqués le peuplement et les richesses (349-451). La première visite du conquérant est pour le tombeau d’Achille à Troie, présage de sa gloire future : c’est en effet le lieu qu’il choisit pour informer ses troupes que, selon les mots d’un personnage inquiétant et majestueux qui lui était naguère apparu en songe, il conquerrait le monde. En une prolepse narrative qui clôt le livre, nous

élaboration. On trouvera en revanche une présentation claire, équilibrée et convaincante de ces débats autour de la datation de l’œuvre dans M. Lafferty, Walter of Châtillon’s Alexandreis. Epic and the Problem of Historical Understanding, Turnhout, 1998, p. 183-189.

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apprenons que le sujet de la vision n’était autre que le grand prêtre de Jérusalem, dont, le moment venu, Alexandre épargnera la cité (452-554). Le livre 2 commence par l’épisode des présents dérisoires offerts par Darius (v. 1-43) ; il enchaîne sur ceux du nœud gordien (44-138) et de la baignade dans les eaux glacées du Cydnus dont Alexandre aurait péri sans l’heureuse intervention du médecin Philippe (139-252). La seconde partie du chant est consacrée aux préparatifs de la première grande bataille entre Grecs et Perses, et donne lieu à la description détaillée des forces en présence et plus spécifiquement à celle du bouclier de Darius, orné des figures équivoques de la royauté perse (253-546). Le livre 3 relate longuement la bataille d’Issos, les techniques de combat, les exploits des capitaines de chacun des deux camps, la fuite de Darius et la capture de sa famille et de son trésor (v. 1-257). De là, on passe au siège et à la prise de Tyr, impitoyablement châtiée par les Grecs (258-369). Dans le désert d’Égypte et parmi les tempêtes de sable, Alexandre s’en va consulter l’oracle de Memnon (370-412). De retour en Asie, il ordonne de nouveaux préparatifs de guerre, troublés par une éclipse dont un devin donne une interprétation favorable aux Grecs (413-543). Le livre 4 s’ouvre sur la disparition de Stateira, l’épouse captive de Darius, morte d’épuisement. Loin pourtant d’avoir succombé aux mauvais traitements, elle a été jusqu’à la fin entourée de la sollicitude toute chevaleresque d’Alexandre. Darius, ému de l’apprendre, fait à son adversaire des offres de paix que celui-ci repousse avec hauteur (v. 1-175). Alexandre charge alors Apelle de bâtir pour Stateira un magnifique tombeau, que l’artiste décore de scènes bibliques (v. 176-274). Retour à la guerre : l’immense armée perse est décrite en détail. Sa puissance inquiétante amène les généraux grecs à diverger sur la stratégie ; mais, contre l’avis de ses généraux, Alexandre choisit de préférer l’héroïsme à la ruse (v. 275-390). Avant l’affrontement décisif, l’anxiété règne de part et d’autre, et Alexandre peine à trouver le sommeil. Par chance, la déesse Victoire, évoquée en une scène allégorique, lui procure un sommeil réparateur, auquel on peine l’arracher à l’aube du combat décisif (391-593). Le livre 5 va décrire en détail la bataille de Gaugamèles, le mouvement des troupes et les duels entre chefs auxquels elle donne lieu (v. 1-375). La déroute des Perses est totale et, tandis que Darius s’enfuit éperdu et désespéré (376-430), Alexandre entre à Babylone en triomphateur : il est alors au faîte de sa carrière – si seulement les souverains d’aujourd’hui savaient s’inspirer de lui pour balayer les infidèles (431-520) ! Le livre 6 montre comment, pour arracher les Macédoniens aux délices de la victoire, Alexandre les lance à la conquête du pays (v. 1-160). Ainsi, le poète rapporte la prise et l’anéantissement complet de Persépolis, justifié par les mauvais traitements qu’y avaient subis les prisonniers grecs (161-296). Quant à Darius, abandonné des siens, il doit abandonner son sort aux infâmes satrapes Bessus et Narbazanes, qui menacent de le trahir (297-489) ; la loyauté du mercenaire grec Patron, dont Gautier, en une « insertion d’auteur », exalte la grandeur d’âme ne lui sera d’aucun secours (490-552). Au début du livre 7, on voit Darius emprisonné par les traîtres ; serrés de près par Alexandre, ils exécutent lâchement leur roi, ce qui fournit au poète l’occasion d’une déploration sur l’infamie des hommes, aujourd’hui comme hier (v. 1-347). Le conquérant, après avoir rendu hommage à la mémoire de son glorieux et pathétique

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ennemi, lui fait édifier un tombeau somptueux, qui représente l’univers, désormais hors d’atteinte du défunt (348-429). Mais il faut aussitôt repartir à la chasse des assassins de Darius (430-537). Le livre 8 s’ouvre sur le récit de la visite à Alexandre de la reine des Amazones (v. 1-48). La halte est brève : on doit en effet pourchasser Bessus en Bactriane, et pour cela s’alléger du butin que le roi fait détruire, au grand dam de ses hommes (49-74). C’est alors que se découvre le prétendu complot de Philotas : au terme d’un procès inique, Alexandre livre son ancien compagnon à une mort cruelle (75-334). L’élimination de Bessus, enfin rejoint, est plus brièvement rapportée (335-356). Le conquérant, qui s’apprête à pénétrer chez les Scythes, reçoit une ambassade de leurs anciens ; ceux-ci plaident, mais en vain, en faveur de l’« état de nature » et de la paix (357-513). Le livre 9 est celui des guerres indiennes. Après une brève évocation des richesses du pays (v. 1-47), Alexandre affronte le roi Porus et ses éléphants sur l’Hydaspe ; cette bataille donne aux jeunes guerriers Symmaque et Nicanor l’occasion d’un exploit (48-282). Porus, défait, est épargné par la clémence d’Alexandre et se rallie (283-340). Les Grecs vont alors guerroyer contre le peuple farouche des Sudraques ; l’assaut de leur citadelle est l’occasion d’un acte de bravoure insensée du conquérant, qui est grièvement blessé (341-500). Mais à peine est-il rétabli qu’il imagine de pousser ses conquêtes et de franchir, malgré les réticences de sa troupe, le fleuve Océan qui marque la limite du monde connu (501-580). Le début du livre 10 est caractérisé par un changement brutal de décor et de personnages : la figure allégorique de Nature, anxieuse de châtier la curiositas exagérée d’Alexandre qui lui arrache ses secrets, descend en Enfer pour solliciter contre l’impudent le concours de Satan. La cour infernale et les vices personnifiés qui la peuplent donnent lieu à une impressionnante description. Entrant dans les vues de Nature, le diable envoie en mission Trahison, qui confie à Antipater le poison fatal (v. 1-167). Entre temps Alexandre, qui s’apprête à rentrer à Babylone, reçoit les ambassadeurs des pays d’Occident et agite de nouveaux projets de conquête, cette fois en direction de Rome (168-329). Il n’en aura pas le temps : le poison a fait son effet et, au milieu de ses compagnons éplorés, le héros, en un discours ultime, conduit le deuil de sa propre grandeur (330-432). Il sera enseveli dans une humble fosse, ce qui dénote bien, souligne le poète, la vanité de toute gloire humaine (433-467). Ainsi qu’on le constate, le récit conduit par Gautier de Châtillon enchaîne, nonobstant quelques concessions assez modestes au merveilleux et au descriptif, une quarantaine d’épisodes de la carrière du conquérant. Certes, le scénario haché qui vient d’en être esquissé manque à en faire ressortir les enchaînements souples. Du moins suffit-il, croyons-nous, à suggérer que la figure du héros omniprésent11 revêt deux caractéristiques. Tout d’abord, c’est un homme pressé. Alexandre ne s’arrête jamais, il va toujours de l’avant. Une conquête en appelle une autre. Les rares moments de pause, comme

11 Au total, le nom d’Alexander, son épithète de nature Magnus, le Grand, et les métonymies qui le désignent, Macedo, le Macédonien, Pellaeus, l’enfant de Pella, Philippis, le fils de Philippe, reviennent à 279 reprises dans le texte, soit plus d’une fois tous les vingt vers.

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le début du livre 6, après l’entrée dans Babylone, sont consacrés à l’exercice militaire. Le poète, au fil de transitions fluides (Interea Macedo, « Sur ces entrefaites, le Macédonien… »), nous fait partager la fièvre qui hante le héros d’atteindre aux confins du monde, voire de passer outre. Qui a dit que la vie militaire était faite d’attente et d’ennui ? Au rythme où Alexandre et ses troupes parfois essoufflées franchissent « le désert des Tartares », on n’a pas le temps de se lasser… D’autre part, la personnalité du conquérant est ambiguë, voire contradictoire. A l’époque où l’Alexandre des romans de langue d’oïl, comme ceux d’Alexandre de Paris ou de Thomas de Kent, assume totalement le rôle du héros positif, on est plus incertain quant au jugement à porter sur celui du poète latin. Est-il bon ? est-il méchant ? En fait, tour à tour l’un et l’autre : il encourage le massacre, d’une cruauté inouïe, de la population entière de Tyr, femmes et enfants compris (3, 274-369), mais offre aux défenseurs de la citadelle d’Uxia la paix des braves, et une reddition honorable (6, 63-144) ; il traite l’épouse du roi perse, son ennemi, avec un respect digne du plus timide des amants courtois et accompagne son trépas de larmes sincères (4, 1-175), mais voue à un supplice atroce Philotas, dernier fils survivant de son ami Parménion, au terme d’un procès d’une iniquité révoltante (8, 75-334). Comment donc Gautier de Châtillon s’y prend-il pour tenir ce rythme soutenu et pour assumer ces contradictions ? C’est là qu’il convient de peser de façon tant soit peu soigneuse la manière et les intentions du poète latin.

Le projet littéraire et moral de l’Alexandréide12 Lorsqu’il déclare, dans le prologue à l’Alexandréide, qu’il affronte une tâche sans précédent et que nul avant lui n’a osé entreprendre, Gautier de Châtillon ne se rend pas tout-à-fait coupable d’une affirmation téméraire. Certes, il est peu de personnages historiques qui aient autant qu’Alexandre le Grand stimulé l’imagination littéraire, et l’écho de ses aventures doit résonner dans des centaines, voire des milliers d’œuvres historiques, romanesques ou lyriques. Il convient donc de renouveler un thème rebattu – ce qui est souvent le propos de la littérature latine du Moyen Âge – et de conférer à un récit surabondamment diffusé le lustre de l’inédit. Selon nous, Gautier y parvient d’une double manière, par le choix de ses modèles et par l’agencement rhétorique de la matière qu’ils lui fournissent. Histoire vs légende

Comme on l’a rappelé plus haut, l’Alexandre que façonne dès l’origine la renommée a deux visages, celui de l’historiographie centrée sur la conquête militaire, et celui de la légende, édifiée sur la base d’un roman familial à l’éclat parfois quelque peu trouble

12 Ce développement reprend en les allégeant et en les réorganisant les analyses que nous avons publiées dans C. Gaullier-Bougassas et alii, La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe -xvie siècle), Turnhout, 2014, t. 1, p. 179-197, t. 2, p. 721-746, et t. 3, p. 1325-1329.

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et inquiétant et de la fascination exercée par les merveilles de l’Orient. Il n’est pas certain que le Moyen Âge ait opposé de façon aussi catégorique une tradition à l’autre. Il n’en reste pas moins qu’en Occident, à l’époque où Gautier de Châtillon prend la plume, c’est nettement celle qui tire origine du roman du pseudo-Callisthène qui est prédominante. Cependant, le choix opéré par notre auteur se fait en faveur de l’option concurrente, celle de l’historiographie. La source majeure de l’Alexandréide, suivie avec beaucoup de scrupule, est en effet constituée par l’Historia Alexandri Magni de Quinte-Curce. Or, au xiie siècle, sans être totalement inconnu, ce texte semble encore assez médiocrement diffusé : nous n’en avons conservé que quinze manuscrits antérieurs à 1200, dont la moitié est d’ailleurs réduite à l’état de minces fragments, ce qui est bien modeste au regard, par exemple, de la survie des trois versions de l’Histoire des batailles (Historia de preliis) qui adaptent chacune à sa manière la traduction par Léon de Naples du roman grec d’Alexandre13. Quelle est la raison d’un tel choix ? Même si l’auteur ne s’en explique ni ne le justifie nulle part, il paraît assez vraisemblable que le poète ait tenu de la sorte à se démarquer de la production contemporaine en langue vulgaire sur le même sujet, qui s’inspire plutôt quant à elle du corpus légendaire. De tels phénomènes d’émulation ne sont pas rares à une époque où la littérature latine voit le vigoureux essor du roman (au sens premier du terme d’« adaptation en langue romane d’un récit canonique ») empiéter sur ce qui constituait jusqu’alors son domaine réservé, la « matière antique »14. Ainsi, le Roman d’Alexandre et certaines de ses réécritures médiévales font d’Alexandre le fils non de Philippe, mais du pharaon nécromant Nectanébo. En récusant d’entrée de jeu la version du récit qui laisse entendre que le héros pourrait bien avoir une origine adultérine, le texte latin proclamerait du même coup sa propre légitimité : les premiers mots, ou presque, du jeune roi dans l’Alexandréide sont pour rejeter avec indignation la paternité supposée du louche mage égyptien15. En prolongeant cette réflexion, on peut aussi imaginer que le poète médiolatin ait eu à cœur de préférer la véridicité de l’historien à la fantaisie du romancier, opposant ainsi à l’Alexandre fantastique des laïcs celui, authentique, des clercs. Dans la préface à son Iliade, l’autre grande épopée antiquisante de la fin du xiie siècle, le poète Joseph d’Exeter, actif dans les mêmes cercles cultivés que Gautier de Châtillon, souligne de la sorte le contraste entre les mensonges d’Homère et la sincérité de Darès le Phrygien, le témoin oculaire16. Le pseudo-Callisthène et Quinte-Curce entretiendraient-ils aux

13 B. Munk Olsen, L’Étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles, t. 1. Catalogue des manuscrits classiques latins copiés du ixe au xiie siècle, Paris, 1982, p. 351-362 ; id., « La diffusion et l’étude des historiens antiques au xiie siècle », dans A. Welkenhuysen, H. Braet et W. Verbeke (ed.) Mediaeval Antiquity, Leuven, 1995, p. 21-43. 14 F. Mora, « L’Ylias de Joseph d’Exeter : une réaction cléricale au Roman de Troie de Benoît de SainteMaure », dans E. Baumgartner et L. Harf-Lancner (ed.) Progrès, réaction, décadence dans l’Occident médiéval, Genève, 2003, p. 199-213. 15 Semperne putabor / Nectanebi proles ?, « Devrai-je donc toujours être considéré comme le fils de Nectanébo ? » (Alexandréide [désormais abrégée Alex.] 1, 46-47). Notons au passage l’effet expressif du rejet. 16 Ylias 1, 24-32, in L. Gompf (ed.) Joseph Iscanus. Werke und Briefe, Leyde-Cologne, 1970, p. 78.

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yeux de Gautier le même type de rapport conflictuel ? Il y a lieu enfin de se demander si la peinture contrastée, et au bout du compte plutôt négative, de la personnalité du Macédonien que brosse Quinte-Curce17 n’a pas joué un rôle dans la décision prise par Gautier de s’en inspirer. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Enfin, il y a aussi une raison toute pratique au choix qu’a fait le poète de paraphraser en vers l’Histoire de Quinte-Curce : c’est que ce texte, que l’on a dit peu diffusé à l’époque, il l’avait sous la main. Parmi les rares copies antérieures à 1200, toutes effectuées en France, de l’Histoire de Quinte-Curce, l’une fut réalisée à la demande et au profit du comte de Champagne Henri le Libéral, frère aîné de l’archevêque de Reims Guillaume, le patron de notre poète18. Gautier disposait donc d’un accès direct et privilégié à sa source principale. Mieux même : il se trouve que l’ouvrage de l’historien romain est défectif, et que ses deux premiers livres, qui devaient embrasser la période courant de l’accession au trône d’Alexandre à la victoire du Granique sont irrémédiablement perdus. Dès lors, certains historiens médiévaux se sont appliqués à combler la lacune en reconstituant les passages manquants selon les techniques d’une compilation fort habile, qui met à contribution les autres historiens latins d’Alexandre, Justin surtout, Julius Valerius et même les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. Or, un manuscrit de la seconde moitié du xiie siècle d’origine française, peut-être champenoise (Oxford, Corpus Christi College, ms. 82), reflète ce travail de suture élégante19. L’examen de certains passages de l’Alexandréide (ainsi, la soumission d’Athènes, la visite à Pergame et au tombeau d’Achille, la mansuétude du Conquérant vis-à-vis de Jérusalem et des juifs, la description de la mort de Darius, les projets de conquêtes occidentales formés par Alexandre à la veille de disparaître) prouve à coup sûr que Gautier a eu accès à cette version « augmentée » du texte de Quinte-Curce. Sur le plan de la narration, Gautier a d’autre part recours à un second auteur pour combler les vides de sa documentation, dès lors qu’il s’interdit résolument de recourir à la tradition « pseudo-callisthénienne » : c’est Claudien, un poète de cour à l’esthétique un peu solennelle, très goûté des grammairiens du xiie siècle, auteur, peu avant et peu après 400, d’épopées historiques et de panégyriques impériaux. Ces adjonctions se situent au début et à la fin de l’œuvre, en des lieux stratégiques du texte. Au chant 1, la leçon de morale politique donnée par Aristote à son royal élève renvoie l’écho très net du Panégyrique sur le quatrième consulat d’Honorius de Claudien20. Et, au début du chant 10 et dernier, la description de l’Enfer et des 17 Q. Curtius Rufus, Historia Alexandri Magni Macedonis [désormais cité : Curt.], 10, 5, 26-37. 18 P. Stirnemann, « Quelques bibliothèques princières et la production hors scriptorium au xiie siècle », Bulletin archéologique du C. T. H. S., n.s. 17/18A (1984), p. 21-29. Le manuscrit en question est celui de Paris, BNF, lat. 5718. 19 E. R. Smits, « Medieval Supplement to the Beginning of Curtius Rufus’s Historia Alexandri : an Edition with Introduction », Viator, 18 (1987), p. 89-124. Le manuscrit d’Oxford présente de fortes ressemblances avec un manuscrit aujourd’hui conservé à Montpellier (Bibliothèque de la Faculté de médecine, ms. H.31), mais provenant de la bibliothèque de Clairvaux ; or, le moine cistercien Nicolas de Montiéramey, ancien secrétaire de saint Bernard et homme de grande culture classique, est dans les années 1160 le bibliothécaire du comte de Champagne (Benton, « The Court of Champagne… », p. 555-557). 20 Le philologue allemand Otto Zwierlein l’établit sur la base de parallèles textuels probants (Der prägende Einfluβ des antiken Epos auf die ‘Alexandreis’ des Walter von Châtillon, Mayence – Stuttgart, 1987, p. 21-24).

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sombres allégories qui le peuplent à laquelle donne lieu la catabase de Nature, si elle renvoie quelques échos du chant 6 de l’Énéide, s’inspire beaucoup plus précisément du Contre Rufin, du même auteur. Pour faire bref, on peut donc conclure que, si l’on excepte quelques allusions toutes personnelles à la situation politique et ecclésiastique contemporaine ainsi que certains morceaux de bravoure tendant à inscrire l’ouvrage au sein du genre épique, l’entière armature du récit que Gautier propose à son lecteur est constituée par les sources qui viennent d’être identifiées, à savoir le Quinte-Curce « augmenté », et dans une mesure bien plus limitée, les deux poèmes de Claudien. Ce dernier choix même n’est pas indifférent : avec celle de Lucain, l’autre grande admiration littéraire de Gautier, dont les grammairiens depuis Servius débattent pour savoir s’il ne fut pas « plutôt historiographe que poète », l’œuvre poétique de Claudien, témoin et acteur des guerres de son temps, a aux yeux de la critique littéraire médiévale partie liée avec l’énoncé de la vérité historique. Ce n’est sûrement pas un hasard si c’est à ces deux auteurs, et à eux seuls, que Gautier fait explicitement allégeance, en leur dédiant un hommage grandiloquent au centre même de son poème, dans le passage qui en constitue l’akmé, le récit de l’entrée triomphale d’Alexandre dans Babylone (Alex. 5, 491-509). L’inventaire des sources de l’Alexandréide ne se réduit pas toutefois aux « historiens » en prose ou en vers. Le choix délibéré de renoncer aux prestiges du merveilleux légendaire a pour contrepartie le souci de monumentaliser l’Histoire, en recourant au lexique et aux loci du genre littéraire dont c’est la fonction propre, l’épopée. Que l’Aexandréide se soit posée en rivale de l’Énéide, le modèle absolu du genre, son titre seul peut bien l’indiquer. Mais plus encore cette litote confondante de naïveté, que nous tirons de la préface au poème : « Ce n’est pas que je me considère supérieur au poète de Mantoue »21, affirme placidement Gautier, suggérant par là même qu’il s’en estime au moins l’égal. Le fait est que, mettant ses pas dans ceux de ce prestigieux devancier et de quelques autres (Ovide, Lucain, Stace, Claudien, Prudence, …), le poète médiéval sature son propos de mots et d’expressions canonisés par l’usage qu’ils en ont fait. L’apparat fort minutieux des sources et des échos intertextuels établi par l’éditeur Marvin Colker tendrait ainsi à suggérer qu’un vers sur deux ou presque de l’Alexandréide contient une citation camouflée, non avouée comme telle. Un tel calcul est vraisemblablement à reviser à la baisse. Depuis le Ier siècle avant Jésus-Christ, les poètes latins ont patiemment constitué un stock de formules compatibles avec la structure prosodique de l’hexamètre, si mal adaptée à leur langue. Les fins de vers notamment, parce qu’elles sont totalement contraintes, n’admettent qu’un nombre limité de possibles combinaisons verbales. D’où l’impression de déjà-vu que l’on éprouve souvent à la lecture des meilleurs poètes épiques du Moyen Âge latin. Mais, à force d’être reprises, ces formules ont fini par devenir res nullius. Il n’est rien moins que certain que Gautier, en les remployant à son tour, ait toujours la claire intention de citer telle expression de Virgile, d’Ovide de Lucain ou de Stace.

21 Non enim arbitror me esse meliorem Mantuano uate (Prologue, l. 12).

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En voici un exemple, presque pris au hasard. Nous l’extrayons du tout début de l’œuvre, et de la première apparition d’Alexandre encore adolescent, mortifié d’être tenu en lisière par son maître Aristote et impatient de prendre les armes et de secouer le joug perse. C’est, dans le poème, sa toute première intervention au style direct : Heu, quam longa quies pueris ! numquamne licebit Inter funereas acies mucrone chorusco Persarum dampnare iugum, profugique tyranni Cornipedem lentum celeri preuertere cursu, Confusos turbare duces, puerumque leonis Vexillo insignem galeato uertice saltim In bello simulare uirum ? (Alex. 1, 33-39)

Hélas ! comme il dure longtemps, le sommeil de l’enfance ! Me sera-t-il jamais autorisé de contredire, avec le glaive étincelant, la domination des Perses au milieu des armées porteuses de mort, de devancer d’un vif élan le coursier paresseux du tyran fugitif, de semer le trouble parmi ses généraux affolés et de faire au moins de l’enfant à l’étendard frappé du lion l’égal au combat d’un guerrier casqué ?

Presque tous les mots qui constituent cette fière proclamation sont d’emprunt. Voici le détail de ces réminiscences (imprimées en gras dans le texte ci-dessus) sans doute largement inconscientes : v. 34, funereas acies : Ilias latina 925 ; acies mucrone corusco : Virgile, Énéide 2, 333 (on trouve mucrone corusco seul à la clausule dans Ilias Latina 296, et trois fois dans la Thébaïde de Stace). v. 35, damna(re) iug(um) : cf. Claudien, Panégyrique pour le troisième consulat d’Honorius, 114-115. v. 36, Cornipedem… prevertere à la même place métrique dans Stace, Thébaïde 4, 271 ; on trouve aussi Cornipedem en début de vers, associé à cursu(s) dans Lucain, Pharsale 8, 3 et Stace, Thébaïde 11, 518 ; celeri… cursu à la même place métrique dans Lucain, Pharsale 3, 502. v. 37, Confus(os)… duces : Stace, Thébaïde 7, 617. v. 38, Vexill(o) insign(em) : Raban Maur, De laudibus sanctae crucis 14, 2 ; galeato uertice : Prudence, Psychomachie 117. Cette concentration extraordinaire de signaux épiques suffit à caractériser d’entrée de jeu la destinée guerrière d’Alexandre, mais par cela même qu’ils sont des clichés, dont l’origine textuelle précise n’est sans doute plus perçue. Dès sa première prise de parole, et par le seul effet de choix lexicaux pertinents, le jeune lionceau qu’évoquera, aussitôt après ces vers, une de ces comparaisons animalières si chères aux poètes épiques depuis Homère apparaît voué aux travaux guerriers22.

22 Notons cependant que Gautier est aussi capable de jeux concertés et plutôt rusés avec ses intertextes : les vers qui suivent ceux que l’on a cités évoquent d’après la source assez inattendue dans le contexte qu’est l’Art d’aimer (1, 187-188) le premier exploit d’Hercule au berceau : c’est qu’Ovide met en scène, dans les

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L’autre technique mise en œuvre par notre auteur pour inscrire son poème dans la grande tradition épique est de parcourir certains « lieux », au sens rhétorique du terme, qui en sont caractéristiques. On en signalera principalement trois, l’ekphrasis, description d’objets d’art, l’aristie, récit d’exploits individuels, et la catabase, ou descente aux enfers. Voici comment Gautier les retravaille : – Ekphraseis : en décrivant au chant 8 de l’Énéide le bouclier forgé par Vulcain pour Énée sur le modèle du bouclier d’Achille que dépeint l’Iliade, Virgile s’inscrivait dans la postérité d’Homère tout en marquant son intention de rivaliser avec lui. L’un des personnages principaux de l’Alexandréide reçoit à son tour du poète un bouclier orné, mais, par un subtil effet de variatio qui conduit à une inversion de motif, il s’agit d’un personnage plutôt négatif, Darius (Alex. 2, 496-541). De fait, les scènes gravées sur son écu, illustrant de façon rétrospective les triomphes et la chute des grands souverains de Mésopotamie, Nemrod, Nabuchodonosor, Balthasar, Cyrus, constituent pour l’empereur perse des présages inquiétants – quand le spectacle ciselé de la gloire future des Romains était plutôt de nature à encourager Énée dans ses entreprises guerrières. Mais les principaux morceaux de bravoure en forme d’ekphrasis de l’Alexandréide sont représentés par les descriptions des deux tombeaux de Stateira, l’épouse de Darius (Alex. 4, 176-274), et de Darius lui-même (Alex. 7, 378-429). On aura l’occasion d’analyser plus loin l’iconographie de ces deux monuments fort complexes. Qu’il nous suffise pour le moment de constater que Gautier y révèle avoir pleinement compris la double fonction poétique et idéologique de l’ekphrasis : à travers l’œuvre du grand artiste, l’architecte de ces tombeaux, dont il magnifie le travail, c’est son propre talent à les construire en mots qu’il exalte ; et les scènes figurées par le peintre et par le poète ont pour fonction de mettre en perspective l’enseignement moral et spirituel à tirer du récit23. Il convient d’autre part de signaler que notre poète vise sans doute moins, en décrivant les deux tombeaux, à surclasser l’épopée antique, qui ne donne guère à voir ce genre de monuments, qu’à entrer en compétition avec le « roman d’antiquité » en langue vulgaire, spécialement prolixe et inventif en fait d’ekphraseis de tombeaux : on peut ici évoquer parmi d’autres les monuments, à l’architecture complexe au point de défier l’imagination, que sont les tombeaux de Pallas et de Camille dans le Roman d’Eneas, ceux d’Hector, d’Achille et de Pâris dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, ou encore celui d’Alexandre en

vers immédiatement consécutifs, un autre jeune héros, Bacchus, conquérant de l’Inde et divinité tutélaire d’Alexandre. Pour le coup, seuls les lecteurs avisés auront su décrypter l’allusion à double détente. 23 Comme l’ont montré les commentateurs que voici : C. Ratkowitsch, Descriptio picturae. Die literarische Funktion der Beschreibung von Kunstwerken in der lateinischen Groβdichtung des 12. Jahrhunderts, Vienne, 1991, p. 129-211 ; M. Lafferty, « Mapping Human Limitations : The Tomb Ecphrases in Walter of Châtillon’s Alexandreis », Journal of Medieval Latin, 4 (1994), p. 64-81 ; ead., Walter of Châtillon’s Alexandreis…, p. 103-140 ; J.-Y. Tilliette, « L’Alexandréide de Gautier de Châtillon : Énéide médiévale ou Virgile travesti ? », dans Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales. Actes du Colloque de Paris 27-29 novembre 1997, Nanterre, 1999, p. 275-288.

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personne dans le roman d’Alexandre de Paris24. Trace implicite d’une volonté d’émulation, le processus de réécriture s’exercerait donc ici du français au latin. – Aristies : comme on aura sous peu l’occasion de de le constater, Gautier accorde une plus grande place que Quinte-Curce aux exploits individuels dans sa description des batailles rangées. Mais l’épisode où il fait, de ce point de vue, le plus ouvertement allégeance (et concurrence) à Virgile se situe au cours de la campagne indienne d’Alexandre : c’est le récit de l’action héroïque de deux jeunes guerriers macédoniens d’une folle bravoure, Symmaque et Nicanor, qui s’emparent d’une île du fleuve Hydaspe avant de tomber ensemble sous les coups d’ennemis bien supérieurs en nombre. Ce coup de main, adventice par rapport au déroulement de la campagne militaire, est relaté par Quinte-Curce en trois phrases sèches (Hist. 8, 13, 13). Gautier l’amplifie considérablement, puisqu’il lui consacre 70 vers (Alex. 8, 77-146) très exactement modelés sur le récit du raid nocturne lancé contre le camp des Rutules également par deux frères d’armes, les jeunes Nisus et Euryale, au chant 9 de l’Énéide (v. 176-449)25. – Catabase : Virgile avait amplifié la nekuia de l’Odyssée, qui voit Ulysse consulter les morts, en lui donnant la forme d’une descente aux Enfers. L’Alexandréide se doit d’intégrer à son tour ce motif. Mais sa mise en œuvre paraît se heurter à un obstacle insurmontable : pour un chrétien, nul, si ce n’est le Christ, n’est jamais par ses propres forces remonté de l’enfer. Alexandre ne saurait donc suivre le chemin d’Ulysse et d’Énée. Pour tourner la difficulté, Gautier a donc imaginé de confier le rôle de visiteuse de l’au-delà au personnage de Natura, Nature, une héroïne récurrente de la grande poésie latine du xiie siècle26. Scandalisée de l’outrecuidance d’Alexandre, dont la curiosité insatiable s’apprête à pénétrer ses ultimes secrets, elle va quérir contre lui l’aide du Prince du Mal. Dans un lieu qui emprunte des traits à l’enfer virgilien tout en préfigurant ce que sera celui de Dante27, Nature vient donc adresser sa supplique à Satan, que l’on voit trôner au sein d’une cour sinistre, la troupe des vices personnifiés, Superbe, Cupidité, Colère, Luxure et leurs sœurs, sans oublier Trahison qui se chargera de porter le poison au meurtrier d’Alexandre (Alex. 10, 31-162). Ainsi, même le schème épique qui semblait le plus

24 Cf. D. Poirion, « De l’Énéide à l’Eneas : mythologie et moralisation », Cahiers de civilisation médiévale, 19 (1976), p. 213-229 ; E. Baumgartner, « Tombeaux pour guerriers et amazones : sur un motif descriptif de l’Eneas et du Roman de Troie », Contemporary Readings in Medieval Literature : Michigan Romance Studies 8 (1989), p. 37-50. Pour un autre tombeau médiolatin, celui du roi Teuthras dans l’Iliade de Joseph d’Exeter, voir F. Mora, « Galerie de portraits et tombeau de Teuthras dans le livre IV du De bello trojano de Joseph d’Exeter : la perfection insaisissable », PRIS-MA 16 (2000), p. 249-265. 25 J. Hellegouarc’h, « Une épopée latine au xiie siècle : l’Alexandréide de Gautier de Châtillon », dans R. Chevallier (ed.) Colloque L’épopée gréco-latine et ses prolongements européens, Paris, 1981, p. 139-151. 26 Elle joue un rôle de protagoniste dans les deux grandes épopées allégoriques des années 1180, l’Architrenius de Jean de Hanville et l’Anticlaudianus d’Alain de Lille – lequel se pose, en termes assez agressifs, comme l’adversaire déclaré de l’épopée d’inspiration antique, celle de Gautier et de Joseph d’Exeter (voir infra, p. 46-47). Le méchant rôle que notre auteur fait jouer à Nature est peut-être une manière de réponse, sous réserve des problèmes fort délicats de chronologie relative entre les deux œuvres. 27 L’autre source du passage est, comme on l’a dit, le début du Contre Rufin de Claudien (1, 1-122), où l’on voit la Furie Allecto convoquer dans l’Érèbe l’assemblée des vices.

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malaisément transposable dans l’œuvre d’un poète chrétien réussit à trouver sa place dans l’Alexandréide, qui paraît bien dès lors constituer le parangon du genre et sera reçue comme tel par nombre de ses lecteurs médiévaux et modernes. Du neuf avec du vieux

Cependant, l’identification des sources et modèles ne fait pas tout. Si l’Alexandréide peut nous apparaître comme un peu mieux qu’un brillant artefact, c’est que le travail de son auteur pour emboîter entre eux les pièces et les morceaux dont elle est constituée répond à certains principes sui generis de cohérence et de signifiance28. Les nombreux critiques, plus souvent philologues qu’historiens, qui se sont attachés à l’étude des qualités littéraires de l’Alexandréide29, ont volontiers salué en elle un beau monument néo-classique, et ont admiré, comme nous venons de la faire, son succès dans la maîtrise des pratiques de l’imitation. Ne convient-il pas cependant de réorienter notre regard et d’examiner le poème sous la lumière des principes de la poétique de son temps ? Comme l’a établi il y a près d’un siècle Edmond Faral, et pour les raisons que nous avons nous-même tenté d’expliciter, la poésie latine, savante et « populaire », tend de plus en plus, au fil du xiie siècle, à fonder ses structures sur l’application des préceptes de la rhétorique30. Il paraît donc judicieux de voir si et en quoi l’Alexandréide obéit aux règles que commencent alors à codifier les « arts poétiques ». Nous le ferons successivement sous l’angle de l’inventio, de la dispositio et de l’elocutio – selon les termes qui, dans la vulgate cicéronienne, désignent les trois premières parties de la rhétorique. L’inventio, qui ne saurait, avant l’âge romantique, se confondre avec l’exercice débridé de l’imagination, consiste en la sélection judicieuse des arguments probants, soit, en poésie, des développements qui permettent de construire le sens. Selon la doctrine formulée vers 1210 par Geoffroy de Vinsauf dans sa Poetria nova, elle s’appuie sur la mise en œuvre des procédés de l’amplification et de l’abréviation31. Il est très intéressant de considérer de ce point de vue le rapport qu’entretient l’Alexandréide avec sa source principale, l’Histoire de Quinte-Curce. A première lecture, on est frappé d’admiration par l’habileté avec laquelle Gautier de Châtillon parvient à couler la prose narrative plutôt soignée de Quinte-Curce dans le moule très contraignant de la versification épique et comment il réussit à convertir, avec un savoir-faire étonnant, les

28 Nous employons ce terme rude et sans doute un peu démodé au sens précis que lui assigne le sémioticien Michael Riffaterre. Il renvoie à l’ « unité formelle et sémantique du poème » en tant que celle-ci « impose au lecteur … une représentation » (M. Riffaterre, Sémiotique de la poésie, trad. fr. de J.-J. Thomas, Paris, 1983, p. 11-37). 29 On ne citera ici pour faire bref que le remarquable essai d’Heinrich Christensen, Das Alexanderlied Walters von Châtillon (Halle, 1905) qui, malgré son âge vénérable, continue de faire autorité. 30 E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire au Moyen Âge, Paris, 1925 ; J.-Y. Tilliette, Des mots à la Parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, 2000. 31 Tilliette, Des mots à la Parole, p. 87-115.

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mots mêmes de l’historien romain en un énoncé scandé par dactyles et spondées32. Il en ressort que le poète médiéval est capable de manifester une fidélité littérale, qui tient du tour de force, au texte qui sert de cadre à sa narration. S’il lui arrive de ne pas lui être pas toujours aussi rigoureusement fidèle, c’est donc que cela répond à une intention. Au chapitre de l’amplification, on pourra ainsi prendre pour exemple la description des grandes batailles d’Issos (3, 1-214) et de Gaugamèles (5, 1-298). Ce que Gautier retient de Quinte-Curce, c’est le cadre général du déroulement des faits. Il lui est assez fidèle pour permettre au lecteur de se représenter sans trop d’effort la nature du terrain, le mouvement des troupes, la mise en acte de la stratégie et de la tactique. Mais là où l’historien donne surtout à voir la masse compacte et indistincte de la phalange, le poète monte en épingle l’action de quelques champions et traduit le déroulement de la bataille par la juxtaposition de « duels au sommet » entre généraux adverses, déclinant par leur entremise toutes les formes possibles de combat – à cheval, en char ou à pied, par l’épée, la lance ou la hache, et ainsi de suite… Notons au passage que, si la documentation fournit en nombre suffisant le nom de capitaines grecs, elle est beaucoup plus silencieuse sur celui de leurs ennemis asiatiques, ce qui amène Gautier, en vue de maintenir la balance tant soit peu équilibrée entre les deux camps, à forger de toutes pièces des figures de combattants perses. Même lorsque la mêlée guerrière fait rage, le poète tient donc à cœur de mettre l’accent sur les actes de vaillance individuels. On voit par là qu’il a parfaitement compris la fonction rhétorique de l’amplification : elle ne vise pas tant, comme le pense Faral, à augmenter, à rallonger (le récit de Gautier n’est pas plus étendu en nombre de mots ou de phrases que celui de Quinte-Curce), qu’à mettre en relief. En incarnant la puissance guerrière d’une nation dans l’héroïsme de quelques-uns, Gautier ne fait que se conformer aux lois du genre épique, telles que les manifestent aussi bien la tradition gréco-latine que la chanson de geste, dont les laisses 93 à 103 de la Chanson de Roland fournissent un bel exemple. C’est également à donner plus de force et de cohérence à l’action que tendent les procédés de l’abréviation. Il est aisé de constater qu’au fil de la lecture, les références au modèle antique se font plus vagues et elliptiques : si l’Alexandréide, dans les livres 2 à 5, soit de l’épisode du nœud gordien à la victoire de Gaugamèles et à l’entrée dans Babylone, suit pas à pas la trame que lui offraient les livres 3 et 4 de l’Historia de Quinte-Curce, quitte à la resserrer parfois, mais sans rien en omettre d’essentiel, la seconde moitié de l’épopée (livres 6 à 9) est beaucoup plus expéditive. Plus le récit de l’historien progresse, plus le poète en laisse de côté de longs passages ; c’est ainsi que les livres 8 à 10 du texte en prose sont survolés de façon spécialement cavalière. Il serait cependant erroné d’attribuer à la paresse ou à la lassitude ce changement de façon de faire. Quels sont en effet les épisodes si drastiquement réduits ? Il s’agit d’abord des combats livrés, sous forme de guérilla, en Asie centrale ou dans le Nord de l’Inde, qui s’interposent entre les batailles décisives contre Darius et contre

32 Nous en avons analysé avec précision un exemple dans La Fascination pour Alexandre (supra, n. 12), p. 182-184.

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Porus. Gautier n’en retient que quelques événements saillants, comme la prise de la capitale des Sudraques, qui illustre la folle bravoure d’Alexandre33. Par rapport aux affrontements gigantesques d’Issos, de Gaugamèles et de l’Hydaspe, plus propres à flatter l’honneur chevaleresque et plus conformes au style aristocratique qui est celui de la guerre au xiie siècle, les campagnes indécises en Hyrcanie et en Bactriane ne sont rien de plus qu’escarmouche et anecdote. Surtout, le choix de ne mettre en relief que les batailles rangées, où Alexandre lutte contre un adversaire de sa trempe, Darius et dans une moindre mesure Porus, marque une claire volonté de focaliser l’attention sur l’affrontement grandiose, par champions interposés, entre Orient et Occident dont Gautier, on le verra, entend l’écho dans une réalité toute contemporaine. Le résultat de ces opérations hypertextuelles est efficace du point de vue esthétique. En évitant les redites, détours et digressions, en obtenant ainsi que chaque épisode fasse contraste avec celui qui le précède, Gautier imprime à son récit ce rythme souple et nerveux qui fait d’Alexandre « une force qui va ». Est-ce aux mêmes intentions que répondent certains changements brusques de régime temporel, qui semblent faire progresser le récit par à-coups ? Les effets de l’abréviation tendent aussi, par défaut ou contraste, à donner au récit une certaine couleur. Ainsi, dans les trois passages que voici. (1) Pour Quinte-Curce, la consultation de l’oracle d’Amon constitue une étape décisive dans l’évolution du pouvoir et du caractère du roi déifié vers l’autocratie (Curt. 4, 7, 25-31). Au livre 3 de l’Alexandréide, Gautier, après avoir longuement décrit les difficultés de la traversée du désert libyen soulevé par une tempête de sable et les propriétés d’une source miraculeuse située près du temple du dieu, poursuit fort abruptement en ces termes : « Quand le roi, tout joyeux de l’oracle de Jupiter, lui eut acquitté son offrande, il revint à Memphis »34. Bel exemple de prétérition ! (2) Sur le champ de bataille de Gaugamèles, le poète agrémente l’évocation d’un exploit de Clitus d’un aparté à la première personne (« La récompense que valurent à Clitus ses mérites, je préfère n’en point dire mot… »35) – d’un humour très noir, si l’on se rappelle le triste sort de ce vieux compagnon, massacré de la main même d’Alexandre un soir de beuverie (Curt. 8, 1, 19-52)36. Puissance de l’aposiopèse ! (3) De la même façon, mutatis mutandis, après que le vénérable doyen de la « libre nation des Scythes » a plaidé devant Alexandre la cause de la paix, les cent vers et plus de son noble discours (8, 375-476) sont aussitôt suivis de l’évocation sèche, en cinq vers, de l’anéantissement de son peuple. Violence de l’asyndète ! Il nous semble qu’il y a là plus que de simples manifestations de virtuosité narrative. En usant de la litote qui dit plus en disant moins, le poète laisse son lecteur entrevoir certains aspects bien inquiétants de la personnalité du héros.

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Curt. 9, 4, 26 – 9, 5, 30 ; Alex. 9, 341-500. Rex ubi consulto letus Ioue munera soluit, / Regreditur Memphim (Alex. 3, 404-405). Sed que provenerit illi / Gratia pro meritis magis arbitror esse silendum (Alex. 5, 78-79). Les cruautés d’Alexandre envers ses proches, détaillées par Quinte-Curce, ne seront de nouveau évoquées par Gautier qu’en une prétérition de cinq vers spécialement désinvolte (9, 4-8). Mais c’est sans doute aussi que le tragique procès de Philotas, qui occupe la moitié du livre 8, aura suffi à édifier le lecteur, et que le poète tient à ne pas trop pousser au noir l’image d’un héros qui reste jusqu’au bout ambigu.

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A cet effet de stylisation, la mise en pratique des règles de la dispositio, soit d’agencement des épisodes entre eux, ajoute parfois un effet de dramatisation. Certes, le récit développé par l’Alexandréide est chronologique et linéaire. Mais il lui arrive de recourir aux prestiges de l’« ordre artificiel », valorisé par les grammairiens d’après l’exemple de Virgile. Ainsi, au livre 5 de l’Historia, Quinte-Curce relate la rencontre entre Alexandre, en route vers Persépolis, et une troupe lamentable de captifs grecs, fort maltraités par leurs geôliers qui les ont estropiés ; il leur propose de favoriser leur retour dans la patrie ; mais, après en avoir délibéré, les malheureux choisissent de demeurer sur place pour ne pas imposer à leurs proches le spectacle de leur déchéance et risquer ainsi d’encourir leur mépris. Le chapitre suivant relate la prise de Persépolis, contre laquelle les Macédoniens se montrent impitoyables (Curt. 5, 5, 5 – 5, 6, 10). Gautier intervertit l’ordre des deux épisodes, décrivant d’abord le sac de la vieille capitale des Perses (Alex. 6, 161-195), puis, au moyen d’un audacieux retour en arrière, la rencontre avec les prisonniers infirmes qui en justifie la férocité (ibid., 196-296) – là où Quinte-Curce ne mettait en scène qu’une simple succession chronologique, la phrase qui dans l’Alexandréide sert de transition entre les deux épisodes présente clairement la fureur des Grecs comme l’effet d’une vengeance légitime37. A partir de reprises de mots et d’expressions qui sont là aussi très littérales, cette distorsion calculée à l’ordre des événements a pour conséquence de dramatiser puissamment un épisode qui, situé comme il l’est entre ces deux moments forts du récit que sont l’entrée triomphale dans Babylone et les derniers jours de Darius, pouvait être le lieu d’une certaine baisse de tension. C’est donc à un effort de moralisation autant que de stylisation et de dramatisation que l’on assiste au fil de ces retouches plus ou moins profondes de la trame narrative. Le même effet de mise en perspective résulte encore, nous semble-t-il, d’un autre artifice de dispositio que, pour le coup, notre auteur n’hérite pas de ses modèles antiques, mais qu’il partage jusqu’à un certain point avec la chanson de geste, le goût des reprises thématiques38. Les exemples les plus manifestes en sont les deux grandes batailles d’Issos et de Gaugamèles, qui, du livre 3 au livre 5, se répondent l’une à l’autre, ou encore les tombeaux respectifs de la reine Stateira au livre 4 et de son époux le Grand roi Darius au livre 7. Mais on peut également rapprocher les deux moments où Alexandre se trouve en danger de mort imminente, après le plongeon dans les eaux glacées du Cydnus (2, 152-252) et lors de son assaut inconsidéré à la citadelle des Sudraques (9, 442-500), et où il ne doit son salut qu’à l’intervention d’habiles médecins, respectivement Philippe et Critobule ; ou encore les deux descriptions qui mettent en scène des personnages allégoriques, celle du palais romain de la déesse Victoire (4, 401-432) et celle de la cour infernale (10, 31-57). Au sein de cette composition rhapsodique, ce qui caractérise toutefois de telles symétries, c’est qu’elles

37 Dixeris indignam dignamue his cladibus urbem [s. Persepolim] / Ambigitur, nam cum subiturus menia Magnus / Pergeret, occurrit agmen mirabile uisu, « Doit-on dire que la ville avait mérité ou non ces désastres ? La chose est incertaine car, au moment où Alexandre allait s’avancer au pied des remparts, vint à sa rencontre une troupe d’aspect lamentable » (Alex. 6, 196-198). 38 Cf. E. Vinaver, « La Mort de Roland », dans A la recherche d’une poétique médiévale, Paris 1970, p. 49-74.

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sont un peu claudicantes : selon des formes bien typiques de l’esthétique romane, le second des deux items mis en parallèle ne reproduit pas à l’identique le premier, mais le gauchit, le réoriente, en précise peut-être l’intention. On parlera plus loin des tombeaux des rois perses. Mais, entre les batailles, qui paraissent si semblables à une lecture hâtive, la deuxième a ceci de particulier qu’elle lance au milieu des combattants humains Bellone, la farouche déesse de la guerre, et ses valets d’armes Fureur (Furor), Colère (Ira) et Frénésie (Impetus), cousins des sombres entités qui peuplent le règne de Satan (5, 205-219), ce qui produit un effet de surenchère dans la violence. Dans le même ordre d’idées, la reine Victoire dénombre parmi ses courtisans, à côté des figures honorables de Gloire et de Concorde, quelques personnages douteux, des suppôts de la flatterie que l’on retrouvera chez le diable39. Quant aux deux consultations médicales, elles sont respectivement placées sous le signe de l’espoir, qu’éclaire le sourire de Fortune, et celui de l’angoisse. Ainsi, même dans ses parties non narratives, le poème, loin d’être statique, définit un sens de lecture. Mais celui-ci – et l’on en vient au chapitre, si important dans les poétiques médiévales, de l’elocutio – se construit à l’aide des mots. On a montré plus haut à quel point Gautier de Châtillon était imprégné de la phraséologie épique traditionnelle. Il convient toutefois de souligner que ses modèles de prédilection appartiennent à ce que l’on appelait naguère la « latinité d’argent ». En quoi il est bien un homme de son temps : si la Pharsale de Lucain connaît une large diffusion dès le ixe siècle, elle est, selon le témoignage des manuscrits conservés, le texte classique le plus copié au xiie , et ce n’est pas avant cette date que les Métamorphoses d’Ovide, la Thébaïde de Stace, ainsi que les carmina historica de Claudien, connaissent un spectaculaire essor de popularité40. Ces œuvres bien différentes entre elles se signalent par un goût commun pour une écriture très travaillée, volontiers baroquisante et empreinte de figures de rhétorique – un goût que partagent au plus haut degré les poètes latins du xiie siècle. Gautier n’y fait donc pas exception. Dans un essai fort perspicace, le philologue Joseph Hellegouarc’h, après avoir établi, exemples à l’appui, que notre auteur est un fin lecteur des classiques dont il sait percevoir et imiter les traits stylistiques distinctifs41, met aussi en évidence le fait que tous ces traits empruntés à la koïnè épique, Gautier tend à les exagérer42. Voir par exemple ces allitérations particulièrement ronflantes : uolat ad fastigia flammae / Inflammata fames…/ Mixta plebe patres pereunt (Alex. 3, 307-309) ; ou encore ce polyptote dont le mécanisme paraît s’emballer : Quadrupedi quadrupedes armoque opponitur armus, / Pectora pectoribus, orbisque rertunditur orbe, / Torax torace, gemit obruta casside cassis (Alex. 3, 38-40). Dans l’imitation des anciens par les poètes du xiie siècle, il entre

39 Voir ci-dessous, p. 30. 40 B. Munk Olsen, I classici nel canone scolastico altomedievale, Spolète, 1991, p. 37-51. 41 Ainsi l’usage, assez constant en poésie latine, de l’allitération signifiante, le goût, partagé avec Lucain, pour les sententiae bien frappées, l’emploi récurrent du polyptote – c’est-à-dire de la répétition du même mot à des cas différents – dont Stace était si friand. 42 J. Hellegouarc’h, « Gautier de Châtillon, poète épique dans l’Alexandréide. Quelques observations », dans H. Roussel et F. Suard (ed.) Alain de Lille, Gautier de Châtillon, Jakemart Giélée et leur temps (= Bien dire et bien aprandre 2), Lille, 1980, p. 229-248.

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de la surenchère. C’est de la sorte que les nains dépassent les géants sur les épaules de qui ils se sont perchés43. Et c’est par là que l’Alexandréide est autre chose qu’un pastiche bien réussi, et qu’on ne saurait la confondre avec une épopée tardo-antique ou même carolingienne. Le xiie siècle voit l’élaboration d’une « nouvelle poétique » que caractérise d’abord l’invasion du vers par le cliquetis des figures de rhétorique les plus spectaculaires. Nous avons essayé de définir ailleurs les motifs, la nature et les intentions d’une telle évolution44. Qu’il suffise de signaler ici que les préceptes ultérieurement codifiés par les théoriciens sont déjà mis en œuvre par notre auteur, même s’il le fait sans doute avec plus de discernement et de modération que maint de ses confrères. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, l’usage de l’annominatio ou paronomase, le rapprochement signifiant de mots de consonance voisine, mais non apparentés, une des figures les plus prisées de la nouvelle poétique, alors qu’elle est généralement considérée comme un ornement plutôt vain et puéril par l’ancienne tradition rhétorique. C’est que, jouant sur l’équivoque et l’à-peu-près, elle n’est pas loin de s’apparenter au calembour. Or, nul peut-être autant que Gautier ne lui a donné droit de cité en contexte épique45. Quelques exemples. Le premier vient du récit de la bataille d’Issos : Inuoluitque ducum mors uno turbine turbam. La mort enveloppe en un seul tourbillon le bataillon des capitaines… (…) transiecto iacet ille ilia ferro. Celui-là gît, les flancs percés par la flamberge… (…) hunc fundit funda uel arcus. La fronde ou l’arc en effondrent un autre… L’un est mourant, l’autre a péri ; l’un (…) Hic obit, ille obiit. Hic palpitat, ille pantèle, l’autre repose. quiescit (Alex. 3, 132-139).

Plus spectaculaire encore, celui-ci, à propos du massacre des habitants de Tyr : (…) libertatem tuendo elegere mori : mortis genus illud honestum et labi sine labe fuit non cedere cedi cedereque et cedi dum non cedantur inulti (Alex. 3, 322-325).

(…) Ils choisirent de mourir en défendant leur liberté. Cette mort-ci fut honorable, et c’est choir sans déchoir que de ne pas lâcher pied devant le tuerie, de tuer et d’être tué, pourvu qu’on ne se laisse pas tuer sans en tirer vengeance.

43 En voici l’illustration pour ainsi dire mathématique : la phrase qui vient d’être citée compte six polyptotes, contre deux chez Virgile (… haeret pede pes densusque uiro uir, Aen. 10, 361) et cinq chez Stace (Iam clipeus clipeo, umbone repellitur umbo, / ense minax ensis, pede pes et cuspide cuspis, Theb. 8, 398-399), dans le même genre de contexte. 44 J.-Y. Tilliette, Des mots à la Parole, p. 135-159. 45 J.-Y. Tilliette, « La Poétique de Gautier de Châtillon », dans P. Stotz (ed.) Dichten als Stoff-Vermittlung. Formen, Ziele, Wirkungen. Beiträge zur Praxis der Versifikation lateinischer Texte im Mittelalter, éd. P. Stotz, Zurich, 2008, p. 265-278.

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Enfin, cet extrait du plaidoyer pro domo de Philotas, accusé de complot et mettant en balance la pureté de sa conscience (mens) et la dureté de son sort (fortuna) : Forti fortunae pereo si pareo. Mentem non sinit insontem fortuna potentior esse. Hec secura manet in me parat illa securim. (Alex. 8, 201-203)

Si je m’en remets à Fortune et à ses hasards, je suis mort. Fortune est trop puissante pour laisser mon esprit à son innocence. Lui, il demeure serein ; elle, elle affûte contre moi sa hache [on n’ose écrire : son surin].

A quoi tendent ces jeux, qui peuvent à bon droit heurter le goût du lecteur de Virgile ? Nous leur voyons deux justifications. En premier lieu, ils nous rappellent que la communication poétique est en ce temps vocale. A défaut de pouvoir, comme leurs confrères qui écrivent en langues vernaculaires, user de la rime, non canonisée par la tradition antique, ils réservent une place très importante aux figures de mots, qui font résonner la langue, portent la voix et aident la mémoire. Mais, plus profondément, un tel usage des mots a aussi pour fonction de donner l’accès aux idées. Si l’on a parfois l’impression que le poète s’abandonne à la pure ivresse de la parole, ces étincelles verbales ne sont pas pour autant dépourvues d’intentions signifiantes. Ainsi, lors de la prise de Tyr, fuir (cedere) ou être massacré (cedi), c’est tout un. Et la sécurité d’esprit de Philotas n’empêchera pas la hache, securis, d’exercer sa sévérité. Cette façon de faire s’adosse à une conception essentialiste du langage, selon laquelle le mot est image de la chose-en-soi, et donc la contiguïté phonétique le signe d’une convenance sémantique. Rien de superficiel par conséquent dans de telles pratiques d’écriture – ou de réécriture. Il est remarquable de constater que, dans ses poèmes satiriques, c’est exactement les mêmes figures jouant sur l’équivoque entre les sons et les sens, mais chargées pour le coup de force comique, que met en œuvre Gautier de Châtillon en vue de démasquer les faux-semblants et d’indiquer la droite voie. Voilà un indice supplémentaire de ce que l’Alexandréide est aussi destinée à faire l’objet d’une lecture « à plus haut sens », moral, peut-être même spirituel. Au terme de cette analyse des procédés d’écriture mis en œuvre par Gautier de Châtillon, nous sommes donc en mesure de constater que sa soumission aux formes de la rhétorique, sous le triple rapport de l’inventio, de la dispositio et de l’elocutio, a fonction non seulement décorative, mais aussi démonstrative, ou pour mieux dire monstrative. Mais monstrative de quoi ? Pour l’évaluer, il convient maintenant de pousser l’analyse, selon le principe d’« unité formelle et sémantique » que nous avons posé plus haut, en vue de définir les intentions qui ont présidé à l’élaboration de l’œuvre. Nous le ferons en l’examinant tour à tour du point de vue de la politique et de celui de l’éthique.

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Un miroir du prince ? Gesta ducis Macedum totum digesta per orbem,

La geste, répandue par l’univers entier, du capitaine des Macédoniens, les trésors qu’il répandit avec largesse, Quam large dispersit opes, quo milite Porum l’armée grâce à quoi il vainquit Porus et Darius, le prince qui rendit le Vicerit et Darium, quo principe Grecia uictrix sourire à la Grèce victorieuse Risit et a Persis rediere tributa Chorintum, et qui ramena le tribut de la Perse à Corinthe, Musa refer... (Alex. 1, 1-5) ô Muse, raconte-les...

La phrase liminaire de l’épopée dédiée par Gautier de Châtillon à Alexandre le Grand s’achève sur une invocation que nous connaissons bien, puisqu’elle rappelle les toutes premières origines de la littérature : « Muse, raconte... ! », soit les premiers mots de l’Iliade – sans doute le poète médiéval ne peut les avoir lus, mais il doit les avoir entendu résonner au début de l’Ilias latina. Pourtant, l’incipit même du poème, le mot Gesta, renvoie à un tout autre univers culturel. Certes, depuis le Ier siècle au moins, le pluriel neutre du participe passé substantivé de gero désigne « les accomplissements », et par là « les hauts faits, les exploits », mais il y a fort à parier que pour un lecteur ou un auditeur du xiie siècle, il évoque d’abord le genre qui se qualifie comme tel depuis la Chanson de Roland, la geste46. Entre ces deux marqueurs génériques forts, l’énoncé abrégé de ce qui fera la substance de l’œuvre. Tiraillée entre forme de l’épopée classique et contenu de la geste médiévale, où situer l’Alexandréide ? La réponse à cette question paraît à première vue aisée, tant la langue adoptée, le latin, et le choix de la source, l’Historia de Quinte-Curce suivie très fidèlement, font pencher la balance en faveur du premier terme de l’alternative47. Que Gautier ait nourri l’ambition de « refaire en mieux l’Énéide », comme on le disait des épopées bibliques du ive siècle, l’analyse qui vient d’être faite des techniques d’écriture qu’il met en œuvre semble bien l’avoir garanti. Toutefois, les conclusions de cette même analyse nous interdisent de réduire l’Alexandréide à la qualité de brillant exercice de style : ce serait méconnaître, au prix d’un lourd anachronisme, le projet dont elle se doit d’être porteuse. Aucun écrivain médiéval n’est adepte de l’art pour l’art, et ne saurait même imaginer de l’être. L’utilitas legentis, le profit intellectuel ou moral que l’œuvre vise à engendrer au bénéfice de son lecteur est la raison d’être même de

46 Cf. par exemple ces mots de l’émir Baligant à propos de Charlemagne : En plusurs gestes de lui sunt granz honurs (Chanson de Roland, v. 3181). Le mot se rencontre à sept autres reprises dans l’épopée française. Son sens précis (texte écrit ou tradition orale ?) reste encore âprement discuté. 47 Toutefois, le remploi, si naturel qu’il en semble à peine conscient, de certains motifs caractéristiques de l’épopée de langue française atteste que Gautier était familier aussi de cette littérature (D. Kullmann, « Gautier de Châtillon et les chansons de geste françaises », dans D. Boutet, M.-M. Castellani, F. Ferrand et A. Petit (ed.) Plaist vos oïr bone cançon vallant ? Mélanges offerts à François Suard, Lille, 1999, p. 491-501 ; ead., « Die Alexandreis des Walter von Châtillon und die altfranzösische Epik », dans U. Schöning, B. Hammerschmid et F. Seemann (ed.) Internationalität nationaler Literaturen. Beiträge zur ersten Symposion des Göttinger Sonderforschungsbereiches, Göttingen, 2000, p. 53-72).

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celle-ci. Il est donc acquis en principe que le projet esthétique sous-tend une visée éthique. Quelle est donc la leçon que l’auteur de l’Alexandréide entend adresser à ses contemporains ? ou, pour mieux dire, en quoi la carrière d’Alexandre est-elle d’actualité ? C’est, comme l’on peut s’en douter, s’agissant d’une épopée, la figure du héros qui est censée fournir la réponse à ces questions qui mettent en jeu le sens même du projet littéraire de Gautier. En parfaite consonance avec les réflexions et les aspirations de son temps, le poète va donc élaborer la construction d’une figure idéale de la royauté. Le récit proprement dit de la carrière d’Alexandre, tel que Gautier de Châtillon l’emprunte à Quinte-Curce, est précédé d’un long développement discursif : l’enseignement, rapporté au style direct, dispensé par Aristote à son élève encore tout jeune, mais déjà avide d’exploits guerriers (Alex. 1, 82-183). Après l’invocation liminaire à la muse et la dédicace au commanditaire de l’œuvre, ce discours mis dans la bouche de celui que le Moyen Âge désigne comme « le Philosophe », et qui ne reparaîtra plus dans la suite du poème, joue le rôle de prologue, et semble de ce fait assumer, comme c’est souvent le cas en tel contexte dans la littérature médiévale, valeur programmatique. Le propos d’Aristote, scandé par les impératifs et les subjonctifs d’exhortation, tend, on l’imagine, à préparer le jeune homme à son métier de roi, à lui fournir les clés du bon gouvernement, militaire et civil. Aussi n’est-il pas abusif de l’annexer à un genre littéraire, celui du « miroir des princes » (speculum principis ou Fürstenspiegel), qui connaît une vogue toute particulière à partir du milieu du xiie siècle48. En effet, la nouvelle façon de penser la société élaborée par la réforme de l’Église, la nouvelle répartition des rôles entre clercs et laïcs et la séparation rigoureuse des sphères du spirituel et du temporel qui en est le corollaire49, tout comme la complexification des procédures de gouvernement50 expliquent l’essor rapide du genre. Comme nous avons eu l’occasion de le signaler plus haut, la source principale du discours d’Aristote est à chercher dans le Panégyrique pour le quatrième consulat d’Honorius de Claudien51 : le poète y met dans la bouche de l’empereur chrétien Théodose le Grand les préceptes du bon gouvernement adressés par lui à son fils – le jeune Honorius, qui atteint à peu près alors l’âge de l’Alexandre de Gautier et manifeste la même impatience que lui de secouer le joug des oppresseurs (Claudien 8, 212-352).

48 D. Berges, Die Fürstenspiegel des hohen und späten Mittelalters, Leipzig, 1938 ; J. Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France. xiiie -xve siècle, Paris, 1993, p. 167-204 ; C. Munier (trad.) Vincent de Beauvais, De l’institution morale du prince, Paris, 2010, p. 21-53. L’autre âge d’or du miroir du prince se situe lors des années 800-875, du temps de l’empire carolingien triomphant, mais les ouvrages de cette époque insistent beaucoup plus sur la dimension spirituelle d’une fonction conçue comme quasi-sacrale. 49 J. Paul, L’Église et la culture en Occident. 1/ La sanctification de l’ordre temporel et spirituel, Paris, 1986, p. 297-366 ; Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (ive -xiie siècle), Paris, 2002, p. 248-322. 50 M. Clanchy, From Memory to Written Record. England 1066-1307, Oxford – Cambridge (Mass.), 19932, p. 44-80. 51 O. Zwierlein, Der prägende Einfluβ (supra, n. 20), p. 23-27 ; M. Lafferty, Walter of Châtillon’s Alexandreis (supra, n. 10), p. 75-79.

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En substance, les recommandations faites par Aristote au jeune prince macédonien recoupent celles que Théodose formule au profit de son fils, mais elles sont distribuées et pondérées de façon sensiblement différente. En voici l’inventaire : 1-Avant toutes choses, le philosophe enjoint à Alexandre de savoir bien s’entourer (Alex. 1, 85-104). Le conseil royal ne saurait admettre en son sein des hommes de naissance ou d’âme basse. On note une certaine tension dans ce développement qui, s’il en vient à conclure que « l’unique noblesse est celle qui pare le cœur de vertus » (Nobilitas sola est animum que moribus ornat), n’en insiste pas moins sur le fait que les amis du prince ne sauraient être de modeste extraction, comme si l’humilité des origines avait pour corollaire la vilenie des pensées. 2-Le deuxième commandement concerne l’exercice de la justice, qui doit être impartial et surtout inaccessible à la corruption (Alex. 1, 105-114). 3-L’ensemble de recommandations qui suivent, le plus développé, est relatif à la conduite de la guerre, et prescrit au chef de faire en toutes circonstances preuve d’une bravoure confinant à la témérité, afin de galvaniser l’ardeur parfois défaillante de la troupe (Alex. 1, 115-143). 4-Il faut ensuite être généreux, et distribuer à pleines mains le butin – mais non tant par souci de cultiver la largesse pour elle-même que pour se concilier la faveur d’alliés incertains (Alex. 1, 144-163). 5-Un conseil négatif enfin : une âme royale doit se préserver jalousement des tentations de la sensualité, ivresse et luxure avant tout, sources de mollesse et de désordre. Qui veut être maître de l’univers doit d’abord l’être de soi-même (Alex. 1, 164-177). Aristote clôt enfin cette liste d’instructions éminemment pragmatiques par le rappel presque subreptice des vertus qui sont supposées les soutenir, en quelques vers qui les désignent clairement comme une espèce de surplus vaguement décoratif : Nec desit pietas pudor et reuerentia recti. Diuinos rimare apices, mansuesce rogatus, Legibus insuda, ciuiliter argue sontes, Vindictam differ donec pertranseat ira, Nec meminisse uelis odii post uerbera... (Alex. 1, 178-182)

N’oublie pas non plus la piété, la pudeur et le respect du droit. Observe les décrets divins, sois clément quand on te supplie, Fais effort en faveur des lois, accuse les coupables selon les règles juridiques, Attends pour te venger que ta colère soit passée Et cesse de haïr une fois que tu as châtié.

La critique a parfois noté le cynisme d’un enseignement tout entier axé sur l’efficacité52, au point d’annoncer, par certains aspects, les maximes du plus célèbre des miroirs du prince, celui de Machiavel. Tout en reprenant à son compte certaines 52 D.M. Kratz, Mocking Epic: Waltharius, Alexandreis and the Problem of Christian Heroism, Madrid, 1980, p. 80-87 ; Lafferty, Walter of Châtillon’s Alexandreis, p. 65-101. Il est vrai que l’écho renvoyé par le Ne desit pietas… (v. 178) par quoi conclut Aristote au Sis pius in primis… de Théodose (Claudian. 8, 276) paraît des plus ironiques.

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formules de Claudien, Gautier en a donc assez sensiblement modifié l’orientation. Les termes qui ponctuaient le discours paternel de Théodose (pius, mitis, aequus) se trouvent rejetés en queue de programme. Mais peut-être, pour comprendre un tel détournement du propos, est-il opportun de resituer l’Alexandréide dans son actualité politique immédiate. L’auteur y invite d’ailleurs son lecteur sur un mode plutôt alambiqué dès la deuxième phrase du poème. Il y développe en effet l’hypothèse fictive voulant que, si Alexandre, indemne des atteintes de l’âge, avait vécu « jusqu’à notre temps » (... in nostros annos, Alex. 1,6), sa gloire éblouissante aurait terni l’éclat des plus glorieux triomphes de Rome53. Autant dire que le Macédonien est un héros pour le présent. Ce n’est pas tout. A l’intention du lecteur sagace qui entame ici le déchiffrement de l’Alexandréide, Gautier poursuit aussitôt par l’éloge emphatique du commanditaire et destinataire premier de l’œuvre, l’archevêque Guillaume, habile à « pénétrer les raisons secrètes en dissipant l’ombre des phénomènes » (... fugata / rerum nube... causas penetrare latentes, Alex. 1, 22-23). Or, Guillaume aux Blanches Mains, récemment promu du siège archiépiscopal de Sens (la patrie de Brennus, le vainqueur des Romains, rappelle incidemment le poète) à celui, plus prestigieux encore, de Reims, la ville du sacre et du couronnement, est le premier personnage ecclésiastique du royaume54. Il entretient même un lien encore bien plus direct avec la dynastie capétienne : oncle maternel du jeune roi Philippe Auguste, il lui sert de mentor au cours des premières années du règne ; défini par Philippe lui-même comme « (son) œil vigilant au conseil et (son) bras droit dans les affaires », il est chargé d’exercer la régence quand le roi part à la croisade55. Il est impossible d’imaginer qu’un tel personnage ait commandé au plus talentueux des poètes de son temps une épopée sur Alexandre le Grand sans nourrir d’arrière-pensées politiques. Mieux que cela, même : des arrière-pensées dynastiques. Alexandre est en effet, au moins sur le plan symbolique, le lointain ancêtre du jeune roi. Les anthropologues ont mis en évidence l’importance cruciale de la transmission du prénom dans les lignages aristocratiques. Aucune source ne garantit que Louis VII, en décidant de donner à son premier fils celui de Philippe, avait à l’esprit de lointaines parentés macédoniennes, attestées par une obscure chronique d’époque mérovingienne56. Le prénom est dans la famille depuis le milieu du xie siècle. Mais il est à peu près certain 53 Cette supposition étrange a fait couler beaucoup d’encre : Neil Adkin croit même pouvoir y déceler une allusion à la vieillesse impotente de Louis VII (e.g. Adkin, « The Proem of Walter of Châtillon’s Alexandreis. Si nostros… vixisset in annos », Medium Aevum, 60 (1991), p. 207-221 ; id., « The Date of Walter of Châtillon’s Alexandreis », Bolletino di Studi Latini, 22 (1992), p. 282-287 ; id., « The Date of Walter of Châtillon’s Alexandreis Again », ibid. 23 (1993), p. 359-364) ! N’est-il pas bien plus simple d’y voir l’expression du topos de surenchère, formulé de façon assez précieuse au moyen de la figure d’adynaton ? En tous cas, on y percevra volontiers l’écho d’une polémique anti-romaine assez systématique dans l’Alexandréide et plus généralement dans toute l’œuvre poétique de Gautier. 54 Sur son exercice du mécénat littéraire, voir Williams, « William of the White Hands… » (supra, n. 6). 55 J. Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge (trad. fr. par B. Bonne), Paris, 1991, p. 57-58 et passim. 56 A. W. Lewis, Le sang royal. La famille capétienne et l’Etat. France, xe-xive siècle, trad. fr. par J. Carlier, Paris, 1986, p. 33-36 et 77-81.

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qu’en un temps qui voit l’explosion de l’étonnante fortune littéraire du conquérant, le rapprochement s’imposait aux doctes. Il sera d’ailleurs explicité par le poète Guillaume le Breton, dont l’épopée latine sur la victoire de Bouvines, la Philippide, démarque révérencieusement notre Alexandréide : sans doute Guillaume, à la lumière des hauts faits d’un règne glorieux qui s’achève, avait-il su repérer, dans l’ouvrage de son maître et devancier, un lien qui y reste tout implicite57. On peut donc sans forcer l’interprétation considérer que c’est l’exemple d’un aïeul imaginaire que l’archevêque de Reims a voulu proposer, par l’entremise de Gautier, à son royal pupille. Doit-on être plus précis et considérer que c’est Philippe Auguste lui-même que notre auteur a peint sous les traits d’Alexandre ? Dans le cadre des querelles byzantines auxquelles continue de donner lieu la datation fine de l’Alexandréide, d’aucuns ont pu soutenir que la scène du couronnement d’Alexandre (Alex. 1, 209-238) transposait celle du sacre de Philippe58. L’âge des deux jeunes rois coïncide à peu près, avec un léger avantage en précocité pour le Macédonien : au début de l’Alexandréide, il est âgé de douze ans (aetas duodennis, Alex. 1, 44), alors que le Français en a quatorze quand son père moribond l’associe au trône. Mais le rapprochement s’arrête là. Même si l’on adopte pour le poème de Gautier la datation basse qui en fixe l’achèvement vers 1184, Philippe Auguste, encore adolescent, n’a pas eu l’occasion à cette date de s’illustrer au combat. C’est la Philippide, achevée en 1224, un an après la mort du roi, qui modèlera le récit de la bataille de Bouvines sur ceux d’Issos et de Gaugamèles. Comme si, en quelque sorte, la description donnée par Gautier de faits appartenant à un passé lointain avait quelque chose de prémonitoire. Car, si tant est que Philippe Auguste soit le destinataire idéal de l’Alexandréide, c’est bel et bien un programme de gouvernement que son auteur propose à un monarque encore apprenti. C’est en fait à la lumière de l’actualité immédiate que les propositions d’Aristote doivent être appréciées. Et en particulier celle qui occupe la première place dans le discours du maître. Le mot consilium, « avis, recommandation », commence au cours du règne de Louis VII, dès 1153, à désigner une réalité institutionnelle, le « conseil », à savoir l’entourage proche du prince, sa famille, les grands du royaume et quelques officiers laïcs et clercs distingués pour leur compétence et leur loyauté. La référence à cette situation contemporaine permet sans doute de rendre raison de la contradiction brutale que nous avons relevée à l’intérieur même du propos du philosophe, lorsqu’il juxtapose froidement le point de vue hors du temps du moraliste (« La seule noblesse est celle du cœur ») et le préjugé aristocratique (« Un non-noble [humilis natura, seruus, v. 85-86] ne saurait en aucun cas faire un bon conseiller »)59.

57 Baldwin, Philippe Auguste… p. 456-463. 58 N. Adkin, « The Date of Walter of Châtillon’s Alexandreis Again » (supra, n. 53) ; contra, Dionisotti, « Walter of Châtillon and the Greeks », dans P. Godman – O. Murray (éd.) Latin Poetry and the Classical Tradition. Essays in Medieval and Renaissance Literature, Oxford, 1990, p. 91-92. 59 Abstraction faite du contexte politique immédiat, Gautier se souvient peut-être ici de l’invective de Claudien Contre Eutrope (un ancien esclave devenu consul), dont le vers Asperius nihil est humili cum surgit in altum (1, 181) est devenu proverbial. La faute, et le malheur, de Darius viennent de ce qu’il confie son destin à des hommes, Bessus et Narbazanes, que (selon Gautier) « il a tirés de l’humble plèbe pour les placer parmi les grands » (Alex. 5, 303) – ce qui est d’ailleurs totalement faux : Bessus est de sang royal.

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Car on concevra volontiers que la désignation de ces conseillers, dépendante du bon vouloir du prince, relève d’un choix délicat et mûrement réfléchi, et puisse donner lieu à manigances et à brigue : aussi bien la critique des flatteurs et de ceux qui leur prêtent l’oreille est-elle, de façon très appuyée, au cœur de la dénonciation féroce par le Policraticus, le grand traité de philosophie politique du contemporain de Gautier Jean de Salisbury, de cette innovation dangereuse selon lui que constitue l’univers des curiales, les gens de cour. Dans l’Alexandréide, l’entourage du roi macédonien, composé de guerriers consultés avant tout sur le choix d’options stratégiques, paraît largement indemne de tels égarements. Cela n’empêche pas pour autant Gautier de manifester dans son poème, à l’instar de bien des intellectuels de son temps60, la plus vive méfiance à l’égard du monde curial, qu’il décrit à deux reprises sous le voile de l’allégorie. Il évoque ainsi, à la veille de la bataille de Gaugamèles, le palais (regia), situé à Rome, de la reine Victoire, métaphore sans doute appropriée de la cour d’Alexandre, puisque l’on y rencontre les nobles figures de Gloire, Majesté, Justice, Clémence, Concorde et Opulence, mais aussi « Faveur l’équivoque » et « Rire l’adulateur au regard torve » (Alex. 4, 410-432). Bien plus sinistre encore est l’autre assemblée, puisqu’elle peuple la demeure (aula) de Satan, que Nature vient visiter au début du chant 10 : à côté des allégories traditionnelles, et attendues, des sept péchés capitaux, le poète y installe Trahison, Ruse, Calomnie, et surtout Hypocrisie et Flatterie, « habile à distiller un poison mortel dans l’oreille assoiffée des puissants » (Alex. 10, 31-52). Le conteur anglais Gautier Map, fort célèbre en son temps, dans l’unique ouvrage qui nous reste de lui, y file ainsi fort longuement la comparaison entre la cour du roi et l’enfer61... Mais revenons à notre miroir du prince, et à la pertinence des enseignements qui y sont dispensés, du point de vue des méthodes de gouvernement de la seconde moitié du xiie siècle. Le deuxième point du discours aristotélicien, sur l’incorruptibilité de la justice, est soigneusement discuté par les intellectuels du fameux « cercle de Pierre le Chantre », en qui un livre magistral de l’historien John Baldwin nous a appris à voir des penseurs du social particulièrement affûtés62. Quant au bon usage des cadeaux, monétaires ou territoriaux, destinés à garantir la solidité des alliances et des traités, c’est la clé même du succès de la monarchie capétienne, à qui sa virtuosité en la matière a valu de s’élever au-dessus de grands vassaux à l’origine plus puissants qu’elle63. Jusqu’à quel point le souverain macédonien se montrera-t-il fidèle aux leçons d’Aristote ? En fait, on le voit dans la suite du poème suivre assez inégalement les directives qui lui ont été adressées. C’est sans doute que l’histoire ancienne et la

60 E. Türk, Nugae curialium. Le règne d’Henri II Plantagenêt (1145-1189) et l’éthique politique, Genève, 1977. 61 Gautier Map, De nugis curialium, 1, 1-10, éd. M. R. James, C. N. L. Brooke et R. A. B. Mynors, Oxford, 1983, p. 2-24. La chronologie de ce livre fourre-tout est incertaine. Il est raisonnable de le dater des années 1180-1190. 62 J. Baldwin, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of Peter the Chanter and his Circle, Princeton, 1970, p. 175-204 (spéc. p. 191) 63 Cf. F. Menant, « Le règne de Louis VII (1137-1180) : une discrète affirmation du pouvoir royal », dans F. Menant, H. Martin, B. Merdrignac et M. Chauvin, Les Capétiens. Histoire et dictionnaire 987-1328, Paris, 1999, p. 192-221.

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politique contemporaine ne sont pas si aisément accordables. Lorsqu’Alexandre réunit le conseil des Amis, c’est le plus souvent pour s’opposer à lui : que Parménion l’adjure de souscrire aux offres de paix honorable que lui fait Darius après la bataille d’Issos (Alex. 4, 109-141), que Polypercon, à la veille de celle de Gaugamèles, préconise d’user de la ruse plutôt que de la force (ibid., 327-373), ou que Cratère suggère, une fois acquise la victoire sur les Indiens, de faire retour dans la patrie (Alex. 9, 510-577), il rejette avec hauteur ces avis timorés. Serait-ce parce qu’il n’a su s’entourer que d’âmes viles ? Quand il se mêle de rendre la justice, comme c’est le cas lors du prétendu complot de Philotas, sa sentence impitoyable est dictée par le ressentiment (Alex. 8, 92-322). Et, s’il succombe moins volontiers que le personnage de Quinte-Curce au goût pour les boissons fortes – un comportement qui ne correspond gère aux valeurs nobiliaires du xiie siècle –, il n’en est pas moins la proie d’une ivresse tout aussi pernicieuse : c’est pour avoir, sans modération, « bu » les paroles de son maître, comme le souligne une métaphore qui revient avec insistance sous la plume de Gautier64, qu’il s’abandonne tout entier à la passion de se battre et à la rage de dominer. En revanche, pour ce qui est des qualités proprement chevaleresques, largesse et prouesse, Alexandre en est un parangon. La vaillance au combat est assurément le trait le plus constant de son caractère : lors des deux batailles rangées, on le voit affronter en personne les chefs ennemis les plus puissants, à la différence de Darius, qui se tient en retrait du combat ; et, en une sorte d’apogée, son dernier exploit militaire consiste à affronter tout seul la forteresse des Sudraques (Alex. 9, 341-441). Quant à sa libéralité, elle se manifeste lors du partage du butin, que le roi macédonien est prêt à distribuer tout entier à ses soldats, pour ne garder pour lui-même que la gloire (Alex. 2, 486-488). Sa mansuétude et sa retenue vis-à-vis de la femme de Darius prisonnière, l’hommage sincère rendu au roi perse vaincu et la vengeance tirée de ses lâches assassins, sa grandeur d’âme envers Porus font de lui un digne représentant de l’éthique chevaleresque telle qu’elle s’élabore en Flandre et dans le monde anglo-normand au fil du xiie siècle65. Aussi bien le personnage que vont, au fil du poème de Gautier, révéler ses hauts faits est-il préférable à l’image bien antipathique que lui tendait le miroir d’Aristote. Comment comprendre cette discordance ? C’est qu’en réalité, chacun est dans son rôle. Si Alexandre figure aux yeux de l’histoire le modèle du chevalier parfait – cela, on ne peut lui ôter…-, Aristote, le saint patron des clercs, partage avec ses lointains héritiers, les intellectuels parisiens, une solide méfiance envers les laïcs. On ne peut leur demander plus que ce qu’ils sont capables de donner. Selon la conception grégorienne de la société, telle que la développent des maîtres comme Pierre le Chantre ou Étienne Langton, il ne convient pas que des laïcs, fussent-ils princes, aient accès à la connaissance réservée aux clercs66. L’Alexandréide illustre 64 Métaphore analysée par Tilliette, « Énéide médiévale… », p. 285-287. Voir par exemple ces descriptions de l’attitude d’Alexandre avant (… hec dicentem uigili bibit aure magistrum, Alex. 1, 81) et après (Ille libens sacris bibulas accommodat aures / Vocibus…, Alex. 1, 187-188) le discours d’Aristote. 65 J. Flori, L’Essor de la chevalerie. xie -xiie siècles, Genève, 1986, p. 223-330. 66 Cf. Ph. Buc, L’Ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 176-204.

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ces vues cléricales. On touche là sans doute à l’une des différences majeures entre son héros et celui des romans contemporains en ancien français : pour ces derniers, en particulier sous la plume de l’anglo-normand Thomas de Kent, le conquérant est, plus encore qu’homme de guerre, homme de science, naturaliste passionné qui, au fil de ses explorations en Inde, se fait tour à tour ethnographe, zoologue et botaniste67. Selon la vision qu’en offre Gautier de Châtillon, le même personnage est un quasi-analphabète, bien trop pressé d’étancher sa soif de conquête pour songer à regarder le monde. Et quand la chance lui en est offerte, il ne sait pas la saisir. Ses rencontres avec les hommes de savoir sont des échecs cognitifs. La vision qu’il a en songe du grand prêtre de Jérusalem, dont la majesté l’impressionne, le laisse interloqué ; mais il ne s’interroge pas sur le sens de cette rencontre. Il se limitera, pour solde de tout compte, à faire preuve de mansuétude à l’égard des Juifs, et les quatre caractères « barbares » qu’il a vus brodés sur la tiare du pontife sont destinés à lui rester indéchiffrables68. Plus remarquable encore est son affrontement, sur le champ de bataille d’Issos, avec le devin Zoroas de Memphis, un personnage tout à fait imaginaire présenté comme un maître incomparable des sciences du quadrivium, et en particulier de l’astronomie (Alex. 3, 140-188). On peut à bon droit voir en lui un avatar de Nectanébo, le pharaon nécromant, du fait de son origine égyptienne, mais aussi de l’« archevesque » Amphiaraus, protagoniste du Roman de Thèbes : comme ce dernier, il a en effet la prescience de sa fin imminente et n’en exerce que plus sauvagement sa rage guerrière69. C’est dans cet esprit qu’il se rue sur Alexandre, l’insulte à la bouche. La réaction de ce dernier témoigne d’une modération dont il est peu coutumier : « … Vis, je t’en prie. Ne détruis pas en mourant l’asile de tant de sciences. Que ne puisse jamais mon bras s’employer contre un cerveau qui connaît tant de choses »70. Cette apostrophe traduit bien la révérence du laïc illiteratus pour les hommes de savoir, et la reconnaissance de la supériorité des arts sur les armes. Il est cependant un terrain où le clerc et le chevalier, même réduit au rang subalterne de « bras séculier », doivent se rencontrer. Au centre exact du poème, et à l’apogée de la carrière d’Alexandre, l’auteur, dans l’un des rares « dérapages anachroniques » (très contrôlés...) qu’il s’autorise, se met à vaticiner en ces termes :

67 Thomas de Kent, Le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie, ed. B. Foster et I. Short, trad. C. Gaullier-Bougassas et L. Harf-Lancner, Paris, 2001 ; C. Gaullier-Bougassas, « Rêve de connaissance et d’exotisme : l’Alexandre aventurier en français », dans La Fascination pour Alexandre…, t. 3, p. 1331-1472. 68 Nescio quod nomen pretendere uisa figuris / Signabat mediam tetragrammata linea frontem, / Sed quoniam michi barbaries ignota linguae / Huius erat, legere hanc me non ualuisse fatebor, « Au milieu de son front, le tracé de quatre caractères semblait révéler je ne sais quel nom, mais dans mon ignorance de cette langue barbare, je fus incapable, il me faut l’avouer, de le déchiffrer » (Alex. 1, 524-527) – cf. Ex 28, 36-38. 69 Hic (sc. Zoroas) ergo in stellis mortem sibi fata minari / Contemplatus erat, « Ainsi, il avait vu en scrutant les étoiles que les destins lui annonçaient une mort imminente » (Alex. 3, 158-159) ; « Amphiarax sot bien par sort / qu’a ycel jor receivra mort ; / par augure sot li guerriers / que ceo esteit sis jors darriers » (Roman de Thèbes, v. 5212-5215). 70 Viue precor, moriensque suum ne destrue tantis / Artibus hospicium. Numquam mea dextera sudet / (…) cerebro tam multa scienti (Alex. 3, 175-177).

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Si gemitu commota pio uotisque suorum

Si, émue par les pieux gémissements et les prières implorantes Flebilibus diuina daret clementia talem de ses enfants, la clémence divine accordait aux Francs Francorum regem, toto radiaret in orbe un tel roi, la vraie foi sans délai rayonnerait Haut mora uera fides, et nostris fracta sub sur l’univers entier, la nation des Parthes armis écrasée par nos armes Parthia baptismo renouari posceret ultro, réclamerait avec élan de renaître par le baptême, Queque diu iacuit effusa menibus alta l’orgueilleuse Carthage longtemps anéantie, ses murailles rasées, Ad nomen Christi Kartago resurgeret, et quas ressusciterait au nom du Christ, et les étendards de la croix Sub Karolo meruit Hyspania soluere penas exigeraient de l’Espagne la punition qu’elle a mérité de subir Exigerent uexilla crucis, gens omnis et omnis du temps de Charlemagne. Toutes les races et toutes les langues Lingua Ihesum caneret et non inuita subiret entonneraient un chant à Jésus et se dirigeraient avec enthousiasme Sacrum sub sacro Remorum presule fontem. vers la source sainte, sous la conduite du (Alex. 5, 510-520) saint évêque de Reims.

Tels sont les derniers mots du chant 5 de l’Alexandréide. Le héros, pas encore infecté par l’hybris, vient de mener cortège triomphal dans Babylone soumise. Et le poète de le comparer, sur le mode de la surenchère, avec les grands hommes du passé, ceux que chantèrent Lucain et Claudien, et avec le fantôme d’un grand homme à venir peut-être, le roi des Francs capable de subjuguer et convertir toutes les nations musulmanes. On est là dans le registre du pur fantasme. Mais on tient là aussi sans doute une des clés de lecture du poème, sûrement la raison pour laquelle Guillaume aux Blanches Mains, dont la figure en majesté surplombe le dernier vers du chant, a imposé à son client Gautier de Châtillon d’écrire d’Alexandre. C’est qu’Alexandre a réussi ce que les peuples chrétiens ont manqué, conquérir l’Orient. A la date où écrit Gautier, la situation du royaume latin de Jérusalem est en effet bien compromise. Après l’échec piteux de la croisade de Louis VII, en 1147-1149, Nûr-al-Dîn, puis Saladin ont entrepris leur œuvre de reconquête, et les principautés chrétiennes d’Orient sont de plus en plus menacées. Jusqu’à la veille de sa mort en 1181, le pape Alexandre III s’attache à réveiller les énergies des souverains chrétiens d’Europe – sans grand succès, puisqu’il faudra attendre la chute de Jérusalem en 1187 pour qu’ils acceptent bon gré mal gré de se croiser. L’Alexandréide porte à sa manière témoignage de cette lutte vaine. Le sursaut qu’elle appelle de ses vœux est associé aux symboles les plus forts de la monarchie française : Reims, qui détient depuis Louis VII le privilège exclusif d’être la ville du sacre, et Charlemagne dont, à partir du règne de Philippe Auguste, l’idéologie royale s’acharne à faire des capétiens les

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descendants légitimes71 – l’évocation dans ce contexte de l’expédition malheureuse en Espagne du vieil empereur pourrait être un hommage lointain rendu à l’épopée concurrente de langue vulgaire, la Chanson de Roland72. Au bout du compte, et de façon assez étonnante, Alexandre se voit confier par Gautier de Châtillon le soin d’établir un trait d’union entre la guerre sainte et la ville de Reims, puisque notre poème, qui prend origine dans la capitale champenoise, entend ramener les armées chrétiennes à Jérusalem sous la bannière de l’archevêque... et sur les traces du conquérant macédonien. Ces considérations nous amènent à relire d’un œil plus attentif les tout premiers vers du poème. Quels souvenirs Gautier demandait-il à sa muse de lui ramener en mémoire ? Tout d’abord ceux de la largesse (Quam large dispersit opes..., v. 2) et de la prouesse (... quo milite Porum / uicerit et Darium, v. 2-3) du héros – largitas et probitas, les deux vertus cardinales du chevalier. Mais aussi et surtout, en troisième lieu, c’est-à-dire au sommet d’une gradation ascendante, celui du retour à Corinthe du tribut usurpé par les Perses (... quo principe ... / ... a Persis rediere tributa Chorintum, v. 3-4), symbole de l’assujettissement des nations d’Orient à celle d’Occident. On peut même être plus précis. Le tribut, insigne de servitude, est sans doute ici largement métaphorique, et à rapprocher de ces richesses volées, selon le livre de l’Exode, aux Égyptiens par les Hébreux, et désignant, selon un des lieux communs les plus rebattus de l’exégèse chrétienne, les trésors de savoir dont seuls les adeptes de la vraie foi sauront faire bon usage73. Mais pourquoi à Corinthe ? C’est, selon Gautier, qui suit ici le Quinte-Curce « augmenté » de notations prises à Justin, la ville du couronnement d’Alexandre, en somme une sorte de Reims gréco-macédonienne. Sa dignité s’accroît encore, tient ici à préciser le poète, du fait qu’elle constituera le terrain privilégié de la prédication de l’« apôtre des gentils », Paul, dont Alexandre croise à plusieurs reprises par anticipation la route74. C’est donc bien, en dernière analyse, de la conversion des infidèles, au besoin par les armes, qu’entend aussi parler l’Alexandréide.

71 Lewis, « Le sang royal… », p. 144-156. Les panégyristes de Philippe Auguste, comme Guillaume le Breton, décorent volontiers le roi et son fils Louis du titre de Karolida. 72 Il nous paraît cependant plus probable que la référence implicite soit ici à la chronique (en latin) du pseudo-Turpin (un autre archevêque de Reims !), qui connaît un succès phénoménal dès sa rédaction vers le milieu du xiie siècle. 73 Augustin, De doctrina christiana 2, 40. Cf. H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, t. 1, Paris, 1959, p. 294. Les Sarrasins figurent des descendants plausibles des Égyptiens d’autrefois. Et la célèbre image biblique est sans doute destinée à éveiller un écho tout particulier en un temps où les développements de la science et de la philosophie sont essentiellement nourris par les contacts avec la culture arabe. 74 Vrbs erat auctoris nomen sortita Chorintus, / … quam regum firma uoluntas / Sanxerat ut regni caput et metropolis esset. / Hanc, Ewangelico propulsans ydola uerbo, / Paulus ad aeterni conuertet pascua ueris, « Il était une ville, Corinthe, ayant tiré son nom de celui de son fondateur, (…) que la volonté ferme de ses rois avait destinée à être capitale royale et métropole. Paul, chassant les idoles avec les mots de l’évangile, la conduira jusqu’aux pâquis du printemps éternel » (Alex. 1, 203 et 205-208). Le passage d’Alexandre à Tarse fournira prétexte à une autre allusion à la mission de saint Paul (Alex. 2, 143-145).

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En dernière analyse, vraiment ? mais Alexandre n’est ni saint Paul ni un prince croisé, et la grande rêverie qui conclut le chant 5 s’énonce à l’irréel. La quête du héros antique, en ce qu’elle n’est pas orientée par la vraie foi, ne semble avoir d’autre fin qu’elle-même. Elle est vouée de ce fait à rester inaboutie... Les limites de l’humain : histoire d’une rédemption manquée

Mais c’est peut-être que les vrais combats et les vraies victoires ne sont pas d’icibas. La faute irréparable d’Alexandre, c’est d’avoir adopté pour divinité tutélaire la reine capricieuse du monde sublunaire, Fortune. Aucune entité suprahumaine n’est plus souvent invoquée dans l’Alexandréide, et plus systématiquement tenue pour responsable de l’évolution des événements, qu’elle ne l’est75. Et c’est elle qu’il invoque, à la veille de livrer l’ultime combat contre les armées de Darius : « Oui, c’est un dieu, cette Fortune qui, toujours secourable aux forces d’Alexandre, éprouve autant de joie à conserver son sceptre sous mon autorité qu’à voir d’autres puissants exercer le pouvoir royal sous son autorité à elle »76. Alexandre s’illusionne peut-être. Fortune aurait pu, d’entrée de jeu, refuser sa faveur, et manque d’ailleurs de le faire lors d’un épisode situé au début de la carrière du roi. C’est celui du plongeon imprudent dans les eaux glacées du Cydnus qui aurait pu entraîner le trépas prématuré du héros. Gautier de Châtillon est ici très littéralement fidèle à sa source, l’Histoire de Quinte-Curce. Il y insère pourtant une adjonction de son cru, la prosopopée de Fortune (Alex. 2, 183-197). Prise à partie par les Grecs, qui lui reprochent sa méchanceté envers leur chef, elle répond, avec un sourire, qu’on ne peut lui reprocher d’être ce qu’elle est : « Je ne suis immuable que dans ma mutabilité » (Sola mobilitas stabilem [me] facit). La formule, frappante, condense en peu de mots toute l’argumentation que Boèce met dans la bouche de Fortuna, au deuxième livre de sa Consolation de Philosophie. Il est donc bien possible qu’Alexandre ait mal choisi sa protectrice, dont la bienveillance doit, fatalement, finir par se lasser. Le thème de Fortune et de sa roue, dont on peut suivre l’évolution à travers les commentaires au chef d’œuvre de Boèce77, après avoir été éclipsé au cours des premiers siècles du Moyen Âge, connaît une remarquable reviviscence à partir de la seconde moitié du xie . Les agents de cette renaissance paraissent bien être, décidément, les milieux promoteurs de la réforme grégorienne : la plus ancienne représentation que nous ayons conservée de la fameuse roue provient d’un manuscrit copié au Mont-Cassin, l’authentique laboratoire de cette réforme. Or, dans un tel contexte de tension entre pouvoirs laïcs et religieux, l’image de la roue de Fortune doit être comprise comme un 75 Certes, avec trente mentions, elle est dépassée par Mars, cité quarante-huit fois, mais le nom de ce dernier n’est autre, dans la grande majorité des cas, qu’une métonymie « morte » pour désigner la guerre, le combat. Fortuna est toujours hypostasiée, et personnalisée. 76 Sed Fortuna deus ea que pro uiribus astans / Semper Alexandro tam sub me sceptra tenere / Quam sub se gaudet alios regnare potentes (Alex. 4, 553-555). 77 P. Courcelle, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité de Boèce, Paris, 1967, p. 101-158.

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instrument de propagande contre la royauté – soit, selon la formulation peut-être un peu radicale de Jean Wirth, « une caricature du monarque laïque, sous l’aspect d’un pantin ambitieux qui usurpe un pouvoir indu pour replonger aussitôt dans le néant. L’histoire profane devient ainsi un temps circulaire et insignifiant, fait de l’ascension et de la chute des gloires mondaines »78. Sans doute à l’époque où Gautier de Châtillon compose l’Alexandréide le motif est-il devenu plus polysémique. Il n’est pas probable pour autant, comme nous le verrons, que le sens clérical qui vient d’être défini ait été complètement oublié. De plus, ce thème d’actualité rencontre en l’occurrence, et de façon fort opportune, les deux sources majeures du poème, Lucain pour la forme et Quinte-Curce pour le contenu. Dans la sombre épopée sans dieux de la guerre civile, Fortune – dont l’action est invoquée à cent quarante-sept reprises ! –, apparaît comme la principale artisane du malheur des individus et de la cité, dont elle ne cesse de se jouer, conformément aux convictions stoïciennes de Lucain79. Le propos de Quinte-Curce est, s’il se peut, encore plus clair : à l’occasion de l’éloge funèbre de son héros, l’historien s’efforce de tenir en apparence la balance équilibrée entre les parts respectives qu’ont prises à ses succès ses mérites (virtus) et la Fortune (Hist. 10, 5, 26-36). Au terme de cette pesée, le plateau penche résolument en faveur de la seconde (Fatendum est tamen, cum plurimum uirtute debuerit, plus debuisse fortunae), décrite par ailleurs comme responsable de l’hybris, du tempérament colérique et des autres défauts d’Alexandre. Ce que, fidèle à de tels modèles, l’Alexandréide illustrerait en évoquant la religion d’Alexandre, c’est la vanité de l’héroïsme mondain. Aussi bien le critique Dennis M. Kratz, en appuyant exclusivement son analyse sur la récurrence il est vrai obsédante du thème de Fortuna, a-t-il voulu faire du poème de Gautier une anti-épopée ironique (Mocking Epic)80. C’est peut-être faire bon marché d’un enjeu qui certes dépasse la destinée d’Alexandre, mais auquel aucun poète du Moyen Âge ne saurait être inattentif : le Salut du genre humain. Et c’est bien cela qui se joue, au début du livre V de l’Alexandréide, au seuil de la bataille de Gaugamèles, où se décide le sort du monde. Le poète y adopte un ton spécialement solennel : …emenso tempore cuius Preuidisse luem Medis Persiaque futuram Creditur et scripto Daniel mandasse latenti : Affuit a siccis ueniens Aquilonibus hyrcus, Vltio diuina, proles Philippica, Magnus. (Alex. 5, 6-10)

… Il était accompli, le temps de la destruction des Mèdes et des Perses dont Daniel, à ce que l’on croit, avait prévu la venue, prophétie confiée à une phrase obscure : ‘Le voici arrivé de l’aride Aquilon, le bouc, vengeance divine, l’enfant de Philippe, Alexandre’.

78 J. Wirth, « L’iconographie médiévale de la roue de Fortune », dans Y. Foehr-Janssens – E. Métry (ed.) La Fortune : thèmes, représentations, discours, Genève, 2003, p. 105-118 (p. 118). 79 P. von Moos, « Lucain au Moyen Âge », dans Entre littérature et histoire. Communication et culture au Moyen Âge, Florence, 2005, p. 89-202 (spéc. les p. 139-151). 80 Kratz, Mocking Epic… (supra, n. 52), p. 61-155.

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Et, de nouveau, au début du chant VI, qui, avec l’entrée dans Babylone, marque l’apogée de la carrière du Conquérant, on lit : Ecce lues mundi, regum terror unicus, ecce Quem tociens poteras, Babilon, legisse futurum Euersorem Asiae, sacra quem predixerat hyrcum Pagina, quem gemini fracturum cornua regni. (Alex. 6, 1-4)

Voici celui, ô Babylone, dont tu aurais pu bien souvent apprendre par les livres qu’il bouleverserait l’Asie, le bouc prophétisé par l’Écriture sainte, appelé à briser les cornes de deux royaumes.

La prophétie à quoi le poète se réfère ici et fait en d’autres lieux du poème des allusions plus obscures est celle du chapitre 8 du livre de Daniel, selon laquelle la lutte entre un bélier et un bouc, remportée par ce dernier, figure l’affrontement entre Perses et Grecs81. Il vaut la peine de relever ici que l’exégèse associe deux fois la personne d’Alexandre aux prophéties transmises par Daniel : à propos du passage qui vient d’être cité, et en lien avec la première vision de Nabuchodonosor, celle du « colosse aux pieds d’argile » (Dan. 2, 1-48), que le prophète interprète comme annonciatrice de la succession de quatre empires82. Or, cette dernière référence est rigoureusement absente de l’Alexandréide – comme si son auteur s’était interdit de conférer à la geste du conquérant la portée eschatologique immanente à l’interprétation du rêve du roi de Babylone, en le cantonnant au rôle historique qui est le sien et que décrit de façon imagée l’autre prophétie de Daniel. Il est à remarquer que les traditions issues de l’Historia de preliis, dont Gautier a peut-être voulu de nouveau se démarquer ainsi, intègrent volontiers l’histoire d’Alexandre à la succession des royaumes. Cependant, l’histoire biblique croise sous d’autres formes encore l’épopée séculière d’Alexandre. Elle lui est même littéralement mise sous les yeux dans une circonstance très particulière. Après que Stateira, l’épouse de Darius captive des Macédoniens, a péri d’épuisement, le roi lui fait organiser des funérailles solennelles. C’est le plus grand des artistes de sa cour, Apelle, qui se voit charger d’édifier et de décorer le tombeau. Gautier profite ici de la quasi-homonymie entre l’illustre peintre et un certain Judeus Apella mentionné par Horace dans l’une de ses satires83 pour faire de l’artiste un Juif. Ce télescopage lui fournit surtout l’occasion d’une longue digression biblique en forme d’ekphrasis : Apelle va en effet illustrer la tombe de fresques empruntant leur sujet à la tradition dont il est le dépositaire, celle de l’Ancien Testament (Alex. 4, 181-274). Des scènes tirées des livres historiques de la Bible – la Genèse, l’Exode et les Nombres, Josué, Ruth et les Juges, surtout les quatre livres des

81 Cette partie du livre de Daniel, fruit d’une lourde interpolation, n’a guère été composée qu’au iie siècle avant J.-C. Alexandre y est désigné comme rex Grecorum. 82 L’interprétation des prophéties eschatologiques de Daniel structure le traité De victoria Verbi Dei du théologien Rupert de Deutz (PL 169, col. 1217-1502). 83 Hor., sat. 1, 5, 100. Celui que le poète romain désigne là, c’est, au prix d’un assez mauvais jeu de mots, un « juif circoncis », c’est-à-dire un juif quelconque. Gautier prend ce nom propre pour celui d’une personne réelle, et le rapproche de celui d’Apelles, le fameux portraitiste d’Alexandre.

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Rois, Esther, Tobie, Judith et Esdras – sont ainsi figurées, et décrites sous la forme d’une énumération souvent fastidieuse, parfois intrigante. Les références à certains épisodes peu célèbres sont en effet si allusives et elliptiques qu’elles ressemblent à ces devinettes connues sous le nom de joca monachorum, par quoi les jeunes moines étaient éduqués à la connaissance de l’histoire sainte ; on a de même un peu le sentiment que Gautier a voulu tester les connaissances bibliques de ses lecteurs84. S’il est en tous cas quelqu’un sur qui le test est tout à fait inopérant, c’est Alexandre. Il aurait pu, pourtant, glaner quelques bons exemples à la contemplation des vertus des rois d’Israël (les mauvais, comme Achab, étant en revanche soigneusement exclus du programme iconographique d’Apelle) ; ou s’interroger sur les maximes énigmatiques qui accompagnent, sous forme de tituli, la représentation en majesté, au sommet de l’édifice, de l’ordo prophetarum. Mais non. Il est aussi aveugle à ces enseignements qu’il était demeuré perplexe face au tétragramme sacré ornant le turban du grand prêtre. Aussi bien, « sitôt qu’Alexandre eut célébré le rite des funérailles, (…) il ordonne que le camp soit levé et se rue sur l’ennemi avec la vivacité d’un bacchant »85. Tels sont les mots qui suivent immédiatement la description du tombeau de Stateira. Autant dire qu’Alexandre, même s’il en est l’instrument inconscient, ne peut être tenu pour le collaborateur résolu de la providence divine. Il n’occupe pas vraiment de place nécessaire dans l’économie du Salut, contrairement à ce qu’essayent de faire accroire quelques théologiens optimistes, ou telles versions de la légende86. Gautier en apporte la preuve a contrario vers la fin de son poème, à l’occasion de la descente aux enfers de Nature, décidée à se venger de la curiositas d’Alexandre. Après qu’elle a exposé ses griefs en présence de Satan, ce dernier croit avoir identifié l’ennemi qu’on lui demande de châtier : « A en croire les destins, viendra le temps où sur la terre, je ne sais quel homme nouveau (homo novus), enfanté dans des conditions inouïes, naîtra pour fracasser les grilles de fer de cette geôle... »87. Certes, le diable déchu de son statut d’ange de lumière en a conservé une certaine clairvoyance ; mais celle-ci est limitée : à preuve, la confusion qu’il opère ici entre Alexandre et le Christ, sur la base d’indices équivoques (en l’espèce, les circonstances exceptionnelles de la venue au monde des deux héros). On pourrait certes interpréter cette méprise du prince des démons comme valorisante pour Alexandre. Plus probablement, cet hommage indirect rendu au roi macédonien par Satan cantonne celui-là dans l’ordre qui est le sien, celui de la chair par opposition à l’esprit, dans la mesure où l’effort d’Alexandre pour passer de l’autre côté du monde est évalué en termes de conquête militaire,

84 Cf. D. Townsend, An Epitome of Biblical History. Glosses on Walter of Châtillon’s « Alexandreis » 4.176-274, Edited from London British Library, MS. Additional 18217, Toronto, 2008. 85 Magnus ut exequiis… de more peractis / Inferias soluit, festinus castra moueri / Imperat et rapido cursu bachatur in hostem (Alex. 4, 275-277). 86 Certaines versions de l’Historia de preliis, en particulier J2, et plus encore sa transposition en vers par Quilichinus de Spolète, suggèrent à l’occasion de l’étape hiérosolymitaine du parcours d’Alexandre que celui-ci se serait converti au monothéisme. Cette tendance à judaïser, voire à christianiser le conquérant est encore plus marquée dans les versions byzantines de la légende. 87 Est tamen in fatis… affore tempus / Quo nouus in terris quadam partus nouitate / Nescio quis nascetur homo qui carceris huius / Ferrea …confringet claustra (Alex. 10, 134-137).

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alors que la délivrance par le Christ des âmes des justes encloses dans leurs limbes est une opération toute spirituelle. Toute tentative de récupération chrétienne de la geste d’Alexandre est donc implicitement dénoncée comme vaine88. Si toutefois l’Alexandréide est destinée à un public de clercs de cour et d’aristocrates, elle peut bien avoir eu à cœur de dessiner, à propos du meilleur chevalier du monde, les linéaments d’une morale. Cette morale est exposée en un long discours par le doyen des ambassadeurs de « la libre nation des Scythes » venus demander au conquérant de ne pas porter les armes contre celle-ci (Alex. 8, 375-476). A l’appétit de victoires et de gloire à jamais inassouvissable, et de ce fait même source de chagrin89, le vieillard oppose la liberté de l’état de nature : il se caractérise par une économie orientée vers la seule subsistance, et donc l’égalité parfaite et génératrice de solides affections (nodus firmissimus amoris) entre les hommes, et par une conduite de la guerre à des fins exclusivement défensives. La pauvreté, en annihilant le désir, est la condition du bonheur. En somme, ce que décrit le Scythe, c’est une existence hors d’atteinte des humeurs changeantes de Fortune. Est-il besoin de dire qu’Alexandre restera sourd à ces propos qui mettent en cause sa protectrice ? Alexandre, en dépit de sa vaillance et de sa générosité, serait-il donc pour Gautier de Châtillon un antihéros ? Si d’aventure on en doutait encore, le poète est parfaitement explicite à cet égard : Te tamen, o Dari, si que modo scribimus oilm Sunt habitura fidem, Pompeio Francia iuste Laudibus equabit, uiue cum uate superstes Gloria defuncti nullum moritura per euum. (Alex. 7, 343-346)

Mais toi, ô Darius, si d’aventure ce que j’écris rencontre un jour quelque créance, la France à juste titre fera de toi l’égal en honneur de Pompée. Avec le poète vivra, pour ne jamais mourir, la gloire du défunt. 

Étrange paradoxe qui fait du vaincu l’authentique protagoniste du poème (comme Pompée, victime d’un César cruel et rusé à l’image de son descendant Néron, était pour les lecteurs médiévaux le personnage héroïque de la Pharsale90). Les quatre vers qui viennent d’être cités se situent au centre d’un développement qui fournit selon nous la clé d’interprétation religieuse et éthique de l’Alexandréide, et permet de fixer enfin le sens de l’entreprise littéraire de Gautier. Ils précèdent en effet la description de la dernière et de la plus somptueuse des ekphraseis qui jalonnent l’épopée, celle du tombeau du roi perse. L’exécution 88 Peut-être Gautier – mais c’est là conjecture sans doute trop ingénieuse – vise-t-il ici à marquer une dernière fois le contraste entre l’Alexandre historique, voué à gagner en mourant la demeure de l’ « antique serpent » (antiquus serpens, Alex. 10, 122), et celui du roman, né de l’accouplement entre Olympias et Nectanébo mué en dragon (Thomas de Kent, Roman d’Alexandre, laisses 10-11). 89 Voir cette belle sentence : …famem sacies, defectum copia nutrit, « La satiété nourrit la faim, l’abondance le manque » (Alex. 8, 431). Gautier s’inspire peut-être ici de la figure plus ou moins légendaire du philosophe Scythe Anacharsis, dont Cicéron exalte la frugalité (Tusculanes 5, 32). 90 Voir l’accessus ad Lucanum édité par R. B. C. Huygens, Accessus ad auctores, Bernard d’Utrecht. Conrad d’Hirsau, Dialogus super auctores, Leyde, 1970, p. 39-44 (p. 43).

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en est de nouveau confiée à Apelle. Et de nouveau celui-ci fait graver sur le monument, cette fois en termes bien explicites, la prophétie de Daniel91 (Alex. 7, 420-429) – Alexandre ne s’en soucie pas, qui s’empresse de déverser sur le camp les « plaisirs de Bacchus » (gaudia Bachi, v. 433). L’architecture du mausolée est étrange, et plutôt difficile à représenter, comme c’est fréquemment le cas de ces tombeaux d’encre et de parchemin qu’imaginent les écrivains du xiie siècle92. La décoration, du moins, est claire : c’est, figurée sur une coupole (concaua testudo), une mappemonde conforme aux schémas cosmographiques de l’époque, soit la représentation des trois continents – l’A sie occupant la moitié orientale, l’Europe le quart Nord-Ouest et l’Afrique le quart Sud-Ouest – entourés par le fleuve Océan. Les principales régions sont mises en évidence par l’artiste au moyen d’un trait caractéristique, « l’encens des Sabéens, le vin de la Champagne, la chevalerie de France, l’Arthur des Bretons », voire – ce qui est sans doute plus difficile à figurer -, l’orgueil des Normands ou l’avarice des Ligures… La représentation du monde, connotant maîtrise de l’espace, est un indice de souveraineté, et constitue souvent à ce titre un élément de la décoration des demeures princières, réelles ou imaginaires93. Il est déjà surprenant qu’elle soit associée ici au souvenir d’un roi vaincu, assassiné dans des conditions ignominieuses. Qui plus est, elle se superpose à une autre image, que d’ailleurs les décors du xiiie siècle lui associeront parfois, celle de la roue de Fortune94. Le rapprochement est ici d’autant plus convaincant que la coupole décorée par Apelle est curieusement dite uolubilis, « soumise à un mouvement rotatoire », selon l’adjectif qui est pour ainsi dire l’épithète de nature de l’inconstante déesse95. Or, la représentation de la roue de Fortune est assez souvent encadrée, comme dans la miniature du Mont-Cassin dont nous avons déjà parlé, de quatre figures royales accompagnées des légendes Regnabo. Regno. Regnavi. Sum sine regno, en fonction de leur place, ascendante ou descendante, zénithale ou humiliée, sur la roue de la destinée. Ainsi que nous l’avons montré ailleurs, la mise en coïncidence des deux figures, géographique et historico-morale, s’impose presque naturellement : elle résume en effet de façon complète la carrière d’Alexandre. Au

91 Qui revient donc quatre fois, et selon une disposition très symétrique, au centre du poème : en tête des livres 5 et 6, et en queue des descriptions de tombeaux des livres 4 et 7. Face à un dispositif si voyant, l’incompétence herméneutique d’Alexandre n’en est que plus spectaculaire. 92 Voir par exemple les tombeaux de Camille et de Pallas, dans le Roman d’Eneas. 93 M. Kupfer, « Medieval Word Maps : Embedded Images, Interpretative Frames », Word and Image 10 (1994), p. 262-288. Parmi bien des exemples, on pourra citer la mosaïque du pavement de la chambre de la comtesse Adèle telle que l’imagine Baudri de Bourgueil (c. 134 Adelae comitissae, v. 723-948, éd. J.-Y. Tilliette, Paris, 2002, p. 23-31), les peintures ornant le pavillon du roi Adraste dans le Roman de Thèbes (v. 4300-4351), ou, parmi les décors réels, celui des murs du hall du palais royal de Winchester, qu’Henri III fait orner d’une mappemonde en 1239. 94 Ainsi dans le château de Winchester, évoqué à la note précédente (cf. E. Kitzinger, « World Map and Fortune Wheel : a Medieval Mosaic Floor in Turin », Proceedings of the American Philosophical Society 117 (1973), p. 344-373 [p. 365]). 95 Le vers d’Ovide Passibus ambiguis Fortuna uolubilis errat (Trist. 5, 8, 15) est au Moyen Âge quasi-proverbial.

