Foucault Et Baudrillard: La Fin Du Pouvoir
 2336733528, 9782336733524

Table of contents :
SOMMAIRE
Introduction : Traiter des passions en
histoire des idées
Première partie : Oublis et
réminiscences.
L’oubli de soi. De la folie au savoir : la connaissance tragique.
Le pouvoir et son contraire.
Le souci de soi. La subjectivité, l’absence de moi.
Deuxième partie.
Généalogies et nécrologies.
Vers la singularité.
Les rapports ambigus à Nietzsche.
Traditionalisme et postmodernisme.
Troisième partie.
Soucis des autres et fausses singularités.
Les ambivalences du souci.
Échapper à la règle (du jeu).
Bibliographie indicative

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Hamdi Nabli

FOUCAULT ET BAUDRILLARD LA FIN DU POUVOIR

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

Foucault et Baudrillard La fin du pouvoir

Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Hamdi NABLI, Foucault et Baudrillard : la fin du pouvoir, 2015 Richard GROULX, Michel Foucault, la politique comme guerre continuée. De la guerre des races au racisme d’État, 2015. Miklos VETÖ, De Whitehead à Marion. Éclats de philosophie contemporaine, 2015. Auguste NSONSSISSA, Recherches philosophiques sur les théories des formes complexes, 2015. Nikos KAZANTZAKIS, Friedrich Nietzsche et la philosophie du droit et de l’État, 2015. Thierry HOULLE, Eau et reflets dans la philosophie de Platon, 2015. Paul DUBOUCHET, Tout comprendre avec René Girard du moi aux grands problèmes actuels, 2015. Jean-Claude JUGON, L’âme japonaise. Essai de psychologie analytique transculturelle, 2015. Michel FATTAL, Existence et fatalité. Logos et technê chez Plotin, 2015. Ivan NEYKOV, Le sens du Bien. Heidegger, interprète de Platon, 2015.

Hamdi NABLI

Foucault et Baudrillard La fin du pouvoir

Ouvrages du même auteur La Fraternité aryenne. L’esprit du terrorisme au cœur de l’Amérique blanche, Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2012. L’inégalité politique en démocratie, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2013 (en collaboration avec Béligh Nabli).

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-05754-5 EAN : 9782343057545

« Contestation. » Héraclite, Fragment 17. Fragments, Gordes, Les Éditions du Relié, 1997.

SOMMAIRE

Introduction : Traiter des passions en histoire des idées……………………………………………………..9 Première partie : Oublis et réminiscences……….. 19 L’oubli de soi. De la folie au savoir : la connaissance tragique. ................................................................... 25 Le pouvoir et son contraire. ..................................... 45 Le souci de soi. La subjectivité, l’absence de moi. .. 69 Deuxième partie : Généalogies et nécrologies…….89 Vers la singularité. ................................................... 89 Les rapports ambigus à Nietzsche.......................... 119 Traditionalisme et postmodernisme. ...................... 145 Troisième partie : Soucis des autres et fausses singularités…………………………………………....163 Les ambivalences du souci..................................... 163 L’homosexualisme : de la communauté contreculturelle au ‘‘pouvoir’’ gay. ............................. 163 L’idéologie du care contre le souci de soi. ........ 179 L’éthique du souci et l’esprit du néocapitalisme……………………………………. 191 Échapper à la règle (du jeu). .................................. 201 Bibliographie ………………...……………………205

Introduction : Traiter des passions en histoire des idées. Vivons-nous la fin de l’histoire des idées ? En tous cas, c’est un peu comme si nous n’en avions plus vraiment besoin : tout un chacun est d’accord pour s’accorder sur le fait que les « grands penseurs » ont disparu, et que les derniers d’entre eux ont déjà eu leur lot d’analyses, de commentaires et d’exégèses à n’en plus pouvoir. « Encore un livre sur Foucault ? Encore un livre sur Foucault ! Encore un livre sur Foucault… » ; la réaction assez habituelle, mais plutôt avisée du lecteur assidu n’est pas si négligeable ; il ne connaît pas forcément l’œuvre, n’a bien sûr pas lu la totalité des écrits du maître, mais a depuis longtemps entendu dire qu’il s’agissait d’asiles et de fous, de panoptismes et de prisonniers, de malades et de leurs sexualités, bref deux ou trois mots, sur quelques petites choses… Le grouillement multidisciplinaire autour d’une œuvre intellectuelle et la confusion générale autour de sa réception dans le temps, interrogent notre rapport au savoir et à ses signes. Il y a le philosophe Michel Foucault, né à Poitiers en 1926 et mort à Paris en 1984, auteur d’une Histoire de la folie, d’une Histoire de la raison, de la prison, de la sexualité ; et il y a le Foucault fou, rationnel, face à une sexualité dont il veut se défaire, ou le Foucault militant de l’après-Mai-68, compagnon de route des trotskistes et des maoïstes, héraut génial des minorités, ou le Foucault French Thinker superstar trônant post-mortem outre-Atlantique, etc. Il y a Foucault et ses signes – et ces derniers viennent menacer, depuis le début, de recouvrir d’un brouillard épais le visage de Michel Foucault, pour

l’effacer « comme à la limite de la mer un visage de sable »… La réception du travail de Jean Baudrillard n’échappe pas à cette ambigüité, mais cette fois quant à l’incomparable différence entre l’incongruité, voire la grossièreté des réactions – il fut traité de nihiliste réactionnaire – et la pensée personnelle et originale de l’auteur. Seulement, deux éléments diffèrent quant au parcours du sociologue par rapport à celui du philosophe. D’abord, un rejet radical du monde académique, suscité en partie par la désinvolture révoltante du pataphysicien à l’égard de ce monde. Alors que le travail de Michel Foucault est repris dans différentes strates du savoir universitaire, en tant que sources d’enrichissements heuristiques ou appui à un renouvellement disciplinaire, avec moins d’enthousiasme en France que dans le reste du monde, celui de Baudrillard suscite généralement l’effroi, le désarroi, la moquerie, ou l’indifférence en France, alors qu’il est pleinement reconnu à l’étranger. Le problème du silence académique n’est pas du tout anecdotique : il pose la question des limites du savoir institué, question qui est d’ailleurs celle que formule incessamment Jean Baudrillard depuis sa réflexion sur l’ordre des objets. Quoi de plus convaincant pour un penseur que d’avoir réussi à devenir l’un des objets de son analyse, après avoir décrété caduque l’analyse des objets (ce sont eux les sujets, etc.) ? La reconstruction des œuvres des grands auteurs de la tradition philosophique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la méthode d’exposition. Cette réflexion a resurgi dans les années 1950 et 1960, la philosophie politique ayant fait l’objet d’une « querelle des

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méthodes »1 autour de son objet et de ses fins. Une première critique à l’égard de la méthode historiciste d’interprétation de l’histoire de la pensée politique fut portée par Leo Strauss. Quentin Skinner, fondateur de l’école de Cambridge, dénonça l’anachronisme sur lequel débouche la méthode historique orthodoxe et estima que pour expliquer le sens d’une œuvre, il était essentiel de comprendre l’intention de son auteur. Michel Foucault et Jean Baudrillard ne sont pas des auteurs de la tradition : le premier disparut dans les années 1980, et le second au début du XXIème siècle : ils sont encore quelque peu nos contemporains. D’autre part, leurs œuvres ne constituent pas des systèmes philosophiques. De plus, il serait trop impertinent de deviner les intentions de deux écrivains qui se sont toujours opposés à la tradition métaphysique/idéaliste accordant une place fondamentale au primat du sujet transcendantal et articulant la nature essentielle d’une structure subjective, de l’âme chez Platon à la conscience chez Husserl. En outre, les deux ‘‘œuvres’’ sont totalement incomparables, en soi. C’est ce qui justifie d’autant plus une analyse comparative. Car si le premier est un philosophe de formation ayant rendu compte de son travail de recherche par le biais d’Histoires, le second est un germaniste ayant de plus en plus rendu compte de sa ‘‘sociologie’’ via une posture de philosophe. Foucault aborde des thématiques précises sur des époques délimitées, tandis que Baudrillard tend progressivement à formuler des considérations désabusées sur le Monde comme il va, sorte de visions de Babouc pessimiste de Persépolis devenu l’empire du 1

Sur cette question, voir Sophie Marcotte-Chénard, « Le contextualisme de Quentin Skinner à l’épreuve du cas Machiavel », Methodos [En ligne], 13 | 2013, mis en ligne le 23 avril 2013, consulté le 10 juillet 2014.

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monde… L’approche du philosophe est historique, celle du sociologue est littéraire, morale2, métaphysique3. Rien à voir, donc. Si ce n’est qu’à un moment très précis de l’Histoire des idées, après la Seconde Guerre mondiale, face aux totalitarismes et suite aux mouvements de contestation sociale des années soixante et soixante-dix, le pouvoir devint un thème d’études par excellence en sciences humaines et sociales. Or pour critiquer la conception foucaldienne de micropouvoirs fonctionnant sur la base de rapports de forces avec des mouvements de résistance, conception développée dans Surveiller et punir (1975)4 et La volonté de savoir (1976)5, Jean Baudrillard publia en 1977 un petit essai, intitulé simplement Oublier Foucault6. Dans ce livre à l’allure de pamphlet, Baudrillard imputait au philosophe et historien le mérite d’avoir remis en cause la conception juridico-politique du Pouvoir basée sur la souveraineté étatique établie par un contrat social, mais remit en cause la proposition foucaldienne de pouvoirs fonctionnant à l’échelle microsociale suivant des rapports de forces dynamiques. En effet, pour Baudrillard, le pouvoir ne domine pas comme État, ni ne fonctionne au pluriel dans des rapports de forces comme le croit 2

Au sens des moralistes français de l’Âge classique, nous y reviendrons. 3 Au sens où elle ne repose pas sur une méthode positiviste basée sur l’examen de résultats d’expériences, de tableaux et de statistiques, mais sur la formulation de concepts due à l’observation générale des mutations du monde contemporain, un travail d’introspection et une intuition propre à l’auteur. 4 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. 6 Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977.

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Foucault, mais s’échange selon un cycle. Et peut donc très bien disparaître… Cette époque particulière fut marquée par un renouveau de la philosophie politique, du fait de l’expérience totalitaire de l’Europe durant la première moitié du XXème siècle, comme en témoignent les travaux d’Hannah Arendt. Les années 1960 virent paraitre Asiles, où Erving Goffman propose le concept d’« institution totale », qui marquera profondément la sociologie de la domination. Pierre Clastres apporte une contribution décisive à l’anthropologie politique avec sa Société contre l’État en 1974. Némésis médicale d’Ivan Illich sort en 1975. Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, de Jürgen Habermas, date de 1973, tandis que son Après Marx paraît en 1976, année où Miguel Abensour et Marcel Gauchet présentent le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, et où Pierre Legendre publie Jouir du pouvoir, un Traité de bureaucratie patriote, après avoir déclaré son Amour du censeur, via un Essai sur l’ordre dogmatique en 1974. Jacques Ellul signe Le Système technicien en 1977. La dimension esthétique d’Herbert Marcuse et Les hommes dans l’État de Wilhelm Reich sont traduits en France en 1978, confortant l’assise du freudo-marxisme. Le pouvoir, l’État et la domination étaient partout, notions phares de ce temps de troubles politiques, de mutations sociales et d’interrogations sur le devenir de la Civilisation. C’était le temps de la critique. Oublier la domination, oublier l’État, oublier le pouvoir et toute cette logorrhée à base d’idées fixes pour penser autrement, telle était la volonté du sociologue auteur de La société de consommation, lorsqu’il attaquait le seul Michel Foucault, qui jouissait à l’époque du statut de maître à 13

penser de la jeunesse estudiantine, de ‘‘star’’ de la critique radicale – avec tout le… pouvoir qu’une telle aura permet d’accumuler. En effet, avec le capital social et culturel amassé de par son positionnement académique et sa posture anti-institutionnelle, et donc l’attractivité qu’une telle situation permet d’engendrer, à force de questionner la légitimité de la raison de façon rationnelle et de penser en terme systémique le système sur lequel on souhaite agir, le risque était grand pour Foucault de voir son discours muter en dogme, de jouir du pouvoir, de devenir soi-même une institution totale, un homme dans l’État interrogeant les mécanismes de/contre l’État, tenant ses disciples dans une certaine forme de servitude intellectuelle de façon involontaire… La problématique que semblait poser Jean Baudrillard dans son petit texte en apparence dirigé contre Michel Foucault, consistait à savoir comment se déprendre du piège du langage critique interne et envisager une externalité discursive absolue, un dehors véritable – soit comment penser après Foucault. Peter Slöterdijk, dans sa fameuse Conférence sur les Règles pour le parc humain (1999), démontra comment l’humanisme européen des Temps modernes était le fruit d’échanges constants et amicaux entre les membres lettrés de cercles fermés veillant à leurs intérêts pacifiques depuis l’Antiquité, plutôt que d’un mouvement de masse anonyme et nécessaire emportant l’esprit du peuple occidental vers l’Idée absolue. Slöterdijk voit dans l’humanisme une tentative de containment de la barbarie à travers la lecture raisonnée des grands auteurs et l’écriture régulière de lettres à des amis partageant cette lecture. Ces échanges pouvaient convenir au partage de l’admiration réciproque pour les classiques dans les Salons aristocratiques de l’Âge classique ; ils pouvaient advenir dans des situations de crise générale, aux moments les plus 14

inquiétants de l’histoire : témoin la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger, que le philosophe de Messkirch envoya à son disciple français Jean Beaufret en retour de ses interrogations existentielles autour du destin de l’homme, au sortir de la Seconde Guerre mondiale… En 1977, un sociologue reconnu pour la pertinence de ses observations sur le monde contemporain, et membre à part entière du cercle fermé des humanistes pariant sur la mort de l’homme, décida d’envoyer à un membre éminent de cette communauté amicale une lettre en forme d’adieu, contenant des critiques acerbes de la façon dont cette éminence abordait les problèmes de la société. Oublier Foucault fut considéré par le destinataire et ses proches comme une lettre d’insultes. L’expéditeur souhaitait sans doute, initialement, faire une mise au point sur des problèmes de désaccords conceptuels ; Foucault et les foucaldiens virent dans cette missive un moyen pour son auteur d’opérer un règlement de comptes. L’historien et philosophe ne répondit jamais à l’attaque ; le sociologue paiera cher son insolence vis-à-vis du groupe auquel il appartenait, et continuera sa route en solitaire. Comble de l’ironie : les pouvoirs du premier ne sont pas pour rien dans la mise au ban du second… Le livre de Jean Baudrillard est un commentaire critique de la ‘‘philosophie politique’’ de Michel Foucault, telle qu’elle s’élabore à une période précise de la carrière de l’intellectuel militant, entre Mai-68 et la fin des années 1970. La critique de Baudrillard n’est pas neutre : elle ne penche pas du côté du commentaire, mais du côté de la remise en cause. Pour reprendre la métaphore nietzschéenne des trois métamorphoses7, il ne s’agit point du commentaire d’un chameau-héraut, mais de celui d’un 7

Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1936.

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lion actif : réfléchir aux concepts pour penser contre leur auteur – ce commentaire devant aboutir à un renouvellement de l’approche critiquée : disséquer le discours pour le dépasser. Ce sont ces métamorphoses que nous proposons de rendre compte, dans notre ouvrage. L’Histoire des idées est-elle encore possible, à la fin de l’Histoire et après la fin des idéologies ? Quel statut autre que muséal cette Histoire pourrait-elle revêtir, au regard de l’impossibilité, pour elle, de remplir son antique fonction d’exemplum ? L’histoire sociale des idées, dont la pertinence est d’ailleurs due à l’apport méthodologique de Foucault – archéologies des sciences, généalogies des passions et des matérialités, interrogations cartographiques des archives – a permis d’afficher abruptement le caractère hautement politique (de l’exposé) des savoirs8. Une histoire des idées qui, comme nous y invite Slöterdijk dans ses Règles pour le parc humain, prendrait en compte l’évolution des rapports de forces entre amicales, permettrait d’interpréter la sècheresse des débats abscons comme les remous à peine visibles de rivalités personnelles, voire passionnelles… Sauf que dans les cas qui nous intéressent, l’approche à adopter ne peut se modeler sur l’analyse comparative classique (vu l’impossibilité d’aborder des pensées si sceptiques envers l’idée d’un savoir cumulatif simplement en termes d’apport heuristique), l’enjeu autour de la problématique du pouvoir a totalement changé du fait de la mondialisation, et la question des rivalités entre personnes ne peut suffire à circonscrire la vue d’ensemble. 8

Frédérique Matonti, « Plaidoyer pour une histoire sociale des idées politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/5 (n° 59-4bis).

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Surtout, comment faire l’histoire de pensées dont l’écho résonne encore autant, malgré tous les changements sociopolitiques survenus depuis leur confrontation ? L’œuvre de Michel Foucault éclaire toujours notre monde contemporain et nous permettra sans aucun doute de comprendre les transformations à venir ; l’observateur des sociétés postmodernes ne peut faire l’économie d’une réflexion autour de la pensée de Jean Baudrillard. Intellectuels actuels ; mais pensées insaisissables et en partie obscures, légèrement coincées sous la masse des métadiscours potentiellement infinis, dont le poids menace parfois de faire écrouler ces édifices de la réflexion contemporaine… Aussi envisageons-nous notre texte comme l’esquisse d’une histoire immédiate d’idées intempestives.

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Première partie : Oublis et réminiscences. Il existe un problème de découpage dans l’œuvre de Michel Foucault. Du moins, si à une période militante facilement délimitable succède un dernier moment voué à l’intériorisation, les premiers écrits et les premières productions semblent être ‘‘éclatées’’ de par la multiplicité des centres d’intérêt – entre la littérature et l’histoire des sciences – et l’hésitation entre les méthodes : la thèse sur la folie9 est plutôt marquée par la figure de Nietzsche, l’archéologie des sciences humaines10 devra une part de sa philosophie à Heidegger, Maladie mentale et personnalité11 était empreinte d’un certain marxisme, tandis que son Introduction au Rêve et l’Existence12 de Binswanger témoignait d’une volonté de discuter les thèses de la psychanalyse freudienne. Dans le Dictionnaire des philosophes13 de Denis Huisman (1984), Michel Foucault donne de sa pensée une version homogène, en récapitulant ses travaux suivant une ligne paradigmatique essentielle : son problème aurait toujours été de déchiffrer l’émergence des jeux de vérité en établissant distinctement les domaines du dicible et de 9 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961. 10 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 11 Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris, P.U.F., 1954. 12 Ludwig Binswanger, Le Rêve et l'Existence, Introduction et Notes de Michel Foucault, Paris, Desclée de Brouwer, 1954. 13 Denis Huisman, Dictionnaire des philosophes, Paris, P.U.F., 1984.

l’indicible, du visible et de l’invisible, afin de considérer les possibilités du vrai et du faux d’après leurs modalités d’existence dans les champs cognitifs et sociaux. Ce déchiffrement aurait été opéré en mettant en évidence les liens noués entre la subjectivation et l’objectivation du sujet, d’après une problématisation à chaque fois particulière. Foucault aurait ainsi traité des thèmes classiques de la philosophie – la vérité, l’identité, le sujet et l’objet –, mais à travers une problématisation historique permettant de contrevenir aux figures conceptuelles établies par la métaphysique. Ce n’est donc pas que Foucault aurait traité d’objets nouveaux en Histoire, comme la folie, mais qu’il aurait tenté de répondre à des questions anciennes en philosophie, comme celle de la raison, à travers une historicisation d’un concept a priori anhistorique et la considération de son contraire. D’où la compréhension foucaldienne du droit à travers non pas la lecture de la loi comme instance suprême, mais l’étude raisonnée des prisons, des détenus et des criminels – comme objets construits d’après un certain regard dans un dispositif spécifique à un moment donné. Ce n’est pas la normalité (naturelle, sociale) qui intéresse notre auteur, mais toutes les pathologies (cliniques, historiques) l’entourant, ou plutôt ces pathologies comme appuis taxinomiques, moraux ou sociopolitiques d’une certaine normalité. La philosophie de Foucault n’est pas une pensée de la règle, mais une théorie des exceptions, ou plutôt un raccordement des exceptions comme conditions d’établissement d’une certaine règle. Dans ce Dictionnaire, Foucault isole ses Mots et les choses, qui constitueraient un livre unique en son genre dans sa trajectoire. D’après lui, l’émergence des jeux de vérité et la constitution du sujet auraient été les constantes de son travail depuis les années 1950. Seulement, il a 20

analysé « la constitution du sujet tel qu’il peut apparaître de l’autre côté d’un partage normatif » dans trois ouvrages : Histoire de la folie en 1961 (thèse : le fou devient objet de connaissance à travers la psychiatrie), Naissance de la clinique14 en 1963 (le malade devient objet à travers la médecine clinique) et Surveiller et punir en 1975 (le délinquant à travers la pénalité). Il a étudié « la constitution du sujet comme objet pour lui-même » dans deux ouvrages : les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité : L’usage des plaisirs15 et Le souci de soi16. Ainsi, Les mots et les choses font exception, sorte de contre histoire des sciences, que le philosophe présente comme la description de l’apparition du sujet dans des domaines scientifiques. Cette manière de présenter son œuvre comme si elle était le résultat d’une même ambition personnelle, d’une recherche constante dans un cheminement intellectuel linéaire, est assez paradoxale pour un philosophe qui n’a eu de cesse de mettre en lumière les discontinuités dans l’histoire du savoir. C’est un peu comme si Foucault, au fur et à mesure de son évolution et de ses changements de position herméneutique, tentait de résoudre les contradictions de son œuvre conçue comme un système, comme si le concepteur de la boite à outils se laissait prendre par la mythologie de la cohérence.17 Cette présentation, qui provient de la volonté de l’auteur de ne pas faire des Mots et les choses une œuvre structuraliste et 14

Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, P.U.F., 1963. 15 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. 16 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984. 17 Au sens de Quentin Skinner. Voir Sophie Marcotte-Chénard, op.cit.

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de l’Usage des plaisirs un texte qui marquerait un « retour du sujet », permet de briser l’opposition potentiellement stérile entre la théorie et la pratique, mais pas d’appréhender plus directement la question qui nous importe : celle du rapport qu’entretiennent l’archéologie du savoir et la généalogie du sujet avec le pouvoir et le politique. Tout est une question de distance. Traiter directement de ce rapport ne serait pas forcément pertinent : la période de l’Histoire de la folie et des Mots et les choses seraient apolitiques, tandis que Surveiller et punir et La volonté de savoir seraient les marqueurs livresques de l’engagement de l’intellectuel, pour que L’usage des plaisirs et Le souci de soi représentent les ouvrages du désengagement. Une chose est sûre : la pensée foucaldienne a « procédé par crises »18, comme le reconnait Gilles Deleuze : elle est marquée par des discontinuités19. Pour sortir de l’opposition entre les écrits politiques et apolitiques, et définir précisément le rapport entre Foucault, de la folie à la subjectivité, et le pouvoir (sans tomber dans le réductionnisme de la lecture politique), nous nous proposons de prendre appui, de façon analogique, sur la distinction nietzschéenne entre les trois manières métaphysiques d’échapper à l’absurdité de l’existence : l’ivresse de la folie dionysiaque, le rêve de l’illusion apollinienne et le mensonge de la raison socratique20.

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Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 2003. Jacques Revel, « Machines, stratégies, conduites : ce qu’entendent les historiens », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. 20 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1872), Paris, Gallimard, 1940. 19

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Chez Nietzsche, la synthèse entre l’ivresse et le rêve, la folie et l’illusion, Dionysos et Apollon, constituait le cadre de la naissance de la tragédie, alors que la méthode dialectique de Socrate est présentée comme une arme aux mains de l’homme théorique pour tuer le tragique. Or, à l’orée des Temps postmodernes, est devenue tragique la domination de la raison – sous sa forme instrumentale, d’après l’École de Francfort21. Comme l’explique brièvement Carl Gustav Jung dans son Essai d’exploration de l’inconscient22, « notre vie présente est dominée par la déesse Raison, qui est notre illusion la plus grande et la plus tragique ». D’où notre tentative de présenter le cheminement de Foucault et son rapport au pouvoir suivant un axe original, qui évite à la fois le modèle linéaire d’une problématique foucaldienne tout entière centrée sur la recherche de la constitution du sujet, et le modèle discontinu fondé uniquement sur l’engagement et la rupture politiques comme valeurs axiales.

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Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques (1944), Paris, Gallimard, 1983. 22 Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient (1964), Paris, Gallimard, 2001.

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L’oubli de soi. De la folie au savoir : la connaissance tragique. Le ‘‘premier Foucault’’, de la folie aux mots et aux choses, succombe à l’ivresse dionysiaque tout en tempérant son ardeur extatique à travers l’énonciation d’un discours ordonné : l’annonce de l’absurdité de l’existence et la rationalité de la méthode permettant d’établir ce non-sens forment le tragique de la connaissance – le résultat en est l’oubli de soi comme finalité décisive. La tragédie que met en scène l’artiste Foucault et que sublime le chercheur est celle, personnelle, issue des problèmes psychologiques, ou du moins des interrogations d’un inverti dans une France d’après-guerre fort conservatrice en matière de mœurs. En 1954, il écrit : « Au plus profond de son rêve, ce que l’homme rencontre, c’est sa mort – mort qui […] dans sa forme authentique est l’accomplissement de son existence. […] Le suicide se présente comme l’absolu des conduites imaginaires, [une manière] de retrouver le moment originaire où je me fais monde. »23 À cette honte de devoir subir comme une tare son identité sexuelle s’ajoute la difficulté à appréhender sereinement son destin, après l’expérience de la guerre comme écolier provincial de la zone libre subissant avec peine la concurrence des Juifs venus de Paris24, et devant la menace apocalyptique qu’agitent les deux 23

Ailleurs : « Le suicide est le mythe ultime », in Michel Foucault, Introduction au Rêve et l’existence, op.cit. 24 Didier Éribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989.

superpuissances menant leur Guerre froide au milieu du siècle25. La Naissance de la tragédie de Nietzsche décrivait l’alliance des pulsions issues de deux puissances divines comme l’origine du théâtre antique ; les totalitarismes présents sur le théâtre des opérations font craindre une renaissance de la tragédie. La mort d’un homme était une tragédie ; les statistiques établissant la mort de millions d’hommes sont notre tragédie26. Dans ce climat tendu, le Michel Foucault des années 1950 et 1960 est ‘‘stressé’’ : il cherche à fuir l’Hexagone comme il peut (en gagnant la Suède, la Pologne, la Tunisie…) tout en s’efforçant d’appartenir à de grandes institutions françaises (l’École normale supérieure, l’Université, le Parti communiste). Dans les deux cas, le premier Foucault veut donc surtout oublier Foucault. Dans sa Philosophie de la tragédie, Léon Chestov fait du premier Nietzsche (de la Naissance de la tragédie à Humain, trop humain) un adepte de Schopenhauer et de Wagner, prônant l’oubli de soi, le sacrifice et le désintéressement en faveur d’un noble idéal : la Nation allemande revigorée par la volonté de vouloir-vivre et l’art total27… Foucault n’a jamais été un idéaliste, et l’oubli de soi qui transfigure la première partie de son œuvre ne représente pas du tout un exercice d’ascétisme mortificateur dans une France gaulliste, mais la tentative à la fois désespérée et lucide de se déprendre d’une

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« Pour Foucault, un monde qui avait construit les camps de la mort et engendré la guerre totale exigeait qu’on lui réponde par une œuvre qui ait l’ambition de l’épopée et la fureur de la tragédie », James Miller, La passion Foucault, Paris, Plon, 1995. 26 Sur ce thème, voir Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Seuil, 1970. 27 Léon Chestov, La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Éd. J. Schiffrin, Éditions de la Pléiade, 1926.

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idéologie de l’engagement existentialisme triomphant.

prônée

alors

par

un

« L’Histoire de la folie à l’âge classique […] permet de penser cette histoire comme un oubli d’une expérience originelle »28 La philosophie heideggérienne joue un rôle crucial dans la reconstitution de cet oubli, dans la mesure où elle contredit le progressisme de l’histoire linéaire qui a précisément conduit à l’impossibilité épistémologique de retracer la naissance contingente de la folie sous sa forme clinique, comme « maladie ». L’Histoire foucaldienne de la folie représente aussi la première tentative de décoder les mécanismes qui régissent les rapports entre les savoirs et les pouvoirs, même si ce décodage n’était pas encore formulé avec ces termes et suivant cette problématique, à cette époque. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’existentialisme et le marxisme ont fonctionné comme « une façon de penser rationnellement le tragique »29, Nietzsche, George Bataille et Maurice Blanchot ont ‘‘fonctionné’’ comme une manière de penser tragiquement le tragique ; la linguistique de Saussure et le matérialisme de Gaston Bachelard, de même que le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, le marxisme posthumaniste d’Althusser et la sémiotique de Roland Barthes permirent une articulation rationnelle de la critique de cette raison basée sur le primat du sujet. Foucault a alors l’ambition de penser tragiquement la raison.

28

Philippe Raynaud, « Nietzschéisme », in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F., 2004. 29 Michel Foucault, « Il Contributo », janvier-mars 1980, in Dits et écrits, Tome 2, Paris, Gallimard, 2001.

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Histoire de la folie : c’est en creux une réflexion autour de l’arbitraire de la raison. Plus, c’est un enroulement du cogito cartésien, où l’histoire rationnelle de la folie fraye la voie à un doute raisonnable sur la rationalité de la raison, dans la mesure où en lieu et place de la méthode scientifique comme substrat intemporel, les recherches effectuées sur le terrain de la fouille archéologique révèlent la présence d’un simple regard scientifique, expérience collective moderne, soit cristallisation historique d’une subjectivité. Dionysos est le dieu du vin, de la musique et de l’oubli de soi. L’oubli de soi propre aux états dionysiaques, dont parle Nietzsche dans sa Naissance de la tragédie, faculté qui noue le lien entre la démesure et la vérité, Foucault l’attribue dans son Histoire de la folie au bouffon insensé de l’âge baroque ; il fait référence au Roi Lear de Shakespeare : « au XVIème siècle, explique-t-il, ce genre de personnages ne se rencontraient pas seulement dans les tragédies de Shakespeare. […] Les fous […] deviennent les ‘‘témoins hiératiques du mal’’ ». À l’époque où commence à se théoriser l’absolutisme et que se dégage la figure du despote éclairé, centre du système politique et maître de l’univers social, le double risible du Monarque manifeste une tendance ascétique à nier la volonté, fruit des états dionysiaques rappelle Nietzsche, qui dans sa Naissance met côte à côte connaissance vraie de l’horreur du monde, folie et absence d’action. L’Histoire de la folie est le premier livre de Foucault et sa Thèse de doctorat. On s’attend à un texte froid – on fustige le style théâtral, dramatique, de l’ouvrage : Henri Gouhier, Président du Jury lors de la Soutenance, trouve que cette Histoire comporte « des morceaux de bravoure, avec recherche d’effets, surcharge 28

d’ornementations. »30 La charge du Président est fondamentale : « on a le sentiment d’entrer dans un drame où les personnages sont des allégories. Et ce sont ces personnifications allégoriques qui vont permettre une sorte d’invasion métaphysique dans l’histoire, et qui vont en quelque sorte transformer le récit en épopée, l’histoire en drame allégorique, animant une philosophie. La Folie est personnifiée, elle évolue à travers des concepts mythologiques : le Moyen Age, la Renaissance, l’Âge classique, l’Homme occidental, le Destin, le Néant, la mémoire des hommes… » Cette charge est doublement féroce : d’une part, malgré tout l’intérêt que porte Foucault à la critique rationnelle, à la posture matérialiste et à la méthode positiviste, trop artiste, il ne peut s’empêcher de faire de son œuvre un drame épique, autrement dit de recourir à la fiction, avec un personnage principal, le Fou, qui traverse des époques comme autant d’actes menant vers le dénouement : son enfermement comme foumalade. D’autre part, l’auteur n’a pas convaincu en historien : il est trop philosophe – pis : animé par la lutte contre le sujet transcendantal, il ne peut pourtant pas s’empêcher de proposer un récit métaphysique substantialisant l’objet de son histoire, et ses concepts historiques ne sont pas logiques, mais « mythologiques ». La charge est rude et son caractère duel est illusoire, car en fait, si Michel Foucault semble s’être pris dans les filets de la métaphysique, lui qui en heideggérien visait le dépassement de la philosophie traditionnelle, c’est parce qu’il a confondu démonstration historique et adoption d’un schéma narratif. En d’autres termes, il est trop philosophe pour un historien, car il est d’abord artiste : l’exposition nécessaire à un drame classique doit éclairer le lecteur sur l’identité du personnage principal, alors qu’une approche post-métaphysique doit se défaire de 30

Didier Eribon, op.cit.

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toute démarche visant à confier une identité à une chose. Seulement, il existe une nuance faisant de la démonstration de Foucault un discours antimétaphysique : alors que dans le drame classique, les forces se rencontrent et les conflits se mettent en place jusqu’au nœud de l’intrigue, dans la tragédie foucaldienne de la folie, c’est la rencontre des forces actives qui objectivent le sujet d’étude en instance historique précise, suivant les péripéties, et c’est le changement de ces forces qui définit le rebondissement de ce sujet d’une instance (baroque) à une autre (médicale) ; en outre, alors que le dénouement dans le drame classique résout les conflits définitivement suite à une intervention divine ou à une catastrophe, le dénouement dans l’Histoire de la folie a l’allure d’une catastrophe et est l’occasion d’un nouveau grand conflit à l’aube de la postmodernité, sans qu’aucun dieu ne puisse intervenir. En fait, deux éléments ressemblants se superposent dans cette Histoire : une sorte de parti pris interne pour la folie comme condition de possibilité de l’énonciation de la vérité tragique du monde – « la folie, c’est le déjà-là de la mort »31 – et une présentation externe de la folie médicalisée, prise en otage par l’instance scientifique du vrai, comme dénouement tragique de la tragédie du monde que précisément la folie permet d’énoncer… Plus précisément encore, le drame épique de Foucault consiste en une succession de conflits tragiques : il repère toujours l’existence d’une ligne de faille entre deux approches divergentes. Entre le XVème et le XVIème siècle, à la folie comme expérience tragique (voir la dionysiaque Nef des fous de Bosch) s’oppose la folie comme conscience critique de l’homme (voir l’éloge apollinien de la folie par 31

Michel Foucault, Histoire de la folie, cité in James Miller, La passion Foucault, Paris, Plon, 1995.

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Érasme)32 ; « jusqu’à la Renaissance, le monde éthique […] assurait son équilibre dans une unité tragique, qui était celle du destin »33, et la folie représente socialement un fait esthétique34. Au XVIIIème siècle, l’unité tragique est dissociée par le partage de la raison et de la déraison. Le XIXème siècle est celui du regard médical qui se pose sur le phénomène – c’est le mensonge de la raison socratique : la folie perd la fonction quasi théophanique qu’elle possédait de la Renaissance au début de l’Âge classique –, mais Dionysos fait son retour à travers La Naissance de la tragédie et la folie clairvoyante de Nietzsche… Michel Serres en conclut que « le livre de Michel Foucault est à la tragédie classique […] ce qu’est la démarche nietzschéenne à la tragédie et à la culture helléniques : il met en évidence les dyonysismes latents sous la lumière apollinienne. »35 L’objectif de l’auteur était effectivement de « confronter les dialectiques de l’Histoire aux structures immobiles du tragique. »36 L’intérêt de Foucault pour la littérature à cette époque provient de ce que celle-ci constitue un espace propice au retour désacralisé de la folie théophanique ; l’espace littéraire comme terrain privilégié de l’oubli de soi, de la mort de l’auteur (Maurice Blanchot) : u-topie – qui vit par son œuvre meurt de son œuvre. Dans le conflit actuel, mais intempestif venant de l’accaparement par la médecine moderne de la folie comme instance positive prise en charge scientifiquement, la littérature représente un moyen pour cette folie de réapparaître dans toute sa 32

James Miller, op.cit. Michel Foucault, Histoire de la folie, cité in James Miller, op.cit. 34 Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 1, p. 197. 35 Michel Serres, « Géométrie de la folie », in Mercure de France, août 1962, cité par Didier Eribon, op.cit. 36 Michel Foucault, Histoire de la folie, cité par James Miller. 33

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vérité tragique. La littérature comme l’histoire des sciences est effectivement investie par Foucault via un même axe d’orientation problématique ; la constitution du sujet moderne, certes, est décrite par l’examen des discours énoncés par les institutions nouvelles des Temps modernes, mais à travers cette description se profile toujours une interrogation en filigrane sur le rapport entre la science, la vérité, et la mort. Ainsi, dans son deuxième ouvrage, La naissance de la clinique (1963), le philosophe et historien entreprend l’étude épistémologique de la conception de la mort chez l’anatomo-pathologiste Bichat37. Plus qu’une telle analyse, ce texte serait véritablement une réflexion sur la mort. Naissance de la clinique, Naissance de la tragédie. Foucault y montre comment l’anatomie pathologique, discipline phare de la médecine moderne née au début du XIXème siècle, a pour origine la dissection des cadavres, soit comment la connaissance (dialectiquement conçu comme essentiellement cumulative) provient de la mort et de la putréfaction, le positif du négatif. « La nuit vivante se dissipe à la clarté de la mort », note Foucault : l’homme, en Occident, n’a pu devenir un objet scientifique qu’en investiguant son annihilation ; la naissance de la médecine scientifique n’a pu avoir lieu que par la prise en compte de la mort38. Pour reprendre les termes de Georges Canguilhem relatifs à la biologie moderne, les normes se reconnaissent dans les infractions, les fonctions dans les dysfonctions et la vie dans son échec. Ainsi, la vérité scientifique émerge d’un diagnostic de la destruction. En termes nietzschéens, la folie dionysiaque de qui s’enivre se loge en fait au cœur même du mensonge socratique de qui raisonne ; le délire issu de la déliquescence humaine serait au fondement de l’optimisme philosophique du 37 38

Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. Didier Eribon, op.cit.

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progrès continuel de la Civilisation… Donc le pessimisme qu’entraîne la tragédie de la mort est ce qui permet à la vie pensée médicalement de triompher. Et inversement, la méthode archéologique utilisée par Michel Foucault tient lieu d’une mise à jour des fondements modernes de la vérité à partir d’une scrutation de ses limites : établir pour des savoirs donnés le schéma d’un énoncé afin d’établir dans leur discours le champ de l’indicible de l’épistémè, et faire une histoire de la raison en portant son regard sur les fous plutôt que sur les sages, une histoire des sciences en s’attardant sur l’anatomo-pathologie, puis la grammaire/linguistique, l’analyse des richesses/l’économie politique et la science naturelle/biologie, plutôt que sur les mathématiques et la physique (la révolution copernicienne, la gravitation universelle de Newton et la relativité d’Einstein). L’axe foucauldien consiste alors à combiner toute la production d’un savoir comme ordre du discours, afin de mettre en exergue ce que cet ordre inclut dans son positivisme, ce que ce discours ne peut qu’énoncer, ce que cette production ne peut ignorer39. L’espace littéraire constitue aussi, pour le premier Foucault, un terrain possible de l’oubli de soi lorsqu’il permet d’exprimer le caractère dionysiaque de la sexualité et de révéler la position illusoire du sujet, comme chez le Marquis de Sade, écrivain pour lequel Michel Foucault éprouve alors un vif intérêt. Dans son article de 1964 sur Pierre Klossowski, intitulé La prose d’Actéon, Michel Foucault affirme que l’oubli, chez les personnages de ce romancier, veille sur l’Identique et permet le surgissement

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« Que tout soit toujours dit, à chaque époque, est peut-être le plus grand principe historique de Foucault : derrière le rideau il n’y a rien à voir. » Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2006.

