Gabriel Marcel : Les grands thèmes de sa philosophie 9782343031286

Présentation des fondements de la pensée philosophique de G. Marcel, à travers différents axes de réflexion : le corps,

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Gabriel Marcel : Les grands thèmes de sa philosophie
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Miklos VETÖ

GABRIEL MARCEL Les grands thèmes de sa philosophie

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

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GABRIEL MARCEL LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE

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© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03128-6 EAN : 9782343031286

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Miklos Vetö

GABRIEL MARCEL LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE

L’Harmattan

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Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014. NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les implications philosophiques du concept de « Liberté humaine », 2014. Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions épistémologiques sur la crisologie, 2014. Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), 2014. Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014. Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN, Genre, sexe et égalité, 2014. Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014. Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014. Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014. Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014. Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014. Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014. Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014. Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014. Aklesso ADJI, Ethique, politique et philosophie, 2014.

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DU MÊME AUTEUR La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, Vrin, 1971, 3e éd., L’Harmattan, Paris 2014, (traductions américaine, italienne, hongroise et japonaise). Le Fondement selon Schelling, Bibliothèque des Archives de Philosophie. Beauchesne, Paris, 1977 ; 2e éd. L’Harmattan, Paris, 2002. Le Mal. Éléments d’une doctrine chrétienne du Mal, St Thomas More Lectures 1979, Vrin, Paris, 1981 La Pensée de Jonathan Edwards avec une concordance des différentes éditions, Cerf, Paris, 1987 ; nouvelle édition remaniée, L’Harmattan, Paris, 2007, (traduction américaine en préparation) Pierre de Bérulle. Opuscules de Piété 1644, Texte précédé de La Christo-logique de Bérulle par Miklos Vetö. J. Millon, Grenoble, 1997 Études sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris, 1998 De Kant à Schelling. Les deux voies de l’Idéalisme Allemand III, J. Millon, Grenoble, 1998-2000, (traduction allemande en préparation) Le Mal. Essais et Études, L’Harmattan, Paris, 2000 Fichte. De l’action à l’image, L’Harmattan, Paris, 2001 La Naissance de la Volonté, L’Harmattan, Paris, 2002 ; (traduction brésilienne) Philosophie et Religion. Essais et Etudes, L’Harmattan, Paris, 2006 (traduction hongroise) Nouvelles Etudes sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris, 2009 L’Élargissement de la Métaphysique, Hermann, Paris, 2012 Explorations métaphysiques, Paris, L’Harmattan, Paris, 2012

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ABRÉVIATIONS BM = Pierre Boutang interroge Gabriel Marcel DH = La dignité humaine EA = Être et avoir Ess. = Essai de philosophie concrète Fragm. = Fragments philosophiques HCH = Les hommes contre l’humain (Présence de Gabriel Marcel) HP = L’homme problématique (Présence de Gabriel Marcel) HV = Homo Viator JM = Journal Métaphysique ME = Le mystère de l’être MR = Entretiens Gabriel Marcel-Paul Ricoeur (Présence de Gabriel Marcel) PA = Positions et approches PI = Présence et immortalité (Présence de Gabriel Marcel) Royce = La métaphysique de Royce ST = Pour une sagesse tragique Tr. = R. Troisfontaines, De l’existence à l’être 1. vol. RMJ = Paul Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers

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A Madame Anne Marcel LIMINAIRE Avant de partir à la retraite, j’ai voulu faire mon dernier cours sur Gabriel Marcel. En hommage à l’homme qui a joué un grand rôle dans ma vie, au philosophe dont j’ai beaucoup appris. Le petit livre qui suit reproduit ce cours inchangé, sinon pour quelques corrections et compléments. Il n’a pas été rédigé et professé avec l’intention d’une publication. Or vu la quasiabsence de travaux récents sur l’œuvre de ce grand penseur, j’ai cru utile de le faire imprimer. Il n’a aucune autre ambition que d’introduire le lecteur à la philosophie de Gabriel Marcel. Paris, février 2014

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Introduction La philosophie du XXe siècle peut être considérée quasiment comme surgie en réaction à celle du XIXe, comme une véritable révolte contre le scientisme et le positivisme. Cette révolte est menée avant tout par Bergson, et puis dans une moindre mesure par Whitehead et encore avant Whitehead par les grands américains, notamment William James. Or une seconde révolte commence à partir des penseurs de l’existence. Elle est chronologiquement parallèle à la phénoménologie, et le plus souvent en est tributaire, mais elle a aussi des origines plus anciennes. Bergson s’était tourné contre l’a-philosophisme des positivistes, les philosophes de l’existence auront, eux, un adversaire bien plus noble : c’est l’idéalisme spéculatif allemand mais aussi anglais (Bradley). Le grand prédécesseur de toute philosophie de l’existence est Kierkegaard qui s’oppose à l’héritage de Hegel du point de vue de l’individu et de la foi. On pourrait aussi renvoyer à Nietzsche s’il s’agissait simplement du refus du système… La « tradition » veut que la philosophie de l’existence – plus vulgairement l’existentialisme – soit née à peu près en même temps en France et en Allemagne. En Allemagne, il s’agit de Jaspers, puis de Heidegger, en France, c’est d’abord Marcel et bien après lui, Sartre. Marcel a toujours admiré Heidegger mais il a combattu Sartre dès le commencement, dès la lecture de L’Être et le Néant (1943). Marcel appelle Heidegger, en dépit de ses « ambiguïtés », « le philosophe le plus profond de notre temps »1. Il a beaucoup lu et a beaucoup admiré Jaspers dont « les antinomies » lui semblent exprimer ses propres intuitions fondamentales2. En revanche, quant à Sartre, il l’exècre. Il dénonce chez lui « cette volonté de désacralisation des conditions de l’existence »3, et parle dès la parution de son grand ouvrage, du « refus luciférien » de cette « individualité ivre

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HP 147. Ess. 357. 3 HP 154. 2

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL d’elle-même »4 qu’il désigne ailleurs comme philosophe « de la désinvolture ». Sartre était imbu de haine pour son temps et pour son monde bourgeois quand Marcel qui se définissait comme « dreyfusard » a été anti-communiste, souvent conservateur, mais il entendait ne pas mélanger « conformisme sociologique et transcendance spirituelle »5. La seconde partie de sa carrière d’écrivain se déploie surtout dans le contexte de la fascination marxiste de l’intelligentsia française, néanmoins il va déclarer dans un ouvrage de 1968 : « c’est avec Nietzsche bien plus qu’avec Marx et ses épigones qu’une explication s’impose aujourd’hui »6.Or avant de discuter cela, il faudrait rappeler quelques repères. Gabriel Marcel naît en 1889 dans une famille agnostique, hautement cultivée. Son père lui lit Ibsen quand il a 9 ans. A la sortie de sa première classe de philo, il déclare à sa famille qu’il va être philosophe. Il occupera effectivement plusieurs postes de lycée mais vivra essentiellement de sa plume : de la critique théâtrale et musicale et de la direction de collections littéraires. Surtout, après 1945, il fera beaucoup de voyages dans divers pays européens, en Amérique, au Japon. Il est admiré, étudié, se verra attribuer des honneurs. Dans les années cinquante et soixante, il s’avère comme un défenseur ardent des libertés, viendra à l’aide des réfugiés des pays communistes. Mais l’événement fondateur de cette grande figure intellectuelle du XXe siècle est la conversion au Catholicisme. L’enfant Marcel n’était pas baptisé mais la problématique religieuse n’a cessé de le fasciner depuis ses années d’étudiant. Finalement, en 1929, l’illumination arrive. « J’ai enfin été cerné par le christianisme ; et je suis submergé. Bienheureuse submersion »7. Or même après sa confession de foi chrétienne, Gabriel Marcel resta toujours discret. Il est certes, considéré comme le philosophe chrétien, auteur de « »la pensée la plus directe et la plus neuve de notre temps »8, mais il n’est pas pour autant un penseur ecclésial. 4

HP 243. J. Bouëssée, Du côte de chez Gabriel Marcel, Paris, 2003, p. 71. 6 ST 15. 7 EA 17. 8 E. Gilson, Un exemple. Existentialisme chrétien : Gabriel Marcel, Paris, 1947, p. 3 in Tr 40. 5

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INTRODUCTION Marcel écrivit pendant une très longue période : son important mémoire sur Schelling et Coleridge est de 1909, ses premiers fragments philosophiques publiés datent de 1911. Puis vient le célèbre Journal Métaphysique que prolonge l’Être et Avoir. Après ce sont des recueils de grands essais : De refus à l’Invocation : réédité comme Essai de philosophie concrète et Homo Viator. Et finalement, en 1951 paraît une espèce d’exposé de l’essentiel de son système : Le mystère de l’être. À partir des années 50, Marcel multiplie les conférences et les articles, il publiera aussi de nouveaux livres mais les travaux de ses deux dernières décennies ne contiennent plus rien de vraiment neuf, neuf d’un point de vue proprement philosophique9. Á l’intérieur de sa création philosophique, on pourrait distinguer trois périodes mais qui ne sont pas pour autant clairement séparables. Il y a d’abord Le Journal Métaphysique dont surtout la première partie est d’une lecture difficile : il dira lui-même à Ricoeur que cette première partie « m’exaspère »10. Être et Avoir sont à la charnière de deux périodes : entre la spéculation du Journal et les essais « concrets » de la seconde période. Finalement, on a la moisson abondante des textes moraux-politiques… Marcel regrettera de n’avoir jamais pu présenter un « traité » systématique11 : sa pensée est mouvante, en constant déploiement. Et il fera remarquer : il ne faut pas parler d’un travail d’« évolution de ma pensée mais plutôt d’une lente et progressive orchestration d’un certain nombre de thèmes initialement donnés »12. Ou, comme il le dira vers la fin de sa vie : mes écrits présentent une « identité dans l’aimantation »13. C’est peut-être un commentateur américain qui a le mieux compris le caractère essentiel de cette pensée. Elle est éprise de l’exigence de l’universel, aspire aux profondeurs mais demeure 9

Quant à sa volumineuse œuvre théâtrale, si Marcel lui-même l’a considérée comme un véritable pendant de ses écrits philosophiques, elle n’a trouvé que très peu de reconnaissance de la part des contemporains et encore mois de la postérité. 10 RM 13. 11 HV 5. 12 ME 2 7. 13 ST 9.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL toujours « itinérante ». Il ne cesse de répéter des expressions comme « le chemin sinueux », « l’itinéraire », etc.14. C’est un penseur religieux à la quête du salut, mais le salut est à concevoir plutôt comme un chemin qu’un état15. Et Marcel lui-même présente une formule essentielle dans le premier volume du Mystère de l’Être : ma pensée est une « exploration », une recherche, mais « entre la recherche elle-même et son aboutissement il existe un lien qui ne peut pas être rompu sans que cet aboutissement lui-même perdît toute réalité »16. Et c’est cette vision de la philosophie qui fonde et explique l’autointerprétation de sa pensée. Marcel a été désigné dès les années trente comme existentialiste, existentialiste chrétien bien sûr, mais il finit par trouver le terme « existentialisme » vulgaire et revendique plutôt l’appellation de « néo-socratisme » ou de socratisme chrétien. En réalité, Marcel est opposé à tous les ismes, sa réflexion se déploie comme une philosophie vivante, celle des interrogations, elle reste viscéralement opposé à tout ce qui pourrait apparaître comme une structure orgueilleuse et figée. La genèse de la pensée marcellienne accuse une profonde imprégnation par la spéculation mais aussi un violent rejet, une contestation de sa validité. Marcel n’est ni pessimiste ni irrationaliste, mais il sait que le monde a un fond d’« opacité »17, qu’il présente un fond d’« irréductible » devant la raison18. L’opaque du monde répond fidèlement à la non-transparence du Cogito. D’où son anti-cartésianisme et aussi son antirationalisme. Marcel reconnaît la fascination native de l’esprit par les idées : ce sont des universaux, mais elles sont aussi et surtout le « déguisement » que l’esprit se donne à lui-même19. Et la vénération pour les idées ne doit pas nous empêcher de reconnaître les périls qu’elles impliquent. Les grandes philosophies du passé présentent d’admirables édifices rationnels, or on ne saurait assez mettre en garde contre la 14

T. Gallagher, The philosophy of Gabriel Marcel, New York, 1962, p. 7ss. ME 2 183. 16 ME 1 12. 17 EA 11 n 1. 18 EA227. 19 JM 101. 15

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INTRODUCTION conception « d’un mécanisme de la raison qui fonctionnerait pour ainsi dire tout seul »20. En fait, cette méfiance – couplée par un sens profond pour le concret, pour le charnel – permet à Marcel, comme le dira Ricoeur, le retour du « Cogito cartésien à la certitude existentielle »21. En fait, il ne s’agit pas simplement d’un retour à l’expérience, au concret, même pas de cet « empirisme supérieur » à la Schelling que Marcel pourtant invoque souvent. L’esprit de ma philosophie – dira-t-il à Aberdeen – est « essentiellement anti-cartésien ». Néanmoins, il ajoutera : « Il ne suffit pas de dire que c’est une métaphysique de l’être : c’est une métaphysique du nous sommes par opposition à une métaphysique du je pense »22. Á partir de cet énoncé, on voit l’essentiel : les grandes catégories métaphysiques de l’existence, l’avoir, la seconde réflexion sont au service d’une philosophie qui pense l’être par et en des êtres, essentiellement des êtrespersonnes. Après les difficiles développements sur la foi, la réflexion, l’objectivation, il y a une espèce de percée et Marcel découvre, fasciné, « le mystère ontologique ». Or ce mystère ontologique, on ne l’expose qu’à travers la notion épistémologico-métaphysique de la seconde réflexion, et en opposition clairement marquée et assumée au raisonnement, à la démonstration. Le mystère ontologique prend corps, se déploie à travers une réflexion à double foyer : l’immédiateté de mon corps mais aussi et surtout les thèmes de la fidélité, de la paternité, de la disponibilité, autant d’eidê de l’intersubjectivité qui deviennent sous la plume de Marcel des catégories métaphysiques stricto sensu. Des catégories de l’intersubjectivité que Marcel annonce et énonce avec une magnifique formule de l’Être et Avoir : « Aucun homme, fût-ce le plus éclairé, le plus sanctifié, ne sera jamais arrivé avant que les autres, tous les autres se soient mis en marche vers lui »23 ! Nous allons déployer à travers l’ouvrage qui suit ces thèmes plus en détail. En attendant, nous voudrions donner une « 20

JM 75. RMJ 106. 22 ME 2 12. 23 EA 297. 21

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL caractérisation » générale de la métaphysique marcellienne. Son secret ou plutôt son ressort principal c’est la relation mouvante mais harmonieuse entre deux éléments. En tant que métaphysicien, le penseur doit discerner une continuité entre l’essence de l’être et l’essence de soi-même. À 19 ans, Marcel écrit « ce qu’il y a en nous de meilleur et de supérieur ne peut pas être absolument sans relation avec ce qui est au fond des choses, et il doit y avoir quelque analogie profonde entre le principe interne qui les anime et le ressort même de notre activité »24. Or cette continuité n’est pas la manifestation d’un monisme quelconque, mais révèle plutôt ce dualisme imparfait qui anime la plupart des grandes métaphysiques. Tout cela est énoncé et résumé par la magnifique intuition du Mystère de l’Être : il ne faut pas confondre différence et dualité, pouvoir réverbérateur et causalité ! Pas de béance infranchissable ni de dérivation mécanique mais des discontinuités que mitige et surtout imprègne la continuité. C’est Paul Ricoeur, le disciple et le compagnon fidèle et profond qui met le mieux en valeur ces intuitions et ces thèmes. Dans les Entretiens de 1967, il attire l’attention à ce que, chez Marcel, l’exigence ontologique est pour ainsi dire « l’armature d’une protestation contre le fait »25, contre les faits qui sont certes effectivement, mais qui devraient être autrement C’est une philosophie qui est et qui se veut tragique mais non pas en tant que pessimisme, héroïsme désespéré et amer. Marcel est souvent révolté ou excédé, voire exaspéré mais il n’est jamais ni sombre ni désespéré. En fait, une fois de plus, c’est Ricoeur qu’il faut écouter. Il dit à Marcel : votre pensée porte le double sceau de l’espérance et de l’itinérance. C’est « un diagnostic alarmé des signes du temps » mais aussi et autant « une célébration réfléchie de l’incarnation, de l’être concret »26. Or il faut aller plus loin et rappeler avec clarté et détermination : sur le plan le plus général, l’appel à l’existence et au concret ne saurait jamais masquer le respect inconditionnel pour le profond et pour l’intelligible. 24

Coleridge et Schelling, Paris, 1971, p. 242. RM 37. 26 RM 120s. 25

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INTRODUCTION Homo Viator déclare fort et haut – contre les nietzschéens – que « l’exigence d’universalité est imprescriptible »27. Toutefois, cette exigence ne se fera pas valoir par des procédés rationalistes –mesquins ou orgueilleux – mais à travers des réalités qui sont de l’ordre spirituel, personnel. « Les approches concrètes du mystère ontologique devraient être cherchées non point dans le registre de la pensée logique… mais plutôt dans l’élucidation de certaines données purement spirituelles, telles que la fidélité, l’espérance, l’amour où l’homme nous apparaît aux prises avec la tentation du reniement, du repliement sur soi, du durcissement intérieur… »28. Le mystère – lit-on dans Être et Avoir – se déploie à travers les hauts phénomènes de l’intersubjectivité et il permet à la pensée tragique de ne pas perdre ses assises et ses amarres dans L’Eternel. Peut-être la meilleure caractérisation de cette dualité imparfaite, de la manière dont l’individu surmonte les diverses fragmentations se trouve toujours sur la même page de l’Être et Avoir : ce qui nous est demandé – et ce qui nous reste possible – ce n’est pas l’Aufhebung mais 1’Überwindung29. Les différences – on préfère ne pas dire, les dualités – de notre existence ne vivent pas et ne se surmontent pas par le devenir logique de l’essence mais par les combats amoureux de la personne.

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HV 33. EA 173. 29 EA 173. 28

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1. De l’objectivation à l’invérifiable La pensée marcellienne se comprend comme un long parcours où la philosophie se libère lentement de la carapace de l’idéalisme spéculatif sans pour autant tomber dans les ornières d’un empirisme quelconque. C’est une philosophie de l’existence, mais qui se préoccupe moins des structures de l’être que des conditions de son affirmation30. C’est une philosophie réflexive mais qui se trouve aux antipodes de tout intellectualisme. Il assume avec vigueur le combat pour l’universel mais rejette toute tentative d’assimilation à la science. En fait, cette philosophie se définit en opposition systématique et féconde à toute technique et à toute science, bref, à toute entreprise d’objectivation. Dans un premier moment, nous allons voir l’opposition entre attitude scientifique et attitude philosophique en termes de contraste entre l’impersonnel et le personnel. Cette opposition a aussi comme corollaire le contraste entre le neutre et l’engagé. Et surtout : la philosophie qui se dégage de ces préoccupations est fondée sur une conception de la vérité où l’accueil est condition du sens. Cet accueil passionné est adressé à des réalités qui relèvent de la vérité, mais d’une vérité se trouvant au-delà de la possibilité de la vérification. Effectivement, un critique italien, P. Prini a caractérisé la pensée marcellienne avec une formule heureuse, une « méthodologie de l’invérifiable »31. L’invérifiable que Marcel a toujours compris dans une acception, dans un sens « positif et concret »32, n’est pas en deçà mais au-delà de la charge de vérité propre aux résultats de la science : il est à comprendre comme la notion emblématique d’une philosophie itinérante, une philosophie de l’exploration, du courage et de l’affirmation. Marcel a été préoccupé toute sa vie de la déshumanisation de l’existence, de l’image d’« un monde cassé »33 où les hommes, privés de leurs racines et livrés au pouvoir des forces qu’ils 30

RMJ 363. P. Prini, Gabriel Marcel et la méthodologie de l’invérifiable, Paris, 1953. 32 PI 187. 33 Le Monde Cassé, Paris, 1933. 31

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL déchaînèrent eux-mêmes, sont condamnés à la dépersonnalisation. Le philosophe voit dans la technique un véritable artisan de ces dégradations. Sans doute, il ne faut pas se faire des illusions : la technique est un fardeau que l’homme a assumé, il ne peut pas s’en évader, il n’y a pas de retour à un âge d’or à la Gandhi34. En revanche, nous devons empêcher que la technique empiète sur les domaines qui ne sont pas strictement les siens. Qu’est-ce que la technique ? La technique est une action qui nous sert à résoudre des problèmes35 – or le problème se rapporte à un savoir extérieur, impersonnel (cf. infra leçon 4). La technique est un agir toujours susceptible d’être rendu plus précis36, donc relève d’une perfectibilité infinie. C’est pour cela qu’il y a une incompatibilité foncière entre technique et humilité37. La technique signifie notre maîtrise toujours croissante sur le monde qui empêche l’homme de se sentir vulnérable, imparfait. La technique n’est finalement qu’une modalité particulière de la science, de l’attitude, du procédé scientifique. Si la science est un agir, un connaître qui doit être restreint à sa sphère particulière c’est qu’elle accuse des traits d’une impersonnalité, d’une extériorité déshumanisante. Le propre de l’action scientifique c’est d’être reproductible : l’acte, l’agir particulier peut être répété, n’a aucune vérité propre, sui generis et il peut être répété par n’importe qui. Les résultats de la science sont pour tout le monde et on a le droit, voire le devoir de les traiter en séparation des circonstances où ils ont été acquis38. Un autre à sa place pourrait exécuter l’opus du savant, il n’appartient à quelqu’un en particulier. La rançon de l’universalité de la science, c’est qu’elle est de tout le monde, par conséquent, elle n’est finalement à personne39. Le savant doit se tourner vers une vérité qu’il doit considérer comme extérieure à lui-même. Le je est largement disparu de son univers, il doit ordonner, organiser un monde qui 34

Tr. 52. EA 252. 36 Cf. Tr. 68 37 ME 2 86. 38 Tr. 103. 39 JM 289. 35

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE est aussi peu que possible le sien40. D’un point de vue proprement métaphysique, la science est une manifestation de la pensée objective ou plutôt objectivante. La pensée objective se rapporte à des objets. Une chose n’est objet que dans la mesure où elle « donne prise à la connaissance scientifique… et se prête à un ensemble de techniques »41. Le terme objet, Gegenstand indique la situation d’être devant et contre moi, jamais avec et pour moi42. Dès le Journal Métaphysique, Marcel comprend l’objet comme ayant sa nature essentielle dans 1a condition « de ne pas tenir compte de moi »43. L’objet est « ce qui ne tient pas compte de moi, ce pour quoi je ne compte pas »44. L’objet est un corps qui, contrairement à mon corps, relève d’un ordre dont on peut discourir avec autrui ou soimême. D’un soi-même qui n’est plus un je vivant, existentiel, un moi véritable mais qui est devenu un « double fictif »45. L’objet est ce dont on s’entretient avec un tiers, ce qui s’interpose entre moi et moi (ou moi et toi). Et Marcel illustre cette thèse par les avatars du corps propre. Quand je traite mon corps comme nonmien, il est alors un objet, j’adopte à son égard la position d’une tierce personne, sa définition est liée à ma « désincarnation » par rapport à lui46. Inversement, je ne peux m’identifier avec mon corps que dans la mesure où j’entretiens avec lui une relation spécifique qui m’interdit de l’objectiver47. En revanche, quand je traite mon corps comme non-mien, il se ‘problématise’ alors, devient un objet et cette transformation entraîne une conséquence pour le sujet qui désormais ne se traitera plus comme tel48. Ces considérations conduisent à des définitions de l’objet, de l’objectif. « L’objet comme tel n’est pas présent »49. Quand je 40

ME 1 231. ME 1 119. 42 ME 1 55. 43 JM 254. 44 Ess. 53. 45 JM 324. 46 JM 324. 47 ME 1 117. 48 Ess. 34s. 49 EA 161. 41

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL traite un individu comme objet (de pensée), il advient une transposition du toi en lui50. L’objectif est finalement « ce qui ne nous concerne pas »51. L’objectivité est l’universalité de certains caractères, susceptibles d’être reconnus par n’importe qui, et, de ce fait, dissociés le plus possible de l’existence52. L’objectivité est nocive pour le sujet vivant. « La pensée objective a pour caractère de se nier au profit de son objet »53. En fait, ce sont des substitutions idéales du sujet au sujet qui rendent possibles la connaissance objective, des substitutions inconcevables dans le domaine existentiel54. L’objectivation, cette chute dans l’extérieur, « l’insularité »55, convertira en abstraction « la pensée pensante »56. L’objectivation est une rupture, une trahison envers cette pensée pensante, c’est-à-dire vivante, existentielle : elle est une chute, une déchéance à partir de la participation en faveur d’une extériorité abstraite. Ou encore : objectiver, c’est au lieu de penser un acte comme acte, céder à la propension de le convertir en effet57. La pensée objective a une affinité fatale, pernicieuse avec la causalité. Marcel qui note dans son livre sur Royce « le déplorable asservissement des métaphysiques du passé à la notion de causalité »58 dénonce cette vision déterministe et en même temps ordonnatrice en série. Il faut réaliser que la causalité n’a rien à voir avec des êtres, des présences, elle ne s’applique qu’à des objets59, non pas à des relations vivantes : c’est pour cela que « l’agir » de la grâce de Dieu ne doit pas être comprise au modèle d’une cause60 et la volonté de Dieu n’est pas un objet61. Le monde de l’objet manque de toute nouveauté, toute 50

