Folie, langage, littérature
 2711628981, 9782711628988

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Michel Foucault Folie, langage, littérature

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M ichel F oucault

dans la même collection

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Folie, langage, littérature

Directeurs de collection : Jean-François Braunstein, Arnold I. Davidson et Daniele Lorenzini

M ichel FOUCAULT

Folie, langage, littérature

Édition établie par

Henri-Paul Fruchaud, Daniele Lorenzini et Judith Revel Introduction par

Judith Revel

VRIN

Foucault inédit

Philosophie du présent

Les volumes de Michel Foucault sont publiés sous la direction de Jean-François Braunstein, Arnold I. Davidson, Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini

En couverture : Michel Foucault - Portrait

Photo : © Jean-Pierre Fouchet/Gamma-Rapho Michel Foucault au Collège de France (1974-1975)

Photo : © Michèle Bancilhon/AFP En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contre­ façon, puni de deux ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source.

© Librairie Philosophique J. VRFN, 2019 Imprimé en France ISSN 2270-8669 ISBN 978-2-7116-2898-8 www.vrin.fr

AVERTISSEMENT Cette édition présente un ensemble de conférences et de textes, pour la plupart inédits, que Michel Foucault a consacrés à la folie, au langage et à la littérature. À l’exception de « L’expérience phénoménologique - l’expérience chez Bataille », qui pourrait dater des années 1950, ils s’échelonnent du milieu des années 1960 au tout début des années 1970, et s’inscrivent plus généralement dans une décennie où les thèmes de la folie, du langage et de la littérature ont occupé une place centrale pour la pensée foucaldienne. Ces textes s’organisent de fait autour de trois problématiques principales : le statut et la place du fou dans nos sociétés, et ce qui distingue, sous cet aspect, les sociétés « occidentales » des autres sociétés; les relations qu’entretiennent la folie, le langage et la littérature, en particulier à partir de trois références fondamentales - le théâtre baroque, le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud et l’œuvre de Raymond Roussel-; enfin, l’évolution de l’analyse littéraire dans les années 1960. Une étude du motif de l’absence d’œuvre dans La Recherche de VAbsolu de Balzac, et de celui des relations entre le désir et le savoir dans La Tentation de saint Antoine et Bouvard et Pécuchet de Flaubert, parachève cet ensemble. Il faut pour finir ajouter, à propos de Bataille, une première élaboration de la notion d’expérience-limite, bien que celle-ci n’apparaisse pas encore explicitement. Les textes ont été établis à partir des sources suivantes : - Pour les deux conférences prononcées à Tunis en 1967 (« Folie et civilisation » et « Structuralisme et analyse littéraire ») : l’édition a été établie à partir des enregistrements conservés à l’Université de Californie à Berkeley.

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AVERTISSEMENT

- Pour les autres textes : les éditeurs ont travaillé à partir des manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale de France (Fonds Foucault, NAF 28730, boîtes 54 et 57). Les textes ont été établis de la manière la plus littérale possible. Nous avons seulement supprimé quelques redites ou rectifié la construction de phrases incorrectes, quand cela paraissait nécessaire pour assurer la compréhension du texte. Nous tenons à remercier tout particulièrement la Bibliothèque nationale de France pour nous avoir autorisés à consulter les manuscrits à partir desquels cette édition a été établie : sans cette aide précieuse, aucun travail n’aurait été possible. H.-P. F ru c h a u d , D. L orenzini et J. R evel

INTRODUCTION

Treize textes Les textes que nous présentons ici réunis en un volume sont remarquables à plus d’un titre. On connaissait bien entendu l’importance du Raymond Roussel *, publié la même année que Naissance de la clinique12, en 1963, et plus généralement l’intérêt de Foucault pour la littérature dans les années 1960 - cette «passion» qui semble constituer l’étrange marge des premiers grands livres. De ces textes nombreux, l’édition des Dits et écrits a, il y a vingt-cinq ans, permis l’appréhension nouvelle. Foucault y alterne en effet une série de références à des littérateurs passés (Sade, Hölderlin, Nerval, Flaubert, Mallarmé, Verne, Roussel, Artaud, Brisset), trois noms tutélaires (Bataille, Blanchot, Klossowski), et ceux d’une génération d’écrivains qui constituaient l’actualité la plus récente de la littérature au moment où Foucault lui-même écrivait (Sollers, Thibaudeau, Robbe-Grillet, Butor, Laporte, Pleynet). Trois lignes directrices ont en général orienté la manière dont ce corpus complexe a été lu et commenté. D’une part, il s’est agi de montrer que le croisement entre l’expérience de la folie et l’expérience de l’écriture constituait un point de nouage fondamental3, et qu’il 1. M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963. 2. M. Foucault, Λaissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, P.U.F., 1963. 3. La parenté entre l’expérience de l’écriture et celle de la folie est un thème récurrent chez Foucault : voir par exemple « La folie, l’absence d’œuvre » (1964), dans Dits et écrits I, 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, n° 25, p. 440-448. La superposition de la figure du littérateur et de celle du fou (en particulier sous la figure spécifique du schizophrène) rend sans doute raison de l’intérêt que Foucault a pu porter à Hölderlin, àNerval, à Brisset, à Roussel, à Artaud

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engageait à la fois des réminiscences phénoménologiques (l’idée d’une expérience originaire qu’il s’agirait, dans un cas comme dans l’autre, de faire émerger de la gangue de silence où elle avait été prise) et un certain rapport au langage. De l’autre, il a été montré à quel point les analyses « littéraires » de Foucault expérimentaient à leur manière deux thèmes qui allaient être centraux bien audelà de la seule décennie des années 1960 : la critique radicale de toute forme de sujet psychologisé, doté d’une conscience ou d’une intériorité, et une attention aiguë pour la matérialité du langage, ses aspects phoniques, son épaisseur sonore, indépendamment de toute intention de signifier. Enfin, il a souvent été souligné à quel point le lien de Foucault à la revue Critique (à la rédaction de laquelle Foucault prend part à partir de 1963, et dans laquelle il publiera des textes essentiels) ou au groupe de Tel Quel (que Foucault ne rejoindra jamais formellement, mais dont il ne cessera de commenter les positions et les publications) avait représenté le contexte dans lequel s’était déployée cette singulière production. Car il en allait d’une singularité évidente : à la fois parce que la situation chronologique de ces textes était déterminée et correspondait à une période relativement brève allant en gros de la publication de Y Histoire de la folie 1 à celle des Mots et les choses 2, et disparaissant dans tous les cas à l’orée des années 1970 3; et parce que rien, dans ces textes, ne se faisait réellement écho de certaines positions théoriques pourtant fermement soutenues à la même époque, et elles-mêmes tendues entre deux extrêmes - d’une part, un parti-pris radical d’historicisation maintes fois réaffirmé depuis 1961 et prenant tour ou à Wolfson : dans tous les cas, Foucault semble hésiter entre la perception d’une expérience commune (qui aurait à voir à la fois avec la déstructuration du sujet et avec un rapport originaire à la vérité) et celle à'un faire commun (la folie permettant au littérateur de se défaire de la souveraineté de la représentation et d’expérimenter un autre rapport à la matérialité du langage, c’est-à-dire de constituer un autre code). 1. M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961 ; rééd. Histoire de la folie à l âge classique, Paris, Gallimard, 1972. 2. M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 3. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon « Histoire d’une disparition. Foucault et la littérature », Le Débat, n° 79, 1994, p. 82-90.

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à tour la forme d’une histoire (de la folie), ou d’archéologies (du regard médical, des sciences humaines) fortement périodisées; de l’autre, une visible fascination pour le structuralisme, entendu moins comme une école ou comme un courant que comme une communauté de méthode permettant de se débarrasser de la trop persistante illusion de la centralité du sujet « de Descartes à la phénoménologie », comme le dit souvent Foucault ·. Les treize textes, pour la plupart inédits, que le présent volume réunit pour la première fois offrent une tout autre perspective sur ces questions, et contribuent à en déplacer considérablement les enjeux. Certes, ils se concentrent sur deux objets « classiques » de cette décennie : la folie et la littérature. Nous avons donc choisi de les organiser selon ces deux polarisations thématiques pour en faciliter l’accès. On trouvera par conséquent, dans l’ordre, cinq textes tournant autour du thème de la folie, puis un bref texte d’une tonalité fort différente sur la notion d’expérience dans la phénoménologie et chez Bataille, enfin cinq textes sur l’analyse littéraire et la critique, et pour clore l’ensemble deux textes consacrés respectivement à Flaubert et à Balzac. Pour autant que leur datation nous soit parvenue (ou qu’il soit possible d’en faire l’hypothèse à partir d’un certain nombre d’indices, tout particulièrement de nature bibliographique), tous ces textes prennent place dans la seconde moitié des années 1960 - avec un doute assez vif pour le texte consacré à l’expérience dans la phénoménologie et chez Bataille, qui pourrait tout aussi bien être très antérieur. L’entre-deux fondamental allant du moment de la publication des Mots et les choses à la fin de la rédaction de L'archéologie du savoir , qui correspond au séjour de Foucault à Tunis, représente ici le cœur de la périodisation dessinée en creux1 1. Il s’agit là d’une continuité que Foucault continuera à mobiliser toute sa vie. Voir par exemple M. Foucault, « Sexualité et solitude » (1981 ), dans Dits et écrits II, 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, n° 295, p. 987-997. À propos de la figure du sujet, Foucault écrit : « C’est à l’impact de Husserl que la question doit son importance, mais le caractère central du sujet est aussi lié à un contexte institutionnel, dans la mesure où l’université française, depuis que la philosophie vit le jour avec Descartes, n’a jamais pu progresser que de manière cartésienne » {ibid., p. 988).

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par les textes : on pourra donc lire non pas les analyses de Foucault sur la folie ou sur la littérature en général, telles qu’on est habitué à les lire et à les reconnaître essentiellement dans la première moitié des années 1960, mais une version plus tardive de ces mêmes thèmes. Annonçons-le dès à présent : la tonalité en est très nettement différente - même quand l’analyse, selon un procédé que Foucault ne cessera de mobiliser, fait retour sur des travaux antérieurs ou retravaille une référence élaborée précédemment. Premier constat : autour de la charnière 1965-1967, il en va d’une inflexion impressionnante des enquêtes engagées par le philosophe. Bien sûr, le statut, le degré d’élaboration, le régime d ’écriture de ces treize textes est loin d’être homogène. Nous réunissons ici des textes dont l’unité n’est pas strictement liée à un ou plusieurs cycles identifiables (une série de conférences, un cours ou un séminaire, un ensemble homogène d’interventions radiophoniques), et dont la datation est dans certains cas difficile à établir avec exactitude. Ce sont par ailleurs des textes dont le type et le degré de rédaction varie énormément - depuis la rédaction en apparence totalement achevée des deux conférences au club Tahar Haddad de Tunis, en 1967 (« Folie et civilisation », en avril 1967, et « Structuralisme et analyse littéraire », en février de la même année), ou du petit texte sur la notion d’expérience dont nous avons souligné la difficulté de datation (« L’expérience phénoménologique - l’expérience chez Bataille »), aux textes plus schématisés, ou ressemblant davantage à des plans très largement développés (le premier texte intitulé « Folie et civilisation », sans date mais dans tous les cas postérieur à 1965, ou encore « Folie et société »). Cela ne signifie pas nécessairement que les marqueurs graphiques que nous tendons spontanément à identifier comme les indices d’une rédaction moins complète hiérarchisation des espaces dans la page, recours à des séries de lettres latines ou grecques ou à des chiffres pour structurer des listes de points, rentrés, tirets, etc. - soient contradictoires avec un mode d’écriture extrêmement soigné : il y a parfois, dans la structuration extrêmement forte des argumentations construites par Foucault, l’affleurement graphique de leur ossature, comme c’est par exemple le cas dans « La littérature et la folie » (le texte consacré à la

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folie dans le théâtre baroque et dans le théâtre d’Artaud) ou dans « Les nouvelles méthodes d’analyse littéraire » (où l’étagement est particulièrement perceptible et organise la fixation manuscrite du raisonnement). On penserait presque ici, par association, aux trois feuillets présents dans l’une des boîtes d’inédits acquises par la BnF en 2013, au milieu d’un ensemble sur Brisset et Roussel datant vraisemblablement des années 1962-1963, et portant la mention sobre d'épigram m es 1 : trois constructions géométriques manuscrites, accompagnées de leur règle de composition, donnant à voir du texte latin « en forme » - de triangle isocèle, de labyrinthe, de paire de lunettes. Puissance du dessin de la pensée - puissance, aussi, de ses règles de composition : n’est-ce pas l’une des incarna­ tions possibles de ce que Foucault, fasciné, a très tôt appelé un « procédé »? On songe aussi, quelques années plus tard, en 1973, à cette étrange hypothèse qui sous-tendra le beau texte consacré à Ceci n ’est pas une pipe de Magritte, celle du « calligramme défait » : « Compenser l’alphabet; répéter sans le secours de la rhétorique; prendre les choses au piège d’une double graphie. [...] Signe, la lettre permet de fixer les mots ; ligne, elle permet de figurer la chose. Ainsi le calligramme prétend-il effacer ludiquement les plus vieilles oppositions de notre civilisation alphabétique : montrer et nommer; figurer et dire; reproduire et articuler; imiter et signifier; regarder et lire. » 12 En somme : avoir affaire à la matérialité de l’écriture et de sa fixation graphique, thème foucaldien s’il en est, c’est immédiatement avoir affaire à l’organisation de la pensée - et c’est finalement aussi ce que les textes réunis dans ce volume se chargent de nous rappeler. Deuxième constat : ces treize textes déploient tout un système de répétitions passionnant à suivre. Les reprises d’un motif, d’une référence, parfois d’un nom, d’une expression forgée et réinvestie 1. BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54. 2. M. Foucault, Ceci n est pas une pipe. Deux lettres et quatre dessins de René Magritte, Paris, Fata Morgana, 1973, p. 20-22. Une première version de ce texte, plus brève mais avec le même titre, avait été publiée en hommage à Magritte, disparu le 15 août 1967, dans Les Cahiers du chemin, n° 2, 1968 (texte désormais repris dans M. Foucault, Dits et écrits /, op. cit., n° 53, p. 663-678).

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plus avant, permettent à leur manière de suivre ce qui constitue le lent travail de constitution et de formulation des hypothèses - le tissage progressif, par approximations successives, des idées. Il faut donc lire chacun des textes pour lui-même ; mais il faut aussi les lire en succession, ou plus exactement en série, dans les pistes qu’une lecture transversale permet de frayer. Un seul exemple de cela. Le dixième texte que nous proposons, originairement sans titre (mais que nous avons intitulé, pour des raisons de clarté, au plus près de son objet, « L’extralinguistique et la littérature ») et sans date (mais une référence à De la grammatologie de Derrida permet d’en supposer l’écriture en 1967 ou postérieurement), introduit la notion d’extralinguistique - notion que l’on retrouve peu dans d’autres textes foucaldiens !, mais qui fait ici l’objet de développements importants, et dont on peut supposer qu’ils sont au moins en partie suscités par une volonté de discussion du premier tome de l’ouvrage d’Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, publié un an auparavant chez Gallimard12. Le onzième texte de ce volume, lui aussi sans datation certaine, mais dont le titre est en revanche donné par Foucault lui-même (« L’analyse littéraire et le structuralisme »), réinvestit immédiatement cette notion d’extralinguistique, la met pour ainsi dire au travail - sur Joyce, sur Proust, sur Robbe-Grillet, sur Butor, sur Balzac, sur Dostoïevski de manière assez brève, sur Flaubert de manière infiniment plus détaillée -, et fait apparaître tout un système de références théoriques (dont celle, centrale, aux travaux de Prieto) que le premier texte n’offrait pas explicitement. La question n’est en réalité pas (ou pas simplement) de savoir quel texte, des deux, précède l’autre. Il importe bien plutôt d’établir entre 1. Le terme apparaît à deux reprises dans l’une des introductions alternatives à celle qui fut finalement placée par Foucault au tout début de L archéologie du savoir : voir à cet égard M. Foucault, « Introduction à L archéologie du savoir », éd. M. Rueff, Les Études Philosophiques, n° 153, 2015, p. 327-352. 2. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1.1, Paris, Gallimard, 1966. La collection « Bibliothèque des sciences humaines », dirigée par Pierre Nora, avait accueilli la même année le livre de Benveniste et Les mots et les choses de Foucault, après avoir accueilli un an auparavant l’ouvrage de G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon (référence que Foucault cite dans « L’analyse littéraire et le structuralisme », infra, p. 260).

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eux un rapport transversal, et de comprendre comment une hypothèse prend forme, reçoit une formulation (« La littérature pourrait donc se définir comme un discours constituant lui-même, à l’intérieur de soi, la dimension extralinguistique qui échappe à la langue et qui permet aux énoncés d’exister » ]), puis est mobilisée et investie pour rendre effectivement compte de textes littéraires qui en constituent de fait le banc d’essai. Mais les transversalités sont multiples : on peut tendre un fil entre le traitement que « L’analyse littéraire et le structuralisme » réserve à Flaubert et ce qu’il en est dit un peu plus tardivement, en 1970, lors d’une conférence tenue à l’université de Buffalo, dans « Bouvard et Pécuchet. Les deux tentations » ; tout comme on peut bien entendu se souvenir de la manière dont Foucault, dans deux versions successives et légèrement différentes d’un même texte (publiées respectivement en 1964 et 1970), travaille déjà - et autrement - La Tentation de saint Antoine. Troisième constat, lié à ce dernier point : on trouve très évidemment dans ces treize textes les traces rassurantes de choses déjà sues (par exemple à la faveur d’un retour fréquent sur certains passages de Y Histoire de la folie), ou bien la proposition légèrement différente d’analyses tentées ailleurs (ainsi sur Artaud, ou sur certaines figures du Nouveau Roman, ou à l’occasion d’un commentaire de Proust ou de Flaubert, ou d’une référence à Rousseau - occurrences dont on n’ignore pas qu’elles sont au cœur d’autres textes déjà connus). Quand nous avons pensé que la mention à d’autres textes était susceptible d’éclairer ceux que nous présentons aujourd’hui pour la première fois, nous avons indiqué en note leur référence : ces phénomènes d’échos sont passionnants à suivre, y compris dans le jeu de décalages qu’ils instaurent souvent. Mais on trouve surtout toute une série d’éléments totalement nouveaux, qui contribuent à modifier et à compliquer la perception que nous pensions avoir de ce que Foucault tentait de faire au milieu des années 1960. C’est à ces différents éléments, parfois très inattendus, qu’il faut à présent revenir.1

1. M. Foucault, « L’analyse littéraire et le structuralisme », infra, p. 250.

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Quatre différences On voudrait pouvoir dire qu’on trouvera dans ces treize textes d’infimes transformations, qui les rendent d’autant plus surprenants que nous les pensions familiers. Mais les différences sont bien plus profondes qu’il n’y paraît, et il importe d’en percevoir clairement l’étendue. Elles sont essentiellement au nombre de quatre et elles engagent pour nous quatre dimensions d’importance : la relation au structuralisme, l’échelle des analyses proposées, les modèles disciplinaires mobilisés et le rapport à l’histoire. La première différence, qui est aussi la plus générale, traverse tout autant les textes sur la folie que ceux qui sont consacrés à l’analyse littéraire. Elle consiste en l’affirmation d’une position infiniment plus nette qu’on aurait pu le croire du côté du structuralisme position qui a certes souvent été mise au crédit de Foucault à partir de la publication des Mots et les choses, mais dont, jusqu’à présent, on pouvait aussi avoir l’impression que le direct intéressé s’en trouvait fortement embarrassé. On connaît les différentes formulations de cet embarras, proposées par Foucault à maintes reprises à la fin des années 1960, et qui finiront par déboucher sur la célèbre «pique» de L'ordre du discours, en 1970 («Et maintenant, que ceux qui ont des lacunes de vocabulaire disent - si ça leur chante mieux que ça ne leur parle - que c’est du structuralisme » !); elles ne manquent par ailleurs pas dans les textes des Dits et écrits. Ces expressions d’embarras prennent en général deux formes : d’une part, la reconnaissance de l’importance du structuralisme, mais son identification davantage à une méthode d’analyse commune, une « activité théorique qui n’existe qu’à l’intérieur de domaines d’activités déterminés»12, qu’à une véritable école; de l’autre, l’insistance sur le fait que la valeur stratégique du structuralisme a 1. M. Foucault, L ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 72. 2. M. Foucault, « La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est “aujourd’hui” » (1967), dans Dits et écrits /, op. cit.y n° 47, p. 583. Dans le même texte. Foucault ajoute : « Ce que j ’ai essayé de faire, c’est d’introduire des analyses de style structuraliste dans des domaines où elles n’avaient pas pénétré jusqu’à présent, c’est-à-dire dans le domaine de l’histoire des idées, l’histoire de la connaissance, l’histoire de la théorie » {ibid.).

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essentiellement tenu à ce qu’il permettait la destitution radicale de toute référence à un sujet (« Il me semble d’abord, d’un point de vue négatif, que ce qui distingue essentiellement le structuralisme, c’est qu’il met en question l’importance du sujet humain, de la conscience humaine, de l’existence humaine » l). Au croisement de ces deux éléments, Foucault développe alors la singularité de son entreprise - entre revendication de proximité et distance soigneusement entretenue, parce que ce qu’il tente d’analyser, à la différence des structuralistes, n’est pas « le système de la langue, ni d’une manière générale les règles formelles de sa construction [...]. La question que je pose, c’est celle, non des codes, mais des événements : la loi d’existence des énoncés, ce qui les a rendus possibles » 12. Quant à la destitution de la référence à la figure du sujet, c’est à l’évidence un élément central de la pensée foucaldienne - mais, comme le remarque Foucault lui-même, celle-ci était déjà appelée dans son travail par la double référence à Bataille et à Blanchot, et le sentiment de proximité avec le structuralisme n’a fait que proposer à nouveaux frais et dans une formulation différente la possibilité de cette critique radicale : « Pendant une longue période, il y a eu en moi une sorte de conflit mal résolu entre la passion pour Blanchot, Bataille et, d’autre part, l’intérêt que je nourrissais pour certaines études positives, comme celles de Dumézil et de Lévi-Strauss, par exemple. Mais au fond, ces deux orientations, dont l’unique dénominateur commun était peut-être constitué par le problème religieux, ont contribué dans une égale mesure à me conduire au thème de la disparition du sujet. » 3 Dans les textes que nous donnons aujourd’hui à lire, et alors même que le moment de leur écriture correspond aux textes déjà 1. M. Foucault, « Interview avec Michel Foucault » (1968), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 54, p. 651. 2. M. Foucault, « Réponse à une question » (1968), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 58, p. 681. Plus lapidairement encore, quelques lignes plus bas : « [CJhercher dans le discours, non pas, comme les méthodes structurales, ses lois de construction, mais ses conditions d’existence » ; et en note : « Est-il nécessaire de préciser encore que je ne suis pas ce qu’on appelle “structuraliste” ? » {ibid., p. 682). 3. M. Foucault, «Qui êtes-vous professeur Foucault?» (1967), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 50, p. 614.

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connus que nous venons de rappeler, la tonalité est tout autre. On y trouve certes peu de références directes au structuralisme en tant que tel - sinon dans le titre de la conférence faite le 4 février 1967 au Club Tahar Haddad, « Structuralisme et analyse littéraire », et dans celui du texte (non daté) « L’analyse littéraire et le structuralisme » -, mais une série d’indices assez fermement fournis et souvent répétés. Autour de la folie, qui réémerge ici comme objet d’analyse, se joue en effet un effacement relatif mais marqué des spécificités géographiques et historiques de ce que Foucault caractérisait au contraire dans Y Histoire de la folie comme l’effet d’un partage. Certes, Foucault fait parfois allusion à « la culture européenne » par opposition à « la plupart des cultures qu’on a pu étudier hors d’Europe » mais c’est pour affirmer malgré tout que « la folie est une fonction constante qu’on retrouve dans toutes les sociétés » 12. Ou encore : « [L]a folie, c’est en réalité une sorte de fonction sociale qui existe dans toutes les sociétés quelles qu’elles soient, avec un rôle parfaitement précis et, en somme, assez uniforme dans toutes les civilisations. » 3 À cette généralisation du motif de la folie comme fonction sociale correspond par ailleurs immédiatement une minoration de l’importance des périodisations, auxquelles l’analyse foucaldienne semblait pourtant toujours devoir s’adosser. Deux cas de figure : soit le principe du découpage historique effectué par le philosophe devient flou et multiplie les repérages chronologiques ambigus - le caractère inclusif de notre culture est par exemple rapporté successivement, dans le même texte, à l’effacement des rituels et des pratiques d’exclusion « qu’on rencontrait au Moyen Age et dont beaucoup avaient gardé leur vivacité jusqu’au xixe siècle » 4, avant d’être assigné à la fin du xvm e siècle 5; et 1. M. Foucault, « Folie et civilisation », infra, p. 30. 2. Ibid., p. 34. 3. M. Foucault, «Folie et civilisation. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis en avril 1967», infra, p. 50. Dans la page suivante: «Alors, première thèse, la folie fonction constante qu’on retrouve dans toutes les sociétés. » 4. M. Foucault, « Folie et civilisation », infra, p. 30. 5. Ibid., p. 32 : « De même, lorsque les fous ont cessé d’être des exclus (vers la fin du xvi]ie siècle) [...] ».

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la non institutionnalisation de la figure du fou semble flotter chronologiquement de manière terriblement imprécise, puisqu’il est dit qu’elle n’est vraie «dans notre civilisation que ju s q u ’à la fin du x v m e siècle, disons plus exactement ju s q u ’à la fin du Moyen  g e » 1 soit la folie est présentée comme une fonction

qui semble transcender les découpages historiques, voire même comme une structure universelle à laquelle se serait appliquée postérieurement une série de modifications qui, elles, relèveraient d’une détermination historique précise. Ainsi, à propos de la manière dont la médecine mentale a joué à l’égard de la folie : « [C]’est en réalité à l’intérieur d’un statut ethnologique et sociologique de la folie, qui est constant et universel, [que] la médecine mentale a joué un certain rôle, et son importance vient du fait qu’elle s’est insérée à l ’intérieur d ’une structure qui était une structure universelle. » 2

La deuxième différence concerne un changement explicite dans ce que nous pourrions identifier comme le modèle disciplinaire de référence que Foucault semble se donner à lui-même. Le cadre méthodologique auquel était associé Foucault, et qu’il revendiquait souvent comme tel, aussi bien dans les titres qu’il donnait à ses ouvrages que dans les analyses qu’il en livrait, semblait être dès le début des années 1960 celui de l’histoire : certes, une conception de l’histoire en forte opposition par rapport à une représentation hégélienne de celle-ci3, et bien au contraire réélaborée à partir de la lecture de Nietzsche, des apports de l’épistémologie critique et de ceux de l’historiographie contemporaine - mais une histoire quand même. Histoire de la fo lie , Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Les mots et les choses. Une archéo­ logie des sciences humaines : trois gestes de périodisation, trois

découpages d’objets, trois manières d’historiciser (la folie, la clinique, l’homme constitué en objet de savoir). Dans les textes que1 1.Ibid., p. 38. C’est moi qui souligne. 2. M. Foucault, «Folie et civilisation. Conférence prononcée au ClubTahar Haddad à Tunis en avril 1967 », infra, p. 66. C’est moi qui souligne. 3. Sur ce point, voir par exemple ce qu’en dit Foucault rétrospectivement à la fin des années 1970 dans « Entretien avec Foucault » (1978), dans Dits et écrits II, op. cil, n° 281, p. 860-914.

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nous connaissions jusqu’alors, ce rapport à l’histoire, qui semblait parfois un peu malmené par les critiques de Foucault, représentait précisément le terrain à partir duquel il s’agissait de fait de répondre - on pense par exemple au très bel entretien avec Raymond Bellour, après la publication du livre de 1966, où Foucault réaffirme avec force la particularité du parti-pris de méthode qui est le sien : « Chaque périodisation découpe dans l’histoire un certain niveau d’événements, et, inversement, chaque couche d’événements appelle sa propre périodisation. C’est là un ensemble de problèmes délicats, puisque, selon le niveau qu’on choisit, on devra délimiter des périodisations différentes, et que, selon la périodisation qu’on se donne, on atteindra des niveaux différents. » 1 Dans les textes que nous présentons ici, le modèle semble différent : il est, tour à tour ou simultanément, celui de l’ethnologie et, dans une moindre mesure, celui de la sociologie. « Ce que la sociologie, l’ethnologie, l’analyse des cultures ont montré [...] » 12, écrit en effet Foucault : il y a là une assise, clairement assumée, à partir de laquelle raisonner. Et même si la référence méthodologique n’est pas exempte de tensions - dans « La littérature et la folie », c’est l’insuffisance des réponses fournies par les sociologues et les ethnologues à propos de l’inscription de la folie dans tout espace social qui fournit le point de départ de la réflexion foucaldienne3-, le dialogue se situe bien dans le jeu des références et des débats ouverts tout particulièrement par les enquêtes ethnographiques que Foucault mentionne. La fréquence des références à Lévi-Strauss (le Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté ou de Y Anthropologie structurale , bien plus que celui des M ythologiques , 1. M. Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (1967), dans Dits et écrits /, op. cit.y n° 48, p. 614. 2. M. Foucault, « Folie et civilisation », infra, p. 29. Quelques lignes plus bas : « D’une façon générale, ce que la sociologie et l’ethnologie nous ont appris depuis une bonne trentaine d’années [...] » (ibid., p. 30). Et encore, à propos de la « parenté sociologique » du fou : « cette définition ne vaut pas pour la seule ethnologie » (ibid., p. 35). 3. M. Foucault, « La littérature et la folie », infra, p. 89 : « Les sociologues et ethnologues ont une réponse simple, et qui va de soi [...]. Cette réponse est fort commode : il est dommage qu’elle soit profondément insuffisante. »

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dont les deux premiers tomes étaient pourtant sortis respectivement en 1964 et 1967, et qui n’apparaît que dans « Structuralisme et analyse littéraire » ]), la reprise du motif de la circulation des femmes en tant que « signes sociaux » 2, 1 la mention de la prohibition de l’inceste 3, celle des analyses lévi-straussiennes des sociétés Nambikwara4, l’allusion aux travaux de Geneviève Calame-Griaule sur la parole chez les Dogons 5 : tout cela forme une sorte de maillage qui semble littéralement soutenir les analyses de Foucault. La troisième différence concerne très évidemment la place de la linguistique dans les textes écrits par Foucault durant son séjour tunisien. Cette place n’est pas à proprement parler « nouvelle », puisqu’elle est bien connue : elle détermine en partie le système de références que l’on verra affleurer en 1969 dans L'archéologie du savoir, texte qui montre à quel point les connaissances de Foucault en matière de linguistique, de philosophie du langage et de philosophie analytique étaient précises. On a beaucoup insisté sur l’importance de la bibliothèque de Gérard Deledalle, alors directeur du départe­ ment de philosophie de l’université de Tunis, dont Foucault aurait eu l’usage assidu; certaines des fiches de lecture retrouvées dans les boîtes acquises par la Bibliothèque nationale de France en 2013 en fournissent l’indication très claire6. Dans les textes que 1. M. Foucault, « Structuralisme et analyse littéraire », infra, p. 173, 201-202, 206. 2. Voir par exemple M. Foucault, « Les nouvelles méthodes d’analyse littéraire », infra, p. 144 : « Et Lévi-Strauss a pu montrer que, dans les sociétés primitives, les femmes n’étaient pas seulement objets de désir (donc valeur), mais également signes. » Ou encore, dans « L’analyse littéraire », infra, p. 165 : « Lévi-Strauss : les femmes ne sont pas seulement des biens de consommation; elles circulent selon des structures qui leur donnent leur sens. Elles sont des signes sociaux. » 3. M. Foucault, « Folie et civilisation », infra, p. 29-30. 4. Ibid., p. 35; M. Foucault, «Folie et civilisation. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis en avril 1967 », infra, p. 54-55. 5. M. Foucault, « L’analyse littéraire et le structuralisme », infra, p. 260. 6. BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 43. Voir à ce sujet la présentation de Martin Rueff dans « Introduction à L'archéologie du savoir », art. cit. À la fin du texte de Foucault, Rueff livre en annexe la description sommaire des fiches qui composent la boîte 43 : on y trouve des fiches sur Austin, Ryle, Quine, Wittgenstein, Ayer, Strawson, Goodman, Putnam, etc.

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nous présentons, la réflexion semble très explicitement placée sous l’influence directe du livre de Luis J. Prieto, Messages et signaux, paru en 1966. Le nom de Prieto apparaît ainsi à de très nombreuses reprises dans « Structuralisme et analyse littéraire », la conférence au Club Tahar Haddad de février 1967, et dans « L’extralinguistique et la littérature », dont la datation probable remonte elle aussi à 1967, bien avant que Prieto ne soit nommé en février 1969 maître de conférences en sémiologie au département de sociologie de la toute nouvelle université de Paris VIII Vincennes, puis, moins d’un an plus tard, professeur de linguistique générale à l’université de Genève sur la chaire qui fut celle de Saussure. La discussion avec Jakobson est elle aussi consistante - dans « Les nouvelles méthodes d’analyse littéraire » (texte sans date, vraisemblablement datable du milieu des années 1960), dans « L’extralinguistique et la littérature », ainsi que dans « L’analyse littéraire et le structuralisme », prolongeant des éléments déjà esquissés dans la seconde séance de la conférence donnée par Foucault en 1964 aux Facultés universitaires SaintLouis, à Bruxelles, sous le titre « Littérature et langage » K De très nombreuses mentions de J.L. Austin sont également présentes. L’attention pour la linguistique est donc confirmée : moins anglosaxonne que ce que donnent à voir les fiches de lecture et certains passages de L'archéologie du savoir ; davantage creusée dans le sillon de Saussure et des débats que le travail de ce dernier ne cesse de nourrir ; et intégrant à cela les travaux les plus innovants et récents de la critique littéraire - on pense bien entendu à Genette, dont Figures l e s t publié en 1966, ou à Barthes. Quatrième et dernière différence : le rapport à l’histoire. On a déjà souligné, dans les textes ici réunis, la relative substitution du principe d’historicisation par un modèle ethnologique (ou, dans une moindre mesure, sociologique), et ce qui ressemble à une mise à distance des gestes de périodisation qui semblaient pourtant si centraux pour Foucault dès Y Histoire de la fo lie. Bien sûr, l’attention pour le1 1. M. Foucault, « Littérature et langage » (1964), dans La grande étrangère. À propos de littérature, éd. Ph. Artières, J.-F. Bert, M. Potte-Bonneville et J. Revel, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 75-144 (sur Jakobson, voir en particulier les p. 110-115).

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caractère historique des partages demeure - on pense par exemple aux analyses de « La littérature et la folie. La folie dans le théâtre baroque et le théâtre d’Artaud », dans lesquelles celui-ci retrouve son importance Mais un texte présente des développements assez inattendus : « Structuralisme et analyse littéraire », la conférence au Club Tahar Haddad de février 1967. Pour mieux comprendre en quoi consiste la très surprenante position de Foucault dans ce texte, permettons-nous un bref retour en arrière. Dans les toutes dernières pages des M ots et les choses , après avoir rappelé la triple structuration qui sous-tend tout à la fois l’émergence de l’homme en tant qu’objet de discours des sciences et le livre qu’il vient de consacrer à cette « naissance » des sciences humaines (« Les trois modèles » : la philologie, l’économie, la biologie1 2), Foucault s’arrête successivement sur l’Histoire3, puis sur la psychanalyse et l’ethnologie4. C’est le statut de cette dernière qui nous intéresse tout particulièrement ici, puisqu’elle apparaît comme tiraillée entre deux « positions » opposées. D’une part, elle a partie liée, comme les autres sciences humaines, avec l’histoire : « [L]’ethnologie n’est elle-même possible qu’à partir d’une certaine situation, d’un événement absolument singulier, où se trouvent engagées à la fois notre historicité et celle de tous les hommes qui peuvent constituer l’objet d’une ethnologie [...] : l’ethnologie s’enracine, en effet, dans une possibilité qui appartient en propre à l’histoire de notre culture, plus encore à son rapport fondamental à toute histoire. » 5 De l’autre, elle est aussi cette discipline qui non seulement a affaire 1. Dans le texte incomplet présent dans la boîte 57 qui semble une rédaction alternative du début de la conférence, et malgré la reprise des assertions initiales (« Il n’v a pas de société sans folie », « il n’y a pas de culture sans partage »), on trouve malgré tout, à propos du lien entre littérature et folie : « Bien sûr ce lien ne s’offre pas, identique à lui-même, tout au long de l’histoire. Il n’a même cessé de se modifier à chaque instant, sans jamais disparaître » {infra, p. 95, note a). Et quelques lignes plus bas : « Qu’on me comprenne : si à un moment donné dans une littérature, la folie a ce visage, et non tel autre, c’est pour des raisons qui tiennent à l’épaisseur de l’histoire » {ibid.). 2. M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 366-378. 3. Ibid., p. 378-385. Foucault met une majuscule à « Histoire ». 4. Ibid., p. 385-398. 5 . p. 388.

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avec « des peuples sans histoire », mais qui préfère étudier « plutôt les invariants de structure que la succession des événements » 1; et plus puissamment encore, elle est ce par quoi le problème de l’histoire se trouve retourné, « car il s’agit alors de déterminer, d’après les systèmes symboliques utilisés, d’après les règles prescrites, d’après les normes fonctionnelles choisies et posées, de quelle sorte de devenir historique chaque culture est susceptible^ elle cherche à ressaisir, dès la racine, le mode d’historicité qui peut y apparaître » 12. La difficulté semble donc entièrement nouée autour de la question de l’histoire : l’ethnologie est à la fois, comme toutes les sciences de l’homme, le produit d’un certain partage historique, et ce discours de savoir spécifique susceptible de faire apparaître le « rapport d’historicité constitutif de toute ethnologie en général » 3. La question de l’histoire, ou plus exactement de l’historicité des discours de savoir et des représentations, est donc au cœur de la préoccupation de Foucault - c’est finalement la même difficulté qui semble cristallisée dans l’expression d’« a priori historique » qui apparaît dans les mêmes pages avant d’être reprise dans L ’archéologie du savoir , trois ans plus tard. Parallèlement à cela, un certain nombre de critiques, en réaction aux livres de Foucault, ont précisément porté sur le flou relatif qui entoure la manière dont Foucault noue son propre rapport à l’histoire, et cela au moins en deux moments d’importance : d’une part, les critiques exprimées par Jacques Derrida à la suite de la publication de Y H istoire de la f o l i e 4, qui ne se limitent pas à ferrailler contre le commentaire que Foucault fait de la première des M éditations cartésiennes, mais qui pointent très durement le caractère intenable du rapport à l’histoire qu’engage l’ouvrage; de l’autre, celles qui suivent la publication des Mots et les choses et qui s’attaquent à la même question - on pense à l’article bien connu de Jean-Paul Sartre dans L'A rc , ou à 1. M. Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 388. 2. Ibid, p. 389. 3. Ibid, p. 391. 4. J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », Revue de métaphysique et de morale, vol. 68, n° 4, 1963, p. 460-494, repris dans L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51-97.

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la lecture assez dure proposée par Michel de Certeau en 1967 K L’impact de ces critiques est évident : il pousse sans doute Foucault vers une appropriation « technique » de la question de l’historicité, en particulier à la faveur d’un approfondissement des débats historiographiques, dont un certain nombre de textes fondamentaux de l’époque portent explicitement la trace 12 - tout comme en témoigne, sans doute, le projet, jamais réalisé, d’un texte sur Braudel3. Dans « Structuralisme et analyse littéraire », il en va d’un tout autre scenario, et c’est probablement la plus grande surprise de ces inédits. On y assiste en effet à la disqualification systématique du rapport à l’histoire - une sorte de volonté, ouvertement revendiquée, de faire sans l'histoire, ou plus exactement d’en défaire les méca­ nismes internes de saisie des objets (ici, tout particulièrement : des textes littéraires). Deux points focalisent essentiellement l’analyse : la notion de production, d’une part, et celle de causalité, de l’autre. De la première, il est important de souligner le sens spécifique : ce que Foucault appelle « la production économique [des] objets » 4 correspond en réalité à l’ensemble des éléments d’explication qui 1. J.-P. Sartre, «Jean-Paul Sartre répond», L'Arc, n° 30, 1966, p. 87-96 et M. de Certeau, « Les sciences humaines et la mort de l’homme », Études, vol. 326, 1967, p. 344-360, repris dans Ph. Artières et alii (dir.), « Les mots et les choses » de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 75-89 et 173-197. 2. On pense ici tout particulièrement à trois textes de la période 1967-1968 : « Sur les façons d’écrire l’histoire », art. cit. ; « Réponse à une question », art. cit. ; « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie » (1968), dans Dits et écrits /, op. cit., n° 59, p. 724-759. 3. Voir la « Chronologie » établie par Daniel Defert dans M. Foucault, Œuvres, 1.1, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 2015, p. lu : « “L’histoire, c’est tout de même prodigieusement amusant. On est moins solitaire et tout aussi libre” (lettre). Foucault a le projet d’écrire un texte à propos de la réédition du livre de Fernand Braudel sur la Méditerranée, peut-être même de rédiger un livre sur l’historiographie qui serait l’occasion d’une autre archéologie des sciences humaines » (février 1967). L’introduction à L 'archéologie du savoir, en 1969, porte très nettement la trace de ces lectures historiographiques bien qu’aucun nom ne soit cité - les références sont nombreuses et très facilement reconnaissables. 4. M. Foucault, « Structuralisme et analyse littéraire », infra, p. 175.

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président au fait qu’une œuvre littéraire existe en tant qu’œuvre. La fonction de la critique littéraire classique est précisément de rendre compte de cela : « Car l’analyse littéraire était critique, c’està-dire qu’elle était une censure qui triait, elle était une esthétique qui proposait des jugements et elle était en même temps une sorte d’historique de la production de l’œuvre, une explication des raisons pour lesquelles, une réduction de l’œuvre aux raisons pour lesquelles elle avait été produite. » 1L’histoire et la production sont liées parce qu’elles restituent le processus au travers duquel l’œuvre se constitue comme telle. Au rebours de cela, l’analyse littéraire que Foucault appelle de ses vœux écarte le processus et lui substitue l’analyse du document en tant que document - ce qu’il appelle l’analyse « deixologique », en mobilisant un modèle alternatif à l’histoire processuelle de l’œuvre : le modèle informationnel, qu’il emprunte à l’analyse biologique la plus récente. L’opposition est mise en scène de manière forte : « Vous voyez également pourquoi et comment l’histoire, l’analyse historique en tant qu’elle est étude de la production d’une œuvre, comment cette analyse historique ne peut plus être le thème essentiel et premier de l’analyse littéraire, puisque l’analyse littéraire n ’a plus à s’inquiéter de savoir comment une œuvre a pu être produite, mais comment une œuvre peut donner lieu à un autre langage dans lequel elle se manifeste ou elle manifeste certains [de ses] aspects, c’est-à-dire le langage de l’analyse. » 12 Bien au contraire : « On avait toujours dans la tête un certain schéma énergétique ou causal, ce que j ’appellerais le schéma économique : comment est-ce que les œuvres de l’homme peuvent être produites? Puis on a cherché, on a cherché, on n’a pas trouvé l’homme, on n’a pas trouvé la production, on n’a pas trouvé la causalité, le canal de causalité, on a trouvé quelque chose que j ’appelle la structure deixologique, la structure documentaire, la structure et les isomorphismes. » 3 La notion de causalité est directement rattachée à la notion de production, parce qu’elle semble en représenter le rouage intime : là 1. M. Foucault, « Structuralisme et analyse littéraire », infra, p. 179. 2. Ibid, p. 180-181. 3. Ibid., p. 206.

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où il y a de l’histoire, il y a de la causalité. Ici encore, le texte de la conférence de 1967 a de quoi surprendre, puisque l’on trouve dans les Dits et écrits, la même année, des indices de la manière dont la critique d’une certaine causalité« simple »»mécanique, n’exclut bien évidemment pas l’histoire, mais oblige à en repenser les mécanismes de détermination de manière infiniment plus riche, et se place précisément au centre d’une certaine réflexion historiographique Or le choix de Foucault semble, devant le public tunisien, « durci » : il n’est pas question de faire place à une approche non strictement causale de l’histoire, ou de réinvestir la notion de causalité ellemême en l’arrachant à l’extrême simplification dont elle peut faire l’objet. Même les analyses althussériennes que Foucault, ailleurs, donnait comme exemple d’un remarquable re-travail de l’histoire semblent du même coup invalidées : [C]’est au fond ce qu’Althusser a voulu faire en utilisant le structuralisme dans son commentaire de Marx : essayer de trouver une forme de causalité qui ne soit pas, en gros, ce qu’on a appelé la causalité mécanique, qui soit une causalité d’un certain type, disons la causalité de type historique, et qui serait la causalité propre au niveau structural de l’analyse. Je crois que ce n’est pas déformer la pensée d’Althusser que de dire ça. C’est bien ça qu’il a voulu faire? Moi, je ne crois pas parce que, précisément, le niveau épistémologique de la structure est un niveau où il est question de la nécessité et pas de la causalité. Or on sait bien qu’en logique la causalité, ça n’existe pas. Les relations que l’on peut établir entre des énoncés, et des énoncés valables, sont des relations dans lesquelles la causalité ne peut jamais être assignée. Il est d’ailleurs1 1. Voir par exemple M. Foucault, « Sur les façons d’écrire l’histoire », art. cit., qui est publié en juin 1967. Foucault y dit très clairement, en évoquant des travaux historiques nouveaux : « On introduit dans l’analyse historique des types de rapport et des modes de liaison beaucoup plus nombreux que l’universelle relation de causalité par laquelle on avait voulu définir la méthode historique. Ainsi, pour la première fois peut-être, a-t-on la possibilité d’analyser comme objet un ensemble de matériaux qui ont été déposés au cours du temps sous forme de signes, de traces, d’institutions, de pratiques, d’œuvres, etc. » Et Foucault de citer, en illustration de ces transformations, d’un côté « les travaux de Braudel, de l’école de Cambridge et de l’école russe, etc. », et de l’autre « la très remarquable critique et analyse de la notion d’histoire développée par Althusser au début de Lire Le Capital » {ibid., p. 614-615).

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fort difficile - c’est le problème des logiciens - de transformer un raisonnement de causalité en une série de propositions valables. Je crois que, dans l’analyse structurale, on est précisément à ce niveau où on établit des rapports entre énoncés, c’est-à-dire des rapports qui ne peuvent pas être des rapports de causalité. On a des rapports de nécessité. Et ce n’est pas une causalité nouvelle qu’on trouve, on substitue à la causalité la nécessité. Ce qui fait que l’entreprise d’Althusser est belle, mais je la crois, à cause de ça, vouée à l’échec K

En somme : ce que Foucault esquissait au départ comme un renouveau de l’analyse littéraire, et qui devient de fait une théorie des énoncés, semble devoir exclure l’histoire. Nous sommes exacte­ ment au moment de la rédaction de L ’archéologie du savoir, qui finira par superposer, de manière extrêmement tendue, une étude des « relations que l’on peut établir entre les énoncés », d’une part, et ce dialogue souterrain mais permanent avec ceux qui, de l’intérieur de la pratique de l’histoire, tentent d’en redéfinir les éléments, de l’autre 12. La conférence de 1967 représente donc, à sa manière, un tasseau essentiel dans le mouvement de pensée de Foucault : il s’est agi aussi, à un moment donné, d’envisager une sortie de l’histoire tentative dont on constate bien entendu qu’elle n’a pas été suivie, puisque la réflexion foucaldienne s’est finalement développée exactement en sens contraire, en approfondissant la manière dont il était possible de pratiquer autrement l’histoire, c’est-à-dire aussi de fabriquer une autre histoire. Judith R evel

1. M. Foucault, « Structuralisme et analyse littéraire », infra, p. 212-213. 2. Foucault, qui se réfère en filigrane à de nombreux historiens des Annales, ne cite pas Paul Veyne, auquel il est pourtant lié par une amitié personnelle de très longue date. Mais on ne peut pas ne pas penser au livre que ce dernier publiera chez Seuil en 1971, Comment on écrit l ’histoire. Essai d'épistémologie, auquel il ajoutera, pour la réédition de 1978, le très beau texte « Foucault révolutionne l’histoire». Veyne y consacre des pages passionnantes à la causalité et à la rétroaction dans l’analyse historique.

CONFÉRENCES ET TEXTES SUR LA FOLIE LE LANGAGE ET LA LITTÉRATURE

FOLIE ET CIVILISATION * [I] On sait depuis un certain temps que les civilisations1 se définissent : - non seulement par ce qu’elles acceptent et accueillent, par ce qu’elles valorisent, -m ais aussi, mais surtout peut-être par ce qu’elles refusent et interdisent. L’interdit était considéré par les sociologues, d’une manière générale par tous ceux qui analysaient les cultures, comme la conséquence naturelle d’un phénomène positif. Par exemple si l’inceste était interdit, c’est qu’il violait le tabou du sang, où les individus étaient censés reconnaître la substance vivante de la société. Ce que la sociologie, l’ethnologie, l’analyse des cultures ont montré, c’est que les phénomènes négatifs (de choix, d’exclusion, d’interdiction, de refus) : - ne sont pas dérivés des phénomènes positifs (ils n’en sont que la face sombre) ; - ils renvoient, sur le même plan que les phénomènes positifs, et au même titre qu’eux, à un acte de découpe, par lequel une société structure ses conduites et ses choix. Il n’y a pas eu d’abord reconnaissance du sang comme substance de la société, puis par voie de conséquence règle de l’exogamie, puis finalement interdiction de l’inceste2. Mais on sait depuis Lévi-Strauss qu’il y a d’un seul tenant :* * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 57, dossiers 5 et 6.

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- obligation contractuelle d ’acquérir un beau-père - et interdiction de consommer sa propre sœur en l’épousant. D’une façon générale, ce que la sociologie et l’ethnologie nous ont appris depuis une bonne trentaine d’années, c’est que : a. Les sociétés procèdent par actes complexes dont les divers éléments sont solidaires les uns des autres. ß. Ces actes introduisent des discontinuités et des ruptures, dans la mesure où ils ne fondent pas une conduite (ou une série de conduites) sans en exclure d’autres. γ. Il ne faut pas comprendre les formes culturelles comme le résultat d’une poussée continue, comme la floraison d’un élément positif se développant à partir de lui-même et écartant peu à peu les obstacles qu’il rencontre, mais plutôt comme une sorte de grille qui rompt le continu naturel, et ne définit jamais une possibilité sans définir en même temps une impossibilité qui lui est corrélative. Les cultures et les civilisations ne sont pas continues et évolutives (comme la grande métaphore du x ix e siècle le voulait, quand elle les assimilait, explicitement ou non, à des organismes); elles sont systématiques, c’est-à-dire qu’elles procèdent selon un ensemble de choix en forme de oui ou non - choix qui sont solidaires les uns des autres. Or ce fait nous a été longtemps masqué par un aspect singulier de notre culture (de la culture qui, à partir du x v ie siècle, s’est développée d’une façon qui n ’a pas été partout homogène, mais selon un style assez commun, sur tout le continent européen). On peut dire que la culture européenne, par opposition à la plupart des cultures qu’on a pu étudier hors d’Europe, est une culture inclusive. a. Le caractère inclusif se manifeste d’abord par l’effacement des rituels et des pratiques d’exclusion qu’on rencontrait au Moyen Age et dont beaucoup avaient gardé leur vivacité jusqu’au xixe siècle. - Ceci vaut pour les religions, pour les maladies, pour les autres formes de culture.

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- I l n’y a guère que les races pour qui ces pratiques d’exclusion [jouent]a encore, mais, chose caractéristique - sur un horizon de scandale - e t dans un climat de violence sans justification théorique. C’est un fait que la civilisation chrétienne médiévale fut sans doute une de celles où les rites d’exclusion furent les plus nombreux et les plus violents (à une époque où les cultures musulmanes étaient au contraire si accueillantes); et c’est un fait aussi qu’elle s’est transformée en une culture beaucoup plus accueillante et « tolérante » que ces mêmes cultures musulmanes. b. Mais surtout ce caractère inclusif se manifeste d’une façon plus positive et, à dire vrai, intéressante : -N ous avons pris l’habitude, depuis le xvm e siècle, de dire que notre civilisation est « tolérante ». -M ais ce n’est pas de tolérance qu’il s’agit: en fait, il s’agit d’inclusion. Ce qui était exclu, ce qui était de l’autre côté du partage, est non seulement accepté, toléré et accueilli, mais repris sous une forme positive, éprouvé comme faisant partie de notre propre culture, pensé comme nous appartenant. Par exemple, les autres cultures ne sont pas simplement tolérées, mais elles sont reprises à l’intérieur de notre culture et de deux façons : -Com me une sorte de bien qu’on essaie de s’assimiler : la pensée hindoue, la peinture japonaise, l’art nègre. (Il serait intéressant de [comparer]13 ces processus d’assimilation à ceux qui ont pu, au Moyen Âge, produire dans le bassin méditerranéen l’art à la fois chrétien et musulman; il serait intéressant de chercher aussi pourquoi c’est toujours de l’art qu’il s’agit.) a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Manuscrit : étudier

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- Mais aussi comme objet de savoir : et ceci est certainement unique. Il n’y a pas d’autres cultures qui aient pris pour objet de connaissance autonome les autres cultures. L’ethnologie est un des traits absolument caractéristiques de notre ethnie. Ce processus étrange d’inclusion (à la fois par assimilation et par connaissance) ne vaut pas uniquement pour notre attitude à l’égard des autres cultures ; on le retrouve à propos de bien d’autres exclusions : - celle des malades - celle des criminels - celle des fous. Il y a une certaine bonne conscience qui consisterait à dire que ce processus, c’est tout simplement le résultat d’un progrès, d’une humanisation, d’une reconnaissance de valeurs universelles. Alors qu’en réalité il y a là tout un domaine de problèmes sans doute fort complexes : a. Au moment où les processus d’exclusion s’effacent dans notre culture, on découvre qu’ils jouent un rôle capital dans les autres cultures, dans toute culture sans doute. Et par conséquent [cela] fait naître l’idée que nous vivons sans doute sur des mécanismes d’exclusion que nous ne connaissons pas. ß. En tout cas, quand l’inclusion se substitue à l’exclusion, ce n’est pas simplement une barrière qui tombe. Ce sont de nouveaux mécanismes qui apparaissent, probablement plus compliqués. - Il est évident que notre rapport aux autres cultures n’est pas simplifié à partir du moment où nous les incluons. - De même, lorsque les fous ont cessé d’être des exclus (vers la fin du xvm e siècle), un certain problème de la folie s’est posé à l’intérieur même de notre culture; une certaine manière de s’approcher du fou et de s’en écarter, de le reconnaître et de se départager de lui, s’est esquissée [en] donnant naissance à des conduites, à des institutions très complexes.

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Ce que je voudrais montrer, c’est que notre manière d’inclure les fous n’est peut-être qu’une modification (en somme assez légère) de la vieille fonction d’exclusion. -Apparemment on s’est rapproché d’eux par la découverte de mécanismes comme [la] psychologie, [la] psychiatrie. -Apparemment on les a inclus grâce à des pratiques médicales adaptées.a On a l’habitude de dire que la maladie mentale, qui est en ellemême, en son essence profonde, une maladie, a été longtemps ignorée comme fait pathologique; l’est encore dans beaucoup de cultures dites primitives; et qu’on l’interprète non pas comme phénomène médical, mais comme phénomène religieux, etc. En fait, il faut renverser l’analyse et dire que la folie est un certain phénomène qu’on retrouve dans toutes les cultures, et seules certaines d’entre elles (très partiellement la civilisation gréco-latine, beaucoup plus complètement la civilisation musulmane, enfin beaucoup plus complètement [la nôtre]b) lui ont donné un statut médical. La médicalisation n’est qu’une des manières possibles de décoder le phénomène de la folie.

a. A la place de «Ce que je voudrais [ ...] pratiques médicales adaptées. », Foucault avait d ’abord écrit : [À titre de comparaison, les conduites d’exclusion sont comme les refoulements névrotiques, les scissions propres aux hystériques; les conduites d’inclusion s’approchent beaucoup plutôt de la dénégation psychotique, quand il s’agit de rendre irréel cela même qu’on est.] Ce sont quelques-uns de ces mécanismes que je voudrais étudier dans la société européenne au xxe siècle - en les référant à ce qui s’est passé dans notre culture jusqu’au xvme siècle - et à ce qui peut se passer dans certaines autres formes de culture fort éloignées des nôtres. Un premier fait est manifeste à propos de la folie dans notre société, c’est qu’elle a été reprise à l’intérieur d’un modèle médical. b. Conjecture ; mot manquant.

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II La folie est une fonction constante qu’on retrouve dans toutes les sociétés. a. C’est un lieu commun depuis le xvm e siècle européen, et peut-être même depuis le Moyen Âge, de dire que la folie est liée à un certain état de décadence, ou au contraire à une certaine accélération du progrès. Et donc qu’à la limite certaines sociétés particulièrement simples et heureuses ne connaissent pas de fous. b. Or, on s’est aperçu en fait que toute société, aussi simple qu’on la suppose (aussi différente de la nôtre qu’elle soit), comportait toujours une catégorie d’individus qui ne sont considérés : - ni comme des criminels - ni comme des malades - ni comme des personnages sacrésa et dont le statut est différent des autres au moins sous [cinq] rubriques : a) les occupations de production (travail) b) les occupations ludiques c) le statut familial d) la valeur de leur langage e) le caractère non institutionnel de leur désignation. Deux remarques à propos de cette définition : 1) Ces critères permettent de définir dans toute société une catégorie d’individus qu’il n’est pas possible d’assimiler aux autres : - Sans doute, ces individus se rapprochent des malades à cause du statut particulier qu’ils ont à l’égard du travail, du jeu ; et à cause aussi du caractère non institutionnel de leur désignation. a. Dans la marge : Par exemple, chez les Australiens, il y a : - les hommes forts chargés de pouvoirs surnaturels : margidjbu - les hommes persécutés par les sorciers - et puis les hommes qui « n’agissent pas comme les autres », les bengwarK

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Mais ils s’en distinguent, car le statut familial des malades n’est pas altéré, ni la valeur de leur langage. - Ils se rapprochent aussi d’une catégorie d’individus qu’on trouve dans beaucoup de sociétés : déviants sexuels ou familiaux (qui ont en général un statut occupationnel particulier) : - les célibataires chez les Nambikwara - les homosexuels en Amérique du Nord - peut-être les moines dans la civilisation médiévale. -C e s individus se rapprochent aussi des personnages sacrés à cause du statut singulier de leur langage, de leur statut familial, de leurs occupations. Mais ils s’en distinguent par le caractère non institutionnel de leur désignation. Tout ceci permet de cerner la « parenté sociologique » du fou. 2) Il faut remarquer de plus que cette définition ne vaut pas pour la seule ethnologie; mais qu’elle permet de définir la position du fou dans notre civilisation. 1. Le fou a un statut occupationnel singulier : au xvne siècle, c’est parmi les chômeurs qu’on a recruté les fous. 2. Le fou a un statut singulier dans les institutions de jeu : a) D’abord comme objet privilégié : le fou est celui dont on se joue. On en rit. Alors qu’on ne [se] joue pas du malade (sauf s’il est imaginaire).3 b) Ensuite comme personnage qui se joue des autres, qui s’en moque et qui détient leur vérité : - Dans le théâtre, à l’époque baroque, le fou était un personnage qui en savait plus long que les autres, et on ne le savait pas. - La folie apparaît comme mise enjeu du monde (dénonciation du monde comme jeu). Érasme, Y Éloge de la fo l i e 5. a. Dam la marge : depuis 1'Ajax de Sophocle4

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c) Enfin la folie et la fête s’identifient. Notre culture est peut-être la seule dans laquelle la folie et la fête soient à ce point identifiées. - Les seules grandes fêtes non religieuses en Occident depuis le Moyen Âge (en dehors de certaines [fêtes] du travail) ont été des fêtes de folie, caractérisées par le renversement du statut occupationnel, le suspens des règles sexuelles, la libération du langage (injures aux évêques), la rupture des institutions qui désignent l’individu (le masque)6. - De nos jours encore la fête se caractérise par cette assimilation à la folie : ivresse, drogue.a 3. Dans notre société, le fou a un statut familial singulier : a) D’abord la folie a été longtemps désignée et décrétée par la famille. Jusqu’à la fin du xvm e siècle, une demande de la famille (ou de l’entourage immédiat) suffisait à provoquer : - une lettre de cachet - une mesure du lieutenant de police. ß) D’autre part, la folie modifiait le statut de l’individu dans sa famille : -P a r l’interdiction, la famille (ou un membre de la famille) se substituait au fou comme personne civile. - Le fou perdait ses droits de mari et de père. De nos jours encore, ses droits familiaux sont considérablement modifiés (pas de divorce). y)Au niveau non plus des institutions mais des fantasmes : - La folie est rattachée à la délinquance sexuelle (la débauche à la folie, la chasteté à la vie familiale normale et institutionnalisée, et incompatible avec la folie). a. Dans la marge : Sade. Peter Weiss7

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- La folie, c’est la honte de la famille, on la cache (le grand nombre des fous « absorbés » dans la famille et « reclus »). 4. La parole du fou a un statut singulier. Non qu’elle soit tenue pour nulle et non avenue, mais elle est prise dans un système de parenthèses ou de guillemets; elle entraîne une série de réactions qui ne sont ni celles qui répondent à la parole quotidienne, ni celles qui répondent à la parole religieuse. - C’est par exemple la parole du bouffon : - à la fois dégarnie de pouvoirs : si elle offense, elle ne blesse pas ; elle est mouchetée ; - et chargée pourtant de dire la vérité. C’est une parole déguisée : a) Quand elle dit un mensonge, il faut chercher la vérité qu’elle cache. b) Quand elle dit la vérité, elle a été dite sans sérieux, comme au hasard. La parole du bouffon se fait l’intermédiaire d’une vérité qu’elle ne possède pas elle-même. - C’est sans doute la raison pour laquelle, dans le monde occidental, la parole du fou et la parole littéraire ont été assimilées l’une à l’autre et souvent jointes. - Le thème a été constant - mais il a eu des périodes d’acmé, de crise à chaque époque où la parole littéraire a changé de statut institutionnel. Chaque fois qu’on s’est trouvé dans une situation telle qu’on ne savait plus comment écouter la parole littéraire, le modèle de la folie a joué ; et en trois sens : - Idée que toute poésie est folie. - Volonté d’écouter la folie comme poésie. - Pour l’écrivain lui-même, expérience de la littérature comme folie. C’est ce qui s’est passé au xvie siècle avec Le Tasse, mais aussi avec le comte de Permission8.

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C’est ce qui s’est passé à la fin du xvme siècle avec Hölderlin et Blake. C’est ce qui s’est passé au x x e siècle avec Roussel et Artaud. 5. Quant au dernier trait qui caractérise la position ethnologique du fou en général, le fait que sa désignation comme fou ne soit pas institutionnalisée, on le retrouve aussi dans notre culture. Il y a cependant une différence notable, c’est que ceci n’est vrai dans notre civilisation que jusqu’à la fin du xvme siècle, disons plus exactement jusqu’à la fin du Moyen Age. Autrement dit, notre civilisation n’est pas celle qui a changé le statut ethnologique du fou, par rapport au statut qu’il peut avoir dans les autres sociétés; notre société a seulement ritualisé, codifié l’entrée dans le monde de la folie ; établi des barrières non seulement pour éviter que les fous n’envahissent le monde et ne rentrent dans la société, mais pour éviter que tout le monde puisse entrer indifféremment dans le monde de la folie. Il faut donc renverser l’analyse courante. - On dit que notre civilisation a découvert sous ces personnages ethnologiquement modelés et définis de vrais malades, dont on ignorait jusque-là le caractère pathologique. - En fait, à ce personnage ethnologique du fou, qui est constant, semble-t-il, dans toute culture, notre civilisation a apporté une modification : elle a ajouté quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs. Elle a codifié l’entrée dans le monde des fous et la sortie de [ce] monde. Si elle n’a pas pris sur elle de contraindre les individus à être fous (et encore il faudrait le voir), elle assume désormais la responsabilité des critères qui permettent de dire qui est fou, qui n’est pas fou. Cette opération, c’est la médicalisation des fous. C’est par elle que les formes de l’exclusion sont devenues celles de l’inclusion.

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III Il faut maintenant indiquer rapidement comment cela a pu se faire ; et quelles sont les conséquences de cet étrange processus. A. Historique. 1. Ce qui est caractéristique de la position du fou au Moyen Âge dans notre civilisation, c’est : - D ’une part, la précision du rôle qu’il doit jouer : témoin naïf, énonciateur de la vérité, innocent. - C ’est, d’autre part, l’indifférence à l’égard des individus qui tiennent ce rôle. D’où : - Grande rapidité de circulation, mobilité. La nef des fous. - Le caractère très limité des mesures de coercition. a) Impossibilité de remplir certaines fonctions religieuses (un prêtre amens ne consacre pas véritablement l’hostie) et d’accomplir certains actes civils. b) Quelques lits de contrainte dans les hôpitaux pour les « furieux » (qu’on assimilait à des fiévreux). Les cellules aux portes des villes sont caractéristiques de cette position. De là, la grande facilité de circulation des fous, ce grouillement d’individus flottants, mal insérés, « inadaptés », au xvie siècle. 2. L’événement qui a transformé ce statut des fous, c’est non pas du tout l’avènement du rationalisme classique, mais une modification très importante dans les exigences de notre société à l’égard de l’occupation des gens : - La grande crise économique du début du xvii e siècle, [d’où des] chômeurs dans les villes. - [La] constitution d’armées nationales.

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- [L’]instauration d’une politique mercantiliste.a Tout ceci a provoqué une sensibilité nouvelle à ce statut professionnel des individus ; à la loi du travail. (L’oisiveté devient le péché le plus important, et non plus la concupiscence et l’orgueil.) De là des mesures, qui ont été générales dans toute l’Europe, d’enfermement de tous les individus dangereux, oisifs, turbulents, dans des grandes maisons d’internement (Hambourg, Lyon, Paris, Londres). Il faut remarquer à ce sujet : 1) que cette mesure a été corrélative de l’instauration d’un appareil policier ; 2) que dans ces maisons la loi du travail était obligatoire ; 3) qu’on y trouvait indifféremment des chômeurs, des vieillards incapables de travailler, des « libertins » (c’est le moment où le mot change de sens : ivrognes, débauchés), des pères de famille qui dépensent le bien de la famille et les fous ; 4) que cette population était extraordinairement nombreuse puisqu’à la fin du xvne siècle elle atteignait 6 000 personnes à Paris. En tout cas, cet épisode a été important pour deux raisons : - D ’abord parce qu’il a effacé (mais partiellement et en surface) le rôle ethnologique du fou, en l’assimilant à un certain nombre de gens qui en étaient fort différents dans leur statut sociologique : - par exemple les vieillards, - par exemple les débauchés, - p a r exemple les chômeurs (qui, semble-t-il, n’avaient guère existé dans les villes au Moyen Age). Le chômeur citadin. - E t parce qu’il lui a fait jouer un rôle purement négatif: individu inutile, individu qui ne travaille pas (donc qui est au bord du péché), individu parent du débauché. a. Dans la marge : la religion la règle du travail

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Individu donc dont il faut se débarrasser, devant lequel il faut se boucher les yeux et les oreilles. Le fou est devenu un personnage « sociologiquement neutralisé » ; son type a profondément pâli. Mais culpabilisé. Mais ce n’est pas le résultat d’une analyse ou d’une réflexion médicale; c’est le résultat d’une mutation dans les exigences de la société9. 3. Enfin il y a eu un troisième épisode qui nous conduit jusqu’à l’âge moderne 10. Il s’est produit à la fin du xvme siècle, lorsque les maisons d’internement qui avaient duré tout l’âge classique ont été supprimées. - Apparemment dans un mouvement de libération, - mais pour des raisons dont les unes sont politiques ; les autres économiques : -L e s [raisons] politiques, c’est la diminution du rôle juridique de l’État. -L e s raisons économiques, c’est le besoin de chômage éprouvé par la société industrielle. -D éjà des conflits au xvme siècle avec les employeurs. - Maintenant cette intervention dans le marché de la main d’œuvre n’est plus tolérée. Normalement ceci aurait dû mener à une libération générale de tous les gens internés ; les fous ont été les seuls à ne pas être libérés. Or ils ne l’ont pas été à cause de l’importance politique et juridique [prise] par la famille bourgeoise à l’époque (le Code civil en est la preuve). - L’internement a été mis à la disposition des familles pour se débarrasser des individus dont la conduite était menaçante pour le patrimoine, les alliances, bref pour le statut économique et social de la famille. D’où l’interdiction (qui existait déjà).

