Figures littéraires grecques en France et en Italie aux XIVe et XVe siècles French; Italian 9782503582238, 2503582230

Aux XIVe et XVe siècles, la Grèce suscite en Italie et en France un engouement nouveau, dans une tension entre admiratio

340 119 4MB

French Pages 326 [360]

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Figures littéraires grecques en France et en Italie aux XIVe et XVe siècles French; Italian
 9782503582238, 2503582230

Citation preview

Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles

Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité Collection dirigée par Catherine Gaullier-Bougassas

Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles

Sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas

F

Cet ouvrage s’inscrit dans le programme de recherche que Catherine Gaullier-Bougassas mène dans le cadre de l’Institut universitaire de France et de l’ISITE-ULNE sur la réception de l’Antiquité au Moyen Âge. © 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2020/0095/113 ISBN 978-2-503-58223-8 DOI 10.1484/M.RRA-EB.5.119964 Printed in the EU on acid-free paper.

Catherine Gaullier-Bougassas

Un engouement pour la Grèce ancienne en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons

Aux xive et xve siècles, la Grèce suscite en Italie et en France un engouement nouveau, dans une tension entre admiration et méfiance face à l’altérité mal connue et mal perçue tant de son univers ancien que de son devenir byzantin. Alors que l’histoire romaine apparaît beaucoup plus proche, d’emblée inscrite dans un rapport de continuité temporelle et de contiguïté géographique avec la culture médiévale, et qu’elle impose sa présence massive dans les textes, la perception de la distance grecque est créée ou renforcée par l’obstacle linguistique et les conflits religieux et politiques, ainsi que par le mythe d’origine troyen que s’est forgé l’Occident médiéval. Mais à partir du xive siècle et progressivement, les grandes figures de la Grèce ancienne, mythiques et historiques, voient leur importance, leur nombre et leur rôle s’accroître dans les textes écrits en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons. Certes, en dépit de la perte progressive de la maîtrise du grec (si l’on excepte quelques enclaves, particulièrement en Italie du Sud) et des textes grecs eux-mêmes durant le Moyen Âge en Europe occidentale, toute connaissance de la culture grecque n’avait pas disparu, médiatisée qu’elle était par de nombreux textes latins de l’Antiquité, ainsi que par des traductions latines et arabo-latines médiévales pour ce qui touche à la philosophie et aux sciences grecques. Notre propos n’est pas ici d’étudier la transmission de la pensée philosophique et scientifique grecques dans les textes latins savants1, ni l’histoire du renouveau de l’enseignement du grec et de la découverte



1 Voir notamment les ouvrages et les bibliographies de A. de Libera, La philosophie médiévale, Paris, 1989 ; Penser au Moyen Âge, Paris, 1991 ; J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance, 2 t., Leyde, 1990 ; Marsile Ficin. Les platonismes à la Renaissance, éd. P. Magnard, Paris, 2001 ; C. König-Pralong, Avènement de l’aristotélisme en terre chrétienne. L’essence et la matière : entre Thomas d’Aquin et Guillaume d’Ockham, Paris, 2005 ; Les Grecs, les Arabes et nous – Enquête sur l’islamophobie savante, éd. R. RosierCatach, P. Buttgen, A. de Libera et M. Rashed, Paris, 2009. Catherine Gaullier-Bougassas   Université de Lille-ALITHILA  Institut universitaire de France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 5-22 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118935

6

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

des textes grecs2. En prenant appui sur un corpus de textes écrits à la fois en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons, en latin, en français et en italien, nous souhaitons nous pencher sur la réception de personnages historiques et / ou mythiques de la Grèce ancienne dans des textes littéraires au sens large du terme, c’est-à-dire en englobant les récits et compilations historiques ou pseudo-historiques. Là encore, toutes les figures de la Grèce ancienne n’étaient pas elles non plus ignorées aux xiie et xiiie siècles, bien loin de là, tant dans les écrits en latin que dans la littérature naissante en langue vernaculaire. Ce que l’on appelle la Renaissance du xiie siècle est justement caractérisé, entre autres, par un intérêt renouvelé pour l’Antiquité et un nouveau désir d’étudier, de commenter et de réécrire les textes antiques alors disponibles3. Trois domaines majeurs s’imposent ici comme les pans principaux de l’héritage antique que l’on s’approprie. Rappelons-les brièvement. Le premier a trait à la destinée d’Alexandre le Grand. Au xe siècle, Léon, archiprêtre de Naples, profite du mécénat des ducs de Campanie pour se rendre en ambassade à Constantinople et rapporter un manuscrit du Roman d’Alexandre grec du PseudoCallisthène, dont il procure, après Julius Valère au ve siècle, une traduction latine qui va connaître une postérité extraordinaire. Son récit est rapidement prolongé et enrichi par trois remaniements, connus sous le nom d’Historia de preliis J1, J2 et J3. Ces récits vont avoir une diffusion considérable dans toute l’Europe occidentale, et susciter l’écriture d’un nombre prodigieux d’écrits en latin et dans les différentes littératures vernaculaires européennes. Parallèlement, dès le xiie siècle, s’exercent les influences des Histoires de Quinte-Curce – Gautier de Châtillon s’en inspire pour écrire son Alexandreis – et celle du Sirr-al-’asrâr [Secret des secrets] traduit par Jean de Séville puis Philippe de Tripoli. Le portrait d’Alexandre ne cesse ainsi d’être refaçonné et instrumentalisé4. Sans être reliée fermement à l’histoire des Macédoniens, du moins avant le xive siècle, l’histoire mythique de la guerre de Troie forme le second pan majeur de la réception de la Grèce ancienne, alors que ne cesse de s’amplifier la légende des ancêtres troyens des peuples de l’Europe. À la croyance en l’origine troyenne des Romains par le biais d’Énée, que trace Virgile dans l’Énéide, s’adjoint celle en l’origine troyenne des peuples francs. Les textes d’Homère n’étant pas alors connus, ce sont des récits latins de l’Antiquité







2 Les études sont là aussi nombreuses et nous n’en citerons que quelques unes : R. R. Bolgar, The Classical Heritage and its Beneficiaries, Cambridge, 1958 ; W. Berschin, Griechisch-lateinisches Mittelalter von Hieronymus zu Nikolaus von Kues, Berne et Munich, 1980 ; N. Wilson, From Byzantium to Italy : Greek Studies in the Italian Renaissance, Londres, 1992 ; et sur la langue, P. Botley, Learning Greek in Western Europe, 1396-1529 : Grammars, Lexica and Classroom Texts, Philadelphie (Pa), 2010 ; P. Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale, Aix-en-Provence, 2008 ; J.-C. Saladin, La bataille du grec à la Renaissance, Paris, 2000. 3 Sur la Renaissance du xiie siècle, C. H. Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge, 1927 ; R. Paré, A. Brunet et G. Tremblay, La Renaissance du xiie siècle, Paris et Ottawa, 1933 ; J. Verger, La Renaissance du xiie siècle, Paris, 1996 ; La Renaissance ? Des Renaissances ? (viiie-xvie siècles), éd. M.-S. Masse et M. Paoli, Paris, 2010. 4 Sur toutes ces traditions textuelles, voir notre La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2014, 4 t.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

tardive sur la guerre de Troie, ceux de Darès et Dictys, qui sont adaptés et traduits. Ils engendrent de nouveaux textes latins, comme le poème de Simon « Chèvre d’Or » vers 1155, l’Historia troyana Daretis Frigii, puis l’Iliade du clerc anglais Joseph d’Exeter vers 1180, et au xiiie siècle l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne en 1287. Benoît de Sainte-Maure s’inspire aussi d’eux dans son Roman de Troie, tandis que des auteurs anonymes adaptent un peu avant lui et en langue française l’Énéide de Virgile et la Thébaïde de Stace5. Or, pendant longtemps, l’exaltation des ancêtres troyens et du modèle de civilisation que les auteurs projettent sur leur description de la ville de Troie alimente une critique déjà présente à l’encontre des Grecs : les auteurs prennent le parti des Troyens et dressent un portrait négatif des héros grecs, particulièrement d’Achille, auquel sont imputés la culpabilité et l’opprobre d’un assassinat d’Hector par traîtrise, de dos. Ces réélaborations littéraires peuvent peut-être s’interpréter au regard de l’actualité des croisades au xiie siècle et des conflits avec l’empire byzantin, de la rivalité et de la jalousie qui conduisent à la quatrième Croisade, aux massacres et aux pillages perpétrés par les Occidentaux. Les chroniques de la quatrième Croisade véhiculent ainsi une image négative des Grecs, ainsi que cet imaginaire généalogique en vertu duquel les Croisés affirment que la ville de Constantinople leur appartient, car elle se confond pour eux avec Troie : ils viendraient alors légitimement venger des Grecs leurs ancêtres troyens et reprendre possession de leur héritage6. Cet imaginaire de l’origine troyenne se superpose et / ou s’amalgame à une vision de la translatio imperii bien plus ancienne et d’inspiration chrétienne, fondée sur les visions de Daniel dans le livre de Daniel : elle présente la succession des empires depuis l’empire babylonien jusqu’à l’empire romain, sous l’existence duquel se produit l’avènement du christianisme7. Troie n’y a d’abord pas de place, et la Grèce

5 A. Bossuat, « Les origines troyennes : leur rôle dans la littérature historique au xve siècle », Annales de Normandie, 2 (1958), p. 187-197 ; M. R. Scherer, The Legends of Troy in Art and Literature, New York et Londres, 1964 ; C. Beaune, « L’utilisation politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du Moyen Âge », dans Lectures médiévales de Virgile, Rome, 1985, p. 331-355 ; C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1993 ; C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage : poétique de la ville dans le roman antique, Paris, 1994 ; M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge. Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle et Tübingen, 1999 ; E. Baumgartner, De l’histoire de Troie au livre du Graal, Orléans, 2000 ; J. Poucet, « L’origine troyenne des peuples d’Occident au Moyen Âge et à la Renaissance. Un exemple de parenté imaginaire et d’idéologie politique », Les Études Classiques, 72 (2004), p. 75-107 ; F. Mora-Lebrun, ‘Metre en romanz’. Les romans d’Antiquité du xiie siècle et leur postérité (xiiie-xive siècles), Paris, 2008. 6 On se reportera particulièrement à la chronique de Robert de Clari, La conquête de Constantinople, éd. et trad. J. Dufournet, Paris, 2004. 7 É. Gilson, Les idées et les lettres, Paris, 1932 ; W. Goez, Translatio Imperii. Ein Beitrag zur Geschichte des Geschichtsdenkens und der politischen Theorien im Mittelalter und in der frühen Neuzeit, Tübingen, 1958 ; A. G. Jongkees, « Translatio studii : les avatars d’un thème médiéval », dans Miscellanea Mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermeyer, Groningen, 1967, p. 41-51 ; É. Jeauneau, Translatio studii. The Transmission of Learning, A Gilsonian Theme, Toronto, 1995 ; E. Fenzi, « Translatio studii e imperialismo culturale », dans La fractura historiográfica : Las investigaciones de edad media y renacimiento desde el tercer milenio, éd. J. San José Lera, Salamanque, 2008, p. 19-121 et Idem, « Translatio studiorum et renaissances », dans La Renaissance ? Des Renaissances ? (viiie-xvie siècles), éd. M.-S. Masse et M. Paoli, Paris, 2010, p. 55-84.



7

8

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

n’intervient que dans les récits consacrés à l’empire perse, en tant que son adversaire dans les guerres Médiques, même si la liste de ses premiers rois est attestée chez Eusèbe de Césarée et souvent reprise, dans sa brièveté. Dans la littérature en langue française qui précède les premiers volgarizzamenti italiens, les romans dits d’Antiquité du xiie siècle dessinent déjà le transfert de la civilisation troyenne à Rome, avec le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et le Roman d’Enéas, puis de Rome jusqu’à la (Grande-) Bretagne arthurienne dans le Roman de Brut de Wace, avant que certains copistes ne rassemblent ces récits dans des manuscrits recueils pour mieux souligner cette vision de l’histoire. Mais, au xiie siècle, l’une des plus anciennes – sinon la plus ancienne – attestations explicites en langue vernaculaire de la translatio imperii et aussi studii identifie l’origine du processus non pas à Troie mais à la Grèce : c’est celle du célèbre prologue de Chrétien de Troyes dans son Cligès8. Le prologue et la mention de la Grèce comme point de départ de la translatio d’Est en Ouest entrent en résonance avec toute l’intrigue de ce roman, construite autour de héros grecs fictifs, les empereurs de Constantinople Alexandre et Cligès, qui, vivant à l’époque d’Arthur, se seraient soumis et alliés à la puissance bretonne : le roman célèbre ainsi une union rêvée entre la Bretagne d’Arthur et la Grèce de l’empire byzantin. La Grèce antique est reconnue comme l’origine de la clergie et de la chevalerie, qui se seraient ensuite déplacées vers l’Ouest et y auraient fructifié. L’assimilation de l’héritage grec aurait conduit à sa transformation et à un perfectionnement à l’Ouest, tandis que dans le même temps la civilisation grecque ancienne serait morte en Grèce. Ainsi les empereurs byzantins du roman, pour espérer renaître du déclin de leur propre culture en Grèce, n’ont qu’à entamer un voyage en Occident, séjourner auprès d’Arthur et s’initier aux valeurs politiques et courtoises que le roi breton incarne9. Ce dénigrement de la Grèce « moderne » peut évoquer le propos de Cicéron dans ses Tusculanes et aussi celui, plus tardif, de Pétrarque au xive siècle. Tout se passe ainsi comme si l’appropriation de la culture grecque ne pouvait pas se faire sans être associée à la condamnation des Grecs « modernes », les Européens de l’Ouest se revendiquant comme les seuls héritiers de la Grèce ancienne, et dépossédant les Grecs « modernes » de ce statut. Dans son ouverture si intéressante de Cligès, Chrétien de Troyes affirme aussi qu’il aurait traduit plusieurs écrits d’Ovide, l’Art d’aimer et des récits tirés des Métamorphoses. Seul a été transmis celui sur Philomène, mais uniquement dans l’Ovide moralisé, si l’on accepte toujours de considérer que « Crestiien li Gois », mentionné comme son auteur par l’anonyme du xive siècle, désigne bien Chrétien de Troyes. Les œuvres d’Ovide sont l’objet d’une intense réception en Europe occidentale à partir du xiie siècle, jadis appelé aetas ovidiana10, et elles constituent une source

8 Voir l’édition d’A. Micha, Paris, 1957. 9 Pour une étude de ce prologue et de ses liens avec l’intrigue, voir mes analyses dans La tentation de l’Orient dans le roman médiéval. Sur l’imaginaire médiéval de l’Autre, Paris, 2003, p. 70-84. 10 La réception d’Ovide a suscité de nombreuses recherches parmi lesquelles nous citerons Lectures et usages d’Ovide, éd. É. Baumgartner, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2 (2002) ; Ovidius redivivus, Von Ovid zu Dante, éd. M. Picone et B. Zimmermann, Stuttgart, 1994 ; Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, éd. M. Szkilnik, L. Harf-Lancner et L. Mathey-Maille, Paris, 2009 ;

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

majeure de connaissance sur les légendes de la Grèce antique, particulièrement les Métamorphoses, qui proposent une histoire du monde depuis la Création jusqu’au temps de l’empereur romain Auguste, et les Héroïdes. Étudiées dans les écoles, glosées dans des commentaires, elles permettent une exploitation renouvelée des mythes antiques dans des champs d’écriture divers, avec des interprétations variées, et parmi elles les lectures chrétiennes qui se multiplient à partir du xiie siècle11. Ce que nous appelons la mythologie grecque antique est ainsi connue à travers le philtre d’auteurs latins, Ovide, mais aussi Servius et Fulgence, qui nourrissent l’écriture en latin des trois Mythographes du Vatican12. Les adaptations en langue française puis italienne des œuvres d’Ovide restent néanmoins peu nombreuses aux xiie et xiiie siècles. En français nous ne conservons pour le xiie siècle que deux brefs récits, Pyrame et Thisbé et le Lai de Narcisse. Il faut attendre le xive siècle pour que soient composées des traductions en français et en italien des Métamorphoses d’Ovide – l’Ovide moralisé français anonyme, la traduction italienne de Arrigo Simintendi et Ovidio Metamorphoseos vulgare de Giovanni Bonsignori13 – et des Héroïdes – les Epistres des dames de Grece et le volgarizzamento de Filippo Ceffi14. Dans le même temps et toujours à partir du xive siècle se multiplient les œuvres en latin, en français et en italien qui évoquent à des titres divers le passé de la Grèce ancienne. Les héros et les héroïnes de la Grèce ancienne entrent dans des univers scripturaires nombreux qui manifestent des exploitations littéraires et esthétiques, mais aussi politiques, religieuses et éthiques très diverses. Ces appropriations ne cessent de s’élargir à des formes d’écriture nouvelles jusqu’à la fin du xve siècle, entre réinterprétation, instrumentalisation, recréation poétique ou fidélité aux textes redécouverts. Ces nouveaux « usages » de figures grecques entrent en effet en résonance avec la redécouverte progressive de textes grecs et leurs traductions d’abord latines,

11 12 13

14

Ovid in the Middle Ages, J. G. Clark, F. T. Coulson et K. L. McKinley, Cambridge, 2011 ; Les translations d’Ovide au Moyen Âge, éd. A. Faems, V. Minet-Mahy et C. van Coolput-Storms, Louvain, 2011. Il convient de leur ajouter les études de M. Possamaï-Perez sur l’Ovide moralisé et particulièrement L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, 2006 et Nouvelles études sur l’Ovide moralisé, Paris, 2009, et l’ouvrage de B. Guthmüller, Ovidio Metamorphoseos Vulgare. Forme e funzioni della trasposizione in volgare della poesia classica nel Rinascimento italiano, Fiesole, 2008. On se reportera à ce sujet à É. Jeauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Conches », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 24 (1957), p. 35-100, et à P. Dronke, Fabula. Explorations into the Uses of Myth in Medieval Platonism, Leyde, 1974. Mythographe du Vatican I, éd. N. Zorzetti et trad. J. Berlioz, Paris, 1995 ; Mythographe du Vatican II, trad. P. Dain, Paris, 2001 ; Mythographe du Vatican III, trad. P. Dain, Besançon, 2005. Ovide moralisé, éd. C. de Boer, t. 1 (livres I-III), t. 2 (livres IV-VI), t. 3 (livres VII-IX), t. 4 (livres X-XIII), t. 5 (livres XIV-XV), Amsterdam, 1915-1938 ; Ovide moralisé, livre I, éd. C. Baker, M. Besseyre, M. Cavagna, S. Cerrito, O. Collet, M. Gaggero, Y. Greub, J.-B. Guillaumin, M. Possamaï-Perez, V. Rouchon-Mouilleron, I. Salvo, T. Städtler et R. Trachsler, Paris, 2018, 2 t. ; Primi V libri (puis Cinque altri libri) delle Metamorfosi d’Ovidio volgarizzate per ser Arrigo Simintendi da Prato, dir. C. Basi et C. Guasti, Prato, 1846, 1848, 1850 ; Ovidio Metamorphoseos vulgare de Giovanni Bonsignori, éd. E. Ardissino, Bologne, 2001. Les Epistres des dames de Grece. Une version médiévale en prose française des Héroïdes d’Ovide, éd. L. Barbieri, Paris, 2017 ; Heroides. Volgarizzamento fiorentino trecentesco di Filippo Ceffi, éd. M. Zaggia, 3 t., Pise, 2009-2014.

9

10

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

qu’elles soient indirectes ou directes. Ils ont partie liée avec les conceptions et les pratiques de la traduction et avec leur évolution liée à l’humanisme et au renouveau de l’enseignement de la langue grecque. Ce dernier, on le sait, date en Italie du début du xve siècle, alors que pour la France il faut quasiment attendre la toute fin du xve siècle, si bien que ce décalage induit des différences dans l’évocation et l’appropriation des figures de la Grèce ancienne. Avant l’essor des traductions latines italiennes des textes grecs, le rôle d’impulsion de Pétrarque est décisif pour la réappropriation progressive de la culture grecque et pour l’affirmation d’une nouvelle conception de la translatio studii, dissociée de la translatio imperii et de la pensée chrétienne qui sous-tend cette dernière. C’est par le biais de Pétrarque puis de Boccace que tout un ensemble de mythes grecs connaissent une très large diffusion et fécondent de nombreux écrits italiens et français. Pour la littérature en français, ce sont déjà les traductions et adaptations de leurs œuvres – Des cas des nobles hommes et femmes de Laurent de Premierfait, l’anonyme Des cleres et nobles femmes, le Roman de Troyle, le Roman de Theseo, le Roman d’Arcita et Palamon d’Anne de Graville, les Triomphes de Simon Bourgouin15 –, parallèlement à l’inspiration poétique qu’éveillent l’Ovide latin et l’Ovide français de l’Ovide moralisé, parallèlement aussi à la fécondité toujours renouvelée des histoires de Troie et d’Alexandre, qui suscitent encore l’écriture d’œuvres nouvelles. Alors qu’en Italie des œuvres poétiques entièrement consacrées à la destinée d’un héros grec voient le jour à partir de Boccace, il faut attendre la seconde moitié du xve siècle pour qu’en langue française Raoul Lefèvre compose, dans les Pays-Bas bourguignons, des biographies chevaleresques de deux grandes figures grecques, Jason et Hercule. Dans les chroniques, les histoires universelles et autres compilations historiques qui s’écrivent en français depuis le xiiie siècle avec l’Histoire ancienne jusqu’à César et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, la part des héros mythiques de la Grèce ancienne ne cesse néanmoins de croître. Vincent de Beauvais lui accorde lui aussi une importance nouvelle et l’on connaît la grande diffusion dont a joui son Speculum historiale. Dans ce corpus aux multiples facettes et les évolutions du contexte historique et culturel dans lequel il s’inscrit, les nouvelles actualisations des figures grecques – divinités, héros, héroïnes, auteurs – reflètent des évolutions diverses de la pensée de la translatio studii et imperii. Pensons à l’exaltation renforcée de Paris et de son université comme « nouvelle Athènes », puis également et surtout à celle de Florence, elle aussi « nouvelle Athènes », à la création de l’académie platonicienne à Florence par Marsile Ficin, ou bien encore, dans un registre autre, à l’autocélébration du duc de Bourgogne comme « grand duc du Ponant », sauveur de la Grèce, et à l’invention d’une filiation directe entre la Grèce ancienne et la Bourgogne. À partir du xive siècle aussi, parallèlement à la multiplication des contacts, des voyages et des missions, 15 Laurent de Premierfait’s De cas de nobles hommes et femmes, Book I, éd. M. Gathercole, Chapel Hill, 1968 ; Des cleres et nobles femmes, éd. J. Baroin et J. Haffen Paris, 1993-1995 ; Roman de Troyle, éd. G. Bianciotto, 2 t., Rouen, 1994 ; Roman de Theseo, éd. G. Bianciotto, Turnhout, 2017 ; Roman d’Arcita et Palamon d’Anne de Graville : Anne de Graville, Beau romant des deux amans Palamon et Arcita et de la belle et saige Emilia, éd. Y. Le Hir, Paris, 1965 ; Les Triomphes, traduction française de Simon Bourgouin, éd. G. Parussa et E. Suomela-Härmä, Genève, Droz, 2012.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

à la création d’un enseignement du grec, à la redécouverte de textes grecs et au début d’une diaspora grecque en Italie, des tentatives de rapprochement, religieux et politique, voient le jour avec la Grèce byzantine orthodoxe face à la montée de l’empire ottoman et conduisent au concile de Florence. Le corpus regroupe ainsi des écritures de l’histoire, des traductions / adaptations de textes latins et grecs, des ouvrages didactiques, des biographies romanesques et des poésies, ainsi que les illustrations de certaines œuvres. Si des études sur ce que représentent la Grèce antique et les Grecs anciens aux xive et xve siècles ont déjà été menées au sujet de Dante et de Pétrarque, elles sont extrêmement peu nombreuses pour les textes en français et aussi pour les autres œuvres du corpus italien16. Bien entendu des recherches ont porté sur la réception de la mythologie antique et également sur les traductions de différents textes grecs, mais elles ne sont généralement pas orientées vers la question de l’appropriation de la Grèce antique en tant que telle. Par figures de la Grèce ancienne, nous entendons ici celles des origines jusqu’au ive siècle avant J.-C., c’est-à-dire avant la montée en puissance de la Macédoine et les règnes de Philippe et d’Alexandre. L’enquête porte à la fois sur des personnages mythiques, qu’ils soient présentés comme fabuleux et /ou très souvent intégrés à une vision de l’Histoire, et sur des personnages historiques, que choisissent d’exploiter des auteurs des xive et xve siècles qui écrivent en latin, en français et en italien.

Des images nouvelles de la Grèce ancienne : la question de l’héritage À partir du xive siècle, des œuvres didactiques et historiques de plus en plus nombreuses accordent une importance croissante à la Grèce ancienne et témoignent d’appropriations nouvelles qui l’envisagent comme un temps à part entière de l’histoire des peuples européens, sous des formes qui se diversifient : ce sont les histoires universelles, tant en latin que dans les langues vernaculaires ; les traductions et adaptations d’œuvres antiques qui font la part belle à la culture et à l’histoire grecques – pensons aux Métamorphoses et aux Héroïdes d’Ovide, aux Faits et dits mémorables de Valère Maxime, ou bien encore à la Cité de Dieu d’Augustin – ; les recueils de vies d’hommes et de femmes illustres – depuis le De viris illustribus et les Triumphi de Pétrarque –, qui, à travers l’écriture de sommes ou la mise en scène de défilés de personnages, proposent de vastes répertoires et des vues d’ensemble des grands héros et / héroïnes de la Grèce ancienne. La première section de l’ouvrage réunit ainsi des analyses sur des œuvres qui interrogent la représentation de la Grèce ancienne dans son ensemble, comme entité historique ou considérée comme telle – aux contours certes encore flous –,

16 Voir particulièrement Petrarca e il mondo greco, éd. M. Feo et A. Rollo, Florence, 2007 ; Dante and the Greeks, éd. J. Ziolkowski, Washington, 2014 ; H. Lamers, Greece Reinvented. Transformations of Byzantine Hellenism in Renaissance Italy, Leyde, 2015 ; La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, éd. J. Leclant et M. Zink, Paris, 2005.

11

12

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

souvent représentée par une succession de personnages. La question posée, implicitement ou explicitement, est celle de son appréhension comme un héritage que l’on revendique et que l’on intègre à sa propre histoire en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons, ou, en contrepoint, que l’on met à distance dans le cas particulier de la Chronique de Morée. Cette histoire est celle d’un ou de plusieurs peuples européens, celle d’une entité politique qui constitue l’espace d’écriture de l’auteur et parfois aussi l’histoire personnelle que l’auteur s’attribue. Bien qu’il n’ait pas appris le grec et que sa culture grecque puise essentiellement à des œuvres latines, Pétrarque a joué un rôle majeur pour une nouvelle appropriation de la culture grecque en Europe occidentale. L’article d’Enrico Fenzi17 en analyse les nombreuses et très profondes implications. Il démontre comment la question de la transmission des œuvres, des idées et des savoirs, ainsi que celle de sa compréhension de l’histoire fondée sur la translatio studii se lient indissolublement à son expérience personnelle et à la vision qu’il dessine de son propre parcours poétique et de ses modèles grecs. Non seulement ses œuvres sont nombreuses à rassembler un savoir sur la Grèce ancienne et ses grandes figures – Rerum memorandarum libri, Triumphi, Bucolicum carmen, Africa… –, mais loin de contenir une seule somme encyclopédique, elles innovent par l’importance qu’il accorde à l’argumentation de ses choix, notamment celui de Platon, et à ses interprétations personnelles : elles établissent alors un lien personnel entre lui, Pétrarque, et les Grecs, particulièrement Homère, puisqu’il affirme combien il se sent investi de la mission de nouer un lien étroit avec la Grèce ancienne en renouvelant la première grande translatio, celle de la culture grecque dans la Rome antique, par un second transfert de la culture gréco-romaine dans l’Italie du xive siècle. La vision qu’il a de sa destinée d’auteur et de ses liens avec les auteurs grecs se lit particulièrement dans le Bucolicum carmen, puis le dernier livre de l’Africa, à travers le récit de son voyage d’initiation poétique, puis le songe du poète Ennius qui voit Homère lui indiquer un jeune poète, qui n’est autre que Pétrarque lui-même, pour lui annoncer le succès de ses œuvres. Le De casibus virorum illustrium de Boccace présente un défilé d’hommes illustres de la Grèce antique dans ses livres III et IV, V. S’inspirant du genre littéraire du De viris illustribus, déjà renouvelé par Pétrarque, Boccace trace à son tour un parcours chronologique de l’Antiquité jusqu’aux temps présents, mais en l’infléchissant selon une orientation particulière. Jean-Yves Tilliette18 montre ainsi comment il renouvelle l’image de la translatio, translatio imperii plutôt que studii, en combinant la succession chronologique au choix d’une thématique, la chute, et à une distribution éthique des personnages selon leur faute. Leur sélection est là pour nourrir une vision de l’histoire très pessimiste. Les figures illustres de la Grèce témoignent de la même leçon morale sur la puissance de Fortune que les autres personnages, mais Boccace projette en outre sur elles un enseignement politique qui s’explique sans doute par le contexte politique de l’Italie médiévale, le triomphe des républiques oligarchiques et

17 Enrico Fenzi, « Petrarca, il mondo greco, la storia », infra, p. 25-54. 18 Jean-Yves Tilliette, « Alcibiade et les autres : les grands hommes de la Grèce antique selon le De casibus virorum illustrium de Boccace », infra, p. 55-63.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

des seigneuries. L’exemple d’Alcibiade l’atteste particulièrement et, dans le portrait élogieux d’un homme d’action victime de la tyrannie et exilé, mais aussi apte à surmonter les revers de Fortune, on peut lire la reconnaissance par Boccace d’un « modèle fraternel », tandis que la présence in absentia d’Alexandre le Grand dans le livre suivant, à travers ses victimes, conforte une condamnation de la tyrannie. La question de l’appropriation ou inversement d’une mise à distance de l’héritage de la Grèce ancienne en fonction du contexte historique et culturel des auteurs nourrit aussi les trois articles suivants. Les deux premiers portent sur la cour de Bourgogne du xve siècle. Les ducs de Bourgogne se rêvent en héritiers de la Grèce ancienne et en sauveurs de la Grèce moderne, et ils instrumentalisent à des fins politiques l’histoire de plusieurs figures mythiques et historiques grecques. L’article de Jean Devaux19 établit avec quelle habileté politique ils ont réactivé les deux mythes de Jason et d’Hercule pour légitimer leur pouvoir et leurs ambitions. Des formes artistiques multiples ont ainsi été exploitées pour célébrer et « burgondiser » les deux héros : peintures murales, tapisseries, biographies romanesques, poèmes sur la Toison d’or, enluminures des manuscrits, spectacles théâtraux, fêtes de cour, notamment pour la création de l’ordre de la Toison d’or, institué à Bruges en 1430, le Banquet du Faisan en 1454 ou les fêtes de Bruges de 1468 pour le mariage de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York, exaltée comme la nouvelle Hélène. En s’attachant à la mise en prose de l’Ovide moralisé qui fut réalisée pour la cour de Bourgogne, Stefania Cerrito20 montre que la célébration de la Grèce ancienne s’y élargit à bien d’autres figures encore. L’Ovide moralisé en vers, comme déjà les Métamorphoses d’Ovide dont il est une traduction glosée selon les modèles de l’exégèse chrétienne, offre en effet une galerie impressionnante de figures grecques depuis la Création jusqu’au temps de l’empereur romain Auguste. Si son auteur exploite avant tout le texte d’Ovide pour des interprétations historiques et surtout allégoriques – tropologiques et typologiques –, le prosateur bourguignon s’emploie aussi à donner à la Grèce ancienne une place plus importante et plus positive, notamment dans le récit de la guerre de Troie. La réhabilitation des Grecs dans le conflit qui les oppose aux Troyens s’explique sans nul doute par les ambitions de croisade des ducs. Tant l’expédition des Argonautes, la conquête de la Toison d’or, que sa conséquence, la guerre de Troie, sont interprétées comme des images de la croisade. Amplifiant le récit de la guerre, réhabilitant Homère, notamment à travers un long récit inspiré de l’Iliade sans doute à travers Baebius Italicus – la riche ekphrasis du bouclier forgé par le dieu Vulcain pour Achille –, le prosateur modifie profondément le portrait d’Achille et le rachète de l’accusation la plus grave qui pesait sur lui, l’assassinat de dos, par traîtrise, d’Hector. Une même célébration redore le blason d’Ulysse. Deux des manuscrits ainsi que la traduction anglaise par William Caxton s’ouvrent en outre sur un ajout très intéressant, l’Epistre composee par Maistre Cesar : évoquant la

19 Jean Devaux, « La cour de Bourgogne au miroir de la Grèce ancienne : figures héroïques et légitimation du pouvoir », infra, p. 65-77. 20 Stefania Cerrito, « L’image de la Grèce ancienne dans la mise en prose brugeoise de l’Ovide moralisé », infra, p. 79-92.

13

14

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

lettre de Basile de Césarée sur l’utilité des lettres grecques, elle constitue un éloge de la Grèce ancienne. En contrepoint, une mise à distance de l’héritage grec antique apparaît dans le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (xive siècle), qui a sans doute été originellement écrit dans la principauté grecque dont il retrace l’histoire de 1205-1206 à 1292 et qui nous est parvenu dans quatre versions du xive siècle, écrites en grec, en français, en italien et en aragonais. Constantin Bobas21 analyse une présence-absence de l’Antiquité a priori surprenante : la Grèce ancienne y transparaît en effet en arrière-plan, avant tout à travers l’espace et les sites évoqués, comme si elle constituait une réalité évidente, mais en même temps lointaine. Il l’interprète par la situation politique particulière de la Morée au xive siècle et par l’origine française possible d’un auteur qui connaît très bien la culture grecque et est peut-être né en Grèce. Les jugements négatifs portés sur les Grecs et la mise à distance de l’héritage de la Grèce ancienne pourraient s’expliquer comme les marques d’une résistance face à l’empire byzantin qui a repris le pouvoir et qui, lui, revendique à son profit l’histoire et la culture de la Grèce ancienne. Là encore l’attitude face à un héritage, qu’il soit réel ou inventé, dépend du contexte historique dans lequel vit l’auteur et détermine l’image qui est dessinée de la Grèce ancienne.

Transpositions et réinterprétations Les œuvres qui, en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons, exploitent la matière antique latine sur les figures grecques (Ovide, Virgile, Sénèque, Valère Maxime) et les manuscrits et / ou les imprimés qui les transmettent attestent de transpositions diverses – génériques, linguistiques et / ou visuelles, qui véhiculent aussi des réinterprétations. Certaines les transplantent ainsi dans de nouveaux genres littéraires. D’autres sont des traductions, glosées ou non, et parmi elles se détachent celles des Métamorphoses et des Héroïdes d’Ovide, puis des œuvres de Boccace autour des figures héroïques mythiques de la Grèce, celles aussi, pour les personnages historiques, des Faits et dits mémorables de Valère Maxime, puis, d’abord en Italie et en latin, celles d’historiens grecs. Ainsi la deuxième partie de ce volume ne traite-t-elle plus de représentations de la Grèce ancienne dans son ensemble, comme pan entier d’un héritage que l’on revendique ou non, mais elle présente des études qui s’attachent chacune à une ou deux figures grecques particulières, que ce soient des divinités, des héros, des héroïnes ou bien des auteurs, et qui analysent les réinterprétations à leur sujet que véhiculent différentes transpositions : d’un mode d’écriture à l’autre, d’un genre littéraire à l’autre, d’une langue à une autre, parfois des mots aux images avec les illustrations des œuvres.

21 Constantin Bobas, « Présences-absences de l’Antiquité grecque dans le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (xive siècle) », infra, p. 93-100.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

Elle commence ainsi par des exemples de réinterprétation, dans des formes d’écriture et des contextes très différents, qui ont trait à la figure complexe et controversée de Médée. Raffaella Zanni22 retrace l’évolution de l’écriture de Boccace sur cette héroïne, de l’Elegia di Madonna Fiammetta au De mulieribus claris, en étudiant la réflexion sur le désir érotique féminin qu’il incarne en lui. Puisant d’abord avant tout à Ovide et à son portrait de l’amoureuse trahie et abandonnée, Boccace s’inspire ensuite de Sénèque et de sa dénonciation de la meurtrière, et le changement de source contribue à accentuer les métamorphoses du personnage et des jugements de l’auteur sur le désir féminin. Fiammetta, trahie par son amant, compose une revue des femmes illustres antiques qui ont connu le même destin qu’elle. Son évocation de Médée s’inspire de l’épître XII des Héroïdes et tend à excuser la passion de Médée par la trahison masculine. Dans le De mulieribus claris, une telle justification disparaît devant l’affirmation d’une obsession nouvelle pour la chasteté et la dénonciation virulente de la luxure et de la folie meurtrière auxquelles conduit un désir féminin non maîtrisé. La conciliation de la morale stoïcienne avec la morale chrétienne soutient la condamnation de la passion érotique comme perversion de la raison. Marylène Possamaï et Prunelle Deleville23 étudient ensuite le traitement de Médée dans une œuvre bien différente, l’Ovide moralisé, son texte premier et aussi son remaniement à l’intérieur d’une famille de manuscrits, la branche Z, qui supprime les allégories, modifie parfois le récit des fables et surtout ajoute ou développe les expositions historiques. Ces deux versions du même texte attestent de pratiques d’écriture et d’interprétations différentes de celles de Boccace. Le premier auteur de l’Ovide moralisé privilégie les interprétations allégoriques : Jason est une figure typologique du Christ qui, pour sauver l’homme, s’unit à la Vierge pour obtenir la Toison d’or, si bien que Médée semble interprétée comme une figure typologique de la Vierge, même si le lien n’est pas explicitement tracé et si la similitude est établie entre son enchantement et l’Incarnation. Le remanieur, supprimant ces allégories chrétiennes, les remplace par une exposition historique nouvelle, qui trahit à la fois l’influence de récits romanesques médiévaux et une tentative de rationalisation du merveilleux. L’interprétation chrétienne des figures mythiques de la Grèce ancienne marque aussi le Livre des Eschez amoureux moralisés d’Évrart de Conty, écrit à partir des Eschés amoureux en vers. Anne-Marie Legaré24 se consacre au traité de mythographie qui lui est ajouté et à la transposition visuelle des descriptions des dieux et déesses du panthéon grec dans le cycle iconographique très riche des manuscrits de Paris, BnF, fr. 143 et 9197, réalisés respectivement à la cour de Bourgogne par le Maître d’Antoine Rolin et à la cour de Cognac par Robinet Testard pour Louise de Savoie. 22 Raffaella Zanni, « ‘Medea crudele e dispietata’ (Amorosa visione, IX, 26) : la figure de Médée dans l’œuvre de Boccace », infra, p. 103-117. 23 Marylène Possamaï-Perez et Prunelle Deleville, « Médée au Moyen Âge : les interprétations de l’Ovide moralisé », infra, p. 119-129. 24 Anne-Marie Legaré, « De la représentation des dieux antiques dans les manuscrits du Livre des Eschez amoureux moralisés », infra, p. 131-143.

15

16

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Rappelant que les descriptions des divinités s’inspirent du De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire dans son Ovidius moralizatus et que Frances Yates25 a par ailleurs interprété la bizarrerie de leurs attributs par leur double fonction symbolique et mnémotechnique, l’article analyse, à partir des exemples des enluminures sur Vénus et Bacchus, les figurations visuelles complexes des dieux comme images de mémoire qui concentrent une multitude d’attributs hétéroclites et surprenants, symboles du message, pour mieux frapper et s’imprimer dans la mémoire. Les deux articles qui suivent n’ont plus trait à l’exploitation de la mythologie par les sermonnaires chrétiens, mais aux métamorphoses du portrait de deux figures féminines grecques, Pénélope et Sappho, dans les traductions françaises des Héroïdes d’Ovide et dans celles du De mulieribus claris de Boccace, ainsi que dans des œuvres de la fin du Moyen Âge qui leur sont proches. Jean-Claude Mühlethaler26 révèle ainsi les constantes métamorphoses et les subtiles nuances des portraits de Pénélope dans les XXI Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais, dans les traductions des Héroïdes greffées sur le Roman de Troie en prose et tout un ensemble d’œuvres jusqu’aux Vies de femmes célèbres d’Antoine Dufour. Si le Roman de Troie en prose la présente comme une épouse aimante et fidèle, la traduction d’Octovien de Saint-Gelais insiste bien davantage sur sa souffrance amoureuse, et le paratexte ajouté par le copiste du manuscrit de Paris, BnF, fr. 874 renforce la célébration de l’amour, en dehors de toute pensée de la morale chrétienne. Les deux œuvres mettent en avant le désir féminin et aucune ne valorise la chasteté. Dans la Cité des dames en revanche, Christine de Pizan, s’inspirant du De mulieribus claris, insiste sur la chasteté et la sagesse de l’héroïne grecque. Le Champion des dames valorise quant à lui sa fidélité, image de la foi chrétienne dans un texte où l’amour courtois incarne une forme de l’amour divin. Michault Taillevent choisit en revanche la dérision dans sa Bien Allee et invite à renoncer à l’amour, tandis qu’Antoine Dufour opte pour une célébration morale de Pénélope en chaste veuve. Sandrine Hériché-Pradeau27 étudie ensuite les évolutions de la réception d’une autre figure grecque, la poétesse Sappho, à partir tant des traductions françaises du De mulieribus claris de Boccace (traduction anonyme de 1401, Cité des dames de Christine de Pizan, nouvelle traduction anonyme imprimée en 1493) et des Héroïdes d’Ovide (Octovien de Saint-Gelais) que des transpositions visuelles des portraits dans les illustrations des manuscrits. De l’examen des textes et des images ressortent des portraits divers et contrastés de Sappho : amoureuse qui tire de sa passion à la fois son inspiration poétique et son malheur aux yeux des traducteurs de Boccace, savante et poétesse que Christine de Pizan libère de toute passion amoureuse, puis, dans la traduction des Héroïdes par Octovien de Saint-Gelais, malheureuse victime de son désir incontrôlable, désir qui met fin à son talent poétique et la conduit au

25 F. Yates, L’Art de la mémoire, Chicago, 1966 (reprint Paris, 1975). 26 Jean-Claude Mühlethaler, « Pénélope entre Moyen Âge et Renaissance : Les XXI Epistres d’Ovide (BnF, fr. 874) d’Octovien de Saint-Gelais en contexte », infra, p. 145-159. 27 Sandrine Hériché-Pradeau, « La Sappho du xve siècle, de la clergesse à la poetesse amoureuse », infra, p. 161-177.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

suicide. Les illustrations des œuvres renforcent ou infléchissent les métamorphoses de ces portraits. À travers l’exemple des œuvres de Xénophon, l’article d’Anne Schoysman28 aborde ensuite un autre pan essentiel pour l’appropriation de figures grecques aux xive et xve siècles, en Italie et en France : celui des auteurs grecs et des premières traductions de leurs œuvres à la fin du Moyen Âge, les traductions humanistes italiennes en latin, sources des premières traductions en langue française. C’est à la cour de Bourgogne, très intéressée par la culture grecque, comme nous l’avons déjà vu plus haut, que sont traduites pour la première fois deux des œuvres de Xénophon, le Hiéron, par Charles Soillot, et la Cyropédie, par Vasque de Lucène, d’après le latin de Leonardo Bruni et de Poggio Bracciolini. Suivent les traductions de Claude de Seyssel, qui, adressées à Charles VIII, restent longtemps manuscrites, avant leur impression sous le règne de François Ier. L’article montre les différences de réception de ces œuvres en Italie et en France. Non seulement la réception italienne est plus précoce, mais elle donne lieu à des traductions en latin qui connaissent une très grande diffusion, dans des manuscrits modestes puis des imprimés, et qui prennent sens en tant que réflexions sur le pouvoir dans le contexte, pour Leonardo Bruni, des débats sur le gouvernement de Florence et la légitimation de la République. Les auteurs des traductions françaises insistent aussi sur la réflexion politique qu’ils transmettent, mais ils la destinent à une élite royale, princière et aristocratique. Leur diffusion est ainsi très restreinte, les manuscrits peu nombreux et les impressions inexistantes ou tardives. Les traductions d’œuvres grecques se multiplient à partir de 1530-1540, pour la plupart désormais réalisées directement à partir du grec, permettant ainsi la connaissance d’auteurs grecs plus nombreux et aussi la diffusion nouvelle des savoirs qu’il véhiculaient sur les figures tant historiques que mythiques de la Grèce ancienne : pensons ainsi aux traductions des historiens grecs, particulièrement d’Hérodote et de Thucydide29, mais aussi à celles des tragédiens grecs et à celles d’Homère.

Figures grecques et création poétique Durant les xive et xve siècle qui sont l’objet de notre étude, tant en Italie qu’en France, la réception de figures grecques antiques nourrit aussi la création poétique. En Italie, ce sont ainsi particulièrement de nouveaux poèmes épiques – les deux poèmes sur Thésée de Boccace et de Galassio Vicentino sont ici étudiés –, ainsi que des œuvres qui proposent, en prose, une réflexion sur la création poétique, et parmi

28 Anne Schoysman, « Traductions et lectures de Xénophon au xve siècle et au début du xvie siècle », infra, p. 179-187. 29 Voir notamment Hérodote à la Renaissance, éd. S. Gambino Longo, Turnhout, 2012 ; Ombres de Thucydide. La réception de l’historien depuis l’Antiquité jusqu’au début du xxe siècle, éd. V. Fromentin, S. Gotteland et P. Payen, Bordeaux, 2010 ; Homère en Europe à la Renaissance. Traductions et réécritures, éd. S. D’Amico, publié sur le site Corpus Eve, Emergence du vernaculaire en Europe, 2015, https ://journals.openedition.org/eve/1229 ; P. Morantin, Lire Homère à la Renaissance. Philologie humaniste et tradition grecque, Genève, 2017.

17

18

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

elles De laboribus Herculis de Coluccio Salutati et les Genealogie deorum gentilium de Boccace. Les poètes français incorporent de très nombreuses figures grecques à leurs œuvres et les « remythisent » dans chacun de leurs univers poétiques. Anne Robin30 étudie la figure de Thésée dans le Teseida delle nozze d’Emilia, où Boccace, vers 1338-1341, retient des aventures du héros son expédition auprès des Amazones puis retrace l’histoire mouvementée du mariage de l’Amazone Emilia avec les deux Thébains Arcita et Palemon. Boccace l’exalte en héros courtois et en chef politique idéal, qui poursuit une œuvre de pacification et consacre ses efforts au mariage d’Emilia. Il compose la première œuvre poétique en langue italienne qui soit entièrement consacrée à Thésée, dans l’ambition implicite de rivaliser avec les modèles prestigieux du poème épique latin que sont l’Énéide de Virgile et la Thébaïde de Stace, d’autant que les deux premiers livres sur les Amazones et sur Créon développent la fin de la Thébaïde. La transcription manuscrite de son œuvre selon le modèle libraire alors utilisé pour les textes poétiques latins confirme sa volonté d’égaler ces derniers. Près d’un siècle plus tard, la Théséide de Galassio Vicentino est bien différente. Elle est en effet écrite en langue latine et retrace les aventures les plus célèbres de Thésée : ses exploits en Crète contre le Minotaure et ses amours avec les filles de Minos. On retrouve néanmoins la volonté de rivaliser avec les modèles antiques des poèmes épiques latins, déjà affirmée avec éclat par Pétrarque dans son Africa. Hélène Casanova-Robin31 concentre alors son étude sur les éléments les plus saillants des réélaborations des mythes antiques par l’humaniste de langue latine : la prééminence divine et le merveilleux dans le déroulement de l’action, la réflexion sur la Fortuna et aussi sur le pouvoir politique, enfin son esthétique de la douceur. Cette esthétique de la douceur transparaît avant tout dans les descriptions et les portraits raffinés et s’associe à une réflexion sur l’art poétique qu’il inscrit par la voie d’une double mise en abyme, dans l’introduction du chant de l’aède, chez Lycomède, puis dans l’ekphrasis du temple de Délos. Dans son article sur le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati, Laurence Pradelle32 étudie comment une réflexion sur la poésie est attachée au récit de la carrière très complexe d’une autre figure mythique grecque, Hercule, et à son interprétation. Au début du xve siècle, ce dernier suscite l’écriture d’œuvres qui lui sont entièrement consacrées, celle de Coluccio Salutati, mais aussi Le Fatiche d’Ercole de Pietro Andrea de’ Bassi et, en catalan, Los doze trabajos de Hércules d’Enrique de Villena. L’œuvre latine commence par un livre entier où le chancelier de la République florentine expose sa conception de la poésie et en annonce l’illustration avec la longue analyse des fables sur Hercule. Laurence Pradelle montre comment, pour cette interprétation de la destinée et des exploits d’Hercule, le texte de Coluccio Salutati est précédé et

30 Anne Robin, « La figure de Thésée dans le Teseida delle nozze d’Emilia de Boccace (vers 1338-1341) : garant de la loi, juge et législateur », infra, p. 191-205. 31 Hélène Casanova-Robin, « Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino (xve siècle) : enjeux littéraires et réflexions éthiques », infra, p. 207-222. 32 Laurence Pradelle, « Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati et l’influence des trois Couronnes », infra, p. 223-236.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

inspiré par les évocations du même héros dans les œuvres de Dante, Pétrarque et Boccace, comment aussi il les prolonge et les renouvelle. C’est essentiellement à partir du xive siècle que des poètes français de plus en plus nombreux s’approprient des héros et des héroïnes de la mythologie grecque. Ils ne consacrent pas à leur destinée des poèmes entiers, comme l’ont fait Boccace et Galassio Vicentino, mais intègrent de nombreuses figures grecques à leurs créations poétiques. Anne-Hélène Miller33 étudie comment Guillaume de Machaut et Jean Froissart, respectivement dans la Fontaine amoureuse et la Prison amoureuse, reconfigurent les portraits des héros grecs dont ils s’emparent comme matrices de leur création poétique et (s’)interrogent à travers eux sur l’origine des mythes antiques et de leur propre écriture poétique. Héritiers de la conception du mythe comme integumentum ou involucrum, comme le sont aussi mais autrement, les auteurs évoqués plus haut de l’Ovide moralisé et du Livre des échecs amoureux moralisés, ils contribuent à leur tour à une réflexion sur les sens des mythes et leur lien à la vérité. Cette dernière s’inscrit particulièrement, au cœur de l’œuvre de Guillaume de Machaut, dans la description poétique nouvelle d’une fontaine amoureuse qui rappelle celle du Roman de la Rose tout en marquant sa différence et qui, à travers l’histoire de Narcisse mais aussi celle de la guerre de Troie, met en abyme un questionnement sur les sources de l’inventio poétique. Dans la Prison amoureuse, à partir de la liste de personnages antiques que déroule le poème de Flos, Froissart crée de toutes pièces deux figures grecques « antiques » et un nouveau mythe, celui de Pynoteus et Neptisphelé.

Figures grecques et écriture historique Si les figures de la Grèce antique révèlent ainsi leur prodigieux pouvoir d’inspiration poétique et viennent féconder de nombreuses œuvres poétiques, elles sont aussi, à partir du xive siècle, de plus en plus présentes dans les écritures historiques aux formes variées qui voient le jour. La lecture historique des mythes antiques, d’inspiration évhémériste, n’est pas seulement attestée, comme l’une de leurs interprétations, dans les œuvres allégoriques tel l’Ovide moralisé. Elle parcourt de nombreux textes historiques, qui accordent ainsi une place grandissante à ce passé grec. Le genre de l’histoire universelle se renouvelle en effet à la fin du Moyen Âge, particulièrement dans les écritures en langue vernaculaire. Organisés à partir de la succession des quatre empires babylonien, médo-perse, macédonien et romain, dès les textes latins, les récits des histoires universelles débordent peu à peu ce cadre pour intégrer d’autres puissances politiques. Jusqu’au xive siècle, la Grèce ancienne est très peu présente avant la narration des guerres Médiques et encore est-elle alors perçue à travers l’histoire de l’empire perse. Mais son évocation ne cesse de se renforcer, que ce soit avec l’introduction de figures mythiques des origines, avec des célébrations

33 Anne-Hélène Miller, « Mythes et exempla de la Grèce antique ou la reconfiguration des sources et de la vérité dans la Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut et la Prison amoureuse de Jean Froissart », infra, p. 237-248.

19

20

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

nouvelles des héros grecs des guerres Médiques ou encore avec des ajouts de données sur ce que nous appelons la « Grèce classique ». Bien qu’il conçoive son œuvre en s’inspirant avant tout de deux histoires universelles françaises, l’Histoire ancienne jusqu’à César et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Jean de Courcy s’affranchit de ce modèle en réalisant une chronique de la Grèce ancienne et des territoires qui lui sont associés. Écrite vers 1420 en Normandie, sa Bouquechardière est une chronique de la Grèce ancienne depuis ses origines jusqu’aux successeurs des héritiers d’Alexandre le Grand. Elle exalte le rôle fondateur des Grecs. Son long premier livre contient ainsi une longue évocation d’Hercule qui semble bien être le premier récit aussi complet, en langue française, de la destinée du héros. J’étudie ainsi34 comment Jean de Courcy célèbre Hercule en réunissant et en amplifiant des sources diverses, l’Ovide moralisé, l’Histoire ancienne jusqu’à César et une traduction de la Consolation de Philosophie de Boèce par Renaut de Louhans, le Roman de Fortune et Felicité, et comment il incarne en lui la mission civilisatrice de la Grèce avant que, plus tard, Alexandre le Grand ne prenne le relais dans le livre V de son œuvre. Son récit de la vie d’Hercule montre en effet à la fois une historicisation revendiquée et une moralisation continue des exploits d’Hercule qui se déploie avec un jeu entre deux grandes lignes d’interprétation : celle des allégorèses du héros en figure de Dieu et du Christ, inspirées avant tout de l’Ovide moralisé, et celle de la morale du contemptus mundi, de la vanité des exploits et des désirs terrestres, qui met en avant les faiblesses humaines d’Hercule et le condamne. Sur plusieurs de ces points, du livre I au livre V, ses deux portraits d’Hercule et d’Alexandre le Grand se répondent et montrent l’évolution du rôle fondateur qu’il donne à la Grèce, ce qui permet, à mes yeux, d’expliquer certains des choix de Jean de Courcy sur Hercule. Comme l’étudie ensuite Elena Koroleva35, l’histoire de Thèbes et d’Œdipe, à laquelle Jean de Courcy consacre toute la fin de son livre I, est elle aussi amplifiée et témoigne de la virtuosité de l’auteur normand dans sa combinaison et sa transformation de sources multiples – le Roman de Thèbes, l’Histoire ancienne jusqu’à César, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes et l’Ovide moralisé. Elle véhicule toujours un contre-exemple, d’autant que la condamnation de l’inceste parcourt comme un leitmotiv la Bouquechardière, et, contrairement à ce que présente l’Ovide moralisé, Œdipe n’est pas interprété comme une figure christique. Néanmoins, les moralisations que Jean de Courcy ajoute introduisent la possibilité d’une rédemption sous la condition d’une pénitence. Le copiste du manuscrit de la Bibliothèque de Genève, fr. 70, l’un des manuscrits les plus tardifs, s’emploie par ailleurs à affaiblir la faute d’Œdipe en insistant sur l’inconscience du péché et en blâmant davantage la cupidité de ses fils. L’article suivant de Michele Campopiano36 continue d’analyser l’exploitation de figures grecques mythiques dans des écritures historiques qui ne sont plus alors 34 Catherine Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy : une exemplarité contrariée », infra, p. 251-268. 35 Elena Koroleva, « La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », infra, p. 269-281. 36 Michele Campopiano, « Héros grecs et mythes de fondation des villes italiennes aux xive et xve siècles », infra, p. 283-293.

U n e n g o u e m e n t po u r la Grèce anci e nne

les seules histoires universelles ou larges compilations mais aussi des chroniques attachées à une ville ou une région, et des récits de la guerre de Troie : les récits de fondation urbaine ne cessent en effet de s’écrire plus nombreux dans l’Italie des xive et xve siècles et, pour l’invention des ancêtres des cités, les auteurs s’emparent avec prédilection de figures grecques, comme le montrent les deux exemples des cités de Pise et de Mantoue, avec Pélops, fils de Tantale, et la devineresse Manto. Cette invention de mythes d’origine témoigne de l’établissement d’un lien de filiation privilégié avec la Grèce ancienne et aussi de la personnalisation de la politique urbaine médiévale, puisque les fondateurs sont des héros et des héroïnes. Les écritures de l’histoire des xive et xve siècles ne font pas la part belle qu’aux figures mythiques de la Grèce. Elles accordent aussi une place accrue à de nombreux personnages historiques, pour les valoriser, particulièrement ceux qui sont attachés aux récits des guerres Médiques. Dans les chroniques universelles, les Grecs intervenaient depuis la fin de l’Antiquité tardive à l’intérieur des récits, souvent longs, consacrés à l’empire perse. Mais priorité était donnée à la notion d’empire et à la translatio imperii, et cette vision de l’Histoire ne leur accordait qu’une place très marginale avant le récit de la constitution de l’empire d’Alexandre et la confusion fréquente dans les textes médiévaux, entre les Macédoniens et les Grecs. Ce n’est que peu à peu, et pour les histoires universelles en langue française à partir du xive siècle, que leur présence se renforce. Sarah Baudelle-Michels37 montre ainsi comment, dans les histoires universelles françaises depuis l’Histoire ancienne jusqu’à César et les compilations historiques de la fin du Moyen Âge qui s’en inspirent, le personnage de Léonidas suscite un intérêt plus soutenu. L’évocation de la bataille des Thermopyles se voit développée dans l’Histoire ancienne jusqu’à César et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, dans le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan et plus encore dans la Bouquechardière de Jean de Courcy. Les auteurs en viennent à relater un triomphe des Grecs et c’est dans la Bouquechardière que la transformation d’une défaite en victoire est la plus flagrante puisque Jean de Courcy recompose les données historiques jusqu’à inventer un devenir heureux à Léonidas, après l’avoir célébré comme stratège avisé et chef politique sage. Le souvenir d’un autre héros des guerres Médiques, Thémistocle, vainqueur des Perses à Salamine, est lui aussi retravaillé, bien que la distorsion par rapport aux faits historiques ne soit pas si forte. De Pétrarque à Érasme en passant par le Livre du corps de policie de Christine de Pizan et le Livre des fais du bon messire Jehan Le Maigne, dit Bouciquaut, les auteurs exploitent copieusement les histoires latines et redécouvrent progressivement les sources grecques. Corinne Jouanno38 analyse ainsi les transformations que les auteurs italiens et français des xive et xve siècles apportent à son portrait complexe et ambigu, en effaçant généralement le trouble qui l’entourait, puisque, selon les sources antiques, il avait été accusé de trahison et exilé.

37 Sarah Baudelle-Michels, « Léonidas dans les histoires universelles françaises », infra, p. 295-310. 38 Corinne Jouanno, « Thémistocle de Grèce en Occident : enquête sur la fortune d’un héros des guerres Médiques à l’aube de la Renaissance », infra, p. 311-326.

21

22

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Cette célébration de Thémistocle en homme providentiel qui a sauvé la Grèce de la barbarie marque aussi les écrits de divers auteurs de l’époque tardo-byzantine – Jean Chortasmenos, Démétrios Cydonès, Bessarion, Georges de Trébizonde –, sans doute en réaction à la puissance croissante de l’empire ottoman, qui ravive le souvenir des guerres de la Grèce ancienne, tout comme, par ailleurs, celui d’Alexandre le Grand. À propos de ce héros particulier on retrouve ainsi une instrumentalisation de la Grèce ancienne comme réponse à l’actualité de la Grèce au temps des auteurs, que nous avons déjà évoquée plus haut au sujet de la cour des ducs de Bourgogne au xve siècle. Le présent volume s’est ainsi donné pour objet d’étudier la présence et l’exploitation des figures de la Grèce ancienne en France et en Italie aux xive et xve siècles, et les nouvelles formes d’ « actualité » qu’elles prennent dans les textes, avec l’évolution du regard et de l’interprétation des auteurs, avec aussi les décalages, parfois aussi les convergences, qui existent entre l’Italie et la France. Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité sur un domaine aussi large et aussi divers, les contributions ici réunies réfléchissent à partir de quelques exemples sur le nouvel imaginaire de la filiation avec le monde grec antique qui voit le jour. Elles appellent d’autres recherches, que nous avons commencées, sur les voies nouvelles et parfois contrastées, de cette appropriation de la culture et de l’histoire de la Grèce ancienne.

Des images nouvelles de la Grèce ancienne La question de l’héritage

Enrico Fenzi

Petrarca, il mondo greco, la storia

Cominciamo con la bella citazione delle commosse parole con le quali Petrarca ricorda la morte di Raymond Monet, il contadino ch’era diventato il diligente e fedele custode della sua biblioteca in Valchiusa : « Itaque totum me illi et res meas librosque omnes quos in Galliis habeo, commiseram, cumque omnis generis voluminum multa varietas et quedam ibi minutissima maximis intermixta essent atque ego diu absens quandoque post triennium rediissem, nichil unquam non modo amotum sed ne loco quidem motum repperi. Erat ille sine literis amantissimus literarum, et libros quos michi noverat cariores, exactiori custodia conservabat ; iamque longo usu eo pervenerat ut et nomine nosset opera veterum et mea simul internosset opuscula. Totus hilarescebat quotiens sibi, ut fit, librum aliquem in manibus posuissem, stringensque ad pectus suspirabat ; nonnumquam submissa voce ipsum libri compellabat auctorem ; mirum dictu, solo librorum tactu vel aspectu fieri sibi doctior atque felicior videbatur1. » Questa immagine del contadino analfabeta che abbraccia con trepidante commozione i volumi di un sapere che non è e non sarà mai il suo ci torna con forza dinanzi agli occhi se ripensiamo a un Petrarca non molto diverso, quando tocca e venera il manoscritto dell’Iliade donatogli sulla fine del 1353 da Nicolò Sigero, ringraziato nella Fam. XVIII, 2, ove leggiamo, § 10 : « Homerus tuus apud me mutus, imo vero ego apud illum surdus sum. Gaudeo tamen vel aspectu solo et sepe illum amplexus ac suspirans dico : – O magne vir, quam cupide te audirem2 ! », oppure lo fa – ci piace 1 Familiares, XVI, 1, 5-6 : « gli avevo affidato tutto me stesso e le mie cose e i miei libri che ho in Francia, e sebbene io possegga molti e vari volumi d’ogni formato, e mescolati i grandi con i piccoli, anche quando ritornai dopo un’assenza di tre anni, non mai ebbi a trovarne uno non dirò sparito ma nemmeno mosso di posto. Uomo illetterato, era amantissimo delle lettere, e quei libri che sapeva a me più cari custodiva più gelosamente ; e per la lunga abitudine era giunto a tale che conosceva per nome le opere degli antici, e tra esse distingueva i miei opuscoli. Tutto s’allegrava quando, come accade, gli mettevo in mano un qualche volume, e sospirava stringendoselo al petto ; talvolta a bassa voce chiamava per nome l’autore : strano a dirsi, soltanto a toccare o guardare i libri, gli sembrava di divenir più dotto e più felice. » 2 Familiares, XVIII, 2, 10 : « Il tuo Omero è muto per me così come io sono sordo per lui. Gioisco tuttavia solo a vederlo, e spesso lo abbraccio e dico sospirando : ‘O uomo grande, con quanto desiderio ti ascolterei !’ » Si tratta del codice della Biblioteca Ambrosiana di Milano, I 98 inf. : Enrico Fenzi  Università di Genova Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 25-54 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118936

26

e n r i co f e n zi

immaginare – con il grosso volume che conteneva « sedici e più » dialoghi di Platone, cioè il cod. A dei moderni editori, Par. greco 18073, che orgogliosamente possedeva e che, come l’altro, non era in grado di leggere. Petrarca, infatti, non sapeva il greco, e non gli riuscì d’impararlo né nei pochi mesi (agosto-novembre 1342) nei quali prese alcune lezioni da Barlaam, né anni più tardi, nell’inverno del 1358, quando riprese il tentativo con Leonzio, poi incaricato da lui e Boccaccio di tradurre l’Iliade e l’Odissea4. Qualche traccia di questo sommario apprendistato è però rimasta, e al proposito, facendo una breve parentesi, vorrei portare un minimo particolare. Petrarca sul suo ms. Par. lat. 7880.1, contenente l’Iliade nella versione latina di Leonzio Pilato, f. 1 r, postilla il primo verso : « Iram cane dea pellidis achillis » con le parole : « grecus habet ‘iram collectam’, quod apud nos odium sonat », cioè : « il greco porta ‘ira accumulata’, che da noi suona come ‘odio5 ’. » Tale postilla credo si spieghi solo con i chiarimenti forniti a voce da Leonzio, che deve aver illustrato a Petrarca come il termine μῆνις per ‘ira’ in luogo del più comune οργή conservi appunto la sfumatura di significato di ‘ira accumulata nel tempo’, come spiegava Crisippo, StF 395, 3-46 : « μῆνις δὲ ὀργή εἰς παλαίωσιν ἀποτεθειμένη » (« la μῆνις è un’ira lungamente differita »), onde Cicerone in un passo direttamente derivato da questo di Crisippo, Tusculanae disputationes, vd. A. Pertusi, Leonzio Pilato fra Petrarca e Boccaccio. Le sue versioni omeriche negli autografi di Venezia e la cultura greca del primo Umanesimo, Venezia e Roma, 1964, p. 62-72 (§ L’Omero greco inviato al Petrarca). Questo di Pertusi è uno studio fondamentale, che in qualche modo già dice l’essenziale sul tema di questo stesso intervento. 3 Scrive Petrarca, De ignorantia, a cura di E. Fenzi, Milano, 1999, p. 280 : « Io, che sono un ignorante e che non sono greco, possiedo in casa mia sedici o più libri di Platone. » (« Nec literatus ego nec grecus, sedecim vel eo amplius Platonis libros domi habeo. ») Il codice è in fac-simile fototipico a cura di H. Omont, Paris, 1908 : contiene quindici opere, cioè l’ottava e la nona tetralogia, più le Definizioni e gli apocrifi. Nell’ordine, dunque, Clitofonte, Repubblica, Timeo, Crizia, Minosse, Leggi, Epinomide, Lettere, Definizioni, e gli apocrifi Della giustizia, Della virtù, Demodoco, Sisifo, Erixias e Axioco. Vd. A. Diller, « Petrarch’s Greek Codex of Plato », Classical Philology, 59 (1964), p. 270-272. 4 La traduzione latina di Leonzio, accompagnata dalle postille autografe di Petrarca, si arresta al II dell’Odissea, ed è conservata nello splendido codice scritto dal Malpaghini, Par. lat. 7880 I-II. Vd. l’edizione del primo volume, Il codice parigino latino 7880.1. Iliade di Omero tradotta in latino da Leonzio Pilato con la postille di Francesco Petrarca, a cura di T. Rossi, Milano, 2003 : ma a integrazione del lavoro fondamentale di Pertusi, Leonzio Pilato, cit., vd. V. Fera, « Petrarca lettore dell’Iliade », in Petrarca e il mondo greco, a cura di M. Feo, V. Fera, P. Megna et A. Rollo, Firenze, 2007 (= Quaderni Petrarcheschi, 12-13 (2002-2003)), p. 141-154, e, nello stesso volume, p. 295-328, F. Pontani, « L’Odissea di Petrarca e gli scoli di Leonzio » (ma dai vari saggi del ricco volume si trarranno molte altre indicazioni, sì che ad esso rimando in toto). Ora, si veda in particolare, anche per la aggiornata bibliografia, V. Fera, « Petrarca e il greco », in I Graeca nei libri latini tra medioevo e umanesimo, Studi medievali e umanistici, 14 (2016), p. 73-116, per una importante riconsiderazione dell’impresa della traduzione omerica, per i rapporti con Barlaam e Leonzio, per la lettera a Omero (Familiares, XXIV, 12) e infine, p. 105 ss., per il riesame dei singoli vocaboli greci occasionalmente trascritti da Petrarca in alcune sue postille (ma anche, per es., all’interno del De ignorantia), che mostrano una qualche elementare forma di conoscenza della lingua. 5 Vd. A. Pertusi, Leonzio Pilato fra Petrarca e Boccaccio, cit., p. 205 ; Il codice parigino latino 7880.1. Iliade di Omero tradotta in latino da Leonzio Pilato con le postille di Francesco Petrarca, a cura di T. Rossi, Milano, 2003, f. non num. 6 Stobeo, Eclogae, II, 91, 10 = Stoicorum Verterum Fragmenta, a cura di J. von Arnim, Leipzig, 1903, III, p. 96.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

IV, 21, definisce l’odio come « ira inveterata », fornendo dunque l’ultimo tassello alla postilla petrarchesca. Ripeto, si tratta di una piccola traccia, che però apre uno spiraglio sottile e a suo modo prezioso. Petrarca non ebbe un accesso diretto al mondo greco, ma qualcosa ne ricavò, anche se quello che ne seppe e disse è ricavato dagli autori latini, da lui interrogati al proposito con minuziosa attenzione, ed ha comportato che lo studio di questo specifico momento della sua cultura si sia inevitabilmente concentrato sull’intreccio delle possibili fonti. Questo lavoro non è stato molto difficile, almeno nel suo complesso : è facile constatare, infatti, quanto gli abbiano offerto Ovidio e Orazio nel campo della poesia, ai quali va aggiunto l’essenziale contributo di Valerio Massimo e di Aulo Gellio per l’anedottica storica e morale, e di Macrobio che trascrive e commenta molti passi omerici nel quinto dei Saturnalia. Ma pure Cicerone, Seneca e Agostino per la filosofia e l’oratoria ; Livio, Curzio Rufo, Giustino, Orosio, Pomponio Mela, Plinio il Vecchio e una folla di altri per la storia e la geografia (alla quale Petrarca fu sempre attentissimo, postillando con cura particolare i nomi geografici), ecc. In tutto ciò, occorre dire che, anche dopo tanti studi specifici, fa ancora testo il libro prezioso e insostituibile di Pierre de Nolhac, che ognuno di noi che studiamo Petrarca vorremmo sapere a memoria : si legga il lungo capitolo VIII, Pétrarque et les auteurs grecs, ove si mostra facilmente come, attraverso i latini, Petrarca avesse ricavato un’idea incomparabilmente più ricca e informata rispetto ai suoi predecessori sugli autori greci7. Così, se oggi sfogliamo le edizioni più annotate delle opere di Petrarca, troveremo quasi sempre indicata la fonte latina del suo sapere greco : penso per esempio alle abbondanti e preziose note apposte da Martellotti all’egloga X del Bucolicum carmen, che contiene la rassegna più ampia della cultura greca di Petrarca, insieme a quella che è nei Triumphi, da leggere con l’amplissimo commento di Pacca ; a quelle sobrie ma preziose alle Senili nell’edizione recente di Silvia Rizzo e Monica Berté, e a quelle di Marco Petoletti ai Rerum memorandarum libri, e poi ancora quelle di Rawski e di Carraud al De remediis, e quelle che io stesso ho apposto alle edizioni del Secretum e del De ignorantia, ecc8.



7 Pierre de Nolhac, Pétrarque et l’Humanisme, Paris, 19072, t. 2, p. 126-188. 8 Il ricchissimo commento di Pacca ai Triumphi, dopo quello già molto approfondito e storicamente fondamentale di Ariani, è sempre assai preciso nel segnalare le « vere » fonti petrarchesche a proposito delle fitte rassegne di scrittori e uomini celebri della Grecia antica : vd. Francesco Petrarca, Triumphi, a cura di M. Ariani, Milano, 1988 ; Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi, a cura di V. Pacca e L. Paolino. Introduzione di M. Santagata, Milano, 1996. Per le altre opere sopra ricordate vd. nell’ordine : Francesco Petrarca, Laurea occidens. Bucolicum carmen X, testo traduzione e commento a cura di G. Martellotti, Roma, 1968 ; Francesco Petrarca, Res seniles, a cura di S. Rizzo con la collaborazione di M. Berté, Firenze, 2006 … (pubblicati sin qui i ll. I-XII in tre volumi ; il quarto e ultimo è imminente) ; Francesco Petrarca, Rerum memorandarum libri, a cura di M. Petoletti, Firenze, 2014 ; Petrarch’s Remedies for Fortune Fair and Foul. A Modern English Translation of De remediis utriusque Fortune with a Commentary, ed. C. H. Rawski, Bloomington e Indianapolis, t. 5 (solo la trad. inglese in due volumi, più due di note e uno di indici) ; Pétrarque, Les remèdes aux deux fortunes, a cura di C. Carraud, Grenoble, 2002, in due voll. (il secondo, Notes et commentaires) ; Francesco Petrarca, Secretum, a cura di E. Fenzi, Milano, 1992 ; F. P., De ignorantia, ed. cit.

27

28

e n r i co f e n zi

E tra i dati essenziali a disposizione sono anche le traduzioni usate da Petrarca, a cominciare dall’unico testo di Platone largamente diffuso nel medioevo, cioè il Timeo nella traduzione di Calcidio (Par. lat. 6280, acquistato nel 13559), e il più raro Fedone nella traduzione di Enrico Aristippo, letto e parcamente postillato nel Par. lat 6567A10, mentre per la storiografia greca conosceva, in traduzione latina, le opere di Flavio Giuseppe : a noi è giunto solo il ms. con i primi undici libri delle Antiquitates insieme alla Contra Apionem, Par. lat. 505411. Ma tutti i migliori studi sulla cultura e le opere di Petrarca, a cominciare da quelli fondamentali di Giuseppe Billanovich, offrono un materiale abbondantissimo del quale quanto detto sin qui è solo una sommaria, lacunosa rappresentazione. Detto questo, e sempre in chiave d’introduzione, si può fare un passo avanti distinguendo per comodità il campo aperto della riflessione filosofica e morale da quello puntualmente definito da singole acquisizioni culturali di tipo storico ed erudito. Qui e là il ruolo di Petrarca è stato affatto centrale. Per il primo punto, basti pensare alla « scoperta » di Platone sulla quale Petrarca ha fatto potentissima leva nella sua battaglia contro l’aristotelismo della Scolastica. Di per sé, quanto egli dice di Platone, che pure gli restava in grandissima parte « muto », non esce dal quadro dei giudizi di Agostino spesso letteralmente ripresi. Con ciò, quello che davvero conta e definisce la portata storica dell’iniziativa petrarchesca è il moderno contesto polemico e la feconda intuizione del valore dirompente che il modello platonico avrebbe assunto nei confronti delle vere e proprie derive rappresentate, per Petrarca, dai « dialettici » e calculatores oxoniensi e parigini con i loro studi logico-linguistici, o quelle legate in vario modo all’enciclopedismo medievale e alle forme che in esso prendevano le scienze della natura. Il discorso sùbito s’allarga, ma se ne ha l’essenziale nel De ignorantia, ch’è l’opera nella quale Petrarca esprime al meglio la sua posizione culturale e ampiamente argomenta la superiorità di Platone su Aristotele, e se ne coglie il risultato ultimo in quei versi del Triumphus Fame, III, 4-8, ove Platone figura appunto come primo dei filosofi antichi, mentre Aristotele lo segue a distanza, con esplicito rovesciamento dell’ordine canonico già fissato da Dante in Inferno, IV, 131-135. Non tornerò tuttavia su questo tema tanto importante12, né, dato l’altissimo numero di occorrenze, mi fermerò troppo sulle minuziose ‘tessere’ di conoscenza

9 Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus, in societatem operis coniuncto P. J. Jensen, edidit J. H. Waszink, Londinii et Leidae, 1962. 10 Vd. L. Minio Paluello, « Il Fedone latino con note autografe del Petrarca (Parigi, BnF, lat. 6567 A) », Atti dell’Accademia Nazionale dei Lincei. Rendiconti Classe di scienze morali, storiche e filologiche, s. VIII, 4/1-2 (1949), p. 107-113. 11 Nolhac, Pétrarque, t. 2, p. 153-156. Vd. ora L. Refe, Le postille del Petrarca a Giuseppe Flavio (Codice parigino lat. 5054), Firenze, 2004. 12 Al proposito rimando a quanto ne ho scritto in Platone, Agostino, Petrarca (2001), ora in E. Fenzi, Saggi petrarcheschi, Firenze, 2003, p. 519-552 : in part. p. 548 ss., e all’ed. da me curata del De ignorantia, cit., ampiamente annotata (per il confronto Platone-Aristotele, vd. p. 276-280, e le note relative). Entro l’amplissima bibliografia dedicata da grandi studiosi a questo delicato punto di passaggio tra Medioevo e Umanesimo mi piace qui ricordare, tra altre, alcune limpide e sempre valide pagine di Eugenio Garin, strettamente pertinenti ai temi toccati : Petrarca e la polemica con i « moderni », in Idem, Rinascite e rivoluzioni. Movimenti culturali dal xiv al xviii secolo, Bari, 1976, p. 71-88 ; Il ritorno

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

seppur mediata del mondo greco che Petrarca ha sparso in tutte le sue opere. Vorrei invece introdurre il discorso con i Rerum memorandarum libri (134413) nei quali già si deposita gran parte del sapere greco derivato soprattutto da Valerio Massimo, il quale fornisce anche il modello strutturale dell’opera : una grande raccolta in senso lato di exempla distinti in Romana, Externa e Moderna, ma fondato pure su Cicerone, Svetonio, Macrobio, e dove si trova raccolta una gran massa di notizie e giudizi che Petrarca in seguito ha continuamente ripreso. Gli Externa comprendono per la maggior parte Greci (ma anche altri stranieri, come Annibale, Giugurta, Ciro, Mitridate, ecc.), e merita osservare come si alternino regolarmente ai Romana, a formare un’unica fitta trama : per ricordare solo il primo libro, nella sezione De otio et solitudine, dopo i due Africani, Cicerone, Scevola e Augusto troviamo Epaminonda, Achille e Socrate, e nella successiva sezione, De studio et doctrina, i Greci s’infittiscono : Pitagora, Platone, Aristotele, Socrate, Demostene, Democrito, Carneade, Crisippo, Cleante, Isocrate, Sofocle Diodoro, Solone. E proprio qui, tra molte altre cose, già si trova l’implicita ma chiarissima l’affermazione della superiorità di Platone nei confronti di Aristotele14 alla quale s’è appena accennato, destinata ad essere una sorta d’asse portante del pensiero di Petrarca. Per il filo che si vuole svolgere in questo intervento (un filo tra i possibili), occorre tuttavia volgersi al Bucolicum carmen, concepito e in larghissima parte realizzato nel 1347-1348, in cui Petrarca concentra una parte molto grande delle sue conoscenze della letteratura greca, preoccupandosi sia di definirla in un quadro d’insieme tendenzialmente completo che comprende anche i latini, sia

dei filosofi antichi, Napoli, 1994, p. 21-30 (« delle esigenze profonde del tempo Petrarca seppe farsi interprete impareggiabile, traducendo in termini culturali precisi inquietudini, impazienze, rivolte. Di tutto un sapere, e della sua impostazione, definì limiti e chiusure, indicando negli antichi i maestri di sempre a cui ritornare per prendere nuovo slancio. La sua messa in discussione di alcune direzioni fondamentali della ricerca scolastica, quale si definì in un’opera come il De sui ipsius et multorum ignorantia, è di una efficacia senza pari, e riesce a toccare le radici dei problemi di tutta l’enciclopedia del sapere. Dedicato a Donato degli Albanzani, il testo definisce un atteggiamento di ribellione contro i ‘moderni’ imbevuti di un aristotelismo di scuola che tende a ridurre tutta la cultura umana nei confini di minuti problemi logici e fisici. » In tutto ciò, occorre sottolineare « l’esaltazione dei Greci ; la contrapposizione di Platone, philosopiae princeps, ad Aristotele, e dei seguaci di Platone agli Scolastici. Platonici, infatti, in qualche misura ai suoi occhi sono Cicerone e Virgilio, Plotino, Apuleio, Macrobio, Porfirio, Ambrogio, Agostino, Girolamo. ‘E chi gli negò il primato, nisi insanum et clamosum scolasticorum vulgus ?’ »). Ma vd. anche, per es., E. Cassirer, Individuo e cosmo nella filosofia del Rinascimento, Firenze, 1935, p. 31 ss. 13 Dell’opera esiste la giustamente famosa edizione critica a cura di Giuseppe Billanovich, Firenze, 1943 (vol. V dell’Ed. Nazionale, terzo pubblicato dopo l’Africa di Nicola Festa e le Familiares di Vittorio Rossi), assunta ora come base della recente di Petoletti, cit. 14 Implicita e chiara anche se rimandata, visto che la conclusione del confronto (Rer. mem., Aristotiles, I, 26, 5) è affidata alla citazione di Virgilio, Bucolica, III, 108 : « Non nostrum inter vos tantas componere lites » (con un’espressione poi ripresa quale conclusione del dibattito tra Amore e il poeta stesso dinanzi a Ragione, in Rerum Vulgarium Fragmenta (Rvf.), 360, 156-157 : « Piacemi aver vostre questioni udite, / ma più tempo bisogna a tanta lite »). Poco prima, aveva riferito il giudizio di Agostino relativo alla superiorità di Platone, e vi aveva contrapposto quello di Averroè, in un famoso passo del commento al De anima, III, 14, ed. Crawford, p. 433 : « Credo enim quod iste homo [Aristotele] fuit regula in Natura, et exemplar quod Natura invenit ad demonstrandum ultimam perfectionem humanam in materiis. »

29

30

e n r i co f e n zi

di mostrare come la massa di dati che egli padroneggia non sia una mera rassegna di tipo enciclopedico ma sia invece il risultato di una esperienza di conquista che s’è tradotta in un elemento fondante della sua propria formazione umana e poetica. Questi due aspetti : quello che diremmo oggettivo del dato culturale ed erudito, e quello soggettivo dell’esperienza personale sono dunque intimamente connessi e costituiscono l’anima del grande e nuovo tentativo di una « storia » che dai Greci arriva sino a lui, Petrarca, che in sé la riassume e la rilancia. E in ciò, ripeto, il Bucolicum carmen ha un ruolo particolare che via via si chiarisce attraverso tre tappe fondamentali : l’egloga prima, Parthenias ; l’egloga quarta, Dedalus ; l’egloga decima, Laurea occidens. Vediamole partitamente15. L’egloga prima, Parthenias, composta nel 1347 e mandata nel 1349 al fratello Gherardo con la Fam. X 4, vede come interlocutori i due fratelli, chiamati rispettivamente Silvius e Monicus16. In essa, Monico esorta ripetutamente il fratello a volgere verso altri contenuti la sua poesia, abbandonando l’ispirazione classica e ispirandosi alla Bibbia e in particolare ai salmi davidici. Silvio però rifiuta, dichiarando d’essere stato folgorato sin da giovane da Virgilio e Omero, e di essere tormentato dal desiderio struggente di avvicinarsi a quell’altezza, come in effetti tenta di fare con il suo poema, l’Africa, dedicato a celebrare la figura di Scipione l’Africano. Questa scelta, alla quale non riesce a rinunciare, si fonda su due ragioni strettamente intrecciate : la prima, l’abisso che corre tra la « grande storia » greca e romana che costituisce il fascinoso oggetto della poesia classica, e la misera, irrilevante storia del popolo ebraico ; la seconda, il corrispondente abisso che corre tra i rispettivi mondi poetici, ove allo splendore formale di Virgilio e Omero che sigilla un’immagine sublime di civiltà si contrappone la rustica sciatteria del linguaggio biblico. Del resto, Monico medesimo parla come un contadino, « more ruralium », e dunque sbaglia quando parla della sorgente dei due fiumi Ior e Dan, e dunque del Giordano, che implicitamente ma chiaramente resta subalterna e quasi parodica rispetto alle fonti sacre della poesia classica, Castalia, Ippocrene e Aganippe (v. 61-64) ; Giovanni Battista è un « puer 15 Cito l’opera da Francesco Petrarca, Il Bucolicum carmen e i suoi commenti inediti, a cura di A. Avena, Padova, 1906, edizione basata sull’autografo petrarchesco Vat. Lat. 3358, e ora verificabile sull’accurata edizione di Domenico De Venuto, Il Bucolicum carmen di F. Petrarca. Edizione diplomatica dell’autografo Vat. Lat. 3385, Pisa, 1990. L’edizione Avena è riprodotta in quella largamente commentata : Bucolicum Carmen, a cura di M. François e P. Bachmann, collaborazione di F. Roudaut, prefazione di J. Meyers, Parigi, 2001, ed è anche quella riprodotta (e tradotta) in F. P., Bucolicum carmen, a cura di L. Canali, collaborazione e note di M. Pellegrini, Lecce, 2005. 16 Per un’analisi generale dell’egloga, dalla quale qui estraggo solo quanto riguarda l’argomento dell’intervento, rimando a E. Fenzi, « Verso il Secretum : Bucolicum Carmen, I, Parthenias », Petrarchesca, 1 (2013), p. 13-53. Ricordo in ogni caso che il Parthenias del titolo è il soprannome (« verginella ») dato dai contemporanei a Virgilio per la purezza dei suo costumi (Donato, Vita, 11 : « vita et ore et animo tam probum constat, ut Neapoli Parthenias vulgo appellatus sit » ; Servio, Vita, 7-8 : « adeo autem verecundissimus fuit, ut ex moribus cognomen acciperet ; nam dictus est ‘Parthenias’ »), e ciò appunto ricorda Petrarca al fratello, Familiares, X, 4, 24 : « Parthenias ipse est Virgilius, non a me modo fictum nomen », mentre così ancora lo chiamerà in Bucolicum carmen, III, 157. Quanto al nome degli interlocutori, Petrarca medesimo spiega che Silvius sta per « amante delle selve », e Monicus « quasi monocolo », come quello che facendosi monaco ha rinunciato all’occhio terreno privilegiando l’occhio rivolto al cielo (Familiares, X, 4, 20).

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

hispidus » (v. 65), e specialmente squallidi sono i campi di cenere attraverso i quali il Giordano scorre (v. 69), e ristretta e provinciale è definita infine l’affliggente poesia dei Salmi, che per contro Monico diffusamente esalta, v. 72-74 : Davide « Cives et menia parve / sepe Jerosolime memorat, nec vertitur inde ; / semper habet lacrimas et pectore raucus anelat17 ». E questa realtà è definitivamente sanzionata, a ben vedere, dall’efficace tocco degli apollinei artus di Gesù (v. 66). L’aggettivo, messo com’è in bocca a Silvio, appare del tutto congruente con il suo personaggio, che proietta sulla figura di Cristo almeno l’alone della bellezza classica (Gesù che solo per un atto di estrema umiltà ha voluto nascere in quel miserabile contesto), ma – ed è ciò che più conta – una siffatta bellezza, contrapposta in maniera diretta all’appena precedente puer hispidus, mette i Vangeli al sicuro da ogni critica di tipo estetico mentre sottolinea per contrasto l’incolta rusticità del vecchio mondo biblico e insomma del Vecchio Testamento. Ho l’impressione che questa, che solo riduttivamente si può definire una dichiarazione di poetica, non sia stata sin qui presa troppo sul serio, mentre è del tutto evidente che in essa si rappresenta e quasi si concentra un vero e proprio salto epocale : un salto tra due mondi. Per il momento mi basta tuttavia rilevare come Petrarca sottolinei l’intima solidarietà del mondo greco-romano che attraverso Virgilio e Omero l’ha sedotto sin dalla prima giovinezza e gli ha schiuso orizzonti ormai irrinunciabili :

17 « Rievoca spesso i cittadini e le mura della piccola Gerusalemme, e di lì non si schioda : piange sempre e tira fuori dal petto faticosi e sordi sospiri » (vd. anche Familiares, X, 4, 31-32). Mentre i miei, continua Silvio / Petrarca, cantano Roma, Troia e guerre di re … Questo giudizio limitativo ha la sua origine in Gerolamo, Interpretatio Chronicorum Eusebii, Praef. 1-2, in PL 27, 223 (nel vol. settimo di Eusebius Werke, Die Chronik des Hieronymus, ed. Helm, p. 3), che ne incolpava la traduzione : « Inde adeo venit, ut sacrae litterae minus comptae et durae sonantes videantur ; quod isti homines interpretatas eas de hebraeo nescientes, dum superficiem, non medullam, inspiciunt, ante quasi vestem orationis sordidam perhorrescunt, quam pulchrum intrinsecus rerum corpus inveniant » (« da ciò deriva che le sacre lettere sembrino suonare dure e meno eleganti, poiché coloro che le hanno interpretate senza conoscere l’ebraico ne hanno visto la superficie e non il midollo, e reagiscono dinanzi alla veste sordida del dettato senza cercare la sostanza delle cose che ne sono ricoperte »). Donde anche Dante, Convivio, I, 7, 15-16 : « E questa è la cagione perché li versi del Salterio sono sanza dolcezza di musica e d’armonia ; ché essi furono transmutati d’ebreo in greco e di greco in latino, e ne la prima transmutazione tutta quella dolcezza venne meno. » Al giudizio di Girolamo, espressamente citato, Petrarca si rifarà nella Familiares, XXII, 10, 8, 8, dichiarando di amare insieme sia la poesia classica che quella sacra, avendo chiara la distinzione tra lo stile della prima e i contenuti della seconda : « ego utrosque simul amare posse videor, modo quos in verborum, quos in rerum consilio preferam non ignorem » (« credo di poter amare insieme gli uni e gli altri, pur non ignorando quali preferisco per lo stile e quali per il contenuto »), confermando la distinzione tra l’aspetto semplie e rozzo dei Salmi, e la bontà del contenuto che è nel De otio, II, 8, 20-1, in una parte aggiunta alla stesura primitiva attorno al 1357. Il tema è vasto : per Gerolamo in particolare vd. E. Bona, La libertà del tradurre. L’epistola De optimo genere interpretandi di Gerolamo, Acireale e Roma, 2008, ov’è ampiamente introdotta, pubblicata, tradotta e commentata l’epistola a Pammachio sulla traduzione. Diversamente da Girolamo, e anzi in polemica con lui, Agostino, che per parte sua usò una serie di testi genericamente riferibili alla Vetus latina, difese sempre la traduzione dei Settanta, che si credeva divinamente ispirata e che in ogni caso doveva restare la base di ogni successiva traduzione in latino : vd. De consensu evangelistarum, II, 66, 128 ; De civitate Dei, XV, 14, 2, ma anche il caso più sfumato in De doctrina christiana, IV, 7, 15, ove finalmente egli usa la traduzione di Girolamo.

31

32

e n r i co f e n zi

Ecce peregrinis generosus pastor ab oris, nescio qua de valle, canens nec murmure nostro, percussit flexitque animum ; mox omnia cepi temnere, mox solis numeris et carmine pasci. Paulatim crescebat amor : quid multa ? Canendo, quod prius audieram didici, musisque coactis, quo michi Parthenias biberet de fonte notavi. Nec minus est ideo cultus michi ; magnus uterque, dignus uterque coli, pulcra quoque dignus amica. Hos ego cantantes sequor et divellere memet nec scio nec valeo. (v. 20-3018) [Ma ecco un generoso pastore [Omero] arrivato da terre straniere – non so da quale valle – colpì e piegò il mio animo cantando in una lingua diversa dalla nostra. Subito, presi a disprezzare ogni altra cosa e a nutrirmi solo di metri e poesie. L’amore un poco alla volta cresceva. Che più ? Cantando ho imparato quello che prima ascoltavo soltanto, e messe a confronto le due Muse vidi a quale fonte il mio Partenia [Virgilio] avesse bevuto. Non per questo lo venerai di meno : entrambi sono grandi ; entrambi sono degni di culto e degni della bella amica. Io li seguo nel canto e non so né sono capace di staccarmi da loro.] Ed è più avanti, nell’egloga IV, Dedalus, anch’essa del 1347, che Petrarca ci fa capire meglio la natura di questa solidarietà, costitutiva di un intero universo culturale19. I personaggi dialoganti sono Tyrrenus (Petrarca) e Gallus, un francese, dunque, ch’è forse da identificarsi con Philippe de Vitry (ma la cosa è tutt’altro che sicura). Ecco un breve riassunto. L’egloga si può dividere in due parti : v. 1-37 e v. 38-75. Nella prima, incalzato dalle domande di Gallo, Tirreno racconta come il sommo artefice Dedalo avesse promesso, ancor prima della nascita, di donargli una cetra, e come pochi anni dopo, essendo egli ancora puer, giel’avesse in effetti recata. Le circostanze sono significative. Tirreno è solo in un bosco di faggi situato in alto, tra le sorgenti dell’Arno e del Tevere, immerso in tristi pensieri, ed è allora che Dedalo, memore della promessa, gli porge la cetra che l’avrebbe aiutato a sopportare gli affanni della vita. Con ciò Petrarca vuole dire che la sua vocazione di poeta si decise allora, in quei primi sette anni italiani passati in Toscana, prima di prendere la via dell’esilio

18 A prendere queste parole alla lettera, si dovrebbe pensare che Petrarca abbia potuto leggere Omero assai per tempo, nell’originale greco o in traduzione latina, il che sappiamo che non è vero. Quando scrive l’egloga, Petrarca conosce Omero solo indirettamente, attraverso le citazioni che ne fanno i latini, e in particolare ricava l’idea del confronto tra i due poeti dai Saturnalia di Macrobio, che dedica all’argomento buona parte della sua opera. Né sarà inutile aggiungere che Petrarca trascrive sistematicamente lunghi passi di Macrobio sui margini del suo famoso codice di Virgilio, l’Ambrosiano, specie durante le prime fasi dell’annotazione. 19 Anche a questa egloga ho dedicato un saggio specifico al quale rimando per notizie e analisi più ampie : « Francesco Petrarca, Dedalus (Bucolicum carmen, IV) », Letteratura Italiana Antica, 7 (2006), p. 1-24.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

francese, e che tale vocazione si afferma subito nel segno dei due fiumi che avrebbero poi presieduto alla sua opera : il toscano (la poesia volgare) e il romano (la poesia latina). Il suo Parnaso è dunque italiano e italiani sono i due fiumi che ne discendono e alimentano la sua poesia. Nella seconda parte, Tirreno deve fronteggiare le insistenti richieste di Gallo che vuole ad ogni costo quella cetra, e per averla è disposto a pagare anche una grossa somma. Ma, di là dal fatto che la cetra non ha un valore venale e che non è con il denaro che la si può possedere, Tirreno non la cede per più motivi. Essa è tutto per lui, perché gli dà il conforto e la forza che gli permettono di vivere. Di più, essa non servirebbe altrettanto se cadesse in mani inesperte, e Gallo è ormai troppo vecchio per imparare a suonarla : resti dunque nelle mani di chi l’ha suonata sin dalla tenera età. E infine, Gallo sembra sedotto solo dalla sua bellezza, non dalla sua utilità, sì che il suo atteggiamento non è improntato alla modestia e alla disciplina artistica che uno strumento simile richiederebbe. Sin qui l’egloga, ricca di stratificate allusioni. Diciamo che in prima istanza Dedalo è appunto il Dedalo per dire così storico, cioè il sommo architetto, ingegnere e artefice celebrato dagli antichi, il quale, secondo la versione del mito narrato da Virgilio nel VI dell’Eneide, v. 14-19 (diversa da quella ovidiana, Metamorfosi, VIII, 155-262), dopo essere evaso a volo dall’isola di Creta, sarebbe giunto a Cuma, per antica tradizione la prima delle colonie greche in occidente, e lì avrebbe innalzato un tempio ad Apollo, introducendo in Italia il culto del dio (raccoglie questa tradizione anche il Mythographus I : « Daedalus vero Sardiniam primo delatus, deinde Cumas, et in templo Apollini condito filii sui casum depinxit »). A Cuma Enea gli rende omaggio, ne ha per mezzo della Sibilla i responsi e gli promette un nuovo mirabile tempio, che sarà poi Augusto a far costruire sul Palatino, come racconta Svetonio, Vita divi Augusti, XXIX, 3. E Petrarca ricorda più volte quei versi di Virgilio, entro una lunga ripresa del mito di Dedalo nell’Epystole, II, 22, al Nelli, e in Sine nomine VIII e X, con citazione di Eneide, VI, 24-6, e in XIX 1. Almeno uno dei significati simbolici della figura di Dedalo parrebbe dunque chiaro, dal momento che attraverso di lui Petrarca riesce ad alludere all’antica translatio artium che ha visto il culto di Apollo, e dunque la poesia, migrare dalla Grecia a Roma, e può rivendicare apertamente la moderna translatio che, ancora per il tramite di Dedalo, ha trasportato il dono dell’arte in Toscana, affidando proprio a lui, Petrarca, il compito di farla rinascere con la consapevolezza sia dell’eredità classica (il Tevere) che delle sue nuove radici volgari (l’Arno). Ma anche il nome assunto da Petrarca stesso, Tyrrenus, allude a una translatio. Come racconta Servio a Eneide, II, 781, la Meonia non sarebbe stata abbastanza grande per i due fratelli Lido e Tirreno, sì che il secondo emigrò in Italia : « Profectus Thyrrenus est qui ex suo nomine Tuscos Thyrrenos vocavit » (e avanti, a Eneide, VIII, 479, di nuovo : « ex sorte Thyrrenus cum ingenti multitudine profectus est et partem Italie tenuit et Thyrreniam nominavit »). Insieme, quindi, Dedalo e Tirreno sono ben rappresentativi, nella fitta trama simbolica dell’egloga, della prima grande translatio che ha fatto di Roma l’erede della civiltà dei Greci : il primo, ricordiamo ancora, fuggendo da Creta giunse a Cuma, ove costruì il tempio di Apollo introducendone così il culto in Italia ; il secondo, partito dalla Lidia, approdò in Toscana e con i suoi fu all’origine degli Etruschi. E ora, nel racconto dell’egloga, quel comune destino torna a saldarsi attraverso il dono e l’implicito patto

33

34

e n r i co f e n zi

che ne deriva, sul quale si fonda la moderna translatio. La quale si presenta come una rinascita che attraverso il nome del protagonista, Tirreno, e dunque nel ricordo degli avi, trattiene persino materialmente la memoria dell’antico « passaggio » e fa di Petrarca il predestinato punto di arrivo. Il discorso è stato forse un po’ lungo, ma non può sfuggire l’importanza di quanto Petrarca dice. Lasciamo da parte il non dissimulato attacco alla poesia d’oltralpe, che merita un capitolo a sé, e lasciamo il forte motivo del lungo studio e della capacità tecnica che si richiede al vero poeta, ben raffigurato in Dedalo, famoso quale architetto ma anche come ingegnere e meccanico e inventore di tutta una serie di strumenti di lavoro (ci si può ricordare al proposito di analoghe eloquenti affermazioni di Dante : vd. per es. De vulgari eloquentia, II, 4, 10-11, ma vd. pure di Petrarca la Fam., XIII, 6, ove se la prende con la folla di poetastri che infesta Avignone, ed esalta per contro l’assidua applicazione e lo studio che distinguono il vero poeta dalla turba dei dilettanti). Lasciamo con dispiacere tutto questo, e torniamo al punto. E osserviamo un elemento essenziale : nella prima egloga Petrarca dichiara come determinante per il suo destino di poeta l’incontro con Virgilio e Omero. Qui fa un passo in più : questo incontro non è un fatto meramente individuale e, per dir così, extra-temporale, fuori dalla storia. No : il suo incontro con Dedalo si pone precisamente al culmine d’un percorso che è cominciato là, in Grecia, ed è passato per Roma ed è finalmente arrivato a lui, Petrarca, destinato a raccogliere nelle sue mani il testimone della grande poesia. Petrarca, infine, si mostra convinto di due cose : che nulla di significativo fosse intervenuto ad allontanare e oscurare il primato della civiltà greco-romana, unico e indispensabile modello per qualsiasi sogno di rigenerazione politica e culturale, e che, nonostante tutto, fosse pur sempre l’Italia a custodire in sé il segreto di una possibile rinascita, quale legittima e sola erede di quella civiltà. Di nuovo, sono tante le cose che si devono accantonare, ma qui basta e avanza che Petrarca proietti la sua missione di intellettuale e poeta sullo sfondo di una « storia » della civiltà che chiama la Grecia al ruolo di comprimaria. Il che significa, in altre parole, che i suoi tentativi di imparare il greco, la venerazione per Platone, il desiderio di avere le opere di Esiodo e di Euripide20 e l’impresa delle traduzioni omeriche affidate a Leonzio non stanno a sé, in un capitolo di storia dell’erudizione classica, ma sono i frutti di una visione : quella stessa visione che sarà fatta propria dall’Umanesimo maturo. Tutto ciò è chiaramente affermato nelle due egloghe sin qui considerate : ma appunto, affermato più che argomentato. Ora, nell’egloga decima, Laurea occidens, nata dal tronco di quelle, Petrarca fa ancora un passo avanti : riprende la questione delle proprie radici e l’approfondisce, incaricandosi di un discorso assai più ampio ed esplicito21. E, diciamo subito, estremamente ambizioso. Anche in questo caso, è 20 Nella Familiares, XVIII, 2, 13 (da Milano, 1354), Petrarca ringrazia Nicola Sigero per il dono dell’Omero, rievoca le lezioni con Barlaam, e infine chiede se fosse possibile avere le opere di Esiodo ed Euripide (per il quale, secondo solo a Omero, Petrarca ha sempre professato grande ammirazione, vd. avanti). 21 Anticipo che, indispensabile a intendere un testo spesso intessuto di difficili allusioni, su questa egloga esiste un’edizione che rappresenta uno dei maggiori contributi di Martellotti agli studi petrarcheschi : Francesco Petrarca, Laurea occidens. Bucolicum carmen X, a cura di G. Martellotti, Roma, 1968.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

fondamentale offrire almeno una traccia del contenuto. A Socrate (così Petrarca chiama il caro amico Ludwig van Kempen, ossia Luigi Santo di Campinia, al quale è dedicata la raccolta delle Familiares) che gli chiede ragione dei suoi lamenti, Silvano / Petrarca spiega d’essersi allontanato a suo tempo dalle infruttuose occupazioni avignonesi e di essere riparato nella solitudine di Valchiusa ove, trascurando tutto il resto, si era completamente dedicato a coltivare una bellissima pianta di lauro. Proprio per questo, non trovandone di capaci attorno a sé, era infine partito per consultare i coltivatori stranieri, affrontando un viaggio lungo e faticoso. Fuori di metafora, Petrarca si dispone quindi a raccontarci il lungo viaggio del suo apprendistato poetico, necessario per affinare il suo rusticus ardor (v. 24), cioè un amore che ancora s’esprimeva in forme rozze e primitive, e rafforzare la sua arte con l’aiuto di molti maestri (v. 42 : « variis artem solidare magistris22 »). Questo viaggio, posto sotto il patronato di Esiodo23, occupa la maggior parte dell’egloga (la più lunga di tutte, con i suoi 411 versi) : Silvano fa una prima tappa a Mantova, ove Virgilio lo esorta a visitare l’Asia e la Grecia ; prosegue per Verona ove vede Catullo ed Emilio Macro, autore di opere didascaliche perdute ; a Cividale del Friuli incontra Gaio Cornelio Gallo, e affronta poi la via di terra lungo le rive orientali dell’Adriatico. Senza fermarsi in Grecia giunge a Smirne ove incontra Omero che l’accoglie calorosamente (v. 64-73). Attorno gli stanno Euripide, Sofocle, Simonide, Stesicoro, Alceo, Saffo, Fileta di Coo, Antimaco di Colofone, Callimaco, Anacreonte, Pindaro, Antipatro di Sidone, Tirteo, Solone, Eschilo, Menandro, Archiloco, Tucidide, Alessi, Alcesti, Tespi, Bione di Boristene, Aristofane di Bisanzio, Aristocrito, Arato di Soli, Anfione, Platone, Sofrone, Orfeo, Lino, Museo, Esopo. A questo punto, il viaggio riprende per i luoghi nascosti della Grecia, i prati dell’Asia e i « gravi » Ebrei e le ‘erbe del Giordano percorse dal minaccioso

22 Nella Epistola Posteritati, 25, scrive : « lauream poeticam adhuc scholasticus rudis adeptus sum » (ed. F. Enenkel, B. de Jong-Crane e P. Liebregts, Amsterdam e Atlanta, 1998, p. 274 : « ho ottenuto la laurea poetica ch’ero ancora uno scolaro ignorante »). 23 V. 40-41 : « Vulgata tenebam / ascrei consulta senis » (« Conoscevo i noti consigli del vecchio di Ascra »). Il vecchio di Ascra è Esiodo, « Ascraeo […] seni » in Virgilio, Eclogae, VI, 70. La spiegazione di questo passo, che dà un’idea del ‘metodo’ di Petrarca, è in De viris illustribus, XVIII, De Quinto Fabio Maximo 35 : « Convocato igitur exercitu, notissimam illam Hesiodi poete sententiam dixit : primi, scilicet, ac preclarii ingegni esse per se ipsum cogitare atque invenire quod expediat, proximum bene admonenti credere ac parere ; cui utrunque defuerit nullius precii virum esse » (« Convocato dunque l’esercito, espose quella famosissima sentenza del poeta Esiodo, e cioè che è proprio di un ingegno superiore e brillante elaborare e trovare da solo ciò che gli serve ; gli sta vicino quello che ha fiducia in chi insegna bene e gli obbedisce : chi non sa fare queste due cose, è uomo di nessun valore »). La sentenza, in Esiodo, Erga, 293-297, Petrarca la leggeva nella versione di Livio, XXVII, 29, 7, che però non faceva il nome del poeta greco, integrato da Petrarca mediante il riscontro con Aristotele, Ethica Nicomachea, I, 4, 1095b, che distingue tra gli « ottimi » che sono in grado di comprendere i principî, e i « buoni », che agli ottimi sanno affidarsi, e cita per esteso i versi di Esiodo : « audiat que Esiodi : ‘Isdem quidem optimus. Bonus autem rursus et ille qui dicenti obediet. Qui autem neque ipsemet intelligit, neque alium audiens in animo ponet, hic rursus inutilis vir’ » (è la traduzione scorciata di Grossatesta, ed. R. A. Gauthier, Aristoteles, Ethica Nicomachea, translatio Roberti Grosseteste Lincolniensis sive Liber ethicoum. A. Recensio pura, Leida e Bruxelles, 1972, p. 144145). La stessa citazione è in Brunetto Latini, Tresor, II, 3, 5, che l’attribuisce però ad Omero.

35

36

e n r i co f e n zi

canto dei Salmi di Davide24. Ma poi ricominciano gli incontri con i greci : Teocrito, Epicarmo, Empedocle, Menecrate di Efeso, Magone, Cherilo25. A questo punto cessa la parte greca del viaggio : Silvano / Petrarca s’imbarca e raggiunge Brindisi, donde comincia la parte latina degli incontri, di un terzo più ampia dell’altra (v. 176 ss.), inaugurata da Pacuvio ed Ennio e chiusa con Stazio (v. 345-346). In seguito, il racconto prosegue con il ritorno in patria presso l’amato alloro : s’apre qui la descrizione della stagione felice dei successi poetici che sono valsi a Silvano fama e onori, culminati nell’incoronazione capitolina, Ma questa stagione è bruscamente interrotta nel momento in cui una tempesta abatte la sacra pianta, gettando il poeta nella più nera disperazione. Socrate riprende allora la parola, e consola l’amico dicendogli che il suo alloro non è morto : ha lasciato in terra la corteccia, cioè il suo involucro mortale, e dagli dei è stato trapiantato in cielo ove verdeggia rigoglioso, sì che Silvano dovrebbe impegnarsi a seguirlo sin là, nella regione beata. E Silvano promette di farlo, supplicando che gli dei glielo concedano. L’egloga racconta dunque un percorso di poesia prima greco e poi romano che, nell’esperienza che Silvano / Petrarca ne ha fatto, ha toccato il suo ultimo approdo ed ha prodotto tutti i frutti di cui era capace : ora, con la morte del lauro, s’è aperta una fase nuova, dolorosa e difficile, che esige un profondo rinnovamento spirituale e la capacità di trascendere in un’altra dimensione i risultati raggiunti. Siamo, come si vede, nell’àmbito del grande discorso petrarchesco sulla mutatio animi che dopo la grande peste del 1348 ha prodotto tanti testi a cavallo tra gli anni’40 e’50 del secolo, a cominciare dall’Epystole, I 14, Ad seipsum e soprattutto dal Secretum, come è stato grande merito di Francisco Rico aver mostrato26. Ma questa esigenza, qui nell’egloga, matura attraverso la rivendicazione di un apprendistato che ha posto le basi che la rendono credibile e possibile, e che per questo non solo mantiene intatto tutto il suo valore ma addirittura, dall’alto della perfezione raggiunta, « chiama » ciò che lo oltrepassa. Torniamo così ai Greci, sui quali molto sarebbe da dire : alcuni sono anche per noi come per Petrarca, puri nomi ricavati dai pochi accenni che trovava nell’ampio arco delle sue fonti, tra le quali spicca il lungo elenco di poeti che è in Ovidio, Ex Ponto, IV 16 ; nell’attività poetica è compresa la produzione teatrale di mimi e commedie, e in qualche caso è affatto secondaria e non giunta sino a noi (Solone, Platone), o addirittura frutto d’errore (Tucidide). Ma è sempre notevole la cura di Petrarca nel combinare al meglio le notizie scarse e indirette che poteva avere,

24 I Salmi sono dunque caratterizzati dall’incombere in essi della collera punitrice di Dio, e direi che si tirino dietro i tratti negativi che abbiamo già visto in Parthenias. 25 Ho dato la serie completa, senza tenere conto delle giunte apposte nel tempo da Petrarca, che mostra dunque di attribuire particolare importanza a questo « deposito » delle sue conoscenze. In particolare, Solone, v. 109-111 è aggiunto in una fase ancora molto vicina al testo originale, mentre un notevole incremento dei greci (e dei latini) è frutto delle cosiddette « grandi giunte » del 1364 : è allora, infatti, che l’elenco dei greci si arrichisce di Fileta di Coos, Antimaco, Callimaco, Anacreonte (v. 92-97) ; Alessi, Alcestide, Tespi, Bione, Aristofane di Bisanzio, Aristocrito Arato, Anfione, Platone, Sofrone, Orfeo, Lino, Museo, Esopo, Davide (v. 129-163) ; Epicarmo, Empedocle, Menecrate di Efeso, Magone (v. 168-170). 26 Penso naturalmente al volume Vida u Obra de Petrarca. I. Lectura del Secretum, Padova, 1974.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

e qualche caso merita attenzione, anche per definire quello che sopra ho definito il « metodo » seguito. Per fare qualche esempio, si veda il caso di Euripide (v. 75-80), cuntis sublimior, il migliore dopo Omero : Iuxta autem cuntis sublimior unus, cui grege de toto supremus cesserat hircus, fortunas casusque ducum regumque canebat. Nec casum tamen ille suum sortemque repostam, nec tristes in terga canes instare videbat, regibus attonso flendus post fata capillo27. [presso di lui [Omero], più alto di tutti, uno a cui era toccato il miglior capro di tutto il gregge : cantava le fortune e le sorti sventurate di duci e re, ma non vedeva la sua, di disgrazia, e il destino in agguato e i tristi cani che lo incalzavano alle spalle, lui che i re avrebbero pianto dopo morto tagliandosi i capelli.] Petrarca ne ebbe sempre grandissima stima e lo ricordò spesso : Epystole, II 10, 234-235 : « Quid protinus alto est / altius Euripide, magno quid maius Homero ? » (« Che c’è di più alto dell’alto Euripide, e di più grande del grande Omero ? ») ; Africa, IX, 66-67 (Scipione a Ennio) : « tibi non, me iudice, vates / Meonius nec iure tibi preponitur altus / Euripides » (« a mio parere non meriti che ti sia preposto né Omero né il sublime Euripide ») ; Familiares, XVIII, 2, 13 (chiede testi suoi e di Esiodo a Nicola Sigero) ; Familiares, XXIV, 12, 43 ; Triumphus Fame, IIa 58-59 : « Euripide vid’io levarsi a volo / e Sofoclè, duo nobili tragedi. » Che nell’egloga petrarchesca a Euripide sia toccato il miglior capro del gregge sta a dire la sua eccellenza ; l’hircus, il capro, in greco trágos, costituiva infatti il premio per i poeti tragici, e dal suo nome deriva quello stesso di tragedia : vd. Orazio, Ars poetica, 220 : « Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum » (« Quello che gareggiò con versi tragici per vincere un caprone »), onde Isidoro, VIII 7, 5 : « Tragoedi dicti, quod initio canentibus praemium erat hircus, quem Greci trágos vocant. Unde et Horatius […] », ecc. La crudele morte di Euripide, sbranato da un branco di cani mentre, di notte, tornava da una cena presso re Archelao di Macedonia (vd. Familiares, III, 22, 3), è raccontata da Valerio Massimo, III, 4 ext. 2 e 7 ext. 1, e, più diffusamente, da Aulo Gellio, XV, 20, che aggiunge come i cani fosero stati aizzati da un rivale di Euripide : Petrarca la ricorda in Familiares, III, 10, 14 e soprattutto De remediis, II, 120, 2 : « alterum ab Homero poetice Graie lumen, Euripidem, canes morsibus lacerarunt » (« l’altro splendore, con Omero, della poesia greca, Euripide, fu dilaniato dai cani »). La ragione di tanta stima sta, come ha suggerito Martellotti, nei frequenti giudizi e citazioni in traduzione latina di Cicerone : per es. De natura deorum, II, 65 (in un contesto ove è anche Ennio) ; De officiis, III, 108 ; Tusculanae disputationes, I, 65 ; I, 115, e III, 29-30

27 Con le « fortune e le sorti sventurate di duci e re » Petrarca ripete quale fosse il livello sociale dei personaggi che insieme allo stile alto caratterizza la tragedia, a norma della trattatistica medievale (vd. E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et xiiie siècle, Paris, 1958, p. 86-87). Di Euripide si occupò anche Leonzio durante il suo soggiorno fiorentino presso Boccaccio : vd. A. Pertusi, Leonzio Pilato, cit., p. 113-121, e idem, La scoperta di Euripide nel primo Umanesimo, Padova, 1960, p. 101-152.

37

38

e n r i co f e n zi

(dopo una citazione di Ennio), e molte altre volte altrove (si veda pure Seneca, Ad Lucilium, 115, 14-15). Occorre tuttavia anche ricordare che Macrobio nei Saturnali cita più volte Euripide con grande onore, e a lui rimanda a proposito di versi virgiliani : vedi V 18, 11 (« Euripidis nobilissimi tragoediarum scriptoris addetur auctoritas ») ; ibid., 18, 16-18 (« clarissimus scriptor Euripides tragicus » : ma vedi anche quanto segue) ; ibid., 19, 1-5 ; ibid., 21, 13 ; V 22, 7 e 8 ; VII 2, 9, sì che anche sotto questo aspetto di « suggeritore » di Virgilio Euripide merita d’essere il più vicino a Omero. Suggeritore non solo di Virgilio, ma in qualche modo di Petrarca medesimo. In Triumphus Mortis, I, 113-114, si ricordi, la fine della vita terrena di Laura è segnata nel momento in cui « di quella bionda testa svelse / Morte co la sua man un aureo crine ». Si tratta di una ripresa di un motivo virgiliano, Eneide, IV, 698-699, a proposito della morte di Didone : « nondum illi flavom Proserpina vertice crinem abstulerat » (e 704 : « dextra crinem secat »). Ora, Servio annota che Virgilio ha ricavato il motivo del taglio del capello del morente dall’Alcesti di Euripide, e Macrobio per parte sua in Saturnalia, V, 19, 1-5, accusa Cornuto, il quale sosteneva che quella del capello tagliato sarebbe stata un’invenzione di Virgilio, dal momento che « ignoravit Euripidis nobilissimam fabulam Alcestim. In hac enim fabula in scaenam Orcus inducitur gladium gestans, quo crinem abscidat Alcestidis » (« ignorò la nobilissima tragedia di Euripide Alcesti, nella quale entra in scena Orco armato di spada per recidere il capello di Alcesti »). Ai versi del Triumphus Mortis Pacca allega tanto Servio che Macrobio28, annotando che il caso di Alcesti è simile ma non identico : è vero, ma la trafila Euripide-Virgilio segnata dagli antichi commentatori ha davvero colpito Petrarca, che nel suo codice di Virgilio, f. 114 v, a fianco del passo di Servio trascrive l’intero passo di Macrobio, omettendo solo le citazioni in lingua greca29. Di là da Virgilio, dunque, anche Petrarca, facendo catena, si è legato in una circostanza così delicata a Euripide, identificando nell’atto poetico quella compenetrazione e immedesimazione con la « grande tradizione » che l’egloga intera proclama come il più alto dei suoi risultati. Un altro caso che aiuta a capire la dinamica dei procedimenti di Petrarca ci è offerto più avanti. Dopo la menzione di Esopo, abbiamo visto, Silvano fa una breve deviazione prima di passare in Sicilia : Denique Graiorum latebras Asieque vireta, Hebreosque graves et carmine trita minaci gramina Iordanis peregrinaque nomina lustrans, mollia rura Arabum salis indiga ditia mellis, affixusque oculis animoque intentus ubique, vidi alios atque inde alios. (v. 159-164)

28 Ariani nel suo bel commento ai Triumphi, Milano, Mursia, 1988, ad loc. rimanda pure a Stazio, Thebais, IX, 901-904, e a Ovidio, Metamorphoseon libri, VIII, 8 ss., per la vicenda di Niso al quale la figlia Scilla strappa il capello fatato per amore di Minosse. 29 Vd. Francesco Petrarca, Le postille del Virgilio Ambrosiano, a cura di M. Baglio, A. Nebuloni Testa e M. Petoletti. Presentazione di G. Velli, Roma e Padova, 2006, II, Postille di Servio in Aeneida, a cura di M. Petoletti, p. 760-761 (le citazioni in greco sono sostituite da Petrarca con la semplice indicazione : grecum).

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

[Visito infine i luoghi nascosti della Grecia, i boschetti dell’Asia, i gravi Ebrei e le erbe del Giordano percorse da un canto minaccioso, e i molli campi degli Arabi dagli strani nomi, poveri di sale e ricchi di miele. Ficcando dappertutto gli occhi e concentrando il mio spirito, ho notato altri e altri ancora.] Torna qui quella sgradevole caratterizzazione del Giordano che nell’egloga prima, Parthenias, attraversa « campi di cenere con la sua corrente vendicatrice », e in un contesto eccentrico, non greco ma piuttosto asiatico e arabo, è pure una allusione alla poesia biblica, e in particolare a ciò che la rappresenta al suo livello più alto, cioè ai Salmi di Davide, caratterizzati dall’incombere in essi della collera minacciosa e punitrice di Dio. Quel severo giudizio è dunque riproposto, ma è interessante il lento intreccio protratto nel tempo, per cui Petrarca tende via via a rilevare il valore sostanziale dei Salmi nei confronti della superiore eleganza dei classici30. In particolare, nella Familiares, XXI, 10, 11 al Nelli, del 1359-1360, scrive ancora una volta di attenersi per lo stile a Virgilio e Cicerone e, se sarà necessario, agli stessi Greci (« nec pudebit a Graecia mutuari siquid Latio deesse videbitur »), e per la « vita » alla Bibbia : « Quos inter merito michi maximus David semper fuerit, eo formosior quo incomptior, eo doctior disertiorque quo purior. Huius ergo Psalterium et vigilanti semper in manibus semperque sub oculis, et dormienti simul ac morienti sub capite situm velim ; haud sane minus id michi gloriosum putans quam philosophorum maximo Sophronis mimos31. » A intendere l’allusione, Valerio Massimo, VIII, 7 ext. 3, riferisce che Platone, quando a ottantuno anni morì, poggiava il capo sui mimi di Sofrone, e quasi con le stesse parole riferisce l’aneddoto Quintiliano, I, 10, 17. Petrarca ha amato questa immagine, sulla quale già si è fermato nei Rerum memorandarum libri, I, 25, 25 : « Sub capite morientis Sophronis mimos constat inventos ; ut non minus vere de hoc quam de Carneade dici possit quod ‘unus fuerit et philosophandi finis et vivendi32 ’ », e ancora la ricorda nella tarda Sen., XV, 6, 5, del 1373, ove ripete l’aneddoto citando Valerio Massimo, e però ricordando anche la versione di Cicerone, De senectute, 5, 13, secondo la quale Platone morì mentre scriveva. Su questa immagine, come abbiamo visto, Petrarca ha dunque proiettato quella della sua propria morte, e per vie sotterranee a ciò si deve che nelle giunte alla nostra egloga, v. 143-146, ci si trovi davanti a un accostamento di per sé curioso : Quique palestrita et pictor primoque sub evo cantor, ad extremum cursorque aucepsque fuisset ;

30 Vedi sopra, nota 16. 31 « Tra questi ho sempre considerato che il primo sia David, tanto più bello quanto più trascurato, tanto più sapiente ed eloquente quanto più puro. Il suo Salterio vorrei averlo sempre tra le mani e sotto gli occhi quando sono sveglio, e vorrei averlo sotto il capo quando dormo o quando starò per morire. E giudico che ciò sia per me motivo di altrettanta gloria quanto i mimi di Sofrone lo furono per Platone, il più grande dei filosofi. » 32 « Sotto il suo capo, mentre stava morendo, sono stati trovati i mimi di Sofrone. Così si può dire di lui con altrettanta verità quanto si dice di Carneade, che ‘un medesimo giorno vide la fine del filosofare e del vivere’. »

39

40

e n r i co f e n zi

quique illi fesso tandem et dormire paranti ex levibus calamis pulvinar stravit amenum33, [[Vidi] quello che nella sua prima età fu lottatore, pittore e poeta, e fu infine viaggiatore e augure, e vidi chi gli preparò, quando fu stanco e pronto a dormire, un comodo cuscino di canne leggere.] ove il primo è Platone, e il secondo che gli prepara il cuscino sul quale appoggiare il capo stanco è appunto Sofrone. Molti altri casi affini a questi sin qui discussi potrebbero essere aggiunti, solo che si indaghi da chi e come Petrarca abbia ricavato e modulato le sue conoscenze. E sempre dovremmo constatare come egli, per dirla in poche parole, intenda costruire una rete sensibile di connessioni con la cultura poetica greca che non sia in essenza dissimile da quella che trovava così naturale nei latini, e della quale gli era modello Virgilio riletto con l’aiuto di Macrobio. Riascoltiamo quanto abbiamo già citato, dalla prima egloga, v. 24-30 : Canendo, quod prius audieram didici, musisque coactis, quo michi Parthenias biberet de fonte notavi. Nec minus est ideo cultus michi ; magnus uterque, dignus uterque coli, pulcra quoque dignus amica. Hos ego cantantes sequor et divellere memet nec scio nec valeo. Liberamente : « Poetando io stesso, ho verificato come Virgilio si sia ispirato a Omero, e ciò non me l’ha reso meno caro : al contrario, ho cominciato a venerarli entrambi e a imitarli, e non so né voglio staccarmi da loro. » Non si tratta di un omaggio da annoverare tra i luoghi topici della « maniera » poetica, e dovremmo capire meglio, ora, come quelle parole contengano in nuce un programma che corrisponde a una visione di tale forza e pervasività da far sì che, paradossalmente, Petrarca che non sapeva il greco pensi e si muova come se lo conoscesse. Nel senso che è stato lui, per primo, a far saltare le sbarre, i fili spinati, i fossati mentali che interrompevano la continuità tra i due territori, e di essi ha fatto una regione sola che doveva essere 33 Per la caratterizzazione allusivamente enigmistica di Platone, Petrarca riprende quanto aveva già scritto in Rerum memorandarum libri, I, 25, 3 : « luctator exercitatississimus evasit. Picture quoque artem non liquit intemptatam. Ad hec tragedias scripsit » (« riuscì espertissimo lottatore. Non lasciò intentata la pittura, e inoltre scrisse tragedie »), e, per i suoi viaggi, § 17 : « adventu suo in Egiptum […] prophetarum quoque ritus ac doctrinam didicisse Platonem fama est » (« durante il suo viaggio in Egitto la fama vuole che Platone avesse imparato i riti e la dottrina dei profeti »). Fonti per tutto ciò sono Apuleio, De Platone et eius dogmate, da lui letto e attentamente postillato nel codice Vat. Lat. 2193 : vd. C. Tristano, Le postille del Petrarca nel Vaticano Lat. 2193 (Apuleio, Frontino, Vegezio, Palladio), Italia medioevale e umanistica, 17 (1974), p. 365-468 : in part. p. 385-397, e Valerio Massimo, VIII, 7, ext. 3. Ma vd. anche Giovanni di Salisbury, Policraticus, VII, 5, 9, che riferisce dell’abilità di Platone quale pittore e autore di tragedie e ditirambi, cose tutte dalle quali sarebbe stato distolto da Socrate in favore della filosofia. Con le « leggere canne » di Sofrone si allude al genere leggero di poesia da lui praticato.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

recuperata dalla modernità nella sua interezza : sì che alla fin fine poco importa se non ha potuto davvero inoltrarsi là dove ha liberato la strada che altri avrebbero percorso. Premettendo che in questa sede non posso fermarmi sul rapporto Petrarca-Omero, sul quale del resto molto si è scritto e sul quale continua a far testo Pertusi, né sulla presenza continua della coppia Virgilio-Omero quali supremi modelli34, vorrei tuttavia dedicare un po’ d’attenzione a un testo, esemplare di ciò che è stato detto sin qui. Il libro IX e ultimo dell’Africa, salvo interventi posteriori, parrebbe essere stato composto nel corso del secondo soggiorno parmense, durato tutto il 1344 più gennaio e metà febbraio 134535. La trama del libro, in breve, è questa : la nave che, dopo la vittoria, riporta Scipione in patria fende il mare tranquillo ; il condottiero siede a poppa insieme a Ennio, che l’ha accompagnato nell’impresa, e in quel momento di pace e serenità gli chiede di parlare. Il che Ennio fa (v. 24-64), esaltando Scipione, e prevedendo che la sua fama supererà gli attacchi dell’invidia e aumenterà nei secoli, ma insieme si rammarica di non essere lui il poeta che possa degnamente celebrarlo (per ciò, vd. già Africa, IV, 37-40, nel colloquio di Lelio con Siface). I grandi uomini, infatti, si possono dire ben fortunati se troveranno chi li sappia esaltare come meritano, come ebbe a testimoniare Alessandro Magno quando invidiò la sorte di Achille immortalato nientemeno che da Omero. Nel tempo, tuttavia, ci sarà chi lo farà molto

34 Vd. in genere Nolhac, Pétrarque, II, p. 129-133, e 156-188 (sulla traduzione di Leonzio e le postille petrarchesche) ; R. Weiss, Petrarca e il mondo greco (1958), in idem, Medieval and Humanis Greek. Collected Essays, Padova, 1977, p. 166-192, ma ora soprattutto il volume sopra citato, nota 4 : Petrarca e il mondo greco, passim. Per una breve scelta di luoghi di Petrarca, vd. Collatio laureationis, 10, 17 ; Rerum memorandarum libri, II, 25 (e ancora II, 45 ; III, 87), ove vediamo che Petrarca considerava Omero non solo poeta ma anche grande filosofo, come ribadisce nell’invettiva Contra medicum, III 97 (ed. Bausi, Firenze, 2005, p. 102), in Familiares, XV, 4, 5 e nella famosa epistola a lui diretta, Familiares, XXIV, 12, 28 (vd. S. Gentile, Petrarca e la cultura filosofica greca, in Petrarca e il mondo greco, cit., p. 127-140, in part. p. 132-133) ; De vita solitaria, II, p. 528, ed. Martellotti, in Francesco Petrarca, Prose, Milano e Napoli, 1955 ; Secretum, III, p. 226 e 248 ; Triumphus Cupidinis, IV, 93 ; Triumphus Fame, II, 8-10 ; III, 10-17 ; Iia, 51 ; De remediis, I, 72, 4 ; I, 117, 4 ; II, 34, 2 ; II, 95, 3 ; II, 100, 1 ; II, 120, 2 ; Familiares, I, 2, 6 ; III, 18, 6 ; IV, 15, 8 ; V, 5, 1-2 ; VI, 4, 12 ; X, 4, 25-28 ; XIII, 6, 4 ; 7, 12 ; XVIII, 2, 4 ss., ecc. ; Seniles, IV, 5, 15 e 19 ; V, 1, 32 ss. ; VI, 8, 21 ss. ; VIII, 3, 40 e 72 ; IX, 1, 218 ; XII, 2, 35, 51, 81 e 282, ecc. 35 Il problema di datare le varie fasi di composizione dell’Africa non è semplice, ed è impossibile giungere a risultati di assoluta certezza. La data del 1344-1345 per la stesura della maggior parte dell’ultimo libro è in ogni caso quella che a me sembra la più probabile, e che lo stesso Petrarca indica quando scrive nella Posteritati che proprio a Parma il poema è giunto ad exitum. Anche V. Fera ne ha ragionevolmente riportato la composizione alla metà degli anni ’40 : vd. « I sonetti CLXXXVI e CLXXXVII », in Lectura Petrarce, 7 (1987), p. 219-243 [Padova, 1988]. Diversamente Martellotti ha ritardato la prima parte del libro alla metà circa degli anni ’50 e forse addirittura al 1366, mentre Paratore ha sostenuto che quasi tutto il libro sia stato composto nel 1365 : vd. per ciò quanto ne ho scritto in « Dall’Africa al Secretum. Il sogno di Scipione e la composizione del poema », in E. Fenzi, Saggi petrarcheschi, Firenze, 2003, p. 305-364, in part. p. 317-321 ; G. Martellotti, « Sulla composizione del De viris e dell’Africa » (1941), e « Stella difforme » (1974), entrambi in idem, Scritti petrarcheschi, a cura di Michele Feo e Silvia Rizzo, Padova, 1983, p. 3-26 e p. 403-418 ; E. Paratore, « L’elaborazione padovana dell’Africa », in Petrarca Venezia e il Veneto, a cura di G. Padoan, Firenze, 1976, p. 53-91 (favorevolmente discusso da Martellotti, Sull’elaborazione padovana dell’Africa, in idem, Scritti petrarcheschi, cit., p. 497-500). Tutta la questione è in ogni caso da riprendere, così come resta qualcosa da dire sul personaggio di Ennio : per parte mia, lo farò al più presto.

