Foucault avec Marx
 9782358720656, 2358720658

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Jacques Bidet

Foucault avec Marx

La fabrique éditions

© La Fabrique éditions, 2014 www.laiabriqne.fr [email protected] Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié ISBN : 978-2-35872-057-1

La Fabrique éditions 64, rue Rébeval 75019 Paris [email protected] Difinslon : Las Belles Lettres

Sommaire

Introduction : Pourquoi et comment réunir Marx et Foucault? — 9 Chapitre I. Le différend Foucault/Marx: Discipline et gouvernementalité — 23 Chapitre II. Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir — 57 Chapitre III. Structuralisme marxien et nominalisme foucaldien? —105 Chapitre IV. Le « capitalisme » de Marx et le «libéralisme» de Foucault — 155 Éléments de conclusion: Une stratégie d'en bas — 197 Table analytique — 215

À Annie, Ce livre discuté page à page avec elle

Œuvres de Marx et de Foucault citées et sigles utilisés

Œuvres de Marx Grundrisse der Kritik der politischen ôkonomie, Berlin, Dietz Verlag, 1974. Manuscrits de 1857-58, «Grundrisse», en deux volumes, Paris, Éditions Sociales, 1980, seconde édition en 2011. Le Capital, en huit volumes, traduction J. Roy, entièrement revue par Marx, Paris, Éditions Sociales, 1948-1960. Critique du Programme de Gotha, Paris, Éditions Sociales, 2008. Marx-Engels-Werke, Berlin, Karl Dietz Verlag, 1956-1990. Œuvres de Foucault Publiées de son vivant Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 - Sigle: SP La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 Sigle: VS Posthumes La Société punitive, Paris, EHESS, Seuil, Gallimard, 2013 - Sigle: SPu Le Pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil, Gallimard, 2003 - Sigle: PP

Fbncanlt avec Mazx

Les Anormaux, Paris, Seuil, Gallimard, 1999 Sigle : LA Il faut défendre la société, Paris, Seuil, Gallimard, 1997 - Sigle: DS Sécurité, territoire et population, Paris, Seuil, Gallimard, 2004 - Sigle: STP Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil, Gallimard, 2004 - Sigle: NB Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994 - Sigle: DE1, etc.

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Introduction Pourquoi et comment réunir Marx et Foucault?

La mondialisation capitaliste conduit à un terme conforme à la tendance observée par Marx : à une marchandisation généralisée des biens et des services, des produits du savoir, des «forces de travail» elles-mêmes et de toutes les choses de la nature. Cette vérification du diagnostic remplirait presque de fierté certains de ses disciples. Mais les révolutions qui devaient surgir du développement même du capitalisme ont tourné court. Et «l'homme nouveau » qui entre en scène n'est pas le producteur émancipé qu'on attendait, c'est un sujet normé et contrôlé de toute part, le sujet assujetti au pouvoir néolibéral. Foucault, qui avait, en avant-garde de la critique, entrevu cette issue, vient relayer Marx. Mais en négatif, en témoin de la défaite. On peut penser que l'avenir n'est pas aussi clairement tracé d'avance. Et l'épreuve ici proposée est de remettre en chantier, en les recroisant l'un par l'autre, ces deux héritages, marxien et foucaldien. Car c'est dans cette conjonction, dans cette extrême tension, qu'ils délivrent tout leur potentiel et trouvent leur relative vérité. Telle sera du moins l'hypothèse. Je chercherai à établir à quelles conditions Marx et Foucault peuvent collaborer de façon rigoureuse, à l'opposé de tout arrangement éclectique. Bien sûr, cela n'ira pas sans reste. L'œuvre de Foucault déborde le projet de Marx, et vice versa. 9

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Mais un moment essentiel de ce work in progress s'inscrit dans le cadre d'un certain «matérialisme historique » dont ils relèvent, à des titres divers, l'un et l'autre. On le situera principalement dans l'enseignement donné au Collège de France de 1971 à 1979, rapporté au Marx du Capital. Durant ces années se sont affrontés deux modèles de «critique» et de «vérité», qui ouvraient à deux pratiques politiques divergentes et antagoniques. Cet affrontement, dont le travail de Foucault porte alors la marque constante, motivant une part de ses interventions publiques, ne tient pas à une situation étroitement circonscrite dans l'espace et le temps. Elle témoigne d'un clivage repérable un peu partout dans le monde d'aujourd'hui. Appelons-le, d'un terme d'un autre âge, mais on verra qu'il n'est pas injustifié, «contradictions au sein du peuple». Il y a, d'un côté, ceux pour qui les grandes questions de la société sont à prendre à partir des processus de production et d'appropriation, à partir de «l'exploitation», comprise non pas simplement comme inégalité, mais comme principe d'accumulation du capital entre les mains d'une minorité indifférente au contenu social et écologique du travail productif. Pour eux, Marx est un point de repère. De l'autre, ceux pour qui ce qui est à considérer, c'est, immédiatement, la constitution du sujet, le «traitement de l'homme par l'homme » : dans la hiérarchie de l'entreprise, dans l'ordre des familles, dans la relation entre les sexes, entre majorités intégrées et «sans part», dans l'administration des minorités ethniques ou sexuelles, des exilés et des immigrés, des stigmatisés de la santé et de la délinquance. Pour eux, Foucault peut constituer un point de ralliement. Bien sûr, les premiers se disent tout aussi engagés sur le second registre : rien de ce qui est humain ne leur est étranger. Les seconds se considèrent comme 10

Introduction

les critiques les plus radicaux du capitalisme : de sa dérive productiviste et consumériste. Mais ce clivage est récurrent et il est, à mes yeux, significatif d'une critique sociale qui émerge de lieux structurellement différenciés de la société moderne à l'époque contemporaine. Il divise et affaiblit le «parti» de ceux qui se réclament d'un projet d'émancipation universelle. De divers côtés, bien sûr, on recherche les conditions d'une collaboration productive. Les marxismes, pour ne parler que d'eux, n'ont jamais vécu que d'hybridations qui les relient à leurs entourages. De génération en génération, des chercheurs de diverses disciplines ont mis à leur programme des couplages sans cesse renouvelés : Marx-Weber, Marx-Keynes, Marx-Braudel, Marx-Lacan, Marx-Bourdieu, MarxHeidegger, Marx-Rawls, Marx-Derrida... Le couple Marx-Foucault se forme le plus souvent aujourd'hui au sein d'un programme quasi «officiel» de la pensée critique qui se réfère à un triptyque «classe/race/ genre». On mobilise volontiers Marx pour le premier terme, et Foucault pour les deux autres. Mais, en procédant ainsi, on peine souvent à dépasser le stade d'un partage éclectique du travail qui attribue à l'un le terrain, supposé le plus facile à reconnaître, de l'exploitation - et qui confie à l'autre les zones, réputées plus obscures, de la domination. Il en résulte un clivage entre les deux perspectives, qui les affaiblit et les trivialise l'une et l'autre. Je tenterai donc une entreprise à haut risque, une «manœuvre de force», au sens que le génie militaire donne à cette expression, visant à comprendre ensemble ces deux approches dans une même construction théorique: dans une «théorie générale de la société moderne», qu'elles contribueront à définir. L'expérience est évidemment pleine d'embûches. On ne peut attendre de cette élaboration qu'elle permette de surmonter le dissensus philosophique entre 11

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les deux démarches. Quant à son contenu socio-théorique, il fait problème des deux côtés. Il marque une rupture au sein de la tradition marxiste. Et Foucault aurait jugé l'entreprise irrecevable dans son principe même. Comme on le sait, il tourne sa critique contre un Marx «hégélien», penseur de la totalité et de son déploiement historique jusqu'au point où les contradictions sociales seraient dépassées. Pour lui, les grands ensembles historiquement significatifs, ceux qui donnent leur substance et leur rythme aux actions et aux vies humaines, sont des «dispositifs» faits d'éléments hétérogènes, décalés les uns par rapport aux autres, toujours en mouvement, doués de vitesses, d'intensités, d'orientations disparates. Os ne forment pas système. Héritier de Nietzsche, Foucault pense à partir de la multiplicité des choses, des êtres et des événements singuliers qui viennent à se rencontrer. Il pense l'ordre à partir du désordre. Je prendrai le parti inverse : je tenterai - qu'on absolve ma témérité - de comprendre le désordre à partir de l'ordre. Le marxisme, on le sait, est hanté par un tel projet. Q fait apparaître le désordre produit par l'ordre capitaliste. Mais cela, à mes yeux, n'épuise pas le champ du désordre. J'essaierai de montrer ce qui manque à cet égard à la tradition issue de Marx, et pourquoi ce manque conduit à se tourner vers Foucault. Le marxisme indiquait la voie royale, le chemin raisonnable du combat conduisant de la domination de classe à la liberté-égalité partagée entre tous. Il apparaissait bien sûr déjà, en ces années «glorieuses», que beaucoup - fous, malades, délinquants, déviants, étrangers et minorités en tout genre - n'entraient pas dans ce programme. Mais on sait ce qu'il en est aujourd'hui, au temps du chômage de masse, de la désaffîliation, de l'errance, de la désintégration des solidarités communautaires. Les «minorités» - les sans-part et les sansavenir, ou du moins les sans-horizon - sont devenues 12

Introduction

majorité. La gloire de Foucault n'est donc pas prête de s'éteindre. Foucault nous guérit de Hegel, de ce Hegel inventé pour être l'ange du grand récit. Il nous blesse à tout jamais. Cette relation contradictoire, d'affinité et de répulsion, entre Marx et Foucault justifie - en dépit du fait que plus d'un siècle les sépare - qu'on les convoque ensemble pour l'analyse et la critique du temps présent, selon l'idée qu'ils se font, du reste, l'un et l'autre de la fonction «critique» de la philosophie. Une rencontre féconde suppose, selon moi, que l'on réélabore ces deux corpus théoriques dans les termes d'une critique «structurelle» et d'une refondation «métastructurelle», c'est-à-dire que l'on envisage la «structure» sociale moderne à partir de sa «métastructure». J'entends par là non pas son fondement, moral ou politique, mais ses « présupposés » : la fiction que cette structure présuppose et qu'elle pose, c'est-à-dire qu'elle produit comme condition réelle de son existence. C'est en ce sens que Marx a fait la critique du «contrat social». J'ai développé ce projet au long de plusieurs livres, échelonnés sur trois décennies ; et je n'entreprendrai pas ici d'en faire un nouvel exposé1. Il me faut cependant fournir quelques indications élémentaires. Pour l'interprétation du temps présent, l'École de Francfort avait, on le sait, mis en avant l'idée d'une domination de la «raison instrumentale». On en trouve l'écho chez Foucault, quand il en vient, en 1978, à se référer, en ce sens précisément, à la «raison comme lumière despotique» (DE3/433). Je propose une maxime consonante, mais, sur le fond, assez différente 2 : la «modernité», en tant qu'ordre social historiquement spécifique, est à comprendre dans les termes d'une «instrumentalisation de la raison». On notera que Marx, déjà, en a fourni le schème opératoire : il décrypte le rapport de classe 13

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capitaliste comme une instrumentalisation de la raison marchande, il définit le capitalisme par l'exploitation de la force de travail transformée en «marchandise». En ce sens, le marché constitue le présupposé métastructurel instrumentalisé dans la structure de classe capitaliste. À mes yeux, Marx, pourtant, ne couvre ainsi que la moitié du champ social (et l'on verra comment Foucault viendra à s'établir sur l'autre moitié...). Car le «rapport moderne de classe » implique en réalité deux médiations : le marché, certes, mais aussi, tout autant et corrélativement, l'organisation. Ce sont là en effet, dans les termes de l'économie institutionnaliste 3 , les deux modes primaires, inséparables l'un de l'autre, de la « coordination rationnelle-raisonnable à l'échelle sociale». L'instrumentalisation de la raison consiste donc en ce que ces deux «médiations» sociales intelligentes, le marché et l'organisation, se retournent en «facteurs de classe». En d'autres termes, dans la société « moderne », le rapport de classe s'analyse comme la combinaison complexe de ces deux facteurs de classe. Le paradoxe - que les commentateurs ne semblent pas avoir jamais aperçu - est que c'est bien Marx qui a discerné le caractère primordial de ce couple, qu'il désigne du reste explicitement comme celui des deux «médiations 4 ». Il a défini le marché comme un équilibre a posteriori entre productions privées distinctes, et l'organisation - le terme est aussi de lui - comme un ordonnancement a priori des fins et des moyens au sein d'une production relevant de la même autorité (telle que celle, privée, de la fabrique, mais tout aussi bien celle, collective, d'une société socialiste5). Il a fait de ce couple le pivot de sa théorisation historico-économique. Mais - et c'est là le cœur de la critique que je lui adresse - il ne l'a pas traité correctement, le transformant en schème 14

Introduction

téléologique. Il a vu dans la «concentration» et la «centralisation» capitalistes, que génère la concurrence sur le marché, une corrélative montée en puissance de l'organisation au terme de laquelle il ne resterait, à l'extrême limite, qu'une seule entreprise par branche, voire dans chaque nation8 : la logique marchande tendrait ainsi à reculer et finalement à s'effacer devant celle d'un ordre organisé « selon des plans concertés», ouvrant la voie au socialisme. Dans ce passage à la limite, Marx place en quelque sorte le marché du côté du passé et l'organisation du côté de l'avenir. Et c'est là son erreur. Car ces deux médiations, marché et organisation, sont, dans la société moderne, structurellement, c'est-à-dire durablement, indissociables et donc contemporaines. Si ces deux médiations peuvent se trouver instrumentalisées en facteurs de classe, c'est parce que chacune d'elles recèle un potentiel de domination, pouvant faire l'objet d'un privilège socialement reproductible, respectivement en termes de propriété (sur le marché), ou de «compétence» (dans l'organisation). Non au sens où l'on est compétent (doté de connaissances qui rendent capable de...), mais au sens où l'on a (reçu) compétence : où l'on exerce un pouvoir-savoir, un pouvoir de direction lié à un savoir sanctionné. La classe dominante, ou privilégiée, comporte ainsi deux pôles. Les deux forces sociales qu'ils définissent - fondées sur ces privilèges respectifs, sur l'accumulation de pouvoir social qu'ils procurent - seront désignées comme celle des «capitalistes» et celle des «dirigeants-compétents», ou des «compétents», dirigeants au titre d'une compétence reçue. Elles sont à la fois convergentes et antagoniques. Or Marx a défini la classe dominante de façon unilatérale, en termes de propriété, comme celle qui détient les moyens de production et d'échange sur le marché capitaliste. Il a 15

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manqué l'autre pôle, celui du «pouvoir-savoir». Il a bien entrevu le problème : après l'abolition du marché, écrit-il dans la Critique du Programme de Gotha, subsistera encore «l'asservissante subordination» du «travail manuel au travail intellectuel» - c'est-àdire au pouvoir-savoir. Mais il renvoyait son dépassement aux temps lointains de la «seconde phase du communisme», où, la productivité aidant, le travail aura cessé d'être une contrainte sociale pour devenir une libre activité. On sait ce qu'il en fut. En réalité, la domination moderne de classe se constitue dans la relation fluctuante entre ces deux pôles de «l'instrumentalisation de la raison», à ce point désignés comme le marché et l'organisation. Mais il ne s'agit pas seulement d'économie. Car cette «bipolarité», qui est celle de «l'entre-chacun» et de «l'entre-tous», se dédouble analogiquement selon ses deux « f a c e s » : dans l'ordre du «rationnel» économique (marché/organisation) et dans l'ordre du «raisonnable» juridico-politique (contractualité interindividuelle/centrale1). C'est toute cette matrice économico-politique qui se trouve instrumentalisée dans le rapport moderne de classe. FACES le rationnel économique Entre-chacun Entre-tous

le raisonnable juridico-politique

marché

contractualité interindividuelle

organisation

contractualité centrale

C'est tout naturellement à la croisée de ces perspectives, définie par ce «carré métastructurel», que s'ouvrent les grands programmes des diverses «sciences sociales» - économie, sociologie, histoire, droit - et tout autant de la philosophie politique, tels qu'ils se sont développés contradictoirement depuis plusieurs siècles. C'est à partir de là aussi que se donnent à concevoir des analyses de classes et des 16

Introduction

stratégies politiques d'émancipation8. Chacun des termes ici avancés exigerait naturellement de longues explications, en tout premier lieu celui d'«organisation», qui peut paraître incongru dans l'espace foucaldien, mais aussi ceux de «pôles», «faces», «rationalité», «raisonnabilité», «compétence», «dirigeants», etc. On notera que Marx n'utilise pas l'expression «pouvoir-propriété», ni Foucault, systématiquement du moins, celle de «pouvoir-savoir». À mes yeux pourtant, elles conviennent parfaitement pour exprimer deux concepts qui jouent, quoiqu'à des titres divers, un rôle directeur respectivement chez l'un et chez l'autre. Pour ma part, je les utiliserai régulièrement dans cette confrontation entre leurs deux approches. Une théorie donne aux mots qu'elle utilise la charge de représenter des concepts dont la teneur définie ne peut apparaître qu'au terme de l'exposé et au vu de l'usage pertinent qui peut dès lors en être fait ; et elle n'a à sa disposition que des mots qui désignent autre chose que ce qu'elle veut leur faire dire ! Je ne m'étendrai donc pas davantage en préambules. Mais on peut déjà, me semble-t-il, entrevoir pourquoi c'est à partir de ce «carré métastructurel» qu'il faut chercher à identifier la relation entre Marx et Foucault. Il s'agit en effet de rendre possible une confrontation entre le «macrologique» et le «micrologique » : en toute première analyse, entre l'ordre de la classe et l'ordre des sujets. Or l'approche métastructurelle - qui se réfère aux «facteurs de classe» présupposés dans le «rapport de classe» - fait apparaître deux données décisives. D'une part, ces deux «médiations» qu'elle met en avant - le marché et l'organisation, relais supposés d'un « discours immédiat» - sont des relations entre individus. Le «rapport de classe» articule les classes par la médiation de « facteurs de classe» qui articulent des individus. 17

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L'analyse marxienne, supposé «holiste» (ou «structuraliste» : centrée sur la totalité structurée), va ainsi se trouver en mesure d'opérer sur le terrain «nominaliste» (individualiste) foucaldien. D'autre part, s'il est vrai que ces deux facteurs de classe possèdent ainsi un statut analogue, la classe dominante (dont Foucault parle volontiers en référence à Marx) comporte deux pôles, celui du marché, gouverné par le pouvoir propriétaire, et celui de l'organisation, gouverné par le pouvoir-savoir. S'il en est ainsi, on sera conduit à identifier l'œuvre de Foucault comme l'un des foyers majeurs de «l'élargissement» métastructurel de la matrice marxienne. Comme il en va, sur un autre plan, de l'œuvre de Bourdieu, découvreur d'un «capital culturel». Ce sont là, parmi d'autres, des théoriciens de «l'autre pôle», ici désigné - mais on reviendra sur ces termes - comme celui du pouvoirsavoir ou de la «compétence», que Foucault identifie dans toutes les institutions (hôpital, prison, école, fabrique...) et dont il explore certains registres, ceux qui ont plus spécifiquement affaire avec les «corps» et les «âmes». Ils illustrent la nécessité d'une élaboration plus large que celle que Marx nous a léguée. À l'encontre de l'usage le plus commun, qui est de rapporter les enseignements de Marx et de Foucault (ou Bourdieu) à des champs empiriques différents, je me donne pour défi de les ordonner en une seule et même théorie, qui manifeste le caractère bipolaire de la domination dans l'ordre social moderne. Il en découle, à mes yeux, toute une chaîne de conséquences pour l'analyse et l'interprétation de l'histoire des sociétés modernes et des potentiels qui s'y déploient. Marx et Foucault ne seront pas, dans ce livre, traités sur le même plan. Je tente d'intégrer l'apport de Marx dans un schéma qui élargit sa théorie. Il n'y aurait aucun sens à procéder ainsi avec Foucault, 18

Introduction

qui récuse toute idée d'une théorie d'ensemble. Cela ne me conduira pas à dissoudre l'analytique et la critique foucaldiennes dans la conceptualité de Marx, ni la politique de Foucault dans celle de Marx. J'adopterai dès le départ la même démarche critique à l'égard de leurs concepts respectifs. Mais le travail exigé n'est pas exactement de même ampleur. Foucault est un «contemporain». Nous le connaissons encore principalement par la lecture (plus ou moins) immédiate de ses œuvres. Notre connaissance de Marx procède d'un siècle et demi d'interprétations, de controverses, de conflits et d'usages variés, théoriques et politiques. Dans l'un et l'autre cas, nous sommes pris dans un réseau de médiations. Mais celui qui nous rattache à Marx est plus complexe et plus contradictoire. Et il n'est pas d'autre moyen d'y trouver notre chemin que de produire de nouvelles lectures, qui ne visent pas à accéder enfin au vrai Marx, mais à travailler ses concepts pour l'intelligence du temps présent. Foucault lançait un jour ce défi: «À un marxiste qui me dit que le marxisme est une science je réponds : je croirai que vous pratiquez le marxisme comme une science le jour où vous m'aurez montré, au nom de cette science, en quoi Marx s'est trompé» [DE2/409). Je me garderai bien de tenter de relever un tel défi. Je chercherai effectivement à établir «en quoi Marx s'est trompé», et en quoi il peut avoir raison. Mais je ne le ferai pas au nom du marxisme, «au nom de cette science» (supposée). Je tenterai une théorisation plus large, associant Marx et Foucault, en dépit de leurs épistémologies antagonistes. Qu'on n'y cherche pas un postmarxisme, qui tournerait la page. Ni un simple néomarxisme, une nouvelle variante du marxisme. Mais plutôt un « métamarxisme9», une refondation, qui n'implique pas seulement le marxisme. 19

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Au Chapitre I, je cherche à mesurer l'étendue du «différend» entre Foucault et Marx, qu'il reconnaît pourtant comme l'un de ses maîtres. Et cela sur deux points névralgiques. Le premier est ce mélange d'affinités et de décalages apparemment insurmontables, qui se dégage de Surveiller et punir, entre la «société disciplinaire», objet de son investigation, et la « société de classe », qu'il suppose toujours en arrière-plan, mais qu'il ne définit jamais explicitement. Le second concerne la thématique de la « gouvernementalité », opposable à la vision marxienne de «l'État», présentée dans les Cours au Collège de France, de 1977-79. Dans l'un et l'autre cas, il s'agira de montrer comment deux constructions théoriques partielles, celle de Marx et celle de Foucault, attendent les conditions conceptuelles d'une reconstruction unitaire. Mais aussi d'identifier ce qui échapperait à toute entreprise unificatrice. Dans les chapitres qui suivent, j'aborde de façon systématique la relation entre les conceptualités respectives de Marx et de Foucault. Je tente donc de les inscrire dans une configuration plus large, qui permette à chacune de bénéficier de l'effet de connaissance et de critique que l'autre lui apporte. Je reste au plus près des textes de Foucault, me référant notamment aux Cours au Collège de France et aux aperçus philosophiques qui jalonnent les Dits et Écrits. Le Chapitre II, « Pouvoir-propriété et pouvoirsavoir», engage ce recyclage mutuel des deux approches en montrant Yincomplétude de l'analyse de Marx, qui ne fournit pas les moyens conceptuels nécessaires à l'intégration de «l'autre pôle» de la domination de classe, celui du «pouvoir-savoir». Il ne s'agira pas d'adjoindre à l'édifice marxien une aile nouvelle, destinée à héberger les trésors de Foucault, mais de refonder une théorie d'ensemble qui permette de reconstituer, à partir des investigations 20

Introduction

foucaldiennes, les «maillons manquants» de la théorie du Capital. Le Chapitre III, « Structuralisme marxien et nominalisme foucaldien? », s'interroge sur la signification en termes de science sociale d'un clivage entre deux choix philosophiques. Il rapporte ce différend à sa traduction dans le couple « structure »/« dispositif», qui semble gouverner deux conceptions distinctes du pouvoir, des pratiques et luttes sociales. Il tend à discerner, sous cette opposition massive, tant un nominalisme propre à Marx qu'un apport décisif de Foucault à l'analyse structurelle de la société moderne. Apparaissent ici pourtant, cette fois du côté de Foucault, les «maillons faibles» qui rendent plus difficile l'élaboration stratégique de cette politique d'en bas, à visée universaliste, qu'ils revendiquent l'un et l'autre. Le Chapitre IV, « Le "capitalisme" de Marx et le "libéralisme" de Foucault», se tourne vers les horizons d'ontologie historique que dégagent respectivement les deux théorisations. La «productivité» de l'ordre social moderne se manifeste très différemment selon qu'on l'appréhende sous l'enseigne d'un mode de production ou d'un mode de gouvernement. Ces deux approches, l'une fixée sur des contradictions, l'autre sur des antagonismes, ont cependant des conditions conceptuelles communes qui permettent de les faire travailler ensemble, l'une contre l'autre et l'une pour l'autre. La conclusion cherche à répondre à la question politique posée dans cette introduction. Face aux deux partis d'en haut, l'un à Droite et l'autre à Gauche, Finance masquée versus Élite autoproclamée, privilégiés de la propriété et privilégiés de la « compétence», face à cette double oligarchie dominante, comment penser cet inconcevable «troisième parti», pour lequel aucune place n'est prévue sur la scène 21

Fbncanlt avec Mazx

politique, le parti de la multitude populaire, dépourvue de privilèges mais riche de savoirs et porteuse de vie? «Parti» ne s'écrit pas ici avec un grand «P» au sens d'organisation constituée. Il s'entend au sens de «prendre parti». Car il existe bien une troisième perspective, un troisième principe de rassemblement. Un troisième parti. Au sens où, en 1848, lors même qu'il n'existait aucun «Parti Communiste», un «parti communiste» a pu se faire entendre dans un célèbre Manifeste. C'est bien de cela qu'il s'agit en effet. Mais ce parti n'est pas seulement de classe : il est aussi de sexe et de «race». Et il existe déjà, dispersé en mille formes d'organisations, associations, mouvements, initiatives, revendications, créations, indignations, révoltes. Il est à l'œuvre dans tout ce qui porte émancipation. Pourquoi faut-il qu'il en reste encore à l'inconscience de soi, en proie à une division frénétique et mélancolique ? Sortira-t-on jeûnais de cette «maladie infantile du communisme»? Les vérités de Marx et celles de Foucault peuvent-elles s'entendre pour une commune stratégie d'en bas ?

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Chapitre I Le différend Foucault/Marx : Discipline et gouvernemental)ilité

Avant d'entreprendre une confrontation systématique, je me propose d'explorer quelques analogies et décalages entre les univers respectifs de Marx et de Foucault, qui apparaissent à la lecture des cours prononcés au Collège de France au long de la décennie 70 : soit d'une part à travers Surveiller et punir10, et d'autre part dans Sécurité, territoire, population, et Naissance de la biopolitiqueDans les Cours de 1972-74, sur lesquels s'appuie Surveiller et punir, Foucault s'inscrit de façon assez explicite dans le contexte d'une société «de classe»; mais il y introduit un nouveau paradigme, celui d'ordre «disciplinaire». Dans les Cours de 1977-79, auxquels correspondent les deux autres titres, il se place sur le terrain des théories et technologies du pouvoir : son approche n'est plus en termes de «rapports de classe», mais de «rapports de gouvernement12». 1.1. Société disciplinaire/Société de classe: Surveiller et punir § 111. Le nouvel ordre social découvert par Foucault Surveiller et punir explore le nouvel ordre pénal et disciplinaire qui apparaît en Europe à la fin du XVIII8 siècle. Pour ce qui est de la France, c'en est fini de la justice d'Ancien Régime, avec sa procédure secrète et son art de tirer les preuves de l'aveu, le 23

Fbacanlt avec Marx

tout couronné par un supplice spectacle qui rétablit par la terreur le pouvoir royal. Le nouveau système a pour fondement un débat public sous l'autorité d'un juge qui est là censément pour prévenir et corriger. L'exécution est remise à une administration séparée. La peine corporelle est égale pour tous. Infligée à un sujet juridique, elle consiste à lui ôter la vie, ultime liberté, par le simple mécanisme horloger de la guillotine. À cet univers abstrait de la sanction répond une individualisation concrète de la personne sanctionnée. On juge maintenant non plus le crime, mais l'individu criminel, reconnu comme tel au terme d'une procédure «scientifique», où va bientôt s'introduire le psychiatre, juge de la normalité du sujet et d'éventuelles circonstances atténuantes. L'épreuve de la prison devient la forme standard de la punition. Foucault la replace dans une logique plus large, qu'il désigne comme celle de la «discipline», commune à la caserne, à la fabrique, à l'hôpital et à l'école. La discipline militaire, qui produit un hommemachine soumis à une stricte hiérarchie, ne figure que le concentré d'un phénomène qui affecte toutes les institutions sociales. Invention d'un espace abstrait, marqué par la clôture de l'ensemble et des sousensembles, le quadrillage fonctionnel, le balisage des lieux, fixant les terrains respectifs de chaque composante du groupe, les allées et venues. Rythme temporel collectif qui s'impose à chacun, comme emploi et utilisation exhaustive d'un temps divisé en actes et exercices standardisés. Découpage des tâches, des étapes. Ce n'est pas là l'abstraction du marché : c'est, telle est du moins la thèse que je soutiendrai, «l'autre abstraction», celle de l'organisation. Le dispositif «panoptique», utopie réalisée, permet un contrôle total et le suivi des individus concernés. Il configure le lieu de l'épreuve normalisée, de l'examen individuel, médical ou scolaire, donnée 24

Le différend Foucault/Marx

objective et archivable, qui situe chacun dans son cas ou dans son rang. Il commande une architecture appropriée, qui sera commune aux ateliers, hôpitaux, casernes et prisons. Dans cet univers clos se développe, à l'écart de l'ordre juridique, un second contexte pénal, constitué de normes édictées de l'intérieur, une «infra-justice» hors du droit commun: châtiments correctifs, sanctions, punitions et récompenses, répartition selon un rang défini en fonction de la conformité à l'institution. Instrumentalisation de l'ordre organisé, par ses agents immédiats. Foucault ne manque pas, au long de ces pages, de renvoyer aux analyses et concepts de Marx. Il est clair qu'à ses yeux de telles institutions s'inscrivent dans le contexte d'une domination moderne de classe - fondée sur des rapports économiques - sous l'égide de la bourgeoisie. Il se réfère significativement à la description de la manufacture et de la fabrique présentée au Livre I du CapitalEt ses interventions et interviews en parallèle sont émaillées de références à Marx. Mais il fait, pour sa part, œuvre originale. Il élabore dans cet écrit les éléments d'une théorisation qui s'est révélée assez puissante pour se réaliser en un «sens commun» de la pensée critique contemporaine. Au point que la tradition marxiste s'est, depuis longtemps, préoccupée de se l'approprier. Il reste cependant à savoir à quelles conditions cette «assimilation» pourrait présenter quelque plausibilité et quelque cohérence. Foucault, certes, assume une connexion «classiste » entre exploitation économique et domination politique. Mais il se tient à bonne distance du concept proprement marxien de classe et d'État. Il marque une belle indifférence à l'égard de son analyse économique et une franche hostilité à l'égard des perspectives politiques de type marxiste. Il n'a pas en vue le rapport de classe et sa reproduction, mais l'exercice d'un pouvoir de «classe» (il 25

Foucault avec Marx

assume ce terme) par des individus sur d'autres et notamment sur ceux que les institutions, publiques ou privées, ont la charge de contrôler et de mettre au travail. Il avance qu'en dépit de leurs fonctions d'assujettissement et de leurs dimensions répressives, celles-ci sont de nature à instaurer des dispositifs rationnels par lesquels une population se trouve promue à des formes supérieures de culture et de puissance. Tel est, pour une part essentielle, le foyer originel des sciences sociales. Dans tous les cas en effet, y compris celui de la prison, la discipline a pour contrepartie la mise en œuvre d'un savoir corrélé à un pouvoir: un pouvoir-savoir. Soit un nouvel ordre de raison, qui est aussi un nouvel ordre de domination. Au total, et notamment au regard de cette ambivalence, le propos de Foucault présente avec celui de Marx, qui entend, lui aussi, rendre au capitalisme - tout à la fois oppresseur et facteur d'intellect - ce qui lui est dû, comme un air de famille. §112. Disciplines et rapports de classe Je propose de reprendre ces divers points à travers la lecture d'un texte, d'une belle facture synthétique, qui forme la conclusion de la troisième partie, intitulée «Discipline», de Surveiller et punir (pp. 223-225), et qui permet d'entrevoir dans toute sa complexité cette relation problématique qui unit Foucault à Marx. Je commencerai par un commentaire ligne à ligne de ces quelques pages. Je rassemblerai ensuite ces données en un tableau des analogies observables entre la construction foucaldienne de la « société disciplinaire » et le schéma marxien de la « société capitaliste». Le lecteur pressé pourra être tenté de s'épargner les quelques pages d'analyse de texte cidessous et d'aller directement au résultat, proposé 26

Le différend Foucault/Marx

au §113 qui suit. Qu'il n'oublie pas cependant que les analogies ici constatées n'ont pas valeur d'homologies : elles ne sont encore que les indices de problèmes à identifier. Voici donc, dans une séquence encore désordonnée par rapport au tableau à produire, les principaux énoncés de ce texte et mes commentaires. Je souligne dans le texte de Foucault les termes les plus pertinents pour cette analyse. La modalité panoptique du pouvoir - au niveau élémentaire, technique, humblement physique où elle se situe - n'est pas sous la dépendance immédiate ni dans le prolongement direct des grandes structures juridico-politiques d'une société ; elle n'est pourtant pas absolument indépendante. (p. 223) L'analogie s'annonce dans l'opposition qui est faite entre un ordre (supérieur) de «structures juridicopolitiques» et une modalité de pouvoir, «techniquephysique», qui s'en distingue. Chez Marx, un pouvoir d'exploitation ; chez Foucault, ici, un pouvoir de contrôle. Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIII® siècle la classe politiquement dominante s'est abrité derrière la mise en place d'un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l'organisation d'un régime parlementaire et représentatif, (p. 223) Il s'agit donc d'une société de classe, dans laquelle domine politiquement une « bourgeoisie » dont le pouvoir est « abrité » (masqué, protégé) par un cadre 27

Foucault avec Marx

juridique «formellement égalitaire» et «représentatif». On est ici au plus près de la perspective de Marx. Il restera cependant à savoir en quoi la «bourgeoisie» se distingue de la classe que Marx désigne comme celle des «capitalistes». Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué Vautre versant, obscur, de ces processus, (p. 223) Chez Marx, «l'autre versant» de l'égalité marchande, ce qu'elle rend possible, c'est le dispositif d'exploitation, défini au chapitre 7 du Capital. Ici, le dispositif de la discipline, l'autre versant de la liberté juridique. La forme juridique générale qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était soustendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines, (p. 223) Dans le schéma marxien, la superstructure juridique de droit égalitaire est ainsi «sous-tendue» par une infrastructure de mécanismes matériels dissymétriques d'exploitation. Foucault aborde dans cette optique un ordre de discipline dont l'effet est «essentiellement inégalitaire», comme l'est, chez Marx, l'infrastructure économique. Et si, d'une façon formelle, le régime représentatif permet que, directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l'instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps, (p. 223) 28

