Fleuve Noir, 50 ans d'édition populaire

Table of contents :
Avant-propos
Préface
Avertissement au lecteur
I. Une exposition revisitée
100 collections, 1000 auteurs, 10000 titres...
À propos du livre populaire en France
Une saga familiale
Tel un Fleuve d’encre noire
En suivant le cours du Fleuve
Lectures
Le travail du romancier
Profession : auteur
Des auteurs et des genres
50 ans de production éditoriale
Métamorphoses du polar
Un demi-siècle de géopolitique
Du héros au mythe
II. Points de vue
Regards sur les collections
Sur les bords du Fleuve Noir avec « Spécial-Police »
Les Espions du Fleuve
L’espion qui venait du Fleuve
La Science-Fiction au Fleuve Noir
La collection « Angoisse », une école du fantastique populaire
La collection « Feu » comme roman de guerre
« L’Aventurier », collection et sous-collections
Les Fleuve Noir de grand format
Contexte
Érotisme et roman noir, 1946-1953
L’édition populaire ou les jeux de la liberté et de l’interdit
Love/Hate (U.S.A.)
Gourdon et Brantonne, imagiers du Fleuve Noir
Michel Gourdon, illustrateur d’« Angoisse »
III. Documents
Paroles d’auteurs
G.-J. Arnaud : 31 ans de roman populaire
Frédéric Dard/San-Antonio
Joël Houssin
Stéphane Jourat
Kââ
José-André Lacour, alias Benoît Becker
Paul Kenny par Paul Kenny
Jean Mazarin
Gilles Morris-Dumoulin
Alain Page
Brice Pelman
Pierre Pelot
Claude Rank
André Ruellan, alias Kurt Steiner
Paroles d’éditeur
Patrick Siry, directeur littéraire (1978-1987)
Jean-Baptiste Baronian, directeur littéraire (1991-1995)
Daniel Riche, directeur de collection (1985-1988)
Natalie Beunat
Anne-Sophie Calogero, responsable marketing
Le point de vue de Dominique Reymond, directrice du Développement
Encart
Naissance
Diversification
Expansion...
Le choc d’« Angoisse »
Expansion 2...
La fusion
Autour de 68
Les années 70
Renouvellements
Polars 80
Une certaine frénésie
Retour au classique
Au carrefour
Séries
Lectures
Comité de lecture
Résultats d’une enquête sur les lecteurs de fantastique
Réponses de lecteurs à un concours
Stéphane Zarratin
Lettre de lecteur
François Rivière
Le phénomène San-Antonio
Lectures sérielles, lectures ludiques

Citation preview

Juliette Raabe

Fleuve Noir 50 ans d’édition populaire Alfu • G.-J. Arnaud • Robert Bonaccorsi • Jean-Luc Buard • Rob Conrath • Frédéric Dard • François Ducos • Frank Evrard • Nicolas Gaillard • Joël Houssin • Stéphane Jourat • Kââ • Paul Kenny • JoséAndré Lacour • Paul Maugendre • Jean Mazarin • G. MorrisDumoulin • Alain Page • Brice Pelman • Pierre Pelot • Claude Rank • Georges Rieben • François Rivière • André Ruellan • Pierre Turpin • Roland C. Wagner

Bibliothèque des littératures policières 1999

Cet ouvrage a été édité à l’occasion de la création de l’exposition « Fleuve Noir, 50 ans d’édition populaire », organisée en collaboration avec les éditions Fleuve Noir, et présentée à la Bilipo du 19 novembre 1999 au 26 février 2000.

AVANT-PROPOS

Mémoire de l’édition policière, la BILIPO s’attache depuis plusieurs années à conserver et retracer l’histoire des principales collections d’un genre littéraire longtemps négligé, considéré comme mineur, malgré et en raison même de son immense popularité. Plusieurs expositions en ont révélé la richesse et la diversité : de la « Série Noire » à la collection Grands détectives, en passant par « Le Masque » et « Rivages/Noir », le public a pu découvrir une littérature aux expressions multiples. Ce panorama s’élargit cette année avec l’évocation du Fleuve Noir qui, avec plusieurs centaines d’auteurs, près de dix mille titres et des millions d’exemplaires vendus, apparaît comme le plus important éditeur populaire de la seconde moitié du xxe siècle. À ce titre, il tient une place essentielle dans l’histoire de l’édition française. Prolongement d’une exposition commémorant les cinquante ans de cette maison, la présente publication permettra au lecteur de mieux appréhender les raisons de l’étonnant succès d’une entreprise familiale habile à concilier des méthodes artisanales et une efficacité résolument moderne. Elle fut la seule, peut-être, à couvrir presque tout le champ de genres littéraires trop mal reconnus : policier, espionnage, aventure, sentimental, science-fiction… Cette étude, menée à l’initiative d’une bibliothèque spécialisée de la Ville qui demeure unique en son genre, s’inscrit parmi les travaux récemment entrepris sur l’édition contemporaine et sur l’histoire de la lecture. Je me félicite que Paris contribue ainsi à l’exploration d’une mémoire longtemps oubliée des histoires officielles de la littérature, et je me réjouis de l’intérêt manifesté par les maisons d’édition qui apportent, depuis la création de la BILIPO, leur concours à ses projets de mise en valeur de collections, toujours passionnantes à redécouvrir.

Jean Tiberi Maire de Paris

Affiche de l'exposition présentée à la Bilipo.

PRÉFACE

Robert Bonaccorsi « Je m’endormis profondément pendant que le “Nautilus” se glissait à travers le rapide courant du Fleuve-Noir. » Jules Verne, 20 000 lieues sous les mers, chap. XIV.

Les célébrations ne sont pas fatales. Rien ne prédisposait le Fleuve Noir à fêter son cinquantième anniversaire. Sa naissance s’inscrit en effet dans un vaste mouvement éditorial où les prétendants au succès étaient nombreux et les dépôts de bilan rapides. La Guerre et l’Occupation ont en effet passablement brouillé les cartes. Des éditeurs et des collections populaires sombrent ou disparaissent progressivement (Rouff par exemple), Tallandier et Ferenczi tentent de retrouver un deuxième souffle, « Le Masque » (Librairie des Champs-Élysées) poursuit sa route et Simenon quitte Gallimard pour les toutes nouvelles Presses de la Cité de Sven Nielsen. L’air du temps est américain et les lecteurs sont persuadés de découvrir le roman noir d’outre-Atlantique grâce aux traductions de Marcel Duhamel, des très British Peter Cheyney et James Hadley Chase. La « Série Noire » lancée durant l’été 1945, prend appui sur cette équivoque pour développer une stratégie de rupture. Désormais rien ne sera plus comme avant. Une approche nouvelle du roman criminel bouscule la tradition non sans déclencher d’interminables polémiques. Thomas Narcejac publie ainsi en 1949 un essai sur le roman noir américain intitulé La Fin d’un Bluff et qui se veut la « mise en accusation de Peter Cheyney, James Hadley Chase, Raymond Chandler, etc… L’homme d’aujourd’hui a-t-il besoin d’adorer le

phallus et le revolver ? ». On a peine à imaginer aujourd’hui l’influence de Peter Cheyney, au-delà même des limites du genre. On trouvera ainsi en 1954 une série de “romans noirs historiques” publiés sous le pseudonyme évocateur de Peter Kenley (Les Aventures du Borgne Gaucher). Un tel succès ne peut que provoquer imitations, démarquages, parodies, pastiches et contrefaçons. J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian (alias Vernon Sullivan) se présente à cet égard comme l’essai le plus abouti, tant au niveau de la qualité littéraire que du scandale qu’il suscita en 1946. La volonté parodique passa cependant inaperçue, la critique et le public se focalisant sur la violence et l’érotisme. Malentendu fécond qui provoquera la mise sur le marché d’une avalanche de faux-romans “noirs et sexys”, dans le cadre d’une production artisanale mais intensive. Éric Losfeld évoque dans ses souvenirs cette période d’effervescence : « Le travail dans l’édition n’a jamais été une mine d’or : je le dis à l’usage des jeunes qui désirent s’y lancer sans protection, ni recommandation. Comme j’avais besoin d’argent, cet argent sans lequel la pauvreté serait insupportable, j’écrivais parallèlement à mes travaux “honorables” des romans policiers “noirs”. L’action se déroulait aux U.S.A., dans de petites villes où je n’avais jamais mis les pieds. Il y avait bien une vingtaine de labels spécialisés dans ces sous-produits de la célèbre collection de Marcel Duhamel. On nous demandait pas mal de violence, un peu de cafard “existentialiste”, un brin d’érotisme, des traces de sentimentalité dans une brume de mystère n’excluant pas l’humour. Il y avait le Fleuve Noir, le Grand Damier, la Tarentule, et j’en oublie. Mes deux éditeurs attitrés étaient Jean Pic et les Éditions du Globe, qui n’avaient aucun rapport avec les éditions chinoises du même nom. Leurs produits, vendus bon marché, étaient évidemment mal payés à l’auteur, par une somme forfaitaire et sans espoir, dans le cadre d’une réimpression, de toucher le moindre droit. Ces réimpressions, d’ailleurs, se faisaient sous un autre titre et un autre nom et à l’insu de l’intéressé. La plupart des auteurs étaient obligés de produire beaucoup, cent vingt-quatre pages en quinze jours, sans se préoccuper de la qualité. » La première collection « Rouge et Noir » (ou « La Flamme ») du Fleuve Noir (dont les couvertures s’inspiraient très fortement de celles des Éditions du Scorpion) relève de cette logique éditoriale. On ferait fausse route si l’on

se contentait de jeter un simple regard amusé sur la petite cinquantaine de romans publiés de 1949 à 1953 (date où la censure et les protestations des ligues de vertu entraîneront l’interruption de la plupart des collections “sexy-police”) dans lesquels un érotisme suranné s’affiche dans une Amérique de pacotille. Cette tentative a permis de constituer l’ossature, la première équipe d’auteurs qui vont assurer le succès du Fleuve Noir. Citons José-André Lacour, Gaston Vandenpanhuyse et Jean Libert (les futurs Paul Kenny) et surtout Jean Bruce qui créera le personnage d’Hubert Bonisseur de la Bath pour la toute nouvelle collection « Spécial-Police » qui prend son essor à la fin de l’année 1949 (avec notamment la participation pour trois titres de Michel Audiard avant qu’il ne se consacre à son métier de scénariste). Quelques mois auparavant Frédéric Dard avait publié la première aventure de San-Antonio aux éditions Jacquier sans éveiller le moindre intérêt. La quatrième de couverture proclamait : « La série d’ouvrages que publiera San Antonio appartient à la littérature d’action. Celle mise à la mode par Peter Cheyney, James Hadley Chase, James Cain, etc. Ici l’énigme le cède à la violence ». Chase et Cheyney, la référence devient leitmotiv. Les deux frères cadets de Lemmy Caution mèneront un temps des carrières parallèles au sein du Fleuve Noir. Pour l’heure, la concurrence est rude. Le Fleuve se trouve en compétition avec des francs-tireurs comme Roger Dermée et les éditions World Press, des éditeurs provinciaux tels Jacquier à Lyon ou La Corne d’or à Nice et de multiples maisons plus ou moins éphémères. Et puis, de manière frontale, se trouvent les gros bataillons des Presses de la Cité avec la collection « Un mystère » qui publie depuis 1948 des romans divers, voire disparates regroupés en sous-genres, (action, énigme, humour, dur, suspense, policier, espionnage, etc.) simplement signalés au lecteur par des changements de couleurs au dos du livre. Comme pour la « Série Noire », mais de façon moins systématique, c’est la collection même qui identifie et légitime les titres et les auteurs choisis dans un corpus vaste, diversifié, complexe (principalement d’origine anglo-saxonne). La réussite du Fleuve Noir, dont le nom, au-delà de l’effet de mode lié à la série dirigée par Marcel Duhamel, découle peut-être d’un fugace souvenir de Jules Verne (François Rivière a esquissé cette piste dans son Club de la rue

“Morgue”), va reposer sur des bases radicalement différentes. Guy Krill et Armand de Caro ont pris toute la mesure de l’importance du développement du phénomène de la collection, mais pour mieux le lier organiquement à un genre défini. Ils vont ainsi créer (avec des échecs, des demi-succès, et de vraies réussites) plusieurs collections spécifiques clairement identifiées. Après la disparition de « La Flamme » et la fin de la collection « Western », cinq grandes entités seront proposées à partir de 1955 au lecteur populaire : « Spécial-Police » (1949), Énigme et Suspense, « Espionnage » (1950), La lutte des ombres, « Anticipation » (1951), La réalité de demain, « Angoisse » (1954), Le frisson de la peur et « L’Aventurier » (1955), Le gentleman justicier. À cela s’ajoute les « Grands Romans », collection hybride qui semble relever d’une stratégie éditoriale différente, la quatrième de couverture ne faisant référence qu’aux cinq premières collections « créées pour vous par les éditions Fleuve Noir ». Le contrat de lecture est précis, argumenté et renforcé par la cohérence des illustrations réalisées avec talent durant toute cette période par Brantonne (pour « Anticipation ») et Michel Gourdon pour les quatre autres collections. Deux styles, l’un proche d’une esthétique des années trente (Brantonne), l’autre se jouant avec maîtrise des stéréotypes cinématographiques pour élaborer beaucoup plus qu’une image de marque, un imaginaire. Dans le graphisme, l’énoncé des titres, les prières d’insérer, l’illustration, se trouvent tous les éléments d’un jugement littéralement “à première vue” permettant au lecteur (à l’acheteur) potentiel de trouver ce qu’il croit chercher. L’absence de risques, de surprises serait donc le fondement de la littérature populaire ? Rien n’est moins sûr, car dans cette alchimie capricieuse où se croisent nécessités commerciales, goût du public et plaisir de lire, le rôle de l’auteur reste essentiel et souvent imprévisible. Certes écrire pour une collection populaire implique l’acceptation de contraintes plus ou moins explicites : longueur des textes, périodicité des publications, conformité au genre choisi ou imposé. Mais ce carcan peut favoriser la plus grande liberté. Que l’on songe à la singularité d’un Frédéric Dard/San-Antonio qui, à partir d’une imitation de Peter Cheyney, a su créer un héros original et devenir un phénomène littéraire unique. Au travail de subversion des codes du roman d’espionnage

(dont le Fleuve Noir a assuré le succès en tant que genre autonome) entrepris par G.-J. Arnaud avec la série du Commander. À l’invention d’un G. Morris-Dumoulin qui, à partir d’un simple fil conducteur du directeur littéraire de l’époque, Patrice Dard, fils de Frédéric – donner vie à une nouvelle série de romans d’aventures utilisant comme élément essentiel de la fiction l’ordinateur –, va bâtir une série originale sous le nom de Vic St Val dans une nouvelle collection créée en 1970 « Espiomatic ». Car le Fleuve Noir va constamment tenter d’irriguer de nouvelles terres. Citons « Engrenage » (1981) et « Engrenage International », « Flic de Choc » (1982). Le mouvement va s’accélérer à partir des années 80 avec l’essai non probant d’une collection de romans sentimentaux « Tourmentes », la reprise des aventures de Bob Morane, une collection consacrée à des rééditions du fonds « Spécial-Police », « Polar 50 » (1988), le cycle des enquêtes du commissaire Joubert (1985), « Crime Story » des reprises de séries U.S. : « Joe Ryker » (1994), « VICAP », « Dirty Harry »… De nouvelles incursions dans le fantastique avec « Angoisses » (1993) et « Frayeur » (1994), sans oublier la passionnante et originale collection « Gore » (1985). Des collections en évolution, mais des équipes de romanciers relativement stables surtout durant les trente premières années. De fait le Fleuve Noir a toujours su fidéliser ses auteurs. L’entreprise familiale fonctionnait comme une usine à rêves, un petit Hollywood parisien qui se serait limité à l’écriture. Un auteur pouvait successivement ou simultanément intervenir dans plusieurs collections, sous son nom ou en utilisant un ou plusieurs pseudonymes. José-André Lacour, Jean-Claude Carrière, Guy Betchel, Ovide Jouravleff, Christiane Rochefort écrivent sous un même nom d’emprunt : Benoît Becker. Eugène Maréchal et José-André Lacour écriront à quatre mains les aventures de Johny Sopper (collection « Western »). L’utilisation de pseudonymes collectifs restera cependant marginale. Frédéric Dard sera présent bien évidemment en tant que San-Antonio, mais également sous le nom de Frédéric Charles (pour la collection « Espionnage »). Les “Paul Kenny” signeront également Jean-Gaston Vandel (« Anticipation »), Graham Livandert, Jack Murray, Ruby Martray. G.-J. Arnaud entamera en 1959 sa carrière au Fleuve Noir dans la collection « Grands Romans », avant de rejoindre successivement « Spécial-Police » (1960), « Espionnage » (1961),

« Anticipation » (1971), « Angoisse » (1972), « Gore », (1985), « Aventures et Mystères » (1995). La défection de Jean Bruce et de son héros OSS 117, passés aux Presses de la Cité en 1953, provoquera un début de panique rapidement maîtrisé. L’édition populaire ayant horreur du vide, Armand de Caro commandera à Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse un maîtreespion de substitution. Ce sera Francis Coplan (FX-18) dont le succès provoquera la naissance d’une collection particulière à son nom en 1973. Ce système d’auteurs maison a pu certes quelquefois entraîner une baisse de qualité en raison de trop grandes sollicitations entraînant une production quelquefois échevelée. Mais au total que de riches individualités ! Aux auteurs déjà cités, ajoutons Adam Saint-Moore, Claude Rank, Marc Agapit, Kurt Steiner, B.R. Bruss, Brice Pelman, Jean Mazarin, Serge Laforest… Plusieurs centaines d’auteurs au total ont ainsi participé à la légende du Fleuve. Il était dans l’ordre des choses que le plus grand éditeur français de littérature populaire de la seconde moitié du vingtième siècle soit volontiers décrié ou plus simplement ignoré (sauf par les revues spécialisées telles que Mystère-Magazine et Le Saint Détective Magazine) jusqu’aux années soixante-dix où un frémissement critique se fit sentir. Ainsi Fereydoun Hoveyda ignorait presque complètement le Fleuve Noir dans son Histoire du Roman Policier publié en 1965 et Jean Bourdier soutient encore en 1996 que la collection « Spécial-Police » ne parvint jamais à « entrer dans l’histoire » (Histoire du Roman Policier, Ed. de Fallois). Contrairement à la « Série Noire », au « Masque », ou même à « La Chouette », le Fleuve n’a fait l’objet d’aucune étude exhaustive à ce jour. Des milliers d’ouvrages, des dizaines de romanciers, ont été rejetés dans l’enfer d’une sous, voire d’une non littérature où le jugement moral (sexe et violence réunis dans le même opprobre) le dispute au mépris pour une littérature qualifiée d’utilitaire et de bassement commerciale. Seul Frédéric Dard va échapper, de manière ambiguë, à ce dédain condescendant ou courroucé (la presse insistant majoritairement sur les côtés insolites et paillards du cycle San-Antonio sans évoquer son intérêt littéraire pourtant signalé très tôt par Jean Cocteau et Robert Escarpit).

À quelque chose malheur est bon. Ce rejet a sans nul doute permis de préserver cette approche fiévreuse et nonchalante propre à la lecture populaire et d’approcher ainsi d’un bonheur de lire fait d’instants volés au quotidien et de plaisirs que l’on dit frivoles. Cette lecture où s’interpénétraient une forme de transgression et un besoin d’évasion existet-elle encore aujourd’hui de façon massive ? On peut en douter face au déferlement et à l’hégémonie de l’audiovisuel. Machine à lire, machine à rêver, l’histoire du Fleuve Noir nous confirme qu’il est urgent de rendre la littérature populaire.

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Le présent ouvrage a été réalisé parallèlement à l’exposition du même nom présentée à la Bilipo du 19 novembre 1999 au 26 février 2000. On le considérera comme un dossier, constitué de textes très divers, voire disparates, qui n’appellent pas forcément une lecture suivie, même s’ils ont été organisés selon une logique dont rend compte le sommaire et dont nous rappelons ici les grandes lignes. Après une préface de Robert Bonaccorsi que l’on peut considérer comme le meilleur spécialiste actuel de littérature populaire, la première partie, Une exposition revisitée, suit, dans ses grandes lignes, le fil de l’exposition dont elle reprend la structure et les textes des panneaux, proposant ainsi une succession de brèves synthèses qu’accompagnent quelques précisions et développements complémentaires, éventuellement sous forme de documents. La deuxième partie, Points de vue, a été demandée à différents spécialistes qui apportent sur les principales collections du Fleuve Noir des précisions historiques nécessaires à tous ceux qui voient, dans la production abondante de cet éditeur, un ensemble chaotique difficile à maîtriser. Ces textes font écho aux éléments évoqués dans la première partie, particulièrement dans les rubriques Des auteurs et des genres et 50 ans de production éditoriale. L’ensemble Contextes propose une mise en situation, sur le plan culturel et politique, des années qui virent la création et l’émergence du Fleuve Noir, ainsi que la biographie des deux illustrateurs principaux du Fleuve, Gourdon et Brantonne, dont le rôle a été essentiel pour la constitution de l’image du nouvel éditeur.

La troisième partie, Documents, fait place, d’abord, aux Paroles d’auteurs, dont on lira des textes très diversifiés, allant de l’autobiographie à la réflexion sur le rapport auteur/éditeur. Certains sont des reprises de textes déjà publiés, d’autres sont des inédits, spécialement écrits à l’occasion de la publication du présent livre. Dans Paroles d’éditeur, nous avons rassemblé des déclarations de directeurs littéraires, des interviews, mais aussi des documents reproduits en fac-similé qui apportent des informations concrètes et généralement ignorées sur la vie d’une maison d’édition, en particulier dans tout ce qui concerne ses relations avec les circuits de vente ou avec la presse. Lectures regroupe textes et documents, témoignant de l’approche très diverse que l’on peut avoir d’un même ouvrage ou d’un même texte avant même qu’il ait accédé au statut de livre. Pour une meilleure intelligibilité de ces divers éléments, des chapeaux ou des légendes apportent des précisions complémentaires, et de fréquents renvois, ménagent des ponts d’une partie à l’autre de l’ouvrage et suggèrent une circulation diversifiée non linéaire.

I. Une exposition revisitée

Quatrième de couverture (1962).

100 collections, 1 000 auteurs, 10 000 titres et… près d’un milliard d’ouvrages imprimés et vendus Le millénaire s’achève sur ce bilan, presque incroyable, d’un demi-siècle d’existence du plus grand et sans doute du dernier éditeur populaire français. Au lendemain de la guerre, pullulaient les petits éditeurs à l’existence fugitive ; mais Armand de Caro avait su opérer la fusion entre l’artisanat familial et des méthodes d’une efficacité redoutablement moderne. Diversifiant très vite sa production, il opte pour le “tout français” et, à travers sa collection « Espionnage », invente le roman de la Guerre froide, répondant ainsi à des attentes qu’aucun autre n’avait su détecter. Déversant ses ouvrages, sur la France et bientôt sur toute la francophonie, Tel un Fleuve d’encre noire, il voit ses tirages, d’abord modestes, croître rapidement. Une véritable saga qui, de la petite entreprise, devenue en 1962 un secteur autonome des Presses de la Cité, mène au département actuel, au sein du groupe Havas. Une histoire dont on découvre les paysages changeants En suivant le cours du Fleuve, à travers ses logos successifs, ses illustrateurs fétiches et un périple qui l’aura mené d’un XIVe arrondissement populaire à la futuriste place d’Italie. Mais pour tant de livres, quelles Lectures ? Distractives ou savantes, naïves ou ambitieuses, populaires certes, mais pas uniquement, au point qu’on pourra parler, pour San-Antonio d’un lectorat universel ! Des hommes – attirés surtout par « Espionnage » ou « Spécial-Police » –, mais aussi des femmes – passionnées de « Grands Romans » historiques ou exotiques – ou des adolescents qui découvraient la science-fiction à travers la célèbre collection « Anticipation ». En un mot, un lectorat innombrable, diversifié et fidèle, reconnaissant envers ces hommes dont le Travail de romancier consistait souvent à arpenter le monde pour en rapporter les images dont ils

nourrissaient leurs récits. Des écrivains dont la Profession : auteur est l’art de créer des décors, des histoires et des lieux, mais surtout des personnages, qui, par la magie du conteur, s’élèvent Du héros au mythe, influencent la langue et se diffusent dans le jeu, le cinéma, la BD, et bien au-delà parfois de nos frontières linguistiques. Une liberté étonnante préside à cette activité d’écriture et d’édition qui s’est toujours refusé à enfermer Des auteurs et des genres dans un carcan déterminé. Ainsi ont pu émerger des collections novatrices comme « Angoisse » ou transgressives comme « Feu ». Ainsi le roman policier a pu dérouler ses variations en d’inépuisables Métamorphoses du polar. À travers le Fleuve Noir revivent 50 ans de production éditoriale, se reconstitue une page non écrite À propos du livre populaire en France et resurgit, dans nos mémoires. Un demi-siècle de géopolitique.

À propos du livre populaire en France Héritiers d’une tradition plus que centenaire, Fayard, Tallandier, Ferenczi, sortent de la guerre affaiblis. Les attentes du public ont changé. Seul, parmi de nombreux concurrents, le Fleuve Noir saura répondre durablement à ces attentes, entrant dans une longue histoire d’expansion et de transformations structurelles. L’histoire du livre populaire, au sens moderne, commence au xixe siècle avec l’ère industrielle. L’opposition entre culture orale traditionnelle et culture écrite va disparaître, remplacée par l’opposition entre lecture savante et lecture populaire et, plus récemment, entre littérature et para (voir infra ou sous) littérature. Le livre de colportage – la Bibliothèque bleue –, désormais sévèrement contrôlé, voit ses derniers éditeurs disparaître au début de la IIIe République. Avec l’explosion de la presse, sous la Monarchie de Juillet, on voit l’apparition des premiers romans-feuilletons. Les “journaux romans”, puis les fascicules et les romans par livraisons deviennent peu à peu réellement populaires. L’impression et la diffusion de la fiction par fascicules subsisteront marginalement en France dans le pays minier jusqu’aux années 50 et subsistent encore en Allemagne, avec la série des aventures de Perry Rhodan, série de près de deux mille épisodes dont une partie est traduite, sous forme de livres de poche ordinaires aux éditions Fleuve Noir. Et il ne faut pas oublier que la fiction se vend encore en France sous forme de périodiques, notamment en romans-photos et en bandes dessinées. L’opposition Littérature/paralittérature dure toujours, même si elle tend à s’affaiblir avec le retour d’une culture orale, le recul de la lecture populaire et la prise de conscience progressive du fait que toute lecture pourrait bien constituer une pratique de culture savante.

Pour en revenir au xixe siècle, un faisceau de facteurs avait contribué à l’émergence du livre populaire : les progrès techniques dans la fabrication du papier et l’impression, l’abaissement des coûts, l’apparition du chemin de fer, l’amélioration du pouvoir d’achat et des conditions de vie (raccourcissement de la durée du travail quotidien, amélioration de l’éclairage domestique) et, bien entendu, le recul décisif de l’analphabétisme avec les lois Jules Ferry (1881-1882) instituant l’école publique, gratuite et obligatoire. Au public majoritairement masculin, vient s’ajouter le public familial (auquel s’adressent des publications comme Les Veillées des chaumières), le public juvénile, garçons puis filles, et surtout celui des femmes qui acquièrent peu à peu une autonomie suffisante pour acheter et lire les histoires de leur choix. Celles-ci constituent ainsi, dès la fin du siècle, un nouveau “créneau”, numériquement important. Face à La Bonne Presse, catholique et morale. Fayard et Tallandier assument une part majoritaire de ce marché qui s’affirme populaire par le titre même donné aux collections : ainsi Arthème Fayard lance en 1905 sa collection « Le Livre populaire » à 65 centimes, collection qui atteindra des tirages de près de 100 000 exemplaires, avec ses ouvrages aux couvertures richement illustrées de saynètes exotiques et/ou d’action, à la numérotation suivie, construisant la suite des publications dans une continuité qui conditionne, en grande partie, la fidélité d’un public attaché à la régularité périodique des publications. Les débuts du cinéma, qui restera distraction populaire sur un rythme maximal d’une sortie par semaine, ne menace pas véritablement la lecture qui, sous la IIIe République, se développe, au détriment parfois de pratiques collectives plus anciennes. Et l’entre-deux guerres voit la montée en puissance d’un troisième éditeur populaire qui, comme ses prédécesseurs, partage sa production en genres et en collections : Ferenczi propose ainsi, dans les années 1920-40, sous forme de parutions mensuelles, plusieurs

séries, de formats et de prix différents, et qui répondent à la quasi-totalité de la demande potentielle en tous genres : roman d’aventures et de voyages, roman scientifique, roman de mystère, parmi lesquels se détachent certains auteurs vedettes polyvalents comme Jean de La Hire. Le roman de mœurs pseudo-réaliste et relativement osé pour l’époque – quoique toujours moral dans son épilogue –, connaît des succès durables avec, par exemple, la série de Guy de Téramond, chez Ferenczi, intitulée « Les bas-fonds ». La Guerre et l’Occupation bouleverseront brutalement cette situation. Le manque de papier, les difficultés de distribution, le contrôle exercé par les autorités occupantes auront pour effet de favoriser la prolifération des petits éditeurs de province (on pense au Jacquier de Lyon, premier éditeur de San-Antonio). Mais la situation prend quelquefois un tour plus dramatique. Ainsi, dans le cadre de l’aryanisation des entreprises, la famille Ferenczi se trouve dépossédée et son auteur-vedette, de La Hire, profite de la situation pour se faire nommer gérant de la maison d’édition, changer son nom en Éditions du Livre moderne et consacrer une partie de ses activités à l’édition d’ouvrages de propagande. La Libération n’amène pas un retour à la situation antérieure. Tandis que certains payent leurs erreurs, les Ferenczi récupèrent leur maison d’édition, mais son prestige et surtout son public fidèle sont désormais perdus. Car, ne l’oublions pas, dans le domaine du livre populaire, l’assuétude est un trait dominant et il ne va pas de soi de la rétablir. Mais il y a plus, cinq ans de troubles, de privations et de contraintes ont amené à un bouleversement définitif des mentalités. Les récits qui faisaient trembler dix ans plus tôt paraissent désormais des bluettes à des lecteurs qu’a frappés de plein fouet l’arrivée de la culture américaine sous forme littéraire, cinématographique, ou dessinée, quel que soit, au demeurant, leur choix quant aux camps Est/Ouest qui désormais s’opposent. On lira page 96 l’article de Rob Conrath qui aborde précisément cette situation ambiguë. Toujours est-il que les gens, avides de liberté, veulent du sexe, de la violence, de la vitesse. Les

débuts de la « Série Noire » Gallimard, en 1945, des affaires comme le scandale de J’irai cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan/Boris Vian, suscitent une effervescence extraordinaire chez des éditeurs chevronnés ou des outsiders. C’est en pleine économie florissante de la reconstruction, sur la table rase de l’édition populaire d’avant-guerre (Tallandier poursuivra néanmoins ses collections de romans féminins, tandis que Fayard opérera une réorientation lettrée vers les biographies et les ouvrages historiques), dans la furie de l’érotisme noir (voir l’article de Frank Evrard, page 89) que des éditeurs et diffuseurs comme Roger Dermée jettent sur le marché les séries éphémères du Trotteur, du Condor et bien d’autres. Mais avant de voir, de plus près, comment le jeune Armand de Caro prend sa place dans cette course à la réussite éditoriale et en sort vainqueur, retournons un moment trente ans en arrière pour découvrir l’étonnant périple de cette famille italienne émigrée en France à l’arrivée au pouvoir de Mussolini.

Une saga familiale Peu après la fin de la Première Guerre mondiale… Giovanni de Caro et sa jeune épouse Elena, tiennent un café-brasserie dans un quartier animé de Naples. Après une fille, Lydia, née en 1917, leur premier fils, Armando, vient au monde le 24 août 1919. Deux fils suivront, Ettore Andrea (André) en 1924 et Giovanni (Jean) en 1926. L’arrivée au pouvoir de Mussolini (en 1925), contraindra la famille de Caro à émigrer vers la France en 1928. Accompagné de son fils aîné, le couple part en train pour Paris, rejoint quelque temps plus tard par la grand’mère maternelle, la fille aînée et les deux plus jeunes enfants. La famille s’installe dans un logement précaire à la Contrescarpe, puis à Drancy où elle passera une année dans des conditions un peu meilleures, avant de se fixer en 1930 à Aubervilliers, rue des Postes, et le petit Armand apprendra tout à la fois à parler, à lire et à écrire le français à l’école communale Jean Macé. Le père exerce le métier de peintre en bâtiment, puis de comptable. La situation de la famille s’est stabilisée et, en 1930, est venu au monde un cinquième enfant, Gilberte. Des relations étroites se nouent, relations de voisinage ou… d’école : Roland François, camarade de classe d’Armand, sera, plus tard, comptable aux éditions Fleuve Noir, tandis que Lucien, un autre camarade de classe, deviendra l’époux de Gilberte et exercera les fonctions d’agent commercial, toujours au Fleuve Noir. 1936 sera une année tournant, une année historique à tous égards, puisque les de Caro sont naturalisés français mais que le père de famille disparaît brutalement, des suites d’une maladie pulmonaire. Désormais, c’est Armand, le frère aîné, âgé seulement de 17 ans, qui assume les

fonctions de chef de famille et doit contribuer à subvenir aux besoins de sa jeune fratrie. Hélène, la mère, quant à elle, travaille dur comme couturière à domicile. Après les petits boulots de caddy, de marchand de journaux, en compagnie de son copain Roland François, Armand entre comme garçon coiffeur chez Gaétan où il aura l’occasion de coiffer le célèbre boxeur Marcel Thil. C’est la guerre. Armand est mobilisé et sera fait prisonnier, mais parviendra à s’échapper, grâce à Armand de Caro, avec deux une ruse d’une audace inouïe mise en œuvre par sa camarades. mère. Pendant les années noires 42-43, on le retrouve électricien à Lorient où il devient responsable de chantier. Ses remarquables capacités permettent à cet autodidacte de s’instruire au fur et à mesure de ses emplois successifs. La Libération le ramène de Lorient en ruines à Paris et à sa famille qui vit toujours à Aubervilliers. Son premier contact avec le livre, c’est encore un petit boulot : il fabrique et vend aux G.I. des cartes postales et des fascicules qu’ils apprécient particulièrement lors de leurs permissions à Paris. En cette époque de pénurie, le papier d’impression est difficile à se procurer et vient souvent de Belgique. Est-ce à cette occasion qu’Armand fait la connaissance de l’éditeur Dermée qui l’engage et chez qui il assumera la fonction de comptable ? Toujours est-il qu’il décide bientôt de voler de ses propres ailes et fonde, en association avec Guy Krill – qui disparaîtra quelques années plus tard dans un tragique accident de la route –, sa propre maison d’édition qui s’installe rue Vercingétorix. Les temps sont durs, mais la soif de développement immense. Face à la vogue envahissante du roman américain, Armand de Caro décide de jouer la carte des auteurs francophones en misant sur le même appétit de liberté qui pousse les lecteurs à apprécier les romans qui font le succès des anglais Peter Cheyney et James Hadley Chase publiés dans la « Série Noire » Gallimard.

Les éditions Le Carrousel et Fleuve Noir sont créées conjointement – la première, destinée aux grands formats, la seconde, aux petits –, en automne 1949. Ce dernier restera seul en lice, conservant son nom symbolique de Fleuve Noir, à cause des flots d’encre qu’il transforme en livres et déverse sur le monde. Fidèle à une image de la famille qui ne se démentira jamais, Armand de Caro s’entoure, non seulement de la plupart des membres de sa famille, frères, sœur, beaux-frères, mais aussi d’amis qui remontent à son adolescence pauvre de gamin d’Aubervilliers. Aux côtés d’Armand de Caro, directeur général, on retrouve ainsi son frère André, au poste de directeur commercial, son autre frère Jean, ainsi que Lucien, époux de sa sœur cadette Gilberte – elle-même secrétaire de direction – à ceux d’agents commerciaux, et son beau-frère Robert Bonhomme, époux de sa sœur aînée Lydia, en tant que directeur du service de distribution. Fixé rue Vercingétorix, dans un XIVe arrondissement alors populaire, le Fleuve Noir déménagera en 1958 pour le boulevard Saint-Marcel où il restera vingt ans. Entre-temps, la maison d’édition a connu une expansion foudroyante appuyée en particulier sur la collection « Espionnage ». Ce genre que la Guerre froide rendait particulièrement prospère, n’avait jamais donné lieu, avant le Fleuve Noir d’Armand de Caro, à une distinction claire du roman policier dont on le considérait comme une simple variante, alors qu’il doit beaucoup au roman de guerre et au roman d’aventures, mais préfigure aussi la politique-fiction. Au début des années 60, le Fleuve édite ainsi six titres d’espionnage par mois, chacun publié et vendu à plus de cent mille exemplaires, jusque dans le moindre café-tabac-épicerie-journaux de province. Il découvre et fait connaître de grands auteurs comme Frédéric Dard, Jean Bruce, Paul Kenny et bien d’autres… Cette même époque voit aussi la confrontation entre les deux géants de l’édition populaire que sont devenus le Fleuve Noir et les Presses de la Cité de Sven Nielsen. Climat concurrentiel illustré par le passage, du Fleuve aux Presses, d’un grand auteur à succès comme Jean Bruce. En 1961, cette confrontation connaîtra une fin inattendue. De Caro et Nielsen font connaissance et ces deux hommes remarquables quoique si différents, le nordique et le méditerranéen, sympathiseront très vite. Tandis que se nouent entre les deux hommes des rapports d’amitié et de respect

mutuel, interviendra la fusion, opérée en 1962, mais qui garantit au Fleuve Noir le maintien de sa complète indépendance éditoriale et de distribution. La famille demeure étroitement associée au fonctionnement de la maison d’édition et se renforce encore de l’union entre les de Caro et les Dard, avec le mariage – en juin 1969 – de Françoise, fille unique d’Armand, et du grand romancier. Désormais les destins des deux lignées s’entrecroisent, s’enrichissant par les descendances et les alliances des uns et des autres, et assurant, jusqu’au départ collectif du 31 mars 1986, le fonctionnement de la quasi-totalité des rouages complexes de la maison.

Tel un Fleuve d’encre noire Entreprise familiale, le Fleuve Noir réalise donc la fusion paradoxale entre des méthodes artisanales et une rigueur et une efficacité résolument modernes. Placés à tous les postes-clés, frères, sœur, beaux-frères d’Armand de Caro, permettent un fonctionnement sans à-coups. Le contraste avec les autres petites maisons d’édition des années 50 est flagrant : tandis que l’improvisation caractérise la quasi totalité de celles-ci, les auteurs du Fleuve Noir, encadrés, entraînés à un rythme de production régulier et important, ne se permettent aucun retard dans la remise programmée des manuscrits. La fabrication suit la cadence. Quant à la distribution, elle apporte, dans le plus petit poste de vente, son contingent de romans, livrés dans la première semaine de chaque mois, sans possibilité de retour à l’éditeur. Les tirages sont savamment calculés pour faire appréhender à l’acheteur un manque éventuel s’il tardait à acquérir le livre souhaité dans les premiers jours de sa mise sur le marché. S’ils ne dépassent pas dix mille exemplaires dans les débuts, ils grimperont régulièrement, au fil des années jusqu’à dépasser les deux cent mille exemplaires pour les lauréats des Palmes d’or du Roman d’Espionnage et le million pour les grands formats de San-Antonio. Eugène Maréchal, auteur populaire belge prolifique, venu en France après la fin de la guerre, raconte les débuts d’Armand de Caro, dans une interview par François Ducos et Frank Evrard, publiée dans Le petit Détective : « Avant de créer ma maison de diffusion, j’ai été en contact avec Armand de Caro, (qui était le comptable de Dermée) qui fondait sa maison d’édition, le Fleuve Noir ; il m’a proposé de devenir son associé avec un nommé Krill, mais il fallait 100 000 francs et je ne les avais pas. Je n’ai pas été assez

intelligent pour aller taper des copains. Ça ne s’est donc pas fait, mais je suis devenu le directeur littéraire et le chef de fabrication du Fleuve Noir dans les premiers mois ; j’ai également écrit pour leur collection « Rouge et Noir » plusieurs romans sous pseudonymes, en collaboration ou directement. » Domicilié à Sannois, à sa création, au domicile de Guy Krill, le Fleuve Noir démarre en entreprise artisanale avec un certain nombre d’atouts. Au cours de la période passée chez Roger Dermée, de Armand de Caro Caro a connu beaucoup d’auteurs et son intelligence, sa rigueur, son charme attirent bientôt vers lui des auteurs de talent, parfois venus de Belgique, et, sans doute, connus par l’intermédiaire d’Eugène Maréchal. Dès le début, une stratégie, étonnante chez un si jeune éditeur, malgré certaines hésitations. Ainsi le Fleuve se double, au départ, d’une deuxième raison sociale. Le Carrousel, qui sera consacré aux grands formats, en l’occurrence de gros romans historiques qui renvoient au succès d’Autant en emporte le vent ou de Caroline chérie. Là encore, d’ailleurs, un vent de liberté et de transgression souffle à travers des récits riches d’aventures amoureuses et d’aventures tout court, (voir cahier Hors-Texte pages I et II). Les tirages sont modestes, mais les dépenses le sont aussi ; ne travaille-t-on pas en famille, entre copains. À la hâte, mais avec le talent de jeunes et bouillants auteurs, une équipe s’attelle à la rédaction et à la remise ponctuelle des manuscrits, condition à laquelle tient par-dessus tout de Caro, qui refuse alors André Héléna à cause de son manque de fiabilité. Ne dit-on pas aussi, qu’une nuit – sous la houlette d’Eugène Maréchal – trois auteurs se réunirent dont Jean Libert (futur Paul Kenny) et José-André Lacour (futur Benoît Becker) et qu’ils terminèrent à l’aube, le volume de la collection « Rouge et Noir », nécessaire au respect des dates de mises en vente. Celles-ci sont rigoureuses. Manuscrits remis à date fixe, par des gens qui jouent le jeu à plein. Écrivent, écrivent, écrivent encore. Grâce, sans doute, aux activités de la société dans « la fabrication, la diffusion et la vente de tous articles de

papeterie », le papier, venu de Belgique, est livré à temps et en quantité suffisante. On compose encore en plomb et les épreuves sont relues à la va vite. À peine les presses arrêtées, les paquets sont ficelés, les camionnettes de livraison peuvent partir. Pilotées au départ par des membres de la famille, elles sillonnent Paris et sa banlieue et n’oublient aucun poste de vente, sur un itinéraire programmé. Le vendeur les attend en confiance. En province, c’est un peu plus compliqué, mais une stratégie novatrice est mise en œuvre. Puisque les kiosques des gares restent l’exclusivité des Messageries Hachette, IL FAUT ALLER AILLEURS… Lors d’une interview d’Armand de Caro, au début des années 60, celui-ci nous avait expliqué sa méthode : des mois passés à sillonner la France profonde, à repérer les postes de vente potentiels. Comme l’écrit des années plus tard, dans un article de La Revue des Deux Mondes de janvier 95, l’un des auteurs du Fleuve Noir, Richard Caron : « Armand de Caro […] avait inventé la distribution totale. C’est-à-dire qu’il n’existait pas le moindre bouiboui de province café-tabac-presse qui ne recevait régulièrement ses quatre ou cinq titres du Fleuve Noir », et il poursuit : « L’autre bout de […] l’invention “de Caresque” était d’une simplicité Quatrième de couverture. absolue : les livres expédiés restaient acquis et sans retour, donc le détaillant devait vendre tout. » Des gens qui n’avaient jamais vu de livres à portée de leur main, voyaient maintenant chaque mois de petits volumes chatoyants, aux couvertures illustrées de femmes souvent dénudées et d’hommes combatifs, aux titres accrocheurs. Leur prix était modeste, leur typographie facilement déchiffrable, leurs sujets souvent audacieux. Et les tirages, de quelques milliers au début, se mettent à grimper irrésistiblement. Des auteurs se distinguent, Jean Bruce, Frédéric Dard/SanAntonio – dont on ne sait pas encore qu’il s’agit d’un seul et même écrivain –, les collections surtout et les genres se multiplient. Et quand la loi du 16 juillet 1949, « sur les publications destinées à la jeunesse »,

commencera à frapper, l’éventail des collections sera déjà suffisamment large pour que la jeune maison ne soit pas affectée outre mesure par ces décisions. Désormais, dans le milieu des années 50, l’éditeur est solidement implanté, avec un réseau de grossistes de province « dont les 4/5 ont été implantés par lui » (de Caro, interview citée plus haut). Il n’en demeure pas moins attentif à tout l’aspect communicationnel comme on ne le disait pas encore, même s’il compte, avant tout, sur le bouche-à-oreille. Des démarches, de type publicitaire, s’adressent aux interlocuteurs toutes catégories. Des bulletins d’information mensuels sont destinés à la presse, d’autres aux libraires, des manifestations spectaculaires ont lieu. Les Palmes d’or du Roman d’Espionnage, au jury prestigieux, seront ainsi décernées à partir de 1960. Des affichettes, en couleur, annonçant les parutions du mois, apparaissent dans tous les postes de vente. Des placards publicitaires de grand format occupent chaque semaine une page entière dans les périodiques susceptibles d’être lus par des acheteurs potentiels du Fleuve. Ainsi, Détective, où paraîtront, des années durant, d’extraordinaires imageries – parfois signées Brantonne – mêlant l’information à des marques de convivialité un peu naïves : arbres de Noël et vœux de Nouvel An, mais aussi tout un ensemble de textes ou graphismes périphériques : déclarations lapidaires « Nous sommes les meilleurs », proverbes et citations, bref un ensemble texte/image créant incontestablement un climat de complicité entre lecteurs et éditeur. Au niveau des paratextes mêmes des livres, un effort considérable est fait pour rappeler sans relâche, non seulement la liste des ouvrages parus dans la collection concernée, mais la liste des autres collections avec des pages entières, internes ou en quatrième de couverture, consacrées à l’annonce des autres collections ou de nouveaux auteurs, invitant ainsi à la découverte et à une circulation indéfinie dans les parutions mensuelles du Fleuve Noir qui atteignent, au milieu des années 60, avec sept Édition japonaise de Attention

collections, un total de vingt-cinq titres et près d’un les fauves de Brice Pelman. million et demi d’exemplaires vendus chaque mois. Diffusés dans le monde entier, ces ouvrages sont traduits dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique latine et au Japon. Et les cinéastes ne dédaignent pas d’y puiser leurs sujets. Des dizaines de romans sont ainsi adaptés, en bandes dessinées, en films, et plus récemment, en dramatiques ou séries télévisuelles.

En suivant le cours du Fleuve Bien qu’il ait changé plusieurs fois de statut et modifié plusieurs fois son sigle, le Fleuve Noir s’impose comme le représentant de plein droit de l’édition populaire française dans la seconde moitié du xxe siècle. Une véritable figure mythique qui ne va pas sans son cortège de jugements à l’emporte-pièce et de préjugés qu’une étude objective a tôt fait de démentir. Mais le Fleuve Noir n’est-il pas doublement affecté par la noirceur de son nom, qui l’apparente à tout le courant noir de l’après-guerre, mais aussi à ces flots torrentueux d’encre noire qui déversent sur le monde leurs centaines d’auteurs, leurs milliers de titres, leurs centaines de millions d’ouvrages imprimés. Divisé en collections aux tirages parfois modestes comme ceux de la collection « Angoisse », dont le souvenir demeure pourtant prégnant des dizaines d’années après sa disparition, le Fleuve renforce son image par l’impact visuel qui signale les séries, d’« Espionnage » aux « Grands Romans », grâce à la personnalité de ses principaux illustrateurs de couvertures, Michel Gourdon ou Brantonne. Une image transgressive à plus d’un titre. Ne représente-t-elle pas ce paradoxe d’avoir réuni le caractère insaisissable et impétueux d’une authentique culture populaire avec l’efficacité des méthodes industrielles les plus récentes ? Un autre paradoxe réside précisément dans la force d’un label qui s’attache pourtant à une maison qui a connu de multiples mutations. Créée sous forme de SARL, avant de devenir société anonyme avec un capital de base formé par le biais de la souscription, le Fleuve Noir sera racheté en 1962 par les Presses de la Cité de Sven Nielsen, mais gardera toute son autonomie éditoriale et de distribution. Actionnaire de la société des Presses,

désormais cotée en bourse, Armand de Caro mène le Fleuve Noir selon ses propres méthodes. Ayant, depuis 1958, quitté les locaux modestes de la rue Vercingétorix, au cœur d’un XIVe arrondissement encore populaire, pour le boulevard Saint-Marcel, dans le XIIIe, il éprouvera même certaines réticences, au printemps 1978, à rejoindre son groupe dans l’élégante rue Garancière – qui relie la rue de Vaugirard, au niveau du Sénat, à la place Saint-Sulpice – et s’installera dans un immeuble nouvellement construit, à côté de l’hôtel particulier des éditions Plon, devenu le siège des Presses de la Cité. Mais l’histoire économique suit son cours et, de rachat en rachat, de restructuration en restructuration, la situation change radicalement à partir du milieu des années 80. C’est d’abord la fin de la distribution autonome du Fleuve Noir, assurée désormais par MDL, ces Messageries du Livre distributrices des Presses de la Cité depuis des années, relayées bientôt par Inter Forum qui prend en charge dans le groupe la distribution de l’ensemble du secteur de littérature générale. Mais ces transformations ne sont que la conséquence de modifications plus profondes dont nous ne rappellerons ici que les étapes principales avec le passage des Presses de la Cité, en 1987, sous le contrôle de la Générale Occidentale suite à une OPE, puis, en 1988, la création du Groupe de la Cité qui s’augmente encore de plusieurs éditeurs, tels que Robert Laffont, Fixot et Olivier Orban, qui viennent s’ajouter aux sociétés déjà membres des Presses (voir ci-contre l’organigramme établi en 1969). Havas, déjà présent à titre d’actionnaire de référence, deviendra majoritaire en 1997 à la suite d’une OPA, pour se trouver intégré, en 1998, par la Compagnie Générale des Eaux et participer ainsi au groupe Vivendi qui comprend également Canal plus et Cégétel. Installé depuis 1992 au cœur de la futuriste place d’Italie, le Fleuve Noir est, depuis plus de dix ans maintenant, un secteur éditorial d’UGE Poche, rebaptisé Havas-Poche en 1999, au sein de laquelle il est regroupé avec Pocket, Pocket Jeunesse et 10/18. Des dirigeants du début reste pourtant un souvenir vivace même si Armand de Caro et tous les siens ont quitté collectivement le Fleuve Noir le 31 mars 1986. Le directeur littéraire des vingt premières années, François Richard, a, depuis longtemps, cédé la place à des successeurs dont certains

occuperont leur poste durant près de dix ans comme Patrick Siry (19781987), qui fut le gendre de Frédéric Dard et auquel ont succédé Founi Guiramand (1988-1991), Jean-Baptiste Baronian (1991-1995) et Christian Garraud (1995-1998). Chacun imprimant plus ou moins profondément sa marque sur le fonctionnement et les orientations éditoriales de la maison, mais cherchant, contre vents et marées, à imposer sa conception de la littérature populaire. Même s’il est patent que la lecture n’est plus aujourd’hui le loisir culturel premier et que la télévision, multipliée quasi à l’infini par les chaînes câblées et satellites, la vidéo, qui propose à domicile un catalogue sans cesse renouvelé de films, même si les nouveaux médias, les jeux vidéo et l’Internet surtout, gagnent chaque jour un peu plus de terrain. L’équipe actuelle, animée par Dominique Reymond, directrice du développement, sous la direction du PDG d’Havas-Poche, Jean-Claude Dubost, s’efforce, en approfondissant la voie initiée il y a quelques années, de sauver le livre populaire en proposant à un nouveau public, d’adolescents ou de jeunes adultes, des séries, dérivées des séries télévisées et des jeux de rôles (voir, sur tous ces points, le chapitre Paroles d’éditeur). Dans ce contexte, on peut néanmoins espérer qu’il restera une place pour la production française, qui avait été, ne l’oublions pas, la carte maîtresse d’Armand de Caro aux origines du Fleuve, lorsqu’il déclarait « Au lendemain de la guerre, la mode était aux romans noirs traduits de l’américain. Après une enquête approfondie auprès des libraires, je me suis rendu compte qu’il y avait une place pour des romans du même style, mais écrits par des Français et adaptés à notre goût. C’est alors que j’ai publié mes premiers livres. » Un demi-siècle a passé, les temps ont changé. À condition toutefois que les auteurs français sachent déjouer les pièges d’une intellectualisation qui, au Fleuve Noir, ne peut atteindre son public, à condition de jouer honnêtement et avec talent la carte d’une littérature à la portée du grand nombre, il n’est sans doute pas impossible que resurgisse une littérature populaire française ou, tout au moins, européenne, du “tout américain” qui tend aujourd’hui à devenir la règle. Et pas seulement au Fleuve Noir. Mais faut-il rappeler que des succès mondiaux comme le fut le grand feuilleton

américain Dallas puisait directement aux sources de l’imaginaire populaire qui s’était exprimé dans le feuilleton européen du xixe siècle ? À travers tant de mutations, l’image du Fleuve, pour négative qu’elle soit auprès d’un certain public lettré, n’en demeure pas moins vivace chez nombre de lecteurs qui découvrirent la lecture dans les pages de ses ouvrages diversifiés et distrayants, sous les couvertures emblématiques de Gourdon ou de Brantonne et demeurent fidèles à l’éternel best-seller San-Antonio.

Organigramme figurant sur la carte de vœux 1969 des éditions Fleuve Noir.

Lectures Les attitudes vis-à-vis du Fleuve Noir sont extrêmement diversifiées, opposées même, selon les personnes ou les institutions. Tandis que des centaines de milliers de lecteurs plébiscitent telle collection ou tel auteur, envoient des lettres enthousiastes, réclament leur part mensuelle d’évasion, la critique jusqu’à une époque récente feint d’ignorer le Fleuve Noir. Exception qui confirme la règle toutefois, dés les années 60, des intellectuels, entraînés par Robert Escarpit, universitaire, fondateur de la sociologie de la littérature, s’engagent avec passion derrière la bannière du Phénomène San-Antonio. Stratégie ou hasard, le Fleuve Noir, combine ou alterne des images contrastées. Éditeur d’ouvrages réputés érotiques dans les années 50, il ouvre en même temps à des générations d’adolescents et de jeunes adultes les perspectives intersidérales des romans de la collection « Anticipation » à travers laquelle s’effectuera leur découverte de la science-fiction. Dans le même temps, anticipant sur le concept de politique-fiction, la collection « Espionnage » apporte à un public socialement diversifié des réponses aux angoisses que suscitent les méandres de la Guerre froide. Et puis, peu à peu, critiques et public lettré commencent à reconnaître une partie de la production du Fleuve Noir, avec son cortège d’auteurs de polars français, qui reprennent à leur compte et développent les différents courants traditionnels ou novateurs. Si l’on recherche, dans la presse, les lectures critiques portant sur des ouvrages du Fleuve Noir, plusieurs remarques s’imposent : pendant longtemps, en fait jusqu’à la fin des années 60, le Fleuve Noir était totalement ignoré, et même San-Antonio avait rarement droit à un compterendu bien que des universitaires aient, dès 1965, attiré l’attention sur ce

Phénomène (voir page 188). Il est vrai que certains événements médiatisés, comme Les Palmes d’Or du Roman d’Espionnage, donnaient lieu à de brefs compte-rendus, mais ce n’était jamais dans les colonnes littéraires. Vers la même époque, de rares notes de lectures du type « à lire en vacances » ont pu apparaître ici et là. Ou encore des interviews d’auteurs, considérés sur le plan anecdotique. Les premières véritables critiques sont apparues dans la presse spécialisée, essentiellement dans Mystère-Magazine ou Fiction. Et c’est toujours le cas, pour l’anticipation, par exemple, dont rendent compte essentiellement les revues et les fanzines de SF. Certains auteurs ont pu toutefois émerger du ghetto, pour des raisons variées : soit grâce à leur carrière précédente, comme celle de Brice Pelman, antérieurement Pierre Dards au « Masque », soit à cause du battage publicitaire fait autour d’eux à l’occasion, par exemple, de la sortie des « Vic St Val » de Morris-Dumoulin, ou encore parce qu’un film tiré d’un de leurs romans – pas forcément paru au Fleuve – attirait l’attention sur eux, comme ce fut le cas pour Alain Page, auteur des romans dont furent tirés deux films prestigieux, La Piscine et Tchao Pantin. Même parmi les publications consacrées à la littérature populaire, une seule revue importante. Les Cahiers pour la Littérature populaire dirigée par Robert Bonaccorsi, consacre, au fil des années, sous un angle qui n’est pas celui de l’inventaire, des numéros entiers à des auteurs comme G.-J. Arnaud, à des collections, comme « Angoisse » ou à des illustrateurs, comme Michel Gourdon. En un mot, réfugiés dans les fanzines, les critiques du Fleuve Noir apparaissent rarement au grand jour dans les rubriques littéraires de publications légitimes, pas plus qu’à la radio ou à la télévision sauf à de rares exceptions (la séquence sur Marc Agapit, dans Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ?). Comme pour toutes les collections vraiment populaires qui n’ont pas encore gagné leurs galons à l’ancienneté, l’ignorance ne cède le pas que devant une approche de type sociologique… ou politique.

Remise des Palmes d'Or du Roman d'Espionnage à François Chabrey, en 1967.

Certains auteurs, d’ailleurs, semblent s’en accommoder, dissociant leur activité d’auteur Fleuve Noir, d’autres activités moins lucratives mais “plus respectables”, comme ce fut le cas pour José-André Lacour qui n’a révélé que récemment et encore dans le cadre d’une publication du Fleuve à petit tirage (« La Bibliothèque du fantastique ») ses différents pseudonymes, établissant explicitement un pont entre l’auteur de La Mort en ce jardin, porté à l’écran par Buñuel et Oh ! Mercédés de Connie O’Hara. Nous ne développerons pas davantage ici ce chapitre auquel d’autres parties de ce livre apportent de nombreux et utiles compléments : d’abord, la partie, intitulée Lectures, ainsi que Paroles d’auteurs, où l’on peut par exemple découvrir, sous la plume de Pierre Pelot, le rôle qu’ont joué, dans une vie d’écrivain, les lectures précoces du Fleuve Noir. Mais, après tout, le roman populaire a besoin de lecteurs et non de critiques puisque, au demeurant, ses lecteurs, à de très rares exceptions, ne pratiquent ni les rubriques littéraires des journaux et magazines, ni les émissions littéraires de la radio ou de la télé. Toutefois les libraires les pratiquent, et les bibliothécaires, et les enseignants. Et cela finit, dans une certaine mesure, par se répercuter sur le lectorat. Ne serait-ce que de façon négative, en le culpabilisant. Ce qui est un bien mauvais service rendu à la culture.

Fred Noro.