41

42

e n r i co f e n zi

meglio di quanto possa fare egli stesso … Petrarca, insomma, pone in bocca a Ennio l’annuncio dell’Africa : ma Scipione a questo punto l’interrompe (v. 64-77), e dopo aver assicurato l’amico poeta di non desiderare altro canto che il suo, e non quello di Omero o Euripide, lo esorta a parlare dei caratteri propri della poesia e del premio che merita. Ennio riprende il suo discorso (v. 78-123), e spiega dapprima come essenza della grande poesia non sia un’arbitraria libertà ma le saldissime basi del vero sulle quali deve fondarsi, mentre chi semplicemente inventa non è degno del nome di poeta ma di bugiardo (v. 103-105), e passa poi a esaltare il significato dell’alloro che incorona i grandi condottieri e i poeti eternandone la fama. Continua ancora, dopo una nuova sollecitazione di Scipione (è la parte più lunga del suo discorso, v. 133-289), ricordando l’impegno da lui riversato nei suoi Annales nel retrocedere nel tempo in cerca di grandi uomini, in particolare poeti, tra i quali emerge l’incomparabile e sommo Omero (v. 144-145 : « Milibus ex tantis unus michi summus Homerus / unus habet quod suspiciam, quod mirer amemque »), dal quale non è più riuscito a staccarsi, vivendo, si può dire, giorno e notte in sua compagnia. E a questo punto Ennio racconta come proprio l’ombra veneranda del cieco poeta gli sia apparsa in sogno e gli abbia parlato, e l’abbia invitato a seguirlo, e in una « chiusa valle » gli abbia additato un giovane, cioè Petrarca medesimo nella sua Valchiusa (v. 216 ss.). Ed è ancora Omero che ora si diffonde in un lungo « ritratto » del giovane poeta : originario di Firenze, di nome Francesco, richiamerà dall’esilio le Muse fuggitive e dedicherà il poema Africa alle imprese spagnole e libiche di Scipione, e infine sarà solennemente coronato poeta in Campidoglio ; alla gloria di Roma dedicherà il suo De viris illustribus, al centro del quale spiccherà su tutti Scipione, e porterà a termine l’ampia impresa delle Res memorande. A queste parole Ennio si avvicina al giovane poeta ansioso di vederlo e conoscerlo, e lo descrive immerso in un ambiente campestre nell’atto di scrivere (nell’insieme, il ritratto corrisponde almeno in parte all’immagine di Virgilio nella miniatura di Simone Martini, nel Virgilio Ambrosiano), mentre Omero aggiunge che il giovane dopo molti viaggi e dopo una stagione difficile tornerà a mettere mano alle opere cominciate, e le completerà. A questo punto le trombe mattutine svegliano Ennio e ne interrompono il sogno, e qui finisce il racconto che ne ha fatto a Scipione. Il quale, mentre la sera sta calando, dichiara di amare sin da quel momento il suo futuro cantore, garantitogli insieme da Ennio e da Omero, al quale vuole in ogni caso credere : Scipio mitis ait : « Seu sunt, seu talia fingis, dulcia sunt, fateor, sensusque et pectora mulcent. Illum equidem iam nunc iuvenemque novumque poetam complector, tibi nunc visum quondamque parenti, promissumque michi gemino sponsore profecto diligo, quisquis erit ; si nullus, diligo nullum. » (Africa, IX, 302-307) [il mite Scipione risponde : « Siano vere o tu le finga tali, sono dolci le cose che racconti, e mi allietano l’udito e il cuore. Sin d’ora abbraccio quel giovane poeta che tu ora hai visto, e molto tempo fa quel tuo padre, e chiunque sia, assicuratomi da una tale coppia di testimoni, io l’amo. E se non sarà nessuno, amo quel nessuno. »]

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

Meno interessa in questa sede il resto del libro. Terminata l’ultima parte del viaggio per mare, a Roma si celebra il trionfo di Scipione minuziosamente descritto (v. 322-409). Dopo pochi versi di passaggio (v. 410-420) che rapidamente accennano all’ostilità subìta da Scipione in patria, della quale Petrarca non vuole parlare, segue il finale lamento (v. 421-477) per la morte di re Roberto d’Angiò al quale il poema intero è dedicato (vd. I, 19 ss.). Anche dalla sola parte meglio riassunta si ricavano molte cose interessanti, insieme alla conferma della data di composizione intorno alla metà degli’40, alla quale vanno anche strettamente riportati i due sonetti studiati da Vincenzo Fera, Rerum Vulgarium Fragmenta, 186 e 187, Se Virgilio et Homero avessin visto, e Giunto Alexandro a la famosa tomba, dedicati entrambi al destino di Laura che non ha, come non ebbe Scipione al tempo suo, un adeguato cantore della sua bellezza e dei suoi meriti36. In tutto ciò ci sono due cose che mi preme sottolineare : la curiosa assenza di Virgilio, il candidato che parrebbe del tutto naturale per completare il disegno di Petrarca, e il filo diretto con il quale Petrarca si lega a Omero utilizzando Ennio come « ponte ». Per il primo punto : quale la ragione dell’assenza di Virgilio in quest’ultima e delicata parte del poema ? Una risposta sicura naturalmente non c’è, ma una volta che si sia posto la domanda il lettore è autorizzato a dare la sua. Intanto, penso sia da riprendere un suggerimento di Fera : « Sarebbe lungo indugiare per chiarire le ragioni della scelta di Omero come elemento strutturale dell’Africa da parte di Petrarca ; basti dire almeno che essa è speculare a quella dantesca di Virgilio, e che proprio per differenziarsi Petrarca abbia affidato a Omero, al cantore altissimo della bella scola, il compito di provvedere alla sua investitura di poeta37. » Direi che proprio una considerazione come questa possa illustrare con qualche efficacia quanto sto cercando di dire. Dante affida il ruolo di guida a Virgilio, il « famoso saggio » al quale dichiara :

36 Si osservi ancora, per esempio, che le due opere esplicitamente ricordate sono il De viris (v. 259-260) nella prima versione « romana » e i Rerum memorandarum libri (v. 265-267), interrotti al quarto libro nel 1344, e che nulla ci riporta a opere successive quali il De vita solitaria o il De otio, e nulla alla « crisi » e alla mutatio animi che alla fine del decennio diventa il cardine attorno al quale ruota tutta l’esperienza di Petrarca uomo e poeta. Ripeto che in ogni caso occorre tornare sul problema della data, e che ho intenzione di farlo. Al proposito, anticipo un elemento : Martellotti ritardava di molto la composizione del libro basandosi sui v. 133-138, nei quali Ennio parlava del suo impegno a retrocedere nel tempo in cerca di grandi uomini la cui fama il tempo aveva cancellato, scorgendovi attraverso la sovrapposizione Ennio/Petrarca un riferimento al De viris cosiddetto « universale », concepito nei primi anni ’50. Ma le parole messe in bocca a Ennio, insistendo precisamente sull’idea dello scavo nel passato in cerca di ciò che la Fama ha finito per occultare, non sembrano adattarsi all’opera di Petrarca, il quale, se non altro, si occupa di uomini « illustri », e non di sconosciuti (per quanto immeritatamente). Aggiungo come questa caratterizzazione dell’impegno di Ennio possa riferirsi agli Annali e derivi da Aulo Gellio, XVII, 4, ove quello che Ennio dice di Gemino Servilio conoscitore dell’antichità e della « sepulta vetustas », è stato attribuito a lui stesso. Inoltre, come s’è visto il De viris « romano » centrato sulla vita di Scipione, è puntualmente citato più avanti, v. 257263 (vd. Martellotti, Stella difforme, cit., p. 413 : il saggio resta tuttavia importante, anche se talvolta discutibile, come in questo caso). 37 V. Fera, Petrarca lettore dell’Iliade, cit., p. 147. Noto anche che Fera, in questo medesimo contesto, torna a dire che i « materiali versificati » nel libro IX risalgono ai primi anni ’40.

43

44

e n r i co f e n zi

Tu sè lo mio maestro e ‘l mio autore, tu sè solo colui da cu’ io tolsi lo bello stilo che m’ha fatto onore ; (Inferno, I, 85-87) Rispetto alla scelta dantesca Petrarca opera un salto, e inaugura una nuova stagione quando oltrepassa Virgilio e allarga sino a Omero l’orizzonte entro il quale si possano finalmente riconoscere le tappe essenziali di una translatio di valori che proprio di là, da Omero « poetarum princeps », ha preso le mosse (onde appunto l’importanza, come s’è visto, dell’egloga quarta, Dedalus). Ed è anche vero che a Petrarca sarebbe riuscito troppo difficile annettere Omero al proprio orizzonte poetico attraverso Virgilio, perché sarebbe stato obbligato a fermarsi dinanzi alla coppia Virgilio/Omero, per altro continuamente evocata nei suoi scritti quale modello assoluto di perfezione. Ai fini di una appropriazione diretta, per quanto del tutto ideale o ideologica, e di un vis-à-vis con Omero richiesto dalla accorta strategia petrarchesca, Virgilio era un ostacolo troppo ingombrante e l’inevitabile omaggio che gli sarebbe stato tributato avrebbe offuscato l’obiettivo. Senza dire, poi, che solo così facendo – cioè non nominando Virgilio – Petrarca poteva suggerire che egli stesso, nel comune rapporto nei confronti di Omero, era un altro Virgilio : un suo pari. E chissà che la rappresentazione di sè ricalcata su quella del poeta latino nel Virgilio Ambrosiano non vada proprio in questa direzione. Per il secondo punto, sostanziale, non deve stupire la diversa caratterizzazione e il ruolo speciale attribuito a Ennio che, sulle tracce soprattutto di Ovidio e Orazio38, smette di essere il poeta di una ancora arcaica, immatura latinità di altri luoghi dell’Africa (II, 445-446 : « Iste rudes Latio duro modulamine Musas / intulit » ; IV, 37-40 : « Rusticus egregio vigilat nunc Ennius ») ; di Epyst. II, 9, 70-72 : « rudis Ennius […] vite mortisque comes custosque sepulchri » (per questo, vd. avanti il rimando al Pro Archia) ; di Bucolicum carmen, III, Amor pastorius, 155 : « et secum rudis ille senex », e di Rerum Vulgarium Fragmenta, 186, 12 : « Ennio di quel [Scipione] cantò ruvido carme. » Non deve stupire non solo perché Claudiano nel De consulatu Stiliconis, III, praef. 1-4 (ma vd. pure Plinio, Naturalis historia, VII, 30, e Petrarca, Scipio, XI, 10-14), testimoniava che Ennio era al seguito di Scipione nelle sue campagne, e in quella africana in particolare. Non solo perché Cicerone nel Pro Archia, 22, 1

38 Di Ovidio vd. Amores, I, 15, 19 (« Ennius arte carens ») ; Tristia, II, 424 (« Ennius ingenio maximus, arte rudis ») ; di Orazio, Epistulae, II, 1, 50-52, e II, 3 (Ars), 259-262 (vd. avanti). Per i giudizi di Petrarca su Ennio (e per altre indicazioni) rimando in particolare alle precisazioni di V. Fera, Petrarca e la poetica dell’incultum, « Studi medievali e umanistici », X, 2012, p. 9-87, e qui il § 3. Il ruvido carme di Ennio e di Petrarca, p. 33-61, ove è corretta la vecchia impostazione che vedeva anche uno stacco temporale tra le presunte condanne di Ennio e il suo ruolo nell’ultimo libro dell’Africa, e insieme attribuisce a quelle condanne il senso vero di una oggettiva condizione di arcaicità, e non di una personale insufficienza di Ennio. Per quello che può valere, osserverei al proposito che Petrarca, nell’egloga X, Laurea occidens, 24, parla del suo precoce innamoramento per l’alloro / Laura come di un rusticus ardor che avrà appunto bisogno del lungo « viaggio di formazione » che poi l’egloga descriverà (e ancora, entro la « rivalutazione » di Ennio, Fera, p. 39, opportunamente ricorda che nella profezia che il vecchio Scipione rivolge al figlio Petrarca è presentato come Ennius alter (Africa, II, 443).

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

(scoperto a Liegi nel 1333 proprio da Petrarca) riferiva che Ennio era stato così caro agli Scipioni che una sua immagine marmorea era stata accolta nel loro sepolcro39. Non solo perché il medesimo Cicerone era un grande ammiratore di Ennio, da lui spessissimo citato con espressioni di lode, ma anche e soprattutto per due circostanze precise che hanno a che fare direttamente con Omero. La prima : Ennio, che parlava correntemente l’osco, il greco e il latino40, era famoso per il suo culto di Omero, al punto da essere definito « alter Homerus », come riferisce Orazio, Epistulae, II 1, 50 (epistola, questa, tenuta ben presente nell’egloga X, Laurea occidens). La seconda : ancora Cicerone all’inizio del Somnium Scipionis, testo capitale al quale è strettamente ispirato il rifacimento dei primi due libri dell’Africa41, ci fa sapere che Ennio avrebbe raccontato di aver sognato di incontrare Omero : « fit enim fere, ut cogitationes sermonesque nostri pariant aliquid in somno tale, quale de Homero scribit Ennius de quo videlicet saepissime vigilans solebat cogitare et loqui », ben prima, dunque, che Petrarca gli facesse fare la stessa cosa42. Anche così, in virtù di questi elementi sommariamente riassunti e facilmente integrabili, potremmo giudicare pressoché inevitabile quella sua attiva presenza nel nono dell’Africa. Ma l’ultimo elemento, quella del sogno, merita una sosta appena più lunga. Di esso ci sono giunti solo pochissimi versi o mozziconi di versi di tradizione indiretta che gli editori hanno cercato e tuttora cercano di ordinare (pur con varianti, ci si basa ancora sulle teubneriane edizioni ottocentesche di Iohannes Vahlen43),

39 Claudiano, De consulatu Stiliconis, III, praef., 11-20 : « Haerebat doctus lateri castrisque solebat / omnibus in medias Ennius ire tubas. / Illi post lituos pedites favere canenti, / laudavitque nova caede cruentus eques […] advexit reduces secum Victoria Musas, / et sertum vati Martia laurus erat. » (« Gli stava al fianco il dotto Ennio che in mezzo alle trombe guerriere era solito seguirlo in tutte le campagne. Dopo la battaglia i fanti s’affollavano attorno a lui che cantava, e il cavaliere coperto del sangue della strage recente l’applaudiva […] Al ritorno la Vittoria recò con sé anche le Muse, e l’alloro di Marte incoronò il vate. »). Petrarca cita ampiamente questa Praefatio nell’ultima redazione della vita di Scipione, alfa, nel De viris (vd. Martellotti, Sulla composizione, cit., p. 20-21 ; idem, Stella difforme, cit., p. 410). Vd. poi Cicerone, Pro Archia, 22, 1 (ma si legga anche il § 18, e tutto il nostro passo, ove si dice che Ennio esaltò i singoli eroi romani in modo tale che fu l’intero popolo romano ad esserne glorificato, e vd. pure Properzio, 3, 3, 1-12, che rievoca i contenuti storici degli Annales) : « Carus fuit Africano superiori noster Ennius, itaque etiam in sepulcro Scipionum putatur is esse constitus ex marmore » (« Il nostro Ennio fu caro all’Africano Maggiore, al punto che si dice che nel sepolcro degli Scipioni sia stata posta una sua immagine di marmo »). 40 Aulo Gellio, XVII, 17, 1 : « Quintus Ennius tria corda habere sese dicebat, quod loqui Graece et Osce et Latine sciret. » (« Quinto Ennio diceva di avere tre cuori, perché sapeva parlare greco, osco e latino. ») Anche Gellio è un ammiratore di Ennio, che cita spesso. Si veda come in XII 2 sia trattato malissimo Seneca sia per i suoi difetti di prosatore, sia per le sue « sciocche » critiche a Ennio. 41 Per questo, vd. Fenzi, « Dall’Africa al Secretum », cit., passim. 42 De Republica, VI, 10, 10 : « accade infatti che i nostri pensieri e i nostri discorsi producano nel sonno qualcosa di simile a quanto Ennio scrive di Omero, al quale quand’era sveglio pensava e del quale parlava continuamente. » 43 Per questo difficile nodo critico mi limito a pochi essenziali rimandi : S. Mariotti, Lezioni su Ennio, Pesaro, 1951, p. 55-95 (« Il proemio degli Annali » : particolarmente importante, è implicitamente presente in quanto si dirà) ; A. Grilli, Studi Enniani, Brescia, s. d. (1965), p. 88-89 (« Disposizione del primo proemio ») ; A. Ronconi, Poesia latina in frammenti. Miscellanea filologica, Genova, 1974, p. 13-28 (« Saggio per un commento al proemio degli Annali di Ennio ») ; P. Magno, Quinto Ennio,

45

46

e n r i co f e n zi

così come si è fatto per il resto degli Annales e per le altre opere di Ennio, nessuna delle quali è giunta a noi direttamente. Abbiamo, poi, alcune preziose testimonianze, come quella appena vista nel Somnium Scipionis, che ci accerta dell’esistenza di quel sogno e, ancora di Cicerone, Academica Priora, 2 (Lucullus), 51 e 88, là dove si parla del diverso modo di esprimere le cose reali ed evidenti, e quelle immaginarie : « num censes Ennium cum in hortis cum Servio Galba vicino suo ambulavisset dixisse : ‘visus sum mihi cum Galba ambulare’ ? at cum somniavit ita narravit ‘visus Homerus adesse poeta’ », e più avanti : « dormientium et vinulentorum et furiosorum visa imbecilliora esse dicebas quam vigilantium siccorum sanorum. Quo modo ? quia cum experrectus esset Ennius non diceret se vidisse Homerum sed visum esse44. » Altre testimonianze antiche aggiungono importanti particolari. Orazio nell’Epistola II, 1, sopra citata, con garbata ironia scrive per esteso, v. 50-52 : Ennius, et sapiens et fortis et alter Homerus, ut critici dicunt, leviter curare videtur quo promissa cadant et somnia Pythagorea45. [Ennio, saggio e forte secondo Omero, come dicono i critici, non sembra curarsi troppo dove vadano a finire le promesse del suo sogno pitagorico.] Ennio, dunque, non sarebbe stato all’altezza delle promesse implicite nel suo sogno « pitagorico ». Ma perché « pitagorico » ? Lo spiegano ad loc. gli antichi glossatori e lo ripetono i meno antichi : « Ennius in principio annalium suorum somnio se scripsit admonitum quod secundum Pythagorae dogma anima Homeri in suum corpus venisset46. » Ecco allora che Ennio non è solo per metafora un « altro

Fasano, 1979, p. 22-26 ; M. Bettini, Studi e note su Ennio, Pisa, 1979, p. 114-116 (sul carattere non tragico o luttuoso dell’apparizione). In genere, rinvio a Quinto Ennio, Annali. I. Libri I-VIII. Introduzione, testo critico con apparato, traduzione di E. Flores, Napoli, 2000, e II. Commentari, a cura di E. Flores, P. Esposito, G. Jakson e D. Tomasco, Napoli, 2002, p. 24-31. 44 Academica Priora, 2 (Lucullus), 51 : « non crederai che Ennio dopo aver passeggiato in giardino con il suo amico Servio Galba possa aver detto : ‘m’è sembrato di passeggiare con Galba’ ? Al contrario, è dopo aver sognato che si espresse così : ‘mi sembrava d’avere davanti agli occhi il poeta Omero » ; Academica Priora, 2 (Lucullus), 51 e 88 : « ci dicevi che le impressioni di chi dorme, degli ubriachi e dei pazzi sono più deboli di quelle di chi è sveglio, sobrio e sano. Con quale esempio ? quello di Ennio che dopo essersi svegliato non ha detto di aver visto Omero, ma che gli è sembrato di aver visto Omero. » 45 In Saturae, I, 10, 54-55, Orazio giudica legittimo criticare i versi « gravitate minores » di Ennio come di qualsiasi altro, Omero compreso ; in Carmina, IV 8, 19-20 ricorda Ennio quale cantore di Scipione ; in Epistulae, I 19, 7, lo ricorda per la fama di bevitore (in contesto positivo) ; in Ars poetica, 56, quale inventore di neologismi insieme a Catone, mentre avanti, v. 259-262, è duramente condannato per faciloneria, scatteria e ignoranza dell’arte. Per i codici di Orazio posseduti e postillati da Petrarca (corredati dal commento dello pseudo-Acrone, non di Porfirio), vd. M. Fiorilla, I classici nel canzoniere. Note di lettura e scrittura poetica in Petrarca, Padova, 2012, p. 36-37. 46 « Ennio all’inizio degli Annali scrisse di essere stato avvertito in sogno che, secondo il dogma di Pitagora, l’anima di Omero era entrata nel suo corpo. » Quella della metempsicosi era ritenuta dottrina tipica di Pitagora, nel quale si sarebbe reincarnato il guerriero troiano Euforbio, ucciso da Menelao : vd. Orazio, Carm., I, 28, 9-15 ; Ovidio, Metamorphoseon libri, XV, 160 ss. ; Lattanzio, Divinae Institutiones, III 18, 15-17 ; Agostino, De trinitate, XII, 15, 24, e di Petrarca, sulla traccia di Lattanzio durissimo nel condannarla, in particolare Familiares, X 3, 8, e De ignorantia, p. 246-248,

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

Omero », ma è Omero, dal momento che in lui l’antico poeta si è reincarnato. Non direttamente, però, ché in precedenza l’anima di Omero sarebbe passata in un pavone, e di qui a Ennio, come sembra dire il frammento di lui : « memini me fieri pavom », citato tre volte dal grammatico Elio Donato nelle sue glosse a Terenzio, in Andria 429 ; Adelphoe 106, e Phormio 7447. E come conferma Persio, VI 10-11 : « cor iubet hoc Enni, postquam destertuit esse / Maeonides Quintus pavone ex Pythagoreo », e poi Tertulliano, condannando come demenziale l’idea stessa della metempsicosi, De anima, 33, 8 : « Pavo se meminit Homerus Ennio somniante » (e 34, 1, ove con Omero fatto pavone si ricorda anche Euforbo rinato in Pitagora48). Ma Petrarca, pour cause, lascia da parte questo imbarazzante particolare, e con la sua complessa messa in scena mira alla sostanza, che risulterà chiarissima se ricordiamo quanto ha osservato Giorgio Pasquali a proposito del sogno di Ennio : « Ennio stesso nel primo libro degli Annali aveva cantato come, cupa ombra piangente, il vecchio Omero gli era apparso in sogno per rivelargli che nel petto di lui era passata l’anima sua e per comunicargli la sapienza più riposta. Ennio si fa riconoscere qui da Omero non già quale imitatore o seguace, ma quale pari o successore, non già quale Omeride ma quale Omero novello ; e proclama a un tempo ad alta voce che la poesia, che la letteratura romana non traduce o imita, ma continua e sostituisce quella greca. Ennio proclama se stesso Omero rinato…49 » Ora, appare assolutamente geniale che Petrarca raddoppi, per dire così, la scommessa di Ennio, e ne utilizzi il sogno e lo aggiorni aggiungendo se stesso alla catena di una tale translatio nel segno di un’altra rinascita. E forse occorrerebbe considerare meglio l’ardito incastro di piani temporali diversi attraverso il quale il presente di Ennio dialogante con l’Africano ed. Fenzi, cit. Per la trascrizione del termine metempsicosi in caratteri greci da parte di Petrarca, vd. ora Fera, Petrarca e il greco, cit., p. 106-107, e già l’illustrazione di Petoletti alla glossa di Servio a Eneide, VI, 448, in Petrarca, Le postille del Virgilio Ambrosiano, cit., II, p. 823-824. La glossa di Porfirione è variamente ripresa da tutti i commenti « storici », quali quelli dell’ed. veneziana dello Scoto, 1544, carta 234 ; dal Lambin, Francoforte, Wechel, 1577, p. 308-309, che cita anche Persio e il Somnium Scipionis ; da Baxter e Gesner, Lipsia, Hahn, 1815, p. 601, ecc. Anche Lucrezio, che Petrarca conosceva solo attraverso le citazioni di Macrobio, ricorda insieme la teoria della metempsicosi e la « visione » di Ennio al quale Omero avrebbe trasmesso il suo sapere : l’anima « an pecudes alias divinitus insinuet se, / Ennius ut noster cecinit […] tamen esse Acherusia templa / Ennius aeternis exponit versibus edens, / quo neque permaneant animae neque corpora nostra / sed quaedam simulacra modis pallentia miris ; / unde sibi exortam semper florentis Homeri / commemorat speciem lacrimas effundere salsas / coepisse et rerum naturam expandere dictis » (I, 116-126 : « o l’anima si introduce per volere divino in altri animali, come ha cantato il nostro Ennio […] Ennio che in versi eterni ha spiegato come negli spazi acherontei non dimorino né le nostre anime né i nostri corpi, ma i loro pallidi e strani simulacri : là dove ricorda che gli è apparsa l’ombra del sempre famoso Omero che spargendo lacrime amare prese a illustrargli la natura delle cose. ») 47 Nell’edizione a cura di A. Hendrik Westerhoff, P. Terentii Comoediae sex, cum interpretatione Donati et Calphurnii, L’Aia, Isaac van der Kloot, 1732, rispettivamente a p. 144 (ma per errore qui : pavidum) ; p. 772 ; p. 1165. Ripeto il rimando all’ampia discussione sul punto, che considera anche altri elementi, svolta da Mariotti, Il proemio, cit., p. 78-90. 48 Rispettivamente : che si debba conoscere il porto di Luni « lo comanda Ennio, dopo aver smesso di sognare d’essere diventato Quinto Meonide attraverso il pavone pitagorico », e « nel sogno di Ennio, Omero si ricordò di sé quale pavone ». 49 G. Pasquali, Orazio lirico, Firenze, 1920, p. 115-116.

47

48

e n r i co f e n zi

precipita attraverso il sogno nel passato di Omero e di qui d’un balzo risale il corso dei secoli sino al futuro di Petrarca. Tuttavia, dopo aver sommariamente dichiarato il senso dell’iniziativa petrarchesca, vorrei concentrare nell’ultima parte di questo intervento qualche riflessione che ne possa restituire la novità e la profondità, anche trascurando molte altre cose importanti, com’è per esempio l’ampio repertorio di autori e personaggi della grecità che è nei Triumphi50. Riprendendo le parole di Pasquali, Petrarca pone se stesso non come imitatore o traduttore, ma come colui che nel suo tempo s’incarica di continuare e sostituire la letteratura greca e latina. E può concepire un tale disegno solo perché ha perfettamente chiaro che quella letteratura è ormai cosa del passato, dalla quale lui e gli uomini del suo tempo sono divisi da molti secoli. Di più, e soprattutto, ha chiaro lo schema della translatio che ha concluso il ciclo involutivo della cultura greca e ne ha trasferito a Roma le conquiste e i valori. In ciò, buone guide erano gli stessi autori romani, a cominciare da Cicerone, che Petrarca segue, per esempio, nelle famose pagine iniziali delle Tusculanae, che rappresentano per lui un punto fisso di riferimento, o le prime del l. IV della stessa opera, che ribadiscono come i Romani fossero arrivati ‘tardi’ alla filosofia, e per diretta influenza dei Greci. Com’è detto in Triumphus Fame, Iia, 61-63 : E’ Greci e’ nostri, che son fatti eredi del monte di Parnaso e per quei gioghi mosser più tardo, non men presti, i piedi. Ma, ancora secondo Cicerone, i Greci non hanno saputo conservare né il patrimonio culturale loro né quello che avevano ereditato da altri, e per loro intrinseca debolezza l’hanno lasciato decadere sino al punto da legittimare pienamente i Romani ad impadronirsene : i Greci « nati in litteris, ardentes iis studiis, otio vero diffluentes, non modo nihil adquisierint, sed ne relictum quidem et traditum et suum conservarunt », sì che quello dei romani nell’impadronirsi del loro sapere non è solo un diritto, ma un dovere : « hortor omnis qui facere id possunt, ut huius quoque generis laudem

50 Se ne possono trarre indicazioni varie e preziose partendo, ripeto, dalle abbondanti e sempre affidabili annotazioni di Ariani e di Pacca. Qui basti ricordare che il citato volume Petrarca e il mondo greco non dedica ai Triumphi che le rapide osservazioni di Caterina Malta a proposito di Giasone (La Vita di Giasone del Petrarca, p. 155-185). Ma sono i personaggi della mitologia erotica greca a riempire quasi per intero i due primi capitoli del Triumphus Cupidinis e buona parte del terzo ; nel quarto aprono il corteo dei poeti d’amore Orfeo, Alceo, Pindaro, Anacreaonte, ai quali seguono Virgilio, Ovidio, Catullo, Properzio, Tibullo, e a questo punto, staccata dagli altri, compare Saffo. Poi, nel secondo del Triumphus Fame, ci sono i guerrieri omerici e i re, e nel terzo i filosofi e gli storici : Platone, Aristotele, Pitagora, Socrate, Senofonte, Omero (Ulisse, Achille) « primo pintor de le memorie antiche » […] Demostene, Eschine, Solone e gli altri sei sapienti di Grecia (v. 35-36) […] Tucidide, Erodoto, Euclide, Porfirio, Ippocrate, Apollo, Esculapio, Galeno, Anassarco, Senocrate, Archimede, Democrito, Ippia, Arcesilao, Eraclito, Diogene, Anassagora, Dicearco […] Plutarco, e dal v. 91, nel segno della degenerazione dialettica del sapere : « Vidivi alquanti ch’àn turbati i mari / con venti adversi e con ingegni vaghi, / non per saver, ma per contender chiari, / urtar come leoni e come draghi / co le code avinghiarsi : or, che è questo, / ch’ognun del suo saver par che s’appaghi ? », e dunque Carneade, Ferecide, Epicuro, Metrodoro, Aristippo, Crisippo, Zenone, Cleante.

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

iam languenti Graeciae eripiant et transferant in hanc urbem51. » Ancora una volta, il discorso sarebbe lungo : i Romani, se sono arrivati tardi all’appuntamento con la cultura filosofica e poetica, l’hanno fatto per ottimi motivi, avendo cose ben più urgenti da sistemare, a cominciare dall’edificazione dello stato e dalla parallela edificazione del loro proprio carattere morale. Ed è Orazio a specificare, in versi famosi, come la translatio studiorum potesse avvenire solo dopo la conclusione delle guerre puniche, e dopo la conquista della Grecia medesima : Grecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti Latio ; sic horridus ille defluxit numerus Saturnius, et grave virus munditiae pepulere ; sed in longum tamen aevum manserunt hodieque manent vestigia ruris. Serus enim Graecis admovit acumina chartis et post Punica bella quietus quaerere coepit, quid Sophocles et Thespis et Aeschylos utile ferrent. Temptavit quoque rem si digne vertere posset, et placuit sibi, natura sublimis et acer ; nam spirat tragicum satis et feliciter audet, sed turpem putat inscite metuitque lituram. (Epistulae, II, 1, 156-16752) [La Grecia conquistata conquistò il suo feroce vincitore introducendo le arti nel rustico Lazio : così il ritmo saturnio sparì, e le nuove eleganze ne cacciarono le grevi risonanze. Per lungo tempo, tuttavia, e ancora oggi sopravvivono le tracce dell’antica grossolanità. Tardi infatti il Romano volse il suo ingegno agli scritti dei Greci, e in pace solo dopo le guerre puniche cominciò a chiedersi cosa portassero di utile Sofocle e Tespi ed Eschilo. Cercò allora se si potessero tradurre degnamente e, data la scabra altezza della sua natura, se ne compiacque e mostrò senso del tragico e felice audacia, anche se per difetto di educazione giudicò di doversi vergognare del lavoro di lima, e ne ebbe timore.]

51 Rispettivamente, De oratore, III, 131 : « nati in mezzo alle lettere e appassionati alla cultura, per essersi abbandonati all’ozio non solo non vi hanno più aggiunto nulla, ma non hanno neppure saputo conservare ciò che avevano avuto in eredità ed era diventato loro » ; Tusculanae disputationes, II, 5 : « esorto tutti quelli che sono in grado di farlo a strappare alla Grecia moribonda il primato anche in questo campo e a trasferirlo nella nostra città. » Un esempio clamoroso di tale trascuratezza verso il loro patrimonio culturale i Greci l’avrebbero fornito lasciando che si perdessero molti dei libri di Omero : vd. Familiares, XXIV, 12, 12 (a Omero medesimo) : « Non parva ex parte homerice vigilie perierunt, non tam nobis – nemo enim perdit quod non habuit – quam Graiis, qui nequa nobis in re cederent, ignaviam quoque nostram in literis supergressi, Homeri libros multos quidem quasi totidem alterius suorum luminum radios amisere, indigni qui hac tanta cecitate fulgur illud habuisse glorientur. » (« Non poche delle sudate fatiche d’Omero perirono, non tanto per noi – poiché nessuno perde ciò che non possiede – ma per i Greci, i quali per non essere a noi in nulla inferiori, ci vinsero anche nella trascuranza delle lettere, lasciando che si perdessero molti dei libri d’Omero, che erano quasi altrettanti raggi d’uno dei loro due più fulgidi astri [l’altro è Esiodo], mostrandosi così indegni nella loro cecità di possedere una gloria tanto grande. ») 52 Vd. pure Ars poetica, 285-291.

49

50

e n r i co f e n zi

Così, conquista militare e translatio appaiono strette in un sol nodo, e la natura del popolo romano è esaltata nella sua rustica maniera di procedere, che mette al primo posto i doveri più duri, e solo dopo averli compiuti (« post Punica bella quietus ») si apre a un’esperienza di progresso spirituale pur sempre posta sotto il segno dell’utile. Insomma, Roma ha salvato il patrimonio culturale dei Greci « olim ingeniosissimos ac facundissimos viros » (Seniles, XII, 2, 272 : ma vd. qui in particolare i § 280-288), e l’ha pure trasformato, evitando i rischi d’isterilimento e fornendo una salda base pratica e morale al sapere, fondata sulla conquista e sulla capacità organizzativa e politica costruttrice dello stato, a sua volta frutto delle doti « naturali » del popolo romano, come voleva Cicerone. Le Tusculanae proclamano questa tesi sin dall’inizio, argomentando come i Romani abbiano punto per punto « superato » i Greci ai quali, però, l’idea stessa della translatio imponeva di rendere omaggio53. E Cicerone lo fa, per esempio nella Pro Flacco, 26, 62, là dove indica ai giudici i membri della legazione ateniese giunta a Roma per testimoniare a favore del suo difeso : « Adsunt Athenienses unde humanitas, doctrina, religio, fruges, iura, leges ortae atque in omnis terras distributae putantur54. » Parla l’avvocato, non c’è dubbio. Ma ciò non toglie il valore dell’omaggio né l’evidente sottinteso con il quale i giudici sono invitati a riconoscere, attraverso la presenza degli ateniesi, ciò che essi stessi ora sono : i rappresentanti di una humanitas romana che è perfettamente in grado di ricostruire la propria storia e che è chiamata ad agire perché ha assunto su di sé e moltiplicato quella originaria forza distributrice. Il motivo profondo è dunque quello di una sorta di partita doppia o di una translatio di ritorno, dai vincitori verso i vinti. E ciò definisce la dimensione storica entro la quale tale translatio sviluppa la propria dinamica : prima come capacità di appropriazione e assimilazione garantita dalla conquista, e poi come capacità tendenzialmente illimitata di moltiplicazione e distribuzione garantita dall’esercizio del potere. In ogni caso, già i Latini prendono atto dell’inarrestabile decadenza dei Greci. La proclama in particolare Giovenale, che nella Satira XI descrive compiaciuto il rozzo soldato romano che fonde il bronzo delle meravigliose tazze cesellate prese come bottino di guerra nelle città greche conquistate, e ne fa borchie per il cavallo, o ne ricava immagini della lupa capitolina o di Marte con le quali ornare l’elmo per

53 Sulla questione del ‘superamento’ dei Greci da parte dei Romani vd., di Petrarca, Seniles, XII, 2, 280288, e il compendio che è nel Secretum, II, p. 146-148 ed. Fenzi, cit., relativo alla maggiore ricchezza del lessico degli uni o degli altri. Nel Contra eum qui maledixit Italie, 267 (a cura di M. Berté, Firenze, 2005, p. 94), citando Tusculanae disputationes, I, 1, Petrarca ancora compendia : « illud esse verissimum quod Tullius ipse confirmat multis in locis, sed in uno maxime : ‘Meum – inquit – semper iudicium fuit omnia nostros aut invenisse per se sapientius quam Grecos aut accepta ab illis fecisse meliora, que quidem digna statuissent in quibus elaborarent’. Et hoc igitur meum quoque iudicium est. » (trad. Berté : « è verissimo quello che Tullio afferma in molti luoghi, ma specialmente in uno : ‘Sono sempre stato convinto – dice – che tutte le cose i nostri o le abbiano trovate da sé più sapientemente o ricevendole dai Greci le abbiano migliorate, quelle almeno che ritennero degne di applicazione.’ E questo è anche il mio giudizio. »). 54 « Sono qui quegli Ateniesi che hanno dato origine all’humanitas, alla dottrina, alla religione, all’agricoltura, alla giurisdizione e alle leggi, tutte cose che da essi si sono diffuse presso tutti gli altri popoli. »

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

intimorire il nemico che l’indomani avrebbe ucciso. Ciò finisce per marcare, per contrasto, non solo il passaggio del primato culturale dalla Grecia a Roma, ma pure la dimensione nuova che si apriva nel momento in cui cultura e potere cominciavano a marciare insieme. Dall’altra parte, quella degli sconfitti, prendeva campo invece la caricaturale figura dei Graeculi, cioè quei verbosi e petulanti chiacchieroni che insieme alla libertà avevano visto crollare anche una « parola » che aveva perduto ogni rapporto con la realtà, riuscendone ipertrofica e irresponsabile : « Verbi enim controversia iam diu torquet Graeculos homines contentionis cupidiores quam veritatis55. » E uno dei testi più forti al proposito è certo la Satira III di Giovenale, che nella prima metà, v. 1-125, è tutta una feroce invettiva contro i Graeculi che hanno invaso Roma e l’hanno resa inabitabile (v. 60-61 : « Non possum ferre, Quirites, / graecam urbem »), ammorbandola con le loro chiacchiere : ruffiani, adulatori, bugiardi, sfrontati … quasi la caricatura dei sapienti che già erano, e l’antimodello delle virtù romane56. Questo è lo sfondo contro il quale va proiettata la notizia relativa a un’altra ambasceria giunta a Roma nel 155 a. C., composta da Carneade, Diogene e Critolao. Racconta Plinio, Naturalis historia, VII, 112 : « Cato censorius in illa nobili trium sapientiae procerum ab Athenis legatione audito Carneade quam primum legatos eos censuit dimittendos, quoniam illo viro argumentante quid veri esset haud facile discerni posset57. » Lo spunto offerto da Plinio circa l’allarme suscitato dalla forza

55 Cicerone, De oratore, I, 47 : « I graeculi, uomini che vanno in cerca di litigi più che della verità, ormai da tempo sono solo affaccendati in dispute verbali. » E ancora, De finibus, II, 80, sulla loro « perversa » aggressività dialettica : « Sit ista in Graecorum levitate perversitas, qui maledictis insectantur eos a quibus de veritate dissentiunt. » (« Lasciamo la perversione dei Greci che nella loro superficialità caricano d’insulti coloro con i quali non sono d’accordo sulla verità delle cose. »), passo citato alla lettera da Petrarca in Contra medicum, IV, 262 : ed. a cura di F. Bausi, Firenze, 2005, p. 166. Nel Secretum, I, p. 114, ed. Fenzi, cit., Petrarca cita la massima di Publilio Siro : « Nimium altercando veritas amittitur », riferita da Macrobio, Saturnalia, II, 7, 10-11, e da Aulo Gellio, Noctes atticae, XVII, 14, e la ripete nella Familiares, I, 7, 3, ove però la polemica non è contro i graeculi, ma contro i loro moderni e detestati eredi, i senes dyalecticos, cioè i logici terministi della tradizione occamista che a giudizio di Petrarca avevano ridotto la filosofia a una sofistica e sterile scienza del linguaggio. 56 Comune l’uso del termine spregiativo : Cicerone, Philippicae, V, 14, e XIII, 33 ; Svetonio, Tiberius, XI, 1, ecc. Vd. il greculus procax impudensque di Petrarca, Familiares, I, 4, 3 ; l’impudens Greculus di Seniles, III, 6, 19, o ancora l’aneddoto di Formione e Annibale alluso in Seniles, IV, 1, 57, e ampiamente riferito in Contra medicum, I, 132-136 (ed. Bausi, cit., p. 42), esemplare degli estremi approdi, futili e parolai, della cultura greca. Già Giovanni di Salisbury, Policraticus, VII, 12, a proposito di un fanfarone che pretendeva di sapere tutto, cita la Satira di Giovenale, v. 77-78 : « omnia novit / graeculus esuriens » (« sa tutto, il grecuzzo affamato »). Vd. F. Socas, « Graeculus esuriens : la actitud de Juvenal ante los griegos », in Grecia capta. De la conquista de Grecia a la helenización de Roma, al cuidado de E. Falque e F. Gascó, Huelva, 1995, p. 149-170. 57 « Catone il Censore in quella nobile ambasceria di tre illustri sapienti mandata da Atene aveva ascoltato Carneade, e aveva immediatamente giudicato che occorreva rimandarli tutti a casa, poiché nelle argomentazioni di quello non era affatto facile ravvisare quale fosse la verità. » Anche Quintiliano, Institutio oratoria, 1, 35, riferisce dell’ambasceria, spiegando forse meglio il « gioco » di Carneade : « Neque enim Academici, cum in utramque disserunt partem, non secundum alteram vivunt, nec Carneades ille, qui Romae audiente Censorio Catone non minoribus viribus contra iustitiam dicitur disseruisse quam pridie pro iustitia dixerat, iniustus ipse vir fuit. » (« Gli

51

52

e n r i co f e n zi

corruttrice dell’uso sofistico della parola ha colpito Petrarca, che cita le parole di Plinio nella Fam. XXII, 2, 658, nel De ignorantia, III, p. 304, e vi allude in Triumphus Fame, III, 98-99 : « parlando egli [Carneade], il vero e ‘l falso a pena / si discernea », e ne fa un caso esemplare di quella ipertrofia dialettica che ha caratterizzato la tarda cultura greca a scapito dei contenuti di verità, come lo stesso capitolo del Triumphus Fame, 91-105, denuncia, incorniciando a questo modo il caso particolare di Carneade : Vidivi alquanti ch’àn turbati i mari con venti adversi e con ingegni vaghi, non per saver, ma per contender chiari, urtar come leoni, e come draghi co le code avinghiarsi : or, che è questo, ch’ognun del suo saver par che s’appaghi ? Carneade per la verità ha cercato un accordo tra le fazioni filosofiche in rotta tra loro, ma : né ‘l poteo far ché, come crebber l’arti, crebbe l’invidia, e col savere inseme ne’ cori enfiati i suo’ veneni à sparti. Anche le pagine finali del De ignorantia portano i segni della polemica petrarchesca contro i tardi portatori di quella stolta presunzione, che in ogni caso ha condannato la cultura greca al degrado testimoniato dai Graeculi, e infine alla morte. Dopo d’allora, infatti, la Grecia s’è fatta sorda alla cultura, e i Greci sono « hodie literarum nescii » (De ignorantia, p. 266 e 278, ed. Fenzi, cit.). Petrarca ricorda d’aver cercato di dissuadere Giovanni Malpaghini, suo giovane copista-segretario, dal mettersi in viaggio verso la Grecia, spiegando che non vi avrebbe trovato nulla di ciò che cercava : « edoctus a me Greciam ut olim ditissimam sic nunc omnis longe inopem discipline […] », e altrove con ancora maggiore nettezza mette a fuoco per il medesimo Malpaghini i tempi essenziali della passata translatio : « […] cumque his omnibus Athenarum vetustissimam ruinam, ut que ab ipsa iam Ovidii etate nichil essent nisi nudum

Accademici, infatti, quando sostengono posizioni tra loro opposte, non per questo vivono seguendo la versione negativa, e Carneade non fu un uomo ingiusto anche se a Roma, avendo tra gli ascoltatori Catone il Censore, si dice che avesse parlato un giorno contro la giustizia, mentre il giorno prima con altrettanta forza ne aveva parlato a favore. ») Senza ricordare la sofistica sfida di Carneade e il giudizio di Catone, ne parlano ancora Gellio, Noctes atticae, VI, 14, 8-10, e negli stessi termini Macrobio, Saturnalia, I, 5, 14-16, esplicitamente ripreso da Petrarca, Rerum memorandarum libri, II, 30, il quale torna ad accennare a ciò che riferiscono Plinio e Quintiliano nella Dispersa, 20, del settembre 1353, p. 134-136 dell’ed. Pancheri, Parma, 1994. 58 Familiares, XXII, 2, 6, a Boccaccio : « An oblitus es ut Marcus Cato censorius achademicum Carneadem, principem philosophice legationis ab Atheniensibus Romam misse, quam primum censuit remittendum, ratione addita quod, illo viro loquente, non facile quid verum in rebus et quid falsum esset intelligi posset ? » (« Dimentichi forse che Marco Catone il Censore stimò che al più presto si doveva rimandare indietro l’accademico Carneade, capo di un’ambasceria filosofica mandata a Roma dagli Ateniesi, adducendo come ragione che, quando costui parlava, non era facile comprendere in un affare che cosa ci fosse di vero o di falso ? »)

p e t r arc a, i l mo nd o greco, la sto ri a

nomen et postremo notissimam nunc Grecorum ignorantiam iungeremus, stimulis ille latentibus incitus frena mordebat59. » Fermiamoci a questo punto : proprio le poche e chiare parole di Petrarca appena citate ci aiutano a concludere. L’idea così profondamente radicata nella tradizione e rivissuta con tanta intensità da Petrarca di un « passaggio » del testimone in campo culturale dalla Grecia a Roma ha portato a conseguenze nuove e fondamentali. Sul piano strettamente personale ha alimentato l’idea di un « percorso » ch’è quello medesimo di lui, Petrarca, che in qualche modo l’ha sperimentato e quasi riprodotto in se stesso (vd. la sua formazione : Parthenias, Dedalus, Laurea occidens …), enfatizzando la linea che muove dai Greci e passa per i Latini, e dunque riducendo, per esempio, la portata della tradizione biblica, con conseguente rifiuto della letteratura medievale (che Petrarca conosce ma visibilmente censura) e della tradizione scolastica « arabizzante », ch’egli apertamente combatte. La linea maestra, insomma, è quella classica della translatio dalla Grecia a Roma, e due sono le grandi idee-verità che l’accompagnano : Atene e Roma custodiscono l’unico possibile modello della nostra civiltà, e ciò è soprattutto vero nel momento medesimo in cui la civiltà di Atene e Roma non esiste più. Ancora, in questo quadro diventa essenziale la differenza tra translatio imperii e translatio studii. Presa per sé, la prima, quale mero risultato degli eventi, è incapace di « fare storia » perché la successione degli imperi mette in scena una sorta di continua ripetizione dell’identico : il potere è sempre uguale a se stesso e, come avvertiva Agostino, in esso non c’è né progresso né salvezza : « Ille igitur unus verus Deus, qui nec iudicio nec adiutorio deseruit genus humanum, quando voluit et quantum voluit Romanis regnum dedit, qui dedit Assyriis vel etiam Persis60 […]. » Per Agostino, nella ripetizione del ciclo delle catastrofi del potere sprofonda il valore di qualsiasi percorso che non consista nella continuità del giudizio divino e dell’umana insufficienza a costruire alcunché di duraturo. Ma se e quando nella translatio del potere si cerca una translatio del sapere e dunque il filo di una riconoscibile continuità e arricchimento propriamente umani, le cesure imposte dal ferreo meccanismo della ripetizione sono superate, e le vicende del potere ne sono riscattate alla luce della difficile e nascosta moralità che le anima. Descrivere le translationes imperii nei termini di una sequela di prepotenze e catastrofi non basta a fondare una storia : semmai, cristianamente, la esclude. Ma rintracciare entro di esse la via della translatio studii finalmente la fonda, perché ne fa un percorso di civiltà. È sub specie translationis che la storia si fa percepibile, e addirittura alla translatio affida la propria possibilità di

59 Seniles, XI, 9, 8 : « informato da me che la Grecia, già ricchissima di cultura, da troppo tempo ne è ormai del tutto priva » ; Seniles, V, 6, 3 : « aggiungendo noi a tutte queste considerazioni l’ormai antica rovina di Atene che già al tempo di Ovidio l’aveva ridotta a essere niente più di un nudo nome, e infine l’universalmente nota ignoranza dei Greci attuali, egli tuttavia stimolato da pungoli invisibili mordeva il freno. » Non entra direttamente in questa casistica, ma è pur sempre significativo il giudizio sui Graeculi moderni, cioè i bizantini, e il loro « infame impero » schierato con i Veneziani contro i Genovesi in Familiares, XIV, 5, 12. 60 De civitate Dei, V, 21 : « Quell’unico e vero Dio che non priva il genere umano né del suo giudizio né del suo aiuto, diede un regno ai Romani quando e per quanto tempo volle, e lo diede agli Assiri e anche ai Persiani […]. »

53

54

e n r i co f e n zi

esistere. Ed essere uomini, diremmo, significa avere la capacità di riafferrare un capo di quel filo che per Petrarca rischiava d’essere perduto, e ristabilire quella continuità di senso e di valore che ci fa tali. Direi dunque indubbio, per finire, che quel trasferimento dalla Grecia a Roma sia stata la grande lezione che sotto gli affascinati occhi di Petrarca veniva aprendo le vie che rendono comprensibili e infine percorribili i percorsi del sapere. E che, a questo punto, egli non fosse riuscito a imparare il greco, diventa (quasi) irrilevante, dinanzi alla scoperta di uno schema larghissimo che riprende e però varia quello, assai più semplice, dei medievali come Brunetto, che pure affidava a un percorso di civilizzazione la fondazione retorico-pedagogica della città. Prima, dunque, stanno i Greci presso i quali la cultura e l’arte sono giunte a tali punte di raffinatezza da non potersi più reggere da sole e da crollare e corrompersi. I Romani, sopravvenuti, hanno innestato il sapere greco in solide strutture civili e politiche, ancora esemplari per l’uomo moderno, quali quelle della Repubblica e dell’Impero, e proprio in questa direzione intimamente costruttiva l’hanno salvato e sviluppato. Infine, il cristianesimo è sopraggiunto a porre il sigillo della verità al patrimonio greco-romano mostrandone il valore perenne e però, insieme, l’intima e costitutiva incompiutezza additando, di là dal discorso propriamente religioso, l’infinito spazio che la cultura e dunque in ultima analisi l’esperienza umana della vita ha dinanzi a sé, il suo aperto e indefinito futuro. Ma, occorre ancora ripetere, il valore di una siffatta « scoperta » rivela la propria verità nell’intima compenetrazione del percorso personale in quello storico, ed è questa compenetrazione che dà al tutto concretezza e responsabilità umane. Nella contrapposizione tra Platone e Aristotele, nel terzo capitolo del Triumphus Fame abbiamo per la prima volta l’idea di un sapere che non è semplice quantità, ma è perché diviene, e proprio questa idea di un moto in divenire implica di per sé un principio di scelta : la storia diventa la scelta della propria storia ; la ricostruzione di un filo tra altri possibili fili, di una tradizione tra altre … fondare una storia non è diverso dallo scegliere la propria storia. Con ciò, Petrarca e non altri ha posto all’ordine del giorno non solo Platone, ma di là da lui la Grecia intera e l’amore per la sua cultura, e anche con ciò ha spalancato le porte all’imminente Umanesimo.

Jean-Yves Tilliette

Alcibiade et les autres : les grands hommes de la Grèce antique selon le De casibus virorum illustrium de Boccace

Le propos qu’annonce le titre que l’on vient de lire est assurément beaucoup trop ambitieux. L’espace limité dont dispose chacun des contributeurs d’un ouvrage collectif ne m’autorise pas à traiter l’entièreté du sujet ainsi annoncé. À dire vrai, il suffirait à peine à dresser l’inventaire des quelque trois cents « figures de la Grèce ancienne » dont les traits apparaissent de façon plus ou moins accusée dans le monumental De casibus virorum illustrium de Boccace1. Qu’entendre cependant par l’expression « figures de la Grèce ancienne » ? En me proposant de réfléchir à un tel thème, j’avais plus ou moins consciemment en tête le projet de dessiner ce qu’une aussi imposante somme d’érudition que le De casibus nous permet d’entrevoir de l’image que le Moyen Âge latin se fait de la Grèce classique, soit le « siècle de Périclès » que l’on peut élargir à la période qui court de Solon à Démosthène, dans l’espace de ce qui sera la province romaine d’Achaïe – cette question, celle de la définition médiévale de la Grèce réputée éternelle, me travaille périodiquement, même si la raison m’impose de savoir qu’elle traduit un point de vue anachronique, hérité de Winckelmann et de Renan, l’illusion du « miracle grec ». Or, ce préjugé historiographique me paraît très étranger à la culture médiévale, aux yeux de laquelle j’ai un peu le sentiment que notre « Grèce classique » représente au contraire une espèce de point aveugle, pour des raisons qu’il serait intéressant, mais trop long, de développer ici2. Si nous revenons aux Grecs anciens de Boccace, quelles limites faut-il fixer à l’ensemble qu’ils constituent ? Y intégrera-t-on les héros mythologiques, au motif que, pour l’auteur italien, des personnages comme Cadmos ou Thésée ont une réalité historique aussi assurée que Samson, Jules César, ou la reine Jeanne de Naples ?



1 Je citerai cet ouvrage d’après l’édition de † P. G. Ricci et V. Zaccaria, dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, éd. V. Branca, t. 9, De casibus virorum illustrium, Milan, 1983. 2 Voir les points de vue, divers mais complémentaires, que développent sur ce sujet les participants au colloque « La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental » (Cahiers de la Villa « Kérylos », 16 (2005), éd. J. Leclant et M. Zink). Jean-Yves Tilliette  Université de Genève  Institut de France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 2), p. 55-63 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118937

56

j e a n -yv e s till i e t t e

Doit-on y recruter les grands hommes originaires des régions réputées barbares que sont l’Épire, la Thrace, la Thessalie ou la Macédoine ? voire ceux qui, de sang grec, ont régné sur l’Égypte, l’Asie Mineure et la Syrie ? Il faut dire que concernant la période que nous nommons hellénistique, l’érudition de Boccace, nourrie entre autres de la lecture de l’Abrégé des Histoires philippiques de Justin, est spécialement solide. Une seconde difficulté dans la définition même de l’objet de cette présentation tient à l’organisation du De casibus. Comme on le sait sans doute, ce n’est pas une collection de biographies, à la différence du De mulieribus claris. Pétrarque, le maître et l’ami de Boccace qui fait d’ailleurs une brève apparition pleine de piquant au début du livre 8 de notre texte a depuis peu relevé le vieux genre littéraire du De viris illustribus. Son projet, peut-être conçu d’abord comme un parergon de ce qu’il considère comme l’œuvre de sa vie, l’Africa, a fini par prendre quelque ampleur, puisqu’aux vingt-trois biographies romaines qui s’inscrivent dans les marges de l’épopée viennent ensuite s’adjoindre douze biographies bibliques ou mythologiques3. Mais il ne s’agit, comme chez Cornelius Nepos, que d’une juxtaposition de notices. Quelques années plus tard, Boccace, lui, fait défiler ses hommes illustres selon les formes d’une mise en scène plus sophistiquée. L’ouvrage se donne en effet pour une vision, rapportée à la première personne par l’auteur, qui en est le destinataire. On se trouve dès lors sur le registre de la littérature allégorique, Roman de la Rose ou Divine Comédie. Le « je » va donc se trouver face au long cortège des personnages historiques ayant exercé des fonctions de gouvernement, mais à l’existence marquée du sceau du malheur, de nos premiers parents Adam et Ève au seul personnage assez peu illustre d’une série de presque deux mille, Philippa de Catane, une lingère intrigante ayant réussi à conquérir une position importante à la cour angevine de Naples avant de déchoir et de connaître une fin atroce. Ces deux exemples suffisent à illustrer ce qu’il en est de la thématique exclusive de toute l’œuvre, celle de la chute, casus, dont le péché originel inscrit l’inéluctabilité dans la nature de tout être humain – ou plutôt, selon la perspective qui est celle de l’anthropologie boccacienne, de tout être humain ayant accédé à une position tant soit peu éminente. C’est la mécanique bien connue de la roue de Fortune4, à ceci près qu’on a le sentiment que la Fortune selon Boccace abat plus souvent qu’elle n’élève. L’entrée en scène des misérables qui viennent conter leur malaventure au poète suit, au fil des neuf livres, une succession grosso modo chronologique, combinée à un

3 Francesco Petrarca, De viris illustribus, t. 1, éd. S. Ferrone, Florence, 2006 ; t. 2, Adam-Hercules, éd. C. Malta, Florence, 2006. Sur les circonstances de la composition de l’œuvre, voir G. Martellotti, « Sulla composizione del De viris e dell’Africa del Petrarca », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 2a s., 10 (1941), p. 247-262 (repris dans idem, Scritti petrarcheschi, éd. M. Feo et S. Rizzo, t. 1, Padoue, 1983, p. 3-26). Sur l’histoire du genre du De viris dans les siècles précédents du Moyen Âge – à savoir, selon le modèle canonisé par Jérôme, une succession de notices biobibliographiques d’écrivains chrétiens –, voir P. Lehmann, « Literaturgeschichte im Mittelalter », dans Erforschung des Mittelalters. Ausgewählte Abhandlungen und Aufsätze von Paul Lehmann, t. 1, Stuttgart, 19592, p. 82-113. 4 Fortuna, avec 162 occurrences, est le nom propre qui revient le plus souvent dans le De casibus, loin devant Deus et Roma.

A lc i bia de e t l e s au t r e s  : l e s g r an d s h o m me s d e la Grèce ant i q u e

ordre spatial, celui de la translatio5, et à une distribution éthique, certains des hommes et femmes illustres étant regroupés en fonction du vice qui a causé leur déchéance6. Ce que le procédé – l’accumulation à perte de vue de récits lamentables – pourrait avoir à la longue de monotone est habilement tempéré par l’auteur de deux façons. Il lui arrive d’une part d’insérer entre les récits biographiques des développements non historiques, invectives (1, 18, contre les femmes ; 2, 5, contre les rois orgueilleux ; 3, 10, contre les légistes indolents,…), apologues (3, 1, la lutte entre Fortune et Pauvreté), voire anecdotes autobiographiques (8, 1, une visite impromptue de Pétrarque). D’autre part, les personnages qu’il fait comparaître devant lui se présentent tour à tour isolément ou en groupe : « concours de malheureux » (1, 7, concursus infelicium), « assemblée de dolents » (1, 12, conventus dolentium), « quelques personnages en pleurs » (2, 3, pauci flentes), « entrée en scène de gémisseurs » (2, 6, adventus gementium) – quarante-trois chapitres, soit près du quart du total, portent ce genre de titre et font se succéder sous le regard du visionnaire des cortèges d’ombres pitoyables vaguement comparables à celles que Dante et son guide croisent sur les chemins de l’Enfer. Aussi bien ces changements de rythme rendent-ils difficile l’identification d’un ensemble homogène de personnages sur la base des seuls critères chronologiques et géographiques. Au contraire, on a l’impression que le contraste entre chute et illustration, résonnant comme une basse continue du début à la fin de l’ouvrage, transcende toutes les déterminations historiques et qu’il n’y a pas à cet égard de distinction foncière entre les figures de la Grèce ancienne et, par exemple, les rois d’Israël ou les empereurs romains, sur la scène de ce théâtre du moi, du temps et de la Fortune que constitue le De casibus. Pour parler en termes d’exégèse, la perspective qu’ouvre Boccace sur l’histoire humaine est moins littérale que tropologique. Ces considérations passablement décevantes peuvent toutefois être nuancées. Dans les actes d’un colloque sur le Boccace latin de parution récente, Émilie Séris en fournit la belle démonstration sur la base d’une analyse structurale du livre 4 – celui dédié au monde hellénistique, où la figure d’Alexandre le Grand apparaît curieusement en creux, par prétérition –, qui en met en évidence la cohérence thématique, l’habileté de la composition, qui est tout sauf litanique, et les enjeux esthétiques7. Dans une perspective un peu différente, mais avec également l’idée de montrer que ce qui fait le prix du De casibus, c’est la différence dans la répétition8, je vais revenir à mon idée première, et focaliser désormais mon attention sur le personnage d’Alcibiade, 5 Translatio imperii plutôt que studii, comme l’impose l’argument de l’ouvrage : parti des royaumes bibliques comme celui de Nemrod, il parcourt les empires des Assyriens, des Mèdes et des Perses, puis la Grèce et le monde hellénistique, pour aboutir en Italie, à laquelle sont consacrés les livres 6 à 9 (successivement la république romaine, l’empire païen, l’empire chrétien et les grands invasions, les souverains de l’Italie médiévale). 6 E.g. ch. 1, 4, In superbos ; 3, 4, In luxuriosos principes ; 3, 10, In legistas ignavos ; 7, 7, In gulam et gulosos ; 8, 12, In blasphemos… 7 É. Séris, « Le livre IV du De casibus virorum illustrium de Boccace. Essai de structure et d’interprétation », dans Boccace humaniste latin, éd. H. Casanova-Robin, S. Gambino Longo et F. La Brasca, Paris, 2016, p. 51-72. 8 Je me borne à fournir en annexe à cet essai une esquisse de description de la structure, singulièrement ferme, de son livre 3.

57

58

j e a n -yv e s till i e t t e

le seul représentant de la « Grèce classique » qui occupe une place importante dans l’ouvrage, puisqu’il se voit consacrer deux chapitres à lui seul (les douzième et treizième du livre 39), tandis que Miltiade, Thémistocle, Périclès, Cimon, Nicias et les autres sont expédiés en quelques phrases10. Je le ferai successivement selon une perspective historique (1), politique (2) et poétique (3). (1) Le chapitre 3, 12 du De casibus, De Alcibiade atheniensi, est l’un des 10% les plus longs de l’œuvre prise dans son ensemble. C’est en outre de loin le chapitre le plus copieux du livre 3, ce qui tend à faire d’Alcibiade le centre et le pivot de ce livre. Il a pour source principale le livre 5 de l’Abrégé des Histoires philippiques de Justin11, agrémenté au début et à la fin de trois brefs exempla tirés de Valère Maxime (Boccace a extrait tout ce qu’il était possible des Facta et dicta memorabilia, guère généreux envers Alcibiade, personnage certes haut en couleur, mais sans doute jugé par un Romain bien peu exemplaire12). Selon la pratique qui est usuellement la sienne, Boccace réécrit avec habileté le texte de Justin, qui y gagne en élégance, en en condensant le propos, à savoir la guerre du Péloponnèse, en le focalisant sur les hauts faits du protagoniste, et en donnant une épaisseur psychologique à un récit qui, selon sa source, est purement factuel13. Il en ressort plus nettement que l’existence d’Alcibiade, jeune homme au départ orné de tous les dons, la noblesse, la beauté, le courage, l’éloquence et l’intelligence, va sans relâche alterner triomphes majeurs et désastres inouïs, au fil des palinodies d’une carrière qui le mène du service d’Athènes à celui de sa sœur-ennemie Sparte, puis en fait le mercenaire du satrape Tissapherne avant le retour glorieux à Athènes. Suivent la malencontreuse défaite de Kymè, la fuite auprès du Grand roi Artaxerxès, et la mort infâmante, brûlé vif avec sa maîtresse dans la maison où il abritait sa fuite, sur l’ordre du régime tyrannique qui vient de s’installer à Athènes. Le récit de Boccace est exact, à ceci près qu’il passe comme chat sur braise sur les faiblesses morales dont la tradition historiographique fait généralement grief à

9 Éd. cit., p. 248-261. 10 On notera en particulier que Périclès, à nos yeux l’incarnation de la démocratie athénienne, n’est cité qu’une fois, et en sa qualité d’oncle d’Alcibiade. 11 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, éd. et trad. B. Mineo, commentaire B. Mineo et G. Zecchini, Paris, 2016, p. 88 (4, 4) et 91-102 (5, 1-8). 12 Valère Maxime, Faits et dits mémorables, éd. et trad. R. Combès, Paris, t. 1, 1995, p. 137-138 (1, 7 ext. 9 : fin misérable d’Alcibiade) et 221 (3, 1, ext. 1 : mauvais conseil donné à son oncle Périclès) ; t. 2, 1997, p. 200201 (6, 9, ext. 4 : destin paradoxal d’Alcibiade, exceptionnel dans le succès comme dans l’échec). 13 Le prologue du livre 5 de l’Abrégé des Histoires philippiques, dont Alcibiade est pourtant le protagoniste, ne mentionne même pas son nom (éd. cit., p. 3) : « Quinto volumine continentur haec : Bellum inter Athenienses et Lacedaemonios, quod Deceleicum uocatur usque ad captas Athenas. Vt expulsi sunt Athenis XXX tyranni. Bellum quod Lacedaemonii in Asia cum Artaxerxe gesserunt propter Cyricum adiutum. Hinc repetitum in excessu Cyri cum fratre bellum et Graecorum qui sub illo militauerunt. » (« Contenu du livre V. Guerre dite de Décélie, entre Athènes et Lacédémone, jusqu’à la prise d’Athènes. Comment les Trente tyrans furent chassés d’Athènes. La guerre des Lacédémoniens en Asie contre Artaxerxés à cause de l’aide apportée à Cyrus. De là retour, sous forme de digression, sur la guerre que Cyrus fit à son frère avec les Grecs qui s’étaient mis à son service », trad. B. Mineo, op. cit.).

A lc i bia de e t l e s au t r e s  : l e s g r an d s h o m me s d e la Grèce ant i q u e

Alcibiade. Ce que, selon moi, notre auteur tend ici à mettre en évidence, c’est que le scénario exemplaire qui sert de trame à toute l’œuvre se trouve pour une fois déjoué, dans une certaine mesure au moins. Nous voyons le plus souvent l’inexorable Fortune écraser de sa roue les misérables qu’elle précipite. Ce mécanisme, Alcibiade est un des rares à être parvenu à l’enrayer, puisque ses déchéances successives sont à plusieurs reprises contrariées par des rebonds. Au plus haut de ces rebonds, à l’occasion de son retour triomphal à Athènes, tous voient en lui la preuve vivante que la Fortune peut être infléchie (« omnes […] secum [sc. cum Alcibiade] Fortunam flecti confitentur ultro14 »). Le livre 3 est à cet égard un livre optimiste, ou en tous cas volontariste, qui contredit le mouvement général des casus. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il est placé à l’enseigne de l’apologue, que Boccace dit tenir de son maître Andalò da Nigro, de la lutte, ou plutôt du pugilat, certamen, entre Fortune et Pauvreté, dont, à la surprise générale, cette dernière sort victorieuse, obligeant sa rivale à faire toutes ses volontés15. C’est que la pauvreté, en décidant de son propre mouvement de mépriser les biens de Fortune, a de ce fait acquis le privilège de la liberté16. Dans le cas d’Alcibiade, ce n’est certes pas Pauvreté qui dérègle les plans de Fortune. C’est tout au contraire le caractère exceptionnel du personnage. Le chapitre 3, 13 est conçu comme un plaidoyer, ainsi que l’indique son titre In excusationem Alcibiadis. À ceux, Justin en tête, qui stigmatisent en Alcibiade le traître compulsif, le talent gâté par le vice, Boccace objecte la volonté de fer dont les dieux ont doté le général athénien, sa puissance ardente, ignea vis, disposée à tout pour conquérir la gloire. C’est cette énergie pure, ce refus de se laisser piétiner par Fortune et le souci de reprendre en mains coûte que coûte les rênes de la patrie, qui absout Alcibiade de ses vilenies. Il est généreux au sens – biologique et moral – que le xviie siècle donnera à cet adjectif. En italien, on parlerait sans doute de virtù, même si le terme latin correspondant n’apparaît pas dans le chapitre. Dans sa contribution au colloque sur le Boccace latin que je citais plus haut, Pierre Caye fait de l’opposition entre virtus et fortuna le moteur du De casibus17. Il vaut sans doute la peine de noter qu’elle structurait le sombre portrait d’Alexandre le Grand qui sert de conclusion aux Histoires de Quinte-Curce18.

14 De casibus, 3, 12, 21, éd. cit., p. 254. 15 De casibus, 3, 1, Paupertatis et Fortune certamen, éd. cit., p. 192-201. Cet épisode rencontre un succès considérable dans l’illustration des manuscrits de la traduction française par Laurent de Premierfait du De casibus. Voir par exemple les manuscrits de Paris, BnF, fr. 127, fol. 71 ; 130, fol. 88 ; 131, fol. 71 v ; 132, fol. 42 v ; 226, fol. 82 v ; 233, fol. 65. 16 « Ego [c’est Pauvreté qui parle] dum sponte mea tua omnia abdicavi, omnem orbem te invita michi concessi, et ex serva libera loquor femina » («  Pour moi, en renonçant spontanément à tous tes biens, je me suis acquis, malgré toi, l’univers entier, et, serve que j’étais, je parle maintenant en femme libre », De casibus, 3, 1,7, éd. cit., p. 196). 17 P. Caye, « Fortuna et virtus dans le De casibus virorum illustrium de Boccace », dans Boccace humaniste latin, op. cit., p. 349-358. 18 Quinte-Curce, Histoires, 10, 5, 26-35 (éd. H. Bardon, Paris, 1965, p. 412-413). Ce développement s’achève sur les mots : « Fatendum est tamen, cum plurimum uirtuti debuerit, plus debuisse fortunae » (« Il faut pourtant avouer que, s’il dut extrêmement à ses mérites, il a dû davantage à la fortune », trad. H. Bardon).

59

60

j e a n -yv e s till i e t t e

(2) Cela m’amène en effet à la dimension politique du propos de Boccace, et pour le coup à affronter directement la question qui est au centre de notre rencontre. Les deux livres « grecs » du De casibus, le troisième et le quatrième, mettent l’un et l’autre en évidence une figure centrale. Pour le livre 3, je viens d’évoquer le rayonnement solaire d’Alcibiade. Émilie Séris a montré qu’à l’inverse, le personnage qui est au centre caché du livre 4, Alexandre le Grand, brille quant à lui d’un éclat noir19. Centre caché, car Boccace réalise l’exploit de parcourir toute l’histoire du monde hellénistique sans proposer de portrait en pied du conquérant macédonien, ni en raconter la biographie. Aucun chapitre ne lui est dédié en propre, même s’il est présent dans presque tous, mais comme le génie malfaisant des autres personnages dont il cause le malheur. On peut admirer le double tour de force littéraire : dénigrer par prétérition le personnage historique que la tradition littéraire a canonisé, et surtout omettre à dessein de centrer un ouvrage consacré aux casus virorum illustrium sur une figure qui en incarne depuis l’Antiquité l’exemple majuscule. Je me demande cependant – mais j’entre là dans le domaine des hypothèses – si, au-delà de l’effet littéraire qu’induit une telle présentation des choses, Boccace ne vise pas là une leçon plus pratique. Dans le prologue au livre 1 du De casibus, il assigne dès les premières mots à cette œuvre une intention qui est autant et plus politique que morale20. Ce qu’il entend faire, c’est un peu le contraire des Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime. C’est à travers non pas l’exemple, mais le contre-exemple paradoxal des souverains faillis, en général victimes de leurs vices, qu’il entend dessiner les traits du bon gouvernement21. Dans sa dédicace habile et ironique de l’ouvrage au maréchal de Sicile Mainardo Cavalcanti, il prétend d’ailleurs avoir d’abord songé à offrir son ouvrage au pape, à l’empereur, au roi de France, puis à ceux d’Angleterre, d’Espagne, de Hongrie et de Sicile, qui s’avèrent tour à tour inaptes à recevoir la leçon parce que chacun d’entre eux est entaché d’un vice spécifique22. Et c’est à la lumière de ce projet politique que l’exemple grec me paraît spécialement efficace. Il faut se représenter l’Italie des xiiie et xive siècles, ainsi que le fait 19 Art. cit., p. 52. 20 De casibus, 1, « Prohemium », 1 (éd. cit., p. 8) : « Exquirenti mihi quid ex labore studiorum meorum possem forsan rei pubilcae utilitati addere, occurrere preter creditum multa […]. » (« Tandis que je me demandais quel bénéfice mes savantes études pourraient apporter à l’État, bien des choses, contre mon attente, me vinrent à l’esprit […]. ») 21 «  […] maiori tamen conatu in mentem sese ingessere principum atque presidentium quorumcumque obscene libidines, violentie truces, perdita ocia, avaritie inexplebiles, cruenta odia, ultiones armate precipitesque et longe plura scelesta facinora. » (ibid., « […] mais c’est pourtant avec plus d’élan que s’y présentèrent les débauches obscènes des princes et des gouvernants, leurs violences atroces, leurs indolences pernicieuses, leurs cupidités inassouvissables, leurs haines sanguinaires, leurs vengeances armées et effrénées et encore bien d’autres forfaits criminels »). Cette phrase fait immédiatement suite à celle que cite la note précédente. 22 De casibus, Lettre dédicatoire à Mainardo de’ Cavalcanti, 6-9 (éd. cit., p. 2-5) : le pape, héritier de Celui « dont le royaume n’est pas de ce monde », est un chef de guerre qui a troqué la tiare pour le heaume, l’empereur germanique est perdu dans l’alcool et les brumes du Nord, le roi de France est circonvenu par sa noblesse, composée de brutes qui estiment que la culture écrite est incompatible avec l’exercice du métier de roi, les souverains espagnols sont des fauves sanguinaires, l’Anglais un vaniteux, le Hongrois un hypocrite et le Sicilien une chiffe molle.

A lc i bia de e t l e s au t r e s  : l e s g r an d s h o m me s d e la Grèce ant i q u e

très bien l’historienne Élisabeth Crouzet-Pavan, comme le champ clos de toutes les violences, qui, avec la Renaissance, accouche dans la douleur de nouvelles formes politiques, celles de la république oligarchique et de la seigneurie23. Les grands écrivains eux-mêmes, Dante, Pétrarque et Boccace, payent de leur exil leur position éminente dans cette société. N’est-il pas possible dès lors de reconnaître en Alcibiade, individu hors du commun, à plusieurs reprises exilé par les siens, et victime à la fin du régime tyrannique et sournois des Trente, un modèle fraternel ? L’éditeur du De casibus, Vittorio Zaccaria, lit dans le portrait à décharge d’Alcibiade des « traces d’esprit humaniste24 ». Tel Ulysse, à qui il est comparé, il conserve l’honneur jusque dans ses erreurs25. Lui qui, dans la prospérité, a en toutes circonstances manifesté son énergie, pouvait-on s’attendre à ce qu’il baissât les bras face à l’adversité ? À l’opposé du repoussoir que constitue dans la première moitié du De casibus le veule Sardanapale26, il est l’homme de l’agir, un condottiere peut-être déjà. Agendum igitur est, tels sont les derniers mots du chapitre 13. À l’inverse, la cour seigneuriale où se dissimule le tyran sans même que l’on voie son visage est le lieu de l’intrigue et du soupçon. La contagion des crimes de sang se propage sous le règne d’un chef dont la conception fut peut-être diabolique ou à tout le moins infamante, comme le suggère à propos d’Alexandre Boccace chaque fois qu’il lui arrive d’évoquer Olympias27, comme le montre aussi Albertino Mussato sur la scène de sa tragédie, l’Ecerinis, consacrée au plus féroce des tyrans qui ensanglantèrent l’Italie du xiiie siècle, Ezzelino da Romano28. (3) Mussato est justement le premier humaniste, dans sa lettre en vers au dominicain frà Giovannino de Mantoue, à avoir défendu les droits de la poésie contre un certain moralisme scolastique29. On sait avec quelle véhémence Boccace lui emboîtera le pas dans les deux derniers livres de la Généalogie des dieux. Or, il se trouve que cet éloge triomphal est déjà esquissé dans le chapitre 3, 14 du De casibus – soit celui qui fait immédiatement suite aux deux chapitres sur Alcibiade – intitulé purgatio auctoris 23 É. Crouzet-Pavan, Enfers et paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Paris, 2001. 24 Éd. cit., p. xxx. 25 De casibus, 3, 13, 9 (éd. cit., p. 260). Boccace joue ici de l’ambiguïté du mot errores : celles que « nous admirons » chez Ulysse sont bien sûr ses errances. 26 De casibus, 3, 13, 7 (éd. cit., p. 260) : «  […] preeliget […], si non aliter detur, etiam continue scopulis allidi, quam Sardanapali plumis […] foveri », « si rien d’autre ne s’offre, [l’homme de cœur] préférera même se fracasser sans cesse sur les récifs que de se blottir sous l’édredon de Sardanapale. » Sardanapale est l’« anti-héros » du livre 2, où il se voit consacrer les trois chapitres 12 à 14. 27 Boccace évoque de façon très allusive, et de ce fait d’autant plus suggestive, l’adultère d’Olympias avec Nectanébo, qu’il nomme Nectabus au chapitre 4, 12, 6, du De casibus (éd. cit., p. 330), ainsi qu’au chapitre 61, 4 du De mulieribus claris (éd. V. Zaccaria, trad. J.-Y. Boriaud, Paris, 2013, p. 110). Il est plus explicite à cet égard dans l’Amorosa visione, 7, 82. 28 Albertino Mussato, Écérinide, éd. et trad. J.-F. Chevalier, Paris, 2000. La première scène est constituée par le récit, d’un expressionnisme violent, que fait Adeleita, la mère d’Ezzelino, de son propre viol par une créature satanique – étreinte monstrueuse dont naîtra le tyran. 29 Mussato, Epistola XVIII ad fratrem Iohanninum de Mantua contra poeticam arguentem, éd. et trad. J.-F. Chevalier, op. cit., p. 42-48. Sur les plaidoyers récurrents en faveur de la poésie des humanistes du Trecento, voir R. Witt, « Coluccio Salutati and The Conception of the Poeta Theologus in the Fourteenth Century », Renaissance Quarterly, 30 (1977), p. 538-563.

61

62

j e a n -yv e s till i e t t e

et commendatio poesis, « défense de l’auteur et éloge de la poésie ». Je me suis posé la question du lien entre ce morceau d’éloquence à la fois judiciaire (purgatio) et épidictique (commendatio) et le plaidoyer qui vient d’être prononcé en faveur de l’Athénien. Ce rapport n’est pas évident, mais il doit exister, puisque l’articulation entre les chapitres 13 et 14 est soulignée par la conjonction siquidem, qui dénote en latin médiéval une relation causale forte. Comme on vient de le voir, Boccace exalte en Alcibiade l’homme d’action à l’état chimiquement pur, la « force qui va » qui doit réaliser sa nature au mépris, si ce n’est même à l’encontre, des contingences politiques et des assauts de la Fortune. Ce personnage, si je lis bien le texte, va trouver son pendant exact dans la figure du poète. « Comment peux-tu, objectent à l’écrivain ses adversaires, faire une gloire à Alcibiade d’avoir refusé à tout prix l’otium, le repos, l’oisiveté, dont tu prônes ailleurs les bienfaits30 ? » Boccace alors de répondre, à l’aide de phrases comparatives en « ut […] sic […] », que toutes les destinées humaines ne sont pas coulées dans le même moule. Le guerrier, le juriste, le paysan, le poète ont chacun son lieu propre, le campement, le prétoire, les champs, la solitude des forêts, et chacun son but, la victoire, le profit, les récoltes, la gloire. La symétrie entre ces quatre catégories est quelque peu factice. C’est la première et la dernière, celles du guerrier et du poète, que valorise en fait notre auteur – ne serait-ce que parce que ce sont elles, à l’exclusion de toutes les autres, qui voient leur excellence récompensée par la couronne de laurier : « Aux triomphateurs, aux poètes, à eux seuls, le laurier pour prime de leur labeur et en signe éternel de leur virtù ! », « solis triumphantibus et poetis lauream in laboris premium et testimonium virtutis eternum31 ». Dès lors, ce que l’agir est au guerrier, l’otium l’est au poète, c’est-à-dire l’instrument adéquat de la conquête de cette couronne. Ce qu’Alcibiade est à la gloire militaire, Homère, Virgile et Pétrarque le sont à la gloire littéraire (Boccace lui-même n’ose pas prendre rang au sein de cette illustre cohorte, mais on sent qu’il l’aimerait bien32). Et voici donc qu’à la lecture de trois chapitres du De casibus, j’ai la surprise de me retrouver face à ces lieux communs dont je m’efforce, depuis trente ans et plus, de souligner le caractère fallacieux. Contre les historiens de la culture qui s’emploient aujourd’hui à marquer les continuités plutôt que les ruptures entre les périodes dénommées « Moyen Âge » et « Renaissance », Boccace, bien avant Jacob Burckhardt, caractérise le nouveau cours politique des choses par l’exaltation de l’individu, tel qu’il s’incarne dans les figures éminentes du condottiere et du poète lauréat. Et qui plus est, il choisit l’espace culturel de la Grèce classique pour mettre en scène cet idéal. Tout compte fait, nous devrions peut-être en revenir à Winckelmann…

30 « Quid igitur tu alibi tantum commendas ocia, si in ocium adeo invecturus eras ? » (De casibus, 3, 14, 1, éd. cit., p. 262). 31 De casibus, 3, 14, 14 (éd. cit., p. 264-266). 32 De casibus, 3, 14, 6-8 (éd. cit., p. 264) : « Hec [sc. les ocia indispensables à l’exercice du génie poétique] ego commendavi sepius, mihi hec ego cupio, si darentur. » (« Cette [oisiveté], j’en ai souvent fait l’éloge, je la désire à mon profit, si elle pouvait m’être accordée. »)

A lc i bia de e t l e s au t r e s  : l e s g r an d s h o m me s d e la Grèce ant i q u e

Annexe Structure du livre 3 du De casibus virorum illustrium Le livre 3 du De casibus fait se succéder, autour de deux chapitres-pivots, les n° 1 et 14, une série de séquences soigneusement équilibrées, et composées de portraits de groupes (chapitres 2, 5, 8, 11, 15 et 18), de notices individuelles (chapitres 3, 6, 9, 12, 16 et 19) et, sauf la dernière, de plaidoyers (chapitres 4, 7, 10, 13 – le seul discours « en faveur de » – et 17), selon la distribution suivante : ⎡ ⎢ ⎧ 2- Déchus (deiecti) 3- Tarquin le Superbe ⎢ ⎨ ⎢ ⎩ 4- Contre les princes luxurieux ⎢ 5Gémisseurs (gemebundi) ⎢ ⎧ 6Xerxès ⎢ ⎨ 7- Contre l’aveuglement des mortels ⎢ ⎩ 8Malheureux (infelices) ⎢ ⎧ ⎢ ⎨ 9- Appius Claudius décemvir ⎢ ⎩ 10- Contre les légistes indolents ⎢ 11Pleureurs (flentes) ⎢ ⎧ 12Alcibiade ⎢ ⎨ 13- En défense d’Alcibiade ⎢ ⎩ ⎣ 14- Éloge de la poésie 1- Lutte de Fortune et de Pauvreté

⎧ 15- Plaintifs (queruli) 16- Hannon ⎨ ⎩ 17- Contre les richesses ⎧ ⎨ ⎩

18- Pleureurs (flentes) 19- Artaxerxés

Sous réserve d’un examen méticuleux du contenu de chacun des chapitres, il me semble que cette structure ferme et équilibrée suffit à mettre en évidence les deux caractères principaux du livre 3, tels que j’ai essayé de les illustrer ci-dessus. À savoir : d’une part, la prééminence de l’intention morale sur la dimension historique, puisque Boccace associe aux « figures de la Grèce ancienne », nombreuses dans les chapitres « collectifs » du livre, des Perses, des Romains et des Carthaginois (Afri), au motif de coïncidences chronologiques approximatives et au titre de vices universellement partagés ; d’autre part, l’accent placé (contre le mouvement d’ensemble du De casibus) sur les deux voies qui s’offrent de résister malgré tout à la Fortune, à savoir la pauvreté, à laquelle elle n’a rien à enlever, et la poésie, que le laurier immarcescible place à l’abri des assauts de la capricieuse déesse.

63

Jean Devaux

La cour de Bourgogne au miroir de la Grèce ancienne : figures héroïques et légitimation du pouvoir

Les spécialistes de l’imaginaire politique, littéraires, historiens ou historiens de l’art, ont souligné, à maintes reprises, le rôle prépondérant joué par les mythes et les figures héroïques dans les représentations princières et nobiliaires, tout autant que dans la genèse et dans l’affermissement de la conscience dynastique ou du sentiment national1. À mesure que s’élabore, entre la France et l’Empire, une nouvelle entité territoriale placée sous la houlette des Grands Ducs de Bourgogne, les élites de ces contrées, soucieuses d’affirmer leur autonomie, se mettent en quête d’ascendants prestigieux propres à cautionner ce processus de « burgondisation2 ». Ce sont là tantôt Girart de Roussillon, figure héritée de la tradition épique et enracinée dans le passé de la Bourgogne ducale3, tantôt l’image idéale d’Alexandre le Grand, dont l’appropriation artistique et littéraire a récemment fait l’objet de plusieurs travaux d’envergure4. L’on connaît de même la fascination du duc Charles le Téméraire 1 Cf. par exemple C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985 ; A.-M. Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, 1987 ; Y. Lignereux, Les rois imaginaires. Une histoire visuelle de la monarchie de Charles VIII à Louis XIV, Rennes, 2016. 2 W. Prevenier et W. P. Blockmans, Les Pays-Bas bourguignons, Anvers, 1983, p. 198 ; Y. Lacaze, « Le rôle des traditions dans la genèse d’un sentiment national au xve siècle. La Bourgogne de Philippe le Bon », Bibliothèque de l’École des Chartes, 129 (1971), p. 303-385. 3 Jean Wauquelin, Cronicques des faiz de feurent Monseigneur Girart de Rossillon, a son vivant duc de Bourgoingne, et de dame Berthe sa femme, éd. L. de Montille, Paris, 1880. Voir notamment R. Louis, De l’histoire à la légende. t. 2-3, Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste : Girart de Vienne, Girart de Fraite, Girart de Roussillon, 2 t., Auxerre, 1947 ; Y. Lacaze, « Le rôle des traditions », art. cit., p. 311-317 ; M. Thomas, M. Zink et R.-H. Guerrand, Girart de Roussillon ou l’épopée de Bourgogne. Le manuscrit de Vienne, Codex 2549, Paris, 1990 ; M.-Cl. de Crécy, « Gérard de Roussillon de Jean Wauquelin », dans Nouveau Répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), éd. M. Colombo-Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et F. Suard, Paris, 2014, p. 331-345. 4 S. Hériché-Pradeau, Alexandre le Bourguignon. Étude du roman Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan Wauquelin, Genève, 2008 ; C. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs. Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, 2009 ; La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir.. C. Gaullier-Bougassas, 4 t., Turnhout, 2014.

Jean Devaux  Université du Littoral – Côte d’Opale  (Unité de recherche H.L.L.I.) Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 65-77 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118938

66

j e a n de vau x

pour l’histoire romaine et en particulier pour la figure de César : à s’en remettre au témoignage d’Olivier de la Marche, « jamais ne se couchoit qu’il ne fist lire deux heures devant luy […] ; et faisoit lors lire les haultes histoires de Romme et prenoit moult grant plaisir ès faictz des Rommains5 ». C’est dans ce double contexte, politique et culturel, que nous voudrions évoquer ici le rôle croissant joué dans la culture bourguignonne par les figures héroïques de Jason et d’Hercule, emblématiques l’une et l’autre de la vaste entreprise de légitimation du pouvoir qui caractérise ce milieu curial6. Si le mythe de Jason et des Argonautes est largement répandu dans la littérature du Moyen Âge tardif, il nous faut pourtant chercher ailleurs le premier témoignage de l’attrait des élites bourguignonnes pour cette figure héroïque. Quoique nous n’en conservions que de bien maigres vestiges, l’une des manifestations les plus notables du mécénat ducal réside, dès le règne de Philippe le Hardi, dans les décors muraux des grandes demeures princières. Longtemps recouvertes d’un enduit de plâtre et dégagées, puis restaurées il y a une vingtaine d’années, les peintures du château de Germolles témoignent seules, aujourd’hui, du raffinement des programmes iconographiques conçus tout exprès pour ces lieux de plaisance et de pouvoir7. Or les « galeries d’esbatement » (« lieux de divertissement ») du château de Hesdin, dont on sait toute l’importance en matière d’art curial8, étaient décorées, dès la fin du xive siècle, de peintures retraçant l’histoire de Jason : les travaux furent confiés, en 1386, au célèbre artiste yprois Melchior Broederlam, qui fut alors sommé par Philippe le Hardi de « soy traire en [son] chastel de Hesdin » (« se rendre en son château de Hesdin ») afin de peindre, dans les salles « appelees les galeries des engins » (« nommées galeries des inventions »), un décor imaginé tout entier par le duc, établi selon « certaines devises […] a lui enchargees de bouche9 »







5 Olivier de la Marche, Mémoires, éd. H. Beaune et J. d’Arbaumont, 4 t., Paris, 1883-1888, t. 2, p. 334 : « [le duc Charles] n’allait jamais se coucher sans qu’on lui fît la lecture deux heures durant […] ; et il se faisait lire alors les glorieuses histoires de Rome et il prenait un très grand plaisir à écouter les actions mémorables des Romains. » Sur la traduction des Commentaires de César par Jean du Quesne, cf. R. Bossuat, « Traductions françaises des Commentaires de César à la fin du xve siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 3 (1943), p. 253-373 ; S. Montigny, Édition partielle de l’œuvre de Jean du Quesne, traducteur de César et chroniqueur à la cour de Charles le Téméraire, Thèse de l’École nationale des Chartes, 2006 (École nationale des Chartes. Positions des thèses, 2006, p. 161-165). 6 Sur la place de la Grèce antique dans la littérature de Bourgogne, E. Doudet, « Le miroir de Jason : la Grèce ambiguë des écrivains bourguignons au xve siècle », dans La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, éd. J. Leclant et M. Zink, Paris, 2005, p. 175-193 ; C. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs, op. cit., p. 207-229 (Troisième partie, ch. 1 : « L’Antiquité grecque, une passion bourguignonne »). 7 S. Cassagnes-Brouquet, « Le décor des résidences ducales », dans L’art à la cour de Bourgogne. Le mécénat de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur (1364-1419), Paris, 2004, p. 140-141 ; M. Maerten, « Le château de Germolles », dans ibidem, p. 146-150 ; M. Pinette, Le château de Germolles, Trouville-surMer, 2015, p. 44-53. 8 Sur le rôle essentiel de Hesdin comme résidence ducale, cf. Fr. Duceppe-Lamarre, « La résidence ducale d’Hesdin et sa place dans l’art curial au temps des princes des fleurs de lis (1384-1419) », dans L’art à la cour de Bourgogne, op. cit., p. 160-162. 9 Lille, Archives du Nord, B 3366/113342, cité dans A. Van Buren, « Images monumentales de la Toison d’or : aux murs du château de Hesdin et en tapisserie », dans L’ordre de la Toison d’or de Philippe le Bon à Philippe le Beau (1430-1505) : idéal ou reflet d’une société ?, Bruxelles, Turnhout, 1996, p. 226-233 (citation, p. 227). Sur Broederlam, cf. notamment L’art à la cour de Bourgogne, op. cit., p. 354.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

(« le projet que le duc lui a exposé oralement »). Ces travaux d’aménagement, qui se prolongèrent trois années durant, furent suivis, vers 1390, de la commande au lissier Pierre de Beaumetz d’une double tapisserie retraçant à nouveau « l’istoire de Jazon, comment il conquiet la doree toison10 » : ces deux pièces, mesurant quatre aunes sur douze, étaient d’une dimension telle qu’il se pourrait parfaitement qu’elles aient été copiées sur les peintures murales, de telle manière que le duc ait eu l’opportunité de contempler cette scène héroïque au fil de ses multiples déplacements11. Assurément, Jason ne constitue encore, à ce stade, qu’une figure parmi d’autres au sein de la ribambelle de héros-chevaliers commémorés alors en milieu bourguignon : pour nous limiter au seul domaine de la tapisserie, sont admis dans cette sorte de panthéon chevaleresque Hector de Troie, Alexandre, Arthur et Charlemagne, Godefroy de Bouillon et Bertrand du Guesclin, mais aussi bien des figures épiques et romanesques, Doon de Mayence, Guillaume d’Orange, Jourdain de Blaye, Lion de Bourges ou Perceval le Gallois12. Les peintures murales du château de Hesdin bénéficièrent toutefois d’un intérêt constant durant les quatre premières décennies du xve siècle : restaurées à deux reprises sous le règne de Jean sans Peur, entre 1412 et 1414, les « galeries d’esbatement » furent entièrement réaménagées sur l’ordre de Philippe le Bon. Cette campagne de rénovation, qui se poursuivit de 1429 à 1432, fut menée dans le plus grand respect du décor original : le peintre Colard le Voleur, qui eut la haute main sur ces travaux, préserva en particulier les « images de paintrerie riches et gentes » (« précieuses et superbes images peintes ») ornant la « chambre de l’ermite ». Ainsi les salles connues sous le nom de « galeries des engins » furent-elles bientôt rebaptisées « chambre du thoison » ou « chambre de Jason », dénominations qui témoignent de l’importance accrue acquise alors par cette figure héroïque13. À s’en remettre au témoignage de William Caxton, qui découvrit les lieux trente ans plus tard (c. 1468-1470), la salle était d’ailleurs pourvue d’une machinerie simulant le tonnerre, les éclairs, la pluie et la neige14 : enrichissant d’autant la panoplie d’arts mécaniques qui valut au domaine une part de sa notoriété, Philippe le Bon entendait du même coup stimuler l’imaginaire de ses hôtes en évoquant, à leur stupéfaction, les fameux enchantements de la magicienne Médée.

10 Dijon, Archives de la Côte-d’Or, B 1500, fol. 136 v, cité dans A. Van Buren, « Images monumentales de la Toison d’or », art. cit., p. 228 : « l’histoire de Jason, relatant comment il conquit la Toison d’or. » 11 L’ordre de paiement est daté du 11 mars 1393, ce qui laisse supposer que la commande ducale remontait à deux ou trois années plus tôt. Ces tapisseries furent acquises pour la modique somme de 1125 francs ; elles réapparaissent dans les inventaires des collections ducales en 1404 et 1420. Ibidem, p. 228. Voir aussi G. Doutrepont, « Jason et Gédéon, patrons de la Toison d’Or », dans Mélanges Godefroid Kurth. Recueil de mémoires relatifs à l’histoire, à la philologie et à l’archéologie, 2 t., Liège et Paris, 1908, t. 2, p. 191-208 (en particulier p. 193-194 et n. 1). 12 G. Delmarcel, La tapisserie flamande du xve au xviiie siècle, Paris, 1999, p. 34-42 ; F. Rey, « Les collections de tapisserie », dans L’art à la cour de Bourgogne, op. cit., p. 123-127. 13 Comptes de 1439, 1442-1444, 1463-1464 ; A. Van Buren, « Images monumentales de la Toison d’or », art. cit., p. 228-229. 14 The History of Jason Translated from the French of Raoul le Fevre by William Caxton, c. 1477, éd. J. Munro, Londres, 1913, p. 2.

67

68

j e a n de vau x

Ainsi que l’a finement suggéré A. Van Buren, il se pourrait fort bien que soit parvenue jusqu’à nous une copie assez fidèle du cycle pictural de la « chambre de Jason » : un ensemble important de dessins à la plume, daté des années 1450 et connu sous le nom de « rouleau de Berlin », retrace en une suite de vingt-six scènes la première partie de l’histoire de Jason. La dernière feuille conservée représente précisément l’arrivée de Jason en Colchide et l’accueil qui lui est réservé par le roi Aeétès et sa fille Médée15. Tout laisse donc à penser que c’est à Hesdin, où il séjourna régulièrement dès les années 1420, que Philippe le Bon conçut l’audacieux projet de vouer à la conquête de la Toison d’or le nouvel ordre de chevalerie qu’il institua à Bruges, le 10 janvier 143016, même si l’on ne peut exclure que les sources livresques n’aient joué, à cet égard, un rôle secondaire17. Olivier de la Marche insiste sur le fait qu’au moment de la création de cette auguste confrérie, Philippe le Bon « se fonda » exclusivement sur la « poeterie de Jason », comprenons sur la fiction littéraire relatant le périple des Argonautes18. Comme l’indique là encore le mémorialiste, ce n’est que dans un second temps que ce patronage héroïque fut contesté par le chancelier de l’ordre Jean Germain en raison de la mauvaise réputation de Jason, couramment condamné pour ce que l’on nomme sa « foi mentie », c’est-à-dire son cynisme et son ingratitude envers Médée. Aussi Germain fit-il en sorte de substituer à Jason la figure biblique de Gédéon, dont les deux toisons miraculeuses sont évoquées dans les Saintes Écritures19. Cependant, Philippe le Bon n’en resta pas moins attaché au patronage de Jason, plus proche, assurément, de son idéal de chevalier. C’est là ce dont témoigne la miniature de dédicace du manuscrit français 12476 de la Bibliothèque nationale de France, où Martin Le Franc présente à ce prince son vaste poème du Champion des dames. Ce volume, dont le cycle iconographique a fait l’objet du dernier livre de

15 A. Van Buren, « The Model Roll of the Golden Fleece », The Art Bulletin, 61/3 (septembre 1979), p. 359-376 (ill.) ; Eadem, « Images monumentales de la Toison d’or », art. cit., p. 230-231 ; Ead., « Notice sur le rouleau de Berlin », dans L’ordre de la Toison d’or, op. cit., p. 234-235 ; Charles le Téméraire (1433-1477). Splendeurs de la cour de Bourgogne, éd. S. Marti, T.-H. Borchert et G. Keck, Anvers, 2008, p. 188-189 (ill.). 16 Cf. notamment J. Paviot, « Du nouveau sur la création de l’ordre de la Toison d’or », Journal des Savants (2002), p. 279-298. 17 Ainsi la librairie ducale renferme-t-elle dès 1420 plusieurs textes relatant en tout ou en partie l’expédition de Colchide, tels que l’Istoire de Troyes, la Fleur des histoires et le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan. G. Doutrepont, Inventaire de la « librairie » de Philippe le Bon (1420), Bruxelles, 1906, p. 57-58, 65-66, 68 (nos 98, 105, 108). Cf. de même M. Cheyns-Condé, « L’épopée troyenne dans la ‘librairie’ ducale bourguignonne au xve siècle », dans Les sources littéraires et leurs publics dans l’espace bourguignon (xive-xvie s.), éd. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), 31 (1991), p. 37-65 ; A. Van Buren, « La Toison d’or dans les manuscrits de Philippe le Bon », dans L’ordre de la Toison d’or, op. cit., p. 189-193. 18 Olivier de la Marche, Espitre pour tenir et celebrer la noble feste du Thoison d’or, dans Idem, Mémoires, op. cit., t. 4, p. 158-189 (citation, p. 163-164). 19 Ibidem, p. 164-165. Cette forme de contestation semble remonter à l’année 1431. Voir G. Doutrepont, « Jason et Gédéon », art. cit., p. 196-199. Tout au contraire, George Chastelain place d’emblée le nouvel ordre sous le double patronage de Jason et Gédéon. Georges Chastellain, Œuvres, éd. J. M. B. C. Kervyn de Lettenhove, 8 t., Bruxelles, 1863-1866, t. 2, p. 6-7.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

P. Charron, fut confectionné à Arras en 1451 et enluminé par le Maître du Missel de Paul Beye, identifié parfois à Jean de Namps, scribe et historieur de la cathédrale de Cambrai20. Son frontispice, qui procède sans doute d’une commande ducale, se signale par la richesse de son emblématique : outre les quatorze écus qui encadrent la scène et renvoient à la mosaïque des principautés bourguignonnes, les armes de la maison de France, accompagnées du mot « Monjoye » et disposées de part et d’autre des armes ducales, trouvent leurs pendants dans la marge inférieure, où la devise du prince, briquet et pierre à feu, est pareillement encadrée de son mot, « Autre n’aray » (« Je n’en aurai pas d’autre »). Mais surtout, les deux patrons de l’ordre, Jason et Gédéon, sont adroitement disposés autour du trône ducal, lui-même surmonté du collier de la Toison d’or : tandis que Gédéon offre à Dieu sa toison et que le phylactère déployé par un ange lui assure que le Seigneur le soutiendra dans sa mission – « Dominus tecum virorum fortissime21 » –, Jason, arborant la toison sur l’épaule gauche, converse avec Médée, qui apparaît à l’étage d’une tour crénelée. Si Gédéon renvoie ainsi, de façon manifeste, à la dimension spirituelle de l’ordre, Jason, en digne précurseur du duc Philippe, incarne puissamment sa fonction temporelle, associant subtilement le service des dames et le métier des armes, figuré à la fois par son épée fichée en terre et par l’armure dont il est revêtu22. Trois ans plus tard, le même Jason sera d’ailleurs publiquement remis à l’honneur dans le cadre des entremets du célèbre Banquet du Faisan. On sait toute la place octroyée, en milieu bourguignon, à ce mode de communication politique, qu’il s’agisse des spectacles de cour ou des échafauds dressés au cœur de la ville, où les tableaux vivants et autres moralités établissent, au moyen d’une savante dramaturgie, un « dialogue imaginaire entre princes et sujets23 ». Le mimodrame de Jason représenté à Lille, le 17 juin 1454, se compose de trois tableaux éminemment symboliques, où le héros triomphe des bœufs et du serpent de Colchide pour se mettre ensuite à labourer ces terres incultes. L’on est frappé, à parcourir les relations du Banquet, du caractère très dynamique de la mise en scène, où Jason, là encore armé de pied en cap24, doit faire face aux assauts de ces féroces adversaires, faisant comme eux

20 Sur ce sujet controversé, voir en dernier lieu P. Charron, L’iconographie du Champion des dames de Martin Le Franc, Turnhout, 2016, p. 18-22. 21 Juges, VI, 12 : « Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier. » 22 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 12476, fol. 4 r. Voir F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France (1440-1520), Paris, 1993, p. 101-102 ; A. Van Buren, « La Toison d’or dans les manuscrits de Philippe le Bon », art. cit., p. 191-192 (ill.) ; P. Charron, L’iconographie du Champion des dames, op. cit., p. 24-27, 117 (ill.). 23 W. Blockmans, « Le dialogue imaginaire entre princes et sujets : les Joyeuses Entrées en Brabant en 1494 et en 1496 », dans Fêtes et cérémonies aux xive-xvie siècles, éd. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Etudes bourguignonnes (xive-xvie s.), 34 (1994), p. 37-53 ; É. Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, 2004. 24 Olivier de la Marche, Mémoires, op. cit., t. 2, p. 357, 359, 361 : « armé de toutes armes », « très richement embastonné » (« puissamment armé »), « armé et embastonné ». Sur les diverses relations du Banquet, G. Doutrepont, « Les historiens du ‘Banquet des vœux du Faisan’ », dans Mélanges d’histoire offerts à Charles Moeller, 2 t., Louvain, 1914, t. 1, p. 654-670. Cf. de même

69

70

j e a n de vau x

« si bon devoir que ce ne sembloit pas mistere, ains sembloit trop mieulx une très aigre et mortelle bataille25 ». Campé résolument dans son rôle de guerrier et vanté pour sa vive ardeur belliqueuse, Jason s’affirmait ainsi comme le digne précurseur du Grand duc d’Occident, appelé comme lui à s’embarquer pour une périlleuse expédition en vue de repousser les Turcs ottomans et de se poser en défenseur de l’empire byzantin, héritier de la Grèce antique. Toutefois, au-delà même des projets de croisade concrétisés en ce même jour par les vœux du Faisan, Jason se trouve investi, au fil du spectacle, d’une fonction à la fois politique et religieuse. Le troisième des entremets le représente en héros fondateur et civilisateur, labourant et ensemençant la terre de Colchide, référence à l’œuvre de bon gouvernement accomplie par le duc en faveur du bien public. Mais, qui plus est, il s’apparente à la milice céleste et figure le triomphe du bien sur les forces du mal, le feu et la fumée exhalées par les bœufs, puis par le serpent, renvoyant les spectateurs familiers des mystères à la puissante symbolique de la gueule d’enfer26. Ainsi que le confirme le poème sur la Toison d’or composé, peu après, par Philippe Bouton, Jason en vient donc à endosser, par son action héroïque, la double fonction, spirituelle et temporelle, dévolue à l’ordre fondé par Philippe le Bon : tandis que les trois monstres qu’il affronte incarnent, aux yeux du poète, les trois péchés de chair, d’avarice et d’orgueil, l’expédition de Colchide figure la quête du salut, entreprise que Jason ne peut mener à bien qu’avec l’aide de Médée, allégorie de la foi chrétienne. Néanmoins, à s’en remettre à cette pieuse exégèse, c’est, dans la légende grecque, à un couple de héros qu’il appartient de livrer ce périlleux combat : selon Philippe Bouton, Jason et Hercule figurent respectivement le corps et l’âme du chrétien, « qui vont ensemble à vie, soir et main, / dedens Colcos qui le monde figure27 ». La dignité nouvelle conférée à Jason par les élites bourguignonnes, qui ne fera que

A. Lafortune-Martel, Fête noble en Bourgogne au xve siècle. Le banquet du Faisan (1454) : aspects politiques, sociaux et culturels, Montréal et Paris, 1984, en particulier p. 119-120, 122, 125 ; Le Banquet du Faisan, éd. M.-T. Caron et D. Clauzel, Arras, 1997 ; M.-Th. Caron, Les vœux du Faisan, noblesse en fête, esprit de croisade. Le manuscrit français 11594 de la Bibliothèque nationale de France, Turnhout, 2003, en particulier p. 118-120. 25 Ibid., p. 360 : « s’affrontant avec une telle énergie qu’il ne semblait pas que ce fût là un spectacle, mais bien au contraire un combat à outrance » ; de même ibid., p. 357-358 : « s’apoincta pour combatre ces bestes qui l’assailloient de merveilleuse force et si vivement que c’estoit effrayante chose à regarder » (« s’apprêta à combattre ces bêtes qui l’assaillaient puissamment et avec une telle vivacité que c’était là un spectacle effrayant »). 26 Olivier de la Marche, Mémoires, op. cit., t. 2, p. 358-359 : « ilz gectoient feug et flambe par les narines et par la gorge » (« ils exhalaient du feu et des flammes par les narines et par la gueule ») ; « il gectoit venin très puant et feu et fumées merveillables » (« il jetait un venin nauséabond, du feu et d’effrayantes fumées »). 27 J. de la Croix Bouton, « Un poème à Philippe le Bon sur la Toison d’or », Annales de Bourgogne, 42 (1970), p. 5-29 (citation, p. 15) : « qui restent unis, matin et soir, tout au long de l’existence, en la terre de Colchide qui représente le monde ». Voir A. Lafortune-Martel, Fête noble en Bourgogne, op. cit., p. 123-124 ; D. Quéruel, « Jason et le mythe troyen », dans L’ordre de la Toison d’or, op. cit., p. 91-98, en particulier p. 95-96. Coluccio Salutati présente pareillement Hercule comme une figure de l’âme (Coluccio Salutati, De laboribus Herculis, éd. B. L. Ullman, 2 t., Zürich, 1951, t. 1, p. 179) ; voir dans ce volume même la contribution de Laurence Pradelle.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

se confirmer durant les vingt années suivantes, va de pair, en effet, avec l’exaltation d’Hercule, autre protagoniste de l’épopée des Argonautes, demeuré célèbre, dans la tradition littéraire, pour son rôle essentiel lors des deux premières destructions de Troie28 : ainsi que le rapportent là encore les chroniqueurs, la grand salle de l’ancien palais comtal qui servit de cadre au Banquet du Faisan avait été tendue d’une vaste tapisserie où la vie d’Hercule était contée par le détail29. Il se pourrait que l’une des pièces de tapisserie conservées à Glasgow, au sein de la Burrell Collection, soit en étroite relation avec ce somptueux décor : comme l’indique clairement l’inscription latine qui surmonte la scène, Hercule et ses compagnons y prennent congé des dames qui les escortent en vue de se préparer aux Jeux olympiques30. Tissée dans les Pays-Bas méridionaux dans le troisième quart du xve siècle, cette tenture a pu être exécutée pour commémorer les joutes organisées à Bruxelles en 1452 : le comte de Charolais, futur Charles le Téméraire, y avait franchi brillamment l’un des « rites de passage31 » imposés à tout jeune noble pour qu’il accède à l’âge adulte et avait même couru sa première lance contre Jacques de Lalaing, le plus illustre des chevaliers de la cour de Bourgogne32. Or il s’avère plausible que les deux cavaliers représentés en position centrale figurent respectivement Charles et Philippe de Bourgogne, les traits de ce dernier étant, nous semble-t-il, assez reconnaissables : tandis que le duc apparaîtrait là comme un nouvel Hercule, dominant la scène de sa haute stature, son fils, campé à sa droite, n’en occuperait pas moins la place d’honneur, juché sur une monture richement caparaçonnée et arborant avec fougue son bâton de commandement. Deux textes composés au tournant des années 1460 témoignent explicitement de la corrélation qui s’établit peu à peu, dans l’imaginaire bourguignon, entre les figures exemplaires de Jason et d’Hercule. Raoul Lefèvre, un prêtre gravitant dans l’orbite du duc et présenté dans certains manuscrits comme son chapelain33, rédigea

28 Voir notamment M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle. De l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève, 1966, p. 13. 29 Olivier de la Marche, Mémoires, op. cit., t. 2, p. 348-349. Sur le cadre lillois de ces festivités, D. Clauzel, « Lille, 1454 », dans Le Banquet du Faisan, op. cit., p. 41-52, en particulier p. 42-44. 30 The Burrell Collection, Glasgow, 1997, p. 105-106 (ill.) : « Hic Hercules cum sociis a dolore cor separant / ad ludos olimpiadis inchoandos nam se parant » (« Hercule et ses compagnons prennent ici congé avec tristesse car ils se préparent à prendre part aux Jeux olympiques qui sont tout prêts de débuter »). Cf. W. Wells, « An Unknown Hercules Tapestry in the Burrell Collection », The Scottish Art Review, 8/3 (1962), p. 13-16, 30 (ill.) ; G. François-Souchal, « Quatre tapisseries de la collection Burrell à Glasgow », Bulletin monumental, 121/3 (1963), p. 289-291 ; G. Delmarcel, La tapisserie flamande, op. cit., p. 38-39 (ill). Sur les tapisseries consacrées à Hercule, cf. de même M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, op. cit., p. 30-31, n. 35 ; C. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs, op. cit., p. 211-212. 31 H. Dubois, Charles le Téméraire, Paris, 2004, p. 37-49 (ch. 2 : « Rites de passage »). 32 Olivier de la Marche, Mémoires, op. cit., t. 2, p. 214-216. Cf. H. Dubois, Charles le Téméraire, op. cit., p. 39-40. 33 Ces mentions sont toutefois jugées suspectes par certains critiques dans la mesure où elles n’apparaissent que dans des manuscrits tardifs. Voir Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, ein Roman aus dem fünfzehnten Jahrhundert, éd. G. Pinkernell, Francfort-sur-le-Main, 1971, p. 33-34 ; Raoul Lefèvre, Le Recoeil des histoires de Troyes, éd. M. Aeschbach, Berne, Francfort-sur-le-Main, New York et Paris, 1987, p. 21.

71

72

j e a n de vau x

coup sur coup une Histoire de Jason, dédiée à Philippe le Bon (c. 1460), et un Recueil des histoires de Troie, compilé, déclare-t-il, au commandement de ce prince (c. 1464-146534). Dès le premier chapitre de l’Histoire de Jason, les destinées des deux héros grecs sont étroitement associées. Raoul Lefèvre y raconte comment les deux protagonistes rivalisent de prouesse lors des joutes qui ont lieu à la cour du roi de Thèbes : « et de ceste heure Herculés commença a amer Jason si excellentement que depuis il le nomma son frere35. » Aussi n’ont-ils de cesse de combattre côte à côte, qu’il s’agisse de la victoire qu’ils remportent sur les Centaures ou, bien évidemment, de l’expédition de Colchide36. Quant au Recueil des histoires de Troie, il propose bel et bien, à travers l’évocation du cycle troyen, une véritable histoire d’Hercule qui, comme le constate M.-R. Jung, « va, enfin, prendre sa revanche », dans ce livre, « sur les histoires de Jason et de Troie37 ». Tandis que la troisième partie du Recueil n’est qu’une version remaniée de la version française de Guido delle Colonne, les livres I et II, plus originaux, s’achèvent sur les deux premières destructions de Troie, qui sont, l’une comme l’autre, accomplies par Hercule. L’auteur précise du reste, dès le prologue de son premier livre, que la seconde de ces destructions « fut faitte pour Jason38 » (« fut accomplie au bénéfice de Jason »). Bien plus, les deux héros sont exaltés, sous la plume du prosateur, comme les protagonistes d’une forme nouvelle de biographie chevaleresque. Conformément au goût des lecteurs bourguignons, l’Histoire de Jason est fondée sur un subtil « équilibre entre l’aventure, l’amour et les faits d’armes39 », où le héros ne cesse de témoigner de sa force d’âme et est lavé de tout soupçon d’infidélité40. Or la remarquable diffusion dont jouit d’emblée chacune de ces œuvres a assurément contribué de manière appréciable à accroître la notoriété de ces deux figures de la Grèce ancienne. Ainsi le Recueil des histoires de Troie et l’Histoire de Jason comptent-ils parmi les tout premiers textes français à connaître les honneurs de l’imprimerie : ils sont publiés à Bruges,

34 Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, op. cit., p. 125 ; Idem, Le Recoeil des histoires de Troyes, op. cit., p. 125. 35 Idem, L’Histoire de Jason, op. cit., p. 127-128 (citation, p. 128) : « et, dès cet instant, Hercule commença à aimer Jason avec une telle ardeur que, depuis lors, il l’appela son frère. » 36 Ibidem, p. 129-130, 191-221. 37 M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, op. cit., p. 16. 38 Raoul Lefèvre, Le Recoeil des histoires de Troyes, op. cit., p. 125 ; M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, op. cit., p. 16-30 ; M. Cheyns-Condé, « L’épopée troyenne dans la ‘librairie’ ducale bourguignonne », art. cit., p. 41-45, 58-63 (ill.) ; M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge. Analyse des versions françaises et bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle, Tübingen, 1996, p. 588-589. L’on signalera d’ailleurs que l’œuvre fut abrégée sous le titre de Livre du fort Herculés (Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, ms. 2586). Voir M. Sanford, Raoul Lefevre. Le « livre du fort Hercules » (ÖNB cod. 2586). A Critical Edition, PhD thesis, University of Pittsburgh, 1997 ; Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes. Édition, études linguistique et littéraire, éd. S. Cerrito, Aixen-Provence, 2010, p. 59, 94 (note 27). 39 D. Quéruel, « Jason et le mythe troyen », art. cit., p. 97-98. 40 Tel est d’ailleurs l’objectif énoncé par Lefèvre dans son prologue, où il déclare n’avoir d’autre désir que d’« esclarcir » (« mettre en lumière ») l’honneur de Jason. Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, op. cit., p. 125.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

au plus tard à la fin de 1475, à l’initiative de William Caxton41. L’on connaît de fait les liens étroits de l’éditeur anglais avec la cour de Bourgogne, en particulier avec la duchesse Marguerite d’York, à qui il avait dédié sa traduction anglaise du Recueil, imprimée quant à elle dès 147342. Mais surtout, ces deux œuvres nous sont conservées, l’une comme l’autre, dans de somptueux manuscrits enluminés, réalisés à l’intention de ces seigneurs bibliophiles qui comptèrent sans doute pour une part prépondérante dans l’élaboration de l’identité bourguignonne. Leur riche programme iconographique, confié le plus souvent à des artistes confirmés, était bien propre à assurer la renommée des deux héros. L’on songe bien sûr, avant tout, aux exemplaires de Louis de Bruges. Les dix-huit miniatures de son Histoire de Jason furent réalisées vers 1470 par Liévin van Lathem, désigné jadis, d’après ce manuscrit, comme le Maître de la Conquête de la Toison d’or : la scène illustrant l’arrivée à Troie de la nef des Argonautes associe étroitement les deux héros bourguignons, qui sont représentés au premier plan, côte à côte, à l’entrée de leur tente, Hercule étant expressément désigné par une inscription43. Louis de Bruges comptait dans ses collections trois exemplaires du Recueil des histoires de Troie44, dont le plus remarquable fut enluminé vers 1470 par le Maître de la Chronique d’Angleterre : l’artiste excelle notamment dans les scènes nocturnes, ainsi lorsqu’il figure la victoire d’Hercule sur l’armée du roi Acheloos, l’éclat des torches allumées

41 Raoul Lefèvre, Recueil des histoires de Troyes [Bruges, William Caxton, 1474-1475] : Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. Y2 170 ; Londres, British Library, IB 49410 ; New York, Pierpont Morgan Library, 638. Voir Le cinquième centenaire de l’imprimerie dans les Anciens Pays-Bas. Catalogue, Bruxelles, 1973, p. 169-171 (notice par P. Cockshaw et G. Colin) ; Raoul Lefèvre, Le Recoeil des histoires de Troyes, op. cit., p. 59-60 ; D. Le Corfec, Caxton imprimeur. Le troisième livre du Recueil des histoires de Troyes, Thèse de l’École nationale des Chartes, 2012. Raoul Lefèvre, Les fais et proesses du noble et vaillant chevalier Jason [Bruges, William Caxton, 1474-1475] : Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. Y2 398 ; Paris, Arsenal, Rés. Fol. BL 933. Voir Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, op. cit., p. 24-25. 42 L’on reconnaît du reste la figure tutélaire de Marguerite d’York sur le frontispice du volume. Raoul Lefèvre, Recuyell of the historyes of Troye [Bruges, William Caxton, 1473] : Londres, Royal College of Physicians, D 139/11 (SL I d). Voir Le cinquième centenaire de l’imprimerie, op. cit., p. 166-169. Sur Caxton, L. Hellinga, William Caxton and Early Printing in England, Londres, 2010 ; R. Adam, Vivre et imprimer dans les Pays-Bas méridionaux (des origines à la Réforme), 2 t., Turnhout, 2018, t. 1, p. 198-199, 216-217 ; t. 2, p. 38-43, 146-147. 43 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 331, fol. 58 v. Voir Raoul Lefèvre, L’Histoire de Jason, op. cit., p. 22-24 ; I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, t. 1, Manuscrits de Louis de Bruges, Paris, 2009, p. 79-82, pl. 40-45, ill. couleur viii ; T. Kren et S. McKendrick, Illuminating the Renaissance. The Triumph of Flemish Manuscript Painting in Europe, Los Angeles et Londres, 2003, p. 243-244 (ill.) ; Miniatures flamandes, 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delcourt, Paris et Bruxelles, 2011, p. 292-293 (notice par T. Kren). Sur Liévin van Lathem, I. HansCollas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, op. cit., t. 1, p. 78-85 ; T. Kren et S. McKendrick, Illuminating the Renaissance, op. cit., p. 239-245 ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 287-294 (notice par T. Kren et B. Bousmanne). 44 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 59 et 253 ; Turin, Biblioteca Nazionale, L-I-10 (R 1623) ; Raoul Lefèvre, Le Recoeil des histoires de Troyes, op. cit., p. 41, 43, 50.

73

74

j e a n de vau x

sur le navire projetant sur la mer et sur la côte une lueur orangée45. De même que le Maître du Champion des dames illustre deux manuscrits de l’Histoire de Jason, en particulier l’exemplaire de Jean de Wavrin46, Loyset Liédet et le Maître d’Antoine de Bourgogne décorent les deux exemplaires du Recueil conservés dans la librairie ducale, les treize miniatures du manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9262, étant pratiquement toutes consacrées à Hercule47. L’on signalera en outre les manuscrits du même ouvrage enluminés par le Maître d’Antoine Rolin à l’intention de son principal mécène48 et par le Maître aux grisailles fleurdelisées à l’intention de Louis Perceval de Dreux : les scènes de combats, qui constituent l’essentiel des illustrations, y mettent largement en valeur la bravoure d’Hercule, abattant notamment de sa massue ensanglantée les terribles lions de la forêt de Némée49. C’est néanmoins, une nouvelle fois, dans le registre théâtral que les deux héros grecs, pleinement burgondisés, atteignent publiquement à leur apothéose, dans le cadre des fêtes mémorables organisées à Bruges durant l’été 1468 à l’occasion du mariage de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York. La sœur du roi Édouard d’Angleterre était arrivée, le 25 juin, au port de l’Écluse sur un navire symboliquement

45 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 59, fol. 177 r ; I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, op. cit., t. 1, p. 184-189, pl. 117-123, ill. en couleur xviii-xix ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 327-328 (notice par P. Schandel). Sur le Maître de la Chronique d’Angleterre, I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, op. cit., t. 1, p. 183-199 ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 323-330 (notice par I. Hans-Collas et P. Schandel). Cet artiste illustra trois autres exemplaires du Recoeil, dont celui de la famille de La Fontaine Solare, acquis ensuite par Marguerite d’Autriche (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9254). Voir M. Debae, La bibliothèque de Marguerite d’Autriche. Essai de reconstitution d’après l’inventaire de 1523-1524, Louvain, Paris, 1995, p. 320-323 ; I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, op. cit., t. 1, p. 183 ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 328-329 (ill.) (notice par P. Schandel). 46 New York, Pierpont Morgan Library, 119 (exemplaire des Montmorency) ; Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 12570 (exemplaire de Jean de Wavrin) ; P. Charron, Le Maître du Champion des dames, Paris, 2004, p. 14-16, 87, 89, 118, 413-415, 418-420 (ill.). 47 Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9261-9263 ; M. Cheyns-Condé, « L’épopée troyenne dans la ‘librairie’ ducale bourguignonne », art. cit., p. 42, 60-62 (ill.) ; La librairie des ducs de Bourgogne. Manuscrits conservés à la Bibliothèque royale de Belgique, éd. B. Bousmanne, T. Van Hemelryck et C. Van Hoorebeeck, 5 t., Bruxelles et Turnhout, 2000-2015, t. 5, p. 161-175 et fig. 6 (notices par A. Dubois) ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 320, 322 (notice par P. Schandel). 48 Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 22552 (exemplaire d’Antoine Rolin et Marie d’Ailly) ; T. Kren et S. McKendrick, Illuminating the Renaissance, op. cit., p. 408-409. Sur cet artiste, voir notamment A.-M. Legaré, « Splendeurs de la miniature en Hainaut », dans Eadem, F. Guichard Tesson et B. Roy, Le Livre des Échecs amoureux, Paris, 1991, p. 80-94 ; A.-M. Legaré, « The Master of Antoine Rolin : a Hainaut Illuminator Working in the Orbit of Simon Marmion », dans Margaret of York, Simon Marmion, and The Visions of Tondal, éd. T. Kren, Malibu, 1992, p. 209-222 ; A.-M. Legaré, « L’héritage de Simon Marmion en Hainaut (1490-1520) », dans Valenciennes aux xive et xve siècles. Art et Histoire, éd. L. Nys et A. Salamagne, Valenciennes, 1996, p. 201-224. 49 Paris, BnF, Arsenal, 3692 (ici fol. 95 r) ; Miniatures flamandes, op. cit., p. 375-376 (ill.) (notice par P. Schandel). Sur cet artiste, P. Schandel et M. Verweij, « Le Maître aux grisailles fleurdelisées », dans ibidem, p. 372-377.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

baptisé The New Ellen50 (« La Nouvelle Hélène »). Il se pourrait que la tapisserie tournaisienne conservée aujourd’hui à Zamora (c. 1465-1475) ait été destinée à commémorer l’événement : l’on y reconnaît, à droite, la figure d’Hélène emmenée par Pâris à bord d’un navire prêt à la manœuvre tandis que, sur la scène suivante, elle est accueillie à Troie par le roi Priam51. Son bref séjour à l’Écluse permit en outre à Marguerite d’être initiée aux spécificités de la propagande bourguignonne. Le premier des tableaux vivants représentés à son intention sur la place du Marché relatait comment Jason conquit la Toison d’or. Tandis que les rideaux tendus autour de la scène étaient soudain écartés au passage de la princesse afin de l’émerveiller par ce spectacle inattendu, un décor de tapisserie visait, selon toute vraisemblance, à illustrer les saynètes en rehaussant leur éclat : A yeven aposite my Ladys loggyng, there was a stage made of tymbr’ warke, cov’de wt tappettes, and before subtelly corteynyd’ ; with’ oute those cortaynez a man gevyng attendance att soche tyme as my lady passid by, and drew the cortayne of the last pageaunte of the iij pageauntes afore reh’sid, and than secretely closed it a gayne, and shewde as lytill’ sight as myght be sheved ; and soo sodently from pageaunt to pageaunt. The furst pageaunt cast the curtaynez subtyly, that the people hadde therof a sufficiant sight’ : the pageauntes were soo obscure, that y fere me to wryte or speke of them, because all’ was countenaunce and noo wordes. In my understondyng, the furste pageaunt [was] thorough wome Jason wan the flees of golde : the ijde was Quene Astor, that was laste wyfe unto Assuerus the kyng : and the iijde pageaunte was Vestie that was furst wife unto the Kyng Assureus52. [Face à la demeure où était logée la princesse était dressée une scène recouverte de tapisseries et habilement dissimulée derrière des rideaux ; un homme attendait l’instant précis où la princesse passerait par là : il écarta les tentures du troisième des tableaux vivants puis les referma, laissant voir de la scène le moins qu’il lui était possible ; et il procéda aussi rapidement pour les deux autres tableaux. Les rideaux du premier tableau furent écartés subtilement, de manière à ce que le peuple puisse le contempler à loisir : les tableaux étaient

50 L. Hommel, Marguerite d’York ou la duchesse Junon, Paris, 1959, p. 38 ; C. Weightman, Margaret of York, the Diabolical Duchess, Stroud, 1989, p. 24. 51 Zamora, Museo de la Cathedral, tapisserie murale 40001176 ; M. Cheyns-Condé, « La tapisserie à la cour de Bourgogne. Contribution d’un art mineur à la grandeur d’une dynastie », dans Activités artistiques et pouvoirs dans les États des ducs de Bourgogne et des Habsbourg et les régions voisines, éd. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), 25 (1985), p. 73-89 (ici p. 84-85, ill.) ; G. Delmarcel, La tapisserie flamande, op. cit., p. 29 (ill.) ; C. Weightman, Margaret of York, op. cit., p. 24, 195 ; site de l’IRPA (nombreuses ill.). Sur les onze tapisseries tournaisiennes de la guerre de Troie, M. Cheyns-Condé, « La tapisserie à la cour de Bourgogne », art. cit., p. 84. 52 The Mariage of the Ryght high’ and myghty Prince the Duc of Burgoigne with’ the Right high and excellent Princesse Margarett, Suster vnto the Right high’ and myghti Prince and most Cristen’ Kyng, Kyng Edward the iiijth, dans S. Bentley, Excerpta historica, Londres, 1833, p. 227-239 (citation, p. 228-229) ; voir O. Cartellieri, La cour des ducs de Bourgogne, trad. F. Caussy, Paris, 1946, p. 204 ; É. LecuppreDesjardin, La ville des cérémonies, op. cit., p. 270.

75

76

j e a n de vau x

si peu explicites que je ne saurais les décrire oralement ou par écrit, car il s’agissait là de spectacles mimés où aucune parole n’était prononcée. À mon sens, le premier des tableaux vivants relatait comment Jason conquit la Toison d’or ; le deuxième figurait la reine Esther, qui fut la dernière épouse du roi Assuérus, et le troisième représentait Vashti, qui fut sa première épouse.] Si cette mise en scène est très révélatrice de la contribution des autorités urbaines à la diffusion de cette mythologie, les ordonnateurs des spectacles de la cour eurent quant à eux la haute main sur les fêtes données à Bruges et, en particulier, sur le vaste mimodrame conçu pour cette occasion solennelle. Le spectacle prit cette fois une telle ampleur qu’il se prolongea trois soirs durant, le lundi 4, le jeudi 7 et le dimanche 10 juillet. Il s’agissait en effet d’offrir à ce public trié sur le volet une adaptation originale et hautement spectaculaire des douze travaux d’Hercule, à raison de quatre travaux par soirée. La salle de banquet érigée tout exprès sur la place du Jeu de Paume était tendue, sur ses longs côtés, d’une splendide tapisserie « d’or, d’argent et de soye » relatant « l’istoyre de Jason, où estoit emprins l’advenement du mistaire de la Thoison d’or53 ». Il est aisé de percevoir là, de la part des scénaristes, la volonté délibérée d’inverser les rôles dévolus aux deux héros lors du Banquet du Faisan, où c’était la tenture d’Hercule qui servait de décor aux entremets de Jason. Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail du scénario, librement inspiré du Recueil des Histoires de Troie et attribué le plus souvent à Olivier de la Marche, qui relate ce spectacle par le menu54. Outre les effets scéniques évoqués sous sa plume, qui témoignent d’un réel souci dramatique, le mimodrame est cette fois gouverné de bout en bout par un puissant désir de moralisation : chacun des douze travaux donne lieu à une exégèse consignée par écrit dans un dizain d’alexandrins et affichée aux yeux de tous sur une pancarte – ou « rolet » – attachée à la courtine soigneusement refermée à la fin de chaque scène. À l’instar de Jason lors du banquet de Lille, Hercule s’y affirme comme le type du prince idéal, parangon des vertus chrétiennes et garant du bien public55. Au terme de ce simple tour d’horizon, on ne peut que souligner l’habileté politique dont fit preuve Philippe le Bon en choisissant, de sa propre initiative, de réactiver le mythe de la Toison d’or. « Pourpensé » par le duc « en [sa] secrète ymagination » (« concu [par le duc] dans le secret de sa pensée »), ce projet ne fut dévoilé solennellement que le jour de ses noces, à l’instant précis où il sortit de sa chambre, arborant à son cou le précieux collier56. Enguerrand de Monstrelet et George Chastelain insistent l’un comme l’autre sur la remarquable originalité d’un

53 Olivier de la Marche, Mémoires, op. cit., t. 3, p. 118 : « l’histoire de Jason, où était incluse la réalisation du mystère de la Toison d’or ». 54 Ibid., t. 3, p. 143-147, 166-171, 184-187. 55 M. Cheyns-Condé, « L’adaptation des ‘Travaux d’Hercule’ pour les fêtes du mariage de Marguerite d’York et de Charles le Hardi à Bruges en 1468 », dans Fêtes et cérémonies aux xive-xvie s., éd. J.-M. Cauchies, Publication du Centre européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), 34 (1994), p. 71-85 ; M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, op. cit., p. 30-37. 56 Georges Chastellain, Œuvres, op. cit., t. 2, p. 6.

L a co u r d e B o u rg o g n e au m i ro i r d e la Grèce anci e nne

tel choix, aucun prince n’ayant eu, jusqu’alors, l’idée d’exploiter ce mythe57. L’intérêt accordé à la légende troyenne par les élites de l’Europe entière permettait, qui plus est, d’asseoir cette symbolique nouvelle sur une tradition solidement établie58. La figure exemplaire d’Hercule, associée elle aussi à l’histoire de Troie et pareillement peu sollicitée au Moyen Âge, contribua de la sorte à l’élaboration d’une mythologie proprement bourguignonne apte à frapper l’imaginaire des contemporains. Nombre de médias furent appelés à concourir à cette vaste entreprise d’appropriation de ces deux figures héroïques de la Grèce ancienne, depuis les arts décoratifs – peintures murales, tapisseries et enluminures – jusqu’aux innovations des arts du spectacle – « galeries des engins », tableaux vivants ou fabuleux entremets. C’est à l’écrivain qu’il revint toutefois de mettre en exergue le « grans pois et mistère59 » (« la grande importance et la signification profonde ») de cette imagerie, qui traduisait une ambition de nature supérieure, où l’œuvre politique accomplie par le prince se doublait d’une quête spirituelle : à s’en remettre au témoignage de Chastelain, telle est bien, en effet, la raison profonde pour laquelle le duc Philippe « par longtemps estudia et songea en ceste très-excellente et très-glorieuse ymage et enseigne de la Toison », guidé qu’il fut par ses hautes préoccupations, « en excellence de si singulière bonne volenté qu’il portoit, non donnée totalement à la vanité de ce monde, mais à gloire de fruit perdurable60 ».

57 Enguerran de Monstrelet, Chronique (1400-1444), éd. L. Douët-d’Arcq, 6 t., Paris, 1857-1862, t. 4, p. 373 : « De laquelle n’est point trouvé en nulle hystoire, quonques nul prince chrestien, o[r] luy, eust revelée ne mise sus » (« dont il n’apparaît en aucune histoire qu’un prince chrétien autre que lui l’ait fait connaître et l’ait mise à l’honneur »). Nous corrigeons « on » en « or » (« hors »). Georges Chastellain, Œuvres, op. cit., t. 2, p. 6 : « entendues les très-anciennes racines dont le nom est sorty, et lesquelles […] n’ont onques toutesvoyes esté aherses par nulluy » (« eu égard aux origines lointaines de cette appellation, qui n’ont pourtant jamais été mises en exergue par personne »). 58 Voir notamment A. Bayot, La légende de Troie à la Cour de Bourgogne. Études d’histoire littéraire et de bibliographie, Bruges, 1908 ; M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge, op. cit. ; Le rommant de l’abbregement du siege de Troyes, op. cit. 59 Georges Chastellain, Œuvres, op. cit., t. 2, p. 6. 60 Ibidem, t. 2, p. 7 : « [le duc Philippe] réfléchit longuement à cette symbolique de la Toison, très excellente et très glorieuse » ; « essentiellement en raison de la singulière bonne volonté qui l’animait, vouée non seulement aux vanités de ce bas monde, mais aussi à la gloire de la vie éternelle ».

77

Stefania Cerrito

L’image de la Grèce ancienne dans la mise en prose brugeoise de l’Ovide moralisé

Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti Latio (Horace, Epistulae, II 1, 156)

L’importance de la composante grecque dans la culture littéraire d’Ovide a été bien montrée dans des études qui analysent minutieusement les sources de son œuvre1. Des Amores aux Epistulae ex Ponto, toute l’œuvre ovidienne puise profondément ses racines dans la culture de la Grèce ancienne. Si les Fastes, le plus romain de ses ouvrages, rattachent solidement Rome à l’Antiquité hellénique, ce lien est encore plus manifeste dans les Métamorphoses, le poème ovidien le plus solidement ancré dans la tradition mythologique et littéraire de la Grèce ancienne. L. P. Wilkinson estime qu’au moins cinq sixièmes des fables qui composent le carmen continuum sont d’origine grecque2. Le parcours historique annoncé dans le prologue des Métamorphoses, qui promet de conduire le lecteur « prima […] ab origine mundi ad mea tempora3 », du chaos au cosmos jusqu’à l’âge d’Auguste, se traduit en une histoire de l’humanité dont la Grèce est le berceau. Traduire l’intégralité des Métamorphoses en français, comme l’a fait l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé4, a ainsi signifié intégrer un pan important de la culture grecque dans la France du Moyen Âge. Cela fut d’ailleurs bien mis en évidence dans un prologue qui s’ajoute à l’Ovide moralisé en prose, dont l’auteur souligne que : 1 Entre autres, G. Lafaye, Les Métamorphoses d’Ovide et leurs modèles grecs, Paris, 1904 ; L. Castiglioni, « Studi intorno alle fonti e alla composizione delle Metamorfosi di Ovidio », Annali della Reale Scuola Normale Superiore di Pisa. Filosofia e Filologia, 20 (1907), p. 1-386. 2 L. P. Wilkinson, « Greek Influence on the Poetry of Ovid », dans L’influence grecque sur la poésie latine de Catulle à Ovide, Vandoeuvres et Genève, 1956, p. 237. 3 Métamorphoses, I, 3-4. 4 Ovide moralisé, éd. C. De Boer, Amsterdam, 5 t., 1915-1938 ; J. Engels, Études sur l’Ovide moralisé, Groningen, 1943 ; M. Possamaï, L’Ovide moralisé, Essai d’interprétation, Paris, 2006 ; Nouvelles études sur l’Ovide moralisé, éd. M. Possamaï, Paris, 2009.