Le différend Foucault/Marx

La « volonté de tous » constitue bien un « fondement», mais seulement «d'une façon formelle». Car «la base», ce sont les disciplines qui soumettent les corps. Tout comme la relation salariale (la «base» marxienne) garantit l'exploitation des forces de travail par le capitaliste qui en « dispose » - dans un ordre de liberté formelle assurée par un système parlementaire. Les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. (p. 223-4) On est encore dans l'opposition du «formel» et du «réel», alias juridique/corporel, lequel relève du «sous-sol» disciplinaire. Foucault semble grossir le trait par rapport à Marx. En réalité, bien sûr, dans cette disjonction formel/réel, super/infrastructure, dans ce jeu de métaphores, ni l'un ni l'autre ne dit son dernier mot. Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal du droit et du pouvoir politique ; le panoptisme constituait le procédé technique, universellement répandu, de la coercition. Il n'a pas cessé de travailler en profondeur les structures juridiques de la société, pour faire fonctionner les mécanismes effectifs du pouvoir à l'encontre des cadres formels qu'il s'était donnés, (p. 224) Comme chez Marx, le contrat est toujours présupposé. Ici dans le couple «fondement idéal»/« procédés techniques». « Liberté »/« coercition». Le contrat relève du «formel» et la discipline de l'«effectif». Le cadre contractuel que pose («se donne») le pouvoir de classe n'existe que dans les conditions du «panoptisme» qui le «travaille». «L'effectivité» du 29

Foucault avec Marx

pouvoir est dans cette interrelation entre «l'idéal» et le «réel», dont la nature reste conceptuellement indéterminée. Il restera à savoir s'il en va autrement chez Marx. Les "Lumières" qui ont découvert la liberté ont aussi inventé les disciplines, (p. 224) Cet énoncé confirme le précédent: la «découverte» simultanée du «formel» et du «réel», de «l'idéal» et des «techniques», ne semble pas avoir, dans la trame du discours foucaldien, trouvé son concept. La relation entre les deux éléments du couple n'est évoquée qu'en termes vaguement additionnels de «aussi», d'usage fréquent chez cet auteur. C'est elle pourtant qui doit nous préoccuper, formant le cœur même d'une théorie à produire. En apparence les disciplines ne constituent rien de plus qu'un infra-droit. Elles semblent prolonger, jusqu'au niveau infinitésimal des existences singulières, les formes générales définies par le droit ; ou encore elles apparaissent comme des manières d'apprentissage qui permettent aux individus de s'intégrer à ces exigences générales. Elles continueraient le même type de droit en le changeant d'échelle, et en le rendant par là plus minutieux et sans doute plus indulgent, (p. 224) «Apparemment», dit Foucault, les disciplines font corps avec le droit, dont elles seraient le «prolongement»: lois, décrets, règlements, sanctions. De même en va-t-il chez Marx, analogiquement. La relation contractuelle salariale semble n'être qu'une application particulière du contrat marchand entre égaux s'échangeant librement leurs produits via la monnaie. Elle détermine en réalité, comme on 30

Le différend Fancanlt/Maix

le voit dans la description de la manufacture et de la fabrique, tout un processus d'« apprentissage » mécanique qui permet une captation du temps jusqu'à son «niveau infinitésimal», bien au-delà de ce que peut prescrire un ordre de droit. Il faut plutôt voir dans les disciplines une sorte de contre-droit. Elles ont le rôle précis d'introduire des dissymétries insurmontables et d'exclure des réciprocités, (p. 224) Un contre-droit : elles opèrent un renversement, une négation des rapports de droit. Dans la veine marxienne : le rapport salarial opère un renversement de l'égalité en inégalité, instaure une asymétrie. La ponction de «plus-value» est formellement conforme au droit, et en même temps un retournement du droit en disposition «dissymétrique». D'abord parce que la discipline crée entre les individus un lien "privé", qui est un rapport de contraintes entièrement différent de l'obligation contractuelle... (p. 224) Marx tient que la relation salariale, en tant que rapport de classe, est impersonnelle. Mais il n'oublie pas non plus que celui-ci n'existe qu'à travers des relations interindividuelles en termes de contrat, ainsi que le rappelle la «voix du travailleur» qui se fait entendre au chapitre 10, «La journée de travail»: «tu violes notre contrat». [...] l'acceptation d'une discipline peut bien être souscrite par voie de contrat ; la manière dont elle est imposée, les mécanismes qu'elle fait jouer, la subordination non réversible des uns par rapport aux autres, le "plus de pouvoir" 31

Fbncanlt avec Maxx

qui est toujours fixé du même côté, l'inégalité de position des différents "partenaires" par rapport au règlement commun opposent le lien disciplinaire et le lien contractuel, et permettent de fausser systématiquement celui-ci à partir du moment où il a pour contenu un mécanisme de discipline, (p. 224) À nouveau les deux registres : la discipline est à la fois « acceptée » et « imposée », et en cela le lien contractuel est « faussé » (on retrouve un mot de Marx: le contrat salarial est toujours «altéré 14 »). Le statut ontologique du contrat est donc bien à considérer comme relevant d'une certaine factualité sociale: pour pouvoir être «faussé», «altéré», il faut qu'il soit. Il n'est pas simple apparence (sur formulaire imprimé), jeu de langage illusoire. Mais il n'advient (il n'est posé) que dans une relation structurelle qui reproduit l'inégalité. La subordination «non réversible» est l'analogue de l'exploitation (structurellement) reproductible : elle reproduit ses conditions, elle recrée d'elle-même la distance. Un «mécanisme» qui se reproduit: telle est la «structure», dans laquelle se trouve «donnée» la métastructure contractuelle. On sait par exemple combien de procédés réels infléchissent la fiction juridique du contrat de travail : la discipline d'atelier n'est pas le moins important, (p. 224) À nouveau, ici référée à la fabrique (marxienne), l'opposition entre le «réel» et la «fiction», laquelle est pourtant bien réelle à sa façon, puisqu'elle est seulement «infléchie». La difficulté, chez Foucault comme chez Marx, est de fournir le concept de la relation entre ces deux registres de l'être social 32

Le différend Foucault/Marx

- réalité et fiction - impliqués dans le «dispositif»... Quelle est donc la réalité de cette fiction? Telle est la difficulté qu'il nous faudra affronter. De plus, alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, classifient, spécialisent ; elles distribuent le long d'une échelle, répartissent autour d'une norme, hiérarchisent les individus les uns par rapport aux autres, et à la limite disqualifient et invalident, (p. 224) Dans l'analyse de Marx, qui s'appuie sur les économistes critiques qui le précèdent et sur les inspecteurs du travail, la hiérarchie au sein de l'entreprise est fortement soulignée". Mais elle demeure seconde au regard de l'essentiel: le clivage salariés/capitalistes, soit le rapport de classe que définit sa théorie de l'exploitation et de l'accumulation. La hiérarchie apparaît comme un corollaire du système capitaliste. Foucault en fait un objet théorique à prendre en considération pour lui-même. Il y discerne un nouvel ordre de pouvoir, celui du «pouvoir-savoir», distinct du pouvoir propriétaire. Qu'il ouvre ainsi un nouveau registre conceptuel se vérifie au fait que son analyse vaut pour toutes les institutions sociales. L'entreprise capitaliste, où les managers (cadres), cessant d'être de simples fondés de pouvoir du propriétaire, exercent un pouvoir propre, n'est qu'un cas particulier. Ce qui, par contre, rapproche les deux analyses, c'est la découverte d'un dispositif d'invalidation et d'exclusion de nature structurelle. Le dispositif du marché capitaliste, analysé par Marx, exclut son «armée de réserve», «invalide» les forces de travail non pertinentes pour le profit. De même, selon Foucault, le dispositif hiérarchique d'organisation, 33

Foucault avec Marx

quelle que soit l'institution considérée, «disqualifie», «invalide», il produit des exclus. « De toute façon, dans l'espace et pendant le temps où elles exercent leur contrôle et font jouer les dissymétries de leur pouvoir, elles effectuent une mise en suspens, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit.» (p. 224). L'ordre du droit est bien toujours là. Mais il est mis entre parenthèses : il y a les lieux du droit et les lieux du non-droit. Cette distinction des lieux et des temps est essentielle. Tout comme il est essentiel que la force de travail ne soit vendue que « pour un temps déterminé », mais aussi sur un lieu spécifique, celui de la production, où interviennent des relations de force extra-juridiques, mais qui n'englobent pas toute l'existence. Penser ainsi en termes d'extériorité entre deux espace-temps, l'un régi par le droit et l'autre saturé de non-droit, n'est évidemment pas suffisant. Foucault et Marx travaillent à construire le concept de la relation entre ces deux registres. «Aussi régulière et institutionnelle qu'elle soit, la discipline, dans son mécanisme, est un "contredroit". Et si le juridisme universel de la société moderne semble fixer les limites à l'exercice des pouvoirs, son panoptisme partout répandu y fait fonctionner, au rebours du droit, une machinerie à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie des pouvoirs, et rend vaine les limites qu'on lui a tracées. » (p. 224-5) Reparaît ici le thème central de Foucault : la réglementation disciplinaire n'est pas la poursuite d'un 34

Le différend Foucault/Marx

ordre de droit par d'autres moyens. Marx montre, lui aussi, que la relation salariale ne s'analyse pas en simples termes de droit marchand continué, d'état de droit généralisé, mais établit des dispositifs qui n'ont rien de juridique, par exemple en vue de l'intensification du travail. Mais le champ d'analyse de Foucault déborde celui de Marx: il s'étend à l'ensemble de la vie sociale. «Les disciplines infimes, les panoptismes de tous les jours peuvent bien être au-dessous du niveau d'émergence des grands appareils et des grandes luttes politiques. Elles ont été, dans la généalogie de la société moderne, avec la domination de classe qui la traverse, la contrepartie politique des normes juridiques sur lesquelles on redistribuait le pouvoir. » (p. 225) Pour Foucault, à la différence de Marx, «la domination de classe » (la structure de classe) ne définit pas la «société moderne». Pourtant, elle la «traverse » de part en part. Il faut savoir discerner ces faits infimes et quotidiens, «au-dessous» (à la base) de la grande politique, où les « grandes luttes » (de classe : ainsi l'entend ici Foucault) tournent autour des «grands appareils», s'emparant des grands principes juridiques par où «se distribue» le pouvoir. Le singulier vient en corrélation du global. «De là sans doute l'importance qui est attachée depuis si longtemps aux petits procédés de la discipline, à ses ruses de peu qu'elle a inventées, ou encore aux savoirs qui lui donnent un visage avouable ; de là la crainte de s'en défaire si on ne leur trouve pas de substitut ; de là l'affirmation qu'elles sont au fondement même de la société, et de son équilibre, alors qu'elles 35

Foucault avec Marx

sont une série de mécanismes pour déséquilibrer définitivement et partout les relations de pouvoir ; de là le fait qu'on s'obstine à les faire passer pour la forme humble mais concrète de toute morale, alors qu'elles sont un faisceau de techniques physiques ou politiques. » (p. 225) Savante distribution des concepts en leurs lieux et dans leurs relations topologiques. Les mécanismes disciplinaires relèvent d'une pratique (de classe, en un sens à définir) «rusée», à visée stratégique : ils sont mis en place «pour déséquilibrer». «On» a cependant tout lieu de craindre qu'ils ne soient inopérants si l'on ne parvient pas à mobiliser les «savoirs» qui permettent de les faire passer comme «au fondement» d'un équilibre rationnel, administrant une « morale » immanente. Une telle prétention (interpellative) est à considérer dans sa triplicité illocutoire telle que la définit Habermas : elle se prétend tout à la fois (1) vraie et (2) juste. Quant au troisième terme de l'illocution, qui concerne (3) l'identité authentique du locuteur, il s'énonce ici en termes de «on». C'est cette discursivité immanente au rapport de classe qu'il nous faudra interroger, chez Marx comme chez Foucault. «Et pour en revenir au problème des châtiments légaux, la prison avec toute la technologie corrective dont elle est accompagnée est à replacer là : au point où se fait la torsion du pouvoir codifié de punir, en un pouvoir disciplinaire de surveiller-, au point où les châtiments universels des lois viennent à s'appliquer sélectivement à certains individus et toujours les mêmes ; au point où la requalification du sujet de droit par la peine devient dressage utile du criminel ; au point où le droit s'inverse et passe à l'extérieur 36

Le différend Foucault/Marx

de lui-même, et le contre-droit devient le contenu effectif et institutionnalisé des formes juridiques. Ce qui généralise alors le pouvoir de punir, ce n'est pas la conscience universelle de la loi dans chacun des sujets de droit, c'est l'étendue régulière, c'est la trame infiniment serrée des procédés panoptiques. » (p. 225) On parvient ici à une sorte de conclusion récapitulative, à consonance dialectique. L'ordre formel juridique, où se donne la «conscience universelle de la loi», «s'inverse»: le contre-droit devient son contenu «effectif», wirklich. Ou, autre métaphore, il sort de lui-même, connue un intérieur hégélien qui n'est que par son «extérieur». Ainsi se marque le passage de «l'universel» au particulier: d'un «sujet de droit», identique à tout autre, au (mauvais) sujet à faire entrer dans la norme. Et il s'agit d'une dialectique de classe, frappant «toujours les mêmes», en vue de produire le sujet «utile» - d'une utilité à définir. Le panoptique, qui résume le tout, figure métonymiquement le pouvoir-savoir ici à l'œuvre. Car c'est bien par ce concept général de pouvoir-savoir que l'analyse foucaldienne unifiera le champ qu'elle découvre. Et c'est lui qu'il conviendra d'articuler à l'autre pouvoir, qui n'est pas de compétence, mais de propriété, qu'identifie l'analyse marxienne. §113. Tableau analogique Foucault/Marx On peut, très provisoirement, résumer en ces termes cet ensemble d'analogies, soit de ressemblances et de décalages, perceptibles entre les constructions respectives de Marx et de Foucault. Ce tableau est naturellement à prendre avec la plus grande prudence. Car il resterait à préciser la teneur 37

Fbncanlt avec Marx Marx

FracanH La fiction contractuelle

- «contrat imaginé» - « fiction », « apparence » - « cadre formel » - «fondement idéal» -«avouable»

La fiction contractuelle - étatique (contrat social) - marchande (échange salarial)

«structures juridicopolitiques»

- «sujet de droit» - «volonté de tous» - «régime parlementaire»

Institutions juridiques Institutions politiques Superstructure

«Inversion» Les disciplines:

- «faussent» - «travaillent» - « déséquilibrent » -«inversent» -«tordent» - «sous-tendent»

Le dispositif salarial renverse le contrat marchand en exploitation capitaliste Il met la force de travail à la disposition du capitaliste, par quoi le contrat est « altéré »

DISCIPLINES

Ce que font les disciplines : - «sujets classés» -«hiérarchisés» -«subordination irréversible» - « essentiellement inégalitaires» -«dissymétries insurmontables »

RAPPORTS DE CLASSE

Contrôle - de l'espace - du temps - des t&ches Moyens - surveillance -normalisation - sanctions - examens Panoptiqne

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Ce que sont les disciplines: - la «base», le «sous-sol» - «procédés techniques» - «mécanismes effectifs»

Infrastructure

Les rapports de production reproduisent le rapport de classe: exploitation. inégalité et dépendance Les forces productives: Techniques productives qui transforment aussi le travailleur

Le différend Foucault/Marx

de chacun des termes disposés dans cet espace et à explorer leurs interrelations éventuelles chez chacun des auteurs et d'une problématique à l'autre. Cet exercice topologique ne vise qu'à faire apparaître un ensemble de questions à affronter. L'enjeu ultime n'est pas ici de savoir quelle sorte de comparaison est possible entre Marx et Foucault, mais quelle sorte de réélaboration est requise pour déterminer à quelles conditions leurs concepts pourraient s'agencer dans une même théorie : une théorie d'ensemble de la forme moderne de société. Foucault récuse avec force une telle perspective. La thèse que je soutiendrai est qu'en réalité il aide puissamment à son élaboration, et cela d'autant plus qu'il permet de mieux définir les limites de cette sorte de projet. Tous ces termes ne sont pas à mettre sur le même plan ; ils ne présentent pas le même niveau de conceptualisation. Foucault est un maître du clair-obscur : les arrière-fonds du droit, vaguement évoqués, ne sont là que pour la mise en lumière du sujet qui l'occupe, les disciplines. On voit certes s'esquisser, en dépit de l'incertitude sémantique qui demeure dans cette première approche, les conditions d'une rencontre entre les deux problématiques. Il apparaîtra pourtant que les concepts marxiens et foucaldiens sont de nature si hétérogène qu'ils ne peuvent se connecter entre eux sans une refondation théorique d'ensemble. 1.2. Société civile contre État de classe. Les Cours de 1977-79 En 1977, au moment où retombe en France et en Europe la vague eurocommuniste issue de 1968, à l'heure où s'affirme - dans le sillage d'une «nouvelle économie » - la cohorte bruyante des « nouveaux philosophes», Foucault en vient à aborder, dans son enseignement au Collège de France16, ce 39

Fbncanlt atv»c Maxx

qui s'annonce comme la «nouvelle politique». Il en était jusqu'alors resté à l'étude d'institutions particulières : prisons, hôpitaux, asiles, écoles, casernes. Il passe maintenant, nous dit-il, de ces «techniques sectorielles» à la «grande politique», à la «technologie du pouvoir d'État», jusqu'à commenter en direct, à partir de leurs précédents du xvm® au xxe siècle, les propositions des gouvernants de l'époque : Barre et Giscard. Soit le néolibéralisme comme stade présent du libéralisme. Moins de dix ans après 68, au terme d'une décennie de luttes sociales et de guerres de libération qui pouvaient sembler, de par le monde, annoncer le crépuscule du capitalisme, Foucault annonce sa renaissance. Comment se situe-t-il par rapport au «libéralisme » ? Faut-il entendre son discours comme un éloge du libéralisme opposable à la critique marxienne de l'économie politique? (§121). A la question, controversée, de savoir quelle position politique prend Foucault dans cet enseignement on préférera celle de savoir quel genre littéraire, quel genre scientifique, il pratique ici". Il n'est pas indifférent de remarquer qu'il procède, à l'instar de Marx, sous la forme d'un grand récit (§122). La différence entre eux ne tient pas seulement à ce que le sujet n'en est pas exactement le même, mais aussi à ce que le récit foucaldien, à l'inverse du marxien, se résout finalement en un grand tableau (§123). §121. Éloge versus critique de l'économie politique ? Si l'on garde en mémoire que Marx s'est essentiellement consacré à une «critique de l'économie politique » (comme l'indique le sous-titre du Capital), on est frappé de voir que Foucault, s'intéressant, pour une part du moins, aux mêmes auteurs, physiocrates et libéraux anglais, semble, tout au contraire, se livrer 40

Le différend Foucault/Marx

à une sorte à'éloge. Marx analyse leurs théories économiques, Foucault, les politiques qu'ils inspirent. Ils travaillent cependant le même matériau : leur discours économico-politique. Et leurs démarches s'opposent frontalement. Marx entend montrer que l'objet de la production capitaliste n'est pas, selon le terme d'Adam Smith, la «richesse des nations», la richesse concrète, la valeur d'usage, mais la richesse abstraite, la plus-value. Foucault, au contraire, que la politique économique libérale a pour visée la vie, la population, la richesse concrète et la puissance de la société. Marx, dans la première Section du Livre I, expose le modèle marchand, défini en tant que logique rationnelle de production de richesse sociale. La «loi de la valeur» - selon laquelle les marchandises s'échangent en fonction du temps socialement nécessaire à les produire - tend à s'imposer en situation de concurrence, assurant l'allocation optimale des ressources et la maximisation de la productivité18. Mais, poursuit-il à la Section 3, on ne peut s'arrêter à ce niveau abstrait d'analyse, car, dans le marché capitaliste, la force de travail elle-même vient à fonctionner comme une marchandise productive : productive de plus-value. Et, dès lors, la concurrence ne tourne pas autour de la production de marchandises comme valeurs d'usage, mais autour de la maximisation du profit. L'objectif de la production capitaliste, de l'entrepreneur capitaliste, via la production de marchandises, n'est donc pas «la richesse», mais le profit, richesse abstraite. Marx ne nie pas que le «mode de production capitaliste» soit infiniment plus productif (de richesses) que ceux qui le précèdent. Mais il avance que la dynamique de l'accumulation capitaliste, fondée sur l'exploitation, ne s'analyse pas adéquatement en ces termes, parce que sa logique est celle de la plus-value. Il élabore, à l'encontre des 41

Foucault avec Marx

libéraux, les concepts de la différence et de la contradiction entre richesse et profit. Et c'est à partir de là qu'il interprète le développement historique du capitalisme. Foucault, par contraste, aborde le capitalisme à partir du «gouvernement libéral» qui le met en œuvre, et qui préfigure «la gouvernementalité moderne et contemporaine» (57P/356). Dépassant le «pouvoir souverain» de la Renaissance et la «raison d'État» de l'âge classique, les économistes libéraux introduisent la figure plus modeste du « gouvernement», dit-il, qui se borne à promouvoir les «processus naturels» de l'économie (marchande) et la «gestion de la population», comprise elle aussi comme phénomène naturel, dont la réalisation implique «certaines formes de liberté» (S7P/362-4). Le libéralisme développe un savoir qui a pour objet la richesse de la nation, qui ne se préoccupe plus seulement de sujets, ni d'administrés, mais d'une population, dont il cherche à favoriser la vie. L'économie est une science de la population, qui appréhende des réactions collectives à la rareté, à la cherté, etc. Elle repère les problèmes et les lois propres à un ensemble de vivants (taux de fécondité, de mortalité, épidémie, production), soit à un sujet collectif qui n'est plus celui d'un contrat social. Voilà ce que signifie la «gouvernementalisation de l'État». L'Etat moderne, celui du libéralisme, n'a pas pour seule fonction « la reproduction des rapports de production» CS77V112): il gouverne selon des fins positives qui sont des objectifs de vie collective. L'histoire du capitalisme n'est donc pas à comprendre comme l'avait pensé Marx. On peut naturellement chercher à articuler ces deux discours. Marx n'oublie pas que, si la logique des capitalistes est le profit, richesse abstraite, il reste qu'ils ne font du profit qu'à la condition de 42

Le différend Fracanlt/Maxx

vendre leurs marchandises, donc que celles-ci soient pourvues d'une valeur d'usage pertinente, richesse concrète - ce que j'analyserai (au §412) comme la «contradiction productive du capital». Il met cette question au centre de son étude de la reproduction, de la crise et de l'accumulation : il n'étudie jamais les contradictions du système qu'à partir de sa relative rationalité. Il n'a cependant jamais élaboré conceptuellement l'exigence qui en découle, à savoir la contrainte «gouvernementale», c'est-à-dire hégémonique au sens gramscien, qui incite la classe dominante à répondre - dans une mesure à définir - aux demandes de la société. Il n'a pas non plus considéré le réseau multiforme de savoirs sociaux et de pratiques sectorielles à travers lequel s'exerce un tel pouvoir... Il suffirait alors d'ajouter que Foucault accorde manifestement à Marx que, derrière le discours libéral, il y a aussi l'exploitation, avec ses dispositifs coercitifs. Et qu'il lui apporte ce qui lui manque encore pour rendre compte de l'éminente productivité historique du capitalisme : l'analyse des pouvoirs-savoirs qui l'impulsent. On aurait ainsi, à peu de frais, un «Foucault avec Marx». À s'en tenir à cette façon de combiner les deux approches, on risquerait pourtant d'occulter ce qui les sépare, et qui se manifeste dans la divergence entre deux «grands récits». §122. Le grand récit foucaldien et la question néolibérale Foucault propose une « généalogie de l'État moderne et de ses différents appareils dans le cadre d'une histoire de la raison gouvernementale » CS77V362). Cette généalogie se développe en une série de trois «moments» historiques progressifs, qui structurent l'exposé. 43

Foucault avec Marx

L'entrée dans la modernité politique s'opère avec le triomphe, à la Renaissance, de la figure de la Souveraineté, s'exerçant par la loi sur des sujets : c'est «l'État de justice», régi par «le système du code légal avec partage binaire entre le permis et le défendu» (S77V7). La paix de Westphalie (1648) signale l'entrée dans l'âge classique, marqué par l'essor de l'État administratif et le développement d'institutions disciplinaires. C'est le temps des mercantilistes, qui prônent une industrie volontariste d'exportation, assurant à l'État les rentrées financières qui fondent sa puissance. La «balance entre les États» (S7P/306) contraint chacun d'eux à se conformer à cette exigence. Dans la perspective de sa puissance propre, «l'État de police», au sens que le terme de Polizei acquit au xvm® siècle, cherche à promouvoir «la vie» et le «bonheur» de la population (DE3/823). La «raison d'État» fonde sur la «statistique» des ressources et des populations (S7P/280). Au-delà des voies légales et judiciaires, on cherche alors à prévenir, corriger, au moyen de techniques «policières, médicales, psychologiques» adéquates (STP/7). Les États modernes deviennent ainsi de grandes machineries qui fonctionnent au « coup d'État permanent» (S7P/347): ordonnances, interdictions, consignes, règlements, disciplines locales de l'atelier, de l'école, de l'armée. L'exigence d'une limitation du pouvoir d'État se fait entendre, de l'intérieur, du côté des juristes, en termes de droit naturel et de contrat social. C'est à partir de 1750, avec les Physiocrates, qu'apparaît la figure du Gouvernement. L'économie politique est sa principale technologie de pouvoir. Elle vise désormais non d'abord le commerce international, mais la production nationale. Le marché, comme logique de production, est son «lieu de véridiction». A la différence de l'État de souveraineté, 44

Le différend Foucault/Marx

qui fonctionne à la loi, au droit, à la «juridiction», la gouvernementale libérale fonctionne en effet à la «véridiction»: à la vérité de mécanismes supposés «naturels» (AS/33). Elle engage certains présupposés juridiques de liberté, non pas ceux dé la liberté en général, mais de la «liberté du marché, liberté du vendeur et de l'acheteur, libre exercice du droit de propriété, liberté de discussion, éventuellement liberté d'expression, etc. » (NB/65). Et c'est par ces deux biais, l'économique et le juridique, que se réalise, contre l'illimitation de l'État de police, l'autolimitation de la raison gouvernementale. D'un autre côté, se développe le domaine multiple de l'intervention gouvernementale, mais sous une forme plus flexible qu'à l'ère antérieure : elle procède d'une recherche de la «sécurité», fondée sur l'acceptable, le probable, le moyen, supposant des procédures de «normation» (57ÏV59). Voir l'exemple de l'inoculation de la variole, provoquée et contrôlée, procédure technique préventive sur le terrain du probable et du généralisable. Émergent ainsi les concepts de «cas», de «risque», de «crise», etc. Le contexte, plus encore qu'auparavant, en est celui de la «population», comprise comme ensemble de vivants, que Marx ne ferait que «contourner» à travers celui de «classe» (S7P/79). Mais cette «histoire de la raison politique» ne s'arrête pas là. Foucault, sautant par-dessus le keynésianisme, désigné comme une « crise du libéralisme » (NB/71), se met, à compter du 24 janvier 1979, à l'étude d'une nouvelle option qui émerge alors avec fracas: celle du néoUbéralisme. Il l'appréhende comme une réponse à cette «crise». Ce «nouveau dispositif de gouvernementalité», explique-t-il, est exploré dès les années 30 par Hayek et d'autres19. Mais c'est la situation de l'Allemagne, année zéro, qui va fournir le terrain d'expérimentation. La totale décomposition 45

Fbncanlt avec Mazx

de l'ordre économique antérieur permet alors de faire table rase, et conduit à poser le problème autrement: d'aborder le marché non comme un fait de nature, mais comme un objectif h réaliser et à universaliser. Soit un «projet de société»: que la société devienne un marché. L'État, cessant de poursuivre des fins concrètes, d'oeuvrer par mesures et correctifs, se bornera à fixer les règles de ce jeu, laissant jouer les acteurs économiques. Doctrine reprise en France par Giscard contre les compromis keynésiens antérieurs. Lorsque l'on a ainsi exclu toute idée de plan, d'intervention substantielle dans l'économie, se trouve instauré un «État de droit», exclusivement régi par des «principes formels» (7V5/177), ceux que requiert le marché. Il faut alors parler d'un «ordre économicojuridique», dans lequel «le juridique informe l'économique» (A®/168) - et l'on notera la réciproque, puisqu'il s'agit «des règles de droit qui sont nécessaires à partir d'une société régulée à partir et en fonction de l'économie concurrentielle de marché» (AS/166). On rejette ainsi l'idée que l'emploi puisse être un objectif, et l'égalité une catégorie socialement pertinente: on réglera la «question sociale», hors droit et aux marges de l'économie, comme une question morale, celle de la pauvreté moralement acceptable. Le néolibéralisme américain va plus loin encore avec «la théorie du capital humain» (M3/225-235), qui consiste à prendre le travail comme un capital, que le travailleur est censé considérer du point de vue de «l'allocation optimale des ressources rares à des fins alternatives20». Cette brillante «mutation épistémologique» (A®/228) va envahir, comme on sait, tout le champ social, du conjugal au pénal. Elle deviendra, en peu de temps, le principe directeur d'une économie mondialisée. Force est de reconnaître que Foucault est, du côté de la tradition critique, l'un des premiers jà prendre la mesure de l'événement. 46

Le différend Foucault/Marx

Il ne manque pas de marquer ses distances à l'égard de ces «modes d'action au moins aussi compromettants pour la liberté» que ceux «que l'on veut éviter» (je souligne à nouveau ce «on», qui connote une incertitude récurrente quant à l'identité de l'énonciateur), soit «le communisme, le socialisme, le nationalsocialisme, le fascisme» (NB/70-71). De cette «phobie d'État» (AS/77), il évoque les dangers (exemple de la génétique, A©/234), ainsi que les «connotations politiques immédiates» (NB/237), évidemment fâcheuses. Mais, ajoute-t-il, «ce produit politique latéral» n'autorise pas à en rester à la simple «dénonciation». Ce serait «faux et dangereux» au regard des lumières qu'apportent ces analyses sur bien des phénomènes. Foucault évoque alors des questions aussi diverses que les investissements éducatifs des parents, la baisse tendancielle du taux de profit, la croissance japonaise et la croissance en général et l'essor possible du TiersMonde. Il observe que c'est en ce sens que s'orientent les «politiques économiques», «sociales», «éducationnelles» et «culturelles»... Il souligne «l'efficacité de l'analyse et de la programmation» néolibérales (AB/239) - à prendre aussi, il est vrai, avec «leur coefficient de menace». Il y voit «le thème-programme d'une société dans laquelle il y aurait une optimisation du système de différence, dans laquelle un champ serait laissé aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aurait tolérance accordée aux individus et pratiques minoritaires [...]» {NB/265). Il semble bien que ce grand récit vise à définir un enjeu politique ultime: celui de «la survie du capitalisme», de l'invention possible d'un «nouveau capitalisme ». C'est avec un extraordinaire pathos que Foucault apostrophe ses auditeurs, seins doute encore mal reconvertis de leur marxisme soixante-huitard: «vous comprenez bien», s'il n'y a qu'une seule «logique du capital», celle du profit, sa fin est d'avance inscrite 47

Fbucanlt a n e Marx

en «impasses définitives», et il n'y aura bientôt «plus de capitalisme du tout» (sous-entendu: comme vous l'avez cru !), mais par contre, si (sous-entendu : comme je vais vous le montrer !) le capitalisme se donne selon une diversité d'esprits et de rationalités, alors s'ouvre à lui tout «un champ de possibilités» (AS/170-171). Un tel discours, on le voit, est tout entier tourné vers un futur du capitalisme. Il ne s'agit donc pas seulement du «libéralisme» comme art de gouverner fondé sur l'économie capitaliste, mais de l'histoire, de l'avenir du capitalisme lui-même. Si Foucault est philosophiquement sceptique, comme y insiste Paul Vëyne21, cela ne l'empêche pas, bien sûr, d'avoir des opinions politiques, dont l'examen présente un intérêt théorique pour qui veut comprendre son œuvre. On ne peut se contenter de dire qu'il examine le néolibéralisme comme une «utopie» digne d'être étudiée22. Il met à son programme d'étude le «néolibéralisme réel» qui émerge alors. Et il porte sur lui, comme on le voit, des jugements politiques. Mais ce n'est pas la question de sa position personnelle qui va nous retenir. C'est, dans les termes de Weber, ce qui relève de la responsabilité du «savant» et non du «politique»: c'est tout à la fois son travail d'historien - la façon dont il comprend le processus historique - et son élaboration critique à l'égard de notre actualité historique. De cette forme récit surgissent en effet deux types de question. Au plan de l'histoire, Foucault souligne que les nouveautés introduites par le libéralisme ne congédient pas les techniques antérieures de gouvernement. Les faits de «police» qu'il décrit dans ses cours de 1978, comme les faits de «discipline» analysés dans ceux de 1972, viennent s'inscrire dans le contexte libéral. Ces technologies, de concert avec celles du «gouvernement par l'économie politique », 48

Le différend Foncanlt/Maxx

sont constitutives de l'ère du libéralisme 23 ; elles relèvent, du moins selon une expression qui lui fut longtemps familière, du même «pouvoir de classe». Mais comment tout cela marche-t-il ensemble ? Un problème décisif pourrait bien être celui de la division de cette technologie gouvernementale à «l'ère libérale» entre ces deux pôles, dont l'un s'exerce sur le marché, qu'elle guide en le suivant, et dont l'autre prend en charge la population par voie d'organisation24. Selon quelle contrainte structurelle cela tientil socialement ensemble ? C'est-à-dire selon quels rapports de classe ? Il n'est pas sûr, on le verra, que la problématique foucaldienne permette de prendre toute la mesure de cette bipolarité, qu'elle contribue pourtant puissamment à mettre au jour. Au plan de la critique sociale, on peut s'étonner de ne pas le voir entrer plus avant dans l'évaluation substantielle de ces prétentions à gouverner rationnellement. Qu'en est-il, notamment sous le néolibéralisme, de la vie des populations? Et qu'en est-il de la relation entre droit et économie ? Le néolibéralisme est abordé comme une technologie qui entend tout à la fois unir le droit et l'économie et séparer l'économie du social. Ce qui revient à produire un droit séparé du social, c'est-à-dire aussi du politique. Comment Foucault, si engagé dans la critique politique, peut-il laisser tout cela en suspens? Son «perspectivisme» revendiqué semble le conduire à prendre tour à tour la perspective de ceux dont il parle, selon les âges successifs de la raison politique. Mais comment penser ensemble ces diverses perspectives ? §123. Le grand tableau foucaldien : la société civile et les arts de gouverner Foucault ne manque pas pourtant de souligner que ces trois figures de la raison gouvernementale 49