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du Même, du Double40… L’Histoire de la folie était une histoire de la culture occidentale par la considération de l’Autre dans son absoluité relative ; Les mots et les choses sont justement une histoire des sciences humaines par la considération du Même dans sa relativité absolue : la condition la plus générale des formations discursives n’est pas le sujet de l’énonciation, mais « un ‘‘on parle’’, […] l’être-langage [qui] varie sur chaque formation historique. »41 L’archéologie montre qu’à l’interstice de plusieurs savoirs se loge une même règle d’énonciation ; en termes heideggériens, la métaphysique, comme méditation sur l’étant, détermine l’étant à l’avance en tant que ce qui devient saisissable et délimitable selon le point de vue de la raison : le vrai et la vérité sont saisis et visualisés dans la raison42. Alors que la philosophie métaphysique occidentale est fondée sur la primauté de la raison, l’histoire archéologique foucaldienne, essentiellement synchronique (plutôt que structurelle), démontre comment les différents points de vue de la raison, suivant lesquels l’étant est toujours délimitable à l’avance, s’enchainent diachroniquement suivant une course folle. Deleuze, dans son Nietzsche, remarque que « Dionysos retourne à l’unité primitive, il brise l’individu […] et l’absorbe dans l’être originel. »43 Dans Les mots et les choses, Nietzsche prend une place à part en tant que philosophe de la mort de Dieu et de l’homme. L’anatomopathologie repose sur l’examen des cadavres ; l’archéologie foucaldienne précise que les sciences humaines, en faisant de l’homme un objet de connaissances, produisent une vérité mortelle. Principe 40

James Miller, op.cit. Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. 42 Martin Heidegger, Nietzsche, Tome 1, Paris, Gallimard, 1984, p. 412. 43 Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962. 41

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archéologique : l’objectivation tue, ou suppose la mort. Les ‘‘progrès’’ de la science moderne tiennent sur une certaine dépression, mais la conscience du caractère tragique de toute connaissance permet d’envisager un gaya scienza : l’homme est mort, il n’y a pas de vérité éternelle, tout est possible. L’archéologie ne prévoit pas d’explications relatives aux discontinuités situées entre les différentes formations discursives des savoirs explorés ; philosophe, le chercheur continue sa fouille jusqu’à la limite de la profondeur. Mais plutôt que de creuser en ligne droite pour voir les connaissances s’accumuler, il semble en fait effectuer des va-et-vient entre différents points de la surface et le centre ; de l’extérieur on dirait une ronde de nuit dans un « théâtre des énoncés »44… Entre deux épistémés : pas de cause – entre deux êtres-langages : le néant. Tragédie des énoncés. Car si la formule ‘‘Dieu est mort’’ n’est pas une proposition spéculative, mais dramatique45, la formule ‘‘l’homme est mort’’ est la proposition dramatique par excellence, celle qui fait de son auteur un « positiviste désespéré »46 pour les tenants d’une histoire dialectique traditionnelle devant garder intacte la promesse révolutionnaire. Il est vrai que Foucault semble prendre parti pour la forme violente/tragique de la folie, celle de Bosch, Brueghel et Dürer, de Nietzsche, Artaud et Van Gogh ; mais ce parti pris apparemment farouche est caché 44

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. Gilles Deleuze, Nietzsche, op.cit. 46 Sylvie Le Bon, « Un positiviste désespéré : Michel Foucault », in Les Temps modernes, janvier 1967. Le positivisme foucaldien est spécial : il s’appuie sur le perspectivisme nietzschéen et présente une « histoire qui nie les objets naturels et affirme le kaléidoscope », Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Le Seuil, 1978. 45

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par un formalisme paradoxalement clinique ; si bien que nous pourrions appliquer au premier Foucault cette appréciation de Ritschl à propos du jeune Nietzsche47 : « dans cet être, deux âmes cohabitent. D’une part, la méthode la plus rigoureuse dans la recherche scientifique et académique [...] d’autre part, cet engouement wagnéroschopenhauerien pour les mystères de la religion esthétique, cette exaltation délirante, ces excès d'un génie transcendant jusqu'à l'incompréhensible ! » C’est que Les mots et les choses sont, en creux, une réflexion autour de la folie de la raison : derrière la froideur rationnelle du texte déchiffrant la succession des formations discursives, s’opère la même expérience générale de la folie48 ; l’histoire de la folie évoque les étapes de la constitution de la raison moderne, l’archéologie des sciences humaines les étapes de la constitution tragique de la folie, à travers le chevauchement des énoncés raisonnables.49 Cette archéologie établit formellement l’inexistence d’un sens de l’histoire au sens hégélien ou marxiste. Pis : elle annonce via les ruptures épistémiques/coups de théâtre50, l’absence de sens de l’histoire, et représente presque un contresens de l’histoire : l’homme n’est pas la plus vieille interrogation philosophique qui se pose depuis le miracle grec, il est un objet d’investigation scientifique depuis 47 Dans une lettre à Wilhelm Vischer, datée du 02 février 1873 ; source : Wikipédia. 48 Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. 49 Giovanna Procacci, « Le grondement de la bataille », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. 50 Suivant un motif éthique finalement assez proche du Retour du tragique de Jean-Marie Domenach, op.cit. (bien que leurs réflexions ne portent pas sur les mêmes thèmes et que Foucault à cette époque n’est à la recherche d’aucune éthique, mais d’une méthode).

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l’époque contemporaine, en passe de mourir en tant qu’objet de savoirs spécifiques. Les formations historiques s’enchaînent sans que l’une ait plus de valeur que l’autre. « Une répétition secrète anime l’énoncé et l’énoncé est en lui-même répétition »51. Éternel retour du même énoncé. Dans la tragédie des Mots et les choses, la rupture d’épistémè entre une époque et une autre souligne la violence des discontinuités : l’archéologie foucaldienne repose sur le principe nietzschéen suivant lequel toute forme est un composé de rapports de forces ; il faut donc se demander avec quelles forces du dehors les forces humaines entrent en rapport.52 À l’âge classique, les forces de l’homme sont rapportées à une force de « représentation » qui prétend, par dépli, en dégager ce qu’il y a d’élevable à l’infini : l’ensemble des forces composent la forme-Dieu. Pour que la forme-homme naisse cognitivement au XIXème siècle, ses forces composantes doivent entrer en rapport avec de nouvelles forces : celles de la vie [organisation], du travail [production] et du langage [filiation], forces du pli vers la finitude. Or les forces de l’homme commencent d’entrer en rapport avec d’autres forces à la fin du XXème siècle53. Et les forces de l’homme continueront à entrer avec d’autres forces encore, par la suite. Et cætera. Si au XIXème siècle, la linguistique s’est constituée comme science à partir de la dissémination des différentes langues, la littérature, au XXème, a rassemblé le langage ; la vie dispersée dans les savoirs du XIXème siècle se rassemble dans le code génétique au XXème ; le travail 51

Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1968. Gilles Deleuze, « Sur la mort de l’homme et le surhomme », in Foucault, Éditions de Minuit, Paris, 2006. 53 Suivant Gilles Deleuze, op.cit. 52

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dispersé dans l’économie politique du XIXème siècle se rassemble dans les machines cybernétiques et informatiques du XXème. Les forces du dehors avec lesquelles les forces humaines entrent dorénavant en rapport constituent un fini-illimité : un nombre fini de composants donne une diversité illimitée de combinaisons. Après le dépli vers Dieu à l’âge classique et le pli sur l’Homme à l’âge moderne, voici donc le Surpli de l’âge postmoderne. Gilles Deleuze commentant Foucault en 1986 espère que la forme-surhomme ne sera pas pire que les formes ‘‘Dieu’’ et ‘‘homme’’. S’il énonce ainsi son souhait avec une certaine prudence, laissant subrepticement penser que la forme-surhomme pourrait aussi être pire que les deux précédentes, c’est qu’il sait qu’un Jean Baudrillard, par exemple, ne partage pas du tout cette espérance – c’est l’un des griefs qu’il posait contre le discours foucaldien dans son pamphlet de 1976 : à force de vouloir décrire le fonctionnement des formations discursives ou des systèmes pratiques, on finit par créer, même involontairement, une sorte d’accointance avec le milieu formé par les dernières formations ou systèmes, comme s’ils étaient donnés, donc à accepter. Le positivisme de Foucault, même s’il est perspectiviste et tragique, est encore trop positif pour le sociologue, qui respecte à la lettre la règle nietzschéenne énoncée dans sa Considération inactuelle sur Schopenhauer éducateur : le philosophe doit être la mauvaise conscience de son temps – sa vocation consiste à être évidemment désespéré. À l’affirmation comme Assomption hégélienne (c’est le braiement de l’âne dans Zarathoustra) Baudrillard oppose l’affirmation comme Évaluation anti-dialectique54. 54 Pour reprendre l’opposition développée par Gilles Deleuze, Nietzsche, op.cit.

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Concernant l’enjeu en question, la mauvaise conscience est de mise : d’après l’informaticien Bill Joy55, le futur n’a pas besoin de nous, car les technologies les plus puissantes du XXIème siècle (Génétique, Nanotechnologies et 56 Robotique) menacent d’extinction l’espèce humaine … L’homme n’est pas une simple formation discursive perturbée par de nouveaux domaines du savoir, mais une espèce mise en danger par sa propre activité scientifique, soit une entité vivante condamnée à mort par sa volonté de savoir57. L’« irrationalisme nietzschéen »58 dont dépendrait l’archéologie des sciences humaines pourrait avoir des conséquences autrement plus fâcheuses qu’une simple discontinuité dans l’enchaînement des épistémès… Baudrillard explique pour sa part qu’ « au terme de la montée en puissance de cette machine en laquelle se résume toute l’intelligence humaine, et qui dès lors est assurée d’une autonomie totale, il est clair que l’homme n’existe qu’au prix de sa propre mort. Il ne devient immortel qu’au prix de sa disparition technologique, de son inscription dans l’ordre numérique. »59 Le lien entre la mort cognitive de l’homme et l’idéologie politique transhumaniste reste à établir. Les mots et les choses parurent en 1966 et furent un succès commercial. Ce succès fut accompagné par une 55

Cofondateur et ancien Scientifique en chef du fabricant d’ordinateurs et éditeur de logiciels Sun Microsystems, jusqu’en 2003. 56 Bill Joy, “Why the future doesn’t need us”, Wired, 2000. 57 Encore que dans une perspective nietzschéenne/foucaldienne, ce verdict dystopique devrait être passé au crible du perspectivisme nihiliste : depuis quand l’homme est-il considéré comme étant une espèce ? 58 José Guilherme Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire, Paris, P.U.F., 1986. 59 Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Paris, Herne, 2007.

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polémique autour de la mort de l’homme et du sens de l’histoire. Pour les marxistes existentialistes portés par Jean-Paul Sartre, l’approche foucaldienne, structuraliste, est politiquement conservatrice. Jeannette Colombel reproche à l’archéologue des sciences humaines de présenter le monde comme un spectacle.60 Simone de Beauvoir lui reproche de supprimer l’histoire, la praxis, l’engagement, l’homme, la misère et le malheur, au bénéfice des systèmes – alors qu’au contraire, l’Histoire des systèmes discursifs est un drame continuel occasionné par de brusques changements dans le champ du dicible et de l’indicible... ce que voit bien l’intellectuel japonais Moriaki Watanabe, qui considère les mutations épistémologiques comme des scènes dramatiques et s’extasie à « la lecture de certains chapitres des Mots et les choses, [qui] donne un plaisir égal à la lecture de grandes tragédies politiques de Racine, Britannicus par exemple »61… Le fond du débat provient de ce que Michel Foucault applique à l’histoire des sciences la « philosophie nietzschéenne du primat de la relation »62, suivant laquelle les choses n’existent pas en soi, mais uniquement par rapport aux relations qu’elles entretiennent entre elles : ainsi, la description du fonctionnement de ces relations se confond avec l’explication de l’existence de ces choses – et dès lors, elles n’ont pas à avoir de sens a priori. Le marxisme repose sur une conception épistémologique de type positiviste pure : la superstructure d’une société – son savoir, ses connaissances, ses idées – dépend de son infrastructure – son mode de production économique. Foucault adopte un positivisme perspectiviste et substitue 60

Jeannette Colombel, « Les Mots de Foucault et les choses », La Nouvelle Critique, avril 1967, cité par Didier Eribon, op.cit. 61 « La scène de la philosophie » ; entretien de Michel Foucault avec M. Watanabe, Sekai, juillet 1978, in Dits et écrits, op.cit. 62 Paul Veyne, Foucault révolutionne l’histoire, op.cit.

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à la simple relation de cause à effet, une succession de relations complexes entre énoncés à l’intérieur d’une région autonome de savoirs, venant d’une même épistémé et produisant à l’épiderme de la couche archéologique ces effets secondaires que sont les débats d’idées, les oppositions intellectuelles et les polémiques… Foucault dit avoir éprouvé la génération de Sartre comme étant celle qui avait la passion de la vie, de la politique et de l’existence63, la sienne ayant selon lui découvert la passion du concept et du système – et de la mort ? de cette mort que le système porte comme une sorte de destin dans la tragédie ? En tous cas, nul doute que la connaissance apportée par la recherche des épistémés est dramatique, aussi bien dans la méthode d’exposition des ‘‘faits’’ – l’écriture de Foucault est alors baroque – que dans les ultimes conclusions. A mesure que l’historien des discontinuités fouille les archives de la pensée et que le philosophe tragique décortique la folie dans/de la raison, l’archéologue du savoir creuse sa tombe. La passion du système a partie liée avec un certain apolitisme ; la connaissance tragique remet en question l’engagement comme principe d’action général – l’opposition à Sartre ne relève pas que du jugement de valeurs relatif à la position des intellectuels dans la société : elle correspond à un rapport différent aux valeurs de la connaissance, à un rapport au savoir non essentiellement pratique. Dans la perspective sartrienne, la liberté de l’homme et la responsabilité de l’écrivain en situation dans son époque obligent l’intellectuel à prendre position, et le marxisme est l’horizon indépassable de son temps, tandis que dans celle de Foucault, l’émergence de l’homme comme forme cognitive moderne est le résultat 63

La Quinzaine Littéraire, 16 mai 1966, in Dits et Écrits, op.cit.

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de la recherche d’un philosophe attentif aux énoncés faisant leur spectacle, et constatant que le marxisme est dans la pensée du XIXème siècle « comme un poisson dans l’eau »64. Foucault s’est cependant toujours interrogé sur la question de la théorie et de la pratique, et a conçu l’archéologie comme un outil permettant de casser cette opposition, en traitant sur le même plan les pratiques, les institutions et les théories, et en cherchant le savoir commun qui les rend possibles.65 De plus, l’a priori méthodologique antihumaniste est aussi perçu comme une forme de positionnement politique, en ce que l’humanisme a été une manière de résoudre moralement et axiologiquement, les problèmes des rapports de l’homme, du monde et de la réalité.66 Cet a priori s’accompagne, en outre, d’un souci pragmatique de réalisme social, car si les systèmes politiques, libéraux comme communistes, expriment en apparence des idéologies humanistes, ils ne visent en fait qu’à atteindre des objectifs matériels (la croissance économique et le développement industriel) à décrypter en tant que tels suivant les savoirs (dont l’économie politique et la biologie) les rendant possibles. L’archéologie des sciences permet donc d’effectuer un diagnostic politique sur le monde contemporain67. Ainsi, 64

Michel Foucault, Les mots et les choses, op.cit. Dits et Écrits, Tome 1, op.cit., p. 526. 66 Ibid, p. 544. 67 D’une manière plus générale, Michel Foucault voit dans le structuralisme, mouvement auquel il n’adhère pourtant pas, une méthode permettant un renouvellement de l’action politique : « Que le structuralisme ait des implications politiques est évident, de même qu’il conduise à un engagement. […] Une analyse théorique et exacte de la façon dont fonctionnent les structures économiques, politiques et idéologiques est l’une des conditions absolument nécessaire pour l’action politique même. […] Le structuralisme n’est pas une activité exclusivement théorique pour intellectuels en chambre, [mais] doit nécessairement s’articuler à quelque chose comme une pratique » ; ailleurs : « le structuralisme doit pouvoir donner à toute action 65

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lorsque la revue Esprit demande si « une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit [ôte] tout fondement à une intervention politique progressiste »,68 Foucault répond qu’avec la Révolution française, la pratique politique a transformé les conditions d’émergence, d’insertion et de fonctionnement du discours clinique et a transformé le mode d’existence du discours médical, le système offrant à ce discours un objet possible.69 Ainsi s’établiraient des liens discrets et complexes entre pratiques discursives et pratiques non discursives. Si le théoricien Foucault se méfie de l’engagement politique et conçoit son travail en opposition à celui de Sartre, l’homme ne répugne pas à prendre des positions de gestionnaire et à assumer des responsabilités administratives, dans les Instituts de France en Suède, en Pologne et en Allemagne : il est un animateur prenant très à cœur sa mission culturelle à Uppsala, remplit les fonctions de Conseiller culturel à Varsovie puis dirige l’Institut Culturel français à Hambourg70. Avant Mai-68, la politique ne structure pas la vision du monde de Michel Foucault, qui est alors loin d’être un révolutionnaire : normalien, agrégé et Docteur, c’est un Professeur anticommuniste, proche du pouvoir gaulliste, montrant de l’intérêt pour l’avenir de l’enseignement supérieur et siégeant à la Commission Foucher sur la réforme de politique un instrument analytique qui est sans doute indispensable ». Dits et Écrits, Tome 1, p. 683. 68 Michel Foucault, « Réponse à une question », in Esprit, mai 1968. 69 Nous pouvons sans doute dire que si Foucault traite alors la manière dont le système offre au discours un objet possible en évoquant la folie, il tente plus tard, avec la prison (panoptique) et la sexualité (le souci de soi), d’élaborer des théories offrant au discours une possibilité de résistance politique vis-à-vis des objets rendus possibles. 70 Didier Eribon, op.cit.

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l’Université. Parfait homo academicus, le poste de Sousdirecteur des enseignements supérieurs au Ministère de l’Éducation nationale ne lui échappe qu’à cause de son homosexualité (mise en avant par le doyen de la Sorbonne Marcel Dury). La politisation et la radicalisation gauchiste des années soixante-dix est la conséquence directe de la brutalité des évènements du mois de mai 1968, rupture qu’il faudrait donc évaluer suivant une lecture contextualiste de type skinnérienne.

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Le pouvoir et son contraire. Une juxtaposition fatale entre connaissance vraie de l’horreur du monde, folie et absence d’action, forme l’esquisse de la pensée du premier Foucault. S’il se fait le héraut de la mort de l’auteur, c’est que l’espace discursif, littéraire comme scientifique, est celui de l’oubli de soi. À partir de 1968, la vie de Michel Foucault est plus importante que son œuvre. Ce que d’ordinaire on qualifie de période militante pourrait en fait équivaloir à un instant de mutation dans l’ordre de la pensée foucaldienne. La passion presque morbide pour le système et le concept, qui permettait une distanciation farouche et polémique vis-àvis de l’engagement existentialiste comme posture philosophique pratique, va, sous le coup des révoltes contre-culturelles de la fin des années 1960, servir à donner une forme plastique à la colère, un contour cognitif à la rage, un horizon politique au désir de changement. L’analyse du système et la fabrication de concepts prennent soudain une tournure pratiquement dramatique, alors qu’elles constituaient auparavant une pratique dramatique spécifique visant malignement la confusion avec le positivisme académique. Surveiller et punir est écrit après l’engagement militant : il y a précession de l’action sur la réflexion – ou plutôt dédoublement de l’action par une réflexivité relative à la décadence des institutions politiques de la société occidentale moderne, et considération de la réflexion comme technologie de pression et de résistance face à ces institutions. Nietzsche note dans sa Volonté de puissance que « la pensée est action, et l’action suppose la pensée ».

Foucault fait alors preuve d’un engagement vitaliste et anarchiste à tendance socratico-platonicienne. Estimant qu’à l’Âge classique naquirent des États voués à une histoire sans terme et sans espoir, dont la raison constitue l’horizon tragique nouveau71, le philosophe articule désormais ses recherches historiques suivant une perspective visant à combattre par les armes du savoir cette raison d’État tragique. Doublé d’une tentative de construire un nouveau schéma herméneutique quant à la conception du pouvoir, qui n’est plus défini juridiquement comme la propriété de l’État, mais stratégiquement comme un ensemble de technologies modifiables permettant le contrôle sur un groupement social, l’engagement de Foucault est vitaliste en ce que la politique (la contestation politique, la résistance au pouvoir) est vécue comme une expérience-limite dont l’enjeu est la vie et la mort, possibilité que l’historien remarqua alors qu’il enseignait la philosophie en Tunisie, à l’époque du mouvement de mars 68. Selon Robert Young, l’expérience tunisienne de Michel Foucault, de 1966 à 1968, a eu un rôle fondamental dans la politisation de sa pensée avant Mai-6872. Accueillant des étudiants tunisiens recherchés par la police de Bourguiba, Foucault prend acte du fait que le marxisme-léninisme n’est pas seulement un cadre théorique pour analyser le réel, mais le discours énergisant permettant de le changer73.

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Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004. 72 R.J.C. Young, Postcolonialism. An Historical Introduction, OxfordMalden, MA, Blackwell, 2011, cité in Sandro Mezzadra, « En voyage. Michel Foucault et la critique postcoloniale », Paris, Les Cahiers de l’Herne, 2011. 73 Michel Foucault, « Il Contributo », janvier-mars 1980, in Dits et écrits, Tome 2, op.cit.

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L’anarchisme de Foucault provient de son engagement politique auprès des mouvements révolutionnaires de l’extrême gauche en général, et de la Gauche prolétarienne (GP) en particulier. S’il n’adhère à aucun mouvement spécifique, il est proche des maoïstes, sur lesquels il formule en même temps quelques critique. Son antiutopisme et son pessimisme viscéral, basés sur une défiance vis-à-vis d’une société parfaite et la croyance en la succession des formes de domination, en font un néoanarchiste selon Merquior74. Son positionnement est complexe, en cela que son engagement politique concerne les problèmes contemporains, tandis que ses recherches historiques, censées être liées à son engagement, concernent généralement l’Âge classique (les XVIIème et XVIIIème siècles). C’est que la méthode généalogique explique la charge polémique contenue en puissance dans ses ouvrages historiques : Foucault part d’un problème dans les termes où ils se posent actuellement, et essaie d’en faire la généalogie, une analyse historique à partir de la situation présente75. La naissance de la prison retracée dans Surveiller et punir est une histoire du présent reconstituée à partir d’une configuration problématique contemporaine, relative alors à l’expérience militante de l’après-Mai-6876. L’étude de la stratification des savoirs 74 José Guilherme Merquior, op.cit. La ‘‘philosophie politique’’ foucaldienne serait à comparer avec celle d’un théoricien élitiste italien comme Vilfredo Pareto, pour qui la succession de dominations fait de l’Histoire un cimetière d’aristocraties. 75 Michel Foucault, « Le souci de Vérité », Le Magazine littéraire, n° 207, 1984, cité in Robert Castel, « Présent et généalogie du présent : une approche non évolutionniste du changement », in Collectif, Au risque de Foucault, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, Paris, 1997. 76 Robert Castel, ibid.

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culmina dans L’archéologie du savoir, celle des relations et des rapports de pouvoir commence avec Surveiller et punir, et culmine en 1976 dans La volonté de savoir77. Les débuts véritables de l’activisme se font suite au rattachement de Michel Foucault au Centre Expérimental de Vincennes : Georges Canguilhem, siégeant à la Commission d’orientation présidée par le doyen de la Sorbonne, l’y impose comme Responsable du Département de Philosophie. Foucault y exerce donc ses talents de gestionnaire administratif et de stratège politique, notamment à l’occasion de la constitution de l’équipe enseignante78. Malgré sa position excentrée par rapport à l’institution universitaire, ce Centre Expérimental révèle un Foucault sûr de lui et dominateur, loin du jeune normalien timide et réservé, suicidaire. Mais la vie à Vincennes n’est pas de tout repos pour l’intellectuel épris de concepts : plutôt que les joutes verbales et l’art de la rhétorique, on y apprend la bataille avec les forces de l’ordre et l’art de la manifestation, dans une atmosphère chaotique et un climat de violence. Peu attiré par l’agit-prop, Foucault entre en campagne pour obtenir une Chaire au prestigieux Collège de France, le sommet de l’institution universitaire française, tandis que quelques mois plus tard, en 1971, il participe à la création du Groupe d’Information sur les Prisons (G.I.P.) et publie une brochure où figure une liste d’institutions intolérables, dont l’école… La création du G.I.P. se fit dans le contexte turbulent de la dissolution de la Gauche prolétarienne au mois de mai 1970, de l’incarcération de militants politiques d’extrême gauche et de la volonté de certains d’entre eux d’obtenir le 77 78

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. Didier Eribon, op.cit.

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statut de prisonniers politiques, à travers une grève de la faim (septembre 1970). Michel Foucault accepta de siéger au sein d’une Commission d’enquête sur les prisons, mais plutôt que de jouer le jeu institutionnel de l’observation, de la prise en compte des données officielles et de la rédaction d’un rapport sur le dysfonctionnement de la prison, il politisa l’entité en en faisant un Groupe d’information collectant la parole des détenus et mobilisant les « intellectuels spécifiques » (magistrats, médecins et assistantes sociales) afin de dénoncer le système pénitentiaire. L’objectif du Groupe est de « faire connaître la réalité [et] d’alerter l’opinion [car] il est bon de savoir ce qui nous menace. »79 Le Groupe d’information mène une stratégie de la transparence : en effet, comme le secret est une modalité intrinsèque de l’exercice du pouvoir politique, la dénonciation publique des abus de pouvoir doit représenter et constituer une forme fondamentale de résistance. Les enquêtes du Groupe n’ont pas de visée heuristique – l’accumulation des connaissances –, mais sociopolitique – mobiliser socialement en faisant circuler l’information et en suscitant l’intolérance face à l’abus du pouvoir. Ce Groupe constitua encore une fois l’occasion pour Foucault d’apparaître comme un leader politique, avec le pragmatisme et la quête d’efficacité80 propres à cet idéaltype socio-psychologique. Cependant, ‘‘l’antiréformisme’’ de Michel Foucault fut attaqué par Paul Thibaud dans sa revue Esprit en novembre 1979, imputant l’absence d’efficacité de l’activisme autour des prisons au « leadership de l’intellectuel radical M. Foucault »81, qui pendant un certain temps fait effectivement l’apologie du 79

Manifeste du G.I.P., in Dits et écrits, Tome 2. Hélène Cixous, citée par Didier Eribon, ibid. 81 Dits et écrits, Tome 2. 80

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Lumpenproletariat comme sous-classe d’avant-garde dans la lutte contre le système capitaliste et sa morale bourgeoise, le prolétariat ayant selon lui intériorisé une part de l’idéologie bourgeoise concernant l’usage de la violence et l’insurrection. L’absence de résultats de l’entreprise politique explique en partie le découragement personnel de la fin des années 1970 : l’action politique de résistance n’a pas d’impact sur la réalité sociale. Néanmoins, la déception datait déjà du retour en France après Mai-68 : le caractère existentiel de la lutte des jeunes Tunisiens contre le régime autoritaire de Bourguiba lui conférait une authenticité qui manquait aux discussions théoriques infinies et aux polémiques éternelles entre les groupuscules marxistes, en France. Le soulèvement estudiantin tunisien représentait la possibilité politique d’un sacrifice absolu, et donc l’esquisse d’un lien entre souffrance du corps et résistance au pouvoir – les atermoiements des radicaux de Vincennes fatiguèrent l’exarchéologue du savoir, qui vit dans la création du G.I.P. une occasion concrète de s’engager physiquement et de proposer des analyses nécessaires afin d’être utiles dans la lutte82. Foucault historien et philosophe, qui systématisa toute son approche cognitive à partir d’un rejet de l’engagement pris comme posture humaniste et idéaliste, incarne alors la nouvelle figure de l’intellectuel militant, prenant symboliquement la relève de l’écrivain engagé Sartre. S’il s’efforce toujours de s’effacer afin de rendre la parole à ceux, anonymes, qui subissent en premier les effets du pouvoir, il n’empêche que ce retrait est mis en scène comme un nouvel acte de résistance, une nouvelle manière de s’engager pour un intellectuel luttant contre le pouvoir 82 Michel Foucault, « Il Contributo », janvier-mars 1980, Dits et écrits, Tome 2, op.cit.

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et titulaire d’une Chaire sur-mesure au Collège de France… La force du deuxième Foucault repose précisément sur sa faculté personnelle d’apparaître comme le plus progressiste des militants, le plus extrémiste des intellectuels et le plus libre des penseurs, tout en jouant à fond le jeu conservateur de l’académisme au niveau du savoir, dans ce temple de la connaissance qu’est le Collège de France. Bien sûr, il justifie toujours son positionnement social en arguant du fait que le Collège de France soit une institution universitaire fondée sur la liberté de la recherche, et qui échappe à la norme scolaire fondée sur l’examen, le contrôle des élèves, le classement, la concurrence et les notations. De plus, Foucault tempère vite son extrémisme : face au processus de protofascisation des groupuscules d’extrême gauche (comme la Bande à Baader, en Allemagne), il se prononce résolument contre le terrorisme et l’action directe83, pensant que la violence renforcerait l’appareil sécuritaire des États – à ce niveau, son revirement fut avisé, si l’on considère la manière dont le terrorisme a été systématiquement instrumentalisé pour renforcer le système répressif des démocraties occidentales, des années de Plomb en Italie au

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« Ce n’est pas pour des raisons morales que Foucault se mit à condamner le terrorisme » d’après Miller, mais pour des raisons tactiques. « Lorsqu’il se donne comme expression d’une nationalité qui n’a encore ni indépendance ni structures étatiques et revendique pour les obtenir, le terrorisme est finalement accepté. C’est par exemple le cas du terrorisme juif avant la création de l’État d’Israël. […] En revanche, ce qui est fondamentalement récusé, c’est un mouvement de terrorisme où l’on [pratique des actions terroristes] au nom de la classe, au nom d’un groupe politique, au nom d’une avantgarde, au nom d’un groupe marginal » « Michel Foucault : la sécurité et l’État, Entretien avec R. Lefort », in James Miller, op.cit.

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11-Septembre aux États-Unis, afin de conserver l’ordre politique social-démocrate. L’évènement historique de Mai-68 permit à Foucault de se poser la question du pouvoir, et même d’interpréter tous ses travaux de recherche antérieurs comme des esquisses représentants des premières tentatives de mettre à jour les relations de pouvoirs dans les sociétés occidentales depuis le Siècle classique. Cet évènement est l’occasion pour Foucault de revenir à la problématique méthodologique de l’articulation entre pratiques discursives et non discursives, comme dans l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, mais cette fois avec une armature conceptuelle plus élaborée et fine, et surtout dans un environnement autrement plus politisé84. La question du pouvoir réémerge dans les années 1970 de deux façons : via une réflexion historique autour des totalitarismes du XXème siècle (fasciste, nazi et soviétique), et à travers une interrogation sur la sécurité, la surveillance, le contrôle du comportement des individus85 dans le cadre d’une société démocratiquedisciplinaire86, limite conservatrice intrinsèque à l’exercice du pouvoir par la bourgeoise libérale. Le modèle discursif que Michel Foucault adopte alors dans ses généalogies, dans Surveiller et punir, sur la naissance de la prison, et La volonté de savoir, première partie de son histoire de la sexualité, est celui de la guerre comme analyseur des rapports sociaux. Les résistances contre les pouvoirs sont 84

« Sans l’ouverture politique réalisée ces années-là, je n’aurais sans doute pas eu le courage de reprendre le fil de ces problèmes et de poursuivre mon enquête du côté de la pénalité, des prisons, des disciplines », Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 2. 85 Voir notamment, à ce sujet, l’œuvre littéraire de William Burroughs. 86 « Je ne crois pas que notre société soit démocratique » annonce Foucault face à Noam Chomsky.

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comprises comme autant de luttes, de batailles et de rapports de forces. Watanabe souligne la parenté du discours de Foucault avec le théâtre, d’une part, et l’organisation dramatique de l’écriture foucaldienne dans Surveiller et punir et la Volonté de savoir, de l’autre : « la tragédie de Racine [comme le discours de l’historien et philosophe] est régie par des rapports de forces, fonctions d’une double relation de passion et de pouvoir »87. Persistance, donc, de la tragédie comme mode de pensée ; seulement cette fois le théâtre investi n’est plus celui de la cruauté du monde et de l’oubli de soi, mais celui des opérations. Au pessimisme dionysiaque de la connaissance tragique succède l’optimisme socratique du savoir pratique88. Les analyses historiques du fonctionnement des institutions doivent servir à résister aux pouvoirs et à transformer leurs relations dans la Civilisation de la surveillance basée sur le contrôle panoptique de la multitude (par opposition aux civilisations du spectacle, du sacrifice et du rituel, où il s’agit de donner à tous le spectacle d’un évènement unique et où la forme architecturale majeure est le théâtre…)89 Le deuxième Foucault, celui de la période militante, a quelque chose du Platon que Nietzsche dépeint dans son Introduction à l’étude des dialogues : derrière le philosophe théoricien du monde des Idées se cache un activiste communiste ; sous l’historien épris de concepts perce le leader anarchiste. Le Foucault des Mots et les 87

« La scène de la philosophie » ; entretien de Michel Foucault avec M. Watanabe, Sekai, juillet 1978, in Dits et écrits. 88 « Toute ma recherche repose sur un postulat d’optimisme absolu » déclare Foucault dans « Il Contributo », janvier-mars 1980, Dits et écrits, Tome 2. 89 D’après la distinction définie par Julius dans ses Leçons sur les prisons, analysée par Michel Foucault dans sa Conférence sur « La vérité et les formes juridiques », in Dits et écrits, Tome 1.

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choses, qui prenait ses distances avec une génération passionnée par la politique en vertu d’un désespoir motivé par une croyance en la déraison, fait place à un Foucault considérant la politique comme le « sujet sans doute le plus crucial de notre existence ». Étant certain de vivre dans une société tyrannisée par un pouvoir de classe, sous le joug de la bourgeoisie, l’objectif de Foucault n’est pas métaphysique ni idéaliste, mais immanent, pragmatique : montrer le côté tyrannique de cette société, déchiffrer les relations de pouvoir là où elles se cachent (là où elles sont censées ne pas se nouer, comme à l’école par exemple, etc.), dévoiler les aspects arbitraires de la raison politique. Selon Foucault, les institutions sociales occidentales, depuis le XIXème siècle, obéissent au même modèle panoptique (il fait référence à une « identité morphologique du système de pouvoir »), condition de fonctionnement de la société industrielle visant à transformer via des appareils spécifiques les corps, les temps et les existences en forces de travail. L’objectif est donc de produire une analyse afin de donner un sens à la lutte politique contre les micropouvoirs s’exerçant contre les minorités sociales ; produire une analyse veut dire rendre visible, éclairer l’ordre du savoir qui s’impose dans les sociétés occidentales, déchiffrer les relations de pouvoir qui s’intriquent dans les interstices de la société. Or le système pénal représente un environnement social où un micropouvoir (l’administration pénitentiaire, fonction de l’appareil d’État) s’exerce de la manière la plus manifeste ; par conséquent, pour Foucault, la prison est le lieu politique par excellence, là où les rapports de forces entre dominants et dominés sont les plus abrupts, les plus facilement observables, les plus facilement attaquables donc. La généalogie de la prison comme méthode 54

d’enquête historique porte en elle une charge polémique, dans la mesure où le choix de concentrer ses recherches sur les institutions pénales pour aborder la philosophie politique représente déjà, à n’en pas douter, une sorte de stratégie politique, et ce, pour définir le concept de pouvoir. La lutte, ici, précède la recherche, ou plutôt la recherche procède de la lutte, la résistance face au pouvoir fait émerger un savoir spécifique qu’il s’agit de retourner contre le savoir officiel (documentaire, statistique) du pouvoir administratif. Ainsi, alors qu’auparavant l’écriture de ses ouvrages avait une fonction mi-esthétique, mi-heuristique, celle-ci se fait moyen de lutte, fonction dans un combat, tactique dans une stratégie90. Elle sert à mettre à jour les liens entre les savoirs et les pouvoirs, alors que la philosophie occidentale traditionnelle, essentiellement métaphysique, a consisté en gros à inscrire autant que faire se peut le savoir dans une sphère idéale que les secousses historiques et les luttes politiques ne pouvaient atteindre. « Écrire, c’est lutter, résister »91. Si le second Foucault est un philosophe créateur de concepts doublé d’un activiste politique, à la manière du Platon de Nietzsche, sa méthode généalogique vise à dénouer les nœuds d’une épistémologie bimillénaire, d’origine platonicienne, consistant à opposer savoir et pouvoir. L’opposition qu’effectue Foucault entre l’intellectuel universel issu des Lumières (Voltaire, Zola, Sartre) et l’intellectuel spécifique impliqué dans les luttes de son temps (comme son modèle, le physicien atomiste Oppenheimer) est cruciale pour comprendre l’importance de la question de l’articulation entre la vérité et le 90

« Je fabrique des armes. […] Je n’écris pas pour un public, j’écris pour des utilisateurs, non pas pour des lecteurs. » Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 1. 91 Gilles Deleuze, Foucault, op.cit.

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pouvoir dans la perspective de la résistance à mener. L’intellectuel spécifique est intégré au système de vérité dans son domaine d’activité, mais peut retourner ce système contre lui-même en dénonçant le jeu avec le pouvoir qui se joue dans le régime de vérité/pouvoir auquel il est assigné dans son domaine. L’objectif est de proposer une nouvelle politique de la vérité, soit de constituer un nouvel agencement dans les mécanismes du pouvoir et de la production de la vérité. Dans ce cadre, l’écriture perd sa fonction subversive, car elle ne peut être une fin en soi, une activité de contestation par elle-même. Le fonctionnalisme foucaldien articule énonciation positive, littérale et littéraire des agencements structurant un système de domination (recherche historique à travers la méthode généalogique), et dénonciation de cette domination systémique à travers l’évaluation politique des résistances possibles (tribunes médiatiques, articles de presse et interviews magazines). Si l’accent politique, à cette période, est mis sur les conditions de vie et de détention des prisonniers, Foucault est certain que son axe de recherche peut être utilisé comme outil de lutte par d’autres minorités sociales dans d’autres secteurs de résistances. De fait, outre-Atlantique, les écrits de Foucault sont reçus comme « des interventions directes dans les luttes particulières des groupes marginalisés ou socialement suspects, tels que les prisonniers, les aliénés mentaux et les homosexuels. »92 Après Surveiller et punir, Michel Foucault continue à procéder à une généalogie du pouvoir moderne en 92

Jana Sawicki, « Le féminisme et Foucault en Amérique du Nord : convergence, critique, possibilité », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997.

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s’attachant à un tout autre sujet que la prison : la naissance de la sexualité comme objet – et des êtres sexualisés comme sujets, d’après une norme et suivant leurs anormalités – dans les nouveaux dispositifs de contrôle dont se dotent les États occidentaux au XIXème siècle. En effet, dans La volonté de savoir, l’historien et philosophe analyse l’objectivation savante du comportement dans les sociétés occidentales modernes, en général, et montre comment le comportement sexuel de l’homme est devenu un objet de savoir positif, en particulier – comment s’est constitué un discours sur la sexualité, dans des institutions scientifiques et politiques, à travers des règles médicales normées, grâce à des pratiques sociales relayées. Foucault explique dans son ouvrage que le refoulement et la répression de la sexualité ne sont pas du tout la fonction du pouvoir93, étant donné que le pouvoir, sous sa forme politique, économique, religieuse ou scientifique, est luimême un producteur de discours et de savoirs sur la sexualité. Le sexe, dit-il, est à la jonction des disciplines du corps (micro-pouvoir) et du contrôle des populations (macro-pouvoir). L’analyse des dispositifs de savoirpouvoir continue donc dans le Premier tome de l’histoire de la sexualité, où Foucault regroupe le corpus des énoncés relatifs à la sexualité au XIXème siècle et identifie les foyers de pouvoirs autour desquels ces énoncés se constituent94, suivant une liaison entre l’analyse d’une pratique discursive et l’histoire sociale de la bourgeoise95.

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Comme le laisse croire l’idéologie de la libération chère aux mouvements politiques d’extrême gauche de l’après mai-68 ayant adopté les thèses freudo-marxistes de Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. 94 Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. 95 Paul Veyne, Foucault révolutionne l’Histoire, op.cit.