Stefania Cerrito  Università degli studi internazionali di Roma Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 79-92 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118939

80

s te fa n ia ce rr i to

[…] a le dit Ovide ouvert aux Latins la voye tant es fables des Grecs comme es autres, et les a par sy grande subtilité d’engin, cure et solicitude telement tissues l’une par mi l’autre que on pourroit dire vraisemblablement qu’elles deppendent l’une de l’autre, et par tel ordre, des le commencement de la creation du siecle jusques à son temps, a ordonné ses dis maintenant par histoire seulement, maintenant par fable seulement, et aucunes foys tissu et meslé de fables et d’istoires ensemble, qui est chose moult subtile5. (Epistre composee par maistre Cesar, ms. S, Saint-Pétersbourg, Rossijskaja Natsionalnaja Biblioteca, F.v.XIV.1, fol. 11 r) [[…] Ovide a ouvert la voie aussi bien aux fables des Grecs qu’aux autres, et les a, par grande ingéniosité, tissées avec soin l’une à l’autre tellement bien et par un tel ordre qu’on peut dire qu’elles dépendent l’une de l’autre, et il a organisé son discours, depuis la création du monde jusqu’à son âge, parfois seulement selon l’histoire, parfois selon la fable, et parfois il a mélangé fable et histoire, ce qui demande beaucoup d’ingéniosité.] Cette forte présence des « fables des Grecs » explique le succès extraordinaire que l’Ovide moralisé eut à la cour de Bourgogne, qui fit de ses héros les personnages tutélaires de l’Ordre de la Toison d’or, fondé en 1430 par Philippe le Bon. L’Ovide moralisé intervient de manière tantôt explicite, tantôt sous-jacente à la création de la symbolique de l’Ordre, et il fut parmi les sources majeures des textes les plus représentatifs de la littérature de la cour de Bourgogne6. Composé à Bruges autour de 1470, l’Ovide moralisé en prose est un témoignage supplémentaire du retentissement des Métamorphoses en français à la cour des ducs7. Le savant bibliophile que fut Louis de Bruges, élu chevalier de la Toison d’or en 1461, lors du chapitre de Saint-Omer, en fut fort probablement le commanditaire. En plus du somptueux volume qui lui appartint, le manuscrit de Paris, BnF, fr.137 (ms. P), cette prose nous est parvenue dans deux copies, ultérieures, les manuscrits de Saint-Pétersbourg, Rossijskaja Natsionalnaja Biblioteca, F.v.XIV.1 (ms. S), très proche du manuscrit conservé à Paris, et de Londres, British Library, Royal 17 E IV (ms. L), ainsi qu’à travers la traduction anglaise de William Caxton, transmise par un manuscrit unique en deux tomes, aujourd’hui conservé à Cambridge, Magdalene College, sous les cotes Old Library, F.4.34 et Pepys Collection, 21248. 5 Toutes les citations de l’Ovide moralisé en prose sont tirées de mon édition, encore inédite. 6 G. Doutrepont, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, 1909. 7 Sur cette mise en prose, W.-G. Van Emden, « L’histoire de Pyrame et Thisbé dans la mise en prose de l’Ovide moralisé », Romania, 373 (1973), p. 29-56 ; M.-R. Jung, « Ovide Metamorphose en prose (Bruges, vers 1475) », Lettres romanes, h.s., (1997), p. 99-115 ; S. Cerrito, « L’Ovide moralisé mis en prose à la cour de Bourgogne », dans Mettre en prose aux xive-xvie siècles, éd. M. Colombo, B. Ferrari et A. Schoysman, Turnhout, 2010, p. 109-117 ; Eadem, Les traductions d’Ovide entre Moyen Âge et Renaissance : l’Ovide moralisé en prose (ms. BnF fr. 137). Édition partielle, thèse de l’université de Vérone, 2011 ; Eadem, « La réception du texte. Les mises en prose », dans Ovide moralisé, livre I, éd. C. Baker, M. Besseyre, M. Cavagna, S. Cerrito, O. Collet, M. Gaggero, Y. Greub, J.-B. Guillaumin, M. Possamaï-Perez, V. Rouchon-Mouilleron, I. Salvo, T. Städtler et R. Trachsler, Paris, 2018, 2 t., t. 1, p. 236-266. 8 William Caxton, The Booke of Ovyde named Methamorphose, éd. R. Moll, Oxford, 2013.

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

La Grèce ancienne de la cour de Bourgogne et l’Ovide moralisé en prose Comme dans ses modèles latin et français, la topographie qui se compose dans l’Ovide moralisé en prose parcourt, à travers ses héros mythiques, les différents lieux de la Grèce. Tous les héros des fables se caractérisent fortement par leur lien avec une cité, dont sont relatées la fondation ou l’histoire de la dynastie royale. On suit, au livre III, le voyage de Cadmos qui aboutira à la fondation de Thèbes ; la toile de Pallas au livre VI raconte « comment la cité d’Athenes fut premierement fondee » (VI, 1, ms. P, fol. 74 v, « Comment fut fondée la cité d’Athènes ») et comment Neptune aurait voulu en choisir le nom, mais la déesse revendiqua son droit de lui donner le sien. C’est une glose qui explique que la ville d’Argos fut fondée par Bacchus, qui « vint premierement de la region d’Egipte pour eschapper les plaies que Dieux y envoya » (III, 9, ms. P, fol. 33 r, « Bacchus, qui venait de l’Égypte pour échapper aux plaies que Dieu y avait envoyées »). Cette topographie n’est pas sans variantes par rapport à celle d’Ovide. Si, dans les Métamorphoses, le lecteur quitte Thèbes au livre III pour se déplacer dans une autre ville béotienne, Orchomène, au livre IV, les filles de Mynias des versions françaises sont encore thébaines (IV, 1). La corruption des toponymes qui se produit parfois dans le passage du latin au français et dans les vers à la prose entraîne naturellement des variations : Orchomène, par exemple, disparaît de l’Ovide moralisé en prose. La cohérence des livres se tisse souvent autour des familles royales, auxquelles est lié le destin des cités. Après le récit de la genèse, le premier lien entre le monde des dieux antiques et les lieux de la Grèce ancienne s’établit lorsque Cybèle, pour sauver Jupiter que son père Saturne voudrait tuer, « fist prendre son enfant celeement, et l’envoya en Archade, où elle le fist doucement nourrir » (I, 8 « fit prendre son enfant en cachette et l’envoya en Arcadie, où elle le fit éduquer discrètement »). Le Parnasse sera ensuite le lieu mythique de la renaissance de l’homme après le déluge, à partir des pierres lancées par Deucalion et Pyrrha, nouveau berceau de l’humanité. La frontière entre dieux et hommes s’efface dans la perspective évhémériste qui anime les gloses de la prose9 : les dieux antiques ne sont que les fondateurs des généalogies royales et les fables un récit d’histoire ancienne. Jupiter quittera l’Arcadie pour conquérir la Crète, dont Saturne était le roi. Ce parcours à travers la Grèce et ses histoires conduit naturellement à Rome. Héritière de la civilisation grecque, elle acquiert son pouvoir lors du déclin de ses cités : comme le dit Pythagore, « Sparthe, Michenes, Thebes et Athenes furent de grant auctorité, mais maintenant sont en vilté » (XV, 4, ms. P, fol. 229 v, « Sparte, Mycènes, Thèbes et Athènes furent des cités puissantes, mais maintenant elles ont perdu tout pouvoir »).



9 Cf. mes articles cités à la note n. 7.

81

82

s te fa n ia ce rr i to

La présence de l’Ovide moralisé dans la bibliothèque de Philippe le Bon10, ainsi que dans les autres bibliothèques nobiliaires de Bourgogne, témoigne de la volonté de faire des Métamorphoses un livre pour les chevaliers de la Toison d’or. Dans la translation ovidienne les mythes ne subissent pas pour autant la déformation qu’on lit dans d’autres ouvrages composés pour la cour de Bourgogne. L’histoire des héros favoris de Philippe le Bon, librement réécrite ailleurs afin qu’elle adhère parfaitement à l’identification avec le duc ou avec ses chevaliers, demeure très proche de la version latine dans les vers français, et très proche des vers dans la mise en prose brugeoise. Sensible à l’humanisme naissant, Louis de Bruges a d’ailleurs souvent recommandé à ses artistes la fidélité à leur modèle. Dans la mise en prose, la volonté d’exalter l’image de la Grèce ancienne que le poème ovidien transmet est évidente, mais les signes de l’adaptation au contexte bourguignon se manifestent de manière discrète. La conquête de la Toison d’or, racontée par Ovide avec richesse de détails au livre VII, est mise en exergue dans le manuscrit de Louis grâce à la magnifique image-frontispice (BnF, fr. 137, fol. 86 v). Le Maître de Marguerite de York s’inspire d’un modèle, devenu désormais un leitmotiv à la cour de Bourgogne, peint pour la première fois par Loyset Liédet pour l’illustration du manuscrit autographe de l’Histoire de Jason par Raoul Lefèvre (Paris, BnF, Arsenal, 5067, fol. 105 r) repris, également par Liévin van Lathem dans l’exemplaire qui fut recopié pour Louis de Bruges par David Aubert, BnF, fr. 331 (fol. 106 v11). Encore mieux que son modèle, le Jason peint par le Maître de Marguerite d’York montre sa vaillance lorsqu’il dompte le taureau crachant le feu. À Hercule sera consacrée la belle image qui introduit le livre IX, où Ovide raconte son histoire en s’inspirant des Trachiniennes de Sophocle. Le frontispice représente le combat avec Achéloos (BnF, fr. 137, fol. 116 v) dans toutes ses phases, tandis qu’une lettrine en grisailles (fol. 118 v) montre le héros transperçant d’une flèche le centaure Nessos. Le héros acquiert dans le texte une place plus large que dans la tradition. Différemment de l’Ovide en vers, il participe par exemple avec Iolaos – Hylus dans la prose (VIII, 8, ms. P, fol. 107 v) – à la chasse au sanglier de Calydon.

La légende de Troie selon Homerus C’est dans la légende troyenne que se révèle mieux qu’ailleurs la volonté de restituer à la Grèce une place plus importante que celle qu’elle avait dans la légende troyenne médiévale. Comme l’équipée des Argonautes qui en constitue la cause, la guerre de Troie symbolisait pour les ducs l’expédition vers l’Orient, la croisade contre les Turcs plusieurs fois annoncée, mais finalement jamais réalisée.

10 D’après les inventaires de sa bibliothèque, il en possédait au moins un manuscrit en deux volumes (Barrois n° 1319-1902 et n° 1320-1903) et un manuscrit incomplet dont sont répertoriés « neuf quayers de Ovide Metamorphoze alegories » (Barrois n°1611). Voir G. Doutrepont, op. cit., p. 130. 11 S. Cerrito, « L’Histoire de Jason par Raoul Lefèvre copiée par David Aubert », dans Raconter en prose aux xive-xvie siècles, éd. P. Cifarelli, M. Colombo, M. Milani et A. Schoysman, Paris, 2017, p. 43-61.

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

Le récit sur Troie de l’Ovide moralisé a une structure complexe, qui s’articule sur plusieurs livres. Le translateur a voulu tout d’abord fournir l’explication de l’origine de la Toison d’or, en relatant, par un ajout au livre IV, la fable de Hellé et Frixus (IV, 2786-2928). Il a ensuite fourni au livre VII le récit des aventures de Jason qui, sur la base de Darès, étaient désormais indiquées comme causes de la guerre de Troie. L’histoire de Troie, depuis sa fondation par Laomédon jusqu’au triste épilogue de la guerre, est racontée aux livres XI-XIII. La critique s’est, à juste titre, concentrée sur le livre XII où, sur la structure ovidienne, souple et légère, qui visait à suggérer les événements guerriers plutôt qu’à les raconter, le translateur greffe plusieurs longs passages12. Le premier est une extraordinaire amplificatio en environ 1200 vers des vers 4 à 7 du livre XII des Métamorphoses d’Ovide, qui, puisant à la tradition troyenne médiévale, aux Héroïdes et à l’Achilleïde, raconte dans le détail l’enlèvement d’Hélène et la réunion de la flotte grecque. La vraie nouveauté par rapport à la légende de Troie médiévale est toutefois représentée par le long ajout puisant, à travers le philtre de Baebius Italicus, à Homère (Ovide moralisé, XII, v. 3226-418313). Se tournant vers une tradition qui rattache son histoire de Troie au texte fondateur de la littérature de l’Antiquité grecque, le translateur donne une version de la colère d’Achille, de la mort de Patrocle et de la mort d’Hector plus proche de celle de l’Iliade. Le changement de source était annoncé par ces vers célèbres où le translateur réhabilite Homère. Accusant Benoît de Sainte-Maure de ne pas avoir compris que le Grec parlait par methaphore, il affirme la fiabilité de l’Iliade (Ovide moralisé, XII, v. 1712-1754). La mise en prose renchérit sur les critiques adressées au clerc de SainteMaure jusqu’à considérer son jugement négatif sur Homère comme folie : Sur le clerc de Saint Mor, qui de ceste histoire grande matiere traitta de Daire, ne me vueil gaires entremettre, car il le translata moult bien à la lettre, et raison y a, car il estoit moult bon clerc et courtois parlier, et moult fut son histoire bien faitte. Mais non pourtant, sauve sa reverence, il ne dit pas en tous lieux verité, et folie fist quant il blasma chose que Homer feist et qu’il le desdist, car point ne croy que oncques Homer feist ne traitast chose que de verité ne sceust. Ja ne le deusist avoir repris, car trop fist Homer à prisier. Mais il parla par methaphore, pour ce le clerc, qui n’entendoit qu’il vouloit dire, lui redargua sa matire. Mais les Grecs et ceulx qui oncques en latin traitterent riens de ceste histoire tesmoingnent ycelle estre veritable ainsy comme par Homer fu traittie. (XII, 4, ms. P, fol. 174 r) [ Je ne peux rien dire du clerc de Sainte-Maure, qui tira de Darès la matière de cette histoire, car, étant très bon clerc, il la translata très bien et son histoire était 12 Cf. P. Demats, Fabula, Genève, 1973 ; M. Possamaï-Perez, « Troie dans l’Ovide moralisé », dans Entre fiction et histoire : Troie et Rome au Moyen Âge, éd. E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Paris, 1997, p. 97-109 ; C. Croizy-Naquet, « L’Ovide moralisé ou Ovide revisité. De métamorphose en anamorphose », Cahiers de Recherches Médiévales, 9 (2002), p. 39-51 ; A. M. Babbi, « Stratigraphie intertextuelle entre Ovide et la matière troyenne : l’Ovide moralisé (livre XII) », dans Conter de Troie et d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, 2006, p. 215-229. 13 Baebii Italici Ilias latina, éd. M. Scaffai, Bologne, 1982.

83

84

s te fa n ia ce rr i to

bien faite. Toutefois, avec tout le respect que je lui dois, il ne dit pas toujours la vérité, et ce fut une folie de blâmer le poème d’Homère et de le contredire, car je ne crois pas du tout qu’il raconte ce qu’il ne connaissait pas. Benoît n’aurait jamais dû lui adresser des reproches, car Homère mérite nos louanges, mais il parlait par métaphore, c’est pourquoi le clerc, qui ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, considéra sa matière comme peu fiable. Mais les Grecs et ceux qui la translatèrent en latin confirment que la version d’Homère est véritable.] La véridicité de la source choisie acquiert naturellement dans la prose une importance fondamentale, car la reformulation de l’exégèse qui s’y opère entraîne une lecture de la légende de Troie non pas comme fable, mais comme histoire. Le propos de l’auteur ne sera cependant pas d’affirmer une tradition textuelle contre l’autre, mais de concilier Homère avec Darès. La pluralité de points de vue qui se manifeste suite au mélange de sources disparates le mène à investir le lecteur du choix de la bonne version : « Ne sçay qui plus vous en die, mais qui l’un et l’autre orra, croie lequel qu’il vouldra ! » (XII, 4, ms. P, fol. 174 r, « Je ne saurais pas dire qui raconte l’histoire la plus détaillée, mais ceux qui entendront l’une et l’autre pourront choisir celle qu’ils préfèrent14 ! »)

Le bouclier d’Achille Avec le long ajout dans l’Ovide moralisé inspiré de Baebius, la légende troyenne médiévale s’enrichit d’un beau chapitre qui en avait été jusqu’alors omis : la riche ekphrasis du bouclier que le dieu Vulcain forgea pour Achille sur la demande de Thétis, afin que le héros puisse revenir au combat et venger la mort de Patrocle. L’Iliade grecque y consacrait une centaine de vers (XVIII, v. 478-608), dans lesquels Homère raconte que le bouclier est conçu par Héphaïstos grâce à son savoir, qu’il utilise pour bien façonner les matériaux, mais surtout pour créer sa riche décoration, qui se revêt d’un pouvoir surnaturel. Le dieu y refaçonne la terre, le ciel, la mer, le soleil, la lune et les astres ; il représente ensuite deux cités, des noces, la mort d’un homme dans un combat, une scène de chasse et une de danse, et beaucoup d’autres éléments. Ce bouclier révélera sa nature surnaturelle lors du combat d’Achille avec Énée (XX, v. 75-352) où le Troyen devra constater qu’il est impossible pour un mortel de détruire ce qui a été forgé par un dieu15. Dans l’Ovide moralisé (XII, v. 3641-3784), qui s’inspire librement de l’Ilias latina (v. 862-891), sont représentés le zodiaque, les planètes, le soleil, la lune, les cinq zones de la terre, l’an et les quatre saisons, la terre avec ses régions, et la mer tout autour. La mise en prose se limite en général à varier quelques détails : c’est le dieu Janus, « l’an qui deux visaiges avoit », qui symbolise l’an, tandis que les saisons sont associées

14 S. Cerrito, « Creez lequel vous vient mieulx à plaisir ! Polifonia dell’Iliade ovidiana nella tradizione dell’Ovide moralisé tra XIV e XVI secolo », Medioevi, 4, (2018), http://www.medioevi.it/index.php/ medioevi/article/view/73. 15 Entre autres, S. Scully, « Reading the Shield of Achilles : Terror, Anger, Delight », Harvard Studies in Classical Philology, 101 (2003), p. 29-47.

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

aux « quatre complexions figurees en forme humaine, assavoir sanguin, colericque, fleumaticque et melencolicque » (XII, 10, ms. P, fol. 181 r, « quatre complexions représentées en forme humaine, c’est-à-dire la complexion sanguine, colérique, flegmatique et mélancolique »), selon le De medicina animae d’Hugues de Fouilloy qui sera développé dans le discours de Pythagore au livre XV. Une variante importante concerne néanmoins le dieu représenté au centre du bouclier : Mars, qui y figurait déjà, entouré des sept arts libéraux, dans l’Ilias latina (« Haec inter mediis stabat Mars aureus armis », v. 889), laisse la place à Pallas, « dame des batailles », revêtue d’une armure d’or fin : au dieu de la cruauté guerrière, la prose préfère la déesse du savoir, de la stratégie militaire ainsi que des aspects les plus nobles de la guerre (XII, 18, ms. P, fol. 184 r). Protectrice des héros positifs, dans la guerre de Troie selon Homère Athéna protège les Achéens, et surtout leur héros le plus vaillant, Achille. Sa présence sur le bouclier pourrait être l’indice de l’influence sur la prose de l’Iliade grecque, qui commence à circuler dans ces années grâce à la diffusion du grec16 et aux traductions en latin, dont celle par Lorenzo Valla de 1474. Dans les vers d’Homère, la déesse joue un rôle majeur dans la mort d’Hector : elle intervient activement dans le combat, et c’est de ses mains qu’Achille prend la lance qui tue le plus vaillant des Troyens. La présence de Pallas, déesse de la pensée, dans la décoration du bouclier implique également la centralité de sa représentation de l’homme et de l’univers dans le système du savoir bourguignon et brugeois. Pour que tous les éléments du macrocosme y figurent, son ekphrasis s’enrichit de neuf dieux antiques17 : En cellui escu estoient paints et figurez par distinction et ordonnance IX personnaiges et ymaiges des dieux payens moult noblement, assavoir le vigoreux Hercules, et les autres ensieuvant, comme il s’ensieult. (XII, 10, ms. P, fol. 182 v) [Sur ce bouclier étaient représentées neuf images des dieux païens, c’est-à-dire le fort Hercule, et les autres qui suivent.] Articulée en huit brefs chapitres introduits par de belles lettrines en grisailles (XII, v. 11-18), la description des dieux de la prose est tirée du De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire18. Les raisons de cet ajout s’expliquent sans doute par l’importance que le texte berchorien avait acquise au Moyen Âge, due surtout à la place décisive que les dieux planétaires avaient à l’époque dans le système de correspondance entre microcosme et macrocosme, en raison de leur influence sur la vie de l’homme19. Les dieux planétaires

16 Entre autres, E. Coccia, « Il greco, la lingua fantasma dell’Occidente medievale », Atlante della letteratura italiana, éd. S. Luzzatto et G. Pedullà, Turin, 2010, p. 252-257. 17 S. Cerrito, « L’Ovide moralisé en prose entre texte et image : un livre illustré de la bibliothèque de Louis de Bruges », dans Quand l’image relit le texte, éd. S. Hériché-Pradeau et M. Simon, Paris, 2013, p. 50-52 ; Eadem, « L’Ovide moralisé à l’aube de la Renaissance entre texte et image : de la prose brugeoise à la Bible des poëtes », L’Ovide moralisé illustré, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 30 (2015), p. 202-206 et fig. 73-76. 18 Petrus Berchorius, De formis figurisque deorum, éd. J. Engels, 1960 ; W. Reynolds, « De formis figurisque deorum », Allegorica, 2/3 (1977), p. 62-89. 19 J. Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Londres, 1940.

85

86

s te fa n ia ce rr i to

figurent d’ailleurs également dans le frontispice du manuscrit de Saint-Pétersbourg (S, fol. 1), qui fut encore réalisé par le Maître de Marguerite d’York : les dieux apparaissent dans le ciel qu’on entrevoit par une fenêtre qui s’ouvre juste derrière Ovide à son pupitre20. L’intérêt des ducs pour l’astrologie fut déjà mis en évidence par Henri Omont lorsqu’il signala un manuscrit autographe d’un certain Maître Arnault, astrologue des ducs21. Dans le Recueil des histoires de Troie de Raoul Lefèvre, Atlas est chargé d’enseigner à Hercule l’astronomie et les arts libéraux (Paris, BnF, Arsenal, 3692, fol. 113 v). L’aspect surprenant de ce De formis abrégé, c’est qu’Hercule et Bacchus ouvrent le catalogue des dieux et précèdent Saturne22. La position privilégiée d’Hercule pourrait s’expliquer aisément par le rôle fondamental qu’il eut dans la symbolique de l’ordre chevaleresque de la Toison d’or. Il fut choisi comme ancêtre mythique de la maison de Bourgogne, selon ce que relate Olivier de la Marche dans les Chroniques. Amplifiant ce qu’on lit dans la Bibliotheca historica de Diodore de Sicile, qui fait d’Hercule le fondateur de la ville d’Alésia, Olivier raconte que le Grec, passant par la Bourgogne, épousa une dame, Alise, et « de ceste Alise il eut generation, dont sont venus et yssus les premiers Roys de Bourgoingne » (« il eut d’Alise des enfants, dont descendent les premiers rois de Bourgogne23 »). C’est encore Olivier de la Marche qui nous raconte que la tapisserie qui ornait la salle où se réunirent en 1454 à Lille les chevaliers de la Toison d’or, à l’occasion du Banquet du Faisan, représentait la vie d’Hercule. Le fort et vaillant héros grec, qui était avec Jason parmi les Argonautes, partageait ainsi la place d’honneur avec le patron de l’Ordre24. Plus problématique est en revanche la présence de Bacchus à son côté. Souvent associés dans la tradition, Hercule et Bacchus constituent un couple qui revêt de nombreux sens25, et il ne faut pas exclure qu’ils incarnent des personnages de la cour. Dans la polysémie qui sous-tend le choix du prosateur, intervient peut-être une connotation géographique, ces dieux représentant les limites occidentale et orientale du monde. Si Hercule avait établi, avec ses colonnes, la frontière de l’Extrême-­ Occident, Bacchus, conquérant de l’Inde, avait établi les limites extrêmes du monde vers l’Orient. C’est d’ailleurs encore Diodore de Sicile qui raconte la conquête de l’Inde par Dionysos et qui situe en Inde même la naissance d’Hercule26. Ces dieux ou demi-dieux posés en tête de la généalogie pourraient symboliser encore une fois la conquête de l’Orient, thème récurrent dans la symbolique politique de Bourgogne. Dans la belle lettrine historiée en grisailles en tête du chapitre (ms. P, fol. 182 v), ils figurent l’un en face de l’autre, Hercule sur la gauche et Bacchus sur la droite27.

20 T. Voronova et A. Sterligov, Les manuscrits enluminés occidentaux du viiie au xvie siècle à la Bibliothèque nationale de Russie de Saint-Pétersbourg, Bournemouth et Saint-Pétersbourg, 1996, p. 285-286. 21 H. Omont, « Maître Arnault, astrologue de Charles VI et des ducs de Bourgogne », Bibliothèque de l’école des Chartes, 42/1 (1881), p. 127-128. 22 S. Cerrito, « L’Ovide moralisé à l’aube de la Renaissance », art. cit. 23 Éd. J. Beaune et J. D’Arbaumont, t. 1, Paris, 1883, ch. X, p. 43. 24 M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, Genève, 1966, p. 58-60. 25 Par ex., Strabon, Géographie, III, 5. 26 Bibliotheca, II, 39, 1 ; voir aussi Tertullien, De corona militis, VII. 27 S. Cerrito, « L’Ovide moralisé à l’aube de la Renaissance », art. cit., fig. 73.

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

Les qualités surnaturelles du bouclier se projettent naturellement sur son possesseur et lui confèrent une position privilégiée dans le monde, suggérant sa dimension semi-divine, ainsi qu’une position privilégiée dans le combat, qui a lieu – comme dans l’Iliade grecque – sous l’égide de la déesse qui garantit la victoire des justes. L’anti-héros du Roman de Troie, accusé d’être homosexuel et d’ignorer les règles de la chevalerie, retrouve son ancien statut de guerrier vaillant et invincible, protégé par les dieux. Les Métamorphoses offraient au prosateur une structure narrative qui lui permettait d’intégrer de manière cohérente cette revalorisation du personnage : héros favoris du poète de Sulmone, Achille garantit la continuité de son Iliade, à partir de sa naissance au livre XI jusqu’à la dispute pour obtenir ses armes après sa mort, au livre XIII. Sans rejeter Benoît, le prosateur ajoute à Ovide, ainsi qu’à Baebius, des touches qui rapprochent son Achille du héros de la Grèce ancienne.

La mort d’Hector Un élément supplémentaire, et non de moindre importance, contribue à redessiner le portrait d’Achille. Bien que les versions de la mort d’Hector se multiplient dans les différents récits troyens médiévaux, elles concordent toutes sur un aspect : la manière dont Achille tue le héros troyen n’est pas conforme au code de conduite et d’honneur propre à la chevalerie. Au combat de l’Iliade, dans lequel les deux héros rivalisent en vaillance, se substitue dans la légende troyenne médiévale une version de la mort d’Hector où, sans affrontement direct entre les deux héros, Achille le tue de dos par traîtrise. Pour concilier Darès et Homère, l’auteur de la prose se détache des vers de l’Ovide moralisé et raconte, sur la base du De excidio Troiae – « Hector Polypoetem […] occidit28 » (XXIV) –, qu’Hector, ayant tué Polibetés, « ung noble roy de Grece, qui moult estoit bien armés d’unes precieuses armures et nobles, doreez d’or » (XII, 20, ms. P, fol. 185 r, « un noble roi de Grèce, très bien équipé d’une armure précieuse et magnifique, dorée à l’or »), le dépouilla de sa riche armure, ce qui lui permet d’attribuer implicitement la vulnérabilité du champion des Troyens à son avidité. Se détachant ensuite aussi bien du Roman de Troie que de l’Ovide en vers, voici comment il raconte la mort d’Hector : Adont Achille, voyant que Hector de nul ne se gardoit, prist ung fort espiel et court, sy couru de randonnee à Hector et le fery en sa poictrine par sy grant vertu qu’il passa la lance tout oultre le corps du vaillant Hector, dont il tumba mort jus de son cheval (XII, 20, ms. P, fol. 185 r) [Achille, s’apercevant de la distraction d’Hector, prit un épieu court et fort, courut impétueusement vers Hector, et le blessa à la poitrine si vigoureusement que la lance transperça le corps du vaillant Hector, qui tomba mort de son cheval.] L’Ovide moralisé en prose révèle ainsi son propos de racheter définitivement Achille de l’accusation la plus lourde que le Moyen Âge lui avait adressée. Se rapprochant

28 Éd. F. Meister, Stuttgart et Leipzig, 1991, p. 30.

87

88

s te fa n ia ce rr i to

de ce qu’on lit dans l’Iliade d’Homère, où Achille vise le point de la poitrine où la belle armure de bronze qu’Hector avait prise à Patrocle laissait la chair découverte, le coup mortel qu’Achille inflige à Hector dans la prose le blesse non pas au dos, mais à la poitrine. De même que Jason, Achille avait déjà eu droit à la cour de Bourgogne à la rédemption de ses fautes. Dans les Épitaphes d’Hector et d’Achille de Georges Chastelain, dans une nouvelle version de la visite d’Alexandre sur le tombeau d’Achille, est mise en scène une réconciliation entre les héros grec et troyen, dont Alexandre est le juge. Lorsqu’Hector lui reproche de l’avoir tué « par derriere le dos », Achille s’en excuse, expliquant qu’il n’a agi que pour venger la mort de Patrocle, son « tres aimé cousin29 ». La prose ovidienne éliminera définitivement ce trait infamant. Cela n’entraîne pas pour autant l’effacement de tout aspect négatif du personnage d’Achille. Les héros grecs de la cour de Bourgogne gardent toujours leur complexité et ne sont jamais sans fautes. Le prosateur n’hésitera donc pas à exprimer son jugement sévère lorsque le héros traîne le corps d’Hector autour de la ville de Troie et il évoque Fortune pour souligner que sa victoire n’est qu’éphémère : O Achilles, pense que tu es homme et que, se Fortune par son agait t’a donné avantaige par quoy tu es venus au desseure de son adversaire, tost t’ara ycelle reversé et mis au dessoubz, car les plus esleuz tresbuchent soubdainement. Le boneur où nous sommes n’a à paines point de certaineté ne de stabilité. (XII, 21, ms. P, fol. 186 r) [Achille, n’oublie pas que tu es un homme et que, si Fortune t’a donné la possibilité de vaincre ton adversaire, bientôt elle te renversera, car les meilleurs tombent soudainement. Le bonheur n’a ni certitude ni stabilité.]

L’armorum iudicium : le discours d’Ulysse C’est après la mort d’Achille, lorsque l’Ovide médiéval revient aux Métamorphoses après l’ajout tiré d’Homerus, qu’une touche importante s’ajoute à ce nouveau portrait du héros. Après le livre XII où Ovide joue l’ellipse avec maîtrise pour évoquer la guerre de Troie plutôt que la raconter, c’est au livre XIII que les événements guerriers sont racontés, lorsque la parole est déléguée à deux grands héros grecs qui en furent les protagonistes, Ajax et Ulysse30. Dans ce magnifique chapitre qu’est l’armorum iudicium (Métamorphoses, XII, 620-XIII, 398), pour convaincre leur auditoire afin d’obtenir les armes d’Achille, les deux héros parcourent à nouveau les différentes étapes de la guerre, chacun mettant en évidence le rôle important qu’il y joua. C’est

29 Œuvres de Georges Chastellain, éd. K. de Lettenhove, t. 6, Bruxelles, 1864, p. ix-x et 167-202 ; G. Doutrepont, op. cit., p. 362-363. Sur son utilisation politique, G. Small, George Chastelain and the Shaping of Valois Burgundy, Woodbridge, 1997, p. 99. 30 H. Casanova-Robin, « D’Homère à Ovide. Le discours d’Ulysse dans l’armorum iudicium (Métamorphoses, XIII). Rhétorique et spécularité », Gaia, 7 (2003), p. 411-423.

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

à Achille naturellement qu’ils se comparent de manière explicite ou implicite pour montrer qu’ils sont dignes d’hériter de ses armes. Sensibles à la beauté de cet épisode, l’auteur des vers français et puis celui de la prose suivent Ovide presque vers par vers. Ulysse ouvre son discours en évoquant tout d’abord la mort d’Achille et la perte qu’elle représente pour les Grecs, afin de revendiquer le mérite d’avoir emmené le plus vaillant des héros grecs au combat, le démasquant lorsqu’il se cachait à Scyros. S’il faut renoncer à la beauté lapidaire de la formule que l’Ulysse ovidien utilise pour en conclure que c’est à lui qu’on doit les exploits d’Achille – « Ergo opera illius mea sunt » (Métamorphoses, XIII, 170, « ses exploits sont donc les miens »), la prose française saura toutefois bien rendre le pathos de tout le passage. Tout concourt à montrer la maîtrise parfaite de la parole d’Ulysse, tant l’extraordinaire construction rhétorique, l’attitude du corps de l’orateur concentré, que l’attente du silence pour commencer à parler : Ulixés, qui fut plain de grant savoir, se contint sagement et laissa la murmure finir. En piedz estoit, le chief enclin, et quant la noise fut cessee son visaige drescha et commença sa raison gracieusement en ceste maniere : « Seigneurs barons – dist il – se à mon vueil fust, ja ne convenist plaidoyer pour ces armes, car Achilles les eust, qui droit y avoit, et fust aincoires vif ! Mais mors est, dont il me poise. » À ce mot, torcha son visaige et sembla qu’il plourast de pitié pour son amour, puis recommença à dire : « En sa mort avons tel dommaige, que jamaiz ne le recouvrerons. O seigneurs, que vous semble il ? Doit mieulx Ajax avoir ses armes de moy, qui ça le menay par mon sens avec les autres barons ? » (XIII, 4, ms. P, fol. 192 r-v) [Ulysse, qui était très sage et savant, se conduisit sagement et attendit que le bruit des voix se calmât. Il était debout, la tête baissée et, quand le bruit cessa, il leva son visage et commença tranquillement son discours de cette manière : « Seigneurs – dit-il – si mon désir pouvait s’accomplir, il ne faudrait pas se disputer pour ces armes, car si Achille les avait eues, lui qui y avait droit, il serait encore vivant ! Mais il est mort, et j’en suis profondément désolé. » Il essuya ses yeux, comme s’il pleurait de chagrin à cause de l’affection qu’il avait pour lui, puis il recommença : « Sa mort est pour nous une grave perte, que nous ne pourrons jamais réparer. Seigneurs, que vous semble-t-il ? Ajax serait-il plus digne d’avoir ses armes que moi qui, par mon intelligence, le conduisit ici avec les autres seigneurs ? »] Seulement après avoir mis en exergue le mérite qu’il a eu d’avoir reconnu Achille lorsqu’il se cachait à Scyros, Ulysse raconte ses autres exploits, non sans montrer combien son art de la parole accompagne sa vaillance guerrière. La translation en prose sait bien reproduire, voire amplifier, les jeux de la rhétorique qui montrent l’intelligence d’Ulysse, et qui aboutissent à l’affirmation qu’elle constitue un élément indispensable pour pouvoir porter le bouclier d’Achille, dont il est le seul à comprendre le sens : « Las, quelle angoisse rechoy au cuer quant du malheureux fait me souvient, ouquel tant eusmes de dommaige que Achilles, nostre deffenseur, fut occis par

89

90

s te fa n ia ce rr i to

grande mescheance. Oncques pour dueil ne pour paour ne laissay que ne le alaisse rapporter à mon col. Et quant le peuz porter avec ses armes, bien porteray les armes sans le chevalier. Bien le sçaray entendre et interpreter, et que vouldroit dire les matieres qui sont dedens l’escu pourtraittes. Furent pour ce faittes les armes, que cestui fol les deust avoir ? La mer y est pourtraitte, si comme elle achaint et environne la terre, les elemens, les planettes et les estoilles. Archos y est, Orion et Plyades, et les regions diverses avec les citez, si ne sçaroit que ce signiffieroit quant il les porteroit à son col, ne en rendre aucunes raisons. » (XIII, 4, ms. P, fol. 194 v) [« Hélas ! Quelle angoisse j’ai dans mon cœur quand il me fait souvenir de la catastrophe qui nous causa tant de dommage avec la mort d’Achille, notre défenseur, qui fut par grand malheur tué. Ni le deuil ni la peur m’empêchèrent d’aller récupérer son corps en le portant sur mon dos. Si j’ai pu le porter avec ses armes, je pourrai aisément porter les armes sans le chevalier. Je saurai bien interpréter ce que représente la décoration du bouclier. Est-ce que ces armes furent forgées pour que cet idiot les possède ? La mer y est représentée, et comment elle environne la terre, les éléments, les planètes et les étoiles. Il y a Archos, Orion et les Pléiades, et les différentes régions avec les cités. S’il portait ces armes, Ajax n’en comprendrait même pas le sens ni ne saurait l’expliquer. »] En montrant au lecteur les qualités extraordinaires indispensables pour être digne d’utiliser le bouclier, l’auteur insiste encore une fois sur le modèle de perfection inégalable qu’est Achille. Au même temps, Ulysse aussi retrouve dans le iudicium son ancienne gloire. Son discours laisse transparaître à nouveau une représentation héroïque du personnage, qui se débarrasse de la connotation fortement négative qu’il avait acquise dans la tradition troyenne médiévale, où son intelligence et ses compétences oratoires étaient toujours au service de la ruse et de la tromperie. L’auteur de la prose ne partage pas pour autant le verdict des juges, qui lui attribueront les armes d’Achille. Comme son modèle, il exprime son regret, soulignant que ce fut « par son mal plaidoyer » qu’Ajax ne les obtint pas (XIII, 5, ms. P, fol. 195 v). À l’art de la parole d’Ulysse, il préfère l’art de la guerre d’Ajax.

L’Epistre composee par Maistre Cesar Un véritable éloge de la Grèce ancienne se lit dans l’épître qui s’ajoute en guise de prologue à l’Ovide moralisé en prose dans les témoins de Londres et de Saint-Pétersbourg, ainsi que dans la traduction anglaise par William Caxton. Si la chronologie suggérée par le stemma codicum est exacte, sa composition suit de quelques années celle de la prose, ce qui explique son absence dans le manuscrit appartenant à Louis. La rubrique du ms. de Saint-Pétersbourg l’annonce comme « une epistre composee par Maistre Cesar à la recommendation de poëtrie et à l’entendement d’icelle, espacialement de ce present livre d’Ovide » (ms. S, fol. 9 r, « une épître composée par Maistre Cesar pour recommander la lecture et la compréhension de la poésie, et spécialement de ce livre d’Ovide »). Le nom de son auteur, Maistre Cesar, dérive avec toute probabilité

l a G r èc e an c i e n n e dan s l’ ovide moralisé en prose

de celui de Basile de Césarée, qui fut l’auteur d’une célèbre oratio sur l’importance de la littérature de l’Antiquité dans la formation des jeunes31. Représentant désormais une sorte de manifeste de l’humanisme naissant, qui y trouvait des arguments solides sur l’utilité des lettres grecques pour un chrétien, l’Oratio ad adolescentes basilienne eut au xve siècle une diffusion extraordinaire32. Contribua à ce succès la traduction latine qu’en fournit Leonardo Bruni entre 1401 et 1403, transmise par 427 manuscrits33 et plusieurs fois imprimée dès 147034. Comme il l’explique dans la dédicace préfacielle à Coluccio Salutati, Bruni choisit l’oratio afin de contribuer de manière indirecte en faveur de l’étude des lettres grecques dans la querelle florentine sur les studia humanitatis. Dans l’épître de Maistre Cesar, l’oratio intervient pour servir la cause des Métamorphoses. Si son écho s’entend dans plusieurs passages, en est repris surtout le chapitre 4, où Basile, soulignant l’importance de la poésie de l’Antiquité et citant de nombreux exemples d’auteurs grecs, indique l’usage que doit en faire un jeune chrétien. Traduit en français, un passage de l’oratio est rapporté assez fidèlement : Et de ce qu’il touche iceulx poëtes, la sentence du grant Basille, homme tres sainct et tres parfait, si est tele : « Nous – dist il – loons les poëtes quant ilz ne traittent debas ou dissentions, ou ne recommandent ou recitent choses qui tendent à scurilité, folz amans ou yvrongnes, ou quant ilz ne loent riche ou gloutte table, ou ne jugent felicité par los dissolut et ennorme. Et tant moins quant des dieux ils recitent […]. » (Epistre, ms. S, fol. 10 r) [Pour ce qui concerne ces poètes, telle est la sentence du grand Basile, homme très saint et très sage : « Nous louons – dit-il – les poètes quand ils ne parlent pas de querelles ou de dissensions, ou de choses vulgaires, d’amants fous ou d’ivrognes, et quand ils ne font pas l’éloge de la table opulente et quand ils ne confondent pas la félicité avec le chant dissolu. Mais absolument pas quand ils parlent des dieux35 […].] Est reprise aussi la célèbre métaphore de l’abeille qui butine, à laquelle Basile attribue la capacité de choisir les fleurs où se poser : En lisant dont les poëtes ou cronicqueurs qui escrivent bien, fait à noter et à ensuyvir la ez, ou mousche a miel, qui selectionne ses fleurs. (Epistre, ms. S, fol. 10 r) [Lisant donc les poètes ou les bons chroniqueurs, il faut suivre l’exemple de l’abeille, qui sélectionne ses fleurs.]

31 L’hypothèse formulée par M.-R. Jung (« Ovide Metamorphose », art. cit., p. 109), reprise par R. Moll (p. 499), d’identifier Maitre Cesar avec Arend de Keysere (Arnoldus Caesarius), imprimeur à Audenarde dès 1480, me paraît sans fondement. 32 Basilio di Cesarea, Discorso ai giovani. Oratio ad adolescentes, éd. M. Naldini, Florence, 1984. 33 J. Hankins, Repertorium Brunianum, t. 1, Handlist of Manuscripts, Rome, 1997. 34 P. Viti, « San Basilio e Leonardo Bruni : le prime edizioni dell’Oratio ad adolescentes », dans I Padri sotto il torchio, Florence, 2002, p. 115-126. 35 Cf. Oratio, éd. cit., IV, 3-5.

91

92

s te fa n ia ce rr i to

Les exemples basiliens sont souvent réadaptés au nouveau contexte. Si Alexandre était pour le Père de l’Église l’homme qui, respectant l’honneur des filles de Darius, ne cède pas à la concupiscence36, comme le raconte Quinte-Curce37, Maistre Cesar préfère le représenter, comme l’avait fait Georges Chastelain, sur le tombeau d’Achille, son bel éloge d’Homère constituant un moment plein de pathos pour dire l’importance de la poésie : Alexandre, le roy de Macedonne, en passant par les marches d’Asie, quant il vient à la tombe d’Achilles le dist et l’appella bieneureux, voyant son epythaphe que le poëte Omere y avoit mys, et de là partant moult se delitta38. (Epistre, ms. S, fol. 9 v) [Alexandre, le roi de Macédoine, passant par les terres d’Asie, quand il arriva au tombeau d’Achille, regardant l’épitaphe composée par le poète Homère, le dit très heureux et, partant, il s’en réjouit.] Si la source de ce passage pourrait être Cicéron39 ou Julius Valère40, la France de l’époque redécouvrait également Plutarque41, qui raconte cette anecdote dans sa vie d’Alexandre42. Afin de souligner l’importance de poëtrie, Maistre Cesar évoque de nombreux exemples de personnages illustres qui, grâce aux pouvoirs de la parole, influèrent sur l’histoire de la Grèce. Après Solon, il cite un certain Sophodius, poëte athenien, ainsi qu’un tragedien nommé Turpidus (Epistre, ms. S, fol. 9 v). Si cette Epistre révèle ainsi la renaissance des lettres grecques à la cour de Bourgogne, qui se greffe de manière cohérente sur la passion pour le monde hellénique qui caractérise sa culture, elle ne montre pas moins que Sophocle ou Euripide, dont les noms se corrompent jusqu’à devenir méconnaissables, devront encore attendre longtemps pour acquérir la place qu’ils méritent dans la culture française, dont le retard dans l’intérêt pour le grec a été souvent souligné43. L’Ovide moralisé en prose montre toutefois que l’écho de la découverte de cette Renaissance parvient dans les milieux culturels brugeois dans les dernières décennies du xve siècle. La Grèce ancienne d’Ovide et ses héros se colorent ainsi de nouveaux traits qui enrichissent et redessinent l’image de la Grèce mythique de la cour de Bourgogne.

36 Oratio, VII, 10. 37 Histoires, III, 12, 21-23. 38 Le scribe, comprenant mal ce passage, écrit « se dist et s’appela », que je corrige sur la base de la tradition de l’anecdote. 39 Pro Archia, 24. 40 Res gestae Alexandri Macedonis, I, 42. 41 M. Pade, « A Checklist of the Manuscrits of the Fifteenth-Century Latin Translations Plutarch’s Lives », dans L’eredità culturale di Plutarco dall’antichità al Rinascimento, éd. I. Gallo, Naples, 1998, p. 251-287. 42 Les vies parallèles, III, 15. 43 G. Di Stefano, « L’hellénisme en France à l’orée de la Renaissance », dans Humanism in France at the End of the Middle Ages and in the Early Renaissance, New York, 1970, p. 29-42.

Constantin Bobas

Présences-absences de l’Antiquité grecque dans le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (xive siècle)

Dante, dans le Purgatoire, évoque la rencontre avec les poètes tragiques de l’Antiquité grecque : Euripide v’è nosco e Antifonte, Simonide, Agatone e altri piùe Greci che già di lauro ornar la fronte. (v. 106-107) [Euripide est avec nous, et Antiphon, Simonide, Agathon, et d’autres Grecs dont le laurier orna jadis le front1.] Il peut sembler étrange qu’il ne mentionne ni Eschyle, ni Sophocle alors qu’il cite Agathon, mais cela s’explique, sans doute, par le fait qu’au tout début du xive siècle en Italie, les noms et les œuvres des tragiques ne sont pas d’une notoriété établie ou suffisante. La situation changera considérablement par la suite grâce à plusieurs facteurs comme, par exemple, vers la fin de ce même siècle, en 1396, l’arrivée à Florence de Manuel Chrysoloras, érudit byzantin, pour qu’il y enseigne. Son enseignement s’inscrit dans le cadre de la fondation de la première chaire de grec et sur invitation du chancelier Coluccio Salutati ; Chrysoloras apporte avec lui des manuscrits, ainsi que son hôte lui a demandé : Fais en sorte que ne manque aucun des historiens qui puisse être repéré, aucun poète ou auteur qui aurait traité des fables des poètes. Fais aussi que nous ayons des traités de métrique. […] Trouve-moi un Plutarque et achète tous les Plutarques que tu pourras. Achète aussi un Homère sur parchemin en grosses lettres, et si tu trouves un traité de mythologie, achète-le2.

1 Dante, La divine comédie, « Le Purgatoire », chant XXII, édition bilingue, trad. J. Risset, Paris, 1992, v. 106-107, p. 207. 2 Extrait cité par J.-C. Saladin, La bataille du grec à la Renaissance, Paris, 2004, p. 46-47. Constantin Bobas  Université de Lille – EA 4074 – CECILLE – Centre d’Études en Civilisations Langues et Lettres Étrangères, F-59000 Lille, France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 93-100 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118940

94

co n s ta n ti n b o b as

En effet, la culture grecque antique, en grande partie plutôt effacée en Occident pendant la période antérieure, revient lorsque les conditions sont réunies et que la demande se fait pressante, souvent à travers l’accroissement des déplacements des individus. Des savants byzantins se rendent en Italie avant mais surtout après la chute de Constantinople en 1453, apportent des textes et transmettent la connaissance du grec. Des Occidentaux vont à Byzance chercher les manuscrits qui contribuent ensuite à la redécouverte d’un monde nécessaire à une société prête à remettre en cause ses fondements et ses principes constitutifs. Ce qui survient progressivement est qu’un matériau textuel quitte sa terre d’origine ou de consignation suite à la chute de Byzance, de l’Empire romain d’Orient, pour venir cultiver un autre espace et se greffer sur un territoire, s’impliquant de cette façon à sa transformation. Paradoxalement, sans doute, ce mouvement présente certaines similitudes avec cette autre période de la culture grecque où le passage du mythe au logos s’effectue en donnant naissance à la démocratie, au développement de la philosophie ou à l’éclosion de la tragédie. De même à partir de la Renaissance – dans son acception de période historique –, la philosophie commence à remplacer la théologie, et la place centrale dans la société est occupée par l’homme au détriment, de plus en plus flagrant, d’une perspective divine. Une certaine sécurité métaphysique que la référence transcendantale procurait vole en éclat aux siècles suivants, à travers le processus d’une désacralisation de la société qui instaurera une autre perception de la destinée humaine. Les changements radicaux de cette époque, aussi bien dans le domaine religieux avec la Réforme, qu’économiques avec le transfert des axes financiers de la Méditerranée à l’Atlantique, ou scientifiques avec la révolution copernicienne, produiront un climat d’instabilité souvent exprimé par un questionnement existentiel. Par la nécessité de ce mouvement inexorable, l’homme commence à prendre de plus en plus les attributs d’un créateur, d’un « poète », pour articuler cette nouvelle donne, qui se cristallisera dans les siècles suivants. Ainsi, la question du sens de la vie se pose à nouveau à un moment crucial pour notre modernité qui se retrouve encore une fois, à l’intersection de l’enchantement et du désenchantement du monde, à interroger son destin. Manifestement, la culture grecque a souvent entretenu des rapports singuliers avec les territoires sur lesquels elle a évolué, aussi bien par leur nature fluctuante au cours de son histoire que par les mouvements d’extension ou de contraction qui l’ont caractérisée. Or, dans le cadre de la redécouverte de la culture grecque en Occident pendant la Renaissance, l’interaction déjà établie entre une culture et son environnement spatial s’exprime dans une disposition originale, à savoir une création textuelle structurée par la culture grecque produite loin de son espace originel. Cette configuration correspond à une double détermination corrélationnelle, celle du nouvel espace d’accueil et celle d’un espace imaginaire de la création première qui forment et se forment simultanément par une écriture élaborée à partir d’une tradition de référence scripturaire absolue. Mais qu’en est-il de la réalité d’un territoire grec au moment de la redécouverte de l’Antiquité classique en Occident, ou bien juste avant cette période, et ses contacts avec « ses » textes dont les projections peuvent évoluer dans des directions multiples, dans des mouvements aussi bien indépendants qu’entrecroisés ? Généralement, il

l’A n t i q u i t é g r ecq u e dans la c hronique de morée

s’agit d’un fonctionnement de la culture grecque dans cet espace déterminé par rapport à une position donnée, externe, qui peut correspondre à tout autre pays, en particulier du monde occidental, et interne pour ce qui concerne la Grèce et l’espace méditerranéen, en particulier de la Méditerranée orientale. Cette position, qui n’est pas stable et varie selon les époques, les évolutions historiques, sociales, culturelles, les nécessités idéologiques, est à rapporter à cette culture qui, vue de l’extérieur, correspond presque exclusivement à l’Antiquité. Cependant, cela n’est pas toujours le cas dans le monde néo-hellénique, ou post-byzantin, et dans cette Méditerranée orientale à travers une approche intérieure où d’autres vecteurs culturels sont aussi présents, Byzance par exemple, ou encore la tradition populaire, même si l’Antiquité reste une référence constante. Et ces champs culturels sont saisis soit séparément, soit dans une forme composite où des influences diverses viennent s’ajouter pour construire des mondes de références particuliers. C’est dans ce cadre-là, pendant cette période de la pré-Renaissance, que se présente un texte du xive siècle marqué d’une certaine singularité, où l’empreinte de l’Antiquité grecque, même légère, n’est pas évidente vu l’adoption fréquente d’une position ambivalente ou difficilement explicable. Cela est, sans doute, attendu, étant donné les caractéristiques principales de cette proto-Renaissance qui, au moins pour la peinture, s’inspire de la tradition byzantine3. Tout d’abord, il est à signaler que ce texte appelé par la tradition la Chronique de Morée correspond à plusieurs textes et par conséquent, il s’agit plutôt des Chroniques de Morée. En effet, cette œuvre nous est parvenue dans des versions en quatre langues différentes : trois versions en prose, une en français connue sous le nom de Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée4, une autre en aragonais intitulée Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea5, une en italien au titre de la Cronaca di Morea6 et une en grec, Tό χρονικόν τοῦ Μορέως7, écrite en grec vulgaire et en vers dits politiques de quinze syllabes. Les textes français, aragonais et italien nous sont transmis par un seul manuscrit, le texte grec par cinq manuscrits distincts8. La Chronique relate les événements principaux qui ont marqué l’histoire d’une principauté dans l’espace grec pendant sa période la plus faste, qui va de la conquête du Péloponnèse en 1205-1206 à la fin du xiiie siècle, en 1292. Il s’agit ainsi de la conquête de la Morée, nom médiéval du Péloponnèse utilisé notamment par les Latins, que les Byzantins appellent les Francs, et qui relève surtout des aléas de l’Histoire, des contingences historiques. En premier lieu, le détourne-

3 Voir sur cette question, A. Chastel, L’Italie et Byzance, Paris, 1999, en particulier p. 39-49. 4 Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée. Chronique de Morée (1204-1305), éd. J. Longnon, Paris, 1911. 5 Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea, éd. A. Morel-Fation, Genève, 1885. 6 La cronaca di Morea, éd. C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, Berlin, 1873, p. 414-468. 7 Tό χρονικόν τοῦ Μορέως, éd. P. Kalonaros, Athènes, 1940, ou bien l’édition la plus récente de la version grecque, La crónica de Morea, éd. J. M. Egea, Madrid, 1996. 8 Pour une présentation succincte des différentes versions, voir D. Jacoby, « Quelques considérations sur les versions de La Chronique de Morée », Journal des savants, 1968, p. 133-189.

95

96

co n s ta n ti n b o b as

ment de la quatrième croisade mène à la prise de Constantinople en 1204 ainsi qu’à une certaine dissolution de l’Empire byzantin et, en tout cas, à sa fragilisation qui contribuera à son anéantissement futur en 1453. Cela se produit lorsque la flotte des Croisés change de direction, sa destination initiale devant être la Syrie ou l’Égypte. Cette déviation correspond pour l’essentiel aux intérêts ou visées, surtout économiques mais aussi politiques et géopolitiques, de la République de Venise, sollicitée pour les transporter. Ainsi, les Croisés, renonçant à la reconquête des Lieux saints, et les Vénitiens en quête d’une affirmation de leur puissance signent un accord afin de répartir les territoires de l’Empire byzantin et ils y restent jusqu’en 1261. Parallèlement, un deuxième événement a lieu dont le résultat est la création d’un État franc en Morée, il n’est pas concerné directement par des questions économiques ou géopolitiques mais est en relation évidente avec les textes de la Chronique. Sont alors en jeu surtout un engagement personnel et la réalité des péripéties de la vie. Plusieurs seigneurs avaient préféré ne pas partir avec la plus grande partie des troupes de Venise, mais participer à la croisade avec leurs hommes, en s’embarquant d’un autre port et à une date différente. Geoffroy de Villehardouin faisait partie de ces aventuriers qui allaient rejoindre les Croisés en Syrie avec ses hommes. Cependant, une tempête oblige Villehardouin et ses hommes à s’arrêter à Modon (Methoni), en Messénie, au sud du Péloponnèse. Quand ils apprennent que les Croisés ont envahi Constantinople et procédé à une répartition de l’Empire avec les Vénitiens, ils décident de prendre aussi part à la chasse, en s’attribuant des terres de leur propre initiative. Après avoir traversé la côte occidentale du Péloponnèse sans difficulté avec sa modeste armée, Villehardouin persuade son ami Guillaume de Champlitte, qui aidait le nouveau roi de Salonique, Boniface, à soumettre la Grèce centrale, de lui prêter main forte afin de réussir la prise de la Morée. Ainsi, en quelques mois, du printemps 1205 à l’été 1206, la principauté de Morée est créée, avec pour premier souverain Guillaume de Champlitte, avant que Geoffroy de Villehardouin ne lui succède en 1209. C’est ainsi que, pendant plus de deux siècles, jusqu’en 1430, une souveraineté des Francs, une « francocratie », s’imposera sur des territoires et des populations grecs9. Concernant les textes de la Chronique de Morée, la question qui a longtemps été débattue, sans véritable issue en réalité, a porté sur l’antériorité de telle ou telle version, en dehors, bien évidemment, de sa pertinence historique, ses qualités littéraires ou linguistiques – ces dernières surtout pour la version grecque. Dans tous les cas, nous pensons aujourd’hui, plus ou moins encore une fois, que les versions françaises et italiennes proviennent du texte grec, et, dans un certain nombre de cas, elles le réduisent ou procèdent à des traductions10. Cependant, il faut signaler que le Livre de la conqueste comporte des informations supplémentaires que nous ne trouvons pas dans la version grecque et les événements racontés s’étendent jusqu’en 1304. 9 Sur toutes ces questions, voir R. Bouchet, Chronique de Morée, traduction française, Paris, 2005, « Introduction », p. 10-11. Pour une approche détaillée de cette période, J. Longnon, L’empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris, 1949, ainsi qu’A. Bon, La Morée franque. Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe (1250-1430), Paris, 1969. 10 M. J. Jeffreys, « The Chronicle of the Morea : Priority of the Greek Version », Byzantinische Zeitschrift, 68 (1975), p. 304-350 et J. M. Egea, La crónica de Morea, op. cit., p. xlii.



l’A n t i q u i t é g r ecq u e dans la c hronique de morée

Par ailleurs, la version aragonaise est aussi assez intéressante, elle mentionne la date de sa rédaction – 1393 – et elle utilise d’autres sources historiques, même si elle est en grande partie une traduction de la version française ou grecque. Pour les autres versions, nous pensons à une datation entre 1333 et 1388. Pour la version française la rédaction pourrait se situer entre 1331 et 1346. En outre, nous admettons que toutes ces versions s’inspirent d’un original perdu qui aurait été rédigé dans les premières années du xive siècle, peut-être, autour de 132011. D’une manière concomitante, le sujet, sans doute encore plus complexe, de l’auteur et de ses références culturelles est au cœur de notre préoccupation concernant la présence ou bien l’absence de l’Antiquité grecque dans ce texte. Nous ne savons pas si l’auteur de l’original s’inscrit dans une culture française ou grecque, malgré l’utilisation d’une langue donnée. Il n’y a pas de véritable réponse ou de réponse définitive à cette question. Nous ne pouvons le plus souvent qu’émettre des hypothèses qui correspondent aux particularités des différentes versions. Mais une perspective commune réunit toutes les versions, la position très négative du narrateur à l’égard des Grecs, qui dénonce leur caractère ambivalent et déloyal, en essayant de partager ces sentiments avec son lecteur. Cette démarche pourrait rendre possible l’éventualité de l’origine franque de l’auteur, mais d’un auteur qui connaîtrait profondément la culture grecque et serait très attaché à ce territoire ainsi qu’à son peuple. L’hypothèse peut aussi être émise qu’il s’agirait d’un « gasmoul », de père français et de mère grecque, d’où cette double appartenance et cette double culture. Dans tous les cas, ces hypothèses mettent en évidence le fait que la Chronique de Morée est une œuvre représentative d’une société où Francs et Grecs ont construit un vivre-ensemble qui correspondait aux éléments constitutifs de leurs cultures réciproques. Par ailleurs, il est beaucoup plus significatif pour un récit dont la caractéristique principale est son hétérogénéité à plusieurs niveaux d’insister surtout sur l’émergence d’un métissage culturel dans cette partie de la Grèce tout en présentant les transferts culturels en Méditerranée et au-delà. Dans ce texte, il est évident que la Grèce est partout, mais il ne s’agit pas tant de la culture grecque antique que de la présence d’un espace, d’un territoire, de paysages qui reviennent d’une manière permanente, incessante et persistante. Les références à l’Antiquité sont peu nombreuses. À titre d’exemple, prenons l’utilisation du terme « Hellènes », qui est employé pour renvoyer aux Grecs de l’Antiquité dans la version grecque et qui dans la version française correspond, tout simplement, au terme « Grecs » en désignant, de manière indifférenciée, aussi bien les Byzantins que les Grecs anciens. En effet, dans la version grecque, nous constatons cinq occurrences : Διαβόντα γὰρ χρόνοι πολλοὶ αὐτεῖνοι οἱ Ρωμαῖοι Ἕλληνες εἶχαν τὸ ὄνομα, οὕτως τοὺς ὠνομάζαν, – πολλὰ ἦσαν ἀλαζονικοί, ἀκομὴ τὸ κρατοῦσιν – ἀπὸ τὴν Ρώμη ἀπήρασιν τὸ ὄνομα τῶν Ρωμαίων12. (v. 795-797) 11 Sur la datation des différentes versions, D. Jacoby, « Quelques considérations sur les versions de La Chronique de Morée », art. cit., et M. J. Jeffreys, « The Chronicle of the Morea : Priority of the Greek Version », art. cit., ainsi que R. Bouchet, Chronique de Morée, op. cit., p. 23-26. 12 Tό χρονικόν τοῦ Μορέως, éd. P. Kalonaros, op. cit.

97

98

co n s ta n ti n b o b as

[Bien des années se sont écoulées et les Grecs qui avaient alors le nom d’Hellènes – parce qu’ils étaient vaniteux et le sont encore – ont tiré de Rome leur nom actuel de Romains13.] Μέγαν Κύρην τὸν ἔλεγαν, οὕτως τὸν ὠνομάζαν ἐκεῖνον ὅπου ἀφέντευε ἐτότε τὴν Ἀθήναν ἐκ τῶν Ἑλλήνων τὸ εἴχασιν τὸ ὄνομα γὰρ ἐκεῖνο14.(v. 1555-1557) [L’homme qui dirigeait Athènes à cette époque était appelé le Grand Sire, un titre qui venait des anciens Hellènes15.] ἐπιάσαν τὲς κατοῦνες τους στὸν κάμπον ἐτεντώσαν, τὸ κάστρον ἐζητήσασιν, κ᾽ἐκεῖνοι οὐδὲν τὸ δίδουν, διατὶ τὸ κάστρον κοίτεται ἀπάνω γὰρ στὸ σπήλαιον κ᾽εἶχαν καὶ πύργον δυνατὸν ἀπὸ γὰρ τῶν Ἑλλήνων16. (v. 1771-1774) [Ils prirent leurs quartiers, installèrent leurs tentes dans la plaine, et exigèrent la reddition du château, que ses occupants refusèrent de livrer, parce qu’il était situé tout en haut d’un escarpement et disposait d’une tour très fortifiée qui datait du temps des Hellènes17.] Les deux autres occurrences reprennent la même thématique sur les Hellènes. Il est à signaler que dans la version française, dans la plupart des cas, ces mots ou expressions disparaissent et sont remplacés par des périphrases. Parfois, ce sont des expressions standardisées ou inspirées d’une tradition légendaire comme la tour qui ne datait pas « du temps des Hellènes », mais était l’œuvre des géants, « l’ovre des jaiens18 ». La version française est un texte plus abrégé qui, par ailleurs, atténue considérablement le caractère hostile envers les Grecs19, mais cela n’explique pas complètement cette présence-absence de l’Antiquité grecque, ni pour ce texte, ni pour les autres versions. En effet, pour essayer de comprendre, il faut prendre en considération ou esquisser l’idéologie, de manière très succincte dans le cadre de cette approche, qui est véhiculée par ce texte ainsi que ses objectifs. Tout d’abord, les deux versions, la version française, mais surtout la version grecque, s’adressent à un lecteur qui a une double culture, dans un effort de construire une référence commune à une société mixte, composée de Français et de Grecs, mais aussi d’Italiens, en se référant à un passé glorieux pendant une période – celle de l’écriture – de crise. Ainsi, il y a une certaine dimension épique dans ce texte qui vise à défendre cette principauté de Morée d’un danger menaçant qui n’est autre que les Byzantins qui souhaitent récupérer leur ancien territoire. C’est, sans Chronique de Morée, trad. R. Bouchet, op. cit., p. 73. Tό χρονικόν τοῦ Μορέως, éd. P. Kalonaros, op. cit. Chronique de Morée, trad. R. Bouchet, op. cit., p. 91. Tό χρονικόν τοῦ Μορέως, éd. P. Kalonaros, op. cit. Chronique de Morée, trad. R. Bouchet, op. cit., p. 97. Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée. Chronique de Morée (1204-1305), éd. J. Longnon, op. cit., § 115. Sur cette expression, voir aussi J. A. Buchon, Recherches historiques sur la principauté française de Morée et ses hautes baronnies, Paris, 1845, t. 1, p. xx. 19 T. Shawcross, The Cronicle of Morea, Historiography in Crusader Greece, Oxford, 2009, p. 199-200.

13 14 15 16 17 18

l’A n t i q u i t é g r ecq u e dans la c hronique de morée

doute, à travers cette dimension collective et fondatrice qu’il est possible d’appréhender cette absence-présence de l’Antiquité grecque dans toutes les versions. En réalité, cette Antiquité existe en arrière-plan. Sa présence, réelle, passe surtout par l’espace, le territoire, elle constitue aussi une sorte de mythologie ou légende lointaine tout en étant une évidence. Les références à un héritage grec classique appartiennent plutôt aux Byzantins, à la culture « classiciste », et représentent aussi pour l’auteur anonyme et son lectorat, acquis ou pas à sa cause, cet autre « impérialisme », l’empire qui revient, de Constantinople. C’est dans cette direction également que s’engage résolument la langue utilisée pour la version grecque, qui est une langue populaire, la langue parlée de l’époque où les termes français et grecs se mélangent, à la différence de la langue savante, presque du grec classique, qui est la langue officielle ou administrative des Byzantins. À ce propos, il n’est pas inintéressant de découvrir ou redécouvrir la réaction de Jean-Alexandre Buchon, qui, en 1825, publie pour la première fois la version grecque avec une traduction en français : On est bien loin sans doute de s’attendre à trouver dans un chroniqueur du quatorzième siècle la langue harmonieuse et régulière des beaux âges de la Grèce antique ; mais notre chroniqueur défigure cette belle langue beaucoup plus que ne l’avait fait aucun autre écrivain avant lui. Le grec est sous sa plume un patois mêlé de grec et de français, n’ayant ni la mélodie de l’un ni l’aisance de l’autre. Les soixante ans pendant lesquels les Francs avaient possédé l’empire de Byzance avaient suffi pour défigurer la langue des vaincus, et cette corruption avait dû être plus grande encore dans le Péloponnèse, conquis et gouverné en détail par des chevaliers français qui avaient des seigneuries et y avaient introduit leur langue20. Cette remarque sur la langue de la Chronique est révélatrice de la perception de l’Antiquité grecque de manière permanente, surtout par rapport à ce qui est proposé aux périodes postérieures, de l’époque classique notamment. En même temps, dans le cas de la Chronique – mais cela pourrait concerner d’autres expressions –, c’est peut-être une indication permettant de constater l’esquisse d’une autre esthétique de la part de ceux qui ont commandé ce texte et de la part de ceux qui composent le public privilégié à cette période historique. Dans la même perspective, il est à signaler qu’en essayant de remonter à la forme première de cette Chronique, aujourd’hui perdue, à travers les différentes versions, nous observons qu’un effort est déployé pour concevoir une sorte d’identité moréote fondée sur l’autonomie politique de cette société en relation avec un territoire dont la population, ou au moins une partie, ne le considère pas, ou plus, comme occupé. Cette revendication est, sans doute, due à une menace dont nous avons déjà parlé, qui ne provient pas seulement des Byzantins, mais aussi des Angevins21 ou des Catalans, ce qui est souvent perceptible dans chaque

20 J. A. Buchon, Chronique de la conquète de Constantinople et de l’établissement des Français en Morée, dans Collection des chroniques nationales françaises écrites en langue vulgaire du treizième au seizième siècle, Paris, 1825, « Préface », p. xxiii-xiv. 21 Sur cette question, C. Furon, « Entre mythes et histoire : les origines de la principaute d’Achaïe dans la Chronique de Morée », Revues des études byzantines, 62 (2004), en particulier p. 150-156.

99

1 00

co n s ta n ti n b o b as

version. Par ailleurs, cela correspond aussi à une tentative de développer davantage une conjonction politique et sociale entre les chevaliers latins et les archontes grecs, entre la population occidentale et la population grecque autochtone afin d’assurer la survie de cette société. Ainsi, le rôle de la Chronique de Morée serait de créer une idéologie commune articulée sur les singularités des différentes composantes de cette société dans un contexte bien précis, tout en étant le vecteur de ce mouvement qui s’inscrit principalement dans un horizon populaire22. En effet, pour cette société, à cause de sa physionomie si particulière, nous ne sommes pas dans la même quête intellectuelle et culturelle que celle qui commence à se profiler dans d’autres sociétés occidentales à cette période. Dans ce cadre, la Chronique nous propose une approche de l’Antiquité grecque, cette présence-absence, qui paraît assez déconcertante et, parfois même, assez inattendue. Manifestement, nous ne pouvons pas considérer ou accepter que l’auteur anonyme ignore tout de cette culture, qu’il ne connaisse pas même une histoire légendaire des vestiges qui entourent les lieux qu’il décrit si souvent en s’inspirant aussi d’autres textes où l’Antiquité tient une place importante. Cependant, celle-ci ne peut pas constituer pour l’auteur, et au moins pour une partie de la société dans laquelle il évolue, un objet de référence commun, malgré sa réelle présence dans leur vie et dans leur histoire première ou adoptée, étant donné qu’elle représente surtout une référence culturelle pour leurs rivaux principaux, les Byzantins. Par conséquent, l’auteur préfère s’engager dans cette perspective populaire qui correspond aussi à une nouvelle esthétique développée de manière générale à cette époque en pressentant, sans doute, que la culture antique a ou peut avoir un fonctionnement politique et idéologique. Ainsi, les attaches territoriales dans une perspective diachronique qui renvoient à l’Antiquité ainsi que l’utilisation, au moins pour la version en grec, d’une langue populaire métissée peuvent répondre à la nécessité de l’émergence d’une conscience et d’une mémoire collectives communes. En réalité, ce que cette société hybride propose concerne la modification d’une certaine appréhension hiérarchique, malgré ou contre éventuellement, sa propre structure sociale, afin qu’il soit possible de vivre ensemble en considérant qu’il n’y a pas de choix esthétiques ou culturels qui ne soient pas en même temps des actions politiques. Toutefois, cette proposition restera très isolée comme la société – dont l’origine correspond malgré tout à une expansion impérialiste –, qu’elle projette ou revendique dans un contexte historique qui n’a aucun avenir. Mais cette expérience inédite d’une société franco-grecque, disparue sans laisser de véritable descendance, n’est pas sans intérêt, aussi bien pour la période concernée que pour une lecture contemporaine en sous-tendant, plus ou moins explicitement, un autre mode d’approche de l’Antiquité grecque.

22 T. Shawcross, The Cronicle of Morea, Historiography in Crusader Greece, op. cit., p. 261-262.

Transpositions et réinterprétations

Raffaella Zanni

« Medea crudele e dispietata » (Amorosa visione, IX, 26) : la figure de Médée dans l’œuvre de Boccace

Le personnage tragique de Médée, reine de Colchide, magicienne dotée d’une grande sagesse, meurtrière et vengeresse atteinte d’ire et d’amour fou, représente l’une des figures les plus intéressantes et controversées de la mythologie ancienne grecque et latine. Cette héroïne à plusieurs facettes a su faire l’objet d’une opération remarquable de « transcodage » à l’époque médiévale (et dans toute la Romania), comme les études de Patrizia Caraffi et de Stefania Cerrito, entre autres, l’ont bien montré : exemplum négatif d’ire et d’infanticide, sorcière cruelle, d’une part, mais aussi héroïne bienfaisante grâce à la force extraordinaire de ses pouvoirs surnaturels de magicienne (du Roman de Troie jusqu’à l’Ovide moralisé) ; héroïne amoureuse « de trop grant amour » (sur les pas d’Ovide), entre temps dotée d’une loyauté et d’une sagesse exemplaires, selon le portrait que Christine de Pizan trace dans sa Cité des dames – un exemple certes excessif, à ne pas imiter, mais également digne d’admiration1. Nous nous pencherons sur le transcodage du mythe de Médée opéré par Boccace, au cours du xive siècle, qui représente en fait un chapitre très intéressant des métamorphoses médiévales concernant notre héroïne de l’Antiquité. Boccace utilise à maintes reprises l’exemplum (parfois négatif) de Médée : elle parcourt en effet l’ensemble de ses ouvrages, ceux de la jeunesse, tels que le Filocolo, l’Amorosa visione et l’Elegia di Madonna Fiammetta (désormais Fiammetta) ; elle rejoint enfin les ouvrages latins de la maturité boccacienne, tels que le De mulieribus claris (les

1 Nous renvoyons notamment aux études suivantes : P. Caraffi, « Medea medievale », Testi, generi e tradizioni nella Romània medievale, éd. F. Cigni et M. P. Betti, Studi mediolatini e volgari, 47 (2001), p. 223-237 ; Eadem, « Medea sapiente e amorosa », dans Au champ des escriptures. IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, éd. E. Hicks, D. Gonzalez et P. Simon, Paris, 2000, p. 133-147 ; S. Cerrito, « Les métamorphoses de Médée au Moyen Âge. Analyse des versions françaises, italiennes et espagnoles », dans Réception et représentation de l’Antiquité, Bien dire et bien aprandre, 24 (2006), p. 39-56. Pour finir, voir également R. Morse, The Medieval Medea, Cambridge, 1996. Raffaella Zanni  Université de Lille, EA 4074 - CECILLE - Centre d’Études en Civilisations Langues et Lettres Etrangères, F-59000 Lille, France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 103-117 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118941

104

r a f fa e l l a za n n i

Femmes illustres), les Genealogie deorum gentilium (la Généalogie des dieux païens) et le De casibus virorum illustrium. Bien que le jugement de Boccace soit en général très sévère face à cette figure de femme aussi bien savante que folle à cause de son désir, de sa jalousie et de son envie de vengeance, le portrait à multiples facettes de Médée qu’il dessine semble avoir pu se nourrir de diverses sources disponibles à son époque : tout d’abord l’image féminine partagée (voire fracturée) jaillissant du corpus ovidien, mais également la figure tragique de princesse meurtrière et vengeresse du théâtre sénéquien. Nous essaierons par conséquent d’analyser, par le biais d’un couple précis d’ouvrages, comment la figure de Médée a évolué au cours du parcours d’écrivain et d’intellectuel de Boccace. Ce qui en découle, comme nous chercherons également à le démontrer, c’est que la reprise de deux aspects du même personnage (celui qui relève de l’héroïne amoureuse abandonnée de la tradition ovidienne, celui de la princesse meurtrière et vengeresse sénéquienne – déjà chez Euripide –) suit avec grande précision l’acquisition progressive de diverses sources de la part de Boccace ainsi que l’évolution de sa propre idéologie. En d’autres termes, si le chant élégiaque ovidien peut bien accompagner la noirceur du théâtre sénéquien dans les ouvrages issus de la main du jeune Boccace, fortement influencés par le corpus érotique et mythographique d’Ovide (notamment Héroïdes et Métamorphoses) – c’est l’« ars combinatoria » de Boccace dont parlaient les études de Giuseppe Velli2 –, la négativité profonde jaillissant de la Médée de Sénèque ne peut que fonctionner parfaitement au sein du projet culturel moralisant de la maturité de Boccace. Nous allons donc utiliser pour notre raisonnement deux portraits de Médée que Boccace a tracés dans deux ouvrages différents – la Fiammetta et le De mulieribus claris – qui relèvent de deux moments assez différents de son parcours d’écrivain et d’intellectuel et qui sont en quelque sorte exemplaires pour en comprendre l’évolution. Le choix d’orienter le raisonnement autour de ces deux ouvrages s’explique par le fait que ce qui est au cœur de deux récits s’articulant de façon complètement différente, ce sont le rôle et le statut – pourrait-on dire – de la femme, son positionnement par rapport au pouvoir masculin et la réglementation du désir érotique féminin : en d’autres termes, le bon ou le mauvais usage qu’une femme puisse faire de sa propre sexualité. On peut bien comprendre à quel point la figure de Médée creuse en profondeur les divers volets du désir féminin ainsi que ses dégénérescences.



2 Comme l’a montré Giuseppe Velli, « L’Elegia di Costanza e l’ars combinatoria del Boccaccio », dans Idem, Petrarca e Boccaccio. Tradizione. Memoria. Scrittura, Padoue, 1995, p. 133-142, l’ars combinatoria est bien l’une des caractéristiques les plus remarquables de l’écriture du jeune Boccace, à savoir sa capacité de mélanger des sources très différentes dans un discours cohérent et unitaire.

B O CCACE ET Mé D é E

La Médée du jeune Boccace, sur les pas d’Ovide et de Sénèque Le premier texte qui nous intéresse est un extrait du chapitre VIII (17, 6) de la Fiammetta (L’Elegia di Madonna Fiammetta), un ouvrage vraisemblablement composé par Boccace vers 1343, après son retour à Florence de Naples. Ici Boccace, s’appuyant sur la tradition ovidienne des épîtres d’amour d’héroïnes de l’Antiquité (les Héroïdes), compose un véritable roman psychologique : il met en effet en scène les lamentations d’une femme séduite et abandonnée dans le cadre d’une longue épître à la première personne dont le véritable destinataire semble être le je narratif lui-même. C’est bien l’analyse profonde du déchirement intérieur dû à l’abandon érotique qui est l’objet de cette lettre élégiaque en prose, adressée à soi-même. Dans le chapitre VIII, Fiammetta, avant de s’abandonner à ses lamentations, rédige une sorte de revue de femmes illustres de la mythologie ancienne et de l’Antiquité grecque et romaine avec qui elle sent qu’elle partage le même destin néfaste, à savoir le fait d’avoir été abandonnée par son amant ou d’avoir gagné sa propre perdition à cause d’un mauvais usage du désir érotique. Dans ce passage, Médée trouve sa place : Dopo tutti questi, quasi da se medesimi riservati, come molto gravi mi si fanno sentire i guai d’Isifile, di Medea, d’Oenone e d’Adriana, le lagrime delle quali e i dolori assai con le mie simiglianti le giudico ; però che ciascuna di queste, dal suo amante ingannata, così come io, sparse lagrime, gittò sospiri, e amarissime pene senza frutto sostenne ; le quali, avvegna che, come è detto, sì come io si dolessero, pure ebbero termine con giusta vendetta le lagrime loro, la qual cosa ancora non hanno le mie. Isifile avvegna che molto avesse onorato Giasone, e suo per debita legge se lo avesse obligato, veggendolsi da Medea tolto, come io posso, ragionevolmente si poté dolere ; ma la provvidenza degl’iddii con occhio giusto guardante ad ogni cosa, se non a miei danni, le rendé gran parte della disiderata letizia, però che ella vide Medea, che Giasone le aveva tolto, da Giasone per Creusa abandonata. Certo io non dico che la mia miseria finisse, se questo vedessi a colei avvenire che m’ha tolto il mio Panfilo, eccetto se io non fossi già colei che gliel togliessi, ma ben dico che gran parte mancherebbe di quella. Medea similmente si rallegrò di vendetta, posto che essa così crudele divenisse contro di sé, come contro lo’ngrato amante, uccidendo li comuni figliuoli in presenza di lui, ardendo li reali ostieri con la nuova donna. Oenone ancora, lungamente dolutasi, alla fine sentì l’infedele e disleale amante avere sostenuta meritamente pena delle rotte leggi, e la sua terra per la mal mutata donna vide in fiamme consumarsi miseramente. Ma certo io amo meglio li miei dolori che cotal vendetta del mio3. [Outre ces cas que j’ai isolés, je trouve particulièrement insupportables les malheurs d’Hypsipyle, de Médée, d’Œnone et d’Ariane, dont je partage le chagrin et la peine. En effet, chacune d’elles, trompée comme moi par son



3 Toutes les citations sont tirées de l’édition suivante : Giovanni Boccaccio, Elegia di Madonna Fiammetta, Corbaccio, éd. F. Erbani, Milan, 20166, VIII, 17, 6, p. 196-197.

105

1 06

r a f fa e l l a za n n i

amant, pleura, soupira, endura d’inutiles souffrances. Mais même si elles eurent comme moi des raisons de se plaindre, une juste vengeance abrégea leur douleur, tandis que la mienne dure. Hypsipyle, qui s’était éprise de Jason et en avait obtenu promesse de mariage, eut quelque raison de souffrir, comme moi, en apprenant qu’il aimait Médée. Mais la providence divine à qui rien n’échappe, hormis mes malheurs, lui rendit la joie qu’elle attendait quand elle vit Médée, qui lui avait pris Jason, abandonnée à son tour pour Créüse. Je ne dis pas que ma douleur prendrait fin si cela arrivait à la femme qui m’a pris mon Pamphile – à moins que je ne sois celle qui le lui enlève –, mais j’en serais soulagée pour une bonne part ! Médée tira satisfaction de sa vengeance, malgré la cruauté qu’elle exerça envers elle-même et envers son amant, tuant leurs propres enfants devant lui, incendiant le palais et faisant périr par le feu sa nouvelle épouse. Œnone aussi, après avoir longuement souffert, vit enfin son époux infidèle subir la juste punition de sa trahison, et sa ville consumée par les flammes à cause de cette Hélène qu’il avait prise. J’avoue cependant préférer mon sort à une telle vengeance sur mon amant4.] Mais si toutes les plus illustres héroïnes de l’Antiquité ont su trouver leur paix grâce à la mort ou à l’oubli, Fiammetta, femme adultère punie à cause de son amour aveugle, n’a pas du tout de répit car elle continue de vivre (bien qu’elle médite à maintes reprises le suicide) et de souffrir à cause de sa propre fidélité à son amant Panfilo : une loyauté qui n’est jamais remise en question puisque Fiammetta continue, aveuglement, d’attendre son retour. On peut repérer ici une attitude spécifique de la composition (et de la narration) boccacienne, à savoir le fait d’utiliser des comparaisons, des similitudes très cultivées (en italien, « la similitudine dotta ») de façon à ce que celles-ci servent à construire un discours qui en réalité les dépasse complètement. De cette manière, la trouvaille qu’est le passage en revue des destins malheureux de si nombreuses héroïnes antiques ne sert qu’à affirmer la supériorité de la condition de Fiammetta, celle d’un malheur et d’un chagrin profonds et absolus qui ne permet en fait aucune comparaison avec qui que ce soit. En d’autres termes, le personnage tragique de Fiammetta surpasse complètement toutes les autres femmes abattues par amour et elle témoigne de manière exemplaire et incomparable de la souffrance féminine de la modernité5. Pour ce faire, Boccace reprend et résume donc, dans le passage qui concerne plus proprement Médée, la mouvance de l’épître XII des Héroïdes, à savoir celle qui a été adressée à Jason par Médée trahie et abandonnée : dans le récit ovidien, notre héroïne dévoile peu à peu les crimes innommables, commis à cause de son « trop amour ». Il n’y figure presque aucune trace de la noirceur de la Médée tragique du théâtre sénéquien, que Boccace par ailleurs connaissait très bien. Les études



4 Nous utilisons la traduction française suivante : Boccace, Fiammetta, éd. S. Stolf, Paris, 2003, ch. VIII, p. 176. 5 Sur cette perspective, et sur la présence des sources ovidiennes dans la Fiammetta, voir J. Bartuschat, « Boccace et Ovide : pour l’interprétation de l’Elegia di Madonna Fiammetta », Arzanà, 6 (2000), p. 71-103 (consultable en ligne : http://www.persee.fr/issue/arzan_1243-3616_2000_num_6_1).

B O CCACE ET Mé D é E

ont en fait montré que Boccace avait bien à l’esprit lors de son retour à Florence le corpus tragique de Sénèque, dont divers échos sont contenus dans les ouvrages composés à cette époque-là. Boccace construit en effet le personnage de Fiammetta en s’appuyant sur l’héroïne Phèdre, figurant, entre autres, dans la revue de femmes illustres abattues par l’amour que l’on vient d’évoquer. D’ailleurs, plusieurs passages de l’ouvrage représenteraient de véritables transpositions en langue vernaculaire tirées de la tragédie homonyme de Sénèque, à côté des citations directes d’autres tragédies sénéquiennes, notamment de la Médée, du Thyeste et de l’Hercule furieux, qui servent à appuyer le discours boccacien autour des dégénérescences de la passion érotique6. Toutefois, en utilisant l’exemple de Médée, dans la Fiammetta Boccace préfère plutôt insister sur les aspects de l’abandon et de la trahison de la part de son amant Jason (qui l’abandonne en vue d’un amour plus « rentable ») : ce qui a engendré les crimes commis par notre héroïne. Pour ce faire il emprunte le personnage de Médée au magister amoris qu’est Ovide, à savoir l’une des sources privilégiées des années florentines de Boccace7. Ce sont divers manuscrits ayant appartenu à la bibliothèque boccacienne qui témoignent d’un véritable culte pour le poète latin développé par Boccace tout au cours de sa carrière8. Les Héroïdes représentent l’un des ouvrages ovidiens les plus utilisés par Boccace à cette époque, ainsi qu’un véritable best-seller pour toute une génération d’écrivains et d’intellectuels de l’époque (comme le montre, entre autres, la transposition en langue vernaculaire de l’ouvrage ovidien opérée par le florentin Filippo Ceffi9). Parmi les volumes de sa bibliothèque, on peut repérer un florilège des ouvrages rares et méconnus d’Ovide que Boccace avait rédigé



6 Sur cette question, voir M. Serafini, « Le tragedie di Seneca nella Fiammetta di Giovanni Boccaccio », Giornale storico della letteratura italiana, 126 (1948), p. 95-105. 7 On peut en trouver une confirmation dans un autre ouvrage datant environ des mêmes années que la composition de la Fiammetta (1342-1343), l’Amorosa visione, un poème allégorique en tierce rime mettant en scène une vision à sujet érotique. Ici Boccace utilise en fait les Héroïdes ovidiennes et la source tragique sénéquienne pour dresser son portrait de Médée, « crudele e dispietata » – comme le dit l’intitulé de mon article –, mais, à nouveau, c’est sur les aspects psychologiques de l’héroïne malheureuse, « vinta d’amore » (« vaincue par la passion érotique »), qu’il pose l’accent avec une attention toute particulière : Médée est insérée dans une revue de femmes malheureuses à cause de la passion érotique (IX, 25-30) ; elle prend d’ailleurs la parole directement dans le chant XXI (52-88) en adressant à Jason son discours désespéré d’amoureuse abandonnée (et obligée en quelque sorte à la vengeance). La nouveauté boccacienne consiste à associer la plainte de Médée à celle qui est proférée par Hypsipyle dans le même chant, à savoir les deux femmes aimées et abandonnées par Jason, en empruntant dans les deux cas la parole élégiaque aux Héroïdes d’Ovide (notamment les épîtres VI et XII). Voir Giovanni Boccaccio, Tutte le opere, t. 3, Amorosa visione ; Ninfale fiesolano ; Trattatello in laude di Dante, éd. V. Branca, Milan, 1974. 8 Sur la bibliothèque de Boccace, voir A. Mazza, « L’inventario della Parva libraria di Santo Spirito e la biblioteca di Boccaccio », Italia medioevale e umanistica, 9 (1966), p. 1-74 ; M. Signorini, « Considerazioni preliminari sulla biblioteca di Giovanni Boccaccio », Studi sul Boccaccio, 39 (2011), p. 367-395 et maintenant Boccaccio autore e copista, éd. T. De Robertis, C. M. Monti, M. Petoletti, G. Tanturli et S. Zamponi, Florence, 2013. 9 Ovidio, « Heroides » : Volgarizzamento fiorentino trecentesco di Filippo Ceffi, éd. M. Zaggia, Florence, 2009-2014, 2 t.

107

1 08

r a f fa e l l a za n n i

de sa propre main dans les années 1330-1339, lors de sa formation littéraire à Naples (Florence, Biblioteca Mediceo-Laurenziana, 33, 31), un recueil d’ouvrages ovidiens (y compris les Héroïdes) datant de 1340 environ, sur lequel Boccace avait apposé de sa propre main des gloses de commentaire (Florence, Biblioteca Riccardiana, 489), et pour finir, un compendium composé par Boccace lui-même du premier livre des Métamorphoses (le seul ouvrage ovidien non conservé dans sa bibliothèque), qui est contenu dans un autre recueil personnel de l’écrivain, recueil d’écrivains de l’Antiquité, le « Zibaldone Magliabechiano » (Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Banco Rari, 50), rédigé dans les années 1351-1356. Plus tard, après la peste florentine et la composition du Décaméron, un véritable changement de perspective se produit au sein du parcours de Boccace, intellectuel et écrivain : un changement idéologique, fortement influencé par la rencontre avec Pétrarque, qui a aussi engendré des conséquences remarquables dans l’approvisionnement des sources au service de l’écriture. C’est à nouveau la figure de Médée qui permet de mieux cerner cet aspect de l’évolution du parcours de l’écrivain. Si dans les ouvrages de la jeunesse, les dégénérescences de la passion érotique pouvaient trouver une sorte de justification « éthique » en tant que réponse et réaction à la duperie et à la trahison masculines – et si la cruauté des crimes était de quelque manière mitigée par le fait de représenter la vengeance de la part de la femme, juste et justifiée10 – lors de la conversion intellectuelle caractérisant la maturité de Boccace, tout cela ne semble plus être admissible. Médée reste un exemple exécrable, redoutable, dans la Fiammetta, car la protagoniste admet ne pas pouvoir arriver à faire autant : « ma certo io amo meglio li miei dolori che cotal vendetta del mio11. » Toutefois, comme le fait Médée, Fiammetta assume entièrement la responsabilité de ses propres actions : elle ne nie jamais avoir subi la loi de son amour aveugle, en tant que femme adultère. Par ailleurs, la comparaison du destin malheureux individuel au destin néfaste des femmes illustres de l’Antiquité ne sert qu’à situer dans un espace littéraire et mythologique le récit (d’abandon et de chagrin) à la première personne du je narratif ; il s’agit en d’autres termes d’une sorte de processus hyperbolique, « qui ne sert qu’à démontrer » – en réalité – « la profondeur incomparable de la douleur de Fiammetta12 ».

10 C’est ce que Boccace affirme d’ailleurs de façon très claire et évidente au début du passage qui nous intéresse, tout en laissant supposer qu’une juste vengeance souviendra apaiser et mitiger le destin malheureux de Fiammetta elle-même : « le quali, avvegna che, come è detto, sì come io si dolessero, pure ebbero termine con giusta vendetta le lagrime loro, la qual cosa ancora non hanno le mie. » (Fiammetta, VIII, 17, 6 : « Mais même si elles eurent comme moi des raisons de se plaindre, une juste vengeance abrégea leur douleur, tandis que la mienne dure. ») Du reste, l’infanticide lui-même semble pouvoir s’expliquer non par un acte de folie injustifiée arrivant à affecter les liens affectifs les plus étroits, mais par le biais d’un véritable acte politique – c’est en fait un attentat à la lignée – accompli par Médée dans le but de s’opposer au pouvoir masculin, voire de l’abattre. 11 Fiammetta, VIII, 17, 7 : « J’avoue cependant préférer mon sort à une telle vengeance sur mon amant. » 12 J. Bartuschat, « Boccace et Ovide », art. cit., p. 89-90.

B O CCACE ET Mé D é E

« Medea crudele e dispietata » Lors de la composition des ouvrages érudits en latin de la maturité tels que le De casibus virorum illustrium, De mulieribus claris ou, pour finir les Genealogie deorum gentilium – un corpus très compact, véritablement inspiré de la grande tradition historiographique et biographique de l’Antiquité latine –, le regard de Boccace sur les femmes, et plus particulièrement sur le destin exemplaire de certaines femmes de la mythologie ancienne, subit un changement considérable, notamment dans le De mulieribus claris, à savoir le deuxième texte dont nous allons nous occuper : il s’agit d’un recueil de 106 vies et portraits de femmes illustres de l’Antiquité païenne et chrétienne que Boccace composa avant 1362, vraisemblablement en Toscane à Certaldo. Dans cet ouvrage, l’écrivain fait preuve d’une véritable obsession pour l’honnêteté, pour la pudeur féminine (la « pudicitia »), une préoccupation qui, poussée à l’extrême, rejoint évidemment celui de la préservation de la virginité, de la chasteté comme choix de vie. L’accent est donc posé par Boccace sur un usage maîtrisé et réglementé de la sexualité de la part des femmes. C’est donc dans ce cadre que le portrait complètement négatif et meurtrier de Médée, entre autres, trouve sa place. Nous reproduisons ici la première partie du chapitre XVII consacré à Médée, « regina Colcorum » (« la reine de Colchide ») : Medea, sevissimum veteris perfidie documentum, Oete, clarissimi regis Colcorum, et Perse coniugis filia fuit : formosa satis et malefitiorum longe doctissima. Nam, a quocunque magistro instructa sit, adeo herbarum vires familiares habuit, ut nemo melius ; novitque plene cantato carmine turbare celum, ventos ex antris ciere, tempestates movere, flumina sistere, venena conficere, elaboratos ignes ad quodcunque incendium componere et huiusmodi perficere omnia. Nec illi – quod longe peius ab artibus fuit dissonus animus ; nam, deficientibus eis, ferro uti arbitrabatur levissimum. Hec Iasonem thessalum, eo seculo conspicuum virtute iuvenem, a Pelia patruo, sue probitati insidiante, sub pretextu gloriosissime expeditionis missum in Colcos ad aureum surripiendum vellus, eiusdem capta prestantia, dilexit ardenter egitque, ad eius promerendam gratiam, ut, orta inter incolas seditione, patri suscitaretur bellum et consequendi votum Iasoni spatium prestaretur. Quis hoc etiam sensatus arbitraretur homo quod ex uno oculorum intuitu opulentissimi regis exterminium sequeretur ? Eo igitur patrato scelere, cum dilecti iuvenis meruisset amplexus, cum eodem secum patriam substantiam omnem trahens, clam fugam arripuit ; nec, tam grandi facinore contenta, in peius trucem divertit animum. Arbitrata quidem Oetam secuturum profugos, ad eum sistendum in Thomitania Phasidis insula, per quam secuturo transitus futurus erat, Absyrtium seu Egyaleum puerum fratrem suum, quem in hoc secum fuge comitem traxerat, obtruncari et eius membra passim per arva dispergi iussit, ut, dum spersa miserabilis colligeret genitor et eis lacrimas tumulumque daret, fugientibus etiam fuge spatium commodaret. Nec eam fefellit opinio : sic enim factum est.

109

110

r a f fa e l l a za n n i

Tandem cum post errores plurimos in Thessaliam cum lasone devenisset suo Esonemque socerum, tam ex reditu nati quam ex parta victoria predaque et illustri coniugio tanta replesset letitia, ut revocatus in floridam videretur etatem, lasoni paratura regnum, arte sua zizaniam inter natas et Peliam sevit easque misere armavit in patrem. Ceterum, labentibus annis, exosa lasoni facta et ab eodem loco eius Creusa, filia Creontis, Corinthiorum regis, assumpta, inpatiens Eremensque cum multa in lasonem excogitasset, eo prorupit ut ingenio suo Creusam Creontisque regiam omnem assummeret igne volatili ; et, spectante lasone, quos ex eo susceperat filios trucidaret et effugeret in Athenas, ubi, Egeo nupta regi, cum Medum, a se denominatum, iam filium suscepisset ex eo, et frustra Theseum redeuntem veneno temptasset occidere, tertio fugam arripuit et, cum lasonis in gratiam redisset, una cum eo omni Thesalia ab Agialeo, Pelie filio, pulsi repatriavit in Colcos senemque atque exulem patrem regno restituit. Quid tandem egerit quove sub celo seu mortis genere diem clauserit, nec legisse memini nec audisse. [Le plus terrible exemple de l’antique perfidie, Médée, fille d’Aeétès, illustre roi de Colchide, et de son épouse Persé, était une assez jolie femme, et de loin la plus savante en maléfices. Quel qu’ait été en effet son maître, elle avait une connaissance intime et inégalable des propriétés des plantes ; elle savait fort bien, par ses incantations, troubler le ciel, faire sortir les vents des cavernes, susciter des tempêtes, arrêter des fleuves, confectionner des poisons, fabriquer des feux adaptés à toutes sortes d’incendies et tout ce qui s’ensuit. Et – bien plus grave –, son caractère était en rapport avec ses talents, et quand ceux-ci lui faisaient défaut, peu lui importait de recourir au glaive. Charmée de sa prestance, elle tomba violemment amoureuse de Jason de Thessalie, un jeune homme fameux à cette époque pour ses mérites, que son oncle Pelias, pour entacher son honnêteté, avait envoyé en Colchide, sous prétexte d’une glorieuse expédition, voler la Toison d’or, et fit en sorte, pour mériter sa reconnaissance, qu’à la faveur d’une sédition populaire, la guerre lancée contre son père donnât à Jason l’opportunité d’accomplir son dessein. Quel homme sensé pourrait penser qu’une simple œillade provoquerait la perte d’un roi aussi prospère ? Une fois qu’elle eut mérité, par ce crime, les embrassements de son jeune amant, elle prit en secret la fuite, emportant avec elle toute la richesse de son père et, non contente d’un pareil forfait, se tourna vers des desseins plus noirs encore. Certaine qu’Aeétès allait poursuivre les fugitifs, elle ordonna, pour l’arrêter, de massacrer son jeune frère Absyrtus ou Aegialeus, qu’elle avait à dessein emmené dans sa fuite, et de disperser ses membres un peu partout dans les champs, afin que, le temps pour son pitoyable père de rassembler les morceaux et de leur consacrer larmes et tombeau, les fugitifs eussent toute latitude pour s’enfuir. Elle ne se trompait pas et tout se déroula ainsi. Quand, après une longue errance, elle finit par arriver en Thessalie avec son cher Jason, son beau-père Aeson, pour le retour de son fils, sa victoire, son butin tout autant que pour ce mariage prestigieux, fut rempli d’une telle

B O CCACE ET Mé D é E

joie qu’il paraissait avoir retrouvé la fleur de sa jeunesse ! Pour ménager un royaume à Jason, par ses tours, elle suscita une discorde entre Pélias et ses filles, qu’elle arma, hélas, contre leur père. Avec les années, elle devint odieuse à Jason qui la remplaça par Créüse, fille de Créon, le roi de Corinthe ; incapable de supporter cela, frémissante de haine, elle imagina bien des outrages contre Jason, et finit par trouver le moyen d’anéantir Créüse et même temps que tout le palais royal de Créon, par un feu vorace, et de tuer, sous les yeux de Jason, les enfants qu’elle avait eus de lui, puis elle s’enfuit à Athènes où, ayant épousé le roi Égée, elle lui donna un fils nommé, d’après son nom, Medus ; elle tenta en vain d’empoisonner Thésée à son retour, puis s’enfuit pour la troisième fois et, revenue en grâce auprès de Jason, elle fut avec lui chassée par Agialeus, le fils de Pélias, de toute la Thessalie et rentra en Colchide, dans sa patrie, pour remettre sur le trône son vieux père exilé. Ce qu’elle fit ensuite, sous quels cieux et par quel type de mort elle termina sa vie, je ne me souviens pas l’avoir lu ou entendu13.] Dans le portrait de Médée que Boccace confie à son recueil de femmes illustres, on assiste à une opération remarquable de combinaison des sources. Si tous les commentateurs de l’ouvrage ont prétendu y reconnaître des échos du chapitre VII des Métamorphoses – à relier bien évidemment avec l’épître XII des Héroïdes, déjà citée à maintes reprises –, là où les aventures des Argonautes s’entrelacent au destin néfaste de la reine de Colchide, Médée la magicienne, dotée d’une grande sagesse, parfois très trompeuse –, il faudrait à notre avis reconnaître aussi la présence des excès du théâtre sénéquien. L’intertexte ovidien se marie parfaitement avec les sources « tragiques » de ce mythe, à savoir les versions qui ont été mises en scène pour le théâtre par Euripide d’abord, puis par Sénèque : ces versions insistaient particulièrement sur les aspects les plus cruels du désir et de la fureur meurtrière de Médée, une femme capable, à cause de sa propre « insana libido », comme le dit aussi Boccace dans le De casibus (I, VII, 3), de tout faire pour atteindre son propre but (et donc pour accomplir son désir de conquête érotique d’abord, de vengeance ensuite). En particulier, c’est notamment dans la toute dernière partie du biopic de Médée, là où Boccace laisse la place à sa propre réflexion moralisante, que quelques échos de la pensée et de la philosophie stoïcienne de Sénèque semblent émerger de toute leur puissance : l’accent est effectivement posé sur le pouvoir négatif du désir sexuel qui est représenté par une perversion du regard. Le regard, les yeux sont traditionnellement impliqués dans la phénoménologie érotique et dans l’analyse de ses dégénérescences car ils représentent la porte permettant à ce qui est appréhendé par les sens externes de rejoindre les sens internes puis l’âme (aussi bien chez les philosophes stoïciens que dans l’étude psycho-physiologique des passions faites par la psychologie aristotélicienne

13 Nous citons le texte latin et sa traduction française de l’édition suivante : Boccace, Les femmes illustres / De mulieribus claris, éd. J.-Y. Boriaud, Paris, 2013, XVII, p. 32-34.

111

112

r a f fa e l l a za n n i

et par la médecine arabe). Toutefois, Boccace développe ici un discours qui ne semble pas du tout traditionnel : c’est l’orientation des yeux, du regard à mi-chemin entre la terre et le ciel, c’est la perversion du regard et par conséquent l’aberration de la pudeur féminine (l’« impudicitia ») qui ont engendré le malheur pour Médée et pour ses proches. Car il est possible, voire préférable pour l’être humain d’imposer un frein sévère aux yeux, de les fermer, non seulement pour s’abandonner au sommeil mais aussi pour résister aux convoitises du mal : Sed, ne omiserim, non omnis oculis prestanda licentia est. Eis enim spectantibus, splendores cognoscimus, invidiam introducimus, concupiscentias attrahimus omnes ; eis agentibus, excitatur avaritia, laudatur formositas, damnatur squalor et paupertas indigne ; et cum indocti sint iudices et superficiebus rerum tantummodo credant, sacris ignominiosa, ficta veris et anxia letis persepe preficiunt ; et dum abicienda commendant et brevi blandientia tractu, inficiunt non nunquam animos turpissima labe. Hi nescii a formositate, etiam inhonesta, a lascivis gesticulationibus, a petulantia iuvenili mordacibus uncis capiuntur trahuntur rapiuntur tenenturque ; et, cum pectoris ianua sint, per eos menti nuntios mictit libido, per eos cupido inflat suspiria et cecos incendit ignes, per eos emictit cor gemitus et affectus suos ostendit illecebres. Quos, si quis recte saperet, aut clauderet, aut in celum erigeret, aut in terram demergeret. Nullum illis inter utrumque tutum iter est ; quod si omnino peragendum sit, acri sont cobibendi, ne lasciviant, freno. Apposuit illis natura fores, non ut in somnum clauderentur solum, sed ut obsisterent noxiis. Eos quippe si potens clausisset Medea, aut aliorsum flexisset, dum erexit avida in lasonem, stetisset diutius potentia patris, vita fratris et sue virginitatis decus infractum : que omnia horum impudicitia periere. [Mais rappelons-nous qu’il ne convient pas de laisser toute liberté à ses yeux. Quand ils regardent, nous reconnaissons ce qui brille, nous plongeons dans l’envie et nous nous jetons dans toutes les convoitises ; avec eux, on tombe dans l’avidité, on fait l’éloge de la beauté et on condamne injustement le débraillé et la pauvreté ; et comme ce sont des juges incompétents qui se fondent sur la seule surface des choses, ils préfèrent le plus souvent l’ignoble au sacré, le faux au vrai, l’angoisse à la joie, et quand ils recommandent ce qui est à réprouver et qui cause un bref plaisir, il leur arrive de marquer les esprits d’une tache honteuse. Par inadvertance, ils se laissent captiver, attirer, emporter et retenir dans les griffes acérées de la beauté, même malhonnête, des postures lascives, de l’impudence juvénile, et comme ils sont les portes du cœur, le désir adresse, par eux, des messages à l’esprit, l’amour diffuse, par leur truchement, ses soupirs et allume des incendies cachés, et par eux le cœur émet ses gémissements et révèle ses séductions. Si l’on avait du bon sens, on les fermerait, on les dirigerait vers le ciel, ou l’on fixerait la terre. Entre ciel et terre, il n’est en effet, pour eux, aucun chemin sûr et, s’il faut absolument en user, il convient, pour leur éviter la voie du péché, de leur imposer un frein sévère. La nature les a dotés de portes, non seulement pour qu’ils se ferment dans le sommeil mais pour résister au

B O CCACE ET Mé D é E

mal. Si la puissante Médée les avait fermés, ou dirigés ailleurs quand ses yeux passionnés se sont levés sur Jason, la puissance de son père, la vie de son frère, ainsi que son honneur virginal seraient plus longtemps restés intacts ; tout cela, leur indécence en a causé la perte14.] Ces affirmations conclusives semblent représenter une adaptation parfaite de la morale stoïcienne à la morale chrétienne de l’époque : comme on le sait bien, la passion érotique représentait chez les Stoïciens une véritable perversion de toute la puissance rationnelle. D’après Sénèque, c’est la volonté délibérée de s’abandonner aux passions qui fait de Médée un être incandescent. Le feu est du reste le dispositif caractérisant ses actions criminelles, car pour les Stoïciens la passion est un embrasement. Lorsque la passion pervertit la raison, le pneuma, qui compose l’âme humaine d’un mélange d’air et de feu, se dérègle selon que l’air ou le feu se met à prédominer. C’est pourquoi, dans le cas de la colère (l’ire étant étroitement liée à la passion érotique et à ses dégénérescences déjà chez les médecins arabes, à cause de l’influence de la planète Mars sur la complexion du corps), l’étincelle de feu mêlée d’air qui anime la raison devient un embrasement monstrueux, un feu déréglé et incontrôlable15. Dans sa tragédie, Sénèque décrit à maintes reprises l’embrasement de colère qui a atteint la reine de Colchide ; nous proposons à titre d’exemples deux passages dans lesquels les interventions à la fois de la nourrice et du chœur révèlent le spectacle étincelant de la colère de Médée : Flammata facies, spiritum ex alto citat, proclamat, oculos uberi fletu rigat, renidet : omnis specimen affectus capit. Haret : minatur aestuat specimen affectus capit. (acte II, scène I, v. 387-390) [Le visage en feu, elle lance de profonds soupirs, pousse de grands cris, verse des flots de larmes, puis resplendit de joie : elle donne le spectacle de toutes les passions. Elle se fige, elle menace, elle s’enflamme, elle se plaint, elle gémit16.] Nulla vis flammae tumidiue uenti tanta, nec teli metuenda torti, quanta cum coniunx viduata taedis ardet et odit ; (acte II, scène III, v. 579-582) [Ni le feu, ni le vent lorsqu’il forcit, ni le trait qu’on lance, 14 Ibidem, p. 34-35. 15 Sur cette perspective, voir la préface à Sénèque, Médée, éd. B. Le Callet, Paris, 2014, p. 12-15. Nous citons la tragédie sénéquienne dans cette édition. 16 Sénèque, Médée, op. cit., p. 110-111.

113

114

r a f fa e l l a za n n i

ne sont aussi redoutables dans leur violence qu’une épouse répudiée, lorsque la haine l’enflamme17.] L’embrasement de Médée, par ailleurs, semble parfaitement correspondre à l’image de l’individu en proie à cette passion que Sénèque retrace dans son traité Sur la colère : « flagrant ac micant oculi, multus ore toto rubor exaestuante ab imis praecordiis sanguine18. » Dans le De mulieribus claris, Boccace décrit notre héroïne comme capable de « fabriquer des feux adaptés à toutes sortes d’incendies », grâce à ses artifices de magicienne : en effet, c’est par un incendie indomptable qu’elle exerce – « ingenio suo » – sa vengeance sur la nouvelle épouse de Jason, Créüse, et sur tout le palais royal de Créon. Pour finir, dans la dernière partie du récit, celle qui héberge les enseignements de caractère moral, Boccace explique que si les yeux sont bien la porte du cœur, ils peuvent en même temps être les intermédiaires des incendies cachés allumés par Cupidon. L’écrivain de Certaldo semble donc retracer, sur les pas de Sénèque, un portrait féminin de perversion, de luxure néfaste et de cruauté, ainsi que de négation de la sagesse stoïcienne, car notre héroïne attente volontairement à deux des principes fondamentaux de cette morale, la conservation de soi ainsi que l’amicitia homini (« Homo sacra res homini », Epistola, XCV, 319) – à savoir deux principes parfaitement superposables à la morale chrétienne de l’époque. Et on retrouve une confirmation de l’absolue négativité du personnage de Médée dans un autre ouvrage datant de la même période, le De casibus, notamment dans un chapitre consacré aux exemples du féminin néfaste : « Medea patrem spoliavit, fratrem discerpsit, propris filis non pepercit20. »

Les excès du théâtre sénéquien au service de l’écriture Comme nous l’avons déjà annoncé, la connaissance de la part de Boccace du corpus tragique sénéquien est démontrée par le biais des reprises intertextuelles dès les années 1340. Le passage en revue des volumes ayant fait partie de la bibliothèque personnelle de Boccace, puis des volumes légués par Boccace lui-même au couvent augustinien de Santo Spirito, nous permet de confirmer cette connaissance qui se répand sur l’ensemble des ouvrages : ceux qui ont appartenu au moralis philosophus et ceux qui remontent au poeta tragicus, comme Boccace le dit dans la deuxième rédaction des Genealogie deorum gentilium. Le florilège des épîtres morales de Sénèque, rédigé

17 Ibidem, p. 144-145. 18 Sur la colère, I, I, 4 : « Ses yeux sont brûlants, étincelants, et du plus profond de son cœur, son sang se met à bouillir, faisant rougir tout son visage. » Voir Sénèque, Médée, op. cit., p. 13. 19 Sur cette perspective, voir E. Lefèvre, « La Medea di Seneca : negazione del ‘sapiente stoico’ ? », dans Seneca e il suo tempo, éd. P. Parroni, Rome, 2000, p. 395-414. 20 De casibus, I, XVIII, 23 : « Médée dépouilla son père, massacra son frère, n’épargna pas ses propres enfants. » La traduction est nôtre.

B O CCACE ET Mé D é E

par Boccace dans son recueil personnel d’auteurs de l’Antiquité latine, le « Zibaldone Magliabechiano » mentionné ci-avant, témoigne d’un intérêt spécifique de Boccace pour la pensée philosophique de Sénèque, déjà vers les années 1350. Dans l’inventaire de la bibliothèque de Santo Spirito (la « parva libraria ») figure également un manuscrit plus tardif contenant toutes les lettres de Sénèque à Lucilius21. En ce qui concerne les tragédies de Sénèque, la question de la tradition manuscrite est un peu plus compliquée car le corpus tragique du philosophe représentait un véritable « vient de paraître » de la première moitié du xive siècle, grâce au travail philologique conduit par le cercle humaniste padouan, qui avait permis de reconstituer le corpus tragique dans son intégralité, puis d’en établir le texte critique ; par ailleurs, les tragédies de Sénèque connurent une immédiate popularité grâce au commentaire rédigé par le dominicain Nicolas Treveth à l’intention du cardinal Nicholas de Prato22. Bien que la paternité boccacienne d’un manuscrit des tragédies de Sénèque ne soit pas encore attestée, dans l’inventaire de la « parva libraria » de Santo Spirito figurait un exemplaire des tragédies qui est vraisemblablement identifiable au manuscrit 527 de la « Biblioteca Riccardiana » de Florence, mais qui semblerait être légèrement postérieur à l’arrivée des livres de Boccace dans la bibliothèque du Couvent. L’inventaire ancien mentionne également un recueil des commentaires aux tragédies de Treveth qui n’a pas été encore identifié à l’un des exemplaires de la tradition italienne de ce texte23. Même s’il ne s’agit pas des manuscrits réellement possédés par Boccace, cet inventaire témoigne de la diffusion en Toscane de la lecture médiévale du corpus tragique de Sénèque (qui comportait presque systématiquement le texte latin accompagné d’un commentaire et d’enluminures), et plus particulièrement dans les bibliothèques des ordres religieux : on peut juste mentionner, en complément d’information, que dans l’inventaire ancien de la bibliothèque du couvent de Saint-François de Pise (Archivio di Stato di Pisa, Comune D, Opera di S. Francesco, 1386) figuraient deux exemplaires des tragédies sénéquiennes en 1350 déjà (dont on a malheureusement perdu toute trace). Un autre indice contenu dans la bibliothèque de Boccace nous permet de relever l’intérêt de l’écrivain pour la mythographie transmise par la tragédie de l’Antiquité grecque et latine, qui complète en quelque sorte la palette des sources plus proprement historiographiques (entre autres, Tite-Live, Orose et Valère Maxime) : les études les plus récentes sur la bibliothèque de Boccace ont en effet démontré qu’un manuscrit des tragédies d’Euripide, transcrites et traduites en latin par Leonzio Pilato, contenant aussi la Médée (c’est le ms. S. Marco 26 de la Biblioteca Mediceo

21 Sur le florilège sénéquien et le manuscrit des épîtres à Lucilius conservé à Santo Spirito, voir A. M. Costantini, « Studi sullo Zibaldone Magliabechiano. II. Il florilegio senechiano », Studi sul Boccaccio, 8 (1974), p. 79-126. 22 Sur la diffusion des tragédies sénéquiennes au xive siècle, voir C. Villa, « Le ‘tragedie’ di Seneca nel Trecento », dans Eadem, La protervia di Beatrice. Studi per la biblioteca di Dante, Florence, 2009, p. 233-249 ; sur la diffusion du corpus sénéquien en général, voir Seneca. Una vicenda testuale, éd. T. De Robertis et G. Resta, Florence, 2004. 23 A. Mazza, « L’inventario della Parva libraria », art. cit., p. 55-56 ; O. Hecker, Boccaccio-Funde : Stücke aus der Bislang Verschollenen Bibliothek des Dichters Darunter von Seiner Hand Geschriebenes Fremdes und Eigenes, Brunswick, 1902, p. 35-36.

115

116

r a f fa e l l a za n n i

Laurenziana de Florence), a dû demeurer pendant un certain temps auprès de Boccace à Florence, avec d’autres manuscrits grecs (entre autres le Laur. 31, 10 d’Euripide), avant de continuer ses déplacements24. En fait, dans son ouvrage historico-antiquaire, les Genealogie deorum gentilium, Boccace avait explicitement revendiqué son propre rôle dans l’arrivée en Toscane de certains manuscrits de divers auteurs de l’Antiquité grecque, entre autres, Homère et Euripide. Pour conclure, ce sont les Genealogie deorum gentilium, le chef-d’œuvre de Boccace humaniste (Boccace lui a consacré environ vingt-cinq années de travail, de 1350 environ jusqu’à sa mort), qui nous offre un témoignage important, peut-être définitif, du fait que, pendant les années de la maturité, Boccace avait parfaitement intégré la tragédie de Sénèque parmi les sources permettant de tracer les aventures néfastes de Médée et de ses proches (outre Apollonios de Rhodes et Ovide) : dans les deux chapitres consacrés respectivement à Créon et à Jason, il explicite ses sources en renvoyant au « vrai poète » Sénèque et à sa tragédie, à l’aide aussi de diverses citations verbales du texte de la Médée elle-même. Nous reproduisons à titre d’exemples les deux passages suivants de l’ouvrage boccacien : Creon rex fuit Corinthiorum et Sysiphi filius, ut Medee verbis, in tragedia eiusdem, Seneca poeta demonstrat, dicens « Non veniat unquam tam malus miseris dies. Qui prole feda misceat prolem inclitam, Phebi nepotes Sysiphi nepotibus. » (Genealogie deorum gentilium, XIII, 63, 1) [Créon fut le roi des Corinthiens et le fils de Sisyphe, comme le montre le poète Sénèque dans sa tragédie, à travers les mots de Médée, en disant : « Qu’il n’arrive jamais aux misérables un temps ainsi malheureux qui mélange les enfants indignes avec la progéniture glorieuse, les neveux de Phébus avec ceux de Sisyphe. »] Seneca poeta vero, in tragedia Medee, eum [Jaso n.d.a] assumpsisse Creusam Creontis regis Corinthiorum filiam ostendit. Ob quam indignationem cum maleficiis Medee regiam et novam comiugem, ut asserit Seneca, vidisset exustam, ab eadem oculis suis vidit quos ex ea susceperat filios gladio laniari. (Genealogie deorum gentilium, XIII, 26, 5) [Le poète Sénèque dit d’ailleurs dans sa tragédie Médée que Jason prit Créüse, fille de Créon, roi des Corinthiens. Il vit aussi, comme le dit Sénèque, Médée qui détruisait par des feux et par des maléfices le palais et la nouvelle épouse, à cause de l’indignation provoquée par ce mariage. Il vit encore de ses propres yeux leurs enfants massacrés au couteau par Médée elle-même25.]

24 D. Speranzi, « Le tragedie di Euripide scritte da Leonzio Pilato e forse appartenute a Boccaccio », dans Boccaccio autore e copista, op. cit., p. 365-367. 25 Dans les Genealogie deorum gentilium, XIII, 63, 1, Boccace cite directement les vers 510-512 de la Médée de Sénèque. Les deux citations du texte latin sont tirées de l’édition suivante : Giovanni Boccaccio, Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, t. 7, Genealogie deorum gentilium, éd. V. Zaccaria, Milan, 1998, t. 2, p. 1310 et 1338. La traduction est nôtre.

B O CCACE ET Mé D é E

Pour finir, la tragédie de Sénèque demeure nécessaire pour retracer les facettes diverses et variées de l’histoire de notre héroïne de l’Antiquité. Bien que très cruelle, la version tragique sénéquienne représente la clé du rebus permettant de compléter son portrait, elle s’inscrit parfaitement dans un projet intellectuel, celui de la maturité de Boccace, visant à faire de l’écriture en prose latine un dispositif narratif exemplaire du point de vue moral : cette reprise se situe donc dans une perspective complètement différente de celle qui avait conduit le jeune Boccace à la comparaison du malheur de Fiammetta avec ceux qui s’étaient abattus sur un nombre important d’héroïnes de l’Antiquité. Si dans la Fiammetta, l’exemplum de Médée, entre autres, sert à souligner l’incomparable situation dans laquelle la protagoniste de l’ouvrage est obligée de demeurer, et si les femmes antiques « illustres » jouent ainsi leur rôle dans la construction romanesque du malheur paradoxal accablant Fiammetta, dans les ouvrages de la maturité c’est un souci pleinement éthique qui oriente le jugement de Boccace face aux héroïnes (à la fois positives et négatives) de l’Antiquité. Avec le De mulieribus claris, puis le De casibus virorum illustrium et les Genealogie deorum gentilium, Boccace propose à son propre public une palette, la plus exhaustive et documentée possible, des traces à suivre, des pas sur lesquels il faut se mettre, et de ceux qui ne représentent que des comportements à éviter, néfastes et dangereux.

117

Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Pérez

Médée au Moyen Âge : les interprétations de l’Ovide moralisé

Stefania Cerrito, dans une communication prononcée à Lille en 20051, a montré que pour ce qui concerne Médée au Moyen Âge, c’est Benoît de Sainte Maure, qui, le premier, fait de la princesse de Colchide un personnage de roman. Mais, ajoutet-elle, « c’est surtout la magicienne qui intéresse Benoît », pour qui la magie « est la forme suprême du savoir, qui relie l’homme à Dieu2 ». Benoît passe sous silence les crimes de Médée. Mais à la fin du xiiie et au début du xive siècle, le « profond changement » qui affecte « l’attitude de l’Église face à la magie » va nuire à la figure de Médée, qui « ne survit que difficilement à la nouvelle atmosphère culturelle ». Seules les mises en prose 2, 3 et 4 du Roman de Troie conservent « ce beau portrait de femme savante et amoureuse3 ». Trois mouvements distinguent alors les réécritures de la légende de Médée : le premier mouvement, représenté par Prose 1, revient à la Médée cruelle et meurtrière d’Euripide ; le deuxième mouvement dénie à la magicienne tout pouvoir magique : Guido delle Colonne renvoie ces pouvoirs à une erreur païenne. Enfin, un troisième groupe de textes, parmi lesquels la deuxième version de l’Histoire ancienne jusqu’à César, qui intègre Prose 5 et donc la version romane de certaines Héroïdes d’Ovide, raconte le mythe en entier, depuis la légende de Phrixos et Hellé, origine de la Toison d’or, jusqu’à la disparition définitive de Médée, en passant par l’épisode d’Hypsipyle (qui utilise la sixième Héroïde), le retour de Jason en Grèce, le rajeunissement d’Éson, la trahison de Jason et la terrible vengeance de Médée qui devient infanticide avant d’être la proie du remords et de mourir noyée.



1 S. Cerrito, « Les métamorphoses de Médée au Moyen Âge : analyse du mythe dans les versions françaises, italiennes et espagnoles », Réception et représentation de l’Antiquité, Bien dire et bien aprandre 24 (2005), p. 39-56. 2 Ibidem, p. 42. 3 Ibid., p. 44. Prunelle Deleville  Université Lumière-Lyon 2 et Université de Genève, CIHAM-UMR 5648 Marylène Possamai-Pérez  Université Lumière-Lyon 2, CIHAM-UMR 5648 Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 119-129 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118942

1 20

p r u n e l l e d e le vi l l e e t m ary l è n e p o s s amai -pé re z

L’Ovide moralisé en vers appartient à ce troisième groupe, et ajoute même les aventures de Médée à Athènes, lorsque, ayant fui le royaume de Thessalie, elle épouse Égée et tente d’empoisonner Thésée. L’œuvre de l’anonyme du début du xive siècle représente ainsi « la synthèse la plus complète et détaillée de l’histoire de la Médée médiévale », puisqu’elle se déploie sur 2000 vers, dans lesquels la Colchidienne est d’abord une princesse « timide et hésitante » « en qui luttent Amour et Raison », puis une « femme amoureuse et (une) magicienne bienfaitrice », enfin « une farouche sorcière4 ». Ainsi, les aspects intéressants à développer à propos de l’héroïne de l’Ovide moralisé ne manquent pas. On a le choix entre plusieurs éléments : la peinture de l’amour naissant et l’étude du magnifique monologue dans lequel l’auteur du xive siècle, traduisant le dilemme de Médée, se montre le digne émule des romanciers du xiie siècle ; l’examen de la façon dont il traduit en détail (ce qui est original parmi les adaptations médiévales de la légende de Médée) la procédure suivie par la magicienne pour rajeunir Éson (l’étude du vocabulaire par lequel le translateur rend les différents « charmes » et « enchantements » révélerait sans doute une bonne part d’invention verbale) ; celui d’une autre particularité de l’Ovide moralisé, les interprétations dont il assortit chacune de ses traductions de la fable ovidienne, opérant une deuxième transposition, après le transfert linguistique, la transposition axiologique5. C’est cette troisième approche que nous privilégions ici, en particulier parce que la famille de manuscrits que l’une de nous, Prunelle Deleville, édite et étudie est dotée d’interprétations qui lui sont propres6. Nous avons réparti les analyses comme suit : Prunelle Deleville analyse une branche des manuscrits de l’Ovide moralisé tardive, de l’extrême fin du xive siècle jusqu’au début du xve siècle7, la branche Z, qui présente une réécriture de l’Ovide moralisé8. Dans ce remaniement, les allégories sont supprimées9, mais des expositions historiques sont ajoutées ou développées et le récit des fables est parfois modifié. Pour le cas de la narration de l’amour naissant entre Jason et Médée et de la conquête de la Toison d’or le remanieur a été très inspiré. Il amplifie largement l’exposition historique de

4 Ibid., p. 51-52. 5 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982, p. 471. 6 Cette introduction est signée M. Possamai. 7 Il s’agit des copies suivantes : Paris, BnF, fr. 870 ; Paris, BnF, fr. 19121 ; Paris, BnF, fr. 374 ; Berne, Burgerbibliothek, cod. 10. 8 Prunelle Deleville édite ce groupe de manuscrits dans sa thèse Métamorphoses des Métamorphoses : étude littéraire et édition critique des manuscrits Z de l’Ovide moralisé, sous la direction de Marylène Possamai et d’Olivier Collet, soutenue à l’Université Lumière Lyon 2 le 13 juin 2019. Cette édition s’appuie sur le manuscrit Z3 (Paris, BnF, fr. 870). La référence aux vers de ce texte repose sur la numérotation de cette édition. Quand nous citons l’Ovide moralisé dit « original », nous précisons « éd. C. De Boer ». 9 Dans les témoins Z2 (Paris, BnF, fr. 374) et Z1 (Berne, Burgerbibliothek, cod. 10), les allégories sont présentes. Selon les études de R. Trachsler et L. Endress (« Économie et allégorie, notule à propos des manuscrits Z de l’Ovide moralisé », Medioevo Romanzo, 39/2 (2015), p. 350-366), elles auraient été ajoutées dans le modèle de Z, à partir d’un représentant de la branche la plus ancienne, qui les possédait.

M é d é e dans l’ Ovide moralisé

la fable par l’ajout d’une soixantaine de vers. Une telle configuration ne manque pas de surprendre dans la mesure où cette matière est déjà historique. Elle ne nécessite donc pas, normalement, d’interprétation concrète. Marylène Possamai interprète quant à elle les « moralisations » que présente le plus grand nombre de manuscrits, en s’appuyant sur le texte que Cornelis De Boer a édité au début du xxe siècle10, essentiellement à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen sous la cote O.4. Sont ici prises en compte les moralisations qui concernent la première partie de l’histoire : la conquête de la Toison d’or et le retour de Jason et Médée à Iolcos. Le passage étudié occupe les vers 690 à 820 du livre VII11. Une rapide analyse permet de bien repérer la hiérarchie établie par le moraliste de l’Ovide moralisé entre la première interprétation, celle par « l’histoire » (de type évhémériste), qui constitue à la fois un « nettoyage de la fable » (elle supprime les aspects invraisemblables pour la raison ou inacceptables pour la morale et fournit à la fable un sens littéral acceptable) et un relais sensible, un tremplin vers les vérités intelligibles, et celle que l’auteur appelle seule « allégorie », une interprétation par la signification « intelligible » justement, spirituelle, et, en l’occurrence, chrétienne : il s’agit de l’un des trois sens spirituels que les Pères de l’Église attribuaient aux seules Écritures saintes, ici le sens typologique, l’allégorie au sens restreint, le quid credas conforme au dogme de l’Église. Conformément à l’ordre établi par l’auteur de l’Ovide moralisé, nous évoquerons d’abord le niveau « sensible » de l’interprétation, dans l’œuvre « originale12 » et dans la version remaniée, avant d’examiner le niveau spirituel. Dans la version originale, le récit de la conquête de la Toison d’or reçoit un premier niveau d’interprétation historique. Logiquement, la légende des Argonautes ne nécessite pas d’explication concrète : elle a un sens littéral acceptable, puisqu’elle est vraie dans la conception médiévale. Cependant, le premier auteur de l’Ovide moralisé émet une restriction, lorsqu’il écrit que « Toute ceste fable est histoire / Et de Pelye et de Jason / Fors seulement de la toison13 » (éd. C. De Boer, v. 690-692). Seule la Toison d’or reste donc à interpréter. L’exégète en fait l’équivalent de Médée enfermée par son père, que personne n’aurait pu ravir sans le conseil de la princesse elle-même. L’exposition retrouve le schéma folklorique du conte merveilleux. Le remanieur amplifie largement l’exposition en complétant cette trame. La nouvelle lecture qu’il fournit ressemble ainsi complètement à un conte. Le décor devient plus précis : Médée n’est plus seulement enfermée on ne sait où, mais elle est retenue dans un château, dans une tour rendue inaccessible par la présence d’un enchantement. Le père est présenté comme un jaloux, un sot. Il promet à celui

10 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, éd. C. de Boer, Amsterdam, 1915-1938, 5 t. 11 Édition C. De Boer, t. 3, p. 31 à 34. 12 Prunelle Deleville, qui reprend ici la plume, utilise l’adjectif « original » pour opposer la version de l’Ovide moralisé du début du xive siècle à sa réécriture. Elle différencie aussi l’auteur « original », ou le « premier » auteur, de son « remanieur » ou de « l’adaptateur » de la famille Z. 13 « Tout le contenu de ce récit fabuleux est historique, pour ce qui concerne Pélias et Jason, à l’exception de la Toison. » Toutes les traductions de l’Ovide moralisé sont de notre fait.

121

122

p r u n e l l e d e le vi l l e e t m ary l è n e p o s s amai -pé re z

qui réussira à délivrer sa fille un grand trésor et de belles noces. Sachant qu’il est impossible par des forces humaines d’arriver à un tel exploit, le père conserve ainsi tout pouvoir sur son enfant. De nombreux chevaliers se présentent pour accomplir cette prouesse, qui tous meurent. Un jour arrive un jeune homme, qui figure Jason. Médée tombe amoureuse de lui, et mue par la pitié qu’elle ressent pour ce vaillant garçon, décide de l’aider à défaire l’enchantement. Le canevas de cette interprétation n’évacue pas totalement, a priori, le merveilleux en reprenant à son compte un schéma et des motifs du conte merveilleux : le père possessif qui ne veut donner la main de la princesse qu’en soumettant les prétendants à une épreuve inhumaine et l’aide magique que reçoit le héros qui s’est qualifié14. Pourtant, nous relevons dans le même temps un effort d’explication rationnelle de la fable. Dans le récit de cette fable, le remanieur avait qualifié la Toison d’or de « droite faerie » (v. 18, « authentique sortilège »). Dans l’interprétation, il n’emploie plus ce vocabulaire qui dénote l’univers merveilleux. Au contraire, il a plusieurs fois recours au mot « enchantement » (v. 745, v. 748, v. 811), une fois au syntagme « art magique » (v. 746) qui renvoie à la maîtrise d’une technique et non à la possession d’un pouvoir surnaturel. Cet aspect rejoint ce qu’évoque L. Harf-Lancner à propos de la rationalisation du merveilleux dans le Lancelot en prose : Dans cette vision rationalisée, les attributs de la fée ne sont pas attachés à sa nature fantastique mais acquis par le fruit d’un savoir et inscrits dans le temps […]. Les interventions féeriques sont qualifiées d’enchantements et le vocabulaire de la féerie se confond avec celui de la sorcellerie15. Le recours à des éléments a priori magiques et la reprise de thématiques du conte merveilleux correspondent donc paradoxalement à une entreprise de rationalisation du récit. Cependant, cet effort de rationalisation ne va pas sans difficultés, ce qu’exprime implicitement le remanieur. Tout d’abord, dans les quatre manuscrits qui présentent cette exposition, aucune rubrique n’indique de démarcation entre la fable et l’exposition, comme c’est toujours le cas dans le reste du texte. Cette incongruité pourrait être signifiante et s’analyser comme le statut ambigu de ce passage, comme la marque de la porosité de la frontière entre fiction et vérité, lorsqu’il s’agit de traiter de la Toison d’or. L’adaptateur de la famille Z dresse lui-même ce constat implicite à propos du caractère insaisissable du sujet de la fable, à la fin de l’exposition, au moment où Médée délivre le château du sortilège : Tant fist et tellement ovra, Par force de sens et d’avoir – Car moult estoit de grant savoir – Qu’elle [deffist] l’enchantement. 14 C’est ce schéma que suit, par exemple, dans sa première partie, le lai de Marie de France intitulé Les deux amants. Voir Marie de France, Lais, dans Lais bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, 2018, p. 388-407. 15 L. Harf-Lancner, Les fées au Moyen Âge, Paris, 1984, p. 413.

M é d é e dans l’ Ovide moralisé

Ce ce conte, si ne me ment, Siques la toison doree Est ainssi prisse pour Medee. (v. 808-814) [Elle fit tant et œuvra tellement, par la vertu de son intelligence et de ses biens – car elle possédait un grand savoir – qu’elle (annula) l’enchantement. C’est ce que raconte cette histoire, si elle ne me trompe pas. C’est ainsi que la Toison dorée est comprise comme signifiant Médée.] L’emploi de la subordonnée consécutive « fist tant que » marque une volonté d’expliciter la fable, déjà exprimée par la mise en valeur du « sens » et du « grant savoir » de Médée. L’intelligence – et non la jouissance de pouvoirs surnaturels – est la cause de la conquête de Jason. Cependant, la rime entre « enchantement » et l’hypothétique « si ne me ment » peut traduire qu’une part de mystère reste irréductible, impénétrable par la raison. Le remanieur de Z affirme d’ailleurs, dans la présentation de son exposition, que « qui au droit san veut tendre / ainssi doit la fable entendre » (v. 733-734, « celui qui veut s’approcher de l’exacte signification de la fable / doit la comprendre de cette façon »). L’emploi du verbe « tendre » invite à penser qu’une part du récit échappe à la vérité, « au droit sans », ce qui suggère le caractère insaisissable de cette fable. En outre, le remanieur n’emploie nulle part ailleurs le verbe « tendre » pour désigner son effort de rationalisation. Il est toujours beaucoup plus sûr de lui. Ainsi, l’opposition entre l’expression d’une réserve (« tendre ») et celle d’une forte adhésion (« doit la fable entendre ») exprime la difficulté d’interpréter cette matière d’un point de vue concret. Le remanieur paraît dire à demi-mots que quelque chose échappe à la raison dans la fable, comme lorsqu’il énonce au tout début de l’exposition que : Ceste fable est vraye ystoire Fors seullement de la toison, Conbien que grant mencion En est faite en mains ystoires Qui sont approuvez pour voires. (v. 726-730) [Cette fable est de l’histoire vraie, sauf seulement pour la Toison, bien qu’elle soit largement mentionnée dans de nombreuses histoires qui sont considérées comme vraies.] Les deux premiers vers reprennent les termes du premier auteur. Dans un second temps, la concession ajoutée, introduite par « conbien que », signale que le propos se dérobe à la normalisation et à la vérité de l’histoire de Médée pourtant affirmée par la rime entre « ystoires » et « voires ». Une tension semble donc se manifester, qui traduit la difficulté de décrypter cet épisode d’un point de vue rationnel. Un tel embarras a certainement porté le remanieur à tenter d’expliquer plus longuement la part de surnaturel contenue dans la conquête de la Toison d’or, alors qu’il s’agit pourtant d’une matière historique sur laquelle il ne convient normalement pas de s’appesantir dans l’explication évhémériste. N’y a-t-il pas aussi dans ce traitement particulier du mythe l’expression d’une part de fascination ? Selon Richard Buxton,

123

1 24

p r u n e l l e d e le vi l l e e t m ary l è n e p o s s amai -pé re z

qui a traité des pouvoirs de Médée, la fascination qu’exerce la magie de Médée tient justement au fait que « c’est précisément parce que l’acte d’enchantement a une base prétendument ‘rationnelle’ que la magie est encore plus convaincante16 ». Ainsi, grâce à l’expression d’une tension entre ce qui est vrai et ce qui échappe à la vérité, le nouvel auteur réussit à saisir et à rendre la fascination liée au statut ambigu de l’épisode de la Toison d’or. Par l’union implicite entre vérité historique et topoï littéraires merveilleux, il capte la vérité de la fable. L’auteur original17 de l’Ovide moralisé n’a pas la même vision des choses, puisque pour lui l’exposition historique n’est qu’un relais sensible qui ouvre vers le sens spirituel, ce sens « plus haut », « meilleur » selon lui. « Or vous dirai l’alegorie18 » : c’est la formule par laquelle le moraliste marque la hiérarchie entre le sens « littéral », concret, sensible (naturaliste ou évhémériste), et le sens spirituel (qui peut être typologique – quid credas –, tropologique – quid agas –, et/ou anagogique – quo tendas19). C’est ici le sens typologique : Pélias est le diable, qui, par jalousie, envoya l’humain lignage cueillir le fruit de la science (c’est-à-dire dans la fable les Argonautes à la conquête de la Toison d’or – mais ce n’est pas explicité : nous sommes au livre VII, l’auteur considère ses lecteurs comme avertis). De même il faut comprendre que le Christ est l’interprétation de Jason, qui dans sa sagesse voulut, pour sauver l’homme, s’unir à « la vierge honoree, / Pour avoir la toison doree, / C’est la sainte virginité / De la mere » (v. 731-744, « à la Vierge honorée, pour acquérir la Toison d’or, c’est-à-dire la sainte virginité de la mère »). Cependant les choses ne sont pas claires, et les deux personnages de Jason et de Médée ne sont pas bien distingués, car ce n’est pas Jason, mais Médée qui « vit la dolour et la paine / Et la mort que home atendoit » (v. 734-735, « vit la douleur et la peine, et la mort qui attendait l’homme »), qui en eut « pitié grant et conpascience » (v. 737-738, « une grande pitié et une vive compassion »), et qui « dona l’erbe et la racine / De la salvable medecine » (v. 747-748, « donna l’herbe et la racine qui composaient le remède salutaire »). En fait c’est l’enchantement préparé par la magicienne qui reçoit l’équivalence, point par point, de l’Incarnation. Le magicum est interprété par le miraculum20, la seule magie admise par la pensée chrétienne est le miracle de l’Incarnation divine : nous avons ici une allégorie énumérative ou descriptive21. L’herbe donnée par Médée a été cueillie « dou ventre à la vierge Marie » (v. 750 ; la terre cultivée par Dieu est le 16 R. Buxton, « Les yeux de Médée : le regard et la magie dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes », dans La magie dans l’Antiquité tardive. Les mythes, éd. A. Moreau et J.-C. Turpin, Montpellier, 2000, p. 267. 17 C’est Marylène Possamai qui aborde ici l’étude de la version « originale ». 18 « Je vais maintenant vous dire l’allégorie. » 19 Quid credas : « ce qu’il faut croire » ; quid agas : « ce qu’il faut faire » ; quo tendas : « ce vers quoi il faut tendre ». H. de Lubac, « Sur un vieux distique. La doctrine du ‘quadruple sens’ », dans Mélanges Ferdinand Cavallera, Toulouse, 1948, p. 347-366. 20 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’étrange et le merveilleux dans l’Islam médiéval, éd. Jeune Afrique, Paris, 1978, p. 61-115, repris dans L’imaginaire médiéval, Paris, 1985, rééd. 1991, p. 17-39 : magicum : « magique », miraculum : « miraculeux ». 21 A. Strubel, « Grant senefiance a » : Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 43.