IVmeanlt svbc Maix

- Souveraineté, État, Gouvernement -, qui émergent plus ou moins successivement, ne s'excluent pas, mais se composent, se surajoutent, et sont à traiter comme un «triangle» (S7P/111), c'est-à-dire comme formant ensemble la figure complexe de la rationalité politique moderne. Le problème sera dès lors, me semble-t-il, de savoir dans quelle mesure et comment Foucault parvient à penser leur contemporanéité, c'est-à-dire leur unité structurelle. En réalité, son investigation ne s'organise pas selon cette forme «triangulaire». Elle se concentre progressivement sur la prétention du libéralisme d'unir droit et économie. À compter du 28 mars 1979, délaissant le néolibéralisme, il revient à l'étude du libéralisme classique et au programme qu'il évoquait au début de son cours : penser ensemble la question du droit politique et celle de l'utilité économique. Il soulignait d'emblée qu'il y a, au sein du «libéralisme», auquel il donne alors un sens extrêmement large, deux voies pour penser cette unité: «la voie révolutionnaire», qui part des droits de l'homme, «la voie radicale utilitariste », orientée vers l'indépendance des gouvernés (7VB/43). Mais c'est bien plutôt la seconde - celle «qui a tenu», tandis que l'autre «a régressé » (AB/45) - qui va l'inspirer dans la dernière partie de son cours. L'objectif, dit-il, est de n'avoir plus à «scinder l'art de gouverner en deux branches, l'art de gouverner économiquement et l'art de gouverner juridiquement». Or c'était bien là, précisément, le problème soulevé par le jeune Marx, qui, on le sait, se donnait pour objectif de surmonter la scission entre le «bourgeois» et le «citoyen», c'est-à-dire entre l'ordre économique marchand et l'ordre juridicopolitique. Ce projet ne le quittera jamais, comme on le voit dès le début du Capital, dans cette Section 1 consacrée à la logique de la production marchande, 50

Le différend Foncanlt/Mazx

où l'exposé articule des catégories qui sont tout à la fois économiques et politiques, formulant rigoureusement «l'économico-politique» que Foucault prête aux libéraux. La « critique » qu'il en fait ensuite à la Section 3, consacrée au capital (sa «critique de l'économie politique»), montre par quel mécanisme s'opère cette «séparation du bourgeois et du citoyen» et pourquoi elle n'est jamais totale (et pourquoi la «voix» du citoyen, salarié et chartiste elle se fait entendre au chapitre 10 - qui lutte pour une tout autre «législation», ne peut être étouffée). Foucault s'intéresse à un projet analogue quand il expose l'ambition libérale de surmonter la scission entre Yhomo œconomicus et l'homo juridicus. Mais il prend le problème en sens inverse. On peut douter des réponses apportées par l'un et par l'autre. Marx veut abolir l'ordre économique du marché, dont les libéraux font la mesure de l'ordre juridique. Et il se représente que l'organisation (concertée selon des plans concertés entre tous) annonce le primat de la démocratie politique. Foucault laisse entendre que la «scission» se trouve déjà effectivement surmontée, non pas au-delà du capitalisme, mais sous l'égide du libéralisme, en ce qu'il se donne «un champ de référence nouveau»: «la société civile» (7VB/299). Marx, pour qui l'économie moderne n'est pas le marché mais le marché capitaliste, affronte le «mauvais infini » du capital, sa propension illimitée à la richesse abstraite. Par contraste, Foucault, en libéral, a constamment en ligne de mire la propension illimitée de l'État au pouvoir le plus concret. En se conformant à la spontanéité d'un jeu économique supposé naturel, dont le propre est d'être ouvert, non totalisable, le gouvernement «s'autolimite» - un termeclé. Il respecte ainsi «les règles du droit» en respectant «la spécificité de l'économie», ibid. (NB/300). Voilà ce qu'illustre le concept de «société civile». j 51

Foucault avec Manc

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De ce concept, Foucault, à partir de Ferguson, fournit en réalité deux approches plus ou moins emmêlées, l'une, dirais-je, en termes de Gemeinschaft, communauté, et l'autre en termes de GeseUschaft, société, soit deux figures dont la fusion supposée semble fournir la clé du problème. La société civile est à comprendre comme la forme de vie concrète d'une communauté historique, qui est tout à la fois symbiose spontanée d'intérêts désintéressés et traversée par les relations intéressées de l'économie, donc faite de rapports qui ne sont «ni purement économiques ni purement politiques» (AS/311), et qui s'inscrivent dans une relation de «subordination» (AS/312), soit dans une relation entre gouvernants et gouvernés. Le problème à résoudre est de parvenir à «gouverner selon des règles de droit» dans un «espace de souveraineté [...] peuplé par des sujets économiques» (AS/298). Or, justement, la société civile, alors comprise comme concept spécifiquement moderne de société, nous apporte la solution par «indexation» du droit à une économie de marché: c'est «l'économie juridique d'une gouvernementalité indexée à l'économie économique » (AS/300). «Indexation»: c'est la relation économique (dès lors qu'elle est marchande) qui indique ce qu'est une relation juridique au sens propre, un ordre de droit. Le marché devient l'index du droit. Mais on ne manquera pas de noter que c'est à peu près dans les mêmes termes que Foucault, quelques semaines plus tôt, caractérisait le néolibéralisme25. On est alors en droit de se demander ce qui distingue le néolibéralisme et le libéralisme tout court. Ce qui autorise ce flou problématique, c'est que ce concept de société civile, une fois traduit en termes d'économie marchande, ignore paradoxalement l'autre dimension du pouvoir de classe - l'autre pôle, celui de l'organisation -, lequel se réalise tout autant en une économie: il ne s'agit pas seulement de «la 52

Le différend Ibucanlt/Manc

discipline» au sens restreint de Surveiller et punir, mais aussi de la « police » qui la mobilise au service d'une «raison d'État», et se concrétise en gestion de la «vie » de la population, à travers hôpitaux, écoles, instances étatiques de prévision et de contrôle. Ces « dispositifs » ne relèvent pas (entièrement du moins) d'une économie marchande, ils constituent pourtant une «économie» au sens propre, fondée sur un travail producteur de services et autres valeurs d'usage. Or Foucault, lorsqu'il invoque la «société civile», en reste au cadre conceptuel libéral : il ramène subrepticement l'économie au marché, assorti d'«interventions» correctives, dont la nature reste mystérieuse, puisqu'il n'en examine ni les déterminants sociaux ni les conditions de justification. Il semble faire sienne la fiction selon laquelle droit et économie se traduisent l'un par l'autre, dès lors qu'obéir au droit, c'est obéir à l'économie, et réciproquement... avec ce codicille selon lequel c'est bien l'économie (marchande), parce qu'elle est un fait de nature (version libérale) ou une exigence de la raison (version néolibérale), qui fournit, en première instance du moins, l'index du droit. Or ce paysage théorique est précisément celui que Marx déploie dans la Section 1 du Livre I du Capital, laquelle n'est rien d'autre que l'exposé d'une pure «société civile» dans les traits juridico-économiques d'une «économie de marché 26 ». Il produit ensuite, Section 3, une «critique» de l'idée que la société moderne serait ainsi construite sur un ordre juridique d'échanges: il en fait une «fiction», qui est un présupposé de l'ordre marchand capitaliste. Soit une fiction bien réelle, étant pourvue d'effets (contradictoires du reste). Mais Foucault accorde-t-il plus au libéralisme ? On peut en douter quand il montre comment la prétention libérale de se conformer à un ordre naturel se trouve balayée par la prétention 53

Foucault avec Marx

néolibérale selon laquelle il ne s'agit là que d'une fiction, puisqu'en réalité un tel ordre rationnel est à construire. On pressent qu'une part importante de la confrontation entre marxisme et libéralisme portera sur la relation entre réalité et fiction. Il semble, on le voit, bien difficile de trouver dans ce concept de «société civile » définie par les rapports marchands la solution globale aux problèmes du pouvoir politique auxquels Foucault tente de s'affronter. Il nous propose du reste, lui-même, au terme de son dernier cours, par une sorte de retournement ultime et comme l'ultime leçon à tirer de cet enseignement, un tableau d'ensemble dans lequel les trois éléments du «triangle» - Souveraineté, État, Gouvernement - se présentent comme le jeu de trois arts de gouverner. «Vous voyez, dans le monde moderne, celui que nous connaissons depuis le xix0 siècle toute une série de rationalités gouvernementales qui se chevauchent, s'appuient, se contestent, se combattent les unes les autres. Art de gouverner à la vérité, art de gouverner à la rationalité de l'État souverain, art de gouverner à la rationalité des agents économiques» (7VB/316). Ce n'est qu'à ce moment qu'il apparaît clairement que son approche déborde le cadre du «libéralisme classique», puisque les «politiques nationalistes» et les «politiques étatiques» - voire «quelque chose comme le marxisme », dit-il, «indexé [...] à la rationalité d'une histoire qui se manifeste peu à peu comme vérité» - relèvent aussi du même «débat politique», ibid. «Notre rationalité» s'élargit, dans cette péroraison œcuménique, en rationalités diverses, f II n'en reste pas moins que Foucault donne à ce qu'il désigne le plus spécifiquement comme le «libéralisme » une position privilégiée. S'il restait quelque doute à ce sujet, on se référera à la formule deux fois répétée dans la dernière page, selon laquelle le libéralisme, en s'alignant sur la rationalité des 54

Le différend Foucault/Marx

«sujets économiques», et des sujets «en tant que sujets d'intérêt» («intérêt au sens le plus large du terme», il est vrai), a fondé un «art de gouverner sur le comportement rationnel de ceux qui sont gouvernés », un « art de gouverner à la rationalité des gouvernés eux-mêmes», ibid. La rencontre entre foucaldisme et marxisme s'annonce donc comme une rude épreuve. Mais c'est, malgré tout, l'intérêt du grand récit foucaldien qu'il se résorbe en un grand tableau où ces diverses logiques sociales cohabitent et s'affrontent à la différence de celui de Marx, dont la leçon ultime (en dépit des tabous qui pèsent sur l'exégèse) est bien que l'heure viendra où la concertation planificatrice entre tous se substituera à l'ordre marchand capitaliste, et cela par l'abolition de la propriété privée et du marché qui en sont les conditions ultimes. Il est peut-être aussi difficile de déterminer si Marx aurait, le cas échéant, poussé à cet extrémisme que de savoir jusqu'à quel point Foucault se reconnaît dans le libéralisme dont il parle. Mais, si l'on rapporte le schème de la gouvernementalité libérale à celui de la gouvernementalité administrative à laquelle elle s'ajoute, si l'on rapporte le tableau de la société civile à celui des disciplines, on peut comprendre que c'est dans le paysage composite foucaldien que l'on trouvera les éléments nécessaires à la définition de cette bipolarité résiliente, celle d'une modernité à la fois marchande et organisée. j Dans ce premier chapitre, nous n'avons encore fait que les premiers pas. Côté Marx, je n'ai pas encore engagé la critique. Je me suis plutôt employé à manifester un potentiel d'affinités avec les préoccupations qui seront celles de Foucault. Côté Foucault, j'ai surtout cherché à signaler les incertitudes d'un discours qui n'a pas la même prétention, ni les mêmes exigences systématiques, s'opposant même à toute 55

Foucault avec Marx

idée de « système », mais aussi à mettre en valeur un renouveau analytique et conceptuel qui me semble de nature à mettre en crise, ou à remettre en mouvement, l'héritage de Marx. Tel sera l'enjeu des chapitres qui suivent.

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Chapitre II

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

Le projet de rapporter et d'opposer le pouvoir-savoir des détenteurs de « compétence » en tout genre cadres et managers, gestionnaires, administrateurs et hiérarques intellectuels, etc. - au pouvoir-propriété des détenteurs de capitaux ne va pas de soi. Il est de nature à choquer le sens commun et la tradition critique savante, et pose toute une série de questions. Une telle dichotomie et de tels regroupements sont-ils théoriquement et empiriquement pertinents ? Quelle valeur sociologique et critique peuton attribuer à la notion de «dirigeant-compétent»? Quel rapport établir entre les deux éléments qui la composent ? Et entre savoir et pouvoir ? Le concept de «pouvoir», accolé tour à tour à «propriété» et à «savoir», présente-il une unité substantielle? Et laquelle? Je tenterai de répondre à ces questions en retravaillant la conceptualité de Foucault, dont les objectifs ne se formulent certes pas en ces termes, mais qui pourtant, me semble-t-il, élargit en ce sens l'entreprise de Marx, en même temps qu'il la remet en cause. Il identifie, en parallèle au capital, Vautre pôle de pouvoir et de domination au sein de la société moderne, celui du pouvoir-savoir (2.1). Il en fournit proprement une théorisation, qui articule savoir et pouvoir (2.2). Et il en produit une critique, qui se propose tout à la fois de fournir des armes contre sa 57

Fbncanlt avec Marx

domination et de le mobiliser en vue de l'émancipation sociale (2.3). 2.1. Foucault explore le «pôle» laissé en gris par Marx À partir de ce qui semble d'abord n'être qu'un examen des «marges» de la société, Foucault discerne peu à peu un autre pouvoir que celui du capital. L'autre perspective ainsi esquissée, couvrant tout le champ social, entre en concurrence avec celle que nous a léguée la tradition marxiste (§211). Elle nous permet de mieux reconnaître l'autre «pôle», coconstitutif de la structure moderne de classe, non identifié comme tel par Maxx, qui n'en a fourni qu'un concept historiciste, et en cela erroné (§212). §211. À côté du pouvoir-propriétaire Foucault discerne un pouvoir-savoir Le Cours de 1972-73, encore proche de l'irruption de 1968, La Société punitive présente de fortes consonances marxistes. En témoignent certaines formules lapidaires du Résumé de ce cours : les législations libérales fin xvrn® ont pour objectif «un corps ouvrier concentré, appliqué, ajusté au temps de la production, fournissant la force requise», «la forme-prison de la pénalité correspond à la forme-salaire du travail» (DE3/468-9). Stéphane Legrand" souligne un certain nombre de propositions en ce sens tout au long de ce cours. Il s'agit, dit Foucault", d'une «semblable introduction du temps dans le système du pouvoir capitaliste et dans le système de la pénalité ». Le système coercitif est « l'instrument politique du contrôle et du maintien des rapports de production». La discipline a pour fonction d'« assujettir le temps de l'existence des hommes à ce système temporel 58

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

du cycle de la production». En bref, la «discipline» apparaît comme une dimension des rapports de production capitalistes : elle est requise, en quelque sorte avant production, au titre de production de la force productive. On notera que Foucault en rajoute encore dans les conférences données à Rio29 en 1973 (DE2/538-645), désignant usine, prison, hôpital, école, caserne, etc., comme un ensemble d'institutions de « séquestration». «À quoi servent ce réseau et ces institutions ? » La réponse est double. Leur première fonction est d'« extraire la quantité maximale de temps de travail» au sein de l'entreprise. «Sa seconde fonction consiste à faire que le corps des hommes devienne force de travail. La fonction de transformation du corps en force de travail répond à la fonction de transformation du temps en temps de travail» (ibid., 618)... en vue de «la production et de l'appropriation du sur-profit capitaliste» {ibid., 622). Bref, les dites institutions seraient à comprendre comme des fonctions de la production capitaliste30. Hyper-marxisme. S. Legrand montre comment, dans Surveiller et punir, qui paraît en 1975, Foucault met quelque peu en veilleuse les concepts marxistes. La conséquence en est, dit-il, que tend à prévaloir un concept abstrait de «discipline», qui figure «l'homologie fictive des différentes institutions disciplinaires», reliant des choses incomparables entre elles (école, prison...). Ainsi traitée, la «discipline» constituerait un «pseudo-concept31». L'analyse foucaldienne du carcéral perdrait toute sa force si on la coupait de sa référence originaire historiquement concrète, aux contraintes de la production capitaliste. On peut certes argumenter en ce sens. Mais je voudrais, pour ma part, avancer l'idée que, d'un autre côté, Foucault engage ici, par rapport à la tradition marxiste, un redéploiement fécond, qui manifeste un 59

Foucault avec Marx

autre pouvoir que celui du «capital» et l'appréhende dans sa texture concrète, quoique sur le plan le plus général. On peut, du reste, à cet égard s'appuyer sur l'analyse de Legrand32, qui montre comment s'opère une communication entre les normes d'une sphère à l'autre. En bref, ce que le prêtre a considéré comme péché, le juge comme délit, le policier comme délinquance, le pédagogue comme paresse, le patron comme défaut de la force de travail, le psychiatre va l'interpréter en pathologie. À chacune de ces versions de la norme répond un type de sanction disciplinaire, mais, en cela la «discipline» n'homogénéise pas ce champ sous un concept de «pouvoir coercitif». Legrand a raison. C'est dans chaque domaine, explique-t-il, qu'il faut chercher comment à un codage défini du normal répond un régime de subjectivité. Certes. Foucault, pourtant, dévoile bien ici un facteur transversal. Mais celui-ci n'est pas en définitive la discipline. C'est, me semble-t-il, le pouvoir-savoir, hétérogène dans son contenu et son exercice, mais identifiable comme tel dans la diversité de sa mise en œuvre de normes et de disciplines. Dans son «Entretien» de 1977 avec A. Fontana et P. Pasquino (DE3/140-174), Foucault définira sa découverte en l'opposant à «l'économisme du pouvoir» propre au marxisme : l'analyse des pouvoirs ne peut se «déduire de l'économie» (p. 169). Le «recodage» manifeste précisément l'œuvre de l'autre pouvoir dominant: qui n'est pas de propriété économique, mais de compétence. Il manifeste l'unité de la compétence, il réalise la connivence-compétition (de classe) entre les détenteurs de pouvoir-savoir. Telle est du moins l'interprétation que je propose. En réalité, Foucault introduit une nouvelle grille d'analyse. Il fait surgir la discipline non pas comme un simple réquisit fonctionnel de l'ordre capitaliste, mais 60

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

aussi à côté de l'ordre de la propriété et des échanges, comme un autre principe d'ordre, relevant du «pouvoir-savoir», qui s'exerce lui aussi dans l'ensemble de la société. Il signe là sa découverte «structurelle» essentielle. Comme il apparaît dans la troisième partie de l'ouvrage, intitulée «Discipline», il s'agit d'une autre sorte de pouvoir que celui qu'exercent les capitalistes comme tels quand ils achètent, vendent des moyens de production et des produits, embauchent et licencient, disposent du surplus produit, décidant d'investir, de délocaliser ou de distribuer des dividendes... Cet autre pouvoir relève spécifiquement de la possession et de la mise en œuvre d'un savoir reconnu. Il est indispensable au management économique, mais il ne se limite pas à ce seul emploi. Comme on peut le voir dans le champ d'étude que Foucault a fait sien, il passe par l'organisation panoptique de l'espace et du temps, par la surveillance, l'examen, l'élaboration de normes qui permettent de hiérarchiser et de juger, la définition des tâches, des étapes et des modes de coordination... Selon le cas, il tend à la production, à la correction et à la guérison. Il hante le savoir du psychiatre, du juge et du pédagogue. Q assujettit en séparant, distinguant, objectivant. Un savoir qui va devenuscience. «Le réseau carcéral constitue une des armatures [ce qui vaut donc aussi pour l'école et l'hôpital] de ce pouvoir-savoir qui a rendu historiquement possibles les sciences humaines. L'homme connaissable (âme, individualité, conscience, conduite, peu importe ici) est l'effet-objet de cet investissement analytique, de cette domination-observation33. » Cet ordre est à la fois assujettissant et productif - deux concepts, à vrai dire, sur lesquels il nous faudra encore nous interroger. Les prérogatives du pouvoir-savoir, considérées à l'échelle de leur exercice quotidien, semblent bien faibles face à celles du pouvoir-propriété de la haute 61

Fbncanlt avec Maxx

Finance, qui peut apparaître comme le maître du monde. C'est de ce fantasme que Foucault peut nous aider à nous libérer : la forme moderne de société n'est pas définie par la configuration temporaire qui est celle du néolibéralisme. Il faut déchiffrer cette forme pour en comprendre les métamorphoses. On y viendra plus loin (§312) en soulignant la différence de nature entre ces deux «forces sociales» dominantes, la hiérarchisation et l'hétérogénéité du réseau de la «compétence», et sa porosité par rapport à l'ensemble de la société. Son identification est un moment préalable décisif sur la voie qui conduit à la reconnaissance de ce qui constitue le potentiel de la «classe fondamentale», la force du peuple. Le «tableau analogique» présenté ci-dessus au §113 permet de saisir la signification structurelle (sociologique) de cette grille d'analyse. Il donne à voir le parallélisme existant entre deux pôles constitutifs de la « forme moderne de société » - un concept qui se définira au long de cette recherche. Dans le langage de Marx, le pouvoir-savoir ici décrit n'est pas un simple fait de superstructure. Il a, lui aussi, son infrastructure, qu'il faut dire « économique », heu de production d'utilités. C'est ainsi que Foucault reliera l'émergence de l'«intellectuel spécifique34» à l'importance croissante de la fonction intellectuelle à mesure que se développent «les structures technico-scientifiques» (DE3/111). Il appréhende alors le pouvoir-savoir contemporain à partir de sa «base» (DE3/151), de la matérialité de ses «dispositifs» inséparablement techniques et sociaux, moyens de produire, de faire circuler, de consommer ses produits qui sont à la fois des utilités - effets de santé, de sécurité, d'éducation, etc. - et des faits de pouvoir. S'il en est ainsi, les deux pôles (marché et organisation) ne se distinguent donc pas en ce que l'un serait orienté vers la production et l'autre non. On 62

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

le voit aujourd'hui au fait que le capital peut fort bien s'emparer de secteurs (hôpitaux, écoles, prisons, laboratoires...) auparavant assurés de façon non marchande, sous forme de service public, par le pouvoir-savoir, et donner aux utilités produites la forme de marchandises et la fonction de profit. Et, si le savoir peut donner un pouvoir, c'est en raison d'effets qui tiennent à la relation des acteurs aux conditions matérielles et sociales du produire qui lui est propre. C'est du moins ce que l'on peut déjà avancer à ce niveau, encore externe, sociologique, de l'analyse du «savoir» et du «pouvoir», et de la relation «productive» qui s'établit entre eux. Il reste à savoir si, en suscitant cette autre figure générale du «pouvoir», Foucault ouvre une problématique complètement étrangère à celle de Marx. Est-il possible de penser une configuration théorique qui englobe ces deux perspectives, et à partir de laquelle celles-ci soient mutuellement capables de s'éclairer et de se porter critique? § 212. Pourquoi il manque un «pôle» dans la théorie de Marx À mes yeux, cette inter-compréhension critique du «foucaldisme» et du «marxisme» - considérés non comme doctrines closes, mais comme programmes de recherche - suppose une réélaboration mutuelle de leurs concepts, qui permette une refondation théorique, génératrice d'un espace plus large qui les accueille l'un et l'autre. C'est là le propos de l'approche que je désigne comme métastructurelle, et qui fait, me semble-t-il, apparaître ce qui échappe à Marx et motive le recours à Foucault38. Mon point de départ est l'idée, annoncée au début de cet ouvrage, que l'ordre social moderne est à comprendre dans les termes d'une «instrumentalisation 63

Fbncaolt avec Mazx

de la raison ». S'il en est ainsi, la classe dominante présente deux pôles, en fonction des deux « modes de coordination rationnelle à l'échelle sociale » : le marché et l'organisation. À ces deux formes rationnelles correspondent deux forces sociales (dont chacune possède ses propres mécanismes de reproduction) : celle des capitalistes qui dominent le marché à travers les privilèges de la propriété, celle des dirigeants, qui dominent l'organisation à travers les privilèges de la «compétence», au double sens de savoir supposé, doublé d'autorité conférée. Ces deux forces sociales, celle du pouvoir-propriété et celle du pouvoir-savoir, sont tout à la fois convergentes et antagonistes, diversement selon les circonstances. Elles constituent le petit nombre. Face à cette oligarchie, la classe fondamentale ou populaire, soit la troisième force sociale - en réalité, la première -, se décline elle-même selon la diversité des liens que ses diverses «fractions» (indépendants/ salariés du privé/du public) entretiennent avec les processus marchands et les processus organisationnels, ainsi qu'avec les mécanismes d'exclusion auxquels ils donnent lieu. La définition de tels concepts (notamment ceux de «compétence», de «dirigeantscompétents», d'«organisation»...) et l'identification concrète de telles figures (qui sont les «dirigeants»? les « compétents » ? etc.) sont, bien sûr, de nature à poser de nombreuses interrogations, que je ne pourrai affronter qu'en avançant dans l'exposé. Il ne s'agit encore ici que de l'énoncé d'un fil directeur socio-historique. Notons que ce mode duel de coordination culmine non pas dans le marché (donnant son nom à la société : «société de marché»), mais dans l'organisation suprême, qui coiffe la structure moderne de classe : l'institution étatique moderne. Celle-ci, en vertu de « la priorité métastructurelle » de l'entre-tous sur 64

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

l'entre-chacun 38 , en vient, du moins à partir d'un seuil historique déterminé, à se réclamer (quoi qu'il en soit en réalité) d'un régime démocratique : elle ne peut plus désormais se prétendre issue que d'une organisation de la parole supposée égale entre tous - telle est sa prétention, que figure l'axiome «une voix = une voix», posé comme le fondement d'un pouvoir commun. De cette fiction moderne d'un ordre contractuel-discursif (que Foucault, on l'a vu, suppose constamment en arrière-plan) il faudra tenter d'élucider le statut ontologique, c'est-à-dire la signification pratique : une prétention n'est pas rien. S'il en est ainsi, si la classe dominante comporte ces deux pôles, l'approche marxienne de la structure de classe est unilatérale : Marx n'est pas parvenu à assigner à «l'organisation» sa place constitutive dans la forme moderne de société - par différence avec celle qu'il reconnaît au «marché». Ni donc à appréhender la place des « dirigeants-compétents » en tant que force sociale au sein de la classe dominante. Il a étudié divers couples théoriques : productifs/improductifs, managers/exécutants, entrepreneurs/rentiers, etc. Mais il a distribué ces diverses figures autour de l'opposition capitaliste/salariés. Et il a ignoré le binôme primaire que forment ensemble les «capitalistes» avec les «dirigeants», spécifique de la domination moderne en ce qu'elle est fondée sur l'irréductible dualité (marché/organisation) de «l'instrumentalisation de la raison». Plus précisément, comme il s'en explique dans la Critique du Programme de Gotha, il a bien aperçu au-delà du passage au socialisme, compris comme planification supposée concertée, une tâche ultérieure : celle d'en finir avec la contradiction entre ce qu'il désigne comme «le travail manuel» et «le travail intellectuel» (traduisons «le pouvoir-savoir»). Mais il l'a laissée à ces temps futurs où «l'abondance» résoudrait le problème. L'histoire nous a appris que, 65

Foucault avec Marx

lorsque l'on chasse les capitalistes, on risque fort de voir les «organisateurs» monopoliser et concentrer le pouvoir. Le paradoxe est que c'est bien Marx qui a identifié cette structure double de «l'instrumentalisation de la raison», constitutive de l'ordre social moderne, fondé sur une articulation du marché et de l'organisation31. Il a respectivement défini le premier comme ordre a posteriori entre producteurs indépendants, et la seconde comme ordre a priori dans le cadre d'un pouvoir unifié (dont l'exemple est celui de la fabrique). Ce couple conceptuel, marché/organisation, distingue deux logiques qui sont toujours étroitement mêlées dans la réalité concrète38. En mettant à l'ordre du jour, contre l'économie politique classique, la question théorique du socialisme, Marx a placé cette articulation marché/organisation au centre de la perspective historique. Mais c'est là aussi le point où son analyse défaille. Car de ce couple il fait un usage biaisé, le constituant en principe d'une lecture téléologique de l'histoire moderne qui nous conduit censément du premier terme au second, du marché à l'organisation : la tendance profonde de l'ordre marchand capitaliste - à travers les processus concurrentiels de la concentration industrielle et les opportunités révolutionnaires qu'elle offre à un prolétariat toujours plus nombreux, instruit et rassemblé - est, à ses yeux, d'évoluer vers la possibilité d'un ordre social supérieur : un ordre organisationnel concerté entre tous, le socialisme. De ce couple marché/organisation, Marx fait donc un usage historique, mais non structurel. Un usage historiquement erroné parce que structurellement erroné. Il n'a pas su reconnaître que ces deux termes, marché et organisation, définissent la bipolarité constitutive de la structure moderne de classe. D lui a manqué pour cela de considérer pour 66

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

lui-même, dans son hétérogénéité et dans sa matérialité propre, le corrélat structurel du pouvoir-propriété : le pouvoir-savoir. Il est revenu à d'autres, notamment à Foucault, d'explorer cet «autre pôle» de l'espace social3". Non pas de façon systématique, encyclopédique, mais dans ses traits essentiels. Il reste cependant à savoir quelle sorte d'unité peut lui être attribuée et quelles relations il entretient au pôle « capital ». Les deux médiations, marché et organisation, qui structurent cette opposition bipolaire, se donnent comme le relais, la continuation de l'immédiation discursive, de la coopération immédiatement fondée sur la parole40. Le point névralgique de «l'instrumentalisation de la raison» réside dans le processus de retournement de ces «médiations» en «facteurs de classe», qui subvertit la relation discursive. La faiblesse de Marx a été de penser le socialisme comme une sorte de triomphe de la démocratie, de la parole partagée entre tous, qui découlerait de l'abolition du marché ouvrant à «l'organisation concertée». On sait ce qu'il en a été. On entrevoit donc tout à la fois les motifs socioépistémiques et les raisons historico-politiques qui conduisent à une relecture métamarxiste de Foucault, dont la critique sociale et politique est essentiellement consacrée non pas à la domination marchande capitaliste, mais à la puissance qui procède de «l'autre pôle» dans les termes d'un pouvoir-savoir. 2.2. Foucault théoricien du pouvoir-savoir des « dirigeants-compétents» Mais de quelle sorte de savoir s'agit-il ici? Et quelle sorte de pouvoir confère-t-il? De qui sont ces savoirs? De qui sont ces pouvoirs ? Voilà ce qui se précisera peu à peu au cours de l'analyse. Je tenterai en préalable 67

Fbncaolt avec Marx

de mieux cerner le projet foucaldien d'une histoire du savoir comme «histoire de la vérité» (§221), de confronter ce programme théorique à celui de Marx (§222) et de chercher à dessiner le cadre conceptuel dans lequel ces deux visées pourraient être rapportées l'une à l'autre (§223). §221. « Histoire de la vérité»: le vrai, le juste et l'authentique Foucault, admirateur de Koyré (£>£7/170), commence sa recherche dans un contexte d'effervescence philosophique autour de l'histoire des sciences. Mais, avec L'Histoire de la folie à l'âge classique, il s'engage, dans l'esprit des Annales, sur la voie d'une histoire non plus «interne» mais «externe» (£>£2/541), une histoire sociale du savoir qu'il déchiffre à partir de l'examen du renouvellement périodique des domaines d'objet, des types de savoir, des statuts d'acteurs ou de sujets concernés, des techniques et dispositifs matériels, des stratégies des divers groupes, et aussi, à compter de Les Mots et les Choses, à partir des transformations épistémiques affectant l'ensemble des savoirs. C'est ainsi qu'adviennent successivement des «vérités» communément reçues et ayant autorité. On sait quelle impulsion Foucault reconnaît avoir reçue à cet égard de Canguilhem (dans le sillage de Bachelard), théoricien de la discontinuité, des transformations des champs épistémologiques et de l'usage des concepts41. Mais il en vient progressivement à un plus vaste projet, identifié après coup comme celui d'une «histoire de la vérité». «Mon problème, écrit-il plus tard, a été, à propos de la folie, de savoir comment on avait pu faire fonctionner le discours de la folie dans le sens des discours de vérité, c'est-à-dire des discours ayant statut et fonction de discours vrai. En Occident, c'est le discours 68

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

scientifique. C'est en ce sens que j'ai voulu aborder la sexualité» (£>£4/312). À partir des années 1970, Foucault fait plus explicitement interférer «savoir» et «pouvoir». «Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de vérité : c'est-à-dire le type de discours qu'elle accueille et fait fonctionner comme vrai ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns les autres ; les techniques et les procédures qui y sont valorisées pour l'obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai». Soit une «économie politique de la vérité» (££3/158-159). Le caractère positif ainsi attaché à l'objet de sa recherche sous le signe de la «vérité» tranche avec les perspectives inspirées de Marx, auxquelles Foucault reproche régulièrement de s'en tenir, dans l'examen des mêmes phénomènes, à l'angle de «l'idéologie», dès lors qu'ils ne relèvent pas du progrès de la science ou des «forces productives42». Tout se passe en effet comme si s'affrontaient et s'entremêlaient l'une à l'autre, autour de la relation qu'elles entretiennent avec le pouvoir, une «histoire de la vérité» et une «histoire de l'idéologie». Tentons de débrouiller cet écheveau. Et d'abord de saisir ce qu'il en est de la «vérité» ici en question. Une prétention de validité, Geltungsanspruch Cette «histoire de la vérité» ne s'intéresse pas à la vérité comme telle, mais à l'histoire de ce qui est tenu pour vrai43. Elle prend ainsi pour objet propre, en les rapportant aux conditions techniques et institutionnelles de leur production, des prétentions et des reconnaissances de vérité. Il est donc, me semble-t-il, légitime, en suivant Wittgenstein et Austin, de considérer celles-ci en termes d'actes de parole : comme des prétentions impliquées dans des pratiques 69

Foucault avec Marx

intersubjectives, inscrites dans des «dispositifs». Il s'agit d'énoncés à prétention «communicationnelle», au sens de Habermas44. S'il en va ainsi, la «vérité» dont parle Foucault ne vient jamais seule : son discours porte nécessairement avec lui les deux autres dimensions constitutives d'un tel acte de parole. Sa prétention est à comprendre dans sa triple teneur de validité. Ce «discours de vérité» ne prétend pas seulement être vrai. Il se donne aussi comme juste, dans la «normalité» qu'il prescrit. Et il en appelle à Y authentique, à une vérité qui est celle de sujets qui se déclarent dans ce discours45. Il est le lieu d'une instrumentalisation de la raison. Mais on ne peut le ramener à l'effet qu'il produit sur des interlocuteurs. Il s'agit de présupposés objectivement présents dans des dispositifs discursifs, institutionnels et matériels à travers lesquels des acteurs s'affrontent en «jeux de vérité», en manœuvres d'instrumentalisation et d'émancipation, se produisant comme subjectivités déterminées. C'est sous ce triple registre que sont à considérer les «vérités» de Foucault. (1) Vérité efficacité. «L'histoire de la vérité» se donne comme une «histoire de la véridiction», de la diction du vrai. À l'ère moderne, cette vérité supposée est celle de la science. Foucault la prend selon divers registres : histoire de la folie, de la sexualité, etc. Dans Surveiller et punir, elle est celle des discours et pratiques de la prison, de l'asile, etc. Elle prétend corriger, guérir, éduquer. Dans les Cours de 1977-79, le propre de la gouvernementalité libérale est de laisser jouer des lois naturelles déclarées scientifiquement établies. (2) La justesse de la norme. Foucault insiste sur le fait que la norme tend à remplacer le droit, ou plutôt à «se mêler» à lui. Cette évolution se lirait exemplairement dans le passage de la «théorie légaliste» de Beccaria - où il s'agit de réparer le tort fait à la société 70