EA 41. ST 61. 52 JM 273. 53 JM 37. 54 JM 255 n 1. 55 JM 309. 56 DH 41. 57 Ess. 61. 58 La Métaphysique de Royce, 2e éd. Paris, 2005, p. 65 n. 59 DH 9. 60 RM 126. 61 Fragm. 104. 51

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE possibilité d’un « plus ». Dans ses Gifford Lectures Marcel fait remarquer que c’est dans le domaine de l’objet que le jugement d’identité est le plus rigoureusement applicable62. Ce qui est dit est dit, la vérité coïncide avec son énoncé, les choses sont paralysées, ne débordent nulle part, tout est surface… Finalement : l’objectivité est le monde du donné. Dans une épistémologie non-engagée dans sa matière, des opérations idéales s’exercent sur une donnée63. Le donné est un état de renseignement, il correspond – et il ne correspond – qu’à cet état. D’autre part, le donné est ce qui est épuisé par l’énoncé, qui est au sens littéral, superficiel. Le donné est l’inventoriable64. Quand je regarde le donné, je conserve en face du réel l’attitude de quelqu’un qui n’y est pas impliqué, mais qui est tenu de dresser un procès-verbal aussi exact que possible65. Le donné implique le fait de juger, or il ne faut pas juger… Le jugement implique toujours une extériorité, indigne du vivant, de l’existentiel. Et cela ne vaut pas seulement dans le domaine moral-existentiel mais pour toute pensée. Dès le Journal, Marcel présente un déploiement créateur de l’idéalisme : l’intelligibilité est inséparable de la pensée, elle ne se constitue qu’en et par elle66. Il ne faut pas croire que la pensée serait un terme extérieur à ce qui lui est donné67. Avec cette vision, on va s’engager dans la doctrine de la vérité qui, à son tour, permettra de comprendre le sens profond de la conception marcellienne de la philosophie. La connaissance a comme objet intentionnel la vérité, or Marcel croit pouvoir distinguer vérités particulières et Vérité une ou authentique. La vérité une, authentique se situe au sein de « l’esprit de la vérité » et on verra que la Vérité est inséparable de l’attitude d’engagement et d’inquiétude. La vérité particulière se rapporte à un objet ou à quelque chose d’objectif : elle se confond pour l’essentiel avec son énoncé. Dans le Journal, n’est

62

ME 1 201. DH 113. 64 BG 132 65 PA 70s. 66 JM 109. 67 JM 105. 63

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL vérité encore que ce qui « se réalise dans l’espace »68. Elle se définit « pour X, pour n’importe quel tiers qui réfléchit »69. Les vérités particulières sont indépendantes du sujet qui les proclame, elles sont dépersonnalisées, des choses70. Ces vérités se définissent par la vérifiabilité71. Or, la vérifiabilité ne s’attache qu’à la vérité particulière et il y bel et bien une autre espèce de vérité. Contrairement aux vérités fragmentaires de la science, il existe une autre classe de vérité, voire de la Vérité. La Vérité n’est pas comme un minerai qui devrait être extrait, la recherche de la vérité ne doit pas être assimilée à des manipulations qui ne portent que sur les choses72. La vérification porte toujours sur un objet73, or opposée à cette espèce de vérité, indissociable du processus de vérification, il existe une autre qu’on ne saurait posséder mais à laquelle on e saurait que participer74. Un exemple pour cela serait l’immortalité, une notion, un thème qui par définition échappe à toute vérification possible75. L’importante doctrine de l’invérifiable accompagne toute la création de Marcel. Le vérifiable correspond à un sujet dépersonnalisé76, mais dès une note importante du Journal Métaphysique la notion est lue à partir du sujet : le vérifiable se rapporte au lui, l’invérifiable relève de l’univers d’une relation dyadique, du toi77. L’invérifiable relève du sujet vivant qui ne peut pas réfléchir à l’intégralité de son expérience78. Il est très important de réaliser que l’invérifiable n’est pas simplement un autre fait que le vérifiable, et ceci pour la bonne raison qu’il n’est pas un fait, un donné. Tout d’abord : on parle de « trahir la vérité » mais

68

JM 27. JM 276. 70 HV 184. 71 Tr. 152. 72 ME 1 26. 73 JM 274. 74 Préface à P. Prini, Gabriel Marcel et la Méthodologie de l’Invérifiable, Paris, 1953, p. 10. 75 JM 132. 76 Ess. 15. 77 JM 154 n. 78 Ess. 16. 69

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE on ne saurait trahir que « quelqu’un », une personne79 ! D’autre part, la pensée ne saurait être déterminée par l’empirique finalement, l’invérifiable n’est pas une donnée, constituée, toute prête, mais quelque chose qui n’est qu’en se constituant80. Et pour le distinguer de l’arbitraire, Marcel suggère d’établir un lien entre les deux invérifiable, le Cogito et Dieu81. Marcel préconise le dépassement de la vérité contingente, fragmentaire en direction de la vérité une mais cela ne peut avoir lieu que dans le contexte, contre l’arrière-fond de « l’esprit de la vérité ». L’esprit de la vérité signifie la condition d’‘être dans la vérité’82, et cet esprit peut très bien habiter un homme qui n’a eu la possibilité que de connaître un très petit nombre de vérités particulières83. La vérité authentique est indissociable d’un engagement personnel, mais cela ne veut aucunement dire l’abandon de l’universel ; « un grave et solennel avertissement » doit être énoncé en faveur de l’universel84. La non-factualité, la non-objectivité de la vérité n’est aucunement de l’approximatif ou du relatif-subjectif. « Le non-connaisseur est dans la vérité s’il reconnaît qu’il est non-connaisseur », en revanche, il est dans l’erreur s’il ne peut pas l’admettre85… La vérité n’est pas quelque chose de possédable, de l’ordre de l’avoir86. Elle est fonction d’un accueil : elle n’est telle que si elle est reconnue, donc elle exige un acte d’attention87. La nécessité de cet acte témoigne d’« une certaine relation secrète et intime entre vérité et liberté »88. Le monde de la vérité correspond à celui de l’intelligible. Or l’intelligibilité sera définie comme « une rencontre et la joie nuptiale qui s’attache à cette rencontre »89. À partir de ce moment, se dégagent les éléments, les principes 79

ME 1 85. JM 31s. 81 JM 36s. 82 ME 1 89. 83 HV 185. 84 HCH 55. 85 ME 1 73. 86 PI 17. 87 ST 12. 88 ST 118. 89 ME 2 178. 80

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL essentiels de la conception marcellienne de la philosophie. Nous avons déjà insisté sur le caractère itinérant de cette pensée qui s’oppose à toute constitution définitive, toute complétude. Pour Marcel, la philosophie est la réponse à un appel personnel90. En philosophie, on ne progresse jamais par étapes : il faut toujours reprendre le travail, donc il n’y a pas d’« acquisitions permanentes »91. Elle est la réception de la vérité, le discernement de sens, mais « le propre d’un sens est de ne se révéler qu’à une conscience qui s’ouvre pour l’accueillir »92. Ce caractère personnel et non-définitif explique que la philosophie est « polyphonique par essence », par-là, elle s’oppose aux idéologies issues du XVIII siècle français93. Quant au « progrès » en philosophie, il faudrait plutôt dire que « la notion de périmé n’est à sa place que dans l’ordre du technique » où « il y a usage et hors usage… » tandis « que la philosophie est… l’attachement à un certain invariant, concret, global qui est notre essence et notre destin »94. L’exigence d’universalité de la philosophie est proche de l’intelligibilité artistique : il y est requis quelque chose d’analogue à l’oreille musicale95. Elle n’est pas universelle absolument, elle dépasse néanmoins, les limites de la conscience individuelle96. C’est ainsi que se trouve traduit l’équilibre entre l’esprit d’universalité et l’expérience personnelle97. Le philosophe est le contraire d’un propriétaire, néanmoins, il peut revendiquer l’exclusivité98. Si la philosophie comme le dit Jaspers, est « le chemin qui nous conduit à nous-mêmes »99, on ne philosophe pas pour soi : on prend en charge l’angoisse d’autres êtres qu’on ne connaît pas personnellement100. Ensuite : 90

ST 17. ME 1 230. 92 PI 18. 93 PI 14. 94 Tr. 146s. 95 ST 21. 96 ME 1 17. 97 ST 56. 98 Ess. 93. 99 Ess. 318. 100 ST 40. 91

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DE L’OBJECTIVATION À L’INVÉRIFIABLE le philosophe doit remettre en question incessamment les conclusions auxquelles il est peu à peu parvenu101, il ne doit jamais prendre « la réalité pour accordée »102. La philosophie n’est pas une franche progression, un parcours mais « un défrichage qui s’opère sur place »103. Elle ne doit pas démontrer mais plutôt montrer : non pas montrer ce qui serait déjà là, mais, faire « mûrir… promouvoir, transformer104. Et cet « existentialisme » ne cesse d’insister : la philosophie est un combat105. Elle n’a « d’autres limites que celles de son insatisfaction même »106. C’est « un étonnement tendant à devenir une inquiétude »107 ou encore « un acte par lequel une inquiétude se définit, et – partiellement – …se supprime »108.

101

PI 14. ST 21s. 103 HV 180. 104 ST 56. 105 HV 179. 106 ME 1 231. 107 ST 21. 108 PI 21. 102

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2. De l’humilité à la participation La pensée marcellienne est une pensée religieuse et en tant que telle, elle célèbre l’humilité, mais l’humilité a en elle une acception proprement positive. Plus précisément, elle est à entrevoir à partir de la dialectique propre de cette pensée, de la manière spécifique dont elle réunit l’Un et le Multiple. L’humilité est à envisager comme une réceptivité créatrice, de même que le mystère va être compris comme résultant de la réflexion, de la réflexion « seconde ». On verra le déploiement de cette problématique à travers l’enfilade des thèmes de l’humilité, de la disponibilité, de la présence, de l’accueil, de la participation et de l’engagement. Or la clef conceptuelle, la clef métaphysique est la notion de la situation que Marcel, avant Sartre, énonce, mais énonce, il est vrai, avec moins d’articulation et de détermination. La situation est ce en quoi je suis impliqué, c’est un état de fait qui ne m’affecte pas seulement du dehors mais me qualifie aussi intérieurement109. Elle exprime un donné, une manière où je me trouve mais sa factualité n’est aucunement quelque chose de statique, constitué pour du bon, immobile. Notre condition itinérante – dira Marcel à Aberdeen – n’est pas dissociable de notre situation qui certes, détermine et qualifie l’itinéraire mais en fait aussi partie110. C’est pour cela que, toujours à Aberdeen, Marcel expliquera qu’être en situation c’est être exposé à, ouvert à… 111. Le thème de la situation jette une forte lumière sur ce dualisme imparfait qui est la caractéristique centrale de toute cette philosophie. C’est une variante moderne, inédite de la solidarité entre l’empirique et le pur ou le passif et l’actif. Elle signifie que notre activité, nos efforts d’une part, notre attente, notre acceptation d’autre part, sont unis et unifiés. Il s’agit ici des divers cas ou si l’on veut de la succession des divers moments d’une « réceptivité créatrice »112. 109

ME 1, 15. ME 1, 149. 111 ME 1, 160. 112 ME 2, 89. 110

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL Marcel énonce « d’abord » les thèmes apparemment « passifs » de l’humilité, de la disponibilité, de l’accueil. L’humilité, une des grandes vertus chrétiennes mais qui, n’oublions pas n’est qu’une vertu naturelle, n’est pas une catégorie seulement morale mais aussi et surtout ontologique. C’est « un mode de l’être, bien loin de se confondre avec un ensemble de précautions méthodologiques »113. Elle n’est pas non plus à confondre avec « le manque d’assurance »114. L’humilité comporte une certaine inquiétude115 et en tant que telle, elle joue un rôle des plus importants dans la quête de la vérité, agir par excellence existentiel et itinérant. L’humilité – écrit Marcel dans sa Préface au grand ouvrage de Troisfontaines – est la disposition propre au philosophe pour l’approche de la vérité116 et pour l’essentiel, elle ne revient pas tellement à se défendre devant l’erreur, mais plutôt à reconnaître notre condition créée, donc ses limites et les attitudes et les aspirations qui lui conviennent117. L’humilité conduit vers la disponibilité qui, thème de la pensée « vulgaire », non-métaphysique et non-éthique, devient sous la plume de Marcel une véritable catégorie existentielle, une notion proprement et techniquement philosophique. L’analyse de la notion se fait à partir de son opposé : l’indisponible, l’indisponibilité. L’indisponibilité a partie liée avec la possession mais elle est plus que possession, implique une opposition, une privation quasiment dénaturante. Je demande à un ami de prêter de l’argent ou de l’investir dans une nouvelle entreprise. Il me répondra : je suis désolé, les capitaux qui sont effectivement les miens sont pour le moment indisponibles. Avoir des capitaux indisponibles c’est avoir des capitaux aliénés, qui ne sont plus sous mon contrôle, qui m’échappent. Or cette indisponibilité qui a toujours rapport à quelque chose de l’ordre de la possession a une racine existentielle-morale-spirituelle. Un homme 113

ME 2, 87. HP 89. 115 HP 181. 116 Tr. 13. 117 ME 2, 87. 114

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION indisponible est un homme « occupé »118. Occupé de quoi ? Essentiellement de soi-même. D’un point de vue « psychologique », l’homme indisponible qui est occupé de soi, s’enfonce dans une opacité, s’enferme dans une obturation. L’indisponibilité revient à une espèce de fixation dans une zone déterminée de notre inquiétude et ce qui est grave, c’est que cette inquiétude persiste et conduit à la crispation119. La genèse de l’indisponibilité est à chercher dans une attitude où l’on se traite soi-même d’une manière inauthentique, avec le désir de se défendre, de se soustraire aux attentes et aux atteintes des autres, on s’enferme en soi ou plutôt, on se traite comme enfermable. Selon un passage merveilleux de l’Essai de philosophie concrète qu’on doit citer in extenso, « … je tends à me rendre indisponible dans la mesure précise où je traite ma vie ou mon être comme un avoir en quelque sorte quantifiable, et qui par là même est susceptible d’être dilapidé, épuisé ou même volatilisé. Par rapport à cet avoir… je vais me trouver dans l’état d’anxiété chronique de l’homme en surplomb sur le néant, qui possède en tout et pour tout une petite somme d’argent qu’il s’agit de faire durer le plus longtemps possible parce que lorsqu’elle sera dépensée, il n’aura plus rien. Cette anxiété, c’est le souci comme rongeur, comme élément paralysant, qui vient arrêter tous les élans, toutes les initiatives généreuses »120. Maintenant, pour donner des définitions « positives » : disponible est celui qui ne possède pas121, dont la vie, la personnalité, son tout se présente comme une espèce d’« incohésion »122. L’incohésion note l’ouverture, la disponibilité à se donner, non pas en se délimitant, en se fractionnant, mais en tant qu’un tout, d’une manière dynamique. C’est à partir d’ici qu’on comprend la dialectique propre de la disponibilité qui est la tension féconde de l’engagement et de l’ouverture. Dans Être et Avoir, Marcel déclare : « les plus 118

PI 145. EA 105s. 120 Ess. 83. 121 RMJ 182. 122 Ess. 131. 119

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL consacrés sont les plus disponibles »123, et une trentaine d’années plus tard, dans l’interview avec Boutang, il reliera « exaucement et exhaussement »124. Celui qui écoute autrui s’en trouve luimême agrandi, enrichi. Bref : « disponibilité et créativité sont des notions connexes »125. Il en résulte un certain nombre de paradoxes apparents. Être vraiment disponible – écrira Marcel – c’est « le pouvoir de saisir… de se laisser saisir, de s’offrir en quelque manière à… ces occasions fécondantes » qu’on trouve /en tant qu’on est disponible / autour de soi126. Celui qui est vraiment disponible, est tendu hors de soi, prêt à se consacrer à une cause qui le dépasse mais qu’il rend la sienne127. La disponibilité n’est pas le maniement, ni même l’auto-maniement. L’être absolument libre pour les autres, ne se reconnaît pas le droit de disposer librement de soi. Le suicide est donc récusé128. Kant dirait : on ne doit pas traiter l’humanité dans sa personne comme un moyen, mais c’est plutôt l’opposition à la vision stoïcienne que Marcel explicite dans une prise de position pour la vision chrétienne du martyre. Dans le martyre, ce n’est pas notre soi qui s’affirme mais l’être dont ce soi est témoin. En revanche, dans le suicide, acte impie, acte désespéré, le soi s’affirme par la façon même dont il prétend se retrancher de la réalité129. Le thème de la disponibilité conduit vers celui de la présence qui semble accuser davantage de moments « actifs ». La disponibilité insinue une attente tandis que dans la présence, nous nous affirmons, nous ne nous tenons pas seulement prêts mais quasiment nous nous offrons, nous nous présentons devant l’autre, à l’autre. Toute cette problématique pourrait être envisagée à la lumière d’une espèce de petite phénoménologie de la présence. « L’objet comme tel n’est pas présent », écrit Marcel

123

EA 178. BG 21. 125 Ess. 82. 126 HV 193. 127 HV 130. 128 EA 180. 129 EA 214 n 1. 124

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION dès Être et Avoir130. Être présent n’est pas la même chose que de se trouver là, d’être autour de… matériellement. Un autre peut être là, je peux même le toucher, le tâter mais je peux ne pas être présent : une communication matérielle est possible avec lui mais c’est « une communication sans communion ». L’autre s’interpose ici quasiment entre moi et ma propre réalité, il me sépare de moi-même, m’objective, me dessèche. En revanche, il y a des êtres qui, présents, me renouvellent intérieurement. On parle beaucoup aujourd’hui de la communication, or il faut insister : on peut apprendre à quelqu’un l’art de la transmission des connaissances mais non pas celui de se rendre présent 131. On voit combien la présence n’est pas une notion abstraite par l’usage des prépositions adverbiales. Présence de quelqu’un est radicalement autre chose que présence à quelqu’un. La présence de l’autre est saisie, accusée, la présence à… relève de quelque chose de bien plus mystérieux et Marcel ne manque pas de noter « l’articulation décisive » entre présence et mystère. Un enfant qui dort à côté de moi a une puissance mystérieuse sur moi sans rapport avec son efficace ou ses pouvoirs effectifs132. La présence – Marcel ne cesse de le redire – est opposée à toute saisie ou préhension, elle ne peut qu’être accueillie (ou refusée)133. Elle accuse la merveilleuse logique de la charité : c’est un don de soi qui n’implique aucun appauvrissement134. La présence manifeste avec éclat le caractère actif de la réponse ; à sa racine se trouve un être qui tient compte de moi et auquel je réponds. La présence est bel et bien une réponse : je suis affecté par l’autre135. Cela montre qu’elle est quelque chose de dynamique, de souple et ouvert. Cette souplesse fait aussi que la présence n’est pas une espèce de constante. Il appartient à son essence de ne pas être toujours manifestée136. Elle n’est pas une chose ou un état fixe mais une fidélité – pas une constance – qui s’esquisse dans le 130

EA 161cf. supra . . ME 1, 221s. 132 ME 1, 232. 133 ME 1, 223. 134 EA 99. 135 PI 121s. 136 PI 155. 131

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL mouvement, la progression137. En dernière instance, la présence révèle sa valeur profondément positive pour son sujet : dans un de ses nombreux textes sur la musique, Marcel écrit : « c’est… dans la présence que l’esprit se libère de l’apeiron qui est dissémination pure et morne répétition »138. La présence – en dépit de son caractère actif – dénote encore une espèce de primauté par rapport à l’autre, elle se situe en marge de lui. En revanche, dans l’accueil, toutes les portes sont ouvertes et si l’autre est celui qu’on fête et qu’on célèbre, l’accueillant ne peut absolument pas se contenter d’attendre et de recevoir chez lui, l’actif, l’aller en avant sont primordiaux. À l’origine de la notion, tardivement élaborée, il y a une polémique. La personne accueillante s’oppose au sujet « projetant » de Sartre, elle est définie comme « réceptivité créatrice »139. L’accueil comporte un certain risque : il faut accueillir l’autre, même s’il est susceptible de modifier ma position. Marcel préconise « une métaphysique de l’hospitalité » mais si on reçoit, si on accueille quelqu’un chez soi, on risque d’être perturbé, expulsé de sa chambre, contraint de modifier ses habitudes. D’autre part, l’accueil n’est pas simplement hébergement, to put up somebody, etc. Ni dans le sens de m’en occuper ni dans le sens de le caser. Recevoir – lit-on dans l’Essai de philosophie concrète – « n’est point du tout combler un vide avec une présence étrangère, mais faire participer l’autre à une certaine plénitude »140. L’hospitalité qui est au cœur de l’accueil est « chez soi » et le chez soi n’est aucunement « un pour-soi »141. Recevoir – qui n’est pas encore complètement identique à accueillir – n’est pas simplement pâtir, on reçoit chez soi. Le « chez » désigne une nouvelle forme d’inhérence à analyser. On peut habiter dans une chambre d’hôtel sans se trouver chez soi, on peut recevoir un autre qui est tellement bruyant et accaparant que je finirai par ne plus me trouver chez moi. Recevoir et accueillir constituent la 137

Ess. 221. Réflexions sur la nature des idées musicales. L’esthétique musicale de Gabriel Marcel, Présence de Gabriel Marcel, 2-3, Paris, s.d. 58. 139 Cf. supra ME 2, 89. 140 Ess. 46 cf. 135. 141 ME 1, 135. 138

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION sphère de l’hospitalité qui se situe à mi-chemin entre recevoir et donner142. Ou comme le dit toujours le même ouvrage à propos de la fidélité : on se trouve ici « à la jonction de l’engagement le plus strict et l’attente la plus éperdue »143. Finalement, avec la notion de l’accueil, Marcel se situera dans la proximité de Heidegger : la contemplation est un recueillement où la présence contemplée entre de quelque façon dans le recueillement luimême144. Et dans le contexte d’un renvoi direct au philosophe allemand : « la condition humaine apparaît comme dépendant… dans ce qu’elle est de la façon même dont elle se comprend »145. Avec la mise en lumière de la pertinence de la contemplation, de la compréhension pour la réalisation de notre condition; on réitère cette dialectique de recourbement de soi qui permet de mieux comprendre la synthèse de l’actif et du passif. Tout d'abord, Marcel rappelle : la faculté d’accueil n’est pas identique à l’influençabilité. Si comprendre c’est pardonner, on doit être capable de comprendre sans pour autant approuver, « adopter »146. La responsivité qui est au cœur de l’accueil n’est pas de l’inertie147. Et Marcel de rappeler que la détente qui est à la racine de l’accueil n’est pas un relâchement – Entspannung ne signifie pas Auflösung – tout relâchement étant un commencement de dissolution148. L’essentiel c’est que la tension féconde et positive de l’accueil ne signifie pas de la crispation. L’accueil est en dernière instance une modalité du recueillement, or il faut comprendre que se recueillir n’équivaut pas à s’abstraire. « On s’abstrait de, ce qui revient à dire qu’on se retire et que par conséquent, on laisse ou on délaisse. Le recueillement est au contraire avant tout un acte par lequel on retourne vers, et sans rien abandonner »149. L’accueil est une notion qui a de la pertinence également dans le domaine de l’interprétation. En fait, 142

Cf. Ess. 132 sq. RMJ 228 n 1 144 ME 1, 142. 145 HCH 66. 146 ME 1, 161. 147 Ibid. 148 HCH 63. 149 ME 1, 145. 143

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL en regardant une œuvre qu’on aime, la regarder en l’aimant, on l’interprète et cette interprétation est relative à ce que nous sommes nous-mêmes150. Cette présence, cet accueil de plus en plus actif finissent par aboutir à la notion de l’engagement qu’on fera approfondir à partir du thème de la participation. L’engagement avait une actualité particulière à une époque marquée par la philosophie ou l’art engagé. L’engagement est une prise de parti mais qui ne signifie pas pour autant une aliénation : commitment n’est pas un ralliement aveugle. ! À l’origine de l’engagement se trouve la notion de faire crédit à quelqu’un ou plutôt de se rallier à lui151. L’engagement se conçoit en opposition à l’attitude quasiment immorale ou au moins inauthentique du spectateur. Le désengagement signifie une espèce de désertion de la conscience qui ne fait plus corps avec le réel152. « L’engagement et l’opinion s’excluent mutuellement »153 : celui qui s’engage ne laisse aucune marge de certitude ou de subjectivité contingente, il se donne complètement, même si l’inconditionnalité de ce don n’est pas aveugle, ne revient pas à une aliénation. L’engagement est la manière dont le sujet vit activement sa temporalité. L’acte engage l’agent : son agir le soumet à un certain futur sien, comme si on avait signé d’avance une reconnaissance, « une rétrospection anticipée »154. L’engagement n’est ni aveugle ni purement unilatéral, surgi de la subjectivité isolée : la forme la plus haute et la plus constante de l’engagement est la vocation. Or la vocation est littéralement réponse à un appel155. Celui qui s’engage ne se tient pas sur un terrain vierge : il se trouve aux prises avec un destin qu’il lui faudra pour ainsi dire recréer par le dedans156. La complexité de l’engagement, sa circularité se voit à travers des exemples de la connaissance de soi et de l’amour. La véritable connaissance de soi est circulaire : théoriquement 150