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Nord, c’est-à-dire là où la roue de Fortune installe son roi en devenir96, les enfances macédoniennes ; à l’Est, l’entrée dans Babylone, qui voit l’apogée de la carrière du conquérant ; au Sud, l’épisode indien, marqué par la grave blessure du roi et le désaveu de l’armée ; enfin, le roi défunt, en Ouest, n’évoque-t-il pas les projets de conquête de Rome qu’Alexandre agite sur son lit de mort ?97 S’il eût vécu, « il serait parvenu jusqu’au couchant en suivant le versant du monde », écrit encore Lucain98. Au conquérant qui ne s’en avise même pas, c’est bien un memento mori qu’adresse la tombe de Darius. Elle le fait même doublement, puisque la sienne propre se réduira à « une demeure de cinq pieds, en un trou de la terre » (Alex. 10, 449). Un « modeste lopin » suffira à accueillir les pauvres restes de celui à qui l’univers entier n’avait pas suffi. Il est un autre tombeau, dont la somptuosité fait contraste avec celui de l’Alexandre « latin » de Gautier de Châtillon : c’est celui de l’Alexandre « français » d’Alexandre de Paris (branche IV, laisses 64-66). Si, comme nous inclinons à le croire, celui-là entend marquer sa différence critique vis-à-vis de celui-ci, on peut se demander si la présentation à ce point différente du monument destiné à transmettre aux générations futures la mémoire du roi ne métaphorise pas la réponse de la morale cléricale et ascétique à l’éthique chevaleresque et héroïque. Encore une fois, l’image de la fonction royale qu’esquisse indirectement Gautier de Châtillon à travers le récit des hauts faits d’Alexandre apparaît en parfaite consonance avec la pensée politique grégorienne, d’inspiration théocratique, en ce sens que le roi se doit d’être avant tout (ou de n’être que) un exécutant des volontés divines, un guerrier, rien de plus – et certes, Alexandre le Grand possède au plus haut point sous ce dernier rapport les qualités ad hoc ; mais il est voué à exercer en vain sa tâche si celle-ci n’est pas mise au service de la vraie foi, et nous touchons là aux limites infranchissables de son héroïsme. Il semble donc que l’opposition entre l’Alexandréide et le Roman d’Alexandre de Paris tienne moins au choix effectué par eux de deux sources contrastées, Quinte-Curce ici, là plutôt le pseudo-Callisthène, qu’aux conceptions vivement antagonistes de la royauté que le recours à ces références les a conduits à mettre en scène. Car ce sont bien, sans aucun doute, des leçons pour le présent que Gautier entend tirer de la « geste du capitaine des Macédoniens » – et voici selon nous l’objectif ultime

96 Rappelons que les mappemondes médiévales sont généralement orientées, c’est-à-dire que c’est l’Est, le plus noble des points cardinaux, puisque lieu de naissance du soleil et siège du paradis terrestre, qui se trouve placé en haut, le Nord, le Sud et l’Ouest se trouvant respectivement à gauche, à droite et en bas de la page, ou de la paroi, où est peinte la mappemonde. 97 Tilliette, « Énéide médiévale… » (supra n. 24), 1999, p. 284-285. L’hypothèse nous semble vérifiée par la nomenclature des empires par Orose : …per quattuor mundi cardines quattuor regnorum principatus… eminentes, ut Babylonum regnum ab oriente, a meridie Carthaginiense, a septentrione Macedonicum, ab occidente Romanum (Hist. 2, 1, 6). La substitution de l’Inde à Carthage est imposée par la vérité des faits historiques, mais ne pose pas de difficultés topographiques puisque, selon la géographie antique, l’Inde, parfois assimilée à l’Éthiopie, est considérée comme une région de l’extrême Sud plus que de l’Est (cf. P. Schneider, L’Éthiopie et l’Inde. Interférences et confusions aux extrémités du monde antique, Rome, 2004, p. 15-59). 98 Et dans l’éloge funèbre qu’il dédie à Darius, Alexandre s’exclame : Sic mihi contingat, bellis Oriente subacto, / Hesperios penetrare sinus (Alex. 7, 373-374).

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de son projet littéraire, tel que l’explicite un des tout derniers vers de l’épopée : Magnus in exemplo est, « Alexandre nous sert d’exemple » (Alex. 10, 448) – à savoir : le récit de sa vie est un exemplum. Plus encore qu’un modèle de royauté, il est un exemplaire d’humanité. Mais c’est encore une fois à Darius, l’authentique mais pitoyable héros de l’épopée, qu’il revient de donner au public la « leçon salutaire » – soit dit pour reprendre l’expression par quoi Jacques Le Goff, en une définition célèbre, désigne la finalité de l’exemplum99. Entre le récit de ses derniers instants et sa déploration funèbre par Alexandre, Gautier lui dédie en effet un autre « tombeau », celui-là fait de mots. Une longue « intervention d’auteur » à la première personne, la plus copieuse de toute l’œuvre, y déploie une méditation mélancolique d’inspiration boécienne opposant la sérénité des âmes réunies à Dieu à la marche calamiteuse du monde d’ici-bas (Alex. 7, 305-336). Ce développement associe une réflexion belle et profonde sur la condition humaine tiraillée entre Bien et Mal, qui met en perspective les accidents de l’histoire, à des allusions tout-à-fait contemporaines au malheur des temps, le fléau de la simonie, le schisme de l’antipape Victor IV, l’assassinat de Thomas Becket. Gautier rejoint ici l’inspiration des chansons où il exerce sa verve satirique à l’encontre des orgueilleux et des cupides, des hypocrites et des violents, surtout s’ils peuplent la cour de Rome. L’Alexandréide lui offre prétexte à fixer les limites des accomplissements humains. Les exploits du plus généreux, du plus vaillant et du plus illustre des hommes qui furent jamais, dans la mesure où ils s’exercent dans un monde régi par Fortune, sont voués à se résoudre en néant. Et il faut bien, tels sont les derniers mots ou presque du poème, s’éloigner de la fontaine des Muses où l’on s’est abreuvé du nectar de l’épopée au profit de la source d’eau vive promise par Jésus à la Samaritaine : Iam satis est lusum, iam ludum incidere prestat. Pyerides, alias deinceps modulamina uestra

Désormais, le jeu est fini, il vaut mieux y mettre un terme. Que vos mélodies, ô Piérides, charment maintenant Alliciant animas. Alium michi postulo fontem, d’autres âmes. Pour moi, c’est à une autre source que j’aspire, Qui semel exhaustus sitis est medicina qui, lorsqu’on y a bu une fois, guérit toute secundae. autre soif. (Alex. 10, 457-460)

Réception Si les hypothèses qui viennent d’être avancées ont quelque consistance, on voit que l’Alexandréide est susceptible de se prêter à une pluralité de lectures. Le public profane, celui du Roman d’Alexandre, aura plaisir à y retrouver son héros favori, à en admirer la vaillance, à prendre auprès de lui des leçons de générosité et de clémence. 99 C. Bremond – J. Le Goff – J.-C. Schmitt, L’exemplum (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 40), Turnhout, 1982, p. 37-38.

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Les maîtres d’école y trouveront matière à leur enseignement des lettres classiques. Les lecteurs plus avertis, ceux qui savent lire entre les lignes et dont le dédicataire du poème, Guillaume aux Blanches Mains, peut figurer l’emblème100, pourront en percevoir les enjeux et en tirer des enseignements sur le sens de la destinée humaine. Il est piquant de constater que la critique d’aujourd’hui se partage encore entre ces attitudes. Si tous sont unanimes à louer le talent poétique de Gautier, certains tiennent obstinément à ne lire dans son épopée qu’un récit historique élégamment tourné, tandis que d’autres y dénichent des accents parodiques, l’exaltation apparente de l’héroïsme guerrier ne visant en réalité qu’à le disqualifier. Entre ces extrêmes, une position médiane et conciliante nous paraît tenable. Tous les clercs du xiie siècle, rompus à l’exercice de l’exégèse biblique, sont des virtuoses de la double (ou multiple) lecture. Ce qui serait étonnant, ce serait bien plutôt qu’au moment où à leur tour ils se destinent à être lus, ils n’envisagent pas la possibilité d’un déchiffrement à plusieurs niveaux de leur œuvre, et n’aient pas programmé en conséquence leur travail d’écriture101. Le fait est que l’Alexandréide aura reçu des lecteurs en grand nombre, et maîtrisant sans doute des niveaux de compétence inégaux. Si l’on se fonde sur le seul critère du nombre des manuscrits qui en sont aujourd’hui conservés, 203, dont 180 complets, à quoi il faut ajouter 24 fragments, florilèges ou collections d’extraits, aucune épopée latine du Moyen Âge (et aucun récit historique ou légendaire de la vie d’Alexandre) n’a connu un tel succès102. Seuls peuvent rivaliser, de ce point de vue quantitatif, deux poèmes didactiques, deux grammaires en vers, le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu et le Grécisme d’Évrard de Béthune, et le « Nouvel art poétique » (Poetria nova) de Geoffroy de Vinsauf, des épopées du langage peut-être, composées vers 1210 et tôt intégrées aux programmes universitaires. Selon le même critère du nombre, la diffusion de l’Alexandréide est précoce et largement étendue : une nette majorité des manuscrits ont été copiés au xiiie siècle, tandis que le succès du poème paraît s’essouffler au xive siècle et surtout au xve , où le nombre de copies diminue, mais c’est peut-être qu’il en reste suffisamment de disponibles. Sur le plan géographique, l’espace français d’abord, mais aussi l’Angleterre et les pays germaniques voient se multiplier les exemplaires ; en revanche le monde ibérique semble un peu en retrait, mais cela tient peut-être aux lacunes de notre documentation, et, plus curieusement, l’Italie est presque absente : on semble y avoir préféré les diverses versions de l’Historia de preliis, notamment celle, en vers latins (des distiques et non des hexamètres), que compose dans les années 1230 Quilichinus de Spolète, un juge au service de l’empereur

100 Si, comme on l’a vu, les premiers vers du poème le décrivent comme le modèle des clercs, exaltant sa capacité d’exégète et d’interprète du monde, il n’y a guère d’apparence que ce prélat très politique, même s’il fut l’élève de Pierre Lombard et bon praticien du droit, ait spécialement exercé son talent dans le domaine intellectuel. 101 J.-Y. Tilliette, « Poétique de la poésie : le latin médiéval et la critique littéraire », dans P. Chiesa, A. M. Fagnoni et R. E. Guglielmetti (ed.) Ingenio facilis. Per Giovanni Orlandi (1938-2007), Florence, 2017, p. 203-228 (p. 224-227). 102 J.-Y. Tilliette, « La réception de la poésie épique médiolatine : ses heurs et ses malheurs », Mittellateinisches Jahrbuch 53 / 2 (2018), p. 187-204.

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Frédéric II103. La présence d’extraits dans plusieurs florilèges104, l’existence de versions abrégées105 constituent autant d’indices du succès de l’œuvre. Le seul talent littéraire de Gautier de Châtillon suffit-il à expliquer ce statut de best-seller ? C’est maintenant du point de vue qualitatif qu’il faut envisager la survie de son œuvre. Si le grand nombre des manuscrits de l’Alexandréide permet de garantir qu’elle a été lue, leur physionomie aide à comprendre comment elle l’a été. On ne dispose pas encore, à propos de l’épopée de Gautier de Châtillon, d’étude comparable à l’ouvrage magistral que Marjorie Woods a consacré, sur la base de l’analyse codicologique détaillée de l’ensemble des manuscrits de la Poetria nova, à la circulation et à l’usage des livres qui la transmettent106. La thèse de doctorat de Dörthe Führer, que l’on espère de parution prochaine107, devrait contribuer à combler cette lacune. En attendant, on se limitera à quelques hypothèses étayées par des observations empiriques, mais un peu plus que superficielles. La principale concerne le fait que, dans une nette majorité de manuscrits, environ les trois quarts, le texte est équipé de gloses plus ou moins abondantes108. Cela se vérifie dès l’origine : le manuscrit le plus ancien, conservé à la Bibliothèque de Genève sous la cote « lat. 98 », très proche de la date et du lieu de composition de l’œuvre109, porte déjà une quantité notable de gloses assez inégalement distribuées au fil du texte ; elles tendent pour l’essentiel à éclairer des allusions mythologiques ou géographiques quelque peu elliptiques, et semblent donc s’adresser à un public d’amateurs éclairés, pas forcément issus du monde des écoles. La même remarque pourrait s’appliquer au manuscrit 44 (CXXXII) de l’Archivio capitolare diocesano de Novare (saec. XIII), soigneusement étudié par Raffaele De Cesare, pionnier

103 Ed. W. Kirsch, Historia Alexandri Magni nebst dem Text der Zwickauer Handschrift der Historia de preliis Alexandri Magni, Skopje, 1971. 104 Par exemple, datables l’un et l’autre des environs de 1200, le manuscrit de Berne, Bürgerbibliothek 710, et celui de Paris, BNF lat. 15155, deux florilèges poétiques qui associent des extraits d’œuvres classiques et médiévales. 105 C. Wollin, « Eine rhythmische Zusammenfassung der Alexandreis Walters von Châtillon », Sacris erudiri, 53 (2014), p. 372-398. 106 M. C. Woods, Classroom Commentaries. Teaching the Poetria nova across Medieval and Renaissance Europe, Columbus, 2010. 107 D. Führer, « Der Alexandreis-Kommentar Gaufrids von Vitry. Überlieferung – Fassungen – Inhalte », thèse préparée sous la direction des prof. Carmen Cardelle de Hartmann et Peter Stotz et soutenue à l’Université de Zurich en 2019. 108 Nous nous bornons à signaler ici deux autres pistes de recherche, encore peu frayées, susceptibles d’aider à comprendre l’approche que ses anciens lecteurs faisaient du poème et le type de compréhension qu’ils en avaient : l’examen du paratexte (cf. D. Townsend, « « Paratext, Ambiguity, and Interpretive Foreclosure in Manuscripts of Walter of Châtillon’s Alexandreis », New Medieval Literatures 14 (2012), p. 21-61) et celui du contexte, lorsqu’il est intégré à des anthologies (cf. V. Bridges, « Reading Walter of Châtillon’s ‘Alexandreis’ in Medieval Anthologies » Mediaeval Studies, 77 (2015), p. 81-101). 109 Selon l’expertise à laquelle Mme Patricia Stirnemann a eu l’amabilité de procéder à notre demande, ce petit volume assez élégant a dû être copié dans les années 1170 ou au tout début des années 1180, en Champagne, en Bourgogne ou dans le Centre de la France (courriels des 1er et 2 juillet 2013). On en trouvera la reproduction numérique à l’adresse : https ://www.e-codices.unifr.ch/fr/description/bge/ lat0098.

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de l’étude des gloses à l’Alexandréide : il contient de nombreuses annotations en ancien français, souvent pittoresques, en particulier à propos des passages qui décrivent des actions militaires. Ces frêles indices tendraient à nous faire imaginer que le poème a parfois atteint le public qu’il visait en priorité, celui de l’aristocratie lettrée110. Mais un nombre beaucoup plus considérable de manuscrits glosés proviennent incontestablement de milieux scolaires. Dès le tournant des xiie et xiiie siècles, l’Alexandréide a inspiré un commentaire vers à vers à un certain Geoffroy de Vitry, dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il est l’auteur d’un autre commentaire, dédié au Rapt de Proserpine de Claudien, qui sert souvent de texte d’étude aux grammairiens de l’époque111. Plusieurs indices, qu’il n’est pas utile de détailler ici, suggèrent que ce savant a pu appartenir au groupe des maîtres orléanais qui ont entrepris de gloser systématiquement les classiques, la Thébaïde de Stace, la Pharsale de Lucain et l’ensemble des œuvres d’Ovide. Sous la plume de Geoffroy, l’épopée médiévale bénéficie exactement du même genre de traitement. Selon une typologie commune depuis Servius, les annotations que reçoit le texte sont d’abord grammaticales (explicitation par synonymie des mots rares, développement de constructions syntaxiques difficiles, remarques concernant la métrique ou les figures de rhétorique) ; elles visent aussi à aider au déchiffrement des allusions à l’histoire ancienne, à la mythologie, à la géographie ou à la mythologie, voire à la médecine112, et peuvent enfin accrocher à telle suggestion offerte par le texte l’exposé substantiel de questions techniques – celles qui touchent aux sciences du quadrivium, notamment à l’astronomie, pour lesquelles l’intérêt des maîtres orléanais semble vif, ne manquent pas dans le commentaire de Geoffroy à l’Alexandréide. Ce commentaire est très largement diffusé : constitue-t-il la base du « commentaire standard » que De Cesare pensait avoir identifié ? faut-il au contraire penser qu’au gré de la diffusion du poème dans diverses régions d’Europe, les gloses qui y sont attachées vont prendre une coloration nationale, et distinguer une « version française » d’une « version germanique »113 ? ou plutôt ne doit-on pas imaginer que, comme cela advient souvent avec ce genre de texte à visée pratique, le commentaire s’enrichit au fil du temps par « stratification », et dépôt de plusieurs nappes successives de

110 R. De Cesare, Glosse latine e antico-francesi all’Alexandreis di Gautier de Châtillon, Milan, 1951 ; J.-Y. Tilliette, « L’Alexandréide de Gautier de Châtillon dans son contexte : les manuscrits et leur(s) usage(s) », dans C. Gaullier-Bougassas (ed.) Alexandre le Grand à la lumière des manuscrits et des premiers imprimés en Europe (xiie -xvie siècle). Matérialité des textes, contextes et paratextes : des lectures originales, Turnhout, 2015, p. 135-152. 111 The Commentary of Geoffrey of Vitry on Claudian’De raptu Proserpinae’, ed. A. K. Clarke – P. M. Giles, Leiden-Köln, 1973. 112 Léon Bellanger, De Gualthero ab Insulis dicto de Castellione, Angers, 1877, p. 105-106, soulignait déjà la dimension encyclopédique de l’Alexandréide. 113 C. Killermann, « Die mittelalterliche Kommentierung der Alexandreis Walters von Châtillon als Fall von Interdependenz und Selbstkonstituierung », dans J. Cölln, S. Friede et H. Wulfram (éd.) Alexanderdichtungen im Mittelalter. Kulturelle Selbstbestimmung im Kontext literarischer Beziehungen, Göttingen, 2000, p. 299-331.

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gloses114 ? La publication de l’étude de Dörthe Führer aidera sûrement à répondre à ces questions. Ce qui est sûr, c’est que dès le deuxième quart du xiiie siècle, l’Alexandréide est devenue un texte d’étude. Le trouvère Henri d’Andeli, qui vers 1230 met en scène sur le mode héroïcomique la « Bataille des sept arts », soit l’affrontement armé entre les littéraires des écoles d’Orléans et les logiciens parisiens, accorde à Gautier et à son poème une place d’honneur dans les rangs des premiers ; dans son Laborintus, un art poétique en vers sans doute composé vers le milieu du xiiie siècle, le maître d’école Évrard l’Allemand l’intègre au riche programme de lectures poétiques qu’un professeur de grammaire doit proposer à son élève, signalant au passage non sans perspicacité l’influence de Lucain sur l’épopée de Gautier ; et au plus tard au début des années 1270, son étude est intégrée au cursus de la faculté des arts de Paris115. Henri de Gand, qui y enseigne la théologie à la même époque, va jusqu’à déclarer : « Gautier, dit ‘de Châtillon’, originaire de Lille, écrivit les hauts faits d’Alexandre le Grand en vers métriques pleins d’élégance. Et cet ouvrage jouit aujourd’hui d’une telle estime dans les écoles des grammairiens qu’en sa faveur on néglige l’étude des poètes anciens. »116 L’ambition à peine voilée qui animait notre auteur de voir son poème supplanter l’Énéide de Virgile s’est réalisée. Mais un poème réduit à servir de support à la glose érudite conserve-t-il sa force poétique ? La meilleure réponse à cette question est fournie par les confrères en poésie de Gautier. Un siècle avant Henri de Gand, ils ont reconnu en lui un classique, puisqu’ils n’hésitent pas à lui emprunter clausules et hémistiches en vue d’alimenter leurs propres écrits. On peut ainsi documenter la présence de tels remplois dans l’œuvre de tous les plus grands, Joseph d’Exeter (Ylias), Jean de Hanville (Architrenius), Arrigo da Settimello (Elegia), Gilles de Paris (Karolinus), Guillaume le Breton (Philippide), Henri d’Avranches (Vita sancti Oswaldi), Odon de Magdebourg (Ernestus), Albert von Stade (Troilus)… Une seule voix discordante, mais elle est sonore, celle d’Alain de Lille : dans le premier chant de son épopée allégorique, l’Anticlaudianus, il range notre épopée parmi les erreurs de la nature : « Là, Mevius [modèle du mauvais poète, chez Virgile], qui a l’audace d’élever jusqu’au cieux sa bouche muette au moment où il entreprend de peindre aux couleurs obscures de vers fuligineux ‘les exploits du chef des macédoniens’ [incipit de l’Alexandréide], s’arrête épuisé dès le seuil et gémit de voir s’engourdir sa muse indolente. »117 Le sens de la querelle non plus que ses motivations ne sont clairs. Animosité personnelle ou émulation entre deux poètes de

114 A. Grondeux, « L’Alexandréide dans le cursus grammatical médiéval », dans Poesia latina medieval (siglos V-XV), éd. M. C. Diaz y Diaz et J. M. Diaz de Bustamante, Florence, 2005, p. 825-845 (p. 841-842) 115 A. Grondeux, loc. cit., p. 826-830. 116 Walterus dictus de Castellione, Insulis oriundus (…) scripsit gesta Alexandri Magni eleganti metro. Qui liber in scholis Grammaticorum tantae dignitatis est hodie ut prae ipso lectio veterum Poetarum negligatur (Henri de Gand, De scriptoribus ecclesiasticis, ch. 20, éd. J. A. Fabricius, Bibliotheca ecclesiastica…, vol. 2, Hambourg, 1718, p. 121). 117 … illic / Mevius, in celos audens os ponere mutum, / Gesta ducis Macedum tenebrosi carminis umbra / Pingere dum temptat, in primo limine fessus / Heret et ignauam queritur torpescere Musam (Alain de Lille, Anticlaudianus 1, 166-170, éd. R. Bossuat, Paris, 1955, p. 62).

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génie ? jalousie à l’idée de voir un rival l’emporter dans la faveur du jeune roi Philippe, comme l’ont soutenu certains critiques sans l’ombre du commencement d’une preuve ? mépris à l’encontre de méthodes de travail trop laborieuses ? ou désaccord fondamental sur la forme que doit prendre une épopée véritablement chrétienne ? Il est définitivement vain, croyons-nous, de trancher, et plus encore de rajouter des hypothèses aux hypothèses. Beaucoup plus claire et cohérente est l’hostilité inlassable à Gautier de Châtillon et à l’Alexandréide que manifeste Pétrarque au fil de toute son œuvre. Les Lettres familières comme les Invectives sont semées d’allusions plus ou moins transparentes et bien souvent perfides au plebeius poeta118. Cette opposition est à la fois culturelle, celle de la clarté antique contre la barbarie gothique, idéologique, à travers l’antithèse entre une Rome puissante et vertueuse incarnée par Scipion et la Grèce cruelle et débauchée que reflètent les vices d’Alexandre119, et poétique, comme le traduisent deux usages bien distincts de l’hexamètre : Pétrarque est le premier poète du Moyen Âge à retrouver la liberté et la musicalité du vers virgilien, tandis que la versification de Gautier, assurément correcte, reste scolaire et appliquée120. Aussi a-t-on pu considérer que l’Africa, la grande épopée sur la deuxième guerre punique, à laquelle le poète florentin entendait confier le soin de sa gloire future mais qu’il n’a jamais pu achever, était une sorte de réponse à l’Alexandréide. Cela nous inspire une autre lecture des critiques qu’il n’épargne pas à Gautier : si Pétrarque l’attaque avec tant de constance, lui qui tendrait plutôt à traiter par le mépris les productions littéraires des siècles précédents, c’est qu’il a trouvé en lui un adversaire à sa mesure, auquel il lui arrive d’ailleurs parfois de faire quelques emprunts clandestins…121 L’humanisme naissant ne sonne donc pas le glas de la popularité de l’Alexandréide. Même si le rythme des copies se ralentit, elle trouve un autre écho à travers les traductions ou adaptations qui en ont été faites dans de nombreuses langues européennes. Chronologiquement, la primauté revient au Libro de Alexandre qui, dès les années 1220-1230, en suit de près la trame, qu’il agrémente d’emprunts à l’Historia de preliis et au Roman d’Alexandre pour donner en langue espagnole une première version de la vie du conquérant. Puis Jacob van Maerlant, le fondateur de la littérature néerlandaise, compose entre 1257 et 1260 ses Alexanders Geesten, très fidèles au scénario et à la structure de l’Alexandréide, farcie toutefois de quelques emprunts à l’Historia de preliis, au Secret des secrets et à la Lettre d’Alexandre à Aristote 118 Pétrarque désigne le plus souvent son devancier par des périphrases méprisantes (voir par exemple Lettres familières 13, 10 ; Invectiva contra eum qui maledixit Italiae 64). Pierre de Nolhac avait déjà mis en évidence l’hostilité politique et poétique du Florentin envers l’auteur de l’Alexandréide (Pétrarque et l’humanisme, t. 2, Paris, 1907, p. 232). 119 Dans sa Collatio inter Scipionem, Alexandrum, Annibalem et Pyrhum, Pétrarque établit fermement la supériorité du général romain sur ses trois rivaux. 120 P. Laurens, « Musiques de l’Africa », dans La dernière muse latine. Douze lectures poétiques, de Claudien à la génération baroque, Paris, 2008, p. 59-85. 121 E. Carrara, Da Rolando a Morgante, Turin, 1932, p. 127-133 ; E. Fenzi, « Di alcuni palazzi, cupole e planetari nella letteraura classica e medievale e nell’’Africa’ del Petrarca », dans Saggi petrarcheschi, Fiesole, 2003, p. 227-302 ; G. Velli, « Petrarca e la grande poesia latina del secolo XII », Italia Medioevale e Umanistica 28 (1985), p. 295-310.

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sur les merveilles de l’Inde. Vers la même date (c. 1262), c’est à l’extrémité occidentale du monde connu, l’Islande, que Brandur Jònsson écrit en norrois son Alexanders Saga, calque scrupuleux du modèle latin, à quelques abréviations près au début et à la fin du texte. Dans une Allemagne curieuse de légendes alexandrines, le poème de Gautier est la source majeure de l’Alexander d’Ulrich von Etzenbach (c. 1270-1287), dans une bien moindre mesure de celui de Rudolf von Ems (1235-1250), plutôt inspiré par l’Historia de preliis. L’Alexandréide connaît ensuite, vers 1300, une adaptation fidèle en vieux tchèque (Alexandreida). On peut encore faire état d’une influence plus diffuse sur le Kyng Alisaunder en moyen anglais (c. 1300)122. Le domaine français, où l’espace « alexandrographique » est saturé par le Roman, qui a donné lieu à tant de continuations, est assurément moins productif ; toutefois, on a récemment retrouvé quelques fragments d’une traduction française en prose, effectuée vers la fin du xive siècle, peut-être en Bourgogne123. En outre, les enseignements d’Aristote à Alexandre, extraits du livre 1, ont fait l’objet de traductions séparées en français et en anglais, recueillies dans des florilèges moraux124. A la veille de l’invention de l’imprimerie, et malgré le retour très dynamique de l’œuvre de Quinte-Curce sur la scène culturelle, la tradition incarnée par le poème de Gautier de Châtillon est encore bien vivante.

Éditions Le succès durable de l’Alexandréide se traduit aussi par le nombre d’éditions anciennes dont elle a fait l’objet. Elle est publiée une première fois à Rouen par l’imprimeur-libraire Guillaume Le Tailleur († 1494) dès la fin du xve siècle (14871490). On en recense ensuite trois éditions au xvie siècle, par les soins d’Adelphus ( J. Muelich) à Strasbourg en 1513, d’Oswald von Eck à Ingolstadt en 1541 et de Robert Granjon à Lyon en 1558. Par la suite, cette vogue se ralentit. Le bénédictin Athanasius Gugger, qui enseigne les humanités à l’école claustrale de Saint-Gall, la publie à son tour en 1659, d’après deux manuscrits respectivement conservés à Engelberg et à Saint-Gall ; c’est cette édition qui est reproduite au tome 209 de la Patrologie latine (col. 463-574). Il faut ensuite attendre 1863 pour que F. A. W. Mueldener publie chez Teubner une nouvelle édition fondée sur cinq manuscrits germaniques et les éditions précédentes. 122 On trouvera la description synthétique de toutes ces traductions / adaptations en langues vulgaires dans C. Gaullier-Bougassas et alii, La Fascination pour Alexandre le Grand… Tome IV : Répertoire du corpus européen, Turnhout. 2014, p. 285-289 (Libro de Alexandre [A. Arizaleta]), 467-475 ( Jacob van Maerlant [M. Bridges]), 477-478 (Alexanders Saga [T. H. Tulinius]), 448-461 (Ulrich von Etzenbach [C. Thierry]), 423-432 (Rudolf von Ems [C. Thierry]), 481-484 (Alexandreida [Eloïse Adde-Vomáčka]), 343-346 (Kyng Alysaunder) [M. Bridges]). 123 L. Jefferson, « Fragments of a French prose version of Gautier de Châtillon’s Alexandreis », Romania, 115 (1997), p. 90-117. 124 R. De Cesare, « Volgarizzamenti antico-francesi dei Praecepta Aristotelis ad Alexandrum », dans : Miscellanea del Centro di Studi Medievali, II, Milan, 1958, p. 35-123 ; R. T. Pritchard, « Aristotle’s advice to Alexander : Two English metrical versions of an Alexandreis passage », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 52 (1989), p. 209-213.

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Jusqu’à nouvel ordre, l’édition qui fait autorité aujourd’hui est due à Marvin Colker, qui l’a publiée à Padoue en 1978. Tout en se défendant clairement d’être une édition critique, elle propose un texte lisible et compréhensible, fondé sur six des plus anciens manuscrits du poème, soit : Erfurt, Wissenschaftliche Allgemeinbibliothek, Amplonianus O 80 (c. 1200) Genève, Bibliothèque de Genève, lat. 98 (saec. XIIex) København, Kongelige Bibliothek, GKS 2146 (deux scribes, l’un de la fin du xiie siècle, l’autre du début du xiiie ) Oxford, Bodleian Library, Auct. F 2 16, fol. 105-168v (c. 1200) Princeton, University Library, Garrett 118 (saec. XIII) Saint-Omer, Bibliothèque municipale, 78, fol. 82v-107v (saec. XIII). Sur cette base assez étroite, il n’est guère envisageable de faire l’histoire du texte, et Colker a donc renoncé à reconstruire un hypothétique archétype. On ne peut pas en effet situer avec certitude les témoins retenus l’un par rapport à l’autre : tous les regroupements deux à deux des manuscrits en fonction des variantes sont attestés, même si ceux de Genève (le plus ancien) et d’Erfurt (le plus soigneux) vont souvent de pair. Certes, on aurait pu envisager d’élargir la base des dépouillements. Mais il n’est pas sûr que cet effort n’aurait pas encore obscurci une situation déjà confuse. C’est que le succès immédiat du poème a pour corollaire naturel une transmission très horizontale, et par conséquent de nombreuses et inévitables contaminations entre les divers rameaux de la tradition. Colker a donc pris le parti raisonnable et pragmatique de publier un texte fondé sur les manuscrits collationnés par lui ainsi que sur deux florilèges du xiiie siècle, en y choisissant, sans s’imposer la contrainte de suivre avec fidélité un « manuscrit de base », les leçons qu’il jugeait de meilleure qualité ou, en cas d’aporie, en corrigeant d’après le texte de Quinte-Curce, très scrupuleusement respecté par le poète médiéval. Cette façon de faire tout-à-fait empirique a l’avantage d’aboutir à un texte grandement supérieur à celui des éditions précédentes, et presque entièrement recevable en l’état. La pierre de touche qu’est l’expérience de la traduction nous impose cependant de le remanier en quelques rares lieux, comme l’avait fait avant nous, et de façon plus interventionniste, le traducteur anglais Roger Telfryn Pritchard. Voici la liste complète de nos corrections, toutes soutenues par l’un ou l’autre des témoins médiévaux, à moins qu’elles ne concernent des problèmes de ponctuation : 1, 27 plena] plana ; 1, 49 cum] si ; 1, 87 exalta. Nam] exalta, nam ; 1, 88 torrens fluit] torrens, fluit ; 1, 143 tropheum] tryumphum ; 1, 205 genus] rerum ; 1, 208 convertet] convertit ; 1, 274 et] sic ; 1, 376-377 sororum, Solus] sororum. Solus ; 1, 413 nomen, quam] nomen. quam ; 2, 141 priores] minores ; 2, 188 lacescit ?] lacescit. ; 2, 194 homines apud] apud omnes ; 2, 203 iam] nam ; 2, 234-235 proteruit. Qui notat innocuum sceleris, qui] proteruit, Qui notat innocuum sceleris. qui. ; 2, 393 uelamine ego] uolumine ; 2, 491 distringunt] distringunt ; 3, 86 fenestras] fenestram ; 3, 227 perdidit auris,] perdidit auris. ; 3, 451 ab impete nomen,] ab impete nomen ; 3, 488 indignantibus ; esse] indignantibus esse ; ; 4, 54 et iuuenis. uoluisse] et iuuenis. » uoluisse ; 4, 55 potuisse patet. »] potuisse patet. ; 4, 142

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ubi dicta super responso consulis, intro] ubi dicta, super responso consulis intro ; 4, 402 quem] que ; 4, 430 Commentaque (nomen proprium)] commentaque ; 4, 431 « Policronos ! » optant] policronos aptant ; 5, 192-193 soror Darii, si cederet illi / Gloria Martis.] soror Darii. si cederet illi / Gloria Martis, ; 5, 484 sistris,] sistris ; 5, 486 uiella.] uiella, ; 6, 154 numquam] nusquam ; 6, 264 et 6, 290 Theseus] Thereus ; 6, 373 perstrinxerat] prestruxerat ; 6, 479 seruum] seruus ; 6, 495 Bessus] Bessas ; 7, 37 cucurri,] cucurri : ; 7, 166 Bessus] Bessas ; 7, 320 clarus,] clarus. ; 7, 389 basis,] basis ; 8, 102 quidem] quid ; 8, 174 iam ego] cum ; 8, 431 sacies, defectum] sacies defectum ; 9, 560 numero. si] numero si En outre, nous avons rétabli au livre 2 la juste numérotation des vers, contre Colker qui, de façon arbitraire, affecte d’un numéro les vers qu’il supprime (2,41 ; 155-156, 214) et attribue le numéro 318 à sept vers successifs ; de même au livre 7, le vers 331 de Colker, une glose par erreur intégrée au texte, disparaît de notre numérotation.

Traduction Depuis quelque 35 ans, l’Alexandréide, qui est d’une latinité assez soutenue, a été traduite dans plusieurs langues européennes, l’anglais d’abord, à deux reprises (Pritchard 1986 ; Townsend 1996), l’allemand (Streckenbach 1990), l’espagnol (Pejenaute Rubio 1998), et, tout récemment l’italien (Bernardinello 2019). Elles sont de bonne qualité, pour autant que nous puissions en juger, mais la palme de l’élégance revient sans doute à la traduction en vers de Gerhard Streckenbach. Le poème n’avait en revanche à ce jour jamais fait l’objet d’une traduction française. L’essai que nous en proposons ici n’a pas d’autre ambition que celle de la fidélité, au fond et à la forme. La première n’est pas la plus difficile à observer : le propos narratif de Gautier est globalement limpide et, lorsque quelques formulations elliptiques peuvent laisser perplexe, le recours soit aux sources du poète, soit aux commentaires médiévaux que Colker a eu la bonne idée d’annexer à son édition suffit en principe à lever la difficulté. Ce qui est nettement plus malaisé à rendre, c’est le phrasé, déjà bien artificiel en son temps, de Gautier de Châtillon. La traduction en français des vers métriques constitue un casse-tête que n’ont pas à affronter les langues allemande et anglaise, dotées d’un système de versification accentuelle voisin de celui des langues anciennes. Le vers épique français, porteur mutatis mutandis des mêmes valeurs symboliques que l’hexamètre dactylique, est l’alexandrin, qui compte entre une et cinq syllabes de moins et doit s’adapter à la syntaxe d’une langue plus analytique. Il faut le talent exceptionnel d’un Marc Chouet ou d’un Pierre Laurens, et peut-être aussi le génie de Virgile et de Pétrarque, pour rendre avec naturel en vers français de douze syllabes l’Énéide ou l’Africa. Incapable de pareil tour de force, nous avons opté pour une prose rythmée125, dont l’allure un peu guindée puisse donner une idée 125 Nous avons vite abandonné l’idée d’une présentation stichométrique, qui ne peut s’adapter qu’à la traduction de brefs passages, mais pas au flot d’un poème de plusieurs centaines de vers. Comme le prouvent, malgré eux sans doute, quelques essais récents, transformer des hexamètres en vers libres

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du caractère archaïsant de l’art de Gautier, tout en essayant aussi de rendre ou de transposer chaque fois que c’était possible les figures jouant sur les figures de mots et les cliquetis de sonorités dont il est un virtuose. Au public de juger si le résultat est convaincant. Il nous suffira de lui avoir facilité l’accès à un monument imposant de la littérature latine du Moyen Âge. Il nous reste à remercier ceux qui nous ont encouragé dans cette entreprise. Comme il serait bien long de tous les nommer, nous nous limiterons à manifester notre gratitude envers le regretté Jean-Louis Ferrary, qui l’avait suscitée, il y a de nombreuses années de cela, envers les membres de l’équipe de recherche CREAMYTHALEX, dirigée par Catherine Gaullier-Bougassas, qui m’ont ouvert à la connaissance des Alexandres vernaculaires, envers Léonard Rouiller, dont les compétences en informatique nous ont grandement aidé à obtenir une excellente saisie du texte, envers nos relecteurs François Ploton-Nicollet et Dominique Poirel, dont les suggestions nous ont été précieuses, et bien sûr envers Pascale Bourgain, dont les conseils avisés ne nous ont jamais manqué, et qui nous fait l’honneur d’accueillir ce volume dans sa belle collection.

à la syntaxe désarticulée, c’est produire l’effet exactement inverse de celui recherché par un poète qui s’est soumis aux contraintes de versification les plus rigoureuses qui soient, en faire un modèle du style « flasque » (dissolutum) stigmatisé par la Rhétorique à Herennius.

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Gautier de Châtillon Alexandréide Édition et traduction

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Moris est usitati, cum in auribus multitudinis aliquid noui recitatur, solere turbam in diuersa scindi studia et hunc quidem applaudere et quod audit laude dignum predicare, illum uero, seu ignorantia ductum seu liuoris aculeo uel odii fomite peruersum, etiam bene dictis detrahere et uersus bene tornatos incudi reddendos esse censere. Et mirum est, humanum genus a prima sui natura, secundum quam cuncta que fecit Deus ualde bona creata sunt, ita esse deprauatum ut pronius sit ad condempnandum quam ad indulgendum et facilius sit ei ambigua deprauare quam in partem interpretari meliorem. Hoc ego reueritus diu te, o mea Alexandrei, in mente habui semper supprimere et opus quinquennio laboratum aut penitus delere aut certe quoad uiuerem in occulto sepelire. Tandem apud me deliberatum est te in lucem esse proferendam ut demum auderes in publica uenire monimenta. Non enim arbitror me esse meliorem Mantuano uate, cuius opera mortali ingenio altiora carpsere obtrectantium linguae poetarum et mortuo derogare presumpserunt, quem, dum uiueret, nemo potuit equiparare mortalium. Sed et Ieronimus noster, uir tam disertissimus quam christianissimus, qui in singulis prefationibus suis emulis respondere consueuit, manifeste dat intelligi nullum apud auctores superesse securitatis locum cum uirum tam nominatae auctoritatis pupugerit stimulus emulorum. In hoc tamen lectores huius opusculi, siquis tamen hoc quoque siquis captus amore leget, exoratos esse uolo ut siquid in uolumine reprehensibile seu satyra dignum inuenerint, considerent arti temporis breuitatem qua scripsimus et altitudinem materiae, quam nullus ueterum poetarum teste Seruio ausus fuit aggredi perscribendam ; et ad hoc habito respectu discant saltim ex dispensacione debere tolerari que, siquis de scripto iure ageret, poterant de rigore condempnari. Sed hec hactenus. Nunc autem quod instat agamus, et ut facilius que quesierit quis possit inuenire, totum opus per capitula distinguamus.

Prologue

Il est tout à fait coutumier que, lorsqu’un ouvrage nouveau est déclamé publiquement, la foule se divise en partis opposés : celui-ci d’applaudir, et de clamer bien haut que ce qu’il entend est digne de louange ; cet autre, qu’il soit abusé par l’ignorance ou dévoyé par l’aiguillon de la jalousie ou bien par l’ardeur de la haine, de dénigrer même des tournures élégantes et de juger qu’il faut remettre sur l’enclume des vers bien forgés1. Il est étonnant que l’espèce humaine ait à ce point dégénéré de sa nature originelle – selon laquelle tous les êtres créés par Dieu étaient absolument bons – qu’il soit plus enclin à condamner qu’à faire preuve d’indulgence, et éprouve plus de facilité à rabaisser ce qui n’est ni bon ni mauvais qu’à l’interpréter en bonne part. Habité de crainte à cette pensée, j’ai longtemps songé, mon Alexandréide, à te faire disparaître à jamais2 et, soit à détériorer complètement l’ouvrage qui m’a coûté cinq ans d’efforts, soit à l’ensevelir dans le secret, tant que je serais en vie. En fin de compte, j’ai décidé que tu devais être produite au jour en vue d’oser enfin affronter le public3. Ce n’est pas que je me considère supérieur au mage de Mantoue4, dont l’œuvre, qui transcende le génie humain, a été mise en pièces par la langue de poètes diffamateurs : ils n’ont pas craint de faire injure, une fois mort, à celui que, de son vivant, nul mortel ne fut capable d’égaler. Mais notre maître Jérôme5 aussi, un homme à l’éloquence aussi parfaite qu’il était un parfait chrétien, par les réponses qu’il adresse régulièrement à ses rivaux dans chacune de ses préfaces, nous donne clairement à entendre qu’il ne reste aux écrivains aucun espace de tranquillité, puisqu’un homme à l’autorité si éminente a été criblé de piques par ses adversaires. Néanmoins, je désire implorer les lecteurs de ce modeste ouvrage, s’il en est pour le lire avec sympathie, de considérer, s’ils découvrent dans le livre quoi que ce soit de critiquable, ou qui mérite d’être moqué, la brièveté du laps de temps6 que j’ai employé à l’écrire et la sublimité d’une matière dont, au témoignage de Servius7, aucun poète ancien n’a osé entreprendre la narration ; qu’ils apprennent, eu égard à ces circonstances, que l’on doit au moins tolérer par générosité ce que l’on pourrait condamner au nom d’une justice rigoureuse. Mais c’est assez sur le sujet. Attachons-nous maintenant à la tâche qui nous attend et, pour que l’on puisse plus aisément découvrir ce que l’on y cherche, marquons les subdivisions8 de l’ouvrage dans son entier.

PRIMVS LIBER CAPITVLA PRIMI LIBRI

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Primus Aristotilis imbutum nectare sacro Scribit Alexandrum sceptroque insignit et armis. Cicropidas regi rursus confederat. Arces Diruit Aonias. Numerosa classe profundum Intrat et appellens Asyam de naue sagittat, Parcendumque ratus hostem sine Marte tryumphat, Elatusque animo sub sole iacentia regna Iam sibi parta putat. Asiam de uertice montis Inspicit et patrias partitur ciuibus urbes. Pergama miratur et sompnia uisa retractat.

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Gesta ducis Macedum totum digesta per orbem, Quam large dispersit opes, quo milite Porum Vicerit et Darium, quo principe Grecia uictrix Risit et a Persis rediere tributa Chorintum, Musa refer. Qui si senio non fractus inermi Pollice Fatorum nostros uixisset in annos, Cesareos numquam loqueretur fama tryumphos, Totaque Romuleae squaleret gloria gentis : Preradiaret enim meriti fulgore caminus Igniculos, solisque sui palleret in ortu Lucifer, et tardi languerent Plaustra Boete. At tu, cui maior genuisse Britannia reges Gaudet auos, Senonum quo presule non minor urbi Nupsit honos quam cum Romam Senonensibus armis Fregit adepturus Tarpeiam Brennius arcem Si non exciret uigiles argenteus anser, Quo tandem regimen kathedrae Remensis adepto Duriciae nomen amisit bellica tellus, Quem partu effusum gremio suscepit alendum Phylosophia suo totumque Elycona propinans Doctrinae sacram patefecit pectoris aulam, Excoctumque diu studii fornace, fugata Rerum nube, dedit causas penetrare latentes,

Livre premier

Le premier livre représente Alexandre enivré d’un nectar sacré par Aristote et le décore du sceptre et des armes. Le roi rétablit son alliance avec les Athéniens, il abat les citadelles de Thèbes. Avec une flotte nombreuse, il s’engage sur la haute mer et, au moment de débarquer, décoche de son bord une flèche à l’Asie. Ayant jugé qu’il faut épargner l’ennemi, il triomphe sans combattre, et considère dans l’orgueil de son cœur que les royaumes qui s’étendent sous le soleil sont déjà en sa possession. Il contemple l’Asie du sommet d’un mont et distribue à ses concitoyens les villes de la patrie. Il admire Pergame et relate une vision qu’il eut en songe. Les exploits, répandus par l’univers entier, du capitaine des Macédoniens, les trésors qu’il répandit avec largesse, l’armée grâce à quoi il vainquit Porus et Darius, le prince qui rendit le sourire à la Grèce victorieuse et qui ramena le tribut de la Perse à Corinthe, ô Muse, conte-les. Si la main des Parques avait fait que, sans être brisé par les faiblesses du grand âge, vécût jusqu’à notre époque, la renommée jamais ne ferait bruit des triomphes de César, la gloire entière de la nation de Romulus se fanerait1, car son brasier éclipserait de la splendeur de son mérite ces misérables étincelles, l’étoile du matin blêmirait au lever de son soleil et le char lent du Bouvier2 s’éteindrait. Et toi, dont la Grande-Bretagne se réjouit d’avoir enfanté les ancêtres, ses rois3, toi dont le règne épiscopal marqua pour la ville de Sens une alliance aussi glorieuse avec la renommée que lorsque Brennus avec ses combattants Sénons écrasa Rome et aurait enlevé la citadelle tarpéienne, si les oies argentées n’avaient pas éveillé les guetteurs4, toi qui, ayant pour finir obtenu le gouvernement du siège rémois, as fait perdre son nom farouche à cette contrée belliqueuse5, toi que, dès la naissance, la Sagesse a reçu dans son sein nourricier, qu’elle a abreuvé pleinement aux fontaines de l’Hélicon6 en t’ouvrant le sanctuaire de son cœur débordant de science, toi à qui elle a accordé, après t’avoir longtemps cuit au feu de l’étude, de pénétrer les causes cachées en dissipant l’ombre

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Huc ades et mecum pelago decurre patenti, Funde sacros fontes et crinibus imprime laurum Ascribique tibi nostram paciare camenam. Nondum prodierat naturae plena tenellis Infruticans lanugo pilis, matrique parabat Dissimiles proferre genas, cum pectore toto Arma puer sitiens Darium dare iura Pelasgis Gentibus imperiique iugo patris arua prementem Audit et indignans his uocibus exprimit iram : « Heu, quam longa quies pueris ! numquamne licebit Inter funereas acies mucrone chorusco Persarum dampnare iugum, profugique tyranni Cornipedem lentum celeri preuertere cursu, Confusos turbare duces, puerumque leonis Vexillo insignem galeato uertice saltim In bello simulare uirum ? uerumne dracones Alcydem puerum compressis faucibus olim In cunis domuisse duos ? Ergo nisi magni Nomen Aristotilis pueriles terreat annos, Haut dubitem similes ordiri fortiter actus. Adde quod etati duodenni corpore paruo Maior inesse solet uirtus uiridisque iuuentae Ardua uis supplere moras. Semperne putabor Nectanabi proles ? Vt degener arguar absit ! » Hec ait, hec secum dictanti corde perorat. Qualiter Hyrcanis cum forte leunculus aruis Cornibus elatos uidet ire ad pabula ceruos, Cui nondum totos descendit robur in armos, Nec pede firmus adhuc nec dentibus asper aduncis Palpitat, et uacuum ferit inproba lingua palatum, Effunditque prius animo quam dente cruorem, Pigriciamque pedum redimit matura uoluntas, Sic puer effrenus totus bachatur in arma, Inualidusque manu gerit alto corde leonem, Et preceps teneros audacia preuenit annos. Forte macer pallens incompto crine magister (Nec facies studio male respondebat) apertis Exierat thalamis ubi nuper corpore toto Perfecto logyces pugiles armarat elencos. O quam difficile est studium non prodere uultu ! Liuida nocturnam sapiebant ora lucernam, Seque maritabat tenui discrimine pellis Ossibus in uultu, partesque effusa per omnes Articulos manuum macies ieiuna premebat. Nulla repellebat a pelle parentesis ossa.

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des apparences, viens à mon aide et prends à mes côtés ton élan sur la vaste mer, laisse couler le flot de la source sacrée, ceins de laurier ta chevelure, et souffre que l’on te dédie l’œuvre de ma muse. Le moment n’était point venu où le buissonnement d’un duvet de poils follets manifesterait pleinement sa nature et ses joues ne différaient pas de celles de sa mère, que l’enfant au cœur tout entier assoiffé de combats apprend que Darius imposait ses lois aux peuples de la Grèce et opprimait du joug de son empire le territoire paternel ; il manifeste son indignation furieuse par les mots que voici : « Hélas ! comme il dure longtemps, le sommeil de l’enfance ! Me sera-t-il jamais autorisé de contredire, avec le glaive étincelant, la domination des Perses au milieu des armées porteuses de mort, de devancer d’un vif élan le coursier paresseux du tyran fugitif, de semer le trouble parmi ses généraux affolés et de faire au moins de l’enfant à l’étendard frappé du lion l’égal au combat d’un guerrier casqué ? Est-il vrai que jadis Alcide enfant, dès le berceau, est venu à bout de deux serpents qu’il étouffa7 ? Si donc la crainte que m’inspire le nom du grand Aristote ne retenait pas mes jeunes années, je n’hésiterais pas à entreprendre avec courage des exploits semblables. Si l’on songe en outre que, d’ordinaire, une vaillance plus grande que ne l’admet son corps chétif habite un enfant de douze ans et que l’ardeur de la verte jeunesse compense le passage du temps, devrai-je donc toujours être considéré comme le fils de Nectanébo8 ? Assez d’être taxé de lâcheté ! ». Voilà ce qu’il dit, voilà le discours que son cœur lui dicte en secret. De même que, quand il lui arrive de voir aller à la pâture, dans les champs d’Hyrcanie9, les cerfs à la large ramure, le lionceau dont les membres ne sont pas encore affermis ni le pied solide ni la dent acérée frémit et fait claquer une langue impatiente dans sa gueule vide, de même qu’il verse le sang en esprit avant de le faire avec ses mâchoires et que sa volonté adulte rachète la lenteur de sa marche, de la même façon, l’enfant hors de lui-même est tout entier fureur à la perspective du combat, il a le cœur altier d’un lion malgré la faiblesse de son bras et son audace décidée devance ses tendres années. Il se trouve que son maître, décharné, blafard, le cheveu en bataille (son apparence s’accordait bien à son étude) sortait par la porte ouverte de la chambre où, ayant mis la dernière main au corpus de ses traités de logique, il fourbissait des arguments pugnaces. Comme il est difficile de ne pas porter sur le visage la marque de son labeur ! Son teint livide reflétait l’éclat de la lampe nocturne, la peau tendue de son visage en épousait les os, la maigreur que le jeûne étend sur tous ses membres soulignait les jointures des mains : aucune parenthèse n’éloignait la peau du squelette10. Car la fatigue ardente de l’étude amaigrit

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Nam uehemens studii macie labor afficit artus Et molem carnis, et quod cibus educat extra Interior sibi sumit homo fomenta laboris. Ergo ubi flammato uidit Philippida uultu, Accusabat enim occultam rubor igneus iram, Flagitat unde animus incanduit, unde doloris Materiam traxit, que tanta efferbuit ira. Ille sui reuerens faciem monitoris ocellos Supplice deiecit uultu, pronusque sedentis Affusus genibus senium lugere parentis Oppressum imperio Darii patriamque iacentem Conqueritur lacrimans lacrimisque exaggerat iras, Atque hec dicentem uigili bibit aure magistrum : « Indue mente uirum, Macedo puer, arma capesce. Materiam uirtutis habes, rem profer in actum ; Quoque modo id possis, aurem huc aduerte, docebo. Consultor procerum seruos contempne bilingues Et nequam, nec quos humiles natura iacere Precipit exalta. Nam qui pluuialibus undis Intumuit torrens, fluit acrior amne perhenni. Sic partis opibus et honoris culmine seruus In dominum surgens, truculentior aspide surda, Obturat precibus aures, mansuescere nescit. Non tamen id prohibet rationis calculus, ut non Exaltare uelis siquos insignit honestas, Quos morum sublimat apex licet ampla facultas Et patriae desit et gloria sanguinis alti. Nam si uera loquar, auferre pecunia mores Non afferre solet ; etenim inter cetera noctis Monstriparae monstro nichil est corruptius isto. Quem uero morum non rerum copia ditat, Quem uirtus extollit, habet quod preferat auro, Quod patriae uicium redimat, quod conferat illi Et genus et formam. Virtus non queritur extra. Non eget exterius qui moribus intus habundat. Nobilitas sola est animum que moribus ornat. Si lis inciderit te iudice, dirige libram Iudicii. Nec flectat amor nec munera palpent Nec moueat stabilem personae acceptio mentem. Muneris arguitur accepti censor iniquus. Munus enim a norma recti distorquet acumen Iudicis et tetra inuoluit caligine mentem. Cum semel obtinuit uiciorum mater in aula Pestis auaritiae, que sola incarcerat omnes

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les membres et la chair, et l’homme intérieur consume à son profit, pour servir d’aliment à son labeur, l’apport extérieur de la nourriture. Lors donc qu’il vit le visage en feu du fils de Philippe – car une rougeur brûlante révélait sa rage intérieure –, il lui demande ce qui a enflammé son cœur, ce qui a nourri sa douleur, ce qui a fait bouillonner sa colère. Lui, empli de crainte sous le regard de son précepteur, baissa les yeux d’un air suppliant ; puis agenouillé aux pieds du maître assis, il relève le visage et se plaint en pleurant que la vieillesse de son père gémisse sous le poids accablant de l’empire de Darius et que la patrie soit à terre – et ses pleurs accroissent sa rage. D’une oreille attentive, il absorbe alors ces mots de son maître : « Équipe ton esprit des sentiments d’un homme, enfant de Macédoine, empare-toi des armes ! Tu possèdes de quoi nourrir ta vaillance, actualise ces virtualités ; comment t’est possible cela, je vais te l’enseigner, prête-moi attention. Prends conseil auprès des grands, méprise les esclaves, vauriens à la langue fourchue, et ne porte pas au pinacle ceux à qui la nature a enjoint de ramper au sol. En effet, le torrent gonflé par les eaux de pluie roule un flot plus violent que le fleuve au cours immuable ; de même l’esclave repu de richesses et d’honneurs sublimes se dresse contre son maître ; plus féroce que l’aspic sourd11, il se ferme l’oreille aux prières et ignore la bienveillance. Toutefois un sage calcul ne t’interdit pas de vouloir élever ceux que l’honneur illustre, qu’exalte leur élévation morale, même si une vaste fortune, la gloire d’une patrie ou d’un lignage insignes leur font défaut. Car, à dire vrai, l’opulence emporte d’ordinaire les qualités morales plus qu’elle ne les apporte : entre tous les monstres qu’enfante la nuit, nul n’est plus corrupteur que celui-là. Mais l’homme qu’enrichit abondance de vertus, non de propriétés, celui que son courage distingue possède un bien capable de l’emporter sur l’or, de racheter les manquements de sa patrie, d’acquérir pour soi et naissance et beauté. La valeur, il n’y a pas à la chercher plus loin. Celui qui, en lui-même, abonde de vertus, n’a besoin de rien qui soit hors de lui-même. L’unique noblesse, c’est celle qui orne le cœur de vertus. Si un litige survient et que tu aies à le juger, tiens bien en équilibre la balance de la justice. Que ta décision immuable ne se laisse point fléchir par l’affection, amollir par des présents ni ébranler par la qualité des personnes. L’arbitre inéquitable se voit incriminé pour les cadeaux qu’il a reçus ; les cadeaux, en effet, détournent de la droite règle la perspicacité du juge et enveloppent son esprit d’une confuse obscurité. Pour peu qu’au tribunal triomphe la mère des vices, l’avidité pestilentielle, qui suffit à mettre en prison tout

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Virtutum species, spreto moderamine iuris Curritur in facinus, nec leges curia curat. Parce humili, facilis oranti frange superbum. Castra moue, turmas instaura, transfer in hostem. Grande aliquid si uelle tenes, et posse tenebis. Si conferre manum, dum luditur alea Martis, Debilis et nondum matura refugerit etas, Te tamen armatum uideant hilaremque cateruae Pugnantem, precibus monituque minisque tonantem. Profuit interdum dominis pugnare iubendo. Nam dum castra metus calcat, dum languida terror Agmina prosternit, dum corda manusque uacillant, Si grauis hortatu preceptor inebriat aures, Se timor absentat, et sic formidine mersa Irruit in ferrum monitis effrena iuuentus. Hostibus ante alios primus fugientibus insta. Quodsi forte tuus repetat tentoria miles, Agmina retrogrado fugiens hostilia gressu, Vltimus instando fugias, uideantque morantem, Indecoresque fuga pudeat sine rege reuerti. Interea metire oculis quot milibus instent, Quot peditum turmae, quot fusi e uallibus assint, Quot solem galeis equites clipeisque retundant, Nec te terruerit numerus. Si molliter illos Videris instantes, rue primus in arma sequentum, Primus equum uerte, pressoque relabere freno. Hic uigor emineat tuus affectusque tuorum Et feruens animus durique peritia Martis. Hic equus opponatur equis, hic ensibus ensis, Hic clipeus clipeis, hic obruta casside cassis. Vix liceat uictis uictori offerre tropheum. Cumque uel intraris uictis tradentibus urbem, Vel, si restiterint, portas perfregeris urbis, Thesauros aperi, plue donatiua maniplis, Vulneribus crudis et corde tumentibus egro Muneris infundas oleum, gazisque reclusis Vnge animos donis, aurique appone liquorem. Hec egrae menti poterit medicina mederi. Sic inopi diues largusque medetur auaro. At si forte animo res non respondeat alto, Copia si desit uel si minuatur aceruus, Non minuatur amor, non desit copia mentis. Allice pollicitis promissaque tempore solue. Munus enim mores confert, irretit auaros, Occultat uicium, genus auget, subicit hostem.

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genre de vertu, on court au crime, au mépris du droit et de son équilibre, et la cour12 des lois n’a plus cure. Aie miséricorde pour l’humble ; doux envers qui te prie, écrase l’orgueilleux. Mets en branle l’armée, range en ordre les escadrons, jette-les sur l’ennemi. Si tu tiens en toi grand vouloir, tu obtiendras de le pouvoir aussi. Si, lorsque Mars jette les dés, tes années fragiles et précoces encore refusent la lutte au corps à corps, montre-toi cependant aux troupes revêtu de tes armes, joyeux de combattre et rugissant prières, ordres et menaces. Il est parfois utile aux chefs de combattre à coups d’injonctions. En effet, au moment où la crainte écrase l’armée, où la terreur abat les bataillons paralysés, où les cœurs et les bras hésitent, pour peu qu’un commandant enivre les oreilles d’encouragements vigoureux, la peur s’enfuit, et les jeunes guerriers, déchaînés par ces ordres, se ruent sur le fer, toute terreur évanouie. Sois d’entre tous le premier à serrer de près les ennemis en fuite. Et si d’aventure tes soldats se replient sur le campement et refluent en fuyant les troupes ennemies, tiens bon, sois le dernier à fuir, qu’ils te voient résister et qu’ils aient honte de faire retraite sans leur roi, en une fuite ignominieuse. Pendant ce temps-là, mesure du regard combien ils sont de milliers à te serrer de près, combien de bataillons de fantassins ont jailli des vallées, combien il y a de cavaliers dont le casque et le bouclier renvoient l’éclat du soleil, et que leur nombre ne t’effraie pas. Si tu vois qu’il te pressent avec peu d’énergie, sois le premier à te ruer sur les armes de tes poursuivants, à faire volter ton cheval et repars à l’attaque à bride abattue. Qu’alors se manifestent avec éclat ta vigueur et l’amour de tes hommes et l’ardeur de ton cœur et ton expérience de Mars le farouche. Qu’alors le cheval fasse front aux chevaux, l’épée aux épées, le bouclier aux boucliers, le casque aux casques qu’il fracture. Pour les vaincus, qu’ils soient réduits à ne laisser aux vainqueurs que tout juste de quoi édifier un trophée. Lorsque tu pénétreras dans la ville que les vaincus t’auront livrée ou dont, s’ils résistent, tu auras brisé les portes, ouvre largement ses trésors, fais pleuvoir sur tes cohortes les présents, passe l’huile de la récompense sur les blessures à vif et sur les cœurs gonflés de chagrin, enduis par tes dons les esprits de l’onguent de richesses offertes et ajoutes-y la potion qu’est l’or : voilà le remède capable de guérir les esprits en proie au chagrin. C’est ainsi que le riche soigne le pauvre et l’homme généreux l’avare. Et s’il se trouve que le butin n’est pas à la hauteur de ta largesse, que son abondance défaille ou que son amas diminue, ton affection ne doit pas diminuer, l’abondance de ta volonté ne pas connaître défaillance ; séduis par des promesses et acquitte, le moment venu, tes engagements. Car un présent affermit la vertu, oblige les avares, offusque le vice, augmente la noblesse, subjugue l’ennemi. Ils n’ont pas besoin de

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Non opus est uallo quos dextera dapsilis ambit. Nam seu pax uigeat seu rupto federe pacis Regnet et in toto discordia seuiat orbe, Principibus dubiis subitumque timentibus hostem, Est dare pro muro et solidi muniminis instar. Non murus non arma ducem tutantur auarum. Cetera quid moneam ? sed non te emolliat intus Prodiga luxuries, nec fortia pectora frangat Mentis morbus amor, latebris et murmure gaudens. Si Bacho Venerique uacas, qui cetera subdis, Sub iuga uenisti : periit delira uacantis Libertas animi. Veneris flagrante camino Mens hebet interius. Rixas et bella moueri Imperat et suadet rationis uile sepulchrum Ebrietas. Rigidos eneruant hec duo mores. Parca uoluptates sit eis explere uoluntas Qui leges hominum et mundi moderantur habenas. Dirigat ergo tuos studio celebrata priorum Actus iusticia, et per te reuocetur ab alto Vltima que superum terras Astrea reliquit. Nec desit pietas pudor et reuerentia recti. Diuinos rimare apices, mansuesce rogatus, Legibus insuda, ciuiliter argue sontes, Vindictam differ donec pertranseat ira, Nec meminisse uelis odii post uerbera. Si sic Vixeris, eternum extendes in secula nomen. » Talibus informans monitor uirtutis alumpnum Imbuit irriguam fecundis imbribus aurem Et thalamo cordis mores impingit honestos. Ille libens sacris bibulas accommodat aures Vocibus, extremae commendans singula cellae. Mens igitur laudum stimulis sibi credula feruet. Germinat intus amor belli regnique libido. Iam timor omnis abest, iam spes preiudicat annis, Iam fruitur uoto, iam mente proteruit in hostem, Iam regnat, iam seruit ei quadrangulus orbis. Ergo ubi que ferulae pueros emancipat etas Aduenit, Macedo ciuiliter induit arma Non sibi sed patriae, uiuitque in principe ciuis, Tyro quidem sed corde gygas, sed pectore miles Emeritus. Tunc indomitum tunc tanta uideres Velle Neoptolemum que uix expleret Achilles. Non solum in Persas, quos contra iusta querelae Causa sibi fuerat, parat insanire, sed ipsum Et totum, si fata sinant, coniurat in orbem.

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murailles, ceux que couvre une main prodigue. Car, soit que règne la paix, soit qu’après la rupture des pactes la discorde s’installe et fasse rage sur l’univers entier, les dons faits aux princes à la loyauté incertaine, craintifs face à l’assaut subit de l’ennemi, tiennent lieu de rempart et valent fortifications robustes. Le chef avare, ni la muraille, ni les armes, n’assurent sa protection. Quels autres conseils te donner ? Que le luxe dissipateur n’aille pas amollir ton esprit et que l’amour, cette maladie de l’âme qui se plait au secret et au clabaudage, ne brise pas ton cœur vaillant. Si tu t’abandonnes à Bacchus et à Vénus, tu peux bien dominer le monde, tu passes sous le joug : la liberté du cœur qui s’abandonne à la folie s’anéantit. Quand flamboie le brasier de Vénus, la pointe de l’esprit s’émousse. Quand l’ivresse, misérable tombeau pour l’intelligence, l’ordonne et le persuade, rixes et combats s’élèvent. Voilà les deux dangers qui affaiblissent les vertus sévères. Qui tient en main les rênes de l’humanité et du monde soit économe du désir d’assouvir ses voluptés. Puisse donc la justice célébrée avec passion par nos ancêtres diriger tes actions et qu’A strée13, la dernière des divinités à avoir déserté ce monde, soit par toi rappelée du ciel. N’oublie pas non plus la piété, la pudeur et le respect du droit. Observe les décrets divins, sois clément quand on te supplie, fais effort en faveur des lois, accuse les coupables selon les règles juridiques, attends pour te venger que ta colère soit passée et cesse de haïr une fois que tu as châtié. Si tu vis de la sorte, tu étendras ta renommée jusqu’à la fin des siècles ». Tels sont les propos par lesquels le conseiller en vertus éduque son élève ; il irrigue de cette pluie féconde une oreille qui s’en abreuve14 et enracine le sens de l’honneur dans les replis du cœur. Quant au héros, il prête avec enthousiasme une oreille avide à ces paroles sacrées, qu’il emmagasine toutes dans la chambre de sa mémoire15. Son esprit prenant confiance en lui-même frémit sous l’aiguillon de la louange. En lui germent l’amour de la guerre et le désir de royauté. Déjà toute terreur a fui, déjà l’espérance prend le pas sur la jeunesse, déjà il est maître de son désir, déjà il exerce en pensée sa rage contre l’ennemi, déjà il règne, déjà les quatre horizons de l’univers lui obéissent. Aussi, lorsque vint l’âge où les enfants sont affranchis de la férule, le Macédonien revêt en citoyen l’armure non pour lui-même, mais en faveur de la patrie ; c’est le citoyen qui se révèle dans le prince, apprenti certes, mais géant par le cœur, et vétéran par le courage. Ainsi en son temps, on aurait pu voir l’indomptable Néoptolème vouloir de grands exploits qu’Achille aurait eu peine à réaliser16. , ce n’est pas seulement à l’encontre des Perses, contre lesquels l’animent de justes griefs, qu’il se prépare à déployer sa rage, mais il se promet de le faire, si les destins l’y autorisent, contre le monde tout entier.

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Vrbs erat auctoris nomen sortita Chorintus, Quam situs ipse loci, quam rerum copia maior, Quam genus et populi, quam regum firma uoluntas Sanxerat ut regni caput et metropolis esset. Hanc, Ewangelico propulsans ydola uerbo, Paulus ad aeterni conuertet pascua ueris. Hic igitur Macedo, ne iura retunderet urbis Post patris occasum, sacrum diadema uerendo Suscipiens capiti sceptro radiauit eburno. Stat procerum medius, stipat latus eius utrumque Canities ueneranda patrum mitisque senectus, Quorum iuris erat toti disponere regno, Per quos insidiis obsistitur obice uallo Consilii, pociusque ualent interprete lingua Quam pugnante manu tractare negocia belli Et gerere armorum curas quam cingier armis. Eminus assistunt pauloque remotius illi Effrenae mentis, quorum sub pectore robur Imperat ingenio, et Nestor succumbit Achilli. Principis a facie, uatum grege cinctus inermi, Sedit Aristotiles molli uelatus amictu, Iam rude donatus fatisque prementibus annos Curuus, et inpexos castigat laurea crines. Contemplans igitur Macedo per singula uires Pascitur intuitu procerum, et que maxima dudum Crescere non poterat uehemens audacia creuit Regis ad aspectus, et quem conceperat ante Ampliat affectum, cordisque reuerberat aures Applausus populi, maioraque uiribus audet. Accedit facies animo, mentique profundae Respondent oculi, totoque accenditur ore. Sic fuit ex facili regem cognoscere promptum : Ornamenta licet regi regalia desint, Lucidus obrizo crinalis circulus auro Et que flammigeris ignescit purpura gemmis, Sola tamen loquitur uultus reuerentia regem. Mensis erat cuius iuuenum de nomine nomen, A quo uitis habet quod floreat, uua propinet, Quod bibat autumpnus, et quod sibi bruma reseruet, Cum tumet in fructum seges ardua ; iamque parabat Retrogradum Phebus radiis incendere Cancrum Cum Macedo assensu pariter uulgique ducumque In regem erigitur, lectosque ad bella quirites Diuidit in turmas, quorum bis milia bina Quingentique equitum numerus fuit. Omnibus idem

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Il était une ville, Corinthe, ayant tiré son nom de celui de son fondateur17, que son site, que sa richesse, que la noblesse de son peuple, que la volonté ferme de ses rois avaient destinée à être capitale royale et métropole (Paul, chassant les idoles avec les mots de l’évangile, la conduira jusqu’aux pâquis du printemps éternel)18. C’est donc ici que le Macédonien, pour ne pas dépriser les droits de cette ville, reçut, après le trépas de son père, le diadème sacré sur son chef redoutable, nimbé de l’éclat du sceptre d’ivoire. Il se tient au milieu des barons. De part et d’autre, il est pressé par la troupe chenue et la vieillesse pacifique des sénateurs, qui ont mission d’administrer l’ensemble du royaume, opposent aux traîtrises le rempart de leur sagesse, et sont plus aptes à régler les affaires guerrières par la diplomatie de leur parole que par la puissance au combat de leur bras, et à négocier les questions militaires qu’à revêtir l’armure. A distance, un peu en retrait, se tiennent les hommes à l’esprit hardi, ceux dans le cœur de qui la force l’emporte sur la réflexion, et Nestor se soumet à Achille19. Face au prince, entouré de la troupe désarmée des prêtres est assis Aristote, couvert d’un manteau souple, décoré de la verge d’honneur et courbé par les ans, sur quoi les destins pèsent ; le laurier discipline ses cheveux mal peignés. Ainsi, le Macédonien, contemplant les uns après les autres ceux qui font sa puissance, se repaît de la vue des grands ; l’audace impétueuse du roi, qui demandait encore à croître, s’accrut à ce spectacle, le désir qu’il avait auparavant conçu se renforce, les acclamations du peuple résonnent aux oreilles de son cœur. Sa hardiesse vient à surpasser ses forces, son visage en vient à refléter son cœur, ses regards à trahir sa volonté profonde et tout son être est embrasé. Ainsi, il était bien aisé de reconnaître le roi : même s’il était dépourvu des ornements royaux, le bandeau lumineux d’or pur qui ceint la chevelure et la pourpre ornée de gemmes qui lancent feu et flammes, le respect craintif qu’inspire son apparence suffit à proclamer sa royauté. C’était pendant le mois qui tire son nom de la jeunesse20, le mois où la vigne en fleur s’apprête à donner le raisin destiné à fournir à l’automne boisson, et réserves à l’hiver, où la moisson qui monte voit gonfler les épis, et déjà Phébus se préparait à enflammer de ses rayons le Cancer au pas rétrograde21 – c’est alors que le Macédonien, avec l’accord unanime du peuple et des généraux, est élevé au rang de roi. Il répartit en escadrons les citoyens recrutés pour la guerre, parmi lesquels quatre mille cinq cents composent la cavalerie. Ils ont tous la même ardeur au

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Impetus armorum, sed eos discriminat etas. Nec solum iuuenes, sed quorum cana uetustas Testis miliciae et probitas sub patre probata, Legit Alexander. Ductor princepsque cohortis Nullus erat qui non sexagenarius esset, Vsque adeo positis ut si quis cominus armis Principia inspiceret castrorum siue quiritum, Prefectos equites non crederet, immo senatum. Preterea peditum quater octo milia bello Instaurat, quibus arma sudes et dacha bipennis, Et que letifero contorta uolumine glandes Funda iacit, gladiusque et uitae prodigus arcus, Lunatique orbes et preuia mortis harundo ; Incuciunt hastas uerubusque minantur acutis. Pectora thorace et ceruix secura galero. Quos licet armarit telo prestantior omni Virtus, tam uoluisse tamen supponere mundum Quam potuisse sibi tam paucis milibus, eque Miror Alexandrum, monstroque simillima fati Hec series, tot regna uni submittere paucos. In tanto rerum strepitu mundique fragore, Cum tremeret totus uariis rumoribus orbis, Subtrahere auxilium, dubiumque lacescere Martem, Detrahere absenti suadente Demostene primi Cicropidae et uires opponere uiribus ausi. Estuat auditis Macedo. Maturius ergo Castra mouere iubet Danais. Et cominus hosti Inprouisus adest et muris applicat alas. Interea senibus in Palladis arce receptis Eschinus eloquitur ceptaeque Demostena litis Arguit et pace ostendit nil tucius esse. Dum sibi mandatas legatio mutua partes Exsequitur, patriae tactus suplicantis amore Rex fedus renouat pacemque redintegrat urbi. Artibus ingenuis studiisque uacare sereno Annuit his uultu Martemque remittit agendum. Inde ubi discordes iterum sibi iunxit Athenas, Impiger ad ueteres rapto uolat agmine Thebas. Aonidae muros iuuenum stipante corona Armati assistunt portasque intrare uolenti Obiciunt. Quem si dominum patienter habere, Si prece non armis uellent occurrere, si sic Vt decuit ceptae fraudis scelerisque pigeret, Fortassis poterant torrentem inhibere furoris Incolomemque statum uitae ueniamque mereri.

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combat, si l’âge les distingue : Alexandre choisit non seulement des jeunes, mais des hommes dont la vieillesse chenue trahissait l’expérience militaire et la valeur éprouvée du temps de son père. Il n’y avait ni général ni commandant qui n’eût atteint les soixante ans, à telle enseigne que quiconque eût jeté ses regards sur les chefs des camps ou des troupes dépouillés de leur armure eût cru voir non pas les maîtres de la cavalerie, mais plutôt le sénat. En outre, il équipe pour la guerre trente-deux mille fantassins, qui ont pour armes l’épieu et la dague à double tranchant, la fronde dont la torsion jette des billes de plomb qui apportent la mort, l’épée et l’arc dilapidateurs d’existences, les rondaches en forme de lune et les traits qui ouvrent la voie au trépas ; ils ont à décocher des lances et la menace de piques acérées ; leurs poitrines obtiennent la protection de la cuirasse et leurs têtes celle du casque. Pourtant même si c’est, supérieur à tout armement, le courage qui les équipe, je n’en suis pas moins stupéfait qu’Alexandre ait voulu aussi bien que pu se soumettre le monde avec l’aide de si peu de légions : le cours du destin, selon lequel un petit nombre d’hommes asservissent à un seul tant de royaumes, est ici on ne peut plus semblable à un prodige. Au milieu de tout ce vacarme, de tant de fracas sur le monde, alors que l’univers entier frémissait de rumeurs variées, les enfants de Cécrops22 osèrent les premiers, à l’instigation de Démosthène, soustraire leur concours, provoquer un combat incertain et critiquer Alexandre de loin – et ils eurent l’audace d’opposer leurs forces à ses forces. A cette nouvelle, le Macédonien entre en effervescence. Il ordonne à l’armée de ses Grecs de faire mouvement en toute hâte. Et le voici qui arrive par surprise au contact de l’ennemi et qui déploie ses bataillons sous les remparts de celui-ci. Pendant ce temps, Eschine parle devant les vieillards rassemblés dans la citadelle de Pallas23, il blâme Démosthène pour avoir suscité le conflit et montre qu’il n’y a rien de plus sûr que la paix. Lorsque les délégations des deux camps eurent accompli leur mission, le roi, touché par l’affection de ce pays qui le supplie, renouvelle son traité avec lui et rend à Athènes la paix. Il la laisse s’adonner sereinement aux arts libéraux et à l’étude, et la dispense des travaux de Mars. Puis, quand il se fut réconcilié avec Athènes révoltée, il s’élance rempli d’ardeur, avec son armée au galop, vers l’antique cité de Thèbes. La troupe compacte des jeunes guerriers Aonides24 guette, en armes, aux remparts et lui interdit, contre son vouloir, de passer les portes. S’ils acceptaient de supporter avec abnégation son autorité, de l’accueillir avec des prières, non des armes, s’ils éprouvaient, comme il eût convenu, répugnance pour leur initiative frauduleuse et criminelle, peut-être pourraient-ils retenir le torrent de rage et mériter d’obtenir la vie sauve et le pardon. Mais puisqu’ils

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Sed quoniam etatem simul et contempnere regem Presumpsere sibi, merito sensere tyrannum. Dum super excidio Macedo deliberat urbis, Iam populo uariis afflicto cladibus assunt Collecti satrapae e uicinis urbibus, omne Qui genus accusent recolantque ab origine gentem Intentam sceleri et Grecorum cede madentem : Progenitos serpente patres semperque minores Cordibus infusum patrium seruasse uenenum. « Quis fastus Niobes, quis sparsam sanguine nati Femineum nescit ululasse per agmen Agauen ? Quis flammas Semeles, quis regem lumine cassum Nesciat in proprios reuolutum turpiter ortus, Preterea partos infando semine dampno Tocius Europe sibi concurrisse gemellos ? » His accensa super flagrescit principis ira, Accingique suos pugnae iubet. Inde parato Mille equitum cuneo tumidam circumsonat urbem. Menibus arcere hos ciues nituntur, eosque Plurimus inuoluit telorum cominus imber. Nec minus interea pedites succidere muros Vectibus incussis ualidisque ligonibus ardent. Hos ne missilibus deterreat hostis ab alto, Vt tuti lateant, alii testudinis instar Ictibus arcendis iunctis umbonibus instant. Iam pede subducto, iam mole minante ruinam, Precipiti saltu qui uiui forte supersunt Aonidae fugiunt seque in secreta receptant. At Danai saxis cedentibus hoste remoto Per murum fecere uiam. Ruit omnis in urbem Turba. Perit nullo discrimine sexus et etas Omnis. Adest etiam ductor Pelleus, et ipse Inuehitur Thebas armis stipatus, eoque Accessit Cleades, fide conspicuus, cecinitque Regi dulce melos lyricisque subintulit ista : « Clara deum proles Macedo, fortissime regum, Cui fauet astrorum series, cui quatuor orbis Climata despondent filo properante sorores, Cuius, ut inuictus uictis et parcere scires Supplicibus uictor et debellare rebelles, Diuinis tociens monitis armauit anhelum Pectus Aristotiles, tune hanc, rex, funditus urbem Exicio delere paras ? his sedibus ortus Liber, thuricremis sua quem colit India templis. Heccine terra deos tulit auctoremque tuorum

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eurent la présomption de mépriser le roi ainsi que son jeune âge, c’est à bon droit qu’ils éprouvèrent en lui le tyran. Tandis que le Macédonien prend des dispositions pour la destruction de la ville dont la population a déjà subi de nombreuses pertes, voici qu’arrivent les gouverneurs des cités voisines, qui lancent des accusations contre la race thébaine tout entière et rappellent que depuis l’origine cette nation est vouée au crime et ruisselle du sang des Grecs ; ses ancêtres ont été engendrés par un serpent, dont le venin ne cesse de couler dans le cœur de leurs descendants. « Qui ignore l’orgueil de Niobé, et Agavé, inondée du sang de son fils, hurlant au milieu d’une troupe de femmes ? Qui pourrait ignorer les flammes qui brûlèrent Sémélé, qui le roi privé de la vue revenu de façon ignoble auprès de celle qui l’avait enfanté, puis l’affrontement désastreux pour l’Europe entière des jumeaux issus de cette semence infâme ?25 » Enflammée par ces propos, la fureur du roi brûle avec plus de violence encore, et il ordonne à ses hommes de s’équiper pour la bataille. Alors un escadron de mille cavaliers encercle à grand bruit la ville orgueilleuse. Ses habitants essaient de les éloigner des remparts et les enveloppent d’une abondante pluie de projectiles. Pendant ce temps, les fantassins mettent une ardeur égale à saper les murs à l’aide de leviers et de robustes pioches. Pour que les traits lancés d’en haut par l’ennemi ne causent pas leur fuite épouvantée, et qu’ils aient la protection d’un abri, d’autres soldats à leurs côtés joignent leurs boucliers à la façon d’une tortue pour repousser les coups. Déjà la construction, dont la base est minée, menace ruine, et les Aonides qui survivent à un saut vertigineux s’enfuient et se terrent en lieu sûr. Quant aux Grecs, une fois les moellons brisés et l’ennemi disparu, ils se firent un chemin à travers la muraille. Leur foule entière se rue à l’intérieur de la cité. Tous les habitants périrent, sans distinction de sexe ni d’âge. Le fils de Pella marche en tête et il entre dans Thèbes entouré par ses troupes. Alors, Cléadès, célèbre joueur de lyre, s’avança face à lui et chanta pour le roi une harmonieuse mélodie, dont la musique accompagnait les mots que voici : « Illustre rejeton des dieux, ô Macédonien, toi des rois le plus fort, toi que favorise le cours des étoiles, toi à qui les sœurs filandières, promptes à dévider leur fuseau26, promettent les quatre régions du monde27, toi dont si souvent Aristote a nourri le cœur avide de ses divins préceptes, t’enseignant à être indulgent, toi invaincu, pour les vaincus, toi vainqueur, pour les suppliants, et à châtier les rebelles, est-ce bien toi, ô roi, qui t’apprêtes à anéantir cette ville jusqu’à ses fondations ? En ses demeures est né Bacchus, que son Inde chérie honore dans des temples où brûle l’encens28. La terre que voici n’a-t-elle pas porté des dieux et nourri l’Alcide, auteur de ta race, dont la

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Nutriit Alcidem, cuius supereminet omnes Edomitum tociens laus deriuata per orbem ? En muri et structae modulis Amphionis arces ! Disce pius uictis, uincendis esse cruentus. Instabile est regnum quod non clementia firmat. At si tanta tibi ciues torquere uoluntas, Soli parce solo diuisque ignosce locorum. » Finierat Cleades, sed stat sententia regis, Propositique tenax irae permittit habenas, Equarique solo turres ac menia primo Imperat et reliquam Vulcano fulminat urbem. Postquam digna satis compescuit ultio Dircen Iamque nouo didicit seruire Boetia regi, Dispositis Macedo pariter patriaque domoque In Darium seuire parat. Minus ergo peritos Armorum, minus audaces famaeque minoris Segregat et patriis tutelam deputat Argis. Inde rates uariis rerum speciebus honustat, Nec tanto libuit paucas adhibere labori. Namque quater ductus, nisi ter senarius obstet, Nauigii numerum quinquagenarius equat. Iamque ubi ueliuolum tenuit mare libera classis Intenditque fugam nec iam ulla momordit harenam Anchora, cum patrio discederet incola portu, Stridula discussit concentibus aera miris Vox hominum presaga mali, mixtusque tubarum Infremuit clangor, totumque remugiit equor. O patriae natalis amor, sic allicis omnes. O quantum dulcoris habes ! Fugitiua per altum Classis dum raptim patrie furatur alumpnos, Sponte licet properent Persarum inuadere fines Nec trahat inuitos ad predae premia ductor, Sola tamen reuocat patriae dulcedo uolentes Nec sinit a patria diuelli mentis acumen Sed dulces oculos animumque retorquet ad Argos Donec ab intuitu longe decrescere uisus Europae defecit apex portusque recessit. Tanta sub inuicto bellandi corde uoluntas, Tanta parentis erat obliuio, tanta sororum, Solus ab Inachiis declinat lumina terris Effrenus Macedo. Qui cum Cilicum prius arua Collibus eductis Asiamque emergere uidit, Gaudet, et angustum uix gaudia tanta receptat Pectoris hospicium. Remis incumbere nautas, Nec solum tensis ultra se credere uelis,

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gloire répandue par le monde qu’il dompta si souvent l’emporte sur tout29 ? Vois les murailles et les citadelles édifiées aux accents de la lyre d’Amphion30 ! Apprends à être bienveillant pour les vaincus, sanguinaire envers ceux qu’il faut vaincre. La royauté qui n’est pas fondée sur la clémence est fragile. Mais si tu as si grand désir de tourmenter les gens, épargne au moins la terre et sois miséricordieux pour les divinités du lieu ». Cléadès en avait fini. La décision du roi pourtant reste immuable ; cramponné à sa décision, il donne libre cours à sa colère, commande d’abord de raser au sol tours et remparts et abandonne le reste de la ville aux flamboiements de Vulcain31. Après qu’une digne vengeance eut assez réprimé Dircé32 et que la Béotie fut désormais stylée à obéir au nouveau roi, le Macédonien, une fois réglées les affaires de sa patrie et de sa famille, entreprend d’exercer sa fureur contre Darius. Il met donc de côté les moins expérimentés au combat, les moins audacieux et les moins renommés et leur confie la garde de la patrie argienne. Puis, il embarque des biens en tous genres sur des vaisseaux, qu’il eut le loisir d’affecter nombreux à une telle charge : en effet, sa flotte atteint les quatre fois cinquante unités, moins dix-huit. Déjà l’escadre a déployé ses voiles sur la haute mer, déjà elle s’enfuit et déjà les ancres ont toutes cessé de mordre les fonds sableux ; au moment où les Grecs s’éloignaient du port paternel, la voix des hommes, qui pressent le malheur, frappe de ses échos aigus l’air avec une force incroyable ; mêlée à l’éclat des trompettes, elle le fait vibrer, et l’océan entier en renvoie le mugissement. Amour du sol natal, c’est ainsi que tu étends sur chacun ton attrait. Quelle douceur est la tienne ! Tandis que la flotte, fuyant sur l’abîme des flots, dérobe ses enfants à la patrie, ils ont beau être volontaires et pleins d’élan pour envahir le territoire perse, et ne pas malgré eux se laisser entraîner par leur chef vers le butin et vers la récompense, la douceur du pays natal ramène en arrière leur volonté, leur interdit de détacher leur pensée de la patrie et les contraint à retourner leur regard et leur cœur attendris vers Argos, jusqu’au moment où, peu à peu estompé par la distance, le bord extrême de l’Europe disparaît à leur vue et où le port s’évanouit. Si grand est dans son cœur invincible le désir de se battre, si grand l’oubli de sa mère et de ses sœurs que le Macédonien fougueux est seul à détourner les yeux des rivages de l’Inachie33. Dès qu’il voit émerger, après le sommet des collines, la plaine de la Cilicie, et l’A sie, il se réjouit et son cœur trop étroit eut peine à contenir si grande joie. Sa liesse s’insurgeant contre toute lenteur, il ordonne aux marins d’appuyer sur les rames et de ne plus s’abandonner à la

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Leticia dampnante moram iubet. Ocius illi Haut segnes per transtra parant assurgere dicto Principis et multo castigant uerbere pontum. Tantum aberat classis portus statione, lapillum Quantum funda potest celeri transmittere iactu. Eminus emissa Peleus harundine terram Vulnerat hostilem, faustumque hoc predicat omen Tota cohors, letoque ferunt ad sydera plausu. Nec mora litoreis inmergitur uncus harenis. Exonerant primo naues celerique uolatu Exiliunt uiridique locant in litore castra. Deinde uacant epulis, ac dum sollempnia tractant Pocula, continuant serae conuiuia nocti. Tercia pars orbis, cuius ditione teneri Olim dicta fuit, eius quoque nomen adepta est. Hec Asia est, uasto quam gurgite solis ab ortu Terminat Oceanus, et ab Austro extendit in Arton. A Borea Tanais simul et Meotidos unda Claudit, ab Europa nostrum disterminat equor. Huic soli ex equo cessit partitio mundi, Cumque sit una trium, solam hanc discindere mundum Topographi perhibent : igitur breuiore duabus Contentis spacio medium non inuidet orbis. Hic situs est Asiae. Sed et illam mitis inumbrat Cesaries nemorum, fluuiorum cursus inundat. Nobilium multa regionum laude superbit. Hic diues gemmis elephantibus India barrit. Bis serit et fruges tociens legit. Instat ab Arcto Caucasus, irriguo Paradysus spirat ab ortu. Hec habet Assirios Medos et Persida, quarum Partia nunc nomen, quam Mesopotamia finit. Hec Babilonis opes Chaldeaque regna receptat, Hec Arabum terras redolentes thure Sabeo, In quibus ille labor logicorum nascitur una Semper auis phenix uicinaque cinnama myrrae. Hinc Siriam Eufrates, illinc Armenia tangit, Diluuiique memor superis caeloque minatur. Inde Palestinae cunctis supereminet una Vnius Iudea Dei. Iherosolima terrae In centro posita est, ubi uirginis edita partu Vita obiit, nec stare Deo moriente renatus Sustinuit sed contremuit perterritus orbis. Totque Asiae partes, quas si meus exaret omnes Aut seriem scindet stilus aut fastidia gignet.

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seule tension des voiles. Eux, sans paresse, s’emploient sur les bancs de nage à honorer l’ordre du prince et frappent à coups répétés le dos de la mer. La distance qui séparait la flotte du mouillage était celle que peut couvrir une petite pierre expédiée d’un jet rapide par la fronde. Du haut de son bord, l’enfant de Pella lance un javelot qui blesse la terre ennemie, ce que toute la troupe interprète comme un heureux présage, et ses acclamations montent jusqu’aux étoiles. Très vite, on jette le grappin sur les fonds sablonneux. On décharge d’abord le navire et l’on débarque avec un vif élan, puis on installe le camp sur le rivage verdoyant. Ensuite, l’on s’occupe à faire bonne chère et, à force de libations répétées, le banquet se prolonge fort avant dans la nuit. La troisième partie du monde a tiré son nom de celle qui, dit-on, jadis la gouverna34. C’est l’Asie qui, du côté du soleil levant, a pour frontière l’immense gouffre d’Océan et s’étend d’Auster à Arctos. Du côté du Nord, le Tanaïs ainsi que le marais de Méotide constituent sa limite, et c’est la Méditerranée qui la sépare de l’Europe. Au profit d’elle seule, le monde renonce à être divisé de façon équitable : bien qu’elle n’en représente qu’une partie sur trois, elle en occupe la moitié, à ce qu’affirment les géographes ; aussi n’envie-t-elle pas aux deux autres, qui se contentent d’une surface plus modeste, leur place au beau milieu de l’univers35. Tel est le site de l’Asie. Il faut dire aussi qu’elle est ombragée par la douce chevelure des forêts, et arrosée par le cours des fleuves. Elle s’enorgueillit de régions célèbres qui font sa haute gloire. C’est là que barrit l’Inde, féconde en gemmes et en éléphants, qui sème et récolte deux fois dans l’année. Au Nord, le surplomb du Caucase ; à l’Orient humecté de rosée, la brise du Paradis36. C’est l’Asie qui détient le territoire des Assyriens, des Mèdes et la Perse qu’on appelle aujourd’hui la Parthie, frontalière du pays d’Entre-fleuves ; c’est elle qui reçoit en partage les richesses de Babylone et le royaume de Chaldée, les contrées arabes embaumées par l’encens de Saba, où naissent le phénix, oiseau toujours unique (vrai problème pour les logiciens !37) et la cinnamome qui pousse à côté de la myrrhe. La Syrie est bordée d’un côté par l’Euphrate, de l’autre par l’Arménie, qui se rappelle le déluge et défie les dieux et le ciel38. Puis s’exalte au-dessus de tous lieux la Judée de Palestine, patrie unique du Dieu unique. Au centre de la terre est située Jérusalem, où la Vie qu’enfanta une vierge mourut, et où le monde racheté ne souffrit point de rester immobile au moment où Dieu expirait, mais frissonna d’effroi39. Voilà les contrées si nombreuses d’Asie : si ma plume entreprend de les parcourir toutes, elle s’arrêtera en chemin ou bien engendrera l’ennui.

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Iamque sub auroram uolucrum garrire parabat Et lucem tenui precedere lingua susurro. Lucifer emeritae confinia noctis agebat, Astrorumque fugam solis precursor anhelo Maturabat equo, facili cum membra sopore Soluit Alexander. Igitur cum sole retusum Prospexit primo pelagus radiosque natantes, Emicat extimplo castris et in ardua montis Erumpens Asiae metitur lumine fines. Hinc ubi uernantes cereali gramine campos, Tot nemorum saltus, tot prata uirentibus herbis Lasciuire uidet tot cinctas menibus urbes, Tot Bachi frutices, tot nuptas uitibus ulmos, « Iam satis est », inquit, « socii, michi sufficit una Hec regio. Europam uobis patriamque relinquo. » Sic ait et patrium ducibus subdiuidit orbem. Nam timor ille ducum, tanta est fiducia fati, Regnorum quecumque iacent sub cardine quadro Iam sibi parta putat. Sic a populantibus agros Liberat et pecorum raptus auertit ab hoste. Iamque iter arripiens Cylicum sibi uendicat arces, Conciliatque pii clementia principis urbes. Pluris Alexandro fuit hec sollertia quam si Sanguinis inpensa Martem tractaret, agitque Pace uices belli cum parcit et obruit hostem. Inde rapit cursum Frigiaeque per oppida tendit Ilion et structos uiolato federe muros, Ydaliosque legit saltus, quibus ore uenusto Insignem puerum pedibus Iouis aliger uncis Arripuit gratumque tulit super ethera munus. Dumque uetustatis saltim uestigia querit Sedulus, obicitur fluuiali consita riuo Populus Oenones, ubi mechi falce notata Scripta latent Paridis tenerique leguntur amores. Densa subest uallis ubi litis causa iocosae Tractata est cum iudicium temerauit adulter, Vnde mali labes et prima effluxit origo Yliaci casus et Pergama diluit ignis. Nunc reputanda quidem parui, sed quanta fuerunt Conicitur : testatur enim uetus illa ruina Quam fuit inmensa Troie mensura ruentis. Tot bellatorum Macedo dum busta pererrat Argolicos inter cineres manesque sepultos, Quos tamen accusant titulis epygrammata certis, Ecce minora loco quam fama uidit Achillis

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Déjà, à l’approche de l’aube, les oiseaux s’apprêtaient à gazouiller en leur latin et à annoncer le jour de douces roucoulades ; l’étoile du matin repoussait les confins de la nuit épuisée et, messagère du soleil, pressait la retraite des astres du haut de son coursier haletant, lorsqu’Alexandre s’arracha à un sommeil léger. Dès qu’il vit la surface de la mer frappée par un soleil naissant et ses rayons qui y flottaient, il bondit hors du camp et, gravissant un mont pentu, mesure du regard l’étendue de l’A sie. Contemplant de là la gaîté des champs couverts de l’herbage de Cérès, de tant de taillis boisés, de prairies verdoyantes, de villes entourées de remparts, d’arbrisseaux de Bacchus40, d’ormes alliés aux pampres, il dit : « Camarades, voilà qui me suffit : je me contente de cette région seule. Je vous abandonne l’Europe et la patrie. » Il dit et répartit entre les généraux le territoire paternel. Car lui, terreur des chefs de guerre, il considère que tous les royaumes qui s’étendent sous les quatre points cardinaux sont déjà en sa possession, si grande est la confiance qu’il met en son destin. C’est ainsi qu’il délivre les campagnes de ceux qui les ravagent et empêche l’ennemi de piller le bétail. Déjà, au fil de sa route, il revendique pour siennes les forteresses de la Cilicie et, prince généreux, se concilie par la clémence des cités. Cette conduite habile profita plus à Alexandre que s’il exerçait les travaux de Mars au prix du sang : il mène une guerre pacifique, lorsqu’il abat, en l’épargnant, l’ennemi. Puis, d’un élan rapide, il se dirige à travers les bourgs de Phrygie jusqu’à Ilion et ses remparts, édifiés moyennant la trahison d’un pacte41 ; il longe les forêts de l’Ida auxquelles l’oiseau de Jupiter arracha de ses pattes crochues un merveilleux garçon au visage charmant, pour l’emporter au-dessus du ciel, en douce récompense42. En recherchant avec ardeur les traces du passé, il trouve le peuplier d’Œnone, planté sur la rive d’un fleuve, où se dissimule l’inscription tracée par le couteau de Pâris le débauché et où se lisent ses tendres amours43. Non loin est la vallée ombreuse, où se déroula le procès né d’une querelle frivole, au cours duquel l’adultère prostitua son jugement44 : c’est de là que découle la ruine misérable et l’origine des malheurs d’Ilion, le feu qui détruisit Pergame. Cette dernière, assurément, fait aujourd’hui pauvre impression, mais on devine combien elle fut grande : de célèbres vestiges antiques attestent à quel point était gigantesque l’étendue de Troie au moment du désastre. Le Macédonien errait au milieu des tombeaux de tant de guerriers d’Argolide, parmi les cendres et les ombres ensevelies dont cependant des épitaphes révèlent clairement les titres ; c’est alors qu’il vit par hasard le sépulcre de son ancêtre Achille, plus

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Forte sepulchra sui tali distincta sigillo : « Hectoris Eacides domitor clam incautus inermis Occubui, Paridis traiectus arundine plantas. » Hec breuitas regem ducis ad spectacula tanti Compulit, et sterilem mulso saciauit harenam, Et suffire locum sumpta properauit acerra. « O fortuna uiri superexcellentior », inquit, « Cuius Meonium redolent preconia uatem, Qui licet exanimem distraxerit Hectora, robur Et patrem patriae, summum tamen illud honoris Arbitror augmentum, quod tantum tantus habere Post obitum meruit preconem laudis Homerum. O utinam nostros resoluto corpore tantis Laudibus attollat non inuida fama tryumphos ! Nam cum lata meas susceperit area leges, Cum domitus Ganges et cum pessundatus Athlas, Cum uires Macedum Boreas, cum senserit Hamon, Et contentus erit sic solo principe mundus Vt solo sole, hoc unum michi deesse timebo, Post mortem cineri ne desit fama sepulto, Elisiisque uelim solam hanc preponere campis.

Neu uos excutiat cepto, gens prouida, bello, Argolici, Fortuna licet quandoque minetur Aspera, que numquam uultu persistit eodem. Blandiciis indignus erit mollique potiri Fortuna qui dura pati uel amara recusat. Nam que dura prius fuerant mollescere uidi. Neu uos sollicitos agat ignorantia ueri Vnde hec tanta meae surgat fiducia menti, Occultum hoc uestris inpertiar auribus unum : Cum patris interitu nutaret Grecia merens Pausaniasque scelus et cedem cede piasset, Nocte fere media, sompnum suadentibus astris, Puluinar regale premens penetralibus altis Solus eram, socios laxabat inertia sompni, At mea peruigiles urebant pectora curae. Cumque super regni ratio nouitate labaret (Incertus sequererne hostes patriamne tuerer, In neutro stabilis, facturus utrumque uidebar), Ecce locum subita radiantem lampade uidi,

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grand par la renommée que par l’espace qu’il occupe, marqué de la brève inscription que voici : Moi, le fils d’Éaque, qui ai dompté Hector, j’ai péri par traîtrise, sans défense et sans armes, le talon transpercé par le trait de Pâris. Ce laconisme, eu égard à un si grand chef, bouleversa le roi, qui inonda le sable stérile de vin miellé et s’empressa de faire édifier un autel votif pour y brûler l’encens. « Comme elle est extraordinaire, dit-il, la chance de ce guerrier, dont la louange a la saveur des vers du poète méonien45 ! Il peut bien avoir abattu et démembré Hector, champion et père de sa patrie ; je pense pourtant que le rehausse encore l’honneur suprême d’avoir après sa mort mérité, lui si grand, que le si grand Homère soit de sa gloire le héraut. Si seulement la renommée pouvait, sans jalousie, proclamer mes triomphes sur des accents aussi glorieux, quand mon corps sera en poussière ! En effet, lorsqu’un immense territoire se sera plié à ma loi, lorsque le Gange aura été dompté et l’Atlas abattu, lorsque Borée, lorsque Amon auront éprouvé les forces de la Macédoine46 et que l’univers entier se satisfera d’un seul prince, comme un seul soleil lui suffit, il est une chose, une seule, dont j’aurai peur d’être privé : la renommée promise, après mon décès, à ma cendre enfouie ; celle-là seule, je voudrais lui donner le pas sur le séjour dans les Champs Elysées. Et vous, peuple sage de l’Argolide, puisse Fortune, qui jamais ne conserve un visage égal47, ne pas vous détourner de la guerre entreprise, même si quelquefois ses cruautés menacent. Il sera indigne de ses caresses et ne méritera pas de goûter sa douceur, celui qui refuse de connaître peines et amertumes : j’ai en effet vu s’adoucir des situations d’abord pénibles. Et n’allez pas, ignorants de la vérité, vous inquiéter de savoir d’où vient qu’une telle confiance a germé dans mon esprit ; je vais pour l’expliquer confier à vos oreilles un secret unique. Lorsque au moment de l’assassinat de mon père la Grèce chancelait, et que Pausanias eut expié la mort criminelle de celui-là par sa propre mort48, vers le milieu de la nuit, au moment où les astres invitent au sommeil, j’étais seul allongé sur la couche royale, au cœur du palais. Mes compagnons s’abandonnaient à la torpeur du sommeil, mais des soucis brûlants tenaient mon cœur en éveil. Alors que, nouvellement en charge de l’autorité royale, ma raison hésitait – ne sachant pas si je devais partir à la poursuite des ennemis ou protéger la patrie, incapable de m’arrêter à l’une ou l’autre de ces résolutions, je croyais devoir les exécuter toutes deux –, voici que je vis la pièce s’illuminer de l’éclat soudain

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Et caeleste iubar noctis caligine pressa Irrupisse fores tenebrasque diescere uidi. Cum timor incuteret mentem testemque pauoris Sentirem trepidos sudorem errare per artus, Affuit ethereis, hominem si dicere fas est, Ingenua grauitate plagis, quem barbara texit Multiplici uestis mixtim distincta colore, Cuius, ut ire solet filo radiante sacerdos, Gemmea flammantes lambebat fimbria plantas. Aurea rorifluos crispabat lamina crines. Pectoris in medio bis seni scemate miro Ardebant lapides gemmarum luce superbi. Nescio quod nomen pretendere uisa figuris Signabat mediam tetragrammata linea frontem, Sed quoniam michi barbaries incognita linguae Huius erat, legere hanc me non ualuisse fatebor. Presulis occultum caput amplexante tyara, Pesque uerecundus thalari ueste latebat. Qui nisi me uerbis prior aggrederetur, habebam Quod breuiter possem scitari : quis ? quid ? et unde ? ‘Egredere, o Macedo fortissime, finibus’, inquit, ‘A patriis, omnemque tibi pessundabo gentem. At si me tibi forte uides occurrere talem, Parce meis.’ Dixit superasque recessit in auras Discedensque domum miro perfudit odore. Hoc duce, dura manus, hoc principe bella mouetis. » Sic fatur celeresque gradus ad castra retorquet. Vera tamen docuit : etenim cum uictor adire Post Thyron euersam multa legione pararet Iherusalem templumque Dei uiolare domosque Velle putaretur, inuicti principis iram Preueniens, urbis sacro comitante senatu, Exierat tali summus cum ueste sacerdos, Qualem in sydereo rex presule uiderat ante. Quem tamquam cognoscat equo descendit eumque Pronus adorauit, cunctis mirantibus illum Impendisse homini decus unum quod sibi pridem Iusserat inpendi. Tunc rex legione sequentum Exclusa paucis intrat comitantibus urbem, Et quod ab Hebreis monitus fuit, obtulit illic Pacifica et multo ditauit munere templum. Iamque ualefaciens indulto Marte beatae Vrbis perpetuo donauit munere ciues.

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d’une lampe ; j’eus l’impression qu’un rayonnement céleste, chassant l’obscurité nocturne, envahissait la chambre et faisait luire les ténèbres. Tandis que mon esprit était ébranlé par la crainte et que je sentais la sueur, signe de mon effroi, couler sur mes membres tremblants, apparut dans les régions célestes un homme (s’il est permis de l’appeler ainsi) à la noble gravité, que vêtait une robe barbare de couleur bariolée ; la frange étincelante de celle-ci, tel le lin rayonnant49 dans lequel le prêtre enveloppe sa marche, effleurait ses pieds lumineux. Un bandeau d’or retenait les boucles de sa chevelure ruisselante de rosée. Au centre de sa poitrine, douze pierres précieuses, admirablement disposées, flamboyaient, superbes d’éclat. Au milieu de son front, le tracé de quatre caractères semblait révéler je ne sais quel nom, mais dans mon ignorance de cette langue barbare, je fus incapable, il me faut l’avouer, de le déchiffrer50. La tiare qui l’entourait dissimulait le crâne du pontife, tandis que la robe qui descendait jusqu’aux talons cachait ses pieds modestes. S’il ne m’avait pas le premier adressé la parole, je l’aurais aussitôt questionné : qui était-il ? pourquoi et d’où était-il venu ? ‘Ô toi, le plus vaillant des Macédoniens, quitte, dit-il, le pays de tes pères, et je mettrai toutes les nations à tes pieds. Mais, si un jour tu me vois venir à ta rencontre dans cet équipage, sois indulgent envers mon peuple’. Sur ces mots, il regagna les régions supérieures de l’air et, en partant, remplit le palais d’un parfum délicieux51. Voici le chef, voici le prince, ô ma troupe endurante, qui te conduit à la guerre. » Il dit, et s’en retourne au camp à vives enjambées. Mais ces enseignements furent vérifiés. En effet lorsqu’Alexandre victorieux s’apprêtait, après la destruction de Tyr, à entrer dans Jérusalem avec une armée abondante et paraissait vouloir profaner le temple de Dieu et ses demeures, le grand prêtre, escorté du saint sénat de la cité, était, en vue de prévenir sa colère, sorti à la rencontre du prince invaincu, revêtu de la même robe que celle que le roi avait naguère vu porter au pontife venu du ciel. Comme s’il le reconnaissait, il descendit de cheval et se prosterna pour l’adorer, à la stupéfaction de tous, étonnés de le voir accorder à un homme une marque d’honneur qui, selon un édit récent, lui était réservée. Puis le roi, abandonnant l’armée qui le suivait, pénétra dans la ville avec une modeste escorte. Et comme il avait reçu la prophétie de la part des Hébreux, il leur offrit la paix et combla de trésors le temple. Prenant enfin congé des habitants de cette ville bienheureuse, il les exempta à jamais, à titre de récompense, des agressions de Mars.

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Preparat ad pugnam Darium Persasque secundus. Scribit Alexandro Darius populumque recenset. At Macedo fatale iugum mucrone resoluit Seque sibi recipit, morbum curante Philippo. Stant hinc inde acies Cylicum conclusa iugosis Faucibus. Iniusti Sysenem premit alea fati. Spernitur a Persis ducibus licet utile docti Consilium Tymodis : placuit committere fatis Omne simul robur. Socios hortatur ad arma Acer uterque ducum. Plaudentibus assonat aer.

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Vltorem patriae Magnum iam fata minantem Nuncia Persarum discurrens fama per urbes Desidiae torpore grauis luxuque soluti Terrifico strepitu Darii concusserat aures. Qui licet imperio maior, munitior armis, Obsequiis regum, precioso ditior ere, Viribus excedens, euo maturior esset Bellatore nouo, tamen experientia Martis Qua dissuetus erat et pax diuturna labantes Impulerat regis animos ut in omnibus esset Inferior duce quo poterat prestantior esse Si mens tanta foret pugnandi quanta facultas. Ne depressa tamen terrore minusque rigoris Regia maiestas uideatur habere, superbo Intonat ore minas Darius gentesque subactas Colligit in castris, cuius per regna uolante Ocius edicto ruit omnis in arma iuuentus. Interea a Dario, ne nil fecisse uideri Possit, Alexandro legatur epistola talis : « Rex regum Darius consanguineusque deorum Scribit Alexandro famulo : licet indole clarus, Parce puer teneris et adhuc crescentibus annis. Non est apta legi que non maturuit arbor.