Le travail du romancier Pour l’auteur du Fleuve, pas de contrat avant d’avoir montré sa capacité à tenir le long cours par trois manuscrits achevés… et acceptés. Commence alors un parcours du combattant, « ce forçat de l’Underwood » comme le/se nomme avec humour l’un de ces prolifiques auteurs, Gilles MorrisDumoulin, astreint à produire régulièrement au minimum quatre romans par an, souvent plus, et parfois jusqu’à un par mois. Sous son véritable nom, ou sous pseudonyme, ou sous plusieurs pseudonymes différents selon qu’il publie dans une ou plusieurs collections, l’auteur peut aussi travailler en duo, comme Paul Kenny, le célèbre créateur de la série des Coplan. Les modalités de ces associations mériteraient une étude. Toujours est-il que, dès qu’il aborde un genre qui touche à l’aventure (« Espionnage » ou « Grands Romans », en particulier), l’auteur n’est pas astreint seulement à trouver un sujet, des personnages, à construire son récit. Le voilà voyageur infatigable arpentant le monde à la recherche des décors de ses prochains romans. Le voilà plongé dans une lecture suivie de la presse et des publications spécialisées pour atteindre à cet objectif quasi fantastique : non seulement suivre l’information, mais la devancer quelquefois. Point de place ici pour l’auteur d’un seul livre, même si le travail d’écriture, sans temps morts, demande un savoir-faire et pour tout dire un talent qui s’accommode, au demeurant, des outils les plus divers : du crayon papier/gomme à l’ordinateur. Les contempteurs du roman populaire, découragés peut-être par la masse énorme de récits proposés à la lecture, répètent volontiers qu’il n’y a pas d’auteurs dans la littérature populaire, CQFD qu’ils sont tous pareils. Voici

trente ans, de telles affirmations, qui feraient sourire aujourd’hui, m’étaient opposées à propos du… roman noir. Mais contentons-nous, pour l’instant, d’aborder le problème du travail fourni et de ses modalités : les différences apparaissent d’emblée. Les auteurs n’écrivent pas tous au même rythme, ni avec les mêmes outils, ni en s’y prenant de la même manière. Brice Pelman peut écrire depuis toujours au crayon à papier et gommer, avant de les réécrire, les passages qu’il rejette. D’autres, pas toujours plus jeunes, sont passés au traitement de texte depuis belle lurette, certains même s’équipent des ordinateurs les plus performants, prenant comme adjuvant à leur travail des bases de données, CDRom encyclopédiques, atlas, dictionnaires, et se connectant sur l’Internet. Il n’y a là-dedans ni bien, ni mal. Selon les époques, le comité de lecture (voir page 175) ou le directeur de collection (voir page 156) procèdent à la lecture du “tapuscrit”, demandent à l’occasion des remaniements avant acceptation ou justifient plus ou moins explicitement leur refus. Puis intervient le correcteur maison qui relit les épreuves après avoir, quelquefois, relu le “tapuscrit” pour y apporter d’éventuelles corrections formelles. On notera d’ailleurs, non sans une pointe d’ironie, que, de nos jours, plus une collection est culturellement dévalorisée, plus elle s’attache à offrir l’image d’une véritable perfection stylistique et orthographique ! Mais nous n’en sommes pas là. Le romancier du Fleuve a, pour tâche première, de trouver un bon sujet, ce qui est loin d’être facile quand il faut en trouver chaque année plusieurs. Toutefois quelques rares auteurs existent qui se mettent devant leur machine et attendent que leur inconscient fasse surgir de leurs doigts les éléments qui serviront de base à leur histoire. Certains prennent des notes, font des plans ou rien de tout cela, le plan est dans la tête et il s’élabore à mesure, avec une possibilité de retour en arrière limitée par le temps. Il est parfois plus rapide de jeter une ébauche et de repartir à zéro. La phase rédactionnelle vient souvent clore le parcours. Pas toujours. Il y en a qui se relisent, se corrigent, se rewritent eux-mêmes, jusqu’à plus soif. Leur œuvre n’en est ni meilleure ni pire. C’était leur manière, un point c’est tout. Le talent – une notion qui reste à définir – demeure le vrai critère discriminant.

Bien sûr, dans certains genres, la documentation est essentielle et nos auteurs passent une partie de leur année à des tours du monde ou des explorations approfondies (comme Rank, dont on peut lire le texte page 149) qui se traduisent par la précision et le caractère vivant des descriptions dont ils émaillent leurs ouvrages. Certains même en feront des livres entiers, comme Robert Gaillard, auteur de plusieurs dizaines de romans historiques et exotiques qui a également publié un passionnant récit de voyage : 40 000 kilomètres d’aventures. Maurice Limat. Aux chercheurs en « génétique des textes », comme on dit aujourd’hui, les auteurs paralittéraires proposent de nombreux problèmes à résoudre. Tout d’abord parce que la paralittérature est le lieu par excellence où l’écriture a réussi à se partager. Des auteurs s’associent, généralement par deux et, après quelques tâtonnements, les voilà qui s’engagent dans une œuvre qui connaîtra, comme celle des Kenny, 202 titres – dont les 43 derniers ont été écrits par Serge Jacquemard. Sans parler des romans d’« Anticipation » signés Jean-Gaston Vandel, autre pseudonyme des deux mêmes auteurs. Certains, comme eux, s’en sont expliqué : partage du travail et écriture en alternance, un bouquin sur deux en moyenne. Avec, néanmoins, une concertation indispensable pour assurer la cohérence des personnages (même le héros Coplan peut évoluer) et ne pas choisir simultanément le même sujet. Et puis s’opère une sorte de symbiose d’autant plus facile, sans doute pour eux, qu’ils se sont connus sur les bancs de l’école et ont fait les 400 coups ensemble dès leurs plus jeunes années. Pour d’autres, le travail en duo prend une forme différente : l’un conçoit le sujet et le construit, l’autre assure le côté rédactionnel. Un troisième, éventuellement, assume la documentation. Pour ceux qui penseraient qu’il est impossible de faire œuvre dans de telles conditions, rappelons que « le « forçat de l’Underwood », « l’auteur d’abattage », comme le nomme Morris-Dumoulin, n’est pas attaché à extraire du plus profond de son âme des bribes qu’il fera accéder à la forme littéraire au prix Pierre Nemours.

d’un labeur qui le mènera parfois à accoucher d’une page au terme de semaines de travail. Le romancier para-littéraire ne méprise pas la forme, mais il privilégie l’idée, le conte, qui n’est réussi que si l’intelligibilité est assurée, l’intérêt du lecteur maintenu grâce au suspense (des qualités pourtant difficiles à obtenir, mais que les tenants de la Littérature à majuscule considèrent comme négligeables voire nuisibles, préférant quelquefois l’obscurité et l’ennui). Et pourtant, dira-t-on, Rank n’est pas facile à lire, avec ses phrases sans verbe, ses apostrophes au lecteur, ses exclamations, et combien de fins lecteurs reconnaissent que San-Antonio les déroute parce qu’il demande un effort intellectuel trop intense. Eh bien cela est vrai aussi : car ne pas privilégier le style, ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas, de même qu’un grand écrivain au style admirable peut, quand même, avoir des idées !

Profession : auteur Et pourtant, ils écrivent ! Certains aimeraient croire que, dans ces conditions de travail, l’auteur disparaît et n’est plus qu’un rédacteur au kilomètre. Or, la confrontation honnête des textes fait apparaître de nombreuses disparités et pas seulement des disparités dans la qualité. Bien des auteurs ont la dimension de véritables écrivains, et nous ne renvoyons pas uniquement au “cas” Frédéric Dard/San-Antonio. S’il est l’exemple le plus spectaculaire du mariage des travaux forcés et de la création, il est loin d’être le seul à avoir su préserver son identité d’écrivain dans le torrent d’ouvrages produit par son éditeur. G.-J. Arnaud, Pierre Pelot, Léo Malet et bien d’autres ont réussi le même tour de force. Certains, comme Marc Agapit, trouveront même au Fleuve Noir le lieu où pourra s’écrire leur œuvre tout entière, méconnue des autres éditeurs. Certains, à peine sortis du collège, enverront un manuscrit comme une bouteille à la mer et ce seront ces Pagel, ces Genefort, ces Fétis que, quelques années plus tard, d’autres éditeurs seront bien aises d’accueillir à leur tour, quitte à les arracher à leur terreau natal. Et puis, il y a ceux qui ont œuvré dans l’ombre de pseudonymes multiples, parfois seuls, parfois ensemble, comme Claude Goldstein (Claude Joste) ou Stéphane Jourat (Saint-Loup, Jérôme Belleau, Marc Avril, Christopher Stork et j’en passe), ceux qui se sont partagés entre légitimité et illégitimité comme Maurice Raphaël/Ange Bastiani, ceux qui, venus de la “grande littérature” comme José-André Lacour, ne dédaignèrent pas de se fondre dans l’anonymat d’un Benoît Becker bi, tri, voire quadricéphale. Durant un demi-siècle, le Fleuve Noir a ainsi simultanément joué un rôle de découvreur de nouveaux talents et ouvert le champ éditorial à des dizaines d’écrivains qui, sans lui, auraient été peut-être contraints de

renoncer définitivement à l’écriture et, à coup sûr, à la possibilité de vivre de leur plume. Est-il donc possible de travailler au Fleuve Noir et d’être, en même temps, un auteur à part entière ? N’y a-t-il pas des contraintes, des passages obligés, voire des cahiers des charges qui façonneraient dès le départ le manuscrit en émergence ? Le lecteur de ce livre sera peut-être surpris d’apprendre que, jusqu’à une époque toute récente, le “cahier des charges” était un concept inconnu au Fleuve Noir. L’auteur potentiel, est, la plupart du temps, d’abord un lecteur. Et, il est vrai qu’il tire de la lecture préférentielle d’une collection plutôt que d’une autre, certaines directions de travail (essentiellement d’ordre générique). Pourtant, s’il choisit une collection, c’est précisément parce qu’elle correspond à ce qu’il peut et veut écrire (voir l’interview de Stéphane Jourat page 117 et la lettre de Stéphane Zarratin page 181).

G. Morris-Dumoulin, Fred Noro, Claude Rank, Alain Page..

Jusqu’aux années 80, le choix des manuscrits s’opérait, non selon de réels critères, mais selon l’opinion favorable ou défavorable des membres du comité de lecture qu’Armand de Caro avait voulu représentatifs du lectorat et parmi lesquels on trouve d’authentiques « prolos » et des cadres moyens. Lorsque trois de ces douze lecteurs avait lu le manuscrit et lui avaient attribué une note égale ou supérieure à 6, le manuscrit était publié (voir une

fiche de lecture page 175), si les notes étaient divergentes, le directeur littéraire tranchait. Ce système qui n’épargnait que quelques rares auteurs jugés particulièrement fiables (comme Kenny, Dumoulin ou Page) aboutissait à refuser parfois des manuscrits d’auteurs maison réputés. De nouveaux auteurs, recrutés par le même procédé, venaient grossir le rang des auteurs maison, à condition de satisfaire à une condition draconienne : présenter deux autres manuscrits terminés. Les entretiens conviviaux permettaient au directeur littéraire de transmettre certaines remarques. Celles-ci portaient surtout sur le choix de la collection dans laquelle l’auteur serait amené à écrire. Les tirages, donc les droits, étant très différents d’une collection à une autre, la collection « Espionnage » était la plus convoitée, mais ne s’y attaquait pas qui voulait, car le genre était très particulier et réputé difficile. L’auteur bon stratège s’orientait de lui-même vers les genres où il pouvait œuvrer sans difficulté. Il va de soi qu’une collection nouvelle, bâtie sur un concept nouveau, demandait une concertation préalable entre les différentes parties prenantes. Tel fut le cas de Vic St Val qui, sur une idée de Patrice Dard, après une brève période de collaboration, devint l’apanage du seul Morris-Dumoulin. On notera d’ailleurs que ce fut un des rares cas où la maison fit procéder, avant le lancement du projet, à une sérieuse étude (enquête Havas) laquelle d’ailleurs devait s’avérer trompeuse quand les lecteurs, peut-être ceux-là mêmes qui avaient protesté de la pureté de leurs aspirations, envoyèrent au Fleuve des lettres pour réclamer du sexe et de l’humour, deux dimensions qui avaient été bannies de la formule initiale. Une étude, que nous espérons mener un jour à son terme, mettra en évidence la diversification, même au niveau des choix idéologiques et politiques. En fait, le stéréotype, bête noire des détracteurs, est peut-être une tendance de l’auteur à un certain ressassement, mais non une uniformisation d’un auteur à un autre. G.-J. Arnaud expliquera ainsi dans différentes interviews son étonnement lorsqu’il prit conscience du fait que personne, dans cette maison réputée de droite, ne se préoccupait de lui faire abandonner ses positions notoirement à gauche. Même si le principe du roman d’espionnage est évidemment de choisir des héros dans le camp

occidental, ce qui n’empêche pas une certaine vision critique. Plus d’une fois Coplan, Calone ou des agents de la CIA, comme Face d’Ange, le héros d’Adam St Moore, ont crié parfois leur révolte devant les missions qui leur étaient confiées. En fait, l’entraînement engendre un savoir-faire qui, d’une certaine manière, libère chez l’auteur des possibilités créatives trop souvent sous-estimées. La rapidité de l’écriture permet l’émergence de toute une part inconsciente qui vient s’entremêler avec le roman peut-être plus conventionnel que l’auteur croit écrire. Mais c’est au niveau du style que des différences considérables se font jour pour peu que l’on examine réellement les textes en s’affranchissant de l’idée préconçue d’un auteur écrivant au degré zéro de l’écriture. Outre que ce dernier n’existe pas Claude Joste. réellement, même dans des textes purement informatifs, le roman, par l’investissement fantasmatique qu’il implique, par l’importance des dialogues où s’investit l’auteur, autorise la négligence mais non le degré zéro… Il y a, nous l’avons dit, des auteurs plus ou moins talentueux, mais l’auteur de talent peut s’exprimer même si c’est comme chez les Kenny par le biais d’une écriture d’une limpidité telle qu’on ne peut pas ne pas la considérer comme un trait de style. L’étude, nous l’avons dit, reste à faire qui confronterait de courts passages d’auteurs différents – passages ne comportant bien entendu aucun signe d’identification – ou les soumettrait à la sagacité de lecteurs appelés à regrouper les extraits d’un même auteur, à découvrir l’intrus, ou encore le nombre d’auteurs différents etc. Il va de soi, d’ailleurs, que c’est dans les genres les plus littéraires en soi – fantastique, suspense, épouvante – que se seront manifestés le plus souvent des auteurs véritablement originaux. Mais, bien entendu, nul n’est tenu d’apprécier la littérature de genres, comme nul n’est tenu d’apprécier l’opéra-comique ou le western.

Des auteurs et des genres Dès sa naissance, le Fleuve Noir a voulu aborder tous les genres du roman populaire. Et c’est là sans doute que réside une des clés de sa réussite. Lorsque le “noir érotique” a vu ses jours comptés sous les coups de la censure, le Fleuve avait plus d’une collection dans son sac et sa capacité à innover était intacte. Des collections qui, dans les belles années 60, outre les trois grandes : « Spécial-Police », « Espionnage » et « Anticipation », voient une prolifération, toujours créative, même si le succès commercial n’est pas nécessairement à la clé : l’aventure d’abord avec « L’Aventurier », collection consacrée à plusieurs séries aux personnages récurrents, du justicier au hors-la-loi sympathique, les « Grands Romans » historiques (de l’Antiquité à nos jours) ou exotiques et le western qui n’eut qu’un temps. La collection « Feu » qui osa le pacifisme en pleine mode du roman de guerre le plus belliqueux. Et « Angoisse », qui réunit, pour la première fois, autour d’une constante “la peur”, des romans fantastiques, de science-fiction ou criminels. Des collections qui s’adressaient aux hommes, majoritairement, mais qui ne méprisèrent ni le public juvénile passionné des aventures spatiales d’« Anticipation », ni les femmes, lectrices de « Grands Romans » et d’« Angoisse » et auxquelles « Présence des Femmes » proposa d’excellents romans qui eurent sans doute le tort d’être en avance sur leur temps – à une époque où dominait le roman sentimental traditionnel – mais où ne dédaigna pas d’écrire une romancière célèbre. Grâce à une extrême habileté dans sa direction littéraire, le Fleuve sut valoriser, sous des pseudonymes et dans des collections différentes, la plupart de ses meilleurs auteurs. D’autres furent ceux d’une ou deux collections. Presque tous français, et ce fut là le grand pari gagnant d’Armand de Caro. Les auteurs étrangers n’apparaissant que ponctuellement pour lancer une collection représentant

un genre encore non pratiqué en France ou pour faire face à la croissance rapide d’« Anticipation ». Et encore aujourd’hui, où les séries traduites de l’américain tiennent le haut du pavé, les auteurs français et européens occupent toujours une place notable, même si elle n’est plus numériquement dominante. CLASSEMENT PAR GENRES

Selon l’appartenance des collections à un genre ou à un autre, un inventaire a été dressé, à partir du recensement du Fleuve Noir. Érotiques ROUGE ET NOIR, dite LA FLAMME (voir également HARD 2004, BRIGADES DU SEXE, GORE, S.C.U.M.)

Espionnage ESPIONNAGE ESPIOMATIC, dont VIC SAINT VAL ZAC FLASH LE CONCH KERGAN S.C.U.M. CASH L’AXE SECRET DÉFENSE

Collections d’espionnage par auteurs PAUL KENNY JEAN BRUCE JAMES BOND

Policier SPÉCIAL-POLICE ENGRENAGE et ENGRENAGE INTERNATIONAL LITTÉRATURE POLICIÈRE FLIC DE CHOC COLLECTION NOIRE

DPJ 6 LES ENQUÊTES DU COMMISSAIRE JOUBERT POLAR 50 HARD 2004 BRIGADES DU SEXE CRIME FLEUVE NOIR SUPERCOPS SAN-ANTONIO SAN-ANTONIO œuvres complètes FRÉDÉRIC DARD LÉO MALET LES NOUVEAUX MYSTÈRES DE PARIS ŒUVRES DIVERSES SAM ET SALLY RANER LE DOBERMANN DON THE PENETRATOR

Aventures L’AVENTURIER, entre autres : IRVING LE ROY LE DIPLOMATE RAPACES / CHRIS TURPIN KRAUSE L’OMBRE JACQUES BLOIS BERT F. ISLAND BOB MORANE AVENTURES ET MYSTÈRES AVENTURES SANS FRONTIÈRES WESTERN GRANDS ROMANS (aventures exotiques et/ou historiques)

Guerre FEU

Fantastique – Épouvante ANGOISSE SUPER LUXE : HORIZONS DE L’AU-DELÀ

GORE ANGOISSES FRAYEUR BUFFY CONTRE LES VAMPIRES BIBLIOTHÈQUE DU FANTASTIQUE

Science-Fiction ANTICIPATION SUPER LUXE : LENDEMAINS RETROUVÉS CHEVALIERS DE LUMIÈRE MAÎTRES FRANÇAIS DE LA SF BEST-SELLERS DE LA SCIENCE-FICTION PERRY RHODAN LA COMPAGNIE DES GLACES CHRONIQUES GLACIAIRES STAR TREK STAR WARS

Fantasy CONAN ROYAUMES OUBLIÉS LANCEDRAGON EARTHDAWN MAGIC RAVENLOFT SHADOWRUN

Féminins PRÉSENCE DES FEMMES FEMME VIVA TOURMENTES

Bandes Dessinées BANDES DESSINÉES LE CARROUSEL BD ALBUMS ILLUSTRÉS

Documents DOCUMENTS CRIME STORY

LES DRAMES DE L’HISTOIRE

Encart publicitaire paru dans Radar du 22 décembre 1957.

50 ans de production éditoriale La diversification de la production, en genres aussi divers que le roman policier, le roman d’espionnage, la science-fiction, mais aussi le fantastique, le roman de guerre, le roman d’aventures et même le roman féminin… a abouti à un éventail de collections dont l’historique et l’importance témoignent non seulement de l’activité éditoriale du Fleuve, mais de l’évolution du lectorat. par nombre de titres publiés par les principales collections. (N.B. : ce classement ne tient pas compte des collections en cours, ni des petites collections n’ayant eu qu’une durée de vie très limitée.) DESCRIPTION DU FONDS

A. Trois grandes collections de près de 2.000 titres chacune : ANTICIPATION ESPIONNAGE SPÉCIAL-POLICE

B. Quatre collections ayant dépassé 200 titres chacune : ANGOISSE L’AVENTURIER FEU GRANDS ROMANS

C. Cinq collections ayant dépassé 100 titres chacune : ENGRENAGE ESPIOMATIC GORE GRANDS SUCCÈS SUPER LUXE

D. Collections comprenant 9 à 60 titres : 1. Policiers CRIME FLEUVE NOIR CRIME STORY POLAR 50 (rééditions) LITTÉRATURE POLICIÈRE COLLECTION NOIRE COMMISSAIRE JOUBERT SUPERCOPS SUPER HÉROS NUIT GRAVE

2. Fantastiques SF, genres intermédiaires : ANGOISSES FRAYEUR HARD 2004 MAÎTRES FRANÇAIS DE LA SF

3. Espionnage SECRET DÉFENSE

4. Aventures DON AVENTURES ET MYSTÈRES AVENTURES SANS FRONTIÈRES CONAN

Métamorphoses du polar Parmi les grandes voies explorées en un demi-siècle par le Fleuve Noir, les ramifications du roman criminel tiennent une place de choix. Le polar proprement dit, dans ses variantes qui toutes s’illustrent au gré des auteurs et des titres de « Spécial-Police » : roman de détection, suspense psychologique, parfois semi-fantastique, roman noir, et jusqu’au thriller. Dans les années 80, plusieurs tentatives marqueront un désir de renouvellement : des classiques, à travers « Littérature policière », créée et dirigée par Maurice-Bernard Endrèbe, et puis des romans marqués par le néo-polar comme ceux que publiera « Engrenage » sous la direction d’Alex Varoux et Caroline Camara et qui s’ouvrira sous la direction de François Guérif, avec « Engrenage International », sur des chefs-d’œuvre inconnus du roman noir. Dans le même temps, des collections/séries aux héros récurrents s’inspirent de la vie des policiers (« DPJ 6 » ou « Flic de choc ») dans la veine des séries télévisées américaines. En 1987, « Spécial-Police » cesse de paraître après son 2076e titre, et des collections successives, moins populaires, cherchent un nouveau public. De nouveaux auteurs apparaissent, comme ceux que l’on peut lire dans « Crime Fleuve Noir » ou « Les Noirs », démontrant l’infinie malléabilité du polar qui parvient désormais parfois à opérer sa jonction avec la science-fiction et le fantastique. Lorsque le Fleuve Noir lance sa collection « Spécial-Police », les genres policiers traditionnels, roman de mystère ou Détective Story sont toujours bien vivants, et la collection « Le Masque » leur assure une diffusion honorable. Toutefois la mode est au roman à l’américaine, rapide, violent, proche de ce que sera plus tard le thriller. Ce roman dit noir se teinte alors volontiers d’érotisme, d’où le nom de « Rouge et Noir » donné par le Fleuve

à sa première collection. Et puis, il y a le suspense, plus psychologique, qui préfère les ambiances oppressantes aux scènes d’action. Même si Armand de Caro se targuait d’avoir tenu et gagné le pari du roman français à l’américaine, la collection « Spécial-Police » est, en fait, une collection généraliste. Et ne s’en cache pas, comme en témoigne le manifeste, paru en 1959, que nous reproduisons ici. Mais, dans le domaine du polar, les choses bougent. Le néo-polar, quoique avec un certain retard, a fait son entrée au Fleuve Noir, à partir de la collection « Engrenage ». Mais, depuis, l’évolution s’est poursuivie, avec l’apparition d’auteurs inclassables comme Kââ. D’autre part, le genre, incarné dans la collection « Angoisse », comportait, dès les années 50, des romans qui puisaient leurs effets de peur non dans le fantastique, mais dans des sujets criminels. Cette tendance sera reprise dans « Gore » et dans les collections mineures qui lui succéderont, « Angoisses » notamment. Aujourd’hui, cette tendance semble se confirmer et l’on peut lire des polars de science-fiction qui se déroulent dans un futur proche ou encore des polars fantastiques et, de façon générale, après une longue période de plus d’un siècle où l’on voyait émerger sans cesse des genres et des sous-genres nouveaux, il semble que l’on s’oriente maintenant vers un processus inverse de convergence qui trouve son expression peut-être la plus élaborée dans Les Futurs Mystères de Paris du romancier de SF Roland C. Wagner. (Voir, à propos des collections policières du Fleuve Noir et de leurs rapports avec les collections concurrentes, l’article de Georges Rieben, page 49)

Un demi-siècle de géopolitique Lorsque le Fleuve Noir lance sa collection « Espionnage », ce genre existe déjà, sous une forme inspirée du patriotisme anti-germanique. Véritable créateur de l’espionnage moderne – roman de la Guerre froide – le Fleuve nous permet de suivre pas à pas les principaux événements de la politique internationale. Les sources du roman d’espionnage Fleuve Noir sont à rechercher dans deux événements déjà vieux de cinq ans lorsque la collection voit le jour : la conférence de Yalta, qui instituait le partage du monde en deux blocs, supposés alors harmonieux, et l’utilisation de la bombe atomique sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les années suivantes voient se multiplier les essais nucléaires américains jusqu’en 1956 (Bikini) et les Russes procèdent de leur côté à leur première expérience dès 1949. Le monde de l’après-guerre bascule dans la Guerre froide, avec la Guerre de Corée (1950-1953). Ce seront, ensuite, l’insurrection de Budapest (1956), la construction du Mur de Berlin en 1961, l’affaire des fusées russes à Cuba en 1962, et bientôt l’assassinat de Kennedy. Tandis que s’estompe le souvenir du conflit avec notre ennemi héréditaire l’Allemagne, d’autres angoisses prennent le relais. Celle surtout de voir se déclencher un nouveau conflit mondial avec cette fois des armements nucléaires. Ces angoisses apparaissent clairement quand on se rappelle que l’Appel de Stockholm pour l’interdiction des armes nucléaires – lancé, en 1949, par un Mouvement de la Paix soutenu par les partis communistes –, récoltera en France plus de dix millions de signatures, témoignant d’une préoccupation qui dépasse largement les options politiques en faveur du camp soviétique.

Pour en revenir au roman d’espionnage, celui-ci existait depuis la fin du xixe siècle, mais sous une forme générique incertaine, au carrefour du roman d’aventures, du roman policier et du roman patriotique. Son sujet quasi unique était l’opposition franco-allemande, ou, pour les Britanniques, anglo-allemande. Et nos voisins d’outre-Rhin avaient leurs propres romans d’espionnage, aux valeurs inversées. Cette guerre de . l’ombre admirablement décrite par Pierre Nord se référait toutefois à une période historique que les lecteurs ressentaient comme révolue et il fallut, une fois de plus, la perspicacité extraordinaire d’Armand de Caro pour comprendre que l’espionnage constituait une voie spécifique et royale, à condition de se focaliser non sur le passé mais sur l’actualité du moment. En quelques mois, la découverte d’« Espionnage » Fleuve Noir s’avérait un acquis sans retour, d’autant que l’éditeur comptait parmi ses auteurs des romanciers de grand talent capables de faire face à une demande qui s’intensifiait de mois en mois. Brisant le carcan européen, les romans du Fleuve quadrillent chaque mois toute la surface de la planète (voir le planisphère figurant chaque mois dans Fleuve Noir-Informations et présenté ci-après). Anti-communistes certes, ses romanciers ont su s’adapter aux évolutions de la politique internationale et, tel était leur impact, ont pu se permettre même plus d’une fois de sérieuses entorses à l’idéologie dominante. Mais, ce qui frappe aujourd’hui lorsque l’on relit les romans des premières années, c’est la crainte véritablement obsessionnelle du nucléaire, crainte qui correspond à une époque où la France n’avait pas encore opté pour la Force de frappe nationale. Au fil des années, l’éventail des sujets traités s’ouvrira sur des sujets pointus, parfois ignorés même de la presse, mais l’habileté des auteurs sait se jouer des sources les plus secrètes. Et l’on pourra dire parfois que le slogan du Fleuve, « Vous serez mieux informé en lisant “Espionnage” qu’en lisant Le Monde », n’a pas toujours été purement publicitaire. Aujourd’hui, bien que l’intérêt pour l’espionnage se soit dissout dans la chute du Mur de Berlin, la relecture de ces auteurs (Kenny, Page, Conty,

Arno, Saint-Moore, Revest, Nemours, Vic St Val et bien sûr Arnaud et tant d’autres encore) propose une véritable redécouverte de ce qui constitue presque un demi-siècle entier de géopolitique. Et, pour tous ceux qui voudraient en savoir plus, deux articles de la partie « Regards sur les collections » (voir page 55 et page 61), apporteront les compléments d’information qui leur permettront de s’orienter dans le dédale de ces deux mille ouvrages que l’on ne réédite plus, mais que l’on peut encore trouver facilement sur les trottoirs des vide-greniers et des foires à tout, car, ne l’oublions pas, leurs tirages dépassaient les 100 000 exemplaires et même parfois les 200 000.

Du héros au mythe La littérature populaire est, par excellence, le lieu d’émergence de personnages qui acquièrent, au fil des séries qui leur sont consacrées, les dimensions de véritables héros. C’est San-A, commençant sa carrière quasi incognito, chez un petit éditeur lyonnais, et que la perspicacité d’Armand de Caro portera, grâce à l’inlassable créativité de son auteur, au rang de mythe. Un mythe ambigu pourtant, puisque son adjoint, l’affreux Béru, aura, au fil des ans, tendance à l’éclipser. Et puis c’est Coplan, ce premier agent secret, d’inspiration anglo-saxonne peut-être, mais résolument français. Et Nestor Burma et d’autres, beaucoup d’autres qui parfois auront une durée de vie plus courte, comme les agents Suzuki, Calone, Face d’Ange ou Kern. Personnages mythiques, comme la collective Force M de Claude Rank, Bérurier par Henri Desdez. comme ces chasseurs d’OVNI, imaginés par Jimmy Guieu et qui préfigurent les modernes héros de la série X-Files, comme l’inoubliable Madame Atomos, Japonaise qui voue sa vie et son génie criminel à punir les U.S.A. du massacre d’Hiroshima. Et c’est encore au Fleuve Noir que revit un grand mythe venu du passé, celui de Frankenstein auquel Benoit Becker, en l’occurrence Jean-Claude Carrière, donna une suite en forme de saga. Des héros qui se multiplient comme dans une galerie de glaces, resurgissent, tel Le Dobermann, sous forme de films, ou de bandes dessinées, diffusent à l’étranger jusqu’au Japon et à l’Amérique du Sud. Et même lorsque s’estompe le souvenir précis de tel ou tel nom, de tel ou tel visage, les mythes qui les ont inspirés ou qu’ils ont générés hantent encore longtemps l’inconscient de ceux-là mêmes qui ne les ont jamais lus.

C’est à un aperçu de quelques-unes de ces figures mythiques que nous vous invitons maintenant.

Encart publicitaire paru dans Qui ? Détective du 14 mai 1956.

II. Points de vue

• regards sur les collections •

Sur les bords du Fleuve Noir avec « Spécial-Police » Georges Rieben Journaliste, chef de rubrique depuis quinze ans à la revue Terre Sauvage, écrivain, critique spécialisé dans le polar, Georges Rieben a fondé, en 1972, le Prix Mystère de la Critique. Nul mieux que lui ne pouvait rendre compte de l’histoire de la collection « Spécial-Police » et des collections de création plus récente, en les replaçant dans le contexte de l’édition du roman policier dans son ensemble. Assis à une terrasse de bistrot en compagnie de Michel Lebrun (écrivain et critique surnommé le « pape du polar » pour son exceptionnelle connaissance du roman policier), je regardais un rayon de soleil empourprer le quartier Saint-Lazare. C’était en octobre 1971 et nous parlions littérature. Michel me dit : « Edgar Wallace, qui a commencé à publier en 1906, est souvent aussi moderne que certains auteurs du Fleuve Noir aujourd’hui, pour ne citer que ceux-là… » Je fréquentais suffisamment Michel, barbu (comme moi) et ancien prestidigitateur (comme moi) pour connaître son goût de la formule lapidaire et de la boutade, goût lui faisant souvent dépasser le fond de sa pensée. Je lui laissais donc le bénéfice du doute tout en n’étant pas d’accord. Pour moi, le Fleuve Noir était bien de son temps. Pas forcément neuf mais bien moderne. J’avais découvert les romans du Fleuve en 1957. Je travaillais dans une grande compagnie cinématographique américaine et celle-ci faisait dessiner ses pavés publicitaires destinés à la presse par un remarquable professionnel, René Brantonne. Le même qui illustrait les ouvrages de science-fiction du

Fleuve Noir. Adolescent, j’avais lu avec autant d’avidité Bernanos et Diderot, Paul d’Ivoi et Flaubert, Agatha Christie et Blaise Cendrars, Steeman et Lautréamont, Maurice Leblanc et Faulkner. Les exemplaires des romans de « Spécial-Police » dont Brantonne me faisait cadeau ne m’empêchaient pas de me plonger dans la « Série Noire », « Le Masque » et tous les auteurs contemporains dits littéraires (ou cultivés). Comme toute la France des années 1950, j’avais un appétit de lecture quasi insatiable. Déçus par leur propre Histoire durant la Seconde Guerre mondiale, les gens se ruaient sur des histoires. La littérature populaire, d’aventure, d’évasion ou policière jouait le rôle de catharsis. Et le Fleuve Noir y tenait un rôle important, grâce à une production essentiellement française. On retrouvait là un schéma qui s’était déjà produit. En juin 1927, « Le Masque » avait fait connaître le roman policier anglo-saxon. Il s’en était suivi des réactions plus chauvines telles que la série des Maigret. En 1945, l’avènement de la très anglo-américaine « Série Noire » entraînait dans son succès celui du Fleuve Noir. Avec Jean Bruce (vite récupéré par les Presses de la Cité), puis Frédéric Dard/San-Antonio et “les” Kenny. La modernité de la « Série Noire » consistait – souvent – dans l’utilisation d’un décor hissé au rang de personnage. La ville. La ville opposée au village où tout le monde se connaît. Et, parfois, se déteste. La ville en proie à la corruption de ceux qui la créent. La cité pourrie où même les défenseurs de l’ordre sont véreux. Hammett, Chandler et d’autres dénonçaient une société urbaine de plus en plus inhumaine. Le roman noir social effaçait le roman d’énigme. L’identité du criminel n’avait plus la priorité. Elle laissait la place aux réactions des victimes et de leur défenseur opposés à un monde sordide de pouvoir et d’argent. L’épanouissement Le Fleuve Noir, lui, s’étalait dans toutes les directions. Il redonnait une place aux méandres de la France profonde. Il sinuait dans les petits commissariats de quartier. Il s’engageait à contre-courant dans des romans d’énigme pure, à la Agatha Christie ou à la Steeman. Il redonnait une existence à l’aventure et aux amours qui perdurent et dont le langage

populaire dit si bêtement qu’elles finissent bien. Il faisait même des incursions, parfois réussies, dans le comique. Ses auteurs, il est vrai, provenaient de milieux très différents, pas forcément intellectuels. L’officier ayant assisté à la mort de Himmler côtoyait le traducteur surdoué, le cadre d’une entreprise automobile, le boucher épris d’évasion, le sous-préfet en proie à l’ennui, le coureur automobile en rupture de machine ou le juriste d’une compagnie pétrolière.

Encart publicitaire paru dans Qui ? Détective du 20 mai 1957.

Le Fleuve Noir méritait son nom. Il était en crue constante. Il s’épanouissait sous la direction des frères de Caro et de la direction littéraire de François Richard, lui-même auteur. René Brantonne m’avait introduit dans la maison. J’avais droit, dorénavant, au service complet des parutions. Je découvrais ce qui m’avait échappé jusqu’alors, le fait que les auteurs du Fleuve étaient pour la plupart des professionnels de l’écriture. Des forçats de l’Underwood (comme l’a écrit Gilles Morris-Dumoulin) condamnés à livrer au moins quatre ou cinq romans par an pour vivre de leur… clavier. Quant à moi, j’abandonnais Orson Welles, Stanley Kubrick, Blake Edwards ou Douglas Sirk pour me consacrer au journalisme. Mystère-Magazine (entre autres) m’ouvrait ses pages. J’y commençais une longue série d’interviews, de portraits d’auteurs (parfois sous le nom de Julien Moret) et même de personnages. Avec une volonté : privilégier la mise en valeur des auteurs de

langue française. Une réaction à mon sens normale face à l’engouement des directeurs littéraires, des critiques et même des metteurs en scène pour le roman anglo-saxon. Ils en oubliaient Frédéric Dard, Jean-Pierre Conty, Michel Carnal, André Lay, Christian Mantey, Paul Sala, Pierre Nemours, Michel Germont, Julien Sauvage, Jean Mazarin, Peter Randa, G.-J. Arnaud, Alain Page, Brice Pelman, Jean-Pierre Ferrière ou Serge Jacquemard, pour ne citer que ceux-là. Au début de 1972, Léo Malet me confortait dans cette voie par un petit mot se terminant par : « Vous êtes pratiquement le seul, à Mystère-Magazine, à parler de moi… » Et des auteurs français. Au même moment, le Fleuve Noir augmentait son empire. Il récupérait la clientèle des roman-photos en perdition (mai 68 étant passé par là). Les couvertures de Michel Gourdon oubliaient leur sévérité et la noirceur de leurs débuts. Dans les romans eux-mêmes, la fin heureuse était de rigueur. Mais la politique suivie était toujours la même : mêler les grands auteurs aux débutants dans une collection donnant à chacun les mêmes chances d’être lu. Le travail du comité de lecture était, à ce titre, primordial. Composé en principe d’une douzaine de membres représentant des couches très diverses de la société, il fonctionnait ainsi : un manuscrit était confié successivement à trois de ces lecteurs. S’il obtenait de bonnes notes (de un à dix, dix étant la meilleure), il était accepté et publié. S’il obtenait trois mauvaises notes, il était refusé. S’il n’obtenait que des notes moyennes sans qu’une tendance, positive ou négative, ne se soit dégagée, on le faisait lire alors à l’ensemble des autres lecteurs. Si, enfin, il obtenait à la fois des bonnes et des mauvaises notes, il faisait l’objet d’une lecture attentive par le directeur littéraire qui finissait par trancher. Ce système était bon, même s’il n’excluait aucun a priori. Ainsi, le manuscrit d’un auteur maison comme Claude Rank n’était-il souvent lu que par deux personnes. Celui d’un San-Antonio ou d’un Vic St Val, professionnel oblige, ne passait pas en comité de lecture. Il y avait enfin, chaque mois, un certain nombre de manuscrits très médiocres ou carrément mauvais. De ceux qui reviennent chez leur auteur avec la classique mention : « Nous vous remercions de nous avoir soumis le manuscrit de "TaratataBoumBoumTsoinTsoin” qui, malgré ses nombreuses qualités, ne

correspond pas à l’ensemble de nos collections… » Ayant fait partie de ce comité de lecture durant un certain nombre d’années, je me souviens de ces romans mal dactylographiés sur des pages recto verso, sans double interlignage, qu’il fallait quand même avaler jusqu’au bout dans l’espoir d’en sauver ne serait-ce qu’un chapitre. Les prétendants à l’entrée dans la collection « Spécial-Police » étaient légions. Un patchwork littéraire Curieusement, plus d’un auteur maison espérait en sortir. Parce que le principe même de la collection les entretenait dans un anonymat peu gratifiant. Ce système des locomotives et des wagons mélangés était lié au succès de la collection elle-même, plus qu’à la personnalité de ses auteurs. Un pari gagnant puisque « Spécial-Police » se vendait par dizaines de milliers. Mais un pari dangereux en cas de retournement de mode. Ce qui devait finir par arriver. De même, la qualité accrocheuse des couvertures de Michel Gourdon privilégiait certains romans, chaque mois. Et pas forcément les meilleurs. Brice Pelman, en 1971, m’avouait souffrir souvent de ces différences. Il suffisait d’une jolie fille à l’allure plus sexy qu’une autre pour que le roman qui en était orné soit le premier épuisé. François Richard se rendit-il compte de ces manques à la fin des années 1970 ? Ou voulut-il simplement se consacrer à des travaux d’écriture sans le stress de sa position ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il passa le flambeau à Patrick Siry qui, comme d’ailleurs Frédéric Dard, était entré par alliance dans la famille de Caro. Jeune, charmeur, intelligent, Patrick Siry pouvait sauver et « Spécial-Police » et le Fleuve Noir. Au début de 1982, il m’indiquait : « Mes fonctions ? Donner une orientation et un esprit à la collection « Spécial-Police » qui se doit, avant tout, de rester populaire. Il s’agit de recruter des auteurs et de veiller à ce que leur production s’insère dans cette collection qui, sans avoir un esprit général très défini, doit s’adresser au plus large public. Cette politique ne s’applique pas nécessairement au détriment de la qualité parce que ce serait prendre le Français pour un lecteur sous-développé. Il est certain, néanmoins, que s’adresser au plus grand nombre implique une forme et un

fond accessibles à tous et que nous ne pouvons nous permettre de laisser passer des notions qu’une littérature plus générale accepterait. » Le fait d’utiliser des romanciers dont la plupart étaient des professionnels faisait aussi partie de ses grands soucis : « Cela intervient dans la mesure où ils vivent de leur plume. Ils sont amenés à pondre davantage et par conséquent à niveler un peu leur production, tout en imposant une image qui leur est propre et ne se retrouve pas nécessairement dans l’ensemble de la collection. « Spécial-Police » offre un aspect un peu patchwork puisque tous les genres de littérature policière peuvent être populaires. Cette collection est la plus vendue en France dans ce domaine. Nos tirages avoisinent les trente mille . exemplaires, avec de légères différences selon les auteurs. Les Jacquemard, les Pelman, les Arnaud atteignent le chiffre rond de trente mille. Pour les autres, les tirages sont de l’ordre de vingt-cinq mille à vingt-huit mille. » Patrick Siry, dès son arrivée, tentait de mettre fin à l’une des plus grandes aberrations du Fleuve Noir (les « San-Antonio » exceptés) : le manque de rééditions. La politique, durant une trentaine d’années, avait privilégié les inédits. Alors que « Le Masque » ne cessait de rééditer (via « Le Club des Masques » ou « Le Livre de Poche », par exemple), que la « Série Noire » remettait sur le marché des titres aussi anciens que célèbres, le Fleuve Noir laissait dormir un fonds de milliers de livres. L’astuce aurait été de les rééditer en créant des mini-collections par auteurs. Une collection Arnaud, une collection « Pelman », ou une collection plus large du genre « Les Maîtres du Fleuve ». Cela aurait eu pour effet de satisfaire ces écrivains noyés dans la masse et de récupérer, les droits déjà échus de grands livres. Au lieu de cela, Patrick Siry entreprit de créer de nouvelles séries axées essentiellement sur des personnages (exemple Zac). Il récupérait aussi les collections « Engrenage » (d’Alex Varoux et Caroline Camara), « Littérature Policière » (de Maurice-Bernard Endrèbe et Jean Bourdier) et les séries des aventures créées par Léo Malet, Claude Klotz, Jean Bruce, voire Ian Fleming.

En fait, Patrick Siry se lançait dans une fuite en avant suicidaire pour le Fleuve Noir. Conséquence tardive de la fin de la Guerre froide – en 1963 – le roman d’espionnage, qui avait connu des tirages dépassant les cent mille exemplaires par volume, épuisait son attrait populaire. Lentement mais sûrement. Chargé de maintenir un chiffre d’affaires utopique (en raison des mutations de la société française), Patrick Siry remplaçait peu à peu les énormes tirages par une foule de petits tirages. Les bénéfices diminuaient. Le Fleuve Noir ralentissait sa course au succès tout en faisant paraître près de trente titres par mois. Une folie. Elle apportait enfin au Fleuve Noir l’honorabilité qui lui manquait : « Les média ont été unanimes à reconnaître l’augmentation de la qualité des ouvrages mis sur le marché et nous avons vu disparaître cet ostracisme aveugle qui existait face à notre production, m’indiquait Patrick Siry en 1982. Conséquence immédiate : les auteurs sont venus nous voir. Ils n’avaient plus de scrupules à le faire puisque, et je lâche le mot, ils n’avaient plus honte d’être publiés au Fleuve Noir. » Il avait raison sur ce plan. Les nouveaux se nommaient Michel Quint, Gérard Delteil, Pierre Pelot, Luc Vernon ou Thierry Jonquet. Ils apportaient un souffle nouveau. Ils témoignaient de nouvelles préoccupations, des transformations d’une société dans laquelle la violence s’impose de plus en plus comme dernier recours. Pour citer encore Patrick Siry : « La violence existe. Nous la traitons. Nous n’en faisons pas l’apologie. J’ai bonne conscience parce qu’elle existait avant la création du roman policier. On trouve même dans la Bible qui est un livre respecté des scènes de violences effroyables. Le roman policier tente de refléter son époque avec ses affres et ses problèmes, dont la violence. Que la violence disparaisse, les romans policiers n’en parleront plus ou peu. » Au début de 1985, le Fleuve Noir connaissait un énorme problème financier. À cause des membres de son comité de lecture n’ayant jamais fait l’objet de déclarations de sécurité sociale. L’URSSAF intentait une procédure. Avec effet rétroactif. Elle allait coûter fort cher à la société, au

moment, justement, où elle avait besoin de toutes ses forces pour s’adapter à un marché en pleine mouvance. Au début de 1986, la collection « Spécial-Police » se transformait en « Polices », héritait d’un nouveau graphisme et d’une nouvelle couverture et se limitait à quatre romans mensuels contre sept ou huit à la grande époque. En avril, G.-J. Arnaud y signait le deux millième volume avec Mère Carnage. La rénovation survenait trop tard. Le Fleuve Noir passait sous le contrôle des Presses de la Cité. Patrick Siry abandonnait les rênes et tentait sans succès de créer sa propre société d’édition. Le temps avait joué contre le Fleuve qui finirait quand même par s’en remettre, on le sait aujourd’hui. Entre temps, il avait publié l’un des romans les plus violents qui soient, Enfantasme (Prix Mystère 1977 de la Critique). L’histoire d’une effroyable pollution industrielle et de ses conséquences sur l’esprit d’une jeune mère dépressive. L’un des romans les plus modernes de ces vingt-cinq dernières années. L’un des plus neufs. Michel Lebrun aussi était d’accord avec cette affirmation.

Les Espions du Fleuve Alfu Alfu (Alain Fuzellier), né à Paris en 1954, se consacre depuis vingt ans à l’étude de la littérature « populaire » et, entre autres, de la littérature d’espionnage. Il est l’auteur d’une Encyclopédie de Fantomas et d’une Encyclopédie de SAS et du Commander, ainsi que de deux ouvrages sur Gaston Leroux et sur Léo Malet. En 1984, il crée la revue Encrage qui sera à l’origine de la maison d’édition Encrage qu’il dirige aujourd’hui. Il est également vice-président de l’Association des Amis du Roman Populaire et l’un des rédacteurs de la revue Le Rocambole. Le Fleuve Noir est le seul éditeur à avoir fait paraître plus de 2000 titres d’espionnage. À travers sa collection, sobrement baptisée de ce nom générique, il est aussi le promoteur d’un des trois grands espions de papier français : Francis Coplan. Enfin, on n’oubliera pas les expériences annexes dont la plus intéressante fut sans conteste la série Vic St Val de Morris-Dumoulin. 1950-1987 : les 1905 romans de la collection « Espionnage » Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la littérature d’espionnage prend une large place dans le paysage éditorial “populaire” français. Place proportionnelle aux enjeux géo-politiques par lesquels le public se sentait concerné. À l’époque où la Guerre froide fait craindre à tout moment le déclenchement d’une nouvelle conflagration, les collections d’espionnage se .

multiplient chez tous les petits éditeurs et le Fleuve Noir, de par la volonté d’Armand de Caro d’occuper tous les terrains “populaires”, ne peut tarder à avoir la sienne. C’est donc en 1950, un an seulement après la création de la maison, que le premier titre sort des presses. Il s’agit d’un roman de Jean Bruce ayant pour héros le premier grand personnage d’espionnage de l’après-guerre : Hubert Bonnisseur de la Bath, alias OSS 117. Il va être présent dans 18 des 26 premiers titres de la collection. Mais Bruce, qui fournit également au Fleuve la collection policière, est soudain débauché par les Presses de la Cité où il va poursuivre sa carrière jusqu’à sa mort accidentelle en mars 1963. Pris au dépourvu, de Caro n’en a pas moins sous la main les gens qu’il lui faut pour parer à cette défaillance. Il demande à Jean Libert, jeune auteur belge, déjà l’un des piliers de la maison – de s’atteler à une série ayant pour héros un clone d’OSS 117. Ainsi va naître Francis Coplan alias FX-18, agent du SDECE, sous le pseudonyme – prénom français suivi d’un prénom américain – de Paul Kenny. Le rythme de publication est alors très soutenu. Dans la seule année 1953, Libert fournit sept “Coplan” – alors qu’il écrit déjà sous d’autres noms. Pour poursuivre, il décide d’embaucher son ami, lui aussi belge, Gaston Vandenpanhuyse. La signature du bicéphale Paul Kenny apparaîtra ainsi 133 fois dans la collection, jusqu’en 1973, année de la création d’une collection spécialement consacrée à Coplan. La collection compte alors plus de 1000 titres et repose sur un nombre limité d’auteurs. Toutefois jusqu’au début des années 70, la progression de la collection aussi bien en nombre de titres publiés annuellement qu’en nombre d’auteurs “engagés” est constante. De 3 titres en 1950 et 12 l’année suivante, on passe à 26 titres en 1955, à 44 en 1960, à 57 en 1965, et à 73 en 1970. Alors, et jusqu’en 1978, plus de 72 titres sont publiés annuellement, avec un maximum de 78 titres en 1976. Et puis la chute s’amorce : de 1979 à 1985, ce ne sont plus généralement que 55 titres qui arrivent chez les libraires chaque année. En 1986, la collection est déjà condamnée ; elle n’offre plus que 37 titres et 20 seulement la dernière année.

Nous sommes en 1987 ; le Mur de Berlin ne va pas tarder à s’effondrer. Mais déjà les tensions Est-Ouest sont retombées, la Chine ne fait plus peur : l’économie marchande a triomphé du péril atomique. Restent le terrorisme international et les guerres locales : ce sera le fonds de commerce d’une collection comme « SAS », mais non d’un Fleuve Noir qui n’est pas parvenu à faire la jointure entre les leitmotivs “anciens” et les thèmes plus “modernes”. En définitive, sur 67 auteurs qui sont intervenus dans la collection « Espionnage », 19 (soit 28 %) ont fourni 78 % des titres – en fait 82 %, puisque le tandem Libert-Vandenpanhuyse signe simultanément Graham Livandert et Jack Murray, tandis que Claude Rank assume tout ou partie des Gesel. Dès le début, et en marge de quelques essais isolés comme ceux de Frédéric Dard sous la signature de Frédéric Charles, la plupart des auteurs piliers du Fleuve ont apporté leur contribution : J.-B. Cayeux, Serge Laforest alias Terry Stewart (premier auteur français de la « Série Noire »), M.G. Braun (le père de Sam et Sally), Adam Saint-Moore, et surtout l’infatigable Claude Rank. À partir de 1958, l’“écurie” se renforce avec Alain Page – qui sera un des premiers à abandonner les romans pour se tourner vers le cinéma et la télévision –, et Jean-Pierre Conty, venu des Presses de la Cité où il avait créé son Mr Suzuki pour la collection « Un Mystère » mais était déjà présent dans « Espionnage » avec deux titres signés Jean Crau. Avec également des auteurs dont la collaboration ne sera pas très fructueuse : Georges Vidal, Ernie Clerk – père du Judoka – et Jimmy G. Quint (association de Jimmy Guieu et de Georges Pierquin). À la même époque, le directeur littéraire de la maison, François Richard, met lui-même la main à la pâte, avec la complicité d’Henri Bessière, avec lequel il a déjà donné les Richard-Bessière de la collection « Anticipation » : ils signent F.-H. Ribes, un nom qui allait bientôt recouvrir un véritable collectif – employant, entre autres, Roger Vilatimo. En 1963, ce sont les débuts de G.-J. Arnaud, déjà auteur de la maison, et qui a signé chez d’autres éditeurs, sous divers pseudonymes, un certain nombre de romans d’espionnage. Au même moment, une dizaine d’auteurs

en provenance des Presses de la Cité font leur entrée dans la collection. Chacun va alimenter la collection pendant une dizaine d’années – à l’exception d’Alain Yaouanc qui ne “restera” que cinq ans. Marc Arno, Fred Noro, Richard Caron, Mike Cooper, Roger Faller, Gilles Morris-Dumoulin et Michel Carnal donneront au total 167 titres. En 1966, trois auteurs maison vont se mettre à l’espionnage : André Caroff (le créateur de Mme Atomos), Pierre Courcel (auteur de 64 titres en « Spécial-Police »), et Marc Revest (pseudonyme de Stéphane Jourat et Claude Goldstein – ce dernier sous le pseudonyme de Claude Joste, publiera également dans la collection à partir de 1971). Ils sont bientôt rejoints par Frank Evans et François Chabrey (alias Marcel G. Prêtre, probablement en collaboration). Les années 70 sont marquées par de nombreuses fluctuations. Des départs : ceux de Ernie Clerk, Alain Page, Mike Cooper, J.-B. Cayeux ; des arrivées : celles de Marc Avril (pseudonyme commun de Stéphane Jourat et José-André Lacour), Dan Dastier, Claude Joste, Michel Germont, pour ne citer que les plus productifs. C’est à ce moment que la série « Paul Kenny » s’autonomise et que MorrisDumoulin quitte la collection pour créer « Espiomatic » et son héros Vic St Val. Dans les années qui vont suivre, les défections ne sont plus compensées par de nouvelles embauches. M.-G. Braun ne se consacre plus qu’à « Sam et Sally », Serge Laforest, écarté, meurt en 1984. Les nouveaux venus ne sont pas toujours très convaincants, tels Julien Sauvage ou Jean Mazarin (plus à l’aise dans le policier, ou sous la signature d’Emmanuel Errer à la « Série Noire »). Serge Jacquemard, quant à lui, se cherche et ne s’affirmera qu’en prenant la succession de la collection « Kenny ». Les dernières signatures de la collection, fruit des changements de cap du Fleuve Noir initiés par Patrick Siry, auront peu le temps de s’exprimer. Mais les Stuntman, Honaker, Picard, Touchet, Paris & Wagner, Dharma et Cairn avaient-ils vraiment le souci de l’espionnage ? Quoi qu’il en soit la collection « Espionnage » cesse de paraître – avec 1905 titres du fait d’un 211 bis – en 1987. Sans atteindre le seuil

emblématique des 2000 que franchiront pour leur part « Spécial-Police » et « Anticipation ». Les autres séries d’espionnage du Fleuve La collection la plus fournie, en dehors d’« Espionnage », est la collection « Paul Kenny » qui, à partir de 1973, proposera au public, en alternance, des inédits de Coplan et des rééditions. En 1981, disparaît Gaston Vandenpanhuyse, et son ami Jean Libert doit poursuivre seul la rédaction des aventures de Coplan. Sept ans plus tard, âgé de 67 ans, il décide de passer la main. C’est Serge Jacquemard, déjà auteur de nombreux romans au Fleuve Noir, depuis 1973, qui prend la relève et donne à la série un visage nouveau. Cette collection va brutalement s’arrêter à son 202e numéro, au début de l’année 1996, à la suite du décès de Libert – et de la volonté des ayants droit de ne pas poursuivre. Mais la collection la plus intéressante par son concept est sans conteste « Espiomatic ». C’est en effet à la suite d’une véritable étude de marché effectuée par l’agence Havas pour le compte du Fleuve Noir qu’à l’initiative de Patrice Dard (le fils de San-Antonio), Gilles Morris-Dumoulin se voit confier le soin de créer un personnage de héros d’espionnage en décalage avec ceux officiant à l’époque : ce sera Vic St Val, directeur du WISP, une agence d’information à vocation universelle et pacifiste dont le gros atout, pour l’époque, est l’emploi de l’informatique. Selon le sondage, la série devait être sérieuse et documentée et ne plus trop s’attarder sur le sexe et la violence. Mais d’une part le sondé, comme souvent, n’avait pas osé dire ce qu’il pensait réellement, d’autre part Patrice Dard, chargé de fournir la documentation, préférait user son temps à vivre ses vingt-cinq ans. Résultat : un public très vite boudeur et un auteur qui se retrouvait seul à bord.

Grâce à quatre petites séries qui tenteront de s’accrocher à Vic St Val, « Espiomatic » atteindra tout de même 102 titres et ne s’arrêtera qu’en 1979, époque où, de toute manière, on l’a dit, le genre s’essouffle sérieusement. Restent deux courtes tentatives – en dehors de deux brèves collections de rééditions : « Bruce » et « James Bond ». L’une confiée à Claude Rank qui proposera « L’Axe », en 1978, une collection de 13 titres qui cessera de paraître en 1982. Le thème : une organisation, sorte de CIA française, chargée de missions quasi impossibles. L’autre liée à la volonté du Fleuve de faire renaître l’espionnage de ses cendres : « Secret Défense » dont l’unique rédacteur sera Baudoin Chailley (alias Piet Legay) et qui n’aura que 9 titres, en 1990 et 1991. Aventures bien classiques d’un agent de la DGSE confronté aux problèmes de politique internationale intéressant la France. Contradictions La collection « Espionnage » a cette particularité par rapport aux autres collections du Fleuve de reposer presque exclusivement sur un personnage central. Chaque auteur a le sien – plus rarement plusieurs. Mais, que l’on prenne OSS 117 ou Coplan à leurs débuts, l’affaire est claire : le “monde libre” doit se défendre contre toutes les attaques dont le menace le totalitarisme. Certes celui-ci peut être représenté par une résurgence du nazisme qui vient juste d’être anéanti et que l’on est en train de juger au procès de Nuremberg. Hubert Bonnisseur de la Bath luimême aura affaire à des cercles œuvrant pour cette résurgence (OSS 117 et Force noire). De son côté, le général Lemoine, héros de Pierre Nemours, agent français, ancien résistant, reste très vigilant à l’égard de tous les mouvements fascistes. Mais il est une exception. Bien évidemment, le danger désormais vient surtout de l’Est communiste. Et les braves agents français ou américains vont lutter au corps à corps avec les sinistres créatures du KGB ou des services chinois. L’antagonisme est

brutal, total et sans nuances : tous les moyens sont bons et seul l’objectif compte. Quand arrive l’heure de la Guerre d’Algérie, les passions sont loin d’être retombées. Ainsi Coplan s’en prend-il aux “porteurs de valise”, alliés du FLN. Et, pour leur “couper les vivres”, il n’hésite pas à se rendre à Gibraltar afin d’éliminer le juif qui les alimente ! Interrogé sur ce livre, l’auteur nous confirme seulement qu’il était très anti-communiste à l’époque. Par parenthèse, remarquons que Coplan, qui est le plus célèbre de tous les personnages de la collection est le prototype de l’agent secret “à la française”. Ingénieur mais colonel dans l’armée, athlète complet et séducteur invétéré, il est non seulement l’homme d’action capable d’affronter tous les dangers et de résister à tous les chocs, mais encore l’homme de réflexion capable de dénouer les fils d’une intrigue et de guider ses chefs dans les décisions qui restent à prendre. Les motivations des différents héros présents dans la collection peuvent varier. Paul Gaunce, créé par Serge Laforest, est le chef d’une famille totalement impliquée dans les services secrets ; pour lui et les siens, la fidélité au pays et aux principes suffit à justifier l’action pour la CIA. Jusqu’à le transformer en briseur de grève (Gaunce et les longs couteaux) ! Le Calone d’Alain Page est un aventurier qui se contente de fournir un travail bien fait, sans s’impliquer réellement au plan moral. Alex Glenne, créé par M.-G. Braun, est, lui, un modèle de guerrier, prototype de la brute au grand cœur, fraternel dans le combat – jusqu’à coopérer avec un agent soviétique contre de dangereux Chinois (Horizon rouge), ce qui valut un fort courrier contestataire à son auteur ! Mr Suzuki, le héros de Jean-Pierre Conty, est d’origine nippo-américaine. Fidèle à son pays et à ses objectifs, il emploie pour les servir les qualités qu’il a héritées de l’Orient. De même, Gunther dit Face d’Ange, créé par Adam Saint-Moore, s’il représente l’archétype du blond aryen, n’en collabore pas moins étroitement avec un Constantin Bassowitch dit Basso, rusé levantin qui est son antithèse physique et culturelle. Tous deux, moins convaincus sans doute que Suzuki, n’en considèrent pas moins la société américaine comme un juste compromis social et politique.

Le soutien inconditionnel à la défense de l’Occident n’interdit pas la critique du fonctionnement des pays dits démocratiques. Paul Bonder, créé par André Caroff, qui a épousé une Russe transfuge du KGB et se fait aider d’un Japonais, finit par tenir des propos virulents sur la corruption et le racisme aux États-Unis et quitte la CIA pour un service plus restreint et moins compromis. Frank Warden, l’agent de Dan Dastier, conteste de plus en plus la politique extérieure américaine. Et il décide lui aussi de quitter la CIA qu’il continuera toutefois de servir à titre contractuel. Jonathan Kern, créé par Marc Revest, joue plus sur le registre du désenchantement. Très cultivé, il est souvent fort critique à l’égard d’une CIA qu’il continue pourtant de servir, comme un vieux soldat de fortune. Certains auteurs prennent leurs distances en n’impliquant pas directement leur héros dans les problèmes d’actualité les plus “chauds”. Ainsi F.H. Ribes envoie-t-il souvent Lecomte dans des missions fort classiques et conventionnelles. Et le héros est à la fois une véritable brute et un pianiste de talent ! L’espion est parfois un agent modeste, tel Franckie Matthews dit Matt, créé par François Chabrey, ancien militaire qui devient un professionnel consciencieux mais servile, opérant au sein du CUSI, service proche du Président. Claude Rank, quant à lui, a toujours œuvré dans le réalisme. Ayant réellement travaillé avec les services secrets à la fin de la guerre et possédant une grande documentation sur tout ce qui touche au Renseignement, Rank finit par créer une série à l’intérieur de la collection « Espionnage » : « Le Monde en marche ». La Force M est composée de sept membres qui viennent d’horizons différents mais respectent l’esprit de famille. Leur chef, Éric Prince est un colonel, ancien d’Indochine et d’Algérie. Les trois mobiles qui les animent sont la défense de la France, le développement de sa puissance économique et son indépendance énergétique. Tout ceci pouvant s’appuyer parfois sur un atlantisme bon teint.