ME 1, 174 cf le cercle de la réflexion seconde.infra ME 2, 79. 152 HV 192. 153 Ess. 187. 154 Ess. 155s. 155 HV 28. 156 EA 145. 151

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DE L’HUMILITÉ À LA PARTICIPATION pour m’engager, je dois d’abord me connaître ; en fait, je ne me connaîtrai réellement que si je me suis d’abord engagé. La même logique vaut pour la cohabitation qu’on appelait essayage préconjugal. Les futurs époux se livreraient à une expérience qui ne les engagerait en rien mais les éclaireraient sur eux-mêmes. Toutefois, cette conception est fautive selon ses propres termes : en agissant, on se modifie, on s’engage, on ne reste pas intact, intouché157. En dernière instance, tous ces thèmes d’approximation et d’activation croissantes trouvent leur ressourcement dans celui de la participation, notion difficile que Marcel va progressivement abandonner. La participation est une manière par excellence de noter une attitude non-objectivable. Elle est opposée au partage qui quantifie et rêve de donner à chacun le sien propre, comme si on existait, chacun, seul et comme si on avait des prétentions à une quantité du réel158. Le thème de la participation est au moins partiellement anti-sartrien (et antiheideggerien) : on n’est pas « jeté » dans le monde, on doit y participer159. La participation est un lien existentiel au monde : le paysan participe à la terre, le marin à la mer. Nous participons dès toujours au monde, à l’être, c’est pour cela qu’il est absurde de demander pourquoi il y a quelque chose, au lieu de rien : après tout, nous qui posons cette question, nous sommes immergés dans le réel, dans l’être160. ! La participation n’est aucunement l’insertion dans une trame objective et elle est parfaitement compatible avec un certain dégagement. Sans doute, il ne s’agit pas d’un présomptueux détachement : le saint ne se dégage des choses que pour mieux participer à l’intention créatrice, fiat voluntas tua, que ta volonté soit faite161. La participation – on le verra plus tard – prend le sens même de « l’existentialité »162. En commentant Royce, Marcel parle de « la participation vivante du moi à un ordre concret qu’il s’engage à servir, et qui en retour lui 157

Ess. 234. Tr. 126. 159 Tr. 139. 160 RMJ 59. 161 Ess. 87. 162 Ess. 40. 158

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL confère la seule réalité à laquelle il puisse prétendre »163. Dans les attitudes où on traite le réel comme quelque chose qu’on peut capter ou dominer, on met entre parenthèses notre participation, mais on aura alors cassé le lien qui nous unit au réel et de ce fait on se trouvera aussi étranger à nous-mêmes164. En dépit de son statut incertain, le thème de la participation sert au moins à marquer l’opposition de Marcel aux dualités tranchantes. La participation effective est au delà l’opposition traditionnelle entre activité et passivité165. « La contemplation n’est que pour un être qui a assuré ses prises sur la réalité », ce n’est pas une attitude de spectateur mais un mode de participation intime166. Et l’étudiant écrivait déjà dans ses Fragments : la clef de la théorie de la participation c’est « l’acte par lequel la pensée découvre qu’elle nierait sa liberté en posant le dualisme de la matière et la forme »167.

163

La Métaphysique de Royce, p. 166. HCH 76. 165 ME 1, 133. 166 ME 1, 139. 167 Fragm. 76. cf. la mise en garde contre la confusion entre « différence et dualité », « pouvoir révérbérant et causalité » cf. supra p. 164

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3. Le mystère et la seconde réflexion Nous avons essayé d’exposer les divers thèmes où Marcel explique le sens de « l’engagement ». Or tout cela se situait davantage dans un registre moral, voire politique que proprement métaphysique. Toutefois, le noyau de la pensée marcellienne gît dans la vision, dans l’articulation de cet engagement, de cette implication en termes métaphysiques et si l’on veut épistémologiques. Cette pensée est profondément anticartésienne – « rien n’est moins instructif que le je pense cartésien »168, son « irrémédiable ambiguïté »169 – et anti-idéaliste dans la mesure où elle combat de toutes ses forces la conception du cogito comme transparence170. La philosophie était née avec Socrate comme une interrogation sur soi, elle s’était affermie chez Descartes avec le cogito comme source de toute certitude, elle s’était épanouie chez les Idéalistes dans la relecture du retour sur soi socratique comme la transposition, la clarification du je pense, à savoir dans le je pense conçu comme identique avec le je pense que je pense. Or précisément, le noyau de la pensée marcellienne est opposé à cette coïncidence : non pas que Marcel se complaît dans l’obscurité mais parce qu’il croit que penser sur le penser, réfléchir sur soi est une opération effective, existentielle qui entraîne des modifications et ne se conçoit pas comme neutre, sans engagement aucun. Marcel opposera le problème dans sa simple et superficielle clarté au mystère où la pensée empiète sur ses propres conditions et moments. Et luimême, il ne manquera pas de réaliser l’importance cruciale de cette thématique. Dans un écrit plutôt polémique, il déclare : « jamais il ne sera possible de construire une machine capable de s’interroger sur ses conditions de possibilité et sur les limites de son efficace ». Et puis il continue : « Ici apparaît l’intime connexion entre réflexion et mystère qui est au principe de toute mon œuvre »171. 168

JM 18 f. EA 35 et n. 1.. EA 151. 170 EA 35. 171 HCH 16. 169

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL Gabriel Marcel part de l’opposition entre problème et mystère, pensée objective, c’est-à-dire objectivée et pensée qui revient sur elle-même et qui, de ce fait, s’engage, se modifie car empiète sur ses propres moments initiaux. L’opposition est déployée dans des termes épistémologiques mais elle est anticipée dans la condamnation de l’attitude du spectateur où le refus de participer frappe la pensée d’impuissance, voire la pousse vers la déviation. Le spectateur « participe sans participer » : il ne contemple pas – cela demande de l’humilité, de l’attente – il ne saisit pas le vrai présent, mais pour ainsi dire « patine… sur la surface du réel »172. En me convertissant en « pur spectateur », le monde risque de m’apparaître comme un simple spectacle ; en en retirant ma participation, je fais perdre son sens profond au spectacle lui-même173. Il y a quelque chose de vicieux dans cette attitude : le sujet « objective » le monde pour en jouir : or c’est une attitude de « concupiscence »174, une véritable « aliénation »175, et pour le sujet et pour le monde. Sans doute, c’est un détachement mais il y a deux espèces de détachements : celui du saint qui participe au monde sans curiosité et celui du spectateur qui se retire dans sa tour d’ivoire176. La condition du spectateur s’oppose à la situation. Par situation, il faut entendre : « ce en quoi je suis impliqué » (cf. supra 3. leçon). Elle ne m’affecte pas seulement du dehors mais « qualifie aussi intérieurement ce je, ce moi-même ». En fait, cette condition n’est pas une simple donnée neutre : elle implique la recherche, c’est-à-dire « l’ensemble des démarches par lesquelles je puis passer d’une situation vécue comme fondamentalement discordante… à une situation différente où une certaine attente est comblée »177. La notion de situation pour ainsi dire « existentialise » cette réflexion. Elle nous introduit d’abord dans la thématique de l’opposition entre problème et mystère, pour permettre par la 172

ME 1, 138s. EA 20. 174 Tr 128. 175 EA 25. 176 EA25. 177 ME 1, 15. 173

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION suite l’exposition de cette opposition en termes de « la première » et de la « seconde réflexion ». Le problème est à lire dans le contexte de l’objectivation. Marcel note une « connexion entre le donné et le problématique »178. Plus précisément : il n’y a de problème que là où je veux travailler sur des données qui me sont extérieures, où je veux planter un ordre auquel moi-même j’entends rester extérieur179. Ailleurs, le philosophe fait remarquer que la zone du « naturel » et du « problématique » coïncident180. Les conditions du problématisable sont les mêmes que celles du caractérisable – ce sera un élément précieux de l’analyse phénoménologique de l’avoir – du problématisable, cette fois-ci déjà en opposition explicite au mystère. Marcel dira qu’un « problème… est justiciable d’une certaine technique appropriée en fonction de laquelle il se définit »181. Or toute cette insistance sur le problème et surtout sur son opposition au mystère ne doit pas être occasion de la méprise fatale de les opposer comme rationnel et irrationnel. Marcel dira à Boutang : la distinction entre problème et mystère « venait pour ainsi dire sceller tout mon développement philosophique »182. Problème et mystère traduisent deux rationalités différentes et Marcel considère le second comme ayant une rationalité supérieure à celle du premier183. Il ne faut confondre ni l’ignoré et le mystère, ni la contradiction et le mystère. Et surtout pas mystère et inconnaissable. Le mystère n’est pas l’inconnaissable : c’est une limite du problématique qui ne saurait être actualisée sans contradiction. D’autre part, il faut réaliser que le mystère n’a rien à voir – comme c’est le cas dans l’agnosticisme – avec une lacune, un vide à combler ; il exprime, bien au contraire une plénitude, la présence d’une volonté184. Finalement, le mystère n’est pas le secret qui – on le verra amplement – est du domaine

178

Ess. 108. HV 90. 180 EA 145. 181 EA 169. 182 BG 69. 183 On « dégrade un mystère pour en faire un problème » EA 170. 184 Ess. 219. 179

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL de l’avoir et de l’exposable185. Marcel est conscient du rôle central que joue le mystère dans sa philosophie mais il entend clarifier et analyser les choses. Il ne s’agit pas de dépasser les limites où se confine la pensée objective pour se retrouver dans de nouveaux enfermements. La distinction entre problème et mystère – lira-t-on dans Pour une sagesse tragique – « n’a de valeur si elle reste un instrument de pensée », si « elle est érigée en une thèse »186. D’une certaine manière comme la seconde réflexion sera fonction de la première, le mystère l’est du problème. Le monde du mystère est celui du « métaproblématique » où la pensée est fondée sur la participation du sujet au monde dont – contrairement à des impératifs millénaires – il n’a pas à se dégager pour chercher la vérité187. Dans le mystère, on entrevoit un dépassement des oppositions mais non pas comme « une synthèse des contraires » à la Hegel188. Sans doute, la pensée se déploie sur une voie semée d’embûches mais il vaut mieux parler de mystères que de paradoxes, de médiation et de conciliation, plutôt que de déchirure. La pensée marcellienne n’est pas optimiste mais tragique, néanmoins ce tragique a comme horizon l’espérance… Le mystère paraît dans les fragments de l’étudiant comme une notion d’auto-défense de la pensée qui veut empêcher d’être soumise à une méthode d’analyse la convertissant en objet189. La pensée métaphysique est une « réflexion braquée sur un mystère », et Marcel va jusqu’à dire qu’il y a une espèce de coïncidence « du mystérieux et de l’ontologique »190. « L’accès » c’est-à-dire une approche objectivante est impossible dans le monde du mystère191. Le mystère est la sphère où la distinction entre devant moi et en moi « perd sa signification »192. Non pas parce qu’il faut abandonner toute distinction – nous ne sommes 185

EA 195. ST 77. 187 Ess. 87. 188 BG 62 189 Fragm. 65. 190 EA 145. 191 EA 146. 192 EA 169. 186

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION pas dans l’apophatique – mais en fonction même de la distinction très claire entre problème et mystère. Le problème est quelque chose qui me barre la route, qui se présente devant moi et attend d’être transpercé, résolu, réduit, quand le mystère renvoie à une situation où je me trouve engagé, donc son essence est précisément « de n’être pas tout entier devant moi »193. Il me dépasse, mais non pas avec une partie mesurable de sa réalité… Le mystère traduit une étrange synthèse, la réunion de ce qui m’appartient et de ce qui ne m’appartient pas, voire de moimême en tant que je m’appartiens et en tant que je ne m’appartiens pas. Ici on vient de donner une référence à 1’empiètement existentiel qui est au cœur même du mystère et qui produit la seconde réflexion aussi bien qu’il se trouve éclairé par elle. En fait, la distinction métaphysique fondamentale qui s’impose ici est présentée dès le Journal Métaphysique : dans ce qui est ignoré, il n’y a aucun rapport à l’objet, l’objet est inaffecté. En revanche, dans le mystère l’objet lui-même s’altère, se change194. Et cette altération de l’objet est indissociable des modifications du sujet, de ses engagements. D’une manière plus neutre, mais peut-être même plus contraignante, l’engagement se trouvant à l’origine des modifications dans le mystère et à exprimer par empiètement. Énoncer d’abord dans la conférence Positions et approches concrètes du mystère ontologique, la définition est redite en Être et Avoir ; « le mystère est un problème qui empiète sur ses propres conditions immanentes de possibilité (non pas sur ses données) »195. L’empiètement est à l’origine de la seconde réflexion, ou plutôt, il en est le ressort. La seconde réflexion est essentiellement le retour sur la première. La première réflexion est sévèrement jugée par le philosophe. Il sépare le donné immédiat de lui-même, il détruit l’engagement dans l’être quand la seconde oeuvrera au rétablissement de la participation196. La première réflexion, objectivante, se désintéresse du fait que ce 193

EA 145. JM 161. 195 EA 183. 196 Tr. 44. 194

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL corps est « mon corps », il reste pour elle non-privilégié quand la seconde réflexion restituera à mon corps sa primauté originelle. La seconde réflexion n’est pas parasite, néanmoins, elle ne s’exerce que sur les procédés de la première197, elle est aussi définie comme une intuition qui ne se saisit elle-même qu’à travers les modes d’expériences sur lesquels elle réfléchit198. Il s’agit ici d’« une intuition réflexive »199 par laquelle on tente de récupérer « le concret qu’on a vu… en quelque sorte, s’émietter ou se pulvériser »200. Au début de sa création philosophique, Marcel, tâtonnant, cherche les termes. Il parle d’une réflexion en acte, d’une réflexion supérieure201, d’une réflexion métaphysique ou approfondie202. Les deux éléments constitutifs essentiels de la notion sont le retour sur soi et la récupération. Pour indiquer l’importance de l’enjeu, citons une remarque de l’Essai : la seconde réflexion qui s’exerce sur la première pour récupérer le concret est la philosophie elle-même203. Ce n’est rien que de très traditionnel. On lit dans le Journal, plus précisément, dans l’article qui le résume : la métaphysique décrit la situation où je m’apparais à moi-même comme un être « qui s’interroge sur sa propre existence »204. Les philosophes ont toujours trouvé essentiel le recueillement comme attitude philosophique, or il ne s’agit pas ici d’un thème psychologique, ni même moral. Si la seconde réflexion est une réflexion « à la seconde puissance »205, c’est que le recueillement qui l’institue dénote le retour sur soi du sujet, de la pensée sur soi-même. Comme dit un texte admirable du Mystère de l’être : « la pensée philosophique… consiste en ce qu’elle ne se développe pas seulement vers l’objet dont elle prétend découvrir la nature, mais qu’elle est en même temps à l’écoute d’un certain chant qui monte d’elle-même à 197

ME 1, 108. EA 170s. 199 EA 141s. 200 RM 66. 201 JM 140s. 202 JM 320 ; 137. 203 Ess. 37s. 204 JM 320. 205 EA 16. 198

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION mesure qu’elle accomplit son travail »206. Or la spécificité de la conception marcellienne c’est qu’elle ouvre l’aspect récupérant, reconquérant de la seconde réflexion, du retour sur soi en direction d’un plus. La seconde réflexion est « récupératrice » : elle constitue la « reconquête » de l’unité primitive brisée par la réflexion première207, elle est « reconstructrice »208. Quand la première m’a fait comprendre que mon corps n’était qu’un corps parmi d’autres, la seconde refuse de considérer comme finale la dissociation entre moi et mon corps, elle se base sur « l’indistinction existentielle » primitive209. Et dans un texte des années quarante, Marcel donne une définition fulgurante : « la réflexion là où elle se déploie selon toutes ses dimensions et devient récupératrice, se porte d’un mouvement irrésistible audevant d’une affirmation qui la dépasse, mais en fin de compte l’éclaire sur elle-même »210. À partir de ce moment, on commence à voir que l’anamnèse, la récupération du passé comme simple récupération n’est pas une expression adéquate de cette opération. La réflexion d’une pensée sur elle-même ne doit pas se contenter d’en être un double stérile, mais sa redite « créatrice »211. Tout cela est expliqué éloquemment par Ricoeur : il s’agit ici d’un « débordement par l’intérieur, où le sujet affirmant se reconnaît envahi par sa propre affirmation »212. Le résultat c’est qu’on dépasse l’exacte adéquation du je pense et du je pense que je pense, il y a éclatement de ce cercle que forme le je pense avec sa réduplication, donc dépassement du Cogito. L’explication de ce dépassement, de l’éclatement de l’adéquation, de l’avènement du plus et du modifié est à chercher dans l’empiètement qui exprime d’une manière très suggestive l’engagement du sujet dans le connaître, cet engagement qui fait modifier les données de la situation. L’exemple favori, voire 206

ME 1, 91. ME 1, 98. 208 EA 175. 209 ME 1, 108. 210 PI 193. 211 JM 5. 212 RMJ 81. 207

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL l’exemple archétypal de l’empiètement est à chercher dans l’interrogation sur moi-même, sur ce que je suis. Sans doute, il y a d’autres exemples dont l’essentiel est celui de mon corps qui empiète sur moi et dont je ne saurai ainsi exprimer clairement la relation à moi-même213. Mais l’essentiel est tout de même le « qui suis-je ». Quand je m’interroge qui suis-je ? je ne sais ni ce que je suis, ni même si je suis – le problème de l’être empiète sur ses propres données et s’approfondit à l’intérieur même du sujet qui le pose214. La difficulté de cette question provient du fait que je me pré-existe fatalement à moi-même215. On ne coïncide pas avec soi-même, après tout, on est en « un lieu d’exil »216 ! Et selon sa dimension proprement éthique, la question est encore plus complexe : le moi-même auquel je dois être fidèle, ne peut être que l’appel qui m’est lancé de ce qui est plus profond en moi à devenir ce que… je ne suis pas217. Selon sa vérité profonde, la seconde réflexion est une « conversion »218 ! Marcel donne des exemples pour illustrer le glissement que la seconde réflexion découvre. Dans l’amour, je dis que tu m’appartiens et alors je t’appartiens, cette vérité libre devient de l’asservissement entrevu de la position d’un tiers219. Ou encore : je juge sévèrement un autre et soudain, je me rappelle d’avoir moi-même accompli un acte répréhensible similaire au sien. Désormais je ne peux plus considérer l’autre de cette manière et moi-même je dois me juger autrement à partir de la réalisation de l’escroquerie de cet autre, analogue à la mienne220. Qui suis-je pour condamner, se demande Auguste dans le Cinna de Corneille ?221

213

EA 120 et n. 1. EA 169. 215 ME 1, 190. 216 ME 1, 208. 217 ME 1, 158. 218 EA 275s. 219 Ess. 146s. 220 ME 1, 94s. 221 ME 1, 146. 214

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LE MYSTÈRE ET LA SECONDE RÉFLEXION Pour résumer : le mystère porte aussi sur celui qui interroge et sur sa capacité d’interroger222. Et cette réalisation jette une nouvelle lumière sur la conception de la philosophie elle-même. On croyait réduire le sujet philosophant à la raison elle-même223. On pensait que la disposition interne du philosophe n’avait rien à voir avec sa réflexion personnelle, or cela ferait du philosophe un savant… Or, « On ne peut philosopher authentiquement – écrit Gabriel Marcel – qu’avec tout soi-même »224. C’est dire que la philosophie a nécessairement une dimension moraleexistentielle.

222

S. Plourde (ed.), Vocabulaire Philosophique de Gabriel Marcel, Paris, 1985, p. 370 n. 4. 223 ME 1 147s. 224 Préface, Tr .p. 14.

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4. Mon corps Depuis ses commencements helléniques – renforcée ici par une inspiration chrétienne – la philosophie occidentale a sévèrement jugé le corps. Le corps est inférieur, contingent, éphémère et selon ses implications morales, il est principe de bassesse, de déchéance, de vice. En dépit de l’essentielle valorisation chrétienne du corps – par la Résurrection des corps – le Christianisme comme la philosophie classique-chrétienne de l’Occident a mis beaucoup de temps pour le réhabiliter. La réhabilitation a adopté plusieurs voies : les voies directes, claires, souvent élémentaires, simplistes partent du matérialisme, de l’hédonisme, mais d’autres voies, plus respectables s’ouvraient à partir de la métaphysique elle-même. Dans le kantisme c’est à travers l’apriorisation de la sensibilité qu’on peut aller vers le corps, dans l’hégélianisme c’est la « laïcisation », si l’on veut la métaphysication de l’Incarnation qui présente la possibilité d’une relecture positive. La phénoménologie, elle aussi, s’engage dans cette direction mais sa grande contribution sera la distinction entre le corps et mon corps, ou entre le corps et la chair. Cette seconde distinction va être surtout celle de Merleau-Ponty, même si ce grand penseur, lui aussi, affichait fermement son consentement à la condition ontologique spécifique de mon corps. Or si Merleau-Ponty allait probablement plus loin que Marcel, c’est chez Marcel que s’initie la distinction essentielle entre le corps, notion objective et mon corps. Marcel ne saisit pas immédiatement la spécificité du corps propre, il y parvient à partir de l’analyse de la sensation, et puis à travers aussi la notion philosophique de l’incarnation. Quand Marcel parle de la sensation, il ne s’engage aucunement sur une voie traditionnelle d’analyse épistémologique. Pas d’oppositiondistinction par rapport à la sensation ou à l’intuition voire à l’entendement. Dès le commencement, la sensation apparaît selon sa vérité sui generis, sa validité a priori. Comme les Anciens – au moins comme les Sceptiques – il déclare que la sensation est infaillible, mais il ajoute immédiatement que la foi doit participer à cette condition d’infaillibilité. On voit donc que la sensation est située sur un plan supra-empirique. Dans le grand

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL article qui conclut le Journal Métaphysique, Marcel définit la sensation comme la participation du sujet à « une ambiance de laquelle nulle frontière véritable ne le sépare »225. La sensation est donc la continuité du sujet avec son monde, son pourtour matériel et effectivement, le thème de la continuité reste essentiel. L’enseignement qui se dégage du Journal c’est que la sensation serait le mode selon lequel la continuité de quoi que ce soit avec mon corps peut être donnée226. La thèse centrale de la doctrine marcellienne est l’insistance sur l’immédiateté de la sensation et le refus de la prendre pour une espèce de « message ». La sensation est d’une certaine manière notre « participation » au monde qui nous entoure227. La réflexion primaire la voit comme quelque chose émis à partir d’une source inconnue dans l’espace qu’on a à capter228. On serait alors tenté de considérer ce qui est ainsi émis comme « un message ». Or précisément, la sensation n’est pas un message: elle ne revient qu’à exister simplement en union avec les choses qui nous livrent en elle une partie d’elles-mêmes, pas des signes objectifs229. L’immédiateté de la sensation se voit du fait qu’il lui est « propre… précisément de ne pas être rapportée »230. Prendre la sensation pour un message signifierait substituer une certaine espèce de données à une autre, or l’avènement sensoriel n‘est pas une donnée231. D’autre part, l’immédiateté n’a rien à voir avec l’irrationalité232, et dans la pensée de sa maturité, le philosophe présentera une importante distinction : pour le corps-objet la sensation peut paraître comme une communication donc une transcription, pour le corps-sujet, celui qu’on appelle mon corps, elle demeure quelque chose d’immédiat233. La sensation offre de précieuses pistes ou passerelles en direction des thèmes tardifs : 225

JM 322. Tr. 185 et n. 1. 227 JM 250s. 228 ME 1, 121. 229 Tr. 251ss. 230 JM 185. 231 JM 318s. 232 JM 319. 233 Ess. 41s. 226