Livre deuxième

Le deuxième livre voit Darius et ses Perses préparer la bataille. Darius écrit à Alexandre et passe sa troupe en revue. Quant au Macédonien, il défait de son glaive le nœud du joug fatal ; puis il se rétablit de maladie, grâce aux soins de Philippe. Les deux armées se font face au cœur des gorges montueuses de la Cilicie. Le caprice d’un sort injuste accable Sisénès. Le conseil pourtant utile du sage Thimodès est dédaigné par les généraux perses : ils décident de risquer d’un coup toute leur puissance. Les deux chefs pleins d’ardeur exhortent au combat leurs compagnons. L’air résonne d’acclamations. Courant de-çà de-là par les cités des Perses, la rumeur annonçant qu’Alexandre, vengeur de sa patrie, entreprenait de tenter le sort avait frappé de ses échos terrifiants les oreilles d’un Darius appesanti dans la paresse abrutissante et énervé par les plaisirs. Certes, il l’emportait sur le guerrier novice par l’étendue de son empire, l’abondance de ses armées et des rois ses vassaux, la richesse de ses trésors, par la force et par la maturité – pourtant la désaccoutumance de la pratique des combats et la longue durée de la paix faisaient vaciller les ardeurs du roi, qui se trouvait ainsi en tout inférieur au chef qu’il aurait pu subjuguer, si son désir d’en découdre avait été à la hauteur des moyens qu’il avait de le faire. Pour ne pas cependant que la majesté royale eût l’air amoindrie par la crainte et qu’elle semblât fléchir, Darius gronde des menaces farouches et rassemble dans leurs cantonnements les nations assujetties : aux termes d’un édit diffusé dans le royaume à la vitesse de l’oiseau, tous les jeunes gens se ruent aux armes. Entre-temps, Darius, pour ne pas donner l’impression de rester inactif, adresse à Alexandre la lettre que voici : « Darius, roi des rois, cousin des dieux, à son serviteur Alexandre : tu as beau être d’un naturel remarquable, aie pitié, mon enfant, de tes tendres années et attends de grandir. Le fruit pas encore mûri n’est pas bon à cueillir. L’armure dont tu t’es déguisé avec

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Quos tibi sumpsisti temerarius exue cultus Armorum et gremio castae te redde parentis. Queque tuae pocius etati congrua misi Lora tibi teretemque pilam forulosque capaces In sumptus, comitum fomenta uiaeque leuamen. At si tanta tuum uexat uesania pectus Vt paci lites et amico preferat hostem, Non equites uerum furiata mente clientes Emittam qui te correptum uerbere duris Afficiant penis tenebrisque perhennibus addant. » Frendit Alexander modice turbatus, eisque Qui sibi detulerant Medi mandata tyranni Procincte subicit « melius » que « interpretor », inquit, « Et magis egregie uestri munuscula regis : Forma rotunda pilae speram speciemque rotundi, Quem michi subiciam, pulchre determinat orbis. Hiis in subiectos michi Persas utar habenis Cum uictor Darii ueteres effregero gazas. » Sic ait, et formae regalis ymagine ceris Impressa, uario legatos munere donat. At Darius, quamuis fama mediante recepto Mennonis excessu labefacto pectore nutet, Aspera fortunae tamen in contraria torquens, Conclusus procerum serie peditumque cateruis Tendit ad Eufraten, ubi tot radiantibus auro Gentibus explicitis, diffusis equore uasto Tot populis, uires dedit in commune uidendas Elatusque animo uallum circumdedit. Vnde Primo sole locum feriente recensuit omnes Xerxis ad exemplum donec nascentibus astris Montiuage Phebes precederet Hesperus ortum. Egreditur uallo uirides effusa per agros Infinita phalanx numerumque recensita uincit. Spargitur et speciem maioris copia prebet. Sic ubi balantes ad pascua ueris iturae, Vt totidem reddat pastor quot fundit ouile, Mane nouo numerantur oues, quas anxia sortis, Ne minuat numerum lupus opilione sinistro, Capripedi Fauno commendat sedula Baucis. At prior in Magnum Darii congressus et acris Pugna sub illustri aduersae duce Mennone partis Milia nobilium tenuit sexcenta uirorum. Quos licet inferior numero sed fortior armis Fudit Alexander expugnatamque suorum Viribus intrauit Midae prediuitis aulam :

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témérité, ôte-là et retourne dans le giron de ta chaste mère1. Je t’ai envoyé des objets qui conviennent mieux à ton âge, des brides et une balle ronde, ainsi qu’une bourse pour faire face à tes frais, subside pour tes compagnons et viatique pour la route. Mais si ton cœur est affligé d’une folie si grande que tu préfères à la paix les luttes et l’adversaire à l’ami, ce ne sont pas des cavaliers que je lancerai contre toi, mais des domestiques en fureur qui, à coups de verges, te feront subir un cruel châtiment et te livreront aux ténèbres pour l’éternité ». Sans trop s’émouvoir, Alexandre grince des dents et répond du tac au tac à ceux qui lui avaient transmis le message du tyran de Médie : « J’ai une meilleure interprétation, dit-il, une interprétation bien plus appropriée des petits cadeaux de votre roi. La forme ronde de la balle définit à merveille l’apparence sphérique de l’univers que je me soumettrai. Quant à ces rênes, je m’en servirai pour dompter les Perses, lorsque, vainqueur, j’aurai saisi par effraction les antiques richesses de Darius ». Il dit, et après avoir apposé le sceau royal à son effigie, il comble les ambassadeurs de présents de toutes sortes. Darius, bien que l’accablement de son cœur le fasse hésiter, lorsqu’il apprend par la rumeur la nouvelle de la mort de Memnon2, retourne cependant contre eux-mêmes les mauvais coups du sort et, au milieu d’une procession de barons et de cohortes de fantassins, se dirige vers l’Euphrate. Là où tant de nations déployées brillaient avec l’éclat de l’or, où tant de peuples étaient répandus sur l’immense plaine, il manifesta aux yeux de tous sa puissance et, réconforté, fit édifier une enceinte. Puis, du moment où le lieu fut frappé par les premiers traits du soleil jusqu’à celui où l’étoile du soir annonce, avec la naissance des astres, le lever de Phébé, coureuse des montagnes3, il passa en revue tous ses hommes, suivant l’exemple de Xerxès4. C’est une phalange innombrable qui sort du camp pour s’étaler parmi les campagnes verdoyantes et son effectif défie tout calcul. Elle se déploie, et son abondance donne l’illusion qu’elle est plus nombreuse encore. Ainsi, au point du jour, le pâtre soucieux de rendre à leur bercail autant de brebis que celui-ci en vit sortir dénombre-t-il les troupeaux prêts à gagner les pâturages printaniers, tandis que Baucis5 inquiète de voir le loup les décimer, si le berger est négligent, les confie avec ferveur à la garde de Faunus Chèvre-Pied. Le premier assaut de Darius contre Alexandre, une âpre bataille conduite, pour le camp ennemi, par l’illustre général Memnon, avait mobilisé six cent mille hommes de la noblesse. Bien qu’en infériorité numérique, Alexandre, plus fort au combat, les anéantit et pénétra dans la capitale du richissime Midas, enlevée par ses

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Gordian ueteres, Sardis dixere moderni. Hic Asiam refluis undarum incursibus artant Faucibus angustis gemini confinia ponti. Hic ab utroque mari distans Sangarius eque Litoribus tamen alterius communicat undas. Hic Iouis in templo Midae patris alta choruscant Plaustra iugumque uetus Asiae fatale, sed eius Funibus inter se coeuntibus arte latenti Complosisque iterum spacioso tempore, nemo Vel reperire caput poterat uel soluere nodos. Certa fides urbis ita disposuisse tenacem Fatorum seriem qui uincula solueret illum Regno totius Asiae debere potiri. Mouit Alexandrum supplendi fata cupido, Extollensque iugum nexus dissoluere temptat, Luctatusque breui, cum se contendere frustra Conspicit, astantes ne triste reuerberet omen, « Quid refert », inquit, « proceres, qua scilicet arte Quoque modo tacitae pateant enigmata sortis ? » Dixit et arrepto nodos mucrone resoluit, Vnde uel elusit sortem uel forte reclusit. Hinc uenit Anchiram, missis qui Marte retundant Capadocum gentes, quibus in sua iura redactis, Mane iter accelerat Macedo spacioque diei Vnius stadia trepidis quingenta peregit Gressibus, accelerans pauidum preuertere regem. Quippe graues aditus Asiae faucesque locorum Angustas metuens, Cylicum iam plana tenenti Obuius ire parat Dario, qui primus Eoo, Cum sol roriflua stillaret lampade, castra Mouit ab Eufrate. Lituis caua saxa resultant, Respondent ualles, ictusque fragoribus aer Ingeminat strepitus, agitantque tonitrua nubes. Hic fragor in castris, sed et hic erat agminis ordo. Ignem quem Persae sacrum aeternumque uocabant Axibus auratis argentea pretulit ara. Alba Iouis currus series ducebat equorum, Celatasque decem gemmis auroque quadrigas Tam cultu uariae quam lingua et moribus uno Agmine bissenae comitantur in ordine gentes. Quosque immortales mentitur opinio uulgi Mille fere decies plaustris auroque feruntur. At consanguinei regis muliebriter omnes Milia pretextis ter quinque feruntur amicti. Mole graui medius radiis stellantibus auro

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troupes, autrefois nommée Gordion, Sardes aujourd’hui. Là, les golfes creusés par deux mers voisines étranglent de leurs ondes les isthmes resserrés d’A sie, là, le Sangarius, également distant des deux mers, n’offre pourtant ses flots qu’aux rivages de l’une d’entre elles6 ; là, dans le temple de Jupiter, étincelle le char altier du père de Midas7 et son antique joug, maître du destin de l’A sie ; mais, comme les cordes qui le constituent se mêlent et s’enchevêtrent, depuis des temps reculés, en vertu d’un art mystérieux, personne n’était capable d’en découvrir l’extrémité ni d’en dénouer le lien. Selon la ferme croyance diffusée dans cette cité, l’enchaînement implacable des destins avait déterminé que l’homme capable de débrouiller le nœud devrait étendre sa puissance sur l’A sie toute entière. Le désir d’accomplir l’oracle aiguillonna Alexandre. Soulevant le joug, il entreprend de dénouer l’entrelacs et, après s’être évertué un moment, constatant la vanité de ses efforts, mais ne voulant pas qu’un sinistre présage impressionnât les assistants, « Qu’importe », dit-il, « Messeigneurs, la manière dont se dévoile le secret d’un destin obscur et la technique qu’on y emploie ! » Il dit et, empoignant son glaive, il tranche le nœud. Ainsi, il déjoua le sort ou bien peut-être le dévoila. De là, il s’en vint à Ancyre8, après avoir envoyé une troupe qui écrase de sa vaillance les peuples de la Cappadoce. Une fois ceux-ci conduits sous sa domination, le Macédonien hâte dès le matin sa marche et en l’espace d’un seul jour parcourt cinq cents stades9 à une allure frénétique, prompt comme il l’est à devancer le roi terrorisé. Redoutant en effet les passes difficiles qui mènent au cœur de l’Asie et les défilés encaissés qu’on y trouve, il s’apprête à affronter Darius, qui occupait déjà les plaines de Cilicie. Celui-ci, avant l’aurore, au moment où le soleil distille les gouttes de sa flamboyante rosée, éloigna l’armée des bords de l’Euphrate. Les clairons font résonner les grottes, les vallées en renvoient l’écho, l’air frappé de tumulte en redouble le fracas, les grondements des roues soulèvent des nuées. Voilà ce qu’était le tumulte du camp, mais voici ce qu’était l’ordonnance de l’armée en marche : un autel d’argent sur des roues dorées porte le feu que les Perses disent éternel et sacré ; un attelage de chevaux blancs tire le char de Jupiter10, et dix quadriges incrustés de gemmes et d’or ont pour cortège douze nations diverses par le vêtement comme par le langage et les mœurs, réunies en bon ordre en une colonne unique. Ceux que l’opinion du vulgaire désigne du nom fallacieux d’Immortels (environ dix mille hommes)11 sont portés par des chariots d’or. Viennent ensuite les parents du roi, quinze mille au total, vêtus comme des femmes de la robe prétexte12. Au milieu, massif, étoilé

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Inuehitur Darius curru, quem stipat utrimque Effigies numerosa deum, quem predicat ardor Gemmarum et luxus opulentia barbara regem. Desuper ardentis feruorem temperat estus Fictilis aurata pendens Iouis armiger ala. Hunc hastata decem precedunt milia, quorum Aurum cuspis habet, argentea candet harundo. Preterea Darius preclaros sanguine regis Contiguos lateri preceperat ire ducentos. Neue sit in promptu Danais penetrare tribunal Regis, munitis peditum prestantibus armis Clauditur extremum ter denis milibus agmen. Subsequitur Medi plenus genitrice tyranni Currus, et uxor adest natique et tota suppellex Regia. Pelicibus totidem sub pondere tanto Quinquaginta fere suspirant plaustra uehendis. Moris erat Persis ducibus tunc temporis omnem Ducere in arma domum cum tolli signa iuberent. Sexcentis sequitur inuecta pecunia mulis, Ter centumque onerat dorso surgente camelos. Plurimus hoc agmen centenis milibus ambit Funditor et leuibus fundae iaculator habenis. Vltima procedit leuis armatura uirorum Excedens numerum, pedibusque attritus et axe Aurea puluereus inuoluit sydera turbo. Interea Macedo, profugis uastantibus arua Cyliciae deserta uidens, rapit agmina ductor Ad loca que Cyri dixerunt castra priores. Premissis igitur duce Parmenione cateruis, Tharsum seminecem Persarum seruat ab igne. Hic, ut scripta ferunt, illustri claruit ortu, Per quem precipue caecis errore subacto Gentibus emersit radius fideique lucerna. Purus et illimis mediam perlabitur urbem Cignus, qui gelidos haurit de fontibus amnes ; Contentus sese est nullasque aliunde ruentis Admittit torrentis aquas, sed gurgite ludit Calculus et refugo lapsu lasciuit harena. Hic primum didicit Magnus durare salutem Nulli continuam sed mixta aduersa secundis. Ergo cum casu luctari fata uideres, Queque aspirabat ceptis,sors prospera paulo Substitit et Macedum spem desperare coegit. Estus erat medius cum sole tenente Leonem Iulius arderet, medioque sub axe diei

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d’or, Darius est transporté sur son char, entouré de partout par l’image d’une foule de dieux ; le feu des pierres précieuses et le foisonnement d’une opulence barbare proclament sa qualité de roi. Au-dessus, un dais – effigie aux ailes dorées de l’oiseau emblème de Jupiter – adoucit l’ardeur des chaleurs bouillantes. Dix mille lances le précèdent, dont la pointe est d’or et dont la hampe d’argent étincelle. Darius avait en outre enjoint à deux cents personnages de haut lignage de marcher aux côtés du roi et, pour que les Danaens13 ne puissent aisément faire incursion jusqu’au trône royal, la queue de la colonne est défendue par trente mille fantassins excellents au combat. Vient ensuite un char occupé par la mère du tyran de Médie, ainsi que par son épouse, ses enfants et tout l’équipement royal. Cinquante chariots ou presque gémissent sous le poids d’autant de concubines. C’était alors l’usage, chez les souverains perses, d’emmener au combat leur maisonnée entière, lorsqu’ils décidaient de partir en campagne. Le trésor charge le dos de six cents mules et la bosse de trois cents chameaux. Telle est l’armée en marche, cent mille hommes entourés d’innombrables frondeurs et de leurs assistants porteurs de légères courroies. Enfin s’avance une troupe innombrable en léger équipage, et le tourbillon de poussière soulevé par sa marche enveloppe les astres d’or. Pendant ce temps, le Macédonien, voyant les champs de Cilicie transformés en déserts par fuyards et pillards, conduit en hâte son armée jusqu’au lieu que jadis on appela « Camp de Cyrus ». Ainsi, grâce aux cohortes envoyées en avant-garde sous la conduite de Parménion, il préserve de l’incendie allumé par les Perses Tarse à demi anéantie. C’est là, disent les Écritures, que naquit d’un lignage illustre celui qui, plus que quiconque autre, fit se lever sur les païens aveugles le rayon lumineux de la foi, après avoir terrassé leurs mensonges14. Au milieu de la ville court le Cydnus clair et limpide, qui puise ses ondes à des sources glacées : il se contente de lui-même et ne reçoit le flot d’aucun torrent impétueux, mais les cailloux s’amusent de son tourbillon et le sable s’égaie de son cours fugitif. Ici, pour la première fois, Alexandre apprit que nul ne jouit en permanence du salut, mais que les infortunes se mêlent aux bonheurs. C’est ainsi qu’on put voir les destins batailler avec la mauvaise chance et que le sort qui soufflait en faveur de ses entreprises marqua un léger temps d’arrêt et inclina au désespoir l’espérance des Macédoniens. Au cœur de la fournaise, au moment où, le soleil occupant la constellation du Lion, juillet était en feu

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Arida Cyliciae findit uapor igneus arua. Perfusus Macedo sudore et puluere membra, Temperie fluuii captus specieque liquoris, Corpore adhuc calido subiectis insilit undis. Horruit extimplo gelido perfusa liquore Tota uiri moles ubi non inuenit apertas Spiritus arterias corpusque reliquit inane. Frigore uitalis calor interclusus aquarum Fluctuat, afflictus rex exanimisque suorum Extrahitur manibus. Oritur per castra tumultus Flebilis, et Graium ruit in lamenta iuuentus : « Flos iuuenum, Macedo, quis te impetus inter amicos Nudum, quis casus inopina morte subegit ? Improba mobilior folio Fortuna caduco, Tygribus asperior, diris immitior ydris, Thesiphone horridior, monstroque cruentior omni, Cur metis ante diem fiorentes principis annos ? Hactenus exstiteras mater, quis te impulit illi Velle nouercari quem promissum sibi regem Mundus adoptabat ? Sed quis manet exitus illos, Optime rex, quibus a patria tua castra secutis Non licet in patriam loca per deserta reuerti ? Numquid nos sine te medios mittemur in hostes ? Sed quis dignus erit tanto succedere regi ? » Audiit hec, ut forte rotam uoluendo fatiscens Ceca sedebat humi Fortuna animamque resumens Surgit et Argolicos subridens ore sereno Increpat usque metus ac secum pauca susurrat : « Inscia mens hominum quanta caligine fati Pressa iacet, que me tociens iniusta lacescit ? Ius reliquis proprium licet exercere deabus, Me solam excipiunt, que dum bona confero, magnis Laudibus attollor, si quando retraxero rebus Imperiosa manum, rea criminis arguor ac si Naturae stabilis sub conditione teneri Possem. Si semper homines apud una manerem Aut eadem, iam non merito Fortuna uocarer. Lex michi naturae posita est sine lege moueri, Solaque mobilitas stabilem facit. » Hec ubi dicta, Liberior regis iam morbida membra reuisit Spiritus et solitos paulisper habere meatus Cepit, sed nimius urebat uiscera morbus. Qui tamen attollens erecto lumine uultum « Ergo », ait, « in castris uictum sine Marte cruentus Victor Alexandrum rapiet ? Iam proximus hostis

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et où une vapeur embrasée craquelle les sols arides de la Cilicie, le Macédonien inondé de sueur et de poussière, séduit par la fraîche apparence du fleuve et des ondes, se jette encore brûlant au beau milieu des eaux. Aussitôt, tous ses membres baignés par le flot glacé se figent, ses artères ne s’ouvrant plus au passage du souffle vital15, qui déserte son corps. La chaleur de la vie, bloquée par le froid du liquide, hésite, le roi évanoui et à demi-mort est repêché par ses compagnons. Un tumulte de pleurs éclate par le camp, et les jeunes gens de la Grèce fondent en lamentations. « Fleur de la jeunesse, ô Macédonien, quel élan, quel malheur t’a frappé d’une mort imprévue, nu au milieu de tes amis ? Ô Fortune méchante, plus légère que la feuille d’automne, plus félonne que le tigre, plus cruelle que l’hydre funeste, plus affreuse que la Furie, plus sanguinaire que tous les monstres, pourquoi moissonnes-tu avant l’heure les années en fleur de ce prince ? Tu avais jusqu’alors été une mère ; qui t’a inspiré le désir d’être la marâtre de celui que le monde adoptait pour son roi, le roi qui lui était promis ? Et quelle fin attend, ô le meilleur des rois, ceux à qui, pour avoir suivi ton armée loin de ta patrie, il n’est pas loisible de regagner, par les déserts, cette patrie ? N’allons-nous pas être, sans toi, jetés au beau milieu des ennemis ? Et qui donc sera digne de succéder à un tel roi ? ». Fortune l’aveugle entendit ces mots au moment où les aléas du tour de sa roue la maintenaient, épuisée, aussi bas que terre. Reprenant force, elle se redresse et, avec un sourire placide, blâme la frayeur des Argiens en murmurant par devers soi ces quelques mots16 : « De quelle épaisseur de ténèbres le destin écrase-t-il, afin de l’abattre, le cœur ignorant des hommes, qui m’adresse si fréquemment des critiques injustes ? Toutes les autres déesses ont le droit d’exercer leur office. C’est à moi seule qu’on s’en prend ! Quand j’offre le bonheur, de hautes louanges me portent aux nues ; si d’aventure je manifeste mon pouvoir en cessant de prêter la main aux événements, on me condamne comme criminelle, comme s’il était dans ma nature de pouvoir rester immobile. Si je demeurais chez les hommes toujours la même et inchangée, alors j’usurperais mon nom de Fortune. La règle que m’a imposée Nature est de varier de façon déréglée ; je ne suis immuable que dans ma mutabilité ». Quand elle eut dit cela, le souffle vital, libéré, revint irriguer les membres déjà mourants du roi et commença peu à peu à suivre ses voies coutumières. Mais un mal violent calcinait ses entrailles. Pourtant, les yeux au ciel, il redresse la tête et dit : « Un vainqueur sanguinaire s’emparera-t-il au bivouac d’Alexandre vaincu sans qu’il y ait combat ? L’approche de l’ennemi interdit

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Non medicos segnes, non cretica tempora morbi Expectare sinit. Spoliis ululabit ademptis Hostica barbaries, at rex inglorius exul Nudus in hostili sine laude iacebit harena. Si tamen in medicis est ut reparare salutem Arte queant medica, faueat medicina sciantque Me non tam uitae spacium quam querere belli. Nam licet eger adhuc, si saltim stare meorum Ante aciem potero, cursu fugitiua rapaci Terga dabunt Persae, Danaique sequentur ouantes. » Impetus hic regis precepsque libido choortes Mouerat ancipites ne festinatio curae Augeret morbum. Sed enim spondente Philippo, Qui comes est a patre datus custosque salutis, Indulto tridui spacio tamen anxius egre Expectat morbique fugam reditumque salutis. Hic premissa ducis deturbat epistola regem Que medicum dampnat auro tedaque sororis Corruptum a Dario. Iam tercia sparserat ignes Explicitum tenebris rutilos Aurora per orbem. Cogitur insontis hausturus pocula ductor De medici dubitare fide. Sed potio postquam Exhausta est, cartam dextra nutante legendam Porrigit Archigeni, quam dum legit, ille legentis Nulla notare potest in uultu signa pudoris, Atque ita subridens : « Bone rex, exclude timorem, Laxa animum curis, sine uim medicaminis huius In uenas recipi. Qui me tibi detulit, audi, Aut ne sic pereas reliquis ardentius optat Sedulus aut nostra marcescit liuidus arte, Verius ut fatear, aut in tua dampna proteruit. Qui notat innocuum sceleris, qui proditionis Arguit insontem, merito non creditur insons. Nam reus unde reum se nouerit illud acerbe Obiciet. Sic iniuste quandoque ligatur Iustus, et iniustos absoluit curia mendax. » Hec ubi dicta, metum iubet euanescere regis. Inde ubi transmissum medicamen ad intima uenas Imbuit, emeriti perierunt semina morbi. Exhilarat uultum color et pallore perempto Emergit facies niueo liquefacta rubore. Mens redit, et uirtus rediuiua renascitur intus. Concurrunt proceres auidi spectare Philippum. Illius iniciunt iocundi brachia collo, Huncque patrem patriae seruatoremque salutant.

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d’attendre des médecins sans énergie, de patienter jusqu’à la phase critique de la maladie. La barbarie de l’adversaire jubilera de nos dépouilles, et le roi vil, exilé, nu, sera – ô infamie ! – gisant dans la poussière ennemie. Si toutefois les médecins ont le pouvoir de rétablir la santé par leur art, que leur science manifeste ses bienfaits, et qu’ils sachent que j’ai besoin non tant d’un moment de vie que d’un moment de guerre. Car, même encore malade, si au moins j’ai le pouvoir de conduire mon armée, les Perses tourneront leurs talons fugitifs en une course éperdue et les Danaens triomphants les poursuivront ». Cette fougue du roi, sa volonté ardente, avaient impressionné les troupes, inquiètes qu’un traitement accéléré n’empirât son mal. En effet, malgré les promesses de Philippe, le compagnon que son père lui avait donné pour veiller sur sa santé, il attend cependant avec une pénible anxiété, au terme des trois jours qu’il avait accordés, la fuite de la maladie et le retour de la santé. Sur ces entrefaites, la lettre adressée en hâte par un général17 bouleverse le roi : elle accuse le médecin d’avoir été corrompu par l’or de Darius et la promesse d’un mariage avec la sœur de celui-ci. Pour la troisième fois, l’aurore avait ôté au monde son enveloppe de ténèbres, répandant sur lui ses feux étincelants. Le chef, au moment d’absorber la potion, se laisse aller à douter de la loyauté du médecin innocent. Quand il eut bu jusqu’au bout le remède, il tend d’une main tremblante à l’homme de l’art18 le feuillet, afin qu’il le lise ; au cours de cette lecture, il ne peut remarquer aucun signe de gêne sur le visage du lecteur. Ce dernier, souriant : « Bon roi, oublie ta crainte, libère ton cœur de l’ennui, laisse la puissance de cette médecine courir dans tes veines. Ecoute : celui qui m’a dénoncé à toi ou bien désire plus ardemment que quiconque, zélé comme il l’est, que tu ne meures pas ainsi, ou bien se consume de jalousie envers ma science, ou bien (hypothèse à mes yeux plus vraisemblable) il conspire à ton malheur. Celui qui flétrit d’un crime l’innocent, celui qui accuse un cœur pur de trahison, il y a des raisons de ne pas le croire innocent. Car un coupable imputera avec cruauté à autrui la faute dont il se sait coupable. C’est ainsi que parfois le juste est injustement jeté dans les fers, et que la cour mensongère absout l’injuste ». Par ces mots, il dissipe la crainte du roi. Alors, une fois que le médicament diffusé jusque dans ses moelles eut imprégné ses veines, les germes de la maladie parvenue au terme de sa carrière s’anéantirent. Le visage du roi reprend une couleur aimable et, à mesure que la pâleur livide s’efface, le vermillon mêlé à l’éclat de la neige se répand sur ses traits. Il reprend ses esprits et un courage neuf renaît dans son cœur. Les barons se précipitent, avides de contempler Philippe. Ils l’étreignent avec affection, le saluant du nom de père et de sauveur de la patrie. Le

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Rex, cum sol rutilo radiaret crastinus axe, Insigni preuectus equo per castra uidendum Se dedit et pauidis excussit mentibus omnem Segniciem uultuque suos ac uoce refecit. Inde ubi finitimas exercitus obruit urbes Et sacra pro dubia que uouerat ante salute Persoluit superis, ferratos menibus Yson Applicuit cuneos, ubi Parmenio uenienti Occurrens urbi desertae a ciuibus infert. Queritur hic inter proceres an debeat ultra Extendi bellis acies pociusne sit hostis Operiendus ibi. Placuit sentencia tandem Hec pocior ducibus, inter montana iugosis Faucibus hic fatis committere robur utrimque. Quippe pares illic acies utriusque tyranni Parmenio censet angusta ualle futuras. At Sysenes, quia rem tacite suppresserat, auro Creditur a Dario furtim corruptus, eumque Mors iniusta ferit, non ignorante tyranno. Iamque superueniens Grecis equitatus ab horis, Exilio comitante fugam, duce Tymode castris Infertur Darii, regique salubre propinans Consilium suadet ut, dum licet, axe citato Obliquum retro uertat iter cursuque uolucri Puluereo repetat spaciosos aequore campos, At si degenerem pudeat retrocedere regem, Conuerso ne forte gradu uertatur in omen Triste suis, saltim gazas et pondera belli Diuidat in partes, ut si fortuna, quod absit, Fauerit Argolicis in primo Marte, supersit Copia queque recens ruat in discrimina pubes : Non mediocris enim furor est exponere bellis Vno uelle semel fortunae cuncta sub ictu. Vtile consilium dederat, sed inutile uisum Principibus Persis, quorum peruertere regem Mens erat ut merita deleret morte quirites Conductos. Etenim gazas dispergere Grecos Velle putant ut sic spoliis et rebus honusti Ad regem Macedum redeant pacemque reforment. Rex, ut mitis erat satis ac tractabilis, aures Obstruit hiis monitis et pectore saucius « Absit, O proceres », ait, « ut nostro dominetur in euo Dedecus hoc. Perdamne uiros mea castra secutos Castra fidemque meam ? Numquam tam seua seueros Iamque senescentes infamia polluat annos. »

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lendemain, à l’heure où rayonnait le disque étincelant du soleil, le roi, porté par son cheval fameux, se montra dans le camp et chassa toute timidité des esprits apeurés, réconfortant les siens du regard et de la voix. Puis, quand l’armée eut détruit les villes des environs et offert aux êtres d’en haut les sacrifices promis naguère pour sa santé chancelante, le roi rangea ses escadrons de fer au pied des murailles d’Issos, où Parménion venant à sa rencontre pénètre dans la ville désertée de ses habitants. Les barons débattirent alors la question de savoir s’il fallait déployer plus avant les troupes combattantes ou s’il était préférable d’attendre l’ennemi sur place. L’avis qui finit par prévaloir auprès des chefs fut de confier aux destins les forces des deux camps au milieu des gorges escarpées des montagnes. Parménion considère en effet que c’est dans les vals encaissés que les armées des deux rois seront de force égale. Quant à Sisénès, pour avoir, par son silence, dissimulé une information, il passe pour s’être laissé corrompre en secret par l’or de Darius ; il est frappé d’une mort injuste, au su du roi19. Pendant ce temps, un parti de cavaliers, venu des rivages de Grèce – des exilés en fuite –, pénètre dans le camp de Darius sous la conduite de Thimodès20 ; celui-ci, offrant au roi le service d’un conseil salutaire, cherche à le persuader de vite détourner sa marche, quand c’est encore possible, pour faire retraite et rejoindre, de toute la vitesse de ses coursiers, les étendues poussiéreuses de la plaine ouverte ; si toutefois le roi rougissait comme d’une lâcheté de reculer – craignant que les siens ne prennent cette marche en arrière pour un présage funeste –, que du moins il divise en plusieurs parties ses richesses et ses forces guerrières : de la sorte, si la Fortune (ce qu’aux dieux ne plaise !) souriait aux Argiens lors du premier affrontement, il lui resterait des ressources et des troupes fraîches pour faire face au péril. Ce n’est pas en effet folie de maigre conséquence que de vouloir à la guerre exposer à la fois toutes ses forces à un seul coup de la Fortune. Le conseil donné était bénéfique, il sembla malfaisant aux princes perses, dont le projet était d’influencer perversement le roi pour qu’il infligeât un trépas mérité aux mercenaires grecs. Ceux-ci, en effet, pensent-ils, veulent éparpiller ses trésors afin de revenir, ainsi chargés de dépouilles et de biens, au roi Macédonien et de se réconcilier avec lui. Darius, dans sa grande bienveillance et dans sa magnanimité, ferme l’oreille à de tels avis et déclare, le cœur blessé : « Aux dieux ne plaise, barons, que de mon vivant ne prévale une telle infamie. Vais-je causer la perte d’hommes qui ont choisi mes armes, celle de mon armée et de ma loyauté ? Que jamais forfaiture si atroce ne souille ma vie faite de rigueur et mes ans déjà déclinants ». Il dit et,

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Sic ait et grates referens absoluit Achiuos. Sed regredi regem, profugus ne forte putetur, Dedecori ascribit. Iamiam committere bellum Ardet et angustos inter decernere montes. De gaza primo diffinit, eoque iubente Maxima cum cuneis pars est transuecta Damascum. More tamen ueterum seruato regia coniux Et soror et proles in castris fata secuntur. Certus abhinc Darius, cum posterus exeret orbem Luciferum Tytan, regum concurrere uires, Ascendit tumulum modico qui colle tumebat Castrorum medius, patulis ubi frondea ramis Laurus odoriferas celabat crinibus herbas. Sepe sub hac memorant carmen siluestre canentes Nympharum uidisse choros Satyrosque procaces. Fons cadit a leua, quem cespite gramen obumbrat Purpureo, uerisque latens sub ueste iocatur Riuulus et lento rigat interiora meatu Garrulus et strepitu facit obsurdescere montes. Hic mater Cybele, Zephirum tibi, Flora, maritans Pullulat, et uallem fecundat gratia fontis, Qualiter Alpinis spumoso uertice saxis Descendit Rodanus, ubi Maximianus eoos Extinxit cuneos cum sanguinis unda meatum Fluminis adiuuit fusa legione Thebea Permixtusque cruor erupit in ethera spreto Aggere terrarum totumque rigauit Agaunum. Hinc ad suppositas uulgi procerumque choortes Pacifici Darius obliquans luminis orbem, Accitis ducibus, prius in discrimen ituros Segregat in partes, demum sic orsus adultas Ore pio spirante preces, soloque mereri Debuit aspectu facies matura fauorem : « Heredes superum Persae, gens unica bello, Cui genus a prisci descendit origine Beli, Qui primus meruit sacra uenerandus ydea Inter caelicolas solio stellante locari, Soluite corda metu. Furor est pugnamque uocari Dedecet, in dominum cum seruus abutitur armis. Vltio, non bellum, est, seruos ubi sceptra rebelles Corripiunt captosque domant patriamque tuentur. Spurius ille puer, regni moderamen adeptus, Cuncta sibi cessura ratus, feruore iuuentae Ducitur et casus ruit inprouisus in omnes, Pugnandoque mori mauult quam cedere uictus,

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avec des remerciements, laisse aller les Achéens. Mais il juge déshonorant de faire retraite, craignant de passer pour fuyard. Déjà il brûle d’engager la guerre et d’en découdre au milieu des passes montagnardes. Au préalable, il règle le sort du trésor et, sur son ordre, la majeure partie de celui-ci est expédiée à Damas, avec une garde. En revanche, par respect pour l’antique coutume, l’épouse du roi, sa sœur et ses enfants affrontent le destin avec l’armée. Darius, désormais assuré que lorsque, le lendemain, Titan21 dévoilerait son orbe lumineux, les forces des deux rois courraient à l’affrontement, fait l’ascension d’un tertre qui, modeste colline, se dressait au milieu du camp et où la frondaison largement déployée d’un laurier dissimulait de sa ramure des herbes parfumées. On prétend y avoir vu souvent des chœurs de nymphes modulant un cantique sylvestre et des Faunes dévergondés. Une source jaillit sur la gauche, ombragée par des buissons pourpres ; un ruisseau caché par cette vêture printanière s’y ébat, irrigue en babillant de son cours sinueux le cœur du bosquet et son murmure assourdit les montagnes. Là, Cybèle foisonne en te donnant, ô Flore, Zéphyr pour époux, et le charme de la source féconde la vallée. C’est ainsi que le Rhône descend en écumant les sommets rocailleux des Alpes, à l’endroit où Maximien anéantit les régiments d’Orient, lorsqu’avec la destruction de la légion thébaine, un flot sanglant vint grossir le courant du fleuve et que l’onde mêlée de sang, gonflée au point de déborder les rives encaissées, inonda toute Agaune22. Darius tournant de son observatoire un regard apaisé vers les cohortes de gens du peuple et de seigneurs placées en contrebas, entreprend d’abord, après avoir mandé ses généraux, de prendre à part ceux qui les premiers affronteront le péril ; alors seulement, exhalant d’un ton pieux l’offrande de ses prières – et le seul aspect de son visage grave aurait dû lui mériter l’approbation –, il commence en ces termes : « Héritiers des dieux de la Perse, peuple sans pareil au combat, race tirant son origine de l’antique Bélus23 – le premier homme à avoir mérité de siéger parmi les habitants du ciel sur un trône d’étoiles – dont nous vénérons l’image sacrée, libérez vos cœurs de l’effroi. Il y a folie, il y a honte à parler de bataille lorsque l’esclave tire impudemment l’épée contre son maître. Pour le sceptre, c’est vengeance, non pas guerre, de frapper les esclaves rebelles, de dompter les captifs et de protéger la patrie. Cet enfant supposé24, une fois obtenu le gouvernement du royaume, s’étant imaginé que tout lui céderait, est conduit par l’ardeur de la jeunesse et se précipite sans réfléchir vers tous les désastres. Il préfère mourir en luttant que de céder dans la défaite

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Et iam spe uacuus animo lentescit inani, Dampnorumque memor que Granicus intulit amnis, Incipit afflictis partim diffidere rebus. Pro pudor ! in rerum dominos, quibus omne metallum Seruit, serui inopes pauci sine uiribus audent. Scire uelim, Macedo, quibus inspirante Megera Artibus illius Ciri te posse potiri Imperio iactas cui Lidia Cresus et omnes Curuauere genu quocumque sub axe tyranni, Qui licet extinctus me successore superstes Regnat, et in uiuo uiuit fortuna sepulti. Si ueterum monimenta manent, si mente recordor Scripta patrum memori, quis nos a stirpe Gygantum Ignoret duxisse genus ? quis bella deorum, Quis coctum laterem structamque bitumine turrim Nesciat a proauis, magnaeque quis immemor urbis Cui dedit aeternum labii confusio nomen ? Ergo agite, o proceres ! patrium reuocate uigorem. Pro patria stare et patriae titulis et honori Inuigilare decet ne pauper et aduena uictor Conculcet pedibus terram et monimenta parentum. At si quem uestrum, quod abhominor, improbus hostis Excutiat campo profugumque per arua fatiget, Si michi si patriae si ciuibus arma negatis, Vxores saltim ac nati, quos hostica clades Obteret in castris, moneant in bella reuerti. Non tamen id uereor, quia iam uictoria Persis Applaudit ducibus. Etenim ludente fauilla Ardere in sompnis Macedum tentoria uidi Vesanumque ducem ritu Babilonis amictum Purpureo luxu subeuntem menibus urbis, Ad me perlatum, dehinc euanescere raptum. Quid moror ? aeternum testor iubar, aurea solis Lumina, cui dedimus nostris in finibus ortum, Hostis erit quicumque fugae laxabit habenas. » Plura locuturo celeri pede nuncius affert Deseruisse locum Grecos pauidasque choortes Consuluisse fuge, iam per compendia saltus Ad pelagus rapuisse gradum perque ardua rupis Precipitasse uiam. Mollem sic principis aurem Pascit adulator ; fluitat percussus inani Leticia dampnatque moras, exercitus ergo Flumine transmisso per saxa per inuia raptim Querit iter profugumque parat preuertere regem.

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et, désormais privé d’espoir, il voit faiblir son vain courage ; au souvenir des dommages que lui infligea le fleuve Granique, il commence à perdre confiance dans sa puissance en partie abattue. Ô honte ! contre les maîtres du monde, à qui or et argent sont asservis, quelques esclaves démunis exercent sans force leur audace ! Je voudrais bien savoir, Macédonien, par quelles ruses, à toi inspirées par Mégère, tu prétends dans ta jactance pouvoir faire main basse sur l’empire du grand Cyrus, devant qui la Lydie, Crésus et tous les rois sous tous les cieux du monde ont fléchi le genou25 ; il est défunt sans doute, mais son règne survit en moi, son successeur, et la fortune du mort est vivante en moi qui suis vif. Si subsistent les traces des anciens, si je garde fidèle mémoire des écrits de mes pères, qui pourrait ignorer que notre race est issue de la lignée des Géants ? Qui pourrait n’avoir point appris de ses ancêtres les combats des dieux, la tour de briques cuites, cimentées avec du bitume, qui pourrait être oublieux de la vaste ville à qui la confusion des langues a donné son nom pour jamais26 ? Hardi donc, ô barons, faites revivre en vous la vigueur de vos pères. Il est beau de se dresser en défense de la patrie et de veiller à sa gloire et à son honneur ; qu’un vainqueur misérable, né en terre étrangère, ne foule pas aux pieds la terre et le souvenir de vos pères. Mais si – pensée abominable ! – l’acharnement de l’ennemi chassait l’un d’entre vous du champ de bataille et le harcelait, fugitif, à travers les plaines, si vous refusez votre bras à moi-même, à votre patrie, à vos concitoyens, que du moins vos femmes et vos fils, au péril d’être écrasés dans le camp par la férocité de l’adversaire vous enjoignent de revenir au combat. Au demeurant, je n’ai aucune crainte à ce sujet, car la victoire adresse déjà des encouragements aux chefs perses. En effet, j’ai vu en songe les cendres voleter sur les tentes incendiées des Macédoniens et leur chef insensé revêtu d’un riche habit de pourpre à la mode de Babylone être amené à moi au pied des remparts de la ville, puis disparaître, enlevé. A quoi bon continuer ? J’en atteste la lumière éternelle, l’éclat doré du soleil auquel notre territoire donne naissance, quiconque donnera libre cours à la fuite sera notre ennemi ». Il allait poursuivre longuement son discours lorsqu’un messager aux pieds légers lui annonce que les Grecs ont déserté les lieux, que leurs cohortes épouvantées ont cherché le salut dans la fuite, que leur marche accélérée cherche le chemin vers la mer par les raccourcis des forêts, par les escarpements des roches. C’est ainsi que le flatteur offre sa pâture à l’oreille du prince, prompte à l’accueillir. Frappé d’une joie sans objet, il change d’attitude et s’en veut d’avoir tardé. Aussi l’armée passe le fleuve pour chercher en hâte une voie dans les rochers et dans les lieux déserts et s’apprête à couper la route au roi fuyard.

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Quo ruitis, peritura manus ? iuuenemne putatis Inuictum fugere hunc, qui quouis crimine credit Turpius esse fugam, qui ne fugiatis inertes Hoc solum metuit ? etenim si forte daretur Optio talis ei, fugiens an uincere mallet Quam uinci a profugis hostique resistere uictus, Forsitan ambigeret utrum minus esset honori. Iam Chaldea cohors Ysson festina propinquans Proditur excubiis. Auri lapidumque nitore Fulgurat armorum series graditurque rapaci Turbine puluereo furata uelamine solem. Prouidus aeria currens speculator ab arce Nunciat Argolicis Babilonis adesse tyrannum Et genus omne hominum. Vix credere sustinet ille, Quem belli mora sola mouet. Prior ergo maniplis Intonat « Arma arma, o Danai ! » Prior urbe relicta Fulminat in Persas, sequitur galeata iuuentus. Sic ruit in predam ieiuna fauce Lycaon, Cuius opem sicco mendicat ab ubere pendens Vagitus prolis, tandemque inpegit in agros Cedis amica fames uacuis concepta sub antris. Stat pecus attonitum, quod nec fugere audet, et ipsum Si fugiat, nemoris alios incurret hyatus. Copula diripitur canibus, quos ore canoro Et baculo et palmis irritat ab aggere pastor. Haut aliter Macedum rex debachatur in illam Barbariem que nunc profugum pauitare ferebat. Hos ubi discretis acies aduersa cateruis Aspicit in bellum subito prodire uolatu, Spem sibi mentitam metuens, in prelia mente Consternata ruit, sed uox et in arma ruentum Impetus et discors exercitus agmina turbat. Quippe uiae pocius quam bello hostique terendo Aptus erat miles, Darius tamen, agmine rursus Disposito, caute secum deliberat hostem A fronte a tergo ui circumcingere multa. Vtile propositum, regique suisque salubre, Quod ratus est, uerum ratione potentior omni Discussit Fortuna procax, que sola tuetur Tuta, grauata leuat, cassat rata, federa rumpit, Infirmat firmum, fixum mouet, ardua frangit. Iam Macedum series certo stabilita tenore Inque acies distincta suas montana tenebat. Rex stabilem peditum tamquam insuperabile uallum Opposuit Persis in prima fronte phalangem.

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Vers quoi te précipites-tu, troupe destinée à périr ? Crois-tu que s’est enfui ce jeune homme invaincu, qui n’estime nul crime plus déshonorant que la fuite, qui conçut cette seule crainte : vous voir fuir apeurés ? Et en effet, si d’aventure on lui donnait le choix et qu’on lui demandât s’il préfèrerait l’emporter en fuyant ou connaître la défaite en résistant face à un ennemi en fuite, peutêtre hésiterait-il à décider lequel des deux est le plus honorable. Déjà l’armée des Chaldéens qui approche en hâte d’Issos se révèle aux sentinelles. L’alignement des armes renvoie l’éclair brillant de l’or et des pierreries, et le tourbillon de poussière soulevé par la marche couvre d’un voile avide le soleil qu’il dérobe. Un guetteur attentif descend en courant de la citadelle suspendue dans les airs pour annoncer aux Argiens que le tyran de Babylone est là avec un peuple entier. Le héros, que rien n’inquiète que le retard apporté au combat, prend à peine le temps de le croire. C’est donc lui, le premier, qui, d’une voix tonnante, crie aux troupes : « Aux armes, aux armes, Danaens ! ». C’est lui, le premier qui, abandonnant la ville, fond comme la foudre sur les Perses, suivi de son armée casquée. C’est ainsi que se rue sur sa proie la louve27 à la gueule affamée, dont la vagissante portée, pendue à sa mamelle sèche, quémande sa pitance, quand la faim, amie du carnage, qui l’assaillait dans son antre désert la jette enfin parmi les campagnes ; le bétail interdit s’immobilise : il n’ose fuir et, s’il s’enfuit, il courra au-devant d’autres gueules béantes tapies dans la forêt. Les chiens sont lâchés, le berger du haut d’un talus les excite de ses cris sonores, de son bâton et de ses gestes. De la même façon, le roi Macédonien se précipite comme un bacchant sur le barbare qui colportait à l’instant même la nouvelle de sa fuite terrifiée. Lorsque l’armée adverse et ses unités séparées les voient s’avancer au combat avec la soudaineté de l’oiseau, effrayées de voir leur espérance déçue, c’est démoralisées qu’elles engagent la bataille : les cris, l’élan guerrier des assaillants, ainsi que sa propre désorganisation jettent la confusion dans l’armée. En effet, les soldats étaient plutôt disposés en ordre pour la marche que pour le choc avec l’ennemi. Darius pourtant, ayant remis sa troupe en ordre, prend la sage décision d’encercler l’adversaire, par l’avant et par l’arrière, de forces abondantes. C’est un dispositif efficace, salutaire pour le roi et pour les siens, qu’il avait imaginé là, mais la Fortune effrontée, plus puissante que tout calcul, le jeta bas : elle seule assure ce qui est sûr, soulage ce qui est accablé, brise les projets, rompt les alliances, affaiblit le fort, ébranle le stable, fracasse l’altier. Les lignes macédoniennes, organisées selon un ordre précis et réparties en unités distinctes, tenaient déjà les crêtes. En première ligne, le roi opposa aux Perses, telle une barrière infranchissable,

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In dextro cornu prefecti iura Nicanor Parmenionis habet, illi Tholomeus Amyntas Perdicas Cenos Clytus et Meleager adherent, Vnusquisque sui dux agminis, at tibi leuum Commissum est cornu qui nulli Marte secundus, Parmenio. Sequitur alacer Craterus, eisque Iungitur Antigonus et turbidus ense Phylotas. Hostibus expositus ante omnia signa suorum, Cornipedem uexans in dextro Marte choruscat Casside flammanti gladioque tremendus et hasta Armipotens Macedo, lateri iunctissimus heret Conscius archanis, studio par regis et euo, Sed longe rosea prestans Effestio forma. Precedens igitur hilaris uexilla quiritum, Prefectos prece sollicitat, blanditur amice, Consolidat dubios, animos audentibus auget, Errantes reprimit sparsasque recolligit alas. Spe libertatis seruos, tenues et auaros Inuitat precio, lente gradientibus hasta Innuit ut properent, nunc hos nunc circuit illos, Nunc arcus lentare monet, nunc fundere glandes Si procul insistant acies, nunc hoste propinquo Rem gladio gerere, nunc querere fata bipenni ; Dumque gradus inhibent, hec illis pauca profatur : « Martia progenies, quorum ditione teneri, Legibus astringi totus desiderat orbis, Ecce dies optata, parat qua prouida nobis Soluere promissum tociens Fortuna tryumphum, Cuius in Europa dudum preludia sensi Cum genus Aonidum totamque a sedibus urbem Delestis soloque metu domuistis Athenas. Cernitis inbelles auro fulgere cateruas, Cernitis ut gemmis agmen muliebre choruscet : Pretendit predae plus quam discriminis. Aurum Vincendum est ferro, tantum didicere minari Deliciae molles, gladios et uulnus abhorrent. Letifer illorum scrutatus uiscera mucro Cum semel hostili resperserit arua cruore, Per saltus per saxa fugae diuortia querent. Quanta mei uobis sit cura, probare licebit Cum gladios hebetes fractos, cum uidero quassos Ictibus umbones. Ferientis dextera mentis Exprimet affectum. Tantum sub pectore uobis Carus Alexander, quantum permiserit ensis. Vincite iam uictos. Gladio qui parcit in hostem, Ipse sibi est hostis. Vitam qui prorogat hosti,

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la solide phalange. A l’aile droite, c’est Nicanor, fils de Parménion, qui exerce le commandement en chef ; lui sont associés Ptolémée, Amyntas, Perdiccas, Coenos, Clitus et Méléagre, chacun à la tête de sa troupe. C’est à toi, Parménion, sans égal au combat, qu’a été confiée l’aile gauche. A ta suite, l’ardent Cratère, à qui s’adjoignent Antigonus et Philotas à l’épée furibonde28. Droit en face des ennemis, précédant toutes les enseignes, harassant son coursier, son casque jetant des flammes, son épée la terreur, sa lance la puissance, resplendit, favorisé par Mars, le Macédonien. A son côté, tout près, se tient le confident de ses secrets, l’égal du roi en ardeur et en âge, mais de loin supérieur par sa beauté de rose, Héphestion. Ainsi, établi tout joyeux devant les étendards de ses concitoyens, il aiguillonne les capitaines de ses prières, de ses flatteries amicales, il rassure les hésitants, il affermit l’ardeur des audacieux, il ramène les égarés et rassemble les bataillons dispersés. Il encourage les esclaves par l’espérance de la liberté, les indigents et les cupides par celle du gain ; à ceux qui progressent lentement, il fait signe avec sa lance de se hâter, il caracole autour de ceux-ci, de ceux-là, leur enjoignant tantôt de bander leur arc, tantôt d’armer leur fronde, si les lignes de combat sont distantes, tantôt, quand l’ennemi est proche, d’en découdre par le glaive, tantôt de forcer le destin à coups de hache. Et quand ils marquent le pas, il leur adresse ces quelques paroles : « Fils de Mars, sous le pouvoir et sous les lois de qui le monde entier aspire à être assujetti et maintenu, voici venu le jour qu’on attendait, le jour où Fortune, dans sa sagesse, s’apprête à nous payer du triomphe maintes fois promis, le jour dont j’ai naguère entrevu les prémices en Europe, quand vous avez détruit la race des fils d’Aon et avez rasé leur ville entière, et que vous avez dompté Athènes par le seul effet de la crainte. Vous voyez des escadrons de couards resplendir d’or, vous voyez comme une troupe de femmelettes étincelle de pierreries : elle représente un butin bien plutôt qu’un danger. Il faut que le fer vainque l’or. Amollis dans les jouissances, ils n’ont appris qu’à menacer, ils frissonnent d’effroi de voir l’épée et les blessures. Une fois que le glaive, pointé sur leurs entrailles, aura inondé le champ du sang de l’ennemi, ils chercheront les détours de la fuite par les taillis, par les rocailles. Quel souci vous avez de moi, je pourrai en juger quand j’aurai vu brisées leurs épées émoussées, leurs boucliers enfoncés par vos coups. Le bras qui frappe traduira le sentiment de l’âme : l’affection que vos cœurs portent à Alexandre sera à la mesure de ce que votre épée aura accompli. Vainquez : ils sont déjà vaincus ! Qui économise les coups portés à l’ennemi est à lui-même un ennemi. Qui épargne la vie de l’ennemi dilapide la

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Derogat ille suae. Non est clementia bello Hostibus esse pium. Grauis est sibi dignaque cedi Cedis parca manus. Segnes incurrere mortem, Dum pauitant, audent sed non occurrere morti. A Persis ducibus quociens illata Pelasgis Mentibus occurrunt iniuria prelia cedes ! Creditis esse satis patrum luere acta nepotes ? Plurimus in penas populus non sufficit iste. Europae strages Asiae pensabo ruinis. Media cum Dario Xersis commissa piabit. Me duce signa, duces, producite ; me duce uallum Sternite, consertos incedite cede per hostes. Prelia non spolium mecum discernite. Cedant Premia preda meis, michi gloria sufficit una. Rem uobis, michi nomen amo. » Sic fatur, et ecce Concurrunt acies. Persae clamore soluto Horrisonis uexant tenues ululatibus auras. Classica terrifico distringunt arua boatu. Fit sonus utrimque, lituis illiditur aer, Et referunt raucos montana cacumina cantus, Queque sonos iterat purum sine corpore nomen Responsura fuit numquam tot uocibus Echo. Arma tamen Darii multo sudore fabrili Parta micant referuntque uirum monimenta priorum. Emulus ad litem iubar insuperabile solis Inuitat clipeus septeno fusilis orbe. Fulget origo patrum Darii gentisque prophanus Ordo Gyganteae, quorum sub principe Nemphrot Sennachar in campo uideas considere fratres Terrigenas, ubi, diluuii dum fata retractant, Coctile surgit opus. Sermo prior omnibus unus Scinditur in uarias, dictu mirabile, linguas. Parte micans alia sacram molitur ad urbem Rex Chaldeus iter. Fulgent insignia patrum Prelia et Hebrea celebres de gente tryumphi. Victoris sequitur deiecto lumine currum Captiuata tribus, muris temploque redactis In planum, hostilis infertur menibus urbis Priuatus solio gemina cum luce tyrannus. Ne tamen obscurent ueterum preconia regum Quorundam maculae, sculptoris dextera magnam Preteriit seriem quam pretermittere uisum est. Inter tot memoranda ducum regumque tryumphos, Agresti uictu pastum et fluuialibus undis

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sienne. Ce n’est pas être clément que d’être à la guerre pitoyable envers l’adversaire. Le bras lent à semer le carnage est à lui-même odieux et mérite d’être tranché. Oser, dans la terreur, courir le risque de la mort, mais non courir au-devant de la mort est le fait des poltrons. Quand on se remémore les dommages, les guerres, les massacres si souvent infligés aux Pélasges par les généraux perses, croyez-vous qu’il soit suffisant que les enfants expient les actes de leurs pères ? Le peuple énorme que voici n’est pas assez nombreux pour le châtiment. Moi, je compenserai par la destruction de l’Asie les ravages infligés à l’Europe. La Médie paiera avec Darius le prix des forfaits de Xerxès. Sous ma conduite, ô chefs, menez en avant vos enseignes. Sous ma conduite, abattez leurs fortifications, progressez en tuant parmi les rangs serrés des ennemis. Avec moi partagez la bataille, non les dépouilles : qu’à mes soldats échoie en récompense le butin ; à moi la gloire seule suffit. La richesse, je l’aime pour vous, pour moi, c’est le renom que j’aime ». Il dit, et les armées se ruent l’une sur l’autre. Les Perses poussent un cri, frappant les airs légers d’horribles hurlements, les clairons déchirent la plaine de grondements terribles ; dans les deux camps, le bruit ; le ciel est martelé par le son des trompes et les cimes des monts renvoient de rauques mélodies : Écho, pur nom sans corps, qui répète les sons, n’aura plus jamais à répondre à tant de clameurs à la fois. Cependant, les armes façonnées pour Darius par la sueur de nombreux artisans scintillent et rappellent le souvenir des héros d’autrefois. Le bouclier à l’orbe septuple qui lui fut forgé s’emploie à égaler l’éclat sans pareil du soleil, qu’il jalouse. Y resplendit la première origine des aïeux de Darius et la lignée impie du peuple des Géants enfantés par la terre : on peut les voir, au temps de leur prince Nemrod, s’établir sur la plaine de Sennaar où, après le retrait du déluge fatal, se dresse l’édifice de briques. Le langage d’abord commun à tous éclate – phénomène inouï – en idiomes variés29. Sur un autre compartiment, le roi chaldéen étincelle lorsqu’il dirige ses pas vers la ville sacrée. Resplendissent les illustres batailles de jadis et les triomphes solennels célébrés sur la nation hébraïque. Les tribus prisonnières, le regard tourné vers le bas, suivent le char du vainqueur. Une fois les remparts et le temple rasés au sol, leur roi, privé de son trône ainsi que de ses yeux, est emmené dans l’enceinte de la capitale ennemie30. Toutefois, pour éviter que la souillure de quelques-uns n’enténèbre la gloire des antiques rois, la main de l’artiste a omis de figurer la longue série de ceux qu’il lui semble bon d’omettre. Au milieu de tant d’exploits guerriers, de tant de triomphes royaux, il

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Turpe fuit regem uersa mugire figura. Rursus in effigiem sensu redeunte priorem Preteriit uixisse patrem, quem filius amens, Ne numquam patria regnaret solus in urbe, Consilio Ioachim, proch dedecus, alite diro Membratim lacerum sparsisse per auia fertur. Vltima pars clipei Persarum nobile regnum Inchoat. In sacro libantem Balthasar auro Scribentisque manum conuersaque fata notantis Aspicias, cuius occultum enigma resoluit Vir desiderii, sed totum circuit orbem Atque horas ambit clipei celeberrima Cyri Hystoria, a tanto superari principe gaudet Lidia et ambiguo deceptus Apolline Cresus. Ausa tamen Tamiris belli temptare tumultus Viribus opponit uires belloque retundit Infractum bellis et iniquo sydere mergit Tot titulis illustre caput. Proch gloria fallax Imperii, proch quanta patent ludibria sortis Humanae ! Cyrum terrae pelagique potentem, Delicias orbis, quem summo culmine rerum Extulerat uirtus, quem fama locabat in astris, Qui rector composque sui, qui totus et unus Malleus orbis erat, inbellis femina fregit. Parcite, mortales, animos extollere fastu Collatis opibus aspernarique minores. Parcite, uictores, ingrati uiuere summo Victori. Vires sceptrum diadema tryumphos Diuicias dare qui potuit, auferre ualebit.

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eût été honteux qu’un roi, métamorphosé en taureau mugissant, se repût de l’herbe des champs et de l’onde des fleuves. Retrouvant, avec la conscience, son apparence première, il est, dit-on, sur le conseil de Joachim (ô infamie !), déchiré membre à membre et jeté en pâture aux oiseaux maléfiques dans des endroits déserts par un fils insensé qui voulait empêcher que son père régnât seul sur la cité de ses ancêtres : cela aussi est passé sous silence31. Le dernier compartiment du bouclier figure les débuts du noble royaume des Perses. On peut y contempler Balthasar offrant des libations dans un calice d’or et la main qui écrit et révèle la mutation des destinées – énigme obscure élucidée par l’homme des prédilections32. Mais c’est la mémorable histoire de Cyrus qui borde tout le pourtour du bouclier. La Lydie, et Crésus abusé par l’oracle équivoque d’Apollon33 se réjouissent d’être soumis par un prince si grand. Mais Thamyris, ayant osé s’en remettre au tumulte des combats, oppose la force à la force et abat à la guerre celui que les guerres n’avaient jamais brisé ; avec le concours d’un astre malfaisant, elle engloutit un chef auréolé de tant de mérites glorieux34. Comme la gloire de l’empire, hélas, est mensongère ! combien, à l’évidence, le sort, hélas, fait son jouet de l’homme ! Cyrus, puissant sur la terre et la mer, les délices de l’univers, élevé au faîte du monde par sa vertu, placé au rang des astres par sa renommée, maître et souverain de lui-même, à lui seul tout entier le marteau du monde, une faible femme l’a brisé. Gardez-vous, ô mortels, de laisser, quand les richesses affluent, l’orgueil exalter votre esprit et de mépriser les petits. Gardez-vous, quand vous êtes vainqueurs, d’être ingrats envers le Vainqueur suprême. Celui qui peut dispenser la puissance, le sceptre, la couronne, le triomphe, la richesse, sera capable de les enlever.

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Tercius arma canit populosque in fata ruentes. Vincuntur Persae. Darii preciosa supellex Diripitur, soror et mater capiuntur et uxor Septennisque puer. Capta Sydone Tyroque, Funditus euersa magno discrimine Gaza Vincitur, et Lybicus a paucis uisitur Hamon. Interea Darius reparato robore rursus Maior in arma ruit. Fit seditionis origo In castris Macedum lunae defectus, et ecce Consulti uates duro de tempore tractant.

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Iam fragor armorum, iam strages bellica uincit Clangorem lituum, subtexunt astra sagittae, Missiliumque frequens obnubilat aera nimbus. Primus in oppositos pretenta cuspide Persas, Ocius emisso tormenti turbine saxo, Torquet equum Macedo qua consertissima regum Auro scuta micant, ubi plurima gemma superbis Scintillat galeis, qua formidabile uisu Auriuomis patulas absorbens faucibus auras Igniti Dario prefertur forma draconis. Querentique ducem quem primo uulnere dignum Obruat obicitur Syriae prefectus Arethas, Cuius ab aurata uolitans ac pendulus hasta Vendicat astra leo, galeam carbunculus urit. Primus Alexandri tremebundo traicit ictu Chaldeus clipeum, sed fraxinus asseris artum Formidans aditum fracto crepat arida ligno. Gnauiter occurrens ferro Pelleus Arethae Dissipat umbonem qua barbara bulla diescit Principis in clipeo, nec eo contenta trilicis Loricae dissartit opus, cordisque uagatur Per latebras animamque bibit letalis harundo. Occidit occisus, largoque foramine manans

Livre troisième

Le livre troisième chante les combats et les guerriers qui s’élancent vers leur destin. Les Perses sont vaincus, l’équipage précieux de Darius pillé, sa sœur, sa mère et son épouse capturées, ainsi que son fils de sept ans. Après la prise de Sidon et l’anéantissement de Tyr, Gaza est vaincue au prix de grands périls. Une petite troupe va faire visite au sanctuaire libyen d’Amon. Pendant ce temps, Darius ayant reconstitué ses forces se rue plus puissant au combat. Dans le camp des Macédoniens, une éclipse de lune suscite une révolte, et voici que de savants devins évoquent les temps du malheur.

Maintenant le fracas des armes, maintenant la fureur des combats couvrent l’éclat des trompes, les flèches dissimulent les astres, le nuage épais des javelots offusque le ciel. Au premier rang, face aux lances brandies des Perses, plus vif que le tourbillon des pierres lancées par les mangonneaux, le Macédonien dirige son cheval vers l’endroit où une forêt de boucliers étincelle de l’or royal, où une abondance de gemmes fait scintiller des casques orgueilleux, où – spectacle redoutable ! – la forme d’un dragon de feu, à la gueule béante emplie d’une haleine qui vomit l’or, est transportée devant Darius. Comme il cherchait quel général mériterait d’être abattu par ses premiers coups, face à lui se lance Arétas, gouverneur de Syrie1 ; le lion sur l’oriflamme qui flotte à la pointe de sa lance d’or accroche les étoiles ; l’escarboucle à son casque flamboie. Le premier, le Chaldéen transperce d’un coup terrifiant le bouclier d’Alexandre, mais la hampe de frêne, effrayée de l’étroitesse du passage que lui offre l’écu, se brise avec un craquement de bois sec. Vaillamment le fils de Pella, brandissant le fer, court sur Arétas, fait voler en éclats le centre de son bouclier où un globe luit d’un éclat barbare et, non contente de ce succès, la pointe meurtrière fend les mailles de la triple cuirasse, se fraie un chemin parmi les replis secrets du cœur et s’abreuve de l’âme du guerrier. Tué, il choit, et son sang qui s’écoule par une large entaille teint de pourpre le sol. La

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Purpurat arua cruor. Regem clamore fatetur Altisono uicisse suum primumque tulisse Primicias belli, faustum sibi predicat omen Greca phalanx letoque ferunt ad sydera plausu. Densantur cunei. Clytus et Tholomeus in armis Conspicui tanta leuitate feruntur in hostes, In thauros quantum geminos rapit ira leones Quos stimulat ieiuna fames, causamque furoris Adiuuat excussae grauis obliquatio caudae. Hic Tholomeus equo Parthum Dodonta supinat Timpora transfixum cerebroque fluente gementem. At conto Clytus Arthofilon euertere temptat, Inque uicem sese feriunt, clipeisque retusa Vtraque dissiluit obtuso lancea ferro. Quadrupedi quadrupes armoque opponitur armus, Pectora pectoribus, orbisque retunditur orbe, Torax torace, gemit obruta casside cassis. Nec mora poblitibus ambo cecidere remissis Vectores uectique simul, similesque peremptis Exanimes iacuere diu. Sed corpora postquam Conualuere, prior reparato robore rectum Inque pedes sese recipit Clytus Arthofiloque Surgere conanti solo furialiter ictu Demetit ense caput et terrae mandat humandum. Preditus eloquio bello specieque sinistro Fuderat in cornu Grecum Mazeus Yollam. Vltor adest agilis stricto mucrone Phylotas, Et quia Mazeum sonipes submouerat, Ochum Cominus aggreditur, cuius latus ense bipertit. Interea multa sudantem cede Phylotam Hyrcani cingunt equites, quorum agmina rumpunt Impiger Antigonus Cenos Cratherus et ipse Parmenio, sine quo nichil umquam carmine dignum Gessit Alexander, sed que prouenerit illi Talio pro meritis magis arbitror esse silendum. Antigoni iacet ense Phylax, Mida cuspide Ceni. Amphilocum Craterus adit, quem casside rapta Abstrahit exanimem curru iungitque ruenti Authomedonta suum, iam uiscera rupta trahentem. More suo ruit in Persas dampnatus iniquo Sydere Parmenio, cui regibus ortus Ysannes Et Dinus incutiunt hastas lateri. Manet ille Immotus stabilitque fugam pauitantis Horestis, Qui pedes exesae tendebat in ardua rupis. Hunc simul intuitus perfossum pectus Ysannem

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phalange grecque, d’un cri retentissant, proclame que son roi a vaincu et qu’il a le premier obtenu les prémices de la guerre, elle y reconnaît un présage favorable pour ses armes et lance jusqu’au ciel des acclamations joyeuses. La mêlée s’épaissit. Clitus et Ptolémée, merveilleux au combat, se lancent sur les ennemis avec autant d’agilité que deux lions stimulés par la faim dévorante lorsque la fureur les emporte contre des taureaux et qu’ils se fustigent à grands coups de queue pour augmenter leur rage. Voici que Ptolémée désarçonne le Parthe Dodon qui gémit, et sa cervelle coule de sa tempe perforée. Quant à Clitus, il s’emploie à renverser avec sa pique Arthophilos ; ils s’assenent des coups tour à tour et leurs deux lances dont le fer s’émousse à force de battre les boucliers se brisent. Ils luttent cheval contre cheval, bras contre bras, poitrine contre poitrine ; le bouclier se heurte avec le bouclier, la cuirasse avec la cuirasse ; le casque au choc du casque grince. Bientôt, leurs jarrets ne les soutenant plus, ils s’effondrent à la fois, montures et cavaliers ; longtemps, comme morts, ils gisent privés de souffle. Mais dès qu’ils eurent repris force, Clitus, retrouvant le premier sa vigueur, se dresse tout droit sur ses jambes et quand Arthophilos tente de se relever, il lui fauche la tête qu’il envoie rouler sur le sol d’un seul coup d’épée furibond. A l’aile gauche, Mazée, doué d’une éloquence et d’une beauté raffinées2, avait culbuté le Grec Iollas. Voici, pour le venger, qu’accourt promptement Philotas, le glaive dégainé, et, comme son destrier avait éloigné Mazée, il se rue sur Ochus, qu’il tranche en deux à coups d’épée. Philotas, épuisé à force de carnage, se fait encercler par les cavaliers d’Hyrcanie ; leurs rangs sont brisés par l’ardent Antigonus, Coenus, Cratère et Parménion lui-même, sans qui nul des exploits d’Alexandre n’eut jamais mérité d’être chanté (mais ce que la loi du talion lui valut pour prix de ses mérites, je pense qu’il vaut mieux le passer sous silence3). Phylax tombe sous l’épée d’Antigonus, Midas sur la lance de Coenus. Cratère marche sur Amphiloque, lui arrache son casque et le fait tomber demi-mort hors de son char dont le cocher, traînant après lui ses entrailles, l’accompagne dans sa chute. Comme il sait le faire, Parménion (la victime d’une étoile injuste) fond sur les Perses ; Ysannes, d’ascendance royale, et Dinus de leurs lances le frappent au côté. Il reste inébranlable et arrête la fuite d’Oreste épouvanté, qui à pied cherchait à gagner les hauteurs d’une roche érodée. Tout en surveillant ce dernier, il jette à bas de sa monture Ysannès transpercé en plein cœur, et

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Sternit equo profugumque equitem restaurat in arma, Instantemque Dinum rapto mucrone lacerto Cornipedis planta terit inualidumque relinquit. Hiis Agilon, hiis addit Elan Arabemque Cherippum. Parte alia furit Eumenidus Persasque lacescit Nunc gladio nunc missilibus. Mucrone Dyaspen Deicit, Eudochii telum in pulmone cruentat, Dissicit ossa uirum, procerum conculcat aceruos. Nec minus in dextro dum pugnat Marte Nicanor, Sanguine spargit agros, humectat cedibus equor. Cui iuuenis facie diues sed ditior ortu, Quippe genus claro referens a sanguine Cyri, Obuiat Eclimus clipeumque Nicanoris ictu Prouocat, ut laterem tecti uaga ueris in ortu Grando ferire solet sed respuit aeris iram Tuta domus. Verum durato corde Nicanor Irruit in facinus miserandae cedis, eumque, Qua candens oculis aperit lorica fenestras, Cuspide percellit et lumine priuat utroque, Dumque per unius aditum scelus ausa cucurrit Fraxinus, alterius extinxit luminis usum. Stabat in aduerso discriminis agmine duri Clara propago Nini princeps Niniuita Negusar, Doctus in obiectos dubia seuire securi, Doctus et a tergo iaculis incessere fata. Nunc iaculo nunc ense furit, nunc uero bipenni Excruciat cerebrum : iaculo perfoderat Elim Actoridem, Dorilon gladio uiduauerat armo, Fuderat Hermogenem cesa ceruice securi. Hunc ubi multimoda uastantem cede Pelasgos Intuitus, stricto celer aduolat ense Phylotas, Quaque super conum lucem uomit igne pyropus, Pertundit galeam, sed lubrica discutit ictum. Non inpune tamen descendit mucro. Sinistram, Quam sibi forte manum frontem pretenderat ante, Amputat. Ecce parat ulcisci dextra sororem Cedibus exposita et cedis secura securim Librat et astanti casum casura minatur, Ereptamque sibi gemeret fortasse Phylotas Ante dies animam, sed equo prelatus Amintas Opposuit clipeum, quem miro traicit ictu Machina terribilis medioque umbone retenta est. Retrahere ardenti, qua iungitur ulna lacerto, Ense uiri instantis a pectore cesa recessit. Excitat interdum uires dolor. Ille, recisis

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ramène au combat le fuyard à cheval. Quant à Dinus qui le serre de près, il lui arrache son épée et le piétine des sabots de son coursier, le laissant là blessé. A ces victimes, il ajoute Agilos, il ajoute Élas et Cherippus l’Arabe. Ailleurs, Eumène fait rage et harcèle les Perses tantôt à coups d’épée, tantôt de projectiles. Il abat Dyaspès de son glaive, rougit un javelot du sang d’Eudochius frappé au poumon, démembre des guerriers, foule aux pieds des monceaux de nobles. A l’aile droite, Nicanor ne se bat pas moins bien, lorsqu’il arrose le sol de sang, inonde de meurtres la plaine. Un jeune homme de bel aspect, de naissance plus belle encore (sa famille tirait origine du sang illustre de Cyrus), Éclimus, vient à sa rencontre et fait retentir de ses coups le bouclier de Nicanor : ainsi, au début du printemps, les averses de grêle martèlent les tuiles du toit, mais la maison tranquille repousse la fureur du ciel. Nicanor, au cœur endurci, déchaîne sur le misérable son ardeur assassine : il le frappe de sa pique là où le casque étincelant ouvre des fenêtres au regard, et le prive de ses deux yeux – la lance à l’audace criminelle pénétra vivement le premier, ôta au second l’usage de la vue. Dans l’armée affrontée à ce cruel péril, se dressait l’illustre descendant de Ninus4, Négusar, prince de Ninive, habile à exercer contre ses adversaires la cruauté redoutable d’une hache, habile aussi à faucher les destins, en attaquant de dos, à coups d’armes de jet. Il fait rage tantôt avec le javelot, tantôt avec l’épée, tantôt il fend les crânes avec la hache à deux tranchants. Il avait transpercé le fils d’Actor, Élis, avec une javeline, privé d’un coup de glaive Dorilus de son bras, abattu Hermogène en lui fendant la nuque avec sa hache5. Philotas, le voyant massacrer les rangs dévastés des Pélasges de ces façons diverses, vole rapide jusqu’à lui, le glaive dégainé, et frappe d’un grand coup la pointe de son casque, là où une escarboucle vomit une lumière ignée, mais le coup, glissant sur l’acier, est détourné. Pourtant, l’épée ne s’abat pas sans causer de dommage : elle coupe la main gauche que Negusar avait par hasard tendue devant son visage. La droite, orpheline, se prépare à venger sa sœur et brandit avec assurance la hache meurtrière ; au moment de s’abattre, elle menace d’abattre l’adversaire et peut-être Philotas aurait-il à pleurer son âme rendue avant l’heure, mais Amyntas, porté par son cheval, interpose son bouclier. L’engin terrible, d’un coup extraordinaire, le fend en deux, mais reste coincé en son milieu. Comme fait effort pour le dégager, l’épée de son assaillant lui tranche le bras là où il s’attache à l’épaule, et l’arrache à son torse. Alors la douleur aiguillonne ses forces. Constatant que, les mains coupées, il ne

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In bello manibus se corpus inutile cernens, Quod potuit fecit et equo se obiecit Yollae, Tresque ruere simul. Periit perfossus Yollas Et sonipes iaculis. Sed nec tibi, dure Negusar, Missilium nimbus nec tanta ruina pepercit. Iam latet herba madens, terramque cadauera celant, Arua natant sanie, complentur sanguine ualles. Largus utrimque cruor, sed maior inebriat agros Persarum strages. Rarescit barbarus hostis Tabescitque animo licet infinitus, eumque Pauca manus Macedum non cessat cedere, quorum Defectum numeri feruens audacia supplet. Hiis igitur iam terga fugae spondentibus instat Fulmineus Macedo, perque inuia tela per enses Perque globos equitum, peditum stipante corona, Ad Darium molitur iter. Sed contrahit agmen Oxathreus, Dario quo nemo propinquior ortu. Hic dolor, hic gemitus. Perit acris utrimque iuuentus, Inuoluitque ducum mors uno turbine turbam. Seminat in Persas leti genus omne cruentas Excutiens Bellona manus : gemit ille recluso Gutture, transiecto iacet ille per ilia ferro. Hunc sudis excerebrat, hunc fundit funda uel arcus. Ille uomit saniem fractis ceruicibus. Illi Intestina cadunt, alium sibi uendicat ensis. Hic obit, ille obiit. Hic palpitat, ille quiescit. Stabat ab opposito niueis pretiosus in armis Memphites Zoroas, quo nemo peritior astris Mundanas prenosse uices : quo sydere frugis Defectum patiatur ager, quis frugifer annus, Vnde niues producat hyemps, que ueris in ortu Temperies inpregnet humum, cur ardeat estas, Quid dedit autumpno maturis cingier uuis, Circulus an possit quadrari, an musica formet Caelestes modulos, uel quanta proportio rerum Quatuor inter se nouit quis sydera septem Impetus oblique rapiat contraria mundo, Quot distent a se gradibus, que stella nociuum Inpediat seuire senem, quo sydere fiat Obice propitius, Martem quis temperet ignis, Quam sibi quisque domum querat, quod sydus in isto Regnet hemisperio. Motus rimatur et horas Colligit, euentus hominum perpendit in astris. Parua loquor, totum claudit sub pectore caelum. Hic ergo in stellis mortem sibi fata minari

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servait plus de rien à la guerre, il fit ce qu’il put et se jeta sur le cheval d’Iollas. Tous trois tombent à la fois. Iollas et son cheval périrent, transpercés par des piques. Mais à toi non plus, féroce Négusar, ne furent épargnés une dense nuée de traits et la ruine définitive. Déjà l’herbe trempée a disparu sous les cadavres et le sol est caché par eux, les prés ruissellent de sanie, les vallées sont remplies de sang. De part et d’autre on est généreux de son sang, mais le carnage qui est fait des Perses désaltère plus abondamment les champs. La troupe barbare s’amenuise et bien qu’infinie, perd courage ; la maigre armée des Macédoniens, dont l’audace enflammée supplée à l’infériorité en nombre, ne cesse de la massacrer. Aussi, alors qu’ils offrent leur dos à la fuite, le Macédonien, semblable à l’éclair, les serre de près et, à travers les fourrés inextricables des traits, à travers les épées, à travers les nuées de cavaliers, entourés d’un groupe serré de fantassins, il avance vers Darius. Mais Oxatrès, le plus proche parent de Darius6, fait resserrer les rangs. Alors, c’est la souffrance, alors les plaintes. Dans les deux camps, une ardente jeunesse périt et la mort enveloppe en un seul tourbillon la foule des capitaines. Bellone7, agitant ses bras ensanglantés, sème sur les Perses toutes sortes de trépas : celui-ci geint, la gorge ouverte, celui-là gît, les entrailles percées par le fer. La pique décervèle l’un, la fronde ou l’arc abattent l’autre. Celui-ci, la nuque brisée, vomit un sang noirâtre, les intestins de celui-là pendent, l’épée réclame cet autre pour tribut. L’un est mourant, l’autre a péri. L’un pantèle et l’autre repose. Dans le camp d’en face se tenait Zoroas de Memphis8, éblouissant comme la neige dans son armure précieuse. Nul comme lui n’a le talent de lire à l’avance dans les étoiles les vicissitudes du monde. Sous quel astre les champs voient leur récolte s’étioler, quelle saison leur est féconde, comment l’hiver engendre la neige, quelle douceur empreint le sol au début du printemps, pourquoi l’été est enflammé, qu’est-ce qui offre à l’automne sa couronne de raisins mûrs, si la quadrature du cercle est possible, si la musique reproduit les harmonies célestes, quel est l’équilibre mutuel des quatre éléments, il le sait. Il sait aussi quel élan entraîne les sept planètes au rebours du mouvement du monde, combien de degrés les séparent, quelle étoile empêche le vieillard maléfique d’exercer sa cruauté, laquelle, en lui faisant obstacle, le rend propice, quel feu tempère les ardeurs de Mars, quelle maison chacune des planètes revendique pour sienne, quel astre règne en cet hémisphère. Il analyse les mouvements célestes, récapitule les temps qu’ils fixent, et mesure à cette aune les destinées humaines. En un mot, le ciel tout entier est enclos dans son cœur9. Ainsi, il avait vu en scrutant les étoiles que les destins lui annonçaient une mort imminente

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Contemplatus erat, sed enim quia uertere fati Non poterat seriem, penetrare audebat ad ipsum Rectorem Macedum, toto conamine poscens A tanto cecidisse uiro, uitamque perosus, Mortem parturiens in prima fronte furoris Occurrebat ei, curruque premebat ab alto Grandine missilium pertusum principis orbem. Nec solum iaculis sed uoce probrisque lacescit, Atque ita : « Nectanabi non infitianda propago, Dedecus eternum matris, cur uulnera perdis Ignauos agitans ? in me conuerte furorem Si quid adhuc uirtutis habes, me contere, cuius Miliciam claudit septemplicis arca sophiae Et caput astriferum sibi uendicat utraque laurus. » Motus Alexander miseretur obire uolentis Ac placide subicit « Proch monstrum, quisquis es », inquit, « Viue precor, moriensque suum ne destrue tantis Artibus hospicium. Numquam mea dextera sudet Vel rubeat gladius cerebro tam multa scienti. Vtilis es mundo. Quis te impulit error ad amnes Tendere uelle Stigos, ubi nulla scientia floret ? » Dixit. At ille pedes terrae se mandat, eique, Qua se dissocians ocream lorica relinquit, Sauciat ense femur et dedicat arua cruore. Infremuit Macedo, Zoroaeque ut parcere posset, Admissum procul egit equum, sic ergo remotus Continuit bilem, uerum Meleager eodem Irruit, et Zoroae, qua cruri tibia nubit, Cedit utrumque genu. Tum cetera turba iacentem Comminuunt in frusta uirum stellisque reponunt. Tunc uero in Darium pondus discriminis omne Conuersum est. Quid agat ? Videt arua cruore suorum Pinguia, se circa uidet exanimata iacere Corpora tot procerum, fugiuntque quibus super ante Fidebat pocius, quin uiscera fusa trahentes Inter equos auriga iacet ceruice recisa. Dum dubitat fugiatne pedes sesene laboret Perdere, Perdicas iaculum iaculatur. At illud Se capiti affigit, cerebrum tamen ossa tuentur. Excutitur curru Darius nec sustinet ultra Ferre aciem turbamque. Pedes declinat et inter Degeneres profugosque legit compendia saltus Donec ei sonipes oblatus ab Ausone magnum Transtulit Eufraten ac se Babilona recepit.

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mais, puisqu’il n’avait pas le pouvoir de détourner la marche du sort, il osa faire une percée jusqu’au chef des Macédoniens en personne, souhaitant de tout son désir être tué par un si grand héros10 ; en haine de la vie, il enfante la mort, lorsqu’il se porte à sa rencontre sur la première ligne où le combat fait rage et que, du haut de son char, il le frappe de projectiles qui pleuvent en grêle sur son écu princier. Il ne se contente pas de le harceler de traits, mais aussi de mots et d’insultes. Ainsi : « Rejeton, à n’en pas douter, de Nectanébo, déshonneur éternel de ta mère11, pourquoi causes-tu la perte de lâches par les blessures que tu infliges à tour de bras ? Tourne contre moi ta fureur, s’il te reste quelque courage. Écrase en moi le réceptacle où, avec la sagesse à sept faces12, est enclose la chevalerie : un double laurier13 attend de parer mon chef étoilé ». Alexandre, ému, prend pitié de lui, qui voulait mourir, et répond calmement : « Hélas, prodige, qui que tu sois, vis, je t’en prie, et ne détruis pas en mourant l’asile de tant de sciences. Que ne puisse jamais mon bras s’employer contre un cerveau qui connaît tellement de choses, ni mon glaive rougir de son sang ! Tu es utile au monde. Quelle folie t’a poussé à vouloir gagner les ondes du Styx, là où nul savoir ne fleurit ? » Il dit, mais l’autre saute à terre et le blesse d’un coup d’épée à la cuisse, à l’endroit qui sépare cuirasse et jambière, consacrant le sol de son sang. Le Macédonien tressaillit et, afin de pouvoir épargner Zoroas, éloigna au galop son cheval. Ayant ainsi pris ses distances, il contint sa colère, mais Méléagre se rue sur Zoroas et lui fracasse les deux genoux, à la jointure de la jambe et de la cuisse. Alors, le reste de la troupe déchire en menus morceaux l’homme à terre et l’envoie rejoindre les astres. C’est alors, en vérité, que le poids entier du danger retomba sur Darius. Que doit-il faire ? Il voit le champ fertilisé par le sang de ses hommes, il voit gisants autour de lui les corps sans vie de tant de barons. Ceux à qui naguère il se fiait le plus sont en fuite. Pire, entre ses chevaux dont les entrailles pendent à terre est étendu, le col brisé, son cocher. Alors qu’il se demande s’il doit s’enfuir à pied ou consommer sa propre perte, Perdiccas lance un trait qui se fiche dans son crâne, mais le cerveau est protégé par les os. Darius jeté à bas de son char n’est dès lors plus capable de supporter le combat et le foule. Il s’éloigne à pied et choisit d’emprunter des raccourcis boisés au milieu des lâches et des fuyards, jusqu’au moment où un cheval qui lui est offert par Ausone lui permet de franchir l’immense Euphrate et de regagner Babylone.

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Hunc ubi furtiua belli mortisque ruinam Euasisse fuga sensit Mazeus et illi Quorum uictoris animi excellentia nondum Euelli campo Martisque furore sinebat, Extimplo turbata malis audacia, tantos Destituens motus, didicit seruire timori, Inque metum conuersa fides. Fugit agmine facto Turba ducum, partesque labant ubi summa mouetur, Cumque caput nutat, turbari membra necesse est. Ceditur a tergo populus. Furit altera cedes. Pro domino patriaque mori dum posset honeste, Dedecoris mortisque luem fugiendo meretur. Iam satur ad loculum redit ensis, et ipse Pelasgos Victores uictor a cede recedere cogens Ad gazas properare iubet rapiendaque predae Munera, que saltus iacet interclusa latebris. It celer et partas partitur partibus equis Victor opes. Onerantur equi, gemit axis auarus. Iam satur est aurumque uomit summo tenus ore Sacculus et nexus refugit spernitque ligari. Fessa legendo manus non est saciata legendo, Quin caligae patulique sinus turgere docentur. Itur in inbelles agmen muliebre cateruas. Quarum ubi marmoreo rapuere monilia collo, Extorti torques, et inaures perdidit auris, Itur in amplexus nuptarum, uirginitasque Vim patitur. Coit in patulo tractatque pudenda Sanguinolenta manus. Coitus pars altera labem Contrahit incestus, uerum pars altera luget Et uenit ad ueniam, pacientis namque reatum Vis illata leuat, minuitque coactio culpam. Maiestate tamen salua saluoque pudore Tota domus Darii, genitrix et regia coniunx Et soror et natus, tanta est clementia regis, Curribus auratis in Dorica castra uehuntur. In matrem Darii sic temperat ut sibi matrem Eligat, uxori det nomen habere sororis, Septennem puerum in natum sibi mitis adoptet. Tantus enim uirtutis amor tunc temporis illi Pectore regnabat. Si perdurasset in illo Ille tenor, non est quo denigrare ualeret Crimine candentem tytulis infamia famam. Verum ubi regales Persarum rebus adeptis Deliciae posuere modum suasitque licere Illicitum et licitum genitrix opulentia luxus,

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Lorsque Mazée et ceux à qui l’éminente valeur de leur cœur triomphant interdisait encore d’abandonner le champ et les combats furieux s’avisèrent que Darius, en s’échappant en tapinois, avait fui le désastre de la guerre et de la mort, leur audace aussitôt brisée par ce malheur renonça à tous ses efforts ; elle apprit à se faire esclave de la crainte et la loyauté se mua en effroi. Regroupée en colonne, la troupe des capitaines fuit : quand le faîte s’effondre, les murailles chancellent et lorsque le chef branle, il faut bien que les membres faiblissent. L’armée offre au carnage son dos. Un nouveau massacre fait rage. Alors qu’ils pouvaient mourir avec honneur pour leur seigneur et leur patrie, ils gagnent en fuyant le salaire du déshonneur et de la mort. Enfin repue, l’épée retourne à son fourreau, et le vainqueur en personne, contraignant les Pélasges vainqueurs à cesser le carnage, leur ordonne de se précipiter sur les trésors et de faire main basse sur le butin, leur récompense, dissimulé dans des cachettes forestières. On s’y rue et l’on partage, après la victoire, les richesses conquises en parts équitables. On charge les chevaux, les essieux des chars gémissent sous le poids de la cupidité. Les sacs, nourris jusqu’à la gueule, vomissent l’or et les courroies qui les ferment refusent avec dédain de se nouer. Fatiguée de glaner, la main n’en est pas rassasiée, et même les chaussures et les vastes plis des pourpoints apprennent à s’enfler. On marche sur les rangs pacifiques de la cohorte des femmes. Quand on eut arraché leurs colliers aux cous marmoréens, qu’on leur eut extorqué leurs torques, qu’on eut privé les oreilles de leurs anneaux, on s’accouple avec les épouses, on fait subir violence aux vierges. La troupe ensanglantée se livre aux yeux de tous à des étreintes et à des attouchements impudiques. Eux, dans leur impureté, ils sont souillés par ces étreintes, mais elles, elles pleurent, et obtiennent l’absolution – car la violence infligée réduit la culpabilité de qui la subit, et la contrainte atténue la faute14. Pourtant sont préservées la majesté et la pudeur de toute la maison de Darius, la mère et l’épouse du roi, sa sœur et son fils, emportés sur des chars dorés – si grande est la clémence d’Alexandre – jusqu’au camp des Doriens. Il fait preuve de tant de retenue à l’égard de la mère de Darius qu’il la choisit pour sa mère d’élection ; il accorde à son épouse de se parer du nom de sœur et, dans sa douceur, il adopte pour sien son fils de sept ans. Tel était l’amour de la vertu qui régnait alors sur son cœur que s’il avait fermement persisté dans de telles dispositions, il n’y a pas un crime dont l’infamie eût été capable de noircir sa renommée éclatante de gloire. Mais, quand les voluptés royales lui eurent imposé, une fois maître de la richesse perse, leur façon d’être, et lorsque l’opulence, mère de la luxure, lui eut persuadé que l’illicite était licite autant que le licite, Fortune corrompit

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Corrupit fortuna physim, cursuque retorto Substitit unda prior, uiciorum cautibus herens. Qui pius ergo prius erat hostibus, hostis amicis Inpius in cedes et bella domestica demum Conuersus, ratus illicitum nichil esse tyranno. Preterea quis pretereat summum sibi patrem Vsurpasse Iouem ? nam se genitum Ioue credi Imperat et credit hominem transgressa potestas, Seque hominem fastidit homo, minimumque uidetur Esse sibi cum sit inter mortalia summus. Mittitur interea cum Parmenione Damascum Miles ut a uictis extorqueat urbe repostas Relliquias gazae, sed iam censebat habendas Victori prefectus opes, dominoque priori Proditor infidus caute quos traderet hosti Traxerat urbe suos, Fortunae namque meatu Mutato mutatus erat. Sic unius uno Crimine Persarum cesis tot milibus, ipse Cum reliquis cecidit. Dario solamen id unum Dampnorum luctusque fuit cum nuncius ipsum Artificem sceleris afferret in agmine primo Arte perisse sua, nec iniquam sustinet ultra Dicere Fortunam, que iusta lance rependit Sontibus interdum prout fraus ignaua meretur. Hec Dario medicina mali. Sic pene malorum Omnia cum quodam ueniunt incommoda fructu. Septimus accenso Phebea lampade mundo Presserat astra dies cum rex ex more peracto Funeris obsequio tendit Sydona uetustam, Phenicum gentem. Quibus in sua iura redactis, Ad Tyrios conuertit iter, quos omne paratos Martis ad examen murique abrupta tuentes Gaudet Alexander, suspecta cominus urbe, Inuenisse uiros. Tot propugnacula muris Edita dispositae longo stant ordine turres, Que lapidum ualeant refugos eludere iactus. At quacumque aditum molitur saxea moles, Assunt obiecta clipeorum crate clientes. Plurimus hic fundit fundam iaculator et arcum, Plurima suppositis mortem ballista minatur. Verum ubi longa dies afflictis ciuibus urbem Nauali modo congressu modo Marte pedestri Fregit et appositis utrimque ad menia Graium Nauibus hostiles impegit machina muros, Absque aliquo periit discrimine sexus et etas

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sa nature : le flux de naguère s’arrêta, renversant son cours, pour se fracasser sur les écueils des vices. Ainsi, lui qui d’abord était pitoyable envers les ennemis, fut pour ses amis un ennemi impitoyable jusqu’au meurtre et, déclarant la guerre à sa propre maison, il considéra que rien n’était interdit au tyran. Du reste, qui pourrait oublier qu’il fit de Jupiter, le dieu suprême, son père supposé15 ? Car sa puissance qui excède les bornes de l’humanité commande et croit qu’on le croie fils de Jupiter ; homme, il a le dégoût d’être homme et juge insignifiant d’être le plus grand d’entre les mortels. Entre temps, il envoie avec des soldats Parménion à Damas, afin qu’il arrache aux vaincus le reste des trésors mis à l’abri dans cette ville. Mais le gouverneur considérait déjà que les richesses étaient dues au vainqueur et, traître infidèle à son ancien maître, il avait par ruse entraîné hors de la ville ses hommes pour les livrer à l’ennemi : il avait changé avec le changement du cours de la Fortune. C’est ainsi que du fait du seul crime d’un seul tombèrent tant de milliers de Perses ; lui, il fut tué avec les autres. La seule consolation pour Darius, dans son deuil et dans son malheur, fut d’apprendre d’un messager que cet artisan de scélératesse avait péri en tête de l’armée, victime de sa propre ruse16. Il renonça dès lors à déclarer injuste la Fortune, puisqu’au terme d’une pesée équitable, elle rétribue les coupables au prix qu’ont mérité leur perfidie et leur lâcheté. Tel fut le remède au malheur de Darius. Ainsi, presque tous les dommages infligés par le mal s’accompagnent de quelque profit. Pour la septième fois, le flambeau de Phébus allumé sur le monde avait chassé les étoiles, quand le roi, une fois les célébrations funéraires accomplies selon le rite, se dirige vers l’antique Sidon et le peuple des Phéniciens. Après les avoir soumis à son autorité, Alexandre oblique en direction de Tyr, dont il se réjouit, pour avoir observé de près la cité, de trouver les habitants préparés à tous les assauts de Mars et assurant la garde de remparts escarpés. Une foule de redoutes en saillie, une longue ligne de tours s’élèvent, capables de repousser en se jouant les jets de pierres. Et, en tous les points où les blocs de rocher se fraieront un accès, des soldats opposent la haie de leurs boucliers. Là une foule de frondeurs et d’archers déversent leurs traits, une foule de balistes menacent d’en haut l’assaillant de mort. Pourtant, la durée finit par briser la ville17 et ses habitants accablés tantôt par des attaques navales, tantôt par des combats à pied, et, les vaisseaux des Grecs encerclant les murailles, les machines de guerre abattirent les remparts ennemis. Alors, tous périrent sans distinction de sexe ni d’âge, et nul ne fut

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Omnis, et a nullo scelus equo iudice pensans Abstinuit gladius. Etenim cum menia nondum Cingeret obsidio, missos a rege quirites, Paci ut consulerent angusto in tempore ciues, Et pace et medii uiolato federe iuris Implicuere neci legatos. Vnde tyranno Infensi, nec enim ueniam meruere mereri, In quibus et ueniae et pacis legatio nullam Inuenit ueniam. Macedo iubet ocius omnes Cladibus inuolui preter quos templa tuentur. Fit fragor et planctus, crebrescit flebile murmur, Aurea femineus perstringit sydera clamor, Dumque in precipiti rerum discrimine nutant, Qua magis incumbit uentorum spiritus urbi, Subiciunt ignem. Volat ad fastigia flammae Inflammata fames, et eo magis esurit ignis, Quo plures tabulata cibos alimentaque prebent. Mixta plebe patres pereunt. Genus omnibus unum Mortis, sed species moriendi non fuit una : Iste piram reuerens gladios incurrit, at ille, Vt gladios fugiat, medios se mittit in ignes. Nonnullos, alia mortem dum morte cauerent, Vrbis semirutae lapsos de menibus ultro, Equorei uehemens absorbuit amnis hiatus. Occultas alii latebras uacuosque penates Querentes laqueos iugulis aptare parabant Et mortem fecere sibi ne morte perirent Inflicta a Grais. Alios diuortia Martis Querere dum puduit, pro iure et legibus urbis In faciem patriae libertatemque tuendo Elegere mori : mortis genus illud honestum Et labi sine labe fuit non cedere cedi Cedereque et cedi dum non cedantur inulti. Concurrunt, et materiam ferientibus affert Gens deuota neci. Feriunt, feriuntur et ipsi, Dumque necem patiuntur, agunt ad utrumque parati. Nec minus excidium coniunx Cithereius infert. Soluitur in cineres ab Agenore condita primo Nobilis illa Tyrus, que, si preclara merentur Vatum dicta fidem, famae si credere dignum est, Vocum sola notas et rerum sola figuras Aut didicit prior aut docuit. Sic ergo tot annis Indomitam indomitus domuit Macedum furor urbem. Verum uera fides et pax diuina sub ipso Christorum Christo reparatis menibus urbem

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épargné par le glaive insoucieux d’évaluer, en un jugement équitable, le crime de chacun. En effet, alors que le roi n’avait pas encore mis le siège devant les murailles, des ambassadeurs envoyés par lui en vue d’amener les citoyens à conclure une paix rapide avaient été assassinés en violation de l’état de paix et des règles du droit commun18 ; ceux auprès de qui une ambassade de pardon et de paix n’avait trouvé aucun pardon s’étaient ainsi rendus odieux au roi, et ne méritaient pas à ses yeux le pardon. Le Macédonien ordonne que tous, à l’exception de ceux que protège l’asile des temples, soient aussitôt livrés au massacre. Un tumulte de pleurs s’élève, un murmure plaintif grossit, le cri des femmes frappe les astres d’or. Et, au moment où ils vont s’abîmer dans la ruine, on met le feu du côté où le souffle des vents le pousse plus vite vers la ville. La flamme, en proie à une famine ardente, s’envole jusqu’aux toits et plus les étages en bois lui offrent aliment et pâture, plus le feu est affamé. La noblesse périt en même temps que le peuple : pour tous, un seul genre de mort. Mais les espèces de morts sont nombreuses : celui-ci, affolé par le brasier, se jette sur le glaive, celui-là, pour échapper au glaive, se lance au beau milieu des flammes. Pour se prémunir du trépas par un autre trépas, certains choisissent de sauter des murailles à demi écroulées de la ville et sont engloutis par le gouffre tumultueux des courants marins. D’autres cherchent des retraites cachées et des demeures abandonnées, entreprennent de se passer une corde autour du cou et de se donner la mort afin de ne pas périr de la mort infligée par les Grecs. D’autres, honteux de chercher à fuir Mars, choisirent de mourir pour le droit et les lois de leur cité, à la face de leur patrie et défendant sa liberté. Cette mort-ci fut honorable et c’est choir sans déchoir que de ne pas lâcher pied devant la tuerie, de tuer et d’être tué, pourvu qu’on ne se laisse pas tuer sans en tirer vengeance. Ils vont à l’assaut et le peuple qui s’adonne au carnage offre un objectif à leurs coups. Ils frappent et sont à leur tour frappés ; en souffrant la mort, ils la donnent, disposés qu’ils sont à l’un et à l’autre. Et l’époux de Vénus19 ne cause pas moindre désastre. Elle est réduite en cendres, la noble Tyr, fondation de l’antique Agénor, elle qui, si les dits des poètes illustres méritent qu’on leur ajoute foi, si la renommée est digne de créance, fut la seule et fut la première à apprendre ou à enseigner les caractères et les signes qui figurent sons et objets20. Ainsi, la fureur indomptable des Macédoniens dompta une cité si longtemps indomptée. Mais la vraie foi et la paix dispensées par Dieu sous le règne du Christ des Christs21 a relevé la ville, restauré ses murailles ; aujourd’hui

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Restituere, ubi nunc plebs orthodoxa flagransque Thuribulo mentis Crucifixi nomen adorat. Cuius sunt aliae septeni clymatis urbes Quas patria ditione tenet longumque tenebit. Premonuisse alias poterat Tyrus obruta gentes Ne qua sub arctoo regio presumeret orbe Pellei uires Macedumque lacescere nomen. Gaza tamen Darium causamque secuta priorem Ausa parem superum muris excludere temptat, Fortunam si forte fides euertere possit. Dumque suum Mars explet opus, dum cede cruenta Et dampno partis utriusque proteruit utrimque, Barbarus ad regem ueniens ut transfuga, ferrum Occultans clipeo, Magni caput appetit ense. Sed quia fatorum stat ineuitabilis ordo Euentusque hominum series immobilis artat, Errauit temulenta manus, ferroque perire Non patitur Lachesis, cui iam fatale uenenum Confectumque diu Lethea fece uitrina Pixide condierat, mediante fauore suorum Porrectura duci dea post duo lustra bibendum. Hic Arabis dextram, quia sic errauit, eodem Quem male uibrarat rex imperat ense recidi, Quique prius sopitus erat iam fraude recenti Martius euigilat furor, et sub corde calenti Ira recrudescit, dumque instat turbidus hosti, Ausa nefas leuum perstrinxit fraxinus armum, Et medium cruris elisit saxea moles. Sed licet accepto bis uulnere, non tamen acri Destitit incepto Macedo, sed prodigus aurae Vitalis scindit cuneos, ipsumque tyrannum Obterit, et uictis urbem tradentibus intrat. Hinc ubi disposuit procerum discretio regno, Tendit in Egyptum. Qua sub ditione redacta, Ardet rex Lybici sedes Hamonis adire. Difficiles aditus, iter intolerabile quamuis Fortibus et paucis, rorem sitit arida tellus, Et caelum mendicat aquas, estuque perhenni Macrescit regio, et steriles moriuntur harenae, Cumque tenax sabulum solem concepit et auram Inpulsuque pedum concreuit turbo, procellas, Hic Syrtes habuere suas. Hic altera sicco Scilla mari latrat, hic puluerulenta Caribdis. Puluereos uomit ille globos, iacet ille sepultus In sabulo. Fortassis eos leuiore procella

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une foule pieuse, brûlant l’encens sur l’autel de son cœur, y adore le nom du Crucifié22. Et il est d’autres villes, sous les sept cieux du monde, que celui-ci tient et tiendra pour longtemps dans sa main paternelle. La ruine de Tyr aurait pu dissuader les autres nations, et les contrées situées sous le septentrion, de concevoir l’idée présomptueuse de s’attaquer à la puissance du fils de Pella et à la gloire des Macédoniens. Pourtant Gaza, qui suivait dès le début Darius et son parti, prétend, dans son audace, interdire à l’égal des dieux l’accès à ses remparts, pour peu que la loyauté puisse inverser le cours du sort. Tandis que Mars accomplit son ouvrage, tandis que sa rage s’exerce en tueries sanglantes et en dommages infligés aux deux camps, un barbare se présente au roi comme transfuge, dissimulant sous son bouclier une épée dont il essaie d’atteindre Alexandre à la tête. Mais, puisqu’est fixée la marche inflexible des destins et qu’une ordonnance immuable contient entre ses bornes le sort des humains, le bras tremblant manque son coup et Lachésis ne permet pas que meure par le fer celui pour qui elle avait depuis longtemps enclos dans une fiole en verre un poison fatal, fait de la bourbe du Léthé ; deux lustres plus tard, une déesse, avec l’aide de proches du général, devait le lui servir à boire23. Le roi ordonne que l’on tranche, pour prix de sa maladresse, la main de l’Arabe avec le glaive même qu’il avait si mal manié. Sa fureur martiale, qui commençait à s’assoupir, est soudain réveillée par la traîtrise, et la colère qui enflamme son cœur se ravive. Alors que, furibond, il serre de près l’ennemi, une lance à l’audace impie lui transperce le bras gauche et un bloc de pierre lui brise la jambe en son milieu. Mais le Macédonien, bien que deux fois blessé, ne faiblit pas dans son ardeur ; prodigue de son énergie vitale, il taille des bataillons en pièces, abat le gouverneur ennemi en personne et entre dans la ville que les vaincus lui livrent. Lorsque les barons eurent pris pour ce royaume des dispositions avisées, le roi le quitte pour se rendre en Égypte. Ayant soumis celle-ci à ses lois, il brûle d’accéder aux demeures d’Amon en Libye. L’accès en est ardu, la route qui y mène impraticable, même pour une petite troupe d’hommes aguerris. Le sol aride est assoiffé de rosée, et le ciel quémande une goutte d’eau ; la fournaise éternelle dessèche la contrée et rend les sables morts stériles. Quand le sablon tenace est gros des œuvres du soleil et du vent et que se gonfle un tourbillon soulevé par les pas, alors les Syrtes connaissent leurs tempêtes ; alors une seconde Scylla hurle son aboiement sur une mer aride, alors Charybde est faite de poussière. L’un vomit des monceaux de sable, l’autre gît, enfoui sous la dune. Peut-être la mer de Neptune, soulevée par la bourrasque, leur eût-elle infligé

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Punisset mare Neptuni quam pulueris equor. Nusquam culta uirent, hominis uestigia nusquam ; Nusquam terra oculis, nusquam sese obicit arbor. Iam quater irriguos librauerat aere currus Mennonis impendens lacrimas Aurora sepulchro Cum Macedum rector et cetera turba superstes Hamonis subiere nemus fontemque biberunt, Quem satis indignum est inter memoranda silere : Cum sol frenat equos, tepidos habet unda meatus. Frigidior glacie est quando feruentior arua Exurit Tytan mediae feruore diei. Axe sub Hesperio, cum iam presepia mundans Solis equos stabulare mari parat hospita Thetis Ambrosiamque locat et liberat ora lupatis, Frigoris excluso paulum torpore tepescit Fons Iouis. Ac Phebo torrentior estuat idem Cum mundum madidis medius sopor irrigat alis, Quoque magis Phebus solitum festinat ad ortum, Tanto plus soliti reminiscitur unda teporis, Et nocturnus eam cogit decrescere feruor Donec Phebeo rursus languescat in ortu. Rex ubi consulto letus Ioue munera soluit, Regreditur Memphim, licet affectaret adustas Ethiopum gentes et inhospita Mennonis arua, Aurorae sedes atque inuia solis, adire. Sed durum Martis et inexpugnabile tempus, Et prefixa dies, mundi uisura tumultus Et strages pugnae, quam maturauerat hostis, Vicina instabat, positamque regentis in arto Artabant rigidam maiora negocia mentem. Interea Darii reparato robore totus Coniuratus adest in prelia mundus, eumque Preteriti pudor et spes incentiua futuri Rursus in arma uocant. Coeunt in castra quirites Permixti agricolis. Queritur cessare ligones Radicosus ager et sentibus obsita tellus. Suspirant ad plaustra boues, dorsumque cameli Barbaries gentis, elephantes bellica pressit Machina turrito gradientes agmine, nec se Bubalus absentat. Numquam tot milibus Argos Aggrediens hominum siccauit flumina Xerses, Sed neque tam multas collegit in Aulide gentes Vltor adulterii cum classi defuit equor Virgineusque cruor monitu Calcantis iniqui Detersit facinus et uentos sanguine soluit. Miratur Macedo, tot milibus ante redactis

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un châtiment plus doux que ne le fait l’océan de poussière24. Nulle part des champs ne verdoient, nulle part une empreinte humaine, nulle part une terre, un arbre ne s’offrent au regard. Quatre fois déjà l’Aurore avait fait monter dans le ciel son char humide, accrochant des larmes au tombeau de Memnon25, quand le chef des Macédoniens et ce qui restait de sa troupe atteignirent le bois d’Amon et burent à sa source. Parmi les merveilles du monde, il serait vraiment indigne de taire celle-ci : au moment où le soleil harnache ses chevaux, l’onde coule en flot tiède ; elle est plus froide que la glace lorsque Titan en flammes calcine les champs dans la fournaise du midi ; sous le ciel vespéral, quand l’hospitalière Téthys prépare dans la mer l’écurie des chevaux du soleil, nettoie leur mangeoire où elle installe l’ambroisie et délivre leur bouche du mors26, le froid engourdissant s’atténue peu à peu et la source de Jupiter tiédit ; et son flot ardent est plus bouillant que le soleil quand le sommeil profond arrose l’univers de ses ailes humides – à mesure que Phébus se hâte vers son lever coutumier, l’onde retrouve souvenir de la tiédeur coutumière, et la chaleur nocturne l’amène à s’apaiser, jusqu’à ce qu’elle languisse de nouveau avec le lever de Phébus27. Quand le roi, tout joyeux de l’oracle de Jupiter, lui eut acquitté son offrande, il revint à Memphis, bien qu’il conçût le vif désir de visiter les peuples brûlés d’Éthiopie et les territoires inhospitaliers de Memnon, demeures de l’Aurore et déserts où vit le soleil. Mais le délai fixé par Mars est cruel et inéluctable ; le jour choisi comme témoin du prochain bouleversement du monde et de la bataille meurtrière dont l’ennemi mûrissait le projet approche, menaçant, et des soucis plus sérieux pressaient le cœur de fer du roi affronté au péril. Pendant ce temps, Darius ayant reconstitué ses forces, l’univers entier se conjure pour livrer combat. Le passé plein de honte, le futur plein d’espoir excitent celui-là à reprendre les armes. Le campement voit se rassembler les citadins mêlés aux paysans. Les champs encombrés de racines, les terres envahies par les ronces se plaignent que la houe ait cessé son travail. Les bœufs ahanent, attelés aux chariots, un peuple de barbares accable le dos des chameaux, les machines de guerre celui des éléphants – une colonne de tours en marche ! –, même le buffle est présent à l’appel. Jamais Xerxès, au moment d’attaquer Argos, ne réunit tant d’hommes pour assécher les fleuves28, et même le vengeur de l’adultère ne regroupa en Aulis une si grande armée, lorsque la mer se fermait à la flotte et que le meurtre d’une vierge, lavant dans le sang la souillure sur l’avis du cruel Chalcas, rendit aux vents leur liberté29. Le Macédonien s’ébahit de voir, quand tant de milliers

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In nichilum, plures rediuiua morte renasci Ad mortem populos rursusque ad bella uocari. Non secus Antheum Lybicis Ioue natus harenis Post lapsum stupuit maiorem surgere donec Sublatum rapiens « Vana spe duceris », inquit, « Huc, Anthee, cades », uel cum tot cede suorum Fecundam capitum domuit Tyrintius Ydram. Iamque per Eufraten discriminis immemor, omnis Contemptor numeri, rapidum transegerat agmen Terrarum domitor, exustasque ignibus urbes Quas aditurus erat fumantesque inuenit agros, Quos duce Mazeo Darius preceperat uri Vt tali articulo fortunae flectere cursum Posset et affectos fame defectuque ciborum Cogeret audaci Graios desistere cepto, Desperare aditum per saxa rigentia flammis Molirique fugam cum cuncta exusta uiderent Et loca feta igni et uiduatos gramine campos, Ocia cum sulci gemerent uictumque negaret In cinerem resoluta Ceres. Sed sorte secunda Vsus Alexander, ad summum semper honoris Aspirans apicem, Tigri uelocior ipso, Tigri, qui celeri sortitur ab impete nomen, Tigris aquas superat, qui gurgite saxa uolutans Grandia marmoreas exit truculentus in undas. Nec mora, ne Dario regni penetrare liceret Interiora sui, canis ut uenaticus altis Occultum siluis Acteona nare sagaci Vestigat uel qui uenator Gallicus aprum Irato sequitur stringens uenabula ferro, Haut aliter Darium uenatur et Arbela preter Castra locat. Quem cede sua, quem fraude suorum Infamem facturus erat, periturus eodem Fixerat infausto iam tunc tentoria uico. Tempus erat dubiam cogens pallescere lucem, Cui neque lux neque nox imponit nomen, utrumque Et neutrum tenui discrimine. Verius ergo Ambiguum cum sit, dixere crepuscula Greci. Hesperus irriguum iam maturauerat ortum, Iamque minante oculis caligine sydera solis Supplere officium luna mediante parabant Cum Phebe, mundo fratris manifesta recessu, Exhilarans hominum nascenti clymata giro, Palluit, et primo defectum passa nitoris,

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d’hommes ont été réduits à néant, un peuple plus nombreux encore, ressuscité, renaître pour la mort et se rassembler pour de nouvelles guerres. De la même façon, le Tyrinthien, fils de Jupiter, s’étonna quand, dans les sables de Libye, Antée terrassé se redressa plus fort encore, jusqu’au moment où, l’étreignant de façon à le maintenir en l’air, il dit : « C’est un vain espoir qui te guide ; ici, tu tomberas, Antée » – ou quand il dompta l’hydre foisonnante en tranchant ses têtes nombreuses30. Déjà le vainqueur de la terre, oublieux du danger et tout à fait insoucieux des effectifs, avait fait franchir l’Euphrate à sa troupe rapide. Il trouve incendiées les villes qu’il comptait gagner et les campagnes couvertes de fumée : Darius avait ordonné qu’elles soient brûlées par l’armée de Mazée, dans l’idée de pouvoir, par ce misérable artifice, changer le cours de la Fortune, et en vue de contraindre les Grecs, accablés par la faim et le manque de vivres, à renoncer à leur audacieuse entreprise, à désespérer de se frayer une voie parmi les roches hérissées de flammes et à s’en remettre à la fuite, quand ils verraient toutes choses calcinées, les terres enfantant des brasiers et les champs orphelins de leur fruit, les labours gémissant de rester inactifs et Cérès, réduite en cendres, refusant d’offrir sa pâture. Mais Alexandre, apte à saisir sa chance, toujours avide d’atteindre le faîte de la gloire, plus vif que le tigre lui-même – le tigre qui tient son nom de son élan rapide – passe le Tigre31, qui, roulant dans ses profondeurs d’énormes blocs, charrie, tumultueux, des eaux blanches comme marbre. Aussitôt, pour empêcher Darius de gagner le cœur de son propre royaume, semblable au chien de chasse qui, de son flair sagace, piste Actéon caché au profond des forêts32, ou au chasseur gaulois qui, brandissant le fer d’un épieu furibond, poursuit le sanglier, il pourchasse de même Darius et installe son camp près d’Arbèles. C’est dans ce triste bourg, où la défaite l’attendait, et auquel son désastre et la trahison de ses hommes allait valoir une sinistre renommée, que , déjà, avait établi ses tentes. C’était l’heure où la clarté, pâlissant, se fait hésitante, la frontière ténue à laquelle ni le jour ni la nuit ne donnent leur nom, car elle est l’une et l’autre sans être ni l’une ni l’autre – comme le moment est incertain, les Grecs, de façon bien exacte, l’ont nommé crépuscule. L’humide Vesper33 hâtait déjà le pas vers son levant et déjà, dans les ténèbres hostiles à la vue, les astres, avec l’aide de la lune, s’apprêtaient à succéder au soleil dans sa tâche. Alors Phébé, révélée au monde par la retraite de son frère, faisait la joie de l’univers des hommes par son orbe naissant, lorsqu’elle blêmit et vit soudain s’effacer son éclat ; puis une

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Demum sanguineo penitus suffusa rubore Fedauit lumen Macedumque exterruit ipsos Cum uulgo proceres, cum terra frenderet hostis Cumque instaret eis inuito numine belli Prefinita dies, parti feralis utrique, Celoque aspicerent minitantia sydera tantum Exhorrere nefas atque id portendere signum. Non mirum nutare animos armisque refertas Dormitare manus. Trepidant concussa recenti Corda metu, et rauco crudescunt murmure castra. In causa Macedo est, culpamque refundit in ipsum Seditiosa cohors. Iam tedet in ultima mundi Inuitos a rege trahi. Montana queruntur Inuia, desertas Vulcano uindice terras Vrbesque et fluuios admittere nolle nocentes ; Velle hominum dominos diis indignantibus ; esse Astra infensa sibi solitumque negantia lumen ; Prescriptos homini regem transcendere fines, Affectare polum, patriae contempnere sedes ; Vnius ad laudem tot inire pericula, tantas Fortunae uariare uices, iam uulgus in istos Exierat questus, iam seditione moueri Ceperat, euentu cum rex interritus omni Concilium uocat, et uates, quibus arte magistra Astrorum dederat diuina peritia nomen, Consulit, et lunae que causa infecerit orbem, Quid superi super hoc caueant, quid enigmata fati Significare uelint, iubet in commune referri. Inter sortilegos uatum stellasque sequentes Stabat Aristander, sterili iam marcidus euo. « Parcite », ait, « uanis incessere fata querelis. Fata regunt stellas, et quos ab origine cursus, Que loca, quos motus, uel quid portendere magnus Ille sator rerum dedit, hoc certo ordine seruant, Nec quicquam mutare queunt de mente profunda. Quicquid ab eterno prouiderit illa futurum, Seu terrae incumbens extendat litora Thetis Gurgitis augmento seu tellus subruat urbes Concursu laterum seu morbidus influat aer Seu tenebris fuscare diem seu cornua lunae Caligare uelit seu tardius ire Galerum, Omnia descendunt a summo consule rerum, Quo nisi consulto nichil est quod sydera possint. Inde est quod lunae pallescit luridus orbis Cum terram subitura suos abscondere uultus

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rougeur sanglante se répandit sur toute sa surface et souilla son éclat. Les Macédoniens, les nobles aussi bien que le peuple, en furent terrifiés : le sol retentissait du grondement de l’ennemi, le jour annoncé pour la guerre, fatal aux deux partis, approchait d’eux contre le souhait de la divinité, et ils voyaient au ciel des astres menaçants reculer d’horreur devant un si grand crime et en annoncer le présage. Pas étonnant que le courage chancelle et que les bras chargés d’armes faiblissent. Les cœurs frappés d’une crainte subite se mettent à trembler et de rauques murmures enflent à travers le camp. On accuse le Macédonien, la troupe révoltée rejette la faute sur lui. Désormais l’on regrette d’avoir été malgré soi entraîné par le roi jusqu’aux extrémités du monde. On se plaint des montagnes infranchissables, des terres et des villes dévastées par la rapacité de Vulcain, des fleuves dangereux qui ne veulent pas se laisser traverser ; on déplore de vouloir être les maîtres du monde malgré l’indignation des dieux, de trouver les astres hostiles et refusant leur lueur habituelle ; on fait grief au roi de franchir les limites imposées à l’homme, de partir à l’assaut du ciel, de mépriser le territoire de la patrie ; on gémit d’affronter tant de périls pour la gloire d’un seul, de subir les caprices si nombreux de Fortune. Déjà le peuple faisait éclater de telles plaintes et commençait à se laisser emporter par la révolte, quand le roi, que nulle aventure n’effraie, convoque l’assemblée et demande l’avis des devins, renommés pour leur habileté divine à maîtriser la science des astres ; il leur ordonne d’expliquer publiquement quelle cause a souillé le disque de la lune, quelles menaces doivent alors redouter les mortels, quels signes veulent donner les énigmes du destin. Parmi les devins qui lisent le sort et observent les astres se tenait Aristandre, vieillard épuisé par les ans34. « Cessez, dit-il, d’accabler les destins de vaines lamentations. Les destins dirigent les étoiles et maintiennent en vertu d’une ordonnance immuable les qualités qu’elles ont reçues du puissant créateur de l’univers : le cours qu’elles suivent depuis l’origine, leur place, leur mouvement, les présages qu’elles annoncent. Et ils ne peuvent rien changer à ce profond dessein. Tout ce dont celui-ci, de toute éternité, a prévu l’avènement futur – que Téthys, en gonflant ses flots, s’étende sur la terre et élargisse les rivages ; que la terre engloutisse des villes sous un amas de boue ; que souffle un vent pestilentiel ; ou encore que les ténèbres offusquent le jour, que les cornes de la Lune s’obscurcissent ou que Mercure35 ralentisse son pas –, tout cela est envoyé d’en haut par le maître suprême des choses s’il le veut. Sans son accord, les astres n’ont aucun pouvoir. En conséquence de cela, la lune s’altère et blêmit quand, passant au-dessous de la terre, elle cache, dit-on, son visage et

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Fertur et humano parat euanescere uisu Vel cum fraterno premitur splendore Diana, Qualiter accensae iubar igniculumque lucernae Inuida maioris obscurat flamma camini. Dogma tamen ueterum non uile patrumque secutus Memphios, haut dubitem Grecorum dicere solem, Persarum lunam : cum deficit ille, ruinam Graium, Persarum cum deficit illa, notari. » Dixit et exemplis utens pro teste reuoluit Persidis acta ducum quibus incumbente flagello Fortunae obscuro lugubris Cinthia cornu Palluerat. Stetit ergo ratum quod cana senectus Arguerat, meruitque fidem sententia uatis, Editaque in medium flexit pauitantia uulgi Corda superstitio, qua nil adstrictius ad se Inclinat turbam : uulgi ora manusque refrenat. Que cum seua potens mutabilis estuat estu Multiuagae mentis, uana si forte mouetur Relligione, ducum spreto moderamine, uatum Imperium subit et regum contempnit habenas. Ergo ubi torpentes spes et fiducia fati Erexit mentes, armis, dum corda calerent, Vtendum ratus est Macedo ne frigeat ardens Impetus. Extimplo uelli tentoria circa Noctis iter medium iubet et precedit ouantes In primis raro contentus milite turmas.