M é d é e dans l’ Ovide moralisé

ventre de la Vierge, v. 751-753), et la préparation reçoit l’équivalent de la passion : elle fut en effet « ou mortier de la crois triblee / Et de vinaigre destrempee » (v. 755-756, « écrasée au mortier de la Croix et délayée avec du vinaigre »). À cette époque tout est prétexte à l’interprétation par les instruments de la Passion, particulièrement la Croix, qui devient objet de dévotion à partir du xiiie siècle. L’enchantement, le charme, c’est « la chars » du Christ (il y a peut-être un jeu sur les sonorités de charme et de char : « La chars fu l’erbe et la poison / Qui trait le siecle a garison », v. 757-758, « La chair était la plante et la potion qui mène le monde à sa guérison »). Ce n’est pas exactement la conquête de la Toison d’or, mais plutôt la préparation magique de Médée, qui est assimilée à la Passion : « Li jus qui de cele herbe issi / Fu li sans et l’iaue autresi / Qui dou cors Jhesucrist raierent » (v. 759-761, « Le suc qui sortit de cette plante était le sang et l’eau qui coulèrent du corps de Jésus Christ »). Dans l’Ovide moralisé, un morceau de bois figure souvent la Croix et un liquide est souvent la représentation du sang du Christ. Bien sûr le dragon gardien de la Toison est le diable (v. 766-770) ; les taureaux sont les compagnons du diable et le feu qui sort de leur gueule figure les mauvaises paroles (le péché de langue fustigé par saint Louis et théorisé par Raoul Ardent22) : « Feu de venimeuse reprouche / D’affis et de derrisions / Et de falses distrucions » (v. 772-774, « Le feu du reproche venimeux, des défis et des moqueries, des mensonges destructeurs »). On sait combien le moraliste fustige ce peccatum linguae. La fuite des Minéens est celle des disciples au Jardin des Oliviers (v. 775-776). Les dents du dragon semées par Jason représentent « la sainte semance / De la crestienne creance » (v. 783-784, « la sainte semence de la foi chrétienne »). Les chevaliers qui en sortent sont les disciples du Christ qui, armés de justice (v. 792) se battirent contre « les anemis de la foi » (v. 795, « les ennemis de la foi »). Les choses sont claires aux vers 799-800 : Jason est le Christ, la Toison est la Vierge23. Même le démembrement de son frère par Médée figure la Passion du Christ (v. 807-813). La question qui se pose à propos de ces deux allégories est celle de leurs sources possibles. On sait que l’anonyme travaillait sur un manuscrit glosé des Métamorphoses24 : les gloses marginales de ce type de manuscrit reprennent souvent des commentaires antérieurs comme les Integumenta de Jean de Garlande ou les Allegoriae d’Arnoul d’Orléans, dont Frank T. Coulson et I. Salvo-Garcia ont bien montré qu’ils étaient souvent recopiés de façon indifférenciée dans les gloses marginales des manuscrits

22 Raoul Ardent, Speculum universale, cité par C. Casagrande et S. Vecchio, Les péchés de la langue, Paris, 1991, p. 174. 23 Remarquons la cohérence de ces différentes lectures : l’interprétation historique a dit que la Toison était Médée. Jason est le Christ, « doux mouton » qui « fu couvert » (v. 803) de la toison (qui « s’aombra » dans le ventre de la Vierge, dit ailleurs le texte : cf. par exemple II, 4513, IV, 6576, XII, 1951). 24 M. Possamai-Pérez, « L’Ovide moralisé, ou la ‘bonne glose’ des Métamorphoses d’Ovide », Regards croisés sur la glose, Cahiers d’Études Hispaniques Médiévales, 38 (2008), p. 181-206.

125

1 26

p r u n e l l e d e le vi l l e e t m ary l è n e p o s s amai -pé re z

des Métamorphoses, à partir du xiie siècle25. L’un de ces manuscrits, le manuscrit du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 1479, pourrait être assez proche de celui-ci qu’utilisait l’anonyme du début du xive siècle. Or la glose marginale de ce manuscrit n’interprète Médée que d’un point de vue « évhémériste », ou historique, en faisant de la magicienne l’incarnation de la sagesse, de la science : la glose, qui se présente comme une allégorie énumérative, n’est pas la source de l’interprétation de Médée dans la version « commune » de l’Ovide moralisé26. Le Commentaire Vulgate étudié par F. T. Coulson propose une lecture morale selon laquelle Jason et sa conquête de la Toison d’or représentent les marchands dangereux et où Médée est la fallacia, la supercherie, la tricherie : il n’y a pas non plus de rapport avec notre texte. Dans les commentaires un peu plus tardifs que l’Ovide moralisé, les Allegoriae de Giovanni del Virgilio27 et le commentaire du manuscrit du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 2877 (c. 1350, édité par F. T. Coulson28), l’interprétation est liée à l’argent qui est cause de conflits, au tribut, à la Toison d’or comme un trésor. Elle évoque aussi la lecture de Jason comme marchand du Commentaire Vulgate. Pour ce qui est de l’allégorie typologique, c’est encore plus complexe. L’auteur de l’Ovide moralisé l’a-t-il lue dans l’un des ouvrages qu’il connaissait et qu’il utilisait pour son travail ? Nous n’en avons pas trouvé la trace. Pierre Bersuire, le bénédictin qui accomplit le même travail que notre anonyme, au même moment, mais en prose et en latin, une première fois sans connaître l’Ovide moralisé, une deuxième fois après l’avoir eu sous les yeux, propose l’interprétation 25 Voir F. T. Coulson, « Ovid’s Metamorphoses in the School Tradition of France, 1180-1400 : Texts, Manuscript Traditions, Manuscript Settings », dans Ovid in the Middle Ages, éd. J. G. Clark, F. T. Coulson et K. L. McKinley, Cambridge, 2011, p. 48-82 ; I. Salvo-Garcia, « Introduction aux sources de l’Ovide moralisé », dans Ovide Moralisé, Livre I, éd. C. Baker, M. Besseyre, M. Cavagna, S. Cerrito, O. Collet, M. Gaggero, Y. Greub, J.-B. Guillaumin, M. Possamaï-Pérez, V. Rouchon Mouilleron, I. Salvo García, T. Städtler et R. Trachsler, Paris, 2018, p. 193-210. Tout récemment encore, F. Ploton-Nicollet (« Lire Ovide à la fin du Moyen Âge : un ensemble de scholies métriques en marge du texte des Métamorphoses dans le manuscrit Saint-Omer, Bibl. mun. 678 », dans La rigueur et la passion, Mélanges en l’honneur de Pascale Bourgain, éd. C. Giraud et D. Poirel, Turnhout, 2016, p. 565-579), a pu constater que le manuscrit de Saint-Omer, Bibliothèque municipale, 678, daté du dernier tiers du xiiie siècle, qui recopie les sept premiers livres des Métamorphoses, les accompagne de commentaires marginaux qui parfois « sont des citations des deux grands commentaires allégoriques et versifiés des Métamorphoses », celui de Jean de Garlande et celui de Giovanni del Virgilio (art. cit., p. 567-568). 26 C’est pourtant l’interprétation la plus courante au Moyen Âge : ainsi, c’est celle qu’on peut lire dans la General Estoria d’Alphonse X, comme l’a récemment montré I. Salvo-Garcia, « Mujeres sabias en la historiografía alfonsí : la infanta Medea », dans Histoires, Femmes, Pouvoirs. Péninsule Ibérique (ixe-xve siècle). Mélanges offerts au Professeur Georges Martin, Paris, 2018, p. 339-365. I. Salvo-Garcia, étudiant « l’infante Médée », c’est-à-dire la bonne fille du roi, rappelle que pour Alphonse X, la sagesse (le savoir, et en particulier le trivium, mais aussi l’astrologie) aussi bien que la magie sont fondamentales, chez un homme autant que chez une femme. Par « version commune », nous entendons la version « originale », qui s’oppose au remaniement de la famille Z. 27 Qui datent de 1322 et ont été éditées aussi par Fausto Ghisalberti, « Giovanni del Virgilio espositore delle Metamorfosi », Giornale dantesco, 34 (1933), p. 1-110. 28 F. T. Coulson, « Vaticanus latinus 2877 : A Hitherto Unedited Allegorization of Ovid’s Metamorphoses », The Journal of Medieval Latin, 2 (1992), p. 1-61.

M é d é e dans l’ Ovide moralisé

suivante : « Per vellus aureum possumus intelligere divitias temporales et maxime divitias ecclesiae29. » Jason est le bon prélat qui veut acquérir ces richesses. Les taureaux sont les cruels tyrans, et le dragon est le diable. Le roi Aeétès est Dieu le Père, Médée sa fille est « virginem gloriosam, vel etiam sapientiam30 » et Jason veut devenir familier avec la fille du roi, c’est-à-dire la bienheureuse Vierge ou la sagesse. Le joug qui doit soumettre les taureaux furieux est celui de l’enseignement (« jugum disciplinae »), et la pénitence par laquelle il faut labourer la terre de leur cœur (« arare eos cogat per poenitentiam terram cordis suis ») ; « Item ad ipsum pertinet draconem id est diabolum superare », « c’est par cette même pénitence qu’il faut soumettre le dragon, c’est-à-dire le diable », « et dentes ejus id est temptationes et morsus praedicando seminare », « et il faut semer ses dents, c’est-à-dire les tentations et les morsures grâce à la prédication. ». Les soldats sont les hommes bons et humbles, qui combattent spirituellement l’un contre l’autre et tuent la vie charnelle : Vel dic quod Jason est Christus qui assumpta uxore Medea id est nostra humanitate, boves id est tyrannos jugo fidei subire coegit […] draconem diabolum superavit, dentes ejus id est peccatores in ecclesia seminatos per fidem […] quorum tamen instigante diabolo alter contra alterum per detractionem et invidiam nunc insurgit. [Ou alors Jason est le Christ qui a épousé Médée, c’est-à-dire notre humanité. Il a dompté les taureaux c’est-à-dire les tyrans sous le joug de la foi […], il a triomphé du dragon – le diable : ses dents sont les pécheurs semés dans l’église par la foi […], mais qui se battent l’un contre l’autre à l’instigation du diable, sous l’effet de la diffamation et de la haine.] Erat Medea filia Aetae mirabilis incantatrix, sicut ponit Ovidius. Ipsa lucem in tenebras subito vertebat, ventos inducebat et pluvias choruscationes et grandines et terrae motus. Et flumina retroire faciebat et arbores florere et senes ad juventutis gloriam revocabat. Haec etiam quendam currum habebat quem duo dracones portabant, et eam ad colligendas herbas, et ad speculandum sydera quolibet deferebant. Ista igitur amore Jasonis victa, et patriam et regnum cujus erat haeres reliquit et in Thessaliam cum eodem Jasone fugit. Patris etiam divitias secum tulit. Istud potest dici contra maliciam mulierum, quae arte mirabili sciunt homines incantare, in tantum quod suis incantationibus generant tenebras ignorantiae, ventos superbiae, choruscationes concupiscentiae vel contumeliae, in tantum quod ipsos faciunt per curiositatem florere, et si sint senes faciunt eos ad juventutis lasciviam pervenire. Dracones id est daemones currum suae levis voluntatis agitant, et per instabilem vagabilitatem undique eas portant. Istae amore fatuorum juvenum

29 Petrus Berchorius, Reductorium morale, XV, 2-15 : Ovidius moralizatus naar de Parijse druk van 1509 : Metamorphosis Ouidiana Moraliter a Magistro Thoma Walleys Anglico de professione praedicatorum sub sanctissimo patre Dominico : explanata Venundatur in aedibus Ascensianis et sub pelicano in vico sancti Iacob Parisiis, éd. J. Engels, Utrecht, 1962, p. 109-110 (toutes les traductions de Bersuire sont nôtres) : « Par la Toison d’or nous pouvons comprendre les richesses temporelles et particulièrement les richesses de l’Église. » 30 Ibidem, p. 110 : « la Vierge glorieuse, ou aussi la sagesse. »

127

1 28

p r u n e l l e d e le vi l l e e t m ary l è n e p o s s amai -pé re z

quandoque patrem et patriam deserunt, paternis thesauris ereptis haeredidate et verecundia post positis cum eis vadunt31 […]. [Médée, la fille d’Aeétès, était une enchanteresse merveilleuse, comme le dit Ovide : elle changeait subitement la lumière en ténèbres, elle commandait aux vents, aux pluies et aux éclairs, au tonnerre, aux tremblements de terre, elle inversait le cours des fleuves et elle faisait fleurir les arbres. Elle ramenait les vieillards à la gloire de la jeunesse. Elle avait un char conduit par deux dragons qui la portaient où elle voulait pour aller récolter ses herbes et regarder les étoiles. Elle fut donc vaincue par l’amour de Jason : elle abandonna sa patrie et le royaume dont elle était l’héritière et s’enfuit avec Jason en Thessalie ; elle emporta même avec elle les richesses de son père. Voici ce qu’on peut dire contre la malice des mauvaises femmes : elles savent enchanter les hommes par leur art merveilleux, au point que par leurs enchantements elles engendrent les ténèbres de l’ignorance, les vents de l’orgueil, les éclairs de la concupiscence ou des injures ; au point qu’elles les font fleurir de curiosité, et s’ils sont vieux elles les font revenir au libertinage de la jeunesse. Les dragons, c’est-à-dire les démons, soulèvent le char de leur volonté frivole et les emportent partout dans des errances instables. Elles abandonnent leur père et leur patrie pour l’amour de jeunes sots, et s’en vont avec eux après avoir emporté les trésors paternels et renoncé à leur héritage et à leur pudeur […].] L’allégorie de Pierre Bersuire, on le voit, est morale, et ne reprend pas l’interprétation christianisante de l’Ovide moralisé : même s’il a eu sous les yeux cette interprétation, il se peut qu’il l’ait trouvée soit trop complexe, soit à la limite de l’hérésie, à cause de cette transformation du magicus en miraculus, cette explication des « enchantements et des charmes » de Médée par l’Incarnation et la Passion du Christ. Ainsi donc, en l’état actuel de nos recherches, nous n’avons pas trouvé la trace de cette interprétation, ni chez les prédécesseurs de l’auteur du poème du xive siècle, ni chez ceux qui ont pu le lire et s’inspirer de lui. Il se peut bien sûr que des textes importants nous aient échappé, aussi c’est avec prudence que nous émettons l’hypothèse que cette allégorie est le fait de notre poète roman32. Nous supposons d’autre part33 que l’interprétation historique de l’auteur original de l’Ovide moralisé a été influencée par le Roman de Troie34. Au début de sa nouvelle exposition, le remanieur de la famille Z évoque « l’ystoire de Troye » (v. 731) qui réfère au Roman de Troie. Il la désigne car il a certainement reconnu la source du premier auteur de l’Ovide moralisé pour

31 Voir ibidem, p. 110-111. 32 Cette hypothèse semble la plus probable, et nous remercions Jean-Yves Tilliette de l’avoir confirmée le jour du colloque. 33 C’est ici la conclusion de Prunelle Deleville. 34 Sur ce point, nous renvoyons à notre thèse dans laquelle nous démontrons que l’auteur original s’inspire du Roman de Troie, v. 763-770 (Le Roman de Troie, éd. E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris, 1998).

M é d é e dans l’ Ovide moralisé

ce passage. Il emprunte lui aussi à ce texte35. D’autres éléments qu’on trouve au livre IV de l’Ovide moralisé original ont pu également lui venir en mémoire36. Quoi qu’il en soit, ce développement est la marque du charme qu’exercent la figure de Médée et les éléments « merveilleux » liés à la Toison d’or et aux « enchantements » de la princesse de Colchide.

35 Nous pensons notamment aux vers sur la façon dont est gardée la Toison d’or (Roman de Troie, éd. cit., v. 1349-1351 et v. 1787-1789). 36 Jean-Yves Tilliette, dans la conversation qui a suivi cette communication, proposait de faire un lien entre l’interprétation remaniée de la Toison d’or et un passage concernant Persée (éd. C. De Boer, IV, v. 6246-6264). Il est effectivement question dans la fable de Persée et d’Atlas de la richesse que ce dernier tente de protéger en enfermant la pomme dorée dans un jardin, gardée par un serpent. Le remanieur aurait pu broder l’explication à partir de ce passage. Nous remercions encore Jean-Yves Tilliette pour cette piste. Nous pensons aussi à la fable de Danaé retenue prisonnière par son père (éd. C. De Boer, IV, v. 5410-5437).

129

Anne-Marie Legaré

De la représentation des dieux antiques dans les manuscrits du Livre des Eschez amoureux moralisés

Vers 1400, Évrart de Conty écrit le Livre des Eschez amoureux moralisés à partir d’un texte en vers, les Eschés amoureux, qu’il a lui-même composé une trentaine d’années plus tôt1. Ce texte en vers ne nous est connu que par deux manuscrits, l’un aujourd’hui conservé à la bibliothèque Marciana de Venise et l’autre à la Landesbibliothek de Dresde2. La trame narrative du poème et de son commentaire moralisé est empruntée





1 Évrart de Conty est né à Amiens à une date inconnue et mort en 1405. Il est l’auteur de trois œuvres à caractère encyclopédique, qui toutes trois s’articulent entre elles : le Livre des problèmes, traduction et commentaire des Problemata pseudo-aristotéliciens (comptant près de 500 folios dans la copie autographe) ; les Eschés amoureux, poème allégorique de plus de 30 000 vers et leur commentaire en prose ; le Livre des Eschez amoureux moralisés (352 folios). Sur l’attribution de ce dernier, voir F. Guichard-Tesson, « Évrart de Conty, auteur de la Glose des Échecs amoureux », Le Moyen Français, 8-9 (1981), p. 118-119 et Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, Turin, 1992, p. 435. Voir aussi G. Raimondi, « Les Eschés amoureux. Studio preparatorio ed edizioni (I vv. 1-33662) », Pluteus, 8-9 (1990-1998), p. 67-241, notamment p. 218-219 et p. 89, n. 32. La démonstration de G. Raimondi est résumée dans F. Guichard-Tesson, « Évrart de Conty, poète, traducteur et commentateur », dans Aristotle’s Problemata in Different Times and Tongues, éd. P. de Leemans et M. Goyens, Leuven, 2006, p. 150-152. Voir aussi les remarques de C. Boucher, « Des problèmes pour exercer l’entendement des lecteurs : Évrart de Conty, Nicole Oresme et la recherche de la nouveauté », Appendice II, dans Aristotle’s Problemata, op. cit. p. 195-197. Sur l’auteur, voir Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, éd. F. Guichard-Tesson et B. Roy, Montréal, 1993, p. liv-lvi. Sur les titres des œuvres, voir ibidem, p. xi-xii. 2 Respectivement Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, Fr. APP. XXIII (= 267) et Dresde, Sächsische Landesbibliothek, OC. 66. Les deux manuscrits sont décrits par G. Raimondi, art. cit., p. 90-91 (Venise = ms. V) et 91-93 (Dresde = ms. D). Sur le manuscrit de Dresde, voir aussi F. Schnorr von Carolsfeld et L. Schmidt, Katalog der Handschriften der Sächsischen Landesbibliothek zu Dresden, t. 3, Dresde, 1982, p. 130-131. Voir l’édition récente ‘Les Eschéz d’amours’ : A Critical Edition of the Poem and Its Latin Glosses, éd. G. Heyworth et D. E. O’Sullivan, avec F. Coulson, Leyde, 2013. Voir le compte rendu critique de A. Mussou, « Discussion : Les Eschés amoureux en vers : Nouvelle édition publiée, nouveau témoin découvert », Romania, 133 (2015), p. 470-489. Anne-Marie Legaré  Université de Lille Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 131-143 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118943

13 2

a n n e -m a r i e l eg ar é

au Roman de la Rose3, mais on comprend vite les intentions pédagogiques de l’auteur : enseigner à un jeune homme, appelé à devenir prince, les préceptes qu’il doit suivre pour bien gouverner et se comporter honorablement dans la vie amoureuse. Afin de faciliter l’apprentissage de cette science délicate qu’est l’amour, ses règles sont allégorisées et moralisées grâce au recours à une partie d’échecs allégorique, dont l’œuvre tire son titre. En réalité, nous avons affaire, dans les deux versions, à une véritable encyclopédie qui offre au lecteur des chapitres entiers consacrés à la matière mythologique, aux arts libéraux, à la musique, à l’astronomie… Par rapport au poème, le commentaire moralisé est certes plus encyclopédique. À preuve, l’ajout d’un traité de mythographie qui donne lieu à l’élaboration d’un cycle iconographique important consacré aux seize dieux et déesses du panthéon grec. Ce sont ce traité et quelquesunes de ses illustrations qui retiendront plus particulièrement notre attention ici.

Les deux exemplaires enluminés Le Livre des Eschez amoureux moralisés nous est connu par sept manuscrits complets, sans compter une courte section du texte, copiée séparément par Jean Miélot4. Seuls deux exemplaires sont enluminés : ils sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France, sous les cotes Français 143 et Français 9197 (fig. 1-1 et 1-2). Par leur luxe et leur qualité artistique, ces manuscrits constituent de véritables fleurons de l’enluminure à la fin du xve siècle, à l’époque où l’imprimerie était déjà largement répandue, mais où des bibliophiles commandaient encore des livres sur parchemin, entièrement copiés et décorés à la main. Cet engouement est bien réel à la cour de Bourgogne où a été réalisé le manuscrit BnF, fr. 9197, de même qu’à la cour de Cognac, d’où provient le BnF, fr. 143. L’exemplaire bourguignon a été réalisé à Valenciennes, ou en tout cas en Hainaut, entre 1490 et 1495, par le Maître d’Antoine Rolin, un artiste qui se pose comme le continuateur de Simon Marmion5, et dont le nom de convention évoque l’un des meilleurs clients de l’artiste en la personne du fils du grand chancelier Nicolas Rolin, rendu célèbre par La Vierge au Chancelier Rolin de Jan van Eyck. Ce sont bien Antoine Rolin, grand bailli, capitaine général et grand veneur du Hainaut, et son épouse Marie d’Ailly, qui furent sinon les commanditaires, en tout cas les possesseurs de cet



3 Sur les rapports entre le Livre des Eschez amoureux moralisés et le Roman de la Rose, voir W. Fauquet, « Le Giu Parti d’Évrart de Conty. Une version échiquéenne du Roman de la Rose », Romania, 123 (2005), p. 486-522 et, du même auteur, L’Échiquier de Nature, Paris, 2016. Voir aussi P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle : Étude de la réception de l’œuvre, Genève, 1980, p. 263-315. 4 Quatre sont sur papier et dépourvus d’illustration : manuscrits de Paris, BnF, fr. 1508, fr. 19114, fr. 24295, La Haye, Koninklijke Bibliotheek, 129 A 15 ; un extrait de Jean Miélot est conservé à Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 1090 4o, fol. 71-98. 5 Voir A.-M. Legaré, « The Master of Antoine Rolin : A Hainaut Illuminator Working in the Orbit of Simon Marmion », dans Margaret of York, Simon Marmion and The Visions of Tondal, éd. T. Kren, Malibu, 1992, p. 209-222 ; A.-M. Legaré, « L’héritage de Simon Marmion en Hainaut, 1490-1520 », Valenciennes aux 14e et 15e siècles. Art et histoire, éd. L. Nys et A. Salamagne, Valenciennes, 1996, p. 201-224.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

exemplaire6. En attestent la présence fréquente des armoiries de la famille Rolin, un écu d’azur à trois clés d’or, mais aussi l’écu losangé – typiquement féminin – de Marie d’Ailly, parti de Rolin et d’Ailly, et enfin les initiales du couple « A M » liées par un lacs d’amour, que l’on voit rendues de diverses manières, dans les marges ou parfois même dans les miniatures (fig. 1-1). L’ensemble des vingt-quatre enluminures qui accompagnent le texte – elles devaient être vingt-huit à l’origine7 – a été exécuté par un artiste sans doute à la tête d’un petit atelier d’où sont sortis plusieurs manuscrits enluminés, dont une trentaine ont pu être identifiés à ce jour. L’autre manuscrit, le BnF, fr. 143, est aux armes de Louise de Savoie, parties de celles d’Orléans-Angoulême (fig. 1-2). Il a été calligraphié par Jean Michel et illustré par Robinet Testard, l’enlumineur en titre de la duchesse, actif à la cour de Cognac8. Il fut peut-être exécuté à l’intention de son jeune fils, le futur François Ier. Ce luxueux manuscrit, orné de trente-et-une miniatures, constitue sans doute l’exemplaire le plus tardif des deux versions illustrées qui pourraient bien avoir été lues et données à lire par deux mères à leurs enfants, dont elles supervisaient l’éducation et la formation intellectuelle9.

Un traité de mythographie Le Livre des Eschez amoureux moralisés permet à Évrart de Conty de restructurer son poème, les Eschés amoureux, et d’accorder à la matière mythologique une place de choix10. Une partie importante de l’ouvrage est ainsi consacrée, sous la forme d’un traité de mythographie, aux seize figures des dieux et des déesses, ainsi qu’au jugement de Pâris11. Ce traité relève d’une tradition exégétique qui suit une herméneutique élaborée pour lire la Bible. En tant que préfiguration de la révélation du Messie, l’Ancien Testament a pris une dimension allégorique à interprétations multiples. Plusieurs

6 La Bibliothèque nationale de France en a proposé un fac-similé : A.-M. Legaré, avec la collaboration de F. Guichard-Tesson et B. Roy, Le Livre des échecs amoureux, Paris, 1991. 7 Les feuillets I, 276, 335 et 441, qui étaient dotés de miniatures, ont été amputés, d’où des lacunes textuelles. 8 Sur ce manuscrit, voir F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France, 1440-1520, Paris, 1993, p. 408-409, no 232. 9 Voir A.-M. Legaré, « Femmes éduquées, femmes éducatrices : Présence et influence dans quelques témoignages manuscrits bourguignons du Moyen Âge tardif et de la première Renaissance », La educacion de las mujeres en la Edad Media y el Renacimiento : aspetos morales, cientificos y populares, Cuadernos del CEMYR, 23 (2015), p. 11-26 ; A.-M. Legaré, « Au prisme du féminin. Voir autrement la culture du Moyen Âge », dans Au prisme du manuscrit. Regards sur la littérature française du Moyen Âge (1300-1550), éd. S. Hindman et E. Adam, Turnhout, 2019, p. 161-178. 10 Nous reprenons ici l’essentiel de l’étude de F. Guichard-Tesson et B. Roy, « Les Échecs et l’amour », dans Le Livre des Échecs amoureux, Paris, 1990, p. 10-12. 11 Sur la fortune du thème du jugement de Pâris dans la littérature médiévale du xve siècle, voir M. Ehrhart, « Christine de Pizan and the Judgment of Paris. A Court Poet’s Use of Mythographic Tradition », dans The Mythographic Art. Classical Fable and the Rise of the Vernacular in Early France and England, éd. J. Chance, Gainesville, 1990, p. 125-156.

133

134

a n n e -m a r i e l eg ar é

couches de sens ont traditionnellement accompagné la lecture du texte sacré : le sens littéral ou historique ; le sens planétaire ; le sens typologique dès lors que l’histoire relatée par le texte biblique préfigure celle du Christ et de l’Église ; le sens tropologique si une leçon morale peut être tirée du texte sacré ; le sens anagogique si le texte préfigure la vie éternelle. Cette herméneutique se développe en parallèle pour la lecture des récits de mythologie païenne. Ainsi, Grégoire le Grand propose-t-il la même grille de lecture pour ses Morales sur Job que Fulgence pour ses Mythologies12. Ce dernier aborde chaque mythe, en fait l’exposition et en donne l’explication. À la fin du xiie siècle, Albéric de Londres, prenant Fulgence pour modèle, propose un texte synthétique et enrichi qui lance sur des voies nouvelles l’exégèse des mythes anciens. Son Mythographe du Vatican III devient un modèle du genre et connaît un énorme succès13. Véritable manuel pour l’étude du trivium, en particulier la grammaire et la rhétorique, ce traité proposait à l’étudiant un choix de figures rhétoriques destinées à faciliter l’élaboration des compositions scolaires, tout en permettant de comprendre les allusions des auteurs classiques à la mythologie. Comme il abondait en descriptions plastiques, les artistes virent dans le Mythographe du Vatican III une source d’inspiration pour fixer les représentations des dieux antiques. Ce va-et-vient des textes aux images devait se reproduire et se développer ultérieurement, notamment avec les apports de John Ridewall, de Pétrarque et de Pierre Bersuire. Il convient d’examiner de plus près comment s’est opérée cette traduction de textes descriptifs en images mentales puis visuelles, car elles constitueront par la suite la base d’un registre inédit de représentations des dieux antiques. Vers 1330, le franciscain John Ridewall écrit le Fulgentius metaforalis, en s’appuyant sur le traité d’Albéric de Londres. L’auteur élabore pour chaque mythe fulgentien une homélie enrichie de citations et de récits édifiants tirés des auteurs chrétiens et païens, notamment Ovide, dont les Métamorphoses étaient au xive siècle le texte de référence en matière de mythologie. Cette œuvre fut, comme celle d’Albéric, diffusée dans le monde de la prédication. Elle servit de base à de copieux commentaires comme, par exemple, ceux de l’Ovide moralisé en vers français. Puis, le bénédictin Pierre Bersuire en fit une refonte dans le premier livre de son Ovidius moralizatus, le De formis figurisque deorum. Pour mettre au point son livre, Bersuire fit également appel au troisième chant de l’Africa, dans lequel son ami Pétrarque décrivait les dieux de l’Olympe ornant la grande salle du palais de Syphax. Inspirés par les indications

12 B. Roy et F. Guichard-Tesson (op. cit., p. 10-12) ont bien résumé la question : « Parlant de sa façon de lire le Livre de Job, Grégoire annonce que ‘nous devons d’abord planter solidement la racine du sens littéral, pour pouvoir ensuite rassasier notre âme du fruit des allégories’. Puis il passe à la pratique : pour lui, les sept fils et les trois filles de Job, ce sont les apôtres et les fidèles : ses sept mille brebis et trois mille chameaux, ce sont les juifs et les païens… De son côté, Fulgence explique, en se basant sur l’étymologie, comment Orphée recherchant Eurydice aux Enfers, c’est la ‘meilleure voix’ (Oeaia phonè) recherchant ‘profond jugement’ (eur dikè), autrement dit le musicien à la recherche de son inspiration, ou encore l’éloquence recherchant la sagesse. » 13 Mythographe du Vatican III, traduction et commentaires Ph. Dain, Besançon, 2005.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

d’Albéric de Londres, les cent vingt-trois vers de ce chant ne retiennent que les traits et détails plastiques concernant l’apparence et les attributs de chaque dieu. Le texte de Bersuire passa ensuite dans l’anonyme De deorum imaginibus libellus, qui n’est rien d’autre qu’une version abrégée du De formis figurisque deorum, dépouillée de ses moralisations. Très vite, ce De deorum imaginibus libellus circula de manière indépendante, comme une sorte de petit manuel de mythologie. Il contenait uniquement les descriptions directement utilisables par les artistes. C’est à partir de ce texte purement profane que se développa une tradition iconographique stable. Toute une famille de dieux et de déesses allait ainsi être constituée, parallèlement aux formes plastiques classiques. Pour structurer son propre traité de mythographie, Évrart de Conty fait porter son choix sur le texte remanié de Bersuire, plus complet que le De deorum imaginibus libellus, non sans puiser certains détails dans d’autres traités. Il explique sa démarche de manière très claire : […] les anciens […] assignoient as dieux descripcions et figures diverses, selon les proprietés de leurs natures, en semblable maniere que nous faisons les ymages des sains, et sy mettoient entre eulx ordre et ainsy come une maniere de generacion, selon ce que l’un se despendoit de l’autre. Et pour ce, il m’a semblé, pour la declaracion de ce present chapitre […] qu’il est expedient de fere aucune mencion des ymages des dieux et des figures que les poetes anciens leur bailloient, et de dire un petit aussi de leur genealogie14 […]. [[…] les anciens […] assignaient aux dieux des descriptions et des représentations variées, conformément à leur nature, comme nous le faisons avec les images des saints, et ils établissaient entre eux un ordre et une sorte de généalogie, dans la mesure où l’un dépendait de l’autre. C’est pourquoi il m’a semblé, pour l’explication de ce chapitre […] qu’il convenait de commenter les images des dieux et les figures que les anciens poètes leur attribuaient, et de parler aussi de leur généalogie15 […].] Comme chez Albéric et Bersuire, chacun des chapitres du texte d’Évrart commence par une brève description de l’image d’un dieu et de ses attributs. Or, l’ensemble de ces descriptions ne renvoie aucunement, ou presque, à ce que nous connaissons des représentations classiques des divinités antiques. En effet, toutes se modèlent sur celles que donnent les traités de mythographie plus anciens.

Des images de mémoire Ce constat nous amène à considérer la tradition iconographique à laquelle se rattachent nos miniatures. Erwin Panofsky, Fritz Saxl et Jean Seznec ont eu un

14 Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, éd. cit., fol. 26 r 42-26 v 12. 15 Traduction tirée du Livre des Échecs amoureux, Paris, 1991, non paginé.

135

1 36

a n n e -m a r i e l eg ar é

apport décisif pour l’étude du rôle de la mythologie classique dans l’art médiéval16. Ils ont montré que les artistes du xve siècle recouraient à deux types de figuration des dieux et des déesses, l’un puisant directement dans les répertoires d’astronomie ou d’astrologie de l’art antique, l’autre interprétant les sujets mythologiques d’après des descriptions textuelles, ce qui leur permettait alors de créer des représentations souvent fort éloignées de celles de l’antique. Le cycle iconographique du Livre des Eschez amoureux moralisés relève de ce second type. Il a été élaboré d’après le texte mythographique qu’il accompagne, tout en s’inspirant d’illustrations d’autres artistes des xive et xve siècles qui avaient travaillé sur des textes analogues, tel le De formis figurisque deorum que l’on retrouve dans l’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire. Ce cycle constitue un des exemples les plus tardifs de cette tradition particulière. D’entrée de jeu, le lecteur est confronté à des images qui ont de quoi surprendre. On a voulu voir dans ce type d’images, qualifiées « d’anticlassiques » par Panofsky, des portraits composites, voire artificiels, qui ont aussi été dits « barbares » ou « caricaturaux » ou même « parodiques ». Tel était en tout cas le constat embarrassé de Jean Seznec qui avouait, tout comme ses maîtres, son incapacité à comprendre leur finalité17. Il déplorait l’hermétisme des médiévaux vis-à-vis de l’antique, pour mieux saluer l’ouverture des humanistes qui, eux, avaient su renouer avec les canons anciens. Cependant, le côté volontiers étrange de ces images se comprend mieux dès lors qu’on les situe dans le contexte des sources littéraires qui les ont inspirées et au regard de l’usage qui en a été fait. Tout d’abord, pour prouver le lien de sujétion entre l’image et sa description mythographique, notons qu’une ambiguïté du texte ou une mauvaise traduction peut faire naître des images fabuleuses assez énigmatiques – ainsi, celle de Junon, dont le texte dit que des paons « les piez lui leschoient » (fol. 108 v 37 et 38 ; fig. 1-3 et 1-4). Il y a là une traduction fautive du latin – lequel signifiait en réalité que des paons picoraient à ses pieds – qui a inspiré une image métaphorique où le paon, symbole des gens avides de puissance, se prosterne devant la déesse des richesses18. Mais les dérives textuelles n’expliquent pas tout. Beryl Smalley a montré que les traités de mythographie circulaient essentiellement dans les milieux où s’enseignaient l’art oratoire et l’art de la prédication19, un contexte qui explique ces étranges descriptions des dieux et des déesses affublés d’attributs parfois plus nombreux qu’ils ne peuvent en porter. Dans ces traités, ces descriptions sont qualifiées de « peintures ». Or, elles n’étaient pas conçues pour se prêter à une représentation strictement figurative : en fait, c’étaient des images mentales composées d’éléments dont la bizarrerie tendait à stimuler l’imagination et, du même coup, la mémorisation. En attestent, par exemple, des expressions telles que « poetica pictura » ou « pingitur a poetis » que 16 Nous suivons ici E. Panosfky et F. Saxl, « Classical Mythology in Mediaeval Art », Metropolitan Museum Studies, 4/2 (1933), p. 228-280 et J. Seznec, La survivance des dieux antiques, Londres, 1947 (rééd. Paris 1980), p. 155-195. 17 J. Seznec, op. cit., p. 163. 18 Ibidem, p. 175, note 10. 19 B. Smalley, English Friars and Antiquity in the Early Fourteenth Century, Oxford, 1960, p. 109-132, 261-264.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

John Ridewall reprend de ses prédécesseurs et que ses continuateurs conserveront en donnant à « pingitur » le sens d’imaginer. Évrart de Conty lui-même emploie indifféremment des expressions telles que « peint à la similitude de […] », « figuré à la similitude […] » ou leur équivalent : « Les poetes anciens feignaient (dans le sens de « imaginaient ») […] a la similitude de […] ». Il a fallu attendre le livre fondamental de Frances Yates, L’art de la mémoire20, pour que s’impose la bonne interprétation de ces curieuses figures. Yates y soutient que ces peintures ne sont pas des formes expressives pour elles-mêmes mais qu’elles sont des métaphores visuelles complexes. Ce sont, dit-elle, « des exemples d’images […] invisibles, gardées dans la mémoire, qui ne sont pas destinées à être extériorisées et qu’on utilise à des fins mnémoniques pratiques21 ». En tant qu’agrégats de significations, ces images étaient d’autant plus facilement mémorisables qu’elles étaient frappantes ou agissantes. C’est bien avec cette visée que les mythographes décrivaient leurs séries de dieux et de déesses aux attributs étranges, et que les artistes interprétaient leurs formes. Or, l’idée de l’ « imago agens » se rattache à un domaine bien précis de l’histoire de la pédagogie, celui de l’art de la mémoire artificielle, dont elle constitue une des règles essentielles. Rappelons celles-ci afin de comprendre leur rôle dans l’élaboration des images mythographiques22. L’ars memorativa faisait partie de l’art de la rhétorique antique et fut transmis au Moyen Âge par trois manuels latins de l’époque romaine : le De oratore de Cicéron, l’Institutio oratoria de Quintilien et le traité pseudo-cicéronien Ad Herennium. Ces manuels s’adressaient aux jeunes orateurs qui étaient, tout comme le seront plus tard les clercs prédicateurs médiévaux, soucieux d’améliorer leurs performances oratoires grâce à une technique de mémorisation sûre et efficace. Mémoriser des concepts abstraits semble plus facile lorsqu’ils sont associés à des images de lieux, de figures humaines ou d’objets réels. Ainsi, en disposant dans l’esprit une séquence ordonnée de lieux (loci), on peut y placer, dans un ordre tout aussi rigoureux, les images (imagines) des choses que l’on veut mémoriser. Il suffira ensuite à l’orateur ou au prédicateur, pour se rappeler les faits précis dans la séquence appropriée, de parcourir mentalement les loci choisis et d’en extraire les images associées aux points de son discours. Lorsque les images choisies se composent d’attributs ou d’objets inanimés, il est recommandé de les greffer sur une figure humaine frappante qui non seulement leur servira de support mais se trouvera engagée dans une action. L’image de mémoire doit se situer dans une histoire, un contexte narratif et gestuel comportant des épisodes qui puissent agir fortement sur l’imagination23. Écoutons Cicéron (De oratore, II, 358, trad. E. Courbaud, Paris, 1966) : « Employer des images saillantes, à vives arêtes, caractéristiques, qui puissent se présenter d’elles-mêmes et frapper aussitôt notre esprit. » Ainsi doit-on forger des images-choc, que l’on puisera 20 F. Yates, L’Art de la mémoire, Chicago, 1966 (reprint Paris, 1975). 21 Ibidem, p. 110 ; voir également p. 110-118. 22 Nous empruntons essentiellement ici à F. Yates, op. cit. 23 Voir J.-Ph. Antoine, « Ad perpetuam memoriam. Les nouvelles fonctions de l’image peinte en Italie : 1250-1400 », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge et Temps modernes, 100 (1988), p. 542-544.

137

138

a n n e -m a r i e l eg ar é

de préférence dans les registres de la fiction et du fantasme, et qui seront susceptibles de créer des impressions visuelles durables et efficaces. Remarquons que pour expliquer ces images, Cicéron utilise l’exemple du corps humain, que l’imagination doit chercher à rendre saisissant soit en l’affublant d’attributs frappants et remarquables, soit en accentuant sa difformité ou son aspect comique. C’est dans cet esprit que sont formulées les descriptions des mythographes, d’où l’aspect bizarre et caricatural des avatars médiévaux des nobles divinités de l’Olympe. Les mythographes appliquent à la lettre les techniques de l’ars memorativa : les dieux et déesses, en tant qu’images frappantes, sont non seulement engagés dans toutes sortes d’actions divines qui relèvent de la fable, mais sont aussi encombrés d’une panoplie d’attributs animés ou inanimés, autant de symboles qui servent de clés de mémorisation pour des sermons ou, comme chez Évrart de Conty, pour un ensemble d’enseignements moraux et de connaissances scientifiques. De son côté, l’auteur de l’Ad Herennium insiste sur la nécessité que les images de mémoire soient des constructions personnelles, indéchiffrables sauf par celui qui les a élaborées pour servir sa mémoire. Ce sont des compositions soumises à un exercice mental évoluant dans la sphère de l’imaginaire plutôt que dans celle du concret et du visuel. À la limite, les images de mémoire devraient être des « non-images » dont l’efficacité serait proportionnelle à leur hermétisme. Ce trait paradoxal rend compte de la relative rareté d’une iconographie mnémonique qu’on attendrait normalement dans la littérature didactique médiévale. La récupération des « peintures » de mémoire dans le domaine de l’enluminure rejoint l’intention première de Pierre Bersuire pour qui la série des images des dieux était un préalable à son vaste commentaire sur les Métamorphoses d’Ovide. Le De formis figurisque deorum ainsi que sa version abrégée, le De deorum imaginibus libellus, constituèrent rapidement, grâce à leur large diffusion, un archétype pour la mise au point des représentations artistiques des divinités antiques. Les illustrateurs ont confondu les descriptions de Bersuire avec des didascalies, d’où l’apparition de types iconographiques invariables. Les modèles ainsi développés ne demeurèrent pas limités à la seule illustration des manuscrits « à la Bersuire » ou de leurs adaptations en français mais furent également utilisés pour l’illustration de l’Ovide moralisé français, malgré l’absence du texte du De formis figurisque deorum de Bersuire dans cette œuvre. Elles constituaient un cycle indépendant utile aux artistes soit pour illustrer la table des matières, soit pour ponctuer les quinze chapitres de l’Ovide moralisé en remplacement d’illustrations narratives24. Enfin, les éditions de Colard Mansion à Bruges en 1484 et d’Antoine Vérard à Paris, moins de dix ans plus tard, contribuèrent, en utilisant une série de bois identiques, à fixer définitivement leur iconographie25.

24 Voir B. Degenhart et A. Schmitt, Corpus der italienischen Zeichnungen, 1300-1450, Berlin, 1980, t. 2/2, p. 363-369. 25 Voir le site Gallica (http.//gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k709675.r = colard+mansion+1484.lang. FR) pour une reproduction numérique de l’édition avec bois gravés de Colard Mansion, Bruges, 1484. Voir également Colard Mansion, Incunabula, Prints and Manuscripts in Medieval Bruges, éd. E. Hauwaerts, E. de Wilde et L. Vandamme, Bruges, 2018, p. 199-213.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

Les miniatures des deux exemplaires enluminés du Livre des Eschez amoureux moralisés se rattachent à un ensemble d’images « berchoriennes » des xive et xve siècles26. Voyons comment les choses se passent en nous arrêtant sur les figures de Vénus et Bacchus27. Nous livrons ci-dessous un aperçu des multiples significations, moralisations, sens cachés et digressions qu’Évrart associe aux attributs et particularités de ces deux divinités et de leur histoire.

Vénus et Bacchus Évrart de Conty décrit ainsi Vénus : […] les poetes anciens faignoient la deesse Venus en la similitude d'une joenne damoiselle qui estoit toute nue et noans en la mer ; et sy tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux aussi acompaignie, qui entour ly voloient continuelment. Ceste figure aussi de Venus la deesse segnifioit que elle estoit mariee a un vilain tres lait et tres deforme appellé Vulcanus, qui estoit dieu du feu. Et sy avoit devant ly aussi troiz jouvenceles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la deesse, et la tierce au contraire ne les regardoit pas, ainz leur tournoit le dos. Finablement, ses filz Cupido y estoit, qui avoit elles et se moustroit avugle, lequel aussi traioit d’un arc contre Appollo et des sayetes qu’il portoit ; et pour ce que les dieux s'en courouçoient, l’enfant paoureux s’en racouroit par semblant a sa mere28. » [[…] les poètes anciens représentaient la déesse Vénus comme une jeune fille nue, nageant dans la mer. Elle tenait dans une de ses mains une conque avec laquelle on joue et on chante parfois. Elle était couronnée de roses et accompagnée de plusieurs colombes gracieuses qui volaient continuellement autour d’elle. Cette figure de Vénus rappelait aussi qu’elle était mariée à un vilain très laid et très difforme, appelé Vulcain, le dieu du feu. Il y avait devant elle trois jeunes filles nues, dont deux regardaient la troisième ainsi que la déesse, alors que la troisième ne les regardait pas mais leur tournait le dos. Enfin, s’y trouvait son fils Cupidon, aveugle et ailé, qui visait Apollon avec un arc et des flèches ; et comme les dieux s’en irritaient, l’enfant peureux retournait en courant vers sa mère29.]

26 La liste des manuscrits contenant la série iconographique berchorienne a été dressée par E. Panosky dans Renaissance and Renascences in Western Art, New York, 1972, p. 80-81. 27 Le dieu Mercure a aussi été analysé par M. Jeay sous l’angle de la mémorisation : « La mythologie comme clé de mémorisation : la Glose des Échecs amoureux », dans Jeux de mémoire. Aspects de la mnémotechnie médiévale, éd. B. Roy et P. Zumthor, Montréal et Paris, 1985, p. 157-166. 28 Éd. cit., fol. 93 r 2-93 r 26. 29 Traduction tirée du Livre des Échecs amoureux, Paris, 1991, non paginé.

1 39

140

a n n e -m a r i e l eg ar é

La figure de Vénus tire un certain nombre de ses caractéristiques de la planète éponyme qui lui est associée. Elle est femme : sa féminité est ainsi associée à la froideur et à la moiteur. Les astronomes d’alors appellent Vénus « Petite Fortune », car elle procure le bonheur sur terre, ou encore « Étoile de Beauté », car elle règne sur les choses belles et odoriférantes. La douceur de cette planète s’accorde bien avec la vie voluptueuse et la concupiscence, et elle consacre Vénus comme déesse de la luxure. Sa beauté vient de son éclat qui éveille l’amour. Dans le Roman de la Rose, la première flèche de Cupidon est évidemment « Beauté ». Sa nudité renvoie à la luminosité de la planète : étant la plus visible, elle est dite moins vêtue, et indique ainsi que l’amour est toujours difficile à cacher et que la luxure invite à se dénuder. Le Maître d’Antoine Rolin n’hésite pas à montrer le sexe de la déesse, tandis que les trois Grâces qui l’entourent le cachent habilement (fig. 1-5). Au contraire, Testard (fig. 1-6) recourt au voile de pudeur pour cacher le sexe de Vénus et dénude l’une des trois Grâces vers qui se tournent les regards sévères de Vulcain (ou Jupiter ?) et de Cupidon30. Dans ce contexte ambigu, on peut s’interroger sur le geste de la main droite de Vénus : est-ce un geste d’offrande de son sein ou plutôt, comme nous le pensons, l’amorce d’un geste pudique pour couvrir sa poitrine ? Évrart de Conty ne dit rien à ce sujet mais il y a fort à parier qu’ici Robinet Testard puise sa source iconographique dans la Vénus pudica de Médicis, ou l’une de ses copies31. La mer dans laquelle Vénus nage renvoie aux plaisirs du monde où l’on plonge, au risque de s’y noyer, elle signifie la luxure. Évrart la compare au ventre des hommes où sont jetés les fruits et les nourritures terrestres, tout comme furent jetées à la mer les parties génitales de Saturne. Les dangers de la mer, son amertume, sa nature écumeuse sont associés aux dangers de l’amour, au remords et à la procréation. La conque que tient Vénus se rapporte aux cornets des ménestrels qui en jouent durant les fêtes et les réjouissances amoureuses. L’attribut manque à la Vénus de Robinet Testard qui, ici encore, reste fidèle au modèle antique. Les roses rouges odoriférantes couronnant la déesse signifient l’ardeur de la vie amoureuse qui s’épanouit dans la beauté et les parfums, mais leur amertume et leurs épines annoncent le remords et les peines de cœur. Les colombes qui l’accompagnent évoquent les jeunes amoureux. Par son mariage à Vulcain, Vénus associe sa moiteur et sa froideur à la chaleur ou son eau au feu, réunion d’éléments nécessaires à la procréation, précise Évrart. Les trois Grâces, Pasitée, Engiale et Euprosine, sont filles de Vénus. Les deux premières regardent la troisième qui leur tourne le dos. Elles représentent les trois étapes de l’amour : la vue, la douce parole et le toucher. Leur position signifie que le regard et la parole visent le toucher. Elles signifient également les trois dons utiles

30 L’identité du dieu n’est pas facile, faute d’attributs qui pourraient permettre de proposer, outre Vulcain, Apollon ou Jupiter. 31 Voir F. Haskell et N. Penny, Taste and the Antique : The Lure of Classical Sculpture 1500-1900, Yale University Press, 1981, p. 325.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

à l’amour : la beauté physique, l’éloquence et la beauté de l’âme ou la sagesse. Leur position signifie alors que la beauté et l’éloquence sont indispensables à la beauté de l’âme, laquelle s’en détourne supérieurement. Elles sont associées également aux trois vices de l’amour : la luxure, l’avarice ou cupidité et l’infidélité. L’infidèle tourne le dos à la personne abusée. Enfin, elles renvoient aux trois inconvénients de l’amour, par le truchement d’une association avec la Chimère dont la tête de lion, le corps de bouc et la queue serpentine représentent respectivement la fureur, la puanteur et la douleur ou le déplaisir causés par les remords. Leur position montre alors que le remords tourne le dos à la luxure en signe de repentance. Vénus est accompagnée de son fils Cupidon qui, aveuglé par un bandeau ou les yeux fermés – c’est ainsi que choisit de le montrer Robinet Testard – décoche ses flèches vers Apollon. Son aveuglement signifie que l’amour ne choisit pas ses victimes, qu’il ne connaît pas de loi, qu’il est volage, et que sa qualité est incontrôlable. Son arc et ses flèches renvoient au regard amoureux qui lance ses rayons. En transperçant Apollon, il montre que la sagesse peut être victime de l’amour. Passons maintenant à Bacchus (fig. 1-7 et 1-8) : Bachus estoit des anciens aussi a la samblance d’un enfant figuré, lequel avoit la face feminine. Il avoit le pis nu et la teste cornue, et chevauchoit un tygre. Pour laquelle figure exposer, nous devons savoir que les poetes entendent par Bachus le vin ou la naturele vertu du vin generative32. [Bacchus était représenté par les anciens comme un enfant aux traits féminins. Il avait la poitrine nue, la tête cornue, et il chevauchait un tigre. Pour expliquer cette figure, nous devons savoir que les poètes entendent par Bacchus le vin, ou la vertu naturelle qui engendre le vin33.] Le fait que Bacchus apparaisse comme un jeune enfant fait allusion aux bienfaits du vin qui incite à la joie et à l’espérance. Les traits féminins de son visage évoquent à la fois les plaisirs qu’apporte la consommation raisonnable du vin mais également le piège qu’il peut constituer, car il entraîne à l’abus. Les cornes sur son front rappellent la bestialité des ivrognes. Que Bacchus soit monté sur un tigre est aussi riche de significations : bête cruelle et félone, le tigre, qui court très vite, symbolise la fureur et la félonie des ivrognes. La légende du tigre dévorant ses petits sert de prétexte à Évrart de Conty pour parler de la douceur du vin et de la soif insatiable des buveurs. Enfin, la nudité de Bacchus signifie que le vin pris avec modération découvre les cœurs et révèle les pensées, tandis que sa consommation excessive est cause de pauvreté. Dans la miniature du Maître d’Antoine Rolin, Bacchus chevauche un tigre qui ressemble plutôt à un monstre composite : il est doté d’une tête et d’une langue de dragon, d’oreilles d’âne et de pattes de griffon (fig. 1-7). Robinet Testard opte quant

32 Éd. cit., fol. 128 v 45-129 r 3. 33 Traduction citée du Livre des Échecs amoureux, Paris, 1991.

141

142

a n n e -m a r i e l eg ar é

à lui pour une bête plus proche du félin mais dont la tête est apparentée à celle d’un bovidé (fig. 1-8). La variété des interprétations de l’image du tigre dans la littérature médiévale vient du fait que cette bête était très mal connue à l’époque en Occident. Les encyclopédies, depuis les Étymologies d’Isidore de Séville (II, 2, 7) jusqu’au Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais (XVIII, 112), insistent surtout sur la rapidité de l’animal, qu’elles comparent au Tigre, le fleuve le plus fougueux, et au vol de l’oiseau, d’où l’idée peut-être de le représenter avec des pattes de griffon. Isidore l’affuble d’une crête et d’une petite gueule tandis que pour Barthélemy, c’est un dragon aux crocs aigus et acérés. Dans son Bestiaire (II, 140), Pierre de Beauvais en fait une sorte de serpent. Animal fantastique et diabolique sans rapport avec la réalité, tel apparaît le tigre médiéval qui, de même que les cornes au front de Bacchus, symbolise chez Évrart de Conty la fureur et la violence des ivrognes ainsi que le désordre des sens auquel amène l’excès de consommation de vin. Robinet Testard représente l’attribut du miroir, conformément à la tradition des bestiaires, alors que le Maître d’Antoine Rolin ne le mentionne pas. Les bestiaires racontent la mésaventure du tigre trompé par un chasseur qui, pour le déjouer et s’enfuir avec sa progéniture, lui jette un miroir dans lequel le tigre croit voir son petit alors que c’est sa propre image qui lui est renvoyée34. Privilégiant la personnification allégorique des dieux au détriment de l’ancienne structure narrative qui les campait dans une histoire et leur donnait une « épaisseur humaine », le genre de l’allégorie a en quelque sorte permis de conserver la matière mythologique en l’adaptant au monde médiéval. Les dieux sont ainsi devenus emblématiques d’une vertu ou d’un vice, figures figées incarnant une qualité morale35. Allégoriques, les images qui les représentent doivent être lues autant que regardées, parce qu’elles portent un discours dans leurs formes plastiques elles-mêmes. Les personnifications, par leur aspect autant que par leur savante mise en scène, expriment directement leur signification symbolique et la configuration de sens dans laquelle on doit les comprendre. À chacun des éléments descriptifs et à chaque attribut se greffent plusieurs sens. D’une divinité à l’autre, les niveaux d’interprétation varient mais la plupart du temps, Évrart se contente de donner le sens littéral, naturel et moral, parfois en les imbriquant. Les cycles iconographiques « berchoriens » dont fait partie celui du traité de mythographie d’Évrart de Conty sont donc élaborés selon les principes de l’ars memorativa : une figure centrale frappante, des attributs nombreux. Vus sous l’angle mémoriel, ils prennent leur vraie dimension et s’inscrivent tout naturellement dans la tradition du genre des images de mémoire. Les miniatures du Livre des Eschez amoureux moralisés rejoignent à leur manière l’intention mnémonique du texte qu’elles illustrent et parviennent à matérialiser en représentations visuelles des images

34 La présence du miroir dans l’image de Bacchus a reçu une attention particulière dans notre étude « Splendeurs de la miniature en Hainaut », publiée dans notre Livre des Échecs amoureux, op. cit., p. 90-91, ill. 30-33. 35 Voir à ce sujet H. R. Jauss, « Allégorie, ‘remythisation’ et nouveau mythe. Réflexions sur la captivité chrétienne de la mythologie au Moyen Âge », dans Mélanges Charles Rostaing, Liège, 1974, p. 469-499.

LES d i e u x an t i q u e s dan s LES ES C HEZ AMOUREUX MORALISéS

hermétiques, et destinées à l’origine à la seule imagination des prédicateurs, leurs premiers utilisateurs36. Les jeunes récipiendaires des deux luxueux exemplaires du Livre des Eschez amoureux moralisés pouvaient compter sur la force des cycles élaborés par deux artistes aux talents exceptionnels, pour assimiler les nombreux niveaux de sens qu’Évrart de Conty avait greffés à l’évocation de chacun des seize dieux et déesses de son traité de mythographie. Les exemples que nous avons ici analysés ont tenté de le démontrer. Grâce à ces images frappantes, se trouvait facilitée la mémorisation d’un programme d’enseignement complexe destiné au jeune prince, à l’aube de sa vie d’adulte.

36 John Ridewall et Robert Holcot ont développé, pour leur collection de textes à l’usage des prédicateurs, une imagerie à fins exclusivement votives et donc destinée à demeurer invisible. Voir B. Smalley, op. cit., p. 114-115.

143

Jean-Claude Mühlethaler

Pénélope entre Moyen Âge et Renaissance : les XXI Epistres d’Ovide (BnF, fr. 874) d’Octovien de Saint-Gelais en contexte

Peggio : sembri un Ulisse che va ad espugnare le mura di Troia. Ma non sei Ulisse, sei Penelope. Lo vuoi capire, sì o no ? Dovresti tesser la tela, non andare alla guerra. Lo vuoi capire, sì o no, che la donna non è un uomo ? (Oriana Fallaci1) Pénélope à la guerre ! Le titre du roman d’Oriana Fallaci, célèbre journaliste et féministe italienne des années 1960, a jadis résonné comme une provocation. Il dit son refus de rester confinée à la maison – fût-ce un palais – pour se consacrer aux travaux traditionnellement réservés aux femmes. Il dit la révolte contre le regard condescendant porté par l’homme sur la femme, le besoin enfin d’émancipation et d’action. Paradoxalement, diverses associations féminines se sont réclamées de Pénélope et, dans le monde académique2, son nom a pu servir de titre à une revue d’histoire et d’anthropologie des femmes dans les années 1970. Le paradoxe n’est pourtant qu’apparent : Oriana Fallaci rejette le rôle de l’épouse aimante, « surveillée par tous3 », à qui les attentes de la société imposent une chasteté irréprochable ; les autres s’inspirent de la femme qui a su, par la ruse et l’intelligence, se protéger des prétendants qui la poursuivaient de leurs assiduités, résistant ainsi aux pressions d’un monde dominé par les hommes. Pénélope est une figure ambiguë déjà chez Homère. Sa fidélité est équivoque4 dans la mesure où le désir de remariage s’invite et qu’elle connaît la tentation d’y céder ; à plusieurs reprises, la reine s’offre aux regards des prétendants sans raison apparente.

1 Penelope alla guerra, Milan, 1977 (1ère éd. 1962), p. 17 : « Pire : tu sembles être Ulysse qui part assiéger les murs de Troie. Mais tu n’es pas Ulysse, tu es Pénélope. Veux-tu enfin comprendre, oui ou non ? Tu devrais tisser la toile, pas aller à la guerre. Veux-tu enfin comprendre, oui ou non, que la femme n’est pas un homme ? » 2 C. Dauphin, « Pénélope : une expérience militante dans le monde académique », Vingt-cinq ans d’études féministes, Les cahiers du Cedref, 10 (2001), p. 61 – URL : http://cedref.revues.org/261. 3 Comme le relève un personnage dans l’Ignorance (Paris, 2016, p. 204) de Milan Kundera. 4 M.-M. Mactoux, Pénélope, légende et mythe, Besançon et Paris, 1975, p. 7-15. Jean-Claude Mühlethaler  Université de Lausanne Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 145-159 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118944

146

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

Ainsi, craignant pour la vie de son fils Télémaque, elle laisse entendre à Antinoos qu’elle le préférerait5 aux autres prétendants dans le film Ulysse (1954) de Mario Camerini. Déjà dans l’Antiquité, l’image négative de Pénélope s’affirme avec la Télégonie d’Eugammon de Cyrène6 (vie siècle av. J.-C.), selon qui elle s’est livrée aux prétendants. À Rome, Sénèque et Martial7 exploitent cette veine hostile à la reine, l’un la qualifiant d’« impudique », l’autre dénonçant une lesbienne adonnée au plaisir solitaire. À la Renaissance, l’Arioste fait écho à cette tradition, quand il rejette (par la voix de saint Jean) la fidélité de Pénélope dans le domaine des fictions poétiques, déclarant sans ambages que cette femme fut en réalité une « meretrice8 » (« catin »). En 1569, dans Le sixiesme Livre des Poèmes9, Ronsard ne fait pas dire autre chose à la jalouse Calypso : […] que vas-tu voir sinon Une putain riche d’un beau renom Ta filandière et vieille Pénélope ? (Les Paroles que dit Calypson, ou qu’elle devoit dire, voyant partir Ulysse) Envers et endroit de la médaille coexistent et se concurrencent, comme si souvent pour les figures mythiques ! Voici la Pénélope peu recommandable qui serait même, selon certains, la mère de Pan10, qu’il soit le fruit de sa liaison avec Mercure ou de ses amours avec plusieurs prétendants ; voilà le type sublime de l’épouse irréprochable, lequel s’impose à l’époque d’Auguste11. Ovide, qui cultive pourtant le doute dans les Amores12, en offre une illustration célèbre dans la première épître des Héroïdes. À cette œuvre de jeunesse font écho les textes de l’exil, dans lesquels le poète stylise son épouse en nouvelle Pénélope13, incarnation de la fides uxoria, tandis que lui-même se retrouve dans la posture d’un Ulysse malheureux, retenu loin de sa patrie dans



5 Mario Camerini récrit ici librement le chant XVI de l’Odyssée : Pénélope s’y répand en violentes accusations contre Antinoos, le plus perfide des prétendants. C’est Amphinomos qu’elle considère comme un homme de bien (XVI, 394-399). Dans la série télévisée L’Odyssée (1968), Franco Rossi est autrement plus fidèle à Homère : il reprend tels quels les reproches de Pénélope (XVI, 418-433). 6 D. Kohler, « Ulysse », dans Dictionnaire des mythes littéraires, dir. P. Brunel, Monaco, 1988, p. 14061407. Relevons que le Dictionnaire ne consacre aucune entrée à Pénélope ; Denis Kohler, qui retrace la fortune d’Ulysse depuis Homère à nos jours, n’y fait que deux fugitives allusions. 7 P. Maréchaux, « D’Éros à Priape : Ulysse en belle humeur », dans Ulisse da Omero a Pascal Quignard, éd. A. M. Babbi et F. Zardini, Vérone, 2000, p. 219-220. Au xxe siècle, sous la plume de Jean Giono, Pénélope s’illustre dans les « anecdotes un peu épicées » que se racontent pâtres et bûcherons à l’auberge (voir R. Scarcella, « L’art du mensonge : la figure d’Ulysse chez Jean Giono », dans Ulisse da Omero a Pascal Quignard, op. cit., p. 363). 8 Orlando furioso, XXXV, xxvii. 9 Paris, Jean Dallier, 1569, p. 15-16 (édition en ligne sur le site Gallica de la BnF). 10 Rabelais le rappelle dans Le Quart Livre (chap. xxviii). Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (Paris, Desoer, 1820, t. 11, entrée « Pénélope ») brosse un tableau des différentes traditions. 11 Pierre Bayle, Dictionnaire, op. cit., p. 127-133. 12 Amores, I, 8, 47 : « Penelope iuuenuim uires temptabat in arcu. » 13 Au point que Saverio Gualerzi, Penelope o della tessitura. Trame femminili da Omero a Ovidio, Bari, 2007, p. 83-90, y décèle les traces d’un malaise chez l’exilé qui tenterait ainsi de combattre ses doutes au sujet de la lointaine épouse. Un tel ancrage dans le vécu reste évidemment invérifiable.

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

une contrée hostile. Telle est l’image de Pénélope qu’Ovide lègue au Moyen Âge et qui, dans sa malléabilité, domine jusqu’à nos jours. L’éclairage a beau changer au gré des époques et des auteurs, un trait s’imposer au détriment d’un autre, certaines caractéristiques persistent, garantissant l’identité du personnage. Sous la plume de Ronsard – quoi qu’en dise Calypso ! – Pénélope incarne presque immanquablement la fidélité et s’oppose, dans Les Élégies, à la beauté fatale d’Hélène14. De Claudio Monteverdi à Tino Villanueva, auteur hispano-américain contemporain, la posture élégiaque de la femme malheureuse n’a cessé de susciter l’empathie. Le mélodrame Il Ritorno di Ulisse in patria (Venise, 1640) a connu un regain d’intérêt ces dernières années grâce à la mise en scène de William Kentridge, réalisée en 1998 avec la Handspring Puppet Company au Lunatheater de Bruxelles, puis représentée un peu partout dans le monde. Kentridge avait été frappé par le prologue de Monteverdi, qui place la pièce sous le signe de la fragilité humaine et de la fuite inexorable du temps. Il tire de cet éclairage moral les ultimes conséquences en représentant Ulysse confiné dans un hôpital, fantasmant un désormais impossible retour à Ithaque sur son lit de mort. Quant à Pénélope, elle apparaît dès le premier acte du Ritorno di Ulisse comme une « misera regina » (« misérable reine ») et une « casta consorte » (« chaste épouse ») qu’Ulysse, par sa longue errance, laisse en pâture aux prétendants, en butte – elle aussi – à une Fortune hostile. La malheureuse en est réduite à appeler l’éternel Absent au secours, sans vraiment croire au miracle. Chez Monteverdi, Pénélope est une victime à la fois innocente et impuissante, donc digne de larmes comme l’écrira encore l’abbé Genest15 dans la lettre de dédicace qui précède sa tragédie (Penelope), parue à Paris en 1703. Mais la perception des malheurs de la reine connaît un infléchissement inattendu au xxe siècle : plutôt que de faire appel à notre pitié, Pénélope force l’admiration quand, sous la plume d’Alain Peyrefitte, elle se métamorphose en sainte habitée par une confiance inébranlable. Dans Le Mythe de Pénélope, publié en 1949, l’épouse ne se cantonne pas dans une stérile fidélité à ses devoirs, mais parie – au sens pascalien du terme – sur le retour de l’absent qu’elle sait pourtant infidèle. Elle devient ainsi l’agent de la « rédemption d’Ulysse16 » et goûte à l’« extase mystique […] où l’âme se dissout » (p. 128). La confiance, « force de vie et d’amour », lui permet de se projeter dans un avenir dont elle attend, en refusant la défiance si raisonnable des autres, la « parousie de son seigneur » (p. 239). Plus récemment, Tino Villanueva parle lui aussi de choix de vie ; seulement, il ramène Pénélope sur terre en donnant la parole non pas à l’incarnation d’un idéal (mystique), mais à une femme saisie dans sa douleur quotidienne, qu’elle assume. Sa reine d’Ithaque est le chantre de l’attente passionnée (So spoke Penelope, 2013). Attendre, c’est le défi que Pénélope se lance à elle-même, en dehors de toute pression 14 A. Gendre, Ronsard, poète de la conquête amoureuse, Genève, 1998 (1ère éd., 1970), p. 24. 15 Le conflit entre Pénélope et les prétendants domine les deux premiers actes de Pénélope ou le retour d’Ulysse, La Haye, Adrein Moetjens, 1702, tragédie que le libraire n’hésite pas à attribuer à Jean de La Fontaine dans son Avis au lecteur. L’abbé Genest, qui en est l’auteur, proteste contre cette attribution (pourtant flatteuse à ses yeux) dans l’édition parue à Paris en 1703 chez Jean Boudot. 16 « La Rédemption d’Ulysse » est le titre du chapitre viii (R. et A. Peyrefitte, Le mythe de Pénélope, Paris, 1949).

147

1 48

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

sociale17, en dehors aussi de toute espérance chrétienne. I took an oath with myself, voilà un énoncé impensable dans les Héroïdes d’Ovide et, nous le verrons, sous la plume des auteurs médiévaux : I’m a woman waiting, in love with a man, and in love with the love we had. I took an oath with myself to wait, and keep passionately waiting even after the great shining of the sun has worn away. (How I Wait, v. 3-7) [ Je suis une femme qui attend, amoureuse d’un homme / et amoureuse de notre amour passé. / Je me suis juré à moi-même d’attendre, / et d’attendre passionnément / alors même que la grande clarté du soleil a disparu.] Amoureuse d’un amour passé, la Pénélope de Villanueva vit dans un monde imaginaire, le sien. Mais l’emprise des fantasmes n’est ici que suggérée. Elle est par contre au cœur d’En quête d’un visage (2017) de la poétesse Aurélia Lassaque qui fait sien le point de vue de la femme abandonnée à elle-même, ainsi dans le long chant vii : Ai tot reinventat Cadun de tos retorns Tas paraulas Tas alisadas [ J’ai tout réinventé / chacun de tes retours / tes paroles / tes caresses18] Par ses rêves, ses conjectures, Pénélope se retrouve dans le rôle de Clotho (la « Moire », p. 109) qui tisse les fils d’une vie, celle de l’homme absent dont elle tente – dans un combat désespéré contre l’oubli et l’usure du temps – de « réinventer » le visage. Sa quête imaginaire, coulée dans le moule du chant, crée un monde possible, une alternative poétique à la dure réalité : Pénélope fait ici figure de double de l’autrice qui remotive ainsi la figure antique de manière, nous semble-t-il, inédite.

Un portrait éclaté : du Roman de Troie à Octovien de SaintGelais Tout n’est pourtant pas aussi nouveau qu’il paraît dans le portrait malléable de Pénélope ! Du xiiie siècle à l’aube de la Renaissance, la figure de l’épouse aimante et fidèle, mais aussi le thème de la vieillesse qui guette, la question enfin de la pression sociale se rencontrent dans des œuvres s’inscrivant dans le sillage des Héroïdes. Voici, d’un côté, les épîtres insérées dans le Roman de Troie en prose19 (version 5) ; voilà, de l’autre, les lettres « translatees par feu monseigneur l’evesque d’Angoulesme nommé 17 So Spoke Penelope, Cambridge, 2013, p. 17. 18 En quête d’un visage, Paris, 2017, p. 108 : les versions occitane et française sont d’Aurélia Lassaque qui publie dans les deux langues. 19 Voir l’introduction aux Epistres des dames de Grece, éd. L. Barbieri, Paris, 2007.

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

Octovien de Saint Gelais par le commandement du feu roy Charles septiesme20 », ainsi que le précise le scribe responsable à la fois du prologue général et des introductions aux différentes épîtres dans le manuscrit de Paris, BnF, fr. 87421. En bon humaniste, Octovien suit de près le texte ovidien, affichant par le choix du vers (le décasyllabe à rimes plates) sa fidélité à la source. Écrites en prose, les épîtres insérées dans le Roman de Troie offrent, elles, une version fortement condensée de l’hypotexte, bien qu’elles respectent le mouvement général de chaque missive. Que ce soit sous la plume d’Octovien de Saint-Gelais ou sous celle du clerc anonyme, on retrouve le ton élégiaque et, du point de vue du contenu, la hantise du temps qui fuit et quelques caractéristiques essentielles de Pénélope, telles qu’elles se dégagent déjà à la lecture de l’épître ovidienne : Caractéristiques de Pénélope

Roman de Troie en prose (Epistres des dames de Grece22)

Octovien de Saint-Gelais Les XXI Epistres23

Le lit froid (épouse délaissée)

« je ne me jeüsse mie froide et seule en mon lit » ; « mon lit dont je suis veuve » Entre « joie, « paine », « paour » et « douleur » ; « piz plus froit que glace » ; « li cuers me trembloit » « pitié [du père] pour ma chast[e]é » « je ai loialment amé » ; « tousjours di je que je sui toe »

« seulle dedans mon lict (…) sans plesir ne delict » ; « seule me fault gesir » ; « d’amy despourveue » « palle gisoie » ; « larmes faisoye et miserable dueil » ; « plouroye » ; « le cueur et le corps refroidy » ; « de paour mon cuer fremist » « ma treschaste affaire » ; « ma voix doulce et pudique » « je, pouvre amante » ; « mon amy que tant cheris » ; « j’ay esté tienne et tienne je seray » ; « autre amy n’auray » « tous les perilz que mer et terre porte » ; « amour nouvelle »

Participation émotionnelle à la guerre de Troie Chasteté Fidélité (amour) Craintes qu’Ulysse ne soit infidèle Exposée aux prétendants Attente et âge (fuite du temps)

« je crains comme fame dervee » (périls de mer, autre femme) « me requerent vilenie » « tu me trouveras vielle et foible »

« maintes gens veulent me contraindre par force » ; « acomplir leur desir voulentaire » « celle qui tant t’actend » ; « revoir en vie » ; « sembleray leide et vielle »

20 Fol. 1 r (prologue). Le copiste se trompe : l’œuvre est dédiée à Charles VIII, décédé en 1498. 21 Raison pour laquelle nous suivrons ici la version du manuscrit de Paris, BnF, fr. 874 plutôt que celle offerte par le manuscrit de Paris, BnF, fr. 875, ayant appartenu à Louise de Savoie, où les épîtres suivent immédiatement la table des matières et ne sont précédées d’aucune introduction. 22 Epistres des dames de Grece, éd. cit., p. 75-78. 23 BnF, fr. 874, fol. 4 r-9 v. Deux illustrations pleine page : Pénélope, Laërte et Télémaque (fol. 3 v et  8 v). Il est d’autant plus étonnant que les vers consacrés à Laërte et Télémaque manquent dans le texte. Le manuscrit peut être consulté sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale.

149

150

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

Il y a, d’un côté, les éléments communs, hérités de la source, qui donnent aux deux versions un air de famille ; il y a, de l’autre, des déplacements d’accent que n’expliquent ni le choix respectif du vers et de la prose, ni l’opposition entre l’abreviatio pratiquée par le clerc du xiiie siècle et l’amplificatio du texte ovidien24, à laquelle conduit la fidélité recherchée par Octovien de Saint-Gelais. Le portrait de Pénélope n’en ressort pas indemne. Dans le Roman de Troie, elle apparaît sous les traits attendus de l’épouse aimante et fidèle, tandis que dans la translation de l’évêque, elle se qualifie de « pouvre amante » (fol. 5 r) « d’amy despourveue » (fol. 5 v). En cet automne du Moyen Âge hanté par l’idéal courtois, le choix des termes tisse en filigrane la figure d’une Iseut rêvant le retour de Tristan ou d’une héroïne de chanson de toile25 attendant l’arrivée de son chevalier. Le désir obsédant de l’aimé lointain est accentué par le jeu des rimes et la réduplication synonymique (« plesir ne delict »), où s’inscrit l’appel au plaisir érotique26 : Car s’ainsi fut, seulle dedans mon lict Ne fusse pas sans plesir ne delict. (BnF, fr. 874, fol. 4 r) [S’il en était ainsi, je ne serais pas seule dans mon lit / sans plaisir et sans joie] Dans la translation, l’attente de Pénélope ne se laisse pas réduire à celle de la fides uxoria (« ma treschaste affaire », fol. 5 r) ; elle n’est pas seulement cette femme « honneste en mariage » qui, « chaste et tres noble, belle, prudente(t) et saige27 », attendit loyalement Ulysse pendant seize ans selon la Chasse d’Amours, un prosimètre attribué au même Octovien de Saint-Gelais. En effet, vers la fin de l’épître, la dame d’Ithaque interpelle non pas son époux, mais bien son « chier amy » dans des vers qui brodent librement sur le « tu citius venias » ovidien (v. 110) : Et pour ce doncq, chier amy, a coup viens ! Tu es l’espoir, le plaisir que je tiens ! Viens veoir celle qui tant t’actend et guecte, Qui nuyt et jour sans cesser te regrecte. (BnF, fr. 874, fol. 9 v) [Et pour ces raisons, cher ami, reviens donc sur-le-champ ! / Tu es mon espoir / le plaisir qui me fait vivre ! / Viens voir celle qui t’attend avec impatience, / Qui te regrette sans cesse, nuit et jour.] Le vernis courtois s’impose avec d’autant plus de force que la translation se détache sensiblement de l’hypotexte ovidien en se focalisant sur la seule Pénélope. Dans le

24 Aux 117 vers d’Ovide répondent 247 vers chez Octovien : la nature moins synthétique du français, la fréquence de la réduplication quasi-synonymique, les exigences de la rime expliquent en bonne partie l’importance de l’amplificatio. 25 Pour une « typologie » du genre, voir l’ouvrage classique de P. Bec, La lyrique française au Moyen-Âge (xiie-xiiie siècles), Paris, 1977-1978, t. 1, p. 109-111. 26 Sur le thème du lit froid, voir l’article lumineux de M. Bridges, « Chaucer’s Good Women and their Estranged Bedfellows : Adryane, Dido and Alceste », dans Mythes à la cour, mythes pour la cour, éd. A. Corbellari, Y. Foehr-Janssens, J.-C. Mühlethaler, J.-Y. Tilliette et B. Wahlen, Genève, 2010, p. 83-104. 27 Octovien de Saint-Gelais (attribué à), La Chasse d’Amours, éd. M. B. Winn, Paris et Genève, 1984, v. 8102 et 8105.

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

manuscrit de Paris, BnF, fr. 874, tout comme dans le magnifique manuscrit BnF, fr. 875 commandé par Louise de Savoie, manquent les noms des prétendants avides et de leurs acolytes (Héroïdes, I, 91-96) : ceux-ci ne devaient en effet pas dire grand-chose au public aristocratique de l’époque, même parmi les courtisans férus de littérature antique. Notre version omet en plus l’évocation de Laërte et de Télémaque – pourtant bien présents dans les deux miniatures28 qui accompagnent le texte ! – dont le souvenir est censé inciter Ulysse à revenir enfin protéger sa famille. Or, c’est à eux, au fils surtout, que se réfère le passage correspondant dans le manuscrit BnF, fr. 875. Tout en jouant sur les mêmes rimes, il offre une version sensiblement plus fidèle au texte ovidien et place « le salut des tiens » au centre de l’attention : Pour ce doncques, cher amy, a coup viens ! Tu es l’espoir et le salut des tiens. Viens voir ton filz qui te actent et te guette, Et sa mere qui si fort te regrette. (BnF, fr. 875, fol. 5 r) [Pour ces raisons, cher ami, reviens donc sur-le-champ ! / Tu es l’espoir et le salut des tiens. / Viens voir ton fils qui t’attend avec impatience / Et sa mère qui te regrette amèrement.] Alors que Pénélope est ici saisie dans son rôle de mère inquiète, c’est en femme minée par la souffrance d’amour qu’elle apparaît dans le manuscrit BnF, fr. 874. Il reste que l’une et l’autre version accordent une large place au désir féminin, comme le faisait déjà le Roman de Troie en prose (xiiie siècle), fidèle en cela à Ovide29, chez qui Pénélope évoque furtivement son castus amor (v. 23). La chasteté – érigée en idéal dès les premiers siècles du christianisme30 – de l’épouse n’est célébrée ni dans le Roman de Troie ni dans la translation d’Octovien de Saint-Gelais ; les deux œuvres se démarquent ainsi de l’image dominante que le Moyen Âge chrétien s’est forgée de la reine d’Ithaque. C’est en tant que modèle de vertu et de chasteté que Pénélope était habituellement digne de figurer parmi les dames les plus illustres. « So wel hath kept hir wommanhiede, / That al the world therof tok hiede31 », écrit par exemple John Gower dans la Confessio amantis, jugeant que le renom de Pénélope, chez les Grecs d’abord, dans le monde ensuite, repose sur sa chasteté exemplaire. Son contemporain, l’Italien Pétrarque, ne le voit pas autrement, puisqu’il place la reine d’Ithaque en tête de liste dans le Triomphe de Chasteté32, juste après Lucrèce. Modèles de vertu antique, la Romaine et la Grecque se retrouvent sous la plume 28 BnF, fr. 874, fol. 3 r et 8 v, à voir sur le site Gallica de la Bnf. 29 Sur cet aspect-clé des Héroïdes, voir M. Desmond, « Gender and Desire in Medieval French Translations of Ovid’s Amatory Works », dans Ovid in the Middle Ages, éd. J. G. Clark, F. T. Coulson et K. L. McKinley, Cambridge, 2011, p. 117-118. 30 A. Houziaux, « L’idéal de chasteté dans les débuts du christianisme, pourquoi ? », Topique, 105/4 (2008), p. 17-45 (consultable en ligne). 31 John Gower, Confessio amantis, VIII, 2629-2630 : « Elle préserva si bien sa féminité / Que le monde entier en prit note ». – URL : http://name.umdl.umich.edu/Confessio, mis en ligne en 1993. 32 Pétrarque, Les Triomphes. Traduction française de Simon Bourgouin, éd. G. Parussa et E. SuomelaHärmä, Genève, 2012, p. 141, v. 177. La traduction française date de 1500 environ.

15 1

152

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

de Jean Lefèvre : dans le Livre de Leesce (1380-1387), il les oppose aux « exemples haïneus33 » des médisants qui, loin de s’inspirer de l’histoire, vont les chercher dans le monde mensonger des fables ovidiennes. La vertu de « Penelope, fille de roy » a également le poids d’une vérité historique chez Boccace. Son De mulieribus claris (1361-1362) – transposé en français dès le début du xve siècle – consacre à la reine d’Ithaque un chapitre, au fil duquel le terme de chasteté se répète de manière presque obsessionnelle. Il est d’autant mieux mis en évidence qu’il se profile sur l’arrière-fond des rappels du temps qui, s’écoulant inexorablement, mine peu à peu l’espoir de voir Ulysse revenir un jour. Par son attitude irréprochable, Pénélope est proposée en « exemplaire aux matrones34 » ; malgré la « grande tristesce » (p. 127) qui la torture, malgré les nuits hantées par le désir, elle vit comme doit vivre une veuve, à qui la « honte et vergoigne » (p. 126) dictent le comportement qu’attend d’elle la société. Sa vertu n’empêche pourtant pas la reine d’Ithaque de recourir à la « cautelle » et à la « deception » (p. 129), quand il s’agit de se protéger, elle et son fils, des fâcheux prétendants. Même si la ruse, relevant de l’intelligence, est légitimée par la position de faiblesse dans laquelle se trouve Pénélope, elle ne laisse pas d’inquiéter. Ne fait-elle pas d’elle une Ulysse féminine35, maîtresse de la mètis, mais aussi – pour le Moyen Âge chrétien et courtois – une fille d’Ève, une sœur d’Iseut36, dont l’homme doit se méfier ? Le doute s’insinue d’autant plus facilement que Boccace, en érudit scrupuleux, rappelle l’opinion de Lycophron (de Chalcis), poète grec, selon lequel Pénélope « eut charnelle compaignie avec aucuns [certains] de ceulx qui la demandoient et requeroient en mariage » (p. 130). Il est vrai que le narrateur affirme ne pas pouvoir adhérer à cette vision des choses, incompatible à ses yeux avec la doxa où s’inscrit la vérité de l’histoire. Veuve de son état, lectrice de Boccace, Christine de Pizan ne pouvait qu’être sensible à l’histoire de Pénélope. Fervent admirateur de la clergesse, Martin Le Franc l’est à son tour, quand il défend l’honneur féminin dans le Champion des dames (1442), œuvre destinée à la cour de Bourgogne. La Cité des dames (1404-1405) suit de très près le De mulieribus claris, avec l’accent mis sur la chasteté et la sagesse de Pénélope ainsi que sur la durée interminable de l’attente. Le chapitre est néanmoins sensiblement abrégé chez Christine : aucun mot, par exemple, pour évoquer le stratagème de la toile que Pénélope défait nuit après nuit dans le récit d’Homère. Tout soupçon de ruse féminine est écarté, de sorte que la vie de l’épouse paraît plus exemplaire, plus proche aussi d’Ovide où il n’est pas question de tissage. Le déplacement d’accent est annoncé dès la rubrique : Pénélope y est présentée non pas en sa qualité de « fille de roy » (voir supra), mais en tant que « femme de Ulixes37 ». Épouse plutôt que

33 The Book of Gladness / Le Livre de Leesce. A 14th Century Defense of Women in English and French, by Jehan Le Fèvre, éd. L. Burke, Jefferson et Londres, 2013, v. 1409. 34 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. J. Baroin et J. Haffen, Besançon, 1993, t. 1, p. 126. 35 On peut se demander pourquoi Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, 2009, ne font aucune allusion à Pénélope. 36 On pensera aux serments ambigus de la reine : voir I. Machta, Poétiques de la ruse dans les récits tristaniens français du xiie siècle, Paris, 2010, p. 92-103. 37 La Città delle Dame, éd. E. J. Richards, trad. P. Caraffi, Milan, 1997, p. 322.

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

princesse issue d’un prestigieux lignage ! Pénélope peut ainsi servir de modèle à toute épouse, que celle-ci soit noble ou d’origine bourgeoise. En toute cohérence, Droiture – l’interlocutrice de Christine dans le second livre de la Cité – ne discute pas l’avis de Lycophron, référence probablement inconnue au public qu’elle vise, voire à la poétesse elle-même. Ce n’est pas que le doute soit absent du débat, puisque Christine se demande pourquoi « assez d’ommes dient que a trop grant peine est trouvee belle femme chaste » (p. 322). Droiture, fille de Dieu, se contente de taxer ces propos de mensonge, dénonçant un lieu commun misogyne, une de ces calomnies qui, sans preuve aucune, courent les rues et les tavernes, faisant par conséquent plus de mal que le fiel d’un auteur grec, accessible à quelques rares érudits. Sous la plume de Martin Le Franc, Franc Vouloir – le champion des dames – brosse un long portrait (de 56 vers) à la gloire de Pénélope qui « solitaire, simple et coye / En leauté le jour passoit38 ». Le stratagème de la toile qu’elle défait la nuit est évoqué, mais jamais le terme d’engin ne tombe. Si ruse il y a, elle reste implicite, car c’est l’ultime recours (« au fort ») d’une femme aux abois, harcelée par des prétendants qui la tiennent « de si pres » (v. 10245). Étonnamment, le terme de chasteté n’apparaît nulle part ; c’est de loyauté qu’il est question, et de « feaulté » (v. 10269). Par leur position à la rime, les deux substantifs se répondent, accentuant ainsi les implications féodales qu’ils véhiculent ; au lieu d’une vertu typiquement féminine (la chasteté), c’est une fidélité, une « foy ferme » (v. 10243) de type vassalique qui est célébrée. Le déplacement d’accent n’est pas anodin dans un texte qui conçoit l’amour courtois (contrairement à la luxure inspirée par Vénus !) comme l’une des manifestations de l’amour divin39, principe ordonnateur de l’univers et modèle pour le gouvernement du prince, lui-même garant de paix et d’équilibre dans son royaume. La fidélité que Pénélope garde à son époux lointain est à l’image de l’amour indéfectible qui unit le sujet au (bon) suzerain, le suzerain à ses sujets. On comprend dès lors les raisons qui poussent Franc Vouloir à inciter Ulysse à « adorer » – au sens religieux du terme ! – une épouse digne d’être faite « deesse40 » parmi les dieux, comme elle sera érigée en sainte au xxe siècle par Alain Peyrefitte (voir supra). Mais les enjeux ne sont pas les mêmes : pour Martin Le Franc, l’apothéose de Pénélope n’a de sens que si l’amour qu’elle incarne reflète l’ordre cosmique, politique et familial, autrement dit l’harmonie du monde ! Toujours à la cour de Bourgogne, Michault Taillevent témoigne d’un état d’esprit sensiblement différent. Sa Bien Allee (après 1440) consiste en une suite de ballades, au fil desquelles le je-amant justifie sa décision de ne plus observer les lois du dieu Amour en égrenant les noms de victimes célèbres, de Phyllis à la châtelaine de Vergy en passant par Aristote et Virgile, philosophes ridiculisés par une femme. Mais que

38 Le Champion des dames, éd. R. Deschaux, Paris, 1999, t. 2, v. 10237-38 : « Solitaire, simple et calme / Elle passait les jours en restant loyale. » 39 Pour les remarques qui suivent, voir notre article, « Amour et identité politique : Le Champion des dames de Martin Le Franc », dans Music and Culture in the Age of the Council of Basle, éd. M. Nanni, Turnhout, 2013, p. 73-84. 40 Le Champion des dames, v. 10270 et 10272.

15 3

154

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

vient donc faire la fidèle Pénélope en cette illustre compagnie ? Comment expliquer qu’elle soit la première à être nommée, et ceci dès la première ballade ? Je dy, Amours, quant est a my, Qui n’aime, il ne pert pas gramment. Penelope oncques n’ot amy ; Ne daigna amer nullement Ulixes, sy non a tourment Et d’amours froide et engellee. Et pour ces causes, vraiement, J’ay d’amer toute ma saoulee. (Bien Allee, v. 13-2041) [ Je prétends, Amour, en ce qui me concerne, / Que celui qui n’aime pas, n’y perd pas grand-chose. / Pénélope n’eut jamais d’ami ; / Elle ne daigna en aucune manière aimer / Ulysse, si ce n’est dans la souffrance / D’un amour froid, d’un amour de glace. / Voilà pourquoi, en vérité / Je suis saoul d’aimer.] De « l’intraitable Pénélope », de ce « grillon du foyer » – pour reprendre l’expression ironique de Georges Brassens42 –, Taillevent ne retient pas la chasteté exemplaire. Surtout, il dévalorise la fidélité de celle qui « oncques n’ot amy ». Le poète voit en elle à la fois une orgueilleuse d’amour et une amante qui, glacée, passe ses nuits dans un lit désert. « Non ego deserto iacuissem frigida lecto » (Héroïdes, I, 7), avait jadis écrit Ovide ; l’auteur médiéval enfonce le clou en précisant que la reine a aimé son époux absent « d’amours froide et engellee » (v. 18). Il paraphrase ici, semble-t-il, le « frigidius glacie pectus amantis » qui, sous la plume du poète latin, ne servait pourtant pas à peindre les sentiments de Pénélope pour Ulysse, mais décrivait la réaction de la jeune femme horrifiée, quand elle apprend la mort d’un héros grec sous les murs de Troie. La démarche de Michault Taillevent, loin d’être une maladresse, consiste à isoler un élément de son contexte d’origine, puis à en détourner le sens : il fait ainsi valoir son érudition et dévoile en même temps la veine ludique qui traverse la Bien Allee. Sous sa plume, le caractère exemplaire de Pénélope fait les frais d’un jeu littéraire désacralisant. Les souffrances de l’épouse frustrée dans son désir incitent « je, Michault » (v. 5) non pas à la suivre sur le chemin de la vertu, mais à renoncer purement et simplement à l’amour. Le refrain de la ballade – « J’ay d’amer toute ma saoullee » – marque bien, par le choix des mots, la rupture de registre, le passage de la célébration à la dérision de l’idéal. La plaisanterie, de toute évidence, ne peut être goûtée que d’un public averti, qui connaît les Héroïdes au moins à travers la version qu’en donne le Roman de Troie en prose. À la cour de Bourgogne, Michault Taillevent cherche à se faire valoir auprès d’amateurs avisés. Le clerc responsable des introductions aux Héroïdes (BnF, fr. 874) traduites par Octovien de Saint-Gelais vise un public apparemment plus large (comme

41 Un poète bourguignon du xve siècle : Michault Taillevent. Édition et étude, éd. R. Deschaux, Genève, 1975, p. 258-259. 42 Brassens, « Pénélope », album Les Funérailles d’antan, 1960.

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

le feront par la suite les imprimés43), qui a besoin d’être guidé dans sa lecture. Dès le prologue, il déclare vouloir fournir, pour chaque épître, le contexte d’écriture en rappelant les « hystores » des différentes héroïnes. Pour lui, le sens d’une épître dépend de son ancrage référentiel, il est lié à une expérience vécue. Peu importe qu’histoire désigne ici des événements (supposés) réels ou (à nos yeux) fictifs : Et pour ce que plusieurs gens pourroyent lire les dictes epistres sans scavoir ny entendre pour quelle raison a esté mis en ce present livre en prose, au commencement de chascune espistre pour quoy elle a esté faicte et pour quelle raison ilz les rescripvoyent les ungs aux aultres. Et hystores propres mises et adjoustees a ung chascun epistre. (BnF, fr. 874, fol. 1 r) [Comme certaines personnes pourraient lire ces épîtres sans comprendre pourquoi elles se trouvent dans ce volume en prose, il est précisé au début de chacune dans quelles conditions celle-ci a été rédigée et pour quelles raisons ces personnes s’écrivaient les unes aux autres. En plus, leurs histoires, mises au net, précèdent chaque épître.] Dans le cas de Pénélope, la présentation – pour rudimentaire qu’elle soit – joue le même rôle que le récit englobant du Roman de Troie (voir supra), lequel offre au lecteur le cadre événementiel des épîtres disséminées dans l’épopée. Seulement, notre clerc ne fait qu’évoquer le siège de Troie, puis se focalise très vite sur la « femme du roy Ulixes », s’acharnant à faire le décompte des années qui passent… pour aboutir à l’étonnante conclusion que le héros « fut xxvii ans dehors » et que Pénélope avait presque cinquante ans lors de son retour. À notre connaissance, aucune tradition ne parvient à un tel chiffre44. S’agit-il d’une surenchère destinée à faire ressortir la fidélité sans faille de l’épouse ? Voyons le texte : Penelope fut femme du roy Ulixes et estoyent tous deux de Grece. Et quant Menelaus avec les aultres Grecz allerent assieger Troye, ledit Ulixes y alla comme eulx, ou y se porta vertueusement. A l’eure qu’il partit, Penelope sa femme povoit avoir xxii ans et avoit ung filz qui en avoit quatre. Ulixes fut xi ans et six moys au siege devant Troye. Et quant les Grecz eurent prins Troye et qu’ilz commencerent a revenir en Grece, Ulixes ne s’en revint pas comme eulx, mais s’en alla mener la guerre es parties orientalles et fut xvi ans apres les aultres Grecz sans revenir. Et pour ce que sa femme l’aymoit si loyaulment, elle luy rescripvit l’epistre cy apres nommee et mettoit dedens comme elle avoit peur de perdre leur filz, qui ja devenoit grant, et qu’on le luy vouloit rober. Et aussi luy rescripvit comme

43 Sur le succès de la translation, voir D. Dalla Valle, « Les Héroïdes en France et les Lettres héroïques au xvie et au xviie siècle », dans Lectures d’Ovide, éd. E. Bury et M. Néraudan, Paris, 2003, p. 371-383 ; C. J. Brown, « Du manuscrit à l’imprimé : Les XXI Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais », dans Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, 2009, p. 69-82. 44 De même qu’on se demande comment la Chasse d’Amours attribuée à Octovien de Saint-Gelais (cf. supra) parvient à seulement seize ans d’absence. Le calcul de la durée semble décidément être soumis à d’importantes variations.

15 5

156

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

quant il partit qu’il la laissa jeune et belle et quant il revendroit qu’il la trouvera vielle et usee tant de pleurs que de la longueur du temps, car ledit Ulixes fut xxvii ans dehors. Et xxii ans que Penelope avoit quant il partit, qui sont pres de cinquante ans. Mais quelque longueur de temps qu’il fust dehors, on ne la sceut oncques tourner a aymer aultre que luy. Ovide dist45 que une femme de cueur et de honneur ne change jamais son mary ou amy pour longueur de temps ne pour fortune qu’il luy puisse arriver. Penelope fut si vertueuse que, entre les aultres femmes qui ont esté, elle est et a esté appellee femme de bonne amour. (BnF, fr. 874, fol. 2 r) [Pénélope était l’épouse d’Ulysse et ils étaient tous les deux de Grèce. Et quand Ménélas alla assiéger Troie avec les autres Grecs, Ulysse partit comme les autres et s’y distingua par son courage. Quand il partit, sa femme Pénélope avait peut-être vingt-deux ans et son fils en avait quatre. Ulysse fut pendant onze ans et six mois au siège de Troie. Et quand les Grecs eurent conquis Troie et pris le chemin du retour, Ulysse ne suivit pas leur exemple, mais alla combattre dans les pays d’Orient où il resta seize ans sans rentrer. Et comme sa femme l’aimait loyalement, elle lui écrivit l’épître qui suit, lui confiant sa crainte de perdre leur fils, qui avait grandi et qu’on voulait lui enlever. Elle lui écrivit aussi que, quand il était parti, elle était jeune et belle, mais qu’à son retour il la trouverait vieille et minée par les pleurs et l’attente interminable, car ledit Ulysse était resté absent pendant vingt-sept ans. Pénélope avait vingt-deux ans, quand il partit, de sorte qu’elle approchait désormais la cinquantaine. Mais, malgré la durée de son absence, personne ne parvint à la persuader à aimer un autre homme. Ovide affirme qu’une femme courageuse, sensible à son honneur, ne remplace jamais son mari ou son ami, peu importe le temps qui passe ou les coups dont Fortune l’accable. Pénélope fut si vertueuse que, seule parmi toutes les femmes, elle a été appelée femme de bon amour.] L’introduction consiste, pour l’essentiel, en un résumé sélectif de l’épître ovidienne. Le clerc dégage quelques thèmes dominants : la fuite du temps et l’approche de la vieillesse, les pleurs de l’épouse aimante, sa fidélité inébranlable et les menaces qui pèsent sur Télémaque. Par contre, il omet d’évoquer le lit froid, les émotions que suscitent les nouvelles de Troie, les craintes liées à l’absence prolongée d’Ulysse, les manigances des prétendants. Surtout, il n’est nulle part question de chasteté, de castus amor ! Au tournant du xve au xvie siècle, la perception de Pénélope se décline en nuances. Dans un luxueux manuscrit commandité par Florimont Robertet, influent conseiller des rois Charles VIII, Louis XII et François Ier, il est aussi question de la loyale Pénélope, qui trouve place immédiatement après la chaste Hippone dans la liste des femmes illustres :

45 Le clerc, insensible à l’ironie ovidienne, prendrait-il au pied de la lettre la « pia Penelope » (Ars amandi, III, 15) attendant son époux pendant vingt ans ?

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

Penelope de Grece est bien digne de louange qui tint si bonne loyaulté a son mari Ulixes, qui l’atendit l’espace de xx ans, dix luy estant a Troys et dix errant sur la mer. (BnF, fr. 2446146, fol. 130 r) [Pénélope de Grèce est bien digne de louange, elle qui resta loyale à son mari Ulysse et l’attendit vingt ans, alors que lui était pendant dix ans au siège de Troie, puis errait pendant dix ans sur la mer.] Contrairement à ce que fait notre clerc, l’accent n’est pas mis sur l’effet dévastateur du temps – les vingt ans que dure traditionnellement l’absence d’Ulysse sont respectés – et encore moins sur la vieillesse de Pénélope ; il n’est pas question de déchéance corporelle, voire d’un corps qui « pourrit47 », ainsi que l’a récemment écrit, impitoyable, une très jeune autrice. L’intérêt va à la ruse de Pénélope qui, défaisant chaque nuit « sa toille », évite de devoir accorder sa main à un prétendant. À la vieille femme s’oppose la femme rusée, mais les deux présentations se rejoignent, quand elles qualifient Ulysse d’ami et mari. Que ce soit pour notre clerc ou dans le manuscrit de la famille Robertet, la courtoisie et la fidélité sont perçues comme des valeurs sociales, garantes de stabilité. Telle n’est pas l’unique image qu’on se fait de Pénélope à la cour de France sous le règne de Louis XII ! Le dominicain Antoine Dufour campe, lui, la sage et « paciente » Pénélope en « chaste vefve48 » dans ses Vies de femmes célèbres (1504). L’œuvre, composée pour Anne de Bretagne, a dû tenir compte des suggestions de la reine49 qui y voyait un moyen bienvenu de moraliser la vie à la cour de France. Son aumônier et « général inquisiteur de la foy50 » inciterait-il à lire les exemples antiques dans une perspective chrétienne ? Tel est bien le cas, car sa galerie des femmes illustres s’ouvre – non pas sur Ève – comme le De mulieribus claris de Boccace, modèle avoué –, mais sur la Vierge, « le grant schef d’œuvre de nature » (p. 3) et étalon de toute (im)perfection féminine. Ni chute, ni rédemption par contre dans le péritexte des XXI Epistres d’Ovide ! Le clerc, quand il propose à son public une initiation au monde antique (ovidien), fait de Pénélope la pierre de touche en matière d’amour. Il est plus proche de Martin Le Franc que d’Antoine Dufour ; comme l’auteur bourguignon, il parle de la loyauté qui a valu

46 Le manuscrit, célèbre pour ses dessins, peut être consulté sur le site Gallica de la BnF : Recueil de dessins ou cartons, avec devises, destinés à servir de modèles pour tapisseries ou pour peintures sur verre. Sur ce recueil de luxe (et son « double », le ms. français 5066, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal), qui contient à la fois des figures antiques et des proverbes illustrés, voir la mise au point de F. ButtayJutier, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, 2008, p. 332-339. 47 Salomé Rouiller, La nuit d’Ulysse, Lausanne, 2017, p. 24 : face à cette « chair flasque », Ulysse (son avatar new-yorkais) ne peut « réprimer un mouvement de répulsion ». 48 Les Vies des femmes célèbres, éd. G. Jeanneau, Genève, 1970, p. 49. En 1509, Fausto Andrelini (traduit par Macé de Villebresme) fera d’Anne de Bretagne une nouvelle Pénélope souffrant de l’absence de Louis XII pendant les guerres d’Italie : voir C. J. Brown, « La mise en œuvre et la mise en page des recueils traitant des femmes célèbres à la fin du Moyen Âge », dans Le recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et S. Marzano, Turnhout, 2010, p. 41-42. 49 C. J. Brown, ibidem, p. 36-37. 50 Comme il se qualifie lui-même dans le prologue (Les Vies des femmes célèbres, op. cit., p. 1).

15 7

1 58

j e a n -cl au de m ü h l e t h al e r

à Pénélope une admiration universelle. La notion d’amour ponctue son introduction, de sorte qu’on la perçoit comme la colonne vertébrale de la présentation. Le clerc ne se contente pas de relever que l’épouse d’Ulysse « l’aymoit si loyaulment » ; il tient à préciser qu’elle n’a jamais pensé « aymer aultre que luy ». Le comportement que la société impose à la femme correspond à la nature même de Pénélope : chez elle, devoir et désir ne font qu’un. Importance des nuances ! La chaste Pénélope d’Antoine Dufour n’est pas identique à la loyale Pénélope de notre clerc : la première répond, nous semble-t-il, au point de vue de l’Église, que soutiennent les dames à la cour de France, la seconde au point de vue (aux implications politiques) des courtisans. Dans quelle mesure, faut-il se demander, la perception de Pénélope est-elle genrée au début du xvie siècle ? À première vue, la présentation de notre clerc se place dans le sillage des accessus ad auctores, selon lesquels l’intentio des Héroïdes est fondamentalement morale51. Leur but est de mettre en garde hommes et femmes contre les folles amours (« reprehendere masculos et feminas stulto et illicito amore52 »). À la passion illicite, qu’illustre l’incestueuse Canacé, au « stultus amor » (p. 30), que représente Phyllis, s’oppose la fidélité de Pénélope. On trouve déjà, dans l’un des accessus, le mouvement qui caractérise l’introduction à la première épître dans le manuscrit français BnF, fr. 874 : le rappel de la participation d’Ulysse à la guerre de Troie y est suivi de l’évocation des errances en mer – qui auraient duré sept ans53 – puis d’une louange de Pénélope résistant aux avances des prétendants. Notre clerc se démarque pourtant des accessus en ne célébrant pas le « castum amorem » (p. 32) de l’épouse, mais sa « bonne amour », expression placée emblématiquement en clôture de texte. Le choix de l’adjectif n’est pas innocent, bien que le syntagme hérité des trouvères ne renvoie pas ici à la sublimation courtoise. La loyauté de Pénélope y apparaît comme une manifestation de l’amour divin sur terre, telle est du moins la lecture qu’autorise, semble-t-il, le prologue général, sur lequel s’ouvre le manuscrit BnF, fr. 874 : Lesquelles epistres Ovide recueillit pour la grant singularité et amour qu’il congneut qui estoit entre ceulx qui se escripvoyent les dictes lettres et epistres, car ce furent les hommes et femmes qui pourroyent estre qui s’entraymerent le mieulx. Car en ce monde n’y a chose qui vaille tant que amour. Car Dieu mesme mourut par amour. (BnF, fr. 874, fol. 1 r) [Ovide réunit ces épîtres à cause du caractère exceptionnel de l’amour qui, à ses yeux, régnait entre les personnes qui se sont écrit lesdites lettres. Il s’agissait probablement des hommes et des femmes qui se sont le plus aimés. Et rien au monde ne vaut l’amour, car Dieu lui-même est mort par amour.]

51 Voir A. Pollock Renck, « The Prologue as Site of Translatio Auctoritatis in Three Works by Octovien de Saint-Gelais », Le Moyen Français, 73 (2013), p. 96-97. 52 Accessus ad auctores. Bernard d’Utrecht. Conrad d’Hirsau, éd. R.B.C. Huygens, Leiden, 1970, p. 29. 53 Ibidem, Accessus Ovidii Epistolarum (I), p. 30. Ce qui correspond à une absence de dix-sept et non de vingt-sept ans, comme le veut notre clerc. Une simple erreur (xxvii au lieu de xvii) de sa part ?

P é n é lo p e e n t r e M oy e n Âge e t Re nai ssance

L’amour est le ciment de l’univers, le fondement même de la vie en société – comme il l’était dans le Champion des dames de Martin Le Franc (voir supra). Selon une vision largement partagée au passage du Moyen Âge à la Renaissance54, d’Eustache Deschamps à notre clerc, l’amour humain – éclat de la caritas divine – est le ferment de l’unitas et de la stabilité sur terre. Dans le commentaire du manuscrit BnF, fr. 874, la valorisation de Pénélope ne se limite pas à la poser en épouse exemplaire. Elle devient l’incarnation de l’ordre et de l’harmonie du monde, au point d’ailleurs que le clerc gomme les implications courtoises de la « bonne amor », pourtant présentes dans la translation d’Octovien de Saint-Gelais. Sous la plume de ce commentateur, toute ambiguïté disparaît non seulement de la figure de Pénélope – où donc a fini le lit habité par le désir55 ? –, mais aussi du portrait qu’il brosse des autres femmes-auteurs des Héroïdes. Contrairement aux accessus, qui voyaient dans la suite des épîtres une discussion salutaire autour des différentes formes de la passion, de la plus louable à la plus répréhensible, notre clerc les transforme en une seule et unique ode à la force unificatrice de l’amour. L’invitation à « s’entraymer » le conduit à taire les dérives possibles de l’eros : sous sa plume, Phyllis devient « une des femmes du monde qui pour avoir veu ung homme si peu de temps ayma de la meilleure amour56 » ; quant à Canacé, bien que sa passion incestueuse soit le fruit de l’« oysiveté » (fol. 151 r), mère de tous les vices, elle fait partie de ces « femmes » (dont parle Aristote) « qui ayment des hommes par amour » (fol. 151 v) plus qu’une mère ne tient à son enfant ou à sa famille. Tout jugement moral est peu ou prou évacué, rejeté dans l’implicite et laissé par conséquent au faire interprétatif du lecteur. La célébration de l’amour paraît systématique dans le péritexte du manuscrit français 874. Même les cas les plus problématiques, condamnés dans les accessus médiévaux, sont récupérés dans la mesure où ils représentent une loi de la nature, définie par une auctoritas (Aristote en l’occurrence). Emblématiquement, on ne trouve pas chez notre clerc l’exhortation de Christine de Pizan – au sein même de sa défense des femmes – à éviter « celle mer tres perilleuse et dampnable de fole amour57 » ; il n’y a pas trace non plus de l’opposition entre Vénus (la luxure) et Amour (l’idéal), telle que la pose Martin Le Franc dès les premières pages du Champion des dames. De toute évidence, le manuscrit BnF, fr. 874 invite à une lecture particulière, tendancieuse des Héroïdes : un plaidoyer de l’amour pour l’amour où la morale chrétienne – que défendent Anne de Bretagne et Antoine Dufour – ne pèse pas lourd.

54 Voir la mise au point de P. Jeserich, Musica naturalis. Tradition und Kontinuität spekulativmethapysischer Musiktheorie in der Poetik des französischen Spätmittelalters, Stuttgart, 2008, p. 384-388. 55 Comme le rappelle M. Desmond, « Gender and Desire in Medieval French Translations of Ovid’s Amatory Works », art. cit., p. 118, le langage du désir était, pour un public romain, plus adapté à une meretrix qu’à une matrone respectable. 56 BnF, fr. 874, fol. 10 r (nous soulignons). 57 La Città delle Dame, éd. cit., p. 404.

1 59

Sandrine Hériché-Pradeau

La Sappho du xve siècle, de la clergesse à la poetesse amoureuse

Il est un peu paradoxal de vouloir rendre compte du personnage de Sappho aux xive et xve siècles tant les études convergent, qui évoquent la renaissance de la poétesse au milieu du xvie siècle, à la faveur de la redécouverte de son œuvre, après une longue période d’éclipse1. L’ouvrage de Joan Dejean est là pour en témoigner2 – la date de 1546 constituant le moment de publication de l’Ode à Aphrodite de Sappho, incluse dans l’édition grecque fournie par l’imprimeur Robert Estienne du rhétoricien Dionysius d’Halicarnasse. L’écho reste timide jusqu’à ce qu’il se trouve relayé par trois événements éditoriaux datés de 15543 : l’édition par Francesco Robortello à Bâle du traité Du sublime du Pseudo-Longin, où l’Ode à l’Aimée est donnée comme parangon d’un sublime atteint par un effet d’accumulation ; l’édition à Venise par Paul Manuce des commentaires de Marc-Antoine Muret aux poèmes de Catulle, dont la pièce 51 est précisément imitée de la poétesse grecque du viie siècle av. J.-C ; la publication à Paris, enfin, par Henri Estienne des Odes d’Anacréon accompagnées de quelques poésies de Sappho. Ainsi, la destruction massive de l’œuvre poétique n’a pas empêché une renaissance éditoriale, ainsi que la prolifération au cours des siècles suivants de visages multiples inspirés par le personnage, de la poétesse et la musicienne, à l’amante éplorée ou encore à l’enseignante au sein d’un thiase et à l’homosexuelle… renouant en cela avec l’Antiquité où la poétesse avait inspiré des interprétations contradictoires4.

1 F. Rigolot, « Louise Labé et la redécouverte de Sappho », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 1 (1983), p. 388-391. 2 J. DeJean, Fictions of Sappho, 1546-1937, Chicago, 1989. 3 F. Rigolot, Louise Labé Lyonnaise ou la Renaissance au féminin, Paris, 1997, en part. : « Retrouver la voix de Sappho », surtout p. 43-48. 4 Sur l’image de Sappho dans l’Antiquité, voir A. Iriarte, « Chanter, enchanter en Grèce ancienne », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 25 (2007), mis en ligne le 19 décembre 2008, consulté le 29 mai 2017.



Sandrine Hériché-Pradeau  Sorbonne Université Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 161-177 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118945

162

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

Trouve-t-on dans les écrits en moyen français qui évoquent la « dixième des muses5 » un polymorphisme de la figure de Sappho ? La question peut apparaître rhétorique si l’on considère la différence de nature des deux principales sources à l’origine de cette figure dans les textes du xve siècle : les Héroïdes d’Ovide d’une part et, d’autre part, le De mulieribus claris que Boccace rédigea en plusieurs phases, en particulier en 1361 et 13626. Les translations de ces sources, et les miniatures qui les accompagnent, offrent-elles des images diverses et contrastées de Sappho au xve siècle ? Nous commencerons par étudier la perception dont la figure féminine fait l’objet dans la traduction anonyme datée de 1401 de l’œuvre latine de Boccace7, puis nous verrons le type de réécriture à laquelle Christine de Pizan la soumet en 1405 dans la Cité des dames8. Dans un dernier temps, nous nous tournerons vers les œuvres de l’extrême fin du xve siècle, en envisageant la nouvelle traduction anonyme, imprimée en 1493, du texte de Boccace et pour finir la traduction achevée en 1496 par Octovien de Saint-Gelais du Livre des epistres d’Ovide.

La traduction anonyme (1401) de Boccace : en texte et en images Après avoir d’abord été rapproché au xixe siècle de Laurent de Premierfait9, le traducteur du De mulieribus claris est retombé dans un complet anonymat. La traduction Des cleres et nobles femmes a connu un certain écho malgré sa qualité très médiocre, puisqu’elle est conservée dans quinze manuscrits détenus pour la plupart par de grands noms de la noblesse. Selon les études de C. Bozzolo, ces manuscrits se répartissent en trois groupes A, B, C10. Dans l’édition qu’elles ont donnée du texte, Jeanne Baroin et Josiane Haffen ont choisi comme manuscrit de base un représentant du groupe A, le manuscrit de Paris, BnF, fr. 12420, qui fut possédé par Philippe le Hardi11. C’est au texte de leur édition que nous référerons donc en priorité. Boccace avait convoqué la figure de Sappho au sein d’un recueil composé de cent trois chapitres indépendants, qui évoque chacun la biographie d’une femme célèbre, mythique ou historique. L’« ordre vaguement chronologique » qu’on peut y reconnaître n’efface pas l’impression de hasard qui sous-tend l’agencement général. Ainsi, la vie de Sappho, au chapitre 47, trouve place juste après celle de Gaia Cyrilla, épouse de Tarquin l’Ancien, et avant celle de Lucrèce, épouse de Tarquin Collatin. Comme pour l’ensemble des vies, le traducteur anonyme procède à une forme de développement, voire de délayage, dont l’analyse n’est pas sans intérêt, du texte latin

5 L’expression figure dans une épigramme attribuée à Platon (Anthologia Graeca 9.156). 6 Giovanni Boccacio, De mulieribus claris, éd. V. Zaccaria, Vérone, 1967. La vie de Sappho figure aux p. 190-193. 7 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. J. Baroin et J. Haffen, Paris, 1993-1995. 8 Christine de Pizan, La Città delle Dame, éd. E. J. Richards et trad. P. Caraffi, Milan, 1997. 9 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. cit., p. ix. 10 C. Bozzolo, Manuscrits des traductions françaises d’œuvres de Boccace : xve siècle, Padoue, 1973, p. 23-25. 11 Voir la description qu’en donne C. Bozzolo, op. cit., p. 96-98.

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

original. Il commence par reprendre fidèlement la mention de l’origine géographique de Sappho, Mytilène, et précise, à la suite de Boccace (« nec amplius sue originis posteritati relictum est12 »), que l’on ignore tout du lignage dont elle est issue. À la différence de la plupart des femmes du recueil, elle n’est donc pas une reine ni n’est présentée comme la fille ou la femme d’un personnage célèbre. Mais, ajoute le traducteur, l’assurance peut être donnée, si l’on en croit son degré d’instruction dans les arts et les sciences, qu’elle est issue d’une famille noble et honnête : Car pou avient, ou neant, que personne hors lignie de noble parenté, venue de gens de petit lignage, tant sache de bien et d’onneur, puisse desirer ne parvenir a la haultesce et au degré des ars et des sciences ausquelles, par mout grant et elevee affection et desir, la dame devant ditte tresglorieusement parvint13. [En effet, il arrive rarement, ou jamais, que quiconque qui soit extérieur à une noble souche, ou issu d’une famille d’un modeste lignage, soit si au fait du bien et de l’honneur et puisse aspirer ou parvenir à la hauteur et au degré des arts et des sciences auxquels, grâce à un soin et à un désir très profond et noble, la dame devant dite est parvenue de façon très glorieuse.] Or Boccace ne faisait pas allusion au niveau élevé atteint par le personnage dans le double domaine des arts et des sciences. L’importance accrue qui est accordée au savoir de Sappho est d’ailleurs repérable dès la traduction du titre du chapitre entier : « De Sapho puella lesbia et poeta » est devenu « De Saphe lesbie grande clergesse », soit la « femme savante, lettrée, experte14 ». La thématique continue à occuper ensuite une place privilégiée, au détriment de la fidélité au texte original. Ainsi, précise le traducteur, « [c]este cy certainement si fust en son temps […] en pluseurs sciences et ars avisee et experte assez parfondement15 » ou encore « moult beneuree entre les muses s’acompaigna neant refusantes, c’est assavoir entre les ars et les sciences16 ». La paraphrase explicative qui s’applique aux Muses participe de la volonté du traducteur de couvrir la totalité des champs du savoir et pas seulement celui de la création poétique. Dans la même perspective, il prend le temps de procéder à l’énumération de cinq sur sept des arts libéraux qui fleurissent sur la montagne du Parnasse : […] s’en entra en la forest de loiriers plaine de may et verdure […], de oudeurs souefves, ou reposent et habitent gramaire, logique et la noble rethorique, geometrie, arismetique17.

12 Giovanni Boccacio, De mulieribus claris, éd. cit., p. 190 : « et quant à son origine il n’est rien resté d’autre pour la postérité. » 13 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. cit., p. 155. 14 Dictionnaire du Moyen Français, art. « clergesse » : www.cnrtl.fr/definition/dmf/clergesse. 15 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. cit., p. 155-156 : « Celle-ci fut aussi à son époque […] très bonne connaisseuse et fort experte en plusieurs sciences et arts. » 16 Ibidem, p. 156 : « Elle s’allia avec beaucoup de bonheur aux muses qui ne lui opposaient aucun refus, à savoir aux arts et aux sciences. » 17 Ibid. Le passage rend trois mots du texte originel : Giovanni Boccacio, De mulieribus claris, éd. cit., p. 192 : « et laureo pervagato nemore ».

163

1 64

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

[[…] elle pénétra dans la forêt de lauriers pleine de branchages verts […], d’odeurs agréables, où reposent et habitent la grammaire, la logique, la noble rhétorique, la géométrie et l’arithmétique.] Quant au sixième art, la musique, Sappho s’y adonne naturellement, une fois qu’elle a atteint la grotte d’Apollon et la fontaine de Castalie, en compagnie des nymphes18. Il apparaît donc que le traducteur ne manque pas de développer, par rapport au texte latin, le caractère exceptionnel de l’érudition du personnage. Il reprend en revanche fidèlement la comparaison que proposait Boccace entre Sappho et les hommes d’études et relate son inscription dans la postérité en faisant allusion à l’érection d’une statue chargée de l’immortaliser telle une grande poétesse parmi les poètes19. La face sombre de la légende est ensuite évoquée à la faveur d’un parallélisme encore tiré du texte latin : Verité est, selon ce que nous adjoustons foy aux anciens, que aussi comme elle estudia beneureusement et vertueusement, aussi fust elle prinse et ravie par amour desordonnee ; car par la doulceur et courtoisie d’un jeune homme, ou pour aultre grace, de la maladie d’amour desordonnee elle fut prinse et occuppee20. [La vérité est, si nous en croyons les anciens, que tout comme elle étudia avec succès et de façon vertueuse, de même elle fut emportée par un amour chaotique ; en effet, à cause de la douceur et de la courtoisie d’un jeune homme, ou en raison d’une autre faveur, elle fut saisie et occupée de la maladie d’un amour déréglé.] Cet amour malheureux l’incite à composer des chansons et des poèmes versifiés emplis d’affliction. Cependant, quand Boccace faisait allusion à la forme attendue la plus adaptée à cette matière, à savoir des poèmes élégiaques21, le traducteur, butant sur le latin, comprend de manière fautive : « Lesquelles manieres de ditter je reputasse mescheantes et de poy de value, comme elles soient attribuees et ordonnees a celle

18 Ibid. : « et tant chemina que elle vint et arriva en la caverne et parfondeur d’Apolin, dieu de science, et trouva le ruisseau et le conduit de Castalio la fontaine, et de la harpe sans doubte prinst le pletren et la touche, si en faisoit grant melodies avec les nymphes menans la danse, c’est assavoir avec les rieules d’armonies et de musique. » Le traducteur anonyme suit là davantage le texte latin : Giovanni Boccacio, De mulieribus, éd. cit., p. 192 : « in antrum usque Apollinis evasit et, Castalio proluta latice, Phebi sumpto plectro, sacris nynphis choream traentibus, sonore cithare fides tangere et expromere modulos puella non dubitavit. » 19 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. cit., p. 156 : « Et jusques au jour d’uy, selon le tesmoing des anciens, encore durent ses dittiez moult noblement fais et composez, qui sont lumiere et exemplaire a ceulx qui sont venus aprez de parfaitement ditter et dire. Et pour en avoir souvenance plus longuement, on luy fist de arain une ymage en son nom dediee et haultement eslevee et si fut la dame entre les poetes grans et renommez mise et comptee, desquelles honneurs point ne sont gregneurs ne plus grans des roys les dyademes, des evesques les mittres, de ceulx qui ont victoire les loirs et les couronnes. » 20 Ibid., p. 157. 21 Giovanni Boccacio, De mulieribus, éd. cit. : « quos ego elegos fuisse putassem, cum tali sint elegi attributi materie ».

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

matiere22. » Boccace saluait ensuite l’originalité rythmique des vers que Sappho, plongée dans l’affliction, invente en innovant et en se détournant de la poésie élégiaque, mais le traducteur échoue à comprendre la spécificité métrique des vers saphiques et se contente de dire de façon très générale : […] se je ne trouvasse jouxte la matiere, nouvelle maniere de ditter et de dire, estrange et diverse de la maniere des chançons et des dittiez que par devant elle avoit fais, moult curieusement. Laquelle nouvelle maniere de ditter est nommee et appellee selon son nom, c’est assavoir « Saphice23 ». [[…] si je n’avais pas trouvé à propos de la matière une nouvelle manière de composer et de dire, différente de la forme des chansons et des poèmes qu’elle avait composés auparavant, de manière étonnante. Cette nouvelle façon de composer est nommée en fonction de son nom, à savoir « saphique ».] Il ressort donc de la traduction de 1401 l’idée d’une Sappho très érudite, à qui la postérité a su réserver une place de choix parmi les grands poètes, mais qui fut victime d’une passion malheureuse l’ayant conduite à composer des vers originaux. Sur le plan iconographique, les manuscrits enluminés de la famille A, qui comptent les quatre exemplaires les plus anciens24, présentent l’image invariable de Sappho enseignant à trois disciples depuis une chaire-tribune professorale25 tandis que sont posés devant elle, sur un pupitre, des livres. Ainsi, le manuscrit de Paris, BnF, fr. 12420, au fol. 71 v, et son jumeau le manuscrit de Paris, BnF, fr. 59826, au fol. 71 v, comportent une chaire ajourée de quatre ouvertures et dotée d’un dais. Le manuscrit de Londres, British Library, Royal 16 G.V.27, au fol. 57 r (fig. 2-1), ainsi que le manuscrit de Londres, British Library, Royal 20 C.V.28, au fol. 75 v (fig. 2-2), font montre d’un choix iconographique analogue, qui n’est pas sans rappeler la représentation traditionnelle de Christine de Pizan exerçant sa fonction d’enseignante29. Cette interprétation n’est toutefois pas l’unique représentation qui accompagne la traduction du De mulieribus claris. L’image d’une Sappho musicienne et poétesse est progressivement mise en

22 Boccace, Des cleres et nobles femmes, éd. cit., p. 157 : « Ces manières de dire, je les jugerais médiocres et de peu de valeur, dès lors qu’elles sont attribuées et adaptées à cette matière. » 23 Éd. cit., p. 157. 24 Il s’agit des manuscrits suivants : Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9509 ; Paris, BnF, fr. 598 ; Paris, BnF, fr. 12420 ; Londres, British Library, Royal 16 G.V ; Londres, British Library, Royal 20 C. V. ; Fondation Gulbenkian, L. A. 143 ; Chantilly, Bibliothèque et archives du Château, 856. 25 J. Justin Storck et J. Bréasson, Le Dictionnaire Pratique de Menuiserie-Ebénisterie-Charpente, Paris, 2006 [1900], art. « Chaire ». Il s’agit d’une tribune d’un travail très simple de menuiserie dans lesquelles les professeurs se tenaient pour faire leur cours. 26 Sur ce manuscrit (vers 1403) qui a appartenu à Jean de Berry, voir C. Bozzolo, op. cit., p. 92-93 ; M.-H. Tesnière, « I codici illustrati del Boccaccio francese e latino nella Francia e nelle Fiandre del XV secolo » et « Manuscrit Français 598 », dans Boccaccio Visualizzato, Narrare per parole et per imagini tra Medioevo et Rinascimento, dir. V. Branca, Turin, 1999, t. 3, p. 3-17 et p. 35-42. 27 C. Bozzolo, op. cit., p. 152-153 ; C. Reynolds, « I codici » dans Boccacio visualizzato, op. cit., p. 53-54. 28 Ibid., p. 153-154 ; C. Reynolds, « I codici » dans Boccacio visualizzato, op. cit., p. 42-46. 29 Ainsi dans « le Manuscrit de la Reine » de Christine de Pizan, ms. de Londres, British Library, Harley, 4431, fol. 261 v (Les enseignements moraux) (c. 1410-c. 1414).

165

166

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

valeur, en particulier à la fin du xve siècle. Ainsi, dans un manuscrit de type B30, le Paris, BnF, fr. 59931, qui date du troisième quart du xve siècle, mais où les peintures de Robinet Testard auraient été ajoutées postérieurement, se trouve au fol. 42 r (fig. 2-3) une Sappho en majesté s’accompagnant de la harpe32. Il semble que cela soit ce choix de représentation qui connaisse la plus grande fortune dans les manuscrits de la seconde moitié du xve siècle.

La Cité des dames de Christine de Pizan (1405) Nombreuses sont les études sur la traduction et, somme toute, la réécriture du De mulieribus claris par Christine de Pizan dans la Cité des dames, qu’elles soient générales33 ou focalisées sur une vie en particulier34. Il en ressort que Christine porte un regard univoquement bienveillant sur les femmes, cela au prix de distorsions et d’infidélités opérées sur le texte de Boccace, considéré comme sa source principale, mais aussi grâce à une recomposition de la matière originelle et à la convocation de sources annexes. À la différence de l’auteur italien, Christine insère la vie de Sappho dans une série qui fait sens, celle des « femmes savantes » douées d’une grande intelligence et d’un savoir étendu, réunissant Cornificia, Probe la Romaine, Sappho, Manthoa, Médée et enfin Circé35. Cet ensemble trouve une place dans le premier livre consacré à la justification de la femme par la Raison. La biographie de Sappho est introduite par un nouveau titre : « Cy dit de Sapho, la tres soubtille femme, pouette et phillosophe36. » Le terme philosophe est employé ici dans le sens extensif, signalé par le Dictionnaire du Moyen Français, de « clerc », ce qui permet

30 C. Bozzolo, op. cit., référencie dans la famille B les ms. de Paris, BnF, fr. 133 ; BnF, fr. 599 ; BnF, fr. 1120. 31 C. Bozzolo, op. cit., p. 93-94 ; M.-H. Tesnière, « I codici » dans Boccaccio visualizzato, op. cit., p. 64-66. 32 De même dans un manuscrit de type C, daté de la seconde moitié du xve siècle, le New York, Public Library, Spencer Collection 33, fol. 24 r, Sappho est représentée avec la harpe. Voir URL : https :// digitalcollections.nypl.org/collections/cleres-et-nobles-femmes. Voir aussi R. Friedman, « I codici » dans Boccaccio visualizzato, op. cit., p. 56-60. Ajoutons que le type C est représenté, outre par ce manuscrit, par les manuscrits de Paris, BnF, fr. 5037 ; Vienne, ÖNB, 2555 ; New York, Pierpont Morgan Library, M 381 (sans représentation de Sappho). 33 Ainsi P. A. Philippy, « Establishing Authority : Boccacio’s De claris mulieribus and Christine de Pizan’s Le Livre de la Cité des Dames », Romanic Review, 72 (1986), p. 167-193 ; R. Brown-Grant, Christine de Pizan and the Moral Defence of Women. Reading beyond Gender, Cambridge, 1999, en part. ch. 4, « The Livre de la Cité des Dames : Generic Transformation and the Moral Defence of Women », p. 128-174 ; G. Angeli, « Encore sur Boccace et Christine de Pizan : remarques sur le De mulieribus claris et le Livre de la cité des Dames (« Plourer, parler, filer mist Dieu en femme », I, 10) », Le Moyen Français, 50 (2002), p. 115-125. 34 L. Dulac, « Un mythe didactique chez Christine de Pizan : Sémiramis ou la veuve héroïque », dans Mélanges de philologie romane offerts à Charles Camproux, Montpellier, 1978, t. 1, p. 315-343 ; C. Lucken, « Thisbé dans la Cité des Dames », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 20 (2010), p. 303-320. 35 La série est ainsi introduite par Christine : pour prouver « qu’il ait esté de femmes de grant science et de hault entendement, je t’en diray, et au propos que je te en disoie de l’entendement des femmes semblable a cellui des hommes » (éd. cit., p. 154). 36 Ibidem, p. 158.

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

de mettre encore en avant les qualités d’érudition et de savoir du personnage ; et il se voit accompagné du terme de pouette. Une comparaison serrée entre le texte de la traduction anonyme et celui de Christine ne laisse aucun doute quant à l’utilisation directe qu’elle en a faite37. Sa compilation procède cependant de plusieurs niveaux de réécriture sur l’hypotexte. Christine commence par suivre d’un peu loin la traduction anonyme en abandonnant le passage qui fait mention de l’ignorance dans laquelle on se trouve de l’origine précise de Sappho. Elle retient en revanche les qualités physiques et morales de la jeune femme en reprenant suffisamment de termes de l’hypotexte pour nous convaincre qu’elle utilise la traduction plutôt que le texte original : Traduction anonyme, éd. cit., p. 155-156.

Christine de Pizan, La Città delle Dame, éd. cit., p. 158.

Ceste cy certainement si fust en son temps, duquel nous n’avons pas congnoissance, de tresgrant beauté, faitice de corps, en contenance et en maintieng moult aggreable, en pluseurs sciences et ars avisee et experte assez parfondement ; et ne savoit pas tant seulement les lettres assembler et les sillabes composer, les mots espeler, l’entencion et la signifiance moustrer, mais elle, de noble renommee, de beauté la flour, bien sceut adjouster et choses nouvelles trouver. [Celle-ci assurément fut à son époque, que nous ignorons, de très grande beauté, bien faite de corps, de conduite et d’attitude très agréables, fort savante et experte en plusieurs sciences et arts ; elle ne savait pas seulement assembler les lettres et composer les syllabes, expliquer les mots, montrer le sens d’une argumentation et les façons d’interpréter, mais elle, qui était l’excellence de la renommée et de la beauté, sut ajouter et trouver des innovations.]