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MON CORPS dès le Journal, Marcel laisse tomber la définition « mon corps n’est mien qu’en tant qu’il est senti »234. Et une trentaine d’années plus tard, il mettra le point sur les i : c’est la réflexion sur la sensation qui me conduit vers ma vision de l’existence comme corporelle et, imperceptiblement, invisiblement, vers le Dieu incarné235. Ce texte capital ouvre la thématique de l’incarnation. Bien entendu, il s’agit ici de la notion dans son acception philosophique, non pas théologique. Au début de l’Être et Avoir, Marcel désigne l’incarnation comme la « donnée centrale de la métaphysique… situation d’un être qui s’apparaît comme lié à un corps. Donnée non-transparente à elle-même : opposition au cogito ». Je ne peux affirmer ni que je suis mon corps ni que je ne le suis pas. Autant dire que « l’opposition du sujet et de l’objet se trouve transcendée »236. Et vingt ans plus tard, Marcel revient à la charge : être incarné signifie « s’apparaître… comme ce corps-ci sans pouvoir m’identifier à lui, sans pouvoir non plus s’en distinguer »237. L’incarnation est souvent considérée comme une espèce de fait, or elle n’est pas un fait, mais « la donnée à partir de laquelle un fait est possible »238. Elle est la condition même de tous les faits qu’ils soient : c’est « l’acte infiniment mystérieux par lequel une essence prend corps »239. L’incarnation est « une expérience-pivot »240 : elle indique que « la liberté ne se laisse dissocier qu’arbitrairement d’une certaine référence au réel »241, et le philosophe fustige des abstractions qui prennent corps sans cesser d’être des abstractions, qui se matérialisent au lieu de s’incarner. En socio-politique ce sont des masses (incohérentes, inarticulées), en architecture moderne des 234

JM 236 cf. « Je ne suis mon corps qu’en vertu des raisons mystérieuses qui font que ce corps est… continuellement senti » JM 252 cf. La sensation est « le lien indéfectible qui m’unit à… mon corps » JM 328. 235 ST 264s. 236 EA 11s. 237 Ess. 34. 238 EA 12. 239 HV 91. 240 PI 144. 241 ST 12.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL expérimentations ineptes, les abstractions non-élaborées, maldégrossies forment comme des grumeaux242. La sensation ouvre le chemin de l’élaboration de la notion du corps propre ou plutôt de mon corps. Marcel n’en présente pas de définition une, mais des énoncés divers qui s’y réfèrent ou qui le décrivent. Mon corps est synonyme de ce qui est irréductiblement immédiat. Dès le Journal, le philosophe parlera de l’impossibilité d’attribuer à ici et à maintenant des désignations qui les médiatisent243 : il s’agit ici de « ce que je ne peux pas ne pas appeler mon corps »244. Il est une entité qui subsiste pour soi, pas par soi245. Avant d’entrer dans le détail de l’analyse, s’imposent quelques thèmes qui préfigurent l’exposé : mon rapport à mon corps ne saurait se réduire à une causalité ou à un parallélisme246. Il relève certainement d’une certaine manière du monde de l’Avoir mais si je le traite comme ma propriété absolue, je deviendrai son esclave. Il n’est pas objet mort ou un simple instrument mais plutôt la substance de l’épreuve qui est littéralement constitutive de moi-même247, et Marcel de citer Maître Eckhart : « l’âme ne se sauvera que dans le corps qui lui a été assigné »248. La doctrine du corps propre récuse toute assimilation de mon corps au corps d’autrui, à un corps-objet, à un corps parmi d’autres. Quand j’énonce « mon » corps, je refuse d’attribuer « l’indice en soi si mystérieux… du pronom possessif » à tout autre corps249. Confondre mon corps avec tout autre corps relève de la réflexion primaire : la dualité cartésienne du corps et de l’âme sont tributaires de cette réflexion250. La réflexion primaire rompt le lien fragile – mais combien précieux – que constitue le

242

HCH 100. JM 325 n. 244 ME 1, 109. 245 PI 100. 246 Ess. 149s. 247 Ess. 150s. 248 ST 170. 249 ME 1, 107. 250 ME 1, 108. 243

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MON CORPS pronom mien en faveur de l’objectivité commune à tout corps251. Et Marcel d’expliquer : mon corps ne saurait être identifié à un corps, objet de la perception, ces deux modes d’existence sont irrémédiablement distincts. Si on leur sous-tend un contenu (commun), c’est sous condition « que ce contenu ne soit pas luimême susceptible d’être donné à une conscience dans un rapport immédiat »252. Il est inexact de dire que l’autre est moi, que son corps m’apparaît comme mon corps et que mon corps lui apparaît comme le sien. L’autre qui passe me paraît comme un corps relié à un système mental, moi ne dois-je pas lui apparaître de la même manière ? Or rien dans l’autre, dans celui qui est prétendument en analogie avec moi, ne peut être objet pour moi, à savoir un objet qui est comme moi. Je peux simplement sympathiser avec lui, épouser mentalement son devenir intérieur ; mais alors je deviens lui et son corps mon corps donc la situation de départ est faussée. Je peux à la rigueur construire selon l’analogie de ce que je sais de l’autre, une notice spirituelle sur moi-même, mais ce serait une espèce de « personnage mythique », moi détaché de mon corps253. Tout cela signifie que les analogies sont sans objet, illégitimes. La vérité simple – mais on a tellement tardé à le reconnaître – c’est que le « mon corps » ne peut pas être posé en termes universels, il n’a de sens que pour moi, autant dire qu’il y a une béance entre le corps objectif et le corps propre donc une révision de la notion même de la corporéité s’impose. Avec la clarification de la différence radicale entre mon corps et tout autre corps, on n’est pas encore parvenu à supprimer toutes les ambiguïtés. D’une part, il y a une essentielle indécision : mon corps est-il moi ou non-moi, et d’autre part, le fait de ne pas être mon corps ne signifie pas encore que je peux m’en dissocier. Je peux dire, certes, je suis mon corps mais si j’entends cette affirmation dans un sens matérialiste, cela détruit toute sa signification254. Néanmoins, il faudrait remarquer que dans un sens, le matérialisme et le sensualisme ont leur 251

ME 1, 107. JM 20. 253 JM 328. 254 Ess. 32ss. 252

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL légitimité : c’est que « quelque chose nie en moi l’extériorité de mon corps par rapport à moi-même »255. Présence et immortalité qui constitue une suite du Journal dira qu’il est de l’essence de mon corps de pouvoir – ou de devoir – être considéré alternativement comme moi ou non-moi256. Une autre alternative, c’est entre-voir le corps comme ce que je possède ou ce que je suis257. Et Le Mystère de l’Être présente un exemple pour illustrer l’alternative impossible : « si par suite d’un désordre grave, je perds tout contrôle sur mon corps, il tend à cesser d’être mien, pour cette profonde raison que je ne suis plus moi… à l’autre extrémité… le yogi cesse-t-il… d’être moi pour lui-même, et cela pour la raison inverse, parce que le contrôle exercé sur le corps est absolu », quand dans la vie normale ce contrôle « est toujours partiel… à quelque degré menacé »258. Une fois de plus, Marcel offre une éclatante illustration de l’empiètement, du décalage, de la non-transparence, bref, de tous ces thèmes qui l’érigent en philosophe de l’anti-cogito. L’affirmation de la non-coïncidence ne nous instruit pas encore sur le comment de la relation. Sans doute, il faut savoir que mon corps n’est mien qu’en tant que je n’établis pas entre lui et moi l’intervalle qu’institue la pensée objectivante259. Une véritable dissociation du sujet de son corps reste impossible. Mon corps ne peut pas être réduit au terme d’une discrimination à un objet : penser mon corps, c’est « rétablir en connaissance de cause l’état d’indivision qu’une réflexion élémentaire avait rompu ». Voilà, un exemple par excellence de la seconde réflexion restauratrice ! Mon corps n’est pas « un terme extérieur à un autre terme X qui serait moi-même »260. On ne peut pas exprimer en termes objectivants « le caractère à la fois mystérieux et intime de la liaison entre moi et mon corps… » – et Marcel d’ajouter : j’évite « à dessein » d’employer « le mot

255

JM 323. PI 111. 257 PI 185. 258 ME 1, 112. 259 ME 1, 116. 260 JM 326. 256

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MON CORPS relation »261. Notre liaison indissociable avec notre corps apparaît comme « une forme métaphysique de l’eccéité… sur quoi la réflexion ne peut mordre »262. Et le philosophe rappelle la vieille question : comment je lève mon bras ? Spinoza, Fénelon, plus tard Merleau-Ponty s’interrogent sur les principes et les ressorts de cette opération. Marcel, lui, dira que l’attitude de lever son bras ne saurait être représentée qu’abstraitement, en me considérant du dehors. On doit constater le caractère « bâtard, hybride » de cette position. Cela n’a pas de sens de dire : c’est la même personne qui a l’idée de lever le bras et qui le lève effectivement. Tout se réduit à la question: comment vais-je lever le bras ? sans qu’on soit contraint de procéder à des distinctions dualistes263. L’opposition au dualisme est clairement mise en évidence par le refus de voir dans mon corps un objet ou un instrument. Mes relations avec mon corps, avec « le corps-sujet » sont inobjectivables264. Parler de mon corps comme « un objet » revient à le traiter comme « non-mien », à adopter la position d’« une tierce personne », qui correspond à une « désincarnation idéale »265. D’autre part, mon corps est un centre, un pivot et il possède un centre, or aucun objet ne saurait posséder un centre, il ne peut être qu’un ensemble de moments, dans les meilleurs des cas coordonnés entre eux266. Encore moins acceptables sont les tentatives pourtant très fréquentes de traiter mon corps comme un instrument, même comme mon instrument par excellence. L’instrument renvoie à une telle subordination, une telle dépendance, une telle différenciation qu’elles ne sauraient convenir à cette réalité indissociable de moi-même. « Dans la mesure où je suis mon corps – écrira Marcel dans sa Préface au grand ouvrage de Troisfontaines – je ne peux pas dire que je me

261

EA 9 cf. je suis mon corps, mon passé ; mon corps ayant enregistré toutes mes expériences antérieures JM 252. 262 JM 328. 263 JM 328s. 264 ME 1, 117. 265 JM 324. 266 ME 2, 28.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL sers de lui »267. Je ne suis ni outil ni instrument : je suis mon corps, je ne suis pas ma bêche268. En fait, je ne suis mon corps que précisément dans la mesure où il n’est pas pris pour- mon instrument269. Sans doute, s’il n’est pas lui-même un instrument, mon corps représente, joue le rôle, occupe la fonction ontologique d’être l’instrumentalité absolue270. En dernière instance, toute tentative de penser mon corps en termes d’instrument est vouée à l’échec à cause de la régression à l’infini qu’elle représente. Si je prends mon corps physique pour un instrument, il faut que je conçoive un autre corps, un corps mental dont il serait la prolongation, mais ce premier corps est-il un objet ou non271 ? La meilleure manière de cerner le sens du corps propre c’est de le désigner comme le centre ou le repère de toutes mes références. Comme le dit Marcel en 1933 : « c’est par rapport à lui… que tout existant se définit et se situe »272. L’existant qui est le repère central auquel se référent tous les jugements, c’est mon corps en tant que mien, avec une épaisseur vécue qui s’étend sur toutes les réalités que j’évoque comme existantes273. Mon corps est donc le centre d’où irradie cette massiveté274, cette existentialité-réalité qui pénètre et anime tout ce que je perçois comme existantes. Mais – pour s’exprimer dans une veine plus épistémologique – mon corps exerce une œuvre de « médiation absolue »275 : ce n’est que par et à travers lui que les choses sont en continuité sentie avec moi. Deux philosophies se trouvent impliquées ici. D’une part, le monde est la continuité, la prolongation sentie de mon corps. D’autre part, c’est par la notion du mon corps que s’énonce le grand thème de l’Avoir. En 1933, Marcel déclare : « Lorsque j’affirme qu’une chose existe, c’est 267

Tr. 13. ME 2, 28. 269 Tr. 182. 270 PI 109s. 271 Tr. 175ss. 272 EA 10. 273 ME 2, 27. 274 ME 1, 107. 275 JM 241. 268

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MON CORPS toujours que je considère cette chose comme raccordée à mon corps »276. Dans sa dernière période de sa création, Marcel exprimera cette vision dans des termes analogues aux phénoménologies contemporaines. À la rigueur – écrira-t-il encore en 1951 – je ne sens rien d’autre que mon corps, le reste n’est qu’une modification de ce sentir277. Boutang rappelle à Marcel une de ses formules anciennes : « Le monde existe pour moi dans la mesure où j’entretiens avec lui des relations du type de celles que j’entretiens avec mon propre corps »278. Or tout cela est résumé par une éclatante définition : « mon corps est ma façon d’être au monde »279. On croit pouvoir noter ici une certaine ambiguïté dans la mesure où Marcel prodigue des formules qui insistent sur une relation non-possessive à mon corps, mais aussi d’autres qui indiquent ma relation au corps comme la racine de l’avoir. Le corps est un médiateur absolu pour moi mais précisément en tant que médiateur absolu, je ne communique pas avec lui, il ne m’est absolument pas donné280. Je ne suis ni le maître, ni le propriétaire, ni le contenu de mon corps : quand je le traite comme une chose, je m’exile alors infiniment, irrémédiablement281. Sans doute, c’est mon corps qui est à la racine de toute possibilité de posséder et le moi de la possession ne saurait jamais être réduit à un ego entièrement dématérialisé282. Sur la même page extraordinaire du Le mystère de l’être, on lit que mes possessions sont des annexes sentis de mon propre corps et on discerne « à l’intérieur de toute possession… un noyau senti qui n’est autre que l’expérience… du lien par lequel mon corps est mien ». Toutefois, et c’est finalement la clef de toute cette discussion, « mon lien à mon corps est… le modèle 276

EA 9. ME 1, 117. 278 BG 75. 279 ME 1, 225. 280 EA 14. 281 JM 252. 282 ME 1, 113. Marcel dira que sa réflexion sur le corps aura eu une certaine priorité par rapport à l’avoir et à la disponibilité BG 67, mais les liens entre ses concepts sont étroits. 277

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL non figuré mais senti auquel est rapportée toute possession », mais ce lien lui-même n’est pas à définir « comme une façon de posséder »283. L’analyse de la sensation conduit donc vers la notion de mon corps et puis elle s’accomplira dans la métaphysique de l’Avoir.

283

ME 1, 113.

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5. L’Avoir La réflexion sur le corps, sur mon corps, ce noyau irréductible, immédiat de mon être conduit vers la formulation métaphysique de toute cette thématique. Le rôle que joue mon corps va être compris à partir de la notion de l’avoir dans son opposition à l’être. Le corps est le principe ou plutôt le noyau de toutes mes possessions, il est comme la possession élémentaire, et on finira pas discerner au sein du moi lui-même un composant ou une face qui correspond à la possession. Je suis, je suis avant tout un être mais cet être que je suis ne saurait rester un pur acte, une unité simple, il lui faut se dilater, se monnayer dans une multiplicité d’éléments ou de fonctions qu’il a. L’être représente l’essence, le noyau, la valeur du moi mais cette essence, cette valeur se réalise à travers des possessions. On peut donc distinguer être et avoir mais leur relation mutuelle est moins une dialectique qu’un empiètement. L’être est quasiment condamné à se détériorer en avoir, mais l’avoir contient un élan, une aspiration pour s’approcher de l’être, pour se transmuer en être. Marcel donne moins de définitions propres à l’avoir qu’il ne l’expose en son opposition à l’être. L’avoir est « une ombre d’être »284, il s’oppose à l’être comme des éléments à un « tout »285. Dans le monde des hommes, l’être et l’avoir sont mélangés, mais de Dieu on ne peut pas penser comme ayant : c’est pour cela que la formule de l’Exode : « ego sum qui sum » est tellement appropriée pour exprimer le mystère de la divinité286. Ce passage est du volume Être et Avoir où Marcel continue son Journal Métaphysique et où se trouvera énoncée la doctrine de l’Avoir. En réalité, le thème est clairement invoqué déjà dans le Journal : « Tout se ramène – lit-on – à la distinction entre ce qu’on a et ce qu’on est ». Ce qu’on a représente une certaine extériorité. On a des choses ou ce qui peut être assimilé à des choses – je ne puis avoir que quelque chose qui possède une existence indépendante par rapport à moi – « ce que j’ai s’ajoute 284

RMJ 313. JM 156. 286 EA 213. 285

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL à moi ». Ce que j’ai, je peux en disposer, il n’y a de transmission que ce qu’on a287. Quid et qui correspondent à avoir et à être, il y a entre eux une différence de paliers288. Les exemples puisés du domaine religieux, c’est-à-dire d’un monde où l’inconditionnel est en jeu, sont frappants. Le saint est sa foi quand chez le croyant ordinaire la foi est recouverte de toute une végétation d’opinions, de croyances, de préjugés289. Marcel pressentit dès ses années d’étudiant la différence entre « l’incertitude qui porte sur notre salut /= sur ce que nous sommes/… et l’incertitude empirique qui porte sur ce qui nous arrivera »290. Et plus tard, il écrira : ma reconnaissance envers Dieu qui m’a donné quelque chose doit porter au fond moins sur ce que j’ai que sur ce que je suis291. Bien entendu, la caractéristique par excellence de l’avoir se trouve dans la corporéité et dans l’aire de la possession. Mon corps est « le repère de l’Avoir »292. Le fait d’avoir un corps, c’est l’« avoir type, avoir absolu »293. « Avoir » se comprend et se conjugue à la manière dont je suis uni à mon corps, où je le possède294. L’avoir est certes le multiple, l’extérieur mais à sa racine, il se trouve un certain immédiat qui fait participer quelque chose à sa propre immédiateté, sa corporéité295. Or, comme ma relation à mon corps, mon avoir n’est pas univoque, sans ambiguïté. Autant dire que mon corps m’appartient et ne m’appartient pas296. Tout avoir se définit en fonction de mon corps qui est « un avoir absolu ». Mais précisément, étant avoir absolu, il cesse d’être un véritable avoir297. L’Avoir est, bien entendu, une hypostasiation métaphysique de la possession. La difficulté, voire la tragédie de la possession, c’est que la chose possédée est précisément celle qui nous reste 287

JM 301. EA 230. 289 DH 134. 290 Fragm. 80s. 291 JM 206. 292 PI 184. 293 EA 214. 294 ME 1, 113s. 295 EA 122. 296 EA 215. 297 EA 119. 288

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L’AVOIR extérieure et qui finalement peut nous dévorer298. En faisant obliquement une allusion aux Stoïciens, Marcel déclare dans l’Homo Viator : le paradoxe c’est que ce qui dépend de moi est ce qui me reste extérieur et que finalement un autre pourrait très bien accomplir299. L’objet reste fatalement extérieur à celui qui le possède300. « La tragédie de tout avoir consiste invariablement dans l’effort désespéré pour ne faire qu’un avec quelque chose qui cependant n’est et ne peut pas être identique à l’être même de celui qui a »301. On cherche à intérioriser la possession mais la seule manière de l’« intérioriser » c’est de succomber à une folie, à une passion. « Posséder c’est presque inévitablement être possédé »302. Autant dire que « nos possessions nous dévorent »303. Notre propre vie est la plus précieuse de nos possessions, elle peut servir comme exemple par excellence des tourments de l’Avoir. Dans les années quarante, Marcel écrira qu’on ne possède sa vie qu’à partir du moment où elle cesse de nous posséder304. Le suicide est un exemple majeur de cette relation : se tuer revient à disposer de son corps comme de quelque chose qu’on a, comme d’une chose305. L’attitude de la possession, de l’avoir n’a pas de place dans le monde de la vérité. Ceci se comprend si on réalise que des idées, des opinions peuvent très bien être objet d’un avoir. Nos idées, « ces pseudopossessions » peuvent nous assujettir dans la mesure où nous voulons leur assujettir les autres, on s’en enorgueillit comme d’une écurie, d’une serre, on veut les exposer, les montrer306. Il ne faut pas se laisser duper par des ruses de l’avoir : ce ne sont pas seulement « les possessions visibles dont chacune peut dresser l’inventaire, mais le revêtement d’habitudes, bonnes ou 298

EA 239ss. HV 80. 300 EA 235. 301 ME 1, 114. 302 EA 99. 303 P. Ricoeur, Gabriel Marcel et la Phénoménologie. Entretiens autour de Gabriel Marcel, Neuchâtel, 1976, p. 55. 304 PI 40. 305 EA226. 306 EA 241s. 299

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL mauvaises, d’opinions, de préjugés, qui nous rend imperméables au souffle de l’esprit »307 qui constituent l’Avoir. Une vérité n’est pas quelque chose qui pourrait être détenu : ce ne sont que des choses qui se laissent détenir, posséder308. On est tenté de prêcher sa vérité, sa foi mais en s’adressant à l’incroyant, le croyant ne devrait pas se vanter d’avoir un bon maître ou un bon chef : il se mettrait alors fatalement sur le plan de l’avoir309. Tout cela représente aussi un danger pour soi-même. Nos idées « possédées » tendent à exercer un ascendant tyrannique sur nous, l’idéologue « se rend lui-même inconsciemment esclave d’une partie mortifiée de lui-même »310. La sainteté – dira Marcel plus tard – n’est pas une possession mais quelque chose qui se répand sans relâche311. Et pour compléter la notion de l’avoir, Marcel expliquera que contrairement à la joie qui peut pénétrer notre être, la satisfaction, elle, ne concerne que l’avoir312. En dernière instance – et cela surtout pour voir que les frontières sont finalement floues entre être et avoir, que ce ne sont pas des données immuables mais restent fonction de notre action – Marcel rappelle la différence radicale entre deux formules pourtant matériellement semblables : « je me donne à toi » versus « tu m’appartiens »313.