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entreprend de disparaître au regard des humains, ou bien quand Diane est écrasée par la splendeur de son frère – tout comme l’éclat et la maigre flamme d’un lumignon sont obscurcis par le feu jaloux d’un foyer plus puissant36. Fidèle aux enseignements précieux des anciens maîtres de Memphis37, je ne saurais douter qu’ils parlent du soleil de Grèce et de la lune de la Perse : lorsque celui-là disparaît, c’est l’annonce de la ruine des Grecs, lorsque c’est celle-ci, la ruine de la Perse ». Il dit, et, s’appuyant sur le témoignage d’exemples, il passa en revue l’histoire des chefs perses : chaque fois que Fortune les frappa de son fouet sombre, la corne de Cynthie38 avait sinistrement pâli. Aussi le raisonnement développé par le vieillard chenu fut-il tenu pour décisif et le jugement du devin emporta-t-il la conviction ; la croyance superstitieuse, à force d’être diffusée, fait fléchir les esprits apeurés du vulgaire – rien n’entraîne la foule de façon aussi contraignante, elle lie les cœurs et les bras du peuple. Lorsque l’esprit prompt aux divagations de la masse cruelle, puissante, versatile bouillonne, si d’aventure il est touché par une fausse religion, dédaignant la prudence conseillée par ses chefs, il subit l’empire des devins et fait fi des ordres des rois. Une fois donc que l’espérance et la confiance envers le destin eurent réconforté les esprits atterrés, le Macédonien jugea qu’il fallait recourir aux armes tant que les cœurs brûlaient, sans attendre que l’ardeur enthousiaste ne refroidît. Aussitôt, il ordonne qu’on lève le camp pour faire route au coeur de la nuit et, s’accommodant du faible effectif de sa troupe, il marche au premier rang des cohortes exultantes.

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Quartus ad uxoris Darii lacrimabile funus Conuertit Magnum. Darium lamenta fatigant Falsaque suspicio. Legati certa reportant Ad Darium responsa, astant hinc inde parati Ad bellum cunei. Terretur ymagine belli Conciliumque uocat Macedo, responsa suorum Reicit et sompnum differt in tempora lucis. Excitus a sompno perniciter induit arma Premunitque suos uerbis et rebus. Et ecce Concurrunt acies, penetratque in sydera clamor.

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Luridus et piceo suffusus lumina fumo Quartus anhelanti ferales ante tumultus Lucifer ibat equo, uiridesque effusa per agros Inter harenosi subiectum gurgitis amnem Et siluas summo parientes uertice nubes, Desertum rapiebat iter spe ducta Pelasgum Imperiosa phalanx cum regia decidit uxor, Captiuarum inter molles collapsa cateruas, Quam dolor absentisque uiri patriaeque iacentis Continuusque uiae labor expirare coegit. Non secus indoluit regum fortissimus ille Et pius euersor quam si cecidisse peremptas Nuncius afferret una cum matre sorores. Et lacrimis quales Darius fudisset obortis Exiit in planctum iuuenis. Iam cana senectus Funeris assedit loculo, et que rara tirannis Semper inest fregit pietas generosa rigorem Principis indomiti lacrimasque extorsit ab hoste. Post raptum semel hanc inspexerat, et preciosa Reginae species non incentiua furoris Causa sibi fuerat. Custodem se esse pudoris Maluit et formae, neutrumque sibi temerare Gloria maior erat quam si uiolaret utrumque.

Livre quatrième

Le livre quatrième met Alexandre en face du décès pitoyable de l’épouse de Darius. Ce dernier s’épuise en lamentations et en soupçons sans fondement. Des ambassadeurs rapportent à Darius des réponses tranchées. Dans les deux camps, les bataillons s’apprêtent à la guerre. Effrayé par la perspective du combat, le Macédonien convoque une assemblée. Il rejette l’avis de ses conseillers et laisse son sommeil se prolonger jusqu’en plein jour. Réveillé, il revêt en hâte son armure et encourage ses soldats par ses discours et par ses dons. Voici que les armées courent l’une vers l’autre – et un cri monte jusqu’aux astres. C’était trois jours avant le tourbillon de mort. L’étoile du matin, d’une lueur terne et brouillée par une fumée noire comme poix, chevauchait son coursier hors d’haleine. Répandue parmi les prés verts, entre le gouffre du fleuve sablonneux et les forêts dont la plus haute cime enfante les nuées, la troupe altière des Pélasges, conduite par l’espoir, suivait un chemin déserté. C’est alors que mourut l’épouse du roi1, tombant au milieu de la frêle cohorte des captives : le deuil de son mari absent, de sa patrie anéantie, ainsi que la fatigue des marches incessantes avaient fini par lui ôter le souffle. Le plus vaillant des rois, le conquérant plein de pitié en conçut la même affliction que si un messager était venu lui annoncer que ses sœurs, et sa mère avec elles, avaient péri assassinées. Le jeune homme, répandant des larmes pareilles à celles que Darius eût versées, éclata en lamentations, tandis que les vieillards chenus prenaient place auprès du cercueil. La noble pitié, toujours rare dans le cœur des rois, brisa la rigueur d’un prince indomptable et tira d’un ennemi des pleurs. Depuis qu’il l’avait capturée, il avait vu une fois la reine dont la somptueuse beauté n’avait pas enflammé sa folie. Il avait choisi d’être le gardien de sa pudeur et de sa beauté, et tirait plus de gloire à ne porter atteinte ni à l’une ni à l’autre qu’à faire à toutes deux violence.

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Nuncius ad Darium mediis elapsus Achiuis It spado Tiriotes. Quem scissa ueste cruentis Vnguibus et lacero super ora iacente capillo Et uultum multo lacrimarum flumine mersum Vt uidit, « Ne differ », ait, « turbare salutis Si quid adhuc superest in me. Michi solue timorem In luctum. Didici miser esse malisque retundi. Hoc solamen et hec misero medicina malorum Sortem nosse suam. Ludibria cruda meorum Affers atque ipsis omni grauiora flagello, Quod tamen ipse loqui timeo. » Tunc excipit ille : « Quantuscumque potest reginis », inquit, « ab illis Cedere qui parent honor et reuerentia, tantus A uictore tuis. Verum tua nobilis illa Et soror et coniunx, quod uix presumo fateri, Exiit a medio corpusque reliquit inane ». Tunc uero in gemitum et planctum conuersa uideres Castra. Senex iacet exanimis fedatque uerendam Puluere caniciem infelix, ideoque peremptam Vxorem, quia casta pati probra nollet, apud se Nescius affirmat, unoque spadone retento Excludit reliquos. Iurat spado nulla tulisse Dampna pudoris eam, nichil importasse molesti Raptorem raptae uerum gessisse mariti Officium lacrimis et dignas indole tanta Soluisse exequias. Hinc sollicitudine mixta Suspicio grauiter animum traiecit amantis. Estuat eger amans, a consuetudine stupri Ortum coniectans raptae et raptoris amorem. « Hec captiua », inquit, « et forma et sanguine clarens, Hic dominus fuit et iuuenis. Voluisse probatur Quod potuisse patet ». His estuat anxia curis Languida mens Darii donec, testante penates Et superos seruo castam uixisse maritam, Facta fides Dario, tollensque ad sydera palmas Et faciem irriguo lacrimarum fonte madentem, « Summe deum pater », inquit, « et una potentia rerum, Dii patrii et quorum nutu stat Persicus orbis, Primum, queso, michi regnum stabilite meisque. Quod michi si tolli iam prefinistis et a me Transferri fati iubet imperiosa uoluntas, Regnum Asiae me post hic tam pius hostis habeto Tam clemens uictor. » Dixit superosque profusis Inuitat lacrimis ut uocem fata sequantur.

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L’eunuque Tyriotès, échappé de chez les Achéens, arrive chez Darius. Ce dernier, au spectacle des vêtements déchirés par les ongles sanglants du messager, de ses cheveux arrachés pendant devant ses yeux, de son visage inondé d’un abondant fleuve de larmes, dit : « N’attends pas pour briser le peu de bonheur qui me reste encore. Dissous ma crainte dans le deuil. J’ai appris à souffrir et à recevoir les coups du malheur. Pour celui qui souffre, la consolation et le remède à ses malheurs, c’est de connaître son sort. Tu viens m’annoncer les outrages infâmes infligés aux miens, et celui d’entre eux qui surpasse en horreur tout fléau et que j’ai crainte de nommer ». L’autre, alors, l’interrompt par ces mots : « L’honneur et le respect, si grands soient-ils, que ceux qui leur obéissent manifestent à l’égard des reines, le vainqueur les a manifestés aux tiennes. Mais ta noble sœur et épouse – j’ose à peine le révéler – a quitté le monde et abandonné son corps au néant. » Alors, on eût pu voir le camp éclater en pleurs et en plaintes. Le vieux roi gît à demi-mort et souille de poussière ses vénérables cheveux blancs2 ; dans l’ignorance où il se trouve, il affirme par devers soi que son épouse a été tuée pour avoir refusé, chaste comme elle était, de souffrir l’infamie et, retenant auprès de lui le seul eunuque, il chasse tous les autres. L’eunuque jure que la pudeur de la reine n’a subi aucune atteinte, que son ravisseur n’a infligé à sa proie nul dommage, mais qu’il a assumé le rôle d’un époux en la pleurant et en faisant célébrer des funérailles dignes d’une si grande âme. Alors un soupçon, mêlé d’âpre inquiétude, transperça le cœur amoureux du roi. Malade d’amour, il écume, imaginant que les viols répétés ont fait naître l’amour entre la prisonnière et son ravisseur. « La captive, dit-il, rayonnait de beauté et de noblesse ; lui, il était son maître – et il est jeune… Ce qu’à l’évidence il pouvait, il l’a voulu, c’est avéré3 ». L’esprit malade de Darius est enflammé par ces angoisses, jusqu’à ce que l’esclave, ayant pris à témoin les pénates et les dieux que son épouse avait vécu dans la chasteté, emportât la conviction du roi ; celui-ci, les mains levées en direction des cieux et la face inondée d’un flot ruisselant de larmes, dit : « Père suprême des dieux, puissance unique sur le monde, et vous, dieux de mes pères, vous dont la volonté assure la stabilité de la terre des Perses, je vous adresse en premier lieu cette prière : maintenez le royaume entre mes mains et celles de mes descendants. Mais si vous avez déjà déterminé de me l’ôter et que le vouloir impérieux du destin ordonne qu’il passe de moi à un autre, faites que la couronne d’Asie appartienne à un vainqueur si généreux, à un ennemi si clément ». Il dit, et invite en un torrent de pleurs les destins à obéir à ses paroles.

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Et quamquam, frustra iam pace bis ante petita, Consilia in bellum conuerterat, hostis amore Victus et exemplo, cum Palladis arbore tutos Prefectos equitum quibus allegatio pacis Commissa est iubet ire decem, quorum unus Achillas, Qui quantum eloquio reliquis tam prestitit euo, Sic cepit : « Darium, rex clementissime, pacem Vt tociens a te peteret, uis nulla subegit, Sed tua, qua satis es in nostris usus, ab illo Expressit pietas. Matrem pia pignora natos Absentes tantum captos non sensimus. Harum Que superant custos pius et tutela pudoris Haut secus ac genitor curam geris. Omine fausto Reginas dicis hostilisque inmemor irae Fortunae speciem pateris retinere prioris. Luridus in uultu color et liuentia fletu Lumina coniciunt quanto clementior hoste Hostis es, et facies aufert uelamina menti. Talis erat Darii cum legaremur ab illo Qualis Alexandri patet. Vxorem tamen ille, Tu luges hostem. Clipeum iam leua teneret, Iam stares acie, iam te uibraret in hostes Fulmineus Bucifal, iam te sentiret in armis Horrificum Darius nisi coniugis eius humandae Cura moraretur. Rata sit concordia. Natam Non sine dote offert Darius tibi. Quicquid ubique Terrarum est inter Frixei litoris horam Euphratenque, tibi nata mediante, precatur, In dotem capito. Teneatur filius obses Et fidei et pacis. Redeat comitata duabus Virginibus mater, quarum ter dena talentum Milia sunt precium fuluo decocta metallo. Quod nisi te superi maiori pectore fultum Humanosque artus diuina mente beassent, Tempus erat quo non solum pacem dare uerum Poscere deberes et fedus inire, uidesne Quantus in arma ruat Darius, quot ab orbe remoto Excierit gentes, quot classibus equor obumbret ? Nec mare nauigio nec castris terra locandis Sufficit. Obiectae claudunt maris ostia puppes. Quid moror ? unus habet quas non habet area uires. » Magnus ut accepit Darii responsa, citatis In cetum ducibus, quidnam super hiis sit agendum Consulit. Ambiguum uideas mussare senatum, Et siluisse diu perhibetur curia donec

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Et bien qu’après avoir deux fois déjà sollicité en vain la paix il eût enfin pris la décision de guerroyer, Darius, désarmé par la charité exemplaire de l’ennemi, lui adresse, sous la protection de l’arbre de Pallas4, dix capitaines à cheval à qui est confiée une proposition de paix. Parmi eux, Achillas, qui l’emporte sur tous les autres par l’éloquence autant que par l’âge, prend en ces termes la parole : « Ô toi, le plus clément des rois, aucune contrainte n’a forcé Darius à te faire tant d’offres de paix, c’est la miséricorde dont tu as donné de telles preuves envers les nôtres qui le lui a suggéré. Sa mère, ses enfants, les tendres objets de son affection, nous avons le sentiment qu’ils sont non pas captifs, mais seulement absents. Des survivantes, tu prends soin tout comme un père, en gardien respectueux et en protecteur de leur pudeur. Tu les salues – augure favorable ! – du nom de reines et, oublieux de tout ressentiment, tu leur laisses porter les insignes de leur fortune d’antan. La pâleur de ta face, tes yeux battus de larmes font deviner combien, étant un ennemi, tu es plus clément qu’un ennemi, et ton visage dévoile ton cœur : celui de Darius, lorsqu’il nous envoya en ambassade, était semblable à celui d’Alexandre, tel qu’il nous apparaît. Pourtant, lui, c’est une épouse qu’il pleure, et toi une étrangère. En ce moment, ton bras tiendrait le bouclier, tu te dresserais au milieu des lignes guerrières, le fulgurant Bucéphale5 te lancerait sur l’ennemi, Darius éprouverait ton ardeur effrayante au combat, si le souci de donner sépulture à sa femme ne te retardait pas. Qu’une alliance soit conclue. Darius t’offre sa fille, ainsi qu’une dot : toutes les terres qui s’étendent en tous lieux entre les bords de l’Hellespont et l’Euphrate, prends-les en dot, c’est sa prière, par l’entremise de sa fille. Retiens son fils en gage et de loyauté et de paix. Laisse partir sa mère, accompagnée de ses deux filles, pour le prix de trente mille talents forgés de fin métal. Si les dieux ne t’avaient pas comblé d’un grand cœur, n’avaient pas doté ton corps d’homme d’une âme divine, le moment serait arrivé où tu serais contraint non seulement d’accepter la paix, mais de la réclamer et de conclure un pacte. Vois-tu avec quelle puissance Darius affronte le combat, combien de peuples il a fait venir des confins de l’univers, combien de flottes jettent leur ombre sur la mer ? L’océan n’est pas assez grand pour faire place à ses navires et la terre à ses camps. Qu’ajouter à cela ? Un seul homme possède plus de forces que n’en possède le vaste monde6 ». Ayant reçu les propositions de Darius, Alexandre convoque le conseil de ses généraux7 et leur demande leur avis sur la façon dont il faut les accueillir. On peut voir alors l’assemblée marmonner, hésitante, et la cour, à ce qu’on raconte, garder un long silence,

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Parmenio, cuius non tam facundia sollers Quam constans animus, nec ei tam dicere promptum Fortia quam facere est, « Dudum redimentibus », inquit, « Reddendos fore censueram cum maxima posset Ex ipsis qui uel ob iter periere uel artis Conpedibus lapsi fugere pecunia reddi. Id quoque nunc censemus ut auri pondere tanto Inbellis populus genitrix cum prole gemella Permutetur anus, que Grecorum agmen iterque Inpediunt pocius. Tam latum et nobile regnum Condicione potes nanciscier absque tuorum Sanguinis inpensa. Sed nec reor hactenus Hystrum Inter et Eufraten tot possedisse iacentes Quenquam alium terras. Tamen et grauiora supersunt. Inspice quanta petas quantumque reliqueris orbis Post tergum domiti. Patriam, non Bactra uel Indos, Pectore habe memori. Post fortia gesta reuerti Tucius in patriam quam uiuere semper in armis. » Consulis arbitrium tulit egre Magnus, et « A me, Si essem Parmenius, oblata pecunia palmae Preferretur », ait, « mallemque inglorius esse Quam sine diuiciis palmam cum laude mereri. At nunc securus sub paupertatis amictu Regnat Alexander. Regem me glorior esse Non mercatorem. Fortunae uenditor absit. Nil uenale michi est. Si reddendos fore constat, Gratius hos gratis reddi donoque remitti Censeo quam censu. Precium si dona sequantur, Gratia non sequitur, nec habent commercia grates. » Hec ubi dicta super responso consulis, intro Legatos iubet admitti Darioque referre. « Quod clementer », ait, « feci quodque indole dignum, Naturae tribuisse meae non eius honori Me scierit. Me femineum non sentiet hostem Agmen. Alexandrum tuto contempnere possunt Soli contempti. Non infero talibus arma Qui nequeant armis uti, quibus arma negauit Naturae pigra mollicies. Armatus oportet Sit quemcumque odiis aut ira fecero dignum. Quod si forte bonae fidei inuigilaret ut a me Expeteret pacem totoque recederet orbe, Ambigerem fortassis an id concedere uellem, Cumque meos modo pollicitis ad proditionem Sollicitet Darius, modo munere palpet amicos Vt mea fatali maturent fata ueneno,

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jusqu’au moment où Parménion – dont la parole est moins habile que le cœur n’est constant et qui est moins vif en discours qu’en actes de vaillance – déclare : « J’avais depuis longtemps été d’avis que nous devions, pourvu qu’il les rachètent, leur rendre les prisonniers, vu que nous aurions pu tirer une très grosse somme d’argent de ceux qui sont morts des fatigues de la route ou de ceux qui, malgré leurs entraves, ont réussi à nous glisser entre les mains. Je n’ai pas changé d’avis : contre un tel poids d’or, il faut échanger ce peuple de civils et la vieille, sa mère, avec les deux enfants ; ils ne font qu’embarrasser l’armée grecque dans sa marche. Tu peux obtenir par un pacte un royaume aussi vaste et illustre sans dépenser le sang des tiens. Et je crois que, jusqu’à ce jour, personne d’autre n’a possédé un tel territoire, déployé du Danube à l’Euphrate. Mais il y a plus sérieux encore : considère tout ce à quoi tu aspires et toutes les régions du monde que tu as laissées derrière toi après les avoir domptées. Songe à la patrie, non à Bactres ou aux Indiens. Il est plus sûr de rentrer au pays après des exploits valeureux que de vivre sans cesse les armes à la main8 ». Alexandre, piqué au vif par l’opinion du général, « si j’étais Parménion, dit-il, je préfèrerais l’argent que l’on m’offre à la palme de la victoire et j’aimerais mieux être infâme que de mériter cette palme en y gagnant gloire, et non pas richesse. Mais en vérité, Alexandre règne sans inquiétude sous le manteau de la pauvreté. Je me glorifie d’être roi, non marchand. Au loin ceux qui trafiquent la fortune ! Chez moi, rien n’est à vendre. S’il va de soi qu’il faut restituer les captifs, je suis d’avis que l’on nous saura plus de gré de les restituer gratuitement et de les libérer comme un don plutôt qu’à prix d’argent. Si le don voulait récompense, il ne vaut pas reconnaissance et les échanges commerciaux n’entraînent pas la gratitude ». Ayant opposé ces paroles à la proposition du général, il ordonne que les ambassadeurs soient introduits et fassent rapport à Darius. « Ce que j’ai fait par clémence et par respect pour ce que je suis est – qu’il le sache ! – le tribut que je paie à ma propre nature, et non à son honneur. Une armée de femmes ne trouvera jamais en moi un ennemi. Seuls les êtres qu’on ignore peuvent tranquillement ignorer Alexandre. Je ne prends pas les armes contre des créatures qui ne sauraient recourir aux armes et à qui leur nature faible et douce en refuse l’usage. Que s’arme quiconque j’aurai jugé digne de haine ou de colère. Si par hasard Darius, en réclamant de moi la paix, avait à cœur la loyauté et qu’il abandonnât son empire entier, peut-être hésiterais-je à lui donner satisfaction ; mais puisque tantôt, par ses promesses, il pousse mes soldats à la trahison, tantôt, par ses cadeaux, il flatte mes amis au point qu’ils cherchent à hâter mon trépas par un poison fatal9, je le poursuivrai jusqu’à

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Persequar ad mortem. Nec enim michi iustus ut hostis Prelia molitur uerum ut sicarius, immo Vt uerum fatear, ut latro ueneficus instat. Condicio pacis quam uos pretenditis, illi, Si tulero acceptum, palmam conferre uidetur. Que trans Eufraten consistunt omnia, nobis In dotem offertis, unde et uos arbitror esse Oblitos ubi colloquimur, mea transiit ala Eufraten. Metam dotis mea castra relinquunt. Pellite abhinc regem Macedum ut uestrum sciat esse Quod sibi donatis. Multum michi prestat honoris Si me Mazeo generum preponere querit ! Ite reportantes uestro hec mea dicta tyranno : Quicquid habet Darius, quecumque amisit, et ipsum Esse mei iuris et pugnae premia Grais. » Sic ait et Persas celeres in castra remittit. Mittitur a Dario Mazeus ut occupet hostis Quos aditurus erat colles et plana uiarum. Interea Macedo condiuit aromate corpus Vxoris Darii tumulumque in uertice rupis Imperat excidi, quem structum scemate miro Erexit celeber digitis Hebreus Apelles. Nec solum reges et nomina gentis Achee Sed Genesis notat historias, ab origine mundi Incipiens, aderat confusis partibus yle Et globus informis, uario distincta colore Quatuor inpressis pariens elementa sigillis. Hic operum series que sex operata diebus Est deitas, inter que, auro spirante nitorem Luciferum et rutilis lambentibus aera gemmis, De tenebris primam uideas emergere lucem. Dignior hic inter animas ratione carentes De limo formatur homo, quem costa fefellit Propria, letifero colubri seducta ueneno. Exclusis patribus primaque a matre receptis, Ignea custodit uirgulti romphea limen. Inde Cain profugus bigami non effugit arcum. Pullulat humanum genus et polluta propago. Decedit uirtus, uicium succedit, adherent Coniugio illicito, pietas rectumque recedunt. Factorem, si triste notes in ymagine signum, Penituisse putes hominem fecisse. Laborat Archifaber. Genus omne animae clauduntur in arca. Post refugos fluctus replet octonarius orbem, Vinea plantatur, et inebriat uua parentem.

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la mort. Car ce n’est pas en ennemi loyal qu’il prépare le combat entre moi, mais plutôt en assassin et même, pour mieux dire, c’est en brigand et en empoisonneur qu’il m’assaille. Les conditions de paix que vous me présentez, c’est à lui, si je les accepte, qu’elles semblent donner la victoire. Vous m’offrez en dot tous les territoires situés en-deçà de l’Euphrate. Vous avez oublié, je pense, en quel lieu nous parlons. Mon armée a franchi l’Euphrate, mes troupes laissent derrière elles le territoire offert en dot. Chassez d’ici le roi de Macédoine, si vous voulez lui enseigner que ce que vous offrez vous appartient. Le grand honneur qu’il me confère en me donnant, en qualité de gendre, la préséance sur Mazée ! Allez, et répétez à votre roi de ma part les mots que voici : tout ce que possède Darius, tout ce qu’il a perdu, et lui-même, relèvent de mon autorité et sont pour les Grecs prise de guerre ». Sur ces mots il renvoie sans tarder les Perses dans leur camp. Darius confie à Mazée le soin de prendre position sur les collines et les routes de plaine qu’allait emprunter l’ennemi. Pendant ce temps, le Macédonien fait embaumer le corps de l’épouse de Darius et ordonne qu’on lui creuse un tombeau au sommet d’une roche ; le monument, à l’architecture admirable, est érigé par le juif Apelle10, célèbre pour son habileté manuelle. Il ne se borne pas à y figurer les rois grecs et leurs noms, mais y inscrit en outre les récits de la Genèse, depuis l’origine du monde11. On y voyait la masse informe du chaos primordial, où toutes choses sont mêlées, donner naissance aux quatre éléments, différenciés par leur couleur, et imprimer en chacun d’eux ses qualités propres12. Voici la succession des œuvres que la divinité accomplit en six jours – en particulier l’on peut voir le premier jour émerger des ténèbres : l’or lui communique sa clarté lumineuse et le feu de pierres précieuses s’en vient lécher le ciel13. Voici, entre les animaux dépourvus de raison, l’homme, fait avec de la boue, qui les surpasse en dignité ; il est victime des mensonges de l’être tiré de sa propre côte séduit par le venin d’un serpent mortifère. Lorsque nos parents sont chassés et recueillis par leur antique mère, une flamberge de feu interdit le seuil du verger14. Puis Caïn fugitif ne parvient pas à échapper aux flèches du bigame15. La race humaine prolifère et son lignage se corrompt. La vertu disparaît, le vice prend sa place, on contracte des unions immorales, piété et droit s’en vont. Qui serait attentif à l’aspect attristé de la figure qui représente le Créateur pourrait penser qu’il se repent d’avoir fabriqué l’homme16. Le constructeur de l’arche est au travail. Toutes les races d’animaux sont enfermées dans le vaisseau. Après la retraite des flots, ils sont huit à peupler le monde ; la vigne est plantée, son raisin enivre notre ancêtre17. L’image de

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Hic patriarcharum seriem specialius aurum Exprimit. Emeritos uideas ridere parentes, Venantemque Esau, turmisque redire duabus Luctarique Iacob. Sequitur distractio Ioseph Et dolus et carcer et transmigratio prima. Hic dolet Egyptus denis percussa flagellis. Transuehit Hebreos, equitatus regis et arma Subruit, et puro liuescit pontus in auro. Hic populum manna desertis pascit in aruis. Lex datur, et potum sicienti petra propinat. Succedit Bennun Moysi post bella sepulto. Natio subicitur, Iordanis contrahit amnes. Post cineres Ihericho reus est anathematis Achor. Persoluit Iosue naturae debita postquam Funiculo patrium diuisit fratribus orbem. Iudicibus tandem populum supponit Apelles, Inter quos Samson fortissimus, et tamen illum Fortior excecat preciso Dalila crine. Ruthque Moabitis uiduata priore marito In genus Hebreum felici federe transit. Altera picturae sequitur distinctio, reges Aggrediens et funus Heli Samuelis ab ortu. Murmurat in Silo populus. De Beniamin exit Qui regat Hebreos, sed enim quia dissonat eius Principio finis, Ysai de semine princeps Preficitur populo, qui contudit arma Goliae, Inque acie belli cum prole cadente tyranno, Regia desertos dampnat maledictio montes. Hic Asael Abnerque cadunt, incurrit Vrias Quam tulerat mortem. Patricidam detinet arbor Quem fodit hasta uiri. Patriam lugere putares Effigiem. Sed postquam humanitus accidit illi, Construitur templum, uiuunt mandata sepulti Pacifico regnante patris, nec sacra tuetur Ara Ioab, Semeique uorax intercipit ensis. Consilio iuuenum phariseat scisma perhenne Cum regno populum. Lis est de diuite regno. Quodcumque alterutrum preclare gessit, eodem Marmore docta manus et res et nomina pingit. Ne tamen infamet gentem et genus, ydola regum, Sordes Samariae, fraterni numina regni Preterit, et funus Iezabel de turre cadentis Morsque tacetur Achab et uinea sanguine parta. Non ibi cum socio quinquagenarius ardet, Sed gens sacra Baal gladio feriuntur Helie,

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la lignée des patriarches est figurée à l’or très fin : on y voit le sourire de parents recrus d’ans18, la chasse d’Ésaü, le retour de Jacob accompagné de deux troupeaux, et sa lutte19. Vient ensuite l’enlèvement de Joseph, la perfidie qui le mène en prison et le premier exil d’Israël20. Ici se lamente l’Égypte, frappée par dix fléaux. La mer aux reflets d’or pur ouvre le passage aux Hébreux, engloutit les chevaux du roi et son armée. Là, dans les plaines désertiques, la manne rassasie le peuple, la loi est donnée aux hommes et le rocher désaltère les assoiffés21. Le fils de Nun22 succède à Moïse, mis au tombeau après avoir guerroyé. Les nations sont soumises, le Jourdain retient ses flots23. Une fois Jéricho réduite en cendres, Achor est condamné pour avoir transgressé l’anathème24. Josué acquitte à la nature sa dette après avoir entre les tribus fraternelles divisé avec la chaîne d’arpenteur le territoire de la patrie25. Enfin Apelle montre la soumission du peuple aux Juges : Samson est d’entre eux le plus fort et pourtant Dalila, plus forte encore que lui, lui coupe les cheveux et l’aveugle26. Ruth la Moabite, veuve de son premier mari, s’allie heureusement au peuple des Hébreux27. Une seconde fresque, qui commence avec la naissance de Samuel et la mort d’Héli, fait mémoire des rois28. A Silo, le peuple murmure. De la tribu de Benjamin sort un homme appelé à régner sur les Hébreux, mais comme sa fin dément ses beaux commencements, c’est un prince issu de la semence de Jessé qui est mis à la tête du peuple – celui qui avait émoussé les armes de Goliath ; quand, à la pointe du combat, le tyran meurt avec son fils, la malédiction royale s’abat sur les monts désertés29. Ici tombent Asael et Abner, Urie transporte le message de la mort vers laquelle il court. L’ennemi de son père, suspendu à un arbre, est transpercé par la lance d’un guerrier : on a l’impression de voir pleurer l’image du père30. Après que ce dernier eut suivi la voie de toute chair31, le temple est édifié, et le règne du Pacifique32 perpétue les commandements de son père défunt. L’autel consacré ne protège pas Joab, et le glaive vorace abat Shiméï33. Suivant le conseil des jeunes, un schisme définitif sépare en deux le peuple et le royaume, dont la richesse constituait l’enjeu de la querelle34. Tous les actes illustres accomplis par Israël et par Juda, l’habile main du peintre les a dessinés sur le marbre sans oublier ni faits ni noms. En revanche, pour éviter de jeter l’opprobre sur son peuple et sur sa race, elle a omis l’idolâtrie des rois, les péchés de la Samarie, les divinités révérées par les royaumes frères, et passé sous silence la fin de Jézabel précipitée du haut d’une tour, tout comme la mort d’Achab et la vigne acquise au prix du sang35. On n’y voit pas le pentacontarque et son compagnon foudroyés, mais les adorateurs de Baal sont frappés par l’épée d’Élie, dont le disciple

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Discipulusque dolet non comparere magistrum. Quos tamen illustres declarat pagina reges Altior ordo tenet. Ezechias ydola purgat Et reuocat longo sopitas tempore leges. Hic egrotantem uideas solisque recursum Et clarum titulis celebrantem Pascha Iosiam, Preter quos nullus regnauit in omnibus expers Labis apostaticae nullusque a crimine mundus. Ecce prophetarum, quo rege et tempore quisque Scripserit, effigies habet altior ordo locatas. Hic signum dat Achaz. « Ecce », inquit filius Amos, « Virgo concipiet. » Hic sub Ioachim Iheremias Occasum dolet et dominum noua monstra creasse In terra, « Mulier »que « uirum circundabit » inquit. Stansque Ezechiel post captam a gentibus urbem Se uidisse refert clausam per secula portam, Scilicet intactae designans uirginis aluum. « Occidetur », ait Daniel, « post septuaginta Ebdomadas Christus ». Vatum bissena secuntur Nomina cum titulis et in unum consona dicta. Vltima pars regnum Cyri populique regressum Sub duce Zorobabel habet. Hic reparatio templi Pingitur. Hystoria hic non pretermittitur Hester Causaque mortis Aman stolidaeque superbia Vasti. Hic sedet in tenebris priuatus luce Tobias, In castrisque necat Holofernem mascula Iudith, Totaque picturae series finitur in Esdra. Magnus ut exequiis tumulo de more peractis Inferias soluit, festinus castra moueri Imperat et rapido cursu bachatur in hostem, Et Menidan raro contentum milite campos Explorare iubet ubi rex Persaeque laterent. Quo procul inspecto Mazeus prepete cursu Contraxit turmas et sese in castra recepit. At Darius, patulis auidus decernere campis, Instaurat bellis acies, cuneosque pererrans Pectora tam monitis honerat quam prestruit armis. Iam loca Pelleus castris elegerat unde Aurea Persarum poterant tentoria cerni. Iam uexilla ducum spacio distantia paruo, Iam stabant acies. Hinc inde uolare uideres Ventorum facili inpulsu per inane dracones Cum Macedum furor infremuit, strepituque soluto In Persas raucis stridoribus inpulit auras. Nec minus aduersi certant elidere Persae

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pleure la disparition de son maître36. Cependant, les rois dont la sainte Écriture illustre la splendeur sont figurés sur un registre supérieur : Ézéchias détruit les idoles et restaure les lois en sommeil depuis bien longtemps. On peut voir sa maladie et la retraite du soleil37, et on peut voir le glorieux Josias en train de célébrer la Pâque38. Hormis les leurs, nul règne ne fut tout à fait épargné par la souillure de l’apostasie, nul ne fut exempt du péché. Voici, tout en haut de l’image, le portrait des prophètes, avec l’indication du règne et de l’époque au cours desquels ils ont écrit. En voici un qui révèle un signe à Achaz : « Une vierge concevra », déclare le fils d’Amos39. Du temps de Joachim, Jérémie se lamente sur la défaite et sur la création par le Seigneur de nouveaux monstres sur la terre, « une femme, ajoute-t-il, enclora dans son sein un homme40 ». Après la prise de la ville par les païens, Ézéchiel se dresse pour révéler qu’il a vu une porte fermée pendant de longs siècles, désignant à coup sûr le sein intact d’une vierge41. « L’Oint, dit Daniel, sera tué au bout de soixante-dix semaines42 ». Sont à la suite inscrits les noms des douze prophètes43 et leurs paroles aux accents unanimes. La dernière section représente le règne de Cyrus et le retour du peuple élu sous la conduite de Zorobabel. On y voit peinte la restauration du temple44. L’histoire d’Esther, les raisons de la mort d’Aman et le stupide orgueil de Vasthi n’y ont pas été oubliés45. Là, Tobie privé de ses yeux est assis au milieu des ténèbres46 et Judith, avec le courage d’un homme, tue Holopherne sous sa tente47. La fresque se conclut enfin avec Esdras48. Sitôt qu’Alexandre eut célébré le rite des funérailles et rendu au tombeau les derniers honneurs, il ordonne que le camp soit levé et se rue contre l’ennemi avec la vivacité d’un bacchant. Il ordonne à Ménidas d’explorer la région, fort d’une maigre troupe, pour voir où se cachaient les Perses et leur roi. L’ayant aperçu de loin, Mazée rassembla ses escadrons et, en une course véloce, se replia sur le camp. Mais Darius, avide d’en découdre en terrain découvert, dispose l’armée en ordre de bataille, et, circulant parmi les rangs, accable les cœurs de ses instructions tout autant qu’il équipe les poitrines d’armures. Le fils de Pella avait choisi pour le camp un emplacement d’où l’on pouvait apercevoir les tentes d’or des Perses. Déjà les lignes combattantes étaient en place, et les oriflammes des chefs séparés par une faible distance : on pouvait voir flotter çà et là leurs dragons dans l’air vide, au gré du souffle léger des vents, lorsque gronda la fureur des Macédoniens. Elle éclata sans retenue en rauques hurlements qui ébranlent le ciel à l’encontre des Perses. De la ligne opposée, le vacarme effrayant des Perses heurte le firmament avec une

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Horrifico clangore polum. Tremit orbis et axis Ad sonitum, tremuloque genu uix sustinet Athlas Perpetuum pondus. Rursus noua bella Gygantum Orta putans, replicat iteratos Echo boatus, Et patulae rauco respondent gutture ualles. Armatas inhibere manus populique furorem Vix potuit Macedo quin excitus ordine rupto Frenderet incussoque gradu raperetur in hostem. Sed quia iam fessus emenso Cinthius orbe, Obtenebrans faciem ne funera tanta uideret, Emerito mergi certabat in equore curru, Ipse iaci uallum et Grais edicit eodem Castra locare loco. Paretur, et aggere facto Se rapit ad tumulum quo totum cominus hostem Et sparsas oculis potuit reuocare phalanges, Totaque uenturi facies discriminis illi Obicitur. Videt armisonas radiare choortes, Distinctas acies phaleris auroque superbas, Barbariem populi confusaque murmura uocum Audit, et horrisonus aures percellit equorum Hinnitus. Que cuncta uiro, si credere fas est, Incussere metum, facilemque ad nobile pectus Corque gyganteum reor ascendisse pauorem. Non alio Tiphis curarum fluctuat estu, Cui blandita diu Zephiri moderantia solo Flamine contentam ducit sine remige puppem, Nereidumque chorus placidis epulatur in undis, Si procul instantes uideat feruere procellas Et celeres phocas imis a sedibus Auster Premittens madidis iam uerberet aera pennis : Inclamat sociis, laxisque rudentibus ipse Conuolat ad clauum laterique aplustre maritat. Non secus, ut uidit tot milibus arua prementes Barbaricos instare globos, iam credere fas est Magnanimum timuisse ducem. Vocat ergo quirites, Seu dubiae mentis quid agat seu uerius ut sic Experiatur eos que sint tractanda requirens. Expectata diu tandem sententia docti Parmenionis habet ope noctis eis opus esse, Et furto pocius quam bello censet agendum : Attonitos subito casu, caligine noctis Oppressos, placidae torpore quietis inertes, Moribus et linguis discordes posse repelli Ex facili aut cedi gladiis aut cedere uictos. Nam si res agitur de luce, horrenda Scitarum

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violence égale. A ce bruit vibrent terre et ciel, et Atlas, le genou tremblant, peine à porter son éternelle charge49. Croyant que la guerre contre les Géants s’est rallumée, Écho renvoie le son des clameurs répétées et les vallées à pleine gorge en répercutent le son rauque. Le Macédonien eut grand mal à empêcher le bras armé et la fureur du peuple de rompre violemment les rangs pour laisser éclater sa rage et se jeter sur l’ennemi en une avancée foudroyante. Mais comme le dieu du Cynthe50, las d’avoir parcouru l’univers, couvrait de ténèbres sa face pour ne pas contempler tant de deuils et se hâtait de plonger dans la mer son attelage recru de fatigue, le roi ordonne aux Grecs de dresser une palissade et d’établir le camp à l’endroit même où ils étaient. On suit son ordre et, une fois édifié un remblai, il gravit le tertre d’où il pouvait embrasser du regard l’ensemble de l’armée adverse et ses bataillons disséminés, et où le visage entier du péril à venir se présente à ses yeux. Il voit l’éclat étincelant des cohortes aux armes sonores et le miroitement des phalères d’or sur les troupes orgueilleuses, il entend le grondement confus du peuple à la langue barbare et a les oreilles frappées par le hennissement horrible des chevaux. Tout cela – peut-on le croire ? – émeut de terreur le guerrier. A ce que je pense, un effroi soudain s’empare de ce noble cœur et de cette âme de géant. Les flots de l’anxiété n’agitent pas Tiphys51 de façon différente si – alors que, longtemps caressé par la douceur de Zéphyr, il menait le navire selon les seuls souffles du vent, sans l’aide de rameurs, et que le chœur de Néréides banquetait paisiblement sur l’onde – il voit de loin menacer les tempêtes furieuses et l’Auster52, délogeant les phoques agiles de leurs demeures abyssales, fouetter l’air de ses ailes humides ; alors, il apostrophe ses compagnons et, larguant les écoutes, vole lui-même au gouvernail et s’accroche à la poupe. De la même façon, lorsqu’il vit la menace des essaims de barbares – des myriades répandues sur la plaine – on doit croire que le chef au grand cœur s’effraya. Il convoque donc les officiers, soit qu’il hésite sur la conduite à tenir, soit, plus certainement, afin de les jauger en leur demandant ce qu’il fallait faire. Longtemps attendu, l’avis du sage Parménion s’exprime enfin : il leur faut s’aider de la nuit et, si on l’en croit, mener l’affaire comme un coup de main furtif plutôt que comme un affrontement guerrier. Les ennemis stupéfiés par l’attaque soudaine, accablés par la nuit ténébreuse, engourdis par la somnolence d’un paisible repos, désorganisés par la diversité de leurs coutumes et de leurs langues, peuvent être aisément repoussés ou massacrés à coups d’épée, ou céder le terrain, vaincus. Si en revanche on agit à la lumière

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Corpora et intonsis inuisi crinibus Indi Et quos Bactra creant, inmensa statura Gygantum, Occurrent oculis, et inani quassa pauore Pectora terribiles poterunt peruertere formae. Addit et a paucis hominum tot milia gentis Nec circumfundi nec bello posse moueri. Preterea Darium probat elegisse iacentes Planicie campos, et non, ut contigit ante, Cyliciae angustas inter decernere fauces. Tota fere Macedum laudat manus hoc et in unum Consonat. Hos inter Polipercon nocte fruendum Asserit et positum Grais in nocte tryumphum. Hunc rex intuitus, neque enim iam Parmenionem Sustinet arguere et tumidis offendere dictis, Quem modo consultum satyra percusserat acri, « Hic latronis », ait, « mos et sollercia furum Quem michi suggeritis, quorum spes unica, uoti Summa, nocere dolis et fallere fraude latenti. Gloria nostra dolo non militat. Vt nichil obstet Quod michi candorem famae fuligine labis Obfuscare queat, iam non angustia saltus Et Cilicum fauces Dariiue absentia segnis Nec furtiua placent timidae suffragia noctis. Aggrediar de luce uiros. Victoria quam nos Molimur gladiis aut nulla sit aut sit honesta. Malo peniteat fortunae et sortis iniquae Regem quam pudeat parti de nocte tryumphi. Vincere non tanti est ut me uicisse dolose Posteritas legat et minuat uersutia palmam. Quin ne fallantur, ne comperiantur ab hoste, Persarum uigiles et in armis stare cateruas Compertum est. Igitur uestris impendite curam Corporibus sompnoque operi reparate diurno, Vicinae memores motus instare diei, Que uobis medium pessundare debeat orbem. » Hiisque peroratis redit in tentoria miles. Econtra Darius Persas haut segnius armat Premunitque suos, facturum conicit hostem Quod facturus erat si Parmenionis haberet Consilium uires. Mandunt alimenta furoris Quadrupedes frenos, phalerataque terga relucent. Ignibus accensis acies ardere uidentur. Syderibus certant galeae, clipeisque retusus Inuenisse pares flammas stupet arduus ether, Et metuit fieri caelum ne terra laboret.

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du jour, on aura sous les yeux les Scythes à l’aspect horrible, les affreux Indiens à la chevelure flottante et les enfants de Bactriane à la stature gigantesque ; leur apparence terrifiante pourra abattre les cœurs ébranlés par un vain effroi53. Il ajoute qu’en un combat régulier, un petit nombre d’hommes ne peut encercler tant de milliers de gens, ni les contraindre à lâcher pied. Il conclut sa démonstration en faisant valoir que Darius a choisi des plaines largement ouvertes, et non pas, comme il s’était produit naguère, les défilés étroits de Cilicie pour emporter la décision. Presque toute la troupe des Macédoniens approuve cet avis et s’y rallie. Polypercon, notamment, affirme qu’il faut profiter de la nuit et que le triomphe des Grecs en dépend. C’est lui que regarde le roi, car il n’a plus la force de critiquer et d’offenser par des paroles orgueilleuses Parménion, dont il a, peu avant54, accablé les conseils d’une ironie acerbe. « Ce sont des mœurs de brigands, dit-il, et des astuces de voleurs que vous me conseillez là, en hommes dont l’unique espoir, le vœu suprême est de nuire par fraude et de tromper à l’aide de ruses clandestines. Notre gloire n’est pas au service de la ruse. Afin que nul obstacle ne puisse enténébrer d’une nuée obscure l’éclat lumineux de ma renommée, aujourd’hui ni les défilés resserrés et les gorges de Cilicie, ni la lâche absence de Darius, ni les recours furtifs de la nuit apeurée ne me conviennent. J’attaquerai les guerriers ennemis à la lumière du jour. Que la victoire que nous construisons à coups d’épée soit honorable, ou qu’elle ne soit pas. Je préfère que le roi ait à regretter l’iniquité de la Fortune et du destin plutôt qu’à rougir d’un triomphe obtenu de la nuit. La victoire ne vaut pas assez cher pour que la postérité apprenne que j’ai vaincu par trahison et pour que la fourberie en flétrisse le laurier. De plus, il est très évident que, pour parer à toute ruse, à toute surprise de la part de l’ennemi, les troupes perses veillent et sont sous les armes. Souciez-vous donc de vos forces et laissez le sommeil vous préparer aux tâches de la journée, en vous rappelant l’imminence des bouleversements selon lesquels le jour qui vient doit mettre à vos pieds la moitié de la terre ». Quand il eut achevé ce discours, les soldats regagnèrent leurs tentes. En face, Darius met une égale ardeur à équiper et à fortifier ses soldats. Il imagine que l’ennemi agira comme il aurait agi si l’avis de Parménion avait prévalu. Les chevaux rongent le mors, aliment de leur rage, et les caparaçons reluisent. L’armée semble enflammée de feux incendiaires : l’éclat des casques rivalise avec les astres ; frappées par celui des boucliers, les régions hautes de l’éther s’étonnent de refléter des feux semblables aux leurs et craignent que la terre ne s’emploie à devenir le ciel. Et la

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Nec minimum gaudet nox instar habere diei. Nam pro sole sibi Darii datur emula Phebi Cassis, et in summo lampas sedet ignea cono, Sydera que noctis obscurans solaque solis Solius radiis indignans cedere, quantum Lumine cedit ei, tantum preiudicat illis. Mille micant lapides in girum. Nullus eorum est Quem iubar ardoris non disputet esse piropum. Inuasit subitis concussum motibus ingens Agmen utrumque timor. Iamque ausa fouere secundum Aurea sponda Iouem sed non spondere soporem Inplicitum curis corpus regale tenebat. Nunc placet in dextrum cuneum de uertice montis Mittere Graiugenas, nunc leuum frangere cornu, Et nunc oppositis occurrere frontibus hosti Molitur, modo falcatos eludere currus, Insompnemque trahit, agitat dum talia, noctem, Nec capit angustum curarum milia pectus. Insula multifidi quam Tibridis alueus ambit Est ipso reuerenda loco, quem uendicat orbis Imperiique caput, quadris ubi freta columpnis Stat sita sub cliuo lunaris in aere motus Regia reginae cuius Victoria nomen. Mille patet foribus tremulisque sonora lapillis Intremit a tactu, totique inmurmurat orbi Cardo semel flexus, ad limina prima susurrat Introitumque tenet curarum sedula mater Ambitio pernox. Solio sedet intus eburno Diua, triumphales lauro mordente capillos, Munifica munita manu, cinguntque sorores Eius utrunque latus et regia tecta coronant Perpetue comites : lirico modulamine carmen Inmortale canens et in euum Gloria uiuax, Maiestasque premens rugoso secula fastu, Conciliansque sibi facilem Reuerentia plebem, Et dea que leges armat, que iura tuetur, Iusticia, in neutram declinans munere partem. Assidet hiis stabilitque deae Clementia regnum, Sola docens miseris misereri et parcere uictis. Has inter locuples sed barbara moribus astat Fomentum uicii genitrixque Pecunia luxus. Pacifico reliquis prelibans oscula uultu Inmemor est odii finis Concordia belli Et Pax agricola et cum pleno Copia cornu. Applausus a fronte sedent, qui seria ludis

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nuit, quant à elle, se réjouit tout autant de ressembler au jour : le heaume de Darius, émule de Phébus, lui tient lieu de soleil ; au sommet de sa pointe brûle un flambeau obscurcissant les astres de la nuit et jaloux de ne le céder en clarté qu’aux rayons du seul soleil : autant il s’efface devant celui-ci, autant il éclipse ceux-là. Le pourtour du heaume étincelle de mille gemmes : il n’en est pas une dont la lueur flamboyante ne rivalise avec celle de l’escarboucle. Les deux armées, agitées de brusques mouvements, sont envahies par une crainte immense. Et déjà, sur la couche d’or qui osait accueillir le corps du second Jupiter55, mais non lui promettre le repos, le roi se débattait dans les tourments. Tantôt, il décide de jeter, du haut de la colline, les Grecs à l’assaut de l’aile droite, tantôt d’enfoncer l’aile gauche, tantôt de lancer sur l’ennemi une attaque frontale, tantôt d’éviter les chars armés de faux56. Roulant dans son esprit ce genre de pensées, il passe la nuit sans sommeil, et son cœur serré ne parvient pas à contenir les soucis par milliers. Entourée par le cours du Tibre aux bras multiples, une île est vénérée dans le lieu même que le gouvernement de l’empire du monde retient en apanage ; là, fermement assis sur des colonnes carrées, se dresse dans les airs, surplombé par la course oblique de la lune, le palais de la reine qui a pour nom Victoire57. Mille portes s’y ouvrent, les allées de gravier crissent avec bruit sous les pas et le grincement du portail, à peine tourne-t-il sur ses gonds, se fait entendre dans l’univers entier58. L’insomniaque Ambition, mère attentive des soucis, chuchote sur le seuil et occupe l’entrée. A l’intérieur, sur un siège d’ivoire, trône la déesse munie de mains munificentes, la chevelure triomphale enserrée de lauriers ; elle est flanquée de part et d’autre de ses sœurs, compagnes éternelles dont le cercle fait le tour de la demeure royale : Gloire, qui chante aux accents de la lyre un hymne immortel et perdure à jamais, Majesté, qui fait peser sur le monde le poids sourcilleux de sa grandeur, Déférence, qui suscite la faveur envers elle de la plèbe inconstante, et la déesse qui donne force aux lois, qui offre protection au droit, Justice, que les cadeaux ne font dévier ni dans un sens ni dans l’autre59. Près d’elles est assise Clémence : seule capable d’enseigner à pardonner aux misérables et à épargner les vaincus, c’est elle qui affermit la royauté de la déesse. A leurs côtés se tient Richesse, opulente, mais de mœurs barbares, aliment du vice et mère du faste. Toutes reçoivent les baisers de Concorde au regard tranquille, qui met fin à la guerre, oublieuse des haines, de Paix qui cultive les champs, d’Abondance avec sa corne débordante60. Acclamation fait face à la déesse : alternant jeux

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Miscentes uario diuam oblectamine mulcent, Et Fauor ambiguus et bleso subdolus ore Risus adulator, Commentaque ludicra diuae Singula « Policronos ! » optant, et musica circum Instrumenta sonant numeros aptante camena. Hec ubi tot curas uoluentem pectore Magnum Vidit, perpetuos cui continuare tryumphos A cunis dederat, metuens ne forte futuri Naufragium Martis insompnes mergeret artus, Emicat extimplo, uelataque nubis amictu Antra quietis adit et desidis atria Sompni, Atque ita : « Surge pater, Macedumque illabere regi Dum iacet, et curis animum corpusque relaxa. » Dixerat. Ille grauis, uix se torpore soluto Excutiens, madidas librauit in aere pennas. Quo se cumque rapit, Letheo tacta liquore Sydera dormitant solitos oblita meatus. Ergo ubi torpenti Grecorum castra uolatu Attigit, expulso curarum examine totus Principis incubuit stratis atque inbuit eius Rore papauereo respersa medullitus ossa. Sic animum regis prius anxietate grauatum Altior oppressit resoluto corpore sompnus Posseditque diu donec caligine mersa Noctis Yperborei languerent sydera Plaustri Ethereosque celer stimularet Lucifer ignes. Et iam pestiferae ducens presagia lucis Prodierat Tytan Nabatheis luridus undis. Conueniunt proceres orta iam luce Pelasgi Ad regem, insolito thalamis de more uacantem Mirantes : alias uigiles excire solebat Et stimulare pigros et maturare morantes. At nunc cum summi discriminis arceat hora, Que premat alterutram fatali turbine turbam, Explicitum curis torpore quietis inertem Mirantur iuuenem, sunt qui latitare pauentem Celantemque metum tenebris nec cedere sompno Credere sustineant. Tutorum corporis eius Nemo uel intrare propiusue accedere fidit, Nec munire latus armis sine uoce iubentis Ire nec in turmas audet sine principe miles. Parmenio, ne qua bellum ratione moretur, Vtile consilium ratus est. Vt corpora curent Vtque cibos sumant pronunciat ergo tribunis. Iamque mouente gradus aduersa parte necesse

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et gravité, elle la charme de ses caresses ; Faveur l’équivoque et Sourire le flatteur, trompeur à la langue fourchue, et Mensonge rieur souhaitent tous à la déesse : « Longue vie ! »61, tandis que résonnent alentour des instruments de musique dont la muse accorde les rythmes. Lorsque vit rouler tant d’inquiétudes dans le cœur d’Alexandre, à qui, dès le berceau, elle avait accordé de connaître des triomphes sans fin, craignant que l’insomnie ne l’expose à sombrer, naufragé, lors du combat qui va venir, elle bondit aussitôt et, voilée d’une robe de nuages, se rend jusqu’à la retraite paisible qu’est le palais du paresseux Sommeil. « Debout, vénérable vieillard ! descends sur le roi des Macédoniens, tandis qu’il est couché, et soulage son âme et son corps de leurs peines », lui dit-elle. Lui, pesant comme il est, s’arrache à sa torpeur, dissipée à grand peine, et déploie sur le ciel ses ailes ruisselantes62. Partout où il conduit sa course, les étoiles effleurées par l’onde du Léthé s’endorment en oubliant leur chemin coutumier. Puis, lorsqu’il eut, de son vol somnolent, atteint le camp des Grecs, il s’étendit de tout son long sur la couche du prince, mettant en fuite l’essaim des tourments, et imprégna jusqu’aux moelles ses os des flots d’une liqueur de pavot. Ainsi un sommeil très profond tomba sur l’esprit du roi naguère accablé d’anxiété, apportant à son corps détente, et s’en rendit maître longtemps, jusqu’à ce que, avec la dispersion des ténèbres nocturnes, les étoiles du Chariot Hyperboréen63 pâlissent et que l’astre matutinal réveillât vivement les flambeaux de l’éther. Déjà Titan, annonciateur d’un jour abominable, était sorti, tout blême, des eaux nabatéennes. Dès le jour levé, les généraux Pélasges viennent ensemble trouver le roi, étonnés de le voir s’attarder dans sa chambre contre son habitude : d’ordinaire, il avait coutume de convoquer ceux qui étaient éveillés, de réveiller les paresseux et de bousculer les traînards. Et, ce jour-ci, alors qu’est imminente l’heure du péril suprême qui va entraîner les deux peuples dans un tourbillon de mort, on voit avec stupéfaction le jeune homme, libéré de l’angoisse, abandonné à une torpeur paisible. Il en est pour soutenir qu’il se cache parce qu’il a peur et dissimule son effroi dans les ténèbres, mais qu’ils ne croient pas, eux, qu’il a succombé au sommeil. Aucun de ses gardes du corps n’a l’audace d’entrer ni d’approcher de lui ; quant aux soldats, ils n’osent pas s’équiper de leurs armes sans en recevoir l’ordre ni former leurs bataillons en l’absence du prince. Pour éviter qu’une raison quelconque ne diffère l’heure du combat, Parménion prend une décision judicieuse. Que les hommes se réconfortent et se nourrissent, fait-il savoir aux officiers. Mais déjà la partie adverse faisait mouvement, et il fallait sortir du camp. Le général, alors,

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Hiis erat exire. Stratum tunc denique regis Dux adiit. Quem sepe uocans cum uoce nequiret, Exciuit leuiore manu. « Lux », inquit, « oborta est. Nunc ego te moneo molles excludere sompnos. Que te tanta quies tenuit ? iam Meda propinquant Agmina. Iam cuneos admouit cominus hostis, Iam Bellona furit, sed adhuc expectat inermis Imperium tua turba tuum. Rigor ille uigoris Et uirtus animi, que nunquam fracta resedit, Hec ubi nunc ? sane uigilum pigritantia sompno Corda ciere soles ». « Crede », inquit Marcius heros, « Admitti sompnum michi non potuisse priusquam Exonerata graues posuissent pectora curas. » Miranti sine fine duci quod libera curis Pectora dixisset Macedo sed querere causam Non tamen audenti « Cum uicos ureret », inquit « Hostis, cum uastaret agros, excinderet urbes, Cum fugeret, sese diffidens credere fatis, Iusta michi tunc causa metus honerataque curis Mens erat, alternam non admissura quietem. At nunc cum Darius coram me totus et eius Copia tota michi sese presentet in armis Nec fugiens possit diuortia querere Martis, Quod metuam nichil est. Sed quid moror ? ite parari Vt mos est. Alias replicabo licentius ista. » Dixit et armari lituo precone Pelasgos Imperat. Ipse suis aptat munimina membris. Erea crure tenus serpens descendit ad imos Squama pedes. Natum mordacis acumine dentis Castigare moras et pennas addere plantis Calcar inest ut cum profugos preuertere cursu Temptabit, si uox non excitet aut tuba lentum Cornipedem, saltim stimulos latus audiat acres. At leues humeros et pectus herile tuetur Vertice dependens triplici toga ferrea nexu Et teretes ulnas maculis circumligat uncis. Sed parcens oculis hostem dat posse uideri. Tucior ut lateat duplici protecta galero Corporis humani pars dignior, enea cassis Inprimitur capiti flammantibus ignea cristis. Inseritur lateri riuos factura cruoris Dira lues gladius, per quem Iouis atria nigri Manibus expectant uacuos implere penates. Poscitur hinc Bucifal. Cui rex ut prepete saltu Insedit domuitque ferum domitor ferus orbis,

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se rend enfin auprès de la couche du roi et après avoir plusieurs fois essayé sans succès de l’éveiller en l’appelant à haute voix, il y parvient en le secouant avec douceur. « Le jour est levé, lui dit-il. Je te prie désormais de renoncer à ton sommeil douillet. Qu’est-ce que c’est que cette léthargie qui s’est emparée de toi ? L’armée de Mèdes approche, l’ennemi fait avancer ses régiments contre nous. Bellone est enragée, mais ta troupe sans armes attend encore tes ordres. Ta vigueur inflexible, et la vaillance de ton cœur, qui n’ont jamais été brisées dans l’inaction, où sont-elles maintenant ? Pourtant, tu as coutume d’aiguillonner les cœurs ardents en les taxant de somnolence ». « Sache, répond le héros martial, que je n’ai pu trouver le sommeil avant que mon esprit n’ait été soulagé de ses pesants soucis ». A l’intention du général qui s’étonne sans mesure d’entendre le Macédonien déclarer que son esprit est libéré de tout souci, mais n’ose cependant lui en demander la cause, il ajoute : « Lorsque l’ennemi brûlait des villages, qu’il ravageait les champs, qu’il détruisait les villes, lorsqu’il fuyait, perdant confiance en son destin, j’ai eu de bonnes raisons de craindre et mon âme accablée d’inquiétude n’aurait pas rencontré un moment de répit. Mais maintenant que Darius tout entier est en face de moi, que sa puissance entière est sous mes yeux en armes, qu’il ne peut dans la fuite chercher à échapper à Mars, je n’ai plus de raison de craindre. Mais à quoi bon tarder ? Faites les préparatifs habituels. Ces mots, je les répéterai encore avec plus de hardiesse ». Il dit, et donne par la voix du clairon l’ordre aux Pélasges de s’armer. Lui-même équipe son corps de l’armure. Le serpent écailleux de jambières d’airain descend jusqu’à couvrir la plante de ses pieds. Il y fixe l’éperon, fait pour punir, de la morsure de ses dents acérées, les lenteurs de sa monture et à lui mettre aux pieds des ailes : ainsi, au moment où il s’emploiera à devancer les fuyards à la course, si ni sa voix ni la trompette ne peuvent aiguillonner le cheval paresseux, les flancs de celui-ci du moins entendront les exhortations du dard. Ses épaules lisses et sa digne poitrine sont protégées par une tunique de fer aux triples mailles – qui lui encapuchonne la tête sans toutefois couvrir les yeux, de sorte qu’il puisse voir l’ennemi – et son torse puissant enserré par leurs anneaux crochus64. Afin que la partie la plus noble du corps humain puisse plus sûrement jouir de l’abri d’un casque à la double épaisseur, il place sur sa tête un heaume de bronze étincelant, au cimier flamboyant. Sombre fléau prêt à faire couler des rivières de sang, le glaive, grâce auquel le palais du Jupiter souterrain espère voir ses pièces vides se peupler65, est suspendu au flanc du roi. Celui-ci réclame Bucéphale. Il bondit sur son dos et, farouche dompteur du monde, dompte le farouche animal.

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Leua manus clipeo felici federe nubit, Sic tamen ut frenis equo iungatur amore. Fraxinus in dextra, cuius flagrante choruscat Vexillo cuspis et uerberat astra leone. Non magis a primo duri discrimine Martis Hunc alacrem uidere sui. Veniente suorum In medium Magno, spes sana resuscitat egrum Agmen, et in uultu uictoria uisa sedere. Ipse suis igitur distinguens partibus agmen Disponensque aciem quo debuit ordine, currus Falcatos, Dario que spes est sola tryumphi, Excipere ordinibus laxis cetuque soluto Euitare iubet et non inpune uagari Aurigas et equos sed eos inuoluere telis. Dumque monet munitque suos, dum pectora dictis Roborat, elapsus a Medis transfuga Medus Transmeat ad regem, Darium qui ferrea terrae Instrumenta refert astu mandasse latenti, Muricibus nomen quibus, et si uiribus hostem Vincere non possit, retinere tenacibus uncis Sperat et occulta Graios sorbere ruina. Quo semel accepto, Medus ne ficta loquatur, Ne capiat sermone suos, rex imperat illum Seruari, tamen ipse locum fecitque notari Monstrarique suis ubi rex Babilonius arte Fretus Vlixea terrae mandauerat uncos. Neue repulsa dolis succumberet ardua uirtus, Omnibus ostendi iubet ostensumque caueri Suspectum de fraude locum. Tum uero fluentes Precedens acies, uerbo nutuque loquaci Ad lites animans, « Vestris labor ultimus », inquit, « Pre manibus, socii. Bellum quod Granicus amnis Vidit et angusto Cilicum uictoria saltu Quid laudis quid honoris habent nisi fine beato Terminet extremum deus et Fortuna tryumphum ? Sed Fortuna deus ea que pro uiribus astans Semper Alexandro tam sub me sceptra tenere Quam sub se gaudet alios regnare potentes. Hec, ubi me Macedum moderantem Grecia uidit Frena, meos extunc promouit, eisque nocere Velle licet liceat sed non audere licebit. Ista nichil preter numerum discriminis affert Tam populosa cohors. Sed ad hoc Fortuna laborat, Quam pudet exiguos tociens numerare tryumphos,

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Son bras gauche épouse – alliance féconde – le bouclier, tout en se mariant aux rênes avec une égale passion. Dans sa droite, la lance, dont la pointe renvoie l’éclat fulgurant de l’oriflamme orné d’un lion et en frappe les astres. Jamais, depuis la première fois où le cruel Mars les exposa à ses périls, ses soldats n’avaient vu Alexandre aussi ardent. Lorsqu’il arrive au milieu d’eux, l’espoir du salut ressuscite l’armée pleine d’angoisse : sur son visage on voit s’établir la victoire. Lui, tout en divisant l’armée en bataillons et en fixant l’ordre de marche approprié, enjoint à ses hommes de ne pas opposer un front compact à l’assaut des chars armés de faux, en quoi Darius place son seul espoir de triomphe, de les éviter en desserrant les rangs, et de ne pas laisser auriges et chevaux manœuvrer impunément, mais de les ensevelir sous les traits. Tandis qu’il exhorte et prépare ses hommes, tandis que sa parole affermit leur courage, un déserteur échappé aux rangs des Mèdes se glisse jusqu’au roi. Il lui rapporte que Darius, avec une ruse sournoise, a fiché dans le sol ces instruments de fer barbelés qu’on appelle chausse-trapes66. Il espère ainsi que les Grecs, s’il ne parvient à les vaincre par la force, resteront accrochés à leurs crocs tenaces et seront anéantis par ce dispositif occulte. A peine eut-il appris cela que le roi, craignant que le Mède ne raconte des mensonges en vue de prendre les soldats au piège de ses discours, ordonne qu’on l’arrête mais lui fait cependant indiquer et montrer à ses hommes l’endroit où le souverain de Babylone, mû par une perversité digne de celle d’Ulysse67, avait fiché dans le sol ces crochets. Et, pour que la vaillance altière ne fléchisse pas sous les coups de la ruse, il commande de signaler à tous l’endroit où l’on soupçonne que l’embûche est tendue et de les mettre en garde. Puis, prenant la tête du flot des troupes, il encourage celles-ci, par l’éloquence de son verbe et de son geste, au choc décisif, en ces termes : « Camarades, l’ultime effort est pour vous à portée de main. Le combat qu’a vu le Granique, la victoire conquise dans les gorges étroites de la Cilicie, quelle en est la gloire, quel en est l’honneur, si Dieu et la Fortune ne leur assignent pas pour conclusion heureuse le triomphe suprême ? Or c’est un dieu, cette Fortune qui, toujours secourable aux forces d’Alexandre, éprouve autant de joie à conserver son sceptre sous mon autorité qu’à voir d’autres puissants exercer leur pouvoir royal sous son autorité à elle. Depuis que les Grecs m’ont vu tenir les rênes de la Macédoine, elle a favorisé mes hommes et, lui fût-il permis de vouloir leur faire tort, il ne lui sera pas permis de l’oser. La troupe d’en face, si nombreuse, ne nous oppose aucun danger que celui de sa masse. Mais la Fortune, qui a honte d’additionner petit à petit des triomphes médiocres, travaille à m’offrir d’un seul coup la victoire

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Vt michi uincendum semel et simul offerat orbem. Tanto pluris erit nobis uictoria, quanto A paucis partam de pluribus esse liquebit. Ite per inbelles gladio ductore cateruas. Cernitis ut solem gemmis auroque retusum Obscurent clipei lapidumque superbia conos Occupet ardentes, ut purpura uestiat agros. Vincere quis nolit ubi sic in bella uenitur ? Quis nisi mentis inops oblatum respuat aurum ? Congestas Orientis opes Arabumque laborem In promptu rapere est. Menti si pareat ensis, Si cupido cordi gladii respondeat ictus, Si tam cedis amans animus siciensque cruoris Quam siciens auri, uestrum est quodcunque uidetis, Non ascribo meum. Tantum michi uincite, predam Diuidite inter uos. Qui mecum uincere curas, Participem me laudis habes, tibi cetera tolle. Exemplar uirtutis habe formamque gerendi Martis Alexandrum : nisi primus in agmine primo Rex apparuerit, si tergum uerterit hosti, Excusatus eris, ueniamque merebitur ille Qui fugiet, qui lentus aget. Si uero remisse Nil aggressus ero, si nunquam dixero forti ‘I prior i’ sed in arma ueni precedere uisus, Tum demum socios sum dignus habere sequaces. Exemplo moueat fortes, documenta uigoris Exhibeat quicunque regit. » Sic fatur, et ecce Concurrunt acies. It tantus ad ethera clamor Et uulgi strepitus, quantum si dissona mundi In Chaos antiquum rediuiua lite relabens Machina corrueret, rerum compage soluta Horrisonum concussa darent elementa fragorem.

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et, du même coup, le monde entier. Notre victoire sera d’autant plus précieuse qu’elle aura, de toute évidence, été obtenue par le petit nombre sur le plus grand nombre. Sous la conduite de l’épée, faites-vous un chemin au milieu des légions craintives. Vous voyez que leurs boucliers offusquent le soleil par le rayonnement des gemmes et de l’or, que l’orgueil des pierres précieuses couvre leurs casques étincelants, que la pourpre revêt les champs. Qui ne souhaiterait l’emporter, quand s’engage une telle guerre ? Qui, si ce n’est le fou, refuserait l’or qui s’offre ? Vous n’avez qu’à tendre la main pour saisir les richesses amassées de l’Orient, le labeur des Arabes. Si l’épée obéit à la volonté, si les coups du glaive font écho aux désirs du cœur, si votre esprit est aussi amoureux du massacre et assoiffé de sang qu’il est assoiffé d’or, tout ce que vous voyez est à vous, je ne réclame rien pour moi. Pour moi, contentez-vous de vaincre ; le butin, partagez-le-vous. Toi qui as souci de vaincre avec moi, tu obtiens avec moi une part de la gloire ; tout le reste, garde-le pour toi. Vois en Alexandre le modèle de la vaillance, l’idéal du guerrier ; si le roi ne se montre par le premier en première ligne, s’il tourne le dos à l’ennemi, tu seras excusé ; le fuyard, le traînard méritent d’être pardonnés. Mais si je me lance à l’attaque sans la moindre retenue, si je ne dis jamais au soldat courageux : ‘Va devant, avance !’, si l’on me voit à l’avant-garde du combat, alors – et alors seulement – je suis digne que des compagnons me suivent. Quiconque est roi a le devoir de susciter par son exemple le courage et de donner des leçons de bravoure ». Il dit, et les armées s’élancent. Si forts sont la clameur et le tumulte dont la troupe fait résonner le ciel que l’on dirait que la machine du monde, se désaccordant et se divisant de nouveau contre elle-même, retourne, anéantie, au chaos primordial et que les éléments devenus ennemis émettent, en se heurtant, un fracas de terreur.

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Quintus habet strages uarias et funera caris Deplorata suis, uictos apud Arbela Persas Consulit Arsamides, duro de tempore tractans, An pocius sit ei reparato robore latis Medorum regnis rursus committere fatis. Sed proceres herent. Ad donatiua maniplos Conuocat Eacides et donis uulnera curat. Ecce uir illustris et non inglorius illa Precedente acie, stipatus prole uirili, Mazeus regem Babilonis menibus infert.

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Lege Numae regis lata de mensibus olim, Quintus ab ancipiti descendens ordine Iano Mensis erat, roseis distinguens partibus annum, Et gemino plausu gaudebant hospite Phebo Ledei fratres, prima cum parte diei Concurrere duces, emenso tempore cuius Preuidisse luem Medis Persisque futuram Creditur et scripto Daniel mandasse latenti : Affuit a siccis ueniens Aquilonibus hyrcus, Vltio diuina, proles Philippica, Magnus. Quem procul ut uidit galea flammante choruscum Indus Aristomenes, denis elephanta flagellis Prodigus excutiens medicata cuspide ferrum Inmergit clipeo, sed eo lorica retuso Tutatur corpus. At Magnus harundine monstro Obuiat, et qua se lateri promuscida iungit, Vitales aperit ferro mediante latebras. Fit fragor ingentem monstro faciente ruinam. Sed cum precipiti cecidisset belua lapsu, Vitor Aristomenen et parcere nescius ensis Acephalum reddit. « Nostra est uictoria, nostra est ! » Ingeminant Graii. Persae glomerantur in unum, Missiliumque frequens regem circumuolat imber.

Livre cinquième

Le livre cinquième relate des massacres de toutes sortes, et des deuils qui suscitent le chagrin des êtres chers. Après la défaite des Perses à Arbèles, Darius, méditant sur la situation critique, prend conseil auprès d’eux, pour savoir s’il n’aurait pas intérêt à refaire ses forces et à tenter de nouveau le destin dans le vaste royaume des Mèdes ; mais les barons sont hésitants. Le descendant d’Achille convie au butin ses régiments et guérit par des dons les blessures. Et voici qu’un homme illustre, qui n’avait pas démérité lors de la récente bataille, Mazée, entouré de ses fils, conduit le roi entre les murs de Babylone.

On était au cinquième mois à compter de celui que la loi jadis établie par le roi Numa met sous l’invocation de Janus à deux têtes, le mois qui rehausse l’année de touches de roses, et les jumeaux, fils de Léda, accueillaient avec des transports de joie Phébus dans leur maison1, lorsque le début de la journée vit l’affrontement des deux chefs. Il était accompli, le temps de la destruction des Mèdes et des Perses dont Daniel, à ce que l’on croit, avait prévu la venue, prophétie confiée à une phrase obscure : « Le voici arrivé de l’aride Aquilon, le bouc, vengeance divine, l’enfant de Philippe, Alexandre2 ». Lorsque de ce dernier l’Indien Aristomène3 voit briller le casque flamboyant, cinglant son éléphant à grands coups d’étrivières, il transperce son bouclier avec une lance au fer empoisonné, mais la repoussant, la cuirasse préserve le corps d’Alexandre. Celui-ci barre la route au monstre d’une flèche dont le fer se fraie la voie jusqu’aux replis vitaux, à l’endroit où la trompe est attachée au corps. L’énorme écroulement du monstre soulève un grand fracas. Et comme, en s’effondrant, la bête entraîne la chute d’Aristomène, l’épée vengeresse, du pardon ignorante, décapite celui-ci : « La victoire est à nous, à nous ! », proclament les Grecs en écho. Les Perses se regroupent en un seul corps d’armée, et une pluie serrée de traits vole à l’entour du roi. Mais ni les lances ni les

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Sed nec gesa mouent nec seuior ense bipennis Quem duce Fortuna uirtus infracta tuetur. Ille per insertos inuictus et inpiger enses Telaque prorumpens uolat ignoratque moueri, Ferreus armatos contundens malleus artus. Quo feriente cadunt Eliphaz Pharaone creatus Et Pharos Orcanides : Eliphaz iaculo, Pharos ense, Hic eques, ille pedes, Egyptius hic, Syrus ille. Sicca prius sterilisque diu iam flumine fusi Sanguinis humet humus, iamque imbuit unda cruoris Arterias Cybeles, cadit infinita uicissim Persarum Macedumque manus. Iacet ense Phylotae Enos et Caynan, Enos quia fuderat ense Hesifilum, Caynan quia Laomedonta securi. Ibat Alexandro uulnus letale daturus, Si sineret Fortuna, Geon, maris incola Rubri, Informis facie, quem creditur una Gygantum, Quippe Gyganteis ducens a fratribus ortum, Ethiopi peperisse uiro, qui corpore matrem Inmani referens aliumque colore parentem, Quos terrere nequit nigredine, corpore terret. Fuderat ergo uiros claua ter quinque trinodi, Agmina dum Graium sinuoso turbine rumpens Ad Magnum molitur iter, ceu dissipat acri Dente canes Nemeus aper, cui sudat apertis Spuma labris, dorso ualli riget instar acuti Seta minax, humeroque canes supereminet omnes. Nunc hos a leua, dextra nunc fulminat illos, Nunc caput in renes obliquat, rursus ab illis In latus oppositum, partemque tuetur utramque, Se non ignarus uolucri defendere giro. Ventum erat ad regem. Miratur Martius heros Visa mole uiri, dumque arduus ille cruentam Erigeret clauam, clamoso gutture regi Intonat : « Heus », inquit, « quis te furor egit in hostem, Magne, Gyganteum, quem sydereas Iouis arces Affectasse legis, a quo uix fulmine tandem Tutus in etherea mansit Saturnius arce ? » Nondum finierat, agili cum torta lacerto Pinus Alexandri medio stetit ore loquentis, Faucibus affigens linguam ne deroget ultra Caelicolis. Sed adhuc stantem telumque cruentum Mandentem Macedo tunc demum admissus equini Pectoris inpulsu quatit, explicitumque per artus Reddit humo natum. Plangit percussa iacentem

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haches plus cruelles que l’épée n’ébranlent celui que conduit la Fortune et que protège sa vaillance infrangible. Sans relâche et sans faiblesse, il vole au milieu d’une forêt d’épées, enfonçant les lignes d’archers, et il ne saurait lâcher pied, lui, le marteau de fer qui s’abat sur les bras armés. Sous ses coups tombent Éliphaz, fils du Pharaon, et Pharos, fils d’Orcan, Éliphaz tué d’un javelot, Pharos avec l’épée, l’un à cheval, l’autre à pied, l’un Égyptien, l’autre Syrien. Le sol d’abord aride et longtemps infécond est déjà inondé d’un fleuve de sang répandu, une marée de sang coule déjà dans les artères de Cybèle. Un nombre infini de Perses et de Macédoniens s’abattent tour à tour. L’épée de Philotas jette à terre Énos et Caynan, Énos parce qu’il avait tué Ésiphilus à coups d’épée, Caynan parce qu’il avait tué Laomédon à coups de hache. Prêt à infliger une blessure mortelle à Alexandre, si la Fortune le lui permettait, s’avançait Géon, un habitant des bords de la Mer Rouge, affreux par son aspect physique : on dit qu’une géante – elle tire en effet son origine de la famille des Géants – l’a enfanté des œuvres d’un Éthiopien ; ayant hérité de sa mère la masse énorme de con corps, et de son père le teint, il terrifie par sa stature ceux qu’il ne peut terrifier par sa noirceur. Avec sa massue à trois nœuds, il avait abattu quinze hommes, lorsqu’il rompait les rangs des Grecs en la faisant tournoyer pour se frayer un chemin jusqu’à Alexandre. C’est ainsi que les chiens sont dispersés à coups de dents féroces par le sanglier de Némée4, dont la gueule béante ruisselle d’écume, dont les soies menaçantes hérissent l’échine comme une haie d’épieux, et dont la stature au garrot domine celle de tous les chiens. Il foudroie tantôt les uns sur sa gauche, tantôt les autres sur sa droite, tantôt tordant sa nuque vers l’arrière, puis la retournant vers ceux qui lui font face, il se garde de part et d’autre, habile à se défendre par ces voltes alertes. Géon arrive face au roi. Le héros martial s’étonne à la vue de cette montagne d’homme. Celui-ci, en dressant de toute sa hauteur sa masse ensanglantée, arrache à son gosier un cri tonnant et dit : « Hélas, Alexandre, quelle folie t’anime contre un ennemi parent des Géants ? Ils ont, tu l’as appris, lancé l’assaut contre les citadelles de Jupiter, et le fils de Saturne a eu bien de la peine à demeurer, grâce à la foudre enfin, dans son palais céleste ». Il n’avait pas achevé, que la lance d’Alexandre, brandie d’une main prompte, se fiche au milieu de sa bouche bavarde, attachant la langue au palais pour l’empêcher d’injurier plus longtemps les habitants du ciel. Il est encore debout et mord le trait sanglant quand Alexandre enfin, emporté par l’élan de son cheval, se dégage d’une secousse et rend à la terre son fils, les membres éparpillés. Sa mère, la terre5, gémit au contact

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Mater humus prolem, tantumque dat icta fragorem, Quantus ubi annosam sed adhuc radice superbam Montibus euellit Boreae uiolentia quercum. Concurrunt Argiua phalanx, stratumque Geonta Confodiunt iaculis gladiosque in uiscera condunt. Quem tandem lacerum uultus et mille retusum Pectora uulneribus Acherontis ad antra remittunt. Parte furens alia Parthorum proterit agmen Inclitus ille Clytus, cuius soror ubere Magnum Lactauit proprio. Sed que prouenerit illi Gratia pro meritis magis arbitror esse silendum. Hunc ubi germani respersum sanguine uidit Sanga Damascenus, fraterno motus amore, Ter gemitum dedit, et repetita medullitus alto Pectore confusam reprimunt suspiria uocem. Cumque tribus iaculis frendens explere nequiret Pectoris affectum, stricto mucrone micanti Emicuit curru, quaque huic flagrante piropo Ardebat cassis, claro caput arguit ictu, Et nisi loricae latuisset tuta galero, Plorasset cerebrum terebrata casside ceruix. Sed licet attonitus mananti sanguine, Sangae Non tamen ignauus gladio respondet, idemque Quod modo transierat primi per uiscera fratris Balneat alterius inter precordia ferrum. Diriguit primo spectata cede suorum Mecha pater, nec quos lacrimarum funderet imbres Inuenit facies, etenim dolor intus obortas Sorbuerat lacrimas, et compluit intima cordis Arida decrepitae faciei debitus imber, Suppleuitque uices oculorum flebile pectus. Palluit exanimis dextra languente gelato Corde senex, et mors in uultu uisa sedere. Mox ubi mens rediit rediuiuo sanguine tandem, Singultu medias interrumpente querelas, « Tune duos », inquit, « tortor seuissime, fratres, Tune duos ante ora patris mucrone uorasti, Non ueritus patris emeriti miseraeque parentis Precipitare dies ? sed ut ulterius tibi nullum Non pateat facinus, ferro, fera tigris, eodem Quo mea me coram rupisti uiscera ferro Iunge patrem natis et funera terna remitte Coniugis et fratrum uiduae plangenda parenti. Si qua tamen coniunx, si quis tibi filius heres Aut soror aut mater, Parcarum uindice filo

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de son enfant qui tombe et le choc de la chute fait autant de vacarme que lorsque la violence de Borée arrache aux monts le chêne chargé d’ans, mais encore fier de ses racines. La phalange argienne accourt ; on perce de javelots le corps de Géon abattu et l’on fouille du glaive ses entrailles. Enfin, on l’abandonne, le visage déchiqueté et la poitrine frappée de mille blessures, aux cavernes de l’Achéron6. Sur un autre front, l’armée furibonde de Parthes est écrasée par l’illustre Clitus, dont la sœur nourrit Alexandre du lait de sa mamelle (la récompense que valurent à Clitus ses mérites, je préfère n’en point dire mot)7. Lorsque Sanga le Damascène le vit inondé du sang de son frère, bouleversé d’amour fraternel, il gémit par trois fois et les soupirs que ne cesse d’exhaler le tréfonds de son cœur l’empêchent d’articuler un mot. Grinçant des dents, il essaye à trois reprises, avec le javelot, de réaliser le désir de son cœur – en vain. Alors, dégainant un poignard, il bondit sur le char brillant de Clitus et, d’un coup remarquable, le frappe à la tête, à l’endroit où l’escarboucle étincelante fait scintiller son heaume. Et, si le capuchon du haubert8 n’avait pas abrité la nuque , c’en était fait – hélas ! – de son cerveau perforé avec le heaume. Tout stupéfait qu’il soit de voir le sang couler, il ne tarde pas pourtant à répondre au coup de Sanga et plonge dans les entrailles du cadet le fer qui venait de traverser la poitrine de son aîné. Mécha, leur père, d’abord se figea au spectacle du meurtre de ses fils, et son visage ne trouva pas les larmes qui l’inonderaient de leur pluie – car la douleur rentrée avait tari la source de ses pleurs et la pluie qui aurait dû lui couler sur le visage baigne le fond desséché de son cœur ; les larmes de son âme suppléent celles des yeux. Le vieillard au bras exténué, au cœur glacé, pâlit à demi-mort et le trépas semble envahir son visage. Lorsqu’enfin peu à peu il reprend ses sens et que le sang se remet à couler dans ses veines, il dit, en une plainte entrecoupée de sanglots : « Ô toi, bourreau impitoyable, as-tu, de ton épée, jeté en pâture à la mort deux frères, deux fils, sous les yeux de leur père, sans craindre d’abréger les jours d’un père valeureux et d’une malheureuse mère ? Pour parachever ton forfait, tigre féroce, associe à ses fils le père, au moyen du fer par lequel tu as anéanti devant moi le fruit de mes entrailles, et laisse une veuve, une mère, mener parmi les pleurs le triple deuil de son époux et des deux frères. Mais toi, si tu as une épouse, si tu as un fils pour te succéder, si tu as une sœur, une mère, puisse le fil vengeur des Parques

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Quod doleo doleant et idem quod lugeo plangant. » Dixit et inbelli iaculatus missile dextra Torsit in ora Clyti, quod uix umbone moratum Ocius auellit Clytus, et qua sancta recuruis Canicies nemorosa pilis uergebat in armos, Hispida letali perfodit guttura ferro. Ille ruens cecidit, uisu miserabile, natos Inter semineces, prolemque amplexus utramque Tendit ad infernam natis comitantibus urbem. Iamque propinquabat regali prodita luxu Ipsa acies Darii, curruque micabat ab alto Rex, regem innumera lapidum prodente lucerna. Obstupuit tanta percussus luce Nicanor, Vtque erat in dextro cornu dux agminis, illuc Applicuit cuneum belli quem sorte regebat Commissum primis arrisit subdola gestis Eius et excepit blande Fortuna furentem Parmenione satum. Vix obstitit unda clientum Primo congressu stabilemque Nicanoris alam Sustinuit tepide donec Remnon Arabites Turbidus in medios ruit obsitus imbre quiritum Et stabilit profugos mentesque redintegrat egras. Statur, et inmotis figunt uestigia plantis. Eminus occumbunt iaculis et turbine fundae, Cominus et gladio et cerebrum siciente securi. Interdum liuore sudum uerubusque cruentis Rem peragunt pedites. Sedes implentur auari Ditis et umbriferi domus insatiabilis antri. Rumpere fila manu non sufficit una sororum, Abiectaque colo Cloto Lachesisque uirorum Fata metunt, unamque duae iuuere sorores. Mixta plebe duces pereunt utrinque, sed inter Milia tot procerum speciali laude refulgens Inclitus emicuit numerosa cede Nicanor Perque tot obiectos uestigat Remnona Persas, Nil actum credens fusis tot milibus, ipsum Cum uideat superesse ducem dominumque choortis. Nec mora conspicui turba cedente suorum Concurrere duo. Ferit horrifer astra boatus, Et populi quatit arua fragor, ferrata subactas Cornipedum pedibus putres terit ungula glebas. Cominus admissi sibi uicinantur. Vterque Cuspide pretenta superos agnouit in ictu Propitios, crudeque licet pulsatus acerno Stipite, mansit eques tamen. Hic uacuata propinquum Vertitur ad capulum manus. Erea casside quassa

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leur faire éprouver le chagrin que j’éprouve et leur inspirer des lamentations semblables à mes plaintes ! » Il dit et, brandissant un trait dans sa droite débile, il le jette au visage de Clitus qui n’eut aucune peine à l’écarter d’un geste négligent du bouclier et transperça d’un coup mortel la gorge broussailleuse, à l’endroit où la vénérable blancheur de sa barbe bouclée se déployait jusqu’aux épaules9. Il tomba mort, spectacle pitoyable, entre ses enfants expirants et, les étreignant tous les deux, gagne en leur compagnie la cité des enfers. Annoncée par une pompe royale, la troupe conduite par Darius en personne désormais approchait, et le roi resplendissait du haut de son char, où l’éclat innombrable des gemmes dénonce sa présence. Frappé d’une telle clarté, Nicanor resta interdit et, puisqu’il conduisait l’aile droite de l’armée, il dirigea vers elle le régiment dont les hasards du combat lui avaient confié le commandement. Tout d’abord, la Fortune cauteleuse sourit à son action et fit un doux accueil à la furie du fils de Parménion. Le flot des hommes de Darius peine à garder pied contre le premier assaut et n’oppose à l’escadron robuste de Nicanor qu’une résistance tiède, jusqu’au moment où Rhemnon l’Arabite10, ouragan entouré d’une nuée de soldats, se rue au cœur de la mêlée, contient la débandade et fait revenir à eux les esprits affaiblis. Ils tiennent bon, leurs pieds inébranlables attachés au sol. De loin, ils tuent avec le javelot et la fronde tourbillonnante, de près avec le glaive et la hache friande de cervelles. Les fantassins, en même temps, achèvent le travail au moyen de l’épieu livide et de la pique ensanglantée. Le séjour vorace de Pluton et la demeure insatiable de ses antres ombreux se peuplent. Celle des trois sœurs qui rompt les fils avec sa main n’est plus suffisante à la tâche : laissant là leur fuseau, Clotho et Lachésis moissonnent les destinées humaines et viennent toutes deux en aide à leur sœur11. Dans les deux camps périssent officiers et hommes de troupe mêlés. Mais, parmi les milliers et milliers de seigneurs, l’illustre Nicanor auréolé de gloire insigne se distingue par le nombre de ses victimes et, au milieu des Perses abattus, traque Rhemnon, pensant que le massacre de tant d’hommes est vain aussi longtemps qu’il laisse survivre aux cohortes leur chef et leur seigneur. Bientôt, leurs troupes s’écartant, les deux généraux sont en vue l’un de l’autre et se ruent à l’assaut. Un cri affreux frappe les astres et le vacarme des soldats ébranle la campagne. Les pieds des chevaux martèlent de leurs sabots ferrés le sol poudreux. Les voici proches, face à face. La lance pointée en avant, tous deux, lors du choc, connaissent la faveur des dieux et, bien que brutalement frappés par la hampe d’érable se maintiennent sur leur cheval. Leurs mains désarmées se saisissent alors du pommeau de l’épée. Le sang

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Profluuio rigat arua cruor, nec sustinet iras Mucronis clipeus. Genibus cecidere remissis Vectores uectique simul. Prior ense retecto Surgit Parmenides, et pectora Remnonis acer Arcet utroque genu donec uitalia Parthi Et uentris latebras capulo tenus induit ensis. Extimplo turbati Arabes et lite relicta Vertere terga parant. Sed quos Hyrcania gignit Conspicuos in Marte superuenit ala quiritum Excedens numerum, inclusumque Nicanora uallo Armisonae sepis facta statione coronant. Obruitur primo iaculis. Strepit erea cassis Glandibus et saxis, tantamque sibi lacer orbis Obstupet innasci ueterano robore siluam. Iamque pedes ulnaeque labant, mixtoque cruore Membra lauat sudor, sed mens infractaque uirtus Et princeps animus capto sub pectore regnant, Totque lacessitus iaculis et cestibus ille Murus Alexandri, sed non sine nomine, tandem Procubuit, multamque sui cum strage ruinam Persarum trahit unius dampnosa ruina, Qualis Romulea cecidit cum turris in urbe, Turbine fulmineo uicinas obruit edes. Interea Macedum planctu pulsatus acerbo Aduolat orbata catulis truculentior ursa Diluuium mundi Macedo. Pauet obuia turba Principis occursum, fugiuntque per auia cursu Precipiti, dociles uitam preferre tryumpho. Vnus Alexandro reliquis fugientibus instat Mennonides Fidias, cuius lanugine prima Signabat roseas facies niuis emula malas, Nobilis et patrio referens a sanguine Cyrum, Cui nuptura soror Darii, si cederet illi Gloria Martis. Erat unde orta superbia. Magno Obuius ire parat. Sed nec reuerentia patrum Nec fauor etatis nec rerum copia mortem Excutiunt. Parili forma sed dispare fato Occurrit iuueni laxis Effestio frenis, Et qua flammiuomo rictu micat erea tigris, Dissicit umbonem, largoque foramine candens Admittit ferrum laxo toga ferrea nexu. Transit in occultas feralis harundo latebras Pectoris, inque humeros niuea ceruice reclini, Perpetuae Fidias noctis caligine tectus Fertur, et eterno clauduntur lumina sompno.

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dont ruissellent leurs armures à l’airain fracassé inonde le sol, et les boucliers ne résistent pas à la fureur du glaive. Les montures, dont les jambes se dérobent sous elles, s’effondrent avec ceux qui les montent. Le fils de Parménion, l’épée nue, se relève le premier, il écrase vivement des deux genoux la poitrine de Rhemnon et finit par tapisser son épée, jusqu’à la garde, des organes vitaux et des entrailles du Parthe. Les Arabes épouvantés entreprennent aussitôt d’abandonner la lutte et de faire retraite. Mais un escadron plus nombreux de ces cavaliers, remarquables guerriers, qu’enfante l’Hyrcanie, survient et, faisant halte, encercle Nicanor qui se trouve enfermé par une haie touffue aux armes résonnantes. Il est d’abord assailli de projectiles. Le heaume d’airain retentit du choc des balles de plomb et des pierres et son orbe déchiqueté se voit, stupéfait, hérissé d’une forêt de hampes robustes. Enfin, les jambes et les épaules de Nicanor faiblissent et une sueur mêlée de sang baigne ses membres. Mais sa volonté, sa vaillance infrangible et son esprit souverain règnent encore dans son cœur captif et, tourmenté de tant de traits, de tant de coups, l’illustre rempart d’Alexandre tomba enfin, mais non sans gloire12 : au moment où on le massacre, la ruine qui l’abat lui seul entraîne la ruine de nombreux Perses. Ainsi, lorsqu’une tour s’effondre dans la ville de Romulus, elle provoque en un cyclone fulgurant la chute des maisons voisines13. Pendant ce temps, le déluge universel, Alexandre, les oreilles frappées par le gémissement amer des Macédoniens, accourt d’un pied ailé, plus féroce que l’ourse à qui l’on a dérobé ses petits. La troupe qui lui fait face est terrassée par l’assaut du prince et s’enfuit par des lieux sans chemins en une course hâtive, prompte à préférer la vie au triomphe. Alors que tous les autres fuient, seul reste face à Alexandre Phidias, le fils de Memnon, dont un premier duvet souligne le visage de roses, le teint rival de la neige ; noble descendant de Cyrus par le lignage de son père, il allait épouser la sœur de Darius, si les honneurs de Mars s’offraient à lui. De là l’orgueil qu’il concevait. Il se prépare à affronter Alexandre. Mais ni la gloire des ancêtres, ni le privilège du jeune âge, ni l’abondance des richesses ne dévient les coups du trépas. Héphestion14, semblable à lui par la beauté, mais différent par son destin, se rue à brides abattues sur le jeune homme et fend en deux son bouclier, là où brille un tigre d’airain à la gueule qui vomit des flammes. Les mailles de la tunique de fer se disjoignent pour laisser le passage au fer étincelant par une large déchirure. Une pointe mortelle traverse les replis secrets du cœur et Phidias, son cou de neige ployant sur son épaule, est emporté vers les retraites ténébreuses de la nuit perpétuelle et clôt les yeux dans l’éternel sommeil.

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At leuo in cornu, cui nulli Marte secundus Parmenio preerat, discors Bellona furebat, Sanguineis maculosa iubis sanieque recenti Delibuta comas. Cui spumeus axe cruento, Lumine flammifico, tonitrus et fulminis instar, Concitus occurrit ferali turbine frater, Cui sternit Furor ipse uias, ceduntque ruenti Degeneres animi. Comes indiuisa Furoris Precipites rapit Ira gradus et fellea torquens Lumina contempnit humiles rationis habenas, Inpaciensque morae leuis et male cuncta ministrans, Impetus obliquos uersans in puluere currus. Vndique successus sed et infortunia mixtim Circumfusa uolant, et mille a uertice Martis Cum pallore suo nutant per inania mortes. Talis in amplexus ueniens per colla sororis Brachia diffundit deus horrifer. « Ocius », inquit « Labere, cara soror, Macedumque i nuncia regi : Vana spe raperis, Darium qui perdere per te Inscius affectas. Scelus hoc a principe tanto Amouere dei, nec fas ut dextera mundi Sceptra tenens madeat iugulo polluta senili. Altera debetur Dario fortuna : suorum Proditione cadet. Celer ergo per arma per hostes Assis, et uaria populanti cede Pelasgos Impiger occurras Mazeo. Quippe rapinis Et Macedum spoliis inhiat laxatque solutos Compedibus Persas, rursum uersa uice uinclis Mancipat Argiuos. Nec enim tot sufficit ultra Milia Parmenio paucis incessere turmis. » Dixit, at imbrifero Bellona citatior Austro Fertur et ad dextrum pertransit stridula cornu Induiturque genas horrendaque Palladis arma, Gorgonis anguicomos pretendens egide uultus, Commemoransque dei breuiter mandata recessit Infecitque diem ferali nube recedens. Excutitur saltu Macedo profugamque secutus Voce deam, « Quocunque uenis, dea, cardine, uanum Spernimus omen », ait, « non me diuellet ab armis Et curru Darii licet impiger ales ab alto Missus Athlantiades uerax michi nuncius ipsas Afferat a Persis raptas cum matre sorores. Ex Dario pendet nostri spes unica uoti, Quem si perdidero, parui michi cetera parui Perdita momenti. Solum si uicero, solus

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A l’aile gauche que dirigeait Parménion, sans égal au combat, faisait rage Bellone la querelleuse, la crinière maculée de sang frais et poisseuse de sanie15. Écumant sur son char sanglant, l’œil lançant des flammes, pareil au tonnerre et à la foudre, son frère accourt à sa rencontre, en tourbillon de mort. Fureur en personne lui taille un chemin en moissonnant les âmes apeurées qui tombent sous ses coups. La compagne inséparable de Fureur, Colère, s’avance à vive allure et, dardant des regards pleins de fiel, dédaigne les humbles directives de la raison. Intolérante au plus léger retard, malfaisante dans toutes les actions qu’elle conduit, Frénésie fait virevolter son char dans la poussière. De toutes parts se répand un mélange indistinct de succès, mais aussi d’infortunes, et mille trépas au teint blême sont dans l’air suspendus à un hochement de la tête de Mars. Arrivé dans cet équipage auprès de sa sœur, le dieu terrifiant l’enlace et, l’embrassant, lui dit : « Prends en hâte ton vol, ô sœur chérie, va annoncer au roi macédonien : ‫׳‬C’est un vain espoir qui te porte, lorsque, dans ta naïveté, tu souhaites que Darius périsse de ta main. Les dieux ont écarté un tel crime d’un si grand prince, et il n’est pas permis que la main qui tient le sceptre du monde se souille du sang d’un vieillard égorgé. Un autre destin est réservé à Darius : il tombera sous les coups de la trahison des siens. Avance donc en hâte au milieu des armes, au milieu des ennemis, et va affronter Mazée qui dévaste les rangs pélasges en en faisant un grand massacre. Il brûle de faire main basse sur les dépouilles des Macédoniens et, s’il délivre les Perses de leurs entraves, c’est pour, en retour, jeter les Achéens dans les chaînes de l’esclavage16. Car Parménion, avec ses maigres bataillons, n’a plus la force suffisante pour combattre tant de milliers d’hommes’ ». Il dit et Bellone, plus vive que l’Auster porteur de la pluie, est emportée dans les airs et franchit en hurlant l’espace jusqu’à l’aile droite, vêtue de l’apparence et des armes épouvantables de Pallas, et brandissant l’égide où figure le visage de la Gorgone à la chevelure vipérine17 Ayant transmis en peu de mots les injonctions du dieu, elle s’en fut et, s’en allant, noircit le jour d’un nuage de mort. Le Macédonien sursaute et, poursuivant de la voix la déesse qui s’enfuit : « De quelque lieu du ciel que tu viennes, ô déesse, nous méprisons ce vain présage18. Même le fils d’Atlas, messager véridique19, s’il m’était envoyé d’en haut sur ses ailes véloces pour m’annoncer que mes sœurs et ma mère ont été enlevées par les Perses, ne m’éloignerait pas des armes et du char de Darius. L’unique espoir auquel tend mon désir est suspendu à Darius. Si j’obtiens de le perdre, toutes les autres pertes vaudront peu, oui, peu à mes yeux. Si je ne vaincs que

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Perdita restituet. Non est michi perdere tanti Quod recipi poterit ut non et uincere malim. Sed neque, si turris Darium septemplice muro Includat, licet ardenti circumfluus unda Sulphureis Acheron defendat menia ripis, Eripiet Fortuna michi. » Sic fatus in armis Se locat, et summo clipeum feriente lacerto, Orbem signiferum ceu uallum et menia muro Pectoris opponit, tendensque in sydera pinum, Vertice sublato medios ruit hostis in hostes, Fumantesque globos torquens testatur adesse Puluis Alexandrum, fertur temone supino Afer Aristonides, pedibusque attritus equinis Occumbit Lysias : Lybicis a Sirtibus Afer Venerat, a Sciticis Lysias tetrarcha pruinis. Afrum Craterus, Lysiam deiecit Amintas. Ense iacet Lysias, hastili corruit Afer. Iungitur his Amulon, terebrato gutture rubram Exhalans animam, Baradanque iacentibus addit Antigonus, reprimitque globum Tholomeus equestrem. Nec minor Eumenidi strages nec gloria Ceni Inferior, Meleagre, tua. Truculentior instat Perdicas solito cunctis cernentibus ipsam Ante aciem Darii. Polipercon, nocte fruendum Qui prius asseruit, redimit de luce patenter Consilium de nocte datum. Furit Inacha pubes Mente una uotoque pari, furor omnibus idem Parque animus bello dominoque simillimus ipsi Vt quot Alexander comites si Marte furentes Cominus aspiceret, tot se gauderet habere Magnus Alexandros. Iam uictoris fragor aures Pulsabat Darii, iamque irrumpebat in ipsos Consortes lateris funestae turbo procellae. Eger in aduersis animus sapientis, et egre Consulit ipse sibi cum duro tempore primis Diffidit rebus et spes languescit inermis. Nam quid agat Darius ? quo se regat ordine demens ? Cui nec tuta fuga est, nec si uelit ipse morari, Inueniet socios. Nam de tot milibus ante Quos sibi crediderat, bello uix mille supersunt Qui stent pro patria. Pudor et reuerentia famae Ne fugiant prohibent, contra timor anxius urget. Dumque uacillanti stupefactus pectore nutat, Dum dubitat rapiatne fugam uitamne perosus Se sinat ipse capi, Persae uelut agmine facto

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lui, lui seul me dédommagera de mes pertes. Perdre ce qui se peut récupérer ne me coûte pas assez cher pour que je ne préfère pas vaincre. Et même si une tour à la septuple enceinte enfermait Darius, même si l’Achéron aux ondes enflammées défendait de ses flots sulfureux le pourtour des remparts, la Fortune ne me l’enlèvera pas ». Ayant ainsi parlé, il ajuste ses armes. L’orbe étincelant du bouclier cogne contre son épaule, défend le mur de sa poitrine comme un glacis et un rempart et, la lance dressée en direction des astres, il se rue en ennemi au beau milieu des ennemis ; la poussière qui s’élève en tourbillons fumants témoigne qu’Alexandre est là. Afer, fils d’Ariston, est emporté par son char renversé, Lysias tombé est piétiné par ses chevaux. Afer venait des Syrtes libyennes, le tétrarque20 Lysias des frimas de Scythie. Cratère achève Afer, Amyntas Lysias. Lysias est tué d’un coup d’épée, Afer abattu par la lance. Amulon les rejoint, exhalant par sa gorge percée un souffle teint de pourpre et Antigonus joint aux morts Baradas, tandis que Ptolémée repousse un groupe de cavaliers. La férocité d’Eumène21 et la gloire de Caenus ne sont pas moindres que ne le sont, Méléagre, les tiennes. Perdiccas, plus farouche encore qu’à l’ordinaire, accable, sous le regard de tous, l’avant-garde même de Darius. Polypercon, qui naguère avait affirmé qu’il fallait profiter de la nuit pour attaquer, tire du jour l’occasion de racheter avec éclat l’avis donné par lui à propos de la nuit. La jeunesse argienne22 manifeste sa rage d’un seul cœur et d’un commun désir. La fureur de tous est la même, leur ardeur au combat égale et identique à celle de leur seigneur lui-même, à tel point qu’Alexandre, s’il contemplait de près la rage guerrière de ses compagnons, se réjouirait de voir en chacun d’eux autant d’Alexandres. Déjà le tumulte soulevé par le vainqueur frappait l’oreille de Darius, et déjà la bourrasque du tourbillon de mort soufflait sur sa garde rapprochée. Dans l’adversité, le cœur du sage est affaibli, et la réflexion lui est de faible secours lorsqu’au temps de l’épreuve, il perd confiance en l’essentiel et que l’espoir impuissant se flétrit. Que peut bien faire Darius, hors de lui-même ? sur quel plan doit-il se régler ? La fuite pour lui n’est pas sûre et, s’il veut demeurer sur place, il ne trouvera pas d’ami. Sur tant de milliers d’hommes qu’il s’était naguère attachés, la guerre en effet lui en laisse mille à peine pour défendre la patrie23. L’honneur et le respect de leur réputation les empêchent de fuir, une terreur anxieuse les y pousse au contraire. Tandis qu’interdit, le cœur chancelant, il hésite, tandis qu’il se demande avec incertitude s’il va prendre la fuite ou bien, en haine de la vie, se laisser capturer, les Perses se sont rangés en bataillons

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Mandant terga fugae rapiuntque per arua relicto Rege gradum. Laxis tunc demum inuitus habenis Nactus equum Darius rorantia cede suorum Retrogrado fugit arua gradu. Quo tendis inertem, Rex periture, fugam ? nescis, heu perdite, nescis Quem fugias. Hostes incurris dum fugis hostem. Incidis in Scillam cupiens uitare Caribdim. Bessus, Narbazanes, rerum pars magna tuarum, Quos inter proceres humili de plebe locasti, Non ueriti temerare fidem capitisque uerendi Perdere caniciem, spreto moderamine iuris, Proch pudor, in domini coniurant fata clientes. Magnus ut ablatum medio de limine mortis Accepit Darium, regum super ossa cruentus Fertur et ingenti super ipsa cadauera saltu Insequitur profugum, pene incomitatus Achiuis, Inmemor ipse sui, qualem rapit impetus ignem Syderis et raris distinguit nubila flammis, Quantus ab Alpinis spumoso uertice saxis Erumpit Rodanus, ubi Maximianus eoos Extinxit cuneos cum sanguinis unda meatum Fluminis adiuuit fusa legione Thebea Permixtusque cruor erupit in ardua spreto Aggere terrarum totumque rigauit Agaunum. Sed iam precipiti per saxa per inuia saltu Transierat Licum paucis comitantibus amnem Belides, dubiusque stetit stratumne furenti Inmersurus aquae properaret frangere pontem, Pelleo clausurus iter. Sed ab hoste premendos Dura cede suos timuit si ponte reciso Securus fugiens Persarum excluderet agmen. Vtile propositum uicit respectus honesti, Preposuitque suos Darius sibi. Maluit ergo Iustus inire fugam pociusque elegit apertam Victori prebere uiam quam claudere uictis. Fit fuga Persarum, turbatoque ordine passim Curritur ad pontem. Sed et intolerabilis estus Et cursu duplicata sitis languentia torrent Viscera, et exhaustos sudor sibi uendicat artus, Pulmonisque uagas agitant suspiria cellas. Vnde inopes undae, nemorum per deuia docti Occulti laticis salientes querere uenas, Omnibus incumbunt riuis, haustaque gulose Cenosi torrentis aqua, precordia limo Tensa rigent. Pregnantem uterum simulare coactus,

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pour tourner le dos au combat et forcent la marche à travers la campagne en laissant là leur roi. A cette vue enfin, Darius trouve un cheval et, à bride abattue, s’éloigne à reculons du champ qui ruisselle du sang de ses hommes. Ô roi destiné à périr, où diriges-tu ta fuite apeurée ? Tu ne connais pas, malheureux, tu ne connais pas celui que tu fuis. En fuyant l’ennemi, tu accours vers des ennemis. Désireux d’éviter Charybde, tu te rues vers Scylla24. Bessus, Narbazanès, éminents soutiens de ta puissance, élevés par toi de la plèbe vile jusqu’à la noblesse, sans redouter de polluer leur foi ni de causer la perte de ta vénérable tête chenue, dédaigneux des règles du droit, complotent – ô infamie ! – contre la vie de leur maître, eux, des serviteurs25. Lorsqu’ Alexandre comprit que Darius, au moment de franchir les portes de la mort, s’en était arraché, d’un énorme élan il bondit tout sanglant par-dessus les ossements des rois et leurs cadavres et part à la poursuite du fuyard, presque sans escorte, oublieux de lui-même, semblable en sa vitesse au feu que traîne l’étoile filante et qui fait scintiller les nuées de brèves lueurs, semblable en sa puissance au Rhône qui jaillit des rocs alpins en source écumeuse, à l’endroit où Maximien anéantit les régiments d’Orient, lorsque avec la destruction de la légion thébaine, un flot sanglant vint grossir le courant du fleuve et que l’onde mêlée de sang, gonflée au point de déborder les rives encaissées, inonda toute Agaune26. Déjà le descendant de Bélus27, en son élan fougueux à travers rochers et déserts, avait franchi le fleuve Lycus28 avec une maigre escorte. Il s’arrête hésitant : devait-il démolir le pont jeté sur les eaux furieuses et l’y engloutir, pour barrer la route au fils de Pella ? Mais il craignit que les siens ne soient férocement massacrés par l’ennemi si, afin d’assurer sa fuite, il bloquait l’armée Perse en coupant le pont. La considération de l’honneur l’emporta sur celle de l’intérêt, et Darius préféra ses hommes à lui-même. Vertueusement, il décida donc de fuir et choisit de laisser la voie ouverte au vainqueur plutôt que de la fermer aux vaincus. Les Perses dans leur fuite accourent au pont en rangs dispersés. Mais la chaleur intolérable et la soif redoublée par la course brûlent leurs entrailles harassées, la sueur couvre tous leurs membres épuisés et des halètements saccadés torturent les cavités de leurs poumons. Aussi, pour avoir été privés d’eau, eux habiles naguère à rechercher dans les profondeurs des forêts les sources jaillissantes de ruisseaux cachés, s’allongent-ils tout le long de la rive, mais l’eau du torrent fangeux absorbée goulûment distend leurs viscères, que fige la vase. Devenu semblable à celui d’une femme enceinte, leur

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Triste parit funus concepto flumine uenter. Nonnullis, auido fluuium dum gutture sorbent, Obstruit occurrens uitales unda meatus Aeraque in cecis inclusum suffocat antris. Sed neque tot turmas procerum uulgique phalanges, Ad mortem ductore metu sine lege ruentes, Explicat unius angustia pontis. Aceruos Vix capit unda tumens fluuiique uorago cadentum. Labuntur passim, lapsosque inuoluit hyatus Fluminis, et uirides stupuere cadauera Nymphae. Languentes gladios et hebentia tela suorum Intuitus Macedo cum iam decliuus Olimpus Phebeis legeretur equis fumantibus aruis Ethiopum et solito pauloque remissius igne Vreret Herculeas solis uicinia Gades, Causatus preceps in noctem tempus, ad illos Quos credebat adhuc in cornu stare sinistro Flectit iter. Iamque in leuum conuerterat arma Cum premissus eques a Parmenione triumphum Nunciat et uariis afflictos stragibus hostes. Dumque reducuntur equites in castra, repente Vallibus emergens Persarum apparuit agmen, Exurens clipeis galeisque micantibus agros. Qui primos inhibere gradus et figere gressum ; Demum ubi tam paucos Macedum uidere, cruentas In Magnum uertere acies, rex ante quiritum More suo gradiens uexilla, pericula Martis Dissimulans potius quam spernens, illud ab hoste Concussum tociens sed inexpugnabile castrum Pectoris opposuit Persis, nec defuit illi Perpetua in dubiis rebus fortuna. Choortis Prefectum mortis et Martis amore furentem Excipit et celeri rimatur uiscera ferro. Nec mora Lisimacus et gloria gentis Acheae Inuasere Arabes passim, neutrisque pepercit Martius ille furor ubi nemo cadebat inultus. Verum cum, Phebi radiis Athlantide stella Iam uultus audente suos opponere, Persis Marte uideretur fuga tucior, ordine rupto Consuluere fugae, laxisque licenter habenis Nocte fere media transuecti fluminis amnem, Arbela perueniunt, ubi rex Babilonius illos, Quos secum fuga contulerat, lugubris et amens Consulit et pariter duro de tempore tractat. Cumque repressisset queruli suspiria cordis, Relliquias Macedum lacrimoso lumine spectans,

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ventre fécondé par le fleuve accouche d’un affreux trépas. Nombreux sont ceux, quand ils avalent d’un gosier avide l’eau du fleuve, dont l’onde engorge les circuits vitaux et coupe la respiration bloquée dans les replis obscurs de leurs entrailles29. En outre, l’étroitesse du pont, seul passage, interdit de se déployer à la masse abondante des escadrons des nobles et des phalanges des gens du peuple, qui se ruent en désordre vers la mort sous la conduite de la peur. L’onde gonflée et le gouffre du fleuve ont du mal à contenir ceux qui tombent par grappes. De tous côtés, ils choient et les profondeurs du cours d’eau enveloppent leur chute. Les Nymphes au teint glauque contemplent leurs cadavres avec étonnement. Le Macédonien, constatant que les glaives des siens faiblissaient et que leurs flèches s’émoussaient, alors que les chevaux de Phébus, sur les campagnes fumantes d’Éthiopie, commençaient à descendre le long de la pente du ciel et que le soleil approchait les Colonnes d’Hercule en brûlant d’un feu atténué30, tire prétexte de la nuit tombante pour obliquer en direction de ceux qui, à ce qu’il croyait, résistaient encore à l’aile gauche. Il orientait ses armes dans cette direction quand un cavalier envoyé par Parménion en estafette annonce le triomphe et le carnage infligé à l’ennemi. Les cavaliers se repliaient sur le camp, lorsque soudain, émergeant des vallées, apparut une colonne perse, dont les boucliers et les casques étincelants faisaient flamboyer la campagne. Tout d’abord, elle ralentit le pas et arrête sa marche ; puis, voyant les Macédoniens si peu nombreux, elle lance un assaut sanglant contre Alexandre. Le roi, qui marchait comme à l’accoutumée devant les étendards des soldats, ignorant des périls de la guerre plutôt qu’il ne les méprisait, opposa aux Perses la citadelle si souvent frappée par l’ennemi, et inexpugnable pourtant, de sa poitrine, et la Fortune qui toujours l’accompagne dans les situations incertaines ne le trahit pas. Il attend de pied ferme le commandant du détachement enragé de passion pour la mort et pour Mars, et d’un prompt coup d’épée lui perce les entrailles. Aussitôt Lysimaque et le glorieux peuple achéen assaillent en tous lieux les Arabes. La rage de Mars ne fut clémente ni à l’un ni à l’autre parti, dès lors que nul ne tombe sans recevoir vengeance31. Lorsque, au moment où l’astre fils d’Atlas32 ose enfin regarder en face les rayons de Phébus, les Perses jugèrent la retraite préférable au combat, ils rompirent les rangs pour s’abandonner à la fuite et, après avoir franchi le cours du fleuve à bride abattue, presque au cœur de la nuit, parvinrent à Arbèles ; là, le roi de Babylone, chagrin et effaré, tient conseil avec ceux que la déroute lui avait ramenés, tout en méditant sur la cruauté des circonstances. Et, après avoir étouffé les soupirs de son cœur gémissant, contemplant d’un œil mouillé de larmes les hommes échappés aux Macédoniens, il dit :

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« Fortuitos », inquit, « tociens uariare tumultus, Nunc aduersa pati, nunc exultare secundis, Nunc caput incuruare malis, nunc tollere sortis Humane est. Humilem sic uidit Lydia Cresum. Sic sic uictorem uersa uice femina uicit. Sic quoque Termopile Xerxen uidere iacentem, Et qui nauigiis totum modo texerat equor, Vix licuit uicto sola cum naue reuerti. Nulla rei nouitas peruertere fortia debet Pectora cum nulla teneatur lege fidelis Esse homini Fortuna diu. Spes unica uictis Contra uictorem rursus sperare tryumphum. Nec dubito quin uictor agros aditurus et urbes Ciuibus exhaustas sed opimis rebus et auro Confertas, ubi gens auidissima, gutture toto Visceribus siccis siciens letale metallum, Temptabit sedare sitim predaque recenti Conceptam saciare famem. Nec inutile nobis Id reor. Interea fines intactaque bellis Regna petiturus Medorumque ultima, uires Non egre reparabo meas. Preciosa supellex Castraque castratis et multa pelice plena Quanti sint oneris et quantum bella gerentes Impediant, usu longo didicere potentes. His partis erit inferior, quibus ante remotis Maior erat Macedo. Spoliis uincetur onustus Qui uicit uacuus. Non auro bella geruntur Sed ferro. Non es non oppida regna tuentur Sed uirtus uiresque uirum. Penetremus abactos Medorum fines. In duris utile rebus Non dictu speciosa sequi docet ipsa facultas. Non secus antiquos primo molimine rerum Nouimus afflictos sortis discrimine patres, Indultis aliquot hostique sibique diebus, Fortunam reparasse suam rursusque retusis Hostibus aduersa de parte tulisse tryumphos. » Finierat Darius. Vox plena pauoris et exspes Visa suis. Cum tot opibus Babilona superbam Et reliquas urbes sine defensore relictas Esset Alexander primo fracturus Eoo, Nulla uidebatur reparande copia sortis, Sed neque quod superest retinendi gratia regni. Seu confirmato tamen agmine siue sequentes Imperium pocius quam consilium ducis, uno Maturant animo Medorum uisere fines.