Mais là où l’idéologie de la droite française nationaliste se fait le plus jour chez Rank, c’est dans ces quelques pages insérées au beau milieu de ses romans, au lendemain de l’élection présidentielle de 1981. Intitulées Les positions de Foulamer, elles sont définies ainsi par l’auteur, dans le no 1681 (octobre 1982) : « À chaque ouvrage dorénavant, l’auteur exposera respectueusement les positions (politiques) du président Foulamer (chef d’État de la Bolchogaullie), au gré de l’actualité, et en intermède. » Face à ce climat qui imprègne la quasi-totalité de la production du Fleuve Noir et qui n’évoluera pas de façon significative, un homme se lance dans la contre-offensive : il s’agit de G.-J. Arnaud, qui, sans être un militant de gauche, prône l’humanisme et cesse de s’aveugler sur l’antagonisme simplificateur du roman d’espionnage. Lui qui a participé au courant (qu’on lise Le Commander prend la piste), décide de “tuer” l’agent secret et de proposer désormais un personnage d’enquêteur parlementaire américain, plus enclin à s’en prendre aux dérives de l’Occident qu’aux “crimes d’en face”. Cela lui vaudra parfois des réprimandes, voire des menaces ; lorsque, par exemple, il publiera Israël, ô Israël !, roman dénonçant les exactions des colons juifs extrémistes. Cette entreprise très intéressante de renversement des concepts de l’espionnage littéraire de série est bien plus importante que les tentatives sympathiques mais fort limitées de dévoiement du genre, opérées tardivement par la “jeune garde” du Fleuve. Ce qu’il en reste De tous les genres de l’autre-littérature, l’espionnage est le plus éphémère et le moins destiné à la postérité. Dès lors qu’il ne s’inscrit pas dans la “grande littérature” en devenant un roman de la personnalité dans la pure tradition britannique des Ambler, Le Carré ou Deighton, il reste un récit imaginaire basé sur l’actualité du moment. Vite fait, vite lu, vite oublié… C’est le précepte général auquel ne viennent se heurter que de fort rares exceptions. Qu’importe ! La vocation du Fleuve Noir n’est pas celle de Gallimard et sa force aura été de donner à lire,

pendant près de 40 ans, des centaines d’histoires attendues par un public avide. Car les chiffres sont là, sujets à caution peut-être, mais pas tant que cela. En 1965, soit 15 ans après sa création, dans le bulletin de la maison, les responsables du Fleuve Noir lâchent ces fameux chiffres : si Frédéric Dard a vendu près de 4 millions d’exemplaires et son double San-Antonio, plus de 11 millions, Kenny, pour sa part, n’est pas loin des 16 millions. Pour la seule collection « Espionnage », Serge Laforest atteint 6,5 millions (10 en tout). Claude Rank, 6 millions (pour 9 en tout). M.-G. Braun dépasse 5 millions (sur 8,5). Adam Saint-Moore dépasse les 5 millions (sur 8 en tout). L’espionnage a donc été un véritable phénomène littéraire des années de la Guerre froide. Phénomène littéraire imputable, pour l’essentiel, à la collection « Espionnage » du Fleuve Noir.

L’espion qui venait du Fleuve Alain Page Auteur, sous ce pseudonyme, devenu peu à peu son véritable nom, de près de cent romans au Fleuve Noir, Alain Page est aussi journaliste, auteur radiophonique, scénariste de cinéma et de télévision. On lui doit des bestsellers comme La Piscine et Tchao Pantin dont les adaptations cinématographiques ont eu le succès que l’on sait. Il apporte ici son point de vue d’auteur, sur la collection « Espionnage » dans laquelle il a publié quarante et un titres. Caïn jalousait Abel. Donc Caïn épiait Abel. Caïn est probablement le premier espion que la Terre a porté. Puis Caïn fut, à son tour, observé par cet œil qui était dans la tombe. Et l’Œil (alias le Vieux) fut, par voie de conséquence, le premier Chef à vouloir tout savoir, tout entendre, tout manipuler. Quelques millénaires passèrent où, au hasard des guerres et des intrigues, autres espions, Frégoli de l’ombre, caméléons de la nuit, au sexe parfois incertain, sautèrent des frontières qui n’existaient pas encore pour mieux voler et négocier des secrets qui n’appartenaient souvent qu’à Pulcinella. Les choses sérieuses commencent avec l’industrialisation de la planète. Les enjeux sont alors autrement importants comme peuvent l’être, à l’échelle industrielle elles aussi, c’est-à-dire massives, les destructions prétendument nécessaires des lieux et des personnes. Mais pour mieux détruire l’autre, faut-il encore connaître non seulement ses points faibles mais aussi son potentiel de destruction afin de l’éliminer ou de le détourner à son profit. On l’a compris, l’espionnage s’industrialise à son tour.

Des Bureaux naissent, Premier ou Deuxième. Des Services font appel à l’intelligence (Renseignement en français). Des CIA et autres KGB s’affrontent. La Terre est leur territoire. Les damnés de celle-ci subissent. La littérature ne peut faire autrement que de s’emparer du genre. L’ennemi de l’ombre, du fond de sa nuit noire, fait passer des nuits blanches au lecteur qui frissonne en ayant l’impression de pénétrer par la porte des Services, dans le secret des Vieux. Les guerres permettent aux systèmes de se perfectionner et aux Mata-Hari d’antan succèdent de terrifiantes mécaniques qui dézinguent tout ce qui bouge au nom d’une faucille, d’une poignée d’étoiles ou de trois couleurs qui claquent au vent. Il s’agit de défendre des choses majuscules comme la Liberté, l’Égalité dans une Fraternité qui alimente les champs de bataille avant de remplir les cimetières. Et puis, un jour, il faut bien faire la paix. Heureusement, les grands principes ont triomphé. Alors, heureux ? C’est mal connaître cette vieille logique du, si tu veux la paix, prépare la guerre, alibi et prétexte pour continuer à aller farfouiller dans les petits secrets des autres, chacun de ces autres préparant des petits secrets propres à sauter à la gueule des autres autres. On se serre la paluche à l’ONU mais on s’étripe sur le terrain. C’est l’espionnage en temps de paix. L’après Seconde Guerre mondiale voit ainsi, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, se développer ces officines d’État qui prolifèrent comme des cellules au point de devenir, parfois, un véritable État dans l’État. Des hommes (et des femmes) qui échappent aux lois du commun des mortels (enfin de ceux qui survivent) parcourent le monde sous diverses identités, agents parfois doubles, voire triples, presque toujours troubles. Quelle mine pour la littérature. C’est ainsi que dans les années cinquante sort d’un Fleuve aux eaux sombres une cohorte d’individus bizarres (plus communément appelés auteurs) qui, après avoir bien observé cette évolution, prétendent détenir des secrets auxquels le vulgum pecus n’a pas accès. Et, inconscients, ils osent vouloir les partager

avec ces peuples qui apprennent sans grande surprise qu’on les tient dans l’ignorance la plus totale quand on ne leur bourre pas le mou. Un genre différent sinon nouveau vient de naître : le roman d’espionnage moderne. Sur le papier, les Services Secrets s’épanouissent et les Vieux se multiplient. L’œil est partout et pas seulement à Moscou. Des armées clandestines s’affrontent, ignorant les frontières, les règles communes et plus généralement tout ce qui pourrait les détourner, sinon du droit chemin, du moins de celui qu’ils se sont tracé ou qu’on leur a tracé et qui n’est pas forcément le chemin du Droit. Des héros récurrents symbolisent ces guerres qui ne s’avouent pas. Guerres idéologiques, économiques, politiques. Nouveaux défenseurs d’une Vérité qui change selon les camps et où même les points cardinaux s’affrontent. De cette littérature nouvelle, moderne, sort comme une explication parallèle de l’état du monde et de ceux qui prétendent le régir sinon le contrôler. Car les auteurs de ces romans d’espionnage – sans se sentir pour autant investis d’une mission, n’exagérons pas – en s’immergeant, entre autres, dans les articles de revues en tous genres (Revue de la Défense Nationale, revues scientifiques, suppléments politiques de quotidiens ou de mensuels, etc.) concoctent, à travers des masses d’informations, de subtiles alchimies, des synthèses d’où sortent des thèses, des vérités qui, si elles ne sont pas forcément bonnes à dire, sont, par contre, toujours bonnes à lire. Et le public suit. L’homme de la rue se précipite sur ce supplément d’information où il a l’impression de trouver l’explication qu’on lui cache à propos d’une bombe atomique disparue, d’un débarquement insulaire avorté ou de l’assassinat d’un grand de ce monde. Il suit car il commence à deviner que ce qu’on n’appelle pas encore les médias (ces médias alors trop souvent à la botte d’un pouvoir) ne sont pas forcément porteurs de cette vérité à laquelle tout homme qui a des droits peut prétendre. La propension que le public a à fantasmer devant ce qui lui échappe (voir comment naît et s’alimente une rumeur) fait le reste. Et puis, parfois l’auteur vise juste, anticipe l’événement. Car les auteurs vont sur le terrain quand ce n’est pas le terrain qui vient jusqu’à eux. Je me souviens, en tant qu’auteur de l’époque, avoir reçu (à titre

documentaire, à titre de propagande ou bien à titre de supposé sympathisant ?) un manuel de la guérilla urbaine polycopié au fin fond d’une quelconque officine révolutionnaire ou bien encore d’avoir été contacté par un savant qui prétendait que l’État le persécutait et qui voulait me fournir des informations inédites sur la manipulation des masses par des images subliminales, thème que j’avais utilisé dans un de mes romans. Un authentique agent de renseignement que j’avais eu aussi l’occasion de rencontrer et qui était un grand amateur de ces romans d’espionnage (je lui dois quelques infos inédites) loin de rire de ce qu’il lisait m’affirmait que le monde de l’espionnage était encore pire et bien au-delà de ce qu’on pouvait tous imaginer. Malheureusement, il s’arrêtait toujours avant de définitives révélations et se contentait de conclure en soupirant : ah, si tu savais, si tu savais. Comme je n’ai jamais su tout ce qu’il savait, je l’ai imaginé. À travers les événements politiques de cette époque ô combien riche, une question se posait. Cet auteur qui se penchait sur le sort des nations et de leurs peuples devait-il ou non prendre parti ou du moins marquer quelque préférence pour tel ou tel bloc ou pour tel ou tel clan au pouvoir ou dans l’opposition ? Le roman est un divertissement et comme l’a répondu un jour Prévert, pour les messages, il y a la Poste. Mais lorsqu’on traite une matière aussi sensible que la politique intérieure ou internationale, il est bien difficile d’être parfaitement objectif. Et si l’on veut bien décoder les divers auteurs de l’époque, on y trouvera des préférences, des sensibilités, voire des options bien différentes. On peut néanmoins avancer que ce genre tirait plus à hue qu’à dia. Dans cette dangereuse après-guerre, à la toute fin des années cinquante, l’engouement du public (de quelque bord politique qu’il fût) pour ces romans d’espionnage connut une croissance soudaine. Comme si un événement politique de première importance avait marqué cette période de l’Histoire. Effectivement, un événement majeur surgit en France en 58. De Gaulle revient au pouvoir. Souvent l’art de la tribune se confond avec celui de la scène. Ne s’agit-il pas, dans les deux cas, de convaincre et de séduire ? En ce sens, De Gaulle était un grand dramaturge.

Et aussi un grand comédien auquel d’autres rôles de premier plan (Khrouchtchev, Nixon, Castro, Mao) donnèrent une réplique de haut niveau. Mettant le monde en scène avec un sens aigu de la réplique qui tue, il a fait d’un peuple un public haletant qui suivait sa politique comme un feuilleton. Du Vietnam au Canada, il allait, imprévisible, de petite phrase en petite phrase. Il ne nous restait plus, nous les auteurs comblés, qu’à mettre en forme tous ces thèmes à résonance internationale qu’il nous fournissait afin d’éclairer les masses en attente (voire en manque) sur les arcanes obscurs de sa politique. On objectera que la Guerre froide et les affrontements sans merci de l’Ouest et de l’Est, sont peut-être aussi à l’origine de cet engouement pour l’espionnage et que les événements de mai 68 ont marqué un tournant dans l’approche de la politique par le grand public. On ne peut l’ignorer. Mais si l’on s’en tient aux dates généralement retenues, la Guerre froide a officiellement commencé en 46 pour se terminer en 63. Or le genre « Espionnage » a surtout connu une vogue sans précédent, entre la fin des fifties et le début des seventies, où commence la décrue. Globalement, entre le retour de De Gaulle au pouvoir et l’époque de sa disparition. Au FLEUVE NOIR, initiateur et principal fournisseur du genre, les tirages sont alors montés jusqu’à des cent mille exemplaires. Merci, mon Général. Aujourd’hui, le monde a les agents qu’il mérite. Des apprentis sorciers, maffieux voleurs d’ogives, minables trafiquants de plutonium ou maladroits qui ne savent saboter le moindre rafiot sans se faire prendre, mettent le monde en danger sans contrepartie. OSS 117 a raccroché, Coplan ne répond plus et Calone s’emmerde quelque part devant son Radom Vis devenu pièce de collection. Quand on ne sait plus qui sont les méchants, on ne sait pas non plus qui sont les bons. Si tant est qu’il y en ait. Quel metteur en scène génial de la scène politique apportera de nouveau à cette planète, que gèrent actuellement de médiocres prestataires qui ne savent même pas soigner sinon prévenir ses multiples plaies, un peu de ce vrai désordre

dans ce que le Vieux susnommé appelait la chienlit mais au sein duquel on appelait un méchant un méchant et les autres des fripons ? Car, à l’inverse du polar, dans le roman d’espionnage, il n’y a pas d’innocents. À l’exception de l’auteur, peut-être. Et encore.

La Science-Fiction au Fleuve Noir Roland C. Wagner Né à Bab-el-Oued en 1960, venu en France en 1962, il se met à écrire à l’âge de dix ans, publie sa première nouvelle dans Futur en 1981 et son premier roman au Fleuve Noir en 1987. Avec, à ce jour, quarante romans à son actif, il parvient quoique difficilement, à vivre de sa plume. Il vient de publier Tekrock, quatrième volet de sa saga Les Futurs Mystères de Paris qui associe science-fiction et polar et a été couronnée par de nombreux prix. Lancée en 1951, « Anticipation » s’est arrêtée en 1997 après avoir publié deux mille deux titres – un record pour ce type de collection – dont plus des neuf dixièmes ont été signés par des auteurs de langue française. Cette longue histoire peut être divisée en cinq périodes qui toutes, sauf la première, s’étendent sur une dizaine d’années. Bien que les transitions de l’une à l’autre soient progressives, un titre symbolique a été chaque fois choisi pour marquer le changement. Période archaïque (1951-1957) La collection démarre avec la saga des Conquérants de l’Univers, de Richard-Bessière, qui tisse le lien avec l’anticipation scientifique d’avantguerre [1]. On voit ensuite apparaître Jimmy Guieu, Jean-Gaston Vandel et l’anglais Vargo Statten [2]. À eux quatre, ces auteurs signent soixante-cinq des soixante-dix-sept titres de cette première période. Ils sont rejoints en cours de route par B. R. Bruss et M.-A. Rayjean, et épaulés par huit AngloSaxons, parmi lesquels Arthur C. Clarke, Isaac Asimov – sous le pseudonyme de Paul French –, Murray Leinster et John Wyndham. Sauf dans le cas de Statten, il semblerait que les traductions aient été utilisées

pour boucher des trous dans le programme de publication, pratique qui sera conservée jusqu’à la fin de la période suivante. Ce n’est pas innocemment que le terme “archaïque” a été choisi pour désigner ces premières années de tâtonnements ; la plupart des titres publiés sont en effet difficilement lisibles aujourd’hui, tant à cause de thématiques datées que d’une écriture pour le moins désuète. Le plus moderne est sans doute Vandel, dont Départ pour l’avenir décrit une Terre ravagée par la pollution radioactive. Pour ses confrères, la modernité se limite à mettre quelques soucoupes volantes dans le décor. Introduit par Guieu, qui publie hors collection deux ouvrages consacrés au phénomène OVNI [3], ce thème sera à tel point repris qu’il constituera jusqu’à la fin des années 70 une véritable tarte à la crème de la collection. Le troisième Bocal, no 77 et dernier roman de Vandel, qui abandonne la SF pour la sphère plus lucrative de l’espionnage, marque la fin de cette première époque. Période antique (1957-1967) Quel meilleur point de repère choisir que Retour à “O”, premier roman de Stefan Wul, pour marquer le début de la transformation qui va s’opérer au sein d’« Anticipation » ? L’influence de cet auteur ne saurait certes expliquer à elle seule la prépondérance que va prendre le space opéra au cours de cette deuxième période, mais il est certain que le succès de livres comme Rayons pour Sidar ou L’Orphelin de Perdide a eu un effet sur le contenu de la collection ; ainsi, lorsque Guieu crée Blade et Baker en 1959, il le fait sur la demande d’Armand de Caro. Cent quatre-vingt-cinq titres, sur les deux cent trente-neuf que compte la période, sont l’œuvre de six auteurs : Maurice Limat et Peter Randa sont venus prêter main-forte à Richard-Bessière, Guieu, Bruss et Rayjean. Le premier est un transfuge des fascicules d’avant-guerre, et le second un

auteur maison dont la production considérable ne sera interrompue que par son décès à la fin des années 70. D’autres nouveaux venus moins prolifiques, comme Kurt Steiner [4] ou Gilles d’Argyre [5], publient quelques-unes des œuvres les plus marquantes de ces dix années, tandis que Kemmel [6] ne livre que deux livres médiocres. En 1966, avec le changement progressif de présentation et le passage de deux à trois titres par mois, apparaissent Pierre Barbet et J. & D. Le May, suivis de Francis Carsac – dont La Vermine du lion sera le seul roman publié au Fleuve Noir [7]. Avec des auteurs comme Leigh Brackett, E. C. Tubb, Poul Anderson, A.E. Van Vogt ou Bertram Chandler, les romans anglo-saxons continuent à servir de bouche-trous. L’arrivée de la saga allemande « Perry Rhodan » sonnera leur glas. L’Astronef pirate, no 314 et ultime traduction de l’anglais, marque la fin de cette période, durant laquelle le space opéra s’est imposé comme principal motif au sein de la collection. Période classique (1967-1979) De trois titres par mois, le rythme de publication passe à quatre, cinq, six, puis sept en l’espace de quelques années. À chaque accroissement du nombre de titres correspond bien évidemment l’arrivée de nouveaux auteurs. Si certains, comme Gérard Marcy, Pierre Courcel, Yann Menez, Vincent Gallaix ou Chris Burger, ne publient que trois ou quatre romans, d’autres deviendront des piliers de la collection, apportant leur contribution au multivers [8] consensuel développé par l’ensemble des auteurs d’« Anticipation ». Les six gros producteurs signalés plus haut sont responsables de deux cent cinq volumes sur les six cent trente de cette période, tandis que leurs successeurs en signent deux cent quarante-trois – deux cent quatre-vingt-quatre si l’on inclut « Perry Rhodan ». Outre Barbet et Le May, ils ont pour noms Georges Murcie, Robert Clauzel, Paul Béra, Daniel Piret, Dan Dastier, Jan de Fast ou encore Gabriel Jan. André Caroff et

Jacques Hoven, transfuges d’autres collections du Fleuve Noir, viennent épisodiquement leur prêter main-forte. Outre le space opéra, qui demeure en position dominante durant toute la période, on constate que les thèmes soucoupistes et hétéroclites reprennent de la vigueur. Sans doute faut-il voir là l’influence des livres de Robert Charroux et d’Erich von Däniken. Parallèlement, on assiste à l’entrée en scène de la modernité, tout d’abord en catimini, avec le subtil Louis Thirion, Alphonse Brutsche [9] et G.-J. Arnaud, puis en force lorsque Pierre Suragne [10] déboule comme un météore en 1972. Pourtant, à l’exception de Jean Mazarin [11] et, dans une moindre mesure, de Christopher Stork et de G. Morris, les nouveaux auteurs qui apparaissent vers la fin de la période demeurent plutôt classiques. Ils ont pour noms J.-P. Garen, P.-J. Hérault, Gilles Thomas, Piet Legay ou encore Frank Dartal. Comme si cela ne suffisait pas, le rôle de boucher les trous dans un programme, rappelons-le, de sept titres par mois, est dévolu à une nouvelle série allemande signée K.-H. Scheer – « D.A.S. », qui sera loin de connaître le succès de « Perry Rhodan ». Cette multiplication des titres et, de fait, des auteurs, érode peu à peu l’aspect unitaire de la collection – une tendance qui ne fera que s’amplifier au cours de la période suivante. En parallèle, Patrick Siry, qui remplace peu à peu François Richard, premier directeur d’« Anticipation », lance une collection intitulée « Superluxe », divisée en deux sous-séries : « Horizons de l’Au-Delà », consacrée à des textes fantastiques ou d’épouvante, et « Lendemains retrouvés ». À un programme d’inédits de Le May, Suragne, Brutsche ou encore Menez ne tardera pas à succéder une politique de réédition du fonds « Anticipation » : Richard-Bessière, Vandel, Wul, Limat, etc. Ces années s’achèvent comme elles avaient commencé : par un roman de Kurt Steiner – son dernier inédit dans la collection. G.-J. Arnaud et la science-fiction G.-J. Arnaud s’essaye pour la première fois à la SF au début des années 70, avec La grande Séparation, dont les héros, originaires de Mara, une planète coupée du reste de la civilisation, cherchent le chemin de la Terre. Cette trilogie vient de s’enrichir presque trente ans plus tard d’un quatrième titre, encore inédit. À la fin de la

décennie, Arnaud entame « La Compagnie des glaces » : situés sur une Terre en proie à un hiver nucléaire, où le rail est devenu le principal – et quasiment le seul – mode de déplacement, les soixante-deux volumes de cette série forment un énorme roman-feuilleton aux innombrables situations et personnages qui a obtenu Le Grand Prix de l’imaginaire en 1982. « Les Chroniques glaciaires », en cours de publication, en constituent le prologue.

Période moderne (1979-1988) Cette période chaotique s’ouvre avec Les Îles de la Lune, premier roman de Michel Jeury dans la collection. C’est une véritable révolution, car si des auteurs connus par ailleurs ont déjà publié au Fleuve Noir, ils ont toujours pris un pseudonyme [12]. L’arrivée de Jeury symbolise une ouverture qui se traduit rapidement par l’apparition de gens comme Joël Houssin, Daniel Walther ou Serge Brussolo. La barrière qui séparait jusqu’ici « Anticipation » du reste de la production SF française perd de son étanchéité, et finira par disparaître totalement. Une autre caractéristique de cette époque est un effacement progressif des plus anciens piliers de la collection – de Richard-Bessière à Le May ; ils ne publient que cent trente-deux titres (Perry Rhodan compris) sur sept cent six. Ce sont désormais leurs confrères apparus durant la période classique – de Thirion à Morris – qui font figure de gros producteurs : les douze auteurs les plus productifs parmi eux signent en effet aux alentours de trois cents titres. Ils sont épaulés, outre le quatuor du paragraphe précédent, par Michel Pagel, Philippe Randa – qui remplace son père au pied levé –, Hugues Douriaux, Alain Paris (seul ou en collaboration avec Jean-Pierre Fontana) et Pierre Pelot, qui publient environ cent trente livres. Le reste est l’œuvre d’une myriade d’auteurs, parmi lesquels on peut relever les noms d’Adam St-Moore, Michel Honaker, Jacques Mondoloni, Dominique Douay, Francis Berthelot, Claude Ecken, Pierre Bameul, Gérard Delteil, Bruno Lecigne (seul ou en collaboration avec Sylviane Corgiat), Richard Canal,

Joëlle Wintrebert, Roland C. Wagner, Jean-Claude Dunyach, Jean-Marc Ligny ou Yves Frémion… Au total, l’aficionado de la collection voit défiler soixante-quinze signatures – contre quarante lors de la période précédente, à peine moins productive quantitativement. Cet éparpillement de la production se fait aussi sentir sur le plan thématique. Le space opéra cède du terrain face aux romans postcataclysmiques [13] ou situés dans des futurs proches à dominante urbaine, comme ceux de Houssin ou de Mazarin. La fantasy, qui n’avait jusque-là guère été pratiquée que par Pierre Barbet et Gilles Thomas, commence également à prendre de l’importance. Au début des années 80, quelques titres paraissent hors collection et en grand format, parmi lesquels Les Vautours de Joël Houssin, mais cette expérience restera sans lendemain. La collection « Hard 2004 », lancée au début des années 80, s’arrête au bout de quelques titres. « Les Best-Sellers de la SF » – où l’on trouve pêle-mêle auteurs anglo-saxons et des pays de l’Est – durera un peu plus longtemps, pour finalement s’interrompre au milieu de la décennie, au même moment que « Lendemains retrouvés ». Tout à la fin de la période, une collection de rééditions, « Les Maîtres Français de la Science-Fiction », est confiée à Jimmy Guieu, dont « Les Chevaliers de lumière » ont également droit à une série indépendante. Tout comme « La Compagnie des glaces » et « Perry Rhodan » que l’on extrait de la collection. La Sylve sanguinaire, dernier titre de la saga allemande publié en « Anticipation », marque de fait la fin de toute une ère. Période contemporaine (1988-1997) Cette période commence avec une nouvelle révolution : la réédition sous un nouveau numéro de catalogue d’un roman déjà paru dans la collection : Les Hommes marqués, de Gilles Thomas. Il y avait bien eu jusque-là quelques réimpressions exceptionnelles, ainsi que des reprises de titres parus chez d’autres éditeurs, mais pour l’habitué de la collection, tout nouveau numéro signifiait un nouveau livre. Cette époque est révolue. Désormais dirigée par Nicole Hibert – après un bref intérim de Suzanne Beaufils –, « Anticipation » se réédite elle-même. Le nombre de titres mensuels, qui a été abaissé à six à

la fin de la période précédente, passe à cinq, puis à quatre, avant de tomber à deux pendant les dernières années. Les “grands anciens” ont tous disparu. Pierre Barbet est le seul auteur apparu avant 1967 à figurer au catalogue de cette période avec des inédits – et encore n’y en a-t-il que deux. Les gros producteurs issus des périodes classique et moderne signent quant à eux cent cinquante titres environ sur trois cent cinquante-deux. Ils sont assistés par Laurent Genefort, Bertrand Passegué, Ayerdhal et Alain le Bussy qui publient, à eux quatre, cinquante et un volumes. Le reste du catalogue est constitué d’une bonne trentaine de rééditions – en majorité d’anciens « Anticipation » [14] – et de cent vingt . inédits, que se répartissent une cinquantaine d’auteurs. Dans l’année qui suit l’arrivée de Philippe Hupp à la direction d’« Anticipation », celle-ci éclate en cinq sous-séries : « Métal », « Space », « Legend », « Panik » et « Delirius ». Ces deux dernières, consacrées à l’horreur et à la SF parodique, disparaissent après une poignée de titres. Peu de temps avant la fin de la collection, une nouvelle subdivision fait son apparition : « Polar-SF », dirigée par Jean-Claude Mallé. Signalons enfin, dernière curiosité, que les deux ultimes volumes sont publiés sous la direction de Daniel Riche, qui reprend « Métal » après le départ de Hupp. On assiste au cours de cette période à un recentrage de la collection autour du space opéra et de la fantasy, légendaire ou post-cataclysmique ; tous les gros producteurs pratiquent majoritairement l’un ou l’autre de ces deux genres. Le cyberpunk, entré en « Anticipation » dès 1985 avec L’Univers en pièce de Claude Ecken, fournit également un cadre de référence où certains auteurs se sentent à l’aise, de même que le mélange très à la mode de SF et de roman noir, puisqu’on en trouve aussi bien en « Métal » qu’en « Polar-SF ». Ces tendances se prolongeront au sein de la collection « SF Fleuve Noir », divisée en six sous-séries – « Zone Rouge » et « Mystère » venant rejoindre celles héritées d’« Anticipation ». En dépit du changement

de nom et de maquette, de l’arrivée de plusieurs directeurs (Marie-Claire Boucault pour « Space », Marc Duveau pour « Legend ») et d’une nouvelle numérotation, cette collection, aujourd’hui suspendue, ne marque pas vraiment de rupture avec « Anticipation » : on y retrouve globalement les mêmes auteurs, et une proportion quasiment identique de nouvelles têtes. À côté de « La Compagnie des glaces » et de « Perry Rhodan », le Fleuve Noir lance progressivement de nouvelles collections au cours des années 90. Il s’agit surtout de traductions : romans tirés de jeux de rôles comme « Les Royaumes oubliés » ou « Ravenloft », ou de séries télévisées comme « StarTrek ». Sur la fin de la période apparaît une politique de trade paperbacks, qui possède l’originalité de ne pas s’appuyer uniquement sur des romans, mais aussi sur des anthologies originales francophones – un domaine que le Fleuve Noir n’avait jamais exploré. Aucune présentation d’« Anticipation » ne serait complète sans un hommage à ses illustrateurs, et notamment à René Brantonne, dont les couvertures merveilleusement naïves ont mis en valeur plus de cinq cents titres, ainsi qu’à Gaston de Sainte-Croix, qui a su assurer l’intérim à la charnière des périodes antique et classique. À la fin des années 70, la politique d’un illustrateur unique fut abandonnée au profit de couvertures anglo-saxonnes, dont le choix n’a pas toujours été très heureux. Le retour des illustrations originales, dix ans plus tard, correspond grosso modo au début de la période contemporaine, avec de jeunes artistes comme Mandy, Kervevan ou Francescano, pour n’en citer que trois parmi les plus talentueux.

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Il s’agit d’un démarquage flagrant des Aventuriers du Ciel, feuilleton publié dans les années 30 par « Raymond de Nizerolles ». Pseudonyme de John Russell Fearn. Les Soucoupes volantes viennent d’un autre monde et Black-out sur les soucoupes volantes. Pseudonyme d’André Ruellan. Pseudonyme de Gérard Klein. Pseudonyme de Jean Bommart. Carsac disait qu’il préférait être au Fleuve Noir à côté de Richard-Bessière et Jimmy Guieu que chez Denoël à côté de Jacques Sternberg. Ensemble des univers possibles, selon la définition de Moorcock. Pseudonyme de Jean-Pierre Andrevon. Pseudonyme de Pierre Pelot. Pseudonyme d’Emmanuel Errer. Les contrats du Fleuve Noir exigeaient l’exclusivité du nom ou pseudonyme employé. Cette pratique tombera peu à peu en désuétude au cours des années 80. Le premier volume de « La Compagnie des glaces » paraît en 1979. Dont toute l’œuvre de Gilles Thomas/Julia Verlanger ; son roman Les Ratés connaîtra même trois éditions sous trois numéros différents.

Encart publicitaire paru dans Détective du 21 septembre 1967.

La collection « Angoisse », une école du fantastique populaire Robert Bonaccorsi Spécialisé dans la recherche sur la littérature de grande diffusion, il fonde en 1983 un centre d’études et publie les Cahiers pour la Littérature Populaire auxquels il contribue par des études et des interviews (dont celle de G.-J. Arnaud que l’on peut lire page 106). La création de la collection « Angoisse » en 1954 intervient au moment où ses jeunes aînées (« Spécial-Police », 1949, « Espionnage », 1950, « Anticipation », 1951) connaissent un succès grandissant. Le lancement de la collection « L’Aventurier » l’année suivante complétera le dispositif et établira pour une longue période le socle éditorial du Fleuve Noir. Un texte de présentation précise les intentions de l’éditeur : « Dans tous les romans de la collection “Angoisse” le lecteur trouvera l’action, l’atmosphère, le mystère, le suspense haletant qui lui ont fait aimer les collections policières et d’espionnage ; mais, de plus, il sera plongé dans un climat de peur, d’angoisse et d’épouvante qui lui feront vivre des heures sensationnelles. [15] » Son lancement répond à un besoin de diversification qui s’explique en partie par l’échec de la collection « Western » et témoigne d’un certain courage dans la mesure où le fantastique reste dans cette période un domaine où le succès est plus qu’incertain. En effet, le premier volume Cimetière de l’Effroi de Donald Wandrei est publié au moment où la collection « Épouvante » des éditions Jacquier est en train de s’éteindre.

L’Arabesque lance « Frayeurs » (cinq romans entre 1954 et 1955), La Corne d’Or « Épouvante » (sept titres jusqu’en 1955) et Edica propose sous le même intitulé un seul et unique volume (1954). Robert Laffont effectuera une dernière tentative en 1956 avec la collection « L’Étrange » qui s’interrompra après quatre parutions. Seule la collection du Fleuve Noir allait s’installer durablement et devenir, en deux cent soixante et un romans, l’une des expériences les plus stimulantes de la littérature populaire de la deuxième moitié du siècle. La collection se proposait d’offrir aux lecteurs « les meilleurs auteurs du monde, français, anglais, américains… » En réalité, cinq auteurs non francophones seulement ont répondu à l’appel : Donald Wandrei (U.S.A.), déjà cité, Evangeline Walton, Maison des sorcières (no 3, U.S.A..), David Keller, Désert des Spectres (no 5, USA.), Virginia Lord, Ne Frappez, pas à cette porte (no 12, GB) et Roger Sattler, Hôtel de l’Enfer (no 16, RFA). Dès 1956, la politique traditionnelle du Fleuve Noir privilégiant les auteurs de langue française reprendra pleinement ses droits. En dépit de la complexité des genres et sous-genres abordés, de la diversité des thèmes et de la valeur inégale des textes (certains romans ne sont que des canevas policiers pimentés d’éléments funèbres, d’autres se trouvent quelquefois à la frontière de la science-fiction), une unité se dégage, créant un style « Angoisse » parfaitement identifiable. Un air de famille se retrouve, y compris dans les cycles consacrés aux exploits des génies du mal que sont Madame Atomos (dix-sept romans d’André Caroff), Mephista, dont les méfaits sont décrits en treize épisodes par Maurice Limat, Léonox, monstre des ténèbres (cinq titres signés Paul Béra), sans oublier les nouvelles aventures de Frankenstein dues à la plume de Jean-Claude Carrière (futur scénariste de Luis Buñuel), l’un des utilisateurs du pseudonyme collectif de Benoît Becker aux côtés de Guy Betchel et d’autres. Cette griffe se retrouve plus encore chez les merveilleux “angoisseurs” que sont José-André Lacour, l’un des initiateurs de la collection, qui publia également sous le pseudonyme “maison” de Benoît Becker, Marc Agapit, B.R. Bruss (Roger Blondel chez Gallimard), Kurt Steiner (de son vrai nom André Ruellan), Michel Bernanos (alias Michel Talbert), G.-J. Arnaud qui interviendra tardivement dans la collection avec quatre romans, Alphonse Brutsche

(Jean-Pierre Andrevon), Pierre Suragne (Pierre Pelot), sans oublier le vétéran Maurice Limat qui avait débuté chez Ferenczi en 1935.

Le fantastique instillé par la série « Angoisse » se manifeste le plus souvent au travers de l’aventure personnelle d’un homme ordinaire qui va se trouver confronté aux forces maléfiques, au surnaturel, aux légendes ancestrales. L’univers fantasmagorique qui naît de cette expérience décalée prend une vigueur particulière, en raison même de la banalité du décor d’une France oscillant entre deux Républiques. Les mythes s’inscrivent dans le quotidien du lecteur. La dialectique subtile mise en œuvre dans la littérature sérielle entre contraintes éditoriales et espace(s) de liberté fonctionne ici parfaitement. Kurt Steiner évoquera parfaitement cette ambiguïté créative : « Ce n’était pas seulement une littérature alimentaire. J’avais réellement besoin d’écrire ces histoires, et mon éditeur m’en donnait les moyens en me publiant. On ne gratte pas cinq mille pages de papier si personne ne s’y intéresse. Et quand on le fait, ce n’est pas sans s’y projeter, si peu que ce soit. À cet égard, la collection « Angoisse » est un phénomène étonnant : au contraire des tentatives avortées de 1953 ou 54 chez des éditeurs éphémères, et qui s’orientaient franchement vers le Grand-Guignol, le Fleuve Noir cherchait des manuscrits basés sur une atmosphère plus que sur une série de chocs, avec une trame dont l’interprétation devait pouvoir être double : rationnelle ou fantastique, au choix du lecteur. Cela restait dans la ligne de certains classiques du gothique où l’équivoque favorisait l’explication la plus inquiétante. Cette importance donnée à l’ambiance nécessitait un minimum de soin dans la forme. On ne pouvait pas s’en tirer avec de pleines pages de dialogues écrits à la hâte. [16] » Ce souci littéraire est parfaitement compris et

mis à profit par le Fleuve Noir qui sollicitera à plusieurs reprises des écrivains reconnus et des personnalités afin qu’ils expliquent leur intérêt pour le genre et la collection. Sous le titre La parole est aux angoissables, Mireille Darc, Marie-Laure de Noailles, Jean Paulhan, Pierre Dac se prêteront de bonne grâce au jeu. Tout comme Jean Giono pour qui : « ces romans peuvent égaler tous les autres en qualité purement littéraire. Certains sont souvent meilleurs […] J’aime les romans d’angoisse pour le pathétique » [17]. L’unité d’une collection découle en grande partie de sa présentation. Il y a dans le graphisme, l’énoncé des titres, les prières d’insérer et surtout l’illustration, tous les éléments d’un jugement immédiat, au premier coup d’œil, littéralement à première vue. La collection « Angoisse » possède tout cela dès son premier numéro grâce en grande partie à Michel Gourdon. Le fait même que ce peintre talentueux et prolifique ait illustré la totalité des couvertures donne à la série une homogénéité rare. Tout au long de ses vingt années d’existence, nous sommes en présence d’un Michel Gourdon particulièrement en verve, faisant preuve d’une inspiration constante où la dimension onirique relativise les effets faciles. Visages hallucinés, escaliers disparaissant dans les ténèbres, châteaux en ruines, landes désolées… Michel Gourdon pourtant se refusait à lire les textes qu’il devait illustrer. Pouvait-il seulement l’envisager, compte tenu de sa charge de travail ? L’auteur lui fournissait tout simplement des résumés de situations dramatiques, des évocations de paysages, des descriptions de personnages. Mais la meilleure caractérisation du style « Angoisse » se trouve peut-être dans ce dessin utilisé pour la publicité de la collection. Un visage aux traits étrangement immobiles émergeant d’un tunnel de briques et dont le regard atone fixe l’indicible.

« Angoisse » n’a jamais atteint les sommets de vente des collections « Espionnage » et « Spécial-Police ». Avec un tirage compris entre huit et dix mille exemplaires et une moyenne de onze parutions annuelles entre 1955 et 1968, elle avait apparemment trouvé un rythme de croisière. Paradoxalement la progression du nombre de volumes publiés à compter de 1969 (seize titres) à 1973 (vingt titres), correspond à une crise liée à une relative baisse de la qualité des ouvrages (on trouve toujours cependant d’excellents romans de Marc Agapit et Pierre Suragne durant cette période) et à une difficulté à trouver de nouveaux auteurs (la direction littéraire du Fleuve fera appel à G.-J. Arnaud pour renforcer l’équipe). L’aventure commencée vingt ans auparavant se terminera en juillet 1974 avec Le Squelette de volupté de M.-A. Rayjean. Dès l’année suivante, le Fleuve renoue avec le fantastique grâce à la collection « Horizons de l’Au-Delà » qui reprendra majoritairement des titres de la défunte collection (avec quelques inédits) jusqu’en 1985. Dans la foulée, la collection « Gore » ou l’horreur sanguinolente prend le dessus témoigne de la capacité de renouvellement du Fleuve. Cette collection (où l’on retrouve un “grand ancien”, G.-J. Arnaud et des valeurs sûres tels que Jean Mazarin, Pierre Pelot…) mériterait une étude exhaustive. Viendront plus tard « Angoisses » (1993) et « Frayeur » (1994), marquant ainsi une présence quasi permanente du fantastique sous des masques distincts, au sein des différents projets éditoriaux du Fleuve Noir. « Angoisse » reste toutefois la collection de référence (presque mythique) car elle constitue l’unique école française s’identifiant à un fantastique populaire. Son théâtre

d’ombres naïf et cruel, pervers et grandiloquent, hantera longtemps encore nos nuits blanches.

Quatrième de couverture d’un volume « Espionnage » de l’année 1954..

← 15. Quatrième de couverture « Angoisse », 1954. ← 16. “Kurt Steiner et le fantastique de grande diffusion”, Midi-Minuit fantastique, no 21, avril 1970. ← 17. Fleuve Noir-Informations, no 40, avril 1968.

Encart publicitaire paru dans Détective du 30 avril 1964.

La collection « Feu » comme roman de guerre Juliette Raabe Ce texte est issu d’une communication au Colloque franco-allemand Écrire la guerre qui s’est tenu à Dunkerque en décembre 1990. Née l’année où Khrouchtchev est écarté du pouvoir, six mois après l’assassinat de Kennedy (novembre 1963), deux ans après les accords d’Évian et l’affaire des fusées de Cuba, la collection « Feu » arrivera à son terme avec la Guerre du Vietnam, un an après la démission de Nixon, au moment de la chute de Saigon (avril 1975). Ainsi commence-t-elle à paraître lorsque la Guerre froide s’apaise pour s’arrêter lorsque triomphera la croyance en une paix globale durable. L’ordre de Yalta paraîtra alors susceptible de contenir les conflits en puissance. Ce sera le début de l’utopie de la paix mondiale. Sur le plan éditorial, la récession du roman populaire n’est pas encore perceptible en 1964, période où les éditions Fleuve Noir, créées en 1949, s’affirment comme le premier éditeur populaire français et couvre à lui seul la quasi-totalité des genres paralittéraires. En décidant, sous l’impulsion de l’un de ses auteurs pilotes aux multiples pseudonymes, de lancer la collection « Feu », le Fleuve noir se place sur un marché qui propose déjà diverses formes de narrations de guerre, des récitsdocuments (Presses Pocket, « J’ai Lu Leur Aventure ») souvent traduits et des romans de grande diffusion écrits par des auteurs français sous des pseudonymes à consonance anglo-saxonne, allemande ou russe : « Guerre »

chez Gerfaut, la plus importante de ces collections, qui dépassera 400 titres ou encore « Baroud » aux éditions de l’Arabesque. « Feu » se présente comme une collection « consacrée aux meilleurs romans qui aient jamais été écrits sur la guerre ». Des romans qui porteront « sur toutes les guerres qui se sont déroulées depuis un siècle, celle de Corée et celle d’Espagne, les Première et Deuxième Guerres mondiales, les combats de Suez et ceux de Budapest ». Des romans qui nous livrent le « visage même de la guerre », qui apportent le « témoignage le plus vrai, le plus impitoyable, le plus total sur notre temps ». Romans fascinants, romans de violence, de feu et de sang qui feront « revivre au lecteur les heures les plus terribles et les plus exaltantes des grands combats et des faits d’armes dont rien, jamais, n’affaiblira la gloire ». Aux thèmes de la véracité, du témoignage, du souvenir, s’associe donc l’évocation de l’histoire avec un objectif quasi encyclopédique. Aux thèmes de l’héroïsme et de l’exaltation, font écho ceux de la violence et de la cruauté, du feu et du sang. Dans quelle mesure la collection a-t-elle atteint ces objectifs contradictoires ? Comment s’organise le champ historique réellement couvert par les sujets ? Qu’en est-il de la véracité ou de la crédibilité des récits, du traitement littéraire qui en est fait ? Que subsistera-t-il de l’ambivalence annoncée entre les aspects positifs (héroïsme, gloire, exaltation) et négatifs (épouvante, horreur) ? Dès le départ se manifeste la volonté de proposer des œuvres marquantes, volonté que souligne la référence explicite aux grandes œuvres du roman de guerre, Le feu de Barbusse, À l’Ouest rien de nouveau de Remarque, Docteur Jivago de Pasternak, Stalingrad de Pliever, Le Bal des maudits d’Irving Shaw, mais aussi Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, ou à des films marquants comme Le Pont de la rivière Kwaï de David Lean que la critique anglaise a comparé à À l’Ouest rien de nouveau. À l’inverse, l’accent est mis sur le caractère unique d’une expérience exceptionnelle – donc non littéraire – qui nous fait vivre la guerre par personne interposée. Mais, contrairement à d’autres collections contemporaines comme « Baroud » qui localise très précisément chaque roman dès la couverture, en dehors du titre lui-même, par des mentions

comme “Pacifique 1943” ou “Nouvelle-Guinée 1942”, non seulement la collection « Feu » ne présente aucune précision de ce type, mais la plupart des titres demeurent non interprétables du point de vue historique. De plus, les informations délivrées par l’illustration de couverture donnent également peu d’éléments sûrs d’identification du conflit, la plupart des informations se situant, là aussi, au niveau d’une géographie de zone (tropicale, par exemple) avec, en arrière-plan, ses palmiers et ses cases, souvent en proie aux flammes. Le ou les personnage(s) de premier plan reste(nt) dans la même atemporalité. La série des couvertures illustrées par des photos d’agence présente généralement une scène d’ambiance aux multiples personnages ou un cadavre anonyme. Dans les couvertures de l’illustrateur Gourdon, le soldat à l’uniforme passe-partout, quelquefois dessiné de trois quarts dos, offre des éléments d’identification raciale, mais les indications d’appartenance nationale restent très floues. Seules deux couvertures, dominées, l’une par la croix gammée, l’autre, par la croix de Lorraine, proposent une iconicité qui pourrait renvoyer au drapeau ou à l’emblème, ignorés du reste de la collection. Cette carence n’est pas contrebalancée par les quatrièmes de couverture. Mieux encore, la lecture des cinq premières pages, du premier chapitre, voire de l’ouvrage tout entier n’apporte guère plus de données précises politiques ou militaires. Et la recherche du conflit, du front ou de la bataille de référence relève plus d’une fois de la résolution d’énigme. On ne s’étonnera donc pas de l’absence presque totale de dates à laquelle fait pendant un nombre anormalement élevé d’informations chiffrées (notations de chronologie : heure, jour, mois, mais sans année, désignation des unités ou des modèles d’armes…). Si l’on analyse la répartition des guerres traitées, dans 190 ouvrages de la collection, il apparaît que l’objectif “séculaire” a été tenu et même dépassé puisqu’un roman concerne la Guerre du Mexique (1836-1845) et trois la Guerre de Sécession (1861-1865). Avec un roman sur le Kalahari, un sur la Guerre des Boers et un sur la Guerre du Rif, « Feu » aborde les guerres coloniales ou post-coloniales qui seront également illustrées par un roman sur le Congo (1967) et par d’assez nombreux récits prenant pour cadre la Guerre d’Indochine (12), la Guerre du Vietnam (5), la Guerre d’Algérie (4).

Les guerres civiles ou affrontements révolutionnaires sont ponctuellement représentés : Irlande 1920 (1), Révolution d’Octobre (1), Guerre d’Espagne (2), Chine 1936-41 (1), Cuba avec un roman sur la révolution castriste et un sur la Baie des Cochons, enfin Budapest (1) et Prague (1). Mention particulière pour les différents conflits israélo-arabes (10) et la Guerre de Corée qui, avec neuf romans, prend une place de choix qui est à rapprocher de la primauté de la Guerre du Pacifique dans l’important corpus consacré (alors que la Guerre de 14-18 n’est représentée que par un seul roman) à la Seconde Guerre mondiale (les trois quarts environ des ouvrages). Tandis que les 140 récits consacrés à ce conflit manifestent une évidente volonté de complétude (Drôle de guerre, Dunkerque et débâcle de 40, bataille de Norvège (4), campagne d’Afrique du nord (11), front russe (8), débarquement et campagne de Normandie (5), bataille des Ardennes, effondrement du Reich, campagne d’Italie (une vingtaine en tout), occupation et résistance en Italie (4), Grèce, Yougoslavie, France (10)… à quoi il convient d’ajouter deux romans se déroulant dans des camps de concentration et trois aventures de commandos clandestins en Allemagne ou zones occupées et un roman sur la campagne du Tchad, la présence de 43 romans sur la guerre du Pacifique (de Bornéo à Ranbaul et Iwo-Jima) est significative et mérite d’être rapprochée de celle d’une dizaine de romans sur les îles méditerranéennes (Malte, Crète, Corse, Chypre…) et d’une demidouzaine de romans se déroulant sur des bateaux ou des sous-marins. La primauté ainsi accordée aux espaces clos sur les fronts de grande envergure explique peut-être le nombre relativement faible de récits sur la bataille de Russie où sont privilégiés, au demeurant, les récits de sièges (Stalingrad), de villes occupées (Kiev) ou de commandos isolés. En ce qui concerne la “véracité” (« Nous voulions un livre vrai, le voici ! » [18]), de nombreux ouvrages mettent l’accent sur le caractère de témoignage direct et cette vision “sur le terrain” est peu compatible avec une vision audessus, ou au-delà, de la mêlée. La collection a ainsi recours aux diverses procédures d’accréditation, journal du combattant, récit à la première personne de l’unique survivant, parfois même témoignage post-mortem. Au-delà d’une valorisation de la collection par la performance informative, cette argumentation “du témoignage du soldat” livre d’autres

messages : « Feu » se proclame, en effet, ouvertement décidée à transgresser les interdits, à révéler les secrets d’un épisode caché et peut-être peu glorieux, à dire la guerre sur laquelle tombait le silence, mais, de façon plus frappante encore, à lever le voile sur ce qui reste définitivement dérobé au combattant de chacun des deux camps, la réalité de l’autre. Dans ce domaine, « Feu » franchira maint tabou et n’hésitera pas à livrer le point de vue de l’ennemi, à dénuder, derrière les comportements au masque de légitimité, la vérité de la guerre qui se vit dans la peur et l’horreur, des deux côtés. Faire parler un Allemand, un Russe, un Japonais, un Algérien, c’est déchirer le rideau de scène de la propagande unilatérale. C’est briser le manichéisme traditionnel en projetant le lecteur de l’autre côté du miroir. Vision déstructurante, difficile à assumer, qui n’a pas dû contribuer au succès commercial de la collection et qui s’oppose nettement au parti-pris des collections concurrentes où le point de vue de l’ennemi est, lorsque l’auteur y a recours, utilisé, au contraire, pour renforcer la vision manichéenne. Cependant, le procédé trouve ses limites dans la nécessité de respecter les règles minimales du roman “d’aventures”, périple jalonné d’obstacles, au terme duquel le héros ou le groupe héroïque débouche sur la réussite… ou la mort. Des récits qui s’enchaînent les uns aux autres dans une répétitivité obsédante, sans clôture visible si ce n’est une mort entre mille. Dans ce contexte, que reste-t-il de la gloire et de l’héroïsme annoncés sans insistance dans le manifeste de la collection « Feu » ? Nous croira-t-on si nous affirmons que, dans notre exploration de la collection, nous n’avons pas trouvé une seule fois le mot « patrie » et que le nationalisme y paraît réduit à des traces infimes ? Dans l’affrontement guerrier, l’héroïsme se ramène à une farouche volonté de survivre qui permet au personnage ou au groupe dont on nous dépeint les errances meurtrières de découvrir en euxmêmes des ressources d’astuce et d’endurance imprévues qui ne signifient pour autant ni l’appartenance au bien ni l’appartenance au mal. Si la guerre

peut découvrir, selon « Feu », derrière la façade, un être humain imprévisible, ce révélateur n’est pas donné comme l’épreuve sacrée qui apportera à l’homme sa vérité. Bien au contraire, la révélation de la guerre est celle de la folie qui se cache en chacun de nous et elle ne débouche que sur la mort, le plus souvent inutile ou absurde, de soi et ou de l’autre, car « la guerre, même héroïque, est avilissante comme Piet Legay le démontre admirablement en nous décrivant l’évolution fatale d’un de ses personnages qui, de combattant, devient tueur » [19]. Bien souvent d’ailleurs le témoin, tel le survivant narrateur de Bologne, un midi de Geoffrey Wagner, ne trouvera personne pour l’entendre ou pour le croire, et la vérité se dissoudra dans l’ignorance et l’indifférence bureaucratiques, quand elle ne sera pas tout simplement niée. Bien peu de médailles ou d’enterrements solennels viendront couronner l’équipée des héros de la collection « Feu ». Équipée qui restera désignée, de façon récurrente, comme le lieu de la violence aveugle, de l’épouvante, de la cruauté et de l’horreur. Des héros sans passé ni futur, alliés ou ennemis, pris dans l’engrenage, tentant désespérément de s’en sortir, agissant machinalement, ignorants des nobles causes du droit et de la nation. Aussi le thème narratif favori de ces livres sera-t-il le commando suicide, la patrouille perdue, l’épopée de survie. La nature hostile, le monde en feu sont l’environnement de ces personnages dont l’illustration de couverture nous renvoie les visages aux traits indiscernables (photos d’agence) ou d’une totale neutralité, quasi anthropologique (dessins de Gourdon). L’homme, atemporel, universel, déshumanisé, dans son décor de ruines et d’armes dont l’illustration et le texte nous dressent le sinistre catalogue. « Sur le terrain, c’est l’enfer, l’enfer vert de la jungle, l’enfer de feu et de sang… » [20]. Les tirs et les flammes évoqués par le titre de la collection se répercutent dans les rougeoiements de l’illustration de couverture qui opte à partir du no 75 pour une dominante de couleur ignée et la quatrième de couverture reproduit de façon constante l’un des passages les plus durs du roman. La victoire a pour corollaire la défaite, l’horreur, la folie. La souffrance et la peur n’ont pas de camp. Que « Feu » soit le lieu d’un discours presque constant contre la guerre dont le réquisitoire prend forme au fil des années à mesure qu’émerge

l’aspiration sociale à la paix et à la supranationalité, laisse ouvert le problème du genre. Malgré les références que se donne la collection à l’épopée, on notera le caractère récurrent des espaces clos (îles, vaisseaux, camps…), inhumains, infernaux, dans lesquels le récit restera enfermé. Là se débat un petit groupe humain – le commando, le détachement, l’équipage – pris dans une action unique décrite en continu, même lorsqu’un changement de point de vue nous mène d’un côté à l’autre, d’une face à l’autre d’une même ville assiégée. L’aspect dérisoire de l’enjeu militaire : « Un combat atroce pour la possession d’un atoll » [21], le triomphe de l’absurde : « Des dizaines de milliers d’hommes moururent donc pour défendre ou attaquer la “petite terre”, cette “petite terre” qui n’avait aucune importance stratégique, ni pour les uns, ni pour les autres !… » [22] renforcent encore la fatalité de lieu et de temps qui apparente davantage le récit à une forme romanesque de tragédie qu’à des romans ouverts comme le sont la plupart des romans d’aventures qui supposent un ailleurs et un après. La dimension tragique de la résistance du groupe contre le destin de mort s’amplifie encore dans les oppositions entre les hommes de ce “groupe” réunis souvent par le hasard. Le changement de point de vue intègre alors ennemi et “allié” dans une même liste de personnages traqués par l’inéluctable. Dans cette tragédie, l’homme découvre avec horreur une vérité sur lui-même qu’il avait ignorée jusque-là et dont il tente de faire porter la responsabilité sur ceux qui tirent les ficelles des guerres, les généraux sans conscience, les politiques, tapis dans un au-dehors invisible, comme d’autres la faisaient porter sur les dieux. L’enjeu réel du récit est alors une atroce métamorphose, car « ici, le gibier de l’homme, c’est l’homme, et tout gibier peut, à chaque instant, se transformer lui aussi en chasseur » [23]. Seul le désir de vivre a un sens. L’éclairage, le cadre ne sont que les éléments d’une mise en scène même s’ils ont le pouvoir de faire du combattant, indifféremment, une machine à tuer ou un héros. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’épilogue du roman révèle parfois qu’il y a eu erreur sur la personne, qu’un agent britannique a été exécuté comme collabo ou qu’un traître a reçu des médailles militaires. De ces événements brouillés, comment s’étonner que le récit soit également brouillé et le témoin rescapé commentera les événements mais

restera symboliquement muet ; incompris, désabusé, exécuté parfois, il ne sera jamais véritablement entendu de ses interlocuteurs. Et l’on peut même se demander si, par-delà l’espace du livre, son message est parvenu au lecteur. Aussi le roman « Feu » prend-il souvent la dimension d’une quête métaphysique, d’une descente aux enfers dont nul ne revient pour en ramener une image regardable, car le visage hideux de la mort que le récit feint de nous livrer, demeure éternellement indéchiffrable. Et son message global et réitéré, mais peut-être inaudible, est celui de l’inhumanité, pourtant humaine, de la guerre. Cette guerre qui sommeille en nous, qui nous embarque dans sa diabolique équipée, d’où vient-elle ? Cette réflexion n’est qu’esquissée. Le pacifisme du directeur de la collection n’a pu aller au-delà de la dénonciation, en se situant délibérément hors de la politique. À la même époque, celle-ci, rappelons-le, a pour lieu d’élection le roman d’espionnage qui déroule libéralement ses interprétations et ses perspectives, qui feint de dévoiler les manœuvres, les faux calculs, les intoxications, les stratégies de la politique internationale. Le roman d’espionnage qui connaît le sang et la mort mais qui élude le plus souvent la guerre et qui, en choisissant son camp, porte témoignage sur les options politiques dominantes de son temps. À l’espionnage, la politique, au roman « Feu », cette interrogation fondamentale, sans réponse, qu’est-ce que la guerre ? D’où vient la guerre ? De Dieu, le roman « Feu » ne connaît que les balbutiements délirants du lièvre traqué, de l’oiseau agonisant, et on y attendrait vainement la rédemption par la souffrance. Dieu est le grand absent de ce roman militaire et militant dont l’homme est à la fois la victime et l’accusé, et qui se hausse, parfois, à la dimension d’une véritable “métaphysique anthropologique”. Reste à se demander comment, dans le contexte éditorial d’une grande maison vouée aux succès des ventes, « Feu », qui n’a d’équivalent dans aucune autre collection de “romans de guerre”, a pu voir le jour et survivre

pendant onze ans. Contrairement à ce qui est souvent dit, la paralittérature démontre ici son aptitude remarquable à l’innovation et à la transgression.

← 18. R. Crane, Le Creuset de Corée, no 16, Fleuve Noir-Informations no 1, janvier 1965. ← 19. P. Legay, Les Anges aux ailes rouges, no 63, Fleuve Noir-Informations no 27, mars 1967. ← 20. F. Clifford, Le Pont sur le Nam-Tung, no 64, Fleuve Noir-Informations no 27, mars 1967. ← 21. B. Martin, Une petite île toute simple, no 58, Fleuve Noir-Informations no 24, décembre 1966. ← 22. G. Clavère, Pour la petite terre, no 194. Fleuve Noir-Informations no 96, février 1973. ← 23. N. Morgon, Les Bras en croix, no 65, Fleuve Noir-Informations no 28, avril 1967.

« L’Aventurier », collection et sous-collections Paul Maugendre et Pierre Turpin Né à Londres, responsable de la gestion comptable d’un centre de tri postal, Paul Maugendre est surtout un amateur et un collectionneur inlassable dans le domaine de la littérature populaire. Collaborateur régulier de 813, et de famines comme La Tête en Noir, L’Ours polar, La Vache qui lit ou encore Lignes Noires, il publie également des articles dans la revue Polar et prépare, en collaboration avec Pierre Turpin – possesseur d’un fonds de plus de 60 000 ouvrages –, une encyclopédie qui recensera la totalité des auteurs, des titres et des collections du Fleuve Noir. Avec 206 romans couvrant une période de 19 ans, de fin 1955 au troisième trimestre 1974, la collection « L’Aventurier » arrive en sixième position après « Anticipation », « Spécial-Police », « Espionnage », « Angoisse » et « Feu », de par sa longévité et le nombre de romans publiés. Une collection hybride dont les intrigues proposées se situaient entre le roman d’aventures façon Arsène Lupin, Le Saint ou Le Baron et le roman policier à la française, oscillant plus ou moins vers le roman noir, à l’intrigue souple, sans véritable complexité, à la psychologie peu fouillée. Les héros étaient des personnages parfois peu scrupuleux sur le plan moral mais attachants à l’instar de leurs prédécesseurs littéraires. « L’Aventurier » ne connut pas le succès de sa grande sœur « SpécialPolice », la différence entre ces deux collections étant sans doute trop mince. D’ailleurs des romans, tels que ceux de la série consacrée à Sam et Sally, écrits par M.-G. Braun, parus en « Spécial-Police » auraient pu figurer dans

« L’Aventurier ». Cette ségrégation se répercute chez les bouquinistes spécialisés, Jacques Bisceglia en tête puisque ses Trésors du roman policier en 1984 n’en cite que quelques titres pour mémoire. 14 auteurs, en grande majorité français ou francophones, se partagent le catalogue : Jérôme Belleau avec 9 titres, Jacques Blois 24, Ernie Clerk 1, Jean Detis 18, Victor Harter 11, Bert F. Island (traduit de l’allemand) 15, Hank Janson (traduit de l’anglais) 6, Phil Laramie 4, Irving Le Roy, le plus prolifique, 55, Piet Legay 12, Roger Maury 5, Alain Page 14, Peter Randa 28 et Steve Stork 2. Le nombre réel d’auteurs se réduit encore lorsque l’on sait que Jérôme Belleau et Steve Stork ne font qu’un, de même que Phil Laramie et Victor Harter, pseudonymes derrière lesquels se cache Xavier Snoeck seul ou avec la participation de Gérard Buhr. Des romanciers qui souvent ont déjà fait leurs preuves dans d’autres collections du Fleuve Noir ou chez d’autres éditeurs, par exemple Irving Le Roy, Alain Page, Roger Maury ou encore Piet Legay. Bert F. Island et Hank Janson ne connurent pas la réussite en France alors que dans leur pays d’origine ils engendrèrent un engouement durant des décennies. Plus de 360 fascicules furent signés Bert F. Island en Allemagne par une équipe d’une trentaine d’auteurs qui rédigèrent les aventures du Kommissar X., et en Grande-Bretagne, sous la signature de Hank Janson, sont recensés plus de 210 ouvrages, dus à la plume d’une dizaine d’auteurs. La collection connut trois changements de présentation. Les premières couvertures, sur fond gris, ne sont pas signées et illustrent les romans d’Irving le Roy qui fournit les 15 premiers romans d’une série dont le héros porte le patronyme de l’auteur. Ensuite les dessins sont signés Gourdon. Fond noir jusqu’au numéro 134, puis fond grisâtre pelliculé. Sur la deuxième présentation « verdâtre », les emblèmes des héros permettent aux lecteurs fidèles de retrouver rapidement l’aventurier dont ils suivent les pérégrinations. Si l’on ne peut parler de chefs-d’œuvre, les ouvrages proposés étaient toutefois de bonne facture, plaisants à lire, et certains furent adaptés au cinéma.