307

HV 120s. Ess. 283. 309 HV 211. 310 EA 242. 311 ST 301. 312 HP 186 cf. le désir pathologique de Kant. 313 Ess. 63. 308

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6. Valeurs et possessions Le monde de l’Avoir prolonge celui de l’objet : plus exactement, il expose avec un accent existentiel, égoïste si l’on veut, l’objet, le problème. Les questions qui sont des problèmes, donc, dont on peut discuter et qui peuvent comporter une résolution sont de l’ordre de l’avoir. Les questions auxquelles je peux répondre sont celles qui portent sur un renseignement que je suis susceptible de donner : elles concernent « ce que j’ai », non plus « ce que je suis comme totalité »314. Tout « renseignement » sur l’univers ne peut que décevoir ma soif de connaissance : on ne peut pas être renseigné sur l’univers315. L’avoir est de l’ordre de 1’« inventoriable »316. Ou plutôt de l’exposable : l’exposable contient le détaillable avec un plus de l’extériorisation, de la dissociation du moi. L’exposable est opposé au mystère, il concerne plutôt le secret qui est une espèce d’avoir exposable317. Les idées peuvent être dégradées en exposable : il y a un parallélisme strict entre avoir dans ses cartons les dessins de X et le fait d’avoir des opinions ou des idées sur telles et telles questions. On « expose » ses idées par définition à un autre et quand on les expose à soi-même, on finir par devenir autrui318. L’exposable est ce qui fait partie d’une collection : quand je traite mon passé comme une collection d’éléments, de moments, d’exploits, je ne le suis plus mais plutôt je l’ai319. Quand je me crispe sur mon œuvre accomplie, je la traite comme avoir320. L’exposable est essentiellement quelque chose sur lequel on a prise, c’est pour cela d’ailleurs, qu’il y a un rapport entre avoir et spatialité. Pour l’essentiel ce que je saisis, je le saisis dans l’espace321. L’exposition se rapporte à l’ultime 314

JM 156. JM 195. 316 EA 106. 317 EA 195. 318 EA 233s. 319 JM 163. 320 Ess. 82 cf. un objet, c’est « une chose possédée, susceptible de faire partie d’une collection » Ess. 65. 321 EA 209. 315

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL définition de l’ontologie : « nous exposons ce que nous avons, nous révélons ce que nous sommes »322. Finalement, ces considérations ont une portée métaphysico-morale sur la notion classique de l’autonomie. Marcel est profondément opposé à cette notion, à tout cet univers de pensée pseudo-kantienne. L’autonomie est un ordre où ma gestion est possible, or avec la disparition de l’avoir, il n’y a plus de gestion donc d’autonomie323 : l’autonomie n’est pas liberté par rapport à son propre être mais le pouvoir de disposer de ses possessions… Et finalement, le philosophe rappelle quelque chose de fort classique. Un don, un talent peut être géré, mais le génie s’échappe à toute gestion, y compris à la sienne propre : un homme a du talent, mais il est un génie324. L’autonomie est le monde du dualisme malsain. On déclare : « ‘Je veux faire mes affaires moi-même’, et par cette formule apparaît « cette tension du même et de l’autre qui est le rythme même du monde de l’avoir »325. Relèvent du monde de l’avoir les choses, les réalités qu’on traite du point de vue de la valeur, on retrouve ici en dernière instance, une relecture du thème de la multiplicité. Toute tentative d’exprimer la réalité en termes de prix, c’est-à-dire de valeur la dégrade en avoir, finalement donc en fait quelque chose de contestable : « n’appartient que ce qui peut être disputé, ou contesté » – fait remarquer Marcel. Par exemple mes gants ou mon portefeuille, voire mes bras qu’on peut louer donc instrumentaliser. En revanche, qui disputerait l’appartenance à moi de mon nez326 ? Dès le Journal, on lit : « l’idée chrétienne de la valeur infinie des âmes est… la simple négation de la croyance d’un prix, à une cote des âmes »327. Récuser le prix signifie rejeter toute idée d’échange ou d’équivalence et c’est de cette manière qu’on peut éviter les méprises sur le sens du sacrifice. Celui qui donne sa vie, ne doit pas s’attendre à une 322

EA 196. EA 233s. 324 EA 253. 325 EA 252. 326 Ess. 61. 327 JM 286. 323

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VALEURS ET POSSESSIONS récompense, il n’a pas à espérer de continuer sa vie sous une autre forme328. Il ne s’agit pas ici de positions morales ou religieuses, mais d’une vérité métaphysique. Dès le Journal, Marcel enseigne que l’être ne coïncide pas avec les valeurs, c’est-à-dire avec ‘les prédicats‘329. Les prédicats rompent la simplicité, l’indivision de l’être, le divisent donc finalement le relativisent. Tout d’abord, cette relativisation est annoncée dans un registre qui pourrait n’être que de la Weltanschaaung. Ce qu’on aime dans l’autre, ne se laisse pas réduire à des qualités désignables330. La désignation c’est-à-dire la caractérisation est quelque chose de fort dangereux : c’est la prétention de se poser en même temps en face des choses comme observateur neutre et comme dominateur331. La caractérisation est une énumération de propriétés qu’on place les unes à côté des autres, c’est une opération tout extérieure, finalement trompeuse : car elle revient à vouloir « posséder l’impossédable »332. Il s’agit ici de quelque chose de métaphysiquement illégitime mais qui a aussi fatalement des implications moralement funestes. On s’exprime en termes d’avoir quand on sacrifie à la croyance d’une distinction stricte entre le dedans et le dehors333, c’est-à-dire à la dissociation. D’autre part, d’une certaine manière tout pâtir relève de l’avoir en tant que multiplicité : un être simple ne saurait pas pâtir334. Marcel dénonce le aussi, comme l’a fait déjà Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. Le aussi est le principe d’une organisation extérieure, contingente. Il n’a de sens que dans l’ordre de l’avoir : c’est pour penser les qualités qu’on s’en sert, même dans le cas d’une seule, unique qualité qui est conçue comme ajoutée au rien335. L’avoir est dangereux pour autrui car il revient à une attitude 328

ME 1, 180. Cf. JM 208. 330 HV 174. 331 P. Ricoeur, Gabriel Marcrel et la Phénoménologie. Entretiens autour de Gabriel Marcel, Neuchâtel, 1976, p. 56. 332 EA 245s. 333 EA 232. 334 EA 125. 335 EA 213. 329

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL de posséder, de pouvoir, donc de disposer de lui336, mais il est doublement pernicieux pour moi-même. D’une part, il y a les éléments d’une réduction à la fonction, d’autre part, une franche insécurité. L’avoir pour Marcel est le principe de toute dislocation et de toute spécialisation, commente Ricoeur337. Un individu ne doit pas être réduit à la tâche qu’il doit accomplir ou au rendement qu’il doit fournir338. Un homme ne peut que « ressentir… un malaise intolérable… de se voir réduit à vivre comme s’il se confondait effectivement avec ses fonctions »339. Dans notre société on a de plus en plus tendance à ne prendre un homme que pour la tâche qu’il exerce et la plupart des tâches sont secondaires, n’expriment guère leur agent. Il faut alors en finir avec l’attitude qui ne traite autrui qu’en termes d’« intéressant »340. Mon être dépasse ma tâche, ma tâche n’en est pas la justification, surtout car « il y a en moi de quoi transcender toute justification possible »341. Le moi en tant qu’être n’a pas à se justifier par l’avoir, il se suffit, non pas en termes de suffisance de soi mais à partir de l’intersubjectivité… La réduction à la fonction, plus généralement à l’avoir est à l’origine d’une profonde insécurité. L’avoir est une espèce de permanence mais qui échappe à elle-même342. L’avoir est de la possession donc je dois pouvoir en être dépouillé par un autre, d’où le caractère quasiment « polémique » de l’avoir343. Encore plus profondément, l’avoir est à la racine du plus grand danger qui menace un être. Avoir, c’est avoir à soi, garder, si l’on veut, dissimuler donc c’est avoir un secret. Ce n’est du secret que parce que je le garde, il pourrait donc être trahi344. Toute la pensée marcellienne est hantée par l’idée de la trahison. L’avoir est le domaine de l’insécurité radicale, de la possibilité constante de la 336

EA 217. RMJ 321. 338 ME 2, 56. 339 PA 49. 340 Ess. 108. 341 JM 281. 342 EA 236. 343 RMJ 314. 344 EA 233. 337

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VALEURS ET POSSESSIONS déception, cette « possibilité » ne saurait être dépassée qu’avec l’accès à l’être. Seul l’être est à l’abri de la déception… La problématique de l’avoir est infiniment complexe. Tout d’abord, on ne peut pas ne pas admettre que l’avoir est nécessaire : peu d’hommes seraient capables de n’être que leur être. Pour que l’humanité puisse subsister, il faut que les hommes et les femmes vivent selon leur avoir, en tant qu’avoir : ils « sont voués… à rester engagés dans les inextricables réseaux de l’avoir »345. Toutefois, si l’homme a une tendance irrésistible à convertir son être en avoir, il y a également la possibilité et l’obligation de convertir l’avoir en être. Bien sûr, la première ‘conversion’ est plus fréquente et plus facile. L’avoir – écrit Marcel – est comme l’indice d’une indisponibilité. N’avoir plus rien c’est pour la société – et pour la plupart des individus également – n’être plus rien. C’est la pente de la vie naturelle que de s’identifier à ce qu’on a. Or le sacrifice prouve « la possibilité pour l’être de s’affirmer comme transcendant à l’avoir »346. La condition empêtrée dans l’avoir est fondée sur l’expérience étrange « de l’adhérence à ce qu’on possède », à ce qui est extérieur, à cette réalité d’extériorité interne347. La fonction est un exemple par excellence pour l’homme moderne de témoigner de cette étrange adhérence : il est ce qu’il a et ce auquel il tend à s’identifier348. Cet exemple non-chosiste, non « matériel » illustre la dialectique existentielle de l’avoir, ses frontières mouvantes. L’avoir est lié d’une manière inextricable à l’être dont témoigne la vérité que le moi, ce prototype du « qui » – donc de l’être – est le lieu et le milieu par excellence de l’avoir. L’avoir n’est senti dans toute sa force qu’à l’intérieur du j’ai, pas de lui, de l’il a. L’être est menacé de se dégrader : cela se manifeste à « l’endroit » de leur intersection originaire. Le nom est à l’intersection de l’avoir et de l’être et la manière dont certaines familles bourgeoises traitèrent leurs bonnes illustre les « potentialités » néfastes de cette intersection. Elles donnent « le 345

HV 78s. EA 122. 347 EA 214. 348 EA 218. 346

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL même nom à leurs bonnes successives, pour ne pas avoir à prendre la peine de se rappeler leur nom véritable »349… Le premier volume des Gifford Lectures présente une formule particulièrement frappante de ces dégradations : nous avons chacun de nous, la possibilité de devenir quasiment « un disque » : notre passé peut être soumis à un traitement qui l’objective, le codifie donc le « dénature »350. Un autre exemple de ces transpositions réductrices : « En me laissant hanter » par sa « dernière image, je convertis l’être que j’aime en une chose qui en effet s’avère perdue »351. Danger du fétichisme d’objets laissés par des morts chers… La loi qui préside à toutes ces transformations fâcheuses c’est que toute perte sur le plan de l’avoir risque de se transmuer en une perte sur 1e plan de l’être352. Un exemple par excellence de cette situation est donné par la souffrance. « Le siège de la souffrance semble bien être la zone où l’avoir débouche sur l’être »353. Et plus haut dans le même ouvrage, on lit : souffrir c’est d’« être atteint dans ce qu’on a, pour autant que ce qu’on a est devenu constitutif de ce qu’on est »354. La tragédie de l’avoir comme la clef de sa détérioration est à chercher dans sa condition native : pour posséder, pour avoir effectivement, il faut être à quelque degré modifiable. Et à la page suivante, Marcel dit avec profondeur : tout avoir spirituel prend sa source dans quelque chose d’inexposable, dans ce qui ne m’appartient pas355. C’est cet enracinement, cette ‘origination’ qui expliquent le sombre mystère de la dégradation de l’avoir. Toutefois, le chemin n’est pas nécessairement vers le bas : la co-appartenance des deux réalités permet aussi l’espoir, voire contient l’obligation de tenter d’aller dans la direction inverse, transmuer autant que possible l’avoir en être. Naturellement – pense Marcel – j’appartiens à ce que j’ai, je dois progresser pour

349

ME 2, 56. ME 1, 199. 351 PI 69. 352 EA 132. 353 EA 209. 354 EA 124s. 355 EA 194s. 350

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VALEURS ET POSSESSIONS appartenir à ce que je suis356. Notez la subtilité du discours : « appartenir » qui a une vocation d’aller vers l’être est néanmoins un terme du vocabulaire de l’avoir… Il y a deux espèces de passé en moi, le passé passé et le passé présent, le premier ne peut pas être dissocié du second parce que je suis mon passé357. Marcel constate la pesanteur mais continue à afficher la sérénité de l’espoir : dans toute possession, il y a un certain contenu, « un certain quid rapporté à un certain qui traité comme centre d’inhérence… »358. Sans doute, nous sommes dominés par une espèce de dynamisme refoulé : il y a « un processus irréversible allant du qui vers le quid »359. Nos possessions nous dévorent quand nous avons une attitude figée, inerte à leur égard mais dès que nous nous comportons envers elles vitalement, activement, l’avoir s’anéantit alors et se transmue en être360. Pour conclure : « l’être en moi… sans pouvoir y parvenir tout à fait sur terre, vise à se libérer des catégories référées à l’Avoir »361.

356

Ess. 143. JM 189. 358 EA 230. 359 EA 232. 360 EA 241. 361 PI 184. Une de ces catégories est le désir : « Désirer c’est… avoir en n’ayant pas » EA 220. 357

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7. L’existence et l’être Gabriel Marcel est considéré comme le précurseur de l’existentialisme en France, en Allemagne ce rôle aurait dévolu à Jaspers. Or Marcel proteste : je suis philosophe de l’existence mais non pas existentialiste. La philosophie de l’existence n’est pas une doctrine thématiquement définie qui professerait – comme chez Sartre – ‘la primauté de l’existence par rapport à l’essence’, elle est une manière de penser, de philosopher362. Dans sa maturité, Marcel croira pouvoir expliquer et illustrer sa position par l’opposition entre une philosophie existentielle et une philosophie de type cartésien363, ou encore par l’opposition entre une philosophie « concrète ou existentielle » et une philosophie qui porte à objectiver364. La pensée concrète dont Hegel serait le penseur par excellence, tient compte de l’irréductible complexité du réel. La Révolution Française et les idéologies qui en descendent sont possédées par l’esprit du fanatisme égalitaire : malheureusement, il paraît qu’il y ait une connexion organique entre l’esprit d’abstraction et la violence collective365. Marcel a été nourri pendant ses années d’étudiant par l’idéalisme classique mais il a rompu avec lui : il considère comme l’enseignement principal de son Journal la visée de rendre à l’existence cette primauté dont l’idéalisme absolu l’avait privée366, de cette existence que l’idéalisme a « surmontée », « résorbée », voire « escamotée »367. Marcel entend rendre sa primauté à l’ontologique. La pensée ne peut pas sortir de l’existence, de l’être dont elle n’est qu’une modalité, bien au contraire, la connaissance c’est « le retour à l’être »368. Et il rappelle dans un texte plus tardif que « la distinction… entre existence et objectivité… est le point de départ de tous mes

362

ST 10. PI 20. 364 Cf. Ess. 39 365 HCH 13s. 366 JM X. 367 JM 311. 368 EA 35. 363

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL écrits »369. Je préconise – dit-il dans les années trente – une philosophie concrète, celle de la pensée pensante qui se constitue par une « perpétuelle acrobatie… un ravitaillement incessant qu’assure sa perpétuelle communication avec l’Être »370. Toutefois, la protestation marcellienne, ses professions de foi répétées masquent une certaine absence de clarté : s’agit-il d’un retour au mystère de l’être ou de la proclamation de l’existence ? La réponse est ambiguë, voire au moins partiellement obscure. Marcel revendique l’être et l’existence, il les distingue mais les distinctions sont souvent effacées et les enveloppements, les empiètements nombreux. R. Troisfontaines explique à force de nombreuses citations que l’existence serait un niveau inconscient élémentaire de la même réalité dont l’être serait la plénitude371. Soit, mais les choses n’en sont pas pour autant parfaitement claires, surtout parce que la position, le développement du discours se conjugue en fonction de l’époque de la création marcellienne qu’on considère. Au début du Journal, l’existence et l’objectivité ne sont pas encore distinguées mais très rapidement, monte l’insistance sur la condition immédiate, nonconceptuelle de l’existence, une condition liée à mon corps. Dès le Journal Métaphysique, le philosophe déclare : on ne doit pas confondre être et exister372, mais encore dix ans plus tard, il semble se cantonner dans le clair-obscur : « Peut-être quelque chose peut-il être sans exister » – se demande – dans Être et Avoir373 ? Sans doute, l’existence n’est pas un mode de l’être, un mode d’être. On constate son existence, quand son être ne saurait guère faire objet d’une constatation374. L’existence peut s’abaisser pour s’assimiler à la choséité, mais à son niveau suprême, selon sa véritable authenticité, elle se confond à la limite avec l’être375. Pour l’essentiel, selon sa vérité, l’existence

369

ST 220. Ess. 24. 371 Tr. 145 sq. 372 JM 177. 373 EA 50. 374 ME 2 32. 375 ME 2 30. 370

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE est participation, une condition non-réduite à l’objectivité376. Ces définitions, ou plutôt ces mises au point, sont très instructives mais elles ne sont pas complètement univoques et nous allons voir que Marcel attribue généreusement des excellences analogues aux deux réalités. Tout en étant conscient de l’impossibilité d’éviter des empiètements, on essayera d’abord d’exposer l’existence pour passer ensuite à l’être. La notion d’existence apparaît dès le Journal, mais elle semble encore directement reliée à ce repère qu’est mon corps, à ma conscience, à la condition de mon corps d’être donné à la conscience377. Cette référence constitutive à mon corps interdit de concevoir l’existence comme une catégorie abstraite, dissociée de ses instances, de ses incarnations concrètes. Marcel refuse de dissocier exister et existant et dès un texte de 1914, il fait remarquer l’absurdité de parler d’une idée comme existante378. L’existence n’est pas « un demonstrandum » ; il n’y a rien de « problématique » en elle379. Elle n’est pas quelque chose qui serait « donnée, apportée, fournie » mais se trouve constitutive du sujet380. Le philosophe tâtonne : « ce qu’il y a de plus métaphysique dans la personne… cette qualité irréductible et inobjectivable… qui n’est… qu’une autre face de l’existence »381 . Dix ans plus tard, il prendra une autre approche : il parlera d’« un immédiat non-médiatisable… à la racine de l’existence »382, d’un « repère » de l’existence qui serait moimême en tant qu’assuré d’exister, « un indubitable existentiel » ; non pas au sens ontologique comme Dieu mais en tant que qualité phénoménologique383. Et à partir de l’Être et Avoir quelque chose de radicalement neuf apparaît qui permettra d’ailleurs le passage 376

DH 44. Tr. 148 sq. 378 Une idée n’existe pas, ou bien, si elle existe, elle existe alors comme un « parfum » JM 26. 379 JM 32 cf. « une inentelligibilité radicale de l’existence » EA 10. 380 JM 313. 381 JM 292. 382 EA 125. 383 EA 103 sq. 377

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL du discours vers l’être. Il s’agit de la nature exclamative de l’existence384. Le thème semble avoir sa genèse dans l’indissociabilité de l’affirmation de soi et de l’Être : « l’ordre ontologique – écrit Marcel – ne peut être reconnu que personnellement par la totalité d’un être engagé dans un drame qui est le sien tout en le débordant infiniment en tout sens, un être auquel a été impartie la puissance singulière de s’affirmer ou de se nier, selon qu’il affirme l’Être et s’ouvre à lui »385. Or cette ouverture à l’Être est le pendant d’une révélation dont on prend joyeusement conscience. Dans l’Ébauche d’une Philosophie concrète, Marcel remarque : « l’existence n’est pas séparable d’un certain étonnement »386, d’un étonnement qui se manifeste ; « lorsque je dis : j’existe… je vise obscurément ce fait que je ne suis pas seulement pour moi mais que je me manifeste, je suis manifeste… le préfixe ex dans exister » veut dire « vers l’extérieur »387. Et dans le Mystère de l‘Être, Marcel revient à la charge : exister c’est quelque chose d’exclamatif. Je me manifeste par la « mystérieuse puissance d’affirmation de soi »388. Et un peu plus loin vient la formule en raccourci : « … exister, c’est émerger, c’est surgir »389. Ce rapprochement des eidê exclamatifs et surgissant au sein du mystère ontologique, permettra à comprendre que l’explication ce qu’est l’Être, passe par la manière dont on le connaît. II n’y a pas de connaissance « objective » de l’être : « la réflexion sur l’être » qui « est au cœur de toute ma pensée depuis l’origine »390, n’est accessible que pour l’intuition391, elle ne peut être qu’approchée et – très imparfaitement – dévoilée392. Après 384

PI 162 EA 175. 386 Ess. 98. 387 Ess. 29s. 388 ME 2, 26. 389 ME 2, 33. 390 ST 77. 391 P. Colin, Expérience et intelligibilité religieuses chez Gabriel Marcel in J. Bouëssée, Gabriel Marcel : Une métaphysique de la communion, Paris, 2013, p. 47s. 392 ST 13. 385

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE tout, « Ne serait-il pas de l’essence de ce qui est ontologique de ne pouvoir être qu’attesté »393 ? Ou encore : il ne peut qu’être évoqué mais cela ne signifie pas pour autant qu’il serait du côté du sujet394. Ni subjectivisme ni relativisme mais illustration de la réflexion seconde. Contrairement aux divers « problèmes » à « résoudre », « là où l’interrogation porte sur l’être… le statut ontologique du questionnant vient au premier plan »395. Comme le dira dans un registre plus Weltanschauung l’Être et Avoir : le mystère de l’être n’est donné à comprendre qu’à un être qui est capable de ne pas coïncider avec sa vie 396. L’être demande « une révérence » et surtout, il a une portée existentielle profonde pour celui qui l’interroge et l’évoque. L’être recèle une immense positivité, qui est d’abord source de sécurité397. Or cette plénitude est un véritable débordement. Tout d’abord : un texte tardif parle d’« une assurance existentielle originelle » qui est « une irradiation très mystérieuse du gaudium essendi »398. L’être est un principe d’inexhaustibilité et, en tant que tel, source de joie399. Bien entendu, joie n’est pas jouissance : il y a de l’être où il y a de la jouissance, mais toutes les jouissances sans distinction ne satisfont pas notre être selon sa totalité400. L’être est associé au désir, à l’attente : la métaphysique n’est pas une curiosité transcendantale mais un appétit d’être401. En fait, il s’agit de plus que d’un appétit, c’est une « attente » et l’attente sera comblée. Et le Journal dit qu’« il y a de l’être au moment où notre attente est comblée »402, voire « l’être c’est l’attente comblée »403. C’est pour cela qu’il ne faut pas être surpris de voir le jeune Marcel identifier « le problème de l’être 393

EA 143. ST 85. 395 EA 250. 396 EA 171. 397 HV 59. 398 ST 74. 399 EA 148. 400 JM 203. 401 JM 279. 402 JM 177. 403 JM 202. 394

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL et le problème du salut »404, c’est pour cela que dix ans plus tard, il pourra dire : « la perte sur le plan de l’être est à proprement parler la perdition »405. Ces formules ne veulent pas relativiser l’être mais plutôt le ‘déstabiliser’ en reconnaissant sa « légèreté ». L’être est transcendance406 mais cette transcendance n’est pas olympienne et surtout n’a rien d’une réalité compacte. Et Marcel de rappeler les méditations de sa jeunesse où, après Lagneau, il se demandait si dénier à Dieu « l’existence était par là même lui retirer toute réalité »407 ? Or l’essentiel de ses interrogations et de ses reformulations se trouve très probablement dans les rapprochements avec la lumière. L’Être est une « symphonie »408, non pas une réalité dense, compacte : on ne peut pas s’installer dans l’être, il n’est qu’un foyer d’où émane la lumière409. Et Marcel de proposer de substituer à « la distinction… suspecte entre l’Être et l’Etant », celle de la Lumière et ce qu’elle éclaire410. Autant dire que la lumière devient une donnée ontologique ultime, originaire, une donnée « donnante »411. Cette « déstabilisation » ontologique est d’abord rappelée par l’affirmation du rôle de l’inquiétude, de l’angoisse dans la pensée existentielle412. Or il s’agit ici avant tout de la réaffirmation de l’être en tant que notre être. Si la grâce c’est « un afflux d’être »413, le « je suis » ne doit pas être annoncé avec gloire, mais « murmuré » avec humilité. – « il ne peut que nous être accordé »414. Et Marcel ne se prive pas d’énoncer le pendant terrible de cette humilité: il existe « une affirmation de soi impie et démoniaque qui équivaut à un refus radical de l’être »… Ce 404

JM 178. EA 131 n. 1. 406 ME 2, 130. 407 ST 264. 408 DH 114. 409 Cf. ST 32s. 410 ST 304. 411 ST 306. 412 HP 181s. 413 HP 69. 414 ME 2, 34. 405

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L’EXISTENCE ET L’ÊTRE refus est le fait de quelqu’un qui est effectivement, « mais à mesure qu’il prend corps, il devient de l’être inverti et perverti »415. Derrière l’insistance sur la doctrine classique de l’humilité requise du philosophe, il y a une « raison » métaphysique. L’être qui est plus416, débordement, générosité, peut aussi être moins. Dans toute pensée métaphysique – écrit Marcel – le vertige est une condition nécessaire. Une attirance du vide est nécessaire pour que l’affirmation de l’être se fasse selon sa plénitude417. Mais il faut aller encore plus loin : l’être implique dans chaque être la possibilité du non-être, surtout dans les êtres libres. Rien n’est plus important que de mettre en valeur l’articulation entre l’être et la liberté : il se trouve une connexion entre l’acte d’être et la possibilité d’être coupé de ce qui nous fait des êtres authentiques418. Penser l’être implique l’impossibilité d’opposer l’être et l’apparaître : l’aspect existentiel est lié à « ma condition d’être non-seulement incarné mais itinérant » et implique la possibilité qu’un jour je ne serai plus419. II s’agit ici de plus que de la mortalité : ce que Marcel a dans l’esprit c’est la vulnérabilité. Il faut réaliser l’importance de la catégorie « du menacé » pour notre œuvre, pour nos accomplissements420, il faut reconnaître la fausseté de la thèse d’un prétendu ‘inexpugnable’ en moi et la possibilité de la trahison. La grande erreur métaphysique c’est de ne pas reconnaître que l’âme elle-même est menacée421, et précisément, qu’« Il n’y a de place pour le salut que dans un univers qui comporte des lésions réelles ». Donc l’erreur radicale de Spinoza et des Stoïciens422 : « Il est de l’essence de l’âme… de pouvoir être sauvée ou perdue »423. Il y a quelque chose d’infiniment pernicieux que d’affirmer : seuls les phénomènes peuvent être détruits, pas des 415

ME 2, 174. ST 86. 417 Ess. 110. 418 Ess. 85. 419 ME 2, 27. 420 Ess. 142. 421 EA 32. 422 EA 109. 423 EA 130. 416

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL noumènes424 ! C’est de l’hypocrisie que de traiter « le donné circonstanciel » comme contingent par rapport à un certain noyau rationnel ou transcendantal »425. En fait, prétendre à ce qu’on puisse s’établir dans une zone inexpugnable de sécurité métaphysique revient à trahir « d’en haut » notre condition qui est engagée, insérée, en situation426. On ne doit pas croire à l’intégrité radicale de son être, on ne doit pas penser que toute souffrance pourrait lui rester extérieure427. Il existe une possibilité permanente de dégradation de l’existence humaine qui finira par la rendre de plus en « plus inhabile à l’espérance »428. On parle du for intérieur à l’abri de toute menace et de toute atteinte, mais « je ne peux rien affirmer de moi-même qui soit authentiquement moi-même ; rien non plus qui soit permanent, rien qui soit à l’abri de la critique et de la durée »429. Et à partir de ce moment, la voie va être ouverte vers le problème de l’intersubjectivité. Il est de l’essence de la liberté de pouvoir « s’exercer en se trahissant » : de pouvoir ne pas être ce qu’on est donc de se trahir comme de trahir un autre. Et ce qui est le plus grave c’est qu’« il est de l’essence de l’être auquel va ma fidélité de pouvoir être non seulement trahi, mais affecté en quelque manière par ma trahison »430.