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- Or il se trouvait qu’à la même époque, pour des raisons en partie différentes, un domaine hospitalier avait été organisé qui donnait pour la première fois au malade un statut social. Pour la première fois, la société en général se trouvait concernée par la maladie en général. Événement fort important pour l’histoire de la médecine; mais qui, de plus, a joué un rôle à la fois décisif et étrange dans l’histoire de la folie. L’hôpital a servi de modèle à l’internement (et de justification). - Tout comme les familles pouvaient se décharger du soin des malades sur l’hôpital, - de la même façon les familles pouvaient se débarrasser des individus périlleux qu’étaient les fous sur un quasihôpital ; ou plutôt sur une organisation mixte qui était à la fois internement et hôpital. Désormais la folie a été prise dans le modèle médical. Et l’assimilation folie-maladie est devenue une évidence sur laquelle nous sommeillons tranquillement. Il n’y a pas à s’en plaindre bien entendu. Mais il ne faut pas analyser cette assimilation comme la découverte d’une évidence; il faut plutôt y voir une mutation dans le personnage ethnologique du fou : -Mutation qui est due à la coalescence, à la conjonction de plusieurs phénomènes d’ordre sociologique, politique, économique ; - et qui n’altère pas au fond le personnage du fou. Elle altère surtout la manière dont l’entrée dans le monde de la folie est ritualisée; plus un certain nombre d’éléments dans la fonction constante du fou. B. Les conséquences du modèle médical. On a donc affaire, dans le monde occidental, à partir du xixe siècle, à une prise en charge de - la fonction ethnologique de la folie - par une pratique et une connaissance médicale née ailleurs

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- e t ceci dans un espace privilégié qu’on appelle l’hôpital ou l’asile. Il ne s’agit pas d’énumérer toutes les conséquences de ce phénomène, mais quelques-unes seulement. 1. D’abord le fait que la folie se trouve désormais liée à un lieu privilégié qui est celui de l’internement : a) Celui-ci fonctionne comme lieu d’exclusion (à la manière des prisons). b) Mais en même temps comme lieu d’inclusion (puisque c’est à l’intérieur de l’asile que la folie doit être guérie et le fou récupéré par la société). Or il faut remarquer que c’est un lieu d’inclusion (de récupération) dans la seule mesure où il est lieu d’exclusion (c’est en tant qu’il sépare et isole qu’il doit guérir). Il n’y a pas de thérapeutique propre à l’asile et il est caractéristique que tous les progrès qui ont été faits depuis cinquante ans dans l’organisation asilaire ont pour fin de transformer l’asile en quelque chose d’aussi semblable que possible à ce qui n’est pas lui. On voit que la médicalisation de la folie ne tend pas à inclure ce que d’autres civilisations excluent, mais à distribuer autrement le jeu de l’inclusion et de l’exclusion. 2. L’instauration d’un modèle médical de la folie apporte une modification importante au personnage du médecin. En tout cas, a pesé sur lui d’un poids considérable n. a) L’apparition [du] personnage du psychiatre qui n’existait pas au xvme siècle. b) Le parallélisme des pratiques, des méthodes de diagnostic et d’analyse, etc. c) La résistance de la médecine et de la psychiatrie à toute forme de pratique concernant la folie qui ne suivait pas le modèle médical. d) L’apparition du personnage médical comme instance de décision, pouvoir juridique, policier; pouvoir d’internement

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et de libération. Toutes sortes de pouvoirs que les médecins n’avaient jamais eu auparavant. Et dont curieusement les médecins en général vont bénéficier. L’idée d’une intervention du médecin dans l’organisation sociale de la médecine, dans les soins obligatoires, dans l’hospitalisation contrainte, tout ce personnage du médecin ignoré dans les autres ethnies doit sans doute son origine à l’existence de cette configuration qui assimile folie et maladie. 3. Enfin ce modèle médical a certainement joué un rôle décisif dans la modification du personnage ethnologique du fou. a) C’est que d’abord la folie ne sera plus reconnue que sous la forme d’une maladie. Et par conséquent sur le modèle de la maladie organique. Pour être un vrai fou, il faut être vraiment malade. De là sans doute l’importance pendant tout le xixe siècle des maladies pseudo-organiques dont le modèle était prescrit (par Charcot et ses contemporains aux malades d’asile). On peut supposer [que] les conversions ou les syndromes psychosomatiques 12 actuellement ont une origine semblable. b) Le personnage du « malade » se propose comme solution aux individus, ou en tout cas comme rôle possible à occuper. Le malade mental est devenu un personnage social, profondément ambigu : - vraiment malade et pas vraiment ; - honteux et pourtant innocent ; - q u ’on doit cacher, mais qu’on doit prendre en considération. c) Enfin, par rapport au rôle que le fou jouait au xvie siècle, une inversion importante : - Le fou était chargé (au théâtre, ou dans la mythologie populaire) de dire la vérité. Il était l’instrument d’une parole qui le dépassait.

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- Le fou est maintenant, puisqu’il est malade, un objet pour une connaissance vraie (la médecine) : cet objet vrai permet de connaître la vérité sur l’homme. Il détient la vérité, mais comme objet. On voit comment, en fait, toute la médicalisation du fou représente non pas du tout l’abolition d’une fonction ethnologique fondamentale. Elle l’a recouverte seulement et cachée; elle en a modifié quelques traits; et au fond le seul qu’elle ait altéré en profondeur, c’est celui qui concerne la non-ritualisation de l’entrée dans le monde de la folie. La médecine mentale du xixe et du x x e siècle n’a pas été autre chose que cette ritualisation; la cérémonie de l’entrée et de la sortie du malade (d’où l’importance des procédures d’internement, du diagnostic, et la sacralisation du personnage du médecin). Lorsque la médecine pharmacologique aura supprimé chez certains individus la motivation des conduites - qui les précipitent dans la folie - et qui permettent de reconnaître en eux le personnage du fou, est-ce que la vieille fonction ethnologique va disparaître ? Ou est-ce qu’elle prendra une autre forme, faisant surgir à nouveau d’autres déviants, d’autres exclus, d’autres individus à qui on fera un statut particulier dans le travail et dans le jeu, dans la sexualité et dans le langage 13?

N otes

1. Le terme « civilisation » est inattendu chez Foucault, d’autant plus qu’il est utilisé à deux reprises, dans deux interventions successives (voir également « Folie et civilisation. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis en avril 1967 », infra, p. 49-73). Il est peut-être mobilisé en écho au texte d’Émile Benveniste, « Civilisation. Contribution à l’histoire du mot », paru dans Éventail de l ’histoire vivante. Hommage à Lucien Febvre, Paris, Armand Colin, 1954 et repris à la toute fin des Problèmes de linguistique générale, 1.1, Paris, Gallimard, 1966. Benveniste s’appuie lui-même sur l’exposé de Febvre repris dans Civilisation. Le mot et l'idée, Paris, Publications du Centre international de synthèse-La Renaissance du livre, 1930, p. 1-55. 2. Foucault fait peut-être ici référence à la théorie de la prohibition de l’inceste développée par Émile Durkheim dans « La prohibition de l’inceste et ses origines», L'Année sociologique, vol. 1, 1896-1897, p. 1-70, repris dans Journal sociologique, Paris, P.U.F., 1969, p. 37-101. Il s’appuie également sur les analyses de Claude Lévi-Strauss, dont l’ouvrage Les structures élémentaires de la parenté, qui avait paru aux P.U.F. en 1949, fait l’objet en 1967 chez Mouton d’une seconde édition avec une préface nouvelle. Le livre n’est pas explicitement cité dans ce texte, bien que le nom de Lévi-Strauss apparaisse; il est en revanche très présent dans d’autres textes de la même période (voir par exemple dans ce volume p. 54-55,144, 165). 3. Foucault se réfère peut-être ici à R. Bastide, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965, p. 77. 4. Sophocle, Ajax, trad. fr. J. Grosjean, dans Tragiques grecs. Eschyle, Sophocle, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 413-483. 5. Érasme, Éloge de la folie, trad. fr. P. de Nolhac, Paris, GarnierFlammarion, 1964. Voir M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de lafolie à l ’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. 29-32. 6. Cf. M. Foucault, « Langages de la folie : la folie et la fête », émission radiophonique diffusée le 7 janvier 1963 sur la RTF France III national. L’émission, réalisée par J. Doat, était la première d’un cycle de cinq émissions diffusées dans le cadre du programme « L’usage de la parole». Voir également J.-F. Bert et E. Basso (dir.), Foucault à Münsterlingen. À l ’origine de V« Histoire de la folie », Paris, Éditions de l’EHESS, 2015.

NOTES

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7. Foucault fait référence à la pièce de P. Weiss, La persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, trad. fr. J. Baudrillard, Paris, Seuil, 1965. 8. Sur Bernard de Bluet d’Arbères, comte de Permission (1566-1606), voir M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit.y p. 53. 9. Sur l’enfermement de ces populations au nombre desquelles se trouvaient les fous, voir M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., partie I, chap. II, « Le grand renfermement», p. 54-96. 10. Sur cet épisode, voir ibid, partie III, chap. IV, « La naissance de l’asile », p. 556-612. 11. Foucault développera quelques années plus tard ce thème dans Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, éd. J. Lagrange, Paris, Seuil-Gallimard, 2003. 12. La conversion psychosomatique est la transformation d’un trouble psychique en trouble somatique. Elle a notamment été analysée par Freud dans le cas de l’hystérie. 13. Le thème de la « disparition de la folie » n’est pas nouveau chez Foucault : voir par exemple « La folie, l’absence d’œuvre » (1964), dans Dits et écrits I, 1954-1975, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, n° 25, p. 448, où Foucault évoque déjà, bien que sous un angle radicalement différent, les conséquences d’un contrôle pharmacologique de la maladie mentale.

FOLIE ET CIVILISATION Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis en avril 1967*

Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, mon cher am i!, C’est à vous d’abord que je vais m’adresser puisque vous avez bien voulu me présenter. Il y a maintenant - combien? - douze ans, treize ans que nous nous connaissons. Nous nous sommes connus dans la nuit suédoise et nous nous retrouvons dans le soleil tunisien, et vous avez toujours eu pour moi cette sympathie et cette compréhension qui me touchent ce soir comme toutes les autres fois où vous l’avez manifestée; et je vous en remercie donc bien sincèrement. D’abord, je voudrais m’excuser d’une chose : c’est de reprendre un thème que j ’ai déjà traité, dont j ’ai déjà parlé, [sur lequel] j ’ai déjà écrit, ce thème de la folie. Vous savez, il y a au moins un petit plaisir quand on écrit les livres, il y a un agrément à écrire les livres, cet agrément, c’est celui-ci : c’est que les livres, comme les bêtises et comme les péchés, ça se recommence toujours avec plaisir, mais autrement. Et au fond, maintenant, je voudrais recommencer ce livre que j ’ai écrit autrefois2, je voudrais le recommencer autrement, et c’est un petit peu ce livre impossible que je voudrais vous raconter ce soir. Je voudrais vous dire, ce soir, comment ce soir je voudrais * Une transcription partielle de cette conférence a été publiée dans Les cahiers de Tunisie, vol. 39, n° 149-150, 1989, p. 43-59. À propos de cette conférence, voir l’article de D. Séglard, « Foucault à Tunis : à propos de deux conférences », Foucault Studies, n° 4, 2007, p. 7-18.

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écrire un livre que j ’ai écrit autrefois et que j ’ai, bien entendu, loupé3. Le thème que je prendrai pour ce livre que je n’écrirai plus, puisqu’il est déjà écrit et mal écrit, le thème que je voudrais traiter, c’est à peu près celui-ci. Au fond, on a l’habitude de dire que la folie, c’est évidemment une maladie mentale et qu’un certain nombre de civilisations plus ou moins primitives, plus ou moins élaborées, un certain nombre de civilisations n’ont pas su reconnaître le phénomène pathologique là où il était, et ces civilisations ont donné de la folie une interprétation par exemple religieuse ou une interprétation par exemple magique ; et il a fallu attendre un certain nombre de siècles, il a fallu attendre un certain nombre de civilisations plus élaborées pour reconnaître enfin dans ce fait de la folie, si mal interprété au départ, ce qu’il était réellement, c’est-à-dire une maladie. En fait, je voudrais essayer de vous montrer tout le contraire; montrer tout le contraire, c’est-à-dire vous montrer que la folie, ce n’est pas une maladie qui se produit partout, et puis qui est simplement reconnue comme maladie dans certaines civilisations plus avancées et privilégiées. Je voudrais vous montrer que la folie, c’est en réalité une sorte defonction sociale qui existe dans toutes les sociétés quelles qu’elles soient, avec un rôle parfaitement précis et, en somme, assez uniforme dans toutes les civilisations. Et puis il y a eu un certain nombre de civilisations, la civilisation gréco-romaine, la civilisation musulmane et la civilisation chrétienne occidentale, qui ont donné à cette fonction sociale un sens, une signification, un statut médical. Autrement dit, la médicalisation de la folie n’est pas tellement la découverte de sa vérité profonde ; la médicalisation de la folie, c’est un avatar possible, qui s’est effectivement produit dans certaines civilisations, avatar que l’on va trouver chez les musulmans, chez les chrétiens, qu’on avait trouvé chez les grécoromains, mais qu’on ne trouve pas ailleurs. Autrement dit, la folie comme maladie mentale n’est qu’un cas particulier de cette grande fonction sociale de la folie que l’on trouve dans toutes les civilisations. Voilà le thème que je voudrais développer, la thèse que je voudrais démontrer et dont j ’espère vous convaincre. Et puis, si

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vous n’êtes pas convaincus, tant mieux, parce que je ne suis pas là pour vous convaincre. Vous n’êtes pas là pour être convaincus, moi je suis là pour essayer de vous convaincre, et vous, vous êtes là pour partir sceptiques et critiques, et pas contents. C’est comme ça que ça se passe, et qu’il faut que ça se passe. Alors, première thèse, la folie fonction constante qu’on retrouve dans toutes les sociétés. Depuis le xvme siècle, on a souvent dit, en Europe, que la folie ne se trouvait guère que dans les civilisations les plus complexes, les plus élaborées et en même temps les plus décadentes, et que la folie ne cesse de croître à mesure que la société se complique, à mesure que la civilisation s’enchevêtre et se replie sur elle-même, à mesure que les conditions d’existence des gens deviennent de plus en plus complexes ; mais que, dans les civilisations les plus simples, les plus proches de la nature, les plus proches de l’homme en sa vérité, là il ne peut pas y avoir de folie. Ce thème, qui a été souvent formulé au xvm e siècle et depuis le xvme siècle, est probablement absolument faux. Premièrement, il n’est pas vrai que les sociétés les plus simples, les plus primitives ou, comme on dit, les plus proches de la nature, soient exemptes de folie; il n’y a pas au monde une seule société, aussi simple qu’elle soit, [qui ignore le phénomène de la folie]. Même dans les sociétés australiennes les plus primitives, même dans ces sociétés sibériennes que l’on connaît tellement mal, aucune de ces sociétés n’ignore le phénomène de la folie. D’autre part, il n’est pas vrai que le nombre des fous augmente à mesure que la civilisation se complique. On a l’habitude, par exemple, de dire que, de nos jours, il y a beaucoup plus de fous qu’au xixe siècle et qu’au xixe siècle il y avait beaucoup plus de fous qu’au xvm e. Or les études quantitatives que les historiens ont commencées maintenant et qui portent sur le passé prouvent très curieusement que la proportion de fous (de fous reconnus, diagnostiqués et traités comme tels, bien sûr), que le nombre de fous n’a pratiquement pas augmenté depuis le xvne siècle dans les pays occidentaux. À Paris, au xvne siècle, on avait interné 6 000 personnes sur une population qui ne dépassait pas 200 000

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personnes. Vous voyez que la proportion est forte, plus forte même que de nos jours. Simplement, on internait un peu plus de gens nous reviendrons là-dessus. Mais la proportion quantitative de fous n’est pas plus grande de nos jours qu’autrefois. Par conséquent, ce thème d’une folie qui croîtrait selon un gradient de civilisation est probablement une chimère inventée par les Occidentaux au xvme siècle et il faut, je crois, admettre que la folie se rencontre dans toutes les sociétés. Mais sous quelle forme se rencontre-t-elle? C’est une espèce de dénominateur commun qui pourrait permettre de décrire ce phénomène si général de la folie. Je crois qu’on pourrait dire ceci : c’est que dans toute société, quelle qu’elle soit, simple ou compliquée, peu importe - je les prends toutes en bloc maintenant il y a toujours une catégorie d’individus qui sont mis à part; et ces individus ne sont ni considérés ni traités comme des criminels, ni considérés ni traités exactement comme des malades, ni traités ni considérés non plus comme des personnages sacrés. Pourtant, ils s’apparentent un peu aux criminels, aux malades, aux personnages sacrés, mais leur statut en est différent. Par exemple, dans une société australienne extraordinairement simple, on reconnaît des individus qui sont des personnages sacrés en ce sens qu’ils possèdent des pouvoirs surnaturels, ils portent un certain nom, ils ont un certain statut dans la société. Il y a également un certain nombre d’individus qui sont des personnages en quelque sorte considérés comme malades et en proie, victimes [des] manœuvres des sorciers - c’est une autre catégorie. Et puis vous avez une troisième catégorie de gens qui portent un certain nom ; ce nom, c’est les bengwar4 - enfin, peu importe - et, quand on demande aux gens de cette société : « Mais qu’est-ce que c’est que ça, les bengwar Ί », ils ne peuvent guère donner comme définition que celle-ci : « Ce sont des gens qui n’agissent pas comme les autres. » Rubrique étonnante, rubrique qui désigne bien un petit peu ce statut étrange de ces individus qu’on appelle les fous. Ces individus, dans la société dont je parle, mais aussi dans n’importe quelle autre société, comment les reconnaît-on, en quoi

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consiste leur différence? Je crois qu’on peut la caractériser par cinq traits. Premièrement, ces individus à part, ces individus qui n’agissent pas comme les autres, ces bengwar comme disent les Australiens, ces fous comme nous disons, ils se distinguent des autres parce qu’ils n’ont pas le même statut dans les activités de production. On ne leur demande pas, et ils ne sont pas capables d’ailleurs, de faire le même travail que les autres. Dans le circuit général du travail, dans le statut des gens qui travaillent, les fous n’ont pas le même statut que les autres. Deuxièmement, dans les occupations ludiques, dans les jeux, dans les amusements, dans les distractions, dans les fêtes, comme nous dirions maintenant dans notre vocabulaire un peu plat, dans les loisirs, le fou n’a pas non plus le même statut que les autres. Troisièmement, le fou n’a pas le même statut que n’importe quel autre individu à l’égard de la famille et en général à partir du système des règles sexuelles qui valent dans la société ; il est un déviant du point de vue familial et du point de vue sexuel. Quatrième trait, le fou, c’est un individu dont le langage, ce qu’il dit, ses paroles, ses discours, n’ont pas le même sens, le même statut, la même fonction, le même rôle, les possibilités de circulation, la même valorisation que les paroles des autres individus. Enfin, cinquième trait, ces fous sont désignés par la société d’une manière en quelque sorte spontanée, non institutionnelle, sans qu’il y ait un rituel qui les désigne d’une façon absolument certaine. Autrement dit, la limite entre ces individus et les autres, tout en étant assez sensible à la perception immédiate, cette différence n’est pas absolument institutionnalisée et elle demeure toujours un peu flottante. Ces [cinq] traits - différence dans le travail, différence dans le jeu, différence dans le statut familial et sexuel, différence dans le langage et enfin caractère non institutionnel de toutes ces différences -, ce sont, je crois, les cinq traits qui permettent de caractériser dans toutes les civilisations, quelles qu’elles soient, le phénomène et le fait de la folie. Cette définition très générale, un peu négative, étant donnée, je voudrais à son sujet faire deux remarques.

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Premièrement, vous voyez comment, dans toutes les sociétés, si du moins ma définition est vraie - elle ne l’est sans doute pas -, il existe une catégorie d’individus bien particuliers, qu’on ne peut pas assimiler aux autres, mais qui sont proches, pourtant, d’un certain nombre d’autres individus. Les fous sont d’abord assez proches des malades, à cause du statut particulier qu’ils ont, par exemple, dans le système des occupations et du travail : aux fous, on ne demande pas de travail, tout comme aux malades, on ne demande pas de travail. De la même façon, d’ailleurs, le malade n’est en général, dans la plupart des sociétés, pas désigné par une institution précise; c’est vrai presque dans toutes les sociétés, sauf dans les sociétés modernes où l’hospitalisation, et l’institution médicale en général, constituent ce rituel d’élimination, mais en général le fou, comme le malade, est un individu qui est reconnu immédiatement comme tel, mais sans critère absolument certain. Pourtant le fou n’est pas comme le malade, ne peut pas être traité et considéré comme le malade parce que, premièrement, le malade, lui, n’est pas modifié dans son statut familial, il conserve à l’intérieur de la famille la même condition et le même rôle ; et la valeur de ce que dit le malade, le discours du malade n’est pas altéré comme le discours du fou. Donc il y a une parenté dans toutes les sociétés entre le fou et le malade, mais une distinction très nette : il n ’y a pas de différence pour le malade dans son statut familial et dans le statut de son discours, alors qu’il y en a une pour le fou. Deuxième parenté du fou, c’est que le fou se trouve assez proche d’un certain nombre d’individus qui, dans les différentes sociétés, sont reconnus comme des déviants sexuels et familiaux. Par exemple, vous avez des sociétés comme la société des Nambikwara, étudiée par Lévi-Strauss5, qui donne un statut très particulier aux individus célibataires, aux individus qui ne sont pas mariés, aux individus qui n’ont pas de femme, non pas d’ailleurs tellement parce qu’ils n’ont pas de femme, mais parce que ça les empêche d’avoir des beaux-frères. N’ayant pas de beaux-frères, ils ne peuvent pas entrer dans le circuit général des familles, des échanges, etc., et à

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cause de ça ils ont un statut déviant. Et, jusqu’à un certain point, les fous sont, dans une société comme celle des Nambikwara, assez proches de ces déviants familiaux et sexuels. Cependant, là encore, il y a une différence : c’est que ces déviants familiaux et sexuels ont en général, pas toujours, mais ont en général le même système d’occupation, de travail et de jeu que les autres; et puis surtout ce qu’ils disent, leur discours, n’a pas de statut particulier. Troisième parenté, troisième rapprochement possible, c’est que les fous sont assez proches des personnages sacrés que l’on trouve dans toutes les sociétés, personnages sacrés qui peuvent être magiciens, qui peuvent être possédés, qui peuvent être prêtres, qui peuvent être prophètes également, et cette parenté entre le fou et le personnage sacré se marque à un certain nombre de traits. D’abord, le personnage sacré formule, articule un langage qui a une valeur très particulière, qui n’a pas la même valeur que le langage des autres et, dans cette mesure-là, le fou et le personnage sacré échangent un peu les possibilités de leur discours. Tout le monde sait, dans l’histoire des religions, que ce soit la religion musulmane ou la religion juive ou la religion chrétienne, combien, par exemple, le partage entre le discours du fou et le discours du mystique ou le discours du prophète ou le discours de celui qui parle au nom de Dieu, combien le partage est difficile tant la parenté est grande. Mais il y a tout de même une grande différence entre le fou et le personnage sacré dans toutes les sociétés, c’est que le personnage sacré est toujours reconnu comme sacré par une certaine institution, une institution religieuse préexistante ou une institution religieuse qu’il forme pour lui-même, ce qui s’est produit, par exemple, pour le Prophète6 qui a donné lui-même un statut institutionnel à sa parole religieuse, se démarquant par conséquent de toutes les autres paroles déviantes que l’on pouvait retrouver dans son milieu. Donc, vous voyez, le personnage sacré s’institutionnalise toujours alors que le fou, lui, est en quelque sorte à son propre compte et, à la différence du personnage sacré, il n’y a pas d’institution qui le désigne comme tel. Vous voyez que, par conséquent, on peut désigner tout ce que j ’appellerais la parenté sociologue du fou, ce personnage fou que l’on

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trouve dans toutes les sociétés : il est proche du malade, il est proche du déviant sexuel et familial, il est proche également du personnage sacré, et pourtant il ne s’identifie exactement à aucune de ces trois catégories. Vous avez là toute une constellation, une distribution, une dispersion de personnages singuliers dans l’homogénéité de la société. Le fou fait partie de tout ce groupe, mais il ne s’identifie à aucune des catégories fondamentales de ce groupe. Il est donc à côté d’eux, bien sûr, mais distinct d’eux. Voilà la première série de remarques que je voulais faire sur cette définition du personnage fou dans toutes les sociétés. La deuxième remarque, c’est celle-ci : dans les civilisations que je vais dire, en gros, occidentales - en disant « occidentales », je pense aussi bien méditerranéennes parce que, sur le point qui nous occupe actuellement, entre les civilisations arabo-musulmanes et les civilisations européennes et chrétiennes, il n’y a pratiquement pas trop de différences, à ceci près seulement que les civilisations arabomusulmanes, spécialement maghrébines, ont été en avance d’un bon siècle, parfois même de deux siècles, par rapport à l’Europe dans le phénomène que je vais décrire ; donc pas de différence à ce point de vue-là et à ce moment-là -, dans toutes ces civilisations, ce qu’on peut remarquer (et ce que je dis vaut également pour l’époque contemporaine), c’est que tous ces traits, ces cinq traits par lesquels j ’ai essayé de caractériser le fou dans toutes les sociétés et spécialement dans les sociétés primitives, tous ces traits, on les retrouve exactement dans nos civilisations à nous. Même encore actuellement dans le monde moderne, sous la forme homogénéisée que nous lui connaissons, les cinq traits que je viens de dire, ou du moins les quatre, car c’est le cinquième qui fait problème, les quatre premiers traits qui caractérisent le fou dans les sociétés primitives, vous les retrouvez exactement de la même façon. Premièrement, le fou dans nos sociétés a un statut occupationnel bien singulier. Je veux dire que sa position dans le réseau de la production et du travail est très singulière. Je n’en citerai qu’un exemple, c’est celui-ci : dans les sociétés européennes, les fous ont commencé à être reconnus et désignés comme tels à la fin du

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XVI e, au début du xvne siècle ; on a commencé à les désigner et les reconnaître comme fous dans la mesure où ils n’étaient pas capables de travailler, où c’étaient tout simplement des chômeurs. C’est la perception économique du chômage qui, en Europe, a permis de reconnaître le fou, de le désigner comme tel et de lui appliquer un traitement singulier. On peut dire que dans nos sociétés, qui sont des sociétés de travail, le fou, c’est essentiellement, avant tout, celui qui ne peut pas travailler, c’est essentiellement, fondamentalement, le chômeur. Deuxième trait, dans nos sociétés, le fou, comme dans les sociétés primitives, a un statut singulier dans les institutions de jeu, dans le loisir. D’abord, il faut remarquer cette chose étrange que le fou est un objet de jeu. On joue avec le fou, on ne joue pas avec le malade; il n’y a pas de comédies qui prennent pour thème le malade. Vous me direz qu’il y en a bien une, mais c’est Le malade imaginaire7, c’est-à-dire celui qui se croit malade et qui ne l’est pas, qui est donc fou de maladie, mais sa maladie appartient à sa folie et non pas le contraire. On ne rit pas du malade. On rit en revanche du fou, le fou est un objet dont on se moque, c’est un objet dont on joue, c’est un objet qu’on imite, c’est quelqu’un que l’on met sur le théâtre et dont on rit. Donc la folie est objet de jeu, alors que la maladie ne l’est pas. Et ensuite, plus curieusement encore, le fou, c’est un personnage qui se joue des autres, qui joue avec le sérieux de la raison, qui joue avec le sérieux de ceux qui ne sont pas fous et qui s’en moque, et qui détient jusqu’à un certain point la vérité de cette fameuse raison que les autres croient détenir. Dans tout le théâtre occidental - et je pense qu’il en est de même dans le théâtre arabe et maghrébin -, surtout à l’époque baroque, au xvne siècle, on trouve très régulièrement le personnage du fou, de l’individu qui a perdu sa raison. Or ce personnage a toujours, dans ces pièces-là, un rôle très particulier : être fou au théâtre, c’est en savoir plus long que les autres, c’est deviner la vérité là où les autres ne la perçoivent pas, c’est être doté, en quelque sorte, d’une seconde vue, d’une double vue, c’est avoir, derrière le regard un peu aveugle de la raison, un regard plus perçant

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qui voit les choses, qui démasque, qui dénonce, qui perçoit la vérité, qui reconnaît dans l’éclair papillotant du délire ce que la raison, dans son long discours, ne peut pas arriver à formuler. La folie, le fou dans cette mesure-là, il est joué sur le théâtre et on le représente toujours jouant les autres et en sachant plus long qu’eux8. Et, d’une façon générale d’ailleurs, la folie dans le monde, dans la pensée occidentale a toujours servi en quelque sorte à ironiser le monde tout entier. Souvenez-vous d’Érasme et de Y Éloge de la folie9, où c’est finalement tous les caractères, toutes les institutions mêmes de l’Europe du xvie siècle, tout ce qu’il y avait de plus sacré, de plus sérieux, de mieux admis dans cette Europe-là qui est moqué par quelque chose qui est la folie, et dont on fait l’éloge. Donc la folie, c’est le jeu, on la met enjeu, et puis elle joue de ce qui n’est pas elle. D’une façon générale d’ailleurs, dans tout l’Occident - et alors-là, je ne sais pas, il faudra me le dire, si dans les pays musulmans on trouve cela -, dans les pays occidentaux vous savez l’extraordinaire parenté, appartenance qu’il y a entre la folie et la fête. Après tout, dans tout le Moyen Âge occidental, la seule grande fête qui n’était pas une fête religieuse, qui n’était pas liée au rituel chrétien, la seule grande fête, c’était la fête de la folie, c’était la fête des fous ou, comme on l’appelait dans certaines régions de France, la fête de l’âne. Et au cours de cette fête, qu’est-ce qui se passait? On imitait les fous, et on retrouve dans ces fêtes exactement tous les caractères que je viens de vous indiquer : les fous étaient représentés comme différents de leur propre personnage, ils changeaient, ils intervertissaient leurs rôles sociaux et leurs statuts de travail et d’occupation, les pauvres se déguisaient et faisaient semblant d’être riches, les riches se déguisaient en pauvres, ceux qui étaient puissants mimaient ceux qui étaient humbles et les humbles revêtaient pour un jour les vêtements somptueux de ceux qui étaient puissants. C’étaient les grandes Saturnales du monde médiéval. C’était également le suspens, la mise entre parenthèses de toutes les règles sexuelles. C’était également la libération du langage, on pouvait dire ce jour-là ce qu’on voulait; et dans les villes du nord de la France, par exemple, toute la population grimée, masquée,

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costumée, avec tous les rôles renversés, la population défilait devant le palais du bourgmestre, ou du maire, ou du seigneur, ou de l’évêque et là, lui disait tout ce qu’elle avait sur le cœur; et, bien entendu, c’était à coup d’injures et d’obscénités que l’on faisait ainsi le carnaval des puissants. C’était toute la grande rupture, toute la grande dérive des institutions et jusqu’à la perte de l’identité des individus puisqu’on ne savait pas qui était qui, c’est-à-dire que l’on était masqué 10. Cette fête de la folie est une institution médiévale qui a disparu relativement tôt, que l’on retrouve encore sous une forme extraordinairement atténuée, maintenant, dans beaucoup de villes de Belgique et d’Allemagne. Mais après tout l’Occident en général n’a pas perdu tout à fait ce rapport entre la fête et la folie, car les occidentaux, et puis peut-être même d’autres gens qui ne sont pas occidentaux, actuellement, quand ils veulent faire la fête, qu’est-ce qu’ils font sinon précisément s’enivrer ou bien encore, comme dans certains pays - je pense à la Suède, bien sûr, mais [aussi] aux ÉtatsUnis, etc., puis même en France -, qu’est-ce qu’on fait sinon se droguer? Et qu’est-ce que c’est que cette fascination pour la drogue, que l’on trouve actuellement dans tous les pays du monde, sinon l’espèce d’effort un peu nostalgique pour retrouver cette vieille parenté de la fête et de la folie, qui avait scandé autrefois la vie du Moyen Âge. Donc vous voyez que, dans notre société comme dans les sociétés primitives, la situation ludique du fou est une situation singulière et privilégiée. Autre caractère également du fou, que je vous avais signalé dans toutes les sociétés, et singulièrement les sociétés primitives, et puis que nous retrouvons maintenant encore dans la nôtre, c’est ceci : le fou a dans notre société un statut familial tout à fait singulier, tout à fait particulier, statut familial et statut d’ailleurs en général dans l’ensemble des règles qui définissent la vie sexuelle. Pendant très longtemps, au xvie, surtout au xvne et au xvme siècle, il ne faut pas oublier que c’était la famille elle-même - et non pas le médecin, et non pas, bien sûr, l’autorité administrative - qui désignait ceux de ses membres qui étaient fous. Et il suffisait, en France, qu’un père

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de famille adresse au roi une demande pour obtenir une lettre de cachet ou s’adresse encore au lieutenant de police, et puis, à partir de ce seul décret familial, de ce seul diagnostic porté par la famille, de cette demande d’origine familiale, il suffisait de cela pour que l’individu soit aussitôt envoyé dans une maison d’internement, que ce soit Charenton, la Salpêtrière, Bicêtre, etc.11 La folie était essentiellement une sorte d’expulsion de l’individu par rapport à la constellation familiale à laquelle il appartenait. De plus, la folie modifiait, et modifie d’ailleurs toujours le statut de l’individu à l’intérieur de sa famille. Il y a dans le Code civil français une mesure qui n’est plus guère appliquée, je crois, mais qui l’a été pendant très longtemps - il y a d’ailleurs un texte de Balzac qui était consacré à ç a 12 -, c’est l’interdiction; l’interdiction, grâce à laquelle une famille ou un membre de la famille ou un conseil de famille peut se substituer à un individu fou et devenir, en quelque sorte, son répondant ou plutôt son alibi civil. D’ailleurs, le fou perdait très naturellement ses droits de mari et de père. Et vous savez que, de nos jours encore, aussi pénible que ce soit dans bien des situations, les droits familiaux du fou et d’ailleurs de la famille du fou sont profondément altérés : on ne peut pas divorcer, par exemple, de quelqu’un qui se trouve interné, même s’il est interné jusqu’à la fin de ses jours. Plus généralement encore, on peut dire que la folie a une parenté très curieuse dans notre société, non seulement avec la famille, mais d’une façon générale avec la sexualité. Et toutes les recherches qui ont été faites pratiquement depuis le xvme siècle jusqu’à Freud compris, bien entendu, toutes les recherches qui ont été faites sur la folie tournent autour de cette curieuse parenté qu’il y a, que l’on soupçonne, peut-être que l’on phantasmatise d’ailleurs, entre la folie et la déviance ou la délinquance sexuelle. Ça a été l’idée qu’on a rencontrée tellement souvent au xvme siècle que la débauche, que l’excès de débauche, conduisait à la folie; puis ça a été l’idée que l’on trouve chez les médecins positivistes un petit peu anticléricaux du début du xixe siècle, qui disaient au contraire que c’était la chasteté qui conduisait directement à la folie. En tout cas, dans un

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cas comme dans l’autre, on admet qu’une vie familiale normale et bien institutionnalisée est, en gros, incompatible avec la folie ; et d’ailleurs, la folie, c’est la honte de la famille, c’est ce qu’on cache, etc. Donc, vous voyez, dans nos sociétés comme dans les sociétés primitives, le fou est un individu qui a un statut familial très particulier. Enfin, dernier trait, c’est que la parole du fou a, dans nos sociétés, un statut également très singulier, comme dans les sociétés primitives. Le statut de la parole du fou, c’est tout un problème. Je ne veux pas dire que nos sociétés tiennent pour nulle et non avenue la parole du fou, mais elles la mettent en quelque sorte entre parenthèses, entre guillemets. La parole du fou entraîne un certain nombre de réactions qui ne sont pas celles qui répondent d’ordinaire à la parole quotidienne et normale des gens. La parole du fou est écoutée, mais elle est écoutée de telle façon qu’on lui donne un statut très particulier. Souvenez-vous par exemple de ce curieux personnage que l’on trouvait non seulement dans la littérature, mais même dans les institutions du Moyen Âge chrétien - et je crois bien qu’il avait son répondant, ce personnage, dans les sociétés musulmanes -, c’est le personnage du bouffon. Ce bouffon de cour, ce fou du roi, qui était là, vivant au milieu de ces sociétés extraordinairement hiérarchisées, extraordinairement fermées, où chacun avait son rôle très particulier, le bouffon était là; il était là, il avait son rôle à côté de l’échanson ou à côté du chancelier, peu importe, et il avait un rôle presque aussi précis, aussi défini que l’échanson ou le chancelier. Et ce bouffon, pourquoi était-il là? Il était là pour parler, pour dire, pour faire circuler une étrange parole, qui avait un étrange statut; et cette parole, c’était la parole folle, c’était la parole déraisonnable. Or cette parole, en quoi consistait-elle? D’une part, elle était en un sens dégarnie de pouvoir, c’est-à-dire que quand le fou, quand le bouffon du roi disait une méchanceté, ou encore quand il disait une obscénité, ou encore quand il disait la vérité à quelqu’un qui n’était pas capable de la recevoir, ça n’avait pas d’importance, la parole du bouffon n’offensait pas, la parole du bouffon ne blessait pas, c’était une

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parole mouchetée comme un fleuret. Et pourtant cette parole ainsi dégarnie de pouvoir, cette parole nue, cette parole sans importance qu’on écoutait comme le grelot que justement le fou portait - par une sorte de redoublement redondant de sa propre parole, il était chargé de grelots et ses paroles ne devaient pas être plus que ces grelots qui tintaient autour de lui, accrochés qu’ils étaient à ses vêtements et tintinnabulant au moindre de ses gestes -, cette parole, ainsi dégarnie de pouvoir, était pourtant chargée de dire la vérité. Elle disait la vérité, mais d’une façon subtile, d’une façon déguisée, d’une façon retournée. Le fou disait des mensonges, mais sous ses mensonges il fallait toujours chercher une sorte de vérité que ces mensonges cachaient. Et quand le fou disait la vérité directement, la vérité toute nue, il la disait d’une façon qui était dépourvue de sérieux, comme au hasard, et pourtant cette vérité dite comme au hasard, que personne ne comprenait, portait cependant un certain destin; et ce que le bouffon disait à l’oreille incrédule du roi qui ne voulait pas reconnaître la vérité, cette parole était pourtant, comme la parole prophétique des devins antiques, ce qui inscrivait définitivement dans le temps et l’avenir le destin désormais scellé du puissant qui était resté, à cette parole, sourd et aveugle. Cette parole du bouffon a donc eu, je crois, dans beaucoup de civilisations méditerranéennes, une importance très particulière. Le personnage du bouffon a disparu de nos jours ; il a disparu, en gros, depuis la fin du Moyen Âge. Cependant, ce rôle ambigu d’une parole à la fois vraie et fausse, d’une parole sans sérieux et d’une parole qui dit pourtant l’essentiel, le paradoxe d’une parole dépourvue de pouvoir et qui, cependant, dévoile quelque chose de plus important que toutes les vérités qui circulent, ce thème-là, cette idée d’une parole si curieuse, si privilégiée, vous savez qu’il n’a pas disparu de notre civilisation et qu’en fait il y a une parole plus importante encore que celle du bouffon, et qui a précisément ce rôle-là : l’héritière de la parole du fou du roi, c’est la littérature. Et l’homme de lettres, celui qui écrit, fait dans notre société quelque chose comme le fou du roi. Car, après tout, qu’est-ce que c’est que la littérature sinon une sorte de parole vide, vaine, qui n’est pas

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faite pour dire la vérité, qui n’est pas faite pour raconter ce qui s’est réellement passé? L’homme de lettres, le romancier, celui qui invente une histoire ne raconte pas l’histoire, il ne dit pas les choses, il dit quelque chose qui n’existe pas et il parle dans le vide; et la parole littéraire est un grelot dans notre monde. Et pourtant la parole littéraire est faite pour dévoiler quelque chose que nos propos quotidiens, que la vérité de nos propos scientifiques, que la lourdeur pesante de nos propos philosophiques ne peuvent pas dire ; et ce quelque chose, c’est une espèce de vérité d’en dessous, ou de vérité d’au-delà, et vous savez bien, après tout, que le destin des hommes a été mieux dit par les grands romanciers ou les grands hommes de théâtre de notre monde que par les philosophes ou par les savants. En tout cas, cette parenté de la folie à la littérature, nous ne l’avons pas oubliée. Elle avait été bien entendu mentionnée par Platon 13. Vous le savez, elle n’a pas cessé de hanter toutes les littératures que j ’appellerais, en gros, méditerranéennes; vous savez l’importance que ce thème a eu dans la civilisation musulmane, vous savez l’importance qu’il a dans notre société actuellement. Et ces trois thèmes - l’idée que toute poésie e* toute invention verbale est voisine de la folie, l’idée qu’il faut écouter la littérature et la poésie avec autant de sérieux et autant d’inquiétude qu’on écoute la folie, l’idée que l’écrivain lui-même est quelqu’un qui est tout proche d’être fou -, ces trois thèmes n’ont pas cessé de se retrouver dans toute cette grande tradition qui est maintenant millénaire. Et vous savez d’ailleurs que ce thème ne cesse de reprendre plus d’intensité et d’actualité chaque fois que la littérature entre en crise. Par exemple, dans l’Occident chrétien, au xvie siècle, lorsque tout le statut du langage littéraire a changé, à la fin du Moyen Âge, à l’époque de la Renaissance, à l’époque où tout le langage littéraire, tout le langage de la fiction s’est rééquilibré autour de nouvelles formes et a acquis un nouveau statut, à ce moment-là, on a éprouvé avec une intensité toute particulière la parenté de la littérature et de la folie. Ça a été bien sûr Érasme et YÉloge de la folie, mais ça a été des choses beaucoup plus étranges : par exemple, au tout début du xvne siècle, en France, il y avait un personnage

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qui était fou, mais fou, absolument fou - j ’allais dire fou comme vous et moi, mais enfin encore beaucoup plus -, c’est quelqu’un qu’on internerait maintenant et qui se faisait appeler le comte de Permission l4, et qui écrivait des textes complètement délirants qui étaient publiés aux frais et sous la pression d’un certain nombre de gens - j ’oublie actuellement quel était son protecteur, peut-être le duc de Bouillon, qui a édité à ses frais cette littérature qui est une littérature proprement démente. Vous savez aussi quelle étrange parenté, à la fin du xvme, au début du xixe siècle, on a redécouvert entre la folie et la littérature à l’époque de Hölderlin15 et à l’époque de Blake. Et de nos jours encore, avec Raymond Roussel16, avec Antonin Artaud17, l’expérience de l’écrivain fou est une expérience qui est pour nous hautement privilégiée; et on peut dire, en un sens, qu’Antonin Artaud est le plus décisif de tous les écrivains français modernes dans la mesure même où il est arrivé à percer, à bouleverser tout le statut, tout le vieux statut de la langue littéraire et il l’a libéré dans cet espace nouveau qui était celui de la folie. Et qu’un écrivain, d’ailleurs, comme Michaux écrive, à l’intérieur d’une expérience qui est une expérience de toxicomane, qu’il se drogue pour écrire18, prouve combien, pour lui et pour d’autres d’ailleurs, le rapport entre une folie systématique et la recherche d’une écriture, combien ces rapports sont extraordinairement noués. Donc, vous le voyez, je crois qu’on peut, là aussi, reconnaître dans ces rapports entre littérature et folie ce trait général que j ’avais signalé au début : la parole du fou, dans toute société et dans nos sociétés, a un statut très particulier, très singulier, qui permet de situer le personnage même de ce fou. Alors reste le dernier trait qui est le caractère non institutionnel de la désignation du fou. Je vous disais que dans toutes les sociétés, ce qui caractérisait le personnage du fou, outre les quatre traits précédents, c’était le fait qu’au fond il n’y avait pas d’organisation, il n’y avait pas d’institution, il n’y avait pas d’instance qui permette de le désigner, de le reconnaître absolument comme tel. C’est vrai, ça a été vrai pour, je crois, l’extrême majorité des civilisations, ça a été vrai pour la nôtre jusqu’à la fin du Moyen Âge, et ça a

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commencé à cesser de l’être vers le xvie siècle, [ou plutôt] vers le xve siècle dans les civilisations musulmanes, vers le xvie siècle dans les civilisations occidentales, où on a en quelque sorte inventé un moyen pour reconnaître, ou en tout cas pour essayer de reconnaître le fou comme tel, on a essayé d’institutionnaliser le partage et la différence qu’il y avait entre la folie et la non folie. Et je crois que la médicalisation de la folie, l’invention de quelque chose comme une psychiatrie, comme une psychopathologie, l’organisation de ces grands établissements que l’on appelait les asiles, que l’on appelle maintenant d’un terme plus noble les « hôpitaux psychiatriques », toute cette organisation n’est pas autre chose que l’institutionnalisation de ce partage entre la folie et la non folie, institutionnalisation qu’aucune autre culture n’avait recopiée, mais que les arabes ont commencé à mettre au point au Maghreb même au x v e siècle et que l’on a également mise au point sous l’influence arabe, par l’intermédiaire des Espagnols, en Europe, au cours du XVIe et du xvne siècle. C’est cette institutionnalisation du partage entre les fous et ceux qui ne le sont pas que je voudrais maintenant vous décrire le plus brièvement possible. Mais avant de décrire, vous voyez maintenant comment j ’ai bâti mon argumentation, qui est probablement fausse, qui est bourrée d’erreurs et de pièges, etc., mais enfin, c’est ceci : essayer de montrer, donc, qu’il y a cinq grands caractères qui permettent dans toutes les sociétés de reconnaître les fous, qui définissent le statut des fous dans toutes les sociétés, montrer que les quatre premiers caractères, vous les retrouvez exactement dans l’Europe ou dans le monde moderne comme dans n’importe quelle autre société. C’est simplement le cinquième qui constitue la variable ; et la variation a consisté en ceci : c’est que le dernier trait, qui était le caractère non institutionnel de la désignation du fou, ce trait a été modifié. Il a été modifié et c’est là précisément que se sont insérés le rôle et la fonction de la médecine mentale. De telle sorte que, si ma démonstration est vraie, on en arrive à cette conclusion que ce n’est pas la médecine mentale qui a découvert, enfin, la vérité trop longtemps cachée, trop longtemps oubliée et oblitérée

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de la folie, c’est en réalité à l’intérieur d’un statut ethnologique et sociologique de la folie, qui est constant et universel, [que] la médecine mentale a joué un certain rôle, et son importance vient du fait qu’elle s’est insérée à l’intérieur d’une structure qui était une structure universelle. Autrement dit, la médecine mentale n’est qu’une des fonctions à l’intérieur de la structure sociologique générale de la folie ; et loin de découvrir la vérité de cette folie, la médecine mentale n’a fait qu’occuper une des fonctions possibles, celle qui était inscrite dans cette structure générale. Maintenant, ceci étant dit et les batteries étant dévoilées, je vais essayer rapidement de vous esquisser un petit peu cette constitutionnalisation du partage entre les fous et les non fous19. On peut dire, en gros, qu’au Moyen Âge - et je crois que c’est vrai pour les civilisations musulmanes comme pour les civilisations occidentales -, le statut du fou, [ou plutôt] le partage entre le fou et le non fou était un partage extraordinairement incertain et flottant. Et, au fond, on pouvait dire que jusqu’aux x v e-xvie siècles était fou qui voulait, et on ne demandait à personne de désigner les fous, et puis quand quelqu’un voulait cesser d’être fou, il pouvait ; autrement dit, il n’y avait pas de porte, il n’y avait pas de guichet entre la folie et la non folie. Ce statut libre, en quelque sorte, de la folie dans le monde médiéval est caractérisé par un certain nombre de choses. Le fait que, d’une part, les fous étaient très volontiers reconnus, très volontiers accueillis, très volontiers désignés comme tels, très volontiers écoutés aussi, mais qu’il n’y avait aucune institution pour les recueillir. On a retrouvé, dans les hôpitaux même d’une ville aussi importante que Paris à cette époque-là, qu’il y avait en tout et pour tout quatre lits à l’Hôtel-Dieu, qui était le seul hôpital existant, sur lesquels on avait installé un système de chaînes et de cages pour enfermer et attacher sur ces lits les individus furieux. Et d’ailleurs la fureur n’était pas tellement considérée comme une catégorie de la folie que comme une sorte de fièvre. Quant aux fous proprement dits, ces fous que l’on reconnaissait, que l’on désignait, que l’on écoutait, ces fous, ils étaient absolument libres de circuler dans la ville, comme ils voulaient et là où ils voulaient. Le statut de la folie

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était entièrement libre et lorsqu’un fou devenait un peu trop agité ou lorsqu’on voulait s’en débarrasser, on avait l’habitude de le confier à des gens de passage, soit à des marchands, soit plus volontiers encore à des marins, soit des marins de péniches qui descendaient les fleuves, soit encore des marins de mer. Et si certains d’entre vous ont lu la légende de Tristan, ils savent bien que Tristan déguisé débarque chez je ne sais plus qui20 - peu importe -, déguisé en fou, avec une croix qui lui a tondu le crâne, et il est aussitôt reconnu comme fou; et on lui demande : « Mais quel marin t’a apporté ici?», car seuls les marins pouvaient apporter des fous. Donc les fous circulaient ainsi, comme ça, au fil des routes, des moyens de transport, accrochés aux caravanes, accrochés aux colonnes de marchands, accrochés aux bateaux, et cette circulation indéfinie du fou, ce grouillement d’individus flottants, mal insérés, inadaptés, comme on le dirait au xixe siècle, ce grouillement indiquait assez combien le partage se faisait d’une façon spontanée, libre, non institutionnelle. Comment s’est faite alors l’institutionnalisation? Comment estce que nos sociétés ont, à un moment donné, trouvé la situation intolérable et décidé qu’il fallait absolument trouver un moyen pour séparer d’une façon claire et distincte ceux qui étaient fous de ceux qui ne l’étaient pas? Quel a été le processus par lequel la raison a essayé de se départager de la folie? Dans le monde européen, la raison, le processus a été, je crois, relativement simple et facile à assigner. La modification importante qui s’est produite autour de l’extrême fin du xvie [et du] début du xvne siècle, ça n’a pas été du tout le progrès de la raison, ça n’a pas du tout été le souci d’une connaissance plus exacte de ce phénomène si curieux et énigmatique de la folie, les médecins n’ont pas commencé à s’intéresser à la folie en se disant : « Mais qu’est-ce que c’est que cette curieuse maladie ? » ; pas du tout. Si on a commencé à chercher à séparer les fous de ceux qui ne l’étaient pas, c’était pour des raisons qui étaient essentiellement des raisons économiques. La grande crise économique qui a duré pendant la plus grande partie du xvii e siècle - car le xvne siècle a beau avoir été en Europe,

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et en France surtout, l’âge d’or de la littérature et de l’art, ça a été une période de crise économique extraordinairement aiguë -, cette grande crise économique a fait apparaître un énorme phénomène de chômage dans les villes, phénomène de chômage qui s’est trouvé accentué par la fin de toutes ces guerres, guérillas, luttes religieuses et autres qui avaient ensanglanté l’Europe au xvie et au début du xviie siècle. D’où l’apparition, dans les villes, de tout un tas de gens inadaptés et sans métier. Et, troisième facteur, l’instauration d’une politique mercantiliste, c’est-à-dire que la bourgeoisie, commençant à prendre, sinon le pouvoir politique, du moins le pouvoir écono­ mique, avait besoin de toute une masse de main d’œuvre pour fabriquer au meilleur marché possible des produits qu’elle pourrait vendre à l’extérieur, et acquérir ainsi ce fameux métal précieux dont vous savez qu’il se faisait fort rare à cette époque-là. Toute la politique européenne du xvn evsiècle a été commandée par le besoin d’encaisser du métal précieux. Alors ces chômeurs, qu’est-ce qu’on en a fait ? C’est très simple : toute cette masse énorme de population flottante qu’on avait laissé circuler au Moyen Âge et encore au xvie siècle sur toutes les routes et sur tous les canaux d’Europe, toute cette population, on l’a purement et simplement bouclée. On a constitué - et remarquez l’énumération des villes - à Hambourg, sur un port, à Londres, sur un port, à Paris, ville très importante, à Lyon, qui était la première ville, sinon industrielle, du moins manufacturière de France à cette époque-là, dans ces quatre villes, on a ouvert - plutôt fermé! - d’immenses maisons capables de recueillir des milliers et des milliers de gens. Et ces milliers de gens - il y en avait 6 000 qui ont été bouclés, comme ça, à Paris en 1660 -, qui étaient-ils? C’étaient essentiellement des oisifs, c’étaient des gens sans métier, c’étaient des vieillards, c’étaient des libertins, des débauchés, des ivrognes, c’étaient des pères de famille dépensiers, qui dépensaient le bien de la famille au lieu de le faire fructifier, et puis c’étaient les fous. Tout ce monde, tous ces inadaptés aux conditions et aux normes de travail de l’époque, ce sont ces gens-là qui se sont trouvés enfermés. On peut dire, en gros, que tout le système éthique, tout le système moral du Moyen Âge et du xvic siècle encore s’est trouvé renversé

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lorsque, dans le monde chrétien du péché, l’oisiveté a pris le pas sur toute autre faute et sur tout autre péché, lorsque le premier péché est devenu dans le monde bourgeois, non plus l’orgueil, mais la paresse. Et, à partir de ce moment-là - c’est triste évidemment21 -, on a enfermé les gens, et tout ce monde économique et éthique qui s’est constitué à ce moment-là a exclu et chassé hors de sa zone d’activité et de lumière ces individus qui étaient des individus inutiles, des individus qui ne travaillaient pas, des individus qui ne pouvaient pas figurer à l’intérieur du grand circuit de la production économique. À Paris, il y a eu trois grandes maisons qui ont été ouvertes ainsi : Charenton, qui était un hôpital, mais qui est devenu une maison d’internement pour tous ces gens incertains et douteux; il y a eu la Salpêtrière ; et il y a eu Bicêtre. Au total, donc, 6 000 personnes sur une population qui n’atteignait pas 200 000 individus : vous voyez que la proportion est forte. Bien sûr, ces 6 000 personnes n’étaient pas toutes des fous au sens où nous l’entendons, mais - et c’est sur ce point que je voudrais insister - le fou s’est trouvé pour la première fois assimilé, dans le monde occidental, à un certain nombre de gens avec lesquels, jusqu’à présent, on ne l’avajjpas assimilé, c’est-à-dire qu’on l’a assimilé à des vieillards, on l’a assimilé à des débauchés, on l’a assimilé à des chômeurs, à des gens qui n’avaient pas de travail, à des infirmes, etc. Et du coup, le fou a perdu cette espèce de spécificité sociologique, quasi ethnologique qu’on lui connaissait au Moyen Âge, quand il était encore un personnage si pittoresque, si hautement valorisé, ce personnage dont on attendait qu’il dise dans ses propos délirants quelque chose comme la vérité. Brusquement le fou s’est trouvé dévalorisé, s’est trouvé en même temps neutralisé, il est devenu inutile, il est devenu la bouche en trop ; la bouche en trop dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’il mangeait alors qu’il ne travaillait pas et il parlait alors qu’il aurait dû se taire. Le fou est devenu, donc, ce personnage neutralisé, ce personnage en même temps culpabilisé, le fou a quitté le vieux monde paradoxal de la vérité qui se cache et il est entré maintenant dans le monde de la culpabilité, dans le monde du péché, dans le monde de la paresse, dans le monde de l’oisiveté.

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Tel est le premier moment de cette grande institutionnalisation du partage entre les fous et les non fous. Vous voyez que ce partage n’a pas été fait directement. La société européenne du xvne siècle n’a pas isolé les fous des autres, elle a isolé en réalité de la population qui travaille la population qui n’est pas capable de travailler, la population qui n’appartient pas, qui n’obéit pas aux normes économiques; et puis, à l’intérieur de cette population, où on trouve des infirmes, des débauchés, des vieillards, etc., il y avait les fous. C’était le premier partage, non pas, donc, raison/déraison, mais ça a été le partage travail/non travail, travail/oisiveté. Et maintenant, second épisode de cette institutionnalisation. Le second épisode, c’est celui du début du xixe siècle lorsque, au moment de la Révolution française, mais pas simplement en France d’ailleurs, en Europe également, tout ce statut de l’internement classique a été révisé. Il a été révisé, on s’est mis à ouvrir toutes ces grandes maisons d’internement qui enveloppaient tous les chômeurs. Pourquoi les a-t-on ouvertes? Essentiellement pour deux raisons. Une raison politique qui a été le fait que l’État a perdu, et l’appareil d’État, l’exécutif, comme nous dirions, a perdu le rôle si important et si pesant qu’il avait sur l’instance judiciaire et [que], dans cette mesure-là, le rôle de la police qui avait été si important au xvne et au XVIIIe siècle a diminué ; et il n’a plus été possible à l’appareil d’État, même à la demande de la famille, de mettre quelqu’un à l’ombre et de l’enfermer jusqu’à la fin de ses jours. Cette limitation du pouvoir de l’État, et par conséquent du pouvoir de la police, cette diminution a été importante, a joué un rôle important dans cette réévaluation du partage de la folie et de la non folie. Mais il y a eu également une raison économique qui a été tout simplement celle-ci : c’est que l’industrialisation naissante, plus que naissante d’ailleurs à cette époque-là, l’industrialisation en pleine croissance du monde occidental a été liée, bien entendu, au fameux besoin de chômage. Il fallait qu’il y ait des chômeurs pour que les industriels puissent avoir à leur disposition une main d’œuvre à bon marché qui garantisse, par conséquent, le faible niveau du prix de revient et, par conséquent, la possibilité de bénéfices importants.

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La nécessité d’avoir une masse de chômeurs comme volant de régulation économique a fait que dans tous les pays d’Europe, à la fin du xvme, au début du xixe siècle, on a ouvert les maisons d’internement et puis on a mis dehors tous les gens qui y étaient; tous ces infirmes, tous ces débauchés, tous ces bons à rien, tous ces oisifs, on les a remis sur le pavé, car on avait besoin d’eux dans le circuit de production économique. On aurait dû, à ce moment-là, libérer les fous avec tout le monde. Or on ne les a pas libérés, on les a maintenus sur le lieu même de leur internement. Ce sont les fous qui sont devenus en quelque sorte les seuls titulaires, les seuls occupants de ces grandes maisons d’internement qui avaient été bâties au milieu du xvue siècle. Pourquoi cela? Pourquoi ont-ils été les seuls internés à une époque où on libérait tout le monde? Ça n’a pas été sans problèmes. Beaucoup de réformateurs de la fin du xvme [siècle] ont demandé qu’on libère les fous comme tout le monde. En fait, ça ne s’est pas fait, les fous sont restés sur place et sont restés internés; ils sont restés sur place et internés tout simplement pour une autre raison qui ne recoupe pas celle que je viens de vous dire et qui est le fait suivant : c’est que la société bourgeoise européenne, telle qu’elle s’est formée à la fin du xvm e siècle, au début du xixe siècle, telle qu’elle s’est donnée son code sous la forme du Code civil napoléonien, adopté, vous savez, dans tant de pays d’Europe, cette société était au fond essentiellement une société [...]a de la famille. Or il s’est trouvé qu’à la même époque, et pour des raisons en grande partie différentes, la société et la famille ont eu besoin d’institutions hospitalières pour donner des soins médicaux, à ce moment-là, non pas aux malades mentaux, mais aux malades tout court. Et alors il s’est produit une sorte de contamination : pour justifier que les familles se débarrassent ainsi des fous, de tous les gens qui étaient dangereux pour [leur] statut économique ou autre, pour justifier, donc, cette exclusion du fou hors de la famille, pour justifier le fait qu’on l’internait, on a donné à l’internement un statut médical et a. Courte interruption de l’enregistrement.

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on a donné à l’asile et à la maison d’internement le statut purement analogique de l’hôpital. On a fait comme si l’internement était en réalité un processus de médicalisation et comme si on internait pour guérir, alors qu’en réalité on internait pour se débarrasser des gens. De là le fait que la maison d’internement est devenue petit à petit un hôpital psychiatrique, que l’internement est devenu quelque chose comme une hospitalisation. Mais ce phénomène a été extraordinairement long, lent, et a demandé non seulement des dizaines d’années, mais presque un siècle, car, pendant tout le xixe siècle, l’internement avait beau se donner des justifications médicales, en fait les soins qui étaient donnés aux malades mentaux dans tout le xixe siècle européen, ces soins étaient pratiquement égaux à zéro. Il s’agissait essentiellement d’interner les gens, de les classer, de les calmer, de les répartir selon leurs maladies, de les faire sortir lorsqu’ils pouvaient se réadapter à la vie ou de les garder jusqu’à leur mort lorsqu’ils n’étaient réellement pas adaptables. Et c’est simplement au cours du xxevsiècle que cette fausse institution, ou plutôt que cette institution faussement médicale qu’était l’hôpital psychiatrique est devenue véritablement une entreprise médicale, que le lieu d’internement est devenu un lieu véritablement de thérapeutique. Et il a fallu attendre pour ça en réalité deux grands événements : l’un qui date de la fin du xixe siècle, mais qui ne s’est guère diffusé qu’au cours du xxe, qui a été la psychanalyse et, d’une façon générale, la psychothérapie et la diffusion des méthodes psychothérapeutiques, qui a commencé à faire de l’hôpital psychiatrique quelque chose qui soit réellement un hôpital ; et puis, deuxièmement, les grandes découvertes biologiques de la pharmacologie des années 1950-1960, qui a permis une intervention strictement médicale sur le phénomène de la folie. C’est donc plus une série, je ne dis pas de hasards, mais d’évènements économiques, politiques, institutionnels, juridiques, etc., qui a finalement défini la folie comme maladie mentale, qu’une découverte proprement scientifique de la folie comme maladie jusque-là non reconnue. Et si l’espèce de démonstration que je viens d’essayer devant vous est vraie, vous voyez, en gros,

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quel a été le processus et quel a été le schéma. Non pas une folie qui a été progressivement reconnue par une science médicale en constante croissance comme maladie, mais une structure sociologique complexe, à plusieurs temps, à plusieurs caractères, à plusieurs traits, une structure sociologique universelle, que l’on trouve pratiquement dans toutes les sociétés, et qui s’est trouvée dans nos sociétés à nous, à partir du xvii e siècle, pour des raisons économiques, sociologiques, juridiques, etc., modifiée sur un point; ce point, ça a été la nécessité, l’obligation dans laquelle nos sociétés ont été de définir un partage entre des gens qui pouvaient travailler et des gens qui ne pouvaient pas travailler. Et puis, petit à petit, grâce à ça, une série de nouveaux quadrillages au terme desquels les fous comme tels ont été isolés, les fous comme tels ont reçu un lieu d’accueil ou, si vous voulez, un lieu d’enfermement - ça a été l’asile. Et finalement, à cause de ce modèle médical qui lui était, non pas inhérent, mais qui lui était parallèle, l’asile est devenu quelque chose comme un lieu thérapeutique. Et il a fallu, en gros, le xixe siècle pour que, finalement, la folie devienne quelque chose comme une maladie mentale. Mais je ne pense pas, si ce que j ’ai dit est vrai, je ne peux pas penser que la folie soit simplement, même dans nos sociétés, une maladie qui apparaîtrait dans les mêmes conditions que n’importe quelle autre maladie et qui pourrait disparaître dans les mêmes conditions. Il est bien probable, si ce que j ’ai dit est vrai, que la folie, c’est une fonction sociologique constante, c’est une fonction sociologique que l’on retrouvera dans toute société quelle qu’elle soit, aussi médicalisée qu’on puisse l’imaginer. Et lorsque la psychanalyse, lorsque surtout les médications pharmacologiques auront triomphé d’un certain nombre de phénomènes de la folie, on peut penser ou on peut espérer qu’il y aura à nouveau de nouveaux moyens d’être fou, qui maintiendront toujours au même étiage cette grande fonction universelle de la folie.

N otes

1. D’après Dominique Séglard («Foucault à Tunis», art. cit.), il pourrait s’agir de Jean-Christophe Öberg, que Foucault avait connu lors de son séjour en Suède. 2. M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l ’âge classique, op. cit. 3. Quelques années plus tard, dans un entretien donné à l’occasion de la réédition de YHistoire de la folie chez Gallimard, Foucault évoquera ce qu’aurait dû être cet « autre livre » qu’il n’avait pas écrit : « Pourquoi ai-je écrit ce livre qui porte ce titre un peu bizarre, Histoire de la folie? Essentiellement parce que je n’ai pas pu arriver à écrire un autre livre; un autre livre qui, lui, me faisait rudement envie et qui aurait été l’histoire des fous, c’est-à-dire l’histoire réelle de cette population qui, si on la prend à partir du XVIIIe siècle, n’a pas cessé de vivre, d’exister, de se développer dans les marges de notre société, et dont au fond on ne sait rien. On sait simplement de quelle manière cette population a été captée, de quelle manière elle a été quadrillée, classée par les médecins. On sait ce que les médecins ont fait [des fous], sous quelles rubriques ils les ont mis, quels traitements, éventuellement quelles punitions ils leur ont imposés. Mais au fond ce qu’ils étaient, ce qu’ils disaient, ce qu’a été ce grouillement, c’est ça que j ’aurais voulu faire et c’est ça que je n’ai pas pu faire, et que je n’ai pas pu faire tout simplement parce que c’est un grouillement qui est passé sans traces, ce sont des cris qui n’ont laissé derrière eux aucune mémoire, aucun souvenir. Je n’ai pu retrouver que le moule creux, en quelque sorte, dans lequel on les a mis, mais eux-mêmes, la folie, les fous dans leur existence positive, réelle, historique, je n’ai pas pu le faire » (M. Foucault, « Entretien avec Georges Charbonnier », France Culture, 8 septembre 1972). En 1973, dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique, Foucault adressera une critique différente à YHistoire de la folie, et se reprochera d’en être « resté à une analyse des représentations » et d’y avoir recherché l’origine des pratiques mises en place à son propos. Il avancera donc, dans le cours, une approche « radicalement différente », consistant à prendre pour point de départ, non plus des représentations, mais un dispositif de pouvoir, producteur des représentations qu’on se fait de la folie (M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 14-18). Sur la manière dont Foucault revient rétrospectivement sur YHistoire de la folie, voir par exemple Ph. Artières et J.-F. Bert, Un succès philo­ sophique. L ’« Histoire de la folie à l ’âge classique » de Michel Foucault,

NOTES

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Caen, Presses universitaires de Caen, 2011, p. 193-239. Le mouvement de «retour critique» sur le livre de 1961 est également central dans L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 4. Voir supra, p. 34, note a. 5. Voir par exemple C. Lévi-Strauss, « La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara », Journal de la Société des Américanistes, vol. 37, 1948, p. 1-132; Id., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PU.F., 1947; Id., Tristes tropiques, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 2008, p. 243-335. 6. Le Prophète Mahomet. 7. Molière, Le malade imaginaire, dans Œuvres complètes, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2011, p. 1073-1178. 8. Sur la place du fou dans le théâtre baroque, voir infra, p. 93-99. 9. Érasme, Éloge de la folie, op. cit. (voir supra, p. 46, note 5). 10. Voir supra, p. 46, note 6. 11. Thème que Foucault reprendra bien plus tard, en le nourrissant d’un patient travail dans les archives : voir A. Farge et M. Foucault, Le désordre desfamilles (1982), Paris, Gallimard, 2014. 12. H. de Balzac, L'interdiction, dans La comédie humaine, t. III, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1983, p. 403-493. Foucault évoque déjà le texte dans Maladie mentale et personnalité, Paris, P.U.F., 1954, p. 80, puis dans Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p. 112. En dehors de L'interdiction, la référence à Balzac n’apparaît pas dans les textes foucaldiens jusqu’à la conférence consacrée à La Recherche de l'Absolu, en 1970 (voir infra, p. 287-302). 13. Foucault fait sans doute ici allusion au passage du Phèdre dans lequel Platon évoque le délire inspiré par les Muses. Cf. Platon, Phèdre, 245a, trad. fr. L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1933, p. 32-33. 14. Voir supra, p. 47, note 8. 15. Cf. M. Foucault, « Le “non” du père » (1962), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 8, p. 217-231. 16. On pense bien entendu à M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963. Voir également infra, p. 116-119. 17. Voir infra l’analyse du rapport entre la folie et le langage chez Artaud, p. 99-104. Sur Artaud, voir également M. Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission radiophonique diffusée le 4 janvier 1963 sur la RTF France III national (deaxième émission du cycle), reprise dans M. Foucault, La grande étrangère. A propos de littérature.

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éd. Ph. Arriéres, J.-F. Bert, M. Potte-Bonneville et J. Revel, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 27-50. 18. Henri Michaux a exploré l’expérience de l’écriture sous drogue: Paix dans les brisements (Paris, Flinker, 1959), Connaissance par les gouffres (Paris, Gallimard, 1961), Les grandes épreuves de l ’esprit (Paris, Gallimard, 1966). Sur le rapport de la drogue et de la folie, voir infra, p. 80. 19. Dans les pages qui suivent. Foucault revient sur un certain nombre d’analyses de Folie et déraison. Histoire de la folie à l ’âge classique, op. cit. 20. Il s’agit du roi Marc de Cornouailles. Voir M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l ’âge classique, op. cit., p. 15. 21. Cette remarque est énoncée avec un certain humour : la paresse semble devenue le premier péché.

FOLIE ET SOCIÉTÉ * I Sous le partage normal/pathologique, désenfouir un partage différent ; faire apparaître une fonction plus ancienne, plus générale, plus rudimentaire, plus complexe. Plus ancienne : L’opposition normal et pathologique est une opposition récente qui s’est branchée sur l’opposition santé/maladie au milieu du xvm e [siècle] (école italienne et viennoise). Elle ne s’est greffée sur l’opposition folie/raison que quelques décennies plus tard. Plus générale : On la trouve dans toutes les cultures alors que l’opposition normal/pathologique est très localisée. On la trouve dans notre culture appliquée à des domaines qui ne relèvent pas de la maladie : à des choses, à des discours, à des œuvres. Plus rudimentaire : Le couple folie/raison a une très faible structuration interne. La folie est une fonction monotone qui s’applique indifféremment à un ensemble de choses. Alors que le pathologique est un concept structuré avec des différenciations internes. Plus complexe : Le système de valeurs pour l’opposition normal/pathologique est simple ; il est complexe pour la folie (rapport de la folie à la vérité, à la beauté, à l’innocence, à la perversité, à la criminalité).* * BnF, Fonds Foucault NAF 28730, boîte 57, dossier 6. Après le titre, Foucault mentionne qu’il s’agit d’une conférence.

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Le système qui se manifeste dans l’opposition folie/raison est tout autre que celui qui supporte l’opposition normal/pathologique, santé/maladie. Or cette autonomie, le caractère sans doute originaire et général de l’opposition folie/raison, a été oubliée. Elle a été recouverte par l’opposition normal/pathologique dont on connaît l’actuel impérialisme. Elle est en train de recouvrir : a. l’opposition criminalité/légalité, ß. l’opposition sexualité interdite/sexualité permise, γ. l’opposition entre les pratiques religieuses régulières et celles qui manifestent un irrédentisme. Or si on regarde d’un peu plus près : -O n peut se demander pourquoi cette extension de l’opposition normal/pathologique : 1. Parce qu’elle est différenciée (ou opératoire pour beaucoup d’analyses). 2. Parce qu’elle nous met en présence d’un système de valeur très simple. 3. Parce qu’elle laisse supposer une technique de réduction. Il y a un corpus de techniques qui font passer le pathologique du côté du normal. C’est pourquoi on tend à ramener toutes les oppositions à celle-ci. Même finalement les oppositions politiques. - Mais on peut se demander aussi comment se fait ce recouvrement, cette confiscation de toutes les autres oppositions par celle-ci. Comment peut-on médicaliser l’erreur politique, le crime, l’irrédentisme religieux, la déviation sexuelle? L’instrument, c’est l’opposition folie/raison : - Dans la pensée théorique elle est entièrement codée par l’opposition normal/pathologique. - Mais c’est elle qui, implicitement, sert de code général pour traduire les diverses oppositions, comme celle du criminel et du licite, du déviant et du conforme (dans le domaine sexuel ou religieux).