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Le sociologue Jean Baudrillard publie Oublier Foucault juste après que paraisse La volonté de savoir de Foucault. C’est le deuxième Foucault, militant politique d’extrême gauche et théoricien du pouvoir qu’il vise. Le titre de ce pamphlet n’est pas qu’un signe anecdotique de mépris : il dit quelque chose de significatif quant au parcours de l’historien et philosophe. Effectivement, nous l’avons noté, les centres d’intérêt littéraires et les premières œuvres historiques de Foucault reposaient sur une approche intellectuelle post-métaphysique et une philosophie dionysiaque de l’oubli de soi. De l’ ‘‘apologie’’ de la folie comme force d’énonciation de la tragédie du monde, à la dramatisation de l’histoire des savoirs comme succession insensée de régimes discursifs spécifiques, le sujet comme entité transcendantale donnée est réduit à un réceptacle de forces en mouvements, que ces forces solidifient ou altèrent les rapports entre raison et vérité dans l’Histoire de la folie, ou qu’elles rendent compte de la teneur des énoncés dans un diagramme cognitif dans Les mots et les choses. L’explication de la naissance de la prison comme modèle schématique organisationnel et celle de la naissance de la sexualité comme objet de savoir dans les sociétés occidentales modernes ne constituent plus un acte littéraire encensant le vertige de la perte des identités (des auteurs, de soi) sous couvert de travaux de recherches archéologiques, mais proviennent d’une volonté personnelle de proposer des armes informatives dans le cadre de luttes collectives et de résistances localisées contre des systèmes de pouvoir, dans le contexte historique de la crise politique de l’après-Mai68. Certes, de la même manière que la folie n’existe pas en soi pour l’historien de l’oubli, le pouvoir n’existe pas en soi pour l’intellectuel militant : la description méticuleuse 58

des institutions suppose que le prédicat rattaché à leur essence soit illusoire. Cependant, une certaine ambiguïté demeure quant à la méthode utilisée, car le fonctionnalisme radical pousse à définir des contenus assignables96 historiquement déterminés, reliés à l’usage du terme « pouvoir » – d’où la référence à la connectivité au pluriel : il existe des relations de pouvoirs –, mais l’établissement de ces contenus présuppose toujours qu’une essence rend compte de l’existence des phénomènes observés – s’il n’existe que de multiples relations de pouvoirs, c’est bien que quelque chose comme le pouvoir existe, en soi. C’est précisément ce que Jean Baudrillard pointe du doigt dans son pamphlet de 1977, véritable acte révolutionnaire de rupture avec la pensée académique contemporaine97. Selon Baudrillard, le discours de Foucault, basé sur le modèle de la guerre comme analyseur des rapports de forces, ne peut être que le miroir des pouvoirs qu’il décrit98, pouvoirs qui sont eux-mêmes basés sur ce modèle du conflit, sur le mode de la guerre des races (Allemagne nazie d’Hitler), de la lutte des classes (U.R.S.S. de Staline) ou de la lutte pour la vie (Amérique du dernier homme). Dans son Oublier Foucault, Baudrillard regrette la « collusion », ou la « coïncidence » qui existe entre la critique du pouvoir et le discours scientifique, entre schéma de désir (contre Deleuze) et schéma de contrôle. Chez Foucault, tout revient finalement à du pouvoir, notion certes éclatée, 96

« Le sujet et le pouvoir », in Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1992. 97 Aliette G. Certhoux, « À propos d’Une biographie intellectuelle : Jean Baudrillard et le Centre Pompidou ... C’est encore beaucoup à nous dire », La Revue des Ressources, 2 décembre 2013. 98 Lucio d’Alessandro, Adolfo Marino (Dir.), Michel Foucault. Trajectoires du présent, Paris, L’Harmattan, 1998.

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mais encore intacte en tant qu’axiome, notion-force, notion structurelle. Le discours de Foucault étant basé sur le même modèle guerrier que les pouvoirs modernes qu’il analyse et attaque, il « démontre qu’il n’y a pas, pour lui, de fin à la pratique du pouvoir, [mais] seulement des métamorphoses, passant du despotique au disciplinaire et ensuite au micro-cellulaire »99. C’est toute la philosophie sous-tendant les analyses historiques, dans la mesure où « l’effet de vérité que [Foucault] cherche à produire réside dans cette manière de montrer que le réel est polémique. »100 Ainsi, le discours de Foucault est trop paradoxal : le pouvoir n’existe pas, mais est partout (prison, école, hôpital, etc.), car il se perpétue à travers des relations de pouvoirs, se disséminant dans tous les champs sociaux. Si la dernière métamorphose du pouvoir l’a fait passer au stade micro-cellulaire, le pouvoir, en soi, a une essence quantique : il est et n’est pas, suivant qu’un sujet l’observe ou qu’un autre l’oublie… La dénonciation du pouvoir chez Foucault part d’une énonciation intégrale des mécanismes de pouvoirs : montrer ce qu’il est en montrant comment il fonctionne – mais cette énonciation, forme de démonstration, si elle récuse toute tentative d’explication, correspond presque fatalement à une justification, au sens de légitimation par rapport au réel. Foucault affirme qu’il n’existe pas un pouvoir qui opprime, mais des relations de pouvoirs multiples et complexes qui se neutralisent parfois et s’enchevêtrent toujours. Baudrillard réplique qu’il n’en garde pas moins l’instance « pouvoir ». Foucault explique qu’ « [avec la 99

Idem. Michel Foucault, « Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines critiques », Aut-Aut, septembre-décembre 1978.

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forme panoptique], le pouvoir disparaît, il ne se représente plus, mais il existe ; il se dilue même dans l’infinie multiplicité de son unique regard »101. Baudrillard reproche à Foucault de ne pas faire diluer jusqu’à disparition complète le pouvoir, et de maintenir « son unique regard »… Le problème vient du fait que Foucault soit fasciné par le pouvoir, et que son engagement politique, sincère et authentique, n’est que le pendant de son aveuglement théorique. Foucault a été pris par le piège de l’histoire du présent, le piège de la généalogie : partant des problématiques sociales du présent pour proposer des solutions politiques de luttes à travers une analyse historique, il a fini par confondre l’objet de l’analyse avec la solution à la problématique. Ainsi, le travail pratique du G.I.P. a consisté à établir une transparence au niveau du fonctionnement actuel du système carcéral, s’appuyant sur le fait que le pouvoir repose sur le secret propre à l’enfermement, tandis que le travail théorique de Foucault consista à établir comment la forme-prison naquit en tant que modèle d’organisation des institutions occidentales modernes, la surveillance généralisée s’appuyant sur la visibilité totale des individus contrôlés – ce qui démontre que résister au pouvoir en souhaitant qu’il soit transparent est absurde puisque le pouvoir repose désormais sur la transparence absolue des relations sociales. Lutter contre le secret dû à l’enfermement au niveau des prisons et partir d’une analyse des prisons pour montrer comment la Civilisation moderne est une société panoptique de surveillance basée sur la visibilité et la transparence témoigne d’un écart relatif à une difficulté d’agencement entre résistance politique et analyse historique. Cette difficulté fait que Foucault semble proposer non pas, 101

Michel Foucault, Dits et Écrits, Tome 1, op.cit.

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certes, une conception classique (juridique) du pouvoir suivant laquelle il se construirait à partir de volontés individuelles ou collectives, ou une conception ‘‘néoclassique’’ (économique) suivant laquelle il dériverait de l’intérêt d’une classe102, ce qui constitue une innovation intéressante, mais une nouvelle conception (sociopolitique) du pouvoir classique, ce qui constitue une ineptie par rapport à l’objectif affiché, une « opération de nostalgie »103 plus qu’une tactique de guérilla… Même si la nature de leurs critiques diverge, celle de Baudrillard rejoint quelque peu celle formulée par Jürgen Habermas, qui qualifiait Foucault de néoconservateur, ne fournissant pas comme lui de justification théorique à un autre système que celui du capitalisme avancé104 ; le maintien tel quel du système dans le discours foucaldien est problématique pour les deux critiques, mais Habermas déplore en moralisateur l’absence d’éthique politique, alors que pour Baudrillard c’est le régime discursif de l’énonciation comme méthode d’appréhension du pouvoir qui perpétue de fait le mécanisme de sa diffusion. La critique de Baudrillard suivant laquelle la conception foucaldienne du pouvoir renforce le pouvoir et le maintient conceptuellement (ou ‘‘mythiquement’’) recoupe aussi celle que Jean-Paul Sartre formula à l’endroit des Mots et les choses, texte représentant l’argument d’une nouvelle bourgeoise assise sur une technocratie structurale – mais Sartre émettait son jugement d’après une grille d’intelligibilité de type 102

Michel Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps, La Quinzaine Littéraire, 1er-15 janvier 1977, in Dits et écrits, op.cit. 103 Lucio d’Alessandro, Adolfo Marino (Dir.), op.cit. 104 José Guilherme Merquior, op.cit.

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humaniste, tandis que Baudrillard vise l’abolition du sujet, de l’objet et de leur opposition. L’attaque de Baudrillard ne vise pas tant le Foucault écrivain français et Star américaine, faisant profession de radicalisme et profitant de son mandarinat pour faire connaître son opinion à travers les mass media – cet angle est plutôt celui d’un Jean-Marc Mandosio105, qu’insupporte la posture du rebelle institutionnel, testant diverses hypothèses de recherche afin de valider son incohérence intellectuelle, et pouvant ainsi justifier de multiples revirements idéologiques. Selon le sociologue, le discours foucaldien souffre d’une difficulté d’agencement entre résistance et analyse ; en effet, pour Baudrillard, c’est l’analyse qui est un acte de résistance, qui est résistante – plus radicalement encore, penser en termes de pouvoirs et de résistances représente déjà une défaite selon lui, étant donné qu’une telle pensée analytique, même si elle est généalogique, ne fait que recouvrir la matrice conceptuelle du système, qui évalue le monde en termes d’énergie, de rapports de forces, de pouvoirs et de résistances. Le problème est que Foucault est fasciné par le pouvoir, et que pour lui, « l’humanisme est tout ce par quoi en Occident on a barré le désir du pouvoir – interdit de vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de le prendre. Au cœur de l’humanisme, la théorie du sujet. […] Ce verrou peut être attaqué […] par une entreprise de destruction du sujet comme pseudo-souverain (c’est-à-dire par l’attaque culturelle : suppression des tabous, des limitations et des partages sexuels ; pratique de l’existence communautaire) ». Pour Baudrillard, le pouvoir serait ce par quoi on barre le pouvoir du désir dans toute sa 105

Longévité d’une imposture – Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.

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négativité – interdit de ne pas vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de ne pas le prendre, et la suppression des tabous, des limitations et des partages sexuels ne sont que les manières par lesquelles on contribue à dupliquer le système de reproduction sociale et anthropologique. Attaque culturelle – défense systémique. La critique de Baudrillard contre l’approche foucaldienne du pouvoir ressemble à celle qu’adressa Jacques Derrida vis-à-vis de l’Histoire de la folie : « à vouloir écrire l’histoire de la décision, du partage, de la différence, on court le risque de constituer la division en évènement ou en structure survenant à l’unité d’une présence originaire, et de confirmer ainsi la métaphysique dans son opération fondamentale. […] Je serai tenté de considérer le livre de Foucault comme un puissant geste de protection et de renfermement. […] Un geste cartésien pour le XXème siècle.’’ »106 Foucault lui-même aurait plus tard reproché à son Histoire de la folie d’invoquer une expérience vécue sauvage, ou des valeurs éternelles de l’imaginaire107, mais le problème est que la microphysique des relations de pouvoirs repose sur l’idée d’une décision, d’un partage, ou du moins d’une différence entre les pouvoirs et les résistances, cette division constituant en puissance des évènements survenant à l’unité d’une présence originaire du Pouvoir, confirmant ainsi le mythe dans son opération symbolique. Comme style d’énoncé, le mythe se situe toujours entre le comique de répétition et le tragique de la tautologie : « le pouvoir, c’est un ensemble de mécanismes et de procédures qui ont pour rôle ou fonction et thème, même s’ils n’y parviennent pas,

106 107

Jacques Derrida, cité par James Miller, op.cit. Gilles Deleuze, Foucault, op.cit.

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d’assumer justement le pouvoir »108 ; ailleurs : « le pouvoir se construit et fonctionne à partir de pouvoirs, de multitudes de questions et d’effets de pouvoir. »109 C’est que pour l’historien et philosophe, « le pouvoir est partout, ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »110 ; pour le sociologue, le pouvoir n’est nulle part, ce n’est pas qu’il n’englobe rien, c’est qu’il ne vient de nulle part. La critique de Baudrillard rejoint d’une autre manière la remarque préliminaire que formule l’anthropologue Pierre Clastres dans sa Société contre l’État à propos de l’impossibilité qu’ont les chercheurs occidentaux de penser la société sans le pouvoir, de l’impossibilité de se départir du schéma classique commandement/obéissance, version politique du dualisme métaphysique à la source de l’humanisme européen. Alors que Foucault, s’appuyant sur la philosophie analytique anglo-saxonne, ambitionne de penser le pouvoir en termes de fonctionnement et de jeu, de tactique et de stratégie, et donc en présupposant l’impossibilité d’échapper et de rompre radicalement avec le pouvoir, pour Baudrillard, même micro cellulaire, le pouvoir constitue une instance ultime devant céder à la séduction du cycle, un terme devant être exterminé. La critique de Baudrillard, suivant laquelle le discours de Foucault perpétue le pouvoir qu’il décrit, provient de la méthode 108

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004. Jean Baudrillard pense pour sa part que « la fascination que [les systèmes clos] exercent, parce qu’elle est faite de désaveu profond, comme dans le fétichisme, est réversible dans l’instant », in L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. 109 Michel Foucault, « Les rapports de voir passent à l’intérieur des corps, La Quinzaine Littéraire, 1er-15 janvier 1977. 110 Michel Foucault, La volonté de savoir, op.cit.

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même de l’historien et philosophe Foucault, qui consiste à décrire, faire voir, montrer le pouvoir, à le publier en quelque sorte, le rendre publique suivant une publicité négative, à le mettre en exergue, en lumière. La méthode de l’intellectuel militant s’appuie sur une sorte de critique panoptique du pouvoir panoptique : c’est à un enfermement de la société dans le savoir-pouvoir du gardien Foucault que nous convie l’historien et philosophe, d’après un processus d’intoxication volontaire fondé sur la proposition : le pouvoir (le mal) est là où on croit qu’il n’est pas. Réponse de Baudrillard : il est aussi dans le discours de Foucault, partout donc nulle part… « L’acception originelle de la ‘‘production’’ […] est celle de rendre visible, de faire apparaître et comparaître : pro-ducere »111. Le second Foucault est du côté de la production (conceptuelle/discursive) du pouvoir, contre, disons, la séduction que provoquerait (et que provoque, en idée) sa disparition… « L’entreprise [de la production] est d’ériger tout en évidence, que ce soit celle d’un objet, d’un chiffre ou d’un concept. »112 Là est l’essence de la perpétuation du mythe du pouvoir, au-delà de la volonté de le dépeindre comme un mécanisme microphysique de rapports de forces susceptibles de s’inverser sous le poids des résistances. « Que tout se transcrive en rapports de forces, […] telle est l’entreprise de notre culture, dont l’ ‘‘obscénité’’ est la condition naturelle. » Proposition de Baudrillard : l’attaque culturelle reposant sur la libération des forces et la conquête du pouvoir n’est que la reconduction d’un système basé sur cette libération et cette conquête, et la description méticuleuse de la manière dont fonctionne la mécanique belliqueuse des relations sociales dans le cadre des institutions modernes n’est qu’une opération de 111 112

Jean Baudrillard, Oublier Foucault, op.cit. Idem.

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commutation avec un système lui-même hyperfonctionnel. Autrement dit, la science politique est une science pornographique : « jamais de séduction là-dedans »113. Le pouvoir ne fonctionne pas, selon Baudrillard : il s’échange. Or la réversibilité de l’échange dans le sacrifice doit fatalement mettre fin à la linéarité du pouvoir114, alors que chez Foucault le fonctionnement de la machine sociale et de l’appareil d’État dans le mécanisme des luttes sempiternelles perpétue les relations de pouvoirs. L’intellectuel militant pense le pouvoir suivant le cadre conceptuel de la guerre d’extermination ; le sociologue pense sa mort suivant celui de l’échange symbolique don/contre-don. Dès lors, l’attaque culturelle reposant sur la suppression des tabous et des partages sexuels se heurte au fait que « la dé-liaison des énergies soit la forme même du système actuel »115. Le succès de la tragédie des Mots et les choses fut l’occasion d’une polémique sur la mort de l’homme et la fin de l’humanisme, Foucault ayant accusé Sartre d’être un homme du XIXème siècle qui tente de penser le XXème ; la parution, une décennie plus tard, de La volonté de savoir, texte où philosophiquement Polémos est Roi, fut l’occasion d’un défi symbolique lancé par le sociologue tragique Baudrillard, qui n’hésita pas à faire de Foucault un homme du XXème siècle qui pense avec la nostalgie du XVIIIème…

113

Idem. Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. 115 Idem. 114

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Le souci de soi. La subjectivité, l’absence de moi. À propos de la groupuscularisation des mouvements de contestation après Mai-68 et des discussions infinies, débats théoriques et polémiques stériles de ces entités sur les bonnes stratégies à adopter face au pouvoir oppresseur de la bourgeoisie, Foucault avoua finalement qu’il « ne [proposerait] qu’un seul impératif, mais celui-là sera catégorique et inconditionnel : ne jamais faire de politique. »116 L’intellectuel engagé, analyste méticuleux du pouvoir, est dégoûté par la politique comme champ social de luttes et de rapports de forces. « Je sais bien, annonce-t-il dans son cours au Collège de France de 1977, qu’il y en a qui disent qu’à parler du pouvoir, on ne fait pas autre chose que développer une ontologie intérieure et circulaire du pouvoir. »117 Derrière cette remarque impersonnelle en forme de récusation (« il y en a qui… »), Foucault fait clairement référence à Jean Baudrillard. Durant le long silence qui succède à La volonté de savoir, Foucault a le sentiment d’un malentendu lié à ce livre. Le pamphlet de Baudrillard renforce sans aucun doute, bien qu’il ne l’admette jamais, l’impression qu’il s’est enfermé dans les rapports de pouvoir, dans la prisonmodèle d’organisation des institutions modernes qu’il a décrite. Il note, dans sa Vie des hommes infâmes : « nous voilà bien, avec toujours la même incapacité à franchir la

116

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004. 117 Sécurité, territoire, population, op.cit, page 253.

ligne, à passer de l’autre côté… Toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire… »118 Dans la pratique, l’échec du mouvement des prisons attriste le philosophe et historien. Dans la théorie, il réfléchit à la conception d’un « ‘‘pouvoir de la vérité’’ qui ne serait plus vérité de pouvoir, une vérité qui découlerait des lignes transversales de résistance et non plus des lignes intégrales de pouvoir »119. C’est sûr : le pouvoir mène à une impasse. Il faut suivre « un nouvel axe, distinct à la fois de celui du savoir et de celui du pouvoir. »120 La césure qui est opérée dans le cours intitulé Sécurité, territoire, population représente un début de réponse à celui l’accusant de développer une ontologie circulaire du pouvoir. En effet, Michel Foucault commence alors à établir une généalogie de l’État à travers le thème du souci, sous la forme religieuse du pouvoir pastoral. Il souligne la rareté de la métaphore du berger dans la littérature politique classique (Isocrate, Démosthène) à l’exception du Politique de Platon, dans laquelle cette métaphore est jugée comme insuffisante (et est remplacée par le paradigme du tisserand) et éclaire le rapport entre Église et État. La disparition du Foucault militant politique est donc, pour une part, la conséquence de l’échec de la tactique adoptée : les enquêtes du G.I.P. n’ont pas abouti sur le terrain du réel, au niveau des conditions de vie des prisonniers, et la stratégie de la transparence n’a 118

Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », cité par Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. 119 Idem. 120 Idem.

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pas débouché sur une prise de conscience généralisée des situations intolérables dans la société occidentale moderne. La crise existentielle due à l’évolution dans cette impasse constitue en même temps une tentative de définir une nouvelle voie, à travers la construction d’un nouvel axe de recherche. En 1978, Michel Foucault pose la question du pouvoir pastoral, étranger à la tradition gréco-romaine, et de l’origine judéo-chrétienne de l’État et de la société disciplinaire moderne – le thème de la conduite individuelle vers le salut étant d’origine judaïque. À l’art princier de gouverner un territoire souverain (Machiavel) s’oppose, à l’Âge classique, un discours prônant l’introduction de l’économie et de la gestion dans les affaires publiques, une gouvernementalité dictée par la raison d’État et constituant une réactivation du thème du pouvoir pastoral. Lorsque Foucault retrace la généalogie de la conscience chrétienne de soi à travers les thèmes du biopouvoir, de la gouvernementalité, du pouvoir pastoral et de l’aveu, Dreyfus et Rabinow indiquent qu’il montre subrepticement que ces technologies politiques sont ‘‘responsables’’ du danger qui menace la liberté de l’homme moderne121. Cette importance de l’inscription de la conduite des individus propre au pastorat chrétien dans l’exercice du pouvoir souverain selon la raison d’État par la gouvernementalité politique à l’Âge classique, en particulier, et la mise en exergue du pouvoir pastoral, en général, représente une sorte de totalisation critique venant redoubler les critiques locales – l’hôpital, la prison, l’école – effectuées via la microphysique des pouvoirs. En même 121

Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, op.cit.

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temps, cette mise en exergue constitue un déplacement de l’analyse de Foucault, des relations de pouvoirs aux technologies de gouvernement, le thème du souci commençant alors à apparaître, le pouvoir pastoral reposant sur un souci des autres : « tout le souci du pasteur est un souci qui est tourné vers les autres et jamais vers lui-même. »122 Dans le cours au Collège de France sur le Gouvernement des vivants, les exercices ascétiques chrétiens fournissent le terrain d’exploration d’un régime de vérité indépendant de l’articulation duelle savoir/pouvoir. Foucault s’intéresse ensuite aux exercices ascétiques gréco-romains. Michel Foucault développe donc d’abord son analyse historique sur la gouvernementalité et la raison d’État à l’Âge classique, puis sur le pouvoir pastoral au Moyenâge, « la nouveauté des Grecs [apparaissant] ultérieurement, à la faveur d’un double ‘‘décrochage’’ : quand les ‘‘exercices qui permettent de se gouverner soimême’’ se détachent à la fois du pouvoir comme rapport de forces, et du savoir comme forme stratifiée, comme ‘‘code’’ de vertu. D’une part, il y a un ‘‘rapport à soi’’ qui se met à dériver du rapport avec les autres ; d’autre part, aussi bien, une ‘‘constitution de soi’’ qui se met à dériver du code moral comme règle de savoir. Cette dérivée, ce décrochage, il faut les entendre au sens où le rapport à soi prend de l’indépendance. »123 Le déplacement axial progressif du gouvernement des âmes au Moyen-âge au souci de soi dans l’Antiquité est l’occasion d’une réflexion relative à la nouvelle manière 122 123

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit. Gilles Deleuze, Foucault, op.cit.

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de résister aux pouvoirs dans les rapports de forces existants. La peinture naturaliste des mœurs des Anciens, telles qu’elles transparaissent à travers les traces qui nous en restent, se substitue à la description baroque des mutations sociopolitiques de l’Âge classique, pour offrir au regard postmoderne un monde antique qui s’accorde aux plaisirs – plaisirs dont la recherche constitue l’horizon éthique du dernier Foucault. L’ultime stratégie consiste à ignorer le pouvoir et ses injonctions désinhibantes (la libération sexuelle, etc.), en variant les plaisirs à l’infini, par-delà désir et assouvissement. Cette volonté de concevoir une nouvelle approche de la contestation se double de la nécessité d’établir la naissance de la subjectivité, l’oppression étant vécue, d’une manière extrapolitique et de façon quelque peu heideggérienne, comme le résultat consubstantiel de l’emprise (de la) métaphysique. La construction historique du sujet fait référence à un certain rapport à la vérité, ce rapport étant posé à travers le prisme de la sexualité. Dans son Usage des plaisirs et son Souci de soi, Foucault pense l’histoire menant du sujet maître de ses plaisirs de la Grèce classique, au sujet hellénistique inscrivant ses plaisirs dans une éthique du souci124, transition par où il est permis de constater l’introduction d’une première crainte vis-à-vis de la jouissance provenant du corps, avant que le sujet chrétien ne jette un regard sombre sur les mouvements de sa chair, dans la perspective du salut de son âme… La maîtrise grecque des plaisirs est susceptible de devenir un enjeu sociopolitique, au sein d’une culture du sexe-roi hantée par la Libération sexuelle : contrat/contrôle social-sexuel, contrat sexuel comme nouveau lien social, permettant le contrôle social par le 124

Frédéric Gros, Michel Foucault, Paris, P.U.F., 2010.

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sexe. Dès lors, le problème se posant aux modernes ne consiste pas tant à libérer l’individu de l’État qu’à le libérer du type d’individualisation qui se rattache aux institutions étatiques, et ce, en promouvant de nouvelles formes de subjectivité et en créant de nouvelles formes culturelles : « dans les complications [des jeux de subjectivation, de gouvernementalité et de vérité] éclate bien quelque chose comme une liberté. »125 L’ ‘‘esthétique de l’existence’’ développée alors par Foucault comme thème de recherche et axe normatif, ne recouvre pas naïvement une exaltation de la morale du dandy, mais fait au contraire référence à un effort de soi sur soi pour rendre tangibles des principes d’action.126 La construction éthique du sujet n’a pas pour fonction d’accoucher d’un monument d’égoïsme ou d’individualisme : « il ne s’agit pas d’idolâtrie ou d’autoadoration béate. »127 Au contraire, en appliquant sur soimême un principe d’austérité, la jouissance de soi vise le sens juridique d’une possession complète128 et non le sens hédoniste de la possession. Dans ce cadre, « le rapport à soi [est] donné à penser comme forme de résistance possible aux systèmes de pouvoir, comme point de défaite d’un pouvoir ancien. »129 Autrement dit, ce rapport, comme nouvel axe de recherche, superpose maintien épistémique des relations de pouvoirs comme cadre de pensée et évacuation du pouvoir comme mythe éternel de la 125

Idem. Frédéric Gros, « Le souci de soi chez Michel Foucault », in Perrine Galand-Hallyn, Carlos Lévy, Vivre pour soi, vivre pour la cité, de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, PUPS, 2006. 127 Idem. 128 Idem. 129 Frédéric Gros, Michel Foucault, Idem. 126

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domination/fascination, soit l’esquisse d’une réponse à la critique baudrillardienne de la tautologie conservatrice de la critique du pouvoir. C’est ainsi qu’est subrepticement mis en relation choix sexuels et système de valeurs, préférence sexuelle et critique sociale, comportement sexuel et révolution culturelle, le tout sur un mode coordonné à la fois positif (à travers les livres d’histoire) et normatif (à travers les dits et écrits). La position de Foucault est floue : non au sexe roi, dit-il d’un côté, dénonçant « le triomphe social du plaisir sexuel » : la libération est un piège, et « La Volonté de savoir montrait déjà que le corps et ses plaisirs, c’est-àdire une ‘‘sexualité sans sexe’’, étaient la manière moderne de ‘‘résister’’ à l’instance du ‘‘Sexe’’, qui soude le désir à la Loi »130. Mais de l’autre côté, les pratiques hors-normes devraient néanmoins être insérées dans un mode de vie plus général contestant le système de valeurs actuel. Triomphe sexuel du plaisir social. Contradiction au pays du sexe et de la révolution… Le passage entre le second Foucault, intellectuel militant théoricien du pouvoir, et le dernier Foucault, s’interrogeant sur le souci de soi chez les Anciens, intervient au cours d’un projet d’histoire de la sexualité. Par cette rupture, c’est le statut de l’histoire et la vision de la sexualité qui sont perturbés. Le premier Tome, La volonté de savoir, rend encore compte d’un axe de recherche liant savoir et pouvoir. Les deux derniers sont comme la conséquence d’une rupture avec la morale du savoir et du pouvoir, qui sont comme le bien et le mal dans une Civilisation humaniste axiologiquement platonicienne. 130

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit.

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Le second Foucault visait à montrer que le pouvoir reposait sur les connaissances des hommes et des choses, sur les sciences humaines et sociales, de même que le savoir n’était nullement une faculté appartenant au Sage, mais procède de la volonté d’une classe d’hommes dans une culture donnée et prenait naissance dans les institutions sociopolitiques et dans le cadre d’évènements historiques – voir l’ethnologie et la colonisation par exemple. Le dernier Foucault cherche à démontrer comme historiquement et logiquement, les relations de pouvoirs ne peuvent se nouer qu’entre hommes libres, cherchant ainsi à dédramatiser ces rapports en s’écartant du mythe du pouvoir comme puissance, ou domination (brute) ; de plus, le savoir n’est plus seulement décrit comme instrument de pouvoir ou fruit d’une volonté spécifique, mais comme manière de se départir de toute domination à travers une connaissance de soi sur soi et par soi. « Le problème n’est donc pas d’essayer de dissoudre [les relations de pouvoir] dans l’utopie d’une communication parfaitement transparente [comme le propose Jürgen Habermas], mais de se donner les règles de droit, les techniques de gestion et aussi la morale, l'êthos, la pratique de soi, qui permettront, dans ces jeux de pouvoir, de jouer avec le minimum possible de domination. » 131 L’usage des plaisirs et Le souci de soi se trouvent donc par-delà pouvoir et savoir, quelque part au seuil de la subjectivité, précisément là où peuvent naître les points de résistance au pouvoir, ces points que La volonté de savoir, 131

Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi et la pratique de la liberté », in Concordia. Revista internacional de filosophia, juilletdécembre 1984.

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prise par le couple infernal savoir-pouvoir, dégageait sans préciser leur origine. Le second Foucault renforçait le Pouvoir en lui prêtant de nombreuses relations ; le troisième casse ce mythe en s’éloignant de cette impasse. « Il est comme fasciné, rejeté dans ce qu’il hait pourtant »132. D’aucuns virent dans L’usage des plaisirs et Le souci de soi un retour du sujet. C’est en fait un retour vers le dieu grec Apollon, qui « divinise le principe d’individuation »133 en l’esthétisant. Après avoir été un écrivain raisonnablement dionysiaque avec l’Histoire de la folie et Les mots et les choses, puis un philosophe/politique socratico-platonicien à l’époque de Surveiller et punir et de La volonté de savoir, Foucault se fait ami de la sagesse apollinienne avec ses deux derniers Tomes de son Histoire de la sexualité. « La trajectoire du philosophe avait consisté à ‘‘cheminer du monologue au dialogue, en passant par le combat’’. »134 L’écrivain dionysiaque célébrait, seul et saoul, la folie se logeant au cœur de l’histoire de la raison ; le philosophe/politique socratico-platonicien combattait le pouvoir et ses masques ; l’ami de la sagesse, sobre et adulé, devient apte à communiquer avec ses contemporains sans aucune rage. Dans sa Volonté de puissance, Nietzsche explique presque rétrospectivement, pourrions-nous dire, que « le philosophe de la connaissance tragique […] ressent de façon tragique l’effondrement du terrain métaphysique et ne peut pourtant se satisfaire du tourbillon bariolé des sciences [c’est le Foucault historien critique du savoir 132

Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. Gilles Deleuze, Nietzsche, op.cit. 134 James Miller, La passion Foucault, op.cit., citant Jean Lacouture, « Trois images de Michel Foucault », Libération, 26 juin 1984. 133

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positiviste de l’Histoire de la folie et des Mots et les choses]. Il travaille à édifier une vie nouvelle [étant militant de Surveiller et punir à La volonté de savoir] ; il restaure l’art dans ses droits [à travers l’esthétique de l’existence, dans L’usage des plaisirs et Le souci de soi]. » « C'est très brusquement, dès 1975-1976, affirme Michel Foucault, que je me suis tout à fait départi de ce style [baroque], dans la mesure où j’avais en tête de faire une histoire du sujet, qui ne soit pas celle d'un évènement qui se serait produit un jour et dont il aurait fallu raconter la genèse et l’aboutissement. »135 Les discontinuités tragiques entre les épistémés, repérées par l’archéologue du savoir, et les bouleversements dramatiques entre les âges et les périodes, repérés par le généalogiste du pouvoir, font place à une histoire apaisée retraçant la continuité dans les pratiques réflexives qu’exercèrent les hommes vis-à-vis d’eux-mêmes : « ce que nous appelons la morale chrétienne [est] incrustée dans la morale européenne, non pas depuis les débuts du monde chrétien, mais depuis la morale ancienne »136. (La thèse foucaldienne d’une continuité entre Antiquité païenne et christianisme en général, et entre cynisme et monachisme en particulier, ne constitue bien sûr pas une nouveauté dans l’historiographie et la culture occidentale ; on la retrouve explicitement établie, par exemple, dans Le Neveu de Rameau de Denis Diderot137). Plus profondément, le pari du dernier Foucault consista à se départir de ce ‘‘vitalisme sur fond de mortalisme’’ qu’il signala dans sa Naissance de la clinique à propos du 135

Michel Foucault, « Le retour de la morale », Les Nouvelles Littéraires, 28 juin/05 juillet 1984. 136 Idem. 137 Dans la bouche de « moi », page 128 des Éditions Folio Classique.

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système de Bichat, et pour lequel il éprouvait une grande fascination ; dans ce système, la mort est éprouvée dans sa négativité suprême et représente le moment fondamental où l’existence trouve son sens ; l’ami de la sagesse apollinienne cherche à se conformer à un vitalisme fondé sur l’esthétique – c’est-à-dire sur une appréhension de l’existence dans sa pleine positivité.138 Cette dernière phase s’accompagne d’un infléchissement de la conception foucaldienne de l’intellectuel : le philosophe, notamment après la tragédie totalitaire du XXème siècle, est celui qui doit « tempérer, modérer, limiter l’exercice du pouvoir et ses abus » et non plus l’attaquer comme dans l’immédiat après Mai-68. Dans son Foucault139, Mathieu Potte-Bonneville indique que Foucault se laisse contaminer littérairement par les objets qu’il décrit et loue la rigueur ascétique de l’auteur du Souci de soi. Foucault connaît très bien Baudrillard. Il avait pu reconnaître à la consommation une fonction de contrôle et de surveillance moderne du comportement, un rôle de maintien de l’ordre que Baudrillard explicita dans sa Société de consommation140. Malgré le dédain qu’il aurait affiché à l’égard de l’attaque de 1977 – « Moi, mon problème, ce serait plutôt de me rappeler Baudrillard »141 – il ne serait pas vain d’affirmer que la crise intellectuelle à l’origine du changement d’axe de recherche de Foucault à la fin des années soixante-dix est due à la violence et à la 138

James Miller, op.cit. Foucault, Paris, Ellipses, 2009. 140 Voir Michel Foucault, « Sur la sellette », entretien de Foucault avec Jean-Louis Ezine, Les Nouvelles Littéraires, 17-23 mars 1975. 141 Lucio d’Alessandro, Adolfo Marino, Michel Foucault. Trajectoires du présent, Paris, L’Harmattan, 1998. 139

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pertinence du pamphlet de Jean Baudrillard. L’approche éthique de la question de la subjectivité est adoptée avec cette volonté de se déprendre du pouvoir, ce qui constitue précisément l’injonction posée par le sociologue dans son Oublier Foucault. À s’en tenir à ses déclarations ou à ses assertions, comme dans l’Introduction à L’usage des plaisirs, où Foucault réfute toute conception d’un pouvoir « dénoncé comme simulacre »142, l’attaque du sociologue n’aurait eu aucun impact sur la trajectoire du philosophe. En fait, nous serions au contraire tentés de poser comme hypothèse que la pensée du dernier Foucault est tout entière une discussion autour des points d’attaque contenus dans le pamphlet du sociologue, et même qu’elle valide en partie les points essentiels de cette critique. Comme si Foucault avait pris soin de lutter contre sa fascination et de s’oublier lui-même en prenant compte de la proposition de Baudrillard dans Oublier Foucault : inutile de discourir du pouvoir à l’infini. En ce sens, « est-il possible de penser que Foucault se soit senti comme atteint au plus profond de lui-même par l’accusation d’être le dernier dinosaure du monde dont il avait déclaré la mort, qu’il ait senti qu’il était arrivé trop près de la limite et que, pour cette raison, son discours menaçait d’effectuer un demi-tour capable de le ramener exactement au lieu dont il avait eu l’orgueil de s’éloigner, avec le risque que sa pensée ne devînt une pensée de la 142

Dans son Introduction à son Usage des plaisirs, Michel Foucault explique simplement et d’une traite que son « analyse des relations de pouvoir et de leurs technologies [dans Surveiller et punir et La volonté de savoir] permettait de les envisager comme des stratégies ouvertes, en échappant à l’alternative d’un pouvoir conçu comme domination ou dénoncé comme simulacre ».

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nostalgie ? Est-il possible que pour cela, Foucault se soit enfermé dans un long silence qui lui ait permis de ne pas dépasser cette limite ? »143 Et est-il possible que le silence de Foucault accouchât de cette remise en question que Baudrillard lui enjoignait d’opérer dans son attaque ? L’évacuation positive et consciencieuse de la question du pouvoir, chez Foucault, s’effectue à travers une lecture et une prise de position spécifique à l’égard du souci de soi. Effectivement, si ce souci ne recouvre pas une exaltation hédoniste du dandy cyniquement égoïste, mais fait référence à un effort austère de soi sur soi, en même temps, cet acte existentiel pensé par Foucault ne recouvre pas non plus le souci tel qu’il s’exprime dans l’ascétisme mortifère du christianisme, bien que techniquement ils supposent tous deux une forme de mise à l’épreuve de soi et une certaine tension. Se poser à soi-même la question « Qui suis-je ? » revient à s’assujettir à une identité à travers la constitution d’une vérité de soi, dans une pratique discursive véridictionnelle allant du monachisme à la psychanalyse et qui représente la clé de l’obéissance du sujet, dans l’Occident moderne.144 La dénonciation de cette opération technique typique du pouvoir pastoral, reposant sur une confiscation chrétienne de la morale par la théorie du sujet, est ce qui permet au philosophe et historien de ne plus avoir à poser sur la réalité une grille d’intelligibilité duale composée de relations de pouvoirs, et du coup, d’évacuer la question du pouvoir en rabattant le problème de la résistance à un facteur existentiel de lutte contre la métaphysique de la transcendance (dont l’un des axiomes est le principe d’identité). Foucault a « [découvert] des ‘‘modes de 143 144

Idem. Frédéric Gros, « Le souci de soi chez Michel Foucault », op.cit.

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subjectivation’’ hors des emprises du pouvoir »,145 car il a totalement changé de projet général de recherche : au lieu d’étudier la sexualité aux confins du savoir et du pouvoir entre l’Âge classique et le XXème siècle, comme dans la Volonté de savoir, il a recherché comment s’était constituée, pour le sujet lui-même, l’expérience de sa sexualité comme désir dans l’Antiquité grecque.146 Or, l’idée d’une morale comme obéissance à un code de règles disparaissant à la fin du XXème siècle, Michel Foucault se croit en droit de jeter un regard sur les mœurs des Anciens et de justifier sa recherche d’une esthétique de l'existence : « un certain nombre de questions se posent à nous dans les termes mêmes où elles se posaient dans l'Antiquité »147. En outre, il est possible d’en conclure que les luttes actuelles ne visent plus les dominations, mais les assujettissements identitaires. Les mots et les choses abordaient le problème de l’identité de la culture occidentale à elle-même ; le troisième Foucault pose le problème « de l’identité [individuelle] en rapport avec le problème du ‘‘pouvoir individualisant’’ »148 et cherche à se déprendre de ce pouvoir en promouvant de nouvelles formes de subjectivité, en refusant le type d’individualité imposé depuis plusieurs siècles. D’où la façon dont Foucault s’échappe peu à peu du piège tendu par le couple savoir-pouvoir pour interroger la gouvernementalité et le pouvoir pastoral, pour finalement faire valoir le souci grec de soi, esthétique, contre le souci chrétien, culpabilisateur. Souci contre souci. 145

Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. Michel Foucault, « Une esthétique de l'existence » (entretien avec A. Fontana), Le Monde, 15-16 juillet 1984, p. XI. 147 Michel Foucault, « Le retour de la morale », op.cit. 148 Michel Foucault, « Omnes et singulatim », in Dits et écrits 2, op.cit. 146

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Au cheminement intellectuel de l’axe savoir-pouvoir à celui de la subjectivité s’ajoute en se confondant un passage du militantisme politique à la militance éthique.149 La vie de Foucault est encore plus importante que son œuvre : L’usage des plaisirs et Le souci de soi sont comme des lettres qu’il se serait adressées à lui-même en vue de mener enfin une vie philosophique dans la grande tradition épicurienne. « Durant les huit derniers mois de sa vie, la rédaction de ses deux livres a joué pour lui le rôle que l’écriture philosophique et le journal intime jouaient dans la philosophie antique : celui d’un travail de soi sur soi, d’une autostylisation » confie son ami Paul Veyne150, tandis que d’après Didier Eribon, « [les] derniers livres [de Michel Foucault] sont un peu son éthique personnelle, conquise sur lui-même »151. James Miller déplore le fait que « l’apport de Foucault dans le domaine de la philosophie morale [soit] loin d’être évident »152, mais là n’était pas son but. James Miller affirme avec raison que « pour être considéré comme valide, un principe moral doit être applicable universellement » ; or au contraire, Foucault esquisse (l’étude d’) une éthique, soit un ensemble de propositions à visée pratique sans caractère principiel transcendant. James Miller fustige le fait que « Michel Foucault n’[ait], de toute évidence, pas proposé un seul principe moral valide », alors que l’objectif du philosophe et historien consistait justement à déceler dans les principes moraux 149

Thème évoqué à propos des Cyniques, dans Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France 1984, Paris, Gallimard, Le Seuil, EHESS, 2009. 150 James Miller, La passion Foucault, op.cit. 151 Didier Eribon, Michel Foucault, op.cit. 152 James Miller, « Foucault », in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op.cit.