Ceste Sapho fu de tres grant beauté de corps et de vis en contenance, maintien et parole tres agreable et plaisant. Mais sur toutes les graces dont elle fu douee passa celle de son hault entendement, car en plusieurs ars et sciences fu tres experte et parfonde, et ne savoit pas tant seulement letres et escriptures par autrui faictes, ains d’elle mesmes trouva maintes choses nouvelles et fist plusieurs livres et dictiez de laquelle dit le poete Bocace par doulceur de poetique lengage ces belles paroles : [Cette Sappho fut de très grande beauté en ce qui concerne le corps et le visage, très agréable et plaisante en conduite, attitude et propos. Mais de tous les agréments dont elle était dotée, les surpassa celui de sa grande intelligence, car elle fut fort experte et savante en plusieurs sciences et arts, et elle ne savait pas seulement les lettres et les écrits composés par autrui, mais elle trouva de nombreuses innovations et fit plusieurs livres et poèmes dont le poète Boccace dit poétiquement ces belles paroles :]

37 Comme le rappelle G. Angeli, art. cit., p. 116, les critiques n’ont pas manqué de s’interroger sur la source véritable utilisée par Christine de Pizan : s’agissait-il du texte latin de Boccace ou de la traduction anonyme de 1401 ? Dans le commentaire à son édition cependant (The Livre de la Cité des Dames of Christine de Pisan : A Critical Edition, Dissertation Vanderbilt University, 1975, 2 t.), M. C. Curnow fournit les preuves que Christine avait sans aucun doute imité la traduction (p. 142-147). Nous ne pouvons que confirmer cette analyse.

1 67

168

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

Christine introduit là une longue citation au style direct de Boccace, nommément cité, qui consiste en un véritable calque de la traduction anonyme. Traduction anonyme, éd. cit., p. 156

Éd. cit., p. 159-160

[Sapho] amonnestee de vif engin, d’ardant desir, par continuelle estude, oultre les gens bestiaux et sans science, en la haultesce de Parnase la montaingne, c’est assavoir d’estude parfaite, par hardement et osement, moult beneuree entre les muses s’acompaigna neant refusantes, c’est assavoir entre les ars et les sciences, et s’en entra en la forest de loiriers plaine de may et verdure de pluseurs herbes, de fleurs diverses, de oudeurs souefves, ou reposent et habitent gramaire, logique et la noble rethorique, geometrie, arismetique ; et tant chemina que elle vint et arriva en la caverne et parfondeur d’Apolin, dieu de science, et trouva le ruisseau et le conduit de Castalio la fontaine, et de la harpe sans doubte prinst le pletren et la touche, si en faisoit grant melodies avec les nymphes menans la danse, c’est assavoir avec les rieules d’armonies et de musique.

« Sapho, admonnestee de vif engin et d’ardent desir par continuel estude, entre les hommes bestiaulx et sans sciences hanta la haultece de Pernasus la montaigne, c’est assavoir d’estude parfaitte. Par hardement et osement beneuré s’acompaigna entre les Muses non reffusee, c’est assavoir entre les ars et les sciences, et s’en entra en la forest de lauriers, plaine de may, de verdure, de flours de diverses couleurs, odeurs de grant souefveté et de plusieurs herbes ou reposent et abitent Grammaire, Logique et la noble Rethorique, Geometrie, Arismetique. Et tant chemina qu’elle vint et arriva en la caverne et parfondeur de Appolin, dieu de science, et trouva le ruissel qui conduit de Castalio la fontaine. Et de la harpe prist le plestren et la touche, si en faisoit grans melodies avec les nimphes, menans la dance, c’est a entendre, avec ruiles d’armonie et d’acort de musique. » [Sappho, encouragée à une vive intelligence et à un désir ardent par une étude constante, parmi (sic) les hommes stupides et sans connaissances fréquenta le sommet de la montagne du Parnasse, c’est-à-dire de la parfaite étude. Grâce à sa hardiesse et son audace elle s’allia aux Muses qui l’acceptèrent, à savoir aux arts et aux sciences, et elle pénétra dans la forêt de lauriers, pleine de verdure et de jeunes pousses, de fleurs de couleurs diverses, d’odeurs de grande douceur et de plusieurs herbes où reposent et habitent Grammaire, Logique et la noble Rhétorique, Géométrie et Arithmétique. Et elle avança tant qu’elle arriva dans la grotte souterraine d’Apollon, dieu de la science, et qu’elle trouva le ruisseau qui conduit jusqu’à la source de Castalie. Et de la harpe elle prit le plectre et la corde, et elle en tirait de grandes mélodies avec les nymphes, qui menaient la danse, à savoir avec les règles de l’harmonie et les accords de musique.]

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

Or, comme le remarque Maureen Quilligan38, c’est au début de la série des femmes savantes, précisément dans le chapitre consacré à Cornificia, que Christine cite pour la première fois le nom de Boccace, alors qu’elle avait déjà abondamment puisé auparavant dans le matériau du De mulieribus claris. La référence à l’autorité principale en ce point-là du texte – quand les fondations de la cité tout juste terminées, il faut élever les murs de l’enceinte – n’est sans doute pas un hasard. Elle surgit quand Christine se sait aborder, avec les biographies des femmes savantes, l’épineuse question de l’originalité et de la compilation créatrice et des rapports qu’elles entretiennent. L’écrivaine veut peut-être introduire là, au sein de son propre texte, une tension dialectique qui l’intéresse elle-même au premier chef, car qu’en est-il du réemploi dans la construction de la Cité des dames ? Un jeu de miroirs ne manque pas de se mettre en place entre les femmes dont la postérité a retenu les œuvres et Christine, qui à son tour compile et compose39, car, comme Sappho, Christine est une « femme de science » qui fait des livres40. Mais, quand Probe la Romaine, citée juste avant la poétesse grecque, parvient, à partir des vers empruntés aux seules œuvres de Virgile, à écrire les Centons virgiliens, une admirable œuvre nouvelle où est reprise la trame de l’Ancien et du Nouveau Testament pour véhiculer un message chrétien, Sappho, elle, invente véritablement son matériau, autrement dit les pierres de sa cité si l’on se réfère à la métaphore architecturale qui tient une si grande place dans l’œuvre de Christine. Dans la suite du texte, en effet, que Christine emprunte toujours de près à la traduction anonyme mais en l’affranchissant du cadre de la citation, la poétesse, qui a mérité d’entrer dans la postérité, est présentée comme l’inventrice, outre du plectre41, de la forme métrique de ses pièces lyriques. On peut observer dans ce passage, procédant d’un hors cadre citationnel direct, la reprise d’éléments syntagmatiques que Christine déplace comme les pièces d’un puzzle. Elle puise dans la tradition anonyme pour recréer un portrait de Sappho dont elle gomme les traits qui ne lui conviennent pas.

38 M. Quilligan, The Allegory of Female Authority, Christine de Pizan’s Cité des Dames, Ithaca et Londres, 1991, p. 96-97. 39 J.-C. Mühlethaler et F. Cornilliat, « Les voies de l’imitation », dans Poétiques de la Renaissance, Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au xvie siècle, éd. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, 2001, p. 415-506, en part. p. 417 : « L’exemple de Probe est emblématique de la démarche de compilation créatrice suivie par Christine de Pizan. » 40 Sur le rapprochement naturel que l’on peut établir entre Christine et Sappho, toutes deux « femmes de science », voir L. Dulac, « Christine de Pizan, femme de science, femme de lettres », dans Christine de Pizan. Une femme de science, une femme de lettres, éd. J. Dor et M.-E. Henneau, Paris, 2008, p. 5-19, en part. p. 6, p. 12 et p. 14. 41 La tradition attribuée à Sappho de l’invention du plectre remonte à l’encyclopédie byzantine Souda et au papyrus Oxhyrhynchus 1800, voir A. Iriarte, art. cit. en ligne, paragraphe 13.

169

170

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

Traduction anonyme

Éd. cit., p. 160

Laquelle, par son estude, a pluseurs choses tresfortes a entendre et a savoir, mesmement a hommes de grant estude et de grant engin, elle parvint sans moult grant paine. Et jusques au jour d’uy, selon le tesmoing des anciens, encore durent ses dittiez moult noblement fais et composez, qui sont lumiere et exemplaire a ceulx qui sont venus aprez de parfaitement ditter et dire. […] se je ne trouvasse jouxte la matiere, nouvelle maniere de ditter et de dire, estrange et diverse de la maniere des chançons et des dittiez que par devant elle avoit fais, moult curieusement. Laquelle nouvelle maniere de ditter est nommee et appellee selon son nom, c’est assavoir « Saphice ». [Celle-ci, grâce à son étude, parvint sans trop de peine à plusieurs matières très difficiles à comprendre et à connaître, même pour les hommes étudiant beaucoup et de grande intelligence. Et jusqu’à aujourd’hui, selon le témoignage des anciens, ses poèmes de très noble facture perdurent, poèmes qui servent d’exemples à ceux qui se sont ensuite inscrits dans le temps pour parfaitement composer. […] si je n’avais trouvé concernant cette matière une nouvelle façon de composer et de dire, différente de la facture des chansons et poèmes qu’elle avait faits auparavant, de manière étonnante. Cette nouvelle façon de composer est nommée en fonction de son nom, à savoir « saphique ».]

Par ces choses que Bocace dist d’elle, doit estre entendu la parfondeur de son entendement et les livres qu’elle fist de sy parfondes sciences que les sentences en sont fortes a savoir et entendre meismes aux hommes de grant engin et estude, selon le tesmoing des ancians et jusques aujourd’huy. Durent ancores ses escrips et dictiez moult nottablement fais et composez qui sont lumiere et exemple a ceulx qui sont venus apres de parfaitement dictier et faire. Elle trouva pluseurs manieres de faire chançons et dictiez, laiz et plaintes plourables et lamentacions estranges d’amours et d’autre sentement moult bien faictes et par bel ordre, qui furent nommez de son nom « Saphice ». [Grâce à ce que Boccace dit d’elle, on doit saisir la profondeur de son intelligence et la très grande érudition des livres qu’elle écrivit de sorte que les phrases en sont difficiles à connaître et à comprendre, même pour les hommes étudiant beaucoup et de grande intelligence, selon le témoignage des anciens et jusqu’à aujourd’hui. Ses écrits et poèmes perdurent, composés de manière remarquable, qui servent d’exemples à ceux qui se sont ensuite inscrits dans le temps pour parfaitement composer. Elle trouva plusieurs façons de faire des chansons et des poèmes, des lais, de tristes plaintes et lamentations nourries d’amour et d’autre sentiment, très bien faites et composés, qui furent nommées de son nom : « Saphique ».]

Christine de Pizan, cependant, libère l’acte créateur de Sappho de la passion malheureuse qu’elle a vécue pour Phaon. Elle abandonne donc l’anecdote, présente chez Boccace et reprise dans la traduction anonyme, de la femme « prinse et ravie par amour desordonnee42 ». En digne représentante de Raison, Sappho ne saurait être soumise, dans le projet qui intéresse Christine où les « femmes sont en elles-mêmes

42 Éd. cit., p. 157 : « prise et emportée par un amour chaotique. »

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

de véritables modèles de vertu43 », aux affres de la fole amour. C’est pourquoi elle qui excelle dans l’adaptation stratégique du matériau boccacien ne fait pas mention de l’impuissance de Sappho à faire naître un sentiment dans le cœur du jeune homme. En revanche, on trouve sous sa plume une autre anecdote, relative à la mort de Platon : Et de ses dictiez recorde Orace que quant Platon le tres grant phillosophe qui fut maistre de Aristote fu trespassé on trouva le livre des dictiez de Sapho soubz son chevet.44 [À propos de ses pièces poétiques Horace rapporte que lorsque Platon, le très grand philosophe qui fut le maître d’Aristote, mourut, on trouva à son chevet le livre des poèmes de Sappho.] Cette mention est reprise par Christine dans le Livre du Corps de Policie, traité didactique qui date de 1406-1407, en donnant lieu à un plus long développement : Platon apprécie les vers saphiques « pour cause de plaisir prendre en les plaisans dictiers45 ». Elle s’est révélée issue de la traduction glosée, faite entre 1375 et 1401 par Simon de Hesdin et poursuivie par Nicolas de Gonesse46, des Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime ; mais quand l’auteur latin indiquait qu’à sa mort Platon avait à son chevet les mimes de Sophron47, Nicolas de Gonesse évoque les pièces poétiques de Sappho. La référence qui est faite à Horace tire son origine de sa glose48. L’image d’une Sappho parangon d’érudition féminine, appréciée de Platon, mais aussi d’Ovide, se retrouve dans le Champion des dames, poème à la louange des femmes que Martin Le Franc remit au duc Philippe de Bourgogne à la fin de 1441 ou au début

43 Ch. Lucken, art. cit. À propos de la vie de Didon et de celle de Médée, Ch. Lucken note que Christine de Pizan révise le texte de Boccace en séparant leurs amours tragiques racontées par Droiture dans le deuxième livre (chapitres LIV-LVI) de leurs réalisations antérieures rapportées dans le premier livre par Raison (chapitres XXXII et XLVI). 44 Éd. cit., p. 160. 45 Christine de Pizan, Le Livre du corps de policie, éd. A. J. Kennedy, Paris, 1998, p. 97 : « pour prendre du plaisir avec les plaisantes pièces poétiques ». 46 La partie traduite et glosée par Nicolas de Gonesse (à partir du livre VII, 5 jusqu’au livre IX) a été éditée par G. Pastore, Nicolas de Gonesse et la traduction française de Valère Maxime : édition critique et commentaire, thèse de doctorat, Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle et Università degli Studi di Torino, 2012 ; la thèse, qui s’est appuyée sur le ms. de Paris, BnF, fr. 282, n’est pas publiée à ce jour. 47 Valère Maxime, Actions et paroles mémorables, éd. et trad. P. Constant, Paris, 1935, 2 t., VIII, 7, p. 218219 : « Altero etiam et octogesimo anno decedens, sub capite Sophronis mimos habuisse fertur. » (« L’on dit même que, lorsqu’il mourut, à l’âge de quatre-vingt-un ans, il avait à son chevet les mimes de Sophron. ») 48 En l’absence d’édition critique, nous citons le texte d’après le ms. de Paris, BnF, fr. 44, fol. 315 v : « Acteur. Platon morant de l’aage de .iiii.xx et .vii. an et dessoubz son chief les menestrelz Sapho. Translateur. Sapho fu une femme poete qui escripvi d’amours si comme Oraces tesmoingne. Et ainsi par les menestrelz Sapho il entent les vers joyeux de celle femme, lesquelx Platon a ceste heure avoit mis emprés lui peut estre pour cause de consolacion. » (« Auteur. Platon mourant à l’âge de quatre-vingt-sept ans avec, sous sa tête, les pièces poétiques de Sappho. Translateur. Sappho était une poétesse qui écrivit sur l’amour ainsi qu’Horace témoigne. En évoquant les pièces poétiques de Sappho, il entend donc les vers plaisants de cette femme, que Platon à l’heure dite avait placés à côté de lui peut-être en guise de consolation. »)

17 1

172

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

de 1442. Au moment d’exalter toutes celles qui s’illustrèrent par clergie ou sapience, Franc Vouloir évoque naturellement la figure grecque49. Ce n’est pas là cependant la seule image éminemment positive de Sappho que Martin Le Franc convoque dans son poème. La figure était déjà apparue en amont furtivement, à l’instar de nombreuses autres, comme exemple de victime d’un amant déloyal50. À l’instar de Boccace, mais à la différence de Christine, Martin Le Franc n’hésite donc pas à faire mention de sa vulnérabilité. Dans son poème se cristallisent les deux images dominantes de la figure grecque : celle de la clergesse et celle de la poétesse amoureuse.

La traduction imprimée par Antoine Vérard (1493) À la fin du xve siècle apparaît une autre traduction anonyme du De mulieribus claris de Boccace, imprimée, en 1493, par Antoine Vérard sous le titre : Le Livre de Jehan Bocasse de la louenge et vertu des nobles et cleres dames, translaté et imprimé nouvellement a Paris51. La traduction, vraisemblablement contemporaine de la publication, a été effectuée par un écrivain commandité par Anne de Bretagne. Elle est en effet précédée d’un prologue du translateur qui explicite l’origine de la commande et dédie l’impression à la jeune reine affin qu’[elle ait] matiere de repliquer et alleguer les nobles et celebrables vertuz qui ont esté par cy devant ou sexe feminin quant les princes et seigneurs du royaume vouldroient […] proposer les beaux faiz et vertuz des hommes a la diminution des louables vertuz des dames52. [afin qu’elle ait sujet d’objecter et d’invoquer les nobles vertus, dignes de louanges, qui ont appartenu dans le passé au sexe féminin au cas où les princes et les seigneurs du royaume voudraient mettre en avant les hauts faits et les vertus des hommes pour diminuer les louables vertus des dames.] Dans un exemplaire imprimé sur vélin qui la conserve, le prologue et le titre ont cependant disparu pour être remplacés par une miniature représentant Vérard offrant le livre au roi Charles VIII53. Une substitution identique, du prologue à l’image, s’observe dans l’exemplaire offert au roi d’Angleterre Henri VII54, mais la miniature représente cette fois Pyrame et Thisbé.

49 Martin Le Franc, Le Champion des dames, éd. R. Deschaux, Paris, 1999, t. 2, livre IV, v. 18553-18576. 50 Ibidem, t. 1, livre III, v. 12993-13000. 51 Sur cette impression, voir M. Beth Winn, Anthoine Vérard. Parisian Publisher, 1485-1512, Prologues, Poems and Presentations, Genève, 1997, p. 48, p. 68, p. 114, p. 134, p. 136, p. 148, p. 162. Voir aussi ISTC : http://data.cerl.org/istc/ib00719000. 52 Exemplaire de Boston : https ://archive.org/details/delalouengeetver00bocc. Fol. ai. 53 Il s’agit de l’imprimé conservé à la BnF, Rés. Vélins 1223 (reproduit dans M. Beth Winn, op. cit., p. 114115 : les deux folios [a1 et a2] comportant originellement le début du prologue auraient été détachés tandis que le folio a3, sur le recto duquel figuraient les quinze dernières lignes du prologue, a été effacé et recouvert de la grande miniature de présentation de l’ouvrage par Antoine Vérard à Charles VIII. 54 Ibidem, p. 68 : Londres, British Library, C.22.c.2.

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

La nouvelle traduction se caractérise par une fidélité plus grande au texte de Boccace. Le traducteur de la fin du xve siècle s’est incontestablement montré un meilleur latiniste que celui du début du siècle et a produit de ce fait un texte bien plus court que celui de son prédécesseur. Le soin apporté à cette nouvelle traduction, que l’on peut qualifier de plus littérale que la première, se marque entre autre par l’insertion, au fil du texte en moyen français, de courts extraits en latin de Boccace, ce qui permet de ne jamais perdre de vue le récit original. La tradition iconographique des imprimés est intéressante, car elle varie beaucoup selon les exemplaires. Les plus répandus présentent des gravures sur bois, un ensemble de onze vignettes au total qui peuvent précéder la vie de telle ou telle femme sans que toutes en bénéficient et qui sont répétées jusqu’à quatre-vingt fois. Ainsi, dans l’exemplaire conservé à Boston, Sappho partage la même illustration que la reine Opis (biii) et que la reine et déesse Io / Ysis (cii) (fig. 2-4). Le lien qui unit les trois femmes, au point de choisir de les représenter par la même image, n’est pas évident et la logique de cette identité iconographique difficile voire impossible à démontrer. Io / Ysis, cependant, arrivée en Égypte, s’illustre par son habileté à manier les lettres, ce qui fait d’elle une clergesse à l’égal de Sappho : Elle fist chose digne de perpetuele memoire car […] de son engin elle trouva lettres et caracteres convenables au lengaige desditz egipciens et enseigna les forme et maniere par lesquelz ilz les pourroient ioindre et assembler et finablement la concepcion de leurs courages et voulentés par lettres exprimer. (cii v) [Elle accomplit une chose digne de mémoire éternelle car, grâce à son intelligence, elle trouva des lettres et des caractères appropriés à la langue desdits Égyptiens et elle leur apprit la forme et la façon dont ils pourraient les assembler et les instruisit finalement de la faculté de concevoir et de vouloir en s’exprimant grâce aux lettres.] La vignette qui accompagne la biographie de Sappho n’apparaît que trois fois, ce qui est exceptionnel par rapport aux dix autres vignettes largement plus employées. Elle montre la jeune femme en grande discussion avec un vieillard, image de la sagesse, auquel elle parle comme à un pair. L’arrière-plan est occupé par un cimetière dont on sait les liens qu’il entretient avec le livre et la mémoire au xve siècle55. Il est le cimetière « lieu privilégié pour la réalisation spatiale des listes56 », évocateur de la chaîne généalogique des hommes et des femmes célèbres ; il est le cimetière amoureux qui rappelle le souvenir des amants malheureux et résonne avec la fin de la traduction anonyme ; il est enfin un cimetière bibliothèque, images des œuvres littéraires laissées à la postérité, les tombes comme autant de livres posés sur le sol. L’image synthétise ainsi deux facettes de Sappho, la clergesse et l’amoureuse.

55 J. Cerquiglini-Toulet, La couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au xive siècle, 1300-1415, Paris, 1993, en part. : « Entre les tombes, entre les pages », p. 130-143. 56 Ibidem, p. 137.

17 3

1 74

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

Les exemplaires imprimés les plus luxueux sur vélin offrent, à la place des vignettes xylographiques, des miniatures57. Sappho est représentée dans l’exemplaire de dédicace à Charles VIII (Paris, BnF, Rés. Vélins 1223), alors qu’elle joue de la harpe. Le miniaturiste, le Maître de Jacques de Besançon58, l’a figurée en face d’un seigneur qui l’écoute attentivement. Ce huis-clos dessine un espace intime, habité par la seule voix de Sappho au service d’un noble. Comme dans les manuscrits de la fin du siècle qui conservent la première traduction anonyme, l’image cherche à exalter la figure de la poétesse musicienne et non plus celle de la femme savante. Mais la traduction des Héroïdes qu’Octovien de Saint-Gelais achève en février 1496 pour le roi Charles VIII contribue à diffuser une autre image, celle de la femme amoureuse, abandonnée et blessée.

Le Livre des epistres de Ovide d’Octovien de Saint-Gelais La nature même du texte qui, en cette fin du xve siècle, est traduit par l’évêque d’Angoulême sur la demande de Charles VIII influence naturellement l’image de Sappho, dernière des femmes à adresser une lettre à son amour perdu. Sappho y est insérée dans une série mythologique exemplaire, au même titre que Pénélope, Didon ou encore Médée. Seule figure historique, elle est également la seule des héroïnes qui écrive en tant que femme et auteur, ce qui lui confère un statut exceptionnel59. En témoignent des éditions individuelles de commentaires de Politien sur la lettre XV60. Parmi les manuscrits conservés, celui de Paris, BnF, fr. 874, daté du début du xvie siècle, est particulièrement intéressant à différents points de vue. Tout d’abord, il présente le prologue d’un copiste interventionniste qui a décidé de faire précéder la traduction d’Octovien de Saint-Gelais d’un résumé en prose de l’histoire sentimentale de chacune des héroïnes61 : Et pour ce que plusieurs gens pourroyent lire les dictes epistres sans sçavoir ny entendre pour quelle raison les hommes et femmes se rescripvoient les dictes lettres et epistres a esté mis en ce presens livre en prose au commencement de chascune epistre pour quoy elle a esté faicte et pour quelle raison ilz les rescripvoyent les ungs aux aultres. Et hystores propres mises et adjouster a ung chascun epistre. (Paris, BnF, fr. 874, fol. 1 r)

57 Il s’agit des copies de Paris (BnF, Rés-1223), de Londres (BL, C.22.c.2) et de Turin (Archivio di Stato, J.b.II.22 et N XV.IV.68 [Hope Johnston]). 58 Voir P. Durrieu, Jacques de Besançon et son œuvre, un grand enlumineur parisien à la fin du xve siècle, Paris, 1892. 59 Sur le statut particulier de la dernière lettre, voir J. DeJean, Fictions of Sappho, op. cit., p. 66 et p. 74. Voir aussi O. Thévenaz, « Auctoris nomina Sapphus. Reprises de noms et constitution d’une persona dans l’Héroïde 15 ovidienne », Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen ancien. Série philologique, 41/1 (2009), p. 121-142, en part. p. 127. 60 Angelo Poliziano : commento inedito all’epistola ovidiana di Saffo a Faone, éd. E. Lazzeri, Florence, 1971. 61 En annexe, l’édition de ce résumé.

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

[Et parce que plusieurs personnes pourraient lire lesdites lettres sans savoir ni comprendre pourquoi les hommes et les femmes les échangeaient, il a été mis dans ce présent livre en prose, au début de chaque lettre, la raison de sa composition et pourquoi elle était échangée, ainsi que des histoires particulières ajoutées à chaque lettre.] Dans ce résumé, Sappho est présentée comme une veuve de vingt-trois ans qui fut la première à inventer « l’art de musique et le jeu d’instruments » (fol. 1 r, « l’art de la musique et le jeu instrumental »). L’arrivée par la mer de Phaon, un jeune homme marié, fait naître une passion partagée, mais la rumeur contraint le père de Phaon, au bout de trois ans, à hisser les voiles en emmenant par surprise son fils. Sappho se suicide alors en se précipitant du haut d’un rocher, tandis que Phaon devient un ermite. À la fin de cette présentation sont soulignées les qualités charitables de la jeune femme qui fut « grande ausmoniere et fist beaucoup de biens a son pays » (fol. 1 r, « grande donatrice et distribua beaucoup de biens à son pays »). Hormis la mention de l’invention de l’art musical et du jeu instrumental, les qualités intellectuelles de Sappho sont passées sous silence et remplacées par l’expression d’une souffrance amoureuse extrême, proche de la folie, qui la conduit au suicide. Les trois images (fol. 188 v ; fol. 194 v ; fol. 197 v) (fig. 2-5, 2-6, 2-7) parsemant le texte qui lui est consacré ne font que le confirmer : elles possèdent une intensité dramatique croissante jusqu’au suicide final. Dans un autre manuscrit conservant la traduction d’Octovien de Saint-Gelais, le Paris, BnF, fr. 873, au fol. 146 v (fig. 2-8), le choix iconographique reste plus traditionnel : Sappho y est représentée au premier plan dans une attitude douloureuse avec une lettre posée devant elle, tandis qu’au second plan Phaon est montré lisant la missive. Une ligne de faille existe donc avec la tradition générée par le De mulieribus claris de Boccace : chez Ovide, la création poétique est incompatible avec le sentiment amoureux. La passion malheureuse ne génère pas la poésie, mais elle la tarit62. En effet, si la traduction anonyme du début du xve siècle articulait, à la suite de Boccace, l’affliction à la composition de vers nouveaux, la lettre des Héroïdes suggère en revanche à plusieurs reprises que la douleur condamne la poétesse au silence63 en faisant de Sappho une figure paradigmatique de la femme abandonnée, victime de ses sens : Dont n’est besoing de harpe ne de corde Avec mes vers ma voix ne s’i accorde Plaisirs et dances plus riens ne me seront D’avecques moy certes ilz s’en iront Plus ne viendront pour ouyr mes chançons Hommes ne femmes par aucunes façons. (Paris, BnF, fr. 874, fol. 189 v) 62 Plusieurs lectures qui ont été faites de l’épître ovidienne de Sappho vont dans ce sens : J. Dejean, op. cit., p. 68-69 : la quinzième épitre ovidienne deviendrait un récit chargé d’illustrer la nécessité qu’il y a à maintenir une distance artistique, à ne pas sombrer dans une passion sensuelle qui conduit au tarissement de la voix poétique. 63 Sur la narration impossible que représente la lettre de Sappho à Phaon, voir É. Delbey, « Rhétorique et voix narratives dans les Héroïdes d’Ovide  », Cahiers de Narratologie [En ligne], 10/1 (2001), mis en ligne le 28 octobre 2014, consulté le 24 juin 2017. URL : http://narratologie.revues.org/6963.

17 5

176

s a n dr i n e hé r i c h é - p r ad e au

[Il n’est donc besoin de harpe ni de corde, Avec mes vers ma voix ne s’accorde plus, Les plaisirs et les danses ne me seront plus rien, Ils me quitteront assurément, Hommes ni femmes d’aucune manière Ne viendront plus pour écouter mes chansons.] Or est saison Sapho que tes chantz cessent. (Ibidem, fol. 192 v) [C’est le moment, Sappho, que cessent tes chants.] Mon sens premier et vertu auctentique Plus ne respont au son de ma musique Par grant douleur ma bouche ores se taist Et d’instrument plus le son ne me plaist. (Ibid., fol. 196 r) [Ma sensibilité d’origine et ma force de caractère reconnue Ne donnent plus la réplique au son de ma musique, À cause d’une grande douleur ma bouche à présent se tait Et le son des instruments ne me plaît plus.] Or doncques lectre tu feras tesmongnage De mon final et dernier ouvrage Et vers Phaon a present t’en yras Lequel du tout en brief avertiras. (Ibid., fol. 197 r) [À présent, lettre, tu témoigneras De mon dernier et ultime ouvrage Et tu t’en iras à présent vers Phaon Que tu informeras de tout sous peu.] Finalement, les représentations qui existent de Sappho au xve siècle, qu’elles passent par les textes ou par les images, sont fort variées : figure paradigmatique de femme savante et de poétesse lyrique dont les inventions formelles sont nées de l’expérience même de l’amour chez Boccace et ses traducteurs anonymes, figure auctoriale de clergesse et de poétesse rendue étrangère à la passion chez Christine de Pizan, veuve abandonnée et rattrapée par sa nature de femme, qui perd le contrôle d’elle-même et se suicide dans la tradition ovidienne. On retrouve au xve siècle les projections, entre version historique et version poétique, dont Sappho n’a cessé de faire l’objet depuis l’Antiquité et qui ont pu se révéler contradictoires. Les ambiguïtés que concentre le personnage sont peut-être nées de l’existence supposée de deux Sappho, celle de Lesbos et celle d’Érèse, la poétesse et la courtisane, que la postérité a fondues en une figure unique sans cesse réinventée. Elles proviennent aussi sans doute du paradoxe intrinsèque qu’est Sappho : elle est l’incarnation originelle de la femme de lettres que la mémoire des siècles a conservée, mais dont l’œuvre reste infime, voire inexistante, en ce xve siècle.

L a S a p p ho du x v e s i èc l e , d e l a c l erg es s e à la poet esse amo u re u se

Annexe Ms. BnF, fr. 874, fol. 187 r Sapho estoit royne de Pirnance et estoit veusve et pouoit avoir .xxiiii. ans. Et fut la premiere qui trouva l’art de musique et le jeu d’instrumens. Advint qu’en une sienne cité nommee Tollo en laquelle avoit port de mer arriva ung gentil homme de Cecille avec ung sien filz nommé Phaon, lesquelz amenerent deux grandes navires chargees de toutes riches marchandises. Ledit Phaon estoit marié et pouoit avoir .xxviii. ans. Or est ainsi que durant le temps qu’ilz mirent a despecher leurs marchandises, ladicte Sapho fut amoureuse dudit Pahon et luy d’elle. En telle fasson qu’elle retint Phaon et son pere l’espace de troys ans, faignant leur delivrer quelques marchandises dont Phaon estoit bien aise comme celluy qui jouyssoit de celle qu[e] plus ou mo[n]de aymoit. Par longueur de temps le pere s’en apparceut, semblablement les gens du pays, lesquelz machinerent la mort dudit Phaon. Pour laquelle cause ledit pere de Phaon, voyant la murmure du peuple et craignant la mort de son filz, considerant aussi qu’il estoit marié et qu’il ne pouoit avoir ladicte Sapho a mariage, fist semblant d’aller veoir ses navires en une nuyt et mena son filz avec luy. Et tout soudain qu’ilz furent dedens fist desancrer et mettre les voilles au vent. Lors quant ladicte Sapho congneut que Phaon s’en estoit allé, pensante qu’il l’eust trompee et qu’il ne l’aymast pas de bonne amour, entra en si grant desespoir et merencolie qu’elle se jetta du hault du rochier en bas et se tua, mais avant qu’elle commist ceste piteuse œuvre, elle rescripvit l’espitre qui cy aprés s’ensuit. Et quant Phaon sceut qu’elle estoit morte pour l’amour de luy, par desplaisance se rendit hermite sans jamaiz vouloir du depuys parler a son pere. Ladicte Sapho ayma de bonne et loyale amour et en femme de bien et tandis qu’elle vesquit fut grande ausmoniere et fist beaucoup de biens a son pays.

17 7

Anne Schoysman

Traductions et lectures de Xénophon au xve siècle et au début du xvie siècle

Le Hiéron de Xénophon est, semble-t-il, le premier texte grec à avoir été traduit en français, par Charles Soillot, en 1467. Il est rapidement suivi par la traduction de la Cyropédie, par Vasque de Lucène, en 1470. Ces œuvres, qui inaugurent l’entrée de Xénophon dans les lettres françaises, font partie de la campagne de traduction des auteurs classiques qui a caractérisé l’activité culturelle de la cour de Bourgogne à cette époque. Je me propose ici d’élargir la perspective pour vérifier par quel biais l’ensemble des œuvres de Xénophon ont pu susciter, à la fin du xve et au début du xvie siècle, l’intérêt des traducteurs en français, et de tenter de regrouper ici les mentions éparses qui les concernent. Cette enquête établira un petit corpus de textes qui permettra de comparer les diverses formes de la pénétration d’un auteur grec dans l’Italie des humanistes, en France et en Bourgogne. La question du choix des textes opérés par les traducteurs se pose sur deux versants : celui de leurs destinataires et de leur public, d’une part, et celui des conditions d’accès aux sources, de l’autre. Je m’arrêterai d’abord sur le premier versant, celui de la réception de Xénophon dans les traductions en français, puis sur la question des sources, c’est-à-dire la réception de Xénophon dans l’humanisme latin en Italie, puisque c’est sur la base de traductions latines que les auteurs grecs ont été vulgarisés en français au xve siècle. Le Hiéron, traduit avant 1467 par Charles Soillot d’après la version latine de Leonardo Bruni (De tyrannide), et la Cyropédie, traduite en 1470 par Vasque de Lucène d’après la version latine de Poggio Bracciolini (Institutio Cyri), sont les seuls textes de Xénophon à être relevés dans le « corpus Transmédie » du grand répertoire de Translations médiévales publié par Claudio Galderisi et Vladimir Agrigoroaei1. Xénophon fait donc partie de ces auteurs traduits en français tardivement, mais dans le contexte exceptionnellement fertile que l’on sait, lorsque sous Philippe le Bon et

1 Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (xie-xve siècles). Étude et Répertoire, éd. C. Galderisi et V. Agrigoroaei, Turnhout, 2011 : voir les notices de M. Bellotti, t. 2/1, n° 37, p. 114-115 (Hiéron) et t. 2/1, n° 38, p. 115-116 (Cyropédie). Anne Schoysman  Université de Sienne

Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 2), p. 179-187 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.120083

1 80

a n n e s c hoys m an

Charles le Téméraire se multiplient les traductions de classiques2 : Jean Miélot avait traduit vers 1449 le Débat d’honneur entre trois chevalereux princes d’après l’Opusculum de presidencia de Giovanni Aurispa – inspiré du XIIe Dialogue des morts de Lucien de Samosate –, et le Débat de noblesse d’après le De vera nobilitate de Buonaccorso da Pistoia ou da Montemagno3 ; en 1468, il traduit la Lettre de Cicéron à son frère Quintus sur les devoirs d’un gouverneur de province4. Vasque de Lucène traduit, outre la Cyropédie5 (1470), les Faicts et gestes d’Alexandre le Grant6 (1468) d’après Quinte-Curce et d’autres sources, notamment Plutarque ; Jean du Quesne donne une nouvelle version du De bello gallico de César (14737). Pour le Hiéron et la Cyropédie, ce n’est évidemment pas la langue originale des textes (traduits d’après le latin de Leonardo Bruni et de Poggio Bracciolini) qui suscitait de l’intérêt, mais le modèle de réflexion sur le pouvoir, comme dans le cas de la grande figure d’Alexandre, qui occupait les devants de la scène littéraire. Souvent étroitement liées au profil de leur commanditaire, ces traductions naissent dans le contexte désormais bien étudié de la politique ducale bourguignonne, qui s’intéresse surtout à des textes de nature historique et morale ; les prologues soulignent systématiquement leur fonction de miroirs du prince. On ne s’étonne donc pas que deux textes de Xénophon se retrouvent dans la liste des classiques traduits alors, puisque, dans son prologue, Charles Soillot affirme que l’auteur de Hiéron est d’autant plus digne d’être présenté au duc qu’il a été lui-même vaillant général d’armée  : Si n’est pas doncques l’umilité ou petitesse de l’euvre presente mal couvenable ou impertinente a vostre haulteur, ne le tiltre indigne de vostre clemence, attendu meismement que l’acteur de ce present livre fut jadiz ung philozophe du nombre des plus grans orateurs qui furent oncques, et si vaillant cappitaine de gens d’armes qu’il soustint pluseurs guerres perilleuses et moult difficiles, dont par sa bonne

2 J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des savants, 1963/3, p. 161-190, en particulier p. 182-183 ; J. Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du xve siècle », dans The Late Middle Ages and the Dawn of Humanism outside Italy, éd. G. Verbeke et J. Ijsewijn, Leuven et La Haye, 1972, p. 131-170. 3 A. Schoysman, « Recueil d’auteur, recueil thématique ? Le cas de la diffusion manuscrite de textes sur le thème de la ‘vraie noblesse’ traduits par Jean Miélot », dans Le recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et S. Marzano, Turnhout, 2010, p. 277-287. 4 S. Lefèvre, « Jean Miélot, traducteur de la première lettre de Cicéron à son frère Quintus », dans La traduction vers le moyen français, éd. C. Galderisi et C. Pignatelli, Turnhout, 2007, p. 125-147. 5 D. Gallet-Guerne, Vasque de Lucène et la Cyropédie à la cour de Bourgogne (1470). Le traité de Xénophon mis en français d’après la version latine du Pogge. Étude. Édition des livres I et V, Genève, 1974. 6 Voir le site Miroir des classiques, éd. F. Duval, notice sur la traduction de l’Historia Alexandri Magni regis Macedonum de Quinte Curce : http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir_des_classiques/xml/ classiques_latins/historia_alexandri_magni_quintus_curtius.xml#Vasque. L’édition critique est en cours, par les soins de Catherine Gaullier Bougassas. 7 Voir le site Miroir des classiques, éd. F. Duval, notice sur la traduction du De bello gallico par Jean du Quesne : http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir_des_classiques/xml/classiques_latins/de_bello_ gallico_julius_caesar.xml#duchesne.

T r ad u ct i o n s et lectu re s d e Xé no pho n

conduite il eust tousjours victoire contre ses ennemis, telement que des extremes fins de Babilone il ramena en Grece son ost victorieux et triumphant8. [Aussi la modestie et la brièveté de cette œuvre ne sont-elles pas mal appropriées à votre grandeur, ni son titre indigne de votre clémence, d’autant plus que l’auteur de ce livre fut jadis l’un des plus grands écrivains philosophes et si vaillant général militaire qu’il soutint plusieurs guerres périlleuses et difficiles où, grâce à ses exploits, il obtint toujours la victoire sur ses ennemis et parvint à ramener en Grèce, depuis les fins fonds de Babylonie, son armée victorieuse et triomphante.] Les manuscrits conservés sont généralement des exemplaires de dédicace, enluminés et peu nombreux : le Hiéron de Charles Soillot est connu par quatre manuscrits9, la Cyropédie de Vasque de Lucène par une douzaine10, tous du dernier tiers du xve siècle. Ces textes, comme la plupart des traductions réalisées à la cour ducale dans ces années, ne sont pas sortis du milieu bourguignon, à l’exception du Quinte-Curce de Vasque de Lucène, dont le large succès est dû à la popularité d’Alexandre11. Quant à Xénophon, aucune autre traduction française de cet auteur ne nous est connue pour cette époque, si l’on excepte quelques compilations qui sont moins des traductions de textes-sources que des « créations originales résultant de manipulations multiples12 », tels deux recueils de centons recensés dans Translations médiévales, intitulés De Platon et de Scenophon et de Dyogenes13, ou des Fragments divers (Xénophon14). Ni le Hiéron de Soillot ni la Cyropédie de Vasque de Lucène ne passeront à l’imprimé. On ne connaît aucun incunable de texte de Xénophon traduit en français. Ce n’est que dans un xvie siècle bien avancé qu’apparaîtront, nous le verrons, des éditions imprimées de Xénophon en français, et ce seront des traductions nouvelles, dans un contexte nouveau. Le premier à traduire Xénophon au xvie siècle est Claude de Seyssel. Né vers 1450, ce Savoyard d’éducation italienne, qui enseignait le droit à l’Université de Turin, a été 8 Charles Soillot, Hiéron, ms. de Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique (KBR), IV.1264, Prologue, fol. 2 v. Sur ce texte, voir A. Schoysman, « Hiéron ou De la tyrannie traduit par Charles Soillot pour Charles le Téméraire », dans Quand les auteurs étaient des nains. Stratégies auctoriales chez les traducteurs français de la fin du Moyen Âge, éd. T. Van Hemelryck et O. Delsaux, Turnhout, 2019, p. 223-248. 9 Ibidem ; il s’agit de : Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique (KBR), ms. IV.1264, ms. 14642, ms. 9567 ; Lille, Bibliothèque municipale, ms. 208 (cote actuelle). 10 Recensés sur le site Arlima, Vasco de Lucena, Traitté des faiz et haultes prouesses de Cyrus : https :// www.arlima.net/uz/vasco_de_lucena.html#cyr. 11 Voir C. Blondeau, Un conquérant pour quatre ducs : Alexandre le Grand à la cour de Bourgogne, Paris, 2009 ; La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2014, 4 t. 12 G. Borriero, « Le ‘topos’ du livre-source entre supercherie et catastrophe », dans Translations médiévales, op. cit., t. 1, p. 400. 13 Translations médiévales, op. cit., t. 2/2, section VI : Catastrophes et supercheries, n° 1075, p. 1280 (notice de Michele Bellotti). 14 Translations médiévales, op. cit., t. 2/2, section VI : Catastrophes et supercheries, n° 1089, p. 1296 (notice de Michele Bellotti).

181

1 82

a n n e s c hoys m an

appelé en France dès 1498, au service de Charles VIII puis de Louis XII. Entre 1504 et 1514, il a mis en français plusieurs auteurs grecs (Thucydide, Xénophon, Diodore de Sicile, Appien d’Alexandrie), sur la base de traductions latines que lui procurait l’humaniste byzantin Jean Lascaris, passé du service des Médicis à l’Université de Paris15. Ses traductions sont toutes dédiées à Louis XII, et présentent d’intéressants Proèmes ; c’est le cas de la traduction de l’Anabase que Seyssel réalisa vers 150516. Les traductions de Claude de Seyssel sont restées longtemps manuscrites : ce sera Jacques Colin qui, en 1527 seulement, décidera François Ier à les faire imprimer17. La traduction de l’Anabase, sous le titre L’Histoire du voyage que fist Cyrus a l’encontre du roy de Perse Artaxerses, son frere, par Messire Claude de Seyssel, jadis Evesque de Marseille, translaté de grec en vulgaire, diligemment reveu et corrigé sur l’exemplaire de Xenophon, Grec, parut à Paris, chez Pierre Vidoué pour Galliot du Pré, en 152918. À partir de ce moment, les traductions de Xénophon se multiplient. En 1531 paraît la Science pour s’enrichir honnestement et facilement intitulee l’Economic de Xenophon, nagueres translatee de grec et latin en langaige françoys par maistre Geofroy Tory de Bourges : Geoffroy Tory, devenu imprimeur royal, est aussi l’éditeur du texte19. À la demande de François Ier sera traduite la Cyropédie de Xenophon, excellent philosophe et historien, divisee en huit livres, esquelz est amplement traité de la vie, institution et faitz de Cyrus, roy des Perses, traduite de graec en langue françoyse par Jacques de Vintimille, Rhodien20 ; cette édition, qui paraît à Paris chez Étienne Groulleau pour Jean Longis

15 Sur Claude de Seyssel traducteur, voir F. Hennebert, Histoire des traductions françaises d’auteurs grecs et latins pendant le xvie et le xviie siècles, Bruxelles, 1861, p. 14-23 ; E. Coyecque, « Josse Bade et les traductions de Claude de Seyssel », Bibliothèque de l’École des Chartes, 55 (1894), p. 509-514 ; P. Chavy, « Les traductions humanistes de Claude de Seyssel », dans L’humanisme français au début de la Renaissance, Paris, 1973, p. 361-376 ; P. Torrens, « Claude de Seyssel traducteur des historiens antiques » [sur sa traduction des Guerres civiles d’Appien], dans Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France à l’aube des temps modernes, éd. P. Eichel-Lojkine, Rennes, 2010, p. 185-200. 16 Elle est conservée dans deux luxueux exemplaires, le ms. de Paris, BnF, fr. 701 (miniature de dédicace, fol. 12 r ; le « proheme » de Claude de Seyssel commence au fol. 12 v), et le ms. BnF, fr. 702 (miniature de dédicace du Maître de Philippe de Gueldre et début du « proheme » de Claude de Seyssel au fol. 1 r). 17 F. Hennebert, Histoire des traductions françaises d’auteurs grecs et latins, op. cit., p. 22-23 ; J. Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire », art. cit., p. 146-147 ; P. Chavy, « Les traductions humanistes au début de la Renaissance française : traductions médiévales, traductions modernes », Canadian Review of Comparative Literature / Revue canadienne de littérature comparée, 8/2 (1981), p. 284-306, surtout 287-288, 305. 18 USTC (Universal Short Title Catalogue) 8410. 19 USTC 55632. Une autre édition (ou tirage ?) chez Geoffroy Tory, datée de 1531, porte un titre légèrement différent : Economic de Xenophon, c’est a dire domestiques institutions et enseignemens pour bien regir sa famille et augmenter son bien particulier, jadis composé en grec par l’ancien autheur Xenophon, et translaté de grec en langaige françois par maistre Geofroy Tory de Bourges (USTC 79260). Le texte sera réédité plusieurs fois, notamment en 1548, pour Charles l’Angelier (USTC 55959). 20 Jacques de Vintimille, issu des Lascaris par son père et des Paléologue par sa mère, était arrivé tout jeune en France après le siège de Rhodes (F. Hennebert, Histoire des traductions françaises d’auteurs grecs et latins, op. cit., p. 28).

T r ad u ct i o n s et lectu re s d e Xé no pho n

et Vincent Sertenas en 154721, l’année de la mort du roi, est dédiée à Henri II22. En 1550 paraît une traduction du Hiéron par Jacques Miffant (Le dialogue de Xenophon, acteur grec, nommé le Tyrannicque ou bien Hieron, tourné de grec en françoys par Jacques Miffant, de Dieppe, à la faveur de monsieur le viconte de Longueville, maistre Pierre de la Mare, Paris, Martin Le Jeune, 155023), et en 1552, à Lyon (s. n.), la Constitution des Lacédémoniens (De la république et loix des Lacedemoniens), traduction de Jacques Fraichet ou Frechet24. On remarquera que les titres de ces éditions les inscrivent dans un courant manifestement hellénisant, car on y souligne le nom du traducteur et l’opération de traduction, par l’intermédiaire de Jean Lascaris pour l’Anabase de Claude de Seyssel, « de grec et latin en langaige françois » pour l’Economique de Geoffroy Tory, directement du grec pour la Cyropédie de Jacques de Vintimille, pour le Hiéron de Jacques Miffant et pour la République et loix des Lacedemoniens de Jacques Fraichet. Cette augmentation des versions françaises de Xénophon à partir de 1529 n’a rien d’étonnant : les traductions de textes classiques, modestes jusque-là, suivent la courbe de l’ensemble des éditions imprimées, en hausse dans le second tiers du siècle ; et pour ce qui concerne les textes d’auteurs grecs, « entre 1526 et 1540, en effet, sur seize auteurs dont on francise des œuvres pour la première fois, dix sont d’expression grecque25 ». Claude de Seyssel, Geoffroy Tory et Jacques de Vintimille travaillent pour la cour et leur public est celui des gens de robe, de l’administration royale. En 1527, le Thucydide francisé par Seyssel est tiré à 1225 exemplaires qui ne sont vendus que lentement26 ; le sort du Xénophon de Seyssel est très vraisemblablement comparable. À partir des années 1550, les éditions de traductions de Xénophon se multiplient mais changent nettement d’allure et de public : plutôt que l’hellénisme historique et littéraire, ce sont les aspects pratiques et moraux qui suscitent l’intérêt. Fait symptomatique, l’Economique, traduit au début des années trente par Geoffroy Tory, continue à être publié ; mais la nouvelle traduction de François de Ferris, publiée en 1562, s’intitule désormais Le mesnagier de Xenophon27. Les textes tendent après 1550 à être regroupés en anthologies didactiques d’édification morale ou politique, voire religieuse. Le traducteur Louis Le Roy, dit Regius, publiera à partir des années 1550 plusieurs mélanges de textes d’Isocrate et de Xénophon (Le premier livre de l’institution de Cyrus et Les louenges du tresvaillant et tressage roy des Lacedemoniens Agesilaüs), sous des titres comme Enseignemens pour induire les jeunes gens à vivre honnestement 21 USTC 24298 ; pour d’autres éditions ou tirages de la même année, voir USTC 47392 (chez Étienne Groulleau) et USTC 76022 (pour Vincent Sertenas). La traduction de Jacques de Vintimille sera rééditée à de nombreuses reprises : en 1555 à Lyon, par Jean de Tournes (USTC 30053) ; en 1572 à Paris, chez Vincent Normant (USTC 34370), etc. 22 F. Hennebert, Histoire des traductions françaises d’auteurs grecs et latins, op. cit., p. 28-33, avec de longs extraits. 23 USTC 60297. 24 USTC 56752. 25 P. Chavy, « Les traductions humanistes au début de la Renaissance », op. cit., p. 287. 26 96 exemplaires seulement sont vendus après sept mois, d’après P. Chavy, « Les traductions humanistes au début de la Renaissance », op. cit., p. 289. 27 Paris, pour Vincent Sertenas, 1562 (USTC 38619) ; Paris, pour Jean Dallier, 1562 (USTC 57596).

183

1 84

a n n e s c hoys m an

et aimer la vertu ; L’institution de Cyrus, ou du roy perfet, composé par Xenophon ; De la maniere d’instruire un jeune Prince en toutes vertuz et honnestetez28… En 1567 paraît, sous un titre édifiant, La cognoissance de soy mesme, avec l’immortalité de l’ame, plus un dialogue de la providence de Dieu, en Xenophon, au premier livre des faits et dits de Socrates29. La célèbre édition de Montaigne des traductions du grec de son ami Étienne de La Boétie comprend, en 1571, La mesnagerie de Xénophon, Les règles de mariage de Plutarque, Lettre de consolation de Plutarque à sa femme30. Avant la fin du siècle paraîtront encore Les memoires de Xenophon athenien sur Socrate, suivies d’un extrait du livre VIII de la Cyropédie sur la mort de Cyrus, dans la traduction de Jean Doublet, de Dieppe31, un parent du traducteur Jacques Miffant. La diffusion des œuvres de Xénophon par le biais des traductions en français suit donc des voies qui lui sont propres, et que l’on peut synthétiser en quatre étapes. Le Hiéron de Charles Soillot et la Cyropédie de Vasque de Lucène réalisés pour Charles le Téméraire sont les produits d’une politique culturelle bourguignonne d’avantgarde mais, à l’époque où passent à l’imprimé bon nombre de proses françaises et bourguignonnes, elles restent manuscrites ; il faudra attendre plus de trente ans pour que Claude de Seyssel traduise l’Anabase, cette fois à la cour de France, mais toujours selon la modalité de la dédicace manuscrite pour un commanditaire curial ; et il faudra encore trois décennies supplémentaires pour voir apparaître, dans le second tiers du siècle, des éditions imprimées de Xénophon en français, celles de Claude de Seyssel, suivies rapidement de nouvelles traductions de textes historiques réalisées directement à partir du texte grec : l’Economique ou le Mesnagier, la Cyropédie, Hiéron, la Constitution des Lacédémoniens ; enfin, après 1550, c’est une lecture plus didactique et morale de Xénophon qui dominera. La pénétration, en France, de Xénophon en latin est à la fois plus précoce et plus dense, dans le sillon de la diffusion européenne de l’humanisme italien de langue latine, puisque, dès la fin du xve siècle, on imprime à Paris et à Lyon des volumes des Opera de Xénophon comprenant un choix varié de titres : Paedia Cyri, De venatione, De re publica et de legibus Lacedaemoniorum, De regis Agesilai Lacedaemoniorum laudibus, Apologia pro Socrate, De tyrannide (Hiero), Economicus. À titre purement indicatif, non exhaustif, signalons que l’USTC mentionne 21 éditions de textes de Xénophon en latin publiées en France avant 1529, date de la première édition d’un Xénophon en français, l’Anabase de Claude de Seyssel. Lorsque, dans la première décennie du siècle, Jean Lemaire de Belges insère explicitement parmi ses sources du premier livre des Illustrations de Gaule et Singularitez de Troie les Equivoques de

28 Voir A. H. Becker, Un humaniste au xvie siècle : Loys le Roy, Paris, 1896 (réédition Genève, 1969), p. 10 et 387-390. Plusieurs éditions de mélanges de ce genre traduits par Louis Le Roy se succèdent : Paris, chez Michel de Vascosan, 1551 (USTC 40852) ; chez Sébastien Nivelle, 1553 (USTC 27435) ; chez Michel de Vascosan, 1568 (USTC 5206), etc. 29 Traduction de l’Apologie de Socrate, s. l., s.n. (USTC 88991). 30 Paris, Frédéric Morel, 1571 (USTC 30025) ; le texte sera réédité à plusieurs reprises : ibid., 1572 (USTC 52989), etc. (cf. F. Hennebert, Histoire des traductions françaises d’auteurs grecs et latins, op. cit., p. 69-72, avec extraits). 31 Paris, Denis Duval. 1582 (USTC 38479).

T r ad u ct i o n s et lectu re s d e Xé no pho n

Xénophon, il a lu ce texte dans les Antiquitates d’Annius de Viterbe32, ouvrage qu’il a pu consulter dans l’édition de Rome de 1498, mais qui a été publié en France dès 1510 (à Paris, chez Jean Marchant) ; les Equivoques ne seront pas traduites en français avant le xviiie siècle. Les mentions de Xénophon chez les humanistes qui suivront, Érasme en tête, sont innombrables. Cette nette divergence entre la fortune française de Xénophon en latin et celle, plus lente et plus tardive, de ses traductions en français permet de mesurer toute la valeur innovatrice des premières traductions bourguignonnes, point de contact précoce avec un humanisme italien réinterprété à la lumière de la politique ducale33. Les enjeux fondamentalement différents des premières traductions vernaculaires françaises et des versions latines des humanistes italiens apparaissent avant tout sur le plan quantitatif de leur diffusion. Le cas des deux textes de Xénophon traduits pour Charles le Téméraire est éclatant : nous avons quatre manuscrits pour le Hiéron de Soillot34, alors que de sa source, le Tyrannus de Leonardo Bruni, sont conservés environ deux cents manuscrits, et le texte a connu, sous le titre De tyrannide, onze éditions en Italie et en Europe entre 1471 et 151135. Danielle Gallet-Guerne recense pour l’Institutio Cyri de Poggio Bracciolini vingt-deux manuscrits conservés36, contre une douzaine de manuscrits français de Vasque de Lucène37. Le texte de Poggio ne semble pas être passé à l’imprimé, mais il a été rapidement supplanté par une traduction de la Cyropédie par Francesco Filelfo, imprimée dès 1474 à Rome38 puis insérée de préférence à celle de Poggio dans les Omnia varia39 de Xénophon, et par là largement diffusée dans toute l’Europe. La traduction latine de la Cyropédie par Filelfo était facilement accessible depuis la fin du xve siècle, mais elle n’a pas été mise en français : la première traduction (après celle de Vasque de Lucène en 1470), celle de Jacques de Vintimille, en 1547, a été faite directement sur le grec. Mais si nous nous plaçons dans la perspective de la réception, la particularité de l’Italie saute aux yeux non seulement pour la quantité et la diffusion des traductions latines, mais aussi pour la nature de leurs motivations et de leur public : Leonardo Bruni traduit son Hiero en fonction de l’actualité politique contemporaine et des débats sur le gouvernement de Florence, la légitimation de la République et le contraste avec la « tyrannie » du gouvernement des Visconti à Milan. Les manuscrits des traductions des humanistes italiens sont de facture modeste, des copies de service effectuées pour assurer une diffusion la plus large possible, alors que les traductions

32 G. Doutrepont, Jean Lemaire de Belges et la Renaissance, Bruxelles, 1934, p. 14, 17. 33 La bibliothèque de Bourgogne possédait plusieurs manuscrits latins, et notamment une copie de l’Institutio Cyri de Poggio Bracciolini. Voir D. Gallet-Guerne, Vasque de Lucène et la Cyropédie (1470), op. cit., p. 99-102, sur les voies de circulation possibles des manuscrits latins d’Italie. 34 Cf. supra, note 9. 35 Michele Bandini, « Il Tyrannus di Leonardo Bruni : note su tradizione e fortuna », dans Tradurre dal greco in età umanistica. Metodi e strumenti, éd. M. Cortesi, Florence, 2007, p. 38. 36 D. Gallet-Guerne, Vasque de Lucène et la Cyropédie (1470), op. cit., p. 88-95. 37 Voir supra, note 10. 38 ISTC ix00005000. 39 ISTC ix00002000.

185

186

a n n e s c hoys m an

de Charles Soillot, de Vasque de Lucène, de Claude de Seyssel encore, offertes à un dédicataire princier, sont, on l’a vu, extrêmement luxueuses40. Le cas de la réception française de Xénophon est donc exemplaire. Un Charles Soillot, un Vasque de Lucène, un Claude de Seyssel encore travaillent dans le cadre d’une politique ducale ou royale qui a su exploiter de manière originale la vague de l’humanisme italien pour doter le pouvoir ducal du prestige de grandes figures emblématiques. Le nom de Xénophon apparaît volontiers dans des listes d’autorités morales : ainsi, un mémoire manuscrit anonyme, rédigé vers 1509-1510, sur l’éducation du jeune Charles Quint, cite, entre autres, Xénophon pour modèle41. Que Charles Soillot et Vasque de Lucène n’aient pas été suivis rapidement par d’autres traducteurs et qu’ils n’aient pas bénéficié du passage à l’imprimé, témoigne bien de leur originalité à une époque où l’intérêt pour les sujets antiques n’est pas porté, comme en Italie, par une vigoureuse diffusion de l’humanisme. Par ailleurs, cet exemple prouve encore une fois l’inefficacité d’une périodisation qui verrait un tournant culturel et linguistique fort entre Moyen Âge et Renaissance à la charnière entre xve et xvie siècles : comme pour l’histoire de la langue, dans l’histoire des traductions c’est au tournant des années 1530 que l’hellénisme renaissant se diffuse véritablement en français, bien évidemment en lien étroit avec l’affirmation de la langue française ; on ne s’étonne pas que l’une de ces premières traductions imprimées, l’Economique (1531), soit du théoricien du renouveau de la langue, Geoffroy Tory. Mais cet exemple montre aussi que l’originalité des traductions françaises d’auteurs grecs comme Xénophon dans la seconde moitié du xve siècle et au tout début du xvie correspond, paradoxalement, à la difficulté de diffuser au-delà des Alpes une certaine culture humaniste, profondément italienne malgré la diffusion européenne du latin. Il est moins banal qu’il n’y paraît de dire que les textes passent les Alpes, mais pas leurs lectures ; le Hiéron de Leonardo Bruni, qui s’inscrit pour Leonardo Bruni dans la politique communale de l’ « Umanesimo civile », prend à la cour de Bourgogne une fonction de miroir du prince. Les conclusions auxquelles arrivait Jacques Monfrin sont, dans leurs lignes générales, toujours d’actualité : « On aurait pu attendre d’un exposé sur les traductions au Moyen Âge la conclusion qu’il a été d’autant plus nécessaire de traduire que l’on a moins su le latin. C’est le contraire qui 40 La réflexion de J. Monfrin, selon qui « les traductions sont en France le résultat d’entreprises limitées dans le temps, bien circonscrites, nettement orientées vers des buts pratiques. En Italie, on trouve des versions nombreuses, dispersées ; les textes traduits sont plus variés, choisis avec un plus grand souci de la rhétorique et de la poésie ; l’effort est moins intéressé » ( J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », art. cit., p. 189), est désormais à nuancer en fonction des visées politiques italiennes : voir, entre autres : C. Van Hoorebeeck, « La réception de l’humanisme dans les Pays-Bas bourguignons (xve - début xvie siècle). L’apport des bibliothèques privées », dans Matthias Corvin, les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne, éd. J.-F. Maillard, I. Monok et D. Nebbiai, Budapest, 2009, p. 93-120 ; É. Bousmar, « La cour de Bourgogne et l’humanisme avant Erasme : influences et rencontres manquées ? », dans Renaissance bourguignonne et Renaissance italienne : modèles, concurrences, Publications du Centre Européen d’Études bourguignonnes (xive-xvie s.), 55 (2015), p. 41-64. 41 M. Debae, La bibliothèque de Marguerite d’Autriche, Louvain et Paris, 1995, p. 343.

T r ad u ct i o n s et lectu re s d e Xé no pho n

est vrai. Plus il y a d’humanistes, d’hommes capables de lire et de goûter directement les textes antiques, plus il se trouve de traducteurs42. » Cette vérité est commune à l’humanisme italien, au xve siècle, et à l’humanisme français, mais seulement à partir des années 1530 ; le cas exemplaire des textes de Xénophon montre qu’il ne faut pas tant y voir un simple « décalage » de l’humanisme français – « décalage » auquel font significativement exception les traductions bourguignonnes du xve siècle –, mais le fait d’une réception profondément diverse des leçons de l’historien grec en Italie et au-delà des Alpes.

42 J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », art. cit., p. 190.

187

Figures grecques et création poétique

Anne Robin

La figure de Thésée dans le Teseida delle nozze d’Emilia de Boccace (vers 1338-1341) : garant de la loi, juge et législateur

Pour cerner correctement la figure de Thésée dans le Teseida delle nozze d’Emilia, que Boccace a composé entre Naples et Florence vers 1338-1341 (il a alors un peu plus de 25 ans), il ne faut pas partir du discours critique le plus rebattu qui, se nourrissant d’une des strophes de l’explicit (livre XII, 84) qui présente le livre comme le premier poème ayant chanté le dieu Mars en italien1, traite du projet épique de son auteur : comme héros épique, en effet, Thésée sort de scène au bout de quelque 1900 vers dans un poème qui en compte plus de 9900. Il ne faut pas partir de la fin du livre, mais le lire dans l’ordre, en analysant les informations que Boccace donne aux différents lecteurs destinataires du manuscrit qu’il copie à la fin des années 1340 : à Fiammetta, pour le plaisir de laquelle il a mis en vers italiens une très ancienne histoire grecque peu connue – comme il l’écrit à la jeune femme en ouverture de manuscrit –, aux lecteurs auxquels Boccace auteur s’adresse dans ses strophes en ottava rima et à ceux à qui Boccace commentateur destine les très nombreuses gloses qu’il a ajoutées à son poème2.





1 Dans des vers qui renvoient de toute évidence au passage du De Vulgari eloquentia (II, ii) où Dante constatait qu’aucun poète n’avait abordé un tel sujet en vulgaire italien. Sur les caractéristiques épiques du Teseida, voir D. Anderson, Before the Knight’s Tale. Imitation of Classical Epic in Boccaccio’s Teseida, Philadelphie, 1988. Nous employons dans cet article le mot « poème » avec son sens courant en italien d’œuvre narrative en vers d’une certaine extension. 2 Nous citerons G. Boccaccio, Teseida delle nozze d’Emilia, éd. E. Agostinelli et W. Coleman, Florence, 2015. Voir aussi l’édition d’A. Limentani dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, t. 2, éd. V. Branca, Milan, 1964. Celle de M. Marti, G. Boccaccio, Opere minori in volgare, t. 2, Milan, 1970, est fort utile pour ses notes. Le manuscrit autographe de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence, Acquisti e Doni 325, est visible sur le site du projet « Autografi dei Letterati italiani » : http://www.autografi. net/dl/resource/2794. Anne Robin  Université de Lille, EA 4074 - CECILLE - Centre d’Études en Civilisations Langues et Lettres Etrangères, F-59000 Lille, France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 191-205 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118946

1 92

a n n e ro bi n

Thésée, le marieur Le « livre de Thésée » raconte une histoire d’amour, annonce Boccace à Fiammetta (« una antichissima hystoria […] la materia della quale […] è d’amore »), un point sur lequel revient Boccace commentateur (« [l]la principale intentione dell’autore di questo libretto [è] di trattare dell’amore e delle cose advenute per quello3 »). Il ne s’agit cependant pas des aventures très connues de Thésée avec Ariane et Phèdre que Boccace a précédemment évoquées dans le Filocolo (II, 17, 7 et IV, 46, 14) et auxquelles il fait à nouveau allusion dans ses œuvres immédiatement postérieures, l’Amorosa visione (XXII, 4-24) et l’Elegia di Madonna Fiammetta (I, 17, 23 ; VI, 15, 10 ; VIII, 17, 8). Les amants sont ici les Thébains Arcita et Palemon et la jeune Amazone Emilia, tandis que Thésée est l’agent de leur histoire, involontairement d’abord, puis de manière délibérée. Paradoxalement c’est quand il se comporte en héros épique – quand il combat victorieusement les Amazones qu’il ramène en triomphe à Athènes, puis quand il défie Créon pour le contraindre à accepter les funérailles des Argiens et qu’il ramène en un nouveau triomphe les Thébains faits prisonniers – que Thésée agit de façon involontaire. Un mécanisme que Boccace souligne quand il décrit le fonctionnement diégétique du Teseida. Les batailles et les triomphes de Thésée sont des « premessioni » à l’histoire (prol., 24), des antécédents que le commentateur s’applique à justifier : Potrebbe alcuno, et giustamente, adimandare che avesse qui a ffare la guerra di Theseo con le donne amazone, della quale solamente parla il primo libro di quest’opera. Dico, et brievemente, che l’autore ad niuno altro fine queste cose scrisse se non per mostrare onde Emilia fosse venuta ad Acthene ; […] et il simigliante fa della sconfitta data da Theseo ad Creonte, re di Thebe, per dichiarare donde et come alle mani di Theseo pervenissero Arcita et Palemone4. (glose de I, 8, v. 1) [Quelqu’un pourrait se demander, et à juste titre, ce que vient faire ici la guerre de Thésée et des Amazones dont ne parle que le premier livre de cet ouvrage. Je dis, brièvement, que l’auteur n’a écrit ces choses que dans le seul but de montrer pourquoi Emilia est venue à Athènes. […] Il fait de même avec la



3 Respectivement Prologue, 15 (« une histoire de l’Antiquité lointaine […] dont la matière […] est l’amour ») et glose de I, 8, v. 1 (« l’intention principale de l’auteur de ce petit livre [est] de traiter d’amour et de ce qu’il a provoqué »). 4 Ce passage est fondamental pour comprendre les intentions de Boccace. Pour lui les questions qu’un lecteur du Teseida est susceptible de se poser concernent l’adéquation des épisodes épiques à une histoire d’amour, et non l’adéquation de cette histoire à un poème épique. Le lecteur partant de la strophe de l’explicit sur le livre chantant la guerre n’est pas le lecteur auquel pense Boccace, il ne décode pas le Teseida comme son auteur-commentateur imagine qu’on puisse le faire. Cette glose renforce l’hypothèse que l’explicit soit un ajout postérieur, fait après le retour à Florence où Boccace avait plus de chances qu’à Naples de lire le De vulgari eloquentia alors pratiquement inconnu : cf. L. Battaglia Ricci, Boccaccio, Rome, 2000, p. 96. Pour une réflexion fine sur les rapports entre l’histoire d’amour et les épisodes épiques, voir les pages que F. Bruni consacre au Teseida dans Boccaccio. L’invenzione della letteratura mezzana, Bologne, 1990, p. 188-201.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

défaite que Thésée inflige au roi de Thèbes, Créon, afin d’éclairer pourquoi et comment Arcita et Palemon sont arrivés entre les mains de Thésée5.] En revanche, il y a dès cette partie introductive une décision qui va guider l’action de Thésée tout au long du livre et qui explique et justifie le titre de celui-ci. À la fin du livre I, quand de multiples mariages ont scellé la paix avec les Amazones et que Thésée découvre la très belle Emilia, sœur de la reine Hippolytè qu’il vient d’épouser, il décide en son for intérieur de la donner plus tard en mariage à son cousin Achate. L’objectif de marier Emilia est la grande affaire de Thésée qui n’aura de cesse que ce soit fait. Seule l’identité de l’époux va évoluer au gré de la mort des prétendants : Achate mort, Emilia est donnée à Arcita, celui des deux Thébains qui emporte le tournoi dont elle est devenue le prix ; Arcita mort, Emilia épouse Palemon, noces qui occupent toute la fin du livre. On comprend qu’il ait plu à Fiammetta de nommer l’ensemble « Theseyda di nozze d’Emilia » (sonnet final, v. 12), une variante du « Theseyda delle nozze d’Emilia » que Boccace utilise dans l’incipit et l’explicit de son livre6.

Thésée, le héros éponyme d’un livre de prestige En tout cas, pour la première fois7, le fils d’Égée donne son nom à une œuvre et cela est fait au moyen d’un titre qui, même dépourvu du « cognome » renvoyant au mariage d’Emilia qu’a mis au jour l’identification du manuscrit autographe en 1920, est loin d’être anodin. Bien que l’histoire se déroule principalement à Athènes et que son héros éponyme soit grec, Boccace n’emploie pas un titre grécisant semblable à ceux qu’il venait de forger dans la cité parthénopéenne pour ses deux premières productions (Filocolo et Filostrato), mais s’inspire de la forme italienne que Dante utilise dans ses œuvres en vernaculaire lorsqu’il veut parler de l’Æneidos latine de Virgile : sa « Theseyda » calque en effet la forme dantesque en -a, Eneida8. Ce choix est fortement signifiant, pour la figure de Thésée, qui acquiert la même importance que celle d’Énée, et pour le poème italien, qui devient comparable au poème latin. La Teseida a d’ailleurs la même structure que l’Énéide : elle compte approximativement le même nombre de vers distribués en un nombre de livres identiques, douze. Et les histoires narrées par les deux œuvres sont amorcées de la même façon : chaque



5 Hormis mention contraire, nous sommes l’auteur de toutes les traductions françaises proposées dans cet article. 6 Incipit général, p. 7 : « Incomincia il primo libro del Theseyda delle nozze d’Emilia. » Explicit général, p. 390 : « Qui finisce il xii° et ultimo libro del Theseyda delle nozze d’Emilia. Deo gratias. Amen. » Dans les incipit des livres II à XII et dans les explicit de III à XI, Boccace utilise le titre court Theseyda qu’a retenu la tradition. 7 Aristote mentionne une Théséide à laquelle Plutarque fait aussi allusion dans sa vie de Thésée (que Boccace ne connaît sans doute pas, l’auteur des Vies parallèles n’étant redécouvert qu’à la fin du xive siècle), mais ce poème n’a pas été conservé. 8 Selon l’Enciclopedia dantesca, Dante n’utilise « Eneidos », le génitif grec passé en latin, qu’une seule fois (voir l’entrée « Eneide »).

193

1 94

a n n e ro bi n

poète reprend un personnage d’un poème antérieur, qui devient le héros du nouveau poème, continuant de la sorte l’histoire précédente. De même que le poète latin a repris Énée au chef-d’œuvre épique grec auquel il entend se mesurer et qu’il veut continuer (l’Iliade), de même le poète italien a repris Thésée au chef-d’œuvre épique latin que le Moyen Âge connaît et prise autant que l’Énéide : la Thébaïde de Stace. Les « premessioni » contenues dans les deux premiers livres du Teseida – l’expédition contre les Amazones et celle visant à fléchir Créon – développent en effet la fin de la Thébaïde. Les mettre en évidence est d’ailleurs une manière de souligner l’entreprise de continuation. Boccace veut inscrire son texte dans une prestigieuse chaîne de savoirs et entend, comme poète, marcher sur les pas de Virgile et de Stace, comme le Dante de la Comédie le fait à partir du chant XXII du Purgatoire, où son parcours est à la fois réel et métaphorique9. La grande valeur que l’auteur du Décaméron accorde à son poème transparaît aussi dans l’aspect matériel qu’il lui donne, car, en le transcrivant sur un support en peau de taille moyenne, en semi-gothique, sur une seule colonne cernée de marges importantes, il adopte le modèle libraire le plus utilisé depuis le xe siècle pour transmettre les auctores de la grande poésie latine, et, notamment, l’Énéide et la Thébaïde10. Ce modèle est d’ailleurs celui d’un des manuscrits de la Thébaïde passé entre les mains de Boccace et conservé jusqu’à nous (le manuscrit Pluteo 38.6 de la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence), et il sera à nouveau adopté par notre auteur pour réaliser, quelques années plus tard, son premier recueil de l’œuvre en vers de Dante (le manuscrit Zelada 104.6 de la Bibliothèque Capitulaire de Tolède contenant la Vita nuova, la Commedia et les canzoni11). Le choix d’un tel modèle vise de toute évidence à élever la poésie italienne de Dante, mais aussi le Teseida, au niveau des classiques de l’Antiquité. Un objectif également atteint grâce à une autre opération : Boccace commente et annote abondamment ses vers, ce qui, abondance exceptée (il y a près de 1300 gloses), n’est pas exceptionnel – la Vita nuova de Dante pouvant lui servir de noble exemple –, mais il transcrit ses gloses dans les marges du

9 Au chant XXI, Virgile et Dante ont rencontré Stace qui s’est présenté comme celui qui a chanté Thèbes et en héritier de l’« Eneida » précisément (v. 91-99). Il est intéressant de préciser ici que Boccace lecteur de Stace n’est jamais séparable de Boccace lecteur de Dante, qui lui sert d’intermédiaire privilégié pour accéder à l’héritage classique, ainsi que le dit et le montre A. Punzi dans « Boccaccio lettore di Stazio », dans Testimoni del vero. Su alcuni libri in biblioteche d’autore, éd. E. Russo, Studi (e testi) italiani, 6 (2000), p. 131-145. 10 Pour tout ce passage voir M. Cursi, La scrittura e i libri di Giovanni Boccaccio, Rome, 2013, p. 101-104 et F. Malagnini, « Il libro d’autore dal progetto alla realizzazione : il Teseida delle nozze d’Emilia (con un’appendice sugli autografi di Boccaccio) », Studi sul Boccaccio, 34 (2006), p. 3-102. Cet unique autographe ne correspond ni à la première, ni à la dernière rédaction du texte, mais c’est une forme d’une importance extraordinaire, comme l’a rappelé récemment G. Brunetti, « La lectura di Boccaccio : il Teseida fra autografo e ricezione », dans Boccaccio in versi, éd. P. Mazzitello, G. Raboni, P. Rinoldi et C. Varotti, Florence, 2016, p. 73. 11 Sur le ms. Pluteo 38.6 et son importance pour le Teseida, voir M. Cursi, « La Tebaide restaurata dal Boccaccio », dans Boccaccio autore e copista, éd. T. De Robertis, C. M. Monti, M. Petoletti, G. Tanturli et S. Zamponi, Florence, 2013, p. 337-339, notice 59, et G. Vandelli, « Un autografo della Teseide », Studi di filologia italiana, 2 (1929), p. 72-73. Pour le manuscrit de Tolède : S. Bertelli, « La prima silloge dantesca : l’autografo Toledano », dans Boccaccio autore e copista, op. cit., p. 266-268, notice 49.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

poème qui se retrouve ainsi entouré d’un commentaire. Visuellement le manuscrit du Teseida réalisé par Boccace se présente en tout point comme un codex contenant une grande œuvre antique, en particulier comme la Thébaïde munie du commentaire de Lactance Placide qu’il a possédée12.

Thésée, le personnage du Teseida Pourquoi Boccace a-t-il accordé à Thésée le privilège de donner son nom à un tel ouvrage ? Qu’est ce que cette figure représente pour lui ? Pour le comprendre suivons d’abord son personnage. Pendant le règne d’Égée, les Grecs se plaignant auprès de Thésée de ne pouvoir accéder aux ports des Amazones sans se faire massacrer, celui-ci part en guerre contre elles. La guerre, longue et honorable, s’achève par la défaite des guerrières, qui demandent à traiter avec Thésée : son mariage avec la reine Hippolytè, d’autres mariages entre les Amazones et les Grecs, le passage du royaume des Scythes sous administration grecque sont quelques-uns des accords du traité. Tous les jeunes mariés vivent heureux en ayant presque oublié Athènes (fin du livre I) quand Pirithoos apparaît en songe à Thésée pour lui faire honte d’avoir oublié son honneur et son courage au profit de l’amour et de l’oisiveté. Thésée se ressaisit, décide de rentrer à Athènes, emmenant avec lui son épouse et la sœur de celle-ci, Emilia, qu’il destine à son cousin Achate. Entre-temps, les chefs argiens partis en guerre contre Thèbes ont été massacrés, Créon qui a pris le pouvoir laissé vacant pas la mort d’Étéocle leur a refusé des funérailles, et leurs femmes ont décidé d’aller demander à Thésée de venger cette injustice (II, 14). Elles sont à Athènes quand le jeune marié y revient et le convainquent de repartir immédiatement pour fléchir Créon. N’obtenant pas gain de cause, Thésée et les Grecs l’ayant suivi livrent bataille aux Thébains. Après un combat courageux et acharné des deux côtés, Thésée finit pas abattre Créon à qui il accorde de dignes funérailles. Après que les Argiens, comme tous les morts retrouvés sur le champ de bataille, ont eu eux aussi les funérailles qu’ils méritaient, Thésée retourne en triomphe à Athènes en emmenant prisonniers avec lui deux jeunes nobles thébains retrouvés blessés : Palemon et Arcita (fin du livre II). Ces derniers, prisonniers à l’intérieur du palais royal, voient la jeune Amazone Emilia et s’en éprennent. Jusqu’au jour où Pirithoos prie son ami Thésée de lui accorder la faveur de voir les prisonniers et où, reconnaissant Arcita, il demande courtoisement sa grâce. Tout aussi courtoisement Thésée accède à la requête de son ami, graciant Arcita à condition qu’il quitte Athènes. Arcita s’y résout la mort dans l’âme (fin du livre III), mais ne pouvant se résigner à oublier Emilia, revient au bout d’un certain temps sous le faux nom de Penthée et entre au service de Thésée. Il est reconnu par

12 Précisons que Boccace ne réserve pas une telle présentation à la forme poème puisque, dans le manuscrit tolédan, il met en page la Vita nuova de la même manière, adaptant au besoin le « commentaire » (les « divisioni »), que Dante a rédigé pour suivre ou précéder ses vers, à sa nouvelle position dans les marges.

195

196

a n n e ro bi n

un serviteur de Palemon (fin du livre IV) qui rapporte la situation à son maître. Ce dernier, jaloux d’Arcita qu’il croit dans les bonnes grâces d’Emilia, fait en sorte de sortir de sa prison, va défier Arcita et se battre avec lui. Découverts par Emilia et Thésée qui sont en train de s’adonner au plaisir de la chasse, ils obtiennent le pardon du fils du roi d’Athènes à condition d’accepter les règles qu’il leur impose. L’accord consiste à gagner la main d’Emilia à l’issue d’un tournoi où les deux jeunes Thébains seront assistés de cent hommes chacun (fin du livre V). Thésée ayant rendu aux deux jeunes princes le statut qu’ils avaient avant leur captivité, ceux-ci mènent une vie de grands seigneurs courtois en attendant le combat prévu un an plus tard. Pendant ce temps arrivent à Athènes, où ils sont honorés par Égée et son fils, les rois et princes achéens et les combattants thébains qui viennent assister Palemon et Arcita (fin du livre VI). Dans le livre VII, délimité au début et à la fin par deux discours de Thésée fixant les conditions de la bataille visant à régler la rivalité amoureuse – bataille dont il sera le juge – les deux concurrents vont prier les dieux. La bataille s’achève par la victoire d’Arcita (VIII) qui, malencontreusement, se retrouve ensuite écrasé dans la chute de son cheval. Thésée le fait soigner et porter en triomphe au palais où il épouse Emilia après que le fils d’Égée a réconforté les perdants (IX). Son état s’aggravant, Arcita dicte ses dernières volontés à Thésée, puis à Palemon et à Emilia, exprimant à chacun le désir qu’Emilia épouse Palemon (X). Après sa mort, Thésée lui organise des funérailles solennelles, tandis que Palemon fait construire un temple historié où on déposera ses cendres (XI). Au bout de quelques jours Thésée fait cesser le deuil et respecter les volontés du défunt en ordonnant à Palemon et à Emilia de se marier comme Arcita l’a souhaité. Au début de cette histoire, Thésée est représenté en chef de guerre courageux et fin stratège, sachant efficacement haranguer ses troupes et, évidemment, victorieux. Cette partie s’inspirant des vers 518-796 du livre XII de la Thébaïde, une telle représentation est attendue. L’amplification, considérable dans l’épisode de la guerre contre les Amazones qui occupe près de 130 strophes au lieu des deux vers de Stace (v. 519-520), ne modifie ni le caractère ni le comportement de Thésée car Boccace les élabore à partir des vers que Stace consacre à la guerre contre Créon. À côté de ce Thésée épique et antique – Giuseppe Velli a souligné l’entreprise « archéologique » de l’auteur du Teseida13 – apparaît, essentiellement à partir du livre III, un Thésée romanesque et médiéval aux valeurs courtoises. Tel est le cas dans la scène avec Pirithoos, où, par amitié pour lui, Thésée accède à ses prières, y compris lorsqu’il s’agit de libérer un prisonnier : In questo tempo un nobil giovinetto, chiamato Perithoo, venne a vedere Theseo, suo caro amico ; e con dilecto un dì si poser parlando a ssedere ; et ragionando, ad Theseo venne decto

13 « L’apoteosi di Arcita : ideologia e coscienza storica nel Teseida » (1972), dans son ouvrage Petrarca e Boccaccio. Tradizione. Memoria. Scrittura, Padoue, 1995, p. 143-177, en particulier p. 172-177.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

de’ due Theban’ li qua’ facea tenere imprigionati, Arcita e Palemone, ciaschedun grande e nobile barone. Allora Perithoo il prese ad pregare che li dovesse far veder costoro ; per che Theseo per lor fece mandare e li si fé venir sanza dimoro. (III, 47-48, v. 1-4) [À cette époque-là un noble jeune homme, nommé Pirithoos, vint rendre visite à Thésée, son ami bien-aimé ; un jour où ils s’étaient assis pour parler plaisamment, Thésée en parlant fit allusion aux deux Thébains qu’il tenait prisonniers, Arcita et Palemon, tous deux grands et nobles barons. Alors Pirithoos se mit à le prier de consentir à les lui faire voir. Aussi Thésée les envoya-t-il chercher et les fit venir sans retard.] Pirithoos ayant reconnu son ami Arcita, […] si rivolse a Theseo, suo amico, dicendo : – Se giammai per mio amore nulla facesti, quel ch’ora ti dico ti priego facci, dolce mio signore, che questo Arcita, mio compagno antico, facci che di prigione egli esca fore ; io ten sarò tutto tempo tenuto, et elli, in ciò che per te fia voluto. – Theseo rispose : – Dolce amico caro, ciò che tu mi domandi sarà facto. (III, 52-53, v. 1-2) [s’adressa à son ami Thésée en disant : « Si par amour pour moi tu fis jamais quelque chose, je te prie de faire ce que je vais te dire, mon doux seigneur : fais que cet Arcita, mon vieux compagnon, puisse sortir de prison. Je te serai redevable toujours, tout comme lui, de ce que tu voudras. » Thésée répondit : « Mon doux ami bien-aimé, ce que tu me demandes sera fait. »] Avec le prisonnier, qui l’a remercié de l’avoir gracié et s’est soumis à lui, Thésée se montre même plus libéral que ne l’exige la situation : […] fé venir subitamente nobili doni, e disse li piacea che, oltre a quel ch’è’ntra llor convenente, e’ pigliasse que’ doni e glien portasse. (III, 58, v. 4-7) [il se fit immédiatement apporter de nobles présents, et dit qu’il avait plaisir qu’en plus de ce qu’ils étaient convenus il prenne ces présents et les emporte.] Cette libéralité croît encore lorsque le fils d’Égée, qui a surpris le duel opposant Arcita à Palemon, non seulement pardonne au premier d’avoir manqué à sa parole et au deuxième de s’être échappé de la prison dans laquelle il l’avait mis, mais, en

197

198

a n n e ro bi n

raison de leur grande valeur guerrière, leur rend leur position sociale et leurs biens (V, 10514). On sait, notamment grâce au Décaméron, combien la courtoisie importe à Boccace, et, grâce à la dixième journée en particulier, combien comptent libéralité et magnanimité. Un personnage aussi courtois est incompatible avec le perfide Thésée ayant trahi Ariane pour sa sœur. Dans le Teseida du reste, Boccace prend clairement le contre-pied de cette représentation qu’il exploite ailleurs. Si, dans le Filocolo, Thésée était celui qui abandonnait Ariane « rompendo i matrimoniali patti15 » (« rompant le pacte matrimonial »), si, dans la Généalogie des dieux païens, il la quitte et épouse sa sœur (XI, XLIX, 3), alors qu’il avait promis « de la prendre pour femme et d’emmener sa sœur Phèdre pour [son fils] Hippolyte16 » – une situation que l’on retrouve dans le De casibus virorum illustrium17 – dans notre poème, au contraire, Thésée, qui s’est engagé à épouser la reine des Amazones (I, 124) et a décidé de donner la sœur de celle-ci à un parent (I, 137), tient parole, épouse Hippolytè et lui reste fidèle, tandis qu’il marie effectivement la sœur de celle-ci, qu’il a emmenée avec eux à Athènes, à une tierce personne. Le fils d’Égée respecte donc ici « i matrimoniali patti », et plus généralement propose des « pacti » pour régler les conflits auxquels il est confronté. Il le fait à deux reprises avec Hippolytè, en vain avant d’entrer en guerre (I, 44-45), avec succès plus tard : Fur costoro ad Theseo, et e' con esse ;  et dopo lungo d’una et d’altra cosa parlar, fermarsi che esso prendesse Ypolita per sua ecterna sposa,  e che lla terra per lui si tenesse, sotto le leggi della valorosa Ypolita reyna, et accordarsi con molti altri più pacti et ritornarsi. (I, 124) [Elles allèrent chez Thésée et lui avec elles, et après avoir longuement parlé d’une chose et d’une autre, ils déterminèrent qu’il prendrait Hippolitè comme épouse à vie et qu’il gouvernerait la ville sous les lois de la valeureuse reine Hippolitè, et ils conclurent de nombreux autres pactes et se quittèrent.]

14 Voir L. Surdich, Boccaccio, Rome et Bari, 2001, p. 53-54. 15 Filocolo, éd. A. E. Quaglio, dans Tutte le opere di Giovanni boccaccio, t. 1, Milan, 1967, IV, 46, 14. 16 Genalogie deorum gentilium, éd. V. Zaccaria, dans Tutte le opere di Giovanni boccaccio, t. 7, Milan, 1998, XI, XXIX, 1 : « quod eam in coniugem et Phedram sororem suam pro Ypolito asportaret. » 17 De casibus virorum illustrium, éd. P. G. Ricci et V. Zaccaria, dans Tutte le opere di Giovanni boccaccio, t. 9, Milan, 1983, I, X, 14 : « Eo enim redeunte a Creta victore, cum Adrianam apud Naxos insulam vinolentam et mersam somno liquisset, Phedram, quam Ypoliti nomine abstulerat, sibi sumpsit uxorem. » Sans doute y a-t-il une erreur dans la traduction italienne, « Ypoliti nomine » étant traduit par « sotto il nome d’Ippolito ». L’ablatif « nomine » peut signifier « au nom de », ce que confirme entre autres la traduction que Giuseppe Betussi avait faite au xvie siècle : « Tolse per moglie Phedra ; che per nome del figliuolo Hippolito havea seco menata », I casi de gli huomini illustri, Venise, 1545, p. 19.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

Il accepte de libérer Arcita à condition que celui-ci veuille bien observer les règles qu’il lui fixe : I’l trarrò di prigion con questo pacto : Che nel mio regno e’ non faccia riparo, Né ci venga giammai per nessuno acto. (III, 53, v. 4-6) [ Je le sortirai de prison aux conditions suivantes : qu’il ne se réfugie pas dans mon royaume, qu’il ne vienne jamais y faire quoi que ce soit.] Però, se vuol cotal pacto pigliare, Vada dove li piace di presente. (III, 54, v. 3-4) [Aussi, s’il veut accepter ces conditions, qu’il aille où il veut, sur-le-champ.] Enfin, il consent à pardonner aux perfides Thébains s’ils s’engagent à respecter un certain contrat : Ma non fia assoluto il perdonare, ch’io ci porrò piacevol conditione, la qual voi mi prometterete fare, se io perdono ad vostra falligione. – Essi il promisero, et e’ fé giurare lor di servarla sanza offensione, et félli insieme far pace solenne ; poi in questo modo con lor si convenne. (V, 93) [« Mais mon pardon ne sera pas complet sans une condition aimable que vous me promettrez de respecter si je pardonne votre faute. » Ils le lui promirent et il les fit jurer de l’observer sans l’enfreindre, et leur fit conclure une paix solennelle ; puis il s’accorda avec eux de la manière suivante.] Les conditions sont énoncées dans les strophes qui suivent (94-98) et s’achèvent sur ces mots, « Et così fu fermato » (98, v. 8, « et voici ce qui fut fixé »). L’offre et le respect d’accords juridiques – traités de paix et contrats de mariage – que Boccace appelle « fœdera » dans ses œuvres latines et « pacti / patti » dans celles en vulgaire, viennent de la Thébaïde où Hippolytè défaite a accepté le pacte matrimonial proposé par Thésée (elle est qualifiée de « patiens […] mariti / fœderis », XII, v. 533-534), où les Thébains ont scellé, immédiatement après la mort de Créon, un traité de paix avec notre héros (« medio iam fœdera bello », XII, v. 783), et où, de manière générale, celui-ci intervient pour défendre les « mundi fœdera18 ». Peut-être cela vient-il aussi de Pline l’Ancien, à qui Boccace ne renverra explicitement que dans les années 1360, quand il écrit de Thésée dans la Généalogie

18 « Terrarum leges et mundi fœdera mecum / defensura cohors » dit Thésée aux Grecs pour les inciter à venir avec lui convaincre Créon d’accorder une sépulture aux morts (XII, v. 642-643). Les citations proviennent de Stace, Thébaïde, t. 3, éd. et trad. R. Lesueur, Paris, 1994.

199

200

a n n e ro bi n

que « ut placet Plinio ubi De hystoria naturali, primus federa adinvenit19 ». À cette époque-là on sait qu’il a eu entre les mains deux manuscrits de l’Histoire naturelle, l’un dont il a copié des passages dans son Zibaldone Magliabechiano vers le milieu des années 1350 et l’autre qui a été acheté par Pétrarque en 135020, mais on pourrait imaginer qu’il a eu accès à Pline auparavant, au moins sous forme d’extraits21. En tout cas, il est tentant de faire un autre lien entre le Thésée du Teseida et celui de l’Histoire naturelle car l’un comme l’autre inventent des jeux. Quelques lignes après avoir attribué à Thésée l’invention des traités militaires, Pline présente le héros grec comme le fondateur des Jeux isthmiques (VII, 56, 205), en l’honneur de Poséidon. Le Thésée de Boccace fonde pour sa part un « jeu martial » (VIII, 2, v. 3), jeu en l’honneur de Mars, consistant à transformer la bataille à mort qu’Arcita et Palemon se livrent en pleine nature, à l’abri des regards, en une lutte spectacle qui aura lieu dans une arène comparable au Colisée : Questo sarà come un giuoco ad Marte, Li sacrifici del quale celebriamo Il giorno dato ; et vederassi l’arte Di menar l’armi in che c’esercitiamo22. (VII, 13, v. 1-4) [Ce sera une sorte de jeu pour Mars que nous célébrons ce jour-là par des sacrifices ; et on verra l’art du maniement des armes auquel nous nous exerçons.] Thésée ne se limite pas à fonder ce nouveau jeu, il en fixe les règles et jugera de leur application. Au début du livre VII (11 à 13), il définit le nombre d’hommes qui assisteront les deux combattants et le type d’armes autorisées, puis il se pose en juge. À la fin du livre (130-132), Boccace le présente à nouveau dans la même situation : il raconte que Thésée fait répéter à Arcita et Palemon les conditions qu’ils se sont engagés à respecter, avant de lui donner la parole pour qu’il énonce d’autres règles. Le passage s’ouvre sur un vers montrant le héros grec dans la position du juge – « seco pensando giudica et provede » (130, v. 8) – qui rappelle un vers de la Divine comédie décrivant l’attitude d’un autre juge célèbre, Minos, qui, à l’entrée du deuxième cercle infernal, « giudica e manda secondo ch’avvinghia » (Enfer, V, v. 6). D’autre part, si les Argiennes sont venues prier Thésée d’intercéder auprès de Créon pour qu’il revienne sur son interdiction de brûler et d’ensevelir les corps de leurs maris, c’est parce que le fils d’Égée « in quegli tempi era famosissimo vendicatore

19 Op. cit., X, XLIX, 3 : « Et selon Pline, dans l’Histoire naturelle, il fut le premier à inventer les traités. » L’éditeur renvoie à VII, 56, 202. 20 Cf. M. Petoletti, « Boccaccio e Plinio il Vecchio : gli estratti dello Zibaldone magliabechiano », Studi sul Boccaccio, 41 (2013), p. 257-293, et Boccaccio autore e copista, op. cit., notice 73, p. 367. 21 Il aurait pu le connaître à Naples dans la bibliothèque de Robert d’Anjou ou à travers les encyclopédies médiévales, sinon dans sa totalité, du moins le livre VII qui paraît intéresser particulièrement. C’est de ce livre que Pétrarque copie des passages vers 1345 et dont provient la presque totalité des passages copiés par Boccace dans son Zibaldone. 22 Auparavant Thésée avait dit que ce serait une sorte de « palestral gioco » (VII, 4, v. 8), une expression que Boccace commentateur avait expliquée en renvoyant au « jeu » de la lutte.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

d’ogni ingiuria », comme l’écrit Boccace commentateur23. Il fait appliquer le droit en contraignant Créon à « dare exstinctis iustos […] hostibus ignes » dirons-nous en parodiant Stace24. À plusieurs reprises Boccace le montre respectant lui-même un tel droit : à la suite du premier combat contre les Amazones, il fait ensevelir les corps morts (I, 79, v. 5) ; après avoir tué Créon, il fait prendre son corps, lui fait faire de nobles funérailles et met ses cendres dans une urne (II, 74, v. 4-7) ; enfin il ordonne pour Arcita un rituel funéraire grandiose occupant la presque totalité d’un chant. Thésée veille aussi à faire respecter les dernières volontés du vainqueur décédé. Arcita le lui avait demandé (X, 19, v. 7), il avait promis de le faire (X, 33, v. 5-78). À Palemon, à qui Arcita avait donné Emilia, et à Emilia, à qui Arcita avait demandé d’épouser Palemon, Thésée impose de se conformer à la demande qui leur avait été adressée. Après avoir fait respecter un temps de deuil, il veut en effet qu’on se plie à la loi de Phoronée : Et oltre a ciò, quel ch’esso ultimamente pregò, si pensi mettere ad effecto ; però che Foroneo, che primamente ne donò leggi, disse che il decto extremo di ciascun solennemente doveva con ragione esser perfecto. (XII, 18, v. 1-6) [En outre, qu’on pense à mettre en œuvre son ultime prière, car Phoronée, le premier à nous avoir donné des lois, a dit à raison que c’est un devoir solennel de réaliser les dernières volontés d’une personne.] Face à Palemon et à Emilia qui résistent, Thésée se pose en roi : il leur ordonne de suivre sa volonté, laquelle obéit à la demande du mourant. Voici ce qu’il dit à Palemon : Né fia, faccendo ciò che dicevamo, infamia alcuna, né lieto mostrarsi de l’altrui morte, poi che noi vogliamo. (XII, 30, v. 1-3) [Et il n’y aura nulle infamie à faire ce que nous disions, ni à se montrer joyeux de la mort de quelqu’un, puisque nous le voulons.] Tal matrimonio per mia voglia fia Mandato ad compimento. (XII, 31, v. 3-4) [Un tel mariage se fera car c’est ma volonté.] Et segui il mio voler, che so ti piace ; […] Così mi piace et voglio che a tte piaccia, né parola di ciò incontro si faccia. (XII, 32, v. 2 et 7-8)

23 II, 10, glose : « À cette époque-là, il était le vengeur très fameux de toutes les injustices. » 24 Thébaïde, XII, v. 779 : « d’accorder un juste feu […] aux ennemis morts ».

201

202

a n n e ro bi n

[Suis donc ma volonté qui t’agrée, je le sais ; […] tel est mon plaisir et je veux qu’il soit tien et qu’on ne dise mot pour s’y opposer.] À Emilia, il demande : « […] Emilia, ài tu udito ? / Quel che io vo’ farai che sia fornito25. » Les pactes et les lois que Thésée propose, respecte et fait respecter conduisent à établir la concorde et la paix, son objectif ultime. Lorsqu’il intervient pour régler la « quistione » (le conflit) opposant les deux Thébains – le mot est récurrent, cf. I, 5, v. 5 ; V, 53, v. 3, 66, v. 6, 97, v. 1 ; VI, 13, v. 8 ; VII, 3, v. 2, 7, v. 8, 136, v. 3 ; XII, 23, v. 4 – il leur fait conclure une paix solennelle (V, 93, v. 7 cité précédemment). Il est remarquable que cette pacification s’accomplisse avant même que la lutte martiale ait lieu. L’acceptation du pacte, c’est-à-dire de l’ensemble des règles fixées par Thésée, suffit à rétablir la paix, car Arcita et Palemon savent que le conflit sera réglé plus tard selon les conditions édictées à ce moment-là : Costoro insieme tenner buona pace et l’amistà antica rifermaro, et quel volea l’un che all’altro piace. (VI, 6, v. 1-3) [Tous deux respectèrent une paix bienveillante et rétablirent leur ancienne amitié, et l’un voulait ce que désirait l’autre.] À la veille du tournoi, après que les deux combattants ont choisi les cent hommes pour les appuyer, la loi de Thésée garantit toujours la paix et apporte la joie : Adunque, posto sotto grave pena lo stare in pace per cosa ch’avegna ad tutti gli altri, Theseo ne lli mena seco per via honorevole et degna per la cittade d’allegrezza piena, dove col padre insiememente regna ; et come prima insieme assai contenti li re si stavan tutti et le lor genti. Et posto che l’un l’altro conoscea col quale dovea le sue forze provare, nulla division vi si vedea però in alcuno acto adoperare ; anzi ciascuno quanto più potea ad quelli a’ qua’ doveva incontro andare, con tuttor cuor di piacer s’ingegnava ; così in ben con festa vi si stava. (VII, 20-21) [Alors, leur ayant imposé, sous peine d’une sanction sévère, de rester pacifiques en dépit de ce qui pourrait arriver à tous les autres, Thésée les emmène avec lui par des rues honorables et convenables à travers la ville en fête, où il règne 25 XII, 38, v. 7-8 : « Emilia, as-tu entendu ? / Tu feras ce que je veux que l’on accomplisse. »

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

en compagnie de son père ; et les rois et leurs gens, comme auparavant, étaient tous très contents ensemble. Et du moment qu’on connaissait celui avec qui on devait mesurer ses forces, aucune division n’apparaissait en rien ; chacun, au contraire, autant qu’il le pouvait, s’ingéniait de tout cœur à faire plaisir à ceux à qui, plus tard, il devait s’opposer ; ainsi était-on dans une grande liesse.] Enfin, l’aventure qui se solde par la mort d’Arcita et d’un certain nombre de combattants s’achève, après un temps de deuil, sur des scènes de fête et de liesse à l’occasion du mariage (XII, 44-83). Tel est le résultat de la loi de Thésée.

Thésée, le chef politique idéal pour Boccace Ce Thésée qui vient de la Thébaïde ne transforme pas en citadins / citoyens des hommes incultes éparpillés çà et là (sauf à considérer que les Amazones sont ces êtres incultes, mais elles ne sont pas, quoi qu’il en soit, le sujet du livre), au contraire du héros dont Boccace dresse plus tard le portrait dans son De casibus virorum illustrium (I, X, 5) ou dans la Généalogie des dieux païens (X, XLIX, 326). Mais cette caractéristique nous met sur la piste d’un passage du Filocolo qui va nous permettre de répondre à la question que nous nous sommes posée au départ, à savoir : que représente le Thésée du Teseida pour Boccace ? Dans le livre V, Filocolo découvre deux petits groupes d’hommes rustres qui se battent pour dominer la terre qu’ils habitent. Ayant pitié d’eux « si pensò di volergli pacificare e […] edificare loro una terra nella quale sicuri vivessero sotto savio duca ». Ce qu’il leur dit ainsi : « voglio che l’uno all’altro perdoni le ricevute offese, e sia tra voi vera e perfetta pace. » Outre la ville qu’il leur construira, il leur donnera « chi [li] guiderà con ragionevole ordine e le [loro] quistioni con diritto stile terminerà, e sotto la cui protezione sicuri [vivranno] come uomini27 ». L’homme à qui Filocolo a délégué ces pouvoirs, c’est Galéon qui a, entre autres, « ordinato di dare leggi al popolo, per le quali essi debitamente vivessero28 » et a assuré la prospérité de la ville. Avant même de s’intéresser au portrait moral de ce chef, il convient de faire un parallèle à la fois entre les situations auxquelles Filocolo et Thésée se trouvent confrontés, et entre les mesures que l’un et l’autre prennent. Filocolo assure la paix des peuples qu’il a découverts se battant en les réunissant dans une ville où il leur 26 Dans les portraits que Boccace fait de Thésée dans ces deux œuvres des vingt dernières années de sa vie, cette caractéristique se perd toutefois au milieu de beaucoup d’autres. 27 Respectivement V, 40, 5, « il voulut les pacifier et […] leur construire une ville dans laquelle ils puissent vivre en sécurité sous le gouvernement d’un chef sage. » ; 41, 4, « je veux que l’un pardonne à l’autre les offenses qu’il a reçues, et qu’il y ait entre vous une paix réelle et parfaite » ; 41, 6, « quelqu’un qui [les] guidera selon l’ordre de la raison et qui résoudra [leurs] conflits avec justice, et sous la protection duquel [ils vivront] comme des hommes ». 28 V, 49, 4 : « ordonné de donner des lois au peuple grâce auxquelles il puisse vivre comme il doit le faire ».

203

2 04

a n n e ro bi n

donne des lois. De son côté, Thésée établit la paix entre Arcita et Palemon, qu’il a surpris en train de se battre, en les réunissant dans une arène urbaine et en fixant les règles de leur combat. D’une certaine façon, ici, Thésée civilise le combat qui devient tournoi. On a vu par ailleurs que le fils d’Égée s’emploie à résoudre les conflits – et on retrouve le mot « quistione » –, par la loi et le droit, de façon à (r)établir la paix, tout comme Galéon. La réminiscence de Dante qui établit un lien entre Thésée et Minos et la lecture du passage infernal que Boccace fait plus tard, dans les Esposizioni sopra la commedia, – présentant Minos comme quelqu’un qui « fu a’ subditi equale e diritto uomo e servò severissime leggi a’ Cretensi, le quali mai più avute aveano » et qui « compuose le leggi a’ popoli suoi e quegli che usi erano di vivere scapestratamente ridusse per sua industria a vivere sotto il giogo della giustizia29 » – viennent confirmer aussi que Thésée est une figure du « savio guida » décrit dans le Filocolo. Si, dans le Teseida, on ne retrouve pas littéralement l’expression « vivre comme des hommes », Thésée n’en est pas moins celui qui, intervenant pour que tous les morts, à quelque camp qu’ils appartiennent, aient droit à des funérailles, permet de mourir en homme30. Thésée, en somme, est le chef idéal. Celui qui est apparu dans le Filocolo, mais aussi celui qui surgira, trois, quatre ans plus tard, de la comparaison que Fiammetta fait entre Florence et Naples dans l’Elegia di Madonna Fiammetta : Florence est « serva non a mille leggi, ma a tanti pareri quanti v’ha uomini, e tutta in arme e in guerra così cittadina come forestiera fremisce, […]. [Napoli è] lieta, pacefica, abondevole, magnifica, e sotto ad un solo re31 ». À la différence que Thésée gouverne en harmonie avec son père (VII, 20, v. 6 déjà cité), et qu’il n’y a, à ce jour, pas ou peu d’éléments permettant d’établir un lien entre la figure littéraire du Teseida et la personne réelle du roi Robert d’Anjou qui règne alors à Naples32.

29 Éd. G. Padoan, Milan, 1994 : « [il] fut avec ses sujets un homme juste et droit et observa des lois très strictes pour les Crétois qui n’en avaient jamais eues », « rédigea les lois pour ses peuples et, grâce à ses efforts, réunit ceux qui avaient coutume de vivre sans aucune règle sous le joug de la justice. » 30 La peste, dans le Décaméron, mine à tel point la civilisation que le rituel des funérailles disparaît et que les hommes deviennent comparables aux animaux : « Né erano per ciò questi da alcuna lagrima o lume o compagnia onorati, anzi era la cosa pervenuta a tanto, che non altramenti si curava degli uomini che morivano, che ora si curerebbe di capre. » (I, Intro. 41, « Ces derniers n’étaient pas pour autant honorés d’une larme, ni d’un cierge, ni de la moindre compagnie ; mais les choses plutôt en étaient arrivées à ce point que l’on ne se souciait pas autrement des hommes qui mouraient qu’on ne se soucierait de chèvres aujourd’hui. », trad. G. Clerico, Paris, 2006, p. 45). 31 Elegia di Madonna Fiammetta, éd. C. Delcorno, dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, t. 5 / 2, Milan, 1994, II, 6, 20-21 : [Florence ] « n’est pas assujettie à mille lois mais à autant d’avis qu’elle compte d’habitants, et toute en armes et toute en guerre, au-dedans comme au dehors, elle frémit. [Naples est] joyeuse, pacifique, opulente, magnifique, et soumise à un seul roi. » 32 Bien que dans « Corte e cavalleria della Napoli angioina nel Teseida del Boccaccio », Medioevo romanzo, 4 (1977), p. 53-72, R. Librandi affirme que la culture et la vie napolitaines imprègnent le poème et qu’elle montre comment la tradition des jeux d’armes, qui occupaient une grande partie du temps libre de la noblesse napolitaine, y est reproduite, il y a peu d’autres études dans ce sens. Bien que le personnage de Thésée soit profondément littéraire, une comparaison avec Robert d’Anjou serait peut-être profitable.

La f igu r e de Thé s é e dan s l e T es eida d el l e nozze d’Emilia d e Bo ccace

On comprend néanmoins que, si on ajoute à ce chef idéal la courtoisie, la générosité et la magnanimité qu’on lui a reconnues, et la grande qualité de savoir marier Emilia « perché l’étà di lei omai il richiede33 », on ait là une figure qui, pour Boccace, soit digne du livre de prestige qu’est le Teseida delle nozze d’Emilia.

33 V, 95, 2 : « car désormais son âge le nécessite ». Cette qualité le distingue d’un autre grand prince boccacien, Tancrède, le prince de Salerne, qui n’a pas su marier sa fille alors que son âge le demandait (Décaméron, IV, 1).

205

Hélène Casanova-Robin

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino (xve siècle) : enjeux littéraires et réflexions éthiques

Si le personnage de Thésée est couramment cité par les poètes latins du Quattrocento, le plus souvent comme un exemplum de bravoure ou de perfidie amoureuse, suivant que l’on considère son rôle de roi pourfendeur de la barbarie ou sa relation avec Ariane, nul, hormis Galassio Vicentino, à ma connaissance, ne lui a consacré une épopée tout entière : intitulée Theseis, cette pièce est composée vraisemblablement au milieu du xve siècle. L’œuvre est pour ainsi dire restée méconnue jusqu’à ce qu’une jeune chercheuse de l’Université de Padoue, Giancarla Pizzato, lui consacre un mémoire de thèse de laurea, au cours de l’année universitaire 1980-1981. C’est grâce à ce travail que le texte figure aujourd’hui sur le site en ligne Poeti d’italia in lingua latina1 ainsi que sur celui de Perseus2, devenu donc accessible à tous, dans l’édition proposée par l’auteur de la thèse. On ne trouve, par ailleurs, que très peu d’informations sur cette Theseis, qui connut pourtant, si l’on en croit Angiolgabriello di Santa Maria, un succès notable auprès de ses contemporains3. L’étude présentée ici n’est donc qu’une ébauche d’une recherche qui nécessitera d’être complétée. Galassio Vicentino, comme l’indique son épithète, naît probablement à Vicence4, autour de l’année 1420, d’une famille d’origine ligure. Il reçut certainement dans cette ville une solide formation intellectuelle mais il n’y retournera que peu de temps avant sa mort, qui survient après 1462, d’après les maigres informations qui nous sont parvenues. Probablement bien introduit dans les milieux intellectuels, il fréquente





1 Ce site est consultable à l’adresse suivante : http://www.mqdq.it/mqdq/poetiditalia/index.jsp. 2 Voir http://www.perseus.tufts.edu/hopper/searchresults ?q= Galassio. 3 On apprend également, dans le répertoire des auteurs originaires de Vicence rédigé par ce moine, quelques renseignements sur Galasso di Benedetto de Cavazzoli : né dans les premières années du xve siècle, cet humaniste appartient à une famille de notaires. Mais V. Zaccharia réfute ces informations : « Niccolò Loschi : notizie e inediti », dans Umanesimo e Rinascimento a Firenze e Venezia, Florence, 1983, t. 1, p. 7-31, note 15, p. 12. 4 V. Zaccharia est d’avis que Galassio est né à Vérone, mais sans justifier son propos. Hélène Casanova-Robin  Sorbonne Université  Faculté des Lettres  E.A. 4081 Rome et ses renaissances Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 207-222 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118947

208

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

plusieurs personnages bien connus : Niccolò Loschi – fils du grand humaniste padouan Antonio Loschi – ainsi que le cardinal Prospero Colonna5, neveu du Pape Martin V et fin lettré, protecteur d’Alberti, que Galassio connaît semble-t-il lors de son séjour à Rome, durant ce qui semble être une période d’exil. En outre, il n’hésite pas à s’adresser au Pape Pie II pour implorer sa générosité6, au moment où il se trouve privé de charges rémunérées, rappelant que dans sa jeunesse, il a fréquenté la Curie et bénéficié de grands honneurs. S’il n’a guère laissé de traces au sujet de son activité publique, on l’imagine assez bien investi dans la défense de sa cité natale dont il fait l’éloge dans ses vers. Nous sont parvenues, en effet, diverses pièces en distiques élégiaques, rassemblées dans le recueil au titre éloquent Carmina Galassi Vicentini ad posteros de laudibus urbis et agri Vicentini, où le poète célèbre les avantages de la cité de Vicence, la fertilité de son territoire et ses hommes illustres, soucieux de rappeler qu’elle fut l’un des premiers lieux de naissance de l’humanisme en Italie, avec les deux autres villes du Nord, Padoue et Vérone. L’ouvrage s’apparente en cela à une laudatio urbis, genre très en vogue depuis la fin de l’Antiquité, et dont les contemporains de Galassio sont friands, stimulés, certes, dans le cas de Vicence, par une situation politique souvent instable qui requiert que l’on rappelle, sous des formes diverses, l’identité et la gloire de la cité, devenue province vénitienne en 1404. Galassio adopte donc ici une démarche humaniste, choisissant le langage poétique latin, auquel il s’adonne depuis sa plus tendre enfance, comme il l’affirme lui-même dans son élégie à Prospero Colonna7, pour célébrer sa cité natale en soulignant sa dimension culturelle de premier plan : l’histoire de l’origine de Vicence y apparaît rehaussée par l’évocation des grands écrivains qui ont donné à la ville ses lettres de noblesse. La Théséide participe très probablement aussi d’une entreprise encomiastique inscrite dans une tradition bien établie, peut-être en est-elle même le fleuron : l’écriture épique, tant prisée au cours de l’Antiquité et durant le Moyen Âge, dont elle nourrit abondamment les romans courtois8, continue à susciter une vive admiration mais peu 5 Sur le cardinal Prospero Colonna, on se reportera à la notice de F. Petrucci dans le Dizionario biografico degli Italiani, t. 27, 1982 ; on y découvre l’hommage que les poètes L. Dati, Porcellio de’ Pandoni et G. Campano ont rendu à ce personnage, grand amateur de textes antiques, en lui dédiant des œuvres poétiques. Sur les relations entre Porcellio et le cardinal Colonna, A. Iacono, Porcellio de’ Pandoni : l’umanista e i suoi mecenati. Momenti di storia e di poesia, Naples, 2017, p. 51 et 53. 6 Voir par exemple le premier de ses Carmina minora édités également par G. Pizzato dans son mémoire de thèse de laurea : Ad Pium Secundum Pont. Max. Supplicatio, disponible également sur le site http:// www.mqdq.it/mqdq/poetiditalia/contesto.jsp ?ordinata = pf749161. 7 Voir Carmina minora 4 : Ad celebrem d. Prosperum de Columna Cardinalem, Principium in secundum librum Theseidos, éd. G. Pizzato citée supra, v. 17-22 : « Carmina censebas teneris cantata sub annis, / Et quae iam cecini carmina culta puer. / Nam praeter solitum, super id quod tempora poscunt /Imberbis scripsi carmina multa puer. / Multaque mirandum est fluerent ceu fonte perenni ; / Ingenium miror nunc iuuenile meum. » ; « Tu as trouvé bons les poèmes que j’ai composés dans ma jeunesse, / et ceux, raffinés, que j’ai chantés, encore enfant. / Car contrairement à la pratique habituelle à cet âge, j’ai écrit de nombreux vers lorsque j’étais un tout jeune garçon. / C’est étonnant : ils coulaient comme d’une source pérenne ; / J’admire aujourd’hui ce talent précoce. » 8 Sur ce point, on pourra se reporter à E. Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, 1967, rééd. 1983, ainsi qu’à F. Mora-Lebrun, L’Énéide médiévale et la naissance du roman, Paris, 1994.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

d’humanistes, à vrai dire, s’adonnent au grand style, sinon à des fins courtisanes9, lui préférant la forme brève, plus adaptée notamment à la poésie de circonstance qu’ils pratiquent couramment. Lorsqu’il présente le chant 2 de son épopée au cardinal Prospero Colonna, Galassio justifie son retour aux vers épiques par sa participation à un événement festif en l’honneur de la cité : Et me festa dies patriae, me gaudia cogunt Publica, me patrius scribere iussit amor. Publica iam tepidum pertentant gaudia pectus Et resides animos publica facta mouent. Iam repeto ausonias musas omissaque dudum Carmina, pegaseae pocula fontis aquae. (Carmina minora, 3, v. 43-48) [Quant à moi, c’est une fête dans ma patrie, des réjouissances publiques Et l’amour pour la cité de mes pères qui m’ont inspiré ces vers. La liesse collective a pénétré alors dans mon cœur attendri Et les événements publics ont ému mon cœur sensible. Alors j’ai recherché les muses ausoniennes et les vers depuis longtemps Délaissés, j’ai bu à la coupe l’eau de la source pégasienne10.] Le poète revendique ici la réhabilitation du genre épique, suivant les modèles antiques fameux : on pense aussitôt à Virgile et à Stace, en particulier, dont les commentaires ont été abondamment renouvelés par ses contemporains, mais aussi à Valerius Flaccus, qui connaît un succès notable11, et, bien entendu, au poème 64 de Catulle, pour le mythe de Thésée. Certes, quelques décennies auparavant, Pétrarque avait tenté l’expérience avec son Africa12, épopée devenue déjà un « classique » en ce début du Quattrocento et dont s’inspire également l’humaniste. Toutefois, la revendication de nouveauté ici exprimée semble participer d’un projet plus ample qui prend en compte ces découvertes poétiques récentes et qui excède aussi la visée encomiastique ou politique souvent adoptée par les chantres des princes du temps. Galassio préfère donc un sujet mythologique antique, bien répertorié, dont il exalte le merveilleux, optant toutefois pour un format relativement réduit, dans la veine de l’epyllion de Catulle (1003 vers) ; l’œuvre était-elle destinée à être récitée ou mise en scène à l’occasion d’une fête, comme le laissent supposer les vers précédemment

9 On pense à la Sphortias, de Francesco Filelfo, restée inachevée, destinée à louer Francesco Sforza, ou à la Borsias de Tito Vespasiano Strozzi, qui célèbre Borso d’Este. 10 Sauf mention contraire, toutes les traductions présentées dans cette étude sont miennes. 11 Sur la redécouverte des Argonautica de Valerius Flaccus par Poggio Bracciolini et sur sa fortune, on pourra lire l’étude de A. Zissos, « Reception of Valerius Flaccus’Argonautica », International Journal of Classical Tradition, 13/2 (2006), p. 165-185. Cela dit, l’œuvre était connue, au moins partiellement, dans le cercle véronais et chez les pré-humanistes padouans dès le xive siècle, comme le rappelle A. Zissos. Ce point est mentionné aussi par L. D. Reynolds et N. G. Wilson, D’Homère à Érasme. La transmission des classiques grecs et latins, Paris, 1991 (1ère édition, Scribes and Scholars : A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, 1968). 12 Voir l’édition de P. Laurens, dotée d’une riche étude introductive et d’une traduction : Pétrarque, Affrica / L’Afrique, I-V, Paris, 2006 ; Affrica / L’Afrique, VI-IX, Paris, 2018.

209

21 0

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

cités de l’auteur lui-même ? Jusqu’ici, nous n’avons découvert aucun témoignage qui puisse le confirmer. Avec le mythe de Thésée, Galassio choisit un matériau à la fois connu mais également neuf du point de vue littéraire, puisqu’aucune épopée latine ne lui a été exclusivement consacrée par ses contemporains ou prédécesseurs immédiats, si bien qu’il dispose d’une grande liberté pour modeler son récit au gré d’options personnelles, laissant au lecteur le plaisir d’identifier les variations, les ellipses et d’apprécier les innovations poétiques au regard des sources diverses. À la différence de Boccace13, il reprend l’argument crétois de la fable, aux antécédents poétiques et artistiques fameux, développant la geste contre le Minotaure et les amours avec les filles de Minos. Dans le mince espace de cet article, nous privilégierons une présentation générale du poème pour détacher quelques points qui nous sont apparus à la fois saillants et symptomatiques des réélaborations des mythes antiques opérées par les humanistes de langue latine. Galassio retient du genre de l’épopée la prééminence divine dans le déroulement de l’action, ainsi que le merveilleux, qu’il mêle à une réflexion plus discrète sur la Fortuna, sujet de préoccupation majeure parmi ses contemporains. En outre, il accorde une place prépondérante aux figures royales qui apparaissent aux côtés de Thésée, témoignant en cela également de la réflexion politique et éthique du temps. Nous examinerons pour finir comment le poète élabore une esthétique de la douceur qui participe d’un idéal éthique aristocratique en accord avec la visée festive du poème telle qu’il l’a évoquée lui-même.

La Théséide de Galassio : entre merveilleux et Fortuna ? L’épopée, construite en trois chants de longueur sensiblement égale, d’environ trois cents vers chacun, comporte la plupart des thèmes et des motifs attendus dans le genre : la navigation aventureuse, la rencontre de personnages de rang royal, l’amour entre le héros et une jeune princesse, la geste héroïque demeurant toutefois peu rehaussée, sinon d’un point de vue esthétique, tandis que toutes ces actions s’effectuent sous l’égide des dieux. Le chant 1 relate la première étape du voyage de Thésée, que le poète compose au gré d’une inuentio personnelle notable, empruntant des éléments aux diverses traditions antiques pour les insérer dans une organisation nouvelle et les dotant ainsi d’un sémantisme bien différent. Le poème s’ouvre sur le départ en mer, favorisé tout d’abord par Nérée, puis accéléré considérablement par l’intervention de Jupiter, qu’a sollicitée le prince athénien. Se succèdent alors trois motifs topiques : l’apparition

13 Dans sa Teseida delle nozze di Emilia (1339-1340), poème en langue vernaculaire, Boccace s’intéresse à un autre pan de la geste de Thésée : celui de sa relation avec la reine des Amazones. Voir dans ce volume l’article d’Anne Robin.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

d’un prodige, l’hospitalité reçue dans le royaume de Lycomède14 et la tentation d’interrompre la mission en optant pour une existence paisible sur cette terre. Le chant 2, le plus long des trois, est consacré à l’arrivée en Crète et aux étapes qui ont précédé l’événement : après Scyros, Thésée fait escale à Délos et cette halte fournit au poète l’occasion de livrer une splendide ekphrasis du temple d’Apollon ainsi que le récit de l’intervention d’un devin. Dès qu’il aborde sur la terre de Minos Thésée affronte le souverain, d’abord par le biais d’une joute oratoire. Ce deuxième chant introduit aussi la déesse Vénus, qui manifeste sa faveur envers le héros en suscitant la passion des princesses crétoises pour leur hôte, puis la perte de Minos ; il s’achève sur l’évocation de l’amour ardent d’Ariane pour Thésée. Enfin, le troisième chant reprend l’argument catullien : la passion de la jeune femme, la victoire du prince athénien sur le Minotaure et enfin l’abandon d’Ariane, qui maudit son perfide amant parti – fait plus inattendu – en compagnie de Phèdre, sa sœur. Si les échos catulliens et ovidiens sont nombreux, notamment dans la place ménagée à la passion amoureuse ou dans l’orientation d’une écriture propre à rivaliser avec l’art pictural en plus du choix de la breuitas, on relève tout d’abord une esquisse d’armature tragique, à travers le rôle moteur attribué aux dieux dans l’action, ainsi que par la place réservée à la Fortuna. Cette perspective est sans doute inspirée également par le chant IV de l’Énéide de Virgile et par l’intérêt récent porté à la tragédie – notamment dans le milieu padouan – qu’ont avivé les découvertes des manuscrits comportant des pièces grecques15. Sur ce point, Galassio ne néglige pas non plus l’infléchissement médiéval bien connu pour le merveilleux, mais, plus encore, il suit l’analyse originale de Boccace qui souligne l’antithèse entre les qualités morales élevées de Thésée et les vicissitudes du destin auxquelles le héros est soumis. L’auteur du De casibus virorum illustrium16 et des Genealogie deorum gentilium loue avec force hyperboles la vertu insigne du héros athénien, dans ses traités latins comme dans la Teseida qu’il lui dédie, en langue vernaculaire. Il exprime en ces termes le rôle cruel de la Fortuna dans son existence :

14 On note ici un exemple de réécriture inédite de l’épisode connu par la tradition grecque (Sophocle et Plutarque, Vies), découverte avec grand intérêt par les humanistes italiens du Quattrocento. Plutarque, en particulier, connaît un vif succès, diffusé par les traductions latines qu’en donne, le premier, Francesco Filelfo (Vitae illustriorum virorum sive parallelae, Argentinae, c. 1470), suivi par de nombreux émules (voir M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives in Fifteenth Century Italy, Copenhague, 2007). Le cardinal Prospero Colonna, dédicataire de la Theseis, était un lecteur fervent de Plutarque. 15 Voir l’édition moderne de J.-F. Chevalier, Trois tragédies latines humanistes : Achilles, Antonio Loschi ; Progne, Gregorio Correr ; Hiensal, Leonardo Dati, Paris, 2010 ; les travaux de S. Pittaluga, notamment La scena interdetta. Teatro e letteratura fra Medioevo e Umanesimo, Naples, 2002 ; pour la tradition des manuscrits grecs, on se reportera à R. Sabbadini, Le scoperte dei codici latini e greci ne’secoli 14 e 15, Florence, 2005, ainsi qu’à L. D. Reynolds et N. G. Wilson, D’Homère à Érasme, op. cit. Voir aussi la thèse de doctorat d’A. Capirossi, soutenue à l’Université de Florence en avril 2018, qui apporte de nombreux éléments sur la question : La ricezione di Seneca tragico tra Quattrocento e Cinquecento : edizioni e volgarizzamenti. 16 Voir Boccaccio, Tutte le opere, éd. V. Branca, Milan, 1964-1998.

211

212

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

Dum igitur post tot insignia resideret auito in solio, sensim in eius ruinam artes Fortuna submisit.[…] Quid ergo auorum stemata, quid uirtute fulgores quesiti, quid potentia, quid regnum aduersus nouercantem Fortunam potuere ? (De casibus, 1, 10) [Alors qu’il revenait, après tant d’exploits, sur les terres de ses ancêtres, la Fortune rassembla, peu à peu, tous les moyens pour le faire périr. Que peuvent donc cette liste d’ancêtres, ces honneurs procurés par la vertu, cette puissance, ce royaume contre la Fortune aussi dure qu’une belle-mère ?] L’omnipotence des dieux dans le poème de Galassio et leur rôle dans la progression de l’action épique incitent à lire ici une illustration de cette réflexion. On relève dès l’ouverture la présence de Nérée, qui favorise la navigation de Thésée (1, 1-4), avant que Jupiter, invoqué par Thésée, pour sa capacité à « favoriser les grandes entreprises » (« Omnipotens, coeptis faueas si grandibus », 1, 15), ne provoque une tempête qui entraîne la nef dans un tourbillon d’ampleur cosmique. Celle-ci en sort pourtant indemne, grâce à l’aide de Neptune, lui aussi supplié par le héros. Ces interventions divines sont ponctuées par la mention de prodiges, tel le dauphin qui apparaît au milieu des phoques hideux, tous animaux chargés de réminiscences antiques, ou par la mise en scène d’un devin. Ce personnage, interprète de Phébus, est introduit au chant 2, alors que les Athéniens se trouvent à Délos (2, 82-84). Ses paroles sont également accompagnées d’un événement insolite, qui déclenche, de fait, le départ immédiat de Thésée pour la Crète, après que le devin a interprété les paroles d’Apollon : Necdum finierat blandus praecepta sacerdos, Fit crepitus ; ruere omnia circum et uisa moueri Et sedes augusta loci et sacraria templi, Qualiter ex supero pluuius cum Iuppiter orbe Fulminat ac caelum geminata tonitrua rumpunt ; (2, 87-91) [Le prêtre n’avait pas encore terminé ses discours bienveillants, Qu’un grondement retentit : tout s’écroula autour et la demeure auguste du lieu Ainsi que le sanctuaire du temple parurent s’ébranler, Comme lorsque Jupiter qui commande aux pluies depuis les hautes sphères Brandit la foudre et que le tonnerre à coups redoublés fait éclater le ciel ;] Enfin, Vénus entre en scène au v. 205, prise de pitié pour les Athéniens retenus par Minos et émue par le discours de Thésée : elle interpelle à son tour les autres dieux pour susciter leur indignation, avant d’agir elle-même par l’intermédiaire de son fils Cupidon. Alors la déesse révèle la véritable motivation de son action, son désir de se venger du Soleil qui dénonça jadis ses amours avec Mars : Fac genus inuisum Phoebi, minoia proles, Ardeat ; insano semper sit capta furore, Decipiatque patrem falso, fugiatque per undas.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

Hoc poteris pacto tantis reuocare periclis Thesea, deuotum pesti mortique propinquae. (2, 268-272) [Fais que cette race détestable née de Phébus, les enfants de Minos, Brûle ; qu’elle soit saisie d’une fureur insensée, Qu’elle trompe son père par la ruse, puis qu’elle s’enfuie sur la mer. Grâce à cette action, tu pourras extraire Thésée de ces si grands périls, Lui qui est voué à l’anéantissement et à une mort prochaine.] Ainsi naît la passion d’Ariane pour Thésée, non par l’effet d’une cause intérieure, humaine et personnelle, telle que l’avait décrite Catulle, mais comme une conséquence de la rancune de la déesse, suivant une logique tragique. La description de la naissance, puis du développement du sentiment amoureux occupe alors près de cent vers, soit un tiers du chant. Mais, là encore, malgré la victoire du héros sur le monstre, survient un nouveau prodige terrifiant et le poète prend la parole pour annoncer le revers de Fortune qui attend Thésée : Spes hominum fallax fatique incerta futuri ! Quam uarias rerumque uices fortuna modosque Inuenit, et numquam certo stat tramite currens ! (3, 170-172) [Espoir illusoire des hommes et ignorant du destin à venir ! Quels retournements de situation divers la Fortune a inventés ! Elle ne reste jamais sans courir sur la voie qu’elle a tracée !] La question de la Fortuna demeure l’une des plus discutées par les humanistes, comme en témoignent le De remediis utriusque fortunae de Pétrarque17 ou le traité De fato et fortuna de Coluccio Salutati, puis, à la fin du siècle, le De Fortuna de Giovanni Pontano18. Le caractère allitératif de la formulation ici (« fallax fatique […] futuri / fortuna »), allié à la métaphore du chemin de la vie tout tracé (« certo tramite currens »), confirme l’inflexion tragique conférée par le poète à l’histoire de Thésée. Là prend place le nouvel amour du héros pour Phèdre qui le conduit à exercer sa cruauté sur Ariane : Execrat hanc animo mentem : dolor, ira furorque Armat in exitium miserae nunc Thesea durum. (3, 217-218) [Il la déteste ; la douleur, la colère et la fureur Arment à présent Thésée, devenu cruel, pour faire mourir la malheureuse.] Mais d’autres thèmes, prépondérants dans l’épopée, relèvent aussi de sujets particulièrement débattus au Quattrocento.

17 L’ouvrage De remediis utriusque fortunae / Les remèdes aux deux fortunes, de Pétrarque, est disponible dans l’édition moderne, traduite et richement annotée par C. Carraud, parue à Grenoble en 2002, 2 t. 18 C. Salutati, De fato et fortuna, éd. C. Bianca, Florence, 1985 ; G. Pontano, La Fortuna, éd. F. Tateo, Naples, 2012.

213

21 4

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

L’éloge des vertus du bon souverain Le choix d’illustrer le mythe de Thésée, héros défini par de nombreux commentateurs comme un parangon de roi vertueux, et la place occupée par la question politique à l’intérieur même de l’épopée, apparaissent comme un écho prégnant du débat contemporain sur la définition de la gouvernance légitime et de son contre-modèle le tyran19. Certes, on ignore le degré de proximité qu’entretenait Galassio avec les cercles du pouvoir, mais les noms des destinataires des carmina parmi lesquels figurent un cardinal très en vue et un pape, tous deux grands hommes de lettres, laissent penser que l’auteur était assez bien introduit au sein de la curie romaine, ou au moins dans les cercles d’humanistes savants, si bien que cette convergence d’indices incite à scruter le poème avec ce fil interprétatif. Boccace, dans le De casibus virorum illustrium, avait fait de Thésée une figure emblématique de la royauté athénienne légitime, capable de combattre valeureusement la barbarie, un modèle de prince (1, 10). Il avait qualifié la victoire remportée par Thésée sur le Minotaure de « digne d’une gloire éternelle » (« perpetua laude dignum fuit », ibidem). Ce souverain possède, selon lui, la sagesse, la grandeur morale et l’intelligence d’un homme d’exception (« uir aliter prudens, exquisisse secum mores nati et ingenium », ibid., 1, 11). L’éloge est encore repris dans le chapitre 10, 49 des Genealogie deorum gentilium (« Ingentis atque generosi animi iuuenis plura memoratu digna peregit »). Au Quattrocento, le personnage de Thésée est très certainement étoffé aux yeux des lecteurs, par la redécouverte récente des Vies de Plutarque, auteur qui suscite également un vif engouement chez les humanistes soucieux de réflexion politique20. Dans ces ouvrages, le roi athénien apparaît comme un parangon de héros civilisateur et de souverain vertueux. Au sein de la Théséide de Galassio, les figures royales occupent une place remarquable, voire structurante, pointant les différentes étapes du parcours éthique et politique du héros : elles bénéficient à plusieurs reprises d’une mise en scène particulièrement soignée, objets de variations grâce à la disposition de portraits sur divers plans qui suggère une gradation dans la dialectique entre le prince et le tyran. Le poète introduit en effet, en premier lieu, la rencontre entre Lycomède et le jeune roi athénien, puis il instaure une confrontation entre Minos et Thésée, où se développe une véritable joute oratoire dont l’enjeu est la iustitia. En outre, deux autres représentations de rois sont illustrées à l’arrière-plan, agencées selon deux modes différents : l’une est celle

19 Sans citer tous les ouvrages qui développent une réflexion sur le pouvoir du prince (C. Salutati, De tyranno ; L. B. Alberti, Momus, siue De principe, par exemple), on mentionnera rapidement les principaux traités orientés également sur la formation du souverain : Antonio de Ferrariis, dit Galateo, De educatione ; Giuniano Maio, De maiestate ; Giannozzo Manetti, De dignitate et excellentia hominis ; Bartolomeo Sacchi, dit Platina, De principe ; Giovanni Pontano, De principe ; Giovanni Tinto Vicini, De institutione regiminis dignitatum. Sur cette vaste question, on pourra se reporter au volume collectif édité par L. Boulègue, H. Casanova-Robin et C. Lévy où figure une ample bibliographie : Le tyran et sa postérité dans la littérature latine de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, 2013. 20 Voir, en plus des références citées supra (note 15), l’article de M. Pade, « Notes on the Latin Translations of Plutarch’Lives in Fifteenth Century Italy », dans Plutarco nelle traduzione latine di età umanistica, éd. P. Volpe Cacciatore, Naples, 2009, p. 125-146, en particulier ici p. 127.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

d’Égée, dépeint par Thésée lui-même comme un « maître de la bonne mesure », « magnus moderator » (1, 207), auquel Lycomède rend également hommage (1, 128-136) ; l’autre est celle d’Eurysthée, introduite dans le chant déclamé par l’aède, offrant, en contrepoint du précédent, un roi défini ici comme un « cruel tyran », saeuus tyrannus (1, 232), puisqu’il imposa à Hercule les douze travaux bien connus. Grâce à un art de la uariatio bien maîtrisé, le poète use donc d’une savante diversité pour offrir à travers deux diptyques, un tableau inséré et un autre situé plus avant dans la ligne de fuite, quatre portraits de princes bien distincts, d’où se détache celui de Thésée, véritable speculum principis dans la tradition tardo-antique et médiévale bien connue et renouvelée au xve siècle. Plusieurs postures royales se trouvent ainsi exposées. Lycomède est dépeint comme un roi dont la puissance est pondérée par un conseil de sages (1, 77-79). Thésée admire son mode de gouvernement, tendu entre autorité et exercice de la justice, capable de réguler les passions des peuples qu’il contient ou apaise (fraenas, foues) : « O decus Argiuum, fama memorate per orbem, Qui regis imperio populos fraenasque rebelles Iustitiaque foues placidos et dirigis aeque, » (1, 92-94) [« Ô gloire des Argiens, connu par ta réputation universelle, Toi qui maîtrises les peuples par ton pouvoir : les rebelles, tu les contiens, Les paisibles, tu les rassures par ton sens de la justice et tu les administres avec équité, »] Lycomède demeure toutefois dépourvu de la uirtus propre à Thésée et le poète lui attribue le nom de « tyran », au vers 232, bien que l’acception péjorative de ce terme, ici associé à l’action positive du don (donante tyranno), soit très atténuée. En outre, ce personnage incite Thésée à renoncer à son projet héroïque, au profit d’un royaume qu’il lui offre en présent, situation qui rappelle celle d’Énée à Carthage, dans l’Énéide. Or, en cela, il sert de faire-valoir à Thésée qui privilégie sa mission en faveur de sa patrie (mandata patriae) au détriment de son confort matériel et de la séduction amoureuse (1, 252-267). Par cette proposition comme par le portrait qu’il brosse de son hôte, Lycomède exhausse les qualités physiques du prince athénien, héritées de son père et propres à refléter son âme : « belle prestance et port de tête altier » (« praestantem membris et uertice recto », 1, 151-153). En beauté et en grandeur d’âme, Thésée dépasse tous les autres monarques, comme l’avait souligné le poète avant même son arrivée à Scyros : […] Magnanimus cunctis sed celsior ibat Theseus, et toto superabat uertice turbam, Qualiter egregius dux armentique maritus Taurus, qui frontem praetendit cornibus altam. (1, 86-89) [[…] Magnanime, il allait, plus grand que tous les autres, Thésée, et il dépassait la foule de toute sa tête, Comme le chef insigne, le mâle du troupeau, Le taureau, qui tend en avant son front altier garni de cornes.]