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L’opposition folie/raison fonctionne comme un code intermédiaire qui doit sa position privilégiée : - À son absence de structuration interne qui lui permet de s’étendre indéfiniment. Étant simplement binaire, elle peut traduire n’importe quelle opposition. - À sa traductibilité dans le code explicite et théoriquement maîtrisé et pratiquement contrôlable du normal et du pathologique. - À son caractère archaïque, primitif, originaire, implicite. Cette vieille opposition de la folie et de la raison (qui semble être une fonction absolument universelle de toute culture), nous semblons l’avoir congédiée depuis longtemps pour lui substituer une opposition plus rationnelle ; en fait, nous nous en servons subrepticement comme relais pour traduire et ordonner toutes les autres oppositions dans le système du normal et du pathologique. C’est une vieille opposition qui a été réactivée pour servir de relais implicite, de langue de traduction, de langue jamais parlée pour elle-même. C’est une opposition « transoppositionnelle » (pour la distinguer de l’opposition normal/pathologique qui serait métaoppositionnelle). De là le fait qu’elle joue sans doute maintenant un rôle très important ; plus important encore que par le passé. Et que nous avons à nous débattre avec elle d’une façon bien plus pressante peut-être qu’à l’époque où elle était une opposition claire et donnée pour elle-même. -Sans cesse on la voit affleurer et revendiquer son indépendance à l’égard de l’opposition normal/ pathologique. Les droits d’une folie qui ne serait [pas] une des catégories du pathologique : - Roussel - Artaud - la drogue - l’art brut.

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- Mais dans la mesure même où elle se libère, elle se généralise; elle se détache de l’hôpital et des instances de la médicalisation pour venir hanter l’art, la littérature, la peinture. Ce faisant, elle prépare, d’une façon ambiguë, le codage médical et la reprise des œuvres, des conduites, du langage, en termes de pathologique. C’est la raison sans doute de l’importance de la drogue : a. Elle commence à devenir en Europe ce qu’elle était en Chine : un fait culturel global. ß. À la différence de l’usage extrême-oriental de la drogue (usage qui était celui des Européens jusqu’en 1950), il ne s’agit pas tellement -d e quitter l’irréalité du monde et sa folie pour qu’apparaisse une vérité qui serait l’individualité dissoute, - mais plutôt de libérer la région muette de la folie et de lui restituer ses pouvoirs de contestation. L’utilisation réelle, explicite, volontaire, réfléchie de la drogue fait face à l’usage théorique, implicite, spontané, irréfléchi de la folie. La drogue décode la folie (Le. la libère de son codage dans les termes du normal et du pathologique). Ce qu’elle peut faire puisqu’on peut en faire en principe un usage volontaire, limité dans le temps (LSD/opium). Mais cette entreprise de décodage est elle-même codée par la société comme « maladie sociale ».I

II - On vient de voir comment l’opposition folie/raison joue le rôle de code par rapport aux autres grands partages fonctionnels (ceux de la morale, de la justice, de la politique, de la société). Elle permet de faire passer ces partages dans l’opposition du normal et du pathologique (qui est une opposition fonctionnelle et technique). Elle est un code entre deux groupes d’oppositions fonctionnelles.

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-Mais d’un autre côté, cette opposition folie/raison a un rôle à jouer par rapport aux codes qui sont à l’action dans notre culture; et en particulier par rapport à ce code de tous les autres codes : le langage. Elle est code par rapport à des systèmes fonctionnels, mais elle est fonction par rapport à des codes linguistiques, ou plutôt le code linguistique et la folie entretiennent entre eux des rapports fonctionnels complexes. L’étude de ce fonctionnement pourrait être ainsi programmée : 1. Comment la folie vient-elle perturber le code linguistique établi? Qu’est-ce qu’un discours fou par rapport [à] un ensemble de messages normalement informatifs ? a. On pourrait dire en gros que jusqu’à Freud la folie a plutôt été interprétée comme bruit venant brouiller le message ; alors que Freud [pensait]a que l’effet de brouillage était dû au fait [qu’il n ’y avait]b qu’une seule et même chaîne de signaux - portant différents messages, - chacun ayant son code, - mais comportant un code plus général permettant de les traduire les uns dans les autres K b. Il faut d’ailleurs remarquer qu’une langue étant donnée, il peut y avoir : - une configuration qui est perçue comme brouillage à un moment donné - et qui à un autre moment ne l’est plus. Roussel. 2. Comment le discours fou peut-il être un instrument de repérage pour la folie ? a. Son rôle par rapport aux autres signes : très important au XVIIe siècle, moins important maintenant.

a. Conjecture ; mot manquant. b. Conjecture ; mots manquants.

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b. Qu’est-ce qui dans un discours est immédiatement repéré comme déviant? Insensé, déraisonnable, chimérique, entêté. 3. Comment la folie modifie-t-elle la circulation, la diffusion, la valorisation, l’enregistrement, la conservation d’un discours? Les modalités d’existence du discours fou dans une culture : - Un discours peut devenir vrai à partir du moment où il peut être classé comme fou. - Il devient sacré ou perd au contraire sa sacralisation (la messe chrétienne). 4. Comment le langage peut-il fonctionner comme instrument de guérison de la folie - en tout cas comme voie d’accès vers elle? - La réalisation théâtrale. - L’aveu. - Le langage hypnotique avant la psychanalyse. 5. Enfin quel rapport y a-t-il entre la folie et ce langage singulier qu’est la littérature? - Problème qui vient s’ajouter aux autres ; - mais qui vient les croiser, les recouper, les redoubler, dans la mesure où le discours littéraire est en rapport avec tous les autres discours ; - e t de plus ce problème a une singulière importance dans le monde occidental, pour des raisons historiques qu’il faudrait analyser. Le discours littéraire et le discours insensé sont chez nous, depuis deux ou trois siècles, dans des rapports très spécifiques. [On ne peut pas dire qu’ils soient plus serrés, puisque la déviance du conteur, du poète, du prophète, la déviance de tous ceux qui utilisent singulièrement le langage, a presque toujours et partout été mise au compte de la folie.]a D une façon générale, il n’y a guère de littérature sans folie :

a. Ce passage est entre crochets sur le manuscrit.

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1) sans présentation d’un personnage qui, par rapport aux autres, est fou ; 2) sans insertion d’un langage qui vaut comme langage d’un fou; 3) sans assignation d’un certain rapport entre l’acte d’écrire et le fait d’être fou. En apparence, on est passé en Occident de la technique n° 1 à la technique n° 3 (le théâtre du Moyen Âge ; Le neveu de Rameau2; Strindberg3). En fait ces trois éléments ont été sans doute constamment présents; mais leurs rapports ont reçu après la Renaissance, à l’âge baroque, une configuration qui ne s’est jamais tout à fait dénouée. 1) Dans cette littérature, le personnage du fou se manifestait par un langage qui était celui du quiproquo. Le fou, c’est celui qui prend quelque chose pour autre chose, quelqu’un pour un autre : Don Quichotte4 : tout au long du roman (et dans la seconde partie il faut éviter que quelqu’un se fasse passer pour lui). [Les] folies de Cardenio5. (C’est la matrice du thème théâtral du déguisement. Et c’est probablement le dérivé de la méconnaissance du roman de chevalerie6.) 2) Le fou pratique la dénégation de soi-même : - soit par une identification à l’autre (Don Quichotte), - soit par la suppression magique de soi-même {Le. se croire mort comme dans L ’hypocondriaque7). (C’est le dérivé de l’épreuve du héros qui se cache, se fait passer [pour] un autre et affronte la mort, dans les romans de chevalerie. C’est la matrice de la méconnaissance comique.) 3) Le fou franchit les limites : - les limites de l’insolence, de la témérité, du courage, - les limites de la connaissance,

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- les limites de la mort (Hamlet8), - les limites de la vérité : car ce qu’il dit est vrai (mais vaut comme [mensonge]a et ceux qui feignent d’être fous peuvent dire vraiment la vérité, mais d’une façon fausse). Le fou fait communiquer ce qui est incommunicable ; il perturbe les frontières du monde et les partages les mieux établis. (C’est le dérivé du magicien, de l’enchanteur du roman médiéval. C’est la matrice du héros passionné qui voit et ne voit pas, qui sait mais dans l’aveuglement, qui fait communiquer l’amour et son contraire, la mort et la vie.) 4) Or cette présence du personnage fou au milieu des autres, cette présence de son discours insensé au milieu des autres - elles ont une fonction bien précise, ce sont des opérateurs de vérité. Le monde fictif, le discours littéraire où le fou apparaît avec son langage subissent (pas sa faute ou par sa vertu) de très étranges modifications dans leur statut de vérité : 1. Il se révèle d’abord aux yeux du fou que tout ce qu’il croyait n’était qu’erreur. Le fou ne reste jamais fou : il réduit toujours lui-même ses propres chimères. Don Quichotte au moment de mourir.b9 2. Mais il permet de révéler une vérité qui, sans lui, ne serait pas apparue : - que Lucinde n’est pas morte10; - que le père de Hamlet a été assassiné ; -que les filles du Roi Lear11 n’ont pas les sentiments qu’on croit. Le fou est révélateur.

a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Dam la marge : Autoréducteur.

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3. Il montre qu’il y a toujours dans le langage insensé un lien profond, secret, difficile à déchiffrer avec la vérité. Comme malgré lui et sans le savoir le fou disait la vérité. - L ’Hypocondriaque a raison [de croire]0 que tout le monde est mort; car nous sommes tous des sépulcres blanchis. - Don Quichotte a raison de croire que toutes les auberges sont des châteaux, car tous les châteaux, après tout, ne sont que des auberges. En ceci le fou a le pouvoir d’allégoriser. Il est la puissance allégorique. 4. Enfin il montre par-là que tous les personnages qui l’entouraient et par rapport auxquels il était fou étaient en réalité eux-mêmes aveuglés par une étrange folie. Bien fous étaient ceux qui croyaient que Hamlet était fou. Fonction prophétique du fou. Ainsi le fou est le grand opérateur de vérité : c’est l’alternateur : il établit et efface la vérité de chaque niveau du discours. - Son propre discours, il en établit la vérité [par]b la fonction allégorique 3 ; la vanité par la fonction autoréductricec. -L e discours des autres personnages qui l’entourent, il en établit la vérité par la fonction 1 ; il en établit l’erreur par la fonction 4. -L e discours de l’auteur, il en établit la vérité par la fonction 2; l’erreur par la fonction 3 (puisque l’auteur a eu le tort de le présenter comme fou). Tous les discours apparaissent à la fois vrais et faux. Or dans cette position, le fou est l’analogon de l’auteur. Analogon complexe, sorte de ludion pervers, petite image perfide, daimôn rusé qui joue à l’auteur; il défait ce qu’il fait en faisant comme lui. a. Conjecture ; mots manquants.

b. Mot manquant. c. C’est-à-dire la fonction 1.

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C’est un contre-auteur, comme Hamlet qui fait une pièce dans la pièce de Shakespeare, comme Don Quichotte qui fait un roman de la moindre servante qu’il croise sur son chemin. De là un certain nombre de conséquences : - Que la littérature, à partir de cet épisode, entre dans le domaine ambigu de la représentation : - représentation du vrai, - représentation invraisemblable du vrai, - représentation vraie du non-vrai. De cet âge de la représentation, nous ne sommes peut-être pas encore sortis. -Q ue la folie et la littérature sont dans un rapport de quiproquo. - Que ce n’est pas la « folie » qui fait changer la littérature; mais que l’introduction d’un discours qui est censé être insensé est corrélative de toute une réorganisation. On retrouve là le fonctionnement réciproque du discours. - Or ce fou, ce discours fou, d’où vient-il ? De la fête - où le fou est un alternateur de réalité (la fête des fous). Et quand le fou, alternateur de réalité, entre dans le domaine de ce quasi-langage qu’est la littérature, il en fait scintiller la quasi-vérité. Il donne congé à tout son fantastique, à tous ses pouvoirs d’invention et de répétition indéfinie ; il fait jouer en elle la petite fête intérieure d’une vérité qui n’est [pas]a vraie. - Le monde épique disparaît, ainsi que la fête. - L a festivité n’aura plus lieu désormais que dans le langage. Dans le monde moderne, il n’y a que le langage qui puisse donner de vraies fêtes. Ce sont les fêtes de la vérité, c ’est-à-dire les fêtes de la représentation.

a Conjecture ; mot manquant.

N otes

1. Foucault évoque de façon plus détaillée ce déplacement opéré par Freud dans le rapport qu’entretiennent la folie et le langage dans « La folie, l’absence d’œuvre », art. cit., p. 445-446. 2. D. Diderot, Le neveu de Rameau, dans Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1951, p. 395-474. Cf. M . Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission citée. 3. Voir le passage consacré à Inferno de August Strindberg dans M. Foucault, « Langages de la folie : la persécution », émission radiophonique diffusée le 21 janvier 1963 sur la RTF France III national (troisième émission du cycle). 4. M. de Cervantès, Don Quichotte, trad. ff. C. Allaigre, J. Canavaggio et M. Moner, dans Œuvres romanesques complètes, 1.1, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2001, p. 385-1428. 5. Pichou, Lesfolies de Cardenio, Paris, François Targa, 1630. Cf. infra, p. 96 : « Cardenio [...] se croit abandonné de Lucinde : il se réfugie dans la forêt où les arbres, les rochers, jusqu’au barbier qui vient le soigner lui apparaissent sous les traits de sa bien aimée. » 6. Foucault fait allusion à ce personnage traditionnel des romans de chevalerie qu’est le « chevalier inconnu ». 7. J. Rotrou, L 'hypocondriaque, ou Le mort amoureux, Paris, Toussaincts du Bray, 1631. 8. W. Shakespeare, La tragique histoire d 'Hamlet, prince de Danemark, trad. ff. A. Gide, dans Œuvres complètes, t. Il, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1991, p. 613-702. 9. Sur la prise de conscience par Don Quichotte de sa propre folie au moment de mourir, voir M. Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission citée. 10. Pichou, Les folies de Cardenio, op. cit. 11. W. Shakespeare, Le Roi Lear, trad. ff. P. Leyris et E. Holland, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 871-952. Cf. M. Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission citée.

LA LITTÉRATURE ET LA FOLIE [Lafolie dans le théâtre baroque et le théâtre d ’Artaud\ *

Il n’y a pas de société sans folie. Non pas que la folie soit inévitable, qu’elle soit une nécessité de nature, mais plutôt parce qu’il n’y a pas de culture sans partage. Je veux dire qu’une culture ne se distingue pas simplement par rapport aux autres (en face, contre les autres), mais qu’à l’intérieur de son espace, de son domaine propre, toute culture établit des limites. Je ne pense pas simplement à celle du permis et du défendu, du bien et du mal, du sacré et du profane. Je pense à cette limite obscure, indécise, mais constante qui passe entre les fous et ceux qui ne le sont pas. Or cette limite, par où passe-t-elle, et qui conceme-t-elle? Les sociologues et ethnologues ont une réponse simple, et qui va de soi : les fous, ce sont les inadaptés, les déviants, ceux qui n’agissent pas comme tout le monde. Cette réponse est fort commode : il est dommage qu’elle soit profondément insuffisante. Et qu’elle ne rende aucun compte du caractère toujours très singulier, très différencié des mesures par lesquelles une culture définit la folie. Si la réponse des sociologues était vraie, la folie serait une variété plus ou moins atténuée, plus ou moins bizarre du crime. En fait, il est vrai que la folie est fort souvent associée à des conduites de culpabilité et de culpabilisation. Mais il n’y a pas de société, * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 57, dossiers 1 et 7.

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aussi primitive qu’elle soit, qui ne distingue avec la plus grande méticulosité les fous des criminels. La désignation des fous est toujours une fonction sociale spécifique. Cette fonction s’exerce sur le langage. La folie est perçue à travers un langage et sur fond de langage. 11 y a eu une grande crise dans la conscience européenne de la folie: ce fut vers 1820-1830 lorsqu’on découvrit les folies sans langage, sans délire; la folie muette des gestes et des conduites. Crise étonnante où la distinction des crimes et des folies s’est soudain brouillée, remettant en question la plupart des pratiques pénales; introduisant dans les asiles des usages pénitentiaires K Et à vrai dire la psychanalyse a remis la conception de la folie dans le droit fil de sa tradition en montrant qu’elle est toujours plus ou moins un langage ; et que ce qui se cache sous les troubles de la conduite, c’est toujours un trouble de l’expression. Et alors se découvre un fait resté obscur jusqu’à présent aux sociologues : c’est que le langage, dans une société, est un lieu d’interdictions privilégiées et particulières, un domaine où s’établissent des partages singuliers. Il en est de même du langage et de la sexualité : de même qu’il n’y a pas de sociétés où toutes les conduites sexuelles soient permises, et qu’en chacune il y a des transgressions, de même il n’y a pas de cultures où tout le langage soit autorisé; et dans toute culture il y a des transgressions de langage. Et la folie n’est sans doute que l’une d’entre elles. La folie, c’est un langage autre. Or, il faut maintenant constater [plusieurs choses]a : La première, c’est que la folie exerce sur tout langage une étrange fascination : il y a des littératures sans amour, sans travail, sans misère, quelques-unes sans guerre. Il n’y en a aucune sans folie et sans la mort. Comme si la littérature était liée en général à ce qui constitue la folie et la mort.

a. Conjecture; mots manquants.

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La seconde, c’est que ce lien est curieusement un lien d’imitation et de redoublement. Il est étrange de constater la parenté thématique, dans la littérature, dans les récits légendaires, dans le folklore, entre la folie et le miroir : On devient fou parce qu’on se regarde dans une glace. Passez trop de temps devant votre miroir et vous verrez le diable. La forme typique de la folie, c’est de se voir soi-même à côté de soi (Dostoïevski)2. Ou encore le fou est une sorte de miroir qui, passant devant les choses et les gens, [énonce] leur vérité (L'idiot3; les fous dans le théâtre de Shakespeare). Ou encore (mais ce n’est qu’une variante du même thème) le fou est celui qui a perdu son image (Maupassant)4; celui qui s’est dédoublé (Dr Jekyll)5. La folie, c’est quelque chose qui a affaire avec le double, le même, la dualité partagée, l’analogon, l’inassignable distance du miroir. Alors que la folie dans les sociétés, c’est la différence absolue, l’autre langage, elle est à Vintérieur du langage, représentée comme la même chose, vérité en reflet, pellicule dédoublée. L’Éloge de la fo lie 6, c’est la vérité représentée des hommes. Cervantès7, c’est la littérature même dans la littérature. Le Neveu de Rameau8, c’est l’universelle imitation (il imite le musicien, il imite le philosophe, il imite la danse, la nature). Et inversement, dans ces fous, notre culture cherche comme une image de son langage. Dans la folie de Hölderlin ou dans celle de Roussel, c’est en bref toute notre littérature que nous lisons. Il faudrait éclairer ces étranges rapports (de miroir et de différence, de limite et d’identité) entre folie, langage et littérature. Peut-être ai-je truqué les cartes. Pour essayer, non de résoudre ce problème, mais d’avancer en lui, j ’ai choisi deux exemples qui, tous deux, appartiennent à un monde du reflet et du double : je veux dire au théâtre.

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Ce qui risque de compliquer le problème (en multipliant les miroirs), mais peut-être aussi de le simplifier en écartant les éléments étrangers. Théâtral paroxystique, qui ne se rattache à aucune expérience subjective. Un fait de pure représentation.a a. On trouve, dans le dossier 1 de la boîte 57, un texte incomplet qui paraît être une autre rédaction du début de cette conférence : Il n’y a pas de société sans folie. Non pas que la maladie mentale soit inévitable; non pas qu’elle soit une nécessité de nature. Mais plutôt parce qu’il n’y a pas de culture sans partage. Je veux dire qu’une culture ne se distingue pas simplement par rapport aux autres (en face des autres, contre les autres) mais qu’à l’intérieur de son espace, dans son propre domaine, toute culture établit une limite. En parlant de cette limite, je ne pense pas à celle qu’on établit entre le permis et le défendu, le bien et le mal, ou le sacré et le profane. Je pense à cette limite indécise, mais constante qui passe entre les gens raisonnables et les fous. Vous me ferez aussitôt deux objections : - Il peut très bien y avoir des sociétés sans folie (alors que toute organisation sociale suppose une loi, donc un partage du permis et du défendu). Ceux qu’on appelle fous sont sans doute ceux qui font certaines choses défendues. - On reconnaît les fous à leurs gestes, à leur conduite, à leurs actes. Et si on les déclare fous c’est parce qu’ils commettent des actes, ont des conduites ou font des gestes qui sont étrangers aux règles ou aux normes de la société. Donc ce qui est essentiel, c’est la règle, la loi. La folie n’est que le résultat d’un partage plus profond et d’une limitation plus essentielle. Je répondrai que d’une façon générale ce qui désigne un fou dans une société quelconque, ce n’est pas sa conduite, c’est son langage. Je vais vous en donner un exemple précis. Jusqu’en 1830, en Europe, on ne reconnaissait les fous que par leur discours. Bien sûr, des conduites bizarres, étrangères aux normes, pouvaient faire « soupçonner » la folie : et ces irrégularités de conduite étaient codifiées, par exemple, dans le droit canon. Mais ces déviations visibles, on supposait toujours qu’elles recouvraient un fait de langage, qui en était la source secrète, le centre inépuisable. Il n’y a pas de folie sans délire. Et c’est seulement vers 1830 qu’on a découvert la folie morale : une folie sans discours, tout entière dans les gestes et les conduites, silencieusement investie dans la plastique du corps. Encore cette idée fut-elle de peu de durée, puisque cinquante ans plus tard, la psychanalyse devait découvrir que toute folie parle. Si vous voulez, [c’est] parce qu’on parle qu’on est fou - c’est dans l’espace du langage que toutes les cultures (la nôtre comprise) reconnaissent la folie. L’idée d’un geste fou, d’une conduite démente, n’est que seconde, est dérivée par rapport à cette idée d’une limite propre au langage, d’un partage absolu de la parole. Par rapport à l’idée qu’il y a une transgression propre à cette limite du langage; et que cette transgression, c’est la folie.

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[I.] La folie dans le théâtre baroque Il est curieux de constater que les scènes de folie dans le théâtre de la première moitié du xvne siècle soient aussi fréquentes et aussi nécessaires à l’économie dramatique que les scènes d’aveu dans le théâtre de Racine. L’aveu racinien, en nommant rituellement, cérémonieusement, la vérité, déclenche la machine tragique. La folie baroque, en suscitant au contraire un monde fantastique d’erreurs, d’illusions, de quiproquos, commande tout le mouvement dramatique (et si on regardait les choses de près, on trouverait que l’aveu classique n’est que l’envers de la folie baroque, et qu’il se situe au même point qu’elle, avec des effets dramatiques qui sont souvent les mêmes). Mais comment fonctionne la folie baroque ? Or dans toute société, il y a des fous. Et peut-être, aprèa^tout, ea est-il du langage comme de la sexualité : de même qu’il n ’y a pas de société où toutes les conduites sexuelles soient permises, et de même qu’il n’y a pas, par conséquent, de culture sans transgression sexuelle, de même, il n’y a pas de langage où n’importe quelle parole soit autorisée. Il n’y a pas de culture où tout le langage possible soit en effet possible. Je ne parle pas évidemment des impossibilités relevant du code linguistique lui-même : il y a, dans toute société quelle qu’elle soit, un certain nombre ou plutôt un nombre indéfini de phrases parfaitement correctes du point de vue de la grammaire, de la phonétique et de la syntaxe, et qui ne sont pas admises. On leur retire ce qui constitue l’essence de toute parole : le droit à se manifester, à circuler et à être entendues. C’est là un phénomène évident, et qui nous est, à tous, familier. Et pourtant on n’a peut-être jamais beaucoup réfléchi sur les interdictions du langage. Sur ce que c’est qu’une limite de langage. Et la transgression de cette limite. Bien sûr ces limites sont en rapport avec les interdits pratiques (on n’a pas le droit de dire ce qu’on n’a pas le droit de faire), mais ce n’est pas si simple. Et il s’en faut de beaucoup que les limites du langage coïncident avec les préceptes négatifs de la conduite. Les populations chez qui les règles de la prohibition de l’inceste sont très sévères ont des épopées où l’inceste est très important. Inversement l’homosexualité en France n’était pas interdite depuis le Code pénal ; et en fait le tabou de langage sur sa forme masculine a duré jusqu’après Zola. Il y aurait donc à faire toute une étude sur les interdits de langage et leur transgression. En tout cas sur les modes de limitation qu’on a imposés à la parole en tant que telle. [Dans la marge : Problème qui a été recouvert par celui de la liberté de pensée, qui est autre.]

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1. Elle introduit à un monde de la mort, ou de la quasi-mort. Une des situations les plus fréquentes est celle-ci : le héros apprend une nouvelle qui l’accable ; il sent qu’il va mourir; il s’éva­ nouit sur la scène ; et il se relève bientôt, mais doublement modifié : - d’une part, il est fou - et de l’autre, ou plutôt en même temps, sa folie consiste à se croire mort. C’est ce qui se passe dès la première scène de L ’hypocondriaque de Rotrou9, et tout le reste de la pièce se déroule sous le signe de la mort. Car pour vaincre le délire du héros, ou pour se faire entendre de lui, il faut que les autres personnages feignent de se considérer comme morts. 1. Il y a la limitation critique qui porte sur le sens ou la forme de ce qu’on dit. On se réfère alors à des règles de syntaxe ou de logique. À l’ordre du sens et de la forme. 2. Il y a l’interdiction proprement dite qui condamne l’énoncé d’un mot ou d’un sens. Les tabous verbaux et les censures. 3. Enfin il y a une troisième forme de limitation, plus discrète, mais plus massive, plus imperceptible et feutrée, parce que plus générale, plus immédiate, et moins aisément justifiée en discours. Cette limitation, elle procède en effet par exclusion, par une nonreconnaissance obstinée et presque muette, par un constat monosyllabique de non-validité. On ne conteste pas le signifié, ou le signifiant, ou leur rapport, mais le fait même qu’ils existent comme sens ou comme signe. Comme si ce n’était pas du langage du tout, mais une coquille vide, une parole sans langage, la forme creuse des mots. C’est l’exclusion du non-sens. Or, et cela je vais vous demander de l’accepter pour l’instant comme un fait, comme un fait dont nous ne chercherons pas l’explication (et peut-être ne la trouverons-nous jamais), la littérature a affaire à ces trois formes de limitation dont je viens de vous parler. Elle est toujours aux confins de ces limites et en train d’accomplir le geste de leur transgression. Mais, chose curieuse, alors que la transgression des tabous, des censures, des régularités morphologiques ou sémantiques a une fonction très visible à certains moments de l’histoire, le rapport à l’insensé est beaucoup plus énigmatique. Et ceci pour deux raisons : [Foucault avait d'abord écrit : parce que c’est un rapport d’imitation. Par un très curieux redoublement, ou phénomène de miroir, la littérature imite le non-sens, l’accueille, le reprend à son compte, comme si elle pouvait y découvrir un de ses secrets, comme si en tout cas il y avait dans l’insensé quelque chose qui concerne l’être même de la littérature. Et l’autre raison, c’est que le rapport à l’insensé...]

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De là toute une mise en scène de tombeaux, de squelettes, d’Enfer, qui occupe le théâtre jusqu’à la fin, jusqu’à la guérison du héros.a Vous voyez que l’imminence mortelle qui définit l’espace tragique d'Andromaque, de Mithridate, de Phèdre, d'Athalie10, est structuralement identique à cette folie baroque. La première raison, c’est que le rapport à l’insensé est constant dans la littérature (au moins dans celle de l’Occident). Curieusement il y a des littératures qui ont ignoré l’amour ; il y en a eu d’autres qui ont ignoré le travail, d’autres l’histoire ou la guerre ; d’autres la misère, le désir, la laideur. Aucune n’a ignoré la folie (et aucune non plus la mort). La folie et la mort semblent liées profondément à ce qu’il y a d’essentiel dans la littérature en général. Bien sûr ce lien ne s’offre pas, identique à lui-même, tout au long de l’histoire. Il n’a même cessé de se modifier à chaque instant, sans jamais disparaître. Cette obsti­ nation mobile et ployable de la folie dans la littérature va même jusqu’au paradoxe. Par exemple, au xvie siècle et dans la première moitié du xvne [siècle], le savoir médical sur la folie, le statut social des fous n’ont pas été modifiés d’un iota. À vrai dire, jamais la folie n’a moins fait problème qu’à cette époque. Or à ce moment jamais la présence de la folie dans le langage n’a été plus insistante ; jamais sans doute la littérature n’a éprouvé plus profondément sa parenté avec la folie (c’est Shakespeare, c’est Cervantès) : comme si le lien de la folie à la littérature était un lien fondamental, autonome, et ne dépendant pas de l’histoire des connaissances, des techniques, des sociétés. Qu’on me comprenne : si à un moment donné dans une littérature, la folie a ce visage, et non tel autre, c’est pour des raisons qui tiennent à l’épaisseur de l’histoire. Mais que la littérature en général soit liée à la folie en général, avec une constance qui n’est pas discutée (ou [à] peu près) pendant toute l’histoire occidentale, c’est là sans doute une énigmatique évidence.

[Le texte s ’interrompt ici. Lafin dufeuillet est rayée : Cette énigme et cette évidence, sans doute ne peut-on les éclairer et les faire parler qu’à partir de quelques exemples précis. Je voudrais prendre deux exemples, l’un emprunté à la littérature contemporaine dont on sait combien elle est vigilante devant tous les phénomènes de la folie, l’autre emprunté à la littérature du xvnc siècle, à une expérience littéraire contemporaine de la décision cartésienne qui exclut, au début des Méditations, la possibilité de la folie. Dans un cas (le plus récent), la folie est le sujet même de l’expérience littéraire : il s’agit d’Artaud, pour qui toute tentative de l’ordre du langage fût en communication directe avec sa folie. Dans l’autre (et je commencerai par lui), la folie est représentée de la manière la plus extérieure comme une étrangeté et une bizarrerie, un fait...] a. Dans la marge : Elle dessine de l’extérieur l’espace l’espace tragique

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Vous voyez aussi que cette folie joue le rôle d’analogon par rapport à la Passion du Christ telle qu’elle était représentée dans les théâtres du Moyen Âge : la mort du Christ, sa descente aux Enfers, le jugement qu’il y prononce, sa résurrection. D’un point de vue formel, la folie baroque est intermédiaire exactement entre la Passion chrétienne et la passion tragique. Elle en est l’équivalent structural : la présence en l’homme de la puissance de la mort. 2. La folie introduit à un complexe jeu de masques. En effet la folie à l’époque baroque, c’est le pouvoir de l’illusion : - Le fou fait porter au monde qui l’entoure le masque de son propre délire. Cardenio (pièce de Pichou d’après un épisode de Cervantès n) se croit abandonné de Lucinde : il se réfugie dans la forêt où les arbres, les rochers, jusqu’au barbier qui vient le soigner lui apparaissent sous les traits de sa bien-aimée. - Et puis, qui résiste à sa folie est aussitôt reconnu comme fou. L’hypochondriaque de Rotrou, voyant le père de sa maîtresse, le traite comme un mort ; et comme celui-ci veut le convaincre qu’il est bien vivant, Cloridan le prend pour un mort - mais pour un mort qui serait fou. - E t puis le fou lui-même apparaît masqué aux yeux des autres. Car ceux-ci ne veulent pas croire qu’il est fou. Et l’accusent de porter volontairement, par ruse, méchanceté, ou intérêt, un masque de feinte folie. Et on le traite comme un homme raisonnable qui feindrait d’être fou, alors qu’il est en réalité un fou qui se croit raisonnable. De là un enchevêtrement inextricable d’erreurs, de quiproquos, de redoublements, de gens qui se prennent les uns pour les autres (il y a dans une de ces pièces deux jumeaux). Or toutes ces frêles (et invraisemblables) architectures ont pour propriété de s’annuler par le jeu de l’intrigue et de se résoudre soudain dans la vérité par la seule multiplication des erreurs.

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Là encore les successives déclarations du théâtre classique s’acheminant peu à peu vers l’énonciation enfin de la vérité [sont] comme le reflet inversé de cette prolifération masquée de la folie baroque. 3. La folie assure des communications impossibles, franchit des limites qui, d’ordinaire, sont infranchissables. La folie, c’est la rencontre impossible, et c’est le lieu de l’impossibilité. Dans la folie, le rêve communique avec la veille (nul ne sait qui vit et qui meurt, qui veille et qui dort, qui raisonne et qui délire) : Les personnages sont confondus les uns avec les autres. Ils se prennent pour autres qu’ils ne sont eux-mêmes. Ils font autre chose qu’à l’accoutumée, etc. De là deux situations privilégiées dans ce théâtre : 1) le travesti qui brouille les identités, les âges et les sexes; 2) la bestialité qui transforme les hommes en bêtes fauves, et leur fait commettre des monstruosités. Dans La tragédie mahométiste12 (pièce anonyme de 1612) on voit une sultane rendue folle par l’assassinat de son fils, qui tue le meurtrier sur la scène, le découpe et le mange par petits morceaux (toujours sur la scène). Tout ce que le théâtre classique confiera [à] la violence irréelle du discours (rêve, menace, récits, souvenir), tout cela la folie en assure la visible présence sur la scène du théâtre baroque. 4. Et nous voici amenés à la quatrième grande fonction de la folie dans le théâtre baroque. Quand le héros devient fou sur la scène, et que s’instaure ce monde de confusions, de travestis, de désordre, de fausse mort et de quasi-résurrection, ce qui se constitue à ce moment-là, c’est une sorte de second théâtre à l’intérieur du premier, un théâtre plus onirique, plus fantastique que le premier; et qui a pour fonction de le faire paraître comme le lieu de la vraisemblance et de la réalité. Mais pourtant ce second théâtre, intérieur et délirant, n’est sous son aspect fantastique que la vérité exemplaire et grossie du premier; et ce qui se passe sur la petite scène de la folie a pour rôle

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d’énoncer la vérité et de dénouer ce qui, sur la grande scène du théâtre, n’avait pu trouver ni formulation ni solution. Si bien que l’éclair de vérité qui jaillit de ce microcosme fou illumine d’une lumière heureuse ou cruelle le macrocosme du théâtre. La folie détient donc une fonction d’autoreprésentation du théâtre : la folie en théâtre du théâtre. C’est le théâtre dédoublé avec la petite scène qui montre l’invisible vérité, la déchiffrable invraisemblance, et la grande scène qui fait cercle autour de ce spectacle intérieur et se représente dans sa vérité de théâtre par le jeu propre de la folie. De ce dédoublement le théâtre classique ne gardera qu’une structure très mince. Il n’y a pas de théâtre intérieur chez Racine. Mais la tragédie doit se nouer et se dénouer en un jour de fête (les règles ne sont peut-être que la conséquence, non pas de cette journée, mais de cette fête : mariage, cérémonie religieuse, couronnement, pacte ou traité). La cérémonie racinienne (toujours évoquée dans le discours, jamais montrée et toujours empêchée par la tragédie), cette forme vide de la fête, c’est la structure même de la folie faisant naître le théâtre dans le théâtre, le temps figuré de la représentation dans le temps réel du débat. La fête racinienne et la folie baroque représentent sur le théâtre même la théâtralité du théâtre. Si j ’ai insisté un peu trop longuement peut-être sur la folie dans le théâtre baroque, c’était pour deux raisons : - Montrer d’abord que le fou n’est pas un personnage parmi d’autres à une époque donnée de l’histoire du théâtre (à côté du matamore ou [de] l’innocente), mais que la folie est [une] fonction du théâtre comme tel, et qu’on retrouve, autrement investie, dans un théâtre sans personnages fous (l’Oreste à'Andromaque est le dernier). - Et puis montrer que cette folie a une curieuse fonction : elle joue comme un miroir du langage. Elle le dédouble et le

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redouble. Ce personnage extrême, invraisemblable du fou au théâtre, il est en réalité le théâtre lui-même s’énonçant dans sa naissance et sa vérité. (C’est pourquoi il n’y a aucune vérité psychologique, pathologique ou médicale chez le fou de théâtre : ses caractères distinctifs sont théâtraux. Je veux dire que, du fond de son être et de sa passion, du fond de son existence dramatique, il est luimême théâtre.) [II.] Le théâtre et son double Je voudrais maintenant me placer en un point extrêmement éloigné de celui-là. À un moment où la folie n’est plus en aucune façon représentée, mais vécue de l’intérieur, éprouvée au ras du langage, ou plutôt dès avant le langage, quand il est rongé de l’intérieur et qu’il ne peut venir à la lumière que déjà en ruine. Je veux parler bien sûr d’Artaud pour qui la folie n’est pas l’extrême subtilité d’une représentation dédoublée, mais ce qui fait corps avec la pensée la plus originaire ; ce qui fait corps avec le corps. En fait si j ’ai choisi Artaud (alors que j ’aurais pu prendre Roussel ou J.-R Brisset13), c’est, bien entendu, parce que le problème du théâtre a été, pour lui aussi, central. Quoique dans un rapport inverse à celui dont tout à l’heure nous parlions; je veux dire que l’entreprise de théâtre (le théâtre et son double) s’est située pour lui à l’intérieur du mal dont il souffrait (au cœur de ce Vide, comme il appelait lui-même sa folie) ; et que ce n’est pas la folie qui a creusé, de l’intérieur, le théâtre et qui l’a dédoublé. 1. Je ne rappellerai pas l’épisode connu des lettres à Rivière u . Rivière refusant les poèmes d’Artaud, à cause, disait-il, d’une certaine discordance, d’une divergence formelle presque stylistique. Et Artaud répondant que ce n’est pas affaire de perfection non encore acquise, mais érosion intérieure, mal qui ronge sa pensée, ou

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plutôt qui la lui retire de telle sorte qu’il se trouve dépossédé de ce qui constitue le cœur même de son existence. Or ce vide intérieur, rien ne parvient à l’effacer, pas même le langage. Et dans le langage, moins que tout, la littérature. Si bien que tous les mots qu’Artaud écrit parlent de ce vide, renvoient à ce vide, en naissent mais pour s’y précipiter, et n’y échappent que dans le mouvement de leur perte. 2. Or ce vide, qui n’est jamais à abolir et qui laisse tout langage en un suspens dérisoire, est éprouvé aussi bien comme venant du monde : c’est le vide des choses, des institutions, des cultures, de tous les mots écrits bien au-delà de toute mémoire. C’est le désert régnant. Mais, chose étrange, ce désert irrémédiable, Artaud l’éprouve à propos du théâtre sur un mode double. Au théâtre, plus qu’ailleurs, le vide est vide; le théâtre contemporain est pour lui comme le point paradoxal où le vide culmine : absolue désolation. Et le théâtre, malgré cela ou peut-être à cause de cela, est bien la forme d’expression par où on pourra le mieux, et avec le plus de hâte, revenir de ce vide. Il est à la fois le sommet et le point de rebroussement du vide. Comme le point le plus creux est aussi celui du plus pressant appel. « Au milieu de la confusion, de Vabsence, de la dénaturation de toutes les valeurs humaines, [...] l’idée de théâtre est probablement la plus atteinte. » Et plus loin : « Le théâtre est la chose du monde la plus impossible à sauver. » 15 Pourtant quelques mois plus tard : « Dans l’époque de désarroi où nous vivons, époque toute chargée de blasphèmes et des phosphorescences d’un reniement infini, [...] j ’ai eu la faiblesse de penser que je pourrais faire un théâtre, que je pourrais à tout le moins amorcer cette tentative de redonner vie à la valeur universellement méprisée du théâtre. » 16 Quelle est donc pour Artaud, en ce vide extrême, en ce vide de la pensée et du langage, la possibilité du retour? Contre le mal qui ronge les mots et le monde, que peut le théâtre, « un art basé tout entier sur [le] pouvoir [de 1]’illusion » 17?

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À vrai dire, ce qu’Artaud trouve dans le théâtre, ce qu’il cherche à y trouver, ce n’est pas de quoi combler ce vide, mais plutôt de le parcourir jusqu’à ses limites, de le creuser jusqu’en son fond et d’y trouver à l’état sauvage une affirmation. Première technique essentielle au théâtre de la cruauté : la restitution de la parole à la voix, de la voix au corps, du corps aux gestes, ou aux muscles, au squelette même. Une sorte de retombée générale, systématique et violente des pouvoirs d’illusion du langage à ce qu’il peut y avoir de plus criant dans le corps. Ramener la parole de la féerie des mots à une sorte de halètement et de danse macabre. Ce n’est pas le sens ni l’esprit du texte qui existe, mais le «déplacement d’air que son énonciation provoque. Un point c’est tout » 18. Il faut « entreprendre dans une danse nouvelle du corps de l’homme une déroute de ce monde des microbes qui n’est que du néant coagulé. Le théâtre de la cruauté veut faire danser des paupières couple à couple avec des coudes, des rotules, des fémurs et des orteils, et qu’on le voie » ,9. Deuxième technique : rien dans le décor, les accessoires, les objets ne doit être allusif ou symbolique. Toute chose sur la scène doit être ce qu’elle est. Aucun fantastique, mais la plus méticuleuse réalité, de telle manière que la scène soit dans une communication spatiale absolument directe avec la salle. Mais, en revanche, la mise en scène, les mouvements des acteurs, leurs évolutions, les points de l’espace scénique où ils s’arrêtent et bondissent doivent être symboliques : c’est-à-dire parler un langage muet qui ne passe pas par les mots. Parler un autre langage, direct et violent ; un langage à la fois augurai et divinatoire qui dévoile d’un coup « la fatalité de la vie et les mystérieuses rencontres des rêves »20. Autrement dit, il s’agit de substituer à la structure théâtrale habituelle (gestes et paroles réels dans un décor fictif) une structure inverse : dans un espace impitoyablement réel, déployer des gestes, des mouvements qui parlent un autre langage. Substituer à ce pouvoir d’illusion des paroles vraies la magie des opérations symboliques sur des objets vrais.

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3. De là la disparition de ce qu’on entend d’ordinaire par représentation, pour qu’à sa place surgisse chaque soir une opération absolument périlleuse, où se trouvent violemment compromis les acteurs et les spectateurs, pris dans la fatalité de cette opération qui les surplombe. « À chaque spectacle monté nous jouons une partie grave. [...] Ce n’est pas à l’esprit ou aux sens des spectateurs que nous nous adressons, mais à toute leur existence. À la leur et à la nôtre. Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur la scène. [...] [Le spectateur] ira désormais au théâtre, comme il va chez le chirurgien ou le dentiste. » 21 4. De là la découverte que le cœur du théâtre, son foyer (au sens vrai du mot), là où naît le jeu et où sans cesse il s’anime, ce n’est pas la scène, mais la salle. La salle où les spectateurs confinés sont le point de convergence de rayons mortels peut-être. Ces rayons pour les menacer absolument doivent leur venir de partout, comme une sorte de couronne qui les domine. Le vrai théâtre serait celui où les spectateurs seraient au centre et le [spectacle]atout autour, dans une galerie où les scènes successives se dérouleraient simultanément, le regard pouvant les parcourir dans un sens arbitraire, mais toujours significatif. Libre aussi de toute loi temporelle, souverain par rapport à tout regard, le spectacle prendrait alors son vrai pouvoir d’hallucination. Il régnerait tout autour et tout au-dessus de ce vide central auquel les spectateurs se trouvent condamnés. Et ce vide rongeur qu’Artaud n’a pas cessé d’éprouver, le théâtre n’est qu’un moyen de lui donner un espace propre, concerté, à la fois absolument dangereux et absolument rituel. Ce n’est pas un vide à combler, mais à rouvrir toujours. En 1937, dans Les Nouvelles Révélations de l ’Être, il dit : Voilà longtemps que j ’ai senti le Vide, mais que j ’ai refusé de me jeter dans le Vide. [...] a. Conjecture; Foucault a d’abord écrit « théâtre », puis l’a rayé et remplacé par « spectateur»; d’après la suite, il est vraisemblable que Foucault a voulu dire « spectacle ».

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Ce dont j ’ai souffert jusqu’ici, c’est d’avoir refusé le Vide, Le Vide qui était déjà en moi.22 a

Il y a une chose étrange, c’est que ce théâtre qui fut la grande préoccupation positive d’Artaud, ce qu’il a bâti tout contre sa folie (tout le long d’elle et pour en triompher), a une structure inverse, exactement, du théâtre baroque. Regardez par exemple ce théâtre de galerie avec les spectateurs au milieu; c’est la figure négative de la scène intérieure à la scène qui est si fréquente au xvii e siècle. Cette menace par laquelle Artaud compromet l’existence même du spectateur, c’est le contraire de cet anneau de protection que trace le théâtre baroque quand il présente le monstrueux, l’insupportable, à l’intérieur des parenthèses de la folie. Et le jeu baroque des illusions, des personnages confondus, des masques, des corps qui se dissipent par le simple pouvoir des mots, c’est la contrepartie exacte de ces corps réels, irrécusables, aigus dont Artaud veut faire la seule vérité théâtrale. Comme si le théâtre baroque et celui d’Artaud étaient deux figures symétriques et inverses de chaque côté d’une ligne énigmatique, d’un imperceptible miroir. Quelle est donc cette ligne ? Vous vous souvenez : le rôle de la folie dans le théâtre préclassique, c’était de manifester la théâtralité du théâtre. [Le] montrer dans son pouvoir d’illusion : c’est-à-dire à la fois le désamorcer et le reproduire. Chez Artaud, le théâtre consiste à donner un espace à son mal, à le reproduire, inversé ; à donner à l’effondrement central de son âme un corps (ou plutôt des milliers de corps) et à danser lui-même, aux a. Foucault a ajouté en bas de la page : 1) C’est l’image de sa folie 2) mais en même temps c’est un théâtre [impossible] - non parce que c’est un fou - mais parce qu’il s’agit de la représentation de la littérature dans son essence : - un langage originaire plus périlleux que les mots - un pouvoir magique - sacré et religieux.

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limites de cet espace, la danse de sa persécution. De telle sorte que cette entreprise n’est nullement destinée à conjurer sa folie, à l’en sortir comme on dirait, mais à se maintenir en elle et à la maintenir comme à bout de bras. III Mais vous allez me demander : à quoi cet étrange rapprochement peut-il bien nous servir? Que savons-nous de plus sur la folie et la littérature en général?3 Même s’il est vrai que la folie du drame baroque et l’expérience théâtrale d’Artaud ont une quelconque ressemblance, supposons même au pire qu’ils ont cette parenté que vous dites, en quoi sommes-nous plus près de découvrir l’appartenance commune de la littérature et de la folie23? Revenons, si vous voulez, un instant sur les interdits du langage. Vous savez qu’on a distingué depuis longtemps maintenant la langue (c’est-à-dire le code linguistique qui s’impose à tous les individus qui parlent une langue : le vocabulaire, les règles de phonétique et de grammaire, etc.); et puis la parole, c’est-à-dire ce qu’on prononce effectivement à un moment donné (et qui obéit plus ou moins au code, assez en tout cas pour qu’on soit compris d’un autre parlant ou comprenant la même langue). -E h bien, ce que les sociétés refusent, ce peut être des transgressions de la parole : ce que le code verbal permet de dire, mais qui est rendu tabou par un autre code (religieux, politique, familial, éthique). On appellera « sorcier » celui qui franchit ce a. Renvoi à un passage ajouté en bas du feuillet précédent : D’abord par antipsychologisme. Des hommes raisonnables et ne sachant rien sur la folie, et sur le fou faisant du fond de sa folie une théorie du théâtre, [verraient] fonctionner la folie de façon semblable dans le langage. C’est-à-dire que la folie n’est pas un thème culturel indifférent et variable; ce n’est pas une expérience individuelle transposée dans la littérature. C’est une fonction autonome et constante du langage à l’égard de lui-même - comme la critique - comme la mort que la psychologie ne peut venir éclairer (Roussel).

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tabou, prononçant le mot qui ne doit pas l’être (Belzébuth dans le Pater noster) ou intervertissant l’ordre des éléments (récitant la messe à l’envers). -M ais elles refusent aussi bien les modifications de sens; c’est-à-dire [qu’]elles s’opposent, dans une certaine mesure, à ce que les mots disent autre chose que ce qu’ils disent. Bref que la langue, en tant que code, soit atteinte. Cet outrage sémantique, c’est l’hérésie (que j ’appelle ainsi par convention, car il peut s’agir de sociétés laïques et de transgressions non religieuses). -Enfin il y a un troisième type de transgression (une transgression par auto-implication) : elle consiste en ce que la langue (ou le code) est engagée dans la parole, risquée en elle (on suppose que c’est la parole qui est maintenant et au moment où elle règne détentrice de toutes les règles du code), et en retour la parole doit valoir comme une langue. Ce renversement et cet extrême péril que la parole fait courir à la langue, quand le rencontrons-nous, sinon dans trois cas : -u n cas qui est pur : c’est l’ésotérisme; quand une parole prononcée cache son propre code (mais ce code est détenu ailleurs par d’autres) ; - deux autres (qui ne sont pas toujours faciles à distinguer du premier), la folie et la littérature. La folie, on sait bien depuis Freud que c’est sa parole qui détient son propre chiffre. Quant à la littérature, il ne s’agit pas de dire que les règles de la langue ne s’y exercent pas : nulle part sans doute mieux qu’en elle (quand il s’agit d’un bon écrivain). Mais qu’à partir du moment où la littérature commence (pour l’écrivain et le lecteur), le péril est là, en tout cas le risque que la langue soit absolument compromise et engloutie dans la parole écrite. Qu’elle en sorte transfigurée (comme chez Ronsard et Chateaubriand) ou identique à elle-même (comme chez Voltaire, Gide, ou Camus), elle a traversé le même risque. Ceci vous explique pourquoi la littérature est proche parente de l’ésotérisme (sous lequel elle se cache, faisant croire qu’elle obéit à un autre code extérieur et caché alors qu’il est là, en elle, imperceptiblement visible). Ceci explique aussi pourquoi si souvent

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elle a l’air de franchir des tabous de langage (pratiquant la sorcellerie de ce qui n’est pas énonçable - de l’ineffable ou de l’innommable); et pourquoi elle frôle si souvent l’hérésie (celle, imaginaire, du fantastique ou celle, conceptuelle, de la pensée). Mais pas plus ici que là, la littérature n’a son essence. Elle l’a, cette essence, au plus près de la folie, dans cette mise en un danger radical de la langue par la parole. Et si elle a si souvent besoin de la représenter (si depuis Homère et la grande ivresse d’Ajax24, [elle] n’a pas cessé en fait de la représenter), c’est qu’elle y trouve son reflet, son double, son image. C’est-à-dire sa propre clef. S’il est vrai que la littérature place son code dans sa parole, et si elle ne donne pas son code, elle montre cependant ce qu’elle est ; elle dit clairement qu’elle a son chiffre en elle-même en se représentant dans la folie (dans ce double involontaire d’elle-même). C’est pourquoi la folie dans le théâtre baroque représente toujours la théâtralité du théâtre; c’est pourquoi Artaud parlant de son théâtre l’appelle « le théâtre et son double ». La différence, l’inoubliable différence était cependant qu’à l’époque baroque on était en train de constituer une littérature: et la folie n’était qu’une mince figure à éclipse, présente le temps seulement de montrer le théâtre du théâtre, le langage du langage; et aussitôt elle disparaissait pour que règne le calme langage lisse de la littérature classique. Pour Artaud un théâtre de l’hallucination n’était pas une figure intérieure au théâtre; c’en était l’ouverture, la béance, l’abîme. Ce n’était [pas] montrer ironiquement ce qu’était la littérature à l’intérieur même d’une parole littéraire. C’était ramener par la violence la littérature à ce qu’elle est, à son être le plus nu, à ce quelque chose qui est infiniment en-dessous d’elle et infiniment moins qu’elle. Au cri simple de la folie qui est son double souverain. On voit pourquoi la folie exerce sur la littérature la fascination qu’on connaît et pourquoi la littérature reconnaît toujours en elle le thème du miroir. C’est que la folie est bien le miroir de la littérature, l’espace fictif qui lui renvoie sa propre image :

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- dans la mesure où la littérature se représente elle-même dans sa [construction]a volontaire en règle de la langue, la folie est son image : folie [sage]b qui montre la théâtralité du théâtre, le littéraire de la littérature ; -dans la mesure où la littérature s’éprouve comme péril absolu où la langue risque de périr, alors la folie est encore son image : folie qui montre le cri sous la parole, et la déroute de tout sens. La folie, c’est bien l’espace de jeu de la littérature, l’étendue qu’elle parcourt et qui n’est limitée à chaque extrémité que par ce double obsédant, dérisoire, qui détient, en toute cruauté, sa fictive vérité.c

a. Conjecture ; mot illisible. b. Conjecture ; mot difficilement lisible. c. On trouve, dans le dossier 1 de la boîte 57, unfeuillet isolé qui paraît être une autre rédaction de lafin de cette conférence : Représenter la folie, pour la littérature, ou encore se constituer à partir d’une expérience de la folie, ce n’est pas autre chose au fond que de montrer ce qu’elle est, d’énoncer dans une image sa propre vérité. Rien d’étonnant à ce que la folie soit toujours organisée dans la littérature autour du thème du miroir. Elle est censée donner, en son espace fictif, la vérité du monde ; en fait, elle dit obscurément quelque chose qui concerne l’être de la littérature. Mais, bien sûr, elle ne le dit pas toujours de la même façon : -À l’époque baroque, elle était le reflet ludique d’un langage en train [de se] constituer comme œuvre. Elle était la mince figure à éclipse qui montrait la théâtralité du théâtre, le langage du langage. -À l’époque d’Artaud, à notre époque, la folie ramène violemment la littérature à cette vérité simple, à ce rocher de son être où elle découvre ce qu’elle est, à ce mouvement qui la ronge et la vide quand elle découvre qu’elle est purement et simplement langage. Mais sous ces deux formes (l’une qui multiplie les puissances illusoires de la représentation, l’autre qui reconduit la fête périlleuse, unique et indéfiniment répétée), la folie définit sans doute l’espace de jeu de la littérature. La distance qu’elle ne cesse [de] parcourir. Les limites au-delà desquelles elle voit se dessiner, en abîme, comme au fond très proche et très lointain d'un miroir, une image étrangère qui est elle-même. Et en chacun de ces points extrêmes, en ces régions de confins où le terme est aussi bien le commencement, où le point du jour est aussi bien la nuit qui le ferme, la littérature est hantée par ce double obsédant, dérisoire, qui détient et dérobe, en toute cruauté, sa fictive vérité, sa véritable fiction.

N otes

1. Le thème de la découverte de la folie sans délire sera repris bien plus tard ; voir M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, éd. V. Marchetti et A. Salomoni, Paris, Seuil-Gallimard, 1999, « Cours du 5 février 1975 », en particulier Γanalyse que fait Foucault du cas d’Henriette Cornier, p. 103-125. 2. F. Dostoïevski, « Le double », dans Récits, chroniques et polémiques, trad. fr. G. Aucouturier, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2006, p. 1-172. Cf. M. Foucault, « Langages de la folie : le corps et ses doubles », émission radiophonique diffusée le 28 janvier 1963 sur la RTF France III national (quatrième émission du cycle). 3. F. Dostoïevski, L ’idiot, trad. fr. A. Mousset, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1995. 4. G. de Maupassant, « Le Horla » (première version), dans Contes et nouvelles, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2013, p. 822-830. Cf. M. Foucault, « Langages de la folie : le corps et ses doubles », émission citée. 5. R.L. Stevenson, L ’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, trad. fr. J.-P. Naugrette, Paris, Le livre de poche, 2000. 6. Érasme, Eloge de la folie, op. cit. I. M. de Cervantès, Don Quichotte, op. cit. 8. D. Diderot, Le neveu de Rameau, op. cit. On se souviendra que Le neveu de Rameau fait l’objet d’analyses passionnantes dès YHistoire de la folie - tout comme les deux références qui le précèdent immédiatement dans le texte, Érasme et Cervantès. Cf. M. Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission citée. 9. J. Rotrou, L ’hypocondriaque, op. cit. 10. J. Racine, Œuvres complètes, t. I, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 2004 : Andromaque, p. 193-256 \ Mithridate, p. 627-686; Phèdre et Hippolyte, p. 815-876; Athalie, p. 1007-1084. II. Pichou, Les folies de Cardenio, op. cit. 12. Anonyme, La tragédie mahométiste, Rouen, Abraham Couturier, 1612. 13. Sur Jean-Pierre Brisset, voir M. Foucault, «Le cycle des grenouilles » (1962) et « Sept propos sur le septième ange » (1970), dans Dits et écrits /, op. cit., n° 9 et 73, p. 231-233 et 881-893. Voir également M. Foucault, « Langages de la folie : le langage en folie », émission

NOTES

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radiophonique diffusée le 4 février 1963 sur la RTF France III national (cinquième et dernière émission du cycle), reprise dans M. Foucault, La grande étrangère, op. cit., p. 51-70. 14. A. Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière », dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, p. 69-83. Voir également M. Foucault, « Langages de la folie : le silence des fous », émission citée. 15. A. Artaud, « Le théâtre Alfred Jam », dans Œuvres, op. cit., p. 227. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. A. Artaud, « Théâtre Alfred Jam , première année - saison 19261927 », dans Œuvres, op. cit., p. 230. 19. A. Artaud, « Le théâtre de la cruauté », dans Pour en finir avec le jugement de dieu, Paris, Gallimard, 2014, p. 168. 20. A. Artaud, « Manifeste pour un théâtre avorté », dans Œuvres, op. cit., p. 233. 21. A. Artaud, « Le théâtre Alfred Jam' », art. cit., p. 228. 22. A. Artaud, « Les Nouvelles Révélations de l’Être », dans Œuvres, op. cit., p. 787-788. 23. Sur cette appartenance commune de la littérature et de la folie, qui est un thème foucaldien récurrent, voir par exemple M. Foucault, « La folie, l’absence d’œuvre », art. cit., p. 440-448. 24. L’épisode de la folie d’Ajax n’est pas raconté par Homère, mais par Sophocle; voir Sophocle, Ajax, op. cit., p. 429-436.

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[I] Il n’y a pas de sociétés sans folie; pas de culture qui ne fasse, dans ses marges, place à des gens qu’on appelle, en somme, des fous. Pas une société au monde où n’existe cette catégorie étrange, pas un langage qui ne possède un mot pour la désigner. Les fous ne sont pas évitables dans une société, comme pourraient l’être les phtisiques ou les cancéreux : à la fois existant maintenant et prêts à disparaître le jour où on aura trouvé, contre ces maladies, le médicament adéquat. L’existence des fous est d ’une autre nature. - D ’abord parce qu’il y a, dans l’ordre de la folie, non seulement des malades mentaux (au sens médical du terme), mais des gens qui ne sont pas malades, et puis des choses : des œuvres d’art, des phrases, des livres, des productions de toutes sortes, et qu’on dit « folles ». Par abus de langage ? Sans doute pas. Mais peut-être parce que la folie est plus ou moins secrètement, plus ou moins manifestement un principe de classement et d’organisation; la règle d’une distribution binaire que les sociétés opèrent spontanément entre deux régions de l’existence : la raison et la déraison. * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 57, dossiers 1,3, 6 et 7.

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- E t puis, il faut se rappeler que cette distribution n’est pas la même dans les diverses sociétés. À part, peut-être, un petit groupe de gens qui seraient considérés comme fous ici ou dans les sociétés mélanésiennes, la définition de la folie est éminemment variable. Les ethnologues ont remarqué souvent que les indigènes qu’ils choisissent comme informateurs, ceux qui leur paraissent le plus capables de dire sur le groupe auquel ils appartiennent des choses raisonnables, sont précisément par leur groupe considérés comme déviants et déraisonnables. Au cours du temps, dans une même société, on peut constater d’importantes variations. Certaines pratiques religieuses ou parareligieuses comme la magie ou la sorcellerie ont appartenu longtemps, dans les sociétés chrétiennes occidentales, au domaine de l’interdit. Elles n’ont fait leur entrée dans le domaine du déraisonnable que tout récemment. C’est sans doute que la folie n’est pas un phénomène de natureun risque pathologique auquel tous les individus sur la surface de la terre sont uniformément soumis. La folie est une fonction générale de partage qu’on retrouve en toute culture humaine ; mais qui ne s’exerce pas de la même façon dans telle culture et dans telle autre. Chaque forme de société, chaque civilisation a ses propres lois de partage et ses propres mesures. Au niveau global d’une société, la folie n’est pas un accident; c’est un fait de distribution. Cette évidence a été obnubilée parce que maintenant nous considérons comme identiques structuralement la folie et la maladie. Mais il n’en a pas été de même partout ni de tous temps. Jusque vers les années 1780 environ, il a eu en Europe occidentale deux fonctions sociales et deux régions de l’expérience parfaitement distinctes. - L’une concernait la maladie mentale et comportait toute une série de mesures juridiques et médicales. - E t puis l’autre concernait une catégorie de gens qu’on désignait comme insensés, déraisonnables, aliénés. On ne leur appliquait aucun traitement médical, aucune mesure juridique stricte. On les enfermait dans des conditions qui nous paraissent

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parfaitement arbitraires, mais qui obéissaient à des impératifs parfaitement clairs pour l’époque. Or ce qui s’est passé à la fin du xvm e siècle, c’est la superposition et la confusion dans la pensée occidentale entre le partage de la folie et la définition de la maladie mentale. On a pensé qu’on pouvait ajuster strictement les catégories de la déraison à celles de la pathologie. Et on a posé cet axiome qui pour nous encore est évident : les fous ou les insensés des époques précédentes n 'étaient que des malades qu ’on n ’était pas encore capable de reconnaître comme tels. La médecine, pensait-on, avait été trop rudimentaire pour les revendiquer et les annexer à son domaine. Mais on espérait bien que désormais toute expérience de la folie allait se résorber dans l’ordre de la maladie. Mais c’était sans compter l’autonomie de ces fonctions sociales qui peuvent bien accueillir un savoir positif sur la vie, le corps, la maladie, mais ne s’y réduisent jamais entièrement. Regardez ce qui se passe pour la mort : c’est le fait biologique le plus contraignant. Et pourtant jamais, dans aucune société, un individu ne meurt sans que se déclenche une fonction précise qui est bien différente du pur constat de la mort. Elle apparaît, cette fonction, dans le rituel qui entoure la mort, et qui souvent ne décrète la mort sociale que longtemps après la mort biologique (le deuil), mais parfois la décrète avant le décès (dans des cas de maladie, de condamnation ou même de vieillesse). Et de nos jours, la médecine a beau être l’instance qui définit scientifiquement la mort (le moment de la mort, la cause de la mort), la fonction sociale qui cerne la mort, l’exalte et la consacre, cette fonction est loin d’avoir disparu. Il en est de même pour la folie : la médecine a bien tenté d’annexer l’expérience de la folie à la maladie mentale ; cette expérience de la folie demeure excentrique à la pathologie des conduites. De là ces chevauchements, ces bavures, ces phénomènes marginaux mais insistants qui manifestent l’irréductibilité de la folie à la médecine mentale. Difficultés à dire si certaines déviations criminelles ou sexuelles sont ou non des maladies. Ambiguïté de l’attitude à l’égard des fous (considérés à la fois comme en danger et

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dangereux). Et puis surtout la très curieuse expérience des rapports entre la folie et la littérature (il faudrait dire de la folie et de l’art; mais le sujet serait trop vaste, infiniment, pour une causerie).

II Les rapports de la folie et de la littérature ne datent pas à dire vrai du xixe siècle. On peut même dire sans doute que ces rapports sont constants - étrangement constants. Il y a eu des littératures sans guerre, il y a eu des littératures sans amour; il n’y en a pas eu qui n’aient nommé, à un moment ou à un autre, la mort et la folie. Depuis les fureurs d’Ajax *, la folie est toujours présente dans la littérature occidentale, mais avec des moments privilégiés, des périodes de pointe. Peut-être ne fut-elle jamais aussi souvent représentée que de nos jours et pendant tout le xvie siècle : je pense à Érasme, à Cervantès bien sûr, mais aussi au théâtre élisabéthain, et à ce qu’on peut appeler le théâtre baroque, au début du xvne siècle français. Mais il me semble que l’expérience contemporaine de la folie est d’un caractère fort différent de cette longue tradition. En prenant quelques exemples, je voudrais caractériser briève­ ment ces expériences anciennes et actuelles de la folie (en gardant bien à l’esprit que jamais, ni autrefois ni maintenant, il ne s’agissait de la représentation réaliste, médicale d’un malade mental). [A.] Au XVI e siècle, le fou est celui qui se prend pour un autre : - Vivant, il se croit mort (cf. L 'hypochondriaque de Rotrou2). - Riche, il se croit pauvre ; misérable chevalier, il se croit le grand redresseur de torts (Don Quichotte). -Aimé, il se croit haï; ou vieux et laid, il se croit aimé. Inversement, il prend les gens les uns pour les autres. Dans Les folies de Cardenio3, celui-ci prend tout le monde pour Lucinde (jusqu’aux arbres de la forêt où il a cherché refuge, jusqu’au barbier). Le fou est donc le grand instrument des métamorphoses les plus surprenantes. Il organise le grand jeu du même et de l’autre. Et comme en général ces épisodes de folie se combinent à des péripéties

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où il est question de déguisements, de travestis, de méprises, on imagine l’inextricable enchevêtrement que tout cela peut produire. Mais tout ce jeu extrêmement complexe n’aboutit qu’à un résultat : faire surgir une vérité plus profonde et plus cachée - une vérité qu’on ne connaissait pas. La folie fait voir l’invisible. Prenant les gens pour ce qu’ils ne sont pas, et lui-même pour autre chose que ce qu’il est, le fou fait paradoxalement apparaître la vérité à l’état nu.a Don Quichotte fait surgir le petit monde fourmillant, misérable, avide, grotesque souvent de l’Espagne du xvie siècle; et en même temps il dénonce ce que sont en leur réalité de mensonges les romans de chevalerie dont s’enchante cette même Espagne. De la même façon Hamlet, du fond de sa mélancolie, fait surgir l’invisible vérité : l’assassinat de son père, qu’il présente d’abord comme simple fiction théâtrale et qui devient peu à peu la vérité de la pièce elle-même. Si bien que la folie se trouve avoir un double rôle : elle montre la vérité des choses et des gens ; elle dénonce et dévoile ; et en même temps elle constitue une image de la littérature, une sorte de double qui lui est intérieur. Don Quichotte4 est un roman qui par l’intermédiaire de la folie représente les autres romans; Hamlet5 une pièce qui représente une autre pièce. Comme si la littérature se dédoublait et se mirait par le jeu de la folie ; comme si la folie tendait devant la littérature un miroir où elle viendrait se refléter. La folie a pour rôle non seulement de montrer, comme par ruse, la vérité des choses, mais de dire aussi la vérité de la littérature, du théâtre, du roman (la manifester dans son rôle ambigu de vérité mensongère, et de mensonge vrai).b B. Or depuis le xixe siècle la folie a joué un rôle en apparence très différent dans la littérature. Non plus un rôle de représentation et d’image : on ne représente plus la folie pour représenter la littérature; c’est au cœur même de la folie qu’on fait l’expérience de ce que c’est que la littérature. a. Dans la marge : Le fou est comme le véridique. b. Dans la marge : Le miroir intérieur au langage. Comme dans les tableaux qui représentent des miroirs.

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La folie devient une expérience subjective de l’auteur lui-même : comme si la folie et l’écriture s’appartenaient dès leur origine. Je pense bien sûr à ces auteurs qui ont fait dans la maladie mentale l’expérience de la folie, comme Nerval ou Artaud, mais aussi à tous ceux qui ont fait des expériences médicalement indécises (maladie ou non?), mais qui ont valu pour eux comme des expériences jumelles de la folie et du langage (Flaubert à l’époque des Mémoires d'un fo u 6, Mallarmé à l’époque de Toumon, quand il traverse peutêtre ce qu’on appelle une crise de mélancolie, et qu’il écrit Igiiur7); je pense à tous ceux qui ont invoqué à l’horizon de leur langage l’incendie prometteur de la folie, comme les surréalistes; à ceux qui l’ont artificiellement et méticuleusement aménagé par la drogue, comme Michaux. Il s’agit là sans doute d’une expérience fort complexe où l’écriture, la folie et la maladie mentale s’entrecroisent et s’enchevêtrent. Et aussitôt on s’interroge : l’expérience de la folie était-elle nécessaire à quelqu’un comme Artaud pour devenir écrivain, lui qui, avant les premières crises, n’avait jamais guère écrit que des poèmes d’adolescent? Mais après tout, il y a bien des malades mentaux, et qui n’écrivent rien de valable. Il faut donc être déjà un grand écrivain pour être à la fois fou et grand écrivain. À vrai dire ces discussions à l’infini n’ont sans doute pas grande signification : elles n’ont ni plus ni moins de sens (c’est-à-dire très peu au total) que les débats pour savoir quelles sont les conditions de naissance du génie. Et pourtant il y a dans ce lien actuel entre l’écriture et la folie quelque chose d’énigmatique et qui sans doute pose la question de savoir ce qu’est aujourd’hui la littérature. Je voudrais prendre un exemple à la fois très pur et par cela même fort complexe. Non pas évidemment pour résoudre le problème, mais pour essayer d’en mesurer les dimensions. Il s’agit d’un de ces cas assez rares sans doute où l’œuvre, l’expérience de la folie et la maladie mentale se superposent exactement pour former comme une figure unique. Il s’agit de Raymond Roussel8, c’est-à-dire d’un écrivain qui n’a guère été connu à son époque que par les surréalistes (il a vécu de

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1877 à 1933). Mais son importance et sa stature n’ont pas cessé de croître depuis cette époque. Et à travers le nouveau roman, à travers les œuvres de Robbe-Grillet9, on s’aperçoit que Roussel a fait du langage une expérience qui est celle de la littérature contemporaine. Depuis l’âge de 17 ou 18 ans, Roussel a été ce qu’on peut appeler au sens strict un malade. Il a d’ailleurs été classé et soigné comme tel par Pierre Janet10. Il présentait ce qu’on peut reconnaître comme des symptômes obsessionnels (psychasthénie disait Janet; névrose a-t-on dit depuis Freud ; peut-être « schizonévrose » comme on dit maintenant pour toutes ces formes frontières entre la névrose et la schizophrénie auxquelles la psychiatrie contemporaine est fort attentive aussi bien pour les conduites obsessionnelles que pour les signes hystériques). - I l avait eu une expérience d’éblouissement à l’âge de 17-18 ans. L’impression qu’une prodigieuse lumière émanait de [·.■]·

minuscule photographie contenue dans la lentille d’un porteplume souvenir. - L’autre partie de son œuvre est tout aussi obsessionnelle et plus étrange encore. Il choisit au hasard des phrases toutes faites (« J’ai du bon tabac »)r il en extrait des sonorités approximatives, et à partir d’elles bâtit une série de mots qui servent de fil directeur à une nouvelle histoire. Il s’agit d’un traitement du hasard dans le langage : soumettre des phrases à des explosions phonétiques, et les dés sonores une fois retombés, bâtir un nouvel édifice verbal à partir de la figure ainsi constituée n. Or ces deux aspects de l’œuvre recouvrent exactement les expériences les plus importantes de la littérature moderne : - L ’introduction du hasard dans le langage littéraire, et la naissance du fantastique, non plus à partir des vieilles constantes de l’imagination, mais à partir des brisures, des béances et des chocs du langage. - La constitution d’un langage qui ne se donne plus comme invention, ou expression première, matinale, d’une subjectivité, a. Un feuillet du manuscrit n’a pas été retrouvé.