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valides des jeux de vérité assurant discursivement la transformation oppressive de la subjectivation à l’assujettissement. En effet, lentement, avec le stoïcisme tardif, puis franchement avec le christianisme primitif, « l’individu intérieur se trouve codé, recodé, dans un savoir ‘‘moral’’, et surtout il devient l’enjeu du pouvoir, il est diagrammatisé. Le pli est donc comme déplié, la subjectivation de l’homme libre se transforme en assujettissement. […] Un nouveau type de pouvoir apparaît, qui se charge d’individualiser, et de pénétrer l’intérieur : c’est d’abord le pouvoir pastoral d’Église, puis sa reprise dans le pouvoir d’État »153 Ainsi, ce qui est présenté comme étant une aporie par James Miller154 provient en fait d’une incompréhension malheureuse, car Michel Foucault poursuit justement sa militance éthique comme une forme de lutte contre l’institution – de toute morale. Problème : cette critique de Miller rejoint celle de penseurs humanistes contemporains. Effectivement, une mise en exergue de ce point est effectuée par les critiques universalistes du dernier Foucault : ils expliquent qu’il manque un repère axiologique aux derniers travaux du philosophe155. Pour les critiques universalistes (Charles 153

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. Qui dans La passion Foucault, pourtant, explique bien « comment la définition du rapport à soi-même était passé du précepte positif de la connaissance de soi socratique (‘‘Connais-toi toi-même’’) à l’injonction négative du détachement chrétien à l’égard de soi (‘‘Renonce à toi-même’’) ». Mortification de l’ascétisme chrétien versus esthétisation grecque de la vie (mais les exercices physiques et spirituels prévus à ces fins opposées peuvent quelque peu se ressembler). 155 Les critiques qui suivent sont citées par Jurandir Freire Costa, « Le sujet chez Foucault : esthétique de l’existence ou expérience 154

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Taylor, Rochlitz et Pierre Hadot), l’esthétique de l’existence prônée par le Foucault de L’usage des plaisirs et du Souci de soi le dispense d’un engagement envers les valeurs universelles. Charles Taylor, en particulier, estime que Foucault « se trompe lorsqu’il assume tacitement des valeurs universelles qu’il discrédite », « se sert implicitement d’une morale dont il ne connaît pas ou essaie de cacher les présupposés » et « ne ramène pas à la surface les fondements moraux responsables de ses choix théoriques. » 156 Pierre Hadot, pour sa part, craint qu’« une culture de soi, sans liens avec des valeurs universelles [puisse] devenir une question de préférence d’un seul ou de quelques-uns, mais jamais un précepte moral pour tous. » 157 À cette critique humaniste, nous pourrions objecter l’opposition mise en avant par Gilles Deleuze entre éthique communautaire et morale universaliste. Ce qui compte, pour Foucault, c’est que la subjectivation se distingue de tout code moral : elle est éthique et esthétique, par opposition à la morale, qui participe du savoir et du pouvoir, rappelle Deleuze. La morale universelle est ce discours légitimant toutes les techniques de domination (dans les asiles et les prisons, etc.) ; l’éthique justifie des techniques de soi permettant de se déprendre de tout assujettissement.

morale ? », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. 156 Dans son « Foucault, la liberté, la vérité » in Michel Foucault. Lectures critiques, Éditions universitaires, Bruxelles, cité in Jurandir Freire Costa. 157 Pierre Hadot, « Réflexions sur la notion de ‘‘culture de soi’’ », in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Seuil, Paris, 1989, cité in Jurandir Freire Costa.

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À ce titre, Michel Foucault explique, dans son Usage des plaisirs, que « l’austérité sexuelle précocement recommandée par la philosophie grecque ne s’enracine pas dans l’intemporalité d’une loi qui prendrait tour à tour les formes historiquement diverses de la répression : elle relève d’une histoire qui est, pour comprendre les transformations de l’expérience morale, plus décisive que celle de codes : une histoire de l’ « éthique » entendue comme l’élaboration d’une forme de rapport à soi qui permet à l’individu de se constituer comme sujet d’une conduite morale. »158 Le dernier Foucault part du biopouvoir, évoque le pouvoir pastoral, puis l’examen des âmes et l’extorsion des aveux dans le christianisme primitif et au Moyen-âge, pour enfin s’intéresser au souci de soi dans l’Antiquité, allant ainsi toujours plus loin historiquement dans la généalogie du processus de subjectivation de l’être ; mais il s’arrête à Socrate, et ne va pas jusqu’aux présocratiques pour éprouver leur rapport au Cosmos. « En introduisant cette vision typiquement moderne dans la lecture de Platon et de Sénèque qu’il proposa par la suite, Foucault a eu tendance, comme l’a fait remarquer un spécialiste de la philosophie antique [Pierre Hadot], à réduire les ‘‘pratiques de soi’’ des platoniciens et des stoïciens à un simple processus d’intériorisation. Il n’a pas suffisamment pris en compte l’existence chez les Anciens d’un second mouvement, ‘‘inséparablement solidaire’’ du premier, qui consistait ‘‘à prendre conscience de soi comme partie de la 158

Michel Foucault, L’usage des plaisirs, op.cit. Ailleurs : « De l'Antiquité au christianisme, on passe d’une morale qui était essentiellement recherche d’une éthique personnelle à une morale comme obéissance à un système de règles », Michel Foucault, «Une esthétique de l’existence» (entretien avec A. Fontana), Le Monde, 1516 juillet 1984, p. XI.

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Nature, comme parcelle de la Raison universelle’’. En n’insistant pas suffisamment sur cette ‘‘dimension universaliste et cosmique’’, Foucault a proposé ‘‘une culture du soi trop purement esthétique’’, qui s’apparente à ‘‘une nouvelle forme de dandysme’’. »159 Il manque une réflexion cosmique chez le dernier Foucault, car son intérêt est stricto sensu sociopolitique, alors que les penseurs grecs de l’Antiquité, par leurs réflexions, tissaient plus ou moins tacitement un lien logique entre l’Univers et la Cité, dans le cadre d’une pensée encore traditionnelle. Surtout, sa tentative de renouer avec une pensée bimillénaire comporte à coup sûr une part de défi par rapport à l’accusation portée à son encontre par Baudrillard, suivant laquelle l’approche généalogique centrée sur la relation savoir/pouvoir du XVIIème au XIXème siècles, masquerait une nostalgie vis-à-vis de l’Âge classique comme période de faste du pouvoir ; c’est que le dernier travail de recherche du philosophe et historien prend l’aspect d’un nouvel effort désespéré pour retrouver une forme de pensée non contaminée par le christianisme, après ceux fournis par les Révolutionnaires, et avant eux par les hommes de la Renaissance… La seule réponse à formuler au vacillement de la morale serait-elle la nostalgie d’une société et d’une culture sans État, d’un monde d’avant le péché originel, d’avant le pouvoir ?160

159

James Miller, op.cit. Foucault admet : « Dans ce retour régulier aux Grecs, il y a à coup sûr une sorte de nostalgie », Nouvelles Littéraires, op.cit.

160

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Deuxième partie. Généalogies et nécrologies. Vers la singularité. Toute l’œuvre de Baudrillard est dans Le système des objets161, paru en 1968 (au moment où Foucault était encore plongé dans les polémiques épistémologiques relatives aux Mots et les choses et y mettait fin dans L’archéologie du savoir). Même un texte de Baudrillard aussi tardif que L’esprit du terrorisme, sur le 11Septembre, reprend d’une certaine manière le motif élaboré 33 ans plus tôt dans ce premier ouvrage, dans lequel est affirmé que « l’infaillibilité finit toujours par provoquer l’angoisse [car] un monde sans défaillance serait le signe d’une résorption définitive de la fatalité [et] le moindre signe de résurrection de cette fatalité provoque en l’homme une satisfaction fondamentale. »162 Hormis au niveau du style d’écriture, qui passe de la froideur analytique de sa Thèse de doctorat aux envolées de plus en plus lyriques de ses Cools Memories, pas de césure profonde ni de crise majeure dans le parcours intellectuel du sociologue, contrairement à l’historien et philosophe Foucault. On constate chez Baudrillard une évolution lente au milieu d’une certaine continuité dans l’application de la 161 162

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968. Idem, p. 186.

grille d’intelligibilité construite dans les années 1960, avec en retour une dévolution des biens conceptuels des sciences humaines, plus un retournement de l’approche poststructuraliste en un lyrisme poétique déstabilisateur. D’une manière générale, donc, il existe une permanence de l’opposition fondamentale entre la tradition et la modernité, opposition qui est elle-même une constante de la tradition sociologique (Ferdinand Tönnies, George Simmel, Émile Durkheim, Max Weber). Le système des objets met en place une opposition réglée entre le meuble inséré dans « l’environnement traditionnel » et « l’objet moderne libéré dans sa fonction ». Tout est déjà là chez Baudrillard, dans Le système des objets. Le concept majeur de singularité y est déjà mobilisé, lorsqu’il explique que « nous ne pouvons vivre dans la singularité absolue, dans l’irréversibilité dont le moment de la naissance est le signe [et que] c’est cette irréversibilité de la naissance vers la mort que les objets nous aident à résoudre », ou bien lorsqu’il remarque que « la révolution bourgeoise et industrielle libère peu à peu l’individu de l’implication religieuse, morale, familiale : il accède à une liberté de droit en tant qu’homme, mais à une liberté de fait en tant que force de travail, c’est-à-dire à la liberté de se vendre comme telle. […] L’individu social [est libéré] dans [son] objectivation ‘‘fonctionnelle’’, non dans [sa] singularité. » Il ajoute qu’ « aujourd’hui, les objets ne se répondent plus, ils communiquent – ils n’ont plus de présence singulière ». Ce n’est pas tel ou tel aspect du premier livre du sociologue qui présume du reste de son œuvre, mais l’approche adoptée qui marque un positionnement ferme. Ainsi, Le système des objets renferme en substance l’idée selon laquelle « le corps humain ne délègue plus que les 90

signes de sa présence aux objets, dont le fonctionnement est par ailleurs autonome »163, objecte que « c’est cette dynamique mentale, simulacre d’une relation symbolique perdue, que [les formes fonctionnelles] connotent, essayant de réinventer une finalité à force de signes »164, et annonce déjà que « derrière l’accomplissement fonctionnel des formes, la symbolique phallique traditionnelle s’est désunie : elle s’abstrait dans un simulacre de puissance. »165 Deux interrogations fondamentales closent le texte : Baudrillard se demande si « ce monde systématique, homogène et fonctionnel […] où sont partout désavoués […] la pulsion, le désir, la force explosive de l’instinct n’est pas lui aussi un monde moral et hyper-moral »166 ; il s’interroge : « si le simulacre est si bien simulé qu’il devient un ordonnateur efficace de la réalité, n’est-ce pas l’homme alors qui, en regard du simulacre, se fait abstraction ? »167, laissant ainsi transparaître avec une certaine détermination les linéaments de sa pensée en devenir. Le concept de simulacre (de troisième génération) est reformulé et précisé dans La société de consommation168, ouvrage fondamental dans la carrière du sociologue, qui décrit la manière dont le système industriel, à travers sa fonction de communication (marketing, publicité), tend à « exalter les signes sur la base d’une dénégation des choses et du réel ». En plus de la ‘‘singularité’’ et du ‘‘simulacre’’, ce texte contient d’autres notions-clés dans le vocabulaire de Baudrillard, des figures conceptuelles 163

Idem, p. 74. Idem, p. 82. 165 Idem, p. 85. 166 Idem, p. 88. 167 Idem, p. 80. 168 Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970. 164

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qui reviendront sans cesse dans ses écrits ultérieurs pour illustrer sa pensée : ‘‘l’anneau de Moebius’’ et ‘‘l’abréaction’’. Ainsi, « l’extrême de l’adhésion et l’extrême du refus se rejoignent, comme dans l’anneau de Moebius » écrit-il déjà dans son ouvrage de 1968, de même qu’ « [il y a] implication totale, structurelle, du système de la consommation et de celui de l’abréaction/somatisation. » Sont aussi décrits dans le discours de Baudrillard, en 1970, la mise en place de la ‘‘simulation’’ et le début de la ‘‘fin du réel’’, ce Crime parfait comme il l’appellera en 1995. La société de consommation est le livre contenant probablement ce que nous pourrions nommer le ‘‘principe fondamental de Baudrillard’’, la proposition de base qu’il démontrera dans ses différents ouvrages, la ‘‘loi sociologique’’ que cet antipositiviste énonce eu égard à l’évolution de la société occidentale moderne : « la consommation généralisée vise à conjurer le réel. » Pour Baudrillard, le réel comprend l’ordre de la production, l’exploitation économique et les conflits sociaux, soit tout ce qui fait réellement évènement et constitue l’Histoire : les conflits, les guerres et les rapports de forces. La société occidentale moderne voit la naissance d’un nouvel ordre : l’ordre de la consommation, ordre parallèle à celui de la production et visant l’intégration de tous à la société, la fin des antagonismes, le consensus structurel. Masquer l’exploitation économique en faisant du maintien de la croissance la condition du salut de tous et effacer les conflits en prônant le dialogue avec les partenaires sociaux, suivant une logique discursive publicitaire hantant comme un spectre démoniaque la scène politique… La fonction maternante de la publicité, comme objet de consommation dans le 92

nouvel ordre social, assure en même temps la montée en puissance du marketing politique : sur la forme, « la consommation fait de l’exclusion maximale du monde (réel, social, historique) l’indice maximal de sécurité. Elle vise à ce bonheur par défaut qu’est la résolution des tensions » ; sur le fond, la consommation comme idéologie générale rejoint en puissance le délire sécuritaire dans le discours politique des États et des partis de gouvernements. Si certaines références intellectuelles de Jean Baudrillard sont bien connues – la critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre et la sémiologie de Roland Barthes, avant l’analyse des médias de Marshall McLuhan –, d’autres, bien qu’il en fasse mention de façon éparse dans ses textes, sont plus obscures, malgré leur grand intérêt. C’est ainsi que dans La société de consommation, Baudrillard prend appui sur les vues d’un certain Daniel Joseph Boorstin. Boorstin était un universitaire américain, né en 1914. Ayant écrit deux Trilogies, la première sur l’expérience américaine, la seconde sur l’expérience humaine et l’évolution des progrès scientifiques et culturels dans l’histoire de l’humanité, il est aussi l’auteur d’un essai paru en 1961, devenu un classique de la sociologie américaine : L’Image, ou ce qu’il advint du Rêve américain.169 Cette étude se présente a posteriori comme étant le premier travail analytique sur la société postmoderne. Effectivement, les premiers symptômes de l’hyperréalité y 169

Daniel J. Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, éd. Vintage Books, 1961. Traduction française Éditions 10/18.

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sont notifiés. De plus, Boorstin relève que ces symptômes font état d’un changement général dans le rapport au monde qu’entretiennent les individus de la société américaine. Ce nouveau rapport au monde est issu d’une culture de masse provenant de la publicité, et promouvant la reproduction technique/industrielle d’un évènement comme instance plus réelle que l’évènement original – soit la promotion d’une instance hyperréelle. Boorstin élabore le concept de pseudo-évènement « pour désigner des évènements ou des comportements dont la seule fonction est de créer une accroche pour la publicité ou les différentes formes de réclame »170. Jean Baudrillard s’accapare de cet héritage conceptuel et affirme, dans sa Société de consommation que « nous entrons dans le monde du pseudo-évènement. […] Il y a partout substitution, en lieu et place du réel, d’un ‘‘néo-réel’’, tout entier produit à partir de la combinaison des éléments de code. C’est […] un immense processus de simulation qui a lieu. » On voit par là l’importance de l’ouvrage de Boorstin sur L’Image, texte américain de 1961, pour comprendre la naissance du concept baudrillardien de simulation, qui aura un succès si important en Amérique à la fin du XXème siècle. La primauté analytique donnée à la consommation par le sociologue de la société occidentale moderne provient du fait que, selon lui, le problème fondamental du capitalisme contemporain n’est plus la production, mais plutôt « la contradiction entre une productivité quasiment illimitée et le besoin de disposer de ce produit. Il devient 170

Source : Fiche Wikipédia de Boorstin.

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vital au système à ce stade de contrôler non seulement le mécanisme de production, mais aussi la demande du consommateur. » Justement, dans la Critique de l’économie politique du signe171, Jean Baudrillard met sur un même plan le discours capitaliste de la consommation et l’idéologie marxiste de la production. Cette idéologie apparemment critique constitue en fait le stade théorique suprême de l’utilitarisme. « L’analyse de la production des signes et de la culture, d’après le sociologue, s’impose non pas comme extérieure, ultérieure, ‘‘superstructurelle’’ par rapport à celle de la pensée matérielle, elle s’impose comme une révolution de l’économie politique elle-même », car « le signe est l’apogée de la marchandise » d’après Baudrillard. Karl Marx considérait la citoyenneté telle que dégagée de l’expérience révolutionnaire française comme une fiction. Croyant libérer l’homme universel, les révolutionnaires de 1789 n’ont en réalité émancipé que le bourgeois : « quel est cet homme distinct du citoyen ? Personne d’autre que le membre de la société bourgeoise. »172 Cette critique est bien connue. Elle a revêtu une forme idéologique, se concrétisa dans des régimes socialistes-totalitaires, en même temps qu’elle connut des prolongements sociologiques tout au long du XXème siècle. Bien que le marxisme ait pu considérer les idéologies comme des théories artificielles socialement déterminées, produites à des fins de domination, et comportant donc 171

Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie du signe, Paris, Gallimard, 1972. 172 Karl Marx, La question juive, Paris, La Fabrique, 2010.

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une part conséquente de mystification – renvoyant ainsi la sphère cognitive démocratique au rang d’illusion soigneusement, c’est-à-dire politiquement, entretenue –, le marxisme a lui-même sombré dans cette forme de discours formellement dénoncé. Le marxisme vise un statut scientifique à travers des considérations historiques et positives éclairées par une philosophie de l’histoire matérialiste et déterministe. Les marxistes ne voient dans l’existence de la sphère politique regroupant la classe dirigeante qu’un sousproduit de l’exploitation économique de la classe sociale bourgeoise sur la classe sociale ouvrière, suivant la dualité infrastructure/superstructure propre à son épistémologie. Le marxisme développe une dialectique progressiste opposant deux classes sociales, où une Histoire linéaire aboutit à la fin de toute domination politique : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes »173. Ainsi donc, « les soubassements théoriques de la pensée de Marx sont de nature métaphysique. »174 L’absoluité accordée au travail comme production est de nature métaphysique. L’analyse marxiste reste toujours affiliée au mythe utilitariste de la marchandise et de la satisfaction des besoins élémentaires, alors que pour Baudrillard, ces besoins n’existent pas : ils ne sont qu’un élément élémentaire du mythe moderne, que le marxisme perpétue à travers son discours… ‘‘critique’’.

173

Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (1848), Paris, Garnier Flammarion, 1999. 174 François L’Yvonnet, « Karl Marx : vu par Jean Baudrillard », Les influences, novembre 2012.

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Ce n’est même pas que les concepts de Karl Marx ne possèdent leur efficacité opératoire que s’ils sont rapportés à une époque historique déterminée : en fait, ces concepts sont eux-mêmes problématiques dans leur essence, en ce qu’ils renferment une idée commune avec la table épistémologique des valeurs capitalistes. « C’est bien pourquoi le matérialisme historique, n’ayant pas subverti les fondements de l’économie politique, n’aboutit qu’à en réactiver le modèle à l’échelon mondial (ce modèle fut-il dialectique et chargé de contradiction). En se penchant sur les sociétés antérieures le plus ‘‘scientifiquement’’ qui soit, il les ‘‘naturalise’’ sous le signe du mode de production. Là aussi la muséification anthropologique, commencée sous la société bourgeoise, se poursuit sous le signe de la critique. »175 Baudrillard, lecteur de Marcel Mauss, oppose à la linéarité bienheureuse (dialectique) du matérialisme historique la logique fatale (malheureuse ?) du cycle. De fait : « il n’y a pas de mode de production ni de production dans les sociétés primitives, il n’y a pas de dialectique dans les sociétés primitives, il n’y a pas d’inconscient dans les sociétés primitives. Tout ceci n’analyse que nos sociétés régies par l’économie politique. »176 Baudrillard ‘‘attaque’’ Marx comme Foucault dans ses Mots et les choses près d’une décennie auparavant. Cependant, Foucault se démarque du marxisme en isolant son discours comme faisant partie d’une épistémé révolue, tandis que Baudrillard s’en démarque en accusant son discours de participer à la légitimation socio-cognitive du système actuel. 175 176

Jean Baudrillard, cité par François L’Yvonnet, op.cit. Idem.

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Pour Jean Baudrillard, Karl Marx n’a pas réussi à sortir des catégories de pensée propres à l’économie politique bourgeoise ; pis : Marx a donné aux catégories bourgeoises de travail et de production une validité transhistorique177. La pensée marxiste est « une pensée qui, fille de son siècle, présente d’incontestables accents positivistes de la société bourgeoise de production de marchandises et de ses catégories [et] la critique marxiste est restée à l’intérieur de la pensée bourgeoise »178, observe le sociologue, un peu comme le constate l’archéologue du savoir dans Les mots et les choses, pour qui, rappelons-nous, le marxisme est comme un poisson dans l’eau dans l’épistémé du XIXème siècle. Pour l’auteur de La société de consommation, la méthode dialectique dont dépend théoriquement la philosophie du matérialisme historique suit une logique interne au système de pensée de l’économie politique bourgeoise. Si la remise en question foucaldienne de la philosophie de Marx est tributaire d’une méthode historique replaçant archéologiquement tout énoncé dans une pratique discursive précise, débouchant ainsi sur une succession dramatique de conditions d’énonciation dans l’histoire du savoir, celle de Baudrillard est de nature intempestive : le marxisme étant consubstantiel à l’économie politique, il n’est en même temps qu’une forme dérivée du bourgeoisisme. Cette dernière remise en cause aboutit aussi fatalement à une conclusion logique de type tragique, résumée par l’anthropologue Michel Panoff dans la Revue française de 177

Gérard Briche, « Baudrillard lecteur de Marx », Lignes, Numéro 31, février 2010. 178 Idem.

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sociologie : « Dans Le miroir de la production ou l’illusion critique du matérialisme historique, Baudrillard se croit condamné à une ‘‘conclusion apocalyptique’’ : ‘‘toute notre vie est empoisonnée par l’obsession productiviste (de la littérature à la sexualité)’’. »179 La lecture baudrillardienne de l’histoire des idées n’étant pas ‘‘finalisée’’, il ne cherche pas à reconstruire une pensée à partir de ses sources suivant une pratique discursive à l’intérieur d’une épistémé qui en révélerait la véritable portée. Pas plus qu’il n’envisage ce que Marx doit à Adam Smith ou à David Ricardo, Baudrillard ne construit pas de lignées discursives suivant une méthode archéologique, mais analyse en force la portée idéologique des présupposés métaphysiques du discours critique marxiste et l’enjeu politique de ces présupposés ontiques en termes de conservation socio-cognitive du système. Dans Le miroir de la production, ou l’illusion critique du matérialisme historique (1973)180, Jean Baudrillard poursuit donc son œuvre de déconstruction de l’édifice marxiste, qui se situe à « l’horizon désenchanté du capital. »181 Il affirme que les concepts de travail, fétichisé par Marx, et de production, transcendés par la dialectique, ne sont plus adaptés à l’analyse critique de la société postindustrielle, car le marxisme repose sur un discours encensant le modèle productiviste, qui est comme le double optimiste du discours capitaliste triomphant.

179

Michel Panoff, Revue française de sociologie, volume 17, 1976. Jean Baudrillard, Le miroir de la production, ou l’illusion critique du matérialisme historique, Paris, Casterman, 1973. 181 Jean Baudrillard, Le miroir de la production, op.cit. 180

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Il est donc urgent de briser le miroir de la production « où vient se réfléchir toute la métaphysique occidentale. »182 Marx fit une critique de l’économie politique, mais dans la forme de l’économie politique : « la pensée critique du mode de production ne touche pas au principe de la production. En sous-entendant l’axiome de l’économique, la critique marxiste déchiffre peut-être le fonctionnement du système de l’économie politique, mais elle travaille du même coup à le reproduire comme modèle. » Cette critique baudrillardienne de Marx est pour nous importante, en ce qu’elle semble préfigurer la critique de Foucault que formalisera le pamphlet du sociologue quatre ans plus tard. Effectivement, de même que la critique du marxisme provient de ce que le matérialisme historique n’a pas subverti les fondements de l’économie politique, mais en réactive le modèle, le grief porté à l’encontre du philosophe et historien dans Oublier Foucault repose principalement sur le fait que la méthode généalogique, n’ayant pas subverti les fondements de l’analyse politique classique, ne fait qu’en réactiver le modèle à travers la critique des mécanismes de pouvoirs et la description minutieuse du panoptisme. En élaborant un ensemble de concepts – relations de pouvoirs, microphysique, panoptique, biopouvoir, technologie politique, rapports de forces – dans le cadre même de la science politique, Foucault ne fait que consolider l’essence du politique : la critique du pouvoir dans la forme du pouvoir affermit le pouvoir. (En outre, comme nous le verrons par la suite plus précisément, la mise en pièces des mythes marxistes de la production et du travail remettent potentiellement en cause la dernière vision foucaldienne de l’homme comme œuvre d’art soumis à une esthétique 182

François L’Yvonnet, op.cit.

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de l’existence et produit du travail de soi sur soi, vision empêtrée dans les débris métaphysiques et marxisants jonchant le sol antique sondé par la généalogie de la subjectivité…). Concernant Karl Marx, Jean Baudrillard poursuit : « Ce n’est que dans le miroir de la production et de l’histoire […] ce n’est que par l’arbitraire de ce code que notre culture occidentale peut se réfléchir comme moment privilégié de la vérité (la science) ou de la révolution (le matérialisme historique). Par rapport à la situation créée par l’industrialisation massive […] par rapport à la situation de déstructuration et de révolte ainsi créée, la théorie marxiste et l’organisation ouvrière ont accompli un certain type d’élaboration secondaire : […] valorisation du procès de développement rationnel des forces productives […] confondu avec le projet révolutionnaire. Le respect de la machine […] institue la classe ouvrière dans une vocation productiviste qui relaie la vocation historique de la bourgeoisie. Sous couvert de matérialisme historique, c’est l’idéalisme de la production qui finit par donner une définition positive à la classe révolutionnaire. »183 La théorie (marxiste) de la forme-production comme concept métaphysique pollue la pensée critique, contaminant le discours révolutionnaire.184 La vision humaniste d’un avenir où le travail serait libéré de ses exploiteurs est aussi une vision qui fait apparaître le concept de production lui-même comme fin de l’homme.185 Du coup, l’utopie révolutionnaire ne peut se trouver que dans le discours luttant contre les présupposés de l’économie politique, dans « une parole d’avant 183

Jean Baudrillard, Le miroir de la production, op.cit. François L’Yvonnet, op.cit. 185 Gérard Briche, op.cit. 184

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l’histoire, d’avant la politique, d’avant la vérité, parole d’avant la séparation et la totalité future – la seule qui, parlant le monde comme non séparé, le révolutionne vraiment. »186 Dans L’échange symbolique et la mort (1976)187, Jean Baudrillard part du constat que les sociétés industrielles postmodernes sont dominées par les valeurs marchandes, basées sur l’échange de biens et de services comme signes, suivant un ordre cognitif de contrôle social reposant sur « l’opérationnalité cybernétique, le code génétique, l’ordre aléatoire des mutations, le principe d’incertitude [qui] succèdent à une science déterminée, objectiviste, à une vision dialectique de l’histoire et de la connaissance »188. Dans cet ouvrage majeur, le sociologue définit les trois ordres de simulacres, qui « parallèlement aux mutations de la loi de la valeur, se sont succédé depuis la Renaissance : la contrefaçon est le schème dominant de l’époque « classique », de la Renaissance à la révolution industrielle ; la production est le schème dominant de l’ère industrielle ; la simulation est le schème dominant de la phase actuelle régie par le code. » L’imprimante 3D est à présent l’objet phare du troisième ordre de simulacre – argument du projet : nous pouvons reproduire le monde. Ainsi, les sociétés industrielles ne répondent plus du tout à l’exigence symbolique, telle qu’elle fut explicitée par l’anthropologue Marcel Mauss comme forme 186

Jean Baudrillard, Le miroir de la production, cité par Gérard Briche, op.cit. 187 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. 188 Ibid.

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principielle du lien social dans les communautés primitives189, soumises à l’obligation de donner, de recevoir et de rendre toujours plus (le potlatch). Ce lien social traditionnel obéissait à la règle tragique de l’échange symbolique don/contre-don, aboutissant fatalement à la destruction sacrificielle de la société et de l’État, tandis que le lien dans les sociétés occidentales modernes se tisse à travers l’accumulation optimiste du capital et le réinvestissement perpétuel, assurant la reproductibilité technique de toute chose et affermissant ainsi le (troisième) ordre (de simulacre). À l’ère simulationniste de la précession du simulacre, la copie est donnée comme plus réelle que l’original, plus réelle que réelle, hyperréelle. Étant ainsi complètement détachée de toute référence directe à l’original, la copie accède à la position de pur simulacre. Or, prévient Jean Baudrillard, « contre [les simulacres de 3e ordre], il ne sert à rien de vouloir ressusciter la dialectique [:] toutes ces vieilles armes (voire celle qu’on va chercher dans les simulacres de 1er ordre, dans l’éthique et la métaphysique de l’homme et de la nature190 […] sont neutralisées au fur et à mesure par le système général, qui est d’un ordre supérieur. » Le sociologue met en exergue l’effet de récupération propre au troisième ordre de simulacre, difficilement contestable, car prenant toujours à son compte les critiques qui lui sont adressées et retournant indéfiniment les attaques qui lui sont portées. À la limite, l’ampleur de cet « effet récupération » provient de la 189

Dans son classique Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, L’Année sociologique, 19231924. 190 Critique par avance de la philosophie humaniste universaliste des années 1980 (Luc Ferry et le retour à l’ordre moral, etc.) et de l’écologie politique au fondement métaphysique (Jean-Pierre Dupuy et le catastrophisme éclairé, etc.).

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nature même de l’ordre de la simulation, qui procède d’une entreprise radicale de récupération de la nature, du monde, du réel, sous forme de capital, de bien, de projet – la petite idéologie actuelle de l’économie circulaire n’est que le nième signe de croyance dans le mythe de la société de consommation, le discours du capitalisme ‘‘recyclé’’ à la mode écologiste. C’est que « tout élément de contestation ou de subversion d’un système doit être d’un type logique supérieur. »191 Là se trouve effectué le lien entre l’échange symbolique et la mort : le défi de l’existence ayant été annihilé comme forme matricielle du lien social, seule la mort violente peut constituer une réponse adéquate aux multiples dons prodigués (vie, soins, sécurité) par le système, elle seule peut restituer la dette contractée à l’égard d’une société surpuissante ; seule « la réversibilité de la mort est d’un ordre supérieur à celui du code. »192 Dans Oublier Foucault, Jean Baudrillard pointe du doigt les insuffisances intellectuelles de la pensée critique contemporaine, représentée aussi par la schizoanalyse des micro-désirs de Gilles Deleuze et l’économie libidinale de Jean-François Lyotard, au prisme de l’armature conceptuelle et de la grille d’intelligibilité qu’il a élaborées au cours de la dernière décennie, et au regard de l’effet récupération qu’exerce l’ordre simulationniste quant aux modèles critiques faisant déjà la part trop belle aux oppositions réglées sur lesquelles s’appuie justement le système pour assoir da domination (dominants/dominés, etc.). En fait, fort de la boîte à outils qu’il a construit à l’occasion de L’échange symbolique et la mort, 191

Anthony Wilden, Système et structure, cité par Jean Baudrillard, op.cit. 192 Jean Baudrillard, idem.

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Baudrillard fait de Foucault et de sa critique du panoptisme comme système de contrôle social propre au monde industriel disparu, un philosophe du deuxième ordre de simulacre, incapable de réfléchir aux moyens de contrer l’ordre de la simulation, pire, proposant des solutions de résistances – microphysiques et aléatoires – allant dans le sens de ce troisième ordre, étant encore tributaire d’une forme de dialectique tenace, basée sur les éternels rapports de forces… En outre, la critique baudrillardienne du second Foucault ressemble à celle que le sociologue formula à l’égard du marxisme dans son Miroir de la production. La pensée marxiste s’appuie en effet sur un objet disparu, l’économie politique, une métaphysique désuète, celle de la production, une obsession caduque, le travail, et une philosophie dialectique scientiste, le matérialisme historique – alors que depuis le XXème siècle, l’objet émergeant de l’ordre de la simulation est l’économie politique du signe, que la métaphysique de notre temps est la consommation, que notre obsession est le loisir, et que notre philosophie de l’histoire est la fin de l’Histoire. De même, la pensée foucaldienne s’appuie sur un objet disparu, le pouvoir, une métaphysique désuète, celle de la guerre193, une obsession caduque, la résistance, et une philosophie d’archiviste, la généalogie – alors que depuis le XXème siècle, l’objet disparaissant de l’ordre de la simulation est le pouvoir, que la métaphysique de notre temps est la paix194, que notre obsession est l’adaptation, et que notre philosophie est la nécrologie.

193

La guerre comme analyseur des rapports sociaux. Le zéro mort et le risque zéro comme nouveaux analyseurs des rapports sociaux.

194

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Bien sûr, Michel Foucault n’a jamais été un philosophe politique classique analysant le pouvoir comme une instance de domination absolue. Au contraire, il s’évertua de façon magistrale à déconstruire ce concept fort de l’histoire des idées en le diffractant dans les multiples champs sociaux où il pouvait être opératoire suivant des modalités spécifiques de fonctionnement. Néanmoins, cette diffraction, même à l’infini, ne put aboutir chez lui à la conclusion de la disparition du pouvoir comme simulacre (de troisième ordre) ; disons que cette hypothèse était trop tragique pour le philosophe et historien dionysiaque devenu un intellectuel militant discutant Révolution et conquête du pouvoir avec les gauchistes de son époque. De manière plus prosaïque, il semblerait que pour Foucault, cette hypothèse, une fois adoptée, n’aurait pu que ruiner l’entreprise et la possibilité même de penser en termes de généalogie, suivant une méthode positiviste. « Dans son dernier livre (publié post-mortem), Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Baudrillard dit qu’en les conceptualisant, l’homme fait exister les choses, en même temps qu’il les précipite vers leur perte. […] Ainsi, la lutte des classes, qui n’existe qu’à partir du moment où Marx la nomme (et la conceptualise), mais qui sans doute n’existe déjà plus dans son intensité maximale. Il en va de même […] du pouvoir analysé par Foucault »195 : jamais le pouvoir ne prit une forme conceptuelle aussi visible et terrifiante que dans ses métamorphoses relationnelles que décrit Foucault au moment même où l’intensité de ces relations s’estompait… Car selon le sociologue, « le moment où une chose est nommée, où la représentation et le concept s’en emparent, est le moment où elle commence de perdre 195

François L’Yvonnet, op.cit.

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de son énergie – quitte à devenir une vérité ou à s’imposer comme idéologie. »196 En d’autres termes, Jean Baudrillard conjugue la formation conceptuelle d’une chose avec sa disparition dans l’ordre du réel, suivant un rapport inversement proportionnel : dans le monde des idées, on ‘‘théorise’’ toujours une situation historique après coup, avec des notions inopérantes au fur et à mesure qu’elles sont soigneusement élaborées.197 « La réalité s’évanouit dans le concept. »198 La capacité d’abstraction est constamment mobilisée trop tard, et il n’y a de savoir possible que d’objets déliquescents – critique de la faculté de connaître à temps… D’un autre point de vue encore, si une analyse est parfaite, c’est qu’on n’étudie que des cadavres – ce qui rejoint de manière hautement ironique l’approche positiviste du fondateur de la médecine clinique, Bichat, pour qui l’anatomo-pathologie n’explique les propriétés physiologiques qu’à travers l’autopsie ; il n’y a de science de la vie que via l’examen médical des cadavres, comme Michel Foucault lui-même le montre dans sa Naissance de la clinique… Baudrillard-Bichat, même combat : pour le sociologue, si la vie est volonté de puissance et que celleci s’exprime à travers les multiples rapports de forces expliquant l’évolution de l’histoire, l’étude d’une forme cristallisant un rapport ne peut se faire que post-mortem. L’anatomopathologie du pouvoir proposée dans Surveiller et punir et La volonté de savoir procède de l’autopsie d’un objet mort : le pouvoir. L'autopsie clinique, médico196

Jean Baudrillard, cité in François L’Yvonnet, op.cit. A noter : Le Prince de Machiavel théorise, à travers le portrait ‘‘idéal-typé’’ de César Borgia, une situation historique et un moment politique devenant progressivement et déjà caduques, comme le montre… Michel Foucault à propos de la naissance de la gouvernementalité moderne à l’Âge classique. 198 Jean Baudrillard, cité par François L’Yvonnet, op.cit. 197

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hospitalière, sert à découvrir les véritables causes du décès d’un malade ; la généalogie foucaldienne concourt, selon Baudrillard, à occulter le fait véritable : le décès de ‘‘l’objet malade’’. Et l’antipositivisme manifeste de Baudrillard est donc en fait un hyper-positivisme latent. À l’ombre des majorités silencieuses, Baudrillard proclame en 1978 La fin du social199. Il fait de la passivité des masses un vrai défi lancé au système de socialisation par le haut. Cette passivité pratique, théoriquement formulée, est donc une activité symbolique à une ère où la disparition du sens, laissant l’implosion du lien entre des individus rivaux dans la compétition économique de la consommation. Dans ce texte du sociologue figure peutêtre la réponse à la question lancinante agitant les milieux politiques d’extrême gauche : Que faire ? Réponse ultime : rien. Pas de résistance, mais seulement la puissance du neutre, par où tout s’effondre. Car l’implosion est l’horizon indépassable de notre espace (dans cette tragédie nommée Inertie, le chœur, privé de coryphée, envahit la scène et devient le seul acteur, nullement en quête d’auteur). La masse, assemblage de particules individuelles, neutralise l’électricité du social et du politique et est irréductible à toute théorie ; sa puissance est celle de son silence. C’est pourquoi elle constitue une figure d’implosion, le « trou noir où le social s’engouffre. »200 La masse n’est pas un concept, mais une notion molle, « visqueuse », impossible à spécifier sous peine de 199

Jean Baudrillard, A l’ombre des majorités silencieuses, ou la fin du social, Paris, Denoël, 1982. 200 Idem.

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contresens, car « seuls font masse ceux qui sont libérés de leurs obligations symboliques »201. Chez Baudrillard, notre masse est un peu comme le double inversé de la société primitive décrite par les ethnologues européens du XIXème siècle : caractérisée par ses absences (elle est privée de sens, sans théorie, sans référence et n’a pas de réalité au sens sociologique) et se mouvant suivant sa nullité. Elle ne se confond avec aucune population, communauté, ou groupe. Disons que la masse est l’unité primitive de la société postmoderne, sans substance, mais au cœur de cette société. La masse est l’autre nom du peuple après le déclin simultané du politique et du social, en tant que référence fondamentale. Dès lors, la masse est sondée et testée comme agrégat statistique. Le silence de la masse ne pouvant être représentée par aucune entité institutionnelle, il constitue une arme absolue de défiance, et « au lieu de transformer la masse en énergie [afin d’insuffler du sens à l’ordre sociopolitique et de légitimer le système], l’information produit toujours davantage de masse »202. En outre, la production de marchandises par le capital ne suffit désormais plus : il faut à présent produire des consommateurs, la demande, ce qui est plus coûteux. La production de la demande précède celle des marchandises, dans l’ordre de la simulation, le système hyperréel. La disparition de la réalité, dans Simulacres et simulation203, est évoquée comme la continuation directe de la disparition du pouvoir et de la fin du social ; l’écrivain évoque à présent le meurtre du réel. 201

Idem. Idem. 203 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981. 202

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Dans les années quatre-vingt-dix, le sociologue se fait philosophe. La pensée radicale (1994) « parie sur l’illusion du monde. Elle parie qu’il y a plutôt rien que quelque chose »204. La pensée qui parie sur l’existence du réel vise à restituer une réalité objective du monde, alors qu’a contrario, la pensée radicale vise à restituer l’illusion du monde. »205 La pensée qui parie sur le réel est la pensée moderne, de Descartes à Foucault, en passant par Karl Marx ; la pensée radicale est celle de Nietzsche : tout est interprétation issue de la volonté de puissance – du coup, rien n’existe en soi (principe de base du nihilisme fort). « Par la pensée, le monde doit se révéler non comme vérité, mais comme illusion. » Mais attention, Baudrillard ne cherche pas l’illusion esthétique apollinienne, mais celle du vide de toute chose. Le sociologue se meurt ; il réfute la tradition sociologique, positiviste, dont l’objectif est d’établir les lois expliquant le fonctionnement de la société (Bourdieu), et préfère emprunter la voie littéraire de l’incantation lyrique et franchement désespérée, selon un geste anticartésien consistant à instiller le doute à propos de tout sans jamais aboutir à une quelconque certitude. « Des idées, tout le monde en a, et plus qu’il n’en faut. Ce qui compte, c’est la singularité poétique de l’analyse. Cela seul […] peut justifier d’écrire, et non la misérable objectivité critique des idées. » La métamorphose est totale. Baudrillard est un personnage d’Ovide. C’est comme si après avoir diagnostiqué la disparition du pouvoir et observé dans ses moindres détails la fin du social, l’auteur nous conviait à nous réjouir de la mort de Baudrillard sociologue, à … oublier Baudrillard, celui froid, objectif et analytique du Système des objets, de La 204 205

Jean Baudrillard, La pensée radicale, Paris, Galilée, 1994. Idem.