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

- à une problématique du «contrôle» et de la «surveillance», à partir notamment de l'impulsion fourme par l'utopie panoptique de Bentham {DE2/606sq.). Ce «mélange» est bien exprimé dans le concept large de «justesse», Richtigkeit, au sein d'un «monde social» où interfèrent normes et valeurs, intérêts et éthiques. Ce pouvoir nouveau qui apparaît dans la montée de la norme est celui d'un nouveau monde de compétents, en charge des corps et des âmes, des justes fins et des moyens ajustés. Ils ont compétence pour distinguer ceux que le droit ne peut distinguer : anormaux, déviants, malades, etc. Quand le malade remplace le criminel, «les effets de vérité d'une science sont en même temps des effets de pouvoir» (DE3/77-78). Les titulaires de cette vérité, qui est supposée être celle de la science, exercent, en lieu et place des hommes de justice, une fonction normative. Ils disent ce qu'il est juste de faire. De même les médecins hygiénistes, qui ordonnent un urbanisme lumineux et transparent {DE3/194). Etc. Le pouvoir de la compétence, qui imprègne ainsi la société, s'exerce au nom de la norme, qui n'est pas réductible au vrai de la science. En même temps que le vrai, il dit le «normal44». L'un des héritages les plus importants de la recherche de Foucault est, à cet égard, à chercher dans une sociologie foucaldienne qui désigne la norme comme l'opérateur de la nouvelle «bureaucratisation du monde41». (3) Authenticité et autorité du discours. La (prétention de) vérité dont parle Foucault ne s'affirme que pour autant qu'elle est partagée : non pas seulement reconnue, mais effectivement ratifiée par un sujet qui entre lui-même dans l'interlocution. Et qui, donc, avoue. «En parlant d'aveu, écrit-il, j'entends [...] toutes les procédures par lesquelles on incite le sujet à produire sur sa sexualité un discours de vérité qui est capable d'avoir des effets sur le sujet lui-même48». La sexualité est appelée à s'énoncer 71

Ibucanlt avec Marx

en propositions (vraies, justes et) authentiques -, en avouant, le sujet déclare comme sien le discours de la «science sexuelle». De même aussi dans l'ordre de la faute, de la santé, de l'éducation. S'il en va ainsi, ce n'est pas au regard d'un sujet corrigé, guéri ou instruit, mais en tant que le sujet se reconnaît dans ce pouvoir de corriger, de guérir ou d'instruire. En ce sens, cette prétention se donne dans l'inter-interpellation, qui pose l'individu en sujet, l'interpellant autant que l'interpellé49. Cela ne veut pas dire que ce jeu de vérité demeure enclos dans un espace de sujets singuliers en micro-relations. La vérité est «produite et transmise sous le contrôle non pas exclusif, mais dominant de quelques grands appareils politico-économiques (université, armée, écriture, médias)» et elle est «l'enjeu de tout un débat politique et de tout un affrontement social (luttes idéologiques)» (DE4/15950). En d'autres termes, la «vérité» ne génère ses produits qu'à travers des dispositifs technico-organisationnels de production. Le caractère proprement moderne de la «vérité» ne tient pas seulement à sa référence à la science et l'effectivité technique, mais aussi, corrélativement, à son caractère public. À la différence des érotiques anciennes, souligne Foucault, le discours moderne du sexe - et cela vaut pour les autres « discours de vérité » - relève de l'espace public. En ce sens, le thème récurrent de «l'étatisation» ou de la «gouvernementalisation» du pouvoir-savoir (médecine, école, justice, armée81). C'est là, me semble-t-il, la vérité, métastructurellement moderne, de ce «discours de vérité»: elle implique une corrélation entre un discours public-étatique et le discours de sujets qui le font leur, selon le présupposé qui inscrit censément toute la vie sociale sous le régime de la «parole8*». Le projet foucaldien, on le voit, contourne l'histoire des sciences en ce qu'il ne traite pas de la 72

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conquête progressive de ce que nous pouvons aujourd'hui reconnaître comme ayant valeur «scientifique», mais décrit la trajectoire de ce qui se donne et se pratique comme vrai, au regard des effets de pouvoir, de domination, de vie et de subjectivation qui s'y attachent. Il dépasse une histoire des idées en ce qu'il insère les discours savants dans des pratiques, et ces pratiques dans des dispositifs. J'ai voulu montrer que, dans cette trame matérielle, ontologico-sociale qu'il met ainsi au jour, se trouvent engagés tout à la fois des vérités, des normes et des sujets. Ce n'est pas, on le sait, en ces termes que Foucault déclare son discours. Mais il me semble avoir montré que c'est bien cela qu'implique sa démarche. Pour éviter cependant tout malentendu, je voudrais indiquer par avance vers quelles suites cette lecture me conduira. Cette triple invocation de raisonrationalité, inhérente à la «prétention de validité», n'apparaît jamais d'en haut qu'instrumentalisée par des pouvoirs qui ne sont pas seulement d'énoncer, mais qui s'exercent effectivement dans les conditions sociales de cette énonciation, c'est-à-dire dans un contexte «de classe». Mais, si l'on retient que le pouvoir n'est pas à comprendre sur un simple modèle transitif dominant/dominé, mais comme relation réciproque, affrontement de pouvoirs (d'emprises sur les choses sociales et sur soi-même), on sera conduit à penser que cette positivité, cette créativité historique immanente au procès de domination proprement moderne, tient à ce que le pouvoir d'en haut rencontre une force vivante d'en bas qui est elle-même configurée, en deçà de toute instrumentalisation, par sa relation sociale à cette commune raison-rationalité «bipolaire», à un potentiel commun de «médiation» autant que de discours. La productivité du pouvoir n'est pas un simple fait d'en haut. 73

Foucault arec M u x

Voilà - dans un raccourci qui peut encore paraître obscur - ce que je tenterai d'établir. Cette « histoire de la vérité » concerne, dans les recherches de 1971 à 1976, non pas la propriété, mais ce que je désigne comme «l'autre facteur de classe», la compétence: la capacité, dont les dirigeants-compétents sont les titulaires, de se faire reconnaître (et de s'imposer) comme porteurs de «vérité » - une vérité associant vrai, juste et authentique. Ainsi commence à prendre consistance l'hypothèse d'un parallélisme entre les deux «pôles» de l'ordre social moderne respectivement reconnus par Marx et par Foucault. Il reste que ces deux volets théoriques peuvent sembler fort hétérogènes et relever chacun de son historicité propre : l'histoire de la «vérité» n'est pas celle du «capital». Avant d'aborder cette question cruciale, il nous faut cependant affronter une autre difficulté qui émerge avec le changement d'objet et de registre que l'on observe vers la fin de cette décennie 1970. § 222. Les vérités de gouvernement 1. Avec les Cours de 1977-79, on change en effet d'horizon. On va s'occuper non plus des pratiques des compétents dans leur domaine de compétence, mais de pratiques de «gouvernement», et du gouvernement par «l'économie politique», laquelle pourrait d'abord sembler être plutôt l'affaire des capitalistes. C'est la vérité des «gouvernants». Cet acteur collectif n'existe que par sa corrélation au collectif des gouvernés, dans une certaine représentation du tout social qui tranche sur un programme officiellement nominaliste. Qui donc gouverne ? De qui sont ces «vérités de gouvernement»? Il nous faut à nouveau revenir sur la notion même de «vérité», cette fois telle qu'elle se donne sur le terrain du 74

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« gouvernement par l'économie politique » et dans sa relation à la « critique de l'économie politique » avancée par Marx. Qu'en est-il des «vérités de gouvernement» ? Quel est le statut de ce discours qui fait de la «société civile» sa référence? 2. Foucault nous invite à prendre les catégories de la «société civile» en termes de «réalités de transaction». «Je crois, écrit-il, qu'il faut être très prudent quant au degré de réalité que l'on accorde à cette société civile. » Elle n'est pas à prendre comme une «réalité première et immédiate» face aux institutions politiques. «C'est quelque chose qui fait partie de la technologie gouvernementale moderne. [...] ça ne veut pas dire non plus qu'elle n'ait pas de réalité. La société civile, c'est comme la folie, c'est comme la sexualité. C'est ce que j'appellerais des réalités de transaction, c'est-à-dire que c'est dans le jeu précisément et des relations de pouvoir et de ce qui leur échappe, c'est de cela que naissent en quelque sorte, à l'interface des gouvernants et des gouvernés, ces figures transactionnelles et transitoires qui, pour n'avoir pas existé de tout temps, n'en sont pas moins réelles [...]» (A©/300-301). Cette réalité de transaction entre acteurs, cette réalité pragmatique de l'inter-discours - telle est du moins la lecture qui me semble s'imposer pour ce qui est du «gouvernement par l'économie politique » -, ce n'est pas le réel de la structure (de classe) de la société considérée, elle ne définit pas une pure objectivité. Ce n'est pas non plus un idéal à faire advenir. Elle est celle d'un ordre réel d'énoncés impliqués dans des pratiques réelles, celle de présupposés pratiques inhérents à une structure sociale déterminée - sous la forme d'un a priori historique, selon une expression récurrente, à comprendre dans sa «matérialité» propre. Elle relève, sur le terrain où Foucault croise Marx, de ce que j'ai désigné comme la «métastructure». 75

Fbncaolt avec Marx

3. C'est bien en effet une telle «réalité de transaction» que formule l'exposé analytique dans la Section 1 du Livre I du Capital. Marx y décrit très précisément la logique de cette «société civile» dont parlent les libéraux. Il y définit la société moderne en tant que «société de marché», c'est-à-dire avant qu'il ne l'ait encore, dans le développement de l'exposé, spécifiée dans son caractère capitaliste. Il envisage la logique sociale de la production marchande comme le présupposé du capitalisme, comme sa logique déclarée. Le premier chapitre expose sa rationalité, Wahrheit fla configuration concurrentielle, fondée sur la propriété privée, maximise la production de valeurs d'usage et optimise l'allocation des facteurs) et sa légitimité, Richtigkeit (qui ne connaît que des partenaires libres et égaux). Pour reprendre les formulations de Foucault analysées ci-dessus (§123), Marx montre comment le juridique s'y trouve «indexé» sur l'économique, et vice versa, dans une (méta) structuration économique^uridico-politique au sein même du concept de production marchande. Le second chapitre du Capital considère la troisième exigence impliquée dans la transaction communicationnelle : celle de l'identité du citoyen qui prétend et de l'authenticité de sa prétention gouvernementale. Marx y expose que l'argent et la forme marché83 dont il est la condition n'étant pas des faits de nature, puisque l'histoire a produit d'autres sortes d'arrangements, impliquent un «acte social» qui les pose, qui proclame un tel ordre social. «Au commencement était l'action», écrit-il54: non pas au commencement historique, mais au principe de cette logique sociale particulière, constamment ré-instituée. Un tel acte, entre supposés libres producteurs-marchands, ne peut être qu'un pacte, dans lequel s'affirme la liberté de tous sous la loi du marché. C'est un acte de langage, selon l'archive johannique : «au commencement était 76

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

le Verbe». Il ne relève cependant pas d'un ontologique transcendantal anhistorique, mais d'une configuration sociale historiquement déterminée, dont la théorie devra rendre compte. 4. Il reste donc à Marx à établir les conditions de ce troisième terme : comment surgissent les acteurs qui tiennent ce discours comme leur vérité, qui se tiennent pour les sujets authentiques de cette «vérité». Au-delà de la critique interne de cette prétention qui s'énonce dans cette Section 1 (au fameux paragraphe consacré au «fétichisme de la marchandise88»), il va en effet chercher à établir la nature du processus réel-structurel historiquement déterminé qui génère ce dispositif marchand dans sa forme généralisée y inscrivant toutes les subjectivités. Il montre, à la Section 3, comment, par le mécanisme capitaliste de l'exploitation salariale qui fait de la force de travail elle-même une marchandise, le marché se réalise en règle universelle. C'est dans le fait structurel du capitalisme que cet « acte » inaugural se trouve posé, produit, comme son présupposé métastructurel. Le «capital» est la structure qui génère la métastructure «marché» comme son présupposé universel. Il la pose comme une «réalité de transaction», à travers laquelle les acteurs communiquent dans leurs pratiques : comme une fiction, comme la fiction selon laquelle le rapport salarial serait rationnel (vérité), égal (justesse) et libre (authenticité), étant un rapport marchand - auquel le salarié participe en tant que libre partenaire. La réalité de cette fiction est dans les effets (contradictoires) qu'elle génère dans l'affrontement de classe88. La force de l'analyse dialectique de Marx est donc d'affronter explicitement la question de savoir dans quelle sorte de structure sociale se développent des pratiques qui posent comme leur présupposé une telle métastructure, c'est-à-dire de telles prétentions, 77

Foucault avec Marx

de telles «vérités», de tels énoncés, ceux de la société civile, comprise, à la façon de Foucault, comme «réalité de transaction». De la Section 1 à la Section 3 du Livre I, Marx passe de l'étude du «libéralisme» (compris comme le «discours» des capitalistes s'identifiant au discours universel de partenaires sur un marché) à celle du capitalisme51. D nous conduit de la «société civile» à la «société de classe». Q nous conduit du moment abstrait de l'exposé où le juridique se trouve «indexé» sur l'économie - sur une économie fictivement définie par des relations de production marchande - à la forme plus concrète, c'est-à-dire conceptuellement plus «déterminée», qui est celle du capitalisme58 - « déterminée » par l'identification de la force de travail elle-même comme marchandise. Et il s'agit, dans ce second moment, d'une tout autre réalité, structurelle, qui ne se comprend pourtant jamais qu'en relation à la première, métastructurelle, et à partir d'elle, comme en témoigne l'ordre suivi dans l'exposé du CapitaP*. Et l'on peut ici invoquer Deleuze: «L'universel [...] n'explique rien, c'est lui qui doit être expliqué60. » 5. Ce pas analytique, qui va du libéralisme (compris comme le discours subjectif des capitalistes) au capitalisme, Foucault ne le franchit pas. Dans les cours de 1977-79, il en reste au discours du libéralisme - dans cette indétermination que peut justifier cette notation significative : «je n'ai jamais écrit que des fictions» {DE3/236). À vrai dire, il rapporte une fiction, et sans affronter, à la différence de Marx, la question de son statut de réédité et des conditions de sa production. Q n'analyse pas la pratique capitaliste. Il suppose, bien sûr, à l'arrière-plan, les fâcheuses réalités du capitalisme, que sa prose sensible fait souvent ressortir avec éloquence. Il ne revient pas sur l'analyse économique marxienne de l'exploitation, ni pour la critiquer ni pour la corriger. Il change de scène : des pratiques 78

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

de classe aux pratiques de gouvernement. Il n'oublie pas, sans doute, que le gouvernement est affaire de classe. Mais ce sont les technologies gouvernementales comme telles qui constituent son objet, les «politiques» d'État. Il ne les appréhende pas comme relevant d'une politique du capital (comme le fait, unilatéralement, un certain marxisme). Q les énonce dans le discours des acteurs eux-mêmes, dans leur discours de «vérité». Il les rattache à des pratiques incluses dans des «dispositifs», mais sans les rattacher à la «structure», ce que fait Marx, passant de la Section 1 à la Section 3, c'est-à-dire du marché au capital. Il demeure dans le contexte des «réalités de transaction», où les rapports socio-économiques sont considérés en termes de relation d'échange sur un marché, dont il faut optimiser la productivité en le laissant jouer son jeu naturel. 6. Il nous faut encore, pour arriver à conclure, considérer plus largement le tableau que Foucault propose de l'ère libérale. Si l'on prend, en effet, un peu de recul par rapport à ses énoncés directeurs, on s'aperçoit qu'il nous présente aussi une autre «vérité de gouvernement». Il semble entièrement pris dans l'évidence d'un ordre marchand qu'il désigne comme celui de «l'économie». En réalité pourtant, ce qu'il donne à voir, c'est une rationalité gouvernementale à deux pôles. Le libéralisme classique qu'il nous décrit - à la différence du néolibéralisme auquel il vient ensuite - ne cesse en effet jamais, en dépit de sa référence au marché comme «ordre naturel», de considérer les «interventions» de l'État comme indispensables. Le tableau somptueux qui nous est donné des institutions disciplinaires (hôpitaux, écoles, infrastructures, manufactures royales, etc.) témoigne de ce que l'intervention, loin d'être l'exception, fait aussi partie de la règle. Il ne s'agit pas simplement d'interventions sur le marché : il s'agit 79

Foucault avec Marx

d'une économie (productrice de valeurs d'usage), une économie organisée en parallèle et en co-imbrication à l'économie marchande. Même si cela n'est pas explicite dans son propos, la vérité de gouvernement du «libéralisme» dont parle Foucault, corollaire du sujet libéral, articule les deux ordres de la raisonrationalité, l'un marchand, l'autre organisationnel61. Ma thèse sera que la prévalence du premier sur le second définit la phase historique de l'hégémonie libérale ou bourgeoise. Mais c'est bien là, au fond, l'idée de Foucault. Observons en effet qu'il aborde le libéralisme non pas comme totale nouveauté, figurant l'esprit et la réalité d'une époque, mais comme un retournement historique, comme un changement d'équilibre, comme une réaction qui vient limiter, contrebalancer les technologies antérieures: celles de la Raison d'État, obéissant à une Polizeiwissenschaft, et celles, plus anciennes, de la Souveraineté. Soit un changement de régime d'« hégémonie » : un tel concept se trouve bien en effet mis en œuvre chez Foucault82. Il restera à formuler une théorie de l'hégémonie dans les temps modernes qui permettrait d'apprécier ce qu'il en est de vérités hégémoniques successives et de leurs conditions d'émergence historique. Et de s'interroger sur les suites à attendre. Ce n'est pas là l'objet immédiat de cette recherche83. Mais on peut déjà se représenter que ces «vérités» renvoient aux deux forces sociales polairement opposées qui sont (inégalement) en mesure d'imposer leur «gouvernement», au sens actif que Foucault donne à ce terme. Une théorie de l'hégémonie doit permettre d'analyser le cours historique de leurs relations, et de leurs rapports à la classe fondamentale (elle-même partie prenante active des deux «médiations», le marché et l'organisation), au long d'une histoire à comprendre aussi en termes «systémiques», au sens du système-monde. Mais, pour voir plus clair, reste 80

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

encore à considérer de plus près la relation entre les concepts mis en œuvre par Foucault et la matrice structurelle avancée par Marx. §223. Refonder le projet marxien pour recevoir Foucault On ne devra pas s'étonner que j'engage une réception marxienne de Foucault et une réception foucaldienne de Marx sur la base de concepts qui leur sont apparemment étrangers, comme ceux de « pôles », d'« organisation», de «compétence». S'il en va ainsi, c'est parce qu'une telle entreprise ne peut être conduite qu'en remontant plus haut dans la chaîne conceptuelle, en retrouvant le point à partir duquel leurs projets se distinguent, et qui est aussi celui auquel il faut revenir si l'on veut qu'à nouveau ils se rencontrent et s'affrontent. À cet égard, les éclaircissements préliminaires à fournir sont de deux ordres. Il s'agit d'une part de la relation entre les deux pôles, celui du pouvoirpropriété et du pouvoir-savoir, au sein de la classe dominante, et (l'autre part des relations au sein du pôle du pouvoir-savoir, marqué par la tension entre les deux termes, «pouvoir» et «savoir», que l'on retrouve analogiquement dans l'appellation de « dirigeants-compétents ». 1. La relation entre les deux pôles en tant que lieux de pouvoir Avancer qu'il s'agit là des deux pôles de la domination moderne, c'est dire qu'ils sont de quelque façon comparables en termes de pouvoir : de lutte pour le pouvoir, de partage du pouvoir, etc. Un concept commun de «pouvoir» est ici exigé, qui permette de penser des privilèges de nature si différente, ceux de la propriété et ceux de la compétence, comme des privilèges de pouvoir. 81

Foucault avec Marx

En quoi la détention de capital constitue-t-elle un pouvoir ? Il peut sembler que ce que la plus-value permet d'accumuler, ce soit de la richesse. Car ce qui entre dans la propriété du capitaliste entrepreneur - figure de référence selon l'analyse de Marx -, c'est d'abord un ensemble de marchandises, dont la valeur est supérieure à celle qu'il a dû investir en salaires et moyens de production. Dès lors que la vente est réalisée, le surplus approprié prend la forme d'une richesse abstraite, qui constitue un pouvoir : le pouvoir propriétaire. Pouvoir d'en disposer arbitrairement, de l'utiliser pour l'achat de biens de prestige, de moyens de production ou de forces de travail (à la différence de la richesse féodale, que Foucault analyse comme «le moyen par lequel on peut aussi bien exercer la violence que le droit sur la vie et la mort des autres», DE2/578). Ou d'en faire un usage purement spéculatif. Les économistes classiques disaient que la propriété est pouvoir. Encore faut-il faire la différence entre le «pouvoir» que donne le salaire, qui est d'acheter des biens de subsistance, et celui que donne la propriété capitaliste, qui est pouvoir sur des hommes et sur les moyens de les mettre au travail en vue d'en tirer un profit, et aussi de peser, par alliance avec d'autres, sur le législatif, l'exécutif, le judiciaire, etc. Bref, la plus-value accumulée, c'est la propriété en tant que pouvoir social, vérifiable, en dernier ressort, dans l'achat de la force de travail en vue de sa propre accumulation. Qu'en est-il à l'autre pôle ? Le pouvoir-savoir constitue, lui aussi, un pouvoir sur des choses et sur des personnes, exercé par des individus du fait de la place qui est la leur dans une organisation (entreprise, administration, profession, armée, ville, État) en référence à une reconnaissance sociale qui leur confère compétence. Dans l'exercice d'une fonction déterminée, on exerce une sorte particulière de pouvoir : managérial 82

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

sur des travailleurs, médical sur des malades, universitaire sur des étudiants, etc. Ce pouvoir s'étend naturellement aussi aux dispositifs matériels et symboliques impliqués dans ces fonctions. Il se produit, se reproduit et s'accumule, se gagne et se perd, selon d'autres mécanismes que ceux de la propriété, et qui sont sociologiquement identifiables. Il s'y attache des satisfactions sociales différentes. Mais il s'agit, dans l'un et l'autre cas, d'une faculté de «disposer d'autrui», dans des formes et des limites chaque fois définies (et il restera à élucider dans l'un et l'autre cas ce qu'il en est du holisme et du nominalisme respectivement attribués à Marx et à Foucault). Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir, en tant qu'ils procèdent des «deux formes primaires de rationalité à l'échelle sociale », sont évidemment doués de quelque forme de productivité. C'est pourquoi ils sont instrumentalisés, mais cette productivité n'est jamais annulée dans cette instrumentalisation (comme dit Foucault, s'il ne s'agissait que de répression, pensezvous qu'ils auraient jamais été acceptés ?). Ce sont là des pouvoirs distincts, mais ils ne sont pas incomparables. C'est là la raison pour laquelle ils peuvent à la fois ou tour à tour se coordonner et s'affronter. La question de l'hégémonie sera précisément celle de la balance entre ces deux sortes de pouvoir, toujours étroitement mêlés l'un à l'autre, exercés par des individus qui sont entre eux en concurrence sur un marché ou en compétition dans une organisation. Ces deux pouvoirs se mêlent notamment au sommet, du fait que les hauts managers prennent part aux profits capitalistes (et ce peut être sous forme de hauts salaires), et que de grands capitalistes participent au management. Et plus généralement parce que marché et organisation sont toujours imbriqués l'un en l'autre. Mais à ces deux fonctions appartiennent des logiques de pouvoir différentes. 83

Foucault avec Marx

À cet égard, le marxisme standard des philosophesinterprètes reste en général bloqué par un curieux «obstacle-épistémologique», construit en quelque sorte par Marx lui-même, dans les termes du couple «subsomption formelle/subsomption réelle84». Après une première phase de subsomption purement «formelle » du travail par le capital, celle de la production capitaliste familiale à la campagne, voire encore dans la manufacture, où survivent les gestes de l'artisanat, adviendrait la subsomption «réelle», qui organise l'espace et le temps, le corps et l'esprit du travailleur sous l'emprise totale du «capital». Il fallait certes un nom pour désigner ce passage à une forme plus organisée-disciplinée, qui neutralise progressivement la prise du producteur sur les moyens de produire, soit un processus qui commence dans la fabrique industrielle, et se poursuit à travers le taylorisme (où l'on s'empare de son savoir même), puis avec le fordisme, le toyotisme, jusqu'à la gestion totalitaire néolibérale65. Mais le recours au registre philosophique - «formel/réel» - est ici trompeur. En réalité, l'emprise de ce qui est appelé «le capital» s'exerce réellement dès le commencement. Et ce qui, dans ses formes les plus développées, est qualifié de «subsomption réelle du capital», c'est une modalité de pouvoir que l'on retrouve tout aussi bien dans les secteurs non capitalistes (prison, hôpital, école, administration en général) et dans le « socialisme réel » (soit le socialisme d'État, de l'entreprise au goulag) - un tout autre contexte, donc, que celui du «capital». Le couple «formel/réel» génère donc un pseudo-concept. Il occulte ce que Foucault fait précisément apparaître : le fait que la modernité présente un autre mécanisme de pouvoir, un autre «pôle» de raison instrumentalisée, qui n'est pas celui du marché instrumentalisé en capital, mais qui traverse, lui aussi, toute la société, y compris dans 84

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

ses composantes non-capitalistes. Bref, la forme moderne de société est à comprendre comme coimbrication du marché et de l'organisation, instrumentalisés en facteurs de classe. Ainsi se trouvent élargies les tâches de l'analyse et de la critique, et celles de la lutte de classe : elles sont, les unes et les autres, à mener sur deux fronts, non contre le seul «capital», mais contre une hydre à deux têtes: contre les seigneurs du marché et contre les potentats de l'organisation. C'est bien ici qu'intervient la critique de Foucault à l'égard du marxisme, et que sa «découverte» apparaît comme une ressource essentielle pour penser une problématique plus générale d'émancipation. 2. La tension entre «compétence» et «direction» au sein du pôle pouvoir-savoir L'investigation foucaldienne est ici particulièrement féconde en ce qu'elle fournit, en termes de «pouvoir-savoir», un concept approprié à cet «autre pôle». Mais pourquoi faut-il désigner celuici comme celui de «l'organisation» ou encore de la « direction-compétence » ? Pourquoi «compétence» ? Ce terme convient en effet au «pouvoir» qu'il fait apparaître à côté de celui qui s'attache à la propriété capitaliste. «Compétence», on l'a vu, est ici à comprendre au double sens du terme : savoir supposé et pouvoir conféré (autorité) par une instance sociale elle-même compétente, c'est-à-dire dont l'autorité est reconnue. Foucault parle en ce sens de «savoir établi», qui «permet et assure l'exercice d'un pouvoir» {SPu/237). Les «privilèges de la compétence » s'opposent en ce sens aux «privilèges de la propriété». Parler, comme le fait Bourdieu, d'un «capital culturel» et de «l'arbitraire» culturel qui fait corps avec lui, est une façon de thématiser « l'instrumentalisation de la raison66». Foucault s'inscrit dans le même registre 85

Ibucanlt avec Marx

lorsqu'il décrypte un «pouvoir-savoir» en forme de Janus, puissance de vie et pouvoir d'assujettissement - selon que l'entendement-raison se retourne ou non en facteur de classe, dans l'affrontement du rapport de classe. Si donc, après avoir longtemps employé l'expression « dirigeants-et-compétents61 », j'en viens maintenant à préférer le syntagme «dirigeants-compétents», c'est pour mieux rendre compte de la relation d'immanence entre les deux termes, qu'exprime bien le vocable de «pouvoir-savoir» ou de «savoir-pouvoir»: qu'il s'agisse de production et d'administration, de gestion des corps ou de direction des esprits et des âmes, il s'agit toujours du privilège de «diriger» autrui au nom de «compétences» acquises-reçues-conférées68. Cela ne signifie pas que le critère de la compétence (en termes de savoir) définisse une frontière entre une classe dominante et une classe dominée. Et il ne s'agit pas seulement ici de l'existence de positions hybrides ou intermédiaires. On reviendra plus loin (§311) sur l'axiome selon lequel le rapport de classe définit non pas des groupes sociaux, mais un processus actif de clivage : non pas une division, au sens de partition, mais un diviseur. Mais il faut déjà souligner que, dès lors que l'on pense en termes d'«instrumentalisation de la raison», on est en mesure de comprendre que le peuple n'est pas dépourvu de pouvoir social. Et cela non seulement parce qu'il forme «masse», mais en ce qu'il constitue une force sociale rationnellement significative69. Tout à la fois en termes de propriété, et en termes de compétence. La classe fondamentale n'existe comme telle dans la société moderne qu'en tant qu'elle participe à des processus socio-productifs qui sont conjointement de marché et d'organisation. Dans la relation salariale, chacun détient et manifeste sur le marché quelque droit de propriété. Et cela en fonction d'une puissance de classe variable 86

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

selon une configuration d'hégémonie entre les trois forces sociales primaires, qui détermine les règles de salaire, impôt, héritage, etc. Et chacun participe aussi de l'organisation compétente, qui est l'autre élément du rapport de classe. Les fonctions sociales d'organisation et de compétence (enseignement, technique, santé, communication, etc.) n'appartiennent pas comme telles à une classe dominante et l'encadrement, non plus, du reste, c'est là un point souligné par Marx™. Elles sont plus ou moins instrumentalisées, ou plus ou moins sous une influence (un pouvoir) populaire, qui se mesure à la nature plus ou moins démocratique des règles déterminant l'accès à ces fonctions et les modalités de leur exercice. Ce que montre notamment Foucault, c'est que tout le pouvoir ne se trouve pas concentré « au sommet» : le pouvoir capitaliste n'est pas indépendant d'un pouvoir d'État qui relève de rapports de forces parcourant l'ensemble du tissu social ; et il en suit que, pour le peuple, accéder au pouvoir ne peut simplement signifier «prendre le pouvoir». On n'oubliera pas non plus que ces institutions gouvernent aussi des rapports entre sexes, entre bien-portants et malades, entre générations, connectés mais irréductibles aux rapports de classe. Bref, il faut se libérer de la question, mal posée, de savoir dans quelle classe ranger les personnes occupant telle ou telle fonction, strate ou profession. Ce n'est pas là l'objet de l'analyse de classe : celle-ci vise à identifier des processus sociaux. H existe cependant un éventail de positions sociales allant de ceux dont la fonction est essentiellement d'encadrement et de direction (pouvoir) à ceux dont la vocation est d'accumuler et de mettre en œuvre des compétences (savoir). De l'un à l'autre, sans ligne de partage définie, sans être jamais totalement distincts les uns des autres, certains apparaissent plutôt comme des «dirigeants», d'autres plutôt comme des 87

Foucault avec Marx

«compétents». La différence entre eux tient plutôt à ce que les premiers, notamment à la mesure de leur position de pouvoir dans la production (et la finance) capitaliste, se trouvent plus proches du pôle de la propriété, partageant plus ou moins l'exercice (et les bénéfices) de son pouvoir propre, alors que les seconds, parce que le savoir n'est pas une «propriété » aussi exclusive, sont davantage dans un rapport de continuité avec la classe fondamentale. Pour y voir plus clair sur ce qu'il en est de cette «relation micrologique de classe », il nous faudra étudier de quelle façon des « situations de classe » ouvrent à des «positions de classe» différenciées (voir §313). Observons seulement, en ce point de l'analyse, que Foucault braque son objectif moins sur des dirigeants que sur des compétents. Non pas sur ceux qui encadrent et dirigent la production matérielle, mais sur ceux qui sont censés avoir compétence pour œuvrer dans la perspective de la «vie bonne» et de la «vie» tout court: santé, éducation, sécurité, justice, hygiène mentale, management des corps et des âmes. Il les situe dans leur condition ambiguë de pourvoyeurs de vie et de fauteurs d'assujettissement : au croisement de la «raison-entendement» et de son « instrumentalisation ». Mais pourquoi parler ici d'«organisation» ? Un «pôle» désigné comme celui de «l'organisation» peut sembler impropre à héberger les figures foucaldiennes du médecin, du psychiatre, du juge, etc. Foucault aurait peut-être récusé l'appellation, avec tout ce qu'elle évoque de structurellement figé11. Pour penser la connexion d'ensemble des processus sociaux plus ou moins intentionnels, des pratiques plus ou moins concertées de classe ou de groupe par différence avec les mécanismes purement marchands -, il met en avant un autre corps de concepts en termes de «dispositifs» et de «stratégies». Il 88

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

résiste, on le verra (§§321-2), à l'idée de penser à partir d'une totalité structurée. Il restera cependant à savoir si l'on peut comprendre les processus de la société moderne dans les termes de cet historicisme fluide qui est celui de Foucault : si l'on peut penser stratégie sans penser en termes de structure, si l'on peut penser la structure sans la penser en termes de classe, et penser la structure moderne de classe autrement qu'à partir d'une instrumentalisation de ce couple marché/organisation, où celle-ci se prévaut d'une vérité de moyens ordonnée à la vérité de ses fins. Ces questions nous renverront du côté de Marx, ou plutôt d'une reconstruction métamarxiste de la théorie de la société moderne. Bref, voilà en quel sens j'engage l'hypothèse selon laquelle le travail de Foucault, comme celui de Marx, est à lire dans cette perspective de «l'instrumentalisation » de la raison : dans sa teneur métastructurelle bipolaire marché/organisation, qui donne lieu au couple pouvoir-propriété et pouvoir-savoir, constitutif du rapport moderne de classe". Il ne s'agit bien sûr encore là que d'une esquisse. Bien des points restent à éclairer. 2.3. Foucault historien et critique des compétents Foucault, donc, nous aide à cartographier l'espace des classes et des forces sociales. Son histoire de la «vérité» permet d'identifier, à côté du «capital», un «autre pôle» de la domination moderne, qui s'arroge, à travers le pouvoir-savoir, le privilège d'une charge du «vrai», laquelle est aussi une charge de «vie». On est cependant conduit à s'interroger sur les conditions de l'émergence historique d'une telle « biopolitique », et plus largement sur l'historicité qui est la sienne. Je considérerai en ce sens la sorte de périodisation que Foucault fait surgir en contraste 89

Foucault avec Marx

avec celle de Marx, en cherchant à les dépasser l'une et l'autre (§231). Et j'examinerai la signification que prend dans ce contexte la critique qu'il porte au pouvoir-savoir d'aujourd'hui au nom de ce qu'il a désigné comme une lutte «libératrice» (§232). §231. Les conditions historiques de la «biopolitique» moderne Depuis toujours, le pouvoir politique est supposé protéger la vie de ceux qui le reconnaissent - c'est là, du moins, sa légitimation. Mais, s'il le fait, c'est classiquement par un certain monopole de la violence adossé à un certain ordre de coutume ou de droit. Par «fa'opolitique», Foucault entend la prise en charge publique de la vie - de la santé, de l'alimentation, de l'hygiène, de la natalité, de la sexualité, etc. -, et il cherche à en identifier les étapes historiques. Il emploie ce terme à propos des institutions prélibérales de la «police», au sens ancien du terme, cette pratique organisationnelle de gouvernement au service de la puissance des États. Mais il l'applique de façon privilégiée au « libéralisme » du second XVIII* siècle, qui donne à cette biopolitique un élan qui ne fera par la suite que s'amplifier jusqu'à nos jours. Il ouvre ainsi une voie historienne féconde. Il me semble pourtant que l'on gagne à prendre du recul, à chercher plus haut dans l'expérience moderne. Les empereurs chinois ne se sont-ils pas, notamment depuis l'ère dite «moderne», soit depuis les Song, préoccupés de la prospérité publique (irrigations, canaux...), de la santé, des techniques agricoles, de l'éducation, de l'urbanisme? Je reviendrai plus loin (§422) sur le moment libéral et sur la forme de productivité biopolitique que Foucault lui attribue. Mais je voudrais d'abord suggérer qu'en remontant aux premières expériences de la modernité européenne 90