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mais [comme] répétition d’un langage déjà dit (répétition systématiquement variée) : cette idée que la littérature ne se fait ni avec des idées, ni avec des sentiments, ni avec des impressions, mais avec du langage, et des lois qui sont internes à ce langage. Il n’y a littérature que dans un certain espace de jeu dans le langage. - La découverte d’un étrange rapport aux choses : la littérature n’ayant pas pour but de magnifier les choses, ou de les démystifier, ou [de les] faire vibrer ou chanter, mais avant tout de les dire : de les introduire dans le langage et d’introduire le langage en elles - de constituer un espace ou un tissu commun aux choses et aux mots. - La découverte aussi d’une écriture entièrement blanche et transparente. La littérature n’est pas faite de la beauté intrinsèque ou de la splendeur des mots, mais plutôt d’une mutation dans l’être même du langage. La littérature n’est pas un choix dans le vocabulaire ou la syntaxe : elle est une certaine manière d’être du langage par rapport à lui-même et aux choses.a a. Sur un feuillet isolé placé à cet endroit. Foucault avait écrit : Or tout ceci ne domine la littérature contemporaine que dans la mesure où c’en est le miroitement en dessous; je veux dire que l’expérience de Roussel est l’étonnement devant l’absolu et originaire pouvoir des mots ; ce pouvoir très familier mais très énigmatique qui fait que les mots nomment les choses et les font apparaître, que les jeux des mots et leurs brisures peuvent faire naître l’impossible; et que cet instrument si utilitaire, tout entier destiné à l’échange, est susceptible, par une altération de son être, de se transformer en cette figure droite, intransitive, inutile, qu’on appelle la littérature. La folie de Roussel donne de la littérature une image à l’état d’émulsion; elle raconte, de la façon la plus primitive, comment la littérature peut naître; elle donne la représentation en miroir du pouvoir le plus matinal des mots. Et ce que j ’ai dit pour Roussel pourrait se dire aussi bien à propos d’Artaud. À ceci près que l’expérience d’Artaud n’est pas celle du pouvoir initial du langage, mais au contraire de son effondrement. Effondrement, impuissance, anfractuosité centrale que Rivière avait remarqués dans les premières poésies d’Artaud. Mais Artaud personnellement ne peut pas les combler; son langage, c’est l’effondrement même de son langage. Et c’est ce vide qu’il a parcouru dans son œuvre qu’il [veut] paradoxalement faire voir dans son théâtre.

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Or tout ceci s’est trouvé, et fut trouvé réellement dans l’œuvre de Roussel par les surréalistes, par Michel Leiris12, par Butor13 et Robbe-Grillet. Au point que Robbe-Grillet a voulu appeler Le voyeur, la vue en hommage à Raymond Roussel14. C’est alors que se pose dans toute sa pureté le problème : -U n homme qui jusqu’à sa dix-septième année n’avait composé que des chansonnettes, devient malade, médicalement malade. Il se met à écrire en liaison directe avec sa folie une série d’œuvres (qui ne sont même pas, comme chez Nerval ou Artaud, le débat avec sa folie), mais la traduction sereine, dans le langage, des grandes structures classiques de l’obsession. - Et du coup il invente avant même qu’elle ait existé (entre 1897 et 1914) ce qui constitue l’essentiel de la littérature moderne, au point que successivement Breton15, Leiris, RobbeGrillet, Butor, le découvrent comme le « découvreur » de ce qu’ils sont.I III Il n’y a aucun doute : un phénomène comme celui-ci ne s’est jamais produit. Et il ouvre, en tout cas, de la manière la plus claire, laquestion des rapports de la littérature contemporaine avec la folie. On ne peut pas trouver de faux-fuyants : se dire qu’on avait affaire à un écrivain devenu fou, puisque pour lui l’expérience de la folie et celle de la littérature n’ont fait qu’une chose. On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un homme qui, à travers la folie, a rejoint une expérience esthétique déjà existante. Il faut bien admettre qu’il s’agit d’un malade mental au sens strict qui a découvert, dans l’espace aménagé par sa maladie, une certaine expérience du langage où la littérature après-coup s’est reconnue. Or si on prête un peu d’attention à l’œuvre de Roussel, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une littérature à la fois très énigmatique et très claire. Très claire parce qu’il n’y dit rien d’ambigu, de brouillé, d’allusif. Tous les mots sont quotidiens, et la syntaxe est limpide.

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Mais très énigmatique parce que se pose aussitôt la question : pourquoi cela? Pourquoi ces descriptions à l’infini? Pourquoi ces histoires fantastiques et absurdes bâties à partir de jeux de langage? Tellement énigmatique, cette œuvre, que Breton et les surréalistes l’ont crue ésotérique, et animée d’un sens mystique. En fait l’œuvre de Roussel cache bien quelque chose, mais ce qu’elle cache, c’est aussi ce qu’elle montre le plus, c’est-à-dire le langage. Le secret de chacun de ces textes, c’est une exploration des propriétés et possibilités du langage. C’est-à-dire que Roussel fait, au-dessous de la littérature, l’inventaire du langage (de ses capacités de nomination, de description, de transformation, de construction arbitraire). Or ce que la littérature est en train de découvrir au xxe siècle, depuis Mallarmé sans doute, mais surtout depuis les surréalistes et les auteurs tout à fait contemporains, c’est qu’elle est faite avec du langage; et que loin d’avoir à dire, avec un langage plus ou moins modifié, des choses plus ou moins nouvelles, elle a pour rôle actuellement d’approfondir, de dévoiler et de modifier son rapport au langage, et son existence comme langage. Pour employer le vocabulaire des linguistes, on pourrait dire que la littérature contemporaine, ce n’est plus un acte de parole s’inscrivant dans une langue déjà faite; c’est une parole qui compromet, questionne, enveloppe la langue dont elle est faite. Une parole qui contient sa propre langue. Or on sait bien, depuis Freud, que la folie, c’est précisément une parole de ce genre. Non pas parole insensée, mais parole qui a son propre chiffre en soi; et qu’on ne peut déchiffrer par conséquent qu’à partir de ce qu’elle dit. La folie n’obéit à aucune langue (et c’est pour cela qu’elle est insensée); mais elle contient son propre code dans les paroles qu’elle prononce (et c’est en cela qu’elle a du sens). Alors on comprend comment peut se dessiner cette énigmatique convergence, de nos jours, entre folie et littérature. Elles sont deux expériences voisines, mitoyennes probablement, du langage. Et elles sont ainsi comme deux images l’une de l’autre qui se renvoient leur reflet, si bien qu’entre elles cet espace irréel du miroir ouvre et abolit à chaque instant une distance et une identité.

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Dans la littérature classique, la folie n’était jamais que représentée; elle était, à l’intérieur de l’œuvre littéraire, une petite image (fréquente bien sûr, mais jamais absolument indispensable) de l’œuvre, elle la dédoublait pour en montrer le pouvoir et en démonter en même temps le prestige. Elle la dénonçait, la répétait, et en manifestait la paradoxale vérité (un peu comme dans les tableaux la présence du miroir où se reflétait le tableau lui-même 16). Dans la littérature contemporaine, la folie et la littérature sont encore dans une situation de miroir; elles sont encore le double l’une de l’autre. Mais cette fois, elles ne se logent plus à l’intérieur d’un langage établi (la littérature usant de ce langage où elle se loge, et la folie se logeant à son tour dans la littérature) ; elles sont toutes les deux hors langage, ces expériences étranges, marginales, un peu transgressives qui détiennent, dans leur propre espace, leur code, leur chiffre et leur langue. Je vous disais en commençant qu’il n’y a pas de société sans folie. On pourrait dire aussi, il faudrait dire qu’il n’y a pas une seule société où il soit permis de tout dire. Le langage, c’est comme les conduites : ce n’est pas un domaine indéfiniment ouvert où tout est possible. Mais les limitations qu’une société impose au langage sont diverses. - Il y a les limitations qui sont dues à la langue elle-même (à sa structure et à ses lois). Si on les transgresse, on n’est pas puni, on n’est pas compris. - Il y a les limitations qui portent sur des mots grammaticale­ ment possibles mais qui sont frappés d’une surcharge religieuse, sexuelle, morale, magique. Si bien qu’ils ne peuvent être employés (mots ou expressions tabous). Et on peut être diversement [châtié]a. - I l y a les choses grammaticalement [correctes]b qu’on dit avec des mots admis, mais dont le sens est refusé. Ce sont les

a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Conjecture ; mot manquant.

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phénomènes de censure qui, sous des formes institutionnelles diverses, existent dans toutes les cultures. -Enfin il y a des conduites verbales que les cultures condamnent rarement, mais qu’elles tolèrent avec difficulté. Ces conduites, ce sont celles qui consistent à employer à peu près un langage correct (par sa forme, ses mots, son sens), mais qui n’obéit qu’en apparence à la langue de tout le monde; en fait ce langage contient en lui-même son code et sa langue, et par conséquent n’est ouvert qu’à ceux-là mêmes qui comprennent. Cela, une société ne l’admet jamais entièrement. Bien sûr, de nos jours au moins ça ne se punit pas ; mais on le maintient en marge cerné et marqué du signe dec ce qui est déviant. Du jour où la littérature, cessant d’être soumise au code de la rhétorique ou des images ou des idées, est devenue à elle-même sa propre langue (ceci se passait vers la fin du xixe siècle, avec Mallarmé, à peu près) et du jour où la folie est apparue comme un étrange phénomène de parole où la langue serait intérieure à la c. On trouve, intercalé à cet endroit, le feuillet suivant : Or des langages de ce type, il n’y en a que deux : la folie et la littérature (pas l’ésotérisme, qui obéit à un autre code). La littérature, chaque fois qu’elle se met elle-même en question, qu’elle s’interroge sur ce qu’elle est, donne d’elle-même cette image, ce double, cet analogon qu’est la folie. - Quand, à la fin du xvie siècle, la fiction théâtrale et romanesque, tout ce grand langage fictif qui avait été celui de la Renaissance et l’âge baroque, s’est interrogée sur les pouvoirs de la fiction, elle s’est représentée dans cette parole qui contenait son propre code, qui énonçait sa vérité. Elle s’est simulée ellemême dans la folie. Ce n’est pas la littérature qui simule la folie, c’est la folie qui simule la littérature. - De nos jours, la littérature se met en question à nouveau, mais non plus comme vérité, mais comme langage. C’est dans une expérience du langage s’enveloppant lui-même qu’elle va s’interroger et se critiquer. La folie, dans sa dérision, c’est la conscience critique de la littérature. [À la différence de] la philosophie (Descartes et Nietzsche). Et si l’on songe que la maladie mentale depuis Freud est redevenue folie, alors on comprend que la conscience critique de la littérature soit devenue désormais infiniment [proche] de la conscience lyrique du fou. Et que ce ne soit plus l’image de la folie qui puisse renvoyer comme un reflet l’image de la littérature, mais l’expérience même de la folie qui puisse dire et énoncer l’être même de la littérature.

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parole, alors une certaine expérience [commune]a à la folie et à la littérature est en train de se dessiner. Et la folie et la littérature deviennent deux figures jumelles, au moins au niveau de l’expérience qui les fait naître - au niveau de cette langue perdue dans la parole qui les fait surgir l’une et l’autre. Mais peut-être un jour la littérature se métamorphosera à nouveau, laissant là où elle est l’expérience de la folie, se détachant tout à fait d’elle, à moins encore - mais qui peut le dire ? - qu’il soit du destin de la littérature d’avoir toujours, dans la folie, son image et son double.

a. Conjecture; mot difficilement lisible.

N otes

1. Cf. Sophocle, Ajax, op. cit., p. 429-436. 2. J. Rotrou, L 'hypocondriaque, op. cit. 3. Pichou, Les folies de Cardenio, op. cit. 4. M. de Cervantès, Don Quichotte, op. cit. 5. W. Shakespeare, La tragique histoire d 'Hamletprince de Danemark, op. cit. 6. G. Flaubert, Mémoires d'un fou, dans Œuvres de jeunesse, t. I, Paris, Louis Conard, 1910, p. 483-542. 7. S. Mallarmé, /g/tar, ow /a folie d'Elbehnon, dans Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 433-451. 8. On sait F importance de la figure de Roussel pour la réflexion foucaldienne. Voir en particulier M. Foucault, Raymond Roussel, op. cit., ainsi que « Dire et voir chez Raymond Roussel » (1962), première version du chapitre 1 du livre de 1963, et « Pourquoi réédite-t-on l’œuvre de Raymond Roussel? Un précurseur de notre littérature moderne » (1964), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 10 et 26, p. 233-243 et 449-452; et bien plus tard, «Archéologie d’une passion» (1983), dans Dits et écrits II, 1976-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, 2001, n° 343, p. 1418-1427. 11 existe également plusieurs interventions radiophoniques consacrées à Raymond Roussel : M. Foucault, « Raymond Roussel », émission diffusée le 21 novembre 1962 sur la RTF France III national, ainsi que deux entretiens avec Roger Vrigny (11 juin 1963) et Roger Grenier (27 juin 1963), toujours diffusés sur la RTF France III national. 9. Sur Alain Robbe-Grillet, voir par exemple M. Foucault, « Distance, aspect, origine » (1963), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 17, p. 300-313. Foucault y commente en particulier La jalousie (1957) et La chambre secrète (1959). 10. Pierre Janet évoque le cas de Ray mond Roussel, sous le nom de Martial, dans De l'angoisse à l'extase, 1.1, Paris, Librairie Félix Alcan, 1926, p. 116-119. 11. Foucault fait ici référence aux procédés utilisés par Raymond Roussel pour la composition de ses ouvrages, et qu’il a décrits dans Comment j'a i écrit certains de mes livres, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 11-25. Cf. M. Foucault, Raymond Roussel, op. cit., p. 21-64. Le thème des procédés d’écriture sera repris par Foucault à propos de J.-P. Brisset (et de manière mineure de R. Roussel et de L. Wolfson) dans « Sept propos sur le septième ange », art. cit., p. 881-893.

NOTES

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12. M. Leins, Roussel & Co., Paris, Fayard, 1998. 13. M. Butor, Essai sur les modernes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 199-221. 14. A. Robbe-Grillet, Le voyeur, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955. 15. A. Breton, Anthologie de l'humour noir, Paris, Le livre de poche, 2013, p. 289-303. 16. On pense bien entendu à la mise en scène picturale d'un semblable reflet inclus dans le tableau dans Un bar aux Folies Bergère de Manet, auquel Foucault consacrera une conférence à Tunis en 1971. Le philosophe projettera de consacrer un livre à Manet, Le noir et la couleur, dont les archives de la BnF conservent encore quelques traces. Sur Manet, voir M. Foucault, La peinture de Manet, suivi de Michel Foucault, un regard, éd. M. Saison, Paris, Seuil, 2004. Dans son Journal intellectuel conservé dans le fonds de la BnF, Foucault se réfère également aux Époux Arnolfini deVan Eyck et à la Vicomtesse d'Haussonville d’Ingres. On se trouve donc dans la configuration inverse des Ménines de Velâzquez, dont Foucault livre l’analyse magistrale au début des Mots et les choses, en 1966, et qui place au cœur du tableau le reflet de ce qui est en dehors du tableau (le couple royal).

L’EXPÉRIENCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE L’EXPÉRIENCE CHEZ BATAILLE *

Pour la phénoménologie, l’expérience philosophique est un cheminement à travers le champ des possibilités nécessaires - cette démarche qui se laisse, en toute rigueur et par une décision toujours requise, guider par le déploiement nécessaire de toutes les variations possibles; cette marche se place, d’emblée, sous la constellation d’une nécessité d’essence, qui la précédera, de peu, mais sans cesse, jusqu’au bout de son chemin. L’expérience de Bataille ne suit que le vœu de Blanchot - d’être elle-même l’autorité, renversant ainsi le sens, l’orientation de la marche philosophique, entraînant dans l’initiative absolue de son pas, ses étoiles et leur ciel. Il ne suffit pas de dire qu’elle retrouve sa liberté : il faudrait dire qu’elle a retourné la lame de sa liberté : non plus libre exercice de la nécessité, ou bonheur de l’autorité reçue - mais geste original d’autorité, elle se fait autorité, autorité créatrice d’elle-même reposant sur soi, se recueillant en soi, s’exerçant dans l’expansion de soi : une liberté d’expérience qui ne trace plus la ligne droite qui sépare, mais élève le sceptre qui cerne, qui rassemble et qui règne. Elle n’est plus un esprit en mal de réconciliation, une conscience fidèle à s’écouter elle-même, ni un sujet toujours décalé vers le plus originaire de lui-même, mais elle dissipe, par l’autorité dont elle fait preuve, et qui forme sa preuve, toutes les mythologies de l’origine, tous les fantômes de l’aliénation : elle a rompu avec toutes les formes de conscience oublieuses de soi, elle a effacé tous les visages de la conscience esclave ; elle rend aussitôt vains tous les efforts de * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 9.

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rappel ou de délivrance ; car elle n’a rien perdu d’elle-même, aucune patrie ne l’a précédée, aucun ciel n’a fixé le destin de sa naissance : elle porte toute sa souveraineté dans l’instant de son initiative; et ce qu’elle instaure n’est pas une pratique, un exercice, ni une tâche, c’est un règne. Mais le règne lui aussi est un jeu avec le possible ; et si son libre mouvement ne longe pas les chemins de la nécessité, dans une fidélité parallèle, ne doit-il pas les croiser aux carrefours du destin? La souveraineté ne rencontre-t-elle pas, dans l’événement, ce que la fidélité poursuit dans sa tâche? La souveraineté n’est-elle pas, au bout du compte, une fidélité, un moment séparée de son destin? Ceci n’est vrai que pour les souverainetés endormies, pour celles qui s’exercent - jeux d’enfants - à l’intérieur des jardins du possible : souveraineté des juges, souveraineté des politiques, souveraineté de ceux qui sondent les reins et les cœurs, souveraineté des philosophes : auraient-ils fait le tour des possibles, que demeurerait toujours la possibilité des possibilités : et c’est bien là que tous achoppent; c’est bien là leur tourment : les juges qui ne viennent pas à bout de la mort, les politiques à bout de l’histoire, les prêtres à bout de la vie, et les philosophes - à bout de la philosophie. Pour que vive la justice, il faut la tuer dans la vengeance et la faire périr chaque jour, dans le sang; pour que vive la politique, il faut l’étouffer dans la fin de l’histoire; pour que vive la religion des cœurs, il faut la tuer dans le pardon ; pour que vive la philosophie, il faut la rendre impossible, et lui promettre son achèvement dans une ontologie. C’est là l’élément de décision qui trahit que le décisif est manqué de manière décisive. Car l’expérience, et son poids d’autorité, ne consistent pas à faire le tour du possible, mais à franchir le champ du possible, et atteindre effectivement la ligne, impossible à atteindre, de l’impossible. La phénoménologie, au bout de son cheminement à travers le possible, rencontre avec YUrgegebene le point où la possibilité des possibilités s’écrase sur l’épaisseur d’une ontologie demeurée implicite. L’expérience de Bataille sillonne en un instant le possible, et sa souveraineté sur le possible consiste à en atteindre d’un trait les limites, et [à] veiller désormais, comme une aube au

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bas du ciel qui n'en finit pas de repousser la nuit, aux frontières extérieures du possible : et justement ce qu’elle rencontre, ce qu’elle éclaire, ce n’est pas le jour déjà levé de l’être, c’est une absence d’être - ou plutôt une absence où s’asphyxient les possibles ; c’està-dire que l’être n ÿ est pas possible, et que la nuit qui fait régner la souveraine impossibilité porte à sa plus profonde épaisseur l'énigme de l’être-impossible comme présence absolue de l’être. C’est sur cette profondeur sans espoir de jour que doit demeurer ouvert le regard de l’expérience. La découverte de ce qui n’existe que comme silence : l'érotisme, l’obscénité, Klossowski dans Roberte ce soir1 : ces choses qui n’existent que tues - et que la parole désacralise, viole, rend justement obscènes, érotiques. La sexualité doit au silence son poids de sacré que profane, à chaque instant, la parole. Mais la parole « se consacre » à dire l’être, et l’être, dans la cérémonie où il se dit, reçoit lesacré de la vérité. La vérité de l’érotisme naît déjà vérité profanée : et ce qu'il y a de décisif dans le scandale du langage érotique, c'est qu’il désigne ce qu’il y a de secrètement profanateur dans toute vérité; la gêne insupportable - non la honte, mais un étouffement qui prend à la gorge le discours -, c'est de voir, au ralenti, ce vol et ce déplacement du sacré, d'où peut naître seulement la vérité. C’est pourquoi le langage, la littérature érotiques sont d'une vanité aussi somptueuse : car ils se dénouent les premiers - eux, langages « vrais » entre tous : ce qu'ils affrontent, ce n’est pas ce qu'on n'a pas coutume de dire ; c’est ce qui, par nature, je devrais dire par une absence fondamentale de nature, [ce qui] manifeste au plein jour cette effraction du sacré par où le langage prend son vol. Ce n'est pas la moralité qui dénonce dans les mots érotiques ce qui ne devrait pas être dit, mais un silence qui est sans mesure avec les omissions de la pudeur : le silence où repose l'être qui impérieusement refuse toute désignation, tout sens, tout langage, et vient au jour dans la nuit absolue de la parole. L'érotisme forme le rebord extérieur de l’ontologie : la paroi verticale où l’être, à pic, se précipite en lui-même, se libérant d'un coup de l’effroi du Logos. La littérature érotique est la preuve.

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par l’absurde, de l’impossibilité originaire d’une ontologie dont elle forme fidèlement la caricature : simulant par son inlassable répétition l’impossibilité pour l’être d’offrir sa toute présence dans l’espace du Logos ; simulant par l’épuisement prodigieux de ses mots, qu’elle saigne à blanc, et dont elle doit chaque jour refaire provision, qu’aucun d’entre eux, au bout du compte, n’emporte avec lui le noyau convoité de silence. Il y a là quelque chose d’aussi simple, d’aussi rudimentaire que « l’être est » du cheminement parménidien; mais la tautologie de l’être enveloppait dans son cercle immédiat assez de langage pour donner lieu à la philosophie, et pour dérouler dans son espace religieux toutes les cérémonies formulables, tous les hymnes de l’être. Et si « l’être est - le non-être n’est pas » invitait au silence, c’est qu’il réclamait le recueillement, en indiquant, comme champ de l’ontologie, le silence, second, de la pensée; le travail de la pensée n’est que le faux travail de la grâce - la faveur d’un silence accordée au langage2. Et c’est la même décision qui, avant même Parménide, pour que Parménide en son poème pût penser l’être, a opté absolument pour le langage, par la sphère sans rupture de l’être et par la pensée. Revenir à l’instant de cette décision pour voir réapparaître, à côté de soi, l’arête où l’être plonge dans la nuit du langage, et dont le tranchant limite, mais de notre côté seulement (du côté de notre pensée et de notre langage), l’espace, indéfiniment ouvert de Vautre côté, où la possibilité de l’ontologie est impossible - cela ne peut être, concrètement, pour nous, que prendre au sérieux l’érotisme et nous avancer, aveugles, les mains tendues, la nuit entrant à plein bord dans nos yeux crevés, dans ces champs perdus où l’être se manifeste silencieusement. Ce choix donne leur définitive pesanteur, leur force irrésistible d’équilibre, voire de déséquilibre, à toutes ces formes de mystiques rouges et sombres, où notre pensée, bien sûr, n’a pu se reconnaître, et qui constituent pour la pensée occidentale comme une bordure de nuit. Cachée au fond de notre culture, elle n’a cessé de désigner, de trahir un choix qui s’est dissimulé comme choix. Ceux-là

L’EXPÉRIENCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE - BATAILLE

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trahissaient jadis - magiciens presque tous ; comme trahissent de nos jours ceux qui prennent l’érotisme au sérieux, homosexuels quelques-uns. Ils trahissent parce qu’ils dénoncent, parce qu’ils dévoilent, parce qu’ils manifestent et conduisent au grand jour, glissant entre le réseau trop lâche des mots, des langages immenses parfois de nuit. Nous crions du haut de notre pensée que ce n’est pas vrai. C’est précisément cela : n’être [pas]8 vrai. Poids absolu de l’être noir. Là même, en ce commencement, finit la philosophie, ou plutôt elle s’adosse définitivement à sa propre impossibilité, laissant derrière elle cet espace vide où elle ne peut plus reculer - l’ontologie traçant justement la ligne ultime de ses reculs possibles vers son origine, mais dessinant aussi le partage arbitraire de sa possibilité et de son impossibilité.

a. Conjecture; mot illisible.

N otes

1. P. Klossowski, Roberte ce soir, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953. 2. La référence à Parménide et la tonalité du commentaire foucaldien font penser à Heidegger, dont le cours de 1942-1943 avait précisément été consacré à Parménide. S’il a fallu attendre de longues années avant que le cours heideggérien ne soit disponible (M. Heidegger, Parménide [1982], trad. fr. Th. Piel, Paris, Gallimard, 2011), Foucault a pu tout à fait se référer ici à la fois aux passages d'Être et temps où la question de l’être chez Parménide est déjà abordée ou à des travaux qui en restituaient l’importance. Voir par exemple A. de Waelhens, « Heidegger et le problème de la métaphysique», Revue philosophique de Louvain, n° 33, 1954, p. 110-119, où la référence à Parménide apparaît de manière centrale. Voir également, chez Heidegger lui-même, « Moïra (Parménide, VIII, 3441) », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. La précision des lectures heideggériennes de Foucault transparaît dans les notes des années 1950 conservées dans le Fonds Foucault de la BnF.

LES NOUVELLES MÉTHODES D’ANALYSE LITTÉRAIRE * En apparence, jamais la critique n’a occupé une plus large place qu’aujourd’hui. Jamais elle n’a couvert plus de papier imprimé. Et pourtant, au même moment, il y a une espèce humaine qui est en train de disparaître : celle de Y homo criticus. Je veux dire que disparaît cette catégorie de gens, apparue pour la première fois à la fin du xvme et au début du xixe [siècle], et qui avait pour fonction précise, déterminée et têtue de faire de la critique - de parler des livres des autres, de les juger, de les comparer entre eux, de les recommander ou de les condamner. Le rôle dérisoire ou terrifiant, comme vous voudrez, majestueux malgré tout, que tenaient jadis Sainte-Beuve, mais plus tard encore Sacy, Brunetière, Thibaudet1 -ce rôle, nul n’en est actuellement titulaire. Non pas qu’il n’y ait plus de candidats. Mais tout simplement le rôle lui-même n’existe plus. On pourrait caractériser la situation d’un mot : les actes critiques se multiplient au moment même où le sujet de ces actes est en train de s’effacer. Comme si ces actes naissaient d’eux-mêmes dans une sorte d’anonymat, à partir du langage. Fonction générale sans organisme propre. Les vrais critiques de l’époque, ce ne sont pas X et Y préposés dans les journaux et les revues à écrire des notes ou des comptesrendus. Les vrais critiques, ce sont plutôt Sartre (naguère) ou * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 1. On retrouve un certain nombre de thèmes traités dans cette conférence, bien qu’abordés différemment, dans M. Foucault, « Littérature et langage » (1964), dans La grande étrangère, op. cit p. 75-144.

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Blanchot (aujourd’hui) - c’est-à-dire des gens dont les actes critiques font partie de conduites philosophiques ou littéraires. Mais pour dire les choses plus précisément, les vrais critiques, actuellement, ce sont les textes eux-mêmes (les romans de Robbe-Grillet, ou les pièces de Beckett, ou les textes de Blanchot). La critique, c’est devenu une certaine fonction constante du langage par rapport à lui-même. La critique, c’est le réseau que le langage trame spontanément et sans cesse entre chacun de ses points. Ce n’est plus une instance de décision, c’est une forme de coexistence. Vous me direz alors : nous voilà seulement revenus à la situation du xvne siècle, quand il n’existait pas encore de fonctionnaires de la critique, et quand toute œuvre s’adressait (d’une manière plus ou moins directe, plus ou moins diagonale) à toutes les œuvres qui la précédaient ou l’accompagnaient. Voltaire s’adressait ainsi à Leibniz; Diderot aux cartésiens ; Rousseau à Helvétius, etc. En fait l’activité critique a de nos jours une forme propre, quine permet de la confondre ni avec la critique spontanée et constante du xviiie siècle, ni avec la solennelle institution du xixe siècle. Mais peut-être, pour définir ce qu’est de nos jours la critique, faut-il s’interroger rapidement sur ce qu’elle était naguère encore - au début du xxe siècle et sans doute jusque vers les années 1940. 1. D’abord, elle était jugeante : elle portait un jugement de qualité, de valeur, d’importance sur les œuvres. Elle se rapportait à un goût. Bien sûr elle reconnaissait parfois, souvent même, que ce goût était singulier, relatif, qu’il allait passer, ou qu’il était anachronique (représentant les normes d’une génération passée). Mais cette reconnaissance de [valeur]8 subjective n’était encore qu’une forme d’affirmation. C’était le caractère despotique de la critique. 2. Elle était à la fois terroriste et discrète : -Terroriste, parce qu’elle admettait un lien immédiat, une ressemblance sans opacité entre l’œuvre et l’auteur. a. Conjecture ; mot manquant.

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Monsieur Zola était un sale bonhomme puisqu’il racontait des choses pas propres. J’exagère, mais pas beaucoup. -Discrète, car elle ne cherchait jamais un envers de l’œuvre, quelque chose qui s’y trouverait présent, mais caché. Sa vérité implicite. Pour elle, l’œuvre (et l’auteur) étaient tout entiers dans la lecture qu’on en faisait. 3. C’était le règne de la consommation hiérarchisée. La critique ne communiquait pas avec l’œuvre au niveau de l’acte d’écrire. Elle ne se donnait pas comme une écriture à côté de ou après l’œuvre elle-même. Elle était une conduite de lecture, une consommation de l’œuvre à côté de ou avant la consommation par le public. Elle n’était pas une écriture seconde, mais une « avant-première » de la lecture. Cette avant-première lecture avait un sens plus hiérarchique que chronologique. Elle supposait que les lecteurs au sens large pouvaient être dupés ; que leur lecture était naïve et désarmée ; et qu’il fallait, pour servir de relais et de défense entre eux et l’œuvre, une lecture privilégiée - celle de la critique. On pourrait peut-être proposer cette explication historique simple. [Il] me semble qu’elle a beau être simple, et historique, elle a des chances de n’être pas trop inexacte. - Tant que la bourgeoisie (au xvne et au xvme siècle) a été titulaire de son langage, la critique était dirigée, et par les œuvres elles-mêmes, contre les idées, les choses et les institutions. - Mais lorsque le travail du langage a été fait en dehors de ceux qui pouvaient le lire, une critique est devenue nécessaire qui portait sur les rapports de l’œuvre à la lecture; une critique réglant la consommation des œuvres. Telle était la critique au xixe siècle ; telle était encore la critique jusqu’au milieu de notre siècle. Or un certain nombre de choses se sont passées, et tout récemment, qui ont modifié de fond en comble non seulement le style de la critique, mais son être même.

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Ces faits J e vais vous les citer un peu au hasard et sans ordre, car nous en sommes sans doute trop près pour les mettre définitivement en série : 1. Je pense, d’abord, à l’irruption, en dehors de tout filtre critique, d’une littérature réputée ésotérique, ou, en tout cas, difficile. Le livre de poche est à la fois le signe et le canal de cette irruption. Des livres sont tirés à des dizaines, à des centaines de milliers d’exemplaires qui n’avaient atteint, à travers la critique, qu’une poignée de lecteurs. Comme si la consommation littéraire était devenue un phénomène social dont la régulation est économique, politique peut-être, et non plus esthétique. 2. En même temps la critique perd la transparence nécessaire à son ancienne vocation médiatrice. Elle s’épaissit souvent en un discours extrêmement complexe, beaucoup plus difficile souvent que l’œuvre même dont [elle fait] le commentaire ou l’exégèse. (Après tout, rien n’est plus simple et en un sens transparent que l’œuvre de Roussel...) Cette complexité se traduit souvent par cette exigence curieuse du critique : « Je suppose que vous avez lu l’œuvre dont je parle avant de me lire moi-même. » Ça n’a l’air de rien : mais une telle phrase est bien étrange quand on songe à ce qu’était autrefois la critique. Elle est bien présomptueuse puisqu’elle a l’air de faire de l’œuvre qu’on commente une simple introduction, tout juste indispensable, à cette chose importante, solennelle, à cette nef du langage proprement dit, et qui serait la critique. 3. Cette étrange vanité prend prétexte de deux prétentions, simultanées mais un peu contradictoires : - La prétention à être une œuvre. Prétention qui n’est peut-être pas toujours fondée, mais qui a ses irrécusables modèles. L'espace littéraire de Blanchot2 est sans doute l’un des livres les plus beaux, les plus originaux, les moins accessoires qu’on puisse imaginer.

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- La prétention à être un langage positif et scientifique. L’utilisation que Mauron fait de la psychanalyse3, celle que d’autres font de la linguistique, se justifient par le fait qu’il s’agit ici et là de sciences constituées, reconnues, validées. 4. Bien sûr, ces deux prétentions à être elle-même une œuvre et à se développer comme un discours scientifique sont un peu contradictoires. Et même tout à fait. Mais effaçons ces deux prétentions et laissons venir jusqu’à nous ce qu’elles supposent. Elles supposent que la critique, en parlant sur un langage premier, n’est pas condamnée à être pure et simple lecture, à n’être qu’une sorte de langage délégué auprès du langage pour représenter des instances extérieures, que ce soit celle du public, du [sens]a, de l’histoire, de la vérité, de la réalité, de la politique - que sais-je ? À l’intérieur du langage en général, il y aurait deux niveaux : celui des langages premiers, et puis se rapportant à eux, et à eux seuls, mais demeurant eux-mêmes des langages, il y aurait des discours seconds. Je voudrais esquisser quelques-uns des traits qui caractérisent [la critique]. Comment [peut-elle] être analyse d’un autre langage, mais analyse qui ait les caractères d’un langage positif et premier? Empruntons un terme aux logiciens : est-ce que la critique peut être un métalangage? (On entend par métalangage tout langage qui prend pour objet un langage donné, et veut en analyser soit le signifiant soit le signifié.b Par exemple : Une grammaire française, c’est un métalangage du français. Une analyse selon le symbolisme logique d’un raisonnement, c’est du métalangage.

a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Dans la marge : Métalangage qui a deux sens : parler sur du langage et mettre le langage en rapport avec lui-même. Le problème de la critique, [au] contraire, c’est de savoir si elle peut devenir un métalangage.

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Mais une simple remarque que vous faites sur les deux sens en français du mot liège, cette remarque que vous faites, c’est du métalangage.) Est-ce que la critique peut s’organiser comme un métalangage? Est-ce qu’elle peut analyser un langage littéraire? Il est probable que la constitution de la critique comme analyse littéraire repose sur deux découvertes - je veux dire sur deux mises à jour simples, mais décisives. La première, c’est que l’œuvre relève de l’espace plus que du temps. Et [en] tout cas que le temps n’est pas un mode de déchiffrement satisfaisant pour une œuvre de langage. C’est lui pourtant qui avait servi de fil directeur dans la critique traditionnelle. Comme analyse des déterminations d’époque, comme étude des états successifs, ou comme recherche des points d’insertion dans la biographie. Une profonde métaphore biologique, je devrais dire végétale, animait toute ces réflexions. On admet maintenant que l’œuvre est contemporaine d’ellemême, simultanée en chacun de ses points. Bien plus, par œuvre, on n’entend pas seulement l’unité d’un livre, mais cette nappe de langage qui porte le nom d’un auteur. Nappe hétérogène (puisqu’elle peut comprendre n’importe quel livre - prose, poésie - mais [aussi]3 n’importe quel niveau de langage : textes publics, lettres, journaux, fragments); mais qui a ce principe de cohérence d’être le langage de quelqu’un. Or cette règle du synchronisme n’exclut pas la considération du temps ; mais celui-ci, nous le verrons, est considéré comnme un phénomène d’espace : déplacement, déploiement, décalage, bref, mouvement. C’est dans l’espace fondamental de l’œuvre que le temps vient prendre place, comme l’une de ses figures. Le temps du langage, ce serait, simplement, la mobilité de son espace. 1. Cet espace de l’œuvre, sous sa forme la plus simple, c’est une sorte d’architecture implicite où chaque élément de l’œuvre

a. Conjecture ; mot manquant.

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(et tous les éléments de tous les textes particuliers d’un auteur) vient s’inscrire nécessairement. C’est ainsi que Jean Rousset a analysé le théâtre de Corneille4. Toutes les pièces auraient la même nervure : celle d’une boucle. - Dans La galerie du Palais5, deux jeunes qui s’aiment, se séparent, se croisent, se séparent derechef, puis se retrouvent à nouveau. Le Cid6 a la même configuration. -D ans Polyeucte7, on retrouve une figure semblable, mais profondément déséquilibrée ou plutôt rééquilibrée d’une autre façon : -Polyeucte aime Pauline, mais s’en sépare pour Dieu. Pauline aime Sévère, mais s’en détache pour rejoindre Polyeucte. -Chaque pas qui attire Polyeucte vers Dieu, donc loin de Pauline, détache celle-ci de Sévère et l’attire vers Polyeucte. La configuration en boucle est complétée par un axe vertical (avec une double polarité vers le haut - Dieu -, vers le bas - Sévère -) qui donne à l’ensemble une forme de vrille, une dynamique d’hélice (qu’on retrouverait facilement dans les draperies ascendantes de la sculpture baroque). De telles analyses sont fort bonnes, et difficilement récusables. Elles sont probablement (il faudrait citer également l’analyse de Barthes sur la chambre racinienne8) la meilleure introduction à la question fondamentale de la spatialité de l’œuvre. Mais une introduction seulement, puisque ce qu’elles décryptent, c’est une architecture secrète : -u n e sous-architecture, parce que c’est elle qui fonde, au-dessous du sol, l’ordonnance visible des pierres; -u n e sur-architecture, puisqu’elle vaut indifféremment pour toutes les œuvres d’un auteur donné.

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2. Mais en fait d’où nous vient cette « méta-architecture»? À quel espace appartient-elle? Ce n’est pas l’espace de la composition, puisqu’on voit bien qu’il est plus fondamental, - pour Corneille, que la composition en cinq actes; - pour Racine, que l’unité de lieu. Que ces formes s’adaptent à des règles extérieures, ça ne veut pas dire qu’elles en sont le résultat; c’est seulement un bonheur d’expression. Il est certain qu’il y a des espaces culturels. Par exemple, la sphère à partir du x v e siècle : - La terre est ronde, image réduite et intérieure de la sphère céleste. - L’homme lui-même est microcosme, une petite sphère, comme le prouve la possibilité de l’inscrire dans un cercle, selon le nombre d’or. - Donc ces sphères sont des images les unes des autres : elles sont reflets et miroirs (vous avez remarqué que les miroirs sont [souvent sphériques]a à cette époque - à cette époque où les tableaux et les fenêtres sont des rectangles). - Ces sphères-reflets sont des bulles de savon, fragiles, déformantes, prêtes à éclater, illusoires ; se déformant au moindre souffle, s’allongeant sous l’efFet d’une imperceptible pesanteur. - D ’où la sinuosité, la boucle, l’éclatement et tous ces mouvements qui caractérisent l’irisation des formes dans l’esthétique baroque. On pourrait faire une analyse du même type à propos de la ligne dans le monde moderne. La ligne transparente qui permet de voir en abîme la superposition de plusieurs choses, mais qui demeure infranchissable, infracassable : Mallarmé, Proust, Roussel, Faye9. Une culture de la vitre. Mais de telles analyses n’approcheraient que de loin la spatialité propre d’une œuvre, - je veux dire cet espace que a. Conjecture; mots manquants.

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chaque langage se ménage à lui-même. Car il s'agit de l'espace de tout le monde, mais aussi de l'espace de la science, de l'espace du dessin, etc. Quant à l'espace propre à ce langage que nous appelons Mallarmé, ou Rousseau10, quel est-il? D’où vient-il et où a-t-il son lieu naturel? Peut-être au point d'éclatement du langage, là où il naît? Dans le jaillissement premier des mots - disons, si vous voulez, à la surface de contact d’une existence avec le monde. Ainsi le langage de Rousseau est né en ce point d’éclatement que fut pour lui une accusation mensongère. De cette parole fausse, le monde tout entier a perdu sa transparence originaire ; de cette parole fausse est née la grande utopie d’un monde limpide où les mots puissent s'échanger comme les regards n.8 Ou encore le langage de Mallarmé est né au point de contact d’une existence et d’une surface froide, impénétrable, pure, refermée et infracassable : le contact d’une existence avec l’essence elle-même de la virginité.b Psychologie, direz-vous. Tout ceci, après tout, ne se rattache-t-il pas, comme dans une analyse de type historique, à un événement biographique et à la chaîne de ses répercussions? En fait l’analyse serait psychologique si elle usait de concepts psychologiques (de l’ordre de la compensation, de la projection. a. Dans la marge : Débat avec la psychologie : - L’application de la psychanalyse comme méthode d’analyse de l’espace. - Ce qui me paraît avoir un double inconvénient : a. de maintenir une équivoque œuvre-auteur ß. de réintroduire le temps : biographie. -La thématique, c’est une analyse de la spatialité individuelle hors de toute psychologie, et tout retour au temps. J.-P. Richard Φ Weber12 b. Sur un feuillet inséré ici Foucault ajoute un troisième point

:

3. Et puis il y a un espace encore plus intérieur et secret, qui est celui du langage et des mots eux-mêmes. - M allarm é

- l ’aile et l’éventail - la grotte et le diamant [- ]lc mot tombeau.

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de la symbolisation onirique. Ce que fait Mauron, actuellement, dans sa psychocritique). Mais ni J.-P. Richard 13 ni Starobinski ne se servent de tels concepts. Le point d’accrochage du langage dans l’histoire leur permet d’ouvrir un espace qui a ses lois propres - lois thématiques et non psychologiques. Parmi ces lois, il y a d’abord : - L ’apparition de domaines sémantiques cohérents (celui de la virginité est constitué par Mallarmé de mots comme: blancheur, neige, froid, glacier, miroir, aile). - L ’isomorphisme du thème à différents niveaux « topologiques ». On retrouve le thème de la virginité à propos de la nudité des corps lisses, à propos de l’innocence, à propos du langage impénétrable à ceux qui l’entendent. - L ’ambivalence psychologique. Le thème, ce n’est pas une préférence ou une nostalgie de l’auteur, ni une phobie. Le thème, il se trouve dans toute l’œuvre, indifféremment avec un signe plus ou un signe moins. Tantôt valorisé, tantôt dévalorisé. Chez Mallarmé, la chute des fleurs est signe de flétrissure (« une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum » 14); mais aussi bien figure de la béatitude (« Chaque parole retomba, en pluie de fleurs. Sur la pointe des pieds se dresser bras entrouverts, pour la recevoir et y toucher, ô bonheur ! avec des mains humaines ! » 15). - De là le privilège des formes complexes équilibrées ; de là des figures à virtualités multiples qui enchaînent en un sigle unique toute la courbe du destin du thème. Par exemple l’éventail qui s’ouvre et se plie, mais cache quand il s’ouvre et dévoile quand il se plie 16. La découverte de l’œuvre comme un espace de langage nous met donc en présence d’une spatialité très particulière. Beaucoup moins géométrique que celle des lignes, des spires, des sphères dont nous parlions tout à l’heure, et qui demeurent très proches encore de l’architecture visible des œuvres. Il s’agit ici de cet espace des voisinages, des qualités, des mélanges, des rétrécissements ou des évasements dont les mathématiques [ont] tout récemment entrepris la formalisation.

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Et si j ’évoque les mathématiques, ce n’est pas du tout pour suggérer qu’on pourra [les] appliquer un jour à la matière littéraire. Mais pour montrer seulement qu’en parlant de ces qualités et de ces expériences, en analysant ce monde du dépliement et du repliement, ces formes de l’éventail et de l’effeuillement, ce n’est pas, comme on pourrait le dire hâtivement, à une psychologie que J.-P. Richard se réfère, mais bel et bien à de difficiles propriétés des espaces fondamentaux. La seconde grande découverte qui caractérise aujourd’hui l’analyse littéraire, c’est celle-ci, plus simple, plus élémentaire, mais par là même plus proche encore des axiomes fondamentaux : c’est que la littérature, après tout, elle est faite avec du langage. Vous me direz que c’est d’une évidence insolente. Je vous dirai que pendant des siècles on a considéré que la littérature était faite avec des sentiments, des idées, des personnages. On a même pensé qu’elle était faite avec du style, avec des règles de grammaire respectées ou violentées, avec des mots vulgaires, raffinés et châtiés. Avec des images belles ou maladroites, racoleuses ou ingénues. On a même été jusqu’à s’imaginer que la littérature avait affaire à la réalité. Mais qu’elle ait affaire au langage - au langage tout court et en général -, ça c’est une idée qui n’avait effleuré la cervelle de personne. Bien sûr on savait que la littérature était faite avec des mots et des grammaires - espagnole, française, allemande, etc. Mais toute parole (qu’elle soit littéraire ou quotidienne) se sert plus ou moins bien, plus ou moins librement de ces mots ou de cette grammaire. Quel est le rapport qu’entretient avec le langage la littérature comme littérature? Cette étude de la littérature comme langage (on commence à peine à l’esquisser maintenant) devrait comprendre plusieurs niveaux : 1. Prendre au sérieux le fait que la littérature a affaire à des signes. Bien sûr on sait bien que la littérature a un sens. C’est même à cela que depuis longtemps on s’est intéressé.

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Mais pour qu’il y ait du sens, il faut qu’il y ait des signes (pour qu’il y ait du signifié, disent les linguistes, il faut du signifiant). Or dans toute culture, il y a toute une série de signes, les uns verbaux et les autres qui ne le sont pas. Il y a les règles de politesse, il y a les vêtements ; il y a les conduites sexuelles. Et Lévi-Strauss a pu montrer que, dans les sociétés primitives, les femmes n’étaient pas seulement objets de désir (donc valeur), mais également signes 17. Pour comprendre ce qu’est la littérature en général, et à une époque donnée telle œuvre littéraire, il faut donc procéder à une étude générale des systèmes de signes (verbaux ou non) dont une société se sert à un moment donné. L’étude de la littérature doit prendre place à l’intérieur d’une sémiologie générale. Ceci à vrai dire n’a guère été esquissé pour les sociétés contemporaines. Mais Dumézil a pu montrer que les récits historiques des Romains ou les sagas Scandinaves sont des systèmes de signes isomorphes à ces autres systèmes signifiants non verbaux que sont les rituels dans d’autres cultures indo-européennes (chez les Iraniens par exemple)I8. Mais nous consommons de la littérature. 2. Mais il est clair que, dans ces différents ensembles de signes, la littérature a une structure particulière. Et que quelque chose en elle signale qu’elle est littérature. a. Jakobson19 : l’utilisation systématique des propriétés du signe.a ß. Ces signes qu’on pourrait appeler de l’écriture, et dont Roland Barthes a commencé l’analyse dans Le degré zéro20 (l’écriture populaire et révolutionnaire du Père Duchêne\çzs signes solennels, ritualisés qu’on trouve chez Chateaubriand et qui se logent si souvent dans des adjectifs de forme ou de couleur : mots qui à la fois [font] voir les choses, mais font voir en même temps que leur nomination est de la littérature). a. Dans la marge : Péguy Roussel

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γ. Il y a aussi ces signes par lesquels la littérature se représente elle-même. L’œuvre est toujours racontée par elle-même. - On a l’impression que c’est une découverte récente que le récit de la littérature par elle-même (cf. Proust). -M ais ce n’est là qu’une des formes possibles de toute une série de doubles qui ont existé dans toute la littérature, et qui existent peut-être d’une façon plus ou moins secrète dans toute œuvre21 : - L e doublement visible dans Les mille et une nuits22. - Le doublé inexistant chez Proust23. - Le doublant invisible dans La religieuse24. δ. Enfin la littérature, c’est aussi bien un langage qui signifie dans une parole la langue toute entière. À partir du moment où quelqu’un prend une plume et un morceau de papier, non pour dire quelque chose, mais pour dire qu’il le dit, ou pour le dire dans une espèce de suspens du signifié (non pas pour échapper à la réalité, non pas pour rester replié sur soi, mais pour s’y introduire comme littérature), alors ce que cette parole engage et montre, ce qu’elle reprend à son compte, ce à quoi elle se réfère (mais comme intérieure à elle-même), c’est la langue tout entière. La littérature, ce n’est pas une parole qui se situe sur l’horizon de [la] langue; ou, si vous voulez, ce n’est pas un message qui renvoie à un code stable, sûr et bien connu; c’est un message qui reprend le code à son compte (c’est-àdire un message qui ne dit pas s’il obéit ou non à ce code, ni jusqu’à quel point il lui obéit). C’est une parole dans laquelle la langue tout entière est risquée. Bien sûr jamais une œuvre littéraire ne modifie entièrement la langue à laquelle elle appartient. Et on ne doit pas mesurer l’importance d’une œuvre au nombre des changements effectivement réalisés (en introduisant l’argot dans le roman et la littérature, Eugène Sue n’a pas fait une

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œuvre importante25). Mais ce qui est important, c’est cette mise en péril sur place de la langue ; c’est, si vous voulez, ce mouvement de retrait, de résorption qui fait qu’une langue vient se loger dans l’espace d’une œuvre, ou que l’espace de cette œuvre couvre la langue. Une œuvre, c’est une parole où se trouve risquée la langue à laquelle elle appartient. La littérature, c’est un certain usage du langage tel que la parole risque à chaque instant d’être à elle-même sa propre langue. Sans doute n’est-il pas commode de savoir comment une œuvre risque la langue à laquelle elle appartient dans la parole qu’elle énonce. Nulle méthode jusqu’à présent n’est à notre disposition pour analyser un tel rapport. Disons grossièrement, pour faire une mise en place historique du problème, que l’œuvre classique, en ayant l’air de s’inscrire docilement à l’intérieur d’une langue constituée et reconnue par tous, la met en question cependant par l’usage même de la rhétorique. Celle-ci met en effet la langue dans l’obédience d’une parole première (Écriture ou Vérité) qu’il s’agit de restituer en cette parole seconde qu’est l’œuvre. L’œuvre en sa forme idéale n’est que la répétition et le double de la Parole absolue. À la fin du xvme siècle un rapport nouveau apparaît : c’est celui défini par Sade (et repris par Mallarmé), un Livre qui doit détruire tous les autres livres : venant après, il les reprend et les foudroie. Tout livre a l’obscure prétention d’être la fin de tous les autres. C’est l’espace de Bibliothèque, où chaque livre qui vient s’appuyer sur le rayon contre les autres tend à les rendre inutiles26. Et puis au X X e siècle est apparue une littérature qui se fait à partir de la langue elle-même, comme si elle était matière à littérature, sujet de littérature, comme si elle coïncidait avec l’espace même de la littérature. De là l’importance de Joyce et de Ponge. Mais ce ne sont que de grossières approximations historiques. Il faudrait des analyses de détail pour chaque œuvre en particulier.

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Je voudrais simplement tirer de ce rapport étrange de la langue et de la parole dans la littérature une ou deux conséquences : - La possibilité pour une œuvre claire de n’être pas comprise. -L e caractère d’entrée de jeu insuffisant des méthodes [d’analyse]3 de la littérature par les propriétés du langage (comme le fait Jakobson), puisque précisément la littérature n’est pas prise à l’intérieur de la langue, mais inversement : celle-ci est engagée dans la parole littéraire. - La nécessité en général pour toute œuvre d’un commentaire : c’est sans doute parce que la langue ne déborde pas la littérature, mais que celle-ci à chaque instant la risque en sa totalité, que toute œuvre déclenche une série de langages seconds, de langages dont le murmure, en droit, ne s’éteint jamais. Ce murmure inessentiel et inévitable, c’est celui de la critique. Le nôtre. Retourner l’image de la cloche et de la neige. Ces deux idées que la critique a découvert l’œuvre comme espace et l’œuvre comme langage ne sont pas incompatibles. Ni, quand on veut tendre l’oreille, bien différentes l’une de l’autre. Ce sont toujours d’étranges, de profondes métaphores spatiales qui animent les analyses sur le langage (la chaîne, le paradigme, le syntagme, le réseau). Espace profond et énigmatique. Peut-être la découverte la plus déconcertante (la plus déroutante pour les chemins habituels de notre pensée), c’est que la langue (langue ou parole), ce n’est pas du temps, c’est de l’espace. Depuis le xvme siècle (début des recherches sur le langage), celui-ci a toujours été considéré comme porteur d’histoire, comme une forme épaisse, stratifiée, lentement mobile du temps. Et à vrai dire cette idée n’a jamais été mise en question : on la retrouve immédiatement identique à elle-même chez Hegel, Marx, Husserl, et même chez Heidegger. Un seul, Bergson (d’où Matière et a. Conjecture ; mot manquant.

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mémoire21), mais il a tourné le dos à cette découverte : faisant une philosophie de F ineffable. Or on a appris empiriquement que le langage, c’était de Fespace (Saussure28, les neurologues, etc.); mais philosophiquement cette découverte est restée stérile. Heidegger peut-être aperçoit la première lumière d’une réflexion sur ce qu’il faudrait penser de l’être du langage s’il n’est pas du temps. Et dans l’absence de cette ontologie du langage, toute une critique, vive, intéressante, mais littéralement sans fondement. Une critique qui nous interroge sur ce que c’est que l’être du langage, s’il n’est pas le temps. Et nous ne savons pas que répondre. Et tout comme les métalangages logiques interrogent la philosophie sur ce que c’est que la vérité, si elle n’est plus ni l’expérience ni la totalité, les métalangages critiques interrogent la philosophie sur ce que c’est qu’une œuvre de langage, si elle n’est plus mémoire ni sens, si elle n’est plus qu’une figure dans l’espace profond du langage.

N o t es

1. Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), l’un des fondateurs de la critique littéraire au X IX e siècle, qui mettait surtout l’accent sur les liens entre l’œuvre et l’auteur; Samuel Silvestre de Sacy (1904-1975) édita un certain nombre de textes classiques de la littérature française, et fut rédacteur en chef du Mercure de France ; Ferdinand Brunetière (1849-1906) s’est principalement intéressé aux genres littéraires et à leur évolution ; Albert Thibaudet (1874-1936), auteur d’études sur la littérature et l’histoire des idées philosophiques et politiques, a également été critique littéraire à la NRF. 2. M. Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. 3. Allusion à C. Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963. 4. J. Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962. 5. P. Corneille, La galerie du Palais, ou L *amie rivale, dans Œuvres complètes, 1.1, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1980, p. 299-381. 6. P. Corneille, Le Cid, dans Œuvres complètes, 1.1, op. cit., p. 689-777. 7. P. Corneille, Polyeucte martyr, dans Œuvres complètes, 1.1, op. cit., p. 971-1050. 8. R. Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 1-20. 9. Alors que les noms de Mallarmé, Proust et Roussel font partie des auteurs fréquemment cités par Foucault, celui de Jean-Pierre Faye est plus rare. Il apparaît cependant déjà dans « Distance, aspect, origine » (art. cit.), associé de manière plus attendue aux écrivains et critiques qui gravitaient à l’époque autour de la revue Tel Quel (Sollers, Robbe-Grillet, Thibaudeau, Pleynet). 10. Sur Rousseau, voir 1’« Introduction » donnée par Foucault à J.-J. Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Paris, Armand Colin, 1962, p. vii-xxiv, reprise dans Dits et écrits I, op. cit., n° 7, p. 200-216. 11. Cf. J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle, Paris, Plon, 1958. 12. Allusion à Jean-Paul Weber, auteur de Genèse de l'œuvre poétique (Paris, Gallimard, 1961) et de Domaines thématiques (Paris, Gallimard, 1963).

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13. J.-P. Richard, L 'univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1962. Foucault avait consacré à l’ouvrage un compte-rendu, « Le Mallarmé de Jean-Pierre Richard », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, n° 5, 1964, p. 996-1004, repris dans Dits et écrits I, op. cit., n° 28, p. 455-465. 14. S. Mallarmé, « Symphonie littéraire », dans Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 263. 15. S. Mallarmé, « Nala et Damayantî », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 631. 16. Cf. M. Foucault, « Le Mallarmé de J.-P. Richard », art. cit., p. 462 : « L’éventail cache le visage mais non sans montrer lui-même le secret qu’il tenait replié, de sorte que son pouvoir de recel est manifestation nécessaire ; inversement, quand il se referme sur ses nervures de nacre, il cache les énigmes peintes sur sa membrane, mais en laissant à la lumière le déchiffrable visage qu’il avait pour rôle d’abriter. » 17. Voir C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit. ; Id., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958. 18. Voir notamment l’analyse comparative de l’histoire d’Horace et des Curiaces et de la légende irlandaise de Cüchulainn dans G. Dumézil, Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, 1942. Foucault commente cette étude dans un texte inédit, « Structuralisme et histoire », BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 70, dossier 2. 19. R. Jakobson, Essais de linguistique générale 1 et 2, Les Éditions de Minuit, Paris, 1963. La référence à Jakobson apparaît déjà en 1964 dans la conférence « Littérature et langage », faite en deux séances aux Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles, et désormais reprise dans M. Foucault, La grand étrangère, op. cit., p. 110. 20. R. Barthes, Le degré zéro de l ’écriture, Paris, Seuil, 1953. Le texte fut republié, suivi des Éléments de Sémiologie, chez Gonthier en 1965. 21. Foucault évoque de manière plus précise, à propos de ces doubles dans la littérature, le cas des Mille et une nuits et de La religieuse dans « Le langage à l’infini » (1963), dans Dits et écrits /, op. cit., n° 14, p. 281-282; et celui à'À la recherche du temps perdu dans « Littérature et langage », art. cit., p. 91-92. 22. Les mille et une nuits, trad. fr. J.E. Bencheick et A. Miquel, 3 vol., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2005-2006. 23. M. Proust, À la recherche du temps perdu, 3 vol., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954.

NOTES

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24. D. Diderot, La religieuse, dans Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, p. 235-393. 25. E. Sue, Les mystères de Paris, Paris, Gallimard, 2009. 26. Cf. M. Foucault, « Le langage à l’infini », art. cit., p. 288-289. 27. H. Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit ( 1939), dans Œuvres, Paris, P.U.F., 1963, p. 160-379. 28. La référence à Saussure est rare chez Foucault. Elle témoigne peutêtre du souvenir du cours que Maurice Merleau-Ponty avait consacré à l’auteur du Cours de linguistique générale en 1949 à la Sorbonne - cours auquel Foucault dira, bien plus tard, avoir assisté. Voir M. Foucault, «Structuralisme et post-structuralisme» (1983), repris dans Dits et écrits II, op. cit., n° 330, p. 1253-1254 : « Et vous savez que les derniers efforts de Merleau-Ponty ont porté là-dessus ; je me souviens très bien des cours où Merleau-Ponty a commencé à parler de Saussure, qui, bien que mort il y avait environ cinquante ans, était tout à fait ignoré, je ne dis pas des philologues et des linguistes français, mais du public cultivé. Alors, le problème du langage s’est fait jour, et il est apparu que la phénoménologie n’était pas capable de rendre compte, aussi bien qu’une analyse structurale, des effets de sens qui pouvaient être produits par une structure de type linguistique, structure où le sujet au sens de la phénoménologie n’intervenait pas comme donateur de sens. »

L’ANALYSE LITTÉRAIRE Si j’ai choisi ce mot un peu pédant, un peu scolaire d’analyse, c’est pour éviter le mot de critique. Non qu’il soit périmé; mais peut-être qu’il pose trop de problèmes; et qu’il n’a cessé de subir des mutations dont l’actuelle « analyse » n’est sans doute qu’un avatar. Partons de quelques constatations simples : -L ’épaisseur des institutions critiques : l’existence de cet «homo criticus » que le xixc siècle a découvert; l’existence de revues entièrement consacrées à la critique ; la structure critique de revues comme la N RF; l’activité critique d’écrivains qui ne sont pas des critiques de profession (Leiris présentant Butorl). - Mais en même temps que cette solidification, cet épaississement, le caractère second de la critique s’accentue : ce que la critique pouvait avoir de vivacité, de fraîcheur, ce qu’elle pouvait avoir de « premier » chez Diderot, ou chez Hugo, ou chez les surréalistes, ne cesse de s’effacer au profit d’un langage second. La critique n’est plus tellement recherche d’un langage premier à travers celui des autres, mais mise de son propre langage à l’ordre du langage d’un autre. Peut-être y a-t-il là un trait fondamental de notre culture que le langage peut y proliférer à partir de lui-même, et non pas seulement en extension, mais en profondeur, se superposant à lui-même dans des étagements où il se reprend, se juge, se fonde - bref, se critique. Ce n’est pas un discours en forme que je voudrais tenir; mais vous faire part des réflexions de quelqu’un qui a abordé la critique*

* BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 1.

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par la philosophie. Et qui n’a pu manquer de s’étonner de ces structures du langage propre au monde littéraire : - Étonnement bien naïf, de la part de quelqu’un qui vient d’un monde beaucoup plus simple. - Mais qu’il a peut-être le droit de formuler dans la mesure où la critique fait appel à la philosophie. I Mais je voudrais insister sur quelques caractères particuliers pris par la critique au cours des dernières années. Disons que, jusqu’au début du x x e siècle, la situation de la critique était relativement simple : 1. Elle était jugeante : [elle] portait un jugement de goût, d’appréciation, de qualité, de valeur sur l’œuvre dont elle parlait. 2. Elle admettait une unité immédiate entre l’œuvre et son auteur : le jugement sur l’un étant aussitôt valable pour l’autre. En ce sens, elle était profondément psychologique et morale. L’homme se définit par ce qu’il fait et ce qu’il dit. Elle était à la fois terroriste et discrète : -parce qu’elle n’admettait aucun recul par rapport à ce qui était dit ou manifesté,a - parce qu’elle se refusait à être exploratrice : à chercher dans les zones d’ombre. Elle voyait dans l’œuvre le champ de l’expérience commune. 3. Mais si elle laissait entier ce domaine de l’œuvre et de l’auteur, elle impliquait une coupure profonde dans le monde des lecteurs : - le critique étant le lecteur privilégié absolument, ayant un jugement et pouvant le formuler, - les autres étant des lecteurs au second degré (ne pouvant lire qu’à travers une lecture première). C’est-à-dire que la critique avait un sens dans un monde à la fois naïf et hiérarchisé de la lecture. Naïf puisque le lecteur a. Dans la marge : ce qu’on appelait la « sensibilité »

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pouvait être dupé, pouvait mal juger, ne pas porter son attention là où il fallait. Et hiérarchisé puisqu’il y avait des gens capables de lire et d’autres non. On voit comment la critique était affaire de consommation et de défense. Je crois qu’une analyse de type historique est ici irrécusable : - Tant que la bourgeoisie (au xvne et au xvme siècle) a été titulaire de son langage, l’essentiel de la critique était dirigé contre les idées, les choses, les institutions. -Lorsqu’au xixe siècle un langage est né où elle a commencé à ne plus se reconnaître, une critique est devenue nécessaire portant sur les rapports du langage et de la lecture, sur la consommation elle-même. En un sens, une sorte de malthusianisme littéraire. Or la critique a changé de signification au x x e siècle, mettant en jeu beaucoup plutôt l’écriture elle-même, l’origine du langage, que la lecture et la consommation. - Changement dont on peut dire que la littérature a été, en un sens, la responsable - puisque depuis Mallarmé, et Valéry, et Proust, elle a toujours contenu une réflexion sur ses propres conditions de possibilité : -E n un sens, on peut dire qu’elle s’est façonnée elle-même sa propre critique, rendant inutiles les critiques. - Mais en même temps elle a tourné le regard des critiques vers autre chose qu’un jugement de goût; elle a contraint la critique à s’interroger sur le point d’origine du langage et sa possibilité. De là, un certain nombre de conséquences : a. La critique cesse d’être jugeante : le texte est un fait, ou plutôt, c’est une possibilité, et c’est là-dessus qu’il faut s’interroger. b. La critique, en se plaçant à l’origine de l’œuvre, se place au cœur d’une activité littéraire et créatrice, et retrouve ainsi une espèce de fraîcheur, un caractère premier qu’elle avait perdu depuis le xixe siècle.

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- Or ce changement se traduit dans la sociologie actuelle de la littérature : a. La séparation absolue entre une critique jugeante, une critique pour le consommateur (celle des quotidiens ou hebdomadaires) et une critique analysante, une critique qui cherche à se placer au niveau de l’œuvre (celle des revues, etc.) : aucun point de rencontre. b. Aussi difficile ou ésotérique que soit une œuvre, elle prétend toujours pouvoir s’adresser à la totalité des lecteurs. Elle a à ses propres yeux un caractère d’évidence immédiate qui rend inutile la critique. D’ailleurs la critique est souvent beaucoup plus « difficile » que l’œuvre. Elle « l’ésotérise ». c. Le livre de poche est une manière de faire accéder l’œuvre elle-même à une consommation non filtrée. De l’imposer comme telle; d’ailleurs les critiques en parlent comme d’un phénomène sociologique, mais restent muets sur les œuvres elles-mêmes.I

II On peut dire d’une manière générale que l’analyse traite les œuvres, toute cette sédimentation de langage qui fait partie de notre civilisation, comme un fait de culture qu’il faut envisager avec la sérénité, l’objectivité de n’importe quelle manifestation historique. -Donc pas de différence, au moins méthodologiquement, entre la bonne et la mauvaise littérature, la grande et la petite. Tout fait de langage relève de l’analyse. (À la limite, une science générale de tous les livres qui circulent dans notre monde : une sémiologie.) - Une sensibilité nouvelle à l’historicité de la littérature : - En un sens, on la détache d’un jugement étemel de goût ou de beauté. On la prend dans son historicité la plus pure. - Et en un autre sens, on l’envisage dans la totalité des productions de l’époque; dans son épaisseur synchronique. Sans évolution.

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-U ne indifférence nouvelle [à] l’individualité de l’auteur. a. Jamais l’auteur ne fut plus présent (que Racine soit né dans un milieu janséniste ; l’agressivité de Lautréamont; la blancheur, la virginité lisse et froide chez Mallarmé). b. Mais il ne sert pas de figure de transfert, de person­ nification de l’œuvre, de double (comme au temps où on traitait Zola d’égoutier2) : il est seulement le point de cohérence ; le lieu de l’analyse. Ce n’est pas l’œuvre devenue responsable d’elle-même; c’est l’œuvre devenue à la fois possible et fatale. On voit de quelle importance ont été : - la méthode marxiste d’analyse, - les méthodes linguistiques, - l’histoire de l’art. -Une problématisation de l’œuvre comme telle. Ce ne sont plus les personnages qui importent, ni les idées, ni les formes. Ce qui fait problème, c’est qu’il y ait quelque chose comme une œuvre : c’est-à-dire un langage debout, dressé, qui ait un autre statut que le langage quotidien, que le langage qui s’adresse à quelqu’un. Ce qui fait problème, c’est que ce langage, qui malgré tout s’adresse à un public, conserve une réserve de signification, et qu’il puisse être lu indéfiniment à chaque époque. Bref qu’il puisse y avoir dans une culture des réserves indéfinies de sens qui ne sont pas réductibles à des besoins, à des consommations, à des circuits historiquement déterminés. Qu’il puisse y avoir des sortes de figures indifférenciées, ces figures aux traits absolument mobiles et toujours prêtes à se recomposer. Problème qu’on résolvait autrefois en disant que la beauté était étemelle. Mais ce n’est plus possible dans la mesure où ce qu’on envisage, c’est l’œuvre et non pas la valeur de ces idées ou la raison de ces formes. - De là, dernier trait important, la nécessité de donner un statut à ces significations implicites qui sommeillent dans un texte écrit :

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- Significations qui n’ont pas été dans les intentions de l’auteur : Mallarmé n’a pas voulu faire une poésie de la virginité, ni Baudelaire une poésie de l’expansion parfumée, de la quintessence. - Significations qui ne sont même pas dans les formes visibles. Elles flottent dans une sorte d’espace neutre dans les limites du langage. Difficulté pour les insérer. Le problème de la critique s’inverse donc par rapport au xixc siècle : - Elle voulait insérer une œuvre dans le monde des lecteurs possibles. - Maintenant elle veut fonder les lectures possibles sur l’œuvre elle-même : sur cette épaisseur consistante, [substantielle]a qui constitue la masse noire et monumentale de l’œuvre. III Voici quelques exemples concrets de cette méthode, avec les problèmes qu’elle ne peut manquer de poser. 1. L’analyse formelle. Analyse qui repose sur l’idée qu’il existe une sorte d’architecture implicite de l’œuvre - une nervure spontanée -q u i n’est pas le plan; - qui n’est pas le mouvement dramatique des personnages ; -q u i n’est pas non [plus]b l’équilibre esthétique et musical des temps forts ou faibles, le rythme.

a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Mot manquant.