424

ME 2, 155. ME 1, 150. 426 HV 61. 427 EA 167. 428 HV41. 429 HV 19. 430 EA 138. 425

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8. Fidélité et don Autrui, le toi ne deviennent des catégories métaphysiques que dans la philosophie contemporaine. Kant les ignore complètement, il y a même un texte où il dit expressément : on connaît autrui comme soi-même, sa propre aperception transcendantale431… Le toi en tant que thème proprement philosophique est entamé d’abord par des allusions chez Jacobi, puis explicitement dans le Droit Naturel de Fichte où « le toi » est déduit comme une condition transcendantale de la conscience de soi. La phénoménologie husserlienne – excepté vers la fin – ignore cette problématique (mais Scheler va plus que l’effleurer). Toutefois c’est Marcel – et indépendamment de lui Martin Buber, le penseur Juif – qui l’instruisent en concept. Si pour Fichte et puis pour les phénoménologues c’est par le biais de la position transcendantale qu’autrui apparaît, pour Marcel le Toi – comme le Nous – « découlent » d’une vision de l’être comme « plus », comme lieu d’« inquiétude » : le toi est là non pas comme un trou ou une lacune mais comme un complément au sens dynamique. Or cette réflexion va être élaborée à partir d’une analyse de la fidélité où on voit à l’œuvre l’admirable dialectique marcellienne du stable et du mouvant ou plutôt leur harmonieuse inter-action. Marcel est le philosophe de « la fidélité créatrice ». Tout est donné – ou au moins indiqué, promis – par cette notion suprême. La fidélité est le plus souvent comprise comme une espèce d’immobilité : or il vaut mieux parler de permanence mais qui n’est pas pour autant synonyme du statique. La fidélité équivaut à la reconnaissance d’une certaine « permanence ontologique »432. Or ce permanent a un dynamisme propre. Marcel se trouve influencé – au moins pour l’articulation conceptuelle de ses intuitions – par Jaspers. Ce grand penseur fera remarquer : être rationnellement cohérent et tenir ses engagements n’est pas encore être fidèle. Est fidèle celui qui « prend sur ses épaules, comme sa charge propre et reconnaît

431 432

Kant, Critique de la Raison Pure. Œuvres I, Paris, Pléiade, 1980, p. 1050. EA 138.

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL comme le liant lui-même, son acte et son amour passé »433. La fidélité ne doit pas se réduire à la constance434 ni à être confondue avec la crispation à son amour propre, par conséquent à l’orgueil435. Il n’y a rien non plus d’abstrait dans la fidélité : elle n’est pas celle d’un simple vouloir qui me rend captif d’une forme donnée436. Sans doute, il y a du donné ici mais dans un sens très particulier : il ne s’agit pas d’une obstination mais de la conviction qu’un dépôt, un don nous a été confié, remis437. La fidélité ne s’adresse pas à une norme, à un principe, ni même à un idéal438, mais à une personne. D’abord à nous-même. La fidélité est le fruit ou plutôt le déploiement d’un engagement, or cet engagement n’est possible que si on parvient à distinguer la différence entre sa situation et soi-même, quand on transcende pour ainsi dire son devenir, c’est-à-dire qu’« on répond de soi »439. Ce dépassement d’un soi abstrait, fixé-figé est complété par un dépassement du soi tout court. La vraie fidélité est opposée à un orgueilleux attachement à soi-même440. En fait, je ne dois pas être, moi, le principe de ma fidélité à l’autre : cela dénature la fidélité, la travestit en mensonge441. L’orgueil, c’est-à-dire l’enfermement en soi, la captivité par soi-même ne doit jamais être le principe et le ressort de la fidélité : celle-ci doit toujours se référer à une prise par un autre, par un autre qui nous est supérieur, devant qui nous sommes responsables442. La vraie fidélité – dira Marcel un peu plus tard – est fondée sur la fidélité à Dieu443. Toutefois, ce recours au transcendant n’a pas comme finalité un verrouillement métaphysique. Dieu est ici – entre autres choses – le chiffre du plus, de l’explosion, de l’empiètement fondateur. Et Marcel de prodiguer des mises au 433

Ess. 324. EA 226. 435 EA 75. 436 EA 52. 437 EA 15. 438 EA 139. 439 EA 58. 440 EA 78s. 441 EA 75. 442 EA 16. 443 Ess. 239s. 434

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FIDÉLITÉ ET DON point affranchissants, dynamisants. La fidélité est un devoir mais « comme la liberté elle transcende les limites du prescriptible »444. Elle ne saurait être appréciée que si elle présente un élément de spontanéité qui ne se confond pas avec le fait d’être « consciencieux »445. Lecteur de Josiah Royce, Marcel renvoie à la théorie de la « loyauté » qui n’est pas « un servage » mais « un avènement » donc un événement incessant446. Et il s’agit ici de bien plus qu’une espèce de dynamisme : la fidélité est créatrice dans la mesure où elle fait croître et fructifier. Elle est d’abord définie comme « la présence activement perpétuée » de « son renouvellement »447. Mais la définition par excellence est donnée par Être et Avoir où se trouve énoncée la haute exigence d’« une fidélité créatrice… qui ne saurait se sauvegarder qu’en créant. Il faut se demander si sa puissance créatrice n’est pas proportionnée à sa valeur ontologique »448. « Ontologique » dénote ici une permanence mais une permanence qui croît, qui se fructifie… La fidélité paraît impliquer une espèce de simplicité « sans histoire », or précisément, elle « exige une histoire, par opposition à la permanence inerte et formelle d’un pur valable », d’une valeur impersonnelle, « Elle est la perpétuation d’un témoignage qui à chaque moment pourrait être oblitéré et renié »449. Le témoignage est une réalité fragile : il est de son essence de pouvoir être révoqué en doute450. Il est l’attestation, non pas la récitation d’un engagement : j’atteste, je me nierais si je niais ce fait451. C’est de « l’attestation créatrice »452 : « témoigner c’est contribuer à la croissance ou à l’avènement dont on témoigne »453. Donc l’importance immense du témoignage et du martyre qui en est la 444

HV 184. Ess. 223. 446 Royce 166. 447 PA 78. 448 EA 179. 449 EA 173s. 450 EA 143. 451 EA 314s. 452 ME 2, 140. 453 HV 283. 445

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL forme pure454 ! Mais retournons encore au sens créateur de la fidélité. Si elle est créatrice, c’est qu’elle ne peut pas revenir au simple maintien d’un état existant455. Dans ses méditations sur la musique, Marcel déclare : « la fidélité créatrice est le vœu propre de l’interprète… c’est en servant qu’on innove »456. Et dans un autre registre il rappelle : quand un enfant nous a été confié, on ne le rend pas tel qu’il était, on est responsable de son éducation457. Finalement, voici deux critères pour compléter cette phénoménologie de la fidélité : elle ne doit pas être exigible automatiquement et elle comporte une espèce d’ignorance, de non-prévision essentielles. La fidélité n’est pas « humainement exigible »458 ; l’obéissance, elle, peut être exigée, la fidélité ne peut être que méritée459. La fidélité est la vertu de l’indéfectible or l’indéfectible est une réponse non-automatique : elle n’a pas la permanence d’une essence, elle se constitue par la traversée de la Nuit460. Marcel parlera des « feux intermittents » de l’indéfectible461. Est-ce un paradoxe ? Oui et non. Le mystère de la fidélité c’est d’abord comment justifier ce qui me semble une dictature que j’entends exercer au nom d’un état présent sur des états à venir462 ? C’est un mystère en vertu de l’empiètement : « l’acte par lequel ce privilège de mon être futur se trouve ainsi consacré fait partie de mon présent » – le futur donc s’attache au présent mais en demande aussi le rejet, en exigeant du neuf mais un neuf solidaire463. En me liant par une promesse, j’ai posé en moi une hiérarchie entre un principe souverain et une certaine vie (future) dont le détail m’échappe464. La fidélité est liée à l’ignorance fondamentale de l’avenir et c’est précisément cette 454

ME 2, 132. HV 116. 456 Tr. 38. 457 BG 83. 458 HV 175. 459 HV 169. 460 HV 198s. 461 PI 152. 462 EA 71. 463 EA 73. 464 EA 69. 455

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FIDÉLITÉ ET DON ignorance qui lui confère sa valeur et son poids : on n’est donné d’avance ni à soi-même ni à un autre465. Et ici on anticipe l’enseignement sur l’amour, et l’immortalité : la fidélité s’affirme en défiant l’absence et surtout la mort466. La fidélité est une manière par excellence de repenser les catégories morales, notamment celle de la justice et puis de l’amour. Il s’agit des variantes de l’intersubjectivité qui se comprennent à partir d’une vision désobturée de l’être, du plus, du don. C’est avec Gabriel Marcel que les « institutions » de la famille, du couple, de la paternité seront repensées – autrement que chez un Hegel – en métaphysique. Marcel parle de la famille comme une manifestation par excellence du pacte « entre l’homme et la vie »467 et du couple qui doit éviter de se replier sur soi, de devenir une espèce d’égoïsme à deux, donc un système clos468. Le couple est le lieu par excellence de la fécondité ontologique : sa « sanction » est l’apparition d’un être nouveau en lequel les époux se dépassent469. Marcel pense la paternité en « concept ». La relation du parent à l’enfant – ici bien sûr il s’agit de père et de mère – est une conjugaison subtile de l’attente et du don. Les parents ne sauraient être fondés à faire valoir sur l’enfant une créance que dans la mesure où ils seront parvenus à acquitter une dette qui « n’est jamais assimilable à un compte, mais plutôt à une œuvre dont il ne dépend d’ailleurs d’eux que de poser les soubassements »470. Il est suprêmement important de réaliser qu’avec la paternité on participe à une œuvre de vie qui me dépasse infiniment mais qui requiert ma participation. Je ne puis faire exister un autre en tant qu’il m’appartient : l’enfant n’est pas à moi comme moi je ne suis pas à moi-même. Les enfants ne sont pas un investissement : ils sont à procréer comme si on exerçait, comme si on accomplissait un service. Le vœu créateur qui préside à leur engendrement est la conjonction d’une

465

EA 65. E 219. 467 HV 109. 468 ME 2, 157s. 469 HV 111. 470 HV 117. 466

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL humilité personnelle et une inaltérable confiance dans la vie471. La condition du parent unifie le naturel et le surnaturel. La paternité, elle, est plus vulnérable que la maternité472 dans la mesure où elle se développe à partir d’un « néant d’expérience »473. La paternité est à comprendre comme irréductible à toute causalité, toute « suite » automatique, naturelle et à toute « finalité »474. Le composant naturel donc égoïste de cette relation peut conduire à une dangereuse confusion entre générosité et attente de réponse, du désir sourd qu’il prenne ma succession, qu’il réussisse où moi j’ai échoué475. Je ne peux pas compter à ce qu’il me succède : pas de contrôle sur la génération qui succède. Elle me survit et « l’enchaînement imparfait et décevant… des générations n’est que l’expression phénoménale et trompeuse d’une liaison substantielle qui ne peut, elle, se consommer que dans l’éternité »476. Ici aussi Marcel ouvre l’horizon du surnaturel. Toute fraternité implique l’idée d’un père, elle est inséparable d’une référence à l’être transcendant qui nous a créés, toi et moi477. Pour comprendre le vrai sens de l’engendrer, il faut saisir la différence entre produire et donner478. Le don n’est pas un découlement immanent et automatique en vue d’un résultat mais quelque chose de gratuit et libre. Son archétype est la création divine, c’est pour cela qu’une famille, une communauté humaine effective n’est pensable qu’à partir de la paternité divine479. La paternité renvoie au mystère de la création mais il fait d’abord appel aux notions de la générosité et finalement au don. La générosité – une vertu pour les Anciens et les Médiévaux ou pour Descartes – se fonde chez Marcel sur l’intuition d’une autonomie non-suffisante de soi, une autarcie donatrice de soi. 471

HV 156. PI 78. 473 HV 135. 474 HV 123 ; HV 128. 475 HV 144s. 476 HV 159. 477 ME 1, 39. 478 PI 73. 479 Ess. 18. 472

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FIDÉLITÉ ET DON Elle est d’abord définie comme « une lumière qui serait joie d’être lumière »480. La générosité est une « exaltation » : c’est une flamme qui se nourrit d’elle-même mais qui ne doit pas se complaire, qui ne doit pas être une espèce de satisfaction481. La générosité du parent n’est pas la prolifération de celui qui a engendré une portée482 : les parents généreux « dans une sorte de prodigalité de tout l’être, sèment la vie sans calcul, par une irradiation de la lumière de vie qui les a eux-mêmes éclairés et pénétrés »483. La générosité est la vertu qui sous-tend le don. Deux formules essentielles : « le don ne résulte pas, il jaillit »484 et ensuite, l’existence n’est pas « donnée, mais offerte »485. Le don par excellence est la grâce de Dieu, or la grâce est pour ainsi dire « un afflux d’être »486. On croit pouvoir dissocier don et donation or le don n’est pas une chose mais un acte487. Le don n’est jamais un simple transfert, mais toujours un don de soi : donner c’est répandre, plus précisément se répandre488. La fonction propre du sujet c’est de sortir de soi et elle se réalise avant tout dans le don489. Comme dans le domaine religieux « l’adoration… consiste à la fois à s’ouvrir et à s’offrir »490, dans le monde inter-humain « on reçoit en donnant… donner est déjà une façon de recevoir »491. Le don aboutit à une communion spirituelle fondée sur l’interaction entre celui qui donne et celui qui reçoit492. Le don est la catégorie métaphysique propre de la création. La création est un don, une donation mais elle implique aussi une certaine réceptivité chez l’homme (voire chez Dieu…). La 480

ME 2, 120. ME 1, 120. 482 HV 112. 483 HV 114. 484 ME 2, 121. 485 PI 168. 486 HP 69 cf. supra p. . 487 ST 90. 488 ME 2, 119. 489 Ess. 76. 490 EA 278. 491 HV 192. 492 HV 63. 481

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL création est dépassement de soi et dépassement du donné, du prévisible. « Créer c’est toujours créer au-dessus de soi »493. Partout où il y a création, l’avoir est transcendé494. La création est « la libération de l’inexposable »495, l’existentialisation d’une potentialité triomphante. C’est un monde où toute explication causale, en droit possible, se révèle sans signification véritable496. La création n’est pas nécessairement une production (extérieurement, « objectivement » vérifiable, effective), mais un rayonnement qui contribue à 1’œuvre invisible, seule justifiant notre aventure humaine497. Pour conclure : est créateur l’acte par lequel on se met à la disposition de quelque chose qui dépend de soi mais qui se présente aussi comme se trouvant au-delà de tout ce qu’on peut tirer de soi-même498.

493

ME 1, 59. EA 241. 495 EA 196. 496 Réflexions sur la nature des idées musicales, p. 26 n 4. 497 ME 2, 46s. 498 H 30. 494

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9. L’intersubjectivité Le philosophe américain, Wilmon Sheldon parlait dans son temps de l’« agapologie » et il parlait aussi pour Marcel. L’amour n’est pas seulement une vertu (= surnaturelle) mais une catégorie métaphysique qui, seule, fait comprendre toutes les dimensions de l’intersubjectivité. L’amour est expliqué à l’aune du don. Le véritable amour – lit-on dans Présence et Immortalité – n’est pas possessif mais oblatif, hétérocentrique499. II faut se rappeler que dès le Journal Marcel affirmait: « L’amour c’est la vie qui se décentre, qui change de centre »500. Cette décentration a deux faces : elle n’est pas seulement donation mais aussi réception, ou plutôt une donation qui reçoit. « Aimer un être, c’est attendre de lui quelque chose d’indéfinissable, d’imprévisible ; c’est en même temps lui donner en quelque façon le moyen de répondre à cette attente… attendre, c’est en quelque façon, donner… », et inversement, « ne plus attendre, c’est contribuer à frapper de stérilité l’être dont on n’attend plus rien »501. L’amour n’a rien de conquérant, néanmoins il a une portée pour l’autre : mon amour « qualifie » mon bien-aimé, ‘la notion complète’ de l’autre comprend les sentiments que nous lui inspirons502. L’amour chez Marcel se conjugue toujours à l’aune de la liberté. L’étudiant de 21 ans écrit : l’amour c’est « l’acte d’une liberté qui en affirme une autre et qui n’est liberté que par cette affirmation même »503. Il est « l’élan d’une liberté qui n’est qu’en prenant son point d’appui hors de lui-même »504. Et toujours dans ces mêmes Fragments : « Il y a, à la racine de l’amour, la croyance à l’inexhaustible richesse et à l’imprévisible spontanéité de l’être aimé »505. L’amour va au-delà de l’essence c’est-à-dire de la connaissance matérielle, thétique, il a partie liée avec la foi et

499

PI 186. JM 217. 501 HV 63. 502 JM 218. 503 Fragm. 97. 504 Fragm. 100. 505 Fragm. 97. 500

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL l’espérance. Il « porte sur ce qui est au-delà de l’essence »506, il est la libération du je qui ne se pose plus comme essence507. L’amour n’a pas de raisons objectives : « nous n’aimons qu’en tant que nous ne cherchons pas à savoir, l’amour est toujours une foi »508. La foi qui met quasiment entre parenthèses les enseignements prosaïques du présent renvoie à l’avenir donc à l’espoir. Comme le dit le Journal : « Je ne l’aime pas à cause de ce qu’il est, j’aime ce qu’il est, parce que c’est lui, j’anticipe hardiment sur tout ce que pourra me livrer l’expérience »509. L’amour implique un engagement pour quelque chose d’indéductible, imprévisible. C’est pour cela : « Aimer un être, c’est lui faire crédit, c’est tenir à lui, au moins autant pour ce qu’il sera que pour ce qu’il est »510. L’amour est le phénomène par excellence, l’accomplissement véritable de l’intersubjectivité comme de la subjectivité tout court. La méditation sur l’amour demande une rapide relecture de la notion de la personne. Marcel enseigne le respect profond d’autrui mais il pense également que sans se respecter soi-même, on ne respectera pas l’autre, sans se rapporter d’une manière positive à soi-même, on ne saurait se rapporter de cette sorte au prochain. L’ego-centrisme – écrit-il – est aveuglant, ne pensant qu’à lui-même, l’égo-centriste n’est pas au clair sur sa propre personne. C’est un homme qui n’a pas « assimilé » sa propre expérience511. Qui plus est, l’égoïste accuse une espèce d’opacité qui provient du refus de l’autre, quand le moi s’interpose entre lui-même et les autres512. Selon sa vérité, le moi n’est pas un îlot513. Les philosophes depuis les Stoïciens ont beaucoup insisté sur l’autarcie, or « Le parfait n’est pas ce qui se suffit à soimême »514. II faut garder un profond respect pour soi-même qui 506

JM 65. JM 217. 508 Fragm. 89. 509 JM 217. 510 Réflexions sur la nature des idées musicales p. 25. 511 ME 2, 11. 512 EA 13. 513 ME 2, 17. 514 JM 207. 507

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L’INTERSUBJECTIVITÉ est « un temple saint de Esprit »515, mais il faut aussi savoir que « ce qui existe de plus profond en moi n’est pas de moi »516. A l’origine de l’enfermement l’ego-centriste se trouve une vision illégitime de soi : on doit se comprendre comme une vivante totalité, non pas comme une réalité susceptible d’être divisée, morcelée, fragmentée : quand je me distribue en parties, ce sont des « lui », pas des « elles », pas des « moi »517. Quand je me désigne en m’attribuant des prédicats comme un autre me les attribuerait, je suis un autre pour moi518. On ne peut être vraiment à l’autre comme à un toi qu’avec tout soi-même, pas avec ses parties519. L’intersubjectivité fondée sur l’amour exige une relation harmonieuse à soi-même. Marcel parle des défaillances du kantisme : le soi peut et doit être transcendé sans que pour cela l’autonomie cède à l’hétéronomie520. Le soi dans son impersonnalité est lié au monde de la possession, de l’avoir521 : « le soi est un épaississement… une sclérose… une sorte d’expression… à seconde puissance de mon corps en tant que… quelque chose que j’ai »522. Le soi verse dans l’abstraction mortifère qui détruit l’amour, en commençant par l’amour de soi. L’égoïste ne s’aime pas vraiment soi-même, il tient compte de soi, sans s’aimer523. Comme l’annonce la phrase programmatique au tout début du Journal : « je dois me penser comme voulu par un acte impersonnel qui est lié à moi-même sans intermédiaire »524. Dans sa vérité personnelle, le moi doit se saisir au-delà du soi, il doit se saisir comme « transcendant sa propre notice »525. Ou comme le diront les Gifford Lectures trente-cinq ans plus tard : il doit devenir personne, c’est-à-dire ce qui brise 515

EA 333. EA 336. 517 JM 203. 518 JM 215. 519 JM 206. 520 A. Dibi, La conception de l’homme dans « Être et Avoir » chez Gabriel Marcel, Mémoire de Maîtrise, Université de Poitiers, 1977, p. 6. 521 EA 221. 522 EA 243. 523 JM 197. 524 JM 6. 525 JM 292. 516

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL les cadres de l’ego526. L’insistance sur la vérité et l’importance de la relation du moi à lui-même introduit la relation à autrui, c’est-à-dire l’intersubjectivité. L’intersubjectivité est principalement la relation de réciprocité entre le moi et le toi mais l’intersubjectivité n’exclut pas, voire implique, un troisième terme et le nous527. Le thème commence à s’esquisser en filigrane dès les écrits de jeunesse mais ne s’impose qu’à partir de l’Homo Viator. L’amour est la relation fondatrice, la relation noyau de l’intersubjectivité. Dès le Journal, Marcel déclare : « la négation absolue du solipsisme est la condition préalable de toute vie spirituelle »528. La phénoménologie est la première grande métaphysique intersubjective mais Marcel reproche à Heidegger l’absence d’une véritable ouverture à autrui : le Dasein ne médite que sa propre mort529 et il rappelle les textes de Sein und Zeit où Dasein apparaît comme « monologique » et n’a de « vie véritable qu’en relation avec lui-même »530. L. Brunschvicg a cru devoir rappeler à Marcel en 1937 que lui, Brunschvicg se préoccupe apparemment moins de sa propre mort que Marcel de la sienne. Or Marcel répond que sa préoccupation ne concerne pas seulement sa propre mort mais aussi et d’une manière essentielle celle des autres, des autres qu’il aime. Gabriel Marcel n’a cessé d’insister sur le rôle central du théâtre dans son œuvre et il rappelle que dans le théâtre en tant qu’auteur dramatique, je ne dois pas seulement « évoquer des êtres distincts de moi, mais » aussi « m’identifier assez complètement à eux »531. Et le philosophe ne cesse de rappeler que « le chemin qui passe à soimême passe par autrui »532. Autrement dit : « je ne me soucie de 526

ME 2, 80. Selon un texte tardif, « il y a une place pour une certaine intersubjectivité entre l’homme et la nature environnante » Revue de Métaphysique et de Morale 1974, p. 390. 528 JM 62. 529 Gabriel Marcel et la pensée allemande. Présence Gabriel Marcel, Cahier 1, 1979, p. 38. 530 L’anthropologie philosophique de Martin Buber in G. Marcel, E. Lévinas, M. Lacocque, Martin Buber. L’homme et le philosophe, Bruxelles, 1968, p. 28. 531 Tr. 30. 532 Préface. Tr. 12. 527

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L’INTERSUBJECTIVITÉ l’être que pour autant que je prends conscience… de l’unité sousjacente qui me relie à d’autres êtres dont je pressens la réalité »533. En fait, l’autre est constitutif de moi. Quand l’enfant a cueilli un beau bouquet, il le montre, exalté, pour qu’on s’en émerveille ensemble. Il dit : c’est moi qui l’a cueilli, par ce geste il se désigne à l’autre pour qu’il prenne garde à lui534. Le Stoïcien est enfermé en soi-même, comme « celui qui n’a pas de prochain »535, or c’est de l’autre et de l’autre seul que même le moi le plus centré sur soi attend son investiture536. L’intersubjectivité a de nombreux pièges : l’universel véritable n’est pas à confondre avec les masses537, en fait, il est le contraire même de la masse. Transmission et communion s’opposent absolument538, comme coïncidence et communication véritable sont à distinguer539. La relation inter-subjective récuse résolument les divers subterfuges de l’objectivation mortifère. Marcel rappelle la parole de l’Évangile : « le Tu ne jugeras pas de la morale chrétienne doit être regardé comme une des formules métaphysiques les plus importantes qui soient »540. Vouloir influer sur un autre, donc se mettre par rapport à lui en une relation causale, le dégrade en un objet541, et généralement parlant, pour éviter toute évaluation, toute cotation de prix, le Journal annoncé avec une formule éclatante : « l’amour porte sur ce qui est au-delà de l’essence »542. Marcel ne cesse de dénoncer la philosophie de Sartre, de ce Sartre qui se « condamne à ne saisir l’autre que comme menace à ma liberté ou comme une possibilité de séduction »543. Et les grandes formules fusent, émaillant toute cette œuvre. La réflexion n’est qu’une entité abstraite, « ce qui est réel, c’est moi méditant sur le destin de mon 533