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

on se donne la possibilité d'inscrire l'investigation de Foucault dans une temporalité plus large - appropriée à l'interprétation du temps présent, celui d'une ultimodernité néolibérale13. Considérons en effet la première tentative «sociopolitique» moderne: celle de la commune nord-italienne du xm", dans laquelle s'est spécifiquement cristallisée, du fait d'une conjoncture où l'affaiblissement des tutelles royales et impériales permettait d'aller «jusqu'au bout», une expérience qui, dans le reste de l'espace médiéval européen, demeurera inaccomplie". On y trouve déjà, étroitement corrélée à une fondation juridico-politique qui met en place les institutions républicaines modernes, une orientation positivement «biopolitique», au sens de la gestion publique des valeurs d'usage qui font la vie collective. D'un côté, en effet, dans la forme de l'État-cité, il s'esquisse, pour la première fois en Europe, une prétention à vivre ensemble sous le «régime de la parole», selon lequel censément «une voix égale une voix» (dans les limites de l'exclusion des femmes, des plus pauvres et des étrangers, données durables...). La souveraineté populaire est régulièrement refondée par l'élaboration d'une constitution dans le cadre d'une assemblée législative élue, supposée contrôler l'exécutif («podestat», un étranger, voué aux seuls intérêts publics) - telle est du moins la prétention déclarée et l'objet des luttes de pouvoir. Mais il y a une «autre face», économique, à ce surgissement moderne ; et cela est décisif au regard de l'hypothèse élaborée par Foucault. Le peuple de la cité, parce qu'il est organisé en corporations (en arti), est parvenu - du moins dans les circonstances les plus favorables - à une certaine emprise collective sur les processus économiques. Sa prétention souveraine ne se limite pas au politique, elle concerne aussi, fait sans précédent et notamment par différence aux démocraties de l'Antiquité, la vie économique elle-même dans 91

Foucault avec Marx

tous ses aspects. Le nouveau dispositif de «vie» inclut non seulement l'approvisionnement, vieux problème des cités, mais, chose nouvelle, l'organisation du commerce, l'encadrement des corporations, le contrôle des prix, la fiscalité (proportionnée à la richesse, invention de Yestimo), les infrastructures et l'urbanisme, le système scolaire, les forces armées et la diplomatie, le contrôle de la population (notamment de l'immigration urbaine) et finalement le droit lui-même par la toute première apparition d'une justice inquisitive (selon laquelle crimes et délits lèsent le corps social), et aussi la religion, dans sa forme civique. C'est bien une «police», Polizei, au sens classique du terme, qui se trouve alors constituée, dans des concepts nouveaux de «commun», de «bien commun», de «commune utilité», qui convergent vers de majestueux «palais de la raison». Tout est fait pour l'accroissement de la puissance de l'État-cité dans le contexte concurrentiel d'un système-monde moderne naissant. Qu'il ne s'agisse encore, dans cette expérience proto-démocratique, que d'un pouvoir oligarchique (encerclé par l'ordre féodal et imbriqué avec lui) n'empêche pas qu'apparaissent - plus ou moins marqués mais en une seule fois, dans une Chrétienté où les rapports sociaux anciens sont appelés à prévaloir encore longtemps - un ensemble de traits modernes, qui préfigurent ceux que Foucault évoque à propos du xvn® et du premier xviii® siècle". Quand un certain pouvoir de la cité parvient à juguler par le droit la vendetta entre les nobles, leur monopole de la grande violence légitime ou la toute-puissance des «magnats», exclus de la cité comme des «loups rapaces», le juridicopolitique, déjà, œuvre sur le terrain biopolitique : le négatif du droit se traduit en positif de vie. Il s'agit là bien sûr d'une expérience révolutionnaire éphémère. Mais elle est significative d'un nouveau champ de possibilités présentant sa cohérence propre, celle d'un 92

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

buon governo, qui s'affirmera progressivement sur des espaces plus larges - perpétuant, du reste, bien des traits oligarchiques inhérents à la structuration moderne de classe (avec l'institution «républicaine» qui lui convient), dont elle constitue la première esquisse18. La proto-modernité de la commune italienne - c'est du moins ce que j'ai cherché à montrer - tient à cette interférence publique et privée entre marché et organisation, où le discours public qui s'interpose entre eux et qui naît de cet affrontement - immédiateté entre ces deux médiations - a pour objet la vie matérielle de ceux qui le tiennent. C'est en ce sens qu'apparaît, en ce moment et en ce lieu, une modernité «socio-politique», où «la société» cherche à s'emparer de «la politique», au sens où «le peuple», ou du moins son esquisse en «popolo», se donne comme objectif de maîtriser le processus vital de cette interférence entre les deux médiations. Cette incursion historiographique suggère que l'on devrait tenter de reprendre de plus haut la confrontation entre Marx et Foucault concernant la lecture des temps modernes. Chez Marx, on le sait, la trame est fournie par la relation entre «forces productives» et «rapports de production»: à un niveau technologique déterminé correspond un mode (esclavagiste, féodal, capitaliste...) selon lequel une fraction du corps social peut s'approprier les moyens de production essentiels et faire travailler la masse à son profit. Mais corrélativement cette aptitude structurelle à gouverner la production se manifeste dans une capacité à promouvoir un développement ultérieur des forces productives, jusqu'au point où celles-ci feront éclater cette structure de domination sociale. Vient alors le temps d'une nouvelle révolution sociale. C'est à ce genre de «dialectique historique» que résiste Foucault, soupçonnant à bon droit une 93

fbncault avec Maix

construction ad hoc, propre à figurer la plausibilité d'un «passage au socialisme». Il est vrai que l'on trouve aussi chez Marx tout autre chose, comme la séquence qui conduit de la manufacture à la grande industrie, ce qui permet de s'interroger sur ce qui se produit quand on passe à un stade technologique ultérieur. Quoi qu'il en soit, reste le contraste entre Marx, qui pense la tendance historique à partir d'une dynamique immanente à la structure sociale, et Foucault, qui décline l'historicité en termes de nouveautés hétérogènes, singulières comme des phases successives de l'histoire de la raison politique : État de justice, État administratif, Ère du gouvernement. Les périodisations qu'il propose font effectivement apparaître tout un pan d'histoire que le marxisme laissait dans l'ombre. Il se pourrait pourtant que la trame historique sur laquelle il brode présente le biais inverse de celle de Marx, qui analyse l'histoire moderne à partir du mouvement du capital -. Foucault pense à partir du pôle du pouvoir-savoir, anatomo-politique au xviie siècle, biopolitique au XVIII6, orienté discipline, puis orienté contrôle, changements d'épistémé, d'ordre de raison. On est conduit à se demander s'il est possible de rendre compte de ces deux approches dans un concept plus large. L'historiographie de la commune italienne justifie, à mes yeux, le projet de reprendre la réflexion à partir de l'hypothèse que je désigne comme «métastructurelle». En considérant la «forme moderne de société» fondée sur «l'instrumentalisation de la raison» - comprise selon ces deux pôles de l'entrechacun marchand et de l'entre-tous organisationnel - comme donnée dès son commencement médiéval dans sa cohérence logique, dans un monde encore pour longtemps dominé par d'autres logiques sociales, on se met, me semble-t-il, en position d'entrer dans l'intelligence de l'incohérence historique des temps 94

Ponvoix-propilété et pouvoir-savoir

modernes. Car pourquoi voit-on, au cours des siècles d'une construction (toujours inachevée) de la modernité, émerger ici une bureaucratie étatique (Italie de la Renaissance, Allemagne des Lânder), là une classe bourgeoise terrienne puis industrielle (Angleterre), là encore une noblesse d'État (France), et cela sans empêcher que les autres traits constitutifs de cette structure se manifestent eux aussi dans chaque cas de figure, fût-ce en mineur, et qu'ils finissent par constituer ce «tableau d'ensemble» qu'évoque Foucault, et que l'on retrouve aujourd'hui, en dépit de multiples inégalités et décalages, d'un État-nation à l'autre ? L'hypothèse métastructurelle est que cette séquence d'époques est à comprendre en termes de «changement d'hégémonie»: au sens où prédomine tour à tour, sur arrière-fond de mutations technologiques, l'une ou l'autre des deux forces sociales (l'une autour du marché, l'autre autour de l'organisation) constitutives de la classe dominante, en fonction des fluctuations de leurs connexions structurelles à la classe fondamentale et de contextes systémiques (mondiaux) en constants soubresauts". L'élaboration foucaldienne - par contraste avec celle de Marx, centrée sur le pouvoir-propriété du capital - permet de mieux comprendre la part spécifique qui est celle du pouvoir-savoir dans tous ces processus. L'État moderne, depuis ses commencements médiévaux, prétend certes se préoccuper de la vie des gens, notamment en protégeant la population des violences qui la menacent (en exerçant la sienne propre...), assurant ainsi le fonctionnement des institutions qui font la cohérence économique et culturelle des ensembles territoriaux émergeants. Apparaissent déjà, en certains lieux, des prémisses d'une «police» à venir. Mais, à compter de l'époque classique, conjointement au développement marchand du capitalisme, on observe, fruit et facteur 95

Ftracault avec Marx

de l'essor des savoirs et des techniques, une montée parallèle de la capacité organisationnelle du corps social: une aptitude à dessiner et à mettre en œuvre des fins collectives dans les divers domaines de l'existence. Le pouvoir-savoir en vient à s'exercer et à se reproduire à travers un ensemble de fonctions sociales toujours plus complexes et inter-reliées, impactant, selon des seuils successifs, la vie intellectuelle et corporelle de tout un chacun. Foucault montre comment ce pouvoir-savoir opère au croisement des rapports de production, de santé, de justice, de genre et de famille, s'impliquant dans l'usage des valeurs d'usage, dans l'usage du corps qui produit, qui souffre et qui jouit - en un mot, dans l'usage de soi. Il décrypte cette charge biopolitique qui croît au fil des temps modernes et aux prétentions auxquelles elle donne lieu18. §232. La critique foucaldienne du pouvoir-savoir: une politique C'est bien une critique de classe que Foucault exprime ainsi. Si le marxisme traditionnel peine à la reconnaître, c'est parce qu'elle s'en prend spécifiquement non pas au «capital», mais à l'autre pôle de la classe dominante : aux institutions et aux pratiques par lesquelles s'exerce cet autre pouvoir, et, en celui-ci, le volet «compétent». À partir de là, Foucault développe une politique. Et, quoiqu'il en soit de sa volonté de rupture, il réitère une certaine visée du tout social sans laquelle aucune politique n'est concevable19. Dans un entretien avec K. S. Karol {DE3/63sq), il note que les Soviétiques ont repris des techniques inventées par la « bourgeoisie ». Il entend par là : non les techniques du marché, mais celles de l'autre «pôle» du pouvoir «bourgeois» moderne, celles de 96

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

l'organisation. Le «marxisme traditionnel», dit-il, considère prison et asile comme des faits marginaux. On ne trahit pas complètement sa pensée en les définissant au contraire comme des processus structurels. Le problème, à ses yeux, n'est pas tant de savoir si le marxisme a quelque valeur scientifique que de «s'interroger sur l'ambition de pouvoir qu'emporte avec soi la prétention d'être une science». Il s'intéresse au «marxisme» soviétique comme à un savoir réalisé en pouvoir. En s'instituant comme science, le marxisme s'inscrit dans la ligne de recherche des effets de pouvoir que l'Occident, depuis le Moyen Âge, « a réservés à ceux qui tiennent un discours scientifique» (DE3/166-7). En URSS, le pouvoirsavoir marxiste s'est imposé à travers tout le réseau étatique ; mais il n'a fait en cela que pousser à son terme une potentialité de la société «occidentale». Foucault met ainsi en lumière, à côté des «effets de pouvoir» qui tiennent à la propriété, ceux qui se rattachent à l'autre processus de classe inhérent à la société moderne, celui du pouvoir-savoir. « Cette forme de pouvoir, écrit-il, s'exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les arrache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu'il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux. C'est une forme de pouvoir qui transforme les individus en sujets. Il y a deux sens au mot "sujet" : sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit» (DE4/227). Il ne s'agit «pas tant de s'attaquer à telle ou telle institution de pouvoir, ou groupe, ou classe, ou élite, qu'à une technique particulière, une forme de pouvoir», fait de «rapports de pouvoir multiples, indéfinis» 97

Foucault avec Marx

(ibid.). Il lui correspond, doit-on ajouter en bonne logique nominaliste, un ensemble d'agents, où l'on retrouve, en effet, toute la gamme des professions dont Foucault analyse les discours et les pratiques. On laissera ici de côté la question de savoir si la «transformation des individus en sujets» est spécifiquement l'affaire de cette «sorte de pouvoir» ou s'il ne faut pas la rapporter à un jeu plus complexe et dialectique de rapports marchands et organisationnels de classe et d'État. Mais on peut déjà avancer que Foucault ouvre ici un chapitre de lutte de classe80. Celui des résistances à l'encontre des stratégies propres au pouvoir-savoir. Luttes «transversales», «immédiates», «anarchiques». Elles ne cherchent pas «l'ennemi numéro un», mais «l'ennemi immédiat» - soit non pas le pouvoir du capital mais celui du savoir compétent. « Elles opposent une résistance aux effets de pouvoir qui sont liées au savoir, à la compétence et à la qualification. Elles luttent contre les privilèges du savoir. » Foucault leur offre, selon une métaphore qui est aussi celle de Deleuze (DE2/309), ses «boîtes à outils» pour «casser les systèmes de pouvoir» (DE2/720). Cela ne signifie pas stigmatisation du pouvoirsavoir comme tel, lequel n'a pas de fonction politique préétablie. Le pouvoir qui procède d'un savoir est porteur d'une puissance spécifique. Pour le dire encore en langage métastructurel, il relève d'un mode de la coordination rationnel-raisonnable à l'échelle sociale, et qui n'est tel qu'en ce qu'il coordonne des êtres rationnels-raisonnables ; il s'éteint donc comme «pouvoir» proprement dit, comme relation politique, s'il en vient à être pure instrumentalisation. La prérogative du commandement au sein de l'entreprise ou de l'administration, l'exigence d'obéissance, la manipulation et la menace elle-même s'exercent, sur fond de violence de classe, dans une forme de société 98

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

qui, par ailleurs (mais il n'y a pas d'ailleurs), déclare contradictoirement la libertégalité-rationalité de tous. Et le pouvoir-savoir se trouve à cet égard dans une position qui n'est pas celle du pouvoir-propriété. Il ne se manifeste qu'en se communiquant, avec effet rétroactif - dans des conditions, il est vrai, fort inégales, au sein des administrations, de l'école, de l'entreprise ou de l'armée, sans parler de la prison ou de l'hôpital psychiatrique. Il est formateur du sujet qui sait, et transformateur du sujet sur lequel porte son savoir et auquel il s'adresse, et qui réagit sur lui. On ne s'étonnera donc pas qu'il y ait chez Foucault - en contrepartie d'une histoire de la vérité qui déchiffre les effets de violence qui s'attachent à la compétence - une interpellation des compétents d'aujourd'hui. Il s'adresse à eux en tant qu'« intellectuels spécifiques», dotés d'un pouvoir-savoir spécifique, en ce qu'ils travaillent non pas «dans l'universel», mais «dans des secteurs déterminés», sur leurs lieux et objets de travail, où, explique-t-il, ils rencontrent finalement «le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses (les multinationales, l'appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière)... ». Bref, ils sont mobilisables contre «l'ennemi principal». Ce ne sont plus les écrivains, mais «les magistrats, les psychiatres, les médecins, les pédagogues, les travailleurs sociaux», etc. {DE3/154). Ces détenteurs de pouvoir-savoir se trouvent en effet, à la différence des privilégiés du pouvoir-propriété, dans une situation de classe ouverte à des «positions de classe» contraires: celle de «petit-bourgeois au service du capitalisme», ou celle d'«intellectuel organique du prolétariat» {ibid., 159). Ils choisissent leur camp. Et c'est bien le cas de Foucault lui-même, qui ne manque pas de souligner le lien entre son travail d'élaboration théorique et l'expérience singulière qui fut la sienne dans la foulée de 68. 99

Ibucanlt

avec Marx

On peut, il est vrai, être conduit à comprendre l'événement dans lequel il se situe autour des années 1970, d'une autre façon que celle que suggèrent ses écrits du moment81. Au terme d'une «alliance», d'une «connivence» entre dirigeants-compétents et classe populaire qui remonte au grand renversement des années 1930, on est alors parvenu, en divers lieux de la planète, à une sorte d'acmé. De nouvelles fractions de compétents, dont le nombre s'est multiplié, s'engagent contre le pouvoir capitaliste, «l'ennemi principal», dans une lutte de classe inédite, et cependant en parallèle à celle du «mouvement ouvrier». Comme les révolutionnaires de 1793 retrouvaient les accents des républicains antiques, les «gauchistes» - étudiants, futurs compétents, et sûrs de l'être - font leur le répertoire de la révolution prolétarienne. Foucault s'étonne d'abord que les étudiants «ne parlent que de lutte de classe». Mais il ne tarde pas à faire sien ce langage82. Son investigation savante, qui le conduit au concept de discipline, y trouve inspiration. La lutte émancipatrice des intellectuels spécifiques se tourne en effet naturellement contre son contraire : contre le pouvoir hiérarchique de la compétence, qui met celle-ci au service du pouvoir bourgeois. Le renversement néolibéral ne va pas tarder, et beaucoup d'esprits forts vont se retourner. Mais de cette lutte, qui a, en divers lieux, ébranlé les institutions en même temps que la culture, il demeure un puissant héritage. Dans cette obscure mêlée, Foucault se dresse volontiers contre un Parti Communiste centré sur la classe ouvrière et prisonnier de cette arène où l'on affronte le capital, et qui peine à comprendre le processus dans son ensemble. Ce qui se passe à «l'autre pôle» reste, à ses yeux, marginal. Foucault, pour sa part, a une tout autre perception de la «grande bataille», à laquelle il participe à partir d'un autre lieu - celui 100

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

du pouvoir-savoir, justement. Celle-ci ne procède pas d'un déroulement d'une grande Histoire, opposant le travail (et avec lui tout le peuple) au capital, sous l'égide d'une classe ouvrière à vocation universelle et donc en relation naturelle (ou mystique) avec des intellectuels dont la fonction est de dire l'universel. Elle est plutôt faite - dans la multiplicité de ses foyers - d'événements, d'inédits, de commencements décalés les uns par rapport aux autres dans les différents champs sociaux. C'est en ce sens que la «généalogie» foucaldienne se propose comme une histoire comprise du point de vue des combats des opprimés (DE3/29). Il est cependant entendu que la «bataille» ne peut prendre consistance que stimulée par un savoir subversif qui se forme à l'interférence des savoirs intellectuels spécifiques et des savoirs locaux propres aux acteurs concernés et issus de leurs luttes particulières. On notera que, dans les «luttes spécifiques», les «intellectuels spécifiques» gardent un rôle de premier plan. Car cette « spécificité » ne signifie pas, aux yeux de Foucault, que l'on doive chercher la bonne stratégie dans la spontanéité diverse des «luttes exemplaires». Théoricien d'une «histoire de la vérité», il s'avance aussi comme le héraut d'une «politique de la vérité», qui relève de la «fonction» des intellectuels, et plus spécifiquement de la philosophie83. Ce qui est une autre façon de reprendre le mot de Marx selon lequel «elle doit redescendre sur terre », et de replacer le philosophe - le « grand intellectuel»? - au centre de la politique. L'intellectuel spécifique lui-même voit bien au-delà de son univers professionnel: «[...] il lutte au niveau général de ce régime de vérité si essentiel aux structures et au fonctionnement de notre société ». Le spécifique communique donc avec l'universel. Et le pouvoir du savoir avec une puissance d'émancipation. Il n'est 101

Ibucanlt

avec Marx

pas loin de réclamer le premier rôle (en dépit des prétentions d'une direction «prolétaire»). «Il ne s'agit pas d'affranchir la vérité de tout système de pouvoir - ce serait une chimère puisque la vérité est elle-même un pouvoir -, meus de détacher le pouvoir de la vérité des formes d'hégémonie (sociales, économiques, culturelles) à l'intérieur desquelles pour l'instant elles fonctionnent» {DE3/114). La frontière entre l'intellectuel universel et l'intellectuel spécifique, on le voit, s'abaisse ici quelque peu. L'adresse pathétique de Foucault à l'intellectuel canonique - pour «[...] qu'il quitte la fonction prophétique de l'intellectuel héritier du notable » (DE3f156) - signale une posture dans laquelle il s'est lui-même brillamment illustré. Sa rhétorique politique retorse, ses formules à l'emporte-pièce où demeure ce brin d'obscur et d'indéfini qui signe la prophétie, relève d'une scène où se disputent les mérites respectifs de Sartre et... de quelque digne successeur. À quelques décennies de distance, les distinctions tranchées entre divers projets alors concurrents de lutte émancipatrice, issus de mouvements apparus en divers lieux et temps de la configuration sociale moderne, semblent plus incertaines. Les «intellectuels» adhérant à des partis communistes apprenaient, s'ils ne le savaient déjà, qu'ils étaient attendus dans les combats «spécifiques» de l'enseignement, de la recherche, de la presse, de l'hôpital, de la justice, etc. Et ils étaient fermement conviés à rester dans ce rôle «spécifique», à réprimer leur propension naturelle à se constituer en état-major compétent. Tout privilège leur était dénié... Le «mouvement ouvrier», comme appareil organisé, privilégiait deux types de disciplines : l'économie, tournée vers l'élaboration de plates-formes politiques fondées sur l'appropriation collective des moyens de production, l'histoire et la philosophie 102

Pouvoir-propriété et pouvoir-savoir

- une philosophie de l'histoire - en charge de promouvoir une vision du monde humaniste et révolutionnaire. Une «sociologie» n'était pas à son programme propre. Le «gauchisme» procédait d'espaces sociaux qui échappaient ainsi à son regard. Il était significatif de l'ouverture de fronts nouveaux, hors de l'orbite de la «classe ouvrière». Il était sociologiquement propre à inspirer des expériences multidisciplinaires, auxquelles le travail, inclassable, de Foucault pouvait fournir une référence. Les groupes et les partis militants de cette époque ont quasiment disparu de la scène publique. Le cours de l'histoire semble s'être retourné. Les cartes de la critique se sont redistribuées de mille façons. Les débats nouveaux qu'introduit la mondialisation néolibérale se mêlent à ceux qu'elle ramène en cortège, liberté, égalité, justice... Et pourtant les anciens antagonismes culturels-politiques ne cessent d'opérer, relevant de clivages structurels constitutifs de la société moderne, foyers d'une diversité d'expériences historiques dont Marx et Foucault demeurent, à des titres divers, des témoins privilégiés. Les contours d'une possible rencontre commencent cependant à s'esquisser: la percée théorique qu'ouvre le concept de pouvoir-savoir permet d'entrevoir non seulement l'élargissement de la théorie marxienne des classes dans la société moderne, mais sa refondation sur une base plus réaliste et plus assurée. S'il en est ainsi, la nature des difficultés que rencontrent les stratégies d'émancipation pourrait s'en trouver éclairée. C'est, on le verra, vers ce terme que tend la réflexion ici engagée. Un certain nombre d'obstacles épistémologiques se dressent pourtant encore sur le chemin, qu'il nous reste à tenter d'affronter.

103

Chapitre m

Structuralisme marxien et nominalisme foncaldien?

Lorsque l'on entreprend d'établir une relation pertinente entre le monde de Marx et celui de Foucault, le premier obstacle que l'on rencontre est d'ordre philosophique : c'est l'abîme supposé entre le «nominalisme», la primauté donnée au singulier, qui gouvernerait l'analyse foucaldienne du pouvoir, et le «structuralisme», le réalisme holiste, qui caractériserait les notions de classe et d'État dans la tradition marxiste. Le «structuralisme» ici imputé à Marx renvoie non pas à l'idée que la société serait « structurée comme un langage », mais à la notion de «structure de classe», telle qu'elle se donne dans le couple qu'il nous propose : infrastructure/superstructure. La structure est ce qui, se reproduisant, constitue la forme stable de la société, et qui comporte cependant des tendances immanentes, ouvrant à un champ déterminé de possibles. Le marxisme, en première analyse du moins, analyse le sort des individus particuliers dans une société à partir des structures sociales dans lesquelles ils sont insérés. C'est donc en ce sens qu'un structuralisme marxien semble s'opposer au nominalisme déclaré de Foucault (3.1). Il se manifeste notamment un décalage entre l'analyse foucaldienne en termes de «dispositifs de pouvoirs», et l'ambition, suscitée par la théorie de Marx, d'analyser tout le social à partir du tout social, compris en termes de «structure de classe» (3.2). Comment 105

Fbncaolt avec Marx

penser la relation entre la société et les individus? Ce problème classique de la sociologie, dramatisé par la référence à deux philosophies hétérogènes, prend ici une forme aiguë. Mais peut-on légitimement, au regard du travail conceptuel dont témoignent ces deux œuvres, enfermer Marx dans un réalisme des structures et Foucault dans un nominalisme des êtres et des choses ? Peut-on dresser l'une contre l'autre les deux lignes politiques qui semblent se dégager d'une telle alternative ? Et en quels termes tenter l'épreuve théorique qui conduirait, au-delà de tout éclectisme, à les assumer l'une et l'autre comme les éléments, discordants mais indissociables, d'une voie politique dans laquelle pourrait se reconnaître toute la diversité de la subversion sociale? Une analyse critique des limites inhérentes à l'une et l'autre conceptualités, manifestant l'impossibilité de leur intégration dans une théorie générale, s'imposera comme un préalable nécessaire (3.3). 3.1. Les micro-relations de pouvoir et les macrorapports de classe Considérons d'abord les espaces conceptuels - celui du pouvoir chez Foucault et celui de la classe chez Marx - sur lesquels s'affrontent ici le plus explicitement structuralisme et nominalisme. Ces deux perspectives se présupposent l'une l'autre. Telle sera du moins l'hypothèse (§311). Mais on ne peut en l'occurrence manifester sa pertinence que si l'on parvient à intégrer au concept structuraliste marxien de «rapport» social un concept nominaliste foucaldien de «relation» singulière: c'est-à-dire à concevoir, corrélativement au rapport (macrologique) de classe, des relations (micrologiques, interindividuelles) de classe (§312); laquelle est aussi à comprendre comme relation (micrologique) d'État (§313). Ce qui nous oriente 106

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

vers une forme de dialectique qui reste à définir. Notons que la langue française se trouve à disposer de deux termes différents là où l'anglais n'en connaît qu'un seul, celui de «relation». Le sens de ces vocables demeure certes indécis : on pourrait tout aussi bien parler de «rapports» entre les individus et de «relations» entre classes. Mais la tradition linguistique des sciences humaines plaide en sens inverse: la «relation» suggère plutôt un contexte nominaliste, le «rapport» un contexte structuraliste. Ce petit fait linguistique facilite l'énoncé du problème. §311. Le concept foucaldien de pouvoir et le concept marxien de classe Foucault s'est expliqué à diverses reprises sur sa conception du pouvoir, notamment dans un article de 1982, «Le sujet et le pouvoir» (DE4/222-243). Le pouvoir, écrit-il, doit être considéré comme l'action d'un individu sur l'action d'autres individus. De là le sens «transitif» qu'il donne au concept de «gouvernement»: gouverner la conduite des autres. Ces actions, ajoute-t-il, sont à comprendre sur un champ de possibilités socialement données dans des réseaux d'institutions et de relations de tout ordre, dans tous les domaines de la vie sociale : famille, production, santé, éducation, police et justice, guerre, etc. L'État n'est que «l'enveloppe» générale au sein de laquelle ces multiples relations, en tant qu'elles sont des relations de pouvoir, se trouvent d'une façon ou de l'autre régulées. Ce que récuse Foucault, c'est l'idée de partir de l'institution étatique prise comme lieu d'un pouvoir qui s'exercerait soit par transfert de droits de l'individuel au collectif, soit par consentement obtenu par la violence. Il appréhende l'État, lieu de violences et de consentements, à partir de ces 107

Fbncaolt avec Marx

c

micro-relations de pouvoir, immanentes à toute relation sociale. «Quand je mentionne le fonctionnement du pouvoir, écrit-il, je ne me réfère pas seulement aux problèmes de l'appareil d'État, de la classe dirigeante, des castes hégémoniques..., mais à toute une série de pouvoirs de plus en plus ténus, microscopiques, qui sont exercés sur des individus dans leur comportement quotidien et jusque dans leur corps propre» (DE2/771)M. Par différence avec Althusser et ses «appareils idéologiques d'État», précise-t-il88. C'est en ce sens que, dans une interview de juillet 1977, il acquiesce à la suggestion de Jacques Alain Miller selon laquelle « en définitive l'élément premier et dernier, ce sont des individus», regroupés en «coalitions provisoires», plus ou moins durables (DE3/311). Cette approche micro-logique permet, dit-il, de comprendre «beaucoup mieux que [...] d'autres élaborations théoriques, le rapport qu'il y a entre le pouvoir et la lutte, en particulier la lutte des classes». Ce qui frappe, en effet, dans les textes marxistes, ajoute-t-il, légèrement provocateur, «c'est qu'on passe toujours sous silence ce qu'on entend par lutte quand on parle de lutte de classe». C'est à ce niveau micro que l'on saisit «la société civile traversée par la lutte des classes» (ibid.). «Il n'y a pas, immédiatement donnés, des sujets dont l'un serait le prolétariat et l'autre la bourgeoisie. Qui lutte contre qui? Nous luttons tous contre tous. Et il y a toujours quelque chose en nous qui lutte contre autre chose en nous» (ibid.). On notera pourtant que cela n'empêche pas Foucault d'invoquer régulièrement les «structures» qui, en arrière-plan, forment les «cadres» ou «supports» de l'interagir individuel. Le pouvoir n'est pas «quelque chose» «qui existerait globalement, massivement ou à l'état diffus, concentré ou distribué», écrit-il, mais en ajoutant: «même si, bien entendu [...] il s'appuie 108

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

sur des structures permanentes» (DE4/236). Ce traitement en termes de «même si» ou de «pas seulement», récurrent dans le discours de Foucaidt, revient à situer «les structures», ainsi évoquées de façon purement triviale, hors de son champ d'analyse. On ne peut cependant pas manquer de s'interroger sur la possible relation entre les deux termes, individu et structure. Et, comme chez Foucault la notion de structure renvoie à la perspective marxiste par rapport à laquelle il cherche à prendre distance, on est conduit à se demander ce qu'il en est chez Marx. Il y a bien en effet à cet égard, dans l'exposé de Marx, une certaine difficulté qui se manifeste par exemple quand, au chapitre 12 du Capital, il avance une distinction entre «l'essence», ou «loi interne», qui consisterait dans le rapport de classe, compris comme le rapport entre les deux classes (capitalistes et salariés), et «le phénomène», par quoi il faut ici entendre la relation de concurrence entre capitalistes individuels au sein de leur classe. Marx souligne ainsi que le sens commun s'absorbe dans le phénomène (Erscheinung, TO (paivôpevov, «ce qui apparaît»), par quoi le capitalisme se donne comme société de concurrence, société de marché. Il entend mettre l'accent sur «l'essentiel», qui n'apparaît que par construction théorique : c'est le rapport entre les classes, le rapport (d'exploitation) de classe, qui, se traduisant en accumulation de plus-value, constitue le fondement du capitalisme. À cela on peut cependant objecter que la relation marchande est absolument essentielle à ce rapport capitaliste, et la concurrence essentielle à la dynamique historique du capital. Elle relève de son «essence» même. Cela ressort du reste de l'ordonnance même de l'exposé marxien qui part de l'interindividuel marchand (Livre I, Section 3) pour en venir au rapport capitaliste de classe (Section 5), qui «transforme» cette 109

Foucault avec Marx

relation marchande présupposée entre individus, mais ne se substitue pas à elle. Tout le problème est précisément là. Et le couple «essence/phénomène», dans l'emploi incertain que Marx en fait ici, manifeste une difficulté à penser la connexion entre la relation interindividuelle et le rapport de classe". On aurait tort pourtant de penser que l'on peut enfermer Marx dans un schéma holiste. La notion de «classe en soi», qui n'aurait qu'à prendre conscience d'elle-même pour devenir «classe pour soi», est un opérateur pour l'action politique : elle souligne que des conditions existent pour un rassemblement. Elle ne signifie pas que les classes seraient des groupes sociaux circonscrits. Le rapport de classe, tel qu'il est construit dans Le Capital, désigne non un groupe, mais un clivage, un principe de division du corps social. Le mécanisme de l'exploitation instaure, au sein de la société, une coupure qui gouverne en dernière instance la dynamique sociale. Mais il ne se traduit pas par lui-même en deux groupes sociaux: il donne lieu à des groupes, à des regroupements, qui sont - en fonction de la variabilité des rapports de force qu'il détermine dans des conjonctures variables - essentiellement fluides (c'est en ce sens du reste que l'on pourrait réinterpréter la classe «en soi» et «pour soi», si l'on pense du moins que ce recours philosophique apporte quelque chose à l'intelligence du processus). Le «grand patronat industriel» ou «la classe ouvrière industrielle», soit deux groupes sociaux auxquels le clivage de classe avait donné une place prépondérante en Europe au XXE siècle, ont vu avec le temps leur importance décroître par rapport à la «finance» et à d'autres «prolétariats». Mais le rapport capitaliste de classe - ce qu'on appelle généralement «les classes sociales» - demeure le pivot du devenir de la société : il donne lieu à d'autres regroupements, à d'autres groupes en lutte. 110

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

C'est donc par abréviation que l'on parle de «la lutte de classe ». Dans la lutte de classe, ce ne sont pas les classes qui luttent, mais des individus, au sein de groupes sociaux que détermine, selon les circonstances (technologiques et autres), le clivage de classe. Ces groupes agglomèrent des personnes réunies par un ensemble de conditions sociales communes, mais qui affectent chacune différemment. Le clivage de classe passe au travers des individus eux-mêmes (comme le souligne aussi à sa façon Foucault : « il y a toujours quelque chose en nous qui lutte contre autre chose en nous»). Un ensemble complexe et surdéterminé de conditions biographiques (familiales, géographiques et professionnelles) singulières fluctuantes ouvre à chacun un horizon particulier, toujours plus ou moins incertain. D'autre part, ainsi que Foucault le souligne à propos des détenteurs de pouvoir-savoir auxquels il s'intéresse, une situation sociale (de classe) ne définit pas nécessairement une position politique (de classe). Ce ne sont pas là non plus des faits à laisser à l'inépuisable contingence de l'empirie : la théorie doit s'efforcer de rendre compte de certaines récurrences régulières81. Mais, en bref, la classe est ainsi faite qu'ilfaut toujours y chercher l'individu dans son exceptionnalité. Elle n'est faite que d'individus exceptionnels en situation singulière. Il reste cependant à montrer à quel prix cela est concevable : à quelles conditions la relation interindividuelle s'entend-elle dans le rapport d'ensemble et réciproquement? §312. L'articulation micro-macrologique de classe Dans la conscience ordinaire, l'individuel apparaît comme une donnée première. Foucault et Marx en prennent acte chacun à sa façon. Foucault répète 111