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« Subir incessamment les assauts contradictoires de la Fortune, tantôt souffrir l’échec, tantôt se réjouir du succès, tantôt courber le front sous le malheur, tantôt le redresser, voilà l’humaine destinée. C’est ainsi que la Lydie vit l’humiliation de Crésus. C’est ainsi qu’une femme, par un renversement du sort, vainquit son vainqueur33. C’est encore ainsi que les Thermopyles contemplèrent Xerxès abattu : lui qui avait couvert de vaisseaux la mer toute entière put à peine s’en retourner avec un seul navire34. Nul aléa inattendu ne doit ébranler les cœurs forts, puisque aucune loi ne contraint Fortune à demeurer longtemps à l’homme loyale. L’unique espérance des vaincus, c’est d’attendre de triompher à leur tour de leur vainqueur. Pour moi, il ne fait pas de doute que notre vainqueur s’apprête à gagner des campagnes et des villes vidées de leurs citoyens, mais regorgeant de richesses et d’or, où ses gens, extrêmement cupides, assoiffés d’irriguer à pleine gorge du funeste métal leurs entrailles desséchées, entreprendront d’étancher cette soif et de rassasier la faim qui les torture de ce butin nouveau. Et cela, à mon avis, n’est pas pour nous sans avantage. Pendant ce temps, je vais me diriger vers le territoire et le royaume des Mèdes35, épargné par la guerre, au bout du monde, où je reconstituerai sans peine mes forces. La lourde charge que représentent des bagages précieux, une garnison encombrée d’eunuques et de prostituées en grand nombre, la gêne que cela impose à des combattants, l’usage l’a depuis longtemps enseigné aux puissants. Ainsi équipé, le Macédonien aura le dessous, lui qui, naguère exempt de ces charges, l’emportait. Accablé de butin, il sera vaincu, celui qui vainquait lorsqu’il en était démuni. On ne fait pas la guerre avec l’or mais avec le fer. Ce n’est pas l’argent, ce ne sont pas les cités qui défendent les royaumes, mais la vaillance et la puissance des guerriers. Gagnons les contrées reculées de Médie. L’éloquence36 elle-même enseigne que, dans le malheur, il est vain de se fier aux belles phrases. Il n’en est pas allé différemment jadis, nous le savons, de nos ancêtres, dans un premier temps accablés par les périls du sort : après avoir accordé quelque temps à l’ennemi et à eux-mêmes, leur fortune s’est rétablie et, en une revanche écrasante, ils ont sur l’adversaire remporté le triomphe ». Darius s’était tu. Sa voix sembla aux siens remplie d’effroi et privée d’espérance. Alors qu’Alexandre s’apprêtait à briser dès l’aurore Babylone orgueilleuse de toutes ses richesses et les autres cités laissées sans défenseur, nulle possibilité d’inverser le destin n’apparaissait, ni même la chance de conserver ce qui restait des royaumes. Pourtant l’armée, qu’elle ait repris courage ou qu’elle se soumette à l’autorité, plutôt qu’à la sagesse, de son chef, se hâte d’un seul cœur d’atteindre le pays des Mèdes.

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Nec mora distribuens celebres apud Arbela gazas Munificus Macedo, tantis ardenter onusto Rebus et inuenta saciato milite preda, Transcurrit Syriam pluuioque citatior Austro Vi uel amicicia superandis ciuibus ardet Obsita coctilibus intrare palacia muris Insignemque olim tot regum laudibus urbem Cui dedit eternum labii confusio nomen. Cumque Semiramia tantum distaret ab urbe, Quantum Secaniis distat Dyonisius undis, Ecce uir illustris, stipatus prole beata, Impiger occurrit Mazeus transfuga regi, Imperio Magni sese Babilonaque dedens. Quem rex complexus auide uultuque benigno Suscipiens tacitis suffocat gaudia uotis, Quippe laboris erat longi magnique paratus Tot populis et tot munitam turribus urbem Obsidione capi nisi machina numine diuum Coctile cementum crebro dissolueret ictu. Virque manu promptus et non inglorius illa Precedenti acie, tociens expertus in armis, Exemplo poterat alios ad federa pacis Inuitare suo. Tunc uero, cohortibus arte Dispositis iussisque sequi et retrocedere Persis, Agmine quadrato stupefactae illabitur urbi. Splendet in occursu tanti Babilonia regis, Et quas congessit ueterum sollertia regum Exponuntur opes. Ardent altaria gemmis, Porticibusque sacris statuae reteguntur auitae. Per fora per uicos et compita serica ridet Vestis, et auriuomis ignescunt fana coronis, Matronasque graues animis ciuesque seueros Tegmina celatis urunt bombicina monstris. Seruus et ancillae, iussi lucescere luxu Barbarico, insolitos nequeunt sufferre paratus, Immemoresque sui dum contemplantur amictus, Iam se presumunt seruos non esse fateri, Hosque, quibus deerat fallax opulentia, iussit Inter honoratos fulgere precaria uestis. Iam totum uictoris iter lasciuia florum Texerat et ramis uiduata uirentibus arbor. Quocumque ingreditur, certant timiamata thuri Diuinique Arabum pascuntur odoribus ignes Et matutino saciantur aromate nares. Effera prefertur claustro indignata teneri

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Sans retard, le Macédonien généreux, distribuant près d’Arbèles des trésors abondants, dès que la troupe s’est avec ardeur chargée de tous ces biens et rassasiée du butin conquis, traverse en hâte la Syrie37 et, plus vif que l’Auster pluvieux, brûle de pénétrer – qu’il faille pour cela soumettre les citoyens par la force ou pacifiquement – dans les palais aux murs de briques et dans la ville jadis illustrée par la gloire de tant de rois, qui tire pour jamais son nom de la confusion des langues. Lorsque la cité de Sémiramis ne fut pas plus lointaine que Saint-Denis des ondes de la Seine38, voici que se présente au roi un guerrier remarquable, le vaillant Mazée, entouré de ses fils tout joyeux, qui changeait de camp pour confier au pouvoir d’Alexandre son sort et Babylone. Le roi l’embrasse avec effusion et lui fait un accueil aimable, réprimant la joie née du contentement de ses désirs secrets : il eût en effet fallu un long effort et de nombreux préparatifs pour prendre au prix d’un siège une ville si populeuse et fortifiée de tant de tours, à moins qu’une machine avec l’aide des dieux n’eût jeté bas de ses coups répétés les remparts cimentés. , homme ardent au combat et qui n’avait pas démérité lors de la récente bataille, guerrier rompu à l’exercice des armes, il pouvait par son exemple en inciter d’autres à conclure la paix. Alors, dans le bel ordre des cohortes, suivies des Perses qui ont reçu l’ordre de marcher derrière, l’armée en formation de marche pénètre dans la ville frappée d’étonnement. Babylone est resplendissante lors de l’entrée d’un si grand roi et étale les richesses amassées par le zèle des anciens souverains39. Les autels étincellent de gemmes et aux portiques saints les statues des ancêtres sont dévoilées. Sur les places, par les rues et par les carrefours, les étoffes de soie chatoient et des guirlandes d’où fuse l’or embrasent le fronton des temples. Des voiles de brocart où sont brodés des monstres entourent de leur flamboiement des matrones au cœur grave et des citoyens austères. Esclaves et servantes, sommés de resplendir d’un luxe barbare, peinent à supporter leur parure inhabituelle et, oublieux d’eux-mêmes lorsqu’ils contemplent leurs habits, osent dès lors nier leur condition de serfs. Quant à ceux à qui fait défaut la richesse mensongère, un vêtement d’emprunt leur permet de briller parmi les dignitaires. Le chemin du vainqueur est jonché tout entier de fleurs riantes et des branchages verdoyants dont on a dépouillé les arbres. Partout où il s’avance, les aromates rivalisent avec l’encens, le feu des sacrifices se nourrit des parfums arabes et la narine se repaît de senteurs orientales. On amène des tigres furieux, indignés d’être tenus en cage, et des léopards enfermés dans

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Tigris et obstrusi ferrato carcere pardi. Inclusi caueis frendunt inmane leones Et quecumque tenet Hyrcanos bestia saltus. Et ne prepediant oculos obiecta sequentum Turba frequens, gradibus euecti ad culmina certis Quam plures auidique suum cognoscere regem Edita murorum longa statione coronant. Occurrunt lyricis modulantes cantibus odas Cum cytharis mimi. Concordant cimbala sistris, Tympana psalterio cedunt, nec defuit aures Blandius humanas docilis sopire uiella. Et quos Nyliace tradunt mendacia gentis Fatidicos celique notis prenosse peritos Sydereos motus et ineluctabile fatum, Memphitae uates currum uictoris adorant. Numquam tam celebri iactatrix Roma tryumpho Victorem mirata suum tam diuite luxu Excepit, seu cum fuso sub Leucade Cesar Antonio sexti mutauit nomina mensis Lactandasque dedit ydris Cleopatra papillas Seu post Emathias acies cum sanguine Magni Iam satur irrupit Tarpeiam Iulius arcem, Et merito : nam si regum miranda recordans Laudibus et titulis cures attollere iustis, Si fide recolas quam raro milite contra Victores mundi tenero sub flore iuuentae Quanta sit aggressus Macedo, quam tempore paruo Totus Alexandri genibus se fuderit orbis, Tota ducum series, uel quos Hyspana poesis Grandiloquo modulata stilo uel Claudius altis Versibus insignit, respectu principis huius Plebs erit ut pigeat tanto splendore Lucanum Cesareum cecinisse melos Romaeque ruinam Et Macedum claris succumbat Honorius armis. Si gemitu commota pio uotisque suorum Flebilibus diuina daret clementia talem Francorum regem, toto radiaret in orbe Haut mora uera fides, et nostris fracta sub armis Parthia baptismo renouari posceret ultro, Queque diu iacuit effusis menibus alta Ad nomen Christi Kartago resurgeret, et quas Sub Karolo meruit Hyspania soluere penas Exigerent uexilla crucis, gens omnis et omnis Lingua Ihesum caneret et non inuita subiret Sacrum sub sacro Remorum presule fontem.

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leur prison de fer. Les lions, dans leurs antres enclos, et tous les fauves qui hantent les fourrés d’Hyrcanie poussent des rugissements féroces. Et pour éviter que l’affluence de la foule ne prive de spectacle les retardataires, très nombreux sont ceux qui grimpent sur les toits au moyen de fermes échelles et qui, avides de voir comment est fait leur roi, festonnent le tour des remparts élevés d’une longue garde d’honneur. Les odes modulées par les mimes au son de la cithare s’harmonisent avec les accents de la lyre, sistres et tambourins résonnent de concert, la cymbale laisse le pas au psaltérion – sans oublier la vièle experte à procurer aux oreilles humaines un doux apaisement. Et ceux que le peuple mensonger du Nil dit augures habiles à discerner dans les signes du ciel le cours des astres et le destin inexorable, les devins de Memphis40, vénèrent le char du vainqueur. Jamais Rome, orgueilleuse de si fréquents triomphes, n’offrit, émerveillée, à son fils victorieux un accueil aussi somptueux, que ce soit lorsque Auguste, Antoine anéanti dans les parages de Leucade, changea le nom du sixième mois et que Cléopâtre offrit son sein à téter aux serpents41, ou quand César enfin repu, après les combats d’Émathie, du sang de Pompée s’empara de la citadelle tarpéienne42 – et c’est justice : car si le souvenir a soin de célébrer les exploits admirables des rois aux accents des éloges triomphaux qu’ils méritent, il suffit de se rappeler en vérité quelle maigre troupe le Macédonien, dans sa tendre jeunesse en fleur, a réunie en vue de se lancer – colossale entreprise ! – à l’assaut des vainqueurs du monde, quel court délai fut nécessaire afin que la terre entière s’effondre aux genoux d’Alexandre, pour que le cortège entier des grands capitaines, ceux que le poème espagnol aux harmonies hautaines ou Claudien ont illustrés de vers altiers, soit piétaille en comparaison : on a même honte de voir Lucain chanter avec tant d’éclat son hymne pour César et la ruine de Rome, et Honorius s’efface devant les combats glorieux de la Macédoine43. Si, émue par les pieux gémissements et les prières implorantes de ses enfants, la clémence divine accordait aux Francs un tel roi, la vraie foi sans délai rayonnerait sur l’univers entier, la nation des Parthes, écrasée par nos armes, réclamerait avec élan de renaître par le baptême, l’orgueilleuse Carthage longtemps anéantie, ses murailles rasées, ressusciterait au nom du Christ, et les étendards de la croix exigeraient de l’Espagne la pénitence qu’elle a mérité d’accomplir du temps de Charlemagne. Toutes les races et toutes les langues entonneraient un chant à Jésus et se dirigeraient enthousiastes vers la source sainte, sous la conduite du saint évêque de Reims44.

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Sextus Alexandrum luxu Babilonis et auro Corruptum ostendit. Castrensia munera certis Distribuit numeris. Armato milite fines Vxios intrat. Sysigambis liberat urbem Et Medatem precibus, a menibus eruta fumat Inclita Persepolis. Mouet occursus miserorum Turbatum regem. Darius discrimina Martis Rursus inire parat. Hic sedicio patricidas Separat a Dario. Sed eos innata simultas Acceptos reddit et credula pectora placat, Nec fatum mutare ualent decreta Patronis.

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Ecce lues mundi, regum timor unicus, ecce Quem tociens poteras, Babilon, legisse futurum Euersorem Asiae, sacra quem predixerat hyrcum Pagina, quem gemini fracturum cornua regni, Presentem mirare uirum, nec despice clausum Coctilibus septis qui latum amplectitur orbem, Cuius inhorrescunt audito nomine reges. Rex erit ille tuus a quo se posceret omnis Rege regi tellus si perduraret in illa Indole uirtutum qua ceperat ire potestas. Aspice quam blandis uictos moderetur habenis. Aspice quam clemens inter tot prospera uictor. Aspice quam mitis dictet ius gentibus ut quos Hostes in bellis habuit cognoscat in urbe Ciues et bello quos uicit uincat amore. Hos tamen a tenero scola quos inpresserat euo Ornatus animi, poliendae scemata uitae, Innatae uirtutis opus solitumque rigorem Fregerunt Babilonis opes luxusque uacantis Desidiae populi quia nil corruptius urbis Moribus illius. Nichil est instructius illis Ad Veneris uenale malum cum pectora multo

Livre sixième

Le livre sixième montre Alexandre corrompu par le luxe et par l’or de Babylone. Le roi répartit selon les effectifs les charges dans l’armée. Il pénètre avec ses soldats dans le territoire d’Uxia ; les prières de Sysigambis obtiennent la libération de la ville et de Médatès. De la célèbre Persépolis ne subsistent que les ruines fumantes de ses murs. La rencontre avec des malheureux bouleverse Alexandre. Darius s’apprête à repartir au combat. C’est alors qu’une révolte marque sa rupture avec les assassins mais leur fourberie innée les fait rentrer en grâce et apaise le cœur crédule du roi, et les avis de Patron sont impuissants à modifier la course du destin.

Voici le fléau de l’univers, objet inégalé de terreur pour les rois, voici celui, ô Babylone, dont tu aurais bien souvent pu apprendre par les livres qu’il bouleverserait l’Asie, le bouc prophétisé par l’Écriture sainte, appelé à briser les cornes de deux royaumes1 – voici cet homme : admire-le et ne méconnais pas, s’il s’enferme entre tes remparts de briques, celui qui embrasse l’étendue du monde et dont le nom, à son seul bruit, fait frissonner les rois. Il sera ton roi, celui-ci, sous le règne de qui toute terre désirerait servir, s’il persévérait dans les penchants vertueux qui avaient marqué le chemin de son pouvoir naissant. Vois la douceur des guides par lesquels il dirige les peuples vaincus, vois sa clémence dans la victoire au milieu de tant de succès, vois sa mansuétude lorsqu’il dicte sa loi aux peuples : ainsi ceux qu’à la guerre il eut pour ennemis, dans la cité il les connaît pour des concitoyens et il vainc par l’amour ceux qu’il a vaincus par les armes. Pourtant, les élégances du cœur dont son éducation l’avait, dès ses tendres années, empreint, le dessin d’une vie toute appliquée à se polir, l’œuvre d’une vertu native et l’austérité à laquelle il était rompu furent anéantis par les richesses de Babylone et le luxe d’un peuple abandonné à la mollesse – car il n’est rien d’aussi corrompu que les mœurs de cette cité2. Rien plus qu’elles n’est entraîné aux méfaits d’une Vénus à vendre,

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Incaluere mero : si tantum detur acerbi Flagicii precium, non uxores modo sponsi Sed prolem hospitibus cogunt prostare parentes. Sollempnes de nocte uident conuiuia ludos Quos patrio de more solent celebrare tyranni. Hos inter luxus Babilonis et ocia Magnum Ter deni tenuere dies et quatuor, unde Terrarum domitor exercitus ille futurus Debilior fuerat si post conuiuia mensae Desidis effrenum piger irrupisset in hostem. Ergo Semiramiis postquam Mauortius heros Finibus egressus Satrapenis constitit aruis, Quedam que dederant patres precepta prioris Miliciae mutanda ratus castrensia, certos Munera sub numeros arguta mente redegit. Vtque suos habeant cyliarchas, queque quiritum Milia constituit, quibus indubitata probetur Iudicibus uirtus equitum dignusque probatis Exhibeatur honos ne falso premia poscat Qui tepide gessit, ne sub probitatis amictu Splendeat improbitas, et ne mercede negata Perdiderit titulum qui gessit fortia fortis. Moris apud ueteres Macedum patremque Philippum Hactenus exstiterat, cum tolli signa iuberent, Castra ciere tuba, que prepediente tumultu Armorumque sono non pertingebat ad omnes. Sed super hoc cautum est ut pertica signa mouendi Luce sit in signum, fumus de nocte uel ignis. Neue quis alterius munus uel fortia gesta Vsurpare suisue ascribere uiribus ausit, Vnumquemque uirum uice qua donatur et actis Contentum iubet esse suis. Monet allicit artat Fortes conductos ciues prece munere scripto. Romuleos reges subiecto legimus orbe In populos legem et causas dictasse forenses Cum deus ultrices Furias arceret Olympo, Theodosius terris. Sed plus fuit arma tenentes Legibus astringi quam uictis condere iura, Et maius fuit armatos decreta rigoris Suscipere in bello quam ius in pace pacisci. Hec ubi mature tractata libentibus omnes Accepere animis, Susam tradentibus urbem Ciuibus et multis hilarato milite gazis, Agmen ad Vxias conuertit turbidus arces. Vxiae regionis onus summamque regebat

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lorsque abondance de vin pur a échauffé les cœurs : simple mesure de cette féroce infamie, ce n’est pas seulement l’époux qui contraint sa femme à se prostituer à ses hôtes, mais les parents leurs fils. Des festins nocturnes contemplent ces jeux rituels que les rois ont hérité de leurs ancêtres la coutume de célébrer. Trente-quatre jours retinrent Alexandre parmi les turpitudes et les langueurs de Babylone, au point que son armée, appelée à dompter la terre, aurait faibli si, engourdie par des agapes énervantes, elle avait dû mener l’assaut contre un ennemi déchaîné. Aussi le héros martial, après qu’il eut quitté le pays de Sémiramis pour le territoire des Satrapes3, considéra qu’il fallait modifier certains règlements militaires, relatifs naguère au service, hérités de ses pères. De façon judicieuse, il ramena les récompenses à des tarifs précis : il décida que chaque groupe de mille hommes ait son chiliarque qui juge sans contestation du courage des cavaliers et sur l’approbation de qui honneur soit rendu à qui le mérite, de façon à ce que l’homme tiède au combat renonce à en réclamer injustement le prix et que la lâcheté ne puisse se parer du voile étincelant de la prouesse – pour que, de même, le vaillant auteur de valeureux faits d’armes ne soit pas frustré de sa gloire, en se voyant privé de son salaire4. Du temps des Macédoniens d’autrefois et de son père Philippe, il avait jusqu’alors été d’usage, au moment de lever le camp, d’éveiller l’armée au son de la trompette ; celui-ci, couvert par le tumulte et le fracas des armes, ne parvenait pas à tout le monde. Alexandre veilla à ce qu’une perche brandie donne en outre, de jour, le signal du départ et, de nuit, une fumée ou bien un feu. Et, pour éviter que quiconque n’osât s’approprier la récompense d’un autre ou s’attribuer ses exploits, il ordonna à chaque guerrier de s’en tenir à la place et au rôle qui lui sont confiés. Il convainc les vaillants à force de prières, séduit les mercenaires au moyen de l’espoir du gain, lie les citoyens par contrat5. Nous avons lu que les souverains de Rome, une fois le monde assujetti, imposèrent aux peuples leur loi et leurs juridictions, lorsque Dieu eut banni de l’Olympe, et Théodose de la terre, les Furies vengeresses6. Mais ce fut plus grande entreprise de lier par des lois les combattants en armes que d’établir pour les vaincus des règles, et tâche plus ardue de faire accepter aux guerriers des décrets rigoureux en temps de guerre que de fixer le droit en temps de paix. Quand tous eurent admis d’un cœur consentant ces dispositions mûrement réfléchies, une fois que les citoyens de Suse eurent livré leur ville et ses trésors immenses à la joie des soldats, plein de fièvre, Alexandre dirige son armée vers la citadelle d’Uxia. C’est le préfet Médatès qui détenait responsabilité et

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Prefectus Medates, sane uir fortis et ingens Exemplar fidei, pro qua suprema subire Non ueritus, uerum Dario seruabat amicum. Doctus ab indigenis iter esse latens et opertum Ciuibus ignaris, Graios quod ducat ad urbem, Delectis equitum tantum in discrimen ituris Prefecit Macedo meriti Taurona probati. Ipse mouens circa tenerae primordia lucis Angustas superat fauces aditusque locorum, Cesaque materies faciendis cratibus apta Et pluteis curua testudine surgit in arcem, Artificum ut studiis tali munimine tuta Funditus erueret muros armata iuuentus. Sed grauis accessus cum dura minetur acutis Cotibus et saxis succidi nescia tellus. Nec solum Macedo cum duro dimicat hoste, Sed locus est cum quo pugnandum uiuaque cautes Natiuo munita situ ; tamen arta subibant Et prerupta leues duce precedente cohortes. Quem tamen obiecta testudine, cum peteretur Eminus ex alto telorum grandine, nec ui Nec prece barbaricis poterant auellere muris, Quippe inter primos galeato uertice primus Fulminat in muros, nunc grandia saxa uolutans, Nunc sude suffodiens, nunc frangens ariete portas, Nunc tormenta rotat tormentum flebile mundi, Impellensque suos, « Pudeat iam, proch pudor », inquit, « Victores Asiae, o socii, quibus ante tot urbes Cessere, exigui dormire ad menia castri. Que loca, quod subsistat opus ? quis non ruat agger Ante manus Macedum ? que menia stare uel arces Sustineant ? solidis que fundamenta columpnis Inniti ualeant cum senserit altus adesse Murus Alexandrum ? Quamuis equandus Olimpo, Corruet, et discent michi condescendere turres. » Dixit, et in summa Tauron apparuit arce. Quo semel aspecto Grais audacia creuit, Corripuitque pauor et desperatio ciues. Hiis extrema pati patriaeque impendere uitam, Illis corde sedet fuga si modo libera detur. Maxima nubiferam se turba recepit in arcem. Nec mora ter denis uictorem flectere missis Vt liceat salua uictos abscedere uita, Triste reportatur responsum a principe nullum

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pouvoir sur la région d’Uxia – un homme à coup sûr valeureux et le modèle insigne d’une loyauté pour laquelle il n’hésitait pas à courir le risque suprême, conservant à Darius un authentique ami7. Instruit par des indigènes de l’existence d’un chemin secret et ignoré des habitants capable de conduire les Grecs jusqu’à la ville, le Macédonien établit à la tête des cavaliers d’élite, prêts à affronter si grand péril, Tauron, homme d’un mérite éprouvé. Lui, faisant mouvement dès l’aurore du jour naissant, franchit des gorges et des passes encaissées. Par ailleurs, on coupe du bois pour en faire des claies et des panneaux en forme de tortue convexe8, dressée contre la forteresse : ainsi, les jeunes guerriers, protégés par la construction qu’ils doivent au zèle des charpentiers, saperont jusqu’au sol ses murailles. Mais l’approche est ardue, vu que la dureté du sol, impossible à entamer, lui oppose la menace de cailloux acérés et de rocs. Ce n’est pas seulement contre un ennemi farouche que se bat le Macédonien, il lui faut lutter contre le site naturel, protégé par la roche à vif. Cependant, les troupes légères affrontaient goulets et escarpements, précédées de leur chef. Ce dernier assailli d’en haut par une grêle de traits malgré la protection de la tortue, on ne peut ni par la force ni par des prières l’arracher aux murailles barbares. Premier de ceux du premier rang, casque en tête, il déchaîne la foudre contre les remparts, tantôt en faisant rouler d’énormes blocs de pierre, tantôt en fouissant les portes avec un pieu, tantôt en les ébranlant du bélier. Tantôt il expédie des projectiles tournoyants, en machine de guerre qui fait gémir le monde. Apostrophant les siens, « Honte sur vous, dit-il, ô vainqueurs de l’Asie, ô mes compagnons devant qui jusqu’alors tant de villes ont capitulé ! Soyez honteux de rester endormis face aux murailles d’un humble bourg ! Quelle est la place, quelle est la construction qui peut résister, quelle est l’enceinte qui manquerait de s’effondrer devant les troupes de la Macédoine ? Quels remparts, quelles forteresses souffriraient de rester debout ? Quelles robustes colonnes auraient la force de soutenir ses fondations, lorsque la muraille altière aura compris qu’Alexandre est devant elle ? Dût-elle être comparable à l’Olympe, elle s’écroulera, et les tours apprendront à s’incliner devant moi. » Il dit, et Tauron apparut au-dessus de la citadelle. A peine l’eut-on aperçu que l’audace des Grecs s’accrut et que terreur et désespoir abattirent les habitants de la ville. Le cœur des uns est habité par le souci de sacrifier leur vie à leur patrie en affrontant l’ultime instant, celui des autres par la fuite, pour peu qu’on la leur autorise. Une foule immense se replia vers le donjon porte-nuées. Tout aussitôt, trente hommes sont envoyés en ambassade pour fléchir le vainqueur, lui demandant d’autoriser les vaincus à se retirer la vie sauve ; c’est une sinistre réponse

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Esse locum ueniae, paruas superesse doloris Suppliciique moras. Torpent languore pauoris Percussi ciues, dociles extrema uereri. Dirigit ergo preces occulto calle per umbras Ad matrem Darii Medates ut mitiget iram Regis et ut uictis inuictus parcat et urbi. Non ignarus eam uenerari et matris honore A uictore coli, Medates eius sibi neptem Duxerat, ad Darium cognato sanguine spectans. Rennuit illa diu precibus concurrere quamuis Iusta petant, et « Fortunae non congruit isti Qua nunc uersor », ait, « tantos admittere fastus. Victorem qua fronte rogem captiua ? Repulsam Ex merito patitur qui postulat ulterius quam Promeruit. Spes, quam meritum non preuenit, a spe Deuiat, et uerum dat ei presumptio nomen. Conuenit ut pocius quod sim captiua penes me Contempler quam quod fuerim regina recorder. Tot precibus latis uereor ne fessa residat Neue fatigari queat indulgentia regis. » Ista Sysigambis, suplicum tamen icta dolore, Scribit Alexandro : uictis si parcere nolit, Luce frui Medaten, iam uictum iamque fatentem Se peccasse, sinat. Que tunc moderatio Magni, Que pietas fuerit uel que constantia regis Arguit hoc unum quod non Medati modo uerum Omnibus ignouit et libertate priori Concessa captam captiuis reddidit urbem. Restituit patrios priscis cultoribus agros Immunesque coli mandauit et absque tributo. Si uaga uictori Dario Fortuna dedisset Vrbem pre manibus, non impetrasset ab illo Plura parens quam que uictis dedit hostibus hostis. Nec mora, diuisis cum Parmenione cateruis, Imperat ut Darium caute uestiget, eumque Campestri iubet ire uia, tamen ipse retentis Delectis equitum iuga tendit in ardua, quorum Perpetuum excurrit uergens in Persida dorsum. Non alias Macedo, grauiora pericula passus, Experto didicit semper uariamque sibique Dissimilem et nulli fortunam stare perhennem. Perque tot angustas et qua uia deuia fauces Perque tot anfractus et qui uestigia numquam Admittunt hominis gradiens, Pelleus ab hoste Desuper obruitur et non inpune frequenter

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qui leur est faite de la part du prince : il n’y a nulle place pour le pardon, il ne reste qu’un bref sursis avant le deuil et le supplice. Les citoyens, frappés de paralysie par la terreur, se résignent à attendre leur dernière heure dans la crainte. Médatès adresse donc de nuit, par une voie obscure, une prière à la mère de Darius : puisse-t-elle adoucir la colère du roi et faire que lui, l’invaincu, épargne les vaincus et leur ville. Médatès, qui n’ignorait pas que le vainqueur la vénérait et l’entourait des honneurs dus à une mère, avait épousé sa nièce – parenté par alliance qui le rapprochait de Darius. Elle refusa longtemps d’aller à la rencontre de ses prières, si juste soit la requête formulée par elles, en disant : « Il ne s’accorde pas avec la destinée qu’à présent je subis de faire montre de tant de prétention. De quel front, moi captive, pourrais-je implorer le vainqueur ? Il essuie à bien juste titre une rebuffade, celui qui réclame plus qu’il n’a mérité. L’espoir que ne prévient pas le mérite est un espoir dévoyé, qui a pour vrai nom présomption. Il me convient plutôt de constater par-devers moi que je suis une prisonnière que de me rappeler que je fus une reine. Je crains qu’à force de se voir adresser tant de prières, la bienveillance du roi, lassée, ne s’interrompe, ou qu’elle ne puisse s’impatienter. » Frappée néanmoins par la douleur des suppliants, Sysigambis9 écrit à Alexandre en ces termes : s’il refuse d’épargner les vaincus, qu’il permette de jouir de la lumière à Médatès, qui avoue désormais sa défaite et sa faute. Quelles furent alors la modération d’Alexandre, sa miséricorde, ou bien son équanimité royale, le fait que voici suffit à le démontrer : il pardonna non au seul Médatès, mais à tous, et, leur ayant octroyé leur liberté de naguère, il restitua aux captifs la ville qu’il avait capturée. Il rendit les champs paternels à leurs anciens cultivateurs et les laissa les exploiter sans acquitter ni taxe ni tribut. Si la Fortune vagabonde avait mis cette ville entre les mains de Darius victorieux, sa mère n’aurait pas obtenu de lui plus que ce que l’ennemi accorda à ses ennemis vaincus. Peu après, ayant partagé les troupes entre lui-même et Parménion, il commande à ce dernier de suivre prudemment la trace de Darius, et lui enjoint d’emprunter la route de la plaine, tandis que lui, gardant à ses côtés l’élite des cavaliers, se dirige vers les sommets abrupts, dont il parcourt la crête gigantesque qui s’étend jusqu’en Perse. En nul autre lieu, le Macédonien, qui avait affronté de bien graves périls, n’apprit de l’expérience que Fortune est toujours variable et dissemblable d’elle-même, qu’il n’est personne au côté de qui elle se tienne en permanence. S’avançant parmi tant de gorges étroites et de voies sans chemin, parmi tant de sentes où jamais le pied de l’homme ne se pose, l’enfant de Pella est attaqué d’en haut par l’ennemi, et souvent

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Compulsus retroferre gradus, multaque suorum Sanguinis impensa post tot discrimina tandem Hostica confregit collato robore signa, Victaque sederunt uictricibus arma sub armis. Vix bene purgato noctis caligine caelo, Traiciens Macedo molimine pontis Araxen Persepolim festinus adit, captamque redegit In cineres celebrem tot priscis regibus urbem. Diuiciis tumidas cum ceperit ante tot urbes, Huius opes alias opulentia barbara longe Preteriit. Luxum totius Persidis istuc Intulerant reges. Sacrum penetralibus aurum Et rudis eruitur argenti massa uetusti. Ex aditis rapitur non tantum partus ad usum Agger opum, nec ad hoc congessit auara uetustas, Quantum ut mirantes traheret speculatio uisus. Curritur in predam citius, certatur et inter Predones, hostisque loco truncatur amicus, Cui preciosior est rapta aut inuenta rapina : Causa necis preciumque fuit preciosa supellex. Et quod quisque rapit, iam non capit improbus, unde Accidit ut quod iam non occupat estimet illud. Purpura diripitur, laceratur regia uestis Artificum sudata manu, queque aspera signis Aurea uasa rigent, dolabris in fragmina cedunt. Nil sinit intactum nullis contenta cupido. Integra nulla manent. Membris simulacra reuulsis Plus terroris habent mutilata minusque decoris. Exitus hic urbis, que tot regalibus olim Floruerat titulis et que tot gentibus una Iura dabat, quondam specialis et unicus ille Europae terror, decies cum mille carinis Obstrueret totum numerosa classe profundum, Neptunum fossis inmittere collibus ausa Ausaque montanis exponere lintea dorsis. Persarum reliquas urbes tenuere secuti Post Magnum reges. Huius uestigia nusquam Inuenies nisi strata rapax ostendat Araxes Menia marmoreis paulo distantia ripis. Dixeris indignam dignamue his cladibus urbem Ambigitur, nam cum subiturus menia Magnus Pergeret, occurrit agmen miserabile uisu. Captiui Macedum tria milia, corpora cesi, Auribus orbati, pedibus manibusue recisis, Vel labra precisi, penitus uel lumine cassi,

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contraint de faire retraite non sans dommage ; c’est au prix du sang, répandu à flots, des siens qu’enfin, après tous ces dangers, rassemblant ses forces, il brisa les enseignes de l’ennemi et que les armes victorieuses établirent leur camp sur les armes vaincues10. Le ciel n’était pas encore tout à fait nettoyé des ombres de la nuit, quand le Macédonien, franchissant l’Araxe11 par un pont qu’il avait fait bâtir, se rue sur Persépolis ; il la prit et réduisit en cendres une cité jadis illustrée par des rois si nombreux. Alors qu’il avait pris auparavant tant de villes gorgées de trésors, l’opulence barbare de celle-ci dépassait de loin la richesse des autres. Les rois y avaient amassé le luxe de la Perse entière. L’or des objets sacrés et d’antiques blocs d’argent massif sont arrachés aux sanctuaires. Des monceaux de richesses sont enlevées à leurs cachettes non tant pour servir au profit – ce n’est pas non plus dans ce but que les avait accumulés la cupidité des anciens – que pour séduire par leur spectacle les yeux admiratifs. On se rue sur la proie, on se bat même entre brigands ; au lieu de l’ennemi, on égorge l’ami qui a saisi ou découvert un butin plus précieux : des marchandises de grand prix sont cause et prix d’une tuerie. Et ce que chacun s’acharne à conquérir, il n’a bientôt plus la place de le conserver : aussi bien estime-t-on, à l’aventure, le prix d’un objet avant que de s’en saisir12. On s’arrache la pourpre, on déchire les vêtements royaux qu’avaient tissés des mains d’artistes, et les vases d’or ciselé, avec leurs figures en relief, à coups de hache sont brisés. L’avidité insatiable ne laisse rien intact. Aucun objet ne reste entier. Les statues aux membres arrachés inspirent, mutilées, une terreur plus grande, si elles n’ont pas tant de beauté13. Telle fut la fin de la cité qui, autrefois, resplendissait de tant d’ornements royaux et qui seule dictait ses lois à tant de peuples – objet jadis incomparable et sans égal d’effroi pour l’Europe, lorsqu’elle barrait la mer toute entière au moyen d’une flotte immense de dix mille vaisseaux, quand elle avait l’audace de combler le royaume de Neptune avec la terre arrachée aux collines et de déployer des voiles sur le dos des montagnes14. Les rois qui succédèrent à Alexandre occupèrent les autres villes de la Perse ; de celle-ci, on ne trouvera trace nulle part, à moins que l’Araxe vorace ne signale l’emplacement de ses murs abattus, à faible distance de ses rives de marbre. Doit-on dire que la ville avait mérité ou non ces désastres ? La chose est incertaine car, au moment où Alexandre s’avançait au pied des remparts, vint à sa rencontre une troupe d’aspect lamentable15 : trois mille captifs macédoniens, au corps déchiré, aux oreilles arrachées, aux pieds ou aux mains coupés, aux lèvres tranchées ou aux orbites complètement enfoncées, ou encore

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Aut aliqua a Persis membrorum parte minuti. Preterea que longa sui ludibria seruant, Frontibus impressa est rudibus nota barbara signis. Hos ubi non homines uerum simulachra uideri Rex ratus in primis tandem cognouit, obortis Intepuit lacrimis, uictorque exercitus ille Fleuit, et in subitum uersa est uictoria luctum. Rex miseros fortis animi iubet esse, daturum Se quicquid peterent, uisuros dulcia rura Diuitis Europae, uxores dulcesque propinquos Spondet et in patrio capturos cespite sompnum. Secedit uallo uulgus miserabile donec Que potiora petat libra deliberet equa. Hiis Asiae placuit consistere finibus, illis Dulcior est patrius alieno cespite cespes. Quorum quem docilis celebrem facundia linguae Fecerat Euctemon ita creditur esse locutus : « Quem modo de tenebris et clauso carceris antro Vt peteremus opem puduit procedere, trunci Corporis exicium patriae qua fronte ualebis Ostentare tuae, spectacula leta daturus Cum sane incertum discrimina tanta tulisse Peniteat magis an pudeat ? Bene fertur iniqua Condicio cum tecta latet. Bene fertur amara Condicio miseram si nosti abscondere uitam, Nullaque tam nota est miseris tam patria dulcis Quam sedes aliena, domus sine teste prioris Fortunae. Miseros faciunt loca sola beatos Quando beatarum subeunt obliuia rerum. Qui totum ponunt in spe uel amore suorum, Quam cito sustineat lacrimarum arescere riuus Ignorant. Leuiter ueniunt leuiusque recedunt Blandiri dociles lacrimae, solasque propinqui Impendunt miseris lacrimas, arentibus illis Cum lacrimis arescit amor pietasque tuorum. Sors miseri querula est, felicis uero superbus Est status, et tumidae nulla est compassio mentis. Quem fastidit homo non uere diligit. Ille Verus amor miserum qui non fastidit amicum. Fortunam alterius dum tractat, quisque recurrit Ad propriam et propria consulta sorte requirit Tales exterius qualem se nouerit intus. Fortunata parem solet alea querere casum. Fastidisse alius alium poteramus et esse Obprobrio mixtim nisi mutua fata dedissent Omnibus equales inter tria milia casus.

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victimes de la part des Perses de quelque autre mutilation. En outre la marque barbare de caractères grossiers avait été imprimée sur leurs fronts, qui conservent longtemps le souvenir des outrages infligés. Le roi crut d’abord voir des fantômes, non des hommes ; quand enfin il les reconnut, il éclata en pleurs brûlants et l’armée victorieuse gémit ; son triomphe aussitôt se transforma en deuil. Le roi demande aux malheureux d’avoir courage, il leur donnera ce qu’ils demandent : il leur promet qu’ils reverront les douces campagnes de la riche Europe, leurs épouses et leurs chers parents et qu’ils reposeront sous la glèbe de leur patrie. La triste compagnie s’éloigne de l’enceinte, le temps de décider, après avoir pesé le pour et le contre, ce qu’elle choisit de demander. Les uns préféreraient demeurer sur le territoire de l’A sie, pour les autres, le sol de la patrie a plus de douceur qu’aucun autre. Pour les premiers, Euctémon16, rendu célèbre par son éloquence agile, parla, pense-t-on, en ces termes : « Toi qui as eu honte quand nous sommes sortis tout à l’heure des ténèbres et de l’antre clos d’une prison pour demander de l’aide, de quel front pourras-tu exhiber sous les yeux de ta patrie l’état de ton corps en lambeaux ? Tu lui offrirais ce joyeux spectacle, quand tu te demandes si c’est du chagrin ou bien de la honte qu’il faut éprouver pour avoir subi de telles disgrâces ? On supporte bien un sort odieux lorsqu’il reste ignoré. On supporte bien un sort amer si l’on sait cacher sa vie misérable, et pour les malheureux, la patrie n’est pas aussi familière, aussi douce qu’un pays étranger, une demeure qui n’a pas connu le spectacle de leur bonheur passé. C’est le lieu où il vit, et lui seul, qui rend la joie au malheureux, quand le gagne l’oubli du bonheur. Ceux qui fondent tout leur espoir sur l’amour de leurs proches ne savent pas combien les fleuves de larmes sont rapides à sécher. Si les pleurs, prompts à la tendresse, viennent vite, ils s’en vont encore plus vite, et c’est eux seuls que leurs parents ont à offrir aux misérables. Quand les larmes s’assèchent, avec elles se dessèchent l’amour et l’affection des vôtres. Le sort du malheureux lui inspire la plainte, mais le bonheur est dédaigneux et, pour le cœur plein de lui-même, la compassion n’existe pas : on n’aime pas vraiment celui qui vous inspire dégoût. Le vrai amour, c’est celui qui n’éprouve pas de dégoût pour l’ami malheureux. Quand il considère la fortune d’autrui, chacun la réfère à la sienne et exige d’après son propre sort que les autres apparaissent tels qu’il se sait être lui-même. Qui a la faveur de la chance veut de l’autre un destin pareil. Nous aurions pu nous dégoûter l’un l’autre et nous faire honte mutuellement si nos destinées respectives n’avaient infligé aux trois mille que nous sommes les mêmes infortunes. Les tendres

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Vxores tenerae, quas in feruore iuuentae Duximus et spretas sumptis dimisimus armis, O quam sollempni in socialia federa uultu Admittent uiles Veneris sine fomite truncos Partirique uolent genialis gaudia lecti ! Vsque adeo sexus nobis incognitus ille est ? Pectore femineo uernalis certior aura est, Mollior est adamas. Felici que solet esse Dura uiro, miserum poteritne uidere maritum ? Obsecro uos, olim uita defuncta iuuentus, Querite quas habitent semesa cadauera sedes. Queramus parili uoto lugentibus aptum Abiectisque locum. Ignotis lateamus in horis, Quos penes agnosci miseri iam cepimus, immo Quos penes inuisum iam desiit esse cadauer. » Hactenus Euctemon, cui sic oriundus Athenis Theseus obiecit : « Nemo estimat », inquit, « amicum Corporis ex habitu, durae ludibria sortis Nemo pius pensat. Non nos natura creatrix Sed contemptibiles hostis uiolentia fecit. Omnibus esse malis me iudice censeo dignum Quem pudet euentus, sua cui fortuna pudori est. Desperare solent alios in tempore duro Esse miserturos aliis hii qui misereri Non uellent si Fata darent contraria fila. Inclementis homo mentis male conicit ex se Rara quod humanae sedeat clementia menti. Spe maius uotoque deos offerre uidetis Vxores patriam prolem patriosque penates. Heu liceat clausis erumpere carcere, lucem Aeraque et linguam patriosque resumere mores. Cur miser hic et seruus eris si patria detur In uotis, in qua tantum miser esse teneris ? Exulibus tandem fortuneque ultima passis Est aliquid patrio se reddere posse sepulchro. Mollius ossa cubant manibus tumulata suorum. In Persis maneant Medorumque aera spirent Felices alii quos diffidentia patrum Vxorumque potest auellere dulcibus aruis. Me sane regis usurum munere constat Europam patriamque sequi, modo libera detur Visendi a superis natalia rura facultas. » Finierat Theseus sed paucos repperit huius Voti participes. Aliorum pectora uicit

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épouses auxquelles nous nous sommes unis dans le feu de notre jeunesse et que nous avons dédaignées pour partir au combat, avec quelle mine compassée vont-elles admettre dans leur société de pauvres hommes-troncs peu aptes aux ardeurs de Vénus, et vouloir partager avec eux les plaisirs du lit conjugal ! Ce sexe, ne le connaissons-nous pas ? La brise printanière est moins légère que le cœur féminin et le diamant moins dur17. Celle qui a pris l’habitude d’être désagréable envers un mari heureux, pourra-t-elle regarder un époux malheureux ? Je vous en prie, ô jeunes gens qui avez désormais fait le deuil de votre existence, recherchez des demeures que puissent habiter des moitiés de cadavres. Recherchons tous en chœur la résidence qui convient à notre chagrin et à notre abjection. Cachons-nous dans des contrées ignorées, auprès de ceux qui ne nous ont jamais connus que malheureux ou, pour mieux dire, aux yeux de qui les cadavres que nous sommes ne sont plus tout à fait odieux. » Tel fut le discours d’Euctémon. Thésée, natif d’Athènes18, lui répliqua en ces termes : « Personne, dit-il, ne juge son ami d’après l’apparence physique ; personne, s’il a de l’affection, n’accorde de valeur aux caprices d’un sort cruel. Ce n’est pas la nature créatrice, mais la violence de l’ennemi qui nous a faits hideux. Pour moi, je juge digne de tous maux celui qui a honte de sa mésaventure, celui qui rougit de son sort. D’ordinaire, ceux qui désespèrent d’obtenir la pitié d’autrui dans l’adversité sont ceux-là qui ne voudraient pas accorder leur pitié aux autres si les destins tissaient un sort contraire. L’homme dont l’esprit ignore la clémence conjecture à tort, d’après son propre cas, que la clémence habite rarement l’esprit humain. Au-delà de ce que vous espériez et désiriez, les dieux, vous le voyez, vous rendent votre épouse, votre patrie, vos enfants et votre maison. Vous étiez captifs : saisissez l’occasion de vous arracher à votre prison, de retrouver le jour et l’air, la langue et les coutumes de vos pères. Pourquoi seras-tu malheureux et esclave en ces lieux, si est offerte à tes désirs la patrie, où tu ne passeras que pour un malheureux ? Enfin, c’est quelque chose, pour l’exilé, pour celui qui a souffert les pires coups de la Fortune, de pouvoir restituer son corps au tombeau familial. Ses os connaissent un repos plus doux, s’ils sont inhumés par la main de parents. Que d’autres aient plaisir à rester chez les Perses et à respirer l’air de la Médie, si leur défiance envers leur père et leur épouse peut les éloigner du cher pays. Pour moi, c’est sûr, je profiterai de l’offre du roi et je gagnerai l’Europe et ma patrie, si seulement les dieux m’accordent de revoir les campagnes où je suis né. » Thésée en avait fini, mais il trouva peu d’hommes pour partager son sentiment. Le cœur des autres se laissa dominer par la force

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Consuetudo potens natura fortior ipsa. Quorum consilio concurrens Magnus opimos Non solum partitur agros sed prodigus addit Es uariosque greges et leti farris aceruos Ne frumenta solo desint, cultoribus era. Hiis ubi consulte prouidit Martius heros, Medorum ingreditur reparato milite fines, Precipitique legens Darii uestigia cursu Ne fuga surripiat pleni pars magna triumphi Qui solus superest, pardis instantior instat. Sed iam Belides Ebactana uenerat urbem, Metropolim Mediae. Decreuerat inde subire Bactrorum fines. Sed cum loqueretur adesse Rumor Alexandrum, cuius satis agmina contra Pennatosque gradus distantia nulla locorum Longa uidebatur, mutato pectore mutans Consilium, totos orditur in arma paratus, Pugnandoque mori decreuit honestius esse Quam uictam tociens fatis extendere uitam. Vnde uiae comites paulo consistere iussos Intuitus, « si me ignauis sors equa laboris Iungeret et mortem reputantibus », inquit, « honestam, Qualiscumque foret, pocius dicenda tacerem Quam uerbo uellem consumere tempus inani. Sed maiore fide quam uellem quamque decorum Esset uirtutis expertus robora uestrae, Iam didici quam sit uenerabile nomen amici, Quam sincera fides sinceros inter amicos. Tot rebus monitus presumere debeo tantis Me dignum sociis. De tot castrensibus ante Vnica Persarum superestis gloria, qui me Bis profugum, uicti bis principis arma secuti. Vestra fides stabilemque probans constantia mentem Efficiunt ut non uerear me credere regem, Vt me Persis adhuc ausit regnare fateri. Qui pocius castris uicti elegistis adesse Victoris quam signa sequi, me iudice digni, Si michi non liceat, pro me quibus etheris ille Dignas rector aget grates quia non erit ulla Nescia tam recti, tam non obnoxia iustis Surdaque posteritas que uos non efferat equis Laudibus in caelum, que non memoranda loquatur, Que uos et meriti taceat preconia uestri. Viuere per famam dabitur post fata sepultis. Sola mori nescit eclypsis nescia uirtus.

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de l’habitude, plus puissante que la nature même. S’étant rangé à leur avis, Alexandre ne se contente pas de répartir entre eux des champs féconds, mais il leur donne encore généreusement un pécule, divers troupeaux, et des monceaux de semences fertiles, pour que le blé ne manque point au sol ni l’argent aux cultivateurs. Lorsque le héros martial eut pris en leur faveur ces dispositions prévoyantes, il pénètre avec ses forces reconstituées dans le pays des Mèdes. Suivant les traces de Darius au rythme précipité de la course – car il craint que la fuite ne lui soustraie l’élément capital d’un triomphe complet, qu’il lui reste encore à obtenir –, il le presse avec plus d’insistance qu’un léopard. Mais déjà le fils de Bélus avait rejoint la cité d’Ecbatane, capitale des Mèdes. Il avait l’intention de se rendre de là jusque dans les contrées de Bactriane19. Mais lorsque la rumeur signala qu’arrivaient Alexandre et son armée, dont aucune distance n’est assez longue pour arrêter la marche ailée, il change de dispositions et de résolution et entame tous les préparatifs pour la guerre, jugeant qu’il est plus honorable de mourir en luttant que de prolonger une vie si souvent écrasée par les coups du destin. Aussi demanda-t-il à ses compagnons de route de s’arrêter un bref moment et, les regardant, leur dit-il : « Si un sort égal à ma peine m’avait donné pour escorte des lâches et des gens qui jugent honorable toute espèce de trépas, je préférerais taire ce que j’ai à dire plutôt que gaspiller le temps en de vaines paroles. Mais ayant éprouvé, avec votre fidélité supérieure à mes exigences, supérieure même à l’honneur, la vigueur de votre courage, j’ai enfin compris à quel point le nom d’ami est vénérable, à quel point, entre amis sincères, est sincère la loyauté. Instruit par tant d’événements, je dois m’enorgueillir d’être digne de tels amis. D’entre tous ces soldats que j’avais autrefois, en vous seuls survit la gloire de la Perse, vous qui avez suivi deux fois l’exilé que je suis, vous qui êtes restés fidèles aux armes d’un prince deux fois vaincu. Votre loyauté et votre constance, ces preuves de la fermeté de vos cœurs, font que je n’ai pas peur de me croire roi, que la Perse ose proclamer que je règne encore. Vous qui avez choisi d’assister le parti du vaincu plutôt que de suivre les étendards du vainqueur, vous êtes dignes, selon moi, de recevoir en mon nom de la part du maître du ciel (si la chose est à moi impossible) les remerciements que vous méritez : aucune des générations qui viendront ne sera à ce point ignorante du bien, hostile et sourde à la justice que ses éloges ne vous portent aux nues comme il convient, qu’elle ne célèbre votre mémoire, qu’elle taise la louange due à vous-mêmes et à votre mérite. Lorsque vous serez morts et enterrés, il vous sera donné de vivre par l’entremise de la renommée. Seule la vertu qui ne connaît pas d’éclipse ne connaît pas non plus la mort. Aussi,

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Vnde fugae latebras, quam semper abhorreo, quamuis Molirer, uirtute animi tantoque meorum Consilio fretus, irem tamen obuius hosti. Exulat in regno Darius, sed quousque feretis Ciues quod patrio rex imperet aduena regno ? Aut michi defungi uita continget honesta Aut reuocare meas afflictis hostibus urbes Et que perdidimus celeri reparare paratu. Arbitrium uictoris an id censetis honestum, Victus ut expectem Darioque precaria detur Mazei exemplo sola in regione potestas ? Qui modo totius Asiae moderabar habenas, Anne reseruabor ad tantum dedecus ut sim Gloria uictoris, in regni parte receptus ? Non erit ut capitis decus hoc aut demere quisquam Debeat aut demptum michi se michi reddere iactet. Imperium uiuus perdam : priuabor eodem Imperio uitaque die. Preciosa duobus Mors Darium uita simul et diademate nudet. Si manet hic animus, socii, si mens ea uobis, Nemo supercilium Macedum fastusque nefandos Cogetur post fata pati. Sua dextera cuique Aut modo finis erit aut ultio digna malorum. Ergo si superi pia bella mouentibus absunt, Si facinus reputant iustos defendere, saltim Finis honestus erit, fortesque licebit honesto Mortis more mori. Veterum per gesta parentum, Per preciosa precor quondam preconia patrum, Illustresque uiros quibus hec subiecta tributum Gens Macedum tociens et uectigalia soluit, Obtestor, miles, ut dignos stemmate tanto Concipias animos ut te contingat Olimpo Teste uel egregia uinci uel uincere pugna. » Hactenus Arsamides, sed non excepit eodem Verba cohors animo. Dictis quoque debitus ille Defuit applausus quem persuadentibus audax Reddere turba solet. Perstrinxerat omnia uerus Ora timor donec Arthabazus, inter amicos Regis precipuus, “Nos”, inquit, “in arma sequemur Vnanimes regem, nobisque erit exitus idem Qui tibi, qui patriae”. Leto excepere loquentem Assensu reliqui raucosque dedere tumultus, Qualis in Egeo desperans nauita ponto, In quem fluctiuomus, fracta iam puppe, uidetur Coniurasse Nothus, socios solatur inertes

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quand bien même je me ménagerais une cachette pour la fuite (que j’abhorre depuis toujours), fort de la vaillance de cœur et du secours puissant de mes hommes, je ferais face néanmoins à l’ennemi. Darius est exilé dans son propre royaume, mais jusqu’à quand supporterez-vous, citoyens, qu’un roi étranger gouverne le royaume de vos pères ? Mon destin sera ou bien de quitter la vie dans l’honneur, ou bien de ramener à moi mes cités en abattant les ennemis, et de regagner promptement ce que nous avons perdu. Jugez-vous honorable pour moi d’attendre, vaincu, le bon vouloir du vainqueur et de me voir confier, à l’instar de Mazée, une autorité précaire sur une seule région20 ? Moi qui tenais en main naguère les rênes de l’Asie tout entière, serai-je voué à un degré d’humiliation tel qu’admis à recevoir une part du royaume, je serve la gloire de mon vainqueur ? Il n’adviendra pas que quiconque ôte à ma personne sa dignité ou bien qu’il se vante de me la restituer après me l’avoir ôtée. C’est bien vivant que je perdrai l’empire : le même jour me privera et de l’empire et de la vie. La mort de Darius aura un double coût, en le dépouillant à la fois de la vie et de la couronne. Si vous demeurez dans ces dispositions, mes compagnons, si tel est bien votre propos, aucun d’entre vous n’aura à souffrir les grands airs des Macédoniens et leur vanité exécrable après le verdict du destin. Le bras de chacun sera ou bien sa fin ou bien le digne vengeur de ses maux. Si donc les dieux refusent leur assistance à ceux qui entreprennent de saintes guerres, s’ils considèrent comme un crime de défendre les justes, au moins notre fin sera honorable et il sera loisible aux hommes courageux de mourir leur mort dans l’honneur. Par les exploits de mes aïeux, par la gloire qui jadis fit le prix de nos pères, je vous prie, et par les illustres guerriers auxquels le peuple subjugué de Macédoine paya si souvent l’impôt et le tribut21, je vous en conjure, soldats : faites-vous un cœur digne d’un lignage si haut afin que votre sort soit, vainqueurs ou vaincus, de combattre avec éclat, sous les yeux de l’Olympe. » Ainsi parla le fils d’Arsamus22. Mais la troupe ne fit pas un accueil unanime à ces mots. On n’entendit pas non plus retentir cet applaudissement par quoi une foule pleine de hardiesse a coutume de saluer les discours persuasifs. L’angoisse en vérité leur étranglait la voix jusqu’au moment où Artabaze, le premier des amis du roi23, dit : « Tous ensemble au combat nous suivrons notre roi et notre destin sera semblable au tien, à celui de la patrie. » Tous donnèrent leur assentiment joyeux à ces paroles et un cri rauque retentit. De la même façon le marin de la Mer Égée, dont le Notus24 qui vomit des vagues semble avoir juré la perte et a déjà brisé la barque, console, malgré son désespoir, ses compagnons paralysés d’effroi et, dissimulant sa crainte,

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Dissimulansque metum comitum titubantia firmat Pectora et inuito parat ire per equora uento. At Bessus facinus iam premeditatus acerbum Narbazanesque suus, numeroso milite fulti, Iam definierant Darium comprendere uiuum Vt si Magnus eos sequeretur, munere tanto Commodius possent uictoris inire fauorem. Quod si preceleres euadere principis alas Sors daret, auderent Dario regnare perempto Et uires reparare nouumque lacessere Martem. Narbazanes igitur, sceleri iam tempora nactus Oportuna suo, « Scio, rex, que dixero », dixit, « Displicitura tibi, nec erit sentencia cordi Hec mea grata tuo, sed pregraue uulnus acerbo Curatur ferro. Grauis est medicina dolenti. Asperior sanat grauiores potio morbos, Naufragiumque timens iactura sepe redemit Nauita quod potuit et dampnis dampna leuauit. Scis quod amara geris aduerso numine bella. Sors urgere tuos non desinit aspera Persas. Omnibus est temptanda modis fortuna, nouisque Est opus ominibus. Depone insignia regni Ad tempus, bone rex. Alii concede regendam Imperii summam, nomen qui regis et omen Possideat donec Martis cessante procella, Hostibus expulsis Asia, iusto tibi regi Restituat regnum, breuis expectatio facti Huius erit. Tot Bactra dabunt totque India gentes Vt maior belli moles, maiora supersint Robora quam bello que sunt exhausta priori. Cur in perniciem palantes more bidentum Irruimus ? Fortis animi est contempnere mortem, Non odisse tamen uitam sed amare uirorum est. Degeneres et quos constat tedere laboris Compelluntur ad hoc ut uitam ducere uile Quid reputent. Quid mirum ? Ignauo uiuere mors est. Econtra nichil est quod fortis et ardua uirtus Linquat inexpertum : mouet omnia et omnia temptat. Tenditur ad mortem cum nil superesse uidetur. Vltimus ad mortem post omnia fata recursus. Ergo age, rex, Besso, quem gratia temporis offert, Ad presens committe tui moderamina regni Vt tibi restituat accepto tempore sceptrum. » Hec ubi dicta, animo uix temperat ille benignus Et paciens rector. « Iam te inuenisse cruentum »,

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raffermit leur cœur chancelant et s’apprête à courir la mer malgré l’hostilité du vent. Cependant Bessus et son fidèle Narbazanès avaient commencé à concevoir un projet atroce, avec l’appui de nombreux soldats : ils avaient décidé de s’emparer de Darius vivant, afin de pouvoir obtenir plus facilement, si Alexandre les serrait de près, la faveur du vainqueur en échange d’un tel présent. Et si la chance leur permettait d’échapper aux escadrons véloces du prince, ils oseraient exercer la royauté après avoir assassiné Darius, reconstituer ses forces et harceler le nouveau Mars. C’est pourquoi Narbazanès, considérant qu’était venu le moment de commettre son crime, dit : « Je sais, ô roi, que ce que je vais dire te déplaira, et mon opinion ne sera point agréable à ton cœur. Mais on soigne les blessures très graves avec le scalpel acéré ; le remède est pénible au patient ; c’est la potion la plus amère qui guérit les maladies les plus sérieuses ; et souvent le marin, lorsqu’il craint le naufrage, a sauvé ce qu’il pouvait en jetant par-dessus bord le reste et limité la perte par la perte. La guerre que tu mènes est douloureuse, tu le sais, car la divinité t’est hostile ; un sort amer ne cesse d’accabler tes Perses. Il faut tenter la fortune par tous les moyens, et inverser le cours des présages. Pour un temps, laisse là les insignes royaux, ô bon roi. Confie les rênes du pouvoir impérial suprême à un autre, qui puisse obtenir le nom et les emblèmes de la royauté jusqu’au moment où, une fois apaisée la tempête de Mars et l’ennemi chassé d’A sie, il te restituera le royaume qui te revient. Il n’y aura pas à attendre longtemps : la Bactriane et l’Inde fourniront tant de gens que la masse de combattants et les forces qui restent à disposition dépassent celles qu’a épuisées la guerre passée. Pourquoi nous ruons-nous vers notre perte en ordre dispersé, semblables à des moutons ? Il appartient à l’âme forte de mépriser la mort, mais c’est le propre des hommes véritables que de ne pas haïr la vie, mais de l’aimer. Les faibles et ceux à qui il est bien clair que l’effort pèse en viennent à faire peu de cas de continuer à vivre. Quoi de surprenant à cela ? Pour le lâche, vivre est une mort. En revanche, il n’est rien que le courage hardi et conquérant ne manque d’essayer : il ébranle tout et tout tente. On se dirige vers la mort quand nulle autre issue ne subsiste ; c’est l’ultime recours après que l’on a éprouvé toutes les autres chances. Allons, ô roi, confie provisoirement à Bessus, que l’occasion heureuse met à ta disposition, le gouvernement de ton royaume – il te rendra le sceptre au moment favorable. » Quand furent dites ces paroles, le chef plein de douceur et de patience peine à tempérer son ardeur. « Je constate

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Inquit, « mancipium funesti temporis horam Comperio, facinus qua patraturus acerbum, In dominum seruus Parcarum stamina rumpas ! » Hec ait et stricto poterat mucrone uideri Occisurus eum nisi uultu supplice Bessus, Indignantis habens speciem multoque suorum Agmine stipatus, regem exoraret, eumque Haut mora uinciret, nudum nisi conderet ensem. Tunc uero a reliquis metari castra seorsum Precepere suis, at regi Artabazus irae Consulit ut parcat, habeat pro tempore tempus. « Equa mente feras » ait, « erroremue tuorum Stulticiamue. Grauis et prematurus in armis Instat Alexander. Blando retinendus amore est Miles ne sanos turbet discordia sensus Neue a rege suos alienent Bactra quirites. » Paruit Arsamides, superosque et fata secutus Castra locat. Meror et desperatio, uictis Indiuisa comes, animos illius obumbrat. In castris igitur, que iam rectore carebant, Motus erat uarius animorum. Proxima regi Instabat funesta dies, nec, ut antea, regni Dispensabat onus solus tentoria seruans Regia, peruigiles librans in pectore curas. At duo, conceptum iam mente cupidine regni Tractantes facinus, agitabant pectore regem Non nisi cum magno comprendi posse labore. Non mediocris enim timor et reuerentia regum Regnat apud Persas. Maiestas regia magni Ponderis esse solet. Etiam gens barbara nomen Regis inhorrescit, et quos in sorte secunda Barbaries metuit, ueneratur numine pressos : Viuit in aduersis primae ueneratio sortis. Cui semel exhibuit inpendit semper honorem. Et quia tanta fides et gratia regis in illa Gente, palam uel ui sine magna cede suorum Non poterant Darium sceleris uincire ministri. Ergo dolis operam dare et excusare furorem Decreuere suum, simulanti uoce reuerti Vt decet, et tanti se penituisse reatus Ficturos, extrema pati pro rege paratos. Crastinus amissum noctis caligine mundum Reddiderat Tytan, et signum castra mouendi Iam dederat Darius. Aderant cum milite multo Participes sceleris, caute pretendere docti

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aujourd’hui, dit-il, que toi, le domestique sanguinaire, tu as trouvé la funeste occasion ! Prêt à perpétrer un forfait cruel, tu peux, esclave, rompre le fil des Parques aux dépens de ton maître ! » Il dit, et, ayant dégainé son poignard, semblait prêt à tuer , si Bessus, d’un air suppliant, prenant une mine indignée et entouré de la foule des siens, n’eût imploré le roi – il l’eût fait aussitôt enchaîner s’il ne rengainait pas son glaive. Alors, les mutins ordonnèrent à leurs hommes d’installer leur camp à l’écart des autres25. D’autre part, Artabaze conseille au roi de calmer sa colère, de laisser du temps au temps. « Supporte avec équanimité, lui dit-il, l’erreur et la folie des tiens. Le terrible Alexandre, prompt au combat, menace. Il faut retenir les soldats par l’affection et la douceur, de peur que la discorde ne trouble leur jugement et que Bactres ne soulève ses citoyens contre leur roi26 ». Le fils d’Arsamus se laissa convaincre et, obéissant aux dieux et aux destins, il fait dresser son camp. La tristesse et le désespoir, compagnes inséparables des vaincus, enténèbrent son âme. Dans le camp désormais privé de chef, les cœurs étaient agités de mouvements contradictoires. La menace du jour funeste approchait pour le roi et celui-ci, retiré tout seul sous sa tente et pesant dans son cœur le poids incessant des soucis, n’accomplissait pas les devoirs de sa charge comme il faisait naguère. Quant à ses deux ennemis, méditant sur le crime que le désir avide du pouvoir royal leur avait inspiré, ils s’avisaient que le roi ne pouvait être arrêté sans grande difficulté. Chez les Perses en effet, la crainte et le respect que l’on voue aux rois sont considérables. La majesté royale est lourde de prestige. Malgré leur barbarie, ils frémissent de crainte au nom de roi, et ceux que leur grossièreté redoute au temps de leur prospérité, ils les révèrent quand ils sont accablés par les dieux : la révérence qui s’adresse à leur fortune d’autrefois persiste dans l’adversité. On ne cesse de faire hommage à celui que l’on a une fois honoré. Puis donc que ce peuple manifeste tant de loyauté et tant de faveur à son roi, les ministres du crime ne pouvaient faire Darius prisonnier au grand jour, sans violence et sans massacre de leurs troupes. Ils décidèrent donc d’employer la ruse et de se disculper de leur folie furieuse, simulant le retour à des sentiments convenables et le repentir de leur grave faute, et se déclarant prêts à affronter pour le roi le pire des sorts. Le lendemain, quand Titan fit renaître le monde que l’obscurité de la nuit avait anéanti, Darius donna le signal du départ. Les complices du crime étaient là, avec des soldats en grand nombre, habiles, dans leur ruse, à lui rendre avec ostentation les devoirs

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Officium sollempne foris speciemque sequendi Principis imperium. Sed in alta mente latebat Occultum facinus scelerisque proteruia tanti. Sceptrum preradians et adhuc insignia regni Gestabat Darius curruque micabat ab alto. Prona iacebat humi supplex ueniamque precata Sediciosa cohors, et sustinuit uenerari Tunc patricida ducem, quem post in uincula seruum Detrusurus erat, lacrimisque coegit obortis Credere Belidem uultumque rigare senilem Fletibus irriguis. Sed nec tunc fraudis amicos Penituit sceleris cum certus uterque uideret Quam mitis naturae hominem regemque uirumque Falleret. Ille quidem securus et inmemor horae Instantis, quam sors et seruus uterque parabant, Pellei Macedumque manus, que sola timebat, Effugere affectans, laxis properabat habenis Maturare fugam finesque subire repostos. At Patron, Greci dux agminis, integer euo Et stabilis fidei, Darii non fictus amicus, Iam patricidarum comperta fraude, suorum Milibus armatis pulchre circumdatus, ibat Contiguus regi, fandique ut copia facta est, « Narbazanes », inquit, « et Bessus, optime regum, Insidias in te conceptas ense cruento Effutire parant. Vitae tibi terminus ista Lux erit aut illis. Nos ergo corporis esse Custodes paciare tui. Tua precipe, dum res Expetit, in nostris figi tentoria castris. Liquimus Europam, nec Bactra nec India nobis ; Arua laremque et spes in te congessimus omnes. Esse tui custos externus et aduena numquam Expeterem fierique tuae tutela salutis Si tibi quemquam alium posse hoc prestare uiderem. » Inclita Patronem seruati gloria regis Fecerat insignem. Si quis tamen hec quoque si quis Carmina nostra legat, numquam Patrona tacebit Gallica posteritas, uiuet cum uate superstes Gloria Patronis nullum moritura per euum. Iam reor eterno causarum secula nexu Non temere uolui. Nemo temeraria credat Fortuitoque geri mundana negotia casu. Omnia lege meant quam rerum conditor ille Sanxit ab eterno. Darius cum uiuere posset Consilio Graium, fati decreta secutus,

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exigés par l’usage, et à feindre de suivre les commandements du prince. Mais au fond de leur cœur se dissimulaient le crime secret et l’impudence scélérate. Darius portait encore le sceptre rayonnant avec les insignes royaux et il resplendissait du sommet de son char. La troupe des rebelles gisait étendue sur le sol, suppliant et implorant pardon, et les parricides n’hésitèrent pas à donner des signes de vénération au chef qu’ils s’apprêtaient à jeter dans les fers de l’esclave ; leurs larmes qui coulaient amenèrent le fils de Bélus à leur faire confiance et son visage marqué par les ans s’inonda de pleurs à son tour. Même alors, les amis de la trahison ne conçurent remords de leur crime, tandis que tous deux constataient sans faille comme était débonnaire la nature de l’homme, du roi et du guerrier qu’ils abusaient. Quant à lui, rassuré et inconscient de la menace que le destin et les deux esclaves faisaient peser sur lui, avide d’échapper à la troupe d’Alexandre et des Macédoniens, son unique sujet de crainte, il fuyait à bride abattue et se hâtait de gagner des contrées éloignées. Cependant Patron, chef du contingent grec, un homme dans la fleur de son âge et d’une loyauté immuable, authentique ami de Darius, une fois qu’il eut découvert la trahison des parricides, approcha le roi sous l’escorte en bon ordre de ses mille hommes27, et dès qu’il en eut l’occasion, prit la parole en ces termes : « Ô le meilleur des rois, Narbazanès et Bessus s’apprêtent à donner libre cours, de leur épée ensanglantée, aux embûches qu’ils ont ourdies à ton encontre. Le jour que voici verra le terme de ta vie ou de la leur. Laisse-nous donc être tes gardes du corps. Tant que les circonstances l’exigent, ordonne que ta tente soit plantée dans notre camp. Nous avons quitté l’Europe, ni la Bactriane ni l’Inde ne nous attendent ; nos domaines, notre demeure, tous nos espoirs, nous les avons placés en ta personne. Moi qui suis étranger, venu d’autre pays, je ne solliciterais pas d’être ton gardien et le protecteur de ta vie, si je voyais quiconque autre capable de t’offrir ce service. ». Le mérite insigne d’avoir sauvé le roi aurait rendu Patron illustre. Si toutefois on lit ces mots, oui, si quelqu’un lit mon poème, en Gaule les générations futures ne tairont jamais le nom de Patron. Avec le poète vivra pour ne jamais mourir la gloire de Patron28. Mais je crois que les choses du siècle sont mues par l’enchaînement des causes fixé de toute éternité. Nul n’aille croire que les affaires de ce monde sont régies au petit bonheur par les caprices du hasard : tout advient selon la loi promulguée depuis toujours par le créateur du monde. Alors que Darius pouvait vivre avec l’aide des Grecs, il obéit aux décrets du destin, en disant : « Quoique je

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« Quamquam nota satis expertaque sepius », inquit, « Sit michi uestra fides, numquam tamen a populari Gente recessurus, nec ab his diuortia queram Quos tociens foui. Satis est leuius michi falli Quam dampnare meos. Quicquid Fortuna iubebit, Inter eos me malo pati quam transfuga credi. Si saluum iam me esse mei, si uiuere nolint, Iam sero pereo, iam mortem ultroneus opto. » Attonitus Patron et desperare coactus Consilio regis ad Greca reuertitur amens Agmina, pro recto iustique rigore fideque Cuncta pati promptus. Bessus patricida, Pelasgae Ignarus linguae, tanti tamen ipse furoris Conscius, occultum capit ex interprete uerbum. Iamque peremisset Darium nisi crederet esse Tucius ut uiuum Pelleo traderet hostem. Quo potiore modo sperabat cedis amica Contio uictoris sibi conciliare fauorem. Distulit ergo nefas in ydonea tempora noctis, Noctis, quando solent patrari turpia, noctis, Quando inpune placent que sunt de luce pudori, Cum timor est audax et frons ignara ruboris. Tunc Dario Bessus grates agere et uenerari Ficta mente studet quod perfida uerba dolosi Vitasset lepido et pulchro sermone quiritis. Qui dum spectat opes, Macedum placare tyrannum Hac regis ceruice parat, funesta daturus Munera. Nec mirum. Venalia constat habere Omnia uenalem et ductum mercede quiritem ; Vir sine pignoribus lare coniuge pauper et exul Emptorum preciis ut circumfertur harundo. Annuit Arsamides, certus tamen omnia uera Deferri a Grais, sed eo iam uenerat ut res Eque dura foret et plena pauoris et exspes, Non parere suis et eis se credere nolle Quam falli et gladiis caput obiectare suorum.

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connaisse fort bien votre loyauté et l’aie très souvent éprouvée, je ne m’éloignerai pourtant pas des gens de mon peuple ni ne chercherai à me séparer de ceux-là que j’ai protégés tant de fois. Il m’est moins dur d’être trahi que de condamner les miens. Tout ce que commandera la Fortune, je préfère le subir parmi eux que de passer pour un déserteur. Et si mes soldats refusent désormais que je sois sauf, que je vive, c’est tard que je péris ; désormais j’appelle moi-même de mes vœux la mort ». Patron atterré et réduit au désespoir par la décision du roi revient, hors de lui, auprès de la troupe des Grecs, décidé à tout endurer pour le bien, la droite justice et sa foi. Le parricide Bessus, ignorant de la langue grecque, conscient pourtant de cette rage, apprend d’un interprète la teneur de la conversation secrète29. Il aurait déjà tué Darius s’il ne jugeait plus sûr de livrer au fils de Pella son ennemi vivant. L’assemblée des amis du meurtre espérait que tel fût le meilleur moyen de se concilier les faveurs du vainqueur. Il remet donc le crime jusqu’à la nuit propice, la nuit où d’ordinaire se perpètrent les infamies, la nuit où l’on tire plaisir sans remords de ce qui, le jour, ferait honte, le moment où la peur se fait audacieuse et où le visage ignore de rougir. Bessus, alors, s’empresse avec feintise de rendre grâces et hommage à Darius de ce qu’il a écarté, par des mots élégants et dignes, les paroles perfides du reître mensonger30 : ce dernier, aspirant aux richesses des Macédoniens, s’apprêtait à fléchir leur tyran en lui offrant – présent sinistre ! – la tête du roi. Rien d’étonnant à cela : on sait bien que tout est à vendre pour l’homme qui est lui-même à vendre, le mercenaire ; l’homme sans enfants, sans foyer, sans épouse, pauvre et exilé, est ballotté comme un fétu au gré de l’offre de qui l’achète. Le fils d’Arsamus acquiesça, persuadé cependant que tout ce que lui avaient rapporté les Grecs était vrai, mais il en était arrivé au point où sa situation était, dans l’un et l’autre cas, cruelle, terrifiante et sans espoir, soit qu’il n’écoute pas les siens et refuse de leur faire confiance, soit qu’il accepte la trahison et offre sa tête à leur glaive.

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Septimus in dominum seruos liber armat et eius Iusticiam ostendit tandemque in uincula trudit. Interea Darium uestigans Magnus abactos Confecit sceleris confuso Marte ministros. Tunc demum Darius iaculis confossus in ipsa Morte Polistrato, uiuos dum quereret amnes, Extremas uoces et uerba nouissima mandat. Inuentum Macedo corpus rigat ubere fletu Ac sepelit. Rursus uulgi procerumque tumultus Comprimit et rapido cursu bachatur in hostem.

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Restitit Hesperio merensque in littore Phebus Defixis herebat equis, tristisque remissa Luce retardabat uenturae noctis habenas, Et tantum uisura nephas Latonia terris Virgo morabatur roseos ostendere uultus. Sed lex eterno que colligit omnia nodo Et sacer orbis amor, quo cuncta reguntur, utrumque Corripuit iussitque uices explere statutas. Iamque uaporantem fumabat Thetios unda Vorticibus clausura diem, requiemque petebat Humanus cum sole labor, sed pena manebat Lugentem Darium, positusque in uespere uitae, Occasum facturus erat cum uespere mundi. Clauserat infelix tentoria, solus apud se De se consilians. Sed debile semper et exspes Consilium miseri uitamque trahentis in arto. Et tamen hec secum : « Quos me, pater impie diuum, Distrahis in casus ? quo me parat alea fati Perdere delicto ? superi, quo crimine tantas Promerui penas, cui nec locus inter amicos Et notos superest neque enim securus apud quos Debueram dominus tutam deponere uitam ? Sed sitit hanc animam manifesto seuior hoste

Livre septième

Le livre septième voit les esclaves s’armer contre leur maître, montre combien fut juste celui-ci, et le jette enfin dans les fers… Pendant ce temps, Alexandre qui suivait Darius à la trace inflige une déroute aux ministres du crime, en une bataille confuse. Alors enfin le roi de Perse, à l’heure de sa mort, criblé de javelots, confie ses ultimes paroles et ses derniers mots à Polystrate, alors que celui-ci cherchait une source vive. Ayant découvert le cadavre, le Macédonien l’inonde de ses larmes et le fait ensevelir. Une nouvelle fois, il réprime l’effervescence de la troupe et des généraux, et, tel un bacchant, se rue en direction de l’ennemi.

Rempli de chagrin, Phébus, ayant dételé ses chevaux, s’attardait aux rives d’Occident et, en une faible lueur attristée, retenait les rênes de la nuit à venir ; la vierge fille de Latone1 qui devait contempler un crime monstrueux faisait attendre le moment de révéler sa face de roses. Mais la loi qui contient l’univers en des liens éternels, l’amour sacré du monde qui régit toutes choses les pressa tous les deux et les contraignit à accomplir le rôle qui leur est assigné. Déjà l’onde marine qui allait enfermer dans ses gouffres le jour jetait sur celui-ci les vapeurs de la brume, et les peines des humains aspiraient, avec le soleil, au repos. Mais c’est le châtiment qui attendait Darius affligé et, arrivé au soir de son existence, il s’apprêtait à connaître son couchant au moment où le soir s’étendait sur le monde. Le malheureux s’était enfermé dans sa tente et méditait seul sur lui-même. Mais toujours est sans force et sans espoir la méditation du misérable qui voit le terme angoissant de sa vie. Voici pourtant ce qu’il se disait à lui-même : « Vers quel désastre, ô père impitoyable des divinités, m’as-tu entraîné ? pour quelle faute le coup de dés du sort se prépare-t-il à me perdre ? ô dieux, quel crime m’a valu un châtiment si dur, quand je n’ai plus un lieu tranquille parmi mes amis et mes proches, auprès de qui j’aurais dû, moi leur maître, abandonner paisiblement la vie ? Non, c’est un ennemi nourri de ma main, plus féroce que

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Inque senis iugulum parat arma domesticus hostis. Si fuit indignum tanto diademate cingi Tociusque Asiae Darium ditione potiri, Si male subiectos rexit, si iura tyrannus Publica uel patrias temptauit soluere leges, Si ciues armis populumque tyrannide pressit, Si, cum in iudicio resideret censor iniquus, Auertit surdas a causa pauperis aures, Si partem iniustam corruptus munere fouit, Si michi persuasit funesta Pecunia iustum Vendere iudicium, si fundum tristis auitum Et patrias uites per me sibi fleuit ademptas Filius exheres, si iura fidemque perosus In stadio mundi non munda mente cucurri, Iam mortem merui, fati non deprecor horam. Iam satis est, superi, uestro quod munere uixi. Crudescant Furiae Besso, deseuiat in me Narbazanes, gelidoque senis perfusa cruore Tota domus iustas compescat numinis iras. Sed si iusticiae cultor, si iura secutus Nil egi nisi quod rationis litera dictat In quantum natura sinit petulansque nociue Conditio carnis, gladios remouete clientum A domini iugulo : prosit uixisse per euum Innocue Darium, mors conuertatur in illos Qui meruere mori, liceat michi uiuere, prosit Simplicitas iusto, noceatque nocentia sonti. Quod si fixa deum manet imperiosa uoluntas, Si michi fatorum series immobilis auras Vitales auferre parat, uitamque coartans Atropos incisum maturat rumpere filum, Cur alii liceat de me plus quam michi ? uel cur Narbazani seruatus ero subtractus Achiuis ? Numquid adhuc sanguis, numquid michi dextera, numquid Ensis ut hanc dubitem fatis absoluere uitam ? » Sic ait, et gelido terebrasset uiscera ferro, Sed spado qui solus aderat tentoria planctu Castraque commouit. Dehinc irrupere citati Cum lacrimis alii, regem cecidisse gementes. Barbarus in castris ululatus, et icta tremendo Rura fragore sonant, tremulusque reliditur aer. Nec capere arma sui, gladios ne forte clientum Incurrant, audent. Sed ne uideantur inique Deseruisse ducem, monet arma capescere Persas

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l’ennemi déclaré, qui a soif de mon âme et qui affûte ses armes pour égorger un vieillard. Si Darius ne méritait pas de ceindre un diadème si lourd et d’étendre sa puissance sur l’A sie tout entière, s’il a mal gouverné ses sujets, si, en tyran, il a tenté de subvertir le droit de son pays et les lois ancestrales, s’il a accablé ses concitoyens de ses armes et son peuple de tyrannie, si, alors qu’il siégeait au tribunal, il s’est, en juge inique, bouché l’oreille à la plainte du pauvre, si, corrompu à prix d’argent, il a choisi le parti de l’injuste, si Richesse, funeste, m’a convaincu de prostituer la justice de mes sentences, si le fils déshérité a, par ma faute, versé d’amères larmes sur la perte du domaine de ses pères et de la vigne familiale, si, haïssant justice et loyauté, j’ai accompli ma course dans le stade du monde avec un cœur impur, alors, j’ai mérité la mort, je n’implore pas de sursis à l’accomplissement de mon destin, alors, dieux, votre grâce a prolongé ma vie assez. Que les Furies déchaînent en Bessus leur férocité, que Narbazanès exerce sa cruauté contre moi, que ma maison entière, inondée du sang gelé d’un vieillard, apaise la juste colère de la divinité. Mais si, respectueux de la justice et serviteur du droit, je n’ai rien accompli que ce que dictent les prescriptions de la raison – pour autant que la nature et la condition délétère de la chair luxurieuse l’autorisent –, détournez le glaive des domestiques de la gorge de leur maître. Puisse Darius tirer bénéfice d’avoir vécu au long du siècle sans commettre de tort, puisse la mort se retourner contre ceux qui ont mérité de mourir, qu’il me soit donné de vivre, que sa droiture bénéficie au juste, que son tort fasse tort au coupable. Pourtant, si l’impérieuse volonté des dieux demeure inébranlable, si l’enchaînement immuable des destins se prépare à m’arracher les souffles de la vie et que la Parque qui clôt l’existence2 est pressée de trancher le fil qu’elle a entamé, pourquoi serait-il à un autre loisible plus qu’à moi de décider de moi-même ? pourquoi même, quand j’ai échappé aux Grecs, aurais-je été gardé en réserve pour Narbazanès ? n’ai-je pas encore du sang, n’ai-je un bras, une épée ? comment hésiterais-je à soustraire aux destins cette vie ? » Il dit et se serait, avec le fer glacé, transpercé les entrailles, si l’eunuque qui seul l’assistait n’avait réveillé de ses plaintes les tentes et le camp. Alors, les gens firent irruption en hâte, pleurant sur la chute du roi. Un hurlement barbare s’élève sur le camp, les champs résonnent du fracas terrible qui les frappe, l’air à ces échos vibre. Les serviteurs de Darius n’osent pas prendre les armes, par crainte d’affronter le glaive des marauds3. Pourtant pitié et loyauté commandent aux Perses de se saisir de leurs armes, pour qu’ils n’aient pas l’air d’abandonner ignoblement leur chef. Mais de l’une

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Cum pietate fides, sed uicit terror utrumque, Exclusitque potens reuerentia mortis honestum. Ecce per attonitos rapientes agmina Persas, Sacrilegi comites strictis mucronibus assunt Irrumpuntque aditus, et circumstantibus ense Dispersis, regem, quem iam exspirasse putabant, Vinciri faciunt. Proch quanta licentia fati, Quam uaga que uersat humanos alea casus ! Quem prius aurato curru uidere sedentem Et tremuere sui, iam non suus, ille suorum Vincitur manibus et in arta sede locatur, Captiuumque trahit currus angustia regem. Attamen ut regi saltim pro nomine nullus Non habeatur honos, uinciri precipit aureis Compedibus dominum truculentior aspide seruus. Regia diripitur ceu belli iure supellex, Vtque auidos pressit inuenta pecunia currus, Per scelus extremum partis iam rebus honusti Intendere fugam. Quo tenditis agmine facto Eoum facinus, scelerum fraudisque ministri ? Que uos terra feret ? ubi tanti tuta latebit Inpostura mali ? quis tuto ducere uitam Sub seruo poterit domini sitiente cruorem ? Interea, summis accincto milite rebus, Vestigans rapido Darii uestigia cursu Terrarum domitor Ebactana cingere facta Obsidione parat profugumque capescere regem Et delere armis euersam funditus urbem Extremamque manum longis imponere bellis. Cum tamen audiret Darium mouisse fugaeque Intentum celeri liquisse Ebactana, ceptum Haut mora flectit iter et Persidis arua relinquens Insequitur profugos, animi calcaribus actus. Et quia tendentem famae uulgauerat aura In Mediam Darium, dehinc Bactra subire uolentem, In Mediam transire parat. Sed certior ipsum Nuncius auertit, retrusum in uincula regem Affirmans seriemque rei pulchro ordine pandens. Horruit auditis Macedo, ducibusque citatis « Est breuis iste labor et premia magna laboris Qui superest, socii. Darium non hinc procul », inquit, « Destituere sui uinctumque suprema reseruant Ad mala Fortunae, finem metamque malorum. Aut iam succubuit fatis aut munere uitae Inuitus fruitur. Piger ergo citatius equo

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et de l’autre eut raison la terreur, la crainte de la mort, puissante, fit obstacle à l’honneur. Voici que, rassemblant leurs troupes, les comtes sacrilèges4, le poignard dégainé, arrivent au milieu des Perses interdits, se précipitent dans la tente et, dispersant à coups d’épée les assistants, font enchaîner le roi, qu’ils croyaient déjà expirant. Quelle licence, hélas, s’octroie le destin ! avec quelle inconstance roulent les dés qui dirigent le sort des humains ! Celui que les siens virent siégeant sur un char d’or, devant qui ils tremblèrent, désormais ne s’appartient plus ; il est lié par la main de ses hommes et placé sur un siège étroit : sur un char exigu est entraîné le roi captif. Et cependant, pour qu’honneur soit rendu, au moins pour la forme, à la majesté royale, l’esclave, plus cruel que l’aspic, ordonne que son maître soit entravé de chaînes d’or. L’équipage du roi est pillé comme butin de guerre et, lorsque les richesses sur quoi on avait fait main basse pesèrent sur les chars rapaces, chargés de biens acquis au prix du pire des attentats, ils prirent la fuite. Vers quel Orient dirigez-vous, avec l’armée, votre forfait, ministres de crime et de fraude ? Quelle terre vous portera ? Quelle retraite sûre abritera une trahison aussi malfaisante ? Qui pourra vivre en paix sous l’autorité d’un esclave assoiffé du sang de son maître ? Pendant ce temps, avec ses soldats prêts aux plus grands exploits, le dompteur des terres pistant d’une course rapide la trace de Darius entreprend d’assiéger Ecbatane, de s’emparer du roi en fuite, de ruiner au combat la ville avant de la détruire à fond et de mettre à de longues guerres un terme définitif. Mais lorsqu’il apprit que Darius s’en était allé et avait, en une fuite hâtive, abandonné Ecbatane, il infléchit tout aussitôt sa route et quitte les plaines de Perse en vue de poursuivre les fuyards, éperonné par le courage. Puis, les souffles de la renommée révélant que Darius se dirigeait vers la Médie, et désirait de là gagner Bactres, il s’apprête à passer en Médie. Mais il en est détourné par un messager très digne de foi, qui atteste que le roi a été jeté dans des fers et expose avec éloquence l’enchaînement des faits. A ces nouvelles, le Macédonien frémit d’horreur et, devant les chefs convoqués : « De brève durée, dit-il, sont les travaux qui nous restent à accomplir, et de grand prix leur résultat, ô compagnons. Non loin d’ici, Darius a été destitué par les siens et exposé par eux aux pires méchancetés de la Fortune, le terme et la fin de ses maux. Ou bien il a déjà succombé aux destins, ou bien il jouit à son corps défendant de la grâce de vivre. Il nous

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Castigandus equus, et precipitandus in hostem Est gradus, afflicto uitam donemus ut hosti. Non minus est, postquam cepit miserabilis esse, Parcere confracto quam frangere posse rebellem. » Applaudunt proceres responso regis et instant, Seque secuturos per summa pericula spondent. Ergo inito cursu mundi fatale flagellum Agmen agit Macedo, sompnoque medente diurnum Non releuat fessis requies nocturna laborem. Talis in aduersos Iouis irruit ira Gygantes, Fulmine quem dextram fingunt armasse poetae. Cum iam centimanus caelo nodosa Typheus Brachia porrigeret, Martem flammare uideres, Pallada uipereos clipeo pretendere uultus, Telaque fatali spargentem Delion arcu. Ventum erat in uicum stellis nascentibus in quo Vinxerat Arsamidem furiato pectore Bessus. Occurrere duo qui, prodigiale perosi Flagicium Bessi, patricidarum comitatu Tutius esse putant Macedum se iungere castris. His ducibus Macedo breuius iam deside Phebo Est aggressus iter. Incedens ergo quadrato Agmine, sic cursum moderatur ut ultima primis Coniungi possit acies. Iam Delius equis Disticiis ab utraque domo distabat, et ecce Viuere adhuc Darium Brocubelus, transfuga regi, Et tantum stadiis affirmat abesse ducentis. « Sed caueatur », ait, « ne sic exercitus iste Aut incompositus eat aut incurrat inermis Armatas acies. Patricidas acrius armat In cedem facinus, ubi desperatio nullum Iam ueniae superesse locum sub pectore clamat. » Hiis super accensi proceres, maiorque sequendi Creuit Alexandro seruilia castra cupido. Ergo fatigati laxis fodiuntur habenis Et grauius solito stimulos audire iubentur Quadrupedes sumptisque uolant per inania pennis. Iam sonus audiri strepitusque fragorque rotarum Ceperat a Grais, et pars aduersa uideri Posset ab aduersis nisi pulueris horrida nubes Intuitum eriperet. Paulo subsistere Grecos Iussit Alexander donec cessante procella Pulueris hostiles possent cognoscere turmas. Bessus ut obliquum sedato puluere lumen Flexit et aerii de uertice montis anhelos

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faut donc, plus vivement que d’ordinaire, fouailler les chevaux paresseux et précipiter notre marche contre l’ennemi, pour faire présent de la vie à l’ennemi à terre. Ce n’est pas moindre chose de pouvoir épargner le vaincu quand il est devenu misérable que vaincre le rebelle ! » Les grands, remplis d’ardeur, applaudissent à cette décision du roi et lui promettent de le suivre à travers les pires dangers. C’est pourquoi, reprenant sa course, le Macédonien, fatal fléau du monde, conduit son armée, et le repos nocturne cesse de soulager, par la médecine du sommeil, le labeur diurne des hommes fatigués. Ainsi la colère de Jupiter, dont l’invention des poètes a armé le bras de la foudre, fit rage contre les Géants qui l’assaillaient. Lorsque Typhée aux cent mains étendait ses bras noueux contre le ciel, on pouvait voir Mars jeter des flammes, Pallas brandir le bouclier orné d’un visage serpentin et le Délien déverser de son arc les traits fatals5. A l’heure où naissent les étoiles, on était parvenu au bourg où Bessus, dans la démence de son cœur, avait enchaîné le fils d’Arsamus. Se présentèrent deux hommes qui, en abomination de l’infamie monstrueuse de Bessus, considèrent plus sûr pour eux de rejoindre le camp des Macédoniens que de faire cortège aux parricides. Sous leur conduite, Alexandre, au moment où Phébus se reposait encore, emprunta un chemin plus court. Il fait, pour progresser, adopter à l’armée une formation en carré, organisant sa marche de façon à ce que la dernière ligne puisse rester au contact des premières. Déjà le Délien se tenait à égale distance de ses deux demeures6 lorsqu’arriva Brochubèlus, un transfuge7, qui assure le roi que Darius est encore en vie, et qu’il n’est éloigné que de deux cents stades. « Mais prends garde, dit-il, que ton armée ne soit ou en désordre ou sans défense au moment d’affronter leurs armes. Leur crime affûte encore leur cruauté pour le massacre quand le désespoir crie au cœur des parricides que nul espace de pardon ne subsiste pour eux ». A ces mots, les barons s’enflamment, et le désir grandit en Alexandre d’aller à la poursuite de la troupe d’esclaves. Aussi, en leur lâchant la bride, laboure-t-on les flancs des montures épuisées et leur fait-on entendre des encouragements plus forts que de coutume : elles volent, ailées, à travers les déserts. Déjà les Grecs peuvent entendre l’écho et le tumulte et le fracas des roues ; les adversaires pourraient être en vue les uns des autres si un épais nuage de poussière ne les privait de ce spectacle. Alexandre ordonne aux Grecs de faire un instant halte jusqu’à ce que le tourbillon de poussière leur laisse, en se dissipant, la possibilité de se faire une idée des escadrons ennemis. Lorsque Bessus, une fois la bourrasque apaisée, tourna son regard vers l’arrière et vit, du haut d’un mont à la cime aérienne, l’arrivée

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Vidit adesse uiros, armorum luce quirites Fulgere, et peditum ferro liuere cateruas, Horruit aspectu, et gelido labefacta pauore Pectora monstriferae tremuerunt conscia culpae. Econtra Macedum uiso gens aspera Besso Accelerat gressum fusoque per ardua cursu Estuat inparibus concurrere uiribus hosti. Nam si tantum animi tantumque uigoris haberet Ad bellum Bessus et Martis munera quantum Ad facinus, tantumque ualeret in agmine, quantum In gestu sceleris et proditione ualebat, Pellei poterat Macedumque retundere uires Vlciscique Asiam, nam Bessi castra sequentes Barbarici tantum prestabant robore quantum Et numero Grais, somonoque cibisque refecti, Magna fatigatis pugnae documenta daturi, Viribus alternam multum conferre quietem. Sed Macedum terror et formidabile terris Nomen Alexandri, momentum non leue bellis, Auertit pauidos et desperare coegit Vinci posse uiros. Fugit indignantibus armis Sediciosa cohors, uersisque in pectora dorsis, Degeneres rapuere fugam. Tunc uero nefandi Participes operis, accincti pectore toto Ad scelus extremum, Darium descendere curru Vtque alacer conscendat equum uitamque laboret Conseruare fuga monitis hortantur et instant. Ille uenenosos monitus et dicta repellit, Vltoresque deos testatur adesse, fidemque Acris Alexandri lacrimis implorat obortis, Seque negat scelerum comitari uelle clientes. « Nullus », ait, « mortis metus aut uiolentia fati Compellet Darium scelerum se iungere castris. Non habet ulterius quod nostris cladibus addat Fortunae gladius, mors, quam patricida minatur, Antidotum meroris erit, mortisque uenenum Pro medicamentis curaque laboris habebo. » His super accensi patricide corde sub alto Concipiunt bilem dominumque patremque cruentis Confodiunt iaculis et in ipsum grandinis instar Spicula coniciunt. Quem tandem uulnere multo Pectora confossum sparsumque cruore relinquunt. Et fugitiua sequi ne longius agmina possint, Curribus assuetos iuga regia ferre iugales Afficiunt telis gladiisque, duosque clientes,

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des guerriers haletants, l’éclair luisant des armes des soldats et la blancheur de l’épée dégainée des cohortes de fantassins, il frémit à cette vue et son cœur coupable d’une faute démoniaque, anéanti par un effroi glacé, se mit à trembler. En face, le peuple de Macédoine, enragé à la vue de Bessus, accélère la marche et se répand au pas de course sur les hauteurs, bouillonnant du désir de fondre sur l’ennemi, malgré l’inégalité des forces en présence. Car, Bessus aurait-il autant de courage et autant de vigueur pour la guerre et les travaux de Mars qu’il en avait pour le crime, eût-il été aussi fort au combat qu’il l’était dans le meurtre et dans la trahison qu’il pouvait écraser les forces de l’enfant de Pella et de la Macédoine, et venger l’Asie. Les barbares qui suivaient le parti de Bessus l’emportaient en effet sur les Grecs par la puissance ainsi que par le nombre et, revigorés par le sommeil et par la nourriture, ils auraient pu donner une magistrale leçon de lutte à leurs adversaires épuisés, prouvant qu’un intervalle de repos ajoute beaucoup à la force. Mais l’effroi inspiré par les Macédoniens et le nom d’Alex­ andre, redoutable pour l’univers – poids guère insignifiant sur la balance des combats – les empêchent, apeurés, et les font désespérer de pouvoir vaincre ses guerriers. La troupe séditieuse, faisant honte à ses armes, s’enfuit et présentant à l’ennemi le dos, et non pas la poitrine, se jette lâchement dans la fuite. Alors, les artisans du forfait sacrilège, tout leur cœur disposé à mettre un comble au crime, exhortent et pressent à force d’injonctions Darius à descendre du char pour monter à cheval et s’efforcer de sauver, dans la fuite, sa vie. Lui, il écarte ces conseils et ces ordres empoisonnés, atteste que les dieux vengeurs lui portent secours et implore en versant des larmes la loyauté du farouche Alexandre. Il déclare refuser d’accompagner les serviteurs du crime : « La crainte de la mort ni la violence du destin ne contraindront jamais, dit-il, Darius à s’associer au parti du crime. Le glaive de Fortune n’a plus rien à rajouter à notre désastre. La mort dont me menace un parricide servira d’antidote à mon chagrin et son poison sera pour ma douleur remède et guérison ». Les mots enflamment la colère du cœur hautain des parricides : ils transpercent leur seigneur et père de javelots sanglants et font pleuvoir sur lui une grêle de traits. Enfin, ils l’abandonnent, la poitrine percée d’une abondance de blessures et couverte de sang. Quant aux chevaux accoutumés à tirer l’attelage du char royal, pour éviter qu’ils puissent suivre de loin l’armée en fuite, ils les frappent à coups de flèches et d’épées ; les deux serviteurs qui accompagnaient Darius durant sa vie,

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Quos habuit comites in uita, mortis eidem Esse iubent socios et eodem funere mergunt. Quo facto ut tanti lateant uestigia monstri, Diuisere fugam. Festinat Bactra subire Bessus, Narbazanes Hyrcanos uisere saltus. Dispersi fugiunt alii uel quos metus urget Vel spes in dubiis semper comes optima rebus. Quingenti tantum se collegere quirites, Qui pro iusticia patriaeque iacentis honore Elegere mori Macedumque resistere turmis, Vel quia sperabant armis extendere uitam Vel quia turpe fuit regi superesse perempto. Dum tamen ancipiti sermonum barbara motu Diffinit legio meliusne sit hoste propinquo Dedere terga fugae Graisue opponere pectus, Ecce triumphantis animi pernicibus alis Vecta superuenit Macedum manus. Omnibus arma, Omnibus et uires, et Marcius omnibus ardor. Iam fragor et belli rursus nouus ingruit horror, Nec timido fuga nec prodest audacia forti : Ceduntur fortes, timidi capiuntur. Et ecce, Res indigna fide, dictu mirabile, plures Captiui quam qui caperent, numerumque ligantum Predonumque grauis excessit copia predae. Non magna sine laude tamen cecidere rebelles, Aduersae partis clari ter mille quirites. Nec cedis rancor nec funeris ira quieuit Donec Alexandro gladii reuocante furorem Cedibus abstinuit cedi deuota iuuentus. Tunc uero intactum pecudum de more superstes Agmen agebatur, nec erat uestigia toto Agmine qui Darii Grais ostendere posset. Singula scrutantur Persarum plaustra nec usquam Dedecus inueniunt fati regale cadauer. Regis enim trito deserto calle iugales, Pectora confossi iaculis, in ualle remota Constiterant, mortem Dariique suamque gementes. Haut procul hinc querulus lasciuo murmure riuus Labitur et uernis solus dominatur in herbis. Patrem riuus habet fontem qui rupe profusus Purus et expressis per saxea uiscera guttis Liquitur et siccas humectat nectare glebas. Ad quem uir Macedo post Martem fessus anhelo Ore Polistratus sitis incumbente procella

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ils les lui associent dans la mort et les ensevelissent dans le même trépas que lui. Cela fait, pour brouiller les traces du monstrueux forfait, ils fuient dans des directions différentes : Bessus se hâte de gagner Bactres, Narbazanès de se diriger vers les défilés d’Hyrcanie. Les autres, poussés par la crainte ou bien par l’espérance – toujours la meilleure des compagnes dans les situations critiques – fuient en désordre. Ils ne furent à se regrouper que cinq cents nobles guerriers, décidés à mourir et à affronter les escadrons macédoniens pour la justice et pour l’honneur de leur patrie gisante : c’est ou qu’ils espéraient prolonger leur vie à la force des armes, ou qu’il aurait été honteux de survivre au roi assassiné. Cependant que des mouvements contradictoires agitent la troupe barbare, qui s’interroge pour savoir s’il vaut mieux tourner le dos à l’approche de l’ennemi ou faire face aux Grecs, voici que survient l’armée macédonienne, portée sur les ailes agiles d’une vaillance triomphante. Tous, ils avaient des armes, tous la force, tous l’ardeur au combat. Une fois de plus s’installent le fracas et l’horreur de la guerre. La fuite ne sert de rien aux poltrons, ni leur audace aux courageux : les courageux sont tués, les poltrons sont faits prisonniers. Alors, chose incroyable, inouïe à rapporter, il y eut plus de captifs que d’hommes pour les capturer, et l’énorme quantité du gibier excéda le nombre des chasseurs qui le rassemblaient dans les liens. Pourtant, les rebelles ne tombèrent pas sans grand honneur, trois mille nobles soldats du parti adverse8. L’odeur âcre du sang ni la rage du meurtre ne s’apaisèrent jusqu’au moment où Alexandre ayant rengainé son glaive furibond, la jeune troupe enivrée de carnage eut cessé de faire carnage. Alors ce qui, de l’armée, était resté intact fut emmené comme un bétail.