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- Ces formes, on peut les trouver dans la lisibilité immédiate de l’œuvre - dans un certain rapport de leur thème à leur composition. Cf. G. Poulet, étudiant le cercle3 : la poésie et la pensée baroques ont été hantées, depuis que la terre est ronde, par la figure de la sphère : - qui est le microcosme, - donc le reflet, - d’où la bulle de savon (fragile, illusoire), - d’où l’idée de la fragilité, de l’éclatement de l’instant, - d’où la sinuosité. -O n peut les trouver plus profondément enfouies dans l’œuvre : elles nécessitent un décryptement : - Polyeucte4 par J. Rousset5. - L a galerie du Palais6 : deux jeunes qui s’aiment, se séparent, se croisent, se séparent à nouveau, et se retrouvent à nouveau. - Même structure dans Le Cid7. Or dans Polyeucte, on retrouve une figure semblable, mais profondément déséquilibrée : - Polyeucte aime Pauline, mais s’en sépare pour Dieu. - Pauline aime Sévère, mais s’en sépare pour Polyeucte. La configuration précédente est complétée par un troisième terme (ou plutôt par deux troisièmes termes, un en haut et l’autre en bas). Et ils se poursuivent jusqu’aux retrouvailles finales en haut. Chaque pas qui attire Polyeucte vers Dieu, donc loin de Pauline, détache Pauline de Sévère et l’attire vers Polyeucte. La boucle et le cercle. Un mouvement d’hélice (qu’on retrouverait pareillement dans la sculpture baroque).

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2. L’analyse thématique. L’idée que la forme (cette nervure linéaire et abstraite) n’est pas dissociable du contenu sensible de l’œuvre; qu’elle fait corps avec ce contenu, l’anime de l’intérieur, ou plutôt n’est rien d’autre que ce contenu lui-même dans sa présence vivante. Importance de deux expériences philosophiques : a. Celle de la phénoménologie : le sensible n’est pas une matière brute qu’anime, après coup, le jugement; le sensible est déjà orienté : il est le corps même de [la] spatialité et de la temporalité. Le temps nous est donné par les choses qui vieillissent, l’espace par la perspective, la brume à l’horizon. Le sens est contemporain de l’être. b. Celle de Bachelard : une sorte de psychanalyse rectifiée. Pour Freud, la torsion imaginaire était d’une souplesse infinie : tout pouvait jouer. Pour Bachelard, il y a une plasticité propre à l’imagination : elle a ses lois. La griffe appartient à un certain type d’agression : instantanée, sanglante, l’éclair, la ventouse8. Application par J.-P. Richard à Mallarmé9 : comment repérer un thème et l’analyser? Par exemple celui de la virginité nue chez Mallarmé. a. La fréquence (Guiraud10) : mais le thème déborde les mots qui le désignent (blancheur, neige, glacier, aile) parce qu’il établit des appartenances qui sont sémantiquement claires, mais ne peuvent se traduire a priori dans les mots. Et puis les mots n’ont pas toujours le même sens (froid [signifie-t-il] la mort ou la virginité?). b. Leur qualité topologique : - L’importance d’un thème se manifeste par le fait qu’il est situé à plusieurs niveaux topologiques : - La nudité : érotisme, métaphysique, la poétique (le langage à l’état nu). -L a virginité : l’innocence, le corps, le rapport du langage à ceux qui l’entendent.

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- Loi [des] équivalences fonctionnelles : - La virginité des choses, c’est leur blancheur. - L a résistance, la pudeur de cette virginité, c’est le froid (c’est le gel, cette mince carapace fracassable qui protège la mobilité de l’eau; c’est aussi le ciel d’hiver, bleu, mais lointain, très distinct, très profond, où les formes se dessinent avec une précision inaccessible). C’est aussi le ciel de l’autre côté de la vitre. c. Leurs ambivalences psychologiques : le problème n’est pas de savoir ce que Mallarmé pensait ou éprouvait, s’il était pour ou contre. Justement le thème prouve sa constance, sa cohérence, son entêtement, la force avec laquelle il est imposé dans l’œuvre et à l’œuvre, chez et à l’auteur par le fait qu’il a été valorisé tantôt de façon positive, tantôt de façon négative. Par exemple le fané, la chute, les ailes qui tombent : « Une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum » 11; mais : « Chaque parole retomba en pluie de fleurs. Sur la pointe des pieds se dresser bras entrouverts, pour la recevoir et y toucher, ô bonheur ! avec des mains humaines !» 12 d. Leur équilibration : de là le privilège de formes complexes, ou de figures à virtualités multiples qui enchaînent en une règle unique toute la courbe du développement du thème : - L’éventail qui s’ouvre et se plie, mais cache quand il s’ouvre, et dévoile quand il se plie 13. - La danseuse, qui s’épanouit au loin, sur la scène, dans un cercle d’irréalité ; et qui se ferme quand on la voit de près. - Le livre aussi. e. L’évolution chronologique. Malgré la structure synchronique de l’analyse, on voit comment elle peut permettre une analyse de type temporel. - Les toutes premières poésies de Mallarmé : la blancheur virginale est une manière pour le monde d’assurer une totalité sans brisure ; une sorte d’intégrité proche de soi-même, sans distance : la communication des choses entre elles :

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Nuage es-tu l’écume De l’océan céleste au flot limpide et pur? Es-tu la blanche plume Que détacha la brise, en traversant l’azur, De l’aile [d’un] des anges 14?

- Et puis avec Les fenêtres L\ on voit apparaître une autre expérience de l’azur inaccessible, froid, hostile et où de plus toute communication va devenir déchéance, flétrissure : le voilà dans Soupir, qui laisse, sur l’eau morte où la fauve agonie Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon. Se traîner le soleil jaune d’un long rayon 16.

IV Le problème qui se pose est alors de savoir sur quoi reposent finalement des analyses comme celles-là. - I l est évident qu’une esthétique généralisée peut bien rendre compte, à plus lointaine échéance, de certaines formes : la torsion baroque. -M ais la modulation d’une œuvre dans ce qu’elle a d’individuel ne peut qu’échapper à une esthétique généralisée. L’analyse d’une œuvre en tant qu’œuvre, et dans sa structure interne, n’élude pas son individualité, mais la fait apparaître en plein jour, dans un jour d’ailleurs énigmatique. Quel est donc ce statut d’individualité de ce qu’il peut y avoir d’implicite, d'inconscient, dans une œuvre, donc de non référable à des intentions de l’auteur, à ce qu’il a voulu faire explicitement? Il est évident qu’un recours à la psychanalyse n’est pas acceptable puisqu’il s’agit de rendre compte d’une œuvre en tant qu’elle est œuvre, dans sa dynamique interne, et non d’un fait psychologique (ou en tant qu’elle en est une expression).

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1. L’analyse existentielle. Sartre : Baudelaire17, Saint Genet,8. Starobinski : La transparence et Vobstacle19. L’idée que l’œuvre et la vie font partie d’une structure commune, qu’il faut les traiter comme un texte commun, une sorte de trame unique - qui est apparemment un destin, - mais profondément un projet. Ainsi Rousseau depuis qu’il a perdu la transparence du monde devant un mensonge, une calomnie : - Toute sa vie est un effort pour rejoindre cette transparence ([c’est-à-dire l’jappartenance du regard à l’innocence). - Mais son œuvre aussi s’inscrit dans le même effort : - que ce soit sous forme de projet politique, - sous forme de rêve romanesque, - sous forme de délire, - sous forme de justification, - sous forme de [raisonnement]a. 2. L’analyse historique. Plutôt [que d’]un schéma unique, l’œuvre et la vie d’un auteur (cette totalité qu’ils forment) relèvent de totalités plus larges, dans lesquelles il faut les replacer. Car les possibilités de lectures qu’offre une œuvre, c’est dans sa signification objective (et pas dans le seul projet de l’auteur) qu’elles résident. Or ce qui donne un sens objectif à une œuvre, c’est la totalité historique dans laquelle elle est placée : - Descartes est croyant, mais son rationalisme athée20. -L a conception de la grâce chez les calvinistes n’a pas le même sens (ascèse intramondaine) que chez les jansénistes (refus de toute vie mondaine).

a. Conjecture; mot difficilement lisible.

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Ce qu'il faut isoler, c'est donc la totalité concrète en laquelle une pensée prend son sens (même si ce sens est obscur à l’auteur). D’où : - L’idée de grouper [ceux]a chez qui le comportement et la pensée sont adéquats. - L’idée qu’ils ont une idéologie (une « vision du monde») qui leur est commune. - L’idée que le concept de classe est trop large pour de telles analyses. Goldmann : la vision tragique chez Racine21. - Les officiers (qui avaient soutenu le roi). - Les commissaires (qui sont nommés par le roi quand il se rapproche de la grande noblesse). De là le jansénisme : - Rien à faire avec le monde : le pouvoir est mauvais. - On ne peut faire son salut dans le monde. - Dieu est absent du monde ; il n’y intervient que par un regard. D’où deux attitudes : - Refus absolu (Barcos, Saint-Cyran). - Vivre avec le monde (Amauld). Racine vivant dans le monde : théâtre du refus ; entrant dans une certaine retraite : théâtre de Dieu intervenant dans le monde (rejoint un Amauld qui lui-même se rapproche du roi). Entre les deux, le théâtre de la péripétie : Phèdre22. 3. Il y a, probablement, actuellement en train de se dessiner, un troisième fondement possible à ces analyses. Ce serait la prise en considération du fait que la littérature, c’est du langage ; c’est quelque chose qui se passe à l’intérieur du langage et pourtant s’en détache ; qui se loge dans le langage et le bouleverse. Idée qui est simple. a. Mot m anquant

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Et Qui ne cesse d’être de phis en phis mi«g en {deine inmiw^ parla littérature : mise en jeu du langage tout entier par cet usage g pæticulkr du tangage qu’est la littérature. C’est ce qu'a voulu faire R. Barthes lorsqu’il a cherché, Ame Le degré zéro de l ’écriturea , [à] définir cette région de signes par lesquels la littérature se désigne comme littérature. D existerait quelque chose qui n’est ni la langue (laquelle est l’horizon commun à tout sujet parlant), ni le style (qui change d’écrivain à écrivain et de texte à texte), mais l’ensemble des signes par lesquels un texte écrit se désigne comme étant de la littérature (cf. Hébert et Le Père Duchéne). L’étude de ces signes relèverait, comme tout aidre étude de signes, de cette méthode sémiologique définie pour la première fins parSaussure. -E lle permettrait une analyse diachronique, temporelle, historique : Chateaubriand : signe pour être vu. Spectacle. Au contraire Queneau, Camus, Céline sont signes d’inexistence (ce qui ne veut pas dire que ce sont des signes qui n’existent [pas]·). Et une analyse synchronique des totalités, des systèmes. - Elle permettrait aussi de relier la littérature à tout Γensemble des signes qui circulait dans une société à une époque donnée. La littérature et le langage ne sont après tout que des signes parmi d’autres. Après tout le vêtement, la nourriture sont des signes; et pas seulement dans les sociétés riches. Lévi-Strauss : les femmes ne soit pas simplement des biais de consommation ; elles circulait selon des structures qui leur donnent leur sens. Elles sont des signes sociaux24. Ne pourrait-on pas flaire entra’la littérature dans une sorte de sémiologie générale, propire à une société, et où on l’interrogerait.

a-Mot manquant

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non pas sur ce qu’elle signifie (les idées, la beauté), mais sur sa structure de signifiant? - Et peut-être arriverait-on pour notre société à un curieux paradoxe : - Dans les sociétés primitives, les femmes sont des signes, mais aussi des créateurs de signes (d’où un dédoublement). -D ans notre société, la littérature est un usage des signes qui se signifie lui-même, qui renvoie à lui-même; qui s’immobilise dans ce redoublement formant, en quelque sorte, blason. La littérature, c’est le langage se signifiant lui-même, s’éprouvant dans sa nature de signe et explorant, avide, sa propre tautologie. - On voit bien dans ces conditions quel contenu historique il y a [dans]a le formalisme littéraire du nouveau roman : - Non pas expression d’une angoisse. -M ais sans doute élucidation, à l’intérieur de la littérature, de sa posture d’auto-référence. Ce n’est pas parce qu’elle est formelle et abstraite, et sans contenu, que la littérature aujourd’hui est ce qu’elle est; jamais elle n’a été plus proche de son contenu : jamais elle n’a mieux signifié le langage comme signifiant. Elle est en train de devenir une forme pleine. Et ceci en fonction d’une maturation historique qui remonte sans doute à Cervantès. - Il n’en reste pas moins qu’en se désignant aussi elle-même, dans un redoublement qui est peut-être aussi essentiel que le dédoublement produit par le premier langage des hommes, la littérature rejoint une limite : - comme sa disparition dans l’apparition de son être, - un vertige qui l’attend dans son contenu. De telle sorte qu’il ne faudrait pas interroger la littérature comme une activité, au cœur d’une culture, qui en traduit a. Mot manquant.

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(ou en travestit, ou [en] défend, ou en attaque) les contenus (ou les valeurs), mais comme une expérience-limite. Une de ces expériences-limite par lesquelles une culture ne peut pas manquer de se définir : il n’y a pas de culture sans folie, pas de culture sans certaines prohibitions sexuelles, pas de culture sans un certain accès à la limite du langage, sans un certain usage des signes qui se brûlent eux-mêmes, faisant naître de leur trajectoire incendiée quelque chose comme la littérature.

N otes

1. Cf. M. Leiris, «Le réalisme mythologique de Michel Butor», n° 129, 1958, p. 99-119. Foucault est particulièrement proche de la rédaction de la revue C ritiq u e au début des années 1960, au conseil de laquelle il entre en 1963. 2. Après la publication de T h érèse R a q u in ( 1867), qui précède et anticipe le cycle des Rougon-Macquart, Zola avait été en effet violemment attaquéet présenté comme un égoutier et un pomographe. 11répondit aux accusations dans la préface de la seconde édition du livre, un an plus tard : « Je m’étonne seulement que mes confrères aient fait de moi une sorte d’égoutier littéraire [...]» (É. Zola, T hérèse R aquin . P r é fa c e d e la d e u x iè m e édition , Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 61). L’image ne cessera cependant de lui être attribuée, et ressurgira plus violemment encore au moment de la publication de P o t-B o u ille (1882), puis de l’affaire Dreyfus. 3. G. Poulet, L es m éta m o rp h o ses du c e r c le , Paris, Plon, 1961. 4. P. Corneille, P o ly e u c te m a r ty r , op. cit. 5. J. Rousset, F o rm e e t sig n ifica tio n . E s s a i s u r le s stru c tu re s littéraires C ritiq u e ,

de C o rn eille

à C la u d e l , op.

cit.

6. P. Corneille, L a g a le r ie du P a la is , ou L ’a m ie r iv a le , op. cit. 7. P. Corneille, L e C id , op. cit. 8. Cf. G. Bachelard, L a u tré a m o n t , Paris, José Corti, 1939, chap. 2, « Le bestiaire de Lautréamont », p. 29-78. 9. C f J.-P. Richard, L ’u n ivers im a g in a ire d e M a lla r m é , op. cit. 10. P. Guiraud, L es c a ra c tè re s s ta tis tiq u e s d u v o ca b u la ire . Essai de m éth o d o lo g ie , Paris, P.U.F., 1954. ILS. Mallarmé, « Symphonie littéraire », art. cit., p. 263. 12. S. Mallarmé, « Nala et Damayantî », art. cit., p. 631. 13. Cf. su p ra , p. 150, note 16. 14. S. Mallarmé, «Le nuage», dans H. Mondor, M a lla rm é lycéen, a v e c q u a ra n te p o è m e s d e je u n e s s e in é d its , Paris, Gallimard, 1954, p. 176. 15. S. Mallarmé, «Les fenêtres», dans Œ u v re s c o m p lè te s , op.ciL p. 32-33. 16. S. Mallarmé, « Soupir », dans Œ u v re s c o m p lè te s , op. c it., p. 39. 17. J.-P. Sartre, B a u d ela ire , Paris, Gallimard, 1947. 18. J.-P. Sartre, S a in t G enet, c o m é d ie n e t m a r ty r , Paris, Gallimard, 1952.

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NOTES

19. J. Starobinski,

J e a n -J a c q u e s

R ou sseau .

La

tran sp a ren ce

et

l'obstacle, op. cit.

20. Allusion probable à M. Gueroult, D e s c a r te s selo n l'o rd re des 2 vol., Paris, Aubier, 1953. La lecture de Gueroult s’opposait tout particulièrement aux travaux de F. Alquié, chez qui le « geste » cartésien présidait à l’interprétation de sa pensée. On peut également penser à L. Goldmann, L e D ie u c a ch é. É tu d e su r la v isio n tra g iq u e dan s les « Pensées » d e P a s c a l e t le th é â tre d e R a c in e , Paris, Gallimard, 1955, p. 22-23. 21. L. Goldmann, L e D ie u c a c h é , op. cit. 22. J. Racine, P h è d re e t H ip p o ly te , op. cit. 23. R. Barthes, L e d e g r é z é r o d e l 'é c r itu r e , op. cit. 24. C. Lévi-Strauss, L e s s tru c tu re s é lé m en ta ire s d e la p a r e n té , op. cit.

raisons,

STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTÉRAIRE Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis le 4 février 1967*

Mesdames, Messieurs, Je crois que nous sommes là essentiellement pour discuter, c’està-dire que je devrais ne pas parler du tout ; mais enfin je suppose que, pour que vous puissiez exercer votre droit de question, qui sera un droit de regard et un droit de critique, il faut bien que je m’expose à vos coups et, par conséquent, je vais présenter quelques propos un peu désordonnés à partir desquels j ’espère que vous aurez l’occasion vous-mêmes de vous exprimer. Le sujet que j ’ai choisi, au fond, dans la mesure où je ne savais pas devant qui je parlais - heureusement d’ailleurs, parce que si j’avais su devant qui je devais parler, je crois que j ’aurais tout à fait renoncé à parler, puisque d’une part le public est fait de gens fort intimidants qui sont mes collègues et qui, par conséquent, en savent plus que moi, et pour une autre part, ce sont beaucoup d’étudiants qui me connaissent déjà et qui m’ont déjà vu dans mes numéros et, par conséquent, tout ça est évidemment un peu intimidant et gênant pour moi -, donc, ne sachant pas trop devant qui je devais parler, j’ai pensé que je pourrais parler de ce problème des rapports du structuralisme et de l’analyse littéraire. Ce problème des rapports entre le structuralisme et l’analyse littéraire, je n’ai évidemment aucune compétence pour en parler, * Une transcription p a rtie lle de c e tte c o n féren ce, sans la discu ssio n qui l’a suivie, a été publiée dans Les cahiers de Tunisie , vol. 39, n° 149-150, 1989, p. 21-41. À propos de cette co n féren ce, v o ir l ’a rtic le de D. S ég lard , « F o u cau lt à T unis », art. cit.

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vous pensez bien. En fait, si j ’ai choisi ce sujet, c’est [dans une] grande mesure parce qu’il est actuellement le nid, le lieu d’un certain nombre d’équivoques. Vous connaissez tous, pour en avoir entendu au moins des échos, le débat de ce qu’on appelle la nouvelle critique!, et sous ce débat je crois que se cachent un certain nombre de concepts finalement assez mal définis. Et c’est un petit peu du côté d’une recherche de définitions que je voudrais orienter ce qui doit être l’essentiel de cette réunion, c’est-à-dire le débat de tout à l’heure. En gros, je crois qu’on pourrait dire ceci. En apparence, cette discussion qui traîne maintenant, non seulement en France, mais dans d’autres pays depuis plusieurs années, on a l’impression qu’elle oppose un certain nombre de choses et de gens, qu’elle oppose une critique disons de type scientifique à une critique qui serait de type impressionniste. On a l’impression aussi qu’elle oppose les tenants du contenu et du sens aux tenants de la forme pure. On a l’impression aussi que c’est un débat qui oppose les historiens à ceux qui ne s’intéressent qu’au système et à la synchronie des œuvres. On a l’impression qu’il s’agit aussi, après tout, d’un conflit de personnes ou même de groupes sociaux, puisqu’il y aurait, d’un côté, les tenants de la vieille université française et désuète et puis, d’un autre côté, les tenants d’une sorte de renouvellement intellectuel qui serait forcément extérieur à l’université. Je ne suis pas sûr que cette manière de caractériser le débat soit absolument exacte. Il n’est pas vrai que les plus rétrogrades dans ce débat de la nouvelle critique soient forcément à l’intérieur de l’université, et l’université, qui n’a pas toujours beaucoup de raisons d’être fière d’elle-même, peut s’enorgueillir de ne pas compter dans ses membres un certain nombre de gens qui sont les tenants, justement, de cette ancienne critique. Il n’est pas vrai non plus que des analyses comme celles de Jean-Pierre Richard2 soient des analyses qui ignorent entièrement le sens d’une œuvre pour ne parler que de son contenu. Il n’est pas vrai que les tendances actuelles de l’analyse littéraire refusent l’histoire au profit du pur système et de la synchronie. Donc je ne crois pas que ce soient tous

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ces qualificatifs, toutes ces déterminations qui nous permettent de situer exactement le débat. Pour essayer de mieux le cerner, je voudrais introduire une notion qui est absolument familière maintenant et qui, au premier regard, devrait à vrai dire amener avec elle certainement beaucoup plus de difficultés qu’elle ne peut en résoudre : c’est la notion de structuralisme. En gros, on peut dire que le débat tourne actuellement autour de la possibilité, du droit, de la fécondité d’une méthode que l’on appelle la méthode structuraliste. En fait, qu’est-ce que c’est que le structuralisme ? Il est fort difficile de le définir quand on songe, après tout, que sous ce mot on désigne des analyses, des méthodes, on désigne des ouvrages, on désigne des individus, aussi différents, par exemple, que l’histoire des religions telle qu’elle est faite par Dumézil3, l’analyse des mythologies par Lévi-Strauss4, l’analyse des tragédies de Racine par Barthes5, l’analyse également d’œuvres littéraires comme on le fait actuellement en Amérique avec Northrop Frye6, les analyses de contes populaires qu’ont fait les Russes comme Propp7, les analyses de systèmes philosophiques comme celles de Gueroult8. Tout ça se place sous l’étiquette structuraliste, donc échoue. Il est peut-être un petit peu dangereux de vouloir éclairer tous ces problèmes avec une notion aussi confuse. Pourtant, c’est sur ce structuralisme que je voudrais un petit peu m’arrêter. Le structuralisme, c’est entendu, ce n’est pas une philosophie. Ce n’est pas une philosophie et le structuralisme peut être lié à des philosophies tout à fait différentes les unes des autres. Lévi-Strauss a explicitement lié sa méthode structurale à une philosophie, disons, de type matérialiste. Quelqu’un comme Gueroult, par exemple, a lié au contraire, on peut dire, en gros, à une philosophie idéaliste sa propre méthode d’analyse structurale. Quelqu’un comme Althusser, par exemple, utilise explicitement les concepts de l’analyse structurale à l’intérieur d’une philosophie qui est une philosophie explicitement marxiste9. Donc je ne crois pas qu’on puisse établir un lien univoque et déterminé entre le structuralisme et la philosophie.

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Vous me direz que tout ça, c’est connu, qu’on sait bien que le structuralisme, ce n’est pas une philosophie, mais que c’est une méthode. C’est là justement où je voudrais faire une objection. Et il ne me semble pas, finalement, que l’on puisse réellement définir le structuralisme comme une méthode. D’abord, il est fort difficile de voir en quoi la méthode d’analyse des contes populaires par Propp peut ressembler à la méthode d’analyse des systèmes philosophiques par Gueroult, en quoi l’analyse des genres littéraires par Frye en Amérique peut ressembler à l’analyse des mythes par Lévi-Strauss. En fait, il me semble que par le mot de structuralisme on désigne beaucoup plutôt un ensemble de disciplines, peut-être même pas de disciplines, de préoccupations, un certain nombre d’analyses qui ont en commun au fond un objet, et assez paradoxalement je définirais le structuralisme, et les différents structuralismes, par la communauté de leur objet. Je dirais que le structuralisme, c’est actuellement l’ensemble des tentatives par lesquelles on essaie d’analyser ce qu’on pourrait appeler la masse documentaire, c’està-dire l’ensemble des signes, traces ou marques que l’humanité a laissé derrière soi et que l’humanité ne cesse pas de constituer encore et tous les jours, et en nombre de plus en plus grand, autour d’elle. Cette masse documentaire, cette masse de traces, de signes, qui sont ainsi déposés et sédimentés dans l’histoire du monde et qui sont enregistrés dans l’archive universelle qui s’est constituée et qui se constitue toujours, cette masse documentaire, de quoi est-elle faite? Bien entendu, ce sont toutes les traces proprement verbales, toutes les traces écrites, c’est bien entendu la littérature, mais c’est d’une façon générale toutes les autres choses qui ont pu être écrites, imprimées, diffusées; c’est également tout ce qui a été dit et qui, d’une manière ou d’une autre, a été conservé dans la mémoire des hommes, mémoire qui est leur mémoire psychologique ou qui est la mémoire matérielle d’un enregistrement quelconque; ce sont également toutes les marques que l’homme a pu laisser autour de lui, des œuvres d’art, des architectures, des villes, etc., tout ce qui fait que les objets que l’homme a fabriqués obéissent non seulement à des lois pures et simples de production, mais à des systèmes

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qui les constituent comme des marques, et comme des marques précisément de ce que l’homme a fait lui-même. Je crois que ce qu’on est en train de découvrir, c’est actuellement l’autonomie de cet aspect par lequel et sous lequel on peut analyser tout ce que l’homme peut faire, cet aspect n’étant pas celui de la production économique de ces objets, de ces choses, de ces signes, de ces marques, etc., mais l’aspect par lequel ces marques et ces signes sont entre eux consistants en tant que marques, en tant que signes. Il s’agit de trouver le système de détermination du document en tant quedocument. Et cette discipline du document en tant que document, c’est ce qu’on pourrait appeler en faisant des étymologies - mais je ne suis pas très fort -, j ’imagine qu’on doit pouvoir, à partir du verbe grec deiknumi10, trouver quelque chose comme deixologieu ou je ne sais quoi, qui serait la discipline générale du document en tant que document, et qui serait au fond ce que le structuralisme est en train de constituer actuellement. Une analyse, donc, des contraintes internes du document comme tel. Et c’est, je crois, à partir de là qu’on peut comprendre le caractère apparemment touche-à-tout du structuralisme, parce que le structuralisme s’occupe en effet de tout: il s’occupe de la philosophie, il s’occupe de la publicité, il s’occupe du cinéma, il s’occupe de la psychanalyse, il s’occupe des œuvres d’art, etc. Deuxièmement, ceci explique, je crois, l’importance que le structuralisme ne peut pas manquer d’attacher à quelque chose comme la linguistique, dans la mesure où la linguistique est au cœur même, précisément, de tous ces documents que l’homme laisse autour de lui, car après tout la langue, c’est la forme la plus générale sous laquelle le document humain en général se présente. Troisièmement, ceci explique, je crois, les conflits que la méthode, disons que les concepts du structuralisme, que les descriptions structurales [suscitent]3, les conflits qui naissent au sujet de cette description structurale avec des disciplines qui étudient le document, non pas précisément en tant que document, a. C onjecture ; m o t m a n q u a n t.

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mais en tant qu’il a pu être produit dans un système de type économique au sens large. C’est-à-dire qu’on peut, devant tout ce qui a été sédimenté dans l’histoire de l’humanité, prendre au fond deux attitudes : ou chercher l’enchaînement des processus qui ont permis à ces différents objets créés par l’humanité d’être produits, et c’est la recherche de ces lois de production que j ’appellerais en gros l’économie; ou on peut essayer d’étudier cet ensemble de restes, de marques qui définissent les objets créés par l’humanité, on peut les étudier dans la mesure, et dans la mesure seulement, où ils sont documents. C’est ce second aspect qui caractérise, je crois, en face de l’économie, de l’analyse économique de la production, ce qu’on pourrait appeler l’analyse deixologique de ces mêmes objets. La distinction entre ces deux formes d’analyse est peutêtre évidemment un peu délicate à faire et vous comprenez bien pourquoi elle pose des problèmes. Mais, après tout, on a devant les yeux un modèle. Ce modèle, c’est celui que nous offrent tout simplement les sciences de la nature. On sait bien, depuis une bonne trentaine d’années maintenant, que la vieille analyse qui était pratiquée au xixe siècle, l’analyse des processus énergétiques, ne suffit plus maintenant à rendre compte entièrement d’un certain nombre de phénomènes, des phénomènes d’ordre physique, d’ordre chimique, d’ordre biologique surtout, et qu’il faut de plus analyser, outre les processus énergétiques, ce qu’on appelle les processus d’information. Et actuellement on ne peut plus faire de biologie sans envisager la perpétuelle interaction qu’il y a entre les processus énergétiques et les processus informationnels qui rendent possible l’ensemble des phénomènes biologiques. La définition des rapports entre processus énergétiques et processus informationnels pose évidemment beaucoup de problèmes, mais l’analyse de ces rapports ne peut être faite que dans la mesure où on a distingué les deux niveaux, le niveau énergétique et le niveau informationnel. Il me semble que le problème est à peu près le même en ce qui concerne les phénomènes dits humains, c’est-à-dire que les phénomènes dits humains doivent être analysés à deux niveaux : au niveau de leur production, qui est le niveau économique ; et le

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niveau par où ils obéissent aux lois mêmes du document en tant que document, c’est le niveau deixologique. Et s’il est vrai qu’il va bien falloir un jour essayer d’étudier l’interférence qu’il y a entre ces deux niveaux, cette interférence qui est la substance même, qui est l’objet même de l’histoire ne pourra être définie que dans la mesure où on aura d’abord bien distingué les deux niveaux. Je crois que l’importance méthodologique, l’importance épistémologique, l’importance philosophique du structuralisme tient précisément à cela. Il a d’abord été une méthode et il n’y a aucun doute que c’est comme méthode qu’il a, en quelque sorte, fait la percée vers cet objet nouveau, vers cette couche, vers ce domaine épistémologique nouveau que j ’appelle du mot arbitraire de deixologie. Et c’est à partir de cette percée méthodologique que cet objet nouveau est en train de se constituer, et à partir du moment où l’objet nouveau s’est constitué, forcément le structuralisme cesse de pouvoir être défini purement et simplement comme méthode. Il devient l’obligation pure et simple de parcourir ce nouveau domaine devant lequel nous sommes, ce qui fait que le structuralisme en est arrivé au point où précisément il doit s’effacer lui-même et disparaître comme méthode pour reconnaître, en quelque sorte en se retournant sur lui-même au moment où il s’efface, que ce qu’il a fait, c’était tout simplement de découvrir un objet. On pourrait rapprocher l’exemple du structuralisme de celui de l’anatomie pathologique à la fin du xvme siècle. L’anatomie pathologique à la fin du xvme siècle a tout simplement été une méthode médicale appliquée par un certain nombre de médecins et qui a suscité d’ailleurs beaucoup de polémiques et de difficultés. Et puis, finalement, l’analyse de l’anatomie pathologique a découvert un objet qui n’était pas prévu et qui était la physiologie ; de telle sorte que la physiologie s’est ensuite développée comme discipline autonome, reprenant l’anatomie pathologique comme méthode particulière12. C’est probablement ce qui va se passer à propos du structuralisme. Voilà, en gros, la situation actuelle du structuralisme. Voilà ce queje voulais dire sur cette signification générale, sur la signification générale de ce mot.

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Et là-dedans, qu’est-ce que vient faire l’analyse littéraire proprement dite ? Si ce que je vous ai dit est exact, vous voyez que l’analyse littéraire fait nécessairement partie de ces disciplines du document : il s’agit d’étudier d’une façon privilégiée ces documents que l’on appelle des œuvres littéraires. En fait l’analyse littéraire, et l’analyse littéraire structurale, a toujours eu une position un peu en flèche à l’égard de ces disciplines dont je vous parle et qu’on a groupées jusqu’à présent sous le nom de structuralisme. En effet, l’analyse littéraire est venue très tôt rejoindre ce domaine des disciplines deixologiques. Pourquoi et comment? Je crois qu’on pourrait résumer très schématiquement la situation de la manière suivante. Autrefois, au fond, l’analyse littéraire avait essentiellement une fonction de mise en communication, de médiation entre l’écriture, entre l’œuvre proprement dite et puis sa consommation, c’est-à-dire sa lecture par un public. L’analyse littéraire était essentiellement une sorte d’acte ambigu, à mi-chemin entre l’écriture et la lecture, et qui devait permettre la lecture par un certain nombre de gens d’un texte qui avait été écrit par quelqu’un. Cette fonction médiatrice de l’analyse littéraire, elle peut se résumer, on peut la décrire sous trois chefs. D’une part, la critique littéraire, l’analyse littéraire avait pour fonction de trier, parmi les textes écrits, ceux qui devaient être lus et ceux qui ne méritaient pas d’être lus. C’est ainsi que la critique littéraire rayait une fois pour toutes des œuvres comme celles de Sade ou comme celles de Lautréamont. C’était son premier rôle. Son deuxième rôle, c’était de juger les œuvres, de dire à l’avance au lecteur possible si cette œuvre valait quelque chose et ce qu’elle valait par rapport aux autres œuvres, donc de la placer à l’intérieur d’une échelle. Et troisièmement, elle avait un rôle de simplification de l’œuvre, en tout cas de simplification de l’opération qui consiste à lire une œuvre, et elle devait donner un schéma en quelque sorte de production de l’œuvre même, expliquant comment l’auteur avait écrit, pourquoi il avait écrit, ce qu’il avait voulu faire, etc. Ces trois fonctions - trier, juger, expliquer ou rendre clair - faisaient que l’analyse littéraire, devant une œuvre écrite, se plaçait dans la position, en quelque sorte, du lecteur idéal. Et celui

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qui faisait de l’analyse littéraire, pratiquant cette lecture absolue, surplombante et idéale, écrivait un texte qui devait être médiation pour le lecteur futur, et autoriser, fonder, simplifier la lecture de ce lecteur futur, la lecture qu’il faisait du texte premier. C’était donc cette structure linéaire : a) écriture, b) analyse littéraire, c) lecture, c’est cette structure-là qui définissait, je crois, le rôle même de ce qu’on appelait précisément la critique. Car l’analyse littéraire était critique, c’est-à-dire qu’elle était une censure qui triait, elle était une esthétique qui proposait des jugements et elle était en même temps une sorte d’historique de la production de l’œuvre, une explication des raisons pour lesquelles, une réduction de l’œuvre aux raisons pour lesquelles elle avait été produite. Voilà, en gros, pourquoi toute l’analyse littéraire était fondamentalement une critique. Voilà également pourquoi il a existé, dans toutes les sociétés, disons, de type occidental, ce genre de personnages curieux et redoutables qu’on appelait les critiques littéraires et dont l’invention, peut-être la triste invention, enfin peu importe, remonte en gros à SainteBeuve. Je crois qu’au cours du x x e siècle la position de l’analyse littéraire a changé. Et à ce schéma linéaire que j ’ai essayé de vous représenter s’est substituée une toute autre configuration. Je crois que l’analyse littéraire a maintenant échappé au fil, à l’axe écritureconsommation qui la situait autrefois. Et maintenant, l’analyse littéraire est devenue un rapport, non plus de l’écriture à la lecture, mais de l’écriture à l’écriture. C’est-à-dire que l’analyse littéraire, c’est essentiellement maintenant la possibilité de constituer, à partir d’un langage donné qu’on appelle l’œuvre, un nouveau langage, et un nouveau langage qui soit tel que ce second langage obtenu à partir du premier puisse parler du premier. Le problème de la critique, vous voyez, n’est plus, comme il était autrefois, comme il était au xixe siècle : comment est-ce que les lecteurs en général, et le lecteur idéal en particulier, peuvent et doivent juger l’œuvre en question? Maintenant le thème de la critique, c’est celui-ci : quelle transformation doit-on opérer sur le langage d’une œuvre pour que le langage ainsi transformé parle de cette œuvre et manifeste quelque

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chose à propos de cette œuvre? Dans la mesure où la critique, l’analyse littéraire est devenue ceci, vous comprenez comment et pourquoi l’analyse littéraire, maintenant, ne va plus du tout s’intéresser à la production même de l’œuvre, à la manière dont elle a pu naître, mais elle va s’intéresser à l’œuvre en tant que document, c’est-à-dire en tant qu’elle est faite avec cette forme de document qu’on appelle du langage; c’est-à-dire que l’analyse littéraire va s’occuper de l’œuvre en tant fondamentalement qu’elle est langage. Et c’est en ceci qu’elle va devenir, cette analyse littéraire, comme l’analyse des mythes, etc., et à côté d’eux, une sorte de deixologie. Deuxièmement, ceci explique pourquoi l’analyse littéraire, dans la mesure où elle transforme un langage donné en un nouveau langage qui doit parler de lui, est maintenant liée, et d’une façon très proche, au problème de la linguistique. Ceci vous explique également comment et pourquoi elle est liée au problème de la logique, c’està-dire au problème qui touche essentiellement à la transformation des énoncés. Enfin, vous voyez comment et pourquoi, n’étant plus cette médiation entre écriture et lecture, l’analyse littéraire ne peut pas ne pas abandonner cette vieille fonction de tri, de critique, de jugement qui était la sienne autrefois. Désormais l’analyse littéraire va suspendre tout jugement sur l’œuvre, va suspendre toute fonction de tri à l’égard du lecteur, il n’y aura plus d’œuvre sacrée, il n’y aura plus d’œuvre immédiatement valorisée pour l’analyse littéraire. Le rôle de la critique, c’est-à-dire ce rôle qui consistait à trier et à juger les œuvres, ne va plus être maintenant qu’un rôle, en quelque sorte, d’agent voyer de la littérature. Par rapport à l’analyse littéraire, les critiques tels qu’on peut les lire dans les journaux, cette critique n’est plus, en quelque sorte, qu’un genre croupion, et c’est, bien entendu, à la pointe la plus extrême de ce croupion qu’est plantée la plume de Pierre-Henri Simon 13. Vous voyez également pourquoi et comment l’histoire, l’analyse historique en tant qu’elle est étude de la production d’une œuvre, comment cette analyse historique ne peut plus être le thème essentiel et premier de l’analyse littéraire, puisque l’analyse littéraire n’a plus à s’inquiéter de savoir comment une œuvre a pu être produite, mais

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comment une œuvre peut donner lieu à un autre langage dans lequel elle se manifeste ou elle manifeste certains [de ses] aspects, c’est-àdire le langage de l’analyse. Voilà, je crois, comment on pourrait expliquer la présence, premièrement, de cette discipline nouvelle que l’on appelle l’analyse littéraire et puis, deuxièmement, la proximité de l’analyse littéraire avec des disciplines qui sont apparemment des disciplines fort éloignées, mais dont la parenté désormais devient claire, toutes ces disciplines qui traitent du document en tant que document, que ce soit un document purement parlé comme dans le cas de la psychanalyse, par exemple, ou que ce soit un document de tradition orale comme l’analyse des contes populaires, ou que ce soit une analyse de documents comme, par exemple, les documents que traite la sociologie. Voilà donc, en gros, ce que je voulais vous dire assez schématiquement pour situer un peu les problèmes des disciplines structurales et de l’analyse littéraire. Je voudrais maintenant, et ce serait la troisième direction pour un débat possible, vous situer mais vous le connaissez mieux, vous le savez mieux que moi - un peu les tendances actuelles du structuralisme dans la mesure où il est la forme de l’analyse littéraire. L’utilisation de concepts structuraux en analyse littéraire pose un petit problème historique assez curieux. Vous savez que l’analyse structurale dans le domaine littéraire a été inventée il y a maintenant fort longtemps, il y a exactement un demi-siècle, et ceci en Russie. C’est vers 1915 que les formalistes russes, de formation essentiellement linguistique, ont commencé à appliquer des concepts qui étaient déjà, en gros, des concepts structuraux à l’analyse littéraire. C’est ensuite à Prague, en Tchécoslovaquie, aux USA et en Angleterre, où un certain nombre de formalistes russes avaient émigré, c’est là que l’analyse littéraire sous une forme structurale s’est développée. Et enfin, simplement après la guerre de 1940-1945, en France, on a vu se dessiner, et d’une façon fort timide, ce quelque chose qui est, disons, le structuralisme littéraire. Or, chose curieuse, en France le structuralisme dans le

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domaine littéraire ne s’est pas du tout développé à son origine à partir d’une réflexion sur ce que c’était que la langue, c’est-à-dire que le modèle linguistique n’a joué historiquement qu’un rôle très faible, pratiquement aucun rôle dans la formation de la nouvelle critique française. En fait, le point par où la nouvelle critique s’est constituée en France, le point d’irruption de la nouvelle critique, ça a été curieusement la psychanalyse, la psychanalyse au sens strict du termel4, la psychanalyse disons élargie de Bachelard15 et la psychanalyse existentielle de Sartre16. C’est à partir de ces formeslà d’analyse que la nouvelle critique s’est constituée. Et c’est simplement après, c’est-à-dire au fond d’une façon assez récente, il y a moins de dix ans, sept ou huit ans à peine, que l’analyse littéraire en France a découvert le modèle linguistique et a transféré en quelque sorte ses méthodes de l’obédience psychanalytique à l’obédience linguistique. L’obédience psychanalytique était une obédience, bien entendu, relativement lâche, fort libre au fond par rapport à la lettre freudienne. Il n’en reste pas moins que c’était dans cette direction-là que le structuralisme a pu naître. Il n’est pas du tout étonnant que le structuralisme dans la nouvelle critique soit né à partir de la psychanalyse pour une raison très simple : c’est que la psychanalyse, dans la mesure où c’est après tout, elle aussi, une étude du document, c’est-à-dire une étude de la parole humaine telle qu’elle est prononcée par quelqu’un dans une certaine situation bien déterminée, et [que]a vous connaissez, dans la mesure où la psychanalyse est elle-même un traitement du document, elle ne peut pas ne pas être structuraliste au moins en ce sens qu’elle est, elle aussi, une discipline de type deixologique. Donc il n’est pas étonnant que l’analyse littéraire en France ait rejoint le structuralisme, non pas par la linguistique, mais par la psychanalyse. Voilà pour situer historiquement la naissance, je crois, de cette nouvelle critiquel7. Comment est-ce qu’elle s’est développée et dans quelles directions? Je crois qu’on peut dire en gros ceci, c’est que tout ce qu’on appelle la nouvelle critique a essentiellement pour but a. M ot m anquant.

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de définir, à propos d’un texte donné, c’est-à-dire d’une œuvre littéraire : premièrement, quels sont les éléments selon lesquels on peut découper l’œuvre donnée ; deuxièmement, quel est le réseau de relations qu’entretiennent les uns avec les autres les éléments ainsi définis. Vous me direz que tout ceci est simple, mais tout ceci pose des problèmes. Tout ceci pose des problèmes parce que l’œuvre obéit à un découpage en chapitres, en paragraphes, en phrases, en mots, découpage qui n’est pas celui que l’analyse doit établir pour montrer comment et en quoi l’œuvre fonctionne. Le premier principe du structuralisme en analyse littéraire, c’est de considérer, contrairement à ce qui a été le vieux schéma du xixe siècle, que l’œuvre n’est pas essentiellement le produit du temps, qu’une œuvre ne suit pas à la fois dans sa naissance et puis dans son existence actuelle une filière linéaire qui serait, en gros, une filière chronologique. L’œuvre est admise comme un fragment d’espace dont tous les éléments sont simultanés. Cette simultanéité étant donnée, l’œuvre toute entière étant ainsi juxtaposée, c’est à partir de ce moment-là que l’on peut faire ce découpage en éléments et établir le fonctionnement qu’il peut y avoir entre ces différents éléments. Autrement dit, ce n’est pas le fil diachronique de l’œuvre qui doit nous conduire, c’est la synchronie de l’œuvre à l’égard d’elle-même. Ce qui ne veut pas dire qu’on ignore que l’œuvre a pu effectivement apparaître à un moment donné, dans une culture donnée ou chez un individu donné. Mais pour définir comment l’œuvre fonctionne, il faut admettre qu’elle est toujours synchronique par rapport à elle-même. En gros, l’analyse littéraire jusqu’à présent a établi la synchronie de l’œuvre par rapport à elle-même de deux façons : d’abord, dans la dimension de l’imaginaire et, deuxièmement, dans la dimension du langage. Le lieu à l’intérieur duquel on a spatialisé l’œuvre et on l’a rendue contemporaine d’elle-même, ça a d’abord été l’imaginaire; et on a essayé de constituer, et on peut dire qu’en gros un certain nombre d’œuvres d’analyse littéraire ont constitué une logique ou encore une géométrie de l’imaginaire. Ça a été l’œuvre de Bachelard d’abord, qui a constitué une sorte de logique

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élémentaire de Γ imagination littéraire en prenant un certain nombre de qualités qu’il opposait l’une à l’autre et ceci indépendamment de la psychologie de l’auteur, indépendamment aussi de la psychologie du lecteur, des sortes de qualités qui existeraient objectivement en elles-mêmes, en quelque sorte au cœur des choses, et dont le système d’oppositions donnerait à l’œuvre sa possibilité et sa logique. Voilà une esquisse de logique de l’imaginaire. [L’]essai de géométrie de l’imaginaire, vous le trouveriez dans une œuvre comme celle de Poulet, par exemple, où à propos du cercle il a fait une série d’analyses dans lesquelles il a montré comment les œuvres ellesmêmes, dans ce qu’elles racontent et dans la loi qui les compose, qui en compose les différentes parties et les différents éléments, obéissent à des figures géométriques qui sont à la fois, en quelque sorte, représentées dans l’œuvre et représentantes de l’œuvre18. C’est dans cette ligne-là, à la suite de Poulet, que Starobinski, par exemple, a fait sur le thème de l’obstacle et de la transparence une étude de Rousseau ; et il a montré comment, dans les thèmes de toute l’œuvre de Rousseau, vous trouviez cette figure spatiale curieuse d’une sorte d’opacité qui vient recouvrir les choses et isoler l’homme des choses, et puis une recherche de la transparence qui ne peut être obtenue, qui doit en tout cas être obtenue par le langage comme instrument de « translucidification » de ce voile, de ce mur, qui sépare l’individu des choses; et le langage est ce qui polit et rend transparent cet espèce de voile 19. L’œuvre est donc, dans ses thèmes, animée par cela, mais en même temps l’œuvre, c’est précisément cette figure spatiale, car c’est par son œuvre et par cette œuvre littéraire-là que Rousseau a écrite, c’est par cette œuvre que Rousseau a essayé en effet de se rendre le monde transparent,« monde qui, depuis son enfance et depuis l’injustice dont il avait été victime dans son enfance, était devenu pour lui absolument opaque et perdu. Donc l’œuvre, c’est effectivement, en elle-même, cette espèce de configuration spatiale et de dynamique de l’espace qui est représentée dans ce qu’elle dit même. Voilà comment on pourrait situer un certain nombre d’analyses qui seraient les analyses de la logique et de la géométrie de l’imaginaire.

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Il y a une seconde direction qui est beaucoup plus récente et qui est l’analyse de l’œuvre littéraire à partir des schémas linguistiques qui la caractérisent. Et cette analyse, elle a été faite, je crois, pour la première fois en France par Lévi-Strauss à propos d’un sonnet de Baudelaire20, où il a montré comment le sonnet des Chats était entièrement commandé par les possibilités phonétiques qui étaient données à Baudelaire, et il a construit ce sonnet sur un système de redondances dont il disposait par les caractères phonétiques propres à la langue française. Cette étude, qui est restée finalement assez méconnue, assez oubliée pendant un certain nombre d’années, a été tout récemment remise en lumière, et actuellement les travaux de Barthes et les travaux de Genette21 sont entièrement placés dans cette direction, à ceci près que les schémas linguistiques par lesquels ils essaient de définir une œuvre, les schémas linguistiques qu’ils utilisent ne sont pas ceux de la phonétique, ce sont ceux de la syntaxe et ceux de la sémantique. C’est essentiellement la rhétorique, les schémas de la rhétorique, qui leur sert de fil directeur pour l’analyse des œuvres. Ceci suppose, bien entendu, que l’œuvre littéraire ellemême ne soit pas autre chose qu’une sorte de redoublement des structures linguistiques sur elles-mêmes. Ceci suppose que l’œuvre littéraire, ça soit en quelque sorte la langue se manifestant ellemême dans sa structure et dans sa virtualité. Enfin, il y aurait une troisième direction et je m’arrêterai puisque, encore une fois, c’est simplement des indications que je dois vous donner. Il y a une troisième direction qui est actuellement encore à peu près inexplorée, mais dont on peut se demander si elle ne serait pas [permise]a. Vous savez en effet que les gens qui ont réfléchi sur le langage récemment, les linguistes d’une part et les logiciens de l’autre, se sont aperçus qu’il y avait, quand on étudiait les énoncés, un élément ou plutôt une série d’éléments qui étaient au moins aussi importants que la langue, et c’est ce qu’on appelle, en gros, l’extralinguistique22. Des linguistes comme Prieto23, des logiciens comme Austin24, ont montré en effet qu’en fait la structure linguistique d’un énoncé était loin de suffire à rendre compte de a. C on jectu re ; m o t in au d ib le.

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son existence totale. Prieto en particulier a montré comment les éléments contextuels constitués pas la situation même de l’individu parlant sont absolument nécessaires pour donner un sens à un certain nombre d’énoncés et, à vrai dire, un grand nombre d’énoncés. Tout énoncé s’appuie en fait silencieusement sur une certaine situation objective et réelle, et l’énoncé n’aurait certainement pas la forme qu’il a si le contexte était différent. L’exemple premier, princeps, que prend Prieto, c’est celui-ci : quand vous avez sur une table un cahier rouge et que vous voulez demander à quelqu’un de prendre ce cahier, vous lui dites : « Prends-le » ou « Prends le cahier»; quand il y a deux cahiers, un rouge et un vert, vous demandez à votre interlocuteur de le prendre en disant : « Prends le rouge » ou « Prends celui de droite ». Vous voyez que ces deux énoncés qui ont exactement la même signification (ordre de A à B de prendre le cahier qui est sur la table), cette même signification va donner naissance à deux énoncés qui sont entièrement différents selon que le contexte objectif sera le premier ou le second. Par conséquent, la définition d’un énoncé, le choix de la forme d’un énoncé n’est possible qu’en fonction de ce contexte. D’autre part, et maintenant alors je passe aux recherches des logiciens, quelqu’un comme Austin a montré que les énoncés eux-mêmes ne pouvaient pas être analysés indépendamment de l’acte de parole qui est effectivement accompli par celui qui parle au moment où il parle. Par exemple, lorsque quelqu’un dit : « La séance est ouverte », cette phrase n’est pas du tout une phrase de constatation. En effet, la séance n’est pas ouverte, il ne constate pas que la séance est ouverte ; il ne donne pas un ordre non plus, car la séance n’obéit pas et elle ne s’ouvre pas de son propre mouvement parce qu’on lui en a donné l’ordre. Qu’est-ce que c’est que cet énoncé? C’est un énoncé qui est grammaticalement exactement semblable à une constatation et qui pourtant n’est pas une constatation, et le sens de cet énoncé n’est pas une constatation ni une affirmation. C’est quelque chose qu’Austin appelle une performation. Peu importe le nom qu’il donne, vous voyez que, sur cet exemple simple, on s’aperçoit que la description d’un énoncé

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n’est absolument pas faite simplement lorsqu’on a défini la structure linguistique de cet énoncé. Vous voyez par ces deux exemples - ce sont simplement des exemples repères - qu’on est en train, à l’intérieur même des études du langage, de s’apercevoir que l’analyse du discours ne peut plus être faite seulement en termes linguistiques. Le discours n’est pas simplement un cas particulier à l’intérieur de la langue, le discours, ce n’est pas une manière de combiner ensemble selon les règles linguistiques des éléments qui sont donnés par la langue elle-même ; le discours, c’est quelque chose qui déborde nécessairement la langue. On pourrait donc se demander si l’analyse littéraire, c’està-dire l’analyse de ce discours singulier qu’est une œuvre littéraire, ne devrait pas tenir compte de tous ces éléments extralinguistiques que l’on est en train de découvrir maintenant dans l’analyse du langage. Et, en gros, je vois qu’il y aurait trois3 directions dans lesquelles on pourrait aller. Premièrement, on pourrait essayer de définir, un peu dans la ligne de ce que Prieto décrivait, ce qui dans les énoncés de la littérature se trouve effectivement dit. En effet, vous ouvrez un roman, il n’y a pas de contexte à ce roman. Lorsque, par exemple, Joyce, commençant Ulysse25, dit - malheureusement le nom du personnage m’échappe - : « Descendez l’escalier » 26, l’escalier, qui est désigné par un article défini, cet escalier n’est pas à côté de vous, ce n’est pas comme quand vous dites, quand je dis par exemple : « le verre ». Quand je dis : « le verre », vous savez parfaitement que c’est celui-là. Quand Joyce dans son roman dit « l’escalier», personne ne sait ce que c’est que cet escalier, il n’y a pas de contexte réel. Et pourtant, Joyce ne dit pas tout, il n’explique pas exactement quel devrait être le contexte que l’on devrait mettre là pour venir remplir, en quelque sorte, cette indication vide donnée par l’article défini. C’est l’œuvre elle-même qui découpe, en quelque sorte, a. F oucault ne d é v e lo p p e ra que deu x directions. C ela peut s ’ex pliquer par l’interruption de l ’e n re g istre m e n t qui a lieu à la fin de l’exposé de la deuxièm e direction ; m ais c elle-ci p a ra issa n t av o ir été courte, on pourrait ég alem ent penser que Foucault a sim p le m e n t fait u n e c o n fu sio n en annonçant trois points à venir.

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dans un contexte inexistant, ce qui doit apparaître et ce qui n’a pas besoin d’apparaître. Et il suffit de comparer, par exemple, une description de Balzac et une description de Robbe-Grillet pour bien voir comment, précisément, il y a dans certaines œuvres du type balzacien un certain nombre de choses qui doivent être absolument dites et qui sont en quelque sorte le contexte, Γextralinguistique présenté dans l’œuvre même : la date de l’événement, la ville où ça se situe, le nom du personnage, ses ancêtres, ce qui lui est arrivé, son passé, etc.27 Et si vous prenez un romain de Robbe-Grillet, quand Robbe-Grillet commence Le labyrinthe28 en disant: «Ici», cet « ici », vous ne saurez jamais ce que c’est, si c’est une ville, laquelle c’est, dans quel pays elle se situe, si c’est un appartement, si c’est un tableau, si c’est un espace réel, si c’est un espace imaginaire, etc. Vous voyez par conséquent que la manière dont l’extralinguistique est manifesté dans les énoncés de l’œuvre littéraire, cette manière est fort différente d’une époque à l’autre et d’un écrivain à l’autre. Et on pourrait, dans le sens donc des analyses linguistiques de Prieto, étudier le rôle du contexte extralinguistique intérieur à l’œuvre elle-même. Deuxièmement, on pourrait aussi étudier dans la ligne, un petit peu, de ce qu’ont fait les logiciens, Austin en particulier, la manière dont les énoncés sont en quelque sorte posés dans le texte même de l’œuvre littéraire : quel est l’acte qui est effectivement accompli dans une phrase qui est donnée? Et il est évident que dans une description, dans un dialogue rapporté, dans une réflexion de l’auteur sur son propre personnage, dans une notation psychologique [...]a [vous] voyez là toute une analyse formelle de l’œuvre, mais qui se ferait dans un sens qui n’est pas du tout le sens de la linguistique, qui est une étude structurale de ce qu’il y a d’extralinguistique dans les énoncés, pourtant linguistiques, de l’œuvre elle-même. Enfin, je vous ai simplement indiqué ces directions de travail possibles pour vous montrer essentiellement comment le structu­ ralisme, loin d’être lié à une position doctrinale quelconque, loin a. In terru p tio n de l ’e n reg istrem en t.

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d’être lié à une méthode précise et définitivement acquise, est en fait, beaucoup plutôt, un domaine de recherche, un domaine de recherche qui s’ouvre probablement d’une façon assez indéfinie. Et tant, en tout cas, qu’on n’aura pas parcouru l’ensemble de cette masse documentaire que l’humanité a déposée autour d’elle, et dont la littérature est une des parties, tant qu’on n’aura pas utilisé toutes les méthodes possibles pour montrer ce que c’est que ce document en tant que document, le structuralisme, s’il est vrai que le structuralisme, c’est tout simplement la science du document, vous voyez que le structuralisme aura la vie belle. De toute façon, il ne faut en tout cas absolument pas identifier le structuralisme ni avec une philosophie, ni même avec une méthode particulière. Voilà très grossièrement les indications que je voulais vous donner et ceci - malheureusement j ’ai été un peu long - pour intro­ duire tout simplement les questions, objections que vous voudrez bien me faire. Modérateur29 : Je serai, je crois, votre interprète en remerciant Michel Foucault de son brillant et riche exposé de l 'interprétation structuraliste de Γœuvre littéraire. Je le remercierai aussi d'avoir avec netteté exposé sa position philosophique. Je puis, aposteriori, le présenter maintenant, je crois. Sa philosophie, c 'est un structuralisme séméiologique, ou une séméiologie structuraliste, du moins pour sa philosophie présente. Et sa philosophie future, si j'en juge par la référence à Austin, ce sera probablement une phénoménologie linguistique. Je vais vous donner la parole, mais je vous demanderai d'être brefs et de permettre à tout le monde d'exposer son point de vue. Le débat pourrait porter sur les trois points, mais je ne crois pas qu 'il soit nécessaire de sérier les questions. Je crois qu 'un débat libre est préférable. Qui demande la parole ? Un intervenant : Finalement, le fond de votre méthode structuraliste consiste en une sorte d'interdit. Le structuralisme, ce serait l'œuvre vue en tant qu'elle-même à l'intérieur d'elle-même. C'est mal dit, mais enfin je crois qu 'il y a cet interdit quelque part. Or dans les derniers points que vous nous avez soumis, queje trouve

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assez passionnants, il me semble que l'œuvre, en tant que perçue par l'analyse, recherche cette absence d'elle-même, d'après ce que vous avez dit. L'analyse se conçoit dans la mesure où elle cherche à cerner une absence dans le langage, par exemple l'escalier: quel escalier? Ce qui n'est pas dit serait finalement l'essentiel À ce moment-là, dans quelle mesure ne dépassez-vous pas le structuralisme lui-même pour éventuellement retomber sur, peutêtre, ce qui serait la plus traditionnelle des critiques ? Je prends un exemple : pour moi, « structure littéraire » signifie toujours plus ou moins une sorte de fatalité. Quand vous avez parlé d'œuvre spatialisée, mise à plat, donc d'une carte étalée devant nous, il y avait peut-être quand même un peu cette idée de fatalité. Est-ce que, à ce moment-là, l 'au-delà de l'œuvre, ou son absence, ne serait pas - et alors là je crois que je suis effroyablement traditionnel et je tendrais à voir toute œuvre comme étant autobiographique -, est-ce que l'au-delà de l'œicvre ne serait pas cette fatalité, réalisée ou non réalisée, que l'écrivain transcrit dans sa propre œuvre, soit pour l'exorciser, soit pour en faire n'importe quoi, peu importe? Est-ce qu 'enfait vous ne rétablissez pas ici le lien traditionnel entre l'œuvre et ce qu 'ily a en dehors même de la littérature, c 'est-à-dire l 'époque, l'écrivain, n 'importe quoi ? Du moins est-ce qu 'il n 'y a pas une ligne, non pas cernée, comme vous vouliez le dire, mais en pointillé ? Michel Foucault : Voulez-vous que je réponde maintenant ou qu’on groupe les questions? Modérateur : Est-ce que quelqu 'un a une question parallèle à poser ? Quelqu 'un soutiendrait le [même] point de vue ? Ou éventuellement le mien ! Mais ça, manifestement, ça ne risque pas d’arriver. Modérateur : Je crois que le dialogue est préférable. D’accord. Écoutez, ce que je voulais dire, c’est que, précisément, le propre d’une œuvre littéraire, c’est de n’avoir pas véritablement de contexte. Si j ’avais eu du temps, si je n’avais pas été obligé de

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m’arrêter à ces préliminaires, on aurait pu prendre l’exemple tout à fait caractéristique d’un roman en première personne. Lorsque vous ouvrez un roman en première personne et que vous lisez : « Longtemps, je me suis couché tard » 30, vous savez parfaitement que le «je » ne peut en aucune façon être assimilé, vous n’avez pas le droit en tout cas d’entrée de jeu d’assimiler cette première personne «je » à l’individu qui a marqué son nom sur la page de garde et qui se trouve, en l’occurrence, être Marcel Proust. Ce « je » est un «je » qui littérairement ne prend son sens, c’est-à-dire ne trouve son élément de désignation, ne trouve son référent qu’à l’intérieur même du texte ; et le « je » qui dit : « Longtemps, je me suis couché tard » ne sera déterminé que par l’ensemble de tous les «je » qui vont se trouver dans le texte, l’ensemble de tout ce qui va arriver dans le texte à cette personne qui dit «je », l’ensemble de toutes les épithètes, tous les qualificatifs, etc., qui vont peu à peu remplir cette espèce de forme vide qui est pointée par le «je ». De même pour les choses qui sont mentionnées. Ce qui n’est pas dit, en un sens, c’est bien ce qui tombe hors du texte, hors de l’énoncé du texte, mais ce n’est pas ce qui tombe en dehors de l’œuvre. Autrement dit, l’extralinguistique de l’œuvre n’est pas, pourtant, l’extérieur de l’œuvre. Et c’est en ceci, je crois, que la critique traditionnelle a fait fausse route, enfin elle ferait fausse route si elle reprenait les schémas que j ’ai indiqués en disant : « Mais c’est à nous, on l’a déjà fait. » Parce que la critique traditionnelle consiste à dire : « Longtemps, je me suis couché tard » - qui s’est couché tard? Eh bien, Marcel Proust. Marcel Proust, en effet, qui était tout à fait œdipien et qui ne pouvait pas s’endormir sans avoir reçu un baiser de sa mère. Voilà, on est passé hors de l’œuvre, on a rempli le « je » indiqué comme ça, à vide, par quelque chose qui est non seulement l’extralinguistique, mais l’extraopus. Alors que la méthode que je suggère, c’est de montrer en quoi l’œuvre constitue non seulement ses énoncés, le linguistique dans lequel elle se manifeste, mais l’extralinguistique qui fait partie de l’œuvre, mais n’est pas dit. Vous voyez?

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Même intervenant : Ne pensez-vous pas que le « je » a des jeux infiniment plus complexes, finalement ? Je vous suis absolument, je suis absolument d'accord avec vous, mais je crois qu'il y a aussi un moment où cette sorte de membrane qui entoure l'œuvre, elle aussi, est en contact avec l 'au-delà de l'œuvre qui est, mettons, la réalité, tout simplement. Seulement votre méthode, elle, se limite à la membrane, elle s'arrête à la membrane, à la pie-mère. Modérateur : Pourriez-vous dire votre arrière-pensée, peutêtre? Même intervenant : Finalement, on est en train d'établir des écorces successives autour de l'œuvre, peut-être, sije ne me trompe. Je vois très bien ce que vous voulez dire quand vous dites qu 'il ne faut pas déborder sur la vie de Marcel Proust. Mais on sait très bien que le « je » de la Recherche est en fait un « je » purement intralittéraire, mais qu 'aussi, jusqu 'à un certain point, il y a une ambiguïté constante [avec] la vie elle-même de Proust telle que lui-même la sentait au moment où il écrivait son « je » purement littéraire. Je voudrais répondre en disant qu’en effet - et là je ne l’ai pas mentionné, c’est absolument un tort et puis, tout de même, j ’étais pressé par le temps - une analyse des actes de parole comme celle que j ’ai mentionnée doit évidemment tenir compte d’un certain nombre de choses : bien sûr, les actes de parole que l’on peut définir les uns par rapport aux autres à l’intérieur du texte même de l’œuvre, mais en fait la simple existence d’un livre, c’est-à-dire qu’il y ait eu du langage écrit sur un morceau de papier par quelqu’un, que ce morceau de papier ait été ensuite donné à un imprimeur, qui en ait tiré 2 000, 3 000, 100 000, un million d’exemplaires, que ceuxci aient été lus, etc., ceci implique déjà une certaine forme d’acte de langage très curieux. Il y a beaucoup de civilisations qui n’ont jamais connu, qui n’ont même jamais soupçonné que l’on puisse introduire des actes de langage aussi étranges que celui qui consiste à dire : « Longtemps, je me suis couché tard », alors qu’on ne parle pas de soi, et puis qu’on en parle tout de même un petit peu, etc.

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C’est donc la catégorie générale de l’acte de parole littéraire qu’il faudrait définir dans son existence formelle, dans son existence historique également. Prenez, à l’intérieur même de la littérature, la différence qu’il y a entre cette phrase : « Longtemps, je me suis couché tard », que vous lisez chez Proust, et puis, si vous assistez à une comédie de boulevard, enfin n’importe quoi, au théâtre, et que vous voyez quelqu’un qui dit : « Longtemps, je me suis couché tard », ça ne sera pas le même acte de parole ; il sera pourtant pris. Vous voyez, ce que je veux dire, c’est que le postulat méthodologique qui consiste à dire : « Proust, je m’en fous, ce n’est pas sa vie qui compte », ce postulat méthodologique a essentiellement pour but de faire apparaître en elles-mêmes toutes ces différentes couches d’actes de parole dont je veux bien qu’à la limite, quand on les aura tous parcourus, ils nous mettront en présence de l’individu Proust ayant pris un jour son porte-plume et puis ayant commencé à écrire. Mais en fait, si vous passez de la phrase telle que vous la lisez, si vous sautez brusquement à l’individu Proust, vous manquez toute la sédimentation des actes de parole, et toute la typologie et toute la morphologie des actes de parole qui rendent possible cette phrase apparemment aussi simple, mais à vrai dire totalement absurde, qui consiste à dire : « Longtemps, je me suis couché tard. » Même intervenant : Enfait,je crois queje voulais insister surtout sur une dialectique entre, mettons, Vintériorité la plus littéraire et le monde du réel pour l 'écrivain. Finalement je mets l ’accent sur lacte, Facte littéraire, moins que sur Fœuvre en soi. Je suis tout à fait d’accord avec la métaphore que vous avez employée de l’écorce. Je ne parle que de l’écorce, mais moi, je vous dirais : la littérature, c’est un oignon. Autre intervenant : Je voudrais vous poser une double question. D'abord, une question quant à la vérité : qu 'est-ce qui garantit cette interprétation formaliste de l'œuvre, cette structure qu'on a trouvée ? Car quelquefois on a l 'impression qu 'on a trouvé des choses absolument invraisemblables. Et une autre question sur la valeur de l'œuvre : vous avez dit que vous excluiez le tri, l 'aspect

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critique de la critique. Mais enfin, c 'est tout de même significati) qu'on choisisse certaines œuvres et non pas d'autres, par exemple Racine ou Valéry. Et même, à l'intérieur d'une œuvre, est-ce qu'on mettra sur le même plan, est-ce qu 'on étalera, comme vous le vouliez, des œuvres de valeur différente, par exemple La Thébaïde31 et Phèdre32, ou bien chez Rousseau Les rêveries du promeneur solitaire33 et puis ces dialogues aberrants - intéressants mais aberrants -, que sont Rousseau juge de Jean-Jacques34? Alors est-ce qu 'on peut esquiver cette question de la valeur ? Sur le dernier point, je vais vous dire : évidemment, comme ça, apparemment, les Confessions de Rousseau35, c’est bien, mais les Dialogues de Rousseau, c’est délirant, on ne peut pas en faire une analyse. Seulement voilà, moi, j ’ai essayé. J’ai essayé, je l’ai publiée36, ça ne vaut sans doute rien... Mais c’est pour vous dire qu’on peut toujours. Deuxièmement, il est évident qu’un certain nombre de choix s’exercent, qui sont essentiellement dus à des raisons externes. Pourquoi est-ce que Barthes a choisi Racine? En général, contrairement à ce qu’on pourrait croire, plus une œuvre est importante, plus elle est littérairement, comme on dit, riche, moins son analyse structurale est facile. La meilleure preuve d’ailleurs, c’est que là où ça réussit à tout coup, là où on est gagnant, c’est quand on fait comme Propp ou comme font actuellement certains des gens du Centre d’études sémiologiques, qu’ils étudient les récits populaires, les contes, les romans policiers. Les analyses structuralistes des romans de James Bond que font actuellement les gens du CECMAS37, ça, ça marche à tout coup. En revanche, lorsqu’il s’agit d’une œuvre littéraire où probablement les structurations sont extraordinairement riches et surdéterminées, ça devient beaucoup plus difficile. Donc, voyez-vous, qu’il y ait choix, c’est absolument certain, on ne peut rien faire sans choisir, mais le choix n’est pas en général de l’ordre de la valorisation. S’il y en a un, je ne cacherai pas que c’est le choix de la facilité. Deuxièmement, qu’est-ce qui garantit la vérité de ces analyses? Je ne veux pas être polémique, mais est-ce que vous croyez que la garantie de vérité qu’on peut obtenir par des analyses de type

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structural soit moins forte, moins certaine, que celle qui peut permettre de dire qu’une analyse de type critique traditionnelle est vraie? Quand vous établissez un rapport psychologique ou biographique entre tel évènement de la vie de Flaubert et puis ce que vous lisez dans L 'éducation sentimentale38, vous avez porté là un jugement. Ce jugement, dans la mesure où c’est un jugement de constatation, relève d’une épreuve de vérité; l’épreuve de vérité, bof... Les analyses de type structural rencontrent également ce même problème. L’analyse structurale constate des isomorphismes, elle constate la présence de relations entre des éléments qui sont les éléments de l’œuvre : comment être sûr que ces relations sont vraies, qu’on a raison d’affirmer, plutôt, que ces relations existent? En général, c’est uniquement par une méthode de recoupement et de surdétermination, c’est-à-dire que cette relation que vous trouvez entre l’élément A et l’élément B, vous allez la retrouver entre l’élément B et l’élément C, ou encore entre l’élément C et l’élément D, de telle sorte que vous allez avoir la même relation entre quatre éléments. À partir du moment où c’est la même relation que vous retrouvez entre un certain nombre d’éléments, les chances croissent qu’elle ait bien existé entre les deux premiers éléments. Autrement dit, c’est une méthode de la probabilité croissante. Alors que dans l’analyse de type historique qu’on menait d’ordinaire, on établissait une probabilité, la probabilité ne croissait jamais, la vérité de la proposition qu’on avançait était fondée uniquement sur la vérité de la théorie psychologique que l’on mettait au départ. On posait que Madame Bovary, c’était Flaubert39, ou que Frédéric Moreau, c’était Flaubert; on posait que lorsque tel individu avait eu telle aventure avec une femme, il ne pouvait en concevoir que de l’amertume, du regret, du chagrin, etc. ; on admettait qu’un écrivain, à partir du moment où il avait eu des chagrins dans sa jeunesse, ne pouvait pas ne pas les transcrire dans son œuvre, etc. Et c’était cette série de postulats, très contestables, qui faisait la vérité, qui constituait la vérité d’un jugement de type historique. Autre intervenant : Je voudrais faire une remarque à propos de la fonction du langage et en particulier des rapports entre le

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contexte d'une œuvre et sa réalité linguistique. Il me semble que si, par exemple, on prend d'une part un pamphlet et d'autre part un poème hermétique quelconque, est-ce que ce quifait la différence de la difficulté de l 'analyse structurale entre le pamphlet et le poème hermétique, ce n 'est pas un effet de contexte ? C 'est-à-dire que si le poème hermétique présente une plus grande complexité d'analyse, ce n 'estpas en raison de la structure linguistique même des éléments du poème, [mais] du contexte même ; alors que dans le pamphlet, qui a lieu, qui est un des éléments fondamentaux, par exemple, de l'action du langage, une action immédiate dans un contexte immédiat, le problème se pose de savoir quelle est la position ici, quelle est la difficulté, quel sera l 'ordre de difficulté de l 'analyse par la méthode structurale. Est-ce que vous pensez qu 'effectivement l 'analyse structurale du texte hermétique sera rendue plus difficile en raison du contexte ou pour des raisons purement linguistiques9 Vous admettez que le poème hermétique est plus difficile du point de vue structural que le pamphlet ? Même intervenant : Je n 'en sais rien. Je fais l 'hypothèse que, dans un poème hermétique, c'est le contexte qui rendra l'analyse structurale totale, c'est-à-dire celle du type Prieto, qui ne se contente pas uniquement d'une analyse des signifiants, mais qui prend l 'ensemble, à la fois, du contexte uniquement de l 'œuvre je reste quand même dans le contexte unique de l 'œuvre pour le poème hermétique. Et d'ailleurs ça pose un deuxième problème qui surgit immédiatement à propos de l 'analyse, par exemple, du type littéraire « pamphlet », car dans le type littéraire pamphlet le contexte devient à la fois plus large et cependant plus simple. Vraisemblablement, quand vous publiez un pamphlet, le contexte est large et simple. Lorsque vous avez affaire à un poème hermétique, le contexte est plus court, apparemment, plus fermé et sans doute plus difficile à analyser. En effet, en prenant l’exemple du pamphlet, vous citez là un exemple qui est très embarrassant.