Foucault avec Marx

que «bien sûr» des structures sont à l'arrière-plan, mais sans les mettre à son programme ; il demeure donc, tout en réalisant une puissante critique du structuralisme, dans les limites d'un nominalisme de sens commun, qui ne fait pas l'épreuve du collectif- ou, du moins, ne remonte pas jusqu'au point où les arrangements interindividuels se donnent spécifiquement à penser dans la société moderne : jusqu'au clivage moderne de classe. Marx, de son côté, souligne que l'expérience immédiate Qe «phénomène», ce qui «apparaît» d'emblée) ne fournit pas la clé de la théorie sociale. Mais il entend bien que sa théorie des rapports de classe traite des individus concrets, des relations entre sujets singuliers. À mes yeux pourtant, il n'y parvient qu'imparfaitement. Car la jonction entre structuralisme et nominalisme requiert une transformation de la matrice marxienne de classe : celle qui se propose dans l'approche métastructurelle que Marx a initiée, mais sans la conduire à son terme. On a commencé, au §311 qui précède, à avancer dans cette direction en indiquant que la classe n'est pas un groupe : le rapport de classe est d'abord à comprendre comme un clivage au sein du corps social moderne, donnant lieu à des groupes sociaux, qui rassemblent, à des degrés divers, des personnes singulières. Mais ce n'est encore que le moment négatif, externe, de l'analyse. Avant d'aborder le moment positif, qui se dégage de l'approche métastructurelle, il convient encore de revenir sur les difficultés qui s'attachent à la reconnaissance du fait «classes». Je voudrais montrer que c'est parce que les classes sont invisibles (du moins pour ce qu'elles sont) que la relation entre le moment individuel et le moment de la classe est si difficile à percevoir. Dans le couple individu/classe, c'est le second terme qui est le plus insaisissable, et cela rend 112

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insaisissable leur relation. La principale difficulté tient à ce que, à la différence des groupes sociaux, qui sont des entités de même genre, quoique différant par certains traits (intérêts, style de vie, idéologies, etc.), il manque aux classes «l'air de famille» qui permettrait de les «visualiser» dans le même concept. Considérons d'abord les deux classes : classe dominante ou privilégiée versus classe fondamentale ou populaire. Elles diffèrent notamment en ce qu'elles se rapportent de façon différente au couple marchéorganisation à partir duquel elles se définissent. La première comporte deux «pôles» marqués par le privilège respectivement détenu : propriété (sur le marché) ou compétence (en matière de moyens ou de fins dans l'organisation sociale). Ces deux sortes de relation de pouvoir (liées aux deux «médiations») s'exercent conjointement mais inégalement sur l'ensemble de la classe fondamentale. Celle-ci tend donc à s'articuler non en deux parties, mais en trois «fractions», selon le mode de coordination sociale prévalant : selon que l'on est pris davantage dans des rapports d'organisation (voir les fonctionnaires) ou de marché (voir les producteurs individuels, ou mieux «marchands») ou plutôt à l'intersection des deux (salariés du privé). Les deux classes sont donc structurées différemment. La classe dominante, celle du petit nombre, est constituée de deux forces sociales qui oscillent entre convergence et divergence. L'autre classe, celle du grand nombre, ne peut s'affirmer comme telle que dans une dialectique entre la recherche de l'unité entre ses fractions et de l'alliance avec le pouvoir-savoir - alliance fondée sur le fait que les deux facteurs de classe ne présentent pas les mêmes propriétés sociales. Ces diverses articulations, par lesquelles existent des «classes», entités disparates et fluides, n'apparaissent qu'à un prix théorique (recherche des sciences sociales) et 113

Fbncaolt avec Marx

pratique Qutte de classe) élevé. Quant aux deux pôles de la classe privilégiée, ils sont tout aussi dissemblables entre eux. Leur mode de reproduction les distingue radicalement (voir Marx pour le premier, Bourdieu pour le second). Le pôle des capitalistes, quoique éminemment disparate, possède une sorte d'unité systématique du fait de sa réaffirmation permanente à travers le procès d'accumulation du capital, qui relie entre eux tous les acteurs en concurrence capitaliste. Q se trouve comme soudé sous l'hégémonie de la finance, sommet concentré et identifiable comme tel. L'autre pôle - au-delà du sousclivage, qui est aussi un continuum problématique, entre dirigeants et compétents (analysé au §223 cidessus) - n'existe que dans la variété des fonctions de direction et de compétence qu'appelle à tout instant la dynamique sociale, et ne se trouve rassemblé qu'à travers des processus stratégiques historiquement variables. «L'élite» compétente-dirigeante n'oeuvre que dispersée, répartie sur des chantiers incomparables, dans des tâches assumées par des individus investis de compétence, affectant des individus dans leur vie concrète - économique, familiale, sexuelle... -, des sujets singuliers, éduqués, dirigés, appréhendés, interpellés, soignés, administrés... Elle s'affirme à partir des organismes dirigeants concernés. Mais, dans ces diverses fonctions, la grande masse des agents «compétents» relève davantage d'un statut de dirigé que de dirigeant, selon un continuum d'une classe à l'autre. Pour ce qui est enfin de la classe fondamentale ou populaire, son unité n'est pas non plus immédiatement donnée. C'est du reste pourquoi on parle généralement au pluriel des « classes populaires » - obstacle épistémologique occultant la perspective de leur unité politique. Divers facteurs de division et de dispersion seront à prendre en compte88. Il est 114

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cependant un principe de fractionnement à considérer en premier. L'expérience nous apprend certes aujourd'hui que, pour une génération dans sa masse «populaire», l'entrée dans la «vie active» - dans la mesure où elle s'avère possible - comporte trois possibilités structurellement distinctes (quoique souvent plus ou moins entremêlées) : trouver un emploi public ou privé, ou s'employer soi-même en «indépendant», ou supposé tel. Mais il faut l'analyse métastructurelle, qui rapporte ces situations diverses à des compositions diverses du facteur marché et du facteur organisation, à des relations différemment pondérées à ces deux «médiations», pour établir qu'elles configurent toutes ensemble une seule classe, dont les exclus eux-mêmes sont partie prenante. Les mécanismes d'exclusion, dans leur violence et leur radicalité, découlent eux-mêmes des potentiels pervers propres au marché et à l'organisation dans les conditions du rapport moderne de classe - on y reviendra89. Au total, dans ces conditions, il n'y a pas de discontinuité absolue entre les deux classes, pas plus qu'entre les pôles de la classe dominante. Le petit capitaliste se charge aussi de la direction. Et il est proche du peuple ordinaire. Ce peut aussi être le cas des dirigeants et surtout des compétents. Le clivage est cependant essentiel. Mais il est à prendre au sens actif : non pas comme une division, mais comme un diviseur. Il ne fournit pas le principe d'un tableau qui permettrait de dire a priori où, dans la population des fonctionnaires, des professions libérales, des travailleurs intellectuels, s'établirait une limite définie et stable entre des dominants et des dominés : il sépare les classes par la dynamique qu'il génère. Mais c'est également ainsi qu'il unit. « Les classes» existent dans les groupements fluctuants acteurs historiques - que suscite le clivage de classe. 115

Foucault avec Marx

La situation est toujours mouvante, et l'on ne peut à chaque moment chercher à savoir qui sont les amis, les ennemis, les partenaires qu'en considération de l'interrelation existant entre les trois «forces sociales» - ce qui relève d'une théorie métastructurelle de l'hégémonie, r Bref, « il y a des classes » - et j'ai tenté de clarifier le sens de l'expression. Mais il reste encore à montrer que, si «la classe» n'est faite que d'exceptions singulières, ce n'est pas seulement parce que les individus n'ont à elle qu'un rapport fluctuant et souvent incertain. C'est parce que le rapport de classe est luimême fait de relations interindividuelles. L'approche métastructurelle - qui ne se légitime, je le rappelle, que par les effets de connaissance qu'elle génère et l'horizon qu'elle ouvre par là à la pratique - analyse la structure moderne de classe comme «instrumentalisation de la raison». Elle part des deux médiations rationnelles (marché et organisation, les deux modes de la coordination rationnelle entre individus à l'échelle sociale), qui définissent les deux «pôles» complémentaires de notre «raison» sociale. Ces deux médiations interindividuelles, par lesquelles sont mis en œuvre ces deux pouvoirs sociaux (pouvoir-propriété, pouvoir-savoir), constituent les facteurs de classe qui se combinent dans le rapport moderne de classe. L'interindividualité est donc constitutive du concept de classe. Celui-ci définit les conditions dans lesquelles ce sont des individus - et non des familles, des parents, des villages ou des clans - qui achètent, vendent, emploient, licencient, jugent, commandent, enseignent, guérissent, mais aussi contractent, travaillent, obéissent, résistent, entreprennent, interprètent, se groupent ou se divisent des «personnes morales» n'existent-elles-mêmes qu'au terme de relations marchandes, organisationnelles et discursives entre des individus). C'est en ce sens 116

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que le «rapport moderne de classe» n'existe que par la «relation (interindividuelle) de classe». Mais c'est corrélativement - en ce que la relation de classe n'existe ainsi que dans le rapport de classe - que chaque acte individuel (ou rassemblant des individus) de travail, d'obéissance, de réinterprétation, de résistance, de regroupement, prend une valeur structurelle, c'est-à-dire concerne la classe et la société tout entière. Chaque acte individuel est un «geste», au sens d'Yves Citton90, qui fait signe pour tous dans l'affrontement social d'ensemble. Mais il n'existe comme tel que parce que le structurel collectif est déjà là. J On peine à saisir la relation entre tous ces termes, la relation multiple entre l'individuel et la classe. On peine à entrevoir l'éminente dimension structurelle du «geste» de classe dans une modeste action d'en bas; et pourtant, quand «les masses» peuvent s'y reconnaître, il advient que cette «modeste action» déplace le clivage de classe (elle se défenestre parce que sa banque la pressure jusqu'au sang; le peuple s'indigne ; la finance recule). On peine à distinguer le pouvoir de classe dans les pratiques interindividuelles des compétents qui exercent leur métier au nom de leur savoir supérieur ; pourtant le compétent tient d'une organisation structurelle, et non de lui-même, son autorité (sa compétence reconnue), et dans son exercice même un privilège de classe se reproduit. Tout aussi bien, à l'inverse, on peine à discerner l'individuel dans l'agrégation du pouvoirpropriétaire en société anonyme ; et pourtant, derrière l'action, il y a l'actionnaire, et aussi ceux dont « dispose » son pouvoir, comme on le voit dans les fermetures d'entreprises. Derrière «les marchés», 7 ce monstre épistémologique dont la domination capitaliste porte le nom, il faut identifier les individus et groupes bien concrets, et puissamment organisés, J déterminés à imposer leur loi. 117

Fbncaolt avec Marx

Bref, on ne peut être à la fois nominaliste et structuraliste qu'en articulant le rapport de classe et la relation de classe. Et cela suppose que l'on comprenne le rapport de classe à partir des deux facteurs de classe, à partir de ces deux médiations interindividuelles instrumentalisées, marché et organisation, qui sont notre raison même dans son commun exercice91. §313. L'articulation micro-macrologique d'État S'il en va de même ainsi pour l'État, c'est parce que l'État est lui-même un rapport de classe : il relève du rapport de classe qui structure la société dans son ensemble. Cela est vrai pour Marx, mais aussi, comme on va le voir, pour Foucault. Quelques explications sont cependant nécessaires pour nous conduire au point où structuralisme et nominalisme s'articulent en dialectique. 1. Le « pouvoir » chez Foucault présente à cet égard deux traits liés l'un à l'autre : (a) il est d'abord un rapport entre individus, (b) il est immanent à l'ensemble des rapports sociaux. Ces deux thèses sont explicitement tournées contre l'approche de Marx ou du moins celle d'un marxisme ordinaire. (a) Nominalisme, au commencement du moins... Car «il faut sans doute être nominaliste». Foucault s'en explique notamment dans le paragraphe «Méthode» de La Volonté de savoir92. Le pouvoir, en effet, «vient de partout», d'une «multitude de rapports de force », et non pas d'un «point central», ni d'un «foyer» rayonnant, d'une «souveraineté», ni de «la loi» ou d'un «état-major», d'un «groupe» contrôlant l'appareil. L'État n'est rien d'autre que «l'intégration institutionnelle des rapports de pouvoir». Dans cette forêt de métaphores, quelque chose devrait retenir notre attention foucaldo-marxienne : 118

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un commun recours à un «ordre des raisons», qui se donne dans le schème de l'avant et de l'après, indiquant ce par quoi il faut commencer et finir. Il y a «d'abord» des rapports de force toujours spécifiques, le point central n'est pas «premier» ; on a «finalement des dispositifs d'ensemble», une «intégration» de pouvoirs particuliers. Il y a un ordre nécessaire de l'exposé : on ne peut rien dire de l'ensemble avant d'avoir montré de quels éléments il est l'amalgame. Cet ordre des raisons s'impose au théoricien : il a doit avoir ses « raisons d'être » au regard d'une ontologie sociale. Mais on doit se souvenir qu'il en va ainsi dans Le Capital. Marx ne peut rigoureusement pas commencer par le rapport de classe (et donc non plus par l'État de classe) : il n'a rien à dire du capital, concept structural, avant d'avoir reconnu le marché, concept nominaliste, qui ne connaît que des individus. Dans la Section 1, il n'y a que des relations entre individus dans une logique marchande de production (voir cidessus §112). Et le problème de Marx est précisément de trouver le chemin théorique qui nous conduise de la relation entre individus sur le marché au rapport de classe capitaliste. C'est donc la même question que se posent Marx et Foucault: comment peut-on être à la fois structuraliste et nominaliste? Ou plutôt, c'est à nous qu'elle se pose et c'est à nous d'y répondre. (b) Immanence du «pouvoir» à l'ensemble des relations sociales. « Il y aurait, dit Foucault, un schématisme à éviter - schématisme que du reste on ne trouve pas chez Marx lui-même - qui consiste à localiser le pouvoir dans l'appareil d'État, et à faire de l'appareil d'État l'instrument privilégié, capital, majeur, presque unique du pouvoir d'une classe sur une autre classe. En fait, le pouvoir dans son exercice va beaucoup plus loin, passe par des canaux beaucoup plus fins, est beaucoup plus ambigu, parce 119

Foucault avec Marx

que chacun est au fond titulaire d'un pouvoir et, dans cette mesure, véhicule le pouvoir. Le pouvoir n'a pas pour seule fonction de reproduire les rapports de production. Les réseaux de la domination et les circuits de l'exploitation interfèrent, se recoupent et s'appuient, mais ils ne coïncident pas» (DE3/35). Plusieurs thèmes se croisent ici. L'immanence n'est pas coïncidence, mais recoupement et décalage. Retenons que «les relations de pouvoir ne sont pas en position d'extériorité à l'égard d'autres types de rapports (production économique, rapports de connaissance, rapports sexuels), mais leur sont immanentes». Foucault pense le pouvoir de classe et le pouvoir d'État dans la dispersion de multiples mécanismes de pouvoir. Il acquiesce («absolument», dit-il) à la suggestion de Michèle Perrot: «vous vous élevez contre l'idée d'un pouvoir qui serait une superstructure, mais non pas contre l'idée que ce pouvoir est en quelque sorte consubstantiel au développement des forces productives» {DE3/202). 2. Mais, quand le marxisme se refuse à voir dans l'État une institution au-dessus des classes, au-dessus d'une «société civile» (pour le dire dans l'idiome libéral), quand il en fait une «affaire de classe», et quand il distingue ainsi «État» et «appareil d'État» au sens étroit, c'est très précisément cette idée qu'il introduit: l'État est immanent à tous les rapports sociaux en ce qu'ils sont des rapports de classe. La superstructure est immanente à l'infrastructure. Son pouvoir (de classe) s'exerce dans cette interindividualité qui est celle des relations (interindividuelles) de classe impliquée dans le rapport de classe. C'est pourquoi «l'impersonnalité» des rapports sociaux modernes est toute relative. Bref, ce n'est pas sur ce terrain que l'on peut opposer Foucault et Marx. Tout est politique, jusque dans l'interindividualité : ils le montrent l'un et l'autre, chacun à sa façon. 120

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On peut, en réalité, tout aussi bien les renvoyer dos à dos. Cependant pas dans les mêmes termes. On dira que Foucault a limité son programme. Son nominalisme est aussi un alibi pour ne pas affronter l'être des structures et des totalités. Il s'en remet à ce qu'on a dit avant lui des classes (et, en ce sens du moins, de l'État en tant qu'État de classe) : il en parle comme d'une chose connue de tous, donc en un sens faible, ce n'est pas son problème. «Bien sûr, il y a des structures en arrière-plan, mais je vais vous parler d'autre chose», dit-il en substance93. Et l'on peut penser qu'en cela il a eu parfaitement raison. Il a suivi son génie propre : il a ouvert un autre chantier, un autre «continent», montrant qu'il avait immensément à nous apprendre. Et ses découvertes rejaillissent sur le chantier marxien, celui des structures et des ensembles qu'elles définissent. Marx affronte certes le dilemme nominalisme/structuralisme. Mais il ne me semble pas avoir conduit sa recherche à son terme. Je vais donc tenter de pousser plus loin. 3. La «relation» et le «rapport» ne peuvent être pensés ensemble que dans leur dialectique. C'est à cela, notamment, que s'emploie la recherche méta/ structurelle (où le «/ » désigne la relation dialectique entre les deux termes : métastructure et structure). ^ Et elle s'inspire, on l'a vu, du schéma de Marx dans Le Capital (même si celui-ci est défectueux, étant «unipolaire», comme j'ai tenté de le montrer: centré sur l'entre-chacun du marché, coupé de l'entre-tous de l'organisation). L'ordre marxien d'exposé n'est pas à fin pédagogique, mais théorique : il gouverne un projet d'ontologie sociale. Et il va de la relation au rapport et du rapport à la relation, ayant pour fin l'intelligence de la société moderne comme procès, un procès qui n'est cependant pas celui d'un fonctionnalisme. 121

Ibucanlt avec Marx

(a) Il y a bien un commencement nominaliste, celui auquel ramène tout débat sur ce qui est et ce qui doit être : celui où chacun se définit comme libre interlocuteur égal aux autres. Marx le décrit, à la Section 1, comme le monde de la prétention (amphibologique) moderne: nous sommes une société de marché, une totalité faite d'individus qui se considèrent comme libres et comme échangeant leurs services, leurs travaux en forme de marchandises (biens ou services). Relation supposée. «Métastructure». (b) En fait, on l'apprend à la Section 3 : cette relation présupposée de libre marché est posée, générée, par le rapport moderne de classe (ou : la métastructure posée, générée par la structure de classe, qui marchandise la force de travail). Mais ce rapport de classe, tout en posant le corps social comme ensemble d'individus libres et rationnels, le clive en deux classes : entre ceux qui possèdent les moyens de production et les travailleurs salariés qui produisent, ayant vendu leur force de travail. Ainsi se reproduira, par l'exploitation, une totalité de classe. L Rapport réalisé. «Structure». (c) Mais la mise en œuvre de ce rapport de classe s'analyse en relations de classe. Chaque capitaliste ne se réalise comme tel que dans sa relation concurrentielle aux autres, sur lesquels il doit constamment l'emporter. Chaque salarié est concurrent, étant à chaque moment menacé d'être remplacé par tout autre faisant mieux l'affaire du profit. C'est aussi à travers la relation interindividuelle que se réalise le rapport entre les deux classes : c'est un couple singulier (un employeur/un employé) qui contracte. «D'abord» du moins, car ici s'affrontent les classes en présence, ou du moins les groupes qu'elles suscitent, capables d'association, dans les conditions définies par le rapport de classe. Dans ces conditions, ce sont des individus qui luttent, qui interprètent les 122

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situations, analysent les chances et les risques, et qui s'engagent «Pratiques». (a-b-c) C'est en cela qu'il y a dialectique sociale : dans cette unité « rapport-relation » de classe. On est toujours renvoyé à la relation interindividuelle de chacun à chacun et entre tous. Mais c'est le rapport de classe qui nous y renvoie. C'est le rapport capitaliste de classe qui génère le rapport marchand comme universel, explique Marx. Plus précisément, la structure de classe définit le champ contradictoire des pratiques économiques (qui sont aussi sociales et politiques) possibles au sein de la forme moderne de société. Ces pratiques «posent» la métastructure. Car elles sont toujours en même temps des actes de parole. Par quoi se trouve à chaque moment relancée, dans son contenu substantiel, la présupposition métastructurelle : ce qu'on entend par liberté et égalité et quel statut de rationalité est reconnu - libre disposition de son corps ou liberté d'expression, égalité devant l'emploi ou devant les risques, accès reconnu aux ressources de connaissance, ainsi à l'infini. Le rapport de classe, clivage toujours différemment reproduit, est ainsi en perpétuel mouvement, ouvrant d'autres champs de pratiques possibles. 4. C'est en ces termes qu'il faut comprendre l'État? «L'État n'a pas d'essence, dit Foucault. [...] L'État n'est rien d'autre que l'effet mobile d'un régime de gouvernementalités multiples» (AS/79). Cette nonessentialité, cette mobilité, ce mouvement se donnent en termes dialectiques. j (a) L'État métastructurel est l'État abstraitement considéré «avant les classes94». C'est l'État déclaré dans la définition constitutionnelle qu'il donne de lui-même, et qui se trouve constamment réitérée dans le discours public. Il est, censément du moins, pure organisation civique, pure organisation de la parole, fondé sur «une voix = une voix», 123

Fbucault avec Maxx

et sur «l'asymétrie métastructurelle» qui exclut à ce niveau principiel la relation marchande comme «corruption». Il gouverne censément l'ensemble des institutions supposées nécessaires à l'élaboration et à la mise en œuvre des lois et décisions communes. L'État déclaré n'est pas rien. La structure de classe s'y cache. Et s'y trahit. Elle s'y fait «entendre» dans l'amphibologie d'une déclaration partagée, ceux d'en haut proclamant que cet ordre déclaré est réalisé et ceux d'en bas, qu'il doit advenir : «amphibologie», car tous arborent néanmoins le même drapeau de libertégalité-rationalité. Le «concept essentiellement contesté 98 », c'est celui que définit la métastructure. Et il est comme un défi et, dès lors, comme un enjeu. (b) L'État structurel, c'est l'Etat dans son effectivité d'État de classe moderne, dont le «présupposé» est cette déclaration métastructurelle d'une relation librégale et rationnelle entre les individus. Q met en œuvre un pouvoir de classe qui est un affrontement de classe, dont les résultats dépendent de rapports de forces qui s'élaborent dans tout le tissu social, économique et culturel, dans le temps long et dans la conjoncture. L'appellation «classe dominante», qui suggère que tout le social découle de sa domination, ne dit pas le tout du rapport de classe. On n'est pas autorisé à attribuer au «pouvoir de la bourgeoisie» tout ce qui apparaît (écoles, hôpitaux, lois sociales, libertés politiques) dans les temps où elle est supposée être «au pouvoir». Il restera à analyser en quoi consiste la puissance créatrice de la classe populaire (ci-dessous, §412). (c) L'État concret est un processus qui se déploie comme la relation entre métastructure et structure, à travers les pratiques. Les pratiques économiques, culturelles et politiques antagoniques des individus et des groupes, intervenant dans la guerre de 124

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position entre les classes, viennent sans cesse bouleverser - en même temps que la ligne de front structurelle : unité ou dispersion, revirement des alliances, avancées ou reculs sur la voie de l'émancipation la teneur de ce qui se trouve métastructurellement (contradictoirement) déclaré. La dialectique, ainsi comprise, est la forme réelle de la relation entre des réalités que nominalisme et structuralisme n'appréhendent que de façon unilatérale. C'est en inscrivant le nominalisme de Foucault dans ce cadre dialectique structurel et méta/structurel que l'on peut lui donner tout son sérieux historique, qui tient à ce que la singularité de l'individu ^ n'est pas non plus une essence, mais une incertitude, laquelle se joue dans les espaces mouvants, et pourtant strictement cartographiés, de structures de classe qui ont leur dynamique propre - elle-même aussi, cependant, toujours incertaine. 3.2. Dispositifs de pouvoir versus structures de classe Marx a théorisé ce que l'on pourrait désigner comme des « dispositifs » sociaux. Foucault ne manque pas de référer ses analyses à une société de « classe ». L'un pourtant focalise autour de la structure de classe et de son potentiel historique révolutionnaire ; l'autre autour de dispositifs de pouvoir qui se déploient en grandes stratégies. Foucault ne propose pas, à proprement parler, une théorie générale de l'histoire moderne concurrente de celle de Marx. Le couple dispositif/stratégie exprime cependant un ensemble d'interrogations sur les limites de la perspective marxienne. Il illustre le bien-fondé d'une approche nominaliste du processus historique, compris comme engageant à chaque moment une multitude de centres névralgiques et d'objets en cause, 125

Ibucanlt avec Marx

d'échelles et de temporalités irréductibles les unes aux autres (§321). Mais la critique foucaldienne suffit-elle à rendre vaine l'ambition révolutionnaire que Marx exprimait en termes de «structure»: celle de l'abolition de la structure de classe? (§322). x §321. Foucault: les stratégies dans le contexte des «dispositifs de pouvoir» %

L'Archéologie du savoir faisait apparaître des «formations discursives», définies comme des «ensembles de pratiques formant systématiquement les objets dont elles parlent». Elle les recueillait dans leur dispersion foncière, et non par dérivation à partir d'une «vision du monde96» propre à une époque, ou d'une rationalité qui s'affirmerait progressivement dans l'histoire. Elle y découvrait cependant une «épistémè», un dispositif général, mais qui n'était encore qu'un «dispositif spécifiquement discursif» (£>£"5/301), permettant de trier dans un champ de scientificité ce qui est qualifiable de scientifique. Le «dispositif», tel qu'il apparaît dans l'œuvre ultérieure, englobe «tout le social non discursif» {DE3/302). On se trouve désormais face à un concept plus large qui désigne chaque fois un réseau hétérogène de discours, d'institutions, de lois, d'architecture, etc. (DE3/29991). Foucault donne pour exemple de « dispositif» celui qui préside aux stratégies de fixation de la population ouvrière dans le Nord et l'Est de la France au XDC" siècle. On fournit logement, crédit, épicerie, caisse d'épargne. Discours philanthropique, syndical et patronal, scolarisation, etc. (DE3/306). Un autre exemple est celui du Concile de Trente (£>£"5/303), à partir duquel se met en place tout un ensemble de micro-relations autour de la direction de conscience, de la confession, bref, d'une nouvelle subjectivité. Un autre encore, celui de la 126

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politique de la santé au xvm® siècle : «un dispositif qui n'assure pas seulement (aux populations) leur assujettissement, mais la majoration constante de leur utilité » {DE3J18). Foucault peut tout aussi bien parler des dispositifs de la psychiatrie, de la sexualité (successivement dispositif antique des plaisirs, dispositif chrétien de la chair, dispositif moderne du sexe), etc. Mais ce peut être aussi «une armée, un atelier ou tel autre type d'institution» {DE3/201)... Si tout, tout le social, est ainsi « dispositif», quel sens défini faut-il donner à ce terme ? À quelle intention définie répond-il? La notion de «dispositif» est régulièrement tournée contre deux adversaires : contre un libéralisme qui dériverait le pouvoir d'une puissance qui serait celle de la souveraineté, de la législation, de la constitution, contre un marxisme qui le penserait en termes d'État ou d'appareil d'État (DE3/201). Ces deux repoussoirs plus ou moins fictifs légitiment, par contraste, une approche réaliste consistant à prendre toutes les institutions sociales en tant que «dispositifs»: c'est-à-dire en ce qu'elles sont des relations de pouvoir, lequel est toujours celui de certains sur d'autres, dans la concrétude de «technologies», d'agencements matériels et de formations discursives, où il y va, dans les temps modernes, d'une biopolitique des populations (on reviendra sur ces concepts au chapitre suivant), selon des dynamiques tout à la fois de domination et de promotion. Une telle définition ne dit cependant par elle-même rien des problèmes qu'elle recèle. En effet, parler de «dispositif», ce n'est pas seulement évoquer une disposition défait, une simple configuration des lieux, des discours, des espaces, des temps... C'est là, subrepticement, un concept téléologique : il suppose un agent qui dispose en vue de fins. Mais quel agent ? Non pas la Raison dans l'histoire : non pas une autre «main invisible», se défend Foucault. 127

Foucault avec Marx

«Il faut plutôt voir comment les grandes stratégies de pouvoir s'incrustent, trouvent leurs conditions d'exercice dans de micro-relations de pouvoir. » Mais selon quel rapport entre micro et macro? Entre tactique et stratégie ? Les stratégies sont le résultat des tactiques, dont elles redéfinissent sans cesse le cadre. Ainsi en va-t-il du dispositif patronal dans la France du Nord au xix6 siècle : finalement, «on obtient (je souligne) une stratégie globale, cohérente, rationnelle, mais dont on ne peut plus dire qui l'a conçue» {DE3/306). Tel est le sens de l'énoncé selon lequel il s'agit de «stratégies sans stratège». Mais ce n'est là que la formulation d'un problème. Car comment «obtient-on» (et qui est ce «on»?) une stratégie à partir d'une somme des tactiques? On entre plus avant dans la question dès lors que l'on observe que Foucault a spécifiquement, et problématiquement, en vue l'émergence de «stratégies de classe». Le dispositif, mis en œuvre à partir de multiples petits pouvoirs, est le lieu où s'observent des «tactiques», qui «se sont dessinées morceau par morceau avant qu'une stratégie de classe les solidifie en vastes ensembles cohérents» (DE3/202). «On peut même dire que c'est la stratégie qui permet à la classe bourgeoise d'être la classe bourgeoise, et d'exercer sa domination. Mais que ce soit la classe bourgeoise qui, au niveau de son idéologie, ou de son projet économique, ait, comme une sorte de sujet à la fois réel etfictif,inventé et imposé de force cette stratégie à la classe ouvrière, je crois que ça, on ne peut pas le dire» {DE3/202). La stratégie, ainsi conçue, forme la classe (comme dit Althusser : la lutte de classe précède les classes). Mais elle ne la constitue pas comme sujet. C'est là le point crucial. À la question «Mais alors, quel rôle joue la classe sociale?», Foucault répond: «Ah, là, on est au centre du problème, et sans doute des obscurités de mon 128

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

propre discours. Une classe dominante, ce n'est pas une abstraction, mais ce n'est pas une donnée préalable. Qu'une classe devienne classe dominante, qu'elle assure sa domination et que cette domination se reconduise, c'est bien l'effet d'un certain nombre de tactiques efficaces, réfléchies, fonctionnant à l'intérieur des grandes stratégies qui assurent cette domination» (DE3/306-30798). Bref, la classe sociale est bien quelque chose de réel: «ce n'est pas une abstraction». Cette totalité relève bien d'une ontologie sociale. Mais elle n'est pas «préalable», «on l'obtient». On est toujours dans la métaphore de l'avant et de l'après : il faut commencer par les tactiques pour concevoir adéquatement les stratégies qui forment la classe, parce qu'ainsi en est-il dans la réalité. Mais de quelle réalité s'agit-il? Car il reste à savoir quel statut Foucault donne au concept de «classe», qu'il utilise couramment. Significativement, «classe» ne figure pas au glossaire des Dits et Écrits, ce qui suggère qu'il n'y a pas à en chercher un sens spécifiquement foucaldien. Ce vocable, en effet, fonctionne dans son discours en un sens supposé reçu, avec une charge sémantique, tantôt plus économique, tantôt plus politique, qui semble bien lui venir de la tradition marxiste. D'un autre côté pourtant, Foucault produit une critique du concept de classe, qui revient à en proposer une nouvelle version : non pas à le faire disparaître du champ théorique, mais, à la façon des marxistes analytiques, à penser la classe à partir de relations singulières. Foucault s'autorise un holisme (faible) pensé critiquement à partir d'un nominalisme (fort) de principe. Mais cette séquence - de la «relation» au «rapport » - ne semble pas assumée avec la constance que l'on attendrait. Car elle se présente aussi en sens inverse. Rancière (DE3/424) suggère que si «la lutte des classes» n'est pas la «ratio de l'exercice du 129

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pouvoir», elle fonctionne pourtant comme «garantie dernière d'intelligibilité du dressage des corps et des esprits (production d'une force de travail apte aux tâches que lui assigne l'exploitation capitaliste, etc.)». Foucault répond que c'est bien cela. Ce qui ne veut pas dire que les disciplines soient au service d'un «intérêt économique» supposé primitif, mais qu'elles «peuvent être utilisées dans des stratégies». «La lutte de classe peut, donc, ne pas être "la ratio de l'exercice du pouvoir" et pourtant être "garantie d'intelligibilité" de certaines grandes stratégies. » On ne peut ici manquer de noter que la «garantie dernière d'intelligibilité» ressemble fort à une «dernière instance» conceptuelle, qui définit un objet bien réel. Dernière instance d'intelligibilité : c'est à partir d'elle (ou en remontant jusqu'à elle, autre métaphore) que l'on comprend quelles sortes de choses et faits singuliers peuvent advenir. Car ces tactiques, qui vont se fondre en stratégie, semblent bien, chez Foucault aussi, procéder d'intérêts ou de préoccupations de classe. Ainsi à propos du patronat paternaliste du xrc® siècle: cette stratégie de «moralisation de la classe ouvrière», « elle s'est faite, parce qu'elle répondait à l'objectif urgent de maîtriser une main-d'œuvre flottante et vagabonde» (DE3/307). De même sur un «autre exemple », celui du « dispositif médico-légal de la psychiatrie». Ici, ce n'est pas le mot «urgence» qui vient, mais celui de «nécessité» pour les psychiatres de se faire reconnaître comme des éléments de l'hygiène publique et de s'imposer aux magistrats (DE3/308). Préoccupation de classe propre, cette fois, à des «dirigeants compétents». Au total, Foucault se trouve devant des contraintes contradictoires. Q lui faut tout à la fois, d'une part, se tenir à cette sorte de nominalisme dans lequel il voit la garantie contre toute «philosophie de l'histoire», 130

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et, d'autre part, penser les ensembles et les mouvements d'ensemble. Finalement, au xixe, «le pouvoir bourgeois a pu élaborer de grandes stratégies, sans pour autant qu'il faille leur supposer un sujet», {DE3/310). Ainsi, à Alain Grosrichard, qui lui rappelle la question des marxistes «Qui sont nos amis, qui sont nos ennemis ? » {DE3/311), il répond : «Tout le monde (s'oppose) à tout le monde. Il n'y a pas, immédiatement donnés, de sujets dont l'un serait le prolétariat, et l'autre la bourgeoisie. » Bien sûr, ce qui prévaut, c'est, lui fait-on dire, «le bordel», le désordre général de la bataille. Mais il faut bien finalement se demander comment les uns parviennent à l'emporter sur d'autres: il faut bien «poser le problème en termes de stratégie» (DE3/312). De stratégie de classe. En termes de classe. En résumé : la logique de classe n'est pas première, mais elle est la « garantie ultime d'intelligibilité » : pour comprendre vraiment, il faut repartir d'elle. Les mille et une tactiques qu'on voit à l'œuvre ne sont pas déductibles d'impératifs stratégiques de classe : elles sont utilisées par elles. Mais elles convergent finalement en grandes stratégies, qui forment le contexte de leur réitération. On aboutit à une sorte de relation circulaire entre le moment individuel et le moment structurel, que l'on retrouve sous diverses formes dans toute réflexion sociologique. Foucault ordonne le champ de bataille en définissant comme premier le moment du particulier, en termes de «tactique», et comme second le mouvement d'ensemble, conçu en termes de stratégie. Mais ce jeu de langage ne parvient pas à exorciser le fantôme de la « classe dominante», qu'il ne peut manquer d'évoquer sans cesse à nouveau, dans son existence stratégique repère des actions et passions individuelles. C'est, on l'a vu (§312), de cette circularité que la dialectique « métastructure/structure/pratiques » 131