Quelques Aventuriers et leurs auteurs Irving Le Roy. « Qui est-ce ? Un personnage de légende ? Un détective amateur ? Un homme du monde ? Un gangster ? Non. Et pourtant… Il force des coffres-forts sans être cambrioleur… Il fait échec aux malfaiteurs, mais n’est pas policier… Il joue des tours aux Services Secrets, mais n’est pas espion… Il est justicier, mais ignore la justice officielle… Il est séduisant, mais n’est pas un “séducteur”… Il est imbattable dans tous les exercices physiques, mais n’est champion dans aucun sport… Il triche contre les tricheurs… Il abat sans pitié les tueurs… Il lèse les voleurs… » « De tout temps l’Aventurier intelligent, astucieux, champion de l’audace et de la bravoure, généreux avec ses amis et impitoyable pour les lâches, a été votre héros favori. Aussi vous vivrez avec passion les incroyables péripéties qu’incarnera Irving Le Roy dans la nouvelle collection « L’Aventurier », et que vous retrouverez avec ferveur dans chacun de ces volumes. » Telle était la présentation de ce nouvel héros. Une profession de foi, une bible dont s’inspireront les autres auteurs de la collection. Irving Le Roy. L’auteur, de son vrai nom Robert Georges Debeurre, est né à Paris en 1909. Pour payer ses études médicales il pratique un tas de petits métiers dont débardeur aux Halles, imprimeur, électricien et chauffeur de taxi. Il abandonne la médecine alors qu’il allait soutenir sa thèse et devient comédien par hasard. S’estimant mauvais acteur, il passe de l’autre côté de la caméra et se reconvertit comme assistant metteur en scène de Fritz Lang, G.W. Pabst, Julien Duvivier, Jacques Feyder, entre autres. Il tâte du

journalisme à Paris-Soir et à Gringoire. Durant la “drôle de guerre”, il se retrouve à Dunkerque, puis à l’Oflag IID en Poméranie. Il sera nommé commandant de réserve à la fin de la guerre. Après un passage comme scénariste et dialoguiste au début des années cinquante, il se reconvertit dans l’écriture. Son premier roman policier sort en 1952. Il en écrira plus de 110 sous divers pseudonymes : Susan Vialad, Robert-Georges Méra, Georges Méra, Thomas Walsh, Ergé Hemm, Robert Georg Maier, Andy Knight, Jaime Barbara, Donald Curtiss… d’abord sous la houlette de Roger Dermée puis au Fleuve Noir. Très prolifique, il réécrit quelquefois ses romans et les réédite sous un pseudonyme différent. L’un de ses personnages les plus célèbres, outre le héros auquel il a prêté son nom, est le commissaire Renaudin. Irving Le Roy est décédé début 1972. Achille Nau. Son pseudonyme lui est donné à la suite d’un malentendu téléphonique par le commissaire Ferrand qu’il retrouvera au cours de ses nombreuses aventures. 25 à 30 ans, un visage clair aux traits régulier sous des cheveux châtains. Une nonchalance féline. La lèvre un peu gourmande, retroussée dans un sourire vaguement ironique. Il protège soigneusement son identité et, lorsqu’il agit à visage découvert, se fait appeler Durand. Fils d’un procureur de la République, il protège jalousement sa véritable identité. Mais ses papiers sont en règle et personne ne peut en douter puisque les registres de l’état civil ont été détruits pendant la guerre. Il s’adjoint, au fil des ses aventures, un bras droit surnommé Le Balèse. Peter Randa. Né le 14 mars 1911 à Marcinelle (Belgique) de son véritable patronyme André Duquesne, représente le touche-à-tout de la littérature populaire par excellence. Il débute sous le pseudonyme de Jehan Van Rhyn chez un éditeur suisse, Perret-Gentil, pour un recueil de poèmes. Il enchaînera ensuite les romans et les pseudonymes chez divers petits éditeurs avant de signer sous le nom de Peter Randa au Fleuve Noir. Parallèlement, il produira pour la « Série Noire » et la collection « Un Mystère » sous le patronyme d’André Duquesne et pour « Le Masque » sous la signature de Jules Hardouin. Il alimentera quasiment toutes les collections du Fleuve

Noir, excepté « Espionnage » quoique La Nuit de Téhéran (« L’Aventurier » no 81) eût pu y figurer. Il décédera le 10 décembre 1979 dans un accident de voiture après avoir signé près de 300 romans. L’Ombre. « Ce personnage étrange dont tout le monde parlait et que fort peu de monde connaissait. Vingt fois les polices de différents pays avaient cru le tenir, vingt fois elles avaient dû se résoudre à abandonner, sombrant en général dans le ridicule. Omniprésent et cependant insaisissable, il se jouait de tous ceux qui avaient juré d’avoir sa peau. Un jour prince, le lendemain clochard, il avait fini par créer un complexe : on le voyait partout… sauf où il était réellement ». L’Ombre habite rue de la Pompe dans le XVIe arrondissement, possède une Jaguar, des tableaux de maîtres et l’art de se grimer. Il incarne des personnages secondaires préférant mettre en avant son ami, comparse et bras droit Alexis. L’Ombre peut aussi bien prendre l’apparence d’un maître d’hôtel aux multiples et élogieuses références que celle d’un invité au cours d’une croisière. Son véritable nom serait Frédéric-Jean Orth ou Terence Lane et il serait le descendant d’une famille princière. Allez savoir, tout reste dans l’ombre. Enfin, L’Ombre n’a pas la réputation de tuer. Alain Page. Jean-Philippe Conil, Breton, né en 1930, a débuté en littérature en 1955 sous le nom d’Henri Dalbret dans la collection « Le Gibet » chez Robert Laffont. Après un passage chez l’Arabesque sous le pseudonyme d’Alain Ray, il entre au Fleuve Noir où il signera de nombreux romans policiers et noirs en « Spécial-Police », des « Aventurier » et des romans d’espionnage ayant pour héros principal Calone. Il doit sa notoriété à deux ouvrages adaptés au cinéma et auxquels il collabora pour le scénario et les dialogues. Le premier, La Piscine, réalisé par Jacques Deray avec Alain Delon, Maurice Ronet et Romy Schneider en 1968, scénario signé J.P. Conil. Le second, Tchao Pantin, en 1983 avec Coluche, Richard Anconina, Agnès Soral, réalisé par Claude Berri. Ce roman, paru chez Denoël, a obtenu le Prix du Suspense français. Tout jeune, Alain Page a pratiqué de nombreux petits boulots dont journaliste, professeur, décorateur, photographe, visiteur médical ou encore chauffeur chez Borniol (2 mois), célèbre entreprise de

pompes funèbres. À 30 ans, il avait déjà écrit 30 romans. À 35 ans, il pouvait se targuer de posséder une bibliographie de 60 titres plus des pièces radiophoniques. Depuis, il a freiné la cadence, diversifiant son activité dans le cinéma, dans le théâtre et dans l’écriture de romans dont la tendance est plus noire que policière.

Quatrième de couverture, Irving Le Roy.

Les Fleuve Noir de grand format Jean-Luc Buard Amateur et collectionneur, il est incollable sur les collections, de préférence les moins connues, et parcourt inlassablement les brocantes pour dénicher quelque trouvaille inédite. Il collabore régulièrement à la revue Le Rocambole publiée par les éditions Encrage. Son article rend compte de la complexité et des hésitations des débuts de la jeune maison d’édition. Les débuts des grands formats : Le Carrousel Alors qu’il lançait sa nouvelle collection « Rouge et Noir » en 1949, le Fleuve Noir publiait sous le label « Le Carrousel », La Danseuse de l’Oregon (mai 1949), un gros roman de Robert Gaillard (1909-1975), romancier porté par le succès immense de Marie des Isles (paru chez André Martel à partir de 1948). Parallèlement aux nombreuses collections de petit format (qu’on appelait déjà des livres de “poche”, alors que la collection de ce nom n’allait apparaître qu’en 1953), le Fleuve Noir a toujours publié des ouvrages de grand format à des prix plus élevés, donc moins “populaires”. Le label « Le Carrousel » était réservé à ces ouvrages. Il en parut dix jusqu’en 1954 [24], à la fois des romans signés Connie O’Hara, Michel Durafour, Niven Bush, Michèle Nicolaï et des documents sur divers conflits (par Cecil M. Forde et Gunther Bloemertz), la plupart sous de superbes couvertures mobiles de Brantonne.

L’éditeur cherche alors une nouvelle formule pour une série de grand format. En juin 1954, sous le label Fleuve Noir cette fois, sort Les Soucoupes volantes viennent d’un autre monde de Jimmy Guieu, livre illustré par Brantonne, promis à un beau succès dans le contexte d’hystérie soucoupiste de l’automne 1954 (un second Jimmy Guieu grand format sortira en 1956, Black-out sur les soucoupes volantes). En décembre 1954, paraît le tout premier volume relié (avec jaquette de Michel Gourdon), un roman historique de Yvan Dailly, Bianca princesse libertine, préfiguration de ce qu’allait être la série « Grands Romans ». Ces deux initiatives annoncent deux séries nouvelles, dont l’une, documentaire, ne durera pas, au profit de l’autre, romanesque, qui s’imposera rapidement. La collection documentaire Après le livre de Jimmy Guieu, la collection documentaire accueille un roman de Arthur C. Clarke, Les Sables de Mars, présenté comme « le premier document de conquête interplanétaire » ! À l’époque, la science et la sciencefiction ne semblaient pas encore bien différenciées. Peu après, la collection « Documents » ouvre à la série des documents “noirs” de J. v. Kremer (quatre volumes sur le crime, l’espionnage, etc., plus un, Le Sommeil dans la Lumière, sur la chirurgie, en collaboration avec le docteur André Ruellan, qui était alors plus connu sous le nom de Kurt Steiner). À la fin de 1956, cette collection à la recherche d’elle-même se raccroche à l’actualité hongroise, avec un témoignage journalistique de François de Geoffre, Hongrie, terre déchirée. En octobre 1957, l’actualité est de nouveau tournée vers l’espace, non plus pour y guetter les soucoupes martiennes mais pour assister, sidérée, au triomphe spatial des Soviétiques qui lancent le premier Spoutnik. De nombreux éditeurs se précipitent sur l’événement et sortent des livres sur les satellites. Le Fleuve Noir s’y essaie aussi avec Bébés lunes et vrais satellites. Dix volumes disparates forment ainsi la série « Documents », les neuf premiers sous présentation brochée, le dernier, celui de Ruellan et Kremer,

relié.

La collection « Grands Romans » En novembre 1956, le Fleuve Noir publiait un gros roman de Robert Gaillard hors-série, L’Archipel des voluptés. En 1957, deux Gaillard paraissent. Cela marque le début (après le roman isolé de Yvan Daillyen 1954) d’une série cohérente de gros romans d’aventures qui deviendra cette collection sans titre, désignée dans les annonces publicitaires sous l’appellation générique « Grands Romans ». Mis à part les deux premiers titres de Robert Gaillard, qui existent dans les deux versions brochées et reliées, tous les volumes des « Grands Romans » seront reliés, jusqu’à la fin de la série en 1972, suivant en cela la facture des ouvrages publiés à cette époque dans les collections grand format des Presses de la Cité. D’année en année, le rythme de publication augmente : de cinq titres en 1958, on passe à deux volumes par mois dans les années 60. L’éditeur cherche des auteurs pour alimenter régulièrement celle collection. Ce sont d’abord des auteurs maison qui répondent à l’offre : Frédéric Dard écrit un volume (Les Derniers Mystères de Paris, en 1958), Claude Rank en fera six. Puis, en 1959, un nouveau venu est découvert : G.-J. Arnaud, provenant des éditions de L’Arabesque. Celui-ci fournit deux grands romans de plus de quatre cents pages par an (onze titres en tout jusqu’en 1968) avant d’alimenter les collections de poche. En 1960, la collection réédite en six volumes les aventures de Marie des Isles et sort un inédit. Quelques autres rééditions de livres de Robert Gaillard suivent, notamment la série de l’aventurier contemporain Jacques Mervel (cinq titres chez Martel, portés à onze au Fleuve Noir), mais la plupart des ouvrages de cet auteur sont des inédits, Gaillard, écrivain populaire prolifique, ayant trouvé dans le Fleuve Noir un éditeur à sa mesure avec cinquante-neuf volumes en « Grands Romans », série dont il est l’auteur-vedette.

Ce n’est qu’en 1962 que le rythme change. La série s’ouvre aux traductions de l’étranger pour renouveler son approvisionnement romanesque et se développer. De nouveaux auteurs arrivent, Jacques Chabannes et Michel Saint-Loup (alias Stéphane Jourat) publient des romans historiques. Le résultat : quatorze parutions dans l’année, dont deux traductions. Le rythme de croisière est atteint en 1963, avec deux livres par mois sauf au mois d’août. Mais en 1964 le Fleuve sort un gros volume hors-série « spécial été », L’Histoire de France vue par San-Antonio, un monument (historique) de franche rigolade qui se vendra à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Aussi, l’opération est reconduite au début de chaque été jusqu’en 1969. Dans le même temps de nouveaux auteurs apparaissent, soit des auteurs maison (Maurice Limat, Serge Laforest, Marc Arno, André Caroff, Mario Ropp, Richard-Bessière, etc.), soit des outsiders (Francis Murphy [pseudonyme de Gérard Prévôt], Yves Dermèze, Pierre Mariel, Pierre Nezelof, etc.) Mutations En avril 1971, sort un livre de plus grand format, broché, non illustré par Gourdon, Un tueur de Kaput (Frédéric Dard), rééditant les quatre romans de Kaput parus en « Spécial-Police ». Il s’agit du premier spécimen d’une nouvelle collection, dont le nom dans les catalogues de l’éditeur est « Romans Grands Succès ». Le mois suivant, le premier inédit des « Grands Succès » sera Initiation au meurtre, de Frédéric Dard. Pendant dix-huit mois alternent ainsi des livres brochés nouvelle présentation (rééditant même des livres parus en « Grands Romans ») et cartonnés ancienne formule. La série des « Grands Succès » brochés succède définitivement en 1973 à la série reliée des « Grands Romans » (aux jaquettes de Michel Gourdon), dont le dernier titre est Les Amants de Paris de Jacques Chabannes. Au total, quelque deux cent quarante-sept ouvrages sont parus en présentation « Grands Romans » reliée [25], proposant tous les genres du roman d’aventures populaire, depuis les péplums antiques jusqu’aux romans

contemporains, en passant par le roman historique, le western, le roman de guerre, le roman sentimental, voire la science-fiction (La Marche au soleil, d’Adam Saint-Moore, 1965) ou le roman policier, ainsi que des romans tirés des films Le Corniaud (1966) et La Grande vadrouille (1967).

← 24. Le Carrousel a été réactivé de 1983 à 1987 pour publier une nouvelle série de documents. ← 25. Dans la série « Grands Succès », cent quarante-trois volumes sont parus de 1971 à 1985, et des San-Antonio hors-série continuent de paraître depuis lors dans ce format.

• contexte •

Érotisme et roman noir, 1946-1953 Frank Evrard Libraire, collectionneur, amateur et spécialiste de littérature populaire, Frank Evrard s’est plus particulièrement intéressé à la période de l’immédiat après-guerre, qui voit, non seulement le triomphe des romans anglo-américains publiés à la « Série Noire », mais une prolifération de petits éditeurs à l’existence souvent fugace, mais ardemment désireux d’arracher un morceau à cet extraordinaire gâteau : l’érotisme noir. Grâce à son article, le lecteur sera mieux à même de comprendre le contexte éditorial dans lequel apparaîtra, et saura s’imposer, le Fleuve Noir d’Armand de Caro. 1945. Après une période de privation de quatre ans, la France de l’immédiat après-guerre découvre la nouvelle culture américaine avec le be-bop, les chewing-gum, la « Série Noire » de Marcel Duhamel et les romans “scandaleux” d’Henry Miller. Début 1946, Jean d’Halluin, éditeur parisien de 23 ans à l’enseigne du Scorpion, décide pour sauver son entreprise naissante de publier un roman noir américain auréolé de scandale. Il demande à son ami Boris Vian, spécialiste du jazz et traducteur à la « Série Noire », de lui écrire rapidement un roman « traduit de l’américain » comportant les ingrédients nécessaires à son succès : réalisme exacerbé, violence sur fond de critique sociale et frénésie sexuelle. Sur ce canevas grossier, Vian rédige en deux semaines le fameux J’irai cracher sur vos tombes, publié aux éditions du Scorpion en mars sous le pseudonyme américain de Vernon Sullivan.

Le succès est honnête et le tirage initial de 6.000 exemplaires épuisé en moins d’un an. Mais début 1947, un fait-divers sordide fait littéralement exploser les ventes. Le 28 mars 1947, Edmond Rouget, représentant de commerce, étrangle son amie Anne-Marie Masson dans une chambre d’hôtel de Montparnasse, puis se suicide. Sur la table de nuit : le roman J’irai cracher sur vos tombes. Plusieurs passages cochés par le criminel décrivent longuement un viol et un meurtre sadique. La presse se déchaîne. Le roman est lancé. Et avec lui le genre. De 1947 à 1953 environ, flairant la bonne aubaine (100 000 exemplaires de J’irai cracher sur vos tombes vendus en juin 1947 !), plusieurs jeunes romanciers et éditeurs issus de l’effervescence littéraire de l’après-guerre vont exploiter le filon du roman noir érotique. Le futur éditeur subversif Éric Losfeld, à l’époque rewriter, directeur de collection et auteur chez les principaux artisans du genre, se souvient : « Comme j’avais besoin d’argent […], j’écrivais parallèlement à mes travaux “honorables” des romans policiers “noirs”. L’action se déroulait aux U.S.A., dans de petites villes où je n’avais jamais mis les pieds. Il y avait bien une vingtaine de labels spécialisés dans ces sous-produits de la célèbre collection de Marcel Duhamel. On nous demandait pas mal de violence, un peu de cafard “existentialiste”, un brin d’érotisme, des traces de sentimentalité dans une brume de mystère n’excluant pas l’humour. » (in Endetté comme une mule, Belfond, 1979). C’est d’abord Le Scorpion, créateur du genre, qui remet ça (en adoptant dès 1947 la fameuse couverture choc rouge et noire emblématique du genre) avec 3 autres romans pastiches de Vian/Sullivan – Les Morts ont tous la même peau (1947), Et on tuera tous les affreux (1948), Elles se rendent pas compte (1950) – et On est toujours trop bon avec les femmes (1947) de l’Irlandaise Sally Mara, en fait le romancier et poète Raymond Queneau. Mais d’autres éditeurs s’en mêlent… – Les mystérieuses et éphémères Éditions de l’Alma publient à leur tour un roman noir « traduit de l’américain » : Clayton’s College (1947), signé

Connie O’Hara et écrit par le romancier belge José-André Lacour. – Les Éditions du Feu Follet (5, rue Pigalle !) présentent l’un des meilleurs romans du genre avec Salauds ! (1947) d’Anta Grey dont le véritable auteur (malgré une réédition en 1998) est resté inconnu. – Demandez-moi n’importe quoi ! (1948) de Bunnie O’Hara, sans nom d’éditeur (publié en réalité par Charles Frémanger, directeur des éditions Jean Froissart) qui dissimule cette fois le futur académicien Jacques Laurent. Ces romans restent des “coups” éditoriaux isolés, mais en 1949 plusieurs nouveaux labels vont lancer des collections spécialisées dans le genre. Le Fleuve Noir d’Armand de Caro et sa collection « Rouge et Noir » (voir plus loin), les éditions de La Tarente à Marseille [26] (54 romans de Larry Saunders/Erik J. Certon et Mac Dougald/Georges Claveyre entre autres), La Compagnie Parisienne d’Édition de Pierre Pic et sa collection « La Mante » (19 romans ; la majorité due à la plume de François Richard sous différents pseudos : William Moore, Franck de Thau, Harry Tanners)… Citons aussi le fameux éditeur Roger Dermée qui, sous une dizaine de labels (La Dernière Chance, Le Globe, Le Trotteur, Le Condor, etc.), va être le principal producteur du genre, de 1949 à 1953, alimentant les séries « Le Roman Noir Féminin », « Collection Noire Franco-américaine », « Votre Roman Noir Madame » et surtout la mythique « Môme Double-Shot » de George Maxwell/Georges Esposito dont les débordements attireront les foudres de la censure, entraînant le déclin du genre. Fleuve Noir « Rouge et Noir » Par l’intermédiaire de Dermée, qu’il a connu pendant la débâcle de 1940 et avec qui il a partagé en tant que comptable ses premières aventures éditoriales, Armand de Caro crée le Fleuve Noir, sa maison d’édition. Suivant l’exemple de Dermée, il débute par le roman noir érotique. Le premier livre publié par le Fleuve Noir, Elles ne sont pas toutes comme ça, signé Harry Mitchell et portant la mention obligée « traduit de l’américain », arbore la présentation classique citée plus haut : couverture rouge et noire, titre au milieu de déchirures (dessinées anonymement par

Guy Mouminoux). Achevé d’imprimé le 23 février 1949, il ne sera mis en vente qu’en octobre de la même année. La collection « Rouge et Noir » [27] du Fleuve Noir se compose de 47 volumes non numérotés publiés de 1949 à 1953. Cette série de romans noirs érotiques cesse progressivement d’être noire, pour rester érotique. Les auteurs, sous pseudonymes généralement américains, sont : le futur directeur littéraire du Fleuve Noir François Richard (Harry Mitchell), Paul Darlix (Maurice Baccarat), Jean Bruce (Joyce Lindsay, Jean-Martin Rouan), René Poscia, J. Isnard (Lionel Rams), Erik J. Certon (Éric Corten), André Dinar (Georges Mhorris), Ange Bastiani (Ralph Bertis), Suzanne Delaur (Stéphane Lauran), Monique Dubois [28] (Patricia Saint-Clair). Les autres titres de la collection (31 romans signés S. T. Faxen, Barbafa Higgins, Andrew Buxton, Alex Anders, Charles H. Marel, Edgard Wehller, Walter Dissen, Éric Bergen, Serge Bryal et Robert J. Dolney) sont l’œuvre collective de l’agence Marchall. Il s’agit d’une équipe de romanciers belges dirigée par Eugène Maréchal. En 1986, Maréchal se souvient : « J’ai été en contact avec Armand de Caro qui fondait sa maison d’édition le Fleuve Noir. Il m’a proposé de devenir son associé avec un nommé Krill mais il fallait 100 000 francs et je ne les avais pas. […] Ça ne s’est donc pas fait, mais je suis devenu le directeur littéraire et le chef de fabrication du Fleuve Noir dans les premiers mois. J’ai également écrit pour leur collection « Rouge et Noir » plusieurs romans sous pseudonymes en collaboration ou directement. Mais il est impossible de reconnaître qui a écrit quoi entre les trois écrivains que nous étions : Jean Libert, José-André Lacour et moi. » (voir entretien paru dans Le Petit Détective no 8, 1991) [29]. Fin 1953, suite aux nombreux coups de la censure (treize titres poursuivis pour outrages aux mœurs) [30], Armand de Caro décide d’arrêter la collection. À la même époque, les couvertures de Gourdon pour « Spécial-

Police » abandonnent les pin-up au profit de scènes d’action ou de gros plans plus sages.

← 26. Les premiers volumes de La Tarente étaient distribués à Paris par les éditions Fleuve Noir (Bibliographie de la France, 14 avril 1950). ← 27. Le terme « Rouge et Noir » n’apparaîtra jamais sur les volumes de la collection, qui ne fera l’objet d’aucune publicité de l’éditeur. ← 28. C’est le véritable patronyme de Monique Watteau (La Colère végétale, L’Ange à fourrure). Mais peut-être s’agit-il d’une homonyme ? ← 29. Deux autres romanciers belges, Paul Kinnet et Gaston Vandenpanhuizen, ont également collaboré, très épisodiquement, à l’agence Marchall. ← 30. Treize autres titres ont été également interdits en vertu de la loi du 16 juillet 1949.

L’édition populaire ou les jeux de la liberté et de l’interdit Nicolas Gaillard Nicolas Gaillard prépare actuellement un doctorat de Sciences Politiques dont l’intitulé est Interdit, répression et censure. Il a dirigé un ouvrage sur La Bande dessinée, Histoire, développement, signification (éditions Contre-Champ, Auxerre, 1996) et co-dirigé la publication en langue allemande d’un ouvrage de philosophie sur “l’irreprésentable”. Son article aidera le lecteur à appréhender les subtiles contradictions entre soif de liberté, ordre moral et résistance culturelle à la culture américaine qui dessinent le paysage des débuts du Fleuve Noir. Confronté à la longue histoire de la surveillance de la chose imprimée, le contrôle de la littérature populaire apparaît comme un phénomène relativement récent. Même si, aux xviie et xviiie siècles, la Bibliothèque bleue attira à maintes reprises l’attention des autorités politiques, la surveillance de ces « écrits à large circulation » ne peut en aucun cas être comparée à la censure que connurent, pendant cette période, les textes savants [31]. Durant deux siècles, la littérature dite populaire se développa quasiment en dehors de toute instance de contrôle. Ni la censure royale ni les organes de contrôle a posteriori (la Sorbonne, les Parlements…) ne s’intéressèrent véritablement à elle. Quant à la Police du livre, elle ne surveilla que très peu les colporteurs qui diffusaient la littérature bleue. Cette indifférence affichée par les instances politiques et administratives de l’Ancien Régime met à jour ce que l’on peut considérer comme l’un des principes de tout acte de censure. En effet, pour que les autorités politiques d’un pays s’intéressent aux livres lus par le peuple, il faut à la fois que la pratique de la lecture soit reconnue par le pouvoir comme socialement significative et que les lecteurs deviennent, eux-mêmes, un enjeu politique.

Dans le cas de la Bibliothèque bleue, cette conjonction apparaît au lendemain de la Révolution de 1848. Le “parti de l’ordre”, en quête de responsabilités révolutionnaires et socialistes, accusa la littérature de colportage de tous les maux et fit adopter, entre 1849 et 1852, toute une série de lois et de décrets afin de mettre cette dernière sous surveillance. En ce qui concerne le contrôle du roman populaire, il se développa conjointement à la IIIe République, et ne prendra toute son ampleur qu’au début des années 1950. La peur de la liberté À partir de la seconde moitié du xixe siècle, les progrès de l’imprimerie et l’alphabétisation croissante de la population française permirent au livre de devenir un média de masse. Subséquemment, le suffrage universel (masculin), introduit par la IIe République, fit du peuple l’un des enjeux majeurs de la vie politique française. Comme en témoigne l’inflation des discours sur les foules « si redoutables et si faibles » et sur les masses « instinctives », le peuple fut le lieu où se focalisèrent tous les espoirs mais aussi toutes les peurs de cet ordre politique naissant. Or, si un peuple citoyen se doit de maîtriser la lecture, tous les textes ne lui sont pas pour autant conseillés. Selon les moralistes de l’époque, la fréquentation de mauvais livres risquait de dépraver cette avancée des Lumières et mettre ainsi la nation en danger. Cette menace amena une partie de l’intelligentsia à créer des Ligues de moralité [32] afin que ces nouveaux lecteurs ne soient plus abandonnés à eux-mêmes. Parallèlement à cette action d’encadrement, ces Ligues ne cessèrent de faire pression, avec un certain succès [33], sur les différents gouvernements des IIIe et IVe Républiques pour que ceux-ci modifient la vénérable loi du 29 juillet 1881 « sur la liberté de la presse ».

Extrait du compte-rendu des travaux de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, 1er janvier 1955.

Mais qu’est-ce qu’un mauvais livre ? En dépit des différents genres auxquels s’applique cette notion – le livre pornographique au début de ce siècle, le roman noir dans les années cinquante… – le mauvais livre se définit essentiellement par trois caractéristiques : il est attentatoire aux bonnes mœurs, il se situe en dehors du champ littéraire et sa diffusion, de par son prix modique, touche l’ensemble du lectorat, y compris, et surtout, les publics considérés comme fragiles. In fine, cette notion repose sur l’idée que le peuple n’est pas créateur de culture. Il ne peut que la subir et c’est en cela qu’il est constitué de lecteurs fragiles. Là encore, cette notion ne cessa d’évoluer. Essentiellement construite, à la fin du xixe siècle, autour d’une vision verticale de la société (ceux d’en haut/ceux d’en bas), elle se reterritorialisa rapidement sur un découpage horizontal : dorénavant, les lecteurs fragiles seront incarnés par les femmes et surtout par les enfants. L’alibi de la jeunesse Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le destin de la littérature populaire fut lié à celui des publications destinées à la jeunesse. Dans cette après-guerre difficile, l’enfance fut à la fois le lieu où se cristallisa une part importante des inquiétudes de la société française, et l’enjeu de la reconstruction morale du pays. De ce contexte socio-politique naquit un large consensus en faveur d’une loi instaurant une commission chargée de surveiller les lectures enfantines. Fondée sur la crainte toujours présente de l’écrit obscène, sur l’influence supposée des médias dans l’accroissement de la criminalité juvénile et sur la menace de l’impérialisme culturel américain, cette conjonction d’intérêts amena l’assemblée à adopter la loi du 16 juillet 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » [34]. Le législateur profita de ce texte, officiellement voté pour lutter contre les “sept péchés capitaux” (le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine et la débauche) qui menaçaient les enfants de la reconstruction, pour introduire l’interdiction administrative des publications d’origine française dans le Code pénal. En effet, selon l’article 14 de cette loi, tout ministre de l’intérieur, sur avis de la Commission, peut interdire la vente aux mineurs, l’affichage et la publicité

des « publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime ». A contrario du décret du 6 mai 1939 sur les « journaux ou écrits étrangers », la loi de 1949 n’interdit pas « la circulation, la distribution ou la mise en vente » d’une publication. Son génie est tout autre. Un ouvrage qui ne peut être visuellement présent en librairie et dont l’existence ne peut être mentionné ni par le diffuseur ni par l’éditeur n’est pas un écrit officiellement interdit mais un texte sans lecteur. D’autre part, l’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à l’article 14 de la loi du 16 juillet réintroduit un succédané de censure. Lorsqu’au cours d’une même année trois publications d’un même éditeur sont sanctionnées, celui-ci ne peut plus mettre en vente des publications analogues sans procéder préalablement à leur dépôt au ministère de la justice « et avant que se soient écoulés trois mois à partir de la date du récépissé de ce dépôt ». De 1958 à 1965, soixante-neuf maisons d’édition furent astreintes à déposer trois exemplaires des textes imprimés (et non des manuscrits) qu’elles voulaient mettre en vente. Le poids financier d’une telle mesure amena 11 d’entre elles à cesser leur activité. Mais quels sont donc ces « ouvrages particulièrement malsains et odieux » [35], ces « aphrodisiaques dangereux » dont « le caractère gravement immoral » constitue « un danger pour la moralité publique » et un « attentat contre de paisibles citoyens et des enfants sans défense » ? Si « les ouvrages soumis à l’examen de la Commission de surveillance et de contrôle appartiennent à des genres très divers », les textes interdits, car considérés comme « particulièrement néfastes pour la moralité juvénile » sont, de facto, des écrits para-littéraires. Quelques chefs-d’œuvre de la littérature mondiale ont, certes, été sanctionnés – citons pour mémoire : Lolita de Nabokov, Sexus de Miller ou La Mort de Bataille… –, mais ils ne représentent, au mieux, que 5 % des sept cent cinquante-deux livres interdits entre 1949 et 1969. Durant cette période, l’écrit interdit fut par principe « bassement pornographique ». Ce qualificatif recouvrit, pour l’essentiel, trois genres spécifiques qui, au fil des interdictions et de l’obligation du dépôt préalable, finiront par quasiment disparaître du paysage éditorial français jusqu’au

début des années soixante-dix, période à partir de laquelle ils prendront un nouvel essor. Le premier peut être qualifié de polar érotique, à savoir, les « séries policières qui accompagnent (…) la peinture des activités criminelles d’un élément de sadisme ou d’érotisme ». La collection « Rouge et Noir », dite « La Flamme » est, à cet égard, tout à fait représentative de ce genre de collection. Sur les quarante-sept titres que comporte cette série éditée par le Fleuve noir, treize furent interdits. Autre bête noire de la Commission, les collections éroticopornographiques dont les textes sont « rarement de véritables œuvres de l’esprit, mais bien plutôt des travaux sur commande, systématiquement licencieux ». Parallèlement au contenu de ces écrits, la Commission semble avoir aussi été très sensible aux jaquettes, « aux dessins savamment érotiques », de ces séries. Le dernier genre surveillé de façon méthodique est le roman d’horreur et, plus particulièrement, les « récits de cruautés sadiques ayant pour cadre la Guerre de 1939-1945 ». La Commission mena à leur égard une véritable campagne d’éradication. Les livres furent interdits et nombre d’éditeurs poursuivis en justice. Au début des années soixante, ce type d’ouvrage avait disparu des librairies [36]. Si, depuis 1881, « l’imprimerie et la librairie sont libres », l’histoire de l’édition populaire nous enseigne que cette liberté dépend, en grande partie, du statut culturel de l’imprimé. En cela, la liberté de la presse est à l’image de la pensée libérale qui l’a fait naître. Elle est, de par sa forme, un droit foncièrement aristocratique.

← 31. Voir Robert Mandrou, De la culture populaire au 17e et 18e siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Imago, 1985, pp. 190 et sqqn. ← 32. Voir Annie Stora-Lamarre, L’Enfer de la IIIe République. Censeurs et pornographes (1881-1914), Imago, 1990, pp. 79 et sqqn. ← 33. Comme le montre le décret-loi du 29 juillet 1939 « sur la famille et la natalité française » qui instaura une commission spéciale du livre afin de lutter contre les écrits pornographiques et malthusiens. ← 34. Voir Pascal Ory, « Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », dans Vingtième Siècle, no 4, 1984, pp. 77-88. ← 35. Les citations qui suivent sont tirées des Comptes-rendus des travaux de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence publiés en 1950, 1955, 1958 et 1965. ← 36. Pour exemple ces quelques titres de bon goût : Kurt von Waklther, Filles pour S. S., Ed. André Martel ; Karl Otto Liebenfeld, Fräulein Gestapo, Ed. Jean Froissart…

Love/Hate (U.S.A.) ou les poings de Robert Mitchum dans La nuit du chasseur Rob Conrath Titulaire d’une poignée de nationalités, Rob Conrath est maître de conférence à Sciences Po. Il a publié une quarantaine d’articles et d’essais sur la culture populaire américaine et la violence aux États-Unis. Il porte sur l’ambivalence de l’attitude française à l’égard des États-Unis, qui est la marque des années d’après-guerre, un regard à la fois déconcertant et éclairant et nous aide à comprendre le jeu subtil d’Armand de Caro, décidant en pleine américanomania de proposer des romans à l’américaine « écrits par des français et adaptés au goût français ». « Qu’à cet instant du débat, chacun de nous, occidentaux, dénonce avec loyauté ce qu’il découvre d’américain dans sa maison, dans son vêtement, dans son âme… » Georges Duhamel, Scènes de la vie future, 1930.

Si jusqu’en 1945 les États-Unis restent une nation qui ne fascine ni n’obsède réellement qu’une minorité d’intellectuels et qui suscite haine – mais en général tempérée – et amour – mais rarement inconditionnel –, c’est avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale que les Français moyens vont voir leur vie quotidienne et matérielle ainsi que leur imaginaire collectif, ébranlés par une offensive consumériste américaine sans précédent. À la fin des années 40, le discours sur l’Amérique s’étend aux couches bourgeoises et surtout prolétaires. Pour certains, cette évolution s’appelle tout simplement la modernisation. Pour d’autres c’est l’américanisation effrayante de tout un pays, voire de tout un continent, la fin d’une certaine idée de la douce France et le début d’un combat acharné contre l’hégémonie américaine.

Les objets et les idées de cette société de consommation américaine, face ostentatoire de la modernité, vont s’insérer dans la vie privée de chacun : le frigidaire, les cigarettes américaines, les films d’Hollywood, le chewing-gum ou les modèles de gestion importés de la Harvard Business School radicalisent les crises identitaires et renforcent les camps des pro et des antiaméricains. Où qu’on soit, au cinéma, dans sa cuisine ou sur l’autoroute, la présence de cette formidable machine industrielle se fait ressentir. Et avec elle, naissent des sentiments ambigus et souvent paradoxaux. L’histoire de l’anti et du pro-américanisme en France n’a jamais été simple, et la dialectique amour/haine (et le plus souvent, les deux à la fois) qui s’est construite dans le discours social, en dit autant sur le tricolore que sur la bannière étoilée. Le repli nationaliste qui surgit face à cette méduse américaine s’est en grande partie forgé à partir de la fabrication d’une contre-identité américaine réelle et mythique à la fois. Dans la deuxième moitié du xxe siècle, l’Amérique a remplacé l’Orient imaginaire dans les esprits français, et tout un dispositif d’objets, de symboles et de sentiments refoulés trouvent leurs correspondants dans cette nouvelle culture violente, excessive, schizophrène et de plus en plus omniprésente. Mais, à l’encontre de l’Orient du xixe siècle, l’Amérique n’est pas simplement une fabrication française. C’est un “Autre” autonome qui agit seul, se définit selon ses propres règles, et surtout, domine. L’Amérique est bien réelle et elle risque de déborder sur la culture française. Georges Duhamel ne pouvait évidemment pas prévoir en 1930 l’impact de l’économie américaine dans la reconstruction d’une France détruite par l’Occupation, ni les changements radicaux dans la vie quotidienne des Français. Les relations déjà très passionnelles entre les deux pays s’amplifient au fil des années. Le discours américanophobe prend une tournure plus politique avec la croissance du parti communiste juste après la guerre (jusqu’à 30 % du vote à la fin des années 40) et le début de la Guerre froide qui va profondément diviser la France. À droite, De Gaulle prend aussi ses distances en refusant la participation de la France dans l’OTAN. Mais c’est dans les rapports sociaux des Français, dans leurs habitudes de consommation parfois imperceptibles, dans la structure même des mentalités et dans la gestion des biens culturels que l’Amérique va assumer

le rôle de plaque tournante, attirante et repoussante à la fois, des possibilités de la modernisation en France. La France et les États-Unis sont les deux seules démocraties qui prétendent à l’universalisme, surtout dans le domaine de la culture. “La mission civilisatrice” et l’“American way of life” offrent deux modèles concurrents et la survie de chacun de ces modèles dépend en grande partie de ses capacités d’exportation. Avant la Première Guerre mondiale, la France est la première puissance mondiale en matière de production automobile et cinématographique. Elle cédera sa place aux États-Unis entre les deux guerres. La voiture et le film sont peut-être les deux “objets” de la modernité les plus symboliques : vitesse et image, montage et fordisme, tout dans ces deux industries tend vers l’avenir. Avec la domination du modèle américain après 1945 et la perte simultanée des colonies françaises en Afrique et en Asie, le combat pour la survie culturelle et économique s’impose en France. La modernité précoce de la France se trouve projetée des années en arrière et le décalage entre l’hexagone sortant des décombres et l’Amérique victorieuse et sûre d’elle apparaît, pour beaucoup, difficile à accepter. En 1948, le plan Marshall est mis en place. En même temps, les États-Unis organisent une campagne agressive pour déjouer la montée de l’anti-américanisme dans les couches populaires et ouvrières où l’attirance pour le modèle soviétique se répand. Des bibliothèques et des librairies américaines, des documentaires et des programmes à la radio, et surtout la publicité omniprésente montrant la joie de vivre à l’américaine, inondent la France. Il est certes vrai que l’anticommunisme farouche du sénateur McCarthy semble cristalliser les pires craintes d’une hégémonie mondiale de la pensée capitaliste américaine. La “guerre de Coca-Cola” en 1949 (des émeutes à la suite du projet de construction d’une usine à Marseille) exprime toute la phobie d’une perte définitive de la culture française. La “cocacolonisation” de la France (titre de L’Humanité) défraye les chroniques.

Si, après 1948, le combat anti-américain est surtout mené par la classe ouvrière et les intellectuels, la petite bourgeoisie, incarnée par Pierre Poujade, fulmine aussi contre l’intrusion des grandes puissances dans les affaires domestiques de la France. Ce repli bourgeois et nationaliste ne signifie cependant pas un rejet en bloc de tout ce qui vient d’outreAtlantique. Bien qu’attachée à ses traditions françaises, la petite bourgeoisie n’en est pas moins contente de son nouveau frigidaire, du nouveau film d’Hollywood et de sa voiture à crédit. Ce paradoxe se retrouve à un autre niveau chez presque tous les intellectuels de l’époque. L’une des voix les plus virulentes est celle de Sartre. Après le procès des Rosenberg, accusés de communisme et de haute trahison, il compare les États-Unis à un chien enragé et encourage les Européens à rompre toute relation avec ce pays foncièrement injuste. Mais Sartre est aussi un fervent lecteur de la littérature américaine (il adule Faulkner, Dos Passos, Steinbeck et dévore la « Série Noire »), adore le jazz et le film noir américain. Toute l’histoire turbulente des attitudes françaises envers la culture américaine se résume dans celle vacillante de Sartre. En 1949, la France célèbre avec bien plus de ferveur que les États-Unis, le centenaire de la mort d’Edgar Allan Poe et Louis Armstrong joue devant un public déchaîné salle Pleyel. Mais c’est la même année que le Fleuve Noir inaugure sa collection « Spécial-Police » consacrée à des romans noirs exclusivement écrits par des auteurs français… Les États-Unis, miroir dans lequel la France regarde ses propres ambiguïtés, son propre schisme culturel. S’il fallait chercher un mot-clef pour définir cette société en pleine mutation ce serait sûrement la vitesse. En l’espace de quelques années, tout semble s’être accéléré. Les films puis la télévision, le temps des courses, des repas, la musique (le jazz et puis le rock’n’roll) et les voitures (les accidents mortels de Camus, Nimier, Michel Gallimard et des deux fils d’André Malraux, et ceux moins graves de Johnny Haliday et de Françoise Sagan attestent d’une obsession de la vitesse), tout va plus vite (avec tous les risques de dérapage que cela suppose). Même la littérature donne l’impression d’être plus rapide. Finies les flâneries proustiennes. Et le roman noir américain, adulé et copié, lègue un

héritage de flingues, de courses-poursuites… et un style, cinématographique, haché, concis et dépouillé avec ses Bam ! Pow ! Boom ! empruntés à la bande dessinée qui a pour corollaire la vélocité et la violence. Quand parut le premier numéro de la « Série Noire » en octobre 1945, la France panse ses plaies. Le lecteur français réclame quelque chose qui soit à la fois le produit d’une culture lointaine, teintée d’exotisme (l’Amérique – ce nouvel Orient) et qui ne mette pas directement en scène l’horreur impensable du passé proche. En même temps, il cherche des histoires et une forme narrative où pourrait s’insérer une nouvelle gamme de sentiments et d’émotions amenés par cette guerre, une littérature qui pourrait déplacer l’horreur en l’humanisant, en la rendant plus abordable, plus individualiste et subjective. Pour l’intellectuel anti-américain de l’époque, le roman noir dessinait le portrait du nouveau monde urbain et aliénant, un monde dans lequel l’individu doit faire face à un réseau de rapports humains tissés par l’économie de marché et engendrés par la violence de l’Histoire. Et le roman noir avec son style agressif et son manque apparent de moralité venait du même pays qui avait engendré ce nouveau (dés)ordre social. Quelques années plus tard, Jean-Luc Godard, utilisera allègrement des images, des symboles et des icônes du nouveau monde pour ensuite faire leur critique. Pierrot le fou, À bout de souffle et Week-end sont des monuments de pastiche et de détournement de cette culture honnie dont les Français semblent pourtant ne jamais se lasser. Euro-Disney reste peut-être un Tchernobyl dans le paysage culturel français et les Mc Do une aberration de la cuisine (bien qu’ils ne désemplissent pas). Mais le jazz, le roman noir, Henry Miller, John Cassavetes, Woody Allen et William Burroughs sont inscrits dans le cœur des Français assoiffés de contre-culture américaine, du versant noir de ce géant économique et culturel. L’Amérique réussit la prouesse de produire pour tous les goûts, exportant même la critique de son propre système et nourrissant ainsi ce qui définit le mieux la France : ses ambiguïtés, son mécontentement congénital, mais aussi son extraordinaire souplesse et sa richesse culturelle.

Gourdon et Brantonne, imagiers du Fleuve Noir François Ducos François Ducos, spécialiste de longue date du roman populaire et du fantastique, met ici toute sa compétence d’enquêteur à reconstituer la biographie des deux grands illustrateurs du Fleuve Noir. Il a dirigé « Super Poche », de 1995 à la fin de cette collection en 1996. Depuis 1997, il préside aux destinées de la « Bibliothèque du Fantastique » et des deux séries de G.J. Arnaud : « La Compagnie des glaces » et « Les Chroniques glaciaires ». On peut l’affirmer actuellement, les illustrateurs Michel Gourdon et René Brantonne ont apporté à la notoriété du Fleuve Noir – où tous les deux débutèrent dès 1949 – autant que des écrivains aujourd’hui consacrés comme San-Antonio, Léo Malet ou G.-J. Arnaud. Les pin-up du premier et les fusées du second resteront encore longtemps dans la mémoire des amateurs de littérature populaire. Michel Serge Gourdon, né le 20 novembre 1925 à Bordeaux, est le fils aîné d’un chapelier de Lormont (Gironde). C’est dans cette commune du Sud-Ouest que naîtra le 23 mai 1930, son plus jeune frère, Alain Aslan Gourdon dit Aslan, le célèbre créateur des “filles qu’on épingle” du magazine Lui. Quant à son frère cadet, né le 28 janvier 1927 à Bordeaux, il va signer Gilles Gourdon et ensuite Gilles, cinq couvertures de la collection « Légère » des éditions de L’Arabesque, en 1955. Son style “familial” est très reconnaissable. Il abandonnera toutefois rapidement ce métier pour devenir moniteur d’auto-école. Les trois frères Gourdon ont été élèves de l’École supérieure des Beaux-Arts de Bordeaux. Entre 1940 et 1945, Michel va suivre les cours de peinture, dessin et décoration. Il faudra une autorisation

spéciale du directeur de l’établissement pour que Aslan, qui n’a que quatorze ans, puisse accéder en 1944 au “vivant” de l’atelier de sculpture, et détailler à son aise les modèles nus. Au cours de l’année 1946, toute la famille Gourdon vient s’installer à Paris pour soutenir Aslan qui poursuit ses études de sculpteur, et les parents vont ouvrir un commerce d’épicerie fine, rue Nicolo, en plein quartier de La Muette. Dans la capitale, Michel Gourdon retrouve fortuitement un condisciple des Beaux-Arts de Bordeaux. Tous les deux partent en apprentissage aux studios Pathé situés près de la Porte de la Chapelle. Ils vont y rester quelques mois à réaliser, à l’aide de la technique de la peinture à la colle, d’immenses panneaux destinés aux devantures des cinémas. Après, c’est pour Michel Gourdon sa première activité rémunérée, au studio de dessin animé Paul Bourgeon, 1 rue Lord Byron à Paris 8e. Là, il travaille sur des films publicitaires et des animations pour le Service cinématographique aux Armées. Il a pour collègue un nommé Guy Mouminoux qui, bien plus tard, en 1977, lancera sa série BD Le Goulag sous le pseudonyme de Dimitri. Mouminoux propose à Gourdon de le remplacer chez un nouvel éditeur, le Fleuve Noir, afin de faire les couvertures d’une collection érotique. Il s’agit, non pas de représenter un personnage ou une quelconque scène, mais de dessiner sur fond noir, une déchirure rouge dans laquelle doit s’inscrire le titre en grandes lettres blanches. Michel Gourdon accepte ce travail de maquettiste et, très vite, on lui demande d’illustrer toutes les couvertures de deux autres collections, dont l’une, « SpécialPolice » (1949-1987), a déjà démarré avec un dessinateur anonyme qui pourrait fort bien être André Gosselin, surtout connu pour sa BD Red Canyon aux éditions Artima. De 1950 aux années 1970, Gourdon va réaliser les couvertures de plus de 1 300 volumes de la collection « Espionnage » qui en compte 1905. Ensuite lui seront confiées les collections « Western-Johny Sopper » (1952-1954), « Angoisse » (1954-1974), « L’Aventurier » (19551974), « Feu » (1964-1975), « Présence des Femmes » (1968-1972), ainsi que les jaquettes des « Grands romans » dont il réalise presque toutes les compositions. Bien que nouvellement engagé par le Fleuve Noir, Michel Gourdon continue de travailler pour le studio Paul Bourgeon et ce, jusqu’à la faillite de cette entreprise en 1950. Dans la foulée, il devient dessinateur

industriel à la société Le Matériel Téléphonique de Boulogne-Billancourt, où il restera jusqu’en 1955. Pendant cette période, il va, en plus des couvertures du Fleuve Noir, faire des illustrations pour des nouvelles du magazine Ciné Révélation des Éditions Mondiales. Pour tenir les délais, il se voit parfois obligé de solliciter l’aide de ses frères Aslan et Gilles, tous deux momentanément sans travail. Ces derniers vont donc réaliser quelques couvertures pour le Fleuve Noir, et toutes seront signées Michel Gourdon. L’artiste évoque volontiers Jean-Pierre Conty et Maurice Limat qui lui téléphonaient régulièrement pour lui résumer leur roman ou lui proposer quelques indications quant à la couverture. Il avoue également qu’il a dû subir les exigences de Claude Rank, cherchant à lui imposer la reproduction de documents photographiques. Pendant, et même après, ses presque trente années de collaboration avec le Fleuve Noir, Michel Gourdon va proposer ses services à de nombreux autres éditeurs, notamment la Compagnie Parisienne d’Édition, les publications Georges Ventillard, Tallandier, Hachette, les Presses de la Cité, J’ai lu, sans oublier les magazines Actuel et Télé 7 jours. Gourdon, “l’homme qui a donné un visage à San-Antonio”, fut également affichiste de cinéma (La Vache et le Prisonnier, Soudain l’été dernier, etc) et travailla pour la publicité. René Louis Brantonne, né le 3 janvier 1903 à Paris 8e, est un autre monument de l’illustration populaire, et l’abondance de sa production ne saurait masquer un talent vraiment original. Il aimait raconter qu’après ses études à l’institut Sainte-Croix de Neuilly, sa mère essaya en vain de le faire entrer au séminaire pour qu’il devienne prêtre. Afin d’échapper au sacerdoce, il s’inscrit à l’École des Beaux-Arts de Paris, où il ne restera que deux ans. Pendant cette même période, il travaille pour un établissement qui deviendra plus tard la Photogravure Gillot. C’est le temps de l’apprentissage ; on lui confie des travaux destinés au Bazar de l’Hôtel de Ville. Dans cet atelier il reproduit des ustensiles de cuisine et apprend la mise en page, la composition et l’aérographe. Son service

militaire terminé, il est engagé en 1925 par la Paramount qui vient de s’installer en France. Il devient alors affichiste, et développera peu après cette activité auprès des firmes cinématographiques 20th Century Fox, Artistes associés. Universal, M.G.M. et Walt Disney. En plus des affiches, il illustre des scenarii et dessine des pavés de presse. La guerre va interrompre cette voie gratifiante. S’ensuit une période difficile où il continue encore de faire quelques affiches – Carmen de Christian-Jaque (1943) –, puis quitte la France. En 1944 il est de retour avec l’armée de Leclerc, et doit se résoudre à accepter la première proposition venue, pourvu qu’il puisse dessiner. En pleine pénurie, les éditions Raymonde Fournier de Paris lancent toute une série de courts récits populaires à très bon marché, certains imprimés sur une seule feuille de papier journal, pliée en trois ou cinq selon le cas. On est loin des lithos de la Paramount ! Et pourtant Brantonne va dessiner sans relâche les couvertures de ces petits romans dont les auteurs étaient aussi mal lotis que lui. C’est donc à cette époque qu’il devient malgré lui, et pour notre plus grand bonheur, illustrateur populaire. Il va le rester jusqu’à son dernier souffle, ou presque. La période qui va de 1944 à 1949, voit éclore quantité de nouveaux éditeurs dans une frénésie de liberté retrouvée, et nombreux seront ceux qui solliciteront les services de Brantonne. C’est ainsi qu’il va illustrer la collection « Histoires du cœur » des Éditions Mondiales – les discussions très animées entre le patron, le garibaldien Cino Del Duca, et son anarchiste d’illustrateur, tous deux connus pour être des forts en gueule, sont légendaires –, la série « Les merveilleux exploits de Buffalo-Bill » aux Éditions Duclos, les aventures de jeunes héros de la Résistance publiées par T.O. et France-Sélection, ainsi que nombre de romans et fascicules pour La Belle Fontaine, Charlot, Diderot, France-Empire, EDIP, Jean Froissart, Boursiac, André Martel, À la belle Hélène, etc. La première couverture, sinon l’une des toutes premières, réalisée par Brantonne pour le Fleuve Noir, est celle d’un roman de Robert Gaillard, La Danseuse de l’Oregon, paru en 1949 dans l’éphémère collection « Le Carrousel ». Mais c’est à partir de 1951, avec la collection « Anticipation » qu’il va donner le meilleur de lui-même. Ses compositions très colorées et un peu naïves vont devenir le label d’une SF française populaire et sans complexe. Il va d’abord illustrer une première série de 273 titres, entre 1951

et 1965, puis ensuite une seconde série de 230 romans, de 1973 à 1977. Dans la période intermédiaire, les couvertures d’« Anticipation » – au nombre de 288 – furent confiées à Gaston de Sainte-Croix (1904-1977) qui, à l’évidence, n’était guère inspiré par la science-fiction. Toujours pour le Fleuve Noir, René Brantonne réalisa en photomontage quelques couvertures pour les collections « Espionnage », comme La Nuit des espions de Robert Chazal, et « Spécial-Police » : romans de Frédéric Dard. Il a également illustré en « Grands Romans », les six premiers tomes de Marie des Isles de Robert Gaillard, et, hors collection Les Soucoupes Volantes viennent d’un autre monde de Jimmy Guieu (1954) et Les Sables de Mars d’Arthur C. Clarke (1955). Brantonne, qui est décédé le 6 octobre 1979 à Créteil, fut également dessinateur de BD, activité pour laquelle il lui arrivait de collaborer avec son fils Jacques alias Jack de Brown (1928-1992). Michel Gourdon et René Brantonne ont incontestablement marqué leur époque, et il est légitime de penser que sans eux le Fleuve Noir aurait eu une toute autre destinée.

Encart publicitaire paru dans Qui ? Détective du 17 septembre 1956.

Michel Gourdon, illustrateur d’« Angoisse » Juliette Raabe Ce texte est un extrait de l’article de Juliette Raabe, Angoisse ou… féerie, paru dans le no 3 de la revue Science-Fiction publiée par les éditions Denoël (mars 1985). Illustrées pleine page et ornées du sigle “tête de mort” dans un “vieux château”, évocateur de la tradition du roman noir anglais, les couvertures de la collection « Angoisse » – jusqu’à la rupture intervenue début 1968 et qui bouleverse considérablement l’image de la collection – se signalent par un graphisme volontairement simpliste, évoquant le graffiti, les objets de type farces et attrapes ou la décoration fruste des baraques de foire, palais hantés ou trains fantômes. Les tonalités sont toujours à dominante “blême” : bleu déliquescent, vert macabre, marquées de zébrures noires et d’éclats rouge sanglant. Les objets représentés ont un caractère répétitif qui les rapproche du sigle : tombes ouvertes, squelettes, arbres morts aux branches tordues, tours en ruine, animaux maléfiques : chauvessouris, hiboux, chacals… Par moments, surgit un visage d’outre-monde, parfois venu de la tradition cinématographique comme celui du monstre de Frankenstein. Vers le milieu de la première série (no 50), l’ambiance d’au-delà se tempère par des évocations plus variées, parfois de type criminel, avec apparition de personnages types : médecins fous brandissant leur scalpel, héroïnes terrorisées, ligotées sur des tables d’opération ou dans des cachots sordides. Le passage décisif se dessine avec l’apparition de Mme Atomos – visage de femme asiatique, à la neutralité mystérieuse – qui domine les couvertures de la sous-série qui lui est consacrée et qui ne ressortit plus au fantastique, mais plutôt à une fiction quasi politique de génie du crime scientifique (incarnation de la vengeance de Hiroshima).

Si les dominantes de couleur sont restées inchangées, si la thématique macabre est toujours présente, dans la nouvelle série, le premier plan est généralement occupé par un personnage féminin attractif, femme pulpeuse et généralement peu habillée ou aux vêtements déchirés laissant entrevoir sa nudité. Quelquefois à ce visage de séduction s’oppose un visage hideux, face de mort, face de monstre, reprenant – inconsciemment peutêtre – la tradition classique du memento mori. Dans le même temps, le dessin évolue vers un réalisme quasi photographique et les couleurs du premier plan glissent vers le réalisme et la demi-teinte : chairs rosées, décors pastel… Le lien avec le sujet du livre devient souvent de plus en plus lâche et certaines couvertures ne sont plus que des variantes anonymes qui pourraient convenir à la limite à d’autres collections du même éditeur : mais nous sommes désormais dans l’après-68…

Affiche créée pour l’Exposition sur G.-J. Arnaud par Michel Gourdon.