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Même intervenant : Il ressemble à celui du roman policier Pas tout à fait parce que, avec le pamphlet, vous avez affaire à un fragment de langage, une série d’énoncés qui sont directement liés à une situation, cette situation étant définie par les textes des autres, étant définie également par la situation historique, l’appartenance à la classe sociale des individus en question, etc. Donc, avec le pamphlet, vous avez affaire à ces textes qui, comme les textes scientifiques, comme les textes politiques, ne sont pas des textes littéraires. Quand est-ce qu’on dit qu’un pamphlet est littéraire? On le dit, je crois, précisément lorsqu’il se trouve être tel, c’està-dire obéir à des structures telles qu’on peut retrouver en lui les mêmes schémas, structures, etc., que dans une œuvre littéraire qui, au fond, ne parle que d’elle-même. Alors, bien entendu, ceci pose le problème très difficile de l’analyse des discours non littéraires. Discours philosophique : qu’est-ce que c’est que ça, quel rapport a-t-il avec le contexte? En un sens, le discours philosophique est aussi pur qu’un texte littéraire, puisque vous pouvez ouvrir les Méditations de Descartes40 à la première page, le «je » que vous allez voir figurer n’est... enfin n’est pas, il est et il n’est pas celui de René Descartes. Ce n’est certainement pas le même rapport entre le «je » des Méditations et l’individu René Descartes qu’entre le « je » de La recherche du temps perdu et l’individu Marcel Proust. Le texte philosophique, donc, relève certainement d’une analyse structurale d’un type différent, le texte politique également. Donc quand vous me dites : pamphlet et poème hermétique, je vous répondrais : si le pamphlet peut être considéré comme une œuvre littéraire, c’est qu’il a des structures qui l’apparentent au poème hermétique. Et on saura d’ailleurs que c’est une œuvre littéraire si on peut en faire la même analyse. La preuve est donnée l’un par l’autre, voyez-vous. Je ne sais pas si ma réponse vous satisfait, parce que le problème, c’est le problème qui se pose actuellement. Au fond, dans le domaine des œuvres littéraires, on est en effet arrivé à un certain nombre d’analyses qui sont intéressantes et fécondes, en tout cas qui ont renouvelé pas mal l’objet de l’analyse littéraire par rapport à ce qu’il était il y a vingt, trente, quarante, cinquante ans. Se pose maintenant

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le problème des autres types de discours. En gros, on peut dire que Gueroult a fait une analyse des textes philosophiques qui est une analyse structuraliste41, à la condition du moins qu’on identifie la structure d’une œuvre philosophique à son armature logique, ce qui n’est pas absolument certain. Quant à l’analyse des autres textes scientifiques, politiques, idéologiques au sens strict -, vous savez qu’on n’en est qu’aux rudiments, et on pousse des cris d’orfraie quand quelqu’un s’y essaie. C’est ça la tâche d’aujourd’hui. Même intervenant : On pourrait faire une deuxième remarque, d'ailleurs, et je veux vous demander si vous seriez d'accord avec cette analyse. Il semble donc qu 'en ce moment l'analyse littéraire ou l'analyse de textes linguistiques réintroduit en quelque sorte, par ses effets de contexte nécessaires, la signification, alors qu’en somme, surtout depuis le structuralisme purement linguistique, cette signification avait été rejetée. Pour ma part, j'a i l'impression ici que nous assistons, je ne dirais pas à un retour en arrière, parce que la méthode est différente et il y a des progrès, mais lorsque je prends la Grammaire de Port-Royal42 et sa descendance, c 'est-àdire tout simplement la grammaire scolaire, où tout le monde sait qu 'on mélange régulièrement sens et forme, c 'est sans doute que dans cette analyse type des Idéologues du xvme siècle, Condillac, etc., c'est que vraisemblablement à cette époque-là on n'avait pas encore résolu le problème, mais cet espèce de mélange perpétuel entre le sens et la forme était ni plus ni moins qu 'une préfiguration ou une espèce d'insuffisance momentanée à une analyse future. Puis est venu donc ce nécessaire bain d'objectivité. J'ai dit quelque pari que le structuralisme linguistique à la méthode saussurienne de Harris, de Hjelmslev43, etc., était parallèle au behaviorisme, c'està-dire qu 'il avait été une révolution indispensable au progrès de la linguistique; mais, en quelque sorte, est-ce qu'on n'assiste pas maintenant à un retour de la signification, d'ailleurs non seulement chez les analystes structuraux d'œuvres littéraires, mais également même chez les linguistes, à un retour en force de la notion de signification ?

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Je dirais ceci, c’est que, premièrement, je ne crois pas qu’on puisse dire que la linguistique se soit à aucun moment passée de la notion de signification. Elle l’a toujours traitée d’une manière ou d’une autre. Quand, par exemple, dans la linguistique structuraliste de stricte obédience, on pratique l’épreuve que Hjelmslev appelle de commutation44, on se réfère au sens; il faut savoir ce que veut dire le mot, et c’est simplement si la forme, si un nouveau phonème fait apparaître un nouveau mot et un nouveau sens qu’on dira : ça, c’était bien en effet un phonème. Donc le sens était présent à ce moment-là. Deuxièmement, la linguistique, au fond, s’est attelée d’abord aux tâches de la phonologie avant de passer à d’autres domaines, et elle aborde maintenant le domaine de la sémantique, c’est-à-dire la structuration de la signification. Elle l’abordait depuis uncertain temps, elle le fait maintenant en quelque sorte dans l’ordre même des tâches qui se sont présentées à elle. Troisièmement, l’introduction de considérations portant sur le contexte ou portant sur l’acte effectué par le sujet parlant au moment où il parle ne sont pas exactement des considérations portant sur le sens, mais sur ce qui constitue l’énoncé dans sa signification, l’énoncé comme ensemble d’éléments signifiants. Autrement dit, c’est toujours le signifiant en tant que signifiant qui est mis en question. Mais le sujet parlant et le contexte, ce n’est pas le sens de l’énoncé. Autrement dit, c’est pour arriver à définir mieux l’énoncé. Autrement dit encore, on est en train de passer certainement d’une analyse des éléments même linguistiques à une analyse de ce qu’on appelle l’énoncé. Et c’est ça qui est probablement la nouveauté des analyses récentes comme celles de Prieto, par exemple, ou celles d’Austin. Même intervenant : Est-ce qu 'on pourrait en quelque sortefaire leplan suivant : avoir le signifiant « chose », soit le mot oral soit le mot écrit, un premier temps qui serait le signifié du signifiant, et ensuite le sens serait pour vous, alors, le signifié du réel ? Et onpourrait d'ailleurs entre les deux, c 'est-à-dire entre le signifiant «chose » et le sens, situer toute une gamme qui consisterait peutêtre, justement, [dans] les éléments du contexte dont vous parliez tout à l'heure, avec des signifiés du signifiant à la puissance 1, à

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la puissance 2, etc., jusqu'à un certain point, et la simplicité de l 'analyse structurale ou sa complexité seraitfonction de ce nombre. Ici on retrouverait l'histoire de l'écorce, l'histoire de l ’oignon; ici, ce serait bien l'oignon en ce sens que, successivement, on aurait toute une série de membranes tout autour du système. Je voulais aussi dire tout de même qu 'ily a eu une tentative d'analyse linguistique sans aucun recours au sens, c 'est le décryptage. Il y a des travaux qui ont été faits sur le décryptage pour des langues qui sont totalement inconnues et où on a réussi par les méthodes, justement, de l'analyse structuraliste linguistique pure, je ne dis pas à comprendre le sens, mais justement - et ça confirme ce que vous venez de dire à l 'instant - à retrouver au moins les signifiants, la signification ou le sens dépendant à ce moment-là d'éléments totalement extérieurs pour [les] retrouver. Autrement dit, on réussit à retrouver tous les signifiants d'une langue sans en connaître le sens au moyen de la méthode structuraliste. Mais, effectivement, la phonologie classique a commencé au départ par le sens pour chercher ses phonèmes. Ce qui caractérise la linguistique structuraliste, ce n’est pas le suspens systématique du sens, c’est l’interrogation sur les signifiants. Et il est évident qu’à un moment donné, dans certaines conditions, on est obligé de se passer du sens, ou il est souhaitable de se passer du sens, mais ce n’est pas inscrit dans la vocation ou dans la méthode définitive de la linguistique. Donc faire intervenir des considérations comme celles du contexte, ce n’est pas du tout revenir en arrière, c’est continuer au contraire en avant. On peut, autrement dit, faire l’analyse des éléments phonologiques sans tenir compte du contexte. Quand on arrive à des unités aussi larges que des syntagmes comme des énoncés, alors là, on ne peut pas ne pas tenir compte du contexte, et il faut introduire ça. Et si j’ai parlé de ces possibilités nouvelles de l’analyse littéraire, c’est qu’il y a actuellement une tendance, en gros représentée par, autour de Roland Barthes, etc., qui consiste à dire : puisque la méthode phonologique a réussi au niveau des phonèmes, ce sont les mêmes schémas que l’on doit transporter à l’œuvre littéraire elle-même.

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Autrement dit, on passe du niveau phonématique à la totalité du discours; et on manque, je crois, la réalité propre à l’énoncé. Or nous avons avec Prieto, avec Austin, etc., avec des linguistes et des logiciens, toute une théorie de l’énoncé qui est en train de s’élaborer. Et il me semble que l’analyse littéraire devrait ne pas transposer purement et simplement les méthodes établies par Troubetzkoy45, les transposer au texte lui-même, il faut qu’elle ait l’oreille ouverte sur ce qui se fait actuellement quand on essaie d’établir ce que c’est qu’un énoncé46. Autre intervenant : Une chose me gêne que je ne comprends pas. Le structuralisme se veut universel. Or, apparemment, dans les trois tentatives qui semblent se dessiner, on ne peut aboutir qu 'à une exacerbation de la connaissance d'une aire culturelle donnée au niveau de la littérature, c'est-à-dire à ce palier particulier que seraient la littérature, les mythes ou les signes. Or, que l'on étudie d'une des trois manières un objet littéraire quelconque, on nepeut pas aboutir à une connaissance de structures qui seraient non pas identiques, puisque les cultures sont différentes, mais au moins analogues d'une aire culturelle à une autre, parce que peutêtre on pourrait retrouver un certain nombre de correspondances, étant donné le contexte, étant donné la discontinuité historique, etc. Est-ce que vous pourriez nous donner un élément permettant de résoudre cette contradiction au niveau des recherches actuelles ? Écoutez, je crois que dans ce domaine vous avez deux ensembles de recherches qui sont en un sens fort liées l’une à l’autre et puis qui posent exactement ce problème : ce sont les recherches de Lévi-Strauss et ce sont les recherches de Dumézil. Dumézil a fait des analyses structurales de la mythologie indo-européenne. Ces analyses structurales ne valent que pour les civilisations indoeuropéennes. Ça posera un problème pour la Grèce parce que ça n’a pas très bien marché. On a essayé de transplanter les analyses de Dumézil, premièrement chez les Bantous, deuxièmement chez les Japonais, ce qui a provoqué des cris de la part de Dumézil mais enfin vous me direz que ce n’est pas le plus important. En tout cas, ça a échoué. En revanche, vous avez avec Lévi-Strauss une

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analyse de mythologies qui sont des mythologies sud-américaines, dont l’origine est parfois assez différente, en tout cas qui lui permettent d’arriver à des éléments structuraux que l’on pourrait retrouver dans n’importe quelle culture. Mais ce qui va caractériser les mythologies sud-américaines et, dans les mythologies sudaméricaines, par exemple la mythologie Bororo, c’est l’ensemble des transformations que le modèle général aura subi. Autrement dit, la différenciation culturelle, c’est une différenciation au niveau des opérations de transformation. Même intervenant : Et alors, à ce moment-là, est-ce qu 'une analyse littéraire peut se passer, justement à cause des motifs propres à chaque aire culturelle donnée, d'une analyse qui se fonderait sur le réel vécu et que Von retrouverait à ce niveau-là? Sinon on aboutirait à des structures vides. C'est là le problème. Une structure est toujours vide. Même intervenant : Non, justement, je ne le crois pas. Au moment, par exemple, où vous faites vous-même une analyse, vous vous fondez sur un savoir, vous le rappeliez vous-même, déterminé et en même temps déterminant. C'est-à-dire qu'il y a dans votre visée une visée en même temps cosmogonique, même si vous la coupez à un certain niveau. Comment voulez-vous par exemple que des Bororo puissent à leur tour utiliser votre analyse ? Non pas que vous, vous alliez faire une analyse là-bas, mais qu 'eux-mêmes puissent l'utiliser. Comment pourraient-ils utiliser vos instruments de travail ? Écoutez, j ’avoue que je ne vois pas très bien le point de la question. Vous me demandez comment les Bororo feraient. Je vous dirai qu’à partir du moment où les Bororo connaîtront et pratiqueront la méthode structurale, ils l’appliqueront à eux-mêmes et à nous, il n’y a pas de raison. D’ailleurs Lévi-Strauss rend toujours hommage à tous ses informateurs qui lui ont, paraît-il, communiqué en pointillé les structures qu’il a trouvées. Mais non, je butte sur... je ne vois pas le caractère objectant de votre question.

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Modérateur: C'est-à-dire que, je n'ai pas à intervenir directement dans la question, mais si le structuralisme n 'est pas une méthode, il y a tout de même un problème posé, c 'est le problème du contenu ; et ce problème se réduirait chez moi à cette question : est-ce qu 'il y a une immanence des structures ? C 'est comme ça que je vois le problème. Autre intervenant : Je me demande si le problème qui est posé n'est pas celui-ci : on analyse une structure, la structure d'une œuvre littéraire, mais il est peut-être aussi intéressant d'étudier d'autres structures et de mettre en relation diverses structures. Et je m is que Lévi-Strauss donne justement un exemple très brillant de la correspondance entre la structure de la société Caduveo et la structure des tatouages47. Je crois que c 'est le problème qu 'il pose; c'est le problème de la correspondance entre la structure d'un mythe, entre la structure d'une œuvre littéraire, entre la structure d'un conte et d'autres structures, parce qu 'en définitive je crois que l 'intérêt des recherches structuralistes, c 'est justement de mettre en relation des structures avec d'autres. Et finalement on se demande si la méthode structuraliste ne se propose pas en définitive de répondre à certains problèmes que se posait l'analyse littéraire classique, mais avec plus de rigueur et plus de profondeur. Parce qu’enfin vous avez cité tout à l'heure lefait qu 'à un certain moment on a commencé par appliquer la psychanalyse à l 'explication de certaines œuvres littéraires; en quelque sorte, on a mis en parallèle la structure d'un ouvrage et la structure de la personnalité de l'auteur. Autre chose : on a plusieurs fois tenté de faire une sociologie de l'art, de mettre en relation la structure de certaines œuvres littéraires avec une base sociale, une infrastructure sociale. Mais en réalité le structuralisme permettra peut-être de répondre avecplus de rigueur à cette question de savoir comment une société déterminée projette sa structure dans certaines créations d'ordre mythique ou d'ordre littéraire. Non? Je suis entièrement d’accord avec vous. Un des points essentiels de l’analyse structurale, c’est qu’elle permet des disciplines

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comparatives qui, jusque-là, avaient été livrées soit à Γ imagination, comme au temps de Humboldt, soit à l’empirisme pur et simple. Quelqu’un comme Dumézil, quand il fait ses analyses de mytho­ logies indo-européennes, met toujours la structure des mythes en rapport avec une certaine structure sociale, qui est la structure sociale tripartite des guerriers, des politiciens-magiciens et des agriculteurs. Et c’est la confrontation de ces différentes structures qui à la fois confirme l’analyse de chacune et puis permet d’établir un certain rapport. De même qu’il fait des analyses d’une culture à une autre, par exemple de la mythologie Scandinave à l’organisation de la religion romaine. À différents niveaux, il retrouve les mêmes structures. Donc je suis entièrement d’accord avec vous que l’analyse structurale n’est pas forcément limitée à l’intérieur d’une œuvre ou [à] l’intérieur d’un texte ou [à] l’intérieur d’une institution: elle est un prodigieux instrument d’analyse comparative. Le problème, c’est de savoir si ces analyses comparatives vont nécessairement mener à une assignation de causalité. Lorsqu’on disait : la structure d’une œuvre ressemble à la structure de la mentalité ou à la structure biographique d’un individu, premièrement, on donnait à ce mot de structure un sens mal défini et, deuxièmement, on établissait un canal de causalité qui était préétabli. Je crois que ce qu’il y a d’important dans l’analyse structurale actuelle, c’est d’une part, évidemment, que l’instrument structural est connu pour lui-même, qu’on essaie en tout cas de bien maîtriser ce que c’est qu’une structure avant de l’utiliser et, deuxièmement, l’isomorphisme entre des structures n’est pas forcément l’indication d’une causalité. Et à vrai dire les deux analyses sont différentes, et quand j ’ai essayé de distinguer l’analyse économique, qui est l’analyse de la production des choses, et l’analyse deixologique, qui est l’analyse de la structure documentaire de la chose, c’est précisément à cela que je voulais faire allusion. Et il est probable que les deux analyses, un jour ou l’autre, devront s’articuler l’une sur l’autre, mais que pour l’instant on est obligé de les mener séparément. Même intervenant: Il est entendu qu'on doit répudier une sorte de causalité, une causalité mécanique et, comment dirais-

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je, à sens unique, par exemple expliquer la structure d'une œuvre littéraire dans tous les cas par une structure économique et sociale. Il peut y avoir une correspondance entre la structure d'une œuvre littéraire et les structures de la parenté. Par exemple, Engels, dans les premières pages de L’origine de la famille, établit une comparaison entre la structure de L’Orestie et les structures de laparenté à l'époque4*. Donc quand on parle de correspondance entre structures, on ne s 'enferme pas dans une conception de la causalité univoque, monotone, presque mécanique. Et ça peut être toutes sortes de causalité; on pourrait aufond, à la rigueur, adopter une conception de l 'histoire à la Fustel de Coulanges49 et imaginer que la structure de la religion détermine tout le reste. On répudie tout dogmatisme en ce domaine. Mais si la découverte de structures ne débouche pas sur une confrontation des diverses structures et l’établissement d'un lien de causalité entre ces diverses structures, sur quoi débouche le structuralisme ? Voilà, je crois qu’on y est. On est vraiment là au cœur de la question, à mon point de vue. Au fond, on accorderait bien aux analyses structurales qu’elles vaillent quelque chose à condition qu’on soit sûr qu’elles éclairent le vieux problème de la causalité. Si j’ai, au début de cet exposé, fait ces remarques qui ont peut-être paru obscures, c’était pour moi l’essentiel. Vous comprenez, j ’ai pris pour exemple de référence ce qui se passe actuellement en biologie, très exactement en embryologie. On se demandait toujours comment il pouvait se faire que, un embryon étant donné, deux ou quatre petites cellules, comme ça, étant données, comment il se faisait que ça donnait un individu d’une espèce donnée et qui, à peu de choses près, ressemble bien à ses congénères et à ses parents. Et on cherchait l’élément déterminant, c’est-à-dire la cause. Finalement, on posait le problème en termes de causalité et en termes d’énergétique. On n’a abouti à rien. Ce qu’on sait maintenant, c’est qu’il y a en réalité un processus informationnel qui permet de retrouver quelque chose comme un isomorphisme entre la constitution du noyau de la cellule et puis ce qui va être donné dans l’organisme, comme s’il y avait eu un message déposé dans le noyau de la cellule et puis que ce

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message avait été comme entendu. Et maintenant, on est sûr que c’est comme ça que ça se passe. On ne connaît rien de la causalité, on a pénétré dans le processus informationnel. Curieusement, on cherchait une solution énergétique, on cherchait une solution dans la trame de la causalité et on a trouvé autre chose, qui n’est pas du tout la solution du problème de la causalité, on a trouvé le processus informationnel. Je crois que ceci est en train de se passer actuellement dans les sciences humaines. On avait toujours dans la tête un certain schéma énergétique ou causal, ce que j ’appellerais le schéma économique : comment est-ce que les œuvres de l’homme peuvent être produites? Puis on a cherché, on a cherché, on n’a pas trouvé l’homme, on n’a pas trouvé la production, on n’a pas trouvé la causalité, le canal de causalité, on a trouvé quelque chose que j ’appelle la structure deixologique, la structure documentaire, la structure et les isomorphismes. Lévi-Strauss, au fond, s’est toujours demandé pourquoi diable il y avait des mythes, il a fait comme tous les anthropologues, et puis finalement, ce qu’il a trouvé, c’est une espèce de structure en feuillets, les mythes se répondant les uns aux autres comme cela. Et il ne sait toujours pas pourquoi il y a des mythes. Jamais personne n’avait pu expliquer à ce point comment était fait un mythe; mais il n’a pas pu expliquer comment il était produit. Autre intervenant : Ma question va peut-être un petit peu dans le même sens, c ’est la question inverse de la première question que j ’avais posée. J ’avais essayé de mettre en question la périphérie de votre oignon, mais finalement, au centre de l ’oignon, qu y a-t-il là ? Autrement dit, dans l ’œuvre littéraire, prise en elle-même, en soi, y a-t-il autre chose que de la structure ? Je pense que vous me répondrez probablement : non, il n ’y a que de la structure vu qu ’il n ’y a que du langage, des phonèmes, des articulations. Autrement dit, est-ce qu ’il y a de la substance quelque part ? Ce n ’est pas une histoire de causalité. Il n’y a pas de substance, il n’y a pas de causalité. Enfin non, quand je dis : il n’y a pas de substance, il n’y a pas de causalité, [c’est] à partir du moment où on se trouve à ce niveau épistémologique

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que j ’ai défini, [celui de la deixologie] - je m’excuse, je me réfère toujours à ce mot de deixologie que j ’ai employé pour éviter le mot archéologie que j ’ai employé ailleurs, mais qui est trop étroit et qui n’est, finalement, pas bon, parce que je crois qu’il faut absolument dissocier la méthode structurale de l’objet nouveau qu’on trouve. L’objet nouveau qu’on trouve, et que l’analyse structurale en tant que méthode a permis de découvrir, comme l’anatomie pathologique apermis de découvrir la physiologie, cet objet nouveau est un objet dans lequel il n’y a plus de substance, dans lequel il n’y a plus de cause. Vous voyez ? Même intervenant : Ça tient très bien... Ceci dit, on va parcourir ce domaine-là pendant des années, probablement, et puis un beau jour on découvrira un autre niveau épistémologique qui pourra peut-être envelopper les deux précédents ou qui se situera ailleurs, etc. C’est un niveau épistémologique, et c’est pour ça, je crois, que la querelle du structuralisme est une mauvaise querelle, parce que certains posent la question en termes de méthode et on leur répond en termes de domaine épistémologique ; et inversement. Autre intervenant : Absence de causalité ou causalité si complexe qu'on n 'arrivepas à la découvrir ? Non, absence de causalité. Le niveau en lui-même exclut... Même intervenant : Au moment où auront été dégagées les diverses structures, on essaiera de les mettre en correspondance les unes avec les autres en essayant de les éclairer les unes par les autres [...]* et qui arrive à quelque chose d'absolument indéchiffrable. Autre intervenant : Je ne sais pas sije ne suis pas dans les mêmes parages qu 'eux, mais je vais essayer de prendre un autre langage qui, peut-être, nous permettra de sortir d'une impasse. Et, dans ce sens-là, j'aurais deux questions à poser. Vous parliez d'archéologie et moije parle toujours de géologie. Ça touche un peu à l 'oignon, il a. Courte interruption de l’enregistrement.

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y a toujours des stratifications et des choses. Alors quand on parle de la nouvelle critique, je me demande si elle ne répond pas à une nouvelle sensibilité qui serait la sensibilité contemporaine, qui a des exigences autres que celles d'hier. En sorte que, premièrement, les objectifs de la critique traditionnelle étant ce qu ’ils sont et ne cadrant pas avec les exigences de la nouvelle sensibilité, la nouvelle critique ne serait-elle pas une recherche de ces exigences de la nouvelle sensibilité ? Dans ce sens-là, elle serait contemporaine au sens propre du terme. Si je prenais un autre exemple, je dirais ceci : supposez qu ’on ait joué - je m ’excuse, je sors de la géologie et de l ’archéologie pour aller à la musique -, supposez que pendant les siècles anciens on ait joué avec un violon qui n ’ait que trois cordes et, par exemple, qu ’on ajoute deux ou trois autres cordes nouvelles pour avoir une autre musique, alors cette nouvelle critique seraitelle la critique qui prend comme instrument un instrument qui a plusieurs autres cordes en plus des anciennes? Ça fait une question. Et puis une deuxième question. On parle, par exemple depuis Bergson, de l ’explosion des systèmes, de l ’impossibilité d’un système cohérent, fermé, total, et on a lancé en l ’air l ’idée d ’une philosophie ouverte. Ce structuralisme ne serait-il pas le langage qui convient à cette philosophie ouverte, pour aboutir à une espèce de pluralisme, cohérent ou incohérent? C ’est une autre question. Il faut que je réponde à deux personnes. Au fond, il y a au moins deux questions qui se recoupent un peu. Vous m’avez demandé si la nouvelle critique correspond, n’est pas le produit de la sensibilité nouvelle, c’est-à-dire que vous m’avez posé des questions sur la causalité même de ce système, ces structures qu’on appelle le structuralisme. Et alors on en revient toujours à ce fameux problème de la causalité dont je reconnais qu’il est fondamental. Vous me dites : vous ne trouvez pas de cause, vous ne pouvez pas assigner un réseau causal peut-être tout simplement parce qu’il y a trop de causalité. Je vous réponds : non et non. Les systèmes, les analyses économiques ou énergétiques, elles, cherchent cette causalité. Cette causalité, elle est fort complexe et il est bien probable même que

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c’est dans la mesure où on n’a pas trouvé cette causalité-là qu’on a été forcé, on a été décalé vers de nouvelles recherches. Si on avait trouvé, par exemple, le système causal qui permet de rendre compte dudéveloppement embryologique, on n’aurait pas eu besoin de faire appel à cette nouvelle forme épistémologique qu’est l’analyse de l’information biochimique. Si le développement de l’embryologie avait été aussi simple à expliquer que la présence d’une maladie microbienne... Pasteur, lui, avait une maladie devant les yeux, il a eu la chance de trouver la cause : c’était un microbe; et il n’a pas eu besoin de faire ce truc d’information. Vous comprenez? C’est évidemment devant l’échec de la causalité qu’il y a eu un déplacement du niveau épistémologique dans le cas de la biochimie, liest probable également que c’est l’échec des assignations causales dans le domaine des productions humaines qui a amené ce décalage vers des analyses de type informationnel, deixologique. Mais il est dujeu même de ce niveau épistémologique de ne plus envisager le rapport de causalité. Ce qui fait que, premièrement, à ce niveaulà, on ne trouvera jamais de causalité, parce qu’on ne la cherche pas et parce que le niveau est défini de telle sorte qu’il n’y aura pas d’objet causal, que la causalité ne pourra pas être un objet à ce niveau-là, un objet de savoir. Deuxièmement, ça n’empêche pas que le niveau énergétique, ou le niveau de l’analyse de la production continue parfaitement à exister et qu’on peut parfaitement faire des analyses à ce niveau-là, et que peut-être à ce niveau-là on trouvera des causalités. On pourra peut-être les trouver en s’aidant de ce qui aura été trouvé à un autre niveau. Troisièmement, il reste également toujours le problème du rapport qu’il y a entre ces deux niveaux. Tout comme les biologistes actuellement se demandent bien quel rapport il y a entre le niveau informationnel des échanges intercellulaires et leniveau énergétique - et puis, c’est leur problème -, un jour notre problème sera de savoir quel est le rapport qu’il peut y avoir entre ce niveau deixologique du document en tant que document et dans sa structure propre et puis le niveau de la production du document lui-même, la production de l’œuvre.

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Même (?) intervenant : Nous sommes d'accord. Mais encore une fois, au niveau de la structure, vous ne trouverez jamais de causalité. Même intervenant : Mais au niveau d'une structure. Quand on confrontera diverses structures... Absolument pas. Même intervenant : Alors, dans ces conditions, on n'arrivera jamais à éclairer le processus de production. Autre intervenant : Disons que c 'est un nouveau langage qu’on adopte pour éluder le problème de la causalité. Mais pas pour l’éluder ! Autre intervenant : Lorsque vous prenez une comparaison dans le domaine des sciences naturelles, vous prenez cette comparaison dans un domaine où la causalité n'a pas pu être établie. Il y a d'autres domaines où la causalité a été établie. Précisément parce qu’il s’est trouvé que l’incapacité où on a été de trouver un schéma causal a amené une mutation épistémologique dont on n’aurait pas eu besoin. Pasteur n’a pas eu besoin de la théorie de l’information pour trouver dans le microbe la cause de la maladie. Quand on a cherché la cause du développement embryologique comme on cherchait la cause de la maladie, on ne l’a pas trouvé. C’est toujours devant un échec scientifique que se font les mutations épistémologiques. Autre intervenant : Vous parlez toujours de structures et d'isomorphismes, de comparaisons de structures, mais enfin il faudrait peut-être tout de même définir la structure par rapport à ce qui s 'oppose à la structure. Et je crois que ce qui s 'oppose à la structure - j e me trompe peut-être - mais enfin, à mon avis, ce n ’est pas la causalité, ce n 'est pas la substance, c 'est le temps. Nous ne jouons pas dans un monde d'idées platoniciennes. Si, par exemple,

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lafamille dans L’Orestie, la structure de L’Orestie succède à la famille grecque, ça a un sens, un sens irréversible. Vous-même dans votre livre50, vous avez montré des structures qui se succédaient et dont on imagine mal qu 'on puisse les renverser. Alors comment comprenez-vous le temps dans cette analyse structurale? Qu'en faites-vous ? C’est une règle de transformation. Une structure de type A peut se transformer en une structure de type B et pas la structure de type B en structure de type A. Voilà, c’est tout. Le temps, c’est la transformation des structures. Et c’est ce que Sartre n’a pas compris ; et il croit qu’il y a découpage quand on parle de transformation51. C’est tout de même un monde ! Autre intervenant : Si je puis intervenir, au lieu de B il pourrait tout aussi bien y avoir C ou D, ça n 'a pas d'importance. Pas forcément. Même intervenant : Non, mais ç'auraitpu être. Il n'y a pas de relation entre A et B en dehors de la transformation. C’est ça, il n’y a pas d’autre relation entre A et B que la transformation. D’accord. Autre intervenant : Pourquoi? C’est précisément ce que le structuralisme doit démontrer : pourquoi c’est cette transformation-là qui a eu lieu, et pourquoi elle devait nécessairement précéder la transformation qui a fait, de B, C ? Autre intervenant : Donc il y a« pourquoi ? ». Ça, c’est la raison de la structure. C’est-à-dire : une structure étant donnée, il n’est pas possible qu’elle donne C, elle ne peut donner que B. Et pour passer de A à C, il faut passer par B. Ce n’est pas de la causalité, c’est de la nécessité. Et la nécessité, précisément, toute la pensée contemporaine...

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Autre intervenant : Est-ce qu'il n'y a uniquement entre deux structures que des rapports de transformation, ou bien est-ce que, plus simplement, il me semble, [votre interlocuteur de tout à l'heure] est gêné parce qu 'il cherche comme rapport entre deux structures un rapport de causalité au sens où on l'entend habituellement, un rapport de causalité mécanique ? Mais peut-être que ce que le structuralisme nous fait saisir, c'est la nécessité d'élaborer un nouveau concept de causalité qui ne soit pas, par exemple, du tout le concept de relation de cause à effet dans son sens le plus simple. Mais vous avez donné vous-même, il me semble, dans votre exposé, un élément de réponse, lorsque vous avez dit, à un moment donné, que la critique structurale, prenant pour objet une œuvre littéraire, se proposait de découvrir ce qui n 'est pas dit dans le texte et ce, finalement, sans quoi il n'y a pas d'œuvre littéraire. Et c'est peutêtre dans ce rapport d'absence entre ce qui est dit et ce qui n'est pas dit qu 'il faut chercher à trouver un nouveau sens de la relation de causalité. C’est là où, à mon sens - on parle à bâtons rompus -, c’est au fond ce qu’Althusser a voulu faire en utilisant le structuralisme dans son commentaire de Marx : essayer de trouver une forme de causalité qui ne soit pas, en gros, ce qu’on a appelé la causalité mécanique, qui soit une causalité d’un certain type, disons la causalité de type historique, et qui serait la causalité propre au niveau structural de l’analyse. Je crois que ce n’est pas déformer la pensée d’Althusser que de dire ça. C’est bien ça qu’il a voulu faire? Moi, je ne crois pas parce que, précisément, le niveau épistémologique de la structure est un niveau où il est question de la nécessité et pas de la causalité. Or on sait bien qu’en logique la causalité, ça n’existe pas. Les relations que l’on peut établir entre des énoncés, et des énoncés valables, sont des relations dans lesquelles la causalité ne peut jamais être assignée. Il est d’ailleurs fort difficile - c’est le problème des logiciens - de transformer un raisonnement de causalité en une série de propositions valables. Je crois que, dans l’analyse structurale, on est précisément à ce niveau

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où on établit des rapports entre énoncés, c’est-à-dire des rapports qui ne peuvent pas être des rapports de causalité. On a des rapports de nécessité. Et ce n’est pas une causalité nouvelle qu’on trouve, on substitue à la causalité la nécessité. Ce qui fait que l’entreprise d’Althusser est belle, mais je la crois, à cause de ça, vouée à l’échec. Vous comprenez ce que je veux dire ? Autre intervenant : Je voudrais ici prendre un point de vue très pratique, mais qui va rejoindre, je crois, vos préoccupations. C'est le problème de la construction même de la structure. Je pense que tous les structuralistes arrivent à un moment donné, au moment de leur recherche, à travailler de la manière suivante : ils prennent un morceau de papier, ils marquent une petite croix dans un coin, une petite croix dans un autre, qui représentent des éléments, que ce soient des fragments de mythes ou que ce soient des énoncés, peu importe. Et puis, une fois qu'ils se sont donnés cette série de points dans l 'espace - à remarquer déjà qu 'ils se les donnent également dans le temps, car ils ne peuvent pas faire une croix en même temps que l'autre, sauf s 'ils travaillent à deux mains, mais de toutefaçon quand même je crois qu 'il y a nécessairement un aspect chronologique dans la disposition de ces points -, ensuite, qu ’est-ce qu 'ilsfont ? Ils prennent leur crayon et ils essaient par des vecteurs dejoindre les points selon les relations qu 'ils estiment exister entre les concepts ou les éléments que représentent leurs points. Quand tout estfini, et si c 'est bien fait, ils aboutissent à une structure. Et à ce moment-là, que se passe-t-il ? Ils ont en quelque sorte transformé une action temporelle, qui s'est déroulée dans le temps, et ils l'ont transformée en une structure intemporelle, mais spatiale. Et alors qu 'est-ce qui se passe entre le moment où le structuraliste part d'un point pour aller à un autre avec son crayon ? Si je dis : c 'est de la causalité, immédiatement je comprends très bien que ça n 'est pas de la causalité. Mais n 'est-ce pas à ce moment-là de l'implication, c’est-à-dire une nécessité? Je crois que c'est de cette manière-là que j'explique le travail méthodologique du structuraliste. Et, à ce moment-là, il n 'a effectivement pas besoin de causalité. Il peut

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d ’ailleurs rendre compte de structures causales, et ce qui prouverait le niveau épistémologique supérieur de la méthode structuraliste, c ’est qu ’il peut rendre compte de phénomènes causais au moyen de ces structures alors que vraisemblablement l ’inverse ne serait pas possible, c ’est-à-dire de rebâtir la structure en utilisant uniquement la causalité ordinaire, la causalité physique. Je pense que c ’est de cette manière-là que vous voyez les problèmes de structure. Seulement, je reste un tout petit peu partisan d ’une certaine forme de causalité en raison du déroulement non intemporel de la construction même de la structure. Vous pouvez m ’objecter que la structure existait avant, qu ’elle n ’avaitpas même d ’implication, elle existait avant et que je l ’ai redécouverte ou que le structuralisme la redécouvre. Mais le problème, à nouveau, on peut dire, [se pose :] dans cette action de redécouvrir la structure, est-ce que là on ne retrouve pas un schéma - comment dirais-je - de cause? A ce moment-là, on pourrait descendre au niveau physiologique et dire : mais est-ce qu ’il n ’y a pas une causalité physiologique ? Mais on retomberait dans le problème qui, d ’ailleurs, n ’est pas résolu et qui, de plus en plus, montre que la concomitance entre le physiologique et l ’action même n ’a pas de lien direct et q u ’au contraire il y a une très grande liberté entre les nécessités, ici les causalités mêmes énergétiques du fonctionnement, et puis la production. Mais néanmoins, c ’est comme s ’il y avait un certain nombre de degrés de liberté entre le moment énergétique nécessaire et indispensable, qui reste indispensable... Et c ’est peut-être là où on peut voir où siège quand même la causalité, du fait que, si l ’individu qui est en train de faire son vecteur a une embolie, l ’action cesse; et que, par conséquent, la causalité ici, sur le plan énergétique, commande quand même l ’implication, mais néanmoins que l ’implication elle-même conserve une bien plus grande liberté. C ’est là où je maintiendrais une sorte de causalité qui serait quelque chose de beaucoup moins riche, mais néanmoins de nécessaire. Je suis absolument d’accord avec vous. Pour prendre un exemple simple, vous prenez les théories économiques du xviii e siècle, vous

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en faites une analyse structurale, vous vous apercevez que vous avez une structure première qui peut donner, par transformation, deux systèmes. Vous pouvez parfaitement déduire les systèmes, au fond, sans savoir qui les a soutenus. Et une fois que vous les avez, vous vous apercevez qu’il y a un des systèmes qui favorise nécessairement la propriété foncière et l’autre qui favorise nécessairement, disons, le commerce et l’échange. Il est bien évident que ce sont les propriétaires fonciers qui vont se reconnaître dans le premier système et qui vont effectivement le soutenir. Et effectivement, ça a donné les physiocrates52. Vous voyez? Autre intervenant : Et alors la causalité, nous la voyons là ? C’est la causalité du choix par les individus d’une structure dont ils ne sont pas les auteurs. Même intervenant : Oui, mais il y a une causalité... Je me suis placé à ce moment-là au niveau, non pas de la structure, mais à un autre niveau qui était celui de l’énergétique, de la raison pour laquelle un individu avait choisi cette structure. Même intervenant : Mais si la causalité existe pour ceux qui choisissent tel système plutôt que tel autre, pourquoi n 'existerait-elle pas pour ceux qui ont élaboré les deux systèmes ? Parce que ceux qui élaborent les systèmes sont produits par le système. C’est le système qui rend possible sa production au niveau réel; et pas l’inverse. Autre intervenant : J'aimerais, puisqu 'on est beaucoup intervenu sur la notion de structure et de causalité, poser une question sur le type d'approche de l'analyse littéraire. Je vois très bien les avantages de l'approche que vous défendez; et on voit également les progrès que fait passer l 'approche structuraliste par rapport à la critique de type formel traditionnel. Et je pense effectivement que l'une des méthodes d'approche de la littérature, en s'en tenant au discours lié à la structure elle-même de l'œuvre, est un ordre d'analyse qui a sa légitimité propre. Mais en fait il n'y a pas

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seulement deux types de critique, la critique formelle et la critique structuraliste, il y d'autres approches et je pense, par exemple, à l'approche de Lukàcs dans son analyse du réalisme critique53. Il ne s 'agit pas d'un problème de causalité, dans la mesure où il s 'agit de rendre compte à la fois du contenu de l'œuvre et aussi de laforme que prend telle ou telle œuvre. Par exemple, pourquoi est-ce que I 'œuvre de quelqu 'un comme Kafka ou comme Thomas Mann peut prendre telle ou telle forme ? Et, là aussi, c 'est une analyse non pas en termes de causalité, mais en termes également du discours lui-même. Nous avons, par exemple, puisqu 'on parle beaucoup des Bororo, dans des pays sous-développés, une forme, le théâtre a une forme de production littéraire qui, étant donné le contexte dans lequel ces œuvres sont parues, nous a donné un théâtre qui est fait pour être lu, par exemple, et pas pour être joué. Il est évident que le contexte, là, prend tout son poids par rapport à la forme elle-même du discours et à laforme d'écriture et d'élaboration. C 'est pourquoi je voudrais avoir votre avis sur ces types d'analyse du genre de Lukâcs, sans [aborder]* l 'interprétation du contenu ou de laforme, et [je voudrais savoir] dans quelle mesure elles se rapprochent du structuralisme, dans quelle mesure elles peuvent le compléter, et jusqu 'à quel point le structuralisme, au fond, apporte du nouveau, certainement, mais trouve déjà d'autres analyses qui sont aussi légitimes que lui. C’est embarrassant, la question que vous me posez, parce que je me demande si réellement on peut dire que les analyses de Lukâcs sont si nouvelles, si irréductibles à l’une ou à l’autre des deux analyses dont on a parlé. En effet, prenez l’étude de Lukâcs sur Goethe54, par exemple, ou sur le roman55, ce que vous voulez. II envisage la forme même du roman et il envisage le roman comme forme, au fond, beaucoup plus que dans son contenu, dans la fable qu’il raconte. Qu’est-ce que c’est qu’un récit romanesque, qu’est-ce que c’est qu’un récit picaresque, qu’est-ce que c’est qu’un roman de type classique comme La princesse de Clèves56, etc.? Il établit a. Conjecture; mot difficilement audible.

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des formes. D’un autre côté, par une analyse de type marxiste, il établit entre les classes sociales ou les forces de production une série de relations dont on peut dire que ce sont des relations, au fond, structurales. Et là je crois qu’on peut rendre entièrement raison à Althusser : l’analyse des rapports de production chez Marx, c’est l’analyse d’une structure. Il n’y a aucun doute. Mais de deux choses l’une. Ou Lukâcs fait comme Dumézil, c’est-à-dire qu’il dit :je suis en présence de deux structures ; ces deux structures sont isomorphes jusqu’à un certain point, ou elles sont différentes et elles sont différentes en ceci, pour passer de l’une à l’autre il faut telle transformation, etc. Il fait une analyse absolument de type structural. Ou alors il dit : l’une des deux structures a nécessairement engendré et produit l’autre. Et je crois que c’est tout de même ce vers quoi a tendu en effet l’analyse de Lukâcs, c’est-à-dire à établir un modèle, un réseau, un canal de production entre une structure et une autre structure. Ce qui fait que je ne crois pas que ce soit une tierce voix entre les deux qu’on a tracées. C’est beaucoup plutôt le passage incessant, rapide et dialectique entre l’une et l’autre de ces deux analyses, mais rien de plus. Je me trompe peut-être. Ces petits étudiants ne parlent pas, ils sont là, muets comme des carpes. Modérateur : Est-ce que des étudiants voudraient poser des questions ? Non, ils sont toujours aussi timides. Modérateur : Je ne doute pas que vous auriez encore de savantes questions à poser Vous auriez des réponses non moins savantes et brillantes. Je crois que la séance a duré bien longtemps, agréablement longtemps, mais enfin je crois qu'il faut la lever maintenant. Je vous remercie.

N otes

1. Voir en particulier le pamphlet de R. Picard, N o u v e lle critique ou Paris, J.-J. Pauvert, 1965 et la réponse de R. Barthes, C ritiq u e e t vérité, Paris, Seuil, 1966. 2. Par exemple les deux études évoquées en 1964 par Foucault dans « Le M a lla rm é de J.-P. Richard », art. cit. : L 'u n iv e rs im a g in a ire d e Mallarmé, op. cit. et O nze étu d es su r la p o é s ie m o d e r n e , Paris, Seuil, 1964. 3. Parmi les nombreux textes de G. Dumézil publiés avant 1967, rappelons par exemple Jupiter, M ars, Q u ir in u s , t. 1-IV, Paris, Gallimard, 1941-1948 et La relig io n rom ain e a rc h a ïq u e , Paris, Payot, 1966. 4. C. Lévi-Strauss, M y th o lo g iq u es , t. I : L e c ru e t le c u it et t. II : Du miel aux c en d res , Paris, Plon, 1964 et 1967. Les t. III (L ’o rig in e d e s manières de ta b le) et IV (L 'h om m e nu) ne seront publiés qu’en 1968 et 1971. 5. R. Barthes, Sur R a cin e , op. cit. 6. Northrop Frye avait à l’époque déjà beaucoup publié : il s’était fait en particulier connaître en 1957, au moment de la publication de Anatomy o f C riticism . F ou r E ssa ys (traduit bien plus tardivement, en 1969, chez Gallimard sous le titre A n atom ie d e la c ritiq u e . Q u a tr e e s s a is ), par une série de textes consacrés à des auteurs littéraires (en particulier, en 1963, Fables o f Identities. S tu dies in P o etic M y th o lo g y , un recueil de textes de la période 1947-1962, dont certains portaient sur Milton, Shakespeare, Dickinson, etc.), par un ouvrage consacré à T.S. Eliot en 1963, et par deux ouvrages publiés en 1965 et consacrés respectivement aux pièces de Shakespeare et à Milton. Rien de tout cela n’était traduit en 1967, ce qui laisse supposer que Foucault en avait consulté les éditions originales, peut-être dans la bibliothèque de Gérard Deledalle à Tunis. 7. V. Propp, M o rp h o lo g ie du c o n te (1928), trad. fr. M. Derrida, C. Kahn et T. Todorov, Paris, Seuil, 1965. 8. Allusion à M. Gueroult, D e s c a r te s se lo n V o rd re d e s ra iso n s , op. cit. 9. L. Althusser, P o u r M arx , Paris, Maspero, 1965. Voir aussi ses deux contributions à Lire Le C a p ita l : « Du C a p ita l à la philosophie de n ou velle im postu re ,

NOTES

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Marx » et « L’objet du C a p ita l », dans L. Althusser, É. Balibar, R. Establet, P. Macherey et J. Rancière, L ire L e C a p ita l , Paris, Maspero, 1965, 1.1, p. 9-89 et tH , p. 7-185. 10. D eik n u m i signifie en grec : montrer, faire voir, faire connaître. 11. Le mot est ouvertement un néologisme (ce « que j ’appelle du mot arbitraire de deixologie », s u p r a , p. 177), formé par Foucault lui-même pour désigner la « discipline générale du document en tant que document ». Voir à ce propos D. Macey, M ic h e l F o u c a u lt , trad. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1994, p. 207. 12. M. Foucault, N a is s a n c e d e la clin iq u e (1963), dans Œ u v re s , 1.1, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2015, p. 671-902. 13. Pierre-Henri Simon (1903-1972), écrivain, ancien professeur de littérature à l’université de Fribourg, était devenu le critique littéraire du journal Le M o n d e. Auteur notamment d’une H isto ire d e la littéra tu re française au XX e siè c le . 1900-1950, Paris, Armand Colin, 1956 et de Le domaine h éro ïq u e d e s le ttre s fr a n ç a is e s . X e~xixe s iè c le s , Paris, Armand Colin, 1963, il avait été élu à l’Académie française en novembre 1966. 14. Voir par exemple J. Laplanche, H ö ld e rlin e t la q u estio n du p è r e , Paris, P.U.F., 1961 et l’article que lui consacre Foucault (« Le “non” du père », art. cit.). 15. Allusion à G. Bachelard, L a p sy c h a n a ly s e du f e u , Paris, Gallimard, 1938; Id., L 'e a u e t le s rê v e s. E ss a i su r l'im a g in a tio n d e la m a tiè re , Paris, José Corti, 1941; Id., L ’a ir e t le s so n g es. E ss a i su r l'im a g in a tio n du mouvement, Paris, José Corti, 1943 ; Id., L a terre e t les rê v e rie s du re p o s , Paris, José Corti, 1946 ; Id., L a te rre e t les rê v e r ie s d e la v o lo n té , Paris, José Corti, 1948. 16. Voir J.-P. Sartre, L 'ê tre e t le n é a n t , Paris, Gallimard, 1943; mais également Id., B a u d e la ir e , op. cit. et S a in t G en et, co m é d ien e t m a rtyr , op. cit.

17. On notera la très étonnante absence, dans tout ce passage, de la référence à Jacques Lacan. 18. G. Poulet, L e s m é ta m o r p h o s e s du c e r c le , op. cit. 19. J. Starobinski, J e a n -J a c q u e s R ou sseau , la tra n sp a re n c e e t l'obstacley op. cit.

20. R. Jakobson et C. Lévi-Strauss, « “Les Chats” de Charles Baudelaire »y L 'H o m m e , vol. 2, n° 1, 1962, p. 5-21. 21. G. Genette, F ig u r e s /, Paris, Seuil, 1966.

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22. Sur la notion d’extralinguistique, voir dans ce volume les textes « L’extralinguistique et la littérature » et « L’analyse littéraire et le structuralisme », in fra , p. 223-240 et 243-262. 23. L.J. Prieto, M e ss a g e s e t sig n a u x , Paris, P.U.F., 1966. 24. J.L. Austin, H o w to D o T h in gs w ith W ords , Oxford, Clarendon Press, 1962. La version française du texte, Q u a n d d ire, c 'e s t fa ir e (trad. fr. G. Lane), ne sera publiée au Seuil qu’en 1970, postérieurement à la conférence de 1967, mais Foucault a à l’évidence lu l’ouvrage en anglais. 25. J. Joyce, U lysse (1922), trad. fr. A. Morel sous la supervision de V. Larbaud (1929), désormais réédité chez Gallimard. 26. En réalité, le texte de Joyce dit : « Montez, Kinch, montez, abominable jésuite » (ib id ., p. 7). 27. Sur Balzac, voir dans ce volume « L a R e ch erch e d e l'A bsolu», infra, p. 287-302. 28. A. Robbe-Grillet, D a n s le la b y r in th e , Paris, Les Éditions de Minuit, 1959. 29. Le modérateur est Gérard Deledalle (1921-2003), directeur du département de philosophie de l’université de Tunis de 1963 à 1972, dont la bibliothèque servit de « bibliothèque de travail » à Foucault pendant son séjour tunisien. 30. M. Proust, L a rech erch e du te m p s p e r d u , 1.1 : D u c ô té de chez Sw ann, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1964, p. 3. On l’aura remarqué, Foucault cite étrangement la première phrase de manière inexacte, puisque c’est bien entendu : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » On trouve un commentaire de la même phrase (citée correctement) dans la seconde séance de la conférence « Littérature et langage », art. cit., p. 113. 31. J. Racine, L a T hébaïde, ou le s F rè re s en n e m is, dans Œuvres c o m p lè te s, 1.1, op. cit., p. 57-117. Il s’agit de la première pièce de théâtre de Racine. 32. J. Racine, P h èd re e t H ip p o ly te , op. cit. 33. J.-J. Rousseau, L es rê v e r ie s du p r o m e n e u r s o lita ir e , dans Œuvres c o m p lè te s, 1.1, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1959, p. 993-1099. 34. J.-J. Rousseau, R o u sseau j u g e d e J e a n -J a c q u e s. D ia lo g u e s, dans Œ u vres c o m p lè te s, 1.1, op. c it., p. 657-992. 35. J.-J. Rousseau, L es c o n fe ssio n s, dans Œ u v re s c o m p lè te s , 1.1, op. c it., p. 1-656.

NOTES

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36. M. Foucault, « Introduction » à J.-J. Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, art. cit. Foucault a également présenté ce texte de Rousseau sur France Culture dans une série de quatre émissions radiophoniques : « L’entreprise » (29 février 1964), « La machination » (7 mars 1964), « L’innocence » (14 mars 1964) et« L’heureuse entreprise » (21 mars 1964). Il l’évoque aussi, un an auparavant, dans « Langages de la folie : la persécution », émission citée. 37. Le Centre d’études des communications de masse fut créé en 1960 par Georges Friedmann, Roland Barthes et Edgar Morin. 38. G. Flaubert, L ’é d u c a tio n se n tim e n ta le , dans Œ u vres , t. II, «Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, p. 31-457. 39. Allusion à la phrase de Flaubert, « Madame Bovary, c’est moi », qui n’a jamais été réellement attestée dans les textes flaubertiens, mais qui n’en demeure pas moins largement accréditée par la critique. Voir par ailleurs G. Flaubert, M a d a m e B o v a r y , dans Œ u v re s , 1.1, « Bibliothèque de laPléiade », Paris, Gallimard, 1946, p. 325-645. 40. R. Descartes, M é d ita tio n s , dans Œ u vres e t lettres, « Bibliothèque de laPléiade », Paris, Gallimard, 1937, p. 151-225. Au cours du même séjour en Tunisie, Foucault a prononcé un cours sur Descartes, et notamment sur Lediscours d e la m é th o d e et les M é d ita tio n s. Voir à ce propos R. BoubakerTriki, « Notes sur Michel Foucault à l’université de Tunis », Rue D e sc a rte s , n° 61,2008, p. 111-113. 41. Allusion à M. Gueroult, D e s c a r te s se lo n l ’ordre d e s ra iso n s , op. cit. 42. A. Amauld et C. Lancelot, G ra m m a ire g é n é ra le e t ra iso n n ée , Paris, Pierre le Petit, 1660. 43. Zeitig S. Harris (1909-1992), linguiste américain, et Louis Hjelmslev (1899-1965), linguiste danois, ont été deux des principaux représentants de la linguistique structurale. 44. Cf. L. Hjelmslev, L e la n g a g e (1963), trad. fr. M. Olsen, Paris, Les Éditions de Minuit, 1966, p. 134-136. 45. N.S. Troubetzkoy, P r in c ip e s d e p h o n o lo g ie (1939), trad. fr. J.Cantineau, Paris, Klincksieck, 1949. 46. La caractérisation de l’énoncé (qui n’est réductible ni à une phrase, ni à une proposition), sera au centre des analyses de L ’a rch é o lo g ie du savoir en 1969. 47. C. Lévi-Strauss, A n th ro p o lo g ie stru c tu ra le , op. cit., p. 275-281.

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STRUCTURALISME ET ANALYSE LITTÉRAIRE

48. F. Engels, « Préface de la quatrième édition », dans L ’origine de trad. fr. J. Stem, Bruxelles, Éditions Triboro, 2012, p. 21-22. 49. Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889), historien de l’Antiquité et du Moyen Âge, auteur en particulier de L a c ité antique (1864), Paris, Flammarion, 2009. 50. M. Foucault, L es m o ts e t le s c h o s e s , dans Œ u v r e s , 1.1, op. cit., p. 1033-1457. 51. Allusion à l’entretien de Sartre avec Bernard Pingaud, « Jean-Paul Sartre répond », L ’A rc , n° 30, 1966, p. 87-96, repris dans Ph. Artières et a lii (dir.), « L es m o ts e t le s c h o se s » d e M ic h e l F o u c a u lt. R e g a r d s critiques, 1966-1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 75-89. Voir également M. Foucault, « Foucault répond à Sartre », dans D its e t écrits , /, op. c it., n° 55, p. 690-696. 52. C f M. Foucault, L es m o ts e t le s c h o s e s , op. c it., p. 1257. 53. G. Lukâcs, L a sig n ifica tio n p r é s e n te du r é a lis m e c ritiq u e (1958), trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1960. 54. G. Lukâcs, G o e th e e t so n é p o q u e (1947), trad. fr. L. Goldmann et P. Franck, Paris, Nagel, 1949. 55. G. Lukâcs, L a th é o rie du ro m a n (1916), trad.fr. J. Clairevoye, Paris, Gonthier, 1963. 56. M me de Lafayette, L a p r in c e s s e d e C lè v e s (1678), Paris, Flammarion, 1997. la fa m ille , d e la p r o p r ié té p r iv é e e t d e l ’É ta t,

[L’EXTRALINGUISTIQUE ET LA LITTÉRATURE]φ Depuis une bonne trentaine d’années, la littérature a été analysée comme une forme intérieure aux formes générales du langage, comme relevant, d’une manière plus ou moins directe, de lalinguistique. Or, par un mouvement inverse et qui ne cesse de devenir plus sensible depuis une dizaine d’années, l’importance de Textralinguistique se découvre de plus en plus clairement. Cette irruption de l’extralinguistique, elle est bien liée aux difficultés rencontrées par l’analyse du sens ; mais elle ne se résume pas à ces difficultés, et surtout elle ne réside pas en elles. Il y a une certaine fausse position du problème. Le débat est souvent posé en termes de signifiant et de signifié. Tentative de Harris 1 de se passer entièrement du sens pour la définition des éléments signifiants (et c’est en lui que mettent actuellement leurs espoirs ceux qui, ayant affaire à un matériel non linguistique - affiches, etc. -, ne trouvent pas de critères pour définir les éléments signifiants). À quoi on rétorque en disant que la dimension du signifié ne peut pas être oubliée et le critère de la permutation (posé par les plus formalistes des représentants du structuralisme) suppose, lui, laréférence au signifié. En revanche, la difficulté à faire l’analyse du signifié en termes de structures, la difficulté à organiser un champ sémantique conduit aussi bien à rechercher un modèle du côté du signifiant qu’à chercher àéviter le parallélisme.* * BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 4. Foucault n'a pas donné

detitre à ce texte.

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Mais ce n’est peut-être pas là le vrai problème. Ce que l’analyse du langage depuis un certain temps nous apprend, c’est l’importance intrinsèque de l’extralinguistique : - Soit dans la linguistique elle-même : - par l’analyse des motivations chez Jakobson, - par la référence au discours explicite chez Chomsky, - par l’analyse du rapport sens-signifié chez Prieto. - Soit dans les études sur les sujets parlants (surtout les aphasiques2). - Soit dans les études faites à la suite du positivisme logique sur la théorie des énoncés : - e n dehors des énoncés sous forme d’affirmations (et susceptibles de vrai ou de faux), - on connaissait des énoncés qui avaient la forme d’une interrogation, d’un souhait ou d’un ordre (mais encore il y avait des critères linguistiques permettant de reconnaître ces énoncés). - Mais Austin3 s’est aperçu : 1) D’une part, que certains énoncés, sans que rien ne le marque dans la forme même, constituent un discours tout différent : « J’ouvre la séance » (ce qui dépend des conditions extralinguistiques). 2) À partir de là, il a été amené à analyser Yact oj s p e e c h , non plus comme un acte isolé et tout entier logé à l’intérieur des possibilités de la langue, mais comme un acte complexe, et qui comporte (en plus de l’effet proprement [dit]) au moins deux niveaux : locution [et] illocution. On voit que jusqu’à un certain point [pour]3 l’analyse linguistique, et pour une seconde part l’analyse du discours (qu’on la fasse du point de vue linguistique comme Prieto ou d’un point de vue étranger à la linguistique comme Austin), l’extralinguistique se définit par : a. Conjecture ; mot manquant.

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- la situation : le lieu où on parle, les objets dont on parle (non pas comme référents, mais comme objets réels présents ou absents), la position qu’on occupe par rapport à eux ; - e t le sujet parlant : aussi bien la position qu’il occupe au moment où il parle que l’acte qu’il commet en parlant (par exemple : s’il énonce une proposition performative, elle sera ritualisée, c’est-à-dire que les traits à pertiniser seront définis à l’avance). Autrement dit, la linguistique peut-être et pour une certaine part, la théorie des énoncés de l’autre et presque entièrement, posent le problème de l’extralinguistique et de son rapport avec la discussion propre à la linguistique. Mais c’est là où se noue, à propos de la littérature, un certain nombre d’équivoques. Tout le monde sait bien que la littérature, c’est un discours, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une série d’énoncés. Mais, en un autre sens, on sait bien qu’il n’y a pas d’extralinguistique dans la littérature. Au premier regard, Γextralinguistique, on le trouve : -O u bien dans ce que pense l’auteur, ou les gens de son époque; mais en cela on manque évidemment ce qu’il y a de propre au discours littéraire. Jamais une pensée ou un système de pensée ne pourra justifier que le discours soit littéraire et non pas un discours tout court. -O u bien dans l’existence du livre. À vrai dire, c’est déjà plus sérieux. Le fait que la littérature, de nos jours et dans la plupart des pays, soit imprimée sur des feuilles de papier blanc qu’on feuillette, qu’on doit feuilleter dans un certain ordre, tout ceci a une grande importance. Butor à propos [...]■ 4. Dans un livre feuilletable dans tous les sens comme celui de Ricardou, on ne dit pas la même chose que s’il faut lire page après page5.

a. Passage illisible.

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À travers cela, on rejoint le problème du public moins par le biais d’une idéologie que par celui de la consommation. Non pas exactement : Qui lit? mais : Comment lit-on? En quoi consiste le fait de lire? Qu’est-ce que c’est que l’activité lisante? Il est clair, par exemple, que l’apparition du roman de terreur à la fin du xvme siècle dans toute l’Europe indique un nouveau rapport entre le lecteur et ce qu’il lit. L’acte de lecture a certainement changé de structure car on se met curieusement à lire pour avoir peur. Mais il y a sans doute beaucoup plus fondamental que tout cela. Il faut dire que la littérature, c’est un discours qui, à partir de lui-même (de l’acte qui fait apparaître les énoncés), se suscite à lui-même Pextralinguistique qui lui permet d’exister comme énoncé. La littérature, c’est le barbarisme de l’extralinguistique immanent au discours. Après tout, des énoncés qui se passent presque entièrement de l’extralinguistique, il y en a certains : ce sont les grammaires; ce sont les philosophies en tant qu’elles sont systèmes; ce sont tous les discours scientifiques. [Autrement dit,]a tout ce qui est système. Il y a des énoncés écrits qui se passent d’extralinguistique immanent, mais non pas d’extralinguistique : ce sont tous les discours informatifs. Enfin, il y a une catégorie d’énoncés qui se constitue l’extralinguistique qui lui est immanent. Un discours qui fait surgir, d’une manière paradoxale, une dimension extralinguistique qui échappe à la langue, tout en étant logé entièrement à l’intérieur des mots employés ou en tout cas des signes employés. Il ne faut donc pas dire que la littérature, c’est un message centré sur le signifiant au lieu d’être centré sur le référent (comme dans le discours d’information). La littérature n’est pas une activité autoréférée (car alors il suffirait que je dise : « Les paroles que je prononce sont sévères, ou solennelles, ou obscures » pour que je a. Conjecture; passage difficilement lisible.

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fasse de la littérature). Bref, il suffirait que je parle de cela même queje dis pour faire de la littérature. On voit bien pourquoi les critiques sont fort séduits par cette hypothèse : elle réduit singulièrement la distance entre le critique et l’écrivain. L’écrivain serait celui qui met son propre langage en question, ou en chiffre dans son langage ; le critique, ce serait presque ça à ceci près qu’il parlerait du langage des autres. Un peu plus de proximité (il suffirait que le langage des autres devienne le sien) pour qu’il devienne écrivain. Et après tout, s’il parvient à comprendre si bien le langage des autres qu’il le fait sien (en découvrant que c’est le langage d’un langage) : le voilà écrivain. Mais peu importe. L’essentiel, c’est que la littérature, c’est au contraire un acte profondément « extratensif » ; un acte tout entier tourné vers un extralinguistique qui ne lui préexiste pas ; qui ne peut sourdre que de son seul discours, qui naît sous ses pas, qui ne peut être constitué que par des mots. (Remarquez qu’il peut se faire justement que cet extra­ linguistique, on le fasse naître, sinon hors des mots, du moins sur leur versant extérieur, par le côté où ils touchent à cet extralinguistique non verbal qu’est le papier blanc, son espace, ses dimensions rectangulaires, etc. Tout le travail fait depuis Mallarmé sur les mots et les signes disposés dans l’espace du papier, tout ce travail concerne précisément, non pas l’exploration du signe, mais son décalage vers un extralinguistique qui pourtant n’est manifesté, bien plus n’existe que par lui.a C’est sans doute dans cette direction que Derrida a souligné le caractère fondamental et premier de l’écriture par rapport à la langue6. Opérant là un renversement du primat linguistique qui est sans doute radical. Il faut garder cette idée et la mettre de côté pour laretrouver, quand on arrivera à l’analyse du sujet parlant, qui parle justement dans l’acte d’écrire.)

a. Dans la marge : Prestige et peut-être illusion de cela, car cet extralinguistique n’est pas immanent, bien qu’il soit fait de signes. 11 y a là une équivoque qui doit être levée.

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Mais F extralinguistique que se constitue la littérature dans son propre discours, il faut le chercher là où nous l’indiquent la linguistique et la théorie des énoncés. C’est-à-dire dans la « situation » entendue, non pas au sens de la situation de l’écrivain dans le monde actuel, ou de la diffusion du livre, ou de la condition de l’édition (bien que ceci soit important, et joue un rôle, mais à travers bien des chicanes qui multiplient les détours), mais entendue comme position du sujet parlant à l’intérieur du livre, sa posture ambiguë (à la fois se [logeant]a entièrement dans le discours, car on ne pourrait pas le cerner en dehors des signes verbaux : on ne le voit pas, on ne le perçoit pas ; son mutisme le fait disparaître ; et hors du discours puisque c’est lui qui le tient). [On voit bien pourquoi la littérature tend au silence, comme on dit. C’est qu’en fait elle n’existe que par ce personnage invisible et en un sens muet (puisqu’il n’entre jamais dans le langage); et que l’immense bruissement de mots, dont elle est faite, fait exister (et en un sens se résume tout entier à faire exister) ce souffle extralinguistique, cette position vide auxquels s’ordonne le langage.]b On comprend pourquoi la critique contemporaine a été mise sur la bonne voie par la solitaire parole de Blanchot. Puisque c’est la présence de cet extralinguistique dans la langue qu’il n’a cessé d’invoquer; c’est à l’absence de cette présence qu’il a prêté sa voix. Et cette voix, qui, elle, ne s’est jamais prétendue parvenue au cœur de l’œuvre, n’a jamais soutenu la sotte présomption de l’intimité, se donnait justement comme l’inséparable dehors de l’œuvre. Et justement ce dehors mieux que tout autre pouvait s’ouvrir à ce dehors que l’œuvre ne cesse [de]c fomenter tout en venant de lui. Blanchot, Artaud, les deux seuls sans doute à avoir pressenti ce dehors du discours, cette érosion quand la parole se ravine ellemême.

a. Conjecture ; mot manquant. b. Passage entre crochets sur le manuscrit. c. Mot manquant.