ME 2, 20. HV 16s. 535 HV 49. 536 HV 20. 537 HCH 13. 538 ME 1, 223. 539 ME 1, 87. 540 JM 65. 541 DH 109 PL 109. 542 JM 64 cf. supra 543 ME 2, 13. 534

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL frère »544. Je n’ai de prix, de vraie valeur qu’en tant que je suis aimé par d’autres qui sont aimés de moi545. Il ne faut pas craindre de perdre son identité : « chacun de nous doit se reconnaître… dans tous les autres, sans rien perdre pour cela de ce qui constitue son originalité intime »546. Et finalement, la phrase extraordinaire du lecteur de Royce : « il n’y a de vie spirituelle possible que dans un monde où chacun peut être amené à souffrir par la faute des autres »547. Le moi doit traiter l’autre selon sa vérité et c’est la condition pour qu’il conserve ou qu’il conquière sa propre vérité. Buber a parlé du destin inévitable du toi de se déchoir en « on », pour Marcel le danger permanent qui menace c’est de dégrader le toi en lui, une dégradation qui réciproquement abaissera le moi aussi en lui. L’immense danger provient du « fait » que le lui se tapit au sein du tout toi. Je peux m’adresser à l’autre pour un renseignement en seconde personne, il n’en reste pas moins un simple poteau indicateur548. Quand les autres sont traités comme simplement « autres », le toi, en tant que toi, disparait et le moi devient lui pour soi-même549. Quand je veux m’exposer et me désigner comme un répertoire de qualités que je possède, mon moi se transpose en lui550. « Je ne puis m’apparaître comme voulu – que par toi ; lorsque je me traite moi-même comme un effet, je me change pour moi-même en lui »551. Un critique a caractérisé les deux philosophies de Sartre et de Marcel comme respectivement des philosophies en première et en seconde personne552. Je m’adresse à la seconde personne à celui qui est susceptible de me répondre, là où il n’y a aucune réponse possible, c’est le « lui »553, le Er prussien. 544

HV 200. ME 2, 12. 546 HP 67s. 547 La Métaphysique de Royce, p. 116. 548 ME 1, 195. 549 JM 279. 550 JM 175. 551 JM 229. 552 L. Gabriel, Marcel’s Philosophy of the Second Person. The Philosophy of Gabriel Marcel, P. A. Schilpp and L. E. Hahn (ed.), La Salle, 1984, p 305. 553 JM 138. 545

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L’INTERSUBJECTIVITÉ En revanche, le toi est une réalité qui n’a rien à voir avec un renseignement mais appelle une réponse554. En traitant l’autre comme lui, pas comme toi, je le réduis à n’être que nature, non pas une personne555. L’autre ne doit pas être traité comme un amas, une collection ou une partie, sinon, pas de possibilité d’une véritable « relation dyadique »556. Le toi ne doit pas être un prédicat pour le lui557, mais doit désigner l’autre dans son totalité, or combien il est difficile de « concevoir un Toi qui ne soit pas en même temps un Lui »558 ! La relation toi-lui n’est pas statique : l’amour est précisément la relation où ce qui au début n’est qu’un lui, devient toujours plus profondément toi559. « Il n’y aurait pas en moi de lui pour toi – selon le Journal – si nous nous aimions absolument toi et moi, et ceci ne veut pas dire que tu aurais l’intuition de moi, mais que je serais approprié pour toi »560. Je ne dois prier pour la guérison de mon serviteur que s’il est un ami, donc on ne prie que pour un toi561. Plus précisément : je ne peux prier pour un autre que si je suis avec lui dans le même rapport qu’avec moi-même562. L’être que j’aime est aussi peu que possible un tiers pour moi : il me découvre à moi-même ; mes défenses extérieures tombent en même temps que les cloisons qui me séparent d’autrui563. L’objectivité donc et le jugement n’ont pas de cours dans ce registre. D’abord : « le toi est à l’invocation ce que l’objet est au jugement »564. En fait, « Tout jugement porté sur moi est porté sur un lui qui par définition ne peut pas coïncider avec moi ; celui pour qui je suis toi va infiniment au-delà de ces jugements, même s’il y adhère »565. Et dans la relation à l’ami, à l’aimé, il faut 554

JM 196. EA 145s. 556 JM 155. 557 JM 277. 558 JM 272. 559 JM 145. 560 JM 157. 561 JM 219. 562 JM 257. 563 JM 146. 564 JM 277. 565 JM 216. 555

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL concentrer en toi toutes les raisons pour lesquelles tu es toi pour moi, la croyance à mes mérites est donc exclue566. Récuser de cette sorte le Lui est le préalable de la vraie communion et la croyance véritable en Dieu. « Seuls les hommes capables de se dire Toi… peuvent se dire véritablement nous »567. D’autre part, Dieu est le Toi absolu qui ne peut jamais être converti en lui568. L’annonce fervente du toi est inséparable de l’enracinement dans le toi transcendant qui à son tour fonde une communauté, ma communauté avec les autres. Dieu est le Toi absolu : le toi fini est basé sur le Toi infini. En fait, Dieu apparaît comme « le fondement réel de la communication des individualités »569. Marcel n’est certainement pas adepte de la réduction du Dieu transcendant à une relation horizontale avec le prochain, plutôt il pense que la véritable relation intersubjective requiert l’enracinement en Lui. On ne peut pas, on ne doit pas exclure de la relation moi-toi entre l’homme et Dieu, les autres toi. La connaissance d’autrui n’est pas séparable de l’acte d’amour par lequel il est posé dans ce qui le constitue comme cet autre, cette image unique de Dieu570. La participation des autres esprits à Dieu est absolument impliquée dans l’acte de foi571. Prier c’est postuler que la réalité des autres êtres dépend de quelque manière de moi572. Voire, « la prière c’est-à-dire l’acte de foi essentiel ne peut porter que sur le salut des autres »573.

566

JM 277s.

567

L’anthropologie philosophique de Martin Buber in G. Marcel, E. Lévinas, M. Lacocque, Martin Buber. L’homme et le philosophe, Bruxelles, 1968, p. 24. 568

JM 137. JM 62. 570 HV 2. 571 JM 67. 572 JM 133. 573 Fragm. 95. 569

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10. L’espérance et l’immortalité L’intersubjectivité est la relation entre les humains dont la forme accomplie est l’amour, la charité. En théologie c’est une vertu surnaturelle et la réflexion marcellienne conduit vers les deux autres vertus infuses, l’espérance et la foi. La doctrine de l’espérance partira du désespoir pour aboutir à l’enseignement sur l’immortalité. Le désespoir est propre au monde clos (Bergson), à un monde compris et vécu comme prison574. Il ne va être vaincu qu’une fois je me serais abîmé devant le Toi absolu qui m’a fait sortir du néant absolu, et cette « action » m’interdira à jamais de désespérer. Le désespoir est conçu à partir des catégories connues de la pensée marcellienne. « Plus un être est indisponible – lit-on dans le Journal – moins il a de la place pour l’espérance »575. Le désespoir a son locus favorable dans la solitude576. D’autre part, il est au bout des calculs et des comptes qui nous montrent l’épuisement, la carence, la raréfaction de la vie. Comme le disait Être et Avoir, l’inventoriable est le lieu du désespoir mais l’Être transcende tout inventaire577. Il recèle en lui ce plus qui est le principe du jaillissement, victorieux du désespoir. C’est pour cela qu’il faut appeler de nos vœux ce « redressement perpétuel faute de quoi un homme cesse d’être un homme », capitule, se défait578. Marcel s’apprête à présenter toute une phénoménologie comme toute une ontologie de l’espoir et de l’espérance. L’espoir se situe dans une zone différente de la sagesse spinoziste. On espère toujours contre l’arrière-fond de quelque chose qui nous invite au désespoir. Et précisément, « Espérer, c’est faire crédit à la réalité, affirmer qu’il y a en elle de quoi triompher de ce péril »579. L’espérance est quelque chose de positif, si l’on veut même de volontaire, mais elle est opposée au désir580. Plus 574

HV 68. EA 114. 576 HV 74. 577 EA 148. 578 Structure de l’Espérance, Dieu Vivant, 1951, p. 74 cf. HV 48. 579 EA 107s. 580 ME 2, 156. 575

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL précisément : « l’espérance est au désir ce que la patience est à la passivité »581. La patience c’est une vertu et les vertus s’exercent… Le désir est toujours « objectivant », il porte vers quelque chose de précis, quelque chose à accomplir par nos forces et à accomplir sans tenir compte du reste. On désire que mais on n’espère jamais que : il y a ici une exigence de transcendance qui s’interdit la continuité, un rapport d’automatisme entre mon aspiration et son exaucement. D’autre part, l’espérance n’est jamais simplement l’état velléitaire « je voudrais bien que », mais une certitude prophétique582. Finalement, en dépit des associations classiques depuis Aristote, il faut insister : le contraire-pendant de l’espérance n’est pas la crainte mais une immobilisation de la vie qui se glace583. L’espoir ou plus exactement, l’espérance est radicalement différente de l’optimisme. L’optimiste a la ferme conviction584 que les choses sont appelées à « s’arranger », qu’on n’a qu’à attendre, qu’on n’a qu’à prendre du « recul » et le bien adviendra585. L’espérance ne doit jamais calculer et renvoyer à des points précis, solides dans le monde, dans le donné, elle n’est jamais la prévision de ce qui doit arriver. Il faut espérer quand il manque « des raisons d’espérer ». L’espérance et la raison calculatrice sont des notions très différentes : en fait, la formule « raisons d’espérer » ellemême est illégitime. L’espoir ne concerne pas une condition universelle mais un individu particulier qui peut éventuellement se soustraire à des lois statistiques586. On dit que la réalité dépasse la fiction et effectivement, l’espérance doit transcender, dépasser toute imagination587. Pour penser l’espérance, il faut renoncer à pratiquer le raisonnement causal588. L’espérance n’a rien d’une causalité, d’une technique ; on ne peut pas affirmer que chaque 581

EA 135. PI 183. 583 ME 2, 159. 584 Voir la conviction opposée à la foi infra leçon 11. 585 HV 43s cf. « la confusion ruineuse chez Teilhard de Chardin entre optimisme et espérance » ST 228. 586 HV 82s. 587 HV 57. 588 HV 62. 582

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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ fois qu’on exercera l’espérance, quelque chose arrivera589. Le mystère de l’espérance c’est l’alliance inanalysable, inobjectivable entre ce qui dépend de nous et ce qui nous est offert. Il faut comprendre que « la seule espérance authentique est celle qui va vers ce qui ne dépend pas de nous »590. On ne doit pas se croire dans le conseil des dieux, être un initié : l’espérance est humble, elle est chaste591, elle est silencieuse, pudique592. J’espère ne doit jamais avoir le défi du « je doute » ou du « je sais ». Plus précisément : elle n’est jamais du défi mais sait néanmoins qu’elle représente bel et bien un défi593. Elle est propre aux désarmés : elle n’est jamais une arme, voilà où se situe son efficacité594 ! Sans doute, l’espérance a un aspect d’opposition, d’« une non-acceptation » mais qui n’est jamais un raidissement. Le raidissement est une impuissance et aussi une transgression contre l’intersubjectivité : celui qui se raidit ne sait pas prendre son temps, ni épouser par la patience le temps de l’autre595. L’espérance est opposée à la possession et s’épanouit dans le fraternel : « seuls par les brèches de l’avoir que l’espérance peut se frayer un accès jusqu’à notre âme »596. Comme le dira une autre étude du même volume, Homo Viator : « seuls les êtres entièrement libérés des entraves de la possession sous toutes ses formes sont en mesure de connaître la divine légèreté de la vie en espérance »597. Cette légèreté n’est pas un flottement dans l’air mais la décentration de l’intersubjectivité. C’est pour cela que l’espérance pourtant chaste et timide, peut apparaître avec une certaine sonorité, peut s’affirmer avec force là où elle est fraternelle598. L’espérance vise la réconciliation599 et elle est 589

EA 112. PA 73. 591 HV 45. 592 HV 64. 593 HV 65. 594 EA 110. 595 HV 49ss. 596 HV 120. 597 HV 78. 598 HV 64. 599 HV 68. 590

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL comme résumée dans la courte formule : « J’espère en toi pour nous »600. En fait, on ne peut espérer que pour nous601. Plus précisément, l’espérance se constitue à travers nous ou pour nous, elle est « chorale »602. L’espérance est un paradoxe vivant : comme on l’a déjà dit : « elle n’est authentique que si elle va vers ce qui ne dépend pas de nous ». Comment comprendre ? Cette vertu n’est jamais une contrainte ou une mainmise : elle ne stipule ni ne revendique jamais des droits, elle ne ligote pas la réalité, elle ne lui impose pas un traité603. Bien au contraire, c’est une attitude de base où on fait « appel à l’existence d’une certaine créativité dans le monde »604. D’un point de vue proprement métaphysique, l’espérance est à comprendre à partir du « rapport » fécond de l’actif et du passif, de l’intérieur et de l’extérieur, esquissé d’abord par Homo Viator, puis par Le mystère de l’être. Marcel parle de dépasser la limite entre constater et savoir, donc accéder à « un savoir par-delà du non-savoir »605. Puis il invoque « l’acte transcendant à l’opposition du vouloir et du connaître »606. Cette intuition trouvera une redite « latérale » neuf ans plus tard : l’espérance transcende la différence entre valeur et existence. Celui qui espère pense que malgré tout, une situation sans issue trouvera une issue. Il proclame un monde supérieur au monde de maintenant et il proclame aussi que ce monde adviendra effectivement607. L’enseignement sur l’espérance débouche dans la doctrine de l’immortalité. Marcel s’était toujours occupé du phénomène de la survie, du contact avec les morts et il a entendu « réhabiliter » l’au-delà608. Une philosophie du jaillissement, de la vie, et surtout de l’inter-subjectivité aimante aspire nécessairement à 600

HV 77. ME 2, 172. 602 ST 209 603 HV 70. 604 HV 66. 605 JHV 9. 606 HV 86. 607 ME 2, 159ss. 608 HV 7. 601

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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ l’affirmation de l’immortalité. La mort est comme le mal609, il est le mal par excellence et « le monde du péché est un monde où la mort est en quelque sorte chez elle »610. Si elle est tellement terrible c’est qu’elle est une invitation permanente au désespoir et à 1a trahison611. Si la mort est une vérité ultime, la valeur s’anéantit, « la réalité est comme frappée au cœur »612. Marcel dénonce donc la mort mais non pas pour construire une quelconque « ontologie de la mort »613. Il rejette toute complaisance morbide dans ce « phénomène » ultime, y compris l’être-pour-la-mort heideggerien. La doctrine de l’immortalité qu’il déploie fait suite à sa doctrine de l’intersubjectivité. Marcel n’a que faire avec les preuves traditionnelles de l’immortalité de l’âme, son projet est très différent. Sa pensée est une philosophie du salut, or pour lui « toute espérance est une espérance de résurrection »614 et il ne peut y avoir de salut dans un monde qui est soumis à la mort615 ! Il continue à espérer : son espoir n’est pas une conjecture mais un cri : « Tu reviendras »616 ! La croyance dans l’immortalité ne peut pas être prouvée en concept, la survie ne saurait être constatée. Mais est-ce que cela signifie qu’elle ne serait qu’une simple chimère ? Non, il ne s’agit pas ici de fait ni de chimère. Marcel ne cesse de renvoyer à une de ses pièces où un des personnages s’écrie : « ‘Aimer un être, c’est dire : toi, tu ne mourras pas’ »617. La croyance à l’immortalité ne se base pas sur quelque chose d’objectivable mais sur la réalité de l’intersubjectif. Le jeune Marcel annonce : « l’amour veut son objet comme transcendant à la mort, non pas comme essence éternelle, mais comme survivant à la mort »618. Or cette survie ne peut pas être 609

ME 2, 145. ME 2, 182. 611 EA163. 612 HV 200. 613 ME 2, 147. 614 Structure de l’Espérance. Dieu Vivant, 1951, p. 78s. 615 ME 2, 181. 616 HV 84. Réformé pour des raisons de santé, Marcel a travaillé pendant la Grande Guerre dans le service d’information des familles de soldats… 617 ME 2, 154. 618 Fragm. 84. 610

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL analysée en détail conceptuel, voire pas du tout. La mort est une destruction, or est-ce que « cette destruction peut porter sur ce par quoi cet être est véritablement un être » ?619 On espère que non, toutefois, le sérieux absolu de la croyance en notre immortalité implique que « je reconnaisse ignorer absolument ce qui en moi est susceptible de survivre à cette épreuve radicale »620. Ici aussi, il faut se méfier de parler de l’invulnérable, de l’essentiel impérissable… « Il faut résister de toutes ses forces – écrit Marcel dans la dernière partie connue de son Journal – à la tentation d’interpréter comme une modification physique ce qui ne peut être qu’une participation d’un tout autre ordre »621. On ne saura dépasser ces tentations de représentation « objectivante »622 que si on se situe résolument dans l’intersubjectivité, dans l’intersubjectivité humaine et dans le co-esse avec Dieu. Anticipant de quarante ans le Huis Clos de Sartre, Marcel pose l’hypothèse que notre survie peut être reliée à la pensée continue d’autres, mais cela ne doit pas signifier qu’elle dépendrait ainsi d’un fait empirique vérifiable623. Sinon, l’immortalité serait rendue impossible vu la mort inévitable de ces autres… Et Marcel tente de parler d’une « conspiration » : comme il devait y avoir une conspiration pour la naissance d’un homme, une conspiration devra intervenir pour son maintien en existence624. La question de l’immortalité – comme celle du salut – ne peut pas se confiner dans le monde de l’individu isolé. On parle de l’être cher qu’on a perdu, mais on ne perd que ce qu’on possédait, or quant à l’autre, on ne l’avait pas, on était avec lui625. En dernière instance, la question porte sur la destinée de l’unité intersubjective des êtres qui s’aiment626. Et Marcel de « représenter » cette destinée dans une de ses pièces : « ‘ceux que nous n’avons pas cessé d’aimer avec le meilleur de nous-mêmes, 619

ME 2, 154. PI 39. 621 PI 65. 622 PI 67. 623 Fragm. 85. 624 PI 149. 625 PI 68s. 626 ME 2, 155. 620

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L’ESPÉRANCE ET L’IMMORTALITÉ voici qu’ils deviennent comme une voûte palpitante, invisible mais pressentie et même effleurée, sous laquelle nous avançons toujours plus courbés, plus arrachés à nous-mêmes vers l’instant où tout sera englouti dans l’amour’ »627. Marcel comme Kant « postule » l’immortalité mais il la postule finalement à partir de Dieu628. Sans doute, on ne saurait rien exiger de Lui, on n’a aucun mérite pour être conservé. On ne peut qu’espérer mais on doit espérer car on est don et il ne faut pas déprécier ce don : « Quelle valeur représenterait le fait pour un fils, de se refuser à se croire à être aimé de son père »629 ? Mais en dernière instance, l’immortalité « découle » d’une certaine manière de Dieu. La sainteté de Dieu – écrit Marcel en 1951 – implique qu’il ne puisse pas ignorer, traiter d’accidentel notre amour, notre communauté d’êtres aimants. Serait-il possible que Celui qui s’offre à notre amour « se dresse… pour l’anéantir »630 ?

627

ME 2, 187. Cf. PI 192s. 629 EA 130 n. 1. 630 ME 2, 157. 628

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11. La foi et Dieu Dès ses Fragments de jeunesse, Marcel s’attelle à la tâche d’analyser la foi. Il a deux combats à livrer : l’un contre les positivistes et scientistes de diverses obédiences, l’autre contre les dogmatiques rationalistes. Marcel est un philosophe religieux qui affirme les contenus de la religion chrétienne mais il n’a pas toujours eu cette adhésion et il essayera sa vie durant préserver l’autonomie de la réflexion philosophique sur la religion. Ce penseur assigne un domaine autonome, sui generis à la foi qu’il ne voudrait à aucun prix considérer d’un point de vue logiquerationnel. Or pour lui, cette prise de distance par rapport à « la raison » ne diminue aucunement la portée noétique de la foi. Les deux éléments fondateurs de sa vision sont présents dès le Journal. La foi est d’« une immédiateté pure »631, elle doit participer à la nature de la sensation632. Mais la foi est aussi et surtout « une fidélité »633. Autant dire qu’elle participe au monde de l’immédiateté qui prépare la vision du corps propre mais elle est aussi catégorie de l’intersubjectivité. Contrairement à tous ceux qui, depuis le commencement, ont tenté de voir dans la foi une cognition de bas étage, un savoir conjectural, incertain, pour Marcel, si la foi est autre que la raison, elle n’est pas de valeur moindre ou de portée moins pertinente. Le Journal annonce dès le début : « la foi n’est pas une approximation, une probabilité opposée à une certitude : elle n’est pas un degré moindre de la connaissance mais quelque chose transcendant au savoir » 634. La foi n’est pas « une opinion » car l’opinion est toujours à distance, elle est « presbyte »635. L’opinion est « un sembler qui tend à se changer en un prétendre »636, toutefois, on n’a pas d’opinion des êtres qu’on connaît intimement637, et la foi, malgré tout,

631

JM 7. JM 131. 633 EA 27. 634 JM 33. 635 ME 1 70. 636 Ess. 179. 637 Ess. 177. 632

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL revendique une intimité. Elle n’est jamais une hypothèse638, elle n’est pas affaire de conjecture. Certes, une dose ou plutôt une présence de doute lui est quasiment nécessaire : elle implique, sauf chez les saints, une frange d’hésitation voire de refus inarticulé639. Le croyant ne nourrit pas d’opinion concernant le Toi absolu quand l’athée, lui, veut recourir à l’opinion générale. Il conjugue les diverses expériences ou constats ou plutôt manques de constats, et finalement à la base de sa négation se trouve comme un sentiment : si Dieu existait, il ne se serait pas dissimulé devant moi, un chercheur aussi avisé640. L’imperfection, la contingence de l’opinion est à transcender mais non pas par une fermeture obstinée. La foi est une vie, une histoire, un mouvement ; elle n’est pas de la conviction. La conviction c’est une barre à tirer. Rien qui pourra advenir ne saurait la modifier. La foi, elle, est un crédit donné c’est du « croit à », pas de « croit que… ». La conviction ne comporte aucun engagement personnel envers quelqu’un641, quand la foi est une véritable attestation, « une attestation perpétuée »642. Être convaincu de se r’offre avec la prétention au définitif, à l’objectif, rien ne pourra modifier notre position643. On voit ici les véritables dimensions de la foi. Croire que est un procédé d’objectivation, quand croire à revient à ouvrir un crédit, mettre moi-même à la disposition à l’Autre. Cette mise à la disposition porte sur ce que je suis, elle comporte l’indice existentiel qui fait défaut à la conviction644. Comme toujours, Marcel joue sur le thème de l’objectivation et de la possession, ces épouvantails ontologiques… Il ne faut surtout pas dire « avoir la foi »645 : la foi n’est en rien assimilable à une possession dont on pourrait se prévaloir646. Si la foi n’est pas une objectivation, un avoir, c’est 638

ME 2, 137. ME 2, 179. 640 ME 2, 73. 641 Pl 265. 642 EA 316. 643 ME 2, 76s. 644 ME 2, 78s. 645 Ess 245s. 646 Ess 259. 639

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LA FOI ET DIEU qu’elle ne se rapporte pas comme à son corrélat à un objet. Dès les Fragments, Marcel entend mettre les points sur les i. La foi n’est pas l’affirmation d’une existence : elle porte sur une certaine vie de la pensée qu’elle crée et qui ne lui saurait être préexistante647. C’est ici que se montre la subtilité de cette pensée. La foi n’est pas un phénomène d’objectivation, néanmoins, elle n’est pas séparable de l’affirmation de certains contenus, à savoir des contenus religieux. La religion ne peut être fondée que « subjectivement »648, elle relève d’un ordre où « le sujet se trouve mis en présence de quelque chose sur quoi toute prise lui est… refusé »649, et la conscience religieuse est essentiellement fondée sur un appel qui ne se convertit jamais en un « statement » mais demeure toujours une invocation650. Nonobstant ces mises au point, la religion n’est pas privée d’objet, voire une certaine objectivité lui est nécessaire. Or l’objet de l’affirmation religieuse n’est pas un corrélat qui lui serait relié comme du dehors mais quelque chose qui relève de son être. Les thèses essentielles sont énoncées dès le Journal. On trouve d’abord une formule qui pourrait renvoyer au refus du doute mais qui signifie, en fait, quelque chose de très différent. Dès qu’elle cesse d’apparaître comme absolument liée à son objet, la foi se nie comme foi. Cela peut d’abord renvoyer à la manière dont, dans la réflexion sur elle-même, la foi change de statut mais l’essentiel n’est même pas là. Il faut postuler l’unité indissoluble de l’acte de foi et de son objet, sans que pour autant l’objet divin se dissolve dans la subjectivité651. Penser la foi, c’est penser la foi en Dieu : « je n’ajoute rien à l’idée de la foi lorsque je dis que la foi porte sur Dieu »652. Et un peu plus loin, Marcel esquisse un commentaire profond : l’acte de croire n’a pas cette relation de contingence par rapport à son corrélat comme celle qui s’avère dans l’acte de la perception. L’objet perçu demeure contingent par rapport à la perception, en revanche, l’acte de 647