III. Documents

• paroles d’auteurs •

G.-J. Arnaud : 31 ans de roman populaire Interview par Robert Bonaccorsi (extrait) Auteur de tous les genres et de plusieurs éditeurs, G.-J. Arnaud a publié son premier roman d’aventures au Fleuve Noir en 1959. Depuis, il n’a cessé d’œuvrer dans la collection « Espionnage », avec ses personnages du Commander et de La Mamma, dans le roman policier, dans le fantastique et la science-fiction, avec la mythique « Compagnie des glaces » qui ne cesse d’être republiée et trouve aujourd’hui un prolongement inédit dans la nouvelle série des « Chroniques glaciaires ». Nous présentons ici de larges extraits de l’entretien qu’il avait accordé en 1983, à l’occasion de la sortie du volume G.-J. Arnaud, 31 ans de Roman populaire, édité par l’Office Municipal de la Culture et des Arts de La Seyne-sur-Mer. Les influences – les débuts Aussi loin que je remonte, j’ai toujours écrit. Je me vois encore, à l’âge de 10 ans, mes parents avaient une petite table dans la cuisine, et moi, j’écrivais des espèces de nouvelles à la manière d’Alphonse Daudet. C’était un peu mon maître à ce moment-là. Et puis, j’adorais lire ; alors, je lisais énormément : des Fantomas, des Arsène Lupin à une époque où on les interdisait à d’autres enfants. Dans le grenier de mes grands-parents, il y avait énormément de livres et de revues populaires, genre “veillées de chaumières”. C’étaient plutôt des revues qui s’appelaient, je crois, L’Ouvrier. Elles étaient reliées ; ça faisait des bouquins très épais. Là-dedans, il y avait des histoires fantastiques. Par exemple, c’est là que j’ai lu Le Fils de Monte-Cristo en croyant vraiment que c’était Dumas qui l’avait écrit ! J’ai cru que c’était une suite logique : Le Fils

de Monte-Cristo, La Fortune de Monte-Cristo, etc. Enfin, c’était du roman populaire ! À 12 ans, je suis sûr que j’étais décidé à devenir écrivain. Après Alphonse Daudet, j’ai lu Simenon. J’écrivais un peu n’importe quoi, mais toujours sous influence, avant de me dégager et de me trouver une petite originalité. Plus tard, quand la guerre a été finie, en 44, j’avais 16-17 ans, la « Série Noire » est arrivée. J’étais très attiré par le genre policier : seulement, en même temps, comme j’avais eu cette influence du roman populaire, je n’ai jamais été complètement un auteur de romans policiers, du moins uniquement un auteur de romans policiers. J’ai toujours cherché à développer ce que j’avais envie d’écrire dans tous les genres qui s’offrent actuellement dans la littérature populaire. Au départ, je m’appelle Saint-Gilles. Là, les choses se compliquent. C’est ma femme qui avait envoyé un de mes manuscrits à la sélection du Prix du Quai des Orfèvres. Ce bouquin, qui s’appelait Ne tirez pas sur l’inspecteur a été sélectionné ; et puis, la Maison Hachette est venue me trouver (j’étais au service militaire) en disant que, peut-être, j’aurais le prix, mais qu’on ne pouvait pas me publier sous le nom d’Arnaud, parce que l’auteur du Salaire de la peur venait de sortir son livre. On m’a demandé alors mon lieu de naissance. J’ai répondu : « Dans le Gard à St-Gilles-du-Gard ». Alors, on m’a dit : « Mais, c’est bien ! Dans le jury, justement, il y a un certain Decrest qui a écrit les aventures du commissaire Gilles (Jacques Decrest auteur des Aventures du commissaire Gilles fut également directeur de collection de la SEPE qui publia les premiers Nestor Burma de Léo Malet). Cela sera une sorte d’hommage si vous prenez le pseudonyme de Saint-Gilles ». J’étais jeune, je me suis laissé faire. Mais, finalement, l’histoire de Saint-Gilles ne m’a jamais emballé. Dès que j’ai pu m’en débarrasser, je m’en suis débarrassé. Je ne suis pas resté très longtemps chez Hachette, car ils n’avaient pas de collections de romans policiers. Ils m’ont dit : « Si vous pouvez trouver ailleurs, partez ! Allez-y ! On ne vous fait pas de contrat d’exclusivité. Ils m’ont pris un second bouquin, qui a paru deux ans après, qui s’appelait Noces d’acier ; et, ensuite, pour moi, ça a été un trou pendant deux ou trois ans. Il y avait soit la « Série Noire » où on ne pouvait pas être publié sans

pseudonyme américain (il y avait d’ailleurs plusieurs auteurs français qui le faisaient), soit les Presses de la Cité qui étaient assez difficiles d’accès et qui avaient déjà leur écurie. Les romans policiers du Fleuve Noir à l’époque ne me plaisaient pas ; ça n’était pas du tout ce que j’avais envie d’écrire et je ne pensais pas encore au roman d’espionnage, parce que ce type de roman représentait pour moi quelque chose de sans intérêt et à la limite complètement immoral. J’étais obstiné dans mes recherches, jusqu’au jour où, quand même, j’ai compris que pour paraître il fallait faire certaines concessions. Et puis, un jour, je prends un bouquin dans une maison de la presse. C’était un livre qui s’appelait Mercédès Princesse Vaudou. C’était de Maurice Limat. Pour moi qui avais l’habitude du roman populaire, c’était quelque chose d’incroyable. Je ne voudrais pas vexer ce pauvre Limat, qui a fait de bons livres à côté, mais c’était vraiment minable. Je me suis dit : « Si tu ne peux pas faire mieux que ça, ce n’est plus la peine d’écrire ». Et alors, j’ai fait un bouquin qui utilisait un peu tous les ingrédients et je l’ai envoyé à l’éditeur qui avait fait paraître ce fameux Mercédès Princesse Vaudou. C’étaient les éditions de L’Arabesque qui commençaient petitement à l’époque et qui ne m’ont pas donné de nouvelles pendant six mois. En fait, ils avaient attendu si longtemps parce qu’ils avaient perdu mon adresse. Ma lettre s’était collée au dos d’une autre et un beau jour, en sortant un dossier, ils ont trouvé ma lettre. Et comme le roman leur a paru d’assez bonne qualité, ils avaient vraiment envie que je rentre chez eux. Le patron de L’Arabesque qui s’appelle Edmond Nouveau, m’a écrit en me disant : « C’est parfait ce roman, mais la collection est en train de mourir parce qu’elle ne marche pas : c’est une collection d’exotisme et d’érotisme en même temps : ça ne marche pas du tout, mais on voudrait que vous signiez chez nous, que vous fassiez autre chose, que vous transformiez ces romans en romans d’espionnage. Et puis, qui êtes-vous ? ». J’ai répondu à ses questions en disant : « J’ai eu le Prix du Quai des Orfèvres », mais pour moi, j’avais l’impression que cela ne servirait pas à grand chose. Et lui, a sauté sur

l’occasion. « C’est formidable ! On va faire une collection policière. Vous aurez le premier titre ». C’est comme ça que j’ai repris contact avec la littérature populaire. Et chez eux, à L’Arabesque, j’ai écrit dans tous les genres : j’ai écrit des romans d’espionnage, des romans policiers, des romans d’aventures, plus ou moins érotiques. Les pseudonymes. L’entrée au fleuve Noir J’ai commencé à travailler pour L’Arabesque en 1957. En même temps, j’étais aussi chez Ferenczi ; c’était une grande maison d’édition de livres populaires qui sortait des fascicules et des gros bouquins de poche. Ils avaient créé une sorte de collection qui ne pouvait pas se mettre dans la poche, mais qui était de poche par le prix modique de vente (Colette paraissait notamment dans cette collection). Je voulais rentrer au Fleuve Noir, parce qu’évidemment, la diffusion est plus importante : on a des possibilités de gagner beaucoup plus d’argent… Parce que l’Arabesque, c’est le genre d’éditeur qui paye au forfait, qui paye pas trop mal, mais enfin, c’était un forfait ! On n’était pas payé au nombre d’exemplaires au tirage. On me dit : « S’il veut rentrer au Fleuve Noir, il faut qu’il écrive des gros bouquins. Parce qu’au point de vue polar (on ne disait pas polar à l’époque, on disait roman policier), au point de vue roman policier, roman d’espionnage, nous avons nos auteurs, nous sommes au complet. Mais, pour le gros roman d’aventures, il a sa place… ». Et c’est là que j’ai écrit mon premier bouquin pour le Fleuve Noir, en janvier 1959 et c’était un grand roman… Vous savez, c’était long, ça faisait 500 pages dactylographiées. Je l’ai écrit au mois de janvier, février… On l’a transmis au Fleuve Noir et en mai, j’ai signé le contrat. Quand je suis arrivé, j’ai été reçu par le patron du Fleuve Noir qui s’appelle Armand de Caro et qui me dit : « Un bouquin signé Saint-Gilles, c’est pas très emballant ! Bon, votre nom, bien sûr, il y a le nom du Salaire de la Peur mais si on mettait

deux prénoms, après tout. On pourrait partir comme cela, uniquement avec les initiales : on mettrait : “G.-J. Arnaud” ». J’aurais pu choisir deux prénoms. Je m’appelle Georges Jean Camille. J’aurais pu mettre G.C. Arnaud, mais j’ai pris GJ. Il continue : « Bon ! Qu’est-ce que vous pouvez faire pour nous ? Vous avez fait des romans noirs, il paraît qu’ils ne sont pas trop mauvais ! Vous pouvez aussi faire des romans policiers chez nous ! ». Alors, on est parti comme ça. Pendant plusieurs années, je faisais deux gros romans chez eux et je faisais deux, trois policiers. J’étais satisfait de retrouver mon véritable nom vous savez. Quand, en 5152, je suis tombé en arrêt devant la vitrine d’un libraire et que j’ai vu : Georges Arnaud, Le Salaire de la peur, je me suis dit : « Ce n’est pas possible, t’as jamais écrit un bouquin et il paraît ! ». Je n’aurais jamais imaginé qu’il y avait un autre Georges Arnaud. J’ai mis quelques secondes pour réaliser que c’était vraiment un inconnu pour moi qui avait réalisé ce roman. J’étais en quelque sorte spolié de mon identité et ce problème, cette histoire de double personnalité, de recherche d’identité est réapparue dans tous mes livres. Malgré cela, j’ai eu des tas de pseudonymes. Quand je paraissais chez Ferenczi, je m’appelais Georges Murey. J’ai écrit des livres sous le nom de Georges Ramos à L’Arabesque qui ont eu le don de scandaliser Madame Yvonne De Gaulle, le jour où par hasard elle est tombée sur un de ces livres. Du jour au lendemain, la collection a été interdite. Vous savez, on usait de métaphores, c’était vraiment innocent par rapport à ce qui peut se faire maintenant. J’ai créé aussi la série des Luc Ferran, sous le pseudonyme de Gil Darcy. Le roman populaire, le roman, les genres J’accepte d’être défini comme un auteur de roman populaire. Au départ, il y a une question de présentation matérielle des livres. Ils paraissent dans des séries bon marché, avec une périodicité, un papier qui n’est pas extraordinaire. Dans le temps, au Fleuve Noir, un illustrateur Michel Gourdon, dessinait les couvertures avec grand talent et donnait plus ce côté populaire que les photographies qui l’ont remplacé. Voilà pour le côté matériel de la chose. Ensuite, pour le roman populaire c’est un roman qui

fait plus appel à l’intrigue qu’au style, c’est un roman à rebondissements ; en général, un chapitre se termine par un coup de théâtre qui relance l’action ; ensuite, il fait appel à des sentiments beaucoup plus accessibles au public, aux lecteurs qu’une psychologie trop élaborée ou qu’une psychanalyse trop difficile. Il y a aussi des références à une littérature populaire du xixe siècle, c’est comme une suite… enfin dans le contexte du monde actuel et en utilisant d’autres théâtres d’action. Aujourd’hui, on dit quelquefois qu’il n’y a plus que le policier ou l’espionnage qui font figure véritablement de romans populaires. Peut-être même de romans tout court qui soient lisibles et intéressants, parce que la littérature française, elle est inexistante ou inintéressante. C’est une littérature qui est faite par des universitaires à partir de schémas qu’ils ont établis. Ce n’est plus une littérature instinctive, c’est une littérature qui fait appel au nombrilisme : on s’introspecte, on se recherche, on fouille, elle n’a plus cette universalité qu’avait la littérature française autrefois. La preuve, c’est qu’il y a très peu d’auteurs actuels qui sont traduits aux États-Unis. On n’a plus aucune influence sur la littérature mondiale. Au contraire, la littérature mondiale finit par avoir une influence sur nous. Regardez, avec le phénomène du roman noir américain. Moi, je sais que j’ai été très influencé, je ne parle pas que des polars, mais par des gars comme Steinbeck, etc. C’est ces gens-là qui m’ont aussi formé à partir de l’âge adulte ; alors qu’en France, il serait difficile de trouver l’équivalent. Il faudrait remonter très loin, il faudrait remonter à Zola, à Balzac. C’est toujours les vieux ancêtres ! Mais, plus proche de nous, c’est vraiment… Je ne sais pas… Bon ! On a beau avoir des émissions comme Apostrophes vous savez, qui vous gonflent certains écrivains, qui vous donnent l’apparence que ce sont des génies, mais le résultat est quand même là : je crois que l’influence française est vraiment en décadence.

Frédéric Dard/San-Antonio Je le jure (extraits) On ne présente plus Frédéric Dard/San-Antonio. Mais l’on oublie parfois qu’il est l’auteur de textes autobiographiques exceptionnels : C’est mourir un peu (Plon, 1967) et des entretiens avec Sophie Lannes qui se révèlent en fait, un long monologue. Je le jure (Stock, 1975), dont nous avons choisi deux extraits très différents pour les présenter ici. Le premier, tiré du chapitre 10, est une rêverie émue autour du personnage d’Armand de Caro et de son amitié avec lui. Le second, tiré du chapitre 12, propose une réflexion de l’auteur sur son activité d’écrivain, partagé entre deux œuvres aussi différentes que les ouvrages signés Frédéric Dard et les San-Antonio. Chapitre 10 Armand de Caro, je vois d’ici les haussements d’épaules. Tu penses : mon éditeur ! Et, qui plus est, à présent, mon beau-père ! Ça a un côté Marcel Thil, l’ancien champion du monde de boxe, qui avait comme manager le père de sa femme. Nous gagnons de l’argent ensemble, c’est vrai. Mais cela n’a rien à voir. Nous deux, il y a vingt-cinq ans que nous nous connaissons. On ne peut pas se tromper pendant vingt-cinq ans. Parmi les gens qui m’empêchent d’être trop déchiré ou qui me réparent, il y a, avant tout, Armand. Je ne peux rien faire sans lui. C’est un loup blanc, avec des griffes, mais des griffes qui protègent. Sans lui, je ne serais pas San-Antonio. San-Antonio, c’est lui. La chose est d’autant plus méritoire qu’il a horreur de ces livres. Il en respecte et exploite le succès, mais il en a horreur. Je trouve ça d’ailleurs amusant, et cela donne un certain poids à nos rapports. Il dirige une écurie de courses, je suis un

des chevaux de cette écurie, un cheval qui se défend bien depuis vingt ans, qui marche fort et qu’il sait merveilleusement faire courir. Mais il s’en remet à l’avis des comités de lecture. Il y a une cloison entre nos rapports d’éditeur à auteur et nos rapports d’amitié. Pour accéder au podium de l’amitié, on use soit d’une rampe, soit d’un escalier, je veux dire que l’ascension s’effectue en pente douce ou par degrés. Mon amitié avec Robert Hossein est “à rampe”. Mon amitié avec Armand de Caro comporte des marches. Avec le premier, tout s’est opéré insensiblement, comme à mon insu. Pour le second, il y a eu des paliers très précis dont je pourrais, avec un peu de patience, retrouver les dates. Je suis l’un des pionniers du Fleuve Noir, puisque le premier de mes livres publiés porte le numéro deux, le numéro un étant de Jean Bruce. Au début, le Fleuve était une petite boîte sise dans cette pittoresque rue Vercingétorix qu’on est en train de saccager, une petite boîte qui, déjà, tournait rond. Armand avait un associé, Guy Krill, grand garçon d’aspect réfléchi, sans doute un peu timide, qui paraissait se réfugier derrière de grosses lunettes cerclées d’or. J’allais peu souvent au Fleuve Noir, n’étant pas le genre d’auteur envahissant. Je me contentais d’y porter mes manuscrits. J’écoutais ce qu’Armand ou Guy me disaient des précédents, touchais mon chèque et m’en allais. On me jugeait un peu snob alors que je n’étais que très timide. L’été 56, Guy Krill, sa femme, leur fils et leur petite bonne se tuèrent en voiture, près de Sens, en descendant dans le Midi pour les vacances. Armand de Caro et les siens, qui les suivaient, eurent droit à cet horrible spectacle et, comme on le pense, en furent fortement traumatisés. Ma grand-mère venait de mourir, et j’avais l’âme en lambeaux. J’écrivis à Armand. Je ne sais plus ce que je mis dans cette lettre, mais je me rappelle ce que contenait la sienne, en réponse. Une lettre de quatre pages emplies de son écriture penchée et pointue, une lettre d’homme malheureux. Nous avons trinqué avec nos chagrins, et ce fut le début de nos relations amicales, mais pas encore de notre amitié, telle qu’elle devait s’épanouir. Nous avons commencé de nous fréquenter. On se recevait assez cérémonieusement. Petits plats dans les grands, corbeilles de fleurs, Dom Pérignon.

J’apportais des boîtes de bonbons à sa fille Françoise, qui allait sur ses quinze ans. Je ne sais pas ce qui m’accrochait chez elle, peut-être le futur. Une obscure prémonition m’avertissait qu’elle jouerait un grand rôle dans ma vie. Je n’ai jamais été tenté par les gamines, mais celle-là me dérangeait. Je recherchais d’instinct sa compagnie et, de son côté, je sentais que mon personnage la troublait. Ah ! le dialogue des regards ! L’éloquence du cinéma muet. Rien n’est plus fort que le mutisme lorsqu’on a quelque chose d’important à se dire. Quelques années passèrent. San-Antonio prenait de l’assiette. Les tirages montaient gaillardement. Un hiver, j’eus un début de dépression dû au surmenage. Je pondais à la cadence de vingt-cinq pages par jour, de tout : des livres, des scénarios, des pièces de théâtre. Je me goinfrais de travail. Je voulais… quoi, au juste ? Réussir, bien entendu, mais réussir quoi ? Ma carrière ou ma vie ? Me voyant en pleine déprime, Armand décida de m’emmener aux sports d’hiver. Nous partîmes donc tous pour Courchevel, et il devint mon moniteur de ski. Je fus un piètre élève. Mais il déployait une patience infinie, Armand, s’arrêtant tous les vingt mètres pour m’aider à me relever, à rechausser, à récupérer mes bâtons. Nous faisions des haltes fréquentes pour me permettre de reprendre souffle. On causait. Il me racontait sa dure enfance de petit Napolitain exilé. Son père avait fui le fascisme et était venu habiter Aubervilliers où il était mort peu après, laissant une jeune veuve et cinq enfants. C’était Armand l’aîné des mômes. Il devint le chef et se bagarra pour assumer sa famille ; il fit quantité de métiers et plusieurs à la fois : garçon coiffeur, marchand de glaces (la plus dure à réussir est la pistache, assure-t-il), caddie, au golf de Saint-Cloud. Il souriait en me confiant qu’il était très demandé comme caddie, à cause de la rapidité avec laquelle il retrouvait les balles perdues : « Pas difficile, j’en avais plein mes poches ! » Donc, que je t’en revienne à Courchevel… Un matin de plein soleil, on était seuls tous deux sur une piste poudreuse.

Il filait devant, par glissades brèves, s’arrêtait, m’attendait. À un moment donné, il a allumé une cigarette, et tu ne peux pas savoir ce qu’il était noble, Armand, dans cette neige qui scintillait, combien il était beau, avec ses cheveux précocement blanchis et cet air grave qui ne le quitte jamais, même quand il rit. Combien il m’a paru bon et triste, et fort, et accablé par sa force. Les traces de ses skis dans l’immensité vierge faisaient fin de route. On aurait dit qu’il arrivait de Napoli à ski, et qu’il s’arrêtait là, devant moi, fatigué par sa longue route et son destin de battant. Un chagrin m’est venu, tel que je n’en avais jamais ressenti auparavant. Une peine ardente, infiniment belle, infiniment neuve, à l’échelle de la formidable et sublime nature qui nous entourait. J’ai éclaté en sanglots, et j’en pleure encore, vingt ans après, d’évoquer cet instant de vraie vie, cette minute chasse-misère. Armand a jeté sa cigarette et il est remonté, en escalier, jusqu’à moi. — Qu’est-ce qui arrive, Frédéric ? Que pouvais-je lui dire ? — Je ne sais pas, ai-je bredouillé, c’est de vous voir, là, comme ça… Il a mis sa main sur mon épaule et on s’est embrassés. On ne s’est rien dit de plus, simplement on s’est mis à se tutoyer. Il avait tout compris. Il a toujours tout compris, Armand. Il ne peut pas faire autrement. J’ai, chez moi, une photographie d’Armand qui le représente à l’âge de quinze ans. Sur le cliché, on le voit adossé à un mur, une jambe repliée sous lui, regardant l’objectif comme il regarde les gens, comme il regarde la vie, c’est-à-dire droit dans les yeux, et ce qui frappe, c’est la calme assurance de cet être, son courage tranquille. On devine, à la vue de cette photo, que ce fier petit Rital deviendra quelqu’un, on ne sait pas qui : de Sica ou Al Capone, Del Duca ou Armand de Caro ? Je ne l’ai vu pleurer qu’une seule fois. Il m’avait proposé de me prêter de l’argent pour réaliser une affaire immobilière et j’ai refusé. Alors il a fondu en larmes au beau milieu du restaurant où nous nous trouvions. Voir pleurer ce grand chef est un spectacle qui vous paralyse. C’était surprenant et beau comme du Fellini.

Armand, ce n’est pas dans son bureau qu’il prend sa pleine signification, que son autorité, sa souveraineté rayonnent le plus, mais dans un modeste petit restaurant du cinquième arrondissement où il déjeune chaque jour en compagnie de ceux que je nomme ses “maffiosi”, c’est-à-dire ses frères, beaux-frères et amis d’enfance qui tous travaillent au Fleuve. Assis à l’extrémité de la table, attentif et silencieux, il écoute discourir son petit monde – ses hommes – prenant la parole pour donner son avis ou pour trancher. Il conseille, et c’est l’oracle qui parle. S’il se tait trop longtemps, on l’interroge. Une moue de lui inquiète, un hochement de tête négatif Frédéric Dard détruit instantanément des projets. Il est le roi et Armand de Caro indiscuté. Plus que le roi : la conscience du groupe. Chacun est prêt à retrousser ses manches sur un signe de lui, sans demander d’explication, fier d’appartenir à cette féodalité qui donne à chacun un sens secret à sa vie. Au sein de cet univers, on se sent protégé de tout, inaccessible. Lorsque le père Brückberger – l’un de mes illustres voisins suisses – vient à la maison, il s’enquiert toujours de la santé d’Armand de Caro par ces mots : — Comment va le Parrain ? En effet, c’est bien une sorte de parrain, Armand. Un parrain honnête jusqu’à la maniaquerie. Dur en affaires, m’a-t-on dit – car je n’ai jamais eu l’occasion de m’en rendre compte, mais scrupuleux. Je suis vraisemblablement l’un des rares auteurs qui, depuis vingt ans, refuse de voir son bordereau de fin d’année. Quand le comptable de la maison me le remet, je le tends à Armand sans y jeter un regard. — Garde-le-moi, lui dis-je, sinon je le perdrais. Il n’apprécie pas plus ce détachement que les San-Antonio, mais, comme pour les San-Antonio, il a fini par s’y faire. Mon vieux loup blanc… Chapitre 12

Donc, j’ai fait des bouquins et ils se vendent. Pourquoi se vendent-ils ? D’autres auteurs ont aussi de beaux tirages et on n’a pas envie de s’intéresser à eux. Je passe, comme tu le vois, de la modestie la plus modeste à l’immodestie la plus éclatante. Je me fais l’illusion qu’on me lit, parce que j’écris gros. Quand tu écris gros, il y a davantage de place entre les lignes. Et c’est entre les lignes que je m’exprime le mieux. J’y mets mon mal de vivre. Je n’en ai pas le monopole. Nous sommes tous concernés étroitement par le problème. Mais là je bénéficie, je crois, de ma condition de prisonnier d’un genre, le roman d’action, le roman policier. N’ayant pas d’autre choix que de divertir, mon mal de vivre, il a fallu, bon gré, mal gré, que je l’exprime d’une façon divertissante. Si j’avais trahi l’emballage, je ne serais arrivé à rien. C’est mon respect de l’emballage qui a fait de moi ce que je suis. Si je m’étais mis à délirer, en disant : « Avant tout m’accomplir. Tant pis pour le Fleuve Noir », ç’aurait été l’échec. Mais je l’ai fait sans calcul. Ayant promis de fournir une marchandise donnée – des portes qui s’ouvrent, des morts qui tombent des placards, des coups de revolver qui claquent, des filles qu’on bascule sur un coin de table – je me suis efforcé de la livrer. J’ai accepté la règle du jeu, je l’ai suivie de mon mieux. Et sans doute est-ce en ayant ce scrupule, et en essayant néanmoins de me mettre à jour, que je suis parvenu à trouver cette espèce de dénominateur commun entre le conscrit et le professeur de la faculté. Les San-Antonio, c’est un pot-au-feu. Il y en a qui aiment les carottes, d’autres qui aiment le chou, d’autres le gras, la viande ou le bouillon. De temps en temps, on découvre un petit morceau de lard. C’est pas mauvais. Je suis un petit bistrot à prix fixe, un petit routier où le plat du jour est bien mitonné. Je ne serai jamais un “trois étoiles” ce qui me permet de garder l’esprit au repos car les “trois étoiles” ont toujours peur qu’on les leur retire !

Donc, au début, San-Antonio a été un dépannage. Un dépannage qui s’est mis à jouer les apprentis sorciers. Il avait quelque chose sous le manteau. Quelque chose qui m’a crié hou-hou ! qui m’a fait les marionnettes et qui m’a emmené promener. Qui peut être fier d’un accident ? Ma carrière est une carrière accidentelle que j’ai payée de quelque amertume parce que dans cette profession on est vite classé, vite catalogué. Je suis un auteur de romans policiers qui fait dans le comique. Double dégradation : à titre militaire et à titre civil. Ce n’est quand même pas le rêve le plus profond, le plus secret d’un littérateur. Je suppose que j’aspirais quand même à être un auteur reconnu d’inutilité publique. Moi, je ne suis pas comestible de bout en bout. Il y a des cailloux dans mes lentilles. Mon œuvre est un habit d’Arlequin, une mosaïque de pièces et de morceaux qu’il faut laisser tels qu’ils sont, dans leur gangue. Au début, je ne voulais pas continuer le filon San-A. J’avais honte. Hossein me le disait d’ailleurs : « Tu n’as pas honte d’écrire ça ! Si tu as faim, je vais te prêter cent balles. » Et de Caro, qui n’aimait pas mes livres, insistait : « Vous tenez le bon bout. Continuez. Vous tirerez à cinquante mille un jour ! Je vous le dis les yeux dans les yeux ! » Tout ça s’est déroulé comme les nuages dans le ciel. Seulement, imagine-toi, quand même, qu’un type comme moi peut aimer la littérature. Et qu’il l’aime. Je suis un fou de ma langue. La construction d’une phrase me fascine. Si je n’avais pas écrit de romans policiers, j’aurais écrit tout à fait différemment, j’aurais essayé de bien écrire que ce que j’avais à dire, de l’articuler de la façon la plus classique possible. Le genre où j’ai été

propulsé m’a obligé à composer une langue. Et tu vois, ça c’est l’ivresse. Parce qu’au fond de moi, je suis un rebelle, je suis un anarchiste. Il y a anarchie dans ma manière d’écrire : anarchie du style, anarchie de l’intrigue, puisque ce ne sont pas de vrais romans policiers, anarchie dans l’utilisation des gadgets modernes – qu’est-ce que ça peut me foutre qu’une fusée marche à l’hydrogène liquide ou au gruyère râpé ? – il y a anarchie sur toute la ligne. C’est finalement une rébellion contre tout ce que l’on m’a enseigné. © Éditions Stock, avec leur aimable autorisation.

Encart publicitaire paru dans Détective du 5 juin 1964.

Joël Houssin Notule biographique 1985 Auteur fétiche, dans les années 80, de la série « Le Dobermann » récemment porté à l’écran par Jan Kounen, Joël Houssin est aussi un romancier de science-fiction avec de nombreux titres dont Les Vautours, maintes fois réédités. Scénariste de télévision, il a collaboré à plusieurs séries dont Navarro. Le court texte que l’on va lire est une note biographique qu’il avait lui-même rédigée pour les services de presse du Fleuve Noir, il y a de cela plus de dix ans. Venu au monde en août 1953 à l’aide de forceps (« déjà à l’époque sa maman ne voulait pas le laisser partir »), Joël Houssin a depuis exercé successivement les fonctions suivantes : lycéen, émancipé, manutentionnaire, employé administratif, moniteur, infirmier psychiatrique, déménageur, pigiste et flipperman (ce qui consiste à engager des paris sur des parties de billard électrique). Il quitte à 16 ans le foyer maternel et circule de la banlieue nord de Paris à l’Ardèche, des Vosges aux Pyrénées. De ces quelques années, il ramènera, outre une expérience enrichissante de la pauvreté tranquille, une femme et un enfant répondant au nom de David. Il commence à écrire de la science-fiction et est publié en 1974 dans la revue Fiction dont il deviendra plus tard corédacteur. Un roman. Locomotive rictus, une anthologie. Banlieues rouges et une douzaine de nouvelles suivront.

On lui doit également une thèse inédite de 937 pages sur sa principale passion, le billard électrique, et notamment le développement du chapitre sur l’efficacité du bonus et de son double, en parallèle avec la recherche de l’extra-ball. Il participe au championnat du monde de flipper organisé par Canada Dry et échoue en demi-finale contre un petit rouquin nerveux. Déçu, il se retire dans les Pyrénées-Atlantiques où il élève des chiens nordiques. Il était prévisible, après tout cela, qu’il finisse par écrire des romans policiers. Y a des destinées… P.S. : Il a également commis récemment cette invraisemblable biographie. Tenez-le bien, j’appelle le toubib !

Stéphane Jourat Écrire, est-ce un bon job ?, interview par Juliette Raabe La carrière de Stéphane Jourat l’a mené de la “littérature lettrée” (deux romans parus chez Julliard au début des années 60) à la littérature populaire qu’il a pleinement assumée : sous plus de six pseudonymes différents, seul ou en collaboration (en particulier avec Claude Goldstein, alias Claude Joste), on lui doit des fresques historiques (Michel SaintLoup), des séries d’aventures (Jérôme Belleau), d’espionnage (la série des Kern de Marc Avril) et, sous le pseudonyme de Christopher Stork, de nombreux romans dans la collection « Anticipation ». Il a créé et dirigé la collection « Feu » (voir page 75). C’est au début des années 60, qu’il avait donné l’interview que l’on va lire et qui était restée inédite. Ils sont deux cents, en France, à vivre de leur plume. Une aristocratie, en somme, un peu comme les deux cents… Pas tout à fait… 30 % seulement dit la statistique, en clair entre soixante et soixantedix, grand maximum, vivent de leur plume et marchent la tête haute : leurs moindres libelles fournissent copie à ces frères inférieurs, les journalistes ; ils parlent volontiers d’eux-mêmes sur les ondes, ont reçu des prix, siègent dans des académies et meurent contents, avec une concession, rarement à perpétuité d’ailleurs, sur les manuels de littérature. Une foule nombreuse, on ne sait trop pourquoi, partage leurs privilèges moraux, mais vit chichement de besognes subalternes… Et puis, il y a les autres, la centaine au bas mot. Ceux-là vivent bien, mais sans gloire. Quand ils se tuent en voiture, France-Soir ne titre pas « l’écrivain un tel se tue au volant de sa jaguar » mais, « Un tel, auteur de nombreux romans (ici un qualificatif désignant une variété de littérature non littéraire)

se tue… » (pour la suite voir plus haut). On voit la ligne de partage, quasiment aussi infranchissable que celle des races. Les aventuriers, les truands de la plume, qui osent en vivre, sans en faire une religion ! Ils dissimulent leurs visages sous le masque de pseudonymes étudiés et souvent multiples. La simple mention de leur existence donne un haut-le-cœur à tout ce qui se pique de littérature. Comment ces pelés, ces galeux, supportent-ils leur malédiction, c’est ce qu’il restait à voir et c’est ce que nous avons tenté de faire avec le regard paisible de l’entomologiste. Premier indice, un appartement à deux cents mètres des Champs-Élysées. Non, j’oubliais : « Absent du samedi matin au lundi, régulièrement ». Pas de soubrette : la porte s’ouvre sur une silhouette élevée et massive de flibustier. — France-Observateur s’intéresse à moi ? Pas possible : aurais-je, sans le savoir été lauréat de quelque prix littéraire ? — Nous nous intéressons au problème de… l’écrivain populaire d’un point de vue sociologique… Vous n’avez rien contre ce qualificatif ? — Du tout, du tout… On m’introduit dans un salon, plein de meubles et d’objets de valeur qui feraient bourgeois s’ils ne s’étalaient dans un laisser-aller réconfortant. Je tombe dans un fauteuil. On me tend un verre. — Au fait, vous espériez me faire bondir. Écrivain populaire ? Hum ! et Balzac, ça ne vous dit rien ? Il me guette pour voir si je vais avoir la naïveté de croire qu’il se prend justement pour Balzac. Je ne bronche pas. — On n’est pas Balzac parce qu’on écrit des feuilletons à la pige. On est Balzac tout court, par hasard, en somme. L’étage en dessous, Eugène Sue… En dessous, encore, zéro. Ça n’a rien à voir. Exactement la même chose pour l’écrivain avec un grand E. Sauf que celui-là, il est obligé de se prendre pour Balzac, de toute façon. Et il crève de faim. — Vous voulez dire que rien ne s’oppose à ce que l’on fasse un chefd’œuvre en littérature populaire. Que c’est uniquement une question de talent. — Pas absolument. Il s’agit d’une littérature à forme fixe.

« Cela suppose des limites. Mais dans ces limites, on peut faire bon ou médiocre ; parfois, remarquable. Pourquoi pas ? Parce que vous méprisez la masse, au fond. C’est assez paradoxal, vous ne trouvez pas ? Un public digne de ce nom, pour vous, ce sont les types qui lisent Le Figaro (ou L’Observateur) littéraire. Le jeune ouvrier qui achète son espionnage hebdomadaire, c’est forcément un pauvre type… » — Justement pas, mais il n’a pas “forcément” les moyens de choisir et ceux qui lui fabriquent de la littérature n’ont pas intérêt… — Voilà ! Ils ont un intérêt, vendre. Ce sont des commerçants. Et qu’est-ce qui se vend le mieux, dans un genre donné, croyez-moi, c’est ce qui est bon. À cent contre un. Comme la lessive. Sans publicité, la qualité ne se vend pas ; mais la meilleure publicité ne fait pas vendre longtemps la camelote. Alors : il y a du déchet dans les collections populaires ! Pardi ! Vous en connaissez, vous, des collections où il n’y ait pas de déchets ? « Évidemment, il faut un langage accessible. Pas de phrases à rallonges, de métaphores compliquées. C’est mal, ça ? Mais peut-être vous croyez à la légende du rewriter qui ajoute des fautes de français, sait-on jamais ? Je vous dis, des fautes de français, il y en a, par maladresse… Moi, par exemple, je me rends compte que je m’améliore tous les jours, j’apprends mon boulot. Si vous espériez trouver un besogneux honteux, toutes mes excuses, je n’ai pas honte… » — Justement, parlons un peu de vous. Qu’est-ce qui vous a amené à cette… profession ? — Un coup de chance. On m’a proposé ce travail. J’ai essayé. — Et avant ? — Avant ? Je crevais de faim. J’ai fait deux bouquins ; tous les deux publiés chez Julliard. J’ai cru au grand mythe de l’Écrivain. Pas longtemps. Comme je n’avais ni fortune personnelle, ni imprésario de génie et que je n’ai pas le tempérament d’un gigolo… Bref, les travaux forcés, pour subsister à peine.

La famine, vous en connaissez qui aiment ça ? Des dingues, quelques-uns. Mais plutôt des hâbleurs ou des lâches. Des impuissants. — Vous ne regrettez pas ces ambitions littéraires de vos débuts ? — Je ne regrette rien. J’aime écrire. Écrire des romans pour Julliard. Écrire des romans d’aventures pour Fleuve Noir. C’est un registre différent, voilà tout. « Si j’ai, un jour, six mois de vacances devant moi, j’écrirai un autre roman pour Julliard. Par plaisir. Je respecte la littérature, pas les littérateurs. Je n’ai pas mon Message sacré à transmettre, moi… » — En somme, votre activité actuelle, c’est quoi ? — Un travail très bien payé, qui me plaît, et que je peux exercer, c’est très important pour moi, à l’heure de mon choix, c’est-à-dire, la nuit. — Bien payé, c’est quoi ? — Hum !… (Il a le sourire satisfait de l’homme qui a des secrets pour son percepteur.) Calculez vous-même. Le pourcentage, hum ! Le tirage… — C’est vague ! — Les tirages, c’est entre cinquante et cent mille. — Et les pourcentages ? (Je les connais d’ailleurs : entre 6 et 10 % du prix de vente, selon l’auteur) — Ça dépend : pour les grands romans cartonnés, par exemple, ce n’est pas pareil… — Vous, vous écrivez dans plusieurs séries ? — J’ai trois pseudonymes. Je fais de « L’Aventurier » et du gros roman d’aventures historiques ou exotiques. — C’est ce qui rapporte le plus ? — Pas du tout. Aucune comparaison : ce qui paye vraiment, c’est l’espionnage. — Et vous n’en faites pas ? — J’ai essayé. Impossible [37]. Ça ne colle pas avec mon tempérament. Vous croyez que la littérature populaire, c’est ça : on écrit n’importe comment, sur n’importe quoi. C’est faux, on suit son tempérament. Bien obligé. — Un auteur d’espionnage, ça gagne combien ?

— S’il écrit beaucoup, mais son contrat ne l’oblige pas à plus de trois ou quatre bouquins par an, ça peut chercher du 10 millions [38], par an toujours. — Et vous ? — Hum ! Je vous ai dit que je ne fais pas d’espionnage. Et puis, il y a des années où je travaille moins. — C’est-à-dire ? — Eh ! bien, l’an dernier, j’ai voyagé, j’ai fait seulement quatre bouquins, non, cinq. — Et cette année ? — Eh ! bien, comptez. Je vous ai donné mes pseudonymes. Je n’ai pas à me plaindre (re-sourire satisfait, voir plus haut). Je fais un rapide calcul, il doit atteindre les 6000 par mois, peut-être plus. — Mais ce travail que vous faites, ça représente quoi au juste ? — Il est difficile de minuter. D’abord il y a le sujet. Il vient comme ça, par association… Ça peut se faire en cinq minutes ou en deux ans. C’est prodigieux. « Après, il y a la documentation. Très important. Pour que le lecteur marche, il faut éviter toute possibilité de distanciation (Brecht, vous connaissez ?), alors, beaucoup, beaucoup de détails, vrais, irréductibles. Et puis, l’idée prend forme. Les personnages. Je fais un panorama. Impossible de minuter. » « Après, le plan détaillé. Une affaire de quelques jours, si ça marche. Et la rédaction ; je tape à la machine ; dix, douze nuits. » — Et c’est bouclé ? — Attention ! Des nuits de douze heures. Je travaille comme un bagnard. Et puis je corrige, je corrige… — En somme, vous ne travaillez pas si peu, et vous gagnez ? — Hum… Je travaille beaucoup, je n’ai pas tellement la facilité… j’en connais… En tout cas, c’est le boulot qui me convient. Un boulot fameux… « Au fait, vous connaissez l’anecdote de Chase ? » — Sur ses débuts ?

— C’est ça ? Chase était représentant en librairie. C’était en quarante et quelque. On n’arrêtait pas de lui réclamer du Peter Cheyney. Peter Cheyney ne suffisait plus à la demande. Du Peter Cheyney ! du Peter Cheyney ! Faitesen un vous-même de Peter Cheyney, à la fin, lui dit l’éditeur. Chase hausse les épaules. Le temps passe… du Peter Cheyney, toujours. Chase se résigne. Il se met à son bureau, il hausse les épaules ; en trois semaines, il écrit Pas d’orchidées pour Miss Blandish. Joli, non ? Voilà. C’est tout. Le talent. Je regarde mon interlocuteur : si ce monsieur fabrique de la littérature alimentaire, il n’a rien, pourtant, d’un marchand de soupe. Sa faiblesse, tout simplement peut-être d’être un peu trop intelligent, trop lucide, pour avoir pris le risque de se croire Balzac. Dommage ? Qui sait… Comme il me raccompagne à sa porte, il me lance dans l’escalier : — Et Sagan, au fait, pour vous, c’est un Écrivain ou un écrivain populaire ?

← 37. Par la suite, Stéphane Jourat abordera le roman d’espionnage, seul ou en collaboration avec Claude Goldstein (Claude Joste) notamment. (Marc Avril, Marc Revest). ← 38. Certainement plus de 500 000 de nos francs actuels.

Kââ Nous ne déciderons donc rien… Professeur agrégé de philosophie, Kââ jette sur les hommes et le monde un regard perçant, dans tous les sens du terme, et particulièrement dénué de concessions. Après le choc causé en 1984 par son premier roman. Silhouettes de mort sous la lune blanche, il continue, année après année, à ajouter au chaos du monde par ses œuvres violentes, heurtées, frénétiques, dont l’apothéose est peut-être dans les quatre récits qu’il publia sous le pseudonyme de Corsélien, dans la collection « Gore ». Le “FLEUVE”… Espèce d’énigme : combien de fois depuis on ne sait plus combien de temps n’aura-t-il pas reçu l’extrême-onction et la prière aux agonisants ? Malheureusement pour les ennemis (car il y en a et devinez un peu vers où porte mon regard narquois), il est toujours là, toujours pugnace et toujours inventif. Et qu’on ne vienne pas me dire que je fais de la lèche. Juste, du point de vue de l’édition dans ce pays, le FLEUVE NOIR est un cas et normalement, en effet, il ne devrait plus exister. Songez un peu : on n’en parle même pas dans Le Monde des livres… Eh bien ! L’auteur du Fleuve Noir (que je suis entre autres) est très content que la collection dans laquelle il écrit n’ait que rarissimement cette notoriété-là : c’est la preuve d’une excellente santé et qu’on n’a pas besoin des hautparleurs (qui se croient) culturels de notre époque pour écrire en toute liberté des histoires qu’on a envie de faire goûter aux autres, sans avoir à se préoccuper de telle chapelle ou de prétendre à la subversion (à trois francs six sous) dans l’interminable litanie paupériste qui a fini par dominer de ses perpétuelles platitudes une partie non-nulle du genre.

Raconter une histoire : telle est donc l’unique maxime qui a toujours régi le FLEUVE. Et elle est bien suffisante, en même temps qu’il faut reconnaître qu’elle est bien plus délicate à suivre que de s’en remettre aux poncifs du polar “prêt-à-porter”. Mais, à partir de là, tout est possible, à commencer par les pseudos délibérément farfelus (ou cryptés), les histoires plus ou moins inquiétantes ou glauques, mais aussi les plaisirs que nous donne cette vie, la possibilité de jubiler devant sa machine en s’amusant des trucs saugrenus qu’on vient d’inventer ou des horreurs qu’on est en train de débiter. Le FLEUVE NOIR est le dernier endroit existant encore dans ce pays, où la liberté d’écriture est absolue et où il n’est pas besoin d’autocensure, pour mettre son écrit en correspondance avec telle “ligne rédactionnelle” ou on ne sait quelle “bible” plus ou moins explicite. Aération. Lorsque j’ai expédié mon premier manus’ au FLEUVE NOIR, en 1984, je devais avoir le sentiment confus d’une liberté que je ne trouverais pas ailleurs. Bien m’en a pris. Et j’ai pu ainsi réserver mes romans (d’une qualité exceptionnelle, comme nul n’en ignore, d’un raffinement inconnu jusqu’à présent) aux simples lecteurs ayant-envie-de-savoir-la-fin et à quelques amis qui ne préjugent pas de la valeur de la littérature dite “de gare” ou “populaire”. Pourquoi ne disent-ils pas “de chiottes” et ne s’assument-ils pas dans leur critique ? Car le critère de perfection du bon roman de “litt’ crim”’ – c’est mon concept, puisque “le polar” est mort – c’est de s’installer avec lui sur le siège des toilettes et de ne quitter ledit qu’avec la fin terrible de l’héroïne (par exemple). Je ne suis jamais arrivé à un tel degré de perfection, mais j’y travaille, j’y travaille ! On comprend alors pourquoi la littérature constipée ou la critique coprophage (mais ce doit être les mêmes) préfèrent éviter le FLEUVE NOIR. Le FLEUVE NOIR n’est, en effet, qu’une assemblée rigolarde d’enfants terriblement mal élevés, et qui jouent, les petits salopiots ! font des grimaces et se gaussent de l’incompréhension de ceux-là qui se disent adultes (et civilisés) quand ils ne font que cultiver la niaiserie à répétition. Je suis d’autant moins gêné de dénoncer les prétentions culturelles de certaines collections qu’en ce qui me concerne, on reconnaît en général que je ne suis pas complètement inculte : on peut très bien s’intéresser aux averroïstes

latins du xiiie siècle (par exemple), sans en faire tout un plat, et se proposer aussi de faire déguster à ses lecteurs la description de quelque tuerie au fond de l’Aubrac. (Là encore, par exemple). Mais la critique collet-monté, dans sa grise tristesse, ne sait évidemment pas que le jeu est une activité extrêmement sérieuse. Les lecteurs le savent bien, eux, pourtant ! J’ai rencontré le FLEUVE NOIR à douze ans, dans la boutique-épiceriedroguerie et quoi d’autre encore d’hétéroclite de madame Vallon qui exerçait son métier à Mont-Saint-Sulpice (Yonne) et ai lu Du poulet au menu en cachette de mon grand-père, par une belle soirée de fin juillet en fumant des “555” dérobées à ma tante (et manquant par là de mettre le feu à un tas de foin). J’ai donc, dès longtemps, baigné dans le FLEUVE NOIR. Du reste, si on y songe, c’est bien la moindre des choses… Après quoi, chez les chers Oratoriens du collège de Juilly, au nez et à la barbe du Censeur des Études et du Directeur de Conscience – j’ai un fameux souvenir du mien, un vrai Innocent, nous échangions des « Espionnage » (beaucoup de Claude Rank) et des « Spécial-Police » (beaucoup de Peter Randa). Plus tard, vers l’époque du baccalauréat des enseignements du second degré, Calone, incontournablement… Bien entendu, nous ne lisions pas que du FLEUVE NOIR. À l’époque, la « Série Noire », elle aussi, savait publier de beaux livres ; que de belles leçons d’argot dans Auguste Le Breton et dans Simonin, sans compter les Américains incontournables et enfin. Manchette, bien entendu. Sans aucunement prétendre à l’exhaustif : quand on lit un “polar” par jour pendant un quart de siècle, on ne peut guère l’être. Enfin, est venu ce jour d’été où je me suis dit, en ce Châtillonnais ruisselant de sa verdure propre et entre deux parties de braconnage de truite dans l’Ource, deux cueillettes de girolles (et autres), quelques bouteilles de rosé des Riceys et quelque plat roboratif pour garantir des siestes somptueuses, quelques parties de belote chez Cavin à Riel-les-Eaux, je me suis dit, donc, que tant qu’à faire de lire le polar que j’avais envie de lire, autant l’écrire moi-même. Ce serait donc Kant et Hegel le matin et Silhouettes de mort sous la lune blanche le soir. Ce qui fait des journées bien remplies et totalement oisives : tout est là, confessons-le, et rappelons ce que cette société ignore, vu qu’elle ne fait jamais que préparer sa retraite,

qu’Aristote avait (comme toujours) entièrement raison : on se repose en vue du travail (intellectuel, comment en aurait-il été autrement pour Le Philosophe ?) et on ne travaille pas en vue du repos, phénoménale absurdité et sommet de l’aliénation. Et quand, dans l’hiver 1983, le point final a été mis, je pouvais d’un même geste poster cet écrit sur Hegel pour La Revue de Métaphysique et de Morale et mon premier manuscrit, comme si l’un devait faire contrepoids à l’autre, idée absurde mais agréable : d’un côté le pas à pas sérieux de l’érudition, avec tout ce que cela implique comme rigueur et prudence, de l’autre, son radical contraire, l’imprudence de l’esprit et une rigueur d’un tout autre genre – est-ce si sûr, au fait ? Vu que, dans les deux cas, il s’agit bien du plaisir orgueilleux (pourquoi le nier ?) de l’esprit se regardant lui-même travailler. Et qu’on ne vienne pas ici me balancer des abstractions sur l’onanisme intellectuel de KÂÂ… La “lit’ crim’” est, pour les auteurs comme pour les lecteurs, de l’ordre du plaisir et nous ne nous voyons pas nous affilier à quelque ordre de flagellant. Faisons donc comme Clément VI qui, en 1349, interdit à juste titre ce qui tendait à devenir un masochisme sacramentel. Nous ne sommes plus à l’époque de la Peste Noire, mais à l’époque de la peste de la “critique” (?) littéraire (?) laquelle, rassurons-nous, commet tout de même des ravages moins cruels. Un voile idéologique (qui me paraît relever de la compulsion de répétition) instruit un clivage perpétuel dans la culture entre le Civilisé et le Sauvage : il est entendu que le FLEUVE NOIR fait partie de la deuxième catégorie. Mais j’assume volontiers cette (supposée et bien modérée) sauvagerie face à toutes les truqueries et trucages, la fabrication médiatique de célébrités destinées à durer le temps d’une vente, par quoi il est démontré qu’en effet, la célébrité ne sera jamais que l’ensemble des mensonges sur la célébrité. La littérature de commande (même et surtout si la commande est implicite et sournoise, vous savez ? Le fameux “goût du jour” et les soi-disant “lectorats” – quel mot !) ne fera jamais longtemps recette. Contrairement à ces gens qui prennent le public pour un agrégat de crétins attendant on ne sait quoi venu du ciel, ledit public est bien moins stupide, vu qu’il est assez fin pour se faire une opinion par lui-même et tout le monde n’éprouve pas le besoin pour acheter un livre, d’avoir les yeux rivés sur telle émission de

télévision ou tel décret de tel journal et son hit-parade des ventes de la semaine ou du mois. Mais bon. Ne perdons pas notre temps à écrire quelque dissertation sur les propagandes souriantes et les tyrannies douces, la programmation du prêtà-cuire audiovisuel, j’en passe et des meilleures. Ce discours-là a été mille fois tenu et il est de nul effet, autant se le tenir pour dit : c’est vrai, mais sans force et on peut aussi pisser dans la mer en se racontant que cela fera monter le niveau. Même Debord a fini par se faire récupérer. Lorsqu’on écrit au FLEUVE NOIR ce genre de préoccupation n’existe pas. Pour la bonne raison qu’il n’y a rien de récupérable là-dedans pour les compagnons d’Emmaüs de la “vie parisienne” et la distribution des prix, le ministère de Monseigneur Pivot et le Goncourt des petits enfants. En ce qui me concerne, on me demande toujours comment on peut, en même temps, enseigner de la philosophie dans nos établissements d’enseignement secondaire et supérieur et fabriquer (dans l’allégresse) mes romans : on voit là une sorte d’énigme, de loufoquerie aussi : il n’y a pas d’énigme là-dedans et ce n’est bizarre que pour ceux qui sont les protecteurs stipendiés d’une culture miséreuse et sans vie, pour qui la « litt’ crim’ » n’est bonne que pour ce qu’on appelait jadis “les classes dangereuses”. Mais cette appellation devrait revenir à la mode, vu l’état de nos banlieues… Ou bien peut-être même plus : vu les dégâts causés par le projet parfaitement mis en œuvre de travailler à empêcher les citoyens d’accéder au Pouvoir de Lire (ce qui n’est pas la même chose que savoir-lire), l’illettrisme est devenu tellement efficace qu’il peut être dur pour un élève de Terminale (je sais, j’en connais) de lire le dernier San-Antonio et peut-être même n’y rien comprendre… Sauf à décider de s’encanailler évidemment, ou que quelque Nihil obstat de la littérature officielle vous garantisse qu’après tout, oui, puisque c’est sorti de la rue Sébastien Bottin, vous pouvez vous risquer dans Richard

Stark ou Pete Hamill sans déroger à votre rang, il conviendra d’éviter toute malséance et tout “mauvais goût”. Et moi (la critique officielle) qui, inlassablement (cela remonte à cette canaille de Voltaire) sais vous dire (puisque c’est moi qui le fabrique) ce qu’est le bon goût, rassurez-vous sur vos lectures… Ce carcan intellectuel m’a toujours été insupportable, allant de pair avec le mépris des masses, les mensonges d’une histoire refabriquée dans les manuels (il n’y a pas que Staline à truquer les photos, pour que Trotski disparaisse), les enfants qu’on traîne en troupeaux dans les musées, le crayon à la main, en même temps (voyez le paradoxe !) qu’est au travail de quoi faire enfin disparaître de nos collèges et lycées l’enseignement de ce qui a été et demeure la substance fondamentale de notre civilisation, à savoir, le grec et le latin, choses inutiles à connaître et du reste, parfaitement cadavériques, n’est-ce pas ? On prendra KAA pour un grand manipulateur de sophismes : quoi ? Il prétend nous faire gober qu’il défend en même temps et d’un même geste et sa littérature “de chiottes” (puisque lui-même la désigne ainsi) et l’apprentissage du grec et du latin aux enfants de ce pays ? KAA fera remarquer que, pourtant, dans les deux cas, il s’agit bien de la vie, la vie tout court (boire, bouffer, baiser, mourir et tuer, aimer et haïr). Dans le cas de la “lit’ crim’” en la fin d’un siècle monstrueux. Dans le cas de la vie d’une civilisation où il s’agit non moins des mêmes choses, puisqu’il s’agit d’humanité et d’in-humanité, ou, si on préfère de cerveau, de cœur et de ventre, pour reprendre la tripartition de l’homme bien repérée par Platon, – il y a quelque chose comme un peu plus de vingt-trois siècles. Mais apparemment, au bout de ce temps, la nature de la chose n’a toujours pas été pigée… Qu’on se rassure : mon esprit de conciliation est grand et je termine (comme il est inévitable) avec Méphistophélès : « Grise, cher ami, est toute théorie Et vert l’arbre d’or de la vie ! » Goethe, Faust, v. 2036-2037.

José-André Lacour, alias Benoît Becker Le Fleuve Noir et moi Membre de la première équipe d’auteurs du Fleuve Noir, José-André Lacour est un exemple du partage harmonieux entre deux carrières. Ne lui doit-on pas, sous son véritable nom, une pièce célèbre comme L’Année du bac et La Mort en ce jardin, ce roman troublant, publié chez Julliard, dont Buñuel ne dédaigna pas de tirer un film ? En se dévoilant, pour la première fois, dans cette préface à une réédition de quatre de ses romans d’« Angoisse » parus au Fleuve Noir, sous le pseudonyme de Benoît Becker, José André Lacour ne raconte pas seulement un épisode pittoresque de son existence ; il contribue, en même temps, à nous faire découvrir quelquesuns des rouages mystérieux de l’édition populaire. Préface à une réédition À la fin des années quarante, la rue Vercingétorix, qui va, dans le XIVe, de l’avenue du Maine à la rue Paturle, avait encore un bon pied dans le xixe siècle. Petits cafés à rideaux, épiceries étroites où se voyaient des tonnelets d’anchois en saumure, courettes à gros pavés, impasses à rigole centrale avec des ateliers de guingois – artisans imprimeurs, sabotiers, peintres (en bâtiment et en génie). Les bruits de marteaux ou de scies et les appels des rémouleurs étaient aussi d’avant-guerre. Tout cela d’avant la Grande Modernisation Ratée, qui devait ravager Paris – escarpes, contrescarpes, pyramides, tours, opéras-Bastille, et TGB – à destination de faire passer à la postérité la gloriole de quelques présidents de la République. (Ils peuvent être rassurés : là où ils sont passés, l’herbe ne repoussera pas !) C’est dans le

coin où nous sommes qu’est la tour Montparnasse contemplant de son haut quarante siècles effarés. Les éditions Fleuve Noir se trouvaient donc par là-bas, au numéro 52. Elles venaient de naître. Une maisonnette à toit de tuiles, quelques pièces exiguës, des ballots de livres partout, prêts pour l’expédition, un bureau ministre à l’étage, dans une pièce plus petite que lui et où se tenait Armand de Caro, fondateur. Comme tout le monde à l’époque, il était très jeune. C’était un élégant capitaine à moustache fine, comme Clark Gable, sans cheval mais avec une grosse cylindrée. Jean Bruce était le grand auteur de la maison : son héros, Hubert Bonnisseur de la Bath, tirait vite, ses livres énormément. Paul Kenny vint plus tard, pour le remplacer. Paul Kenny était deux, comme les trois mousquetaires étaient quatre. C’est Benoît Becker qui avait amené là le premier des deux (me suit-on ?) pour alimenter une collection érotique, la collection « Rouge et Noir », dans laquelle sortirent des coquineries comme on les faisait en ce temps, très pudiques, avec pas de membres virils en gros plans mais qui, telles quelles, horrifièrent une désopilante camarilla, dite Association pour la Défense de la Famille française, si je ne me trompe. Ces gens, à force de plaintes et de pleurs, cris et dénonciations, finirent par exaspérer et lasser tellement Armand de Caro qu’il arrêta la collection. Dommage. Les écrivains avaient là un agréable débouché pour leurs fins de mois difficiles, mais aussi pour l’expression de fantasmes et de refoulements qui ne se portaient pas – pas encore, mais ça allait venir – chez Julliard ou chez Gallimard. On verrait quelques années plus tard un déferlement de coquineries signées devant lesquelles il ne resterait, aux auteurs de la collection « Rouge et Noir », qu’à rougir de confusion. Il serait souhaitable que quelques-uns de ses titres reparussent. Plusieurs académiciens n’en seraient pas fâchés. On s’apercevrait à les lire que les plus folles étreintes, et les plus torrides, se peuvent narrer décemment. Kenny 1er, donc, ayant apporté, sous le pseudo qu’il portait alors et que j’ai oublié, son ultime manuscrit polisson, promit à Armand de Caro un roman d’espionnage, sous l’empire d’une double nécessité (car il voyait ses ressources s’amenuiser cruellement et Jean Bruce allait venir à manquer,

passant à la concurrence) ; il l’écrivit dans la stupeur, assuré qu’il serait incapable d’en moudre un deuxième, et en produisit deux cents finalement. Un Kenny II, jumeau d’esprit et de cœur, était apparu entre-temps. Tantôt de conserve, tantôt en alternance, les deux Kenny donnèrent ainsi une œuvre considérable par l’invention, la variété et le nombre de lecteurs – une œuvre qui est aussi la très belle histoire de la connivence et de l’amitié de ces Erckmann-Chatrian de la Guerre froide. Benoît Becker, qu’on a nommé plus haut, travailla aussi dans le genre. Ce n’était guère bien vu dans les milieux littéraires, non plus que d’écrire des policiers ou des westerns, secteur dans lequel Becker excella. Il signait alors Johny Sopper et son héros homonyme enchanta, au long de vingt titres, des générations d’amateurs. Moins tout de même, il faut l’admettre, que ne l’avaient fait dans d’autres provinces de la littérature Hercule Poirot ou Maigret, et comme commençait à le faire le San-Antonio de San-Antonio. Sans doute le western n’est-il pas fait pour la France qui est un pays trop petit pour ça. En conséquence, Johny Sopper ne fit pas la fortune de Johny Sopper, qui descendit de son cheval, cependant que San-Antonio poursuivait, lui, sa chevauchée au Fleuve Noir, culbutant au passage son père Frédéric Dard, qui manqua en mourir mais retrouva la santé au centuple par perfusion de millions et de gloire. Ainsi vos enfants vous tuent mais finissent par vous pardonner ! Cette extraordinaire aventure identitaire n’est sans doute pas étrangère, sans l’expliquer totalement, au désespoir existentiel dont l’auteur de La Vieille qui marchait dans la mer fait parfois confidence. Il n’est pas exclu toutefois qu’avec le temps la cohabitation s’est faite pacifique et s’est fondue en coexistence. Que je soit un autre est extrêmement angoissant, mais on s’y fait. Ainsi, pour en revenir à Benoît Becker, me suis-je habitué pendant des années à coexister avec lui. Nous nous complétions fort bien. J’avais de l’estime pour ce qu’il écrivait et lui trouvais du talent. Contrairement à ce qu’on pense souvent, le pseudonyme n’est pas nécessairement un masque sous lequel on se dissimule, et si cela se rencontre, c’est également l’autre en soi à qui l’on délègue le soin d’exprimer une partie de soi-même qui n’avait pas trouvé d’issue ailleurs : les fantasmagories sexuelles ; la violence ; et, pour le Benoît Becker des « Angoisse », la part nocturne du monde, la dangereuse

poésie de la peur, de l’horreur, de l’infernal ; l’incertain de l’univers ; les failles affolantes de la raison ; l’insinuante atrocité ; le non-dit ; le chuchoté ; tout cela qui est le revers noir de la vie. Laisse toute espérance, Terreur, et les deux autres titres réunis dans ce volume veulent exprimer cela. Je rejoignais, en écrivant pareils ouvrages, de sombres et extravagants filons intimes que la poésie seule, bien auparavant dans mon cas, avait su mettre au jour. À ces ouvrages, je donnais sans doute moins de soin qu’à ceux que j’écrivais sous mon nom de naissance. J’y apportais en revanche plus d’alacrité, plus de fantaisie et de spontanéité ; mais j’avais la faiblesse de ne leur point donner un statut littéraire – seulement de divertissement – corseté que j’étais encore dans les conventions, les obligations d’attitude et les catégories de la littérature – ces notions auxquelles nous devons que Balzac fut également Lord R’Hoone, Horace de Saint-Aubin et même Aurore Clotaux. D’où vient que je ne reconnus que sur le tard ces enfants que je m’étais faits dans le dos. Il faut dire aussi qu’à ces mêmes motifs, nous ajouterons la frousse, qui avait donné lieu, avant que ne naquît Benoît Becker, à l’apparition de sa grande sœur, la romancière anglo-saxonne Connie O’Hara. Je lui avais tenu la plume. C’est assurément cela qui me donna l’usage du pseudonyme et fit peut-être que j’en conservai l’habitude. Connie O’Hara avait écrit Clayton’s College. Je ne suis pas mécontent d’avoir été son nègre pour ce petit roman qui passe depuis quarante ans pour une espèce de classique de la littérature clandestine. Régine Deforges en fit une réédition à l’époque où elle n’était pas encore un auteur mondial mais l’impétueuse éditrice d’ouvrages infernaux, et de ce fait habituée des commissariats, des prétoires et des bancs d’infamie pour outrages aux bonnes mœurs et attentats à la pudeur. C’était Notre-Dame de la flagellation

et du sexe réunis, et, avant que d’être membre éminent du jury Fémina, la prévenue favorite, et fière de l’être, des jurés de la vertu. Cette dernière gloire, lorsque parut la première édition du livre, je ne la briguais pas – et c’est pourquoi, prudemment comme je l’ai noté plus haut, j’envoyai au casse-pipe à ma place Connie O’Hara. Mal m’en prit. Car c’est bien moi qui, retrouvé sans mal, passai en personne à la 13e chambre correctionnelle le même jour que Boris Vian pour J’irai cracher sur vos tombes. Et j’eus l’effroi d’entendre un procureur malin, négligeant tout réquisitoire, lire tout simplement au tribunal des passages choisis de Clayton’s College. Ils étaient si bien choisis que je fus condamné à trois cent mille francs d’amende. C’était un hommage aux vertus érotiques de l’écrivain, mais une somme énorme en 1948. Certes, j’avais gagné bien davantage, mais à ce bénéfice ne s’accolait-il pas quelque déshonneur ? Ma foi, je vous laisse le soin de juger. Tout cela pour dire que l’époque était sévère, collet monté, encore vichyste, qu’on vous y fusillait les petites culottes de dentelle noire et, on l’a compris, que le pseudo était de rigueur. Vaine précaution, comme on vient de voir. Benoît Becker ne devait pas connaître les fortunes et infortunes de Connie O’Hara. Ses romans, dont vous allez lire ceux qui sont consacrés à l’épouvante, sont à donner le frisson, non de mauvaises pensées ! Ils abordent à d’étranges et lointains rivages, bien au-delà de la quotidienne et tranquille raison. Ils percent le mur des apparences et, vous prenant par la main, dans la nuit qui descend sur le monde, vous emmènent, innocent lecteur, mon semblable, mon frère, dans ces pays d’où l’on ne revient pas. José-André Lacour, le 15 mars 1995. Ce texte est paru dans le volume Super Poche Le Chien des ténèbres (suivi de trois autres romans de Benoît Becker publiés dans la collection « Angoisse »), Fleuve Noir, Paris 1996.