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société de consommation, et même de L’échange symbolique et la mort… « La pensée radicale coïncide avec l’usage radical de la langue. Elle ne déchiffre pas [le réel]. Elle est supraconductrice de l’illusion et du non-sens [de la vie206]. » Jean Baudrillard continue à développer la thèse de l’illusion du monde dans Le crime parfait207, s’appuyant sur un socle théorique de base de la physique quantique, le principe d’indétermination de Heisenberg, pour déterminer via un raisonnement analogique osé le vecteur terminal de la postmodernité. C’est sur la base de cette interrogation fondamentale que s’appuie l’assertion de Baudrillard selon laquelle la pensée critique ne peut plus rien dorénavant, vu qu’elle part de l’hypothèse axiomatique de l’existence du monde réel (comme rapport de forces, lutte de classes, conflit perpétuel) et la nécessité d’une pensée radicale seule apte à penser l’illusion du monde. La méthode de Baudrillard consiste donc à dépasser toute méthode, grâce à une démarche supraépistémologique. Chez Karl Popper, l’épistémologie sert de guide à la philosophie politique libérale ; chez Baudrillard, les éléments quantiques de la science postmoderne servent d’analogon pour nier toute philosophie. Le rationalisme critique de Popper repose en effet sur la falsifiabilité des énoncés théoriques : un énoncé est falsifiable si la logique autorise l’existence d’un énoncé qui lui est contradictoire, qui le falsifierait s’il était vrai, et ce n’est que si une théorie résiste aux réfutations qu’elle pourra être considérée comme ‘‘nonfausse’’, qu’un consensus pourra s’instaurer ; dans l’ordre 206

Si tant est qu’un tel concept issu de la biologie moderne soit viable dans le cadre d’une pensée radicale… 207 Jean Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995.

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politique, sera qualifié de démocratique un régime dont les dirigeants peuvent être destitués sans violence : un régime est démocratique s’il permet au mieux la destitution des dirigeants. L’irrationalisme radical du sociologue énonce l’impossibilité des énoncés scientifiques ; dans l’ordre politique, les démocraties libérales sont orphelines, car elles ont permis la destitution du peuple dans le mythe de la représentation. En ce sens, l’ancien sociologue devenant philosophe et poète professe un antilibéralisme extrême. Dans Le crime parfait, Jean Baudrillard explique que « pour penser les phénomènes extrêmes, il faut que [la pensée] devienne elle-même phénomène extrême, qu’elle abandonne toute prétention critique, toute illusion dialectique, toute espérance rationnelle. […] Il faut être plus hyperréel que le réel, plus virtuel que la réalité virtuelle. […] Il faut être plus positif encore que le positif pour rendre compte à la fois de la positivité totale du monde et de l’illusion de cette positivité pure. » Le sociologue introduit l’échange symbolique dans sa méthode d’auto-destitution : « la règle absolue est de rendre ce qui vous a été donné. Jamais moins, toujours plus. La règle absolue de la pensée, c’est de rendre le monde tel qu’il nous a été donné – inintelligible – et si possible un peu plus inintelligible. » Philosophe, Baudrillard élabore un contre-discours de l’anti-méthode – formule de l’anarchisme épistémologique baudrillardien : ni Logos, ni process. L’auteur élève l’échange symbolique don/contre-don comme stratégie discursive fatale face au système de production du savoir académique et de défi contre l’échange économique production/consommation d’idées. 112

Dans La pensée radicale, Jean Baudrillard jette un regard ironique sur les concepts qu’il a fabriqués (« simulacre », « échange symbolique », « simulation », etc.) comme sur tout concept, voire tout discours réglé… C’est que Baudrillard sociologue avait construit un véritable système sociologique, soit un ensemble cohérent de concepts et de notions censés rendre compte de (la réalité… de) notre monde postmoderne, en même temps qu’ils semblent toujours pouvoir le subvertir. Il existe une ambivalence entre la posture nihiliste forte, qui vise à dépasser le monde décadent en le précipitant dans sa chute, et le discours rationnel (le logos) utilisé pour communiquer cette posture précisément anti-discursive. C’est pourquoi la sociologie de Baudrillard ne va pas cesser de loucher du côté de la poésie et du lyrisme : prendre le langage – l’ordre – à son propre piège – le chaos. Le prophète de la fin de la réalité et de l’éclipse des évènements s’est toujours confronté à l’actualité la plus chaude, et à l’époque de la construction de son système sociologique (du Système des objets à La transparence du Mal, disons) va peu à peu succéder l’époque des ouvrages lyriques et des articles épiques. Cette dernière période est marquée à la fois par la volonté d’utiliser ses concepts comme des outils pour interpréter le monde et par une volonté d’utiliser le monde comme un outil pour interpréter/faire mourir ses concepts. Trois grands moments sont à envisager : la guerre du Golfe (1991)208, l’art contemporain (1996)209 et le 11-Septembre (2001)210 ; 208

Jean Baudrillard, La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991. 209 Jean Baudrillard, « Le complot de l’art », Libération, 20 mai 1996. 210 Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 02 novembre 2001.

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diagnostics du médecin de l’absence de Civilisation : cette guerre n’a pas eu lieu, cet art est nul et cet évènement est la mère des évènements211… Nul doute que l’incompréhension fut grande parmi les partisans de la gauche divine et autres les hérauts de l’Empire du Bien et les lecteurs de Libération. Nous commencions par affirmer que la pensée de Baudrillard n’avait pas procédé par crises et que son premier ouvrage contenait l’ensemble de ses idées maîtresses, du moins en puissance. Qu’en est-il alors du ‘‘virage poétique’’ des années quatre-vingt-dix ? Il semblerait que le sociologue ait appliqué à lui-même le principe tragique du potlatch, ou plutôt qu’il y ait irrésistiblement succombé, comme à une dernière séduction cognitive méphistophélique : il a rendu à l’institution académique ce qu’elle lui a donné, un don encore plus important : celui du discours sans référence. Est-ce une crise ? Non, plutôt le contraire : le penseur est de plus en plus cohérent avec lui-même : il ne cherche ni loi (sociologique) ni couronnement (social). Son discours sur la singularité comme ultime recours face à la violence du mondial212 est lui-même singulier, aussi bien en tant qu’élément discursif insaisissable, que dans le paysage intellectuel morne de notre postmodernité.

211

Quand Baudrillard dit que la guerre du Golfe n’a pas eu lieu, il faut réfléchir aux conditions d’existence de ce lieu, car il fait référence au lieu réellement symbolique où le politique peut être, par opposition au lieu virtuellement réel où meurt le politique (et non pas s’arrêter à la négation comme affirmation) ; lorsqu’il estime que l’art contemporain est nul, il faut cette fois penser le « est » en tant que positivité donnant un certain sens à la nullité (et non pas s’arrêter au « nul » comme signifiant). 212 Jean Baudrillard, « La violence du mondial », Le Monde Diplomatique, novembre 2002.

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La singularité est une notion complexe, socialement floue. Elle est ce qui permet d’échapper au diktat de la mode, de la consommation et de la pensée unique, mais constitue en même temps l’énoncé que font fonctionner la mode, la publicité et l’unique pensée pour se promouvoir comme intangibles. La singularité est une notion hautement réversible, et c’est sans doute la raison pour laquelle Baudrillard l’a mise en avant, lui qui dès L’échange symbolique et la mort conceptualisa la réversibilité comme le principe d’instabilité symbolique inaugurant l’effritement toujours probable des institutions. On se souvient comment le dernier Foucault, dans son texte sur La vie des hommes infâmes, souhaitait s’attarder sur les « paroles que les existences inessentielles échangent avec le pouvoir » afin de le définir précisément, semblant ainsi présupposer que le pouvoir se définit par les singularités par lesquels il passe213 – et proposant par là une définition négative du pouvoir comme solution réactive et de la singularité comme révélateur chimique. La singularité chez Baudrillard est une révélation non repérable face à l’absence de solution. Sa définition est également radicalement opposée à celle de la singularité technologique de Ray Kurzweil, point de l’évolution impossible à prédire où la Civilisation connaîtra un progrès d’un ordre supérieur provoquant la perte du pouvoir humain. La singularité symbolique de Baudrillard est ce point de l’involution n’ayant pas à être prédite et où l’absence de Civilisation connaîtra une implosion totale démontrant le pouvoir qu’a l’homme de se perdre. La singularité technologique 213

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit.

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est le moment où le changement serait si important qu’aucune prévision ne pourrait être faite sur ce qui adviendrait après ; la singularité symbolique est le moment où le changement serait si impossible que toutes les prévisions pourraient être faites. Le profil de l’être singulier est en fait déjà esquissé dans Le système des objets : il est celui qui échappe au phénomène de l’acculturation : « il y a un standing de la régression [explique Baudrillard à propos du goût des classes aisées pour les objets anciens]. De la classe aisée […] à la classe moyenne cultivée : chaque classe a son musée personnel d’occasion. Seuls […] l’ouvrier et le paysan n’aiment pas l’ancien […]. Ils ne participent pas encore au phénomène de l’acculturation qui affecte les autres classes (ils ne le refusent pas consciemment, ils y échappent). » La masse se profile, qui neutralise tout le sens qui lui est injecté, point mort du système technologique de l’échange généralisé. L’ouvrier et le paysan ne refusent pas consciemment ce système de simulation, ils y échappent : formule que le sociologuepoète élabore dans le cadre d’une théorie spécifique, électrique, de la ‘‘résistance’’ : non active, non sociale, collective ou politique, mais une résistance disons de facto, sans réelle prise de conscience, rapport de force ou guerre frontale aucune, presque physiologique donc, du moins socio-psychologique. Un mot de Nietzsche résumerait sans doute le mieux cette vision atone de la singularité comme défi passif : « rien n’est aussi répugnant, chez les êtres soi-disant cultivés, chez les sectateurs des ‘‘idées modernes’’, que leur manque de pudeur, leur insolence familière de l’œil et de la main qui les porte à toucher à tout, à goûter de tout et tâter de tout ; et il se peut qu’aujourd’hui dans le peuple, surtout 116

chez les paysans, il y ait plus de noblesse relative du goût, plus de sentiment de respect, que dans ce demimonde particulier des esprits qui lisent les journaux, chez les gens cultivés. »214

214

Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard. Ailleurs, Nietzsche affirme qu’il faut « mettre tout notre espoir dans les classes inférieures et incultes […] Le plus grand danger, c’est que les classes ignorantes puissent être infectées de la lie de la culture actuelle » La volonté de puissance. Tome II, Paris, Gallimard.

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Les rapports ambigus à Nietzsche. Inutile d’insister sur le nietzschéisme de Foucault : celui-ci est reconnu. Historien généalogiste, Michel Foucault a toujours mentionné Nietzsche comme étant le philosophe de référence dans son parcours intellectuel, aux côtés de Martin Heidegger. Considérant Nietzsche comme le philosophe de la remise en question du sujet comme conscience au niveau transcendantal215, Foucault a consacré deux textes importants à l’écrivain allemand : Marx, Nietzsche, Freud216, d’une part, et Nietzsche, la généalogie, l'histoire217, de l’autre, dans lequel Foucault explique littéralement pourquoi ses Histoires partent des petits faits pour expliquer les origines des grands évènements historiques (David Ricardo plus important que Hegel dans Les mots et les choses, les lépreux et la mise en place du système disciplinaire, etc.) : « l’invention, Erfindung, est pour Nietzsche, d’un côté, une rupture, de l’autre, quelque chose qui possède un petit commencement, bas, mesquin, inavouable. […] Vilenie de tous les commencements lorsqu’ils sont opposés à la solennité de l’origine telle qu’elle est conçue par les philosophes. […] À la solennité de l’origine, il faut

215

« Chez Nietzsche, on trouve un type de discours qui fait l’analyse historique de la formation du sujet lui-même, l’analyse historique de la naissance d’un certain type de savoir – sans jamais admettre la préexistence d’un sujet de connaissance », « La vérité et les formes juridiques » in Dits et écrits, Tome 1, op.cit. 216 Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx », Cahiers de Royaumont, t.VI, Paris, Éditions de Minuit, 1967. 217 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire », Hommage à Jean Hyppolite, Paris, P.U.F., 1971.

opposer la petitesse méticuleuse et inavouable fabrications et des inventions »218.

des

Les trois moments de la pensée de Foucault sont nietzschéens chacun à leur manière, comme l’explique admirablement Gilles Deleuze dans ses Pourparlers. Il y eut en effet trois grandes rencontres de Foucault avec Nietzsche. La première se trouve chez le ‘‘premier Foucault’’, celui des Mots et les choses et de L’archéologie du savoir ; il y est question du rapport des forces avec la forme, car toute forme est un composé de forces ; c’est à cette période que s’est formulé le thème de la mort de l’homme chez Michel Foucault, qui cultive alors une certaine forme de mysticisme littéraire, et son lien avec le surhomme de Nietzsche. Antoine Müller, dans sa communication sur La question de la vérité chez Nietzsche et Foucault, montre parfaitement le rapport entre le dionysiaque et la folie, à partir de La naissance de la tragédie de l’ écrivain allemand et de l’Histoire de la folie du philosophe français219 – même si on ne trouve à proprement parler aucun éloge de la folie chez Nietzsche, comme en atteste ce passage d’un livre phare de sa période Aufklärung220, Aurore : « pendant tout le Moyen-âge, on tint pour le signe distinctif et irréfutable de l’humanité supérieure l’aptitude à avoir des visions – c’est-à-dire un profond dérangement mental ! […] Quoi d’étonnant si déferle encore dans notre époque une surévaluation des

218

Idem. Antoine Müller, « Constitution et reconstitution de l’évidence. La question de la vérité chez Nietzsche et Foucault », in FoucaultNietzsche : nouveaux regards, 7 octobre 2010 (Journée d’études organisée par Luca Paltrinieri et Antony Manicki dans le cadre du programme ANR « La bibliothèque foucaldienne »). 220 Au sens d’Eugen Fink, La philosophie de Nietzsche, Paris, Éditions de Minuit, 1986. 219

120

gens à demi déments, délirants, fanatiques, des soi-disant génies. »221 Ensuite, la conception de la force change chez le ‘‘second Foucault’’, celui de Surveiller et punir et de La volonté de savoir. Le pouvoir selon Foucault, comme la puissance selon Nietzsche, consiste dans le rapport de la force avec d’autres forces qu’elle affecte, ou même qui l’affectent222 ; il n’y a pas de pouvoir, mais des relations de pouvoirs, et des résistances diverses et continues résultent de ces rapports à la fois constants et changeants. La philosophie de Nietzsche constitue un modèle discursif pour le second Foucault, pour qui la guerre représente alors un analyseur des rapports sociaux, suivant un axe antimétaphysique reliant savoir et pouvoir.223 « L’Occident va être dominé par le grand mythe selon lequel la vérité n’appartient jamais au pouvoir politique. […] [C’est] avec Platon [que] commence [ce] grand mythe occidental : qu’il y a antinomie entre savoir et pouvoir. […] C’est ce mythe que Nietzsche a commencé à démolir en montrant que derrière tout savoir, ce qui est en jeu, c’est une lutte de pouvoir. »224 Que la connaissance soit l’effet de relations de pouvoir, de luttes intestines et de batailles politiques est d’ailleurs ce qui caractère le positivisme perspectiviste : non pas recueillir les faits,

221

Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, page 57. Gilles Deleuze, op.cit. 223 Comme il l’explique dans son Cours au Collège de France de l’année universitaire 1974/1975, « Il faut défendre la société », Le Seuil, Paris, 1997. 224 Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 1, op.cit. Paul Valéry, dans sa Crise de l’esprit, voit dans le malaise de l’Europe cette espèce de jonction cynique entre le savoir et le pouvoir, ou plutôt une utilisation du savoir par le pouvoir pour la puissance. Paul Valéry était-il trop humaniste ? 222

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mais établir les interprétations, formes de la volonté de puissance dans l’histoire. Au final, le résultat de l’application de la méthode généalogique fait de la pensée du Foucault militant une entreprise (presque) classique de démystification propre aux écrivains moralistes, forcément amateurs de grands paradoxes. Pour le second Foucault, les pouvoirs oppressifs se perfectionnent dans les sociétés occidentales modernes, malgré les développements institutionnels de la démocratie libérale – « scepticisme philosophique. »225 Cette thèse est résumée en une phrase prononcée lors du Cours sur la Sécurité, territoire, population : « la liberté n’est pas autre chose que le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité. » « Dans le chapitre VII du Gai savoir, Nietzsche dresse la liste des thèmes dont il reste à faire l’histoire : l’amour, la convoitise, l’envie, la conscience, la pitié, la cruauté ; il mentionne également qu’il faudrait faire une histoire comparée du droit et une autre des peines. Peut-on lire cela sans reconnaître immédiatement au moins une partie du travail historique entreprise par Foucault ? »226 Dans La généalogie de la morale se trouve précisé tout le programme du travail de Michel Foucault entre La volonté de savoir et L’usage des plaisirs, avec le passage de l’ancien pouvoir pastoral à la gouvernementalité moderne, 225

« Le pouvoir, exclusivement défini comme le principe de l’oppression sociale, remarque Jean-Louis Ezine, se perfectionne inéluctablement depuis deux siècles, en dépit de l’avènement et des développements de la démocratie… C’est précisément ce que votre livre veut démontrer : je ne suis pas loin d’y voir un certain goût du paradoxe, sinon le relent traditionnel du scepticisme philosophique », « Sur la sellette » (entretien avec Jean-Louis Ezine, Les Nouvelles Littéraires, 17-23 mars 1975 (à propos de Surveiller et punir). 226 José Guilherme Merquior, op.cit.

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en passant par les procédures de l’aveu : ce qui a remporté la victoire sur le christianisme, selon Nietzsche, est la moralité chrétienne elle-même, « la notion toujours plus stricte de la véracité, la finesse de confesseur de la conscience chrétienne, traduite et sublimée en conscience scientifique »227. À cette période, c’est comme si Foucault souhaitait vérifier historiquement la loi nietzschéenne de la vie, qui est celle du dépassement de soi de toute grande chose… La troisième rencontre déterminante avec Nietzsche concerne le Foucault de l’Usage des plaisirs et du Souci de soi, où le philosophe et historien définit les processus de subjectivation, avec « la création des modes d’existences, ce que Nietzsche appelait l’invention de nouvelles possibilités de vie, et dont il trouvait déjà l’origine chez les Grecs. Nietzsche y voyait l’ultime dimension de la volonté de puissance [après la volonté de puissance comme volonté de savoir et comme rapports de pouvoirs], le vouloir-artiste ».228 Ce vouloir-artiste, pour librement s’exprimer, a besoin de se déprendre du préjugé moral commun, voyant dans l’égoïsme un trait individuel néfaste à la société : la croyance à la nature répréhensible de l’égoïsme a nui à l’égoïsme du fait qu’elle lui ôtait toute bonne conscience.229 En outre, la philosophie de Nietzsche constitue une affirmation d’une esthétique de l'existence.230 À partir de Socrate, rappelle Nietzsche, les philosophes de l’Antiquité ne cessèrent de prêcher : 227

Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 179. 228 Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. 229 Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1985. 230 Gaëlle Jeanmart, « Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche », Philosophique [En ligne], 10 | 2007, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 12 septembre 2014. URL : http://philosophique.revues.org/116.

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‘‘Votre docile façon de vivre selon la règle, votre subordination à l’opinion du voisin, voilà la raison de ce que vous parveniez si rarement au bonheur.’’231 Bien entendu, il existe de très grandes différences entre Nietzsche et Foucault : le premier est un écrivain (a)moraliste, tandis que le second se veut être un historien de facture positiviste. En apparence, il n’y a aucune prise de position dans les écrits formels de l’historien : il les réserve à la presse écrite, journaux, magazines et revues – alors que l’œuvre entière de Nietzsche constitue une sorte de prise de position directe et assumée vis-à-vis du monde. La généalogie de la morale est un pamphlet, et l’un des derniers livres de l’écrivain allemand a pour sous-titre Imprécation contre le christianisme, tandis que l’écrivain français se garde d’entrer dans toute polémique lorsqu’il rédige ses Histoires, comme son silence assourdissant face à l’attaque de Baudrillard en atteste. En fait, les réactions de Michel Foucault sont indirectes, comme nous avons pu l’affirmer à propos d’Oublier Foucault, dont les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité nous apparaissent comme une ‘‘discussion larvée’’ des arguments antithétiques du sociologue. Plus précisément encore, nous pourrions élargir notre remarque et avancer l’idée que les ouvrages de Foucault sont tous plus ou moins polémiques, au sens où les problématiques mises au point constituent toujours des défis lancés à un certain ordre ; si cela paraît évident concernant les textes de la période militante, il en fut de même de l’Histoire de la folie, où l’étude analytique d’un objet aussi neuf constituait une sorte de provocation intellectuelle et nécessitait de faire preuve d’une certaine témérité. Les Histoires de Foucault ne sont jamais 231

Le gai savoir, op.cit.

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pamphlétaires, mais ont toujours quelque chose de polémique. Cela, après tout, participe du nietzschéisme de l’auteur, qui place les objets de ses études dans un théâtre des opérations (rapport des forces avec une forme suivant l’archéologie du savoir), ou un champ de bataille (rapport de la force avec d’autres forces d’après la généalogie du pouvoir). Le positionnement politique de Michel Foucault constitue un sujet délicat interrogeant directement son rapport à Nietzsche. Si Foucault fut, dans les années cinquante et soixante, un professeur proche du pouvoir, mais ayant adhéré quelque temps au Parti communiste, il passa à l’extrême gauche de l’échiquier politique après les révoltes de 1968 pour finalement devenir proche des rocardiens et se situer à l’aile droite du Parti socialiste.232 Paradoxe : le moment de son engagement politique le plus fort coïncide avec celui, pratique, où il noue un lien resserré avec les gauchistes, aussi bien qu’avec le moment théorique où son rapport à Nietzsche est le plus fort. Les personnages auxquels Foucault s’attache appartiennent aux minorités exclues du système de représentation occidental. Ce serait les perdants de la guerre, et à ce titre ils mériteraient une attention soutenue de la part d’un nietzschéen. Mais en même temps, comment défendre les pauvres, les exclus, etc., et s’appuyer sur la philosophie nietzschéenne de la grande santé ? Comment écrire Surveiller et punir sur une base principielle nietzschéenne et ne pas se souvenir du fait que Nietzsche, dans Par-delà bien et mal, rend compte de la 232

Sur le parcours politique de Michel Foucault, lire notamment José Luis Moreno Pestaña, Foucault, la gauche et la politique, Paris, Textuel, 2010, malgré son léger contresens à propos du néolibéralisme supposé de l’historien et philosophe.

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victoire de la morale des esclaves, morale dont la source passionnelle est la crainte des faibles à l’égard des forts (criminels) ? il y a un non-dit moral dans la philosophie politique foucaldienne ; dans le schéma nietzschéen, la paix durable dans les relations interhumaines engendre la victoire des instincts grégaires propres à la collectivité, à la société : au bout d’un moment, celle-ci est tellement sûre d’elle-même qu’elle peut se payer le luxe de prendre parti pour le criminel : c’est l’humanitarisme chrétien et bourgeois du XIXème siècle ; c’est une société dans laquelle punir n’est dès lors plus possible, par hypersensibilité, ni même plus utile, pour cause de victoire totale ; c’est une société où on surveille, une société de surveillance, une société disciplinaire comme dit Foucault, une société où prévaut la morale grégaire des esclaves, comme il ne le dit pas. Idem concernant le rapport entre Michel Foucault et la critique du sujet transcendantal : Nietzsche affirme que l’homme faible « a besoin de la foi dans un sujet doué d’une liberté de choix et d’indifférence par un instinct de conservation » et que « le sujet a peutêtre été jusqu’ici le meilleur acte de foi, parce qu’il permettait aux faibles et opprimés [de considérer] la faiblesse comme liberté »233, alors que Foucault reprend le fond de cette critique tout en en supprimant toute la charge polémique, ignorant avec splendeur l’attaque lancée contre la morale des esclaves que permet les considérations éthiques de Nietzsche. C’est comme si Foucault empruntait tout de Nietzsche (la méthode généalogique, la méfiance épistémique, le soupçon philosophique), sauf l’essentiel (la charge polémique, la déclaration de guerre contre le christianisme) ; pourquoi ? Parce que l’engagement et le militantisme de Michel Foucault se situaient à l’extrême gauche de l’échiquier politique, et 233

Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 57.

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que cet axe est marqué par l’anarchisme, qui selon Nietzsche est le rejeton du christianisme, une prise de parti pour les plus faibles (« le chrétien et l’anarchiste, tous deux sont des décadents. Quand le chrétien condamne, dénigre, salit le monde, il le fait par le même instinct qui pousse l’ouvrier socialiste à condamner, dénigrer, salir la société »234). Comment être le disciple du philosophe de la volonté de puissance, et prendre activement le « parti de tout ce qui est faible et dégénéré » ? C’est évidemment parce que Foucault était suffisamment intelligent pour avoir conscience de ce malentendu intrinsèque qu’il a toujours tenu à démarquer son activisme de tout humanisme. Mais était-ce suffisant ? La question des hommes de sa génération était : comment mener une révolte contre le monde moderne, sans devenir fasciste. Le mot d’ordre, la formule de Foucault : sacrifier Sartre, éviter Evola. D’où le fait que Foucault prenne parti pour les fous, les exclus, etc., mais sans l’humanisme propre aux intellectuels, sans l’idéalisme propre aux chrétiens, sans le moralisme propre aux bourgeois, en se débarrassant de tout le discours universel et transcendant sur l’amour du prochain. Comme l’explique Deleuze, il faut aider les forts, mais sans porter de regard misérabiliste, d’homme à homme, de fou à fou, de criminel à criminel. Le dernier Foucault, celui du souci de soi, a un autre rapport à Nietzsche, qui pense que « la distinction personnelle [est] la vertu antique » par excellence.235 D’une part, la notion d’esthétique de l’existence a partie liée avec la conception nietzschéenne de la pureté des races, qu’il ne faut pas entendre comme le fruit d’un héritage biologique, mais celui d’un « effort de soi sur 234 235

Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1977. Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, 1989.

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soi ». Effectivement, chez Nietzsche, « les races ne sont pas pures, elles le deviennent par une sorte de tension morale ». En outre, la période Aufklärung de Nietzsche est caractérisée par une volonté de trouver un équilibre intellectuel, entre positivisme et ironie, et ce par l’exercice de la raison, ce qui ne manque pas de vouloir mettre en lien ce souci de la mesure du philosophe germanique avec l’approche éthique de l’historien français. En effet, « avec les œuvres [d’Épictète, Aurore de Nietzsche] partage le souci d’être une sorte de traité de sagesse pratique, qui valorise dans sa modestie l’effort quotidien, susceptible de s’ériger à la fin en seconde nature. »236 Nietzsche considère la morale du stoïcisme comme supérieure à la morale chrétienne de la pitié et de la compassion : « les plus prodigieux représentants de la moralité antique, comme Épictète, ignoraient tout de l’apologie aujourd’hui courante de celui qui pense aux autres et vit pour eux ; selon notre mode morale, nous serions contraints de les nommer précisément immoraux, car ils ont lutté contre toutes leurs forces pour leur ego et contre la compassion envers les autres. »237 Nous sommes, avec ce dernier Foucault, si immoraliste, loin de l’éthique du care. Le philosophe et historien voit dans la substitution historique du souci de soi antique par la connaissance de soi un effet de la prégnance de la morale chrétienne, « qui fait du renoncement de soi la condition du salut ». Seuls sont moralement acceptables les rapports avec les autres. Le souci de soi n’est donc pas compatible avec la morale. « ‘‘Connais-toi toi-même’’ a éclipsé ‘‘prends soin de toi-même’’, parce que notre morale, une

236

Julien Hervier, Préface à Aurore, Paris, Gallimard, 1989. Nietzsche : « Vous dîtes que la morale de la pitié est une morale supérieure à celle du stoïcisme ? Prouvez-le ! » Aurore, Paris, Gallimard, 1970.

237

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morale de l’ascétisme, n’a cessé de dire que le soi était l’instance que l’on pouvait rejeter. »238 Néanmoins, ce rapport entre Nietzsche et le dernier Foucault est, d’un autre côté, ambigu, tendu. D’une manière générale, Nicolas Voeltzel montre que Foucault et Nietzsche ont tous les deux une attitude ambiguë vis-à-vis de l’ascétisme, une attitude composée à la fois de rejet et de fascination.239 Si pour Voeltzel la lecture respective du christianisme est le contexte où cette ambigüité apparaît le plus fortement, il nous semble que c’est d’abord le rapport avec la philosophie antique qui est avant tout problématique. Effectivement, Sénèque est « impossible » pour Nietzsche, qui le considère comme un « toréador de la vertu » dans son Crépuscule des idoles, alors que le philosophe romain est présenté au contraire comme un modèle par le dernier Foucault. Par extension, Nietzsche est très méfiant vis-à-vis de toute la philosophie postsocratique, dont l’eudémonisme est selon lui le signe manifeste de la décadence : il parle de l’ « hideuse prétention au bonheur » commençant avec Socrate dans sa Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque240, estime les philosophies épicurienne et stoïcienne pauvres par rapport aux présocratiques241, et annonce que « rien ne [le] répugne plus que l’éloge 238

«Technologies of the self» («Les techniques de soi» ; université du Vermont, octobre 1982 ; trad. F. Durant-Bogaert), in Hutton (P.H.), Gutman (H.) et Martin (L.H.), éd. Technologies of the Self. A Seminar with Michel Foucault, Anherst, the University of Massachusetts Press, 1988, pp, 16-49. 239 Nicolas Voeltzel, « L’ascétisme chez Nietzsche et Foucault », in Foucault-Nietzsche : nouveaux regards, 07 octobre 2010 (Journée d’études, op.cit.). 240 Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, p. 172. 241 Idem, p. 176.

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pédantesque de la philosophie, chez Sénèque ». D’une manière encore plus générale, la posture du dernier Foucault, qui consiste à façonner une éthique tournant autour du travail de soi sur soi et de la recherche du plaisir – qui est peut-être le souci expliquant le mieux l’intérêt foucaldien pour le néolibéralisme à cette époque242 – contrevient au raisonnement de Nietzsche, pour qui « la préoccupation de la douleur chez les métaphysiciens [est] toute naïve [puisque] les hommes vaillants et les créateurs n’attribuent jamais au plaisir et à la douleur des valeurs suprêmes ; ce sont des états accessoires ; il faut les vouloir l’un et l’autre, pour peu que l’on veuille arriver à quelque chose. » Les espoirs que nourrit Foucault autour d’une éthique ‘‘postmoderne’’ basée sur le bonheur individuel se situent à mille lieues de l’injonction nietzschéenne de se garder de tout épicurisme : « les moralistes qui, tels ceux qui suivaient les traces de Socrate, prônent pour l’individu une morale de la maîtrise de soi et de l’abstinence où ils voient son intérêt le plus propre et la clef la plus personnelle de son bonheur, constituent l’exception. […] C’est ainsi que pour un Romain vertueux de la vieille école, tout chrétien qui ‘‘aspirait avant tout à son propre salut’’ semblait mauvais. »243 Plutôt que le bonheur, l’homme (sain) cherche la sensation de puissance selon Nietzsche. Paradoxe ultime : le dernier Foucault est un penseur décadent, au sens nietzschéen. L’eudémonisme vient après la déception, l’aigreur, l’échec et l’illusion issus du militantisme politique. : « Tous les dieux, tous les mythes, 242

La théorie économique néo-classique, qui représente un support conceptuel du libéralisme renouvelé à la fin du XIXème siècle, repose entièrement sur un jeu de calcul des utilités et une recherche raisonnée des satisfactions. 243 Nietzsche, Aurore, p. 25.

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superflus. Socrate : - il ne me reste rien que moi-même ; l’angoisse pour soi-même devient l’âme de la philosophie. »244 Plus de mythe révolutionnaire ; désillusion post-soixante-huitarde : on passe de Mao à Moïse, et Foucault de Mao à Socrate, Épicure et Épictète… Formule de la décadence : le principe de la vie est la recherche du bonheur et la maximisation du plaisir… Certes, dans la période militante, la posture antifasciste de Foucault, édictée dans la Préface à la version américaine de L’anti-Œdipe de Deleuze, se définit comme ‘‘une lutte dans la joie’’ ; mais après les années soixante-dix, ce qui est à l’ordre du jour est la lutte pour la joie – dans une posture que d’aucuns pourraient vite raccorder aux injonctions structurelles de la société de consommation comme mythe de substitution.245 À ce titre, le dernier Foucault serait bien le penseur le moins nietzschéen du XXème siècle. Certes, Foucault reste dans le giron discursif du nietzschéisme en n’édifiant aucune morale universelle, et en cherchant plutôt à proposer une éthique d’isolation personnelle-communautaire le dispensant ainsi de songer à punir, à corriger ou à améliorer l’homme.246 Il se situe dans une optique clairement nietzschéenne, en fondant sa recherche éthique sur un combat contre la morale (chrétienne en particulier, universelle en général). À ce sujet, Nietzsche pensait que « [les] historiens de la morale 244

Nietzsche, Le livre du philosophe, Paris, Flammarion, p. 150. Voir Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Paris, Le Castor Astral, 1973. 246 Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard : « Dispensez-nous, de grâce, de songer sans cesse à punir, à blâmer, à corriger ! […] Ne luttons pas en combat direct ! – ce à quoi nous ramène tout blâme, toute punition, tout désir d’améliorer. Mains élevons-nous nousmêmes d’autant plus haut ! […] Mettons-nous plutôt à l’écart ! Détournons le regard. » 245

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(notamment les Anglais) [étaient] décevants : eux-mêmes [avaient] l’habitude de subir ingénument l’impératif d’une morale déterminée […] en cédant, par exemple, à ce préjugé populaire de l’Europe chrétienne […] qui veut que l’action morale se caractérise par le renoncement à soi-même », suivant le jugement réglé sur une opposition entre les forces substantialisées du bien et du mal. Foucault étonne dans les années quatre-vingt, en proposant une action éthique se caractérisant par le souci de soi, suivant une détermination éthique de la différence originelle entre les forces qualifiées, bon et mauvais – cédant, en partie, au préjugé bourgeois d’une Europe postchrétienne ?247 En tous cas, il est certain que Foucault, étant un « grand écrivain moraliste »248, eût toujours le souci philosophicohistorique de l’immoralité : toute sa critique de la médecine et de la raison clinique repose sur une volonté sous-jacente d’attaquer la morale dominante. Ainsi, il l’admet lui-même : « depuis le XVIIIème siècle, l’une des grandes fonctions de la médecine, de la médecine psychique, psychiatrique, psychopathologique, neurologique, a été précisément de prendre le relais de la religion et de reconvertir le péché en maladie, de montrer que ce qui est péché, bien sûr, ne sera peut-être pas puni là-bas, mais sera certainement puni ici. […] La pratique médicale a essentiellement pour fonction de maintenir tous les grands tabous de la morale, de la morale bourgeoise, de 247

Et ce, après avoir lutté contre le bourgeoisisme durant la période militante, avec la nécessité d’intégrer les chômeurs, les femmes, les prostituées, les homosexuels et les drogués dans la lutte politique contre l’ordre moral établi, eux qui représentent une force de contestation de la société à ne pas négliger – non la masse, mais les exclus de la société comme appui social de la résistance au pouvoir. 248 Blandine Kriegel Michel Foucault aujourd’hui, Paris, Plon, 2004.

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la morale de la société. »249 Dans son Cours sur Les Anormaux, il fait directement le lien entre le pouvoir ecclésiastique de l’Église et le contrôle hygiénique de la médecine,250 remarque historique qui rejoint l’intuition philosophique que Nietzsche exprime dans Ainsi parlait Zarathoustra : « maladie et méfiance sont [aux yeux des derniers hommes] péché », car les derniers hommes vénèrent la santé. Alors que dans La généalogie de la morale, Nietzsche affirme que le prêtre ascétique a fait (axiologiquement) du malade un pécheur251, dans l’Histoire de la folie, Foucault estime que la science moderne positiviste a fait (historiquement) du pécheur un malade. De l’Histoire de la folie à La volonté de savoir, en passant par la Naissance de la clinique, la ‘‘lutte’’ de Foucault est une lutte immorale contre le prêtre, car le pouvoir médical est un pouvoir pastoral. Le dernier Foucault est sans doute plus immoral encore – précisément parce qu’il s’occupe d’éthique. La critique néo-pragmatique formulée par Richard Rorty repose sur le fait que l’éthique du sujet de Foucault ne répond pas « aux conditions requises par la morale libérale et

249

Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 1, op.cit. « C’est dans la mesure où elle a hérité de ce domaine de la chair, découpé et organisé par le pouvoir ecclésiastique, c’est dans la mesure où elle en est devenue, à la demande même de l’Église, l’héritière ou l’héritière partielle, que la médecine a pu commencer à devenir un contrôle hygiénique et à prétention scientifique de la sexualité ». Michel Foucault, Les Anormaux, Cours au Collège de France, année 1977, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1999. 251 « L’homme souffrant […] reçoit une indication [du] prêtre ascétique, la première indication sur la ‘‘cause’’ de sa souffrance : il doit la chercher en lui-même, dans une faute […] du malade on a fait le ‘‘pécheur’’ ». Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 159. 250

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démocratique. »252 Les principes de la démocratie libérale seraient ainsi rendus par Foucault « datés, caducs et oppressifs ». C’est évidemment la critique de Rorty qui est caduque, à partir du moment où l’on sait que le nietzschéisme nécessite un minimum de distance vis-à-vis de l’optimisme scientiste véhiculant le discours naïf relatif au « progrès moral atteint par les démocraties libérales de l’Occident »253. Foucault s’intéressait jadis aux fous, aux criminels, aux déviants et aux délinquants modernes, par une généalogie repérant la singularité des évènements hors de toute finalité, les forces apparaissant toujours dans l’aléa singulier de l’évènement.254 Il s’intéressa ensuite aux « paroles que les existences inessentielles échangent avec le pouvoir. »255 Il s’intéresse enfin aux nobles grecs, qui « ont donné l’exemple d’une éthique des singularités »256 – rien d’anormal, donc : comme Baudrillard, le but du dernier Foucault est toujours de se soustraire à la norme, de glorifier les exceptions contre la règle, mais en formulant néanmoins un discours éthique contre les jeux du pouvoir. Or Nietzsche257 proposa justement de surmonter le nihilisme en opposant l’esthétique à la métaphysique et en développant une éthique de la singularité. La radicalité nietzschéenne repose en effet sur 252

Cité par Jurandir Freire Costa, « Le sujet chez Foucault : esthétique de l’existence ou expérience morale ? », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. 253 Idem. 254 Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », op.cit. 255 « La vie des hommes infâmes », op.cit. 256 Philippe Raynaud, « Nietzschéisme », in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op.cit. 257 Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999.

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le refus de l’universel au nom du singulier, et la notion de ‘‘souci de soi’’ est le dernier mot de l’immoralisme de Nietzsche.258 Dès 1968, Baudrillard met en avant les fonctions d’intégration d’un acte aussi personnel que la consommation d’objets matériels de la vie quotidienne ; c’est la fonction sociale du mythe de la société de consommation, où justement la consommation est un fait social, intégrateur. Nietzsche dénonçait l’idéologie utilitaire encensant « l’usine, le marché du travail, l’offre et la productivité. »259 Baudrillard fustige le fait que la consommation soit devenue la morale de notre temps.260 Il s’appuie sur La volonté de puissance de Nietzsche pour opposer à la logique utilitariste des économistes (et son corrélat idéologico-social, la lutte pour l’existence de Darwin) la logique symbolique du potlatch (la lutte pour la puissance). Baudrillard effectue une « critique aristocratique » du capitalisme, en énonçant/dénonçant « l’idéologie égalitaire du bien-être » et le bonheur, cette idée neuve en Europe selon Saint-Just, « référence absolue de la société de consommation » selon le sociologue du XXème siècle – qui relève d’ailleurs que Tocqueville « notait déjà cette tendance des sociétés démocratiques à toujours plus de bien-être, comme résorption des fatalités sociales et égalisation de tous les destins. »261

258 « Lecture », Les devenirs de la philosophie à Paris 8, Blog de philosophie du Cazals, à propos de Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999. 259 Considérations inactuelles I et II, Paris, Gallimard, p. 140. 260 J. P. Mayer, Préface à La société de consommation de Jean Baudrillard, op.cit. 261 Alexis de Tocqueville, cité in Jean Baudrillard, La société de consommation, op.cit. La référence à Tocqueville, ce penseur prénietzschéen, est totalement absente dans l’œuvre de Foucault.