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Mais on dira que tout ceci revient à dire que l’œuvre est dans un mystérieux rapport de l’écrivain à son langage, rapport qui fait disparaître l’écrivain dans son œuvre, bien que pourtant l’écrivain n’existe que par elle. Paradoxe bien usé. Mais ce n’est pas de cela du tout qu’il s’agit. L’extralinguistique auquel renvoie et par quoi se définit tout discours est intérieur à l’énoncé. Il ne peut se reconnaître et à dire vrai exister que par lui. En quoi il est profondément différent de l’extralinguistique qui peut se déposer en creux dans le discours (cet extralinguistique qui unit par exemple la structuration du champ sémantique ; ou encore les formes de la logique ; ou encore ledomaine idéologique). Mais il est fort différent aussi de cet extralinguistique constitué par l’auteur, ce qu’il pense ou ce qu’il veut dire. Il s’agit de la constitution, ou plutôt de l’instauration, par le seul discours, de l’extralinguistique sur quoi s’appuie et à partir de quoi s’articule d’ordinaire tout énoncé.a Cet extralinguistique immanent, en quoi consiste-t-il ? Dans l’analyse du langage ou des énoncés, les linguistes et les logiciens rencontrent le « mur », la limite de Γextralinguistique de deux façons : -A u niveau du contenu (du sens), essentiellement dans l’organisation du champ sémantique. Disons en tout cas que, jusqu’à présent, aucun champ sémantique n’a pu déployer ses structures dans une perspective purement linguistique. -A u niveau de la forme de l’énoncé et de l’acte même qui l’énonce, l’extralinguistique apparaît : a. Dans la forme de ce que Prieto appelle la pertinisation (les traits qu’il faut énoncer, ou qu’on peut passer sous silence selon le contexte extralinguistique, pour faire apparaître un seul et même sens)7. On ne dit pas tout. Mais si on dit certaines choses, on est obligé d’en dire d’autres, etc. a. Dans la marge, en face de ce paragraphe et du précédent : Pendant longtemps, la critique a rempli ce creux, ce dehors de l’extralinguistique par le « dedans » de l’auteur. L’auteur était pris comme la totalité de l’extralinguistique immanent à l’énoncé.

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b. Dans la position temporelle de l’acte de parole par rapport à ce qu’il énonce (analyse de Guillaume8). c. Dans la nature même de l’acte de parole. Puisqu’il y a des énoncés constatifs, d’autres performatifs. Or la parole littéraire a ceci de particulier que : A. (Correspond à a .a) N’ayant pour tout contexte extralin­ guistique que la feuille de papier, elle a en un sens la possibilité et le droit de tout dire, peut-être même aurait-elle l’obligation de tout dire, puisque rien n’existe. Bien sûr, elle ne dit pas tout : indiquant de biais, comme une sorte d’extralinguistique présent dans son discours, le contexte qui lui permet de ne pas tout dire. Mais elle est obligée d’en dire beaucoup plus qu’on ne dit d’ordinaire quand on parle réellement (quand on parle réellement, les choses muettes, l’espace silencieux dans lequel on se trouve, la disposition des sujets parlants, constituent une partie de la forme même du message : une sorte de code surajouté qui permet de donner un sens non suspendu au message. Le code lui-même n’y suffit pas). La littérature se constitue à elle-même l’extralinguistique qui lui permet de ne pas tout dire. Et ceci de plusieurs façons : l)C e qui est toujours sous-entendu (du moins à l’époque donnée) par tout acte d’écrire. Dans La princesse de Clèves9, ou dans Hyperion10, on ne dit pas à combien de centimètres les personnages sont les uns des autres. Et quand on dit : « ce » matin, on n’a pas de quoi remplir exactement le sens de cette expression puisqu’on ne sait pas quel jour du calendrier c’était, et qu’il ne s’agit [pas]b du maintenant du lecteur. 2) Elle dispose à son gré (et dans les limites des inexistences fondamentales mentionnées à l’instant) des choses, des person­ nages, des traits physiques, des décors qui vont, une fois énoncés, jouer le rôle de l’extralinguistique à partir de quoi on pourra trier ce qui doit être pertinisé et ce qui n’a pas besoin de a. Cf. supra, p. 229. b. Mot manquant.

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l’être (le contexte, dans tout discours, joue de plus le rôle de cet extralinguistique. Mais là tout est contexte). Les descriptions. Par [exemple]3, la description chez Balzac : elle est exhaustive, mais donnée une fois pour toutes, servant d’a priori de situation pour le reste du roman. De même la description du physique ou du caractère. Chez Robbe-Grillet, elle est chaque fois fragmentaire, légèrement différente, et liée à l’acte de parole. On pourrait faire une histoire de ces dispositions contextuelles grâce auxquelles une partie du discours littéraire joue par rapport aux énoncés le rôle d’un préalable extralinguistique. 3) Elle établit (accepte ou dénoue ou recompose) des liaisons. Dans le langage courant, certaines pertinisations sont liées; d’autres sont exclusives de fait. De là l’ambiguïté propre à la littérature. On peut dire que la littérature, ce n’est pas le « suspens du sens », pour l’exaltation du signifiant comme tel. Mais dans la mesure où Γextralinguistique n’est établi que par l’intermédiaire du signifiant et du signifié, le langage littéraire n’est jamais fermé, ni rempli. C’est une sorte de classe ouverte. Alors que normalement un énoncé est susceptible de différents sens dénombrables (de 0 à 1 quantité finie) qui forment une classe dont les éléments peuvent être comptés et définis, un énoncé littéraire ouvre une classe de sens absolument infinie. Ça ne veut pas dire que l’énoncé littéraire n’a pas de sens; mais qu’une classe non dénombrable de sens peut le remplir. (Ce n’est pas cela qui autorise la critique littéraire, mais [cela] fait de la lecture elle-même une activité linguistique toute particulière.) Dans toute œuvre littéraire, il y a un excès. Une certaine manière de trop dire. Aussi peu qu’on en dise, on en dit plus. (C’est peut-être cela la fiction, par opposition à la fable.)b

a. Mot manquant. b. Dam la marge : C’est par le rapport fiction/fable que le théâtre s’oppose à toute autre forme de littérature.

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B. (Correspond à b.a) La position du sujet parlant, dont le repérage, les déplacements constituent, par opposition à ce qui est dit (lekton), la lexis de l’œuvre n. Il faut remarquer tout de suite que cette lexis (tout comme la fiction) ne sont pas tellement des éléments de l’œuvre ou du discours. Bref, elles n’ont pas un matériel signifiant propre, bien qu’on ne puisse les analyser qu’à partir de ce matériau signifiant. Il n’en reste pas moins qu’il leur arrive d’être prises à l’intérieur de la fable sous la forme de personnages, d’un individu qui dit je et qui peut être aussi discret que possible. De sorte que ce sont des éléments du lekton ou des dispositions propres à la fable qui permettent de définir les formes de la fiction ou les configurations propres à la lexis. Mais la lexis, on va le voir, se trouve souvent dans une situation de redoublement qui lui est propre. En ce sens qu’il arrive que le sujet soit représenté. Et à vrai dire, bien qu’il soit toujours fondamentalement absent, il y a toujours un mode de présence (au moins indirect) dans la fable même (en tout cas presque toujours). Fable

Lekton

Fiction

Lexis

C’est là la différence entre [langage non littéraire]15 et théâtre d’une part, récit de l’autre (épopée ou roman). De sorte qu’on a : Fiction

Lexis

+

+

+ +

a. Cf. supra, p. 230. b. Conjecture; abréviation illisible.

Poésie Récit Théâtre Langage non littéraire

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Dans le langage non littéraire, le contexte qui permet de ne pas tout dire est assuré - soit par les choses réelles, - soit par des contenus informatifs supposés existants. (Alors que, dans la littérature, il n’y a plus que du papier blanc, et le commencement absolu de la littérature.) Donc pas de fiction. Il n’y a pas de lexis non plus parce que le sujet est toujours présent, sur un mode constant : -soit sous la forme d’affirmations personnelles rapportées au sujet parlant, -soit sous la forme d’une neutralité qui renvoie sans oscillation à un auteur nommé ou anonyme qui énonce ce qu’il sait ou ce qu’il pense. Ce rapport constant (et qui n’est même pas altéré lorsqu’on rapporte les opinions d’un autre dans son propre discours) caractérise le langage scientifique ou philosophique. [Dans le cas d’]un texte philosophique où la lexis n’est pas une fonction homogène donc neutre, mais varie (et par conséquent se met à exister), alors on a un texte littéraire. L ’origine de la tragédie12 est de la philosophie ; Zarathoustra13 une œuvre littéraire (même si, par un autre biais, elle a un sens philosophique, comme VEmpédocle de Hölderlin14 par exemple)15. L’aphorisme comme limite. En un sens, en chaque aphorisme, le rapport est constant. Mais d’un aphorisme à un autre la structure de la lexis se modifie. Ce qui fait que l’aphorisme est ce qu’il y a de plus littéraire dans le discours philosophique, de plus philosophique dans le discours littéraire. En remontant dans le tableau : - Le théâtre : en un sens, la fiction n’existe pas, puisque la réalité du contexte, de l’acteur, la présence d’un sujet parlant, permet de s’appuyer sur un extralinguistique non immanent. Aussi réduit que soit le décor, la seule existence d’un espace, d’un dedans, d’un dehors, d’une direction réduit la fiction.

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En revanche, [du] seul fait que chaque personnage n’a d’existence que par ce qu’il dit (en un sens, chaque phrase est performative au sens d’Austin), bref que l’acteur, qui a l’air d’être le sujet parlant, n’est pas lui et ne fonctionne que dans le contexte extralinguistique pour éviter la fiction, on peut dire que tout le sujet parlant est dans le discours : le discours à la fois n’existe que par lui et le fait naître. C’est ce rapport (et non la réalité [double]a de l’acteur) qui fait que telle parole est sincère, fausse, faite pour persuader, extérieure, intime. Donc la lexis est maximum et la fiction minimum (mais pas égale à zéro cependant, car du moment que, dans le langage, il y a lexis, c’est-à-dire immanence du sujet parlant à l’énoncé, un certain nombre [de]b choses - l’extralinguistique de ce sujet aussi - n’apparaissent pas : [elles] doivent [être]c énoncées dans le langage : on dira le nom du personnage, son état civil, son âge, son passé). Bien sûr, on peut essayer de supprimer tout cela (toute la fiction, comme chez Ionesco : ça parle sans fiction). Ou alors inversement, on diminue la lexis, c’est-à-dire qu’on fait un théâtre dans le théâtre. Alors le théâtre n° 1 paraît « vrai », et dans le théâtre n° 2, les acteurs interviennent comme personnages réels du théâtre n° 1. - Dans le récit, sous sa forme naïve, la fiction est maximum, la lexis minimum. Le rapport du récitant au récit peut être considéré comme constant (il dit ce qu’il a vu et entendu). En revanche, comme il ne peut pas tout dire, c’est de l’intérieur du discours que l’extralinguistique doit s’instaurer. Tout le récit consistera, par opposition à la parole directe, à susciter cet extralinguistique. Mais il ne pourra le susciter qu’en intervenant comme sujet parlant dans ce qu’il raconte. Tantôt racontant ce qu’il a éprouvé, tantôt parlant au nom des autres, prenant la place d’un spectateur étranger et neutre. Bref, tout récit comporte une certaine lexis. a. Conjecture; mot difficilement lisible. b. Mot manquant. c. Mot manquant.

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Plus on est près de la littérature orale, plus cette lexis apparaît dans la prolifération des personnages qui sont racontés avoir raconté, etc. (Les mille et une nuits16). Plus on s’enfonce dans l’acte d’écrire, plus le récit tend à s’ordonner à la lexis. Lexis et fiction se confondent. Toute la fiction consiste à se reporter vers la lexis. - Dans la poésie, la lexis et la fiction sont au point maximum. Saturation (qui l’oppose au langage quotidien). Comme dans le [récit lui-même]8 n’existe que l’acte de parole (la voix dans le silence, les signes déposés sur le papier blanc) ; comme dans le théâtre, le sujet parlant se définit à chaque instant par sa seule parole, sans que la fiction assure sa position comme celle d’un personnage visible. Le « littéraire » arrive à son point de saturation dans la poésie, parce que c’est là où le langage est le plus chargé des fonctions et des pouvoirs de décision propres à l’extralinguistique. Là aussi il est curieux de voir que la poésie a toujours été éprouvée comme voisine du silence; alors qu’elle est beaucoup plus liée à la seule existence d’un discours que le théâtre ou le roman (elle ne peut pas être traduite ; elle ne peut pas être « mise en scène », elle ne « parle » d’aucun référent objectif, etc.). Il est normal qu’on l’apparente au silence (alors que le roman et le théâtre sont au fond beaucoup plus muets). C’est que tous les pouvoirs de l’extralinguistique [sont]b dans son seul discours. De là l’importance, pour la poésie, d’être elliptique. Son essence est d’être elliptique et secondairement rythmée ou rimée (d’être liée à une forme contrainte). Son jeu en effet consiste en ceci que, chargé des pouvoirs de l’extralinguistique, il ne les déploie que dans une fiction ou dans les déplacements de la lexis. Mais il les laisse apparaître à travers des mots non dits, des images, des sensations (qui ne sont même pas rapportées à un je). Laisser l’extralinguistique, dont son discours est le a. Conjecture ; passage difficilement lisible. b. Conjecture ; mot manquant.

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seul souverain, apparaître dans ce qui n ’est pas dit : dans ses interstices et ses ruptures. À ses bords extérieurs. De là la brièveté, le fragment propre à la poésie. En quoi elle recoupe la forme aphoristique, qui est en un sens l’autre bord, le bord intérieur de la littérature. Mais rien n ’est pire qu’un aphorisme qui veut s’enfler ju sq u ’à la poésie. Rien n’est plus beau cependant qu’un fragment de langage qui scintille. Là veille une pensée (alors que dans un aphorism e poétique, une idée se déguise). Mais il faut revenir à l’analyse m êm e de la lexis. Position du sujet parlant. Cette position peut être définie : a) Soit simplement et d ’une façon en quelque sorte négative, comme en creux, par la disposition du lekton. - L’importance du temps des verbes. Q ue le récit se fasse au passé simple ou au présent cerne déjà la position de celui qui parle.

- Le fait qu’on raconte événement par événement (en s’installant dans la durée), ou au contraire qu’on surplombe. b) Soit par la fable et ceci à nouveau de deux façons :

- Il arrive que le sujet parlant soit identifié de fait (et sans que ce soit dit explicitement) avec un personnage, ou avec plusieurs, ou avec aucun. 1) Dans ce dernier cas, la parole est une parole anonyme, murmurante, qui enveloppe la totalité de ce qui se passe (personnage, événements) et les investit comme une rumeur qui n’aurait pas de lieu. 2) Dans certains cas, il y a identification implicite à un personnage. Bien qu’il ne soit jamais qu’à la troisième personne, il est le point de vue privilégié : ce qui implique que le lieu de la parole (de la totalité des énoncés) soit ce qu’il sait, ce qu’il voit, ce qu’il éprouve. Ce qui cependant ne doit pas s’identifier à un « je » ni à un quasi-« je ». Le monopole du discours a souvent été considéré comme signe de la cohérence littéraire ([Sartre]a). a. Conjecture; mot difficilement lisible.

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3) Mais le passage subreptice ou explicite d’un lieu du discours à un autre se trouve très souvent : -s o it passage de la parole anonyme à une troisième personne privilégiée, -s o it passage d’une troisième personne à une autre, directement ou indirectement, par un passage à un narrateur : « Retournons à un tel. » (Cf. dans Les mille et une nuits.) Cette multiplicité n’est pas forcément incohérence. Elle a été longtemps le signe propre à la littérature naïve. Mais la prolifération actuelle des langages, des types et des niveaux de discours restitue son actualité et son intérêt à cette dispersion du regard. Au fond, dans tous ces cas, c’est surtout la structure de la fiction qui indique la position du sujet parlant. -M ais il arrive qu’il surgisse directement et de la fable même sous la forme de quelqu’un qui dit je , - soit comme personnage transitoire {Les mille et une nuits), -so it comme étant fictivement celui-là même qui écrit le récit. Le quasi-auteur. Ici on entre dans une région fort complexe. Le sujet parlant est présent et visible dans la fable. Il est un élément de ce dont il parle. Paradoxe qui se manifeste : - soit simplement dans leje qui raconte ses souvenirs, une aventure, ce qu’il a vu, - soit sous la forme d’un rapport fictif à l’écrivain (à la personne réelle, dont le nom [est établi sur la couverture du livre)] : 1. Ce n’est pas moi qui ait écrit ceci, mais j ’en ai trouvé le manuscrit (Cervantès17) ; c’est la dénégation qui de temps en temps va trouer le récit : ici le manuscrit que j ’ai lu s’interrompt, devient illisible. 2. Ou au contraire intervention insistante : il faut croire bien que ce soit invraisemblable.

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3. Ou bien dialogue du personnage et de l’auteur (S tern el8, D id ero t19, le rom an du x v m e siècle).

4. Ou bien encore la personne qui dit je raconte la naissance du roman et par conséquent contourne le nom même qui est écrit sur la couverture. Cette instauration de la lexis dans la fable, cette définition du sujet parlant dans cela même qui est raconté par celui qui parle est sans doute ce qu’il y a de plus spécifique et de plus difficile à cerner dans toute littérature. 1) Dans le langage réel, cette position du sujet parlant n’est jamais problématique. La vérité de ce qu’il dit, ou sa sincérité, peuvent bien être mis en question. Il est celui qui parle, un point c’est tout. En revanche, c’est probablement par là que le problème de la folie rejoint celui de la littérature. La folie, ce n’est pas un langage « déraisonnable », ou « insensé », ou « non vrai » : c’est un discours à l’égard duquel le sujet parlant occupe une position particulière. Il y est entièrement présent puisque sa folie, son existence de fou se définit et s’accomplit entièrement dans ce qu’il dit; mais il en est absent puisque par là même il n’est pas le sujet parlant qui articule un énoncé. En cette place règne un vide où on reconnaît « l’insensé », cet « insensé » étant aussi bien par une équivoque que nous maîtrisons mal le caractère du discours, le trait singulier de celui qui le tient, l’extralinguistique à l’intérieur duquel il se loge. Sans doute, historiquement, le rapprochement folielittérature vient-il de toute une mutation dans le mode d’être culturel de notre langage (celui du monde occidental) : lorsque la littérature devint un langage qui enveloppait le sujet parlant, et lorsque le fou a cessé d’être présent comme personnage social pour devenir le sujet inassignable d’un langage dont il était absent, bien qu’il se manifestât tout entier en lui. La présence du fou « comme personnage parlant » dans le théâtre baroque, dans le roman du début [du] x v n e siècle, signale

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cette mutation en train de se faire. Les Dialogues de Rousseau20 la manifestent une fois accomplie. Toute la littérature de folie (Roussel, Artaud) se caractérisera par là. Cf aussi Hölderlin et Nietzsche. 2) Dans la littérature, la position du sujet parlant est le noyau d’incertitude autour duquel vibre tout le discours. Dans la mesure où la position du sujet parlant est ce qu’il y a de plus immédiatement extralinguistique, de plus proche du langage, mais de plus irréductible à lui, cette présence du sujet parlant à l’intérieur du discours est capitale. Elle manifeste l’irréductibilité de la littérature aux structures du langage. Et ceci d’autant plus que le sujet parlant est intégré au discursif. Il y a un rapport complexe. - L e gradient le plus caractéristique de la littérature moderne, c’est un enveloppement réciproque du discours et du sujet parlant (ou plutôt un déboîtement). - D e sorte que le sujet parlant, étant pris dans le discours, devrait relever d’une linguistique; mais puisqu’il introduit dans le discours ce qui est extralinguistique, il rend précisément le discours littéraire irréductible à la linguistique. Et bizarrement l’idée (qui n’est possible qu’actuellement, à cause de cette insertion du sujet parlant dans le discours) que toute la littérature relève de la linguistique, cette idée n’est applicable qu’à une littérature où le sujet parlant était à distance de ces énoncés (ou en tout cas dans une présence assignable : ou tout à fait visible ou tout à fait invisible) : dans la littérature classique ou chez Flaubert, etc. Il faut, pour que l’analyse de type linguistique puisse mordre, que le rapport du sujet parlant à un discours soit suffisamment constant pour pouvoir être neutralisé, pour être considéré comme indifférent, et pour ne pas introduire d’effet singulier.

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C. (Correspond à c.a) L’acte même de la parole. Peut-être pourrait-on dire que l’insertion du sujet parlant (toujours plus visible et plus problématique) dans l’énoncé littéraire a fait apparaître une dimension nouvelle de la parole que la linguistique ne peut qu’ignorer, et que la logique des énoncés affirmatifs laissait également dans l’ombre. Tant que le sujet était à une distance non problématisée de ce qu’il disait, tous ces énoncés pouvaient passer pour des constatations ou des quasi-constatations. Le sujet racontait ce qu’il avait vu, entendu, éprouvé. De sorte que, dans la littérature comme dans les énoncés affirmatifs, c’était la vérité qui était en question ou cette mimésis de la vérité, cette quasi-vérité qui était la vraisemblance. Faire vrai. Mais déjà ceci n’est pas tellement clair. Car le vraisemblable, c’est ce qui ressemble au vrai, voulant dire par là que : - ça a une certaine ressemblance de nature avec le vrai, une parenté ; - ça a été fabriqué pour faire vrai : il y a une certaine vérité intérieure au discours. Le discours crée une certaine vérité. Mais à partir du moment où le « volume » proprement littéraire du langage se constitue et se dilate à partir de cette présence du sujet parlant dans le discours, l’acte qui consiste à énoncer ne se résume ni ne s’identifie à l’acte qui consiste à affirmer (pas même à affirmer ce qu’on pense, à décrire ce qu’on éprouve, etc.). [Prolifération d’actes ou performatif?]b

SL Cf. supra, p. 230. b. Passage entre crochets sur le manuscrit.

N otes

1. Z.S. Harris, M e th o d s in S tru c tu ra l L in g u istics , Chicago, The University of Chicago Press, 1951. 2. La référence à l’aphasie peut laisser supposer plusieurs références bibliographiques : les travaux de Kurt Goldstein, à la diffusion desquels Merleau-Ponty avait contribué en France (sur l’aphasie, voir en particulier Language a n d L a n g u a g e D istu r b a n c e s . A p h a sia S ym ptom C om p lex es

and Their S ig n ifica n ce f o r M e d e c in e a n d T heory o f L a n g u a g e , New York, Grime & Stratton, 1948), mais aussi ceux de Roman Jakobson (« Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », dans R. Jakobson, E ssa is de linguistique g é n é r a le , op. c it.). Un article de D. Cohen et M. Gauthier, «Aspects linguistiques de l’aphasie», dans L ’H om m e. R evu e fra n ç a ise d’anthropologie , vol. 5, n° 2, 1965, p. 5-31, présente très efficacement une synthèse de débats autour de l’aphasie : c’est cet essai auquel Foucault pense sans doute ici, puisqu’il le cite explicitement dans un autre texte de ce volume, « L’analyse littéraire et le structuralisme », in fra , p. 245. 3. J.L. Austin, Q u a n d d ir e , c ’e s t f a i r e , op. cit. 4. Sur Butor, voir M. Foucault, « Distance, aspect, origine », art. cit. (à propos de D e s c r ip tio n de San Marco, Paris, Gallimard, 1963). 5. Référence à J. Ricardou, L a p r is e d e C o n sta n tin o p le , Paris, Les Éditions de Minuit, 1965. Le livre, qui fut considéré comme une œuvre emblématique du Nouveau Roman et qui obtint le prix Fénéon en 1966, se caractérisait par un certain nombre d’interventions sur la forme même, par exemple l’abandon de toute pagination. 6. J. Derrida, D e la g r a m m a to lo g ie , Paris, Les Éditions de Minuit, 1967.

7. L.J. Prieto, M e s s a g e s e t sig n a u x , op. cit. 8. G. Guillaume, T em ps e t v erb e. T héorie d e s aspects, d e s m o d es e t des temps, suivi de L ’a r c h ite c to n iq u e du tem p s da n s les lan gu es cla ssiq u e s , Paris, Champion, 1965. 9. M me de Lafayette, L a p r in c e s s e d e C lè v e s , op. cit. 10. F. Hölderlin, H y p e r io n , trad. ff. Ph. Jaccottet, dans Œ u vres , «Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 134-273. 11. La distinction de la lex is (la parole, l’énonciation) et du lekton (le dicible, l’exprimable) est d’origine stoïcienne. Sur le sens précis que Foucault lui donne, voir in fra , p. 259.

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12. F. Nietzsche, L 'o r ig in e d e la tr a g é d ie , trad. fr. J. Mamold et J. Morland, Paris, Mercure de France, 1947. 13. F. Nietzsche, A in s i p a r l a i t Z a r a th o u s tr a , trad. fr. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1931. 14. F. Hölderlin, E m p é d o c le , trad. fr. R. Rovini, dans Œ u v re s , op. cit. , p. 467-581. 15. Voir à ce sujet L e d is c o u r s p h ilo s o p h iq u e , texte inédit datant du séjour de Foucault à Tunis, dont le début est consacré à une longue analyse des différentes formes de discours : discours quotidien, discours littéraire, discours scientifique, discours religieux, discours philosophique (M. Foucault, L e d is c o u r s p h ilo s o p h iq u e , BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 58, dossier 1). 16. L es m ille s e t une n u its, op. cit.

de Cervantès, D o n Q u ic h o tte , op. c it., p. 883-889. 18. L. Sterne, Vie e t o p in io n s d e T ristram S h a n d y , trad. fr. C. Mauron, Paris, Robert Laffont, 1946. 19. D. Diderot, J a c q u e s le F a ta liste e t so n m a îtr e , dans Œ u v re s , op. cit., p. 475-711. 20. J.-J. Rousseau, R o u sse a u j u g e d e J e a n -J a c q u e s. D ia lo g u e s , op. cit. M .C f.M .

L’ANALYSE LITTÉRAIRE ET LE STRUCTURALISME * I Passer vite sur les préliminaires qui nous servent aujourd’hui d’évidences. - L ’analyse littéraire, depuis plus de cinquante ans (on ne parle ici que de la plus sérieuse), a partie liée avec des recherches de structure dont l’importance et le modèle ont été suggérés par l’histoire des religions, la psychanalyse, les recherches sur le folklore, ou les études ethnographiques -Plus récemment, l’analyse littéraire a défini avec la linguistique des rapports très serrés, très complexes; et la découverte de ces rapports a eu certainement une importance capitale. Ce lien profond entre l’analyse littéraire et la linguistique, il s’explique bien facilement : - puisque c’est dans le domaine de la linguistique que l’étude des structures a remporté ses succès les plus décisifs ; - puisque, après tout, depuis les formalistes russes des années 1910-1920, on n’a pas cessé d’approfondir et de creuser ce truisme simple, cette évidence absolument nue que la littérature, c ’est fait avec du langage. Il n’est guère utile de revenir là-dessus : - ni pour l’expliquer à nouveau, - n i pour recommencer une polémique qui à dire vrai n’a pas de sens,

BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 4.

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- ni pour dénoncer le lien, la parenté, la complicité entre le formalisme linguistique de l’analyse littéraire et le caractère formel des œuvres contemporaines. Cette parenté n’indique aucune responsabilité; il faut la prendre comme un fait historique. Mais ce sur quoi je voudrais insister, c’est sur l’importance prise, et dans le domaine même des faits linguistiques, par ce qu’on appelle l’extralinguistique. Il s’est avéré en effet qu’un certain nombre de faits essentiels concernant le langage ne pouvaient être compris que par le contrôle déterminant, et à vrai dire structurant, joué à l’intérieur même du langage par l’extralinguistique. C’est de l’importance de cet extralinguistique dans le domaine des faits littéraires que je voudrais parler. Une remarque tout de suite : Il ne s’agit aucunement d’entrer (ni à propos de la linguistique, ni à propos de la littérature) dans un débat mille fois repris et de se demander si le sens est indispensable à l’analyse du signifiant, ou s’il faut toujours avoir recours à lui. a. Ce débat, les linguistes le mènent aujourd’hui autour de Chomsky. b. Quant à l’analyse littéraire, elle tourne indéfiniment et sans guère avancer autour de la même question : - Est-ce que ce ne sont [pas] les significations (historiques ou individuelles) qui déterminent les formes? - Ou est-ce que le formel en lui-même ne définit pas, très suffisamment, ce qu’est la littérature, et ce qui la distingue de tout autre discours ? Donc, en posant le problème de l’extralinguistique dans la littérature, ce n’est pas la question du contenu et de la forme, du signifiant et du signifié, que je voudrais poser; mais [je voudrais] introduire dans l’ordre de la littérature des questions avec lesquelles sont familiers déjà ceux qui s’intéressent au langage.

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II. L’extralinguistique dans la linguistique Et tout d’abord, ces questions, quelles sont-elles? En quels points de l’étude du langage sont-elles nées? Et vers quoi est-ce qu’elles dirigent notre attention? - D’abord, dans la linguistique proprement dite : L’importance accordée au contexte et à la situation par Prieto2. L’importance et la difficulté de ces signes qui, à travers une structure grammaticale déterminée, renvoient au seul sujet [parlant], au moment où il parle, et dans la place où il se trouve parler. « Les shifters. » 3 - Ensuite, les travaux faits dans le domaine de l’aphasie (et en France par David Cohen) montrent : -contrairement à ce qu’avait cru Jakobson, que les catégories proprement linguistiques (syntagme, paradigme) ne suffisent [pas] à rendre compte des troubles du langage ; -m ais que ceux-ci sont liés vraisemblablement à une certaine position du sujet parlant par rapport à son discours. David Cohen et Michel Gauthier à propos de l’aphasie disaient en 1965 : « Bien entendu la forme du message reste son symptôme essentiel; mais l’analyse distributionnelle n’est significative que si on réintroduit le texte dans l’instance du discours » 4. - Enfin, par un tout autre biais, le positivisme logique, surtout celui qui s’est développé récemment en Angleterre sous l’influence, ou plutôt dans une certaine parenté avec une sociologie du langage (Firth après Malinowski5), le positivisme logique s’est intéressé aux énoncés non affirmatifs; à ceux qui ne pouvaient pas constituer un corpus de propositions vraies ou fausses; à ceux qui ne pouvaient pas s’organiser en discours scientifique.

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Et ainsi s’est développée une analyse de ce qu’on appelle Y act o f speech, dont certains aspects fondamentaux ont été décrits par Austin 6. Toutes ces recherches, dont certaines sont convergentes, les autres isolées, conduisent à mettre au premier plan de la recherche quelque chose qui est irréductible au partage saussurien langue/ parole. Ce quelque chose, c’est le discours, c’est le texte, c’est l’énoncé. Les structures de l’énoncé et du discours, les structures du texte sont, certes, rendues possibles par la langue, mais [elles] ne sont pas simplement les structures de la langue actualisées au gré des circonstances ou à la fantaisie des sujets. Un discours, un énoncé, un texte, ce sont certaines figures du langage rendues possibles et nécessaires par l’existence et la position d’un sujet parlant : - position qui désigne, bien sûr, sa localisation dans le temps et l’espace, les objets qui l’entourent, les locuteurs avec lesquels il parle, -m ais qui désigne aussi sa posture à l’égard de ce qu’il dit, l’acte de parole qu’il accomplit en disant ce qu’il dit, sa présence et son absence dans le discours qu’il tient. Bref, c’est toute une théorie de l’énoncé qui est actuellement recherchée un peu à tâtons ; une théorie du discours fort différente, certes, de celle qui avait cours aux xvne et xvm e siècles, mais qui n’est pas cependant sans analogie avec elle. L’étude du langage ne revient pas au versant « parole » que la linguistique saussurienne avait négligé après que la philologie en ait épuisé les possibilités; elle découvre l’énoncé comme forme tierce, à la fois dépendante et indépendante de la parole et de la langue. Peut-être toutes les études sur le langage jusqu’à présent dispersées (linguistique, logique, pathologie du langage, analyse des œuvres) vont-elles trouver leur espace, leur lieu commun, dans une théorie des énoncés.

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III Peut-on parler de l’extralinguistique dans la littérature? A. Apparemment, non. On dira en effet au premier regard que la littérature est dans une position paradoxale : - Elle est faite d’énoncés, comme n’importe quel discours. - Elle a cependant ceci de particulier qu’elle ne comporte aucun de ces éléments extralinguistiques qu’on a repérés : a. Si on peut parler de la « situation », ce n’est que par abus de langage ; en tout cas, ce n’est pas au sens où on dit qu’un énoncé a une situation. Quand on dit : « Untel est à la porte », le sens de « la » est défini par le contexte dans lequel parle le sujet.a Quand Joyce dit : « Buck Mulligan parut en haut des marches » 7, il n’y a aucun contexte : - ce n ’est ni James Joyce comme homme, - ni l’Irlande, ni même Dublin qui sont le contexte. Tout le contexte qui donnera sens à l’article défini, il est constitué par le reste du texte (tout ce qui va suivre), c’est-àdire du langage. Le contexte extralinguistique est donc inexistant, ß. De plus, le sujet parlant dans la littérature n’est pas assimilable au sujet qui tient réellement un discours. En effet : - L a relation auteur-texte n’est pas du tout superposable à la relation que moi, je peux avoir avec le discours que je tiens actuellement. - E t la relation qu’un personnage de roman qui dit je (comme par exemple dans [les] romans par lettres) entretient avec son discours, cette relation est entièrement intralinguistique, puisque les personnages a. Dans la marge : « situation » n’est ni - la position sociale de l’écrivain, - ni la porte qui réellement existe.

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sont entièrement définis par le roman et n’existent que par lui. De là la tentation, qui est grande, de définir la littérature comme un acte de parole qui n’a d’existence que dans l’élément du langage. La littérature, ce serait le langage se manifestant lui-même. Elle ne parlerait au fond que du langage. De là : - une série de recherches très fécondes à coup sûr sur les structures linguistiques de la littérature, - et d’autre part ce thème un peu hâtivement avancé - et fort mal contrôlé dans ses réquisits et implications conceptuelles - que la littérature, puisqu’elle a le langage pour objet, est un métalangage. (Ce même thème, on le retrouve dans l’idée que la littérature, c’est un message sur son propre code.) B. Or je crois qu’il y a là un paralogisme; en tout cas, sinon une faute de raisonnement, du moins une faute d’attention. Il faut distinguer trois sortes d’énoncés : a. ceux, quotidiens, qui sont proférés par des sujets parlants réels ; b. ceux qui n’ont pas d’autre extralinguistique que la page blanche ; il suffit de savoir ce que les mots veulent dire : - un livre de mathématiques, - un livre de philosophie pure, - un roman. On peut dire [que]3 l’extralinguistique est supprimé par le métalangage. - L e sujet parlant est effectivement supprimé puisque c’est la vérité ou ce sont les choses qui parlent. -T out le contexte est resserré à l’intérieur du discours grâce aux axiomes, aux définitions, etc. - Enfin, l’utilisation des symboles est réglée.

a. Mot manquant.

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c. Dans la littérature, F extralinguistique n’est pas supprimé ou fixé une fois pour toutes. Il est sans cesse constitué à travers le discours : - C ’est seulement en lisant La recherche du temps perdu8 que je devine qui parle, à quelle distance il est de son discours, quel acte de langage il exécute au moment où il parle. - Quant au contexte, sur quoi reposent les énoncés, il est indiqué par d’autres énoncés; mais jamais complètement. - Pas de métalangage. Quand Proust dit « ce livre », « je vais me mettre à écrire », aucun métalangage ne dit le sens de ce pronom « ce », « je » ; du futur « je vais ».a a. Le début de B. a été remanié p a r Foucault. La formulation d'origine était la suivante : B. Or je crois qu’il y a là un paralogisme; en tout cas, sinon une faute de raisonnement, du moins une faute d ’attention. - L’extralinguistique n’est pas forcément quelque chose qui existe réellement, matériellement hors du langage. C’est quelque chose qui ne relève pas du code, et qui rend possible, dans sa structure, un énoncé. - La plupart des énoncés sont liés à un contexte réel, à un sujet réellement parlant; mais certains d’entre eux peuvent former un corps entier de discours sans autre contexte réel que la page blanche ; il suffit de savoir ce que les mots veulent dire : - un livre de mathématiques, - un livre de philosophie pure, - un roman. il y a cependant une différence : - C ’est que dans les énoncés scientifiques, on peut dire que tout est énoncé : - Le sujet parlant est effectivement supprimé puisque c’est la vérité ou ce sont les choses qui parlent. -T o u t le contexte est resserré à l’intérieur du discours grâce aux axiomes, aux définitions, etc. - Enfin, l’utilisation des symboles est réglée. - Dans la littérature, l’extralinguistique n ’est pas supprimé ou fixé une fois pour toutes. Il est sans cesse constitué à travers le discours : - C ’est seulement en lisant L a recherch e du tem ps p e rd u que je devine qui parle, à quelle distance il est de son discours, quel acte de langage il exécute au moment où il parle.

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La littérature pourrait donc se définir comme un discours constituant lui-même, à l’intérieur de soi, la dimension extralin­ guistique qui échappe à la langue et qui permet aux énoncés d’exister. On a donc trois types de discours : - Le discours quotidien, celui que nous tenons, dans lequel l’extralinguistique est extérieur à la fois à la langue et aux énoncés. -L e discours scientifique (formalisé ou tendant à se formaliser), dans lequel l’extralinguistique est neutralisé. Après tout la science, c’est une langue. Mais non pas au sens que c’est un discours bien fait; au sens où elle implique l’énoncé des règles d’utilisation de ses propres symboles. -L e discours littéraire, dans lequel l’extralinguistique est immanent à l’énoncé. Ou encore, pour dire la même chose, mais dans une autre perspective, la littérature, c’est un ensemble d’énoncés tourné vers la constitution de cet extralinguistique qui les rend possibles. C. Ceci a sans doute une grande importance pour la conception de la littérature en général. a. On a l’habitude de définir la littérature comme un message qui est centré, - non pas sur le référent (comme dans le cas du discours informatif), - mais sur le signifiant (ce serait un discours autoréféré). En fait, tout discours se rapportant à lui-même aurait au moins la forme générale de la littérature (il suffirait que je dise : « Ce que je suis en train d’énoncer est important ou ridicule » pour que je fasse déjà quelque chose comme de la littérature). [Que la littérature soit du langage sur du langage, c’est une idée de critique : une manière pour eux, qui ne parlent que du langage, de s’approcher au plus près, non seulement par leur - Quant au contexte, sur quoi reposent les énoncés, il est indiqué par d’autres énoncés; mais il ne fonctionne pas de la même façon que cette fenêtre quand je dis : « Il faudrait la fermer. » - Pas de métalangage.

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compréhension, mais par leur acte même d’écrire, de ce que c’est que la littérature.]a b. Il faut beaucoup plutôt interpréter la littérature comme un acte de langage tout tourné vers l’intérieur de soi. Un acte « extratensif », qui fait naître sous ses pas, ou plutôt sur ses propres limites, un extralinguistique qui ne lui préexiste pas. C’est pourquoi peut-être l’essentiel de la littérature, il faut le chercher plutôt du côté de l’expérience d’Artaud que du côté de Valéry ; du côté de la critique de Blanchot plutôt que du côté des analyses de Jakobson. Il ne faut pas considérer la littérature comme un langage redoublé sur soi, mais comme un langage travaillé par un « dehors », hanté par quelque chose qui lui est extérieur et qui pourtant ne vient que de lui-même. La littérature, ce serait un langage qui serait toujours en voie de migration du côté de sa propre limite extérieure. Ce creux, cet extérieur qui fait exister la littérature, la critique n’a pas à le remplir : - n i comme on le faisait autrefois par le dedans de l’auteur (ses intentions, sa vie ou ses sentiments), - ni comme on le fait depuis quelque temps par le dedans du langage (les structures positives de la linguistique).IV IV C’est ce « dehors », c’est cet extralinguistique immanent à l’œuvre, que la critique, justement, ne doit pas laisser hors de son propos. L’analyse littéraire n’a pas à mimer l’œuvre, ni à la recommencer, ni à en rejoindre l’intimité, ni à l’interpréter (comme un texte sacré) ; elle a à se loger justement dans cet extérieur qui est son emplace­ ment propre. On peut définir le rôle de l’analyse littéraire en disant a. Passage entre crochets sur le manuscrit.

252 qu’elle a à t r a n s f o r m e r

MICHEL FOUCAULT e n é n o n c é s V e x tr a lin g u is tiq u e im m a n e n t au

d i s c o u r s d e l 'œ u v r e .

D’une façon schématique, et à titre de programme, on peut dire que cette analyse devra porter : A. D’abord, sur le rapport entre ce qui est dit et ce qui n’est pas dit. Là encore, il faut faire attention : ce n’est pas le secret de l’œuvre qu’il s’agirait de forcer et de manifester, mais des choses beaucoup plus précises. 1) On sait bien (et les analyses de Prieto l’ont montré) - que si rien n’existe sans doute qui ne soit présent dans une langue, - les énoncés en revanche ne disent jamais tout. Par rapport à un sens unique (ordre de Pierre à Paul de donner le livre de Paul à Pierre), un certain nombre d’énoncés tout à fait différents sont possibles : passe-le-moi, donne le livre, ton livre. Ces différents énoncés dépendent de la situation dans laquelle se trouvent les sujets et ce dont ils parlent. 2) Dans la littérature, ces contextes non linguistiques n’existent pas; donc il faudrait pouvoir tout dire. Or on ne dit pas tout : l’œuvre, même si elle est interrompue ou fragmentaire, est finie. Il va y avoir un certain nombre de choses désignées, ou indiquées, ou esquissées dans le discours, mais qui vont jouer le rôle de ce contexte extralinguistique. Quand Flaubert, au début de L'éducation, parle d’un bateau qui fume devant « le quai Saint-Bernard » 9, le simple usage de l’article défini appuie l’énoncé sur la commune présence d’une ville qui s’appelle Paris et qui - d’une part enveloppe le quai, la rivière, les gens, etc. - et d’autre part est connue à la fois par celui qui est censé parler dans le livre et par les lecteurs. Cette ville sera partiellement décrite : par les noms de ses rues, par les caractères de certains de ses quartiers, par la disposition

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et l’aménagement de certains de ses appartements. Toujours plus qu’un nom propre, jamais une description exhaustive. En revanche, quand Robbe-Grillet, au début du Labyrinthe, dit : « Je suis seul ici, maintenant bien à l’abri » 10, l’appartement où il se trouve, la rue, la ville sont désignées ; ils seront au cours du livre décrits partiellement. Mais la façon dont la ville est à la fois présente dans ce qui est dit et extérieure à ce qui est dit, l’affleurement entre les énoncés et ce qui, en dehors d’eux, leur donne un sens, tout le système des ici, maintenant, à droite, à gauche, tout le système des articles définis, des noms propres, tout le système de ces désignations qui épinglent l’énoncé sur ce qui n’est jamais énoncé, tout ce système, ce crénelage de présence et d’absence, n’est pas le même chez l’un et chez l’autre. C’est lui qui constitue ce qu’on pourrait appeler la fiction. Si on convient d’appeler « univers du discours » tout ce qu’il y aurait à dire pour que tout soit énoncé, la fiction, c’est le tri, la découpe, la sculpture, le façonnage qui laisse émerger, dans le langage manifeste, une part de ce qu’il y avait à dire. Entre / ’univers du discours, qui serait la masse indéfinie de ce qu’il y aurait à dire, et la fable, qui est constituée par les éléments de récit (en nombre limité, et communs à beaucoup de narrations), il y aurait donc la fiction : c’est-à-dire l’acte, ou plutôt l’ensemble des actes qui, à l’intérieur du discours, définissent, comme en creux, l’extralinguistique organisant et structurant les énoncés. [Dans le mythe, la fable et l’univers du discours ont simplement un rapport combinatoire; donc la fiction est minime.]a 3) Il faut noter tout de suite que cette fiction n’est pas affaire de fantaisie et de choix instantané. Elle a sa logique, ses lois de contrainte.

a. Passage entre crochets sur le manuscrit.

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- Par exemple : lorsque Balzac dit ici, ou maintenant, bien sûr il n’épuisera jamais tout ce qui peut être dit sur cet ici; mais on saura le nom de la ville, la date dans le calendrier objectif, la succession des jours à l’intérieur du récit ; la maison, la couleur du papier. - Lorsque Robbe-Grillet dit ici, maintenant, il y a peu de chances qu’on sache le nom de la ville, la date, mais la couleur du mur, l’emplacement des taches sur le mur, l’ombre diagonale qu’il projette, le geste qui se fait à ce moment-là, etc. Cette logique de la fiction se rattache sans doute aux deux autres niveaux qu’on va étudier (la position du sujet parlant, l’acte d’écrire). Mais elle a une cohérence propre - q u ’on peut suivre comme en gros grain à une époque donnée et dans une littérature donnée. Par exemple, étudier de près (et pas simplement pour dire qu’on passe à l’abstraction) la disparition du nom propre et son remplacement par le pronom personnel ; - qu’on peut suivre selon un détail plus fin chez un auteur ou dans une œuvre. -P a r exemple ce qui est pertinisé de Paris dans Madame Bovary11 - et de Carthage dans Salammbô 12. La littérature et chaque forme de littérature pourrait donc être caractérisée par l’extralinguistique qu’elle suscite à ses bords et sur lequel s’articulent ses énoncés. Loin d’être suspens du sens et repli du signifiant sur luimême, la littérature apparaît comme ouverte sur un vide qui lui est essentiel puisqu’elle le suscite, mais qui la limite et la presse puisqu’il lui permet de ne pas tout dire. C’est dans cette mesure qu’elle est une forme ouverte, ambiguë, susceptible de plusieurs interprétations. Ce n’est pas défaut ou pléthore de sens, le polysémantisme de l’œuvre n’est que l’effet de surface de cette présence de l’extralinguistique dans le discours et à partir de lui.

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B. Le rapport du sujet parlant à ce qu’il dit. Dostoïevski commence Les frères Karamazov de la manière suivante : « Alexei Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire de notre district. » 13 En apparence, rien n’est plus simple. -Q uelqu’un qui s’appelle Dostoïevski a eu connaissance, d’une manière ou d’une autre, d’une histoire qui s’est passée dans la région où il habite. - Et il l’a transcrite sur une feuille de papier blanc, qui à son tour, d’une manière ou d’une autre, est venue entre les mains d’un imprimeur. En fait, il s’agit de quelque chose de beaucoup plus compliqué. La lecture de la Préface qui en apparence est destinée à accentuer le caractère « biographique » du livre ne fait en réalité que compliquer les choses. Dans le cas du langage courant, le sujet qui parle (même s’il raconte une histoire où il n’est pas question de lui-même, même s’il ne dit pas je) est situé dans l’espace et dans le temps, et son discours (le temps des verbes qu’il utilise, les pronoms personnels, toutes les désignations de lieu et de moment, les noms propres, etc.) se distribue par rapport à ce point et à ce moment à partir desquels il est en train de parler. L’étalement du discours se fait à partir de ce point zéro. Mais dans la littérature ? Laissons de côté le problème difficile de l’écrivain qui dit je , feignant (mais par des mécanismes complexes) d’être identique à Tindividu de tous les jours quand il parle. 1)Quand Flaubert dit au début de L ’éducation: «Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville de Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard » 14, on a l’impression qu’il n’y a pas de sujet parlant; ou plutôt que le sujet parlant, c’est Flaubert-conteur, Flaubert-hors-du-livre, Flaubert avec son porte-plume, et que, maintenant bien la distance, il fait un récit où il n’intervient pas (pas même par le discret « notre district » qui épinglait Dostoïevski à l’intérieur de son propre roman).

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De ces personnages, la voix parle tantôt avec détail (connais­ sant leurs pensées, comme s’il en avait reçu la confidence), tantôt hâtivement, de loin, comme s’il était un observateur étranger, posté au coin d’une rue, ou un informateur peu renseigné : « Il voyagea, il revint, il fréquenta les salons. » 15Ceci, tout le monde le fait en faisant un récit : le grain de l’attention n’est pas toujours le même ; tantôt fin, tantôt grossier. Seulement, la différence, c’est que dans la littérature (même s’il lui arrive de raconter un événement vrai) n’existe que ce qu’elle dit, et inversement, le sujet parlant n’existe qu’autant qu’il dit. De là un rapport fort complexe : -Quand le sujet parlant s’éloigne de ce qu’il dit, quand son discours se rétrécit, lui-même tend à s’évanouir. -Quand le sujet parlant se rapproche, semble prêter attention à ses personnages, et contempler par le menu ce qu’ils font, alors c’est le sujet parlant lui-même qui prend surface et volume et qui s’amplifie. De cette amplification et de ce rétrécissement, de cette pulsation corrélative du discours et du sujet parlant, l’œuvre de Flaubert porte témoignage d’une façon très claire. Flaubert ne dit jamais je dans ses romans, mais le rapport du sujet parlant à son discours est d’une très grande mobilité. -A u début de L'éducation, la date, l’heure, la foule : le sujet parlant est à la distance selon laquelle on raconte un incident, un fait-divers, ou un assassinat. - Moins de vingt lignes après, le sujet parlant est venu se poster immédiatement à côté de Frédéric Moreau (mais sans en connaître le nom), il le voit de profil; il perçoit ses longs cheveux et reconnaît la direction de son regard. Encore un très léger déplacement : le sujet parlant prend une position extrêmement voisine, toute parallèle; son regard s’enchevêtre avec celui de Frédéric Moreau : « Il embrassa dans un dernier coup d’œil l’île Saint-Louis. » 16 - Et si on ajoute à cela un déplacement très rapide : « À travers le brouillard, il contemplait [...] des édifices dont il ne savait pas les noms » 17 : ce déplacement est ambigu :

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- Ou bien quasi-identification au sujet : car « il ne savait pas les noms » est presque équivalent [à] « je me demande bien comment ils s’appellent ». - Ou bien au contraire un mouvement de recul ; une sorte de consultation du dossier. On sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas. On l’établit par l’exactitude de la documentation. Ce mouvement à direction équivoque sera repris dans les deux sens à la page suivante : - dossier biographique ; - identification à l’objet : « Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, [...] à des passions futures. » 18 Toute L 'éducation va être faite de cette danse de papillon de la voix parlante autour, à côté, en arrière, à l’intérieur, à l’extérieur de Frédéric Moreau, voix qui ne peut pas dire je à cause de ce rapport incertain, de cette distance toujours mobile à ce dont elle parle. Mais cette danse et son incertitude n’excluent pas qu’elles obéissent à des lois et à une logique. C’est cette logique que l’analyse littéraire devrait retrouver. 2) Dans L ’éducation, la voix parlante est en quelque sorte satellisée par Frédéric. Dans Madame Bovary, elle l’est d’abord par Charles puis par Emma, avant de se libérer et d’errer autour des survivants. Il y a beaucoup d’autres solutions qui sont possibles et qui correspondent à des types qu’on peut parfaitement cataloguer. À une autre extrémité de ce catalogue, on trouverait la voix qui est épinglée à l’intérieur même du discours par le pronom personnel je. En un sens, l’utilisation du pronom je dans la littérature fixe (devrait fixer) une fois pour toutes la distance du sujet parlant à ce qu’il dit. Certes, il pourrait le dire avec plus ou moins de détail ; mais il ne bougerait pas par rapport à son propre discours. En fait, cette fixation pose à son tour des problèmes et ouvre elle aussi des possibilités diverses.

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1. Quelquefois, elle ne sert que de relais : une sorte de première personne fictive apparaît pour dire : j ’ai appris telle histoire et je vais la raconter (Thomas Mann, Le Docteur Faustus ,9). Ce procédé peut être renouvelé en poupées japonaises à l’intérieur du récit : un personnage (en troisième personne) s’introduit et annonce, à la première personne, qu’il va faire un récit (Les mille et une nuits20). 2. Quelquefois, au contraire, cette première personne introduite dès le début constitue la substance même du récit. Du coup, il semble que le rapport du sujet parlant au discours soit fixé : le sujet parlant dit ses pensées, ses sentiments, ce qu’il éprouve ou sait, etc. Mais aussitôt surgissent des incertitudes ou plutôt tout un réseau de rapports complexes qui constituent justement l’œuvre littéraire : - Incertitude du rapport à l’auteur, à celui dont le nom est inscrit sur la couverture. - Incertitude par rapport surtout à l’acte d’écriture (par rapport à l’instant où il s’est accompli, par rapport à la nature de cet acte même). Car à partir du moment où celui qui parle fait intervenir l’acte de son écriture dans ce qu’il dit, c’est qu’il parle en retrait et qu’il y a un discours antérieur à cette écriture. Il y a là tout un champ d’analyses qu’il faudrait développer pour elles-mêmes. -E lles permettraient sans doute de définir la littérature comme une parole telle que la position du sujet parlant soit à la fois -définie, non pas de l’extérieur, par l’existence visible, temporelle, locale, d’un individu, mais de l’intérieur par la série des actes de paroles, - et pourtant toujours mobile par rapport à ce discours effectif, se mouvant en lui, avec lui, contre lui.

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- S i on appelle domaine ou champ de la parole l’ensemble de toutes les positions possibles qu’un sujet parlant (anonyme, visible, fictif, réel, présent, absent) peut occuper par rapport à son discours, et si on appelle lekton ce qui est dit ou ce qui est à dire, on pourra appeler la lexis l’ensemble des positions et des déplacements de la voix parlante tels qu’ils apparaissent à travers ce qui est dit (à travers le lekton). Tout comme, entre l’univers du discours et la fable, on avait découvert un certain niveau qui ne relevait ni de la linguistique ni de l’étude du folklore ou des mythes, mais de la seule littérature (c’est ce qu’on avait appelé lafiction), de la même façon, entre le champ de la parole et le lekton (qui relèvent le premier de la philosophie, et le second de la stylistique), il y a un niveau proprement littéraire qui est celui de la lexis. La littérature, c’est un discours dont la fable est constituée par une fiction : c’est un acte de parole dont le lekton est déterminé par une lexis. La lexis et la fiction sont les domaines privilégiés et singuliers de l’analyse littéraire. Ils ne relèvent ni d’un modèle philosophique, ni d’un modèle linguistique. Ceci a sans doute son importance : 1) D’une part, pour la définition du logos - comme discours qui n’est pas tenu par un sujet réel, mais par une voix anonyme ; - mais cette voix, qui n’est indiquée que de l’intérieur du lekton, a un rapport absolument fixe à ce qu’elle dit. Ce qui caractérise le logos (philosophie, science, parole discursive, même si elle est polémique, lyrique, irrationnelle), ce n’est pas sa rationalité, ce n’est même pas son rapport à la vérité (ou la présomption d’un rapport à la vérité), c’est le caractère définitif et fixé une fois pour toutes de sa lexis. Parole, lexis et lekton s’ajustent exactement dans le logos, tout comme discours, fiction et fable s’ajustent exactement dans le mythe.

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C’est pourquoi la littérature n’est pas mythe comme tendent à le croire Jakobson ou Lévi-Strauss ; c’est pourquoi la littérature n’est pas logos, comme tendent à le croire Sartre ou Lukâcs. 2) D’autre part, pour la définition de la littérature comme imitation. C. Tout ceci conduirait alors à une analyse de la littérature comme acte de parole à la fois singulier et institutionnalisé. - D’une façon étrange, chaque fois qu’on a voulu penser le rapport de la littérature avec l’ensemble des formes culturelles où elle est prise, on l’a dépouillée de sa forme propre de littérature : -cherchant du côté des contenus ce qui peut la faire communiquer avec la philosophie, avec l’idéologie, etc. ; -cherchant du côté de l’auteur ce qui peut la faire communiquer avec des formes sociales, des institutions. - Il faudrait peut-être (mais on en restera ici au stade de l’indication) la considérer comme acte de parole absolument irréductible aux autres. Et c’est l’existence de cet acte de parole dans une société comme la nôtre, et ce sont les formes de cet acte qu’il faudrait envisager comme des institutions. a) Firth a étudié dans différentes sociétés l’acte de parole (de même le livre de Madame Griaule sur la parole chez les Dogons21)· De même les analyses (formelles et non sociologiques d’Austin) sur les propositions performatives. b) Il faudrait étudier le mode d’être de la parole littéraire (par opposition à la parole religieuse, mythique, magique, philosophique) dans une société comme la nôtre (au lieu de chercher les traces de magie et de religion). L’analyse de cet acte de parole peut et doit se faire à plusieurs niveaux. -A u niveau de ses supports, la littérature existe ritualisée d’une certaine façon : - longtemps dans l’acte de récitation, - ou dans la représentation théâtrale,

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- ou enfin dans le livre. Mais le livre lui-même n’est pas un support neutre et blanc. On a l’habitude de ne considérer le livre que par le biais de la consommation, du tirage, etc. Mais le livre est tout un ensemble complexe où interviennent : - son mode d’existence dans une société ; par exemple, il a changé à la fin du xvme siècle,a conséquence des gros tirages [de] la littérature de terreur22; - son rapport à l’écriture : Il a été absent de l’écriture jusqu’au romanfeuilleton. Que le livre n’est pas un journal, mais un livre, c’est Mallarmé qui le reconnaît pour la première fois. D’où la présence comme telle du livre dans l’acte d’écriture : - Soit à titre de projet : La Recherche23. - Soit à titre d’actualité [immédiate]b : Sollers. - Soit comme recueil d’un langage qui n’était pas fait pour les livres : San Marco de Butor24. -M ais il faudrait aussi faire l’analyse au niveau de la nature même de l’acte de parole (en l’occurrence d’écriture). - C e n’est pas un acte du genre de l’affirmation (même quand il en prend l’allure dans une littérature de type naturaliste et romanesque). - Il n’est pas non plus un acte de souhait, d’exhortation (même quand il en prend la forme dans une littérature de type lyrique et poétique). - Peut-être est-il assez voisin de ces actes de langage qu’Austin a isolés sous le nom de performatifs. a) Ils ne sont pas vrais ou faux. b) Ils font exister quelque chose. c) Ils obéissent à un rituel. a. Dans la marge : les bibliothèques le brochage b. Conjecture; mot difficilement lisible.

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d) Ils sont susceptibles d’échec. e) Ils ont la même structure grammaticale. Peut-être est-ce dans cette direction qu’il faudrait chercher l’analyse de la parole littéraire. Non pas qu’ils soient absolument assimilables, mais il doit bien y avoir une parenté : - puisque la littérature n’est ni vraie ni fausse (et que toute analyse de ce qu’elle contient de vérité est vouée à l’échec); - qu’en revanche elle fait exister quelque chose (et non pas simplement son propre discours; mais on sait bien que le monde culturel dans lequel nous vivons a été changé par Dostoïevski, Proust et Joyce) ; -q u e [les actes de parole littéraire] obéissent à un rituel (le livre ou le théâtre : une parole, aussi belle qu’elle soit, n’est pas de la littérature si elle ne passe pas par ce rituel). Sociologie de la littérature; - q u ’ils sont susceptibles d’échec, au sens de l’inexistence. On croit parfois juger [la littérature] en termes de beauté, on ne la juge qu’en termes d’existence ; - qu’aucune analyse grammaticale ou linguistique ne parviendra à dire ce qu’elle est. Comme tous les actes performatifs, elle utilise le langage ordinaire. Le propre de la littérature, ce ne sont pas les choses qu’elle dit, les mots qu’elle emploie, c’est plutôt l’étrange acte de parole qu’elle accomplit.

N otes

1. Cette énumération fait notamment allusion aux travaux de Georges Dumézil, Gaston Bachelard, Vladimir Propp et Claude Lévi-Strauss, figures déjà citées dans d’autres textes de ce volume. On ne peut que s’étonner de l’absence totale de la référence aux travaux de Jacques Lacan. 2. L.J. Prieto, Messages et signaux, op. cit. 3. Un embrayeur (en anglais shifter) permet d’articuler l’énoncé sur la situation d’énonciation : adverbes de lieu ou de temps, démonstratifs, possessifs. 4. D. Cohen et M. Gauthier, «Aspects linguistiques de l’aphasie», art. cit. 5. John Rupert Firth (1890-1960), linguiste anglais, et Bronislaw Malinowski (1884-1942), anthropologue polonais, ont l’un et l’autre accordé une grande importance à la notion de contexte dans le domaine de la sémantique. 6. J.L. Austin, Quand dire, c ’est faire, op. cit. 7. J. Joyce, Ulysse, op. cit., p. 7. 8. M. Proust, A la recherche du temps perdu, op. cit. 9. G. Flaubert, L ’éducation sentimentale, op. cit., p. 33. 10. A. Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, op. cit., p. 9. 11. G. Flaubert, Madame Bovary, op. cit. 12. G. Flaubert, Salammbô, dans Œuvres, 1.1, op. cit., p. 741-1028. 13. F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, «Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1990, p. 5. 14. G. Flaubert, L ’éducation sentimentale, op. cit., p. 33. 15. Ibid., p. 448. Foucault cite inexactement le texte de Flaubert : Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. \ 6 .I b id ., p .

33.

17. Ibid.

\t.Ibid.,p. 34. 19. T. Mann, Le Docteur Faustus, trad. fr. L. Servicen, Paris, Albin Michel, 1950. 20. Les mille et une nuits, op. cit.

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21. Geneviève Calame-Griaule (1924-2013), ethnolinguiste, fille de l’ethnologue Marcel Griaule. Foucault se réfère ici à l’ouvrage Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Paris, Gallimard, 1965. 22. Foucault évoque dans « Le langage à l’infini » (art. cit., p. 285-286) le succès des romans de terreur à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. 23. M. Foucault, «Guetter le jour qui vient» (1963), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 15, p. 293 : « Proust conduisait son récit jusqu’au moment où débute, avec la libération du temps revenu, ce qui permet de le raconter; de sorte que l’absence de l’œuvre, si elle est inscrite en creux tout au long du texte, le charge de tout ce qui la rend possible et la fait déjà vivre et mourir au pur moment de sa naissance. » Voir également M. Foucault, « Littérature et langage », art. cit., p. 92-93. 24. M. Butor, Description de San Marco, op. cit. Voir M. Foucault, « Le langage de l’espace» (1964), dans Dits et écrits I, op. cit., n° 24, p. 439-440.

BOUVARD E T PÉCUCHET LES DEUX TENTATIONS * Introduction Essayer d’analyser l’une par l’autre ces deux grandes fables du savoir : - La tentation de l’ermite - du croyant entêté - par le savoir démoniaque. - La tentative faite par deux ignorants pour s’assimiler tout le savoir humain. Entre ces deux fables du savoir, il existe un certain nombre de traits communs. a. Le fait que, tout au long de sa vie, Flaubert y ait songé sans pouvoir s’en débarrasser tout à fait. - Les trois Tentations 1 : 1849 avant Madame Bovary2. 1856 avant Salammbô3. 1874 avant Bouvard et Pécuchet4. Mais avant cela, il y avait eu Smarh (1839) 5. - L a documentation de Bouvard et Pécuchet s’est accumulée pendant des dizaines d’années. * Conférence prononcée en 1970 à l’Université d’État de New York à Buffalo (BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 54, dossier 3). Foucault reprend dans ce texte certaines analyses développées dans la postface à La Tentation de saint Antoine, qu’il avait écrite pour une édition allemande publiée en 1964. Cf. M. Foucault, « (Sans titre) », dans Dits et écrits /, op. c il, n° 20, p. 321-353. L’année même de la conférence à Buffalo, le texte de cette postface avait été repris dans une version modifiée sous le titre « La bibliothèque fantastique », dans R. Debray-Genette, Flaubert, Paris, Didier, 1970, p. 171-190.

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Elle a été utilisée à plusieurs reprises (Monsieur Homais). Et avant cela il y avait eu VHistoire naturelle du genre commis6. b. Les deux textes se font signe l’un à l’autre par un certain nombre d’éléments communs, de phrases échangées, de fragments de textes qui circulent de l’un à l’autre. Par exemple : Bouvard et Pécuchet : « La raison vous dit : le tout renferme la partie; et la Foi vous répond par la transsubstantiation. La raison vous dit : Trois c’est trois ; et la Foi vous dit : Trois, c’est un. » 7 Première Tentation : à peu près [le] même dialogue. Tentation : « L’Église a fait du mariage un sacrement. » 8 Bouvard et Pécuchet : Jeufroy : « Le mariage étant établi par Jésus... » Pécuchet: «Dans quel Évangile? Aux temps apostoliques, on le considérait si peu que Tertullien le compare à l’adultère. [...] Ce n’est pas un sacrement! Il faut au sacrement un signe. » 9 Bouvard et Pécuchet : la flagellation de Pécuchet,0. Tentation : la flagellation n. La substance et l’infini. Le suicide et le trou noir. Le martyre. Et peut-être la fin de la Tentation correspond-elle à la première vision champêtre de Bouvard et Pécuchet. Après tout, il s’agit ici et là de la retraite, du désir, et du savoir. c. Mais plus encore que ces communications ou ces analogies locales, ce qui suggère le rapprochement, c’est qu’on a affaire, ici et là, à des sortes de masses verbales à la fois : -toutes peuplées d’érudition, Flaubert y ayant déversé une masse de lectures et de notes ; - organisées sur un mode très simpliste et rudimentaire : un défilé de personnages, une série de tentatives ;

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- demeurant irréductibles au genre, au type de discours dont elles prennent l’apparence. Ainsi se sont constitués ces textes étranges que Flaubert a eu tant de difficultés à composer, dont il n’a pas su dire luimême s’[ils] étaient des réussites ou des échecs, auxquels nous ne pouvons pas appliquer les catégories, les jugements et les analyses traditionnels. Des textes qui ont un rapport à la vérité à coup sûr très particulier : - ni scientifique, bien sûr (malgré un souci d’exactitude scrupuleux), - n i semblable à celui qu’on peut trouver dans la littérature.a À rapprocher des Stromates de Clément d’Alexandrie12, des montagnes de textes comme il y a en a eu à la Renaissance, comme on en fait dans la littérature contemporaine. Quelque chose comme une fiction discursive. I. La transcription A. Tentation 1. Organisation apparente : Trois Tentations : Alexandrie ; plaisir simple ; Constantinople : pouvoir et richesse ; Orient [: reine de Saba]. Hérésies. Les martyrs. Les dieux (Inde et Grèce). Le monde tout entier. La cellule vivante.

a. Dans la marge : Étudier non pas la thématique, mais le rapport fictiondocument, ou encore langage tout fait-écriture dans l’épaisseur des discours.

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Tout ceci se donne comme vision du Saint, hallucination qui prolifère, entrecroisement d’images somptueuses. Et Flaubert, parlant de son œuvre au moment où il l’écrivait, parlait de son propre délire, des orgies de son imagination, de son ivresse. 2. Or dès qu’on fait attention, on s’aperçoit que toutes ces grandes images démentes sont des fragments de savoir, des éléments documentaires qui sont jetés là et presque sans élaboration. a. Parfois il s’agit d’un texte. Exemple : - Mémoires de Beausobre (fichea) - et passage sur les martyrs 13. b. Parfois il s’agit d’un schéma. Exemple : le Plérôme l4. c. Parfois il s’agit d’une gravure : Dürer : La luxure et la mort. Texte15. Vishnou (symbolique),6. 3. On dira peut-être qu’il s’agit làd’un procédé 17que Flaubert a utilisé ailleurs {Salammbô). Mais il faut faire remarquer : -Q ue le procédé est absolument général tout au long du texte. Pratiquement pas un élément qui ne se réfère à un élément documentaire. Procédé du « répondant ». - Que le procédé ne consiste pas à investir ce savoir à l’intérieur d’un personnage, d’une scène, d’un épisode ou d’une péripétie, mais à le laisser à titre de fragment, comme un morceau éclaté, sans élaboration. a. La fiche, probablement lue pendant la conférence, reprend librement quelques passages de /Histoire de Manichée et du manichéisme d'isaac de Beausobre (Amsterdam, 1734-1739), et contient les lignes suivantes : Mémoires de Beausobre (à propos des martyrs) : « Les chrétiens avaient une affection trop humaine pour le corps des martyrs. Ils baisaient leur linge [...]. Monique faisait apporter du pain, du vin, et une sorte de mets que les Latins appellent pultis , fait avec de l’eau, de la farine et des œufs [...]. On ajoute des festins. Ces dévotions nocturnes ne pouvaient avoir que de mauvaises suites. Il fallut interdire aux femmes de s’y trouver. Il s’y est trouvé une autre sorte de débauche : l’ivrognerie. »

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Exemple : les gnostiques et les hérétiques 18. « Insertion ». - Que le procédé ne part pas simplement d’un matériel écrit, mais d’un matériel écrit, dessiné, peint, qui représente lui-même d’autres textes, d’autres thèmes, d’autres images, et que tous ces éléments sont restitués par Flaubert dans l’élément général de l’écriture. Transcription. - Que cependant ces éléments, Flaubert les utilise : Tantôt pour en faire des discours. Tantôt pour en faire des personnages (et les indications scéniques montrent comment ils sont habillés, quels gestes ils font). Tantôt pour en faire des discours (qui sont eux aussi marqués par des indications scéniques). Tantôt pour en faire des visions que les personnages racontent. Or il arrive qu’il se serve d’une image pour faire un discours (le Plérôme) ou d’un discours pour faire un décor ou un personnage (la description de l’hippodrome). Redistribution. - Qu’il fait subir des métamorphoses stylistiques : rendant abstrait un texte concret ; faisant surgir une couleur là où il n’y en avait pas ; ajoutant un geste ou une scène là où il n’y avait qu’une phrase. C f par exemple, à propos des martyrs : les os qui luisent dans la nuit19. Transformation. Conclusion : un procédé d’écriture qui suppose donc déjà tout un ensemble d’éléments préalables qui ne sont ni des choses, ni des pensées, ni des impressions, mais des phrases, des discours, des dessins, des gravures, des images; c’est-à-dire des éléments qui en représentent, qui en reproduisent d’autres, qui en redoublent d’autres.

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Une écriture qui ne cherche absolument pas à être originaire, et à dire ce qui n’a jamais été; mais au contraire à se situer dans le moutonnement20 indéfini du répétable. Elle se désacralise comme trace originaire pour n’être plus qu’une crête parmi d’autres dans le mouvement de libre répétition qui continue toujours. On voit alors ce que signifiait le théâtre dans un texte comme celui-là : - Alors que l’écriture romanesque de Madame Bovary ou de L ’éducation va de la sensation, du contact immédiat des choses mêmes avec une pensée, un désir, une lassitude, un dégoût, jusqu’à un texte, - ici, le rôle de l’écriture est inverse, de choses déjà dites ou déjà vues, déjà représentées pour en faire des personnages, des décors, un espace, etc. B. Bouvard et Pécuchet 1. Le procédé est à peu près le même : derrière tous les grands épisodes, il y a des textes : agronomie, jardinage, économie domestique, chimie, anatomie, physiologie, astronomie, géologie, archéologie, histoire, littérature, politique, gymnastique, spiritisme, philosophie, religion, pédagogie. 2. Mais ici le procédé apparaît beaucoup plus simple et plus lisible : il est dit à l’intérieur du texte. - Les bonshommes lisent des textes (on dit lesquels). - Ils en retiennent des citations (qui sont données avec des guillemets) ou des idées générales (qui sont données comme des résumés). - Ils les mettent en application, ou les vérifient, ou les discutent, ou s’en servent au cours d’une discussion. 3. Cependant, il y a complication : -P a r le fait que certaines de ces citations glissent. « Vérité en deçà... » attribuée à Lévy21. - Par le fait que certains textes sont déformés.