Il n’y avait, dans toute cette armée, personne qui pût montrer aux Grecs les traces de Darius. On examine un à un les chariots perses, et l’on ne trouve nulle part le cadavre du roi, opprobre du destin. En effet, après avoir suivi une sente déserte, les chevaux de son attelage, le poitrail transpercé de traits, s’étaient arrêtés dans un val écarté, en pleurant sur la mort de Darius et la leur. Non loin de là serpente parmi les herbes printanières un ruisseau, seul maître des lieux, qui fait entendre un murmure plaintif. La source qui l’enfante jaillit pure du rocher et suinte goutte à goutte de ses entrailles de pierre, humectant la glèbe aride de son nectar9. Un guerrier macédonien, Polystrate10, haletant, épuisé après le combat, fut entraîné vers cette source par

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Ductus, ut arentes refoueret flumine fauces, Curriculum Darii uitam exhalantis opertum Pellibus abiectis iumentaque saucia uidit. Vidit et accedens confossum uulnere multo Inuenit Darium turbatum lumina, mortis Inter et extremae positum confinia uitae, Cumque rogaretur Indo sermone quis esset, Gauisus, quantum perpendi ex uoce dabatur, « Fortunae presentis », ait, « mortisque propinquae Hoc unum Dario et solum solamen habetur Quod tecum michi non opus est interprete lingua, Quod loquor extremum discretis auribus, et quod Non erit extremas incassum promere uoces. O quam grata michi Macedum presentia regis Esset ut audiret me tam pius hostis et eius Colloquio fruerer ut mutua uerba serendo Sedaret ueteres belli breuis hora querelas. Quem quia fata negant, hec, quisquis es, accipe, et ista Perfer Alexandro : post tot certamina Magni Debitor intereo multumque obnoxius illi Quod matrem Darii prolemque modestus et irae Inmemor hostilis clementi pectore fouit, Quod non hostilem qualem decet esse tyranni Sed regalem animum uictis uultumque serenum Exhibuit uictor hostique fidelior hostis Quam noti ciuesque mei. Donata per illum Vita meis. Vitam michi surripuere propinqui, Regna quibus uitamque dedi. Miserabile dictu, Quorum presidio tutus uel ab hostibus esse Debuerat Darius, ab eis occisus, et inter Hostes incolomis stans, labitur inter amicos. His precor a iusto reddatur principe talis Talio pro meritis, qualem patricida meretur Quamque repensurus, michi si Fortuna triumphum Concessisset, eram, nec enim hoc discrimine solum Alea uersatur mea sed communis eorum Qui presunt turbae et populi moderantur habenas. In me causa agitur. Decernat pondere iusto Magnus que tantum maneat uindicta reatum, Que noua flagitii scelus expiet ultio tanti. Quam si distulerit uel forte remissius equo Egerit, illustris minuetur opinio regis Decolor et fame multum diuersa priori. Adde quod a simili debet sibi peste cauere Rex pius et subiti uitare pericula casus,

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les assauts de la soif, en vue de réconforter de ses ondes son gosier desséché ; il vit alors le char, couvert de misérables peaux de bêtes, de Darius qui exhalait son dernier souffle, et ses chevaux blessés. Il vit et, s’approchant, trouve Darius percé de nombreuses blessures, le regard trouble, situé sur la frontière entre la mort et les derniers instants ; comme Polystrate lui demandait en langue indienne11 qui il était, il se réjouit (pour autant que le ton de sa voix permette d’en juger), disant : « Le seul et unique réconfort qu’obtienne Darius face à son sort présent et à sa mort prochaine, c’est que je n’ai pas besoin avec toi d’un interprète, que je dis mes derniers mots à une oreille capable de les comprendre et que les ultimes paroles par ma voix prononcées ne tomberont pas dans le vide. Ô combien m’aurait été douce la présence du roi des Macédoniens ! cet ennemi si miséricordieux m’écouterait, je jouirais de son entretien, et de la sorte un bref instant, par les paroles échangées, appellerait la paix sur les vieilles querelles guerrières. Puisque les destins me refusent Alexandre, toi, qui que tu sois, écoute ces mots et apporte-les lui : après tant de combats, je suis, au moment de périr, son débiteur et lui sais bien des obligations pour avoir, plein de retenue et oublieux de sa colère contre l’ennemi, protégé dans la clémence de son cœur la mère et les fils de Darius, pour avoir, lui vainqueur, témoigné aux vaincus les sentiments, non pas d’un ennemi (comme il seyait à un tyran), mais d’un roi et leur avoir offert un visage serein, ennemi plus loyal envers ses ennemis que mes alliés et mes concitoyens. C’est lui qui aux miens a fait don de la vie. Mes proches, eux, à qui j’ai donné le royaume et la vie, m’ont arraché la vie. Lamentable aveu, ceux dont la protection aurait dû garder Darius des ennemis l’ont tué et lui, debout et sauf parmi ses ennemis, il tombe au milieu de ses amis. A ceux-ci, je supplie la justice du prince d’acquitter, pour prix de leurs mérites, le salaire que mérite un parricide et que je leur aurais payé si la Fortune m’avait accordé de triompher. En effet, en cette occurrence critique, ce n’est pas mon sort à moi seul qui se joue, mais le sort de tous ceux qui gouvernent la foule et tiennent les rênes du peuple. Voilà l’enjeu qui, en ma personne, est posé. Qu’Alexandre décide, au terme d’une pesée équitable, quel châtiment attend une faute aussi lourde, quelle vengeance inouïe permettra d’expier un crime aussi ignominieux. Si d’aventure il tarde ou qu’il agisse avec plus de douceur qu’il ne serait juste, l’estime inspirée par un roi glorieux, amoindrie, ternira et viendra contredire sa renommée d’antan. Dis-lui encore qu’un roi auguste doit se garder de semblable avanie et éviter le risque d’une ruine

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Et cum iusticiae status hinc uersetur et illinc Vtilitas, uno tueatur utrumque rigore. Hoc unum superos uotis morientibus oro Infernumque Chaos, ut euntibus ordine fatis Totus Alexandro famuletur subditus orbis, Magnus et in magno dominetur maximus orbe, Vtque michi iusti concesso iure sepulchri A rege extremi non inuideantur honores ». Sic ait et dextram tamquam speciale ferendam Pignus Alexandro Greco porrexit, eique Letifer irrepsit per membra rigentia sompnus, Et sacer erumpens luteo de carcere tandem Spiritus, hospicium miserabile carnis abhorrens, Prodiit et tenues euasit liber in auras. Felices animae, dum uitalis calor artus Erigit infusos, si pregustare daretur Que maneant manes decurso tempore iustos Premia, que requies, et quam contraria iustis Impius exspectet : non nos funestus habendi Irretiret amor, nec carnis amica libido Viscera torreret ; sed nec prediuite mensa Patrum sorberet obscenus iugera uenter ; Sed neque ferrato detentus carcere Bachus Frenderet horrendum fracturus dolia, nec se Inclusum gemeret sine respiramine Liber ; Non adeo ambirent cathedrae uenalis honorem Symonis heredes ; non incentiua malorum Pollueret sacras funesta Pecunia sedes ; Non aspiraret, licet indole clarus, auiti Sanguinis inpubes ad pontificale cacumen Donec eum mores, studiorum fructus, et etas Eligerent, merito non suffragante parentum ; Non geminos patres ducti liuore crearent Preficerentque orbi sortiti a cardine nomen ; Non lucri regnaret odor ; peruertere formam Iudicii nollet corruptus munere iudex ; Non caderent hodie nullo discrimine sacri Pontifices, quales nuper cecidisse queruntur Vicinae modico distantes equore terrae. Sed quia labilium seducta cupidine rerum, Dum sequitur profugi bona momentanea mundi, Allicit illecebris animam caro, non sinit esse Principii memorem uel cuius ymaginis instar Facta sit aut quorsum resoluta carne reuerti Debeat. Inde boni subit ignorantia ueri.

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brutale : si l’équité incline d’un côté la balance, et le profit de l’autre, il doit préserver l’une et l’autre avec une rigueur égale. J’adresse, au moment de mourir, cette unique supplique aux dieux et au chaos d’enfer : puisse, selon la marche régulière du destin, l’univers tout entier soumis être l’esclave d’Alexandre ; puisse-t-il, lui qu’on nomme Grand, devenir encore plus grand à la tête de la grandeur de l’univers12 – et puisse le roi, m’accordant à bon droit le sépulcre que je mérite, ne pas me frustrer des derniers honneurs. » Il dit et tendit au Grec sa main droite, en signe de gage spécial à apporter à Alexandre. Le sommeil porteur de la mort s’insinua dans ses membres raidis, et son souffle sacré, bondissant enfin hors de sa prison de boue, échappa à l’horreur de son misérable séjour de chair et s’éleva jusque parmi les airs légers. Bienheureuses les âmes si, tant que la chaleur de la vie infusée dans le corps le maintient, il leur était donné de goûter par avance aux récompenses, au repos qui attendent les mânes des justes, une fois leur temps accompli, et de savoir combien le sort qui guette l’impie est contraire à celui des justes : alors, la funeste passion de posséder ne nous prendrait point dans ses rets, et la luxure qu’affectionne la chair ne brûlerait pas nos entrailles ; la gloutonnerie répugnante ne dresserait pas de table somptueuse pour dévorer l’héritage paternel ; Bacchus, captif dans une prison cerclée de fer, ne ferait pas éclater les tonneaux avec un grincement horrible et Liber ne geindrait pas d’y rester enfermé sans pouvoir respirer13 ; les héritiers de Simon le Magicien n’ambitionneraient pas à ce point la gloire d’un siège acheté à prix d’or14 ; la funeste richesse, aiguillon du malheur, ne souillerait pas les demeures sacrées ; un jeune homme impubère, même illustré par la noblesse du sang de ses ancêtres, ne briguerait pas la dignité épiscopale avant que ses mœurs, fruit de l’étude, et son âge ne l’eussent distingué et qu’il n’eût plus à s’appuyer sur le mérite de ses pères15 ; ceux qui tirent leur nom du mot cardo ne se laisseraient pas conduire par l’envie au point d’élire et de placer à la tête du monde deux pontifes16 ; la puanteur du lucre ne triompherait pas ; le juge refuserait de fausser sa sentence sous l’effet de présents corrupteurs ; nul danger aujourd’hui ne menacerait de mort de saints évêques, comme ceux dont deux pays voisins, séparés par un étroit bras de mer, pleurent l’assassinat récent17. Mais la chair égarée par l’appétit des choses périssables, en poursuivant les biens fugaces du monde transitoire, et en tendant à l’âme les séductions du plaisir, interdit à celle-ci de se rappeler d’où elle vient, à l’image de qui elle fut façonnée et le lieu vers lequel elle est destinée, une fois le corps dissous, à faire retour. C’est pour cela que règne l’ignorance du bien véritable.

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Inde est quod spreta cupimus rationis habena Quod natura negat, facinusque paratus ad omne Non reueretur homo quod fas et iura uerentur. Inde est quod regni flammatus amore satelles, Non reuerens homines, non curans numina, Bessus Et patris et domini fatalia fila resoluit. Te tamen, o Dari, si que modo scribimus olim Sunt habitura fidem, Pompeio Francia iuste Laudibus equabit. Viuet cum uate superstes Gloria defuncti nullum moritura per euum. Magnus ut accepit Darium expirasse, citatum Turbidus accelerat gressum, inuentumque cadauer Perfudit lacrimis et compluit ubere fletu. Sedit complosis manibus, positoque rigore Principis, effusum doluit gemuitque iacentem, Quem stantem ut caderet tociens incusserat ante. Ergo ubi purpureo lacrimam siccauit amictu Purgauitque genas, « Miseris mortalibus », inquit, « Hoc solum releuamen inest, quod gloria mortem Nescit et occasum non sentit fama superstes. Si uitae meritis respondet gloria famae, Nulla tuos actus poterit delere uetustas, Nec te posteritas, rex Persidis, inclite Dari, Oblinet, aut ueterum corrodet serra dierum. Claresces titulis totoque legeris in orbe, Ausus Alexandro Macedumque resistere fatis. Si michi te uiuum seruassent omine fausto Fata, iugo Macedum leuius nichil esse probares. Vno rege minor tantum Magnoque secundus Iura dares aliis, in regni parte receptus. Sed quia seruiles non permisere cateruae, Que patris emeritam ferro rupere senectam, Vt clemens uicto laudarer uictor in hoste, Quod solum licet, ultorem, defuncte, relinquis Hostibus infandis, habuisti quem prius hostem. Sic michi contingat, bellis Oriente subacto, Hesperios penetrare sinus classemque minacem Occiduis inferre fretis cursuque reflexo Gallica Grecorum dicioni subdere colla ; Sic michi dent superi, traiectis Alpibus, una Cum populis Ligurum Romanas frangere uires. » Dixit, et exequiis solito de more solutis, Regifico sepelit corpus regale paratu Membraque condiri iubet et condita recondi Maiorum tumulis, ubi postquam condita, celsa

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C’est pour cela que, méprisant les directives de la raison, nous désirons ce que la nature nous refuse, et que l’homme, prompt à tous les méfaits, n’a aucun respect pour ce que révèrent les lois divines et humaines. C’est pour cela que, séide brûlé par la passion de régner, irrespectueux envers les hommes, insoucieux des dieux, Bessus trancha le fil du destin de son père et maître. Mais toi, ô Darius, si ce que j’écris aujourd’hui rencontre un jour quelque créance, la France à juste titre fera de toi l’égal en honneur de Pompée. Avec le poète vivra, pour ne jamais mourir, la gloire du défunt18. Lorsqu’Alexandre, bouleversé, apprit que Darius avait expiré, il hâta sa marche rapide et, en découvrant le cadavre, il l’inonda de pleurs et le baigna d’un flot de larmes. Il se tenait là, les mains jointes, et, abandonnant l’impassibilité du prince, répandit plaintes et lamentations sur l’effondrement et la chute de celui que naguère, il avait si souvent frappé pour le faire tomber, quand il était debout. Puis, lorsque de sa tunique de pourpre il eut séché ses larmes et essuyé ses joues, il dit : « Aux malheureux mortels reste cet unique réconfort : la gloire ne connaît pas la mort et la renommée perdurable n’éprouve point le déclin. Si l’éclat de ta renommée fait écho aux mérites de ton existence, aucune usure ne pourra abolir tes hauts faits et les générations futures, ô roi de Perse, illustre Darius, n’effaceront pas ton souvenir, pas plus que la morsure des années qui passent ne l’entamera. Des inscriptions proclameront ta grandeur et on lira dans l’univers entier que tu osas résister à Alexandre et à la destinée des Macédoniens. Si les destins, en signe de faveur, t’avaient gardé vivant pour moi, tu aurais éprouvé que nul joug n’est plus léger que celui de la Macédoine. Inférieur au seul roi, adjoint d’Alexandre, tu aurais étendu sur les autres ta loi, et eusses été associé au pouvoir royal. Mais puisque ne l’ont pas permis ces bandes d’esclaves qui ont brisé à coup d’épée la glorieuse vieillesse de leur père, tu lègues en mourant à celui qui fut d’abord ton ennemi (c’est le seul moyen que j’aie de voir louer, dans la victoire, ma magnanimité envers l’ennemi vaincu) le soin de te venger au détriment d’ennemis exécrables. Qu’il me soit donné, après avoir ainsi soumis l’Orient à mes armes, de pénétrer les golfes d’Hespérie19, de conduire parmi les détroits d’Occident une flotte menaçante et, ayant infléchi ma course, de courber la nuque des Gaulois sous la puissance grecque ; que donc les dieux m’accordent, après avoir franchi les Alpes, de briser les forces de Rome ainsi que les populations ligures ». Il dit, et, accomplissant les obsèques selon le rite convenu, conduit la dépouille du roi jusqu’à sa sépulture avec une pompe royale. Il fait embaumer son corps, puis l’ensevelit, embaumé, dans le tombeau de ses ancêtres ; là, après l’ensevelissement, il

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Pyramis erigitur, niueo que marmore structa Ingenio docti superedificatur Apellis. Coniunctos lapides infusum fusile rimis Alterno interius connectit amore metallum. Exterius, qua queque patet iunctura, figuris Insculptum uariis rutilans intermicat aurum. Quatuor ex equo distantibus arte columpnis Sustentatur onus, quarum iacet erea basis, Argento stilus erigitur, capitella recocto Imperitant auro fornacibus eruta binis. Has super exstructa est, tante fuit artis Apelles, Lucidior uitro, pacato purior amne, Crystallo similis caelique uolubilis instar, Concaua testudo librati ponderis, in qua Forma tripertiti pulchre describitur orbis. Hic Asiae sedes late diffunditur, illic Subsidunt geminae spacio breuiore sorores. Hic certis distincta notis loca flumina gentes Vrbes et siluae regiones oppida montes Et quecumque uago concluditur insula ponto, Indigeat que terra, quibus que rebus habundet. Frugifera est Lybie, uicinus Syrtibus Hamon Mendicat pluuias, Egyptum Nilus opimat. Indos ditat ebur uestitaque litora gemmis. Affrica pretendit magnae Kartaginis arces, Grecia diuinas famae inmortalis Athenas. Pallanthea domus Roma crescente superbit, Gadibus Herculeis Hyspania, thure Sabei, Francia militibus, celebri Campania Bacho, Arthuro Britones, solito Normannia fastu. Anglia blanditur, Ligures amor urit habendi, Teutonicusque suum retinet de more furorem. Lubricus extremas tantae testudinis oras Circuit Oceanus. Asiam tractusque duarum Opposito medius discriminat obice pontus, Pontus, distortis in quem uaga flumina ripis Omnia descendunt, et eo ducente recuruos Flexa per anfractus magnum labuntur in equor. Et quia non latuit sensus Danielis Apellem, Aurea signauit epigrammate marmora tali : « Hic situs est typicus aries, duo cornua cuius Fregit Alexander, totius malleus orbis. » Preterea Hebreos et eorum scripta secutus, Preteriti serie reuoluta temporis, annos Humani generis a condicione notauit

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fait dresser une pyramide élevée, bâtie en marbre blanc de neige, qu’édifie le génie du savant Apelle20. A l’intérieur, du métal en fusion est coulé dans les fentes qui séparent les blocs pour les lier et les unir entre eux. A l’extérieur, partout où s’ouvrent ces jointures, étincelle l’or flamboyant, sculpté d’images variées. Quatre colonnes, savamment placées à égale distance, dont la base est d’airain, d’argent le fût dressé, et que des chapiteaux faits en or deux fois cuit au four surplombent soutiennent cette charge. Sur elles s’appuie – si grand fut le talent d’Apelle – la structure en équilibre d’une voûte creuse, plus brillante que le verre, plus claire qu’une onde paisible, semblable à du cristal et pareille au cercle mouvant du ciel21. Y est élégamment dépeint l’aspect des trois parties du monde. D’un côté les régions de l’A sie se déploient largement, de l’autre s’étendent ses deux sœurs, sur un espace plus resserré22. Des inscriptions précises indiquent les pays, les fleuves, peuples, villes, forêts, provinces, citadelles, montagnes, et puis toutes les îles entourées par la mer vagabonde, des terres ingrates, des terres florissantes et ce qui fait leur prospérité. La Libye porte ses récoltes, le domaine d’Amon, voisin des Syrtes23, quémande les averses, le Nil engraisse l’Égypte. L’ivoire et leurs rivages tapissés de gemmes font la richesse des Indiens. L’Afrique exhibe les citadelles de l’altière Carthage, la Grèce la gloire immortelle d’Athènes la divine. La maison de Pallas24 tire orgueil de Rome qui grandit, l’Espagne de Gadès l’herculéenne, les Sabéens de leur encens, la France de ses chevaliers, la Champagne de son vin bien connu, les Bretons du roi Arthur, la Normandie de son arrogance coutumière. L’Angleterre s’adonne à la flagornerie, la soif de posséder enflamme les Ligures, les Teutons sont en proie à la rage qui les caractérise25. Le flot courbe de l’Océan borne de son cercle le tour de la vaste voûte. L’A sie et les deux autres continents sont séparés par la barrière de la mer Méditerranée, cette mer vers laquelle s’écoulent tous les fleuves errants aux rives sinueuses qui, appelés par elle, déversent leurs méandres dans la vaste étendue liquide au fil des golfes découpés26.

Et, comme le sens de la prophétie de Daniel n’avait point échappé à Apelle, il grava dans le marbre, en lettres d’or, l’inscription que voici : « Ci-gît le bélier symbolique, dont Alexandre, le marteau de l’univers entier, brisa les deux cornes »27. En outre, suivant les écrits des Hébreux qui relatent le déroulement des époques passées, il nota l’âge du genre humain depuis sa création jusqu’aux

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Vsque triumphantis ad bellica tempora Magni. In summa annorum bis milia bina leguntur Bisque quadringenti decies sex bisque quaterni. Interea meritos ad donatiua quirites Inuitat Macedo, gemitus et uulnera largis Curat muneribus, et ydonea tempora nactus Sollempnes epulas et Bachi gaudia totis Instaurat castris, ergo dum pocula tractat Deliciisque uacat diffusus in ocia miles, Ecce repentinus, uicium sollempne uacantis Militiae, rumor subito ferit agmina motu. Fertur Alexandrum, post prospera bella tumentem, Hostibus afflictis et adepta Perside, uelle Ad patrios fines et dulcia regna reuerti. Ergo auidi reditus, quamuis auctore careret Rumor, discurrunt limphantum more per omnes Castrorum uicos, aptant tentoria plaustris. Sarcinulas et uasa legunt castrensia tamquam Mane paretur iter. Oritur per castra tumultus Leticiae, mixtosque ferunt ad sydera plausus. Rumor ut attonitas inuicti principis aures Impulit, occultus animum perterruit horror, Contraxitque furor laxas rationis habenas. Mox ubi mens rediit, domito reuocata furore, Prefectos iubet acciri lacrimisque profusis Limite de medio terrarum a ciuibus orbem Auferri sibi conqueritur, uirtutis in ipso Limine Alexandro mundi tocius apertum Precludi imperium ; nichil in patriam nisi probra, Fortunam uicti se non uictoris ad Argos Esse relaturum ; tantis obsistere ceptis Inuidiam superum qui fortia pectora semper Illiciunt patriaeque trahunt natalis amore ; Indecoresque uiros sine nomine uelle reuerti Ad patrios ortus, indulto tempore magna Laude recursuros. Applaudit curia regi Promittitque suas in cuncta pericula uires, Iussa secuturos proceres et mobile uulgus Si modo blandiciis dubias permulceat aures. Ergo tribunali posito ducibusque citatis, In facie procerum plebisque astante caterua, Cepit Alexander : « Recolentibus », inquit, « amici, Gestarum uobis tytulos et nomina rerum, Non mirum patrias animis occurrere sedes, In quibus illustres decantet fama labores

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temps guerriers des triomphes d’Alexandre – en tout, quatre mille huit cent soixante-huit années28. Sur ces entrefaites, le Macédonien invite les guerriers méritants à recevoir leur récompense, guérit plaintes et blessures à force de présents et juge le moment venu d’organiser pour tout le camp un banquet somptueux et des réjouissances bachiques. Mais tandis que les soldats, livrés à l’inactivité, s’abandonnaient, la coupe en main, à ces plaisirs, voici qu’une rumeur subite – la plaie familière des armées désœuvrées – frappe la troupe de ses échos soudains. On raconte qu’Alexandre, gonflé de ses succès, veut, après avoir abattu les ennemis et s’être emparé de la Perse, regagner le pays de ses pères, son doux royaume. Avides de rentrer chez eux, les hommes, bien que rien ne vienne garantir la véracité de la rumeur, se mettent à courir en tous sens, comme font les déments, par les allées du camp. On charge les tentes sur des chariots. On rassemble bagages et ustensiles comme si le départ était prévu pour le lendemain. Un brouhaha joyeux s’élève sur le camp, mélangé de bravos qui montent jusqu’aux astres. Lorsque la rumeur atteignit l’oreille stupéfaite du prince invincible, son cœur se hérissa d’une horreur secrète et la rage serra les brides, qu’il avait laissé flotter, de sa raison. Dès que, domptant sa rage, il eut repris son calme, il fait convoquer les généraux et se plaint avec des sanglots de se voir arracher l’univers par ses concitoyens, alors qu’on a franchi la moitié de la terre ; on barre à Alexandre la route à lui ouverte de l’empire du monde entier, alors qu’on a tout juste commencé d’exercer sa vaillance ; on ne rapportera au pays que la honte, en Argos que la Fortune d’un vaincu, non celle d’un vainqueur ; la jalousie des dieux, qui toujours séduisent et entraînent le cœur des braves avec l’amour de la patrie natale, fait obstacle aux grandes entreprises ; ce sont des guerriers sans honneur qui veulent, au mépris du renom, revenir aux bords paternels, alors qu’au bout de quelques temps, ils les regagneraient auréolés de gloire. La cour acclame le roi, lui offre sa vaillance face à tous les périls et promet que les chefs et le vulgaire inconstant suivront ses ordres, si toutefois il flatte et charme leurs oreilles hésitantes. On dresse donc une estrade et l’on convoque les capitaines. Alors, face à la troupe assemblée des barons et du peuple, Alexandre prit la parole en ces termes : « Quand vous vous rappelez, ô mes amis, la grandeur et la gloire des exploits accomplis, il n’est pas étonnant que se présente à votre esprit le séjour paternel, où la renommée chanterait vos illustres

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Et celebris uestras attollat gloria pugnas. Libera iam ueteri Persarum patria per uos Est exempta iugo. Phenicem Persida Medos Armeniam Syriam uestri domuere lacerti. Lidia Capadoces Parthi Cylicum iuga uestro Succubuere iugo. Terras michi uestra subegit Plures asperitas aliis quam regibus urbes Lubrica sors dederit. Ergo si certa maneret Terrarum quas tam celeri uirtute subegi Perpetuo mecum possessio federe fixa, O ciues, etiam uobis retinentibus, ultro Ad patrias urbes dulcemque erumpere terram Optarem, matrem geminasque uidere sorores Et parta pariter uobiscum laude potiri. Sed nouus est nec adhuc firma radice tenetur Imperii status, et nondum subeuntibus equa Barbaricis ceruice iugum uictoria nutat. Ergo breui nobis opus assuetudine donec Barbara mollescant accepto tempore corda Et peregrina suos deponant pectora mores. Nam mora maturat fruges, et musta statuto Tempore mitescunt quamuis expertia sensus. Quod natura nequit, animos rabiemque ferarum Mulcet longa dies. Seuum indomitumque leonem Mitigat humani manus et uox blanda magistri. Vicistis Persas sed non domuistis, et ipsi Armis non morum cohibentur lege, futuri Quos modo presentes metuunt absentibus hostes. Et, licet extincto Persarum principe, inultus Hostis adhuc superest. Bessus patricida retento Narbazanesque suus coeunt in prelia regno. Proch pudor, eternum nati seruire clientes, Per scelus extremum parta dicione, cruentas Extendunt ad sceptra manus. Sed sicut in egris Omnia corporibus medici nocitura recidunt, Sic nichil a tergo quod discedentibus obstet Esse relinquendum, resecandumque arbitror esse Quicquid obesse potest regno post terga relicto. Parua solet magnis causam prestare ruinis, Cum neglecta fuit, modicae scintilla lucernae. Tutior ut maneas hostis, nichil est quod in hoste Despicias tuto. Fit quem neglexeris ille Fortior hoc ipso multoque ualentior hostis.

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travaux et où la louange en tous lieux exalterait vos luttes. Désormais la patrie libérée est par vous déchargée de l’antique joug perse. Phénicie, Perse, pays des Mèdes, Arménie, Syrie ont été domptés par vos bras. La Lydie, la Cappadoce, les contrées parthes et les crêtes de la Cilicie ont succombé à votre empire. Votre ardeur m’a soumis plus de terres que le sort incertain n’en a jamais donné aux autres rois. C’est pourquoi, si un pacte souscrit par moi m’assurait à jamais la possession certaine des territoires que j’ai subjugués grâce à tant d’enthousiasme courageux, je souhaiterais, ô citoyens, contre votre opposition même, m’élancer vers les villes de ma patrie et de mon doux pays, revoir ma mère et mes deux sœurs et jouir tout comme vous de la gloire conquise. Mais l’établissement de cet empire est jeune et point encore solidement enraciné ; et, tant que les barbares ne portent pas le joug d’une nuque placide, la victoire chancelle. Il nous faut donc attendre un peu que leurs cœurs s’adoucissent avec le temps qui passe et renoncent à leurs coutumes exotiques. Il faut de la patience pour laisser mûrir les moissons et c’est à la date fixée que les raisins, même s’ils n’en sont pas conscients, perdent de leur acidité. La durée, non pas la nature qui en est incapable, apaise l’ardeur furibonde des fauves. La main et la voix caressantes de l’homme, son maître, apprivoisent le lion féroce et indompté. Vous avez vaincu les Perses, vous ne les avez pas domptés. Ils sont assujettis par la loi des armes, non par la loi morale et redeviennent ennemis de ceux-là, s’ils s’absentent, dont aujourd’hui ils craignent la présence. En outre, bien que le roi de Perse ait disparu, il subsiste des ennemis dont on n’a pas encore fait justice. Le parricide Bessus et son comparse Narbazanès, détenteurs du pouvoir royal, s’unissent pour combattre. Infamie ! des domestiques nés pour obéir à jamais, ayant obtenu le pouvoir par un crime extraordinaire, tendent leurs mains sanglantes en direction du sceptre. Mais, comme le médecin ampute le corps malade de toutes les parties capables de nuire, ainsi, à mon avis, nous ne devons derrière nous laisser rien qui fasse obstacle à notre retraite et trancher tout ce qui peut nuire à ce royaume, quand nous l’aurons abandonné. Il est fréquent qu’une chétive étincelle, jaillie d’une maigre torche, provoque, si l’on n’y prend pas garde, un grand désastre. Pour conserver une paix plus assurée, un ennemi ne doit jamais sous-estimer son ennemi, fût-il en paix. L’ennemi qu’on aura dédaigné deviendra de ce fait plus fort et beaucoup plus puissant.

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Vicimus idcirco Darium ut Besso patricidae Cederet imperium ? procul hunc arcete pudorem, Terrarum domini. Breuis est labor et uia nobis. Quatridui superest iter ut diuortia mortis Querere nulla queat Bessus patricida. Tot amnes, Tot iuga transistis, tot proculcastis hyatus Horrendosque lacus, tot saxa tot inuia uobis Peruia fecistis. Non nos mare diuidit estu Fluctiuago, sed plana iacent et prona tryumpho Omnia. Vicina est et in ipso limine palma. Vincendi restant pauci. Memoranda per euum Gloria cum seruos uestro mediante labore Audierit domino penas soluisse perempto Credula posteritas. Dignus labor, hercule, nullum, Quem patris occisi condempnet opinio, uestras Effugisse manus. Hoc uno, miles, honorem Perpetuare tuum, Persas Asiaeque fauorem Conciliare potes. » Sic fatur, et ecce paratas Attollunt cuncti quecumque in prelia dextras, Seque secuturos per summa pericula spondent Vnanimes letique senes hilarisque iuuentus. Ergo auidis pugnae tentoria uellere Magnus Imperat et rapido cursu bachatur in hostem.

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Avons-nous donc vaincu Darius pour abandonner son empire à Bessus le parricide ? Écartez loin de vous cette pensée infâme, ô maîtres de la terre. Notre peine et nos marches ne vont pas durer. Il nous reste quatre jours de route pour interdire au parricide Bessus de chercher une issue à la mort. Vous avez franchi tant de fleuves, tant de montagnes, vous avez enjambé tant de gouffres et de lacs terrifiants, vous avez pénétré tant de rocailles impénétrables. Il n’y a pas à franchir la mer et ses flots bouillonnants. Ce qui s’étend devant nous, c’est la plaine et l’accès grand ouvert au triomphe. La palme de la victoire est à portée de main. Peu d’hommes restent à vaincre. Votre gloire défiera les siècles quand les générations futures croiront à la nouvelle qui veut que, grâce à vos efforts, les esclaves ont été châtiés pour l’assassinat de leur maître. C’est, par Hercule, un effort qui en vaut la peine, de faire que nul de ceux que l’opinion condamne pour avoir tué leur père n’ait échappé à votre bras. Telle est l’unique voie par laquelle tu peux, soldat, immortaliser ton honneur et te concilier les Perses et la faveur de l’Asie ». Il dit, et chacun lève au ciel ses bras prêts à tous les combats ; d’une seule voix, les vieillards réjouis, la jeunesse enthousiaste jurent qu’ils le suivront par les plus grands dangers. Voyant leur désir de bataille, Alexandre commande que l’on replie les tentes et, en une course ardente, se rue, tel un bacchant, en direction de l’ennemi.

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Hyrcanos domat octauus nec iniqua ferentem Vota pharetratam presentat Amazona regi. Vruntur gaze Macedum, mirabile factu. Detegitur Dymi facinus, sequiturque nefandus In castris gemitus oratio morsque Phylotae. Impius attrahitur monstrum inplacabile Bessus, Suspensusque piat manes patricida paternos. Arma Scitis infert Macedo. Legatio postquam Nil agit et monitus non flectunt principis iram, Gens inuicta prius uictori subditur orbis.

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Memnonis eterno deplorans funera luctu, Tercia luciferos terras Aurora per omnes Spargebat radios cum fortis et impiger ille Terrarum domitor, in cuncta pericula preceps, Hyrcanos subiit armato milite fines. Quos ubi perdomuit uitamque cruentus ab ipso Narbazanes molli Bagoa supplicante recepit, Haut mora, uisendi succensa cupidine regis, Gentis Amazoniae uenit regina Talestris Castraque uirginibus subiit comitata ducentis. Omnibus hec populis, dorso quos Caucasus illinc Circuit, hinc rapidi circumdat Phasidos amnis, Iura dabat mulier. Cui primo ut copia facta est Regis, equo rapide descendit, spicula dextra Bina ferens, leuo pharetram suspensa lacerto. Vestis Amazonibus non totum corpus obumbrat. Pectoris a leua nudatur, cetera uestis Occupat et celat celanda, nichil tamen infra Iuncturam genuum descendit mollis amictus. Leua papilla manet et conseruatur adultis, Cuius lacte infans sexus muliebris alatur. Non intacta manet sed aduritur altera lentos Prompcius ut tendant arcus et spicula uibrent.

Livre huitième

Le livre huitième voit le roi dompter l’Hyrcanie et montre l’Amazone, armée de son carquois, lui présentant une requête légitime. On brûle – fait admirable ! – les trésors des Macédoniens. Le crime de Dymnus est découvert : viennent alors des plaintes affreuses dans le camp, le plaidoyer et la mort de Philotas. Bessus l’impie, monstre implacable, comparaît : la pendaison du parricide apaise les mânes de son père. Le Macédonien part combattre les Scythes. Après une ambassade infructueuse, dont les avis ne calment pas la rage du prince, ce peuple jusqu’alors invaincu se soumet au vainqueur du monde.

Aurore, dont les pleurs célèbrent à jamais le deuil de Memnon1, inondait pour la troisième fois la terre entière de ses rayons porte-lumière quand le dompteur puissant et infatigable de l’univers, prêt à donner tête baissée dans tous les périls, pénétra avec sa troupe en armes le territoire d’Hyrcanie. Lorsqu’il l’eut subjugué et eut accordé la vie du sanguinaire Narbazanès aux prières du mignon Bagoas2, tout aussitôt Thalestris, reine du peuple des Amazones3, enflammée du désir de contempler le roi, se présenta et fit son entrée dans le camp, avec une escorte de deux cents vierges. Tous les peuples qu’enclot par-derrière le Caucase et qu’entoure, de l’autre côté, le cours violent du fleuve Phase4, elle, une femme, les gouvernait. A peine lui fut-il possible d’accéder au roi qu’elle descend vivement de cheval, portant de sa main droite deux lances, un carquois suspendu à son épaule gauche. Le corps des Amazones ne se cache pas tout entier sous le voile d’une robe. Leur poitrine, du côté gauche, est dénudée ; ailleurs la robe qui se déploie dissimule ce qu’elle doit, sans toutefois que leur tunique souple descende plus bas que le pli du genou. Adultes, elles conservent leur sein gauche pour alimenter de son lait le nourrisson de sexe féminin ; l’autre, elles ne le gardent pas, mais le brûlent afin d’être plus promptes à bander l’arc flexible et à brandir le javelot.

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Perlustrans igitur attento lumine regem, Mirata est fame non respondere Talestris Exiguum corpus, taciturnaque uersat apud se Principis indomiti uirtus ubi tanta lateret. Barbara simplicitas a maiestate uenusti Corporis atque habitu ueneratur et estimat omnes, Magnorumque operum nullos putat esse capaces Preter eos, conferre quibus natura decorum Dignata est corpus specieque beare uenusta. Sed modico prestat interdum corpore maior Magnipotens animus, transgressaque corporis artus Regnat in obscuris preclara potentia membris. Ergo rogata semel ad quid regina ueniret, Anne aliquid uellet a principe poscere magnum, Se uenisse refert ut pleno uentre regressa Communem pariat cum tanto principe prolem, Dignam se reputans de qua rex gignere regni Debeat heredes. Fuerit si femina partu Prodita, maternis pocietur filia regnis. Si mas exstiterit, patri reddetur alendus. Querit Alexander sub eone uacare Talestris Miliciae uelit. Illa suum custode carere Causatur regnum. Tandem pro munere noctem Ter deciesque tulit, et quod querebat adepta Ad solium regni patriasque reuertitur urbes. Interea Bessus sumpto diademate Bactra Mouerat et ueteri mutato nomine Scitis Accitis toto surgebat in arma paratu. Estuat auditis Macedo, sed inertia luxu Et bello partis tot rebus onusta moueri Agmina uix poterant. Igitur, mirabile factu, Cuncta cremanda ratus quecumque mouentibus arma Esse solent oneri, primum sua deinde suorum In medium proferre iubet. Spaciosa iacebat Campi planicies ubi multo sanguine parte Exponuntur opes, Arabum Serumque labores, Plaustraque diuersis rerum speciebus onusta. His ubi congestis rapta face Martius heros Ignem supposuit et miscuit omnia flammis, Ardebant dominis urentibus omnia que ne Arderent tociens incensis urbibus igni Restiterant ; tociens humero subeunte labori, Pertulerant auidas multo discrimine flammas. Non tamen audebant tanto sibi parta labore, Sanguinis effusi precium, deflere quirites

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Examinant donc d’un œil attentif le roi, Thalestris s’étonna que sa petite taille ne fût point en accord avec sa renommée, et se demande sans rien dire où peut bien se cacher la grande vaillance du prince indompté. Dans leur naïveté, les barbares réservent toujours respect et estime à l’harmonieuse majesté du corps et à la prestance physique, et ils considèrent que nul n’est capable de hautes actions, sinon celui à qui la nature a daigné accorder l’élégance et qu’elle comble de beauté. Pourtant un esprit rempli de grandeur surmonte parfois la faiblesse des membres et, par-delà l’apparence corporelle, étend son pouvoir lumineux sur un physique terne. On demanda donc à la reine l’objet de sa venue ; avait-elle quelque don grandiose à réclamer du prince ? Elle répond qu’elle est venue pour repartir enceinte de ses œuvres, pour enfanter le rejeton d’un si grand souverain, se jugeant digne d’être celle de qui le roi devait engendrer un héritier royal. Si l’être à qui elle donnera le jour est de sexe féminin, cette fille aura puissance sur le royaume maternel ; si c’est un garçon, on le rendra à son père pour qu’il l’élève. Alexandre demande à Thalestris si elle veut combattre sous ses ordres. Elle objecte que son royaume serait alors privé de protection. Enfin, en guise de présent, il lui offrit treize nuits et, ayant obtenu ce qu’elle était venue chercher, elle regagna son trône royal et les cités de sa patrie. Pendant ce temps-là, Bessus, après avoir ceint la couronne, s’était rendu à Bactres et, ayant choisi un nouveau nom5, se préparait ardemment au combat avec les Scythes rassemblés par lui. A ces nouvelles, le Macédonien s’enflamme, mais son armée engourdie par le luxe et accablée de tous les biens conquis à la guerre pouvait à peine se mouvoir. Alors – acte admirable ! – il décida que tout ce qui est d’ordinaire un poids pour les guerriers devait être brûlé, et ordonne que l’on rassemble ses propres bagages tout d’abord, puis ceux de ses hommes. Une vaste plaine s’étend, où est exposée la fortune acquise au prix de bien du sang, le fruit du labeur des Arabes et des Sères6, des chariots chargés d’objets de toute beauté. Quand tout cela fut amassé en tas, le héros martial, s’emparant d’une torche, y mit le feu et le livra aux flammes : tous ces biens qui avaient échappé au feu dans des villes si souvent incendiées, qui avaient affronté le péril des flammes voraces au cours des labeurs si fréquents du combat brûlaient de la main de leurs propriétaires. Et cependant ni les capitaines ni les soldats n’osaient pleurer un butin acquis à si grand-peine, salaire du sang répandu, lorsqu’ils

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Seu uulgus cum regis opes idem ureret ignis. Hic ubi sedatus dolor est, dixisse feruntur A curis grauibus et sollicitudine magna Consilio regis ereptas esse cohortes Et quos subdiderat regina Pecunia seruos, Principis exemplo manumissos esse per ignem. Iamque legebat iter, iam Bactra subire parabat Exhonerata manus cum rex, inuictus et hoste Tutus ab externo, pene interfectus ab ipsis Consulibus Macedum. Tamen intestina suorum Declinauit, adhuc Parcis parcentibus, arma Et ciuile nefas. Erat inter regis amicos Precipuus tota maior legione Phylotas, Parmenione satus, sine quo nil carmine dignum Gessit Alexander. Qui grande nefas Cebalino Indice perlatum certis rationibus ad se Suppressit triduo donec, Metrone cruentum Comperiente scelus, proprio cadit ense ligatis Complicibus Dimus. Vincitur et ipse Phylotas. Creditur hoc uno perimi uoluisse tyrannum, Quod toto bidui spacio suppresserat huius Indicium sceleris. Inducitur ergo, reuinctis A tergo manibus, faciem uelatus, in aulam. Principis edicto populus conuenerat armis Cinctus, et horrendo pallebat regia ferro. Mussat tota cohors tantique ignara tumultus Cur accita foret, arrectis auribus heret Donec Alexander, sermone silentia rumpens, Detexit scelus, illatoque cadauere Dimi Subticuit primo, demum « Pene », inquit, « ademptus Vobis, o ciues, Fortunae munere uiuo. » Regis ad hanc uocem clamoso perstrepit aula Turbarum fremitu. Cunctis poscentibus huius Auctores sceleris ut proderet ille, « Quidem », inquit, « Ille meus, patris ille mei specialis amicus, Parmenio, tantoque aliis prelatus amore, Tanti flagitii fuit auctor. Et ecce Phylotas, Cum patre concipiens tam detestabile terris Et celo facinus, Lecolaum Demetriumque Et Dimum, cuius coram miserabile corpus Aspicitis, socios delegit et in mea ductor Fata subornauit. » Rursus fera contio uocem Intonat horrendam. Metron Cebalinus et index Nicomacus, testes producti, criminis ortum In medium referunt. Subdit Mauortius heros :

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voyaient le même feu consumer les richesses du roi. Quand ce chagrin fut apaisé, ils dirent, à ce que l’on rapporte, que la sagesse du roi avait sauvé les troupes de graves tourments et d’un cruel souci : ceux que reine Richesse avait soumis au joug de l’esclavage avaient été par la vertu de l’exemple du prince affranchis grâce au feu. Déjà la troupe allégée faisait route, déjà elle se préparait à pénétrer en Bactriane quand le roi invaincu, et hors d’atteinte de l’ennemi étranger, faillit être assassiné par les généraux macédoniens eux-mêmes. Pourtant, épargné une fois encore par les Parques, il esquiva les armes et le crime préparés, au sein de son peuple, par les siens. Le premier d’entre les amis d’Alexandre était Philotas, plus fort qu’une légion entière, le fils de ce Parménion sans qui le roi n’eût accompli aucun exploit qui méritât d’être chanté. L’énorme forfait, à lui dénoncé d’après des indices certains par le témoignage de Cébalinus, il en étouffa en son cœur la nouvelle pendant trois jours – jusqu’au moment où Métron découvrit le crime sanguinaire et où Dymnus tomba sous le coup de sa propre épée, tandis que ses complices étaient emprisonnés7. Philotas, lui aussi, est jeté dans les fers. Il est suspect d’avoir voulu le meurtre du roi pour la seule raison que, durant deux jours entiers, il avait gardé pour lui ce qu’il avait appris du crime. Donc, on le fait comparaître devant la cour, les mains liées derrière le dos, le visage voilé. Sur l’ordre du prince, le peuple équipé de ses armes s’était rassemblé et la tente royale luisait de l’éclat blanc du fer épouvantable. La troupe entière murmure et, ne sachant le pourquoi de toute cette agitation, elle tend l’oreille, attentive d’apprendre pour quelle raison on l’a convoquée ; alors Alexandre, rompant le silence, dévoila d’un mot le méfait et, en présence du cadavre de Dymnus qu’il avait fait apporter, après s’être tu un instant, déclare enfin : « J’ai failli vous être enlevé, ô mes concitoyens ; c’est grâce à la bienveillance de la Fortune que je suis en vie ». A ces paroles du roi, la cour retentit du grondement sonore de la foule. Comme tous lui demandaient de désigner les auteurs du crime, il ajoute : « Oui, c’est mon ami intime, l’ami intime de mon père, l’illustre Parménion, objet plus que les autres de tant d’affection, qui fut l’instigateur de tant d’abomination. Et Philotas, ici présent, ayant conçu avec son père un forfait qui fait à tel point horreur à la terre et au ciel, a choisi pour associés Leucolaus, Démétrius et Dymnus8 dont vous contemplez devant vous la misérable dépouille, et les a corrompus en vue, sous sa conduite, d’attenter à mes jours ». L’assemblée en fureur résonne de nouveau d’une clameur terrifiante. Métron, Cébalinus et Nicomaque, qui avait tout dévoilé, produits comme témoins, révèlent au public les racines du crime. Le héros martial de poursuivre : « Quel dévouement paraît-il porter à son

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« Quo dominum obsequio, quo dilexisse uidetur Affectu patrem qui cum hoc scelerum scelus », inquit, « Presciret, siluit ? quod non tamen esse tegendum Cede liquet Dimi. Facinus Cebalinus acerbum Quod semel accepit, hora non distulit una. Solus non timuit, solus non credidit istud Parmenides ; sane patria ditione tumescit. Quem quia prefeci Mediae, maiora superbus Sperat et aspirat ad summi culmen honoris. Forsitan hoc animi dedit in mea fata Phylotae Quod sine cognatis sum nec michi libera proles Nec genitor superest. Erras, funeste Phylota ! Tot saluis Macedum ducibus, quorum agmina meme Circumstare uides, Magnum ne dixeris orbum. Ecce mei fratres, quos intuor, ecce parentes ! Quod celat, quod Dimus eum non nominat inter Participes sociosque doli, minus esse nocentem Non facit. Indicium est ducis et terroris in illos Prodere qui possunt. Qui cum de se fateantur, De duce non audent ducti terrore fateri. Multaque consueuit de me suspecta Phylotas Et serere et faciles prebere serentibus aures. Se gaudere michi, genitum quem Iupiter a se Affirmabat, ait : miseris tamen esse dolendum, Viuendum quibus est tanti sub principe fastus, Excedente modum et stadium mortalis habenae. Et sciui et silui, neque enim fieri michi uiles Et contemptibiles aliis uolui quibus ante Tot bona contuleram. Sed iam temeraria lingua Vertitur ad gladios, et quod conceperat ore, Parturit ense manus. Quo me conferre licebit ? Cui caput hoc credam ? prefeci pluribus unum, Cui uitae et capitis commisi iura, sed unde Presidium petii, uenit inprouisa salutis Pernicies. Melius cecidissem Marte, futurus Hostis preda mei pocius quam uictima ciuis. Nunc Macedo, seruatus ab hiis que sola timebat, Incidit in lateris socios et in agmina quorum Nec uitare manus nec debuit arma timere. Ergo, mei ciues, uestra ad munimina ciuis Armaque confugio. Liceat uos esse salutis Auctores. Saluus uobis nolentibus esse Nec uolo nec possum. Si me saluare uelitis, Vindicis officium pretendite uindice pena. »

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maître, quel amour à son père, celui qui, alors qu’il était informé de ce crime des crimes, a gardé le silence ? La mort de Dymnus prouve pourtant à l’évidence qu’il ne fallait pas le celer. Cébalinus, à peine eut-il appris la cruelle machination, n’a pas attendu toute une heure. Le seul qui ne l’ait pas redoutée, le seul qui n’y ait pas cru, c’est le fils de Parménion. Aucun doute, il est tout gonflé de la puissance de son père. Parce que j’ai placé celui-ci à la tête de la Médie, dans son orgueil, il espère plus encore et aspire au faîte suprême des honneurs. Peut-être Philotas a-t-il été encouragé à conspirer contre ma vie par le fait que je n’ai pas de parents, ni d’enfants de condition libre et que mon père n’est plus. Tu te trompes, criminel Philotas ! Aussi longtemps que sont saufs tant de chefs Macédoniens, dont tu vois les rangs m’entourer, ne va pas dire qu’Alexandre est seul au monde. Voici mes frères – je les ai sous les yeux –, voici mes parents ! S’il dissimule, si Dymnus ne l’a pas nommé parmi les auteurs et les conjurés de la trahison, cela ne le rend pas moins coupable. C’est la preuve qu’il est leur chef et de la terreur qu’il inspire à ceux qui peuvent le dénoncer. Alors qu’ils passent aux aveux, ils n’osent point, sous l’empire de la terreur, avouer le nom de leur chef. Philotas s’est accoutumé à répandre sur moi bien des rumeurs suspectes, et a prêté une oreille complaisante à qui les répandait. Il déclare qu’il se réjouit pour moi de ce que Jupiter affirmait m’avoir engendré, mais qu’il faut s’attrister pour les malheureux contraints de vivre sous un prince empli d’un tel orgueil, outrepassant la mesure et les bornes de l’humaine condition. Je l’ai su et je me suis tu : je ne voulais pas en effet rendre vils à mes yeux et méprisables aux yeux d’autrui ceux que j’avais naguère comblés de bienfaits si nombreux. Mais maintenant à la langue téméraire se substitue le glaive, et ce qu’avait conçu la bouche, la main au moyen de l’épée s’emploie à le mettre au jour. A qui me sera-t-il loisible de m’en remettre ? A qui confierai-je mon sort ? A la tête du plus grand nombre, j’ai placé un seul homme, à qui j’avais remis le droit de vie et de mort9 ; mais c’est du côté dont je requérais protection qu’est venue inopinément la menace funeste à mon salut. J’eusse préféré tomber au combat, être proie pour un ennemi plutôt que victime d’un concitoyen. Aujourd’hui le Macédonien, rescapé des seuls dangers qu’il redoutait, est affronté à ses compagnons proches et à l’armée de ceux dont il n’aurait dû avoir ni à éviter les coups ni à redouter les armes. Aussi, ô mes concitoyens, c’est un concitoyen, moi-même, qui cherche refuge dans la protection de vos armes. Acceptez d’être les auteurs de mon salut. Si vous ne le voulez, je ne veux ni ne puis être sauf. Si vous acceptez de me sauver, accomplissez le devoir de vengeance en une peine vengeresse ».

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Hec ubi persuasit ira dictante, reliquit Concilium uinctumque iubet proferre Phylotam Dicturum causam ne iudiciarius ordo Dicatur uires tanti uictoris in aula Amisisse suas, manibus stetit ille reuinctis Luridus et uili uelatus tegmine membra, Lugubri facie, multum mutatus ab illo Qui nuper princeps equitum Magnoque secundus Nobilior ducibus et magnificentior ibat, Disponens acies tractansque negocia belli. Hoc habitu quondam Burkardum Flandria uidit Soluentem meritas occiso consule penas, Quem rota penalis tanto pro crimine torsit Totaque confregit Ludewico uindice membra. Nutabat pietate cohors, animosque subibat Parmenionis amor, tam clari ciuis amara Condicio, qui iam uiduatus prole gemella, Hectore iam pridem magnoque Nicanore nuper, Iura daret Medis : absente parente superstes Tercius et patrium solus solamen iniquo Iudice barbaricis causam dicebat in horis. Herebant animi procerum, poteratque uideri Seuicie cessisse rigor cum pretor Amyntas Regius, intuitus mentes pietate remissas, Pluribus obiectis cepit dampnare Phylotam Sopitamque ducum dicendo resuscitat iram Sedatumque facit rursum crudescere uulgus. Tunc uero attonitus labefacta mente Phylotas Auertensque oculos a circumstante caterua Nec caput erexit nec flexit luminis orbem, Seu quia conciderat sceleris mens conscia tanti Seu quia supplicii nutabat pressa timore. Nec mora, mentis inops super illum corruit a quo Ipse tenebatur. At demum mente recepta, Abstergens panno faciem uultumque madentem Fletibus, « Insonti facile est », inquit, « reperire Verba ; tenere modum misero non est leue, ciues. Cumque sit in portu mens hinc mea, criminis expers Huius et in nullo sibi conscia, turbidus illinc Me tumido fluctu Fortunae uerberet Auster, Inter utrumque situs, utriusque locatus in arto, Non uideo qua lege queam parere uel huius Temporis articulo uel mundae a crimine menti. Forti Fortunae, pereo, si pareo, mentem Non sinit insontem Fortuna potentior esse. Hec secura manet, in me parat illa securim.

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Lorsqu’il eut, sous l’empire de la colère, prononcé ce discours, il laissa l’assemblée et ordonne que l’on fasse comparaître Philotas enchaîné pour qu’il plaide sa cause : il ne serait pas dit que le fonctionnement régulier de la justice aurait perdu ses droits à la cour d’un si grand vainqueur. L’accusé, blême, les mains liées, les membres couverts d’un pauvre vêtement, le visage lugubre, se tenait là debout : quelle métamorphose pour l’homme qui, naguère commandant de la cavalerie et second d’Alexandre, illustre et magnifique plus que les autres capitaines, allait organisant les bataillons et réglant le déroulement des combats ! C’est dans cet équipage qu’il y a quelque temps la Flandre vit Burchard subir le châtiment qu’il avait mérité pour l’assassinat du comte : il fut, en punition d’un tel crime, soumis au supplice de la roue et, de par Louis le justicier, en eut tous les membres brisés10. La troupe, émue de pitié, balançait : dans les cœurs s’insinuaient l’amour de Parménion, le sort amer du citoyen si glorieux qui, privé déjà de deux enfants – Hector jadis, plus récemment le puissant Nicanor11 –, était le gouverneur des Mèdes ; dernier à survivre, son troisième fils, ultime consolation pour lui, plaidait sa cause loin de son père, devant un juge inique, dans des contrées barbares. L’incertitude gagnait le cœur des grands, on pouvait voir la cruauté et la rigueur marquer le pas ; alors Amyntas, le préteur royal12, s’apercevant que les esprits, par pitié, faiblissaient, entreprit de multiplier les accusations pour condamner Philotas, et ses paroles ranimèrent l’ire assoupie des capitaines et inclinèrent de nouveau le vulgaire attendri à la férocité. Philotas alors, interdit, accablé et détournant le regard de la troupe qui l’encerclait, ne redressa pas la tête ni ne leva les yeux, soit parce que, complice de l’énorme crime, son cœur était anéanti, soit parce qu’il chancelait, écrasé par la peur du supplice. Soudain, il perd connaissance et s’écroule sur celui qui le maintenait. Enfin, reprenant ses sens, il essuie avec ses haillons son visage et ses yeux baignés de larmes. « A l’innocent, il est facile de trouver ses mots », dit-il, « pour le malheureux il n’est pas simple de se contenir, citoyens. Alors que, d’un côté, mon esprit qui est indemne de ce crime et ne se juge en rien coupable est en sécurité au port, que, de l’autre, le fouet des bourrasques et des tourbillons de Fortune m’entraîne sur des flots démontés, moi, situé entre les deux, placé sur l’étroite frontière qui les sépare, je ne vois pas selon quelle règle je pourrais déférer aux exigences ou de l’instant critique ou bien de mon cœur pur de ce dont on m’accuse. Si je m’en remets à Fortune et à ses hasards, je suis mort. Fortune est trop puissante pour laisser mon esprit à son innocence. Lui, il demeure serein, elle, elle affûte contre moi sa

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Hinc spes, inde metus. Hinc saluus, naufragus illinc. Preterea causam ingredior sine iudice, cuius Intererat iustae meritum cognoscere causae. Nec uideo cur absit, ei dampnare nocentem Cum liceat soli solusque absoluere possit. Absolui nequeo nisi causae cognitor ipse Et iudex sedeat quia uix continget ut ipso Liberer absente a quo sum presente ligatus. Sed quamuis infirma hominis defensio uincti Sit qui censorem non instruit, immo uidetur Arguere iniusti, tamen hoc, utcumque licebit, Mortis in articulo pro me allegabo meique Non ero desertor. Sed quo me crimine dampnet Curia, non uideo. De conspirantibus unum Vel de complicibus me nemo fuisse fatetur. De me Nicomachus nichil expressit. Cebalinus Plus quam Nicomachus, a quo scelus audiit istud, Noscere non potuit. Me rex tamen arguit huius Criminis auctorem ; sed qua ratione uidetur Subticuisse caput cedis scelerisque magistrum Quemque sequebatur tanto in discrimine Dimus ? Non uerisimile est alieno parcere quemquam Qui sibi non parcit. Econtra credere dignum est, Vt se maiori tueatur nomine, Dymum Inter participes prius expressisse Phylotam. Scripta ferunt Ytacum, cum furtum Palladis illi Aiax obiceret raptamque in nocte Mineruam, Tytite socio factum excusasse decenter Et uelasse suam Dyomedis nomine culpam, Cumque Laerciadae rursus simulasse furorem Obiceret bellique metu quesisse latebras, ‘Sit michi’, respondit, ‘latebras quesisse pudori, Cum ratione pari crimen reputetur Achillem Inter femineas timidum latuisse cateruas : Cum tanto commune uiro non abnuo crimen.’ Sic ubi tractatur communis causa duorum, Interdum maior solet excusare minorem. Dicite, consulti iuris legumque periti, Qua ratione perit, mortem quo iure meretur Quem nemo accusat, in quem nec fama laborat Nec sua condempnat confessio. Criminis huius Nuncius in primis nisi me Cebalinus adisset, Non hodie traherer in causam, nemine nomen Accusante meum. Sed quod suppresseris ad te

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hache13. D’un côté l’espoir, de l’autre, la crainte. D’un côté je suis rescapé, de l’autre naufragé14. Qui plus est, j’entame mon plaidoyer en l’absence du juge à qui il importait de prendre connaissance de ce que vaut ma juste cause. Et je ne vois pas pourquoi il est absent, alors que seul il a le droit de condamner un coupable, seul le pouvoir de l’acquitter. Je ne saurais être acquitté si mon accusateur s’abstient en ce procès de siéger aussi comme juge, car j’aurai bien du mal à être libéré si est absent celui en présence de qui je fus emprisonné. Mais, bien que soit fragile la défense d’un homme enchaîné qui n’instruit pas son juge, et même paraît le taxer d’injustice, cependant, au seuil de la mort, je plaiderai ma cause, comme je pourrai, et je ne serai pas déserteur de moi-même. Mais l’accusation qui me vaut d’être condamné par la cour, je ne la vois pas. Les aveux de personne ne font de moi l’un des conspirateurs ou leur complice. De moi, Nicomaque n’a dit mot. Cébalinus n’a rien pu apprendre de plus que Nicomaque, qui l’a informé du crime15. Pourtant, le roi m’accuse d’en être l’instigateur ; mais quel motif aurait poussé Dymnus dans le péril extrême à garder le silence sur le chef des meurtriers, le maître des criminels, son mentor ? Il n’est pas vraisemblable que l’homme incapable de se protéger lui-même en protège un autre. Tout au contraire, il est raisonnable de croire que Dymnus, pour se mettre à couvert sous l’abri d’un grand nom, aurait d’abord dénoncé Philotas comme l’un des conjurés. Les textes racontent que, lorsque Ajax l’accusa d’avoir volé le Palladium et de s’être emparé nuitamment de la statue de Minerve, le roi d’Ithaque se défendit de façon efficace en évoquant la complicité du fils de Tydée et abrita sa propre faute sous le nom de Diomède ; et quand, revenant à la charge, Ajax accusa le fils de Laërte d’avoir simulé la folie et d’avoir cherché, par crainte de la guerre, à se cacher, celui-ci répondit : « Imputez-moi à déshonneur d’avoir cherché à me cacher, puisque, de la même façon, on peut faire un crime à Achille de s’être, craintif, dissimulé parmi une troupe de femmes : le crime que je partage avec un guerrier si vaillant, je ne le renie point16 ». Ainsi, lorsqu’un commun procès est fait à deux personnes, la moindre des deux, d’ordinaire, est disculpée par la plus importante17. Dites, ô vous les légistes et les spécialistes du droit, pour quel motif périt, au nom de quelle loi mérite la mort celui que nul n’accuse, celui contre qui n’œuvre pas la rumeur et que ne dénoncent pas ses propres aveux. Si Cébalinus n’était pas d’abord venu me trouver pour m’informer du crime, je ne serais pas aujourd’hui traîné devant la justice, personne ne porterait accusation contre mon nom. Mais ce que l’on t’objecte, c’est d’avoir étouffé la nouvelle du crime, et de t’être

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Delatum facinus quodque his rumoribus aures Clauseris, obicitur. Quidni ? puerine querelis Est adhibenda fides ? minus est preciosus et absque Pondere sermo grauis quem non grauis edidit auctor, Rumoresque facit leuitas auctoris inanes. Si Dimo culpae socius uel conscius essem, Non sinerem sane uel me uel criminis huius Participes prodi, biduo cum posset in illo Res peragi. Clam siue palam poteram Cebalinum Tollere de medio ne regi nuncius iret Concepti sceleris. Huius moliminis ad me Delato indicio, post detectam michi fraudem Qua periturus eram, ferro comitante penates Secretos adii regisque cubilia solus. Non uideo cur distulerim scelus, an sine Dimo Ausus non fuerim ? princeps erat ille cruenti Et dux consilii. Sub eo latuisse Phylotam Creditur et Magno regnum affectasse perempto. Quem tamen e uobis corrupi munere, ciues ? Quem colui de tot uobis inpensius unum ? Sed scripsisse sibi me rex obiecit honori Congaudere suo, genitum quem Iupiter a se Voce affirmabat, miseris tamen esse dolendum, Viuere quos dederat tanti sub principe fastus. Vera fides et amor fiducia consiliique Libertas ueri sed perniciosa quibusdam, Sanaque qua colui regem correptio, uos me Decepistis ! et hec fateor scripsisse Phylotam : Hec scripsi regi sed non de rege. Sciebam Dignius esse Iouem tacitis agnoscere uotis Et superum stirpem quam se iactando mouere Contra se inuidiam procerumque lacessere bilem. Quid michi, rex, pro te tociens sudasse, quid armis Profuit et tecum et pro te consumpta iuuentus Continuusque labor Martis, quid in agmine fratres Amisisse duos ? nec patrem ostendere possum Presentemque malis adhibere nec audeo nomen Implorare patris quia creditur huius et ipse Criminis esse reus : neque enim satis esse parentem Orbatum geminis si non orbatur et uno Qui superest natique rogis imponitur insons. Ergo, care pater, et propter me morieris Et mecum, uitaeque michi tu causa fuisti, Qui tibi mortis ero. Rumpo tibi fila, tuumque Filius extinguo senium ! cur ergo creabas

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fermé l’oreille à ces ragots. Comment pouvait-il en aller autrement ? Fallait-il ajouter foi aux pleurnicheries d’un enfant18 ? Un propos grave a moins de prix et pas du tout de poids, s’il s’autorise de quelqu’un qui n’a aucune gravité, et l’insignifiance d’une telle autorité ôte aux rumeurs toute consistance. Si j’avais été l’associé et le complice de la faute de Dymnus, je n’aurais certes pas permis que les conjurés ni moi-même ne fussions trahis, quand il était possible, au cours de ces deux jours, de mener l’entreprise à chef. Secrètement ou bien ouvertement, je pouvais supprimer Cébalinus pour l’empêcher d’aller dénoncer au roi le projet. Une fois qu’on m’aurait révélé les preuves de la machination, qu’on aurait découvert devant moi la trahison dont je devais périr, je me serais rendu tout seul, et le fer à la main, dans les appartements privés et la chambre du roi. Je ne vois pas pourquoi j’aurais différé le moment du crime. Serait-ce parce que, sans l’aide de Dymnus, je n’en aurais pas eu l’audace ? Alors, c’était lui, l’instigateur et le meneur de l’entreprise sanguinaire ! On croit que Philotas s’est dissimulé derrière lui et a, une fois qu’Alexandre serait assassiné, aspiré à la royauté. Mais qui donc d’entre vous ai-je corrompu par des présents, citoyens ? En existe-t-il un, parmi vous si nombreux, que j’aie flatté de ma générosité ? Par ailleurs, le roi m’accuse de lui avoir écrit pour me réjouir de sa gloire, lorsque Jupiter proclama l’avoir engendré, tout en disant qu’il fallait s’affliger du sort des misérables à qui il avait accordé de vivre sous un prince si orgueilleux. Loyauté authentique, affection, confiance, franchise de la sincérité (à certains nuisible pourtant), remontrances sensées qui étaient mon hommage au roi, vous m’avez perdu ! Oui, je l’avoue : Philotas a écrit ces mots19. Je les ai écrits au roi, mais non à propos du roi. Je jugeais qu’il était plus convenable de se reconnaître issu de Jupiter et de son lignage divin dans le secret de ses désirs que de susciter la haine à force de jactance et d’aigrir l’impatience des grands. A quoi me sert, ô roi, d’avoir si souvent versé ma sueur à ton profit ? à quoi me sert d’avoir avec toi et pour toi consumé ma jeunesse au combat et accompli sans cesse les travaux de Mars ? d’avoir perdu deux frères à la guerre ? Je ne puis invoquer mon père et obtenir dans le malheur son aide, ni n’ose implorer son nom, car on le croit lui aussi coupable du crime : il ne suffit pas en effet qu’un père soit privé de deux fils, s’il n’est pas en outre privé de l’unique survivant et mené, innocent, sur le bûcher de son enfant. Ainsi, père chéri, tu mourras à cause de moi et avec moi20. Tu m’as donné la vie, moi je te donnerai la mort. Je romps les fils de ton existence et moi, ton fils, je mets un terme à ta vieillesse ! Pourquoi donc façonnas-tu ce corps destiné à

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Hoc in perniciem corpus tibi ? nonne creatum Perdere debueras ? an ut hos ex stirpe maligna Perciperes fructus ? Miserabiliorne senectus Sit patris natine magis miseranda iuuentus, Ambigitur. Vernis et adhuc uenientibus annis De medio tollor. Effeto sanguine patri Spiritus eripitur, quem si fortuna morari Vel modicum sineret in obeso corpore, iure Poscebat natura suo. » Sic fatur, et ecce Rex in concilium ferro liuente caterua Stipatus rediit. Tunc uero exterritus ille Supplicii mortisque metu rursusque gelato Pectore lapsus humo moribundo languit ore. Ceperat in proceres sententia serpere discors, Ancipitique ducum nutabant murmure partes. Censebant alii perimendum more uetusto Parmenidem saxis, alii extorquere uolebant Supplicio uerum. Quorum rex dicta secutus Aptari tormenta iubet. Tortoribus ergo Exertis manibus in conspectuque Phylotae Seuiciae misero genus omne parantibus, ille « Non opus est », inquit, « proceres, grauiore flagello. Confiteor, uolui. » Sed cum grauioribus illum Afficerent penis, cum iam lacer ossibus ictus Exciperet nudis nec iam superesset in ipso Vulneribus locus, exposuit tandem capitales Insidias seriemque rei facinusque. Sed anceps Coniectura fuit an tanta enormia de se Confessus fuerit ut se cruciamine longo Eripiens celeri finiret morte dolores. O quam difficili nisu sors prouehit actus Lubrica mortales, et quos ascendere fecit, Quam facile euertit ! Magno Fortuna labore Fecerat excelsum media de gente Phylotam. Princeps militiae factus ductorque cohortis Parmenione satus, modico post tempore lapsus, Scandere dum querit, fato dampnatus et exul Obruitur saxis. Certat simul omnis in unum Voluere saxa manus, cuius manus ante mouendi Castra dabat signum. quam friuola gloria rerum, Quam mundi fugitiuus honor, quam nomen inane ! Prelatus qui preesse cupit prodesse recusat. Sex ubi consumpti post tristia fata Phylotae Preteriere dies, propero rapit agmina cursu In Bessum Macedo. Nec destitit ille laborum

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te perdre ? n’aurais-tu pas dû l’anéantir, une fois façonné ? ou devais-tu recevoir de tels fruits d’une descendance perverse ? La vieillesse du père est-elle plus misérable, ou la jeunesse du fils plus lamentable ? on peut se le demander. Au printemps de mon âge, devant quoi s’ouvrent les années, on me fait disparaître. On arrache le souffle de vie au sang épuisé de mon père ; si la Fortune l’avait autorisé à demeurer juste un petit moment dans son corps décrépit, la nature ne tardait pas à réclamer ses droits. » Il dit, et le roi entouré d’une troupe dont le fer luit sinistrement, revient vers l’assemblée. Terrorisé alors par l’épouvante du supplice et de la mort, le cœur de l’accusé se gèle : il tombe de nouveau à terre où il gît presque mort. Parmi les barons, le bruit de verdicts discordants commençait à circuler et, en un murmure incertain, les généraux se partageaient en deux camps. Les uns jugeaient qu’il convenait d’exécuter à coups de pierres, selon la vieille coutume, le fils de Parménion ; les autres voulaient lui extorquer la vérité sous la torture. Le roi, suivant l’avis de ces derniers, ordonne que l’on fasse installer les outils du supplice. Lors donc que les bourreaux, les bras nus, apprêtaient toutes sortes de sévices sous le regard du malheureux Philotas, celui-ci dit : « Point n’est besoin, messeigneurs, d’un châtiment par trop cruel. J’avoue, j’ai désiré sa mort ». Mais c’est quand ils lui eurent infligé des tourments d’une grande cruauté, quand, enfin mis en pièces, il reçut des coups sur ses os mis à nu et qu’il ne resta plus sur son corps la moindre place pour infliger des blessures qu’il révéla enfin l’embûche ourdie contre le chef, le déroulement de l’affaire et le crime. A vrai dire, on se demande avec incertitude s’il passa des aveux si monstrueux pour se délivrer de ce long tourment et mettre ainsi, par une mort rapide, un terme à ses douleurs21. Combien est empêché l’élan avec lequel le sort équivoque promeut les actions des mortels, et avec quelle aisance celui-ci jette bas ceux qu’il a exaltés ! La Fortune, à grand peine, avait extrait Philotas du commun pour le porter au pinacle. Mis au premier rang de l’armée, à la tête des troupes, le fils de Parménion abattu un bref instant plus tard, lorsqu’il cherchait à s’élever, est condamné à mort et, loin de sa patrie, écrasé par des pierres. Tous les bras à la fois rivalisent pour lancer des cailloux sur celui dont le bras seul naguère donnait l’ordre de lever le camp. Combien est frivole la gloire terrestre, combien fugaces les honneurs mondains, combien vaine la renommée ! Pour un chef, souhaiter l’autorité, c’est renoncer à la sécurité. Lorsque six jours se furent écoulés après la triste fin de Philotas, le Macédonien, à marches rapides, entraîne l’armée

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Prodigus et patiens fatalis malleus orbis Donec ab eoo monstrum implacabile tractu Attrahitur uinctus presentaturque furenti Bessus Alexandro, penitus uelamine dempto, Nudus et inserta collo pedibusque cathena. Quem rex intuitus flammato lumine, « Cuius, Besse, fere rabies uel que suggesit Herinis Tam tibi grande nefas ut promeritum bene regem Vincire auderes regnique cupidine uitam Et patris et domini uiolento claudere ferro ? » Hec ait, et fratrem Darii, quem corporis inter Custodes pridem terrarum euersor habebat, Acciuit uinctumque pedes et brachia Bessum Tradidit. Ille, sacram longis cruciatibus illi Eripiens animam, Stigias ad sacra sorores Conuocat, et placat fraternos sanguine manes, Affixumque cruci iubet ire ad Tartara Bessum. Exitus hic Bessi. Qui dum conscendere temptat, Labitur ; imperium dum querit et imperat, in se Regreditur, domini ponens insignia seruus. At Macedo, dudum sicienti pectore regnum Affectans Scitiae, pardis uelocius agmen Ad Tanaim transfert, qui uasto gurgite Bactra A regno Scitiae dirimit, qui terminus idem Europam mediis Asiamque interfluit undis. Gens ea Sarmaciae pars est. Si prisca meretur Fama fidem, montes et inhospita lustra ferarum Pro thalamis domibusque colunt, questumque perosi Contentique cibis quos dat natura, beatam Ambitione sacra nolunt corrumpere uitam. Dumque super Tanaim metatus castra pararet Nauigium Macedo, fluuium quo sole sequenti Transponendus erat Sciticis bellator in horis, Ecce peregrino Macedum tentoria cultu Horrida cornipedum bis deni terga prementes Intrauere uiri, regi mandata ferentes. Quorum qui reliquis fuerat maturior euo, Intuitus regem, « Cupido si corpus haberes Par animo », dixit, « mentique inmensa petenti, Vel si quanta cupis, tantum tibi corporis esset, Non tibi sufficeret capiendo maximus orbis, Sed tua mundanas mensura excederet horas : Ortum dextra manus, Occasum leua teneret. Nec contentus eo, scrutari et querere uotis Omnibus arderes ubi se mirabile lumen

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contre Bessus. Prodigue de ses peines et patient à les supporter, le fatal marteau de l’univers ne s’arrêta point avant que, des régions d’Orient, le monstre implacable ne lui fût amené enchaîné ; en présence d’Alexandre furibond est introduit Bessus, dépouillé de tout vêtement, nu, le col et les jambes chargés de chaînes. Le contemplant d’un œil enflammé, « Quelle bête enragée, Bessus, ou bien quelle furie t’a inspiré l’énorme sacrilège d’oser jeter dans les fers un roi qui t’avait fait du bien et trancher d’un glaive violent la vie de ton père et de ton seigneur par soif de royauté ? » Ainsi parla-t-il. Puis il manda le frère de Darius que depuis longtemps il comptait – lui, le destructeur du monde – parmi ses gardes du corps22 et lui remit Bessus, les pieds et les bras liés. L’homme, lui ayant arraché son âme maudite à force de longs supplices, invite les sœurs stygiennes23 au sacrifice et apaise par le sang les mânes de son frère, puis envoie au Tartare Bessus crucifié. Telle fut la fin de Bessus. Au moment où il s’efforçait de s’élever, il choit ; au moment où il cherche et trouve le pouvoir, il revient à sa condition d’origine, esclave abandonnant les emblèmes du maître. Quant au Macédonien, dont le cœur a depuis longtemps soif de s’emparer du royaume des Scythes, plus véloce que le guépard, il conduit l’armée jusqu’au Tanaïs24, qui sépare de ses puissants remous la Bactriane de la Scythie, et dont les flots marquent frontière entre l’Asie et l’Europe. Le peuple de là-bas appartient à la race des Sarmates25. Si l’on doit en croire l’antique renommée, il habite les montagnes et les retraites inhospitalières des fauves en lieu de demeure et logis et, plein d’horreur pour la conquête et satisfait des aliments que lui procure la nature, refuse de voir son existence bienheureuse corrompue par l’ambition maudite. Au moment où, son camp établi sur le bord du fleuve Tanaïs, le Macédonien préparait la traversée qui devait, le lendemain, permettre aux guerriers de passer sur le rivage scythe, voici que vingt hommes en costume exotique, chevauchant à cru le dos rugueux de leurs coursiers, pénètrent dans le campement des Grecs, porteurs d’un message pour le roi. Le plus âgé d’entre eux dit, regardant le roi : « Si ton corps était à l’égal de ton esprit avide et des vœux démesurés de ton cœur, ou plutôt si la taille de ton corps était aussi grande que celle de ton désir26, la conquête de l’immense univers ne te suffirait pas, mais ta mesure excéderait les limites du monde : tu tiendrais l’Orient dans ta main droite, l’Occident de la gauche. Et, sans t’en contenter, tu brûlerais de traquer et de chercher le lieu où fait retraite l’admirable clarté du soleil, tu

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Conderet et solis auderes scandere currus Et uaga depulso moderari lumina Phebo. Sic quoque multa cupis que non capis. Orbe subacto, Cum genus humanum superaueris, arma cruentus Arboribus contraque feras et saxa mouebis, Montanasque niues scopulisque latentia monstra Non intacta sines, sed et ipsa carentia sensu Cogentur sentire tuos elementa furores. An nescis longo quod prouocat ethera ramo Arboreum robur, firma radice superbum, Quodque diu creuit, hora exstirparier una ? Stultus qui fructum cum suspicit arboris, altum Non uult metiri, uideas, sublime cacumen Prendere dum tendis, postquam comprenderis illud, Cum ramis ne forte cadas. Auium fuit esca Paruarum quandoque leo, rex ante ferarum. Ferrum, cuncta domans atque omni durius ere, Consumit rubigo uorax. Sub cardine Phebi Tam firmum nichil est cui non metus esse ruinae Possit ab inualido. Quis non, dum nauigat orbem, Debeat occursum mortisque timere procellam ? Quid nobis tecum ? non infestauimus armis Attigimusue tuam facturi prelia terram. Quis sis, unde trahas genus, ad quid missus et unde, Ignorare Scitis liceat fugientibus arma Et strepitus hominum nemorumque colentibus antra. Libera gens Scitiae nichil appetit ulterius quam Prima parens Natura dedit, de munere cuius Nec cuiquam seruire potest nec ut imperet optat. Esse sui iuris hominem, sua seque tueri, Contentum esse suis, alienum nolle, beatum Efficiunt. Igitur si quid quesiueris ultra, Excedunt tua uota modum finemque beati. Ne tamen ignores mores gentemque Scitarum, Sunt armenta Scitis uomer cifus hasta sagitta. Vtimur hiis rebus et amicos inter et hostes. Diis uinum in sacris patera libamus. Amicis Parta labore boum largimur farra ; sagitta Eminus obruimus inimicos, cominus hasta. Que te terra capit ? quid sufficiet tibi ? Lidos Capadoces Syriam domuisti, Persida Medos Bactra subegisti ; nunc tendis uictor ad Indos. Proch pudor, ad pecudes nostras extendis auaras Instabilesque manus. Et cum tibi regna ministrent Omnia diuicias, tibi pauper inopsque uideris.

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oserais monter sur son char et, en ayant chassé Phébus, mener la course des luminaires vagabonds. C’est ainsi qu’encore tu désires bien des objets que tu ne saisis point. Une fois l’univers soumis, lorsque tu l’auras emporté sur l’espèce des hommes, tu tourneras tes armes ensanglantées contre les arbres, à l’assaut des bêtes et des rochers, tu ne laisseras pas indemnes les neiges des sommets ni les monstres cachés parmi les récifs de la mer et même les objets privés de sens auront à éprouver tes fureurs. Ignorerais-tu que le chêne puissant, fier de ses solides racines, qui défie l’éther de sa vaste ramure et a mis bien longtemps à croître, est, en l’espace d’un instant, arraché ? Stupide l’homme qui, examinant d’en bas le fruit que porte l’arbre, refuse d’en mesurer la hauteur. Quand tu fais effort pour te saisir de la cime la plus élevée, prends garde de ne pas retomber avec les branches que tu auras saisies. Le lion, naguère roi des fauves, est parfois la pâture d’oiseaux de maigre taille. Le fer qui dompte toutes choses, plus dur que tout airain, est dévoré par la rouille rongeuse. Sous l’étendue du ciel, il n’est rien d’assez fort pour ne pas redouter de pouvoir être abattu par la faiblesse. Qui, sillonnant le monde, devrait ne pas craindre de rencontrer la mort et ses tempêtes ? Qu’as-tu de nous à faire ? Nous n’avons pas pris les armes pour t’attaquer ni ne sommes disposés à combattre pour porter atteinte à ton empire. Celui que tu es, la race dont tu tires origine, le but et la cause de ta mission, laisse les Scythes les ignorer : ils fuient les luttes et les fracas humains et habitent les antres des bois. Le peuple libre de Scythie n’a d’appétit pour rien d’autre que pour ce que Nature, la mère originelle, lui a donné ; par la grâce de celle-ci, le Scythe ne peut servir ni ne veut dominer quiconque. Être le maître de soi-même, garder ses biens et sa personne, se contenter de ce qu’il a, ne pas convoiter ce que possède autrui, voilà ce qui le rend heureux. Par conséquent, si tu cherches à obtenir plus, tes vœux excèdent la mesure et la fin du bonheur. Pour ne pas cependant te laisser ignorer les mœurs du peuple Scythe, il possède troupeaux, charrues, coupes, lances et flèches. Nous en usons pour nos amis autant que pour nos ennemis. Avec la coupe, lors des sacrifices, nous versons pour les dieux des libations de vin ; nous offrons aux amis le blé, produit du labeur de nos bœufs ; par la flèche de loin, par la lance de près, nous abattons nos ennemis27. Quelle terre te borne ? de quoi te contenteras-tu ? Tu as dompté Lydie, Cappadoce, Syrie, tu as assujetti Perse, Médie, Bactriane ; aujourd’hui tu te diriges en vainqueur contre l’Inde. Infamie ! tu étends tes mains cupides et sans repos en direction de nos troupeaux. Et, quand tous les royaumes te servent leurs richesses, tu parais à tes propres yeux pauvre et démuni. Qu’as-tu besoin

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Quid tibi diuiciis opus est, que semper auaro Esuriem pariunt ? Quanto tibi plura parasti, Tanto plura petis et habendis acrius ardes. Sicque famem sacies, defectum copia nutrit. Succurritne tibi quam longo tempore Bactra Te teneant ? populum hunc dum subicis, ille rebellat. Nascitur ex bello uictoria, rursus ab illa Surgunt bella tibi. Tanaim transibis ut hostes Inuenias Scitiamque tibi, que libera semper, Subicias, sed nostra tuis uelocior alis Paupertas. Totius opes exercitus orbis Et predam uehit iste tuus. Nos pauca trahentes, Vnde magis celeres parili leuitate fugamus Et fugimus, cum uero Scitas procul esse remotos A te credideris, inter tua castra uidebis, Cumque capi faciles captosue putaueris hostes, Elapsi fugient rapido pernicius Euro. Nulla Scitas inopes opulentia, nulla cupido Allicit. Hoc hominum genus oppida spernit et urbes Et deserta colit, humani nescia cultus. Proinde manu pressa digitisque tenere recuruis Fortunam memor esto tuam, quia lubrica semper Et leuis est numquamque potest inuita teneri. Consilium ergo salubre sequens quod temporis offert Gratia presentis, dum prospera luditur a te Alea, dum celeris Fortunae munera nondum Accusas, impone modum felicibus armis Ne rota forte tuos euertat uersa labores. Nostri Fortunam pedibus dixere carentem, Pennatamque manus et habentem brachia pingunt. Ergo manus si forte tibi porrexerit, alas Corripe ne rapidis, quando uolet, auolet alis. Denique, si deus es, mortalibus esse benignus Et dare que tua sunt non que sua demere debes. Si similis nobis homo, te debes reminisci Semper id esse quod es. Stultum est horum meminisse Ex quibus ipse tui es oblitus. Habebis amicos, Bella quibus non intuleris. Firmissimus inter Equales interque pares est nodus amoris. Equales sunt siue pares qui nec sibi cedunt Nec sese excedunt : hii sunt qui nulla cruenti Viribus inter se fecere pericula Martis. Esse tibi caue ne credas quos uincis amicos. Ante feret stellas tellus Septemque Triones Abluet Oceanus et siccum piscis amabit

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de ces richesses qui engendrent toujours, pour l’avare, famine ? Plus tu obtiens, plus tu demandes et plus férocement tu brûles de posséder. Ainsi la satiété nourrit la faim, l’abondance le dénuement. Songes-tu à tout ce temps où tu as occupé la Bactriane ? Quand tu soumets un peuple, cet autre se rebelle. La guerre engendre ta victoire. Et de celle-ci naît pour toi une nouvelle guerre. Tu vas franchir le Tanaïs pour te trouver des ennemis et subjuguer la Scythie, qui fut libre toujours. Mais notre pauvreté est plus vive que tes escadrons. Ton armée est chargée des richesses et du butin de l’univers entier. Nous, nous n’avons pas grand-chose à transporter : ainsi, nous sommes plus rapides pour mettre en fuite ou pour prendre la fuite avec la même agilité. Lorsque tu imagineras que les Scythes sont éloignés de toi, tu les verras au milieu de ton camp ; lorsque tu penseras que les ennemis sont faciles à prendre, ou même qu’ils sont pris, ils glisseront entre tes mains pour s’enfuir plus véloces que le souffle du vent. La pauvreté des Scythes ne se laisse séduire par aucune richesse, aucune avidité. Les hommes de cette race dédaignent places fortes et villes et demeurent dans des lieux déserts, ignorants du commerce humain. Par conséquent, pense à retenir ta Fortune en fermant sur elle le poing, les doigts serrés, car elle est toujours fuyante et inconstante et ne se laisse jamais retenir malgré elle. Suivant donc le conseil salutaire dont te favorise le moment présent, où le sort du jeu de dés t’est bénéfique, arrête là tes campagnes chanceuses tant que tu n’as pas lieu de blâmer les présents de la Fortune agile, crains qu’un tour de sa roue ne vienne renverser le fruit de tes efforts. Chez nous, on dit que Fortune est dépourvue de jambes et on la peint les bras et les mains emplumés. Si d’aventure, donc, elle t’a tendu la main, saisis-toi de ses ailes, de peur qu’elle ne s’envole, selon sa fantaisie, au gré d’un essor prompt. Enfin, si tu es dieu, tu dois pour les mortels être bienveillant et leur donner ce que tu as, non leur enlever ce qu’ils ont. Si tu es homme comme nous, tu dois toujours te rappeler ce que tu es. Il est sot de se rappeler ce qui vous rend oublieux de vous-même. Ceux à qui tu ne feras pas la guerre, tu les auras pour tes amis. Le lien d’amitié est d’une solidité extrême entre égaux et entre semblables. Égaux ou semblables sont ceux qui ne s’abaissent ni ne s’élèvent l’un par rapport à l’autre : tels sont les hommes qui ne s’exposent pas mutuellement aux violents périls de Mars le sanguinaire. Garde-toi d’imaginer que ceux dont tu es le vainqueur sont pour toi des amis. La terre portera les étoiles, les flots de l’océan baigneront le Septentrion et le poisson chérira la sécheresse28

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Quam serui ad dominum sit ueri nexus amoris. Inter eos nulla est concordia. Nam licet extra Pax pretendatur, odio confligitur intus. Pacem uultus habet, agitant precordia bellum. » Sic ait, at Macedo nichilominus agmine facto Arma Scitis inferre parat, multoque labore Flumine transmisso, collatis uiribus, hostem Deicit et tandem, sed non sine cede suorum, Imperio Macedum Scitiam seruire coegit. Qualis in Alpinis annoso robore saxis Astra petens abies multosque inflexa per annos Afflatus Euri Zephirum contempsit et Austrum, Quam si forte suo Boree de more fatiget Spiritus et toto tundat simul aera nisu, Nil illi rami ueteres, nil horrida musco Robora proficiunt sua quominus obruta uento Corruat et prono tellurem uertice pulset, Sic licet Assirios Medorum et Persidis arma Fregissent, tamen ut Boreae glacialibus alis Ocior incubuit et acerbior ille cruentus Fatorum gladius, terrarum publica pestis, Magnus Alexander, confractis uiribus illi Succubuere Scite, superos et fata secuti. Hunc ubi uicinas dispersit fama tryumphum Garrula per gentes, extimplo corda pauorem Hauserunt subitum totusque perhorruit orbis, Et matutino que sunt loca subdita Phebo, Quippe Scitas duris infractos antea bellis Audierant nuper Macedum dicione subactos, Non animi uirtute pares, non uiribus equos Credebant aliquos mundo superesse potentes Cum cecidisse Scitas inuictos ante uiderent, Vnde iugum Macedum multi subiere uolentes. Non magis arma ducis homines mouere suoque Subiecere iugo quam quod clementer agebat, Cum uictis. Etenim quos Magnus robore uicit, Vinxit amore sibi, nec durus eis nec auarus Exactor captos precibus gratisque remisit, Absoluitque reos ut facto ostenderet isto Se non ex irae stimulis cum gente feroci Sed de uirtutum motu certamen inisse.

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avant que le nœud d’une amitié sincère ne lie l’esclave au maître. Entre eux, nulle harmonie. Car, même si en surface on fait étalage de sentiments pacifiques, on est au fond bouleversé de haine. Le visage manifeste la paix, le cœur ne songe qu’à la guerre ». Ainsi parla-t-il. Mais le Macédonien pourtant range en ordre de marche son armée qu’il prépare à porter la guerre chez les Scythes. Après avoir péniblement franchi le fleuve et rassemblé ses forces, il abattit les ennemis et réduisit la Scythie – sans éviter, pourtant, le massacre des siens – à être l’esclave de l’empire macédonien. Comme, parmi les rocs des Alpes, le sapin, dont l’antique tronc tordu par le grand âge atteint aux astres, a méprisé les bourrasques d’Eurus, le Zéphir et l’Auster, mais, si d’aventure le souffle de Borée29 l’assaille avec sa force coutumière et le bat avec l’air de toute sa violence, ne trouve dans sa vénérable ramure et dans son tronc hérissé de mousses aucun secours qui l’empêche de s’effondrer sous les coups du vent et de frapper le sol de sa cime abattue, ainsi, bien qu’ils eussent brisé les Assyriens, les armes des Mèdes et des Perses, quand pourtant, plus vif et plus cruel que les ailes glacées de Borée, eut fondu sur eux le glaive sanglant des destins, le fléau de la terre entière, Alexandre le Grand, les Scythes, ce noble peuple, leur puissance écrasée, succombèrent suivant les arrêts des dieux et leur sort. Quand la bavarde renommée eut répandu parmi les peuples d’alentour la nouvelle de ce triomphe, aussitôt les cœurs se remplirent d’une terreur soudaine et l’univers entier frémit – même les contrées que Phébus, au matin, surplombe –, car ils avaient appris que les Scythes, jamais brisés auparavant par les combats farouches, venaient d’être soumis à la loi des Macédoniens ; ils imaginent que nulle puissance au monde, par la vaillance égale, par la force semblable, ne pouvait en venir à bout, quand ils virent les Scythes jusqu’alors invaincus s’écrouler. Aussi furent-ils nombreux à s’incliner de leur plein gré sous le joug macédonien. Ce ne furent pas tant les armes du chef qui poussèrent les gens à se soumettre à son empire que la clémence qu’il manifestait à l’égard des vaincus. Car les gens qu’Alexandre domine par la force, il se les attache par l’amitié et, sans leur imposer d’exigences cruelles et coûteuses, il céda aux prières de laisser aller sans rançon les prisonniers ; il pardonna aussi à ceux qui lui avaient fait tort pour montrer de la sorte qu’il avait entrepris de combattre les peuples sauvages non sous l’aiguillon de la colère, mais sous l’impulsion de la vertu.

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In nono Magnus collatis uiribus Indos Turbidus aggreditur, sed fata deosque moratur Armipotens Porus. Speciali flenda duorum Mors iuuenum planctu partem turbauit utramque. Doctor, Magnus ut hostilem tenuit cum milite ripam, Concurrere acies. Sed fracto denique Poro Franguntur reliqui cum toto Oriente tyranni. Saltus Alexandri mirabilis agmina Graium Seditione mouet, mirabiliusque stupendae Propositum mentis noua mittit in arma cohortes.

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Vltima terribiles Macedum sensura tumultus India restabat multo sudore domanda Et grauibus bellis. Quam dum petit ille deorum Emulus in terris, Clytus Ermolaus et eius Doctor, Aristotili preter quem nemo secundus, Extremum clausere diem, documenta futuris Certa relinquentes : etenim testatur eorum Finis amicicias regum non esse perhennes. India tota fere nascenti subdita Phebo Eoum spectat audaci uertice tractum, At qua parte situm Lybies despectat et Austrum, Altius erigitur tellus et in ethera tendit. Cetera plana iacent ubi magni nominis a se Caucasus emittit rapidis occursibus amnes. Sed reliquis, a quo sortita est India nomen, Indus frigidior ; australi a parte iugosis Montibus inuehitur directo gurgite Ganges, Totius fluuiis Orientis maior. Vterque Turbidus extensis Rubrum mare uerberat undis ; Robora multa, solo radicitus eruta, magna Absorbet cum parte soli. Si fortibus undis Molle solum reperit, stagnat, tellusque fluentum Insula facta bibit. Intercipit in mare Ganges

Livre neuvième

Dans le livre neuvième, Alexandre, après avoir réuni ses forces, attaque l’Inde avec furie, mais Porus, vaillant au combat, retarde l’arrêt des dieux et des destins. La mort de deux jeunes guerriers, qu’il faudrait pleurer aux accents d’une plainte extraordinaire, émeut les deux partis. Quand Alexandre et ses soldats eurent pris pied sur la rive ennemie, les armées s’affrontèrent. Mais lorsqu’enfin Porus est écrasé, sont écrasés tous les souverains de l’Orient entier. Un saut étonnant d’Alexandre fouette l’énergie de la troupe des Grecs, et un projet plus étonnant encore conçu par son âme admirable envoie les cohortes au combat.

Au bout du monde, prête à éprouver la violence terrible des Macédoniens, restait l’Inde, à dompter au prix de grands efforts et de rudes combats. Lorsque l’illustre émule des dieux sur cette terre se dirige vers elle, Clitus, Hermolaus et le maître de ce dernier, à nul autre second si ce n’est Aristote, virent leurs jours s’achever, laissant à la postérité un avertissement clair : leur fin porte témoignage en effet que l’amitié des rois n’est point éternelle1. L’Inde, sise presque tout entière sous le soleil naissant, contemple les étendues d’Orient du haut de fiers sommets – du côté du moins où son sol surplombe le territoire de Libye et l’Auster, il se dresse en hauteur et approche l’éther2. Partout ailleurs se déploient des plaines auxquelles le Caucase d’illustre renommée adresse, jaillis de son sein, des fleuves au cours violent. Parmi ceux-ci, l’Indus, de quoi l’Inde a tiré son nom, est le plus froid ; du côté du Midi, le flot du Gange, le fleuve le plus vaste du Levant tout entier, suit une gorge rectiligne entre des crêtes montagneuses. Tous deux en bouillonnant flagellent la Mer Rouge3 de leurs eaux déployées qui engloutissent, avec une grande partie du limon, nombre de chênes arrachés jusqu’aux racines à la terre. Si leurs ondes puissantes rencontrent le sol meuble, ils stagnent et la terre buvant leur flot se fait île. Le Gange s’empare de l’Achesis4, au moment où il va accourir vers la

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Decursurum Achesim. Magnis occurrit uterque Motibus, et rapido inter eos colliditur estu. Preterea, uolucri famae si creditur, aurum Illa fluenta uehunt gemmasque et cetera que sunt Vlterius solito nostris preciosa diebus. Gentibus eois hinc est opulentia, namque His ubi uulgauit ditatos mercibus Indos Fama loquax, toto celeris concurrit ab orbe Natio, ridentes gemmas emptura. Rubentis Purgamenta freti que parui ponderis in se Sola sibi fecit hominum preciosa libido. Ergo ubi Pelleum prolem Iouis omnia mundi Regna flagellantem Macedum uirtute suisque Finibus appulsum stupefactis auribus Indi Accepere duces, coeunt formidine mersi Muneribus placare deum traduntque refertas Diuiciis urbes, sed in illis maximus horis Solus Alexandro magno conamine Porus Obuius ire parat, ueluti cum parte reuulsa Alpini lateris ruit alta per ardua rupes, Obuia confringens sinuoso turbine saxa, Si uero Stigios penetrans radice recessus Instar ei montis occurrit saxea moles, Fit fragor, et magnis confligunt motibus ambae. Audit Alexander armato milite Porum, Indorum fines regnique extrema tuentem, Armorum speciem toto pretendere nisu, Oblatamque sibi Poro mediante tryumphi Affore materiam gaudens rapit agmina cursu Precipiti rapidumque petit festinus Ydaspen. Cuius disponens acies in margine ripe Vlterioris erat collato robore Porus. Maior et horridior reliquis elephantibus ipsum Belua terribilis inmensa mole uehebat, Humanique modum transgressum corporis auro Arma tegunt regem niueo distincta metallo. Par animus membris, et quanto corpore cunctos Excedit, tanto est reliquis prudentior Indis. Terruerat Grecos non tantum turbidus hostis Sed uehemens fluuii rate traicienda uorago. Instar erat maris undisoni speciesque profundi Quatuor in latum stadiis diffusus Ydaspes. Alueus altus erat, nusquam uada. Transitus ergo Nauigio querendus erat. Sed barbarus hostis Stabat ab opposito, qui tela simillima nimbo

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mer. Leur rencontre à tous deux engendre de puissants remous et leur assaut mutuel fait naître un violent tourbillon. De plus, si l’on en croit la renommée volage, ces cours d’eau charrient de l’or, des pierres précieuses et tout ce qui, de notre temps, a plus de prix qu’il ne devrait. De là vient l’opulence des peuples orientaux et d’ailleurs, lorsque la bavarde rumeur répandit que les Indiens étaient riches de tels objets, les nations accoururent du monde entier en hâte, pour acheter les gemmes riantes, excréments de la Mer Rouge de maigre consistance en soi, mais auxquels le désir des hommes, lui seul, donne du prix. Aussi lorsque les souverains de l’Inde apprirent interdits que le fils de Pella, le rejeton de Jupiter, celui qui soumettait au fouet de la puissance macédonienne tous les royaumes de la terre, avait abordé à leurs rives, se réunissent-ils plongés dans l’épouvante pour apaiser le dieu par leurs présents et lui livrent-ils des villes regorgeant de richesses. Mais, en ces circonstances, seul Porus, le plus grand d’entre eux5, se dispose de vive force à faire obstacle à Alexandre : ainsi, lorsqu’un bloc arraché du flanc des Alpes se précipite au fil des hauteurs escarpées, écrasant de son éboulis les rochers qu’il rencontre, pour peu qu’au pied de la montagne, sa course heurte une masse rocheuse aussi grosse que lui dont la base s’enfonce jusqu’au séjour caché des morts, un grand fracas s’élève et tous deux s’entrechoquent en un puissant ébranlement. Alexandre apprend que Porus, roi des contrées les plus reculées de l’Inde, consacrait tout son zèle à faire parader une splendide armée et, réjoui que l’occasion de triompher lui soit offerte par son entremise, il entraîne à marches forcées ses soldats et atteint dans la hâte le torrentueux Hydaspe6. Ses troupes réunies, Porus s’emploie à disposer des bataillons sur la rive ultérieure du fleuve. Un monstre terrifiant par son énorme masse, un éléphant plus gros et plus affreux que tous les autres portait le roi dont le corps, d’une stature surhumaine, était protégé par une armure faite d’un or rehaussé par le métal blanc comme neige7. Son cœur vaut son corps et, s’il dépasse par sa taille tous les Indiens, sa sagesse aussi l’emporte sur la leur. Ce n’est pas tant le farouche ennemi qui effrayait les Grecs que le gouffre violent du fleuve, qu’il fallait traverser en radeau. L’Hydaspe, large de quatre stades, semblait l’abîme de la mer aux vagues résonnantes. Son lit était profond. Nul gué. Il fallait donc le franchir en bateau. Mais de l’autre côté se dressait le barbare ennemi qui, ses rangs constitués, pouvait aisément éloigner les embarcations de la rive désirée en arrosant d’un

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In medium spargens facta statione cupita De facili poterat naues auertere ripa. Fluminis in medio terrae radicitus herens Insula multa fuit, quo uecta natantibus ulnis Arma ferens ibat ab utraque cohorte iuuentus, Expertura suas paruo certamine uires. Exercebat enim modice discrimine sortis Qui grauis instabat summi preludia casus. In castris Macedum, res non indigna relatu, Corporibus similes animisque fuere Nicanor Et Symachus, quos una dies, ut creditur, una Ediderat terris. Par miliciae labor ambos Parque ligabat amor, belli discrimen inibant In lucro dampnoque pares, si saxa rotare Tormento iussi, si claudere menibus hostem, Frangere si muros, iunctis umbonibus ibant ; Si frumentatum missi, si cingere fossis Obsessos, hostem noctu si fallere, siue Excubiis operam dare, si explorare latentes Vallibus insidias, quecumque pericula bellum Obiecisset eis, dubiae molimina sortis Corporis atque animi socia paritate ferebant. Horum igitur uirides animos animante iuuenta, Nescio quid magno conceptum pectore tandem Effutire parant, primusque « Videsne, Nichanor », Acer ait Symachus, « quam fluminis obice parui Hereat et nutet inuicti gloria regis ? Audendum est aliquid quod nos, de margine ripae Hostibus expulsis nostra uirtute, coronet Victrici lauro, uel si quid fata minantur, Induat aeterna nudatos corpore fama. » Vix ea, cum rapto sermone Nicanor « et ipse Hec ego mente diu tacita diis testibus » inquit, « Concepi. Sed iam mora nulla feramur in hostes, Contenti leuibus armis. » Nec plura locuti, Accincti gladiis rapidos mittuntur in amnes. Lancea pone natat. Ducibus committitur istis Multa manus fluuio. Quos ut uicina recepit Insula, confusis resonat clamoribus ether, Nam predicta frequens loca iam possederat hostis. Fit grauis occursus Indorum. Grandinis instar Tela uolant multasque ferunt per inania mortes. At Symachus, qui forte prior transnauerat, hostes Educto mucrone petit, sociusque Nicanor Multo contendit uestire cadauere terram.

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nuage de traits le milieu du cours d’eau. Là se trouvait mainte île solidement enracinée en terre, vers quoi se dirige à la nage la jeunesse en armes des deux troupes, pour faire l’essai de sa vigueur en affrontements de modeste importance : les escarmouches incertaines auxquelles ils se livraient constituaient le prologue du choc décisif, imminent. Dans le camp des Macédoniens – le fait mérite d’être conté –, on comptait Nicanor et Symmaque8, semblables de corps et d’esprit, dont un seul et même jour, croit-on, avait vu la naissance. Tous deux étaient liés par les peines communes et par l’amour commun de la condition militaire. Ils affrontaient les hasards de la guerre égaux dans le succès comme dans le malheur. S’ils recevaient l’ordre de servir les machines de siège, de bloquer l’ennemi dans ses murs, de briser ses remparts, ils allaient bouclier contre bouclier ; s’ils étaient affectés à la corvée de vivres, s’ils avaient mission de creuser un fossé autour des assiégés, de surprendre l’ennemi de nuit, ou de monter la garde, d’aller en éclaireurs repérer les embûches dissimulées dans la vallée, quel que soit le péril que la guerre leur opposât, ils affrontaient les manigances d’un destin incertain d’un même corps et d’une même âme. La jeunesse exaltant leurs esprits vigoureux, ils se disposent enfin à découvrir je ne sais quel projet ourdi par leur grand cœur. Et l’ardent Symmaque de dire le premier : « Vois-tu, Nicanor, comme la barrière d’un maigre fleuve fait hésiter et chanceler la gloire du roi invaincu ? En chassant par notre vaillance les ennemis loin de la rive, il faut oser quelque entreprise qui nous couronne des lauriers de la victoire ou, si les destins sont méchants, nous recouvre du voile d’un renom éternel quand nous serons dépouillés de nos corps ». Il n’avait pas achevé que Nicanor lui coupe la parole et déclare : « Et moi aussi, les dieux en sont témoins, j’ai conçu une telle idée dans le silence de mon cœur. Portons-nous sans retard à l’assaut des ennemis, avec nos seules armes légères ». Sans dire un mot de plus, ils ceignent leurs épées et se jettent dans le courant violent. Leur lance flotte après eux. Sous leur commandement, une troupe nombreuse se confie au fleuve. Lorsque l’île la plus proche les accueille, l’éther se met à retentir de confuses clameurs. Car l’endroit était déjà tenu par un groupe abondant d’ennemis. Le contact avec les Indiens est rude. Les javelots volent comme la grêle et emportent dans le néant de nombreux trépas. Symmaque, qui se trouvait être le premier à avoir franchi l’onde, fond sur l’ennemi, le glaive dégainé, et son compagnon Nicanor s’emploie à tapisser le sol de cadavres en grand nombre. Déjà l’épée est rassasiée, déjà les

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Iamque satis factum gladiis, iam tela rubebant Marcia, purpureis distincto flumine guttis. Iam poterant iuuenes merita cum laude reuerti, Sed nullo contenta modo est temeraria uirtus. Dumque tryumphatis insultant hostibus, ecce Occulte subeunt plures morientibus Indi. Hic dolor, hic planctus, Graium Macedumque ruinae. Sternitur Andromachus, regum generosa propago, Occumbunt clari titulis ter quinque quirites, Quos longo gemuit ereptos Grecia luctu. Soli restabant animo non sanguine fratres Graiugenae, uitae socii mortisque futurae. Quos ubi telorum pressit circumfluus ymber, Mentibus attonitis hesere quid esset agendum. Nam neque tela uiris neque lancea, quippe minutim Vtraque fracta iacent. Igitur que sola supersunt Arma, mouent gladios, raptimque feruntur in hostes. Sed reprimunt gressus teneris herentia membris Spicula, nec Martis opus exercere dabatur Cominus. Ergo uiri, quia iam suprema minari Fata uident, orant ut premoriatur uterque Occumbatque prior socioque superstite, cuius Cernere funus erat leto crudelius omni. Obiciunt igitur sibi se certantque uicissim Alterius differre necem. Dum se obicit alter, Dum tamen hic illum dumque istum protegit ille, Ecce gyganteis abies excussa lacertis Aduolat et mediis conatibus artat utrumque Affigitque solo, sic indiuisa iuuentus Cuspide nexa iacet. Sed nec diuturnus in ipsa Morte resedit amor. Amplexus inter et inter Oscula decedit, moriensque sua sociique Morte perit duplici. Resoluto corpore tandem Tendit ad Elisios angusto tramite campos. Erexit Pori uictoria uisa suorum Indomitum pectus nec desperare coegit Regum euersorem contemptoremque pericli Omnis Alexandrum. Sed qua sibi transitus arte Ad Porum pateat, tacito sub corde uolutat. Attalus unus erat inter tot milia regi Persimilis facie, referens et corpore Magnum. Vestibus ornari rex imperialibus illum Imperat ut ripam teneat speciemque uidenti Exhibeat Poro regem cessare nec esse Vltra sollicitum qua transitus arte paretur.