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Comme Nietzsche-philosophe et Foucault-historien, Jean Baudrillard est en quelque sorte un sociologue immoraliste. La manière dont il décrit négativement la démocratisation de la culture dans le monde moderne fait de son commentaire une diatribe cachée à l’encontre de la puissance de la masse ; comme Tocqueville un siècle plus tôt, il semble fustiger, en effet, le « goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau »262, ce nivellement par le bas étant à présent piloté par la classe dirigeante comme stratégie générale de contrôle social. Le centre commercial est perçu habituellement comme un progrès – du moins, il se présente comme un signe extérieur de progrès. Baudrillard y voit en 1970 le signe d’une défaite. « N’entendons pas que la culture y est ‘‘prostituée’’ : c’est trop simple. Elle y est culturalisée. »263 Or « la culture est un lieu de secret […] Tant pis pour les masses » affirme Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation, et la ‘‘culturalisation’’ est le travail d’une machine sociale/de socialisation où tous les objets, dits culturels, doivent succomber au procès de l’échange généralisé – c’est proprement la culture institutionnelle de la société de masse moderne comme processus réactif de domestication de toutes les forces actives de création. Dostoïevski otage dans le Palais de Cristal ; Arthaud à Beaubourg… Sous la couche analytique, la verve et l’ironie. En fait, plutôt que comme un classique de la sociologie, La société de consommation pourrait être lue comme une espèce de satire des temps modernes, dans la tradition de la littérature latine. Or on sait combien Horace est important aux yeux de Nietzsche…

262

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T. I, première partie, chap. III, Paris, Vrin. 263 Jean Baudrillard, La société de consommation, op.cit.

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Si, au départ, son attachement à l’analyse académique l’empêche de porter un regard personnel sur le cours de (la fin de) l’histoire, l’évolution de Baudrillard le conduit à proposer des analyses plus spéculatives à partir des Stratégies fatales (1983). Ainsi, la dénonciation par Baudrillard, avec Philippe Muray, de l’ ‘‘Empire du Bien’’, s’effectue évidemment sur une base ontologique nietzschéenne, le penseur allemand montrant dans sa Volonté de puissance264, que cette idéologie contre nature visant la disparition du mal et la subsistance unique du bien, invention de l’homme juste, correspond à l’idée dualiste d’un être tout bon ou tout méchant, alors que les termes antagonistes du bien et du mal se conditionnent en fait réciproquement et sont complémentaires et non contradictoires. Les textes de Baudrillard sont aussi par certains côtés proches de ceux des moralistes classiques, souvent ironiques et toujours cruels vis-à-vis de leurs contemporains. En outre, dans ses derniers textes se déploie une liberté de ton proche de celle du pataphysicien Alfred Jarry, Baudrillard faisant de ses écrits des discours blasphématoires et obscènes, comportant « un désir de choquer et de scandaliser » (Douglas Kellner) à la manière des philosophes cyniques de l’Antiquité qu’étudie Foucault avant sa mort – la pârrésia en moins, la vérité étant le dernier souci du ‘‘sociologue’’. Comme Nietzsche, Baudrillard est un penseur du nihilisme actif. Alors que le philosophe et historien mettait en exergue les textes prescriptifs de l’Antiquité pour proposer une éthique postchrétienne de la sculpture de soi, le sociologue de la postmodernité tend de plus en plus à observer/prôner la précipitation des forces sociales, des forces qui font le social, voire du socius. La critique baudrillardienne de l’humanitarisme, ce discours censé 264

Paris, Gallimard, 1995, p.124.

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construire le socius mondial, se situe « dans le droit fil de la pensée nietzschéenne »265 : le respect unilatéral de la vie, dont fait montre cette idéologie, constitue pour le sociologue une proposition fondamentale du nihilisme (faible, porté par les forces réactives du statu quo). « Et l’on pourrait être tenté de lire tout Baudrillard comme une simple réactualisation de Nietzsche. »266 Le programme politique de Nietzsche ne constitue pas une réaction face au monde moderne, car selon lui « une régression, un retour en arrière […] n’est absolument pas concevable […] Rien n’y fait : il faut aller de l’avant, je veux dire avancer pas à pas dans la décadence. […] Accumuler [la dégénérescence], la rendre plus véhémente et plus brutale : on ne peut rien de plus. »267 C’est l’abréaction, comme dit Baudrillard, qui est attendue comme politique/stratégie fatale : « il faut pousser les choses à la limite, où tout naturellement elles s’inversent et s’écroulent. » Car pour Nietzsche nous n’avons pas le choix : c’est aut Caesar aut nihil – réversibilité des termes de l’échange impossible explique Baudrillard, qui rappelle, à propos de l’Université et du savoir, qu’ « ‘‘il faut pousser ce qui s’effondre’’, disait Nietzsche. »268 Ce ou bien… ou bien… décisif est consciemment repoussé par les hommes guidés par les forces réactives, car leur règne est celui du nihil s’étendant à l’infini, que celui-ci soit religieux ou politique : « le ‘‘Jugement dernier’’ même est encore la douce consolation qu’attend l’esprit de vengeance, la Révolution, telle que l’ouvrier socialiste 265

http://www.larevuedesressources.org/baudrillard-de-quel-cote-dumiroir-narcissicisme-et-nihilisme,2492.html « Ainsi l’exige la façon des âmes nobles : elles ne veulent rien avoir gratuitement, et moins que tout la vie », affirme Baudrillard. 266 Idem. 267 Nietzche, Le crépuscule des idoles, op.cit. 268 Simulacres et simulation, op.cit.

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l’espère, seulement repoussée à un peu plus tard… L’ ‘‘au-delà’’ même… »269, équivalent de la stratégie nihiliste des mouvements gauchistes que dénonce Baudrillard, par opposition à l’inertie automatiquement anti-systémique de la masse dans son absence totale de singularité qui est sa singularité. Jacques Donzelot affirme que Baudrillard a produit « une œuvre qui tourne toute entière autour de la réjouissance de voir [le monde] aller à sa perte. »270 Le nihilisme fort de Baudrillard se situe même au niveau méthodologique. D’abord, « l’analyse moralisante est toujours une erreur », affirme-t-il dans sa Société de consommation – ce qu’il ne cessera de répéter après le 11Septembre, trois décennies après. De plus, « la radicalisation des hypothèses est la seule méthode possible – la violence théorique étant l’équivalent, dans l’ordre de l’analyse, de cette violence poétique dont parle Nietzsche »271. Si bien que dans les années quatre-vingt, le terme même d’ « échange symbolique » lui pose quelque problème, ne pouvant plus croire à l’ordre symbolique comme à un concept opérant272 – si tant est que le poète puisse encore croire dans le caractère analytiquement opérant de tout concept. Dans L'échange symbolique et la mort, Baudrillard attaque avec virulence le discours optimiste de la science (et celui que développe Monod dans Hasard et nécessité, pour lequel Foucault avait écrit une recension admirative), le positivisme et l’objectivisme 269

Le Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, p. 78. Jacques Donzelot, « Patasociologie à l’Université de Nanterre. Souvenir d’un enseignement commun avec Jean Baudrillard », Esprit, mai 2005. 271 Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, op.cit. 272 La Mort de la modernité, Konkursbuch, 1983, p. 79. Cité in « Baudrillard lecteur de Marx », Gérard Briche, revue " Lignes ", Numéro 31, février 2010. 270

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(l’idéologie de l’objectivité) à la manière de Nietzsche, qui soulignait la relativité du discours de la vérité scientifique et l’inexistence d’une réalité objective sur laquelle l’observation pourrait se fonder selon le vieux principe d’identité A=A. Baudrillard termine son attaque en lançant : « ‘‘A bas toutes les hypothèses qui ont permis la croyance en un monde vrai’’, disait Nietzsche. » Foucault considère ses Histoires comme des fictions, mais accorde une importance trop principielle à ses concepts ; fondant son discours sur le Logos, il est encore prisonnier de l’imaginaire métaphysique ; à ce taux, Baudrillard est à Foucault ce que Nietzsche fut à Kant273. C’était d’ailleurs sur cette base qu’il reprochait à Foucault le fait que son discours sur le pouvoir soit le miroir du pouvoir classique, l’« objectivité fluide »274 faisant que « le discours de Foucault est un miroir des pouvoirs qu’il décrit. » Baudrillard contre Foucault, Nietzsche contre Nietzsche. Ce n’est pas le même Nietzsche qui est mobilisé par l’un et par l’autre pour renforcer l’armature cognitive de leurs concepts. Le Nietzsche de Baudrillard est un anarchiste de droite, un aristocrate désabusé, un écrivain et un poète apocalyptique, prophète de l’effondrement généralisé de la Civilisation. Le Nietzsche de Foucault, depuis Surveiller et punir, est un philosophe offrant un modèle discursif opérationnel pour un intellectuel militant de gauche275, le penseur froid des systèmes de conservation – du monde comme éternel (retour du) rapport de forces. 273

Voir, pour s’en convaincre, Vérité et mensonge au sens extra moral, Edition Babel, p. 48. 274 Oublier Foucault, op.cit. 275 Qui cependant qualifie d’ « invivable » et de « ridicule » le fait d’être un communiste nietzschéen, ce qui recoupe la proposition de Michel Houellebecq selon laquelle « il faut être un crétin [comme Michel Onfray] pour se définir comme un nietzschéen de gauche. »

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Le problème fondamental est donc que le dernier Foucault, celui de l’esthétique de l’existence, de l’éthique de la subjectivité et du souci de soi, malgré son apparent changement, la discontinuité de son discours et la crise intellectuelle qu’il aurait subie, continue à raisonner en termes de rapports de forces. Certes, ces rapports de forces, à partir de L’usage des plaisirs, s’intériorisent au maximum dans un processus de subjectivation ; mais ces rapports, en préexistant à toute domination institutionnelle et sociale extérieure, en même temps qu’ils fondent la subjectivité, font ontologiquement du pouvoir l’instance suprême commandant la production de soi ; il s’agit cette fois d’un pouvoir de soi sur soi qui se loge encore au cœur de l’analyse : ce ‘‘nouveau pouvoir’’ est le socle presque invisible permettant de nouer dans la dernière grille d’intelligibilité la force ployée sur elle-même comme pouvoir de se façonner, d’une part, et la lutte contre les pouvoirs comme dominations, de l’autre. Gilles Deleuze explicite cette perpétuation du nietzschéisme foucaldien en expliquant comment les Grecs ont plié la force et l’ont rapportée à soi, inventant le sujet comme produit d’une ‘‘subjectivation’’.276 La force étant rapport avec d’autres forces, elle a le pouvoir d’affecter et d’être affectée par d’autres forces. Ainsi, ce qui résulte de ce rapport, c’est un « rapport de la force avec soi, un pouvoir de s’affecter soi-même ». Le rapport à soi ne fait que ployer les rapports de pouvoir, sans 276

Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. Gilles Deleuze, malgré sa grande proximité avec Michel Foucault, semble être plus proche de la conception baudrillardienne lorsqu’il note dans son Nietzsche et la philosophie que « les notions de lutte, de guerre, de rivalité […] sont étrangères à Nietzsche et à sa conception de la volonté de puissance. », op.cit.

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jamais s’en libérer. « L’idée fondamentale de Foucault, reconnaît Deleuze, c’est celle d’une dimension de la subjectivité qui dérive du pouvoir et du savoir »277, et s’il espère qu’il y aura toujours un rapport à soi qui résiste aux codes et aux pouvoirs, la subjectivation et le rapport à soi ne cessant pas de se faire, de se métamorphoser et de changer de mode, il admet que ce rapport est constamment « récupéré par les rapports de pouvoir. »278 Ce jeu de récupération potentiellement infini n’est possible que parce qu’il se déroule dans la sphère de la production. La guerre était, chez le Foucault de Surveiller et punir, un modèle binaire utilisé comme analyseur des rapports sociaux ; la guerre est, chez le Foucault de L’usage des plaisirs, un modèle binaire utilisé comme analyseur des rapports de soi avec soi. Le Nietzsche de Foucault est finalement toujours celui des rapports (de forces) et des relations (de pouvoirs) – celui de Baudrillard celui de la désarticulation et de la chute. Cela provient de ce que Foucault soit parti voir ce qu’il y avait avant le pouvoir assujettissant – pré-moderne –, alors que Baudrillard voit ce qu’il y a après la mort du sujet – postmoderne. Foucault est un philosophe de la naissance (naissance de la folie, de la clinique, de la prison, de la sexualité, de la modernité), Baudrillard un sociologue de la mort (fin du social, disparition du pouvoir, du sexe, fin de la modernité). Foucault pratique une maïeutique non dialectique : il est toujours question de naissance dans son œuvre hyper-historique ; il ne conçoit pas une idée, une notion, un concept sans le passer au crible de sa vie et sans reconstituer son acte de naissance. Que ce soit la clinique, 277

« mais qui n’en dépend pas » ajoute-t-il cependant. Foucault, op.cit. 278 Idem.

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la folie, les savoirs, ou même des notions apparemment aussi utiles que la population : tout est né, tout a une naissance nous dit Foucault. Baudrillard n’est le sociologue des disparitions et des morts qu’en tant qu’il est aussi le penseur de la naissance de l’hyperréalité ; cependant, si la sociologie des morts prédomine, c’est que l’hyperréalité est marquée par la gestion des cadavres (la figure du mort-vivant est la figure matricielle de la postmodernité). Foucault a parfait la généalogie de la morale proposée par Nietzsche ; Baudrillard signalé la nécrologie de la morale. Foucault a pensé la mort, et Baudrillard pense la mort de choses vivantes. Tout est mort, mais tout survit à cet état chez Baudrillard. Les naissances chez Foucault sont tragiques, et les morts sont des promesses de naissances futures (voir la mort de l’homme). Baudrillard, dans La Séduction, dresse pour sa part un constat sociologique macabre : « fin de l’espace perspectif, […] fin de la scène, fin de l’illusion. […] Fin du secret. » La pensée historique de Foucault débouche sur une philosophie de faire-part ; la philosophie de Baudrillard repose sur une sociologie crépusculaire. Mais « la mort n’est-elle pas ce à partir de quoi le savoir en général est possible ? » demande Foucault dans Les mots et les choses. Le savoir a disparu professe Baudrillard, qui annonce la fin du travail, la fin de la production et la fin de l’économie politique dans son Échange symbolique et la mort, et qui, dans son pamphlet contre l’historien, pense que « la langue [de Foucault] accouche de l’opération de pouvoirs nouveaux […] discours mythique » de la naissance… Disons que pour le ‘‘sociologue’’, ’il y a les morts et les choses ; c’est aussi un poète du dépassement des oppositions métaphysiques bien/mal, vie/mort : « le symbolique est ce qui met fin à ce code 143

de la disjonction et aux termes séparés. Il est l’utopie qui met fin aux topiques de l’âme et du corps, de l’homme et de la nature, du réel et du non-réel, de la naissance et de la mort. »279

279

L’échange symbolique et la mort, op.cit.

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Traditionalisme et postmodernisme. Infirmier pendant la Guerre de Sécession et fasciné par la fraternité existant dans les lignes de front, Walt Whitman (1819-1892), dans ses Leaves of Grass, élabore poétiquement un lien spécifique entre homosexualité et démocratie.280 L’amour des garçons, évoqué dans le dernier chapitre de L’usage des plaisirs comme accès à la vérité dans la doctrine érotico-philosophique socraticoplatonicienne, est, chez l’écrivain américain du XIXème siècle, l’objet d’une célébration particulière, de même qu’il représente le thème sous-jacent de toute sa poésie. Comme chez les moralistes grecs de l’Antiquité, la poésie de Whitman exalte la femme en tant qu’épouse, dans son rôle biologique de perpétuation naturelle de la race, et en tant que mère, dans sa fonction secondaire d’éducation culturelle des descendants. Seuls les garçons, dans toute leur splendeur athlétique, méritent l’écriture de chants enflammés. Virils et rudes, les garçons aimés par Whitman et décrits sensuellement dans ses poèmes, sont le contraire des jeunes efféminés de la ville, des hommes gracieux, des dandys élégants et raffinés, ou des adolescents studieux, cultivés et civilisés, dépourvus des traits rugueux attachés traditionnellement à la figure du mâle … Cette glorification lyrique de l’amour des garçons pourrait nous sembler anodine si elle n’était pas mise en lien, chez Whitman, avec le thème sociologique de la 280

René Soral, « Walt Whitman », revue Arcadie, n°70, 1959.

« république des camarades ». En effet, les jeunes mâles splendides du poète ne sont pas décrits dans les Feuilles d’herbe suivant une perspective purement esthétique, mais sont pris dans une dimension politique donnant aux vers une certaine tonalité prescriptive. D’après l’écrivain américain, les garçons ne doivent pas subir la solitude dans laquelle ils sont empêtrés, mais agir en se rassemblant autour d’une « république des camarades ». Pour lui, la camaraderie est ce sentiment individuel à la base des relations interpersonnelles entre jeunes mâles, pouvant faire naître et nouer un lien solide entre eux. Mieux : l’affection dont témoignent les camarades entre eux doit, selon le poète, annihiler les dissensus et faire émerger une paix durable entre les mâles fidèles, les cités pouvant vivre dans la sérénité grâce à l’amour viril des camarades… Valéry Larbaud : « [Walt Whitman] exalte, comme moyen de cohésion républicaine, comme base inébranlable de la Nation moderne, ce qu’il nomme l’amour viril, une sorte d’amitié achilléenne, mais en même temps c’est bien cet amour, cette amitié passionnée qu’il chante. »281 Cette proposition est fondamentale. Comment la Nation et la République peuvent-elles s’appuyer sur une base apparemment aussi fragile que le sentiment interpersonnel de fraternité masculine, si ce n’est suivant une articulation précise entre la préoccupation morale moderne, relative à l’avenir d’une société privée d’intermédiaires aristocratiques et théâtre d’un face-à-face tragique entre l’individu et l’État, d’une part, et l’éthique antique telle qu’elle s’exprimait chez les philosophes grecs et romains, de l’autre ? On sait comment toute une tradition révolutionnaire s’était efforcée de recourir aux Anciens pour justifier son ardeur politique, entre le XVIIIème et le XIXème siècle ; on sait 281

Idem.

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aussi comment la Révolution conservatrice a porté un discours décliniste282 en se basant sur le modèle romain pour faire d’une nation vaincue un Empire régénérateur de l’Occident, au début du XXème (en réconciliant gauche du travail et droite des valeurs conservatrices283). Chez Walt Whitman, le culte de la personnalité individuelle et singulière dans le cadre de la camaraderie virile ne constitue point le socle discursif d’un protofascisme américain. Au contraire : la République à laquelle il fait référence n’est pas celle des Empereurs romains, mais des libertés fondamentales et des droits de l’homme, et la Nation à laquelle il pense n’est pas celle de Seigneurs oisifs, mais des travailleurs besogneux.284 Whitman est le poète des idées modernes : la liberté de tous, l’égalité parfaite et la démocratie de masse : Pour toi ces poèmes sortis de moi, ô Démocratie, pour te servir, ma femme285. Whitman est le poète des cowboys solitaires et de l’Amérique triomphante, deux mythes reposant sur deux images inverses dans la culture contemporaine : à la fois 282

Voir Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, Paris, Gallimard, 1948. 283 Voir Socialisme et prussianisme du même Oswald Spengler, qui pourrait constituer le début d’un corpus pour établir une généalogie de l’idéologie de l’association nationaliste d’extrême droite Égalité et Réconciliation du pamphlétaire Alain Soral, dénoncée dans notre « Soral et Dieudonné. Complotisme ou parrésia ? », Mediapart, 17 septembre 2013. 284 « Je chante un culte nouveau. Une race pullulante et active s'installe et s'organise partout, Je le dédie à vous, capitaines, navigateurs, explorateurs, A vous ingénieurs, à vous constructeurs de machines. » D’après René Soral, op.cit. 285 René Soral, op.cit.

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celle de la splendeur du héros viril des westerns et celle de la décadence du dernier homme triomphant : « Ô Amérique, c’est parce que tu bâtis pour l’Humanité que je bâtis pour toi. L’âge d’or de l’Humanité doit un jour être l’aboutissement de cette démocratie : J’annonce des splendeurs et des majestés de nature à rendre insignifiante Toute la politique antérieure de la terre. »286 Dans Democratic Vistas, Whitman distingue l’amative love hétérosexuel de l’adhesive love homosexuel, paradigme psychosocial pour l’établissement pratique d’une démocratie forte, à la fois outil social pour effacer quelque peu les traits matérialistes et vulgaires de la démocratie américaine (et ‘‘tocquevillienne’’ pourrionsnous dire) et psychotechnique permettant d’atténuer l’individualisme trop étriqué qu’il prône par ailleurs à travers son idéalisation de l’ouvrier éphèbe solitaire. L’adhesive love est une force universelle reliant l’individu héroïque à un corps politique mythique. Cette force opère une fusion entre les hommes “of however various and distant lands, into a brotherhood, a family… making the races comrades, and fraternizing all.”287 Utopie libérale socialiste. Au sortir de la Grande Guerre, l’écrivain français Henry de Montherlant288, dégoûté par le monde d’après286

Idem. J.R. LeMaster, Donald D. Kummings (eds.), Walt Whitman: An Encyclopedia, New York, Garland Publishing, 1998. 288 Les informations proviennent du « site Montherlant » : http://www.montherlant.be/biographie-03-voyageur.html, dont la 287

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guerre, qu’il considère comme étant médiocre, prépare, avec de jeunes amis vétérans, pensant comme lui que l’individualisme est la résultante des Civilisations supérieures, la fondation d’une communauté régie par un code. En 1919, ils créent un petit clan nommé l’ « Ordre », groupe qui se caractérise d’abord par une forte solidarité interne. Déplorant la disparition de l’esprit de la guerre, Montherlant définit l’Ordre comme « un repliement sur une poignée d’êtres choisis »289, une communauté des meilleurs, se situant quelque part entre Athènes et Rome. Leurs velléités antibourgeoises les amènent à se comparer aux samouraïs japonais, respectant le Bushido (dont les vertus sont Droiture, Courage, Bienveillance, Politesse, Sincérité, Honneur et Loyauté290). Bien qu’ils se comparent aussi aux Templiers et aux chevaliers teutoniques – les couleurs symboliques de leur groupe sont le noir et le blanc – le christianisme est totalement absent dans leur modèle axiologique : « l’Ordre, note Henry de Montherlant, continuait la “Famille” de Sainte-Croix [groupe créé auparavant], où nous réalisâmes ce paradoxe que, gouvernés et excités par des prêtres, toute notre chevalerie ne fit jamais la moindre part au surnaturel, et que Jésus-Christ n’y compta nullement ». Le rapport ordinal aux valeurs est clairement aristocratique. source est Le Solstice de Juin de Montherlant (Essais, Pléiade, p. 858 à 872). 289 Idem. 290 Fiche « Bushido », Wikipédia. Plus précisément, les valeurs adoptées par l’Ordre de Montherlant étaient « Droiture, fierté, courage, sagesse, puis fidélité, respect de sa parole, maîtrise de soi, désintéressement, sobriété », d’après le « site Montherlant », op.cit.

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L’Ordre de Montherlant est naturellement misogyne : les femmes en étaient exclues. Les rapports avec le sexe faible étaient ignorés, tandis que la galanterie était abhorrée, car « maudit soit le chevalier qui va demander conseil à une dame. »291 Selon Montherlant, le rôle des femmes dans l’histoire de la chevalerie a été exécrable (« elles ont été un des ferments de sa décomposition ») : au milieu du XIIIème siècle, le goût des femmes se serait imposé et serait la cause du passage de la littérature germanique des chansons de geste aux romans bretons de la Table ronde, véhiculant « la morale de midinette » – l’idéalisme et la morale des esclaves, aurait dit Nietzsche – « qui, depuis lors jusqu’à nos jours, en l’émasculant et en l’éloignant du réel, a fait tant de mal à notre France. »292 L’accusation est lourde ; en plus de prôner la camaraderie virile, l’Ordre déclare la guerre des sexes. Le pacte conclu par les membres de l’Ordre consistait en un contrat moral d’entre-aide, reposant sur une éthique de la solidarité communautaire. Si la communauté ne vécut que quelques années, l’esprit qui s’en était dégagé animait les pensées de l’écrivain confronté aux grands évènements de l’histoire. Dans son Solstice de Juin (1940), Montherlant défend l’idée d’une amitié chevaleresque entre Français vaincus et Allemands vainqueurs, voyant dans la victoire des Nazis le signe du renversement d’un monde décadent… Au mois de février 1937, au café du Grand Véfour, Georges Bataille lit Ce que j’ai à dire : « C’est seulement s’ils se battent jusqu’à la mort ou s’ils sont pris par une émotion physique violente et contagieuse que des êtres humains sortent de cette difformité confuse de leurs 291 292

Montherlant citant Raoul de Cambrai, op.cit. Idem.

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intérêts qui en fait ensemble une accumulation de déchets inertes. »293 C’est le cri de guerre célébrant la naissance d’Acéphale, société secrète. Bataille s’inspire de Marcel Mauss et de ses descriptions ethnographiques des tribus africaines pour concevoir une société d’initiés au langage secret dont le fonctionnement repose sur l’accomplissement régulier de rituels – par opposition évidente à la société de masse moderne, au langage formel et dont le fonctionnement repose presque entièrement sur l’accomplissement machinique de tâches. La nuit, Georges Bataille organise des rencontres dans la forêt, et les membres d’Acéphale célèbrent la décapitation de Louis XVI, méditent, et lisent des textes du Marquis de Sade, de Nietzsche et de Freud… Ils adoptent comme règle de ne jamais serrer la main des antisémites. Ils songent, pour raffermir les liens entre les initiés, suivant une logique symbolique du pacte (par opposition à la logique économique du contrat), à accomplir un sacrifice humain… Le projet Acéphale de Bataille possède en fait un double versant294 : un versant politique, représenté par la publication de la revue homonyme et l’activité du Collège de Sociologie, et un versant religieux constitué par l’activité de la société secrète : « j’étais résolu, sinon à fonder une religion, du moins à me diriger en ce sens »

293

Fiche « Acéphale (revue) », Wikipédia. Sur ce point, voir Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1984. 294 Nous nous appuyons ici sur le texte de Marina Galletti, « Histoire d’une société secrète (Le chapitre biffé de la Somme athéologique) », Helsinki Collegium for Advanced Studies. Référence numérique : https://helda.helsinki.fi/bitstream/handle/10138/25803/005_05_Gallett i.pdf?sequence=1

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admet Bataille.295 Le projet lié à la société secrète consiste effectivement à fonder une religion « antichrétienne, essentiellement nietzschéenne. »296 Cette expérience communautaire constitua pour ceux qui y ont participé le paradigme d’une possibilité extrême, celle de pouvoir « changer la vie » 297 et de faire face à l’absence de mythe. Le point fondamental de cette expérience réside sans doute dans cette tentative de s’appuyer sur un ensemble de rites relevant d’une connaissance documentaire – soit le savoir institué par les études de l’école sociologique française – pour composer un groupe observant un code sévère et exerçant sur lui-même une forme de pouvoir ancien. L’entreprise a un côté proto-fasciste, surtout avec son projet de sacrifice humain, mais la création de la société Acéphale fait suite à la fondation du mouvement antifasciste Contre-Attaque, auquel Bataille donna naissance en 1935. De plus, Acéphale ne représente pas une société de complot au sens de Mauss, soit un mouvement stratégique de résistance directe contre le pouvoir d’État, mais constitue une manière d’être organisée, l’esthétique codifiée d’une existence magnifiée (bien que « l’intervention dans les affaires publiques » soit considérée comme normale « dans toutes les organisations du même ordre »298).

295

Georges Bataille, « Plans pour la Somme athéologique », dans Œuvres complètes, tome VI, Paris, Gallimard, p. 373. Cité par Marina Galletti, op.cit. 296 Georges Bataille, « Notice autobiographique », dans Œuvres complètes, tome VII, Paris, Gallimard. Cité par Marina Galletti, op.cit. 297 Patrick Waldberg, “Acéphalogramme”, Magazine littéraire, 1995. Cité par Marina Galletti. 298 Roger Caillois, « Confréries, ordres, sociétés secrètes, églises », in Denis Hollier, Le Collège de Sociologie, Paris, Gallimard, 1995, p. 242. Cité par Galletti, op.cit.

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Dans Acéphale, le motif de la société secrète s’inscrit, en creux, dans l’absence de secret dans les régimes démocratiques, et dans une fascination pour la clandestinité, qui a comme arrière-plan le débat sur le lien entre la doctrine des minorités agissantes (Lénine, Mussolini, Hitler) et la société d’hommes des périodes archaïques.299 Dans les périodes archaïques, la société d’hommes traite du passage de l’enfance à l’âge d’homme via le rite d’initiation ; dans la période contemporaine, le rôle des sociétés d’hommes est rempli par les partis révolutionnaires (communistes ou fascistes), des sociétés de complot substituant la mystification à l’initiation (la mystification du travail militant).300 Cette problématique est au centre des Rites des associations politiques dans l’Allemagne romantique de Hans Mayer, qui repère, à partir du concept de Mannerbund de Blüher, l’origine du nazisme dans les associations nationalistes formées après la Grande Guerre. La société secrète Acéphale a aussi quelque chose des confréries dionysiaques, dont les mystères faisaient de l’orgiasme le ciment de la collectivité. Ainsi, critique vis-à-vis du parlementarisme bourgeois des sociétés individualistes et opposée au développement des totalitarismes des États fascistes, la société secrète Acéphale est à la fois antifasciste et antidémocratique… Julius Evola301, penseur ultime du courant traditionaliste, et théoricien politique de la Tradition, 299

Galletti, op.cit. Vincent Descombes, « La part du jeu », Critique, 1980, p. 446. Cité par Galletti, op.cit 301 Pour la présentation de l’œuvre de Julius Evola, nous nous appuyons sur Alain de Benoist, « Julius Evola, réactionnaire radical et métaphysicien engagé. Analyse critique de la pensée politique de Julius Evola ». Référence numérique : http://www.alaindebenoist.com/pdf/julius_evola.pdf. 300

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considère que la politique relève de l’éthique et de la métaphysique. « Le fondement de tout véritable État, écrit Evola, c’est la transcendance de son principe. »302 Pour Evola, l’histoire humaine doit s’interpréter comme un processus d’involution, qui culmine dans la modernité. Cette décadence obéit à la loi de ‘‘régression des castes’’303, consacrant les valeurs marchandes, de la femme et du peuple. Ce processus se caractérise par une déperdition de l’élément viril et par une montée des valeurs des cultures gynécocratiques. Le système d’Evola se fonde sur une opposition entre le haut et le bas, comme entre la Tradition primordiale et la fin de cycle actuelle. La pensée évolienne est élitiste et ‘‘hiérarchiste’’. Il place ses espoirs dans un État fort se fondant sur les principes supérieurs d’un ‘‘État organique’’. « Evola explique l’origine de l’État à partir de la ‘‘société d’hommes’’. » Il rejoint Hans Blüher, qui plaçait les Männerbünde à la source de l’autorité politique. « Cette société d’hommes est à concevoir d’abord comme une association exclusivement masculine, ensuite comme lieu de regroupement d’une élite. La forme d’association ‘‘virile’’ par excellence est pour Evola celle de l’Ordre. Les exemples qu’il donne sont principalement l’Ordre des Templiers et celui des Chevaliers teutoniques. »304 L’élite est une aristocratie incarnant une ‘‘race de l’esprit’’, un type définit comme ‘‘homme différencié’’. Sa proposition consiste à revenir à l’Idée et à susciter la naissance d’un Ordre, au sein duquel se trouveraient des hommes supérieurs : « Idée, Ordre, élite, État, hommes de l’Ordre — qu’en ces termes soit maintenue la ligne, tant que cela

302

Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines, Paris-Puiseaux, Guy Trédaniel-Pardès, 1984, p. 29. Cité par Alain de Benoist, op.cit. 303 Alain de Benoist, op.cit. 304 Idem.

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sera possible. »305 Evola oppose l’État et le peuple et met en exergue la polarité masculin-féminin : l’État se trouve sous le signe masculin, et le peuple sous le signe féminin.306 L’élément masculin doit imposer sa marque à l’élément féminin : il y a complémentarité, mais aussi subordination. Le processus de décadence réside dans la montée des valeurs du monde chtonien matriarcal, gynécocratique, et dans le déclin des valeurs de l’esprit viril. Au christianisme, il reproche d’avoir contribué à la ‘‘dévirilisation spirituelle’’ de l’Occident. Avec la démocratie et le socialisme s’achève la translation du féminin au masculin : la loi du nombre est d’inspiration gynécocratique. Pour Evola, les hommes ne peuvent appartenir à l’élite et à l’ordre viril de l’État qu’en se séparant des femmes, de l’ordre féminin. Il prône la renaissance d’un « monde fait d’hommes et de chefs d’hommes. »307 En outre, « l’idéal d’une “société d’hommes” ne saurait être celui, paroissial et petitbourgeois, qui consiste à avoir “une maison et des enfants” ». Evola abandonna toute perspective politique et se rabattit sur le for intérieur. « La seule norme valable que cet homme [fidèle à la Tradition] puisse tirer d’un bilan de la situation, c’est l’absence d’intérêt de tout ce qui est “politique”. Son principe sera donc celui que l’Antiquité a appelé l’apoliteia. »308 Evola invite donc les ‘‘hommes différenciés’’ à se concentrer sur la construction et le perfectionnement de soi.

305

Julius Evola, Orientations, Puiseaux, Pardès, 1988, p. 9. Cité par Alain de Benoist, op.cit. 306 Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines, p. 34. Cité par Alain de Benoist, op.cit. 307 Julius Evola, Orientations, p. 54. Cité par Alain de Benoist, op.cit. 308 Julius Evola, Chevaucher le tigre, op. cit., p. 215. Cité par Alain de Benoist, op.cit.

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Chez le Foucault du souci de soi, qui se félicitait que l’amitié supplante la sexualité dans les préoccupations de la communauté gay américaine309, ce n’est pas l’impossibilité de recréer une société d’hommes qui pousse au renoncement au pouvoir (comme champ d’études et de conquête), mais le renoncement au pouvoir qui ouvre la voie à la création d’une société d’hommes, sous la forme de la communauté gay contre-culturelle antibourgeoise. Autrement dit, cette sorte de réactivation du culte de la männerbünde, typique d’un certain nietzschéisme de gauche, est ici le fruit de l’apoliteia. Michel Foucault considéra l’homosexualité comme étant un moyen d’inventer de nouvelles formes de relations entre hommes, et de concurrencer ainsi cette relation institutionnelle que représente le mariage. « Nous avons donc à nous acharner à devenir homosexuels et non pas à nous obstiner à reconnaître que nous le sommes », affirme-t-il, prenant ainsi à contre-pied le positionnement identitaire des associations communautaires.310 Il voit dans l’ascétisme un travail de soi sur soi pour se transformer, et propose d’aller vers une ascèse homosexuelle pour inventer une nouvelle manière d’être, car « être gay, c’est chercher à définir et à développer un mode de vie » échappant aux contraintes de classes notamment, soit entamer une parcellisation du champ politique et des pratiques sociales via un repliement de chacun sur son groupe d’appartenance électif, ce que Baudrillard nomme précisément la fin du social. Dans son interview sur l’amitié comme mode de vie, Foucault souligne comment la guerre moderne a pu 309

Dits et écrits, Tome 2, p 81. Michel Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », Gai pied, avril 1981.

310

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constituer une expérience de vie communautaire, où étaient possibles la camaraderie virile et la fraternité d’âme. « L’honneur, le courage, ne pas perdre la face, le sacrifice, sortir de la tranchée avec le copain, devant le copain, cela impliquait une trame affective très intense. »311 Proposition hypothétique : l’intérêt tardif de Foucault pour les épicuriens et les stoïciens témoigne en fait d’un intérêt plus profond porté aux écoles philosophiques antiques comme type raffiné de société d’hommes. Le foisonnement de ces écoles, après la mort de Socrate, représente un évènement ambigu, dans la mesure où s’il permit l’élaboration d’éthiques individualistes pour les élites gréco-romaines, en même temps, « l’idée du salut collectif », comme l’explique Nietzsche, se perdit définitivement à cette époque : « les grands philosophes anciens s’intègrent dans la vie collective de l’hellénisme ; après Socrate, il se forme des sectes. »312 Or l’homme différencié membre d’un Ordre, dans la perspective évolienne, a pour objectif éthique de donner une direction métaphysique, un but cosmique transcendant à la communauté. Le repliement sur soi et le crédit social accordé aux expériences communautaires alternatives, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, soit le passage du militantisme politique à la militance éthique, ne constitueraient-ils pas le signe d’une défaite politique du collectif et d’un désistement de la « résistance contre le pouvoir d’État », au profit d’une logique individualiste fataliste – hypothèse que nous formulons à travers la présentation de la männerbünde gay des années quatrevingt comme formule de l’apoliteia de gauche (alors que 311

Idem. La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938, p. 153. 312

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vu de droite, c’est l’impossibilité de recréer une männerbünde qui signale le début de l’apoliteia) ? En tous cas, la façon dont Nietzsche déplore le fait qu’ « à partir de Socrate, l’individu tout à coup se prit trop au sérieux »313, fait de la filiation entre Foucault et Nietzsche une question problématique plus qu’une proposition axiomatique. Gilles Deleuze souligne très bien toute l’ambiguïté de la dernière expérience intellectuelle foucaldienne : en effet, il explique que les plaisirs de la chair, dans la Civilisation grecque, renvoyaient à des rapports sociauxsymboliques entre hommes libres se lançant des défis et se faisant concurrence en tant que nobles-athlètesprétendants, « donc à une ‘‘société virile’’, unisexuée, excluant les femmes. »314 Cette ambiguïté, si l’on songe que Michel Foucault ait milité à l’extrême gauche de l’échiquier politique après Mai-68, et que sa Volonté de savoir ait été bien accueilli par les communautés gays et féministes315, explique le fait que rapporte Jana Sawicki dans son texte sur « le féminisme et Foucault en Amérique du Nord » relatif à la mauvaise réception des derniers concepts foucaldiens chez les activistes rebelles du Nouveau Monde : « la plupart des féministes reprochent [au philosophe et historien] son androcentrisme qui le rend aveugle au gender »316. Anne-Laure Stoler, dans son Carnal Knowledge and Imperial Power, affirme qu’il existe une « reconduction par Foucault de certains 313

Idem, p. 172. Gilles Deleuze, Foucault, op.cit. 315 Dits et écrits, Tome 1, p. 69. 316 Jana Sawicki, « Le féminisme et Foucault en Amérique du Nord : convergence, critique, possibilité », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucualt, 1997. 314

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stéréotypes de genre dans son Histoire de la sexualité. »317 Comble de l’ironie, pour un auteur qui, avec son œuvre de déconstruction des catégories métaphysiques traditionnelles, est souvent présenté comme étant à l’origine des études… sur le genre. C’est qu’à première vue, l’auteur, en étudiant scrupuleusement les textes prescriptifs de l’Antiquité, et en participant intellectuellement à la lutte pour la reconnaissance de la communauté homosexuelle, voire même en imputant à cette communauté une valeur axiologique potentiellement contre-culturelle, semble luimême proposer une éthique aristocratique pour un âge hyper-démocratique où l’exigence d’égalité universelle et la protection des minorités est ce qui permet historiquement l’élaboration d’une telle éthique particulariste… En termes nietzschéens, c’est comme si le philosophe devenait législateur et tentait de reformuler une morale des maîtres ‘‘démo-compatible’’, dans un monde postmoderne où la morale des esclaves prévaut tellement qu’elle peut se permettre la fabrication expérimentale de petites éthiques inoffensives pour grands Seigneurs en mal d’idéal… Foucault admettait que la première raison pour laquelle l’éthique philosophique des Anciens n’était pas normalisatrice était que son objectif principal était d’ordre esthétique, et qu’elle ne soulevait donc seulement qu’ « un problème de choix personnel »318 – où l’on retrouve la surestimation de l’individu que 317

Guillaume Le Blanc, « Foucault penseur oriental ? », in Cahier de l’Herne, 2011. 318 Michel Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », cité in James Miller, La passion Foucault, op.cit.