215

21 6

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

Thésée possède aussi le savoir (1, 255, docto pectore), le sens de la loyauté (1, 256, fides), la gratitude (1, 259-267), le goût de l’art (2, 36), il est le pourfendeur des lois injustes (1, 114), animé par la piété (2, 166, pietas21), et surtout, il est qualifié à plusieurs reprises de magnanimus (1, 86 ; 1, 126 ; 2, 94). Cette dernière qualité, la « grandeur d’âme », subsume toutes les vertus requises pour un bon souverain22. Toutefois, cette laudatio, où se trouve revendiqué, de la bouche même du héros, le devoir de mémoire (I, 265-267, « non erimus immemores […] quin etiam […] meminisse »), n’est pas dénuée d’ironie tragique, pour un lecteur informé et familier du mythe, notamment grâce à la version qu’en donne le poème 64 de Catulle : en effet, ce sont précisément les manquements à la fides et à la mémoire qui entraînent la perte de Thésée. Quant au personnage de Minos, il constitue le contrepoint de celui du prince athénien, caractérisé d’emblée comme un tyrannus (2, 172 puis 325), cette fois au plein sens du terme. Il est dépeint comme un satrape oriental, qui exerce seul la justice, selon son libre-arbitre, l’opposition dans le même vers entre « il imposait ses lois » (« iura dabat », 2, 127) et « il jugeait » (« censebat ») dénonçant avec force ce trait : At rex sublimis solio atque tapetibus aureis Suffultus, gemmis, ostro cultuque decorus, Iura dabat populis centum et censebat iniquos Ac sontes miserae caedis scelerisque nocentes. (2, 125-128) [Quant au roi, installé sur un trône élevé et drapé dans des étoffes Tissées d’or et de pierres précieuses, magnifiquement paré de pourpre, Il imposait ses lois à cent peuples et il jugeait nocifs Les hommes coupables de forfaits et responsables de malheureux carnages.] Le dialogue entre les deux monarques, apparenté à une joute oratoire d’essence tragique, appuie encore l’antithèse. Thésée reproche à Minos ces lois qui vont à l’encontre de la volonté des peuples (« inuitis leges praefigis habendas », 2, 135) et il l’invite fermement à mettre fin à son appétit sanguinaire (« Poenarum satis est, satis est tibi sanguinis haustum », 2, 143). Le plaidoyer, rigoureusement construit, vise à susciter une émotion de plus en plus vive et le locuteur achève son propos en y ajoutant ses propres larmes. Il s’avère efficace, puisque le despote crétois s’en trouve manifestement ébranlé et qu’il est près de revenir sur sa décision (2, 169-172). Mais, se remémorant la mort de son fils Androgée, Minos use à son tour de l’argument de la douleur, en laissant apparaître combien il est sujet aux passions (« Incaluit subita,

21 Toutes vertus dont la prééminence chez les souverains est reconnue depuis Cicéron, Isidore de Séville et Pétrarque, pour ne citer que quelques jalons de la tradition. Antonio Beccadelli (1394-1471), dit le Panormitain, les a vantées aussi dans son ouvrage destiné à louer le roi aragonais de son vivant, le Liber rerum gestarum Ferdinandi regis, précisément écrit pour contribuer à la légitimation de son pouvoir : G. Cappelli développe ce point dans son édition du De principe de G. Pontano, Rome, 2002, note 3, p. 4-5. 22 Dans les dernières décennies du siècle, elle fait même l’objet d’un traité : G. Pontano, De magnanimitate, éd. F. Tateo, Florence, 1969.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

sibi quam dolor attulit, ira », 2, 175) – trait caractéristique d’un tyran – et il justifie sa vengeance par le souci, paradoxal, d’équité dans le crime : Heu, gens crudelis, superans feritate leones, Et saeuas tigres et equos Diomedis iniqui, Quid puer infelix, mea quid dulcissima proles Admisit ? Meruit talem quo crimine mortem ? Nunc agite, et iustas inimico sanguine poenas Soluite, nec sontes patrum commissa piate. (2, 182-187) [Hélas, peuple cruel, qui surpasse en férocité les lions, Les tigres féroces et les chevaux de l’injuste Diomède, Qu’a commis mon malheureux enfant ? Mon rejeton chéri ? Pour quel crime a-t-il mérité une telle mort ? Maintenant, payez donc de votre sang hostile un juste Châtiment et expiez, coupables, les crimes commis par vos pères.] Nulle clémence et nulle miséricorde dans ce discours, conformément à la représentation du despote mise en œuvre. Minos réclame les « funestes présents » offerts aux Mânes de son fils (« Imperat, exequias nato, maestissima dona », 2, 200), faisant preuve d’une cruauté inflexible (« il n’est sensible à aucune prière », « precibus non mobilis ullis », 2, 224). Cette victoire du tyran renforce a contrario la représentation d’un Thésée doté d’humanitas et possédant toutes les qualités d’un bon roi, rehaussée par le choix d’une esthétique de la douceur, déployée dans toute l’œuvre et qui finit par estomper la dureté inhérente aux événements relatés.

Dulces numeri : choix esthétiques et idéal éthique Lorsqu’il adresse sa Théséide à Prospero Colonna, Galassio a qualifié son œuvre en ces termes : Dic age, si nostras laudes, doctissime, musas, Dulcibus et numeris nostra Talia canit. (Carm. Min. 4, Ad celebrem d. Prosperum de columna cardinalem, 9-10) [Dis-moi, si tu loues mes vers, ô très savant, C’est sur des rythmes suaves que chante ma Thalie.] Or, ces dulces numeri semblent désigner tout autant la visée enchanteresse des vers ici composés que la lecture du mythe qui y est présentée, en vertu d’une éthique de la douceur qui s’accorderait bien, là encore, avec cet idéal de vie élaboré par les humanistes du Quattrocento, régi par la tempérance23. L’expression synthétise, de

23 Cet idéal aux accents cicéroniens, teinté d’aristotélisme, apparaît chez Pontano, en particulier, à la fois dans ses traités éthiques et dans son œuvre poétique (cf. H. Casanova-Robin, « Dulcidia et leuamen : le prisme de la douceur chez Giovanni Pontano, entre idéal poétique et visée éthique »,

217

21 8

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

fait, la définition courante de la poésie, sans négliger tout l’enrichissement issu de l’héritage tardo-antique et médiéval, mais elle précise également un mode d’interprétation de la fable et un choix d’écriture épique : ici, aux combats, le poète préfère une succession de tableaux, non dénués de signification morale et philosophique, comme on l’a vu à propos du prince. Galassio en effet ne consacre que très peu de vers à la geste héroïque de Thésée – proche, en cela, du modèle catullien. Il privilégie les descriptions du paysage marin et celles des personnages, dont il réélabore les topiques au gré d’une picturalité accentuée, et il manifeste un intérêt certain pour l’évocation des sentiments amoureux. Toutefois, si ce thème-ci est en vogue chez les plus grands penseurs contemporains, suscitant bien des débats24 ainsi que d’innombrables productions poétiques, pour la plupart en vers élégiaques, Galassio semble s’en tenir, là encore, à une représentation d’ordre figuratif. En effet, il n’omet pas les topoi de la passion, mais sans y apporter d’innovations particulières : il emprunte à Catulle et à ses successeurs augustéens le langage de la physiologie pour dépeindre les effets de l’amour naissant puis sa propagation dans l’être tout entier25. En revanche, l’originalité de son écriture tient sans doute davantage à la prééminence accordée aux portraits raffinés, conçus comme autant de parures du texte et, plus largement, à la réflexion sur l’essence de l’art qu’il insère dans son écriture, grâce, en particulier, à une double mise en abyme : l’une dans l’introduction du chant de l’aède, chez Lycomède, l’autre dans l’ekphrasis du temple de Délos. L’auteur privilégie ainsi l’ornement sur l’action, introduisant une variété destinée à séduire un public lettré et amateur d’art, selon les goûts aristocratiques du temps – rivalisant peut-être avec une œuvre peinte contemporaine26. La caution apportée par Macrobe à cette esthétique de la diversité, signe d’élégance, louée chez Virgile, constitue certainement une auctoritas majeure, dans la perspective d’une écriture épique ainsi rénovée (Saturnales, V, 16, 4 : « Et sic amoenitas intertexta fastidio narrationum medetur. »). Mais le souci de symétrie, manifeste dans l’usage récurrent de la paire, tout au long du poème et jusque dans le recours aux doublets lexicaux, révèle aussi cette attention à la mise en scène des descriptions et des portraits qui participe d’une atténuation de la violence au profit de la picturalité.

dans La douceur dans la pensée moderne, éd. L. Boulègue, F. Malhomme et M. Jones-Davies, Paris, 2017, p. 79-98. On en trouve par ailleurs de nombreux échos chez les humanistes du Quattrocento. 24 Le débat est amplement nourri, notamment, par la relecture des textes de Platon par Marsile Ficin : sur ce sujet, on lira, outre les innombrables poésies d’amour des poètes latins contemporains (Marrasio, Strozzi, Landino, Naldi, Verino, Pontano…), Marsile Ficin, Le Commentaire sur le Banquet de Platon, éd. P. Laurens, Paris, 2002, ainsi que le traité Contra amores de Bartolomeo Sacchi, dit Platina, publié en 1471. 25 Le chant 3 s’ouvre sur ces vers : « Saucia iam caecum uirgo sub pectore uulnus / Gestat et ardenti nimium succenditur igni. / Vis latet in uenis ; totos depascitur artus / Ardor, nec requiem praestat spatiumque quietis […]. », « La jeune fille déjà blessée porte en son cœur une blessure invisible et elle est embrasée d’un feu trop ardent. Sa violence se cache dans ses veines ; la flamme dévore son corps tout entier et ne lui laisse aucun répit […]. » 26 On pense aux compositions de Cima da Conegliano, peintre actif à Venise à la fin du siècle, ou au Maître des Cassoni Campana, à peu près contemporain.

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

En cela, les digressions, quel que soit le sujet concerné – chant de l’aède, détails des vêtements, ou description d’un prodige – deviennent aussi un mode de justification de la voie choisie par le poète ou, si l’on préfère, le lieu de l’exposé imagé d’un art poétique qui repose avant tout sur la notion de dulcedo. La part prépondérante consacrée aux portraits féminins, qu’il s’agisse de vanter leurs costumes ou d’exposer leur passion, ou bien encore de décrire Vénus sur son char aérien, confirme cette orientation : le poète prolonge ses peintures d’amples comparaisons ou d’ekphraseis qui constituent autant de vignettes colorées venues en complément des scènes centrales, à l’instar d’un agencement ornemental disposé sur une paroi dont toutes les pièces sont complémentaires. Le poète use de la comparaison comme d’un dérivatif à l’égard de la violence, lui conférant la primauté, si bien que l’ornement devient le sujet du tableau, estompant de fait tout ce qui relève de l’action et, au contraire, contribuant à figer les protagonistes dans une posture aux riches qualités plastiques. L’arrivée des filles de Lycomède bénéficie ainsi d’une longue description, qui rehausse la somptuosité des parures orientales par une abondance de détails de couleurs et de matières empruntées au lexique grec et détourne l’attention du conflit opposant leur père à Thésée. Mais, plus inattendue peut-être, apparaît l’ekphrasis au début du chant 2. Certes, le genre épique requiert l’insertion de ce type de description d’une œuvre d’art à la signification plus ou moins énigmatique, et Boccace lui-même avait dépeint le temple de Mars à Thèbes, orné de fresques historiées, dans Teseida delle nozze d’Emilia27. Pourtant, le mythe de Thésée, tel que le rapportent les traditions antiques, ne comporte pas cet épisode. Dans les versions connues du récit, l’escale à Délos est située au retour de Crète et donne lieu à une offrande, ainsi qu’à une danse rituelle. Ici, le poète décrit longuement, des vers 34 à 79, une fresque peinte sur une paroi du temple, « une œuvre des dieux », dit-il, que le prince athénien découvre avant d’arriver sur les terres de Minos. Outre la splendeur et la diversité des matériaux – murailles étincelantes, tours de porphyre, portes de bronze, toits d’ivoire (« fulgentia templi moenia », « porphyreas turres », « aeratasque fores », « eburnea tecta »), sans compter l’or qui recouvre la paroi (« aureus paries pictus »), c’est le sujet représenté qui retient l’attention : « pictus miro ordine rerum » désigne en effet la peinture d’une cosmogénèse. Se succèdent alors les différentes étapes de la création du monde, de façon semblable à celle exposée par Ovide au début des Métamorphoses28 : Principio molem magnam sine luce sub umbris Implicitam ; nusquam pontus, non terra polusque ; Nusquam ignis, nusquam fulgentia sidera caeli :

27 Boccace, Teseida delle nozze d’Emilia, VII, 32-38. 28 La cosmogonie d’Ovide a été amplement commentée au Moyen Âge : voir N. Wright, « Creation and Recreation : Medieval Responses to Metamorphoses 1.5-88 », dans Ovidian Transformations. Essays on Ovid’s Metamorphoses and its Reception, éd. P. Hardie, A. Barchiesi et S. Hinds, Cambridge, 1999, p. 68-84. L’auteur cite Bède le Vénérable, Bernard Sylvestre (qui admire le style d’Ovide), Baudri de Bourgueil et bien d’autres, qui l’imitent ; les artistes aussi semblent le prendre comme modèle : N. Wright propose un rapprochement intéressant avec la tapisserie de Bayeux.

219

220

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

Omnia pugnabant sine corpore habentia corpus. At Deus omnipotens litem discreuit iniquam Discreuitque ab aquis caelum terramque polumque Inque locum certum cessit nitidissimus aer. Continuo prodit Phoebus rutilante capillo : Purpureus primum uenit et iuuenilibus annis Intonsusque caput, flauos pressante capillos Flamma : stat pronus torto cum uerbere in armos Alipedum et flagris uexat cogitque frementes. Praecedunt celeres horae cursumque secuntur. Inspirat foetus mentesque animasque solumque ; Et lucem caelo, et terris alimenta ferebat Temperiemque dabat mundo lumenque sorori. Pronus in occasum tandem inclinat anhelos Cornipedes, longe crescentes duplicat umbras. Mutatur fuluus tegimen roseumque colorem Induitur, fessos soluitque ad prata iugales, Quae molli frondent cytiso ambrosiaque uirenti. Magna Thetis gremio recipit lassoque nepoti Blanditur, calidos ignes distemperat undis. Tum uacuus curis gracili modulatur auena Ilicis ad ramos. Properantem et fluminis undam Addidit et latas terras fontesque fretumque ; Inque salo nantes pisces camposque ferarum Transmitti cursu, populos atque oppida iungit ; Infernasque domos, Ditis non mitia regna, Informesque plagas et non placabile numen Vectoris stygii. Videas saeuire flagellis Eumenides miserumque animas expendere poenas Tergeminumque canem cernas inhiare trifauci Gutture et extremas uocem resonare per umbras. (II, 46-79) [Au début, une grande masse sans lumière qui se mêle Aux ombres ; nulle part la mer, ni la terre ni le ciel ; Nulle part le feu, nulle part les astres brillants du ciel : Tout luttait, possédant un corps sans corps29. Mais le Dieu tout-puissant trancha ce conflit difficile Et il sépara des eaux, l’air, la terre et le ciel

29 Cf. Ovide, Métamorphoses, 1, en particulier v. 17-20 : « […] nulli sua forma manebat / Obstabatque aliis aliud, quia corpore in uno / Frigida pugnabant calidis, umentia siccis, / Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus. », « […] rien ne demeurait dans une forme propre / Et chaque élément s’opposait aux autres : dans un seul corps / Le froid luttait contre le chaud, l’humide avec le sec, / Le mou avec le dur, ce qui n’a pas de poids avec ce qui en possède. »

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino

Et l’éther si limpide se retira en un lieu attitré30. Puis Phébus s’avance, avec sa chevelure resplendissante : Il arrive le premier, vêtu de pourpre, juvénile, Il n’a pas coupé ses boucles, une flamme enserre ses cheveux Blonds : incliné, il tient une baguette recourbée pour l’échine Des coursiers aux pieds ailés et, de son fouet, il les aiguillonne, frémissants. Le précèdent les Heures rapides, elles suivent leur course. Il fait naître les petits, il anime les esprits, les âmes et le sol ; Et il apporte la lumière au ciel et les aliments à la terre Et il donne sa tempérance31 au monde et la lumière à sa sœur. Tourné vers le couchant enfin, il oriente de ce côté Ses chevaux haletants, il accroît les ombres qui s’allongent. Auréolé, il change l’aspect de l’univers et il l’habille De couleur rose, il libère les bêtes fatiguées dans les prés Qui verdissent du souple cityse et de l’ambroisie vivace. La grande Thétys l’accueille sur son sein et réconforte Son petit-fils, elle apaise de ses ondes ses feux brûlants. Alors, libre de tout souci, il compose des mélodies sur son mince chalumeau sous les branchages de l’yeuse. Il ajoute L’onde rapide du ruisseau, les larges terres, les sources Et la mer avec des poissons pour y nager, des plaines Où courent les bêtes, il y joint les peuples et les citadelles, Ainsi que les demeures souterraines, les royaumes terribles de Dis, les régions affreuses et la divinité implacable Du Styx qui y conduit. On pourrait voir les Euménides Sévir avec leurs fouets et punir les malheureuses âmes Et on pourrait distinguer le chien à trois têtes aboyant de sa triple gorge Lui dont la voix résonne jusqu’au fin fond des ombres.] On distingue ainsi, avec un soin pour les détails qui révèle la maîtrise des outils de la rhétorique de l’évidence, l’évolution de la matière depuis la grande masse enveloppée d’ombre, lorsque n’existent ni mer, ni terre, ni ciel, ni feu, tous les éléments luttant sans que les corps aient été créés. Ensuite, comme chez Ovide, l’action d’un dieu tout-puissant opère la séparation et leur assigne un espace propre. Puis intervient Phébus, dépeint avec sa chevelure d’or, vêtu de pourpre, pour introduire la flamme. Les Heures l’accompagnent, tandis qu’il anime le monde et qu’il inonde le ciel de ses rayons, apportant les aliments à la terre, le rythme régulier à l’univers et dotant sa sœur Diane de lumière, garant du cycle diurne. Une autre divinité apparaît : Thétys. Elle accueille le dieu fatigué de sa course et apaise ses feux de ses eaux réparatrices, afin que, libéré de ses tâches, il puisse jouer de la flûte sur un mince pipeau, dévoilant

30 Ibid., 21-23. 31 La « temperies » (« tempérance ») est explicitée chez Ovide, ibid. 52 : « temperiemque dedit mixta cum frigore flamma. » Galassio appuie la fonction régulatrice du dieu instaurateur des saisons.

221

222

hé l è n e c a s a n ova- ro b i n

ici sa qualité de musicien, liée à son activité pastorale ponctuelle, avant de reprendre son action créatrice, sous l’impulsion de la musique, vecteur d’harmonie. On reconnaît là une synthèse harmonieuse des fables fameuses concernant le dieu solaire, mêlée au discours démiurgique. Outre les antécédents bien connus du thème, parmi lesquels il faut sans doute aussi compter les Astronomica de Manilius, au début du Quattrocento32, Galassio entre ici en émulation avec d’autres textes poétiques contemporains, tels le poème de Basinio de Parme (Astronomicôn Libri, 1455) ou l’Urania sive de Stellis de Pontano (composée à partir de 1476), où sont mis en résonance l’intérêt philosophique et théologique pour l’origine du monde et le symbolisme mythologique. En effet, cette cosmogénèse, effectuée sous l’égide d’Apollon, dieu des poètes, de la parole prophétique et détenteur de la lumière qui ordonne et illumine l’univers, s’accorde avec le thème de Thésée, héros civilisateur par excellence et modèle de souverain. Ces trois sujets révèlent alors le dessein du poète d’inscrire son épopée dans une écriture principielle, renouant avec la vocation première du genre. Dire l’origine et la mise en ordre du monde suggère aussi la création d’une nouvelle ère, mue par la foi dans un idéal de société, où priment l’élégance, la tempérance et la connivence culturelle, en éloignant toute violence, en vertu de la définition de cette humanitas que préconisait Cicéron et qui a été tant célébrée par Pontano – à moins de la convertir en œuvre d’art. La composition poétique transmet alors, au-delà d’une esthétique remodelée par des innovations originales, un projet politique, éthique et artistique d’un lettré qui, à défaut d’une notoriété pérenne, aura composé une œuvre délicate, synthétisant des préoccupations centrales de cette génération qui « rêve », pour reprendre l’expression de Francisco Rico33, d’instaurer une nouvelle concorde fondée sur de nouveaux modes de lecture de la culture antique.

32 Voir B. Soldati, La poesia astrologica nel 400, présentation C. Vasoli, Florence, 1986 (1ère éd., 1906). 33 F. Rico, Le rêve de l’humanisme, de Pétrarque à Érasme, Paris, 2002 (trad. française J. Tellez revue par A.-P. Segonds).

Laurence Bernard-Pradelle

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati et l’influence des trois Couronnes

Si la figure d’Hercule n’a jamais complètement disparu du paysage littéraire au Moyen Âge, donnant lieu à de multiples interprétations1, elle n’en reste pas moins assez énigmatique car le fils d’Alcmène et de Jupiter (ou d’Amphitryon, selon les cas) est, selon M.-R. Jung, « une des figures les plus complexes de la mythologie gréco-romaine. Il participe à presque toutes les activités humaines. Ses travaux, ses voyages, ses amours, ses grandes crises, sa mort et aussi sa gloutonnerie font de lui le plus humain des dieux2 ». Une telle profusion d’attributs lui a assuré une présence assez constante au cours du temps, mais pas une identification stable. Par ailleurs, pendant longtemps, peu de textes lui ont offert une place de choix : généralement, il faisait une apparition relativement brève au sein d’œuvres portant sur d’autres sujets, comme la guerre de Troie3. Si l’on prend le cas de la France, ce n’est qu’au cours du xvie siècle que la figure d’Hercule acquiert ses lettres de noblesse dans la littérature et les arts, notamment par le fait que fusionnent plusieurs Hercule issus de diverses traditions : à côté de l’Hercule chrétien, on trouve l’Hercule courtois médiéval (qui culmine avec le Livre du fort Herculés, de Raoul Lefèvre, en 1467), l’Hercule de Libye (sans doute une invention d’Annius de Viterbe), l’Hercule gaulois qui vit le jour grâce à la découverte du Προλαλιὰ ὁ Ἡρακλῆς (faisant d’Hercule un héros éloquent) de Lucien de Samosate4. Par ailleurs, à la fin du xve siècle, la fable de Prodicos, transmise par Xénophon, qui montre Hercule à la croisée des chemins, devant choisir entre la vertu et le plaisir, retrouve une nouvelle jeunesse grâce à la Stultifera Navis de Sebastian Brant5. Au tournant des xve et xvie 1 Voir F. Gaeta, « L’avventura di Ercole », Rinascimento, 5 (1954), p. 227-260. L’auteur y recense les évocations d’Hercule depuis la basse Antiquité jusqu’à l’Hercule courtois de la fin du Moyen Âge. 2 M.-R. Jung, Hercule dans la littérature française du xvie siècle, de l’Hercule courtois à l’Hercule baroque, Genève, 1966, p. 6. 3 Ibidem, p. 7. 4 Ibid. p. 41-126. 5 Sur l’importance de la Stultifera Navis de Sebastian Brant (Bâle, 1497, fol. 130 v) et son influence vraisemblable sur le Songe du chevalier ou Choix du jeune Scipion l’Africain de Raphaël (actuellement à la National Gallery de Londres), voir E. Panofsky, Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst, Leipzig et Berlin, 1930.

Laurence Bernard-Pradelle  Université de Limoges Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 223-236 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118948

224

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

siècles, se rencontrent donc plusieurs sources porteuses de figures diverses d’Hercule : celles-ci vont pouvoir s’unifier pour offrir un rôle de premier plan au héros antique. Toutefois, toujours selon M.-R. Jung, Hercule avait déjà fait l’objet d’un regain d’intérêt dès le début du xve siècle, où l’on vit paraître trois œuvres qui lui étaient entièrement consacrées : deux en Italie, à Florence et à Ferrare, et l’une en Espagne6. C’est à la première d’entre elles, le De laboribus Herculis du chancelier de la République florentine, Coluccio Salutati, que s’intéresse la présente étude7. Ce livre sur les travaux d’Hercule vit le jour dans les dernières années du Trecento, à Florence, et resta inachevé, du fait de la mort de son auteur en 1406. R. G. Witt a bien mis en lumière la genèse de cette première œuvre consacrée entièrement à Hercule8. Le projet naît vers 1381 ou 1382 : il s’agit pour Salutati et l’un de ses amis de la chancellerie, ser Viviani, de chercher à comprendre pourquoi Sénèque a laissé deux tragédies consacrées à Hercule, dont l’une, l’Hercule furieux, le dépeint comme le meurtrier de sa femme et de ses enfants, et l’autre, l’Hercule sur l’Œta, fait de lui un dieu, ce qui est inconcevable a priori9. Poussé par son ami Viviani, il décide d’adresser son traité, rédigé sous forme de lettre, au grammairien Giovanni da Siena. Pour Salutati, il existe une seule réponse possible à cette question suscitée par les deux Hercule de Sénèque : les deux tragédies ne cherchent absolument pas à dépeindre la réalité mais sont avant tout des fables qui recèlent une vérité cachée qu’il s’agit de découvrir10. Bien plus, tout porte à croire que l’œuvre de Sénèque est à mettre en relation avec la Révélation11 : il existe un sens profond, dans la poésie de Sénèque, compatible avec la vérité chrétienne que Salutati va s’efforcer de mettre au jour. En appliquant l’interprétation allégorique par le recours systématique à l’étymologie des noms propres, il entend montrer la signification symbolique des personnages12. 6 Vers 1420, à Ferrare, Pietro Andrea de’ Bassi compose pour son seigneur Niccolò III d’Este Le Fatiche d’Ercole, où Hercule, et non la poésie, comme chez Salutati, est le sujet principal du livre ; en 1417 paraissent Los doze trabajos de Hércules du Catalan Enrique de Villena. Sur ces deux œuvres, voir M.-R. Jung, op. cit. p. 8-11. Au xve siècle et en France, avant même le Livre du fort Herculés de Raoul Lefèvre, des œuvres offrent aussi des récits de la vie d’Hercule. Sur celui de Jean de Courcy, dans sa Bouquechardière, voir dans ce volume l’article de Catherine Gaullier-Bougassas. 7 Colucii Salutati, De laboribus Herculis, éd. B. L. Ullman, Zurich, 1951, 2 t. Sur Salutati (1331-1406), figure incontournable de la seconde moitié du Trecento florentin, voir B. L. Ullman, The Humanism of Coluccio Salutati, Padoue, 1963 et R. G. Witt, Hercules at the Crossroads, The Life, Works and Thought of Coluccio Salutati, Durham, 1983. Pour une analyse substantielle du De laboribus Herculis, voir le chapitre 8, « In Praise of Poetry », p. 209-226. 8 R. G. Witt, op. cit., p. 212-217. 9 Ibidem, p. 213 et n. 14. 10 Salutati, op. cit., t. 2, p. 585-86 : « Que quanto magis a veritatis lumine in figmentorum tenebras fugit, tanto maiori labore et artificio est in claritatem et lucem veritatis educenda. » (« Plus elle [la réalité] fuit dans les ténèbres des fictions loin de la lumière de la vérité, plus elle doit être ramenée à la clarté et à la lueur de la vérité par le travail et le labeur. ») 11 Ibidem, p. 592 : « Sed ille deus qui per hominum rudissimorum eloquium omnes mundi fallacias et deceptiones diabolicas […] superavit […] ; ille, inquam, deus et per hunc poetam nostrum hanc veritatem voluit apparere. » (« Mais ce dieu qui vainquit toutes les tromperies et illusions diaboliques du monde par un discours propre aux hommes les plus rustres, ce dieu, dis-je, voulut que cette vérité apparût également par le biais de notre poète. ») Sur ce point, voir R. G. Witt, op. cit., p. 214-215. 12 Sur les apports de cette première version, voir R. G. Witt, op. cit., p. 215-217.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

Mais, tout en défendant une lecture chrétienne de l’œuvre de Sénèque, Salutati n’en évoque pas moins la figure d’un Hercule à la croisée des chemins, qui aurait choisi la vertu par la seule force de sa volonté, sans intervention divine : Cum itaque in illo bivio tum carnis sarcina ab illa virtutis ardua et arcta via deterreretur, et voluntate apud terrena detenta ad declivem sinistram viam voluptatis invitaretur, Hercules noster rate, hoc est voluntate, relicta virtutem eligendo suggestionibus carnis superatis emersit13. [Aussi, à ce croisement, alors que le poids de la chair tentait de le détourner du beau chemin de la vertu, rude et étroit, et que la volonté, attachée aux biens terrestres, lui faisait désirer, sur la gauche, le chemin pentu du plaisir, notre Hercule abandonna le navire, c’est-à-dire la volonté : choisissant la vertu après avoir surmonté les attraits de la chair, il renaquit.] Il semble que, à ce stade de sa pensée, l’auteur ne parvienne pas à concilier les deux visions – chrétienne et stoïcienne – de la figure d’Hercule. Du fait de ce paradoxe encore indépassable ou de la mort de Giovanni da Siena, Salutati abandonne le projet, ne laissant qu’une première version inachevée sous la forme d’une lettre, composée de deux livres14. Toutefois, il y revient quelques années plus tard (entre 1382-1383 et le milieu des années 139015) et se lance dans une œuvre beaucoup plus ambitieuse, le De laboribus Herculis, composé de quatre livres : dans le premier, il développe sa conception de la poésie dont il se propose de donner une illustration avec l’analyse fouillée des nombreuses fables entourant Hercule16 ; le deuxième livre est entièrement consacré à la conception et à la naissance divine d’Hercule ; le troisième décrit ses travaux, au nombre d’une trentaine ; le quatrième, enfin, initialement prévu en deux parties dont seule la première fut achevée, porte sur la description et la signification de l’Enfer ; après avoir rappelé la descente de certains héros mythologiques (Orphée, Amphyarus, etc.), Salutati se proposait de décrire celle d’Hercule et de donner sa propre interprétation sur le meurtre de sa femme et de ses enfants, sur ses mariages successifs, sur l’Œta et sur sa divinisation finale17. Tel est donc, très grossièrement résumé, le contenu d’une œuvre riche et complète (près de six cents pages imprimées) consacrée à la figure d’Hercule, « hominem omni virtutum supellectili locupletem, omnem vitiorum impetum superantem18 ». De son avis même (à la suite de Boccace, et avant lui de Varron), le nombre incommensurable d’histoires laisse à penser qu’il est question d’exploits réalisés par plusieurs hommes, comme l’étymologie d’Hercule le laisse entendre : 13 Salutati, op. cit., t. 2, p. 635. Voir R. G. Witt, op. cit., p. 217. 14 Ibid., p. 583-635. Le second livre, qui devait traiter de la descente aux enfers, fut à peine ébauché. 15 R. G. Witt, op. cit., p. 219. 16 Sur les conceptions de Boccace et de Salutati concernant la poésie, voir R. G. Witt, op. cit., 219-223, et F. Bausi, « Poésie et religion au Quattrocento », dans Poétiques de la Renaissance, éd. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, 2001, p. 219-238. 17 Salutati, op. cit., t. 1, p. 76. 18 Ibid., t. 2, p. 633 : « riche de tout un bagage de vertus et capable de surmonter tous les assauts du vice ».

225

2 26

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

« heros kleos » (« le héros vaillant et fort ») est le nom que portent tous les grands héros ; mais à l’image de ses prédécesseurs, Salutati réclame le droit de les traiter comme s’il n’y en avait qu’un. En tout cas, fidèle à la méthode déjà présente dans la première version adressée à Giovanni da Siena, il poursuit son analyse étymologique de tous les noms propres évoqués, afin de mettre au jour leur signification originelle et les vérités qu’ils recèlent. Malgré ce travail de longue haleine, le De laboribus tomba dans l’oubli : il ne reste que deux manuscrits, et la première et unique édition, de B. L. Ullman (à Zurich, chez Winterthur), date de 1951. Aux yeux de R. G. Witt, il est difficile d’expliquer pareil manque d’intérêt. On ne peut l’attribuer à une érudition défaillante, car le De laboribus est, s’il est possible, encore plus savant que la Généalogie des dieux de Boccace19 ; peut-être faut-il l’imputer à son état d’inachèvement, ou, plus vraisemblablement, à son dessein même : « […] whereas in Boccaccio the fable receives more prominent treatment than the truth concealed therein, for Salutati the truth content is central. Consequently, the majority of readers, who like a good story, find the De laboribus too abstract20. » Quoi qu’il en soit, si, à la fin de sa vie, ce grand érudit choisit de consacrer autant de pages à Hercule, parmi tant d’autres héros mythologiques, pour illustrer sa conception de la poésie, cela signifie sans doute que ce dernier a gagné en importance au cours du siècle et qu’il est peut-être plus qu’un « prétexte », comme l’écrit M.-R. Jung21. Dans la présente étude, il s’agit donc de se pencher sur quelques traits saillants de la figure d’Hercule chez trois des plus illustres prédécesseurs de Salutati : Dante, Pétrarque et Boccace, afin de mieux percevoir ce qu’il en est de l’Alcide au fil du Trecento, à Florence, avant que celui-ci ne fasse l’objet d’une œuvre à part entière dans les toutes premières années du Quattrocento.

Dante Dans la Divine Comédie, Dante n’a laissé que trois évocations d’Hercule, et encore, très allusives. On pourrait donc penser, a priori, que le héros ne revêt guère d’importance aux yeux du poète.

19 Sur la « dette » (d’ailleurs revendiquée) de Salutati à l’égard de la Généalogie, voir E. Garin, Moyen Âge et Renaissance, Paris, 1989, p. 66-73. Selon Garin, si Salutati doit beaucoup à Boccace pour la défense de la poésie et l’étude approfondie des classiques, il ne faut pas occulter les propres apports du chancelier florentin : le premier d’entre eux étant, sans aucun doute, l’importance de ses observations sur la nature du langage (à savoir son travail systématique sur l’étymologie, plus approfondi que celui de Boccace) ; le second, le choix du thème, à savoir Hercule, qui, rappelons-le, était le symbole et le protecteur de Florence. 20 R. G. Witt, op. cit., p. 218. 21 M.-R. Jung, op. cit., p. 9 : pour le Ferrarais Pietro Andrea de’ Bassi, « loin de constituer tout un livre (et le premier, comme chez Salutati), cette apologie de la poésie et du poète fait figure d’accessoire. En d’autres termes, c’est Hercule qui est le sujet principal de l’ouvrage ». Aux yeux de M.-R. Jung, chez Salutati, le sujet principal est la poésie, non Hercule, à proprement parler.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

La première apparition de l’Alcide se trouve au chant XXV, v. 25-33 de l’Enfer : Dante et Virgile sont au huitième cercle, dans le septième bolge, là où les voleurs sont métamorphosés en serpents. Le nom d’Hercule est prononcé à l’occasion de l’apparition de Cacus : ce monstre mi-homme, mi-bête, qui vivait dans une grotte de l’Aventin, lui avait dérobé quatre taureaux et quatre génisses, qui faisaient partie du butin qu’il avait remporté sur Géryon. Très en colère, Hercule réussit à le dénicher, à le faire sortir de la grotte et à le tuer. Dante ne garde de l’histoire que la fin du combat entre Hercule et Cacus (si longuement rapporté par Virgile dans l’Énéide, VIII, 184-267) : Lo mio maestro disse : « questi è Caco che sotto il sasso di monte Aventino di sangue fece spesse volte laco Non va co’ suoi fratei per un cammino, per lo furto che frodolente fece del grande armento ch’elli ebbe a vicino ; Onde cessar le sue pere biece sotto la mazza d’Ercule, che forse li ne dié cento, e non sentì le diece22. » [Mon maître dit : « Celui-là c’est Cacus, / qui sous le roc du vieux mont Aventin / fit souvent couler des lacs de sang. / Il ne suit pas le chemin de ses frères / à cause du vol qu’il fit par fraude / du grand troupeau dont il était voisin : / ses œuvres tortueuses prirent fin à ce moment / sous la massue d’Hercule, qui peut-être / lui donna cent coups, et n’en sentit pas dix. »] Dans la mythologie, Cacus était un monstre assoiffé de sang ; or, ce n’est pas pour ces crimes horribles qu’il fut puni par Hercule, mais pour un autre qui pourrait nous paraître plus anodin : le vol, par la ruse, de taureaux et de génisses. Comme l’explique J. Risset, il s’agit d’un « usage faux des signes », qui « détruit les bases mêmes de la société humaine » et mérite les pires châtiments aux yeux de Dante23. Dans ce passage, le héros mythologique Hercule apparaît donc comme « symbole de la justice divine », pour citer Daniele Mattalia24. La seconde évocation d’Hercule se trouve liée à celle d’Ulysse, au chant XXVI, v. 108, dans le huitième cercle, huitième bolge, là où les conseillers perfides sont enveloppés de flammes. Selon une tradition médiévale qui se distingue de celle d’Homère, Ulysse est celui qui a franchi les limites des connaissances imposées à l’homme et marquées par les colonnes qu’a érigées Hercule : Io e’ compagni eravam vecchi e tardi quando venimmo a quella foce stretta

22 Dante, Divina Commedia, Inferno, éd. D. Mattalia, Milan, 1975 (reprint 2004), canto XXV, v. 25-33, p. 496 (traduction de J. Risset, L’Enfer, Paris, 1992, p. 226-229). 23 J. Risset, Dante écrivain, Paris, 1982, p. 132. 24 D. Mattalia, dans Dante, Divina Commedia, op. cit., p. 496, n. 25.

227

228

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

dov’Ercule segnò li suoi riguardi acciò che l’uom più oltre non si metta25 ; [Mes compagnons et moi nous étions vieux et lents / lorsque nous vînmes à ce passage étroit / où Hercule posa ses signaux, / afin que l’homme n’allât pas au-delà ;] Là encore, il y a décalage entre la brève allusion à Hercule et le passage crucial qu’est le récit d’Ulysse dans le texte dantesque. L’Alcide n’en reste pas moins le garant, une fois de plus, de la justice divine, pour avoir posé les bornes d’une frontière à ne pas franchir, sous peine de voir l’intégrité humaine mise en péril26. Enfin, Hercule apparaît au moment où Virgile et Dante vont faire le grand saut au plus profond de l’enfer, transportés dans la main du géant Antée : Così disse’l maestro ; e quelli in fretta le man distese, e prese’l duca moi, ond’ Ercule sentì già grande stretta27. [Ainsi parla mon maître, et l’autre, aussitôt, / pour le prendre étendit les mains / dont Hercule éprouva jadis la grande étreinte.] Antée, fils de Neptune et de la Terre, était un géant imbattable, car une fois tombé à terre au combat, il reprenait force grâce à sa mère, la Terre. Aussi Hercule ne réussit-il à le battre qu’en le maintenant surélevé. Dans le De monarchia 2, 9, Dante met « la lutte d’Hercule contre Antée en parallèle avec celle de David contre Goliath28 » : dans la Comédie, l’allusion n’est donc pas sans importance, même si elle est fugace. Telles sont les trois seules occurrences d’Hercule chez Dante, dans la Comédie. L’Alcide est présenté comme une force morale, intellectuelle, physique. Il semble que sa quatrième vertu soit d’être si lointain que, héros mythologique à part entière, il peut néanmoins figurer sans encombre dans l’enfer chrétien.

Pétrarque Si l’on s’aventure maintenant du côté de cet autre maître vénéré de Salutati qu’est Pétrarque, on constate que la figure d’Hercule n’est pas perçue de la même façon. En s’en tenant aux seules lettres, les Familiares et les Seniles29, qui donnent un aperçu de la pensée de Pétrarque sur une large partie de son existence, on repère

25 Dante, Inferno, XXVI, v. 106-109 ; traduction de J. Risset, op. cit., p. 242-243. 26 Voir J. Risset, Dante écrivain, op. cit., p. 135-138 et D. Mattalia, op. cit, p. 526-527, n. 108. 27 Dante, Inferno, XXXI, v. 130-132 ; traduction de J. Risset, op. cit., p. 284-285. 28 M.-R. Jung, op. cit., p. 107. 29 Pétrarque, Lettres familières, trad. A. Longpré, introduction et notes de U. Dotti, traduites en français par F. Labrasca, Paris, 2002-2015 (6 t.) et Lettres de la vieillesse, trad. A. Longpré, introduction et notes de U. Dotti, traduites en français par F. Labrasca, Paris, 2002-2013 (5 t.). Dans la suite de l’étude : Fam. et Sen.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

très vite qu’Hercule occupe une place beaucoup plus grande et plus concrète que chez Dante. La figure du héros mythologique se rapproche. Dans les deux œuvres, en effet, nombreuses sont les allusions à l’Alcide : qu’il suffise d’en citer quelques unes comme témoignages de l’ambivalence du poète à l’égard du héros grec et des diverses fonctions qu’il lui attribue30. En effet, si Hercule peut être évoqué fugacement, un peu comme chez Dante, comme ami de Philoctète31, comme hôte d’Évandre32, comme héros courageux33, ou tout simplement au détour d’une citation homérique34, l’épithète, en revanche, n’est pas toujours à son avantage : ainsi trouve-t-on, à côté de « Jupiter l’adultère » ou de « Mercure l’entremetteur », « ce voleur d’Hercule35 ». À la différence de Dante, Pétrarque ne fait pas de lui un personnage idéal a priori. Cependant, on trouve dans la correspondance d’autres présentations plus élaborées du héros. La première utilisation de la figure d’Hercule qui plaît à Pétrarque est celle de la comparaison de certains personnages importants de son époque avec l’Alcide. Par exemple, à propos de Niccolò Acciaiuoli, né à Florence et grand sénéchal de Naples, il écrit : Ille vir clarus […] cuius humeris ad gloriam ut herculeo quondam vel atlanteo celum vertici, non ad penam ut giganteis Ethna cervicibus36. [Cet homme illustre […] sur les épaules duquel pèse maintenant l’énorme masse du royaume de Sicile, pour sa gloire, comme autrefois le ciel sur la tête d’Hercule ou d’Atlas, et non pour son châtiment, comme l’Etna sur la nuque des Géants.] À Francesco da Napoli, protonotaire accablé d’occupations, il écrit qu’il n’y a pas de gloire sans de grandes fatigues, à l’exemple d’Hercule et d’Ulysse : Quiescere poterat Alcides, nisi eum virtus indomita non tantum duodenis laboribus ut memorant, sed mille laborum generibus exerceret37. [L’Alcide aurait pu goûter le repos, si sa valeur invincible ne l’avait tenu en haleine non seulement pour exécuter ses douze travaux, comme on le rapporte, mais aussi mille autres genres de travaux.] La figure d’Hercule peut donc être utilisée pour louer les contemporains. Toujours dans le registre de la comparaison, mais sur un tout autre mode, Pétrarque, à deux

30 Pétrarque s’est intéressé à l’Alcide dans la seconde version du De viris illustribus, mais cette Vie d’Hercule, la dernière du recueil, est, étonnamment, restée inachevée. 31 Fam., XII, 2, 36 ; 16, 26 ; XIX, 3, 1. 32 Ibidem, XIX, 8, 4. 33 Sen., IV, 1, 29. 34 Ibid., VI, 8, 16. 35 Ibid., I, 5, 48. 36 Fam, XII, 3, 1. 37 Ibid., XIII, 4, 10. La même idée se retrouve dans une autre lettre, Fam., XIX, 18, 35.

229

23 0

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

reprises au moins, compare le héros antique non plus à un contemporain mais à Cicéron. Dans la lettre au maître de rhétorique Croto da Bergamo, il écrit : Quid enim Ciceronis eloquio per herculeum robur habet ? […] quantumvis labores herculei celebrentur, siquidem profondius verum queras, ille corpus exercuit, hic animum ; ille lacertis valuit, hic lingua ; ille portentorum apud Graios, hic, qua nullum pestilentius monstrum est, magnus apud nos ignorantie victor fuit38. [Qu’y a-t-il de commun en effet, entre l’éloquence de Cicéron et la force d’Hercule ? […] Que l’on exalte autant que l’on voudra les travaux d’Hercule, si on cherche plus profondément la vérité, on verra que celui-ci a exercé son corps, celui-là son esprit ; celui-ci, c’étaient ses bras qui faisaient sa force, celui-là sa langue ; celui-là, chez les Grecs, a vaincu des monstres, celui-ci, chez nous, l’ignorance qui est le plus funeste des monstres.] Ce parallèle, emprunté à Lactance39, est une nouvelle manière de rabaisser Hercule, ou du moins de le cantonner à sa force physique. Dans la lettre suivante, adressée toujours au même Croto, qu’il remercie parce que celui-ci lui a envoyé les Tusculanes de Cicéron, il se met en devoir de lui montrer combien Cicéron a accompli quelque chose de bien plus grand qu’Hercule par cette œuvre : Etsi enim Hercules, distantissimarum lustrator pacatorque terrarum, Nemeam silvam leone, Erymanthi colles apro, Aventini montem incendiario latrone Lerneamque paludem multicipiti serpente purgaverit, atque ob hec et his similia benivolentia liberatarum gentium et fame alis celi, ut ferunt, summa conscenderit, plus tamen aliquanto est quod in hoc ipso tam parvo quinquepartiti libri spatio Cicero noster egit. […] An cuiquam forte ideo leviora hec portenta videantur quam que famosum Herculem fecere, quod invisibilia hec, illorum forma terribilis40 ? [De fait même si Hercule, qui a parcouru et pacifié des terres très éloignées les unes des autres, a débarrassé la forêt de Némée du lion, les collines d’Érymanthe du sanglier, le mont Aventin du brigand incendiaire et le marais de Lerne du serpent aux nombreuses têtes, et même si, pour ces exploits et d’autres semblables, il est monté dans les hauteurs du ciel porté par la reconnaissance des peuples libérés et les ailes de la renommée, notre Cicéron cependant a accompli quelque chose de plus grand dans l’espace si restreint de son livre divisé en cinq parties. […] Est-ce que ces monstres pourraient paraître aux yeux de quelqu’un moins importants que ceux qui ont rendu Hercule fameux, pour la simple raison qu’ils sont invisibles et que l’aspect des autres était terrible ?]

38 Ibid., XVIII, 13, 2. 39 Voir Lactance, Institutions divines, éd. P. Monat, Paris, 1973-1992, 5 t., livre I, ch. 9. 40 Fam., XVIII, 14, 2-3. Les monstres vaincus par Cicéron étant la crainte de la mort, la douleur corporelle, le chagrin et les passions. La même idée est reprise dans Sen., II, 3, 1.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

Bref, lorsque Pétrarque s’étend longuement sur Hercule, c’est pour louer en lui la force physique (et uniquement elle), en l’opposant à la force de l’intelligence et de l’éloquence telle qu’elle est représentée par Cicéron. Par ailleurs, en le mettant sur le même plan qu’un personnage historique comme Cicéron, Pétrarque tend à modifier son statut : de héros mythologique, il entre subrepticement dans l’histoire. Pour finir, c’est pourtant chez Pétrarque que réapparaît pour la première fois à l’orée de la Renaissance un thème si cher aux humanistes et à leurs successeurs, celui d’Hercule in bivio. Nicholas Mann écrit en effet que « Pétrarque semble avoir joué un rôle significatif dans la transmission à la postérité de l’image d’Hercule à la croisée des chemins41 ». Et il poursuit : Il semble […] qu’il soit le premier écrivain depuis près de mille ans à faire revivre cette histoire, à laquelle il donne une nouvelle orientation en intégrant dans le récit de Cicéron l’image du croisement avec toutes ses résonances pythagoriciennes. Tandis que Cicéron avait simplement dit d’Hercule qu’il voyait deux chemins (duas cerneret vias), Pétrarque écrit qu’il hésitait beaucoup et longuement comme à un carrefour (velut in bivio diu multumque hesitans) (De vita solitaria, II, 13, 11). Le choix héroïque de la Vertu – exploité par un grand nombre d’artistes de la Renaissance – permit à Hercule, toujours selon Pétrarque, d’atteindre non seulement le sommet de la renommée humaine, mais aussi pour certains, un statut quasi divin42. N. Mann montre en outre à quel point le bivium tient une place essentielle chez Pétrarque, non seulement dans les Psaumes pénitentiaux de 1346, dans le Canzoniere, avec le poème 264, « I’ vo pensando43 » (v. 120-126), mais aussi dans les lettres. Par exemple, dans celle qu’il adresse à Giovanni Colonna, cardinal de l’Église de Rome, il commence ainsi : « Ancipiti in bivio sum, nec quo potissimum vertar scio44. » Il y va de sa carrière de poète lauréat, qui ne sait que choisir entre se faire couronner à Rome ou à Paris45. Ailleurs, à propos de son propre fils, Giovanni, il écrit à son ami Giberto, professeur de grammaire à Parme : Adolescentulum nostrum, consilii inopem et etatis agitatum stimulis, paterne solicitudinis ope complectere. Iam, ut vides, ad bivium pithagoricum vivendo pervenit ; nusquam prudentie minus, nusquam periculi magis est. Leva quidem ad inferos fert, ad celum dextera ; sed illa facilis prona latissima et multarum gentium trita concursibus, hec ardua angusta difficilis et paucorum hominum signata vestigiis. Non ego hoc dico : dixit Dominus omnium et magister : « Spatiosa via 41 N. Mann, Pétrarque : les voyages de l’esprit, Grenoble, 2004, p. 9. Voir également l’article fondamental de Th. E. Mommsen, « Petrarch and the Story of the Choice of Hercules », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 16 (1953), p. 178-192. 42 N. Mann, op. cit. p. 10. 43 Sur la richesse et l’importance de ce poème crucial dans la structure du Canzoniere, voir E. Fenzi, Pétrarque, Paris, 2015, p. 117-121. 44 Fam., IV, 4, 1-2 : « Plongé dans le doute, je me trouve à la croisée des chemins, et je ne sais de quel côté me tourner de préférence. » 45 Sur ce faux « bivium », voir E. Fenzi, op. cit., p. 16-17.

231

23 2

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

que ducit ad perditionem, et multi sunt qui intrant per eam ; arcta via que ducit ad vitam et pauci sunt qui inveniunt eam46. » [Accueille avec une sollicitude paternelle mon jeune garçon : il est irrésolu et en proie à l’agitation de son âge. Il est déjà arrivé à la croisée des chemins de Pythagore ; en aucun autre moment la prudence ne fait autant défaut, en aucun autre moment le danger n’est aussi grand. Le chemin de gauche conduit à l’enfer, celui de droite au ciel ; le premier est facile, aisé, bien large et foulé par le passage d’un grand nombre de gens, le second ardu, étroit, difficile, et marqué par les traces de bien peu de personnes. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Seigneur et le Maître de tous : « La porte large et la voie spacieuse sont le chemin de la perdition, et nombreux sont ceux qui s’y engagent. La porte étroite et la voie resserrée sont le chemin de la vie, et rares sont ceux qui le trouvent. »] On pourrait multiplier ainsi les exemples47. La célèbre lettre relatant l’ascension du mont Ventoux (Fam., IV, 1) est sans doute l’archétype de cette illustration du bivium dans la correspondance48 : si la montée est imitée de Lactance, si Pétrarque truffe son texte de références antiques qui ancrent son expérience dans une tradition remontant à l’escalade de Philippe de Macédoine sur le mont Hémon (Tite-Live), pour aboutir à la conversion augustinienne sous le figuier, il y a bien croisée des chemins entre le plus facile que ne cesse de prendre Pétrarque et le plus ardu, mais aussi le plus rapide, que prend son frère Gherardo49. On note toutefois que, dans cette lettre, mais aussi dans le reste de la correspondance où il est question du bivium, jamais Pétrarque ne prononce le nom d’Hercule en l’accolant à cette expérience, comme s’il opérait une scission. Alors que, dans le De vita solitaria, il remet à l’honneur la fable de Prodicos avec la présence d’Hercule au centre du récit, dès lors qu’il s’agit de la correspondance, le héros antique disparaît à son propre profit, comme s’il cherchait à la fois à faire revivre la fable du bivium, mais sans la mettre en rapport direct avec le récit mythologique : dans les Familiares comme dans les Seniles, le bivium apparaît volontairement et radicalement distinct de la figure d’Hercule. Ce dernier est présenté uniquement par le biais de ses exploits, comme on l’a vu plus haut, et pas toujours sous son meilleur jour. Tout se passe comme si, dans la correspondance tout du moins, il n’y avait de perspective que chrétienne pour ce qui est du choix entre la vertu et le vice (sous l’égide de Lactance, de Matthieu et d’Augustin), et comme si n’existait pas encore la possibilité, aux yeux de Pétrarque, de faire se recouper l’expérience de la croisée des chemins spirituelle (chrétienne) avec un personnage qui, s’il n’est plus cantonné au seul registre mythologique, renvoie néanmoins à la puissance physique au sein du monde païen.

46 Fam, VII, 17, 1. Citation de Matthieu, 7, 13-14. 47 Voir Fam., XII, 3, 7 (à son ami Zanobi di Strada) ; ibidem, IX, 13, 18 (à Philippe de Vitry) ; ibid., XXII, 1, 6 (à Pandolfo Malatesta, qui hésite à se marier). 48 N. Mann, op. cit., p. 12. 49 Pour une analyse lumineuse de cette lettre essentielle, ibidem, p. 10-18.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

Quoi qu’il en soit, on perçoit très bien que chez Pétrarque, la figure d’Hercule s’impose, beaucoup plus contrastée mais aussi plus proche et plus riche de sens que chez Dante.

Boccace Pour ce qui est du traitement réservé à Hercule dans les quinze livres de la Généalogie des dieux, un pas de plus est franchi par rapport à Pétrarque. Boccace consacre en effet l’intégralité de son treizième livre à une présentation qui se veut comme la synthèse de tout ce qui a été écrit sur Hercule et sur ses descendants depuis l’Antiquité jusqu’à son époque50. En indiquant ses sources (l’Amphitryon de Plaute et la Pharsale de Lucain), Boccace commence par rappeler l’histoire de la conception d’Hercule, fils d’Alcmène et de Jupiter, tandis que son jumeau Iphiclès est fils d’Amphitryon. Après avoir évoqué sa taille exceptionnelle, la force de son esprit et de son corps, les conflits qui l’opposèrent à Junon, ainsi que son service auprès d’Eurysthée, il en vient au recensement des travaux : il ne se contente pas des principaux qui sont au nombre de douze, mais en dénombre et en décrit trente, qui furent tous des succès. Hercule n’échoua qu’au trente-et-unième, victime d’une femme. Après des déboires avec Iolé, fille d’Eurysthée, il se voit offrir, par Déjanire, la fameuse tunique empoisonnée. Ne pouvant supporter les brûlures intolérables qu’il endure, il se retire sur l’Œta, donne ses armes à Philoctète et se jette dans le feu, avant de monter au ciel où il est accueilli par Jupiter et se réconcilie avec Junon. Dans cette première partie du premier chapitre, uniquement consacré à Hercule, Boccace prend soin, pour chaque exploit relaté, de donner systématiquement sa – ou ses – source(s) : outre Plaute et Lucain, déjà évoqués, l’Hercule furieux de Sénèque occupe une place de choix ; mais il cite également Ovide, Stace, Lactance, Pomponius Mela, Boèce et Homère. Une fois l’ensemble du récit accompli, l’auteur se lance alors dans une seconde partie, aux allures de palinodie, qui commence par une diatribe contre la vénération dont a pu jouir partout, en Grèce comme ailleurs, un héros comme Hercule, qui fut honoré comme un dieu, « très saintement, ou plutôt très follement » (« sanctissime, imo stultissime »). Il se propose donc d’expliquer ce que recouvrent les récits des travaux relatés plus haut : « Sed iam quid sibi fictiones velint advertendum est, et ante alia quid sonet Herculis nomen51. » Commençant par l’étymologie du nom même d’Hercule, qui signifie soit « gloire terrestre » soit « héros glorieux », il remet en question l’existence d’un seul Hercule et de son origine divine : il est fils d’humain comme son jumeau ; pour ce qui est de la 50 Pour les citations, voir l’édition en ligne http://www.liberliber.it/online/opere/libri/licenze/ Giovanni Boccaccio, Genealogie deorum gentilium libri, éd. V. Romano, Scrittori d’Italia, 201, Bari, 1951 (t. 2). Plus généralement, sur l’œuvre latine de Boccace, voir Boccace, humaniste latin, éd. H. Casanova-Robin, S. Gambino Longo et F. Labrasca, Paris, 2017. 51 Boccace, op. cit., p. 317 ; « Mais maintenant il faut repérer ce que les fictions veulent dire et avant cela ce que signifie le nom d’Hercule. »

233

23 4

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

haine de Junon, elle n’est qu’une image utilisée par Eurysthée pour éloigner Hercule de son royaume en lui imposant des travaux : ceux-ci sont donc vraisemblablement des histoires réelles qui ont été recouvertes de fictions poétiques. À partir de là, Boccace analyse chaque exploit en cherchant son sens caché et fait appel à de nouvelles sources qui n’étaient pas présentes dans la première partie du chapitre. Passant ainsi en revue tous les exploits relatés dans sa première partie, selon la méthode évhémériste, il les ramène à de simples histoires rapportées par des sources dignes de confiance, évidemment toutes différentes des premières invoquées dans la partie précédente : Théodontius, Albéric, Eusèbe, Servius, Justin, qui n’apparaissaient pas auparavant. Ainsi pour la naissance et le premier exploit, voici ce qu’il conclut, après que l’on avait trouvé le petit Hercule en train de repousser les serpents : […] et tanta ex hoc infantis indoles assumpta est, ut non solum crederetur eum futurum mirabilem hominem, sed etiam illum dei filium arbitrari insipidi ceperint. Ex quo sibi locum fecit fabula, eum scilicet ex Iove conceptum, quem ex viro mulier honesta conceperat52. [[…] on en tira l’idée d’un caractère si fort chez le bébé que non seulement on croyait qu’il deviendrait un homme exceptionnel mais aussi que des idiots se mirent à penser qu’il était le fils d’un dieu. Et c’est ainsi que s’établit la légende selon laquelle, de toute évidence, il avait été conçu de Jupiter, lui qu’une honnête femme avait conçu de son mari.]

Coluccio Salutati La question qui se pose dès lors est la suivante : dans son De laboribus, Salutati n’a-t-il fait qu’approfondir l’œuvre de Boccace, en y ajoutant d’autres sources ainsi que des analyses étymologiques plus poussées, ou bien a-t-il fait œuvre d’invention ? On perçoit bien que, chez les deux auteurs, l’Alcide est lié à la poésie, puisque, chez Boccace, c’est à l’issue du récit et de l’interprétation des aventures du héros et de ses descendants que l’auteur se lance dans la présentation approfondie de sa conception de la poésie (qui occupe les deux derniers livres de l’œuvre) et que, chez Salutati, la conception de la poésie, exposée dans le premier livre, se voit précisément illustrée par le récit et l’interprétation des aventures du même héros. Or, comme l’a montré F. Bausi, les deux auteurs sont à la fois proches et éloignés dans leur conception de la poésie : si chacun se range aux côtés de Mussato, dans la fameuse querelle née au début du Trecento, pour défendre la poésie païenne contre ses détracteurs, Salutati pratique une lecture chrétienne des auteurs classiques, sur laquelle ni Pétrarque ni Boccace ne s’étaient appuyés53. Si l’on revient sur la méthode de Boccace, le fait de procéder en deux temps très distincts – une première partie narrative, relatant toutes les épreuves d’Hercule

52 Ibidem, p. 318-319. 53 F. Bausi, art. cit., p. 222.

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati

de la naissance à la mort et une seconde partie explicative tendant à réduire les péripéties mythologiques en les ramenant à des « significations de nature physique, cosmologique et morale54 » – permet à l’auteur de la Généalogie des dieux d’offrir une double lecture : d’une part, la mythologie antique est rendue dans toute sa saveur narrative, mais elle est replacée dans son monde propre, l’Antiquité ; d’autre part, ayant perdu ses atours divins pour devenir un héros purement humain, Hercule permet au conteur du Trecento une sorte d’identification. Comme Hercule, Boccace accomplit par son livre une série de « labores », le dernier d’entre eux étant d’exposer sa conception de la poésie présentée dans les deux derniers livres : « Non ergo parvus adhuc superest labor55. » La démarche de Salutati, tout en s’appuyant sur celle de Boccace, s’en démarque considérablement, car elle procède exactement de façon inverse : il se lance dans un décryptage très approfondi du mythe d’Hercule, qui sape radicalement l’interprétation de son prédécesseur, en réhabilitant la figure divine d’Hercule. Pour cela, il retourne les étapes de la réflexion : commençant le De laboribus par sa propre conception de la poésie, comme s’il commençait son livre là où s’était arrêté le maître, il reprend les idées exposées par Boccace, mais en insistant sur la lecture chrétienne de la poésie païenne. Choisissant Hercule pour illustrer sa conception, il consacre tout le deuxième livre à montrer la naissance divine d’Hercule, qui remet en cause la version de son prédécesseur et il octroie au héros mythique une dimension spirituelle supérieure, compatible avec la vérité révélée. Dès lors est posé comme principe que l’interprétation de chaque exploit différera de celle qui fut donnée par Boccace. Même si l’on trouve encore les deux parties (narrative et explicative), elles ne sont plus séparées l’une de l’autre, comme chez Boccace, puisque, dans le texte de Salutati, chaque épisode relaté de la vie d’Hercule est truffé de citations littéraires, avant d’être immédiatement suivi de son explication physique et morale (« naturaliter et moraliter ») : ainsi Hercule est-il présenté simultanément comme un personnage littéraire, un héros mythologique et une figure compatible avec la Révélation. C’est sans doute la raison pour laquelle l’auteur reprend l’anecdote d’Hercule à la croisée des chemins, ramenée au jour par Pétrarque dans le De vita solitaria et étrangement absente chez Boccace, qui connaissait pourtant par cœur l’œuvre de son ami révéré. C’est ici que Salutati fait œuvre originale. En effet, juste avant de se lancer dans le récit des exploits, après l’épisode inaugural des deux serpents au berceau, il rapporte l’expérience du tout jeune Hercule : Herculem Prodicus dicit, ut est apud Xenophontem, cum primum pubesceret (quod tempus a natura ad eligendum quam quisque viam vivendi sit ingressurus datum est) exisse in solitudinem atque ibi sedentem secum multum dubitasse cum duas cerneret vias, unam voluptatis, alteram virtutis, utram ingredi melius esset56.

54 Ibidem. 55 Boccace, op. cit., p. 374 : « Ce n’est donc pas un mince travail que j’ai encore devant moi. » 56 Salutati, De laboribus, op. cit., t. 1, p. 182.

235

2 36

l aur e n ce be r n ar d - p r ad e l l e

[À propos d’Hercule, Prodicos dit, comme on le trouve chez Xénophon, que, dans sa prime jeunesse (âge qui fut donné par la nature à chacun pour qu’il choisisse sur quel chemin s’engager dans la vie), il se retira dans un lieu de solitude et que, assis là, comme il apercevait deux chemins, celui du plaisir et celui de la vertu, il délibéra longuement en soi-même pour savoir sur lequel il valait mieux s’engager.] Citant la fable de Prodicos qui se trouve chez Cicéron, il prend également soin de faire référence à Basile57, et conclut : In quo, sicut supra tetigimus, manifestatur Herculem heroice virtutis et virum divinissimum extitisse58. [Voilà qui montre manifestement, comme nous y avons fait allusion plus haut, qu’Hercule, par le choix héroïque de la vertu, s’est révélé homme divin entre tous.] L’anacoluthe présente dans cette phrase rend palpable le difficile effort de synthèse auquel se livre le chancelier florentin pour rendre compatibles la vertu du héros païen et son caractère divin au sein du monde chrétien. À l’orée du xve siècle, avec son De laboribus Herculis, Coluccio Salutati cherche à redorer le blason de l’Alcide. C’est en introduisant discrètement le choix décisif d’Hercule in bivio qu’il y parvient : près d’un siècle avant l’avènement triomphal de l’image si riche d’avenir d’Hercule à la croisée des chemins, Salutati, fervent lecteur et de Pétrarque et de Boccace, greffe la remarquable trouvaille du premier sur l’œuvre éminente du second. Il permet ainsi la réhabilitation du héros mythique, conforme à la vision de Dante – maître révéré lui aussi – tout en marquant d’un jalon non négligeable le long parcours de la fable de Prodicos.

57 Basile de Césarée, Aux jeunes gens : sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, éd. F. Boulanger, Paris, 1935, § 25. 58 Salutati, De laboribus, op. cit., t. 1, p. 182.

Anne-Hélène Miller

Mythes et exempla de la Grèce antique ou la reconfiguration des sources et de la vérité dans la Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut et la Prison amoureuse de Jean Froissart

D’après Jean-Claude Mühlethaler, l’on peut voir à partir de Guillaume de Machaut, chez les poètes des xive et xve siècles, « la recherche d’un Parnasse français », qui se manifeste en particulier, selon lui, à travers « les indices d’une réflexion sur le statut du poète et la fonction de la poésie1 ». Et, suivant la définition proposée par Sylvia Huot : In the late fourteenth-century, a poet is someone who, like the Latin auctores, uses mythological or allegorical fictions in a systematic way to express hidden meanings, while a faiseur is someone who creates verses that might be very beautiful and very intricate, but do not have the same hermeneutic complexity or intellectual richness. [À la fin du xive siècle, un poète est quelqu’un qui, comme les auctores latins, utilise fictions mythologiques et allégoriques de manière systématique pour exprimer un sens caché, alors qu’un faiseur est celui qui crée des vers qui peuvent être beaux et particulièrement élaborés, mais sans la même complexité herméneutique ni la même richesse intellectuelle2.] Essentielle, donc, à la réflexion que les poètes de la fin du Moyen Âge se font de leur travail, la conception du mythe puisée dans la tradition antique est proche de celle de l’integumentum ou involucrum dans le sens où le mythe désigne à la fois le « couvrant » et ce « qui est couvert », mais implique aussi une « découverte » d’une vérité, non donnée mais à retrouver dialectiquement, exercice dévolu au lecteur ou à la lectrice,

1 J.-C. Mühlethaler, « De Guillaume de Machaut aux Rhétoriqueurs : à la recherche d’un Parnasse français » dans Histoire des poétiques, éd. J. Bessière, E. Kushner, R. Mortier et J. Weisgerber, Paris, 1997, p. 85-101. 2 S. Huot, « Reading the Lies of the Poets : The Literal and the Allegorical in Machaut’s Fonteinne Amoureuse », Philological Quartely, 85 (2006), p. 25-48. Ma traduction. Anne-Hélène Miller  The University of Tennessee, Knoxville Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 237-248 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118949

23 8

a n n e -hé l è n e m i l l e r

participant de facto au processus. Dans la Doctrine chrétienne, saint Augustin défend qu’« il y a deux éléments sur lesquels repose toute étude des Écritures : la manière de découvrir ce qui y est à comprendre, et la manière d’exprimer ce qui y est compris3 ». Les travaux de Peter Dronke à propos de Guillaume de Conches et sa lecture de Macrobe sur l’emploi de la mythologie et des songes au xiie siècle sont éclairants sur le sujet. Il a montré comment un parallèle dans la pratique pouvait être établi entre le style des poètes et philosophes de la Grèce antique qui, à la manière des rêves, enveloppaient sous le voile de narratio fabulosa un sens à interpréter, et les livres de la Bible qui, sous couvert d’emploi d’expressions et de figures métaphoriques, paraboles et allégories, permettaient d’accéder à la révélation divine. Pour Peter Dronke, Pierre Abélard fut l’un des plus fervents défenseurs d’une lecture des textes classiques selon ce modèle, suggérant même que les mythes de la Grèce antique pouvaient préfigurer une forme de vérité divine, inconnue des poètes païens, mais participant néanmoins pour les chrétiens à l’histoire du Salut4. À la suite d’Abélard, ce modèle macrobien d’écriture en rapport à la vérité est repris par les poètes vernaculaires. À la fin du xiie siècle, Chrétien de Troyes écrit dans Erec et Enide : Si en trai a garant Macrobe Qui ou descrire mist s’entente, Que l’en ne die que je mente. Macrobe m’enseigne a descrivre, (v. 6730-6733) [Aussi j’en prends à témoin Macrobe Qui s’appliqua à décrire, Afin qu’on ne dise pas que je mente. C’est Macrobe qui m’apprend à décrire5,] Au xiiie siècle, Guillaume de Lorris commence à son tour le Roman de la Rose, vaste songe allégorique, par l’invocation de l’autorité de Macrobe en ce qui concerne la forme de l’écriture poétique et son rapport à une vérité, à la fois cachée et révélée : Maintes genz cuident qu’en songe N’ait se fable non et mençonge. Mais on puet tel songe songier Qui ne sont mie mençongier, Ainz sont aprés bien aparant. Si em puis traire a garant Un auctor qui ot non Macrobes, Qui ne tint pas songes a lobes, Ançois escrit l’avision Qui avint au roi Scipion.

3 Augustin, La doctrine chrétienne, trad. M. Moreau et I. Bochet, Paris, 1997, p. 76, livre I, I, 1. 4 P. Dronke, Fabula : Exploration in the Uses of Myth in Medieval Platonism, Leyde, 1974, p. 25-50. Voir aussi sur ce sujet, E. Jeauneau, Rethinking the School of Chartres, trad. C. P. Desmarais, Toronto, 2009. 5 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, Paris, éd. et trad. J.-M. Fritz, Paris, 1992, p. 508.

G U ILLAU ME D E MACHAU T ET JEAN F RO ISSART

[…] songe sont senefiance Des biens au genz et des anuiz, Que li plusor songent de nuiz Maintes choses covertement Que l’en voit puis apertement. (v. 1-20) [Nombreux sont ceux qui s’imaginent que dans les rêves il n’y a que fables et mensonges. Pourtant, il est possible de faire des rêves qui ne soient pas mensongers, mais qui par la suite se vérifient tout à fait. Je puis en prendre pour caution un auteur qui s’appelait Macrobe, qui ne prenait pas les rêves pour des chimères : au contraire, il a écrit la vision qu’eut le roi Scipion ; […] les rêves sont la préfiguration (senefiance) des heurs et des malheurs à venir, car bien des gens rêvent la nuit, de façon détournée (covertement), toutes sortes de choses que l’on voit par la suite ouvertement (apertement6).] Guillaume de Lorris offre des clés de lecture. Celles-ci valent pour l’œuvre dans son ensemble, y compris la partie de Jean de Meun dont la pensée est marquée par la tradition néoplatonicienne de l’école de Chartres du xiie siècle. Jean emprunte notamment la figure de Nature aux écrits d’Alain de Lille, tout en ajoutant une dimension socio-politique, plus aristotélicienne en quelque sorte, à la subjectivité initiée par Guillaume de Lorris7. Cette conception s’avère pertinente quant aux réflexions sur la vérité d’une poétique vernaculaire à la première personne – voire ses revendications –, tout particulièrement dans les dits amoureux à la fin du xive siècle. Tout en favorisant le mode allégorique et les songes, ces dits ont recours à l’emploi des mythes et exempla de la Grèce antique puisés notamment dans l’Ovide moralisé mais présentés suivant les modalités du Roman de la Rose, dont l’importance pour les auteurs du xive siècle n’est plus à démontrer8. À cet égard, la poétique de Guillaume de Machaut représente donc l’aboutissement d’une tradition en France, mais signale aussi un tournant qui illustre cette quête d’un Parnasse français évoquée par Jean-Claude Mühlethaler, car des poètes après lui, tels que Jean Froissart, ont été marqués par cette réflexion poétique sur la fonction des mythes et leur rapport à la vérité9. Dans cette étude, nous proposons de reconsidérer comment ces deux poètes ont plus particulièrement traité leur matière en proposant comme un retour figuratif aux sources, Guillaume de Machaut dans la Fontaine amoureuse (1362) et Jean Froissart dans la Prison amoureuse (1371). Les deux poètes se sont penchés sur l’origine ou écriture des mythes, contribuant de manière essentielle à la réflexion sur la poétique vernaculaire et ses « sources » à la fin du



6 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, 1992, p. 42. 7 Voir l’étude de M. Zink, La subjectivité littéraire autour du siècle de saint Louis, Paris, 1985. 8 Le livre de référence sur ce sujet est écrit par P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle : étude de la réception de l’œuvre, Genève, 1980. 9 À propos de l’importance de Machaut pour Froissart, L. Earp a récemment apporté des éléments nouveaux, en établissant une relecture plus tardive de l’œuvre de Machaut dans le manuscrit Vg par Froissart, lors de son voyage en Béarn. Voir The Ferrel-Vogüé Machaut Manuscrit, intro. L. Earp avec D. Leo et C. Shapreau, Oxford, 2014, p. 40.

239

24 0

a n n e -hé l è n e m i l l e r

Moyen Âge. Alors que l’on a souligné l’importance du Voir Dit de Machaut pour la composition de la Prison amoureuse – souvent considérés comme les chefs d’œuvre des deux auteurs10 –, la critique a moins établi de rapport entre cette œuvre de Froissart et la Fontaine amoureuse de Machaut. Or, une étude conjointe de ces deux œuvres nous semble éclairante quant à ce sujet. Bien qu’il existe des divergences entre les deux poèmes – de même qu’il en existe entre le Voir Dit et la Prison amoureuse –, leur emploi des figures et exempla de la Grèce antique contribue à cette réflexion sur un processus « intégumental » vernaculaire au xive siècle et sur la fiabilité du sens et des origines de l’écriture poétique. Le poète de l’Ovide moralisé a bien écrit que « […] sous la fable gist couverte / La sentence plus profitable11. » Or, à la fin du siècle, composer pour dévoiler un sens caché « véritable » est d’autant plus complexe, pour Machaut et Froissart, que cela a trait à une translatio poétique – ou héritage culturel – passée par la latinité ovidienne, et depuis le Roman de la Rose et l’Ovide moralisé en particulier par la langue vernaculaire, et enfin, au rapport entre la morale socio-politique et la morale chrétienne, ce qui les mène à procéder à une forme de reconfiguration des sources. À cela s’ajoute une autre dimension, celle de la mise en scène de l’identité cachée des patrons, par laquelle il faut commencer puisqu’ils sont présentés à la fois comme les instigateurs de la réflexion poétique qui s’ensuit et les participants au processus de découverte. Pour Machaut, comme pour Froissart, la valeur de leur entreprise est, en effet, liée aux valeurs d’une caste chevaleresque et donc à ses prérogatives notamment en matière d’amour. Les deux poètes se présentent tous deux au service d’Amour. « Amours fine me le commande » (v. 37, « Fin’ Amor me le commande ») écrit Guillaume de Machaut. « Amours, mon signeur et mon mestre » (v. 27, « Amour, mon seigneur et mon maître »), écrit Jean Froissart12. L’amour sera donc la matière de leur ouvrage. De plus, les deux poètes, comme de manière fortuite, se trouvent engagés dans une collaboration de composition poétique avec un seigneur-amant-chevalier de haut rang, dont les noms sont justement à découvrir. La critique les a identifiés comme étant pour la Fontaine amoureuse Jean de Berry, qui est alors sur le point de partir en exil pour l’Angleterre suivant les modalités des accords de Brétigny, après la bataille de Poitiers de 1356, et pour la Prison amoureuse Wenceslas de Brabant, capturé à la bataille de Baesweiler en 1371. Il y a en effet des références implicites dans les deux 10 Voir notamment l’introduction de A. Fourrier dans Jean Froissart, La prison amoureuse, Paris, 1974, p. 7-35. Voir aussi L. de Looze, Pseudo-Autobiography in the Fourteenth-Century : Juan Ruiz, Guillaume de Machaut, Jean Froissart, and Geoffrey Chaucer, Gainesville, 1997, p. 115-118, et D. McGrady, Controlling Readers : Guillaume de Machaut and his Late Medieval Audience, Toronto, 2006, p. 170-189. Voir son chapitre sur Froissart, lecteur de Machaut en raison notamment de la forme épistolaire, l’alternance de prose et vers, ou encore une histoire qui raconte à deux niveaux une collaboration littéraire et un échec amoureux. 11 Ovide moralisé, éd. C. De Boer, Amsterdam, 1915-1938, XV, v. 2536-2537 : « […] sous couvert de la fable, se trouve la bonne morale. » 12 Les citations et traductions proviennent de : Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, éd. et trad. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, 1996, p. 36 et Jean Froissart, La prison amoureuse, éd. A. Fourrier, Paris, 1974, p. 37 avec mes traductions.

G U ILLAU ME D E MACHAU T ET JEAN F RO ISSART

textes13. Mais, plus important que le jeu de ces identifications à découvrir est le fait qu’ils sont tous deux présentés comme les déclencheurs de la réflexion sur l’emploi des figures mythologiques dans la composition lyrique. Les figures énigmatisées des seigneurs-chevaliers initient une écriture qui traite d’amour, certes, mais aussi d’histoire et de société. Au début de la Fontaine amoureuse, le poète raconte l’« aventure » (v. 57) qui l’a amené par hasard à entendre et retranscrire la complainte amoureuse du seigneur-amant. Ce dernier cherchant à comprendre son désarroi amoureux, il invoque l’exemple de Alcyone qui, ayant perdu Céyx en mer, fut préoccupée de connaître la vérité (« savoir le voir », v. 548) ; c’est cette interrogation première qui le mène à évoquer le mythe et c’est en songe que Alcyone trouve « la vérité » sur le destin de Céyx. Enfin réunis, ils sont transformés en un couple d’alcyons par Junon (v. 692-693). Guillaume de Machaut lit ici Ovide à travers l’Ovide moralisé tout en « prenant des libertés14 », mais suit aussi les préceptes de Macrobe sur la vérité des mythes en songe tels qu’ils sont rappelés par Guillaume de Lorris au début du Roman de la Rose. Pour le seigneur-amant, l’intervention de Morphée dans la Fontaine amoureuse est conforme à l’exemple d’Alcyone et Céyx, car : « Songer souvent ne doit mie estre fable, / Einsois chose doit être veritable » (v. 783-784, « Songer souvent ne doit pas être une chose vaine mais une chose véritable ») ou « Se Morpheüs avoire / Ce que je tieng qui sera chose voire » (v. 967-968, « Si Morphée rend pour chose vraie ce que je tiens »). La figure du Dieu du sommeil comme source de vérité est essentielle à la compréhension de l’œuvre dans son ensemble. D’ailleurs, au titre de Fontaine amoureuse, en raison de l’épisode de la fontaine d’amour qui se situe très exactement au centre de l’œuvre (v. 1413), Guillaume préfère parfois le titre de « Livre de Morpheus », que l’on trouve dans certains manuscrits (Paris, BnF, fr. 9221 et fr. 843) et dans le Voir Dit (lettre X) pour désigner son livre. Le couple amant-dame songeant ensemble renvoie au couple poète-patron qui se disent leur amour réciproque et en viennent également à songer ensemble (v. 1260-1291). En plus de la matière, c’est le seigneur amant qui initie aussi la réflexion sur les mythes. Il guide le poète (« me mena par la main nue / parmi l’erbe pongnant et drue / sus une trop bele fonteinne », v. 1298-1301, « [il] me mena de sa main nue dans l’herbe piquante et drue auprès d’une très bele fontaine »). Le poète fait une présentation détaillée de cette dernière. Rappelant celle de Guillaume de Lorris, la fontaine renferme par écrit l’histoire du mythe de Narcisse (« sus un grant piler d’ivoire / Estoit assisë, ou l’istoire / de Narcisus fu entaillie », v. 1307-1309, « [elle] était placée sur un grand pilier d’ivoire sur lequel était sculptée l’histoire de Narcisse »). La fontaine fait partie d’un locus amoenus verdoyant où les oiseaux chantent, mais celui-ci est ombragé (« tout a couvert », v. 1353). L’ivoire rappelle l’Odyssée d’Homère, où la porte d’ivoire est

13 Voir notamment à ce sujet E. Hoepffner, Les Œuvres de Guillaume de Machaut, introduction, t. 1, Paris, 1922, p. xxvi et A. Fourrier, La prison amoureuse, éd. cit., introduction, p. 20-28. 14 J.-C. Mülhethaler, « Entre amour et politique : métamorphoses ovidiennes à la fin du Moyen Âge » Cahiers de recherches médiévales, 9 (2002), p. 5.

241

242

a n n e -hé l è n e m i l l e r

celle des songes faux par opposition à la porte des cornes, qui est celle des songes vrais (Odyssée, XIX, v. 562-56715). Cet épisode a suscité différentes interprétations. L’ambiguïté de l’ivoire est ici à retenir. Car la fontaine est littérature : celle des mises en abîme et des réflexions sur les sources de l’inventio poétique, sur la composition ou plus exactement l’« ordenance » (v. 1373), mot-clé car il renvoie à la fois au jugement et à l’ordre, comme l’a souligné Renate Blumenfeld-Kosinski16. Et selon une translatio en amont, comme sondant plus profondément encore la matière, dans le fond de la fontaine en marbre et son flot perpétuel, c’est la matière de Troie que l’on trouve. D’abord, l’enlèvement d’Hélène par Pâris en la présence de Vénus : Venus, Paris et dame Heleinne Estoient, et les acointances, Les guises et les contenances Et comment elle fu ravie Et menee a Troie a navie. (v. 1314-1318) [Vénus, Pâris et dame Hélène étaient représentés, ainsi que leurs rapports, leurs manières, leurs attitudes, et comment Hélène fut enlevée et emmenée à Troie sur un navire.] Hélène est présentée à la fois éplorée et consentante, sans doute, car elle est bien représentée, nous dit le poète (v. 1325-1329) : on voit ainsi l’ambiguïté, la duplicité des figures mythiques à la source, comme abandonnées à la sagacité des lectrices et des lecteurs. S’ensuit la représentation de la bataille d’Achille et Hector, également problématisée, la défaite de ce dernier préfigurant la chute de la cité antique, à laquelle Troïlus et Briséis sont associés, eux aussi figures d’amoureux malheureux apportant un surplus à la lecture et à l’interprétation. « Que vous diroie ? » (v. 1340, « que vous dirai-je ? »), interroge le poète. La fontaine est l’œuvre de Pygmalion terminée par Cupidon d’après une commande de Jupiter qui chargea Vénus d’en faire l’exécution (v. 1392-1397). Ils se garderont d’en boire, car c’est une fontaine périlleuse pour les amoureux, évoquant ici le Roman de la Rose. C’est alors que poète et amant, en un rêve encore commun, reviennent plus en amont sur l’épisode précédant la lutte d’Achille et Hector, et l’enlèvement de Hélène, celui de la pomme de la Discorde raconté par Vénus, les circonstances qui menèrent à cet événement – comment Éris fut ignorée au mariage de Pélée et Thétis –, avant d’en arriver au jugement propre de Pâris refusé par Jupiter (v. 1859-1864). Les digressions en disent long sur les détours de l’écriture dans son rapport à la matière – source – grecque. Curieusement, Machaut mentionne par ailleurs qu’à l’arrivée de Discorde, les trois déesses étaient assises à une table d’or où l’on pouvait voir les images des dix Sibylles et des inscriptions en lettres grecques à propos de leurs origines sociales et géographiques, mais il indique que sur ce point il ne s’étendra pas (v. 1715-1730).

15 Dans l’Énéide de Virgile, Énée sort des enfers avec la Sibylle par la porte d’Ivoire (VI, 898). 16 R. Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth : Classical Mythology and its Interpretations in Medieval French Literature, Stanford, 1997, p. 150.

G U ILLAU ME D E MACHAU T ET JEAN F RO ISSART

Or, ce modèle est ici compliqué. Rappelons par ailleurs, comme Renate BlumenfeldKosinski l’a justement montré, que Pâris, en choisissant Hélène, fait le choix de « l’estat de chevalerie17 » (v. 2132). En loyal vassal de Vénus, il peut ainsi s’élever au-delà de sa condition de berger. Cette remontée vers les sources mènerait donc à une réflexion sur la condition sociale de chevalier, qui n’est pas seulement l’apanage d’une caste mais une condition qui s’acquiert, se mérite. D’ailleurs, se donnant en exemple lui-même sur les champs de bataille, le poète rappelle, non sans humour, qu’en tant que clerc il ne peut être courageux – alors qu’il serait contre « droiture » (v. 137) pour le chevalier d’être « acouardis » (v. 133) –, mais qu’au service de Jean de Bohême, il a appris à dépasser sa condition (« Avec le bon Roy de Behaingne […] maugré mien hardis estoie », v. 143-148, « Avec le bon roi de Bohême […] malgré moi j’étais hardi »). Dans la fontaine, le poète et le seigneur ont ensemble découvert – de manière significative et symbolique, en songe – la « source » de l’histoire, histoire d’amour et de condition chevaleresque. Ironiquement pourrait-on dire, alors qu’il déclare : « Or vous ay dit le voir sans fable (v. 1421, « je vous ai dit la vérité sans affabulation »), il s’excuse à plusieurs reprises de dévoiler, de parler à découvert, puisqu’il est poète, alors que l’œuvre n’est qu’une suite de mises en abîme énigmatiques. La vérité du mythe a priori n’a pas besoin d’être expliquée. Pourtant, on l’a vu avec la figure d’Alcyone à propos de Céyx, le mythe est aussi un exemplum d’interrogation sur la vérité. C’est en fait l’inspiration poétique grâce au songe qui est ici défendue. D’ailleurs, cent sénateurs de Rome avaient rêvé ensemble d’un songe « sans mensonge » puisqu’il s’était réalisé, nous dit ensuite le poète (v. 2644-2697). À l’instar du modèle exégétique des quatre lectures possibles des Écritures saintes (littéral, tropologique, typologique et anagogique18), le poète de l’Ovide moralisé a montré que plusieurs lectures des mythes étaient possibles pour que l’on puisse accéder à la vérité de Dieu. Aux lecteurs et lectrices d’en tirer les leçons : Se l’escripture ne me ment, Tout est pour nostre enseignement Quanqu’il a es livres escript, Soient bon ou mal li escript. (I, v.1-4) [À moins que l’écriture ne me fourvoie, tout ce qui est écrit dans les livres est chargé de leçons pour nous, que les écrits soient bons ou mauvais.] De même, dès le début de l’œuvre, Machaut a guidé son auditoire dans le processus herméneutique, l’invitant à faire une lecture sélective et un jugement moral : Or pri a ceuls qui le liront Qui le bien dou mal esliront, S’il y est, qu’ils veuillent au lire Laissier le mal, le bien eslire, (v. 13-16)

17 R. Blumenfeld-Kosinski, Reading Myth, op. cit., p. 152. 18 Voir H. de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959.

243

24 4

a n n e -hé l è n e m i l l e r

[ Je prie ceux qui liront cette œuvre et qui éliront le bien du mal, s’il y est, de vouloir en lisant laisser le mal et choisir le bien,] Il conclut l’œuvre par une interrogation, rhétorique et symbolique (v. 2848) : « Fu ce bien songié ? » Il se pose ici en maître de l’art de la reconfiguration. Il impose un style et une façon de repenser l’écriture poétique. À la suite de Machaut, Froissart, à son tour, a sondé les sources de l’inventio poétique et le pouvoir de l’inspiration en songe. Comme Machaut, il traite de l’élévation que l’on peut tirer à être au service d’un grand seigneur : Car par bien servir son signeur Acquert on pourfit et honneur. (v. 5-8) [À bien servir son seigneur, on acquiert profit et honneur.] Comme pour Machaut, la figure du seigneur-amant est essentielle et ce dernier est présenté à l’origine de la réflexion sur les sources antiques. Rappelons brièvement l’intrigue de la Prison amoureuse. Le poète-narrateur commence par composer un virelai pour sa dame qui le rejette. Il reçoit alors une lettre anonyme d’un seigneur avec lequel il entre dans une relation épistolaire à travers des noms de plume, Flos pour le poète et Rose pour ce seigneur. L’entourage de la dame vole leur correspondance, ce qui va pousser Rose à demander à Flos de composer une nouvelle histoire de déconvenue amoureuse. Il le charge de composer et de lui envoyer « un petit dittié amoureus, qui se traistast sus aucune nouvelle matere qu’on n’aroit onques veü ne oÿs mise en rime, tele com, par figure, fu jadis de Piramus et de Tysbé, ou de Eneas et de Dido, ou de Tristran et de Yseus » (lettre V, v. 44-4819). Ces sources, en allant de la matière grecque puis romaine à la matière française, sont en conformité avec la trajectoire de la translatio culturelle, et à partir d’elles naît le mythe de Pynoteus et Neptisphelé, fable complètement inventée par le poète Froissart, mais qu’il annonce pourtant comme tirée d’Ovide (v. 1296-1297). Froissart crée ainsi un mythe nouveau, mais ce dernier, hormis les noms des personnages qui donnent l’impression d’être tirés de la mythologie grecque, ressemble davantage à un roman d’aventure médiéval suivant la tradition française. Pynoteus est présenté comme un chevalier courtois qui tombe amoureux de Neptisphelé, mais celle-ci est dévorée par un lion. L’on assiste alors à une vengeance sur le lion, et Pynoteus, grâce à son art, crée à partir d’eau et de terre une nouvelle Neptisphelé. Le dittier a pour but de montrer à Rose les écueils de la jalousie. Or, la figure de Pynoteus ne renvoie-t-elle pas à celle du poète qui recrée lui aussi de la matière ? Le respect de cette trajectoire des sources depuis la Grèce antique est problématisée par une possible référence finale à son propre travail et à sa création d’une matière « nouvelle ». D’ailleurs, subtil mélange de Pyrame et Thisbé, d’Orphée et Eurydice, et de Pygmalion et Galatée, le dittier de Froissart montre le

19 « […] un petit dit amoureux, qui traiterait d’une matière nouvelle, que l’on n’ait jamais vue ou entendue en rime auparavant, avec des figures telles que furent Pyrame et Thisbé, Enéas et Didon, ou encore Tristan et Iseut. »

G U ILLAU ME D E MACHAU T ET JEAN F RO ISSART

protagoniste comme amant, puis comme poète esseulé. À l’issue d’une bataille, il est enfermé dans une chambre-prison, mais il s’agit d’une prison courtoise dont il peut s’échapper grâce à Souvenir : De Souvenir moult me contente, Car il a fait a bonne entente Si quoitousement mon message. (v. 3259-3261) [Souvenir me suffit amplement, car il a très rapidement, avec application, bien repris mon message.] L’attitude froissardienne répond à l’invitation de lecture machaldienne et au fonctionnement complexe de la mémoire en vue de la composition. De plus, alors qu’en grec il n’existait pas de verbe « lire », mais un autre terme signifiant « savoir à nouveau » ou « rassembler » qui était utilisé à sa place, de même, en latin legere a le sens de « collectionner » et de « rassembler ». Suivant cette tradition, au Moyen Âge, les boîtes, les cellules ou celliers, les pièces à l’intérieur de la maison sont autant de métaphores pour la mémoire20. Une seule figure ne peut plus servir d’exemplum ou être seule garante de vérité. Il faut alors composer et sélectionner. Le modèle de la mémoire est devenu, dans la Prison amoureuse, une forme de thésaurisation des informations qui est liée à la conception de la lecture. Dans le songe enchâssé, il rassemble de manière allégorique l’ensemble des éléments du dit participant ainsi au processus herméneutique et à celui de la composition puisqu’il va se pencher sur l’interprétation du mythe. La matière est sans cesse glosée, découverte. Cependant, il cite l’exemple de Tristan et Iseut, du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel, qui connurent une destinée malheureuse parce que le secret de leur amour fut brisé (v. 217-222). Comme pour échapper au destin malheureux de ces amants, Flos et Rose protègent leur matière. Dans le mythe qu’il invente, Froissart fait ainsi couvrir la statue que Pynoteus a créée, tel Pygmalion, à l’image de sa bien-aimée, Neptisphelé, et on constate comment avec l’intervention de l’amie de Rose, les correspondants prennent soin d’assembler, d’organiser et d’enfermer ou cacher dans des tissus de luxe ou des coffrets ce qui forme peu à peu le livre en train de s’écrire. Comme l’« intégument », la matière couvrante des coffrets est belle comme pour mieux inviter à la découverte de la matière intérieure qu’est l’œuvre épistolaire. Suivant un jeu de mise en abîme, d’écriture comme de réécriture, l’on voit bien chez Froissart une préoccupation pour la conservation et la réception de sa propre matière écrite dans la deuxième partie du livre, alors qu’il se l’était faite voler dans la première par de jeunes dames à la cour. Mais lorsque, jointe à celle du mécène-seigneur improvisé poète, la matière est augmentée, le livre s’écrit et se conserve dans de belles matières couvrantes, mais transportables, tels les étuis ou autres coffrets. Ces images de thésaurisation sont à rapprocher de l’échange des lettres entre Flos et Rose qui

20 M. J. Carruthers, The Book of Memory : A study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 2008, p. 37-40.

245

246

a n n e -hé l è n e m i l l e r

constitue la première ossature visible de la Prison amoureuse comme premier niveau de lecture. Ils échangent au total douze lettres en prose dans lesquelles sont insérées ballades, virelais et autres compositions lyriques. L’architecture de l’œuvre de Froissart est finement élaborée. L’acte d’enfermement des poèmes au xive siècle marque un changement fondamental dans la poésie lyrique médiévale, comme un passage d’une poétique de l’énonciation à une poétique réservoir d’énoncés21. Il convient d’ajouter la mobilité et la fluidité de la matière qui circule de mains en mains. Les quatre premiers courriers des deux protagonistes sont d’abord symétriques : deux ballades (lettres I, II), deux virelais (lettres III, IV). Puis, Flos envoie le dittier (lettre VI) en réponse à la demande de Rose (lettre V). Dans l’intervalle, Flos compose trois ballades et le début d’un lai lyrique qui reste inachevé. Puis, il reçoit de Rose deux lettres dans un coffret (lettres VII et VIII), accompagnées d’un « livret ». Flos envoie ses trois ballades (lettre IX). Rose lui répond (lettre X) en insérant un virelai (lettre XI). Il prie Flos de rassembler l’ensemble de cette correspondance en un seul ouvrage. Dans la dernière lettre (lettre XII), Flos raconte comment il répond à cette volonté de compiler les écrits échangés pour en faire un livre qu’il appellera la Prison amoureuse. Les conseils en amour portent en fait sur les prérogatives de la chevalerie et revêtent une dimension sociale, car c’est également d’honneur chevaleresque dont il s’agit. La Prison amoureuse commence significativement par l’évocation de la figure d’Alexandre et de sa largesse mais aussi de ceux qui, à son service, ont vu en lui un Dieu. Rose d’ailleurs se verrait bien en second Alexandre (v. 41), référence signifiante en début de l’œuvre. Catherine Gaullier-Bougassas l’a montré, Alexandre suscite de nombreuses interrogations à cette période22. Les écrivains médiévaux ont puisé des leçons à tirer pour la chevalerie médiévale dans l’histoire ancienne, et la question de la vérité dans les discours historiques a ressurgi plusieurs fois au cours du Moyen Âge. Par ailleurs, la guerre de Troie est un événement qui a suscité des discussions depuis au moins Benoît de Sainte-Maure dans le Roman de Troie (1155-1165). Il fut l’un des premiers en français à poser la question de la vérité historique lorsqu’il affirme préférer s’appuyer sur les journaux de deux témoins contemporains des événements, Darès et Dictys, plutôt que sur le récit « mythologique » d’Homère (v. 123-12823). Froissart, le chroniqueur et prosateur, a hérité de cette tradition d’écriture – il présente son travail en ces termes –, mais il n’a pas évincé l’utilité morale des exempla. Il ne faut pas chercher à distinguer la vérité de la fiction chez Froissart : « his prime concern is to be impartial, in the chivalrous sense of the word, towards those whose deeds of prowess fill his pages », écrit Peter Ainsworth (« sa préoccupation principale est de rester impartial, dans le sens chevaleresque, c’est-à-dire vis-à-vis de ceux dont les

21 J. Cerquiglini-Toulet, « Fullness and Emptiness : Shortages and Storehouse of Lyric Treasure in the Fourteenth and Fifteenth Centuries », dans Contexts, Style and Values in Medieval Art and Literature, Yale French Studies, éd. D. Poirion and N. F. Regalado, New Haven, Special Issue, 1991, p. 233. 22 C. Gaullier-Bougassas, La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, Turnhout, 2014, t. 2, p. 871-910. 23 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, 1904, t. 1.

G U ILLAU ME D E MACHAU T ET JEAN F RO ISSART

actes de prouesse remplissent ses pages24 »). Dans la Prison amoureuse, il propose une vision limite de la réception des sources grecques passées par la latinité ovidienne, le christianisme, la langue vernaculaire et les dits machaldiens, pour appréhender le modèle chevaleresque en cette fin de siècle. En revenant sur une relecture des mythes et exempla grecs qui traitent en l’occurrence de la sincérité en amour, il effectue comme une reconfiguration des sources pour s’interroger sur la « vérité » de la fable, inextricablement liée à la « vérité » historique, sur le service d’écriture comme sur celui des armes. Froissart ne monumentalise pas les sources grecques pour les faire découvrir dans les belles matières que sont le marbre, l’or et l’ivoire, comme chez Machaut25. L’on assiste plutôt chez ce poète à une insistance sur la fluidité, la mobilité, voire sur une crainte d’instabilité de la matière, qui certes permet des libertés, mais qui pourrait aussi être vue comme génératrice d’inquiétude pour la condition du poète, différente en cela de la posture apparemment sereine et comme accomplie adoptée par Machaut dans la Fontaine amoureuse. De manière générale, l’approche évhémériste du polythéisme grec a changé avec l’Ovide moralisé et la reconfiguration que nous voyons chez Machaut et Froissart participe à une réflexion complexe sur la fonction des mythes et des exempla de la Grèce antique, et par extension, à une réflexion essentielle sur la fonction même du poète et l’idée d’un nouveau Parnasse français à la fin du Moyen Âge. L’invocation des personnages exemplaires s’apparente à ce qu’on appelle la laudatio temporis acti, qui inclut souvent la deploratio. Or ici ils ne servent pas seulement d’exempla, mais ils interrogent la vérité, source de réflexions, et signalent aussi un seuil épistémologique. L’écriture ne serait-elle que réécriture de ces sources ? La vérité n’émanerait-elle que des sources ? Avec la redécouverte d’Aristote, le rapport à la faculté des sens s’impose dans la méthode scolastique de lecture, et dans son sillage, les questions liées à l’idée de nature en perpétuelle ré-génération. Jacqueline Cerquiglini-Toulet a bien montré qu’à la fin du xive siècle, l’on assistait à une crise généralisée des signes et de la vérité : La pensée qui se développe à la suite d’Occam explore les situations paradoxales. On pratique la dialectique en réfléchissant sur les insolubilia, paradoxes sémantiques, on exerce sa subtilitas, cette subtilité qui permet de résoudre ou de faire tenir ensemble les contraires. C’est une telle subtilité qu’exerce Guillaume de Machaut dans le Voir Dit, livre au titre emblématique. […] L’intérêt du Voir Dit au contraire est non seulement d’énoncer le problème de la vérité mais de montrer le jeu de cette dernière. Guillaume de Machaut fait apparaître en actes : l’ambigu, l’ambivalent et, finalement, l’indécidable. Là se marque sa réflexion sur le signe26.

24 P. Ainsworth, Jean Froissart and the Fabric of History : Truth, Myth and Fiction in the Chroniques, New York, 1990, p. 31. 25 Voir D. McGrady à ce sujet, Controlling Readers, op. cit., p. 171. 26 J. Cerquiglini-Toulet, ‘Un engin si soutil’. Guillaume de Machaut et l’écriture au xive siècle, Paris, 1985, p. 165-166.

247

2 48

a n n e -hé l è n e m i l l e r

Saint Augustin, le premier, avait donné, dans la Doctrine chrétienne, la définition du signe (II, I, 1) : « Un signe, en effet, est une chose, qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée. » Ce qui pouvait être vu comme un aboutissement et un tournant chez Machaut est devenu un cas limite chez Froissart qui « fabrique » sa mythologie, procède à une rupture généalogique avec « l’histoire » du mythe, un peu comme si l’équilibre ténu de la fonction tripartite du mythe, à la fois « couvert », « couvrant » et exercice de « découverte », n’allait plus de soi. Une situation que l’on pourrait rapprocher de l’ambiguïté décelée par Roland Barthes dans Mythologies, lorsqu’il écrit que le mythe se présente selon un schéma tri-dimensionnel : signifiant, signifié, et signe ou plutôt signification. Mais pour Barthes, il y a duplicité : le statut du signifiant est double, il est à la fois sens et forme. Et la forme peut contribuer à appauvrir, à éloigner le sens, ce qui a des conséquences sur la réception des mythes. Il écrit : Le sens sera pour la forme comme une réserve instantanée d’histoire, comme une richesse soumise, qu’il est possible de rappeler et d’éloigner dans une sorte d’alternance rapide : il faut sans cesse que la forme puisse reprendre racine dans le sens et s’y alimenter en nature ; il faut surtout qu’elle puisse s’y cacher. C’est ce jeu incessant de cache-cache entre le sens et la forme qui définit le mythe27. Enfin, la matière et la généalogie littéraires sont ici repensées par Machaut puis Froissart dans un souci d’innovation et de marquage d’autorité, mais peut-être aussi de libération de l’imaginaire et de l’inspiration par rapport aux sources antiques.

27 R. Barthes, Mythologies, Paris, 1957, p. 225.

Figures grecques et écriture historique

Catherine Gaullier-Bougassas

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy : une exemplarité contrariée

Écrite vers 1420 en Normandie, par Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard, la Bouquechardière est une chronique de la Grèce ancienne divisée en six livres. Le livre I relate les origines de la Grèce, de la fondation d’Argos et d’Athènes à l’histoire de Thèbes, le livre II l’affrontement des Grecs et des Troyens, le livre III la diaspora des Troyens ; le livre IV est consacré à l’Orient babylonien et perse, le livre V à la Macédoine et Alexandre et le livre VI aux héritiers des diadoques au Proche-Orient et à la dynastie hasmonéenne jusqu’à Hérode. Tout en s’inspirant des histoires universelles, l’auteur s’en démarque par sa sélection de l’histoire de la Grèce et des territoires européens et asiatiques auxquels elle est liée. En ce début du xve siècle et en langue française, choisir de consacrer une telle œuvre à toute l’histoire de la Grèce ancienne constitue une innovation. Enfin, autre spécificité, le récit est continument glosé, l’auteur adoptant la posture d’un prédicateur laïc et transformant le récit de chaque chapitre en un exemplum homilétique1.



1 J’ai développé ces aspects dans mon introduction générale à l’édition critique de la Bouquechardière (t. 1, Introduction générale, Des origines de la Grèce jusqu’à Hercule, édition critique et commentaire du livre I, ch. 1-27, voir la note suivante), dans la Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-xvie siècle). Réinventions d’un mythe, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2014, 4 t., t. 1, p. 255-261, 301-302 ; t. 2, p. 853-867 ; t. 4, p. 144-150 et dans mes articles « Histoire et moralisation : interpréter la vie d’Alexandre dans les histoires universelles françaises du xiie au xve siècle (L’Histoire ancienne jusqu’à César, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, le Miroir historial et la Bouquechardière) », dans L’historiographie médiévale d’Alexandre le Grand, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2011, p. 233-269 ; « Alexandre et la lutte contre l’idolâtrie selon la Bouquechardière de Jean de Courcy : idole religieuse et idole amoureuse », dans Actualiser le passé : Figures antiques du Moyen Âge et à la Renaissance, éd. J.-C. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Lausanne, Serval, publications électroniques de l’Université de Lausanne, 2013, p. 79-94 ; « La diffusion de la Bouquechardière de Jean de Courcy à Rouen au xve siècle : les témoignages manuscrits et les raisons d’un succès », dans La Renaissance à Rouen : l’essor artistique et culturel dans la Normandie des décennies 1480-1530, actes du colloque de Rouen de 2015, éd. S. Provini, X. Bonnier et G. Milhe Poutingon, 2019, Rouen, p. 257-273 ; « La Bouquechardière de Jean de Courcy : des énigmes d’une écriture solitaire aux usages Catherine Gaullier-Bougassas  Université de Lille-ALITHILA  Institut universitaire de France Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 251-268 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118950

252

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Dans son prologue, Jean de Courcy souligne et revendique l’unité des six livres2. Si pour nous, lecteurs modernes, les trois premiers se distinguent des suivants selon une opposition entre mythologie et histoire, l’auteur abolit au contraire explicitement la différence entre ce qu’il appelle parfois les « fables » des « anciens acteurs3 », qu’il historicise, et les histoires perses et grecques qui suivent. L’unité de son texte vient aussi de la volonté de célébrer le rôle fondateur des descendants de Japhet et particulièrement des Grecs, leur mission civilisatrice. Dans le livre I, Hercule occupe à cet égard une place importante. Jean de Courcy lui consacre un long récit, relatant 34 de ses travaux et moments de sa vie, de sa naissance jusqu’à sa mort, sur l’espace de seize chapitres : -ch. 22 : -ch. 23 :

La conception d’Hercule, sa naissance et sa victoire sur les serpents Les premiers exploits d’Hercule en Espagne et en Libye (conquête de l’Espagne, élévation d’un temple et de colonnes dans l’île de Gadès, prise des pommes du jardin des Hespérides, alliance avec le roi Afer, descendant d’Abraham, et conquête de la Libye, meurtres des géants Burisis et Géryon, fondation de deux cités en Libye), et son mariage avec Ethea, la fille d’Afer -ch. 24 : Le mariage d’Hercule et de Déjanire -ch. 25 : La victoire d’Hercule sur le centaure Nessos -ch. 26 : Les victoires d’Hercule sur les géants Cacus et Antée, sur l’hydre, le lion et les Centaures -ch. 27 : La conquête de l’Asie et le retour contraint après un échec et un tremblement de terre -ch. 32 : Hercule sauve Thésée et Pirithoos aux enfers -ch 33-34 : Hercule et les Amazones -ch. 37-39 : L’expédition des Argonautes -ch. 40 : La première destruction de Troie -ch. 41 : L’amour d’Hercule pour Iolé -ch. 42 : La mort d’Hercule -ch. 43 : les noces d’Yllos, fils d’Hercule, avec Iolé.





politiques, sociaux et commerciaux d’une œuvre novatrice », actes du colloque de Moscou de septembre 2016, Aspects sociaux des littératures médiévales. Texte et situation communicative au Moyen Âge, éd. L. Evdokimona et A. Marchandisse, 2019, p. 95-106. 2 Comme indiqué ci-dessus, une édition de la Bouquechardière est en cours sous ma direction : Jean de Courcy, La Bouquechardière, t. 1, Introduction générale, Des origines de la Grèce jusqu’à Hercule, édition critique et commentaire du livre I, ch. 1-27, par Catherine Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2020 ; t. 2, livre I (ch. 28-94), Jason, Thésée et Œdipe, par Elena Koroleva ; t. 3, livre II, La guerre de Troie, par Delphine Burghgraeve ; t. 4, livre III, La diaspora européenne des Troyens, par Sandrine Hériché-Pradeau, sous presse chez Brepols, à paraître en 2020 ; t. 5, livre IV, De l’Assyrie à la Perse, par Sarah BaudelleMichels, sous presse chez Brepols, à paraître en 2020  ; t. 6, livre V, Philippe de Macédoine et Alexandre, par Catherine Gaullier-Bougassas, et t. 7, livre VI, La fin des Séleucides et les Hasmonéens jusqu’à Hérode, par l’équipe. 3 Ce sont les termes qu’il emploie par exemple aux ch. 10 et 22 du livre I.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

Hercule est aussi l’un des héros qui permet à Jean de Courcy de tisser des liens entre plusieurs des livres de la Bouquechardière, avant qu’Alexandre le Grand ne prenne le relais pour contribuer à l’unité de l’œuvre et incarner la mission civilisatrice de la Grèce. Fils de Jupiter, dont le conflit avec Saturne a été relaté plus haut et pour lequel l’auteur a introduit son interprétation évhémériste des dieux païens (ch. 8 et 9), successeur de Bacchus dans sa conquête de l’Inde (ch. 12), Hercule est le modèle qu’imite explicitement Thésée dans la suite du livre I. Puis l’expédition des Argonautes contre Laomédon prépare la guerre de Troie, que relate le livre II, tandis que, selon une tradition elle aussi bien établie mais ici renouvelée, des échos multiples sont établis avec Alexandre le Grand, objet du livre V, qui est lui-même aussi étroitement lié aux livres III, IV et VI. Ces deux figures grecques se répondent et montrent l’évolution du rôle fondateur qui est donné à la Grèce, ce qui contribue peut-être à expliquer certains des choix de Jean de Courcy sur Hercule – c’est l’interprétation que je développerai ici –, d’autant que l’imitation d’Hercule, traditionnellement attribuée à Alexandre le Grand, est absente du livre V de la Bouquechardière. Alors qu’Hercule est très présent dans les chroniques hispaniques en latin et en langue vernaculaire depuis les xiie et xiiie siècles4, que Boccace et Pétrarque ont consacré chacun un récit à sa vie5, alors aussi qu’en ce début du xve siècle les œuvres italiennes et hispaniques en son honneur se multiplient6, c’est Jean de Courcy qui semble écrire le premier récit si complet de sa vie en langue française, plusieurs décennies avant les biographies plus longues de Raoul Lefèvre et de l’auteur anonyme de l’Histoire de la première destruction de Troie, qui détaillent davantage sa destinée à l’aide de Boccace et surtout de « Chroniques d’Espagne » pour le premier, de traductions latines de Diodore de Sicile et de Strabon pour le second7. Hercule n’était certes pas absent de la littérature française antérieure, mais aucun texte n’avait cherché à rendre compte de toute sa destinée8.







4 Voir notamment pour le xiiie siècle Rodrigo Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae liber, éd. J. F. Valverde, Turnhout, 1987, I, III, p. 13-14 (trad. J. F. Valverde, Historia de los hechos de España, Madrid, 1989, p. 61-71) ; Primera Chronica General, éd. R. Menéndez Pidal, Madrid, 1977 ; Alfonso X el Sabio, General estoria, dir. P. S.-P. Borja, Segunda parte, t. 2, éd. B. Almeida, Historia de Hércules, p. 42-119 ; pour le xive siècle, Sumas de historia troyana de Leomarte, éd. A. Rey, Madrid, 1932, p. 110-149. On se reportera aussi à A. Rucquoi, « Le héros avant le saint : Hercule en Espagne », dans Ab urbe condita… Fonder et refonder la ville : récits et représentations (second Moyen Âge – premier xvie siècle), éd. V. Lamazou-Duplan, Pau, 2011, p. 55-76 ; I. Salvo, Ovidio en la General estoria de Alfonso X, thèse dactylographiée de l’Universidad Autónoma de Madrid et de l’ENS de Lyon, 2012, p. 502-514. 5 Francesco Petrarca, De viris illustribus. Adam-Hercules, éd. C. Malta, Messine, 2008, p. 84-91 et commentaire p. 274-297 ; Giovanni Boccaccio, Genealogie deorum gentilium, éd. V. Zaccaria, Milan, 1998, 2 t. (t. 7 et 8 de Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, dir. V. Branca), livre XIII, ch. 1. 6 Les plus importantes sont sans doute le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati, éd. B. L. Ullman, Zurich, 1951, 2 t. (voir dans ce volume l’article de Laurence Pradelle) et Los doze trabajos de Hérculés de Enrique de Villena en 1417, Enrique de Villena, Obras completas, éd. P. M. Cátedra, Madrid,1994-2000, 3 t. 7 Raoul Lefèvre, Recoeil des histoires de Troyes, éd. M. Aeschbach, Berne, 1987, et Raoul Lefevre, Le livre du fort Herculés (ÖNB cod. 2586) : A Critical Edition, éd. M. Sanford, Ph. D. dissertation, University of Pittsburgh, 1997 ; Histoire de la première destruction de Troie (manuscrits Paris, Bibl. de l’Arsenal, 5068 ; Paris, BnF, fr. 1414 et 1417), éd. P. Roth, Tübingen, 2000. 8 Pour une vue d’ensemble des récits français médiévaux sur Hercule, voir Rinascite di Ercole, éd. A.-M. Babbi, Vérone, 2002, et particulièrement dans ce volume M.-R. Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge : essai d’une typologie », p. 9-69, qui est aussi l’auteur d’Hercule dans

25 3

254

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Dans le livre I de la Bouquechardière, structuré en sections que Jean de Courcy nomme « histoires » et qui sont elles-mêmes découpées en chapitres9, la troisième histoire développe un récit continu de son existence de sa naissance jusqu’à ses conquêtes en Inde, suivant une progression géographique d’Ouest en Est assez particulière à ce texte : ses exploits commencent en Espagne et en Libye, puis se déroulent en Grèce et in fine en Inde. Continué dans les histoires suivantes, le récit de sa vie s’y trouve d’abord entrelacé aux évocations des Amazones, de Thésée et de Jason, avant que plusieurs chapitres ne se concentrent à nouveau exclusivement sur lui, ses amours et sa mort.

Compilation et réécriture Dans l’ensemble de son œuvre, Jean de Courcy semble travailler principalement mais non exclusivement sur des sources en langue française. Puisqu’il ne disposait pas d’un récit déjà constitué de la vie d’Hercule mais qu’il n’invente pas non plus ses aventures, quels textes a-t-il exploités, comment les a-t-il repris ou comment s’est-il affranchi de leur interprétation ? Comme je le verrai, les ambiguïtés de son récit et de ses interprétations sont en effet largement siennes. Trois textes ou groupes de textes en langue française ont pu nourrir son écriture. Tout d’abord ceux qui rendent compte de la guerre de Troie, de la conquête de la Toison d’or qui la précède et des guerres contre les Amazones, à commencer par l’Histoire ancienne jusqu’à César et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, le Miroir historial ou plus tard le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan10. Hercule y apparaît subordonné à l’histoire de Troie, aux aventures de Jason et de Thésée. Durant les xiiie et xive siècles, des traductions françaises de la Consolation de Philosophie de Boèce développent le mètre 7 du livre 4 où Boèce inscrit une liste de ses travaux pour incarner en lui un exemple de vertu11. Enfin, l’Ovide moralisé amplifie le texte des Métamorphoses d’Ovide sur Hercule (notamment à l’aide des Fastes, 2, v. 303-358 pour l’histoire de Iolé et Faunus),

la littérature française du xvie siècle, Genève, 1966. On se reportera aussi toujours à l’ouvrage d’E. Panofsky, Hercule à la croisée des chemins. Et autres matériaux figuratifs de l’Antiquité dans l’art plus récent, Paris, 1999 (traduction française, première édition allemande en 1930). 9 C’est ainsi qu’il présente la structuration de son œuvre à la fin de son prologue général. 10 Les histoires universelles n’introduisent Hercule que brièvement : voir l’Histoire ancienne jusqu’à César, « Assyrie, Thèbes, Le Minotaure, les Amazones, Hercule », éd. M. de Visser-van Terwisga, L’Histoire ancienne jusqu’à César (Estoires Rogier), Orléans, 1999, 2 t., t. 1, 138 ; deuxième version, éd. Y. Otaka, Orléans, 2015, 2 t., ch. 109, 116-118, 159 ; Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, ms. de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, fol. 23 r et v, 25 r. À la suite de Vincent de Beauvais, le Miroir historial est plus long et mentionne à la fois Albéric, l’auteur du Mythographe du Vatican III, et Sénèque, en se référant à la tragédie sur la mort du héros (éd. cit., III, 58 et 59). Voir aussi le Livre de la mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, 1959-1966, 4 t., v. 13885-14058. 11 Voir A.-M. Babbi, op. cit. ; Laurent de Premierfait, dans la deuxième version de sa traduction de Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes, ajoute aussi des développements sur Hercule, mais Jean de Courcy ne semble pas les avoir exploités (Laurent de Premierfait’s Des cas de nobles hommes et femmes, Book I, éd. P. M. Gathercole, Chapel Hill, 1968, ch. 10 et surtout ch. 12).

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

tout en gardant les modalités de son introduction du héros : ainsi ne déroule-t-il pas de récit biographique, d’autant qu’il se limite à quelques épisodes de la destinée du héros, et Hercule intervient avant tout par le biais du discours d’Achéloos à Thésée, dans lequel ce dernier raconte sa défaite humiliante face à Hercule pour l’amour de Déjanire, avant que le narrateur ne prenne le relais pour continuer le récit12. L’Ovide moralisé est la source la plus importante de Jean de Courcy sur le héros antique : il réécrit en prose toutes les séquences narratives que l’auteur du xive siècle a consacrées au héros dans ses livres IX et VII : la lutte d’Hercule contre Achéloos pour Déjanire, son combat contre Nessos, ses amours avec Iolé et sa mort, mais aussi sa naissance, sa descente aux enfers pour sauver Thésée et Pirithoos. Dans la Bouquechardière, on les retrouve replacées dans l’ordre chronologique car intégrées à un récit biographique continu. Jean de Courcy s’inspire aussi de plusieurs des allégorèses d’Hercule en figure de Dieu et du Christ que développe l’Ovide moralisé, mais il les synthétise et parfois les met à distance, et surtout il ne les reprend pas toutes, sélectionnant comme il l’entend afin d’exprimer ensuite ses interprétations personnelles. Dans le même temps, comme l’Ovide moralisé n’évoque qu’une partie des exploits du héros, Jean de Courcy s’emploie à combler ses lacunes. Pour les Amazones, la Toison d’or et Troie, la source majeure qu’il démarque précisément est l’Histoire ancienne jusqu’à César. Pour les combats contre les monstres et autres forces du mal, un travail de comparaison m’a montré des similitudes avec la traduction de la Consolation de Philosophie de Boèce par Renaut de Louhans, le Roman de Fortune et Felicité : Jean de Courcy semble s’en inspirer au sujet des géants Burisis, Cacus et Antée, des Centaures, de Diogène, et aussi pour l’épisode des pommes du jardin des Hespérides13. Mais ces textes français relatent plus brièvement les exploits d’Hercule, parfois se contentent de brèves mentions, et, qui plus est, ils ne contiennent pas tous les faits que Jean de Courcy présente. Ils ignorent ainsi la construction des colonnes au détroit de Gibraltar, les combats et les fondations urbaines en Libye, la conquête de l’Inde, le retour contraint après un échec. Jean de Courcy disposait donc d’autres sources, qu’il ne nous est pas possible d’identifier précisément, car les possibilités sont souvent multiples, tant du côté des histoires universelles en latin et en français – Orose, Justin, Chronique dite de Baudouin d’Avesnes – que de celui des encyclopédistes, Pline, Isidore de Séville, Solin, Barthélemy l’Anglais, qui mentionnent brièvement certaines de ces données. En revanche, la comparaison avec les Mythologies de Fulgence et les textes des Mythographes du Vatican ne montre pas de lien de filiation direct.

12 Voir l’édition de l’Ovide moralisé par C. de Boer, t. 3, Amsterdam, 1931, livre IX, v. 1-1436 ; livre VII, v. 1681-2068, Thésée, Pirithoos et Hercule ; livre XI, v. 1021-1041, Hercule, Hésione et Troie ; Ovide, Métamorphoses, éd. et trad. G. Lafaye, Paris, 2008-2017, 3 t. (1ère édition 1918), IX, v. 1-323. 13 Je renvoie ici aux notes de mon édition du début du livre I (voir la note 2). Le Roman de Fortune et de Félicité de Renaut de Louhans a été édité par B. Atherton, Édition critique de la version longue du Roman de Fortune et de Félicité de Renaut de Louhans, traduction en vers de la Consolatio Philosophiae de Boèce, thèse de l’Université de Queensland, 1994.

25 5

2 56

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Les colonnes qu’Hercule aurait érigées à l’Occident, dans l’île de Gadès – le nom de la ville de Cadix, décrite comme une île dans les textes médiévaux – sont ainsi mentionnées rapidement, entre autres, par Isidore de Séville (Étymologies, livre XIII, 15, 2, livre XIV, 4, 2), par Vincent de Beauvais (Speculum historiale, livre II, 78) et par Jean de Vignay (Miroir historial, livre II, ch. 78). La description de Jean de Courcy, avec la mention de deux colonnes surmontées des statues des dieux Saturne et Jupiter et leur association à la construction d’un temple dédié à Jupiter, ne correspond néanmoins pas à la légende antique qui représente les colonnes d’Hercule comme les montagnes situées des deux côtés du détroit de Gibraltar, le rocher de Gibraltar du côté européen et du côté africain le mont Abyle. La légende antique les relie aussi au dixième travail d’Hercule, celui des bœufs de Géryon, ce qui n’est pas ici le cas14. Eusèbe de Césarée et Jérôme signalent l’institution par Hercule des jeux olympiques15. Isidore de Séville indique la cité d’Élis, au nord-ouest du Péloponnèse, près de la cité d’Olympie, comme le lieu de leur création par Hercule au livre V, ch. 37 des Étymologies, ce que reprend Vincent de Beauvais en renvoyant explicitement à Isidore dans son Speculum naturale16. Avant Jean de Courcy et en langue française, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes évoque déjà l’institution des jeux olympiques par Hercule dans la cité d’Élis, mais la situe après sa victoire sur Antée (ms. de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, fol. 23 v : « Cil meïsmes Erculés establi une assamblee en la montaigne ki a non Olympus ou tuit li chevalier de Gresce venoient de .v. ans a autre pour aus esprouver et pour conquerre los et pris17. »). C’est peut-être à cette chronique, dont il s’inspire par ailleurs souvent, que Jean de Courcy a repris la mention de la cité d’Élis. Plus loin, au livre V, il rappelle l’invention des jeux olympiques par Hercule, lorsqu’Alexandre le Grand participe à ces jeux (ch. 27). Dans la liste des exploits d’Hercule en Libye du chapitre 23 de la Bouquechardière, ses combats aux côtés du roi Afer, descendant supposé d’Abraham, ne viennent pas de la tradition antique et ne sont pas souvent relatés dans les œuvres françaises antérieures. Cette légende est héritée de Flavius Josèphe18 et de ses Antiquités juives (I, 15, 1), dont par ailleurs Jean de Courcy s’inspire souvent. Pierre le Mangeur, autre source qu’il cite fréquemment, la mentionne également (Historia scolastica, Liber Genesis, ch. LXII, PL 198, 1108). On la trouve aussi dans la Généalogie des dieux de Boccace, mais le nom de l’auteur italien n’apparaît pas dans la Bouquechardière. Afer, descendant d’Abraham et de Cethura qui se serait installé en Libye et aurait donné

14 P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, 1951, p. 194. 15 Chronique, PL 27, livre 1, col. 131-132 (« Graecorum olympiades ») ; Canons, PL 27, col. 316 (« Hercules agonem Olympicum constituit a quo usque ad primam olympiadem, supputantur anni CCCXXX. »). 16 Speculum naturale, version SM trifaria, éd. Douai 1624, en ligne sur le site Sourcencyme : http:// sourcencyme.irht.cnrs.fr/, livre XV, 99, dernière consultation le 22 avril 2019. 17 « Ce même Hercule fonda la tradition d’un rassemblement sur la montagne qui s’appelle Olympe, où tous les chevaliers de Grèce venaient tous les cinq ans pour se mettre à l’épreuve et pour conquérir gloire et renommée. » 18 Antiquités juives, I, 15, 1, éd. E. Nodet, 1992, Paris. Le même récit est repris par Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, IX, 20, 2-4, éd. G. Schroeder et E. des Places, Paris, 1991, p. 245-246.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

son nom à l’Afrique19 n’est pas mentionné dans la Genèse ; il est présent dans les Étymologies d’Isidore de Séville (livre XIV, 5 ; livre IX, 2) et dans des encyclopédies du xiiie siècle comme le Speculum historiale de Vincent de Beauvais (livre II, 76), sans toutefois y être rapproché d’Hercule. L’Histoire ancienne jusqu’à César (section « Genèse », 216, éd. M. Coker Joslin, The Heard Word : A Moralized History (the Genesis Section of the Histoire ancienne in a Text from Saint-Jean-d’Acre), University of Mississippi, 1986, p. 166-167) et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (ms. de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, fol. 6 v) lui consacrent quelques lignes lorsqu’elles évoquent Abraham et indiquent rapidement l’aide qu’Hercule lui a apportée et son mariage avec sa fille. Quelques décennies après Jean de Courcy, non plus en Normandie mais à la cour de Bourgogne, Raoul Lefèvre développe longuement le récit des combats d’Hercule aux côtés d’Afer et il relate lui aussi plus loin une aventure étrange face à une montagne, suivie d’un tremblement de terre, dont quelques aspects évoquent le chapitre 27 de Jean de Courcy, sauf qu’elle est alors liée à Cacus, se déroule en Espagne et se solde bien autrement20. Comme Raoul Lefèvre revendique comme modèles, outre Boccace, des chroniques hispaniques, et que certaines d’entre elles évoquent des cataclysmes près d’une montagne21, on pourrait peut-être émettre l’hypothèse d’une influence hispanique, d’autant que Jean de Courcy accorde une place significative à l’Espagne dans la destinée d’Hercule. Néanmoins, aucun des textes hispaniques examinés ne coïncide exactement, le plus proche parmi ceux que nous avons consultés étant la chronique de Rodrigo Jiménez de Rada. En réalité, Jean de Courcy a pu connaître l’histoire du tremblement de terre en Asie qui contraint Hercule au retour dans plusieurs des récits des guerres et des expéditions d’Alexandre le Grand. La légende de la conquête de l’Asie par Hercule ne vient pas de l’Ovide moralisé ni des traductions françaises de la Consolation de philosophie de Boèce. Les Mythographes du Vatican l’ignorent aussi. Elle apparaît essentiellement dans les récits médiévaux de la vie d’Alexandre le Grand, héritée du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène (avec la découverte des bornes qu’Hercule aurait fait ériger aux limites de son avancée orientale, bornes que Jean de Courcy introduit dans le livre V sur Alexandre (ch. 60) mais qui sont étrangement absentes ici), et dans des histoires universelles latines, notamment celles de Justin et d’Orose, toujours au sujet d’Alexandre. Les toponymes qu’introduit Jean de Courcy semblent repris au livre sur Alexandre d’Orose ou au récit de Justin : le fleuve Agesine (Orose, III, 19, 6, « ad amnem Agesinem pergit », voir aussi Justin, XII, 9, 1, « ad amnem Acesinem pergit ») ; les cités Cezonas et Cybos (Orose, III, 19, 6, « Gesonas Sibosque, quos Hercules condidit » ; Justin, XII, 9, 1, « Agensonas Sibosque, quos Hercules condidit ») ; les monts de Melade,

19 Voir F. de Medeiros, L’Occident et l’Afrique (xiie-xve siècles). Images et représentations, Paris, 1985, p. 122-128. 20 Recoeil des histoires de Troyes, éd. M. Aeschbach, Berne, Francfort-sur-le-Main, New York et Paris, 1987, 37-71, p. 265-442. 21 Voir Cacus et la montagne Moncayo chez Raoul Lefèvre, éd. cit., 65-66, p. 390-413.

25 7

258

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

monts proches du royaume des Amazones et de leur reine Cléophyle (Orose, III, 19, 1, « Daedalos montes » ; Justin, XII, 7, 9). C’est aussi de Justin et d’Orose que vient la mention d’un tremblement de terre qui le force à repartir alors qu’il a assiégé en vain un peuple retranché en haut d’une montagne ( Justin, XII, 7, 12 ; Orose, III, 19, 222). Jean de Courcy n’a donc pas inventé ce dernier épisode, mais, comme je l’analyserai, il l’a remodelé de manière originale. Il a exploité le récit de cet échec pour justifier la moralisation sur laquelle il souhaite terminer l’évocation des conquêtes d’Hercule et qu’il reprendra après le récit de sa mort, c’est-à-dire le sermon sur la vanité des biens et de l’existence terrestres, et pour aussi préparer un écho avec l’épisode correspondant dans le livre sur Alexandre, lorsque le conquérant macédonien dépasse les bornes d’Hercule. Fondé sur un assemblage de données novateur, le récit de la vie d’Hercule qu’écrit Jean de Courcy montre en effet à la fois une historicisation revendiquée du personnage et une moralisation continue de ses exploits. Cette dernière, à mes yeux, se déploie avec un jeu entre deux grandes lignes d’interprétation : celle des allégorèses du héros en figure de Dieu et du Christ, inspirées avant tout de l’Ovide moralisé, et celle de la morale du contemptus mundi, de la vanité des exploits et des désirs terrestres, qui met en avant les faiblesses humaines d’Hercule et le condamne.

Rationalisation et historicisation L’historicisation de la légende d’Hercule par Jean de Courcy repose d’abord et avant tout sur l’interprétation évhémériste qu’il introduit dans tout le livre I, et particulièrement à partir de son évocation de Saturne et de Jupiter, au sujet des dieux et des déesses antiques : ces hommes et ces femmes ont été assimilés à des divinités après avoir suscité l’admiration pour leurs exploits ou leurs savoirs, ou avoir inspiré la peur. L’ignorance et la crédulité des païens qui leur vouent un culte ne sont pas condamnées au début du livre I, alors que la Bouquechardière véhicule une dénonciation de l’idolâtrie païenne qui s’accroît au fil du texte et qui culmine dans le livre sur Alexandre. Le choix qu’il semble faire à la fois d’affirmer l’historicité et l’humanité d’Hercule et de ne pas l’exploiter comme le support d’un sermon sur l’idolâtrie païenne explique sans doute l’écart majeur introduit par rapport à l’Ovide moralisé, à savoir l’effacement de ses liens avec le surnaturel païen. C’est dans le récit qu’il donne de sa mort que cet effacement est le plus flagrant. En effet, en dépit de l’importance de ses emprunts à l’Ovide moralisé jusqu’à la scène du bûcher, Jean de Courcy ne lui reprend rien de son évocation de l’apothéose d’Hercule. Mais avant cet épisode final sur lequel nous allons revenir, l’insistance sur l’humanité du personnage apparaît avec la rationalisation de certains de ses exploits.

22 Voir les éditions suivantes : Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, éd. et trad. B. Mineo, notes de G. Zecchini, t. 1 : livres I-X, Paris, 2016, t. 2 : livres XI-XXIII, Paris, 2018 ; Orose, Histoires, éd. et trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, 1991, 3 t.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

On constate ainsi la suppression de plusieurs attributs merveilleux des monstres affrontés. Le géant Géryon n’est plus doté des trois têtes ou des trois corps qu’il possède traditionnellement (ch. 23). Dépossédée de ses multiples têtes renaissantes, l’hydre de Lerne devient un simple serpent, redoutable mais naturel (ch. 2623). Cerbère n’est plus qu’un chien très méchant (ch. 32). Pour la descente aux enfers, Jean de Courcy s’inspire assez précisément d’une partie des vers de l’Ovide moralisé, en choisissant alors très clairement l’interprétation historique. En effet, l’auteur de l’Ovide moralisé faisait se succéder le récit de la fable, avec l’évocation des enfers païens (VII, v. 1730-1951), et le récit de l’histoire selon lequel le tyran de Thessalie aurait été appelé souverain de l’enfer en raison de sa cruauté (VII, v. 1952-2003). Dans un processus de sélection qui ne peut être que tout à fait conscient, Jean de Courcy opte pour cette version dite historique, qu’il met en prose (ch. 32). L’historicisation entraîne de fait un abaissement de l’héroïsme d’Hercule, qui n’a pas accès à un espace surnaturel mais répare l’injustice commise par un mauvais souverain. Le maintien de la fonction salvatrice permet néanmoins à Jean de Courcy de garder, dans la moralisation qui suit, la mise en parallèle avec la descente aux enfers du Christ, même si elle est introduite tout en étant mise à distance. Par ailleurs, plusieurs des métamorphoses décrites par l’Ovide moralisé sont supprimées : ce sont notamment la métamorphose de Galentis en belette après la naissance d’Hercule, celle en rocher de Lycas, châtié par Hercule pour lui avoir donné la tunique de Nessos et celle de la corne d’Achéloos en corne d’abondance. Jean de Courcy conserve seulement celles qui s’avèrent nécessaires à l’interprétation allégorique qu’il souhaite développer dans la continuité avec l’Ovide moralisé : les métamorphoses d’Achéloos en serpent et en taureau (ch. 24 ; Ovide moralisé, IX, v. 1-346). Pour cet épisode et contrairement à celui de la libération de Thésée et Pirithoos, les deux récits successifs de l’Ovide moralisé, le récit de la fable, avec les métamorphoses, et le récit de l’histoire, qui leur substitue des combats naturels dans une tour (« Or vous dirai quelz est l’estoire, / Qui est assez aperte et voire », IX, v. 325-326, « Je vais vous en révéler l’histoire, celle qui est bien connue et vraie »), sont ici réécrits et présentés comme deux versions historiques des mêmes faits. Les métamorphoses en animaux, d’abord expliquées par la magie du personnage, sont en effet indispensables pour nourrir son sermon sur les illusions des sens et les fausses « mutacions » manigancées par les diables en vue de tromper les humains. Le premier temps de sa moralisation se réfère alors à la Cité de Dieu, à travers les exemples de lycanthropie, et au jugement d’Augustin sur les fausses œuvres des diables (Cité de Dieu, livre XVIII, ch. 16, 17 et 1824).