Paul Kenny par Paul Kenny Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse ont travaillé au Fleuve Noir dès ses débuts et y ont manifesté leurs capacités à s’adapter à des genres en émergence. Leurs premiers romans dans la collection « Espionnage » paraissent sous un pseudonyme à consonance anglo-saxonne, celui de Graham Livandert. Et puis c’est la naissance de Paul Kenny et de son héros, l’agent français Coplan. Ce qui nous est relaté ici, c’est l’histoire de la création de ce héros, alors totalement original, et, plus encore, l’histoire extraordinaire du début et de la poursuite d’une carrière, fondée sur l’association de deux romanciers, amis d’enfance que le hasard avait réunis à nouveau. Le 5 février 1953, les éditions Fleuve Noir publiaient dans leur célèbre collection « Espionnage » le premier livre d’un auteur inconnu. Il s’agissait de Sans issue par Paul Kenny. Les lecteurs fidèles de la collection accueillirent le nouveau venu avec un sentiment d’étonnement très vif et une pointe de scepticisme, pour ne pas dire d’incrédulité. Paul Kenny, au lieu de respecter la règle sacro-sainte du nouveau roman d’espionnage à la mode, prenait le risque de violer tous les tabous du genre : son héros, Francis Coplan ne travaillait ni pour la CIA des États-Unis ni pour le MIG de la GrandeBretagne, il travaillait pour la France, il faisait partie des services secrets français et, comme tel, il risquait sa vie pour la défense des intérêts de son pays, la France. Pour aggraver son cas, Paul Kenny avait l’audace de camper son personnage, Francis Coplan, sans faire de celui-ci un surhomme possédant toutes les capacités du traditionnel héros invincible. Francis Coplan était

tout simplement un être humain d’une dimension un peu au-dessus de la moyenne. Courageux, lucide, doté d’un moral d’acier, il avait reçu la formation d’un homme d’action. Et s’il faisait preuve d’une audace exceptionnelle et d’une résistance à la douleur hors du commun, c’était parce qu’il avait été entraîné dans ce but. En lisant ce premier roman de Paul Kenny, le lecteur découvre un héros qui est tout le contraire d’un “aventurier”. Coplan a un métier (ingénieur électricien), il a un domicile à Paris, une modeste résidence secondaire dans la Sarthe, il parle quelques langues étrangères, il aime les femmes. S’il est célibataire, c’est parce qu’il exerce un métier qui comporte trop de risques pour s’engager dans les liens du mariage. Coplan a cependant un don plutôt rare, une intuition aussi pénétrante que rapide ; il lit la valeur d’un interlocuteur au premier coup d’œil, il anticipe souvent le comportement d’un adversaire et, dans certains cas, il a la dent dure. En résumé, Coplan est un homme de parole, un esprit chevaleresque, un vrai “soldat de l’ombre”. Aucune réaction ne marquera l’apparition de Paul Kenny et de Coplan dans la série Espionnage du Fleuve Noir. Un mois plus tard, Paul Kenny publiait son deuxième roman : puis, au rythme régulier d’un volume par mois, parurent une quinzaine de Paul Kenny. L’auteur et l’éditeur retenaient leur souffle : ils craignaient une sorte de rejet toujours possible étant donné la production intensive de Paul Kenny. Certes, les rumeurs qui circulaient en provenance des libraires étaient rassurantes, ce qui était important. Le libraire est en contact direct avec le lecteur et se montre toujours très attentif aux réactions de ce dernier.

Gaston Vandenpanhuyse et Jean Libert.

D’une façon générale les “habitués” du Fleuve Noir étaient séduits par Kenny et appréciaient son style sobre, précis, son écriture soignée, ses décors authentiques et ses intrigues captivantes. L’expression qui revenait le plus souvent : « Si vous ouvrez un Kenny, vous ne le lâcherez pas avant le mot “fin” ». Et ce commentaire « Coplan n’est pas seulement un as, c’est un mec super-sympathique ». C’est en janvier 1955, deux ans après le lancement du premier Kenny, que le service commercial du Fleuve Noir annonça : il faut augmenter le tirage, les libraires ont de plus en plus de commandes. Chose étrange, les lecteurs demandaient des Coplan. Kenny constata qu’il était aussi méconnu que deux ans auparavant. Le héros avait bel et bien dévoré son créateur. C’est vers cette époque-là que se produisit une espèce de déclic que personne ne parvint jamais à expliquer : chaque mois, les fans de Coplan augmentaient. Devant ce succès indiscutable, le cinéma ne resta pas indifférent : le 2 février 1956, la société Cinéphonie achète les droits du dix-neuvième Coplan : Action immédiate.

En coproduction avec Gaumont et la Société française de cinématographie, François Chavane, le directeur de Cinéphonie, veut produire un film qui soit à la hauteur de sa propre admiration pour le héros de Paul Kenny. Pour le rôle principal, Henri Vidal, donne son accord. La mise en scène est confiée à Maurice Labro, l’adaptation à Frédéric Dard, la musique à Georges Van Parys. La distribution sera complétée par Barbara Laage, Jacques Dacqmine, Nicole Maurey, Jess Hahn et Lino Ventura. Dès que la nouvelle est connue par la presse, les journalistes spécialisés et les autres en font un scoop : Henri Vidal, le mari de Michèle Morgan, sera le personnage principal d’un grand film d’action et d’aventures, d’après le roman de Paul Kenny. Qui est Paul Kenny ? L’attaché de presse de la Gaumont est harcelé : qui est Paul Kenny, où peut-on le rencontrer, personne ne l’a jamais vu, il ne s’est jamais montré. Qui est Paul Kenny ? En réalité le pseudonyme de cet auteur cache un romancier bicéphale. Un écrivain à deux têtes. Il y a Jean, qui a déjà publié une dizaine de romans sous divers pseudonymes et il y a Gaston, ancien officier-radio de la Marine Marchande, devenu journaliste spécialisé dans le domaine de la vulgarisation scientifique. L’histoire de Jean et de Gaston est si surprenante, si troublante qu’elle mérite peut-être qu’on s’y attarde un instant car elle fait songer à un conte qui aurait enchanté les astrologues et les devins des temps anciens. Qu’on en juge. Bruxelles septembre 1926, c’est la rentrée scolaire et l’Athénée communal de Saint-Gilles, une des communes qui constituent la capitale belge, connaît l’habituelle bousculade, de tradition en ces circonstances. Le nombre d’élèves par classe étant limité à vingt-cinq, c’est l’administration qui se charge de la répartition des jeunes gens qui ont opté pour la 5e année moderne. Le hasard (?) place côte à côte sur le même banc deux garçons qui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais rencontrés. D’emblée, les deux jeunes élèves sympathisent. Gaston habite à deux pas du lycée, Jean habite une

commune voisine, Ixelles. Gaston est fils unique et son père est fonctionnaire ; Jean est le plus jeune de trois enfants, il a une sœur et un frère. Sa famille est très unie. Très vite, Jean et Gaston découvrent qu’ils ont les mêmes goûts, les mêmes passions pour la lecture et la marche, les mêmes projets d’avenir : « Ils seront globe-trotters et journalistes et ils découvriront tous les pays du monde ». Et comme le font souvent les adolescents, ils fondent une société : le “Footing club”. Ils en seront les deux seuls membres pendant un long moment : un troisième membre, René, devenu officier-radio comme Gaston, périra en mer, en 1942, son bateau ayant été coulé par un sous-marin allemand. Jean, de caractère enjoué, a beaucoup d’amis ; Gaston, plus renfermé comme le sont souvent les enfants uniques, n’a pas de copains. Il considère dès lors son ami Jean comme un frère. Chaque week-end, Gaston prend le tram et va rejoindre Jean qui a déménagé et qui habite désormais une cité nouvellement bâtie, à la périphérie de Bruxelles, en pleine campagne, à Capelle-aux-champs. Les deux jeunes gens sont en fait assez dissemblables sur le plan psychologique : Jean est rieur, enthousiaste, romantique. Il écrit des poèmes. Gaston est cartésien, bûcheur, réaliste. Aux examens semestriels, ils sont toujours classés dans les quatre premiers de la classe. Et ils font une découverte qui les étonne : ils sont nés dans le même pays, dans la même ville, la même année, le même mois, le même décan à quarante-huit heures d’intervalle. Ce qui fera dire plus tard à Jacques Bergier (co-auteur avec Louis Pauwels du Matin des magiciens) : Jean et Gaston sont des jumeaux astrologiques : Jean est le magicien, Gaston le logicien. Malheureusement, cette rare amitié sera brisée par le destin. Le père de Jean, qui vivait de ses modestes rentes, est ruiné par le drame boursier de Wallstreet et se trouve dans l’obligation de reprendre le collier. Pour commencer, il est envoyé comme chef de chantier à Vimy dans le Pas-deCalais où allait être édifié le superbe monument en l’honneur des héros canadiens morts durant la guerre de 1914-18. Ensuite, la famille de Jean s’installe à Château-Thierry. Ce séjour en France va durer quelques années.

Gaston, de son côté a suivi les cours d’une école qui forme, à Anvers, des ingénieurs-radio. Par la force des choses, les deux amis se perdirent de vue. Jusqu’au jour où Gaston reconnut le portrait de Jean publié par un journal littéraire bruxellois, lui écrivit et le retrouva. Entre-temps, Jean s’était marié, avait un enfant et entamait la route vers une aimable notoriété. Gaston s’était marié lui aussi, avait quitté son métier d’officier dans la marine et gagnait sa vie comme ingénieur du son à la radio belge. Le film Action immédiate sortit le 15 mars 1957. Henri Vidal était un Coplan époustouflant, vrai, sans une fausse note. Le film eut un très grand succès et des milliers de cinéphiles découvrirent Coplan. En l’espace de quelques mois, le tirage mensuel des romans de Kenny augmenta de plus de dix mille exemplaires et chaque nouveau titre de la série était épuisé dès sa sortie de presse. Jean et Gaston étaient quelque peu éberlués par ce qui leur arrivait, mais ils ne risquaient pas d’attraper la “grosse tête” car Armand de Caro, le génial directeur du Fleuve Noir, leur disait chaque mois : « C’est bien, mais ça pourrait être mieux ». Il conduisait les opérations avec prudence et vigilance. Il avait un pied sur l’accélérateur et un pied sur le frein. À l’écoute de ses représentants, il savait interpréter les avis qu’il recueillait. C’est pour ce motif qu’il répétait : « Vos lecteurs veulent de l’action, encore de l’action, toujours de l’action. Méfiez-vous de la dérive vers la littérature et la psychologie ». De mois en mois, les tirages montaient régulièrement. Ce n’était pas le raz de marée, c’était une ascension en douceur mais constante. Armand de Caro se méfiait d’un phénomène de saturation toujours possible. Mais les lecteurs ne manifestaient aucun signe de lassitude, bien au contraire. La sortie du “nouveau Coplan” était attendue avec impatience et, aux dires des libraires, les mordus se faisaient réserver le livre, de crainte de le rater. Les tirages s’épuisaient désormais en trois semaines.

Les quelques initiés qui savaient qu’il y avait deux auteurs pour un seul pseudonyme, se posaient une nouvelle question : « Comment font-ils ? » Les mois passaient, Coplan était fidèle au rendez-vous mensuel. Et chaque livre avait la même fraîcheur, la même allégresse, le même tonus que le premier volume signé Kenny. Quel était le secret de ces deux romanciers ? Quand Jean et Gaston commencèrent l’aventure Kenny, la répartition des tâches se fit tout naturellement. Gaston déclara : « Je ne suis pas romancier et je ne tiens pas à l’être. Je te ferai un résumé de vingt lignes et tu feras le reste ». Jean trouva que c’était logique et se mit au travail. Mais il découvrit bientôt qu’un mois c’était vite passé, qu’il n’avait pas le temps de souffler. Et il avoua : « Je ne tiendrai jamais cette cadence. Ou bien tu écris toi-même le scénario et le livre, ou bien je capitule ». Gaston rétorqua : « Écrire des romans, c’est pas mon truc. Je suis journaliste, pas romancier ». Jean, paniqué, insista : « Tu construis ton synopsis comme d’habitude, tu le découpes en tranches, chaque tranche devient un chapitre et le tour est joué ». Le premier essai ne fut pas un coup de maître. Le comité de lecture du Fleuve Noir refusa le manuscrit et Jean dut le “rewriter”, expliquer ce qui avait cloché ; un roman n’est pas un squelette. Pour le roman suivant, les deux amis se mirent au travail ensemble, chapitre par chapitre. Pour le style, pas de problème : c’était le non-style. Jean avait donné le ton : simplicité, dépouillement, efficacité. Pas de descriptions inutiles, aucune fioriture, aucun état d’âme, priorité à l’action. Coplan est un être vivant, c’est lui qui donne du sang et de la chair au roman. Gaston ne fut pas long à comprendre et Kenny put reprendre sa production. Et les tirages continuèrent à grimper. Quatre années après sa naissance, le tirage de Kenny dépassait les cinquante mille exemplaires. Il y eut un deuxième film, des traductions en Italie, Espagne et Brésil, Pays-Bas, Allemagne.

Se posa alors, pour Jean et Gaston le problème des décors. Pour sauvegarder la vérité des lieux où se déroulaient les prouesses de Coplan, il fallut recourir aux grands moyens. Ce qui emballait les lecteurs, c’était la précision du décor : il fallait donc aller sur place et prendre des notes. La moindre erreur risquait de ternir le prestige de l’auteur, car le lecteur se rendait bien compte que ce n’était pas en compulsant le guide bleu que Coplan accomplissait ses missions. C’est l’esprit méthodique de Gaston qui organisa dès lors, avec l’agence Cook, des voyages qui permirent à Coplan de travailler “sur le terrain”. Des expéditions de cinq semaines chaque année conduisaient Jean et Gaston aux États-Unis, en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud. Pour chaque voyage, les deux membres du “Footing-club”, devenus globe-trotters, se partageaient les pays visités, le choix s’opérant selon des affinités mystérieuses. Et, à chaque escale, le travail intensif commençait : photos, notes, plans de ville, repérages. Ces explorations, des Indes aux Philippines, de Punta… à Montréal, de Tunis au Bénin, furent si fertiles que, finalement, les deux Kenny firent quatre fois le tour de la planète. Même les initiés qui scrutaient chaque roman à la loupe étaient incapables de discerner si l’auteur du livre était Jean ou Gaston. Un miraculeux phénomène d’osmose agissait. Les auteurs eux-mêmes, en relisant leurs notes, découvraient qu’ils avaient utilisé les mêmes mots pour décrire tel ou tel endroit qu’ils avaient pourtant découvert séparément. Ces voyages furent pour les deux romanciers l’occasion inespérée de découvrir toutes les merveilles du monde : la baie de Hong-Kong, la baie de

Rio, les chutes du Niagara, les jardins fleuris de Lima. Même des pays fermés aux visiteurs étrangers furent explorés par les deux amis qui avaient obtenu d’un fonctionnaire complaisant un ordre de mission… économique ! Jean et Gaston purent admirer Rangoon et son merveilleux temple de Schwedagon, Bagdad et les murs de Babylone que des archéologues retrouvaient sous deux mètres de terre, Angkor-Vath et sa profusion de monuments. Au fil du temps, Kenny se constitue ainsi une palette colorée de décors où il n’avait qu’à puiser. Le monde entier était à sa disposition. L’actualité fournissait à Coplan une source illimitée d’inspiration : mais, bien souvent, Kenny était en avance sur les événements. Intuition pure, logique de déduction, cette richesse et la véracité de aventures de Coplan intriguèrent même les professionnels du Renseignement. Ainsi, l’attaché de presse convia un jour Jean et Gaston à un déjeuner chez Taillevent, déjeuner qui réunit autour d’une table luxueusement ornée, six convives peu ordinaires. Il y avait là, outre les deux Kenny, quatre hauts fonctionnaires fraîchement retirés de leurs postes : l’ex-directeur du SDEC, l’ex-patron de la DST, l’ancien directeur d’Interpol et un ex-officier du Renseignement militaire. Ces quatre professionnels furent unanimes à reconnaître la crédibilité des aventures de Coplan. Ils étaient d’ailleurs intimement convaincus que Kenny disposait d’un ou plusieurs informateurs secrets, ce qui n’était pas le cas. Le seul point contesté : Coplan disposait de plus d’argent qu’un agent secret réel. Mais le privilège du romancier n’est-il pas de laisser courir son imagination ? Lorsque parut le centième volume signé Paul Kenny, Jean et Gaston furent ébahis de constater qu’il y avait quatorze ans qu’ils avaient créé Coplan ! Le cinquième film sortait sur les écrans, plus de vingt millions de volumes avaient été vendus. Non seulement les tirages continuaient à grimper, mais les libraires exigèrent, pour satisfaire leurs clients, la réimpression des premiers Coplan, introuvables sur le marché. Cette fois, le succès de Kenny était sur ses rails. Les critiques les plus coriaces reconnurent que la réussite de ce romancier dont la production ne s’essoufflait pas au fil des années, ni sur le plan de la

qualité, ni sur le plan de la régularité, n’était pas le fait du hasard. Coplan avait du génie, tout simplement. On s’en rendra compte plus tard. Finalement, s’il fallait définir Francis Coplan, on pourrait dire qu’il incarne le chevalier des temps modernes. Et s’il fallait définir d’une seule phrase Paul Kenny, on devrait dire : c’est le rêve de deux adolescents qui s’est réalisé.

Jean Mazarin À propos du Fleuve Auteur de polars sous ce pseudonyme ou sous celui d’Emmanuel Errer, à la « Série Noire » notamment, Jean Mazarin est un auteur prolifique de romans isolés ou de séries (celles consacrées au commissaire Poirel ou à Frankie-Pat Puntacavallo, par exemple), mais il a également publié de nombreux romans en « Espionnage » et « Anticipation ». On lui doit aussi, sous le pseudonyme piquant de Nécrorian des romans « Gore » particulièrement sanglants et… appréciés. S’il écrit moins de romans aujourd’hui, c’est parce qu’il œuvre sans relâche à distraire nos soirées par ses adaptations pour le cinéma et ses scénarios originaux pour la télévision, dont Navarro et Cordier, juge et flic. Mon premier contact avec le Fleuve Noir s’est déroulé dans une brasserie du XIIIe arrondissement, en face d’un directeur littéraire attablé devant deux douzaines d’huîtres et une bouteille de Chablis. Il me traitait pour m’annoncer que La Morte du petit matin, mon premier roman présenté, avait plu malgré une fin hors normes pour la collection « Spécial-Police ». En effet, le maître-chanteur avait eu le temps, avant d’être démasqué par mon héros, de passer le relais à une disciple, assurant ainsi la pérennité de sa profession… Je l’écoutais d’une oreille distraite car ce qui m’intéressait vraiment était la date de parution du roman et quel chiffre je pouvais escompter lire sur le chèque d’à-valoir… Ma question sembla vraiment déplacée devant la sole au champagne et sa réponse fut aussi claire que concise : « Au Fleuve, nous n’aimons pas les auteurs d’un seul roman… Alors, nous attendrons le prochain pour vous signer un contrat ! »

Une dizaine d’années plus tard, j’étais devenu « Mon Jean » et on me tutoyait… Un autre directeur littéraire m’avait invité à déjeuner dans un restaurant dévolu au poisson (décidément…) car il voulait me convaincre de ne pas arrêter, comme j’en avais manifesté l’intention, la série du « Privé au soleil »… Pour rendre sa plaidoirie plus attractive, il me proposa de faire “parrainer” Frankie-Pat qui en avait, comme moi, plus qu’assez de traîner ses mocassins “Gucci” sur les trottoirs niçois. « Imagine. Un Tel (héros vedette) présente un Tel (héros non vedette). Quel booster pour la série ! » Mais j’avais déjà pris la grosse tête car, à l’inverse de l’autre, mon héros allait s’agiter sur les écrans télévisuels. Je repoussais donc l’offre et tout s’arrêta ou presque… Maintenant, à froid, bien des années après, je crois que mon refus avait d’autres motivations plus secrètes. Au fond de moi, dans mon ego surdimensionné, je pensais que mon privé était “tendance” alors que l’autre était déjà “has been” ! Seulement, entre ces deux entrevues, il y avait eu une bonne soixantaine de romans parus dans toutes les collections du Fleuve, éditeur qui présentait l’avantage pour un auteur professionnel (c’est-à-dire n’ayant pas d’autres moyens de subsistance que le fruit de ce qu’il écrit) de ne jamais s’ennuyer puisqu’il pouvait passer du polar à la politique-fiction, que certains nostalgiques de la Guerre froide appelaient encore Espionnage, de la SF au Gore qui fut, je crois, la seule aventure hors normes d’un éditeur somme toute plutôt conventionnel. C’est au cours du repas dans ce restaurant à tendance maritime que le directeur littéraire de l’époque m’annonça qu’il allait lancer une collection Gore, précisant qu’il ne m’en avait pas parlé auparavant car ce genre de littérature ne devait certainement pas être ma tasse de thé… Je pris date et, quelques mois plus tard, paraissait Blood-Sex, ouvrage mythique maintenant introuvable qui fut mon unique succès international. J’ai encore quelques exemplaires de ce texte pur comme le diamant dans lequel certains critiques avaient cru discerner une sorte de parabole sur les

affres de la création littéraire. J’ai parcouru récemment le livre et je remercie ces critiques qui ont donné une dimension cosmique à un récit qui n’avait pour but que de répandre de la tripe et du sperme… Par contre, j’ai toujours admiré l’édition japonaise de ce chef-d’œuvre, non pas pour l’excellence de sa traduction mais pour un détail qui me laisse rêveur et anxieux quant à notre avenir commercial face à ces Asiatiques industrieux. L’éditeur nippon avait eu l’idée originale de glisser dans le volume de Blood-Sex des signets décorés de photos d’accortes jeunes femmes en tenues légères avec leurs numéros de téléphone, initiative des plus heureuses pour parfaire la lecture d’un ouvrage de ce genre. Je la soumets donc aux responsables littéraires qui se lamentent sur l’abandon de la lecture par nos contemporains devenus vidéophages. On disait à l’époque que les auteurs nouveaux du Fleuve avaient essayé, auparavant et vainement, de placer leurs manuscrits à la « Série Noire » ou chez Denoël, ce qui faisait de cet éditeur une sorte de poubelle des séries prestigieuses… Je pense que c’est vrai car, même si certains ont masqué leur nom sous des pseudos transparents pour les initiés dont je faisais à l’époque partie, beaucoup de ces jeunes loups sont devenus maintenant des chefs de meutes. Moi-même, j’ai été complice de ce genre d’imbroglios, ce qui présente l’avantage d’avoir autant de prénoms que d’admiratrices… En fait, la chose est plus simple. Les grands éditeurs comme Gallimard et consorts ont l’habitude de faire signer des contrats par lesquels l’auteur s’engage à leur soumettre en priorité ses prochains manuscrits sans, bien entendu, que la promesse d’édition soit réciproque… Ceci expliquant cela… Au Fleuve, c’était le pseudonyme qu’on donnait en exclusivité. Moins grave car les pseudos n’ont jamais été difficiles à trouver. Mazarin, le mien, étant par exemple une partie du nom de la ville où j’habitais à l’époque. Pseudo qui sonnait bien et qui avait en outre l’avantage d’être déjà célèbre avec des rues, des places et même des musées consacrés à ce nom…

C’est ainsi qu’un de mes romans se trouve au catalogue du musée “Mazarin” d’une ville de Toscane ! Quant au manuscrit refusé par un éditeur et refilé ensuite au Fleuve, j’avoue l’avoir fait une fois pour Collabo-song, refusé à la « Série Noire » pour une raison que j’ai cru deviner. Soulat et avant lui, Marcel Duhamel, me l’avaient dit assez souvent : « ça serait chouette si un jour tu nous écrivais enfin un vrai polar… » Puisque c’est l’heure des confessions, j’avoue que « Oui », j’ai refilé une autre fois au Fleuve un roman refusé : Carnage, mais c’était demi-mal puisque ce manuscrit avait été refusé par le même Fleuve deux ans auparavant. Il faut quand même préciser que j’en avais entre-temps changé le titre… Maintenant, quand je regarde derrière moi, je ne suis pas loin de penser que ce fut une belle époque car vivre confortablement de sa plume sans se préoccuper des angoisses publicitaires de la ménagère de moins de cinquante ans est sans doute un cadeau que peu de jeunes romanciers peuvent actuellement espérer. Alors, que dire du Fleuve et de ses milliers de volumes écrits, publiés, lus et revendus ensuite plusieurs fois sur tous les marchés de France si ce n’est qu’il a laissé une belle page de la littérature que les puristes appellent “populaire”, comme si ce mot gerçait certaines lèvres habituées à d’autres destins… Moi, cette littérature populaire, je ne regrette pas de l’avoir servie pendant quinze ans avant de m’enfuir au bras de la dite ménagère, un autre monde où tout est plus doré mais où tout est aussi plus faux… Certes, au Fleuve, on n’a pas fait “Œuvre” mais, au moins, on le savait. Et puis on s’est bien amusé… Alors, sincèrement, qu’est-ce qu’on pourrait avoir à cirer de tout le reste !

Gilles Morris-Dumoulin Le Forçat de l’Underwood Il est très difficile de classer Gilles Morris-Dumoulin par ordre alphabétique, du fait de l’ingéniosité perverse qu’il met à jouer de son patronyme et de ses prénoms. Souvent, on l’a cru “plusieurs”, mais il n’y a qu’un Dumoulin – puisqu’il faut l’appeler par son nom – même s’il s’en dissimule encore d’autres derrière le personnage/auteur de la série « Vic St Val » par exemple ou derrière le traducteur vedette des Presses de la Cité à qui l’on doit la version française de best-sellers comme Le Bal des Maudits ou Tant qu’il y aura des hommes. Cette existence laborieuse nous est contée, sur un ton plein de fantaisie, dans un livre devenu malheureusement introuvable. Le Forçat de l’Underwood (éditions Manya, 1993), d’où sont extraits les passages présentés ici. Assassin, mon frère C’est vers 69-70 que vient me frapper, dans toute sa virulence, la maladie de longueur qu’il me plaît d’appeler « littérature d’abattage ». Auparavant, traductions et cinéma, sans aucune commune mesure entre les deux activités, m’avaient épargné d’avoir à pondre plus de trois-quatre bouquins par an. Mais à partir de 70, le rythme change et jusqu’en 87, jusqu’à la chute de cet autre colosse de Rhodes qui avait nom « Fleuve Noir », ce sera une moyenne de sept ou huit titres par an. Parfois neuf. Je puis donc, aujourd’hui, parler du phénomène en toute connaissance de cause. Pourquoi “littérature d’abattage” ? Par analogie avec ces maisons du même nom, doublement closes quoique généreusement ouvertes aux mâles en détresse, où les malheureuses coincées

dans le système se voyaient contraintes de pratiquer une prostitution de caractère résolument stakhanoviste. Putes, nous le sommes par définition, les auteurs de romans policiers, d’espionnage, d’action, d’anticipation… puisque nous devons, pour nous vendre, flatter les goûts de notre clientèle : chacun taille les plumes qu’il peut ! Stakhanovistes, nous le sommes également, par nécessité… puisqu’à de rares exceptions près, cette littérature n’est pas de celles qui concourent à assurer la gloire de leur auteur. Non plus que leur subsistance s’ils se bornent, sur le plan quantitatif, à la production d’une bête à Goncourt ! Réglons immédiatement le côté “putes”. Ma seule réponse sera cette question : Pourquoi pas ? Est-ce un péché que de vouloir plaire ? De viser franchement à distraire ? Et de l’avouer ? Inversement, pourquoi le roman d’évasion ne serait-il pas un bon véhicule pour glisser, par la tangente, quelques idées-choc, quelques idées-chair, quelques idées chères ? Assaisonnées d’un humour bien dosé, et des ingrédients “commerciaux” qui feront avaler la pilule. Une seule restriction : flatter son public ne signifie pas consentir à tout. Même les prostituées ont des tabous, des réserves inviolées. Haro sur les auteurs qui, par amour du lucre, franchissent ces ultimes barrières. C’est audelà qu’ils commencent à arpenter le bitume ! Côté “travail à la chaîne”, même jeu, une réserve, une seule, mais de taille : ne pas confondre production régulière et bâclage organisé. Six livres par an, pour prendre une moyenne courante dans la profession, cela peut signifier deux choses. Ou bien vivre tous les deux mois, pendant des jours et des nuits, avec un sujet choisi parmi d’autres – car on ne peut exercer proprement ce métier si l’on n’a pas, constamment, plusieurs sujets qui mûrissent au chaud, dans la tête – en bâtir le plan et finalement rédiger son histoire, plus ou moins vite selon sa puissance de ponte et sa disposition du moment. Ou bien s’acquitter de son pensum périodique à la va-comme-je-tepousse et pourquoi pas puisqu’il faudra, de toute manière, affronter cette hydre aux multiples têtes chercheuses de la petite bête, le fameux, le redoutable “comité de lecture” ! Sachant, d’un bout à l’autre, qu’on ne sera

pas à l’abri de la mauvaise foi des uns, de la crise de foie des autres ! Que même si l’on est bien lu, on ne sera pas forcément approuvé. Que si l’ouvrage est recalé, on aura bûché, craché, cravaché jusqu’au poteau pour des prunes. Pauvres, pauvres auteurs d’abattage condamnés aux bravos forcés ! Une façon comme une autre de passer le bac plusieurs fois par an. Quoi d’étonnant si certains plongent dans la déprime ? Et finissent par mourir cardiaques ? Ceux de la première catégorie font l’honneur du métier et tourner la machine. Les autres, les massacreurs, les pisseurs de texte au décalitre, font le déshonneur du même et baisser les tirages. Car la médiocrité de quelques-uns rejaillit sur l’ensemble de la confrérie et peut amener, dans l’esprit de certains, la condamnation du genre tout entier. Condamnation abusive. Exécution un peu trop sommaire. Condamne-t-on l’autre littérature pour un mauvais auteur ? Pour un mauvais bouquin échappé à un bon auteur ? Que deviendrait, dans ce cas, l’autre littérature ? D’autant qu’il y a infiniment plus d’idées au mètre cube, dans cette littérature “mineure” – donc jeune ! – que dans la Littérature avec un grand L, la littérature majuscule. Parce que c’est un genre qui exige des idées, un genre où les romans sans idées, sans histoire, ne passent pas le comité de lecture. Un genre direct, honnête, dont l’étiquette garantit, pour le moins, l’existence d’une histoire. D’une histoire avec un début, un déroulement logique, une fin. En offre-t-elle toujours autant, l’autre littérature ? Et Dieu sait s’ils en brassent, des idées, les auteurs d’abattage ! Au point de prédire le futur, quelquefois. D’anticiper sur l’actualité. À force, précisément, de remuer toutes ces idées ! Des idées que les services de renseignements de la plupart des grandes puissances ne dédaignent pas de prospecter. Très sérieux, très compétents sont les spécialistes chargés de lire ces œuvrettes qui, plus que toute autre

littérature, sont les miroirs de l’actualité politique, sociologique, parfois même technique et scientifique, à l’intérieur des pays concernés. Drôle de façon de gagner son bœuf, quand on y songe, que cette profession farfelue, marginale, qui s’exerce chez soi. Généralement sous un nom d’emprunt appelé pseudonyme. Comme un plaisir honteux. Comme un vice solitaire. Chacun selon son style, en fonction de ses origines… Parce que si l’on naît avec cette tare inscrite, parmi d’autres, dans son génome, on y cède rarement tout de suite, on fait toujours des tas de choses avant. Je ne les connais pas tous, mais tous, ils m’ont frappé. Par quelque détail qui fait, de chacun d’eux, un être à part, un membre à part entière de cette minorité bouillante et scribouillante. Il y a, dans le désordre, deux anciens taxis. Un ancien boucher. Les inévitables truands et flics à la retraite, forts de leurs expériences passées. Deux ingénieurs qui avaient entrepris d’écrire en collaboration, mais dont l’un a fini par ressortir ses diplômes, car ils n’en faisaient pas assez pour deux. Un agrégé de Sciences Po. Une charmante vieille fille qui élève, en province, des lapins et des légumes. Deux Belges qui racontent, ensemble, des histoires pas belges pour un sou. Un ex-avocat polyglotte et globe-trotter. Un vieil anar sympathique et tonitruant. Un aveugle qui discerne et comprend mieux les choses que la plupart des voyants. Quelques petits jeunes pleins d’illusions. Quelques petits vieux pleins d’amertume. Quelques faux aventuriers et même, j’ai honte à le dire, quelques vrais connards de la plus belle eau ! Dont le tempérament s’épanche dans ce qu’ils écrivent et dans la façon dont ils l’écrivent. Il y a ceux qui travaillent quand ça leur chante et qui connaissent, dès le trois ou le quatre, des fins de mois qui déjantent. Il y a ceux qui montent au turf, bravement. Des huit, dix, douze heures par jour, en période de rédac. Et je dis bravement parce qu’elle est terrible, la tentation du “quand ça te chante”. C’est tellement difficile d’être – et de rester – jour après jour, son propre bourreau, son propre père Fouettard, son propre garde-chiourme !

Dans ce double rôle de la victime et du flagellant, il y a ceux qui se mijotent un foie colonial ou un cancer du poumon, selon ce qu’ils boivent ou qu’ils fument. Il y a ceux qui préfèrent travailler la nuit. Ne fût-ce que pour pouvoir le dire, lors des interviews. Il y a ceux qui ne voient pas le jour. Ceux qui torchonnent leurs manuscrits. Ceux qui les fignolent. Ceux qui pinaillent et ceux qui panouillent. Et puis il y a ceux qui ont voyagé. Ceux qui voyagent. Ceux qui n’ont jamais voyagé qu’en rêve, mais qui chiadent leur documentation. Ceux qui savent ce qu’ils disent, ceux qui disent ce qu’ils savent et ceux qui font comme si ! Ceux qui prennent tout au sérieux, à commencer par euxmêmes. Ceux que la peur de commettre une erreur empêche de dormir. Ceux qui s’en tirent avec des pirouettes. Ceux qui font l’humour sans préservatif. Ceux qui font l’amour, par personnages interposés, avec une précision suspecte. Ceux qui écrivent dans la joie, ceux qui créent dans la souffrance et ceux qui ne créent rien du tout. Ceux qui ont des “nègres”. Les plus rares… et les plus acharnés, souvent, les plus habiles, parfois, à se faire passer pour des écrivains ! Le seul point réellement commun à tous ces gens-là ? Ce sentiment d’être mal connus de tous, mal aimés de ceux qui les aiment. Et qui, vaguement honteux d’apprécier le polar, l’espionnage, la SF, ne l’avouent jamais qu’en présence de leur avocat. Ou pis encore, prétendent, ces affreux snobs, ne lire que Kafka, pas même dékafkaïné, Claudel ou Teilhard de Chardin ! San-Antonio raconte volontiers que les compliments qu’il reçoit prennent fréquemment la forme : — Vous allez me trouver bête, hein… mais j’aime vos sottises ! Sottises n’étant pas le mot généralement employé. Aucun auteur d’abattage n’en voudra jamais à personne d’aimer ses sottises ! Surtout si c’est dit avec une pointe d’attendrissement, de reconnaissance pour les bons moments passés entre ses pages. Surtout si c’est dit, tout court. Aimer le roman d’évasion, ce n’est pas une maladie honteuse. La maladie honteuse, c’est d’aimer… et de s’en cacher ! N’y a-t-il pas autant de diversité, sinon davantage, dans cette littérature que dans l’autre ? Autant de profondeur psychologique, parfois, mais en passant, comme à la sauvette. Rares sont les auteurs d’abattage qui, sous

prétexte de profondeur psychologique, cultivent l’ennui. Plus rares que dans l’autre littérature. Et même s’ils ne visent qu’à distraire ? Qu’à rendre plus supportable le premier volet du fameux tryptique métro-boulot-dodo ? Est-ce que chaque fois qu’ils y parviennent, ils ne méritent pas, déjà, beaucoup de gratitude ? J’entends d’ici les jésuites et les détracteurs de tout poil. C’est vrai que dans cette “littérature d’abattage” se côtoient le meilleur et le pire. Et dans l’autre littérature ? Non ? Ces quelques pages qui précèdent, je vous les dédie à vous tous, assassins de papier, mes frères, avec qui durant près de quatre décennies, j’ai partagé les collections des Presses et du Fleuve Noir. Quelques-uns ne sont plus là. Jean-Pierre Conty, Pierre Nemours, M.G. Braun, Jean-Gaston Vandel et j’en passe. Quelques autres ont “pris leur retraite”. André Lay, le titi magnifique, toujours prêt à revoir et recevoir les copains, à la bonne franquette. Paul Sala, l’ancien flic, un de mes “poulains”. G.-J. Arnaud, ce phénomène à la production surabondante, avec un pourcentage record, sur le tas, d’excellentes histoires aux rebondissements machiavéliques, écrit toujours sans trahir le moindre signe de fatigue. J’ignore ce que font à présent Claude Rank, ce documentaliste de génie aux idées extraordinaires, Alain Page, l’homme de Tchao pantin, Carnal, Caron, Noro et pas mal d’autres que j’ai totalement perdus de vue. Les dernières mutations de cette machine fantastique à publier qui avait nom “Fleuve Noir” ont dispersé aux quatre vents tout le vieux contingent des forçats de l’Underwood. Morts ou vifs, toutefois, ils sont toujours présents. Au moins par leurs romans, même si le système particulier de la “littérature d’abattage” oblige à les rechercher, aujourd’hui, chez les bouquinistes.

Alain Page Itinéraire d’un étudiant breton On peut lire, page 61 du présent ouvrage, le point de vue original d’Alain Page sur la collection « Espionnage » dont il a été l’un des plus importants auteurs avec son personnage de Calone. Le texte autobiographique présenté ici est paru initialement, en mars 1965, dans le numéro 3 de Fleuve NoirInformations, bulletin mensuel dans lequel l’éditeur rassemblait un certain nombre d’informations sur ses publications du mois, des témoignages d’auteurs ou de critiques et des renseignements divers comme, par exemple, dans le même numéro, une statistique sur les ventes des auteurs les plus en vue. Parler de soi, c’est un peu faire l’inventaire d’un grenier. On s’y trouve dans le même état de surprise et de mélancolie. Il y a les objets qu’on voudrait n’avoir jamais possédés et ceux qu’on ne retrouve pas sans nostalgie. Pour moi, je vois d’abord du papier, encore du papier, toujours du papier… Mais du premier brouillon manuscrit à l’ouvrage imprimé, la route devait être pleine d’imprévus… Déboulonnage des gloires établies Après des études normales en province et un bac sans histoire, ma découverte de Paris coïncida avec une inscription à la Faculté de Lettres. Ceci n’alla pas sans interférence et au bout d’un an, je connaissais mieux la capitale que les auteurs du programme. Les rues du Ve et du VIe arrondissements, n’avaient plus de secret pour moi et j’aurais pu

aisément soutenir une thèse sur la valeur comparée du confort des différents cinémas du Quartier latin. L’époque se prêtait aux expériences littéraires et je commençai à écrire de ces poèmes qu’on juge immortels à vingt ans et ridicules à trente. Je fus donc amené à vivre au sein d’un groupement de jeunes auteurs dont les activités essentielles consistaient surtout à s’efforcer de déboulonner les gloires établies. Dans le feu de l’action, l’on enterra fictivement M. Sartre en faisant défiler dans les rues de Paris un corbillard de location qui portait la pancarte suivante : « Jean-Paul Sartre est mort. L’Existentialisme est mort ». Et comme une nuit au commissariat ne pouvait en aucun cas servir de leçon, on réitéra en voulant kidnapper Julien Gracq, excellent auteur qui avait refusé le Goncourt et que l’on suspectait – à tort – d’honteuses manœuvres publicitaires. Malheureusement, la littérature engagée ne nourrit pas son auteur et force me fut d’avoir des activités parallèles encore que diverses. C’est ainsi que je fus amené à donner des cours durant un an dans une “boîte à bac” que je quittai sans regret pour devenir visiteur médical. Mais la fréquentation des hôpitaux s’avérant déprimante, je passai à la vente des jambes de bois et des bandages herniaires chez un orthopédiste. Cependant ma vocation ne devait pas être dans le soulagement des maux de mes semblables car l’orthopédiste en chef me fit nettement comprendre que mon avenir était des plus réduits dans ce domaine. Force me fut donc de pratiquer une déchirante révision. Puisque j’écrivais et que je n’étais toujours pas publié, je me tournai tout naturellement vers le journalisme qui me paraissait d’un accès plus facile. Le papier du siècle Je ne connaissais personne dans ce domaine. J’écrivis donc directement à Pierre Lazareff à qui je demandai une lettre de recommandation auprès de lui-même puisque j’étais sans relations. Il eut la gentillesse de me recevoir et je passai ainsi quelques mois à traquer l’événement afin de pondre le papier du siècle.

Mais l’événement se faisant attendre et les marchands de produits alimentaires tenant essentiellement à être réglés au comptant, je dus faire une nouvelle reconversion. Je tâtai de la vente de matériel de bureau pour le compte d’une maison dont les prix pourtant sans concurrence ne me permirent pas d’obtenir la moindre commande. Ce fut la lueur. Vendre du papier pour vendre du papier, autant le vendre imprimé. Je devins donc éditeur. Neuf mois plus tard, j’avais beaucoup de respect pour les éditeurs et je consultais les petites annonces en quête d’un travail urgent et rentable. Un recueil de poèmes enfin publié ne m’ayant pas apporté la gloire attendue, je redevins représentant. En vins cette fois. Mais ce bordeaux de Bercy ne devait m’apporter ni fortune, ni ivresse, et je me fis rédacteur dans une compagnie d’assurances à l’univers kafkaïen. Au bord du suicide, je passai reporter-photographe, puis étalagiste, avant-dernier avatar d’une série qui devait se conclure par un emploi de chauffeur dans une société de pompes funèbres. Le goût des loisirs C’était une façon directe d’aborder les cadavres dont je devais faire une abondante consommation dans mes premiers romans noirs. Un éditeur, enfin, avait pris le risque de me publier… Il ne me restait qu’à persévérer. C’était il y a huit ans et depuis une soixantaine de volumes, tant policiers qu’espionnage, ont vu le jour aux éditions Fleuve Noir. Parallèlement à cette production de masse, j’écrivis un certain nombre d’émissions de radio dans lesquelles j’abordais aussi le genre historique, ce qui me permit de faire revivre des personnages allant de Charlemagne à Napoléon III. Les expériences passées m’auront permis d’avoir une source de personnages et de caractères pratiquement inépuisable. Et comme il ne faut pas s’enfermer dans un genre, je pratique à mes moments perdus, le court métrage de cinéma, moyen d’expression aussi séduisant que la littérature.

Mais toute activité appelle les loisirs et comme on n’échappe pas à ses origines, j’ai une vieille passion pour la mer et pour la voile ainsi que, par voie de conséquence, pour les voyages, ce qui me permet de trouver des décors pour mes ouvrages. Ayant relégué dans l’armoire aux souvenirs l’époque des nuits de SaintGermain-des-Prés, je préfère désormais la chasse et la nature, seuls vrais moyens de détente et d’évasion avec… la lecture. Lorsque j’aurai dit que j’ai trente-cinq ans, que j’aime l’insolite, l’humour noir, les voitures de sport et les soirées avec des amis, j’aurai fait le tour de ce grenier qu’on a toujours autant de mal à quitter qu’à inventorier…

Brice Pelman Pavane pour un jumeau défunt Auteur de plus de cinquante romans parus dans « Spécial-Police » depuis Borgne à tuer (mai 1968), Brice Pelman a obtenu le Prix Mystère de la Critique pour Attention les fauves (mai 1981). S’il avait commencé sa carrière en publiant chez Fayard et au « Masque », sous le pseudonyme de Pierre Dards, on lui doit, ces dernières années, plusieurs romans à suspense psychologique parus notamment chez Denoël (La Danseuse, 1990). L’émouvant texte que l’on va lire est défini par l’auteur lui-même comme une nouvelle autobiographique et a été écrit spécialement à l’intention de la présente publication. Suis-je ou non un assassin ? Telle est la question que je me pose et qui m’a empoisonné la vie depuis ma plus tendre enfance. Quelque chose me dit que j’ai commis un crime, un crime resté impuni et qui sans doute le restera, mais qui, néanmoins, pèse sur ma conscience et qui se révèle, certains jours – certains jours de fête, notamment – trop lourd à porter. Je ne suis pas psychanalyste et je n’ai jamais subi d’analyse ; toutefois, je crois connaître la raison de cet état de choses. Je devais avoir un frère jumeau, mais lors de ma naissance, j’étais tout seul à voir le jour après que ma mère eut expulsé deux placentas. Plus tard, j’ai entendu mes proches plaisanter sur le fait que j’avais mangé mon frère. Tout vient de là, je pense. Bref, je suis parti dans la vie avec ce handicap. C’est à la fois stupide et ravageur.

Ni mon père, directeur de banque, ni ma mère, dont j’étais le cinquième enfant, n’en ont jamais rien su. Pourtant, je me serais trouvé bien de leur livrer mon secret. Par timidité, par pudeur, aussi, je me suis tu. Je dois à une autre particularité de ne pas m’être senti bien dans ma peau. Je suis né à Casablanca le 11 septembre 1924, j’ai fait au Maroc mes études secondaires. Quand, plus tard, après la guerre, je suis venu vivre en France, avec ma femme et nos enfants, je me suis senti étranger dans mon propre pays, un pays que, pourtant, j’avais contribué à défendre au sein de la 2e D. B. dans laquelle je m’étais engagé à l’âge de 19 ans. Bien qu’ayant tiré une légitime fierté d’avoir combattu pendant deux ans aux côtés de Leclerc, j’ai eu beaucoup de peine à m’intégrer par la suite dans la communauté hexagonale. Non pas que l’on m’y ait fait mauvaise figure, non pas que je me sois senti rejeté par quiconque ; je suis seul responsable de cette situation. On ne vit pas en France comme on vit au Maroc, on n’entre pas dans une épicerie parisienne comme on entre dans une épicerie casablancaise. C’est ce genre de choses-là qu’il m’a fallu apprendre, j’ai eu beaucoup de peine à m’adapter. Alors, imaginez un peu : j’avais mangé mon jumeau et je me sentais apatride ! Troisième coup du sort : la mort de mon frère. Il avait neuf ans de plus que moi ; c’était un être solide, sportif, follement original ; pendant un temps, il avait été mon lieutenant pendant la guerre. J’avais pour lui plus que de l’estime, je l’admirais, il était mon confident et mon ami. À la suite d’une dépression nerveuse, il s’est jeté dans la cage d’escalier de son quatrième étage. Je ne m’en suis jamais remis, j’ai traîné ce boulet-là, pensant que rien de pire ne pouvait m’arriver ; je me trompais. Un troisième enfant est né dans mon foyer, un garçon. Cela aurait dû être une fête, ce fut un déchirement. L’enfant était handicapé, atteint du syndrome de Prader-Willi, une maladie génétique rare, dite orpheline, en raison du peu d’intérêt qu’elle suscite parmi la gent médicale et pharmaceutique. Depuis ce jour, ma femme et moi nous sommes consacrés corps et âme à cet être “différent”, qui nous a comblés en retour de son affection. Et tout le reste n’est que littérature… La littérature, oui, parlonsen, puisqu’elle a été pour moi un métier et un dérivatif. Comme beaucoup

de futurs écrivains, j’ai commencé tout jeune par écrire des poèmes. Ce n’étaient certainement pas des chefs-d’œuvre, mais j’y tenais. Je les transcrivais dans un cahier que j’ai eu la faiblesse d’emporter avec moi quand la division Leclerc, quittant le Maroc, a embarqué pour l’Angleterre. Après le débarquement du 2 août en Normandie, ce cahier, tout en s’enrichissant de temps à autre de nouveaux alexandrins, m’a suivi lors de la libération de Paris, puis de Strasbourg, lors des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Un jour – c’était en Charente-Maritime où la division était redescendue afin de libérer la poche de Royan – ce cahier a disparu bel et bien lors d’un changement de position un peu précipité. J’ai eu beaucoup de mal à m’en consoler, mais la guerre, en même temps qu’elle provoque les larmes, les essuie. Je hais la guerre et, pourtant je lui dois les quelques vertus que je possède. Démobilisé après deux ans passés sous les drapeaux, mon père a exigé de moi que je reprenne mes études. J’étais un fils obéissant. Ce m’était une rude épreuve que de retourner sur les bancs du lycée, mais il y avait alors une classe spéciale de démobilisés où nous nous rendions, fiers comme Artaban, exhibant toutes nos décorations, et où j’ai eu la chance de rencontrer un professeur qui m’a encouragé dans la voie de l’écriture. Après le baccalauréat, j’ai fait comme tant d’autres des études de Droit, qui ne m’ont pas à proprement parler soulevé d’enthousiasme, mais qui m’ont ouvert les portes d’un service juridique, celui de la société Shell. C’est là que j’ai connu un garçon de mon âge qui n’était pas plus doué que moi pour le règlement des contentieux. Je lui ai proposé un jour d’écrire un roman policier à deux. Ce fut une expérience assez folle, mais très enrichissante. Après avoir établi un vague plan de notre histoire, nous nous en étions partagé les chapitres. Chaque semaine, nous nous réunissions pour nous lire ce que nous avions écrit et il n’était pas rare que tel personnage que mon confrère avait tué au chapitre 6 ressuscite sous ma plume au chapitre 7… Oui, vraiment, nous nous sommes

bien amusés. Bien sûr, ce roman n’a jamais vu le jour, mais c’est, très certainement, ce qui m’a donné le désir de poursuivre, seul, l’expérience de l’écriture. Ici se place, en 1956, l’indépendance du Maroc. Les Français étaient alors invités à retourner à leur terre d’origine et j’ai gagné Nice avec ma famille. Nice me paraissait alors le coin le plus au nord où je pouvais vivre. Ma femme, professeur agrégée de l’université, n’a eu aucune peine à exercer dans cette ville. Pour moi, je m’étais mis en tête d’ouvrir une librairie. Je n’étais aucunement qualifié pour cela ; aussi me suis-je inscrit à un cours accéléré par correspondance de librairie et d’édition. Un an plus tard, j’ouvrais le Club des lecteurs. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque de nouveautés. J’avais institué une “prime à la lecture”. À la fin de l’année, grâce au crédit qu’il avait à son compte, l’abonné pouvait m’acheter les ouvrages de son choix, que je soldais au tiers de leur valeur. Ce système a connu un grand succès et moi, qui avais espéré que le club me laisserait le temps d’écrire, j’ai déchanté. Nombre de clients – des retraités pour la plupart – venaient là pour se détendre en me racontant leur vie. Le soir, à la fermeture, tout le travail me restait à faire, j’étais submergé. J’ai tenu quatre ans, mais je n’avais pas perdu mon temps. Les quelque cinq cents clients qui s’étaient succédé comme à confesse dans mon cabinet m’avaient à leur insu fourni une mine de documentation dans les domaines les plus divers. Finalement, je m’aperçois que tout ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait au cours de ma vie a servi ma carrière littéraire. Pendant quatre autres années, j’ai collaboré à SOS Amitié. De nuit comme de jour, je répondais aux appels des désespérés, plus exactement, je les écoutais se raconter. Certaines communications duraient plusieurs heures. J’ignore si je les ai ou non réconfortés ; ce que je sais, c’est qu’ils m’ont beaucoup apporté, eux aussi. Les drames que vivaient ces personnes, je les ai gardés incrustés en moi. De temps en temps, l’un d’eux rejaillit dans mes livres, sous une forme romancée, bien entendu. Mon premier roman, je suis parvenu à l’écrire contre vents et marées alors que je dirigeais encore le Club des lecteurs. Il s’intitulait Le Cadavre et moi. Je l’ai soumis à plusieurs éditeurs de l’époque. Pierre Nord, alors directeur d’une collection policière chez Fayard, a été le seul à m’écrire une

lettre encourageante – une longue lettre manuscrite de deux pages que je garde encore comme une relique. J’ignorais qu’il était le Colonel Brouillard, une figure marquante de la Résistance, je ne savais à peu près rien de lui. Il m’a incité à modifier quelque peu mon roman (essentiellement pour qu’il finisse bien). Il a été tiré d’emblée à 30 000 exemplaires ; la critique l’a bien reçu. De plus, j’étais alors le seul auteur français de la collection, cette particularité jouait en ma faveur. Mais Pierre Nord a eu vite fait de voir ce qu’il pouvait tirer de mon épouse et de moi-même. Il nous a demandé de traduire un roman américain à l’essai. Ma femme dictait au magnétophone un premier jet, et je rédigeais ensuite la version définitive. Ce travail a donné satisfaction et c’est ainsi que nous sommes devenus, presque à notre corps défendant, traducteurs de la collection « L’Aventure criminelle ». Par la suite, Pierre Nord m’a chargé de raccourcir ou de développer les romans, d’accentuer leur côté argotique, de faire en sorte qu’une simple histoire policière puisse être éditée dans la collection d’espionnage qui se vendait mieux. Je renâclais à la besogne parfois, mais il me faisait alors miroiter l’espoir une seconde parution dans sa collection. Après une vingtaine de traductions, pourtant, j’ai refusé tout net de marcher. J’ai envoyé mon second manuscrit au « Masque », c’était Un pavé pour l’enfer. Cela dit, comme dans la chanson, je ne regrette rien. J’ai passé avec Pierre Nord d’excellentes soirées et vidé en sa compagnie nombre de bouteilles de whisky. (Il vivait à Monaco et j’habite Nice, ce qui facilitait nos contacts). Qui plus est, ce travail de traducteur, que j’ai poursuivi pendant de longues années pour Mystère-Magazine et Hitchcock Magazine, m’a rompu à la pratique de la nouvelle et du roman policier. Au « Masque », j’ai eu le privilège d’être reçu par Albert Pigasse himself. Il m’a dit que le vieux renard qu’il était s’était laissé prendre à mon intrigue. Fort de cet encouragement, j’ai écrit trois autres bouquins pour cette vénérable maison. Mais je ne me sentais pas à l’aise dans le temple d’Agatha Christie. À cette époque, les personnages des romans du « Masque » n’avaient pas de sexe ou alors ils ne s’en servaient pas. Mes personnages à moi avaient des besoins intimes. C’est ainsi que je suis allé frapper à la porte du Fleuve Noir, où, là, tout était permis, ou presque. Abandonnant mon pseudonyme de Pierre Darcis,

j’ai endossé l’habit de Brice Pelman. Entre temps, j’avais signé quelques épisodes de la série télévisée L’Inspecteur Leclerc et quelques pièces radiophoniques pour Radio Lausanne. Le Fleuve Noir, en la personne de François Richard, m’a fait bonne figure, mais j’ai dû subir la loi qui régnait alors dans cette maison. Mon premier roman Borgne à tuer – paru en mai 68, c’est historique – n’a pu voir le jour qu’après que je lui en ai fourni trois. Le Fleuve Noir s’assurait ainsi que les auteurs travaillant pour lui avaient les épaules assez solides pour lui garantir une longue participation.

Le Fleuve Noir n’a pas eu à se plaindre de moi puisqu’il m’a publié une soixantaine de romans, tous parus, à quelques exceptions près, dans la collection « Spécial-Police ». J’ai eu la joie en 1981 de recevoir deux récompenses, le Prix Georges Guille pour Un innocent, ça trompe et le Prix Mystère de la Critique, que préside encore Georges Rieben avec sa déjà vieille expérience, pour Attention les fauves. Les enfants m’ont particulièrement inspiré dans mon œuvre, soit en tant que criminels, soit en tant que victimes. Je n’ai fait que développer l’aphorisme de Simone de Beauvoir : Un enfant c’est un insurgé. Mais il est fort probable aussi que je pensais à mon “frère jumeau” et à mon fils. Et puis, je le confesse, les enfants m’ont toujours fait un peu peur. Cinq films tirés de mes romans ont été réalisés au cours de ma carrière, trois en France, deux au Japon. C’est peu, mais une bonne dizaine de scénarios commandés tant par TF1 que par un producteur polonais, même s’ils m’ont été réglés, dorment encore dans des tiroirs. Par ailleurs, d’autres activités ont rongé mon temps. Pendant une dizaine d’années, j’ai assuré pour Mystère-Magazine la critique des œuvres policières présentées tant à la télévision qu’à la radio et, pour cette même revue, j’ai “commis” les grilles de mots croisés, que je signais du pseudo lupinien d’Horace Velmont. Enfin, parallèlement aux romans, j’ai publié de très nombreuses nouvelles dans les supports les plus divers. Mystère-Magazine, bien sûr, mais aussi Nice-Matin, 813, Le Figaro, Nouvelles Nouvelles, Julliard, L’Instant noir, Détective, Nous deux, Bonne soirée et j’en oublie sûrement. Mais les meilleures heures de ma vie, ce sont les romans qui me les ont données. Je me souviens avec nostalgie de toutes ces matinées passées à la bibliothèque municipale de Nice où j’avais ma table retenue et où, dans le silence propre à ce lieu, je rédigeais des pages et des pages d’écriture, finissant un roman un jour pour commencer le suivant le lendemain. Certains curieux me posaient parfois des questions : oui, j’écris toujours au crayon et à la gomme, c’est pour mieux calibrer mes romans ; non, je ne reviens jamais en arrière ; a-t-on le loisir dans la vie de modifier son passé ? Mais quand on est dans une impasse, comment fait-on ? Il n’y a pas d’exemple dans la réalité qu’une situation n’ait pas trouvé d’issue.

Le temps de la retraite est arrivé sans que j’y prenne garde. Dans mon jardin, je contemple ce ciel d’azur sous lequel j’ai vécu plus de la moitié de ma vie. Je m’y sens comme aspiré, je m’y vois vivre de l’autre côté. Je retrouverai peut-être mon jumeau, qui saura faire taire mes scrupules. Ensemble, nous jouerons des niches au Bon Dieu.

Prix Mystère de la Critique.