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- P a r le fait que certains éléments sont donnés de façon indifférenciée : on ne sait si c’est ce que pensent les bonshommes, ou ce qu’ils ont retiré d’un livre, ou une citation, ou même une affirmation de Flaubert : « Tous les livres ne [valent] pas une observation personnelle. » 22a - Par le fait que Flaubert a glissé des images, là même où il ne parle guère de textes. C f p. [782] (géologie). Inversement pour le jardin. - Par le fait que là où il n’y a pas du tout citation, il utilise tout de même un langage tout fait : tous les discours du comte de Faverges. Si bien que, là aussi, tout ce qui est dit a déjà été dit. Mais sur un mode tout à fait différent : - Alors que le procédé est caché dans la Tentation, il y est ici visible en son centre, indiscernable sur ses bords. - Alors qu’il se solidifiait en apparitions dans la Tentation (et que le murmure d’en dessous se taisait), il s’agit ici d’un enchevêtrement incertain entre ce qui est cité, ce qui est insidieusement repris, ce qui a été peut-être déjà dit, ce qui ne l’a jamais encore été. - Les seuls points fixes sont : - le début, - la déchirure de la Révolution, - la fin. Et un certain nombre de notations sur le temps, la chaleur. Encore faut-il remarquer que : -trè s vite dans ces descriptions se glissent des impressions des bonshommes eux-mêmes, leurs façons de penser, ou plutôt de dire les choses, leurs réactions ; - le récit de la Révolution de 1848 se fait surtout à travers les racontars, ce qu’on en dit; - e t le début commence par la lecture symbolique du nom dans le chapeau23. Les deux bonshommes étant a. Dans la marge : « La classification linnéenne est bien commode, avec ses genres et ses espèces ; mais comment établir les espèces? » (ibid, p. 772).

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décrits ensuite comme s’ils sortaient, à la manière des lapins du prestidigitateur, de leur propre chapeau. (Longue hésitation de Flaubert à propos de leurs noms.) Dans la Tentation, l’écriture a pour rôle d’arrêter et de fixer le murmure indéfini du déjà dit et du déjà vu, dans l’irruption d’une vision. Dans Bouvard et Pécuchet, l’écriture a pour rôle de faire apparaître et d’esquiver le déjà dit et le déjà vu; ce qui produit un effet de dédoublement onirique : Ce que j ’entends là ou ce que je lis, est-ce que je l’ai déjà entendu ? Est-ce que c’était déjà? D’où vient cette voix? Qui parle ? Est-ce toi, un autre ? Est-ce aujourd’hui ? Est-ce hier? Est-ce bien à moi que tu parles ? La transcription est plus savante, plus organisée dans la Tentation; elle est mouvante, incertaine, inquiétante dans Bouvard et Pécuchet. Elle ne s’arrête pas. IL La dispersion du sujet 1. Tentation En apparence, il s’agit de quelque chose de très simple : un moine agenouillé devant sa cabane, et à tour de rôle, bien sagement, jamais deux à la fois, les tentations défilent. Le monde plat, linéaire des marionnettes. [Différence] avec le Brueghel24 et la simultanéité de la peinture. Or il y a dans le texte, malgré sa linéarité, un effet de profondeur : - En effet saint Antoine lit le Livre : - parce que c’est son devoir; - pour conjurer les souvenirs qui l’assaillent. Or il va nécessairement tomber sur trois passages, qui vont susciter la tentation. Les trois images qui vont surgir : de la table, des richesses, de la reine de Saba, sortent en fait du livre.

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- Hilarion : - c’est à la fois l’héritier de la reine de Saba, - « l’enfant noir », - le disciple (science-sagesse). À la fois désir et savoir; mais alors qu’il était pour Antoine - le désir maîtrisé - et le savoir qu’on communique, il va être l’inverse : le savoir vaincu, et le désir qui [vainc]a. Or c’est lui qui introduit ces visions. Dans un second moment : Hilarion - savoir d’où vont naître une nouvelle couche de visions. - Les visions vont donc s’avancer, chacune avec ses théories, son savoir, ses propres visions. Exemple : Manès, son livre et son globe. Ou encore les Knouphites. - Il arrive que ces visions aient à leur tour encore des visions. Or il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une pièce de théâtre : donc que saint Antoine lui-même n’est qu’une vision, sur une scène, pour des spectateurs. Et de plus que ce théâtre est lu : et que c’est un livre, lu par des lecteurs réels. On a donc le schéma suivant25 : VI Lecteur -

Livre

Saint Antoine

VI -

Livre

réel

personnage

théâtralement

écrit par

théâtralement

réel

Flaubert

réel

V2 -

Hilarion

V3 -

(Livres

- Visions - Livre

cachés)

On peut conclure : - Qu’au-delà de l’organisation linéaire, et la traversant sans cesse à la perpendiculaire, il y a une organisation en profondeur. Visions de visions. Visions qui s’enveloppent les unes les autres, qui sortent les unes des autres.

a. Conjecture ; mot difficilement lisible.

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- Que, devant chacune de ces visions qui se présentent, on ne peut savoir quel est son degré de réalité. Alors que dans un monde à la Condillac26 les plus profondes devraient être les plus pâles (souvenirs de souvenirs de souvenirs), ici leur modalité et leur intensité sont sans relation. Elles ont la même valeur pour le désir. - Qu’on ne peut même pas savoir au juste qui les voit. Sans doute saint Antoine bien sûr. Mais entre lui et elles, qu’y a-t-il? Hilarion, un autre encore, encore un troisième, peut-être? Les sujets voyants sont télescopés les uns par les autres ; cependant qu’Antoine se disperse les uns dans les autres, s’éparpille tout au long de cette ligne perpendiculaire; il est, à lui tout seul, tous les points de la flèche qui atteint la plus profonde, la plus lointaine, la plus reculée des visions. Tentation : éparpillement dans les multiples instances du sujet. Achille sur la flèche du désir. 2. Bouvard et Pécuchet Là aussi, effet de marionnettes ; apparence linéaire et mécanique. Sur la scène deux bonshommes, le banc, les chapeaux, le « moi aussi », l’apparence physique, et les personnages qui défilent [avec au commencement]a ceux du roman : - Le mariage —►madame Bordin. - La prostituée —►Mélie. - L’ouvrier —►Gorju. - Le curé —►Jeuffoy. Puis la série des épisodes : agriculture, chimie, anatomie, physique, astronomie, géologie, archéologie, histoire, littérature, politique, gymnastique, philosophie, spiritisme, pédagogie. Mais cette organisation linéaire est modifiée, comme dans la Tentation, pourtant sur un mode très différent :

a. Conjecture; passage difficilement lisible.

BOUVARD E T P É C U C H E T-

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-D ans la Tentation, les visions se développent les unes à partir des autres et atteignent un tel degré d’épaisseur qu’on ne sait pas qui voit. - Dans Bouvard et Pécuchet, la question est plutôt : qui parle? Mais la difficulté ne vient pas de ce que ce sont des discours emboîtés les uns dans les autres (comme dans Les mille et une nuits21, ou dans Jacques le Fataliste2*), mais de ce qu’on a affaire à des voix multiples, entrecroisées, souvent anonymes et dont on ne sait pas très bien si ce qu’elles disent est original ou si elles répètent quelque chose. Pour faire l’analyse de ces voix, il faudrait prendre les phrases de Flaubert une à une ; et lui poser trois questions : a. Question du sujet parlant. À qui doit-on attribuer la phrase qu’on lit? Qui est censé l’avoir prononcée ? Exemple : « Puis comme autrefois... » 29 1. Les phrases du narrateur, de cet observateur anonyme, qui ne dit jamais je et qui les accompagne : phrases narratives. 2. À l’autre extrémité, les phrases prononcées par Bouvard et Pécuchet : phrases articulées. 3. Dans l’entre-deux, les phrases intermédiaires du style indirect : phrases indirectes. 4. Du côté des phrases descriptives, il y a des propositions dont il est difficile de dire si ce sont des phrases narratives, des phrases articulées dans le silence de leur conscience, ou des phrases indirectes. Exemple : « Le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des îlots » 30 : phrases mixtes. 5. Du côté des dialogues, des phrases qui ne sont prononcées qu’à titre de phrases déjà dites par d’autres, lues dans un livre, dans un prospectus, entendues pendant la visite au télescope de la place Vendôme31 : phrases réitérées, b. Question du support. Cette question se pose parce que, tout au long du texte, même dans les phrases du narrateur, il y a des éléments rapportés, qui

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font du texte une manière de collage, de mosaïque de phrases toutes faites. - Des élémentsa qui ont été discutés tant de fois et tant de fois répétés qu’ils semblent faire partie de la langue ellemême. Ils ne désignent rien, ne renvoient à aucun sujet parlant déterminé ; ne signifient rien. Ils montrent seulement qu’on est en train de parler : « Tout s’agite, tout passe. » 32 Ce sont les signifiants indéfinis du discours. - Des éléments qui ont pour support une classe sociale déterminée, ou un genre précis de dialogue, ou un type de situation : Le « bras de fer » de Monsieur de Faverges33. b Ou encore le dialogue sur les femmes entre deux très sots célibataires34. Les signifiants définis d’une situation discursive. - Des éléments qui ont pour support non pas tel ou tel livre en particulier, mais le livre en général : le résumé, le tassement en un seul syntagme d’une série de phrases qui, avec des variantes sans doute très nombreuses, peuvent se retrouver dans différents livres : « Faut-il mieux se fier au témoignage des sens ? » 35 Les signifiants du livresque. - Des éléments qui ont pour support un livre particulier, ou une série bien particulière de livres. Par exemple : Spinoza et ses commentateurs, Cuvier et le déluge, la vie du Duc d’Angoulême. Les signifiants du savoir. [c.] Le point d’insertion. Ces éléments « tout faits » viennent se fixer à des niveaux très différents chez les individus : -Évidemment, au niveau de leur discours et de leur conversation (c/ le passage sur l’astronomie)36. a. Au-dessus de « éléments », Foucault a noté : syntagmes b. Dans la marge : « [Bafouer] les choses les plus saintes : la famille, la propriété, le mariage ! » {ibid., p. 843).

BOUVARD E T PÉCUCH ET -

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-M a is peut-être un peu plus profondément, dans leur expérience, dans leur pratique : le langage tout fait devient mot d’ordre, type d’action (jardinage). -Peut-être encore au-delà, dans leur comportement avec autrui, comme éléments de disputes, instruments de polémique, de différenciation politique ou sociale : les discussions religieuses avec le curé. -Peut-être plus profondément encore, au niveau de leur conviction intime, de leur rêverie profonde, de leurs fantasmes : le rêve du monde primitif37. - Peut-être plus profondément encore dans leurs corps même, où le discours réel vient se fixer : Quand ils font de la gymnastique38. Ou encore quand ils surveillent leur nourriture tout au long de leur corps39. - Et peut-être enfin dans la dissociation de leur corps et de leur identité, quand ils ne savent plus quoi manger, quel régime suivre, s’ils sont âmes ou corps, substance matérielle, agrégat [détourné]a. Cf. le suicide. De tout ceci on peut conclure : 1. Qu’on ne peut pas analyser Bouvard et Pécuchet selon les catégories traditionnelles : Il n’y a pas d’un côté ce qui est « récit » et [de l’autre] ce qui est discours (le moment où l’auteur intervient pour donner une explication spéciale). Il existe, en plus de la mosaïque d’éléments rapportés, une grande multiplicité de voix qui s’entrecroisent, qui apparaissent puis s’éteignent, qui viennent on ne sait d’où, qui jouent des rôles différents, qui s’inscrivent à des niveaux multiples : - outre l’hétérogénéité des syntagmes (le fait que Flaubert a été en prendre ici et là, dans des conversations, dans des livres, dans des journaux, et qu’il les a mis bout à bout), - une multiplicité de modes discursifs. a. Conjecture ; mot difficilement lisible.

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2. Et du coup les personnages dans leur identité disparaissent : -Traditionnellement, le personnage de roman est un relais entre ce qu’on dit sur lui et ce qu’il dit. Le point de croisement entre un langage parlé (par l’auteur) et un langage parlant (qu’il est censé tenir). - Ici, les personnages ne sont que des nœuds de discours, des étoiles dans un réseau de discours fragmentaires qui ont des sujets différents, des supports différents, des fonctions différentes. 3. À partir de là, on peut comprendre le sous-titre que Flaubert a donné dans sa correspondance : « Du défaut de méthode dans les sciences. » 40 Bouvard et Pécuchet, ce n’est pas la critique de l’autodidacte, c’est la grande fable du déjà dit. Le déjà dit venant de partout, prenant toutes les formes, s’accrochant à tous les niveaux devenant discours, armes, marques, blasons, rêveries, images, corps, gestes, souffrances, membres dispersés, morts. La science, c’est une certaine constante pour limiter et utiliser [le] déjà dit. La science, c’est une certaine manière o) doing things with words 41. Bouvard et Pécuchet piétinent, pataugent, à l’intérieur du déjà dit, d’un déjà dit en désordre, en fragments; d’un déjà dit que, sans limites ni règles, ils sont et ils font. Ne faisant rien, n’étant rien. How to do nothing with words. How to be nothing with words. III. La loi des séries A. Tentation C’est donc un théâtre, avec : - d ’un côté saint Antoine, seul, ignorant, désirant ne pas savoir; - de l’autre Hilarion3, bâtissant à coup de savoir les images mêmes du désir ; a. Au-dessus de « Hilarion », Foucault a noté : Diable

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- et entre les deux : - u n peu du côté de saint Antoine, le livre comme instrument pour savoir ne pas désirer, - e t du côté d’Hilarion, le Diable faisant défiler les images du désir dans la forme du non-savoir, i.e. de la vision. À un extrême : saint Antoine Le livre Vision Hilarion

: : : :

désir

savoir

+ +

+ +

Saint Antoine est donc retiré. Et les images du désir et du savoir vont défiler devant lui selon un ordre complexe que Flaubert a longtemps cherché : - de l’ascèse à la vie, en passant par les hérésies, les dieux, la science ; - de l’Orient le plus lointain (et le plus fantastique : la reine de Saba) à l’Occident (la science); - de son désir à son désir (par des purifications successives). Ordre architectural, ordre encyclopédique. B. Bouvard et Pécuchet En apparence le caprice : de la nature ou de leur « ennui » ou des autres ([...] a). Ordre tout à fait différent parce qu’ils sont : - À eux-mêmes leur propre Hilarion : nul ne les guide qu’eux-mêmes, leur envie, leur ennui, leurs échecs, leurs succès. - Ils sont eux-mêmes consubstantiellement liés au savoir, au déjà dit —ils sont faits de phrases toutes faites. La trame de leur pensée et de leurs corps, c’est du discours. Cette longue série est faite de différents principes sériels :

a. Abréviation incompréhensible.

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1. Principe de la succession livresque: trois premiers chapitres : agronomie, arboriculture, économie domestique (ferme, jardin, maison). Ce sont les trois chapitres des « Maisons rustiques ». 2. Principe de la succession encyclopédique des sciences : - Anatomie, physiologie. - Histoire ancienne, médiévale, moderne. 3. Principe du fondement épistémologique : conservechimie. 4. Principe de l’opposition sémantique : gymnastique-l’âme. 5. Principe des connotations inversées : - Les misères et les incertitudes de la physiologie. - Le grand calme mathématique des astres. 6. Principe de la métaphore : - Médaille (fossile). - Fossile (bateau). [De la] paléontologie à l’archéologie. 7. Principe du jeu de mots : -Atomicité. -Anatomie. 8. Principe de la forme traditionnelle : la nuit de Noël, résurrection. Principe sériel [qui]3 relève donc du langage; mais non pas simplement de la langue; il s’agit d’un principe de succession du discours. L’espace dans lequel ils se meuvent, c’est le discours - avec tous ses éléments de rhétorique, de jeu de mots, d’articulation logique, de suites encyclopédiques, de formes de récit. D’une façon générale : -D ans La Tentation, il s’agit avec des discours de faire autre chose que des discours : des visions, des images, des fulgurations qui rompent le langage.

a. Mot manquant.

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(Dans Smarh, il y a un passage sur l’inadéquation du langage à faire surgir les images mêmes de la sensualité42.)3 - Dans Bouvard et Pécuchet, il s’agit de se mouvoir dans le déjà fait du discours. De bâtir un texte qui ne sera rien d’autre qu’un texte de texte. Découvrir que s’il est vrai que la littérature est faite avec son langage - c’est-à-dire si elle n’est pas autre chose qu’une certaine manière de parler -, il peut y avoir des textes qui sont faits avec des discours, et qui sont ou ne sont pas autre chose qu’une certaine manière de répéter. La thématique : recommencement, répétition. [IV.] Le savoir et le désir La retraite. A. Tentation Saint Antoine s’est retiré au désert, comme retraite hors de tous les désirs. a. Mais le désir n’est point une chose : les villes, le port, les pyramides de fruits, la cheville de la petite fille allant puiser l’eau, en sont des figures ou des symboles, c’en sont les objets, ce ne sont pas les désirs eux-mêmes. On ne se retire pas hors du désir.b Ils reviennent donc, et leurs objets disparus sont devenus leurs métaphores : la même cheville revient comme métaphore de la sensualité, le même balancement du navire mais comme métaphore de la richesse. b. D’où l’intervention du Livre, de l’Écriture, comme savoir ne pas désirer. Mais aussitôt qu’il s’ouvre, se révèle comme son essence, au cœur de lui-même, le désir :c - les richesses, a. Dans la marge : refaire le monde b. Dans la marge : rêver l’inévitable désir c. Dans la marge : lire : savoir ne pas désirer

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- la puissance et la gloire (Nabuchodonosor-Daniel), - la sensualité (la reine de Saba). Scènes 1 et 2. D’où renoncer à savoir ne pas désirer. c. Et apparaît le troisième moment : désirer savoir43.a Mais désirer savoir quoi ? b a) Ce qu’il en est du désir, comme les hérésiarques ? Mais ils ne désirent pas savoir le désir; ils désirent tout simplement désirer. Et leur savoir n’est que ce désir. b) Ce qui est au-delà du désir comme les dieux ? Mais les dieux sont eux-mêmes soumis à la dure loi du désir : ils luttent, ils triomphent, ils jalousent, ils luttent, ils meurent. Le dieu des Juifs lui-même n’était qu’un dieu d’orgueil. c) Ce qui est dépouillé de tout désir comme la science? « Je vais toujours affranchissant l’esprit et pesant les mondes sans haine, sans peur, sans pitié, sans amour, et sans doute. Je suis la science. » 44 Mais le savoir de ce qui est sans désir, ce savoir lui-même est tout traversé de peur, de terreur, de froid, de bien, de mal. On croit connaître le monde et l’indifférence de la substance, on ne connaît que son propre désir. Il ne peut y avoir de savoir sans désir. d. D’où le quatrième moment, le désir sans savoir. - La Mort et la Luxure. Désir du néant, désir de l’instant. -L e Sphinx, désir de la stupidité et du silence et la Chimère, désir de l’impossible et de l’irréel. Le pur désir, celui qui traverse les animaux. Celui qui apparaît dans la plus petite cellule. Saint Antoine veut être ce désir; mais il est hors de lui, il ne peut que le voir, le contempler, le percevoir. Et déjà, dans ce qui a. Dans la marge :

vision désirer savoir b. Dans la marge : vision

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ne devrait plus être que le pur désir, le savoir recommence, le jour peut revenir. Et le cycle se perpétue. Le regard. On a donc à partir du retrait trois éléments : savoir - désirer voir 1) Savoir et désirer, à partir de la retraite, ne peuvent être liés que par un lien négatif. 2) Et à leurs quatre formes de rapports négatifs correspondent quatre types de voir : - ne pas désirer pour savoir : rêve ; - savoir pour ne pas désirer : lecture ; - désirer savoir ce qui est hors du désir : vision ; - désirer et ne pas savoir : illusion. 3) Désirer, mais déjà commencer à savoir : c’est regarder. B. Bouvard et Pécuchet Ils n’entrent pas en retraite pour savoir. - Ce qui les sépare des autres, c’est leur désir. - Ils renoncent à la bibliothèque. - Ils commencent par une contemplation qui est le répondant de la dernière contemplation de saint Antoine. a) Or le désir de savoir naît de la réussite : - D ’une réussite qui se fait sans eux, puisque c’est la nature, - e t qu’ils attribuent à eux-mêmes, puisque c’est dans leur jardin. Ils veulent savoir comment on fait : - Ils s’adressent au comte45. - I ls lisent des livres (Gasparin46, les agronomistes, les livres de jardinage, d’économie domestique). Désir de savoir pour... b) Désir de savoir pour savoir. De la chimie à la littérature. Mais alors, on n’est rien d’autre que son savoir : l’histoire, la littérature. c) Désir de savoir.

N otes

1. Allusion aux trois versions du texte - celle de 1874, mais également celles de 1849 et de 1856. 2. G. Flaubert, Madame Bovary, op. cit. 3. G. Flaubert, Salammbô, op. cit. 4. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dans Œuvres, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1959, p. 711-987. 5. G. Flaubert, Smarh, dans Œuvres de jeunesse, t. II, Paris, Louis Conard, 1910, p. 8-120. 6. G. Flaubert, Une leçon d'histoire naturelle. Genre commis, dans Œuvres de jeunesse, 1.1, Paris, Louis Conard, 1910, p. 198-203. 7. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 944. Le texte de Flaubert est un peu différent : « Le tout enferme la partie, et la foi vous répond : Par la substantiation, Jésus, communiant avec ses apôtres, avait son corps dans sa main, et sa tête dans sa bouche. [...] La raison vous dit : Trois, c’est trois, et la foi déclare que : Trois, c’est un. » 8. G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, dans Œuvres, 1.1, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1946, p. 97 : « L’Église a bien fait du mariage un sacrement ! » 9. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 949. \0.Ibid.,p. 923. 11. G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, op. cit., p. 79. 12. Clément d’Alexandrie, Les Stromates, trad. fr. A.-E. de Genoude, Paris, Librairie de Perrodil, 1839. 13. G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, op. cit., p. 117-118. \4.Ibid.,p. 98. 15. Ibid., p. 184-185. 16. Ibid., p. 142. 17. Le terme de « procédé » n’est pas indifférent : il hante les analyses foucaldiennes depuis Raymond Roussel (1963) jusqu’à « Sept propos sur le septième ange » (1970), et indique un certain travail effectué, au travers de l’écriture, dans la matérialité du langage. 18. G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine, op. cit., p. 95, 98, 99. \9.Ibid.,p. 117. 20. L’expression sera également utilisée sous la forme « le moutonnement indéfini des commentaires » le 2 décembre 1970, lors de la leçon inaugurale au Collège de France. Cf. M. Foucault, L'ordre du

NOTES

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discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 27. Elle est déjà présente dès Les mots et les choses, op. cit., p. 1087. 21. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 777 : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, affirme M. Lévy, et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science. » La phrase est bien entendu reprise à B. Pascal, fragment « Misère », Pensées, Brunschwicg 294, Lafuma 60. 22. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 780. 23. Ibid., p. 713. 24. La Tentation de saint Antoine de Pieter Brueghel le Jeune, que Flaubert avait vu à Gênes en 1845 au Palais Balbi et qui lui a inspiré le projet de La Tentation de saint Antoine. Le rapport de Foucault à la figure de saint Antoine est à son tour médié par la peinture, puisque le philosophe avait vu à Lisbonne, en novembre 1963, La Tentation de saint Antoine de Bosch - tableau revu quatre ans plus tard, en septembre 1967, lors d’une rétrospective Bosch au Noordbrabants Museum, aux Pays-Bas. 25.11 est intéressant de comparer ce schéma avec celui qui figure dans la postface à l’édition allemande de La Tentation de saint Antoine. C f M. Foucault, « (Sans titre) », art. cit., p. 33. 26. É. Bonnot de Condillac, Traité des sensations (1754), éd. F. Picavet, Paris, Delagrave, 1885 (6 e édition 1928). 27. Les milles et une nuits, op. cit. 28. D. Diderot, Jacques le Fataliste, op. cit. 29. G. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 778. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 779. 33. Ibid., p. 947. 34. Ibid., p. 731-732. 35. Ibid., p. 906. 36. Ibid., p. 778-779. 37. Ibid., p. 782. 38. Ibid., p. 879-880. 39. Ibid., p. 766-767. 40. G. Flaubert, « Lettre du 16 décembre 1879 à Madame Tennant », dans Correspondance, t. VIII, Paris, Louis Conard, 1930, p. 336. 41. Référence à l’ouvrage de J.L. Austin, How to Do Things with Words. La traduction française venait d’être publiée au Seuil en 1970 sous le titre : Quand dire, c ’e s t f a ir e , op. cit.

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42. G. Flaubert, S m a rh , op. c it ., p. 96. 43. G. Flaubert, L a T en tation d e s a in t A n to in e , op. c it., p. 93. 44. Ib id ., p. 175. Le texte de Flaubert est légèrement différent : « Je vais toujours, affranchissant l’esprit et pesant les mondes, sans haine, sans peur, sans pitié, sans amour, et sans Dieu. On m’appelle la Science. » 45. Le comte de Faverges, qui leur permet de visiter son exploitation. Cf. G . Flaubert, B o u v a r d e t P é c u c h e t, op. c it., p. 733-736. 46. Agénor de Gasparin (1783-1862), agronome et homme politique { i b i d , p. 736).

LA RECHERCHE DE VABSOLU*

I. La disposition du texte 1. Dans plusieurs des études philosophiques {Le chef-d'œuvre inconnu, Gambara, Louis Lambert·) le thème explicite, c’est l’œuvre absente - et le travail de la folie. Gambara, Frenhofer et peut-être Louis Lambert sont des anti­ dieux : ils font à l’infini un travail jamais achevé, un travail sans repos ni septième jour, un travail que leur mort laissera en ruine. Mais ces anti-dieux ne sont pas pour autant dans une position démoniaque, ils ne défont ni ne pervertissent une œuvre faite. Non pas la puissance de la négation, mais celle de l’annulation. Ce qu’ils font n’est ni bien ni mal, ce n’est rien. Les travailleurs acharnés du rien. Plus précisément : a) Rien, ce n’est pas l’échec au dernier moment d’un travail qui s’effondrerait parce qu’il lui manquerait la dernière pièce. Ce n’est pas non plus le recommencement perpétuel au point de départ ; le piétinement sur place de la première phase. Ce n’est pas non plus le vide antérieur à tout geste, la contemplation blanche du peintre de Hoffmann2. C’est la destruction active, incessante - patiente ou rageuse - d’un travail qui n’a jamais été fait. La lacération d’une œuvre qui n’existe pas. La confusion immédiate, dans un seul et même geste, de la genèse et de la destruction. L’acharnement criard, bariolé, bruyant contre une absence. Du gribouillage.* * Conférence prononcée en 1970 à l’Université d’État de New York à Buffalo (BnF, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 57, dossier 4).

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MICHEL FOUCAULT

Tohu-bohu de G a m b a r a . Le pied du C h e f - d ' œ u v r e : ce n’est pas tellement ce qui reste d’une œuvre peu à peu écrasée de surcharge; c’est plutôt ce qui émerge comme par hasard d’un barbouillage qui à lui seul constitue toute l’œuvre3. Il s’agit de l’annulation de l’œuvre dans le mouvement même qui la porte à l’existence. b) De là l’autre aspect du thème : ce geste de création annulation apparaît comme geste propre à la folie. - En effet, ce geste embrasse tout le cycle de l’œuvre, depuis sa naissance jusqu’à ses dernières racines. Mais ce cycle est accompli en un seul instant, et toujours recommencé. - La folie : - touche au génie dans la mesure où elle fait accomplir à l’œuvre l’ensemble de son cycle (elle le déborde même puisqu’elle va jusqu’à son terme) ; - touche à la mystique puisqu’elle échappe au temps et fait accomplir dans l’instant ce qui demanderait des années de gestation et des siècles de ruine ; - touche à la contemplation puisqu’elle voit quelque chose, là où il n’y a rien. La folie n’est pas tellement la cause accidentelle, pathologique qui provoque l’absence d’œuvre, mais le soudain télescopage du temps et de l’éternité, du réel et du néant, du monde et du rêve -q u i permet à l’œuvre d’être détruite dans le mouvement de son existence ; - qui met l’auteur en communication avec l’au-delà. 2. Ce thème (œuvre absente-travail de la folie) est à la fois conservé et transformé dans L a R e c h e r c h e d e Γ A b s o l u 4 : a) Conservé sans transformation : Balthazar Claës fait des découvertes, mais il les néglige, comme si elles n’existaient pas. Et s’il arrive à fabriquer un diamant comme Frenhofer un pied, c’est par hasard.

LA R E C H E R C H E D E L A B S O L U

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Il néglige sa découverte comme Gambara sa capacité d’interprète. b) Mais le thème est transformé. De deux façons : - L’objet de la destruction est déplacé. Balthazar Claës ne détruit pas tellement ce qu’il fait. Il détruit autre chose. Au lieu d’une annulation centrale, une annulation latérale, qui prend beaucoup plus d’importance. - Elle porte sur les relations sociales, sur les liens de parenté, sur l’amour conjugal, sur les obligations paternelles. - Elle porte sur des fortunes : de l’argent, des terres, des diamants, de l’argenterie qui deviennent fumée. -E lle porte sur d’autres œuvres : des peintures, des sculptures. L’autoannulation devient hétéroannulation (ce qui ne se produit pas dans L e c h e f - d ' œ u v r e ) . -M ais le mécanisme de l’annulation est également transformé dans la mesure où il devient un des caractères formels du récit : -D ans L e c h e f - d ' œ u v r e et G a m b a r a , ce qui est raconté est l’annulation de l’œuvre à partir de ses principes de constitution. - Dans L a R e c h e r c h e d e l 'A b s o l u , tout ce qui concerne l’œuvre de Balthazar est esquivé ou passé sous silence. a. Jamais Balthazar n’explique ce qu’il fait à la différence de Frenhofer et de Gambara : - Il raconte l’initiation. - Une autre fois il est interrompu par sa fille. b. Jamais on ne pénètre dans le laboratoire : - La femme et la fille rejetées. - Une seule fois, on le voit faire une prépa­ ration au moment de son départ. Balthazar, celui qui monte et descend, apparaît, disparaît; celui qui est ailleurs quand il est là. Mais là où il est n’est jamais ici.

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-Jam ais il n’y a de confrontation finale comme avec Frenhofer, ou d’épreuve décisive comme avec Gambara. L’équivoque de la mort. De sorte que non seulement l’œuvre s’annule; mais le processus de son annulation est annulé dans le récit. L’œuvre est deux fois absente : - Au niveau du thème, elle échoue. - Au niveau de la forme, l’échec lui-même n’est présenté que de l’extérieur. Et qu’est-ce qui est raconté? a. L’annulation non pas de l’œuvre, mais par l’œuvre : annulation des relations sociales, des fortunes, des autres œuvres. L’absence d’œuvre comme gouffre; comme centre d’anéantissement des choses et des êtres. b. Et la reconstitution à partir de tout autre chose de ce qui est annulé par l’œuvre : la fortune se reconstitue, la famille se reforme, les relations sociales se renouent. Tout le réseau est restauré. Si bien que La Recherche de l ’Absolu a au fond une structure tout inverse du Chef- d ’œuvre : - Frenhofer explique tous les principes de l’œuvre idéale. Il travaille pendant des années. Et brusquement apparaît l’annulation - de l’annulation qui n ’avait cessé en secret de jouer. - Ici il s’agit de l’annulation qui apparaît peu à peu dans tous ses effets. Et puis surgit le processus d’annulation de l’annulation. Tout se répare. [II]. Qu’est-ce que l’Absolu ? « Que cherche-t-il donc ? » 5 La question n ’est jamais tout à fait éclaircie. - Deux choses sont certaines :

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1. Ce n’est pas un chimiste au sens traditionnel du terme (bien que scientifiquement valable). Au-delà de Lavoisier. Les découvertes de la chimie moderne vont dans le sens de son travail : mais il ne s’arrête pas à cela. 2. Ce n’est pas non plus un alchimiste au sens traditionnel, bien qu’il ne se cache pas de vouloir fabriquer des diamants, de l’or, et rendre sa famille riche. (Il y a pourtant des éléments symboliques : la maison, la femme.) -Q u e cherche-t-il? Il y a un niveau de sa recherche qui est clairement formulé, un autre qui l’est à peine; un troisième qui ne l’est pas du tout. 1.L e niveau de Γarticulé: c’est l’unité chimie minéralechimie organique.a - Organique : le corps. - Minérale : métaux. Les réduire et peut-être au-delà revenir au Ternaire. Ceci fait partie de la série des travaux : Davy6, W. Prout7, Dumas8 (Dumas parlait de gazéifier les métaux). 2. Le niveau de l'implicite. Une expérience sur le cresson et le soufre. Or elle va en sens inverse des précédentes.b Comment, à partir d ’un principe unique et d’une seule énergie, faire apparaître des diversités organiques et vivantes ? Ceci est dans la ligne des travaux de Dutrochet9, Pyrame de Candolle 10, Brongniart n . Au-delà, c’est le problème Goethe12, Geoffroy SaintHilaire l3, C uvier14. L’unité de la nature vivante. La production de la diversité. 3. Le niveau du lacunaire. Ce que cherche Balthazar Claës et qui n ’est pas dit, c ’est à se placer au point où le principe de réduction de la multiplicité chimique devient principe de production de la diversité organique. a. D ans la m a rg e : éléments déclaratifs b. D ans la m a rg e : éléments allusifs

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- Ramener tous les corps à un seul corps. - Reproduire, à partir de ce seul corps, tous les êtres. En se plaçant là, Balthazar Claës, on le voit, effectuerait dans son geste même l’unité de la nature. Il serait à la place de Dieu. Ce niveau du lacunaire se traduit dans ce texte par des éléments symboliques : - « Oh ! oh ! Dieu ! » 15 -Mouvement de descente et de montée de Balthazar Claës. Il est l’être d’en haut. Il « apparaît ». - Le culte autour de son absence. 4.Le niveau de Vexclu: ce qui ne peut être dit. L’unité de la nature, c’est le point qui à lui tout seul peut produire et reproduire toute la nature ; c’est le point où la relation, l’autre, la sexualité deviennent inutiles et disparaissent. C’est le principe créateur ramené à l’unicité; une sexualité paradoxale parce que non linéaire. Le phallus sans sexe opposé à l’homme sans femme ; c’est le désir, mais sans relation à l’autre. Il faut noter : a) Que cet élément est exclu du roman (bien qu’il en régisse le système extérieur); il ne l’est pas cependant des discours scientifiques, philosophiques, idéologiques de l’époque. L’unité de la nature, bouleversement de la sexualité (Schleiden16). b) Que ce qui fait la force du roman de Balzac, c ’est qu’il fait de cette recherche de l’Absolu la métaphore même de la science. Pourquoi chercher le point d’où s’abolit la sexualité à deux? Est-il la figure la plus haute du savoir? Sinon parce que, dans l’Occident, le savoir doit s’affranchir du désir; mais il ne peut s’affranchir du désir de savoir; et ce désir de savoir ne peut être que désir du désir sans relation. Désirer savoir, c’est désirer accéder à un désir qui n’aura pas besoin de l’autre. C’est pourquoi, en Occident, le savoir est toujours en relation d’exclusion à l’égard de la sexualité. Le savoir n’est pas l’affaire des femmes (la femme est dans le monde du non-savoir, de l’ignorance, du sentiment).

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Le savoir se symbolise : - ou par l’union mystique et chaste, - ou par l’homosexualité : que le premier des philosophes ait eu l’amour des garçons... Mais cet amour chaste ou cet amour homosexuel ne sont que des images fades par rapport à ce désir du savoir : à la rage d’un désir sans autre, comme libido du savoir. La grandeur du roman de Balzac tiendrait donc à ceci : - Avoir fait place à ce désir du désir sans relation dans un discours romanesque où il n’est question que de la société, de la famille, des richesses, des biens, des échanges, bref de l’autre et du désir de l’autre. - Dans tout le roman, il ne sera question effectivement et visiblement que de ces relations ; et ce qui se dessinera en creux comme exclu, c’est l’envers de ce désir qui exclut l’autre. Pour résumer tout ceci on pourrait dire que tout le roman est un développement de la phrase souvent répétée de Balthazar Claës : « faire la gloire et la fortune de sa famille » 17. - Il veut les faire en entreprenant de découvrir le point à partir duquel : - la famille n’est pas glorieuse mais inutile; - la famille n’est pas riche, mais bien pauvre en face d’une unité si féconde. - Or en faisant cela, il fait tout le contraire : il appauvrit sa famille et se trouve à la veille de la couvrir de honte. - Mais cela même, il ne peut le faire qu’à la condition que des biens sans cesse plus nombreux lui soient fournis, et par sa famille. De [sorte] que sa famille doit [être] de plus en plus riche, de plus en plus glorieuse. Et ainsi le système des relations, des autres, de la famille, du mariage, de la sexualité apparaît comme la condition d’une recherche qui a pour but de montrer l’inutilité de la sexualité, du mariage, de la famille et des relations.

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[III]. La position « bisexuelle » du savoir Elle apparaît dans un certain nombre d’éléments du récit. 1. Balthazar Claës comme point de convergence et d’annulation de toutes les diversités : - Flandres : le commerce, la diversité de tous les pays, le luxe et la tranquillité. - La stabilisation de la fortune Claës : plus des relations commerciales ; une maison, des objets, des terres. - Les collections les plus diverses : les grands hommes, tableaux, argenteries, fleurs, de plus en plus impalpables. Dans le monde du signe. Il ne reste plus que la science comme collection intériorisée. Toutes les relations se sont nouées autour d’un point, se sont stabilisées autour de lui, ont été intériorisées en lui. Dernier trait : il a abandonné son nom espagnol et ne porte plus que celui de Claës. 2. Balthasar Claës et les signes de l’universalité : - L’initiation (et la réflexion de Joséphine Claës) : « Ce n’est pas une idée qui m ’a jetée sur cette belle voie, mais un homme. - Un homme ! s’écria-t-elle avec terreur. » Réflexion d’autant plus remarquable que la phrase de Balthazar répondait à : « Moi seule [...] doit être la source de vos plaisirs. » 18 - L’intimité avec Lemulquinier19 : - Il est mis dans toutes les confidences. Il veille à ce que personne n ’entre dans le laboratoire. -M arguerite20 constate que son père s’est mis dans une « familiarité mauvaise » avec Lemulquinier21. - « Si tu savais où nous en sommes ! - Qui nous ? ... - Je parle de Mulquinier, il a fini par me comprendre. » 22 Or un peu auparavant Marguerite avait avoué à Emmanuel de Solis sa décision de l’épouser par un « nous ». Et Emmanuel : « “Nous !” répéta-t-il avec ivresse. » 23 - Mais beaucoup plus important, c’est le caractère nettement alternatif de la sexualité et de la recherche.

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- Pendant tout le premier temps de recherche, Balthazar Claës s’est séparé de sa femme. -Q uand elle s’évanouit, et qu’il la monte dans sa chambre, il s’aperçoit qu’il a fermé la porte à clef de son côté24. - Elle entreprend de le reconquérir par la sexualité25. - La fin de cette même [scène]a : « Ce soir, mon Claës, ne soyons pas heureux à demi. » 26 - Enfin, au moment du mariage de ses enfants. - Il faut d’ailleurs aller plus loin : c’est tout le système des relations sociales qui se trouve suspendu. Relations sociales comme statut de la famille, comme résultat du mariage, comme condition du mariage. - La famille est frappée de « mort civile » - e t les fêtes ne recommencent que lorsque la science ([c’est-à-dire] le désir du désir sans relation) est suspendue. - De même, la mort comme moment d’intensification de la relation familiale. - Enfin, éclate le paradoxe de ce désir du désir sans relation : a) S’il est sans relation, nul ne peut le désirer. Il s’accomplit sans personne. C’est l’épisode du diamant. -Q uand Marguerite entre dans le laboratoire, son père et Lemulquinier essaient de faire du diamant avec du charbon. Elle les empêche (croient-ils). - Mais cela se fait tout seul. Et là encore, il croit que c’est de la faute de l’exil27, des obligations familiales. - C’est vrai, mais c’est aussi parce qu’il n’est pas là. Le désir sans relation (c’est-à-dire la nature) s’accomplit sans personne. Il ne peut jamais être là. b) Et le grand épisode qui illustre cela, c’est évidemment la mort : - Il ne peut l’atteindre que quand il ne peut déjà plus parler (sans relation), a. Conjecture ; mot difficilement lisible.

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- et lorsqu’il n’est déjà plus un être vivant. Quand on atteint le désir sans relation, on est déjà hors de la relation - ou on tombe hors d’elle. Conclusion. Bien distinguer cette « position » universelle ou homosexuelle du savoir, et ce qu’une interprétation psychanalytique pourrait appeler le sens homosexuel du roman. - Sans doute bien des éléments pourraient y faire penser : les murmures de la ville, le secret, l’initiation, les deux vieux bonshommes assaillis par les enfants28. - Mais ce n’est là que l’effet marginal d’une autre détermi­ nation plus profonde. Le désir de savoir comme désir d’un désir sans relation. En quoi Balthazar s’oppose à Faust, chez qui le désir de savoir est en même temps désir de l’universelle relation : - relation des éléments entre eux, - relation des êtres (sexualité), - puissance. III. Le désir sans relation * La double absence de Claës : - absence de tout résultat à son œuvre, - absence de Claës lui-même dans le discours romanesque, renvoie à sa position hors de la relation familiale, sexuelle, hors de la relation féconde et procréatrice. Comment en est-il venu à occuper cette position et quels sont les effets de cette position ? 1. Il apparaît comme le point de convergence et d’annulation de toutes les diversités : - Flandre : l’activité de production, le commerce, les relations avec les divers pays. La manière dont la Flandre a * Cette partie paraît être une reformulation de la partie précédente. Nous lui laissons donc la même numérotation.

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unifié tout cela dans son clair-obscur, dans sa fumée et sa bière. Tranquillité, maintenant, de la Flandre. - Il appartient à la famille Claës : marchands, bourgmestres, riches. Relations sociales (politiques, commerciales). Tout ceci s’est stabilisé à 15 000 Francs de rentes. - Il vit dans une maison où les générations se sont déposées : portraits, collections, jusqu’aux fleurs. - Enfin, dans cette maison, le parloir : lieu intérieur séparé du monde par le bâtiment antérieur. Foyer des relations familiales plutôt que sociales. Giron et sein. En ce point de fixité, de stabilisation, d’intériorisation, Claës sera l’homme non de la relation, mais de la pensée, non de la collection, mais de l’unité, non de l’accumulation, mais du jeu. Et qu’il soit l’unique est symbolisé par le fait qu’il abandonne son nom espagnol pour ne porter que celui de Claës. Point de convergence et d’annulation de toutes les diversités. 2. Le savoir est transmis et s’exerce dans la forme de l’homosexualité. - L ’initiation. Cf. en particulier le dialogue : « Moi seule, Monsieur, doit être à la source de tous vos plaisirs. - [ ...] Ce n’est pas une idée, mon ange, qui m’a jeté dans cette belle voie, mais un homme. Un homme ! s’écria-t-elle avec terreur. » 29 - L’intimité avec Lemulquinier : - Jalousie de Madame Claës. -Marguerite constate30 que son père a établi une « familiarité mauvaise » avec lui. - « Si tu savais où nous en sommes! - Qui nous? ... Je parle de Mulquinier; il a fini par me comprendre. » 31 Or p. [786] : le nous comme signe d’amour entre Marguerite et Monsieur de Solis. Le même nous de part et d’autre de l’exil32. 3. Le savoir est exclusif de la sexualité binaire. Le suspens de l’activité sexuelle [est] impliqué par l’exercice du savoir; et

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inversement la réapparition de la relation sexuelle met un terme au savoir. a) : -Balthazar a «quitté» le parloir: lieu de l’échange, de la famille, lieu où se passent les contrats, où se font les échanges. - Mais il y a aussi la double histoire de la clef33 : - il n’a pas la clef de la chambre de sa femme ; - il a fermé de son côté la sienne. - Ses filles n’ont pas à se marier tant qu’il cherche. Elles se marieront après. b) En revanche, les trois moments où il renonce à chercher : - La première fois, quand sa femme veut le reconquérir par la sexualité. C f la scène de séduction p. [722-724]. Et qui se termine par : « Ce soir, mon Claës, ne soyons pas heureux à demi. » 34 À demi, c’est-à-dire quand on est marié, ne pas l’être tout seul. - Au moment de la mort, le savoir est frappé de tabou, dans la mesure où la mort réactive la relation amoureuse. La mort, qui rompt le lien réel, réactive le lien libidineux. Renonciation à la science. -A u moment où ses enfants se marient, il renonce à savoir. 4. Plus généralement, enfin, c’est la relation sociale qui est exclusive du savoir : - La famille est frappée de « mort civile ». On ne rend plus visite aux Claës. - Et les périodes où le savoir est suspendu sont des périodes de relations sociales intenses : - deux fêtes, - la mort. 5. La mort de Balthazar Claës. Le discours inexistant de Claës (sur la science) tient lieu d’un autre discours qui est silencieusement tenu par tout le roman et qui

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est celui-ci : « Si tu veux savoir, mets-toi hors de la relation ; ne désire rien qui soit autre, ou plutôt que ton seul désir soit d’atteindre le désir sans relation. Préfère les hommes aux femmes parce qu’ils sont tout de même un peu moins autres qu’elles ; mais préfère par­ dessus tout l’absence de tout homme. Si tu sais retenir ton désir hors de tout objet, alors tu découvriras que la loi du désir, ce n’est pas l’autre, mais son propre mouvement, son propre partage, la scission qui ne cesse de le multiplier, de le faire naître à partir de lui-même, la différence à laquelle de lui-même il donne lieu ; tu découvriras l’unité de la nature dans ton désir lui-même ; tu auras affranchi ton désir des limites et des oppositions de la sexualité. Ton désir et ton savoir ne feront plus qu’une même chose. » On voit la différence qui oppose ce discours (non pas celui de Claës, mais celui qui supporte son existence et son silence) à celui de Juliette ou de Faust : - Faust demande à Méphisto que son désir de savoir devienne désir dans la sexualité. - Juliette affirme que son désir sexuel multiplie son savoir et son savoir rend infini son désir sexuel. - Balthazar Claës demande que son savoir lui ouvre le règne d’un désir absolu, qui soit un désir sans autre, un désir non sexuel. IV. Le déséquilibre et l’échange Au-dessus de ce discours qui n’est jamais tenu se déploie le discours romanesque. Tout comme au-dessus et tout autour de l’œuvre absente de Claës se déploie le jeu des relations sociales, des échanges, des contrats, des héritages, des licitations. Discours en deux parties : 1. Madame Claës : a) Les signes du déséquilibre : La bosse, la boiterie. La robe déchirée, la rampe de bois35.

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b) L’opposition : - Corps, reproduction. - Le physique et l’âme. - Son ignorance, sa science du cœur. - Sa timidité, sa hardiesse. c) Les déséquilibres : - Elle est d’hérédité espagnole, alors que l’ancêtre des Claës a été tué par eux (dette de sang) ; alors que les Espagnols avaient frustré les Claës de leurs biens (Nourho)36. - Elle a sacrifié sa fortune à son frère, ce qui fait qu’elle se marie pauvre. - Elle l’épouse, elle qui est laide, lui qui est beau. d) Or tous ces déséquilibres sont en même temps ce qui assure la circulation et l’échange. - Elle qui est laide, elle lui donne un parfait amour, et elle établit une réciprocité stable de sentiment. - Elle est pauvre, la fortune lui revient exactement égale à celle de son mari : le mariage se révèle une bonne affaire37. -E lle assure le travail de son mari avec ses biens espagnols (en diamants qui deviennent charbon). - Et finalement elle sacrifie sa vie. Ainsi elle aura redonné à Claës tout ce dont il aura été frustré. Mais le paradoxe, c’est qu’elle veut [le] prendre dans ce réseau des relations, et qu’elle se lie à lui quand il les rompt. Elle est amenée : - ou bien à demander à son mari une renonciation qui lui pèse ; - o u bien à engloutir toute sa fortune et celle de ses enfants dans la recherche de l’Absolu. Et dans les deux cas, elle est amenée à rompre un côté de la relation. Héroïne négative de la relation.

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2. Marguerite Claës. La renonciation à la sexualité. a) Au lieu de vouloir lesa faire jouer comme sa mère, elle les reprend toutes à son compte. C f p. [782] : « J’ai trop été votre fille. » 38 -P a r rapport à ses frères et sœurs, elle est la mère (...)b; elle est le père (établissement de la dot, choix de la profession, placement de l’argent). - Par rapport à son père, elle est : - La femme : il se sent comme un « mari coupable » en face d’elle39. - La mère : « Ange que les esprits célestes doivent applaudir, [...] combien de fois auras-tu donc donné la vie à ton père ? » 40 - Le père : « Se trouvait-il humilié d’avoir résigné les droits majestueux de la paternité à son enfant? » 41 b) Au lieu de vouloir prendre son père dans la relation, elle l’exclut : - en lui prenant tous ses droits, - e n l’exilant, - e n faisant financer la recherche de l’Absolu par les contribuables. c) A partir de là commence le grand retour. Elle, la fille de l’Espagnole, va rapporter aux Claës plus que n’en ont emporté les Espagnols eux-mêmes. Elle, la fille de Balthazar, va rapporter à la mémoire de Joséphine plus que ce que son mari n’en a jamais dépensé. Le principe du retour est clair : - Ce sont des biens espagnols, investis en terre et qui vont devenir autrement féconds que l’unité de la nature. - I ls vont être divisés en autant de parts qu’il y a d’enfants : ils vont être cultivés par les enfants d’un fermier. - Avec ces dots les enfants vont se marier : - Félicie avec Pierquin, fortune de Douai. a. Foucault veut probablement dire « les relations ». b. Laissé en blanc par Foucault.

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- Gabriel avec une Conyncks, fortune dans le Cambrésis et la Flandre. - Et son mari Solis lui rapporte les biens espagnols. Toute la fortune Claës est restaurée (les trois fragments français, flamand et espagnol qui avaient été perdus sont ressoudés avec chaque fois un supplément). - D’une part, toutes les dettes sont éteintes. Le portrait du vieux Claës peut être vendu avec les boiseries, cela n’a plus d’importance. - D ’autre part, l’Absolu est trouvé, il est dans la relation. Quand Claës meurt et dit qu’il a trouvé l’Absolu, on a l’impression que c’est un secret qu’il a découvert en mourant. En fait l’Absolu, c’est ce qui vient de se passer. V. La perle et le discours Un épisode à expliquer : le diamant qui s’est formé. Il peut s’expliquer sur deux registres : a) La nature : si la nature produit de l’unité, elle n’a besoin de personne. On ne peut pas désirer ce qui est sans relation. Il fallait que Balthazar fut absent. b) Social : le diamant s’est formé pendant que Marguerite reconstituait la fortune. Symbole que c’était là le vrai absolu. Le père le comprend bien : il lui donne le diamant à elle qui s’appelle Marguerite. La perle et le diamant : le cadeau et la dot, la richesse du mari, et le [trésor]a de la femme. La figure fugitive de l’inceste entre une relation sans désir et le désir sans relation.

a. Conjecture; mot difficilement lisible.

N otes

1. H. de Balzac, L e c h e f - d ’œ u vre in con n u et G a m b a ra , dans L a c o m é d ie t. X, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1992, p. 412-438 et 459-516; Id., L o u is L a m b e r t , dans L a c o m é d ie h u m ain e , t. XI, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2005, p. 589-692. Balzac apparaît rarement dans le corpus des auteurs sur lesquels Foucault revient régulièrement au cours des années 1960. On en retrouve cependant mention dans les deux conférences faites au club Tahar Haddad à Tunis, « Structuralisme et analyse littéraire » et « Folie et civilisation » (su p ra , p. 171-217 et 49-73), respectivement en février et en avril 1967, et dans le texte sans date et sans titre (mais probablement datable de 1967) présenté dans ce volume sous le titre « L’extralinguistique et la littérature » (su pra, p. 223-240). La persistance de l’intérêt pour Balzac a sans doute été ultérieurement nourrie par la publication du livre de M. FargeaudAmbrière, B a lz a c e t la « R e c h e r c h e d e l ’A b so lu », Paris, Hachette, 1968. 2. Il pourrait s’agir du peintre Berklinger, qui apparaît dans L a co u r d ’A rtu s. Cf. E.T. A. Hoffmann, «L a cour d’Artus », dans C o n tes fa n ta stiq u e s , t. IV, trad. fr. H. Egmont, Paris, Béthune et Plon, 1836, p. 373-375. 3. Dans L e c h e f - d ’œ u vre in con n u n’apparaît sur le tableau peint par Frenhofer que « le bout d’un pied nu » sortant « d’un chaos de couleurs » (H. de Balzac, L e c h e f - d ’œ u vre in con n u , op. c it., p. 436). 4. H. de Balzac, L a R e ch erch e d e l ’A b so lu , dans L a co m é d ie hum aine, t. X, op. c it., p. 657-835. 5. Ib id ., p. 786. 6. Humphry Davy (1778-1829), chimiste et physicien anglais. 7. William Prout (1785-1850), chimiste anglais. 8. Jean-Baptiste Dumas (1800-1884), chimiste français. 9. Henri Dutrochet (1776-1847), physicien français. 10. Augustin Pyrame de Candolle (1778-1841), botaniste suisse. 11. Alexandre Brongniart (1770-1847), minéralogiste et naturaliste français. 12. Dans le cadre de ses activités scientifiques, Goethe s’est notamment intéressé à la botanique et à la zoologie. 13. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), naturaliste français. 14. Georges Cuvier (1769-1832), naturaliste français. h u m ain e ,

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15. H. de Balzac, La R e ch erch e d e l 'A b s o lu , op. c it ., p. 720 : « Maudite science, maudit démon! Tu oublie, Claës, que tu commets le péché d’orgueil dont fut coupable Satan. Tu entreprends sur Dieu. - Oh ! oh ! Dieu ! - Il le nie, s’écria-t-elle en se tordant les mains. Claës, Dieu dispose d’une puissance que tu n’auras jamais. » 16. Matthias Jakob Schleiden (1804-1881), physicien allemand. 17. H. de Balzac, La R ech erch e d e l'A b s o lu , op. c it., p. 696. 18. Ib id ., p. 714. 19. Lemulquinier, parfois appelé familièrement Mulquinier, est à la fois le valet de chambre de Balthasar Claës et son assistant dans ses recherches. 20. Marguerite Claës, la fille de Balthazar. 21. H. de Balzac, La R ech erch e d e l'A b s o lu , op. c it., p. 816. 22. Ib id ., p. 818. 23. I b i d , p. 786. 24. Ib id ., p. 699. 25. Ib id ., p. 722-724. 26. Ib id ., p. 724. 27. I b id . , p. 823. 28. Ib id ., p. 831-833. 29. Ib id ., p. 714. 30. Ib id ., p. 816. 31. Ib id ., p. 818. 32. I b i d , p. 786. 33. Ib id ., p. 699. 34. Ib id ., p. 724. 35. I b i d , p. 699. 36. I b i d , p. 662. 37. I b i d , p. 683. 38. I b i d , p. 782. 39. I b i d , p. 815. 40. I b i d , p. 824. 41. I b i d , p. 799.

INDEX DES NOMS ALQUIÉ F erdinand, ALTHUSSER L ouis,

169 25, 26, 173, 212,

213,217-219 164, 221 5, 7, 11, 13, 38, 64, 75, 79, 95, 99-104, 106, 107, 109, 116, 118, 119, 228, 239, 251 ARTIÈRES Philippe, 20, 23, 74, 76,

ARNAULD A ntoine, ARTAUD A ntonin,

222 John L., 19, 20, 185, 186, 188, 189, 199, 201, 220, 224, 234, 241, 246, 260, 261, 263, 285 AYER Alfred Jules, 19

AUSTIN

Gaston, 160, 168, 182, 183,219, 263 Ba l ib a r Étienne, 219 BALZAC Honoré de, 5, 9, 12, 60, 75, 188, 220, 231, 254, 292, 293, 303, 304 BARCOS Martin de, 164 Ba r t h e s Roland, 20, 139, 144, 149, 150, 165, 169, 173, 185, 194, 200,218, 221 BASSO Elisabetta, 46 B a s t id e Roger, 46 Ba t a il l e Georges, 5, 7, 9, 10, 15, 127, 128 Ba u d e l a ir e Charles, 158,185 BEAUSOBRE Isaac de, 268

BACHELARD

Beckett

Samuel, 134

B e l l o u r Raymond, 18 B e n v e n is t e Émile, 12, 46 B e r g s o n Henri, 147,151,208 BERT Jean-François, 20, 46, 74,

76

BLAKE William, 38, 64 BLANCHOT Maurice, 7,

15, 127, 134, 136, 149, 228, 251 BOSCH Hieronymus, 285 B r a u d e l Fernand, 23,25 B r e t o n André, 119, 120,125 BRISSET Jean-Pierre, 7, 11, 99, 108, 124 BRONGNIART Alexandre, 291, 303 B r u e g h e l l e J e u n e Pieter, 272, 285 BRUNETIÈRE Ferdinand, 133, 149 BUTOR Michel, 7,12,119,125,153, 225, 241,261,264 Geneviève, 12, 19, 260, 264 CAMUS Albert, 105, 165 CANDOLLE Augustin Pyrame de, 291,303 CÉLINE Louis-Ferdinand, 165 CERTEAU Michel de, 23 CERVANTES Miguel de, 87, 91, 95, 96, 108, 114, 124, 166, 237, 242 C h a r c o t Jean-Martin, 44 C h a t e a u b r ia n d François-René de, 105, 144, 165 C a l a m e -G r ia u l e

306

INDEX DES NOMS

CHOMSKY

Noam, 224,244

C lém ent

d ’A l e x a n d r ie ,

267,

284 COHEN D avid, CONDILLAC

58,63, 75, 108, 114 Roger, 219 E w a l d François, 7, 9, 47, 124 Esta blet

241, 245, 263

É tienne

Bonnot

de,

198,274, 285 139, 140, 149, 168 CORNIER Henriette, 108 COULANGES Numa Denis Fustel de, 205, 222 CUVIER Georges, 276, 291, 303 CORNEILLE Pierre,

DAVY H um phry,

291, 303

265 7, 9, 23,47, 124 DELEDALLE G érard, 19, 218, 220 D e r r i d a Jacques, 12, 22, 227, 241 DESCARTES R ené, 9, 122, 163, 197,

DEBRAY-GENETTE R aym onde, DEFERT D aniel,

FARGE Arlette, 75 FargEAUD-AMBRIÈRE Madeleine, 303 FAYE Jean-Pierre, 140, 149 FEBVRE Lucien, 46 FIRTH John Rupert, 245, 260, 263 F l a u b e r t Gustave, 5, 7, 9, 12, 13, 116, 124, 195, 221, 239, 252, 255, 256, 263, 265-269, 271-273,275,277-279,284-286 F r e u d Sigmund, 47, 60, 81, 87, 105, 117, 120, 122, 160 F r ie d m a n n Georges, 221 FRYE Northrop, 173, 174, 218

221

G a s p a r in Agénor de, 283,286 G a u t h ie r Michel, 241,245,263 218 DIDEROT D enis, 87, 108, 134, 151, G e n e t t e Gérard, 20, 185, 219 G id e André, 87,105 153, 238,242, 285 G o e t h e Johann Wolfgang, 216, DOAT Jean, 46 291,303 DOSTOÏEVSKI Fiodor, 12, 91, 108, G o l d m a n n Lucien, 164,169,222 255, 262, 263 DUC D’ANGOULÊME, voir LOUIS G o l d s t e in Kurt, 241 G o o d m a n Nelson, 19 de France G r e n ie r Roger, 124 DUMAS Jean-Baptiste, 291, 303 D u m é z il Georges, 15, 144, 150, GRIAULE Marcel, 264 GUEROULT Martial, 169, 173, 174, 173, 201,204,217,218,263 198,218, 221 DÜRER Albrecht, 268 G u il l a u m e Gustave, 230, 241 D u r k h e im Émile, 46 G u ir a u d Pierre, 160, 168 DUTROCHET Henri, 291, 303 DICKINSON Em ily,

Thomas Stearns, 218 E n g els Friedrich, 205,222 É rasm e de R o tte rd a m , 35, 46,

ELIOT

Zeitig S., 198, 221, 223, 241 HÉBERT Jacques-René, 165

HARRIS

INDEX DES NOMS

HEGEL G eo rg W ilhelm Friedrich,

147 HEIDEGGER Martin, 132, 147, 148 HELVÉTIUS Claude-Adrien, 134 HJELMSLEV Louis, 198, 199, H o f f m a n n Ernst Theodor

221

Amadeus, 287, 303 Friedrich, 7, 38, 64, 91, 233, 239,241,242 HOMÈRE, 106, 109 HUGO Victor, 153 HUMBOLDT Alexander von, 204 HUSSERL Edmund, 9, 147 HÖLDERLIN

INGRES

Jean -A u g u ste-D o m in iq u e,

125 Roman, 20, 144, 147, 150, 219, 224, 241, 245, 251, 260 JANET Pierre, 117, 124 JÉSUS-CHRIST, 96, 266, 284 JOYCE Jam es, 12, 146, 187, 220, 247, 262, 263 Ja k o b s o n

KAFKA

Franz, 216 Pierre, 7, 129, 132

KLOSSOWSKI

307

LEIBNIZ Gottfried Wilhelm, 134 Leiris Michel, 119, 125, 153, 168 Le TASSE (Tasso Torquato), 37 L évi-S trauss Claude, 15, 18, 19, 29, 46, 54, 75, 144, 150, 165, 169, 173, 174, 185, 201-203, 206,218,219,221,260, 263 Lévy Michel, 270,285 Louis de F ran ce (LouisANTOINE D’ARTOIS), 276 LUKÂCS Georg, 216,217, 222, 260

David, 219 M acherey Pierre, 219 M a g ritte René, 11 M ahomet, 55,75 M alinow ski Bronislaw, 245,263 M a lla rm é Stéphane, 7, 116, 120, 122, 124, 140-142, 146, 149, 150, 155, 157, 158, 160, 161, 168, 227, 261 M an et Édouard, 125 M ann Thomas, 216,258,263 M a rc h e tti Valerio, 108 MARX Karl, 25, 147,212,217 M aupassant Guy de, 91,108 MAURON Charles, 137, 142, 149, 242 M e r l e a u -P o n t y Maurice, 151, 241 M ichaux Henri, 64,76,116 MILTON John, 218 MOLIÈRE (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 75 MORIN Edgar, 221 MACEY

L acan Jacques, 219, 263 L a fa y e tte Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de, 222, 241 L a g ra n g e Jacques, 47 L a n c e lo t Claude, 221 L ap lan c h e Jean, 219 L ap o rte Roger, 7 L a u tré a m o n t (Isidore Lucien N erv a l Gérard de, 7,116,119 Ducasse, dit), 157, 178

308

INDEX DES NOMS

Friedrich, 17, 122, 239, 242 NORA Pierre, 12 NIETZSCHE

ÖBERG

Jean-Christophe, 74

PASCAL Biaise, 285 PASTEUR Louis, 209, PÉGUY Charles, 144 PERMISSION Bernard

210

de Bluet d’Arbères, comte de, 37, 47, 64 P ic a r d Raymond, 218 PICAVET François, 285 PICHOU, 87, 96, 108, 124 PINGAUD Bernard, 222 PLATON, 63, 75 PLEYNET Marcelin, 7, 149 PONGE Francis, 146 POTTE-BONNEVILLE Mathieu, 20, 76 POULET G eorges, 159, 168, 184, 219 PRIETO Luis Jorge, 12, 20, 185-188, 196, 199, 201, 220, 224, 229, 241, 245, 252, 263 PROPP Vladimir, 173,174, 194,218, 263 PROUST Marcel, 12, 13, 140, 145, 149, 150, 155, 191-193, 197, 220, 249, 262-264 PROUT William, 291,303 PUTNAM Hilary, 19 Q u e n e a u Raymond, 165 QUINE Willard Van Orman,

19

Jean, 93, 98, 108, 140, 157, 164, 169, 173, 194, 220

R a c in e

R an cière Jacques, 219 R evel Judith, 20, 76 RICARDOU Jean, 225, 241 R ic h a rd Jean-Pierre, 141-143, 150, 160, 168, 172 R iv iè r e Jacques, 99, 118 ROBBE-G r il l e t Alain, 7, 12, 117, 119, 124, 125, 134, 149, 188, 220, 231,253, 254, 263 R o n s a r d P ierre de, 105 ROTROU Jean, 87, 94, 96, 108, 114, 124 ROUSSEAU Jean-Jacques, 13, 134, 141, 149, 163, 184, 194, 220, 221,239, 242 ROUSSEL Raymond, 5, 7, 11, 38, 64, 79, 81, 91,99, 104, 116-120, 124, 136, 140, 144, 149, 239 ROUSSET Jean, 139, 149, 159, 168 RUEFF Martin, 12, 19 RYLE Gilbert, 19 Samuel Silvestre de, 133, 149 Donatien Alphonse François de, 7, 36, 47, 146, 178 S a in t -C y r a n Jean-Ambroise Duvergier de Hauranne, abbé de, 164 SAINTE-BEUVE Charles-Augustin, 133, 149, 179 S a in t -H il a ir e Étienne Geoffroy, 291,303 S a is o n Maryvonne, 125 S a l o m o n i Antonella, 108 SARTRE Jean-Paul, 22, 23, 133, 163, 168, 182, 211, 219, 222, 236, 260 SAUSSURE Ferdinand de, 20, 148, 151, 165

Sa c y SADE

INDEX DES NOMS

S chleiden Matthias Jakob, 292, 304 SÉGLARD Dominique, 49, 74, 171 S h akesp eare William, 86, 87, 91, 95, 124,218 SIMON Pierre-Henri, 180, 219 SOLLERS Philippe, 7, 149, 261 Sophocle, 35,46,109,124 Spinoza Baruch, 276 STAROBINSKI Jean, 142, 149, 163, 169, 184,219 S te rn e Laurence, 238, 242 S tevenso n Robert Louis, 108 S tra w so n Peter F., 19 S trin d b e rg August, 83,87 SUE Eugène, 145, 151 THIBAUDEAU Jean, 7, 149 THIBAUDET Albert, 133,149

309

TROUBETZKOY Nikolai Sergueïevitch, 201, 221 V a lé ry Paul, 155,194,251 Van EYCK Jan, 125 V elâzquez Diego, 125 V erne Jules, 7 VEYNE Paul, 26 VOLTAIRE (François-Marie Arouet, dit), 105, 134 V r ig n y Roger, 124 WAELHENS Alphonse de, 132 WEBER Jean-Paul, 141,149 WEISS Peter, 36,47 W ittg en stein Ludwig, 19 ZOLA Émile, 93, 135,157,168

TABLE DES MATIÈRES A vertissement......................................................................

5

In tro d u c tio n par Judith R e v e l...........................................

7

Michel Foucault Conférences et textes sur la folie, LE LANGAGE ET LA LITTÉRATURE

Folie et civilisation................................................................. Folie et civilisation. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis en avril 1967.......................................... Folie et société........................................................................ La littérature et lafolie. [La folie dans le théâtre baroque et le théâtre d ’Artaud]............................................................... La littérature et la folie. [La folie dans l ’œuvre de Raymond Roussel]............................................................................. L ’expérience phénoménologique - 1’expérience chez Bataille. Les nouvelles méthodes d ’analyse littéraire.......................... L ’analyse littéraire.................................................................. Structuralisme et analyse littéraire. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis le 4 février 1967................... [L ’extralinguistique et la littérature]..................................... L ’analyse littéraire et le structuralisme.................................. Bouvard et Pécuchet Les deux tentations............................... La Recherche de l’Absolu.......................................................

171 223 243 265 287

Index des noms ..................................................................... Table des matières..............................................................

305 311

29 49 77 89 111 127 133 153

Achevé d’imprimer le 29 août 2019 sur les presses de La Manufacture - Imprimeur - 52200 Langres Tél. : (33)_325 845 892 N° imprimeur : 190943 - Dépôt légal : septembre 2019 Imprimé en France

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M ich el F ou cau lt Foi ie, langage, littérature

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La folie, le langage et la littérature ont longtemps occupé une place centrale dans la pensée de Michel Foucault. Quels sont le statut et la fonction du fou dans nos sociétés « occidentales », et en quoi se différencient-t-ils de ce qu'ils peuvent être dans d'autres sociétés ? Mais également: quelle étrange parenté la folie entretient-elle avec le langage et la littérature, qu'il s'agisse du théâtre baroque, du théâtre d'Artaud ou de l'œuvre de Roussel ? Et, s'il s'agit de s'intéresser au langage dans sa matérialité, comment l'analyse littéraire s'est-elle elle-même transformée, en particulier sous l'influence croisée du structuralisme et de la linguistique, et dans quelle direction évolue-t-elle ? Les conférences et les textes, pour la plupart inédits, que l'on trouvera ici réunis illustrent la manière dont, à partir des années 1960 et pendant plus d'une décennie, Foucault n'a eu de cesse de tisser, de reformuler et de reprendre ces questionnements. Éclairant d'un jour nouveau des thématiques que l'on croyait connaître, ils permettent également de percevoir l'étonnant regard de lecteur que Foucault portait par exemple sur La Recherche de l'A bsolu de Balzac, ou sur La Tentation de saint A nto ine et Bouvard e t Pécuchet de Flaubert.

Édition établie par H.-R Fruchaud, D. Lorenzini et J. Revel. Introduction par J. Revel.

978 - 2 - 7116 - 2898-8

III

9) »7R?71 "78 271 V'6289881

1 9 ,5 0 eUTOS

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