23 L’autre interprétation évhémériste, attestée par exemple dans le troisième mythographe du Vatican, selon laquelle elle aurait représenté un marais asséché, n’apparaît pas ici. 24 Voir la traduction en français moderne de la Pléiade, trad. sous la dir. L. Jerphagnon, Paris, 2000,, p. 782-786, et mes analyses sur cette question dans mon édition, citée plus haut, p. 252, note 2.

259

26 0

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Éloge et condamnation Quelles sont alors les principales facettes du portrait d’Hercule que dresse Jean de Courcy ? Quelles exemplarités met-il en avant et quelles limites leur fixe-t-il en faisant jouer les deux lignes d’interprétation évoquées plus haut ? L’amplification narrative à laquelle il se livre pour configurer le récit d’une vie et l’assemblage d’épisodes à la tonalité diverse contribuent d’emblée à façonner un personnage plus complexe, à créer des ambivalences nouvelles qui nourrissent la plurivocité de l’interprétation. La forme donnée aux gloses, différente de celles de l’Ovide moralisé, conforte aussi le renouvellement. Comme dans l’ensemble de la Bouquechardière, à la fin du récit de chaque chapitre, Jean de Courcy introduit, à l’aide de la même formule rituelle, « ainsi comme on list en », une première analogie avec un autre personnage, tirée de l’histoire biblique, de l’histoire romaine, byzantine, de celle du Haut Moyen Âge, des Métamorphoses d’Ovide ou d’autres œuvres. Puis il développe l’interprétation morale, en l’étayant par des citations d’autorité. C’est assez rarement qu’il recourt au procédé de l’allégorèse que privilégie l’Ovide moralisé. Ses chapitres sur Hercule présentent néanmoins cette particularité qu’il y développe assez souvent, mais pas toujours, des allégorèses inspirées de l’Ovide moralisé. Quand c’est le cas, ces allégorèses ne sont pas introduites directement après le récit sur Hercule. À la lecture de l’Ovide moralisé et vu l’ampleur des emprunts que Jean de Courcy y fait sur Hercule, on s’attendrait à trouver des analogies avec le Christ ou avec Dieu après la formule « ainsi comme on list en ». Or de telles analogies n’apparaissent pas. Les allégorèses divines et christiques, quand elles sont reprises, le sont toujours après la mise en perspective avec une autre histoire – deuxième temps de chaque chapitre de la Bouquechardière – et au terme de détours selon des associations d’idées et des citations multiples : les correspondances entre Hercule, Dieu et le Christ, deviennent ainsi moins directes, elles s’en trouvent parfois affaiblies. Avant de préciser cette question, il est nécessaire de revenir au récit, dont la teneur est essentielle pour préparer l’interprétation. Comme je l’ai mis au jour plus haut, la première modification par rapport au texte sur Hercule de l’Ovide moralisé vient de l’ajout de nouveaux épisodes et de la multiplication des exploits contre les monstres et les tyrans. Elle renforce alors très nettement la célébration d’un héros sauveur et civilisateur, en insistant sur l’exemplarité d’une force physique tout entière vouée à assurer le triomphe du bien, de la liberté et de la vertu, conformément aux interprétations des traductions amplifiées de la Consolation de Philosophie de Boèce : ces dernières exaltent en effet Hercule en héros messianique qui, en lutte contre toutes les forces du mal, tue les tyrans, redonne la liberté et la justice. Jean de Courcy ajoute qu’il donne de nouvelles lois aux Libyens, construit des cités et des temples, tant en Espagne, en Libye qu’en Inde, instaure les jeux olympiques, décidant par là même du mode de calcul du temps par olympiades. Par ailleurs, parmi les travaux ajoutés tant à l’Ovide moralisé qu’aux traductions françaises de la Consolation de Philosophie de Boèce, on constate aussi l’importance que Jean de Courcy accorde à ceux que le héros accomplit en Libye avec le roi Afer. Grâce à ce dernier, le récit établit un lien direct entre Hercule et un descendant présumé d’Abraham, dont il consolide le pouvoir

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

et épouse la fille. Renforçant la célébration, l’épisode assure un trait d’union avec les moralisations les plus favorables à Hercule, celles qui, plusieurs fois, établissent justement des analogies avec des personnages de l’Ancien Testament et permettent ensuite l’inscription directe ou indirecte d’allégorèses du héros en figure du Christ inspirées de celles de l’Ovide moralisé. Par le biais de la formule « ainsi comme on list en », Hercule est en effet comparé à plusieurs personnages de l’Ancien Testament : Shamgar, Élisée, Samson et Moïse. Au chapitre 22, sa victoire contre les serpents de Junon est explicitement mise en parallèle avec la force de Shamgar contre les Philistins dans le livre des Juges ( Juges 3, 31), puis avec celle d’Élisée faisant flotter sur l’eau un fer de hache dans le deuxième livre des Rois (2 Rois 6, 1-7). Au chapitre 26, consacré à sa victoire sur Cacus, Antée et l’hydre, et à la libération de la Grèce qui s’ensuit, Jean de Courcy le rapproche de Moïse recevant la révélation de Dieu au buisson ardent et se voyant assigner la mission de délivrer son peuple des Égyptiens et de le conduire dans le pays de Canaan (Exode 3 ; Historia scolastica, Historia libri Exodi, ch. VIII). Suit une citation du « philosophe » Loginon, extraite des Dits moraux des philosophes de Guillaume de Tignonville et mettant en garde contre l’amour du monde terrestre. Aussitôt après l’auteur normand évoque le Christ : […] le glorieux divin combateur, qui vesti la pel de nostre humanité pour nous rescourre de celle mortele beste, en deffendra ses bons et loyaux amis quant il vendra ardoir le mondain serpent qui de son venin tout le siecle alume se ne fust la fontaine du precieux baptesme par quoy furent destruis les dampnables moustres qui en plusieurs especes le peuple decevoient, combien que leur venin soit demouré sur terre, de quoy les incredules peuent estre empoisonnez jusques a ce qu’ilz courent devers le divin mire qui garir les pourra de celle maladie se ilz ont en lui parfaicte fiance et de bon cueur et loyal le requierent, en eulz abstenant de viandes mondaines, qui trop sont contraires a celle garison, mais avant usent des fruits espirituelz, qui leur donnera la santé pardurable. [[…] le guerrier divin dans toute sa perfection, qui revêtit la peau de notre humanité pour nous sauver de cette bête mortifère, en défendra aussi ses bons et loyaux amis quand il viendra brûler le serpent terrestre qui de son venin aurait embrasé tout l’univers terrestre s’il n’y avait pas eu la fontaine du précieux baptême par lequel furent détruits les monstres infernaux qui sous plusieurs formes attaquaient le peuple. Mais le venin de ces monstres est resté sur terre et les incrédules peuvent encore en être empoisonnés tant qu’ils ne courent pas vers le médecin divin qui pourra les guérir de cette maladie s’ils lui vouent une confiance totale, s’ils l’appellent avec bonté et loyauté, en s’abstenant des nourritures terrestres, contraires à cette guérison, et s’ils se nourrissent de fruits spirituels, gagnant ainsi une santé éternelle.] La mention des « dampnables moustres qui en plusieurs especes le peuple decevoient » ne peut alors que faire écho aux monstres vaincus par Hercule, qui se voit ainsi implicitement mis en perspective avec le « glorieux divin combateur qui vesti la pel de nostre humanité pour nous rescourre de celle mortel beste », le « divin mire »,

261

262

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

mais le rapprochement reste indirect, Hercule n’est pas explicitement interprété comme une figure du Christ. La libération de Thésée et de Pirithoos au château d’enfer (ch. 32) débouche ensuite sur une comparaison avec Samson qui se délivra lui-même d’une cité et sur l’exhortation de chacun à embrasser « vertueuse force » pour se libérer des tentations et du mal. Puis le chapitre se clôt sur l’interprétation suivante : « […] comme Jhesucrist, Nostre benoist Sauveur, aprez sa glorieuse resurrection, pour nous de damnacion perpetuele rachater et garir et des tenebreux et obscurs lieux hors mectre avala en enfer comme vray champion et rompi et fraingny les aereennes portes, par quoy il delivra ses loyaux amis et les mist hors de celle prison, en les conduisant a sa benoiste gloire, en son hault regne perpetuelement25. » Ainsi, à la fin de la moralisation qui suit l’analogie avec un personnage de l’Ancien Testament, on lit des références christiques qui correspondent à l’interprétation d’Hercule par l’auteur de l’Ovide moralisé et qui, pour la dernière, comportent quelques réminiscences de son commentaire de la descente aux enfers d’Hercule au livre VI (v. 2004-2068). Sans référence préalable à l’Ancien Testament, des échos plus précis de l’Ovide moralisé se lisent aussi à la fin des gloses des chapitres 24 et 25, sur Déjanire, Achéloos et Nessos, avec les allégorèses de Déjanire et d’Hercule en figures de l’âme et du Christ qui la sauve du diable. Dans ces deux cas, la moralisation commence par des renvois respectivement à la Cité de Dieu sur les métamorphoses, puis à la Vie des Pères au sujet de l’accusation d’adultère dont est injustement victime l’épouse d’un empereur romain. Elles développent alors des réflexions sur les fausses œuvres des démons, puis sur le châtiment divin de l’adultère. Dans le chapitre 25, le rapprochement établi entre Nessos et le frère de l’empereur romain qui tente de séduire son épouse26 est suivi d’une analogie supplémentaire avec Démocrite qui, selon Tertullien27, se creva les yeux pour ne plus voir les femmes et ne plus en être tenté. Après ces deux exemples, Jean de Courcy conclut non pas sur une condamnation du traître, mais sur une mise en garde contre les séductions féminines perverses dont les hommes doivent se détourner pour penser à la belle âme que Dieu aime et épouse : Pourquoy devons oster noz veues de ce mirouer dampnable [les femmes] et estendre noz oeilz, noz cueurs et noz pensees a la bele ame que Dieu aime et espouse, et jadis la mist ou terrien paradis, ouquel Sathan, le traittre sagitaire et desloyal sentour qui ne cesse de traire, pourchassa tant par sa decepcion que Dieu donna a l’ame franc arbitre de vivre et cinq sens principaux aux mondains gués passer. Si osa trespasser ses commandemens, par quoy au sagitaire fut livree a porter honteusement ou gué abhominable, mais par la fleiche de son loyal ami

25 « Jésus-Christ, notre divin sauveur, après sa sublime Résurrection, pour nous racheter et nous sauver de notre damnation perpétuelle et pour nous sortir des lieux de ténèbres, descendit en enfer comme un véritable combattant, fracassa les portes d’airain et délivra ses amis loyaux et les sortant de cette prison, pour les conduire vers sa gloire bienheureuse, dans son royaume des cieux, pour l’éternité. » 26 Vie des Pères, éd. F. Lecoy, Paris, 1987, 1993, 1999, 3 t. ; t. 1, « Impératrice », v. 5668-6439. 27 Apologétique ou défense des premiers chrétiens contre les calomnies des gentils, ch. XLVI, 11, trad. J. P. Waltzing, Paris, 1914.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

qui ala devancer le gué trespassable fut lors l’ame sanne rescousse du sentour et la emmena comme son espouse. Si fu mis le sentour en dampnable peine, combien que nuit et jour laboure et travaille a plunger l’ame en ce dampnable gué, par quoy bien devons garder ce mariage que entre Dieu et l’ame ne soit corrompu, mais comme vraye espouse la puisse mener avec lui ou regne pardurable. [C’est pourquoi nous devons détourner notre regard de ce miroir qui voue à la damnation et diriger nos yeux, nos cœurs et nos pensées vers la belle âme que Dieu aime et épouse, qu’il mit jadis dans le paradis terrestre, là où Satan, le sagittaire déloyal, le centaure traître qui ne cesse de tirer ses flèches, la poursuivit et l’attaqua tant que Dieu donna à l’âme la liberté de vivre et cinq sens majeurs pour franchir les gués du monde terrestre. Elle osa néanmoins transgresser ses commandements, si bien qu’elle fut livrée au sagittaire afin qu’il la portât sur le gué ; mais grâce à la flèche de son ami loyal qui alla en avant sur le gué à traverser, l’âme en bonne santé fut sauvée du centaure et emmenée comme si elle était son épouse. Le centaure fut plongé dans la souffrance de la condamnation, bien que nuit et jour il ne cesse d’œuvrer pour plonger l’âme dans ce gué épouvantable. Ainsi devons-nous bien préserver de toute atteinte le mariage entre Dieu et l’âme, pour que Dieu puisse la conduire avec lui au royaume éternel.] C’est ainsi par le biais de ce discours misogyne que Jean de Courcy greffe ses emprunts aux vers de l’Ovide moralisé et évoque comment l’âme a été sauvée du centaure par son loyal ami, le Christ. Il retrouve des éléments précis de la glose que l’Ovide moralisé a apportée à l’épisode de Nessos, c’est-à-dire de son interprétation de Déjanire en allégorie de l’âme épouse de Dieu, de Nessos en allégorie du diable et d’Hercule en allégorie de Dieu, dans une adaptation des vers de l’Ovide moralisé (IX, v. 452-486). Cet exemple montre comment la correspondance entre Hercule et le Christ s’établit bien sur le modèle de l’Ovide moralisé, mais de manière moins directe. C’est encore davantage le cas au chapitre 22 sur la naissance d’Hercule. Après le détour du rapprochement avec Shamgar, la référence à la naissance du Christ que le diable aurait voulu empêcher, de même que Junon a œuvré contre Hercule, n’est que subrepticement introduite, sans qu’une analogie soit explicitement établie avec celle d’Hercule, et ensuite Jean de Courcy insiste sur les obstacles que le diable envoie « ou berseul de ce monde » (« dans le berceau de ce monde »), les tentations qu’il nous inflige pour nous ravir la vie éternelle : Hercule est finalement moins le type du Christ que le symbole de tous les hommes assaillis par les tentations du diable et invités à prier Dieu pour obtenir sa grâce. Les références et allégorèses christiques, quand elles sont exprimées, le sont ainsi après le détour par une autre histoire, par des associations d’idées et des citations diverses qui donnent l’impression d’une certaine mise à distance, qui n’est pourtant pas une mise en question. Mais il est d’autres chapitres où elles n’apparaissent pas et où l’écart avec l’Ovide moralisé est alors flagrant. L’exemple le plus net et le plus lourd de signification est celui de la mort du héros, d’autant que Jean de Courcy s’inspire précisément du récit des faits qui conduisent à cette mort tel que l’auteur de l’Ovide moralisé l’a composé au xive siècle. Son choix d’une nouvelle interprétation me

263

264

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

semble alors pouvoir s’expliquer, pour une part du moins, au regard des liens qu’il établit implicitement entre son récit de la vie d’Hercule et celui de la vie d’Alexandre le Grand, au livre V.

Hercule et Alexandre le Grand Nous avons déjà noté que Jean de Courcy complète la vie d’Hercule par le récit de sa conquête de l’Asie, absente de ses sources principales. C’est cette évocation de l’Hercule conquérant, confortée par celle de l’Hercule amoureux – sa source d’inspiration pour cette dernière est l’Ovide moralisé –, qui le conduit à fragmenter et à mettre à mal la belle image du héros messianique, au point de finalement la contester par une franche condamnation des vices d’Hercule à la fin de sa vie. Qu’au-delà des textes encyclopédiques, la conquête de l’Inde par Hercule soit connue au Moyen Âge avant tout d’après les récits sur Alexandre le Grand, qui en outre prêtent souvent au conquérant macédonien un désir d’émulation avec Hercule28, Jean de Courcy le sait et il le rapporte lui-même dans le livre V de la Bouquechardière, lorsqu’il évoque comment Alexandre se lance en Inde sur les traces d’Hercule et de Bacchus, puis dépasse les bornes qu’ils ont construites (V, ch. 60). Mais étrangement dans son récit sur Hercule, au livre I, il ne mentionne pas ces bornes orientales. Il a pourtant évoqué les bornes occidentales que le héros aurait érigées dans l’île de Gadès ; il a aussi relaté plus haut la conquête de l’Inde par Bacchus et son érection de colonnes, sans les associer néanmoins à Hercule (I, ch. 12). Dans le même temps, c’est justement lorsqu’il en vient au terme de l’avancée indienne d’Hercule qu’il met en avant l’échec du héros que j’ai évoqué plus haut. N’étant pas parvenu à soumettre un peuple qui s’est réfugié en haut d’une montagne, le héros antique espère l’affamer en lui empêchant toute sortie, mais un tremblement de terre le contraint au renoncement : Vers les monts de Melade d’ilec sa voye tint ou ung grant peuple sur une montaigne grande et haulte estoient assemblez pour la grant doubte que de lui avoient et que de sa force se pensoient deffendre. Comme devant ce peuple fut Herculés venu, pour la haulteur du mont a eulz aler ne polt. Si se logea tres devant l’entree parce qu’il les pensa la dessus affamer. Quant une piece olt devant ce mont esté, sourdi en celle place une terremotte qui lui et ses gens telement espaouri que d’ilec le convint soubdainement partir et en celui estat laisser ce peuple. (ch. 27) [Il poursuivit son chemin avers les monts de Melade où un peuple nombreux s’était rassemblé parce qu’il était terrifié face à lui et qu’il pensait ainsi se défendre contre sa force. Arrivé près de là, Hercule ne put s’approcher de ce

28 Voir notamment le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, éd. E. C. Armstrong, D. L. Buffum, B. Edwards et L. F. H. Lowe, The Medieval French Roman d’Alexandre, t. 2, Princeton, 1937, I, 2036-51 ; III, laisse 142-142, et mon étude Les Romans d’Alexandre, aux frontières de l’épique et du romanesque, Paris, 1998, p. 433-436.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

peuple en raison de la hauteur des montagnes. Il s’installa juste devant leur entrée en pensant ainsi les affamer. Après quelque temps, un tremblement de terre se produisit à cet emplacement et les épouvanta tellement, lui et ses hommes, qu’il leur fallut subitement partir et laisser ce peuple.] Ce cataclysme est-il alors à interpréter comme un avertissement de Dieu, qui l’appellerait à l’humilité et lui montrerait son impuissance ? Aucune interprétation n’est donnée, mais de fait son expédition orientale se termine sur un échec, même si avant de partir il construit deux cités, rapidement mentionnées. L’échec d’Hercule est d’autant plus explicite que le sermon qui suit véhicule une violente condamnation du péché d’orgueil et d’avarice des puissants qui exploitent les peuples et que Dieu voue à la damnation. La figure du héros libérateur se renverse en celle du tyran, de la bête qui dévore le peuple. Préalablement la formule « ainsi comme on lit en » a introduit une analogie avec Gondoforus, un roi de l’Inde qui, selon la Légende dorée29, ne songe qu’à construire les palais les plus luxueux et confie à cet effet son argent à l’apôtre Thomas, qui, lui, l’emploie à l’édification d’églises. La comparaison est clairement défavorable à Hercule. Je reviendrai aussi bientôt sur les échos inattendus que ménage plus loin Jean de Courcy entre cette séquence et celle du franchissement des bornes d’Hercule et de Bacchus par Alexandre le Grand et des cataclysmes qui l’accompagnent traditionnellement, tant leur lecture parallèle me semble donner une clé pour la compréhension. L’impuissance à soumettre le peuple de cette montagne et le retour en arrière contraint après le tremblement de terre ne sont pas les seuls échecs que Jean de Courcy prête à Hercule. Plus loin, sa victoire sur les Amazones est retournée contre lui : Jean de Courcy dégrade en symboles de la vaine gloire les trophées qu’il rapporte d’elles avec fierté (ch. 34). Son trop grand amour pour le monde terrestre est aussi violemment dénoncé à travers ses amours pour Iolé (ch. 41). Dans ce dernier épisode, Jean de Courcy réécrit les vers de l’Ovide moralisé sur les tâches féminines auxquelles il se voue, son déguisement en femme, la tentative de viol par Faunus dont il est victime (Ovide moralisé, IX, v. 508-599). Bien qu’ailleurs il se lance volontiers dans des diatribes misogynes, ici c’est Hercule qu’il condamne pour sa luxure et aussi pour son égoïsme, causes de sa mort. De surcroît, le choix du sujet de l’analogie qui suit est étonnant, d’autant qu’il introduit un nouveau lien avec l’histoire d’Alexandre le Grand : Jean de Courcy met Hercule en perspective, de manière intéressante, avec l’Aristote chevauché par l’Indienne amoureuse d’Alexandre le Grand, selon la légende mise en récit au xiiie siècle par Henri de Valenciennes dans son Lai d’Aristote30. Jean de Courcy connaît donc cette histoire, mais il ne l’inscrit pas dans son livre V sur Alexandre. Il préfère la réserver pour contribuer à la dévalorisation d’Hercule. Il compare aussi ce dernier au tigre qui se laisse prendre

29 Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. française moderne A. Boureau, M. Goullet, L. Moulinier et S. Mula, Paris, 2004, « Saint Thomas, apôtre », p. 40-48. 30 Éd. A. Corbellari, Les dits d’Henri d’Andeli, Paris, 2003, Lai d’Aristote, p. 73-90. Voir mes analyses dans la Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes, op. cit., t. 2, p. 871-874, t. 4, p. 132-134.

265

26 6

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

au miroir, fasciné par la contemplation de sa propre image, comme on le lit dans les bestiaires31. Mais la condamnation la plus violente d’Hercule est celle qui apparaît aussitôt après, dans le traitement particulier que fait Jean de Courcy de sa mort (ch. 42) : l’auteur normand choisit en effet d’effacer complètement le souvenir de l’apothéose du héros antique. C’est la plus grande modification qu’il apporte à la légende d’Hercule et à la source qu’il adapte à nouveau, l’Ovide moralisé, car elle bouleverse radicalement l’interprétation (Ovide moralisé, IX, v. 600-1029). Alors qu’il s’est inspiré du texte en vers pour l’empoisonnement et la mort dans le bûcher, aucune trace des vers de l’Ovide moralisé sur l’élévation d’Hercule n’apparaît. À la résurrection lumineuse et la déification d’Hercule que l’Ovide moralisé relate (v. 855-867), Jean de Courcy substitue la mention des seules cendres qui demeurent de son corps. Puis disparaît aussi la longue allégorèse que l’Ovide moralisé développe, celle où l’auteur du texte en vers met en correspondance l’apothéose d’Hercule avec la Passion et la résurrection du Christ, où aussi il déchiffre la signification allégorique de Hercule en figure de Dieu, celles de Déjanire et de Iolé en figures de Judée et la sainte Église. Par quoi Jean de Courcy décide-t-il de remplacer ces allégorèses ? Il leur substitue, à la faveur du « ensi comme on list en », une analogie avec un personnage de l’Ancien Testament, et on constate qu’il choisit alors une figure négative, Saül, dont il évoque les défaites, la folie meurtrière et la mort déshonorante. La moralisation qu’il argumente ensuite, un appel au mépris des biens terrestres et à la sagesse, évoque à titre métaphorique une chemise infectée de venin – écho implicite au don de Nessos à Déjanire – et c’est alors pour insister sur la mort purement et strictement humaine qu’elle provoque, la destruction complète du corps et de l’âme (ch. 42). Ainsi la mise en accusation l’emporte-t-elle et Hercule devient l’incarnation de l’homme pêcheur dont les actions ne sont animées que par des préoccupations pour les biens et les plaisirs terrestres. Cette condamnation aurait sans doute pu être accompagnée par un rappel de la croyance ancienne en son apothéose qui aurait conforté un discours sur les fausses croyances païennes. C’est du moins l’attente que pouvait avoir le lecteur qui connaît l’importance de ce discours de Jean de Courcy dans la suite de la Bouquechardière, mais force est de constater qu’une tel sermon contre le paganisme n’apparaît pas ici. La question de la déification d’Hercule et du culte qui lui était voué ressurgit néanmoins plus loin, à nouveau dans le récit sur Alexandre le Grand et en lien justement avec la lutte du conquérant macédonien contre l’idolâtrie païenne (livre V, ch. 39), puis une dernière fois, plus rapidement, au livre VI (ch. 28). Bien avant de parvenir en Inde, Alexandre retrouve en effet déjà le souvenir d’Hercule en Libye, alors qu’il a déjà été converti au monothéisme par Aristote. Lorsqu’il amplifie le récit de son expédition en Libye et en Égypte, Jean de Courcy imagine que les habitants lui présentent trois statues, les statues d’Hercule, de Nectanabus, puis d’une vierge à l’enfant (livre V, ch. 39). S’il rend hommage à Hercule comme premier conquérant de

31 Voir notamment Pierre de Beauvais (Bestiaire, éd. C. Baker, Paris, 2010, VIII, p. 151-152). Selon lui le miroir représente les plaisirs et les richesses terrestres dont il faut se détourner.

Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

l’Inde, lorsqu’il se retrouve devant la statue de Nectanabus il exprime en revanche ce qu’il ne semble pas avoir osé dire sur le héros antique et sermonne les Égyptiens en leur reprochant leur idolâtrie païenne. Alexandre épargne Hercule, dont il reconnaît la prouesse, tout en l’assignant à des limites strictement humaines. C’est aussitôt après que les Égyptiens lui apprennent la prophétie de la naissance du Christ que Jérémie avait adressée à leurs ancêtres et le signe qu’ils en ont conservé, une statue de vierge à l’enfant. Cette révélation au sujet de l’Incarnation, bien qu’incomplète, le renforce dans sa foi monothéiste et toutes ses conquêtes sont ensuite justifiées par la finalité spirituelle qu’il leur assigne : éradiquer le culte des idoles et propager le monothéisme32. Le rejet de la déification d’Hercule apparaît encore plus clairement lors de la découverte par Alexandre le Grand des bornes qu’Hercule et Bacchus ont érigées au terme de leur expédition orientale. Comme je l’ai indiqué plus haut, dans le récit sur Hercule de son livre I, Jean de Courcy n’a pas introduit ces bornes, auxquelles un culte était rendu selon la légende. D’après de nombreux récits médiévaux inspirés du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, le roi grec commet un sacrilège en les franchissant et la rivalité qu’il engage avec Hercule dans l’espoir de devenir lui aussi immortel provoque la colère du dieu qui déclenche des cataclysmes et le contraint au retour. Jean de Courcy modifie cette séquence, en imaginant qu’Alexandre dépasse les bornes d’Hercule sans encombres (livre V, ch. 60). Ce n’est plus un sacrilège puisqu’Hercule n’est qu’un homme – Jean de Courcy emploie ici le terme chevalier pour le désigner – et qu’Alexandre n’entend plus l’imiter. Ce que je remarque alors et qui est très signifiant pour la progression ménagée entre les deux héros, c’est le transfert d’un motif entre ces deux séquences de l’arrivée d’Hercule et d’Alexandre aux confins orientaux du monde : alors que Jean de Courcy supprime les traditionnels cataclysmes qu’affronte Alexandre après le franchissement des bornes d’Hercule, en revanche, sur ce même site des bornes orientales il relate et met en avant un tremblement de terre dans son récit sur Hercule. Certes il n’a pas inventé ex nihilo ce tremblement de terre, puisque les histoires universelles de Justin et d’Orose le mentionnaient brièvement, mais il lui a conféré une importance nouvelle, dont la signification apparaît au regard du parallèle implicite qu’il permet d’établir entre les deux héros. Enfin, l’arrivée aux confins orientaux du monde n’est pas le seul épisode que partagent les vies des deux héros et que Jean de Courcy réécrit avec des transformations profondes par rapport aux textes antérieurs. Il en est un autre plus crucial encore pour l’interprétation des personnages, c’est leur double mort par empoisonnement. Or, de même que la glose dont l’auteur normand accompagne la mort d’Hercule s’inscrit en faux contre la légende antique de l’apothéose et l’allégorèse christique développée par l’Ovide moralisé, de même celle qu’il invente pour Alexandre le Grand tranche par rapport aux textes antérieurs. Lorsqu’Alexandre trouve la mort, victime d’un venin comme Hercule, Jean de Courcy montre combien il se soumet humblement, tel un saint, à la volonté divine et accepte sa finitude humaine (ch. 74). 32 J’ai étudié en détail ces séquences dans les articles cités plus haut.

267

26 8

cathe r in e gau l l i e r - b o u g as s as

Il se conforme alors à la teneur du récit de Guillaume de Tignonville dans les Dits moraux des philosophes. Mais sa moralisation, elle, est un ajout très original qui lui est propre, car l’analogie établie avec la mort d’Actéon et l’allégorèse de ce dernier en figure christique33 introduisent aussi l’interprétation d’Alexandre en figure christique. Ainsi, l’allégorèse christique et la correspondance avec la Passion que Jean de Courcy a refusées à Hercule dans le chapitre sur sa mort, il choisit de les accorder à Alexandre le Grand, rompant avec toute la tradition médiévale française antérieure, dont aucun texte n’a célébré Alexandre en figure du Christ ni inventé sa connaissance d’une prophétie de l’Incarnation. C’est l’ultime exemple, et le plus spectaculaire, d’un transfert de sens entre Hercule et Alexandre dans la Bouquechardière. La Bouquechardière ménage ainsi une progression entre Hercule et Alexandre et conteste la légende ancienne de l’imitation consciente d’Hercule par Alexandre, en développant ce portrait original d’Alexandre en souverain pieux qui prépare l’action du Christ. Ce qui manque à l’Hercule de Jean de Courcy, c’est la sagesse, c’est la pensée du spirituel. Il reste cantonné à des préoccupations terrestres, certes souvent éminemment louables et louées, parfois même interprétées en allégories de l’action du Christ – libérer des monstres, des tyrans, apporter la justice –, mais souvent aussi mauvaises et condamnées comme manifestations d’orgueil et de luxure. Ces deux lignes d’interprétation alternent, d’un épisode à l’autre. Elles ne superposent pas pour une même séquence, contrairement à ce que présente l’Ovide moralisé au sujet des amours avec Iolé, où la condamnation morale se concilie avec l’allégorèse christique selon deux niveaux de sens parallèles. Dans la Bouquechardière, la dénonciation finale en prend d’autant plus de force, même si elle n’efface pas la valorisation de ses exploits contre les monstres qui précède. Le rôle civilisateur qu’Hercule incarne un temps mais finalement trahit, c’est plus tard Alexandre le Grand qui le reprend et le parfait par la réforme religieuse qu’il impulse et la conscience qu’il a de remplir une mission spirituelle : son interprétation en figure christique, dans la glose, fait alors écho, dans l’ordre du récit, à la révélation qui lui est concédée d’une prophétie de l’Incarnation, tandis qu’une telle révélation reste interdite à Hercule, qui, lui, n’a droit qu’à une alliance guerrière et familiale avec un descendant présumé d’Abraham et qui meurt dans le déshonneur.

33 L’interprétation d’Actéon en figure christique se lit déjà dans l’Ovide moralisé, mais elle n’est jamais reliée à la figure d’Alexandre le Grand, absente de l’Ovide moralisé.

Elena Koroleva

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière de Jean de Courcy

Vainqueur d’un monstre ou parricide, pécheur invétéré ou victime d’une coïncidence tragique ? Œdipe est assurément l’une des figures les plus controversées de la mythologie antique, et son ambivalence ne ressort que davantage lorsque son histoire est vue à travers le prisme chrétien. Sa vie semble avoir été bien connue au Moyen Âge, mais n’a pas pour autant bénéficié d’un récit séparé ; sa biographie apparaît surtout comme un prélude à la guerre des Sept contre Thèbes ou bien dans le cadre d’un récit historiographique. C’est le cas notamment de la Bouquechardière, un ouvrage consacré principalement à l’histoire de l’Antiquité païenne, rédigé entre 1416 et 1422 par Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard en Normandie. La chronique s’organise en six livres portant sur l’histoire de la Grèce, la guerre de Troie et le sort des Troyens rescapés, l’Orient assyro-babylonien et perse, la Macédoine et l’histoire des Maccabées. Le récit de Thèbes occupe le dernier tiers du livre I1. Il commence au chapitre 67, avec la fondation de la ville par Cadmos, alors que l’histoire du roi Laïos et de la reine Jocaste se lit dès le chapitre suivant. La vie d’Œdipe est relatée jusqu’au chapitre 75, suivie de l’histoire des fils d’Œdipe et de Jocaste, Étéocle et Polynice, ainsi que du récit de la guerre de Thèbes (I, ch. 76-94). Un peu moins d’un tiers de l’histoire thébaine est donc consacré à la biographie d’Œdipe (huit chapitres sur vingt-huit). Dans le présent article nous examinerons le récit de sa vie à la lumière des sources utilisées par Jean de Courcy et des moralisations qui l’accompagnent ; enfin, nous étudierons la réécriture qu’en propose le manuscrit de Genève, BGE, fr. 70.



1 Une édition critique de la Bouquechardière est préparée par une équipe de chercheurs sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas. Je suis chargée de l’édition des chapitres 28 à 94 du livre I. Le texte de la Bouquechardière sera cité d’après Paris, BnF, fr. 20124, le manuscrit de base de l’édition en cours. Elena Koroleva  Université de Lille-ALITHILA Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 269-281 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118951

270

e l e n a ko ro l e va

Les sources et leur compilation chez Jean de Courcy Pour le récit de la vie d’Œdipe, Jean de Courcy a principalement travaillé à partir des sources françaises qui proposent un récit plus élaboré que les textes latins auxquels elles remontent, dont avant tout la Thébaïde de Stace. Quatre textes français racontent la vie d’Œdipe avant le xve siècle, à savoir le Roman de Thèbes (vers 1150), l’Histoire ancienne jusqu’à César de Wauchier de Denain (entre 1208 et 12142), la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (entre 1278 et 12813) et l’Ovide moralisé (entre 1317 et 1328). Jean de Courcy semble avoir connu toutes les œuvres énumérées et les combine tout au long de son récit, de sorte qu’il peut être difficile de déterminer lequel des textes a été utilisé pour tel ou tel épisode. Un exemple permettra de montrer comment il procède à la compilation de ses sources. La scène de reconnaissance de l’identité du fils incestueux est un moment crucial dans la vie d’Œdipe et de Jocaste. Les époux sont mariés depuis une vingtaine d’années et ont quatre enfants avant qu’ils ne découvrent la vérité sur l’origine d’Œdipe. Dans la Bouquechardière, la scène de reconnaissance a lieu lors d’un bain, un détail qui remonte au Roman de Thèbes. Dans le Mythographe du Vatican II et certaines vies latines qui glosent l’épopée de Stace4, Jocaste voit les cicatrices d’Œdipe au moment où il se (dé)chausse. L’HAC (ch. 39) et la CBA (fol. 18 r) adoptent cette version, même si l’HAC suit par ailleurs le Roman de Thèbes. C’est l’ambiguïté de la scène romanesque qui a sans doute amené Wauchier de Denain à y renoncer : comme le note Sylviane Messerli, elle « se joue […] de la double connotation du bain » qui enlève la souillure du péché mais, associé à la sensualité, peut être vu comme un lieu de débauche5. Le Roman de Thèbes met l’accent sur l’insistance désespérée de Jocaste qui, après avoir aperçu les blessures aux pieds de son époux, l’interroge sur leur origine et insiste pour qu’il lui raconte l’histoire de son adoption par le roi Polybe : Ele li dist : « Nel me celez : por quei fustez es piez naufrez ? » Ele l’enchagea fort et enquyst, et depria tant qu’il li dist : « Reïne dame, n’en sai plus, mais tant com m’en dist Polypus : il me dist ceo qu’il m’aporta d’en mie un boys ou me trova, pendant en haut a un cassan, ou jeo soffri ycest ahan.

2 Ci-dessous abrégé HAC. M. de Visser-van Terwisga a édité la partie « Thèbes » de la chronique : Histoire ancienne jusqu’à César, Estoires Rogier. Assyrie, Thèbes, Le Minotaure, les Amazones, Hercule, éd. M. de Visser-van Terwisga, Orléans, 1995. 3 Ci-dessous abrégé CBA. Le texte étant inédit, nous renvoyons aux folios du manuscrit de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, de la fin du xiiie siècle. 4 S. Messerli, Œdipe enténébré. Légendes d’Œdipe au xiie siècle, Paris, 2002, p. 70-75, 85-86. 5 Ibidem, p. 105-106.

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

Ce ne sai je qui me pendit, ne qui les plantes me fendit, mais ceo sai bien que tant me dist reis Polipus, qui mei norrit. » (v. 542-555) [Elle lui dit : « Ne me cachez rien ; pourquoi cette blessure aux pieds ? » Elle l’entreprit, le questionna et le pria tant qu’il lui dit : « Madame la reine, je n’en sais pas plus que ce que m’a dit Polybe : il m’a dit qu’il m’avait ramené du milieu d’un bois, où il m’avait trouvé, suspendu tout en haut d’un chêne où j’endurais ce tourment. Je ne sais qui m’avait pendu, ni qui m’avait fendu la plante des pieds ; je ne sais que ce que m’a dit le roi Polybe, qui m’a élevé6. »] Dans la Bouquechardière, qui reprend le motif du bain, la suite de la scène n’est pourtant pas racontée de la même manière. Jean de Courcy nous présente une Jocaste stupéfaite et pleine de doutes : « De celle chose fut la royne esmerveilliee, parce que oncques mais advisé ne l’avoit ne la fendeure de ses piez apperceue, par quoy en grant doubtance fut son cueur esmeu et en penser merveilleux entré. En grant souspeçon fut que il ne fust son filz7. » Toutefois, contrairement au Roman de Thèbes, elle ne lui pose aucune question mais s’adonne aux tourments silencieux : « De plus en plus lui creust son merveilleux penser et tant que jour et nuit en dement en estoit8. » Œdipe ne lui révèle au final jamais son histoire, с’est Phorbanus, le serviteur de son premier mari Laïos, qui apprend la vérité à Jocaste. Cette inquiétude silencieuse de la reine semble s’inspirer d’un passage du livre IX de l’Ovide moralisé9 : Quant la dame a les piez veüs, Esbahie est et trespensee. Ou cuer li entre une pensee Que c’estoit ses filz sans mentir Que li rois vault fere murtrir. (IX, v. 1508-1512) [Après avoir vu les pieds d’Œdipe, la reine en est troublée et inquiète. Dans son for intérieur, elle commence à croire que c’est véritablement son fils, celui que le roi voulait tuer.] Jean de Courcy ne reprend pas le passage cité mot à mot, mais on notera la similarité de l’expression employée par les deux auteurs : « fut son cueur […] en penser merveilleux entré » / « ou cuer li entre une pensee ». Comme dans la Bouquechardière, Œdipe ne raconte pas à Jocaste son passé, révélé grâce aux anciens serviteurs du roi

6 Le texte et la traduction sont cités d’après l’édition suivante : Le Roman de Thèbes, éd. et trad. F. MoraLebrun, Paris, 1995. 7 I, 74, fol. 77 v : « Ceci étonna beaucoup la reine qui n’avait jamais remarqué la cicatrice aux pieds d’Œdipe ; elle en éprouva une grande crainte dans son for intérieur et une pensée étonnante la frappa. Elle soupçonnait fortement qu’il fût son fils. » 8 Ibidem, fol. 78 r : « Cette pensée étonnante s’emparait de plus en plus de son esprit, au point qu’elle en devenait folle. » 9 Le texte est cité d’après : Ovide moralisé, éd. C. De Boer, t. 3 (livres VII-IX), Amsterdam, 1931.

27 1

272

e l e n a ko ro l e va

Laïos (Ovide moralisé, IX, v. 1513-1522). Il est d’ailleurs possible que la scène entière de reconnaissance d’Œdipe remonte à l’Ovide moralisé plutôt qu’au Roman de Thèbes, étant donné que l’auteur de l’adaptation des Métamorphoses emprunte au roman le motif du bain (IX, v. 1490-1494). Jean de Courcy ne se borne toutefois pas à une ou deux sources, mais y ajoute un épisode supplémentaire tiré d’une tradition autre que les quatre textes français des xiie-xive siècles, à savoir celle qui remonte à l’Œdipe de Sénèque. Environ trois cents manuscrits médiévaux des tragédies de Sénèque sont parvenus jusqu’à nous10, mais Jean de Courcy ne semble avoir connu ce texte qu’indirectement, par le biais de l’ouvrage de Laurent de Premierfait, Des cas des nobles hommes et femmes, rédigé au tout début du xve siècle. L’auteur français adapte le De casibus virorum illustrium de Boccace, ce dernier s’inspirant, pour le récit de la vie d’Œdipe, de la tragédie de Sénèque11. La traduction de Laurent de Premierfait existe en deux versions successives, celles de 1400 et de 1409 ; la seconde est de loin la plus répandue des deux et au moins deux manuscrits de cette version sont attestés à Rouen12. Des petits détails du texte de la Bouquechardière signalent également que Jean de Courcy a en effet utilisé la version plus tardive. Ainsi, lorsque Jocaste tombe enceinte d’Œdipe, la version de 1400 parle de « l’enfant a naistre » (Paris, BnF, fr. 597, fol. 7 r), alors que celle de 140913 et la Bouquechardière ont respectivement « l’enfant encores a naistre » (I, 8, 1) et « enfant qui encores fut a naistre » (I, 68, fol. 72 r). Le berger qui trouve le bébé Œdipe abandonné dans la forêt maudit « la cruaulté du pendeur » (Paris, BnF, fr. 597, fol. 7 r), une paraphrase remplaçant le substantif pendeur dans la version de 1409 (« cruaulté de cellui qui l’enfant avoit pendu », I, 8, 3) et dans la Bouquechardière (« celui qui pendu l’avoit », I, 69, fol. 73 r). En revenant à l’épisode de la reconnaissance des époux, notons que les trois textes – Sénèque, Boccace, Laurent de Premierfait – sont les seuls, avant la Bouquechardière, à raconter l’épisode de la pestilence à la cité de Thèbes, survenue suite au péché de l’inceste d’Œdipe et de Jocaste, et à introduire le personnage du devin Tirésias à qui s’adressent les habitants de la ville pour connaître la cause de leurs malheurs. Emprunté à Laurent de Premierfait (I, 8, 12-13), l’épisode est utilisé par Jean de Courcy à des fins dramatiques. Raconté d’abord dans un chapitre à part (I, 73, fol. 77 r-v), il est de nouveau évoqué dans le cadre de la description des tourments de Jocaste. La réponse du devin selon lequel les malheurs sont causés par un meurtrier de

10 La plupart des manuscrits conservés appartiennent à la version dite A. Voir R. H. Rouse, « The A Text of Seneca’s Tragedies in the Thirteenth Century », Revue d’Histoire des Textes, 1 (1971), p. 93-121. 11 L. Edmunds, « A Note on Boccaccio’s Sources for the Story of Oedipus in De casibus illustrium virorum and in the Genealogie », Aevum, 56/2 (1982), p. 248-252. 12 Paris, BnF, fr. 131 ; Rouen, Bibliothèque municipale, 1440. Le manuscrit de la BnF est enluminé à Paris au cours du premier tiers du xve siècle et devait être parmi les premiers manuscrits qui ont constitué la bibliothèque de l’échevinage de Rouen. Voir C. Rabel, « Artiste et clientèle à la fin du Moyen âge : les manuscrits profanes du Maître de l’échevinage de Rouen », Revue de l’Art, 84 (1989), p. 48-60, ici p. 49 et 51. 13 Contrairement à la version de 1400, le livre I de la version de 1409 est édité : Laurent de Premierfait’s Des cas de nobles hommes et femmes, Book I, éd. P. M. Gathercole, Chapel Hill, 1968.

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

son père qui s’est marié avec sa mère ne fait qu’accroître les soupçons de Jocaste et l’encourage à convoquer Phorbanus pour apprendre la vérité (I, 74, fol. 78 r). Ce dernier personnage nous indique également, s’il le fallait encore, la source utilisée par Jean de Courcy. Dans les textes latins, le berger qui amène Œdipe dans la forêt sur l’ordre de Laïos n’a généralement pas de nom, sauf dans la tragédie de Sénèque où il s’appelle Phorbas (v. 84014). Chez Sénèque, deux personnages seulement prennent part au sauvetage du bébé Œdipe : le berger Phorbas remet l’enfant à un vieillard corinthien qui le remet à son tour au roi Polybe. En revanche, chez Laurent de Premierfait, tout comme dans la Bouquechardière, on trouve trois personnages impliqués dans le transfert de l’enfant : Phorbantus / Phorbanus qui laisse l’enfant dans la forêt, le berger anonyme qui le trouve, un Corinthien qui lui reprend l’enfant et l’offre au roi Polybe et à sa femme. Ici encore donc, c’est le récit de Laurent de Premierfait qui est mis à contribution dans la Bouquechardière. En s’inspirant de deux traditions différentes, Jean de Courcy cherche à créer le récit le plus complet qui soit de la vie d’Œdipe.

L’image d’Œdipe à la lumière des moralisations L’Ovide moralisé est le seul texte parmi les sources de la Bouquechardière à proposer une exégèse du récit de la vie d’Œdipe : ses blessures sont interprétées de façon allégorique comme les plaies du Christ sur la croix (IX, v. 1931-1933), alors que son mariage avec sa mère rappelle la nature divine du fils de la Vierge « dont Diex fist s’espouse et sa mere » (IV, v. 1947, « dont Dieu fit son épouse et sa mère »). Contrairement à l’Ovide moralisé, Œdipe n’est jamais considéré comme une figure christique dans la Bouquechardière. Jean de Courcy ne se livre pas à une lecture allégorisante qui dévoilerait des mystères de la religion chrétienne, mais opte plutôt pour une interprétation tropologique. En règle générale, les moralisations de la Bouquechardière semblent complètement indépendantes de celles de l’adaptation française des Métamorphoses, même si Jean de Courcy la met souvent à contribution dans la partie narrative de son texte. Dans les moralisations des premiers chapitres du récit sur Œdipe de la Bouquechardière, celui-ci est présenté de façon neutre : son destin se trouve entre les mains de Dieu qui le protège de la mort certaine « par divine ordonnance » (I, 69, fol. 73 v). Le parallèle établi avec Moïse qui « vint […] a grande perfection » (ibidem) est laudatif envers notre héros. Même le meurtre de Laïos raconté dans le chapitre suivant est vu à travers le prisme de la prédestination et pas nécessairement comme une faute d’Œdipe : « Telz cas adviennent par le vouloir de Dieu, par prescripcion ou predestinacion, car il scet tout ce qui doit avenir et comme chascun ses jours doit finer15. » L’analogie tracée

14 Sénèque, Tragédies, t. 2, éd. et trad. L. Herrmann, Paris, 1927 [reprint, 1982]. 15 I, 70, fol. 74 v : « De pareils événements adviennent par la volonté du Seigneur, par son commandement ou par son dessein, car Il sait tout ce qui doit se produire et comment chacun doit finir ses jours. »

27 3

2 74

e l e n a ko ro l e va

dans le cadre de cette moralisation, tirée de la Légende dorée de Jacques de Voragine16, va dans le même sens : un certain Julien, « loyal, devot et de saincte vie, parfait en l’amour de Nostre Seigneur » (I, 70, fol. 74 v), dans lequel un lecteur médiéval devait reconnaître sans grande difficulté saint Julien l’Hospitalier, ayant appris en songe qu’il tuera son père et sa mère tente d’échapper à ce sort en quittant le pays, mais finit par tuer ses parents en dépit de tous ses efforts. En conseillant à ses lecteurs de « craindre et amer, obeïr et servir » le Seigneur (I, 70, fol. 75 r), Jean de Courcy ne touche pas véritablement à la question de la culpabilité d’Œdipe-Julien, mais il semble que le meurtre du père ne soit pas vu comme la faute la plus grave du héros qui ne fait que remplir son destin. Qui plus est, le meurtre du père est suivi du moment le plus glorieux de la vie d’Œdipe, l’acmé de sa carrière guerrière, à savoir la victoire sur le Sphinx racontée dans le chapitre 71. Jean de Courcy réserve son jugement le plus positif sur Œdipe aux gloses de ce chapitre : « Par le grant sens Edippus fut adonc eslevé en grace et glore et respondi encontre celui moustre, car grande prudence a ce le semonny et grant engin en subtille memore, ce a quoy plusieurs clercs de grande auctorité ne sont pas meuz de si promptes responses17. » L’exemplum intégré au chapitre en question oppose le héros à Homère qui, contrairement à Œdipe, n’a pu résoudre l’énigme posée par des pêcheurs et s’est suicidé par désespoir18. À partir du chapitre 72 qui le voit épouser Jocaste, Œdipe se trouve toutefois sur la pente descendante. Les théologiens médiévaux considèrent l’inceste comme relevant de la luxure, un des sept péchés capitaux19. Dans sa condamnation de l’inceste, Jean de Courcy s’appuie largement sur le canon théologique et juridique médiéval. Le Décret de Gratien, un ouvrage majeur du droit canonique rédigé vers 1140, examine en détail le problème de l’inceste et ses conséquences pour un mariage (Decretum, partie II, cause 3520). La discussion s’organise autour de dix questions. Les cinq premières ont un caractère plus général et aboutissent à la conclusion que l’on peut formuler ainsi : le mariage endogamique est interdit par l’Église en deçà du septième degré de consanguinité. Deux questions parmi les cinq suivantes, plus spécifiques, sont particulièrement pertinentes pour la légende d’Œdipe. La question 7 interroge notamment le droit à l’héritage des enfants issus d’un mariage incestueux et la question 8 discute la nécessité de dissoudre un tel mariage. Jean de Courcy suit Gratien sur les deux points. Ainsi, il considère que les fils d’Œdipe ne peuvent prétendre à l’héritage de leur père, à savoir à la couronne de Thèbes, car

16 Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. A. Boureau, M. Goullet, L. Moulinier et S. Mula, Paris, 2004, ch. 30, p. 173-175. 17 I, 71, fol. 75 v : « En répondant correctement à ce monstre, Œdipe a été élevé en grâce et en gloire par sa grande sagesse. Ce sont sa grande prudence et son intelligence ingénieuse qui l’y ont aidé, alors que plusieurs clercs de grande autorité ne sont pas capables de donner des réponses aussi promptes. » 18 Le suicide d’Homère est raconté dans la Vie d’Homère du Pseudo-Plutarque (Essay on the Life and Poetry of Homer, éd. R. D. Lamberton, Atlanta, 1996, p. 58-59). Pour les sources de ce récit chez Jean de Courcy, voir les notes critiques de mon édition des ch. 28-94 du livre I, à paraître chez Brepols en 2020. 19 C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, 2009, p. 270-272. 20 Décret de Gratien, causes 27 à 36 : Le mariage, éd. J. Werckmeister, Paris, 2011 ; Christianity and Family Law : An Introduction, éd. J. Witte et G. S. Hauk, Cambridge, 2017, p. 134-144.

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

« heritages et autres mondains biens ne pevent prousfiter en longue duree a ceulz qui sont conceuz en peché de advoultrise et procreez en male generacion21 ». En se référant au Commentaire des Sentences de Thomas d’Aquin qui débat la question du divorce en cas d’un mariage incestueux22, Jean de Courcy soutient, en accord avec Gratien, que « mariage consummé et fait par ignorance doit estre separé23 ». D’après Jean de Courcy, l’inceste est un péché plus lourd que le meurtre du père ; le blâme est placé exclusivement sur le héros, bien qu’il ait conclu le mariage sans connaître l’identité de son épouse. En effet, selon l’auteur de la Bouquechardière, un homme est dans l’obligation de veiller à ce qu’il reste sans souillure (« chascun se doit de peché abstenir », I, 73, fol. 77 v). Dans le cas du mariage, c’est à la charge d’Œdipe de se renseigner sur le passé de sa future épouse pour éviter une union incestueuse : « […] pour eschiver l’obscurté de tele ignorance et pourchacer lumiere en vraye cognicion se doivent les personnes qui marier se veulent et en ce sacrement ordonneement vivre, mectre en seeur estat de vray entendement pour seurement l’un l’autre congnoistre, tant que par entr’eulx ne ait par sanguinité inceste detestable24. » L’analogie est alors établie non pas avec un personnage comme saint Grégoire qui, malgré le double inceste et grâce au repentir, est désigné par Dieu comme le nouveau pape25, mais avec Judas, figure du traître ultime, qui selon le récit de sa vie diffusé par la Légende dorée (ch. 45, p. 222-224) tue son père et épouse sa mère26. Dans la Bouquechardière, la trahison de Judas et son suicide sont présentés comme une punition pour son crime d’inceste : « […] en la parfin si griefment fut puny qu’il vendi a deniers le pur sang glorieux et par desespoir se pendi a ung seür27. » La faute grave d’Œdipe se répercute, quant à elle, sur ses fils qui, conçus dans le péché, perdent le droit à l’héritage de leur père, mais aussi sur le peuple entier, avec pour conséquence la propagation d’une maladie épidémique (l’épisode de la pestilence emprunté à Laurent de Premierfait). La vie d’Œdipe atteint son point le plus bas lorsqu’il est destitué par le peuple thébain (I, 75). Cependant, la moralisation laisse paradoxalement entrevoir une lueur

21 I, 74, fol. 78 v : « les biens hérités et les autres biens matériels ne peuvent servir à long terme à ceux qui sont conçus dans le péché de l’adultère ou engendrés illégitimement. » 22 Il s’agit du commentaire de Thomas d’Aquin sur le quatrième livre des Sentences de Pierre Lombard (Scriptum super Sententiis, IV, 41, 5, Corpus Thomisticum, http://www.corpusthomisticum.org/ snp4037.html). 23 I, 72, fol. 77 r : « le mariage consommé fait par ignorance doit être dissolu. » 24 I, 72, fol. 77 r : « […] pour éviter l’obscurité d’une telle ignorance et retrouver la lumière de la vraie connaissance les personnes souhaitant se marier et vivre en mariage selon les règles doivent s’assurer de véritablement connaître l’un l’autre, afin qu’il n’y ait entre eux de détestable inceste par consanguinité. » 25 A. Guerreau-Jalabert, « Inceste et sainteté. La Vie de saint Grégoire en français (xiie siècle) », Annales, 43/6 (1988), p. 1291-1319. On pourrait aussi penser à un autre personnage du même type, saint Alban. Voir K. Morvay, Die Albanuslegende, Munich, 1977. 26 L. Edmunds, « Oedipus in the Middle Ages », Antike und Abendland, 25 (1976), p. 140-155, ici p. 149154 ; E. Archibald, Incest and the Medieval Imagination, Oxford, 2001, p. 107-110. 27 I, 72, fol. 77 r : « […] en fin de compte il fut sévèrement puni, à un point tel qu’il vendit pour quelques deniers le sang pur et glorieux et se pendit à un sureau par désespoir. »

27 5

2 76

e l e n a ko ro l e va

d’espoir pour le héros déchu : elle est consacrée à la pénitence qui ouvre la voie vers Dieu même aux pécheurs les plus invétérés. Le parallèle tracé indique également la possibilité du salut : l’histoire d’Œdipe est comparée à celle de Thaïs, coupable elle aussi du péché de luxure. En suivant la Vie des Pères28, Jean de Courcy indique qu’« elle se repenti et mist en reclusage pour penitance de son peché faire, par quoy elle effacea son peché et sa honte et envers Jhesucrist devint si devote que par penance acquist la glore pardurable et lui furent du tout ses malfais pardonnez29 ». Le péché d’Œdipe n’est donc pas irréparable, étant donné qu’il se repent de la faute commise. Son sort final, traité de façon originale dans la Bouquechardière, est révélateur des intentions de l’auteur. Il n’existe pas une version univoque de la mort d’Œdipe. La plupart des sources aussi bien latines que françaises gardent le silence sur la disparition du héros. La fin de la Thébaïde de Stace le voit exilé de la ville par Créon, le nouveau souverain de Thèbes (XI, v. 665-754). Les vies latines médiévales qui glosent le récit de la Thébaïde indiquent toutes qu’Œdipe resta jusqu’à la fin de ses jours dans un lieu souterrain, une fosse ou une caverne, sans évoquer Créon ou l’exil du héros30. Le Roman de Thèbes suit cette version31 : Il mesmes s’est essorbé, en une fosse en est entré ; jure que jamais n’en eistra por son pecchié, que plorera. (v. 576-579) [Il s’est lui-même crevé les yeux et s’est jeté dans un cul de basse-fosse ; il jure que jamais il n’en sortira à cause de son péché, sur lequel il veut pleurer.] De même, dans l’Ovide moralisé, Œdipe « se mist en une croute enferme » (IX, v. 1529, « [il] s’enferma dans une prison souterraine »). En suivant Boccace, Laurent de Premierfait, ayant raconté l’exil d’Œdipe ordonné par Créon, constate l’insuffisance de ses sources quant à la fin du héros (I, 8, 22) : « […] il ne me souvient pas avoir leu en histoires comment Edipus morut. » Les deux histoires universelles que connaissait Jean de Courcy, l’HAC (ch. 45-46) et la CBA (fol. 18 v), sont les seules à situer la mort d’Œdipe avant même le début de la guerre de Thèbes : d’après ces textes, il décède dans le fossé où l’ont jeté ses deux fils. Face à ces données contradictoires, Jean de Courcy choisit de modifier quelque peu le dénouement du récit de la guerre de Thèbes en y introduisant la figure d’Œdipe. Lorsque Créon, « ung tres puissant homme » (I, 91, fol. 92 r), s’empare de la ville après la mort d’Étéocle et Polynice, 28 Vie des Pères, éd. F. Lecoy, t. 1, Paris, 1987, ch. 6, p. 72-90. 29 I, 75, fol. 79 r : « elle se repentit et se retira du monde pour expier son péché, de sorte qu’elle effaça aussi bien son péché que sa honte et fit preuve de tant de dévotion envers Jésus-Christ que sa pénitence lui valut la gloire éternelle et la rémission de tous ses méfaits. » 30 S. Messerli, Œdipe enténébré, op. cit., p. 292-297. 31 Le manuscrit S du Roman de Thèbes, transcrit dans l’édition que nous citons, mentionne brièvement la mort d’Œdipe au v. 9918 sans en préciser les circonstances ; un ajout du manuscrit P de la version longue situe la mort d’Œdipe, de Jocaste et d’Antigone au même moment, à savoir moins de huit jours après la mort d’Étéocle et Polynice (Le Roman de Thèbes, éd. L. Constans, Paris, 1890, t. 2, Appendice V : manuscrit P, v. 13261-13270). Voir S. Messerli, Œdipe enténébré, op. cit., p. 266-267.

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

les deux filles d’Adraste, Argie, épouse de Polynice, et Déiphile, épouse de Tydée, recourent à l’aide de Thésée, roi d’Athènes, pour se débarrasser de l’usurpateur qui a jeté Œdipe en prison (I, 91, fol. 92 v). À la fin du livre I de la Bouquechardière, Œdipe est non seulement toujours en vie, mais il est même libéré par Thésée, alors que les deux filles d’Œdipe, Antigone et Ysmène, viennent au pouvoir après la mort de leurs frères : « Adoncques fut en Arges Edipus amené et Creoncés a destruction mis, si fut le regne joint et reuny en la main de Anthigone et Hysmene, sa seur, car aprez leur pere succeder leur devoit32. » Si l’image d’Œdipe reste ambivalente dans la Bouquechardière à cause du péché d’inceste qu’il a commis, la fin du livre I prévoit une rédemption pour le héros dont le sort n’est plus de pleurer la mort de ses fils jusqu’à la fin de ses jours ni de disparaître au fond d’une fosse souterraine. C’est peut-être ce dénouement plutôt positif qui a amené le scribe d’un des manuscrits tardifs de la Bouquechardière à réécrire le texte pour formuler un jugement plus favorable envers le héros.

La réécriture du récit de la vie d’Œdipe dans le manuscrit de Genève, BGE, fr. 70 Les manuscrits fr. 70, 1 et 2 qui forment l’exemplaire complet de la Bouquechardière actuellement conservé à la Bibliothèque de Genève furent exécutés dans l’atelier dit de Guillaume Lambert, actif à Lyon vers 148033. Le même atelier produisit un deuxième exemplaire de la chronique en plusieurs volumes, Paris, BnF, fr. 698 et Bruxelles, KBR, 9503-9504, dont la copie de Genève est très proche34. Un troisième manuscrit, Paris, BnF, fr. 699, fait en Auvergne à peu près à la même époque, doit être ajouté à ce groupe35. Les modifications apportées au texte qu’il s’agit d’étudier ici ne sont toutefois propres qu’à l’exemplaire de Genève et doivent donc être attribuées à son copiste. En général, les manuscrits qu’on connaît de la Bouquechardière proposent un texte stable, avec peu de variantes, ou s’il y en a, il s’agit dans la plupart des cas des leçons peu significatives qui ne changent pas profondément le sens du texte36. L’exemplaire conservé à la Bibliothèque de Genève fait exception de ce point de vue-là ; c’est l’un des manuscrits les plus variants de l’ouvrage, dont le copiste est 32 I, 93, fol. 94 v : « Œdipe fut alors conduit à Argos et Créon tué, alors que le règne de Thèbes fut réuni entre les mains d’Antigone et de sa sœur Ysmène car c’est à elles que revenait la succession après leur père. » 33 E. Burin, Manuscripts Illumination in Lyon (1470-1530),Turnhout, 2002, p. 82-84. 34 Ibidem, p. 106-107. 35 Pour les trois manuscrits, voir B. de Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », Revue d’histoire des textes, 17 (1987), p. 219-290, ici p. 249-255. 36 Pour la liste et la description des manuscrits de la chronique, voir B. de Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cit. La tradition manuscrite et textuelle de la chronique est étudiée en détail par C. Gaullier-Bougassas dans l’introduction à l’édition critique de la Bouquechardière ( Jean de Courcy, La Bouquechardière, t. 1, Introduction générale, Des origines de la Grèce jusqu’à Hercule, édition critique et commentaire du livre I, ch. 1-27, C. Gaullier-Bougassas, sous presse chez Brepols, à paraître en 2020 ; voir note 1).

27 7

278

e l e n a ko ro l e va

régulièrement intervenu pour corriger son modèle, avec des résultats parfois peu convaincants, en particulier en ce qui concerne le texte des moralisations où l’on trouve plus d’une erreur. Si l’on peut critiquer ses qualités de scribe, toujours est-il que c’est le seul copiste à entreprendre une réécriture du récit de la vie d’Œdipe. Sans être ample, sa réécriture est cohérente et systématique. On en trouve les premiers exemples au chapitre 75 où Jean de Courcy propose pourtant moins une critique qu’une rédemption du personnage d’Œdipe. Ce qui déclenche la réécriture, ce n’est pas la condamnation de l’inceste, mais le comportement des fils d’Œdipe qui font preuve d’irrespect vis-à-vis de leur père en piétinant les yeux qu’il s’est arrachés dans sa douleur. Les changements sont visibles dès la rubrique du chapitre 75. Le titre qu’on trouve dans les autres copies, « Comme Edippus fut pour celle cause [l’inceste] depposé du royaume » (I, 75, fol. 78 v), place le blâme sur Œdipe et lui seul : le péché du fils de Laïos mérite une punition appropriée, à savoir sa destitution. Dans le manuscrit de Genève, on trouve en revanche une rubrique très différente : « Comme Edipus pour celle cause fut desprisié de ses enfans » (fol. 90 r). C’est l’aspect familial du drame qui est mis en exergue et non ses conséquences politiques. Le blâme est déplacé d’Œdipe sur ses fils qui se montrent irrespectueux envers leur père et seront punis pour ce motif. Les modifications de l’exemplaire de Genève consistent principalement en ajouts ne comportant pour la plupart d’entre eux que quelques mots, voire un seul. On en distingue trois types. Les premiers, les moins nombreux, mettent l’accent sur la situation misérable dans laquelle se trouvent Œdipe et Jocaste après la découverte de leur identité. Ainsi, dans la rubrique du chapitre 88, « Comme Jocaste se occist par desespoir37 », le copiste de Genève qualifie le désespoir de « doulloureux » (fol. 103 v). Lorsque l’auteur raconte comment l’Œdipe aveugle apparaît devant Créon (I, 91), l’exemplaire de Genève rappelle l’infirmité du héros, en précisant qu’Œdipe « plus n’avoit qui lui admenistrast sa vie38 ». Ne tenant compte des demandes d’Œdipe qui souhaite voir ses filles monter sur le trône de Thèbes, Créon le jette en prison « en la grande vieillesce en quoy pour lors estoit » (I, 91, fol. 92 v, « alors qu’il était très vieux »). Le manuscrit de Genève y ajoute un rappel de son état d’indigence matérielle (« en la grant viellesse et pouvreté en quoy pour lors estoit », fol. 106 v, « alors qu’il était très vieux et pauvre »). Le deuxième type d’ajouts, les plus nombreux, sont ceux qui visent à souligner l’innocence d’Œdipe et de Jocaste ou bien à minimiser leur culpabilité. Le début du chapitre 75 raconte la destitution du fils de Laïos, montrée à travers la réaction de Jocaste qui « fut en son cueur durement troublee, tant que nul homme penser ne le pourroit, mesmement que sa faulte estoit si congneue que elle fut de chascun infame reprouchee39 ». Le copiste du manuscrit de Genève ajoute à ce dernier passage un jugement du narrateur omniscient ayant pour but de disculper Jocaste : les habitants

37 I, 88, fol. 89 v : « Comment Jocaste se suicida par désespoir. » 38 Genève, BGE, fr. 70/1, fol. 106 v : « il n’avait plus personne qui prît soin de lui. » 39 I, 75, fol. 78 v : « [elle] fut si troublée dans son for intérieur que personne n’aurait pu se l’imaginer, d’autant plus que son péché était connu de tous et que chacun l’accusait d’infamie. »

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

de Thèbes blâment la reine de sa faute « neantmoings qu’elle en estoit ignocente » (fol. 90 r, « bien qu’elle en fût innocente »). Le péché des époux s’explique par leur ignorance et le scribe lyonnais la considère clairement comme une justification suffisante. Dans le même chapitre 75, il insiste à deux reprises sur le fait qu’Œdipe a tué son père et commis l’inceste à son insu : Combien qu’il olt [par incongnoissance] peché si detestablement de son pere occire et sa mere espouser, olt il de son mal fait vraye contriction, si vesqui depuis lors moult contemplativement et de ce faire au ciel moult tenu se tint. Lors depria les dieux du cueur devotement comme par leur pitié pardonner lui voulsissent l’[ingnorante] occision de Layus, son pere, et l’advoutrise de sa mere Jocaste. (I, 75, fol. 78 v, les ajouts entre crochets sont tirés de Genève, BGE, fr. 70/1, fol. 90 r) [Bien qu’il commît [par ignorance] un péché détestable en tuant son père et en épousant sa mère, il s’en repentit sincèrement, vécut depuis dans la contemplation et se considéra comme obligé de le faire, étant redevable à la puissance divine. Il pria dévotement les dieux de tout son cœur pour qu’ils lui pardonnassent par leur miséricorde le meurtre de son père Laïos [commis à l’insu] et l’adultère avec sa mère Jocaste.] À deux reprises, le scribe cherche à éliminer ou à atténuer le mot « péché ». Dans le chapitre 75, Œdipe s’enferme dans un lieu souterrain pour pleurer « son maudit peché » (fol. 79 r) ; cette dernière expression est remplacée par « son malheur » dans le manuscrit de Genève (fol. 90 r). Dans le chapitre 91, à « l’orrible peché » (fol. 92 v) se substituent « les obscurs pechiez » de la copie de Genève (fol. 106 v) où « obscurs » est à comprendre au sens de « inconscients (de la part d’Œdipe) ». Enfin, un dernier exemple de ce type de réécriture se trouve au chapitre 88 où Jocaste se suicide « regardant que ces maulx [la destitution d’Œdipe et l’épidémie ravageant le royaume thébain] estoient causez d’elle » (fol. 90 r, « en s’apercevant que ces malheurs ont été causés par sa faute »). Le scribe lyonnais diminue la certitude de cette affirmation en l’attribuant à la perception distordue de Jocaste : « ces maulx, se lui sembloit, venoient a cause d’elle » (fol. 103 v, « il lui semblait que ces malheurs étaient survenus à cause d’elle »). Les ajouts du troisième type, peu nombreux mais en revanche les plus prolixes, condamnent Étéocle et Polynice, qui sont présentés comme les seuls coupables de la guerre de Thèbes. Lorsque les deux fils d’Œdipe piétinent ses yeux « en escharnissant le peché de leur pere » (I, 75, fol. 79 r, « en se moquant du péché de leur père »), le scribe lyonnais fait suivre le passage cité de l’anticipation funeste « dont grant mal leur survint » (fol. 90 r). Le chapitre 89 raconte la mort des deux frères qui s’entre-tuent lors de la bataille des deux armées. L’auteur résume ainsi leur conflit et son issue : Grant douleur et grant desconfort fut adonc de ces deux freres ainsi devier et que l’un l’autre cruelement s’entreoccirent pour la grande hayne qui entr’eulz estoit et le peché de leur creacion. (I, 89, fol. 90 v-91 r)

27 9

280

e l e n a ko ro l e va

[La mort de ces deux frères suscita une grande douleur et une grande affliction ; ils s’entre-tuèrent cruellement l’un l’autre à cause de la grande haine qui était entre eux et à cause du péché de leur engendrement.] Le passage cité est suivi dans le manuscrit de Genève d’un des plus longs développements sortis de la plume de son scribe : « […] et desprisement de leur pere quant il foullerent aux piedz ses povres yeulx qu’i c’estoit arrachiez, tout pour le gouvernement du regne avoir, lequel ilz n’eurent, mais par mort le comparerent comme avez ouy40. » Il accuse donc les fils d’Œdipe d’irrévérence envers leur père ainsi que de cupidité, la raison principale de leur chute. Un dernier ajout de ce type se trouve dans le chapitre 94 qui conclut le livre I et où Jean de Courcy énumère les souverains de Thèbes, dont Œdipe, « le derrain roy qui tenist celui regne par la male fortune qui ainsi leur advint » (fol. 95 r, « le dernier roi qui régnât sur ce royaume à cause du malheur qui leur advint »). Le copiste lyonnais y ajoute un développement qui insiste sur la culpabilité des fils : Œdipe « fut le derrenier roy qui cellui regne tint et par male fortune en fut degetté maiz en son vivant par l’envie de ses filz qui posseder le voulloiet41 ». Le scribe de la copie de Genève se charge donc de la réhabilitation du personnage d’Œdipe. Ses ajouts révèlent une compréhension différente du péché par rapport à Jean de Courcy qui suit les normes théologiques et juridiques de l’époque. Pour le copiste lyonnais, le péché inconscient ne saurait être condamné avec la même sévérité qu’un péché commis en pleine connaissance de cause. Par ailleurs, Œdipe ne porte d’après lui qu’un blâme partiel, ses fils étant coupables d’une faute même plus lourde, celle de cupidité. Jean de Courcy tisse son récit de la vie d’Œdipe en puisant à toutes les sources disponibles en langue vernaculaire, écrites du xiie au xve siècle. Dans l’exemple que nous avons examiné, l’épisode de reconnaissance de l’identité des époux, l’auteur combine la tradition remontant au Roman de Thèbes, par le biais de l’Ovide moralisé, et celle remontant à la tragédie de Sénèque via la traduction de Boccace par Laurent de Premierfait. La scène du bain lors de laquelle Jocaste aperçoit les cicatrices aux pieds d’Œdipe est le moment clé qui révèle aux époux l’état pécheur de leur mariage. L’inceste est pour Jean de Courcy une faute plus grave que celle du meurtre du père, qu’il présente comme relevant de la prédestination. Les moralisations juxtaposées au récit, tout en condamnant le héros pécheur qui aurait dû se renseigner sur le passé de sa future épouse pour éviter l’alliance incestueuse, offrent une possibilité de rédemption qui peut être obtenue au prix d’une longue pénitence. Le copiste d’un des manuscrits tardifs de la Bouquechardière, celui de Genève, BGE, fr. 70, tente de blanchir davantage la figure ambivalente d’Œdipe. Les modifications qu’il apporte

40 Genève, BGE, 70/1, fol. 105 r : « […] et [à cause du] mépris envers leur père, lorsqu’ils piétinèrent ses pauvres yeux qu’il s’était arrachés, et tout ceci pour avoir le gouvernement du royaume qu’il ne possédait pas mais qu’ils obtinrent par leur mort comme vous l’avez entendu. » 41 Ibidem, fol. 110 r : « [il] fut le dernier roi qui régnât sur ce royaume et il en fut destitué à cause du hasard malheureux mais plus encore par la cupidité de ses fils qui voulaient régner de son vivant. »

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière

au texte de la chronique soulignent l’état déplorable des époux après la découverte de leur faute, minimisent leur culpabilité en insistant sur l’inconscience du péché et blâment les deux fils cupides, Étéocle et Polynice, coupables d’avoir déclenché la guerre fratricide plus que ne l’est leur père dont l’ignorance le disculpe de sa faute. Cette réécriture de l’histoire d’Œdipe constitue un témoignage intéressant de la perception du péché et de son interprétation à la fin du Moyen Âge.

281

Michele Campopiano

Héros grecs et mythes de fondation des villes italiennes aux xive et xve siècles

Paul Veyne a écrit que l’idée implicite derrière les aitía est que notre monde est complet et que l’on peut comprendre la réalité par les origines, une ville par son fondateur1. Comme l’a écrit récemment l’anthropologue Jean-Pierre Albert : « Dire l’origine, c’est établir un lien particulier entre le passé et le présent : affirmer une continuité, la permanence d’une essence dont témoignent, dans le cas d’une ville, un lieu, un nom et une relation d’ancestralité2. » L’historien sait que les mythes de fondation jouent un rôle essentiel dans la construction des identités politiques pendant le Moyen Âge. L’urbanisation profonde de la péninsule italienne, et aussi l’autonomie politique que ses villes obtinrent pendant le haut Moyen Âge, multiplièrent les mythes de fondation3. Ces derniers étaient essentiels pour la cohésion sociale des villes italiennes, et ils sont créés aussi pour des villes « mineures », qui n’ont pas la même force politique que Milan ou Pise4. Nicolai Rubinstein a vu dans les mythes de fondation le commencement de la pensée politique dans les villes italiennes5. Carrie Beneš a écrit que la diffusion des mythes de fondation n’était pas limitée aux intellectuels : à travers différents médias, ces narrations étaient portées à la connaissance de groupes sociaux différents6. Le fondateur de la ville de Pérouse,

1 P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, 2014, p. 64. 2 J.-P. Albert, « Des mythes d’origine des cités en terre chrétienne ? Quelques remarques anthropologiques », dans Ab urbe condita… Fonder et refonder la ville : récits et représentations (second Moyen Âge-premier xvie siècle), éd. V. Lamazou-Duplan, Pau, 2011, p. 17-26, p. 18-19. 3 C. E. Beneš, Urban Legends. Civic Identity and the Classical Past in Northern Italy, 1250-1350, Philadephie, 2011, p. 3-10. 4 Voir par exemple Ph. Jansen, « Les peuples fondateurs : de l’identité régionale des villes marchésanes d’après les chroniques (xiiie-xvie siècles) », dans Ab urbe condita, op. cit., p. 391-409. 5 N. Rubinstein, « The Beginnings of Political Thought in Florence. A Study in Medieval Historiography », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 5 (1942), p. 188-227 ; R. Bordone, « Il passato storico come tempo mitico nel mondo cittadino italiano del medioevo », dans R. Bordone, Uno stato d’animo. Memoria del tempo e comportamenti urbani nel mondo comunale italiano, Florence, 2002, p. 36-58. 6 C. E. Beneš, Urban Legends, op. cit., p. 4. Michele Campopiano  Universités de York et de Gand Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 283-293 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118952

284

m iche l e c a mp o p i an o

par exemple, est représenté sur la fontaine de la ville7. Beneš étudie ces mythes de fondation essentiellement dans leur lien avec l’histoire romaine8. Cependant, ils ne sont pas liés seulement à l’histoire de Rome, aux héros romains ou troyens, mais aussi souvent au passé préromain de l’Italie, et à la présence de héros grecs dans la péninsule. Les villes italiennes étaient souvent attachées à une tradition qui remontait à l’Antiquité. Caton, dans ses Origines, qui nous sont parvenues par fragments, narre, comme l’explique Denys d’Halicarnasse, « tas genealogías ton en Italía póleon », les origines des villes italiennes. Son texte est influencé aussi par la tradition grecque des narrations des ktíseis (κτίσεις9). L’Énéide de Virgile, un texte fondamental dans la culture médiévale, transmet aussi des mythes d’origine, qui sont discutés par les commentaires du poème de Virgile comme celui de Servius. Les auteurs médiévaux pouvaient se fonder sur ces textes, qui transmettaient souvent des mythes qui liaient la fondation de la ville à des héros grecs. Nous nous concentrerons sur deux cas, un dans l’Italie centrale et l’autre dans l’Italie septentrionale, où une figure de la Grèce ancienne joua le rôle de fondateur pendant une grande partie du Moyen Âge : Pise et Mantoue.

Pise Pise est l’une des villes dont l’origine est liée à un héros grec. Cela trouve ses fondements dans une tradition qui lie Pise en Toscane avec Pise, la ville du Péloponnèse, près de la rivière Alpheiós10. Virgile appelle Pise Alpheae ab origine (Énéide, X, v. 179). Dans le commentaire de Servius, nous lisons que la ville toscane reçut son nom de la Pise du Péloponnèse : Alpheus fluvius est inter Pisas et Elidem, civitates Arcadiae, ubi est templum Iovis Olympici ; ex quibus locis venerunt qui Pisas in Italia condiderunt, dictas a civitate pristina, unde nunc addidit « urbs Etrusca solo », cum praemisisset « Alpheae ab origine Pisae11 ». [La rivière Alpheiós se trouve entre Pise et Élis, villes de l’Arcadie, où se trouve le temple de Jupiter Olympique, et d’où sont originaires les fondateurs de 7 Ibidem, p. 5. 8 Ibid., p. 13-36. 9 Marcus Porcius Cato, Les Origines. Fragments, éd. M. Chassignet, Paris, 1986, p. xxii-xxvii. 10 D. Briquel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur l’histoire de la légende, Rome, 1984, p. 302-304 ; Idem, L’origine lydienne des Étrusques. Histoire de la doctrine dans l’Antiquité, Rome, 1991, p. 249-261 ; M. Bonamici, « ‘Alii ubi modo Pisae sunt, Phocida oppidum fuisse aiunt’. Qualche osservazione a Servio, in Virg. Aen. X, 179 », Studi Classici e Orientali, 43 (1993), p. 249-261 ; A. Coppola, Archaiología e Propaganda. I Greci, Roma e l’Italia, Rome, 1995, p. 142 ; S. Bruni, Pisa etrusca. Anatomia di una città scomparsa, Milan, 1998 ; C. Ampolo, « Pisa arcaica : una rappresentazione delle sue origini mediterranee nelle fonti letterarie », dans Pisa e il Mediterraneo. Uomini, merci, idee dagli Etruschi ai Medici, éd. M. Tangheroni, Milan, 2003, p. 39-43. 11 Servius Honoratus, In Vergilii Aen. Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, éd. G. Thilo et H. Hagen, Leipzig, 1881-1884, 2 t. X, 179, p. 409.

H é ro s g r ec s e t m y t h e s d e fo n dat io n d e s vi lle s i tali e nne s

Pise en Italie, qui doit son nom à la ville précédente, c’est pour cela qu’il ajouta maintenant « ville de sol étrusque », après avoir précisé « Pise ville d’origine alphéenne ». La ville est associée à un héros grec : Pélops. Le xiie siècle est une période caractérisée dans la ville de Pise par une grande production littéraire sur l’histoire de la ville12. Un exemple en est le Liber Maiorichinus, qui célèbre l’expédition contre les Baléares en 1113-111513. Le Liber Maiorichinus appelle les Pisans Alphei14. Dans la compilation de Guido de Pisa, rédigée entre 1118 et 1119, la fondation est attribuée à Pélops15. Pélops était le fils de Tantale : il avait gagné la main de la fille d’Hippodamie en vainquant son père Œnomaos, roi de Pise, dans une course de chariots. Les Métamorphoses d’Ovide mentionnent aussi Pélops16. Le lien entre Pélops et Pise dans le Péloponnèse est rappelé par Hyginus17 (64 av-17 ap. J.-C.). Les ajouts au commentaire de Servius connus sous le titre Servius auctus lient aussi Pise avec Pélops : « sane Pisas antiquitus conditas a Peloponneso profectis, vel ab his qui cum Pelope in Elidem venerunt18. » Ces commentaires établissent des relations entre la ville toscane et d’autres figures, comme Pisus, roi des Celtes, ou le héros étrusque Tarchon19. Plusieurs auteurs dans l’Antiquité tardive lient aussi Pise en Toscane à Pise dans le Péloponnèse et à la lignée de Pélops. Solin20 écrit « a Pelopidis Pisas » (« des gens de Pélops Pise »). Claudien appelle la ville toscane « Alpheae Pisae » dans le De bello Gildonico, Rutilius Namatianus « Alpheae veterem […] originis urbem », et il écrit : « Elide deductas suscepit Etruria Pisas21. » Nous trouvons dans plusieurs sections de la compilation de Guido de Pisa l’expression suivante : « Que civitas predicta in Tuscia a Pelopide Tantali filio constructa et edificata est, apud eam exulans22. » La phrase dérive probablement du Servius auctus (« sane Pisas antiquitus conditas a Peloponneso profectis, vel ab

12 C. B. Fisher, « The Pisan Clergy and an Awakening of Historical Interest in a Medieval Commune », Studies in Medieval and Renaissance History, 3 (1966), p. 143-219 ; G. Scalia, « Romanitas pisana tra XI e XII secolo. Le iscrizioni del duomo e la statua del console Rodolfo », Studi Medievali, 13 (1972), p. 791843 ; M. von der Höh, Erinnerungskultur und frühe Kommune. Formen und Funktionen des Umgangs mit der Vergangenheit im hochmittelalterlichen Pisa 1050-1150, Berlin, 2006. 13 Liber Maiolichinus de gestis Pisanorum illustribus, éd. C. Calisse, Rome, 1904. 14 « Ammonet Alpheos ductor rectorque Pyrenes » : Liber Maiolichinus, op. cit, p. 66. 15 Liber Guidonis compositus de variis historiis. Studio ed edizione critica dei testi inediti, éd. M. Campopiano, Florence, 2008, p. liii. 16 Publius Ovidius Naso, Metamorphoses, éd. R. J. Tarrant, Oxford, 2004, VI, v. 403-411. 17 Hyginus, Fabulae, éd. P. K. Marshall, Munich et Leipzig, 2002, XIV, 20, p. 28-29. 18 Servius Honoratus, In Vergilii Aen., éd. cit., X, 179, p. 409 : « Pise fondée dans l’Antiquité par ceux qui étaient partis du Péloponnèse, ou ceux qui vinrent à Élis avec Pélops. » 19 Servius Honoratus, éd. cit., X, 179, p. 409. 20 C. Iulius Solinus, Collectanea rerum memorabilium, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1895, 2, 4-7. 21 « L’Étrurie accueillit Pise, transplantée de l’Élide », Claudius Rutilius Namatianus, De reditu suo sive Iter Gallicum, éd. E. Doblhofer, Heidelberg, 1972-1977, 2 t., v. 527-540, v. 559-586. 22 « Cette ville fut construite par Pélops, fils de Tantale, qui était là en exil », Itineraria Romana. Volumen alterum. Ravennatis Anonymi Cosmographia et Guidonis Geographica, éd. J. Schnetz, Leipzig, 1940, p. 121 et p. 131.

285

286

m iche l e c a mp o p i an o

his qui cum Pelope in Elidem venerunt. ») Dans Guido, la fondation est clairement personnalisée et liée à la geste d’un héros. Dans la version remaniée par Guido de Pisa de l’Excidium Troiae (un récit de la guerre de Troie du vie siècle), nous trouvons la même phrase sur la fondation de Pise. Le mythe de fondation s’accompagne d’un passage sur l’aide étrusque que reçut Énée. Le texte explique que les Pisans ont joué un rôle essentiel dans la victoire d’Énée contre les Latins : […] cui Massicus princeps M viros cum navibus dedit, quorum pars Clusim pars Cosas habitabant. Horum etiam alii sagittarii, alii vero optimi erant bellatores. Venit etiam Abas, cuius agmen optimis atque pulcherrimis et decoris armis fulgebat et in cuius navi Apollo auro depictus erat. Populonia vero mater dc fortissimos dedit viros, ut Vergilius ait : « dc illi dabat Populonia mater. » Ilba insula ccc, ut Vergilius ait : « Ast Ilba ccc. » Que insula pre ceteris metallis habundat. Pisa autem Tuscie civitas nobilissima dedit ei milites numero m, bello expertissimos, densos acie et horrentibus hastis, quibus Asilas astronomicus mirabilis et augur futurorumque prescius princeps constitutus est. Que civitas predicta in Tuscia a Pelopide Tantali filio constructa et edificata est, apud eam exulans23 […]. [[…] auquel Massicus donna mille hommes avec des navires, une partie d’entre eux habitait Clusis et Cosa. Certains parmi eux étaient des archers, d’autres de très bons guerriers. Abas vint aussi, ses armées répandaient de très bonnes et belles armes et sur son navire Apollon était peint en or. Mère Populonia donna 600 hommes très forts, comme Virgile le dit : « La mère Populonia lui donna 600 hommes. » L’île d’Elbe 300, comme Virgile le dit : « mais l’Elbe 300. » Cette île abonde plus que les autres en métaux. Mais Pise, ville très noble de la Toscane, lui donna 1000 soldats, très experts dans la guerre, dans des rangs serrés et avec des lances hérissées, qui étaient guidés par Asilas, astronome admirable et connaisseur du futur. Pise, ville qui fut édifiée et bâtie en Toscane par Pélops, fils de Tantale, qui était là en exil […].] Pise n’est pas seulement plus ancienne que Rome. Sans Pise Énée n’aurait jamais gagné la guerre et Rome n’aurait pas pu être fondée24. La compilation de Guido eut une diffusion remarquable : douze manuscrits sont conservés de ce texte. Elle fut utilisée par l’humaniste Biondo Flavio dans son Italia illustrata. Le mythe de la fondation de Pise par Pélops se lit aussi dans des chroniques plus récentes25. On le trouve dans le De preliis Tuscie, poème écrit par le dominicain pisan

23 Liber Guidonis, éd. cit., p. 82. 24 M. Campopiano, « Construction of the Text, Construction of the Past. Historical Knowledge, Classical Myths and Ideology in a Medieval Comune (Pisa, Eleventh to Twelfth Centuries) », Troianalexandrina, 9 (2009), p. 63-84 ; Idem, « The Problem of Origins in Early Communal Historiography : Pisa, Genoa and Milan Compared », dans Using the Written Word in Medieval Towns : Medieval Urban Literacy II, éd. M. Mostert et A. Adamska, Turnhout, 2014, p. 227-250. 25 O. Banti, « Studio sulla genesi dei testi cronisitici pisani del secolo XIV », Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 75 (1963), p. 259-319.

H é ro s g r ec s e t m y t h e s d e fo n dat io n d e s vi lle s i tali e nne s

Ranieri Granchi26. La chronique transmise sur le manuscrit 54 de l’Archivio di Stato de Lucques le présente également. Elle explique que Pélops avait perdu son royaume en Grèce et était parvenu en Toscane27 : « Pelope in Argho regnava, lo quale regno Pelopense si chiamò e più altre città in provincia d’Achaia signoregiò e in Italia nella provincia di Toschana Alfea, ogi Pisa, puose28. » La chronique transmise dans le manuscrit 338 du Fondo Roncioni de l’Archivio di Stato de Pise (écrit entre 1398 et 140829) nous dit que : Pelopide, figliuolo di Tantalo fue cacciato di Romania, lo quale venne di qua : quine elli edificò Pisa, la quale prima era luogo di padule deserto, e presso quine v’è la chiesa di Santo Piero. Et quine habitò et fecevi case e puose nome al luogo di Pinsa, quasi dica : « Cacciato dal mio paese sono allo confino30 ». [Pélops, fils de Tantale, fut chassé de Roumanie, dont il était originaire. Il édifia Pise ici, sur cette terre qui était auparavant un marais désert, et près d’ici il y a l’église de Saint-Pierre. Et il y habita et bâtit des maisons, et il appela le lieu Pinsa, autrement dit « chassé de mon pays, je suis en exil ».] La chronique pisane transmise par le manuscrit XXV. 491 de la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence (copié entre 1440 et 1450) peut être divisée en deux parties. La première partie va de la création du monde jusqu’à l’année 1354. Cette partie dérive de la compilation du manuscrit 54 de l’Archivio di Stato de Lucques. La partie qui narre les années 1355-1399 est attribuée à Ranieri Sardo (mort en 1399), un marchand qui occupa différentes fonctions publiques dans la commune de Pise31. Le texte insère le mythe de fondation de Pise dans le cadre de la succession des âges du monde : « In questa terza etade si fu edifichata la cità di Pisa primamente per le mani di Pelopide figliuolo di Tantaleo delle chontrade di Romania ; [fu] chiamata Pisa ciò è, voglia dire : pinto di chasa sua32. » La chronique, comme le fait déjà la compilation de Guido, relie l’histoire ancienne de Pise aux guerres d’Énée dans le Latium : Quando Pisa fu edifichata : venne a essere nel tremila octociento ottanta quatro, nella terza etade, [che] chiamavasi la età d’Abram ; fu edifichata inanzi che Troia

26 Ranieri Granchi, De proeliis Tusciae. Poema fratris Raynerii de Grancis, éd. C. Meliconi, Cittá di Castello, 1915, p. 101-102 ; De preliis Tuscie, éd. M. Diana, Florence, 2009. 27 Lucques, Archivio di Stato, ms. 54, fol. 23 r. Voir aussi A. Fracasso, Cronaca pisana di autore anonimo : contenuta nel cod. 54 dell’Archivio di Stato di Lucca : trascrizione dalla c. 1 alla c. 34 con introduzione, tesi di laurea, rel. Prof. Ottavio Banti, Pise 1967. 28 « Pélops régnait à Argos, lequel royaume s’appelait royaume du Péloponnèse, et il régna dans d’autres villes d’Achaïe et il établit en Toscane la ville de Pise », Lucques, Archivio di Stato, ms. 54, fol. 24 r. 29 Cronica di Pisa. Dal ms. Roncioni 338 dell’Archivio di Stato di Pisa. Edizione e commento, éd. C. Iannella, Rome, 2005, p. xxvi. 30 Cronica di Pisa, op. cit., p. 3. 31 Ranieri Sardo, Cronaca di Pisa, éd. O. Banti, Rome, 1963, p. vii-lv. 32 « Dans le troisième âge la ville de Pise fut édifiée pour la première fois par Pélops, fils de Tantale, de la région de Roumanie, elle fut appelée Pise, c’est-à-dire, ‘chassé de sa maison’ », Sardo, Cronaca di Pisa, op. cit., p. 6.

287

288

m iche l e c a mp o p i an o

fusse disfacta treciento anni innanzi, sechondo che ppone Virgilio ne suoi libri. Et trovasi chome i Pisani dectono aiutorio a Greci quando erano a chanpo sopra a Troya et distrussola. Et dipoi y Pisani dectono aiuto a Enea quando si fugì di Troya et venne in Talia presso al Tevero di Roma per fondare nuova cittade ; della quale giente uscirono poi [coloro che] edifichorono Roma. Essendo chontradiato da Turno che era nella città del re Latino, Enea venne a Pisa per aiuto et per tucto Lonbardia et per tucto Toschana (insino al Tevero di Roma) [ed] ebbe socchorso. Et da Pisani ebbe mille chavalieri et si nne fu chapitano uno Pisano chiamato Assila33. [Quand Pise fut édifiée : elle vit le jour dans l’année 3884, dans le troisième âge, qui s’appelait l’âge d’Abraham ; elle fut édifiée avant que Troie fût détruite, 300 ans avant, selon ce que Virgile écrit dans des livres. Et on découvre aussi que les Pisans aidèrent les Grecs quand ils assiégèrent Troie et la détruisirent. Et après cela les Pisans aidèrent Énée quand il s’enfuit de Troie et vint en Italie près du Tibre à Rome pour fonder une nouvelle ville, dont les habitants devinrent les fondateurs de Rome. Puisqu’il était attaqué par Turnus, qui venait de la ville du roi Latin, Énée vint à Pise pour recevoir de l’aide ainsi que dans toute la Lombardie et dans toute la Toscane (jusqu’au Tibre de Rome) et il reçut secours. Et des Pisans, il eut mille chevaliers et leur capitaine fut un Pisan appelé Assila.] On voit que la tradition de lier l’histoire de Pise avec la geste d’Énée resta vivante dans la culture historique de la ville toscane34. Cela confirme la force de l’association entre l’histoire de Pise et de Rome explicitée par Guido au xiie siècle, association qui se révèle aussi fondamentale pour la mémoire historique de la commune dans les siècles suivants. La diffusion du mythe de la fondation de Pise par Pélops dans les chroniques postérieures montre la centralité du mythe dans la création d’une mémoire historique pisane. Nous trouvons aussi ce mythe sur un parchemin où la fondation est représentée avec la consécration de la cathédrale par le pape Gélase II. Une copie du xve siècle du parchemin est conservée. Elle se trouve dans la salle du chapitre de la cathédrale de Pise, le corps le plus important du clergé de la ville. Elle se fonde sur un document du xiie siècle, parce qu’elle contient une représentation de la cathédrale où l’on trouve encore le cloître sur le coteau méridional de la ville, une partie du bâtiment qui avait été démolie en 121435. Le mythe renforce la conscience de soi de la ville, même après la conquête florentine de 1406. Dans les Memorie istoriche della città di Pisa, publiées en 1682, l’histoire de Pise est introduite par le mythe de sa fondation par Pélops36. 33 Sardo, Cronaca di Pisa, op. cit., p. 8-9. 34 Sardo, Cronaca di Pisa, op. cit., p. xii. 35 M. Ronzani, « La formazione della Piazza del Duomo di Pisa », dans La Piazza del Duomo nella cittá medievale (nord e media Italia, secoli XII-XVI), éd. L. Riccetti, Orvieto, 1997, p. 19-134 ; F. Redi, Pisa. Il Duomo e la Piazza, Cinisello Balsamo, 1996, p. 107-111 ; M. Campopiano, « Construction of the Text », art. cit. 36 Paolo Tronci, Memorie istoriche della città di Pisa, Livourne, 1682, p. 1.

H é ro s g r ec s e t m y t h e s d e fo n dat io n d e s vi lle s i tali e nne s

Mantoue La ville de Mantoue n’avait pas d’origine grecque. Son nom a probablement des racines étrusques : les textes anciens rappellent le lien entre la ville lombarde et ce peuple. Aussi, dans l’Énéide, nous lisons : « Ille etiam patriis agmen ciet Ocnus ab oris, / fatidicae Mantus et Tusci filius amnis, / qui muros matrisque dedit tibi, Mantua, nomen, / Mantua dives avis37. » Ocnus est le fils de la « rivière étrusque » (normalement identifiée au Tibre) et de la prophétesse Manto. Le commentaire de Servius n’apporte pas beaucoup d’éléments nouveaux, sinon le lien entre Ocnus et Bianor des Bucolica. Le Servius auctus nous rappelle par contre un autre mythe : ce sont les soldats d’Ocnus qui ont fondé Mantoue. Manto n’est pas la fille de Tirésias, le devin associé à Thèbes en Grèce, mais d’Hercule, une figure essentielle pour la mémoire de l’Italie38. Le Servius auctus dit aussi que certains pensent que Tarchon, frère de Tyrrhenos, éponyme des Étrusques, aurait fondé Mantoue. Les Étrusques appellent Dis, le dieu de l’au-delà, Mantus. La ville était dédiée à cette divinité, comme d’autres villes créées par les Étrusques : « alii a Tarchone Tyrrheni fratre conditam dicunt : Mantuam autem ideo nominatam, quod Etrusca lingua Mantum Ditem patrem appellant, cui cum ceteris urbibus et hanc consecravit39. » Le Scholia Veronensia, autre commentaire sur Virgile, explique que Tarchon fonda la ville : In Appenninum, inquit, transgressus Archon Mantuam condidit. Item Caecina : Archon, inquit, cum exercitu Apenninum transgressus primum oppidum constituit, quod tum nominavit (vocatum que Tusca lingua a Dite patre) est nomen40. [Il dit que, après avoir traversé l’Apennin Archon, il fonda Mantoue. Caecina dit aussi : Archon, après avoir traversé l’Apennin, fonda une première ville qu’il appela Mantoue, qui en étrusque est le nom de Dis Pater.] Les Scholia contiennent un mythe transmis par les historiens latins Aulus Cecina et Verrius Flaccus, qui avaient une connaissance profonde de l’histoire étrusque. La relation entre Mantoue et les Étrusques est aussi rappelée par Pline (« Mantua Tuscorum trans Padum sola reliqua41 »). Durant le Moyen Âge, la ville de Mantoue est plutôt associée à la devineresse Manto. La ressemblance des noms suggère de voir dans Manto la fondatrice de la ville lombarde : c’est la logique des associations étymologiques, montrée par les 37 « Ocnus voit l’armée des rives de sa patrie, fils de la prêtresse Manto et du fleuve étrusque : c’est lui qui t’a donné tes murs et le nom de sa mère, à toi, Mantoue, riche d’ancêtres », P. Vergili Maronis opera, éd. R. A. B. Mynors, Oxford, 1969, p. 103-422, X, v. 198-203. 38 Honoratus, In Vergilii Aen., op. cit., p. 413. 39 « D’autres disent qu’elle a été fondée par Tarchon, frère de Thyrrenus, et qu’elle doit son nom à Dis Pater qui se dit Mantus en langue étrusque, et cette ville comme bien d’autres lui était consacrée », Honoratus, In Vergilii Aen., op. cit., p. 413. 40 Gli Scolii Veronesi a Virgilio, éd. C Baschera, Vérone, 1999, p. 45. 41 Caius Plinius Secundus, Naturalis Historia, éd. K. F. T. Mayhoff, Leipzig, 1906, III, 130.

289

290

m iche l e c a mp o p i an o

Etymologiae d’Isidore de Séville. Isidore affirme que Manto a fondé la ville, et il explique qu’elle était la fille de Tirésias : Manto Tiresiae filia post interitum Thebanorum dicitur delata in Italiam Mantuam condidisse : est autem in Venetia, quae Gallia Cisalpina dicitur : et dicta Mantua quod manes tuetur42. [On dit que Manto, fille de Tirésias, fut chassée en Italie après la destruction de Thèbes et qu’elle y fonda la ville de Mantoue : elle se trouve dans la région de Venise, qui est appelée Gallia Cisalpina, et elle est appelée Mantoue parce qu’elle préserve les Manes.] Ce mythe de fondation de Mantoue perd son intérêt dans la ville-même durant le Haut Moyen Âge et dans le Moyen Âge central. L’identité de la ville se fonde alors plutôt sur d’autres mémoires partagées. Un rôle central fut joué par le mythe de Longin, le centurion qui blessa Jésus. Longin est vu comme le premier évangélisateur dans la région de Mantoue. Il aurait amené avec lui la relique du sang du Christ. Que le mythe de Manto ait été oublié est particulièrement remarquable parce que Virgile, qui parle de Manto, jouit d’une authentique vénération à Mantoue. Donizone, dans la Vita Mathildis, décrit une altercatio entre Mantoue et la Arx Canusina (Canossa). Mantoue affirme : « generavi namque poetam / Virgilium » (« j’ai procréé le poète Virgile »), mais Canossa rappelle que Virgile fut obligé à quitter la ville43. Bongiovanni da Cavriana appelle Virgile compatriota dans son Anticerberus44. Une inscription de 1190 sur le Ponte dei Mulini à Mantoue désigne la ville comme urbem Virgilianam. Dans une autre inscription sur le même pont, datée de 1257, les Mantouans sont appelés Virgilianus populus45. Nous trouvons aussi, à partir du milieu du xiie siècle, des pièces avec l’inscription Virgilius et Publius Virgilius, et des pièces de l’année 1256 avec l’image du poète46. La ville construisit deux statues pour le poète au xiiie siècle. Dans la Divina Commedia, Dante explique que Manto est la fondatrice de Mantoue47. La devineresse est dans l’Enfer, mais Dante l’appelle vierge, vergine48 : pour Virgile, elle n’était pas une vierge, mais la mère de Ocnus. Dante n’est pas le seul auteur du xive siècle qui attribue la fondation de Mantoue à Manto. Dans des catalogues de fondation de villes on trouve souvent cette information : le De urbibus de Riccobaldo da Ferrara, le De omnibus civitatibus famosis de Benzo d’Alessandria, la Fiorita Armannino da Bologna, le De originibus de Guglielmo Pastrengo, et des

42 Isidorus Hispalensis, Etymologiarvm sive originvm libri XX, éd. W. M. Lindsay, Oxford, 1911, XV, i, 59. 43 F. Ermini, « La memoria di Virgilio e l´altercatio tra Canossa e Mantova nel poema di Donizone », Studi medievali, 5 (1932), p. 187-197. 44 F. Novati, « Un poema francescano del Dugento », dans Idem, Attraverso il Medio Evo, Bari, 1905, p. 7-115. 45 E. Faccioli, La tradizione virgiliana. La cultura nel Medioevo, Mantoue, 1963, p. 43-44 ; F. Amadei, Cronaca universale della città di Mantova, Mantoue, 1954, t. 1, p. 321 et p. 404-405. 46 E. Faccioli, La tradizione, op. cit., p. 15 ; C. E. Beneš, Urban Legends, op. cit., p. 25. 47 Dante Alighieri, Comedia, éd. F. Sanguineti, Florence, 2001, Inferno, XX, v. 52-57. 48 Il faut se rappeler que Stace appelle Manto innuba (célibataire) : Publius Papinius Statius, Thebais, éd. A. Klotz, Leipzig, 1908, IV, v. 463.

H é ro s g r ec s e t m y t h e s d e fo n dat io n d e s vi lle s i tali e nne s

chroniques comme la Nuova cronica de Villani49. La mémoire de Ocnus a disparu, ce qui est aussi lié à la disparition de la mémoire des Étrusques. Le souvenir d’Ocnus se perd, parce que le souvenir des Étrusques s’affaiblit au Moyen Âge. Il faut attendre Boccace pour reconnaître les premières traces du mythe étrusque, ou peut-être la Nuova Cronica de Villani. La définition d’une identité étrusque est consolidée par les Historiae Florentini populi de Bruni (1370-144450). Bruni soutient aussi l’origine étrusque de Mantoue dans la lettre De origine Mantuae, écrite en 1418 à Gianfrancesco Gonzaga51. Dès la deuxième moitié du xive siècle, la situation politique de la ville stimule le développement de nouvelles idées sur l’histoire de la ville, et sur ses origines. Mantoue est assiégée par les Visconti de Milan trois fois : en 1357, en 1368 (Visconti allié avec le Della Scala) et en 139752. Isabella Lazzarini voit une Identità assediata en formation dans la ville à cause de ces événements53. Ces guerres sont présentées aussi dans la Aliprandina, qui décrit les gestes de Ugolino Gonzaga pendant le premier siège de Mantoue, et la figure de Manto réémerge avec ces événements. C’est l’époque où les Gonzaga, qui dominaient déjà la ville comme capitani del popolo, renforcèrent leur autorité, et en 1433 ils reçurent le titre de marquis par l’empereur Sigismund. Bonamente Aliprandi, l’auteur de l’Aliprandina, grandit avec les jeunes de la famille Gonzaga. Il reçut des fonctions militaires et politiques sous les Gonzaga. Manto joue un rôle essentiel dans la Cronica de Mantua ou Aliprandina. Aliprandi compose sa chronique en tercet (terzine), comme la Commedia de Dante, et il écrit : In la parte di Grecia una citate, / la quale per nome Tebe si chiamava, / era grande adorna di beltate. / Dui fratelli quella signorezava, / l’uno Etiogle fu nominato, / l’altro Polinice si noncupava. / Un so consorte di sapir famato, / Tirisia lo suo nome tenìa, / de negromancia dotor lodato, / Una fiola discreta si avìa, / Manthos per suo nome drito chiamata, / auguresa si fu cum gran magistrìa54. [Dans la région de la Grèce, il y a une ville qui s’appelait Thèbes et qui était ornée de sa beauté. Deux frères la gouvernaient, l’un s’appelait Étéocle, l’autre

49 C. E. Beneš., « Noble & Most Ancient. Catalogues of City Foundation in Fourteenth-Century Italy », dans Medieval Manuscripts, Their Makers and Users. A Special Issue of Viator in Honor of Richard and Mary Rouse, Turnhout, 2011, p. 263-278, p. 269. 50 G. Cipriani, Il Mito etrusco nel rinascimento fiorentino, Florence, 1980 ; pour Boccaccio, E. Schoonhoven, « A Literary Invention. The Etruscan Myth in Early Renaissance Florence », Renaissance Studies, 24/4 (2010), p. 459-471. Voir aussi L. Shipley, « Guelphs, Ghibellins and Etruscans : Archaeological Discoveries and Civic Identity in Late Medieval and Early Renaissance Tuscany », Bullettin of History of Archaeology, 23 (2013), p. 1-9 ; M. Harari, « Storia degli studi », dans Introduzione all’Etruscologia, éd. G. Bartoloni, Milan, 2012, p. 19-46, p. 21-24. 51 A. Mazzocco, « Dante, Bruni and the Issue of the Origin of Mantua », MLN, 127 (2012), p. 257-263. 52 I. Lazzarini, « La difesa della città. La definizione dell’identità urbana assediata in tempo di guerra e in tempo di pace (Mantova, 1357-1397) », Reti Medievali Rivista, 8 (2007), p. 2-30. 53 Lazzerini, « La difesa della città », art. cit., p. 20-21. 54 Breve chronicon Monasterii Mantuani sancti Andree ord. Bened. (AA. 800-1431) di Antonio Nerli. Segue in Appendice : ‘Aliprandina’ o ‘Cronica de Mantua’ (dalle origini della Città fino all’anno 1414) di Bonamente Aliprandi, éd. O. Begani, Città di Castello, 1910, p. 27.

291

292

m iche l e c a mp o p i an o

Polynice. Un de leurs proches, bien connu pour sa sagesse et loué pour sa maîtrise de la nécromancie, s’appelait Tirésias, et il avait une fille appelée Manto, devineresse de grande habileté.] Après que Tirésias est tué, Manto reste seule avec un grand patrimoine. La rivalité entre les deux seigneurs s’accroît et ils se tuent. Créon est le nouveau seigneur, Manto craint qu’il ne veuille la marier à cause de sa richesse. Pour cette raison, elle quitte la ville en secret. Elle arrive à Ravenne. Après avoir rejoint la bouche du Pô, Manto navigue à travers le Pô et le Mincio. Grâce à ses vertus prophétiques, elle décide de fonder une ville dans cette région. Elle convoque les Mazori, les grands de la région, et elle discute de ses projets : A mi non gravarà a far li spese, / se ‘l. vi piace, faremo una citate / la quale si sia li nostre difese/ A mi si par che ‘l sia veritade, / che stando aperti come vui siti, / a gran pericol d’ugne zente stade55. [Pour moi il ne sera pas difficile de faire des dépenses et, s’il vous plaît, nous ferons une ville qui sera notre défense. Il me semble vrai que vous n’êtes pas protégés, et vous êtes en danger face à tous les peuples.] Les Mazori sont d’accord et ils cherchent un lieu pour fonder Mantoue. La donna zentile ne prend aucun époux, mais elle construit la ville cum discretione. La figure de Manto est presque christianisée. Elle est la généreuse patronne de son peuple. Il y a aussi ici un écho de Dante, et les deux textes partagent une source très importante, la Thébaïde de Stace56. Aliprandi présente une vision du mythe de Manto très différente de celle de Virgile. Par ailleurs, il dédie plusieurs chapitres au grand poète latin, orgueil de sa patrie. Il conte la vie de Virgile en suivant Donatus sur ce sujet, mais il inclut aussi des légendes médiévales57. La figure de Manto représente dans l’Aliprandina l’harmonie de la ville, idée qui soutenait la domination des Gonzaga. Le mythe resta bien vivant à la Renaissance, particulièrement dans les représentations visuelles. Dans la Sala di Manto (1572-1580) de la Corta Nuova du Palazzo Ducale, Manto joue un rôle fondamental dans l’idéologie des Gonzaga, bien que le mythe virgilien de la fondation de la ville par Ocnus soit restitué dans ces fresques58. La construction des origines permet de donner un cadre de référence pour établir la position de la ville dans l’histoire. Pour cette raison, il faut manipuler les mythes d’origine. Cette manipulation n’est pas un acte totalement libre : elle dépend des traditions textuelles accessibles pendant le Moyen Âge. La fondation est normalement personnalisée, attribuée à un héros plutôt qu’à un peuple : de cette façon les mythes d’origine des villes italiennes reflètent une personnalisation de la politique urbaine, 55 Breve chronicon, op. cit., p. 28-29. 56 Publius Papinius Statius, Thebais, IV, v. 463-645 ; VII, v. 755-759 ; X, v. 632-737 ; Il faut aussi se souvenir qu’Ovide rappelle que Manto est la fille de Tirésias et il l’appelle praescia (Publius Ovidius Naso, Metamorphoses, VI, v. 157-159). 57 D. Comparetti, Virgilio nel Medioevo, Livourne, 1872, t. 2, p. 21-30. 58 Mantova. Le Arti, t. 1, Il Medioevo, éd. G. Paccagnini, Mantoue, 1963, p. 6.

H é ro s g r ec s e t m y t h e s d e fo n dat io n d e s vi lle s i tali e nne s

où des individus peuvent émerger comme des chefs charismatiques, des héros. Les fondateurs des villes sont des héros ou des héroïnes. Bien que pendant le Moyen Âge les textes grecs soient beaucoup moins connus, ils sont souvent des Grecs. D’autres peuples de l’Antiquité sont oubliés ou presque, comme c’est le cas des Étrusques. La présence des héros grecs est fondamentale. La fondation de Pise, liée à un héros grec, est l’un des mythes de fondation qui a réémergé pendant le Moyen Âge. Il faudra, à l’avenir, travailler de plus en plus non seulement sur les références à la romanité, mais aussi sur la présence des figures de la Grèce ancienne en Italie, et par conséquent sur la diffusion des textes grecs.

293

Sarah Baudelle-Michels

Léonidas dans les histoires universelles françaises

En 2011 est paru chez Larousse un livre de vulgarisation sur la bataille des Thermopyles où s’illustra Léonidas. Son titre en est catégoriquement définitoire : Les Thermopyles, la plus célèbre bataille de l’Antiquité1, tout comme celui de sa première partie, « Trois jours pour entrer dans l’éternité ». Ces intitulés sont tout à fait révélateurs de la fascination que suscite le chef spartiate, fascination qui ne date pas d’aujourd’hui puisque, pour nous en tenir à la France, il fut exalté tant par Montaigne ou Fénelon que par David ou Fragonard2. Léonidas incarne ainsi dans la mémoire collective le héros qui, préférant la mort au déshonneur, se sacrifie glorieusement pour sa patrie. C’est ce que soulignent J. Christien et Y. Le Tallec, qui ont analysé l’instrumentalisation de Léonidas au cours des âges : le Lacédémonien a ainsi été élevé au rang de mythe aussi bien par les romantiques anglais, les combattants de Fort Alamo que par l’Allemagne du Troisième Reich3. Mais les deux auteurs glissent très vite sur la période du Moyen Âge, par méconnaissance sans doute de textes qui sont loin d’être tous édités. C’est cette lacune que nous souhaitons ici en partie combler pour savoir si la perception du héros spartiate au Moyen Âge participe, comme c’est vraisemblable, de ce même type d’instrumentalisation et pour voir en particulier comment les auteurs des histoires universelles font entendre leur voix. Revenons pour commencer aux faits historiques avant de faire le point sur les textes qui parlent de lui, pour dégager ensuite la représentation et l’interprétation que l’on a voulu en faire.

1 L. Mary, Les Thermopyles : la plus célèbre bataille de l’Antiquité, Paris, 2011. 2 Montaigne, Essais, éd. J. Balsamo, Paris, 2007, livre I, ch. 30, p. 218 ; Fénelon, Dialogue des morts composés pour l’éducation d’un prince, éd. J. Le Brun, Paris, 1997, t. 1, p. 311-314 ; J.-L. David, Léonidas aux Thermopyles (1813), musée du Louvre ; A.-É. Fragonard, Léonidas (1814), musée municipal de Sens. 3 Léonidas, Histoire et mémoire d’un sacrifice, Paris, 2013. Sarah Baudelle-Michels  Université de Lille  EA 1061 – ALITHILA Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 295-310 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118953

296

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

Les faits historiques et les textes La bataille des Thermopyles, en 480 av. J.-C., s’inscrit dans le long conflit qui opposa les Perses aux diverses cités grecques. Après la défaite de Darius à Marathon, son successeur, Xerxès, rassemble à nouveau une formidable armée, ce dont sont très vite avertis les Grecs grâce à Démarate, un ancien roi de Sparte qui s’était réfugié chez Xerxès après avoir été destitué. Cette armée aux effectifs colossaux se présente à l’entrée du défilé des Thermopyles qui commande l’accès de l’Attique. Le roi de Sparte, Léonidas, à la tête d’une coalition, résiste trois jours durant dans ce lieu stratégique, mais est pris à revers à la suite de la trahison d’un berger grec. Averti du danger, Léonidas renvoie la plupart de ses alliés pour les préserver et se bat le quatrième jour jusqu’à la mort avec trois cents Spartiates fidèles jusqu’au bout. Seuls deux hoplites réchappent au carnage. La défaite des Thermopyles, qui permettra à l’Athénien Thémistocle de gagner du temps pour organiser avec succès la résistance, devient le symbole du sacrifice ultime au nom d’un idéal patriotique. Cette bataille est célébrée dans de nombreux textes antiques4 mais les sources primaires ayant explicitement servi aux historiens du Moyen Âge sont exclusivement latines : il s’agit de Valère Maxime5, Justin6 et du plus prolixe Orose7. Les Grecs – Eschyle, Lysias, Plutarque, Pausanias ou Hérodote – ne sont jamais évoqués. Mais quels sont les textes du Moyen Âge qui parlent de Léonidas ? Dans la mesure où chacun s’inspire de ses devanciers dans une longue pratique de l’intertextualité, il serait artificiel de s’en tenir, pour cette première étape descriptive du corpus, aux écrits des seuls xive et xve siècles. Dépassant le cadre chronologique du présent volume, nous relevons, au xiiie siècle, un bref chapitre factuel du Speculum historiale de Vincent de Beauvais8, qui propose, à l’intention de futurs prédicateurs, une compilation didactique de citations latines référencées. Son texte a été traduit par Jean de Vignay vers 1330 et a pu ainsi devenir accessible aux illiterati. Le Miroir historial9 donne

4 Selon T. Schmidt, les guerres Médiques représentent environ 15% de tous les titres de déclamations historiques recensés ; Lucien conseille ainsi ironiquement aux élèves en rhétorique de choisir ce sujet pour un succès garanti (« Plutarque, les Préceptes politiques et le récit des Guerres médiques », Cahiers des études anciennes, 46 (2009), p. 101-128). Les textes antiques évoquant la bataille étaient donc nombreux, même s’ils ne nous sont pas tous parvenus. Nous avons ainsi perdu la Vie de Léonidas de Plutarque (mais nous avons celles de Lycurgue et de Thémistocle) ou encore les écrits de Trogue Pompée, dont on sait qu’ils ont été abrégés par Justin. 5 Facta et dicta memorabilia, éd. R. Combès, Paris, 1997, t. 1, livre I, 6, p. 125-126 et livre III, p. 239-240. 6 Epitoma historiarum philippicarum Pompei Trogi, éd. B. Mineo, Paris, 2016, livre II, 10-11, p. 59-64. 7 Historiae adversus paganos, éd. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, 1990, t. 1, livre II, 9-10, p. 102-104. 8 De bello Xersis contra Grecos et victoria Spartanorum. Dans la transcription du manuscrit de Douai (Bibliothèque municipale, 797) réalisée par l’Atelier Vincent de Beauvais et disponible à l’adresse http:// atelier-vincent-de-beauvais.irht.cnrs.fr/, il s’agit du chapitre 37 du livre IV. Ce livre correspond au livre III dans l’édition ancienne Bibliotheca mundi Vincentii Burgundi, ex ordine Praedicatorum venerabilis episcopi Bellovacensis, Speculum quadruplex, naturale, doctrinale, morale, historiale, Douai, ex officina typographica Baltazaris Belleri, 1624, p. 98-99. 9 « De la bataille de Xerses encontre les Griex et de la victoire des Spartaniens » (« De la bataille de Xerxès contre les Grecs et de la victoire des Spartiates ») », Jean de Vignay, Le Miroir historial, éd. M. Cavagna, vol. 1, tome 1 (livres I-IV), Paris, 2017, p. 654-655.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

une traduction ad verbum du chapitre 37 du livre IV10, sans marque d’intervention auctoriale. Qu’il ait été connu sous sa forme latine ou française, c’est ce récit auquel puiseront les réécritures ultérieures, même si elles s’en écartent dans la relation de la dernière journée de la bataille. Mais la première histoire vernaculaire parlant de Léonidas précède le Speculum puisqu’il s’agit de l’Histoire ancienne jusqu’à César11 composée entre 1208 et 1213 et que l’on s’accorde le plus souvent à attribuer à Wauchier de Denain. L’épisode des guerres Médiques s’intercale dans l’histoire romaine12, selon le principe d’une histoire universelle qui ne suit pas un déroulement chronologique linéaire mais entrelace des événements plus ou moins parallèles. La bataille, assez circonstanciée, y est traitée avec une certaine emphase : Segnors et dames, ceste choze fu merveillouse que .vic. homes13 tant soulement oserent envaïr por desconfire en lor loges et en lor tentes .vic. mile homes a bones armes ! (HAC, éd. cit., p. 115) [Seigneurs et dames, quelle prodigieuse chose ce fut que six cents hommes seulement osant fondre dans les loges et les tentes de six cent mille hommes lourdement armés pour en triompher !] Du xiiie siècle aussi est la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, qui intègre de larges pans de l’Histoire ancienne jusqu’à César recopiés souvent mot pour mot dans notre passage. Mais le chroniqueur y ajoute des éléments spécifiques (on voit ainsi les troupes de Léonidas mettre le feu aux tentes perses en ajoutant à la confusion finale), éléments qu’il a pu trouver dans Valère Maxime, un des auteurs anciens les plus pratiqués au Moyen Âge. Même s’il prétend, dans son prologue, aspirer à une brièveté qu’il motive par des considérations pédagogiques14, il développe tout de même son récit sur deux ou quatre chapitres selon les manuscrits15 et conserve trois prises de parole d’un Léonidas loin d’être laconique.

10 M. Cavagna, éd. cit., p. 40 : « Jean de Vignay est considéré, à juste titre, comme un représentant de la traduction-calque. » 11 Le texte en est édité par A. Rochebouet, « L’Histoire ancienne jusqu’à César » ou « Histoires pour Roger, châtelain de Lille », L’histoire de la Perse, de Cyrus à Assuérus, Turnhout, 2015. Il sera désormais désigné par l’abréviation HAC. 12 Il s’agit, si l’on reprend la division commode de P. Meyer dans « Les premières compilations françaises d’histoire ancienne, I. Les Faits des Romains, II. Histoire ancienne jusqu’à César » (Romania, 14 (1885), p. 1-85), de la septième section du texte. 13 Les trois cents Grecs évoqués par Valère Maxime sont devenus six cents dans Justin et Orose. 14 « Pour chou ke […sont] li liseur parecheus et negligent a l’estude, j’ai compillé pluisours hystoires des fais anchyens a brief parolle, par coi li entendemens de chascun le puist legierement entendre et en memoire retenir » (ms. de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, fol. 1 r, « Parce que les lecteurs sont paresseux et peu portés à l’étude, j’ai compilé en les résumant un grand nombre d’histoires des faits anciens en sorte que l’entendement de chacun pût facilement les comprendre et les mémoriser »). 15 On compte deux chapitres pour le manuscrit de Cambrai (Bibliothèque municipale, 683) et de Paris (Arsenal, 5077) et quatre pour celui de Baltimore (Walters Art Museum, 307).

297

298

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

Les Chroniques abrégées ou Manuel de Philippe de Valois ont, quant à elles, été rédigées vers 1330. Elles s’appuient en grande partie sur ce que son auteur appelle dans le prologue les Ystoires Frere Vincent16, sans être toutefois un simple abrégé de Vincent de Beauvais. Le compileour (le compilateur), pour reprendre le terme que le chroniqueur emploie pour se désigner lui-même, a reçu la consigne (semble-t-il de Philippe de Valois) de faire « oevre la plus brieve que il pourroit » (« une œuvre la plus brève possible17 »). Cette brevitas s’exerce aux dépens de Léonidas, qui disparaît derrière Thémistocle car les trois batailles où s’affrontent les Grecs et les Perses (les Thermopyles, Salamine et Platées) sont condensées en une seule. Ce texte succinct propose toutefois des éléments spécifiques, tirés là encore de Valère Maxime, l’auteur choisissant par exemple de mettre en valeur un funeste présage négligé par Xerxès : « En l’ost de Serxés une jument enfanta .i. goupil » (« Une jument mit à bas un renard dans le camp de Xerxès18 »). L’histoire universelle qui développe le plus la bataille des Thermopyles est sans conteste celle de la Bouquechardière de Jean de Courcy. Elle date du début du xve siècle. Sur les quatorze chapitres qui, dans le livre IV, relatent les guerres Médiques, quatre y sont consacrés et viennent s’intercaler entre les histoires bibliques de Judith et d’Esther19. L’auteur s’y permet bon nombre d’adjonctions personnelles – notamment sur la progression maritime de Xerxès, sur son débarquement et la position des archers dans le défilé –, sans doute dans l’idée que son public aristocratique sera intéressé par ces éléments d’ordre stratégique. On sait d’ailleurs, grâce au prologue général, que Jean a servi à la guerre20. Il est le seul également à faire sonner « cors et buzines » (« cors et buisines21 ») dans le camp des Perses au moment de l’attaque, ce qui donne une certaine épaisseur à son texte : nous sommes loin du récit concis et neutre d’un Jean de Vignay s’effaçant derrière ses sources. Chacun des chapitres de la Bouquechardière s’organise selon une progression qui se retrouve dans toute la chronique : après la narration historique proprement dite, les faits sont rapprochés d’autres anecdotes historiques thématiquement apparentées (en l’occurrence, Jean de Courcy évoque des batailles antiques et bibliques assez secondaires où les combattants se sont révélés rusés comme Démarate, fidèles à leur chef comme les Spartiates ou inconsidérément présomptueux comme Xerxès). Dans une troisième et dernière partie, l’auteur ajoute une longue moralisation exégétique en s’appuyant sur des citations tirées des Écritures et de divers philosophes (il cite ici successivement Fulgence, le livre de « Sapience », Anaxagore, Platon et Salomon), ce qui donne un éclairage religieux à ces récits dont le public, depuis Jean de Vignay, appartenait plus à la chevalerie (l’ordre des chevaliers) qu’à la clergie (l’ordre des

16 17 18 19

Ms. de Paris, BnF, fr. 19477, fol. 21 r. Ibidem. Ibid., fol. 52 r. Le passage des guerres Médiques a suffisamment d’autonomie pour faire l’objet d’un dispositif de mise en page particulier dans le manuscrit de Paris, BnF, Smith-Lesouëf 72, qui rappelle dans un minisommaire les différentes rubriques concernant Xerxès (fol. 30 r). 20 BnF, fr. 20124, fol. 1 r. 21 Ibid., fol. 241 v.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

clercs22). Ce faisant, Jean de Courcy entend édifier son lecteur pour le guider sur la voie du salut, suivant en cela une démarche assez convenue pour une histoire universelle. Notre étude s’appuie également sur les versions brèves et longues du Livre des histoires du miroer du monde23, qui relatent seulement une partie des faits qui nous intéressent ici. Ajoutons un autre texte du xve siècle, la Fleur des histoires de Jean Mansel (144624) qui, tout en étant largement redevable à ses devanciers, emprunte à son tour quelques détails à Valère Maxime, qu’il peut désormais connaître dans la traduction qu’en ont donnée à partir de 1375 Simon de Hesdin puis Nicolas de Gonesse. Le traducteur-adaptateur – à savoir Simon puisque les passages parlant de Léonidas se trouvent aux livres I et III – accompagne son texte de divers commentaires et gloses explicatives25. Il est par ailleurs une autre traduction intéressante qui a contribué à faire connaître la résistance de Léonidas aux Thermopyles, c’est celle du De casibus virorum illustrium de Boccace par le clerc champenois Laurent de Premierfait dans sa version de 1400 et celle de 1409, qui la révise26. Tout comme ces traductions, les textes médiévaux évoquant Léonidas ne cherchent pas tous à composer une histoire du monde au sens strict : il y a aussi le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan27 qui opte sans surprise pour un traitement littéraire de la bataille des Thermopyles, avec un goût marqué pour la dramatisation ; ou encore la Toison d’or de Guillaume Fillastre qui, en 1473, consacre un chapitre à Léonidas. Il y constate des divergences entre les sources : Ceste histoire est en divers escriptz diversement entendue mais neantmoins tous conviennent en ce que Leonidas – a si peu de gens qu’il n’est pas creable – vainquist Xersés qui avoit puissance inestimable. (ms. de Paris, BnF, fr. 138, fol. 59 r)

22 C. Gaullier-Bougassas le souligne dans son article, « Histoire et moralisation : interpréter la vie d’Alexandre dans les histoires universelle françaises du xiie au xve siècle », dans L’historiographie médiévale d’Alexandre le Grand, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, 2011, p. 252 : « Même si Jean de Courcy appartient au monde laïc, il tient alors bien le discours d’un prédicateur, tant dans les thèmes orchestrés que dans les procédés d’écriture choisis : appels à l’auditoire, importance de mots clés, recours aux exempla, mise en correspondance de plusieurs exempla, citations scripturaires, pratiques de l’allégorie. » 23 La description et la transcription partielle de ses manuscrits sont données par le site « H(istoires) U(niverselles) 15 », consacré à l’étude des histoires universelles, sous la direction d’A. Salamon. 24 Le manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9231, a fait l’objet d’une édition partielle inédite de N. et O. Orloff-Govaerts, Jean Mansel, La Fleur des histoires. Premier livre, Saint-Pierre-deChignac, 1998, 3 t. 25 Il confronte par exemple des sources contradictoires : « Il demoura avec trois cens de ses citoiens seulement. Le translateur Orose ou second livre dist qu’il en ot .vi. cens » (BnF, fr 282, fol. 146 r, « Il resta avec seulement trois cents de ses concitoyens. L’adaptateur Orose déclare au livre II qu’il y en avait six cents »). 26 Voir O. Delsaux, « La ou les traduction(s) française(s) du De casibus virorum illustrium de Giovanni Boccaccio au xve siècle ? Mise au point sur l’histoire d’‘un’ texte », Revue d’histoire des textes, 12 (2017), p. 312-351. 27 Éd. S. Solente, Paris, 1959, t. 2, v. 10803-11243.

299

3 00

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

[Cette histoire est entendue différemment selon les divers écrits mais toutefois tous tombent d’accord pour dire que Léonidas – avec tellement peu d’hommes que cela en est incroyable – triompha de Xerxès qui possédait des forces inestimables.] et ajoute que cette histoire déjà bien connue mérite pourtant d’être racontée à nouveau : Et combien que l’istoire soit assez congneue, toutesfoiz pource que le cueur magnagnime se delicte a ouÿr ce qui est propre a son inclination pour resjouyr et delicter la magnanimité des nobles hommes me semble convenable icy la reciter. (ibidem) [Bien que cette histoire soit fort connue, il me semble toutefois juste de la rapporter ici parce qu’une belle âme se plaît à entendre ce qui conforte ses penchants et pour réjouir et satisfaire la grandeur des nobles gens.] Pour autant, il ne s’agirait pas d’en conclure que Léonidas ait fasciné nos historiens compilateurs. Certes, l’histoire de la Grèce intéresse indéniablement le Moyen Âge tardif, tout particulièrement à la cour de Bourgogne, mais le prestige de Sparte ne concurrence pas celui de Thèbes et Léonidas peut d’autant moins soutenir la comparaison qu’il fait dans nos textes une sortie que l’on peut qualifier de falote. Que Léonidas ne soit en fin de compte qu’un second rôle, nous le prouve déjà le fait que certains textes historiques le passent complètement sous silence comme le Miroir des histoires de Jean d’Outremeuse ou encore la compilation encyclopédique du Livre dou Tresor de Brunetto Latini qui n’évoque que la première guerre Médique. D’autres escamotent Léonidas au profit de Thémistocle, on l’a vu avec le Manuel de Philippe de Valois, et c’est aussi le cas de la version longue du Livre des histoires du miroer du monde. Cette dernière est pourtant bien informée puisqu’elle s’appuie sur Justin et conserve l’anecdote de Démarate prévenant ses compatriotes. Mais le compilateur préfère condenser les batailles : « la bataille fut moult pesme et cruelle entre les Grecs et les Persans » (ms. de Paris, BnF, fr. 328, fol. 86 r, « la bataille entre les Grecs et les Perses fut extrêmement acharnée et cruelle ») et privilégier Thémistocle, car « de tous les Grecs estoit le plus vaillant Themistodés, le duc d’Athenes, qui moult fist de vaillances. » (ibidem, « le plus vaillant de tous les Grecs fut Thémistocle, le duc d’Athènes, qui multiplia les actions héroïques ») Remarquons par ailleurs que, dans sa volonté de noircir l’adversaire perse, l’auteur pratique le transfert et attribue à Xerxès la triste enfance de Thémistocle si mauvais que sa mère se serait pendue de désespoir : Ce roy Persés en sa jeunesse fut de si mauvaise vie que son pere le bannyt hors de son royaulme dont sa mere pour dueil qu’elle en ot se pandit, et toutesvoies fut Persés depuys roy du païs. (ms. de Paris, BnF, fr. 328, fol. 86 r) [Ce roi Xersès fut tellement mauvais dans son jeune âge que son père le bannit de son royaume et sa mère en éprouva une telle douleur qu’elle se pendit. Xerxès devint toutefois ensuite le roi du pays.]

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

Cette version, développée sur près de trois colonnes, ne donne quoi qu’il en soit guère de détails pour la bataille des Thermopyles, le nom Léonidas n’étant pas même cité. Toujours pour relativiser la place de Léonidas dans les consciences médiévales, soulignons que le héros ne suscite pas, au début du xive siècle, assez d’intérêt pour être jugé digne d’être référencé dans les tables-index de Jean Hautfuney, lui qui a pourtant rédigé 12000 entrées différentes pour faciliter la lecture du Speculum historiale28. Enfin, même dans l’Histoire ancienne jusqu’à César qui propose un récit assez long, il n’y a pas de développements en vers où Wauchier tirerait la leçon des faits retracés, contrairement au passage précédent sur la mort de Darius ou à la suite portant sur Alexandre. Dès lors, puisque l’importance de Léonidas est toute relative, c’est bien naturellement ce passage que l’on sacrifie lorsqu’il s’agit d’abréger, comme le montre l’accélération du tempo de la version courte du Livre des histoires du miroer du monde : Aprés la mort Daire de Perse regna son filz Xersés, lequel fut occis par son prevost Artabanus. (ms. de Paris, BnF, fr. 684, fol. 75 v) [Après la mort de Darius de Perse, son fils Xerxès régna. Il fut tué par son prévôt Artabanus.] En résumé, si Léonidas est indéniablement célèbre au Moyen Âge, le fait d’armes qui l’a illustré se fond dans la masse des res gestae et l’on ne tient certainement pas les Thermopyles pour la plus célèbre bataille de l’Antiquité. Reste qu’on parle quand même de lui. Qu’en disent donc ceux qui s’y intéressent de manière circonstanciée ? Les textes suivent globalement une même trame narrative en quatre étapes : 1. Il y a tout d’abord la phase des préparatifs de Xerxès, avec le dénombrement de ses forces terrestres et navales. Les chiffres, qui relevaient déjà de l’affabulation dans l’Antiquité, sont minutieusement repris : Il fist metre sor mer et apareillier la plus riche estorie de nés et de galies qui onques a Troies destruire ne devant Troies i fust encore mise, quar il content et dient que il i ot .iii. mile nés droitureres et .m. et .cc. galies de cors richement apareillees, et si ot li rois Xersés .viic. mile homes de son regne et de sa segnorie et .iiic mil. des voisines terres, qui li estoient venu en aïe. (HAC, éd. cit., p. 113) [Il fit mettre à l’eau et appareiller la plus puissante flotte de bateaux et de galères qui fût jamais rassemblée depuis celle positionnée devant Troie pour la réduire, car on raconte et affirme qu’il y avait trois mille navires de bonne facture et mille deux cents galères bien équipées. Le roi Xerxès y plaça sept cent mille hommes originaires de son royaume et trois cent mille autres originaires des terres voisines et qui lui étaient venus en aide.]