Pierre Pelot Fleuve Noir Né en 1945, Pierre Pelot a réussi l’exploit de devenir, à vingt ans, écrivain professionnel et de vivre de sa plume. Auteur pour la jeunesse, avec la série « Dylan Stark » notamment, auteur de science-fiction, de fantastique, d’épouvante, se dissimulant parfois sous le pseudonyme de Pierre Suragne, il a également œuvré à l’occasion dans le polar. Bilan : cent cinquante romans et plus de quarante nouvelles. Quatre de ses romans fantastiques, d’autant plus originaux qu’ils mêlent la thématique traditionnelle à une thématique résolument moderne, sont reparus récemment dans « La Bibliothèque du Fantastique » dirigée par François Ducos au Fleuve Noir. Je me souviens de la fusée sur le dos du livre. La fameuse fusée. Je me souviens : c’était la première fois que j’avais dans les mains un livre de cette allure. Avant lui, étaient passés les « Rouge et Or » tirés du placard qui servait de bibliothèque à l’école, les verts et dorés de « La Bibliothèque Verte ». James Oliver Curwood, Jack London. Et puis les « Aventures du Saint », à la petite silhouette filiforme, qu’un voisin de classe sortait de son cartable et me glissait en douce sous le pupitre – il les piquait à son oncle. Il y avait eu la série des Catamount, d’Albert Bonneau… Comptez sur vos doigts ceux qui ont lu Le Champion du Pony-Express ! Il y avait eu aussi, via ma grande sœur et sans que forcément elle s’en fût aperçue, quelques « Série Noire »… Mais la fusée sur le dos, jamais encore. Étrange.

Ce roman lui aussi m’avait été prêté par un copain de classe, qui l’avait “emprunté” non pas à son oncle, mais à son grand frère. Bénis soient les frères et les sœurs quand ils sont grands… C’était mon premier roman de science-fiction et c’était donc un Fleuve Noir, et les couleurs de l’illustration de couverture claquaient bizarrement, dans les glauques lumineux sur profondeurs intemporelles de nuit. Mais si je ne me rappelle plus l’histoire dans son détail, encore moins donc dans ses détails, ce que je n’oublierai pas, c’est la sensation d’avancer à pages de loup et de découvrir un univers parfaitement inconnu dans lequel je me laissais glisser avec délices, en toute sécurité. C’est le plaisir procuré par cette dégringolade en chute libre qui me cloua sur le canapé de la chambre, cet après-midi-là d’un été torride en pente abrupte, avec les trois mouches zigzaguant dans les rais de lumière tombés des volets tirés au nez de la chaleur blanche… Et l’irruption feutrée et incrédule de mon père, à un moment, pointant le nez, intrigué de ne pas me voir sauter partout dans les chaudes senteurs du dehors. Et ce regard échangé. Le sien, sous les sourcils de poivre et de sel qui sont les miens aujourd’hui, où je lus une sorte d’embarras perplexe, presque une inquiétude… et dans le mien, probablement flou, ce qu’il ne put déceler sans doute, qui certainement ne traduisait rien (ou très mal) de l’étincelle qui venait de me bouter côté cœur, plus que l’envie, la certitude que moi aussi je ferai ça, je serai ça, ce genre de voyageur sur la glissade empoussiérée d’un rayon de soleil dans l’interstice des volets. Je me souviens de m’être échappé du livre à la fusée le temps d’un sourire à mon père pour le rassurer.

Claude Rank Voyages… On peut dire de Claude Rank qu’il représente un cas particulier de la littérature populaire. Son style est heurté, incisif, parfois déconcertant d’un point de vue engagé et passionnel. On lui doit à la fois, sous divers noms, des best-sellers internationaux et sous plusieurs pseudonymes également prés de 300 romans au Fleuve Noir : aventures, policiers, mais surtout espionnage, genre auquel son esprit déductif, ses sources d’information pointues, apportent une dimension nouvelle. Refusant le système des séries d’un héros, Rank, avec sa Force M et sa collection « Le Monde en marche », anticipe réellement sur ce qu’on appelle aujourd’hui la politique-fiction. Le texte présenté ici est extrait d’une autobiographie inédite Les Séquoias de Koenigsberg. Garder un panel mensuel de à 150 ou 200 000 fidèles est chose ardue : rater un livre (peu d’intérêt ou originalité du sujet discutable), et le lecteur, lui, ne vous rate pas. Notre baromètre le plus pratique restait la pile de livres placée mensuellement dans les grandes librairies. Je visitais pour mon compte le “Drug Store Étoile”. La mise en place y était effectuée le 4 ou le 5 de chaque mois. San-Antonio s’écroulait comme avalanche, les Kenny suivaient, puis j’arrivais. Inquiet, quand “ma pile” ne descendait que lentement. Il fallait se rendre à l’évidence : bouquin plaisant moins. La qualité, l’intérêt d’un ouvrage, fût-il populaire, sont – à l’instar d’un film, d’une pièce de théâtre – très vite connus des habitués : le bouche-àoreille fonctionne, la vente stagne, et alors… gare au livre suivant : nouveau

ratage, et l’auteur, en perte de vitesse, a tôt fait de se voir abandonné par son “lectorat” régulier. Il faut bel et bien, pour durer, se remettre en question à chaque fois. Les esthètes de la grande littérature – qui ont un an, voire deux pour peaufiner chaque phrase, bien la huiler, dans le jargon des initiés, méditant de longs jours chaque scène, reprenant un chapitre – ne connaissent pas les affres de la “pile-qui-ne-bouge-plus” dans les librairies : leur vente s’étale sur des mois. Dans notre domaine, six jours après la livraison, le verdict du lecteur était clair. D’autant plus, qu’à l’époque, les plus lus des auteurs de romans d’action avaient souvent à chaque fois… le tirage de deux Goncourt. Passer, en quelques mois, de 200 ou 300 000 exemplaires, à la moitié de ce chiffre, voire au tiers était, bien évidemment, une catastrophe. En ce qui me concernait, la recette choisie était simple : une base d’actualité fidèle (politique étrangère, stratégie, terrorisme), et des personnages de fiction y évoluant en avant-scène. Pour avoir ces arrièreplans (obligatoirement authentiques) j’avais compris dès le début des années 60 qu’il me faudrait beaucoup “bouger”, y aller voir sur place. Si les premiers temps, je m’étais contenté – hors le tour des U.S.A. – de balades intra-européennes, toujours à la recherche du “panier aux crabes/décor” : celui qui (après lecture de la presse – surtout britannique et allemande) servirait de “socle en béton” à la fiction surajoutée, le temps vint, où ayant épuisé tout ce qui était “européen”, la conclusion s’imposa seule, après légère chute des tirages : indispensable d’aller plus loin. Les vieilles relations de Sécurité militaire jouaient, tel ou tel des vieux camarades intégré au SDECE (La “Piscine”, dite tout simplement ainsi, car située tout près de la piscine publique des Tourelles), me donnant un coup de main, pour un papier précieux ou un autre. Sésames par exemple, qui m’avaient permis de visiter les silos nucléaires U.S. de Rota, près Cadix, Espagne. Les diverses bases américaines aéronavales de Naples, et jusqu’au Bosphore, de Turquie en Norvège et du (très terrifiant) “Holy loch” écossais où se terrait l’armada sous-marine top secret de l’US Navy. Jusqu’au SHAPE de Louveciennes, avant que De Gaulle ne décidât de flanquer son état-major dehors. Plus tard, muni de documents – souvent plus ou moins faux, comme à Diên Biên Phu sous gestion viet, on

en parlera… je pus pénétrer à Pearl Harbor, dans le “saint des saints” : les archives interdites de Pearl-City. Avant que de m’introduire jusqu’au cœur du Number One des sites stratégiques U.S. à Tinian/Pacifique. Lieu peu connu, mais que les Yankees eux-mêmes surnomment “Cataclysm Area” : la concentration de submersibles nucléaires, armes H, appareils “furtifs”, porte-avions et autres bombardiers stratégiques, y est la plus importante au monde. L’occasion d’une “grande première virée” me fut donnée lors du tournage du Gentleman de Cocody en Côte d’ivoire : les voitures de la présidence d’Houphouët-Boigny venaient nous chercher tous les matins à l’hôtel Ivoire d’Abidjan, un jour je lançai à mon chauffeur : « Aéroport », et dès lors le rythme fut pris : un voyage, un livre. Je me retrouvai quelques heures plus tard à Johannesburg. À une époque, années 60, où tous les journaux y dénonçaient l’Apartheid, j’étais plutôt étonné : dans les rues, les cafés, les restaurants, patchwork de figures blanches et noires mêlées, transports publics mixtes de la même façon, rues où se succédaient voitures conduites par Bantous ou assimilés, et Blancs Afrikaners, Anglais, Métis peu après, alors que je continuais en direction de la péninsule du Cap. Je devais voir davantage de (féroce) ségrégation ethnique en Australie plus tard, notamment dans le super raciste Queensland, mais il est vrai que, là-bas, l’ANC sous obédience marxiste, si sympathique aux politiciens de tout bord et aux Nobel d’Oslo, y était absent. Prise de bec le lendemain à l’ambassade de France à Prétoria, face à un jeune chauve tortillant du croupion : « M. l’Attaché culturel n’avait pas qualité pour fournir des informations d’ordre politique à des “curieux de profession” ». Réponse crue et grossière (j’avais un peu été du “bâtiment”, enfant) que je préfère taire. D’autres informateurs amis me permirent néanmoins d’aller jeter un coup d’œil sur le géant arsenal de Springs : d’où étaient parties entre 54 et 62 des milliers de caisses d’armes, direction le FLN – avec bénédiction américaine. (Cela continue, en 99, le matériel destiné à tuer, tout à tour, du Serbe ou de l’Albanais, du Palestinien ou du Juif, des Congolais de tout bord, part en grande partie des arsenaux sud-africains…).

Direction le sud, en voiture de location : vallée viticole du Napa, le bassin du Frenschoek et sa descendance de Français, des Villiers, des Dubois, des Perrin par milliers, détour par la baraque à trois sous qui servait de bout du monde à l’Afrique. Distrait au sortir de la Réserve de la Péninsule – au beau milieu de laquelle passait une autoroute – (des zèbres familiers viennent se frotter à vous) et départ sur “droite française”. Un 40 tonnes qui arrivait dans le même sens, mugissant de ses innombrables klaxons à force de sirènes de paquebot, me ramena précipitamment dans la voie salvatrice, et le lendemain j’étais à Brazzaville. Brazzaville sans émeute “ça n’est pas Brazzaville”. J’ai bien dû passer une bonne demi-douzaine de fois au Congo ex-français en 30 ans, et rarement j’y ai vécu une nuit de calme sans fusillade, bombes, révoltés chroniques pillant et volant. La plupart du temps je me réfugiais dans mon “blockhaus” habituel à l’hôtel des Relais Aériens, propriété de la bienheureuse compagnie d’aviation UTA, la meilleure et la plus régulière du monde, avant, comme de bien entendu, qu’elle ne fût descendue en flèche par un ministre truqueur ou un autre. En ce printemps 1964, l’ineffable abbé Fulbert-Youlou, protégé de De Gaulle, venant de démissionner le roitelet du temps, Massambat-Debat, menait la “Révolution” – entendre par là, massacrait l’ethnie tribale qui lui convenait le moins. Dans les casernes françaises (car il y en avait), on partageait son temps entre la pétanque et le Ricard : pourquoi se mêler, diable ! de tous ces incompréhensibles “fourbis macaques” ? Les informations destinées à un ou deux futurs livres me furent confirmées une nuit dans mon “rondavel”, bungalow circulaire, par une accorte jeunesse Batéké, des hauts plateaux : nous parlâmes ardemment toute la nuit “d’Alphonse” – le Massambat-dictateur du mois. « Même qu’elle irait elle-même lui arracher le cœur avec ses ongles ». Dernier regard vers Léopoldville, de l’autre côté du “Pool”, puis j’embarquai le lendemain, direction ce Pool-là, encore appelé fleuve Congo : le domaine de mon ami Mobutu. Les circonstances qui m’avaient valu de connaître ce dernier étaient cocasses : en 1959, à la recherche de tuyaux sur le Congo – à l’époque encore

belge pour peu de temps – je m’étais adressé à deux pas de mon appartement Mozart, dans une ruelle parallèle à l’avenue Paul Doumer – à la “Légation militaire du Haut-Katang” dont le patron était un certain colonel Mobutu qui avait le titre de “chef d’état-major de l’Armée katangaise”. Nous nous voyons, on discute, on sympathise (observés avec terreur par un mininégrillon planqué sous le bureau, bébé sans doute propriété dudit Mobutu ?), et, en fin de compte, je l’invite : — Mon colonel, faites-moi l’honneur de venir prendre un verre à la maison, ce soir ? J’habite à 200 mètres. Retour avenue Mozart et là… explosion d’horreur, Gine poussant de hauts cris. « Mais tu es fou ! dingue total. Un nègre ? Et Philippe qui a peur de tout le monde. Même des Blancs qu’il ne connaît pas ! J’appelle ma mère ou Fräulein Bolkart (la nurse allemande) pour qu’elles viennent le chercher, et même je pars avec elles »… etc, etc : peut-être les Alsaciennes étaient-elles toutes ainsi il y a un tiers de siècle ? Histoire d’éviter une série d’autres clashes qui me poursuivraient (j’avais l’habitude) des mois durant, j’appelle mon Mobutu, piteux, lui racontant une histoire quelconque : parent malade, un imprévu, etc. Rigolard, il me lance au fil : « C’est rien, mon vieux. On aura bien d’autres occasions de se voir, pas vrai ? » À présent, il était de l’autre côté de l’eau, le petit colonel de la ruelle Machin (flemme de chercher un Guide, pas une note de parcourue depuis le début) ledit colon donc, ayant gravi quelques menus échelons : Président de la République du Zaïre. Avec quelque appréhension, je traversai le “Pool” dans l’un de ces ferries que les Belges avaient laissés. Mais plus que par les îlots de jacinthes flottantes couvrant quasi-entièrement le fleuve – plusieurs centaines de mètres de large – j’étais intrigué par le voisinage : le plus fantastique amas de culs-de-jatte, infirmes en fauteuil roulant, bancroches en tout genre, le dixième, au plus, de ce que devait contenir jadis la Cour des miracles, était à bord, en ma compagnie. Tous, peu ou prou tordus sur engins mobiles

divers… (Renseignements pris plus tard, je connus la clé du mystère : avec la complicité des douaniers d’en-face, corrompus jusqu’à l’os, toute cette armada de prétendus mal-foutus trafiquait les diamants : lesquels étaient tout bonnement… “cachés” dans les tubes des divers supports-roulants). J’avais loué une mini-casserole Renault 4, aux “Relais” de Brazza. Premiers ennuis à cause d’icelle au port d’arrivée. L’on me donne une plaque d’acier en échange de mon passeport – la coutume en ces azimuts –, et me voilà parti à la recherche de l’information, ma caméra à tourelle prête. Ajouter qu’ici – comme en face – c’était la… Révolution me semble inutile : grèves générales, émeutiers gueulards défilant, mitraillades partout, jusqu’au restaurant Memmling – où les Européens s’étaient terrés, pas très tranquilles – je filme les calicots, les divers braillards, beaucoup de grévisteséboueurs, les ordures ménagères formant çà et là de puantes collines grouillantes de larves –, quand une main s’appesantit sur mon épaule : « Et toi, quoi foutre, sale aspirine ? Espionnage ? ». Ni une ni deux, je suis charrié, flanqué dans un camion à ciel ouvert au milieu de douzaines d’autres arrêtés sanguinolents. Ma qualité de Blanc me valut tout de même d’être jeté dans la même cellule qu’un Européen. Sacrée chance : un trafiquant de diamants flamand. Durant les deux jours de notre incarcération, il me décortiqua par le menu la filière de l’évacuation des gemmes, de Sierra Leone, du Libéria, du Zaïre jusqu’à Anvers. Poussant la bonté jusqu’à me fournir les “codes de contacts” en Flandre et à Londres, pour “mes futurs clivages”. Si bien que, quand, au bout de 40 ou 48 heures, un flic, belge, vint me chercher, je protestai (la suite… Mon Anversois m’avait promis du “croustillant”). Peine perdue, je fus amené devant un bien infect commissaire (belge). Car bien que foutus dehors depuis que leur valeureux roi Baudoin s’était fait voler son épée par un émeutier, quatre ans auparavant, les Belges – faute

d’effectifs locaux – avaient gardé la haute main sur la police : “aux ordres” – euphémisme mieux vaudrait parler de “larbinisme” – de leurs anciens colonisés. Un Wallon qui me lance, haineux : — Sais-tu gaillard, que je m’en vas t’foutre en camp, mon fumier de Français à De Gaulle ! Pour des mois etc… — Pas si vous contactez immédiatement le Président Mobutu et que vous lui donnez mon nom, commissaire. Je le connais personnellement, votre patron. Inquiet, il le fit. Deux heures après, j’étais libre. Mais le maréchal “à vie” avait la rancune tenace : il ne daigna pas venir me saluer. (J’aurais peut-être évoqué son bébé-à-lui, en plongée sous la table, de terreur – de voir “un Blanc”). Je n’en eus pas l’occasion : viré avec pertes et fracas jusqu’à l’embarcadère pour le côté Brazza. Quant à ma caméra à tourelles et à la Renault 4, oncques n’en entendit plus parler. À l’aide des tuyaux ramassés dans ma puante cellule de Léo (on ne me fera jamais dire Kinshasa ; pas plus qu’Ho-Chi-Minh Machin, ou Kaliningrad) j’écrivis Tous les diamants du monde, tirage : 250 000 exemplaires, droits cinématographiques plusieurs fois vendus, mais… film jamais réalisé, faute de capitaux trouvés à temps. Délais avant tournage (extérieurs en Namibie) limités à deux ans, les producteurs “passaient la main”. Ils la passèrent quatre fois, rapport pour moi : nombreuses douzaines de SMIG, merci, mon colonel.

André Ruellan, alias Kurt Steiner Je pense donc je fuis Médecin, romancier, parolier, scénariste, humoriste, André Ruellan a obtenu Le Prix de l’Humour Noir en 1963 pour Le Manuel du savoirmourir illustré par Topor. Son travail pour le cinéma (en particulier avec Pierre Richard et Jean-Pierre Mocky) a pour contrepoint les quarante romans qu’il a publiés, principalement au Fleuve Noir, sous le pseudonyme de Kurt Steiner, dans les collections « Angoisse » et « Anticipation ». Une réédition d’une (petite) partie de son œuvre, réunie par Philippe Curval sous le titre De flamme et d’ombre, est parue récemment au Fleuve Noir dans « La Bibliothèque du Fantastique ». Je me suis parfois demandé pour quelle raison tant d’écrivains racontent leur vie. Il est vrai qu’ils sont contraints de laisser à d’autres le soin de raconter leur mort. Mais parmi tous ceux qui inventent de toutes pièces des histoires, certains les choisissent aussi horribles que possible. On peut, là encore, se demander pourquoi ils ne chantent pas le bonheur des petits lapins dans le serpolet, au lieu de patauger dans les flaques de sang que répandent leurs personnages. C’est le genre de question qu’on m’a déjà posée. Bien sûr, il m’a été facile de répondre que j’aimais faire peur, et que c’était peut-être la revanche d’un inoffensif utopiste. Mais il y a autre chose. Les cauchemars se déroulent pendant le sommeil, et s’évanouissent au réveil. De même, l’angoisse qu’a cherchée l’amateur de sensations dans une histoire atroce se dissipe après la fin de la lecture. Il en va tout autrement de la réalité ; aussi paradisiaque qu’elle puisse être, elle se termine régulièrement par la mort. Il ne faut donc pas se contenter

des cauchemars, par nature incontrôlables, pour habituer le public à ce qui l’attend : si vous lui racontez l’agonie d’un homme qui hurle pendant deux jours avant de mourir parce qu’un fou lui a planté un clou dans l’œil, il remerciera la Providence de lui envoyer une embolie. Ainsi soit-il.

• paroles d’éditeurs •

L’éditeur s’exprime à l’occasion par l’intermédiaire d’interviews données par ses responsables, directeurs littéraires, directeurs de collection… Il s’exprime aussi par des documents spécialement élaborés en vue de la communication, interne ou externe. C’est à cette deuxième catégorie qu’appartiennent les différents documents présentés ici, soit, – Des documents spécifiques élaborés pour promouvoir des opérations importantes, comme c’est le cas pour les séries regroupées sous l’appellation Ludic et dont la présentation a été faite par leurs créateurs, Jacques Goimard et Patrick Duvic. – Les fiches (ou FFL) remises aux représentants pour annoncer et présenter le programme des deux mois à venir (fréquence bimestrielle). – La communication avec le lectorat est assurée par des annonces placées sur la quatrième de couverture ou à l’intérieur des livres (voir pages 16, 24, 73, 84), par des affichettes (voir page 14), des cartes postales, des présentoirs, des objets promotionnels divers ou encore des encarts publicitaires, comme ceux qui ont figuré pendant des années dans des publications comme les hebdomadaires Détective ou Radar (voir pages 37, 46, 50, 69, 74, 102, 115), ainsi que par des opérations conjointes avec la presse, telle l’opération lancée en juillet dernier avec le quotidien Libération et dont on peut lire ci-après la description.

Patrick Siry, directeur littéraire (1978-1987) Le roman policier par ceux qui le font Interview par Julien Moret (Georges Rieben), parue dans Mystère-Magazine, janvier 1982. Charmeur, malicieux, Patrick Siry aurait pu faire sans doute une belle carrière au théâtre ou au cinéma. S’il occupe aujourd’hui le devant de la scène, c’est en tant que directeur littéraire de la maison française réalisant le plus beau chiffre d’affaires dans le domaine du roman populaire. Julien Moret lui a demandé quelles étaient les fonctions du directeur littéraire des éditions Fleuve Noir. — Ces fonctions ? Donner une orientation et un esprit à la collection « Spécial-Police » qui se doit, avant tout, de rester populaire. Il s’agit de recruter des auteurs et de veiller à ce que leur production s’insère dans cette collection qui, sans avoir un esprit général très défini, doit s’adresser au plus large public. Cette politique ne s’applique pas nécessairement au détriment de la qualité parce que ce serait prendre le Français pour un lecteur sousdéveloppé. Il est certain, néanmoins, que s’adresser au plus grand nombre implique une forme et un fonds accessibles à tous et que nous ne pouvons nous permettre de laisser passer des notions qu’une littérature plus générale accepterait. — À cela s’ajoute l’obligation d’utiliser des romanciers dont la plupart sont des professionnels ? — Cela intervient dans la mesure où ils vivent de leur plume : ils sont amenés à pondre davantage et par conséquent à niveler un peu leur production, tout en imposant une image qui leur est propre et ne se retrouve pas nécessairement dans l’ensemble de la collection. « SpécialPolice » offre un aspect un peu patchwork puisque tous les genres de littérature policière peuvent être populaires.

Cette collection est la plus vendue en France dans ce domaine. Nos tirages avoisinent les trente mille exemplaires, avec de légères différences selon les auteurs. Les Jacquemard, les Pelman, les Arnaud atteignent le chiffre rond de trente mille. Pour les autres, les tirages sont de l’ordre de vingt-cinq à vingthuit mille. — Certains auteurs sortent parfois de « Spécial-Police » et se voient offrir une collection qui leur est propre. — Cela ne se fait que lorsqu’il s’agit d’une série créée au sein de la collection et du succès remporté par cette série. Cela a été le cas de SanAntonio, qui est l’exemple le plus prestigieux. — On note quelques rééditions, dans « Spécial-Police ». — Une ou deux par mois, en effet. Il m’est toujours apparu dommage que certains bons textes ne soient pas à nouveau présentés au public qui n’a pas pu les lire puisque nous avons trente années d’existence. Ces textes ont souffert d’une politique de la maison qui consistait à ne présenter que de l’inédit, politique qui a changé. D’autre part, nous avons ici une régularité de mensuel. Je suis tenu d’assumer tant de titres par mois. Or il arrive que les nouveautés se fassent attendre ou qu’il n’y en ait pas suffisamment qui soient acceptées. Les réimpressions sont alors le moyen de combler ma programmation, de soumettre à un public de jeunes de bons textes qu’il ne connaît pas et de faire plaisir à un auteur qui le mérite. — Si tous les textes ne sont pas acceptés, c’est donc que vous avez un sévère comité de lecture. — Il m’arrive même de refuser des textes d’auteurs confirmés. En moyenne un sur trois, et dans toutes les collections. Le comité de lecture comprend une douzaine de membres qui lisent pour moi. Sauf cas particuliers, je ne lis pas personnellement les œuvres des auteurs aspirants. Je donne mon avis chaque fois que se pose un problème. Le directeur littéraire est donc obligé de lire les textes discutables… et discutés. Les autres, je les lis pendant mes vacances. J’apparais comme un sous-lecteur, puisque je ne suis que le lecteur des lecteurs. Ce métier est celui du NON ! Lorsqu’un texte est accepté, une lettre courtoise suffit à l’auteur qui est heureux que son texte voie le jour et n’en demande pas davantage. Si je

refuse un texte, je dois m’exprimer, définir pourquoi je n’aime pas ce livre. Je passe beaucoup plus de temps à dire non que le contraire. Il y aurait une foule de conseils à donner à un auteur débutant mais ce que je demande avant toute chose c’est de se démarquer des influences, d’écrire quelque chose qui soit propre à l’individu qui l’a commis, quitte à le modifier par la suite, à accepter des conseils, à retravailler le manuscrit. Un travail personnel. Ne pas s’inspirer des grands maîtres. — Un auteur peut-il gagner sa vie au Fleuve Noir ? — Oui, bien sûr, sinon ils ne seraient pas si nombreux et si fidèles. La plupart sont des professionnels, mais ils travaillent à un rythme différent. Nous évoluons dans un domaine artistique. Dans le monde du théâtre et du cinéma, on sait qu’il y a deux comédiens milliardaires, une dizaine qui vivent très bien, une centaine moyennement et des milliers qui crèvent de faim. Il ne peut en être autrement dans le domaine de la littérature, mais au Fleuve Noir tout le monde a la possibilité de vivre de sa plume bien que je ne connaisse pas le paramètre le plus important qui est celui des besoins de chacun. Certains de ces auteurs exercent leur talent dans des collections différentes : « Spécial-Police », « Anticipation » ou « Espionnage ». En février la production de la maison sera de vingt-huit romans : un pour chaque jour de ce mois. — Le Fleuve Noir accueille d’autres collections, comme « Engrenage » ou « Littérature Policière ». Pourquoi ? — L’édition souffre d’un manque de renouvellement, il est de plus en plus difficile de recruter de jeunes auteurs. Ces collections nous permettent d’aller de l’avant. — Le Fleuve Noir n’a longtemps publié que des auteurs de langue française. Ce n’est plus le cas aujourd’hui… — Il s’agit toujours du même problème. Les auteurs français étant difficiles à recruter, nous sommes obligés de faire appel à l’étranger pour publier du nouveau et assurer le courant. Cela dit, je ne pense pas que les productions de l’étranger soient supérieures aux nôtres. — La couverture est-elle importante pour ce produit commercial qu’est le roman populaire ?

— Très importante. Lorsqu’un auteur comme San-Antonio, Paul Kenny, feu Robert Gaillard ou Serge Jacquemard a réussi à tirer son épingle du jeu, il est évident qu’on achète avant tout son nom. Pour ceux dont la personnalité est moins grande ou moins connue, le “véhicule” qu’est la collection leur permet d’exister. C’est là qu’interviennent le graphisme de la couverture et le titre. Il faut que l’un et l’autre soient accrocheurs. Je n’aime pas ce terme barbare qui fait penser aux crochets où l’on fixe la viande, mais il faut qu’un anonymat ambiant le reste le moins possible. La couverture de « Spécial-Police » a évolué en deux fois. Durant près de vingt ans, les collections du Fleuve Noir ont été reconnaissables à leur style. Il était difficile de modifier cette présentation sans tuer la poule aux œufs d’or et il fallait pourtant prendre en marche le train des modes, un train qui va vite. L’opération a été faite en deux temps, le premier consistant à passer du dessin à la photo avec un aspect général de la couverture qui ne soit pas traumatisant pour le lecteur et ne l’oblige pas à chercher ses livres favoris. Une fois le principe de la photo admis, nous avons modifié carrément la maquette. — Le Fleuve Noir réédite Jean Bruce, Ian Fleming, Klotz, Léo Malet… Voulez-vous truster, si j’ose dire, accaparer tout ce que la littérature populaire compte de meilleur ? — Depuis que j’occupe ce poste, je me suis ingénié à prouver que littérature populaire ne signifiait pas littérature médiocre ! Et qu’il était possible de donner au public ce qu’il attend de nous, une littérature délassante, une littérature d’évasion, sans sacrifier à une espèce de médiocrité qui faisait que tout pouvait passer parce que personne n’avait à se creuser la tête. Cette idée appliquée, il a suffi de le faire savoir. Les médias ont été unanimes à reconnaître l’augmentation de la qualité des ouvrages mis sur le marché et nous avons vu disparaître cet ostracisme aveugle qui existait face à notre production. Conséquence immédiate : les auteurs sont venus nous voir. Ils n’avaient plus de scrupules à le faire puisque, et je lâche le mot, ils n’avaient plus honte d’être publiés au Fleuve Noir. Une fois que nous avons fait la preuve que nous avions des intentions d’Éditeur avec un grand E – et je remercie les médias qui nous ont aidés, en particulier les collaborateurs des journaux spécialisés et les critiques

littéraires des journaux non spécialisés – tout a suivi : contrats cinématographiques, télévision, etc. — Au cours de la première de sa nouvelle émission Droit de réponse sur TF1, Michel Polac a tenté d’aborder la notion de violence dans la littérature populaire… — J’ai failli participer à cette émission. On m’a fait savoir la veille que je n’avais pas à m’y rendre mais ensuite j’ai remercié le ciel de m’avoir rattrapé par les cheveux au dernier moment et évité de participer à ce fatras. On peut attaquer le roman policier et le roman d’espionnage sur plusieurs fronts : la violence, l’exotisme et l’érotisme. Ce dernier n’est pas à la mode, il ne fait plus la une, on le laisse actuellement de côté. L’exotisme fait partie des grandes données, des grandes ficelles du roman populaire et les gens s’en moquent. Reste donc la violence. Nous la traitons, nous n’en faisons pas l’apologie. La violence existe. J’ai bonne conscience parce qu’elle existait avant la création du roman policier. On trouve même dans la Bible qui est un livre respecté des scènes de violences effroyables. Le roman policier tente de refléter son époque avec ses affres et ses problèmes, dont la violence. Que la violence disparaisse, les romans policiers n’en parleront plus, ou peu. Le genre littéraire le plus critiqué qui soit, c’est le roman dit à l’eau de rose. On le qualifie de sous-merde. Or il ne parle que d’amour. — L’étiquette “roman policier” ou “polar” est utilisée à tort et à travers par certains éditeurs… — La littérature, en général, est malade. Nous restons parmi ceux qui vendent le mieux leur production d’où les initiatives prises en dépit du bon sens par certains de mes confrères. Ce n’est pas parce qu’on aura indiqué roman policier sur une couverture que ce roman va se vendre plus, d’autant qu’il est plus cher : n’oublions pas que nous avons aussi cet avantage. Voyez-vous, ce qui atteint le public, c’est une histoire. Le nombrilisme et l’autosatisfaction qui sont la marque de nombreux auteurs de littérature académique, les lecteurs n’en veulent plus parce qu’ils vivent la détresse et l’horreur dans la vie. Et nous, nous les leur faisons oublier.

Jean-Baptiste Baronian, directeur littéraire (1991-1995) Fleuve Noir : le jour se lève Entretien avec Michel Rosso et Robert Bonaccorsi, paru dans Cahiers pour la littérature populaire, été 1993. On connaissait, sous le pseudonyme d’Alexandre Lous ou sous son propre nom, le romancier, l’éminent spécialiste de Jean Ray, le critique du Magazine littéraire… Face à Jean-Baptiste Baronian, c’est également au directeur du Fleuve Noir qu’on s’adresse désormais. — Comment se retrouve-t-on à la tête d’une maison d’édition telle que le Fleuve Noir ? — De 1968 à 1977 j’avais été directeur littéraire de Marabout avant de partir diriger plusieurs collections chez Christian Bourgois et Julliard. En d’autres termes, l’édition, c’est mon métier. Mais je voudrais ajouter que ma fonction à la tête du Fleuve Noir m’agrée aussi parce qu’elle m’a permis de prendre une certaine distance avec le journalisme littéraire. À mon goût, c’était une activité trop pesante. — Au sein des Presses de la Cité, quelle est la place occupée par le Fleuve Noir et quelle peut être la marge de manœuvre de son directeur ? — Elle est relativement grande dans la mesure où le Fleuve Noir reste l’éditeur spécialisé dans ce qu’on appelle la littérature de genres. D’ailleurs, dès mon arrivée, j’ai voulu revenir à la définition originelle grâce à laquelle la maison d’édition avait pu connaître son heure de gloire et de prospérité. J’ajoute que c’est également dans ce domaine que notre notoriété était parvenue à se maintenir auprès des points de vente. En somme, l’acquis restait considérable. Et c’est pourquoi je me suis tout d’abord attaché à repositionner le Fleuve Noir dans son créneau naturel, orienter avec plus de détermination encore notre politique vers l’édition de

livres “tous publics”, de livres susceptibles de rencontrer un large lectorat dans des genres traditionnels. S’il fallait simplifier, je dirais que notre règle consiste aujourd’hui à laisser de côté les romans aux qualités trop littéraires de même que les grandes séries du type « Police des Mœurs » ou « S.A.S. », pour nous intéresser exclusivement à la littérature d’évasion et de distraction, la bonne littérature populaire. Et mon vœu le plus cher, c’est que nous soyons bientôt considérés leader dans le domaine. — Effectivement vous vous intéressez à de nombreux genres (policier, SF, histoire, fait-divers…). Est-ce seulement là le fruit d’une stratégie commerciale ou ressentez-vous réellement le besoin de n’ignorer aucun des éléments de la littérature populaire ? — Naturellement, la volonté commerciale existe. Un éditeur n’est pas un philanthrope. Nous avons un budget, des résultats d’exploitation… et des comptes à rendre. Mais se fixer des objectifs économiques, c’est justement vouloir aller à la rencontre des lecteurs, se donner les moyens de répondre à leurs besoins. Je prendrai un exemple : les nombreuses affaires criminelles qui, ces dernières années, ont passionné les Français et donné lieu dans la presse et à la télévision à une quantité extraordinaire de reportages et d’émissions. Étrangement, aucune collection n’existait dans ce domaine. C’est pourquoi nous avons lancé « Crime story » dont le succès auprès du public ne se dément pas. — L’espionnage, le gore ont par contre disparu. — Ils ont disparu presque par désuétude. Ces genres, et c’est plus particulièrement vrai pour l’espionnage, sont étroitement liés à des événements factuels que nous ne maîtrisons pas. Je crois qu’un éditeur doit savoir parfois répondre à des goûts, des pulsions des lecteurs dont il sait qu’elles seront relativement éphémères. Vous reconnaîtrez comme moi que le gore a été une véritable explosion. Mais au bout de quelques années, il a connu une certaine inflation et la désaffection du public. Quant à l’espionnage, il s’est effondré avec la fin de la Guerre froide, l’éclatement des blocs, la chute du Mur de Berlin.

Il n’en demeure pas moins que nous ne nous interdisons pas la possibilité de lancer, dans l’avenir, de nouvelles collections qui pourraient coller à l’actualité. Mais si le roman d’espionnage, pour revenir à lui, devait un jour renaître, il devrait s’intéresser non plus à la politique mais à l’économie. Notez bien qu’il est une exception dans ce domaine : Paul Kenny qui continue à bien se vendre. Mais justement, ce n’est pas un hasard car chez lui vous ne trouvez pas d’un côté les braves Américains et de l’autre les méchants Russes. Dans plusieurs de ses romans, on pénètre dans le monde des contre-pouvoirs, des multinationales, des holdings et ce n’est pas forcément de la défense du “monde libre” dont il est question… Aussi peut-on également regretter que le virage n’ait pas été pris assez tôt par la plupart des auteurs. — Impossible de parler du Fleuve Noir sans parler de San-Antonio. Comment avez-vous abordé le phénomène ? — San-Antonio, c’est une des plus grandes joies de mon métier d’éditeur. Si on m’avait dit un jour que j’éditerais San-Antonio, je ne l’aurais pas cru. Je le dis franchement : le cadeau est trop somptueux ! Frédéric Dard, c’est tout de même l’auteur qui réalise en France les tirages les plus élevés : deux cent mille exemplaires pour chacun des cinq SanAntonio édités chaque année. Je ne sais pas si vous imaginez, mais après trente ans de carrière… J’ajoute qu’avec Frédéric Dard on se trouve en présence d’un homme absolument extraordinaire. Malgré la gloire, la fortune, celui-ci a su rester profondément humain. C’est un être délicat et d’une extrême gentillesse. Vous savez, c’est très touchant lorsqu’il vous remet un manuscrit. Alors qu’on pourrait le publier les yeux fermés, il tient à connaître votre opinion, s’angoisse si, au timbre de votre voix, il a cru déceler la moindre réticence… C’est un cadeau, je le répète, car je n’avais naturellement pas attendu d’entrer au Fleuve Noir pour avoir de l’admiration pour Frédéric Dard. J’ai toujours été l’un de ses fans. À l’âge de 15 ou 16 ans je lisais tous ses romans et j’avais bien compris que ceux-ci n’étaient pas comme les autres. En revanche, je n’ai pas été un lecteur précoce de San-Antonio. Au début, je le lisais presque par obligation. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour y

trouver des charmes et des vertus et devenir un San-Antoniomane convaincu. C’est absolument indiscutable : Frédéric Dard est un de nos plus grands écrivains, un auteur qui a su inventer son propre monde, créer un vocabulaire nouveau et qui possède une vision personnelle de la société. — Qu’attendez-vous par ailleurs d’une collection telle que « Super Poche » ? — Je vais devoir revenir à San-Antonio puisqu’à l’heure actuelle une partie de mon travail consiste à remettre en circulation, grâce justement à « Super Poche », certaines de ses œuvres signées d’autres pseudonymes – les Kaput – et les premiers romans écrits dans les années 40 à Lyon. Je préciserai qu’auparavant, dans un volume de la collection « Quatuor », nous avions déjà réuni toutes les nouvelles de Frédéric Dard, écrites de 1939 à nos jours. En vérité, avec « Super Poche », nous entendons exploiter le fabuleux fonds du Fleuve Noir et, de manière plus générale, créer une collection de prestige qu’on puisse considérer comme la mémoire de la littérature populaire de qualité du xxe siècle, de la seconde moitié du xxe siècle. Zévaco, Sue, Ponson du Terrail, j’adore, mais je les laisse aux autres. Pour ma part, je préfère me tourner vers les grands auteurs populaires du xxe siècle, principalement ceux qui ont été édités au Fleuve Noir, mais aussi les autres. — Pour ne se référer qu’à la collection policière, il semble que vous ayez choisi de rééditer des valeurs sûres (Arnaud, Errer, Pelman…). Comptez-vous dans l’avenir permettre à de jeunes auteurs de s’exprimer ? — J’estime qu’une collection ne doit pas être un fourre-tout. Au Fleuve Noir les romans policiers que nous avons choisi d’éditer privilégient le mystère, l’angoisse au quotidien. Une homogénéité qui veut que nous écartions les romans dits d’énigme et de détection ainsi que les romans noirs du type « Série Noire ». Une tâche certainement plus difficile qu’il n’y paraît puisque nous avons eu du mal à pouvoir nous approvisionner, trouver des textes correspondant à notre attente. Aussi, dans un premier temps, les rééditions ont pu jouer le rôle de soupape de sécurité, permettre de montrer qu’au Fleuve Noir, le polar existait toujours. Depuis, des manuscrits sont arrivés sur mon bureau et nous avons publié des inédits, donné leur chance à de nouveaux auteurs.

— Un journal destiné aux diffuseurs, des fiches de présentation en quadrichromie, des présentoirs… : les gros efforts de promotion consentis par le Fleuve Noir déboucheront-ils sur une meilleure diffusion ? — Je vais essayer là de répondre à votre question, il ne faut pas perdre de vue que le marché du livre de poche est énorme : trois cents livres édités chaque mois. Or, si à juste raison on a longtemps pensé que ce type de littérature avait sa propre forme de management et qu’une simple mise en place suffisait, ce n’est plus vrai aujourd’hui. Ensuite, si par vocation le Fleuve Noir s’est surtout vendu dans les grandes surfaces, les maisons de la presse, les kiosques, je suis convaincu qu’il existe aujourd’hui une clientèle potentielle en librairie. C’est si vrai qu’à l’heure actuelle nous montons de plus en plus au niveau 1, c’est-à-dire chez les libraires traditionnels que nous avions tendance, dans le passé, à délaisser. Je pense que nous sommes en train d’acquérir une certaine légitimité qui vaut à nos livres d’être désormais présents dans la plupart des points de vente dits “honorables”. — Gallimard était parvenu à imposer à Bernard Pivot une soirée “noire”. Le Fleuve Noir envisage-t-il également de s’attirer les bons offices de la télévision et plus largement des grands médias ? — Lorsque Patrick Raynal, que je connais bien, a pris la direction de la « Série Noire », toute la presse en a parlé. Par contre, je n’ai pas eu l’occasion de pouvoir lire beaucoup d’articles sur le Fleuve Noir où les changements étaient tout de même plus profonds. Depuis, j’ai eu tout de même le plaisir de constater que certains de nos livres intéressaient la critique – et je ne parle pas de San-Antonio qui est toujours resté un phénomène à part. Faut-il y voir le fruit d’une quelconque tactique ? Si tel était le cas il faudrait bien admettre que cette dernière aurait simplement consisté à “laisser venir” car nous n’avons jamais voulu courir derrière des articles de presse, des invitations sur les plateaux de télévision… Au Fleuve Noir, de nouvelles collections sont nées, de nouveaux auteurs sont apparus, des inédits sont publiés. Si les journalistes veulent s’y intéresser, ils seront toujours les bienvenus, mais nous ne chercherons jamais à essayer par tous les moyens de nous octroyer leurs faveurs. Je crois qu’en littérature comme dans tous les autres domaines, c’est à la presse d’aller au-devant de l’événement…

Daniel Riche, directeur de collection (1985-1988) Entretien avec Jean-Philippe Mochon Philosophe de formation, journaliste, écrivain, Daniel Riche a dirigé des collections au Fleuve Noir jusqu’en juin 1998. Travaillant, depuis des années, pour la radio, la télévision, le cinéma, il se consacre désormais entièrement à l’écriture de scénarios. Dans son ouvrage Le Bel effet Gore, autopsie d’une collection (Fleuve Noir, 1988), Jean-Philippe Mochon l’interroge sur son expérience de créateur et de directeur de la collection « Gore ». — Daniel, tu es le directeur de la collection « Gore » au Fleuve Noir. Comment as-tu commencé à t’intéresser à ce genre et pourquoi ? — À l’origine, il y a une passion qui remonte à la nuit des temps pour tout ce qui touche à l’étrange, à la science-fiction, au fantastique, à l’horreur, etc. Quand j’étais gamin, j’avais la chance d’avoir à Lyon, ma ville natale, un parrain qui dirigeait une salle de cinéma où l’on projetait beaucoup de films de série B. Et comme il connaissait, de par sa profession, nombre d’autres directeurs de salles, je passais quasiment tous mes samedis après-midi à visionner plusieurs films en passant d’une salle à l’autre. Il m’arrivait souvent d’en voir trois ou quatre dans une même journée. À cette époque, je dévorais aussi des romans de SF et les livres de la collection « Angoisse » au Fleuve Noir, l’ancêtre des gores. Et puis, évidemment, je lisais également les grands classiques comme Jean Ray, qui commençait alors à être publié chez Marabout, Thomas Owen, Claude Seignolle, etc. « Vers l’âge de 14/15 ans, j’ai rencontré un garçon, à Lyon, qui a monté un ciné-club qui s’est appelé le « Midi-Minuit II », en hommage à la fois à la revue du même nom qui existait à cette époque et à la salle parisienne qui ne projetait pas alors du porno comme maintenant mais des films d’horreur et d’épouvante. Tout cela m’a permis de me constituer une culture d’autant

plus précieuse qu’à ce moment-là, ces films étaient rarement projetés et que la vidéo n’existait pas. Quant à la télé, il était bien entendu hors de question d’y voir ce genre de chose. Voilà donc ce qu’il en est de mes débuts. Après, j’ai entamé des études de philo puis je suis « monté » à Paris, comme on dit, pour commencer à travailler comme secrétaire de rédaction de la revue Galaxie. J’ai rencontré Patrick Siry, qui était alors directeur littéraire au Fleuve Noir. Patrick avait envie d’innover dans l’édition et de créer de nouvelles collections. Or il se trouve qu’en 82, je m’étais rendu au Canada pour une convention et que j’avais été hébergé chez un Français, à Montréal, qui avait un immense bureau dans son sous-sol, dont un mur entier était consacré à des bouquins d’horreur écrits, pour la plupart, par des auteurs absolument inconnus en France. Bien sûr, ici, on connaissait Stephen King, ou encore Graham Masterton, James Herbert ou Ramsay Campbell, mais on ignorait tout des autres. « Quelque temps plus tard, lors d’un repas avec Siry, la question fut posée : « Pourquoi le Fleuve Noir ne se préoccupe-t-il pas de cette littérature d’horreur qui marche si bien aux États-Unis et dont il n’existe pratiquement aucun équivalent en France ? » Il semble que cette question n’a pas laissé Siry indifférent puisqu’en 1983, à Metz, il est revenu à la charge et m’a demandé de m’en occuper. Nous avons donc mis au point un concept, Philippe Manœuvre et moi – puisque au départ nous devions diriger la collection à deux –, puis Manœuvre a été très accaparé par la télévision et je me suis retrouvé seul pour m’occuper de cette collection. Dans l’intervalle, Siry avait fait une mini-étude auprès des libraires et il m’a demandé s’il était possible d’envisager une série reposant sur des romans d’environ 250 000 signes, autrement dit de petits livres pouvant être vendus à un prix pas trop élevé. Il m’a semblé que c’était réalisable et c’est sur cette base que la collection a démarré. « Le premier titre, La Nuit des morts vivants, est sorti en avril 1985. Et tout de suite, on s’est aperçu qu’il y avait un public pour ce genre de littérature. La collection s’est très vite révélé un succès… Cependant, à ses débuts, elle a donné lieu à des réactions fort diverses, notamment de la part des journalistes. La Revue du cinéma ou Le Monde, par exemple, l’ont présentée

comme quelque chose de tout à fait nouveau et en ont parlé dans des termes extrêmement flatteurs, ce qui n’a pas manqué de me surprendre. En revanche, il y a des gens qui nous ont complètement descendus. C’est le cas de L’Express où, d’après ce que l’on m’a raconté – car je n’ai pas lu ce papier –, nous avons eu droit à un article incendiaire ! Quant à la presse spécialisée dans le fantastique, on ne peut pas dire qu’elle a été particulièrement tendre avec nous, du moins au début. Je pense notamment à Fiction, revue dont j’ai pourtant été, naguère, rédacteur en chef, où l’on nous a traités plus bas que terre dans une série d’articles dont le ton était souvent à la limite de l’injure… « Tout cela n’est pas tellement surprenant, au fond, dans la mesure où les amateurs de fantastique et de science-fiction sont constamment en quête d’une sorte de légitimité “académique” que la collection « Gore » ne risquait certes pas de leur apporter. Cette série, qui se veut l’équivalent littéraire des séries B au cinéma, est un peu arrivée comme un pavé dans la mare dans le paysage éditorial des années 80. En d’autres termes, c’est une collection qui exclut toute tentative de légitimation et c’est pourquoi, à mon sens, beaucoup d’amateurs de fantastique et de science-fiction nous sont tombés dessus à bras raccourcis. « Mais, au fil des mois, les choses se sont un petit peu tassées. Le concept même de la collection s’est progressivement imposé et je dois dire que le gore littéraire est maintenant tenu pour un fait accompli et que la plupart des articles paraissant aujourd’hui sur la collection sont plutôt sympas. Disons que, dans le pire des cas, ils se contentent d’appréhender le phénomène sous un angle sociologique ! Mais on n’a plus affaire à ce déferlement de haine qui a accueilli le genre à ses débuts. » — On a beaucoup reproché au logo son agressivité. Tu ne penses pas que ça a pu éloigner un certain type de clientèle ? — Au contraire ! Je crois que ce logo nous a amené un public. En effet, au départ, il y avait un choix à opérer. Moi, je voulais que cette collection ait un look rappelant les affiches des films d’épouvante que j’allais voir quand j’avais entre quinze et vingt ans. Je voulais que les lecteurs retrouvent cette suave vulgarité légèrement agressive qui est la marque de ces affiches et qui, en ce qui me concerne, me fascine complètement. C’est pourquoi j’ai joué

cette carte-là avec un illustrateur qui a parfaitement compris ce qu’il fallait faire. Et manifestement, même si cela empêche, comme on le prétend, certaines personnes de lire ces volumes dans le train ou le métro, je crois que ces couvertures exercent une grande fascination sur la plupart de nos lecteurs et constituent, à leur manière, l’un des gages du succès de la collection. J’en veux pour preuve les quelques tentatives qui ont été faites pour introduire en France la littérature d’épouvante avant « Gore ». Lorsque les éditeurs ont joué la carte de la couverture “présentable”, ils se sont plantés en beauté. So… « Ce que je voudrais ajouter, c’est que l’un des facteurs du succès de cette collection est aussi d’avoir donné le sentiment au lecteur français qu’un nouveau genre venait d’être créé, puisque le gore est un concept qui vient du cinéma mais qui n’existait pas auparavant en littérature. Car qu’est-ce que l’on rencontre, dans les pays anglo-saxons ? Des collections consacrées à la littérature d’horreur, au sens très large du terme, où l’on voit des écrivains authentiquement gore, comme Richard Laymon par exemple, côtoyer de grands classiques du roman noir gothique comme Bram Stoker ou des auteurs contemporains tels que Stephen King, pour ne citer que le plus connu. Il a donc fallu opérer une sélection dans ce que les Anglo-Américains appellent les horror stories pour ne conserver que le non-allusif, l’exhibition brutale, la terreur sans vergogne, et en agissant ainsi, je crois que nous avons effectivement créé quelque chose de nouveau qui est parvenu à séduire les lecteurs au même titre que bon nombre de critiques… » — Comment as-tu été amené à introduire des auteurs français dans la collection ? — Dès l’origine, j’avais l’intention de permettre à des écrivains français que le genre intéressait de s’exprimer dans la collection pour finir par créer une école gore made in France. Et puis, je voulais aussi briser cette idée stupide selon laquelle seuls les Anglo-Saxons seraient capables d’écrire des livres de ce genre. J’ajouterai qu’en raison des problèmes de coupes qu’il

m’est arrivé de rencontrer avec les étrangers, j’avais envie, également, que l’on me fasse du “sur mesure”, c’est-à-dire des romans où il n’y aurait rien à couper, ni à adapter. C’est pourquoi, courant 84, j’ai demandé à Joël Houssin, qui est un ami intime, comme on dit, de m’écrire un gore alors même que la collection n’avait pas encore vu le jour. Cela a donné L’Autoroute du massacre et, dès sa parution, plusieurs écrivains sont entrés en contact avec moi pour me proposer des synopsis. Le problème, aujourd’hui, c’est que je reçois plus de manuscrits français qu’il ne m’est possible d’en publier, mais cela prouve, au moins, que les auteurs existent. Et je dirai que, dans la plupart des cas, non seulement ils existent, mais ils sont bons. — Comment vois-tu l’avenir de la collection « Gore » au Fleuve Noir ? — C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre parce que, pour l’instant, nous vivons dans une société où tout semble avoir été récupéré. Aujourd’hui, il faut être extrêmement habile pour heurter, choquer et remuer les consciences comme l’ont fait en leur temps les Surréalistes ou, plus récemment, un magazine comme Hara-Kiri. L’insolence et l’impertinence ne paraissent plus de mise. Il suffit de regarder la télé pour s’en convaincre. Il n’y a plus guère qu’une minorité de culs bénis pour se dire encore choqués par certains romans ou par certains films. « Or, si le gore connaît aujourd’hui un tel succès, c’est peut-être parce qu’il représente l’un des derniers refuges de l’insolence et de l’impertinence en littérature. Pour le moment, ça marche. Il y a beaucoup d’écrivains qui me proposent des manuscrits parce qu’ils estiment pouvoir s’exprimer dans la collection avec une liberté qui leur est refusée partout ailleurs. Mais reste à savoir combien de temps cela va durer… Sera-t-il encore possible d’être insolent dans cinq ans, dans dix ans ? J’avoue que je l’ignore… En fait, je dirai que l’avenir de la collection me paraît résider pour beaucoup dans la part de subversion propre au gore tout entier. « Et puis, il ne faut pas perdre de vue que le gore explore les limites des autres littératures “de genres”. Certains volumes relèvent du polar, d’autres du fantastique, d’autres de la science-fiction et d’autres encore du roman de guerre, comme Impacts de Nécrorian, par exemple. Et je crois que chaque auteur a sa définition du gore. Ce à quoi je tiens, c’est donc continuer à

présenter des romans qui se situent dans un éventail extrêmement large et cela me semble d’autant plus important que certains écrivains de littérature dite “générale” sont tentés par le genre. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant si l’on veut bien considérer que Sade a écrit avec Les 120 journées de Sodome, dès le xviiie siècle, l’un des romans les plus authentiquement gore de toute l’histoire de la littérature… » — Est-ce qu’il t’est arrivé de rencontrer des problèmes avec la censure ? — Jamais ! En fait, j’ai eu très peur à deux reprises. La première, ça a été lors de la sortie de Blood-sex. Là, j’ai vraiment pensé que si, dans un ministère, quelqu’un s’amusait à feuilleter ce roman, on allait nous tomber dessus et nous frapper d’interdiction. Rien ! La deuxième fois où j’ai craint pour la collection, ça a été au moment de la parution de Cauchemars de sang d’Andrevon, en raison de sa couverture. Là non plus, il ne s’est rien passé. Mais… sait-on jamais ? La collection « Gore » a encore de beaux jours devant elle et tout peut arriver.

Natalie Beunat « Les Noirs » Natalie Beunat est responsable éditoriale de la collection sans nom, dite « Les Noirs », publiée depuis 1995 par le Fleuve Noir. Auteur d’une thèse sur le roman noir américain, elle connaît également les domaines français et européens contemporains. Elle a bien voulu répondre à nos questions. Historique. La collection a été créée en octobre 1995, par Christian Garraud, directeur littéraire de l’époque. Il m’a demandé de travailler avec lui sur ce projet. Au départ, on ne souhaitait pas donner de nom à la collection, l’idée étant de travailler chaque titre séparément et d’avoir une véritable politique d’auteurs. D’où cette maquette typographique mettant en avant le nom de la maison d’édition, plutôt qu’un nom de collection. Deux ans plus tard, un glissement s’est opéré vers la numérotation dans un souci purement pratique. En 1998, le nom « Les Noirs » s’est imposé de lui-même. Descriptif. Deux titres par mois, sauf en juillet, août et décembre. Soit dix-huit par an. Dans la mesure du possible, un titre français et un titre étranger. Une collection de romans noirs de qualité, inédits, format poche. Dans le domaine français. Volonté de publier des premiers romans, de pousser de jeunes auteurs. Les ivres d’Olivier Pelou, de Serguei Dounovetz ou encore de Marcus Malte ont été reçus par la poste. Recherche d’auteurs également. Exemple : Olivier Mau a signé pour un inédit (à paraître courant 2000), et une édition entièrement revue de son premier roman (Un bon petit gars) a été faite dès novembre 1998. Volonté aussi de regarder du côté des

auteurs jeunesse et de tenter le pari de leur faire écrire du roman noir. Pascal Garnier (nouvelliste et auteur jeunesse confirmé) a publié quatre romans dans « Les Noirs ». Idem pour Jean-Paul Nozière (deux romans dans la collection) qui avait sorti un premier roman noir à la « Série Noire ». Dans le domaine étranger. Ne pas se limiter au domaine anglo-saxon, mais donner plutôt à la collection une dimension européenne. Romans allemands (Edith Kneifl, Frank Goyke), italiens (Mario Spezi, Andrea Camillieri, Santo Piazzese : trois auteurs proposés par Serge Quadruppani). Le domaine anglo-saxon étant bien représenté par Rivages et la « Série Noire », on s’est intéressé à des romans atypiques. Exemple : The Brave de Gregory Mcdonald. Ou à des romanciers atypiques. Cf. le succès des livres de Sandra Scoppettone, à une époque où le polar lesbien n’était pas encore à la mode. Vente. Essentiellement en librairie de premier niveau. Les succès. Andrea Camillieri, Sandra Scoppettone, Gregory Mcdonald, Philippe Carrese.

Présentation d'une nouvelle collection lancée en 1952.

Anne-Sophie Calogero, responsable marketing Pour un cinquantième anniversaire « Un été 99… quand Libération fête les 50 ans du Fleuve Noir, 18 auteurs descendent dans le métro et en remontent des nouvelles inédites » Portant un vif intérêt à l’histoire d’une maison d’édition populaire telle que le Fleuve Noir, la rédaction du journal Libération a souhaité se rapprocher de l’éditeur à l’occasion de son cinquantième anniversaire, avec pour ambition un projet éditorial commun. Après plusieurs concertations ce projet prit la forme d’un rendez-vous de fiction à proposer aux lecteurs du journal. Offrir un texte court, tonique, dans la veine du roman noir, avec une ouverture vers le fantastique et la science-fiction. Il s’agissait enfin de donner une vision fidèle de la production des éditions Fleuve Noir en publiant des auteurs maison d’hier et d’aujourd’hui. Le concept était trouvé : demander à 18 auteurs de rédiger une nouvelle de 7 500 signes ayant pour unité de lieu ou simple prétexte, une station de métro parisien. Auteurs de roman noir, polar ou de science-fiction, ils ont tous manifesté beaucoup d’excitation à l’idée de participer à ce projet. Grâce à leur enthousiasme et leur réactivité, le trajet de « La ligne noire » s’est tracé en moins d’un mois. La première nouvelle, de Pierre Pelot est parue le lundi 12 juillet. Le trajet a démarré « Rue du Bac », et c’est G.-J. Arnaud qui a signé le terminus de la ligne, le samedi 31 juillet à la station « Gambetta ». Pendant 18 jours consécutifs : un auteur, une station, une nouvelle. Les 18 nouvelles, ayant chacune une très forte personnalité, ont remarquablement bien cohabité. Chacune d’entre elles était illustrée par une photographie en noir et blanc ou en couleur, commandée par le journal à

une équipe de jeunes photographes qui au jour le jour, ont travaillé à partir du manuscrit de l’auteur. Une grande campagne de promotion est venue soutenir et mettre en avant cette opération. Affichage en dos de kiosques, messages radio sur Europe 1, Europe 2, RFM, Nova, Oui FM… bandeaux d’auto-promotion dans Libération, insertions dans la presse magazine : Télérama, Le nouvel Observateur, L’Événement du jeudi, Nova magazine, Les Inrockuptibles etc. Cette belle aventure éditoriale entre Libération et Fleuve Noir a donné naissance à une série originale de 18 nouvelles, « La ligne noire » qui a conquis et fidélisé le million de lecteurs quotidiens du journal pendant 3 semaines consécutives. Merci aux auteurs et à l’équipe de Libération, et en particulier à JeanMichel Helvig, Antoine de Gaudemar, André Gattolin et Gilles Larher pour ce bel hommage rendu au Fleuve Noir. Dans l’ordre d’apparition des auteurs du 12 au 31 juillet 1999 Première semaine Pierre Pelot Sergueï Dounovetz Olivier Pelou Pascal Garnier Serge Quadruppani Olivier Mau

Rue du Bac Porte de Vanves Fourche Glacière Jourdain Sully-Morland

Deuxième semaine Philippe Carrese Hugues Pagan Virginie Brac Michel Pagel Kââ Thierry Jonquet

Alesia Dugommier Sèvres-Babylone Châtelet Saint-Michel Belleville

Troisième semaine Marcus Malte Stephan Levy Kuentz Pierre Siniac Fabienne Berthaud Roland C. Wagner G.-J. Arnaud

Javel Bibliothèque Gare du nord République Arsenal Gambetta

Campagne d’affichage en kiosque consacrée à chacun des 18 auteurs.