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Nietzsche reproche aux postsocratiques. « Ensuite, continuait-il, [cette éthique] était réservée à un petit nombre de gens ; il ne s’agissait pas alors de fournir un modèle de comportement à tout le monde. C’était un choix personnel qui concernait une petite élite »319 – où l’on retrouve l’aristocratisme typique des sociétés d’hommes chères à Evola. Enfin, « la raison que l’on avait de faire ce choix était la volonté d’avoir une belle vie »320 – où l’on retrouve l’eudémonisme qu’exècre Nietzsche. Quelle attitude étrange, de la part d’un grand intellectuel de gauche, que de proposer à une Nation cultivant depuis deux siècles la passion de l’égalité une éthique basée principiellement sur un eudémonisme aristocratique. Mitterrand arrive au ‘‘pouvoir’’ en 1981. Le tournant de la rigueur date de 1983 ; c’est la crise de gouvernementalité. L’usage des plaisirs et Le souci de soi sont publiés en 1984 ; c’est le tournant de l’ascétisme. L’importance de la pensée de Baudrillard vient du fait qu’elle constitue une réaction postmoderne contre la modernité (Douglas Kellner). Sa critique radicale de la modernité prit d’abord les traits d’une mise en exergue sémiologique des mythes de la société occidentale, dans la tradition de la pensée critique de gauche, marxisante ou socialisante (la théorie critique de l’École de Francfort, Mauss et l’école sociologique française, etc.). Le caractère postmoderne de cette critique provient de ce que Baudrillard, même si sa pensée consiste en une prise de recul net vis-à-vis des acquis de la modernité et du discours du progrès véhiculant cette croyance, n’a pas grand-chose à voir avec les réactionnaires modernes postrévolutionnaires, comme Louis de Bonald et Joseph 319 320

Idem. Idem.

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de Maistre : il ne pense pas la possibilité d’un retour en arrière. Au contraire : nihiliste fort au sens de Nietzsche, il préconise la grande fuite en avant – l’implosion contre-culturelle (ni Mao ni Moïse321). Ses références au passé ne sont pas relatives à la société d’Ancien Régime, mais plutôt aux sociétés traditionnelles, et le retour en arrière qu’il effectue lorsqu’il évoque les tribus primitives ne constitue pour lui qu’un moyen de mesurer les pertes occasionnées par les apports de la Civilisation occidentale moderne, tout le négatif caché par le positif. Ce n’est donc pas une révolte traditionaliste contre le monde moderne (Evola), mais une réflexion postmoderne sur les révoltes qui secouent le monde – qui s’oppose au mondial. Une révolte cool, une analyse de l’attentat-suicide comme logique psychosociale fatale d’un pacte à la vie à la mort, soit un sacrifice humain dans une männerbünde – Al-Qaïda, nébuleuse terroriste acéphale… Habermas322 distingua trois conservatismes dans les années quatrevingt : celui des nietzschéens de gauche développant une post-métaphysique de la subjectivité (Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze), celui des « vieux conservateurs » défendant une position prémoderne et un « néo-aristotélisme radical »323, et celui des « néoconservateurs » reconnaissant les acquis de la modernité, mais n’en attendant plus rien : Jean-François Lyotard et Baudrillard. Une telle confusion s’explique par la complexité du positionnement baudrillardien : 321

Voir Philippe Lardinois, De Pierre Victor à Benny Lévy : De Mao à Moïse ?, Paris, La Renaissance du Livre, 2008. 322 Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, n°413, Paris, Éditions de Minuit, octobre 1981. Cité in Maxence Alcalde, « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire », Marges[En ligne], 03 | 2004, mis en ligne le 31 juillet 2014, consulté le 09 février 2015. URL : http://marges.revues.org/779 323 Op.cit.

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ayant l’intelligence du Mal, il sut explorer à fond les nouveaux enjeux relatifs à l’ère de la technique, pour mieux se départir de l’utopie technologique, et louer la puissance traditionnelle du symbolique – sans se laisser piéger dans une quelconque opinion politique.324

324

Baudrillard contribua à Krisis (liée à la Nouvelle droite d’Alain de Benoist), mais plaida l’indifférence au support. Cette fluctuation permet toutes les récupérations, même les plus suspectes, comme celle d’un Alain Soral : « Boutang, Baudrillard : gauche des idées, droite des valeurs », Égalité & Réconciliation, 13 août 2010.

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Troisième partie. Soucis des autres et fausses singularités. Les ambivalences du souci.

L’homosexualisme : de la communauté contreculturelle au ‘‘pouvoir’’ gay. L’espoir de Foucault était que dans l’homosexualité masculine contemporaine, les rapports sexuels déviants par rapport à la norme biohistorique se traduisent en rapports de résistance face à la loi sociale ; le mariage hétéromonogamique étant l’institution garantissant la reproduction de la force de travail, la relation homosexuelle, par la création d’un nouveau mode de vie, devait signifier la destruction du corps comme force de travail reproductible, au sens idéologique. Or le militantisme homosexuel a rapidement évolué à travers une multiplication d’associations tournant autour de la lutte contre les discriminations. Le marqueur identitaire gay prend le pas sur la résistance contre un pouvoir répressif325 et sur l’espoir de fonder une communauté contre-culturelle, ce qui permet à un moraliste de souligner combien, « à travers l’homme des néo‘‘communautés’’ ou des ‘‘tribus’’ prétendument ludiques 325

Gabriel Girard et Daniela Rojas Castro, « Droits des minorités sexuelles, un combat devenu mondial », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

d’à présent, il est loisible de contempler la figure du ressentiment moderne, l’incarnation de la nouvelle vie réactive, mais affublée du faux nez du besoin de justice. »326 Foucault pensait le sexe comme « possibilité d’accéder à une vie créatrice », mais considérée comme une institution bourgeoise de reproduction sociale, les forces associatives firent du mariage une revendication de premier plan, ce qui permet de déceler le devenir réactif de la cause gay. Il s’agissait d’échapper aux rapports d’identité, afin d’imaginer des rapports de différenciation, d’innovation, mais le projet de la communauté singulière a succombé à la dérive communautariste en tombant dans le piège métaphysique de l’identité – de même que dans le piège démocratique de la représentation/absence de représentativité.327 On sait comment David M. Halperin a analysé la production contemporaine d’une érotique grecque comme forcément homosexuelle, dans How to do the History of Homosexuality.328 Dans Oublier Foucault. Mode d’emploi329, le premier chapitre de cet ouvrage, Halperin nous invite à prendre nos distances avec certaines lectures de Foucault, qui font des corps et des plaisirs des « composants anhistoriques d’un phénomène naturel ou d’un substrat matériel, sous-jacent à “l’histoire de la sexualité” elle-même »330, alors que chez Foucault ils 326

Philippe Muray, Essais, Paris, Les Belles Lettres, p. 1280. François Devoucoux du Buysson, Les Khmers roses, Essai sur l’idéologie homosexuelle, Paris, Éditions Blanche, 2003. 328 Bruno Perreau, « David M. HALPERIN, Oublier Foucault. Mode d’emploi, traduit de l’américain par Isabelle Châtelet, Paris, EPEL, 2004, 91p. », Clio. Histoire’ femmes et sociétés [En ligne], 22 | 2005, mis en ligne le 09 novembre 2006, consulté le 27 septembre 2013. URL : http://clio.revues.org/1815. 329 David M. Halperin, Oublier Foucault. Mode d’emploi, Paris, EPEL, 2004. 330 David Halperin, cité par Bruno Perreau. 327

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n’ont de sens qu’en tant qu’opérateurs d’un « retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité »331. Pourtant, dans les années soixante-dix, Foucault considérait l’homosexualité comme une pratique transgressive de l’ordre établi bourgeois, car « l’homosexualité dans la société européenne [était], selon lui, le tabou le plus répandu et le plus ancré », entrevoyant donc dans la pratique homosexuelle le signe d’un autre sens pouvant être donné à l’utopie, une création des sens libérée des finalités, le « sens non pratique du possible » (Henri Lefebvre).332 Un imaginaire de la résistance fondé sur une « culture élitiste d’esthètes à la sexualité d’exception. »333 Or désormais les homosexuels s’affichent.334 Association de managers gays, Syndicat national des entreprises gays, European Gay Managers Association, clubs de décideurs : l’affirmation de l’homosexualité dans le champ du travail est nette. Des patrons gays pratiqueraient de la discrimination positive à l’égard des personnes de la même orientation sexuelle qu’eux, « au risque de tomber dans le communautarisme le plus sectaire. Comme si l’ostracisme d’hier pouvait justifier des pratiques injustes. Et les blessures, légitimer un apartheid militant. »335 Réseau d’influence, groupe de pression, lobby, cercle d’amitié et de soutien, le pouvoir gay se structure dans l’économie, les médias et la politique. 331

Idem. Jacques Fortin, « L’utopie (homo)sexuelle 3 », Blog Révolutions, Mediapart, 18 septembre 2013. 333 Idem. 334 Renaud Revel, Agnès Verdier, « Le pouvoir gay », L’Express, 21 juin 2001. 335 Idem. 332

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L’appropriation, dans les années quatre-vingt, de la culture gay par les milieux branchés de la mode, de la musique, de la publicité et de la presse constitue un signe témoignant de l’influence de l’ancienne communauté ‘‘contreculturelle’’ des années soixante et soixante-dix. Depuis, la communauté homosexuelle a succombé au corporatisme et aux dérives propres aux nomenklaturas.336 Un ancien ministre des Affaires étrangères aurait constaté qu’il fallait être homosexuel pour faire carrière au sein de la Direction des affaires culturelles des ambassades de France.337 Des responsables de chaîne de télévision ou de radio privilégieraient certains producteurs ou animateurs homosexuels. D’après Frédéric Martel338, la normalisation de la vie gay reste l’un des éléments les plus marquants qu’ait connus la France depuis la fin des années soixante. Les homosexuels ne sont plus qu’un thème porteur – soit un sujet médiatique –, un simple enjeu politique-politicien – soit une réserve de voix –, un nième marché.339 Comment expliquer ce retournement, de l’espoir révolutionnaire nourri par la politisation d’une pratique sexuelle périphérique au désenchantement issu de la transformation de cette pratique individuelle/collectivisée en un vecteur central dans le maintien axiologique du système ? Comment expliquer la réversibilité de la perversion personnelle au potentiel politique transgressif (contestant de fait le mariage bourgeois), à la pratique sociale réactionnaire en puissance (le mariage bourgeois pour tous) ? Comment une subculture underground peutelle être la culture dominante ? Comment le progrès attaché à l’acte interdit s’est-il mué en un geste 336

Idem. Idem. 338 Idem. 339 A ce sujet, voir Yves Derai, Le gay pouvoir : enquête sur la République bleu blanc rose, Paris, Ramsay, 2003. 337

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institutionnel conservateur ? Pourquoi le tabou qui entourait, il y a peu, des relations (sexuelles) suspectes, concerne-t-il à présent tout questionnement à propos de ces relations (de pouvoir, au sens foucaldo-deleuzien) ? Bref, comment expliquer la victoire totale du devenir réactif de l’homosexualité comme mouvement sociopolitique ? Proposition : il y a, dans le processus dynamisant historiquement le mouvement homosexuel – comme action globale : création d’associations de défense, formulation de revendications normalisatrices et solidarité communautariste – les traces morbides d’une fascination pour le pouvoir comme mythe transcendant, la « résistance homosexuelle » n’ayant ainsi pu s’exprimer qu’à travers les affres normalisateurs d’un pouvoir gay, et la culture gay ne pouvant apparaître politiquement que comme une libido dominandi facilement traduisible en dispositif général de nouveau contrôle social. Ruse absolue de l’histoire : la quête de la différence à travers l’expérimentation de multiples formes de relations entre individus n’était que l’ultime métamorphose de la métaphysique du même (identité fondamentale A=A) comme socle sociocognitif de la culture occidentale depuis deux mille ans. Jean Le Bitoux, figure des combats homosexuels et fondateur de Gai pied, affirmait qu’homosexualité et pédophilie avaient partie liée. Dans un entretien au magazine Illico paru au mois de mars 2001, il déclarait qu’ « en France, l’homosexualité vient d’une culture pédophile » et rappelait qu’ « en 1968, il existait même un comité d’action pédérastique révolutionnaire. […] À l’époque, il s’agissait de libérer son corps, libérer ses fantasmes. […] Dans les années 1970, tout est à libérer, y compris l’enfant, qui est corseté, comme la femme, 167

comme l’homosexuel. Aujourd’hui, on ne parle plus du tout du même enfant. L’enfant des années 1970 était l’esclave d’une vieille civilisation, l’enfant d’aujourd’hui est extrêmement sacralisé. »340 Michel Foucault, méfiant vis-à-vis de la libération sexuelle, plaidait pour une reconnaissance des sexualités minoritaires ; militants homosexuels et pédophiles faisaient, dans les années soixante-dix, cause commune contre l’ordre moral bourgeois, qui tenait les sexualités périphériques pour des pathologies psychiatriques et des déviances criminelles. Foucault refusait qu’on enfermât la pédophilie dans une figure psychiatrisée, dénonçant la condamnation a priori de l’adulte.341 L’enfant est un être sexuellement désirant/désirable, et le pédophile est singularisé/banalisé comme une des figures du philosophe pédéraste idéalisé dans le discours rationnel socraticoplatonicien en éraste entretenant un rapport au savoir avec un éromène – le véritable amour… La relation entre l’homosexualité et la pédophilie a été posée par des théoriciens de l’homosexualité. Si la figure idéalisée de l’ancien éraste, portée par le théoricien moderne plaidant la reconnaissance de toutes les sexualités, contraste par définition avec celle de ce monstre postmoderne qu’est le violeur d’enfants, l’intellectuel militant doit néanmoins prendre toutes ses responsabilités quant à la valeur et à la portée de son discours sur la vie rêvée des hommes infâmes, s’il souhaite réellement percevoir l’intolérable – surtout lorsque ces hommes appartiennent à une élite économicojuridique ou politico-médiatique et qu’ils sont ainsi des infâmes intouchables. Croire qu’on peut se débarrasser du 340

Cité par François Miclo, « Pédophilie : du crime au tabou. Quels liens avec l’homosexualité ? », Causeur, 26 avril 2010. 341 Idem.

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pouvoir, comme concept et mythe, en imaginant des relations socio-sexuelles reposant sur des rapports de forces dénués de toute forme de (volonté de) domination est plutôt naïf – à la limite, cela contribue à créer un sousmythe : celui du sado-masochisme ludique, du fascisme soft, imbriqué via des objets marketing et des services promotionnels au néo-fascisme qu’est la société de consommation selon Pasolini. Foucault avait l’espoir que l’homosexualité devienne une source de contestation morale de la société occidentale moderne et de l’ordre bourgeois établi. Effectivement, depuis l’effondrement de la Gauche prolétarienne, aucun autre grand thème politique que celui du militantisme gay ne l’avait motivé aussi profondément et durablement.342 Le devenir réactif du mouvement homosexuel – le fait que ses revendications soient reprises par les pouvoirs politiques institutionnels occidentaux, libérauxconservateurs, comme des propositions progressistes dans un cadre normalisateur – trouve peut-être sa source dans le fantasme proto-fasciste de la société d’hommes, qui a hanté une partie non négligeable du nietzschéisme de gauche dans sa critique radicale de la culture démocratique de masse moderne – voir Fight Club de Chuck Palahniuk –, fantasme qui se réalise dans une société occidentale féminisée et socialement éclatée : discours de la tolérance et pratique du communautarisme. Soit le devenir réactif du mouvement homosexuel comme force de nostalgie du Pouvoir (männerbünde) réactivé en puissance par un pouvoir perdu, sans légitimité, castré. Pensée-de-droitedure-pour-action-de-gauche-molle ; et vice-versa bien sûr. Que ce phantasme proto-fasciste se réalise hors du circuit pratico-discursif mainstream et il retrouve les 342

James Miller, op.cit.

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accents nazis qu’il a pu avoir à certains égards. Jonathan Littell, dans Le sec et l’humide343, affirme que Léon Degrelle, dirigeant de l’extrême droite belge dans les années 1930, aurait pu être un homosexuel refoulé, mais qu’homosexualité et fascisme s’opposent. Or il existe un courant ‘‘homo-nazi’’ nationaliste et identitaire. Il suffit de rappeler les «orgies entre hommes» de la direction de la Sturmabteilung (S.A.)344 ou les ‘‘défilés homo-érotiques’’ des S.S. : « Dans les années trente (...), le nazisme sut récupérer à son profit la charge érotique sous-jacente à l’exaltation de la jeunesse virile, alors que l’idéal du corps ‘‘parfait’’ servait à illustrer la valeur de la race aryenne, par exemple dans le documentaire de propagande de Leni Riefenstahl, Les Dieux du stade (1936). La charge homoérotique des défilés de la S.A. ou de la S.S., associée à la culture du Männerbund, explique en partie la fascination éprouvée par certains homosexuels à l’égard de l’esthétique nazie. »345 Il existe donc une certaine conception nazie de l’homosexualité, face sombre d’une communauté gay marketée comme le pays culturel des merveilles.346 Le discours nazi comprenait initialement un éloge de l’homosexualité comme forme de vie sociale d’origine païenne contestant axiologiquement la morale bourgeoise. En 1932, Hitler décrit la S.A. comme « une communauté virile à but politique, une association de guerriers 343

Jonathan Littell, Le sec et l’humide, Paris, Gallimard, 2008. Manuel Abramowicz, « Homosexualité, nazisme et extrême droite... », RésistanceS – web-journal de l'Observatoire belge de l'extrême droite. Article mis en ligne le 04 mai 2008. 345 Florence Tamagne, Mauvais Genre ? Une histoire des représentations de l'homosexualité, Paris, éditions EdLM, 2001. Cité par Manuel Abramowicz, op.cit. 346 Comme avait pu le rappeler Thierry Meyssan dans sa période précomplotiste : « Nazisme et homosexualités, imbrications historiques et retour du refoulé », Réseau Voltaire, 1er juin 1997. 344

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sauvages […] [et non pas] une institution morale pour jeunes filles de la haute société. »347 C’est la traduction politique à droite de la fascination culturelle pour la « société d’hommes » traditionnelle. L’hémisphère droit de la communauté homosexuelle allemande était représenté par Adolf Brand : la Gemeinschaft der Eigenen était exclusivement masculine, pédophile, faisait l’apologie de la beauté et de la pureté de la race, de l’élitisme et des confréries guerrières348 ; Brand dénonçait le Wissenchaftlichhumanitäres Komitee du Juif Magnus Hirschfeld, qui réclamait la dépénalisation de l’homosexualité et l’égalité des droits au nom des Lumières.349 L’homosexualité nazie est la formule de la nostalgie mortifère des communautés viriles aryennes. L’idéologue néonazi et théoricien du ‘‘courant homo-nazi’’ Michaël Kühnen (1956-1991), dans son National-socialisme et homosexualité, développe toute une mystique autour des confréries masculines germaniques et fait de l’homosexualité le fondement de la Civilisation – les gays, élite de la Nation. Selon lui, les homosexuels « actifs » constituent en effet une élite destinée à former des confréries guerrières, selon l’antique loi germanique. Il fonda en Allemagne une société secrète, la loge Thelema de l’Ordo Templi Orientis (OTO), une secte luciférienne qui aurait pratiqué des orgies avec viols collectifs d’enfants et sacrifices humains. Kühnen fut traduit en français par Michel Caignet, éditeur de revues gays (Gaie France Magazine, Alexandre, Sparte) faisant l’apologie de la pédophilie, référence au nazisme, aux rites paganistes et lucifériens, et donnant la parole au GRECE (Groupement 347

Thierry Meyssan, op.cit. Idem. 349 Idem. 348

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de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne) et à la Nouvelle droite.350 Dans « Penser le sexe. Pour une politique radicale de la sexualité » (1984)351, Gayle Rubin analyse la sexualité comme un lieu d’oppression particulier, mettant en exergue l’existence d’un champ de la sexualité vertueuse caractérisant les bons et les mauvais actes sexuels et imposant à certaines pratiques le silence – soit la sexualité comme dispositif de domination de certains groupes. Avec ce type d’approche, nous restons dans l’univers moderne, tellement dépassé, des rapports de forces à l’ère démocratique, de la majorité qui oppresse les minorités. Or la condition postmoderne est marquée par le fait que le périphérique soit devenu le centre. Disons par provocation que ce sont à présent les minorités qui oppressent la majorité, ces minorités étant tout le monde et la majorité personne.352 L’approche politique de la question sexuelle par les luttes de domination peut être complètement contreproductive d’un point de vue heuristique : elle omet potentiellement tout un pan de phénomènes criminels commis par des personnes ou des groupes censés être oppressés de par leurs pratiques. Une telle approche ignore malheureusement les apports de l’École élitiste italienne : ce sont les minorités qui sont au pouvoir – pis : la marque du pouvoir consiste justement à pouvoir enfreindre la loi, et seul le dominant peut se permettre de par sa domination à transgresser la norme sociale. Nietzsche fait le portrait des grands meneurs et des fondateurs de religions en les peignant comme de grands criminels.

350

Idem. Nous reprenons et discutons ici Rostom Mesli, Mathieu Trachman, « Paria sexuel », Genre, sexualité et société, n° 11, 2014. 352 Voir à ce sujet les analyses de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur Capitalisme et schizophrénie. 351

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Si le fascisme est la métaphysique de la bestialité (Heidegger), la pédocriminalité d’élite, ce phénomène contemporain alarmant, peut être considérée comme une survivance fasciste de rites pré-modernes, une pratique sadomasochiste de bourgeois désabusés par la disparition du pouvoir, de leur pouvoir, cherchant par le biais du sexe un moyen de raviver cette nostalgie. Laurence Beneux et Serge Garde ont montré353 qu’il existe en Europe des réseaux pédocriminels, que les dossiers de pédosexualité sont dépénalisés de fait, que la justice éprouve des difficultés à admettre l’existence de tels réseaux et que la pédocriminalité est niée parce qu’elle est une criminalité invisible, ne créant pas de trouble manifeste à l’ordre public. Le juge ne souhaite pas devenir un vecteur de scandale : il créerait le désordre en voulant rétablir la Justice et « toucherait au jouet des riches »354 en voulant protéger les enfants. « C’est ça qui embêterait le pouvoir, croit Foucault : qu’on invente de nouveaux plaisirs ! Hors sexe ! »355 Il ne pose pas la question éthique des limites de cette invention ; or n’est-ce pas cette invention qui constitue le plaisir des pédocriminels, qui sont des hommes de pouvoir ? En tous cas, la généalogie de ce phénomène permet la découverte d’une pratique discursive multiple et hétérogène, allant de l’idéologie nazie au militantisme homosexuel ; et la rhétorique de Foucault autour de l’esthétique de l’existence et du sadomasochisme paraît 353

Laurence Beneux, Serge Garde, Les réseaux de l’horreur, Paris, Le Cherche Midi, 2001. 354 Selon le mot du juge Connerotte, au moment où il a été dessaisi de l’affaire Dutroux. D’après Serge Garde, interview Alter Info, 12 février 2008. 355 « Michel Foucault : à bas la dictature du sexe », entretien avec Madelaine Chapsal, L’Express, cité in James Miller, La passion Foucault, op.cit.

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parfois verser dans la volonté de dépassement bestial de la métaphysique, volonté qui semble justifier par ricochet l’intolérable. Pierre Legendre aurait, en ce sens généalogique, raison de dénoncer l’ « homosexualisme » comme une « logique hédoniste héritière du nazisme », bien que cet héritage soit loin d’être direct. C’est le démon (plutôt que la misère) du nietzschéisme de gauche. L’esthétique de la tragédie développée par Michel Foucault dans ses premières œuvres est transposée dans sa vie comme corps à corps entre soi et soi – et non plus comme combat collectif classe contre classe (comme dans Surveiller et punir et La volonté de savoir). Ce corps à corps a lieu via des jeux que Foucault joue notamment durant ses voyages aux États-Unis, à San Francisco. James Miller insiste sur l’importance du sadomasochisme dans la vie du philosophe : il précise en particulier que « [Foucault] fit [dans l’article « Sexe, pouvoir et le pouvoir de l’identité »] l’éloge de la théâtralisation que le S.M. introduisait dans les rapports sexuels, chaque participant ayant la possibilité de jouer toute une gamme de rôles dans des scénarios et des décors sans cesse mobiles. » Ailleurs : « En manipulant les accessoires de la torture, les acteurs peuvent improviser de multiples scénarios d’humiliation et d’avilissement et ainsi savourer l’illusion de la cruauté. » Tout l’art du sadomasochisme, explique le psychologue Robert J. Stoller dans l’ouvrage de Miller, c’est d’être une simulation du mal que l’on souhaiterait faire : grâce aux scénarios imaginaires, le ‘‘dominant’’ et le ‘‘dominé’’ ont la possibilité de donner vie à des fantasmes de domination. Fantasme de domination dominant/dominé, fantasme de l’existence conceptuelle du pouvoir dans l’ordre des idées : exactement ce que reproche Baudrillard dans son Oublier Foucault. La pratique sadomasochiste de Foucault est une façon ludique de maintenir l’illusion du pouvoir. Edmund 174

White le confirme : malgré le changement d’axe de recherche relativisant le couple savoir/pouvoir, « Michel Foucault était un homme profondément attiré par le pouvoir et par les formes les plus totalitaires qu’il peut prendre. »356 La recherche sur les politiques de la sexualité établit comment les groupes dominants définissent les frontières de la bonne sexualité et comment des communautés érotiques parviennent à exister de manière souterraine, loin de l’œil de l’État.357 Cependant, une recherche approfondie permettrait d’établir comment ceux qui franchissent ces frontières appartiennent souvent aux groupes dominants et comment les communautés érotiques auxquels ils appartiennent peuvent être des communautés criminelles protégées par l’État. Le fait que l’Allemagne s’interroge à présent sur sa tolérance passée à l’égard des rapports sexuels entre adultes et enfants358 témoigne de l’inanité – pour ne pas dire de la dangerosité – de cette approche conceptuelle considérant l’effraction de la norme comme le fait d’une minorité subissant une oppression. Si les Verts allemands ont « créé une idéologie qui favorise l’abus des enfants »359, c’est parce qu’ils ont un créneau – le libéralisme associé à un hédonisme individualiste – et bénéficiaient de conditions sociopolitiques favorables – la bourgeoisie libérale de gauche allemande était marquée par le succès de la démocratisation et de l’émancipation de la société.360 Elle doit maintenant gérer les ambivalences de la libéralisation. À cette aune, l’angle répressif (dénoncé par Foucault dans La volonté de savoir, mais) 356

Cité par James Miller, op.cit. Rostom Mesli, Mathieu Trachman, « Paria sexuel », op.cit. 358 Frédéric Lemaître, « Pédophilie : Verts de honte en Allemagne », Le Monde, 16 octobre 2013. 359 Idem. 360 Professeur Frantz Walter, cité par Frédéric Lemaître, op.cit. 357

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adopté par les chercheurs foucaldiens évoquant la question sexuelle, est hautement problématique, en ce qu’elle omet que la puissance normalisatrice qui édicte les règles morales générales peut être la première à les violer en particulier. En termes crus : la République sociale est aussi celle de Salo, la Gauche divine celle de D.S.K. La notion de paria sexuel (Eleni Varikas)361 permet une analyse des opérations de classifications qui permettent de désigner des communautés parias selon leurs pratiques ou leurs désirs sexuels, vu l’existence d’une stratification sexuelle interdisant que l’on consente à certaines pratiques, comme la pédophilie. Mais si un homme devient un paria parce que ses pratiques contredisent le système de valeurs de sa société, ce paria sexuel n’est pas forcément un opprimé, d’un point de vue politique, économique et culturel : sa haute position sur l’échelle sociale peut même, au contraire, constituer un moyen pour lui de satisfaire ses désirs ‘‘criminels’’ sans ne jamais être inquiété – application du principe oligarchique. Pour qu’une paraphilie soit cliniquement diagnostiquée, l’objet de la déviance doit causer une détresse ou un handicap dans le domaine social ; dans le cas de la pédocriminalité d’élite, l’objet de la déviance – l’enfant-roi – est consacré comme objet de sacrifice à la société de consommation : pratique inclusive (on consomme de l’enfant comme un bien rare…) dans une sous-culture ‘‘d’exception’’ (…par la destruction). Si les pratiques sexuelles extrêmes vantées par Foucault sont dévirilisées, en tant que falsifications de plaisir atteint grâce à des signes362 – c’est la simulation du mal –, le sadomasochisme peut néanmoins être un alibi autorisant 361

Rostom Mesli, Mathieu Trachman, « Paria sexuel », op.cit. Michel Foucault, « Le Gai savoir, I, entretien de 1978 », cité in James Miller, op.cit.

362

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la réalisation de fantasmes brutaux renforçant la convergence entre le sexe et la mort.363 Le type de vérité auquel on accède par une telle épreuve reste réversible : le mal peut devenir réel et le sadomasochisme ludique devenir une figure absolue de l’intolérable sous les traits de la pédocriminalité d’élite. Ainsi, l’une des victimes de cette pédocriminalité évoque des assassinats de bébés et des parties de chasse au cours desquelles des enfants sont sur un rang, choisissent eux-mêmes un chasseur puis courent dans un parc et sont achevés à l’arbalète.364 Selon cette victime, ce qui pousse « les clients » – hommes d’affaires, politiciens, magistrats et médecins – à ces extrémités, est une dépendance au pouvoir, au pouvoir souverain et traditionnel (disparu dans l’ordre du réel social) de décider de la vie et de la mort. Fini de jouer. Les valeurs du sexe, du mal et de la perversion sont devenues promotionnelles : tout ce qui a été maudit fête à présent sa résurrection.365 « Les seules valeurs stables, raconte la victime précitée, étaient mes bourreaux. Je me suis donc tournée vers eux. Ils étaient mes dieux ».366 Dans son ouvrage, elle explique : « Ce sont eux qui décidaient de l’intensité de ma douleur et du moment où elle s’arrêterait. Ils avaient le droit de vie et de mort, le droit de punir et de pardonner. Par conséquent, je les vénérais […] Cela en faisait des dieux. […] Je pensais que je méritais ces tortures, je pensais qu’ils avaient toujours et inconditionnellement

363

James Miller, idem. Annemie Bultéet, Douglas De Coninck, « Interview de Régina Louf, témoin X1 de Neufchateau », De Morgen, 10 janvier 1998. 365 Jean Baudrillard, La séduction, Paris, Gallimard, 1979. 366 Annemie Bultéet, Douglas De Coninck, op.cit. 364

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raison. »367 Elle parle, à propos de ses bourreaux, de leurs « jeux sado-maso » dans lesquels elle est utilisée. Peut-on rester indemne à la lecture de ce type de témoignage, et continuer à discuter tranquillement du S.M. comme d’une simulation du mal ? Trop occuper à concevoir les moindres détails de son nouvel axe de recherche et de proposer une nouvelle éthique après la mort de Dieu, Foucault a oublié le monde des apparences et est à ce titre un des meurtriers du réel. Le S.M. hard est aussi un jeu, mais où la victime désignée a toujours déjà perdu : on présuppose d’avance qu’elle est masochiste et que, souhaitant souffrir, elle souhaite aussi offrir un spectacle sanglant à ses dieux, membres de l’élite.

367

Régina Louf, Silence, on tue des enfants ! Voyage jusqu’au bout du réseau, Paris, éditeur Factuel, 2002.

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L’idéologie du care contre le souci de soi. « Hédonisme, pessimisme, utilitarisme, eudémonisme, toutes ces philosophies qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir et la douleur, c’est-à-dire d’après des phénomènes accessoires, sont des philosophies superficielles et des naïvetés, que tout homme doué de force créatrice et d’une conscience d’artiste ne peut considérer qu’avec ironie et pitié. » Nietzsche, Par-delà bien et mal.

L’espoir de formuler une nouvelle éthique en s’appuyant sur les Grecs, mais tout en s’adaptant à la nouvelle donne sociologique du temps présent (égalisation des conditions, sensibilité des esprits et embourgeoisement général) ne pouvait constituer qu’une gageure. Fondamentalement, le souci de soi est un concept totalement intempestif, car « s’occuper de soi est un privilège ; c’est la marque d’une supériorité sociale [notamment dans la forme romaine de l’otium, du loisir studieux], par opposition à ceux qui doivent s’occuper des autres pour les servir. »368 S’occuper des autres pour les servir, telle est précisément l’objectif affiché par les partisans de l’idéologie du care à l’ère de l’économie de services. Et ils s’appuient systématiquement sur le concept foucaldien de souci de soi pour établir leur discours. Or Foucault avait clairement critiqué le pouvoir pastoral comme une technologie politique modulé par le souci des autres : il n’est pas conquérant, puisqu’il ne règne pas sur un territoire et ne cherche pas à l’étendre, mais bienfaisant, puisqu’il règne sur une multiplicité 368

Michel Foucault, « L’herméneutique du sujet », Annuaire du Collège de France, 82ème année, Histoire des systèmes de pensée, année 1981-1982.

d’individus en déplacement. Le pouvoir pastoral est l’une des origines – judéo-chrétienne – de l’État totalitaire et de la société disciplinaire moderne ; il est aussi l’une des origines de la forme douce du contrôle social postmoderne fonctionnant par la satisfaction et formellement cristallisée par le discours sur le care. Bref, il s’articule autour de quelques techniques précises, mais peut être utilisé dans des contextes sociopolitiques fort différents, avec cependant toujours à la base le même souci de contrôle. Effectivement, selon Foucault, les luttes micropolitiques des années 1960 et 1970, dans des secteurs déterminés (médecine, folie, pénalité), avaient pour caractéristique de lutter contre une forme de pouvoir d’origine religieuse, judéo-chrétienne, ayant de grands effets structurants à l’intérieur des sociétés occidentales : le pouvoir pastoral, pouvoir totalisant et individualisant du berger sur son troupeau, dont le but est de conduire et de diriger les hommes de leur naissance à leur mort, afin d’assurer leur salut (au Moyen-âge), leur santé (dans la modernité). Ce pouvoir pastoral requiert des individus une obéissance absolue à l’égard des pasteurs, des prêtres, de l’aristocratie sacerdotale, et impose aux consciences individuelles d’avoir un rapport à elles-mêmes via la constitution d’une subjectivité par rapport à ses envies et à ses fautes, un souci de soi, mais en termes de Vérité et sous la forme de l’Aveu. À partir de l’Âge classique, le système industriel technologique, l’État moderne et la société bourgeoise ont eu besoin des technologies politiques chrétiennes pour assurer leur maintien, leur stabilité et leur croissance, à travers donc un agencement entre système économique capitaliste, pouvoir pastoral et technologie politique disciplinaire. Le pastorat a trouvé dans l’État bourgeois un nouveau support d’exercice, explique l’historien et philosophe, et alors que les luttes politiques traditionnelles des XIXème et XXème siècles 180

étaient des luttes économiques et sociales visant la Révolution, les luttes politiques modernes des années 1960 et 1970 étaient des luttes culturelles visant à se défaire d’une certaine forme d’assujettissement. Comment les féministes idéologues du care peuventelles donc s’appuyer sur le concept foucaldien de souci de soi ? Michel Foucault montre, certes, que le souci de soi dans l’Alcibiade de Platon tend à faire de la pratique du soi la préparation des tâches politiques : s’occuper de soi pour ensuite s’occuper des autres à travers la gestion des affaires publiques. Il existe donc une articulation diachronique entre souci de soi et souci des autres dans le cadre de cette philosophie politique. Opération de dé-pli, où le vecteur fondamental se situe dans le souci lui-même et non dans le soi : le dirigeant doit se connaître et se travailler pour pouvoir devenir le chef capable de guider la communauté. Cependant, une opération de repli s’effectue dans la philosophie post-socratique : avec Épictète et Sénèque en particulier, le souci de soi devient une fin en soi ; ce n’est ainsi plus le souci qui est le vecteur principal de cette philosophie, mais véritablement le soi – comme matière à travailler, sujet de connaissances et objet d’attentions. Dans cette perspective, être maître de soi signifie d’abord prendre en compte le soi et non pas l’autre, ce qui présuppose « la dissymétrie et la non réciprocité. »369 Néanmoins, la direction d’âme anime des rapports sociaux divers, comme des rapports de famille, de protection, ou d’amitié : la centralité du soi n’annihile pas toute considération des autres – au contraire –, mais à l’intérieur d’un cercle très rapproché. Foucault distingue en fait deux pôles discursifs dans le concept de souci de soi : le pôle ‘‘cognitif’’ (« connais-toi 369

Michel Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in Dits et écrits, tome 2, op.cit.

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toi-même ») et le pôle ‘‘constructif’’ (« prends soin de toimême »). Il affirme que le pôle cognitif a supplanté le pôle constructif à travers la philosophie métaphysique et la morale chrétienne. L’Occident a éprouvé une grande difficulté à fonder une éthique rigoureuse suivant des principes austères sur la base d’un axiome égotiste – dans son Histoire de la folie, Foucault notait déjà que la philautia, l’attachement à soi, était décrite comme le premier signe de la folie, chez Érasme, dans son fameux Éloge.370 Le souci de soi a quelque chose de foncièrement immoral, car la morale chrétienne fit du renoncement de soi la condition du salut. S’occuper de soi a été dénoncé, pendant le christianisme, comme une forme d’amour de soi forcément illégitime, une forme d’égoïsme mal placé, en contradiction flagrante avec l’intérêt à porter aux autres. Dans le christianisme, faire son salut est une manière de se soucier de soi, mais via le pôle cognitif (« connais-toi toi-même ») et donc par une certaine forme de renonciation à soi, de négation du souci constructif/esthétique de soi.371 Ce paradoxe du christianisme, signalé par Foucault, est déjà relevé par Nietzsche dans Aurore : l’homme dont les actions sont désintéressées et soucieuses du bien commun est considéré comme l’homme moral à cause de la modification à laquelle le christianisme est parvenu. C’est « le résidu de la mentalité chrétienne » une fois que la croyance égoïste que seul compte le salut éternel personnel eut reculé, tandis que la croyance accessoire à l’ ‘‘amour du prochain’’ venait occuper la première place.372

370

Michel Foucault, Histoire de la folie, op.cit., p. 42. Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi et la pratique de la liberté », Concordia. Revista internacional de filosophia, juilletdécembre 1984, in Dits et écrits, tome 2, op.cit. 372 Nietzsche, Aurore, Paris, Gallimard, op.cit. 371

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La culture occidentale moderne est ainsi l’héritière d’une vision sociale qui fonde la morale sur les rapports avec les autres, et où le soi est l’instance problématique par excellence. Nous pouvons considérer le discours postmoderne sur le care – le discours aussi bien heuristique, éthique, politique et idéologique que marketing et managérial – comme étant la réactivation du motif judéo-chrétien (qui s’était agencé dans les technologies politiques de la médecine hygiéniste et de l’État moderne) dans des champs du savoir et du pouvoir en crise profonde : monde politique en crise de représentation et seul face à l’indifférence du peuple, philosophie morale constatant l’absence de sens et le désenchantement du monde, sciences humaines et sociales en crise depuis la faillite des approches théoriques transdisciplinaires, monde de l’entreprise évoluant dans la crise économique perpétuelle et hanté par le stress des travailleurs et l’angoisse des chômeurs. Le care comme idéologie éthique et pratique de management est le soin palliatif prodigué à une Civilisation marquée par la crise de l’autorité. Le Quantified self comme usage d’outils permettant de mieux se connaître à travers des données et des informations est la forme achevée de cette réactivation du souci de soi cognitif. Ce « connais-toi toi-même par tes chiffres » sonne comme une reprise en main de la maxime delphique par un genre nouveau de pouvoir pastoral et de l’ascétisme, alors que « l’ascèse […] est un exercice de soi sur soi […] dans lequel l’autorité d’un autre […] est sinon impossible, du moins non nécessaire »,373 et que le souci de soi pensé à l’aune de la connaissance quantifiée 373

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op.cit.