28 Tout au plus avons nous un renvoi général à Xerxès. Voir M. Paulmier-Foucart, « Jean Hautfuney, Tabula super Speculum historiale fratris Vincentii », Spicae, Cahiers de l’Atelier Vincent de Beauvais, ancienne série, 2 (1980), p. 19-263 et 3 (1981), p. 1-208.

301

302

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

Si ot .viic. mil houmes armés portant des regnes de son pooir et .iiim. nés et .xiic. galies et .iiic. mil saudoyers. (Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, ms. de Cambrai, BM, 683, fol. 72 r) [Il rassembla sept cent mille hommes armés originaires des terres sous sa domination, trois mille navires, douze cents galères et trois cent mille mercenaires.] Il olt tant de nefs et de gallees ensemble que oncques devant Troye autant n’en arriva. En la grande flote de celui Xersés avoit .iiim. nefz et .xiic. gallees, toutes chargees de gens et de vivres. Si furent bien garnies de tout appareil et pour la guerre richement equippees. Tant furent lors de gens en l’ost du roy Xercés que de sa terre estoient .viic. mil hommes et des terres voisines qui pour son amour le vouloient servir estoient bien .iiic. mil. (La Bouquechardière, ms. de Paris, BnF, fr. 20124, fol. 239 v-240 r) [Il rassembla tant de navires et de galères que jamais autant n’en arriva devant Troie. Dans l’immense flotte de Xerxès se trouvaient trois mille navires et douze cents galères, toutes chargées d’hommes et de vivres. Elles étaient parfaitement équipées en tout et lourdement armées pour la guerre. Il y avait alors tant d’hommes dans l’armée du roi Xerxès qu’on en dénombrait sept cent mille originaires de ses terres et bien trois cent mille autres originaires des terres voisines et qui étaient désireux de le servir fidèlement.] Si assambla .viic. mil hommes portans armes des gens de son pais, .iiic. nefs et .xiic. galees et .iiic. mille souldoiers. (La Fleur des Histoires, ms. de Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9231, fol. 123 v29) [Il rassembla sept cent mille hommes armés originaires de son pays, trois cents navires et douze cents galères ainsi que trois cent mille mercenaires.] À la différence de ces chroniqueurs dont le catalogue a la sécheresse d’une énumération, Christine de Pizan, en femme de lettres, offre des troupes une version panoramique aux accents épiques grâce aux marques énonciatives impliquant le lecteur comme témoin potentiel, le tout rehaussé d’une sensibilité poétique qui joint à l’expressivité des phonèmes liquides, la délicatesse des fricatives, l’imagination visuelle et visionnaire : Si fist bastir nefs grans et lees, Barges coursables et galees, Tant qu’il en ot si grant foison Que tant ne vid oncques mais hom Assemblees pour une voye (Tant n’en y ot a prendre Troye !)

29 La seule divergence chez Jean Mansel sur le nombre des nefs (300 et non 300000) se trouve dans le manuscrit de Paris, BnF, fr. 6361.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

Car .iiim. nefs droiturieres Et mille .cc. plus legieres Y ot, toutes bien estoffees, Armees et bien atifees. Que vous en feroye long rene ? .viic. mille hommes de son regne Ot Exercés, et .ccc. mille En ot d’autres, de mainte ville Et de mainte terre diverse. (éd. cit., v. 10819-10833) [Il fit construire des bateaux profonds et spacieux, de rapides embarcations et des galères, et en eut une telle profusion que jamais on n’avait vu réunie pareille flotte pour une même traversée – il n’y en avait pas autant pour prendre Troie ! – car il y avait trois mille bateaux de bonne facture, mille deux cents plus rapides, tous bien approvisionnés, armés et équipés. Pourquoi poursuivre davantage ? Xerxès avait sept cent mille hommes originaires de son royaume et trois cent mille autres originaires de quantité de villes et de terres.] La veist on mainte antene droite, Et maint voile au vent voleter ; Tant y veissiés de nefs floter Que de la mer grant part tenoient ; Quant ensemble elles se tenoient, Une grant forest li mast semblent. (éd. cit., v. 10860-10865) [On aurait pu y voir bien de longues vergues, bien des voiles claquant au vent ; vous auriez pu y voir tant de bateaux sur l’eau qu’ils couvraient une bonne partie de la mer et que, lorsqu’ils étaient groupés, leurs mâts ressemblaient à une immense forêt.] Simon de Hesdin, lui, s’insurge contre pareille exagération, mais il donne immédiatement les chiffres d’Orose qui sont identiques : En la mer met Justin si grant nombre en mon livre que je ne l’ose repeter car je croy pour vray que ce fu le vice de l’escripvain. (ms. de Paris, BnF, fr. 282, fol. 38 v) [ Justin, dans mon livre, place un tel nombre de bateaux sur la mer que je n’ose le répéter car je suis persuadé que cela relève de la licence de l’écrivain.] Mais Orose dit qu’il en y ot en son host .viic. mille de son royaume et .iiic. mille d’autres aydes et si en y ot en mer mille et .iic. gallees. (ms. de Paris, BnF, fr. 282, fol. 38 v) [Mais Orose dit qu’il y avait dans son armée sept cent mille hommes originaires de son royaume et trois cent mille autres supplétifs et que sur mer il y avait mille deux cents galères.] 2. Dans un deuxième temps, les Grecs prennent conscience du danger grâce à Démarate, qui prévient les Spartiates par un message secret que seule la sœur de

303

3 04

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

Léonidas (ou la fille chez Jean Mansel) parvient à déchiffrer. Dans certaines versions et conformément à Valère Maxime, l’exilé intervient pour tenter de dissuader Xerxès de monter son expédition. Son argument essentiel est qu’une armée aussi démesurée sera difficile à maîtriser du fait justement de son gigantisme : Icely li dit que si grant multitude de gent estoit aussy comme une chose mal digeree et plus avoit de charge que de force et ne pouoit estre qu’elle fut bien gouvernee ; et chose qui n’est pas bien gouvernee ne peut avoir longue duree. Toutevoiz il ne fu pas creux. (Manuel de Philippe de Valois, ms. de Paris, BnF, fr. 2128, fol. 17 v-18 r) [Ce dernier lui dit que pareille quantité d’hommes était comme une chose indigeste, que l’armée était plus lourde que puissante et qu’il était impossible de bien la maîtriser ; or ce qui n’est pas bien maîtrisé ne peut durer longtemps.] Celui li dist que si grant ost estoit grief et pesant, mal aidable et perilleux a mener et qu’il avoit plus de pesandeur que de force et que une chose qui n’est conduite par conseil ne peut venir a bonne fin. Toutesfoiz ce non obstant, Xersés mena son grant ost en Grece. (La Fleur des histoires, ms. de Paris, BnF, fr. 6361, fol. 382 r) [Ce dernier lui dit que pareille armée était gauche et embarrassée, difficile et dangereuse à conduire, qu’elle était plus lourde que puissante et qu’une chose qui n’est pas habilement dirigée ne peut bien se terminer.] 3. Un troisième moment est consacré à la réaction des Grecs qui se postent avec quatre mille hommes « a armes vaillans et corageus et aidables » (« intrépides au combat, courageux et sur lesquels on pouvait compter30 ») en un lieu stratégique désigné le plus souvent par le terme de destroit. Jean de Courcy est plus précis : Il assembla adoncques tous ses gens pour garder les rochers qui en sa terre estoient entre Xercés et la cité de Parthe et hastivement les ala saisir pour desfendre. Par iceulx rochiers que je vous devise convenoit passer l’ost du roy Xercés avant que il peust arriver a Parthe. Si y avoit perilleux passage et dangereux qui le vouloit desfendre. (La Bouquechardiere, ms. de Paris, BnF, fr. 20124, fol. 241 r) [Il assembla alors tous ses hommes pour tenir les escarpements qui se trouvaient sur ses terres entre Xerxès et la cité de Sparte et se dépêcha de les investir pour les défendre. L’armée du roi Xerxès devait passer par ces escarpements dont je vous parle avant de pouvoir arriver à Sparte et il s’y trouvait un passage risqué et périlleux si on voulait le bloquer.] Les histoires universelles vernaculaires ne mentionnent pas le toponyme des Thermopyles que Vincent de Beauvais connaissait pourtant31 (on le trouvait dans Justin et Orose), peut-être parce que Jean de Vignay ne l’avait pas conservé dans 30 Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Cambrai, BM, 683, fol. 72 r. 31 « Leonida rex Spartanorum cum quatuor tantum milibus armatorum in angustiis Termopilarum obstitit » : « Le roi des Spartiates, Léonidas, se posta avec quatre mille hommes armés dans les défilés des Thermopyles », livre IV, ch. 37.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

sa traduction. On trouve cependant Termophiles chez Laurent de Premierfait (ms. de Paris, BnF, fr. 597, fol. 44 r) devenu Trinopolis chez Guillaume Fillastre : « or le failloit passer par le destroit d’une montaigne pres d’une cité nommee Trinopolis » (ms. de Paris, BnF, fr. 138, fol. 59 r, « il lui fallait passer par le défilé d’une montagne près d’une ville du nom de Trinopolis32 »), tandis que Simon de Hesdin tient même à corriger le toponyme fautif de sa source qui appelait l’endroit Triumpholas (fol. 146 r33) en plaçant dans la bouche du traducteur ce rectificatif : « Translateur : c’est a dire […] a un destroit qui est entre Grece et Aise c’on nommoit Termipolas » (ms. de Paris, BnF, fr. 282, fol. 146 r, « Traducteur : c’est-à-dire à un détroit qui se trouve entre la Grèce et l’Asie et que l’on appelle Termipolas »). Ces cinq écrivains attachés à la vérité historique dans ses référents clairement identifiables ont ceci en commun qu’ils adaptent tous des sources latines premières. Ils forment un groupe d’historiens-traducteurs qui optera pour un même dénouement, tandis que les auteurs d’histoires universelles et Christine de Pizan en formeront un autre. Quels que soient les textes, les protagonistes des forces en présence ne sont pas spécifiquement décrits. Les noms des généraux que l’histoire grecque nous a transmis ne nous sont pas donnés. Seul est nommé Léonidas / Lyomedés, roi de Sparte, dont Wauchier de Denain nous dit qu’il « estoit mout vaillans chivaliers, prous et coragous et hardis a armes » (p. 113, « C’était un chevalier très valeureux, preux, courageux et intrépide au combat »). Certes il y a là le procédé de la singularisation du héros, cependant l’éloge n’est guère appuyé quand on sait que Xerxès lui aussi avait été présenté comme « moult vaillans et sages » (p. 112). La Chronique dite de Baudouin d’Avesnes est encore plus concise : Léonidas n’est plus qu’un roi « ki mout estoit vaillans chevaliers » (« qui était un très vaillant chevalier », Cambrai, BM, 683, fol. 72 r) tandis que Christine le qualifie de « bon chevalier esprouvez » (v. 10877, « bon chevalier expérimenté »). Quant à Jean Mansel, il se contente, dans sa version longue, d’introduire le personnage par cette formule désinvolte : « ung nommé Leonidas qui sceut la venue des Persains » (ms. de Paris, BnF, fr. 6361, fol. 382 r, « un dénommé Léonidas qui apprit l’arrivée des Perses »). Laurent de Premierfait de son côté, dans sa première traduction, la plus fidèle à Boccace, parlait de Léonidas comme « d’un renommé capitaine de batailles de ce temps » (ms. de Paris, BnF, fr. 597, fol. 44 r, « d’un capitaine de bataille fameux à cette époque »). Il amende toutefois son texte, Léonidas redevenant en 1409 un roi « renommé en proesse de corps et en saigesse de bataille entre tous les chevaliers de son temps » (ms. de Paris, BnF, fr. 235, fol. 104 v, « renommé, parmi tous les chevaliers de sa génération, pour ses prouesses physiques et sa sagacité à mener le combat »). Mais nous sommes loin du surhomme mis en scène à grand renfort de trucages numériques par Zack Snyder pour son peplum de 2007.

32 On retrouve le toponyme dans la légende d’une miniature qui illustre le chapitre (BnF, fr. 138, fol. 56 v). 33 Terme sans doute issu d’une lecture fautive : on trouve par exemple Trimophees dans l’édition imprimée de Laurent de Premierfait à Lyon en 1483.

305

3 06

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

4. Arrive enfin le récit de la bataille proprement dite qui se poursuit sur trois jours avec son dénouement le quatrième. C’est là que les versions médiévales d’une part divergent entre elles et, d’autre part, s’écartent des faits historiques. Quels sont en effet les fondamentaux historiques de la bataille ? Il s’agit d’une défaite des Grecs contre les Perses ; la défaite est due à une trahison qui renverse le cours de la bataille ; Léonidas y trouve volontairement la mort avec tous les siens. Voilà trois points cruciaux – inséparables à nos yeux du mythe de Léonidas – que les chroniques médiévales ne respecteront pourtant pas puisqu’on y trouve rarement de trahison, jamais de défaite, et que, dans toute une partie de notre corpus, Léonidas reste en vie. Concentrons nous sur le point nodal, la mort facultative de Léonidas et la transformation d’une défaite en victoire. Concernant l’issue du combat, nos textes sont unanimes : les Grecs triomphent au quatrième jour après une percée audacieuse dans le camp perse durant la nuit. Dans ce passage qui est le plus détaillé et le plus travaillé dans sa rhétorique, le camp de Xerxès est indubitablement desconfit (« défait »). Le chapitre 38 de l’Histoire ancienne jusqu’à César annonce ainsi « Coment li rois Leonidés desconfi les os le roi Xersés » (« Comment le roi Léonidas vainquit les armées du roi Xerxès »), tout comme le chapitre 48 de la Bouquechardière : « Comme Lyomedés desconfit les Persains a petit de ses gens34 » (« Comment le roi Léonidas vainquit les Perses avec peu d’hommes ») et Jean Mansel le redira encore lorsqu’il sera amené, dans le livre II, à évoquer une autre bataille des Thermopyles, celle opposant les Romains à Anthiocos : C’est le lieu la ou les Lacedemoniens desconfirent jadis le roy Perses et les Persans soubz leur roy Leonidés. (ms. de Paris, BnF, fr. 53, fol. 189 r) [C’est l’endroit où les Lacédémoniens sous la conduite de leur roi Léonidas vainquirent autrefois le roi Xerxès et les Perses.] Cette totale reconstruction des faits historiques, les chroniqueurs du Moyen Âge ne l’ont pas inventée de toutes pièces : depuis Justin, les Grecs ne sont pas uicti (« vaincus ») sed uincendo fatigati (« mais épuisés à force de vaincre ») ; « ils tombèrent au milieu d’un tas immense de leurs ennemis terrassés35 » déclare ainsi Justin, ce qu’Orose amplifie de la sorte : […] à la fin, fatigués de vaincre, quand chacun d’eux, les membres défaillants, eut l’impression qu’il était rassasié de vengeance pour sa propre mort ; alors,

34 Ou encore le manuscrit de Paris, BnF, Arsenal, 5077 de la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes : « Comment le roy Leonidas desconfit le roy Xercés de Perse et ses grans osts » (fol. 105 v, « Comment le roi Léonidas vainquit le roi Xerxès de Perse et sa grande armée »), ce que le manuscrit de Baltimore choisit d’annoncer ainsi : « Comment le roy Leonidés vainqui la seconde fois les Persans » (WAM, 307, fol. 118 r, « Comment le roi Léonidas vainquit une deuxième fois les Perses »). Dans les Chroniques abrégées ou Manuel de Philippe de Valois, où les batailles sont condensées, on lit « Si s’en fouy Serxés et perdi de sa gent sans nombre » (BnF, fr. 2128, fol. 18 r, « Xerxès prit la fuite et perdit un nombre incalculable d’hommes. ») 35 Éd. cit, II, 11, 18, p. 64.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

entre les enchevêtrements de cadavres, au milieu du champ de bataille, palpitant de sang épais et à demi figé, épuisé, il tomba et mourut. (Orose, II, 9, 10, p. 104) Vincent de Beauvais suit ce scénario d’une bataille victorieuse suivie d’une mort par épuisement : « Spartani vincendo fatigati mortui inter mortuos ceciderunt » (éd. cit., p. 99), ce qui donne dans la traduction fidèle de Jean de Vignay : « au derrenier, les Sparcaniens, lassez et traveilliez en vainquant chaïrent mors entre les mors » (éd. cit., p. 655, « pour finir, les Spartiates, fatigués et rompus par leur victoire, tombèrent morts sur les morts »). Le translateur Simon de Hesdin reprend à son tour ce dénouement tiré de Justin : Ilz furent si lassiez de ferir et d’occire car ilz ne finerent du commencement de la nuit de cy a la plus grant partie du jour qu’i les convient mourir plus de leurs corps que de leurs ennemis. Ainsi ce dist Justin ne furent il pas vaincu mais le travail mort et venchant. (ms. de Paris, BnF, fr. 282, fol. 146 v) [Ils furent terriblement épuisés à force de porter des coups et de tuer car ils n’arrêtèrent pas depuis le début de la nuit jusqu’à la plus grande partie du jour où il leur fallut mourir plus à cause de leurs corps que du fait de leurs ennemis. Ainsi, comme dit Justin, ne furent-ils pas vaincus mais, dans leur victoire, morts d’épuisement.] tout comme Laurent de Premierfait : Finablement, les Lacedemonnoiz avec leur duc Leonidas furent tant chargez du sang des Persoiz abatu et occis et tant pressez entre les monceaulx des charoingnes, tant lassez et affoibliz par longuement juner et veiller et par le travail du long murdrissement que ilz cheirent a terre nom mie comme vaincus ne tuez car ilz encores vivent par leur renommee pardurable. (ms. de Paris, BnF, fr. 235, fol. 104 v) [Pour finir, les Lacédémoniens et Léonidas, leur chef, furent tant alourdis du sang des cadavres perses affaissés, tant comprimés par les monceaux de charognes, tant épuisés et affaiblis par la durée de leur jeûne et de leur veille ainsi que par les longues souffrances du massacre qu’ils s’effondrèrent, sans être vaincus ou tués car ils survivent grâce à leur impérissable renommée.] Mais le deuxième groupe d’auteurs ne se contente pas de faire changer la victoire de camp, il va jusqu’à laisser la vie sauve à Léonidas et aux siens. Aprez ce que le roy Xercés, ainsi comme oÿ avez, olt esté desconfit, se retraÿ sagement le roy Lyomedés atout ce que il olt des chevaliers de Grece, liez et joyeux de la bonne fortune que lui avoient les dieux envoiee et les pas des rochiers estoictement garda. (La Bouquechardière, ms. de Paris, BnF, fr. 20124, fol. 243 r) [Après que le roi Xerxès, comme vous l’avez entendu, eut été vaincu, le roi Léonidas eut la sagesse de se retirer avec tout ce qu’il avait de chevaliers grecs, joyeux et ravi de la bonne fortune que les dieux lui avaient envoyée et il garda de près le passage escarpé.]

307

3 08

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

Jean de Courcy est le seul à donner un devenir explicite à Léonidas sous la forme d’un épilogue heureux. Les autres restent vagues sur le sort de Léonidas et n’évoquent que les Perses et leur pitoyable retraite – Christine de Pizan là encore en propose un tableau très saisissant. Que devient donc le roi de Sparte ? On ne le sait tout simplement pas. Voilà une sortie que l’on peut donc bien qualifier de falote. Nous tenons là, assurément, la distorsion la plus frappante qu’ait subie dans ses versions médiévales l’histoire de Léonidas. Pourquoi donc se priver de la mort grandiose – et connue – d’un héros jusqu’au-boutiste qui aurait pu faire penser à celle de Roland à Roncevaux ? Nos auteurs à vrai dire individualisent rarement Léonidas, comme on l’a vu avec la formule de Jean Mansel, « un nommé Leonidas », qui ne laissait pas entrevoir d’intention épidictique appuyée. Ils préfèrent célébrer les Gregois (les Grecs), acteur collectif tirant sa force de la cohésion et de l’obéissance alors que le camp adverse n’est que débandade de troupes si hétérogènes qu’elles finissent par s’entretuer faute de se connaître36. Certes, cette unité des Grecs ne saurait exister sans chef et le rôle de Léonidas est à cet égard décisif, notamment quand il prend la parole pour galvaniser ses troupes qu’il mène, leur dit-il, à une mort certaine, mais on ne juge pas nécessaire de le faire mourir pour gagner la bataille. Cela peut être interprété dans le sens d’une dépréciation des Perses, mais on peut surtout en déduire que le thème du kléos grec, cette gloire posthume à laquelle aspirent tant de héros antiques pour y trouver une forme d’immortalité, n’est plus ici de mise. Les chroniqueurs entendent mettre en valeur tout autre chose. Raconter les Thermopyles, c’est déjà donner une leçon de stratégie : la force ne vaut rien sans le sens, nous déclare Jean de Courcy à grand renfort de citations37. Le Macédonien Philippe, dans le livre V de la Bouquechardière, saura d’ailleurs tirer profit du passé quand il parviendra à son tour au défilé des Thermopyles et préférera faire demi-tour : Si lui souvint alors qu’il avoit oÿ dire comme le roy Xercés a tout son grant pouoir a celui passage riens ne avoit forfait, ains de ses gens y perdi foison. Ces montaignes ne ces forts destrois ne volt le roy Phillippe adonc assaillir, ainçois en la contree de Thebes retourna. (La Bouquechardière, livre V, ms. de Paris, BnF, fr. 20124, fol. 274 r)

36 « Les gens du roy Xercés l’un l’autre occioient comme par les loges s’entrencontroient tournoians ça et la, cuidans les ungs des autres que ce feussent Gregois. Pour la grant obscurté qui en la nuit estoit, ne se savoient ilz en deffense mectre et si ne pouoient congnoissance avoir de quele partie leur venoit ce meschief. » (BnF, fr. 20124, fol. 242 v, « Les hommes du roi Xerxès s’entretuaient en se croisant les uns les autres tandis qu’ils allaient çà et là de loge en loge en croyant que les autres étaient des Grecs. Dans la profonde pénombre de la nuit, ils ne savaient comment se protéger ni ne pouvaient comprendre d’où leur venait pareille catastrophe. ») 37 Après avoir longuement évoqué la mort de Milon de Crotone, dévoré par des bêtes sauvages pour avoir présumé de ses forces, Jean de Courcy consacre la moralisation du chapitre 44 à l’idée que si la force ne vaut rien sans le sens, ce dernier ne peut provenir que de Dieu.

léo n i das dan s l e s h i s to i r e s u ni ve rse lle s f rançai se s

[Il se rappela alors qu’il avait entendu dire que le roi Xerxès, avec toute sa puissance, n’avait en rien pu malmener son adversaire mais avait perdu bon nombre de ses hommes. Le roi Philippe ne voulut donc pas assaillir ces montagnes et ces solides détroits mais retourna dans la région de Thèbes.] Raconter les Thermopyles, c’est aussi donner une leçon de bon gouvernement aux destinataires souvent princiers des chroniques, c’est les mettre en garde contre une gouvernance autocratique qui ne sait pas entendre les avertissements38, qu’ils prennent la forme de présages funestes ou d’avis éclairés, le personnage du sage Démarate – que l’on retrouve dans tous les textes – incarnant en l’occurrence ces conseillers du pouvoir39. Raconter les Thermopyles, c’est enfin pour l’historien moraliste l’occasion de mettre en garde les puissants contre l’inconstance de la Fortune : Léonidas devient ainsi l’instrument de la déchéance de Xerxès, aveuglé par la démesure. C’est bien sûr Christine de Pizan qui exploite le plus le thème des retournements de Fortune40, mais Jean de Courcy n’est pas en reste, qui conclut avec des accents de prédicateur cet épisode de la seconde guerre Médique : Les biens de Fortune ne sont neant plus estables que est l’eaue de la mer qui en nul temps ne a cesse de estendre ses flos a l’environ d’elle et incontinent a soy les retrait. Si va et vient sans faire arrestance, l’une fois plus et l’autre fois moins. Et comme elle est quoye et clere quant le vent est doulz, soubdainement devient diverse et fiere, obscure et trouble et plaine de tempeste, est il de Fortune tant par est muable. Car lorsque l’en la cuide estre de soy acointé, en ung moment est d’autre part tournee. Et pour ce devons nous avoir suffisance et prendre en gré ce que Dieu nous preste ainsi comme par prest vivons en cest monde, car nous ne avions riens quant nous y venismes et riens ne emporterons quant nous en

38 Xerxès déclare d’emblée à ses gens : « Je ne vous ai mie chi mandé por moi consillier mais pour oïr chou ke que je voel faire car a moi afiert commanders et a vous obeïr. » (Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, Cambrai, BM, 683, fol. 72 r, « Je ne vous ai pas convoqués pour que vous me conseilliez mais pour que vous entendiez ce que je veux faire car il me revient de vous commander et il vous revient de m’obéir. ») ; « Comme Xercés olt ses gens assemblez, il leur dist comme pas mandez ne les avoit pour leur conseil prendre mais pour oÿr ce qu’il leur vouldroit dire, et obeïr a ses commandemens. » (La Bouquechardière, BnF, fr. 20124, fol. 240 v, « Quand Xerxès eut rassemblé ses hommes, il leur dit qu’il ne les avait pas convoqués pour leur demander conseil mais pour qu’ils entendent ce qu’il voudrait leur dire et pour qu’ils obéissent à ses ordres. ») 39 Le Livre des histoires du miroir du monde profite de l’anecdote du message secret envoyé par Démarate à ses compatriotes pour en dégager une leçon politique, se méfier des étrangers : « A ce est example que on doibt bien regarder comme on se descouvre a estranges. » (BnF, fr. 328, fol. 86 r, « La leçon à en retirer est que l’on doit bien faire attention quand on se confie à des étrangers. ») 40 « Regardons cy la faulse orine / De Fortune la decevable / Comment elle est griefment muable, / Quant cellui, qui souloit avoir / Sur tous seigneurie et avoir, / Et que tout le monde cremoit, / Et q’un million on esmoit / De gent en batailla avec lui, / N’est or compaignez de nullui ! » (éd. cit, v. 1110811116, « Considérons ici la trompeuse nature de la perfide Fortune, combien elle est douloureusement changeante quand celui qui était accoutumé à la richesse et à la domination sur tous, celui que tous craignaient et dont les soldats étaient estimés à un million n’a désormais plus le moindre compagnon ! »)

309

310

s a r a h bau de l l e - m i c h e l s

partirons, mesmement que de cendre nous a il formez et en cendre nous fera revertir. (La Bouquechardière, ms. de Paris, BnF, fr. 20134, fol. 247 v) [Les biens de Fortune ne sont pas plus constants que l’eau de la mer qui jamais ne cesse de grossir et juste après de refluer. Elle va et vient sans jamais se figer, un temps plus en avant un autre moins. Et tandis qu’elle est calme et limpide quand le vent est faible, elle change tout à coup, violente, sombre, trouble et tempétueuse ; ainsi en va-t-il de Fortune, tant elle est changeante. Car quand on la croit à ses côtés, en un moment elle est partie ailleurs. C’est pourquoi nous devons nous contenter et nous satisfaire de ce que Dieu nous prête car nous vivons à crédit dans ce monde : nous n’avions rien quand nous y arrivâmes et n’emporterons rien quand nous en repartirons, pareils à la poussière dont il nous a formés et il nous fera revenir en poussière.] En définitive, les Thermopyles des histoires universelles célèbrent moins la victoire d’un homme que la précarité de l’Homme, elles illustrent moins le sacrifice d’un guerrier que la défaite d’un tyran, elles décrivent moins la grandeur hellénique que la chute de l’empire perse. La virtuelle admiration du monde chevaleresque pour l’héroïsme des armes le cède ici à la méditation des clercs sur la translatio imperii.

Corinne Jouanno

Thémistocle de Grèce en Occident : enquête sur la fortune d’un héros des guerres Médiques à l’aube de la Renaissance

Vainqueur des Perses à Salamine, Thémistocle est une figure-phare de l’histoire de la Grèce, mais aussi une figure complexe et ambiguë, que son comportement souvent duplice fit soupçonner de trahison, si bien qu’il finit ses jours en exil, comme sujet de l’Empire perse. Nos sources les plus anciennes sur la saga du personnage sont des passages d’Hérodote (livres VII-VIII) et de Thucydide (livre I), dont les témoignages furent repris et complétés, au moyen d’autres sources aujourd’hui perdues, dans la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (livre XI) et dans les Vies parallèles de Plutarque, où la biographie de Thémistocle est appariée à celle du Romain Camille qui sauva Rome de l’assaut des Gaulois en 390 av. J.-C. En raison de sa célébrité, Thémistocle est aussi largement représenté dans la tradition anecdotique – d’où sa fréquente mention dans les Moralia de Plutarque – et, parce qu’il était réputé pour son agilité intellectuelle (sa synesis), de nombreux bons mots lui furent attribués, comme en témoigne la série de dix-sept réparties figurant dans les Apophtegmes de rois et de généraux de Plutarque1. Il occupe aussi une place notable dans la tradition rhétorique, où il a bénéficié de la vogue des sujets médiques2. Si aucun des textes grecs qui lui sont consacrés n’était connu du Moyen Âge occidental, des bribes de l’histoire de Thémistocle n’y circulaient pas moins, par le biais de sources latines. Le traité de Cornelius Nepos Sur les grands hommes des nations étrangères contient une vie de Thémistocle (ch. 2) qui, longue d’une dizaine de pages, fait partie des sept biographies les plus étendues du recueil3. Thémistocle apparaît aussi dans l’Abrégé



1 Dans la collection de proverbes de Michel Apostolios, où figurent sept références à Thémistocle, il est plusieurs fois précisé que le matériau reproduit provient des « apophtegmes de Thémistocle » : cette formule doit désigner un recueil autre que celui de Plutarque, où les passages en question ne sont pas tous présents (cf. Centuria 7, 35 ; 10, 39 ; 13, 19, dans Corpus paroemiographorum graecorum, t. 2, éd. E. L. von Leutsch, Göttingen, 1851). 2  A. J. Podlecki, The Life of Themistocles. A Critical Survey of the Literary and Archeological Evidence, Montréal, 1975, p. 124-126. 3 Cornelius Nepos y cite à plusieurs reprises Thucydide : 1, 3 ; 9, 1 ; 10, 4 et 5. Corinne Jouanno  Université de Caen –Normandie, CRAHAM Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. par Catherine GaullierBougassas, Turnhout, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l'Antiquité, 2), p. 311-326 FHG10.1484/M.RRA-EB.5.118954

312

co r in n e j o uan n o

des Histoires philippiques de Justin, où un récit assez développé est consacré aux guerres Médiques, et notamment aux péripéties de la bataille de Salamine, ainsi qu’à celles de la retraite de Xerxès4 – passages inspirés d’Hérodote, sans doute à travers la médiation d’Éphore5. Par ailleurs, on trouve une trentaine de références à Thémistocle dans l’œuvre de Cicéron6 qui, s’il cite à plusieurs reprises Hérodote et Thucydide, mentionne aussi pour sources d’information les œuvres de deux historiens perdus, Clitarque et Stratoclès, qui auraient fait de la mort du personnage un récit pathétique et grandiloquent7. Dans les Faits et dits mémorables de Valère Maxime figurent aussi huit anecdotes sur Thémistocle qui est, avec Périclès, l’homme politique athénien le plus souvent mentionné dans cette collection d’exempla, et quatre autres anecdotes, inspirées d’Hérodote ou de Thucydide, sont présentes dans les Stratagèmes de Frontin8. Or, parmi ces différents textes qui servirent de relais à la tradition grecque, plusieurs ont bénéficié au Moyen Âge d’un succès notable : tel est le cas de Justin et de Valère Maxime9, et une partie de l’œuvre de Cicéron, notamment certains traités moraux comme le De senectute, était aussi bien connue des lettrés médiévaux10.

De Pétrarque à Érasme : la redécouverte des sources grecques Pétrarque, qui ne lisait pas le grec11, a puisé dans ce corpus latin la matière de ses références à Thémistocle, qu’il mentionne assez fréquemment, aux côtés d’autres 4 2, 10, 18-24 (2e guerre Médique) ; 2, 12 (bataille de Salamine) ; 2, 13 (retraite de Xerxès). 5 Sur les sources utilisées par Justin dans le livre II (consacré aux guerres Médiques), voir G. Forni et M. G. Angeli Bertinelli, « Pompei Trogo come fonte di storia », dans Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt 2.30.2, Berlin et New York, 1982, p. 1298-1362 (p. 1320-1322 pour le livre II). 6 H. Berthold, « Die Gestalt des Themistokles bei M. Tullius Cicero », Klio, 43 (1965), p. 38-48 ; I. Soos, « Einige Angaben zum Porträt des Themistokles in Ciceros Werken », Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis, 15 (1979), p. 35-41. 7 Brutus, 42-43 (Clitarque, Stratoclès et Thucydide) ; Ad Atticum, 10, 8, 7 (Thucydide) ; Ad Familiares, 5, 12, 7 (Hérodote). 8 Valère Maxime, 5, 3, ext. 3e, 3g ; 5, 6, ext. 3 ; 6, 5, ext. 2 ; 6, 9, ext. 2 ; 7, 2, ext. 9 ; 8, 7, ext. 15 ; 8, 14, ext. 1 ; Frontin, 1, 1, 10 ; 1, 3, 6 ; 2, 2, 14 ; 2, 6, 8. 9 Sur la réception de ces deux auteurs, voir Texts and Transmission : A Survey of the Latin Classics, éd. L. D. Reynolds, Oxford, 1983, p. 197-199 ( Justin) et 428-430 (Valère Maxime) ; B. Munk Olsen, L’étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles, t. 4/2. La réception de la littérature classique : manuscrits et textes, Paris, 2014, p. 27, 33, 337-338, 387-388, 427-428 ( Justin) et p. 29, 353, 387 (Valère Maxime). Pour Valère Maxime, voir aussi D. M. Schullian, « Valerius Maximus », dans Catalogus translationum et commentariorum : Medieval and Renaissance Latin Translations and Commentaries. Annotated Lists and Guides, dir. F. E. Cranz et P. O. Kristeller, t. 5, Washington, 1984, p. 287-403 (p. 288, 290-291, 294 sur le Moyen Âge). 10 Sur la réception médiévale de Cicéron, qui faisait partie des « auctores majores » (étudiés dans l’enseignement de la grammaire), voir B. Munk Olsen, L’étude des auteurs classiques latins, op. cit., p. 25-26, 33, 332-335, 358-362, 371-377, 384-385, 388, 416, 418-421, 424-426. 11 C’est pourquoi Leonardo Bruni, tout en lui rendant hommage, le rattache implicitement à l’époque médiévale dans son De temporibus suis, 16, comme le signale H. Wulfram, « Ein Heilsbringer aus dem Osten. Manuel Chrysoloras und seine Entindividualisierung italienischen Frühhumanismus », dans

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

grands hommes de l’Antiquité gréco-romaine : il lui a consacré quatre notices dans ses Rerum memorandarum libri (1343-1345), ouvrage de compilation inspiré des Faits et dits mémorables de Valère Maxime12 ; il le cite à six reprises dans les Remèdes aux deux fortunes13 (composés entre 1354 et 1366) et l’évoque aussi dans onze de ses lettres, écrites entre 1339 et 137314. La majeure partie de ces références provient de Cicéron, qui était, selon R. Weiss, son « idole littéraire15 » ; Valère Maxime est sa seconde source d’information16 ; seuls les Rerum memorandarum libri exploitent aussi l’œuvre de Justin17, pour l’histoire de la reconstruction des remparts d’Athènes et pour l’interprétation de l’oracle d’Apollon sur les « murailles de bois ». De cet ensemble d’allusions se dégage un portrait, parcellaire, mais très flatté de Thémistocle, dont Pétrarque souligne les qualités intellectuelles ; il rappelle à plusieurs reprises la célébrité du personnage, le dépeint en victime de l’inconstance du sort et de l’ingratitude du peuple, évoque son admiration pour les trophées de Miltiade, son altercation avec un obscur habitant de Sériphos qui prétendait le déposséder de toute gloire personnelle, et cite à plusieurs reprises certains de ses bons mots (sur la mémoire et l’oubli ou sur la meilleure dot…). Le Livre du corps de Policie de Christine de Pizan (1406-1407) montre clairement le rôle joué par les Faits et dits mémorables de Valère Maxime dans la perpétuation du souvenir de Thémistocle18 : dans cet ouvrage conçu comme un manuel de bon gouvernement, à l’intention du dauphin Louis de Guyenne, Christine a abondamment

Byzanzrezeption in Europa, éd. F. Kolovou, Berlin et Boston, 2012, p. 89-116 (p. 103). Voir Leonardo Bruni, History of the Florentine People. Volume 3. Books IX-XII. Memoirs, éd. J. Hankins, Cambridge (Mass.) et Londres, 2007, p. 300-397 (p. 312-313). 12 Rerum memorandarum libri, 2, 1 (De memoria), 9 ; 3, 1 (De sollertia et callididate), 22 ; 3, 2 (De sapientia), 59 ; 4, 2 (De oraculis), 20 : éd. M. Petoletti, Florence, 2014. 13 Les Remèdes aux deux fortunes : 1354-1366. De remediis utriusque fortune, trad. C. Carraud, 2 t., Grenoble, 2002 : 1, 8 (La mémoire), 16 ; 1, 15 (Une patrie glorieuse), 16 ; 1, 23 (La douceur de la musique), 16 ; 1, 68 (Une belle dot), 14 ; 1, 94 (L’amour du peuple), 6 ; 2, 125 (Mourir hors de son pays). Sur la fortune dont cet ouvrage, « sorte d’encyclopédie comportementale », bénéficia en Europe jusqu’à la fin du xviie siècle, voir E. Fenzi, Pétrarque, trad. française, Paris, 2015, p. 45-46. 14 Lettres familières, 6 t., publié sous la direction de P. Laurens, Paris, 2002-2015 : 3, 6, 8 ; 3, 10, 13 ; 4, 2, 7 ; 6, 4, 10 ; 13, 4, 18 ; 19, 17, 12 ; 21, 12, 14 et 32 ; 22, 5, 11 ; Lettres de la vieillesse, 5 t., éd. E. Nota, trad. et annotation F. Castelli et al., Paris, 2002-2013 : 4, 1, 23 et 14, 1, 98. 15 R. Weiss, Medieval and Humanist Greek : Collected Essays, Padoue, 1977, p. 191. Selon E. Fenzi, Pétrarque définissait Cicéron comme « étant presque un apôtre » (Pétrarque, op. cit., p. 65). Dans les passages relatifs à Thémistocle, il a exploité le De officiis (5 réf.), le Laelius, De amicitia (3 réf.), le De oratore, les Tusculanes, le De finibus et le Cato major, De senectute (1 réf.). Sur la popularité du De officiis et du De amicitia à la Renaissance, voir L. D. Reynolds, Texts and Transmission, op. cit., p. 124 et 130-131. 16 Voir le tableau en annexe. 17 Sur la familiarité de Pétrarque avec les Faits et dits mémorables, voir D. M. Schullian, « Valerius Maximus », art. cit., p. 294-295 : l’intérêt de Pétrarque pour Valère Maxime a sans doute été alimenté par ses relations d’amitié avec Dionysius de Burgo Sancti Sepulchri, auteur d’un commentaire sur les Faits et dits mémorables (c. 1330-1338), qui a servi de source à celui de Hesdin et Gonesse (ibid., p. 324). 18 C’est aussi de Valère Maxime (6, 9, ext. 2) que vient la référence au suicide de la mère de Thémistocle figurant dans plusieurs des chroniques médiévales étudiées par Sarah Baudelle-Michels dans le présent volume. Cet épisode est dénoncé par Plutarque comme un racontar colporté par « certains auteurs » qui « se plaisent à raconter des histoires » (Vie de Thémistocle, 2, 8).

313

31 4

co r in n e j o uan n o

exploité le texte de Valère Maxime, ou plus exactement la traduction française, glosée et augmentée, due à Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse19, à laquelle elle se réfère pas moins de 124 fois20 ! C’est dans le chapitre de Valère Maxime consacré à l’« Amour de la gloire » qu’elle a puisé ses deux références à Thémistocle, qu’elle mentionne une première fois en 1, 33, à la fin de sa première partie, puis à nouveau en 2, 14. Insistant dans ces deux passages sur l’importance, pour un bon prince, de « voloir avoir los et gloire » et d’aimer « honneur sur toutes choses », elle cite en 1, 33 l’apophtegme sur lequel se concluait la notice de Valère Maxime – Thémistocle y déclare qu’il écoutera avec le plus de plaisir celui qui chantera le mieux ses talents (8, 14, ext. 121) –, et rappelle longuement, en 2, 14, l’admiration du jeune héros pour les hauts faits de Miltiade. À peu près contemporain du Livre du corps de Policie, le Livre des fais du bon messire Jehan Le Maigne, dit Bouciquaut, mareschal de France et gouverneur de Jennes (achevé en 1409), témoigne lui aussi de l’influence persistante exercée par Valère Maxime au seuil de l’époque humaniste. Comme Christine de Pizan, l’auteur anonyme de cette biographie chevaleresque, où Boucicaut est présenté en parangon de toutes les vertus, tire l’essentiel des exempla dont il a orné son récit du recueil de Valère Maxime dans la traduction augmentée de Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse22. Thémistocle est mentionné vers la fin du Livre des fais, parmi d’autres exemples antiques de « tres vaillans preudes hommes » victimes de revers de fortune, à l’instar de Boucicaut, qui se trouvait en captivité en Angleterre à l’époque où sa biographie fut composée. S’inspirant du chapitre de Valère Maxime sur « Les ingrats », l’auteur anonyme cite Thémistocle aux côtés de trois autres Grecs (Thésée, Miltiade, Phocion), de Job et de héros romains traités avec ingratitude : les compatriotes de Thémistocle l’ont, rappelle-t-il, voué à l’exil, alors même qu’il leur avait assuré « la sécurité, la célébrité, l’opulence, le premier rang en Grèce » (4, 13). À titre de comparaison, examinons à présent les références à Thémistocle figurant dans un ouvrage postérieur d’environ un siècle – les Adages d’Érasme, parus dans les premières décennies du xvie siècle23. Je me permets d’évoquer cet auteur, bien qu’il ne soit ni un Italien ni un Français, parce que c’est en Italie, plus précisément à Venise, auprès d’Alde Manuce et du groupe de savants hellénistes (Italiens et Grecs) dont il s’était entouré, que le mince recueil initial de 820 adages se transforma en une

19 La version complète fut achevée entre 1401 et 1404, peu de temps, donc, avant la rédaction du Livre du corps de Policie. Sur cette traduction glosée, voir D. Lechat, « Valère Maxime au miroir de Simon de Hesdin », dans Traduire les Anciens en Europe du Quattrocento à la fin du xviiie siècle : d’une renaissance à une révolution ?, éd. L. Bernard-Pradelle et C. Lechevalier, Paris, 2012, p. 31-43. 20 Voir l’introduction de l’édition de A. J. Kennedy, Paris, 1998, p. xxvi-xxxiv. 21 Anecdote reprise à Cicéron, Pro Archia, 20. 22 Éd. D. Lalande, Genève et Paris, 1985, p. xxxviii et xli-xlii. 23 Entre 1508 et 1536, Érasme ne cessa de retravailler et de compléter son recueil d’adages, dont parurent plusieurs rééditions augmentées.

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

somme qui, dans sa version définitive, compte 4151 entrées24 : Érasme rappelle avec émotion, dans l’adage n° 1001 (« Festina lente »), la générosité avec laquelle « tous les érudits locaux » contribuèrent à sa documentation, « lui proposant des auteurs pas encore publiés sous forme imprimée, qu’ils pensaient pouvoir [lui] être utiles » ; Alde lui-même, ajoute-t-il, « n’avait rien dans ses trésors qu’il ne voulût partager25 ». Le matériau qui, dans les Adages, est relatif à Thémistocle témoigne du renouvellement apporté à la connaissance des héros de l’histoire ancienne par la redécouverte de la littérature hellénique – mouvement auquel l’enseignement du Byzantin Manuel Chrysoloras apporta une impulsion décisive26. En l’espace de quelques décennies, nombre de manuscrits grecs arrivèrent en Italie, furent lus, discutés, commentés, souvent aussi traduits en latin, par des disciples de Chrysoloras, ou par leurs propres élèves27. Plutarque faisait partie des auteurs de prédilection du savant byzantin28, et deux traductions de sa Vie de Thémistocle furent réalisées en moins d’une vingtaine d’années, la première, en 1417, par Guarino de Vérone, qui avait étudié le grec à Constantinople auprès de Chrysoloras, et la seconde, en 1435, par Lapo de Castiglionchio, élève de Francesco Filelfo, qui était le gendre du neveu de Chrysoloras et avait, lui aussi, appris le grec dans la capitale byzantine29. Une traduction intégrale de Thucydide fut publiée en 1452 par Lorenzo Valla, élève de l’un des premiers disciples florentins de Chrysoloras, Leonardo Bruni30 ; Valla s’attela ensuite à la traduction d’Hérodote, qui

24 J.-C. Saladin, « La révolution humaniste », dans Érasme, Adages, dir. J.-C. Saladin, Paris, 2011, t. 5, p. 2-3 (« Histoire des Adages »). 25 Adages, t. 2, p. 13-14 : Érasme évoque notamment les œuvres de Platon en grec, « les Vies de Plutarque et ses Morales, qu’on commençait à imprimer quand mon ouvrage était presque terminé », Athénée, « tout Aristide avec ses scholies », « une collection de proverbes sous le nom de Plutarque et une autre attribuée à Apostolios ». 26 Sur le rôle de Chrysoloras dans la diffusion du grec en Occident, R. Sabbadini, La Scuola e gli Studi di Guarino Guarini Veronese, Catane, 1896, p. 131 (repris dans Guariniana, Turin, 1964) ; R. Weiss, Medieval and Humanist Greek, op. cit., p. 235-239 ; Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente, éd. R. Maisano et A. Rollo, Naples, 2002. Leonardo Bruni rend un vibrant hommage à Chrysoloras dans son De temporibus suis (§ 24-26) : History of the Florentine People, op. cit., p. 320-323. 27 L. Bernard-Pradelle, « Autour de la figure pionnière de Manuel Chrysoloras : existe-t-il une école de traducteurs de la première génération à Florence ? », dans Traduire les Anciens, op. cit., p. 45-60. 28 R. Weiss, Medieval and Humanist Greek, op. cit., p. 222-224 ; M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives in Fifteenth-Century Italy, 2 t., Copenhague, 2007, t. 1, p. 92, 94-95. Sur le rôle de Chrysoloras dans la diffusion de Plutarque en Occident, voir aussi L. Thorn-Wickert, Manuel Chrysoloras (ca. 1350-1415). Eine Biographie des byzantinischen Intellektuellen vor dem Hintergrund der hellenistischen Studien in der italienischen Renaissance, Francfort-sur-le-Main, 2006, p. 125, 162-163 ; P. Botley, Learning Greek in Western Europe, 1396-1529 : Grammars, Lexica and Classroom Texts, Philadelphie (Pa), 2010, p. 97 et 99. Plusieurs manuscrits de Plutarque figuraient dans la bibliothèque des Chrysoloras : voir N. Zorzi, « I Crisolora : personnaggi e libri », dans Manuele Crisolora, op. cit., p. 87-131 (notamment p. 125, 128). 29 La traduction de Lapo exerça une influence durable, puisqu’elle fut reprise dans la « Vulgate latine », édition en un seul volume de toutes les Vies parallèles en version latine : imprimé en 1470 par G. A. Campano, le volume se diffusa immédiatement à travers toute l’Europe. Sur la constitution de ce recueil composite, voir V. R. Giustiniani, « Sulle traduzione latine delle ‘Vite’ di Plutarco nel Quattrocento », Rinascimento, 2e sér., 1 (1961), p. 3-62. 30 Sur cette traduction, M. Pade, « Valla’s Thucydides. Theory and Practice in a Renaissance Translation », Classica et Mediaevalia, 36 (1985), p. 275-301.

315

31 6

co r in n e j o uan n o

était, semble-t-il, achevée en 1456 et commença à circuler avant la mort de Valla, en août 1457, sans qu’il ait toutefois eu le temps d’en assurer la révision31. Une traduction des livres XI-XIII de Diodore de Sicile, produite par Jacopo da San Cassiano, était aussi en circulation depuis 144832… L’examen des sources utilisées par Érasme dans les seize passages des Adages où Thémistocle est mentionné réserve toutefois quelques surprises. Sept des références en question sont empruntées à Plutarque et attestent la consécration de cet auteur en milieu humaniste33 : Érasme a puisé à la fois dans la Vie de Thémistocle et dans les Apophtegmes de rois et de généraux, qui, à la différence de la Vie, n’étaient pas encore traduits au début du xvie siècle et ne furent imprimés pour la première fois qu’à l’époque où la composition des Adages touchait à sa fin, comme Érasme le signale dans le passage de « Festina lente » précédemment évoqué34. En revanche, on ne trouve nulle trace d’Hérodote35, de Thucydide36 ou de Diodore, dans les passages des Adages relatifs à Thémistocle. La seconde source d’information d’Érasme n’est pas une œuvre historique : c’est au rhéteur Aelius Aristide qu’à six reprises Érasme renvoie ses lecteurs37, et plus précisément à un ouvrage qu’il désigne comme le

31 S. Pagliaroli, L’Erodoto del Valla, Messine, 2006, p. 14-15 et 20 ; F. Lo Monaco, « Problemi editoriali di alcune traduzione. Basilii Magni Homelia XIX ; Demosthenis Oratio pro Ctesiphonte ; Herodoti Historiae », dans Pubblicare il Valla, éd. M. Regoliosi, Florence, 2008, p. 395-402 (p. 398-402). Il existait une autre traduction intégrale d’Hérodote en latin, réalisée au xve siècle avant celle de Valla : elle était due au Pisan Mattia Palmieri (S. Pagliaroli, L’Erodoto del Valla, op. cit., p. 73-99) et fut totalement éclipsée par le succès de la version de Valla, comme le signale S. Gambino Longo dans l’introduction de l’ouvrage collectif Hérodote à la Renaissance, Turnhout, 2012, p. 8 ; voir aussi, dans le même volume, P. Payen, « Hérodote et la modélisation de l’histoire à la Renaissance (xve-xvie siècles) », p. 127-148 (p. 131). 32 G. Pomaro, « Codici di Diodoro Siculo in latino : traduttori e dediche », Filologia Mediolatina, 17 (2010), p. 151-175. 33 Adages n° 32, 973, 1147, 2070, 3101, 3401 et 3513. 34 Voir n. 25. L’édition princeps, réalisée par Alde Manuce et Démétrios Doukas, parut à Venise en 1509. 35 Sur l’assez médiocre intérêt des milieux humanistes pour l’œuvre d’Hérodote, voir N. G. Wilson, Herodotea : Studies on the Text of Herodotus, Oxford, 2015, p. xxiii-xxvi : Érasme avait lu Hérodote avec attention, mais la lettre dédicatoire de ses Apophtegmes (1532) laisse penser qu’il ne l’appréciait que modérément (il l’estime « un peu froid », « suffrigidus » : Ep. 2431, dans La correspondance d’Érasme. Vol. IX : 1530-1532, dir. A. Gerlo, Bruxelles, 1980, p. 180-190 : p. 182). Il est possible que l’œuvre d’Hérodote ait souffert des critiques formulées par Plutarque dans son De malignitate Herodoti, où l’historien est accusé de partialité et de malveillance : cf. M. Pade, « Zur Rezeption der griechischen Historiker im italienischen Humanismus des fünfzehnten Jahrhunderts », Neulateinisches Jahrbuch, 1 (1999), p. 151-169 (p. 168). Il faut attendre le xvie siècle pour assister à une « réhabilitation d’Hérodote », sous l’influence des voyages d’exploration en Amérique (P. Payen, « Hérodote », art. cit., p. 133) : alors s’ouvre l’« aetas herodotea » évoquée par A. Olivieri (Erodoteo nel Rinascimento. L’uomo e la storia, Rome, 2004, p. 13). 36 Si la fortune de Thucydide a été plus grande que celle d’Hérodote à l’époque humaniste, elle est toutefois sans commune mesure avec celle de Plutarque : comme le remarque M. Pade, son œuvre ne correspondait pas vraiment à l’idée que les hommes de la Renaissance se faisaient de l’historiographie, parce qu’il n’était pas un moraliste et qu’il était difficile de lire son Histoire comme une « magistra vitae » (« Thucydides’ Renaissance Readers », dans Brill’s Companion to Thucydides, éd. A. Rengakos et A. Tsakmakis, Leyde, 2006, p. 779-810 : p. 779). 37 Adages n° 534, 557, 1351, 2059, 2193 [2 occ.]. On trouve aussi une référence à Quintilien dans l’Adage n° 1521.

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

« panégyrique de Thémistocle » (n° 2193) ou le Thémistocle (n° 534, 557), et qui est en fait le discours Contre Platon, pour les quatre, où Aristide défend Miltiade, Thémistocle, Cimon et Périclès contre les critiques que Platon leur avait adressées dans le Gorgias (503c-522e, notamment 515d-519a) et, en réponse au philosophe, qui leur refusait le titre de « bons citoyens » sous prétexte qu’ils n’avaient eu aucun souci du bien, de la justice ou de la tempérance, développe un éloge appuyé des quatre hommes d’État athéniens et présente Thémistocle, nous y reviendrons, en véritable « père de la patrie ». Les Adages d’Érasme ratifient ainsi l’importance, trop souvent occultée, de l’œuvre d’Aristide pour une étude de la figure de Thémistocle38 : une interrogation du Thesaurus Linguae Graecae en ligne montre que, après Plutarque, chez qui le nom du personnage apparaît 237 fois, c’est Aristide qui vient en deuxième, avec 131 références, suivi, mais de fort loin, par Diodore de Sicile (66 occ.), Libanios (62 occ.), puis Hérodote (51 occ.). Érasme précise, dans l’adage « Festina lente », qu’il a eu accès à un manuscrit contenant « tout Aristide avec ses scholies » : sans doute son attention avait-elle été attirée sur cet auteur par ses amis ou collègues byzantins, puisqu’Aristide était vénéré à Byzance presque à l’égal de Démosthène39, et de fait, des échos de son œuvre transparaissent parfois dans les textes byzantins évoquant Thémistocle, comme nous le verrons dans la seconde partie de cette étude. Si nous retrouvons, dans ceux des adages qui s’inspirent des Apophtegmes de Plutarque, un Thémistocle proche de celui de Pétrarque, figure exemplaire et pleine de répartie (dont Érasme cite notamment, à trois reprises, la sagace allusion aux « bons voisins » de la propriété qu’il mettait en vente40), dans les passages démarqués de la biographie plutarquéenne apparaît en revanche un aspect plus inquiétant du personnage – en particulier dans l’adage n° 2070 (« Au Cynosarge ») où Érasme évoque la prétendue bâtardise de Thémistocle et, paraphrasant Plutarque, montre comment « encore jeune homme, [il] avait l’art d’attirer [au gymnase 38 Voir toutefois A. J. Podlecki, The Life of Themistocles, op. cit., p. 118-122. 39 F. Robert, « Enquête sur la présence d’Aelius Aristide et de son œuvre dans la littérature grecque du iie au xve siècle de notre ère », Anabases, 10 (2009), p. 141-160. Nous savons que Chrysoloras avait utilisé Aelius Aristide dans son enseignement à Florence, et parmi les manuscrits qui lui ont appartenu figurait le codex du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Urb. gr. 123 (qui contient l’œuvre du sophiste) : voir L. Thorn-Wickert, Manuel Chrysoloras, op. cit., p. 124-125, 162-163, 165. Il n’a toutefois pas réussi à insuffler à ses disciples le même enthousiasme pour l’œuvre d’Aristide que pour celle de Plutarque. N. G. Wilson parle de réception assez limitée d’Aristide en milieu humaniste (De Byzance à l’Italie : l’enseignement du grec à la Renaissance [1992], trad. française, Paris, 2015, p. 45-46) ; plus nuancé, J.-L. Vix précise que, si peu d’ouvrages imprimés ont été dédiés à Aristide du xive au xvie siècle, l’intérêt pour le sophiste n’en était pas moins clairement présent dans les cercles hellénistes les plus éminents de l’époque, notamment à Florence et Venise (« Aelius Aristide, égal de Démosthène ? Réflexions sur la réception d’Aristide à la Renaissance », dans ΔΩΔΩΝΗ, ΦΙΛΟΛΟΓΙΑ. In memoriam ΕΜΜΑΝΟΥΛΗ ΠΑΠΑΘΩΜΟΠΟΥΛΟΥ, éd. D. Raïos, Ioannina, 2013, p. 433-452). G. Aujac signale la présence d’Aristide parmi les vingt écrivains représentés sur le frontispice de l’édition des Adages parue à Bâle en 1515 : il y incarne la rhétorique aux côtés de Démosthène (« La culture classique à Bâle au temps d’Érasme d’après trois frontispices », Anabases, 10 (2009), p. 161-180). 40 Pour le détail des références d’Érasme à Thémistocle, voir le tableau en annexe.

317

31 8

co r in n e j o uan n o

du Cynosarge] des jeunes gens même de naissance libre, dans le but de gommer progressivement la différence entre bâtards et fils légitimes » ; pire encore, dans l’adage n° 3101 (« Doureios hippos »), on voit Thémistocle pratiquer une forme de chantage à la délation. Par contre, plusieurs des adages inspirés d’Aristide donnent du personnage l’image très idéalisée d’un héros sans peur et sans reproche, plongé dans la mêlée tel un guerrier de l’Iliade (n° 2193), et résistant sans faiblir à la houle des épreuves (n° 534), inaccessible au découragement et à la tentation du désespoir (n° 2059) – bribes du portrait hagiographique élaboré par le rhéteur de Smyrne qui, cédant comme beaucoup de ses compatriotes de l’époque impériale à l’attrait des « sujets médiques », avait célébré en Thémistocle, avec les accents d’un patriotisme hellénique très caractéristique de la Seconde Sophistique, une figure d’homme providentiel, dont l’héroïsme avait permis à la Grèce d’échapper à l’oppression barbare.

De Byzance à Venise : Thémistocle et le péril turc On retrouve cette image « patriotique » de Thémistocle chez divers auteurs de l’époque tardo-byzantine, en des temps où la pression croissante du péril turc ravive le souvenir des guerres de la Grèce classique contre les Perses. Dans l’une de ses lettres, Jean Chortasmenos, qui fut le maître de Bessarion, écrit que l’Athènes contemporaine est en aussi triste état que lorsqu’elle fut prise et incendiée par Xerxès, et offre « un spectacle pitoyable, quand on se souvient de Miltiade, de Thémistocle, et des autres grands hommes qu’elle a nourris41 ». Dans une autre lettre adressée au protonotaire de Berrhoia (Bérée), ville de Macédoine qui fut assiégée par les Turcs en mai 1387, il dit des temps présents qu’ils sont pires que l’âge de fer, et souligne la misère matérielle des Byzantins, leur sujétion aux Ottomans, la confusion et le désordre qu’impose à toute la « race romaine » (i. e. byzantine) la « tempête barbare », qui menace même la langue et la culture helléniques ; il rappelle alors l’exemple donné jadis par Athènes, quand, « tout comme aujourd’hui, les Perses mettaient la Grèce au pillage », et le rôle de libérateur joué par Thémistocle : il sut faire usage de « son intelligence » contre les Perses – « et ce fut un combat de la valeur contre la richesse et de l’esprit grec contre l’armée arrogante des barbares42 ». On rencontre le même type de discours chez certains des Byzantins qui furent en lien étroit avec le monde italien, et font partie de cette élite culturelle grecque qui joua un rôle essentiel dans le transfert de l’héritage hellénique en Occident. Tel est le cas de Démétrios Cydonès, qui eut pour disciple Manuel Chrysoloras, fut aussi le maître et l’ami personnel de l’empereur Manuel II Paléologue, et fit de nombreux séjours en Italie, où il passa la majeure partie de ses dernières années, ayant d’ailleurs adopté

41 Épître 44 (à Démétrios Pépagoménos), éd. H. Hunger, Johannes Chortasmenos (ca. 1370-ca. 1436-1437) : Briefe, Gedichte und kleine Schriften. Einleitung, Regesten, Prosopographie, Text, Vienne, 1969. 42 Épître 19 (à Jean Tarronas).

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

la citoyenneté vénitienne43. Répondant, à l’automne 1383, à une lettre de Manuel II qui, alors co-empereur de Jean V Paléologue, lui avait adressé le discours qu’il venait de tenir aux habitants de Thessalonique assiégée par les Turcs, pour les exhorter à la résistance44, Cydonès complimente son royal correspondant, en comparant son éloquence à celle de Démosthène, puis en déclarant la vaillance de son comportement supérieure à celle de Thémistocle et de Léonidas, en des termes inspirés du discours d’Aelius Aristide Pour les quatre45 : il a su résister à l’assaut des vagues, au milieu de gens qui gémissaient, se plaignaient et sombraient, sans témoigner pour sa part la moindre irrésolution face à leur désarroi – « ce qui arriva même à Thémistocle et Léonidas, qui pourtant opposèrent leur courage à d’innombrables barbares46 ». Dans le discours qu’il prononça en 1460-1461 devant le congrès de Nuremberg, pour inciter les princes allemands à participer à l’expédition contre les Turcs décidée, l’année précédente, lors du congrès de Mantoue (1459), Bessarion établit lui aussi un parallèle entre la situation présente et l’époque des guerres Médiques, et cite à ses auditeurs l’exemple de Thémistocle et de son compatriote Aristide (le Juste), espérant ainsi les convaincre de former une « union sacrée » contre les Turcs – condition indispensable pour l’emporter sur un ennemi que rend seul redoutable la division de ses adversaires : tout comme les deux hommes d’État athéniens oublièrent leurs inimitiés personnelles pour assurer la préservation de leur patrie, les « princes très chrétiens » doivent conjuguer leurs forces pour la défense de la foi47. Un exemple encore plus frappant de la vivacité avec laquelle la situation catastrophique de Byzance imposait à la mémoire grecque le souvenir de Thémistocle nous est offert par l’œuvre de Georges de Trébizonde48. D’origine crétoise, ce personnage au profil très singulier avait à peine vingt ans quand il arriva en Italie, où il apprit le

43 J. R. Rider, The Career and Writings of Demetrius Cydones. A Study of Fourteenth-Century Byzantine Politics, Religion, and Society, Leyde, 2010 (notamment p. 57-63 et 153-156 pour l’attitude de Cydonès à l’égard des Turcs). Sur le rôle de Cydonès dans la vie culturelle et politique du xive siècle, J .W. Barker, Manuel II Palaeologus (1391-1425) : A Study in Late Byzantine Statesmanship, New Brunswick, 1969, p. 414 et p. 415-419 pour son influence sur Manuel II. 44 Les Turcs avaient adressé un ultimatum aux habitants de Thessalonique, menacés de massacre s’ils n’acceptaient pas de se soumettre et de verser tribut ; Manuel poussa ses sujets à tout essayer, sur le plan militaire et diplomatique, pour éviter l’esclavage et la mort. Nous avons conservé le texte de son discours (Συμβουλευτικὸς πρὸς τοὺς Θεσσαλονίκεις, éd. B. Laourdas, Macedonika, 3 (1955), p. 290-302). Sur cet épisode, voir J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 52-53. 45 Sur la fortune de ce texte, qui fut, avec le Panathénaïque, le plus lu des discours d’Aristide à Byzance, voir F. Robert, « Enquête », art. cit., p. 144-145, 147, 154. Les Byzantins voyaient dans le discours Pour les quatre un répertoire d’informations historiques sur l’Athènes du ve siècle, selon A. Milazzo, Un Dialogo difficile : la retorica in conflitto nei Discorsi Platonici di Elio Aristide, Hildesheim, 2002, p. 235. 46 Épître 262, éd. R.-J. Loenertz, Démétrius Cydonès, Correspondance, 2 t., Cité du Vatican, 1956-1960 ; trad. allemande de F. Tinnefeld, Demetrios Kydones, Briefe, 5 t., Stuttgart, 1981-2003 (n° 265) et commentaire du même auteur, Die Briefe des Demetrios Kydones : Themen und literarische Form, Wiesbaden, 2010, p. 69-70. Cf. Aelius Aristide, Contre Platon, § 211, 220, 251. 47 Oratio habita in Conventu Nurimbergensi, cum illic Legatus esset soluto Mantuano Conventu, éd. L. Mohler, Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsmann, t. 3, Aus Bessarions Gelehrtenkreis, Paderborn, 1942, p. 376-383 (p. 383). 48 J. Monfasani, George of Trebizond : A Biography and a Study of his Rhetoric and Logic, Leyde, 1976.

319

3 20

co r in n e j o uan n o

latin auprès de Vittorino da Feltre, qu’il aidait en retour dans son étude du grec ; bien qu’il ait passé tout le reste de sa vie en Italie, qu’il se soit converti au catholicisme en 1426 et ait composé l’essentiel de son œuvre en latin, il ne perdit rien de son patriotisme grec et milita avec ferveur pour la défense de Constantinople assiégée49. Des références à Thémistocle apparaissent dans bon nombre de ses écrits. Dans une oraison funèbre composée en 1434 en l’honneur du général vénitien Fantino Michiel, il évoque à trois reprises le nom de l’Athénien, et dit notamment, à propos des opérations militaires contre les Turcs auxquelles Michiel participa en 1428 pour la défense de Thessalonique50, qu’il y fit preuve de tant de vaillance et d’intelligence que « les barbares croyaient combattre non avec les Grecs d’aujourd’hui, mais avec ceux d’autrefois, Cimon, Thémistocle, Miltiade ou Léonidas51 ». Dans sa préface à la traduction latine de la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse, rédigée en 1446, il compare Thémistocle à Moïse, en tant que libérateur de son peuple52. Dans un véhément discours d’exhortation, adressé au pape Nicolas V, à l’automne 1452, pour l’inviter « à défendre les détroits de l’Hellespont (« Hellesponti claustra ») dans l’intérêt de l’Europe », Thémistocle, à nouveau, est invoqué. Jouant de la menace et de l’espoir, Georges s’emploie tout d’abord à mettre le pape en garde contre le danger que représenterait pour l’Occident la chute de Constantinople aux mains des Turcs (présentant la cité comme un rempart pour la chrétienté latine, il affirme, en reprenant à son compte un vieux motif apocalyptique, que la prise de Constantinople ouvrira les portes derrière lesquelles étaient jusque-là retenus les peuples impurs de Gog et Magog53) ; mais il affiche aussi une ferme confiance en la victoire, en alléguant les précédents glorieux fournis par l’histoire grecque : Ta Sainteté n’ignore pas que toujours l’Europe a combattu contre l’Asie tout entière et que la plupart du temps c’est l’Europe qui a triomphé de l’Asie tout entière […]. Miltiade, ayant vaincu les troupes de Darius, Thémistocle, ayant repoussé Xerxès et détruit son immense armée, ont remporté le triomphe sur eux.

49 S’il s’est ensuite rapproché de Mehmed II, c’est parce qu’il nourrissait l’espoir d’amener celui-ci à se convertir au christianisme et voulait l’inciter à rivaliser avec Constantin, pour unir tous les hommes sous un seul sceptre et une seule religion ( J. Monfasani, George of Trebizond, op. cit., p. 131). 50 Ces opérations s’inscrivaient dans le cadre de la guerre qui, pendant sept ans, de 1423 à 1430, opposa la République de Venise à l’Empire ottoman, pour la défense de Thessalonique, que les Byzantins avaient cédée à la cité des Doges. Pour le détail des événements, et le rôle qu’y joua Michiel en tant que « capitaine général », voir C. Manfroni, « La marina veneziana alla difesa di Salonico, 14231430 », Nuovo Archivio Veneto, n.s. 20 (1910), p. 1-70. 51 CXXXII, 18 (éd. G. Monfasani, Collectanea Trapezuntiana : Texts, Documents, and Bibliographies of George of Trebizond, Binghamton, 1984, p. 445-458, citation p. 451) ; les deux autres références figurent aux § 6 et 33. 52 Collectanea, LXXXI, 3 (op. cit., p. 279). Texte adressé au cardinal Ludovic Trevisan. 53 Georges brouille délibérément la géographie en évoquant les « Hellesponti claustra », qui à cette date étaient déjà tombés aux mains des Turcs (G. Monfasani, Collectanea, op. cit., p. 434). Sur la résurgence du courant apocalyptique à l’époque de la prise de Constantinople, voir Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, éd. V. Déroche et N. Vatin, Toulouse, 2016, p. 33-34, 68, 83 et la section consacrée aux « Textes apocalyptiques annonçant la chute de Constantinople » (p. 981-1024 pour les textes grecs, traduits par M.-H. Congourdeau).

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

Suit une référence à Alexandre le Grand, qui se trouve ainsi apparié aux deux vainqueurs de Marathon et de Salamine54. Il convient de citer enfin un dernier texte de Georges de Trébizonde qui suscita dans les milieux humanistes une polémique longue de plusieurs années, sa Comparatio philosophorum Aristotelis et Platonis, publiée en 1458 (environ cinq ans après la chute de Constantinople). L’ouvrage se présente comme une violente charge contre Platon – expression d’une animosité dont Georges prétend faire remonter l’origine à ses années d’étude, lorsqu’il lut avec Vittorino da Feltre, qu’il initiait au grec, le texte du Gorgias : c’est à ce moment-là qu’il aurait commencé à détester Platon, à cause de sa critique antipatriotique de Thémistocle et d’autres héros grecs55. Dans la comparaison que Georges établit entre Platon et Aristote, le premier joue le mauvais rôle56 : le traitement injuste qu’il a réservé dans le Gorgias à Miltiade, Thémistocle, Cimon et Périclès, révélerait la haine dénaturée qu’il éprouvait à l’égard de sa propre patrie57. Exprimant son indignation face à tant d’ingratitude et d’impudence, Georges entreprend de défendre ceux qu’il considère comme les libérateurs de la Grèce58 et décrit longuement les hauts faits accomplis par les quatre hommes pour le salut de leur patrie : ce sont eux qui sauvèrent Athènes, la rendirent riche et puissante, et assurèrent sa célébrité jusqu’à nos jours « par leurs veilles, leurs efforts, leur intelligence, leur courage et leurs exploits » (« suis vigiliis, laboribus, ingenio, fortitudine, rebusque gestis »). Si Georges de Trébizonde, qui passait pour le meilleur spécialiste de son temps en matière de rhétorique59, s’inspire évidemment d’Aelius Aristide dans cette

54 Collectanea, CXXXI, 7 (op. cit., p. 436). 55 Ce passage et les suivants sont cités et traduits par J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance, 2 t., Leyde, 1990, t. 1, p. 168-169. 56 Position manichéenne clairement affichée dans l’intitulé du troisième et dernier livre de l’ouvrage, « de vita phylosophorum Platonis et Aristotelis, quod de laude unius et turpitudine alterius in hoc tertio agitur libro » (« de la vie des philosophes Platon et Aristote, parce que dans ce livre il s’agit de l’éloge de l’un et de l’infamie de l’autre »). Texte consulté dans la reproduction anastatique (Francfort, 1965) de la version imprimée à Venise, en janvier 1523, par Iacobus Pentius de Leuco, sous le titre Comparationes Phylosophorum Aristotelis et Platonis a Georgio Trapezuntio viro clarissimo (édition non paginée). Il n’existe malheureusement pas d’édition moderne de l’ouvrage : dans ses Collectanea, G. Monfasani en donne seulement une présentation sommaire sous le n° CL (op. cit., p. 600-602). 57 Cette violente charge figure au livre III, dans un développement intitulé « De invidia et obtrectatione Platonis in quatuor viros salvatores Graeciae » (« De la jalousie et de l’esprit de dénigrement de Platon à l’encontre des quatre sauveurs de la Grèce »). Quatre pages y sont spécifiquement consacrées à Thémistocle. 58 Il les qualifie successivement de « sauveurs de la Grèce » (« salvatores Graeciae »), « très amoureux de leur patrie » (« amantissimi patriae »), « libérateurs de leur patrie, lustres de la Grèce, gardiens de l’honneur, colonnes de la vaillance, terreur des ennemis, protecteurs des gens de bien » (« liberatores patriae, lumina Graeciae, pudoris custodes, fortitudinis columnae, hostium terror, bonorum tutores »), « foudres de guerre » (« fulmina belli »). 59 Son ouvrage majeur (Rhetoricorum libri V), publié en 1433-1434, était destiné à introduire en Occident la tradition rhétorique byzantine, fondée sur Denys d’Halicarnasse et Hermogène. Antérieurement, il avait composé un éloge de Cicéron (De laudibus Ciceronis, 1421), un traité sur la notion hermogénienne de douceur (De suavitate dicendi, 1426), ou encore un éloge de la rhétorique (De laudibus eloquentie, début des années 1430). Voir G. Monfasani, George of Trebizond, op. cit., p. 241-299.

321

3 22

co r in n e j o uan n o

défense des quatre contre Platon, les arguments patriotiques qu’avait développés le sophiste grec acquièrent, dans le contexte nouveau du xve siècle, une résonance tragique, puisque Georges regrette que la Grèce n’ait plus, de son temps, des hommes d’une pareille trempe pour la secourir, alors qu’elle est désespérément menacée par les Turcs60. La violence de la charge portée par Georges de Trébizonde contre Platon lui attira une vigoureuse réplique de la part de Bessarion, qui composa, pour réfuter ses dires, le traité In calumniatorem Platonis61. Non que Bessarion fût moins patriote que Georges de Trébizonde (il a, nous l’avons vu, ardemment milité pour le lancement d’une croisade occidentale contre les Turcs62), mais il ne pouvait accepter que Georges accusât Platon d’avoir, par son enseignement débilitant, occasionné la perte morale de la Grèce et, à travers le relais de disciples comme Pléthon, causé l’effondrement de l’empire byzantin63. L’exaltation de la figure de Thémistocle en défenseur de la grécité menacée par le péril barbare ne paraît pas avoir trouvé grand écho auprès des lettrés occidentaux. Il est certes probable, comme le suggère Marianne Pade64, que Guarino de Vérone ait eu présent à l’esprit les parallèles existant entre l’Athènes de l’époque des guerres Médiques et la Venise de son temps, lorsqu’il dédicaça sa traduction de la Vie de Thémistocle à l’amiral vénitien Carlo Zeno, en 1417 : il ne pouvait, remarque-t-elle, ignorer la menace que les Ottomans faisaient peser sur les intérêts vénitiens – menace comparable à celle que les Perses avaient représentée pour la Grèce du ve siècle av. J.-C. Pourtant, ce n’est pas sur ce point que Guarino met l’accent dans sa préface : s’il présente assurément

60 Sur le lien établi par Georges de Trébizonde entre l’enseignement de Platon et les succès de l’islam, voir, toujours dans le livre III, les développements intitulés : « Quod non Aristoteli, sed Epicuro et Machumeto convenit Plato » (« Que Platon est en accord, non avec Aristote, mais avec Épicure et Mahomet ») et « De Machumeto et quo longe Platone astutior » (« Sur Mahomet, et combien il est plus astucieux que Platon »). 61 Sur cette polémique, voir J. Hankins, Plato, op. cit., t. 1, p. 218-219. La controverse dura jusqu’à la mort du cardinal byzantin, en 1472. Une première version grecque du traité In calumniatorem, parue en 1459, fut suivie, quelques années plus tard, d’une rédaction remaniée et considérablement amplifiée, dont le secrétaire de Bessarion, Niccolo Perotti, publia en 1469 une traduction latine. Les critiques formulées par Georges de Trébizonde à l’encontre de cet ouvrage lui valurent une nouvelle réponse du cercle de Bessarion, la Refutatio deliramentorum Georgii Trapezuntii Cretensis, rédigée par Niccolo Perotti : cf. J. Monfasani, « Bessarion Latinus », Rinascimento, s. II, 21 (1981), p. 165-209. Le texte édité par L. Mohler (Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsmann, t. 2, Bessarionis in Calumniatorem Platonis libri IV, Paderborn, 1927) est celui de la rédaction grecque amplifiée, accompagnée de la traduction latine de Perotti. La Refutatio deliramentorum est éditée dans le t. 3 de L. Mohler, Aus Bessarions Gelehrtenkreis, op. cit., p. 345-375. 62 R. Manselli, « Il Cardinale Bessarione contro il pericolo turco e l’Italia », Miscellanea Francescana, 73 (1973), p. 314-326 ; J. Hankins, « Renaissance Crusaders : Humanist Crusade Literature in the Age of Mehmed II », Dumbarton Oaks Papers, 9 (1995), p. 110-207 (notamment p. 116 et 120). 63 Voir, dans le livre III de la Comparatio, le développement intitulé « Quod Platonis scripta, praecepta, instituta Graeciam perdiderunt » (« Que les écrits, les enseignements, les principes de Platon ont perdu la Grèce »). Bessarion objecte à son adversaire que toutes les choses humaines « sont sujettes au déclin, y compris les empires » (In calumniatorem Platonis, 4, 16, éd. L. Mohler, op. cit., p. 260). 64 M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives, t. 1, p. 184-185 et 209-211.

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

Thémistocle comme un chef exemplaire65, il insiste surtout sur les vicissitudes de son existence mouvementée, bien faite pour susciter l’intérêt et l’agrément du lecteur66. Il en va de même dans la préface de la traduction de Lapo de Castiglionchio, achevée en 1435 : s’adressant à Cosimo de’ Medici, qui, comme Thémistocle, avait subi l’exil, avant d’être rappelé à Florence pour y devenir le « princeps » de la cité67, Lapo y souligne les revers de fortune que durent pareillement affronter l’homme d’État athénien et le dédicataire de sa biographie : c’est une réflexion sur le rôle de la fortune et de la vertu dans la vie de ceux qui sont à la tête des affaires publiques qui constitue l’axe essentiel de son adresse au prince florentin68. Parmi les cinq références à Thémistocle figurant dans la vaste correspondance de Francesco Filelfo69, les trois plus récentes apparaissent néanmoins en relation avec la question du péril turc – soit que cet auteur, proche des milieux helléniques, ait été influencé par une thématique familière aux Byzantins de l’époque, soit que la conscience de la montée en force des Ottomans n’ait commencé à s’imposer en Occident que dans la seconde moitié du xve siècle, après la chute de Constantinople (1453) et l’extension de la domination turque en Europe balkanique. Dans la première de ces trois lettres, adressée le 15 septembre 1464 au tout nouveau pape Paul II, qu’il invite à faire la guerre aux Turcs, pour libérer de la peur l’Italie et toute la chrétienté, Filelfo, se livrant à une variation patriotique sur l’épisode de l’altercation de Thémistocle avec l’homme de Sériphos70, note que l’éclat de la patrie apporte une « impulsion » (momentum) « aux esprits les plus brillants et aux âmes les plus

65 Il qualifie Thémistocle de « summae prudentiae virum, maximae auctoritatis civem, eximiae integritatis praetorem, incredibilis prudentiae consiliarium, rei denique militaris instructissimum imperatorem » (« homme d’une extrême sagesse, citoyen d’une très grande autorité, magistrat d’une intégrité extraordinaire, conseiller d’une incroyable sagesse, général, enfin, le mieux pourvu dans l’art de la guerre » : Épître 66, éd. R. Sabbadini,  Epistolario di Guarino Veronese. I. Testo, Venise, 1915, p. 136138 ; M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives, op. cit., t. 2, p. 47-49). 66 La vie de Thémistocle illustre « temporum varietas, rerum humanarum permutatio, fortunarum vicissitudines » (« la diversité des temps, le renversement des choses humaines, les vicissitudes de la fortune », ibid.). 67 Sur Cosimo, voir le recueil publié par F. Ames-Lewis, Cosimo il Vecchio de’ Medici, 1389-1464. Essays in Commemoration of the 600th Anniversary of Cosimo de’ Medici’s Birth, Oxford, 1992. 68 Sur cette préface, voir M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives, op. cit., t. 1, p. 269-274 et t. 2, p. 49-52 ; C. S. Celenza, « Parallel Lives : Plutarch’s Lives, Lapo da Castiglionchio the Younger (1405-1438) and the Art of Italian Renaissance Translation », Illinois Classical Studies, 22 (1997), p. 121-152 (notamment p. 148-152). 69 Collected Letters : Epistolarum libri XLVIII, éd. J. de Keyser, 4 t., Alessandria, 2015, Épître 04.03 (4 juillet 1440, à Cosimo de’ Medici), p. 243-244 : référence à Aristide et Thémistocle oubliant leurs inimitiés pour le salut de la patrie ; Épître 06.49 (13 novembre 1448, à Giorgio Lampugnano), p. 352 : allusion à l’exil de Thémistocle, présenté comme le prix de son manque de modération politique ; Épître 23.01 (15 septembre 1464, à Pietro Barbo, lors de son élection au pontificat), p. 1010 : référence à l’épisode de l’homme de Sériphos ; Épître 34.23 (4 décembre 1471, à Nicolò Tron), p. 1474 : référence à l’amour de Thémistocle pour sa patrie ; Épître 41.01 (26 septembre 1474, à Federico da Montefeltro), p. 1691-1692 : nouvelle référence à l’union sacrée scellée par Aristide et Thémistocle. 70 Sur les divers types d’exploitation auxquels cet épisode a donné lieu, voir C. Jouanno, « De l’intérêt des lieux communs : deux épisodes privilégiés de l’histoire de Thémistocle », Les Études Classiques, 85 (2017), p. 337-360 (p. 352-359).

323

3 24

co r in n e j o uan n o

hautes » et que « Thémistocle ne l’aurait pas emporté contre Xerxès dans une bataille sur mer, ni Léonidas dans une bataille sur terre, si l’un n’avait pas été natif de Lacédémone, ou l’autre d’Athènes » (Épître 23.01). Dans la deuxième lettre, datée du 4 décembre 1471, c’est Nicolò Tron, nouveau doge de Venise, que Filelfo exhorte à abattre au plus vite le pouvoir de Mehmet II et, pour mieux illustrer l’importance que son correspondant accorde à l’amour de la patrie, il signale son admiration pour Thémistocle (Épître 34.23). Dans la troisième et dernière lettre, datée du 26 septembre 1474, Filelfo adresse une requête analogue au duc d’Urbino, Federico da Montefeltro, auquel il recommande de concentrer toute son attention sur la menace turque et de suivre le conseil d’Aristide à Thémistocle, en mettant de côté toutes ses inimitiés personnelles, car la gravité de la situation dans laquelle se trouvent l’Italie et toute la chrétienté impose aux princes les plus puissants d’agir « uno et eodem consilio », « d’un seul et même avis » (Épître 41.01). L’admonestation ainsi formulée consonne avec les mises en garde que Bessarion avait exprimées, une quinzaine d’années plus tôt, lors du congrès de Nuremberg. Je voudrais, en guise de conclusion, souligner tout d’abord l’importance qu’a jouée la tradition anecdotique dans la perpétuation du souvenir de Thémistocle en Occident – importance à mettre en relation avec l’influence persistante de Cicéron, à laquelle est venue se superposer ensuite celle de Plutarque71. Les sources proprement historiques, Hérodote, Thucydide, ou Diodore de Sicile, en dépit de la médiation que leur assuraient Cornelius Népos ou Justin, ont pâti d’un tel succès, qui a eu pour conséquence un notable amoindrissement des ambivalences du personnage, si frappantes dans le récit hérodotéen. L’autre enseignement qui ressort de la présente enquête tient au rôle joué par Aelius Aristide dans la tradition byzantine… et chez Érasme, dont l’attention fut sans doute attirée sur cet auteur par ses amis et collègues grecs de Venise. Dans les textes influencés par Aristide, s’impose ainsi une icône rhétorique, en lieu et place du personnage historique.

71 M. Pade qualifie l’époque humaniste d’« aetas plutarchiana » (« Zur Rezeption », art. cit., p. 161-164).

T h é m i s to c le d e Grèce e n Occi d e nt

Annexe Pétrarque Œuvres

Contenu

Source

Rerum memorandarum libri, 2, Excellente mémoire de Th. ; Valère Maxime, 8, 7, ext. 15 1 (De memoria), 9 apprentissage de la langue perse Cicéron, De oratore, 2, 299 Préférence pour l’art de l’oubli (cf. De finibus, 2, 104 ; Academia, 2, 1, 2) Rerum memorandarum, 3, 1 Reconstruction des murailles Justin, 2, 15, 1-12 (De sollertia et callididate), 22 d’Athènes Frontin, Stratagèmes, 1, 1, 10 Rerum memorandarum, 3, 2 Th. et la meilleure dot Cicéron, De officiis, 2, 71 (De sapientia), 59 (homme sans argent plutôt Valère Maxime, 7, 2, ext. 9 qu’argent sans homme) Rerum memorandarum, 4, 2 Th. et l’oracle d’Apollon sur les Justin, 2, 12, 13-16 (De oraculis), 20 « remparts de bois » Frontin, Stratagèmes 1, 3, 6 Remèdes aux deux fortunes, 1, 8 Remarque de Th. sur mémoire Cicéron, De finibus, 2, 104 (La mémoire), 16 et art de l’oubli (cf. De oratore, 2, 299 et 351 ; Academia, 2, 1, 2) Remèdes, 1, 15 (Une patrie Altercation avec l’homme de Cicéron, Cato major, 8 glorieuse), 16 Sériphos Remèdes, 1, 23 (La douceur de Th. ignorait l’art de la musique Cicéron, Tusculanes, 1, 4  la musique), 16 Remèdes, 1, 68 (Une belle Th. et la meilleure dot Cicéron, De officiis, 2, 71 dot), 14 Valère Maxime, 7, 2, ext. 9 Remèdes, 1, 94 (L’amour du Brièveté de la popularité de Cf. Valère Maxime, 5, 3, peuple), 6 Th., exil ext. 3 e-g Remèdes, 2, 125 (Mourir hors Th. fleuron d’Athènes, mort en Cf. Valère Maxime, 5, 3, ext. 3 g de son pays) pays étranger Cicéron, De officiis, 3, 49 Familiares, 3, 6, 8 Proposition malhonnête de Th. à l’assemblée d’Athènes Familiares, 3, 10, 13 Inconstance du sort, exil de Cf. Valère Maxime, 5, 3, Th. ext. 3 e-g Familiares, 4, 2, 7 Célébrité de Th. (« qui fut le Cicéron, Laelius, 42 plus illustre… ? ») (citation littérale) Familiares, 6, 4, 10 Th. et les trophées de Miltiade Valère Maxime, 8, 14, ext. 1 (cf. Cicéron, Tusculanes, 4, 44) Familiares, 13, 4, 18 Célébrité de Th. Cicéron, Laelius, 42 (citation) Familiares, 19, 17, 12 Préférence de Th. pour Cicéron, De officiis, 2, 71 un homme sans argent (la Valère Maxime, 7, 2, ext. 9 meilleure dot) Familiares, 21, 12, 14 Th. et les trophées de Miltiade Valère Maxime, 8, 14, ext. 1 (cf. Cicéron, Tusculanes, 4, 44) Familiares, 21, 12, 32 Référence vague à la célébrité Cf. Cicéron, Laelius, 42 de Th. Familiares, 22, 5, 11 Comment Th. feignit la Frontin, Stratagèmes, 1, 1, 10 maladie

325

3 26

co r in n e j o uan n o

Œuvres

Contenu

Source

Seniles, 4, 1, 23

Compétences de Th. en matière de science militaire Importance respective des affaires militaires et politiques : comparaison Th. / Solon

Cf. Cicéron, Academica, 2, 1, 2 (memoria technica) ? Cicéron, De officiis, 1, 74-75 (référence explicite)

Contenu

Source

Seniles, 14, 1, 98

Érasme, Adages Adages

Th. signale les bons voisins du Plutarque, Vie de Thémistocle, domaine qu’il met en vente 18, 8 ; Apophtegmes de rois et de généraux, Thémistocle, 12 534. Épargné par une lame, Résistance de Th. à l’adversité Aelius Aristide, Pour les quatre, emporté par l’autre 211 557. Commencer à la ligne de Référence aux diverses Aelius Aristide, Pour les quatre, départ enquêtes auxquelles Th. fut 226-227 soumis 973. Si tu habites à côté d’un Th. signale les bons voisins du Cf. Adage 32 boiteux, tu apprendras à boiter domaine qu’il met en vente 1147. À contre-chant Remarque de Th. au poète Plutarque, Apophtegmes de rois Simonide sur le bon poète et et de généraux, Thémistocle 9 le bon dirigeant 1351. L’or est à l’homme ce que Formule employée par Aelius Aristide, Pour les quatre, la pierre de touche est à l’or Aristide à propos de Th. 227 1521. Chanter pour le myrte Th. dépourvu de talents Quintilien, Institution Oratoire, musicaux 1, 10, 19 (d’après Cicéron, Tusculanes, 1, 4) 2059. Que plutôt la terre Th. insensible au désespoir Aelius Aristide, Pour les quatre, m’engloutisse 220 2070. Au Cynosarge Comment Th. s’employait à Plutarque, Vie de Thémistocle, gommer sa bâtardise 1, 3 2193. Qu’allez-vous juger Comparaison de Th. aux Aelius Aristide, Pour les quatre, Achéens dans la plaine de 296 les Achéens du haut de la muraille ? [2 occ.] Troie 3101. Doureios hippos  Th. se livrant au chantage à la Plutarque, Vie de Thémistocle, dénonciation calomnieuse 5, 2 3256. Il y a des os dans le Formule attribuée à Th. ? ? propos 3401. Jamais on ne perdrait un Th. signale les bons voisins du Cf. Adage 32 bœuf domaine qu’il met en vente 3513. Rien dans le ventre Invective de Th. à un habitant Plutarque, Vie de Thémistocle, d’Érétrie 11, 6 3771. Le mérite engendre la Référence vague aux actions ? ? gloire d’éclat de Th. 32. Méchant voisin est source d’ennuis

Planches en couleur

Fig. 1-1 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : La déesse Diane et l’auteur ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 202 r, © BnF.

3 28



Fig. 1-2 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Évrart de Conty présente son œuvre ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 1 r, © BnF.



Fig. 1-3 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Junon ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 151 r, © BnF.

329

330



Fig. 1-4 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Junon ; Paris, BnF, Fr. 143, fol. 124 v, © BnF.



Fig. 1-5 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Vénus et l’acteur ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 197 r, © BnF.

331

332



Fig. 1-6 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Vénus ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 104 v, © BnF.



Fig. 1-7 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Bacchus ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 181 v, © BnF.

333

334



Fig. 1-8 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Bacchus ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 151 v, © BnF.



Fig. 2-1 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho enseignant ; Londres, BL, Royal 16 G.V., fol. 57 r.

335

3 36



Fig. 2-2 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho enseignant ; Londres, BL, Royal 20 C.V., fol. 75 v.



Fig. 2-3 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho musicienne ; Paris, BnF, fr. 599, fol. 42 r, © BnF.

337

338



Fig. 2-4 : Le Livre de Jehan Bocasse de la louenge et vertu des nobles et cleres dames, Sappho clergesse ; Paris, Antoine Vérard, 28 avril 1493 ; Boston Public Library, fol. h7.



Fig. 2-5 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, Sappho en majesté ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 188 v, © BnF.

339

340



Fig. 2-6 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, désespoir de Sappho ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 194 v, © BnF.



Fig. 2-7 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, suicide de Sappho ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 197 v, © BnF.

341

342



Fig. 2-8 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, Sappho en majesté ; Paris, BnF, fr. 873, fol. 146 v, © BnF.

Index des noms des auteurs, des artistes et des œuvres

Abrégé des Histoires philippiques (de Trogue Pompée), 56, 58, 311, 258 n. 22, 296 n. 6 Academica Priora, 46 Achilleïde, 83 Achilles, 211 n. 15 Ad Atticum, 312 n. 7 Ad Familiares, 312 n. 7 Ad Herennium, 137-138 Ad Lucilium, 38 Adages, 314-318, 326 Aelius Aristide, 316-317, 319, 321, 324, 326 Africa, 12, 18, 30, 37, 41-45, 56, 134, 209 Agathon, 93 Agostino, voir Augustin Alain de Lille, 239 Albéric de Londres, 134-135, 254 n. 10 Albéric, 234 Albertino Mussato, 61, 234 Alexandre de Paris, 264 n. 28 Alexandreis, 6 Aliprandina, 291-292 Allegoriae d’Arnoul d’Orléans, 125 Allegoriae de Giovanni del Virgilio, 126 Amores, 146 Amorosa visione, 15 n. 22, 61 n. 27, 103, 117, 192 Amphitryon, 233 Anabase, 182-184 Anne de Graville, 10 Annius de Viterbe, 185, 223 Anticerberus, 290 Antiphon, 93 Antiquitates d’Annius de Viterbe, 185 Antiquitates, voir Antiquités juives Antiquités juives, 28, 256

Antoine Vérard, 138, 172-174, 338 Antonio Beccadelli, 216 n. 21 Antonio de Ferrariis dit Galateo, 214 n. 19 Antonio Loschi, 207-208, 211 n. 15 Apollonios de Rhodes, 116, 124 n. 16 Apologétique ou défense des premiers chrétiens contre les calomnies des gentils, 262 n. 27 Apologia pro Socrate, voir Apologie de Socrate Apologie de Socrate, 184, 184 n. 29 Apophtegmes de rois et de généraux, 311, 316, 317, 326 Appien d’Alexandrie, 182 Argonautica de Valerius Flaccus, 209, n. 11 Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, 124 n. 16 Arioste (L’), 146 Aristotele, voir Aristote Aristote, 28, 29, 35 n. 23, 48 n. 50, 54, 171, 193 n. 7, 247, 265-266, 321, 322 n. 60 Armannino da Bologna, 290 Arnoul d’Orléans, 125 Arrigo Simintendi, 9 Ars poetica, 37, 46 n. 45, 49 n. 52 Art d’aimer, 8 Astronomica de Manilius, 222 Astronomicôn Libri, 222 Augustin, 11, 27-29, 31 n. 17, 46 n. 46, 53, 232, 238, 248, 259 Aulo Gellio, 27, 37, 43 n. 36, 45, 51 n. 55 Aulus Cecina, 289 Aux jeunes gens : sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, 13-14, 91-92, 236 n. 57

344

In d e x de s n o m s d e s au t e u r s, d e s art i s t e s e t d e s œu vre s

Baebius Italicus, 13, 83 Banquet du Faisan, 70 n. 24 Barthélemy l’Anglais, 142, 255 Bartolomeo Sacchi, dit Platina, 214 n .19, 218 n. 24 Basile de Césarée, 14, 90-92, 236 Basinio de Parme, 222 Baudri de Bourgueil, 219 n. 28 Bayle, Pierre, 146 n. 10 et 11 Bède le Vénérable, 219 n. 28 Benoît de Sainte-Maure, 7, 8, 83-84, 87, 119, 246 Benzo d’Alessandria, 290 Bernard Sylvestre, 219 n. 28 Bessarion, 22, 318-319, 322, 324 Bestiaire, 142, 266 n. 31 Bibliotheca historica, voir Bibliothèque historique Bibliothèque historique, 86, 311 Bien Allee, 16, 153-154 Biondo Flavio, 286 Boccaccio, voir Boccace Boccace, 10, 12-19, 26, 37 n. 27, 52 n. 58, 55-63, 103-117, 152, 157, 161-177, 191-205, 210, 211, 214, 219, 225-226, 233-236, 253, 254 n. 11, 256, 257, 272, 276, 280, 291, 299, 305 Boèce, 20, 233, 254-255, 257, 260 Bonamente Aliprandi, 291-292 Bongiovanni da Cavriana, 290 Booke of Ovyde named Methamorphose, 80 n. 8 Borsias, 209 n. 9 Bouquechardière, 20, 21, 224 n. 6, 251-268, 269-281, 298-310 Brunetto Latini, 35 n. 23, 300 Brutus, 312 n. 7 Bucolica, 29 n. 14, 35 n. 23, 289 Bucolicum carmen, 12, 27-34, 44 Buonaccorso da Pistoia ou da Montemagno, 180 Calcidio, 28 Camerini, Mario, 146 Canzoniere, 46 n. 45, 231

Carmina Galassi Vicentini ad posteros de laudibus urbis et agri Vicentini, 208 Cato major, 313 n. 15, 325 Cato, voir Caton Catone, voir Caton Caton, Marcus Porcius Cato, 46 n. 45, 51-52, 284 Catulle, 79 n. 2, 161, 209, 213, 216, 218 César, 180 Champion des dames, 16, 68-69, 152-153, 159, 171-172 Charles Soillot, 17, 179-187 Chasse d’Amours, 150-151, 155 n. 44 Chrétien de Troyes, 8, 238 Christine de Pizan, 16, 21, 68 n. 17, 103, 133 n. 11, 152-153, 159, 161-177, 254, 299, 302303, 305, 308, 309, 313-314 Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, 10, 20-21, 251 n. 1, 254-257, 270, 297, 302-309 Chronique de Morée, 12, 14, 93-100 Chroniques abrégées ou Manuel de Philippe de Valois, 298, 300, 304, 306 n. 34 Cima da Conegliano, 218 n. 26 Cicéron, 8, 26, 27, 29, 37, 39, 44-46, 48-51, 92, 137-138, 180, 216, 222, 230-231, 236, 312-313, 314-321, 324, 325-326 Cicerone, voir Cicéron Cité de Dieu, voir De civitate Dei Cité des dames, 16, 103, 152-153, 162, 166-172 Claude de Seyssel, 17, 181-186 Claudiano, voir Claudien Claudien, 44, 45 n. 39, 285 Cligès, 8 Clitarque, 312 Cognoissance de soy mesme, avec l’immortalité de l’ame, plus un dialogue de la providence de Dieu, en Xenophon, au premier livre des faits et dits de Socrates, 184 Colard le Voleur, 67 Colard Mansion, 138 Collectanea rerum memorabilium, 285 n. 20 Coluccio Salutati, 18, 61 n. 29, 70 n. 21, 91, 93, 213, 214 n. 19, 223-236, 253 n. 6 Commentaire des Sentences, 275

In d e x d e s n o m s d e s au t e u r s, d es art ist e s e t d e s œu vre s

Commentaire sur l’Énéide, 284-285, 289 Commentaire sur le Banquet de Platon, 218 n. 24 Commentaire Vulgate des Métamorphoses, 126 Comparatio philosophorum Aristotelis et Platonis, 321 Confessio amantis, 151 Consolation de Philosophie, 20, 254-255, 257, 260 Constitution des Lacédémoniens (De la république et loix des Lacedemoniens), 183, 184 Contra amores, 218 Contra Apionem, 28 Contra eum qui maledixit Italie, 50 n. 53 Contra medicum, 41 n. 34, 51 n. 55 et 56 Contre Platon, pour les quatre, 317, 319 n. 46 Convivio, 31 n. 17 Cornelius Nepos, 56, 311, 324 Correspondance, voir Érasme Crisippo, 26, 29, 48 n. 50 Cronaca di Morea, 95 Cronaca di Pisa, 287-288 Cronica de Mantua, voir Aliprandina Cronica di Pisa, 287 Curzio Rufo, voir Quinte-Curce Cyropédie de Xenophon, excellent philosophe et historien, divisee en huit livres, 182 Cyropédie, 17, 179-187 Dante, 11, 19, 28, 31 n. 17, 34, 43-44, 57, 61, 93, 191 n. 1, 193, 194, 195, 204, 226-228, 229, 233, 236, 290, 291, 292 Darès, 7, 83, 84, 87, 246 David Aubert, 82 De amicitia, 313 n. 15 De bello gallico, 180 De bello Gildonico, 285 De bello Xersis contra Grecos et victoria Spartanorum, 296 n. 8 De casibus virorum illustrium, 12, 55-63, 104, 109, 111, 114, 117, 198, 203, 211, 212, 214, 272, 299

De civitate Dei, 11, 31 n. 17, 53, 259, 262 De consensu evangelistarum, 31 n. 17 De consulatu Stiliconis, 44, 45 De deorum imaginibus libellus, 135, 138 De dignitate et excellentia hominis, 214 n. 19 De doctrina christiana, 31 n. 17 De educatione, 214 n. 19 De excidio Troiae, 87 De fato et fortuna, 213 De finibus, 51 n. 55, 313 n. 15, 324, 325 De formis figurisque deorum, 16, 85, 134-138 De ignorantia, 26 n. 3 et 4, 27, 28, 46 n. 46 De institutione regiminis dignitatum, 214 n. 19 De la maniere d’instruire un jeune Prince en toutes vertuz et honnestetez, 184 De laboribus Herculis, 18, 70 n. 27, 223-236, 253 n. 6 De laudibus Ciceronis, 321 n. 59 De magnanimitate, 216 n. 22 De maiestate, 214 n. 19 De malignitate Herodoti, 316 n. 35 De medicina animae, 85 De mulieribus claris, 15, 16, 56, 61 n. 27, 103, 104, 109-114, 117 De natura deorum, 37 De officiis, 37, 313 n. 15, 325 De omnibus civitatibus famosis, 290 De oratore, 49 n. 51, 51, 137, 313 n. 15, 324, 325 De originibus, 290 De otio et solitudine, 29, 31 n. 17, 43 n. 36 De Platon et de Scenophon et de Dyogenes, 181 De preliis Tuscie, 286-287 De principe, 214 n. 19, 216 n. 21 De re publica et de legibus Lacedaemoniorum, 184 De rebus Hispaniae liber, 253 n. 4 De regis Agesilai Lacedaemoniorum laudibus, 184 De remediis utriusque fortunae, 27, 37, 41 n. 34, 213, 313, 325 De senectute, 39, 312, 313 n. 15 De suavitate dicendi, 321 n. 59

345

346

In d e x de s n o m s d e s au t e u r s, d e s art i s t e s e t d e s œu vre s

De temporibus suis, 312 n. 11, 315 n. 26 De trinitate, 46 n. 46 De tyrannide (Hiero), 179, 184-185 De tyranno, 214 n. 19 De urbibus, 290 De venatione, 184 De vera nobilitate, 180 De viris illustribus, 11, 12, 35 n. 23, 42, 56, 229 n. 30, 253 n. 5 De vita solitaria, 41 n. 34, 43 n. 36, 231, 232, 235 De vulgari eloquentia, 34, 191 n. 1, 193 n. 4 Débat d’honneur entre trois chevalereux princes, 180 Débat de noblesse, 180 Décaméron, 108, 194, 198, 204 n. 30, 205 Décret, 274 Dedalus, 30, 32, 44, 53 Démétrios Cydonès, 22, 318 Denys d’Halicarnasse, 284, 321 n. 59 Des cas des nobles hommes et femmes, 10, 254 n. 11, 272 Des cleres et nobles femmes, 10, 152 n. 34, 162-166, 335, 336, 337 Deux amants, 122 n. 14 Dialogue de Xenophon, acteur grec, nommé le Tyrannicque ou bien Hieron, 183 Dialogue des morts, 180 Dictionnaire historique et critique, 146 n. 10 Dictys, 7, 246 Diodore de Sicile, 86, 182, 253, 311, 316, 317, 324 Dionysius d’Halicarnasse, 161 Dionysius de Burgo Sancti Sepulchri, 313 n. 17 Dits moraux des philosophes, 261, Divina Commedia, voir Divine Comédie Divinae Institutiones, 46 n. 46 Divine Comédie, 56, 93, 200, 226-228, 290 Doctrine chrétienne, 238, 248 Donatus, 292 Donizone, 290 Doublet, Jean, 184 Doze trabajos de Hércules (Los), 18, 224 n. 6, 253 n. 6

Du sublime du Pseudo-Longin, 161 Dufour, Antoine, 16, 157-159 Ecerinis, 61 Eclogae, voir Bucolica Economicus, 184 Elegia di Madonna Fiammetta, 15, 103, 105106, 192, 204 Élégies, 147 Énéide, 6, 7, 18, 33, 38, 47 n. 46, 193, 194, 211, 215, 227, 242 n. 15, 284, 289 Eneide, voir Enéide Enguerrand de Monstrelet, 76 Enrico Aristippo, 28 Enrique de Villena, 18, 224 n. 6, 253 n. 6 Enseignemens pour induire les jeunes gens à vivre honnestement et aimer la vertu, 183 Éphore, 312 Epistres des dames de Grece, 9 Epistulae ex Ponto, 36, 79 Épitaphes d’Hector et d’Achille, 88 Epitoma historiarum philippicarum Pompei Trogi, voir Abrégé des Histoires philippiques Epystole, 33, 36, 37 Equivoques, 184-185 Érasme, 21, 185, 312-318, 324, 326 Erec et Enide, 238 Eschés amoureux, 15, 131, 133 Eschyle, 93, 296 Esiodo, 34, 35, 37, 49 n. 51 Espitre pour tenir et celebrer la noble feste du Thoison d’or, 68 n. 18 Esposizioni sopra la commedia, 204 Ethica Nicomachea, 35 n. 23 Etymologiae, 290 Eugammon de Cyrène, 146 Euripide, 34, 35, 37-38, 92, 93, 104, 111, 115, 116, 119 Eusèbe de Césarée, 8, 256 Eustache Deschamps, 159 Évrart de Conty, 15, 131-143, 327-334, 353 Ex Ponto, voir Epistulae ex Ponto Excidium Troiae, 286

In d e x d e s n o m s d e s au t e u r s, d es art ist e s e t d e s œu vre s

Facta et dicta memorabilia, voir Faits et dits mémorables Faicts et Conquestes d’Alexandre le Grand, 65 n. 4 Faicts et gestes d’Alexandre le Grant, 180 Faits et dits mémorables de Valère Maxime, 11, 14, 58 n. 12, 60, 171, 296, 312, 313 Fallaci, Oriana, 145 Familiares, 25-53, 228-233, 312, 325 Fastes, 79, 254 Fatiche d’Ercole (Le), 18, 224 n. 6 Fausto Andrelini, 157 n. 48 Fedone, 28 Ferris, François de, 183 Filippo Ceffi, 9, 107 Filocolo, 192, 193, 198, 203-204 Filostrato, 193 Fiorita, 290 Flavio Giuseppe, voir Flavius Josèphe Flavius Josèphe, 28, 256 Fleur des histoires, 68 n. 17, 299, 302, 304 Fontaine amoureuse, 19, 237-248 Fortuna, 213 n. 18 Fraichet, Jacques, 183 Francesco Filelfo, 185, 209 n. 9, 211 n. 14, 315, 323, 324 Francesco Petrarca, 8, 10-12, 18, 19, 21, 25-54, 56, 57, 61, 108, 134, 151, 200, 209, 213, 216 n. 21, 226, 228-236, 253, 312, 313, 317, 325 Frontin, 312, 325 Fulgence, 9, 134, 255, 298 Fulgentius metaforalis, 134 Galassio Vicentino, 17, 18, 19, 207-222 Gautier de Châtillon, 6 Genealogie deorum gentilium, voir Généalogie des dieux Généalogie des dieux, 18, 61, 104, 109, 114, 116-117, 198, 211, 214, 226, 233, 235, 253 n. 5, 256 General estoria, 126 n. 26, 253 n. 4 Geoffroy Tory, 182, 183, 186 Georges Chastelain, 68 n. 19, 76, 77, 86, 92 Georges de Trébizonde, 22, 319-322

Giannozzo Manetti, 214 n. 19 Giovanni Aurispa, 180 Giovanni Boccaccio, voir Boccace Giovanni Bonsignori, 9 Giovanni da Siena, 224, 225, 226 Giovanni del Virgilio, 126 Giovanni Pontano, 213, 214 n.19, 216 n. 21 et 22, 217 n. 23, 219 n. 24 Giovanni Tinto Vicini, 214 n. 19 Giovenale, 50, 51 Girart de Fraite, 65 n. 3 Girart de Roussillon, 65 Girart de Vienne, 65 n. 3 Girolamo, voir Jérôme Giuniano Maio, 214 n. 19 Giustino, voir Justin Gorgias, 317, 321 Gratien, 274-275 Grégoire de Nysse, 320 Grégoire le Grand, 134 Gregorio Correr, 211 n. 15 Guarino de Vérone, 315, 322 Guido de Pisa, 285-286 Guido delle Colonne, 7, 72, 119 Guillaume de Conches, 9 n. 11, 238 Guillaume de Lorris, 238, 239, 241 Guillaume de Machaut, 19, 237-248 Guillaume de Tignonville, 261, 268 Guillaume Fillastre, 299, 305 Guillaume Lambert, 277 Henri de Valenciennes, 265 Hercule furieux, 107, 224, 233 Hercule sur l’Œta, 224 Hermogène, 321 n. 59 Hérodote, 17, 296, 311, 312, 315, 316, 324 Héroïdes, 9, 11, 14, 15, 16, 83, 104-108, 111, 119, 146, 148, 151, 154, 155, 158, 159, 162, 174-177 Hiensal, 211 n. 15 Hiéron, 17, 179-187 Histoire ancienne jusqu’à César, 10, 20, 21, 119, 251 n. 1, 254, 255, 257, 270, 297, 301, 306 Histoire de Jason, 71-74, 82

347

3 48

In d e x de s n o m s d e s au t e u r s, d e s art i s t e s e t d e s œu vre s

Histoire de la première destruction de Troie, 253 Histoire du voyage que fist Cyrus a l’encontre du roy de Perse Artaxerses, son frère, 182 Histoire naturelle, 200 Histoires, voir Quinte-Curce Historia de preliis, 6 Historia destructionis Troiae, 7 Historia troyana Daretis Frigii, 7 Historiae adversus paganos, 296 Historiae Florentini populi de Bruni, 291 Homère, 6, 12, 13, 17, 25 n. 2, 26 n. 4, 30-48, 62, 83, 84, 85, 87, 88, 92, 93, 116, 145, 146 n. 5 et 6, 152, 227, 233, 241, 246, 274 Horace, 27, 37, 44, 45, 46, 47, 49, 79, 171 Hugues de Fouilloy, 85 Hyginus, 285 Ignorance, 145 n. 3 Iliade d’Homère 13, 25, 26, 83-88, 318 Iliade de Joseph d’Exeter, 7 Ilias Latina, 83, 84, 85 Illustrations de Gaule et Singularitez de Troie, 184 In calumniatorem Platonis, 322 Inferno, 28, 44, 227, 228, 290 Institutio Cyri, 179, 185 Institutio oratoria, 51 n. 57, 137 Institution de Cyrus, ou du roy perfet, composé par Xenophon, 184 Integumenta de Jean de Garlande, 125 Isidore de Séville, 37, 142, 216 n. 21, 255, 256, 257, 290 Isidoro, voir Isidore de Séville Isocrate, 29, 183 Italia illustrata, 286 Jacopo da San Cassiano, 316 Jacques de Voragine, 265 n. 29, 274 Jan van Eyck, 132 Jean Chortasmenos, 22, 318 Jean d’Outremeuse, 300 Jean de Courcy, 20, 21, 224 n. 6, 251-268, 269-281, 298-310 Jean de La Fontaine, 147 n. 15

Jean de Meun, 239 Jean de Namps, 69 Jean de Séville, 6 Jean de Vignay, 256, 296-307 Jean du Quesne, 66 n. 5, 180 Jean Froissart, 19, 237-248 Jean Germain, 68 Jean Hautfuney, 301 Jean Lascaris, 182, 183 Jean Lefèvre, 152 Jean Lemaire de Belges, 184, 185 Jean Mansel, 299-308 Jean Michel, 133 Jean Miélot, 132, 180 Jean Wauquelin, 65 n. 3 Jérôme, 29 n. 12, 31 n. 17, 56 n. 3, 256 John Gower, 151 John Ridewall, 134, 137, 143 n. 36 Joseph d’Exeter, 7 Julius Valère, 6, 92 Justin, 27, 56-59, 234, 255-259, 267, 296, 297 n. 13, 300, 303, 304, 306, 307, 311, 313, 324, 325 Kundera, Milan, 145 n. 3 La Boétie, Étienne de, 184 Lactance Placide, 195 Lactance, 230, 232, 233 Laelius, 313 n. 15, 325 Lai d’Aristote, 265 Lai de Narcisse, 9 Lais, 122 n. 14 Lancelot en prose, 122 Lapo de Castiglionchio, 315, 323 Lattanzio, 46 n. 46 Laurea occidens, 27 n. 8, 30, 34, 44 n. 38, 45, 53 Laurent de Premierfait, 10, 59 n. 15, 162, 254 n. 11, 272, 273, 275, 276, 80, 299, 305, 307 Le Roy, Louis, 183, 184 Légende dorée, 265, 274, 275 Leomarte, 253 n. 4 Leon Battista Alberti, 208, 214 n. 19

In d e x d e s n o m s d e s au t e u r s, d es art ist e s e t d e s œu vre s

Léon de Naples, 6 Leonardo Bruni, 17, 91, 179, 180, 185, 186, 291, 312 n. 11, 315 Leonardo Dati, 211 n 15 Leonzio Pilato, 26, 37 n. 27, 115, 116 Les XXI Epistres d’Ovide, voir Livre des epistres de Ovide Lettre de Cicéron à son frère Quintus sur les devoirs d’un gouverneur de province, 180 Lettre de consolation de Plutarque à sa femme, 184 Lettres de la vieillesse, voir Seniles Lettres familières, voir Familiares Libanios, 317 Liber Maiorichinus, 285 Liber rerum gestarum Ferdinandi regis, 216 n. 21 Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea, 95 Liévin van Lathem, voir Maître de la Conquête de la Toison d’or Livio, 27, 35 n. 23 Livre de Jehan Bocasse de la louenge et vertu des nobles et cleres dames, 172-174, 338 Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée, 15, 93-100 Livre de la mutacion de Fortune, 21, 68 n. 17, 254, 299, 302-303, 305, 308, 309 Livre de Leesce, 152 Livre des epistres de Ovide, 16, 145-159, 174177, 339-342 Livre des Eschez amoureux moralisés, 16, 145-159, 327-334 Livre des fais du bon messire Jehan Le Maigne, dit Bouciquaut, mareschal de France et gouverneur de Jennes, 21, 314 Livre des histoires du miroer du monde, 299-301 Livre des problèmes, 131 n. 1 Livre des propriétés des choses, 142 Livre des sentences, 275 n. 22 Livre dou Tresor, 35, 300 Livre du corps de policie, 21, 171, 313, 314

Livre du fort Herculés,72 n. 38, 223, 224 n. 6, 253 n. 7 Lorenzo Valla, 85, 315 Loyset Liédet, 74, 82 Lucain, 233 Lucien de Samosate, 180, 223 Lycurgue, 296 n. 4 Lysias, 296 Macé de Villebresme, 157 n. 48 Macrobe, 27, 29, 32 n. 18, 38, 40, 47 n. 46, 51 n. 55, 52 n. 57, 218, 238-239, 241 Macrobio, voir Macrobe Maître Arnault, 86 Maître aux grisailles fleurdelisées, 74 Maître d’Antoine de Bourgogne, 74 Maître d’Antoine Rolin, 15, 74, 131-143, 327, 329, 331, 333 Maître de la Chronique d’Angleterre, 73-74 Maître de la Conquête de la Toison d’or, 73, 82 Maître de Marguerite de York, 82 Maître des Cassoni Campana, 218 n. 26 Maître du Champion des dames, 74 Maître du Missel de Paul Beye, 69 Manilius, 222 Manuel Chrysoloras, 93, 312 n. 11, 315, 317 n. 39, 318 Manuel de Philippe de Valois, voir Chroniques abrégées Marie de France, 122 n. 14 Marsile Ficin, 5 n. 1, 10, 218 n. 24 Martial, 146 Martin Le Franc, 68, 69 n. 20, 152, 153, 157, 159, 171, 172 Mattia Palmieri, 316 n. 31 Médée d’Euripide, 111 Médée de Sénèque, 107, 111, 113, 114, 116, 117 Melchior Broederlam, 66 Memoires de Xenophon athenien, 184 Mémoires, 66, 68, 69, 70, 71, 76 Memorie istoriche della città di Pisa, 288 Mesnagerie de Xénophon, 184 Mesnagier de Xenophon, 183

349

3 50

In d e x de s n o m s d e s au t e u r s, d e s art i s t e s e t d e s œu vre s

Metamorfosi, voir Métamorphoses Métamorphoses, 8, 9, 11, 13, 14, 33, 79, 80, 81, 82, 83, 87, 88, 89, 91, 104, 108, 111, 125, 126, 134, 138, 219, 220 n. 29, 254, 255 n. 12, 260, 272, 273, 285, 292 n. 56 Michault Taillevent, 16, 153-154 Michel Apostolios, 311 n. 1 Miffant, Jacques, 183, 184 Miroir des histoires, 300 Miroir historial, 254, 256, 296 Momus, siue De principe, 214 n. 19 Montaigne, 295 Monteverdi, Claudio, 147 Morales sur Job, 134 Moralia, 311 Muret, Marc-Antoine, 161 Mythographe du Vatican I, 9 n. 11, 33 Mythographe du Vatican II, 9 n. 12, 270 Mythographe du Vatican III, 9 n. 12, 134, 254 n. 10 Mythographus I, voir Mythographe du Vatican I Mythologies, 134, 255 Niccolo Perotti, 322 n. 61 Nicolas de Gonesse, 171, 299, 314 Nicolas Treveth, 115 Noctes atticae, 51 n. 55, 52 n. 57 Nuova cronica, 291 Octovien de Saint-Gelais, 16, 145-159, 162, 174-176, 339-342 Ode à Aphrodite, 161 Ode à l’Aimée, 161 Odes d’Anacréon, 161 Odissea, voir Odyssée Odyssée, 26, 146 n. 5, 241, 242 Œdipe de Sénèque, 272 Olivier de la Marche, 66-71, 76, 86 Omero, voir Homère Opusculum de presidencia, 180 Oratio ad adolescentes, 91 Orazio, voir Horace Origines, 284

Orose, 27, 115, 255, 257, 258, 259, 267, 296, 297 n. 13, 299 n. 25, 303, 304, 306, 307 Orosio, voir Orose Ovide moralisé en prose, 13, 79-92 Ovide moralisé, 8, 9, 10, 13, 15, 19, 20, 79-92, 103, 119-129, 134, 138, 239, 240, 241, 243, 247, 254, 255, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 270, 271, 272, 273, 276, 280 Ovide, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 15, 16, 27, 36, 38 n. 28, 44, 46 n. 46, 48 n. 50, 53 n. 59, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 87, 88, 89, 90, 92, 103, 104, 105, 107, 116, 119, 128, 134, 138, 146, 147, 148, 150 n. 24, 151, 152, 154, 156, 158, 162, 171, 175, 219, 220 n. 29, 221, 233, 241, 244, 254, 255 n. 12, 260, 285, 292 n. 56 Ovidio Metamorphoseos vulgare, 9 Ovidio, voir Ovide Ovidius moralizatus, 16, 127 n. 29, 134, 136 Paedia Cyri, 184 Panathénaïque, 319 n. 45 Parthenias, 30, 36 n. 24, 39, 53 Pausanias, 296 Penelope alla Guerra, 145 n. 1 Pénélope ou le retour d’Ulysse, 147 n. 15 Petrarca, voir Francesco Petrarca Pétrarque, voir Francesco Petrarca Pharsale, 233 Philippe Bouton, 70 Philippe de Tripoli, 6 Philippicae, 51 n. 56 Pierre Abélard, 238 Pierre Bersuire, 16, 85, 126, 128, 134, 136, 138 Pierre de Beauvais, 142, 266 n. 31 Pierre Lombard, 275 n. 22 Pietro Andrea de’ Bassi, 18, 224 n. 6, 226 n. 21 Platon, 12, 26, 28, 29, 34, 35, 36, 39, 40, 48 n. 50, 54, 162 n. 5, 171, 218 n. 24, 298, 315 n. 25, 317, 321, 322 Platone, voir Platon Plaute, 233 Pline, Pline l’Ancien, 27, 44, 51, 52, 199, 200, 255, 289

In d e x d e s n o m s d e s au t e u r s, d es art ist e s e t d e s œu vre s

Plinio, Plinio il Vecchio, voir Pline Plutarco, voir Plutarque Plutarque, 48 n. 50, 92, 93, 180, 184, 193 n. 7, 211 n. 14, 214, 296, 311, 313 n. 18, 315, 316, 317, 324, 326 Poggio Bracciolini, 17, 179, 180, 185, 209 n. 11 Pomponio Mela, voir Pomponius Mela Pomponius Mela, 27, 233 Porcellio de’ Pandoni, 208 n. 5 Postille del Virgilio Ambrosiano, 38 n. 29, 47 n. 46 Primera Chronica General, 253 n. 4 Prison amoureuse, 19, 237-248 Pro Archia, 44, 45 n. 39, 92 n. 39, 314 n. 21 Pro Flacco, 50 Problemata, 131, n. 1 Progne, 211, n. 15 Prose 1, 119 Psaumes pénitentiaux, 231 Pseudo-Callisthène, 6, 257, 267 Pseudo-Plutarque, 274 n. 18 Purgatoire, 93, 194 Pyrame et Thisbé, 9 Quart Livre, 146 n. 10 Quinte-Curce, 6, 59, 92, 180, 181 Quintiliano, voir Quintilien Quintilien, 39, 51 n. 57, 137, 316 n. 37, 326 Rabelais, 146 n. 10 Ranieri Granchi, 287 Raoul Lefèvre, 10, 71, 72, 73 n. 41, 42, 43 et 44, 82, 86, 223, 224 n. 6, 253, 257 Raphaël, 223 n. 5 Recueil de dessins ou cartons, 157 n. 46 Recueil des histoires de Troie, 72, 73, 76, 86 Recueil des histoires de Troye, 73 n. 41 Refutatio deliramentorum Georgii Trapezuntii Cretensis, 322 n. 61 Règles de mariage de Plutarque, 184 Remèdes aux deux Fortunes de Pétrarque, voir De remediis utriusque fortunae Renaut de Louhans, 20, 255

Rerum memorandarum libri, 12, 27, 29, 39, 40 n. 33, 41 n. 34, 43 n. 36, 52 n. 57, 313, 325 Rerum Vulgarium Fragmenta, 29 n. 14, 43, 44 Rhetoricorum libri V, 321 n. 59 Riccobaldo da Ferrara, 290 Ritorno di Ulisse in patria, 147 Robert Holcot, 143 n. 36 Robinet Testard, 15, 133-143, 166, 328, 330, 332, 334 Rodrigo Jiménez de Rada, 253 n. 4, 257 Roman d’Alexandre, 264 n. 28, voir Alexandre de Paris Roman d’Alexandre, 6, 257, 267, voir Pseudo-Callisthène Roman d’Arcita et Palamon, 10 Roman d’Enéas, 8 Roman de Brut, 8 Roman de Fortune et Felicité, 20, 255 Roman de la Rose, 19, 56, 132, 140, 238, 239, 240, 241, 242 Roman de Thèbes, 20, 270, 271, 272, 276, 280 Roman de Theseo, 10 Roman de Troie en prose, 16, 148, 149, 151, 154 Roman de Troie, 7, 8, 87, 103, 119, 128, 129 n. 35, 148-151, 155, 246 Roman de Troyle, 10 Rommant de l’abbregement du siege de Troyes, 72, n. 38, 77 n. 58 Ronsard, 146, 147 Rossi, Franco, 146 n. 5 Rutilius Namatianus, p. 285 Salmi, 31, 36, 39 Sappho, 16, 161-177, 335-342 Saturnalia, 27, 32 n. 18, 38, 51 n. 55, 52 n. 57 Scholia Veronensia, 289 Science pour s’enrichir honnestement et facilement intitulee l’Economic de Xenophon, 182 Sebastian Brant, 223 Secretum, 27, 36, 41 n. 34, 50 n. 53

35 1

3 52

In d e x de s n o m s d e s au t e u r s, d e s art i s t e s e t d e s œu vre s

Seneca, voir Sénèque Sénèque, 14, 15, 27, 38, 45 n. 40, 104-117, 146, 224, 225, 233, 254 n. 10, 272, 273, 280 Seniles, 41, 34, 50, 51 n. 56, 51-53, 228-233, 313, 326 Servio, voir Servius Servius auctus, 285, 289 Servius, 9, 30 n. 16, 33, 38, 46, 47 n. 46, 234, 284, 285, 289 Simon « Chèvre d’Or », 7 Simon Bourgouin, 10, 151 n. 32 Simon de Hesdin, 171, 299, 303, 305, 307, 314 Simon Marmion, 74 n. 48, 132 Simonide, 35, 93, 326 Sine nomine, 33 Sirr-al-’asrâr [Secret des secrets], 6 So spoke Penelope, 147 Solin, 255, 285 Somnium Scipionis, 45, 46, 47 n. 46 Songe du chevalier ou Choix du jeune Scipion l’Africain, 223 n. 5 Sophocle, 49, 82, 92, 93, 211 n. 14 Speculum historiale, 10, 256, 257, 296, 301 Speculum naturale, 256 Sphortias, 209 n. 9 Stace, 7, 18, 194, 196, 199 n. 18, 201, 209, 233, 270, 276, 290 n. 48, 292 Strabon, 86 n. 25, 253 Stratagèmes, 312, 325 Stratoclès, 312 Stultifera Navis, 223 Sumas de historia troyana, 253 n. 4 Sur les grands hommes des nations étrangères, 311 Svetonio, 29, 33, 51 n. 56 Télégonie, 146 Tertullien, 86 n. 26, 262 Teseida delle nozze d’Emilia, 18, 191-205, 219 Thébaïde, 7, 18, 38 n. 28, 194, 195, 196, 199, 201 n. 24, 203, 270, 276, 290 n. 48, 292 n. 56, 292 Thebais, voir Thébaïde Thémistocle, 317

Théodontius, 234 Théséide, 18, 207-222, voir Galassio Vicentino Thomas d’Aquin, 275 Thucydide, 17, 182, 183, 311, 312, 315, 316, 324 Thyeste, 107 Tiberius, 51 n. 56 Timeo, 26 n. 3, 28 Tite-Live, 115, 232 Tito Vespasiano Strozzi, 209 n. 9 Toison d’or, 299 Trachiniennes, 82 Tresor, voir Livre dou Tresor Triomphes, 10, 151 n. 32, voir Simon Bourgouin Triomphes, voir Triumphi Triumphi, 12, 27, 38 n. 28, 48, 151 n. 32 Triumphus Fame, 28, 37, 41 n. 34, 48, 52, 54 Triumphus Mortis, 38 Trogue Pompée, 58 n. 11, 258 n. 22, 296 n. 4 Tusculanae disputationes, 26, 37, 49 n. 51, 50 n. 53 Tusculanes, voir Tusculanae disputationes Tyrannus, 185 Tό χρονικόν τοῦ Μορέως, 95, 97, 98 Ulysse, 146 Urania sive de Stellis, 222 Valère Maxime, 11, 14, 27, 29, 37, 39, 40 n. 33, 58, 60, 115, 171, 296, 297, 298, 299, 304, 312, 313, 314, 325 Valerio Massimo, voir Valère Maxime Valerius Flaccus, 209 Vasque de Lucène, 17, 179, 180, 181, 184, 185, 186 Vénus pudica de Médicis, 140 Verrius Flaccus, 289 Vie d’Homère, 274 n. 18 Vie de Léonidas, 296 n. 4 Vie de Moïse, 320 Vie de Thémistocle, 313 n. 18, 315, 316, 322, 326 Vie des Pères, 262, 276 Vierge au Chancelier Rolin, 132

In d e x d e s n o m s d e s au t e u r s, d es art ist e s e t d e s œu vre s

Vies de femmes célèbres, 16, 157 Vies, voir Vies parallèles Vies parallèles, 92 n. 42, 193 n. 7, 214, 311, 315 Villani, 291 Villanueva, Tino, 147, 148 Vincent de Beauvais, 10, 254 n. 10, 256, 257, 296, 298, 304, 307 Vintimille, Jacques de, 182, 183, 185 Virgile, 6, 7, 14, 18, 29 n. 12 et 14, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 48 n. 50, 62, 153, 169, 193, 194, 209, 211, 218, 227, 228, 242 n. 15, 284, 286, 288, 289, 290, 292

Virgilio, voir Virgile Vita divi Augusti, 33 Vita Mathildis, 290 Vita nuova, 194, 195 n. 12 Vittorino da Feltre, 320, 321 Voir Dit, 240, 241, 247 Wace, 8 Wauchier de Denain, 270, 297, 301, 305 William Caxton, 13, 67, 73, 80, 90 Xénophon, 17, 189-187, 223, 236

35 3

Table des illustrations

Illustration de couverture Évrard de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, « Junon », BnF, fr. 9197, fol. 151, © BnF.

Anne-Marie Legaré, « De la représentation des dieux antiques dans les manuscrits du Livre des Eschez amoureux moralisés » Fig. 1-1 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : La déesse Diane et l’auteur ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 202 r, © BnF. Fig. 1-2 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Évrart de Conty présente son œuvre ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 1 r, © BnF. Fig. 1-3 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Junon ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 151 r, © BnF. Fig. 1-4 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Junon ; Paris, BnF, Fr. 143, fol. 124 v, © BnF. Fig. 1-5 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Vénus et l’acteur ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 197 r. Fig. 1-6 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Vénus ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 104 v, © BnF. Fig. 1-7 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Maître d’Antoine Rolin : Bacchus ; Paris, BnF, fr. 9197, fol. 181 v, © BnF. Fig. 1-8 : Évrart de Conty, Livre des Eschez amoureux moralisés, Robinet Testard : Bacchus ; Paris, BnF, fr. 143, fol. 151 v, © BnF.

Sandrine Hériché-Pradeau, « La Sappho du xve siècle, de la clergesse à la poetesse amoureuse » Fig. 2-1 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho enseignant ; Londres, BL, Royal 16 G.V., fol. 57 r. Fig. 2-2 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho enseignant ; Londres, BL, Royal 20 C.V., fol. 75 v. Fig. 2-3 : anonyme, Des cleres et nobles femmes, Sappho musicienne ; Paris, BnF, fr. 599, fol. 42 r, © BnF.

356

ta bl e d e s i l lu s t r at i o n s

Fig. 2-4 : Le Livre de Jehan Bocasse de la louenge et vertu des nobles et cleres dames, Sappho clergesse ; Paris, Antoine Vérard, 28 avril 1493 ; Boston Public Library, fol. h7. Fig. 2-5 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, Sappho en majesté ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 188 v, © BnF. Fig. 2-6 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, désespoir de Sappho ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 194 v, © BnF. Fig. 2-7 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, suicide de Sappho ; Paris, BnF, fr. 874, fol. 197 v, © BnF. Fig. 2-8 : Octovien de Saint-Gelais, Le Livre des epistres de Ovide, Sappho en majesté ; Paris, BnF, fr. 873, fol. 146 v, © BnF.

Table des matières

Un engouement pour la Grèce ancienne en Italie, en France et dans les Pays-Bas bourguignons, par Catherine Gaullier-Bougassas, Université de Lille, Institut universitaire de France

5

Des images nouvelles de la Grèce ancienne : la question de l’héritage Petrarca, il mondo greco, la storia, par Enrico Fenzi, Università di Genova

25

Alcibiade et les autres : les grands hommes de la Grèce antique selon le De casibus virorum illustrium de Boccace, par Jean-Yves Tilliette, Université de Genève, Institut de France

55

La cour de Bourgogne au miroir de la Grèce ancienne : figures héroïques et légitimation du pouvoir, par Jean Devaux, Université du Littoral-Côte d’Opale

65

L’image de la Grèce ancienne dans la mise en prose brugeoise de l’Ovide moralisé, par Stefania Cerrito, Università degli studi internazionali di Roma

79

Présences-absences de l’Antiquité grecque dans le Livre de la conqueste de la princée de l’Amorée, Chronique de Morée (xive siècle), par Constantin Bobas, Université de Lille

93

Transpositions et réinterprétations « Medea crudele e dispietata » (Amorosa visione, IX, 26) : la figure de Médée dans l’œuvre de Boccace, par Raffaella Zanni, Université de Lille

103

Médée au Moyen Âge : les interprétations de l’Ovide moralisé, par Prunelle Deleville et Marylène Possamai-Perez, Université Lumière-Lyon 2 

119

3 58

ta bl e d e s m at i è r e s

De la représentation des dieux antiques dans les manuscrits du Livre des Eschez amoureux moralisés, par Anne-Marie Legaré, Université de Lille

131

Pénélope entre Moyen Âge et Renaissance : les XXI Epistres d’Ovide (BnF, fr. 874) d’Octovien de Saint-Gelais en contexte, par Jean-Claude Mühlethaler, Université de Lausanne

145

La Sappho du xve siècle, de la clergesse à la poetesse amoureuse, par Sandrine Hériché-Pradeau, Sorbonne Université

161

Traductions et lectures de Xénophon au xve siècle et au début du xvie siècle, par Anne Schoysman, Université de Sienne 179 Figures grecques et création poétique La figure de Thésée dans le Teseida delle nozze d’Emilia de Boccace (vers 1338-1341) : garant de la loi, juge et législateur, par Anne Robin, Université de Lille

191

Le mythe de Thésée dans la Théséide de Galassio Vicentino (xve siècle) : enjeux littéraires et réflexions éthiques, par Hélène Casanova-Robin, Sorbonne Université

207

Le De laboribus Herculis de Coluccio Salutati et l’influence des trois Couronnes, par Laurence Bernard-Pradelle, Université de Limoges

223

Mythes et exempla de la Grèce antique ou la reconfiguration des sources et de la vérité dans la Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut et la Prison amoureuse de Jean Froissart, par Anne-Hélène Miller, The University of Tennessee, Knoxville 

237

Figures grecques et écriture historique Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy : une exemplarité contrariée, par Catherine Gaullier-Bougassas, Université de Lille, Institut universitaire de France

251

La légende d’Œdipe et sa réécriture dans la Bouquechardière de Jean de Courcy, par Elena Koroleva, Université de Lille

269

tab le d e s mat i è re s

Héros grecs et mythes de fondation des villes italiennes aux xive et xve siècles, par Michele Campopiano, Universités de York et de Gand

283

Léonidas dans les histoires universelles françaises, par Sarah Baudelle-Michels, Université de Lille

295

Thémistocle de Grèce en Occident : enquête sur la fortune d’un héros des guerres Médiques à l’aube de la Renaissance, par Corinne Jouanno, Université de Caen-Normandie

311

Planches en couleur

327

Index des noms des auteurs, des artistes et des œuvres

343

Table des illustrations

355

Table des matières

357

359