Fbncault avec Marx

cherche à rendre compte, se référant à la conceptualité méta/structurelle initiée par Marx. Il reste cependant à savoir si cette problématique «métamarxiste» de la « structure » (définie dans sa relation entre pratiques et métastructure) peut englober tout ce qui s'annonce théoriquement et politiquement dans le concept de «dispositif». Celui-ci pourrait bien être l'indice qu'une problématique «structurelle» ne suffit pas au programme d'une politique de l'émancipation. On y viendra à la section 33 qui suit. Pour y voir plus clair, il est cependant d'abord nécessaire de considérer ce qu'il en est de la «structure» marxienne et la critique «reconstructive» qui doit lui être portée. §322. Marx: les stratégies dans le contexte des «structures de classe» S'il est difficile de confronter ici Foucault et Marx, c'est, en effet, parce que l'un pense en termes de «dispositifs» et l'autre en termes de «structures». Dans une conceptualité héritière de Marx, les «dispositifs» foucaldiens semblent devoir être conçus à partir des «structures» (de classe, dans un contexte par ailleurs «systémique», au sens du «systèmemonde »). Mais, si l'on veut comprendre les stratégies et les tactiques qui s'y déploient, notamment celles que Foucault nous a appris à reconnaître, une refonte du cadre marxien est, à mes yeux, nécessaire, qui inscrive la structure capitaliste définie par Marx dans le cadre «métastructurel» qui est celui de la forme moderne de société. Il faut refonder, élargir, redialectiser le structuralisme de Marx. Reste à savoir en quels termes. Dispositif et structure ne relèvent pas de la même temporalité. Le «dispositif» pose le problème de sa pérennité, comme affrontement de rapports de forces. Et cela 132

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parce qu'il est compris comme dispositif de pouvoir, au sens où l'entend Foucault (voir DE4/2A\sq). Le pouvoir est toujours affronté : il rencontre des résistances. Il cherche à se maintenir et à se développer comme pouvoir. Il ne cherche pas une «victoire» qui neutraliserait le partenaire, mais plutôt à s'affirmer comme tel, comme pouvoir sur lui, pouvoir de le conduire. Il perdure sous forme d'instable stabilité. «En fait, entre relations de pouvoir et stratégies de lutte il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel» {DE4/242). Éternel retour? Les mêmes événements historiques peuvent se lire en pouvoir et en lutte, parce que lutte et pouvoir s'entremêlent. On est ainsi renvoyé à la stabilité relative d'un rapport de force inégal entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui lui résistent. La «domination» qui, dit Foucault, marque «une grande partie de l'histoire de l'humanité », est cet entrelacement même. La transformation de l'un en l'autre. Le soutien de l'un par l'autre. Non pas cependant au sens d'un équilibre organique, précise-t-il : le pouvoir doit toujours «s'accentuer, se stabiliser, gagner en étendue, il est nécessaire qu'il y ait une manœuvre» {DE3/309). Bref, ce que recherchent les tactiques et stratégies de la domination, c'est la pérennité et le développement des dispositifs de pouvoir. La « structure » pose un tout autre problème : celui de sa reproduction. La formulation de Foucault peut ici sembler très proche de celle de Marx, selon laquelle l'histoire de l'humanité est depuis le commencement « l'histoire de la lutte des classes ». Mais si, chez Marx, cette confrontation de classe possède une stabilité dans la longue durée, ce n'est pas parce que pouvoir et lutte s'appellent l'un l'autre, en «enchaînements sans fin et renversements perpétuels», se faisant ainsi de quelque façon équilibre. S'il en est ainsi, c'est parce que le propre de la structure de 133

Foucault avec Marx

classe, et spécifiquement de la structure capitaliste de production, est de contenir les conditions immanentes de sa reproduction. La thématique des dispositifs, des stratégies et des tactiques, que Foucault fait apparaître avec une clarté aveuglante, cache l'absence d'une catégorie ici requise : celle de structure. Le «dispositif» foucaldien, comme mécanisme d'ensemble, donnant heu à de grandes stratégies de pouvoir, tend à occuper la fonction qui appartient à la structure. S'il n'est pas propre à remplir cette fonction, c'est parce qu'il ne possède pas en lui-même la propriété inhérente à la «structure», qui est de se reproduire. Le concept de structure répond ainsi à la question posée en creux dans l'énoncé de Foucault: la classe, «ce n'est pas une abstraction». La structure de classe est le contexte réel d'un ensemble de pratiques en actes. Si elle n'a pas de place, sinon triviale (improductive), dans la forme d'ontologie nominaliste qui est celle de Foucault, c'est parce qu'il n'y a pas chez lui - à la différence de ce que l'on peut voir chez Bourdieu - de problématique de la «reproduction» : de la reproduction structurelle. Considération préalable à l'analyse de son mouvement historique. Q y a bien, chez Marx et chez Foucault, la même référence à ce que l'on pourrait appeler des «ensembles stratégiques» : la classe ouvrière, le patronat industriel, le corps hospitalier, l'Église tridentine, etc. Mais Foucault considère les stratégies communes à partir des tactiques concrètes qui convergent en elles. Marx recherche les conditions structurelles de l'existence même des stratégies, c'est-à-dire des forces sociales intervenant dans l'histoire. Les structures, qu'il construit théoriquement, sont des réalités plus abstraites que les stratégies: ce sont les clivages qui donnent lieu à celles-ci. Marx raisonne à partir de la structure : si tel capitaliste échoue à se reproduire comme tel, la structure se reproduit tout autant. Q 134

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est ainsi conduit à s'intéresser à l'être propre des structures, soit aux principes de leurs mouvements : d'une part, de leur reproduction, d'autre part, de leurs transformations, découlant de leur configuration structurelle, c'est-à-dire tout à la fois de leur productivité et de leurs contradictions. À ses yeux, la structure capitaliste, fondée sur l'exploitation salariale dans le contexte de la concurrence pour la maximisation de la plus-value, évolue nécessairement vers une concentration industrielle du capital, qui génère à terme, potentiellement, son «fossoyeur». C'est dans ce contexte que s'affrontent des stratégies d'ensemble, nourries de tactiques au jour le jour. Le marxisme ultérieur n'existe que pour autant qu'il conserve ce paradigme «structure/reproductioivtendance », quitte à le décliner en sens divers. L'approche foucaldienne en termes de « dispositifs » témoigne d'une semblable ambition : interpréter le monde en vue de le transformer. Ou du moins de l'améliorer de quelque façon". Mais les «dispositifs» de pouvoir qu'il fait apparaître s'inscrivent dans un contexte de tendances qu'ils ne sont pas par eux-mêmes propres à expliquer. On ne peut, en effet, se risquer à diagnostiquer une tendance historique - ce qui n'implique aucune perspective téléologique -, avec ses éventuelles contre-tendances, qu'à partir de la considération d'une structure déterminée : en cherchant à élucider ses propriétés tendancielles. Et l'on n'oubliera pas, bien sûr, que les conjonctures singulières sont toujours au croisement de multiples phénomènes tendanciels. Mais encore faut-il que ladite structure sociale soit correctement établie, surtout s'il s'agit en définitive de penser une stratégie visant à l'abolir. La carence de Foucault n'assure pas la pertinence de Marx. Que faut-il donc changer à ces deux pensées pour qu'elles s'allient en un programme commun d'analyse critique tournée 135

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vers un horizon d'émancipation? Pour parvenir à cette question, je me demanderai cependant si la «carence» que j'ai, jusqu'à ce point, imputée à Foucault n'est pas l'envers d'une certaine pertinence. Ainsi s'expliquerait pourquoi au grand étonnement de certains disciples de Marx convaincus que sa théorie possède une valeur heuristique et politique suffisante dans tous les registres de l'ordre social - tant de recherches et tant de luttes ont trouvé en Foucault leur porte-drapeau, sur des terrains où le marxisme ne semble en quelque sorte pouvoir intervenir qu'après coup, dans une position, inconfortable pour lui, qui n'est plus celle de l'hégémonie. Il me faut pour cela reprendre maintenant le problème à plus grande distance de l'un et de l'autre. 3.3. Carence et pertinence chez Marx et chez Foucault On a jusqu'ici considéré Marx et Foucault comme en miroir, sommant chacun de se reconnaître dans le monde de l'autre. Cet exercice a des limites. La conceptualité de Marx a un objet déterminé, qu'on appellera provisoirement le « capitalisme », le rapport capitaliste de classe. Foucault embrasse plus large : à côté de la classe, le sexe (compris, il est vrai, comme sexualité et non au sens de rapport de genre). Et, à partir de là, s'ouvrent d'autres perspectives (§331). Le décalage d'objet se marque aussi dans le fait que la problématique de classe et d'État, suivie jusqu'à ce point comme marquant l'épicentre du marxisme, va se trouver questionnée par l'inquiétant paradigme de «guerre des races», mis au jour par Foucault, celui de la guerre comme «analyseur» de la société. Voilà donc maintenant, outre la classe et le sexe, la «race» -, sous réserve de quelques décalages à identifier, le triptyque semble être là au complet (§332). 136

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Mais comment penser ensemble ces trois volets ? Et comment tenir ensemble Marx et Foucault ? Est-il possible de constituer un champ conceptuel plus large qui permette de formuler les conditions d'une politique dans laquelle l'un et l'autre puissent se reconnaître? (§333). §331. Classe, sexe, race: un triptyque foucaldien? Foucault s'engage, à partir de 1970, dans la lutte des prisons. Il joue, avec ceux qui l'entourent (D. Defert, J.M. Domenach, P. Vidal-Naquet et d'autres), un rôle d'initiateur, fixant un programme qui est d'informer, en permettant aux intéressés de faire entendre leur voix. Il inspire d'autres initiatives du même genre100. Il intervient pour sa part régulièrement sur les grandes questions ouvertes par les «nouveaux mouvements sociaux». L'important ici, plus encore que son engagement propre, est le fait que ceux-ci se soient immédiatement reconnus dans son mode d'analyse et de critique, trouvant dans sa «boîte à outils» les instruments conceptuels dont ils avaient précisément besoin, et que ne pouvait fournir celle de Marx, même aux yeux de ceux qui continuaient à s'y référer. De larges cercles intellectuels avaient accueilli avec ferveur ses grands écrits historiques et philosophiques des années 1960. Avec Histoire de la folie à l'âge classique Foucault avait d'emblée acquis une grande notoriété. Mais les travaux des années 1970, portés par la vague de 1968, dans laquelle Foucault avait su trouver sa place, allaient atteindre «l'opinion publique» en profondeur. Surveiller et punir, 1975, s'inscrivait encore, on y reviendra, dans un certain héritage marxiste. Sa conceptualité propre le destinait pourtant à aller plus loin. Depuis longtemps certes, il avait fait son chemin à travers des objets 137

ïbncaolt avec Maix

et problèmes qui n'entraient pas dans le courant de la grande histoire de l'émancipation via la révolution des rapports de production. Mais la radicalité novatrice de sa pensée et son potentiel subversif ne semblent être apparus dans l'espace social, au-delà des milieux traditionnellement politisés, qu'à partir de son exposition du « dispositif de sexe » dans La Volonté de savoir, 1976, qui, illuminant après coup ses travaux sur la folie, l'hôpital, l'école, la prison, la justice, l'asile, l'architecture, le consacrait dans son statut de maître à penser, capable de porter la critique sur tout le front des fonctions sociales et d'inspirer un vaste champ de recherches et de luttes en parallèle101. 1. Pourquoi faut-il attribuer un rôle si important à ses travaux sur la sexualité102? C'est, me semblet-il, parce qu'ils bouleversent le plus manifestement le cours de la «science sociale». Du sexe, les autres grandes théories semblaient ne rien avoir de spécifique à dire. Si ce n'est la psychanalyse, mais qui peinait précisément à s'affirmer comme théorie sociale. Foucault lui fait reproche d'être une matrice conceptuelle purement anhistorique103. Quant au marxisme, il table sur une configuration bien circonscrite du rapport social : relations entre travail, moyens de production, modes de contrôle, d'appropriation, etc., avec leurs conditions politiques, juridiques, idéologiques. Il ne peut sortir de ce cercle, si ce n'est en croisant ces figures conceptuelles à d'autres, qui se définissent en dehors de lui. La recherche historique et sociologique s'intéresse évidemment depuis longtemps à la famille, aux rapports de genre, à la sexualité. Mais Foucault bouleverse l'espace disciplinaire en introduisant le concept de pouvoir-savoir, qui permet d'analyser «le sexe» comme dispositif de pouvoir social corrélé à un savoir social. Il s'agit là d'un nouvel opérateur universel qui appréhende 138

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le pouvoir au plus près de la matérialité sociale des corps singuliers et d'une population de corps, selon tout l'éventail de la vie sexuelle : de l'économie des plaisirs à celle de la reproduction. Le paradoxe est qu'à ce moment de son parcours Foucault continue à ancrer fortement ses recherches dans la trame marxiste comme en témoigne le chapitre sur la «périodisation» de la sexualité (VS, 152-174). Il y voit «l'autoaffirmation d'une classe plutôt que l'asservissement d'une autre», sinon indirectement. Un souci de garder «sa valeur différentielle». Il décrit un « corps de classe », « des sexualités de classe », une sexualité «originellement, historiquement bourgeoise», exportée à fin d'hégémonie, vers le prolétariat. Mais les événements qu'il narre ainsi excèdent le grand récit marxien, dans lequel la «femme hystérique » et l'« adulte pervers » n'entrent que latéralement. À partir du concept de pouvoir-savoir, on est en mesure de mieux comprendre (même si ce n'est pas l'objet propre de Foucault) qu'à côté des rapports sociaux de classe, il y a les rapports sociaux de sexe, qui appellent leur théorisation propre. La théorie critique doit les considérer pour eux-mêmes, sans les neutraliser immédiatement dans les rapports de classe. Ainsi peut prendre consistance le champ ouvert et discontinu de tout ce qui excède l'ordre de la classe. S'affirme alors une autre pensée d'ensemble que celle de Marx. Un autre point de ralliement. Sous l'égide du pouvoir-savoir, Foucault découvre un autre continent: celui du traitement des individus dans leur singularité corporelle, un traitement de l'homme par l'homme irréductible à une logique qui serait spécifiquement celle du capital, et qui traverse l'ensemble de la société. Q nous «libère» du marxisme. Foucault a pris pour objet la sexualité. Q n'a pas poussé l'investigation du côté des «rapports de 139

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genre» - et le féminisme a pu y voir une carence. Mais le militantisme féministe et homosexuel s'est spontanément reconnu dans son discours, qui lui découvrait une autre voie d'analyse que celle qu'avait ouverte le marxisme. En dépit de tous les malentendus, mieux vaut sans doute tabler sur une perspective de coopération. Le féminisme matérialiste inspiré de Marx, du moins dans ses versions les plus conséquentes, n'avait pas attendu Foucault pour s'engager dans l'étude des «rapports sociaux de sexe». Cette sociologie militante faisait apparaître tout à la fois que ces deux sortes de rapports sociaux se croisent et se conditionnent réciproquement (ainsi les rapports de sexe sont-ils aussi, entre autres, des rapports de production), mais aussi qu'ils s'inscrivent dans des temporalités hétérogènes. Le temps de la classe s'analyse à partir de la relation structure/ tendance (à la concentration industrielle, à la montée en puissance de la classe salariée...), constamment bouleversée en conjoncture, mais toujours résiliente : c'est un temps orienté vers la révolution qui doit abolir le rapport de classe. Le rapport de sexe ne connaît pas une telle relation structure/tendance, ni donc une telle temporalité. Il n'est pas tourné vers le même terme. Il possède ses urgences propres. Il n'attend pas le temps de la structure. Il n'attend pas les signes ni les mots d'ordre du rapport de classe. Il lui faut définir sa grammaire propre, qui n'est pas celle des «médiations», marché/organisation, même s'il s'y trouve lui-même de mille façons arraisonné dans les termes de leur instrumentalisation. Il est le lieu d'une relation de domination, appelant une lutte tournée, comme dit Foucault, vers l'ennemi «immédiat», non vers «l'ennemi principal» - encore peut-on, avec Christine Delphy, discuter ce point : identifier celui-ci en celui-là. On y mène donc des combats autonomes. À côté de la lutte commune, que le déchiffrement des 140

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rapports de classe met à l'ordre du jour, tournée vers une émancipation universelle, il y a donc des combats qui concernent de façon distincte des parties définies de la communauté humaine, des «minorités», dont la position des femmes face à l'ensemble du corps social, qu'elles représentent pourtant à part égale, semble paradoxalement fournir le paradigme. Les minorités ont leur temps propre, leur urgence absolue. Elles ne peuvent être à la traîne de la lutte de classe, ni en théorie, ni en pratique. L'analyse de classe, correctement conduite, aide aussi à comprendre qu'il y a d'autres rapports sociaux que ceux de classe. Et la leçon de Foucault, qui porte spécifiquement sur la sexualité, est à cet égard éclatante. Les «minorités»: elles ne sont pas à comprendre par opposition à une «majorité», mais à une totalité, à une totalité prise dans son mouvement historique. Elles représentent des parties qui n'ont pas ce statut de pars totalis - c'est-à-dire de partie exprimant le tout - dont Althusser a fait la critique. Elles n'entrent pas dans le jeu de cet « hégélo-marxisme » qui sublime le point de vue du mouvement historique total dans lequel tout finalement trouve son sens. Cette dérive totalisante se relie elle-même au marxisme en tant que phénomène historique. Le «marxisme historique » est un mixte du « socialisme » et du « communisme » : c'est là du moins l'hypothèse que propose l'approche métastructurelle, au sens qu'elle donne à ces termes. Il exprime l'attraction, née à l'époque de la grande industrie, entre les forces sociales du pouvoir-savoir (celles des dirigeants-compétents, celles surtout de la « compétence ») et celles de la classe fondamentale. Si cette analyse est pertinente, il n'y a aucune raison de s'étonner que le marxisme puisse être porté à se conduire comme le parti de l'ordre, d'un ordre supposé organisé entre tous. Les minorités lui sont invisibles : elles ne s'inscrivent pas dans 141

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son programme historique d'émancipation. C'est en considérant les conditions de la formation sociale historique du marxisme que l'on peut comprendre sa consistance en tant que théorie politique : son programme repose sur une perspective (structure/ tendance) qui s'inscrit dans un horizon d'universalité commune. Les dispositifs du sexe jettent le trouble dans cet historicisme. Ils font apparaître des «parties » qui ne sont pas dérivables de la structure du tout - comme peuvent l'être les diverses fractions de la classe fondamentale (y compris les «exclus») -, et dont le destin ne s'inscrit pas dans l'histoire de cette totalité, dans la grande saga de l'émancipation du travail et de ses dominations. Voilà ce dont l'analyse de la sexualité apporte en quelque sorte le témoignage .il y a d'autres histoires, qui ont leur substance, leur matérialité, leurs épisodes et leurs concepts propres. On comprend ainsi que d'autres combats aient pu, au long des décennies, se reconnaître dans le discours de Foucault, qui libère les minorités : ceux des prisonniers, des homosexuels, des malades, des aliénés... Ils ont leurs motifs, leurs formes et leurs urgences propres, qui ne sont pas dérivables des rapports de production (même s'ils en sont inséparables), mais de la gestion diverse du corps par le pouvoir social, notamment par le pouvoir-savoir : du corps sexué, du corps sain, du corps mortel. Ils n'existent que de leurs initiatives propres et de leur propre discours. Dans ces conditions, on discerne mieux pourquoi les «marxistes», adeptes de la grande Histoire - et qui avaient en dépit des polémiques apprécié l'épistémologue (c'était notamment le cas des althussériens) -, ont souvent manifesté si peu d'intérêt pour sa critique sociale et pour les conduites politiques qu'elle suggérait. 2. S'agissant de la «race», la question se pose en termes différents. Ici Marx et Foucault interfèrent 142

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sans pourtant se rencontrer. La «race» n'est pas un concept, renvoyant à un objet réel, puisqu'il n'y a pas de race : elle est une représentation (dotée, bien sûr, d'effets réels) donnée dans le rapport raciste. Or celuici n'a pas, immédiatement du moins, à voir avec les concepts de Marx, qui sont les concepts de la structure de classe (et d'État, au sens du moins où la structure de classe est en elle-même étatique, superstructurelle autant qu'infrastructurelle). Il relève d'abord d'une situation définissable dans les catégories du systèmemonde: celles de l'entre-États, plus généralement de l'entre-communautés sur territoires définis à partir de la pluralité inhérente à la matrice État-nation. L'espace du système-monde, auquel appartient la «race», ne peut se lire que dans la grammaire du colonialisme et de l'impérialisme à la recherche de l'accumulation capitaliste - effet de «structure». Au plan de la configuration théorique, pourtant, les concepts proprement marxiens (ceux de la structure de classe) ne pouvaient fournir par eux-mêmes une théorie du système-monde : les théoriciens (marxistes) de la configuration centres-périphéries ont inventé une grammaire nouvelle, non déductible du Capital1M. Au plan de la séquence historique, le marxisme a émergé dans les pays du Centre, comme discours de l'alliance «progressiste» ci-dessus définie entre les «compétents» et la «classe ouvrière»: cette situation tendait à faire de la colonie un phénomène subalterne, à penser à partir de la contradiction supposée «principale» entre travail et capital, vérifiable aussi sur le terrain colonial. Mais les difficultés que rencontre le marxisme à théoriser le racisme ne tiennent ni à ces conditions épistémologiques, ni à ces circonstances historiques (qui ne l'ont du reste pas empêché d'être au premier rang dans la lutte contre le colonialisme et le racisme). Le problème fondamental est ailleurs. Pour comprendre ce discours de la «race», qui soutient la domination 143

Foucault avec Marx

des colonisateurs, il faut un autre registre théorique que celui de Marx et du marxisme. Car le rapport de structure et de système s'y croise avec un autre, qui est d'une autre nature : le rapport de sexe. Il s'agit, en effet, immédiatement du court-circuit biopolitique entre diverses populations et des jeux du pouvoir colonial dans leur reproduction, qui est en même temps celle des rapports de classe et de système, à travers mille vicissitudes conjoncturelles : appropriation des corps (servantes, nourrices, maîtresses), instrumentalisation des métissages, invention d'ethnies intermédiaires, exaltation de modèles sexuels différenciés (occidentaux/-), etc. Tout ce qui, dans ces processus, relève du «dispositif de sexe», à l'articulation du corps et de la population, échappe au marxisme et trouve à se dire dans la langue de Foucault, à partir de l'attention qu'il porte à l'assujettissement des corps, du pouvoir-savoir qui s'y exerce et des stratégies biopolitiques qui s'y déploient105. Le racisme est donc à comprendre dans cette interférence entre Marx et Foucault, et dans l'impossible synthèse entre leurs concepts. Et l'on pressent l'épreuve qui nous attend lorsque l'on se trouve conduit de la «race» à la «guerre des races», dans une sémantique, il est vrai, assez différente. §332. La guerre comme «analyseur de la société » Le Cours de 1976, Il faut défendre la société, commence par une thèse que l'on peut dire « anthropologique», au sens où elle porte sur le pouvoir, la guerre et la paix en général. S'en prenant aux approches du pouvoir en termes de souveraineté ou de domination économique, Foucault objecte qu'il est toujours répression et qu'il relève de la guerre. Le pouvoir, c'est «la guerre continuée par d'autres moyens» (DS/16). «La guerre, c'est le chiffre même de la 144

Structuralisme marxien et nominalisme fonealdlen?

paix» (£>5/43-44). Au commencement est la guerre, non le logos: «le sujet qui parle est un sujet [...] guerroyant» (DS/46). «Au principe de l'histoire»: brutalité, vigueur, contingence, passions, corps, hasards106. Ces généralités sont mises en exergue d'une investigation historienne qui fait apparaître que la « conscience historique » propre au type de société «moderne» émerge dans un discours de la «guerre» sociale (£>5/69-70). Les classes sociales ont d'abord pris conscience d'elles-mêmes et de leurs luttes en termes de « guerre », et plus précisément de «guerre de races». Face au discours de la souveraineté et aux théories alors émergentes du contrat, ce discours saisit la société non pas à partir de son unité possible sous un ordre de droit, mais de ses divisions en camps antagoniques, qu'oppose une guerre insatiable. Ce paradigme est, à l'âge classique, commun aux diverses classes et pouvoirs en conflit, qui le déclinent de diverses façons. On met en avant de mythiques droits ancestraux bafoués par des envahisseurs, contre lesquels déclarer son droit, c'est déclarer la guerre au droit en vigueur, jusqu'à la victoire finale. Ce sens historique émerge dans le processus qui conduit du Moyen Âge aux temps modernes. Levellers et Diggers en sont de grands témoins. La société cesse d'être perçue comme un corps hiérarchique. Elle se coupe en deux : riches et pauvres, maîtres et dépendants101. Aux prétentions fondatrices de la souveraineté succède la prophétie d'un affranchissement, d'une « révolution » à venir. Telle la matrice du discours historique proprement moderne, sans précèdent, instrument de lutte, de savoir et de pouvoir. Marx et Engels, via les historiens français, y trouvent leur matière première. Mais, finalement, ajoute Foucault, le marxisme neutralise ce paradigme par l'opération dialectique qu'il opère sur lui : au terme du processus révolutionnaire, après 145

Ebncanlt avec Maxx

le retournement final de la domination économique, l'antagonisme est appelé à se résorber en un nouvel ordre contractuel, celui de la concertation entre tous. Foucault refuse l'utopie finale. Il discerne, sous les nouvelles dominations étatiques, la guerre toujours recommencée. La guerre est bien le véritable « analyseur de la société». «La dialectique, c'est la pacification, par l'ordre philosophique, et peut-être par l'ordre politique, de ce discours amer et partisan de la guerre fondamentale» (£>5/50). Foucault ne parle plus ici d'une «vérité» qui est celle d'une époque (au sens où à la vérité de l'État administratif succédait celle de la gouvernementalité libérale), mais de «vérités» qui s'affrontent, unilatéralement: de «rapports de forces» qui sont des «relations de vérité» (DS/45). «[...] Le rapport de force délivre la vérité», [...] qui est «une arme dans le rapport de force» (ibid.). Les prétentions de vérité, affirmées par les parties adverses, sont en effet tournées vers le savoir qui pourrait les fonder. Ainsi naissent les sciences historiques, qui servent à faire la guerre, comme les autres sciences sociales, dont le savoir est pouvoir, et le pouvoir est guerre. Mais, s'agissant de «vérités», Foucault procède aussi, subrepticement, à une opération d'un tout autre genre : il nous raconte le passage d'une vérité à une autre : de celle de la guerre de race à celle de la lutte de classe. Il nous propose une «histoire de la vérité», donc. Et, au terme de cette histoire, il entre lui-même en scène. Il déploie son propre savoir, il nous délivre sa propre « vérité » : il nous indique ce qu'il en est vraiment. Q lui apparaît que la «lutte de classe» oublie une vérité essentielle, qui appartenait à la «guerre des races». Cette vérité, ce n'est pas, bien sûr, la race, mais la guerre, qui se déclare en son nom. La dialectique des marxistes occulte le fait de la guerre. 146

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

Foucault n'a pas tort en effet de rapprocher la dialectique historique tendue vers un terme, où les contradictions seraient dépassées, du contrat social, qui exprime d'avance cette visée. C'est là du reste l'opposition pertinente, plutôt que celle, qu'il évoque aussi, entre paradigme «moniste» conservateur de la souveraineté et paradigme «binaire» révolutionnaire des races ou classes. Car le «contrat social» est disponible contradictoirement par en haut et par en bas, corollaire de l'affrontement de classe. Et, plutôt que de se complaire dans ce différend (moniste/binaire) des savoirs, il aurait pu s'intéresser à la question de savoir pourquoi ces deux discours, celui du contrat et celui de la lutte de classe, émergent ensemble au sein de ces sociétés. S'il en est bien ainsi, la raison en est, me semble-t-il, que, loin d'être étrangers l'un à l'autre, ils relèvent de la même méta/structuration historico-ontologique : le premier figure le présupposé posé du second, la matrice contractuelle est le présupposé posé du rapport moderne de classe. C'est ainsi que Marx entreprend de montrer comment la structure étatique de classe pose la métastructure juridico-politique marchande qui est son présupposé. Ce présupposé de la paix (contractuelle), voilà ce que «la guerre», par contre, ne peut nous offrir: elle ne «pose» pas le contrat. Elle ne fournit donc pas non plus le concept de son instrumentation. Il est donc inexact de dire que «la guerre est le chiffre de la paix». Le discours de Foucault, du moins dans ce moment de provocation théorique108, tend malencontreusement à rassembler «la lutte» et «la guerre» dans une notion indistincte de «bataille», qui fait de la guerre «le chiffre» de la lutte sociale. Celle-ci, dans ces formes les plus pacifiques, est violente par de multiples côtés, d'en haut surtout, où l'on dispose de plus amples moyens de violence, marchande et 147

Foucault avec Marx

organisationnelle, culturelle et politique. Elle est souvent meurtrière dans la chaîne de ses conséquences. Mais elle diffère de la guerre, dont le meurtre est l'outil immédiat, la norme déclarée. Le clin d'œil de Foucault à Cari Schmitt, pour qui aussi la catégorie fondamentale est celle de la guerre, celle d'ami/ ennemi, me semble relever d'une insuffisance commune. Schmitt relativise la lutte de classe en privilégiant la guerre. Foucault la valorise en la qualifiant de guerre. Dans l'un et l'autre discours, la guerre porte ombrage à la lutte. On sait que dans la réalité ces deux relations s'entrecroisent et se conjuguent. Mais la «lutte» (moderne de classe) mérite d'être considérée pour elle-même : elle diffère de la «guerre» en ce qu'elle se réfère à une possible volonté générale, comme à une «vérité» revendiquée de part et d'autre - dans les mêmes termes, dans l'amphibologie du rapport de classe -, et qu'en cela elle possède une effectivité propre. Ce n'est que dans ces conditions que l'on peut saisir les relations perverses entre la guerre et la lutte, et plus généralement entre rapports de droit et rapports de force108. Une fois de plus, on est conduit non pas à renvoyer Marx et Foucault dos à dos, mais à les mettre l'un en face de l'autre. À l'axiome «l'histoire de l'humanité, c'est l'histoire de la lutte des classes»110, Foucault se trouve, dans ce moment de sa recherche du moins, à opposer cet autre : «c'est la guerre qui est le moteur des institutions et de l'ordre» m . C'est la guerre qui engendre la paix; et elle se perpétue en elle. Certes, mais il faut aussi penser la paix, celle de la lutte de classe ou de genre, dans sa force propre, dans ses concepts propres. Il faut en penser la raison les références : un concept de liberté-égalité-rationalité - pour en comprendre l'instrumentalisation dans ses enjeux, ses ressources et faiblesses. Dans la guerre, les (prétentions de) vérités sont purement 148

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

antithétiques: c'est vous ou nous. Dans la lutte, elles se disent et s'affrontent sous la même enveloppe conceptuelle. Les effets ne sont pas les mêmes. L'analyseur «guerre», promu au commandement, neutralise l'opérateur «lutte», dont les présupposés normatifs restent en arrière-plan dans le travail de Foucault. Le moraliste est bien toujours présent, mais il ne l'est pas dans le discours d'une théorie morale, ni d'une théorie politique positive. Il est dans le non-dit, comme la théologie négative dans ce qu'elle ne peut dire 1 ". Et c'est là le secret de sa puissance corrosive, toujours intacte, jamais compromise. L'imprécation fait entendre, plus sûrement que le discours utopique ou réformateur, les dominations inhérentes au bon ordre de la société. Mais cela suffit-il si l'on veut comprendre d'où vient la force du peuple? La puissance de la paix est aussi la sienne. §333. « Structure» ou «système»? Foucault, Habermas et autres La confusion entre la lutte et la guerre que génère le discours indistinct de la «grande bataille» brouille la différence entre les types de pratique qui caractérisent respectivement la structure (de classe) et le système (-monde). Pour comprendre la structure, il faut la distinguer du système. La théorie métastructurelle avance un concept dialectique de «structure» - ce terme figurant en abrégé la relation dialectique métastructure/structure/pratiques. Elle entend faire la critique de la conception habermassienne d'un «système» compris, selon un sens commun de tradition libérale, comme articulation entre l'ordre «économico-marchand» et l'ordre « politico-administratif»113. Un tel «système», en position d'extériorité par rapport au «monde vécu», apparaît en quelque sorte réifié, hors de notre atteinte114. Si la structure 149

Foucault avec Marx

(moderne de classe) n'est pas à comprendre ainsi, comme un système fermé sur lui-même, c'est parce que le présupposé posé métastructurel de la société moderne n'est pas simplement constitué par le couple des deux médiations marché/organisation (lequel du reste ne correspond nullement au couple « systémique» habermassien, économie versus politique), mais par la relation, donnée dans la lutte de classe, entre ces médiations et l'immédiateté discursive critique qui se manifeste à leur point d'interférence antagonique, dans la forme amphibologique, on l'a vu, du «différend». La structure de classe ne constitue donc pas un «système» dans lequel les acteurs humains seraient enfermés : elle comporte un enjeu permanent d'instrumentalisation et d'émancipation. Elle n'existe que dans son articulation à la métastructure : au «monde vécu» de l'espace public, au sens le plus large, dans lequel des sujets confrontent leurs prétentions, leurs «vérités», pour le dire à la façon de Foucault. Elle ne se « reproduit » qu'au risque incessant du monde vécu déclaré dans cet interdiscours, inhérent aux pratiques dont les structures modernes de classe définissent le cadre. Telle est la « structure » en son sens prégnant où l'on parle de « structure de classe » : la relation dialectique entre métastructure/structure/pratiques118. Quant au terme de «système», les théories contemporaines de «l'histoire globale» nous en suggèrent un emploi défini : celui qui convient au concept de «système-monde». C'est en ce sens que j'ai proposé, comme fil directeur d'une théorie de la modernité, la relation entre la structure de classe (à partir du contexte de l'État-nation) et le système-monde (contexte d'entre-nations). C'est là le point de départ de la reconstruction formulée dans L'État-monde. Le discours marxiste parle aujourd'hui volontiers de «mouvements anti-systémiques», de domination 150

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marxien et nominalisme foncaldlen?