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javelots de Mars rougissent, le fleuve se teint de ruisseaux de pourpre. Les jeunes gens pouvaient désormais se retirer dans l’honneur qu’ils avaient bien gagné, mais le courage téméraire ne se satisfait d’aucune mesure. Tandis qu’ils exultent de leur triomphe sur l’ennemi, voici qu’arrivent en tapinois plus d’Indiens qu’ils n’en avaient tués. Deuil, gémissement, carnage de Grecs et de Macédoniens. Andromaque, issu de nobles rois9, est abattu, quinze soldats à la gloire éclatante tombent et la Grèce a pleuré longtemps leur trépas. Seuls demeuraient les deux héros, frères de cœur sinon de sang, associés dans la vie comme dans la mort imminente. Accablés par la pluie diluvienne des traits, ils hésitèrent, bouleversés, sur la conduite à suivre. Car ils n’ont plus ni javelots ni lances : les uns et les autres sont à terre, brisés en mille miettes. Ils brandissent donc les seules armes qui leur restent, leurs épées, et se ruent sur les ennemis. Mais les flèches qui se fichent dans leurs membres leur interdisent d’avancer, et il ne leur est pas loisible d’en venir au corps à corps pour accomplir l’œuvre de Mars. Aussi chacun des deux guerriers, voyant l’heure suprême menacer, fait-il des prières pour mourir avant l’autre, pour tomber le premier tandis que survit son ami, dont il lui serait plus amer que tout trépas de contempler la fin. Ils se font rempart tour à tour et rivalisent mutuellement pour retarder la mort de l’autre. Au moment où l’un couvre l’autre, où celui-ci protège celui-là, et ce dernier son ami, voici que le tronc d’un sapin, arraché par les bras d’un géant, traverse l’air et les arrête en plein élan, les clouant l’un et l’autre au sol. C’est ainsi que, sans avoir été séparés, gisent les jeunes gens, leurs boucliers entremêlés. Mais au moment de la mort même, leur long amour ne connut point de trêve ! Ils rendent l’âme enlacés en un embrassement et à l’instant suprême l’un et l’autre périssent de deux morts à la fois, la sienne et celle de son camarade. Leurs corps enfin anéantis, ils empruntent l’étroit sentier qui conduit aux Champs Élysées. Le spectacle de la victoire de ses troupes fortifia le cœur indomptable de Porus, et ne poussa pas pour autant jusqu’au désespoir Alexandre, habitué à détrôner des rois et à mépriser tout danger. Mais par quelle voie s’ouvrira-t-il un passage jusqu’à Porus ? Il y réfléchit en silence. Au sein de tant de milliers d’hommes, il en existait un, Attale10, qui était de visage le sosie du Macédonien, et lui ressemblait aussi par la silhouette. Alexandre commanda qu’il soit paré des habits impériaux : il occupera le rivage du fleuve et sous les regards de Porus donnera l’impression que le roi renonce et ne se soucie plus de trouver un passage. Lui, abandonnant le camp macédonien, il suit la

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At rex preter aquam, Macedum statione relicta, Longius abscessit, paucis ut falleret hostem Contentus sociis. Animosum numina Magni Propositum iuuere ducis, nam fusa per orbem Inuoluit cecis nubes elementa tenebris, Tantaque subiectas texit caligo cohortes, Alter ut alterius uix nosceret ora loquentis. Hec nubes alii terroris origo fuisset Cum foret ignotum classis ducenda per equor, Sed cum terreret alios obscurior aer, Confisus Macedo, sua tamquam occasio noctem Inducat, primam qua uectabatur in undas Imperat expelli subducto remige nauim. Nec mora, certatim fluuio commissa quiritum Turba ducem sequitur, ripaeque appulsa carenti Hostibus arma capit, armataque fertur in hostem. Porus adhuc aliam, quam ceperat ante tueri, Spectabat ripam, qua regis ueste choruscans Attalus astabat cum Poro nuncius affert Rectorem Macedum et rerum discrimen adesse. Mox ubi lucidior excussit nubila mundus Atque aduersa phalanx Phebo percussa refulsit, Extimplo uisis equitum bis milia bina Hostibus obiecit Porus centumque cruentis Plaustra referta uiris, qui tela simillima nimbo Late spargentes gemitus mortemque pluebant. Sed quia prefusi terram uiolentia nimbi Mollierat nec erat equitabilis area campi, Mole graui currus molli tellure lutoque Herebant et erat minus utilis usus eorum. Econtra Macedo solita leuitate per Indos Strennuus inuehitur, sequitur leuis ala ruentem Atque exerta manus. Oritur confusio uocum Et lituum clangor, sed ab illa tympana parte Castigata sonant. Feruent hinc inde ruentes In mortem cunei : mortalia fila sorores Sufficiunt uix nere duae que tercia rumpit. Primus Alexandro laxis occurrere frenis Ausus, anhelantem stimulis elephanta fatigans, Oppetit Enacides hasta confossus Yulcon. Perque tot obiectos inuictus et impiger hostes Ad Porum molitur iter Mauortius heros. Quem uelut exstantem subiectis menibus arcem Vt procul inspexit elephantis terga prementem, « Inueni tandem dignumque stupore meoque

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rive sur une distance assez longue, en compagnie d’une faible escorte, en vue de tromper l’ennemi. Les divinités favorisent le dessein audacieux du grand chef, car une nuée répandue alentour enveloppa les éléments d’une ténèbre épaisse, et un brouillard si dense tomba sur les armées qu’il était difficile à quiconque de distinguer le visage de qui s’adressait à lui. Un autre eût été effrayé par cette nuée, au moment de conduire une flotte sur des eaux inconnues, mais tandis que la noirceur de l’air eût inspiré de la frayeur à d’autres, le Macédonien, confiant dans l’idée que c’est sa chance qui amène l’obscurité, ordonne que l’on pousse sur les ondes, les avirons levés, le navire de tête, où il était embarqué. Aussitôt, les soldats en foule, rivalisant de zèle, s’abandonnent au fleuve pour suivre leur chef et, ayant abordé en un point de la rive dégarni d’ennemis, s’arment contre ceux-ci et se ruent sur eux tout armés. Porus avait encore le regard fixé sur l’autre bord, qu’il contemplait naguère, où se tenait Attale resplendissant dans le costume royal, au moment où un messager lui annonce que le général des Macédoniens et le danger sont là. Dès que l’univers éclairci eut secoué son manteau de nuages, et que Phébus, s’y reflétant, fit de ses rayons resplendir la phalange, Porus oppose sur le champ aux ennemis qui se révèlent quatre mille cavaliers et cent chars montés de guerriers sanguinaires qui, inondant les environs d’un nuage de traits, font pleuvoir les larmes et la mort. Mais comme la violence de l’orage qui venait de répandre son averse avait ameubli la terre, et qu’il était impossible de chevaucher sur la plaine, les chars à la masse pesante se trouvent englués dans le sol spongieux et fangeux – et absolument inutiles. A l’inverse, le Macédonien vigoureux se lance contre les Indiens avec son agilité coutumière. Un escadron léger et une troupe ardente suivent son assaut. Des cris désordonnés et l’éclat des trompettes s’élèvent, mais de l’autre côté ce sont les tambourins que l’on bat et qui retentissent. De toutes parts les bataillons se ruent avec fureur à la rencontre du trépas. Les sœurs fatales11 ont peine à suffire à leur tâche : deux dévident les fils que la troisième tranche. Le premier à avoir l’audace de courir à bride abattue contre Alexandre, Hiulcon, fils d’Énacus, aiguillonnant avec ardeur son éléphant qui en perd le souffle s’écroule transpercé par la lance. Invincible et inlassable, le héros martial se taille un chemin vers Porus parmi les assauts d’ennemis sans nombre. Quand il le voit de loin siéger sur le dos de son éléphant, telle une citadelle surplombant des remparts, « je suis enfin, dit-il, face à un défi stupéfiant et à l’aune de mon courage. La présente entreprise, il me

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Par animo discrimen », ait, « res ecce gerenda est Cum monstris michi cumque uiris illustribus una ». Dixit et in leuum torquet uestigia cornu, Qua grauior belli Poro pugnante tumultus Aera uexabat. Sequitur bellator Ariston Polidamasque sui. Ruit ictus Aristonis ense Rubricus et proprio rubricauit sanguine terram. Polidamanta ratus prolixo euertere conto Candaceus, uolucri preuentus harundine Glauci, Oppetit et terrae moriens inmurmurat udae. Iamque Argiua phalanx medium perruperat agmen Indorum, et primis labefactis uiribus Indae Nutabant acies cum Porus in agmen equestre Iussit agi magnis elephantes turribus equos. Sed tardum hoc animal ac pene immobile gressu Nec uolucres cursus equare ualebat equorum. Ergo leuis Macedum manus occurrebat et hoste Percusso refugis ictus uitabat habenis. Sed neque barbaricis Martem exercere sagitta Fas erat. Arcus enim grauis atque ingens nisi primo Inprimeretur humo, nisi curuaretur ab imo, Non poterat flecti. Iamque aspernantibus Indis Imperium Pori, quod fit titubantibus alis, Cum ducis imperio metus acrior imperat, illi Extenuare aciem, turmas hi iungere rursus, Stare iubent alii, nec erat de milibus unus In medium qui consuleret. Tamen agmine Porus Disposito rursus dispersa recolligit arma Terribilesque oculis elephantes obicit hosti. Non minimum Grais monstra iniecere pauorem. Nec solum barritus equos sed et horrifer aures Mouerat humanas tremulusque expauerat aer. Et iam terrificus turbauerat agmina laxis Ordinibus stridor et iam mandare parabant Terga fugae modo uictores cum Magnus, inertes Corripiens Macedum cuneos, equites Agrianos Et Tracas in monstra iubet conuertere gressus. Extimplo redeunt animi, positoque timore Mortis in aduerso creuit certamine uirtus. Exhaurit pharetram manus, et fatalis harundo Non sine morte uolans homines et monstra cruentat. Dumque auidi quidam nimis incautique sequuntur, Obtriti pedibus elephantum certa relinquunt Defuncti documenta suis ut parcius instent.

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faut la conduire à la fois contre des monstres et contre d’éminents guerriers ». Il dit et détourne sa route en direction de l’aile gauche où le fracas de la bataille faisait plus puissamment qu’ailleurs retentir les airs, car Porus y luttait. Il est suivi de ses fidèles, Aristonus le belliqueux et Polydamas. Rubricus tombe, frappé par l’épée d’Aristonus et rougit de son sang la terre. Candacée12, qui s’imaginait mettre en fuite Polydamas avec sa longue lance, se voit devancé par une flèche de Glaucus et s’effondre : il meurt, son sang s’écoule, ruisseau gargouillant, sur le sol détrempé. Déjà la phalange argienne avait complètement enfoncé le centre de l’armée des Indiens dont les bataillons, une fois anéanti le meilleur de leurs forces, marquaient le pas, lorsque Porus commande qu’on lance contre la cavalerie les éléphants pareils à d’imposantes tours. Mais cet animal est lent et sa marche presque immobile ne lui permet pas d’égaler à la course le pas aérien des chevaux. Aussi la troupe légère des Macédoniens allait-elle à l’attaque et, après avoir frappé l’adversaire, se repliait-elle pour se mettre hors d’atteinte. Les barbares n’avaient pas même la faculté de se battre à coups de flèches : leur arc est lourd et gigantesque et, si l’on n’en fiche point la base dans le sol ni ne le courbe du haut jusqu’en bas, il ne peut être bandé. Dès lors, les Indiens dédaignent le commandement de Porus, comme il arrive quand les escadrons plient, quand les injonctions de la peur sont plus vives que celles du chef : d’aucuns veulent qu’on dégarnisse les lignes de bataille, d’autres au contraire que les bataillons constituent un front continu, d’autres encore que l’on tienne bon ; entre mille et mille hommes, il n’y en avait pas un seul qui emportât la décision. Pourtant Porus réorganise l’armée, rallie les troupes dispersées et lance contre l’ennemi les éléphants atroces à voir. Elle ne fut pas mince, l’épouvante où ces monstres plongèrent les Grecs : non content de bouleverser les chevaux, leur barrissement affreux ébranle les hommes qui l’entendent et il fait trembler l’air d’effroi. Et déjà ces horribles stridences affolaient l’armée qui rompait les rangs, déjà les vainqueurs de naguère s’apprêtaient à battre en retraite, lorsqu’Alexandre, fustigeant la couardise des bataillons macédoniens, ordonne aux cavaliers agriens13 et thraces de se retourner contre les monstres. Sur le champ le cœur leur revient et, abandonnant la crainte de périr, la vaillance s’accroît quand la bataille tourne mal. Les soldats vident leurs carquois et les traits au vol mortifère répandent à tout coup le sang des hommes et des monstres. Certains qui partent à l’assaut avec trop d’élan et trop peu de prudence, sont écrabouillés sous les pattes des éléphants, léguant par leur trépas aux survivants l’avis définitif d’avoir à se battre avec plus de circonspection.

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Anceps pugna diu Macedum fuit haut sine multa Sanguinis inpensa donec uibrare secures Cepere unanimes solidosque pedes elephantum Informesque manus falcato cedere ferro. Ergo fatigati iaculis tandemque cruentis Pressi uulneribus, uno simul impete uecti Vectoresque ruunt. Tunc uero exercitus amens Terga metu comitante fugit, Porumque serentem Missilium nimbos et ab alto culmine monstri Spicula fundentem, medio uelut equore solum, Destituere sui. Sed cum peteretur ab omni Parte, lacessitus hinc inde nouemque fatiscens Vulneribus lacer, inspiciens auriga tyrannum Languentem membris stimulis elephanta fatigat Inque fugam uertit. Profugo par fulminis instat Ira Dei Macedo. Sed dum fugat, imbre cruento Telorum confossus obit, genibusque caducis Rege magis posito quam fuso, nobilis ille Procubuit Bucifal, qui tanto principe solo Solus erat dignus, cuius de nomine dictam Tempore post paruo Pelleus condidit urbem. Rex igitur, dum mutat equum, Porumque suosque Tardius insequitur. Sed frater Taxilis, Indis Qui preerat, rex ipse quidem sed deditus illi Quem dederat mundo regem Fortuna, monebat Sollicite Porum, Fortunae ut cederet utque Tam celebri tam propicio se dederet hosti. At Porus, quamquam marcescens corpore toto Deficeret sanguis, fato tamen auspice notam Excitus ad uocem, « Num tu, proch dedecus », inquit, « Taxilis es frater, qui transfuga meque suumque Prodidit imperium ? » Dixit, telumque quod unum Nondum corruerat manibus contorsit in hostem. Quod medio iuuenis exceptum pectore tergum Rupit et eterno sopiuit lumina sompno. Seque fuge rursus commisit. Sed fera multis Saucia missilibus penitus defecit eumque Hostibus obiecit peditem Magnoque sequenti. Qui ratus extinctum spoliari nobile corpus Imperat. At morsu spoliantes cepit amaro Attentare elephas rursusque inponere dorso Seminecem donec multis turgentia telis Interius pepulere foras uitalia uitam. At rex ut Porum, quem iam credebat Auernis Inmixtum populis, erecto lumine uidit

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La bataille fut longtemps indécise et coûta aux Macédoniens bien du sang jusqu’au moment où, d’un seul cœur, ils commencèrent à brandir des haches et à couper de leur courbe tranchant les jarrets puissants et les trompes difformes des éléphants. Ainsi, harcelés par les traits et couverts de sanglantes blessures, les montures et leurs cavaliers finissent par céder. Alors, la troupe affolée s’enfuit et la terreur lui fait escorte. Quant à Porus qui, du faîte altier de son éléphant monstrueux semait en pluie un nuage torrentiel de traits et de javelots, les siens l’abandonnèrent, isolé comme au beau milieu de l’océan. Assailli de toutes parts, objet d’attaques acharnées lancées d’un côté et de l’autre, déchiré de neuf blessures, il chancelle ; alors son cornac, voyant le tyran épuisé, aiguillonne vivement l’éléphant et lui fait prendre la fuite. Alexandre, l’ire de Dieu, pareil à la foudre, se lance sur les pas du fuyard. Mais, lors de la poursuite, l’illustre Bucéphale tombe percé d’une pluie sanglante de traits et, alors que ses genoux défaillent, s’effondre au sol en déposant le roi au lieu de le désarçonner ; lui seul, il était digne de ce grand prince sans égal et le fils de Pella fonda peu après une ville à laquelle il donna son nom14. Le roi, montant un nouveau cheval, poursuit donc Porus et ses hommes avec moins de vivacité. Entre temps, le frère de Taxile15, qui régnait sur les Indes, roi lui-même mais rallié à celui que Fortune avait donné pour roi au monde, adressait à Porus le conseil pressant de ne pas résister à la Fortune et de s’en remettre à un ennemi si illustre et si bienveillant. Or Porus, tout épuisé et exsangue qu’il fût, mais protégé par le destin, se réveille au son de la voix bien connue : « Est-ce bien toi, dit-il, le frère de Taxile qui – infamie ! – a trahi, déserteur, moi-même et son empire ? ». Il dit, et lance contre son adversaire l’unique javelot qu’il n’avait pas encore lâché. Le jeune homme, le recevant en pleine poitrine, est transpercé de part en part et son regard s’endort du sommeil éternel. Porus s’abandonna de nouveau à la fuite. Mais sa farouche monture, blessée de nombreux traits, lui fit défaut et le laissa attendre au sol ses poursuivants et Alexandre. Ce dernier, le croyant mort, ordonne que l’on dépouille l’illustre cadavre. Mais l’éléphant entreprend d’infliger aux pillards de cruelles morsures et de rétablir l’assise de son cavalier demi-mort, jusqu’au moment où les traits hérissés qui, nombreux, avaient pénétré ses parties vitales, eurent de lui chassé la vie16. Le roi, qui croyait que Porus désormais avait rejoint les peuples de l’Averne, levant les yeux, voit son regard. Alors la clémence l’emporta

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Attollentem oculos, odium clementia uicit Et « Que, Pore, tuos », inquit, « dementia sensus Ebria peruertit ut cum tibi nota mearum Rerum fama foret, in tanto, perdite, fastu Auderes michi collatis occurrere signis ? » At Porus « Quia queris », ait, « respondeo tanta Libertate tibi, quantam michi, Magne, dedisti Querendo prius. Ante malum certaminis huius Nemo erat in terris quem posse resistere quemue Censerem michi Marte parem uel mente, meamque Vim noram et meritum, nondum tua fata tuasque Expertus uires. Sed quam me fortior esses, Euentus belli docuit ; tibi uero secundus Non minimum felix uideor michi. Ne tamen isto Attollas animum casu quia uiceris. Ipse Exemplum tibi sum, qui cum fortissimus essem, Fortius inueni. Ne dixeris esse beatum Qui quo crescat habet nisi quo decrescere possit Non habeat. Satius est non ascendere quam post Ascensum regredi, melius non crescere quam post Augmentum minui. Grauius torquentur auari Amissi memores quam delectentur habendo. Proinde tui cursus frenum moderare, caduca Sunt bona fortunae stabilisque ignara fauoris. » Miratur Macedo fortunae turbine regem Infractum uictumque animum uictoris habentem. Ergo refrenata mutati pectoris ira, Contra spem procerum curauit prodigus egrum, Curatum fouit, confirmatumque benigne Inter amicorum cetus numerumque recepit. Largius exhibuit dilatauitque prioris Imperii metas, tantoque exceptus honore Est hostis, quantum sibi uix speraret amicus. Postquam magnanimus Macedum uictricibus armis Succubuit Porus, succumbere nescius ante, Elatus Macedo, cui uix cedentibus astris Prodiga tam celebrem dederat Fortuna triumphum, Quo mediante sibi fines Orientis apertos Censebat, laxis propere festinat habenis Orbis in extremas conuertere prelia gentes Oceanique suis populos adiungere castris. Ocior ergo Nothis Indos extremaque mundi Clymata subiciens, populos regesque pererrat, Nec minus humanis portenti mentibus infert Terrorisue minus nocturni fulguris igne,

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sur la haine et voici ses paroles : « Quelle ivresse démente, ô Porus, a perverti tes sens, pour qu’informé du bruit de mes exploits, tu aies, misérable, conçu le grand orgueil d’oser lever une armée contre moi ? ». Et Porus de répondre : « Puisque tu m’interroges, je te répondrai, Alexandre, avec toute la liberté à quoi ta question m’autorise. Avant ce malheureux combat, il n’existait personne au monde que je crusse capable de me résister, mon égal à la guerre et par l’intelligence. Je connaissais ma force et mon mérite, pour n’avoir pas encore affronté ton destin et ton énergie. Mais l’issue de la guerre m’a appris combien tu étais plus puissant que moi. Étant inférieur à toi seul, je ne me juge pas pour autant malheureux. Que ton cœur cependant n’aille point s’exalter parce que tu as vaincu cette fois. Je te suis un exemple, moi qui, alors que j’étais le plus fort, ai rencontré plus fort que moi. Ne proclame pas bienheureux celui qui peut grandir sauf s’il ne peut rapetisser. Il est préférable de ne pas s’élever plutôt que de rétrograder après s’être élevé ; il vaut mieux ne pas croître plutôt que diminuer après que l’on a crû. Plus âpres sont les tourments de l’avare quand il se rappelle ses pertes que n’est grand son plaisir de posséder. Retiens donc les rênes de ta course. Les biens de Fortune sont labiles et sa bienveillance ne sait pas se fixer. » Le Macédonien s’émerveille de voir le roi inentamé par les tempêtes du destin et habité, vaincu, par le cœur d’un vainqueur. Aussi, réfrénant la colère qui fait fluctuer son esprit, il soigna généreusement le blessé – contre ce qu’attendaient les grands –, une fois guéri, le choya et, quand il eut repris des forces, l’accueillit au sein de l’assemblée de ses amis17. Il manifesta plus de largesse encore en étendant les bornes de son empire de naguère et l’ennemi fut gratifié d’un honneur que l’ami aurait eu grand mal à espérer pour lui. Lorsque le grand cœur de Porus, jusqu’alors inaccoutumé à plier, eut plié face aux armes victorieuses des Macédoniens, l’orgueilleux Alexandre, à qui la Fortune prodigue, malgré les réticences des astres, avait fait don d’un si brillant triomphe, grâce à quoi il jugeait que les confins de l’Orient lui étaient ouverts, se précipite vivement pour porter en grande hâte la guerre aux nations les plus reculées du monde et pour unir à son empire les peuples voisins de l’Océan. Plus rapide que le Notus, il se lance donc à l’aventure parmi les peuples et les rois, soumettant l’Inde et les contrées du bout du monde. L’esprit de l’homme n’est pas frappé d’une moindre stupeur ni d’une moindre terreur par le feu de l’éclair nocturne, que suivent le tintamarre né du choc

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Quem sequitur fragor et fractae collisio nubis Et uaga pallentem motura tonitrua mundum, Mentem preteritae memorem terrentia culpae. Ausa tamen fatis Macedumque resistere famae Gens Sudracarum ualidae se menibus urbis Inclusit, dubio metuens se credere Marti. Aptari scalas iubet et cunctantibus illis Primus in oppositum galeato uertice murum Euadit Macedo. Sed erat locus artus ut ipsum Vix caperet murus. Sic ergo suprema tenebat Vt magis hereret quam staret. Cum tamen ipse Mille citaretur iaculis ex turribus unus Nec Macedum quisquam gradibus succedere posset, Quippe ascendentes remouebat ab aggere missus Missilium turbo, tandem discrimina uimque Telorum uicit pudor et confusio frontis. Nam mora subsidii poterat compellere lenti, Dederet ut sese uel morti forte uel hosti. Festinant igitur certatim ascendere uitae Pignore postposito, sed festinando morantur Auxilium. Nam dum certant euadere, scalas Plus onerant. Quibus effractis ruit omnis ab alto In se lapsa manus, et desperare coegit Spem Macedum Magnus, quem solum stare uidebant, Tamquam in deserto fuerit desertus ab illis. Iamque manus, clipeum qua contorquebat ad ictus, Lassa minabatur defectum, iamque monebant Clamantes socii, celer ut resiliret et ipsum Exciperent, cum rex, ausus mirabile dictu Atque fide maius, saltu se prepete dira Barbarie plenam preceps inmisit in urbem, Indignum reputans diuino stemmate, princeps Tot clarus titulis si tergum ostenderet hosti. Queritur an fortis facto an temerarius isto Rex fuerit, sed si contraria iungere curas, Et fortis fuit et facto temerarius isto, Cumque capi uiuus posset perimiue priusquam Surgeret, excussit Fortuna potenter utrumque Et miro miranda modo protexit alumpnum. Sic etenim Macedo corpus librauerat ut se Exciperet pedibus. Stans ergo lacessere pugnam Cepit, et a tergo ne posset ab hoste noceri, Magnipotens Fortuna duci prouiderat ante. Stabat enim laurus annoso stipite tamquam Nata ducem Macedum uetulis defendere ramis.

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des nuées fracassées, les grondements vagabonds du tonnerre propres à ébranler le monde blêmissant et à épouvanter le cœur au souvenir de ses fautes passées. Le peuple des Sudraques18 osa pourtant résister au destin et à la gloire des Macédoniens en se claquemurant entre les remparts d’une cité puissante : ils craignaient de courir la chance d’un combat incertain. Alexandre y fait appliquer des échelles et, lorsque tous hésitent, se rue le premier, casque en tête, contre l’obstacle de la muraille. Mais le mur était si étroit qu’il pouvait à peine s’y tenir. Aussi, parvenu au sommet, s’y trouvait-il en équilibre plutôt que fermement assis. Tandis qu’à lui tout seul, il était la cible de mille javelots lancés des tours et que nul Macédonien ne pouvait grimper aux échelles, car la bourrasque des projectiles expédiés du haut des fortifications leur interdisait l’ascension, la honte enfin et la vergogne eurent raison du danger et de la puissance des traits. En effet, la lenteur apportée aux secours pouvait livrer le roi à la mort, peut-être, ou bien à l’ennemi. Tous se précipitent à l’envi pour grimper, faisant bon marché de leur vie, mais leur précipitation retarde les renforts : car, en rivalisant pour aller à l’assaut, ils chargent les échelles d’un poids trop lourd. Celles-ci se brisent et tous les soldats glissant pêle-mêle s’écroulent du sommet. Alors l’espérance des Macédoniens vint à désespérer d’Alexandre : ils le voyaient tout seul, debout, et comme déserté par eux en plein désert. Déjà le bras qui opposait son bouclier aux coups risquait, lassé, de lui manquer et déjà les compagnons du roi le priaient à grands cris de sauter en arrière pour tomber dans leurs bras, quand lui – audace prodigieuse à relater et impossible à croire – se jette vers l’avant, d’un bond vigoureux, dans la ville remplie de barbares féroces, jugeant déshonorant pour sa lignée divine qu’un prince rayonnant de tant d’actes glorieux tournât le dos aux ennemis. On peut se demander si le roi fut en cet exploit ou courageux ou téméraire, mais, si l’on prend garde à marier les contraires, il fut en cet exploit et courageux et téméraire. Et, alors qu’il pouvait être capturé vivant ou périr avant de s’être relevé, la Fortune, dans sa puissance, écarta de lui ces deux accidents et, ô merveille, préserva son protégé de façon merveilleuse. En effet, le Macédonien avait calculé son élan de façon à retomber sur ses pieds. C’est donc debout qu’il commence à engager la lutte et, afin qu’il ne pût recevoir par derrière de l’ennemi un mauvais coup, la Fortune toute-puissante avait depuis longtemps pris des dispositions bénéfiques au roi : l’antique souche d’un laurier se dressait là, que l’on aurait dit né pour défendre le général

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Huius ut applicuit trunco insuperabile corpus, Vltio caelestis clipeum circumtulit, ictus Telorum excipiens, cumque omnes eminus unum Impeterent, propius accedere nemo manumue Conferre audebat. Celeberrima fama uerendi Nominis, edomitum iam dilatata per orbem, Pro duce pugnabat et desperatio, magnae Virtutis stimulus, et honestae occasio mortis. Sed clipeum iam missilium perfoderat imber, Fractaque plangebat saxorum turbine cassis. Lubrica succiderant genua et labefacta laboris Pondere continui uix sustentare ualebant Egregium corpus. Quem cum spoliare pararent Qui stabant propius, hos sic mucrone recepit Magnus ut ante ipsum uita fugiente iacerent Exanimes gemini. Quorum sic terruit omnes Sudracas obitus ut nemo lacessere deinceps Cominus auderet collato robore Magnum. Ille tamen genibus exceptum corpus, ad omnes Ictus expositum, non egre, tygridis instar, Ense tuebatur donec per inane sagitta Accelerans latus in dextrum scelus ausa cucurrit. Cuius ad introitum crudo de uulnere tantum Sanguinis emicuit ut rex tremefactus et amens Non posset telum nutanti euellere dextra. Exangues igitur afflicti corporis artus Applicuit lauro moribundus et arma remisit. Accurrens alacer iaculum qui miserat Indus Exanimem credens regem spoliare parabat. Quem simul ac sensit corpus regale prophana Attrectare manu Macedo, « Proch dedecus », inquit, « Mene ducem Macedum nosti ? » nec plura locutus, Languentem reuocans animum, nudum latus hostis Subiecto mucrone fodit, iungitque duobus Exanimem sociis. « Talem decet ire sub umbras », Inquit Alexander, « talis michi nuncius esto. » Dixit, et ut moriens inuictus dimicet ante Quam sacer in tenues erumpat spiritus auras, Se clipeo et lauri ramis attollere temptat. Sed neque sic proferre potens uenerabile corpus, Poblite succiduo rursus procumbit et hostem Prouocat, exerto si quis confligere ferro Audeat et tantae spolium sibi tollere palmae.

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macédonien de ses branchages chargés d’ans. Le vengeur divin adosse à ce tronc son corps invincible et oppose son bouclier aux coups des traits lancés de toutes parts : tous alors de loin concentrent leurs attaques sur un seul, aucun n’ose approcher de lui et l’assaillir au corps à corps. Le bruit partout répandu de son nom redoutable qui désormais retentissait dans l’univers dompté combattait aux côtés du chef, de même que le désespoir, puissant aiguillon du courage, et l’occasion offerte d’un trépas glorieux. Mais une pluie de flèches avait fini par transpercer son bouclier, et son casque gémissait sous un ouragan de cailloux. Ses genoux mollissants fléchissaient et, succombant au poids de la lutte incessante, peinaient à soutenir son auguste corps. Quand les assaillants les plus proches s’apprêtaient à le dépouiller, Alexandre les reçut à coups d’épée, en abattant à ses pieds deux, que la vie abandonne. Leur mort terrifia tant tous les Sudraques que nul n’osa plus mesurer ses forces à celles d’Alexandre en une lutte rapprochée. Lui pourtant, tel un tigre, les genoux fléchis, défendait ardemment du glaive son corps exposé à tous les coups, jusqu’au moment où une flèche, audacieuse scélérate, se fraie vivement dans l’air vide un chemin jusqu’à son flanc droit. Quand elle y pénétra, un tel bouillon de sang jaillit de la blessure fraîche que le roi, frissonnant et effaré, est incapable de sa main tremblante d’arracher le trait. Moribond, il appuie au laurier ses membres exsangues et son corps torturé, et lâche ses armes. L’archer indien, joyeux, se précipite et, croyant le roi mort, se dispose à le dépouiller. Mais le Macédonien, dès qu’il sent le contact d’une main impie sur son corps royal, « Honte !, dit-il, sais-tu que je suis le général des Grecs ? » et, sans ajouter un seul mot, rassemblant ses esprits affaiblis, il dresse son poignard pour en percer le flanc découvert de l’ennemi et le fait rejoindre, sans vie, ses deux compagnons. « Il convient qu’un tel homme parte auprès des ombres, dit Alexandre, qu’il y soit mon messager ». Il dit et, décidé à combattre, invaincu même dans la mort, jusqu’au moment où son souffle sacré bondira dans les airs ténus, il s’efforce de prendre appui sur son bouclier et sur les branches du laurier. Même ainsi il ne peut soulever son vénérable corps ; son jarret ploie, il tombe de nouveau et nargue l’ennemi, en demandant lequel aura l’audace de tirer le fer pour le frapper et de conquérir le trophée d’une si illustre dépouille.

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Tandem, alia muri uestigia parte secutus, Peucestes, pulsis propugnatoribus urbis, Inpiger irrumpens aditus et claustra retecto Ense superuenit. Tremulo quem lumine postquam Intuitus Macedo, iam non solatia uitae Sed mortis socium ratus aduenisse, tepenti Excepit clipeo corpus, subit inde Timeus, Deinde Leonnatus et Aristonus. Omnibus isti Indis oppositi regem defendere totis Viribus ardescunt. Sed dum tot milia soli Reicerent, cecidit preclaro Marte Timeus, Peucestesque, graui capitis discrimine lesus, Deinde Leonnatus. Armis iacuere remissis Ante pedes regis. Iam spes in Aristone solo Vnica restabat. Sed et ipse ruentibus Indis Saucius haut poterat tantos inhibere furores. Interea cecidisse ducem intra menia rumor Pertulit ad Grecos. Alios tam dira timore Fregisset sed eos animauit fama. Pericli Tocius inmemores murum fregere dolabris, Molitique aditum spreto discrimine mortis, Per murum fecere uiam. Perit obuia passim Turba, cadit sine quo delectu sexus et etas Omnis. Alexandro mortis seu uulneris auctor Creditur, occurrit quicumque. Nec improbus iram Deposuit gladius donec superesse ruinae Desiit et dextrae ferienti defuit hostis. Nec mora, concurrunt auidi curare iacentem Pelleum proceres referuntque in castra deorum Inuidiam. Cuius nudato uulnere magnus Inter doctores medice Critobolus artis Comperit hamata percussum cuspide regem Nec posse educi nisi uulnus docta secando Augeret manus et ferrum, multumque cruoris Ne traheret fluxum cuspis retracta, trementi Mente uerebatur. Igitur cum fata uideret, Si male curaret regem, sibi triste minari Inque suum reditura caput mala, pectore stabat Attonito. Quem rex stupidum ut percepit amictu Siccantem lacrimas et captum mente, « Quid », inquit, « Expectas, cum sit hoc insanabile uulnus, Me saltim lento moriturum absoluere leto ? Cumque michi possis celeri succurrere morte, An metuis ne sis fati reus huius ? » At ille, Siue nichil metuens tandem sibi siue timorem Dissimulans, supplex orauit ut ipse tenendum

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Entre-temps, ayant longé la muraille dans une autre direction, et repoussé les défenseurs de la cité, Peucestès force vivement le passage et pénètre, glaive dégainé, dans l’enceinte. Quand le Macédonien, d’un regard vacillant, l’eut aperçu, il songea qu’arrivait ainsi non point un secours pour sa vie, mais un compagnon de trépas et se laissa choir sur son bouclier désormais oisif. Surgissent alors Timée, puis Leonnatos et Aristonus19. Luttant contre tous les Indiens, ils protègent leur roi avec une énergie furieuse. Mais tandis qu’à eux seuls ils repoussaient mille et mille hommes, Timée s’écroula, l’insigne guerrier, et Peucestès atteint d’une terrible blessure à la tête, puis Leonnatos. Ayant lâché leurs armes, ils gisent aux pieds du roi. L’ultime espérance reposait désormais sur le seul Aristonus. Mais lui aussi, blessé lors de l’attaque des Indiens, n’était plus en mesure de contenir toute leur rage. Pendant ce temps, la nouvelle que leur général avait péri à l’intérieur des murs parvint aux Grecs. D’autres eussent été anéantis de peur par un bruit si funeste – il leur donna du cœur. Oublieux de tous les dangers, ils fracassent la muraille à coups de hache et, se ménageant un accès au mépris du trépas, s’ouvrent un chemin dans le rempart. Partout les gens que l’on rencontre sur sa route sont tués, on les massacre tous sans acception du sexe ni de l’âge. Qui que soit celui que l’on croise, il est tenu pour le coupable de la mort ou de la blessure d’Alexandre. Le glaive opiniâtre ne mit un terme à sa fureur qu’au moment où les ennemis eurent cessé de survivre à la défaite et qu’il n’en resta plus pour tomber sous les coups. Sans délai accoururent les grands, avides de guérir le fils de Pella qui gisait, et ils transportent jusqu’au camp l’objet de la jalousie des dieux. Ayant mis à nu sa blessure, Critobule, grand parmi les maîtres de la science médicale20, se rend compte que le roi avait été atteint par une pointe barbelée, et que le fer ne pouvait être retiré que par une main habile qui élargirait avec le scalpel la blessure ; il redoutait tremblant que cette extraction n’entraînât une violente hémorragie. Constatant donc que, s’il ne parvenait pas à soigner le roi, il était menacé d’un lugubre destin et que sa tête répondrait de sa maladresse, il restait là, tout interdit. Quand le roi le vit éperdu, essuyant une larme du coin de son manteau et paralysé par l’angoisse, « pourquoi, dit-il, tardes-tu, étant donné que la blessure est incurable, à me délivrer au moins de la mort lente dont je périrais ? Quand tu peux me venir en aide en hâtant mon trépas, as-tu peur d’en être accusé ? » Le médecin, soit qu’il eût cessé de craindre pour lui-même soit qu’il dissimulât sa peur, le pria d’un ton suppliant d’autoriser qu’on entrave son corps, au moment où serait arrachée

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Preberet corpus, teli dum uelleret hamos, Quippe leuem motum quantumlibet affore uitae Non leue discrimen. « Non est », ait ille, « decorum Vinciri regem, Critobole, siue teneri. Libera sit regis et semper salua potestas. » Sic ait, et quod uix auderes credere, corpus Prebuit inmotum, neque uultus signa doloris Contraxit rugas. Sed abacta cuspide postquam Largior emicuit patefacto uulnere sanguis, Suffudit caligo oculos, animumque labantem Suspendit tantus dolor ut moribundus ab ipsis Qui circumstabant uix exciperetur amicis. Quod simul acceptum est, oritur per castra tumultus Flebilis, et Macedum ruit in lamenta iuuentus, Confessi se omnes unius uiuere uita. Nec prius obticuit clamor quam pollice docto Restrinxit fluxum medicis Critobolus herbis. Tunc demum sompno licuit succumbere Magnum. Tunc demum, accepta regis per castra salute, Exule mesticia turmas statuere per omnes Prodiga leticiae positis sollempnia mensis, Qualis in Egeo Borea bachante profundo Exoritur clamor cum fracta puppe magister Voluitur in medios inuerso uertice fluctus ; Fit fragor, et similem timet unusquisque ruinam, Seque omnes anima periisse fatentur in una : Si tamen incolomem reuocare tenacibus uncis Et clauum reparare queunt, sonat aura tumultu Leticiae, et primum uincunt noua gaudia luctum. Postquam Pellei curato uulnere pauci Effluxere dies, cum nondum obducta cicatrix Posse uideretur grauiorem gignere morbum, Impaciens tamen ille morae parat arma repostis Gentibus Oceani et celeres inferre sarissas, Perdomitoque sibi nascentis cardine Phebi, Querere nescitum Nili mortalibus ortum. Regibus Indorum Poro Abysarique, iuuante Taxile, nauigii mandatur cura parandi. Rumor hic attonitas impleuit militis aures, Cumque fatigati regisque suaeque saluti Consulerent proceres, cuncti uelut agmine facto Conuenere duces, quorum Craterus, ad ipsum Vota precesque ferens, « Tua, regum maxime, uirtus », Inquit, « et esuries mentis, cui maximus iste Non satis est orbis, quem proponunt sibi finem Vel quem sunt habitura modum ? tua si tibi uilis

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la flèche crochue – en effet le moindre mouvement, si léger soit-il, lui ferait courir un risque mortel de grande conséquence. « L’honneur interdit, répond-il, que les rois soient enchaînés ou entravés, Critobule. La puissance royale doit toujours être libre et sauve ». Il dit et – on oserait à peine le croire – il maintint son corps immobile et nulle grimace de douleur ne tordit son visage. Mais lorsque, la flèche enlevée, un violent flot de sang jaillit de la blessure ouverte, son regard se noya de ténèbres et une telle souffrance suffoqua son cœur défaillant que ses amis rassemblés là autour de lui peinant à le soutenir21, le crurent mourant. A peine la nouvelle s’en répandit-elle qu’un hurlement plaintif s’élève sur le camp, que la jeunesse de Macédoine s’abîme dans des larmes, manifestant par là que leur vie à tous ne tenait qu’à la vie d’un seul. Les cris ne s’apaisèrent point avant que Critobule, y appliquant d’une main sûre un onguent d’herbes médicinales, n’eût jugulé l’hémorragie. C’est alors seulement qu’Alexandre put s’abandonner au sommeil. C’est alors seulement, au bruit que le roi était sauf, que tous les escadrons, bannissant du camp le chagrin, dressèrent des tables pour organiser de somptueuses réjouissances. De la même façon, quand Borée déchaîne sa furie sur les gouffres de l’Égée, un cri résonne au moment où le pilote, du haut de la poupe rompue, bascule la tête en avant au sein des vagues ; au milieu du fracas, chacun redoute de connaître semblable fin, reconnaissant qu’avec une seule existence, c’est celle de tous qui est anéantie ; mais, si l’on parvient à repêcher le naufragé vivant accroché au grappin et à réparer le gouvernail, les cieux retentissent d’un tumulte joyeux et une liesse imprévue abolit le deuil de naguère. Peu de jours s’étaient écoulés depuis la guérison de la blessure d’Alexandre et la plaie non encore refermée semblait pouvoir causer un mal plus grave encore. Mais lui, sans souffrir de retard, s’apprête à porter le combat et à mener les promptes sarisses22 contre les peuples lointains de l’Océan puis, une fois dompté l’horizon où naît le Soleil, à chercher la source du Nil, ignorée des mortels. Les rois de l’Inde, Porus et Abysarès23, se voient confier, avec l’aide de Taxile, le soin d’équiper une flotte. La rumeur en parvient aux oreilles effarées des soldats et, après que les dignitaires tourmentés eurent délibéré sur le salut du roi et le leur propre, tous les capitaines en troupe vont trouver Alexandre ; parmi eux Cratère, se faisant auprès de lui l’interprète de leurs vœux et de leurs prières, déclare : « Ta vaillance, ô le plus grand des rois, et l’appétit vorace de ton cœur, auquel ce monde immense ne suffit pas, quel terme se proposent-ils ? quelle limite connaîtront-ils ? Si ton propre salut est à tes yeux de peu de prix, comme il apparaît

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Vt nunc est uel cara minus, preciosa tuorum Sit saltim tibi, Magne, salus. Gens omnis in istos Conspiret iugulos, lateat sub classibus equor, Cuncta uenenatos acuant animalia dentes. Quelibet occurrat ignoto belua uultu, Omnibus obice nos terrae pelagique periclis Dummodo te serues, dum tu tibi parcere cures. Ad noua tendentes semper discrimina quis nos Inuictos tociens poterit prestare ? Secunde Res ita se prebent ut nulli fas sit in uno Semper stare gradu. Sed quis spondere deorum Audeat hoc, Macedum diuturnum te fore sydus ? Quis te precipitem per mundi lubrica possit Incolomem seruare diu ? cur te manifestis Casibus obicis ut capias ignobile castrum ? Cum labor et merces equa sibi lance coherent Et causis paribus respondent premia dampnis, Dulcior esse solet fructus maiorque secundis Rebus et aduersis maius solamen haberi. Esto tibi deinceps et nobis partior in te. Obice nos cuiuis portento. Ignobile bellum, Degeneres pugnas, obscura pericula uita. Gloria quantalibet uili sordescit in hoste. Indignum satis est ut consumatur in illis Gloria uel uirtus ubi multo parta labore Ostendi nequeat. » Eadem Tholomeus et omnis Concio cum lacrimis confusa uoce perorat. Non fuit Eacidae pietas ingrata suorum, Atque ita : « Non minimum uobis obnoxius », inquit, « Aut ingratus ero, non solum quod scio nostram Vos hodie, proceres, uestrae preferre saluti Sed quod ab introitu regni uel origine belli Erga me nullum pietatis opus uel amoris Pignus omisistis, uerum non est michi prorsus Mens ea que uobis, neque enim desistere ceptis Aut bellum finire uolo. Non me capit etas, Sed neque me spacio etatis uel legibus eui Metior. Excedit eui mea gloria metas. Hec sola est, uestrum metiri qua uolo regem. Degeneres animi pectusque ignobile summum Credunt esse bonum diuturna uiuere uita. Sed mundi rex unus ego, qui mille tryumphos Non annos uitae numero. Si munera recte Computo Fortunae uel si bene clara retractem Gesta, diu uixi. Tracas Asiamque subegi.

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aujourd’hui, ou te tient peu à cœur, puisse du moins celui de tes gens, Alexandre, t’être précieux. Que toutes les nations conspirent pour nous égorger, que la vaste mer s’étende sous nos coques, que toutes les bêtes aiguisent leur crocs envenimés, que des fauves à l’aspect inouï courent à notre rencontre, affronte-nous à tous les dangers de la terre et des eaux pourvu que tu te gardes en vie, pourvu que tu aies soin de t’économiser. Quand nous allons vers des périls toujours nouveaux, qui pourra répondre de nous, de nous tant de fois invaincus ? Les prospérités s’offrent sans que les dieux garantissent à quiconque qu’il restera toujours à la même hauteur. Lequel d’entre eux oserait s’engager à ce que tu sois pour longtemps l’étoile des Macédoniens ? Lequel pourrait te garder longtemps sauf quand tu fonces à corps perdu dans les pièges du monde ? Pourquoi affrontes-tu des dangers évidents pour t’emparer d’une bourgade obscure ? Lorsque peine et profit s’équilibrent sur le plateau de la balance et que la récompense équivaut à la perte, le bénéfice passe de coutume pour plus doux et plus grand en cas de succès, la consolation plus grande en cas d’échec. Montre-toi désormais, pour ton avantage et le nôtre, plus ménager envers toi-même. Nous, expose-nous aux monstruosités que tu veux. Mais toi, évite les guerres ignobles, les luttes indignes, les périls obscurs. Toute gloire, y compris la plus haute, se souille au contact d’un ennemi de peu de prix. Honneur et courage ne valent pas d’être dilapidés là où ne se peuvent exhiber les fruits d’un immense labeur. » Ptolémée, avec l’assemblée entière, adresse au roi des prières semblables, d’une voix coupée de sanglots. La sollicitude de ses compagnons ne déplut pas à l’Éacide24 qui leur répondit en ces termes : « Je ne serai le moins du monde fâché ni ingrat envers vous, non seulement parce que je sais que vous placez, barons, mon salut plus haut que le vôtre, mais parce que, depuis mon accession au trône et les prémices de la guerre, vous ne m’avez épargné aucune marque de dévotion ni d’affection. Mais mon projet n’est pas le vôtre : je refuse en effet d’abandonner mon entreprise et de mettre fin à la guerre. L’âge ne me retient pas – au demeurant, je ne m’évalue pas à l’aune de l’âge ou selon les lois de la durée. Ma gloire excède les bornes du temps. Et c’est elle, elle seule, à la mesure de quoi je veux voir jugé votre roi. Les gens à l’âme basse et au cœur sans noblesse estiment qu’une longue vie est le souverain bien. Mais moi, je suis l’unique roi du monde et ce que je compte par mille, ce sont les triomphes, non les années de vie. Si je fais le calcul exact des présents de Fortune, ou si j’ai bon souvenir de mes actions illustres, j’ai vécu longtemps. J’ai soumis la Thrace et l’Asie. Je m’approche du bord

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Proximus est mundi michi finis, et absque deorum Vt loquar inuidia, nimis est angustus et orbis, Et terrae tractus domino non sufficit uni. Quem tamen egressus postquam hunc subiecero mundum, En alium uobis aperire sequentibus orbem Iam michi constitui, nichil insuperabile forti. Antipodum penetrare sinus aliamque uidere Naturam accelero. Michi si tamen arma negatis, Non possum michi deesse, manus ubicumque mouebo, In theatro mundi totius me rear esse, Ignotosque locos uulgusque ignobile bellis Nobilitabo meis, et quas Natura remouit Gentibus occultas calcabitis hoc duce terras. Hiis operam dare proposui nec rennuo claram Si Fortuna ferat uel in hiis extinguere uitam. » Dixit et ad naues socios inuitat, at illi, Ducat eos quocumque uelit, hortantur, et ecce Nauticus exoritur per fluminis ostia clamor.

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du monde et, si on peut le dire sans exciter la jalousie des dieux, l’univers est par trop étroit et l’étendue des terres n’est pas assez grande pour un maître unique. Je m’en évaderai après que j’aurai subjugué ce monde-ci et j’ai aujourd’hui décidé de m’en ouvrir un autre avec vous à ma suite. Il n’est rien que le fort ne puisse surmonter. J’ai hâte d’accéder aux retraites des Antipodes25 et de voir une nature autre. Quand bien même vous me refuseriez vos armes, je ne puis, quant à moi, me manquer à moi-même. Où que je conduise ma troupe, je jugerai que l’univers entier en est le spectateur. J’illustrerai par mes combats les pays ignorés et les peuples inconnus et vous, vous foulerez, avec moi pour guide, les terres que Nature26 a dissimulées à la vue des nations. Voilà ce à quoi j’ai dessein d’appliquer mes forces, et je ne refuse même pas l’idée de voir s’éteindre en cette entreprise l’éclat de ma vie, si Fortune l’impose ». Il dit et invite ses compagnons à embarquer. Eux, il peut les conduire où il veut : ils l’y encouragent. Et, aux bouches du fleuve, un cri s’élève sur la mer.

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Oceanum decimus audaci classe fatigat. Infernum Natura Chaos ciuesque Iehennae Conquestu monitisque mouet. Redit equore Magnus Occeani domito, mirandaque pectore uersans Occiduum bellis proponit frangere mundum Nauigiumque parat. Sed territus orbis in unum Confluit et misso ueneratur munere Magnum. Qui, licet inuictus ferro, mediante ueneno Vincitur, et luteo resolutus carcere tandem Liber in ethereas uanescit spiritus auras.

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Sydereos fluctus et amicum nauibus amnem Prebuerat Zephirus, et iam statione soluta Longius impulerat acclinis nauita classem, Ignarus quo tendat iter uel quam procul absit Hactenus Oceani populis incognitus amnis. Interea memori recolens Natura dolore Principis obprobrium mundo commune sibique, Qui nimis angustum terrarum dixerat orbem Archanasque sui partes aperire parabat Gentibus armatis, subito turbata uerendos Canicie uultus, ylen irata nouumque Intermittit opus et quas formare figuras Ceperat, et uariis animas infundere membris Turbida deseruit, uelataque nubis amictu Ad Stiga tendit iter mundique archana secundi. Quo se cumque rapit, cedunt elementa sueque Artifici assurgunt. Veneratur pendulus aer Numinis ingressum. Terrae lasciuia uernis Floribus occurrit. Solito mare blandius undis Imperat, et tumidi tenuere silencia fluctus. Omnia Naturam digne uenerantur et orant Vt sata multiplicet fetusque et semina rerum Augeat infuso mixtoque humore calori.

Livre dixième

Le livre dixième voit l’Océan harassé par une flotte audacieuse. Nature trouble de ses plaintes et de ses avertissements le Chaos infernal et les habitants de la Géhenne. Une fois l’Océan dompté, Alexandre fait retour chez lui et, le cœur rempli de pensées admirables, songe à accabler de guerres l’Occident. Il s’apprête à prendre la mer, mais l’univers terrifié se rassemble et vient avec des présents révérer Alexandre. Celui-ci, bien qu’invaincu par le fer, est vaincu au moyen d’un poison et son esprit, enfin libéré de sa prison de boue, s’évanouit parmi les souffles de l’éther. Grâce à Zéphir, les astres sur les eaux étaient à la flotte propices et le cours du fleuve bienveillant. Déjà les marins, courbés sur leurs rames, avaient entraîné les navires loin du mouillage abandonné, sans savoir où menait leur route ni à quelle distance s’étendait de là le fleuve Océan, inconnu des peuples1. Pendant ce temps, Nature, chagrine, remâchait dans son souvenir l’outrage infligé au monde autant qu’à elle par le prince qui avait déclaré l’univers trop étroit et s’apprêtait à en découvrir à des foules en armes les replis mystérieux. Soudain, les traits chenus de son visage redoutable empreints d’une vive émotion, elle abandonne furibonde l’ouvrage qu’elle ébauchait, les formes qu’avec la matière elle avait commencé de façonner et cessa, dans son trouble, de couler des âmes dans les corps divers2 pour se diriger vers le Styx et les secrets de l’autre monde, voilée d’un manteau de nuages. Partout où son élan la porte, les éléments lui laissent place et rendent hommage à l’ouvrière qui les a faits. L’air léger se prosterne devant les pas de la déesse. La terre avec gaîté lance à sa rencontre des fleurs printanières. La mer adoucie commande à ses vagues, et les flots gonflés font silence. Tous les êtres rendent à Nature l’honneur qui lui est dû et l’implorent de multiplier semences et fruits, de favoriser leur croissance en les imprégnant de chaleur mêlée d’humidité3. En remerciant ses

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Illa suis grates referens seruare statutas Iussit et in nullo naturae excedere metas. « Ad Stiga descendo, michi prouisura meisque », Inquit, « Alexandri, quem terra fretumque perhorrent, Euersura caput, nobis commune flagellum. » Dixit et obscuros aperit telluris hyatus Tartareumque subit decliui tramite limen. Ante fores Herebi Stigiae sub menibus urbis Liuentes habitant terrarum monstra sorores, Inter quas antris aliarum mater opacis Abscondit loculos et coctum mille caminis Faucibus infusum siccis ingutturat aurum, Explerique nequit sitis insatiabilis ardor. Subsannans alias cunctis supereminet una Dedignata parem flagrante Superbia uultu. Mersa iacens ardente luto torquetur et ardet Pube tenus totis exhausta Libido medullis. Nauseat Ebrietas, Gula deliciosa ligurrit Et mendica suos consumit morsibus artus. Immemor Ira sui est et quo rapit impetus illuc Ebria discurrit et se sociasque flagellat. Prodicioque, Doli comes, et Detractio, macri Filia Liuoris, que cum bene facta negare Non possit, quocumque modo peruertere temptat Et minuit laudes quas non abscondere fas est. Has colit Ypocrisis marcenti liuida uultu Sedes et summus hodie processus in aula Pestis adulandi, bibulis studiosa potentum Auribus instillans animae letale uenenum. Huic aulae uicio tanta est concessa potestas Vt rerum dominis humanas subtrahat aures. Has ubi preteriens obliquo lumine fixit Rerum prima parens, urbis se menibus infert, Qua uidet aeternis animas ardere caminis. Est locus extremum baratri deuexus in antrum, Perpetua fornace calens ubi crimina punit Et sontes animas ultricis flamma Iehennae. Et licet unus eas atque idem torreat ignis, Non tamen infligunt equas incendia penas Omnibus. Hii leuius torquentur, seuius illi. Sic se conformat meritis cuiusque Iehenna Vt qui deliquit leuius, leuioribus ille Subiaceat penis, et qui grauiore reatu Excessit grauius, grauiorem sentiat ignem. Sunt quibus, excepta primi leuitate parentis,

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enfants, elle leur enjoint de considérer les bornes fixées par la nature et de ne les outrepasser en aucun cas. « Je descends vers le Styx, pour me protéger et protéger les miens, dit-elle, pour anéantir Alexandre, notre fléau à tous, que terre et mer ont en horreur ». Elle dit et, faisant s’ouvrir les gouffres obscurs de la terre, se rend jusqu’au seuil du Tartare par un sentier pentu. Aux portes de l’Érèbe, au pied des remparts de la cité de Styx4, demeurent des sœurs blêmes, les monstres de la terre5. Au milieu d’elles, leur mère à toutes6 dissimule sa cassette au sein de grottes ténébreuses et engouffre dans son gosier sec de l’or fondu au feu de milliers de fournaises, sans parvenir à étancher la brûlure d’une soif insatiable. Avec un rictus de mépris pour les autres, Superbe, au regard enflammé, jugeant que nulle ne la vaut, se dresse au-dessus d’elles toutes. Engluée jusqu’à la ceinture dans une fange ardente, Luxure, épuisée jusqu’aux moelles, subit la torture du feu. Ivresse a la nausée. Gourmandise la voluptueuse lèche et croque, affamée, ses propres membres. Colère, oublieuse d’elle-même, court, ivre, en tous sens où son élan l’entraîne et se frappe elle-même du fouet dont elle fustige aussi ses compagnes. Aux côtés de Ruse, on voit Trahison, la compagne de Dol, et la fille d’Envie la maigre, Calomnie, qui, si elle ne peut nier qu’une action est bonne, s’emploie par tous les moyens à la tourner en mal et rabaisse les faits glorieux qu’il lui est impossible de tenir cachés. La blême Hypocrisie au visage fané habite ces régions, ainsi que Flatterie, fléau qui à la cour connaît de nos jours un succès éclatant, ardente à distiller dans l’oreille assoiffée des puissants les gouttes d’un poison mortel pour l’âme (ce vice-ci a conquis si grande puissance à la cour qu’il ôte aux maîtres de la terre leur faculté d’entendement)7. La mère primordiale des êtres passe auprès de ces personnages en jetant un regard de côté, puis franchit les remparts de la ville, où elle voit les âmes brûler dans d’éternels brasiers. Il est un lieu enfoui au plus profond des grottes de l’abîme : là, les flammes de la Géhenne vengeresse et l’ardeur d’un foyer perpétuel punissent les crimes et les âmes coupables. Et, bien qu’elles soient grillées d’un seul et même feu, pourtant l’incendie n’inflige pas à toutes un châtiment unique. Les unes subissent des tortures plus douces, les autres des tourments plus cruels. La Géhenne est ainsi proportionnée aux mérites de chaque être que celui qui commit des fautes plus légères se voit soumis à une peine plus légère et que celui qui s’est plus lourdement chargé de torts plus graves éprouve une brûlure plus grave8. Il en est dont la vie ne s’est souillée d’aucune tache, même vénielle, si l’on excepte la faiblesse de notre premier

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Nulla fuit uitae contagio uel uenialis. Hiis nichil aut modicum penae uapor igneus infert. Sicut in estiuo cum tempore noxius agros Syrius exurit, sub eodem lumine solis Sanus lasciuit, cruciatur et estuat eger. Illic perpetuae miscens incendia mortis Leuiathan, medii stans in feruore baratri, Vt procul inspexit numen, fornace relicta Tendit eo, sed eam ne terreat, ora colubri Ponit et in primam redit assumitque figuram Quam dederat Natura creans cum sydere solis Clarior intumuit tantumque superbia mentem Extulit ut summum partiri uellet Olympum. Quo dea conspecto « Scelerum pater », inquit, « et ultor, Quem matutini superantem lumine uultum Luciferi tumor etherea deiecit ab arce, Ad te confugio tandem miserabilis, ad te, Quem, ne nulla tibi perdenti sydera sedes Esset, in hac saltim terrarum nocte recepi. Ad te communes hominumque deumque querelas Affero. Scis etenim quantis elementa fatiget Motibus armipotens Macedo. Qui classe subacto Equore Pamfilico Darium ter uicit et omnem Confringens Asiam Porum seruire coegit Indomitum bellis, nec eo contentus eoas Vestigat latebras et nunc uesanus in ipsum Fulminat Oceanum. Cuius si fata secundis Vela regant uentis, caput indagare remotum A mundo Nyli et Paradysum cingere facta Obsidione parat, et ni tibi caueris, istud Non sinet intactum Chaos Antipodumque recessus Alteriusque uolet nature cernere solem. Ergo age, communem nobis ulciscere pestem. Que tua laus, coluber, uel que tua gloria primum Eiecisse hominem si tam uenerabilis ortus Cedat Alexandro ? » nec plura locuta recessit. Ille secutus eam dictis promittit in omnes Euentus operam nec se desistere donec Inferni tenebris mergatur publicus hostis. Nec mora, rugitu tenebrosam concutit urbem Conciliumque uocat. Iacet inueterata malorum Planicies, durata gelu et niue saucia, cuius Nec sol indomitum nec mitigat aura rigorem. Hic sontes animae passim per plana iacentes Mortis inauditae torquentur agone, quibus mors

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père. Ceux-là n’ont à souffrir des vapeurs embrasées nul châtiment, ou bien un châtiment modeste. De la même façon, quand le cruel Sirius calcine, à la saison d’été, les champs, sous l’éclat du même soleil, l’homme en bonne santé s’ébat avec gaîté, tandis que le malade éprouve le supplice d’une fièvre bouillante. Là, attisant les flammes de la mort éternelle, debout au beau milieu du gouffre ardent, Léviathan9, quand il aperçut au loin la déesse, quitte le brasier pour s’avancer à sa rencontre ; mais afin de ne point l’effrayer, il abandonne son apparence de serpent ; il retrouve et revêt la forme originelle que Nature, lors de la création, lui avait conférée, quand il tirait vanité d’un éclat plus brillant que celui de l’astre solaire et que l’orgueil exalta à ce point son esprit qu’il voulut obtenir en partage le sommet de l’Olympe10. Le voyant, la déesse dit : « Père et vengeur du crime, toi que l’outrecuidance a jeté hors de la citadelle céleste lorsque ta face était plus lumineuse que celle de Lucifer, l’étoile du matin11, je finis, misérable, par me réfugier près de toi, près de toi que j’ai accueilli dans les régions nocturnes du monde pour que tu ne sois pas privé de tout domicile quand tu perdis les astres12. Je viens te présenter les plaintes communes aux hommes et aux dieux. Tu sais en effet les violents tumultes dont le Macédonien aux armes puissantes harcèle les éléments. Après avoir soumis à l’aide de sa flotte la mer de Pamphylie, il a vaincu trois fois Darius et, fracassant l’A sie, il a contraint à l’esclavage Porus, indompté au combat. Et il ne s’en tient pas là : il explore les recoins de l’Orient et maintenant dans sa folie, lance sa foudre sur l’Océan lui-même. Si les destins lui donnent des vents favorables pour orienter ses voiles, il est prêt à partir en quête de la source du Nil, sise à l’écart du monde, et à mettre le siège devant le Paradis terrestre13 ; et même, si tu n’y prends garde, il ne laissera pas indemne le Chaos où tu règnes et voudra contempler les retraites des Antipodes et le soleil qui brille sur l’autre côté de l’univers14. Courage, donc ! Venge-nous du fléau qui s’abat sur tous. Quel renom, ô serpent, quelle gloire tires-tu d’en avoir chassé le premier homme, si le jardin si noble15 doit céder devant Alexandre ? ». Sans dire un mot de plus elle s’en fut. Lui, la poursuivant de ses paroles, promet de lui prêter aide face à toute aventure et de n’avoir de cesse qu’il n’engloutisse dans les ténèbres de l’enfer l’ennemi universel. Aussitôt, il ébranle d’un rugissement la cité ténébreuse et convoque l’assemblée. Le champ des maudits s’étend à jamais durci de gel et balafré de neige, ni le soleil ni la brise n’en tempèrent l’âpreté indomptable. Là, les âmes coupables, gisant ça et là sur la plaine, sont tourmentées par l’agonie d’une mort inouïe, puisque leur mort consiste à ne jamais pouvoir

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Est non posse mori. Quia quorum hic mortua uita In culpa fuerit, ibi uiuet semper eorum Mors in suppliciis ut qui hic delinquere uiuus Non cessat, finem moriendi nesciat illic. Attritus glacie niuium, de frigore transit Ad prunas. O supplicium miserabile ! semper Et numquam moritur quem carcer torquet Auerni. Hic ubi collecti satrapae Stigis et tenebrarum Consedere duces, tria gutture sibila rauco Edidit antiquus serpens, quibus omne repressit Murmur et infernis indicta silentia penis, Vmbrarumque graues iubet obmutescere planctus. Ergo ubi compressit gemitus a pectore, surgens In medium mandata deae proponit et addit : « Nam quis erit modus, o socii, aut que meta flagelli Huius », ait, « quo cuncta tremunt, prolixior illi Si mora pro libitu frangendum indulserit orbem ? Ecce, sed id taceo, rupto parat obice terrae Tartareum penetrare Chaos belloque subactis Vmbrarum dominis captiuos ducere manes. Est tamen in fatis, quod abhominor, affore tempus Quo nouus in terris quadam partus nouitate Nescio quis nascetur homo qui carceris huius Ferrea subuersis confringet claustra columpnis, Vasaque diripiens et fortia fortior arma, Nostra triumphali populabitur atria ligno. Proinde, duces mortis, nascenti occurrite morbo Et regi Macedum, ne forte sit ille futurus Inferni domitor, leto precludite uitam. » Vix ea ructarat cum blando subdola uultu Proditio surgens « Labor iste breuissimus », inquit, « Est michi mortiferum super omnia toxica uirus, Quod nec testa capit nec fusilis olla metalli Nec uitri species nec uas aliud nisi solum Vngula cornipedis, dabitur liquor iste Falerno Mixtus Alexandro. Presto est occasio dandi. Nam meus Antipater, Macedum prefectus, ab ipsis Cunarum lacrimis pretendere doctus amorem Voce sed occultis odium celare medullis, Ad regem ire parat, Babylona citatus ab ipso Vt sub eo senium consumat et aspera rursus Perferat emeritus castrensis tedia uitae. Hoc, ego si dea sum qua nulla potencior inter Noctigenas, si me uestram bene nostis alumpnam, Hoc mediante duci uirus letale datura

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mourir. En effet, les gens dont la faute a fait ici-bas de la vie une mort vivront en ces lieux dans les supplices une mort éternelle : de la sorte, celui qui, au cours de sa vie terrestre, n’a cessé de pécher ne connaît pas là-bas de terme à son trépas. Bourrelé par les neiges glacées, il passe du froid aux charbons ardents16. Misérable supplice ! Il meurt tout le temps et ne meurt jamais, celui que tourmente la geôle de l’Averne. Là, lorsque les satrapes du Styx et les généraux des ténèbres assemblés se furent installés, l’antique serpent émet d’un gosier rauque un triple sifflement, qui coupe court à tout murmure et impose silence aux peines infernales, contraignant les ombres à taire leurs plaintes sourdes. Quand il eut réprimé les gémissements de son cœur, se levant, il révèle à tous le message de la déesse et ajoute : « Quand donc, ô compagnons, marquera-t-il le pas, où se bornera-t-il, ce fléau devant qui tremblent toutes choses, si un délai plus long lui est accordé pour briser le monde à sa guise ? Voici – mais je refuse de le dire17 –, voici qu’il se prépare à rompre le verrou de la terre pour pénétrer le chaos du Tartare et pour en délivrer les mânes captifs, après avoir vaincu au combat les maîtres des ténèbres. Les destins indiquent pourtant – ô abomination ! – que viendra le temps où je ne sais quel homme nouveau, enfanté dans des conditions inouïes, naîtra sur terre pour fracturer les grilles de fer de cette geôle et en abattre les colonnes. Faisant butin, dans sa vaillance, des vases précieux et des armes vaillantes, il ravagera notre palais à l’aide d’un bois triomphal18. Généraux de la mort, courez aussitôt sus à l’infection naissante et au roi des Macédoniens. Pour qu’il ne risque un jour d’être ce dompteur de l’enfer, opposez à sa vie la barrière du trépas ». Il avait à peine fini d’éructer ces paroles que Trahison la cauteleuse se lève et dit en souriant : « Cette tâche prendra très peu de temps. Je possède un poison plus mortel que tout venin ; nul récipient, qu’il soit de terre cuite, façonné en métal ou fait de verre, ne le contient, hormis la corne du sabot d’un cheval19. On mélangera cette liqueur à du bon vin pour la servir à Alexandre. L’occasion de la lui offrir est imminente : en effet, mon protégé Antipater, le gouverneur de Macédoine20, rompu à manifester en paroles son affection pour le roi depuis qu’il vagit dans les langes, et à celer sa haine dans les replis obscurs de son cœur, s’apprête à se rendre auprès de lui ; Alexandre l’a mandé à Babylone en vue de le contraindre à subir sous son joug la vieillesse et à souffrir encore, bien qu’il ait passé l’âge, les rudes ennuis de la vie militaire. Si la déesse que je suis est la plus puissante d’entre les enfants de la nuit, si vous connaissez bien, en ma personne, votre élève, je me laisse porter vers les hauteurs pour, avec l’aide de cet homme, administrer au général

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Euehor ad superos. » Sic fatur, et omnis in unum Conclamat tenebrosa cohors, laudatur ab omni Prouida concilio quod sic studiosa pararet Infractum bellis armato frangere potu. Nec mora, Prodicio faciem mutata uetustam Emergit tenebris, Siculumque per aera pennis Vecta uenenatis, thalamum tandem intrat alumpni. Quem satis instructum blando sermone relinquens, Ad Chaos eternum solitasque reuertitur umbras. Iamque reluctantem Pelleus classe minaci Fregerat Oceanum, iamque indignantibus undis Victor ab Oceano Babylona redire parabat. Constituebat enim miser ignarusque futuri, Dispositis rebus Asiae, transferre sarissas Penorum in fines, et Numidiae peragratis Finibus Hyspanas, quibus Herculis esse columpnas Fama loquebatur, ultra descendere metas Occiduumque sibi bello submittere solem. Gentibus his domitis animi sitientis in arce Concipere audebat post hec transcendere montes Velle Pyreneos armisque domare rebelles Gallorum populos Renumque adiungere uictis, Tunc demum patriam Macedumque reuisere fines. Alpibus abiectis agitabat et inter eundum Italiam seruire sibi Romamque docere Grecorum portare iugum. Pretoribus ergo Precepit Syriae faciendae querere classis Materiam. Dolet aerias procumbere cedros Lybanus et uirides addictas fluctibus alnos. In classem cadit omne nemus, stupet ethera tellus Arboreis uiduata comis umbraque perhenni, Miranturque nouum nudata cacumina solem. Quo tendit tua, Magne, fames ? quis finis habendi, Querendi quis erit modus aut que meta laborum ? Nil agis, o demens. Licet omnia clauseris uno Regna sub imperio totumque subegeris orbem, Semper egenus eris. Animum nullius egentem Non res efficiunt sed sufficientia. Quamuis Sit modicum, si sufficiat, nullius egebis. O facilem falli qui cum parat arma, paratur Eius in interitum quod comprimat arma uenenum. Crescit auara sitis iuueni, sed potio tantam Comprimet una sitim. Nam proditor ille, scelestis Instructus monitis, uentis aduectus iniquis,

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le poison mortel. » Elle dit, et la troupe des ténèbres unanime crie son assentiment, l’assemblée entière loue le zèle si prévoyant de celle qui s’apprêtait à briser par l’arme d’un breuvage celui que les combats n’avaient point pu briser. Aussitôt, Trahison, abandonnant sa première apparence, jaillit des ténèbres et, se laissant porter par ses ailes empoisonnées à travers le ciel de Sicile21, finit par pénétrer dans la demeure de son protégé. Après lui avoir donné sur un ton caressant des instructions complètes, elle le quitte et s’en retourne auprès du chaos éternel et des ombres, ses familières. Déjà l’enfant de Pella brisait de sa flotte menaçante les résistances de l’Océan et déjà il se préparait, malgré l’indignation des ondes, à regagner en vainqueur Babylone. En effet le misérable, ignorant du futur, formait le projet de transporter ses armes, une fois réglées les affaires d’A sie, jusqu’au territoire des Carthaginois et, après avoir franchi le pays des Numides, de se rendre au-delà des limites de l’Espagne, où la renommée situe les Colonnes d’Hercule, puis de soumettre à sa puissance guerrière le Couchant. Il avait l’audace d’imaginer, dans la citadelle de son cœur assoiffé, vouloir franchir, quand ces nations auraient été domptées, les montagnes des Pyrénées, mâter les peuples gaulois rebelles, ajouter le Rhin à ses conquêtes, et puis enfin rejoindre sa patrie et la terre de Macédoine. Il méditait encore, une fois passées les Alpes, d’asservir l’Italie à son autorité et d’apprendre à Rome à porter le joug grec22. Aussi enjoignit-il aux administrateurs de la Syrie de trouver du bois pour construire une flotte. Le Liban s’attriste de voir se coucher les cèdres à la cime aérienne et les aulnes verdoyants23, que l’on destine aux vagues. La chute de chaque forêt crée une flotte. La terre dépouillée de sa chevelure d’arbres et de leur ombrage éternel contemple avec stupeur le ciel, et les sommets dénudés admirent pour la première fois le soleil. Jusqu’où s’étend, ô Alexandre, ton appétit ? Quel terme admettra ta conquête, quelle mesure aura ta quête et quelle borne tes travaux24 ? Tu t’efforces en vain, pauvre fou. Quand bien même tu aurais rassemblé tous les royaumes sous ta domination unique et subjugué l’univers tout entier, toujours tu souffriras le manque. A faire que le cœur ne manque de rien, ce n’est pas la richesse, mais le contentement. Si modeste que soit ton bien, si tu t’en contentes, tu ne manqueras de rien. Qu’il est donc facile à tromper, celui pour qui, tandis qu’il prépare ses armes, est préparé le poison assassin qui empêchera ses armes ! La soif avide du jeune homme croît, mais une gorgée, une seule, étanchera si grande soif. Car le traître Antipater, instruit par des enseignements criminels, porté par des

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Venerat Antipater Babylona, ubi cum patricidis Complicibusque suis facinus tractabat acerbum. Quis furor, o superi ? quid agis, Fortuna ? tuumne Protectum tociens perimi patieris alumpnum ? Si fati mutare nequis decreta uolentis Vt pereat Macedo, saltim secreta reuela Carnificum. Potes auctores conuertere leti Et mortis mutare genus. Conuerte uenenum In gladium. Satius et honestius occidet armis Is qui plus deliquit in hiis. Sed forsitan armis Non potuere palam superi quem uincere dirum Clam potuit uirus, fuit ergo dignius illum Occultum sentire nephas quam cedere ferro. Vt tamen ante diem extremum, quem fata parabant, Omnia rex regum sibi subdita regna uideret, Fecit eum famae sonus et Fortuna monarcham. Tantus enim terror et consternatio gentes Inuasit reliquas ut post domitos Orientis Tocius populos turbata medullitus omnis Natio contremeret longeque remota paueret Insula fluctiuago quecumque includitur estu. Oblatis igitur cursum flexura tyranni Muneribus toto peregrina cucurrit ab orbe Ad mare descendens plenis legatio uelis. Non dedignantur subdi Kartaginis arces Imperio Magni, sed et Affrica tota remoto Scribit Alexandro sese seruire paratam. Scribit idem solo terrore coercita quamuis Tuta situ et multis pollens Hyspania bellis, Totaque terrificum misso diademate, quod uix Credere sustineam, ueneratur Gallia regem. Mitescit Reni rabies, positoque furore Teutonicus mixto tendit Babylona Sicambro. Nec minor Italiae gentes seruire coactas Inuasit metus, et licet hinc natura niuosas Obiciat cautes, illinc maris obice tuta Continui maneat, tamen insuperabile Magno Nil credens, regis spontanea preuenit iram Muneribus sedare datis. Trinacria montes Infernosque lacus proli seruire Philippi Imperat et scribit. Sed quid moror ? omnis in unum Natio concurrit clarasque Semiramis arces Equore uecta petit. Legatos inde uideres Affluere et naues rerum speciebus onustas Quadrupedumque greges quo peruenisse loquacem Credere uix posses famae premobilis auram.

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vents déloyaux, était arrivé à Babylone, où il ourdissait son cruel forfait en compagnie des parricides ses complices. Quelle est cette rage, ô dieux ? Qu’est-ce qui te prend, Fortune ? Vas-tu souffrir que soit anéanti le rejeton que tu protégeas si souvent ? Si tu es incapable de modifier le décret du destin qui décide la mort du Macédonien, dévoile à tout le moins les menées secrètes de ses bourreaux. Tu as le pouvoir d’assigner d’autres auteurs à son trépas et de modifier son genre de mort. Change le poison en épée : il sera plus satisfaisant et honorable de tomber sous les armes, pour lui qui a le plus péché par elles. Mais peut-être des dieux furent-ils impuissants à vaincre ouvertement par les armes celui qu’un funeste venin put secrètement vaincre. Il convenait donc qu’il eût à subir un crime sournois plutôt qu’à tomber sous le fer. Afin pourtant qu’avant le jour ultime que lui préparaient les destins le roi des rois vît tous les royaumes soumis à sa personne, la clameur de la renommée et la Fortune le firent unique maître au monde. Une terreur si grande, un tel abattement s’emparaient en effet des populations restées libres que, remuées jusqu’en leurs tréfonds après l’asservissement des peuples de l’Orient entier, toutes les nations se mirent à trembler et que les îles reculées, toutes celles que cerne la houle vagabonde, connurent l’épouvante. C’est ainsi que, chargées d’offrandes visant à infléchir la course du tyran, des ambassades exotiques venues de l’univers entier descendent vers la mer où elles se ruent à pleines voiles. Les citadelles de Carthage ne jugent pas déshonorant de se soumettre à l’empire d’Alexandre, et l’Afrique elle-même écrit au roi lointain qu’elle est tout entière disposée à lui obéir. C’est le même message que, sous la seule contrainte de la terreur, lui adresse l’Espagne, pourtant protégée par sa situation naturelle et aguerrie par de nombreux conflits ; la Gaule entière – j’oserais à peine le croire – fait hommage au roi redoutable en lui remettant sa couronne. La rage du Rhin s’adoucit et, renonçant à sa furie, le Teuton accompagné du Sicambre25 se rend à Babylone. La crainte qui envahit les nations d’Italie vouées à la servitude n’est pas moindre et, bien que, d’un côté, la nature oppose en leur faveur l’obstacle de roches enneigées, de l’autre la protection de la mer ininterrompue26, persuadées qu’il n’est rien d’infranchissable à Alexandre, elles prennent pourtant de leur plein gré l’initiative d’apaiser la colère du roi par l’offrande de présents. La Trinacrie ordonne aux montagnes et aux lacs infernaux27 d’obéir au fils de Philippe et s’y engage par écrit. Qu’ajouter ? Tous les peuples accourent d’un même mouvement et, portés par la mer, se dirigent vers les remparts illustres de Sémiramis. On pouvait voir affluer ambassadeurs, navires chargés d’objets de prix et troupes de bestiaux de régions où l’on a peine à croire que puisse parvenir le souffle bavard de la renommée si agile.

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Magnus ut accepit quia confluxisset in unum Ipsius operiens aduentum territus orbis, Ardet adire locum mortis remisque citata Classe Semiramiam tendit festinus ad urbem. Non aliter procul inspecto grege tygris equorum, Cuius fulmineas urit sitis aspera fauces, Excutitur stimulante fame uiuumque cruorem Inmitis bibit et laceros incorporat artus : Quam si forte sequens occulto tramite pungat Cuspide uenator, plangit fusoque per herbam Inmoritur sitiens nec adhuc saciata cruore. Iam sibi fatales Pelleus, proch dolor, arces Agmine quadrato stipatus inibat, et ecce Obuia mirifico splendebat turba paratu. Occurrunt proceres. Quibus ut comitantibus urbem Arduus intrauit sumpsitque insignia regni, Legatos iubet admitti positumque monarcha Ascendens solium uicto sibi uictor ab orbe Munera missa capit : clypeum quem Gallia gemmis Miserat intextum, galeam Kartago pyropo Desuper ardentem, uisumque sitire cruorem Teutonicus gladium, spumantem Hyspania labris Cornipedem uario distinctum membra colore Aureaque attritis mandentem frena lupatis. Tortilis argento digitis intexta Cyclopum Traditur a Siculo ueniens lorica tyranno. His tamen exceptis, quot mundi regna tot illi Tradita designant regum diademata regem. His uarie gentis cultus, his plurima miris Purpura texta modis, his quicquid ubique repertum est Quod mentem alliciat, quod delectare tuendo Mortales oculos queat, additur omne metallum Et lapidum splendor. His, ut breuius loquar, orbis Adduntur tocius opes. Quibus ille receptis, « Gratia diis », inquit, « quorum michi parta fauore Regna, triumphatae quas nondum uidimus urbes. Nec minor a uobis debetur gratia celo Quod sine conflictu bellorum, quod sine uestri Sanguinis impensa, Macedum certamina nondum Cominus experti, nostrae cessistis habenae. Cui si se Darius posito diademate supplex Commisisset, eo regnorum in parte recepto, Sensisset nichil esse iugo mansuetius isto. Porus in exemplo est qua mansuetudine uictis Presideam uictor, nedum parentibus ultro.

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Alexandre, lorsqu’il apprit que l’univers terrorisé par l’attente de sa venue s’était tout entier rassemblé, brûle d’atteindre le théâtre de son décès et se hâte de conduire la flotte, à force de rames, jusqu’à la cité de Sémiramis. On dirait d’un tigre apercevant au loin une harde de chevaux, sa gueule fulgurante brûlée par une soif ardente : l’aiguillon de la faim l’excite, il boit sans pitié le sang chaud et engloutit les membres déchirés – mais si par hasard un chasseur qui le suivait par des sentes obscures l’atteint de son épieu, il gémit et meurt assoiffé, mais non encore rassasié, du sang qui ruisselle sur l’herbe. Déjà le fils de Pella, encadré par la troupe en bon ordre, pénétrait dans la citadelle où hélas ! sa fin l’attendait, et voici qu’une foule admirablement parée étincelait à sa rencontre. Les grands l’accueillent. Lorsque, sous leur escorte, il fut, altier, entré dans la cité et qu’il eut revêtu les insignes royaux, il ordonne que l’on introduise les ambassadeurs ; monté sur le trône installé pour lui, le monarque vainqueur reçoit les présents à lui adressés par l’univers vaincu : un bouclier que la Gaule avait serti de gemmes, un casque surmonté d’une escarboucle flamboyante envoyé par Carthage, un glaive teuton qui semblait assoiffé de sang, un cheval, cadeau de l’Espagne, à la bouche écumante et à la robe pie, qui broie des dents son mors en rongeant ses rênes dorées28. Une cuirasse d’argent tressée par la main des Cyclopes lui est offerte de la part du tyran de Sicile29. Outre ces présents, on lui remet autant de couronnes qu’il existe de royaumes au monde pour désigner en lui le roi des rois. S’y ajoutent les parures propres aux divers peuples, abondance de pourpre tissée d’admirable façon, tout ce qui, en tous lieux, a été inventé pour charmer le cœur, pour séduire, quand on le contemple, le regard des mortels, tous les métaux du monde et l’étincellement des pierres. Pour le dire d’un mot, les richesses de l’univers entier y sont encore adjointes. Les ayant reçues, il déclare : « Grâces soient rendues aux dieux, par la faveur de qui des royaumes m’ont été acquis, et le triomphe sur des villes que nous n’avons pas encore vues. Et vous, vous ne devez pas moins de gratitude au ciel, de ce que sans conflit guerrier, sans dépenser le sang des vôtres, sans avoir affronté le choc des combattants macédoniens, vous êtes passés sous notre domination. Si Darius, déposant son diadème, s’était en suppliant abandonné à elle, associé au pouvoir royal, il aurait éprouvé que rien n’est plus doux que ce joug. Porus fournit l’exemple de la douceur avec laquelle, vainqueur, je commande aux vaincus, et je ne parle pas de ceux qui obéissent de leur plein gré. Et ceux-là que nulle

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Quosque iugum nostrum uis nulla subire coegit Subiectos michi mortales ita uiuere salua. Libertate uolo ut iam non sit seruitus, immo Libertas, seruire michi. Distinctio nulla Libertatis erit inter quos nemo rebellis. » Hec ubi legatis breuiter, conuersus ad illos Egregia quorum uirtute subegerat orbem, « Vos quoque uictores, quorum labor arduus », inquit, « Egit ut in nostro conspectu terra sileret, Premia digna manent. Dignissimus, hercule, miles Hic me rege meus, et rex hoc milite dignus, Milite quem nec hiemps fregit glacialibus horis Nec medius Lybiae torpentem reddidit estus. Indica uiderunt Macedum deserta cateruae His uestris manibus domitis lugentia monstris. Quid referam Dario triplicem uiuente tryumphum, Mennona deiectum, Porique et Taxilis arma ? Quid loquar informes uobis cessisse Gygantes ? Nunc quia nil mundo peragendum restat in isto, Ne tamen assuetus armorum langueat usus, Eia, queramus alio sub sole iacentes Antipodum populos ne gloria nostra relinquat Vel uirtus quid inexpertum quo crescere possit Vel quo perpetui mereatur carminis odas. Me duce nulla meis tellus erit inuia. Vincit Cuncta labor. Nichil est inuestigabile forti. Plures esse refert mundos doctrina priorum. Ve michi, qui nondum domui de pluribus unum ! Scitis enim, socii, quia cum michi miserit olim Roma per Emilium regni diadema michique Scripserit ut regi, opposita modo fronte resumptis Cornibus excedit corrupto federe pactum. Nunc igitur uestris ne pars uacet ulla tryumphis Neue meis desit tytulis perfectio, Romam Imprimis delere placet. » Dedit hoc ubi, soluit Concilium, proni curru iam deside Phebi. Iam maris undisonis rota merserat ignea solem Fluctibus, et preceps confuderat omnia tetro Nox elementa globo. Tenuit prodire uolentes In lucem stellas solito lugubrior aer Nocturnus. Lunam noctique preesse statuta Sydera caligo nubesque suborta repressit. Illa nocte oculis Cinosuram nauta requirens Nunc Elicen uetitumque mari se mergere Plaustrum, Cum nusquam auderet sine sydere flectere cursus,

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violence n’a contraints à subir mon joug, je veux que, m’étant soumis, ils préservent leur vie durant leur liberté, de telle façon que me servir ne soit plus servitude, mais plutôt liberté. Il n’y aura aucune distinction en fait de liberté30 entre ceux parmi qui personne ne se rebellera. » Après ces quelques paroles adressées aux ambassadeurs, se tournant vers ceux dont le courage exceptionnel l’avait aidé à soumettre le monde, il ajoute : « Vous aussi, vous, vainqueurs, dont les labeurs pénibles ont obtenu que, sous notre regard, la terre fasse silence, des récompenses méritées vous attendent. Les soldats que voici, mes soldats, sont, j’en atteste Hercule, infiniment dignes du roi que je suis, et moi, leur roi, je suis digne de tels soldats – des soldats que ni l’hiver, à la saison glaciale, n’a abattus, ni le plus fort de la chaleur libyenne n’a engourdis. Les cohortes macédoniennes ont vu les déserts de l’Inde gémir lorsque leurs monstres furent domptés par vos bras que voici. Dois-je rappeler les trois triomphes célébrés du vivant de Darius, l’anéantissement de Memnon, les combats contre Porus et Taxile ? Dois-je dire que les hideux Géants ont reculé devant vous ? Mais puisque désormais il ne reste en ce monde plus rien à accomplir, ne laissons pas s’émousser notre pratique invétérée des armes. Allons ! partons à la recherche des peuples des Antipodes, sur qui brille un autre soleil, de peur que notre gloire ou notre vaillance ne manquent d’avoir tenté une entreprise qui puisse les grandir encore ou leur mériter d’être chantées par des vers immortels. Sous ma conduite, nulle contrée ne sera inaccessible aux miens. L’effort toujours triomphe. Pour l’homme courageux, il n’est rien qui soit hors d’atteinte. La science des anciens déclare qu’il existe plusieurs mondes. Malheur à moi qui, d’entre eux tous, n’en ai point encore domestiqué un seul ! Vous savez en effet, camarades, que Rome, alors qu’elle m’a naguère, par l’entremise d’Émilius, adressé le diadème royal et m’a écrit comme à un roi, se ravise aujourd’hui : ayant repris courage et trahi le pacte, elle abandonne notre alliance. Maintenant donc, afin que nul objet ne se dérobe à vos triomphes et qu’aucun accomplissement ne fasse défaut à ma gloire, il me plaît avant toutes choses de détruire Rome »31. Sur ces mots, il dispersa l’assemblée, tandis que le char de Phébus, épuisé, commençait sa descente au ciel. Déjà ses roues de feu avaient englouti le soleil sous le flot sonore des vagues marines et le cercle obscur de la nuit qui tombait brouillait les contours de toutes choses. L’air nocturne plus triste qu’à l’accoutumée retenait les étoiles avides de révéler leur clarté. Un brouillard, une nuée s’étaient levés pour faire obstacle à la lune et aux astres qui ont mission de régner sur la nuit. Cette nuit-là, le marin, qui cherchait des yeux Cynosure, ou tantôt Hélicé et le Chariot auquel il est interdit de plonger dans la mer32, n’osant, en l’absence des astres, orienter sa course

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In medio iacuit prora fluitante profundo. Funus Alexandri mortis presaga futurae Omnia lugebant. Moriturum fleuit Olympus, Quem modo nascentem signis portenderat istis : De celo ueri lapides cecidere. Locutus Agnus in Egypto est. Peperit gallina draconem, Et nisi digna fide mentitur opinio uulgi, Tecta patris culmenque super gemine sibi tota Qua peperit regina die uelut agmine facto Conflixere aquilae. Tot presignatus ab ortu Prodigiis Macedo, superi, quo crimine uestrum Demeruit uite in tanta breuitate fauorem ? Sed si mortali contentus honore fuisset, Si se gessisset humilem inter prospera, si sic Dulcia Fortunae uelut eius amara tulisset, Forsitan et gladium et gladio crudelius omni Vitasset fato sibi disponente uenenum. Iam piger expleta flectebat nocte Bootes Emeritos currus, teneraeque infantia lucis Sopierat tenebras. Sed nec tunc lucis in ortu Roscidus aurorae super herbam decidit humor, Nec uolucres cantu tremula sub fronde canoro Preuenere diem. Venturi prescia luctus Vocis amorigerae cytharam phylomena repressit, Luciferumque ferunt primum cessisse diei Venture et reliquis nondum cedentibus astris. Primus ad occidui uersa uice litora ponti Flexit iter pronus hebetique relanguit ore, Sed tandem, licet inuitus quia fata morari Non poterat, Tytan Nabatheis extulit undis Armatum radiis caput, et nisi prouida fati Obstaret series, toto conamine currus Velle minabatur flexo themone reuerti. Siste gradum, uenerande parens et lucis et ignis, Siste gradum. Nisi luciferum conuerteris orbem, Extinguet Macedum tua, Phebe, lucerna lucernam. Sed iam magnanimi fatalis uenerat hora Rectoris mersura caput, nec fata sinebant Differri scelus ulterius mundique ruinam. Eois redolens fulgebat odoribus aula Quo populus procerumque sacer conuenerat ordo. Cum quibus ut fando pars est consumpta diei Plurima, tunc demum, cum donarentur opimis A duce muneribus ditati, uina ministris Circumferre iubet. Et qui securus ab hoste

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nulle part, demeura au milieu des flots en laissant dériver sa barque. Pressentant son trépas futur, tous les êtres portaient en gémissant le deuil d’Alexandre. L’Olympe pleure la mort imminente de celui dont il avait naguère présagé la naissance par les signes que voici : le ciel fit pleuvoir de vraies pierres ; un agneau, en Égypte, se mit à parler ; une poule enfanta un serpent ; et, si l’opinion véridique du vulgaire mérite créance, tout au long du jour où sa mère lui donna naissance, deux aigles, survolant le faîte du palais paternel, se battirent comme le font des armées33. Pour quel crime, ô dieux, le Macédonien prédestiné dès l’origine par des prodiges si nombreux, a-t-il cessé, au cours d’une vie aussi brève, de mériter votre faveur ? S’il s’était satisfait d’une gloire mortelle, s’il avait accueilli les succès avec humilité, s’il avait accepté les coups amers de la Fortune tout comme ses caresses, peut-être cependant aurait-il évité le glaive et le poison, plus cruel que tout glaive, que le destin lui préparait. La nuit s’achevait. Le Bouvier paresseux infléchissait la course de son char épuisé34 et la tendre enfance du jour faisait s’assoupir les ténèbres. Pourtant, avec la clarté qui se lève, la liqueur rosée de l’aurore n’humecta pas les prés et, sous les feuilles qui frémissent, le chant mélodieux des oiseaux n’annonça par le jour. Prévoyant le deuil qui s’approche, Philomèle contint les accents de sa voix porteuse d’amour35 et, à ce qu’on dit, l’étoile du matin, pour la première fois, recula devant le jour qui point et devant les autres astres qui ne s’effacent pas encore. Tout d’abord, Titan, inversant sa route, orienta sa marche au ras de l’horizon vers les bords de la mer d’Occident avec un faible éclat mourant, avant qu’enfin, bien malgré lui – mais il ne pouvait retarder les destins – il n’arrachât aux flots nabatéens son chef armé de rayons ; et, ne fût l’obstacle que lui opposait l’ordre immuable de la nécessité, il menaçait de déployer tous ses efforts pour faire opérer un demi-tour à son char36. Arrête là ta marche, ô père vénérable de la lumière et du feu, arrête là ta marche. Si tu ne détournes pas ton orbe flamboyant, ta lumière, ô Phébus, éteindra la lumière de la Macédoine. Désormais était arrivée l’heure fatale qui allait engloutir le chef au grand cœur, et les destins ne permettaient plus que soient retardés le crime et la ruine du monde. Embaumant les parfums d’Orient, le palais resplendissait, où s’étaient rassemblés le peuple et l’auguste cortège des barons. Le chef passa la plus grande partie de la journée à s’entretenir avec eux ; puis enfin, après les avoir enrichis de présents généreux, il ordonne aux domestiques de servir à l’entour du vin. Et lui qui si souvent, sans peur de l’ennemi,

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In bello tociens hostilia fuderat arma, Et pater et dominus cadit et perit inter amicos. Diriguit totum subita torpedine corpus, Vixque sui compos, demisso poblite, lecto Redditur, extimplo ferali tota tumultu Regia concutitur, necdum proferre dolorem In medium audebant quia Fortunae medicinam Affore sperabant, que semper adesse ruenti Quoslibet in casus consueuerat. Ergo ubi uenas Infecit uirus et mortis certa propinquae Signa dedit pulsus, media sibi iussit in aula Aptari lectum. Quo postquam exercitus amens Conuenit mixtoque ducum manus inclita uulgo, Vndantes lacrimis et arantes unguibus ora Intuitus, « Quis, cum terris excessero », dixit, « Talibus inueniet dignum ? iam sufficit orbem Terrarum rexisse michi. Satis axe sub isto Prospera successit parentibus alea bellis. Iam tedere potest membris mortalibus istam Circumscribi animam. Consumpsi tempus et euum Deditus humanis, satis in mortalibus hesi. Hactenus hec. Summum deinceps recturus Olympum Ad maiora uocor, et me uocat arduus ether Vt solium regni et sedem sortitus in astris Cum Ioue disponam rerum secreta breuesque Euentus hominum superumque negocia tractem. Rursus in ethereas arces superumque cohortem Forsitan Ethneos armat presumptio fratres Duraque Typhoeo laxauit membra Pelorus. Sub Ioue decrepito superos et sydera credunt Posse capi ex facili rursusque lacessere temptant. Et quia Mars sine me belli discrimen abhorret, Consilio Iouis et superum, licet ipse relucter, Inuitus trahor ad regnum. » Sic fatur, at illi Querere cum planctu lacrimisque fluentibus instant Quem uelit heredem mundique relinquere regem. « Optimus », inquit, « et imperio dignissimus esto Rex uester. » Sed uox postquam non affuit, aurum Detractum digito Perdice tradidit, unde Presumpsere duces regem uoluisse supremum In regni sibi Perdicam succedere summam. Nec mora, uitalis resolutum frigore corpus Destituit calor, et luteo de carcere tandem Spiritus erumpens tenues exiuit in auras. Tunc uero in luctum dolor est resolutus amarum.

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avait au combat abattu les armes adverses tombe et périt au milieu de ses amis, lui leur père et seigneur. Une raideur soudaine engourdit tout son corps37. Se soutenant à peine, le genou fléchissant, il est porté au lit. Aussitôt une rumeur funeste frappe le palais tout entier ; on n’osait pas encore manifester en public sa douleur, parce qu’on espérait qu’un remède viendrait en aide à la Fortune qui d’ordinaire, en toutes circonstances, l’avait toujours secouru dans le péril. Enfin, quand le poison eut infecté son sang et que son pouls donna des signes certains de l’approche de la mort, il commanda que son lit fût dressé au beau milieu de la salle royale. Après que l’armée affolée – le peuple mêlé à la troupe illustre des généraux – se fut rassemblée là, les voyant inondés de larmes et se labourant le visage des ongles, il dit : « Qui, lorsque j’aurai quitté cette terre, pourra trouver un homme digne de telles gens ? Désormais, je suis rassasié d’avoir gouverné l’univers. Sous le ciel que voici, le sort favorable aux armes qui m’obéissaient m’a donné assez de succès. Désormais, l’âme que voici peut être lasse d’être enclose dans un corps mortel. J’ai passé mon temps et ma vie à me consacrer aux choses humaines, j’ai suffisamment demeuré parmi les mortels. C’est fini. Près de gouverner maintenant les hauteurs de l’Olympe, je suis voué à de plus grands desseins ; l’éther escarpé m’appelle afin d’administrer, du trône royal et de la demeure que j’aurai obtenus parmi les astres, les secrets du monde en compagnie de Jupiter et de régler les fugaces aventures des hommes et les affaires des dieux. Peut-être, une seconde fois, la présomption arme-t-elle le bras des frères qui habitent l’Etna contre les citadelles célestes et la troupe des dieux, et peut-être le Pélore a-t-il relâché les liens qui enserraient les rudes membres de Typhée38. Ils s’imaginent pouvoir facilement, sous un Jupiter décrépit, s’emparer des régions célestes et des astres, et entreprennent une seconde fois de les assaillir. Et puisque Mars, en mon absence, redoute les périls de la guerre, c’est sur l’avis de Jupiter que, bien que réticent, je suis malgré moi entraîné vers le royaume d’en-haut ». Ainsi parla-t-il. Mais les assistants, au milieu des plaintes et des flots de larmes, lui demandent avec insistance qui il veut laisser pour son héritier et pour roi du monde39. « Que le meilleur et le plus digne de l’empire soit votre roi », dit-il. Mais la parole lui manquant, il arracha de son doigt l’anneau d’or pour le remettre à Perdiccas40. Les généraux en déduisirent qu’il avait voulu Perdiccas comme roi suprême, pour lui succéder à la tête du royaume. Peu après, la chaleur de la vie abandonna son corps glacé et son esprit, s’arrachant enfin à sa prison de boue, s’élança vers les airs légers. Alors, en vérité, la peine se mua en deuil cruel. Alors la plainte

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Tunc uires habuere suas lamenta, nec ultra Mobilis horrendos suppressit turba tumultus. Non tantus ciet astra fragor cum quatuor axem Stelliferum quatiunt agitando tonitrua fratres. O felix mortale genus si semper haberet Eternum pre mente bonum finemque timeret Qui tam nobilibus media quam plebe creatis Inprouisus adest ! Animae discrimine magno Dum queruntur opes, dum fallax gloria rerum Mortales oculos uanis circumuolat alis, Dum petimus profugos qui nunc uenduntur honores, Verrimus equoreos fluctus uitamque perosi Et caput et merces tumidis committimus undis. Cumque per Alpinas hiemes turbamque latronum Romuleas arces et auare menia Rome Cernere solliciti, si cursu forte beato Ad natale solum patriumque reuertimur orbem, Ecce repentinae modicaeque occasio febris Dissoluit toto quecumque parauimus euo. Magnus in exemplo est. Cui non suffecerat orbis, Sufficit exciso defossa marmore terra Quinque pedum fabricata domus, qua nobile corpus Exigua requieuit humo donec Tholomeus, Cui legis Egyptum in partem cessisse, uerendi Depositum fati toto uenerabile mundo Transtulit ad dictam de nomine principis urbem. Sed iam precipiti mersurus lumina nocte, Phebus anhelantes conuertit ad equora currus. lam satis est lusum, iam ludum incidere prestat. Pyerides, alias deinceps modulamina uestra Alliciant animas. Alium michi postulo fontem, Qui semel exhaustus sitis est medicina secundae. At tu, cuius opem pleno michi copia cornu Fudit, ut hostiles possim contempnere linguas, Suscipe Galteri studiosum, magne, laborem, Presul, et hanc uatis circum tua timpora sacrae Non dedigneris ederam coniungere mitrae. Nam licet indignum tanto sit presule carmen, Cum tamen exuerit mortales spiritus artus, Viuemus pariter, uiuet cum uate superstes Gloria Guillermi nullum moritura per euum.

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se donna libre cours, et la foule inconstante cessa de retenir ses clameurs horrifiées. Un fracas aussi grand ne frappe pas les astres lorsque les quatre frères41, brandissant le tonnerre, ébranlent la voûte porte-étoiles. Qu’elle serait heureuse, la race des mortels, si elle avait toujours à l’esprit le bien éternel et redoutait la fin qui fond à l’improviste aussi bien sur les nobles que sur les enfants nés du peuple ! Quand on recherche la richesse au prix de grands tourments de l’âme, quand la gloire trompeuse du monde agite autour des regards des mortels le battement vain de ses ailes, quand nous recherchons ces honneurs fugitifs qui aujourd’hui se vendent, nous labourons les flots marins et, comme si la vie nous était odieuse, nous confions au gonflement des vagues et notre personne et nos biens. Et lorsque nous avons peiné, à travers les frimas des Alpes et les compagnies de brigands, pour contempler les citadelles de Romulus et les remparts de Rome la cupide42, si par hasard les bonheurs du voyage nous ont ramenés jusqu’au sol natal et à la contrée paternelle, voici que survient une fièvre soudaine et bénigne pour anéantir tout ce que nous a acquis notre existence entière. Alexandre nous sert d’exemple : lui que l’univers n’avait point suffi à contenter, il se contente d’une demeure de cinq pieds taillée dans le marbre, en un trou de terre ; c’est dans ce modeste lopin que reposa l’illustre dépouille, jusqu’au moment où Ptolémée, qui avait reçu en partage d’imposer sa loi à l’Égypte, transporta la relique d’un destin redoutable, que vénère le monde entier, jusqu’à la cité qui tire son nom de celui du prince43. Mais voici que, prêt à engloutir la lumière dans la nuit qui descend, Phébus dirige vers la mer son char aux coursiers haletants. Désormais, le jeu est fini, il vaut mieux y mettre un terme. Que vos mélodies, ô Piérides44, charment maintenant d’autres âmes. Pour moi, c’est à une autre source que j’aspire, qui, lorsqu’on y a bu une fois, guérit toute autre soif45. Et toi46, dont la fortune a déversé pour moi des richesses à pleines brassées, accueille, ô grand évêque, le labeur appliqué de Gautier, pour que je puisse mépriser les langues médisantes, et ne dédaigne pas d’entrelacer autour de tes tempes le laurier du poète à la mitre sacrée. Car, tout indigne que mon poème soit d’un si grand pontife, lorsque le souffle de la vie aura déserté nos membres mortels, nous vivrons ensemble. Avec le poète vivra et survivra la gloire de Guillaume, destinée à ne mourir jamais.

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Commentaire

Notes : Prologue 1. La métaphore est empruntée à l’Art poétique d’Horace (v.441). 2. Sur le modèle de Virgile mourant, qui songeait à brûler l’Énéide, la jugeant imparfaite – à ceci près que Gautier de Châtillon est bien en vie lorsqu’il rédige cette préface. 3. Litt. « accéder aux monuments publics ». La formule est mot à mot reprise d’Ovide, et cons­ titue l’un des tout premiers vers de la première des Pontiques, ces élégies plaintives et timides que le poète, exilé loin de Rome, adresse à ses amis. De là à considérer que Gautier juge ses censeurs aussi cruels et injustes que l’empereur Auguste, responsable de l’exil d’Ovide… 4. Virgile. 5. Le docteur de l’Eglise (v.347-420), traducteur de la Bible en latin, mais aussi polémiste féroce. 6. Les cinq ans évoqués un peu plus haut sont peu de chose comparés aux onze ans qu’il a fallu à Virgile pour composer (sans en venir tout à fait à bout) l’Énéide, et aux douze ans qu’a de­ mandé à Stace sa Thébaïde. Peut-être Gautier répond-il ici à son rival Alain de Lille, qui lui reproche sa lenteur (voir notre introduction). 7. Le célèbre grammairien du ive siècle, commentateur de Virgile. Nous ne savons pas où il exprime l’opinion que lui prête ici Gautier. 8. Litt. « distinguons par chapitre ». Ces « distinctions » sont les sommaires, de dix vers chacun, qui figurent en tête de chaque livre.

Notes : Livre 1 1. Dès les premiers vers, Gautier de Châtillon se pose en concurrent (victorieux) des poètes épiques qui, comme Virgile, ont chanté la gloire de Rome. Voir, comme certains critiques, dans la référence plutôt bizarre à l’hypothétique vieillesse d’Alexandre une allusion à la ma­ ladie du roi de France Louis VII nous paraît assez peu vraisemblable. 2. A savoir la Grande Ourse, ou Chariot : pour les astronomes anciens, la constellation, voisine, du Bouvier est le conducteur du Chariot ; le Bouvier est réputé « lent » et « paresseux », parce que son étoile principale, la brillante Arcturus, met beaucoup de temps à s’éteindre au matin. 3. L’archevêque de Reims Guillaume aux Blanches Mains, dédicataire de l’Alexandréide, à qui s’adresse ici Gautier, est par sa grand-mère paternelle Adèle, comtesse de Blois, l’arrière-pe­ tit-fils de Guillaume le Conquérant – et, de ce fait, le petit-neveu des rois d’Angleterre Guil­ laume II et Henri Ier, et le neveu du roi Étienne. 4. Avant d’occuper le siège de Reims, Guillaume aux Blanches Mains fut, de 1168 à 1176, archevêque de Sens, ville autrefois capitale de la nation gauloise des Sénons, dont le chef Brennus est le protagoniste du célèbre épisode des « oies du Capitole ». 5. Jeu de mots sur l’ancien nom de la ville de Reims, Durocortorum (durus, « dur, cruel »). 6. La montagne de Béotie où les Muses passent pour séjourner. 7. L’épisode d’Hercule au berceau étouffant les deux serpents envoyés par Junon pour le tuer est notamment évoqué par Virgile (Énéide 8, 288-289) et Ovide (Art d’aimer 1, 187-188). Alexandre revendique Hercule pour son ancêtre.

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co m m e n ta ir e 8. Selon les versions les plus divulguées du Roman d’Alexandre gréco-latin, le Pharaon et ma­ gicien Nectanébo est le vrai père d’Alexandre. Lors des rares allusions qu’il y fait, Gautier de Châtillon, qui se veut fidèle à la vérité historique, s’élève avec vigueur contre cette légende plutôt déshonorante, du point de vue du clerc, pour son héros. 9. L’Hyrcanie, que conquerra Alexandre (cf. ci-dessous, livre 8), se situe au Sud-Est de la Mer Caspienne, au Nord de l’actuel Iran. Elle passe aux yeux des géographes anciens pour une région d’une grande sauvagerie. 10. La description physique d’Aristote met en œuvre des métaphores empruntées aux domaines de la grammaire et de la logique : il est le reflet vivant des sciences qu’il enseigne. Il est frap­ pant de constater que ce portrait répond trait pour trait (maigreur, chevelure en bataille, pâleur causée par les veilles studieuses) à celui que le grand rival de Gautier, Alain de Lille, trace de la figure allégorique de Logique (Anticlaudianus 3, 12-20). 11. Expression biblique (Psaume 57,5). 12. Comme le fait le philosophe Jean de Salisbury dans son traité de morale politique, le Poli­ craticus, Gautier fait ici de la corruption, et ailleurs (au livre 10) de la flatterie, les princi­ paux dangers qui menacent le bon gouvernement. On notera cependant que l’Aristote plutôt cynique mis en scène par le poète, s’il réprouve résolument la corruption passive, fait un peu plus loin de la corruption active un instrument efficace de pouvoir. 13. Fille de Zeus et de Thémis, sœur de la déesse Pudeur, Astrée est, selon Ovide (Métamor­phoses 1,150), la dernière des immortels à avoir été contrainte par la méchanceté des hommes à quitter ce monde. 14. Pour évoquer l’enthousiasme avec lequel Alexandre accueille les leçons d’Aristote, le poète utilise le vocabulaire de l’ivresse. Or, c’est un des vices contre lesquels le philosophe a mis en ­garde son élève. La frénésie guerrière qui s’empare à diverses reprises du roi de ­Macédoine sera régulièrement comparée à celle d’un dévot de Bacchus. On sait par ailleurs que les historiens antiques, même les plus favorables à Alexandre, sont unanimes à stigmatiser son ivrognerie. 15. Selon la physiologie médiévale, le cerveau humain est divisé en trois « cellules », ou cham­ bres, respectivement réservées à l’imagination, à la raison et à la mémoire. 16. Néoptolème, le « Jeune Guerrier », alias Pyrrhus, est le fils d’Achille, dont les rois de ­Macédoine se vantent d’être les descendants. 17. Corinthos, réputé fils de Zeus, est le fondateur mythique de la ville. 18. Un anachronisme comme le texte en comporte plusieurs, pour évoquer le futur chrétien de l’aventure d’Alexandre. Lors de son deuxième voyage missionnaire, saint Paul demeure un long temps à Corinthe (Actes des Apôtres,18). Pour donner un minimum de cohérence chronologique au texte, nous avons corrigé le présent (ou parfait) convertit, « conduit » (ou : « conduisit »), de l’édition Colker en convertet, « conduira ». 19. Les noms du vieux sage Nestor et du bouillant guerrier Achille sont ici employés par mé­ tonymie. 20. Juin, mis en relation par les étymologistes de l’Antiquité avec le mot juvenis, « jeune ». 21. Compte tenu de son orientation par rapport aux autres signes du zodiaque, la constellation du Cancer, qui préside au solstice d’été, semble progresser à reculons. D’où l’assimilation de sa démarche à celle d’un crabe (en latin : cancer). 22. Les Athéniens, descendants du roi mythique Cécrops. Les débats qui voient s’affronter les orateurs Démosthène et Eschine sont plutôt contemporains du règne de Philippe. Mais Gau­ tier ne fait ici que suivre sa source, le pseudo Quinte-Curce. 23. L’Acropole, où s’élève le Parthénon, dédié à Pallas Athéna. 24. Aon, fils de Poséidon, est l’ancêtre mythique des Thébains. Le terme d’ « Aonien » pour désigner ceux-ci revient fréquemment dans la Thébaïde de Stace, une épopée très lue au xiie siècle. 25. Les sombres aventures des héros mythologiques thébains sont rapportées par Ovide (Méta­ morphoses, livres 3 [Cadmos changé en serpent, Agavé et Penthée, Sémélé] et 6 [Niobé]) et Stace (Thébaïde). Le « roi privé de la vue » est bien sûr Œdipe et les « jumeaux » Etéocle et Polynice dont l’affrontement a inspiré vers 1150 le Roman de Thèbes. 26. Les Parques.

NOTES d e s page s 69 à 89 27. Les quatre points cardinaux. 28. Bacchus, fils de Sémélé et petit-fils de Cadmos, le fondateur de Thèbes, est réputé avoir con­ quis l’Inde (comme fera Alexandre). 29. Hercule, ancêtre d’Alexandre, est le fils putatif d’Amphitryon, roi de Thèbes. 30. Fils de Zeus, musicien inspiré et constructeur des murailles de Thèbes : selon la légende, les pierres se mouvaient et s’assemblaient entre elles au seul son de sa lyre. 31. Dieu du feu. 32. Reine de Thèbes métamorphosée en une fontaine à qui elle donna son nom. Celui-ci désigne par métonymie la ville, selon un usage déjà bien attesté dans l’Antiquité. 33. La Grèce, dont le dieu-fleuve Inachos est un des rois les plus anciens. 34. Asia, éponyme de l’Asie, est, dans la théogonie grecque, une divinité très ancienne, fille d’Océan et de Téthys, mère de Prométhée. 35. Selon la conception géographique la plus commune à l’époque, l’œcoumène, de forme cir­ culaire, bordé par le fleuve Océan, se divise en trois parties : l’Asie en occupe toute la moitié orientale, l’Europe et l’Afrique correspondent respectivement aux quarts nord-occidental et sud-occidental. C’est la Méditerranée qui fait frontière entre ces trois parties. Arctos et Aus­ ter sont des façons précieuses de désigner le Nord et le Sud. Quant au Tanaïs et au marais de Méotide, ces toponymes, s’ils ne sont pas mythiques, seraient à identifier au Don et à la Mer d’Azov. La phrase plutôt obscure selon laquelle il n’y a pas de jalousie entre les parties du monde, qui compensent leur manque d’étendue par leur situation privilégiée, et réciproque­ ment, reflète bien un point de vue d’occidental. 36. Selon une tradition bien vivace au Moyen Âge, et que reflète la cartographie du temps, le paradis terrestre se situe en Extrême-Orient. 37. La question se pose en effet de savoir si le phénix, oiseau unique en son genre, est une espèce ou un individu : le glossateur du manuscrit de Vienne 568 informe le lecteur qu’à l’époque, les écoles parisiennes de logique disputent à l’infini pour décider si la proposition Omnis fenix est (« Tout phénix existe ») est recevable ou non. 38. La cosmographie antique et médiévale y situe en effet le toit du monde : c’est sur la cime du Caucase qu’échoua l’arche de Noé, et que Jupiter enchaîna Prométhée. 39. Selon l’évangile de Matthieu (27,51), la mort du Christ s’accompagna d’un tremblement de terre. 40. « L’herbage de Cérès… les arbrisseaux de Bacchus » : le blé et la vigne. 41. Laomédon, l’un des premiers rois de Troie, fit bâtir les murailles de la ville par Apollon et Poséidon, mais refusa d’acquitter le salaire qu’il leur avait promis. 42. Ganymède, jeune prince troyen, d’une radieuse beauté, pour qui Jupiter fut saisi d’une pas­ sion violente, fut enlevé au ciel par l’aigle, alors qu’il gardait ses troupeaux sur les pentes boisées du mont Ida. 43. La nymphe Œnone aima passionnément Pâris, alors que celui-ci était en exil sur l’Ida. Il la délaissa pour Hélène. Sa triste aventure est relatée par Ovide, dans la cinquième Héroïde. 44. Le concours de beauté entre Junon, Pallas et Vénus, où Pâris (« l’adultère ») joue le rôle d’ar­bitre. On sait que son jugement en faveur de Vénus a pour conséquence l’enlèvement d’Hélène et, donc, la guerre de Troie. 45. Homère. La Méonie est l’autre nom de la Lydie, dont on suppose que le poète aveugle était originaire. Sur le récit par Gautier de Châtillon de la visite d’Alexandre au tombeau d’Achille, voir N. Cannata Salamone, « A dispetto della morte: il sospiro di Alessandro e la memoria della poesia. Una prima ricognizione delle fonti », dans Z.G. Baranski – L. Pertile (ed.) In Amicizia. Essays in Honour of Giulio Lepschy, Reading 1997, p. 52-82. 46. « Le Gange… Atlas… Borée… Amon », soit les quatre horizons, Est, Ouest, Nord et Sud. 47. La première mention de la divinité tutélaire d’Alexandre la présente d’emblée sous un jour équivoque. 48. Le nom et le châtiment de l’assassin de Philippe viennent de l’Epitomé de Julius Valerius (1,24). On se situe donc plutôt ici, par exception, du côté de la tradition romanesque.

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co m m e n ta ir e 49. Il s’agit plus exactement du fil de laine (filum) qui entoure le bonnet pointu des flamines, le plus haut sacerdoce romain. Mais le reste de la description correspond exactement à celle du vêtement du grand prêtre des Hébreux, telle que la donne le chapitre 39 de l’Exode. 50. Le tétragramme, soit les quatre caractères hébraïques qui dessinent le nom de Yahvé. 51. Plutôt que du livre XI des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, certes traduites en latin, le récit de cette vision est emprunté à la version interpolée du pseudo Quinte-Curce, telle que le transmet le manuscrit d’Oxford, Corpus Christi College 82.