Fragm. 94s. Fragm. 17. 649 EA 277. 650 HP 175. 651 JM 68. 652 JM 40. 648

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL croire est constitutif de son objet653. Dieu n’est pas un objet, un être indépendant de la foi : cela ne veut pas dire qu’il est seulement de condition subjective mais qu’il ne peut absolument pas être imaginé, supposé en dehors de la foi, autrement qu’en relation avec le sujet aimant et adorant de la foi. La foi est une catégorie ontologique « ce que je suis c’est-à-dire… ce que je crois »654 ! La grâce est son « postulat transcendant et inobjectivable »655. L’acte de foi est aussi bien l’affirmation de la relation de liberté entre moi et Dieu656 que d’une certaine manière le principe génétique du moi individuel. Le sujet de la foi – liton dans le Journal – n’est pas le même que celui du Cogito, c’està-dire la pensée universelle, mais l’individu657. Par l’acte de foi, le sujet comble le vide entre le moi empirique et le moi pensant en affirmant leur liaison transcendante, il « assume » l’empirique dans le pensant sans en enlever sa riche concrétude. L’acte de foi est un acte de liberté qui rend non-contingent le moi empirique en l’assumant par rapport à Dieu658. Et dans un autre registre : la foi est « l’acte par lequel une pensée se niant elle-même comme sujet fixé et existant se reconstruit elle-même comme sujet (voulu et créé) par la participation à Dieu »659. Après ces profondes spéculations, Marcel compare la volonté à la foi comme ce qui ne peut être que par moi à ce par quoi je suis. Ceci dit, il faut comprendre que ce par quoi je suis n’est pas un monde étranger… 660. Pour conclure : la foi est « la puissance d’adhésion à l’être »661, c’est-à-dire à Dieu mais il s’agit du Dieu libre auquel adhère un homme libre. Elle est une relation libre au Dieu libre, mais la liberté divine n’a de vérité pour moi qu’en tant que j’ai foi en elle. Plus profondément : je n’ai cette foi dans la liberté divine qu’en la pensant comme entièrement indépendante 653

JM 67. Ess. 248. 655 JM 60. 656 JM 58. 657 JM 40s. 658 JM 45. 659 JM 42. 660 JM 184. 661 JM 228. 654

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LA FOI ET DIEU de l’acte par lequel je la pense662. Cette affirmation paradoxale permet la clarification de la pensée religieuse. Celle-ci ne peut pas ne pas penser Dieu, mais elle doit le penser comme transcendant à elle-même663. Quant à la relation entre Philosophie et Révélation : la Philosophie ne doit pas empiéter sur la Révélation mais « la réflexion là où elle se déploie selon toutes ses dimensions et devient récupératrice, se porte d’un mouvement irrésistible au-devant d’une affirmation qui la dépasse mais en fin de compte l’éclaire sur elle-même et sur sa propre nature »664. La religion est une exigence et une possibilité universelle pour l’homme, « néanmoins, il n’y a de vie religieuse que pour les âmes qui se connaissent comme menacées »665. L’exposé de la pensée marcellienne sur la foi préjuge de sa vision de Dieu. Son Dieu est autre que celui des preuves de Dieu classiques mais il prend également ses distances par rapport au relativisme des whiteheadiens. Il répond à Hartshorne, l’auteur de La Relativité Divine : avec votre théorie les exigences de la Transcendance sont bafouées, on aboutit à « un Dieu qui fait de son mieux, à qui on ne doit pas demander l’impossible », donc à « un sous-Dieu c’est-à-dire à un non-Dieu »666. Ceci dit, il n’est pas d’accord non plus avec les théologies naturelles traditionnelles ni avec les spéculations constructrices d’édifices conceptuels compliqués. Un peu à la Schleiermacher, ce socratiste chrétien pense que seul le témoignage de la conscience croyante peut décider ce qui peut être considéré comme Dieu667. Dieu c’est l’être irreprésentable et incaractérisable668. Il est « infiniment par-delà l’existence »669 comme « de l’essence »670 Privé d’essence, on ne saurait le juger, d’où l’inanité des 662

JM 184. JM 98. 664 PI 193. 665 JM 260. 666 Reply to Charles Hartshorne. The Philosophy of Gabriel Marcel, P. A. Schilpp and L. E. Hahn (ed.), 370. 667 Cf. ME 2 74 sq. 668 ME 2 171. 669 Fragm 65. 670 JM 35. 663

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL théodicées de diverses trempes671. En l’absence de toute essence définie, il ne peut pas être relié à ce qui n’est pas lui par la causalité. Donc il est temps d’en finir avec l’idée de Dieu-cause, celui dont Nietzsche avait annoncé la mort672. L’absence de toute essence concevable et de tout lien à divers niveaux d’être – lit-on dans le Journal – rend impossible toute preuve objective de son existence673. Et un peu plus loin le même Journal fait remarquer : « il n’y a pas de passage logique qui permette de s’élever à Dieu en partant de ce qui n’est pas lui. Si la preuve ontologique résiste, c’est qu’elle s’installe en Dieu d’emblée »674. Dieu ne peut être posé qu’en termes mystiques, en termes d’expérience675. Le Dieu de Marcel n’est pas de l’être (objectif) ni de l’essence mais plutôt du co-esse. Penser Dieu revient d’une certaine manière à être avec lui676. Dieu me connaît et il connaît mon agir, mais au lieu de se représenter sa connaissance de mes actes par la « prescience », il vaut mieux parler d’une co-présence677. En derrière instance, Dieu ne saurait m’être donné que comme Présence absolue dans l’adoration678. L’inobjectivabilité de Dieu signifie sa condition radicale de personne, plus exactement de toi. Marcel s’interroge s’il y a quelque chose dans le monde qui ne serait que lui pour Dieu, et inversement, s’Il peut devenir lui pour moi679. Au lieu de le représenter comme planant au-dessus de moi, de nous, il faut réaliser qu’il n’est jamais « un tiers »680, cela ferait de Dieu un tiers exclu… Ricoeur définit le Dieu marcellien comme le Toi qui ne saurait jamais se convertir en lui681. Vers la fin de sa vie, Marcel redit sa « définition » de Dieu : un Toi absolu682. Et la 671

JM 65. HP 63. 673 JM 223. 674 JM 255. 675 JM 32. 676 EA 42. 677 EA 118. 678 EA 248. 679 JM 225. 680 JM 152s. 681 RMJ 184. 682 BG 70. 672

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LA FOI ET DIEU définition se déploie dans des contextes divers qui la renforcent et l’enrichissent ou plutôt la rendent toujours plus plausible. Dieu c’est ce Toi absolu en qui j’espère mais que je peux toujours renier683. Dieu est « universellement partial »684, chacun de nous doit le traiter comme s’il était pour lui un être unique et irremplaçable. « Dieu attend de chaque croyant qu’il lui confère sa divinité »685. D’aucuns dissertent sur la nature illogique, inconséquente de la prière, or Marcel fera remarquer avec profondeur : prier c’est refuser de penser Dieu comme ordre, par conséquent comme réalité impersonnelle, en faveur de le penser comme Toi686. Cette vision de Toi absolu ne marque pas une relation exclusive à des individus uniques. II faut se rappeler que Marcel cite avec approbation Buber : Kierkegaard a eu tort de ne pas inclure les autres, les autres toi dans la relation du croyant à Dieu… 687 Gabriel Marcel croit pouvoir récuser la dissociation de la foi en Dieu conçu selon sa sainteté de l’affirmation portant sur la destinée intersubjective des êtres qui s’aiment688. Si Dieu, le Dieu chrétien est un Dieu incarné, venu dans la chair, fait homme, alors toute atteinte à la charité due aux autres hommes, est atteinte à la personne du Dieu incarné.

683

HV 77. JM 255. 685 JM 158. 686 JM 159. 687 Art. 387 688 ME 2 156. 684

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Conclusion Gabriel Marcel avait commencé à rédiger des textes philosophiques avant la Guerre de 14 mais ce n’est qu’avec la parution du Journal Métaphysique en 1927 qu’il allait s’imposer comme un penseur important. Pendant le demi-siècle qui suit, il est considéré comme un des grands philosophes de l’époque. On le lit et on l’écoute avec ferveur, on écrit des études, des livres sur lui, on consacre des thèses à sa pensée. Or cette célébrité de l’homme, cette fascination par sa pensée disparaissent lentement et depuis une trentaine d’années, on assiste à une véritable désaffection envers le maître de « la philosophie concrète ». Sans doute, un certain nombre de ses œuvres importantes sont rééditées, quelques-unes de ses Correspondances sont publiées, mais l’immense corpus de ses écrits divers reste enfoui dans des revues et des périodiques et on ne songe même pas à rassembler ses textes principaux dans une édition des Œuvres. Quant à l’historiographie marcellienne, fournie et prolixe dans les années quarante, cinquante et soixante du siècle dernier, elle s’est étiolée, quasiment éteinte. Sans doute, ici et là des thèses se préparent, des articles paraissent, mais pour l’essentiel, la pensée et la figure de Gabriel Marcel sont tombées dans l’oubli. Or cet oubli s’explique, sans être pour autant justifié. Il est vrai, en l’absence d’une véritable philosophie politique les écrits politiques et sociaux qui constituent une partie substantielle de la création du Marcel tardif et qui jouaient un rôle quasiment prophétique au temps de leur parution, ne sauraient désormais intéresser que les historiens. Quant au message, à l’enseignement esthétique de son théâtre, il continue à rester inaudible. Or si sa politique et son œuvre littéraire sont pour ainsi dire « datées », la marginalisation que subit la pensée proprement philosophique de l’auteur de Être et Avoir est imméritée. Marcel apparut sur une scène philosophique dominée par l’immense figure de Bergson, dans une époque où au moins en France, la phénoménologie était encore très peu connue. Il vivra l’ascension irrésistible des grands disciples de Husserl, mais seul Jaspers parmi les post-husserliens jouera un rôle dans le devenir de sa philosophie. Ce sont surtout les grands penseurs anglophones lus et étudiés avec ferveur par

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL l’étudiant, ou encore Schelling auquel il ne cessera jamais de se référer, qui forment l’humus conceptuel de sa réflexion. En fait, cette réflexion, en dépit des commentaires vitrioliques sur Sartre et des hommages embarrassés rendus à Heidegger, se développe indépendamment de la phénoménologie allemande et française. Et c’est cette prise de distance, cet écart par rapport aux tendances majeures de la pensée post-bergsonienne et posthusserlienne qui explique en grande partie l’éclipse que subit une œuvre qu’avaient pourtant lue et commentée avec respect et enthousiasme un Merleau-Ponty, un Lévinas, un Ricoeur… Gabriel Marcel se situe, certes, en dehors de la ligne d’évolution centrale de la philosophie occidentale, cela ne signifie pas pour autant que cet Einzelgänger n’aurait fourni aucune contribution significative à la pensée du XXe siècle, n’aurait pas participé au descellement de thèmes, au renouvellement de perspectives, propres à la réflexion postnietzschéenne et post-bergsonienne. L’écrivain du Journal Métaphysique n’aura plus à confronter les spectres et les séquelles du scientisme et du positivisme, il doit plutôt s’atteler à la tâche de réhabiliter, ou plutôt de repenser les intuitions et les perspectives classiques de la morale et de la métaphysique, des intuitions et des perspectives qui d’une manière ou d’une autre, caractérisaient, si l’on veut, dominaient la philosophie depuis Platon et Aristote. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’une tentative de retravailler, dans un style et avec des accents particuliers, ce que les maîtres de la philosophie occidentale léguaient à la postérité. Cherchant sa voie à travers son Journal pendant une grande partie de sa création proprement philosophique, Marcel croit devoir et pouvoir renouveler les méthodes – mais cela signifie aussi les principes – de la réflexion conceptuelle. Il veut réaliser cette tâche par une refonte, ou plutôt à travers une nouvelle conception de la rationalité elle-même. Cette rationalité, allergique à la spéculation et surtout dénonciatrice implacable de l’abstraction, est à l’œuvre dans une philosophie « concrète ». Elle permet d’ouvrir de nouvelles voies de raisonnement à partir de la théorie féconde de la seconde réflexion et de la grande distinction entre problème et mystère. D’autre part, elle intègre dans l’univers du « rationnel » des thèmes et des sphères qu’on a 112

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CONCLUSION naguère stigmatisés comme infra-rationnels, pré-conceptuels. Gabriel Marcel entend réhabiliter ce bouc émissaire des rationalités de diverses obédiences qu’est la sensation. Il distingue avant la phénoménologie, avant Merleau-Ponty le corps propre du Corps, et il érige mon corps en un principe fondateur de la métaphysique. Et surtout, il pose les bases de ce qu’on pourrait appeler une ontologie morale. Opposant l’Être à l’Avoir, remplaçant la solitude et les abstractions du Cogito par une métaphysique de nous sommes, l’écrivain de l’Homo Viator institue les notions traditionnellement réservées à la morale en véritables catégories de philosophia prima. L’espoir, la fidélité, la paternité, autant de thèmes qui devaient naguère se cantonner dans un univers où la pensée proprement philosophique se mêlait aux productions de la Weltanschauung, où la métaphysique subissait des empiètements de la théologie, seront désormais des eidê métaphysiques sui generis. Ces catégories, ces eidê sont à dégager à partir d’une œuvre immense, d’un grand nombre de livres et d’articles. Marcel a écrit beaucoup, beaucoup trop, disent ses fidèles aussi bien que ses détracteurs. Or la multiplication des textes dont nombreux n’ont guère de valeur pérenne ne témoigne pas d’une inclination malheureuse au bavardage, d’une absence de rigueur véritable, elle atteste plutôt la fidélité du penseur au socratisme dont il revendique à être adepte. Le socratiste a confiance dans la raison, confiance dans la possibilité d’accéder au savoir, dans la disposition des hommes et des choses à se prêter à l’interrogation, à la discussion. Il croit à la présence d’un logos dans ce monde, d’un logos qui parle le langage de tous et de chacun et qui n’abandonnera jamais ceux qui cherchent la vérité. Comme Socrate, Marcel lui non plus, n’a cure d’un discours savant qui progresse à force de défilés de termes techniques, d’enchevêtrement de raisonnements compliqués. Au lieu d’enchaîner des développements et des déductions abstraites, il entend explorer les potentialités conceptuelles du dialogue avec autrui, de l’observation de l’existence du prochain, de l’analyse des formes que revêtent l’interaction et l’interpénétration incessante, multiforme de l’être et de l’avoir dans chaque vie. Il se livre à sa manière à une description phénoménologique, moins 113

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL de la vie quotidienne que de ses grands moments, de ses grands événements, de ses grandes passions, toujours reliés, explicitement ou implicitement, à une transcendance fondatrice. La phénoménologie husserlienne préconise un tournant vers les choses elles-mêmes. Le socratisme marcellien, lui, pratique l’investigation de ce qui meut et de ce qui émeut les hommes, des manières dont ils se donnent aux autres et dont ils se reçoivent d’eux. L’auteur de l’Homo Viator conduit cette investigation non pas en psychologue philosophique ni en simple moraliste, mais en métaphysicien. Il veut, certes, analyser et décrire nos dispositions, nos attitudes et nos actions, mais c’est toujours avec l’intention d’en dégager des structures, des formes intelligibles. Martin Heidegger a dit qu’il n’y a d’ontologie qu’en tant que phénoménologie. La pensée de Gabriel Marcel, cette « philosophie concrète » édifiée en souveraine indépendance du philosophe allemand, est, elle aussi, une ontologie authentique. Une ontologie où les potentialités d’universalité et de sens de l’existence humaine sont discernées et déployées pour constituer un véritable réseau de structures et de formes conceptuelles.

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BIBLIOGRAPHIE Ouvrages de Gabriel Marcel Coleridge et Schelling, Aubier, Paris, 1971 Essais de philosophie concrète, Gallimard, Paris, 1999 (= réédition de Du refus à l’invocation, 1940) Être et Avoir, Aubier, Paris, 1935 (Réédition Présence de Gabriel Marcel) Fragments philosophiques 1909-1914, Nauwalaerts, Louvain, s.d. Homo Viator. Une métaphysique de l’espérance, Aubier, 1944, 2.éd. augmentée, 1963) (Réédition Présence de Gabriel Marcel) Journal Métaphysique, Gallimard, Paris, 1927 L’existence et la liberté humaine chez J.-P. Sartre, Vrin, Paris, 1981 Le mystère de l’être, 2 vols., Aubier, Paris, 1951 (Réédition Présence de Gabriel Marcel) L’homme problématique, Aubier, Paris, 1955 (Réédition Présence de Gabriel Marcel) Le déclin de la sagesse, Plon, Paris, 1954 Les Hommes contre l’humain, La Colombe, Paris, 1951 (Réédition Présence de Gabriel Marcel) La dignité humaine et ses assises existentielles, Aubier, Paris, 1964 La métaphysique de Royce, Aubier, Paris, 1945, 2.éd. complétée d’inédits, L’Harmattan, Paris, 2005. Positions et approches concrètes du mystère ontologique, Nauwalaerts, Louvain, 1949689 Pour une sagesse tragique et son au-delà, Plon, Paris, Paris, 1968 Présence et immortalité, Flammarion, Paris, 1959 (Réédition Présence de Gabriel Marcel) Entretiens Paul-Ricoeur-Gabriel Marcel, Aubier, Paris, 1968 689

Réimprimé dans L’homme problématique, édition Présence Gabriel Marcel, 1998, p. 189-244).

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LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL (Réédition Présence de Gabriel Marcel) Pierre Boutang interroge Gabriel Marcel. Les Archives du XXè siècle, Place, Paris, 1977 Gabriel Marcel-Gaston Fessard. Correspondance (1934-1971), Beauchesne, Paris, 1985 Correspondance Gabriel Marcel-Max Piccard 1947-1965, L’Harmattan, Paris, 2006690 Littérature secondaire J. Bouëssée, Du côté de chez Gabriel Marcel, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2003 J. Chenu : Le théâtre de Gabriel Marcel et sa signification métaphysique, Aubier, Paris, 1948 P. Colin, : Gabriel Marcel, philosophe de l’espérance, Cerf, Paris, 2009 M.-M. Davy : Un philosophe itinérant, Gabriel Marcel, Flammarion, Paris, 1950 K. Gallagher : The philosophy of Gabriel Marcel, Fordham University Presse, NewYork, 1962 J. Paray-Vial : Gabriel Marcel et les niveaux de l’expérience, Seghers, 1966 P. Prini : Gabriel Marcel et la méthodologie de l’invérifiable, Desclée de Brouwer, Paris, 1953 P. Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers, Le temps présent, Paris, 1948 R. Troisfontaines : De l’existence à l’être, 2 vols, Nauwalaerts, Louvain, 1953, 2. éd. 1968 Entretiens autour de Gabriel Marcel, La Baconnière, 1976 Gabriel Marcel : Une métaphysique de la communion, éd. J. Bouëssée, L’Harmattan, Paris, 2013 Jean Wahl et Gabriel Marcel, par J. Hersch, E. Lévinas, P. 690

Une bibliographie des œuvres essentielles de G. Marcel et de la littérature secondaire se trouve dans Présence de Gabriel Marcel 21/2012-2013, p. 171179. Roger Troisfontaines a compilé un immense répertoire bibliographique des publications de Marcel, De L’Existence à l’Être. La philosophie de Gabriel Marcel II, Louvain-Paris 1953, 2e éd. 1968, p. 381-464.

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BIBLIOGRAPHIE Ricoeur et X. Tilliette, Beauchesne, Paris, 1976 The Philosophy of Gabriel Marcel, P. A. Schilp and L. E. Hahn (ed.), Open Court, La Salle 1992 Instrument de travail S. Plourde et alii : Vocabulaire Philosophique de Gabriel Marcel, Bellarmin, Montréal – Cerf, Paris, 1985.

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TABLE DES MATIÈRES Abréviations

7

Liminaire

9

Introduction

11

1 De l’objectivation à l’invérifiable

19

2 De l’humilité à la participation

29

3 Le mystère et la seconde réflexion

39

4 Mon corps

49

5 L’Avoir

59

6 Valeurs et possessions

63

7 L’existence et l’être

71

8 Fidélité et don

79

9 L’intersubjectivité

87

10 L’espérance et l’immortalité

95

11 La foi et Dieu

103

Conclusion

111

Bibliographie

115

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Andrieu Gilbert Nous nous comportons souvent comme ces demi-dieux qui meurent devant Thèbes et devant Troie ou plus largement en recherchant une Toison d’or. Il est probable que nous puissions terrasser le Minotaure qui est en nous, mais il ne faudrait pas se comporter comme Thésée si nous voulons découvrir la Vérité. Si Héraclès reste le symbole de nos luttes permanentes pour échapper à notre destin, faut-il s’efforcer de lui ressembler ? Que représentent les demi-dieux encore aujourd’hui ? (23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-336-29361-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-53795-8 POUR PENSER L’ÉDUCATION

Fullat i Genis Octavi Traduit et adapté de l’espagnol par Mònica Guerrero-Rosset, avec la collaboration d’Anne-Marie Drouin-Hans Octavi Fullat i Genís expose la structure fondamentale d’une anthropologie dualiste, dans laquelle prend sens un modèle d’éducation libératrice. Présentant la signification d’une anthropologie pédagogique, dans le cadre de l’anthropologie philosophique, le lecteur est invité à réfléchir sur la nature des savoirs sur l’éducation. Cet essai est construit par un discours philosophique, dans lequel O. Fullat utilise souvent la dérision et l’ironie, afin de signifier son positionnement au regard de la liberté et de l’éducation morale. (Coll. La philosophie en commun, 16.50 euros, 156 p.) ISBN : 978-2-336-29312-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53866-5 SARTRE ET BENNY LEVY Une amitié intellectuelle, du maoïsme triomphant au crépuscule de la révolution

Repaire Sébastien - Préface de Jean-François Sirinelli Mars 1980. Une série d’entretiens publiés par le Nouvel Observateur fait scandale. Jean-Paul Sartre, un mois avant sa mort, y révoque des pans entiers de son œuvre, dénigrant la notion d’angoisse et reléguant l’athéisme pour s’intéresser au messianisme juif et à la résurrection des corps. Face à lui, son dernier secrétaire, Benny Lévy. Accusé par Simone de Beauvoir de manipuler Sartre, Benny Lévy offre à l’écrivain une dernière occasion de revisiter son œuvre. (Coll. Questions contemporaines, 25.00 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-343-00632-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53679-1

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GABRIEL MARCEL Les grands thèmes de sa philosophie Gabriel Marcel a été l’un des plus grands penseurs du xxe siècle. Antérieurement et parallèlement à la Phénoménologie, il a élaboré une philosophie concrète où il traite avec une grande rigueur conceptuelle des notions que la métaphysique de l’Occident n’a pas su ou voulu thématiser. Opposant être et avoir, problème et mystère, dénonçant les erreurs et les travers de l’objectivation, il pense et repense, grâce à une seconde réflexion, la philosophie morale aussi bien que l’univers de l’intersubjectivité. Il soumet à un nouvel éclairage la fidélité, la trahison, le don. Il analyse avec profondeur la famille, le mariage, la paternité. Contre l’arrière-fond des totalitarismes de son temps, il énonce inlassablement la pertinence et la validité des vertus de l’individu. Penseur chrétien, il présente des méditations d’une nouveauté inentamée sur la foi, sur l’immortalité, sur Dieu comme le Toi absolu. Dans les quatre décennies qui ont suivi sa disparition, la grande figure de Gabriel Marcel a subi une éclipse, voire un quasi-oubli. Or tout récemment, cette pensée riche et profonde recommence à attirer. Après l’édition d’une partie de sa correspondance, la parution des actes d’un colloque et d’un important recueil d’études sur sa philosophie, le livre de Miklos Vetö se veut une introduction systématique aux thèmes majeurs de ce socratisme chrétien. Miklos Vetö, membre extérieur de l’Académie Hongroise des Sciences, Honorary Professor à l’Université Catholique Australienne, a été successivement professeur aux Universités Yale, d’Abidjan, de Rennes et de Poitiers. Dernières publications : La Naissance de la Volonté ; Philosophie et Religion ; L’Élargissement de la Métaphysique ; Explorations Métaphysiques ; La Métaphysique Religieuse de Simone Weil (3e édition).

ISBN : 978-2-343-03128-6

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OUVERTURE PHILOSOPHIQUE