Le point de vue de Dominique Reymond, directrice du Développement « Machine à lire, machine à rêver, l’histoire du Fleuve Noir nous confirme qu’il est urgent de rendre la littérature populaire. » Robert Bonaccorsi

Et si la littérature d’aujourd’hui souffrait de n’être plus populaire ? Et si l’éducation, dont on voudrait croire qu’elle est la chose la mieux partagée du monde, n’ouvrait qu’à demi la porte de la lecture au plus grand nombre ? Et si, de fait, c’était la mission des livres – fascinante et impérieuse – que de tendre plus que jamais vers leurs lecteurs ? Et si les éditeurs, malgré la myriade de titres toujours plus nombreux déversés sur le marché, avaient raté le rendez-vous d’une vraie littérature aux attributs populaires, tandis que télévision, cinéma, et plus récemment produits multimédia réussissent, eux, cette fusion avec le public ? C’est peut-être en partie de la vitalité de ces media modernes et de leur connexion avec le monde du livre que viendront certaines des réponses. Irriguant le monde de l’écrit, ils ne font rien d’autre que de créer de nouveaux imaginaires. Ainsi en va-t-il de « Star Wars », de « Royaumes oubliés » ou encore de « Buffy contre les vampires », récits qui plongent dans les mythologies les plus populaires et mettent en scène à l’envi l’affrontement du Bien et du Mal, la survie de l’humanité, les héros salvateurs de mondes miroirs du nôtre, qui le transcendent et nous y ramènent toujours, un peu ébahis mais heureux. Car le divertissement – au sens le plus pascalien du terme – s’il nous détourne parfois de l’essentiel nous rend aussi la vie supportable, nous accapare, nous transporte pour notre plus grand bien-être. Cette promesse d’Ailleurs, cette promesse de Bonheur, une maison d’édition comme le

Fleuve Noir l’a peut-être tenue plus que toute autre. Sa vocation dans le domaine est intacte. Au centre de tout : le lecteur. En face un trio magique : des écrivains, des histoires, et des héros. Ces fascinants héros de la littérature populaire : San-Antonio, Coplan, Madame Atomos, Le Commander ou encore l’inégalable Nestor Burma ont fédéré le grand public. Discrets et même parfois masqués derrière d’inventifs pseudonymes, les auteurs ont quant à eux façonné une écriture efficace, souvent ambitieuse et qui a toujours eu le don de plaire. Combien de fabuleux raconteurs d’histoires, de G.-J. Arnaud à Pierre Pelot. Les histoires, fondements de la littérature de genres, sont au cœur de ce qu’on a pu appeler une littérature commerciale, pudiquement calfeutrée aujourd’hui sous l’appellation anglo-saxonne de best-sellers. C’est grâce à elles, à leur force, à leur nombre, que des générations de dévoreurs de livres ont adhéré aux collections « Spécial-Police », « Anticipation » ou « Espionnage », devenus des labels de rêve… Cette littérature de genres, polymorphe et en perpétuel renouvellement, a pour vertu la proximité avec son lectorat : le phénomène San-Antonio en est l’éclatant symbole, qui, – avec 172 titres à ce jour – toute couche sociale et toute classe d’âge confondues, se révèle comme une magnifique histoire d’amour avec les lecteurs. Là, une langue inventée vibre et fait mouche à chaque fois. Ainsi nous appartient-il de filer la métaphore du long fleuve peu tranquille qui est le nôtre et qui draine une chose essentielle : la parole des écrivains. Une parole à chaque fois unique. Ainsi chez l’italien Andrea Camillieri, c’est l’inventivité d’une langue revisitée qui décline les subtiles nuances du polar d’aujourd’hui. Chez Philippe Carrese, c’est l’humour qui pimente le romanesque. Les récits de Pascal Garnier sont eux martelés d’une ironie mordante et audacieuse. La pure poésie se fond dans l’écriture de Marcus Malte… Autant d’écrivains révélés au Fleuve Noir. Côté science-fiction, le Fleuve Noir accueille toutes les étoiles de la SF française : Laurent Genefort, Serge Lehman, Michel Pagel, Roland C. Wagner et bien d’autres. Un creuset qui continue d’accueillir de jeunes écrivains : de Nicolas Bouchard à Corine Guitteaud. En 2000, le

Fleuve Noir, renouant avec ses sources, sortira du format poche pour mettre encore plus en valeur ses auteurs, français et étrangers. La politique d’auteurs s’intensifiera donc : avec par exemple Virginie Brac, ou Sandra Scoppettone pour les romans noirs, Thomas Harlan en fantasy, Poppy Z. Brite en terreur, Roland C. Wagner, Laurent Genefort et Ayerdhal en SF, sans oublier nos anthologies thématiques, état des lieux en mouvement de la création littéraire dans ces différents genres. Bouillonnant, notre Fleuve continuera donc à s’abreuver à toutes les sources de la modernité dans les domaines du policier, de la science-fiction, de la fantasy ou de la terreur et explorera aussi de nouvelles terres. Avec un souci permanent : que l’éditeur soit sur ce Fleuve Noir un passeur – lien ténu et respectueux – qui opère la rencontre entre des créateurs de mondes et des lecteurs avides. Une avidité comprise, révélée et entretenue. Car – c’est la vraie leçon de ces cinquante années partagées avec nos lecteurs – pas de littérature populaire sans public, pas de public sans littérature populaire. À tous les écrivains qui partagent notre histoire au long cours, merci.

• encart •

◆ NAISSANCE 1949 voit la naissance conjointe des éditions Fleuve Noir, réservées aux livres de “poche”, et des éditions du Carrousel, consacrées aux grands formats. L’influence exercée par les romans historiques sentimentaux comme Autant en emporte le vent ou Caroline chérie est flagrante pour ce roman de cape et d’épée à l’héroïne féminine, présenté sous une jaquette dessinée par Brantonne. Dans le même temps, les deux collections à l’enseigne du Fleuve Noir se situent dans les courants “Sexe police” et noir qui s’expriment dans les publications du Scorpion – le scandale/succès de J’irai cracher sur vos tombes n’est pas loin – à la couverture desquelles se rattachent visiblement celles de la collection « Rouge et Noir » dite aussi « La Flamme », dessinées par Mouminoux puis par Michel Gourdon dont c’est la première collaboration au Fleuve Noir. La mention « traduit de l’américain » dissimule, comme pour Boris Vian, un auteur bien français, en fait l’un des piliers du Fleuve dès ses origines, François Richard qui deviendra, tout à la fois, auteur prolifique et directeur littéraire de la maison. Si la voie du roman historique sera bientôt reprise dans les collections du Fleuve Noir, si « SpécialPolice » aura la longévité que l’on sait (1949-1987 et 2076 titres), « Rouge et Noir » connaîtra de nombreuses interdictions à l’affichage au nom de la loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » et s’arrêtera en 1953 après son 47e titre. (Voir, dans cet ouvrage, sur ces différentes questions, les articles de Frank Evrard et de Nicolas Gaillard, et le texte autobiographique Le Fleuve Noir et moi de José-André Lacour.)

Le Carrousel, sans numérotation, 1949.

« Rouge et Noir », no 1, 1949.

« Spécial-Police », no 1, 1949.

◆ DIVERSIFICATION On retrouve, un an plus tard, les grands romans historiques du Carrousel, avec ce roman de José-André Lacour, sous pseudonyme féminin. Un nouveau format et une illustration de couverture, à la fois plus romantique et plus dénudée, témoignent des tâtonnements du début. « Spécial-Police » poursuit sa carrière au rythme d’un nouveau titre par mois avec des couvertures assez austères présentant toujours comme personnage unique une femme en vêtements de soirée. De jeunes auteurs, comme Michel Audiard, viennent renforcer une équipe en émergence dont Jean Bruce demeure l’élément central. Tandis que « Rouge et Noir » atténue progressivement son côté noir, deux nouvelles collections voient le jour : c’est d’abord « Espionnage » en 1950, qui, dans un climat très noir donne toujours la vedette à Bruce et, un an plus tard, « Anticipation » avec le tandem Richard (déjà cité) – Bessière qui allait poursuivre sa collaboration durant des années sous le même nom double et des couvertures flamboyantes de Brantonne.

« Espionnage », no 1, 1950

« Spécial-Police », no 5, 1950.

Le Carrousel, sans numérotation, 1950.

◆ EXPANSION… L’espionnage s’affirme maintenant comme un genre spécifique avec le titre emblématique de Guerre froide dont l’auteur, au pseudonyme de consonance encore anglo-saxonne, n’est autre que Jean Libert, l’un des auteurs du futur tandem Paul Kenny. Gourdon signe désormais ses couvertures. « Anticipation » s’enrichit de son auteur fétiche Jimmy Guieu qui se fera, 50 ans avant la série télé X-Files, le chantre des OVNI. Événement notable de l’année 50, la publication du premier San-Antonio. Un premier titre des « Révélations de San-Antonio », paru à Lyon chez Jacquier n’avait pas attiré l’attention du public, mais Armand de Caro avait eu la perspicacité de deviner qu’il s’agissait là d’une voie royale. Quant à la série Johny Sopper, malgré la vogue des films “western” à la même époque, elle ne parviendra pas à s’imposer et s’arrêtera au bout de deux ans.

« Anticipation », no 36, 1953.

« Johny Sopper », no 6, 1953.

« Espionnage », no 27, 1952.

« Spécial-Police », no 40, 1953.

◆ LE CHOC D’« ANGOISSE » L’entrée en scène d’« Angoisse », en 1954, constitue un événement, même si cette collection, qui dura 18 ans et publia 261 titres, ne connut jamais un chiffre de tirage/vente supérieur à 12-15.000 exemplaires. Puisant au départ à la source américaine, « Angoisse » ne tarde pas à créer un véritable effet d’appel sur les auteurs maison et sur de jeunes auteurs promis à un avenir brillant : Jean-Claude Carrière, auteur, sous le pseudonyme partagé de Benoît Becker de la série des Frankenstein, Kurt Steiner ou B.R. Bruss qui écriront également pour « Anticipation », Marc Agapit, écrivain qui réussit à produire une œuvre entièrement originale à travers les 43 romans qu’il publia dans la collection. Pour Gourdon, « Angoisse », surtout dans la première maquette, sera l’occasion d’admirables variations sur des thèmes macabres d’inspiration traditionnelle ou moderne.

« Angoisse », no 1, 1954.

« Angoisse », no 7, 1954.

◆ EXPANSION 2… Tandis que les trois collections « Spécial-Police », « Espionnage » et « Anticipation » voient leur rythme de publication et leur tirage croître régulièrement, de nouvelles collections apparaissent : « Documents » qui n’aura que 10 titres et témoigne d’une certaine confusion entre fiction et réalité (voir l’article de Jean-Luc Buard). Les « Grands Romans » publiés désormais à l’enseigne du Fleuve Noir poursuivent leur route à raison de deux titres par mois. G.-J. Arnaud y commencera sa carrière Fleuve Noir en 1959. De nombreux auteurs viennent enrichir l’équipe du roman policier comme celle de l’espionnage avec, par exemple, M.-G. Braun qui n’est pas encore l’auteur de la série « Sam et Sally », des transfuges de la « Série Noire » comme Bastiani, Duquesne, devenu Peter Randa, Terry Stewart (Serge Arcouet), sous le pseudonyme de Serge Laforest. Frédéric Dard poursuit sa carrière bicéphale qu’il élargit encore aux romans d’espionnage signés Frédéric Charles. Romans d’autant plus remarquables que, négligeant la voie de l’espionnage politique qui prédomine dans la collection, il aborde une sorte de “métaphysique de l’agent secret” qui fera, bien des années plus tard, la réputation de l’anglais John Le Carré.

Documents, sans numérotation, 1954.

« Espionnage » no 61, 1955.

« Spécial-Police » no 61, 1954.

« Espionnage » no 113, 1956.

« L’Aventurier » no 6, 1955.

◆ LA FUSION AVEC LES PRESSES DE LA CITÉ C’est donc dans une position très favorable pour lui que s’effectue le rachat du Fleuve par les Presses de la Cité également en pleine expansion. La période de rivalité s’achève et le Fleuve Noir, qui conserve toute son autonomie éditoriale et de distribution, sort encore renforcé de l’opération. Désormais les Presses se consacrent aux auteurs étrangers et un groupe d’auteurs français confirmés, tels Gilles Morris-Dumoulin, Richard Caron, Mike Cooper passent au Fleuve Noir où ils viennent renforcer le potentiel de production. Les grandes collections augmentent le nombre de leurs publications mensuelles qui, en quelques années, atteignent sept nouveautés par mois pour « Espionnage » et dont les tirages suivent la même courbe ascendante, avec près de 200 000 exemplaires pour le lauréat des Palmes d’Or du Roman d’Espionnage décernées chaque année. Une nouvelle collection voit le jour, « Feu », d’autant plus remarquable qu’elle prend pratiquement le contre-pied idéologique des autres collections similaires du marché (Gerfaut) et adopte une ligne humaniste à la limite du pacifisme.

« Feu » no 2, 1964.

« Angoisse » no 109, 1963.

« Anticipation » no 234,1963.

◆ AUTOUR DE 68 Avec l’arrivée, en mai 68, de Brice Pelman, initialement auteur du « Masque » sous le pseudonyme de Pierre Darcis, « Spécial-Police » renforce sa dimension de romans à suspense à la composante psychologique particulièrement fouillée. Le roman d’espionnage se diversifie et se fait à l’occasion contestataire, en particulier avec les récits de G.-J. Arnaud. Le féminisme, en émergence, inspire au Fleuve Noir une tentative intéressante, mais qui ne connaîtra pas le succès escompté, malgré une qualité souvent remarquable, en s’inscrivant avec un panel d’auteurs anglo-saxons, puis français, à contre-courant du roman sentimental féminin de convention. On notera, sous le pseudonyme de Nadine de Longueval, les excellents romans dus à la plume de… Françoise d’Eaubonne qui touchent parfois au fantastique, comme Croyez à mes envoûtements distingués ou encore de Peggy Hoffmann, avec La Fille folle qui aborde, non sans puissance, le problème de la maladie mentale. Mais ces exemples montrent, s’il en était besoin, qu’une bonne collection ne parvient pas toujours à trouver son public et, dans ce cas précis, le Fleuve Noir avait à surmonter, si l’on peut dire, un double handicap : son image d’éditeur pour hommes et son image d’éditeur à succès.

« Présence des Femmes » no 15, 1969.

« Spécial-Police » no 665, 1968.

« Espionnage » no 836, 1970.

« Anticipation » no 374, 1968.

◆ LES ANNÉES 70 L’après 68 sera, pour le Fleuve Noir, l’occasion d’infléchir sa politique éditoriale par la publication de « Hors Collection » qui font place à de futurs auteurs réputés écrivant sous pseudonyme comme c’est ici le cas pour un Ramon Mercader qui n’est autre que Thierry Jonquet. Sous le même format, le Fleuve réédite des romans devenus introuvables comme Mes Espionnages de Frédéric Dard, initialement parus sous le pseudonyme de Frédéric Charles (voir plus haut). La diversité permet l’émergence de nouveaux personnages, comme le flic vénézuélien Vallespi d’André Lay, qui préfigure le burlesque Extra-Large incarné par Bud Spencer et popularisé par la télé. Mais la nouveauté la plus incontestable c’est l’entrée en scène fracassante de Vic St Val (après une étude de marché menée par Havas) sur un concept tout à fait nouveau d’organisme international (le WISP) qui fonde son action sur une base de données informatique (déjà) dans le but de résoudre les crises mondiales en émergence. À mi-chemin entre anticipation et espionnage, sous la plume alerte de Morris-Dumoulin, cette série comptera 60 romans.

Hors Collection, sans numérotation, 1972.

« Espiomatic Infrarouge » no 1, 1971.

« Anticipation » no 577, 1972.

◆ RENOUVELLEMENTS L’année 78 voit l’arrivée d’hommes nouveaux avec Patrick Siry auparavant assistant de François Richard, désormais directeur littéraire du Fleuve, avant d’en devenir, pour une brève période, le directeur. C’est la fin des couvertures de Gourdon (il en a dessinées près de trois mille en vingt-huit ans) et le remplacement des couvertures emblématiques par des maquettes nouvelles faisant souvent appel à la photographie, avec un bonheur bien inégal. Les titres se sophistiquent, le second degré devient monnaie courante (face au percutant Pacte d’Arnaud). Se cherchant une nouvelle identité, le Fleuve Noir conserve ou recrute de bons auteurs, mais brouille son image populaire sans parvenir à imposer, à travers des bouleversements répétés, une nouvelle image aussi prégnante que la ou les précédentes. Mais il est vrai aussi que le temps est venu où la lecture distractive cède inexorablement le pas devant les mirages faciles de la télévision.

« Espionnage » no 1893, 1987.

« Espionnage » no 1434, 1978.

Anticipation » no 1048, 1980.

« Spécial-Police » no 1813, 1983.

◆ POLARS 80 Dans sa recherche de voies nouvelles, le Fleuve cherche à pallier la perte de vitesse qui atteint désormais la collection « Spécial-Police ». Des auteurs déjà, ou bientôt, prestigieux apportent un sang neuf à la vieille collection (Jean Mazarin/Emmanuel Errer, Gérard Delteil…) « Les Nouveaux Mystères de Paris » de Léo Malet reparaissent sous les couvertures dessinées par Tardi. Le grand spécialiste de littérature policière anglo-saxonne, Maurice-Bernard Endrèbe inaugure la collection « Littérature Policière » qui publie d’excellents romans mais n’atteindra pas trente titres en trois ans d’existence. Plus que dans le classique, c’est, en effet, dans une certaine violence que prendront leur source les succès des années 80.

« Les Nouveaux Mystères de Paris » no 1, 1982.

« Littérature Policière » no 7, 1993.

◆ UNE CERTAINE FRÉNÉSIE Inaugurée en 1981, la série « Flic de Choc » de Serge Jacquemard donne au polar français ce ton rapide et intense qui préfigure les grandes séries télévisées américaines (Capitaine Furillo). Avec près de huit ans d’existence et 43 titres, cette série sera un incontestable succès, même si la sensibilité des lecteurs est souvent mise à mal par les sujets et les couvertures. Les dessins de Liberatore et de Enki Bilal, pour la remarquable série « Le Dobermann » de Joël Houssin, confirme la tendance sans concession qu’attend le public et l’aptitude des auteurs à s’accomplir dans cette nouvelle tendance. Mais c’est dans la collection « Gore » créée par Daniel Riche que le hard atteindra des sommets – et des excès – jamais atteints. Sous des couvertures grand-guignolesques de Dugévoy, à la suite des auteurs américains, les auteurs français prestigieux, Houssin encore, mais aussi Mazarin (Nécrorian), Pelot, Arnaud, Andrevon, s’enchantent, si l’on peut dire, à ce genre qui allie horreur et humour dans une tradition héritée du fantastique carnavalesque. Mais le succès et son corollaire le scandale furent à l’origine d’une désaffection qui toucha sans doute davantage l’éditeur que les lecteurs, souvent très jeunes. Face à « Gore », des ouvrages, pourtant remarquables comme ceux qui paraissaient dans « Engrenage » et « Engrenage International », étaient sans doute perçus comme trop classiques pour l’image même du Fleuve.

« Flic de choc » no 9, 1982.

« Gore » no 87, 1989.

◆ RETOUR AU CLASSIQUE Avec les bouleversements de la fin des années 80 que marquent le départ de la famille de Caro puis de Patrick Siry et la transformation du Fleuve Noir en département au sein du nouveau Groupe de la Cité, la nouvelle équipe va s’orienter, particulièrement dans le polar, vers une esthétisation des couvertures qui ne fera que s’accentuer avec les directions qui se succéderont lors de la décade suivante. Il est incontestable cependant que de bons auteurs (tel le surprenant Kââ) et de bonnes idées se manifesteront de façon quasi continue, sans parvenir toutefois à regagner le public populaire ni à gagner un public intellectuel sur lequel plane encore l’image traditionnelle du Fleuve Noir. Pour autant San-Antonio, en inédit ou réédition, conserve tout son public, cependant que Frédéric Dard réédité en collection de poche intégrale pour la seconde fois, fait toujours de ses grands formats de véritables best-sellers (La Vieille qui marchait dans la mer). Plus récemment, une belle collection sans nom, dite « Les Noirs », ouvrira ses pages à des auteurs américains, mais aussi français et européens.

« Crime Fleuve Noir » no 53, 1994.

« Frédéric Dard » no 6, 1996.

◆ AU CARREFOUR DE L’ANTICIPATION, DU FANTASTIQUE ET DU POLAR

« Gore » disparue, des tentatives pour renouer le fil du fantastique resteront malheureusement sans lendemain, en inédits tout au moins, puisqu’il faut saluer les rééditions importantes effectuées dans « La Bibliothèque du Fantastique », rééditions puisant aux sources mêmes du Fleuve avec les « Angoisse » d’Arnaud, d’Agapit, de Benoît Becker, de Steiner, aussi bien qu’à des sources extérieures. Dans le domaine de la science-fiction, la métamorphose de la collection « Anticipation », puis son remplacement par « SF Fleuve Noir » permirent l’émergence de plusieurs auteurs de premier plan qui allaient d’ailleurs rapidement trouver leur consécration tels, pour ne citer que ceux-là, Pagel, Genefort, Ayerdhal, Lehman et Roland C. Wagner qui incarne aujourd’hui parfaitement, avec sa saga des « Futurs Mystères de Paris », la convergence imprévue de la sciencefiction, du fantastique et du suspense.

« Futurs Mystères de Paris » no 4, 1999.

« Anticipation Métal » no 1845, 1991.

« SF Space » no 25, 1998.

« Chroniques Glaciaires » no 1, 1999.

◆ SÉRIES Pour comprendre l’actuel et important courant qui oriente la politique éditoriale du Fleuve en cette fin de millénaire, il convient de se tourner vers une série fétiche, venue d’outre-Rhin dès le début des années 80, avec les « Aventures de Perry Rhodan », œuvre d’un pool d’auteurs qui, avec ses centaines de fascicules illustrés, continuent à enchanter les amateurs d’aventures spatiales et constituent probablement l’un des derniers – sinon le dernier – authentique et vivant exemple de ce que fut la littérature véritablement populaire… et purement littéraire. Car, aux côtés de Perry Rhodan, prennent place aujourd’hui de nouvelles séries, venues des U.S.A. et dérivées de films, de séries télévisées, de jeux de rôles ou de jeux vidéo, qui semblent constituer la nouvelle littérature de masse pour les lecteurs adolescents ou éternels adolescents. Mais peut-être y a-t-il encore place pour une littérature aussi grand public, mais qui habillera le monde de couleurs moins chatoyantes et… moins purement américaines.

« Perry Rhodan » no 137, 1999.

« Star Wars » no 9, 1999.

• lectures •

La lecture d’un roman, c’est d’abord sa relecture par l’auteur. Puis vient le stade du comité de lecture auquel le manuscrit est soumis : on lira ici la fiche rédigée pour un manuscrit qui, malgré des notes favorables, n’a jamais vu le jour, du fait de l’arrêt de la collection « Espionnage ». Quant à l’éditeur, toujours soucieux de mieux cerner les attentes de son lectorat, il peut faire procéder à des enquêtes exploratoires (voir page 176) ou proposer aux lecteurs des concours-sondages, comme ce fut le cas pour SanAntonio ou encore pour la collection « Gore » dont nous avons tenté d’analyser sommairement les réponses. L’éditeur fait grand cas, également, des courriers reçus, particulièrement lorsqu’il s’agit, comme ici, d’un lecteur/auteur potentiel. Au demeurant, les lecteurs s’adressent volontiers directement à leurs auteurs favoris, mais il est plus rare que l’éditeur lui-même reçoive un courrier d’ordre général, comme celui qu’on pourra lire plus loin. La lecture des ouvrages, c’est aussi ce qui permet à un biographe critique comme François Rivière, de mettre en perspective la vie et l’œuvre, en éclairant l’une par l’autre. La lecture, c’est encore le regard des spécialistes, des universitaires tels ces représentants de différentes disciplines qui, dès 1965, à l’initiative de Robert Escarpit, analysèrent « le phénomène San-Antonio ». La lecture, enfin, est-ce une activité unique, obéissant toujours aux mêmes règles et se proposant les mêmes finalités ? C’est la question que pose et vous pose à vous, lecteur de ce livre, le petit texte de clôture de Juliette Raabe.

Comité de lecture

Résultats d’une enquête sur les lecteurs de fantastique Dans l’éventualité du lancement d’une nouvelle collection de romans fantastiques, une enquête a été menée au printemps 1993 par une étudiante doctorante en sociologie, stagiaire au Fleuve Noir. En voici quelques éléments. Profil du lectorat Des lecteurs assidus (pour plus de la moitié des interviewés) ; Deux fois plus d’hommes (2/3 des interviewés) que de femmes (1/3) ; Mais des femmes passionnées et fidèles au genre (pour 75 % d’entre elles) ; Des jeunes (les 2/3 des interviewés) ; Un esprit collectionneur et une bonne connaissance du genre ; Achetant surtout à la Fnac, chez des bouquinistes et en grandes surfaces. Motivations de lecture Évasion et imagination (42 % des interviewés) ; Émotions fortes et exorcisme de l’angoisse du quotidien (38 %) ; Suspense et qualité du scénario (35 %) ; Sang et gore (14 %) ; Lecture facile et délassement (14 %). Critères de choix L’auteur, loin devant tous les autres critères ; La 4e de couverture ;

Un conseil extérieur ; La collection. Illustration type attribuée pour la terreur Elle doit être symbolique tout en restant évocatrice (60 % des interviewés) ; Elle doit être sombre (75 %) ; Elle doit être contrastée (53 %). Concernant le projet de maquette proposé Évaluation globale “Bien sans plus” La 4e de couverture est très appréciée OBJECTIFS DE L’ÉTUDE

Mesurer l’acceptabilité du projet de couverture de la nouvelle collection « Angoisses » par le lectorat potentiel, Évaluer les attentes de ce lectorat. MÉTHODOLOGIE SUIVIE

Collecte des données Méthode Enquête terrain dans les librairies auprès des lecteurs de livres de terreur et de suspense. Moyen Administration d’un questionnaire d’une vingtaine de questions (ouvertes et fermées) et présentation des maquettes ; Durée moyenne de l’interview : de 5 à 10 minutes Taille de l’échantillon : 75 personnes de la cible Répartition Lieux d’interview : Fnac Forum, Relais H, librairie générale, Printemps, Gibert. Habitat : banlieue (50 %), Paris (33 %), province (17 %). CSP : cadres (1/3), employés (1/3), étudiants (1/3).

Réponses de lecteurs à un concours La collection de romans d’horreur « Gore » organisa en 1989 un concours, destiné à explorer le lectorat de la collection, à la fois sur le plan de sa constitution (sexe, âge, profession) et de ses attentes. Le règlement du concours et le formulaire de réponse parurent en mai dans le no 93 de la collection. Décharges de Jean Viluber. Bien que le délai accordé pour la réception des réponses ait été notoirement trop court (date limite fixée au 30 juin), 142 réponses parvinrent au Fleuve Noir, ce qui porte témoignage sur l’impact encore considérable de cette collection dont les ventes étaient cependant en récession. Le “Prix du lecteur Gore” consistait en un poster inédit, tiré de l’illustration de couverture de Dugévoy, pour un volume de la collection (Cadavres laqués, sévices gratuits de Reg Sardanti). La brève analyse présentée ici repose sur 50 réponses choisies au hasard et ne prétend aucunement satisfaire aux exigences méthodologiques d’une véritable enquête de type sociologique. LE LECTORAT 1. Âge – 16 lecteurs ont moins de 20 ans, dont 11 ont entre 15 et 17 ans, pour les garçons du moins (l’âge des filles oscillant entre 18 et 19 ans. Voir plus bas : Sexe). Soit près du tiers, mais il va de soi que de jeunes ou très jeunes lecteurs répondent davantage à ce type de concours. À noter que certaines réponses de lecteurs plus âgés s’accompagnaient d’un refus de recevoir le poster promis. – 6 lecteurs ont plus de 40 ans. La doyenne est une femme de 54 ans, “diplômée de Sciences Po”.

2. Sexe 10 femmes, soit 20 %, confirment l’intérêt des femmes pour le fantastique et l’horreur. Voir à ce propos le lectorat de la collection « Angoisse », estimé à 80 % de femmes, selon les évaluations fournies par le Fleuve Noir dans les années 60. 3. Profession Ainsi que le laissait prévoir l’âge des répondants, plus d’un tiers se disent collégiens, lycéens ou étudiants, précisant parfois la spécialité. On note cependant quelques réponses de jeunes lecteurs apprentis (cuisinier, boucher, mécanicien, employés de maison) La surprise vient de l’éventail très large des professions annoncées par les lecteurs adultes : 16 se déclarent ouvriers ou techniciens, 4 femmes se déclarent employées dans le tertiaire, 3 lecteurs travaillent dans le secteur alimentaire, 1 est employé des pompes funèbres, 3 cadres supérieurs ou chercheurs, 4 appartiennent à des professions littéraires ou artistiques (musiciens), 6 sans profession, parmi lesquels 4 femmes, dont la diplômée de Sciences Po. Ces résultats témoignent des activités professionnelles des lecteurs, mais également de leur disponibilité à répondre. 4. Caractéristiques des réponses Confirmant leurs propres déclarations, les critères objectifs des réponses fournies confirment l’appartenance à des milieux socio-culturels très divers : rigueur de l’argumentation, correction de la grammaire, qualité du style, écriture. De ce point de vue les très jeunes participants semblent majoritairement appartenir à la catégorie des “bons élèves”, mais l’authenticité de leur réponse ne peut faire de doute (emploi de stylo rouge, dessins…) 5. Analyse des réponses proprement dite 5.1. Questions fermées

Celles-ci portaient sur les préférences en matière de romans (Citez trois titres dans l’ordre de préférence) et de couvertures : En ce qui concerne les romans, les résultats font apparaître une nette préférence pour les textes les plus extrêmes, les plus insoutenables, et viennent ainsi en tête les auteurs français, plus hard que les anglo-saxons avec, particulièrement, L’Écho des suppliciés de Joël Houssin (10 lecteurs le placent en tête de leur choix), Blood Sex de Nécrorian (pseudonyme de Jean Mazarin) et Les Horreurs de Sophie d’Éric Verteuil. En ce qui concerne les couvertures, Dugévoy est très largement plébiscité et l’on notera le rejet général des couvertures de Topor, même de la part des lecteurs qui savaient qu’il s’agissait d’un artiste connu qu’ils déclaraient, éventuellement, apprécier par ailleurs, mais jugé, en l’occurrence, inadéquat. Le caractère populaire, très “grand guignol” et “farces et attrapes” de l’imagerie de Dugévoy (pseudonyme d’un peintre d’origine roumaine et dessinateur de presse) réunit ici les lecteurs, quelle que soit leur appartenance socioculturelle. Pour les questions subsidiaires, notons simplement l’expression fréquente de plaintes concernant la difficulté à trouver les livres en grandes surfaces comme en librairies traditionnelles. En effet, dans la dernière période d’existence de cette collection, créée par Daniel Riche en 1985 (voir son interview), celle-ci avait fait l’objet d’un véritable boycott de la part des responsables librairie des groupements d’achat des grandes surfaces. 5.2. Question ouverte Malgré la limitation explicite à un feuillet maximum, certaines réponses dépassent très largement ce format et donnent à l’auteur l’occasion de formuler, en termes naïfs ou intellectuels, une véritable théorie du gore. Nous en livrons ici les lignes directrices accompagnées de quelques citations exemplaires. Notons d’abord qu’à l’exception d’une seule et unique réponse émanant d’une jeune lectrice, dont les commentaires traduisent une certaine obsessionnalité, l’ensemble des réponses manifeste une remarquable santé morale, avec une capacité précoce de gestion des angoisses et des pulsions. Ce trait est à rapprocher des témoignages recueillis aujourd’hui auprès des

très jeunes lecteurs (10-13 ans) de la collection « Chair de Poule » publiée par les éditions Bayard. La seule angoisse récurrente qu’expriment les lecteurs de « Gore » est celle d’un arrêt de la collection, d’ailleurs effectivement prochain (juillet 1990), peut-être suggéré par l’existence même du concours : « Si “Gore” s’arrête un jour, mon cœur s’arrêtera… » (lycéen, 15 ans) Par les exemples donnés, par les arguments avancés, la plupart des lecteurs mettent l’accent sur les caractéristiques du gore qui deviennent au fil des réponses de véritables leitmotive : Les sensations violentes, suspense (mais non peur, ni angoisse) et surtout le dégoût (“gerber”, “gerbant”, “vomitif ”, “nauséeux” reviennent régulièrement) sont constamment évoquées. « Cette couverture m’a beaucoup plu, car c’est vraiment la plus dégueulasse de la collection “Gore” », écrit une secrétaire de 26 ans. En même temps, de nombreux lecteurs se félicitent de voir la place donnée au sexe et associent, dans la notion de fantasmatique hard, débordements sanguinaires et débordements pornographiques. « En lisant cette histoire de sperme, de sang, de monstres, je jubilais » écrit un lycéen de 16 ans. Et, notant la “supériorité” des romans gore sur le film d’horreur un étudiant de 20 ans se félicite qu’« on arrive ainsi aux limites de l’horreur et de l’abject » renvoyant ainsi, sans le savoir sans doute, à l’essai de Julia Kristeva Pouvoirs de l’horreur [39]. On salue « Gore » pour son côté « dément », « déjanté », « fou ». Et, de façon plus abstraite, ce qui est particulièrement apprécié, c’est l’excès, l’absence de limites : « L’Écho des suppliciés est vraiment le gore que je préfère car, de tous les gores, c’est, je pense, celui qui va le plus loin… » (lycéen, 16 ans). « Aller toujours plus loin », n’accepter aucune limite (ce qui est, bien entendu un vœu pieux, même dans une collection vouée à l’excès), ces mises en demeure reflètent une crainte plus ou moins explicite de voir se manifester un phénomène d’usure, même si la plupart des lecteurs déclarent avoir lu de très nombreux titres (parfois tous) et avoir l’intention de continuer « longtemps » ou même « toujours » ou même de « construire une bibliothèque pour ranger tous mes gores » (une fille, 19 ans)

« Qu’il n’y ait jamais de censure, car je pense que le gore, cela veut dire aussi totale liberté d’expression » conclut une jeune fille de 18 ans… Un quart environ des lecteurs s’interrogent sur les raisons de leur goût, et l’unanimité se fait sur la fonctionnalité du gore : « Lutter contre l’ennui, la déprime, l’angoisse » (étudiant, 23 ans). Ainsi, le gore apparaît comme une recette antistress, une véritable thérapie de survie (voir plus haut). « Dans la mesure du possible, vous pourriez sortir plus de “Gore” par mois (…) Car, avec une moyenne d’un “Gore” par semaine, on est 2 semaines sans un “Gore”, c’est DUR… (sic) » (technicien en micro-informatique, 19 ans). « Non, ça ne me donne pas d’idées bizarres comme diraient certains. Bien au contraire, j’aime la vie et ce qui l’entoure. Bon, j’arrête, sinon je vais encore philosopher. » (agent de trafic trans-Manche, 23 ans). De telles affirmations surprendront moins si on constate leur constante association au thème du rire et à l’humour : « J’écris en rouge pour que vous ne soyez pas trop dépaysé »… (collégien, 15 ans) « Cher (chair) monsieur Gore, » (musicien, 30 ans) « Ne mettez pas de Magritte en couverture » (correcteur d’édition, 27 ans), allusion aux couvertures de Topor, unanimement rejetées au profit de Dugévoy, « Notre cher boucher pictural », comme le nomme ce même lecteur. Ainsi que l’exprime un marbrier funéraire de 41 ans, retrouvant, sans le savoir sans doute, la définition du Grand Guignol, le gore, c’est « l’alliance de l’horreur, du sexe et du rire ». « Le mariage admirable de l’humour et de la cruauté » (mécanicien-auto, 28 ans). Un musicien de 36 ans note, à propos des Horreurs de Sophie d’Éric Verteuil : « L’imagination à la fois machiavélique et pleine d’humour noir est le signe de la qualité. Les gags qui donnent le frisson au premier degré et font sourire au deuxième sont toujours les bienvenus ». « Vraiment gore et tout à fait hilarant », conclut un étudiant de 16 ans.

Notons, pour conclure ces quelques remarques, que plus d’une fois s’exprime le désir d’écrire soi-même : « Pour finir, je suis en train d’écrire un roman GORE (en rouge), je pense l’avoir fini au mois d’octobre ou novembre, je vous l’enverrai alors pour savoir ce que vous en pensez. » (lycéen 15 ans) ou encore « J’aimerai aussi qu’il soit organisé des concours pour jeunes écrivains de gore » (lycéen, 16 ans). On pourra lire à ce propos, ci-contre, la superbe lettre envoyée par Stéphane Zarratin.

← 39. « Dégoût d’une nourriture, d’une saleté, d’un déchet, d’une ordure. Spasmes et vomissements qui me protègent. Répulsion, haut-le-cœur qui m’écarte et me détourne de la souillure, du cloaque, de l’immonde. (…) Sursaut fasciné qui m’y conduit et m’en sépare. » Op. cit. éditions du Seuil 1980.

Stéphane Zarratin À propos d’une collection disparue Stéphane Zarratin n’avait que 17 ans en 1989 lorsque, lecteur de « Gore », il se lança lui-même dans l’écriture et adressa à la directrice de collection un manuscrit fascinant, qui aurait vraisemblablement abouti à un livre, si l’arrêt de la collection n’avait rendu sans objet les remaniements entrepris par ce jeune auteur au talent prometteur. Le Vent de la lèpre, ou comment exorciser en trois semaines de labeur acharné des peurs immondes, angoisses ténébreuses accumulées au fil des ans. Que de choses peut-on exprimer par le biais des mots, que de fantasmes peut-on assouvir sans danger aucun, que de soi-même peut-on délivrer que nulle parole ne puisse illustrer de façon cohérente… Le livre, c’est une parcelle de l’être, un morceau du cœur, de l’âme, du côté ténèbres et du côté lumière. Il y a tant de choses que nous avons vécues, tant de choses que nous ne vivons pas et que nous désirons pourtant vivre, tant d’injustices qui nous pèsent sur le cœur… Les dire, c’est un moyen de les faire connaître, mais le temps efface parfois jusqu’au souvenir de bien des déclarations. En les couchant sur papier, on les rend moins éphémères, voire presque immortelles. Le Gore, c’est la vérité, le mensonge, le bien, le mal, l’amour, la haine, la féerie, la réalité… L’homme dans ses derniers retranchements, dans ses instincts cachés, décadents, tour à tour délicat ou cruel, insolent ou fragile. Le Gore, c’est le moyen de se transcender, de dire ce que personne n’ose dire.

Le lecteur, lui, y trouve souvent la réponse à ses propres tourments, à ses questions les plus folles, et quand il referme son livre, apaisé, il peut de nouveau affronter la vie.

Lettre de lecteur Exp. Alain Auguet Postfach 2124 CH-6002 Luzern

Lucerne, le 10 avril 1999

Mesdames, Messieurs, Da la rue Vercingétorix à l’avenue d’Italie en passant par le boulevard Saint-Marcel et la rue Garancière ! Oui, les ouvrages parus chez Fleuve Noir accompagnèrent mon enfance, mon adolescence et une partie de ma vie d’adulte. Je peux vous le prouver en vous remémorant les collections qui étaient les vôtres à l’époque héroïque où, dans un hall de gare comme dans la salle d’attente d’un coiffeur ou d’un toubib, on “risquait” à tout bout de champ de tomber sur un ou plusieurs de vos bouquins. Il y avait « Angoisse », où écrivaient entre autres Marc Agapit, Benoît Becker, Peter Randa et Kurt Steiner, « Anticipation » (Jimmy Guieu et Stefan Wul), « L’Aventurier », « Spécial-Police » (Frédéric Dard et Adam Saint-Moore) et « Western » (« Aventures et bagarres de Johny Sopper ». [Johny avec un seul “n” ce que je trouvais déjà assez bizarre, quoique ne connaissant alors pas l’anglais]). Et il y avait bien sûr aussi et surtout « Espionnage », celle qui, de toutes, me plaisait le plus. Là, je me souviens notamment de Jean-Pierre Conty (monsieur Suzuki), de Paul Kenny (Francis Coplan), de Serge Laforest (Paul Gaunce) et d’Adam Saint-Moore (Gunther). Je me rappelle également, bien qu’ayant oublié le nom de leurs héros, J.-B. Cayeux, M.G. Braun et Claude Rank. J’ajouterai que le dénommé M. Gourdon se chargeait, pour ces six collections, d’illustrer la couverture de tous vos livres… Établi en Suisse depuis 1968, je perdis, par la force des choses, un peu le contact avec le monde francophone. Néanmoins, lors de mes fréquents

passages en France, je jette parfois un coup d’œil dans les librairies et constate, ce faisant, que le bon vieux roman d’espionnage à la française bat de l’aile, pour ne pas dire qu’il n’existe plus. Que sont devenus les auteurs susmentionnés ? Évidemment, on admettra que, même s’ils vivent encore, ils préfèrent maintenant, au terme d’une carrière bien remplie, se reposer en plantant leurs choux. Mais tout semble indiquer qu’aucun jeune n’ait jamais songé à leur emboîter le pas, à prendre la relève. Pourquoi ? Parce que, comme vous le disiez si bien, les romans d’espionnage de ce genre n’existent plus, me répondrez-vous sans doute. Mais, si tel est le cas, à quoi en attribuer la disparition ? Aux concurrents anglophones (Tom Clancy, Frederick Forsyth, Robert Ludlum, etc.) ? À la fin de la Guerre froide ? Ou à la conjugaison de ces deux facteurs ? Je vous serais infiniment reconnaissant de me communiquer le numéro de téléphone de quelqu’un avec qui je puisse parler à bâtons rompus du passé de votre maison. D’avance, je vous en remercie et vous prie d’agréer. Mesdames, Messieurs, l’expression de ma parfaite considération.

François Rivière Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio (extraits) François Rivière est romancier, auteur de polars, scénariste de bandes dessinées. Critique littéraire à Libération, il est également producteur de documentaires pour la télévision, dont un portrait de Frédéric Dard. Rien d’étonnant, par conséquent, si, après une biographie d’Agatha Christie, il s’attaque aujourd’hui à la biographie de ce personnage fascinant qu’est Frédéric Dard. Dans les extraits présentés ici, François Rivière met en corrélation les événements de la vie privée et la production littéraire de l’écrivain au cours des années 1959 et 1960. Cauchemars La critique littéraire des années cinquante ne concède pas encore au genre policier le statut dont il jouit aujourd’hui, pour une raison souvent objective si, pour l’essentiel, on le compare au roman dit noble. Dans le cas de Frédéric Dard, auteur à présent d’une quinzaine de livres de facture atypique, à l’atmosphère troublante, à l’écriture limpide mais entêtante, quelques critiques attentifs mais aussi les lecteurs ont compris qu’ils avaient affaire à un véritable écrivain. Et même s’il opère sur un terrain résolument populaire, imposé par la marque dont il porte en quelque sorte le “maillot” – ce Fleuve Noir omniprésent dans les Maisons de la Presse naissantes et dans les kiosques de gare –, Dard se démarque aisément du nombre de plus en plus grand d’auteurs policiers français. L’adaptation de certains de ses livres au cinéma est sans doute pour une part dans l’intérêt qu’on lui porte, ce qui compense l’étonnant mutisme de la presse concernant le phénomène qu’il incarne déjà comme auteur à deux têtes

particulièrement prolifique. De son côté, le milieu des auteurs policiers hésite encore à lui rendre hommage, comme pour sanctionner sa solitude de coureur de fond. En vérité, Frédéric ne fait qu’amorcer un parcours qui le tiendra toujours à distance respectueuse du peloton de ses confrères. Ayant coupé les ponts avec son passé lyonnais et la fraternité un peu louche, faite de renvois d’ascenseur et de mesquineries plus ou moins déguisées, du milieu littéraire, il préfère passer pour snob plutôt que de frayer avec ses pairs. D’autant que ceux-ci ne sont pas toujours tendres à son égard, tel Léo Malet, l’auteur malheureux d’une série de « Nouveaux Mystères de Paris », qui supporte mal le succès de son jeune concurrent. Nulle rivalité, cependant, ne l’oppose aux Boileau-Narcejac, qui occupent avec lui le terrain du “suspense psychologique”, d’autant que Frédéric éprouve une vive sympathie pour Pierre Boileau, nourri comme lui de romans populaires et des exploits des Pieds Nickelés. L’évolution de San-Antonio – saga et personnage – témoigne des effets d’une réclusion volontaire. Le “for intérieur” de l’auteur ressemble de plus en plus à un camp retranché résonnant de prises de position, d’invectives et de tonitruants calembours émanant d’une personnalité résolument hors du commun. À ces éclats de voix répondent, en sourdine, mais de façon complémentaire pour ceux qui savent entendre, les gémissements d’un moi désespéré présent dans les romans noirs signés Frédéric Dard. Ceux-ci charrient le mal de vivre quotidien de leur auteur, de plus en plus empêtré dans l’univers glauque d’une petite ville des bords de Seine qu’il ne cite jamais dans ses fictions mais qui y tient une place prépondérante. Deux d’entre elles, parues en 1959, ont pour cadre le décor de ce désenchantement. Les Scélérats, d’abord, né d’une façon très particulière. En rentrant de Paris, un soir de printemps, Frédéric est assailli par la forte odeur provenant des champs de choux d’Aubergenville, une commune proche des Mureaux. Cette sensation triviale fait aussitôt surgir en lui un personnage : une pauvre gamine, élevée à la diable dans ces parages, et qui se met à parler dans sa tête. « Moi qui aime la nature, j’ai horreur des cultivateurs de par ici, parce que ce ne sont pas de vrais paysans ». L’invention du romancier, mise en émoi

par “l’odeur” de sa propre nostalgie des terres de Saint-Chef – la vraie campagne –, précipite bientôt la jeune créature dans une aventure angoissante et sensuelle. Engagée par un couple d’Américains déracinés, totalement déplacés dans le paysage de la banlieue parisienne, elle tombe amoureuse de son patron, malheureux en ménage. La suite de l’histoire confirme le pressentiment né avec l’odeur de choux et fait de ce roman terrifiant par sa banalité de fait-divers un chef-d’œuvre de hantise. La même année, dans le San-Antonio intitulé Prenez-en de la graine, l’auteur avertit ses lecteurs : « Je vais vous faire rire avec ce bouquin ». Curieusement, l’enquête qui mène le commissaire et Bérurier à Amsterdam sur la piste de trafiquants de Van Gogh n’a rien d’hilarant, elle serait même plutôt morose. L’atmosphère du récit est plus libidineuse que franchement paillarde et Frédéric semble en panne d’invention. Ses personnages lui pèsent et les choses ne s’améliorent guère dans On t’enverra du monde où Bérurier et son épouse, Berthe, « ont leur tronche des mauvais jours ». Le romancier n’est pas non plus à prendre avec des pincettes à cette époque. En privé, il affirme que San-Antonio l’insupporte et qu’il compte arrêter la série. Il a trop conscience de l’importance de cette partie de sa production pour ne pas mesurer l’énormité d’une telle décision. Informé de celle-ci par une indiscrétion, Armand de Caro réagit aussitôt. Il téléphone à Frédéric : — Venez me voir, lui dit-il d’une voix courtoise mais implacable. De l’entrevue, d’abord orageuse, naîtra le fameux “contrat” à propos duquel Odette Dard, qui n’aime guère voir son époux s’épuiser à la tâche, nourrit les plus amers soupçons. Car Frédéric ne peut plus échapper au destin que prédisent tous les signes concrets d’une réussite singulière. De Caro ne cesse de réimprimer les aventures de San-Antonio et en fait à présent le fer de lance de sa production. L’année 1960 s’annonce chargée. Aux cinq SanAntonio s’ajoutent deux Frédéric Dard – Les Mariolles et Puisque les oiseaux meurent –, ainsi qu’un certain nombre d’adaptations et de dialogues

de films. Robert Hossein met en scène Les Scélérats qu’il interprète lui-même aux côtés de Michèle Morgan et d’Olivier Hussenot. Par ailleurs, le producteur Alain Poiré, dont le fils Philippe est un lecteur inconditionnel de Frédéric Dard, achète, dès la sortie du livre, les droits des Mariolles – une histoire d’adolescents évoluant dans le cadre de Saint-Tropez – et en confie la réalisation à Gérard Oury. Il serait certainement naïf de s’étonner que les romans de Dard qui intéressent d’emblée les producteurs ne sont pas ceux témoignant au mieux de son art d’écrivain. C’est par exemple le cas de Puisque les oiseaux meurent, huis clos poignant élaboré autour de l’accident survenu à une jeune chanteuse à succès dont l’époux délaissé sombre peu à peu dans une sorte de folie. Cet homme écorché est, en effet, hanté par la certitude qu’un oiseau réfugié dans la chambre de l’accidentée est la réincarnation de son amant mort. Frédéric aborde le fantastique d’une façon encore plus originale que dans Coma, par le biais cette fois d’une exaspération du réel qu’il maîtrise par son style aigu, contrastant avec l’onirisme du propos. Sans lyrisme, avec au contraire une concision terrifiante et une profonde acuité des choses infimes de la vie, Frédéric se met dans la peau du personnage et livre une épure de fiction sur le thème de l’inconsolable chagrin. La question se pose alors : pourquoi le romancier, à présent connu et reconnu pour son habileté à ourdir d’inquiétantes intrigues dites policières mais qui, bien souvent, fonctionnent sans crime ni policier, n’aborderait-il pas une forme littéraire plus aboutie, plus ambitieuse ? La réponse, cruelle, n’est pas à chercher très loin : Le contrat ! Il ne lui est plus possible, matériellement, d’échapper à la double emprise du cinéma et de SanAntonio. Prisonnier de sa propre ambition, des commandes rassurantes – pour son train de vie – et des délais imposés par Armand de Caro, il n’a plus le choix. Ce qui ne l’empêche pas de rêver encore – peut-être pour faire plaisir à Odette – en déclarant : « Un jour, je prendrai un an… » Mais tout le monde, dans son entourage, sait qu’il n’en fera rien.

Le phénomène San-Antonio Une forme du roman noir au xxe siècle. Une publication du Centre de Sociologie des Faits littéraires. Extraits d’un séminaire organisé le 6 avril 1965 à la Faculté des Lettres de Bordeaux, sous la direction du Professeur Robert Escarpit et en présence de M. Frédéric Dard. Avant-propos Le Centre de Sociologie des Faits littéraires, qui fonctionne depuis 1959 à la faculté des Lettres et Sciences humaines de Bordeaux, s’est donné entre autres tâches celle d’étudier les conditions de la lecture dans les différentes couches de la société. C’est une étude sur les lectures des jeunes recrues qui, dès 1962, a attiré son attention sur l’importance des romans de San-Antonio. Des études ultérieures ont montré que la popularité de ces romans à tous les niveaux intellectuels, à tous les degrés d’éducation, dans toutes les catégories socio-professionnelles, constitue un phénomène unique dans le comportement littéraire des Français. Il est même apparu que cette manifestation incontestable de ce qu’on appelle la “sous-littérature” possède de nombreux lecteurs communs avec la littérature “noble”. […] M. Escarpit (sociologie de la littérature) — Il y a des pages qui portent la marque du véritable écrivain. Je dirai même qu’à l’heure actuelle je connais peu d’écrivains qui aient sur les mots la même autorité que M. Frédéric Dard. Et quelquefois, en lisant la littérature officielle, je pense à ce titre d’un de vos romans : C’est mort et ça ne sait pas ; je pense que, dans notre

littérature contemporaine officielle, beaucoup sont morts et ne le savent pas… Je crois qu’il faut se pencher sur le phénomène San-Antonio, sur le fait qu’on vous lit, que vous avez un immense public, et – vous le disiez très justement à la télévision, l’autre jour – que vous avez le même public que les grands noms de la littérature officielle. Il y a là un premier fait qui est intéressant. Et puis, il y a un autre fait : c’est que vous pratiquez une forme d’art (et je n’hésite pas sur ce mot d’“art”) intéressante, qui vaut la peine d’être étudiée. Or, il est certain que, jusqu’à présent, ce type d’études n’était pas prévu, explicitement du moins, dans nos programmes. Il faut faire une tentative pour nous en approcher et voir un peu ce qu’on peut dire à votre sujet. […] M. Paul Burguière (linguiste) — Alors, outre la couleur indéniable que donnent au texte les argotismes déjà éprouvés, il faut compter sur les dépaysements radicaux que provoquent les créations pures. Il est à noter qu’elles sont présentées en situation telle qu’un lecteur moyen peut inférer le sens d’après le contexte ; ayant compris, s’il en a le loisir, il peut réfléchir, et souvent il s’apercevra que la forme même du mot est en soi évocatrice en dehors de tout rapport à un vocabulaire existant. Elle est évocatrice grâce à des systèmes implicites qu’il serait trop long de démonter, des systèmes implicites de correspondances, de résonances, d’associations confuses. L’argot, ici, atteint un niveau où il ne se contente plus d’être un imagier : il est allusif et il confine à une sorte de magie surréaliste du verbe. […] M. Lefèvre (médiéviste) — Il y a dans tout cela un appel à l’imagination du lecteur, qu’on retrouve encore dans un autre élément qui n’est pas création d’images, mais participe au même mouvement : une prise de recul par rapport au texte. C’est l’appel au lecteur que fait le romancier : « Et vous, bande de pignoufs, qu’est-ce que vous en pensez ?… Oui, je sais bien : vous avez été épatés. Mettez-vous les pieds au chaud, dans une seconde vous serez prévenus… Je ne sais d’ailleurs pas si vous comprendrez très bien. » Ces invectives au lecteur mettent celui-ci en contact direct avec l’auteur. C’est un procédé extrêmement classique dans la littérature médiévale, c’est

le style jongleresque : il s’agit du conteur qui raconte une histoire et qui harangue l’auditoire, s’adresse directement à lui. […] M. Lassartesse (sociologue) — Au départ, San-Antonio est seul. Il mène ses enquêtes à peu près seul. Et puis il y a les autres policiers, ses collègues, qui apparaissent progressivement, qui se dessinent de plus en plus comme “personnages”, et l’un d’eux tend d’ailleurs à prendre peu à peu la place du héros : c’est Bérurier. On a vu, dans les premiers romans, un certain « Bouboule » qui avait déjà le physique de Bérurier : le personnage était en gestation. Dans les derniers romans, il y a aussi presque constamment Pinaud. Bref, San-Antonio est de moins en moins seul et de plus en plus entouré. […] M. Aguilar (sociologue) — Je crois que San-Antonio a su résoudre le problème de la communication, et il m’a semblé que c’était une motivation fondamentale : dès lors, on peut accorder à San-Antonio une certaine filiation littéraire que je ferais remonter à Rabelais. […] M. Haag (université de Tübingen) — Et voici un autre aspect de la langue “bérurienne”. Bérurier s’adresse aux habitants de Belcombez : « Il n’y a pas à regarder l’avenir dans les deux et pas à chercher à se jouer le beau vélo de Ravel ; il y a des mesures à prendre comme des rênes, je vais vous les énamourer les unes après les autres… ». Nous trouvons ici le trait essentiel du langage de Bérurier : 1o Il a de grosses difficultés à comprendre les noms étrangers, il les transforme en les francisant pour les rendre compréhensibles pour luimême. Les linguistes parlent d’une étymologisation “populaire” ; 2o Il essaie d’être spirituel et ne rate pas une occasion de faire de l’esprit… ou, du moins, ce qu’il croit être de l’esprit, et c’est pour l’auteur l’occasion de faire de mauvais calembours. Il sait très bien qu’ils sont mauvais, mais Frédéric Dard se dégage de toute responsabilité. […] M. Pomeau (professeur à la Sorbonne) — J’ai été pris par cette langue de San-Antonio sur laquelle on a dit ce qu’il fallait dire, et puis tout de même, à

un moment donné, j’ai eu “la puce à l’oreille” : je suis tombé sur une phrase, c’est le commissaire San-Antonio qui la prononce, je crois, qui est celle-ci : « Cela s’appelle l’Aurore, dit-il en ramassant le journal »… J’ai interrogé les “fans” de San-Antonio, et je me suis aperçu qu’on ne comprenait pas l’allusion de cette phrase… « Ce n’est pas Le Figaro, ce n’est pas L’Humanité, c’est L’Aurore… » Évidemment, tout le monde n’a pas lu Électre, ou tout le monde ne se rappelle pas ce mot de la fin d’Électre, qui fait dire à Louis Jouvet, dans le mendiant, alors que tout est grillé, carbonisé et que le jour se lève : « Cela porte un très beau nom : cela s’appelle l’aurore ». Il y a en San-Antonio quelqu’un qui “louche vers la littérature”, qui s’en amuse et s’amuse, d’ailleurs, à faire de la mauvaise littérature. Comme un quelconque Max du Veuzit, il lui arrive d’écrire : « Une petite lueur d’espoir commence à filtrer dans les ténèbres de mon âme… » Mais en ce cas il accroche une note d’admiration ironique pour ceux qui prendraient le poncif au sérieux. San-Antonio pratique deux sortes de réflexions : les unes “à l’étage”, les autres “au rez-de-chaussée”. “À l’étage”, dans le texte, c’est l’homme d’action, le moraliste qui énonce ses sentences. Au “rez-de-chaussée”, dans les notes, c’est l’écrivain qui fait des remarques sur son propre style. Généralement, quand il vient de lâcher une plaisanterie assez grosse, SanAntonio commente : « Ne vous en faites pas, on fera mieux la prochaine fois ». Ou quelque remarque de ce genre. […] M. Escarpit — San-Antonio, c’est tout à fait différent : San-Antonio n’est lié par rien, il n’y a pas d’orthodoxie dans San-Antonio, ni du point de vue existence ni du point de vue manière d’agir : à l’égard de la structure romanesque, il est entièrement libre. C’est une sorte de James Bond libéré de ses entraves. D’autre part, si Bérurier devient (et là, je suis de l’avis de Lefèvre) un personnage important, si l’on arrive à un univers “béruréen”, si nous passons de “l’univers san-antonien” à “l’univers béruréen”, c’est justement à cause de cela, parce que Bérurier nous ouvre les portes d’un monde qui est celui du monstrueux, peut-être, mais aussi le monde infini, immense, du burlesque.

M. Frédéric Dard — J’avais fabriqué une montre. Vous venez de la démonter en deux temps trois mouvements, et maintenant vous me demandez de dire l’heure ! J’ignore si j’ai fait œuvre littéraire. Pourquoi pas, après tout ? La littérature n’est-elle pas l’expression d’une pensée, les convulsions d’un langage ? Ce qui me préoccupe, ça n’est pas de savoir si la mienne est bonne ou non, mais seulement si elle est divertissante.

Lectures sérielles, lectures ludiques Juliette Raabe Les collections paralittéraires, et particulièrement les collections populaires, comme celles du Fleuve Noir, sont marquées par une publication périodique assortie d’une numérotation qui les apparente aux anciennes publications en feuilletons ou par fascicules et aux actuelles séries télévisées qui, si elles ne sont que rarement numérotées, sont toutefois fortement chronologisées par des heures et des jours de passage réguliers. Cette numérotation n’a pas comme seule finalité une facilitation de repérage. Il faut y voir une survivance de tous les récits inscrits dans la suite infinie des nombres, comme le sont les grands classiques du conte, des Mille et une Nuits aux… 120 Journées de Sodome en passant par Le Décaméron de Boccace ou L’Heptaméron de Marguerite de Navarre pour ne citer que les plus connus. On peut s’interroger sur la fonction de cette numérotation qui entraîne la combinatoire répétition/innovation caractérisant le conte oral, comme l’ensemble de la fiction dite populaire. Numérotation profondément rassurante puisqu’elle garantit, fût-ce de façon illusoire, l’existence d’un épisode suivant, donc, d’une certaine manière, l’éternité. D’autres pratiques culturelles connaissent le même système dichotomique – comme le jeu – entre répétition (règles fixes) et variations (diversité des parties). Ce type de système génère des pratiques régulières, une habitude – de jeu, de lecture ou de visionnement – sur lesquelles repose la régularité des tirages des collections numérotées, comme la stabilité de l’audience des séries télévisées… Lecteurs comme téléspectateurs ou joueurs de jeux de compétition ou de simulation, n’ont pas, en effet, pour habitude de sauter d’une série ou d’un jeu à un autre.

Le désir de découverte, la recherche de savoir, s’ils peuvent être présents, ne sont que des corollaires non obligés de la finalité première qui est la distraction, par l’intermédiaire d’un exercice mental d’ordre ludique. La maîtrise des règles de lecture d’une série implique un entraînement qui peut exiger des mois, voire des années. La fidélité ne s’épuise pas dans cette maîtrise qui amène avec elle un plaisir nouveau, celui de la projection dans le récit à venir grâce à l’appropriation de son modèle narratif et de ses stéréotypes. Lorsque l’on veut analyser ces pratiques, il faut donc se départir de l’approche “informative” présidant à l’évaluation d’autres produits et pratiques culturels, et s’en tenir à l’“évasion”, c’est-à-dire à la recherche de cette sorte de plaisir qui vient de la satisfaction fantasmatique des pulsions et des désirs refoulés dans la réalité de l’existence. Recherche non moins vitale que celle qui préside à la recherche de savoir. Il ne sert donc à rien de vouloir juger les séries à l’aune du réalisme – même si le réalisme peut être présent dans telle ou telle série –, car le rôle qu’il assume ici est bien plutôt celui d’un outil ouvrant le passage vers l’univers parallèle de la fiction. Il n’y a donc rien de choquant, ni, à vrai dire, de nouveau, dans le fait qu’un public nombreux, souvent juvénile, s’attache aux séries télévisées et aux jeux vidéo et, paradoxalement, y trouve une nécessaire sécurité. Rien de surprenant ni de choquant non plus dans le fait que ce public aborde aujourd’hui plus volontiers la lecture par les livres ou plutôt les séries de livres qui en sont la transposition littéraire, ce qui n’altère en rien ni leur valeur psychologique ni leur légitimité.