Notes : Livre 2 1. Y aurait-il là une allusion ironique de Darius à la naissance incertaine d’Alexandre (voir ci-dessus, note livre 1, note 8) ? 2. Général en chef de Darius, tué lors de la première des trois grandes batailles victorieuses d’Alexandre contre les Perses, celle du Granique. Le caractère elliptique de la mention faite par Gautier de ces événements n’est pas un effet de l’art, mais une conséquence du caractère défectif de sa source, l’Histoire de Quinte-Curce. 3. Diane, déesse de la Lune. 4. Le roi de Perse, protagoniste de la seconde guerre médique, qui envahit la Grèce avec une immense armée en 480 av. J.-C. L’expédition d’Alexandre est souvent présentée par la pro­ pagande macédonienne, par Quinte-Curce et, à travers lui, par Gautier comme une revanche des guerres médiques. 5. Nom conventionnel de bergère, sans relation, semble-t-il, avec la vielle femme pieuse, épouse de Philémon, de la légende mythologique. 6. Cette description géographique erronée (la situation de Gordion est tout à fait continentale) vient de celle, plutôt embarrassée, de Quinte-Curce (3,1,12-13). D’autre part – et là, l’erreur est à imputer à Gautier -, Gordion, ville de Phrygie, ne se confond pas avec Sardes, située en Lydie, même si celle-ci fut également la « capitale d’un roi richissime », Crésus. 7. Gordius, fondateur mythique et éponyme de la ville. Il fut laboureur avant que d’être roi : c’est autour du joug de ses bœufs (plus tard transporté par son fils Midas dans le temple de Jupiter) que s’enlace l’inextricable nœud. 8. L’actuelle Ankara. 9. Le stade mesure 177,6 mètres. 10. La description du cortège de Darius reproduit très exactement celle qu’en donne Quinte-­ Curce (3,3,8-16) : « Jupiter » nommé par celui-ci doit être identifié avec le dieu principal du panthéon iranien, Ahura Mazda. 11. Si l’on en croit Hérodote, les Immortels, troupe de soldats d’élite, sont ainsi nommés parce que, chaque fois que l’un d’eux disparaît, il est aussitôt remplacé, de façon à ce que leur ­nombre atteigne toujours les dix mille. 12. A l’époque de Darius III, la qualité de « parent du roi » correspond à un titre honorifique plutôt qu’à un lien familial. Quinte-Curce (loc.  cit.) précise qu’ils sont vêtus avec un luxe tout féminin, mais c’est Gautier de Châtillon qui les habille de praetextae – terme qui au xiie siècle désigne de façon assez vague un vêtement ample et luxueux, et non plus, comme dans l’Antiquité, la toge des enfants ou des magistrats. 13. Les Grecs, descendants du roi mythique Danaos. 14. Saint Paul. 15. Selon la physiologie médiévale, les artères véhiculent de l’air, le spiritus vitalis, « souffle vital » (cf. Constantin l’Africain Pantegni 2,13). 16. Fortune est l’un des personnages les plus importants du récit de Gautier (voir notre intro­ duction). Dès Virgile, mais surtout depuis l’invention du genre de l’épopée allégorique par le poète chrétien Prudence, à la fin du ive siècle, les épiques latins mettent volontiers en scène des abstractions personnifiées : ainsi, l’Alexandréide décrit, au livre IV, le palais de Victoire,

NOTES d e s page s 91 à 117 montre au livre V les divinités guerrières déchaînées sur le champ de bataille de Gaugamèles, et surtout dessine au début du livre X le portrait des vices qui peuplent l’enfer. 17. D’après Quinte-Curce (3,6,4), il s’agit de Parménion. Peut-être Gautier a-t-il voulu éviter de noircir un personnage qu’il présente dans l’ensemble sous un jour plutôt sympathique. 18. Archigène d’Apamée, que nous traduisons par « homme de l’art » est un médecin à l’habileté proverbiale, cité par Juvénal (satires 6, 236). 19. Gautier de Châtillon résume en une phrase un épisode sensiblement plus développé par Quinte-Curce (3,7,11-15), qui jette une lumière crue sur la brutalité et l’injustice du pou­ voir d’Alexandre : Sisénès, bien que Perse, est un loyal compagnon du roi de Macédoine ; soupçonné à tort de comploter, il est exécuté sommairement sur ordre de celui-ci. 20. Thimodès, ou Thymondas, comme son oncle Memnon (cf. ci-dessus, note 2) auquel il a suc­ cédé, est un Grec, chargé par Darius d’assumer le commandement des auxiliaires étrangers de l’armée perse. 21. Le Soleil, fils du Titan Hypérion. 22. Allusion anachronique au martyre de la légion thébaine, cette troupe de soldats chrétiens exécutés près d’Agaune (Saint-Maurice, en Valais) lors de la grande persécution de Dioclé­ tien (c. 287). La même comparaison se retrouve presque mot pour mot au livre 5 de l’Alex­ andréide, lors du récit de la bataille de Gaugamèles, où elle semble plus en situation : le dé­ cor du lieu bucolique que traverse ici Darius s’accorde mal avec l’image du torrent alpestre charriant des flots de sang. Peut-être les vers qui l’évoquent, absents de certains manuscrits, sont-ils interpolés. 23. Fondateur mythique de la nation et de la dynastie babylonienne, que l’on identifie au dieu Baal. 24. Allusion à l’origine prétendument adultérine d’Alexandre. 25. Cyrus II le Grand, fondateur de l’empire Perse achéménide. Il régna de 550 à 530 av. J.-C., et soumit successivement la Lydie (dont le riche Crésus était roi), la Médie, les cités grecques d’Asie mineure et Babylone. 26. Habile mélange des mythes païens et chrétiens : l’allusion au « combat des dieux » renvoie à la révolte des Géants contre les Olympiens, que rappelle la mythologie grecque ; la « tour de briques » est celle de Babel (Genèse 11), bâtie par Nemrod dont l’exégèse biblique fait un descendant des Géants mentionnés en Genèse 6, 4. L’assimilation de Babel et de Babylone est traditionnelle. 27. Gautier emploie ici par antonomase le nom de Lycaon, le féroce roi d’Arcadie changé en loup pour avoir osé servir à Jupiter un festin cannibale (Ov., Met. 1, 209-243). 28. L’existence et le nom de tous ces généraux macédoniens sont garantis par la tradition histo­ riographique. 29. Cf. Genèse 11, 1-9. L’idée que les Géants sont fils de la terre vient d’Isidore de Séville, Ety­ mologies 11, 3, 13. 30. La prise de Jérusalem par Nabuchodonosor est relatée à la fin du quatrième livre des Rois. Le roi de Juda aveuglé et emmené captif à Babylone est Sédécias (4 Reg 25,7). 31. L’histoire de la fin misérable de Nabuchodonosor, d’abord frappé de folie et menant dans les champs l’existence d’un bœuf, puis, une fois rendu à la raison, tué et dépecé par son fils et suc­ cesseur Evilmerodach vient du livre de Daniel (4,30-31) et du commentaire qu’en donne la très popu­laire Historia Scholastica de Pierre le Mangeur, composée dans les années 1160 (PL 198,1453). 32. Le festin de Balthasar, au cours duquel une main inscrit sur le mur les mots mystérieux Mane Thecel Phares, qui prophétisent la fin du royaume assyrien, est relaté au chapitre 5 du Livre de Daniel. C’est au chapitre 9,23 de ce livre que l’ange Gabriel appelle le prophète vir deside­ riorum, « l’homme des prédilections ». 33. L’oracle de Delphes avait prédit à Crésus qu’il causerait la perte d’un puissant empire, sans préciser que c’était du sien propre qu’il était question. Sur les conquêtes de Cyrus le Grand, voir ci-dessus, note 25. 34. Thamyris ou Tomyris, reine du peuple des Massagètes en Asie centrale, remporta une grande victoire sur les Perses en 530 et tua leur roi Cyrus. Gautier tire sur ce point son information de l’historien du ve siècle Paul Orose (Histoire contre les païens 2,7).

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Notes : Livre 3 1. Personnage imaginaire. Sauf indication contraire de notre part, c’est le cas de tous les héros perses mentionnés par Gautier. 2. Mazée, le satrape de Syrie, est un des plus hauts dignitaires de l’empire achéménide. C’est lui qui livrera Babylone à Alexandre (ci-dessous, livre 5). 3. Annonce, sous forme d’incise, du sort futur de Parménion : injustement accusé de comploter contre Alexandre, il sera mis à mort (ci-dessous, livre 8). 4. Fondateur mythique du royaume d’Assyrie, comme Bélus l’est de celui de Babylone (ci-­ dessus, livre 2, note 23). 5. Elis, Dorilus, Hermogène, sont des personnages fictifs. 6. Oxatrès : le frère de Darius, un guerrier courageux et loyal, qui finira par se rallier au roi de Macédoine. 7. Bellone : la sinistre déesse romaine de la guerre. On la verra jouer un rôle décisif lors de la bataille de Gaugamèles (ci-dessous, livre 5). 8. Zoroas de Memphis : dans la tradition littéraire relative à Alexandre, l’Égypte, et en particu­ lier sa capitale Memphis, passent pour la patrie par excellence des mages, sorciers et devins (voir Nectanébo). Quant au nom de Zoroas, il rappelle pour nous celui du prophète et ré­ formateur religieux de la Perse, Zoroastre alias Zarathoustra, qui vécut au vie siècle av. J.-C. 9. La science de l’époque ne distingue pas ce que nous appelons « astronomie » et « astrologie ». Le « vieillard maléfique » est Saturne, l’astre propice qui lui fait obstacle Jupiter. 10. Le modèle littéraire de Zoroas est le devin Amphiaraus, protagoniste de la Thébaïde de Stace et du Roman de Thèbes composé en français vers 1150, qui a lui aussi prédit qu’il mourrait glorieusement au combat. 11. Voir livre 1 note 8. 12. Les sept arts libéraux. 13. Celui du métier des armes et celui du métier des lettres, « chevalerie » et « clergie ». 14. Cette scène violente est rapportée avec beaucoup de brièveté et de discrétion par Quin­ te-Curce, qui se borne à écrire : Ne corporibus quidam uis ac libido parcebat, « la violence et le désir n’épargnaient pas même leurs personnes » (3,11,21). On sent ici affleurer chez Gautier des préoccupations chrétiennes en matière de morale sexuelle. 15. C’est l’oracle de Jupiter Amon, qu’Alexandre ira consulter au fin fond du désert égyptien, comme Gautier le rapporte à la fin du livre, qui proclamera le jeune roi fils du dieu suprême. La scène est relatée en détail par Quinte-Curce (4,7). 16. Selon Quinte-Curce (3,13,17), le traître est exécuté par un de ses complices, horrifié par l’ampleur de son crime. 17. A des fins d’efficacité dramatique – c’est-à-dire pour centrer son intrigue sur le duel entre Alex­ andre et Darius -, Gautier condense de façon drastique le récit de la campagne phénicienne des Macédoniens, dont la relation occupe près de la moitié du livre 4 de l’Histoire de Quinte-Curce. 18. Seul Quinte-Curce (4,2,15) mentionne cet événement, qui légitime la violence d’Alexandre. 19. Vulcain, le dieu du feu. 20. Fils de Poséidon et de la princesse égyptienne Libye, descendante de Zeus et d’Io, le my­ thique Agénor règne sur Tyr et sur Sidon. Selon Lucain (3, 220-221), que suit ici Gautier, ce sont les Phéniciens – et non, comme le veulent d’autres traditions, les Égyptiens – qui inventèrent l’écriture. 21. Soit « l’Oint parmi les Oints ». Le génitif intensif est un hébraïsme, adopté par la langue chré­ tienne (cf. « vanité des vanités », « les siècles des siècles », …). 22. Première allusion claire à la croisade : Tyr est, avec Acre, la principale place-forte des croisés dans le royaume franc de Jérusalem, et le siège d’un archevêché. 23. Anticipation de l’épisode de la mort d’Alexandre, relatée au livre 10. Lachésis est une des trois Parques, celle qui préside à l’existence humaine, et le Léthé l’un des fleuves des Enfers. 24. La comparaison du désert et de ses tempêtes avec un océan périlleux est de très bonne ve­ nue. Les Syrtes, des hauts fonds spécialement dangereux situés au large des côtes de Libye,

NOTES d e s page s 119 à 147 désignent par métonymie une vaste étendue sableuse. Charybde et Scylla sont des monstres marins qui défendent l’accès du détroit de Messine (Énéide 3, 420-428) ; la partie inférieure du corps de Scylla, un écueil, est constitué d’une meute de chiens furieux (Ovide, Métamor­ phoses 14,59-67) ; Charybde est une espèce de maelström. 25. Fils d’Aurore, tué par Achille lors de la guerre de Troie, et roi d’Éthiopie où il est enterré. Les larmes que versa sa mère sur son cadavre constituent la rosée. 26. La Titanide Téthys, fille du Ciel et de la Terre, est une des divinités primordiales du panthéon grec. Épouse de son frère Océan, elle est souvent, en poésie, une personnification de la mer. Les mythographes situent son palais dans l’extrême Occident, là où se couche le soleil. L’am­ broisie est la nourriture des dieux. 27. Les lecteurs de la fin du xiie siècle sont curieux des merveilles de la nature, et en particulier des sources magiques (voir ainsi la Description de l’Irlande de Giraud de Cambrie ou les Divertissements pour la cour impériale de Gervais de Tilbury). L’« eau du Soleil », ici décrite d’après Quinte-Curce (4,7,22) serait à identifier avec l’oasis d’Aïn al-Hamman. Contraire­ ment à ce que Gautier semble avoir compris de la description plutôt elliptique de l’historien romain, c’est seulement la température de la source, non son débit, qui varie au fil de la journée. 28. L’origine de cette notation est obscure. Hérodote signale (7,108) que l’armée conduite à l’as­ saut de la Grèce par Xerxès (ci-dessus livre 2, note 4) est si nombreuse qu’en s’abreuvant, elle assèche le fleuve Lisos en Thessalie, mais nous ne savons pas comment cette information a pu parvenir à Gautier. Orose (op. cit. 2,9,2) se borne à dire que les rivières suffisaient à peine à étancher la soif des soldats de Xerxès. 29. On aura reconnu l’histoire d’Iphigénie à Aulis, mise en scène par Euripide, puis Racine. « Le vengeur de l’adultère » (dont son frère est la victime) est bien sûr Agamemnon. 30. Deux épisodes célèbres de la légende d’Hercule : celui de son combat au corps à corps avec le brigand Antée, qui reprenait force chaque fois qu’il entrait en contact avec la Terre, sa mère (Lucain 4, 593-660) ; celui de l’hydre de Lerne dont les têtes, aussitôt coupées, repoussaient. 31. Isidore de Séville (op. cit. 13,21,9) met en relation le nom de l’animal et celui du fleuve, im­ pétueux comme lui. 32. Le chasseur de la mythologie, dévoré par ses chiens pour avoir contemplé Diane au bain. 33. L’étoile du soir, Vénus. 34. C’est la seule intervention dans l’Alexandréide de ce personnage que Quinte-Curce, qui le qualifie de peritissimus vatum, « le plus compétent des devins » (4,2,14), met en scène une dizaine de fois, mais dans d’autres contextes. 35. Galerus, qui désigne en latin le chapeau du dieu Mercure, est ici employé par métonymie pour signifier l’astre dont celui-ci est éponyme. 36. De ces deux explications de l’éclipse de lune, l’astronomie antique et médiévale retient de préférence la première ; mais Aristandre, pour les besoins de sa démonstration, est tenu de mettre en avant la seconde. 37. Chez Quinte-Curce (4,10,4), ce sont « des prêtres égyptiens » qui interprètent le phénomène. 38. La Lune. Le mont Cynthe, sur l’île de Délos, est consacrée à Diane et son frère Apollon.

Notes : Livre 4 1. Pas plus que sa source, Quinte-Curce, qui signale néanmoins sa très grande beauté (3,11,25), Gautier de Châtillon ne nomme l’épouse de Darius, Stateira. 2. Gautier insiste dès lors sur la vieillesse de Darius qui n’est, au moment de la bataille d’Arbèles, âgé que d’environ cinquante ans. Il est vrai que le roi Louis VII « le Jeune » (celui de tous les capétiens directs qui vit le plus longtemps) passe, à cinquante-neuf ans, au moment du cou­ ronnement de son fils Philippe Auguste, pour un grand vieillard. 3. Fugitivement, on croit voir apparaître ici le « triangle courtois » – à ceci près qu’Alexandre, âgé quant à lui de vingt-cinq ans, ne succombe pas à la tentation de Tristan ou de Lancelot.

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co m m e n ta ir e 4. L’olivier, emblème d’Athéna et symbole de paix. 5. Le célèbre cheval d’Alexandre. 6. Nous traduisons par « vaste monde » le mot area, « l’aire », d’après un emploi analogue des poètes chrétiens Prudence (Hamartigenia 878) et Orientius (carm. 4, 26). 7. C’est l’instance, tout à fait officielle, que les historiens grecs appellent « Conseil des Amis ». 8. Parménion, vieux compagnon de Philippe, se fait régulièrement l’interprète d’une ligne poli­ tique « réaliste » et prudente. C’est peut-être une des raisons de sa future disgrâce. Face à lui, Alexandre incarne la prouesse et la largesse (probitas et largitas), les deux vertus cardinales de la chevalerie. 9. Alexandre, selon Gautier, sera en effet empoisonné par un proche. Mais le terme de « poi­ son » et ici à prendre de façon métaphorique. Ce sont les séductions par lesquelles Darius, tel le serpent du Jardin d’Eden, essaie d’amener Alexandre à trahir sa mission. 10. Cet artiste, à qui le roi de Macédoine confiera aussi l’exécution du tombeau de Darius (ci-­ dessous, livre 7), représente la synthèse entre un personnage historique, le célèbre peintre grec, portraitiste officiel d’Alexandre, et un personnage littéraire, le juif Apelle – c’est-à-dire « un juif quelconque » – cité par Horace dans une de ses satires (1,5,100). 11. La description du monument, dont la structure n’est pour ainsi dire pas évoquée, est en réalité le prétexte à une récapitulation presque intégrale de l’Ancien testament. Il semble qu’il y ait trois séries de peintures, dont on ne sait pas très bien comment elles se situent l’une par rapport à l’autre : la première figure les scènes tirées de l’octateuque, les huit premiers livres de la Bible, considérés par les exégètes du xiie siècle comme un ensemble homogène, la deuxième la période des rois d’Israël et des prophètes, leurs contemporains, la troisième enfin les événements postérieurs à la fin de l’exil de Babylone, tels que les relatent, à la fin de la série des livres historiques de l’Ancien testament, ceux d’Esdras, Néhémie, Esther, Tobie et Judith (les Maccabées, dont l’action est postérieure au règne d’Alexandre, sont bien entendu omis). Toutes ces scènes sont évoquées en termes très allusifs et en style lapidaire : cela devait suffire aux lecteurs contemporains, nourris de la Bible et de l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur, pour les identifier. Au demeurant, c’est un des passages du poème qui ont le plus sollicité le zèle des commentateurs médiévaux (cf. D. Townsend, An Epitome of Biblical His­ tory. Gloses on Walter of Châtillon’s Alexandreis 4.176-274, Toronto, 2008). Sur sa fonction dans l’économie de l’œuvre, voir notre introduction. 12. La description de l’état originel de l’univers doit beaucoup au tout début des Métamorphoses d’Ovide (1,5-30). 13. Genèse 1,1-4. L’allusion à l’or et aux pierres précieuses, qui constitueraient la matière première de la fresque, s’efforce, de façon plus ou moins efficace, de garantir l’illusion référentielle. 14. Genèse 2,4-3,24. Le nom de romphea, qui désigne ici l’épée de l’ange, est celui d’une longue épée à double tranchant, d’origine thrace. 15. Cf. Genèse 4,19 et 23-24. Le bigame est Lamech, descendant de Caïn à la sixième génération, qui prit en effet deux épouses, Ada et Sella, et dont l’exégèse médiévale fait l’assassin de son ancêtre (Pierre le Mangeur, Historia scholastica, PL 198,1078). 16. Genèse 6, 1-7. Les « unions immorales » sont celles que contractent les Géants avec les filles des hommes, dans ce contexte. Toujours au registre de l’illusion référentielle, Gautier sug­ gère ici que la peinture est même capable de rendre le sentiment des personnages, comme ici, les remords du Créateur (Gn 6,7). 17. Genèse, 6,8-9,28. Les « huit » qui repeuplent la terre sont Noé, sa femme, ses trois fils et leurs épouses respectives. 18. Abraham et sou épouse Sara, dont le rire, au moment où ils apprennent tour à tour qu’ils vont, lui centenaire et elle nonagénaire, avoir un enfant, est mentionné en Genèse 13,17 et 18,10. 19. Genèse 27,3 (Esaü part à la chasse) ; 32,7-10 (Jacob au moment de retourner en Chanaan, divise ses bêtes en deux troupeaux) ; 32,22-32 (lutte de Jacob avec l’ange). 20. Allusions, semble-t-il, à la vente aux Ismaélites de Joseph par ses frères (Genèse 37,27-28), à l’accusation mensongère de la femme de Putiphar (ibid., 39,14-20) et à l’installation en Égypte de Jacob et de ses fils (ibid., 46-47).

NOTES d e s page s 149 à 15 7 21. Scènes tirées d’Exode 7,14-12,30 (les dix plaies d’Égypte) ; 14,5-31 (le passage de la Mer Rouge) ; 16,13-16 (la manne) ; 20,1-17 (le décalogue) ; 17,1-7 (l’eau jaillie du rocher). 22. A savoir Josué (Nombres 14, 30 ; Josué 1, 1 et passim). 23. Pour laisser passer les Hébreux (Josué 3, 15-16). 24. Josué 7, 1-26. Gautier confond ici Achan, le sacrilège, et Achor, le lieu de son supplice et de sa sépulture. 25. Josué 24, 29 (mort de Josué) et 13-19 (division de la terre entre les douze tribus). 26. Juges 14-16. 27. Ruth 1, 5 (le veuvage de Ruth) et 4, 13 (son remariage avec Booz). 28. Le terme indiquant que l’on est en présence d’une nouvelle série de peintures est celui de distinctio, qui désigne en général une subdivision d’un ouvrage écrit : l’effet de fiction montre ici ses limites. 29. Scènes tirées du Premier Livre des Rois (ou, selon la nomenclature moderne, de Samuel) : naissance de Samuel (1, 12-23) ; capture à Silo de l’Arche d’alliance par les Philistins (4, 3-11) ; mort d’Héli (4, 28) ; élection royale de Saül, de la tribu de Benjamin (9-10) ; son remplace­ ment par David, fils de Jessé, vainqueur de Goliath (16-18) ; mort de Saül sur le mont Gelboé 3 (31). 30. Scènes tirées du Deuxième Livre des Rois (ou de Samuel) : malédiction par David du mont Gelboé (1, 25) ; meurtres d’Asahel par Abner (2, 23) et d’Abner par Joab (3, 27) ; Urie le Hit­ tite, époux de Bethsabée, chargé par David de porter le message qui scelle son propre destin (11, 14-15) ; mort tragique d’Absalon, révolté contre son père David, et chagrin de ce dernier (18, 9-14 ; 19, 1-5). 31. Litt. « après qu’il lui fut arrivé ce qui est conforme à la nature humaine ». Nous avons sub­ stitué un euphémisme à un autre. 32. Telle est la signification du nom de Salomon, fils de David, dont le règne est relaté par le Troisième Livre des Rois, aux chapitres 2-11. 33. Troisième Livre des Rois 2, 28-35 (meurtre de Joab) et 36-46 (exécution de Shiméï). 34. Le schisme qui voit la naissance des royaumes concurrents de Juda et d’Israël est relaté par le Troisième Livre des Rois (12,6-19). Le texte précise bien que le roi Roboam, fils de Salomon, a le tort de suivre l’avis des jeunes gens contre celui, plus modéré, des anciens, mais non que la cupidité est le motif de la discorde. Là encore, l’Historia scholastica de Pierre Comestor est plus explicite à cet égard (PL 198, 1372). 35. Prétérition qui rappelle celle qui conclut la description du bouclier de Darius, à la fin du livre 2. Dans les Troisième et Quatrième Livres des rois, les infidélités des rois d’Israël et de Juda et leur soumission aux idoles païennes sont récurrentes. Ainsi, le roi Achab fait édifier un autel et un temple en l’honneur de Baal en Samarie (3 Reg 16, 31-33) ; le même Achab usurpe la vigne de Naboth en faisant assassiner celui-ci (3 Reg 21, 1-16) ; la fin tragique de son épouse, la sinistre Jézabel, est rapportée en 4 Reg 9, 29-33. 36. Épisodes liés à la mission du prophète Élie : il appelle le feu du ciel sur deux capitaines venus successivement l’arrêter au nom du roi (4 Reg 1, 9-10) ; il égorge de sa main les prêtres de Baal (3 Reg 18, 40) ; sous les yeux de son disciple Élisée, il est enlevé au ciel par un char de feu (4 Reg 2, 11-12). 37. L’œuvre du réformateur religieux accomplie par le roi Ézéchias est relatée par le Quatrième Livre des Rois (18, 3-5), de même que sa maladie, dont la guérison est annoncée par un signe céleste (20, 1-11). 38. Quatrième Livre des Rois 23, 21-23. Avec David et Salomon, Ézéchias et Josias sont les seuls bons rois d’Israël, proposés en exemple par les moralistes médiévaux auteurs de « miroirs du prince ». 39. Le fils d’Amos est Isaïe (Is 1, 1), qui profère devant le roi Achaz (Is 7, 1) sa célèbre prophétie messianique, annonçant la venue future de l’Emmanuel, fils d’une vierge (Is 7, 14). 40. Jérémie 31, 22. Cette prophétie plutôt obscure est interprétée par tous les exégètes médiévaux comme une annonce de la maternité virginale. 41. Ézéchiel 44, 2.

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co m m e n ta ir e 42. Daniel 9, 24. Au verset suivant, Daniel parle de soixante-deux plus sept semaines. Il s’agit en fait de cycles de sept années – ceux qui séparent, selon certains exégètes antiques, la fin de l’exil de Babylone de l’Incarnation et de la Rédemption. 43. Après les quatre grands prophètes, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Daniel, cités dans l’ordre de la Bible, il s’agit des douze « petits prophètes ». 44. Le début du livre d’Esdras évoque l’édit de Cyrus libérant de l’exil les juifs (1, 1-4), le rôle du prince Zorobabel à leur tête (2, 2) et la reconstruction du temple de Jérusalem (5, 2-6, 18). 45. Allusions au livre d’Esther. La reine Vasthi est répudiée en raison de son impudence par le roi Assuérus (1, 9-19), qui prend pour seconde épouse la juive Esther. Le grand vizir Aman, jaloux, sera pendu pour avoir comploté le massacre des juifs (7, 20). 46. Brève allusion au livre de Tobie : l’aveugle dont il est question n’est pas le héros du livre, mais son père, dont le nom est orthographié Tobit par les versions en langue moderne de la Bible. 47. Judith 13, 6-8. 48. Le prêtre-scribe qui restaure la loi juive, après le retour de l’exil de Babylone, selon le livre de Néhémie (8). 49. Géant condamné par Zeus, après la défaite de ses congénères face aux Olympiens, à porter sur ses épaules la voûte céleste. 50. Apollon, dieu du soleil (voir livre 3, note 38). 51. Le pilote de la nef Argo désignant ici, par métonymie, un marin habile. 52. Le vent du Sud, porteur de tempêtes. 53. Quinte-Curce précise : « Des détails accessoires (i.  e. l’apparence affreuse des ennemis) touchent plus le soldat que des motifs légitimes d’effroi ». 54. Lorsqu’il lui conseillait d’accepter l’offre de paix de Darius. 55. Alexandre, réputé fils de Jupiter Amon. 56. Ces armes très effrayantes sont décrites en détail par Quinte-Curce (4, 9, 4-5). 57. Dans le développement allégorique qui suit, Gautier de Châtillon semble avoir voulu rivali­ ser avec les poètes comme Ovide et Stace, qui décrivent respectivement le palais de Renom­ mée (Métamorphoses 12, 39-63) et l’antre du Sommeil (Thébaïde 10, 84-117). Mais le passage a aussi un rôle fonctionnel à l’intrigue, puisque le personnage de Victoire va imaginer le stratagème qui permet à Alexandre de reprendre ses esprits. Comme l’expliquent les gloses anciennes, il est légitime de situer le palais de Victoire dans la ville de Rome, qui a éten­ du son empire sur le monde. Son implantation sur l’Ile Tibérine est plus curieuse, dans la mesure où celle-ci abritait un temple à Esculape, tandis que le temple de la déesse Victoire se trouvait sur le flanc Ouest du Palatin ; mais Gautier l’ignorait sans doute, et l’indication topographique qu’il fournit répond plutôt à l’intention symbolique de souligner la centralité du lieu. Enfin, l’allusion astronomique à « la course oblique de la Lune » est là pour marquer que c’est dans le monde sublunaire et lui seul que Victoire exerce son emprise. 58. Traduction conjecturale d’un passage difficile. L’auteur cherche en tous cas à suggérer que, si la demeure de Victoire est si sonore, c’est que la rumeur a tôt fait de répandre partout le bruit des succès guerriers. Gautier suit ici de très près le passage d’Ovide cité à la note précédente. 59. Voir sur ce point les enseignements d’Aristote à Alexandre, et la note 12 du livre 1. 60. La corne de la chèvre Amalthée, nourrice de Zeus, réceptacle de toutes les prospérités. 61. Selon Pierre Comestor (Historia Scholastica. In Esther, PL 198, 1501), dont Gautier doit s’ins­ pirer ici, telle est l’exclamation par laquelle, tous les matins, les Grecs saluent leur Basileus. 62. Sur Hypnos, le dieu Sommeil, et sa demeure, voir Ovide, Métamorphoses 11,592-622, et Stace, loc.  cit. supra (note  57). Il est généralement représenté ailé ; la liqueur endormeuse dont il est imprégné est faite de l’onde du Léthé, le fleuve de l’oubli, et du Styx, celui de la mort (Virgile, Énéide 5, 854-855). 63. La Grande Ourse (voir ci-dessus livre 1, note 2). 64. Cette description est celle d’un haubert : l’armement d’Alexandre, au xiie siècle, est médiéval. 65. Littéralement, « se remplir de mânes (sc. ceux des guerriers tués au combat) ». Le « Jupiter souterrain » est Pluton, dieu des enfers, frère du Jupiter céleste.

NOTES d e s page s 15 7 à 185 66. En latin « murex » : il s’agit de pointes de fer fichées dans le sol, destinées à ralentir l’avancée de la cavalerie adverse. 67. Modèle, depuis le cheval de Troie, de la guerre déloyale.

Notes : Livre 5 1. C’est-à-dire le mois de mai. Le roi Numa, successeur de Romulus, est réputé avoir ajouté à l’année romaine, qui ne comptait que dix mois, ceux de janvier, dédié au dieu Janus, et de février. Le soleil « entre dans la maison des jumeaux » lorsqu’il traverse la zone zodiacale de la constellation des Gémeaux – à savoir Castor et Pollux, fils de Léda, changés en astres après leur mort – soit entre le 20 mai et le 20 juin. Cependant, la bataille d’Arbèles, ou plutôt de Gaugamèles, eut lieu… le 1er octobre. Mais Gautier, qui n’en est guère informé par ses sources, a situé l’événement à l’époque de l’année où les osts médiévaux entrent en campagne. 2. Daniel 8, 5-6 et 20-21. Daniel précise que le « bouc » est le « roi des Grecs ». Le théologien Ru­ pert de Deutz glose longuement cette prophétie dans son De victoria Verbi Dei écrit en 1124. 3. Comme lors du récit de la bataille d’Issos, les héros combattant dans les rangs perses sont nés de l’imagination de Gautier. Il a toutefois pu trouver chez Quinte-Curce le nom d’Aris­ tomène, un amiral grec au service de Darius. 4. Télescopage entre le lion de Némée et le sanglier d’Érymanthe, objets de deux des travaux d’Hercule. 5. L’antique race des Géants a été enfantée par la déesse Gaia, la Terre (cf. ci-dessus, livre 2 , note 29). 6. Fleuve sulfureux qui coule aux enfers ; par métonymie, les enfers eux-mêmes. 7. Clitus sera tué par Alexandre, dans une crise de démence furieuse provoquée par l’ivresse. Pour Quinte-Curce, qui relate en détail l’épisode (8,1), c’est la pire des fautes du règne. Gau­ tier n’y fera qu’une brève allusion, au début du livre 9. 8. Voir ci-dessus, note livre 4, note 64. 9. La fin de Mécha est tout à fait comparable à celle de Priam telle que la relate Virgile dans l’Énéide (2,526-553). 10. Les Arabites sont un peuple de Gédrosie, région située au Sud-Est de la Perse, à la frontière de l’Inde. Plus loin, Gautier qualifie Rhemnon de Parthe et fait de ses hommes des Arabes. De toute évidence, pour un occidental de l’époque des croisades, les peuples d’Orient ne sont pas très individualisés. 11. La tradition mythographique assigne à chacune des trois Parques un rôle spécifique : Clotho préside à la naissance, Lachésis au cours de l’existence et c’est Atropos, « l’inflexible », qui tranche le fil de la vie. 12. En réalité, Nicanor, fils de Parménion, mourut un an plus tard, au début de la campagne de Bactriane (Quinte-Curce 6, 6, 18). 13. Souvenir d’une « chose vue » ? La Rome médiévale était hérissée de tours. 14. Selon Quinte-Curce, celui-ci, qui avait le même âge qu’Alexandre, était « de beaucoup le plus cher de tous ses amis » (3, 12, 16). Le jeune Phidias est un personnage fictif. 15. Ce développement allégorique s’inspire de la description du royaume de Mars que fait Stace dans la Thébaïde (7, 47-54). Sur Bellone, voir ci-dessus, livre 3, note 7. 16. Cette manœuvre de Mazée est décrite en termes plus explicites par Quinte-Curce (4,15,5) : le satrape s’en prend aux prises de guerre des Grecs, et donc aux prisonniers perses, pour bénéficier de l’aide de ces derniers, une fois délivrés. 17. Le bouclier de Pallas Athéna, l’égide, s’orne de la tête de Méduse, le monstre à la chevelure de serpent et au regard qui pétrifie, décapitée par le héros Persée. 18. Noter ici le premier signe de révolte d’Alexandre contre les dieux. 19. Mercure, messager ailé des dieux. 20. Selon un usage déjà attesté chez les poètes chrétiens de l’Antiquité tardive, le terme désigne de façon vague un prince.

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co m m e n ta ir e 21. Gautier de Châtillon l’appelle par erreur Eumenides « le fils d’Eumène ». Eumène fut l’un des premiers historiens d’Alexandre. 22. Inachos est un dieu-fleuve, le premier roi d’Argos, réputée la plus ancienne des cités grecques. Aussi, en poésie épique, le substantif « Inachien » désigne-t-il souvent les Grecs. 23. Exagération épique. Toutefois, la bataille de Gaugamèles fut terriblement meurtrière pour les Perses : selon Quinte-Curce, il eut 40.000 tués pour 245.000 hommes dans l’armée de Darius (les historiens grecs avancent le chiffre de 90.000 victimes, sur un million d’hommes). 24. La plus ancienne attestation du proverbe, semble-t-il. 25. Les futurs traîtres et assassins de Darius sont en fait des personnages de très haut parage. Bessus, satrape de Bactriane et de Sogdiane, apparenté aux achéménides, est de sang royal ; le chiliarque Narbazanès, détenteur du sceau, commande la garde de l’empereur. Or, Gautier ne cesse d’insister sur la médiocrité sociale de ces « esclaves » ou « domestiques ». Il prend ainsi l’exact contre-pied des chansons de geste contemporaines comme Raoul de Cambrai qui exaltent la révolte du grand vassal contre son suzerain. 26. Voir ci-dessus, livre 2, note 22. 27. Darius (voir ci-dessus, livre 2, note 23). 28. Un affluent du Tigre, aujourd’hui le Grand Zab. 29. Sans être d’une très grande précision, ce diagnostic renvoie à la conception physiologique selon laquelle c’est la circulation du souffle vital (spiritus vitalis) à l’intérieur du corps qui garantit la vie et la santé. Si d’aventure ses voies de passage (meatus) s’engorgent, la survie est très compromise (voir par ex. le Commentaire de Macrobe sur le Songe de Scipion 1, 6, 78). 30. Les Colonnes d’Hercule : le rocher de Gibraltar et celui de Ceuta, qui bornent la Méditer­ ranée du côté du soleil couchant. 31. C’est au cours de cette escarmouche, imprévue, qui survient après que s’est joué le sort de l’immense bataille, qu’Alexandre, selon Quinte-Curce (4, 16, 18-25) courut le plus grand danger de la journée. 32. Mercure, descendant par sa mère de Titan Atlas, ici assimilé à l’étoile du soir. 33. La reine Thamyris, victorieuse de Cyrus le grand (voir ci-dessus, livre 2, note 34). 34. Après la défaite navale de Salamine, qui anéantit sa gigantesque flotte, et semble ici con­ fondue avec la défaite contemporaine, mais terrestre, des Thermopyles, le roi de Perse Xer­ xès (voir ci-dessus, livre 2, note 4) est contraint de regagner sa patrie à bord d’une barque de pêcheur. C’est le sujet des Perses d’Eschyle. Gautier de Châtillon connaît l’épisode par l’Histoire contre les païens d’Orose (2, 10) qui en fait l’exemple même de la mutabilité de la Fortune. 35. A l’Est de l’Arménie et de la Mésopotamie, le territoire des Mèdes correspond au Nord-Ouest de l’Iran actuel. Il fut annexé à l’empire perse par Cyrus le Grand, au vie siècle av. J.-C. 36. Nous donnons ici à facultas pris absolument le sens de « talent oratoire », plusieurs fois at­ testé dans les manuels de rhétorique très diffusés dans les écoles médiévales, le De inventione de Cicéron ou la Rhétorique à Herennius (voir ThLL 6 /1, col. 152-153). 37. Ou plus exactement l’Assyrie. 38. « Environ deux lieues » (8  km) selon une glose du manuscrit de Genève latin 98, le plus ancien témoin de l’Alexandréide. – La reine Sémiramis, épouse de Ninus (ci-dessus livre 3, note 4), est la fondatrice mythique de Babylone. 39. La description qui suit amplifie celle que fait Quinte-Curce de la même scène (5, 1, 1923), mais doit aussi beaucoup au récit évangélique de l’entrée de Jésus à Jérusalem, le jour des Rameaux. Selon les chroniqueurs unanimes, Philippe Auguste, après la victoire des Bouvines, sera accueilli à Paris par de semblables manifestations de liesse (cf. G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, Paris, 1973, p. 178-180). 40. Voir ci-dessus livre 3, note 8. Quinte-Curce parle quant à lui de devins chaldéens. 41. Leucade est une des îles ioniennes, voisine du promontoire d’Actium, au large duquel la flotte d’Auguste remporta en 31 av. J.-C. une victoire décisive sur celle d’Antoine et de Cléopâtre – cette dernière, on le sait, se suicide alors en se faisant mordre au sein par un aspic. C’est

NOTES d e s page s 185 à 20 5 en 8 av. J.-C. qu’Auguste, grand pontife, donne son nom au sixième mois de l’année romaine (Augustus = août), comme Jules César avait nommé le sien du cinquième. 42. L’Émathie est le nom poétique de la Thessalie, où se situe Pharsale, lieu du triomphe des troupes de César sur celles de Pompée (48 av. J.-C.) ; l’épopée de Lucain sur la guerre civile entre les deux hommes, grand modèle de Gautier, commence par les mots : « Je chante le combat dans les plaines de l’Émathie… » Après la mort de Pompée, César, de retour à Rome, y célébra quatre triomphes, dont le cortège aboutit au Capitole (la « citadelle tarpé­ienne »). 43. Gautier de Châtillon cite ici avec éloge, dans le cadre du topos de surenchère, les deux objets majeurs de son admiration littéraire : la Pharsale de l’espagnol Lucain (voir note précédente) et le Panégyrique sur le quatrième consulat d’Honorius du poète de cour Claudien (début du ve siècle), qui a largement inspiré, au livre 1, les enseignements d’Aristote à Alexandre. Ce qui donc suggéré ici, c’est que l’Alexandréide l’emporte autant sur ces deux œuvres qu’ Alex­ andre sur César et Honorius. 44. Au centre exact du poème, son intention est ici dévoilée : le « roi des Francs » Philippe, qui porte un prénom macédonien, est appelé, sur le modèle d’Alexandre, à triompher des peuples païens d’Orient, désignés ici sous le nom générique de Parthes. Pour faire bonne mesure, il doit conquérir, avec l’aide de son oncle Guillaume, l’archevêque de Reims, les autres nations musulmanes, l’Afrique du Nord (« Carthage ») et l’Espagne, qui doit expier le meurtre de Roland – alors gouvernées l’une et l’autre par les Almohades.

Notes : Livre 6 1. Daniel 8,5-7 (cf. ci-dessus, livre 5, note 2). « Le bouc, venue d’Occident… frappe le bélier, lui brisant les deux cornes » (le bélier est Darius, ses deux cornes les royaumes de Perse et de Médie). 2. Plus clairement encore que Quinte-Curce, Gautier fait du séjour d’Alexandre à Babylone le moment tournant de sa destinée, celui où son orgueil et ses passions l’emportent sur ses bonnes qualités. 3. Gautier, comme les manuscrits médiévaux de Quinte-Curce, appelle cette région Satrapena, ce qui n’a aucun sens. C’est pourquoi les éditeurs modernes de l’historisme romain corrigent ce mot en Satrapea Sittacene (la satrapie de Sittacène, entre le Tigre et la région de Suse). Mais nous ne pouvons créditer l’auteur médiéval d’une science géographique et philologique dont il était dépourvu. 4. Il ressort beaucoup plus clairement du récit de Quinte-Curce (5, 2, 2-5) que ce sont les plus vaillants qui sont promus au grade nouvellement créé de chiliarque (auparavant les troupes étaient réparties en cohortes de cinq cents hommes). 5. On voit ici Gautier user, ce qu’il fait plutôt rarement, de la figure dite alors de zeugma (elle correspond plus ou moins à nos « vers rapportés »), rendue très populaire par la « nouvelle poétique » que théorise dans les années 1170 le grammairien Matthieu de Vendôme (Ars versificatoria 1, 5-12). 6. C’est Théodose le Grand (379-395) qui imposa à l’empire romain le christianisme comme religion d’Etat. Gautier cite ici son panégyriste Claudien (Contre Rufin 1,50). 7. L’Uxiane est une région montagneuse, située entre Suse et Persépolis. On ne connaît pas le nom de sa capitale, abusivement nommée Uxia par Gautier. Le préfet Médatès est un per­ sonnage historique ; le poète tire de Quinte-Curce (5, 3, 4 et 12) toutes les informations qu’il donne à son sujet. 8. Anachronisme qui vient de Quinte-Curce (5, 3, 9) : la tortue est une manœuvre de l’armée romaine. 9. C’est la seule fois dans l’Alexandréide qu’est nommée la mère de Darius. 10. Toujours soucieux de centrer son propos sur l’affrontement entre Darius et Alexandre, et de mettre en relief la vivacité de ce dernier, Gautier condense en quelques vers le long dévelop­ pement que Quinte-Curce consacre à la lutte entre les Macédoniens et la guérilla conduite par le satrape de Perse, Ariobarzanès, sur le chemin de Persépolis (5, 3, 26-4, 34).

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co m m e n ta ir e 11. A ne pas confondre avec le fleuve homonyme d’Arménie, plus célèbre, c’est aujourd’hui le Bend-Emir. 12. Deux vers bien énigmatiques, que le texte de Quinte-Curce (5, 6, 4) aide à comprendre : l’idée est que le butin est si riche et divers que l’on fait son choix de l’objet à la fois le moins encombrant et le plus précieux avant de s’en saisir. 13. Peut-être l’écho d’une « chose vue » : pour les hommes de la renaissance du xiie siècle, les statues antiques, notamment de la ville de Rome, sont un objet de très grande curiosité, voire de fascination un peu inquiète. 14. Encore une référence à la seconde guerre médique (voir ci-dessus, livre 2, note 4), au cours de laquelle Xerxès fit faire un pont de bateaux pour franchir le Bosphore et creuser un canal à travers la Chalcidique pour faciliter le voyage de sa flotte de 1700 (et non 10.000 !) vaisseaux. Gautier n’a de toute évidence pas bien compris l’évocation allusive par Quinte-Curce (5, 7, 8) de ces événements. 15. Dans le récit de Quinte-Curce, l’épisode de la rencontre avec les prisonniers se déroule avant la prise de la capitale perse. Par une inversion qui est un effet de l’art, la figure de rhétorique que l’on homme hystérologie, ou hysteron protéron, Gautier justifie après coup le sac sauvage de Persépolis, que les historiens s’expliquent mal. 16. Les manuscrits, que Colker corrige d’après Quinte-Curce, appellent ce personnage Euticion. 17. Trait de misogynie bien médiéval, absent de Quinte-Curce. 18. Quinte-Curce (5, 5, 17) appelle ce personnage Théétète. Par l’effet d’une confusion peut-être plus ou moins volontaire, Gautier lui donne le nom du roi mythique d’Athènes. 19. Ecbatane, capitale de Médie, est aujourd’hui la ville de Hamadan, au Sud-Ouest de Téhéran ; la Bactriane correspond à la partie de l’Afghanistan située au Nord de l’Hindou-Kush. Plus de 1600 km à vol d’oiseau séparent Ecbatane de Bactres (aujourd’hui Balkh). 20. Pour prix de son ralliement, Mazée a été fait par Alexandre satrape de Babylone. 21. Sous les règnes de Darius Ier et de Xerxès (513-479), la Macédoine était vassale et tributaire de l’empire perse. 22. Selon une tradition qui remonte au Commentaire sur Daniel de saint Jérôme, et à sa tra­ duction en latin de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, le père de Darius s’appelait Arsamus (en réalité Arsamès). Il est parfois confondu au Moyen Âge avec Arsés, le prédéces­ seur immédiat de Darius sur le trône de Perse, déposé par lui (Pierre le Mangeur, Historia Scholastica, PL 198, 1495). 23. Petit-fils par sa mère de l’empereur Artaxerxès II, il était le plus haut dignitaire de la cour de Perse. Il se montra d’une fidélité inébranlable envers Darius. 24. Vent du Sud-Ouest, réputé pour apporter la pluie et faire lever la mer. 25. C’est-à-dire que, comme le précise Quinte-Curce (5,10,16), le campement des Perses et celui des Bactriens sont désormais séparés. 26. Bessus peut compter sur le soutien de la Bactriane, la région dont il est le satrape. 27. Quatre mille, selon Quinte-Curce (5, 12, 4). 28. Gautier, au livre 7, rendra hommage à Darius, après sa mort, exactement dans les mêmes termes. On peut se demander ce qui vaut un tel honneur au personnage plutôt secondaire qu’est Patron. Sans doute sa loyauté, qualité hautement féodale. 29. Au prix de pesantes interventions sur le texte, les éditeurs modernes de Quinte-Curce lui font dire au contraire qu’aucun interprète ne fut témoin de la conversation entre Darius et Patron. 30. Patron, tel que le voit Bessus.

Notes : Livre 7 1. Diane, Déesse de la Lune. 2. Atropos (voir ci-dessus, livre 5, note 11). 3. Le mot latin est cliens, le vassal ou le domestique, souvent employé par Gautier avec des con­ notations fortement péjoratives pour désigner Bessus et Narbazanès, Nous avons dû renon­

NOTES d e s page s 20 5 à 237 cer ici à notre traduction habituelle du mot par « domestique », pour éviter la confusion entre ces personnages et les serviteurs restés fidèles à Darius. A défaut, « maraud », qui désigne à la fois un vaurien et un homme de condition inférieure, nous a semblé adapté, bien qu’un peu désuet. 4. Bessus et Narbazanès qui sont (aussi) des personnages de haut rang (voir ci-dessus, livre 5, note 25). Le terme de comtes qui les désigne ici est donc à prendre au sens institutionnel. 5. Gautier télescope ici deux légendes mythologiques : celle qu’il invoque à de fréquentes re­ prises, de la révolte des Géants contre les Olympiens (Pallas est Athéna armée de l’égide, le Délien Apollon, adoré à Délos) ; celle de Typhon, monstre à cent têtes (et non cent bras), qui réussit à blesser Zeus avant d’être par lui écrasé sous l’Etna. 6. C’est-à-dire qu’il est midi : le Délien est Apollon, dieu du soleil (voir note précédente). Le mot rare disticiis (v. 137), dont nous ne connaissons qu’une seule autre occurrence (Joseph d’Exeter, Ilias 5, 230), paraît résulter d’un télescopage entre distancia, la distance, et discidi­ um, la séparation, l’éloignement, forgé pour entrer dans l’hexamètre. 7. Il est fils de Mazée, précise Quinte-Curce (5, 13, 11). 8. Quelques vers plus haut, Gautier évalue à cinq cents le nombre de Perses résolus au combat. Cette inconséquence semble venir de Quinte-Curce (5, 13, 18 et 19), mais l’historien précise que le premier groupe est composé de cavaliers, alors que Gautier emploie dans les deux pas­ sages le même mot de quirites. Celui-ci, dans la littérature de l’époque (Du Cange en produit des exemples tirés de la Vie de Louis VI le Gros de Suger et de la Philippide de Guillaume le Breton), désigne les chevaliers, par opposition à la piétaille. 9. La douceur du paysage fait contraste avec le tragique de la scène à laquelle il sert de décor. On songe au Dormeur du val d’Arthur Rimbaud… 10. La scène de la découverte par Polystrate de Darius mort ou mourant fait défaut chez Quinte-­ Curce. Gautier l’emprunte à Justin (11, 15, 5-13). 11. L’indication est étrange. On s’attendrait à ce que Polystrate s’adresse à Darius en persan, ou à la rigueur, comme le veulent certains manuscrits, en grec – langue que le roi maîtrise bien, comme il ressort de l’épisode de Patron. Si le texte édité par Colker est correct, il porte une fois de plus témoignage de la vaste indifférence de Gautier aux réalités orientales. 12. Littéralement : « Puisse le Grand (Magnus, i. e. Alexandre) dominer, lui le plus grand de tous, ce grand monde ! » 13. Sous cette formulation bien précieuse, il faut voir une condamnation de l’ivrognerie : si les hommes étaient tempérants, on n’aurait pas besoin de stocker le jus de la treille dans des tonneaux que sa fermentation menace de faire éclater. Liber est un autre nom du dieu du vin, Bacchus, il est bien sûr contradictoire avec l’idée de prison. 14. Simon, le magicien confondu par saint Pierre au chapitre 8 des Actes des apôtres, a donné son nom au vice de simonie, qui consiste à faire trafic des objets religieux ou spirituels. Depuis le milieu du xie siècle, l’Église s’emploie avec vigueur à combattre la simonie : c’est l’un des enjeux majeurs de la réforme grégorienne. 15. Il s’agit vraisemblablement d’une attaque ad hominem, mais il est impossible de dire qui elle vise, tant les cas de népotisme sont alors fréquents, surtout dans les familles princières. On rappellera que le troisième concile de Latran, exactement contemporain de l’Alexan­ dréide (1179), auquel a peut-être assisté Gautier de Châtillon, fixe à trente ans minimum l’âge canonique d’accès à la charge épiscopale. 16. Allusion probable au schisme, qui dura de 1159 à 1180, de l’antipape Victor  IV et de ses successeurs, soutenus par l’empereur Frédéric Barberousse, contre le pape légitime Alex­ andre III. « Ceux qui tirent leur nom du mot cardo » sont les cardinaux, électeurs du pape. 17. Thomas Becket, archevêque de Canterbury, a été assassiné dans sa cathédrale à la demande, ou au moins avec l’accord tacite, du roi Henri II le 28 décembre 1170. Moins célèbre, Ro­ bert, archevêque de Cambrai, a été tué en 1174 à l’instigation de l’empereur. En marge du manuscrit E, on lit la glose en forme d’hexamètre Flandria Robertum Thomam dolet Anglia caesum, justement exclue par Colker de son édition.

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co m m e n ta ir e 18. Voir ci-dessus, livre 6, note 28. On notera que faire de Darius un Pompée, c’est implicitement assimiler Alexandre à César, une figure plutôt négative dans la Pharsale de Lucain, qui est ici à l’arrière-plan de l’invocation de Gautier. 19. C’est-à-dire, ici, d’Extrême-Occident (Hesperos en grec signifie « le soir »). 20. Voir ci-dessus, livre 4, note 10. 21. Ce monument, comme plusieurs autres tombeaux littéraires de la même époque – celui de Camille dans l’Eneas, celui d’Alexandre lui-même dans le roman en ancien français – est assez difficilement représentable : on a quelque peine à comprendre comment les colonnes soutiennent à la fois la pyramide et la voûte historiée. Il n’est pas impossible cependant, sug­ gère Maura Lafferty, que cette architecture vise à rappeler celle du Mausolée d’Halicarnasse, que pèlerins et croisés pouvaient encore admirer au xiie siècle. Il reste que la signification du monument, comme celle de toute ekphrasis, est d’abord symbolique. L’adjectif volubilis qui qualifie le mouvement rotatoire de la voûte céleste, est une épithète traditionnelle de la Fortune. 22. Voir ci-dessus, livre 1, note 35. 23. Le désert de Libye (cf. ci-dessus, livre 3, note 24). Ce que Gautier de Châtillon nomme ici Libye, c’est la province d’Afrique, c’est-à-dire l’actuelle Tunisie, dont la frange littorale est réputée très fertile (Isidore de Séville, Etymologies 14, 5, 8). 24. Pallas est le grand-père d’Évandre, ce Grec qui accueille Énée sur le mont Palatin où il a fondé la ville de Pallanteum, l’ancêtre de Rome (Virgile, Énéide 8,54). 25. Gadès est Cadix, voisine des Colonnes d’Hercule ; le royaume de Saba, dans la péninsule arabique, est réputé pour ses parfums et ses aromates ; quant à la Champagne, plusieurs siècles avant l’invention par dom Pérignon d’un célèbre procédé de vinification, elle est déjà réputée pour la qualité exceptionnelle de ses vins, dont la production est stimulée par le voi­ sinage des fameuses foires. Les notations relatives aux Normands et aux Anglais traduisent le peu de sympathie qu’ils semblent avoir inspiré à Gautier. Enfin, les clichés ont la vie dure : aujourd’hui encore, les Génois ont une solide réputation d’avarice, et les Allemands sont souvent caricaturés comme brutaux. 26. Depuis Pline, on considère que la Méditerranée, située au centre du monde, constitue le bassin d’écoulement de tous les fleuves, y compris l’Océan. 27. Cf. Daniel 8, 7 (et ci-dessus, livre 5, note 2). L’expression « marteau de l’univers » (malleus orbis) vient quant à elle du Livre de Jérémie (50, 23), où elle s’applique … à Babylone. 28. Ce calcul fort précis vient de la Chronique d’Isidore de Séville.

Notes : Livre 8 1. Voir ci-dessus, livre 3, note 25. 2. Eunuque d’une très grande beauté, amant d’Alexandre après avoir été celui de Darius. Après avoir, au livre précédent, appelé les vengeances les plus cruelles sur la tête de Narbazanès, Gautier passe assez vite sur cet épisode scabreux, comme d’ailleurs fait Quinte-Curce (6, 5, 23). 3. On aurait tort de voir dans la rencontre d’Alexandre et Thalestris une concession au goût fantastique de la tradition « romanesque » pour les merveilles d’Orient : pour Gautier, qui suit sur ce point encore Quinte-Curce, l’existence du peuple guerrier des Amazones est une donnée de fait. 4. Aujourd’hui le Rion, fleuve de Géorgie qui descend du Caucase pour se jeter dans la Mer Noire. 5. Il se fait appeler Artaxerxès, comme trois des rois achéménides des ve et ive siècles. 6. Les Sères, qui fabriquent la soie (sericum) sont un peuple d’Asie centro-orientale, souvent identifié aux Chinois. 7. L’intrigue policière s’adapte mal à la forme épique : aussi Gautier résume-t-il en quelques vers ce que Quinte-Curce prend plusieurs pages pour exposer (6, 7, 1-30). Voici ce qu’il en

NOTES d e s page s 239 à 261 est : Dymnus, officier de l’armée macédonienne, révèle à son amant Nicomaque qu’il est, avec plusieurs complices, sur le point d’attenter à la vie d’Alexandre. Nicomaque horrifié en informe son frère Cébalinus. Celui-ci alerte à son tour Philotas, fils de Parménion, qui appartient au proche entourage du roi. Philotas – complicité ou négligence ? – garde pour lui l’information pendant deux jours. Cébalinus se décide alors à la communiquer au jeune Métron, page d’Alexandre, qui la transmet aussitôt à son maître. Celui-ci convoque Dymnus, qui, se voyant découvert, se suicide. Philotas, coupable de s’être tu, est arrêté. La petite in­ cohérence relative à la durée de son silence coupable (deux ou trois jours ?) est peut-être due à une mauvaise interprétation de Quinte-Curce 6, 7, 27. 8. Les trois conjurés nommément incriminés par Alexandre (Quinte-Curce 6, 9, 5). Ailleurs (6, 7, 25), l’historien cite six autres noms. 9. Quinte-Curce signale avec moins d’emphase qu’Alexandre a désigné le seul Philotas comme chef de la cavalerie (6, 9, 21). 10. Le comte de Flandre Charles le Bon fut assassiné le 2 mars 1127 par Burchard, neveu du prévôt de Bruges. En punition, le meurtrier fut, sur ordre du roi de France Louis VI le Gros, suspendu à une haute roue dressée verticalement, et là, criblé de traits par des hommes d’armes (cf. Suger, Vie de Louis VI le Gros, ch. 30) : contrairement à ce que pourrait suggérer la formulation ambiguë de Gautier, il n’est donc pas soumis au moderne « supplice de la roue ». On trouvera une analyse historique méticuleuse de ces événements dans L. Feller, L’assassinat de Charles le Bon, comte de Flandre. 2 mars 1127, Paris, 2012. 11. Hector, l’un des favoris d’Alexandre, se noie dans le Nil au terme de l’expédition en Égypte (Quinte-Curce 4, 8, 7-8) ; sur Nicanor, voir ci-dessus, livre 5, note 12. 12. C’est le titre que Quinte-Curce donne à ce personnage (6, 9, 28) : il équivaut au grec stratègos – nous dirions « officier général ». 13. Nous ne sommes pas parvenu à rendre le jeu sur les mots latins securus, « en sécurité, tran­ quille, serein », et securis, « la hache » (du point de vue de la phonétique et du sens « surin » aurait bien convenu, mais n’appartient pas au niveau de langue adapté). 14. L’argumentation de Philotas n’est pas d’une clarté aveuglante. Tout d’abord, Gautier de Châtil­ lon, suivant Quinte-Curce (6, 10, 1-2), le montre écartelé entre sa conscience tranquille, qui devrait lui inspirer une certaine hardiesse en paroles, et le caractère périlleux de sa situation, propre à l’inciter au contraire à la prudence. Puis (à partir de : « Si je m’en remets… »), il se lance un peu hors de propos dans une de ses habituelles diatribes sur la toute-puissance de la Fortune, contre quoi le cœur le plus pur n’a de toutes façons aucune chance. A quoi bon, dès lors, poursuivre le plaidoyer ? 15. Voir ci-dessus, note 7. 16. La référence est ici au début du Livre 13 des Métamorphoses d’Ovide, qui voit Ajax et ­Ulysse s’affronter en paroles pour savoir qui sera digne d’hériter des armes d’Achille. A Ajax qui lui reproche d’avoir feint la folie pour échapper à la guerre de Troie (v.35-39), Ulysse a en effet beau jeu de répondre que le bouillant Achille lui-même se comporta de façon ­analogue, puis­ qu’à la demande de sa mère Thétis, il se déguisa en fille en vue d’échapper à son d ­ estin fatal (v. 162-170). En revanche, l’autre épisode mythologique n’est pas bien interprété par G ­ autier : Ajax ne blâme pas Ulysse d’avoir volé le Palladium, cette statue d’Athéna qui ­protégeait la ville de Troie – ce qui est en soi une action glorieuse -, mais de l’avoir fait nuitamment, et dans l’ombre de Diomède, le « fils de Tydée » (v. 99-104). 17. D’après le De inventione de Cicéron, un manuel d’éloquence très lu au Moyen Âge, c’est un système de défense fort efficace (2, 19, 86-90). 18. Plus précis, le Philotas de Quinte-Curce met la dénonciation de Nicomaque au compte d’une querelle d’amoureux (6, 10, 16). 19. Et peut-être faut-il voir ici la vraie cause du malheur de Philotas : avec son père Parménion, il incarne la vieille aristocratie macédonienne, plutôt conservatrice, qui désapprouve Alex­ andre de se transformer en despote oriental. 20. Resté à Ecbatane où il gouverne la Médie, il sera en effet égorgé par un envoyé d’Alexandre (Quinte-Curce 7, 2, 27).

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co m m e n ta ir e 21. Quinte-Curce parvient à la même conclusion sceptique (6, 11, 21), mais détaille des aveux de Philotas – ce qui fait que Gautier parait encore plus dubitatif quant à la culpabilité de celui-ci. 22. Oxatrès (voir ci-dessus, livre 3, note 6). 23. Sans doute les Furies, divinités infernales de la vengeance ; un commentateur médiéval les nomme « diablesses » (diabolas). Les places respectives accordées au supplice du sans doute innocent Philotas et à celui de l’infâme Bessus en dit long sur la façon dont Gautier évalue désormais l’exercice par Alexandre de l’autorité judiciaire, le premier des devoirs du roi. 24. Le Don. 25. Pour Gautier comme pour Quinte-Curce, les termes de « Sarmates » et de « Scythes » désig­nent de façon à peu près indifférenciée les populations séjournant aux confins nord-orien­taux du monde. 26. L’ambassadeur des Scythes a vis-à-vis de la médiocrité du physique d’Alexandre la même réaction perplexe que la reine des Amazones, au début du livre 8. 27. La philosophie des Scythes rappelle celle des brahmanes, ou gymnosophistes, telle que l’ex­ pose l’opuscule de Palladius Sur les peuples de l’Inde et les Brahmanes, interpolé dans cer­ taines versions du roman grec d’Alexandre – à ceci près que les brahmanes sont pacifiques. 28. Série d’adynata : les astres sont portés par une des sphères célestes, le Septentrion est la Grande Ourse ; la troisième proposition, à propos des poissons, rappelle Virgile, Bucoliques 1, 60. 29. Les quatre vents désignent les quatre points cardinaux : l’Eurus souffle de l’Est, le Zéphyr de l’Ouest, l’Auster du Sud et le Borée, le plus violent, du Nord.

Notes : Livre 9 1. Ici indulgent envers son héros, Gautier de Châtillon condense en cinq vers l’évocation des crimes d’Alexandre, qui occupe plus de la moitié du Livre 8 de l’Histoire de Quinte-Curce. Sur le meurtre sauvage de Clitus, voir ci-dessus, livre 5, note 7 ; le page Hermolaus prend la tête d’un complot contre la vie d’Alexandre : celui-ci tire parti de la répression contre les auteurs de cette tentative d’assassinat pour faire exécuter leur maître, l’historien Callisthène, pourtant innocent, qui passait pour le champion de la liberté grecque contre le despotisme. 2. La géographie de Gautier est ici des plus approximatives : l’Inde ne surplombe pas l’Afrique (« le territoire de Libye ») et n’est guère montagneuse dans sa partie méridionale. (« l’Aus­ ter »). En fait il a mal interprété une indication de Quinte-Curce, qui signale que la seule partie de l’Inde qui s’élève en altitude est celle exposée à l’Auster, c’est-à-dire, selon toute probabilité, la chaîne himalayenne, qui oppose sa barrière à la mousson d’été. 3. Dans la géographie de l’époque, le terme désigne l’Océan Indien et les mers afférentes (dont l’actuelle Mer Rouge). 4. Ce fleuve, appelé Acésinès, par Quinte-Curce (8, 9, 8), est sans doute la Chenab, tributaire de l’Indus, et non du Gange, comme l’indique par erreur l’historien romain. 5. Le second, après Darius, des grands adversaires d’Alexandre. Il règne sur le centre du Pend­ jab. S’il est dit « très grand » (maximus), ce n’est pas seulement en raison de sa puissance ou de sa vaillance, mais aussi de sa taille : c’est un géant. 6. Le Jhelam, affluent de la Chenab, qui coule au Cachemire. 7. L’argent. 8. L’exploit – en langage épique : « aristie » – de ces jeunes héros, appelés Hégésimaque et Nicanor par Quinte-Curce, est relaté par celui-ci de façon sèche et lapidaire (8, 13, 13-15). Comme l’a souvent noté la critique, Gautier de Châtillon entend ici rivaliser avec Virgile, et le récit par celui-ci de la mort glorieuse de Nisus et Euryale (Énéide 9, 176-449). 9. Personnage fictif. Quinte-Curce évoque bien un certain Andromachus, nommé gouverneur de Syrie par Alexandre, mais il est tué lorsque celui-ci séjourne en Égypte (4, 5, 9 et 8, 9). 10. Nom assez répandu parmi les Macédoniens. Frère d’Amyntas, plusieurs fois cité par Gautier (Alex. 2, 427; 3, 108; 5, 265) et comme lui général d’infanterie, il jouera un rôle important au cours de la guerre des Diadoques. Il fait l’objet d’une brève mention dans l’Histoire de Quinte-Curce (8, 13, 21).

NOTES d e s page s 263 à 3 0 1 11. Les Parques. 12. Comme lors des combats contre les Perses, les guerriers macédoniens sont des généraux d’Alexandre attestés par la tradition historiographique, les Indiens des personnages fictifs. On ne peut cependant s’empêcher de voir dans Candacée une sorte de pendant masculin de la reine Candace, la reine d’Éthiopie amante d’Alexandre, dont le roman français fait une alliée, voire une parente, de Porus. 13. Les Agriens sont un peuple de Thrace. Ils constituent des escadrons légers, armés du javelot, qu’Alexandre utilise souvent comme troupes de choc. 14. C’est un peu plus loin dans son récit (9, 3, 23) que Quinte-Curce mentionne la fondation de la ville de Bucéphala, sur les bords de l’Hydaspe. 15. Roi d’un état riverain de l’Indus, à l’ouest de celui de Porus, Omphis s’est très tôt rallié à Alexandre : confirmé par lui dans sa royauté, il prend alors le nom dynastique de Taxile (Quinte-Curce 8, 12, 5-10). Le nom de son frère n’est pas connu. 16. Si l’action ici décrite paraît tout à fait bizarre – l’éléphant blessé et fatigué aurait posé son cavalier à terre avant de le remettre en selle (!), le voyant menacé -, c’est que Gautier n’a pas bien compris le texte de Quinte-Curce (8, 14, 37). Ce dernier ne signifie pas que l’éléphant a laissé Porus pied à terre (pedes) face à l’ennemi, mais que le roi indien, voyant sa monture épuisée, a ordonné à l’infanterie – peditem, le fantassin, est à interpréter comme un singulier collectif – de s’opposer aux poursuivants. 17. Au sens technique et politique du terme : les Amis (philoi) sont les principaux dignitaires de l’empire – voir ci-dessus livre 4, note 7. On remarquera que dans le vocabulaire féodal, amicus signifie vassal. 18. Toujours situé dans le Pendjab, entre les fleuves Ravi, affluent de la Chenab, et Satlé, affluent de l’Indus – c’est-à-dire vers la frontière entre l’Inde et le Pakistan actuels. On se trouve ici à la limite orientale des conquêtes d’Alexandre. 19. Ces quatre braves appartiennent à la garde d’Alexandre ; ils survivront à l’engagement (sauf peut-être Timée, qui n’apparaît chez Quinte-Curce que dans cet épisode et est inconnu des autres historiens). 20. Il est originaire de Cos, patrie d’Hippocrate et haut lieu de la science médicale grecque. 21. Il faut donc imaginer qu’Alexandre subit debout cette cruelle opération, ce que ne dit pas Quinte-Curce : Gautier s’inspire sur ce point de la scène de la guérison d’Énée, blessé d’une flèche, par le médecin Iapyx (Virgile, Énéide 12, 398-400). 22. Longue et lourde lance caractéristique de l’armement des Macédoniens. 23. Souverain d’un royaume situé dans le Cachemire ; bien qu’ennemi de Taxile, il fait très vite, comme ce dernier, soumission à Alexandre (Quinte-Curce 8, 12, 13-13,1). 24. C’est l’épithète conventionnelle d’Achille, fils d’Éaque. La dynastie macédonienne prétend descendre des héros de la guerre de Troie (cf. Alex. 1, 470-471). 25. L’hypothèse de l’existence des Antipodes, cette race d’hommes qui habiteraient de l’autre côté de la terre et marcheraient donc les pieds en l’air, est rejetée par Isidore de Séville (Étymolo­ gies 9, 2, 133) comme une invention des poètes. Quinte-Curce n’en fait d’ailleurs pas mention. 26. Annonce du livre 10 : c’est pour punir Alexandre de sa curiosité sacrilège que le personnage allégorique de Nature va tramer sa perte, que nulle force humaine ne serait en mesure de causer.

Notes : Livre 10 1. Le fleuve Océan, qui entoure de son cours circulaire les trois parties du monde, marque la limite de l’univers connu (voir ci-dessus, livre 1, note 35, et la description du tombeau de Darius, à la fin du livre 7). 2. Pour les penseurs de l’« École de Chartres » comme Bernard Silvestre (Cosmographia), auprès de qui notre poète a pu trouver le substantif yle, la matière primordiale, et ceux qui s’en in­ spirent comme Alain de Lille, le rival de Gautier (De planctu Naturae, Anticlaudiamus), la nature collabore à l’œuvre créatrice de Dieu.

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co m m e n ta ir e 3. Les deux principes de la génération et de la germination (par opposition au froid et au sec), selon la physique de l’époque. 4. Si Gautier emprunte à la mythologie païenne divers termes pour désigner l’autre monde, il ne leur affecte pas un sens technique précis : le Tartare, l’Érèbe, la cité du Styx, sont pour lui interchangeables, et s’inscrivent dans une topographie infernale toute chrétienne. 5. La tradition littéraire qui peuple les enfers des allégories des maux accablant le genre humain remonte à Virgile (Énéide 6, 273-281) et Ovide (Métamorphoses 4, 481-485) ; c’est Claudien, vers 400, qui intègre à leur groupe les figures de vices comme Envie et Avarice (Contre Rufin 1,30-38). Telle est la lignée dans laquelle s’inscrit ici Gautier, comme le fait, vers la même époque, son rival Alain de Lille (Anticlaudianus 8, 160-167). 6. A savoir Avaritia, la Cupidité. On notera que le Moyen Âge accueille deux traditions con­ currentes qui font l’une d’Avaritia, l’autre de Superbia, l’Orgueil, la mère de tous les vices. Mais c’est le païen Claudien (Sur le consulat de Stilicon 2, 111-115) que suit ici directement Gautier : non content de faire lui aussi d’Avaritia la « mère des crimes », il la dépeint dans une attitude proche de celle que représentera l’Alexandréide. 7. Il convient de relever une fois encore l’attention indignée que Gautier porte aux vices cu­ riaux, ceux qui sont apparentés à l’hypocrisie et à la jalousie. 8. Le xiie siècle est contemporain d’une puissante réflexion théologique sur les questions de la matérialité des peines infernales, et surtout de l’existence d’un troisième lieu de l’au-delà, entre Paradis et Enfer, qui accueillerait les ni tout à fait bons ni tout à fait méchants (voir J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981). On trouvera une analyse du pas­ sage de Gautier à la lumière des enseignements du théologien parisien Pierre Lombard dans P. Korte, « Christlicher Hades und vergilisches Fegefeuer. Die antike Unterwelt in der mit­ telalterlichen Rezeption », Frühmittelalterliche Studien 42 (2008), p. 271-306 (p. 295-301). 9. Un monstre marin serpentiforme cité par les livres de Job (3, 8 ; 40, 20) et d’Isaïe (27, 1), que Gautier, à la suite du commentaire de saint Jérôme sur Isaïe, assimile à Satan, le prince des démons, comme le font beaucoup de poètes médiévaux. 10. Dès l’époque patristique, Satan est considéré comme un ange déchu : c’est pour avoir par orgueil voulu s’égaler à Dieu qu’il fut par lui précipité en enfer. C’est avant tout Augustin qui donne corps à cette doctrine, à laquelle on peut assigner de très anciennes racines sémi­ tiques. La scène de la chute des mauvais anges est figurée par une quarantaine de miniatures de manuscrits médiévaux aujourd’hui conservés. 11. Lucifer, « le porte-lumière », est le nom à la fois de Satan, du temps de sa splendeur (voir note précédente) et, en poésie, de l’étoile du matin, Vénus au lever du soleil. Gautier joue ici habilement cette double référence. 12. L’Apocalypse (12, 7-8) déclare que le serpent, une fois vaincu par les légions célestes, « ne trouva plus aucun lieu dans le ciel » et « fut projeté sur la terre ». Mais la jolie idée selon laquelle c’est Nature qui lui offre alors l’hospitalité est imaginée par Gautier pour les besoins de sa narration : le diable a une dette d’honneur à lui acquitter… 13. Selon Lucain également (10, 40), l’ultime entreprise d’Alexandre, que sa mort devait inter­ rompre, aurait été la découverte des mystérieuses sources du Nil ; sur la localisation par la géographie médiévale du Paradis terrestre, que le Nil irrigue, voir ci-dessus livre 1, note 36 ; enfin, selon une riche tradition légendaire et iconographique, le Paradis (par similitude avec la Jérusalem céleste de l’Apocalypse) est entouré d’un mur : d’où la nécessité d’y mettre le siège. 14. Ici, Gautier semble annoncer la topographie dantesque des lieux de l’au-delà, qui situe aux antipodes la montagne du Purgatoire. Il faut trouver le séjour de Satan, au centre de la terre, pour y parvenir. 15. Le jardin d’Éden, d’où Adam a été expulsé après la faute. 16. L’enfer igné est beaucoup plus commun que l’enfer glacé, probablement d’origine celtique. On les voit cependant coexister dans plusieurs récits de voyages dans l’au-delà comme, au xiie siècle, les Visions d’Albéric, d’Owen ou d’Edmund. 17. Figure rhétorique d’aposiopèse, de réticence.

NOTES d e s page s 3 0 1 à 319 18. Annonce de la « descente aux enfers » lors de laquelle le Christ, entre sa Passion et sa Résur­ rection, vient délivrer les âmes des Justes. Le « bois triomphal » est celui de la croix. Pour le thème de « l’homme nouveau », voir l’Épître aux Éphésiens. Satan, s’il a bien lu les prophètes, manque de clairvoyance dans son interprétation : même si l’Alexandre du roman, fils du ma­ gicien Nectanébo, a été « enfanté dans des conditions inouïes », il n’est pas une préfiguration du Christ, car sa royauté est toute temporelle. 19. Seule matière que la virulence du poison n’attaque pas, selon Quinte-Curce (10, 10, 16) qui, à la différence des autres sources de Gautier, Justin et Julius Valerius, n’affirme pas de façon catégorique la thèse de l’empoisonnement. 20. Il gouverne la Macédoine depuis le départ d’Alexandre pour l’Asie. C’est l’hostilité d’Olym­ pias qui lui aurait valu d’être convoqué à Babylone pour y rendre des comptes, selon Justin et Julius Valerius (mais non Quinte-Curce). 21. Le cratère sulfureux de l’Etna passe pour la bouche de l’enfer. 22. L’énumération de ces projets de conquêtes occidentales vient de la version interpolée de l’Histoire de Quinte-Curce (voir notre introduction). 23. Un bois spécialement adéquat à la construction de navires (Virgile, Géorgiques 1, 136). 24. Alexandre a déjà reçu le même avertissement, à peu près dans les mêmes termes et sous la même forme interrogative, de la part de l’ambassadeur scythe, à la fin du livre 8, et de Cratère, à la fin du livre 9. 25. Deux peuples germaniques, symbolisant l’Allemagne. 26. C’est-à-dire que l’Italie est protégée à la fois par les Alpes (« les roches enneigées ») et par sa situation péninsulaire. 27. La Trinacrie (« à trois pointes ») est la Sicile. Pour les géographes du temps, comme Gervais de Tilbury, le caractère volcanique de l’île, surplombée par l’Etna, fait d’elle « une réplique de la Géhenne » (exemplum Gehennae – Otia imperialia 2, 12). 28. Dès le xiiie siècle, les destriers les plus prisés sont ceux de la péninsule ibérique. 29. La forge des Cyclopes se situe sous l’Etna. Quant au « tyran de Sicile », il est bien difficile de l’identifier : l’année de la mort d’Alexandre (323 av. J.-C.) correspond précisément à une période où l’île n’est pas soumise au régime de la tyrannie. 30. Bel exemple de la figure appelée « polyptote », l’emploi à trois cas différents et à la même place métrique du mot libertas. 31. L’évocation de l’hommage de Rome transmis par le consul Aemilius vient de l’Epitomé de Julius Valerius (1, 29). Il faut avouer que, du fait de la contamination des diverses sources de Gautier, les projets d’Alexandre, à la fois vers l’Est et vers l’Ouest, apparaissent ici un peu contradictoires. 32. Cynosure et Hélicé sont la Petite et la Grande Ourse. Proches du pôle boréal, celles-ci sem­ blent ne jamais descendre sous l’horizon. 33. Gautier rassemble ici des informations extraites de quatre sources distinctes : la pluie de pierres vient d’Orose (Histoire contre les païens 3, 7, 4), l’agneau qui parle de la Chronique universelle d’Isidore de Séville (ad an. 4427), la poule accouchant d’un serpent de l’Epitomé de Julius Valerius (1, 11) et le combat des aigles de Justin (12, 16, 4). 34. Voir ci-dessus, livre 1, note 2. 35. Le rossignol, souvent annonciateur de joie dans la lyrique amoureuse du xiie siècle. 36. Preuve que ses deux héros opposés sont en quelque sorte jumeaux, et voués au même échec final, Gautier met en scène le même genre de présages astronomiques au début du livre 7, peu avant la mort de Darius, à cette différence près que là, c’était la nuit, et ici, le jour, qui répugnent à paraître (on se rappelle que le devin Aristandre, à la fin du livre 3, assimilait la Perse à la lune et la Grèce au soleil). – Les flots nabatéens sont, au sens strict, la Mer Rouge (les Nabatéens sont un peuple arabe situé à l’Est du Sinaï) et par métonymie, toute mer orientale. 37. L’effet dramatique produit par la brutale accélération du récit est spectaculaire. 38. Gautier se réfère une fois encore ici à la révolte contre l’Olympe des Géants ; bien que fils, comme ces derniers, de Gaia (la Terre) et Ouranos (le Ciel), les « frères de l’Etna », à savoir les trois Cyclopes, ne se confondent pas avec eux. Sur la légende de Typhée (ou Typhon), voir

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co m m e n ta ir e ci-dessus, livre 7, note 5 ; le Pélore est un promontoire de Sicile, voisin de l’Etna, sous lequel Zeus a enfermé Typhée. 39. On notera le contraste, un peu grinçant, entre le pragmatisme très prosaïque des assistants et le rêve surhumain d’Alexandre. 40. Apparenté à la famille royale, fidèle entre les fidèles, Perdiccas se révèlera aussitôt incapable d’assumer l’héritage, comme le montre Quinte-Curce (10, 6-8). Quant à Gautier, une fois son héros mort, il n’est en rien intéressé par les querelles de succession. 41. Selon une glose médiévale, il s’agirait des quatre vents. 42. Probablement un souvenir personnel : il y a tout lieu d’imaginer que Gautier ait profité de son séjour à Bologne, dans les années 1160, pour se rendre à Rome. D’autre part, il ­consacrera plusieurs poèmes satiriques à vitupérer l’avidité des membres de la curie, comme le font d’ailleurs avec constance tous les poètes qui cultivent la veine goliardique. 43. Alexandrie, capitale grecque de l’Égypte qui a échu au diadoque Ptolémée. C’est sur ce « transfert des cendres » d’Alexandre que s’active l’Histoire de Quinte-Curce. 44. Les Muses. 45. Allusion à la conversation de Jésus avec la Samaritaine (Jn 4, 13-14). Gautier paraît donc déclarer ici son intention d’abandonner la poésie profane et de mettre son talent au service de la foi. Mais les quelques hymnes et vies de saints en vers qui lui sont attribués ne semblent pas postérieurs à l’Alexandréide. 46. Le dédicataire de l’œuvre, Guillaume, archevêque de Reims.

Index nominum1

Abisares, roi indien  9, 508 Abner  4, 231 Acesines (sc. Achesis fl.)  9, 24 Achab  4, 245 Achaz  4, 258 Acheron  5, 75 ; 254 Achillas, conseiller de Darius  4, 72 Achilles  1, 199 ; 221 ; 471 ; 8, 236 Achor (cf. Jos. 7, 24-26)  4, 215 Actéon  3, 456 Actorides, guerrier grec  3, 96 Aeacides, voir Eacides Aegyptus, voir Egyptus Aemilius  10, 323 Aeschines (sc. Eschinus)  1, 277 Aethiops  3, 406 ; 5, 42 ; 353 Aetnaeus  10, 411 Afer, guerrier perse, 5, 262 ; 263 ; 265 ; 266 Africa  7, 406 ; 10, 228 Agaunus  2, 320 ; 5, 318 Agave  1, 303 Agenor  3, 330 Agilos, guerrier perse, 3, 72 Agriani, Agriens (d’un peuple de Péonie), 9, 239 Ajax  8, 230 Alcides  1, 40 ; 338 Alexander passim (67 occurrences) Alpes, Alpinus  2, 315 ; 5, 313 ; 7, 376 ; 8, 482 ; 9, 43 ; 10, 182 ; 10, 442 Aman  4, 271 Amazon, Amazonius  8c, 2 ; 8, 9 ; 16 Ambitio, personnage allégorique  4, 410



Amos  4, 258 Amphilocus, guerrier perse, 3, 60 Amphion  1, 347 Amulon, guerrier perse, 5, 267 Amyntas, général macédonien, 2, 429 ; 3, 108 ; 5, 265 Amyntas, préteur royal  8, 180 Ancyra  2, 91 Andromachus, guerrier macédonien, 9, 121 Anglia  7, 412 Antaeus  3, 434 Antigonus, général macédonien, 2, 434 ; 3, 55 ; 59 ; 5, 269 Antipodes  9, 569 ; 10, 99 ; 315 Antonius  5, 494 Aonides  1, 286 ; 320 ; 2, 457 Aonius  1c, 4 Apelles  4, 179 ; 218 ; 7, 383 ; 392 ; 420 Applausus, personnage allégorique  4, 427 Apollo  2, 531 Aquilo  5, 9 Arabites, peuple d’Asie centrale, 5, 133 Arabs  1, 415 ; 3, 72 ; 359 ; 4, 571 ; 5, 166 ; 374 ; 473 ; 8, 59 Araxes  6, 162 ; 194 Arbela  3, 459 ; 5c, 2 ; 5, 381 ; 431 Arctos sive Artos  1, 399 ; 410 Aretas, gouverneur de Syrie  3, 12 ; 18 Argos (Argivus, Argolicus)  1, 354 ; 372 ; 469 ; 494 ; 2, 185 ; 278 ; 395 ; 3, 422 ; 5, 72 ; 233 ; 7, 456 ; 9, 214

1 Les noms de personne sont en romains, les noms géographiques et astronomiques en italiques. La lettre c renvoie aux capitula.

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in d e x n o m i n u m

Aristander, devin grec, 3, 502 Aristomenes, guerrier indien  5, 12 ; 20 Ariston (Aristonus), guerrier macédonien  9, 208 ; 209 ; 433 ; 439 Aristonides  5, 262 (voir Afer) Aristoteles (Aristotiles)  1c, 1 ; 1, 42 ; 223 ; 334 ; 9, 5 Armenia  1, 418 ; 7, 475 Arsamides cf. Darius Arthabazus, conseiller de Darius  6, 374 ; 436 Arthofilos, guerrier perse  3, 35 ; 45 Arthurus  7, 411 Asael (cf. 2 Reg. 2)  4, 231 Asia  1c, 5 ; 8 ; 1, 379 ; 398 ; 406 ; 425 ; 435 ; 2, 70 ; 75 ; 81 ; 95 ; 482 ; 4, 65 ; 6, 3 ; 95 ; 215 ; 348 ; 407 ; 7, 26 ; 170 ; 397 ; 415 ; 531 ; 8, 362 ; 9, 562 ; 10, 92 ; 172 Assyrius  1, 412 ; 8, 490 Astraea  1, 177 Athenae  1, 284 ; 2, 458 ; 6, 263 ; 7, 407 Atlantiades, Atlantis (sc. Mercure)  5, 245 ; 376 Atlas  1, 487 ; 4, 294 Atropos  7, 54 Attalus  9, 153 ; 177 Auernus  9, 291 ; 10, 101 Aulis  3, 424 Auson, guerrier perse  3, 201 Auster  1, 399 ; 4, 321 ; 5, 235 ; 434 ; 9, 11 Baal  4, 247 Babylon (Babylonia, Babylonius)  1, 414 ; 2, 368 ; 395 ; 3, 202 ; 4, 542 ; 5c, 10 ; 5, 381 ; 423 ; 443 ; 456 ; 6c, 1 ; 6, 2 ; 19 ; 28 ; 10, 153 ; 170 ; 203 ; 235 Bacchus  1, 167 ; 439 ; 7, 314 ; 410 ; 433 Bactra  4, 128 ; 339 ; 6, 304 ; 409 ; 442 ; 501 ; 7, 102 ; 206 ; 8, 49 ; 75 ; 360 ; 424 ; 432 Bagoas, mignon d’Alexandre  8, 7 Balthasar  2, 525 Baradas, guerrier perse, 5, 268 Baucis  2, 62

Belides  5, 321 ; 6, 302 ; 481 (voir Darius) Bellona  3, 154 ; 4, 479 ; 5, 206 ; 235 Belus  2, 328 Beniamin  4, 225 Bennun (sc. Josué)  4, 213 Bessus sive Bessas  5, 302 ; 6, 384 ; 422 ; 431 ; 495 ; 528 ; 539 ; 7, 40 ; 129 ; 131 ; 156 ; 162 ; 166 ; 170 ; 207 ; 341 ; 501 ; 515 ; 519 ; 8c, 2 ; 8, 49 ; 337 ; 341 ; 344 ; 350 ; 354 ; 355 Boeotia  1, 350 Bootes, le Bouvier (constellation) 1, 11 ; 10, 356 Boreas  1, 400 ; 488 ; 5, 71 ; 8, 485 ; 491 ; 9, 493 Brennius  1, 15 Britannia  1, 12 Brito  7, 411 Brochubelus, transfuge perse  7, 138 Bucephalas sive Bucifal  4, 90 ; 516 ; 9, 266 Burkardus, assassin du comte de Flandres Charles le Bon  8, 168 Caesar (Caesareus)  1, 7 ; 5, 493 ; 508 Cain  4, 194 Calchas  1, 326 Camena  1, 26 ; 4, 432 Campania, la Champagne, 7, 410 Cancer (constellation)  1, 243 Candaceus, guerrier indien  9, 212 Cappadox  2, 91 ; 7, 476 ; 8, 423 Caucasus  1, 411 ; 8, 11 ; 9, 14 Caynan, guerrier perse  5, 36 ; 37 Cebalinus, conjuré  8, 83 ; 111 ; 117 ; 219 ; 245 ; 256 Cecropides  1c, 3 ; 1, 272 Ceres (Cerealis)  1, 436 ; 3, 448 Chaldeus  1, 414 ; 2, 390 ; 507 ; 3, 16 Chaos  4, 591 ; 7, 295 ; 10c, 2 ; 10, 99 ; 132 ; 167 Charybdis  3, 380 ; 5, 301 Cherippus, guerrier arabe  3, 72 Chorintus, voir Corinthus

i nd e x no mi nu m

Christus  3, 337 ; 4, 266 ; 5, 516 Cilicia  2, 140 ; 159 ; 4, 346 Cilix  1, 378 ; 447 ; 2c  5 ; Claudius (sc. Claudianus)  5, 505 Cleades, poète thébain  1, 326 ; 345 Clementia, personnage allégorique  4, 420 Cleopatra  5, 495 Clitus  2, 430 ; 3, 28 ; 35 ; 45 ; 5, 77 ; 116 ; 117 ; 9, 4 Clotho  5, 143 Coenus, général macédonien  2, 430 ; 3, 55 ; 59 ; 5, 270 Concordia, personnage allégorique  4, 425 Copia, personnage allégorique  4, 426 Corinthus  1, 4 ; 203 Craterus, général macédonien  2, 433 ; 3, 55 ; 60 ; 5, 265 ; 9, 513 Critobulus, médecin  9, 456 ; 475 ; 488 Croesus  2, 346 ; 531 ; 5, 389 Cybele  2, 313 ; 5, 34 Cydnus (sc. Cignus)  2, 148 Cynosura  10, 336 Cynthia, Cynthius  3, 528 ; 4, 301 Cyrus  2, 141 ; 345 ; 529 ; 537 ; 3, 80 ; 4, 268 ; 5, 191 Cythereius  3, 329 Dalila  4, 220 Damascus (Damascenus)  2, 299 ; 3, 258 ; 5, 81 Danaus  1, 274 ; 321 ; Daniel  4, 265 ; 5, 8 ; 7, 420 Darius passim (129 occurrences) Delius  7, 127 ; 136 (voir Apollo) Demetrius, conjuré  8, 107 Demosthenes  1, 271 ; 277 Detractio, personnage allégorique  10, 45 Diana  3, 519 Dinus, guerrier perse  3, 65 ; 70 Diomedes  7, 232 Dionysius, Saint-Denis, 5, 440 Dirce  1, 349 Dodon, guerrier parthe  3, 33

Dolus, personnage allégorique  10, 45 Doricus  3, 237 Dorilos, guerrier grec  3, 96 Dyaspes, guerrier perse  3, 74 Dymmus (Dimus, Dymus) conjuré  8c, 4 ; 8, 87 ; 97 ; 108 ; 117 ; 129 ; 224 ; 227 ; 253 ; 262 Eacides  1, 473 ; 5 c7 ; 9, 545 Ebrietas, personnage allégorique  10, 41 Ecbatana sive Ebactana  6, 302 ; 7, 93 ; 98 Echo  4, 493 ; 4, 296 Eclimus, guerrier perse  3, 81 Effestio, voir Hephaestion Egyptus  3, 371 ; 4, 208 ; 7, 403 ; 10, 344 ; 452 Elas guerrier perse  3, 72 Elias  4, 247 Eliphaz, guerrier égyptien  5, 29 ; 30 Elis, guerrier grec  3, 93 Elysius  1, 492 ; 9, 147 Emathius  5, 496 Enacides  9, 198 (voir Yulcon) Enos, guerrier perse  5, 36 Eous  2, 97 ; 5, 245 Erebus  10, 31 Erinys  8, 344 Esau  4, 205 Eschinus, voir Aeschines Esdras  4, 274 Euctemon, captif grec  6, 218 ; 263 Eudochius, guerrier perse  3, 75 Eumenidus  3, 73 ; 5, 270 Euphrates  1, 418 ; 2, 48 ; 99 ; 3, 202 ; 436 ; 4, 95 ; 125 ; 163 ; 166 Europa  1, 307 ; 374 ; 401 ; 441 ; 2, 456 ; 482 ; 6, 188 ; 211 ; 288 ; 501 ; 8, 362 Eurus  8, 444 ; 484 Ezechias  4, 250 Ezechiel  4, 262 Falernus  10, 148 Faunus  2, 62 Fauor, personnage allégorique  4, 429 Flandria  8, 168

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Flora  2, 317 Fortuna  1, 494 ; 2, 172 ; 184 ; 195 ; 421 ; 455 ; 3, 270 ; 528 ; 4, 552 ; 553 ; 560 ; 5, 25 ; 39 ; 130 ; 255 ; 396 ; 6, 142 ; 521 ; 7, 192 ; 280 ; 8, 99 ; 453 ; 456 ; 9, 272 ; 329 ; 375 ; 380 ; 561 ; 577 ; 10, 205 ; 390 Francia, Francus  5, 512 ; 7, 344 ; 410 Furia  6, 58 ; 7, 40 Furor, personnage allégorique  5, 211 ; 212 Gades  5, 354 ; 7, 409 Galerus  3, 513 (voir Mercure) Gallia, Gallicus, Gallus  3, 457 ; 6, 509 ; 7, 375 ; 10, 180 ; 233 ; 267 Galterus  10, 463 Ganges  1, 487 ; 9, 17 ; 23 Gaza  3c, 5 Gehenna sive Iehenna  10c, 2 ; 10, 60 ; 64 Geon, guerrier éthiopien  5, 39 ; 72 Gigas, Giganteus  1, 197 ; 2, 351 ; 501 ; 4, 295 ; 339 ; 5, 40 ; 41 ; 59 ; 7, 122 ; 10, 311 Glaucus  1, 212 Gloria, personnage allégorique  4, 415 Golias  4, 228 Gordium  2, 70 Gorgo  5, 328 Graecia, Graecus, Graiugena, Graius  1, 3 ; 299 ; 502 ; 2, 169 ; 268 ; 285 ; 375 ; 3, 27 ; 49 ; 290 ; 320 ; 443 ; 466 ; 523 ; 525 ; 4, 121 ; 172 ; 304 ; 349 ; 396 ; 445 ; 538 ; 556 ; 5, 22 ; 46 ; 6, 72 ; 104 ; 490 ; 516 ; 526 ; 549 ; 7, 151 ; 153 ; 172 ; 217 ; 234 ; 301 ; 375 ; 407 ; 9c, 8 ; 9, 62 ; 120 ; 123 ; 125 ; 233 ; 443 ; 10, 184 Granicus  2, 340 ; 4, 549 Guillermus  10, 469 Gula, personnage allégorique  10, 41 Hammon  1, 488 ; 3c, 6 ; 3, 372 ; 389 ; 7, 403 Hebraeus  1, 551 ; 2, 508 ; 4, 179 ; 209 ; 222 ; 226 ; 7, 424 Hector (de Troie)  1, 473 ; 480 Hector fils de Parménion  8, 175

Heli  4, 224 Helice  10, 237 Helicon  1, 20 Hephaestion  2, 440 ; 5, 197 Hercules, Herculeus  5, 354 ; 7, 409 ; 10, 174 Hermogenes, guerrier grec  3, 97 Hermolaus  9, 4 Hesiphilus, guerrier grec  5, 37 Hesperius, Hesperus  2, 54 ; 3, 394 ; 467 ; 7, 1 ; 373 Hester  4, 270 Hieronymus prol. Hierosolyma (Iherusalem)  1, 421 ; 541 Hispania, Hispanus  5, 504 ; 517 ; 7, 409 ; 10, 174 ; 231 ; 270 Hister  4, 124 Holophernes  4, 273 Homerus  1, 483 Honorius  5, 509 Hydaspes  9, 53, 65 Hydra  3, 435 Hyperboreus  4, 452 Hyrcania, Hyrcanus  1, 49 ; 3, 54 ; 5, 167 ; 478 ; 7, 207 ; 8c, 1 ; 8, 5 Iacob  4, 206 Ianus  5, 2 Idalius  1, 454 Ieremias  4, 259 Iericho  4, 215 I(h)erusalem, voir Hierosolyma Iezabel  4, 244 Ihesus  5, 519 Ilion, Iliacus  1, 453 ; 464 Impetus, personnage allégorique  5, 216 Inachus, Inachius  1, 377 ; 5, 275 India, Indus  1, 336 ; 409 ; 4, 128 ; 338 ; 5, 12 ; 6, 409 ; 501 ; 7, 253 ; 405 ; 8, 424 ; 9c, 1 ; 9, 2 ; 15 ; 30 ; 37 ; 49 ; 61 ; 109 ; 119 ; 189 ; 215 ; 225 ; 270 ; 334 ; 410 ; 434 ; 440, 508 Indus flumen  9, 16 Ioab  4, 237 Ioakim (cf. Ez. 1, 1-3)  2, 522 ; 4, 259

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Iolllas, guerrier grec  3, 49 ; 115 ; 116 Iordanis  4, 213 Ioseph  4, 206 Iosias  4, 253 Iosue  4, 216 Ira, personnage allégorique  5, 213 ; 10, 43 Isai  4, 227 Issos  2, 255 ; 390 Italia  10, 183 ; 236 Ithacus (sc. Ulixes)  8, 229 Iudaea  1, 421 Iudith  4, 273 Iulius (Caesar)  5, 497 Iuppiter  1, 455 ; 2, 74 ; 105 ; 118 ; 3, 254 ; 398 ; 404 ; 431 ; 4, 393 ; 514 ; 5, 59 ; 7, 122 ; 8, 136 ; 269 ; 277 ; 9, 35 ; 10, 408 ; 413 ; 416 Iusticia, personnage allégorique  4, 419 Karolus  5, 517 Kartago  5, 516 ; 7, 406 ; 10, 227 ; 268 Lachesis  3, 355 ; 5, 143 Laertiades (sc. Ulixes)  7, 233 Laomedon, guerrier grec  5, 37 Latonia (sc. Luna, Diana)  7, 4 Lecolaus, conjuré  8, 107 Ledaeus  5, 5 Leo (constellation)  2, 157 Leonnatus, guerrier grec  9, 433 ; 438 Lethaeus  3, 336 ; 4, 433 Leucas  5, 493 Leviathan  10, 75 Libanus  10, 187 Liber  1, 336 ; 7, 316 (cf. Bacchus) Libia, Libie, Libycus  3c, 6 ; 3, 372 ; 431 ; 5, 263 ; 7, 403 ; 9, 11 ; 10, 306 Libido, personnage allégorique  10, 40 Ligur  7, 377 ; 412 Liuor, personnage allégorique  10, 46 Lucanus  5, 507 Lucifer (l’étoile du matin)  1, 11 ; 429 ; 4, 3 ; 453 ; 10, 363 Lucifer (sc. Satan)  10, 84

Ludovicus, Louis VI, roi de France  8, 171 Lycaon  2, 400 Lycus  5, 320 Lydia, Lydus  2, 346 ; 531 ; 5, 389 ; 7, 476 ; 8, 422 Lysias  5, 263 ; 264 ; 265 ; 266 Lysimachus, guerrier grec  5, 373 Macedo (sc. Alexander) passim (137 occurrences) Maeonius (sc. Homerus)  1, 479 Maeotis  1, 400 Magnus (sc. Alexander) passim (57 occurrences) Maiestas, personnage allégorique  4, 416 Mantuanus (sc. Vergilius) prol. Mars, Martius, Mavortius  1c, 6 ;1, 118 ; 140 ; 270 ; 283 ; 450 ; 553 ; 2, 8 ; 90 ; 202 ; 278 ; 432 ; 436 ; 452 ; 3, 77 ; 153 ; 206 ; 279 ; 289 ; 320 ; 348 ; 362 ; 408 ; 4, 436 ; 483 ; 495 ; 522 ; 5, 55 ; 168 ; 193 ; 205 ; 218 ; 278 ; 366 ; 371 ; 375 ; 378 ; 6c, 7 ; 6, 33 ; 297 ; 391 ; 406 ; 7c, 4 ; 7, 125 ; 166 ; 220 ; 245 ; 8, 61 ; 113 ; 148 ; 282 ; 469 ; 9, 115 ; 132 ; 200 ; 222 ; 302 ; 343 ; 436 ; 10, 415 Maximianus  2, 316 ; 5, 314 Mazaeus, satrape  3, 49 ; 51 ; 204 ; 440 ; 4, 169 ; 174 ; 280 ; 5c, 10 ; 5, 230 ; 442 ; 6, 347 Mecha, guerrier perse  5, 95 Medates, gouverneur d’Uxia  6c, 5 ; 6, 68 ; 116 ; 119 ; 134 ; 137 Media, Medus  1, 412 ; 2, 35 ; 126 ; 483 ; 4, 477 ; 533 ; 539 ; 5c, 5 ; 5, 7 ; 405 ; 415 ; 430 ; 6, 284 ; 298 ; 303 ; 7, 102 ; 103 ; 474 ; 8, 121 ; 176 ; 423 ; 490 Megaera  2, 344 Meleager, général macédonien  2, 430 ; 3, 185 ; 5, 271 Memnon sive Mennon, fils de l’Aurore  3, 287 ; 408 ; 8, 1 Memnon, général perse  2, 45 ; 64 ; 10, 310 Memnonides  5, 189 (voir Phidias)

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Memphis, Memphites  3, 141 ; 405 ; 523 ; 5, 490 Menidas, guerrier grec  4, 278 Mesopotamia  1, 413 Metron, conjuré  8, 85 ; 111 Mida, guerrier perse  3, 59 Midas  2, 68 ; 74 Minerva  8, 230 (voir Pallas) Moabitis  4, 221 Moyses  4, 213 Nabarzanes (Narbazanes), satrape  5, 302 ; 6, 385 ; 392 ; 495 ; 7, 41 ; 56 ; 207 ; 502 ; 8, 7 Nabathaeus  4, 455 ; 10, 368 Natura  8, 410 ; 9, 374 ; 10c, 2 ; 10, 6 ; 21 ; 79 Nectanebus  1, 47 ; 3, 167 Negusar, général perse  3, 91 ; 117 Nemaeus  5, 48 Nemphrot, i. e. Nemrod  2, 501 Neoptolemus  1, 199 Neptunus  3, 383 ; 6, 190 Nereis  4, 319 Nestor  1, 221 Nicanor, fils de Parménion  2, 428 ; 3, 77 ; 81 ; 84 ; 5, 126 ; 132 ; 147 ; 169 ; 8, 175 Nicanor, jeune guerrier macédonien  9, 78 ; 93 ; 100 ; 112 Nicomachus, conjuré  8, 112 ; 219 ; 220 Nilus, Niliacus  5, 487 ; 7, 405 ; 9, 507 ; 10, 97 Ninivita  3, 91 Ninus  3, 91 Niobe  1, 302 Normannia  7, 411 Notus  6, 381 ; 9, 334 Numa  5, 1 Numidia  10, 173 Oceanus  1, 399 ; 7, 415 ; 8, 472 ; 9, 333 ; 505 ; 10c, 1 ; 4 ; 10, 5 ; 95 ; 169 ; 170 Ochus, guerrier perse  3, 51 Oenone  1, 459

Olympus  5, 351 ; 6, 58 ; 101 ; 368 ; 10, 81 ; 341 ; 405 Orcanides  5, 30 (voir Pharos) Orestes, guerrier grec  3, 66 Oxathreus, parent de Darius  3, 130 Pacificus (sc. Salomon)  4, 236 Palaestina  1, 420 Pallas, Pallanteus  1, 276 ; 4, 66 ; 5, 237 ; 7, 126 ; 408 ; 8, 229 Pamphylicus  10, 91 Paradisus  1, 411 ; 10, 97 Parca  5, 113 ; 6, 429 ; 8, 79 Paris  1, 460 ; 474 Parmenides (sc. Nicanor)  5, 163 Parmenides (sc. Philotas)  8, 120 ; 309 Parmenio (Parmenius)  2, 142 ; 256 ; 264 ; 429 ; 433 ; 3, 56 ; 64 ; 258 ; 4, 113 ; 132 ; 331 ; 350 ; 376 ; 459 ; 5, 131 ; 206 ; 234 ; 358 ; 6, 145 ; 8, 82 ; 104 ; 173 ; 328 Parthia, Parthus  1, 413 ; 3, 33 ; 5, 76 ; 164 ; 514 ; 7, 476 Patron, mercenaire grec  6c, 11 ; 6, 490 ; 506 ; 508 ; 510 ; 525 Pausanias  1, 503 Pax, personnage allégorique  4, 426 Pecunia, personnage allégorique  4, 423 ; 7, 33 ; 319 ; 8, 73 Pelasgus  1, 30 ; 2, 478 ; 3, 98 ; 215 ; 4, 6 ; 456 ; 498 ; 5, 229 ; 6, 528 Pellaeus (sc. Alexander)  1, 324 ; 388 ; 3, 18 ; 344 ; 4, 285 ; 5, 323 ; 6, 155 ; 487 ; 532 ; 7, 169 ; 9, 35 ; 268 ; 454 ; 501 ; 10, 168 ; 260 Pelorus  10, 412 Perdiccas, général macédonien  2, 430 ; 3, 196 ; 5, 272 ; 10, 422 ; 424 Pergama  1c, 10 ; 1, 464 Persa, Persis, Persicus  1, 4 ; 35 ; 200 ; 368 ; 412 ; 2c, 1 ; 7 ; 2, 2 ; 40 ; 104 ; 130 ; 143 ; 213 ; 283 ; 327 ; 365 ; 399 ; 427 ; 478 ; 489 ; 524 ; 3c, 2 ; 3, 4 ; 63 ; 73 ; 133 ; 245 ; 265 ; 524 ; 525 ; 527 ; 4, 61 ; 173 ; 279 ; 286 ; 291 ; 292 ; 374 ; 5c, 2 ; 5, 7 ; 22 ; 35 ; 148 ; 180 ; 232 ; 246 ; 294 ; 325 ;

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330 ; 361 ; 369 ; 377 ; 454 ; 6, 149 ; 167 ; 192 ; 202 ; 284 ; 322 ; 326 ; 401 ; 455 ; 7, 67 ; 70 ; 99 ; 235 ; 359 ; 439 ; 473 ; 474 ; 497 ; 500 ; 531 ; 8, 423 ; 490 Persepolis  6c, 6 ; 6, 163 Peucestes, guerrier grec  9, 427 ; 437 Pharao  5, 29 Pharos, guerrier perse  5, 39 Phasis  8, 12 Phenices, Phenix  3, 277 ; 7, 474 Phidias, guerrier grec  5, 189 ; 203 Philippicus, Philippis (sc. Alexander)  1, 72 ; 5, 10 Philippus, roi de Macédoine  6, 45 ; 10, 242 Philippus, médecin  2c, 4 ; 2, 216 ; 246 Philotas  2, 434 ; 3, 50 ; 53 ; 99 ; 107 ; 5, 35 ; 8c, 5 ; 8, 81 ; 87 ; 105 ; 123 ; 125 ; 134 ; 159 ; 182 ; 185 ; 228 ; 264 ; 275 ; 312 ; 326 ; 335 Phoebe  2, 55 ; 3, 470 Phoebus, Phoebeus  1, 243 ; 3, 274 ; 398 ; 400 ; 403 ; 470 ; 4, 384 ; 5, 4 ; 352 ; 376 ; 7, 1 ; 133 ; 8, 384 ; 400 ; 499 ; 9, 9 ; 180 ; 506 ; 10, 329 ; 374 ; 456 Phrixeus  4, 94 Phrygia  1, 452 Pierides  10, 458 Plaustrum (constellation)  1, 11 ; 4, 452 ; 10, 337 Poenus  10, 173 Polydamas, guerrier grec  9, 209 ; 211 Polypercon, général macédonien  4, 348 ; 5, 273 Polystratus, soldat grec  7c, 6 ; 7, 246 Pompeius  7, 344 Porus  1, 2 ; 9c, 3 ; 6 ; 9, 41 ; 48 ; 51 ; 55 ; 148 ; 152 ; 157 ; 177 ; 182 ; 200 ; 207 ; 216 ; 226 ; 230 ; 255 ; 269 ; 273 ; 275 ; 291 ; 294 ; 298 ; 327 ; 508 ; 10, 92 ; 192 ; 310 Prodicio, personnage allégorique  10, 45 ; 144 ; 163 Ptolemaeus (Tholomeus)  2, 429 ; 3, 28 ; 33 ; 5, 269 ; 9, 543 ; 10, 451 Pyrenaeus  10, 179

Remensis, Remi  1, 17 ; 5, 520 Remnon, guerrier arabite  5, 133 ; 148 ; 163 Reverentia, personnage allégorique  4, 417 Rhenus  10, 180 ; 234 Rhodanus  2, 316 ; 5, 314 Risus, personnage allégorique  4, 430 Roma, Romanus, Romuleus  1, 8 ; 14 ; 5, 181 ; 491 ; 508 ; 6, 56 ; 7, 377 ; 408 ; 10, 183 ; 323 ; 327 ; 443 Rubricus, guerrier indien  9, 210 Rubrum Mare  5, 39 ; 9, 19 ; 32-33 Ruth  4, 221 Sabaeus  1, 415 ; 7, 409 Samaria  4, 243 Samson  4, 219 Samuel  4, 224 Sanga, guerrier syrien  5, 81 ; 90 Sangarius  2, 72 Sardis  2, 69 Sarmatia  8, 363 Satrapene  6, 34 Scylla  3, 380 ; 5, 301 Scythia, Scytha, Scythicus  4, 337 ; 5, 264 ; 8c, 8 ; 8, 50 ; 359 ; 361 ; 370 ; 407 ; 409 ; 416 ; 417 ; 436 ; 441 ; 445 ; 478 ; 481 ; 495 ; 500 ; 504 Secanius  5, 440 Semei (cf. 3 Reg  2, 36-46)  4, 237 Semele  1, 304 Semiramis, Semiramius  5, 439 ; 6, 33 ; 10, 244 ; 10, 252 Sennachar (sic pour Sennaar, cf. Gn 10, 10)  2, 502 Seno, Senonensis  1, 13 ; 14 Seres  8, 59 Servius prol. Siculus  10, 164 ; 274 Sidon  3c, 4 ; 3, 276 Sigamber (pour Sicamber)  10, 235 Silo (cf. 1 Reg. 4, 12)  4, 225 Simon (le Magicien)  7, 318 Sisigambis, mère de Darius  6c, 4 ; 6, 136

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Sisines (Sysenes), perse allié d’Alexandre  2c, 6 ; 2, 265 Somnus, personnage allégorique  4, 438 Styx, Stygius  3, 179 ; 8, 352 ; 9, 45 ; 10, 15 ; 26 ; 31 ; 121 Sudracae  9, 342 ; 399 Superbia, personnage allégorique  10, 38 Susa  6, 64 Symmachus, guerrier grec  9, 79 ; 94 ; 111 Syria, Syrus  1, 418 ; 3, 12 ; 5, 31 ; 434 ; 7, 475 ; 8, 423 ; 185 Syrius (astre)  10, 72 Syrtis  3, 379 ; 5, 263 ; 7, 403

Tibris  4, 401 Tigris  3, 450 ; 451 ; 452 Timaeus, guerrier grec  9, 432 ; 436 Tiphys  4, 316 Tirynthius  3, 435 Titan  2, 303 ; 3, 393 ; 4, 455 ; 6, 469 ; 10, 368 Tobias  4, 272 Trinacria  10, 241 Troia  1, 467 Tydides (sc. Diomède)  8, 231 Tymodes (pour Thimodès), transfuge grec  2c, 8 ; 2, 269 Typhoeus  7, 124 ; 10, 412 Tyros, Tyrius, Tyriotes  1, 540 ; 3c, 4 ; 3, 278 ; 331 ; 342 ; 4, 25

Tamiris (pour Thamyris), reine des Masagètes  2, 532 Tanais  1, 400 ; 8, 360 ; 368 ; 435 Tarpeius  1, 15 ; 5, 497 Tarsus  2, 143 Tartara, Tartareus  8, 354 ; 10, 30 ; 132 Tauron, chef de la cavalerie grecque  6, 74 ; 103 Taxiles, prince indien  9, 270 ; 278 ; 509 ; 10, 310 Teutonicus  7, 413 ; 10, 235 ; 270 Thalestris, amazone  8, 9 ; 25 ; 44 Thebae, ville grecque  1, 285 ; 325 Thebaeus, thébain (de la ville égyptienne)  2, 318 ; 5, 316 Theodosius  6, 59 Thermopylae  5, 391 Theseus, captif grec  6, 264 ; 290 Thesiphone (sc. Tisiphone)  2, 174 Thetis  3, 309 ; 395 ; 509 ; 7, 9 Tholomeus, voir Ptolemaeus Thrax  9, 240 ; 562

Ulixeus  4, 543 Urias (cf. 2 Reg. 11, 14-27)  4, 231 Uxius  6c, 4 ; 6, 66, 67 Vasti (cf. Est. 1, 10-19)  4, 271 Venus  1, 167 ; 169 ; 6, 22 ; 251 Victoria, personnage allégorique  4, 405 Vulcanus  1, 348 ; 3, 486 Xerxes sive Xerses  2, 54 ; 481 ; 3, 391 Ypocrisis, personnage allégorique  10, 49 Ysannes, guerrier perse  3, 64 ; 68 Ysos sive Yssos (voir Issos) Yulcon, guerrier indien  9, 198 Zephyrus  2, 313 ; 4, 317 ; 8, 484 ; 10, 2 Zoroas, devin égyptien  3, 141 ; 183 ; 186 Zorobabel  4, 269

Tables de Matières

Introduction5 L’auteur6 Le poème 8 Le projet littéraire et moral de l’Alexandréide 11 Réception42 Éditions48 Traduction50 Bibliographie53 Éditions53 Traductions de l’Alexandréide 53 Concordance de l’Alexandréide53 Littérature secondaire 54 Alexandréide Édition et traduction Prologue65 Livre premier

67

Livre deuxième

93

Livre troisième

119

Livre quatrième

145

Livre cinquième

173

Livre sixième

197

Livre septième

223

Livre huitième

249

3 54

ta bl e s d e m at i è r e s

Livre neuvième

273

Livre dixième

301

Commentaire323 Notes : Prologue 323 Notes : Livre 1 323 Notes : Livre 2 326 Notes : Livre 3 328 Notes : Livre 4 329 Notes : Livre 5 333 Notes : Livre 6 335 Notes : Livre 7 336 Notes : Livre 8 338 Notes : Livre 9 340 Notes : Livre 10 341 Index nominum

345