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présuppose le soi comme un sujet dominé par lui-même, soit un rapport dominant/dominé intériorisé. Cette reprise en main est la résultante de la force de la santé comme utopie moderne374 et norme de soin375, qui s’exprime à travers la philosophie de la beauté et du bien-être enseignée par Garnier : « Prends soin de toi » – l’oracle mystérieux de la pythie s’est mué en un slogan publicitaire sous la double pression de la normalisation des existences et de la médicalisation de la vie – soit le care comme intoxication gynécocratique du thème viril de l’epimeleia heautou. L’aristocrate honore en lui l’homme puissant, qui a pouvoir sur lui-même et prend plaisir à exercer contre luimême sa sévérité et sa dureté376 – l’éthique du care, elle, place la vulnérabilité au cœur de la morale.377 Peter Slöterdijk, dans Il faut changer ta vie, évoquant le « sujet dans la courbure auto-opérative » pour parler du souci de soi, distingue l’impératif métanoïaque accepté au prix fort, où l’existence est prise dans une tension verticale et imprime à la vie la forme de passion du domaine choisi par l’individu, et l’impératif accepté à moitié prix, comme dans les variantes de la pensée progressiste imposant un mode d’existence s’orientant vers le soulagement de la

374

Lucien Sfez, La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Le Seuil, 1995. 375 Alexandre Klein, « La santé comme norme de soin », Philosophia Scientiæ [En ligne], 12-2 | 2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 25 juillet 2012. URL : http://philosophiascientiae.revues.org/127 ; DOI : 10.4000/philosophiascientiae.127. 376 Nietzsche Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, p. 184. 377 Sandra Laugier, Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Payot, 2012.

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vie.378 Le care pourrait ainsi être considéré comme un impératif accepté à moitié prix. Si les théoriciens du care n’hésitent pas à mettre en résonnance le concept foucaldien de souci de soi avec leur propre démarche conceptuelle, c’est qu’ils considèrent que le souci dont il est question chez le philosophe est relatif au processus de travail que chacun serait amené à entreprendre pour soi-même379, ignorant ainsi sciemment que ce processus de travail de soi sur soi ne concerne, chez l’historien, que l’élite de la Cité et non la masse du peuple. Joan Tronto, en s’appuyant sur les philosophes ‘‘écossais’’ – Hutcheson, Hume et Smith –, met l’accent sur les richesses contenues dans une morale formulée en termes de sensibilité, de sympathie et de bienveillance à l’égard d’autrui, met au jour la manière dont opèrent les « frontières de la morale » maintenant les femmes en situation d’outsiders de la vie publique, et se demande comment traiter les « autres distants que nous estimons semblables à nous-mêmes »380, laissant ouvertement penser qu’il serait possible de se rapprocher de l’éthique du souci (de soi) par le care (des autres). Les techné propres au souci pourraient être des étapes du processus du care telles que décrites par Tronto381 : dans une perspective féministe, le souci consiste à répondre à une attente – présupposition même du libéralisme : l’économie comme système complexe de 378

Peter Slöterdijk, Il faut changer ta vie, Paris, Libella-Maren Sell Éditions, 2011. 379 Liane Mozère, « Le ‘‘souci de soi’’ chez Foucault et le souci dans une éthique politique du care. », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, Consulté le 06 novembre 2012. URL : http://leportique.revues.org/index623.html. 380 Joan Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, Routledge, 1993. Cité par Liane Mozière, op.cit. 381 Selon Liane Mozère, op.cit.

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réponse à des besoins, la dépendance et la vulnérabilité étant essentiellement des traits de la condition de tous, suivant un réalisme « ordinaire ».382 Le souci de soi concernait principalement le rapport de l’homme libre à lui-même et nécessitait de faire des techniques afférentes un usage « viril », actif. L’herméneutique de Tronto suppose de se déprendre de notre intérêt via un recours à une techné ascétique. La pratique de soi selon les Grecs ne doit pas du tout permettre à chacun de découvrir « qu’il est en état de besoin, qu’il lui est nécessaire d’avoir médication et secours »383 : une telle représentation constitue un véritable détournement utilitariste d’une conception du monde à proprement parler aristocratique – accaparement de la forme du souci par les forces réactives, ici féministes : le care comme réponse à des besoins d’autres singuliers384… Vouloir faire rejoindre la conception antique du souci de soi et l’éthique du care revient à vouloir le néant : la première témoigne d’une volonté de puissance affirmatrice, la seconde de l’ultime soulèvement des esclaves dans la morale – la fragilité comme condition humaine, axiome de base d’une société décadente et hypersensible où chacun est « le malade et le gardemalade de l’autre » (Nietzsche, Le Crépuscule des idoles). L’éthique du care propose de valoriser des valeurs morales identifiées comme féminines : le soin, l’attention

382

Au sens de realistic (Diamond, 2004), comme le rappelle Sandra Laugier, « Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe », Raison publique, n°6, avril 2007, pp. 29-47. 383 Liane Mozère, op.cit. 384 Sandra Laugier, « Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe », op.cit.

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à autrui et la sollicitude385 – soit une éthique réactive en puissance. Le care se pense comme formule morale de résistance aux rapports de pouvoir et aux relations de savoir, mais par l’opération du care, l’éthique particulariste contre-culturelle du soi se transforme en une morale normalisatrice/intégratrice du souci. Alors que l’éthique antique conceptualisée par Foucault visait à fournir une critique radicale de la morale chrétienne ayant prescrit le renoncement à soi386, l’éthique du care conceptualisé par les féministes anglo-saxonnes vise à conserver comme patrimoine moral ce culte ecclésial du souci. Il y a donc un aspect réactionnaire/conservateur dans cette éthique du care. Cet aspect se retrouve dans des variations philosophiques autour de ce thème, en tant que politique de résistance à la technoscience comme idéologie (Jürgen Habermas). Ainsi, selon Bernard Stiegler387, notre époque est celle de la destruction des milieux propices au développement de « l’esprit » et des êtres humains « majeurs ». Le capitalisme pulsionnel est basé sur une économie de consommation à visée comportementaliste – marketing, société de services et « psychotechnologies »388 –, et les groupes industriels visant le contrôle du désir se heurteraient aux institutions de programmes : la famille et l’école. Lutter contre les dérives de cette économie passerait par la mise en œuvre 385

Idem. « La recherche de styles d’existence aussi différents que possibles les uns des autres me paraît l’un des points par lesquels la recherche contemporaine a pu s’inaugurer autrefois dans des groupes singuliers. La recherche d’une forme de morale qui serait acceptable par tout le monde – en ce sens que tout le monde devrait s’y soumettre – me paraît catastrophique. » « Le retour de la morale », op.cit. 387 Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008. 388 Idem. 386

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d’une thérapeutique politique allant notamment dans un sens éthique : il s’agit de « faire attention », de prendre soin des nouvelles générations menacées par l’industrie grégaire des programmes audiovisuels. Le caractère singulier de la transmission scolaire, permettant la formation d’individus singuliers, doit être préservé à travers un contrôle de l’industrie culturelle, via une « psychopolitique » domestiquant les « psychotechnologies ». Soit le care comme arme éthique dans la bataille humaniste pour les médias traditionnels de la domestication de l’être, à travers l’attribution de « règles pour le parc humain », pour reprendre le titre de la fameuse conférence de Peter Slöterdijk.389 Stiegler oublie que « ce à quoi l’individu [des démocraties occidentales postmodernes] est sensible, c’est à la thématique latente de protection et de gratification, c’est au soin qu’ ‘‘on’’ prend de le solliciter. »390 Le citoyen-spectateur-consommateur se met ainsi dans une situation « infantile intériorisée » et profite de la « chaleur communicative de la société globale de consommation », le jeu publicitaire renouant avec la situation infantile de gratification passive par les parents – et la revendication de l’homme du bien-être étant qu’ « on s’occupe de ses désirs. »391 Le thème politisé du care a été la cristallisation programmatique d’une instance globale largement prévalente dans la société de consommation (des objets matériels industriels), à l’ère de la communication et du marketing politique. En effet, pourquoi ne pas transposer dans l’ordre politique ce qui est structurel dans l’ordre de la production économique ? 389

Peter Slöterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2000. 390 Jean Baudrillard, Le système des objets, op.cit. 391 Idem.

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Baudrillard indiquait, dans son Système des objets, que « la publicité omet les processus objectifs, l’histoire sociale des objets pour mieux imposer l’ordre réel de production et d’exploitation. C’est là qu’il faut entendre, derrière la psychologie publicitaire, la démagogie et le discours politique. » Nous dirions à présent : la politique omet les processus objectifs, l’histoire sociale des sujets (Terra Nova : « Ciao les ouvriers ! ») pour mieux imposer l’ordre réel de production et d’exploitation. C’est là qu’il faut entendre, derrière la psychologie politique, la démagogie et le discours publicitaire. Dans son Discours sur l’histoire universelle, Ibn Khaldoun remarquait que les États naissaient grâce aux vertus viriles et disparaissent avec leur oubli.392

392

Comme le rappelle Régis Debray, « La France quitter l’OTAN », in Le Monde diplomatique, mars 2013.

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doit

L’éthique du souci et l’esprit du néo-capitalisme. Dans Le courage de la vérité393, Michel Foucault explique que le souci de soi, comme thème pratique, a suivi deux lignes de développement dans la philosophie occidentale : d’une part, une ligne métaphysiquetranscendantale visant l’atteinte de l’autre monde par la spéculation, et de l’autre, une ligne cynique-immanente visant la possibilité de vivre une vie autre. La morale chrétienne, d’inspiration idéaliste-platonicienne, a constitué une tentative de concilier l’autre monde et la vie autre, l’ascétisme ici-bas ayant été pensé comme condition d’accès à l’autre monde, à l’au-delà. Or le protestantisme a constitué une rupture dans cette tentative de conciliation (gnostique) entre vie autre (cynique et ascétique) et autre monde (méta-physique). En effet, la formule du protestantisme repose sur la possibilité de mener une existence ordinaire pour avoir accès à l’au-delà, le travail étant vécu comme une obligation religieuse sous la forme de la vocation, et la réussite dans les affaires commerciales devant représenter les signes de l’élection divine – c’est la substance formelle de la célèbre thèse de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Rigidité, fixité, dépendance, médiocrité, communauté, lenteur, endurance et sédentarisme, telles étaient les mots de passe de l’esprit du capitalisme porté par l’éthique du protestantisme et la valeur travail. Rigueur et discipline, épargne et accumulation du capital étaient les ingrédients de l’existence ordinaire à l’anglo-saxonne. Flexibilité, 393

Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autre II. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2009, p. 227 et 228.

mobilité, autonomie, créativité, originalité, vitesse, hédonisme et nomadisme sont les mots de passe du nouvel esprit du capitalisme cerné par Luc Boltanski et Ève Chiapello.394 Ce nouvel esprit du capitalisme met en exergue un rapport authentique à soi dans le cadre d’une Cité par projets, à travers la promotion d’un discours idéologique issu du management dans les organisations en réseau. Or l’éthique de la subjectivité portée par le dernier Foucault fait justement la promotion de l’art comme espace pour la création de soi, propice à une expérience de soi authentique et originelle non contaminée par « le commerce intramondain de la quotidienneté. »395 Le second Foucault privilégiait les luttes particulières (prisons, femmes, etc.) pour éviter la transposition des systèmes de pouvoir propres aux sociétés socialistes : bureaucratie, hiérarchie, autoritarisme, structure familiale traditionnelle ; si les luttes particulières contre les micropouvoirs n’ont effectivement pas débouché sur un stalinisme à l’européenne, on a vu émerger un néocapitalisme à la japonaise : tertiarisation de l’économie, permissivité totale de la société, relâchement absolu des mœurs et exploitation fine du capital humain. Or ce qui intéresse ensuite Foucault, par son retour aux Grecs, c’est notre actualité en tant que fabricants de nouveaux modes d’existence, des processus innovants de subjectivation 394

Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Voir aussi Jean-Louis Violeau, « Jean Baudrillard, 68 et la fonction utopique », Laboratoire ArchitectureCulture-Société, UMR CNRS 7136 Architecture Urbanisme Société, École Nat. Sup. d’Architecture Paris-Malaquais) http ://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/06/baudri llard-68-et-la-fonction-utopique.html 395 Lucio d’Alessandro, Adolfo Marino, Michel Foucault. Trajectoires du présent, Paris, L’Harmattan, 1998.

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devant constituer des manières artistes (Nietzsche) de nous constituer comme ‘‘soi’’ « par-delà le savoir et le pouvoir.»396 Dans L’usage des plaisirs, Foucault montre comment la lutte contre l’excès et le désir démesuré débouche sur une esthétique de l’existence basée sur la domination de soi comme sujet de plaisirs, et faisant du corps et de l’âme les matériaux d’une œuvre d’art. Pour Rochlitz397, « la réinvention de formes individuelles d’existence n’est possible que parce que l’ordre critiqué permet et stimule la diversité, la singularité et la pluralité des pensées et des styles de vie. Foucault ne voit pas que sa proposition de nouvelles formes de vie est un topique de l’universalisme éthique de la culture à laquelle il appartient. » L’universalisme de la subjectivité particulière et le moralisme de l’éthique du soi constituent l’impensé du dernier Foucault. Dreyfus et Rabinow pensent que si le système grec possède ses dangers (élitisme, esclavage, virilité, patriarcat), il permet de repenser notre problème selon une perspective nouvelle ; Rochlitz juge que vouloir ‘‘faire de la vie une œuvre d’art’’ revient à étendre le projet des élites des sociétés antiques à toute société, Foucault proposant ainsi ‘‘un équivalent anarchisant de l’éthique postconventionnelle’’ comme substitut de l’universalisme éthique, cette éthique esthétique n’étant qu’un cas particulier de l’universalisme moral. 396

Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. R. Rochlitz, « Esthétique de l'existence. Morale postconventionnelle et théorie du pouvoir chez Michel Foucault », in Association pour le Centre Michel Foucault (éd.), Michel Foucault philosophe: rencontre internationale de Paris, 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Le Seuil, « Des travaux », 1989, pp. 288-300, cité in Jurandir Freire Costa, « Le sujet chez Foucault : esthétique de l’existence ou expérience morale ? », in Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. 397

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Surveiller et punir et La volonté de savoir avaient constitué le summum de la critique sociale du capitalisme, à travers un renouvellement de la conception classique, juridico-politique, du pouvoir. Or cette critique sociale du capitalisme est entrée en crise dans les années 1980, car elle a totalement manqué le tournant du néocapitalisme, en demeurant attachée aux vieux schémas de la production hiérarchisée. Cette critique sociale, d’après le point de vue affiché par Baudrillard dans Oublier Foucault, rendait compte indirectement d’une nostalgie pour le Pouvoir comme rapport essentiel et mythe essentialiste de domination (même si chez Foucault le pouvoir était disséqué via une analytique de la microphysique des relations de pouvoirs). Ce terme de nostalgie se comprend mieux à présent que l’on sait comment ce fut dès les années 1970 que les textes de management ayant nourri la pensée du patronat et irrigué les modes d’action des entreprises développaient une nouvelle vision organisationnelle. Foucault et les derniers penseurs critiques attaquaient la technologie politique panoptique alors que le principe fordiste disparaissait déjà, et fustigeaient une société disciplinaire liée à un capitalisme triomphant alors que les grandes entreprises s’organisaient déjà en réseau. Michel Foucault, ou l’histoire d’un French Thinker ayant toujours une lutte antifasciste de retard… La nouvelle organisation en réseau fut discursivement fondée sur des concepts pratiques comme l’initiative des acteurs et l’autonomie de leur travail, et le nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce à la récupération de la « critique artiste »398 issue de Mai-68.

398

Luc Boltanski, Eve Chiapello, op.cit.

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Provenant du mode de vie bohème du XIXème siècle399, la critique artiste du capitalisme repose sur une volonté de dépassement du désenchantement du monde : se donner à soi un sens esthétique dès lors que l’objectif est de réagir à l’absence de sens marquant les relations de pouvoirs issues du système économique. La critique artiste est aussi un témoignage du caractère caduc de la critique sociale des inégalités économiques et de l’oppression politique – voir l’abandon de l’hypothèse répressive dès La volonté de savoir de Foucault –, mais a un côté antimoderne – traditionaliste disions-nous – en ce que son modèle prescriptif se situe dans l’Antiquité et qu’elle brise la croyance dans le lien typique de l’idéologie optimiste des Lumières entre le progrès technique, l’innovation technologique, la croissance économique, le développement social et le bonheur de l’individu. En valorisant l’incertitude et le détachement, la critique artiste vise un eudémonisme basé sur la subjectivité : le bonheur comme travail égotiste de soi sur soi et non pas comme conséquence heureuse de l’avancée des sciences et de l’organisation du travail collectif. La « critique artiste […] n’est pas spontanément égalitaire ; elle court même toujours le risque d’être réinterprétée dans un sens aristocratique. »400 De plus, « non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale, [la critique artiste] peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur. »401

399

Gobille Boris, « Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme », Genèses, Volume 38, Numéro 38, 2000. 400 Luc Boltanski et Ève Chiapello, « Vers un renouveau de la critique sociale », Entretien recueilli par Yann Moulier Boutang, dans Multitudes, N° 3, Paris, 2000. Cité par Maurizio Lazzarato, « Les malheurs de la ‘‘critique artiste’’ et de l’emploi culturel », Evropski Institut Za Progresivnu Kulturnu Politiku, janvier 2007. 401 Idem.

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Les notions d’esthétique de l’existence et d’éthique du souci de soi, prônées par le dernier Foucault au début des années 1980, alliées à son espoir de voir la communauté gay proposer un nouveau mode de vie et une contreculture effective, ne constituent-elles pas le summum de la critique artiste ? Et n’existe-t-il pas une affinité élective entre le discours de l’éthique du souci et la pratique discursive du néo-capitalisme ? Cette éthique constitue un ensemble de règles facultatives évaluant les paroles et les actes d’après le mode d’existence qu’ils impliquent, et le principe d’une éthique de la singularité suppose que le souci immoral de soi soit le fondement de la moralité effective, la vraie moralité étant déterminée par Nietzsche en tant qu’aristocrate créateur de valeurs positives.402 Or, depuis son énonciation, cette éthique aristocratique subit un agencement discursif paradoxal (une « récupération ») avec la morale de la société de consommation, la morale étant un ensemble de règles contraignantes jugeant les actions et les intentions suivant des valeurs transcendantes.403 Prôner l’invention de modes de vie culturels différents ne revient-il pas à prendre le risque d’être en phase avec le système de la consommation, reposant sur la production industrielle des différences ? Jean Baudrillard, dans Le système des objets, affirme que l’un des problèmes de la prospérité est de donner aux hommes la justification d’en jouir, de leur démontrer que faire de leur vie un plaisir est moral. Cette permission est l’un des thèmes de la publicité.404 Le fonctionnement 402

« Lecture », Les devenirs de la philosophie à Paris 8, blog de philosophie du Cazals, op.cit. 403 Gilles Deleuze, Pourparlers, op.cit. 404 Dichter, La stratégie du désir, cité par Jean Baudrillard, Le système des objets, op.cit.

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mythologique de la société de consommation suppose l’activation d’une morale hédoniste, nouvelle « philosophie de la vente » (Baudrillard) où « la publicité philosophique » investit l’individu moralement et socialement. La consommation est un système qui assure l’intégration du groupe : elle est une morale (un système de valeurs idéologiques) – consommer, c’est entrer dans un système généralisé d’échange et de production de valeurs codées, avec ce que cela implique comme fonction de contrôle social. La fonction critique de l’éthique du souci de soi est captée dans la fonction de contrôle social via la morale de la consommation. L’ascétisme dans les années 1980 peut lui-même être évalué comme de la « métaconsommation » : surdifférenciation par le dépouillement, absence de consommation comme consommation de la consommation. En effet, pour Lipovetsky, nous sommes parvenus à un troisième stade de la société de consommation, moins centré sur l’objet que sur le sujet, une consommation plus individualisée et axée sur le « soi », dont la logique gagne la culture et la religion, et dont l’idéologie intègre le souci de soi.405 L’éthique aristocratique du souci de soi, éthique de la libération, est automatiquement récupérée par l’idéologie économique néo-capitaliste406 et directement englobée par la morale démocratique de la consommation, idéologie et 405

Hélène L’Heuillet, « La consommation au prisme de l’éthique », Raison publique, n° 6, avril 2007, pp. 177-18, à propos de Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006. 406 Voir, à ce sujet, Claire Dambrin, Caroline Lambert, « Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle dans une entreprise cosmétique », in E. Pezet (Dir.) Management et conduite de soi : Enquête sur les ascèses de la performance, Vuibert, 2007.

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morale de l’enfermement – alors que la radicalité nietzschéenne était censée reposer sur le refus de l’universel au nom du singulier, et que la notion de ‘‘souci de soi’’ devait être le dernier mot de l’immoralisme de Nietzsche.407 « La ‘‘pensée morale’’ de Foucault se situe dans le jeu indéfini entre le schéma libertaire d’une résistance du vivant et celui, aristocratique, d’une éthique du souci de soi. »408 Le schéma libertaire de la résistance s’est fait schéma libéral du nouveau pouvoir, et celui, aristocratique, d’une éthique du soi est devenu un schéma démocratique de la morale du souci. Le cadre social du processus de subjectivation est intrinsèquement oligarchique : il touche le soi et d’autres en tant que mêmes. L’intellectuel militant témoignait d’une « indifférence olympienne » pour les inégalités sociales.409 Le rapport à soi qui permettrait de se déprendre des relations de pouvoirs suppose l’existence d’un monde de l’entre-soi qui exerce sur les autres couches sociales une envie d’imitation, et constitue donc une force qui affecte, même si elle a l’allure d’une résistance efficace. Si « la distinction personnelle [est] la vertu antique » par excellence410, la distinction collective de tous vis-à-vis de chacun est le vice postmoderne. La production de l’homme par l’homme à laquelle invite Foucault ne se fait certes pas comme la production de la valeur ou de la richesse : elle implique aussi la 407 « Lecture », Les devenirs de la philosophie à Paris 8, Blog de philosophie du Cazals, à propos de Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999. 408 Philippe Raynaud, Article « Nietzschéisme », in Monique CantoSperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, op.cit. 409 José Luis Moreno Pestaña, Foucault, la gauche et la politique, Paris, Textuel, 2010. Cité in Arnault Skornicki, « Foucault est-il de gauche ? », La Vie des Idées, 24 juin 2011. 410 Nietzsche, Aurore, op.cit.

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destruction de ce que nous sommes et la création d’une chose autre, d’une innovation.411 Cependant, l’historien et philosophe admet que les techniques de soi dans l’antiquité hellénistique et romaine étaient comparables à des techniques de production.412 La démarche du dernier Foucault se situe toujours dans l’ordre de la production – production de l’homme par l’homme dans son éthique : c’est l’anthropotechnique de Slöterdijk – alors que la singularité qu’appelle Baudrillard de ses vœux se situe du côté de la séduction, lui qui voyait dans la croyance générale que l’homme se produit lui-même une manifestation de la fiction productiviste,413 d’origine capitaliste et marxiste. Foucault espérait, dans les années 1970, que la socialisation réelle dégage des expériences.414 Or il semblerait que le seul laboratoire des pratiques culturelles actuelles se nomme Ibiza,415 où l’oligarque russe et l’Anglaise de la middle-class viennent acheter l’expérience du mythe hippie... des années 1970. L’idéal consiste à présent à pouvoir consommer tranquillement les espoirs passés. Derrida voyait dans l’Histoire de la folie une confirmation de la métaphysique dans son opération fondamentale – l’histoire de la différence courant le risque de constituer la division raison/déraison en évènement survenant à l’unité d’une présence originaire. Sartre voyait dans Les mots et les choses un texte structuraliste 411

« Il Contributo », janvier-mars 1980, in Dits et écrits 2. Michel Foucault, « Structuralisme et poststructuralisme », Telos, 1983. 413 Jean Baudrillard, Le miroir de la production, op.cit. 414 Michel Foucault « Par-delà le bien et le mal », 1971, cité in James Miller, op.cit. 415 Yves Michaud, Ibiza mon amour. Enquête sur l’industrialisation du plaisir, NiL éditions, 2012. 412

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exprimant l’idéologie bourgeoise de la Civilisation technologique. Baudrillard voyait dans Surveiller et punir et La volonté de savoir une critique dépassée d’un pouvoir disparu, mythe devenu simulacre… Devrions-nous considérer L’usage des plaisirs et Le souci de soi comme le plus subtil témoignage intellectuel de la mutation du capitalisme – l’esthétique de l’existence comme manière de courir le risque de voir la culture de soi être récupérée par les technologies politiques faisant de l’individu et de la communauté des entités normales et productives ? En termes tragiques, sous leurs apparences transgressives et révolutionnaires, et peut-être à cause de ces apparences, les analyses de Michel Foucault, foisonnantes de concepts innovants, n’ont-elles pas toujours été piégées par le monde qu’elles voulaient décrire dans son fonctionnement ? La fonction critique qu’attribuait Foucault à son discours analytique ne se muet-elle pas toujours instantanément en une critique fonctionnelle pour l’ordre pratique ? L’icône Foucault, symbole de notre enfermement (dans l’) absolu : la critique du monde comme application du principe d’identité – l’antithèse est la thèse, et la ‘‘vie autre’’ la vie.

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Échapper à la règle (du jeu). Il y a une ambivalence fondamentale du souci de soi : la jouissance est aujourd’hui contrainte et institutionnalisée non pas comme plaisir, mais comme devoir du citoyen, d’où la reviviscence d’une curiosité universelle en matière de sexualité.416 Il y a aussi, forcément, une ambivalence de la singularité, cette formule-clé de Jean Baudrillard. Tel qu’il la conceptualise pour l’opposer au mondial – système d’échange marchand généralisé au niveau international – sa singularité ressemble à la « singularité quelconque » de Giorgio Agamben417, notion forte signalée par le sociologue dans son Crime parfait. Chez Agamben, le singulier est le quelconque, caractéristique déprise face à l’assignation étatique à l’identité, dans une communauté en devenir, ou plutôt un devenir-communauté. Dans l’idée que la singularité est le quelconque, il y a diagonale au regard de l’opposition entre « le caractère ineffable de l’individualité et le fait que l’intelligible relève de l’universel. »418 La collusion de l’éthique du souci de soi avec la morale de la société de consommation, Jean Baudrillard l’explique dès son premier ouvrage, en 1968, en expliquant que c’est à travers une idée commune à tous que chacun va se sentir singulier, et que c’est en se singularisant selon les différences sérielles qu’on réactive 416

Jean Baudrillard, La société de consommation, op.cit. Giorgeo Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Le Seuil, 1990. 418 Alain Badiou, « Intervention dans le cadre du Collège international de philosophie sur le livre de Giorgio Agamben : la Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque », (transcription de François Duvert). 417

le consensus qu’est l’idée du modèle. Le miracle du système réside dans le lien entre la personnalisation et l’intégration, mais en même temps, là où croît le péril croît aussi ce qui sauve (Hölderlin) : la singularité quelconque fait que la masse échappe naturellement aux injonctions morales de l’intégration culturelle, même lorsqu’elle fait semblant d’obéir en suivant à ces injonctions en masse, soit en court-circuitant la fluidité que présuppose le fonctionnement harmonieux de l’idéal intégratif. Nous courons néanmoins un grave péril : le produit le plus demandé aujourd’hui est une personnalité419, et les ‘‘différences spécifiques’’ sont produites industriellement : seule l’illusion d’une distinction personnelle demeure. La volonté de se singulariser est toujours déjà prise dans les filets de l’intégration systémique : c’est la singularité quelconque qui a une chance de passer entre les mailles du filet standardisant. Pour Baudrillard, le plus bel objet de consommation est le corps, et sa ‘‘redécouverte’’ après un millénaire de puritanisme, sous le signe de la libération. Le culte dont on entoure le corps, les soins qui s’y rattachent et le mythe du plaisir qui l’enveloppe témoignent qu’il a une fonction morale d’objet de salut. Les structures de la production/consommation induisent une pratique double du corps, comme capital et fétiche – d’où la fascination de Foucault pour le néolibéralisme (et le capital humain de Becker) et son intérêt pour le sadomasochisme : corpscapital et corps-fétiche sont solidaires. Le corps, mythe directeur d’une éthique de la consommation, est à surveiller et réduire à des fins ‘‘esthétiques’’, suivant un agencement de la morale puritaine et de l’éthique hédoniste. 419

Riesman, cité par Baudrillard dans Le système des objets, op.cit.

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À la fin de La société de consommation, Jean Baudrillard posait toute sa philosophie politique : attendre la désagrégation brutale qui, de façon imprévisible, viendra briser le système de l’échange généralisé. Attendre. Cette injonction passive rejoint quelque peu celle que formule Nietzsche dans sa Volonté de puissance : « La Révolution a rendu possible Napoléon ; c’est ce qui la justifie. À un tel prix on devrait souhaiter l’effondrement anarchiste de toute notre Civilisation. » Le désespoir, ou apolitea, comme horizon politique ultime et transfert poétique/terroriste de situation.

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Bibliographie indicative (Livres et articles confondus, par ordre alphabétique)

Philippe Artières, Jean-François Bert, Frédéric Gros, Judith Revel (dir.), Foucault, Paris, Cahiers de l’Herne, 2011. Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970. Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie du signe, Paris, Gallimard, 1972. Jean Baudrillard, Le miroir de la production, ou l’illusion critique du matérialisme historique, Paris, Casterman, 1973. Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1980. Jean Baudrillard, La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991. Jean Baudrillard, La pensée radicale, Paris, Galilée, 1994. Jean Baudrillard, Le crime parfait, Paris, Galilée, 1995. Jean Baudrillard, « Le complot de l’art », Libération, 20 mai 1996. Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Paris, Galilée, 1996.

Jean Baudrillard, « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 02 novembre 2001. Jean Baudrillard, Power inferno, Paris, Galilée, 2002. Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, Paris, Herne, 2007. François L'Yvonnet (dir.), Baudrillard, Paris, Les Cahiers de l’Herne, 2008. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Gérard Briche, « Baudrillard lecteur de Marx », Lignes, Numéro 31, février 2010. Léon Chestov, La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Éd. J. Schiffrin, Éditions de la Pléiade, 1926. Collectif, Au risque de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou, Centre Michel Foucault, 1997. Lucio d’Alessandro, Adolfo Marino (Dir.), Michel Foucault. Trajectoires du présent, Paris, L’Harmattan, 1998. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de minuit, 2003. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2006. Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1992. Didier Éribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989. Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris, P.U.F., 1954. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, P.U.F., 1963. 206

Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1968. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 3, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984. Michel Foucault, Dits et écrits, Tomes 1, Paris, Gallimard, 2001. Michel Foucault, Dits et écrits, Tomes 2, Paris, Gallimard, 2001. Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France de l’année 1974/1975, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, Paris, 1997. Michel Foucault, Les Anormaux, Cours au Collège de France, année 1977, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1999. Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 2004. Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France 1984, Paris, Gallimard, Le Seuil, E.H.E.S.S., 2009. Frédéric Gros, Michel Foucault, Paris, P.U.F., 2010. Martin Heidegger, Nietzsche, Tome 1, Paris, Gallimard, 1984. Denis Huisman, Dictionnaire des philosophes, Paris, P.U.F., 1984. 207

Bill Joy, “Why the future doesn’t need us”, in Wired Magazine, 2000. François L’Yvonnet, « Karl Marx vu par Jean Baudrillard », in Les influences, novembre 2012. Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture – Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010. José Guilherme Merquior, Foucault ou le nihilisme de la chaire, Paris, P.U.F., 1986. James Miller, La passion Foucault, Paris, Plon, 1995. James Miller, « Foucault », in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F., 2004. Friedrich Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1938. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1940. Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, GF Flammarion, 1996. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1977. Philippe Raynaud, « Nietzschéisme », in Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F., 2004. Naima Riahi, Michel Foucault. Subjectivité, Pouvoir, Éthique, Paris, L’Harmattan, 2011. Peter Slöterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2000. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Le Seuil, 1978.

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Philosophie aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions Alain Badiou Vivre en immortel

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Ce livre s’inscrit dans une réflexion sur la Critique radicale associée à ce qu’on peut appeler le Dernier-Marx. Ce Dernier-Marx, on peut le lire dans l’édition française du Capital en un repositionnement de Marx, venant problématiser sa pensée objective précédente, qui réceptionnait un donné du mode de production capitaliste pour l’interpréter comme un donné de l’histoire. À cette entreprise ruineuse pour le mouvement ouvrier, le Dernier-Marx substitue une problématique radicalement subjective à partir d’une ontologie de l’identité vitale. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 248 p.) ISBN : 978-2-343-04705-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36730-9 Déconstruction phénoménologique et théologique de la modernité occidentale

Awazi Mbambi Kungua Benoît

Le puissant travail de déconstruction phénoménologique et théologique de la modernité occidentale fait apparaître l’autisme épistémologique qui caractérise son horizon de la Mathesis Universalis à la base de ses productions scientifiques, techniques, athées, consuméristes et médiatiques. À travers cet ouvrage, l’auteur opère un puissant tournant prophétique, mystique et thérapeutique de la théologie négro-africaine de la libération holistique, échappant ainsi aux schèmes idéologiques et politiques des théologies occidentales frappées d’obsolescence. (33.00 euros, 320 p.) ISBN : 978-2-343-03719-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36791-0 Éveil bouddhique et corporéité

Marcel Antoine

«Voir dans sa propre nature», dans le bouddhisme zen, est une expression convenue qui désigne l’éveil. Pourquoi, et comment ? Observant l’importance première donnée au corps dans la pratique méditative, la mise à l’écart de la noèse, l’auteur, s’appuyant sur les développements de la pensée phénoménologique à la suite de Maurice Merleau-Ponty, tente une investigation de l’éveil bouddhique. (Coll. Ouverture Philosophique, 12.00 euros, 108 p.) ISBN : 978-2-343-05191-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36785-9 problème (Le) kantien de l’éthique Habiter le monde

Gaudet Pascal

La philosophie critique de Kant peut être interprétée comme une éthique, qui signifie non pas seulement l’impératif de la vertu, mais l’exigence d’une réalisation du souverain Bien en l’homme et dans le monde. Ce livre montre comment la recherche d’un passage de la liberté à la nature fonde le projet d’une « habitation » du monde et permet de penser le sens éthique de la philosophie en ses domaines théorique et pratique. (Coll. Ouverture Philosophique, 12.00 euros, 110 p.) ISBN : 978-2-343-05328-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36702-6

racine (La ) de la liberté

Urvoy François

À l’issue d’un siècle qui a vu le plus grand écrasement des hommes et des peuples et en ce début qui en prend bien le relais, les préoccupations de liberté ont pris une urgence plus grande et plus sensible. Les investigations obtiennent jusqu’ici des résultats très décevants car elles s’attachent aux moyens externes sans jamais chercher qui et surtout comment on sera en mesure de les produire et de les mettre en œuvre. Il s’agit, ici, de remonter à la racine de la question : ce qui dépend de nous, ce que nous pouvons par nous-mêmes dans un monde qui nous produit et nous conduit. (Coll. Ouverture Philosophique, 27.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-343-03005-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36731-6 symbolique (Le) et le transcendantal

Verley Xavier

Ce livre part du différend qui a opposé Frege et Husserl à propos du psychologisme. Comment ces deux pensées tournées vers une réflexion sur l’arithmétique ontelles pu parvenir à deux conceptions si différentes de la logique ? Il est apparu qu’il s’agissait d’évaluer l’idée de représentation qui est au cœur du problème. Ainsi, faut-il se (re)présenter pour penser ou y a-t-il la place pour une pensée symbolique et aveugle ? (Coll. Ouverture Philosophique, 30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-343-02833-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36557-2 Critique et émancipation Recherches foucaldiennes sur la culture arabe contemporaine

Beghoura Zouaoui - Préface de Jacques Poulain

Cet ouvrage utilise les pensées de Michel Foucault dans la culture arabe. Il joint à une histoire socio-politique de cette culture une critique qui vise à y établir les conditions d’une émancipation réelle, indépendante de l’actualité brûlante qui semble la rendre aujourd’hui impossible. Cette expérience de critique sociopolitique développe en effet les critères d’une émancipation intellectuelle qui conditionne toute émancipation sociale. (Coll. La philosophie en commun, 17.00 euros, 176 p.) ISBN : 978-2-343-04092-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36304-2 Du féminisme dans l’œuvre de Michel Foucault A demain le bon sexe Essai

Sastre Danièle

«Le sexe, disait Foucault, ça s’administre, la sexualité, ça se subit ; quant à la sensualité, elle est chaque jour à inventer.» L’auteur a voulu rouvrir le dossier, emprunter les chemins qu’il a tracés en 1976 en écrivant son Histoire de la sexualité, qui est l’histoire des discours sur la sexualité, eux-mêmes histoire des corps investis par le pouvoir. (27.00 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-04763-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36305-9

Gaston Bachelard, une poétique de la lecture

Buse Ionel

L’éthique bachelardienne est une éthique simple, mais pas du tout simpliste : l’homme du théorème est complété par l’homme du poème. Mais, si l’éthique est une direction de la pensée qui doit maîtriser notre avenir, la poétique est la source ontologique de cette pensée. C’est-à-dire la liberté de rêver doit être à l’origine de la liberté créatrice de la pensée ou de l’homme des théorèmes. En fait, il ne s’agit pas d’une éthique fermée dans les modèles artificiels d’une pensée techniciste, mais toujours d’une éthique soutenue, à l’origine, par une poétique de la pensée ouverte. (Coll. Ouverture Philosophique, 16.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-04292-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36292-2 Homme (L’) est-il un animal politique ? Physique de la misanthropie, entre littérature et philosophie

Ainseba Tayeb

Le compartimentage disciplinaire hérité du XIXe siècle pousse à opposer les intentions esthétiques de la littérature au chemin vers la vérité que serait la philosophie. Cette opposition nie la possibilité d’une philosophie littéraire tant que, réduite à un dogme, elle n’est pas critiquée. Ce livre, plutôt que d’opposer la littérature et la philosophie, raconte ce qui les rapproche en prenant un thème qui leur est commun, celui de la misanthropie. (30.00 euros, 298 p.) ISBN : 978-2-343-04870-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36346-2 Logique et rhétorique selon Chaïm Perelman ou le jugement partagé – L’éloquence de la raison

Melcer Jean-François

Des trois volets de l’oeuvre de Chaïm Perelman – la philosophie du droit, l’éthique et la logique – le troisième est le moins connu. Les précédents tomes de L’ éloquence de la raison ont mis l’accent sur les deux premiers. Il s’agit, à présent, d’expliciter les conditions épistémologiques de possibilité de la nouvelle rhétorique, conçue comme logique argumentative, non comme technologie persuasive. (Coll. Ouverture Philosophique, 31.00 euros, 304 p.) ISBN : 978-2-343-04209-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36286-1 Merleau-Ponty - Freud et les psychanalystes

Le Baut Hervé

Le parcours de Maurice Merleau-Ponty ne peut se comprendre sans le fil rouge de la Psychanalyse : dès sa thèse, il restaure le primat de la perception et du corps sexué à la lumière de Freud et de Binswanger. A la Sorbonne, il renouvelle la Psychologie de l’enfant en y intégrant M. Klein, J. Lacan et F. Dolto. Au Collège de France plusieurs cours font des rêves et de la libido une dimension inéluctable de l’humain. De nombreux psychanalystes et psychiatres se sont « laissés interroger par lui « : citons : H. Ey, A. Hesnard, P. Fédida, A. Green, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Luce Irigaray… (Coll. Ouverture Philosophique, 24.00 euros, 296 p.) ISBN : 978-2-343-04080-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36381-3

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L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

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FOUCAULT ET BAUDRILLARD LA FIN DU POUVOIR Foucault, dans son Histoire de la sexualité, esquissa une anthropologie du plaisir dans l’Antiquité gréco-romaine. Ce travail avait constitué un virage, car depuis Mai 68, l’intellectuel avait fait de l’engagement le vecteur des résistances modernes. Or, cette approche fut l’objet d’une critique acerbe de la part de Baudrillard. Dans son Oublier Foucault (1976), le sociologue reprochait au philosophe de garder intacte l’instance du pouvoir comme grille d’intelligibilité ultime. Dès lors, la façon dont Foucault a orienté sa recherche, en se focalisant sur la subjectivité, l’éthique de soi, l’esthétique de l’existence et le style de vie, ne serait-elle pas une manière de concéder à la critique de Baudrillard une part de vérité ? Les mouvements de libération avaient provoqué chez Foucault l’espoir d’un agencement fructueux entre une sexualité renouvelée et une nouvelle culture. Or, l’évolution des sociétés a montré une adéquation entre cette nouvelle culture socio-sexuelle et la société de consommation. Cette culture n’est-elle pas devenue un modèle d’intégration à la société post-moderne, une matrice du « nouvel esprit du capitalisme », et le garant d’un nouvel ordre établi ? Hamdi Nabli est né à Paris, en 1981. Diplômé de sciences politiques à La Sorbonne, il est enseignant chargé de cours à l’université Paris-3 Sorbonne Nouvelle et consultant chargé de mission au Collège des Bernardins. Il a publié La Fraternité aryenne. L’esprit du terrorisme au cœur de l’Amérique blanche (Connaissances et Savoirs, 2012) et L’inégalité politique en démocratie (Fondation Jean-Jaurès, 2013).

Image de couverture : «Symbolical Head, Illustrating the Natural Language of the Faculties» ©Wells, Samuel, How to Read Character, New York: Wells Publishing, 1870, p.36. ISBN : 978-2-343-05754-5

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