«systémique», etc. 1 ". Cet usage indéterminé du terme de «système» à propos de phénomènes «structurels» (tout comme la prétention de faire de «la guerre» l'analyseur de la société) occulte, en réalité, les enjeux de la relation entre structure de classe et système-monde, entre ces deux «dimensions» de la forme moderne de société111. Si tout événement ou institution moderne ne se comprend qu'à cette articulation du structurel et du systémique, ainsi compris - par exemple entre national et colonial, entre la classe et la «race», entre la lutte et la guerre -, rien de tout cela ne peut être analysé si l'on n'a pas au préalable saisi en eux-mêmes chacun de ces deux ordres conceptuels, auquel appartient un «être social» propre. Il doit y correspondre une distinction terminologique tranchée, qui permette d'exprimer les interrelations. Le discours du racisme est celui du Système-monde en guerre (centres/périphéries, à grande ou petite échelle, du mondial au local), un système sexué où s'affrontent des populations en États-nations de classe. Force est de reconnaître que nul autre maître n'a eu plus d'impact que Foucault sur les réflexions et recherches conduites sous le sigle Classe/Sexe/ Race, et notamment parmi ceux qui, par ailleurs se réfèrent aussi au marxisme. Le renouveau qu'il apporte se rattache à la centralité que donne au corps la sorte de nominalisme matérialiste auquel il nous ramène incessamment: un corps toujours à la fois de classe (et d'État de classe), de sexe et de race (de système). Les études féministes, comme les études coloniales et postcoloniales, ont tout lieu de s'y reconnaître. Esclavage, métissage, migrations, enfermement, sexage, subalternités, racismes, discriminations, résistances, Foucault est toujours là, source inépuisable d'inspiration. Et les «marxistes» devraient savoir y reconnaître leur bien, un bien 151

Foucault avec Marx

commun venu d'ailleurs. Ce qu'ils peuvent ainsi recevoir de Foucault apparaît donc sous deux rubriques distinctes. D'une part, on l'a vu au chapitre qui précède, il identifie, dans les termes du pouvoir-savoir, l'autre pôle de la classe dominante, parallèle au pouvoir propriété. D'autre part, et même si, comme certaines féministes le lui ont reproché, il n'aborde pas les rapports de genre, il contribue, notamment par ce qu'il nous apprend de ce pouvoir-savoir, à l'identification, à côté du rapport social de classe (et de système), de l'autre rapport social primaire, le rapport social de sexe - de la reproduction à la sexualité -, pourvu d'une autre historicité, d'une autre temporalité politique, dont participe aussi toute «minorité». À partir de là s'éclairent les rapports croisés entre structure de classe, système-monde et rapports de sexe - par quoi se définit la «race», fait idéologique et configuration sociale. Marx et Foucault sont ici apparus l'un et l'autre comme analystes des procès d'ensemble et des singularités individuelles. L'un en termes de « structure», l'autre de «dispositif». Dans chacune de ces deux figures, holisme et nominalisme - macro et micro - s'interpénétrent et se soutiennent. Selon le cas pourtant, une sorte de priorité philosophique semble donnée à l'une ou à l'autre, stimulant deux champs distincts de recherche et déterminant des effets de connaissance incomparables. D'où la tentation d'identifier l'un comme le penseur de la totalité et l'autre comme le penseur du sujet, au risque de les écarter l'un de l'autre, et de les banaliser l'un et l'autre. Les termes d'une coopération entre ces deux approches semblent être à trouver non pas par la recherche d'un dépassement de la tension philosophique, qui conduirait plutôt à les neutraliser l'un et l'autre, mais, et c'est ce qui a été tenté, par la voie d'une reconstruction théorique - au sens d'une 152

Structuralisme marxien et nominalisxne foncaldlen ?

théorie de la forme moderne de société. Il reste à en éprouver la solidité en examinant quelle relation elle permet d'établir entre les deux corps de concepts utilisés respectivement par l'un et par l'autre pour l'analyse de la société moderne : « capitalisme » et «libéralisme».

153

Chapitre IV Le «capitalisme» de Marx et le «libéralisme» de fbncanlt

Marx et les marxistes après lui caractérisent l'ordre social qui prend son essor à partir du second XVIII6 siècle comme celui du « capitalisme » ; et ils envisagent un avenir en termes de socialisme (ou de communisme). Foucault se signale d'abord comme un héritier de cette tradition, ou du moins de cette référence à une domination de classe capitaliste à abolir; mais il en vient, à la fin des années 1970, à reprendre l'examen de l'ordre social moderne en termes de «libéralisme»; et il discerne dès lors à l'horizon, au-delà des décennies de l'État-social, les prémisses d'un néolibéralisme à venir. Les diagnostics et pronostics formulés sont évidemment à interpréter en fonction du contenu et du statut de deux concepts ainsi mis en avant - « capitalisme » et « libé- * ralisme» - dont l'un annonce la recherche du profit et l'autre une politique de la vie, une «biopolitique». Le concept de «biopolitique» constitue, dans les Cours de 1978 et 1979, le noyau d'une investigation qui a pour objet un ensemble d'institutions et de pratiques économico-politiques concernant non pas des individus (malades, élèves, aliénés, détenus, soldats..., comme c'était le cas dans les recherches des années 1972-74, dites d'«anatomie politique»), mais des populations dans leur ensemble et visant la maximisation de la vie du corps social comme tel. Ce terme présente deux acceptions successives. Il caractérise 153

Foucault avec Marx

d'abord l'émergence d'une «police», au sens ancien du terme, associée au mercantilisme et impliquant l'initiative étatique dans tous les domaines. Dans la suite de l'exposé de Foucault, lorsqu'il en vient à la période qui s'ouvre à partir de 1850, la biopolitique apparaît au contraire comme le propre du « libéralisme » au sens moderne de minimisation de l'État. Dans la perspective marxiste, on le sait, il en va tout autrement : les processus économiques favorisés par le libéralisme génèrent une maximisation de l'État en tant qu'instance de classe, une maximisation étatique du pouvoir de classe. En même temps pourtant, Marx crédite le système capitaliste d'une productivité civilisationnelle spécifique, qui le conduit - à terme - à son propre dépassement sous l'effet des capacités qu'il suscite chez les exploités eux-mêmes et des potentialités qu'il diffuse dans l'ensemble de la société. En d'autres termes, Marx a en vue la dynamique du capitalisme ; Foucault (dans ces années 1977-79), la rationalité du libéralisme. Soit deux démarches qui relèvent d'ambitions théoriques différentes. Le premier décrypte une structure de société : le capitalisme est un «mode de production» impliquant une superstructure qui fait corps avec lui. Le second garde bien sûr en référence le capitalisme comme système économique ; mais son objet propre est le libéralisme comme pratique de gouvernement. Marx a cherché à produire un code général permettant de décrypter l'ensemble du processus social, pour être en mesure d'envisager une stratégie d'alternative : il étudie des pratiques (capitalistes, ouvrières) en tant qu'elles relèvent de structures et de tendances historiques de ces structures. Foucault, qui récuse tout projet de totalisation théorique ou pratique, ne présente que des points de vue - à partir de concepts tels que ceux de discipline, norme, biopolitique, 156

Le « capitalisme » deM a x xet le « libéralisme » de Foucault

pouvoir-savoir, libéralisme - ouvrant des perspectives sur cet ensemble. Il reste que ses divers concepts, s'éclairant l'un l'autre, forment au total une sorte de constellation et autorisent des appellations société disciplinaire, de contrôle, médicalisée - qui se donnent en surimpression plutôt qu'en succession, formant ainsi une certaine image de la société moderne. Et ce qu'il découvre ainsi dans le passé moderne, sédimenté en couches successives, semble d'une frappante actualité. Sa conceptualité, comparable en cela à celle du marxisme, génère donc une certaine «vision du monde» dans lequel nous vivons. Plus précisément : une certaine idée de ce qui s'y produit, des conditions dans lesquelles il se produit quelque chose. Bref, Marx et Foucault nous présentent, l'un sous le paradigme de capitalisme, l'autre sous celui de libéralisme, certaines vues concernant la production des hommes (des « sujets ») et de la société dans les conditions de la modernité. C'est à partir de ce schème - celui d'une «productivité sociale » propre à notre époque - que je me propose de comparer leurs démarches respectives et de les articuler entre elles au-delà de leurs contradictions. La question est en définitive de savoir ce que valent ces noms - Capitalisme, Libéralisme, Néolibéralisme - pour l'intelligence du monde moderne et contemporain et de son devenir. Instruments de connaissance ou obstacles épistémologiques ? Que peut-on attendre de ces concepts, de leur concurrence sur le champ de bataille des sciences sociales et de la philosophie politique ? Pour en juger, il faut revenir à l'essence biopolitique de l'analyse de Marx, qui élabore le principe du mouvement et des contradictions du «capital», et qui produit une constellation conceptuelle propre à déconstruire le libéralisme. J'argumenterai pourtant à nouveau l'incomplétude de cette approche : 157

Foucault avec Marx

elle ne permet pas d'appréhender dans son ensemble le procès de production propre à la société moderne, laissant dans l'ombre son autre «pôle», économique lui aussi autant que politique, celui du «pouvoir-savoir» (4.1). Foucault en fera l'objet privilégié de son investigation critique, selon une courbe paradoxale qui, au terme, le ramène sur le terrain marxien du «capital», dans une position de narrateur d'un genre nouveau. Je suivrai son parcours à travers la prison et les tribunaux, l'hôpital et l'asile, jusqu'au «gouvernement» (4.2). 4.1. La productivité historique du « capitalisme»

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Foucault répugne au discours de la «contradiction capital/travail». Il préfère parler d'«antagonisme», d'un agonisme mutuel. Le pouvoir est affrontement : il est sans cesse comme « rechargé » par la résistance elle-même, et réciproquement. Sur le concept de contradiction pèse, on doit le reconnaître, une tare, celle de la facilité avec laquelle il devient souvent l'opérateur de son propre dépassement. Le « développement des contradictions du capitalisme » annonce sa fin inéluctable. Celle-ci semble pourtant, comme l'horizon, s'éloigner à mesure qu'on approche... Foucault a donc raison de penser à l'encontre de toute téléologie. À mes yeux néanmoins, cela ne signifie pas que l'on puisse congédier tout schème de «contradiction». Je propose de pousser plus avant l'analyse de Marx en articulant deux concepts, que je désigne respectivement comme celui de «contradiction politique» (§411) et celui de «contradiction productive» (§412) du capitalisme. Dans la relation entre ces deux termes se formule la biopolitique de Marx, qui ne peut manquer d'entrer en conflit avec celle de Foucault. Cette clarification de questions, qui restent à l'état d'implicite dans le 158

Le « capitalisme » de Maxx et le « libéralisme » de Foucault

marxisme standard, doit, à mes yeux, permettre une confrontation avec Foucault sur la question de savoir quelle sorte de «productivité» peut être spécifiquement attribuée à la société moderne. §411. La contradiction politique du capitalisme La contradiction la plus générale du capitalisme n'est pas une simple contradiction économique entre capital et travail, qui découlerait de ce que l'exploitation du travail salarié définit des intérêts opposés et requiert, en même temps qu'elle l'assure, un rapport de domination face auquel les travailleurs sont incités à résister, jusqu'au point de se donner pour objectif de le renverser. Je m'écarterai ici de ce schéma directeur du Capital, qui suggère que le prolétariat, concentré dans la grande entreprise industrielle, finira par être capable de s'approprier les moyens de production et d'ouvrir une ère nouvelle fondée sur l'abolition du marché, remplacé par une planification démocratique. L'approche métastructurelle, selon laquelle, dans la forme moderne de société, la classe dominante comporte deux pôles, conduit en effet à s'éloigner de toute perspective de ce genre. Elle se nourrit pourtant, comme on va le voir, de l'élaboration conceptuelle de Marx. L'analyse marxienne est, en effet, plus subtile. La relation salariale, dans la construction qu'il en propose en la reliant au marché, implique la reconnaissance officielle du salarié comme personne libre, disposant contractuellement de soi, et, en ce sens du moins, égale - dans un rapport d'exploitation salariale qui se fonde sur une relation marchande. Cette liberté, au-delà du libre usage du salaire, signifie la faculté de changer de maître. Les commentateurs tendent trop souvent à en déduire qu'à cela elle se réduit, c'est-à-dire à l'opportunité de se faire 159

Foucault avec Marx

exploiter par quelqu'un d'autre. Et qu'en cela elle est illusoire. Il n'en est rien pourtant. Car cette faculté de changer de maître, pour autant du moins qu'elle existe pratiquement, lui confère un certain pouvoir sur le pouvoir du maître, une petite puissance qui, d'emblée, ne demande qu'à trouver les lieux obscurs, mais décisifs pour l'intéressé, dans lesquels il pourra l'investir - ces lieux du «détail» auxquels Foucault attache tant d'importance. Une puissance potentielle s'attache donc à la condition métastructureUe du salarié, c'est-à-dire à cette liberté déclarée, qui constitue une provocation structurelle constante à l'affrontement du pouvoir patronal. Principe d'agonisme, cher à Foucault : le pouvoir est une relation réciproque. Et cela d'autant que la liberté contractuelle salariale déclarée est formellement indissociable de la liberté de contracter avec d'autres (travailleurs) en vue d'une organisation - indissociable du moins dans le discours de l'égalité entre tous, présupposé posé de la forme moderne de société de classe. Et les psychologues du travail nous montrent comment ce processus commence effectivement à poindre dès que plusieurs personnes sont appelées à coopérer dans un même procès : elles se trouvent incitées à faire preuve d'une liberté commune. À vrai dire, la logique des capitalistes comporte une tendance à l'esclavage, qui relève de chacune des deux dimensions de la forme moderne de société, système et structure118. Au salariat capitaliste des Centres répond un esclavage capitaliste des Périphéries. Mais, on le sait, la menace est désormais au centre même. Côté «systémique» - comme le montre l'analyse arendtienne, selon laquelle il n'est de «droits de l'homme» que comme «droits du citoyen» -, le dispositif esclavagiste colonial capitaliste consistait en l'exclusion de la population concernée hors de la communauté nationale étatique, et par 160

Le « capitalisme » de Maxx et le « libéralisme » de Foucault

là hors de la communauté humaine, celle des droits humains. Côté «structurel», dans le dispositif salarial comme tel, le pouvoir patronal ne dispose pas de la même facilité, mais il cherche toujours à s'arroger la faculté de licencier à son gré les salariés, c'est-àdire à les rendre dépendants par la précarité. Il en va ainsi dès que les circonstances le lui permettent. Dans les pays du Centre, la pratique de plus en plus généralisée des «stages», préalables indéfinis à une vraie embauche, qui fournit une main-d'œuvre non pas acquise pour toujours, mais rejetable à volonté hors de l'emploi, instaure aujourd'hui un esclavage socialisé, sous la forme d'un salariat sans salaire119. La lutte de classe séculaire, poursuivie jusqu'à ce jour, pour la législation de la journée de travail se double ainsi d'une lutte autour du concept même de salariat, autour de l'institution salariale comme telle. La reconnaissance moderne de la liberté, dans la 1 mesure où elle existe effectivement, ne se joue pas dans l'interindividualité salarié/employeur, mais dans l'affrontement de classe au sein de l'État-nation, où les producteurs apprennent d'expérience que la liberté civile entre chacun est vide de contenu sans une liberté civique entre tous (et réciproquement) s'exerçant sur le terrain substantiel du travail et de la vie - autour de quoi se constitue le rapport de force de classe. La contradiction la plus générale du capitalisme ne consiste donc pas seulement en une opposition d'intérêts entre exploiteurs et exploités. Elle n'est pas platement économique. Elle est de nature politique. Elle tient à ce que l'exploitation moderne est la domination de travailleurs désignés comme libres et dès lors conduits à s'organiser et à se rebeller - et à revendiquer un pouvoir d'État. Elle est une contradiction dans les termes. Une contradiction réelle, qui se développe dans le cercle métastructure/structure/pratiques. Dans l'État-nation de classe, la domination capitaliste 161

Foucault avec Marx

n'existe jamais qu'au risque d'une menace constante : la liberté déclarée du citoyen salarié, qui contient la potentialité de l'action concertée entre citoyens salariés et autres dépendants du capital. Cette contradiction politique est de nature biopolitique. Car il y a bien une biopolitique marxienne120. Elle se donne à comprendre à partir du concept premier de valeur comme «dépense de force de travail», c'est-àdire «dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l'homme ». L'interface capitaliste de cette dépense, explique Marx, est la «consommation» de la force de travail salariée par l'employeur. Il s'agit bien de la vie du travailleur. Et dans la forme d'une relation politique entre partenaires qui se déclarent libres, d'une liberté de marché. Car, si le capitaliste « dispose » certes du travailleur au travail, celui-ci garde «disposition» de soi, il peut changer de maître. Il s'agit en tout cela non seulement de marchandises à produire, mais de la «reproduction de la force de travail», noyau de l'affrontement entre les deux partenaires, soit de la vie même du travailleur, de sa qualité et de sa durée. Tel est en effet l'objet de la confrontation primaire, séculaire, autour de la «journée de travail», laquelle gouverne la longévité du travailleur. Ce concept ne trouve sa place dans «l'économie» que dans une seule théorie, celle de Marx: une place centrale, comme on le voit à la lecture du (très long) chapitre 10 du Livre I, qui porte ce titre, «La journée de travail». Les concepts de la théorie de la valeur et de la plus-value sont donc de nature tout à la fois économico-quantitative et politique, plus précisément biopolitique. Le travailleur exploité au titre de personne libre - dans la mesure où quelque chose de tel se produit - ne l'est que parce qu'il peut,- de quelque façon, faire valoir cette liberté comme impliquant la faculté de s'associer avec d'autres dans une lutte de classe qui permet de l'assurer. Cette association, montre Marx, 162

Le « capitalisme » de Maxx et le « libéralisme » de Foucault

culmine sur une «législation de la journée de travail», soit sur l'instauration d'une loi qui n'est pas celle du marché. Cette logique de la vie se dresse à l'encontre d'une logique capitaliste, celle des capitalistes comme tels, dont chacun ne peut avoir pour fin que l'accumulation de cette richesse abstraite, la plus-value, seul moyen pour lui de subsister face à ses concurrents. C'est à ce moment seulement, où s'affirme un droit citoyen du travail, que la théorie (économico-politique) de la plus-value, gestion capitaliste de la valeur, est conceptuellement bouclée. Meus, comme on le voit, elle n'est achevée qu'au point de son dépassement, quand il apparaît que le droit marchand, dès lors qu'il s'affirme comme liberté, rencontre l'opposition polerire d'une prétention à un ordre librement organisé entre tous, à l'encontre de la logique de la plus-value. Non pas dialectique de l'histoire, meus de l'événement, de la lutte au quotidien, qui se cristallise en avancées ou en reculs. j §412. La contradiction productive du capitalisme Je désigne comme «contradiction productive» celle qui se présente corrélativement à cette « contradiction politique» selon l'autre «face», économique, de la structure capitaliste. Ici se révèle tout le programme de la biopolitique inhérente à la problématique ouverte par Marx. Plusieurs obstacles épistémologiques encombrent cependant notre chemin. Le premier relève de l'interprétation traditionnellement proposée de cette contradiction par les commentateurs philosophes. Le second découle du ceiractère spécifiquement limité que Marx donne à son analyse de l'économie. Le troisième vient de l'usage extensif que l'on fait généralement du voceible de «capitalisme». (1) La «contradiction du capital» s'établit non pas entre valeur d'usage et valeur, comme il est dit 163

Foucault avec Marx

communément dans la glose philosophique, mais entre valeur d'usage et plus-value. Reprenons la distinction, opérée par Marx au chapitre 7 du Livre I du Capital, entre la «production en général», qui est production de valeurs d'usage, et la «production proprement capitaliste», qui est production de plus-value. La contradiction productive tient à ce que les capitalistes ne peuvent engranger de la plus-value sans faire produire des marchandises, et donc des valeurs d'usage. Certains, évidemment, du côté du capital financier, parviennent à se décharger sur d'autres de cette tâche, laquelle pourtant doit être finalement assurée : produire des marchandises, c'est-à-dire des valeurs d'usage qui s'éprouvent comme telles en ce qu'elles trouvent preneurs sur le marché. Mais - et c'est là où la contradiction s'invite dans le procès de production - quelles valeurs d'usage pour quels consommateurs? Des jets privés ou des trams? Des prisons ou des écoles publiques ? Des cliniques-palaces ou des hôpitaux ouverts à tous ? Tel est bien l'enjeu concret de la contradiction capital/travail. Mais celle-ci s'inscrit dans le cadre plus large d'une contradiction entre les capitalistes et la population en général. Il s'agit bien ici de la «population», de sa vie individuelle et collective : il s'agit là, dans la langue de Foucault, de «biopolitique». Car, si la logique des capitalistes est le profit, elle tend à s'imposer (par emprise commerciale, politique et culturelle - publicité) quelles qu'en soient les conséquences sur les populations et leurs cultures, en même temps que sur la nature. En cela, la contradiction productive est une contradiction entre la logique de la plus-value et la logique des valeurs d'usage, qui s'observe dans l'affrontement au quotidien entre le peuple, comme travailleur et comme citoyen, et la classe capitaliste. Elle porte sur le choix des valeurs d'usage à produire 164

Le « capitalisme » de Marx et le « libéralisme » de Foucault

et sur les conditions de leur production, qui sont en elles-mêmes des valeurs d'usage collectives, et qui gouvernent la «production» des individus euxmêmes. Ce qui détermine ce choix, c'est le rapport de force salarial et fiscal, idéologique et politique, relié notamment à l'emprise relative du privé et du public sur les moyens de production. La «contradiction productive», on le voit, s'articule à la «contradiction politique». L'analyse de Marx aborde le rapport de classe capitaliste comme un dispositif dans lequel le travailleur, éteint supposé reconnu comme librégal et rationnel, se trouve incité à répondre au pouvoir qui s'accumule en plus-value par une résistance concertée à la marchandisation universelle, en intervenant dans l'organisation de la société, manifestant ainsi une capacité à imposer la production de valeurs d'usage déterminées dans des conditions déterminées. C'est là le creuset de la lutte moderne de classe, à partir duquel sont à comprendre les combats du socialisme et ceux du communisme. C'est bien là le terrain d'une biopolitique de classe, qui n'existe comme telle qu'en s'affirmant dans la sphère étatique. La «population», loin d'être une simple préoccupation d'un gouvernement, s'occupe d'elle-même et de son propre «gouvernement»121. Bref, il importe de saisir que cette « contradiction productive » porte sur la relation entre valeur d'usage et plus-value. Il ne s'agit donc pas d'une «contradiction entre la valeur d'usage et la valeur». Cette confusion théorique, commune à l'exégèse standard des philosophes, conduit à mettre toute la pathologie du capitalisme sur le compte du marché. Elle interdit de saisir que les combats anticapitalistes de l'émancipation ont toute raison de s'orienter non vers l'abolition du marché, mais vers une maîtrise du marché par l'organisation (socialisme) et la maîtrise de l'organisation par une démocratie radicale 165

Foucault avec Marx

(communisme). Tel est en effet le pain quotidien de la lutte de classe, et le seul horizon révolutionnaire qu'elle puisse se donner. (2) Ce qui empêche cependant le marxisme d'exprimer dans toute son ampleur cette logique d'émancipation sociale, c'est l'incomplétude de l'analyse marxienne du travail dans la société moderne, qui est à lire sur deux registres distincts. Du côté de la production moderne organisée. L'approche qui est celle du Capital laisse apparaître cette articulation entre contradiction politique et contradiction économique. Mais elle néglige le fait que l'organisation, est en elle-même (et non par le seul fait d'apparaître dans la firme capitaliste) facteur de classe, et qu'elle comporte, elle aussi, à l'instar du marché, son potentiel d'irrationalité productive. L'expérience du «socialisme réel», dans lequel l'organisation s'est substituée au marché, révèle, grossie à la loupe, une potentialité qui se vérifie, à des degrés divers, dans toutes les versions de la société moderne. L'inattention des marxistes à l'égard de ce phénomène doit avoir des causes, à chercher dans son histoire : le marxisme exprime tout à la fois la rationalité et l'ambivalence de la relation historique d'alliance entre les dirigeants-compétents (toujours au sens de ceux qui «ont» compétence) et la classe fondamentale ; et c'est pourquoi il oscille entre socialisme et communisme. La domination organisationnelle comme telle reste hors du champ théorique de la critique marxienne, même si elle intervient dans son registre descriptif. Du côté de la production moderne non capitaliste. La «critique de l'économie politique» avancée par Marx souffre d'une étroitesse de sa vision de l'espace économique. Il importe, en effet, de bien saisir les limites de l'objet d'étude qu'il s'est fixé sous l'appellation de «mode de production capitaliste». Ce qui fait 166

Le « capitalisme » de Marx et le « libéralisme » de Foucault

la rigueur de l'analyse marxienne - et qui la rend apte à servir à des recherches sur le terrain de l'économie capitaliste - a pour contrepartie le fait que divers pans de la production sociale restent dans l'ombre, hors du programme. Le modèle «mode de production capitaliste» circonscrit rigoureusement le champ de la production capitaliste : celle qui a pour objet ultime le profit et comme contrainte la production de marchandises, celle qui permet l'accumulation du capital entre les mains des propriétaires des moyens de production et d'échange. Ce modèle définit ainsi ses propres limites, que la culture marxiste n'appréhende que latéralement. Le Capital commence ainsi par cette phrase hautement problématique: «La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises». Cet énoncé peut se justifier: Marx prend pour objet non pas la production en général dans ce type de société, mais, seulement la production capitaliste, qui est production de marchandises (ou services) en vue du profit. Mais, subrepticement, il occulte ainsi une part du problème qu'il évoque. En effet, par «richesse», comme il le souligne, il n'entend pas valeur, mais «valeur d'usage». S'il en est ainsi, il aurait dû compter dans la richesse produite, au sein des «sociétés où règne le mode de production capitaliste», non seulement les marchandises, mais aussi le produit du travail réalisé en vue de l'autoconsommation familiale sous la forme des services du care, le produit du travail des fonctionnaires de tous ordres et celui des indépendants de toute sorte. Il s'y déploie une autre logique que celle du marché (capitaliste) : au-delà d'un mode de coopération (ou de dévouement) purement interpersonnelle ou associative, il s'agit de modes divers d'organisation de forces de travail selon des plans d'ensemble et des hiérarchies de compétence. Marx a identifié ce mode organisé comme celui 167

Foucault avec Marx

qui préside à la «division du travail» au sein de la firme, par opposition à la division (c'est-à-dire à la coordination) marchande du travail entre firmes sur le marché. Et il a mis ce couple de deux formes de « division du travail» au centre de son étude de la dynamique du capitalisme. Mais son investigation se limite au contexte de l'entreprise capitaliste, au cercle de la production pour le profit122. Elle aurait dû le conduire à l'analyse de la «division organisationnelle» du travail comme forme transversale au sein de la société moderne prise dans son ensemble. C'est vers cet autre pan de l'espace social que Foucault va se tourner. Et ce ne sera pas sur le mode d'un partage du territoire, qui permettrait une division pacifique des tâches théoriques, mais d'un sourd différend conceptuel autour du concept de «production», dont le déclencheur est le schème du «pouvoir-savoir». Cette crise épistémique ne se résout que par un dépassement dans les termes d'une tout autre représentation de la structure sociale moderne : celle qui se propose dans l'approche métastructurelle. Mais cela nous contraint à reconsidérer le concept même de capitalisme et l'usage qui peut en être fait. (3) Qu'est-ce que «le capitalisme» ? Un obstacle épistémologique. Il n'a pas dû échapper au lecteur que je donne à «capitalisme» un sens peu conforme à l'usage le plus commun de ce terme. Il ne s'agit pas d'une question de terminologie. Je conteste l'idée même que les marxistes, et d'autres aussi du reste, se font le plus souvent du «capitalisme», notamment dans les débats en cours sur son retour en force, sa résilience infinie ou sa fin annoncée. Ce que je mets en cause, c'est le fait de désigner comme «le capitalisme» l'ensemble de ce qui se produit dans les sociétés dites «capitalistes», dans les sociétés où, comme dit Marx, «règne le mode de production capitaliste». Ma critique s'adresse, entre 168

Le « capitalisme » de Marx et le « libéralisme » de Foucault

autres, à des courants comme celui de la Wertkritik, ou Nouvelle Critique de la Valeur, illustrés notamment par des auteurs comme Robert Kurtz et Moishe Postone, pour qui l'accumulation capitaliste est celle du travail abstrait ou du travail mort. Cette représentation du capitalisme en termes de fétichisme et d'abstraction est certes de nature à nourrir les discours critiques qui brodent autour de la marchandisation et de la financiarisation universelles. Mais elle ne permet pas d'appréhender, dans ces processus de mondialisation, la part effective ou potentielle de la classe fondamentale ou populaire, ni celle du «pouvoir-savoir», ni donc de concevoir quelque stratégie d'émancipation. Le concept de «contradiction productive du capitalisme» est celui qui permet de penser ensemble ces divers termes. Si l'État moderne se préoccupe de la vie, c'est, me semble-t-il, parce qu'il n'est pas entièrement entre les mains d'une «classe capitaliste». Ce qui se donne aussi à voir à rebours : à mesure que, dans le processus néolibéral, le pôle capitaliste de la classe dominante domine de façon plus exclusive, hégémonisant celui de la «compétence», la vie est effectivement plus en danger - celle des humains et celle de nombreuses autres espèces. Mais les merveilles de notre vie collective ne sont pas le fait du capital. Le vocable «capitalisme» est un obstacle épistémologique dès lors qu'on le prend pour le concept, ou la clé, du tout social moderne. Il en découle quelques conséquences pour l'analyse du libéralisme et du néolibéralisme123. 4.2. La productivité historique du «libéralisme» En dépit de l'impression que l'on pourrait avoir d'une lente mutation d'un Foucault de 1971-73 quasi marxiste à un Foucault de 1977-79 quasi libéral, on peut discerner dans sa démarche une profonde continuité épistémique, qui se manifeste notamment dans 169

Fbncault avec Marx

la constance d'une conception définie de la «productivité » des dispositifs sociaux de pouvoir-savoir, n reprend très précisément à son compte le concept général de production comprise comme «production d'utilités» (alias valeurs d'usage), auquel la «critique (marxienne) de l'économie» oppose le v concept spécifique de production propre à la logique productive du capitalisme: la «production de plusvalue». Mais paradoxalement, c'est par ce recul théorique par rapport à Marx - cet effacement de la course à une richesse « abstraite » - qu'il ouvre un champ d'analyse plus large, motivant la reconstruction métastructurelle du marxisme (§421). Ce concept de production va donner, de la «discipline» pénale au dispositif de la sexualité et à la politique libérale, une certaine cohérence à son cheminement au fil de la décennie (§422). Il conduit cependant à un retournement de perspective qui neutralise le rapport de classe dans une relation entre gouvernants et gouvernés (§423). À partir de là, émerge une problématique de la « gouvernementalité » qui ne laisse plus de place à la question révolutionnaire de l'autogouvernement (§424). r

y

§421. La «discipline», productrice d'utilité-docilité Le concept de «discipline», tel qu'il apparaît dans Surveiller et punir, dans sa relation à celui de pouvoir-savoir, définit un trait général de la société moderne. Rapporté au concept d'organisation, il permet un élargissement de l'analyse de classe avancée par Marx. Il tient à la fois du registre wébérien de la «rationalisation» et du registre francfortois d'une «raison instrumentale». Mais il apporte une caractérisation plus précise, reliant savoir et pouvoir, norme et productivité, selon une constellation 170

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singulière, supposée propre à l'époque où la vérité de référence est celle de la science et des techniques qui s'y rattachent. La «discipline» apparaît comme un nouveau principe d'ordre, commun aux divers «dispositifs» sociaux modernes, d'où émerge une nouvelle forme d'individualisation. Elle implique, on l'a vu, une colonisation de l'espace (clôture, quadrillage, rang, places, itinéraires...) et du temps (emploi du temps ordonné et saturé, standardisation des actes, des tâches et des étapes qui le composent). Elle permet ainsi la classification des individus au regard des épreuves dont ce cadre spatio-temporel fournit le théâtre : hiérarchisation, marquage, distinction, édiction de normes, archivage, examen, parcours divers vers l'excellence ou l'exclusion. Elle vise à un contrôle social intégral, dont le panopticon illustre le concept. En tant que savoir, à travers ces grilles multiples, elle atteint l'individu1U lui-même, dont elle discrimine les caractéristiques singulières, le statut de normal ou d'anormal, l'utilité et la dangerosité potentielles. En tant que pouvoir sur des êtres ainsi individualisés, elle s'exerce en dernier ressort sur des corps, qu'elle redresse, corrige, châtie, mobilise au travail et au combat, instruit, éduque, guérit. Bref, elle est productive en ce qu'elle produit des êtres tout à la fois dociles et productifs. Selon une formulation récurrente et insistante tout au long de Surveiller et punir, les disciplines, devenues «formules générales de la domination», convergent entre elles en ce qu'elles « imposent un rapport de docilité-utilité »1M. Je me propose de considérer ce couple conceptuel dans son décalage par rapport à la perspective ouverte par Marx (celle d'une «productivité» en termes de plusvalue comme logique du capital) : un recul analytique, qui s'avère paradoxalement fécond. 171

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L'utilité 1. «L'utilité» - commençons par elle - dont parle Foucault concerne, semble-t-il, tout à la fois l'effet produit, la capacité du producteur à le produire et la production d'un tel producteur. L'individu sain, instruit, bien entraîné, éventuellement corrigé, est utile en ce qu'il est apte à produire des effets socialement utiles. Il est, en ce sens, «productif». La logique des pouvoirs-savoirs serait d'oeuvrer à la production de tels individus, ou à leur sélection. On a vu par quels moyens. Il y a bien chez Marx, dans son analyse de la division du travail dans la manufacture et la fabrique (aux chapitres 14 et 15 du Livre 1), une approche de ce type : invention d'un espace/temps mesuré, un temps plein, vidé de tous ses «pores», quadrillé, contrôlé, mobilisation du corps au rythme de la machine, normalisation des gestes, standardisation des critères, des attentes et des exigences, programmation des activités et des interrelations, organisation hiérarchique - et corrélativement de nouveaux «sujets», répondant à ces conditions. Mais Foucault, qui, on l'a vu, se réfère à ces textes et reprend d'une certaine façon ce modèle de la fabrique, s'en écarte sur deux points. D'une part, il le généralise à l'ensemble des dispositifs sociaux modernes. Ou plutôt, le thème de la discipline, réélaboré à partir de l'institution carcérale, se profile comme une matrice universelle qui assure la communication entre divers savoirs et l'articulation entre divers pouvoirs : militaire, managérial, médical, judiciaire, pédagogique... Le pouvoir carcéral croise le pouvoir légal de punir, le pouvoir disciplinaire d'éduquer, de guérir et de faire travailler, jusqu'au « terrorisme du travail à la chaîne » {DE3/587). Phénomène circulaire. L'édiction de la peine efficace suppose connaissance, discernement, distinctions. Les juges, invités à distinguer entre le 172

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normal et l'anormal, reculent devant la difficulté et en appellent aux spécialistes de la nature sociale des individus : médecins, psychiatres, éducateurs. Ils jugent un « homme connaissable » par les sciences humaines, laboratoires où s'élabore, en réponse à ces demandes nouvelles, l'infini registre des normes. Bref, la discipline devient un concept général, qualifiant à ce titre la société moderne, qui est discipli-' naire comme elle est marchande. Mais, s'il en est» ainsi, c'est parce qu'elle relève du pouvoir-savoir qui • est transversal à la société. D'autre part, on le voit, Foucault positive le modèle en plaçant le pouvoir disciplinaire sous l'égide d'un savoir. En ce sens, les dispositifs institutionnels décrits sont tournés vers l'efficacité, vers l'élévation du niveau de performance des individus concernés (SP/139). Ils émergent ou du moins trouvent leur plein développement au temps des Lumières, où l'utilité publique est devenue la référence universelle en matière de justice, de santé, d'administration, etc., nourrissant réformes et utopies (Beccaria...). Ce pouvoir-savoir sait censément ce qui est utile et connaît les moyens de le produire. Il n'est cependant pas à prendre comme La Raison dans l'Histoire. Car il se décline au pluriel. Si ces diverses pratiques institutionnelles produisent ' ainsi un être nouveau, ce n'est pas au titre d'une puissance sociale, d'un général intellect, dont chacune ^ serait l'expression : c'est par un entrecroisement de pouvoirs distincts et incomparables, qui, relevant d'une même logique sociale, celle du pouvoir-savoir, coopèrent cependant à un résultat d'ensemble. J Tel est bien en effet, mis au jour dans sa généralité et sa positivité, le «continent» structurel (au sens de la structure de classe) découvert par Foucault. On doit cependant le pousser un peu plus loin. Il part d'une analyse de pratiques pour remonter aux dis-